René Bazin

L’ISOLÉE

1905

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LE SOIR DE JUIN.. 3

DEUXIÈME PARTIE  UNE VOCATION.. 29

TROISIÈME PARTIE  LA VOIE DOULOUREUSE. 85

QUATRIÈME PARTIE  LES EXPIANTES. 140

JUSTINE. 140

LÉONIDE. 151

EDWIGE. 157

DANIELLE. 161

CINQUIÈME PARTIE  PASCALE. 174

À propos de cette édition électronique. 223

 

PREMIÈRE PARTIE

LE SOIR DE JUIN

 

– Ma sœur Pascale, vous avez les yeux rouges.

– Pas d’avoir pleuré… C’est l’air qui est vif, ce soir.

– Oui, et puis la fatigue de la classe, n’est-ce pas ? Vous vous tuerez, sœur Pascale !

Une voix jeune, inégale, avec des trous creusés par la fatigue, répondit :

– Elles sont si gentilles, mes petites !… Et au bout de huit jours, aucune ne penserait plus à moi,… ni peut-être personne au monde.

Et elle riait.

Un murmure de mots prononcés à peine, avec des hochements de tête, et qu’on sentait avoir été dits souvent, enveloppa de tendresse sœur Pascale : « Enfant !… Quand serez-vous raisonnable ? Vous voulez vous faire dire qu’on vous aime… Croirait-on qu’elle vient d’avoir vingt-trois ans aujourd’hui ?… Aujourd’hui même, 16 juin 1902. Vous le voyez, tout le monde sait votre âge. »

Un contentement d’être ensemble, d’être au calme, de s’aimer les unes les autres, leur vint à toutes. Et celle qui avait l’autorité, levant les yeux au delà de la cour, vers les maisons distantes et leur bordure de ciel, dit :

– Il fait bon respirer. Comme on calomnie notre air lyonnais ! Ça sent la campagne, vous ne trouvez pas ?

Dans le silence de quelques secondes, tous les yeux se levèrent, les poitrines lasses ou malades aspirèrent la joie de l’été, que la ville n’avait pas toute bue et détruite. Et il y eut plusieurs de ces âmes, adoratrices et reconnaissantes pour le reste du monde, qui remercièrent secrètement.

Elles étaient cinq femmes, cinq religieuses, en costume gros bleu, voile noir et guimpe blanche, dans le préau de l’école, allée cimentée, protégée par un toit, et qui s’étendait, derrière la maison, tout le long de la cour de récréation. Elles réservaient « pour la communauté » cet étroit espace, et leur coutume était de s’y réunir et de s’y promener aux heures de liberté, lorsque comme à présent, les élèves avaient quitté l’école. Elles s’y trouvaient mieux groupées, en même temps que mieux abritées contre la curiosité des voisins, car l’aile gauche du bâtiment s’enfonçait un peu vers le levant. Cinq femmes : une seule pouvait être dite une vieille femme. Elle s’appelait sœur Justine, et, depuis vingt-cinq ans, faisait fonction de supérieure : créature toute d’action, replète et tassée sur ses hanches, qui avait le visage rond, un bon nez rond, le teint pâle à cause de l’habituelle privation d’air qu’elle subissait, les yeux bruns, pleins de vie et de gaieté, tout droits et dont les paupières, capables seulement de s’ouvrir et de se fermer, mais inexpertes aux artifices, ne nuançaient jamais le regard. Des poils blancs et drus, piqués au-dessus de sa bouche, d’autres qui frisaient sous le menton, des rides peu nombreuses et enfoncées dans la chair, une mèche de cheveux d’argent qui dépassait parfois le bandeau posé de travers, disaient qu’elle avait près de soixante ans.

Sœur Justine, si elle était demeurée dans son pays, chez ses parents, journaliers de la campagne de Colmar, eût été ce que les paysans nomment une « marraine, » une ménagère maîtresse chez elle et quelquefois chez ses voisins, bienfaisante et redoutée. À vingt ans, elle était entrée dans la congrégation de Sainte-Hildegarde, dont la maison mère est à Clermont-Ferrand, et, depuis lors, elle n’était retournée qu’une fois en Alsace, à la veille de la guerre de 1870. Le sang militaire et gardien de frontière de sa race se reconnaissait en elle. Prompte à se décider, parlant net, ne revenant jamais sur un ordre, douée de clarté, de repartie, de courage plus que le commun des hommes, elle n’avait cessé d’être la conseillère et l’appui d’une foule qui changeait incessamment autour d’elle. Enfants, parents, pauvres qui passent, les souffrances et les faiblesses de tout ordre, et les plus secrètes comme les autres, avaient confiance dans sa force, devinant sa tendresse pour le menu peuple, qui se reconnaissait et se sentait en elle respectable. Quand ils ne savaient plus que faire : « Allons trouver sœur Justine », disaient-ils. Ils la trouvaient toujours prête à partir s’il le fallait, plus attentive au remède que curieuse du mal, jamais déconcertée, ni abandonnée inutilement à l’émotion. Dans sa robe de laine gros bleu, dont elle relevait les manches sur ses bras, comme une travailleuse de la glèbe, dans sa guimpe blanche et son voile noir, elle eût fait volontiers le tour du monde. Elle faisait seulement, chaque jour, le tour des classes de son école et de quelques îlots de maisons voisines. Elle instruisait les grandes élèves, celles de dernière année. Parmi les sœurs, elle était également la confidente, le soutien, l’abri. Dans le quartier, on l’appelait un peu partout, sans même la connaître, à la place de la Providence qu’on n’appelait pas. Et à ce rude métier, elle ne paraissait pas s’user, toujours calme, alerte, roulant sur ses courtes jambes. « Ne jamais être à soi, disait-elle, c’est le plus sûr pour ne pas s’ennuyer. »

La plus âgée des sœurs, après elle, n’avait pas quarante ans. Ceux qui la voyaient de loin, ou rapidement, pouvaient même la croire beaucoup plus jeune. Mince et longue, presque sans ride, les yeux souvent baissés, le nez droit, les lèvres fines et bleues à force d’être pâles, elle avait, dans l’attitude et dans la physionomie, quelque chose de fier, de virginal et d’austère. Elle ressemblait, avec la vérité et la vie en plus, à ces martyres anciennes, peintes sur les vitraux, rigides, la main appuyée sur une épée, symbole de leur honneur, de leur force et de leur mort. Quand elle regardait quelqu’un, même une enfant, cette impression ne s’effaçait pas, au contraire. Les yeux de sœur Danielle, très noirs sous des sourcils d’une ligne admirable, exprimaient une âme défiante de soi, tenue en bride et si sévère pour elle-même qu’on la croyait sévère pour les autres. C’était une domptée, une volonté toujours peureuse malgré l’expérience, une vierge sage préoccupée du vent qui souffle sur les lampes. Cette femme, dans sa physionomie presque tragique, portait la trace de ce qu’il en coûte à certaines âmes pour mater la nature et la tenir serve. Elle avait un cœur ardent, dont l’enthousiasme se reconnaissait à la promptitude de l’obéissance. On la sentait capable d’héroïsme et préoccupée quelquefois de ne point le laisser voir. La supérieure lui avait confié la seconde classe et les comptes de la communauté. Elle aurait pu lui demander de faire la cuisine, ou le blanchissage, ou toute autre besogne. Elle l’emmenait avec elle, à Noël, quand il fallait aller présenter les vœux des sœurs de Sainte-Hildegarde au cardinal archevêque de Lyon et à l’abbé Le Suet, « monsieur le supérieur ». Comme elle s’acquittait, avec scrupule, de ses moindres devoirs, sœur Danielle n’échappait pas à l’admiration de ses compagnes, témoins avertis et tendres. Mais elle se contraignait, pour ne pas être trop aimée, à cause de l’orgueil qui peut en venir. Même dans l’intimité fraternelle, même dans les conversations des soirs d’été ou d’automne, dans la cour ou dans le préau, elle ne se départait point de sa réserve, interrogeant rarement, répondant ce qui suffisait, souriant à peine. Quand elle était seule, ce qui signifiait seule avec Dieu, cette âme fermée s’ouvrait, et l’ardente flamme s’échappait et montait, et elle jetait à Dieu, au monde visible et au monde invisible, aux âmes de ses enfants adoptives, aux misères qu’elle savait et à celles qu’elle ignorait, dans la prière et dans les larmes, cet amour jalousement caché. Ce n’était cependant qu’une fille de pauvres, née dans une famille de laboureurs, dans cette âpre Corrèze, où le soleil du Midi chauffe déjà rudement la terre, sous le couvert des châtaigniers. Sur la porte de sa cellule, elle avait écrit, à l’intérieur, cette devise : Libenter et fortiter. Elle savait, comme ses sœurs, un peu de latin, à cause de l’office qu’elle récitait chaque jour.

Paysanne aussi la petite sœur Léonide, mais d’une autre province. Elle était fille de la campagne lyonnaise, du pays de Lozanne, où, sur les collines vêtues de vignes, de gros villages, çà et là, ouvrent largement leurs toits de tuile, comme un amas de coquilles vides. Elle avait labouré, sarclé, fauché, vendangé, mettant toute sa force et tout son esprit dans le travail des champs, et elle continuait, sous l’habit religieux, son rôle modeste et presque tout manuel, tourière et cuisinière de la communauté, chargée de l’entretien des lampes, du balayage des classes, et apprenant à lire, le dimanche, aux toutes petites élèves que les mères du quartier, pour être plus libres de courir les champs, les rues ou les bals, confiaient souvent aux sœurs de Sainte-Hildegarde. On ne la voyait jamais oisive. Elle était petite, noiraude de visage avec deux taches de sang aux pommettes, « deux baisers du fourneau », disait-elle, et, bien qu’elle n’eût pas trente ans, elle avait perdu toutes ses dents. Ses lèvres déformées et hâlées ne disaient guère que les mêmes mots : « Oui, ma sœur ; bien volontiers, ma sœur ; entrez donc, ma petite ; entrez donc, madame, je cours prévenir ma sœur supérieure. » Toute simple, n’ayant peur de rien, obéissante par amour, effacée librement, elle aurait pu écrire sur sa porte : Ecce ancilla Domini. Elle ne l’avait pas fait, par humilité ou par oubli. Tout Lyon la connaissait. Les receveurs de tramways – quelques-uns – la prenaient par le bras, pour l’aider à monter quand elle arrivait, avec son panier chargé de pommes de terre et de carottes, du marché du quai Saint-Antoine. « Hisse, la petite mère ! » disaient-ils. Elle répondait : « Non, la petite sœur ! » Et ils riaient.

Les deux autres religieuses de l’école sortaient d’un milieu différent : sœur Edwige, née à Blois, fille d’un chef de station dans la campagne d’Indre-et-Loire, et sœur Pascale, fille d’un canut lyonnais. Elles avaient, l’une pour l’autre, une amitié vive, une préférence que la première s’efforçait de cacher, par charité, et que la seconde laissait voir, par faiblesse. On ne pouvait approcher sœur Edwige, la regarder, l’entendre, sans penser à cette chose sublime qu’exprime le mot miséricorde. L’universelle pitié habitait en elle. La bonté sans limite, inlassable, et qui ne fait point acception de personnes, rayonnait de son visage et de ses mains. Elle était dans la grâce de son geste, dans l’ovale pur de ses joues, dans ses yeux bleus, limpides, qui semblaient aimer, d’un amour d’admiration, de respect, de dévouement ou de pitié, toute créature sur laquelle ils se posaient ; des yeux doux, incapables de dissimulation, de haine, ou seulement d’ironie ; des yeux simples comme ceux d’une enfant qui aurait eu l’intelligence de la souffrance ; des yeux si beaux, d’une tendresse si chaste et si large, que les sœurs avaient coutume de dire : « Les yeux de sœur Edwige donnent du bon Dieu ». Elle faisait la classe primaire : six ans, sept ans. Les petites adoraient leur maîtresse. Elles comprenaient cette maternité souriante d’une âme virginale. Elles n’étaient pas les seules. Les timides, les désespérés, les très vieux aussi, tous ceux qui, ayant besoin de protection, ont l’instinct de « la sauve », tous ceux-là, s’ils rencontraient par hasard sœur Edwige, venaient à elle dès que le rayon des yeux bleus avait touché leur cœur. Elle pleurait aisément. Elle avait l’air de récolter de l’amour, pour le Dieu de miséricorde qui transparaissait en elle. On aurait voulu lui dire : « Que votre main se lève sur nous, et nous serons guéris ! » Plusieurs avaient balbutié des mots qui signifiaient quelque chose de semblable. Mais son visage était devenu aussitôt sévère, et le charme qui la faisait aimer s’était évanoui. Et puis elle sortait rarement, ayant beaucoup à faire dans l’école.

Sa distinction et sa jeunesse, autant que sa bonté, lui avaient gagné le cœur de la plus jeune des religieuses : sœur Pascale. Comme toutes celles qui sont nées dans le monde ouvrier, et qui sont intelligentes, sœur Pascale avait le goût des bonnes manières, un certain sens aristocratique, qui lui faisait discerner, dans la rue, dans une conversation, dans un dessin d’ornement, ce qu’il y avait d’élégant, de juste et de vraiment français. Elle se trompait peu. Et ce sentiment était mêlé chez elle de beaucoup d’envie, avant qu’elle fût entrée au couvent. Elle était jolie remarquablement dans « le monde », non pas belle, mais jolie, avec ses cheveux d’un blond cendré mêlé de fauve, ses yeux blonds aussi, tout pleins d’or vif, et que toute parole avivait encore, qu’elle fût dite ou écoutée, son nez un peu court, ses joues fermes, où, quand elle riait, deux pommettes rondes se dessinaient, sa mâchoire un peu forte et ses lèvres très rouges, mobiles comme son regard et toujours mouillées. Elle était de ces pâles qui ont été fraîches, et qui le redeviennent subitement. Elle n’avait pas de teint, et il y avait toujours de l’ombre sous ses yeux. Elle riait volontiers. Sa taille était fine, flexible. Même sous la grosse robe de bure bleue, on devinait que sœur Pascale aimait à courir, et qu’elle aurait sauté à la corde, comme ses élèves, si elle avait été sans témoins. Il y avait de l’enfant chez elle, et de l’enfant de la Croix-Rousse, insouciante du lendemain comme ceux qui n’ont rien de la veille, gaie, point embarrassée, ardente, préservée par l’exemple d’une famille exceptionnelle et croyante comme les pierres de la cité « mariale ». Pour être entrée au couvent, elle n’en avait pas moins gardé son franc parler, sa vivacité, son extrême sensibilité. Elle ne pouvait voir couler le sang, ni soigner un abcès, ni entendre raconter une opération sans pâlir. On avait essayé, au noviciat, d’aguerrir cette petite Lyonnaise contre cette « sensiblerie » comme disaient ses compagnes : mais vainement. Elle éprouvait aussi une joie plus épanouie, et que plusieurs déclaraient excessive, devant une fleur, une belle lumière, un beau coucher de soleil, un bel enfant. Elle avait une affection plus forte pour celles de ses élèves qui étaient jolies ou bien habillées, ou du moins mieux que les autres. Et c’était une imperfection dont elle s’accusait. La franchise habitait cette âme qui cheminait vers la paix, mais qui ne l’avait pas, et ne la posséderait peut-être jamais entièrement. Les sœurs de l’école l’aimaient pour sa jeunesse, pour son esprit, sa grande sincérité, et aussi pour sa faiblesse et pour l’aide que leur demandait, naïvement et souvent, cette compagne de la route fraternelle.

Les cinq religieuses de Sainte-Hildegarde vivaient là, dans cette maison bruyante une grande partie du jour, silencieuse le soir. Toutes étaient surmenées ; toutes, sauf la plus vieille. La récitation quotidienne de l’office de la Sainte-Vierge, après la classe du soir, la méditation et la messe chaque matin, la surveillance des quelques élèves que les sœurs nourrissaient à midi, la correction des devoirs, pendant la récréation, après souper, puis, pour les deux plus âgées surtout, l’innombrable affaire et ministère d’un quartier pauvre, où les bonnes volontés sont sollicitées jusqu’à l’épuisement, remplissaient les jours, les semaines, les mois. Dans cette incessante occupation, dans ce perpétuel oubli d’elles-mêmes et dans cette pauvreté, elles jouissaient de la douceur, inconnue du monde, que donne le voisinage, même silencieux, d’êtres choisis, entièrement dignes d’amour, et dont toute l’énergie est commandée par la charité. Elles formaient un groupe plus uni qu’une famille ; et cependant elles étaient venues de régions différentes, de milieux dissemblables, et pour des raisons qui variaient aussi : sœur Justine poussée par l’ardeur de sa foi et le goût de l’action ; sœur Danielle par le zèle de la perfection et l’attrait de la mysticité ; sœur Léonide par humilité ; sœur Edwige par amour des pauvres ; sœur Pascale par défiance d’elle-même et pour être parmi les saintes.

Il y avait, entre elles, une liberté entière, et elles ne s’étonnaient pas de voir chacune parler selon son tempérament et suivre la préoccupation familière à son esprit.

En cette soirée de juin, elles revenaient d’assister au salut, dans l’église de Saint-Pontique. Le chevet de l’église était à quelques pas de leur porte, sur la place plantée de deux rangs de platanes. Quand elles eurent regardé dans la direction de l’orient, par-dessus le petit mur de la cour de récréation, comme faisait la supérieure, trois d’entre elles commencèrent aussitôt à se promener dans le préau ouvert, sœur Danielle et sœur Léonide encadrant la grosse sœur Justine. Les deux autres ne quittèrent pas tout de suite le spectacle qu’elles avaient sous les yeux, bien qu’il fût sans grande beauté. Sœur Edwige contemplait, de ses yeux tendres et pénétrés d’admiration, le bas du ciel, le haut des peupliers plantés le long du Rhône et qu’on apercevait entre les maisons éloignées, en avant, elle sentait la douceur que l’adieu du soleil laisse un instant aux choses, on ne sait quoi qui les pénètre et les rend transparentes et glorieuses. L’autre religieuse, la plus jeune, Pascale, s’amusait à observer, en tournant lentement la tête, depuis l’entaille de la rue qui coupait la ligne des maisons, à gauche, la dentelure des toits et les façades trouées de fenêtres, où des silhouettes vagues et l’éclat des premières lampes rappelaient l’idée de la vie familiale. De tous les côtés, d’ailleurs, s’élevait le bourdonnement du travail finissant, composé, comme celui de la campagne, de mille cris et bruits : pas des hommes sur les pavés, conversations dans les chantiers voisins, coups de marteau plus espacés, sifflet d’une sirène donnant le signal du départ, heurts sonores de planches remuées au bord du Rhône, tout cela noyé et menu dans le prodigieux silence qui tombait de là-haut, et qui saisissait la ville, puissamment, par intervalles de plus en plus fréquents et longs. Sœur Pascale songeait à des choses passées, et à des enfants disséminées dans ces vastes espaces.

La nuit descendait, avec sa paix trompeuse, car le travail seul faisait relâche : ni la souffrance, ni la misère, ni la haine, ni le vice ne diminuaient. Seules, quelques âmes victorieuses et cachées avaient la paix.

– Vous pensez à cette chaude journée, ma sœur Pascale ? demanda sœur Edwige. Il faisait intolérable dans ma classe.

Elle ajouta, après un silence et avec une joie secrète dont elle tressaillit :

– Comme cela finit doucement !

Elle songeait, en disant cela, à la fin de sa jeunesse, ou de la vie.

– Non, répondit l’autre, je me rappelle mon père, qui cessait de pousser le battant du métier, à cette heure-ci.

– Pauvre petite ! Depuis combien de jours l’avez-vous perdu ?

– Quatre semaines. Il est mort le 16 mai.

La voix compatissante de sœur Edwige reprit hâtivement :

– Oh ! je n’ai pas compté, mais pas un jour je n’ai manqué à ma promesse, vous savez, pas un jour : ce n’est que la date que j’avais oubliée.

Derrière elles, entre elles, une voix connue, plus ferme, interrompit :

– Venez avec les autres, voulez-vous ?

C’était sœur Danielle.

Sœur Edwige et sœur Pascale, d’un même mouvement, se détournèrent, et se mirent à se promener avec les autres, marchant d’abord à reculons, jusqu’au mur de droite, puis tournèrent et continuèrent à marcher de même, faisant face à leur supérieure, à sœur Danielle et à la tourière, sœur Léonide.

L’allée était étroite, et ne permettait guère de marcher cinq de front.

– Nous causions, dit sœur Justine, des réponses qu’elles nous font. Nos enfants qui nous viennent de la laïque ne savent pas un mot de catéchisme ni d’histoire sainte. Celles qui nous viennent directement de leur famille n’en savent souvent pas plus.

– Croiriez-vous, répondit en riant sœur Léonide, qu’une nouvelle, qui est entrée chez les petites voilà quinze jours, m’a répondu ce matin : « Comment s’appelait le premier homme ? – Adam. – Et la première femme ? – Adèle. – Qu’avait-elle fait ? Quelle faute ? – Oh ! je sais, ma sœur : elle avait boulotté une pomme ! »

Il y eut quelques sourires, mais seule la petite paysanne du Lyonnais, qui contait l’histoire, eut un vrai rire sonnant, qui traversa la cour et sauta par-dessus les murs.

– Ce n’est pas si mal répondu ! fit sœur Justine… Si elles ne se trompaient que sur le nom de la première femme, le mal serait léger… Mais celles à qui l’on demande ce que c’est que Jésus-Christ, et qui répondent : « Je ne sais pas », voilà les vraies pauvresses et la vraie faute.

– De qui ? demanda une voix grave.

Deux ou trois voiles s’inclinèrent vers celle qui venait de parler. C’était sœur Danielle ; il n’y eut pas de réponse ; mais le nom de Jésus-Christ, semé dans ces terres vierges, levait en elles toutes, silencieusement. Il grandissait pendant qu’elles continuaient de parler ou d’écouter.

– Lætitia Bernier m’est arrivée ce matin avec un chapeau à plumes tout neuf, d’au moins…

Sœur Justine, peu au courant des modes, chercha un instant, puis, se souvenant d’une inscription lue sur la devanture d’une boutique :

– D’au moins quatre francs quatre-vingt-quinze, acheva-t-elle.

– Ce n’est pas cher pour un chapeau, dit sœur Léonide, qui connaissait tout.

– Est-ce que vous savez, sœur Léonide, reprit sœur Justine, que la cousine de Lætitia, Ursule Magre, est guérie tout à fait ?

– Oui, notre sœur supérieure, même qu’elle m’a rencontrée hier, sans me reconnaître, place Bellecour.

– Elle ne vous a pas vue ?

– Oh ! que si ! Pour une ancienne élève de Sainte-Hildegarde, ça n’est pas gentil. Mais maintenant qu’elle ne travaille plus à son atelier de lingerie…

– Elle n’est plus à son atelier !

– Non.

– Où est-elle ?

– Pas à l’Armée du Salut non plus.

Sœur Léonide rougit. Elle rapportait souvent, de ses tournées en ville, des nouvelles qu’elle ne communiquait pas à ses compagnes, si ce n’est, comme à présent, par surprise, et avec le regret immédiat d’avoir trop parlé. Personne n’insista ; il y eut quelques visages dont la physionomie tranquille se voila de pitié. Celui de sœur Edwige resta calme. Elle plongeait, dans le ciel où la nuit était presque faite, son regard émerveillé ; elle remuait les lèvres, et on eût dit qu’elle priait en prenant comme grains de chapelet les étoiles.

Sœur Pascale, son mobile visage indigné et tragique, dit, ne relevant que le refus de saluer cette petite sœur Léonide, une ancienne amie :

– Quelle indignité !

La supérieure leva les yeux sur la fille du canut lyonnais.

– Oui, poursuivit celle-ci, une indignité ! Ne pas saluer une bonne sœur qui vous a appris à lire, qu’on a vue pendant quatre ou cinq ans tous les jours, c’est une ingratitude que je ne comprends pas !

– Vous la verrez souvent, ma petite.

– Je ne m’y habituerai jamais… J’en ai souffert déjà… Tenez, quand je traverse la place, le matin, pour aller à l’église, je passe quelquefois près d’inconnus qui me regardent avec une haine furieuse.

– Eh ! oui.

– Des hommes d’ici, comme moi ; des enfants d’ouvriers, comme moi ! Et moi je pense : « Savez-vous ce que je fais pour vous, misérables ? Je fais des mères, des femmes, du bonheur, et vous ne m’aimez pas ! »

La grosse sœur supérieure se mit à rire, en voyant, dans le crépuscule, le visage passionné de celle qui parlait.

– Il y a tant de raisons d’être ingrat, sœur Pascale, des mauvaises et des bonnes !

– Oh ! des bonnes !

– Mais oui !

– Nous ne sommes point méprisées pour nous-mêmes, dit la voix émouvante de sœur Edwige, et c’est le plus triste.

Comme elle parlait toujours sagement et saintement, quatre âmes attentives l’écoutaient.

La sœur se baissa pour écarter une balle de jeu oubliée sur le ciment du préau, et souple, reprenant la marche, elle continua, de cet air pénétré qui venait de sa parfaite sincérité :

– Porter son Jésus dans le monde ; ne pas l’exposer à mourir en soi ; l’élever comme un ostensoir, rarement ; le laisser transparaître, à l’habitude, comme un amour…

Elle avait dit toute sa vie. Elle ajouta plus bas :

– Le reste ne dépend pas de nous, le reste n’existe pas.

Pendant un moment il ne s’éleva du préau, dans le bourdonnement atténué de la cité, que le bruit des bottines de feutre des promeneuses remuant le sable sur le ciment.

– Et vous, sœur Danielle, dit la supérieure, quelle est votre ambition, puisque sœur Edwige a dit la sienne ?

La religieuse interrogée hésita, à cause de l’ennui que lui causait toute occasion de parler et de paraître, puis elle obéit :

– Je voudrais racheter des âmes, secrètement. Cela fait tant de bien, quand on souffre, de penser qu’on prend un peu de la souffrance des autres !

– Vous serez exaucée sûrement, dit la grosse voix rieuse de l’Alsacienne. Ce ne sont pas les épreuves qui nous ont manqué, ni qui nous manqueront. Et vous, sœur Léonide ?

– Oh ! moi, tout ce qu’on voudra pourvu que je n’aie jamais à commander !

– Qui sait ?

– Moi, je sais, puisque je ne suis pas capable de faire autre chose que ce que je fais.

– Et vous, sœur Pascale ? Nous allons voir si elle mérite vraiment que nous l’aimions comme nous faisons.

– Je ne suis guère sainte, dit aussitôt la voix jeune et inégale ; et j’ai besoin de vous toutes pour le devenir : et c’est mon ambition.

Sœur Pascale les regarda l’une après l’autre, avec cette chaleur calme du regard qui ressemble à celle du premier matin.

– Mais j’ai besoin d’autre chose encore, ajouta-t-elle : de nos petites. Je les aime inégalement, voilà le malheur. Vous le savez bien. Mais dès que j’en vois une, même de celles que j’aime le moins, mon cœur se fond…

– C’est vrai, dit sœur Edwige, elles sont la vie qui monte, et la grâce divine qui passe.

Leurs mots demeuraient dans le cercle étroit qu’elles formaient en marchant.

Pendant qu’elles parlaient et qu’elles pensaient ainsi humblement et fraternellement, le quartier, la ville immense où elles étaient perdues, avait cessé le travail. Si elles avaient pu voir et entendre la vie d’une seule rue, tout près de leur école, quelles différences elles auraient aperçues, entre elles et « le monde » ! Les ouvriers de chez Japomy, le tanneur, injuriaient un contremaître parce que celui-ci avait donné sans ménagement un ordre juste ; des matrones, groupées au seuil des portes, calomniaient le patron et la patronne, selon leur habitude ; la femme du patron refusait un mari pour sa fille, pour cette seule raison qui lui semblait suffisante, qu’il était moins riche que ne l’était la jeune fille ; des agents rudoyaient des errants et des déguenillés ; des politiciens de quartier entretenaient, au cabaret, leur popularité, en prêchant la haine de « tous ceux qui se croient plus que nous » ; des garçons bouchers, riches de leur paye nouvelle, roulaient en voiture découverte ; un aumônier incompris, oublié dans une œuvre de paroisse pauvre, parlait sans respect de son archevêque. L’orgueil était et régnait partout, l’orgueil fratricide, premier vice du peuple et du monde, bien avant la volupté, bien avant le mensonge, ou la soif de l’or.

La dernière pâleur du ciel, au-dessus de la cour et de ses deux platanes, était morte ; les lampes désignaient, les unes au-dessus des autres, les cuisines des maisons ; les trouées sur le Rhône avaient été comblées par la brume ; le halètement de la dernière machine en marche, dans les usines d’à côté, s’était dissipé avec le dernier jet de vapeur blanche. De grands courants d’air, venus du plateau des Dombes, glissaient comme des torpilles dans l’atmosphère étouffante, et se répandaient çà et là en nappes froides. Deux des religieuses, sœur Pascale et sœur Edwige, croisèrent les bras sur leur poitrine, et enfouirent leurs mains dans les manches bleues. Les étoiles s’étaient avivées ; c’était la saison et l’heure de leur floraison ; elles formaient des grappes si pressées que le sable de la cour en recevait de menues étincelles, et qu’il y avait, sur les toits, comme du givre. Un coup de sonnette, assourdi, à l’intérieur de l’école, fit sursauter sœur Léonide.

– Qui peut sonner ? dit-elle.

– Vous le verrez bien, mon enfant, dit tranquillement la supérieure. Allez ouvrir.

La tourière cuisinière était déjà partie. On entendit vaguement un bruit de verrous tirés ; puis elle revint, un peu gênée, à cause de l’infraction à la règle qu’elle avait dû commettre.

– Notre mère, c’est Ursule Magre, l’ancienne de l’école…

– Je sais bien, voyons ! Nous venons de parler d’elle ! Qu’est-ce qu’elle voulait ?

– Vous voir.

– Vous lui avez dit que je la verrais demain ?

– Non, notre mère, je l’ai fait entrer ; il paraît que c’est pressé ; elle avait l’air tout chose.

– Tout quoi ?

– Drôle, non, ému, avec sa grande perruque ébouriffée… Elle est au parloir, notre mère.

La vieille religieuse tapota deux fois la joue de la tourière…

– Ne pas savoir encore ouvrir la porte, à votre âge !

Ce fut tout le reproche. Elle quitta le groupe de la communauté qui continua la tranquille promenade, et la nuit n’entendit plus que quatre voix jeunes, qui parlaient sans éclat et riaient aisément.

Sœur Justine suivit le couloir qui tournait, traversa dans les ténèbres toute la maison, et, près de la porte d’entrée, pénétra à gauche, dans la petite pièce sans autre meuble que des chaises, où elle recevait « les familles ». Sur la cheminée, une lampe à essence, – un globe de verre protégeant un petit canon de métal, – éclairait la salle. Et dans la lueur dansante reflétée par les quatre murs nus, une grande fille blonde, ferme de maintien, les paupières à demi baissées, ses cheveux magnifiques pyramidant sur sa tête, salua familièrement.

– Bonjour, ma mère !

Mais elle ne tendit pas la main ; elle ne chercha pas à embrasser la vieille directrice de l’école dont elle avait été l’élève.

– J’ai une chose pressée à vous dire, continua Ursule Magre ; et cela me coûte… Vous me promettez le secret ?

– J’en porte plus gros que moi, des secrets, ma petite, la moitié de ceux du quartier. Tu peux y aller… Je vais t’aider… Voyons : il y a cinq ans que tu n’es pas revenue me voir, il y a une raison ; tu as fauté, peut-être ?

La grande fille blonde, dont les joues, le nez fort et relevé, le cou découvert étaient roses et transparents dans la lumière, se renversa un peu en arrière, leva les deux mains et les tint à distance de sa poitrine, les paumes en dehors, pour faire entendre : « Qu’est-ce que cela fait ici ? » Puis elle dit :

– Il ne s’agit pas de moi, mais de votre école : elle va être fermée.

Sœur Justine l’empoigna par le bras, l’entraîna jusqu’au mur du fond, la força de s’asseoir sur une des chaises, en face de la petite lampe, s’assit près d’elle.

– Qu’est-ce que tu dis ? Fermée ? l’école ?

Elle était plus blanche que sa guimpe, et ses rides, subitement, s’étaient creusées.

– J’en suis sûre ; l’ordre est donné de vous faire quitter l’école.

– Quand ?

– De gré ou de force, dans cinq ou six jours.

– Un mois avant les vacances ?

– Faut croire.

– Oh ! mon Dieu ! Et mes enfants, que vont-elles devenir ?

– Justement, je viens vous prévenir.

La vieille femme se pencha en avant, se plia en deux, et Ursule Magre n’eut plus à côté d’elle qu’un gros paquet bleu et noir, d’où s’échappait une plainte : « Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est dur ! »

Ursule Magre, que le voisinage des sanglots attendrissait, avait elle-même un petit pli d’émotion aux coins des lèvres. Elle respirait vite sous son corsage de percale mauve ; elle observait, gênée, tantôt la vieille religieuse abattue par la nouvelle comme par une balle, tantôt le lumignon de la lampe qui se tordait et fumait dans le globe de verre.

Ce ne fut qu’une crise d’un moment. Sœur Justine se redressa, essuya ses yeux avec son voile, puis, saisissant les deux mains d’Ursule :

– Voyons, ma petite, il faut être pratique ; il ne faut pas s’emballer dans le chagrin ; c’est toute ma vie qui est en cause ; mais tu ne peux pas être sûre : c’est un bruit qui court ; c’est un bruit qui court ; nous n’avons pas eu besoin de demander une autorisation comme les écoles nouvelles, notre maison mère est autorisée…

La jeune fille fit un geste pour dire : « Est-ce que je sais ? »

– Il paraît que le Gouvernement l’a dit : nous n’avions pas de demandes à faire. Monsieur l’abbé Le Suet, notre supérieur, l’a positivement lu.

– Je vous dis, moi, que vous allez être fermées.

– Mais nous existons depuis quarante ans ! Tu entends, quarante !

– Raison de plus.

– Comment le sais-tu ?

Sœur Justine abandonna les mains d’Ursule Magre. Cette fille avait l’air si sûre de ce qu’elle disait ! Les deux femmes se regardaient, les yeux dans les yeux, la plus vieille cherchant à deviner si on la trompait, et la plus jeune irritée de la défiance qu’elle lisait dans le regard de la supérieure, et d’autant plus irritée qu’elle n’était pas sans éprouver une honte secrète, devant cette ancienne maîtresse d’école que la longue fréquentation des milieux populaires rendait clairvoyante. Ursule Magre avait trop d’orgueil pour avouer son embarras. Elle le domina, et, avec cette franchise hardie qu’elle avait toujours eue pour dire ses fautes, sans en demander pardon :

– Ce n’est pas possible, à nous autres, reprit-elle, de vivre comme vous faites… Je suis en ménage, vous comprenez ?… Il est agent de police, et c’est lui qui m’envoie.

Sœur Justine ne manifesta aucune surprise ; elle dit, d’un ton radouci :

– Pourquoi alors n’est-il pas venu à ta place ? La commission n’est pas belle.

– Parce que ça l’embête. Il n’aime pas les affaires. Ils ont vite peur, les hommes, vous savez, plus que nous. Et puis…

– Et puis ?

– Ce que je vous dis de sa part, c’est pour vous rendre service…

– Par exemple ! Et en quoi ? Est-ce qu’il peut empêcher le malheur ?

– Non.

– Alors ?

Ursule balança la tête, deux ou trois fois.

– Écoutez, ma mère, dit-elle en traînant sur les mots, je ne serais pas venue, si ça n’avait été que pour vous faire de la peine. On n’est pas méchante, on n’a pas mauvais souvenir de vous, et, si on n’est plus dévote…

– Tu ne l’as jamais été !

– … si on a oublié bien des choses, on a tout de même du regret de vous voir partir. Je vous aide en vous prévenant… Voici comment… Avez-vous l’intention de résister ?

Sœur Justine leva les épaules :

– Parbleu ! si je pouvais !

– Il ne faut pas.

– Tu dis ?

– Il m’a bien recommandé de vous dire qu’il ne faut pas résister. Puisque c’est la loi ! « Si elles nous forcent à venir en nombre, qu’il m’a dit, si elles font de l’esclandre, je ne réponds de rien, et la maison mère de Clermont-Ferrand sera probablement fermée ; tandis que, si elles s’en vont sans tapage, d’elles-mêmes, d’abord elles sauvent leur maison mère, et puis, qui sait ? à la rentrée prochaine, on permettra peut-être plus facilement d’enseigner à celles qui se séculariseront… le Gouvernement tiendra compte de leur bonne volonté… » Voilà ce qu’il m’a dit, ma mère.

Elle attendait une réponse. Elle n’en eut pas. Sœur Justine avait compris que la nouvelle était vraie. Elle regardait maintenant le mur d’en face ; ses genoux tremblaient sous la lourde robe ; elle voyait ses religieuses descendant les trois degrés de pierre de la place, et les enfants tout autour, en larmes, et les classes désertes, et les cellules pleines de poussière. Elle n’entendait pas. Ursule disait :

– Le mieux, d’après lui, serait de partir tout de suite, demain ou après-demain, sans prévenir, sans bruit… La maison mère…

Sœur Justine se leva. Son visage gardait ces plis de douleur que la nouvelle y avait creusés. Mais quelque chose encore, dans sa physionomie, se mêlait au chagrin : l’angoisse d’avoir à décider elle-même la mort de l’école ; le sentiment de sa charge qui voulait qu’elle organisât le supplice ; l’appréhension de cette minute, toute prochaine, où elle dirait l’affreux secret aux quatre compagnes qui attendaient, ignorant tout.

– Qu’est-ce que je répondrai ? demanda, hésitante, Ursule Magre. Qu’est-ce que vous ferez ?

La vieille femme fit signe de la main : « Tais-toi ! » Elle dit avec effort :

– Laisse-moi aller leur dire…

Elle traversa le petit parloir, et prit la lampe. Elle sanglotait en dedans, malgré elle, sous son voile rabattu. Ursule Magre la suivait. Elle eut envie de l’embrasser en souvenir d’autrefois. Mais elle n’osa plus. Elle descendit les marches, pendant que la religieuse, élevant la lampe du côté de la porte, détournait et cachait de l’autre côté son pauvre vieux visage en larmes.

La porte retomba. La main qui levait la lampe s’abaissa, et sœur Justine, sans témoin, dans l’ombre du couloir, dans le vent qui descendait, chaud, par la cage de l’escalier, pleura. Elle penchait la tête, et les larmes tombaient sur la pierre incrustée de sable et usée par les pieds d’enfants. Elle, si forte, si bien exercée à contenir son cœur, elle ne pouvait reprendre sa maîtrise sur elle-même. Elle se sentait défaillir, et dut s’appuyer au mur.

Les sœurs, les chères collaboratrices innocentes, là, à quelques mètres plus loin, leur paix encore profonde, leur joie, toute leur vie qu’elle allait briser… Un éclat de voix fraîche – elle reconnut sœur Edwige – vint, du dehors, jusqu’en ce lieu où la vieille femme souffrait son agonie et par avance celle des autres. Fut-ce le contact de la vie qui passait, ou une grâce directe et subite ? Sœur Justine posa la lampe dans une niche du couloir, à la place accoutumée, souffla la flamme, et, à tâtons comme elle était venue, atteignit la porte qui ouvrait sur le préau.

Dans la nuit calme et traversée de souffles, les quatre sœurs continuaient de se promener. Elles y trouvaient le plaisir du repos et celui de l’obéissance. Rien n’avait troublé leur quiétude : aucune parole, aucune diminution de la beauté de l’heure, aucune appréhension, même légère, au sujet de l’absence de sœur Justine, car elles savaient que les pauvres font souvent des explications longues. Le bruit de la ville, après celui du travail, s’apaisait. Dans l’air, où flottait moins de poussière, on respirait parfois l’odeur des fenaisons lointaines, apportée par le vent.

Et sœur Justine apparut, tendant ses bras en croix, au bout du préau.

Elles crurent à une plaisanterie, et se mirent à courir.

– Notre mère ! La voilà revenue ! Que vous avez été longtemps !

Mais en approchant, malgré tout l’incertain de la clarté de la nuit, elles soupçonnèrent, elles virent que sœur Justine avait un visage de douleur, et que ses bras n’étaient pas tendus pour elles, mais pour signifier la croix.

– Oh ! mes pauvres chères filles, mes petites enfants, voici l’heure de souffrir !

Elle joignit ses mains, et regardant, en face d’elle, sœur Pascale accourue la première, elle dit fermement :

– Nous serons chassées dans une semaine !

Ses quatre compagnes l’entouraient, et le sourire du revoir était encore sur leurs lèvres. Il fallait un instant pour que la nouvelle s’enfonçât jusqu’au cœur. Mais elle toucha partout le fond même de ces âmes, plus capables de souffrir que d’autres, parce qu’elles avaient plus d’amour. Il n’y eut pas de cris, mais des frémissements, des mots murmurés, appels à Dieu qui était leur force et leur refuge, des fronts qui se penchèrent, des mains qui se rapprochèrent, des paupières qui se fermèrent sur la première larme et tâchèrent de la retenir.

Puis une voix angoissée dit :

– Mon Dieu, ayez pitié de nos petites ! C’était celle de sœur Danielle.

Sœur Edwige dit :

– Oh ! la chère bien-aimée maison !

Sœur Pascale dit :

– Qu’est-ce que je vais devenir sans vous toutes ?

Sœur Léonide tira sa montre de nickel, serrée dans sa ceinture, et s’éloigna rapidement. Pendant qu’elle s’éloignait et descendait dans la cour de récréation, ses compagnes, relevant leur visage, demandaient, toutes ensemble :

– Notre mère, est-ce donc possible ? – On nous avait dit que nous étions en règle ? – Est-ce qu’il n’y a pas de recours ? – Comment l’avez-vous appris ? – Oh ! dites-nous vite : peut-on espérer ? Pouvons-nous quelque chose ? Que voulez-vous que nous fassions ?

Sœur Justine, impassible en apparence, parce qu’elle les voyait troublées, baissa les yeux pour ne plus voir les leurs, ni leurs larmes, ni leurs lèvres jeunes, tremblantes comme celles des vieilles femmes, et elle dit :

– Mes petites enfants, il faut prier beaucoup ; c’est l’essentiel puisque c’est le divin ; quant à l’action humaine, je compte écrire demain…

Une cloche sonna une demi-douzaine de coups bien espacés. C’était la cloche de la « réglementaire ». Sœur Justine s’arrêta aussitôt de parler ; les sœurs se mirent en file, la plus jeune, Pascale, prenant la tête, et rentrèrent dans la maison.

Le grand silence était commencé, et devait durer jusqu’au lendemain huit heures.

Ursule Magre était loin déjà. Elle habitait, avec son amant, près de la pointe de la presqu’île Perrache, entre Saône et Rhône. Elle allait le rejoindre et lui rendre compte de ce qu’elle avait fait. Elle mordait ses lèvres rouges ; elle était non pas peinée, mais ennuyée d’avoir été mêlée à cette histoire d’expulsion, et d’avoir vu de trop près la douleur de cette vieille femme. Sûrement, elle refuserait de revenir chez les sœurs de Sainte-Hildegarde pour y passer un nouveau quart d’heure comme celui-là. Fargeat viendrait lui-même s’il le voulait ; car ce n’était pas aux femmes de faire le métier des hommes, non vraiment. Elle apprêtait déjà les phrases qu’elle dirait, et le ton, et le geste. Il y avait de la colère dans sa marche relevée, et dans le port de la tête rose et or qui, au passage, devant les boutiques éclairées, attirait le regard insolent, ou sournois, ou béatement admirateur des hommes. Plusieurs la reconnaissaient. Beaucoup l’appelaient : « Eh ! la belle fille ? » Elle allait au milieu de la chaussée, faisant la moue, bougonne, et ne répondait pas. Un jeune gars, minable, arrivait de loin, avec une brassée de seringat à demi fané et fripé : le reste invendu de sa provision. Il criait : « Fleurissez-vous ! Fleurissez-vous ! Ce n’est plus qu’un sou ! Un sou la botte ! » Las, fléchissant de fatigue comme un homme ivre, l’adolescent venait à la rencontre d’Ursule ; quand il passa près d’elle, il respira l’odeur de parfumerie qu’elle répandait, et son esprit de gamin de Lyon le fit s’écrier : « Pas la peine de te fleurir, toi, la belle, tu embaumes ! » Elle se mit à rire de bon cœur. Elle fut plus jolie. Elle le sentit. Presque tout son ennui tomba, et aussi le peu du chagrin d’autrui qu’elle emportait. Elle continua le long du Rhône, où les étoiles, par millions, noyaient leur lumière dans le clapotis des eaux troubles. Elle monta « chez elle », au second. Quand elle rentra dans la cuisine, un homme vêtu d’un pantalon et d’un gilet, sans tunique à cause de la chaleur, et qui prenait l’air, le corps plié sur l’appui de la fenêtre, fit craquer une allumette. C’était un homme de trente ans, à museau de rat, yeux ardents, nez pointu, moustache raide et les cheveux en arrière. Il approcha la bougie allumée de la figure d’Ursule qui entrait. Sa figure mince se colora un peu, et ses yeux intelligents et peu sûrs, ses yeux qui changeaient beaucoup plus souvent que ceux d’Ursule Magre, pétillèrent de curiosité et de plaisir.

– Eh bien ?

– Je l’ai vue.

– Elle t’a mise à la porte ?

– Mais non !

– Je m’y attendais.

– Une ancienne élève, voyons !

– C’est vrai. Alors, reçue ?

– Oui.

– Quand elle a su qu’on allait fermer sa boîte, elle a commencé par dire du mal du Gouvernement, n’est-ce pas ?

– Non.

– Des larmes, naturellement ?

– Oh ! oui, pauvre sœur, ça me faisait quelque chose de la voir pleurer. J’ai cru qu’elle allait se trouver mal…

– Tu as parlé de la maison mère ?

– Tu me l’avais dit.

– Bravo, ma chatte ! Et elle a calé tout de suite ? C’est drôle l’effet que ça produit, cette parole-là. C’est immanquable : « Sauver la maison mère ! » Tu as été admirable ! Elle a promis de filer sans tapage, pour sauver…

– Elle n’a rien promis du tout !

– Ah !

– Et tu m’as fait faire une vilaine commission, tu sais ? Je n’en ferai plus de pareille ; tu t’en chargeras…

Il n’écoutait plus. Il réfléchissait. Ses lèvres s’allongèrent brusquement.

– Allons ! dit-il en riant, ne te fâche pas ! Le tour est joué et bien joué. C’est tout ce qu’il me faut. Si elle ne t’a pas chassée, elle ne fera pas de tapage… Le patron va être content. Viens que je t’embrasse !

DEUXIÈME PARTIE

UNE VOCATION

 

La nuit plus humide à présent, et mûrisseuse de fruits, étendait sur la campagne ses ailes frissonnantes. Le sang des plantes et celui des hommes se renouvelait. La plupart des créatures dormaient. Chez les sœurs de Sainte-Hildegarde, la veilleuse du coucher ne fut pas éteinte plus tard que de coutume. Dans ces âmes saintes, l’abandon aux mains de la Providence combattait et calmait la douleur. Il fut, peu à peu, victorieux. L’une après l’autre, les sœurs s’endormirent. Une seule demeura éveillée, dans l’angoisse que grandissaient la solitude et la nuit : ce fut sœur Pascale. Toute son enfance lui revenait en mémoire, et cet hier d’elle-même, à mesure qu’elle s’y enfonçait davantage, la jetait dans des alarmes nouvelles.

Son enfance lui revenait en mémoire, surtout la fin, épanouie et douloureuse. Cinq ans plus tôt, Pascale habitait ce coin de la Croix-Rousse que les anciens du quartier appellent « les Pierres Plantées », presque au sommet de cette montée de la Grande-Côte, vieille rue peuplée de canuts, d’échoppiers, de revendeurs, de chiffonniers, – marchands de pattes, comme disent les Lyonnais, – de bouchers, épiciers, boulangers, aux boutiques étroites et profondes ; rue qui coule d’abord tout droit du haut du plateau, et se coude en bas, près de la Saône, et se ramifie en patte d’oie ; rue pavée de galets pointus à l’ancienne mode ; rue d’une pente si rapide que pas une voiture ne peut s’y risquer, et que l’asphalte des trottoirs est entaillée, afin que les passants ne tombent pas trop souvent. Elle était fille d’un des grands quartiers populaires, de l’ancienne colline des tisseurs, séparée seulement par la Saône de la colline où l’on prie, de Fourvière qui lève son église au-dessus de la brume des deux fleuves.

Pascale avait emporté, au fond de ses yeux d’or, l’image de tout un monde. Elle revoyait, par exemple, avec une sûreté de mémoire qui l’émouvait autant que l’avait fait la vie, ce matin du 8 décembre 1897, où elle avait résolu de parler, pour la première fois, du secret qui l’oppressait. L’aube se levait, tardive. Cette nuit-là non plus, Pascale n’avait pas dormi. Elle guettait l’heure où pâlirait la plus haute vitre de la fenêtre, celle qui, vue d’en bas, du lit de Pascale, n’avait que du ciel en face, et elle songeait : « Encore le brouillard ! Toute la journée ne voir le soleil qu’à travers des tas d’étoupes ! Moi qui avais prié pour qu’il fît beau temps ! » Et puis les métiers électriques s’étaient mis à battre, au-dessus de l’étage des Mouvand, qui habitaient le second. Car les trois étages étaient occupés par des canuts, et, depuis des siècles, les murs, les planchers, les meubles, du haut en bas, tremblaient tout le jour, comme d’un grand orage qui ne cessait pas. Ah ! il en avait passé, de la soie, par l’escalier ! Il en était sorti, des belles pièces tissées ! Elles en avaient fait du chemin, les navettes : bien des fois le tour du monde !

La maison, associée au labeur des machines, commençait donc sa journée. Et aussitôt, une voix lointaine, venant de l’atelier, appela :

– Pascale ? Les entends-tu ? Depuis qu’ils paient soixante-dix francs à l’usine de Jonage pour la force électrique, en font-ils un tapage, ces Rambaux !

– C’est vrai !

– As-tu bien dormi ?

– Pas comme d’habitude.

– Moi, magnifiquement. Je me réjouis de ma journée. Habille-toi vite. Je suis tout prêt !

Et Pascale, se levant en hâte, sentit qu’elle frémissait plus fort que les murs : « Il va falloir lui dire, à ce père qui m’aime tant, que je vais me faire religieuse, que je vais le quitter, lui dire cela… tout à l’heure !… »

Elle passa un jupon de laine, s’approcha de l’armoire à glace en mauvais palissandre craquelé, seul luxe de sa chambre et seul héritage de la mère Mouvand, et dénoua ses cheveux. Ces cheveux étaient sa plus grande beauté, non pour leur longueur, car ils tombaient à peine jusqu’à sa ceinture, mais pour la vie puissante qui était en eux, leur souplesse, la flamme çà et là mêlée dans la cendre du blond, couronne de jeunesse, dont le rayonnement éclairait son pâle visage d’ouvrière. Le moindre mouvement du cou faisait courir des lueurs sur ces lourds écheveaux, qu’on eût dit faits avec les soies de la Chine ou du Japon, et assortis pour broder les oiseaux traversant les airs, ou les poissons traversant les vagues, sur le fond bleu des paravents. Bien souvent elle s’était complu à regarder ses cheveux, cette tendre Pascale ; elle leur avait souri ; elle avait eu de ces pensées de vanité qui ne sont, au fond, que des désirs d’amour. Mais, depuis plusieurs mois, elle ne se permettait plus ces idées de coquetterie ; ce matin, elle n’avait pas de mal à s’en défendre, non sûrement, et à la lumière de veilleuse que répandait le matin, ce qu’elle regarda dans la glace, ce furent ses yeux las et cernés. « Qu’est-ce qu’ils deviendront quand j’aurai fini de pleurer, quand j’aurai tout dit ? On ne me reconnaîtra plus, tant ils seront enfoncés ! » Elle leva les épaules. Qu’importait ? Elle se remit promptement, d’ailleurs, à se coiffer et à se vêtir.

D’où lui venait la vocation religieuse ? D’abord et surtout d’une parfaite connaissance d’elle-même. Sa mère, morte trois ans plus tôt, qui avait un visage large aux pommettes et creusé immédiatement au-dessous, évidé et tout pointu en bas, la mère Mouvand, tisseuse aux yeux de prière et de rêve, courbée depuis l’enfance sur le battant du métier, et qui n’aimait pas les dessins compliqués, à cause du constant effort qu’ils exigent de l’esprit, sa mère lui avait transmis, avec son tempérament inquiet, son cœur sensible à l’excès, son amour passionné pour les enfants et sa timidité vis-à-vis des hommes. Pascale, moins protégée par le travail reclus, élève chez les sœurs jusqu’à treize ans, puis occupée aux devoirs du ménage, la cuisine, le balayage, les courses pendant que les parents tissaient, avait remarqué le chemin rapide que faisaient en elle-même les mots d’affection, la joie ou la peine des confidences reçues, les leçons sentimentales de quelques romans prêtés par des amies, les attentions, les regards, les admirations désintéressées, les désirs mauvais, tumultueux comme la rue à onze heures, et dont le voisinage la gênait, mais la flattait aussi, quand elle sortait, quand elle traversait la montée de la Grande-Côte pour aller acheter des légumes ou du lait, quand elle rencontrait, dans l’escalier, les fils débauchés et hardis des Rambaux, les voisins du troisième, qui, pour elle seule, levaient leur casquette et s’écartaient de la rampe, ou quand venaient à l’atelier les employés de M. Talier-Décapy, chargés par le patron de se rendre compte de la fabrication, de transmettre les ordres, de demander à Mouvand de passer chez le fabricant. Elle éprouvait un attrait, mêlé d’une crainte secrète, pour toute occasion de paraître, d’être louée, de se trouver dans la foule où elle était tout de suite convoitée, dans la lourde buée de volupté qui s’élève du pavé des villes, et que toute créature est forcée de boire avec l’air et avec la lumière, mais qui souffle plus vive au visage des plus jeunes, surtout des plus jolies. Au tressaillement de son être, à la curiosité de son esprit, à la durée du trouble qu’elle ressentait en de telles occasions, elle reconnaissait sa fragilité, et elle s’en alarmait, étant une fille pieuse et éprise de pureté comme d’une richesse. Elle s’était dit un jour : « Je me perdrai, peut-être, dans le monde, plus vite qu’une autre. J’aurais besoin d’un abri. » Et cette pensée, souvent, lui était revenue.

Un second trait de son caractère avait frappé la jeune fille. Elle avait observé que, indécise, lente à prendre un parti, tourmentée de regrets et d’imaginations quand elle en avait pris un, même à l’occasion des plus petites choses, elle trouvait au contraire, dans l’obéissance raisonnable, un apaisement de tout son être. Il suffisait que son père, ou jadis sa mère, ou une personne qu’elle avait en estime lui eût dit : « Voilà le mieux, voilà ce qu’il faut faire, » pour qu’elle n’eût plus ni hésitation, ni retour, ni alarme. Il lui était apparu que sa faiblesse se changeait en force quand elle était commandée, qu’elle aurait besoin longtemps, toujours peut-être, d’une direction éclairée, ferme et aimée. Elle appartenait à l’immense multitude des âmes qui n’ont la paix, qui n’ont de puissance et de hauteur que dans leur amour et par lui. Et, sans doute, elle aurait pu se marier, et souvent, comme les autres jeunes filles, elle avait examiné cet avenir qui est celui de presque toutes : un mari, un ménage, des enfants. Mais elle n’avait pas été élevée dans l’illusion que le mariage et le bonheur sont une même chose. Elle avait vu des réalités différentes. Fille d’une mère morte jeune, sœur d’une petite Blandine emportée à l’âge de dix ans par une méningite, de santé délicate elle-même, et enrhumée chaque hiver, plus longtemps qu’il n’aurait fallu, elle ne pouvait songer au mariage sans se souvenir de tant de jeunes femmes qu’elle avait connues, si promptement accablées par la fatigue des maternités nombreuses et par la difficulté de gagner le pain, pour soi-même et souvent pour tous, de tant d’autres voisines encore, abandonnées, battues, mariées à des brutes ou à des fainéants. Et lors même qu’elle aurait été demandée par un brave homme laborieux, comme il n’en manquait pas à la Croix-Rousse, fils de tisseur, commerçant ou employé, la protection eût-elle été complète ou suffisante ? « Si je ne suis pas tout à fait mauvaise, je serai médiocre, en ménage, dans le milieu mêlé où je continuerai de vivre, et à cause de la facilité avec laquelle je subis les influences ; j’aurai des velléités de courage et de perfection, comme à présent, et je ne monterai pas. Mon salut serait bien plus assuré, si je me retirais du monde : j’aurais la sauvegarde des murs, de l’exemple, de la règle, de la prière fréquente et obligée. Dans le monde je serai mauvaise ou médiocre. Dans le cloître je pourrais devenir une âme sainte. N’est-ce pas ma voie ? »

Elle s’en était ouverte à une femme qu’elle croyait être de bon conseil, une tordeuse qui venait, au moins une fois par mois, quelquefois deux, pour rattacher la chaîne d’une pièce finie à la chaîne d’une pièce nouvelle et ne faire qu’une seule étoffe. C’est un métier qui exige beaucoup de propreté, d’adresse, d’attention, d’habitude. Tant de fils à souder l’un à l’autre, et sans qu’il y paraisse ! La veuve Flachat, personne discrète et bien proprement pauvre, arrivait le matin, apportant le lait qu’elle avait acheté dans une boutique « de toute confiance », et vite elle se mettait au travail. On ne voyait plus son visage penché. Elle trempait dans le lait son index et son pouce, et tordait alors les fils, qui semblaient, sous ses doigts, fondre pour mieux s’unir et plus également. On la nourrissait, comme il est d’usage. Et il avait été facile à Pascale, pendant les moments où le père était sorti, de parler à la tordeuse, qui savait écouter comme elle savait tordre.

– Je ne suis pas étonnée de ce que tu me dis là, ma petite Pascale, – elle l’avait toujours connue et elle la tutoyait, – ta mère eût été contente de t’entendre. Elle avait le goût des longs offices…

– Mais, pas moi ! répondait Pascale en riant. Je m’ennuie vite à l’église. Je ne suis pas ce que vous croyez, madame Flachat !

– Je sais bien ce que je veux dire, reprenait la femme en tordant les brins de fil ; je veux dire que ta mère était comme toi, portée à être meilleure que le monde, et donc à y souffrir. Je l’ai traversé, le monde, moi, ma fille, je puis t’assurer qu’on y trouve autre chose que des joies : tu penses peut-être au couvent ?

– Sans le désirer, oui, madame Flachat.

– Comme à un mariage qu’on étudie.

– À peu près.

– Eh bien ! ma mignonne, il faut continuer sans te presser, sans te faire de tourment. Si le cœur se prend, laisse-toi aller.

Elle parlait comme la sagesse même.

Pascale réfléchissait.

Et c’est alors que, dans cette âme tourmentée, pure, défiante d’elle-même, de Pascale Mouvand, Dieu avait mis le désir de la vie religieuse, où elle devinait que se trouveraient, pour elle, la paix et la direction, avec cette tendresse enveloppante, sans détour et sans trahison, dont le rêve était né avec elle. Il avait ajouté sa grâce à cette bonne volonté tremblante. Aucune illumination brusque, aucune ardeur mystique, aucune vapeur d’encens, aucune rêvasserie d’oriflamme et de bleu, aucune propension merveilleuse au sacrifice, n’acheminait Pascale vers le couvent, mais la persuasion raisonnable qu’aucune autre existence n’assurerait mieux le développement de ce qu’il y avait de bon en elle, et ne la protégerait plus sûrement contre le reste. Elle avait peur, elle avait vu l’abri, elle y allait. La pensée de quitter son père la faisait souffrir, mais cette autre pensée la décidait que les conditions du salut éternel ne sont pas les mêmes pour toutes les âmes, qu’elles sont impérieuses, qu’elles échappent au jugement de ceux qui ne croient pas, et qu’il n’y a point de devoir qu’on puisse leur opposer.

La vocation n’avait rien d’étonnant, ni de nouveau d’ailleurs, chez les Mouvand. Cette vieille race de canuts lyonnais avait toujours été et était encore, dans son dernier descendant, laborieuse, goguenarde en paroles, ardente tout au fond, capable de longues patiences et de révoltes terribles, ménagère et dévote. Malgré tant d’efforts faits pour agrandir dans le peuple l’ignorance ou l’hostilité religieuse, elle comptait au premier rang, parmi ces nombreuses familles d’ouvriers de la Croix-Rousse, de la Guillotière ou de Saint-Irénée, qui, aux jours de fête ou de deuil, regardent vers Fourvière d’un œil attendri, et pour qui la Vierge est une parente et un bien municipal. Les Mouvand avaient participé à la fondation de cette œuvre ancienne des Hospitaliers-veilleurs, œuvre d’assistance et de prédication créée par des ouvriers de Lyon en 1767, et, au seuil du XXe siècle, Adolphe Mouvand se faisait encore honneur d’aller le dimanche aux Hospices, raser et coiffer les malades pauvres, comme l’avait fait son arrière-grand-oncle maternel, Jean-Marie Moncizerand. Il avait élevé ses enfants – hélas ! il fallait dire aujourd’hui son enfant, – dans la tradition de foi pratique à laquelle il était demeuré fidèle. Et il ne se pouvait, sans doute, qu’il refusât son consentement à Pascale, qu’il se mît en travers de ce projet, qu’il fût, longtemps du moins, inexorable. Mais elle ne lui avait pas parlé, jusque-là, de sa résolution. Elle l’avait laissé, par pitié, à cause de la différence d’humeur qu’il y avait entre elle et lui, en dehors des luttes, des hésitations, des objections qui l’avaient torturée. Il ne se doutait de rien. Et sa surprise, sa douleur, sa première colère peut-être, quand il allait apprendre le secret, voilà ce qui avait empêché bien des nuits, et cette nuit notamment, Pascale de dormir.

Quand elle eut achevé de se coiffer, d’agrafer sa robe, elle jeta sur ses épaules une pèlerine de laine soyeuse et fine, toute noire, qui avait appartenu à sa mère, attacha les deux bords près de son cou avec une barrette de métal piquée de fausses turquoises, et, comme elle appartenait à une génération qui est « glorieuse », comme disait le canut, elle mit des gants de peau bruns.

Alors elle eut un battement de cœur si violent qu’elle s’appuya contre le fer de son lit, une main posée sur sa poitrine. « Dites-moi ce qu’il faut que je dise ? » murmura-t-elle. Lentement elle ouvrit la porte de sa chambre. La chambre à côté, celle de son père, était vide. Pascale la traversa, tourna au bout à angle droit, et entra dans le vaste atelier du canut. Heureusement, les Rambaux travaillaient, là-haut, car on l’eût entendue, sans cela, marcher sur le vieux plancher. Adolphe Mouvand n’était pas à sa place habituelle de travail, assis sur la banquette du premier métier, mais debout au fond de la salle, près de l’autre machine, poussiéreuse et toujours immobile : l’ancien métier de la mère Mouvand. Personne, depuis trois ans, n’avait eu la permission de toucher à cette relique. Le canut avait posé sur le battant, tout verni par l’usage sa main petite et adroite à empaumer le bois. Il regardait le sol, les ponteaux fixant l’armature, la mécanique au-dessus du cadre du métier, et les cartons, encore suspendus en l’air, du dernier dessin qu’avait tissé la défunte. Mouvand était tourné vers les fenêtres de l’atelier. La lumière, incomparablement plus vive que dans les bas quartiers de Lyon, éclairait l’arête de la silhouette, haute et voûtée, du maître tisseur, son visage taillé carrément, rude, et qu’encadrait une barbe grise, fournie et frisante, qui revenait toute en avant, à cause de l’habitude qu’il avait de l’appuyer, en travaillant, contre sa poitrine. Le canut avait mis sa jaquette et son pantalon noirs des jours de fête. Sur son crâne, couvert de cheveux durs et coupés ras, de la même couleur que la barbe, des mèches plus blanches mettaient des lueurs de vieille peluche. Il étudiait quelque chose, il songeait, il n’entendait pas venir sa fille. Mais, à un moment où il regardait en bas, il vit, quand elle fut près de lui, les lames du plancher subitement envahies par de l’ombre. Et il aperçut Pascale, et toute son âme se sépara du métier, et il fronça les sourcils, comme surpris en faute. Mais ce n’était qu’un mouvement de l’instinct. Sur le masque lourd et grave, une joie, tout de suite après, passa ; elle alluma les yeux du tisseur, tout enfoncés et ternes comme le ciel qu’ils regardaient souvent ; elle les agrandit ; elle rosit un peu le parchemin des joues ; elle fit apparaître, sous les moustaches, les lèvres moqueuses et hardies, et qui avaient jeté tant de mots plaisants dans l’air de Lyon, les jours de fête, de chômage ou de grève, quand on se rencontrait au cabaret avec les amis, ou qu’on jouait aux boules, dans les hauts de la Croix-Rousse. En un instant le visage, la pensée, l’attitude d’Adolphe Mouvand s’étaient transformés. Il sortait ainsi de lui-même rarement, comme d’un terrier. C’était l’image de Pascale qui avait fait cela, de sa fille passionnément aimée, et qui venait à lui, prête à partir.

– Eh ! jolie ! dit-il, – très souvent il l’appelait ainsi, – tu m’as fait peur !

Il se pencha pour la regarder, ayant les yeux usés.

– En voilà une mine ! Comme tu es pâle ! Tu ne vas pas recevoir les cendres, pourtant ? C’est le jour de notre Vierge, et j’entends bien manger des bugnes avec toi !

Il l’embrassa sur les deux joues, en faisant claquer ses lèvres.

– Ça te va-t-il, des bugnes que nous achèterons, en revenant de la messe, au père Bellefin qui les frit si bien ? Je me sens tout content de sortir avec toi ! Là ! ça te va-t-il ?

Elle fut décontenancée par cette bonne humeur. Elle embrassa son père, et les mots préparés moururent dans ce baiser, les mots cruels.

– Sais-tu à qui je pensais ? continua-t-il. À toi. Oui, en touchant le métier de ma défunte, je me disais que tu ne pourrais pas le mener ; c’était bon pour elle, et c’est bon pour moi ; ma vieille carcasse et celle de ma mécanique sont mariées comme malheur et misère : mais toi, tu n’aurais pas la force.

– Je le crois, dit Pascale.

– Ni le goût !

Elle se mit à sourire, et dit :

– Ni le temps surtout.

Mais il ne devina rien, et, suivant le songe paternel :

– Tu as raison ; ta mère ne voulait pas que je t’apprenne à faire de belles soies ; alors moi, j’ai dit : « Elle ne fera pas de camelote, » et tu n’as rien appris du tout… Et puis tu étais délicate, et puis on te gâtait. Tu n’as appris chez nous que le métier de ménagère. Tu le fais bien, par exemple !

Il s’arrêta un moment, l’enveloppa d’une pensée d’orgueil et de tendresse :

– Mais écoute, reprit-il, la vieillesse convertit quelquefois ; à présent je veux bien voir travailler l’électricité chez moi ; nous prendrons Jonage, tu n’auras qu’à surveiller, et nous vendrons le vieux métier de la défunte mère… Tu feras l’article pas cher, du ruban même, si tu veux. Et nous serons plus riches. Qu’en dis-tu ?

Elle répondit, tournée vers la rue où la lumière grandissait :

– Vous m’aimez trop… Venez, nous allons manquer la messe.

Ils descendirent par l’escalier dont les paliers sans fenêtre, à cause des cabinets extérieurs, n’étaient séparés du vide que par une grille de fer. Le vent soufflait là presque aussi bien que dans la rue.

– Attention, et serre ton tricot, dit le père, car l’escalier de chez nous, ç’a été la mort des miens. Et toi, jolie, il faut que tu vives !

Elle descendait devant lui, serrant la pèlerine qui dessinait mieux ses épaules et son buste rond. Comme elle était leste, et que l’air froid l’animait, elle sauta les trois dernières marches de pierre, pour montrer qu’elle vivait bien, elle, et que la jeunesse ne lui manquait pas.

Ensemble, le père et la fille entendirent la messe à l’église Saint-Bernard, qui est en haut de la Croix-Rousse, puis, comme l’avait promis le père, ils descendirent jusqu’à la rue des Tables-Claudiennes, où était l’échoppe du friturier, et achetèrent des beignets. Mouvand mangea les siens dans la rue ; Pascale demanda un sac de papier.

– Voilà nos demoiselles d’à présent, Bellefin ! dit le canut. Ça ne vit plus dehors.

L’autre allongea, hors de son étroite boutique, sa tête en boule, au sommet de laquelle un peu de suie étendue figurait des cheveux, et, d’un œil d’ancien connaisseur, admirant Pascale :

– Je n’en ai pas de pareille, fit-il. Tu as de la chance, toi, de te « lantibardaner » comme ça avec elle. Quel âge ça a-t-il ?

– Dix-huit ans passés, répondit Pascale.

– Et une voix ! Répète pour que je t’entende chanter, et tu auras une bugne de plus dans ton sac !

– Dix-huit, monsieur Bellefin ! dix-huit ! dix-huit !

Pour la première fois elle riait franchement. Ce Bellefin était drôle, et il savait parler aux filles. Elle riait, les lèvres entr’ouvertes, humides, lisses comme la nacre d’une coquille, et elle répétait, regardant le vieux bonze au fond de sa niche, sachant que le quartier appartenait à elle et au matin : « Dix-huit, mais donnez-moi ma bugne, monsieur Bellefin, et du sucre dessus, beaucoup, car je l’aime bien ! »

On eût dit que les deux hommes écoutaient un merle élevé et instruit par l’un d’eux, ou un pinson de concours :

– Hein ! ça vous a-t-il un bec ? Crois-tu que ça ne serait pas dommage de ne pas l’avoir pris, choyé et instruit ?

En reprenant la marche vers la montée de la Grande-Côte, Adolphe Mouvand sentit qu’il n’avait jamais tant aimé Pascale, ni si orgueilleusement.

Arrivé à l’angle de la rue des Tables-Claudiennes et de la montée :

– Allons, dit-il, retourne à tes affaires. Moi, je vais aux miennes. J’en ai beaucoup, et tu ne m’attendras pas pour le dîner. Mais, à une heure, trouve-toi là-haut, à Fourvière, quand les cloches sonneront l’entrée des hommes.

Ils se séparèrent, et, pendant le reste de la matinée, vécurent loin l’un de l’autre. Mouvand, depuis sa jeunesse, avait l’habitude de régler ses affaires le jour du 8 décembre, et cela comprenait quelques paiements, deux ou trois visites à de vieux canuts retirés ou impotents, et un déjeuner à onze heures et demie, chez Constant Mury, forte tête socialiste de la Croix-Rousse, canut bien en chair, qui présidait l’équipe de joueurs de boules des Pierres-Plantées.

Avant une heure, il était rendu sur la place de la Cathédrale, au pied de la colline de Fourvière. Elle était toute noire, aussi noire que la façade de l’église et de la Manécanterie, tant les groupes d’hommes s’y pressaient, tassés et immobiles au milieu, encore fluctuants à l’entrée de la rue Saint-Jean, de la rue Antonine et de la rue de la Brèche, à cause des groupes de nouveaux arrivants, qui tentaient de pénétrer dans la masse et en agitaient la circonférence. Il n’y avait là que des hommes, cinq ou six mille. Tout à l’heure, ils seraient un millier de plus, et ils marcheraient en colonne, le long des lacets de la colline sainte, afin d’aller proclamer, dans le temple lyonnais, la foi lyonnaise.

Le canut salua quelques camarades reconnus çà et là, près du portail de Saint-Jean : « J’avais bien dit à Pascale que la procession serait belle, pensa-t-il. En voilà du monde ! Ma petite doit être déjà là-haut. » Il ne se mêla pas à la foule, ayant des rhumatismes au bas des reins qui lui rendaient la marche difficile sur les pentes, et monta, par le funiculaire, en quelques instants, jusqu’à la plate-forme, lieu de refuge, lieu plus proche du ciel, où la basilique lève, au-dessus de la ville immense, ses quatre tours octogonales, épanouies en diadèmes. Sans le savoir il gravissait son calvaire. Oh ! combien de fois nous allons ainsi, avec notre joie à peine tremblante, malgré la vie, au rendez-vous obscur où nous attend la destinée ! Il avait le cœur plus libre encore que de coutume, ayant eu, depuis le matin, plus de loisirs, et plus d’occasions de sortir de ces murs qui nous ont vus pleurer. Sa belle humeur s’était enhardie dans la compagnie de quelques amis réunis chez Constant Mury. En payant deux sous au receveur du funiculaire :

– C’est pas cher, votre ficelle, dit-il, mais vous ne charriez pas loin. Avez-vous vu ma fille ?

– J’en ai vu, oui, qui ont passé au tourniquet. Mais la vôtre, je ne sais pas !

– Une jolie, dit Mouvand, en levant les épaules, une blonde aux joues fraîches, il n’y en pas tant ? Et une aile de tourterelle au chapeau ?

Il ne se trompait pas. Pour lui, et à cause de la fête, Pascale avait mis son chapeau de feutre orné d’une plume grise. Elle attendait son père devant la façade. Elle le mena rapidement à droite, à l’endroit où la procession, par la montée de Fourvière, allait déboucher. D’en bas, le bourdon de Saint-Jean avait annoncé : « Ils partent ». Et bientôt, la grosse cloche de la montagne de Fourvière, celle de la tour du sud-est, lancée à toute volée, lui répondit, et salua les premiers pèlerins apparus devant la basilique.

Ils montaient tête nue, remplissant toute la largeur de la rue, presque tous récitant le chapelet. Le chemin les versait contre la nef de l’église ; ils tournaient à droite, et la colonne, avec son bruit de pas et de cantiques, lentement, s’engageait dans le cloître de l’ancienne chapelle et entrait par là dans la basilique neuve, selon l’ordre prescrit. C’était tout Lyon qui montait : les hommes des usines, des magasins, des bureaux, des chantiers, les riches, les pauvres, inconnus les uns aux autres et confondus, roulant pêle-mêle, comme les mottes au versoir de la même charrue. Et le bourdon allongeait sa grande voix au-dessus des bruits de la cité, vague triomphale, roulant sur les fumées, perçant les brumes, déferlant à bien des milliers de mètres en avant, en arrière, sur le plateau des Dombes, sur la plaine du Rhône, sur les collines au delà d’Écully et de Sainte-Foy. En même temps, le carillon de la tour de droite, de la tour du sud-ouest, avec ses onze notes d’airain, se mettait à chanter les hymnes à la Vierge. Les hommes chantaient aussi. Ils chantaient à présent hors de la basilique et au dedans. Et tant que dura le défilé de cette armée pèlerine, toutes les pierres de la falaise, toutes celles de ses églises et de ses maisons, tous les os des vivants et des morts qu’elle portait, frémirent au passage de la prière récitée, chantée, sonnée.

Au fond de l’église, Pascale, entrée par fraude dans une poussée de la foule, avec son père, s’était placée debout contre le socle, en carrare blanc, d’un des piliers de la nef. Son père se tenait près d’elle. Toutes les chaises avaient été enlevées, et la foule sombre des pèlerins, emplissant la basilique, donnait toute sa splendeur à la décoration des murailles et des voûtes, sculptures, colonnes, mosaïques, verrières toutes dorées et fleuries de mauve, ombres légères, ombres vivifiées par les reflets qui se mêlaient et se fondaient comme les feux d’une opale. Il y eut un cantique, le cardinal entra et traversa les rangs, puis un prêtre parla brièvement. Cette foule croyait et priait. Une émotion l’agitait tout entière, et c’était autre chose que le respect ou l’amour divin : c’était le sentiment d’une force et d’une fraternité, une sorte de réconfort religieux, dans lequel vivaient les aïeux de tous ces hommes, et que ceux-ci n’éprouvaient plus que par moments, disséminés qu’ils étaient dans vingt églises, habitués à n’être que des groupes, ou des volontés solitaires, et prenant ici tout à coup une conscience d’armée. Chacun priait mieux ; les inconnus étaient des frères ; les voisins n’avaient point de haine ; l’humiliation était commune, l’espérance commune, le Père commun ; et l’avenir commun mettait entre les voisins, ignorants l’un de l’autre, une muette salutation, un peu de respect, un peu d’au revoir éternel.

Adolphe Mouvand appartenait trop solidement, par toutes ses ascendances et par ses habitudes de vie, au vrai peuple lyonnais, pour ne pas s’épanouir dans cette joie et dans cette fierté. Il chantait, il écoutait, il levait sa tête, et ses yeux, tout pleins de la vision habituelle des murs nus et des machines, en se posant n’importe où, buvaient une lumière de paradis. Il en oubliait de regarder Pascale. Comme d’autres, il ignorait le sens mystérieux de ces paons aux queues étalées, de ces anges aux ailes ouvertes, et des symboles partout répandus, mais comme tous ses compagnons, il comprenait qu’il avait là, sous les yeux, une strophe nouvelle ajoutée à l’hymne ancien, et que sa ville avait élevé à la Vierge un monument bien supérieur, par l’art et par la piété, à tant d’églises neuves qui n’ont d’autre âme que celle du passé. Il se sentait tout fier et tout brave. La jeune fille, elle, ne voyait rien, absorbée qu’elle était par la pensée qui la faisait souffrir. La tête appuyée contre la pierre du pilier, elle avait fermé les yeux ; elle s’inquiétait parce que l’heure était venue ; elle ne bougeait pas, comme si le moindre mouvement eût dû amener l’aiguille de l’horloge sur le point fatal. Par moments une exclamation jaillissait du fond de sa douleur : « Mon Dieu, je suis brisée par la peine que je vais lui faire ! Rien ne pourrait me décider à le quitter, si ce n’est Vous qui m’appelez ! Il me faut votre ombre et tout l’abri des amitiés saintes, parce que je n’ai de volonté que pour plier devant ceux que j’aime. Secourez-moi, car ma lâcheté voudrait encore se taire ; fortifiez-moi, parce qu’il a tant de droits sur moi, que je me sens cruelle en lui parlant des miens. Et pourtant, mon Dieu, si je me mariais, il faudrait le quitter aussi ! Aidez-le à m’écouter ; aidez-moi à lui parler ! »

La foule s’écoulait ; tous les voisins avaient quitté les dernières travées de l’église, et descendaient l’escalier, au delà des portes de bronze, quand Pascale, lentement, leva la main, et la mit sur l’épaule de son père.

– Quand tu voudras, ma jolie, dit le canut, en s’éveillant du rêve, je suis prêt…

Il allait se détourner pour partir, mais, sentant qu’elle le retenait :

– Qu’as-tu à me dire ? fit-il.

Et il se pencha, mettant sa bonne oreille tout près de la bouche qui avait pâli.

– Père, je vous parle ici, parce que Dieu est plus près de nous…

Elle voulait le préparer. Elle n’eut plus de force contre son secret. Il renversa toutes les barrières ; il s’échappa.

– Pardonnez-moi, je veux être religieuse !

– Religieuse ? Qu’est-ce que tu dis là ?

Il la vit très pâle. Et les mots qu’elle venait de dire entrèrent en lui.

– Alors, c’est tout à fait vrai ? Tu veux ?…

Elle fit signe que oui, craintivement, comme si elle pouvait le tuer avec un geste trop décidé.

À son grand étonnement, Pascale ne le vit ni chanceler, ni se raidir, mais se redresser seulement un peu du côté du tabernacle, et répondre, non pas à elle, mais à Celui qui avait parlé par les lèvres de Pascale.

– Oh ! mon Dieu, est-ce possible ? Je ne m’y attendais pas ! Religieuse ! Ma fille !

Et comme si le projet avait déjà pénétré aux dernières profondeurs où est la volonté, comme s’il était déjà compris et jugé à moitié, Mouvand, regardant toujours derrière la porte dorée, dit :

– C’est pour soigner nos malades dans les hospices de Lyon que tu me quitteras, Pascale ?

– Non, papa, j’irai chez les sœurs de Sainte-Hildegarde.

– Élever les mioches ?

La voix répondit, très bas, le long du pilier :

– Faire mon salut.

Tous deux ils restèrent silencieux, le temps de dire un Ave Maria. Puis Pascale, ayant levé les yeux, vit cette chose admirable et qu’elle n’avait jamais imaginée dans ses rêves : un homme de grande foi, déjà victorieux au premier choc de l’épreuve. Toute la race sanctifiée, tous les aïeux du canut, trépassés et sauvés, devaient intercéder pour lui. Des yeux de l’homme, deux larmes tombèrent, mais le visage ne s’attrista point. Une joie au contraire y grandit, et l’âme y parut, toute contente, pour obéir. Il fut cependant un long moment sans pouvoir parler. Puis il dit, toujours tourné vers le haut de l’église :

– Je ne te disputerai point au bon Dieu, Pascale. Tu iras où tu veux.

Son regard se perdit un moment dans les voûtes de la basilique. Puis, entourant de son bras le cou de sa fille, le canut, qui était de sang vif, incapable de méditations longues, entraîna Pascale par la baie ouverte des portes de bronze, et descendit ainsi les marches, dernier pèlerin, abritant et serrant contre lui, dans l’air froid du dehors, sa fille fiancée à Dieu. C’était un roi qui descendait, avec une jeune reine. Personne ne le savait.

Quand ils furent sur la place :

– Que vous êtes bon ! disait-elle. J’avais grand’peur de vous parler !

Il reprit sa grosse voix :

– Que tu es bête ! À moi ?

– Je n’ai pas dormi de la nuit, car, au matin, j’avais résolu de dire mon secret.

– Avant la messe ?

– Oui.

– Tu avais l’air si drôle ! Est-ce qu’il y a longtemps que tu songes à te faire religieuse ?

– Deux ans au moins.

– C’est pour cela que tu m’emmenais plus souvent aux vêpres ?

– Oui.

– Que tu as refusé d’aller à la noce de notre voisine du premier, la Thiolouse ?

– Peut-être.

– Et que tu n’as pas voulu que je t’achète une broche en doublé pour ta fête ?

– Oui.

– Je n’avais rien deviné. Que c’est facile à tromper, les pères ! Je me disais quelquefois : « Elle a un amoureux. » Tu aurais pu en avoir, même plusieurs ?…

Elle riait. Elle savait que c’était vrai. Et ils s’engageaient, après avoir traversé la place, dans la rue du Juge-de-Paix, un chemin de banlieue, qui ne descend pas la colline, mais s’en va en tournant vers l’ouest.

– Si tu avais eu l’idée du mariage, ma jolie, ce n’est pas les prétendants qui t’auraient manqué. Je crois que le fils des Rambaux aurait bien voulu de toi ?

– Moi, pas de lui.

– En effet, il ne vaut pas cher. Travailleur, mais c’est tout, et ce n’est pas assez pour faire un homme. J’en connais d’autres, qui trouvaient Pascale à leur goût.

– Vous d’abord, dit-elle, le remerciant du regard.

La pensée de la séparation, jusque-là vague, écartée par d’autres qui se pressaient dans l’esprit du canut, se glissa au milieu des autres. La douleur était entrée dans sa joie. Mais la greffe ne prend pas tout de suite. L’arbre de joie s’épanouissait.

– C’est vrai que j’avais grand plaisir à vivre avec toi, Pascale. Toi, peut-être moins ?

– Oh ! si.

– Depuis que j’ai perdu la défunte, je suis peut-être un peu trop sorti, le dimanche, de mon côté ?

– Non.

– Trop joué aux boules avec les amis ? J’aurais dû promener Pascale ?

– Je n’aurais pas demandé mieux, mais mon idée n’aurait pas changé.

– Qui te l’a donnée, alors ?

Elle dit en hochant la tête :

– Je me suis sentie faible.

Il ne comprit pas, n’ayant pas l’habitude de considérer les choses par le dedans, et se contenta de faire un signe d’assentiment.

Ils marchaient entre les murs rouillés ou verdis par la mousse, clôtures de jardins de couvents ou de maisons de retraite, et le chemin tournait et se tordait, mais le silence était le même, partout autour d’eux. Ça et là, une branche avançante, de platane ou de tilleul, débordait et bénissait le passant.

Pascale, reprise par le songe habituel, mais calme à présent et même joyeuse, fit une centaine de pas sans rien dire, puis, comme le père n’avait pas compris une première fois :

– J’ai besoin d’une règle, reprit-elle, pour être toute bonne.

– Tu l’étais assez pour moi ! murmura le canut.

Il ajouta tout de suite, pour réparer le blasphème qu’il venait de formuler.

– Il est vrai qu’il y en a un autre, plus difficile à contenter. Pascale, je te le répète, je ne dirai rien contre. Non, je te le promets.

Tous deux, l’ouvrier et l’enfant, ils se sentaient l’âme légère, légère d’une joie qu’ils goûtaient avec une sorte de respect et de hâte ; ils la devinaient immortelle par l’origine et passante dans leur esprit ; ils savaient d’où elle vient ; ils espéraient, l’un et l’autre, gagner la terre future où elle ne cesse plus ; ils avaient la certitude qu’ils agissaient selon l’ordre, en conformité avec la volonté divine.

– Religieuse, répétait Mouvand ; non, quand le temps sera venu, je ne l’empêcherai pas…

Quand le temps sera venu ?… C’était la douleur qui revenait. Pascale n’avait pas dit quand elle partirait ; son père ne se l’était pas d’abord demandé. L’émotion lui avait caché sa peine future. Il essaya d’échapper à la question née en lui, insistante à présent et angoissante : « Quand part-elle ? Quand va-t-elle me laisser seul ? » Il dit :

– Je ne me rappelle d’autre religieuse, dans la famille, qu’une arrière-grand’tante ; mais c’est si loin dans mon enfance !

La rue du Juge-de-Paix, celle des Quatre-Vents qu’ils suivirent ensuite, étaient rougies par la lumière du couchant. Le soleil, près de tomber, rapide dans sa chute, poursuivi par les brumes qui ne l’avaient pas lâché, y creusait des abîmes d’or et de pourpre aussitôt comblés par l’écroulement des nuages, mais qu’il rouvrait plus loin. Pascale et son père se trouvaient maintenant devant la grille de Loyasse, le grand cimetière, situé sur la colline et à l’endroit où elle descend vers l’ouest. Ils faisaient là leur visite traditionnelle. Adolphe Mouvand se rendait à Loyasse chaque fois que revenait cette date du 8 décembre, et en ce moment, un instinct plus pressant encore l’y ramenait. Le quartier de Saint-Irénée, tout proche, avait été le berceau de sa race. Les tombes des vieux canuts étaient là, à Loyasse, ou y avaient été, car les pauvres n’ont que des places louées au cimetière, et sont chassés de la tombe, quand le terme n’est plus payé, comme ils l’ont été, pendant la vie, de la chambre ou de l’atelier, en des jours de détresse. Il y avait encore, entre leurs fusains taillés, côte à côte, la croix de fonte du grand-père et celle de la mère Mouvand, femme du canut. Par la grande allée, entre les sycomores sans feuilles, l’ouvrier et sa fille gagnèrent le bord du plateau, où finissaient les « concessions perpétuelles », où commençait une pente rapide, vaste champ tout noir d’abord, et frangé de blanc, tout en bas. C’était le clos Lièvre, avec ses tombes de pauvres, parents en haut, enfants près de la vallée, avec ses innombrables couronnes de perles, sombres pour les grands et couleur de lait pour les petits. Les deux Lyonnais apportaient des nouvelles à leurs morts, et quand ils s’agenouillèrent, tous deux, ayant mis leur mouchoir sous leurs genoux, ils firent une prière qui était vraie, et que l’émotion vivifiait. La figure du canut s’allongea, sa barbe drue bâilla comme s’il parlait ; il passa la main sur ses yeux, comme s’il voulait retenir ses larmes ; puis il se releva, et, avec son couteau, il se mit à faire la toilette des tombes, négligées faute de temps et à cause de la longue distance. Pascale, demeurée seule, avait l’impression que son cœur, ou sa pensée, quelque chose de doux qui était tout elle-même, descendait sous l’herbe mouillée et se faisait entendre de la morte, et elle disait : « Maman, je vais au couvent, je suis venue te le dire. Bénis-moi. J’ai l’âme tendre comme tu l’avais. Ne t’inquiète pas pour moi ; je souffrirai moins là où je serai, que tu n’as fait dans ta vie de femme et de maman ; j’ai idée que tu as mérité pour moi la vie meilleure ; je prierai pour toi ; ce sera ma visite, car il me sera difficile, peut-être impossible de monter à Loyasse, d’ici longtemps ; tu sauras que je suis bien. J’aurais voulu que maman me vît avec mon voile… Tu aurais pleuré. Tu aurais bien compris… Je t’embrasse à travers la terre et les pierres. Je suis ton enfant. Je te remercie pour toute mon enfance, qui m’a menée où je vais. »

Elle se leva. Son père, qui avait resongé à la maison en touchant la croix de fer plantée sur les os de la mère Mouvand, dit, en fermant la lame du couteau, qui s’abattit avec un bruit sec sur l’armature :

– Tu es jeune, Pascale, il n’y a point de presse : dans combien de temps entreras-tu en religion ?

Elle avait repris sa route, près de lui, et ils remontaient l’avenue funèbre. Elle ne répondit pas, tout d’abord, par pitié, et elle lui prit le bras, pour qu’il eût mieux, par cette caresse, la certitude qu’elle l’aimait.

– Tu es si jeune ! répéta-t-il.

Ils marchèrent encore quelque temps, sans qu’elle eût répondu, et, sortant de Loyasse, ils montèrent à droite par le chemin qui suit le mur d’enceinte du fort déclassé. Mouvand attendait, il se troublait. Elle sentit qu’il lui serrait le bras, pour dire : « Allons, jolie, fais-moi de la peine ; j’ai compris ». Et elle répondit :

– Je voudrais entrer à Noël, au noviciat.

– À Noël, Pascale ! Dans quinze jours ! Dans quinze jours je ne t’aurai plus ?

Lui si ferme, si gai, si peu porté à geindre et à récriminer, il dut s’arrêter, et il respira vite, cinq ou six fois, les paupières baissées, comme s’il avait fait un effort trop grand.

– Oh ! dit Pascale, ne me faites pas pleurer ! Je suis si faible, même quand je vois clairement mon devoir, que, si vous me montriez votre peine, je serais capable de ne pas aller au couvent, ni dans quinze jours, ni plus tard. Et pourtant je suis sûre que Dieu m’attend !

Adolphe Mouvand était de ces hommes que le respect de Dieu arme tout de suite contre eux-mêmes.

– Tu as raison, dit-il, en espaçant les mots, il faut être brave… C’est un honneur qui nous est fait.

– Comme vous comprenez bien, papa !

– Et une fameuse indulgence qui m’est offerte ! Moi qui tâche d’en gagner dans la compagnie des Hospitaliers-veilleurs : je n’aurai jamais mieux… Et puis, vois-tu, Pascale, il ne faut pas sacrifier tes années, qui sont jeunes, aux miennes qui sont finies… Va faire ta vie, comme nos anciens… C’est là qu’ils habitaient, tiens, Pascale !

Il avait été si bien instruit dans la doctrine chrétienne, que les idées les plus hautes sur le devoir, sur la destinée d’une âme, lui étaient habituelles.

En parlant, le canut escaladait le talus de terre gazonné qui épaule, tout du long, la muraille militaire. C’est la crête du plateau, jadis fortifié par les Romains et qu’enveloppe encore, du côté de l’ouest, l’appareil abandonné de longs glacis et de longs murs de forteresse. Pascale avait suivi son père, et s’appuyait sur les pierres taillées qui couvrent le parapet.

– Voilà Saint-Irénée d’où sont descendus les Mouvand, dit le père en étendant la main, et, en bas, voilà la ville, mais on ne voit pas la partie de chez nous.

En avant et en dessous d’eux, dans un pli profond de la terre, le vieux quartier ouvrier de Saint-Irénée, tout entier du même rose fané, tassait, pressait les toits de ses maisons, dont quelques-uns semblaient avoir été soulevés, – mais de bien peu, – par l’effort des autres, et sur lesquels couraient et se fondaient les fumées fraternelles. Une pente raide et boisée, parallèle à la muraille d’enceinte, se levait en arrière, et formait le fossé que les hommes habitaient. Et au delà, par-dessus les arbres, d’autres sommets de collines se dressaient, de moins en moins précis dans la lumière diminuée, tous orientés vers les fleuves où plongeait leur éperon. De ce côté, sur la gauche et bien bas, dans la plaine, s’étendait ce que Mouvand avait appelé la ville. Mais c’était bien autre chose que la ville. Par delà la Saône invisible, tournant au pied des roches de Fourvière et de Saint-Just, c’était toute la partie sud de l’énorme cité, la presqu’île Perrache, le Rhône, la pointe du quartier de la Guillotière, le quartier de la Mouche, et des prés mêlés de bâtisses et de peupliers espacés, et des campagnes vertes, sans autres limites que la brume, et où s’arrondissait, lumineux au départ, mais diminuant d’éclat, l’arc des fleuves mêlés qui coulaient au midi. Pascale et son père regardaient surtout la ville. Elle était à demi voilée par une nappe de brouillard transparente, et que le soir tombant teignait d’une lueur fauve. Cinq cent mille créatures s’agitaient là-dessous. C’était l’air respiré par elles et tout plein de leurs douleurs, c’étaient la fumée de leurs foyers et de leurs machines, et la poussière de l’usure de toutes choses, qui formaient ce nuage que le vent poussait vers Loyasse. L’écheveau embrouillé des bruits et des cris de la ville montait en même temps. Les deux promeneurs, saisis par cette apparition de leur ville, demeuraient muets. Le canut pensait au travail, dont l’odeur et le frémissement le rejoignaient, l’enveloppaient, le rappelaient dans l’abîme où sa cellule, à lui, attendait vide. Il hocha la tête, et murmura dans sa moustache : « Pas aujourd’hui ! Il y a relâche pour le père Mouvand. C’est fête ! Et demain encore, à cause de la petite ! » Mais la brume enfermait des plaintes aussi, des souffles de fiévreux et de malades, des paroles de haine et de révolte, des cris désespérés. Et Pascale, qui allait au couvent pour se sauver, mais pour se sauver en se dévouant, comprit les voix mêlées, et ouvrant sa poitrine à la marée de souffrance, elle respira tout, à pleins poumons et à plein cœur, et elle pensa : « Il y a aussi des misères comme celles-là que je consolerai. J’instruirai des petites, et elles m’aimeront. Je serai pour elles une mère, passionnément, indéfiniment. » Et elle se sentit ensuite le cœur si large, si heureux, qu’elle serait demeurée là, longtemps, si le père n’avait pas remué ses gros souliers ferrés.

– En avant, jolie, la route de descente est longue encore !

Ils ne s’expliquèrent point. Mais le cours de leurs pensées avait changé. Pascale était ramenée à cette vocation, à présent définitive, et qui s’emparait de toute la puissance de rêve de la jeune fille ; le vieux tisseur, enthousiaste et enfant malgré l’âge, peu gâté par la vie, se promettait de bien employer les quinze jours qui restaient. Il les emplissait de congés, de régalades, de sorties avec Pascale. Pour la première fois, il se trouvait devant le mirage des vacances. Elles l’éblouissaient.

Pascale et son père continuèrent de suivre l’enceinte fortifiée jusqu’à la porte de Saint-Irénée. La nuit était complète ; les brumes, un moment dissociées par la suprême attaque du soleil, s’étaient ressoudées, et fermaient le tombeau. On sentait leur poids peser sur les épaules. Le vieux Mouvand, qui n’aimait pas se trouver dehors à cette heure, où, comme il disait, « il tombe du mal sur la terre », proposa de souper dans une auberge qu’il connaissait dans les bas de Saint-Irénée. Ils passèrent donc sous la porte monumentale, et cherchèrent l’auberge, où on serait à couvert et au chaud.

Quand ils sortirent, il était tout près de sept heures. Remis de la fatigue de la journée, contents d’avoir causé plus intimement que d’habitude, contents de l’extra qu’ils s’étaient offert, ils dégringolèrent les escaliers et les rues torrentueuses qui mènent de Saint-Irénée aux quais de la Saône. Ils étaient au milieu de cette passerelle suspendue, qui aboutit à la rue Sala, et qui crie sous le pied des passants, comme une mouette en chasse, lorsque, sept heures sonnant, toutes les cloches de la ville s’ébranlèrent. Elles disaient : « Illuminez ! » Et voici que, aussitôt, les lignes de lumières que traçaient les becs de gaz semblèrent se multiplier. En dessous, en dessus, très haut, sur les façades invisibles des maisons de Lyon, à droite, à gauche, en avant, d’autres lignes de points lumineux surgirent dans la nuit. Elles s’allumèrent avec une rapidité et un caprice incroyables, brisant l’image coutumière des ponts, des places, des rues. Le tour des fenêtres, le cintre ou le fronton des portes, la niche d’une statue, se dessinèrent en traits de feu. Les quais devinrent étincelants ; la colline de Fourvière s’alluma ; le clocher de la vieille église surgit, tout serti d’or, du milieu des ténèbres ; une croix immense, plantée sur la terrasse de la basilique, leva ses bras au-dessus de la ville ; l’archevêché apparut comme un palais de feu ; des inscriptions éclatèrent aux flancs de la colline : « Lyon à Marie… Maria Mater Dei… Dieu protège la France » ; des étoiles, des guirlandes, des festons, des veilleuses dans des verres à boire, des lanternes vénitiennes, des chandelles piquées dans des goulots de bouteilles, tremblèrent au vent dans les ruelles, dans les carrefours, apprenant à ceux qui en auraient douté, qu’il y avait ici, là-bas, là-haut, des âmes dans les taudis, et une foi commune à l’énorme ville. Ce n’était pas Fourvière, c’était Lyon tout entier qui illuminait. Pascale ravie, Mouvand démonstratif, prenaient une rue, puis l’autre, suivaient des groupes, les quittaient, revenaient à la Saône, ne pouvant assez voir et disant : « Comme c’est beau, cette année, l’illumination ! Allons voir encore si les Bourbouze ont illuminé ! Et les Boffard ? Quand nous rentrerons, nous regarderons s’il y a des lampions chez les Seignemorte. » Il y en avait presque partout. La colline de la Croix-Rousse, lointaine, semblait couverte d’une résille d’étincelles ; la Guillotière avait des profondeurs phosphorescentes comme la mer. « Toutes les étoiles sont sur la terre, ce soir, disait le canut. C’est une jolie fête ! » Il n’y avait point d’étoiles et point de lune dans le ciel, en effet, mais seulement la nuée de brouillard, éclairée en dessous, et que les hommes, après le soleil, teignaient d’une pourpre vague.

Longtemps, au bras l’un de l’autre, dans la foule innombrable amusée par les illuminations et les étalages des boutiques toutes éclairées, Adolphe Mouvand et sa fille prolongèrent leur promenade. Ils se communiquaient leurs remarques et leurs idées, librement, comme ceux qui n’ont aucun secret. Ils trouvaient cela infiniment doux. Et c’étaient de pauvres joies, ou des souvenirs et des allusions qui n’avaient de sens que pour eux. Mais, parfois aussi, à la fin de ce grand jour, où leurs âmes s’étaient parlé, il venait, à l’un ou à l’autre, une pensée pieuse, une idée de sacrifice et de paradis. Ils étaient comme deux chapelles voisines d’où parfois s’élevait le même cantique. Ils s’aimaient mieux que jamais. Ils se le disaient. Et quand ils rentrèrent, tard, ils avaient envie de pleurer de joie, à cause de la souffrance qu’ils avaient acceptée.

Le lendemain, en se levant, Adolphe Mouvand s’approcha, en se frottant les mains, de Pascale qui allumait le fourneau pour réchauffer le café.

– J’ai eu mon idée, à mon tour ! dit-il.

Il frappa sur la poche gauche de son pantalon.

– J’avais mis quelques écus de côté. Pas beaucoup. J’aurais bien du regret de les manger sans toi. Veux-tu que nous fassions un voyage ?

– Où ?

– Jusqu’à Nîmes, où sont nos seuls parents vivants, les Prayou. Tu ne les as jamais vus. Tu les verras. Trois jours de congé, père Mouvand, comme un gentilhomme !

– Tout mon rêve ! dit Pascale heureuse. Voyager ! ça me fera des histoires à raconter plus tard, à mes petites !

Le temps d’écrire, pour avertir les Prayou, et de terminer une pièce de soie qu’il avait promise, et, un matin, deux jours plus tard, le canut et sa fille prenaient le train pour le Midi.

Ils partaient avec le brouillard ; ils arrivèrent à Nîmes dans la splendeur d’un jour d’hiver, dans le froid vivant, fouettant et clair du mistral.

– Comme ça pique ! disait le canut, en mettant sa main hors de la portière du compartiment.

– Comme c’est clair ! répondait Pascale émerveillée ; c’est la lumière de l’été de chez nous.

Le château de Tarascon, celui de Beaucaire, le Rhône entre les deux, où le soleil penche tour à tour le reflet d’un des châteaux qui vient saluer l’autre ; puis les terres nues, où les mas isolés, bâtis en quadrilatère, ont l’air de forteresses, avec leurs cyprès droits, lances plantées dans le sol et qui veillent au nord ; puis les premières maisons de Nîmes, blanches sous le soleil, se miraient dans les yeux d’or de Pascale. Quant au canut, il se penchait rarement à la portière du wagon ; il fumait en regardant presque uniquement sa fille heureuse, et c’étaient deux délices pour lui. Ils s’étaient peu parlé pendant le voyage, mais ils avaient eu le sentiment du bonheur l’un de l’autre, cette ombre de la joie d’autrui, qui vient, si apaisante, jusque sur nous. Quand ils descendirent du wagon, en gare de Nîmes, à peine avaient-ils mis le pied sur le quai, qu’une grosse femme, noire de cheveux et noiraude de visage, courut au canut, et l’embrassa bruyamment.

– Eh ! vous voilà ! Oh ! mon cousin, en voilà une surprise ! Je ne croyais pas vous revoir jamais… La petite Pascale,… où est-elle ? Cette belle fille ? Moi qui l’ai vue à trois ans ! Comme elle est brave !

– Et jolie, pour sûr ! dit une voix derrière elle. Pascale sourit avant d’avoir vu qui parlait, et elle continua de sourire en apercevant un grand garçon élancé, pâle, très jeune, qui avait le haut du visage d’une statue antique et la mâchoire avançante et brutale. Une moustache courte, des poils frisés sous le menton, cachaient à demi ce bas de figure inquiétant, et corrigeaient le dessin sinueux des lèvres ; les yeux étaient veloutés ; la main se tendait vers la main de Pascale.

– Mademoiselle, dit-il en montrant ses dents, vous m’excusez ? Nous autres ici, quand nous rencontrons une belle fille, nous ne pouvons nous en tenir. Il faut qu’elle le sache !

– Ce n’est pas une offense, dit Pascale.

Et, flattée, elle lui donna la main, pendant que la cousine Prayou embrassait à son tour la jeune fille, et s’emparait de la petite valise que celle-ci tenait dans sa main gauche.

– Ah ! le coquin, dit la mère ; il s’y connaît ! Et ça n’a que vingt ans !… Croyez-vous ?… Sortons, venez… Nous demeurons à côté… Comment trouvez-vous le Midi ?

– Froid, dit le canut.

– Un coup de mistral, un coup de balai de la vallée du Rhône ! dit le jeune homme, qui se mit à côté de Pascale, et marcha en avant, près d’elle, tandis que derrière, venaient le canut, en jaquette à boutons de corne, et la grosse femme coiffée en cheveux, avec un tout petit chignon et de larges clairs entre les mèches grasses.

Elle avait l’embonpoint, l’assurance et l’allure d’un maître nageur. Elle portait la valise, que, de loin en loin, le père Mouvand proposait de porter. Jules Prayou s’en allait, les mains libres, et montrait sa ville à Pascale : les beaux platanes, à présent dépouillés, de l’avenue Feuchère, l’esplanade avec la fontaine de Pradier, et ces Arènes, près desquelles ils passèrent, avant de s’engager dans la rue de Montpellier. Le vent soufflait, et roulait le bas des jupes autour des jambes des femmes.

– Comme il vous pousse ! disait Pascale. On dirait qu’il veut me faire entrer dans votre rue de Montpellier.

– Vous en verrez de plus belles demain, répondait Jules Prayou. Celle-ci est vieille… Voici l’hôpital des malades.

Il montrait un portail monumental encadrant une grille, au delà de laquelle on voyait une grille plus petite, et de vieux bâtiments en carré.

– Mon défunt est mort ici, disait dévotement, en arrière, la veuve Prayou.

– Il vous a laissé du bien, ma cousine ? demanda le canut, qui ne se mettait pas aisément en frais de sensibilité.

– Eh ! quelque peu ! quelques bicoques, une olivette, mais les grands fils, ça dépense, monsieur Mouvand…

– Il n’a pas de métier ?

La grosse femme eut un geste vague, plein d’esprit, et, pour montrer qu’il avait plusieurs métiers, tous de rendement incertain, elle réunit les cinq doigts de sa main gauche et les agita ensuite comme des petites vagues qui fuient, en étendant son bras vers l’horizon.

– On vous dit riche, vous, vieux père ! repartit-elle familièrement.

Et elle accompagna cette affirmation, qui n’était guère qu’une interrogation habile, d’un coup d’œil étonnamment aigu et envieux, que le canut ne remarqua pas. Il marchait lourdement, en dodelinant ses épaules voûtées.

– Un mensonge, dit-il : le beau travail n’enrichit guère.

En même temps, Pascale, à qui les prévenances, la vivacité, la façon hardie de Jules Prayou, plaisaient plus que la rudesse et les galanteries lourdes des fils de canuts de la Croix-Rousse, disait, comme pour le remercier par une confidence :

– L’hôpital ?… J’ai pensé à entrer chez les Filles de Saint-Vincent-de-Paul.

– Singulier goût !

– Pourquoi ? dit-elle innocemment. Donner sa vie aux malades, c’est un emploi si beau. Mais il faut plus de force que je n’en ai, et plus de courage. J’ai une horreur du sang, une horreur invincible…

– Ah ! vraiment ?

– Je ne puis voir une blessure, ou seulement y penser, sans me sentir mal. Pas vous ?

Un éclat de rire lui répondit.

– C’est pour cela, reprit-elle, que j’ai choisi un ordre enseignant.

– Vous êtes bigote alors ?

Jules Prayou fit deux ou trois pas, à demi tourné de son côté, et l’étudiant avec une insistance qu’elle prit pour de l’intérêt.

Si elle avait pu lire dans le regard, jusque-là si câlin, elle aurait vu qu’il était devenu dur tout à coup, comme une pierre dont on a fait tomber la mousse. Jules Prayou cessa de s’occuper de Pascale, pendant plusieurs minutes, et marcha même un peu en avant d’elle. Ils longeaient les immenses terrains du marché aux bestiaux, et Jules Prayou, reconnaissant, çà et là, aux abords du marché, ou aux fenêtres des garnis voisins, quelques jeunes bouchers ou des conducteurs de bestiaux, cévenols ou provençaux, leur disait bonjour, d’un geste de la main qu’il avait pesante et charnue. Il disait même d’autres choses que Pascale ne comprenait pas. Elle s’amusait à suivre la mimique des sourcils, des paupières, des doigts, de la tête de ce garçon qui connaissait tout le monde depuis qu’on approchait de l’extrême ouest de la ville. Un immense boulevard coupait la rue. Le vent soufflait en tempête ; il soulevait de la poussière comme des copeaux blancs, et la jetait sur les petits micocouliers plantés dans les contre-allées de la promenade. Mais la sérénité du ciel était complète et paraissait immuable. C’était le Midi, la terre sèche et sculptée sous le bleu du firmament. À droite, loin, au bout du cours de la République, au-dessus du promontoire de pins du jardin de la Fontaine, la tour Magne se levait, proue rose et dorée, dressée dans le mistral.

Ils eurent bientôt traversé le boulevard, et, après avoir suivi une autre rue, ils atteignirent le Cadereau, le torrent qui borde Nîmes, au ras des collines, et qui sépare la cité méridionale d’avec l’autre région, celle qui monte toujours, mottes vertes et collines tout d’abord, vers le plateau des Cévennes.

C’est là qu’habitaient les Prayou.

– Encore cent pas, dit Jules, et nous boirons un verre de carthagène, pour faire baisser la poussière. Vous n’avez jamais bu de carthagène, mademoiselle Pascale ?

– Ma foi, non !

– De l’eau-de-vie jetée dans du moût de vin, au sortir du pressoir. Un régal, vous verrez !

– Oh ! voilà la campagne, en avant ! s’écria Pascale. Et des maisons, comme une allée qui entre parmi… C’est là que vous habitez ?

– Oui.

– Que c’est joli !

– C’est Montauri pour vous servir.

Les yeux d’or recevaient avec une joie jeune, et buvaient, et cherchaient encore l’image de la pente molle couverte d’olivettes et de vergers, verdure légère, fumée de feuillages clairs écrasés contre le sol, et d’où jaillissaient, autour de quelques villas, le fuseau noir d’un cyprès ou la voûte d’un pin parasol.

Les deux couples, Jules et Pascale, Mouvand et la veuve Prayou, longèrent un instant le torrent, passèrent devant un lavoir établi au bord de la route, et, tout de suite après, tournant à gauche, par un pont étroit jeté sur le Cadereau, pénétrèrent dans un faubourg d’une seule rue, amorce d’un quartier futur, coupé par trois ruelles perpendiculaires et qui montait, pendant une centaine de mètres, parmi les grands enclos plantés d’oliviers. Les voyageurs allèrent jusqu’aux deux tiers de cette impasse, qu’une haie limitait au fond, et, au delà de la deuxième rue transversale, à gauche, Jules Prayou poussa une porte :

– Entrez, mademoiselle ; entrez, monsieur Mouvand ; ce n’est pas un palais : mais, dans dix ans, au lieu de cette bicoque, j’aurai mon joli mazet sur la colline.

– Il a l’air entreprenant ! dit le canut qui précédait la veuve Prayou.

– Quatre fois comme son père ; un peu trop, ajouta-t-elle tout bas, en faisant passer devant elle le cousin lyonnais. Ce qu’il veut, je suis obligée de le vouloir.

– Eh ! tant pis !

Elle le retint sur le seuil.

– Quand il est en colère contre moi, mon bon, tout le quartier tremble ! Et fort avec cela !

Elle accompagna ces derniers mots d’une moue admirative, et le canut entra dans une chambre, à gauche du couloir qui séparait les deux pièces du petit pavillon sur la rue occupée par la veuve Prayou.

Sur la table du milieu, recouverte d’une toile cirée bordée par une ganse noire, quatre verres de carthagène, – des verres à bordeaux – étaient déjà disposés. Une crédence provençale, en bois blond, avec de longues ferrures et qui contenait la vaisselle de la maison, indiquait, ainsi que la toile cirée de la table, que la pièce servait de salle à manger, dans les grands jours. Et le lit occupait une large place à droite de la fenêtre.

– L’appartement de Jules est au fond du jardin, dit la mère, en montrant, par cette fenêtre, une petite maison, élevée d’un étage.

– Il est là, chez lui, comme un prince, ajouta-t-elle. Et c’est lui qui vous logera ce soir.

Las du voyage, mis en appétit par le froid et en belle humeur par la nouveauté de toutes choses, Adolphe Mouvand fit honneur à la liqueur populaire nîmoise, et au dîner que prépara la veuve Prayou. Après le dîner, Pascale et son père furent conduits dans le petit logement bâti au fond de la cour, et où vivait d’ordinaire Jules Prayou ; le père coucha dans la chambre d’en bas, attenant à une salle de débarras qui servait d’entrée, et la jeune fille dans le grenier mansardé du premier étage, où la vieille parente avait fait dresser un lit. Jules Prayou dormit, sans doute, dans quelque coin du pavillon qu’habitait la mère ; on ne le revit plus avant dix heures le lendemain matin.

En s’éveillant, Pascale eut une surprise. Elle aimait la campagne, sans la connaître bien et par contraste et privation, comme tant d’ouvrières qui croient qu’elles rapportent avec elles les champs et leur douceur, quand elles rentrent de la promenade, le dimanche, ayant au coin de la bouche, serrée entre leurs dents jeunes, une branche d’épine fleurie ou de lilas. Par sa fenêtre sans rideaux, elle apercevait la pente de Montauri, et d’abord, au pied du logis, un terrain vague où les jardinets, les bûchers, les buanderies des voisins avaient aussi leur porte de sortie, vaste carré d’herbe mal nivelé, plein de fondrières qui devaient être d’anciennes fosses à chaux, semé de pierres de taille inutilisées et demeurées debout ou couchées, et aussi de larges bancs de chardons et d’autres plantes dures de tige, tannées et décolorées par l’hiver, et sur lesquelles des ménagères étendaient souvent le linge de leur lessive. Cette pâture appartenait aux Prayou, et c’était le reste du terrain acheté par le père Prayou, et où il avait construit trois maisonnettes, la sienne et les deux autres qui la flanquaient, à droite et à gauche, sur la rue de Montauri. Au delà, en avant et à droite, les olivettes montaient, ouatant de vert pâle toute la colline, et c’étaient des enclos successifs aux vieux murs bas, et, parmi les oliviers, des amandiers échevelés, des bouquets de lauriers, de pins, de grenadiers, de chênes rabougris autour des maisons de campagne, et un air de laisser-aller de tous ces domaines qui ne semblaient ni trop dessinés, ni trop taillés, ni trop alignés, ni trop propres. Enfin, et Pascale y laissait errer son âme facile et vite prise au charme des choses reposées, l’air était, au-dessus des olivettes, au-dessus des arbres bas, formés en couronnes, d’une limpidité plus grande encore que la veille ; on distinguait des branches mortes à la distance où la colline, là-bas, ployait vers le sud ses buissons pâles et les offrait au jour plus chaud. Il y avait de l’or, du blond, de la vie dans le ciel méridional, au lieu de cette brume et de cette fumée de Lyon, que Pascale sentait si pesante à ses poumons et si froide à son cœur. Oui, l’éclat de la lumière avait grandi encore depuis la veille. Pascale ouvrit la fenêtre ; le mistral ne soufflait plus ; il faisait frais ; des linots, descendus des pays du nord, volaient d’un mazet à l’autre, troupes festonnantes, dorées par le soleil et d’où venait un petit cri.

C’était le jour de congé qu’Adolphe Mouvand avait longtemps rêvé. Il fut très rempli. On partit tard, il est vrai, à cause de Jules qui ne rentrait pas. Le jeune homme était « chez des amis, pour affaires », expliquait la veuve Prayou. Il arriva enfin, le chapeau de feutre posé en arrière, un brin de mimosa à la boutonnière, cravaté de rouge, embrassant tout le monde et disant, à l’oreille du canut, qui attendait dans la rue et regardait en l’air avec les yeux éblouis d’un vieux hibou barbu :

– Papa Mouvand, je ne regrette pas de vous avoir fait attendre : j’ai fait avec les amis une jolie affaire de contrebande, cette nuit.

– Tu fraudes ? dit le canut tranquillement. Moi, mon garçon, je ne l’ai jamais fait.

– Oh ! ici ! répondit Prayou…

Et sa bouche sinueuse s’allongea dans un rire silencieux, méprisant et rapide. Puis, voyant que le bonhomme attendait l’explication :

– Ici, reprit le jeune homme, un homme qui n’a pas peur, qui sait se garder et se faire des amis, peut devenir riche avec l’alcool… Eh bien ! mademoiselle, nous partons !

Ils virent tout ce que voient les gens des trains de plaisir et tout de la même manière : sans arrêt, n’ayant pas les moyens de rattacher les choses à l’histoire ou à l’art, et donnant le même temps et les mêmes mots : « C’est beau, il n’y a pas mieux à Lyon », aux magasins de bijoux en doublé, à la Maison Carrée, au Palais de justice, à la fontaine Pradier, aux Arènes et aux églises qu’on visita toutes, les anciennes et les neuves, pour plaire à Pascale. Celle-ci avait une manière harmonieuse de s’agenouiller, laissant ployer naturellement son corps, sans secousse, et d’un geste orienté vers le tabernacle, tandis que la veuve Prayou s’agenouillait en spirale, et que Jules demeurait debout à l’entrée des rangs de chaises. Et puis, dès qu’elle s’était relevée, elle était toute aux explications verbeuses de Jules Prayou, qui ne savait rien, mais qui parlait autrement bien qu’un Lyonnais. Il savait être galant, par exemple, et il fallut entrer dans les magasins de « souvenirs », choisir une croix d’argent, des cartes postales, un album, une paire de ciseaux. « Dans quelques jours, disait tout bas Pascale, – elle ne voulait pas que le père se souvînt, en ce moment, de la date qui approchait, – je ne pourrai conserver et emporter que les ciseaux. La croix d’argent est trop jolie. – Prenez tout de même, disait Prayou : l’argent que je gagne, je ne le dépense pas souvent à acheter des croix. »

Ils étaient tous harassés, poudreux et de belle humeur. Après avoir dîné, fort tard dans l’après-midi, en dehors de la ville, à la « guinguette de la Cigale » située au nord-ouest, sur les premières pentes qui bordent la vallée du Rhône, et où Prayou avait ses entrées et un compte ouvert, ils revinrent vers Montauri, par les chemins qui montent et descendent les collines, toujours bordés de murs, toujours pierreux, et que dépassaient, à chaque moment, une branche de pin ou d’amandier, le fût noir d’un cyprès incliné par le vent, ou même, malgré la saison tardive, sur le treillage des tonnelles, des roses grimpantes, épuisées, fleurissant jusqu’à la mort. Pascale, la moins lasse de tous, disait : « Je n’ai jamais si bien respiré. » Elle disait encore : « Il est quatre heures, et il fait plus clair que chez nous en plein midi. » On entrait parfois, par des portes laissées ballantes ou par des brèches, dans l’enclos en terrasse d’un mazet, trente oliviers, deux mûriers, un amandier assoiffé, tirant du roc une verdure misérable et, au milieu, une cabane fermée, où la famille, le dimanche, venait se reposer et chercher de l’ombre. « Et voilà le mazet ! disait la mère Prayou. Nous en aurons un plus tard, et mieux que ça. – Il y en a de plus petits ? demandait Pascale. – Oui, ma jolie, et nous les appelons des cantagrils. – Chantegrillon ? Oh ! c’est nommé ! répondait Pascale. – On tape bien les noms, dans le Midi », disait Jules ; et la veuve Prayou concluait : « Beaucoup de pierres, une bicoque, vingt oliviers et un peu de terre qui se promène, ça fait déjà un mazet, mais le nôtre sera plus beau. »

Quand ils furent tout en haut de la colline de Montauri, ayant trouvé, sous l’arche d’un vieux portail, entrée d’une villa, le gardien et la gardienne, que connaissaient les Prayou, ils furent invités à se « rafraîchir », puis, comme il arrive, les maîtres n’étant pas là et consentant par procuration, ils furent conduits jusqu’au bout de l’allée « pour voir la ville ». Pascale et Jules s’assirent sur le mur bas qui soutenait la vaste terrasse plantée de la villa, et qui plongeait, à sept ou huit pieds plus bas, dans le sol d’une olivette en pente. Au delà, le terrain se relevait encore, et c’était proprement la colline de Montauri couronnée de pins, et par-dessus, et dans l’ouverture aux belles lignes tombantes de la colline, on voyait toute la cité de Nîmes, et les campagnes qui l’enveloppent.

La ville, qui semblait immense et plate, était d’un rose atténué, presque mauve, et de longues collines l’entouraient, sur toute une moitié de l’horizon, comme des étoffes drapées à plusieurs plis, et de la même couleur que les vieilles monnaies qu’on retrouve dans le sol de la cité. Et ce rose de la ville et le vert des collines étaient de nuances si fines et si fondues, sous la dernière grande flambée de soleil, que Pascale, qui n’avait pas l’habitude de contempler longtemps les lointains, comprit la douceur de ceux-là, et songea qu’ils n’avaient pas d’hiver. Du côté de la plaine, l’enveloppe était harmonieuse aussi et d’un gris violet, terres labourées, bois dépouillés par l’hiver, région qui se développait, vers le sud, jusqu’à ces pentes peu élevées, miroirs du soleil, terres inclinées pour renvoyer le jour dans la coupe du Rhône, et au delà desquelles il y a l’étincellement des étangs et la mer d’Aigues-Mortes.

Ce qui donnait à ces caresses de lumière tout leur pouvoir et toute leur douceur, c’étaient les feuillages proches entre lesquels passait et luisait le regard de la ville, comme entre des cils qui le voilent, et l’affinent, et le rendent plus pénétrant. Pascale, assise de côté sur le mur d’appui, recevait et comprenait, dans ces jours d’émotion continue, les pensées éparses dans le monde, et que n’eût pas arrêtées au passage, en des jours plus calmes, son esprit moins tendu. Jules Prayou, les pieds pendants au-dessus de l’olivette, n’étudiait pas le paysage, mais regardait, en bas et autour de l’enclos, les pistes faites par les ouvriers et les maraudeurs. La veuve Prayou et Adolphe Mouvand, peu intéressés par la beauté du jour, causaient avec le jardinier, en arrière, de la moyenne récolte d’olives qu’il y avait. Pascale, ayant compris ce que renfermait d’invitations à vivre et à jouir de la vie cette image de Nîmes ensoleillée, disait dans son cœur : « Je vous renonce, joies qui me troublez, et que je ne connais pas. Je vous échappe. Je me réfugie dans la paix qui est votre inimitié, parce qu’elle vous surpasse, je le sens quelquefois, quand mon cœur est parfaitement pur. Je renonce les ambitions et les amusements dont sont pleines ces maisons, et les consolations auxquelles on peut prétendre sans sacrifice de soi. Comme elles sont nombreuses ici, les mères jeunes qui sont aimées, qui attendent, à cette heure, le mari revenant du travail, et qui déjà soulèvent, pour l’offrir aux caresses de l’époux, l’enfant qui est à deux ! Mes enfants, à moi, m’aimeront moins. Mais j’en aurai d’innombrables, et Dieu suppléera aux tendresses qui me manqueront. » Ses lèvres toujours mouillées remuaient dans l’air frais qui montait de l’olivette. Jules Prayou avait cessé de regarder dans l’enclos, il regardait ardemment cette jolie voisine, dont le visage, tendu vers Nîmes rose et lointaine, songeait dans le reflet du soir. Il voyait de profil cette tête charmante, coiffée de rayons d’or, qui se détachait sur l’écran sombre d’un if et d’une touffe de lauriers plantés sur la terrasse ; il voyait ce cou un peu long, et pâle, et les épaules tombantes, sur lesquelles la mère Prayou avait jeté un châle de laine blanc, et qui se soulevaient régulièrement, à chaque gorgée d’air pur que buvaient les lèvres ouvertes au vent.

Il aurait voulu plaisanter avec elle, comme il faisait avec d’autres, la voir occupée de lui, la courtiser librement, et il devinait que Pascale était en ce moment très loin de lui en esprit, et une jalousie de ce qu’elle pensait s’emparait de lui.

– Ma cousine, dit-il assez haut, quelle drôle d’idée vous avez d’entrer en religion ?

– Pourquoi drôle ? dit-elle, sans cesser de baigner son visage dans la clarté diminuante que reflétait la ville. C’est une idée très sérieuse, au contraire.

– Quand on est jolie comme vous !

– Oh ! répondit-elle, et son rire léger parfuma le vent comme une fleur qui éclôt, vous croyez qu’elles sont toutes laides, les religieuses ? Il y en a de biens jolies. Vous connaissez peu ces choses-là, mon cousin !

– On dirait, ma parole, que vous avez peur des hommes ?

Elle se détourna. Elle sentit le feu trouble de ce regard qui l’avait enveloppée, et, se remettant debout :

– Je n’ai pas à vous dire pourquoi je vais au couvent, dit-elle ; ce sont là mes secrets, et cela me regarde seule.

Pour la seconde fois, elle put observer la violence de ce qu’elle eût appelé le caractère méridional, de ce qui n’était que l’instinct à sa toute-puissance, sans honte et sans frein. Jules Prayou lui jeta une injure en patois, et sauta, du haut du mur où il était assis, dans l’enclos d’oliviers qui dévalait en dessous. Pendant quelques minutes, elle le vit, parmi les arbres, allongeant le pas, les mains dans les poches, tournant vers elle, de loin en loin, son visage pâle de colère.

Pascale le rappelait, croyant à une plaisanterie.

– Revenez donc ?

– Et où va-t-il encore ? dit la mère Prayou en accourant. Vous l’avez contrarié ?

– Moi ? Je lui ai dit que mes raisons de me faire religieuse ne regardaient que moi.

La vieille femme hocha la tête, et, comme la fine et hardie silhouette de son fils disparaissait derrière un second mur de clôture, qu’il venait de sauter sans se soucier du maître ou du gardien :

– Surtout, dit-elle sérieusement, quand il reviendra, ne le contrariez pas de nouveau, et soyez gentille avec lui.

– Alors, c’est vous qui le gronderez ?

– Vous ne le connaissez pas ! Il serait capable…

Elle n’acheva pas sa pensée, et ajouta seulement :

– Il est terrible !

Ils descendirent, tous trois, par le chemin de Saint-Césaire, espérant y retrouver Jules Prayou, qui avait pris cette direction à travers les mazets. Mais ils ne virent personne.

Après une demi-heure de silence, et comme il venait de reconnaître dans le crépuscule les bâtiments de l’abattoir, Adolphe Mouvand dit en frisant sa barbe et tourné vers la veuve Prayou :

– Vous ne l’élevez pas, ce garçon-là ; c’est lui qui vous commande. Prenez-y garde !

La femme le prit en riant.

La nuit était presque noire, quand ils entrèrent dans la petite maison de Montauri. Il ne faisait pas aussi froid que la veille, mais madame Prayou voulut allumer du feu dans sa chambre, et elle y fit brûler, toute la soirée, des brins de chêne kermès encore pourvus de leurs feuilles sèches, dont elle avait une provision sous le hangar. Comme elle se faisait illusion sur la fortune des Mouvand, et aussi parce que l’absence de Jules la libérait d’une surveillance qui la gênait extrêmement, elle fut expansive ; elle raconta « la famille » au père Mouvand qui aimait les souvenirs, elle se montra affectueuse avec Pascale, et même portée à la dévotion. Elle ne cessait de recommander « ses intentions » aux prières de la future novice. Elle lui demanda aussi de faire chauffer l’eau pour le grog. Et, étendue paresseusement, elle disait : « Que c’est agréable d’être servie ! » Et Pascale, croyant retrouver en elle quelque chose de cette tendresse dont elle avait été si tôt et si durement privée, se laissait embrasser, et s’émouvait, et vouait une affection jeune, naïve, vive, à cette vieille femme qui l’appelait « mon enfant », et qui avait, en l’appelant ainsi, cette chaleur de voix, cette mimique naturelle où tout le corps est complice du mot, qui pénétraient de reconnaissance la fille du canut lyonnais. Les dernières heures passées « en famille », – car Mouvand ne pouvait prolonger ses vacances et son chômage, – firent sur l’esprit de Pascale, et même sur celui de son père, une impression plus forte que le plaisir du voyage. « Une bonne femme pour sûr, disait le canut en regagnant le soir son logement : elle cause trop vite pour moi, elle gouverne mal son gars, mais c’est une bonne femme, notre parente. »

Le lendemain, une demi-heure avant le départ, Jules Prayou arriva, empressé, câlin, souriant comme à l’arrivée, pria Pascale, en plaisantant, d’oublier ses vivacités de la veille ; il demanda la permission de l’embrasser ; il voulut porter lui-même la valise jusqu’à la gare ; il promit à sa cousine, avec un geste de la main tendue vers le nord, d’aller la voir, un jour, en quelque lieu qu’elle fût envoyée par ses supérieures, et, quand le train s’ébranla et que Pascale vit, sur le quai, ces deux parents qui multipliaient les « au revoir » en agitant leurs mains pleines de phrases encore, elle ne put s’empêcher de dire à son père :

– Nous avons bien fait de venir.

Il pensait comme elle, mais la vraie raison, qu’il était seul à connaître en ce moment, c’est que, pendant deux jours, il n’avait pas entendu son cœur lui répéter le jour, et l’heure, et la minute.

Ce furent alors les dix derniers jours. D’un accord tacite, Pascale et son père ne parlaient plus de l’imminente séparation. Lui, il s’était promis d’être brave, « pour mériter » ; elle s’appliquait à être charmante, pour remercier le vieux Mouvand. Elle y réussissait. Elle achevait de se faire aimer. Ce furent, pour l’ouvrier et pour sa fille, des jours tout remplis de la joie d’être ensemble, d’une joie qu’on exprimait, sur laquelle on revenait, qu’on aurait voulu augmenter encore, parce qu’on sentait en dessous la secrète douleur de la fin prochaine. Quand ils se regardaient l’un l’autre, chacun, dans les yeux qu’il interrogeait, apercevait la même date ineffaçable, et chacun souriait, pour faire croire : « Je ne la vois pas. » Pascale était gaie à cause de lui, et elle arrivait à lui faire illusion. Elle voulait lui laisser la vision intacte d’une Pascale heureuse jusqu’au bout. Un matin, elle avait étendu, sur la table de sa commode, les deux robes d’été qu’elle possédait, l’une pauvre et usée, en laine légère de deux gris, l’autre de cotonnade blanche à fleurs mauves, presque élégante, tuyautée au col et aux manches. Voulait-elle les revoir ? Les toucher une fois encore ? Les donner ? Son père qui, depuis le retour de Nîmes, quittait souvent le métier pour venir faire un « brin de causette » dans la cuisine ou dans la chambre, surprit Pascale qui pliait les manches, les ramenait sur le corsage, et, de la main, soulevait la retombée d’étoffe pendante le long du meuble. Il eut un mouvement de recul. Pascale le vit, et dit très vite : « Elle a besoin d’être repassée, vous voyez, et je suis maladroite pour tuyauter. Je la confierai à la lingère. » Il calcula que la lingère rendrait la robe dans quatre ou cinq jours, eut un plissement des lèvres qui fit s’abaisser les moustaches dans la barbe, ne dit pas pourquoi il était venu, et s’en alla.

Adieux innombrables et muets ! Ils remplissaient les heures de Pascale. Elle touchait un objet, et elle pensait : « Je n’y toucherai plus. » Elle serrait, dans un tiroir, son dé d’argent, et elle disait : « Je ne le mettrai plus à mon doigt. » Elle parcourait, au bras de son père, sous prétexte de se promener, les rues de son quartier, et elle considérait avec une attention passionnée les maisons, les enseignes, les échappées qu’on a, par-dessus le quai Saint-Clair, sur le Rhône et le parc de la Tête-d’Or ; elle quittait aussi, en pensée, beaucoup de gens qui ne s’en doutaient pas. Comme elle n’avait point divulgué son projet, plusieurs des habitants du quartier s’étonnaient de l’insistance qu’elle mettait à les regarder, à leur serrer la main quand ils étaient pressés et qu’elle les rencontrait dans la rue, ou sur le seuil des portes : « Elle a donc du temps à perdre, cette Pascale ? » disaient-ils. Non, elle retenait un peu de sa jeunesse qui allait la quitter. Elle ne pouvait pas leur dire : « Vous ne me verrez plus ; adieu, la grosse marchande de lait qui me trouviez jolie, et me le faisiez comprendre en me faisant la mesure un peu plus pleine qu’aux autres ; adieu, les ménagères époumonées qui considériez votre jeunesse dans la mienne, et me jalousiez ; adieu, visage d’infirme qui te collais aux vitres et le couvrais de la buée de tes lèvres quand je passais ; adieu, la fontaine où les petits gars des écoles font gicler l’eau ; adieu, les bandes de promeneurs et de promeneuses du dimanche, qui ne savez pas qu’il y aura, dimanche prochain, une jeune fille de moins parmi vous ; adieu, les habituées de la messe matinale, qui ne m’aurez plus pour voisine ; adieu, les yeux, les voix, les cœurs, les mots, les cris, ma joie, mes peines, mon ennui d’ici : vous êtes durs à quitter tous ! »

Elle puisait sa force dans la longue réflexion où sa décision s’était mûrie, et aussi dans le courage de son père. Car il lui fallait toujours un exemple, et comme une rampe où tenir sa main. Le canut avait fait de cette question une espèce d’affaire d’honneur, entre lui et Dieu. Il s’était dit : « Ne mollissons pas ! J’ai mes idées, eh bien ! il ne faut pas que je me défile parce qu’elles me demandent un sacrifice ; il ne faut pas non plus que les camarades, qui ne pensent pas comme moi, puissent dire que je suis bigot tant que ça ne me gêne pas. Ils verront si je suis ou si je ne suis pas de Saint-Irénée, moi, de père en fils chrétien de cœur et tisseur de belle soie !… Et puis, quand il n’y aurait pas d’autre raison : je dois ça à Dieu, pour mes péchés. Je lui donne Pascale, comme je donnerais mon sang : goutte à goutte. »

Pas un moment il n’avait faibli, il n’avait cessé de montrer à tous, et à sa fille d’abord, sa même humeur taciturne, que secouait tout à coup un accès de gaieté facile. S’il pleurait, tout au fond, il n’en paraissait rien. Pascale pensait quelquefois : « Il a une nature plus heureuse que la mienne. » Il avait surtout une nature plus robuste.

Les deux derniers jours, ils se promenèrent beaucoup, au bras l’un de l’autre, faisant quelques visites. Le temps était devenu doux : trois heures de soleil humide et tiède entre les brumes du matin et celles du soir. Ils ne motivaient pas ces visites, et elles étonnaient ceux qui les recevaient. À quoi bon parler ? Les gens ne seraient pas longtemps dans leur surprise.

La veille au soir, Adolphe Mouvand et sa fille firent la prière ensemble. Pascale commençait, le père répondait. Et la voix de l’homme était mal assurée, parce qu’il venait d’écouter celle de l’enfant, la voix qui allait se taire dans la maison.

Avant de se retirer chacun dans sa chambre, ils s’embrassèrent plus longuement et plus fort que de coutume.

Et le matin se leva, presque pur, le matin de Noël. Ils n’eurent, ni l’un ni l’autre, la force de se rencontrer et de se dire bonjour. Quand il fut prêt, Adolphe Mouvand ouvrit la porte du palier, et appela : « Pascale ? » Elle vint, portant à la main un sac de toile brune, où elle avait serré quatre paires de bas noirs et six chemises : tout le trousseau et toute la dot qu’elle apportait aux sœurs de Sainte-Hildegarde. Quand le père l’aperçut, il prit la fuite, et, de peur de s’effondrer, là, sur le palier, sentant la douleur qui lui serrait la gorge, il descendit la moitié de l’étage en toute hâte. Pascale alla jusqu’à la première marche. Elle était très pâle et très droite, elle marchait lentement. Comme si elle avait oublié quelque chose, tout à coup, elle déposa le sac sur le palier, et rentra dans l’appartement. Elle n’avait rien oublié. Elle ne voulait pas être vue. En courant elle pénétra dans sa chambre, et, fermant la porte derrière elle, elle regarda, une dernière fois, tout autour de cette petite pièce nue et fanée, où elle avait vécu dix-huit ans, et, tendrement elle baisa les quatre murs. Puis elle sortit en courant, ayant dit adieu à sa jeunesse et à ses années non troublées.

Adolphe Mouvand était au bas de l’escalier. Il ne se retourna pas, quand il entendit, derrière lui, descendre une femme qui tâchait d’étouffer ses sanglots.

Tous deux, pâles, redressés, le regard perdu en avant, ils se mirent en route. De loin en loin, le canut passait la main sur sa barbe, que le givre frangeait de glaçons. Les larmes ne coulaient pas. Les voisins ne remarquèrent pas l’air singulièrement grave qu’avaient ces Mouvand, le père et la fille, et le peu de soin qu’ils prenaient d’assurer leurs pieds sur les entailles de la montée de la Grande-Côte, un jour de gel. Puis ce fut un couple sans nom, sans histoire, dans la grande ville qui s’éveillait. Ils ne disaient que des mots, ces pauvres gens, et de ceux qui n’avouent pas la tendresse dont ils sont pleins : « Tu n’as pas froid ? » « Prends garde au ruisseau, il est glacé. » Une fois, le canut dit : « Allons par ici, ce sera plus long, » et son visage se déforma, dans une grimace douloureuse qui lui tordit la mâchoire. Ils ne pouvaient tarder beaucoup à arriver, Pascale ayant promis d’entrer avant huit heures au parloir d’une école que les sœurs de Sainte-Hildegarde avaient à la Guillotière. Deux autres fois, Mouvand parla. Au moment où il commença d’entrer dans le quartier de la Guillotière, il arrêta Pascale, sur le quai, au bord du Rhône, et lui qui avait une grosse voix rude, il demanda, du ton d’un enfant, humblement, tendrement : « Pascale, veux-tu t’en revenir chez nous ? » Pascale, qui n’avait point cessé de regarder dans le vague, loin devant elle, murmura « non » très bas, et reprit son chemin dans le brouillard léger. Le père suivit. Quand il aperçut la place de l’Abondance, ouverte devant lui et si libre, et qui serait si courte à traverser, il répéta, comme un mendiant qui ne croit plus qu’on lui donnera : « Veux-tu t’en revenir ? » Mais elle ne répondit rien. Peut-être n’entendait-elle pas. Il lui avait dit, la veille : « Je ne veux pas voir la supérieure. Je te conduirai comme quand tu étais petite, jusqu’à la porte. » L’école, non loin de là, levait sur la rue son fronton triangulaire surmonté de la croix. Pascale sonna d’abord, afin qu’il y eût de l’irréparable. Puis, dès qu’elle eut entendu le son de la sonnette usée, debout sur la première marche et aussi grande que son père, elle se tourna vers lui, lui jeta les bras autour du cou, et fondit en larmes, couvrant de baisers les joues du vieux tisseur : « Je vous aime ! je vous aime ! je vous aime ! je vous aimerai toute ma vie ! »

Elle s’écarta, elle le considéra, avec ses yeux ardents et lourds de larmes, comme pour photographier à jamais et imprimer en elle l’image de cet être cher. D’un geste de mère, elle attira contre sa poitrine la grosse tête poilue du tisseur, et la baisa au front, lentement. La porte avait été ouverte. Une tourière jeune avait dit gaiement : « C’est notre nouvelle sœur ! » puis s’était tue, apitoyée. Pascale murmura, tandis que le père fermait les yeux, vaincu à la fois et éperdu : « Je vous remercie d’avoir été généreux. Je vous aime ! Adieu ! Adieu ! » Elle sourit à celle qui attendait, monta deux marches, et la porte retomba, entre elle et le père.

Alors Mouvand s’assit sur une marche, et pleura librement.

Deux ans se passèrent, pendant lesquels Pascale vécut à la maison-mère de Clermont-Ferrand, et fit son noviciat. Le canut s’habitua à l’absence de sa fille, ou du moins personne ne put dire, dans le quartier de la Croix-Rousse, qu’il ne s’y habituait pas. On parla huit jours de l’entrée de Pascale en religion, et de la décision du canut de prendre un apprenti. Seulement, l’apprenti ne logea pas dans la maison. Il venait le matin, et, à quelque heure qu’il arrivât, il apercevait les épaules énormes de Mouvand courbées sur le métier. Le canut n’avait jamais tant travaillé. Il n’avait jamais vieilli plus vite non plus. Sa voix de basse était devenue caverneuse, et chaque ride un sillon. À ceux qui le plaisantaient sur la vocation de Pascale, il répondait : « Puisqu’il y a des filles de plaisir, il faut qu’il y ait des filles de prière, c’est mon avis. »

Quand il reçut, à la fin de décembre 1899, la nouvelle que Pascale allait être envoyée, comme auxiliaire, à l’école de la place Saint-Pontique, il eut une joie, car la petite aurait pu ne jamais revenir à Lyon. Et il dit à l’apprenti, un jeune gars imberbe, et pâle comme une lumière qu’on a oublié d’éteindre en plein jour : « J’aurai un beau dimanche, Joannès, j’irai voir ma fille à Saint-Pontique ! » Il pensa : « Comme elle sera jolie, avec ses vingt ans sous la cornette ! »

Il pensait juste. Dans le petit parloir aux murs blancs, il la revit, et, après l’avoir embrassée de tout son cœur et de toute la force de ses bras, il la contempla. Il était assis sur une chaise, elle sur une autre, et il la reconnaissait, trait par trait :

– Tu as toujours tes yeux fleuris, tes yeux jaunes comme des cœurs de marguerite.

Elle riait comme autrefois, même d’une voix plus claire, ne l’ayant pas encore usée à faire la classe.

– Tu n’as plus tes cheveux. Moi qui les chérissais ! Tiens, si, on en voit encore un petit bout doré, à l’endroit où l’oreille tourne…

– Ils échappent toujours !

– C’est de l’or. C’est tout ce qu’il y en avait dans la maison. Tu aurais dû m’en laisser une mèche… Tu as le teint plus rose, tu as la bouche lisse comme un berlingot…

– Papa ! on ne nous dit pas ces choses-là !

– Ce n’est que moi, Pascale ! Et il y a deux ans ! Oh ! les douces cinq premières minutes ! Puis ils avaient essayé de causer. Elle lui parla de ses compagnes qu’il ne connaissait pas ; de Clermont-Ferrand où il n’était jamais allé ; des méthodes de classe auxquelles il ne prenait aucun intérêt. Très bonnement, elle l’interrogea sur le quartier, et sur le métier. Mais déjà, dans l’esprit de Pascale, bien des détails s’étaient effacés ; des figures avaient disparu ; toutes les petites nouveautés de la maison ou de la rue, elle ne les avait pas vues. Le vieux Mouvand vit qu’elle faisait effort pour imaginer les rues nouvelles qu’il lui nommait, le métier nouveau, et le dessin du papier qu’il avait acheté « pour que sa chambre fut moins froide » : elle n’y réussissait pas, et, d’ailleurs, tout cela n’intéressait que sa bonté, pas sa vie. Mouvand comprit qu’il n’y avait de commun entre eux, désormais, ni maison, ni quartier, ni occupations, plus rien que le passé, qu’il n’y aurait plus même de congé ensemble qu’au delà de la tombe. Mouvand sentit que tout le sacrifice n’était pas fait. Il demanda :

– Es-tu heureuse dans ta position, Pascale ?

– Tout à fait.

– Comme autrefois ?

Elle ne voulut pas répondre « plus » ; elle fit seulement un signe de tête. Elle était heureuse évidemment, d’une manière qu’il comprenait mal, heureuse sans lui et loin de lui. Il se leva, bien que l’heure de la récréation ne fût pas finie. Il caressa, du bout des doigts, le bandeau qui cachait l’or, et le voile noir, et les mains de l’enfant. Il dit : « Je reviendrai. C’est le dimanche qu’on te voit ? »

Mais il laissa passer plusieurs mois sans revenir. Ses camarades, les joueurs de boules des Pierres-Plantées, remarquèrent qu’il avait moins de force pour « tirer » et que sa boule était souvent « courte ». Le vin du chef de groupe n’égayait plus qu’un peu celui qu’il épanouissait jadis. Le printemps vint, puis l’été. Mouvand ne renonça point à aller voir Pascale, mais il la voyait rarement et peu de temps. Sa foi robuste avait grandi dans la solitude. Il n’était point triste : il n’aimait plus la vie, voilà tout. Il disait, dans ses prières : « Je suis vieux, je suis laid, je suis abandonné, personne ne peut plus m’aimer, excepté Dieu ! Gloria ! Alléluia ! Mon âme est à demi sauvée ! » Depuis que sa fille avait pris le voile, il saluait toutes les religieuses, dans la rue. Mais il évitait les occasions de leur parler, à cause de la petite qu’elles lui rappelaient trop. Il devenait sensible à l’excès. Probablement il l’avait été toute sa vie, mais en dedans, à la manière des forts, sans que les femmes et les indiscrets pussent s’en douter. À présent que sa force avait diminué, jusqu’à l’empêcher de travailler plus de huit heures par jour, les nerfs « avaient pris le dessus », et il se sentait commandé par ses impressions qu’autrefois personne n’aurait seulement soupçonnées. Plus régulièrement que jamais, il assistait aux réunions des Hospitaliers-veilleurs, et, le dimanche, avec ses camarades de l’œuvre, il se rendait aux Hospices, le matin, et, dans les deux salles de fiévreux confiés à sa « colonne », on le voyait s’approcher des lits, causer avec les malades, les soulever, leur tailler les cheveux et la barbe. Cette antique forme de la charité lyonnaise lui plaisait. Il rencontrait, dans cette confrérie, des hommes de son métier et des croyants de sa trempe. Il avait aussi, jadis, et selon les règlements de l’œuvre, assisté et veillé à domicile les malades pauvres. Il ne pouvait plus le faire. Un matin de la fin de l’été, pendant que, vêtu de son tablier blanc à grande poche, jeté par-dessus sa jaquette, il rasait les joues d’un malade, une des sœurs des hospices de Lyon passa au pied du lit, et dit :

– Monsieur Mouvand, votre chef de colonne vous demande, dans la salle à côté.

Elle continua de glisser sur le parquet, de son pas muet et léger. Sa coiffure toute blanche, cornette, bride, collerette, s’évanouit dans la salle voisine, derrière la porte qui se referma, et retira de la salle un rayon de jour. Le canut avait appuyé sa main gauche, qui tenait le linge à barbe, sur le lit du malade, et, son rasoir pendant au bout de l’autre main, il demeura penché de ce côté, immobile, sa grosse tête en avant, comme un chien en arrêt. Ce ne fut qu’au bout d’une minute qu’il sembla reprendre conscience de ce qu’il devait faire, et se redressa. Il se hâta d’accommoder son « client », serra son rasoir dans son tablier, et passa dans la salle, où le « conducteur » de la colonne l’attendait, pour lui demander un renseignement. Quand il eut répondu, il commença d’enlever son tablier de barbier volontaire.

– Tu as l’air plus malade que tous ceux qui sont ici, Mouvand ? Tu as raison d’aller faire un tour dehors, ça te remettra, mon vieux !

Le canut hocha la tête, deux ou trois fois, comme il faisait souvent, avant de répondre. Puis il dit :

– Je ne reviendrai plus.

– Avant la prochaine fois !

– Non, jamais !

– Tu te sens usé ?

– Oui, je suis presque fini, je ne peux plus être de rien, voilà ce que tu diras aux confrères… Mais il y a autre chose.

– Quoi donc ?

– Je ne veux plus voir la sœur qui a passé tout à l’heure : elle ressemble trop à ma fille Pascale… Et voilà pour toi… Adieu.

Il ne revint plus, en effet. On ne le vit plus, le dimanche, qu’aux offices, et sur le boulevard de la Croix-Rousse, jouant aux boules. Ses camarades, pour le ménager, lançaient moins loin « le petit », et quelquefois, quand il avait le dos tourné, du bout du pied rapprochaient sa boule, pour qu’il eût encore la joie de gagner.

Au printemps de 1902, il était très absorbé par un grand travail : une pièce de soie blanche magnifique, pour la fabrication de laquelle il avait été choisi, parmi des centaines d’ouvriers, par le successeur de M. Talier-Décapy, le grand fabricant lyonnais. Il y travaillait avec un soin extrême, se lavait les mains vingt fois par jour, afin de ne pas salir l’étoffe : une soie épaisse et souple, couleur de neige, semée de couronnes de feuilles brodées en fil d’argent. Il mettait de l’amour et de l’orgueil à tisser cette lumière. Le 16 mai, qui est la veille de Saint-Pascal, il revenait de voir sa fille, et le vieil homme avait au cœur deux joies, toutes deux voilées ; il avait trouvé Pascale moins pâle, et elle lui avait dit : « J’irai vous voir, et vous quêter, avec notre mère supérieure, parce que la communauté qui est pleine de sœurs chassées, à Clermont-Ferrand, ne peut pas nous venir en aide, et il nous faut plusieurs cents francs pour vivre jusqu’à la fin de l’année.

– Plusieurs cents francs ! Je ne t’en donnerai qu’un morceau. Viens tout de même.

Était-ce bon, ce rêve ! Pascale à la Croix-Rousse ! Pascale montant la Grande-Côte, Pascale dont on verrait, par la fenêtre, le voile noir, et la robe bleue en mouvement, et les yeux regardant en l’air ! La voix de Pascale dans la chambre d’où elle avait, si longtemps, éloigné la vieillesse ! Les yeux de Pascale reflétant les choses de la maison et le portrait du père au travail, comme jadis, quand elle arrivait derrière le canut, et le surprenait en disant : « On ne s’embrasse donc pas, aujourd’hui ? » La seconde joie, qui n’était qu’un accompagnement de la première, Adolphe Mouvand l’éprouvait à revenir le long de la Saône par temps doux, les mains dans les poches, à sentir tourbillonner dans sa barbe le vent d’été, qui n’est frais que quand il court. Et puis, sur le quai, il y avait de la verdure, oui, ce qu’il en faut pour qu’un canut ait une impression de campagne.

Mouvand se hâtait. Il avait chaud, quand il s’assit devant le métier, et qu’il enleva le papier qui couvrait la pièce. Avec plus de goût que de coutume, avec plus de force, il donna le coup de pédale, sa main gauche poussa le battant, sa main droite lança la navette. Il travaillait depuis une heure, et le jour était splendide dans l’atelier ; l’apprenti s’était reposé trois fois ; Mouvand, excité par la beauté de cette matière qu’il maniait et du tissu qu’il voyait se former entre ses doigts, courbait en mesure ses épaules et sa tête chenue coiffée d’une vieille casquette à oreilles relevées, qu’il portait d’ordinaire à la maison. Un coup de sonnette ne le fit pas suspendre son travail, pas plus que l’entrée d’un employé de la fabrique Talier-Décapy, qui servait de guide à un industriel italien, client de la maison. Celui-ci, figure mince et osseuse allongée par une barbiche en pointe, s’approcha du canut, l’observa un moment, étudia l’étoffe, et, touchant l’épaule du tisseur :

– C’est admirable ! dit-il.

Mouvand arrêta le battant au point où les fils de la chaîne, exactement tendus, prolongeaient en rayons séparés la lumière pleine de la soie déjà tissée. Il toucha même d’un doigt le bord de sa casquette.

– J’amène chez vous, monsieur Mouvand, un connaisseur, le plus important des exportateurs de soie de l’Italie… Vous pouvez juger, monsieur, de l’habileté de nos ouvriers lyonnais. Celui-ci est un des plus habiles.

– Le dernier ! dit la grosse voix du canut. Jamais de camelote ! Jamais de ruban, chez moi !

L’Italien admirait vraiment. Il touchait l’étoffe ; il lui souriait ; il avait envie de lui parler.

– Vous êtes un artiste, dit-il. Vous tissez un chef-d’œuvre ; c’est une robe de bal ?

Le vieux canut, content d’être loué devant Joannès l’apprenti, mais plus encore de voir reconnu son mérite si longuement acquis, enleva sa casquette, et proclama :

– Robe de cour, pour le sacre du roi d’Angleterre !

Les mots frappèrent les murs fanés de l’atelier, et les poutrelles dansantes, et les vitres rousselées aux angles par les fumées d’hiver.

Toute la fierté des vieux pères, créateurs, pour une part, de l’œuvre lyonnaise, artisans qui comprenaient la beauté de leur travail, qui s’en réjouissaient, toute l’émotion d’une vie renfermée, pauvre et goûtant la richesse qu’elle ouvrait, tout cela passa dans ses paroles.

Quand les visiteurs furent partis, de la même voix, le canut dit à l’apprenti libéré et goguenard, qui regagnait sa banquette après avoir fermé la porte :

– Retiens son jugement, Joannès. Tu es dans la maison d’un artiste. Et j’ai eu à peu près raison, va, quand j’ai dit : du dernier !

Il travailla jusqu’à la nuit, afin d’achever la pièce, s’il le pouvait. La visite l’avait ému, et ce fut la troisième joie, profonde aussi, de sa journée.

Le lendemain, à sept heures, quand Joannès entra dans l’atelier, il trouva le maître assis près du métier et les bras étendus en croix sur l’étoffe, à laquelle il ne manquait plus, pour être achevée, qu’un quart de mètre.

Adolphe Mouvand était mort.

Pascale eut, de cette mort, une douleur qui acheva de troubler sa santé déjà éprouvée par la fatigue, par la privation d’exercice et d’air. Ses compagnes, dans cette occasion, furent prodigues d’attentions, de paroles tendres, de silences respectueux et amis. Elles furent divinatrices, étant toutes habituées, filles de ferme, ou d’atelier, ou de bureau, à méditer sur la Passion du Maître qui rend habile à connaître et à plaindre les autres souffrances. Pascale avait, vraiment, parmi elles, le conseil et l’appui. Sans doute, elle luttait, mais aidée et soutenue. Elle était adorée des enfants, qui la sentaient faible, qui lisaient, dans le mouvement de ses cils abaissés tendrement dès qu’elle répondait : « Bonjour », dans la caresse prompte de sa main, dans la contraction de son visage à la nouvelle d’un accident ou à la vue d’une plaie, la toute-puissance des affections et des émotions sur cette jeune maîtresse. Les plus petites couraient vers elle, dès qu’elles l’apercevaient, dans la cour ou dans les corridors ; il y en avait qui lui baisaient les mains ; elles se pendaient à ses jupes maternelles, et, pendant la récréation du patronage, le dimanche, quand sœur Pascale surveillait, les grandes venaient lui dire ce qui leur coûtait le plus à avouer, les misères de la toilette et celles du cœur. Elle n’aimait pas ces confidences, qui la rejetaient dans l’agitation de la vie. Elle disait en riant : « Pourquoi moi, mes chéries ? Je n’ai pas d’expérience ; je ne puis vous dire ce que j’aurais fait, quand j’étais la fille d’un canut, dans le quartier de la Croix-Rousse. » Ce qui lui plaisait, avant tout, c’était, après le jour, l’office du soir récité en commun, la récréation, la prière, l’apaisement où l’on entre avec le souvenir de la vie encore frémissante et le sentiment persistant des âmes qui veillent sur la vôtre, puissances redoutables aux forces de séduction ou d’épouvante qui rôdent dans la nuit. Elle aimait le silence jusqu’après la messe du matin : quel rafraîchissement et quel renouvellement de force ! « La grâce descend dans le silence », disait Pascale. Elle n’était pas mystique, mais elle avait de vifs élans de piété, des gestes d’âme qui sait le chemin, et qui ne peut se maintenir au vol, mais qui saute et touche les grappes pleines, et retombe avec un parfum qui demeure. Elle était exacte, et même minutieusement, dans l’observation du règlement. Elle aimait ses élèves, les jolies encore de préférence, mais l’amour grandissait avec le devoir accompli. Une sainte naîtrait peut-être de la faiblesse défendue par quatre femmes saintes.

Voilà pourquoi la nouvelle que la communauté était menacée, troubla jusqu’au fond de l’être sœur Pascale. Toute la nuit, le passé traversa l’esprit de la religieuse, elle revit la route parcourue, et elle essaya, mais vainement, d’imaginer, dans l’épouvante, ce lendemain qui était comme la nuit, mystérieux, pressant, dangereux. Et elle se leva brisée de fatigue.

TROISIÈME PARTIE

LA VOIE DOULOUREUSE

 

La matinée du mardi s’avançait. Dans le jour radieux, les enfants de l’école, prisonnières comme des guêpes dans une serre, commençaient à s’énerver : trente petites de six à huit ans, qui écrivaient, le dos courbé et les yeux souvent levés vers la maîtresse. Pascale dictait : « Une voix s’est fait entendre dans Rama, des pleurs et des cris lamentables ; c’est Rachel qui pleure ses enfants, et elle ne veut pas se consoler, parce qu’ils ne sont plus. »

Pauvre voix, à laquelle les enfants étaient habituées, sourde et faible.

– Vous avez compris ? Relisez vos dictées. Je les corrigerai tout à l’heure. Mélie, viens me trouver ?

Une enfant se leva, d’une seule détente de ses muscles agiles, et vint près du bureau de la maîtresse. C’était une roussotte, aux yeux bleus, durs et mobiles, aux lèvres larges, aux dents aiguës, – tête de petite louve, sortant d’une robe grise, de toute saison, – l’élève la plus vieille de la classe (dix ans), la plus dissipée. Elle monta sur la première marche du marchepied, et planta son regard assuré dans les yeux las de sœur Pascale. La maîtresse était tournée vers la fenêtre, et l’enfant avait le visage dans l’ombre. Les autres élèves, presque toutes, essayaient d’entendre. Quelques-unes relisaient leur copie.

À voix basse, sœur Pascale demanda :

– Ma petite, j’ai encore une observation à te faire.

Mélie eut un mouvement d’épaules du plus parfait irrespect :

– Pourquoi donc ? J’ai écrit comme les autres !

– Ce n’est pas cela que je veux dire.

– J’ai pas causé !

– C’est vrai.

– Quoi alors ?

– Tu n’es pas venue à la messe, avant-hier ?

L’enfant fronçait les sourcils, et regardait du côté de ses compagnes, qui levèrent le nez et se mirent à rire, en voyant que la sœur grondait encore Mélie, la paresseuse, la désordonnée, la mauvaise tête.

Mélie, par-dessus ses compagnes, avec un air de révolte, regardait très loin, chez elle, dans le taudis paternel. Et elle se taisait.

Sœur Pascale se pencha, et, bien bas :

– Tu veux donc me faire de la peine ?

– Sur que non !

En un instant, la petite tête farouche se trouva nez à nez avec le visage de la maîtresse, et elle était sombre encore, et irritée, mais d’une autre chose, de se voir méconnue, de ce que cette sœur Pascale ne comprenait pas qu’on l’aimait, elle, qu’on lui sauterait au cou, en pleine classe, si on n’avait pas peur de se faire renvoyer… L’ardent reproche de ce regard n’échappa pas à Pascale, dont les lèvres s’allongèrent un peu. Aussitôt l’enfant parla, résolue.

– Je vas vous le dire, mais rien qu’à vous ; j’ai pas pu venir.

– Explique.

– Samedi soir, papa et maman sont rentrés tous deux brindezingues : il a fallu que je les couche ; ils ont fait le train toute la nuit : le matin, je dormais.

La main de sœur Pascale se posa, comme pour absoudre, sur la tignasse rebelle de Mélie. L’enfant se haussa sur la pointe des pieds, pour mieux rencontrer cette caresse, elle, la battue, la privée de mère, la rebutée.

– Va, dit sœur Pascale…

En disant cela, une idée de faubourienne lui vint.

– Ils n’auront pas leur plumet tous les samedis, il faut l’espérer ?

Et alors tu viendras dimanche prochain, et puis les autres…

Elle s’arrêta brusquement. Que disait-elle ? Dimanche prochain, les autres ? Deux larmes rapides, dans ses yeux jeunes, apparurent au bord des cils.

Et Mélie descendit la marche en disant :

– Sœur Pascale a un chagrin : elle n’a pas pu rire.

Les élèves n’avaient rien entendu ; mais elles avaient vu. « Que t’a-t-elle dit ? Elle pleure ? Tu as menti ? – Non. – Pourquoi pleure-t-elle ? – Est-ce qu’on sait ? – Elle a un chagrin, dis, Mélie ? – Bien sûr. – Qu’est-ce que c’est ? » Le soleil chauffait les arbres et les maisons de la place ; les petites filles s’agitaient ; sœur Pascale cherchait à reprendre sa voix de professeur : « Nous allons corriger la dictée… »

Elle fut libérée par la cloche qui sonna la récréation. Sœur Pascale croyait pouvoir enfin rejoindre la supérieure, et connaître un peu plus du destin qui la menaçait, savoir ce qu’on allait faire, et à quelle résolution sœur Justine s’arrêtait.

– Ma sœur Pascale, dit celle-ci, en la rencontrant dans le couloir, vous surveillerez le déjeuner des « lointaines ». Vous avez une mine de carême. Quel roseau vous êtes !

Sœur Pascale, pendant la récréation, essaya de jouer, essaya d’être gaie, et d’obéir comme elle le devait, amoureusement. Elle sentait en elle comme un poids de larmes qui l’oppressait. Autour d’elle, les enfants couraient, glissaient, croisaient leurs routes, bruissaient comme des moucherons d’été. Mais la jeune maîtresse se faisait battre aux barres comme une vieille. De loin, elle apercevait, allant et venant, sœur Léonide, pressée comme à l’habitude, et trottant, et qui riait, de ses lèvres sans dents, aux gamines qui l’appelaient, ou bien elle voyait encore, sage, calme dans sa robe bleue, sœur Edwige qui, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, corrigeait un cahier de devoirs.

À quatre heures et demie, à « l’heure des parents », les quatre femmes se retrouvèrent, – la cuisinière était à la cuisine, – derrière la porte d’entrée qui venait de se fermer sur la dernière élève.

– Eh bien ? dit anxieusement sœur Pascale. Qu’avez-vous décidé, notre mère ? Qu’allons-nous devenir ? Avez-vous une idée ? Que faites-vous ?

La vieille sœur Justine, qui jouissait infiniment d’être « en communauté », adressa d’abord un signe amical de sa grosse tête crevassée de rides à sœur Danielle, à sœur Edwige, à sœur Pascale. « Bonjour, mes enfants ! Les classes sont finies. Les poitrines se cicatrisent. Bonjour, mes grandes filles ! »

– Ce que j’ai fait ? dit-elle ensuite, j’ai commencé une lettre.

– Et après ?

– Je la terminerai, et je la ferai mettre à la poste, ce soir, par sœur Léonide.

– C’est tout ?

– Non, j’attendrai la réponse de notre mère générale, qui répondra sans doute jeudi à notre supérieur monsieur le chanoine Le Suet, ou à moi.

– Et d’ici là ?

– Deux jours ? Nous ferons la classe et nous prierons.

– Et si…

Sœur Pascale hésita un moment, mais, comme on lui pardonnait les hardiesses de parole qu’elle avait apportées de la Croix-Rousse, elle continua :

– … si personne ne nous dit rien ?

Les yeux fermes de sœur Justine s’arrêtèrent sur la raisonneuse :

– Alors seulement, ma petite Pascale, nous agirons de nous-mêmes.

Le surlendemain, tout de suite après le dîner de midi, – préparé en vingt minutes et mangé en quinze, – sœur Justine, et celle qui, dans les jours d’exception, prenait le rôle d’assistante, sœur Danielle, traversaient le quartier de Saint-Pontique, passaient sous la gare de Perrache, et, sur le cours du Midi, montaient dans un tramway, car elles étaient pressées, et elles allaient loin. Assises l’une à côté de l’autre dans la voiture, elles échangeaient quelques mots, dans le bruit des roues et des vitres dansantes.

– Monsieur le supérieur doit avoir des ordres ?

– Je le pense, puisque je n’ai rien reçu de la mère générale.

– Il va nous dire de partir pour Clermont-Ferrand. C’est sûr.

– C’est infiniment probable.

– Il faudra lui demander l’heure des trains ?

Monsieur le supérieur voyage quelquefois, nous jamais.

– Voyons, sœur Danielle, notre sœur Léonide sait ces choses-là parfaitement… Les demander à monsieur le supérieur ? À quoi pensez-vous ?

Pendant une partie du trajet, elles restèrent ensuite silencieuses, chacune songeant à Clermont-Ferrand. Comme le tramway débouchait en vue du pont de Tilsitt, sœur Danielle se pencha vers la supérieure :

– Je retrouverai, là-bas, plusieurs de celles avec lesquelles j’ai fait mon noviciat. Je ne pourrai pas m’empêcher d’en être heureuse… Mais qu’est-ce que nous ferons, si nombreuses, dans la maison, chassées de tant d’écoles, de tous les coins de la France, et rassemblées là ? Comment nous loger toutes ? Comment vivre ? S’il y avait seulement, pour notre congrégation, des missions au delà de la mer, dans un pays dangereux…

Elles avaient traversé la Saône. Elles étaient rendues. Vivement elles descendirent de la voiture, et longèrent, pendant quelques pas, le quai Fulchiron, jusqu’à la maison carrée, respectable et cossue, où habitait le chanoine Le Suet.

C’était un grand abbé qui, dans sa soutane, était de même largeur, en haut, en bas, et au milieu, de quelque côté qu’on le regardât. Il n’était pas gros, il n’était pas maigre ; il avait de la dignité dans l’allure, de l’onction et même de la nonchalance dans le débit, une grande tiédeur de zèle, une correction de vie parfaite, une confiance en soi non apparente mais sans limite. Tout le clergé de Lyon le connaissait. Il avait monté sur place. Prêtre concordataire s’il en fut, il ne comprenait que l’accord, et le prix lui paraissait toujours abordable, parce que le besoin de la paix n’avait chez lui aucun rival : pas même l’honneur de la religion en laquelle il croyait. L’œil profond, les cheveux demi-longs et rares sur le sommet du crâne, les sourcils épais, la lèvre inférieure lourde et cotonneuse, le nez souvent pâli par une aspiration émue, l’abbé Le Suet était un consultant sans remède, mais écouté. On venait à lui pour lui raconter ses ennuis. On le quittait sans autre provision de voyage que des paroles qu’on aurait pu lire dans les journaux : « Les temps sont pénibles. Avec de la bonne volonté, tout s’arrangera, bonne volonté de part et d’autre. Les catholiques ne sont pas exempts de fautes. Assurément, vous avez raison de vous plaindre, et je vous plains ; mais il aurait fallu prévoir, et faire ceci, et faire cela, en temps utile, vous comprenez bien, utile, etc. » Quant à savoir au juste ce qu’il avait conseillé, ceux qui le connaissaient, de nouvelle ou d’ancienne date, n’auraient pas pu le dire : il avait toujours blâmé ses amis et craint quelque chose. Sa fonction avait été de tirer en arrière, sur ses troupes. Surtout, il ne conseillait rien pour aujourd’hui. Les opérations les plus nettes de son esprit s’exerçaient sur les petites affaires locales et ecclésiastiques du passé. Là-dessus, il ne tarissait pas. Il avait toutes les mémoires. Il citait des vicaires qui avaient eu des mots malheureux avant le concile, c’est-à-dire des mots trop ultramontains avant la définition. On n’en citait aucun de lui, ni dans un sens, ni dans l’autre. Son aumône était normale. On le disait riche, ce qui est toujours bien relatif quand il s’agit d’un prêtre français. Quelques confrères étaient éblouis par le confortable de sa salle d’attente, meublée de chaises recouvertes de reps gros bleu, de gravures anciennes représentant des scènes de l’histoire sainte d’après quelque Poussin, de vases de fleurs artificielles, – don de la communauté, – sous verre, et d’une pendule coucou, rapportée de la Forêt-Noire. L’abbé Le Suet prêchait d’anciens sermons, de ses jeunes années, ravivés par des citations extrêmement modernes. Il avait été nommé chanoine honoraire vers 1885. On avait parlé de sa candidature à l’épiscopat. On n’en parlait plus. Sa vanité l’y eût poussé, et la conviction qu’il eût été « administrateur ». Sa bonne foi était entière. C’était un bon laïque tonsuré, orthodoxe, de caractère appauvri, d’esprit moyen, incapable de trahison, devenu incapable d’action et souhaitant vainement la paix en pleine guerre, un traînard jouant de la flûte sur le derrière de l’armée.

Quand sœur Justine sonna chez l’abbé, la bonne, cette vieille Zoé proprette, plate et froide, qui avait l’œil d’un inspecteur de police, la reconnut, et dit sèchement :

– Je ne sais pas si monsieur le supérieur va pouvoir vous recevoir ;… ça m’étonnerait : il part ce soir.

– Pour Paris, peut-être ? demanda sœur Justine.

– Non, pour les eaux de Vichy. Elle revint, après cinq minutes.

– Entrez, mais ne restez pas longtemps.

Elle leur montra, de l’épaule soulevée, la porte, qu’elles avaient plus d’une fois franchie, de la salle d’attente, et rentra dans sa cuisine.

L’abbé parut presque aussitôt, venant de son salon, ne s’excusa pas de recevoir les sœurs dans la salle d’attente, s’assit dans le fauteuil Voltaire en tapisserie conventuelle, et dit :

– Je vous écoute.

Puis il ferma les yeux.

Elles avaient pris les deux seules chaises de paille de la pièce. L’abbé, dans le fauteuil, penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, dodelinait la tête et grognait aux explications de sœur Justine, pour faire voir qu’il ne dormait pas.

– Que faire, monsieur le supérieur ? demanda celle-ci en terminant. Nous sommes averties que notre école sera fermée après-demain. Devons-nous résister ?

– Assurément non ! dit l’abbé en ouvrant les yeux et la bouche en même temps, et en parlant d’un air d’autorité. Je m’y oppose ! Et la maison mère ? Vous voulez donc faire fermer la maison mère ?

– Non, monsieur le supérieur, mais affirmer notre droit. Si on n’entend pas tomber les pierres du mur, qui se doutera que l’on démolit, qu’on fait des ruines, et que ce n’est pas volontairement que nous quittons nos enfants ?

L’abbé dit :

– Ne provoquons pas…

– Mais, monsieur le supérieur, on nous vole, on nous met à la porte, on nous arrache nos enfants, on nous interdit la vie en commun…

– Permettez !

– … La vie en commun, à Lyon tout au moins, monsieur le supérieur. Nous devons avoir quitté l’école après-demain, et nous retirer à la maison mère.

– Qui vous a dit cela ?

– Mais, les gens de la police ! Où voulez-vous que nous allions ?

– Il n’est pas possible, fit l’abbé, en rajustant ses lunettes, et en regardant, l’une après l’autre, les deux religieuses, il n’est pas possible, vous entendez bien, à la maison mère de vous recevoir… Elle est comble…

Les deux femmes avaient sursauté. Elles dirent ensemble :

– Comment ! ne pas rejoindre nos mères ?

– J’en suis avisé, reprit l’abbé, par une lettre de la supérieure générale, lettre désolée… et j’allais vous en écrire moi-même, avant mon départ : on n’a plus de place.

– Mais alors ?

Il leva les deux mains, pour dire : « Évidemment ! »

– C’est la séparation ?

Il inclina la tête.

– Se laïciser ?

Il s’inclina de nouveau.

– Quitter sœur Danielle, sœur Edwige, sœur Léonide, sœur Pascale ?

– Ma chère fille…

– Ne plus enseigner nos enfants, revenir au monde, tout perdre ! Vous ne l’avez pas dit ? Il nous est permis de télégraphier à la maison mère ? Elle pourra…

– Je sais ce qu’elle pourra faire, interrompit l’abbé Le Suet, et c’est peu de chose.

Il ouvrit un tiroir, et prit, entre l’index et le pouce, quelques pièces de monnaie enveloppées dans un fragment de journal.

– Très peu de chose… La maison mère est très pauvre ; elle a trois mille religieuses à nourrir quotidiennement, et inutilement. Je suis chargé de vous remettre, à chacune, quarante francs. Ce sera la petite provision, le petit viatique… Une dame généreuse a préparé, je le sais aussi, des costumes pour laïcisées. Vous passerez chez elle, en quittant l’école, et vous recevrez un vêtement complet.

– Et nous irons ?

L’abbé se leva, et, faisant une grimace triste, à cause de l’embarras où cette conversation le mettait :

– Où vous pourrez, hélas !… Tout est plus fort que nous, mes pauvres filles… Je regrette d’avoir en vain prophétisé ce qui se passe… Sacrifiez-vous… Laissez passer la tourmente…

Il souffrait, sincèrement, de voir, devant lui, les deux femmes qui s’étaient levées, pâles comme leur guimpe. Sœur Justine hésita un moment, puis elle se décida à ne pas insister, et balbutia :

– Adieu, monsieur le supérieur, nous n’oublierons pas vos bontés… Nous nous recommandons à vos prières.

Elles s’inclinèrent avec déférence, et repassèrent la porte.

Au tournant de la rue, sœur Danielle, sans s’arrêter, dit :

– Passio Domini nostri Jesu Christi…

Sa parole était ferme, tremblante d’énergie et d’indignation. La religieuse regardait le quai, les maisons, la ville, et en eux elle voyait le monde, auquel elle venait d’être rejetée et ramenée violemment, contre lequel elle protestait de toute la force de sa volonté, parce qu’il était le trouble, l’impureté, le blasphème, l’orgueil de la parure, le contraire de la paix. Elle sentait en elle la révolte de la vierge, de la femme, de la paysanne de race énergique, et elle dominait tout, sauf l’émotion de ses nerfs qui chassaient le sang de sa belle figure de médaille romaine, et l’amassaient dans son cœur angoissé. Sœur Justine pensait déjà aux mesures qu’elle devait prendre. Il y avait longtemps qu’elle avait jugé les hommes, et pardonné d’avance ce qu’ils lui feraient subir d’injustices et d’affronts. Là, dans la rue, dès le premier pas, elle avait pris une résolution, elle en méditait d’autres. Et le seul signe auquel on eût pu reconnaître son émotion, c’était la vigueur inusitée de son allure. La vieille religieuse allait grand train, délibérément, les yeux à vingt pas en avant, comme un soldat.

– Où allons-nous ? demanda sœur Danielle.

– Mais, chercher conseil ! dit la supérieure, avec cette sorte de rire bref qui enveloppait son autorité et la rendait bon enfant. Ce n’est pas un conseil que nous avons reçu là !

– C’est la fin de l’Institut, murmura sœur Danielle.

– Il ne faut pas que cela soit la fin des sœurs, ma chère fille.

– Et qui peut donner un conseil, ma mère ?

– Les saints : il y en a toujours, et il n’y a qu’eux.

L’autre comprit tout de suite qu’elles allaient trouver l’abbé Monechal. En effet, arrivée à l’extrémité de la place Bellecour, sœur Justine tourna à gauche, et continua de marcher jusqu’au pied des hauteurs de la Croix-Rousse.

L’abbé Monechal habitait une de ces rues sur-habitées du quartier des Terreaux, qui renferment, derrière des façades plates, enfumées, léprosées par la pluie et par l’ombre, les magasins et les bureaux de nombreux marchands et fabricants de soie.

Entre deux de ces comptoirs, au-dessus desquels logent des ménages de commis et d’ouvriers, dans un immeuble banal, indéfiniment réparé, cloisonné et resali au cours des temps, il avait fait choix d’un rez-de-chaussée qui eût convenu à une famille de miséreux. Le logement convenait au prêtre ami des pauvres et tout dévoué à leur service. On montait trois marches ; la porte n’avait pas de sonnette, et on entrait dans une pièce à peine meublée, aux murs revêtus de plâtre, qui ouvrait elle-même sur une seconde pièce, plus petite, sans porte, où l’abbé, le soir, disposait lui-même un lit de camp, dissimulé dans un placard. Il recevait là, tous les matins et une partie de l’après-midi, la clientèle énorme de la misère, de la faim, de la plainte, de la rouerie, du vice et souvent de la vertu qui s’ignore et qu’on ne sait comment soulager. On attendait dans ce qu’il appelait le salon, et, à son tour, chacun allait quêter le prêtre, ancien « soyeux » devenu missionnaire libre, et déjà aux trois quarts ruiné par cette cause exceptionnelle et superbe de ruine : la charité.

Sœur Justine et sœur Danielle n’eurent pas besoin d’attendre : il n’y avait personne dans le « salon ».

Quand elles furent dans la seconde pièce, elles virent, au-dessus de la table de bois blanc, l’échine ployée, courbée, affalée de l’abbé qui dormait. Sur les deux bras croisés et formant giron, le front était caché, et l’on n’apercevait, en arrivant, que deux manches de soutane, un occiput large, sans tonsure, aux cheveux drus, blancs, coupés ras, et un dos voûté que la respiration soulevait en mesure. Les deux religieuses, par respect, s’arrêtèrent à trois pas de la table, sans rien dire. D’autres eussent fait un peu de bruit. Sans s’être consultées, elles remuèrent ensemble les lèvres, priant tout bas pour l’homme las de ce lourd fardeau de la vie d’œuvres, plus las qu’elles-mêmes, et tout seul. L’épreuve de la solitude leur paraissait déjà plus rude. Mais il y a de mystérieuses cloches, dans les âmes ardentes. La partie de l’âme qui ne dort jamais, le veilleur du navire à l’ancre, éveilla l’équipage. Le prêtre releva la tête, regarda devant lui, passa la main sur ses paupières, et dit, sans embarras :

– Pardon, mes sœurs, cela m’arrive quelquefois : je vieillis.

Sa mémoire ne lui rappelait pas encore qui étaient ses visiteuses.

Le nom lui revint. Une petite inclination de la tête en témoigna.

– Sœur Justine, je crois, et sœur Danielle ?… Oui, asseyez-vous donc… Vous venez me recommander quelqu’un, mes bonnes filles ?

Elles demeurèrent debout, les mains rentrées dans leurs manches. Elles se ressemblaient presque, en ce moment, leurs deux visages étant pétris par la même idée souveraine et douloureuse. On eût dit, à leur attitude, qu’elles comparaissaient devant le tribunal de Dieu.

– Nous avons un grand malheur, dit sœur Justine, et nous venons à vous pour savoir que faire.

Elle commença de raconter les événements des derniers jours. L’abbé Monechal écoutait, les yeux demi-clos et attentifs, les mains posées à plat sur la table. Son front découvert, bossue, ridé, son gros nez ferme du haut, souple au bout et dévié à gauche, sa mâchoire large et en relief, ses joues creusées là où les dents manquaient, ses lèvres fanées, tombantes aux angles, marquées du pli de la pitié, disaient à la fois la vigueur et la fatigue de cet homme, qui n’était pas encore un vieil homme, mais dont l’esprit, le cœur, les mains, les lèvres, avaient beaucoup travaillé pour l’amour si rare des autres hommes.

En écoutant sœur Justine, l’abbé pensait : « Encore les pauvres qui vont souffrir ! Comme l’impiété les déteste, ces amis de Jésus-Christ ! C’est contre eux que tout se fait. »

Et comme c’étaient là des pensées habituelles pour lui, ses traits ne changèrent pas.

Mais quand la supérieure en fut venue à dire : « Nous sortons de chez monsieur le chanoine Le Suet, il nous a dit que la maison mère ne pouvait plus nous recevoir, et qu’il fallait quitter l’habit, et rentrer dans le monde… »

– Rentrer dans le monde ! s’écria l’abbé.

Ses yeux s’ouvrirent tout grands, et il y parut une force qui n’a pas d’âge, une lumière nette, bleu foncé, en faisceau droit, comme le regard des phares, qui va chercher au loin ceux qui se perdent.

– Rentrer dans le monde ! Ah ! mes pauvres, que j’en souffre avec vous ! Votre communauté agonise, et vos ennemis s’en réjouissent, quand vos amis ne le voient pas encore ! Des âmes parfaites ! Des saintes ! Vous en aviez parmi vous ! C’était l’œuvre d’un siècle et de la grâce quotidienne. Combien faudra-t-il de temps pour qu’elle se reconstitue, la source des saints ? Et combien, pour que les saints s’affadissent ? Car c’est vite dit : rentrez dans le monde ! Mais vous n’y avez jamais vécu, en somme ! Vous n’êtes pas faites pour lui ! Vous n’avez pas fait de noviciat pour cette vie-là ! Vous n’êtes pas appelées, vous n’êtes pas préparées ! Ah ! mes filles, mes pauvres filles !…

Elles baissaient la tête.

– Oui, je crains pour plusieurs, continua-t-il. Les fleurs délicates sont les plus vite roussies. Il y aura des âmes ruinées. Et parmi celles qui résisteront, combien peu ne seront pas abaissées !

Il vit que sœur Danielle pleurait, et il leva ses épaules lasses.

– Excusez-moi, ce n’est pas bien, à moi, de vous faire pleurer ; ce n’est pas mon rôle. Ce que je viens de vous dire ne sera, j’espère, pas vrai pour vous.

– Que devons-nous faire ? répéta sœur Justine.

– Vous n’avez pas le choix. Vous serez relevées de vos vœux d’obéissance et de pauvreté ; vous vivrez dans la vie médiocre et par conséquent dangereuse… Tâchez, vous, la supérieure, d’abriter vos filles le plus possible…

– J’en ai de jeunes.

– Je le sais ; vous prierez deux fois pour les jeunes et une fois pour les vieilles. Vous prierez dans la perpétuelle contrariété de la vie. C’est une prière puissante. Il faut qu’elle le soit, pour que la somme des mérites ne diminue pas en France…

Il se leva, et marcha dans l’étroite cellule, le long de la table, la tête penchée.

– Faites attention encore, sœur Justine, que, si vous n’êtes plus supérieure, vous restez responsable.

– Oui, monsieur l’abbé.

– Vous me promettez de n’en abandonner aucune ?

– Je les aime toutes. Et pour le présent, monsieur l’abbé ?

– Pour le présent, je veux vous voir partir dignement, comme on meurt.

– C’est bien cela ! murmura sœur Danielle.

– D’abord, il faut faire une distribution des prix.

– Dire adieu à nos petites, aux mères, aux anciennes de chez nous, n’est-ce pas ? J’y pensais, interrompit sœur Justine. Ah ! que je suis contente que vous soyez d’avis…

Et, les voyant déjà toutes, elle avait repris son expression de joie robuste.

– Vous n’avez pas la force de résister, reprit l’abbé, mais il faut au moins que le droit meure bien, comme ceux qui doivent ressusciter. Vous ne vous en irez pas de vous-mêmes ; vous céderez à la violence. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait du bruit et des coups, mais il est nécessaire qu’il y ait des témoins pour dire un jour : « Elles ne nous ont pas quittés ; on les a chassées ; elles voudront bien revenir : rappelons-les ! »

Il se tourna brusquement du côté des deux femmes :

– Vous n’avez pas le sou ?

– Pardon, monsieur l’abbé, quarante francs chacune, que monsieur l’abbé Le Suet nous a remis, de la part de la communauté. Elle ne peut pas faire plus.

L’abbé les considéra un moment, sans dire ce qu’il pensait. Puis il leva la main. Elles s’agenouillèrent toutes les deux, d’un même mouvement.

– Je vous bénis, dit le prêtre.

Elles se relevèrent, saluèrent, et, l’une derrière l’autre, quittèrent la maison et descendirent dans la rue.

Dix minutes plus tard, l’abbé Monechal sortait à son tour, et, prenant son chapeau, qui avait de longs poils ébouriffés, sauf sur le bord tout usé, rasé et meurtri par la pression des doigts, – l’abbé saluait tant de petit monde ! – il se dirigeait vers la Saône. Le vent chaud promenait dans les rues de la poussière, et dans le ciel de gros nuages, violets et lourds comme des figues mûres. L’abbé suivit le quai Saint-Vincent, au pied de la colline de la Croix-Rousse, et, parvenu à l’endroit où le fleuve est étroit entre deux rives abruptes, s’engagea dans le Cours des Chartreux, avenue qui monte en tournant, et qui sertit la hauteur.

Presque au sommet, dans une maison sévère, reste d’un vaste hôtel en partie détruit, M. Talier-Décapy habitait depuis l’époque, déjà lointaine, où il avait perdu sa femme. Il vivait seul. Il s’était retiré des affaires depuis quelques mois. Il en mourait. Avec lui allait s’éteindre un grand nom, une des gloires de l’industrie de la soie.

Laborieux, absorbé par le travail dès sa jeunesse, méditant longuement une résolution, ce qui pouvait le faire passer pour irrésolu, mais prodigieux de hardiesse et de ténacité dans l’œuvre commencée, créateur de fabriques ou de comptoirs en Perse, aux Indes, au Japon et aux États-Unis, attentif au mouvement commercial dans le monde entier, très informé et très sûr de lui-même dans ces questions qui, presque seules, l’intéressaient, il avait triplé, par son labeur, les capitaux considérables hérités de son père. Ayant vécu, en outre, pendant soixante-dix ans, sur le revenu de son revenu, il avait ajouté une fortune d’épargne à ses gains d’industrie. Le goût de la dépense lui manquait, mais il n’était pas avare. Il avait même le sentiment de la responsabilité de la richesse. Et c’est une des deux raisons qui lui avaient fait dire, un jour, cinq ans plutôt, à l’abbé Monechal : « Quand tu me verras sur le point de mourir, avertis-moi. » L’autre raison était d’ordre religieux.

L’abbé Monechal n’avait jamais douté de l’affection, ni de l’énergie morale de M. Talier-Décapy. Il montait cependant la côte avec plus de lenteur et d’essoufflement que de coutume, pensant qu’il allait rendre à son ami un service difficile et cruel.

Quand il fut devant la porte, sans se donner le temps de respirer, il sonna. Le valet de chambre dit tout de suite, avant la question :

– Oui, monsieur.

– Comment va-t-il ?

– Mal, monsieur l’abbé. Il a le cœur qui lui saute. Il se promène encore, mais il dort dans son fauteuil…

– On n’y dort jamais longtemps, hélas ! dit l’abbé, qui avait dû s’arrêter lui-même, le cou gonflé de sang, au bas de l’escalier, car il était de ceux que l’émotion détruit peu à peu.

Au second étage, le valet de chambre l’introduisit dans une vaste chambre éclairée par quatre fenêtres, deux ouvertes à l’occident, et deux au sud.

– Tiens, c’est l’abbé ! dit une voix encore ferme.

Un homme de petite taille, mince, autour duquel flottait une redingote, se leva en trois temps, en trois efforts prudents, du fauteuil placé devant une des fenêtres du sud. M. Talier-Décapy ressemblait à une ablette ; il en avait les joues plates, et l’œil vitreux ; il en avait eu la vivacité, autrefois, car quelque chose à présent domptait ses mouvements.

– Eh bien ! Monechal, dit-il après avoir pris difficilement sa respiration, tu n’es pas venu me voir depuis trois mois. Je suis cependant malade, va !

– J’ai trop de pauvres, mon ami, les riches ont des aises.

– Pas moi ! Je n’ai que la vue de Lyon. Cela, oui, je le confesse, c’est une satisfaction pour un impotent. Viens voir ?

Il s’inclina, d’une façon cérémonieuse qui contrastait avec le tutoiement, laissa l’abbé s’approcher de la fenêtre et se mettre en pleine lumière, tandis que lui-même, un peu en retrait, il considérait avec attention les yeux de son ami qui regardait la Saône et la ville toute violette sous les nuées d’orage.

L’abbé était debout. Son visage avait pris une expression recueillie et grave.

– Dans tes yeux je vois tout Lyon, l’abbé !

Le prêtre ne bougea pas.

– Je vois la Saône dans tes yeux, elle brille. Tiens, il doit y avoir des chalands, remontés par le Scorpion, vers Vaise ; je vois la flèche de Saint-Paul, les flèches jumelles de Saint-Nizier, le dôme de l’Hôtel-Dieu, les toits innombrables des Terreaux et de Bellecour… Comme tu es grave, l’abbé ! Que cherches-tu ?

– Je cherche à compter les églises, et les hosties qui veillent sur Lyon… Veux-tu te mettre à genoux avec moi ?

M. Talier-Décapy connaissait l’abbé depuis trop longtemps pour s’étonner ; il s’agenouilla.

Pendant une minute, on n’entendit aucun bruit dans la chambre du Cours des Chartreux. L’abbé se releva le premier, et, faisant asseoir M. Talier-Décapy, tandis que lui même il restait debout, dans la lumière, appuyé au chambranle de la fenêtre :

– Comme cela, dit-il, tu ne vas pas mieux ?

– Le médecin voudrait me le faire dire ; pour ne pas le contrarier, je le laisse m’expliquer les signes du mieux ; au fond, je me sens très malade.

– Tu as raison, dit l’abbé.

L’autre eut un éblouissement rapide, et il ferma les yeux, comme si une lumière trop forte l’avait offensé. Il accusa le coup, mais il n’eut pas un geste, pas un recul, pas une pâleur plus grande, pas un changement de voix. Seulement son regard s’attacha passionnément aux yeux de l’abbé, qui ne se détournèrent pas, et n’essayèrent point d’atténuer les mots, mais qui se troublèrent, et, tout autour des paupières, devinrent brillants. Des deux hommes en présence, il semblait que le plus atteint fût le prêtre.

– Je t’ai promis de t’avertir, dit celui-ci. Je le fais.

– Les autres m’auraient trompé jusqu’au bout, répondit l’industriel. Je te remercie. Crois-tu que ce soit long ?

– Fais comme si ça ne devait pas l’être.

Il y eut un temps de muettes communications entre les deux hommes. L’idée de la mort, celle de leur amitié, les unissaient en ce moment, et remplissaient les secondes silencieuses qu’ils vivaient. Par la fenêtre, le murmure de l’immense ville entrait, et très loin, à l’horizon, un nuage, comme un sac de grain, laissait couler sa pluie.

M. Talier-Décapy redressa, avec brusquerie, son buste appuyé au dossier du fauteuil, et, saisissant les mains de l’abbé, le fit asseoir à sa gauche.

– Mon ami, dit-il, que dois-je faire de la lourde fortune que je vais quitter ?

Il ajouta, avec mélancolie :

– Elle m’a été difficile à acquérir et à défendre, j’aimerais la bien distribuer ; je ne déshérite pas mes cousins, je veux qu’ils aient seulement le raisonnable. Il y a tant de placements utiles, quand on en est où j’en suis ! Veux-tu m’aider ?

– Non, dit nettement l’abbé. Il me reste assez pour mes œuvres. Non, si j’ai un conseil à te donner, c’est de suivre, en cela, ton cœur de Lyonnais.

– Et encore ?

– Va à travers les rues, mon ami, regarde, souviens-toi, laisse-toi toucher… Quand tu auras fait ta provision de légataires, ajoute une pauvre femme.

– Laquelle ?

– Tu sais que les sœurs de la place Saint-Pontique vont être chassées ?

– Non.

– Dans quelques jours.

– Ah ! Monechal, je suis content de quitter ce monde pour retrouver la justice !… Tu dis que je dois donner à l’une de ces femmes ?

– Oui, ce serait bien ; à la supérieure ; une petite somme ; elles sont toutes pauvres ; il ne faut pas qu’elles soient riches ; il faut que l’épreuve reste l’épreuve ; mais pas trop rude, tout de même. Promets-moi de passer chez elles ?

– Je te le promets… Tu reviendras me voir ?… Je dois avoir avec toi une conversation finale… Il faut un peu de préparation. Tu reviendras, n’est-ce pas ?

L’abbé ne se sentit pas la force de répondre. Il se leva. Les deux amis se séparèrent sans effusion, gravement, pénétrés, l’un pour l’autre, d’une admiration qui ne parut pas. Et, à peine M. Monechal avait-il franchi la porte, que M. Talier-Décapy donna l’ordre de téléphoner pour avoir un fiacre à sa disposition.

Deux heures plus tard, épuisé de fatigue, ayant parcouru une partie de la ville, et dressé une longue liste de légataires, – œuvres et hommes, – entre lesquels il partageait sa fortune, l’industriel s’arrêtait devant la porte de l’école, sur la place Saint-Pontique.

Il avait de la peine à se tenir aussi droit que de coutume.

Ce fut sœur Justine qui le reçut, dans le petit parloir, à droite de l’entrée. Elle arriva, pressée, agile et sereine. M. Talier-Décapy ne la connaissait pas. Il s’attendait à voir une femme, inquiète ou en larmes. Et il ne put s’empêcher de le marquer.

– Est-ce que vous n’êtes pas chassée de votre école, ma sœur ?

– Hélas ! si, monsieur…

– Sera-ce bientôt ?

– Sûrement.

– C’est que je voudrais savoir quelle sera votre adresse, après l’événement… J’aurai peut-être à vous parler,… ou à vous faire remettre un petit secours… Je suppose que vous en aurez besoin ?

– Ma foi, monsieur, si vous pouviez me dire où je logerai dans huit jours, vous me feriez plaisir ! dit en riant sœur Justine… Pas une de nous ne sait ce qu’elle deviendra… Envoyez-moi, par la poste, ce que vous voudrez ; cela me suivra…

– À moins qu’on n’arrête l’argent au passage ? Ma pauvre sœur, laissez-moi vous dire que vous n’êtes pas forte en affaires !

– En effet, monsieur, mais aussi, ce n’est guère ma vocation de me défendre.

M. Talier-Décapy se borna à prendre par écrit le nom de famille de sœur Justine, et, rentré chez lui, il ajouta ces lignes à une longue suite d’autres legs : « Mes héritiers feront en sorte de retrouver madame Marie Mathis, en religion sœur Justine, supérieure de l’école de la place Saint-Pontique, et lui feront parvenir la somme de trois mille francs, dont elle disposera, pour le bien de ses sœurs dispersées. »

Il ne se doutait pas qu’il venait, indirectement, de secourir cette petite Pascale, la fille du maître canut qu’il avait si longtemps fait travailler, et qui était mort en tissant une robe de cour, pour le couronnement du roi d’Angleterre.

Le soir du même jour, et dans ce même parloir où elles étaient venues se réfugier, à cause du violent orage qui rendait impossible l’habituelle récréation dans la cour ou sous le préau, les cinq religieuses se retrouvaient réunies. Elles avaient pris des chaises et s’étaient assises, formant un petit cercle, près de la fenêtre, dans la pénombre subitement rompue par les éclairs. Chaque fois que la cellule s’illuminait, avant que la grisaille de la nuit fût retombée sur les murs, on voyait une ou deux mains qui se levaient, et qui signaient un front et une poitrine voilés de blanc. La supérieure, tournant le dos à la rue, racontait les deux visites qu’elle avait faites, l’après-midi. Elle disait la fin de tout espoir de vie commune, l’obligation, pour chacune des pauvres femmes présentes, de rentrer dans le monde qu’elles avaient quitté depuis cinq ans, depuis dix ans, depuis vingt ans ou plus, et de chercher l’asile, la protection, le pain qui manquaient tout à coup. Et, à mesure qu’elle parlait, les mains promptes au geste divin se levaient moins fréquemment.

Personne ne bougeait plus, quand sœur Justine acheva son récit.

Personne ne lui répondit, ni ne l’interrogea. Les gouttes de pluie, fouettantes comme la grêle, faisaient sonner les vitres. Après un silence, la supérieure demanda :

– Vous allez écrire tout de suite, mes filles, et vous prierez vos familles de vous recueillir, en attendant que j’aie trouvé une place, pour une ou deux peut-être, dans une école. Mais il faudra un peu de temps.

Sœur Danielle et sœur Edwige baissèrent la tête, pour dire qu’elles obéiraient.

– Je n’ai plus du tout de famille, dit sœur Léonide.

– Moi, dit sœur Pascale, je n’ai qu’une cousine, et loin d’ici.

– Je voulais vous parler de cela, justement, répondit sœur Justine.

Restez, pendant que les autres iront faire leurs lettres.

La supérieure et sœur Pascale demeurèrent seules, l’une en face de l’autre. Ce qui survivait de jour, ce qui se levait de clarté d’étoiles, entre les nuages divisés, baignait le visage et le haut du voile de sœur Pascale. Ses mains étaient dans l’ombre, jointes sur ses genoux. Ses lèvres s’entr’ouvraient, à cause de l’émotion qui la rendait haletante.

– Ma petite sœur Pascale, dit la vieille femme, c’est pour vous que mon inquiétude est la plus grande. Vous êtes si jeune !

Elle pensait tristement : « Et si jolie ! »

– Vous n’avez plus que de lointains parents, à Nîmes, n’est-ce pas ? Oui ; mais, avant de vous confier à eux, vous, mon trésor le plus fragile, je veux savoir… Sont-ils de bonnes gens, serez-vous en sûreté près d’eux, si je vous laisse aller ?

– Où voulez-vous que j’aille, ma mère, si ce n’est pas chez eux ? Je n’ai pas de métier.

Elle avait rougi. En apprenant, tout à l’heure, que la dispersion était décidée, dans le plus vif de son chagrin, au milieu de ses sœurs atterrées, elle avait senti surgir et grandir en elle cette pensée de Nîmes ; elle avait revu, en une seconde, la maison des Prayou, la colline de Montauri, la ville prochaine, et revécu les jours où on l’avait comblée d’amitiés et de gâteries. Et comme sa jeunesse aussitôt, à peine la porte ouverte au rêve, avait frissonné, Pascale, habituée à discerner les mouvements de l’esprit, était avertie qu’il y avait là un attrait de plaisir et, par conséquent, pour elle, un danger. Elle y cédait déjà, en répondant évasivement.

– Je sais bien, reprit sœur Justine, que vous n’avez pas de métier, et que, de toutes mes filles, vous êtes celle qui a le plus grand besoin de se reposer. La poitrine est faible. En attendant que je puisse vous replacer dans une école, – si je le puis, – ce serait parfait, pour vous, de vivre à la campagne, et dans le Midi. Mais, avant toute chose, dites-moi que l’âme n’en souffrira pas ?

Sœur Pascale ne regardait plus les yeux de sœur Justine, attentifs dans l’ombre et inquiets ; elle regardait, par la haute vitre de la fenêtre, les nuages en fuite, qui voilaient puis laissaient derrière eux les étoiles. Et elle dit, ne voulant pas se déjuger, mais troublée d’être prise pour juge de sa propre vie :

– Je ne le crois pas dangereux pour moi… Il saura qui je suis… Peut-être même est-il marié… Quant à ma tante Prayou, elle s’était montrée comme une mère…

La pluie tombait moins fort. Les ruisseaux faisaient un bruit de cascades sur la place déserte.

– Alors, vous écrirez à Nîmes, dit sœur Justine.

Et les deux femmes se levèrent.

Dès le lendemain, qui était le 20 juin, et un vendredi, les sœurs connurent le jour qui serait le dernier de leur petite communauté, et la manière dont on procéderait envers elles. Ursule Magre avait renseigné la police. On pouvait, avec un peu de diplomatie, éviter l’ennui d’un déploiement de force contre des femmes, ce spectacle des portes brisées à coups de hache, des perquisitions dans les cellules crochetées, ce bruit, ces protestations, toute cette apparence de vol à main armée, avec laquelle on risque d’indisposer les foules. Il suffirait de reparler habilement de la maison mère. Un commissaire vint tout exprès trouver la supérieure. C’était un homme d’aspect bon et jovial, qu’à distance on devinait familier et qui l’était, en effet. Il le prit sur ce ton, d’abord, avec sœur Justine, qui le recevait debout, dans le corridor, à quelques pas de la porte. « Ma pauvre dame, dit-il, mon métier n’est pas toujours drôle… – Le mien ne l’est jamais, interrompit sœur Justine. Vous venez pour m’expulser ? – Non, madame, remettez-vous, et causons sans nous fâcher, si c’est possible. Je viens vous notifier le décret de fermeture de l’école et l’ordre de quitter l’immeuble. – Qui est à nous. – Cela ne me regarde pas. Il faut le quitter. Je ne suis pas un méchant homme. Je veux bien prendre votre jour, mais à condition qu’il n’y ait pas d’esclandre, pas de manifestation… Vous avez dans vos mains le sort… – Je sais… – Alors, entendons-nous ? » Humiliée, les mains pendantes et croisées sur sa robe, surveillant ses paroles pour ne pas compromettre cette maison de Clermont où la race des saintes pourrait peut-être se former encore, mais ne baissant point les yeux, et n’avilissant pas sa défaite par le ton de la prière ou de la peur, sœur Justine exposa ses résolutions très réfléchies à l’homme de la police. Elle voulait un délai de huit jours, pour préparer le départ de ses sœurs. Elle voulait faire la distribution des prix. Elle voulait que cette distribution eût lieu le vendredi, jour de la Passion. Elle voulait enfin qu’un agent vînt lui mettre la main au collet, comme à un malfaiteur. Après quoi elle partirait, le soir même. Elle s’engageait, d’ailleurs, à ne pas répandre le bruit de la dispersion prochaine, à ne pas révéler l’heure où les religieuses de Sainte-Hildegarde quitteraient le quartier.

L’homme discuta pour la forme, et accepta.

Il avait obtenu ce qu’il était venu chercher.

La semaine qui suivit ressembla aux dernières semaines de chaque année scolaire. Quand les maîtresses annoncèrent aux élèves que, par extraordinaire, la distribution aurait lieu le 27 juin, il y eut des étonnements. Le lendemain, les parents réclamèrent ; plusieurs menacèrent de retirer leurs enfants à cause de la trop grande longueur des vacances ; quelques-uns comprirent. Puis la rumeur parut se calmer. À l’école, on composait, on faisait passer des examens, on dressait des listes, et les sœurs se couchaient tard, afin de corriger et de classer les copies. On essayait de parler de « la fête », comme on faisait d’ordinaire. Sœur Pascale et sœur Edwige durent même préparer, par ordre de sœur Justine, des guirlandes de buis, qu’il était d’usage de suspendre autour de la salle, le jour de la distribution. Jusqu’au dernier moment, la tradition réglait la vie du couvent. Elles furent aidées, dans ce travail, par une jeune fille du quartier, de la place même, Louise Casale, repasseuse de son état, anémiée en ce moment, et incapable de reprendre le fer et de respirer l’oxyde de carbone du fourneau. Les sœurs ne l’avaient point élevée. Elle était une ancienne élève de l’école laïque, très ignorante de la religion, mais attirée par elle, mystérieusement, et qui avait cherché, depuis plusieurs mois, gentiment, les occasions de causer avec les sœurs, et de leur montrer sa claire sympathie. En rapportant du linge, un jour, puis un autre, elle avait connu, peu à peu, les cinq religieuses ; elle venait de s’offrir, ayant appris que la distribution serait prochaine, pour travailler « aux décorations ».

– Je connais un jardin, avait-elle dit avec son accent de Méridionale, où il y a trop de buis. Le jardinier est de mes amis… Oh ! vous entendez : un simple ami. On a beau avoir été élevée à la laïque, on est quand même une honnête fille !

– Tu en as les yeux, va, la Louise, avait répondu sœur Justine, et personne ne te prendra pour ce que tu n’es pas. Veux-tu la preuve ? Je vais te prêter sœur Léonide une demi-journée.

Louise Casale avait battu des mains.

– Pas plus ; vous irez couper le buis, et vous trouverez bien quelque autre ami qui nous l’apportera ?

– Oui, oui ! ça m’amusera, puisque je ne peux pas travailler !

Elle avait fait amener à l’école une charrette à bras toute pleine de feuillages, et maintenant, dans la grande salle, nue comme les autres, – salle de réunion générale, salle de récréation quand il pleuvait, salle de spectacle, une fois par an, le mardi gras, où les petites jouaient une comédie, – trois femmes, debout et ayant entre elles un gros tas de verdure qui sentait la garrigue chaude, liaient des brindilles de buis sur des cordes tendues. Elles portaient chacune une provision de feuillages dans le pli de leur robe relevée. C’étaient sœur Edwige, sœur Pascale et Louise Casale. Celle-ci, grande, brune, élancée, large d’épaules et à laquelle manquait seulement, pour s’épanouir en beauté, la richesse du sang, ne souffrait que de son métier, sûrement. Ses joues maigres et d’une pâleur bleue, son nez étroit, portaient, comme des colonnes trop minces, ce front blanc, et ces yeux démesurés de longueur et enveloppés d’ombre.

C’était la veille de la distribution. On se hâtait. Louise Casale, et les autres, de distance en distance, sur les guirlandes de buis, fixaient une rose en papier, de celles qui avaient servi à dix décorations semblables, et n’étaient fleurs que de bien loin.

– J’en ai vingt mètres au moins, dit Louise. Encore deux mètres, et j’aurai fini. Quelle heure est-il ?

– Cinq heures et demie, dit sœur Pascale. Moi, j’ai les doigts verts. Heureusement nous ne posons les guirlandes que demain matin.

Elle ajouta d’une voix changée :

– Ce sera joli, n’est-ce pas ?

Elle ne reçut pas de réponse. On entendit, mêlé au bruit des buis froissés, le roulement des camions dans les rues voisines. Puis Louise Casale reprit, résolument et à voix basse :

– Sœur Pascale, je vous en prie,… dites-moi,… mais ne me trompez pas !

– Que voulez-vous que je vous dise ?

– Eh bien ! n’est-ce pas que vous partez ? Qu’il y a quelque chose ? Qu’on vous chasse ? N’est-ce pas que j’ai deviné ?

Elles étaient l’une près de l’autre, comme deux tisserandes au bout de leur câble. Elles avaient cessé de travailler. Sœur Edwige elle-même fut atteinte par ces mots. Elle ne se détourna pas. Mais ses doigts cessèrent de serrer les brins de buis sur l’axe de la guirlande.

Sœur Pascale ne pouvait rien dire. Mais elle pouvait regarder cette enfant que le hasard, et je ne sais quoi de plus, rapprochait d’elle en cette heure suprême. Et c’est ce qu’elle fit. Et à peine leurs yeux s’étaient-ils rencontrés, qu’elles se tendirent les bras l’une à l’autre et qu’elles se pressèrent, cœur contre cœur, en pleurant. Désespérante amitié ! Étrangères la veille, venues de si loin l’une vers l’autre, elles se seraient aimées, elles allaient se quitter.

– Excusez-moi, sœur Pascale, dit Louise en se séparant de la religieuse : cela me fait tant de peine ! Vous me plaisiez tant !

Sœur Pascale avait repris, dans le pli de sa robe, quelques brins de feuillage ; mais elle ne voyait plus, sans doute, la guirlande, malgré le jour doré qui emplissait l’appartement, car ses mains ne faisaient plus que lisser machinalement les rameaux, comme si ç’avaient été des plumes frisées qu’elle caressait pour les remettre en forme. Sous sa guimpe, sa poitrine se soulevait. Sœur Pascale penchait la tête. Louise Casale, plus grande, se pencha aussi, et dit, approchant ses lèvres du voile noir :

– Je ne suis pas dévote comme vous, mais j’aimais à venir chez vous… Il m’est passé des idées par l’esprit… Il y a seulement six mois, je ne vous connaissais pas, et j’en disais du mal, des sœurs, oui, je ne m’en gênais pas… À présent, quand je pense à me marier,… vous y avez pensé, aussi vous, avant d’être sœur ?

– Oui, dit Pascale en redressant la tête : comme nous toutes.

– Je voudrais, quelquefois, pas toujours, un mariage qu’on ne regrette jamais…

– Ce n’est pas facile.

– Vous ne comprenez pas : un mariage comme le vôtre, qu’on ne regrette pas au fond de sa vraie âme…

– Oh ! ma petite, dit Pascale, en quel moment vous me dites cela !

La repasseuse leva les épaules. Un rire triste siffla dans ses dents.

– Oui, n’est-ce pas ?… Ce sont des bêtises que j’aurais dû garder pour moi. C’est bien fini, allez… Quand vous serez parties, je serai pareille aux autres.

Sœur Edwige s’était détournée. Une grosse personne, roulant sur ses jambes, entrait.

– Allons, mes enfants, dans deux minutes vous arrêterez les guirlandes… Ce sera la récréation… Je ne te chasse pas, Louise !… Qu’as-tu, avec ton air de tragédie ?

Louise jetait à terre le buis qu’elle avait serré dans sa robe.

– Que je m’en vais ! Adieu, les sœurs !

– Est-ce qu’elle sait ? demanda sœur Justine.

– Oui, répondit sœur Edwige.

La supérieure cria, dans le corridor, espérant que la voix rattraperait la visiteuse et son secret :

– Ne dis rien, Louise, par amitié pour nous ! Une réponse incertaine arriva, le long des murs, et, rompue par les échos, ne put être comprise.

– Venez en récréation, mes enfants, ordonna la supérieure.

Sœur Edwige et sœur Pascale lâchèrent ensemble la guirlande qu’elles venaient de nouer, et ensemble elles dirent :

– C’est la dernière récréation !

Et comme sœur Justine avait déjà pris le chemin de la terrasse, elles la suivirent, se retrouvèrent l’une près de l’autre, sortirent en se donnant la main, ce qu’elles ne faisaient jamais, et marchèrent ainsi, sans se parler, jusqu’au bout de l’allée cimentée où attendaient les trois autres religieuses.

Elles se rangèrent encore trois d’un côté, deux de l’autre, se faisant vis-à-vis. Les deux c’étaient Edwige et Pascale. Mais elles ne restèrent pas sous le toit du préau, et descendirent dans la cour. C’était la loi de leur vie et leur vocation qui les appelaient là. Comme les amants qui reviennent aux choses et aux sites témoins de leurs amours et refont, dans les traces anciennes, le chemin qu’ils firent une fois, elles avaient besoin de passer leur dernière heure de liberté là où avaient vécu, toutes à la fois et de leur vie pleine, les enfants auxquelles elles s’étaient dévouées, les raisons de leur sacrifice, et les causes innocentes de toutes leurs souffrances. En sortant de là, elles savaient que, tout à l’heure, elles iraient à l’église, et que, ce soir, il n’y aurait pas de veillée générale, à cause des derniers préparatifs pour le lendemain.

Le soleil, très incliné, dorait toute la poussière de l’air, et il n’y avait pas un atome, pas un débris informe qui ne devînt de la lumière dès qu’il était soulevé au-dessus du sol. Le quartier travaillait, suait, souffrait, et achevait son jour d’été semblable aux autres jours d’été. Tous les ouvriers étaient à leur poste, les employés à leur bureau, les patrons devant leur téléphone ou leur table de travail, donnant des ordres. Cependant une perte immense se préparait pour eux tous : cinq femmes faisaient, dans cette cour, leur dernière promenade avant de quitter le quartier, et la ville. Elles parties, c’étaient d’innombrables existences moralement appauvries, modifiées, méconnaissables, privées de l’éducation, de l’influence, de l’exemple qui les eût faites bonnes ou meilleures. Une richesse, à laquelle beaucoup s’intéressaient moins qu’à l’autre, finissait. Une douleur que peu de personnes pouvaient plaindre groupait et troublait, malgré l’habitude qu’elles avaient de se vaincre, cinq créatures supérieures au monde.

Sœur Léonide elle-même était là, ayant laissé s’éteindre son fourneau, qu’elle ne rallumerait plus. Toutes elles avaient l’âme débordante d’émotion ; mais, pour ne pas accroître la peine des autres, chacune tâchait de contenir la sienne ; sœur Justine, les traits plus tirés que de coutume, essayait de conserver cette allure enjouée et ce ton de mère résolue qui lui donnaient tant d’ascendant sur son royaume de quatre religieuses et de mille pauvresses ; sœur Danielle, crucifiée au silence, attachée par sa volonté à cette croix plus dure aujourd’hui, et donc plus méritoire, s’exerçait à réprimer les cris d’indignation et de révolte qui emplissaient de tumulte son cœur, et, sur ses lèvres droites, elle réussissait à ne mettre que des mots calmes, et un sourire héroïque et joli, comme un ruban à la garde de l’épée ; sœur Edwige avait perdu de sa sérénité, et on eût dit qu’elle avait vieilli, et que, dans la nuit, au coin de ses deux yeux mauves, sur ses joues délicates, les rides s’étaient formées, légères encore ; sœur Léonide, alerte, avait gardé son air de tous les jours ; son gros oignon de nickel, retenu par un cordon, dépassait de presque toute sa hauteur la poche ouverte à la ceinture, et elle le consultait, comme si son office de réglementaire eût été sa plus importante préoccupation ; sœur Pascale pleurait, dès qu’elle regardait une de ses compagnes. Demain, sœur Danielle et sœur Edwige partiraient pour rentrer dans la famille ancienne, loin d’ici et loin l’une de l’autre ; demain, sœur Léonide irait rejoindre le village où, à la dernière heure, on lui avait offert le poste d’adjointe dans une école libre ; demain, elle-même, la Lyonnaise, elle quitterait Lyon pour Nîmes, où l’attendait sa tante Prayou.

Les cinq femmes se promenaient dans la cour, allant d’un mur à l’autre.

– Mes filles, dit sœur Justine, vous devez penser, comme moi, à toutes les générations de petites que nous avons connues ici ; ont-elles joué là où nous sommes !

Les cinq maîtresses marchaient dans la poussière piétinée par les « petites », et l’une regardait ce sable, où les empreintes de pieds d’enfants étaient innombrables ; l’autre, les vitres des classes ; l’autre, une troupe de moineaux, maîtres de la cour toutes les fois que les élèves n’étaient pas en récréation, et qui s’étonnaient, alignés et pépiant. Elles pensaient toutes aux filles d’ouvriers pour lesquelles tous ces matériaux avaient été employés, les pierres dressées en murs, les ardoises posées sur les toits, la terre nivelée, leur vie à elles dépensée, presque entière, à moitié, ou un peu moins. Les voix, les regards, les mots doux et profonds, les confidences reçues, les mensonges réparés, les ardeurs dont on tremble, celles qui réjouissent, toutes les enfances qui avaient passé là ressuscitaient.

– Il faudra prier pour elles, chaque jour que vous vivrez… Ce sera votre présence muette et éternelle ici… Promettez-le !

Il n’y eut que des signes de tête. Sœur Justine tenait en sa puissance les larmes et la faiblesse de ces quatre femmes plus jeunes qui marchaient à côté d’elle. Et comme son sang de soldat la poussait aux commandements ou aux ménagements, selon les heures, comme un vrai chef, elle comprit qu’il n’y avait point, en ses filles, de danger d’oubli, mais plutôt qu’il fallait les protéger contre l’attendrissement, contre leur amour douloureux pour « leurs » enfants.

– Demain, dit-elle aussitôt, réveil à cinq heures moins cinq, sœur Léonide. Nous commencerons par la messe, comme il convient, un jour d’épreuves… Puis, vous irez clouer les guirlandes. Il faut que les enfants gardent le souvenir d’un peu de joie autour de nous, puisqu’il sera si difficile d’en montrer, ce jour-là, sur nos visages. À neuf heures moins dix, vous placez les parents et les enfants ; vous, sœur Pascale, les petites ; vous, sœur Edwige, les parents…

– Et nous quitterons l’école ?

– Je vous le dirai.

– Par quelle rue ?… Serons-nous ensemble ? Où nous mènerez-vous, notre mère ?

Toutes sortes de questions sur le lendemain abondaient sur les lèvres des sœurs.

Le soleil s’inclina tout à fait ; sœur Léonide tira entièrement sa montre, à deux reprises, de peur que le soir ne la surprît en défaut ; les questions cessèrent : une même pensée, qui n’avait jamais été loin, envahit ces âmes qui n’avaient pas tout souffert. C’était la minute brève où il fallait se dire le véritable adieu. Demain personne ne devrait pleurer. On le pouvait ce soir, si on était faible. Les cinq femmes s’étaient arrêtées, dans l’angle de la cour, à l’orient. Elles s’étaient rapprochées en cercle. À peine si, des fenêtres d’une maison faisant suite à l’école, là-bas, on aurait pu voir le groupe de robes bleues et de voiles noirs dans le carré pelé de la cour. Et puis qu’importait ? La supérieure dit, en ouvrant les bras :

– Venez, mes chères filles, que je vous embrasse… Puis, si vous avez quelque recommandation à vous faire, les unes aux autres, profitez du peu de temps qui reste…

Elle ouvrit les bras. Les quatre religieuses, l’une après l’autre, par rang d’ancienneté, vinrent recevoir le baiser de paix. Sœur Justine les embrassait sur les deux joues, fortement, puis, avec l’ongle du pouce, traçait une petite croix sur leur front. Cela signifiait tout : sa tendresse humaine et religieuse. Quand elle eut serré dans ses bras la dernière de ses filles qui était Pascale, elle la retint, et lui dit, ne pouvant en dire plus long, car les sanglots l’étouffaient :

– Oh ! très chère ! très chère !

Aussitôt après, elle se détourna, suivie de la réglementaire, que le devoir ramenait une dernière fois vers sa cloche.

Les trois autres demeurèrent. La sage, la prudente sœur Danielle prit par le bras la plus jeune des sœurs, cette Pascale qui faisait pitié, et, l’accompagnant quelques pas, l’emmenant du côté de l’école :

– Je vous aimais tendrement… Je continuerai en priant… Je ne vous l’aurais pas dit, si nous n’étions pas à la fin de la vie commune… Adieu, petite Pascale… Gardez-vous à Dieu.

Elle pressa, de la main, avec force, le bras de sœur Pascale, à laquelle les larmes faisaient du bien, et qui disait : « Moi aussi… j’avais une admiration ;… je n’entendrai jamais votre nom sans être fortifiée dans ma faiblesse ;… je ne penserai jamais à vous sans me sentir meilleure, à cause de l’exemple… »

Mais déjà la haute silhouette mince s’écartait, la femme mortifiée s’arrachait à l’émotion inutile, et regagnait la solitude, laissant la jeune sœur au milieu de la cour. Et une autre avait pris sa place près de sœur Pascale, une qui avait beaucoup de mal à ne pas éclater en sanglots, une moins vaillante, une qui n’avait cessé de témoigner, depuis deux ans et demi, son amitié de préférence à sœur Pascale.

– Si nous ne sommes pas trop pauvres, si je puis vous appeler près de moi, je le ferai, disait sœur Edwige.

– Vous êtes inquiète à cause de moi ?

– Oh ! oui, dit la voix prenante de sœur Edwige.

– Ne vous inquiétez pas. Je serai bien où je serai,… je l’espère…

– Pas comme ici.

– Où serai-je comme ici ?… Je souffre bien… Le repos de mon âme, en entrant à Sainte-Hildegarde, c’était de penser : « C’est pour toujours ! » Et maintenant ! maintenant !…

La cloche sonna la dernière rentrée. Deux femmes jeunes, lentes, courbées sur leur peine, traversèrent, à quelques mètres l’une de l’autre, sans plus se parler, la cour, où leurs pas effaçaient encore des pas d’enfants.

Quand la nuit fut venue, celle qui, depuis vingt-cinq ans, avait la charge de diriger cette maison d’école, sœurs, élèves, anciennes, clientèle d’occasion, retirée dans sa chambre, une mansarde de domestique meublée d’un lit de fer, de deux chaises et d’une table de bois noir ; celle qui à soixante ans, allait quitter, sans doute pour n’y pas revenir, ce domicile de son long sacrifice, avant d’enlever les épingles de son voile, se tint debout, devant le crucifix de plâtre bronzé pendu au mur, et s’interrogea, les yeux levés.

« Ai-je laissé s’affadir, chez nous, la règle de notre ordre ? diminué la prière ? augmenté le loisir ? enfreint sans nécessité le silence du soir ou du matin ?… Non, je ne crois pas l’avoir fait.

» Ai-je tenu mon âme égale entre mes filles et entre mes enfants ? Mon Dieu, je me souviens des mortes que j’ai aimées, des vivantes que j’aime. Et j’ai été portée, assurément, par une sympathie vers plusieurs ; mais là où elle n’était pas, vous avez mis la charité, et, vous aidant ma faiblesse, je ne crois pas avoir été injuste dans le partage de moi-même. J’ai eu le dégoût de la fréquente hypocrisie, de la saleté, de l’odeur, de l’insistance de la misère : il en a peu paru au dehors.

» Ai-je défendu les vierges réfugiées ici, confiées à ma garde et à celle de leur maternité adoptive ? Il y a bien sœur Léonide, qui court la ville, et sœur Danielle, qui m’accompagne souvent chez les pauvres, mais elles passeraient dans le feu sans s’y roussir. Les autres n’ont eu du monde que le vent qui souffle sous les portes. Je le vois à leurs yeux qui sont clairs, et à leur gaieté qui est plus jeune que chacune d’elles. Même sœur Danielle est gaie ; si elle se prive de l’être en paroles, vous savez qu’elle achète ainsi la joie des heures silencieuses. Même Pascale, qui n’est forte que parce qu’elle s’appuie, est restée bien libre d’esprit, et bien heureuse, je crois, parmi nous, jusqu’à ces derniers jours. Il y a plusieurs de mes filles qui ont sûrement encore leur âme de baptême. Moi, je suis vieille, je n’ai jamais eu peur des mots, même gros, et vous m’avez donné cette grâce d’oublier très vite, en pensant au remède, le mal qu’il faut que je voie. Mes filles ont eu la protection de nos murs, du grand travail, de la fatigue des enfants, de la règle, de la prière, celle de ma présence, et de la Vôtre avant tout.

» Peut-être ai-je manqué, en quelque chose, à mon devoir d’institutrice ? J’ai eu la vanité trop vive des examens ; j’ai cherché, en y croyant trop, les certificats, les belles pages d’écriture, les analyses sans faute, les lectures sans arrêt ; mes petites ont pu croire, parfois, que c’était là le principal. Et le principal c’était Vous. C’est Vous qui leur manquez, dans leur ménage, et dans leurs peines, et dans leur mort… Non, je ne l’ai pas assez fait voir, que j’étais, avant tout, maîtresse de divin, professeur de l’énergie et de la joie qui viennent de Vous. Mes petites ont si grand besoin de votre aide ! Elles meurent si tôt, à leur deuxième enfant, trop souvent ; elles n’apprennent plus rien qui les relève et les fortifie, quand elles sortent d’ici ; elles ont tant de bonne volonté, tant d’honneur mystérieux dans leurs pauvres veines pâles, tant de goût caché pour Vous qu’elles aperçoivent parfois, qu’elles reconnaissent alors avec adoration, comme quelqu’un de la famille ancienne, qui sait tout ce qu’on a souffert, et ce qu’il aurait fallu pour qu’on fût tout à fait bien !… Je ne sais ce que je vais devenir. Si je dois enseigner encore, j’aurai moins de vanité de nos succès humains, et plus d’intelligence de la vraie détresse de mon quartier nouveau. Je Vous demande pardon… C’est si difficile de ne jamais nous aimer ! Je ferai mieux. »

Elle s’interrompit et dit :

« Vingt-cinq ans… Je croyais que je mourrais ici… Vous ne voulez pas. Je viens d’examiner le passé… Je ne découvre qu’un peu trop d’humanité en moi… Mon Dieu n’a pas été offensé ; ce n’est qu’une épreuve : j’accepte. »

Quelques minutes avant neuf heures, sœur Pascale et sœur Edwige, montées dans des échelles, un marteau à la main, et tenant des clous de réserve entre leurs lèvres, accrochaient, clouaient les guirlandes de buis, rectifiaient la courbe des arcs, repiquaient, dans le feuillage, des roses tombées à terre. Le dernier coup de marteau donné, elles descendirent. Trois petites d’une douzaine d’années, – deux chèvres tristes et une grosse fille joufflue, – qui les aidaient, allèrent ouvrir la porte de la salle, puis, en suivant le corridor, celle de la maison d’école. Aussitôt on entendit un grand bruit de pas, des glissades, des heurts, des voix criant, grondant, appelant : « Ne poussez pas ! – Amélie ? Où est-elle donc ? Tu déchires ta robe ! – Bonjour… Oh ! là là, est-on pressé ! ça me serre !… – Eh bien ! il y en a de la guirlande ! – Et du joli buis !… En a fallu de la patience ! – Et les prix, ils sont beaux !… En auras-tu, toi, Marie ? – Peut-être pas de gros ? – Va à ta place, là-bas, tiens, la sœur Pascale qui te fait signe. » Sœur Pascale se trouvait à droite de l’estrade, à droite des prix rouge, bleu et or, rangés dans des tiroirs de commode, et posés sur des tables de toilette. Les grandes se mettraient à gauche, sur des bancs parallèles à ceux des petites. On entrait, on se groupait par familles, par sympathies, toutes causantes, sur les chaises que les sœurs avaient placées en lignes, et qui offrirent bientôt le spectacle d’arabesques compliquées. Les mères, les grandes sœurs, des grand’mères, des tantes, des voisines, quelques hommes, malgré cette date du vendredi, remplissaient la salle rapidement, le milieu d’abord, puis les premiers rangs, puis le fond, toujours grouillant, houleux et disputant. Les enfants se séparaient des groupes familiaux, dès la porte d’entrée, et l’on entendait les baisers. Les premières couraient dans les allées ménagées le long des murs ; les dernières se faufilaient : « Pardon, madame. – Ah ! c’est toi, Joséphine. Bonne chance ! » Mais, dans le nombre des curieux et des indifférents, il y avait des groupes attentifs, qui observaient, et qu’une rumeur, répandue dans le quartier depuis l’avant-veille, inquiétait. « Il paraît qu’il va se passer quelque chose… Avez-vous entendu dire que l’école va être fermée ?… – Non… Ça en serait un malheur ! – Regardez donc sœur Pascale… – Où donc ? – Au fond à droite, au milieu des petites… Elle rougit… Qui est-ce qui lui parle ? La petite Burel ? – Non, Aurélie Dubrugeot. Elle lui apporte un cadeau ? Oui, qu’est-ce que c’est ?… Un coussin ? – Non, ça s’ouvre ! Une valise. Dites donc, mère Chupin, c’est donc vrai, ce qu’on a dit, que les sœurs vont partir ? – Mais non, mon bonhomme, ils disent ça pour monter le monde contre le gouvernement. – Pourtant, elle a l’air tout triste, la sœur Pascale ! – Pauvre petite sœur Pascale, en voilà une qui a le cœur doux, comme une cerise confite, père Goubaud ! – Tenez, elle met la malle dans le coin, avec un tapis dessus… Aurélie pleure. – Que voulez-vous ? Mon avis, à moi, c’est qu’elles ne s’en vont pas, nos sœurs. Pourquoi les renverrait-on ? »

Goubaud restait dur de visage, soulevé au-dessus de sa chaise, les sourcils rapprochés, la main gauche tordant sa longue barbe noire mêlée de poils gris. Il regardait obstinément le coin à droite, où, dans les plis mouvants de trente petites blondes ou brunes qui l’entouraient, sœur Pascale se débattait, essayant de mettre de l’ordre, de s’arracher à leurs mains, qui prenaient les siennes et les baisaient : « Ne partez pas ! Ne partez pas ! Sœur, petite sœur ! » Les yeux dorés, les yeux tendres de sœur Pascale se mouillaient. Aurélie, de la part de ses parents, avait apporté une petite valise, carton recouvert de toile, qui ne servait guère chez les Thiolouse. Une autre, une pâlotte de six ans, qui avait un œil mort, et l’autre œil beau comme le bleu du ciel, s’approchait, les deux mains formant le nid, et cachant un objet précieux. Et elle criait, plus haut que ses compagnes : « Ma sœur Pascale ! Prenez : je l’ai apporté pour vous. Je l’ai pris sur la cheminée. » Sœur Pascale tendait la main. La petite, radieuse, y posait avec hâte un coquillage à lèvres roses, armé d’épines flamboyantes. « C’est pour vous, parce que je vous aime. » Elle aussi, elle croyait au départ. On avait dû en parler chez elle. D’autres riaient. Le père Goubaud disait à son entourage : « On va savoir, peut-être. Voilà la sœur supérieure… Elle n’a pas l’air triste. – Jamais. Avec elle, ça ne dit rien, l’air. Elle est forte. – Oui, mais pas de ne rien faire, répondait la voisine sans comprendre ; ce n’est pas de la graisse, c’est de l’âge, père Goubaud. » Celle qui parlait avait soixante ans, elle était plate comme une planche, et ressemblait à une belette habillée de noir. « N’y a pas de curé sur l’estrade, et je n’ai jamais vu ça. »

Il n’y avait pas de curé, en effet. Sœur Justine, d’un effort puissant, se hissa sur le plancher, élevé d’un pied, qui formait l’estrade. On toussa ; les chaises furent remuées. Sœur Danielle, pâle comme la Justice qui entrerait parmi les hommes, entra la dernière et, droite, le long du mur, s’assit, tandis que la supérieure, à demi cachée par la table et les tiroirs pleins de livres, levait le bras pour parler ; que sœur Pascale se débattait et tâchait de renvoyer à leurs bancs les petites pendues à ses bras et aux plis de sa robe, et que sœur Edwige, souple, mélancolique, et dame, malgré elle, sortant du milieu de la foule qu’elle avait contribué à tasser également partout, s’avançait pour se placer à gauche de l’estrade, et tirait de sa poche un cahier de papier, couvert d’une belle écriture en ronde : le palmarès à un seul exemplaire. Sœur Léonide devait être occupée à clouer des caisses, ou à fermer des portes : on ne la voyait point.

– Je veux expliquer aux parents, dit sœur Justine, dont la voix de commandement fit taire les conversations, sauf sur les bancs de droite, que nous n’avons pas avancé la distribution de notre plein gré… Elle ne sera pas solennelle, comme d’habitude… Il n’y aura pas de chansons… Nous regrettons beaucoup de vous remettre si tôt vos enfants ; on nous l’a demandé, à cause des circonstances…

– Vous allez être expulsées, dites-le donc !

Un murmure de voix s’éleva, des aiguës, des graves, des irritées, des conciliantes :

« Taisez-vous, Goubaud ! – Elles ne s’en vont pas ! – Mais si !

– Écoutez la sœur ! – Est-il mal élevé tout de même ! »

Sœur Justine domina le tumulte, en criant :

– Pas de tapage ! Tous ceux qui sont nos amis écouteront en silence la lecture du palmarès, et puis s’en retourneront chez eux. Pour nous, j’ai conscience que nous vous avons servis de notre mieux.

« Oui, ma sœur, c’est la vérité ! – Alors vous vous en allez ? – Mais non ! – T’as rien compris ! Silence ! »

Des enfants pleuraient tout haut.

Une fois encore la supérieure éleva la voix :

– Lisez le palmarès, ma sœur Edwige.

On eût dit qu’ils se taisaient, tous et toutes, pour entendre une musique. Et c’était la voix de sœur Edwige appelant leurs noms. Et ils se taisaient encore parce que les lauréates se levaient, trois, quatre, six à la fois, allaient chercher un volume, une couronne de papier vert, et, perçant la foule, à droite, à gauche, jusqu’au milieu, jusqu’au fond de la salle, creusaient des sillages de gaieté, de souvenirs, d’amour, d’orgueil qui bruissaient longtemps derrière elles.

Et cela dura jusque vers onze heures et demie. Alors, le bruit assourdissant des pas et des voix s’éleva de nouveau, dans l’air lourd et saturé de l’odeur de misère. Ils partaient. Le quartier avait fait sa dernière visite à l’école. Il s’éloignait, il rassemblait ses enfants, et, sans doute, il n’oubliait pas les maîtresses, mais la hâte de rentrer, le travail, le besoin de respirer mieux, l’attrait de la rue, l’attrait du cabaret, le simple exemple des autres qui se dirigeaient vers la porte, tous ces pauvres motifs, ajoutés à la timidité, à l’absence complète d’initiative, chez beaucoup d’assistants, rendaient minime le nombre des parents qui remontaient vers le haut de la salle, vers l’estrade où quelques élèves plus affectueuses, ou plus fières de leur succès, ou plus misérables et abandonnées, formaient autour de quatre religieuses, massées sur l’estrade, un groupe diminuant. « Au revoir, ma sœur Justine ! Au revoir, ma sœur Danielle, ma sœur Edwige, ma sœur Pascale ! » Les religieuses se penchaient plus ou moins, baisaient des fronts d’enfants, serraient la main des mères, répondaient des mots vagues aux questions embarrassantes. Et bientôt, elles furent seules sur l’estrade. Par lassitude, par besoin d’appuyer leurs épaules et leurs têtes lasses, elles s’étaient reculées jusqu’au mur, et elles étaient là, immobiles, les mains jointes, désormais délivrées de la contrainte du sourire, et elles regardaient ces nuques, ces dos d’hommes et de femmes, serrés en lignes, sur toute la longueur de la pièce, et qui s’éloignaient à jamais. C’était leur bien qui s’en allait, leur richesse, leurs obligés, ceux qui avaient eu faim et soif, ceux qui avaient pleuré. Elles reconnaissaient encore, dans le lointain, quelques mères, quelques enfants, au mouvement du cou, à des vêtements qui ne changeaient pas avec les saisons. Elles les nommaient dans leur cœur. Elles goûtaient chacune, avec effroi, la cruauté des reconnaissances humaines ; elles pensaient à ce qu’il avait fallu de souffrance, de patience, et d’élan, et d’oubli, et envers combien d’enfants, pour acheter le baiser, ou le regard attendri, ou la pensée amie d’un seul de ceux qui disparaissaient, par paquets de trois ou quatre, dans le corridor, et qui ne reviendraient plus. Sous leurs yeux leur œuvre s’effondrait.

Une caresse légère tira Pascale de cette vision du passé. Le long de l’estrade, une élève était restée, la toute jeune qui n’avait pas de parents, et dont l’œil droit était mort. Personne ne lui ayant fait signe « viens-t’en ! » elle s’était cachée là, tout près de celles qui avaient été bonnes, et, les devinant malheureuses, les voyant immobiles, pour leur rendre le regard et la vie, timidement, du bout des doigts, elle caressait la main pendante de sœur Pascale.

– C’est Marie, dit sœur Pascale. Si je pouvais l’emporter avec moi !

Elles sortaient de leur songe. L’enfant passa dans leurs bras, et s’en alla toute seule, la dernière, sabotant, et se retournant pour faire signe : « Je vous vois encore ! » Puis la porte retomba, fermant la salle des fêtes.

– L’heure est venue, ou elle va venir bientôt, dit sœur Justine.

Les sœurs écoutaient déjà, croyant que le policier exécuteur des hautes œuvres allait sonner. Sœur Danielle, que l’émotion troublait, courut même, à l’étonnement de ses compagnes, jusque dans le parloir dont la fenêtre ouvrait sur la place, revint, et dit :

– Il n’y a presque plus personne devant l’école. Ils sont allés dîner…

Les religieuses, n’ayant plus d’enfants, plus d’école, plus d’habitude à suivre, hésitaient, et se demandaient comment employer l’heure ou les deux heures qu’elles avaient encore à passer chez elles. Tout le devoir était rempli. Le dernier mot de Danielle leur rappela qu’elles n’avaient pris, depuis le matin, qu’un peu de café, et sœur Justine demanda :

– Nous n’avons pas de quoi déjeuner en ville ; reste-t-il des provisions, ma sœur Léonide ? Où êtes-vous donc, sœur Léonide ?

La tourière apparut.

– Notre mère, il reste encore une demi-bouteille de vin, de l’eau et du pain.

– Nous ferons donc notre dernier déjeuner ici, répondit sœur Justine.

Et elle fit le geste qu’elle faisait si souvent, ouvrant à demi les bras pour rassembler ses filles et les pousser en avant. Déjà sœur Léonide avait quitté la salle, pour « mettre le couvert », là-bas, dans le petit réfectoire qui faisait suite à la salle longue où mangeaient, nourries par la charité de ces pauvresses, pendant les mois d’hiver, et souvent même pendant les mois d’été, les enfants très misérables, ou qui demeuraient trop loin de l’école.

Les sœurs, autour de la table ronde, mangèrent une tranche de pain, et burent un doigt de vin.

Elles avaient retrouvé leur liberté d’esprit. Elles causaient, sans faire allusion à ce qui allait venir. Pour elles, le drame était fini ; du moins elles le croyaient, puisqu’elles avaient accepté et souffert la séparation d’avec « nos filles et les mères de nos filles ».

Quand elles eurent achevé, elles restèrent assises autour de la table, sauf sœur Léonide, qui se mit à desservir.

Et presque aussitôt, on sonna à la porte d’entrée. Sœur Justine devint très pâle, et commanda :

– Allons !

Rapidement, elle se leva, suivit le couloir, et, se raidissant, d’un geste ferme, elle ouvrit la porte de son école et de sa maison.

Deux hommes saluèrent, l’un en levant son chapeau melon, en s’inclinant un peu, avec l’évident désir d’être correct, l’autre d’un signe de sa tête bilieuse et chafouine. C’étaient le commissaire de police et son greffier.

Sœur Justine se recula de deux pas.

– Vous me permettez d’entrer ? demanda le gros homme, serré dans sa redingote.

Et il s’avança, sans attendre la réponse, l’épaule droite en avant, à cause de la largeur de son buste. Il ne se souciait pas de s’expliquer sur le seuil, et d’ameuter les passants autour des groupes déjà formés sur la place. Le secrétaire se glissa derrière lui, et ferma la porte presque entièrement.

– Vous êtes ici chez deux de mes sœurs de Clermont-Ferrand, dit la supérieure. Vous venez prendre leur bien.

– Je vous l’ai dit, ça ne me regarde pas.

– Je proteste en leur nom, monsieur.

– Pas longuement, n’est-ce pas ? dit le faux bourgeois, qui n’en était pas à sa première opération.

Sœur Justine fit signe de la main : « Taisez-vous » !

– Oh ! dit-elle plus fortement, je ne vous ferai pas de discours, allez ! Mais je vous dis, pour que vous le répétiez, que vous commettez trois injustices : en détruisant mon école, qui est celle des pauvres et des chrétiens ; en prenant notre bien, et en nous chassant de notre domicile, comme vous allez le faire. Expulsez-moi, maintenant.

Le policier eut une moue de déplaisir.

– J’aimerais mieux que vous ne m’obligiez pas à ce simulacre de violence.

– J’y tiens. Je ne cède qu’à elle.

– Comme vous voudrez. Sœur Justine détourna la tête.

– Êtes-vous là, mes sœurs ?… Où est encore sœur Léonide ?… Mais venez donc !

La voix résonna dans les couloirs. Et sœur Léonide accourut, confuse, haletante, entr’ouvrant sa bouche édentée, et rabaissant, de la main, son voile qu’elle avait dû relever.

– Qu’est-ce que vous faisiez ?

– Ma mère, je balayais la place.

Elle se mit au dernier rang, avec sœur Pascale.

Sœur Justine regarda le policier.

– Faites votre métier.

La main de l’homme se posa, avec une certaine timidité, sur le voile noir qui couvrait l’épaule et le haut du bras de sœur Justine, et, à la suite de la supérieure, que le commissaire précédait, les quatre sœurs apparurent sur le perron, et descendirent les marches.

Un groupe d’élèves et de parents, qui avaient un soupçon plus ferme que les autres, étaient restés à cinquante mètres de là, près du mur de l’église. Ils n’étaient guère qu’une trentaine. L’arrivée du commissaire de police avait fait s’arrêter, en outre, devant l’école, des passants et des errants. Quand on vit les sœurs, il y eut un saisissement, chez tous ces spectateurs, dont aucun n’attendait exactement ce tableau, ni à cette minute. Un cri de femme s’éleva :

– Vivent les sœurs !

Puis tout ce qui vivait sur la place s’approcha, d’un mouvement rapide. On vit des agents au coin des rues, à droite, à gauche, en avant.

– Ôtez la main ! commanda sœur Justine.

Le commissaire obéit à l’ordre, et lâcha la religieuse, puis remonta les marches.

On entourait déjà les sœurs ; les abords de la maison noircissaient à vue d’œil.

Le gros homme, entendant un coup de sifflet, cria, du haut du perron :

– Que personne ne manifeste ! Je fais arrêter le premier qui manifeste ! Et vous, les nonnes, défilez-vous, et vite !

Il rentra, ferma la porte, et vint se poster dans la porterie de sœur Léonide, derrière le rideau qui s’agita. Mais ni sœur Léonide ni les autres ne le virent. Une rumeur enveloppait le groupe des cinq femmes aux robes bleues ; on se pressait autour d’elles ; on cherchait leurs mains, on disait : « Venez chez nous ! Venez avec nous ! » Sœur Justine écartait son monde de ses deux bras : « Laissez passer, mes bons amis ! » Une voix cria : « Vive la liberté ! » Elle n’eut pas d’écho, comme si tous ces pauvres avaient ignoré ce que c’était. Les agents bousculèrent les femmes, et injurièrent celle qui venait de crier. « Merci, Louise Casale, merci, ma petite ! » dit sœur Justine qui l’avait reconnue. Elle continua de foncer dans les remous d’une foule mêlée. Des hommes, à droite, autour d’un arbre, hurlaient : « Hou ! hou ! à bas la calotte ! » Sœur Justine avançait toujours. Derrière elle, dans le sillage, marchait sœur Danielle, les yeux à hauteur d’homme, les bras croisés, frémissante aux cris dont le nombre et le bruit grossissaient ; puis sœur Edwige, rouge, confuse de cette exposition en public, les yeux baissés, retirant ses mains que des petites de l’école baisaient en pleurant ; puis sœur Pascale, souriant à des amis, énervée, apeurée, et à côté d’elle, lui tenant le bras, sœur Léonide, aussi calme que si elle allait « faire son marché », dans la cohue des halles.

Le petit groupe avait traversé la place. Les agents, voyant que le cortège allait s’engager dans le large cours qui mène à la gare, et que la démonstration pouvait devenir une manifestation, se jetèrent sur la grappe de femmes et d’enfants qui enveloppaient les expulsées, et l’émiettèrent. Puis, un brigadier, s’adressant à sœur Justine :

– Trois seulement par le cours Charlemagne ! cria-t-il. Les deux autres par ici ! Vous vous retrouverez plus tard !

En même temps, il poussait sœur Pascale et sa compagne la tourière dans la direction des quais de la Saône.

Ce fut la fin des protestations. Quelques femmes, deux ou trois enfants, franchirent la barrière des agents, et rejoignirent les trois religieuses qui remontaient le cours vers Perrache ; quelques lointains amis crièrent : « Vivent les chères sœurs ! » Des insultes leur répondirent. Puis le calme apparent se rétablit. La « loi » avait triomphé. Quelques pauvres pleuraient seuls, en regagnant leur logement.

Les deux tronçons de la « communauté » se réunissaient, une demi-heure plus tard devant la porte d’un vieil hôtel de la rue de la Charité.

– Madame Borménat ? Quel est l’étage ? demanda sœur Justine.

– Deuxième, pardine ! répondit, sans attendre, sœur Léonide.

Après la seconde volée d’escalier, les voyageuses s’arrêtèrent, et, des profondeurs d’un vaste appartement, on entendit venir le pas d’une domestique. Celle-ci était évidemment prévenue.

– Entrez, mes pauvres chères sœurs… Madame va venir à l’instant.

Elle poussait, en parlant, une porte de chêne ciré, haute, tournant sur des gonds de cuivre, et qui ouvrait, ainsi que trois autres du même style, sur le vestibule. Les sœurs pénétrèrent dans une longue salle parquetée, lambrissée de chêne. Une quinzaine de chaises carrées, recouvertes d’un tissu de crin, étaient disposées, à distance égale, le long des murs ; et deux fenêtres, étroites, prenant jour sur une cour, laissaient couler sur le parquet deux longues traînées de lumière, qui se relevaient le long des murs et coupaient l’atmosphère blonde et brumeuse de la pièce. C’était l’ancienne salle à manger de l’appartement. Les sœurs s’étaient avancées jusqu’au milieu, et s’y tenaient debout. Elles auraient pu se croire dans un couvent riche, dans cette demeure de vieux Lyonnais. Par l’autre extrémité, une femme âgée entra, de moyenne taille, mince, myope, et qui ressemblait étonnamment aux têtes de cire représentant les vieilles dames et exposées aux vitrines des coiffeurs : bandeaux soufflés, blancs et lisses, visage petit, très peu ridé, encore parcouru, ça et là, par le sang demeuré jeune, et un sourire égal, avec peu de vie dans des yeux très luisants. Elle fit une révérence.

– Bonjour, mes pauvres sœurs ! Vous venez au vestiaire des sécularisées ? N’avez-vous pas été trop brutalement jetées hors de chez vous ?

– Non, madame, dit sœur Justine, mais la vie est brisée, quand même. C’est là la violence.

– Le martyre, mes sœurs.

– Une espèce.

– Voyons les tailles, dit, sans transition, madame Borménat…

Et, désignant sœur Danielle, puis les autres religieuses :

– Une grande, quatre moyennes… Sœur Pascale, je crois, celle-ci ?… Oui… Ma pauvre petite sœur, vous devez avoir la taille mince… J’ai justement là le costume de deuil d’une jeune fille de nos amies…

Elle semblait faire l’article pour une maison de modes. Vivement, sans bruit, avec une adresse de femme autrefois du monde, madame Borménat avait ouvert deux placards dissimulés derrière les panneaux de boiseries, et transformés en penderies profondes, d’où s’échappait un nuage d’odeur de naphtaline ; elle avait pris et disposé, sur les chaises les plus proches, cinq robes, cinq corsages, cinq manteaux noirs, qui rappelaient les modes des trois dernières années, bien qu’on eût essayé de retoucher les manches des manteaux et les cols.

Aucune des cinq religieuses n’avait commencé à se dévêtir. Elles considéraient ces vêtements « de monde », jetés sur les chaises, le long des boiseries, et elles pensaient toutes à la cérémonie, si émouvante, de leur vêture ; à ce jour autrefois attendu, où elles avaient pris la livrée de leur vocation, ces vêtements purs, dont chacun est un symbole, figure une grâce, et appelle une prière liturgique. Elles attendaient maintenant, sans le dire, l’ordre de quitter le vêtement béni. Un regard de sœur Justine, un signe du menton indiquant les places, distribua les quatre femmes devant les chaises, et l’on vit, à la pâleur des visages, que l’ordre était dur à suivre. Puis les mains se levèrent, pour détacher les voiles et les coiffes, pour dégrafer les robes de bure, qui tombèrent d’une pièce sur le parquet. Il n’y eut plus, à la place des cinq religieuses que beaucoup de passants, dans la rue, saluaient d’une inclination de tête, ou d’une pensée de haine, que cinq femmes vêtues d’une chemise montante, d’un jupon de laine grise, et dont les cheveux, blancs, châtains ou blonds, coupés au bas de la nuque comme ceux des pages d’autrefois, se répandaient en cloche autour de la tête, jeune ou vieille. La domestique, rappelée par sa maîtresse, et qui avait déjà l’habitude de ce service, s’empressa avec madame Borménat, autour des « sécularisées », allant de l’une à l’autre, essayant une robe, un corsage, faisant un point, lâchant une couture, déplaçant un crochet, et, après un quart d’heure, la lamentable transformation était accomplie. Avec des épingles et des rubans noirs, on avait relevé les cheveux tant bien que mal, puis on les avait cachés sous les formes défraîchies de chapeaux de deuil, ou de demi-deuil. Sœur Justine, les épaules couvertes d’un manteau demi-long, malgré la saison, considérait ses filles, qui venaient, une à une, se placer devant le miroir, entre les deux fenêtres : sœur Danielle, navrée, semblable à une veuve qui vient de perdre son époux ; sœur Edwige, intimidée, humiliée, triste ; sœur Léonide disant :

– Je suis joliment laide en monde ! J’ai l’air d’une marchande à la toilette… C’est peut-être simplement que je n’avais pas l’habitude de me regarder dans une glace.

Et elle se mit à rire.

Sœur Pascale se laissait coiffer par la domestique, tandis que madame Borménat tâchait de rassembler et de nouer les rares cheveux de la supérieure. Celle-ci, qui se taisait, assaillie par trop d’émotions successives qu’elle ne voulait pas dire, arrêta son regard sur la chevelure mutilée, mais admirable encore, de la fille du vieil Adolphe Mouvand. Vit-elle, repoussée, dressée en chignon, lustrée par le vent et le soleil, cette paille dorée et ardente ? Trouva-t-elle trop jolie, en ce moment même, dans son costume de demoiselle, cette enfant qu’elle aimait ? Sœur Pascale souriait affectueusement en la regardant. Elle lui disait, évidemment : « Voyez en quel état ils ont mis votre fille ! Je n’ai pas l’air aussi navré que sœur Danielle, mais c’est moi qui ai le cœur le plus désemparé, moi, la créature faible dont vous étiez toutes, et vous surtout, le soutien. » Sœur Justine, qui était séparée d’elle par le groupe des sœurs déjà habillées et coiffées, n’avait-elle plus sa force ordinaire pour résister à la morsure douloureuse de ce sourire ? Elle échappa aux mains de son habilleuse, et, une de ses mèches dressée au-dessus de son crâne et attachée avec un cordon noir, une autre tombant sur l’oreille droite, elle vint, les traits tirés, jusqu’à la jeune fille.

– Ma petite sœur, dit-elle très bas, gardez cette pauvre robe le plus longtemps possible…

Sœur Justine devait s’avancer plus profondément dans la région des rêves douloureux, car elle ajouta :

– Pourquoi ai-je consenti à me séparer de vous… ? Allons, mon enfant, venez mettre votre chapeau, nous sommes les dernières.

Il y avait encore deux chapeaux sur la console, à côté du miroir, un de paille noire, orné d’une couronne de petites pâquerettes artificielles, très flétries et retombant sur leurs tiges, et une capote de tulle ruche, poussiéreuse et lourde.

– Tenez, dit-elle, ma sœur Pascale, prenez celui-ci.

Elle désignait la capote de deuil. Sœur Pascale prit ce paquet noir.

– Vous n’allez pas vous mettre des pâquerettes sur la tête, madame ? dit madame Borménat. Ce serait ridicule.

– Moins que vous ne pensez, dit sœur Justine.

Et elle piqua, sur ses cheveux blancs, la forme de paille noire garnie de vieilles fleurs pendantes.

Elle eût été ridicule, en effet, pour d’autres ; elle le serait dans la rue. Que lui importait ? Elle reprit son humeur ferme, sa parole toute simple et sans embarras, pour remercier l’intendante du vestiaire des laïcisées. La vieille dame salua, sourit avec réserve et compassion, et elle regarda descendre, dans la spirale de pierre de l’escalier, les cinq femmes dépoétisées, et qui n’avaient plus, pour se défendre contre le monde, ce voile, cette bure, ce rosaire qui disent que c’est une chair pénitente et vouée à Dieu qui passe. Deux d’entre elles emportaient, roulée dans une enveloppe de toile, leur robe, leur voile et leur coiffe de filles de Sainte-Hildegarde : sœur Danielle et sœur Léonide. Les autres, trop incertaines de leur destinée, avaient confié, à la garde de l’œuvre, ces reliques de leur vie d’élection et de leur passé heureux.

Elles sortirent. Elles ne se parlaient plus l’une à l’autre.

N’ayant plus de maison, elles se rendirent à la gare, et demandèrent la salle d’attente des voyageurs de troisième classe. Le coin du fond, près de la baie vitrée, était libre. Elles s’y installèrent, trois sur une banquette, deux sur une autre, aussi rapprochées que possible et se faisant presque vis-à-vis. La supérieure était assise entre sœur Pascale et sœur Léonide. Elle avait en face d’elle sœur Danielle et sœur Edwige. Que de fois elles s’étaient promenées formant ainsi deux groupes, à un pas de distance, dans la cour de la chère école ! En ce temps-là, si proche d’elles encore, elles pouvaient causer. À présent elles n’en avaient plus la force. Elles n’étaient plus que des êtres déprimés, aux yeux rougis par les larmes, si malheureuses que leur affection même leur défendait de parler. D’ailleurs, aucune ne put même en former la pensée. Dès qu’elle se vit entourée de ses filles, la vieille Alsacienne dit :

– Mes bien-aimées, il faut que la communauté finisse dans ce qui était le grand acte, et le lien, et le bien de notre vie commune, dans ce qui sera la force de chacune de nous, séparée des autres. Nous allons réciter le rosaire. La prière ne cessera que quand je resterai seule.

Elles cherchèrent et trouvèrent avec difficulté, dans leurs poches de robes laïques, leur rosaire. Et le Pater, puis les Ave formèrent, entre les cinq femmes en deuil, un murmure à peine perceptible, que traversait, sans l’interrompre, tantôt le sifflet d’une locomotive, le roulement d’un train, tantôt le claquement des portes, le pas précipité des voyageurs traversant la salle. Ave Maria, gratia plena… Personne ne s’occupait de ces voyageuses mal fagotées, si pauvres, immobiles, penchées sans doute pour écouter le récit d’une mort. Les voyageurs les prenaient pour une famille en deuil. Et ils ne se trompaient pas… Benedicta tu in mulieribus… C’était sœur Danielle qui disait la première partie de la prière, et les autres sœurs répondaient… Quelquefois, l’une d’elles portait la main à ses yeux, les cachait une minute, et pleurait en silence, puis reprenait sa partie dans le concert des dernières supplications, des derniers vœux exprimés devant celles qui en étaient l’objet. De temps à autre, un employé apparaissait à l’entrée de la salle, du côté du quai, et jetait le nom des villes vers lesquelles un train allait partir… Les sœurs frémissaient toutes, et les mots se ralentissaient sur leurs lèvres. Mais ce n’était pas l’heure encore… Les noms fatals, Mâcon, Marseille, Ambérieu, n’avaient pas été prononcés. Il y avait encore un peu de temps. L’homme se retirait, ne sachant pas qu’il était, pour ces femmes, comme le bourreau qui appelait dans les prisons, sous la Terreur, les condamnés, un à un. Il s’éloignait, et la prière continuait. Sœur Pascale récita le second chapelet, et sa voix lasse, sourde, avait un accent si tragique, que, par affection et par pitié, toutes celles qui étaient là se sentirent portées à son secours, et offrirent pour elle, qui était si désolée, la grâce de leur prière. Ora pro nobis, peccatoribus, nunc et in horâ mortis nostrœ… Dans la salle trépidante, poussiéreuse, bruyante, les cinq sœurs de Sainte-Hildegarde disaient adieu à la prière en commun… Un employé cria : « Direction de Mâcon en voiture ! » Et deux des cinq femmes se levèrent, celles qui étaient assises en face de la supérieure, sœur Danielle et sœur Edwige. Un instant elles se demandèrent si la prière allait s’interrompre ; mais sœur Justine ayant repris, avec intention : Sancta Maria, mater Dei, elles comprirent que l’adieu ne serait d’aucune manière plus digne de leur état, et, s’inclinant vers les trois sœurs qui demeuraient assises, elles les laissèrent achever seules l’Ave Maria commencé. Un autre Ave succéda à celui-là. Pascale avait fermé complètement les yeux, depuis que, devant elle, elle n’avait plus ni sœur Edwige, ni sœur Danielle. Quelques minutes s’écoulèrent, et ce fut son tour de partir, et elle se leva, et s’inclina, et sortit en sanglotant. Derrière elle, deux voix psalmodiaient encore, dans la désolation de deux âmes, la prière à la Vierge. Et ce fut le tour, alors, de sœur Léonide, qui prenait le train dans la direction du Bugey et de Genève. La vieille supérieure la salua de la tête, acheva seule l’Ave commencé, puis resta comme anéantie, sur la banquette, pendant que les trains s’éloignaient, emmenant ses compagnes dans l’immense inconnu.

QUATRIÈME PARTIE

LES EXPIANTES

JUSTINE

L’âpre vent d’automne soufflait sur les glacis des fortifications, et sur les champs de blé gelés, et sur la ville, manufactures tassées contre des forts, maisons qui écoutent les sifflets des usines ou les sonneries de clairon. Le soir tombait, et il faisait sombre déjà à l’intérieur des maisons. Cependant quelques minutes plus tôt, au-dessus du lion sculpté dans le roc, une dernière lueur de couchant illuminait, du côté de la France, la citadelle de Belfort. Dans l’office d’un hôtel sans style et sans jardin, mais largement et solidement bâti, que louait le commandant de Roinnet, un vieux domestique familial, – un legs du père, – achevait de préparer l’argenterie que tout à l’heure il disposerait sur la table. Par-dessus son habit noir, il avait noué son tablier, et, tout en inspectant, d’un œil sévère, les cuillers, les fourchettes et les couteaux disposés sur une console, il se penchait vers un petit groom en veste courte, tête blonde et rasée, qui l’écoutait avec tremblement. Dans un angle, une ordonnance, en manches de chemise et gilet jaune, fier de sa taille fine et de ses moustaches, dressait des fruits dans des compotiers, et riait, afin de vexer l’ancien, chaque fois que celui-ci donnait un conseil à l’apprenti valet de chambre.

– Tu comprends, disait le bonhomme, vingt-cinq personnes, c’est un grand dîner ; monsieur le baron reçoit ses supérieurs : il faudra mettre des gants, et ne pas les quitter.

– Oui, monsieur Francis.

– Aujourd’hui et d’ici longtemps tu ne passeras pas les plats, c’est entendu ; il faut une habitude ; tu enlèveras les assiettes ; mais, pour plus tard, regarde-moi faire.

– Oui, monsieur Francis.

– C’est qu’il est ferme, monsieur le baron…

– Oh ! là là ! ferme, interrompait l’ordonnance ; ferme, le commandant ! Il a peur de tout !… Même de nous…

– Pas de moi, dit le vieux tranquillement. Laisse-moi parler au petit… Tu n’es pas chargé de lui.

La porte donnant sur le palier s’ouvrit. L’ordonnance se détourna.

– Tiens, voilà l’Allemande à présent ! Ne laissez donc pas la porte ouverte ! Vous me faites geler.

La femme qui entrait eut l’air de ne pas entendre ; elle soufflait, et dénouait le fichu dont elle avait enveloppé, par-dessus son chapeau noir, sa tête congestionnée par le froid. Mais, derrière elle, un jeune homme extrêmement mince et extrêmement pâle était entré. La nervosité dont il souffrait se traduisit par une grimace de tous les muscles du visage. Il répondit avec violence :

– Taisez-vous, Moriot ! Ne l’insultez pas ! Elle est dix fois plus Française que vous ! Jamais, je vous l’ordonne, jamais !… Ou bien je préviens le commandant !

Le soldat s’était remis à tapoter une couche de mousse qui devait garnir le fond d’un compotier. Il se tut ; mais un mouvement de sourcils et le sourire gouailleur qui ne quitta pas ses moustaches, montrèrent le peu de cas qu’il faisait des menaces du jeune homme. Celui-ci, saisi par ce qu’on appelait chez lui « une crise d’asthme », s’était jeté sur le bras de la vieille femme, qu’il serrait violemment, et ayant toussé trois ou quatre fois, d’une toux sèche, il demeura hagard, hypnotisé par l’appréhension d’un mal qu’il sentait imminent et horrible, les paupières dilatées, la bouche ouverte et ne buvant plus l’air, la poitrine battant à vide. La vieille femme, habituée, lui soutint la tête, doucement, entre ses deux mains, disant : « Allons, mon petit Guy, ce n’est rien, cela va passer, calmez-vous ! » Et, en effet, cela passa. Un peu d’air entra en sifflant dans la poitrine ; la peur quitta les yeux ; les paupières s’allongèrent ; les lèvres se rapprochèrent, un pâle sourire remercia : « Je suis mieux, c’est fini ; attendez encore ». En face, la porte du billard fut poussée au même moment, et, dans la demi-clarté de lumières éloignées, la silhouette d’une femme s’encadra, élégante, penchée, jeune encore de ligne et de mouvements.

– C’est vous, madame Justine ? C’est toi, Guy ? J’étais inquiète. Pourquoi si tard ? demanda madame de Roinnet.

Elle ne voulait pas dire que son inquiétude venait d’autre chose que du retard ; qu’elle avait entendu la toux, qu’elle était accourue.

– Où avez-vous été vous promener ? reprit-elle.

– Sur le glacis du fort des Barres, comme d’habitude, répondit la vieille femme. Il faisait presque chaud, il y avait du soleil, et puis, tout à coup, le vent d’est s’est levé, nous sommes revenus vite, peut-être trop vite.

Madame de Roinnet ne prêtait aucune attention à la réponse. Question, réponse, attitude, tout faisait partie de la tragédie maternelle que chacun tâchait de jouer de son mieux. Elle vit que son fils se tenait seul à présent, au milieu de l’office, entre la promeneuse et le maître d’hôtel ; qu’il respirait ; qu’il souffrait encore ; qu’il hésitait à s’approcher d’elle, à cause de ce sifflement des bronches qui persistait.

– Tu feras bien de monter dans ta chambre, Guy, et de te chauffer… Va, mon ami… Venez, vous, madame Justine, j’ai à vous parler.

Les deux femmes se retrouvèrent à l’extrémité de la salle de billard, l’une en toilette décolletée, soie mauve et guipure, l’autre vêtue de noir, sans élégance et sans archaïsme, comme les vieilles dames de fortune modeste, qui ne sont jamais ni tout près, ni très loin de la mode.

– Madame Justine, dit madame de Roinnet, penchant sur son épaule sa jolie tête de blonde grisonnante, – bandeaux ondulés, joues encore fermes et jeunesse des yeux bleus, – madame Justine, je n’ai pas fait mettre le couvert de Guy à la grande table, ce soir.

Elle sous-entendait : « ni le vôtre non plus ». Madame Justine comprit, et, faisant une moue triste :

– Il en aura un peu de chagrin, le pauvre enfant ! Il me disait, tout à l’heure, qu’il se réjouissait… Pour moi, ça m’est parfaitement indifférent, madame. Même, je préfère… Où dînerons-nous ?

– L’office est impossible. Dans la lingerie ?… Seulement, pour le service ?… Francis ne peut pas quitter la table, l’ordonnance non plus. Mathilde…

– Ce n’est que cela, madame ? Vous n’avez personne pour nous servir ?

– Mais… non.

– Je me servirai moi-même, et je servirai monsieur Guy… Nous avions l’habitude, au couvent… Je dînais tous les jours avec notre cuisinière. Et je l’aimais bien. C’était sœur Léonide…

Madame de Roinnet releva la tête, et regarda fixement les bougies d’une applique. On eût dit qu’elle voulait sécher, à leur flamme, une larme qui était montée à ses paupières, et qui ne coula pas.

– Je vous remercie, dit-elle, de m’aider comme vous faites… La vie est souvent si difficile !…

Et, reprenant sa tournée d’inspection, saisissant à pleine main la traîne de sa robe, redressant et cambrant sa taille de jeune fille, elle passa dans la salle à manger. Madame Justine était déjà sortie par l’autre porte.

À la même heure, au café du cercle militaire, un officier de race évidente, nerveux, serré dans son dolman, et dont la tête ronde, aux cheveux soufflés sur les tempes, les yeux gris, le nez courbé, les lèvres sèches, les joues sans un atome de graisse, rappelaient des masques de guerriers italiens, ciselés au pommeau d’une épée, se levait de la place où il venait de parcourir les journaux du soir, et traversait la salle. Arrivé à quelques pas de la porte, sur un signe, il tourna vivement à gauche, s’approcha d’une table où un autre officier supérieur était assis, et, saluant :

– Mon colonel ?

Celui auquel il s’adressait continua d’enfoncer, avec une cuiller, la tranche de citron qui nageait à la surface d’un verre de grog. C’était un homme de haute taille également, aux traits plus droits et plus épais, aux yeux noirs qui regardaient fixement et appuyaient tous les mots qu’il disait, mais qui ne parlaient jamais seuls ni autrement que les lèvres : un autre type d’officier, brave certainement, plus fermé.

– Je serai enchanté de me retrouver tout à l’heure chez vous, monsieur.

– Mon colonel !

– Madame la baronne de Roinnet est en bonne santé, je suppose. Je l’ai aperçue cet après-midi. Et votre fils ?

Le commandant fit un geste évasif.

– Oh ! lui !

– À propos, je voulais vous demander : est-ce que vous avez toujours, chez vous, cette personne,… cette…

– Promeneuse ? mon colonel. Elle est promeneuse. Vous voulez parler de madame Justine ?

– Précisément. C’est une ancienne religieuse, m’a-t-on dit ?

Une petite secousse nerveuse agitant tout le corps, un mouvement de la tête qui se rejette en arrière, comme touchée au fleuret, et le commandant répond :

– Oui, mon colonel.

– Une ancienne supérieure ?

– Laïcisée.

– Évidemment. Et elle instruit vos enfants ?

– Non, mon colonel ; j’ai eu l’honneur de vous le dire, elle promène Guy, dont la santé laisse beaucoup à désirer ; madame de Roinnet lui confie quelquefois la petite…

– Et elle l’instruit en la promenant, cela va de soi…

Le commandant avait rougi. Tous les muscles de son visage s’étaient raidis, et dessinaient plus étroitement le masque légendaire des Roinnet.

– Si je savais qu’elle les instruisît, mon colonel…

Il s’arrêta. Il sentit qu’il était sur une pente ; qu’il allait désavouer sa femme, sa foi cachée, son propre exemple, sa race. Tous les Roinnet du passé lui soufflèrent à l’oreille : « Que vas-tu dire là ? »

Il se ressaisit, et dit :

– Si elle les instruisait, mon colonel,… je vous le dirais.

– C’est bien, monsieur. D’ailleurs, si je vous en parle, c’est dans votre intérêt. Vous êtes ambitieux, très justement. Vous devez être averti de ce qui pourrait vous nuire.

Les deux officiers se saluèrent.

En rentrant chez lui, dix minutes plus tard, M. de Roinnet croisa sa femme qui traversait le vestibule.

– Je voudrais vous demander une chose, Marie ?

– Quoi ? Je suis très pressée.

– J’espère que vous n’avez pas fait mettre, à la grande table, le couvert de madame Justine ? Il y a des différences d’éducation, de situation, de tenue, qui ne permettent guère…

Il déjeunait et dînait quotidiennement à la même table que l’ancienne supérieure de l’école. Madame de Roinnet le laissa continuer :

– Elle-même se trouverait gênée, s’il en était autrement.

Madame de Roinnet eut un sourire vague, qui jugeait bien des choses.

– Je n’ai pas voulu imposer à Guy la fatigue d’un grand dîner, répondit-elle. Il ne paraîtra pas, ni madame Justine non plus. Tout est arrangé : ne craignez rien.

Madame Justine, dans la maison, n’était que tolérée, et elle ne l’ignorait pas. Des faits nombreux, des mots, des silences le lui avaient appris, dès les premières semaines de son arrivée, qui datait du milieu d’août. Après trois semaines, passées à Lyon, en sollicitations vaines, elle avait dû renoncer à diriger une des écoles que les Catholiques cherchaient à relever sur les ruines des écoles détruites. On la trouvait trop vieille. Les places, d’ailleurs, étaient bien moins nombreuses que ne l’étaient les religieuses chassées des écoles ou des communautés, et cherchant à vivre. Des cinq femmes qui avaient habité ensemble la maison de la place Saint-Pontique, à Lyon, une seule était redevenue éducatrice : la tourière, sœur Léonide. La supérieure, ayant dépensé les quarante francs qui formaient toute sa retraite de sœur de Sainte-Hildegarde, avait accepté le poste de « gouvernante et dame de compagnie » chez madame de Roinnet. En réalité, elle était promeneuse et garde-malade. Son rôle, – elle ne le jugeait ni indigne d’elle, ni trop assujettissant, – consistait à sortir, dès qu’il faisait beau, avec l’adolescent incurablement atteint par la phtisie, être douloureux corps et âme, qu’il fallait à la fois soigner et consoler. Causer peu avec lui et cependant le distraire ; varier les promenades ; éviter les rencontres qui obligent à parler et qui provoquent la toux ; savoir s’arrêter à temps et choisir le banc le moins exposé au vent ; pressentir la minute où il faudra repartir ; ne pas oublier le plaid, ni les caoutchoucs ; ne jamais laisser voir l’inquiétude, ni même la trop vive pitié quand la crise éclatait ; ne pas craindre la contagion ; faire croire au condamné qu’il verra le printemps, puis l’été, puis l’année suivante, et d’autres, et d’autres : le programme était trop chargé, semblait-il, pour qu’une autre qu’une mère pût le remplir. Madame de Roinnet avait essayé, mais elle avait une tendresse trop inquiète, elle était trop peu maîtresse de son chagrin, de ses larmes, de ses joies subites, et trop prisonnière aussi de ses obligations mondaines : elle se devait au monde, à la carrière, à l’avancement de M. de Roinnet, à sa fille que les médecins conseillaient de ne pas laisser constamment auprès de Guy. Après elle, dix domestiques avaient renoncé, successivement, à cette tâche difficile et épuisante, qui occupait non seulement le temps de la promenade, mais tout le jour, et, souvent bien des heures de veille. On avait appelé madame Justine.

Elle résistait à la fatigue ; elle avait la patience et l’autorité qu’il fallait ; elle réussissait à se faire aimer de cet enfant ombrageux et aigri, elle y réussissait même trop bien, car elle devenait l’irremplaçable, l’unique ressource, et le malade s’inquiétait et s’exaspérait, dès qu’il savait que madame Justine était sortie, qu’elle ne répondrait pas à son appel, en cas de crise, et qu’il serait « seul », comme il disait cruellement. Le chef, la femme de chambre, ne manquaient pas une occasion de faire sentir, à madame Justine, la situation intermédiaire et fausse qu’avait, dans la maison, cette vieille femme, supérieure par l’esprit, moyenne par la culture, tout à fait du peuple par l’éducation première, et qui n’était pas une dame, et qu’on devait appeler madame, et qui disait simplement « monsieur » à celui qu’ils appelaient « monsieur le baron ». L’ordonnance, soldat peu sûr, serviteur peu scrupuleux, et qui se défiait de la clairvoyance de la promeneuse, répandait le bruit absurde, mais qui rencontrait des crédulités dans les casernes, que le commandant confiait ses enfants à une espionne allemande. Madame de Roinnet la défendait sans doute, et plusieurs fois déjà elle avait dû s’opposer au renvoi de l’ancienne religieuse, depuis que l’on disait, dans le monde militaire de Belfort : « Vous savez, cette Justine qui est chez les Roinnet : eh bien, c’est une sécularisée, une sœur de Sainte-Hildegarde. » Mais elle luttait contre tant d’autres lâchetés ; elle était si profondément atteinte par la claire vue du mal qui ne lâcherait pas l’enfant, et par le perpétuel souci d’une fortune compromise, qu’elle n’eût pas été de force à protéger, contre un renvoi, la garde-malade de son fils. Le seul défenseur véritable de madame Justine, c’était Guy. Presque chaque jour, dans les réunions de famille, au salon, ou à table, Guy se levait subitement. Il étouffait. Son visage s’angoissait, sa poitrine se levait, ses doigts s’écartaient au bout de ses bras tendus. L’enfant était près de défaillir. Le père se détournait, ne pouvant supporter ce spectacle, ou bien il sortait en faisant claquer les portes, ou bien, saisi lui-même d’une espèce de crise nerveuse et d’une sorte de colère de désespoir, il criait de sa voix de commandement : « Encore ! Tu sais bien que je ne veux pas ! Arrête-toi tout de suite ! Ou va-t’en ! » La mère accourait. L’enfant cherchait madame Justine, et, dès qu’elle paraissait, il se jetait vers elle, il appuyait sa tête en sueur contre la robe noire, et la toux, qu’il avait essayé de vaincre, le secouait, tandis qu’il s’éloignait, soutenu, guidé, fermant les yeux. M. de Roinnet, à mesure que les semaines s’écoulaient, comprenait mieux qu’il lui serait impossible de remplacer madame Justine, que la santé de Guy permettait de moins en moins d’y songer, que l’enfant ne supporterait pas cette séparation. Et cela encore l’irritait, comme un obstacle que sa propre raison et son amour paternel mettaient à son ambition.

Madame Justine eût vécu tranquille parmi ces contradictions, si les soucis ne lui fussent venus d’ailleurs. Dans les moments de loisir, incertains et courts, que lui laissait le malade, retirée dans la petite chambre où elle habitait, elle écrivait à « ses filles », elle souffrait de leurs traverses et de leurs difficultés, et sa pensée, plusieurs fois par jour, visitait les quatre coins de France où vivaient, si loin l’une de l’autre, et dans des conditions différentes, celles qui lui manquaient toutes : ma sœur Danielle, ma sœur Edwige, ma sœur Léonide, ma sœur Pascale. Cette dernière seule l’inquiétait. Aux premières lettres, en août et en septembre, Pascale avait répondu brièvement. Elle était bien accueillie à Nîmes ; on la traitait avec une affection dont elle était touchée et gênée, disait-elle, car on lui donnait peu de travail à faire à la maison, et trop souvent, la sachant souffrante, Jules Prayou, pour la distraire, essayait de l’emmener dans les parties de promenade, aux courses de taureaux, au théâtre même. Elle résistait, le plus souvent, ne voulant pas être une occasion de dépenses excessives, pour des parents qui n’étaient pas aussi riches qu’elle l’avait cru, et qui dépensaient pour elle sans compter. « Croiriez-vous, notre mère, avait-elle écrit, qu’à la foire de Beaucaire, qui est le 22 juillet, Jules a déboursé, pour moi qui n’ai pas un sou vaillant, plus de trente francs, voyages, cadeaux, plaisirs, et que je n’ai pu l’en empêcher ! Plus récemment, à Arles, il a fait de même. Personne dans la ville ne sait ce que j’ai été autrefois. On croit que je me soigne, et je me soigne en effet. Le grand chaud, et plus encore le repos, commencent à guérir ma poitrine. Il paraît que la peau de mes joues a bruni, mais, malgré le soleil, mes cheveux repoussent aussi blonds qu’avant. Je suis un peu regardée, à cause d’eux sans doute, et bien des idées me reviennent, que je ne connaissais plus à l’école, où il n’y avait pas même un miroir pour nous cinq. Priez pour moi. Ce qui est le plus faible, ce n’est pas ma poitrine que je soigne, c’est le cœur qui est dedans, et que vous ne soignez plus. » Sœur Justine avait recommandé la prudence, et même la défiance. Elle s’était montrée plus affectueuse encore que de coutume dans ses réponses. Mais la dernière lettre de Pascale était de la fin de septembre. Depuis lors, aucune nouvelle n’était venue de Nîmes. On était au 15 octobre : pas un mot de réponse. Madame Danielle, madame Edwige écrivaient : « Elle ne nous répond pas plus qu’à vous. »

Que devenait cette enfant si lointaine ? C’était là une angoisse qu’on ne pouvait dire. Elle assaillait madame Justine dans les longs silences des promenades sur le glacis ou sur les routes. L’esprit de l’ancienne supérieure s’emplissait de regrets et de projets. Ils ne lui laissaient pas plus de trêve que jadis les enfants et les pauvres du quartier lyonnais ; mais, comme eux, ils la rappelaient au sentiment de sa charge. Quelquefois, en effet, quand elle voyait, devant elle, ces campagnes nues, aux larges ondulations fuyant vers la frontière, le souvenir du pays natal lui revenait, dans la marée du vent qui passait le détroit. « À quelques lieues d’ici, j’ai encore des parents. Ils me recevraient. Ils me l’ont écrit. J’ai ma sœur, la femme du vigneron, qui a un clos fameux, près de Saint-Léonard ; j’ai mon frère qui habite dans son bien, aux portes de Colmar, où j’ai été élevée. Pour rentrer je n’aurais qu’une demande à faire au Kreisdirector ; ils me l’ont dit, et je n’aurais plus qu’à vieillir et à mourir en paix… » Elle n’achevait jamais cette pensée ; elle ne l’approuvait jamais. Une voix se levait contre, une voix sûre d’être écoutée : »Tu resteras dans l’épreuve de France, parce qu’elle est tienne, et que tes filles y sont restées. »

LÉONIDE

L’hiver était fini pour les habitants des plaines, et les blés, déjà drus, tentaient, pour le nid futur, les perdrix en amour. Mais la neige couvrait encore les montagnes. Elle mollissait l’après-midi, dans la haute région du Bugey où vivait à présent l’ancienne tourière de l’école de Lyon, puis la nuit tombait, le vent coulait par-dessus le col des Traînes, et la terre gelait de nouveau, sous son tapis blanc en maint endroit piétiné et troué. Le village, exposé au sud-ouest, était bâti sur une pente rapide, au-dessous d’une forêt de sapins que les paysans pillaient, dont la foudre étêtait les arbres, et qu’achevaient de ruiner les torrents. Mais la forêt ne touchait le village que de sa pointe inférieure, et partout ailleurs, c’étaient des prés ravinés et rocheux, des éboulis minés par l’eau, qui, dans leurs plis déserts, enveloppaient les maisons. Tout en bas, dans la vallée, des champs formaient le creux, tout entourés de clôtures d’épines, pareils de loin à des dominos bordés de gris. Et la distance était si grande, de cette campagne des semailles jusqu’aux cimes, que le cri des toucheurs de bœufs, en arrivant là-haut, y troublait moins le silence que le vol d’une sauterelle.

Là, dans une école libre nouvellement construite, Léonide était venue s’installer comme adjointe, dès le mois de juillet précédent. Une dame riche, qui avait donné le terrain pour l’école et qui supportait, à elle seule, la moitié des frais d’entretien, dont les habitants de la montagne payaient le reste, avait fait venir, de Lyon à Bourg-en-Bresse, la cuisinière tourière, et, après avoir causé un quart d’heure avec elle :

– Ma petite sœur, vous me plaisez.

– Tant mieux, madame.

– Je vous engage.

– Ah ! si vous aviez connu ma sœur Pascale, c’est elle que vous auriez engagée,… ou ma sœur Edwige, ou…

– Non, non, c’est vous, je n’ai pas de regrets. Vous logerez dans une chambre au nord, par exemple ?

– Ça m’est égal.

– Les gens du pays ne sont pas dévots.

– Tout Lyon non plus.

– Je ne vous vois qu’un défaut, ma petite sœur.

– Vous comptez mal, madame.

– C’est que vous n’avez plus de dents, et ce n’est pas joli…

Léonide s’était mise à rire de bon cœur.

– Je vais en acheter, madame ! Dans quinze jours j’en aurai trente-deux !

Elle s’était fait faire un dentier, en effet, avant de quitter Bourg-en-Bresse, et elle était montée au village, non pas plus jolie assurément, mais plus jeune qu’elle n’était à Lyon. « Vous ne me reconnaîtriez pas, écrivait-elle à madame Justine, si vous me rencontriez dans les lacets de la route, avec mes galoches, ma belle jupe neuve, mon chapeau de paille et toutes mes dents : mais, comme je ne pourrais pas m’empêcher de vous sauter au cou, alors vous me reconnaîtriez. » L’ardente petite institutrice était bien loin du quartier et des ouvriers de Saint-Pontique. Elle courait, parlait, catéchisait bravement, comme autrefois, mais sans réussir de même. Tout l’été, tout l’automne, tout l’hiver, dans la neige ou dans la boue, aux heures libres et aux jours de congé, elle avait monté et descendu les sentiers, pour rendre visite « aux parents » et aux autres. Les autres étaient hostiles, les parents n’avaient pas la bonhomie gouailleuse ni la promptitude d’émotion des faubouriens qu’elle avait connus et aimés. C’était une population travaillée par l’envie, mise en défiance contre le dévouement même, à cause de toutes les contrefaçons qu’elle en voyait, intelligente et d’esprit vif pour acheter ou vendre, mais comme fermée à tout l’éternel. On eût dit que la partie la meilleure ne se composait que d’indifférence remuée et de très ancienne foi chancelante. « Comme ils ont dû être abandonnés par leurs curés dans les temps anciens ! pensait Léonide. C’est à peine s’ils regardent en l’air avant de mourir ! Je ne suis pas toujours bien reçue. Mais ils ne me résisteront pas indéfiniment ; je prendrai le grand moyen avec eux : je veux les aimer ; je les aime ! » Elle avait tant couru, et par des temps si durs, qu’au commencement du mois de mars, elle était tombée gravement malade, atteinte aux deux poumons par une fluxion de poitrine. Sa robuste constitution avait résisté. Madame Léonide, très pâle, immobile, était assise dans un fauteuil de paille, enveloppée de laine noire, les pieds posés sur une chaufferette, près de la cheminée de la grande chambre du premier, au dessus de la classe. Les enfants étaient partis. Le soir mettait sa cendre grise sur les quatre murs blancs. Il n’y avait que les rideaux de cretonne rouge du lit qui fussent tout à fait sombres. On entendait le sabotement d’un homme sur la place, et, dans la chambre, le tic tac enfiévré d’un réveil qui servait d’horloge à la maison. Une femme monta l’escalier, et entra.

– Bonjour, Léonide, comment êtes-vous ce soir ?

Du milieu des châles et des capelines qui l’enveloppaient, la malade répondit :

– De mieux en mieux.

La voix était faible, mais les yeux brillaient, vifs dans le crépuscule. Léonide, avec la joie reconnaissante des enfermés qui reçoivent une visite, regardait la directrice de l’école, une jeune fille élégante et mince, au long visage d’un rose égal, aux yeux myopes et bridés par l’effort, et qui arrivait, les mains enfoncées dans les poches d’un tablier bleu à bretelles, et s’asseyait de l’autre côté de la cheminée.

Les petites ont encore demandé de vos nouvelles, reprit la directrice. Vous voyez qu’elles ne vous oublient pas. Moi, je venais voir si vous voulez vous recoucher. Voulez-vous que je vous aide ?

– Non, merci, laissez-moi dans le noir, comme à présent, encore une heure.

– C’est que le froid est vif, dehors.

– Le dedans c’est tout, voyez-vous, répondit Léonide en écartant ses châles et en sortant le menton ; je me sens revivre. Savez-vous ce que je pensais, ici, pendant que j’étais seule ? Je pensais d’abord que j’avais bien failli m’en aller chez nous…

Voyant l’étonnement de sa compagne, elle eut un sourire lent à se développer comme un long geste, et elle leva le doigt vers le toit.

– Je veux dire là-haut, reprit-elle. Mais le danger est passé. C’est remis à une autre fois. Je pensais aussi à la vie que j’ai menée pendant dix ans, au milieu de mes sœurs… Je vous ennuie en vous parlant de ça ?

– Mais non, mais non, dit mollement la jeune fille.

Et elle tendit ses mains longues et noueuses vers le feu, avec le soupir des patiences déjà lasses.

– Je vous garantis que je ne perdais pas mon temps ! Vous me reprochiez de me donner trop de mal ici, mais, là-bas aussi, j’étais toujours sur pied : porterie, balayage, cuisine, laveries, j’étais chargée de beaucoup de travail, bonne à tout faire dans une communauté, mais, comprenez-moi bien, elles me traitaient quand même comme leur sœur…

– Oui.

– C’est une amitié meilleure que celle du monde…

– Autre, en tout cas…

– Vous avez raison.

– Plus triste !

– Comment, triste ? mais nous étions toutes de belle humeur. Je le suis encore… Tristes, ma sœur Justine ! ma sœur Edwige ! ma sœur Pascale !… Vous pensez sérieusement ce que vous dites ?

– Mais oui. Je ne comprends pas qu’on puisse vivre heureuse dans un endroit dont on ne peut pas sortir à toute heure, quand il vous plaît.

Un rire de tout l’être, un rire populaire auquel manquait seulement l’ampleur de la vie, étonna la directrice et toutes les choses qui l’entouraient.

– Êtes-vous heureuse, ici, vous, mademoiselle ? demanda madame Léonide.

– Mais oui, moyennement.

– Et pourtant, vous ne pouvez pas sortir du village, avec votre peur de la neige, votre classe à faire, et moi malade !

Un silence long, comme la distance qui séparait les deux esprits, suivit cette plaisanterie. Puis la directrice se leva, remit les mains dans les poches de son tablier bleu à pois blancs, et dit :

– Je vais faire mon dîner et le vôtre ; dans une demi-heure je viendrai vous aider à vous coucher.

Léonide resta seule. Malgré l’épaisseur de ses châles, elle eut l’impression que le froid du dehors, qui saisissait la terre, les arbres, les herbes, traversait le toit et les murs, et se glissait en elle. Elle appuya ses épaules et sa tête contre le dossier du fauteuil, et, dans l’épuisement de ses forces physiques, avec la netteté d’un esprit presque dégagé de son corps, elle mesura la profondeur de sa solitude. Pendant la période de début, au soir des courses dans la montagne, des visites aux hameaux et aux granges, elle s’endormait de lassitude, sans voir du lendemain autre chose que la tâche qui restait à faire. En ce moment, elle jugeait l’inutilité, apparente du moins, de son effort. Dans ces maisons invisibles pour elle, muettes dans le noir et dans le froid qui rôdaient de compagnie, avait-elle une amie ? une seule personne qui comprît pourquoi elle était venue, pourquoi elle resterait là, pourquoi elle ne songerait ni à changer, ni à se marier, ni à se plaindre ? non, pas même cette honnête jeune fille qui dirigeait l’école, et qui avait surtout besoin de gagner et le désir d’échapper, par le mariage ou l’avancement, aux rigueurs d’un internement à huit cents mètres d’altitude. Toutes les portes étaient closes, tous les cœurs fermés. Le réveille-matin battait la charge des secondes qui se précipitaient, vides dans l’éternité. Par l’unique fenêtre, en face, sans y attacher sa pensée, mais recevant quand même l’influence de leur image, la malade apercevait des cimes de sapins étagées et pressées, sur lesquelles roulaient en se déchirant les volutes de brume montant de la vallée. Cependant rien ne se troublait en elle. Immobile, paisible, les yeux fixés sur ce carré de la fenêtre, où la terre ne tenait qu’une petite place d’angle, les lèvres essayant de sourire, elle répétait : « J’accepte l’insuccès, l’abandon, la maladie, tant que vous voudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de la petite. »

Elle avait appris, vaguement, que sœur Justine avait des inquiétudes au sujet de Pascale. On ne lui avait rien raconté. À quoi bon ? Elle n’avait jamais été du « conseil » de la communauté. Et qu’aurait-elle pu faire ? Mais dans les lettres, courtes et vives, de madame Justine, elle avait deviné une tristesse. Et c’est pourquoi, à cette heure désenchantée et déserte, n’ayant de force que pour une seule pensée, elle disait, dans la paix, en accueillant l’épreuve : « J’accepte l’insuccès, tant que vous voudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de la petite. »

La nuit formidable enveloppait la montagne, la forêt, le village et, dans une maison qu’un sapin eût couverte de son ombre, il y avait un être chétif, qui traitait avec Dieu pour le rachat d’une âme en détresse.

EDWIGE

L’été printanier, la saison déjà chaude où tout n’est pas encore poussé, où les feuilles sont humides et renvoient de la lumière, l’été de la fin de mai faisait trembler l’air doux au-dessus de la Loire. Dans un renflement de la vallée, à droite du fleuve, et presque au milieu des terres d’alluvion, une maison de garde-barrière levait sa façade étroite. Elle était construite à quelques mètres du remblai du chemin de fer de Paris à Nantes, au bord d’une route qui descendait des collines du nord, traversait des champs et des prairies, coupait à angle droit la voie ferrée, et qui, un peu plus loin, passait la Loire sur les arches d’un pont. Des voitures de paysans ou de marchands, quelques automobiles visitant les châteaux de la Loire, se présentaient, à toute heure de jour ou de nuit, pour franchir le passage à niveau. Il fallait sortir de la maison et ouvrir les barrières ; il fallait aussi se trouver devant la porte, au passage des trains. Le métier n’était pas fatigant ; il ne demandait qu’une grande exactitude, un sommeil léger, pour entendre, la nuit, l’appel des voituriers ou la corne des automobiles, et l’ignorance de la peur, ou une certaine fermeté de caractère. Car le poste de guetteur de routes était loin de toute habitation, la vallée comptant peu de fermes dans ces terres basses, à cause de la crainte des grandes eaux. Il était trois heures de l’après-midi. Une vieille femme chétivement vêtue et bien coiffée, avec des bandeaux ondulés sur les tempes, était accroupie près d’une plate-bande, à quelques pas de la maison, le long des rails. Elle arrachait les mauvaises herbes poussées dans le sable. Ses mouvements étaient d’une extrême lenteur. On pouvait juger qu’ils excédaient néanmoins ses forces, car la femme n’avait pas sarclé la largeur de ses deux mains, qu’elle s’arrêtait et se reposait, en regardant les quatre rubans d’acier qui filaient, droits, luisants, séparés de moins en moins, jusqu’à l’horizon où ils se fondaient comme des fils tendus sur un métier et serrés par un bout. Les champs, aux deux côtés de la voie, remuaient lentement leur poil nouveau dans la lumière. Entre des peupliers, à d’énormes distances, des grèves étincelaient : un peu d’eau et de sable qui étaient comme de l’argent et de l’or.

La femme se remettait au travail, puis s’interrompait de nouveau, et interrogeait du regard la ligne dont elle avait la garde. À trois heures et demie, elle appela :

– Voilà le 717 !

Rien ne répondit, pendant plusieurs minutes, à son appel, et elle s’était penchée de nouveau vers la planche de pois, quand une femme beaucoup plus jeune ouvrit la porte de la maison, et se tint debout, dans la lumière.

C’était Edwige. Elle était encore plus jolie que du temps qu’elle habitait l’école de la place Saint-Pontique, parce que l’on pouvait voir ses cheveux châtains, et qu’il y avait, dans ses yeux bleus, le reflet d’un plus large ciel. Mais son regard et son sourire de miséricorde ne rencontraient plus guère qu’une vieille femme indifférente, des blés, des herbes et des saules. Elle était vêtue d’un corsage clair et d’une jupe noire, comme beaucoup d’ouvrières de campagne ; elle avait jeté sur sa tête, pour se garantir du soleil, une cape de batiste blanche, de fabrication anglaise, un reste de l’ancienne aisance, du temps du père. Quand le train, qui était un train de marchandises, s’engagea dans la partie de la voie que bordait la saulaie voisine de la maison, elle leva le drapeau roulé qu’elle portait à la main. Pendant deux minutes, le sol trembla ; les saules eurent leurs feuilles retroussées ; dix pies vécurent en l’air ; des grognements de bétail enfermé, des grincements de ferraille et de planches, effarèrent, dans le couvert des moissons proches, toute la faune invisible ; puis la dernière voiture dépassa la route, et diminua, cahotante, sur les rails, tandis qu’une pluie de sable retombait sur le remblai, les légumes et les cinq groseilliers du potager.

La sarcleuse aux bandeaux ondulés ne s’était pas détournée. Edwige regarda de ce côté, puis vers l’est où, très loin, l’eau des grèves portait le globe du soleil. Elle avait toujours cet air d’aimer répandu dans tout son être. Elle rentra.

Dans la salle carrelée et claire, elle rapprocha de la table la chaise qu’elle avait écartée tout à l’heure, s’assit, et, sur la toile cirée, reprit le bas de laine noire qu’elle tricotait. Les aiguilles se croisèrent, silencieuses. La campagne, au dehors, était muette. Près du coude que la jeune fille appuyait sur la table, un livre d’heures était ouvert, un livre relié et usé. Edwige se penchait au-dessus quelquefois, lisait sans interrompre son travail, et méditait.

C’est dans cette maison qu’elle habitait avec sa mère. Celle-ci, veuve depuis quelques années d’un chef de station de la compagnie, aurait pu prétendre à tenir une bibliothèque dans une gare. « J’y ai droit, disait-elle, je demande mon droit. » C’était une personne susceptible et contentieuse. Mais les places vacantes étaient rares, et les « droits » antérieurs au sien ne l’étaient pas. Après avoir miséré, seule d’abord, puis avec sa fille chassée de l’école, dans un village du Blaisois, elle avait fini par accepter, au commencement de l’hiver, un poste de garde-barrière. Elle ne s’y serait pas déplu, si la pensée de la déchéance ne l’avait pas hantée. Comme elle était très rhumatisante, et que le médecin lui avait recommandé d’éviter les refroidissements, elle confiait à sa fille, presque toujours, le soin d’ouvrir la barrière et de présenter le drapeau au passage des trains, se bornant à veiller et à dire, de jour ou de nuit : « Il est l’heure », ou bien : « Il y a du monde aux barrières. » Elle avait l’oreille fine, et dormait peu.

Edwige, désormais, pour un temps indéterminé, se sentait obligée de vivre là, puisque c’est elle qui faisait vivre l’autre. Elle y consentait, de toute sa volonté exercée au sacrifice et forte jusqu’au sourire. Elle était de ces veuves qui se taisent. Jamais un mot sur les séparations anciennes. On ne la surprenait point en larmes. Toute sa tendresse semblait aller au jour présent et y trouver la réponse qui suffit. Cependant, deux douleurs quotidiennes s’ajoutaient à la grande peine profonde qui ne finirait point, et l’une était du matin, et l’autre du soir. Le matin, en s’éveillant, elle entendait, à travers les prés, sonner les cloches, et, la plupart du temps, elle, la consacrée, elle, l’assoiffée d’amour divin, elle ne pouvait se rendre à l’église, qui était distante de trois kilomètres. Le soir, une autre épreuve, cruelle, déchirante, l’attendait. Et la mère ne pouvait se douter ni de l’une, ni de l’autre.

L’heure approchait, justement. Plusieurs fois, sur le cadran de la pendule plate pendue au mur, Edwige avait regardé l’aiguille des minutes : quatre heures, quatre heures cinq, quatre heures dix, et, à chaque fois, elle avait interrogé, d’un coup d’œil inquiet, la route, qu’on apercevait à droite, jaune entre deux bourrelets d’herbe.

Quelques minutes encore, et la voix de la mère s’éleva du jardin :

– Edwige ! vite, les voilà ! Dépêche-toi ! L’express est en vue !

La jeune fille sortit en hâte, tête nue, et courut aux barrières. Elle ne souriait plus. Son visage n’était plus rose ni tendre, mais pâle et contracté. Elle aurait voulu ne pas venir, ne pas être là.

Ce qu’il y avait ? Il y avait trente écoliers, des garçons et des filles, qui revenaient de l’école, et accouraient, pour traverser la voie, et qui criaient :

– Mademoiselle ! Bonjour, mademoiselle ! Vite, mademoiselle !

Les garçons levaient leur béret ou leur casquette ; les petites filles levaient leurs mains, les doigts écartés ; quelques-uns jetaient en l’air leur cartable ; toutes les mines éveillées, tout le luisant des yeux, toutes les lèvres tendues piaillaient :

– Ouvrez, mademoiselle !

Elle ouvrit. Au galop, les enfants passèrent sur les rails, deux ou trois toutes petites trottant à l’arrière, entraînées par une sœur grande. Et derrière eux, les barrières furent fermées. Pas un ne resta près d’Edwige.

Ils continuaient leur chemin ; ils s’éloignèrent ; ils ne furent bientôt plus, sur la route amincie, qu’une chose indistincte, et qui flotte, comme un troupeau de moutons avec de la poussière au-dessus.

Edwige, le cœur battant, penchée, souffrant le martyre de l’inutile amour, suivait du regard les enfants de l’école.

En voyant disparaître, chaque soir, ceux qu’elle aimait, elle pensait à Lyon, puis à Nîmes, puis à Dieu.

DANIELLE

L’aube se lève, et il fait chaud déjà. Sur toutes les pentes exposées au midi des hautes collines de la Corrèze, les herbes, les buissons, les bois lourds de rosée, commencent à fumer. C’est l’heure où les bêtes vont à la pâture. À mi-côte, plus près d’Uzerche que de Brive, une ferme s’éveille. Elle est longue, vieille, bâtie à l’endroit où les champs de maïs, d’avoine et de pommes de terre, succèdent à la forêt des châtaigniers et l’entament avec leurs pointes. Plus bas, il y a des trèfles, des prairies, un torrent, puis, de l’autre côté, une semblable colline qui se relève, vêtue d’herbe d’abord, puis de moissons, puis de grands arbres, et couronnée de roches nues. La vallée est profonde, et le bruit des eaux qui courent n’atteint pas les sommets. Devant là ferme, dans le soleil, un homme encore jeune attelle un cheval à une carriole ; sa femme l’aide à charger, derrière le siège, une demi-douzaine de petits cochons de lait ; puis, tous les deux, ils se hissent dans la voiture.

– Au revoir, le père ! Ne nous espérez pas avant la nuit !

Les mots, en patois limousin, chantés sur un ton aigu, frappaient encore les vitres et le toit en ardoises d’Allayac, que déjà les voyageurs avaient pris le chemin qui tourne derrière la ferme et descend en lacets.

Une porte s’ouvrit, tout au bout de la maison, à gauche, et une vache sortit, tendant son mufle à l’odeur d’herbe mouillée qui passait, une vache couleur de froment clair, puis une autre, puis une autre encore. Quand les sept bêtes du troupeau furent dehors, la vachère apparut sur le seuil. Elle était vêtue comme une pauvresse et chaussée de sabots, mais, sous la coiffe limousine, aux deux ailes roulées, son visage avait gardé sa beauté religieuse, son reflet de la vie intérieure. Elle tenait à la main, et laissait traîner sur le sol une baguette de frêne, qui avait des feuilles au bout. Quand elle leva les yeux, ils regardèrent au-dessus de la colline d’en face.

– Ah ! c’est toi, Danielle ! C’est pas trop tôt ! De mon temps les vachères montaient là-haut avant le soleil.

– Les vaches ne voulaient pas se laisser traire, répondit Danielle.

Elle ajouta, à demi détournée vers la maison :

– Bonjour, grand-père ! Avez-vous dormi cette nuit ?

– Tu sais bien que non. Je ne dors jamais bien. Quelle idée de me demander ça tous les matins ?

Celui qui parlait ainsi était un vieillard dont on n’apercevait, dans l’ouverture d’une fenêtre étroite et haute, que la tête coiffée d’un bonnet de coton bleu, le cou et le haut du buste, tout velu entre les bords déboutonnés de la chemise et du gilet. La figure sèche, rasée, creusée, où ne vivaient que deux yeux durs dans des paupières saignantes, exprimait une rancune méditée et haineuse.

Il reprit :

– Mes enfants sont partis, tous deux. Tu les as vus !

– Ils descendent la côte.

– Eh oui ! ça ne te fait rien, à toi, de rester seule ! Mais moi je ne suis pas de même !

– Pauvre grand-père !

– Ne dis pas : pauvre grand-père ! C’est toi qui me prives de tout ! C’est parce que tu es revenue de ton couvent, que je suis délaissé, à présent ! Je suis dans la maison comme un harnais de rebut, qu’on ne regarde seulement pas !

– Est-ce que je ne vous soigne pas ?

– Quand tu n’étais pas là, ton frère avait encore de l’attention pour moi. Il m’emmenait dans les foires. J’allais boire avec lui. Il n’emmenait pas ma bru. Maintenant qu’il peut carrioler sa femme à la ville, il faut que je reste ! Dis donc le contraire ?

Elle se taisait.

– Quand tu n’étais pas là, la maison vivait mieux.

– Hélas ! je le veux bien !

– Il me donnait de l’argent pour mon tabac… Il me rapportait, des fois, un chapeau ou une veste… À présent, plus rien… Je ne sais quand il remplacera mes sabots qui sont usés… Il me dit : « Faut que je nourrisse Danielle. » Et moi, je te dis : « Il ne fallait pas revenir ! »

– Où aller ?

– Fallait trouver une place !

– On ne m’a rien proposé.

– Fallait te marier !

– Grand-père !

– Fallait pas revenir, pour nous priver tous.

– C’est vous qui m’avez rappelée.

– C’est le tort qu’on a eu ! On croyait que tu rapporterais au moins l’argent.

– Quel argent ?

– Les trois cents francs de hardes que je t’avais donnés quand tu es partie de chez nous…

Elle se remit à marcher hâtivement.

– Adieu, grand-père ! Mes vaches sont déjà loin !… Adieu !

Les reproches du vieux la suivirent un moment. Puis le silence l’enveloppa. Elle montait une sorte d’avenue, entrée architecturale de forêt, large voie piétinée par les gens et les bêtes, bordée de châtaigniers, et qui, barrée à deux cents mètres de la ferme par d’autres grands vieux arbres, avait l’air d’une nef aux voûtes rompues, menant à des chapelles encore toutes pleines d’ombre. Danielle s’avançait dans la piste du milieu, forme élancée et nette, et sobre de mouvement. Elle songeait. Le jour était tout levé. Les vaches, couleur de blé, allaient devant, et ridaient leurs flancs attaqués par les mouches, ou les fouettaient à coups de queue. Elles se mirent en file pour pénétrer sous bois. Puis elles disparurent, refoulant avec leur poitrail les fougères nouvelles, et cachées par les branches qui retombaient derrière elles et luisaient, immobiles.

Quelle maison différente de l’ancienne, Danielle avait retrouvée ! Le père ni la mère n’étaient plus là, depuis de longues années. Le grand-père avait vieilli à tel point que sa petite-fille ne le reconnaissait qu’avec peine. Usé, incapable de travail, aigri par l’insomnie et plus encore par le regret d’avoir, de son vivant, partagé tout son bien entre ses deux enfants, – le père de Pierre qui dirigeait la ferme, et l’oncle Jacques établi à trois lieues de là, dans la vallée, – il ne cessait de récriminer contre sa vie recluse, dépendante et gênée. Peu écouté par son petit-fils, et par la femme de celui-ci, qui ne le craignaient plus, il avait en Danielle une victime résignée. Il l’accablait de ses reproches. Il aurait voulu la faire partir, afin de retrouver les petites douceurs, les menus cadeaux que ses enfants lui refusaient, à présent, sous prétexte que Danielle coûtait cher. Et tantôt il l’accusait de négligence et de mollesse, bien qu’elle fût la première levée et la dernière couchée tous les jours, tantôt il se plaignait d’être privé de tout à cause d’elle. Il ne pouvait plus la voir sans qu’une espèce d’irritation maladive s’emparât de lui, et le fît déraisonner à moitié. Rien ne l’apaisait, ni les protestations, ni la patience, ni les attentions multipliées de Danielle. Il se sentait même soutenu, hypocritement, par le jeune ménage, par les maîtres actuels de la ferme, qui avaient bien voulu recevoir, pour quelques semaines, la religieuse sans asile, mais qui trouvaient que la générosité durait trop, qui redoutaient, surtout, que Danielle ne vînt un jour leur dire : « Rendez-moi la part d’héritage à laquelle j’ai renoncé, parce que j’étais religieuse ; je reprends ma place ancienne dans la maison, et je reprends mes droits. » Crainte chimérique, mais qui ne quittait pas l’esprit calculateur de Pierre et de sa femme.

Danielle ne répondait rien. Elle acceptait d’être soupçonnée, méconnue, injuriée, dans sa propre maison. Elle ne s’étonnait même pas, ayant souffert, pour entrer au couvent, d’autres violences, en sens contraire de celles qu’elle souffrait à présent. Là comme à l’école de la place Saint-Pontique, elle était la silencieuse, la mortifiée qui saisit comme un bien l’épreuve quotidienne. Elle attendait l’heure, si l’heure devait venir jamais, où elle pourrait reprendre, dans un poste de maîtresse adjointe, comme sœur Léonide, une part de sa vocation, tout le reste étant mort avec la vie en commun.

Depuis la séparation, Danielle avait reçu, de l’ancienne supérieure, plus de lettres qu’aucune autre des maîtresses de l’école. Elle était demeurée la confidente, la conseillère aussi ; elle savait, presque aussi bien que sœur Justine le savait elle-même, ce qui advenait à sœur Léonide, à sœur Edwige, à sœur Pascale, comme elle les nommait encore. Ces lettres que le facteur, irrégulièrement, apportait à la ferme, étaient pour Danielle l’événement, l’espoir, la consolation, et la cause également des plus profondes douleurs qu’elle eût jamais ressenties. Car, au milieu des souvenirs, des mots de tendresse et des récits qui la rassuraient sur le sort des compagnes exilées à Belfort, dans les montagnes de l’Ain et dans la vallée de la Loire, il y avait, d’ordinaire, un passage sur celle qui habitait Nîmes. Et Danielle, tremblante depuis toujours pour cette âme très aimée, avait senti grandir chaque fois son inquiétude, puis sa peine, puis son ardente volonté d’être victime et d’expier. Oh ! les cruelles lettres, qu’elle serrait dans un petit coffret de bois, qu’elle cachait sous la paillasse du mauvais lit qu’elle occupait, lit de bouvier suspendu dans l’étable, accroché à une cloison de planches, au-dessus de la croupe des bœufs, des vaches et des chevaux ! Les cruelles lettres dont elle savait par cœur des phrases et des phrases, et qu’elle méditait avec tant de compassion, qu’il ne lui restait plus de larmes ni d’apitoiement pour elle-même ! Quelle forte amitié l’agitait ! Quel violent désir d’arracher au ciel le salut de Pascale ! En ce moment surtout, depuis la lettre de la veille ! Et combien de fois, dans les clairières des sommets où elle gardait ses vaches, dans les solitudes brûlées par le soleil ou fouettées par la pluie ou le vent, Danielle avait prié, offrant sa vie à Dieu, pour cette sœur lointaine et qu’elle ne verrait plus !

12 août 1902.

« … Que vous dirais-je à présent de notre plus jeune sœur ? Je voudrais pouvoir vous rassurer sur le compte de celle que nous aimons toutes. Je ne le puis. J’ai reçu d’elle, voilà cinq jours, une lettre trop mondaine de ton pour ne pas être inquiétante. Pascale se loue, trop et trop fréquemment, de la manière dont on la traite dans sa famille de Nîmes. Il est évident qu’on la flatte, qu’on la gâte, qu’on l’amuse, et qu’on se sert, pour l’entraîner, pour lui faire accepter tant de distractions peu convenables pour son état, de cette sensibilité excessive que nous tâchions de combattre en elle. Elle se sent déjà liée par la reconnaissance envers ces gens qui l’ont recueillie. Mais que les motifs sont déplacés ! Vous allez la reconnaître. Elle m’écrit : « Ne vous fâchez pas, notre mère. Surtout ne me grondez pas. Je n’ai pas le droit de refuser, quand je vois qu’en refusant je leur ferais de la peine. Ils sont si bons pour moi ! Et cependant, à bien des signes, j’ai vu déjà qu’ils ne sont pas si riches que je le croyais. La robe que je porte, – celle du vestiaire des expulsées, était trop chaude, – c’est eux qui ont voulu l’acheter pour moi. Et de même, tout ce qui me sert, je le tiens d’eux. Ma tante ne résiste guère aux volontés de son fils, quand il dit : – J’ai organisé une partie de promenade, et vous en êtes, maman… Comment pourrais-je faire autrement que de suivre ? Ils ne me demandent presque pas de travail, ils me trouvent encore malade. Je n’ai pas engraissé, en effet, malgré le repos. Je tousse toujours un peu le matin. Si j’étais sûre que vous êtes contente de moi, que vous ne me désapprouvez pas, tout au moins, je serais presque tranquille d’esprit. Car l’être tout à fait, cela dépendait de vous, et je ne vous ai plus ! »

» Ces lignes de notre Pascale suffiront pour vous faire partager mes inquiétudes, ma chère sœur Danielle. Je ne connais pas le milieu où elle vit, mais je suis sûre maintenant qu’il est, pour elle, détestable. Et que de choses je devine qu’elle ne me dit pas, qu’elle me dira, j’espère, car je viens de le lui demander. Personne, ici, ne peut savoir mon angoisse, personne peut-être ne la comprendrait. Mon poitrinaire, que je promène, me dit quelquefois : « À quoi pensez-vous ? » J’ai envie de crier : « À mes quatre enfants, qui sont toutes quatre loin de moi ! » Adieu ! adieu ! »

» P.-S. – M. Talier-Décapy est mort. Ce brave homme, avec lequel je n’ai causé qu’une fois dans ma vie, m’a fait un legs. Je l’ai appris par une lettre d’un notaire, qui met à ma disposition trois mille francs. Si vous étiez en trop grande misère, prévenez-moi. »

18 octobre.

« Croiriez-vous que je n’ai plus de nouvelles de Pascale, depuis la fin de septembre. Je suis terriblement inquiète. Est-elle plus malade ? Je n’ose pas formuler d’autres suppositions. Je lui ai adressé depuis lors deux lettres, la seconde très pressante, toutes deux très affectueuses. Aucune réponse. J’ai écrit, malgré certaine répugnance, à la veuve Prayou. Elle ne m’a pas répondu. Je ne puis rester dans le doute. Je suis malheureuse. Conseillez-moi à votre tour. Voici ce que j’ai fait. Vous souvenez-vous que nous avons eu, parmi les amies de notre école, Louise Casale, dont la famille était originaire des environs de Nîmes, une anémiée qui avait passé par la laïque, et qui venait chez nous, avec son cœur un peu prévenu, mais tout jeune et tout pur ? J’ai demandé à Louise Casale : « Renseigne-moi ! Trouve, dans ton pays, une parente, une amie discrète, qui me rassure ou qui me fasse de la peine, mais qui me dise ce qu’est devenue mon enfant ! » Et j’attends encore. Et je me repens, et je m’accuse, et je pleure, parce que j’ai permis trop légèrement, dans un jour de trouble, à cette pauvre petite Pascale de quitter mon ombre. J’aurais dû la mener avec moi, coûte que coûte, dans la misère, au froid, au travail dur, à la mort, mais je l’aurais sauvée. Où est-elle ? Priez pour nous deux ! »

3 novembre.

« Ah ! ma sœur Danielle, il faut que je revienne à vous ! Je suis désemparée ! Celle que nous aimons ! celle qui n’avait contre elle que la faiblesse de son cœur ! celle qui était accourue vers nous ! celle que nous ne pouvons plus protéger ! Je rougis de vous le dire ; je ne peux tracer les mots ; pourtant j’y suis obligée. Oh ! ma sœur Danielle, elle s’est laissé tromper ; elle a cru l’aimer ; elle est tombée d’auprès de Dieu ! Je ne puis plus douter. J’ai tout appris, hier, par une parente de la petite Casale, une veuve Rioul, qui habite Montauri. C’est une des voisines ; elle ignorait le passé de notre enfant ; mais elle a vu comment ils l’ont attirée, – c’était si facile, elle venait si vite aux mots tendres ! – en lui témoignant une affection que Pascale a cru d’abord innocente ; comment ils l’ont flattée, amusée, liée aussi par leurs attentions et leurs cadeaux, jusqu’à ce qu’elle fût à leur merci. Ils ont été complices l’un de l’autre, ces deux Prayou, gens tarés et redoutés. La mère n’est pas seulement incapable de résister aux pires volontés de son fils ; elle a fait un calcul affreux ; elle a été une fausse protection ; elle a permis à la tentation de se développer toute ; elle savait que, dans cette enfant qu’elle laissait corrompre, elle aurait bientôt une servante à laquelle tout chemin de retour serait fermé et qu’elle ne paierait pas… Pascale tombée, sœur Danielle ! Pascale presque sainte, livrée aux bêtes ! Combien elle va souffrir ! Et combien plus que celles qui n’étaient point appelées ! J’ai cru, toute la journée, l’entendre crier au secours ! Est-ce vrai, est-ce vrai ? »

8 novembre.

« Vous me dites : « Mais allez donc à elle ! Parlez-lui ! Arrachez-la ? » Croyez-vous donc que je n’y ai pas pensé tout de suite ! Est-ce que je serais une mère, si je n’y avais pas pensé ? La veuve Rioul a déjà essayé, timidement, d’interroger Pascale et de la ramener, et elle a été repoussée. Mais elle n’est pas moi. Dès que j’ai connu l’affreuse nouvelle, voilà six jours, j’ai voulu prendre le train. J’ai couru jusqu’à la chambre de madame de Roinnet, pour demander la permission de partir. Je ne pouvais expliquer mes raisons, vous le devinez ! Elle l’a pris nerveusement. Elle m’a dit : « Si vous nous quittez, même pour un jour, je ne réponds plus de rien. Voilà trois mois que vous êtes ici, et vous me demandez déjà un congé ! M. de Roinnet va en profiter pour vous remercier, et que deviendrai-je sans vous ?… » J’allais dire : « Je pars quand même ! » Guy est entré, brusquement. Il écoutait. À la nouvelle que j’allais le quitter, il a eu une crise terrible. J’ai été obligée de briser là l’entretien, pour m’occuper de mon malade. Puis j’ai été consulter. On m’a répondu : « Vous abandonnez un devoir de charité certain, pour une œuvre sûrement condamnée à l’insuccès. L’heure où l’on vous entendra n’est pas la première. Si elle doit venir, les sanglots l’annonceront, et les cris. Attendez. »

» Et j’attends, mais comment vivre dans ce tourment ! Je ne pense plus ici ; je ne suis plus à moi ; je ne suis plus même à vous : je me sens toute à elle qui est indigne ! »

22 novembre.

« J’ai reçu une nouvelle lettre de Nîmes ; hélas ! pas de Pascale. Mais, d’abord, pardonnez-moi : j’ai dit un mot trop dur. Indigne, oui, elle l’est. Mais, n’est-ce pas, vous avez déjà songé à toutes les causes qui ont amené sa faute et qui diminuent son péché ? Elle ne s’est pas jetée dans le mal ; on l’y a précipitée : des lois iniques l’ont mise à la rue, l’ont ramenée de force aux dangers qu’elle avait fuis ; elle a été le pauvre gibier que les chiens et les valets de chiens obligent à sortir du bois, et rabattent vers les chasseurs. Elle est coupable ; mais le Juge qu’on n’abuse pas, qui punira-t-il le plus, d’elle ou des autres ? Moi, je vous le dis, ce seront les autres. Vous vous souvenez : elle était crédule de cœur, émue de tout, reconnaissante ou troublée pour un regard, et ces Prayou l’ont prise d’abord par cette faiblesse ; elle était sans mère, et elle à pu croire qu’elle retrouverait en eux une famille ; elle m’avait demandé la permission de vivre à Nîmes, et, pendant un temps, elle a pu se dire : « J’obéis ». Sa fragilité a fait le reste. La pauvre Pascale avait à se défendre, d’ailleurs, contre un homme rompu à ces manèges autour des femmes, assez joli garçon, paraît-il, rusé, cruel sous des dehors câlins, et qui parlait cent fois mieux qu’un Lyonnais. Elle était toute jeune aussi, et ils habitaient sous le même toit.

» Je ne vous répète pas les détails qu’on m’a racontés. Je n’en ai pas la force. Et puis vous les connaissez. C’est l’histoire de tant de milliers d’autres. C’est la séduction commune et lamentable, avec ses prétextes honnêtes, avec ses troubles diffus, avec ses défaites momentanées, ses reprises et sa domination. Je ne vous apprendrais rien, à vous qui avez visité, avec moi, toute la misère des rues. L’affreuse chose, c’est de penser qu’il s’agit de Pascale, et qu’il n’y a point de remède, en ce moment ! »

Dimanche, 18 janvier 1903.

« Il paraît qu’elle parle à peine, qu’elle est sombre et irritable, elle qui était de la joie vivante. Personne ne sait, dans le quartier de Montauri, quelle créature bénie elle a été. Prayou s’est bien gardé de le révéler. Le scandale eût été trop grand, car c’est un de ceux que la foi obscurcie des incrédules ou des indifférents ne pardonne pas. On me dit aussi que Pascale est surveillée de près, qu’elle ne sort presque plus de sa maison, et que le temps des promenades, des cadeaux et des parties de plaisir est depuis longtemps fini. »

Février.

« Le cercle se rétrécit de plus en plus autour de notre pauvre enfant. Prayou l’a déjà délaissée pour d’autres femmes. Elle est la servante de la mère, celle qui fait toute la besogne lourde de la maison, et qu’on paie en mépris, et qui use sa force en se taisant. Pas une larme, pas une confidence à ses voisins. Ah ! si elle pouvait parler et appeler ! Ne souffre-t-elle pas assez pour crier au secours ? Ou plutôt, ne souffre-t-elle pas trop pour penser encore à cela ? Qui me dira ? »

Vendredi, 27 mars 1903.

« Les voisins racontent qu’elle est souvent injuriée et battue par le misérable qui l’a séduite. Mais l’heure ne vient pas. Cette veuve Rioul, voilà quatre jours, rencontrant Pascale dans la rue, lui a dit : « Vous avez l’air malade ? – Quand ce serait ? Qui cela regarde-t-il ? – Mais ceux qui vous veulent du bien, moi, par exemple, et sœur Justine… » L’autre a pâli encore, et elle a tourné la tête en répondant : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire. »

D’autres fragments de lettres, pendant le printemps et au début de l’été, n’avaient apporté à Danielle que l’expression renouvelée de cette douleur vaine.

Puis, tout à coup, en cette fin de juillet, une lettre désespérée était venue de Belfort. La veille même de ce matin qui se levait, puissant et pur, sur les forêts de Corrèze, Danielle avait reçu dix lignes écrites en toute hâte par sœur Justine et qui disaient :

« Je prends le train pour Nîmes ; je voudrais être rendue : mon enfant ne m’a pas appelée, mais je sais qu’elle a pleuré, qu’on l’a réduite, par la force, aux dernières hontes, qu’elle n’est plus qu’une esclave et qu’une chose. Et je veux la libérer ! D’ici deux jours, n’ayez de pensée et de prière que pour nous deux.

» JUSTINE »

Dans la forêt, derrière ses bêtes, Danielle continue de monter. Elle n’a pas besoin de faire effort pour se souvenir de la recommandation de sœur Justine. Aucune pensée ne la suit dans les solitudes où elle marche, si ce n’est celle du drame qui se passe loin d’elle, en ce moment, pour le salut ou la perte d’une âme aimée. La pente devient abrupte ; le sentier tourne parmi des pierres éboulées ; les arbres s’écartent, et ne nouent plus leurs branches, et les plus vieux ont la tête fracassée par les orages. Danielle, se sentant seule avec Dieu, dans l’encens du matin, s’en va, le regard en haut et les bras étendus, priant comme Jeanne de Domrémy, comme Germaine, comme Geneviève. Son amour se répand en supplications. Et parfois, entre deux châtaigniers géants, une crête de roche, exposée au midi, apparaît flamboyante, pareille à un autel.

CINQUIÈME PARTIE

PASCALE

 

Il était neuf heures. La nuit était chaude, et plus chaude encore la nappe de vapeur et de poussière, éclairée en dessous par les becs de gaz, et qui flottait au-dessus de Nîmes. Le sol restituait le soleil du jour, et l’odeur des égouts, des caves, des chambres, des ruisseaux, du fumier écrasé par les roues, des écorces de melon jetées devant les portes, tout l’encens de la ville montait. À la même heure, sur les Collines, sur les pentes des garrigues, les touffes de lavande et de mélisse, les feuilles mourantes de soif et pendantes des lauriers, des romarins, des genévriers, livraient leur parfum à la brise soufflant de l’ouest. Mais la brise n’avait pas assez de force pour balayer l’énorme colonne de miasmes, de débris, de puanteur humide qui se dégageait des rues, des places, des cours, des toits longtemps chauffés. Elle y jetait seulement un peu d’air pur. Et ceux qui respiraient cet air disaient : « Il fait bon sortir. »

Les habitants de Nîmes, ceux que l’été n’avait pas chassés, se promenaient, buvaient dans les cafés, les buvettes, les débits, les hôtels, faisaient le tour des fontaines, s’épongeaient le front, et, partout où l’on pouvait s’asseoir, s’asseyaient. En haut du large cours de la République, qui aboutit au jardin de la Fontaine, les promeneurs, ouvriers ou petits bourgeois du quartier, soulevaient une épaisse poussière, et marchaient les pieds traînants, la tête levée et contente. On riait. Des filles se croyaient jolies, quelques-unes l’étaient. Des plaisanteries, des intrigues d’amour, des médisances occupaient les esprits qu’aucune idée n’alourdissait, et on eût compté les visages graves ou seulement sérieux. On respirait. Beaucoup d’enfants « prenaient le frais » avec les parents. Des soldats flânaient ou regagnaient la caserne. En haut du cours, au-dessus du bois de pins, la Tour Magne se dressait, comme un phare éteint et vague dans la nuit.

Une femme, immobile, près de la ligne de micocouliers qui entoure le terre-plein, et appuyée contre la colonne d’un bec de gaz, attendait. L’ombre de la plate-forme de la lanterne l’enveloppait et vacillait autour d’elle. Cela lui faisait comme une guérite. La femme ne sortait pas de là, et le métier qu’elle faisait se devinait à sa jeunesse non moins qu’à sa persistante volonté de demeurer à cette place, les bras croisés, le dos tourné à la foule qui se promenait. Elle savait qu’on viendrait l’y chercher. Dans cette foule, un seul groupe semblait l’intéresser. Elle regardait, de temps en temps, du coin de l’œil et sans tourner la tête, un homme jeune, mince, bien vêtu, coiffé d’un chapeau de paille et qu’accompagnaient un autre homme plus jeune, long buste aux jambes de basset, et deux femmes du bas peuple de Nîmes. L’homme passait et repassait dans la lumière, et ses yeux se plissaient pour apercevoir et surveiller, dans la demi-ombre, la mince créature qui se tenait dressée contre le réverbère. Il ne cessait pas de parler, d’ailleurs, ni de rire. Quelquefois, les yeux de l’une et de l’autre se rencontraient et leur dialogue, muet et rapide, ramenait à l’immobilité la femme qui avait peur.

C’était le troisième soir qu’elle venait là, et à cette place. Elle était la chose, l’exploitée, celle qui n’a pas le droit de se plaindre. Elle attendait, par ordre, exposée au mépris, aux plaisanteries des passants, et, ce qui était pire, à leur convoitise, n’ayant pas de nom, pas de volonté, pas de choix, pas d’aide. Quand la lumière de la flamme tombait sur elle par hasard, on pouvait deviner qu’elle avait de beaux cheveux blonds, mais courts, et formant en arrière un petit chignon plat.

Un homme, assis sur un banc, à quatre pas, la regardait. Il se leva et elle le vit, et elle se recula, d’un mouvement lent, essayant de se cacher de l’autre côté de la colonne de fonte. L’homme approchait d’un pas mal assuré, le buste courbé en avant, les bras écartés, comme ceux qui, au jeu de colin-maillard, tâtent l’espace pour saisir quelqu’un. Il était vêtu d’étoffe brune, pantalon large, veste longue, et coiffé d’un chapeau à bords rabattus, bouvier sans doute ou gardeur de moutons des Cévennes, descendu avec son troupeau jusqu’au grand marché de Nîmes. Sa face carrée, bestiale, encadrée de deux favoris courts, riait d’un rire fixe, et, entre ses joues couleur de terre, montrait la pointe de ses dents jeunes. Il venait, et la pauvre fille aurait voulu s’échapper, mais elle avait peur de celui qui se promenait dans la foule, et qu’elle sentait toujours voisin.

Elle s’était encore reculée ; elle était sortie de l’ombre et entrée dans la lumière crue du bec de gaz ; on voyait qu’elle était jolie, délicate, honteuse, et craintive. Elle avait mis ses mains dans les poches de son tablier à carreaux mauves, afin qu’il ne les prît pas, lui qui était tout près. La poussière, le bruit, l’indifférence ou la basse curiosité de plusieurs centaines de promeneurs, enveloppaient ce drame de l’extrême misère, celle de la honte qui n’est pas consentie.

L’homme qui tâtait l’ombre, ayant touché la colonne de fonte s’y appuya d’une main, se redressa, énorme, et, de l’autre main, lancée en avant, saisit la jeune femme et l’attira contre lui pour l’embrasser. Elle se débattit, elle poussa un cri, en détournant la tête. Et il y eut des rires, dans les groupes, parce que cette fille refusait de se laisser embrasser. Quelqu’un cria : « Tiens bon ! » Un agent de police, de loin, observait la scène avec l’indulgence de l’habitude. Un homme ivre, une fille rudoyée, c’était normal. D’ailleurs, il n’eut pas besoin d’intervenir. D’un groupe de promeneurs qui s’était arrêté, l’homme au chapeau de paille et à l’épingle de cravate bleue se détacha, et, rapidement, s’étant avancé derrière la jeune femme :

– Allons, dit-il à voix basse et sifflante, emmène-le, faut-il que je m’en mêle !

Avec une expression de terreur et de supplication, elle regarda celui qui parlait. Elle se rapprochait de lui, par saccades, luttant faiblement contre le bouvier qui la tenait par les poignets, et la forçait à reculer.

– Ah ! tu ne veux pas obéir ! reprit le promeneur, qui avait tiré sa montre et, la faisant tourner, enroulait la chaîne autour de son doigt ;… nous réglerons ça à la maison !… Emmène-le, je te le répète, et vite !

Elle allait se trouver prisonnière entre les deux hommes. Tout à coup, par une brusque secousse, elle parvint à dégager ses poignets, plia la taille, se redressa et partit dans la direction du Cadereau.

Quelques bravos l’approuvèrent. Mais le bouvier la rattrapa au bout de vingt pas, la prit par le bras, et on les vit tourner ensemble, à l’angle d’une des rues du quartier ouvrier, à gauche du cours de la République.

L’homme à l’épingle bleue qui s’était, lui aussi, mis à courir, revint sur ses pas, et l’une des femmes qui l’attendaient, regardant la créature réduite par la peur et dont on pouvait entrevoir encore, près de disparaître, la tête basse et le tablier flottant, dit avec dédain :

– Il y a de la brouille dans le ménage !

L’homme fronça les sourcils, et répondit :

– Depuis quelques jours. Mais ça ne durera pas ! J’ai le moyen de me faire obéir.

Et il frappa, l’une contre l’autre, ses mains pliées et formant le poing.

La nuit chaude, fouillant les pierres et la poussière pour en boire la dernière eau, continuait de peser, et les petites gens de se promener sur les boulevards et dans les rues, espérant un souffle frais, qui venait rarement.

Cinq heures du matin. La porte qui fait communiquer la maison des Prayou, en arrière, avec le terrain vague, s’ouvre, et une femme se penche ; elle s’appuie au mur comme si la fraîcheur du matin la faisait défaillir ; elle aspire quelques gorgées d’air, précipitamment ; elle regarde le temps, puis rentre, laissant la porte ouverte.

Le matin est d’une limpidité parfaite. Il n’y a plus de vent du tout, et la journée sera étouffante. Il faut se hâter de sortir. La femme revient ; elle a encore la même jupe grise qu’elle portait la veille, le même corsage d’étoffe bleue à semis de grappes blanches ; seulement elle a jeté sur ses épaules, à cause de l’heure matinale et qui devrait être fraîche, un châle de laine qu’elle ne croise pas, et qui retombe, en avant, sur la poitrine, et du bout de sa frange touche la ceinture. Elle est pâle et amaigrie ; son visage n’exprime aucun contentement de la beauté du matin ; ses yeux restent tristes. Elle soulève et pousse devant elle une brouette chargée d’un énorme paquet de linge qu’enveloppe un drap. Et, pendant qu’elle sort des brancards de sa brouette, pour fermer sa porte, elle inspecte les fenêtres des maisons voisines de la sienne, sur la pente de Montauri.

Car toutes ces femmes qui habitent là, ces locataires des Prayou, qui ont dépendu d’elle autrefois et qui la saluaient bas, la Rioul, la Lantosque, la Cabeirol et les autres, qui demeurent plus haut ou plus bas dans la rue de Montauri, leurs maris, ou frères, ou amants, et ces Mayol, l’homme, la femme ; la sœur, qui sont logés de l’autre côté de la rue, juste en face de la maison des Prayou, tous, comme ils doivent rire d’elle à présent ! Que de choses ils savent, sur le compte de Pascale ! Comme ils l’ont vue descendre et tomber, depuis des mois, elle dont plusieurs femmes étaient jalouses au début ! Ils doivent avoir entendu ses cris, cette nuit, quand Jules Prayou est rentré, à deux heures, et qu’il l’a battue ; quand il l’a poursuivie dans l’escalier ; quand elle a ouvert la fenêtre et appelé au secours ! Ils doivent la guetter ce matin. Derrière quelle fenêtre et quelle vitre sont-ils cachés ? Encore cette veuve Rioul, qui va faire des ménages en ville, peut poser pour la vertu : elle est vieille. Mais cette Lantosque, la femme du tailleur qui loge dans la même maison que la Rioul, on a parlé d’elle souvent ; elle a, dans le regard, tous les feuilletons qu’elle lit à longues journées ! Et les Cabeirol, le petit employé de tramway et sa femme, qui ont loué la maison de gauche, qu’est-ce qu’ils ont à dire ? Des gens qui paient mal, qui n’ont pas donné un sou depuis six mois !… Ils devraient se taire au moins, et ne pas montrer leur mépris ! Ah ! si elle avait quelqu’un pour la protéger !… La protéger ?… Hélas !… il faudrait être aimée… Personne n’aime plus Pascale Mouvand, surtout celui qui l’a perdue.

Et il faut vivre là.

La jeune femme reprend son fardeau, traverse l’extrémité du terrain vague, et gagne la rue de Montauri, qu’elle descend jusqu’au torrent. Les voisins n’ont pas encore ouvert leurs volets. Il n’y a qu’un maraîcher qui arrose son jardin. Au delà du pont, sur le quai, bien peu de boutiques sont ouvertes : quelques débits, quelques épiceries dont les clients sont tous des campagnards. Personne encore dans le lavoir qui est là, à droite, au tournant du pont. Pas une laveuse de Nîmes n’est encore au travail. Tant mieux ! Elle pose à côté d’elle le paquet de linge, relève ses manches, dénoue le drap, et s’agenouille à la première des places ménagées le long du bassin plein d’eau, tout près du robinet dont elle augmente le débit. Une femme passe sur la route, dans une petite carriole, un « jardiniero », où sautent en mesure, au trot du cheval, les arrosoirs de fer-blanc, pleins de lait. Elle n’a fait attention ni au long lavoir au toit de tuile, ni à l’unique laveuse qui lève le battoir sur les torchons de la veuve Prayou.

Une longue traînée de poussière retombe derrière la voiture. Pascale trempe le linge, l’essore, le frappe ; mais elle ne peut travailler longtemps et, toutes les cinq minutes, de souffrance et de lassitude elle s’arrête, et ferme les yeux, et elle reste là, comme évanouie, assise sur ses talons, les bras à plat sur le mur de ciment du bassin, et les doigts touchant le courant de l’eau. Le soleil commence à chauffer les tuiles du lavoir. L’ombre des maisons sur le quai diminue et blêmit.

Il ne reste plus rien qu’une apparence, en vérité, de cette Pascale qui arrivait, il y a treize mois, dans la banlieue de Nîmes, espérant y retrouver quelque chose de l’abri où elle avait vécu. Sa crédulité, son imprudence, un souvenir chantant de sa jeunesse l’avaient amenée chez ces parents misérables. Et, tout de suite, avec une habileté entière, on avait commencé de la corrompre. Que de complices s’étaient unis contre elle ! L’éloignement de l’exemple de ses compagnes ; l’absence de cette règle qui guidait sa volonté et l’exerçait, de sorte que chaque minute était une élection nouvelle et donnait à la maîtrise sur soi un accroissement de pouvoir ; la subite privation de l’amitié tendre, intelligente et pure des sœurs, et le chagrin qu’elle en éprouvait ; tout cela servait les desseins de Jules Prayou. Il s’était montré, d’abord, prévenant et réservé ; il avait su la plaindre et garder le secret de ce passé qu’elle voulait regretter seule et jalousement, comme un amour déçu ; il l’avait défendue contre les préjugés de ce milieu populaire, qui ne s’ouvre pas plus aisément que les autres à l’étrangère, et il l’avait comblée de cadeaux. Pascale s’était montrée confiante. Peu à peu il l’avait séduite. L’erreur n’avait pas duré : mais elle était sans retour. Au lendemain de sa faute, le sentiment de l’irréparable avait saisi Pascale. Il s’était mêlé aux premiers remords ; il les avait rendus vains et tournés en désespoir ; à présent, il la dominait toute. Elle s’était répété, tant et tant de fois : « Comment ai-je pu tomber si bas ! Malheureuse Pascale, plus malheureuse que d’autres ! Avoir été ce que j’ai été, et être ce que je suis ! Avoir eu la mère que j’ai eue, et mon père, et ensuite le voisinage et l’exemple des saintes ! Avoir été la bénie, l’entourée, la respectée, et ne plus oser même soutenir le regard de celles des femmes de Montauri qui me rappellent mon passé : des pures, des préservées des vaillantes ! Avoir été choisie, et trahir ainsi ! Comme je connaissais ma faiblesse, hélas ! Ma vocation n’était que de la crainte de moi-même, où Celui que je n’ai plus le droit de nommer avait mêlé un peu d’amour pour lui. Et tout est fini ! Le seul avenir que je voulais est fermé ! Même si les temps devenaient meilleurs, si les couvents se rouvraient, plus de place pour la créature indigne que je suis ! Qui donc voudrait reprendre, pour enseigner les enfants, et leur apprendre à résister aux tentations, celle qui est tombée ? Je suis celle que rien ne peut relever. Je suis damnée, damnée, damnée ! »

Bien vite aussi, elle avait deviné l’abominable machination dont elle avait été victime ; elle avait aperçu la corruption foncière de ce Prayou, sa vie de débauche et d’expédients, sa brutalité. Elle avait compris qu’il ne l’avait jamais aimée, et qu’on avait travaillé de concert à pervertir Pascale. La veuve Prayou avait maintenant une domestique gratuite, à laquelle elle laissait tout le travail de la maison ; et lui, il avait acquis sur une femme jeune, jolie, et privée de tout appui, une domination qu’il comptait exploiter, à son heure, jusqu’aux dernières conséquences. Ruiné depuis longtemps, il entendait que cette fille, qu’il avait perdue, tombât encore plus bas et devînt une ressource. Elle résistait. Cette vie était si affreuse que Pascale, dans les premiers mois de l’année, avait voulu se tuer, mais le courage lui avait manqué. Elle avait peur de la souffrance et de la mort, à présent que l’âme ne commandait plus, et que le péché la tenait. Elle avait voulu s’enfuir aussi, mais Jules Prayou avait pris ses mesures, depuis longtemps, pour qu’elle ne pût s’échapper.

De tout ce qu’elle faisait et disait, il était averti. Pascale se sentait enveloppée, de plus en plus, dans un réseau de surveillances, de trahisons, de jalousies presque sans nombre. Son maître était un être redoutable et redouté. Cet homme, sans argent avouable, sans considération et sans métier, avait des complicités partout. Il tenait le quartier, non seulement le groupe des maisons de Montauri, mais celui de l’abattoir et du marché aux bestiaux. Sans qu’il fût mêlé ouvertement aux luttes politiques, plusieurs politiciens le ménageaient, à cause de sa faconde, et de l’influence qu’il avait dans des milieux spéciaux. On disait : « Il ne faut pas avoir Prayou contre soi. » Et les périodes électorales lui donnaient des rentes. Les agents chargés de la police, et qui avaient formelle mission de le surveiller, avaient fini par entrer en arrangement et en combinaisons avec ce bandit, que l’opinion désignait comme capable de tout, et qu’on ne parvenait pas à convaincre d’un délit déterminé. Ils acceptaient d’entrer, avec ou sans lui, dans l’un ou l’autre des cafés borgnes où il régnait, d’y prendre une consommation et de partir sans payer. Jules Prayou les aidait quelquefois en leur fournissant des indications. Il achetait ainsi un relâchement de surveillance, une myopie accidentelle de certains employés subalternes. Les fraudeurs d’alcool se servaient volontiers de son expérience, de sa connaissance parfaite du pays et des hommes ; les braconniers se débarrassaient chez lui du lièvre ou des perdrix tirés en temps prohibé ; les propriétaires de mazets, dont les oliviers étaient trop souvent visités par les maraudeurs, en novembre, savaient que, moyennant une juste rétribution, un mot d’ordre serait transmis qui leur épargnerait l’ennui de perdre toute la récolte. Quand ce grand jeune homme, aux yeux veloutés et dédaigneux et à la mâchoire avançante de bête fauve, passait dans les quartiers voisins de Montauri, une foule de gens le saluaient d’un coup de chapeau ou d’un signe de la main. Il répondait d’un mot ou d’un mouvement de paupière, selon l’importance des cas. Les femmes le regardaient. Les marchands de journaux descendaient du trottoir où il marchait ; les bohémiens de la cour de la Consolation, tribu fermée pour d’autres, l’accueillaient ; les musiciens ambulants et les mendiants de tout ordre, vrais ou faux, le considéraient. Et tout ce monde, plus ou moins, le renseignait. On lui disait : « J’ai vu votre bonne amie au jardin de la Fontaine ; je l’ai vue dans le chemin de Saint-Césaire. » D’ailleurs, Pascale ne sortait jamais qu’avec autorisation, et pour un temps d’avance limité.

Elle était bien devenue l’esclave, à la fois révoltée et apeurée. Ses forces avaient décliné, au point que les voisines disaient : « Avec cette mine-là, elle n’ira pas loin. » Elle ne pouvait plus voir Prayou sans être prise d’un tremblement nerveux, qui durait des heures. Elle toussait ; elle avait la fièvre souvent ; elle souffrait toujours en quelqu’un de ses membres, et l’usure de son sang, dans ses veines douloureuses, l’avait laissée à la fin sans défense contre la volonté de son maître. Mais le mal était surtout dans l’âme, que le passé torturait et désespérait. Pascale les repoussait, ces souvenirs, dix fois, vingt fois, cent fois, et ils revenaient toujours. Avec l’aube et avec le crépuscule, avec les midis qui sonnaient aux clochers, et à toute heure du jour, pour un moment de silence et de vide que naguère la paix aurait rempli, pour un visage ou un son de voix qui en rappelait vaguement d’autres, des images surgissaient en elle, impétueusement : « Réveil… C’est sœur Léontine qui sonne… Angélus… Maintenant, nous descendions à l’église… C’était la méditation… Le soleil décline, les petites nous laissaient seules… Edwige bien aimée ! Danielle ! Et vous qui étiez mon appui, sœur Justine !… Quelle horreur ! Quelle profanation ! Quelle honte devant vous ! Je ne veux plus vous voir ! Écartez-vous de mon abîme, vous qui êtes les élues ! » Et tout avait sombré dans ce désespoir, l’ancienne liberté d’esprit, l’ancienne gaieté, l’éclat même de ces yeux d’or que leur jeunesse semblait avoir quittés ; tout, excepté un amour encore vivant : celui des enfants qui ne l’approchaient plus, et dont elle regrettait le bonjour, les baisers, le regard confiant, et ce sourire qu’elle gagnait si vite autrefois…

Oh ! quel poids de chagrin il lui faut soulever, pour se remettre au travail ! Et pourquoi travailler encore ? Et pour qui ?

Voilà encore un jour revenu !… La matinée est commencée ; toutes les boutiques sont ouvertes ; les filets et les claies qui protègent contre les mouches pendent devant les portes. Pascale, avec effort, se redresse, et se penche sur le linge abandonné dans la cuve de pierre. Une forme noire, une haute silhouette d’ombre, venant du côté du pont, éteint le soleil et passe sur la route ; c’est la veuve Rioul, avec ses airs de dame pauvre qui a connu la fortune. Elle part de bonne heure, pour aller faire deux ménages en ville, et elle a coutume d’entendre la messe à l’église Saint-Paul. Elle n’a pas vu Pascale : en tout cas, elle dépasse le lavoir sans regarder à droite ; elle s’en va, le bas de sa jupe noire déjà tout blanc de poussière… Depuis le jour – il y a des mois – où elle s’est permis de dire à Pascale, tout nouvellement arrivée dans ce quartier et dans cette maison des Prayou : « Vous êtes bien jeune, mademoiselle, prenez garde, on parle déjà de vous, » elle n’a plus guère adressé la parole à Pascale, qui l’avait si mal reçue. Le battoir s’abat sur le linge. La vieille femme traverse le terrain nu qui s’étend en face du lavoir, et s’enfonce dans les rues de la ville. Les cigales augmentent de nombre et de bruit. La laveuse a déboutonné le col de son corsage bleu. Des voix descendent de Montauri. Elles sont jeunes, et Pascale les reconnaît ; elle nomme déjà dans son esprit, avant qu’elles aient passé le pont, Marie Lantosque, une locataire aussi, et la femme du jardinier, la Mayol, qui demeure juste devant la porte de la veuve Prayou, et la sœur de la Mayol, une jeune fille qui va se marier. Les trois femmes débouchent du pont de Montauri, et elles n’ont pas plutôt dépassé le mur qui protège les laveuses, qu’elles tournent la tête sans s’arrêter.

– Bonjour, madamo Pascaù ! Bonjour ! Bonjour ! Coumo vai faire caù, dinc uno ouro ! (Comme il va faire chaud, dans une heure !)

Elles rient, elles vont vite, et Pascale les suit des yeux, un instant, en foulant son linge de ses deux mains lasses. « Elles me saluent, songe-t-elle, elles ne voudraient pas me mépriser tout haut. Mais, tout bas, que pensent-elles ? La Lantosque avait un air de se moquer. »

Et Pascale souffre d’imaginer les conversations secrètes des trois femmes qui s’éloignent, pressées et droites comme trois doigts fins. Elle est tellement incapable de se dominer, qu’elle s’en prend aux choses qu’elle lave. Elle frappe plus vite, elle roule et tord son linge avec irritation. La colère lui tient lieu de force, pour un temps. Finir, finir, ne plus être là ;… c’est son rêve, comme tout à l’heure, son rêve était de quitter la maison. Pendant que Pascale travaille ainsi et s’épuise, une enfant, une clarté, une joie est entrée dans le lavoir. C’est la petite Delphine Cabeirol, qu’on appelle Finette, la fille de la locataire des Prayou, une enfant de dix ans, vive, sautillante comme une bergeronnette, sombre de cheveux et qui a de si longs yeux, verts comme une olive et étonnés de tout. Pourquoi est-elle entrée par l’autre extrémité du lavoir ? Qui sait ? Pour danser quelques pas de plus, dans le soleil qu’elle aime. Elle est arrivée en sautant jusqu’au milieu du couloir où les femmes se placent pour laver ; elle retient, d’une main, un petit paquet posé sur sa tête ; puis, subitement, elle s’est arrêtée, apercevant la voisine, la « propriétaire » de la rue de Montauri, « celle à qui tu ne dois pas parler », dit la maman. Et Delphine, qui évite le plus qu’elle peut madame Pascale, est tout interdite de se trouver là, vis-à-vis d’elle, sans l’avoir prévu, et toute seule. Elle s’est donc baissée très bas, et elle dénoue sans bruit, sans geste brusque, le paquet dont elle était chargée. Madame Pascale bat si fort son linge qu’elle ne remarquera peut-être pas la présence de Delphine. Mais non, la petite a été vue, et le battoir s’arrête de frapper le linge. Et les yeux qui savent être si doux la considèrent avec une tendresse qui ressemble à celle de la mère. Madame Pascale a retiré de l’eau ses mains ; elle les laisse pendre sur son tablier mouillé ; elle est à genoux et à moitié détournée vers l’enfant, et elle ne sourit pas comme font les femmes qui veulent que les enfants les embrassent, mais elle attire aussi, et elle appelle avec sa tristesse. Ni elle, ni Delphine ne bougent plus. Les moustiques font plus de bruit qu’elles deux. On dirait que madame Pascale a peur d’effaroucher Delphine et de la faire fuir. Et c’est Delphine qui parle la première, quand elle voit que les larmes sont tout près des yeux qui la contemplent. Elle a dénoué le paquet et mis en pile sur le bord du bassin, à quelques pas de madame Pascale, quelques mouchoirs, une chemise, des bas et un jupon d’enfant, avec un gros morceau de savon de Marseille. Elle est moins Nîmoise que Provençale. Elle se sert de la jolie formule d’autrefois :

– Salù, madamo Pascaù e la compagno… Porte iço, per ma mera, que tan ben vai veni lava. (Bonjour, madame Pascale et la compagnie, j’apporte cela pour ma mère, qui va aussi venir laver.)

Elle fait un signe de sa petite tête pâle, qui se relève vite, comme une touche d’ivoire, et elle veut s’en aller.

– Dis-moi, Delphine, tu as donc la permission de me parler, ce matin ?

– Non, dit la petite ingénument et par-dessus son épaule.

– Alors, c’est parce que tu vois que j’ai de la peine, que tu me dis bonjour ?

Delphine eut un mouvement de paupières qui disait oui.

– Je l’ai deviné, vois-tu ; je connais bien les petites filles ; oh ! très bien… Tu as raison de croire que j’ai de la peine. J’en ai beaucoup.

Les grands yeux couleur d’olive se voilèrent.

– Tout le monde est méchant avec moi… Veux-tu être bonne, toi, petite Delphine ?

L’enfant, embarrassée, tordit l’une dans l’autre ses mains et, sans ouvrir ses lèvres, elle répondit par son regard, qui disait : « Que voulez-vous de moi ? J’ai le cœur gros parce que vous souffrez, sans que je comprenne bien ;… mais que voulez-vous de moi ? Si c’est quelque chose que je puisse faire sans trop désobéir ? Je désobéirai bien un peu pour vous ? »

– Je ne te demande pas de venir m’embrasser, petite Delphine, non, je ne voudrais pas… Donne-moi ta main seulement ; cela me fera tant de bien !… Je n’ai personne qui m’aime.

La petite sourit. Toute sa joie lui revint. Ce n’était que cela ? Donner la main ? Delphine savait que les toutes mères et toutes les voisines, d’ailleurs, aiment à caresser les enfants. Elle s’avança, les mains à plat dans l’air et tendues comme pour les faire baiser. Mais, avant qu’elle eût touché celles de Pascale, elle s’arrêta court, écouta, sauta sur ses pieds de chèvre, et s’enfuit :

– Maman qui arrive ! La voilà ! la voilà !

En trois bonds, elle eut traversé le couloir ; elle passa par la brèche qui est au bout du bassin, repassa sur la route ensoleillée devant Pascale, et tourna brusquement, pour prendre le pont de Montauri.

Pascale entendit quelques mots rapides, en patois, échangés entre Delphine qui se défendait et la mère qui grondait, puis, par la porte qui ouvre près du pont, la Cabeirol entra. Un froncement de sourcil exprima tout de suite le sentiment de cette Cabeirol, quand elle aperçut Pascale agenouillée dans le lavoir. Elle eut soin de reculer d’une place les hardes déposées sur le bord du bassin, pour n’être pas tout auprès de cette créature. Elle dit cependant, comme les autres : « Bonjour, madame Pascale », mais très vite et du bout des lèvres, si bien que l’autre, qui s’était penchée de nouveau en avant, ne l’entendit pas. C’était une Provençale de la petite espèce, maigre, décidée, vibrante. Elle se sentait au-dessus de Pascale, étant mariée, elle, et mère. Elle désapprouvait cette vie de désordre et de dépense des Prayou, – on les croyait riches encore dans Montauri, – sentiment tout humain, d’ailleurs, et qui n’était nullement inspiré par la dévotion. Mais, en même temps, elle était contrainte de ne point montrer ce qu’elle pensait, étant la locataire des Prayou, locataire en retard le plus souvent. Oh ! il y a longtemps qu’elle aurait quitté la maison, si les années n’avaient pas été si dures pour Cabeirol ! Il faudrait quand même en venir là prochainement, à cause de Delphine qui grandissait, qui comprendrait, futée comme elle l’était, et avancée pour son âge. En attendant une bonne année, de l’avancement dans les tramways, on aurait aimé des voisins de meilleure tenue, et un logement moins mal famé.

La Cabeirol s’agenouilla à la place qu’elle avait choisie, et se mit à savonner, frotter, tordre son linge, comme faisait sa voisine Pascale.

Celle-ci, irritée du refus de l’enfant, n’avait pas eu l’air de s’apercevoir de la présence de la Cabeirol. Elle avait seulement rangé sa jupe, d’un mouvement vif, mais sans regarder même celle qui entrait. Fallait-il que cette Cabeirol la méprisât, pour avoir défendu à une enfant de dix ans de lui parler ! Quelle cruauté ! Pourquoi cette femme insultait-elle une autre femme ? Elle était heureuse : elle aurait dû avoir plus de pitié ! « Si elle pouvait voir autre chose que ma vie, pensait Pascale, voir mon cœur, et le dégoût infini, et l’abandon de tout, de tout, de tout ! Bah ! qu’est-ce que je pense là ? Si elle savait qui je suis, elle aurait encore plus d’horreur de moi, et elle me mettrait la tête dans l’eau qui court, pour me noyer !… »

Les deux femmes travaillaient. Le soleil, reflété par la poussière de la route et par l’eau du lavoir, éclairait en dessous leurs visages qu’une usure différente altérait. La Cabeirol était ridée, desséchée par la misère, fanée par trente ans de vie rude et mal nourrie. Pascale était atteinte, et il y avait une transparence inquiétante dans ses joues pâles, dans le tissu de ses oreilles qui eussent pu appartenir à une statue d’albâtre, et dans ses maigres mains, si chétives quand elle les levait, ruisselantes, au milieu de l’ardente réverbération de l’eau et de la route.

Quelques traîneurs passaient devant le lavoir ; on entendait le murmure de la ville et les cris des enfants que les mères rappelaient vers l’ombre.

Le battoir de Pascale se ralentit ; elle toussa, d’une toux sèche, et, comme si la force de son corps se fût épuisée, tout à coup, demeura renversée en arrière sur ses talons, la poitrine tendue, les narines dilatées et bleuies, les yeux fixés en avant, par une angoisse. Puis, elle appuya son épaule contre le mur du lavoir, à gauche. La Cabeirol acheva de tordre la chemise de Delphine, parce qu’il est convenu qu’on ne doit pas observer ceux qui souffrent, quand ils ne sont pas des parents, à l’heure où ils grimacent de souffrance ; puis, de côté, après quelques instants, elle regarda Pascale, qui essayait de nouveau de se remettre au travail et de rassembler le linge lavé pour l’étendre et le faire sécher. Elle la vit si haletante que la pitié, la vraie, la fit parler. Elle était une créature d’impulsion, et ne pouvait voir souffrir, au delà d’un certain degré, ceux mêmes qu’elle n’aimait pas.

– Oh ! dit-elle, vous êtes malade, madame Pascale ?

Pascale répondit durement :

– Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Malade ou non, il faut aller.

Le mouvement de sensibilité de la Cabeirol résista à cette mauvaise réponse, et elle dit :

– Je pourrais vous aider à étendre. J’ai si peu à faire, moi, ce matin. Voyez ! j’ai fini.

Elle montrait son paquet de linge frais, haut d’une coudée.

– Je ne suis pas habituée à être aidée, dit Pascale. Mais si vous avez du temps à perdre, faites ce que vous voudrez.

La Cabeirol se leva aussitôt, et, sans rien dire, se mit à empiler les chemises, les mouchoirs, les jupons, les serviettes lavées par Pascale. Celle-ci, stupéfaite plutôt que touchée, la laissait faire, et cherchait quel intérêt pouvait avoir la Cabeirol à agir de la sorte. Elle demeurait immobile, occupée de sa seule souffrance, et de la peine qu’elle avait à respirer.

Ce mutisme énerva la Cabeirol qui dit enfin, passant près de Pascale :

– Ce n’est pas tout de même une raison, parce qu’on est malheureuse, pour traiter le monde comme des chiens.

– Malheureuse ? dit Pascale en la regardant. Qu’en savez-vous ?

– Eh ! oui, croyez-vous que ça ne se devine pas ? Une jeunesse comme vous, ça devrait être heureux !

Pascale secoua la tête, et garda la même physionomie dure, mais elle écouta. C’était la première fois qu’on la plaignait, depuis qu’elle était entrée dans la maison de Jules Prayou… Quatre laveuses de profession, vieilles femmes de Nîmes, parlant haut, pénétrèrent en ce moment dans le lavoir, et commencèrent à s’installer à leurs places d’habitude.

– À votre âge et avec votre mine encore, continua la Cabeirol, qui s’approcha tout près de Pascale agenouillée et lui parla tout bas, mettant sa petite tête brune et vivante à la hauteur de la tête blonde abandonnée de Pascale, est-ce que vous devriez vous laisser traiter comme on vous traite ?

– Vous avez entendu, cette nuit ?

– Non.

– D’autres nuits ?

– Peut-être. Il vous a battue ?…

– Oui.

– Et puis ce n’est pas beau, ce qu’il vous oblige à faire… On n’est pas dévotes, ni vous ni moi, et je sais bien que chacun est maître de son corps : mais pourtant, si vous étiez mariée, on vous traiterait mieux !

Pascale fit un geste d’horreur.

– Avec lui ou avec un autre, madame Pascale ; je ne dis pas avec lui, si vous ne l’aimez pas !… Ne vous fâchez pas. Croyez-moi, vous trouveriez facilement des remplaçants… Moi qui vous parle…

Pascale lui prit le bras, et, devenue livide :

– Non, dit-elle, ni avec lui, ni avec d’autres.

– Seriez-vous donc déjà mariée ?

– Non.

– Alors ?

Pascale se redressa avec effort, ramassa un monceau de linge, et dit :

– Alors ne vous occupez pas de moi ; je ne peux pas m’ôter mon mal ; je l’ai voulu, et les peines qu’on a voulues, on les souffre et on en meurt, voilà… Tenez, aidez-moi à étendre mon linge, je veux bien. C’est tout ce que vous pouvez faire pour moi.

La Provençale se leva aussitôt, et dit, comme se parlant à elle-même :

– C’est moi qui filerais, si Cabeirol levait seulement la main sur moi !

Elles étaient debout, toutes les deux maintenant, et prenant l’une et l’autre une brassée de linge blanc, elles sortirent par la porte toute voisine, et, sur le sommet arrondi du mur bas qui borde le Cadereau, sur le parapet du pont qui se prolonge au delà des arches et s’ouvre sur la route, elles étendaient les mouchoirs, les chemises, les bas. Le soleil était si ardent, que la chaux des murs et les cailloux au fond du torrent avaient l’air de flamber. La poussière se levait par endroits, et montait sans qu’on sentît le moindre souffle de vent. On eût dit qu’une ivresse éclatante l’emportait dans le ciel. Les bêtes de lumière criaient de joie, les cigales, les mouches, les moucherons innombrables au bord du Cadereau. Onze heures étaient sonnées depuis longtemps. Des enfants remontaient de la ville vers Montauri, et des ouvriers, et des femmes lasses, les traits tirés par la longue station debout dans l’atelier.

Or, en ce moment, et en sens contraire, une femme, une étrangère venait. Elle descendait la rue de Montauri. C’était une femme empaquetée dans une robe défraîchie de laine noire, lourde et qui lui avait donné terriblement chaud. Malgré la température et malgré la sueur qui coulait sur son visage, elle portait une voilette. En arrivant devant le pont, elle rencontra la Cabeirol qui revenait à vide vers le lavoir, les bras ballants.

– Voulez-vous me donner un renseignement, ma chère dame ?

– Pour vous servir, dit la maigriote, en cherchant à voir à travers la voilette.

– Vous connaissez peut-être une femme qui s’appelle Pascale Mouvand ?

– Mouvand ? je ne sais pas : on dirait plutôt ici Pascale Prayou, répondit en riant la Cabeirol.

L’autre ne rit point, et répondit :

– C’est elle que je cherche. Je viens de la maison qu’elle habite, là-bas. On m’a répondu qu’elle était au lavoir. Est-ce vrai ?

– La voilà, dit la Cabeirol en montrant du doigt le lavoir ; parmi les femmes, là, celle qui se baisse pour prendre du linge… Voulez-vous que je l’appelle ?

– Oh ! non, non, attendez !

La Cabeirol fut étonnée de l’émotion que des mots si simples avaient produite sur la nouvelle venue. Celle-ci mit la main sur sa poitrine, tout près du cou, comme si elle ne pouvait respirer. Elle tâchait en même temps de discerner la femme qu’on lui montrait, à moins de vingt mètres, dans le lavoir. Mais elle secoua la tête.

– Mes yeux sont mauvais aujourd’hui… Je ne la vois pas… Dites-lui que c’est une de ses amies qui la demande… Je vais l’attendre ici, à la sortie du pont, derrière la porte du lavoir…

Devant elle, en ligne droite, elle gagna le réduit formé par le parapet du Cadereau, par celui du pont qui s’ouvrait en calice sur la route, et par le mur du lavoir, tandis que la Cabeirol se dirigeait, en diagonale, vers l’autre extrémité de la petite construction.

Il s’écoula deux minutes à peine. Les battoirs frappaient le linge ; les laveuses bavardaient ; l’eau du bassin, fouaillée en tous sens, ajoutait son bruit clair au bruit confus des mots. Derrière la porte et y faisant face, debout dans le grand soleil, la vieille femme en deuil attendait ; elle n’écoutait rien, elle n’avait qu’une pensée dans l’esprit, qu’un souvenir, qu’un nom, qu’une image, qu’un appel, et tout se traduisait dans la prière habituelle qui remuait ses lèvres : Ave Maria. Elle n’alla pas jusqu’au bout. Celle qu’elle attendait sortit brusquement, et repoussa la porte. Alors, à deux pas d’elle, apercevant la vieille femme que la voilette ne cachait plus, la reconnaissant, elle poussa un cri comme un enfant saisi de peur ; ses yeux s’agrandirent ; ils s’emplirent d’angoisse ; elle se rejeta contre la muraille, les mains écartées et à plat sur la chaux. « Vous ! vous ici ! » tandis que la vieille amie la regardait avec un amour infini, et l’appelait de l’ancien nom, tout bas, bien bas :

– Ma sœur Pascale ?

Et la vieille femme s’approchait, toute tremblante, et elle tendait déjà les bras. Mais Pascale la repoussa et cacha sa tête dans ses mains.

– Non ! n’approchez pas de moi ! Allez-vous-en ! allez-vous-en !

– Pascale, je sais que tu souffres, je veux t’emmener.

– Non ! ne me parlez pas ! Allez-vous-en ! Vous ne savez pas qui je suis !

– Je le sais. Tu es ma Pascale.

– Une autre… Je suis une autre… Vous ne pouvez plus me reprendre, je suis une maudite… Allez-vous-en !

Elle appuyait, et meurtrissait contre le mur son visage et ses bras nus.

Sœur Justine lui toucha l’épaule.

– Je veux que tu viennes, au nom du Miséricordieux qui m’envoie.

– Non !

– Je t’emmènerai de force !

– Non !

Pascale, pour échapper, prit son élan vers la route. Mais la vieille femme la saisit au passage, à bras-le-corps. Elle l’attira violemment contre sa poitrine ; elle l’y maintint, et quand elle sentit, sur son épaule, que la nuque blonde de Pascale ne se débattait plus, et demeurait immobile et penchée :

– Pascale, toutes nos sœurs ont prié pour toi. Sœur Danielle a souffert.

Elle s’arrêta un instant, pour écouter s’il y aurait une réponse, et elle entendit des mots à moitié bus par ses vêtements, mais plus durs à entendre que des cris, et plus perçants :

– Je ne peux pas être sauvée !

– Pascale, sœur Léonide travaille pour toi.

Pascale ne répondit pas, mais elle essaya de s’arracher aux bras maternels. Et désespérée, luttant et parlant à la fois, la mère dit encore, toute courbée :

– Ta sœur Edwige endure le martyre pour toi ; elle l’offre pour toi ; c’est elle qui m’a suppliée de venir ; ne lui résiste pas, ma sœur Pascale, mon enfant, laisse-toi sauver !

Et Pascale, à demi cachée sous le manteau de la vieille sœur, cessa de se débattre.

– Emmenez-moi, murmura-t-elle.

Sœur Edwige avait passé. Les absentes étaient là. Pascale leva la tête, et, reprenant conscience de la vie, comme si elle sortait d’un songe, porta les mains à ses cheveux tout ébouriffés et décoiffés, et, en même temps, elle regardait entre ses doigts s’il y avait des témoins de la scène. Il y en avait : des ouvriers, des boutiquiers et marchands du quai, des laveuses sorties du lavoir et qui observaient avec curiosité ces deux femmes, dont une inconnue et étrangère, paraissant se disputer, puis tombant dans les bras l’une de l’autre.

– Oh ! dit Pascale, comme ce sera difficile ; tout mon linge qui est là, et la Cabeirol qui va me demander où je vais, et les autres…

Elle rabattait les manches de son corsage, sans savoir pourquoi. Sœur Justine rajustait aussi son vieux manteau.

– Viens, ma petite !

Les deux femmes, sortirent de l’abri du lavoir et du pont, et s’engagèrent sur la route. Sœur Justine avait passé sous son bras le bras de Pascale. Pascale pleurait, et elle aurait voulu boire ces larmes, avant qu’elles eussent coulé, car les groupes se rapprochaient, les dernières laveuses quittaient le lavoir, on entendait les mêmes mots, adroite, à gauche, en avant : « Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi s’en va-t-elle ? Qu’est-ce que c’est que cette vieille ? »

– Plus vite, disait celle-ci.

Elles avaient traversé la route, et les groupes s’étaient ouverts sur leur passage ; elles mettaient le pied sur le trottoir qui borde, de l’autre côté, le terrain non bâti, lorsque Pascale, entendant quelqu’un qui courait derrière elle, se détourna, pâlit affreusement et cria :

– C’est lui ! Nous sommes perdues ; sauvez-vous, notre mère, sauvez-vous !

L’ancienne appellation avait jailli de son cœur. Sœur Justine s’était déjà détournée, elle avait mis Pascale derrière elle.

– N’avancez pas ! n’avancez pas ! Il vous tuerait !

Jules Prayou, d’un signe, en maître qu’il était à manier le populaire, rassemblait déjà la rue autour des fugitives. On accourait. On devinait un spectacle auquel il conviait. Lui, il avait son air insolent, son regard dur et faussement calme. Mais sa mâchoire, et ses lèvres, et le poil frisé de son menton s’agitaient de colère. Il s’avança, la tête haute, droit sur Pascale, et, sans même s’occuper de la vieille qui la protégeait :

– À la maison ! commanda-t-il. Ah ! tu te sauvais ? Eh bien, tu vas voir ! À la maison, tu entends !

Il étendait le bras. Sœur Justine se jeta devant lui, et, levant sa grosse face de lutteuse sans peur :

– Rentrez vous-même ! dit-elle.

– Parce que ?

– Parce que c’est moi qui l’emmène !

Prayou la toisa.

– Vous, la vieille ? Qui êtes-vous ?

– Sa mère.

– Ce n’est pas vrai, elle n’a plus de mère.

– Je lui en sers. Et toi, qui es-tu donc ?

– Son amant.

– Eh bien ! prends-en une autre. Celle-là veut te quitter ! Et je l’emmène !

– Voleuse de femmes ! Je t’en empêcherai ! cria l’homme.

– Allez chercher la police ! cria sœur Justine. À moi les braves gens !

Des têtes se penchèrent aux fenêtres. Un groupe de terrassiers, qui déjeunaient dans un garni, sortirent en hâte, mâchant du pain, et les paupières bridées par le jour. Ils virent une pauvre femme, embarrassée dans ses vêtements, essoufflée, rouge, qui essayait de tenir à distance ce grand Prayou, roi du quartier ; ils virent celui-ci, d’un revers de main, l’écarter et saisir, par les deux bras, près des épaules, Pascale toute blanche de frayeur et qui renversait la tête en arrière pour être plus loin de lui. On prenait parti pour les deux femmes, timidement.

– Ne lui faites pas de mal, voyons, monsieur Prayou… Laissez la vieille s’expliquer… Ne serrez pas l’autre comme ça. Elle va se trouver mal… Elle est libre, tout de même !

– Ah ! elle est libre ! Qui a dit cela ? cria Prayou, en se détournant et sans lâcher Pascale…

La foule l’écoutait. On cherchait à comprendre. La vieille femme, séparée de Pascale, tenue en respect par un groupe d’hommes et de femmes, tâchait en vain de rejoindre son enfant.

– Voyez, vous autres, cette vieille voleuse qui s’est introduite chez moi, qui est venue jusqu’au lavoir chercher cette fille, qui lui a parlé contre moi !… Va chercher la police, je ne demande pas mieux… Pascale dira qu’elle veut rester avec moi. N’est-ce pas, Pascale ?

Il entrait ses doigts entre les muscles des bras de Pascale. Elle se renversait en arrière, avec un air d’épouvante, mais elle ne disait rien.

La foule grommelait plus fort : « Laissez-la !… laissez-la ! »

– N’est-ce pas que tu veux rester ? répéta l’homme en se penchant au-dessus de la tête convulsée de Pascale. Une fille qui est ma parente, que j’ai recueillie chez moi, qui n’avait plus le sou, et que j’ai fait vivre… N’est-ce pas que tu veux revenir avec moi ?

Les pauvres lèvres pâles s’entr’ouvrirent, et dirent :

– Non ! Je veux aller avec sœur Justine ! Un cri lui répondit :

– Ah ! la pauvre, écoutez-la donc !

La vieille sœur Justine se débattait. La foule s’animait et se partageait : « Il a raison… Non ! non ! » Les femmes criaient. Des hommes montraient le poing. Alors, Prayou, se redressant de toute sa taille, voyant le danger, cria plus haut que tous :

– Je vais tout vous dire, pour que vous jugiez… Celle-là est une vieille nonne décloîtrée, – et il montrait Justine, – et cette Pascale en est une autre ; c’est une bonne sœur que le gouvernement a jetée dehors et que la vieille voudrait ramener dans son couvent… Mais son couvent, à présent, c’est chez moi, mes amis, et je l’emporte !

Il se baissa, saisit Pascale par les genoux et par la taille, et l’enlevant comme un pain de froment, il l’emporta évanouie.

La foule s’ouvrit devant lui, et se referma autour de sœur Justine.

– Faites son affaire à celle-là ! cria-t-il en se détournant.

Suivi de quelques femmes seulement, il marchait vite vers Montauri, passait le pont, et montait vers sa maison.

En arrière, sur la route, il pouvait entendre les clameurs des gens du quartier, ameutés, qui rudoyaient la vieille dame en deuil, l’appelant voleuse et défroquée, et qui la poussaient de force vers le centre de la ville, beaucoup la croyant indigne comme l’autre, et d’autres obéissant à des souvenirs de réunions publiques, et insultant, dans l’étrangère, son passé religieux.

Jules Prayou alla droit à la maison de la rue de Montauri, poussa la porte, traversa le corridor, les pieds et les jupes de Pascale éraflant le mur de gauche.

– Qu’apportes-tu là ?… Pascale ? Elle a eu un accident ?… Qu’est-ce que c’est ?

La veuve Prayou, accourue au bruit, criait encore que son fils était déjà à l’extrémité de la cour, et entrait chez lui, dans le logement qui donnait sur le terrain vague et sur la campagne. Il était épuisé. Il heurta du pied le sommet du perron de deux marches, et faillit tomber. Et, rendu plus furieux, se sentant sans témoin, il leva au bout de ses bras le corps ployé de la jeune femme, et la jeta, de toute la force de son élan, contre le mur de l’escalier qui montait à droite. La tête et la poitrine heurtèrent le mur, puis le corps s’abattit sur l’angle des planches de sapin, et se tassa sur les premières marches, les pieds touchant le carreau.

Elle n’avait poussé aucun cri, rien qu’un gémissement long, qui s’apaisait et qui finit. Elle ne bougeait plus. Elle avait le visage dans l’ombre, tourné vers le mur. Un filet de sang s’échappait de la bouche. Prayou regardait. Il se pencha, et dit, se détournant, à sa mère qui accourait :

– Eh bien ! quoi ! C’est un accident ; elle a voulu monter, et elle est tombée.

– Tu l’y as aidée, canaille !

– Quand ça serait !… Elle se sauvait de chez nous, sais-tu ?… Mais je l’ai rattrapée… Je ne suis pas fâché qu’on voie ce qu’il en coûte, quand on me provoque… Tu vas laisser la porte de chez moi ouverte, tu entends, les deux portes… Et puis, ne te mêle pas de défendre cette fille-là, tu sais, petite mère !

Il regardait de côté, avec ce plissement des yeux semblable au rire peu sûr des bêtes, et il tournait dans ses mains et frottait son chapeau qu’il venait de ramasser.

– La vieille nonne peut aller chercher la police, ajouta-t-il, répondant à une préoccupation personnelle. Je m’en moque… La police ne les a pas séparées pour les remettre maintenant ensemble…

– Tu l’as tapée dur, tout de même, Prayou ! hasarda la veuve, dont l’œil droit était complètement fermé par l’émotion. Elle ne remue pas !

– La canaille ! Elle se sauvait ! Une femme qui mange depuis un an à la maison !

– Comme elle est blanche, dis donc !

– Quand elle aura payé ce qu’elle me doit, je la laisserai aller ! Pas avant.

– Dis donc, Prayou, si elle ne se réveillait plus !

– Fais pas du sentiment, la vieille, dit l’homme en la poussant brutalement ; et viens dehors, j’ai à te parler.

Dehors, dans la cour, dans l’ombre étroite que projetait le logement, il donna ses ordres à la vieille femme, qui était devenue subitement « raisonnable », et qui répondait : « Oui, mon Prayou, je veillerai ; j’irai ; je ferai attention. » Quand il la quitta, il eut soin de redescendre sans se presser la rue de Montauri, afin qu’on reconnût, à son air, qu’il n’avait peur de personne, et qu’il s’éloignait tranquillement, allant où il lui plaisait, roi du quartier plus qu’auparavant.

Il franchit le pont du Cadereau, et pénétra dans la ville. Aussitôt, tout le voisinage courut chez lui : les hommes, les femmes, les enfants, tout Montauri qui le guettait. Ils l’avaient vu emporter Pascale. Qu’était-elle devenue ? L’avait-il tuée ? On voulait la voir. « Moi, j’y vais ! – Moi aussi ! Dépêchez-vous ! – Il est allé chercher la police ! – Mais non ! le médecin ! »

Ils tâchèrent d’entrer par la porte de la Prayou, qui les renvoyait, et alors, faisant le tour, ils entraient par le terrain vague et par la porte demeurée ouverte à l’extrémité de la cour. Ils avaient des figures de colère, et une autre passion que la curiosité les jetait ainsi vers le logement des Prayou. La Cabeirol, comme une petite Grecque furieuse, arriva la première dans la pièce du bas où gisait Pascale ; puis la Lantosque, ayant encore à la main la cuiller à tremper la soupe ; puis la Mayol, puis deux autres femmes, vieilles, dont une béquillait. Il n’y avait, dans cette salle, qu’une table et une malle le long d’un mur, ce corps immobile, incliné sur les marches de l’escalier, et les femmes qui regardaient, rassemblées dans l’angle en face.

– Oh ! venez donc voir, la Lantosque, et vous, la Mayol… Dirait-on pas qu’elle saigne ?… Oui… Il y a du sang, bien sûr. Elle est blessée.

– Il faut la relever, pauvre femme !

– La relever, la Mayol, la relever ! Vous la plaignez !

– Bien sûr ! tenez, on dirait qu’elle remue… Est-elle blanche, sa main ! On jurerait de l’eau de savon.

– Eh bien ! avancez donc toute seule ! Ce n’est pas moi qui la relèverai, pour sûr ! Une sœur défroquée, ça me dégoûte ! Je n’y toucherai pas !

– Ni moi ! Ni moi ! dirent des hommes et des femmes qui arrivaient. Elle n’a que ce qu’elle mérite !

– C’est une gueuse ! – Et la voix de fausset de la Cabeirol éclata, stridente dans la salle où, maintenant, quinze personnes se pressaient, et se déplaçaient à gauche et à droite, mais sans vouloir approcher du corps : – Une gueuse ! Et ça faisait sa dame !… Quand je pense que tout à l’heure encore, au lavoir, je l’aidais à étendre son linge !… Ah ! tu peux saigner maintenant, tu peux crever, on sait que tu es la dernière des dernières, on ne te plaindra pas !… Tu entends tout ce qu’on dit, va, je le sais bien… Tu fais semblant de ne pas comprendre, et tu comprends tout… C’est moi, la Cabeirol, et je dis que tu es une gueuse !

– Une honte pour Montauri ! cria tragiquement l’ouvrier tailleur interrompu dans son dîner.

Et cet avorton, qui payait mal et qui saluait bas « madame Pascale », fendit les rangs des femmes, et, s’avançant jusqu’au pied de l’escalier, tendit son poing, et l’approcha de la pauvre figure blême, posée à plat sur l’angle d’une marche.

– C’est plus à toi que je paierai mon terme, n’aie pas peur !

Alors toute la troupe qui emplissait la chambre s’avança, comme si l’injure de l’homme eût été un signal. Le bas de l’escalier fut enveloppé par les voisins de Pascale. Ils parlaient tous, les uns pour l’insulter, les autres pour dire simplement : « Laissez-la ; ne la tourmentez pas », mais sans la défendre. Plusieurs soulevaient le bras de la blessée et le laissaient retomber, pour voir si elle avait conscience ; d’autres la poussaient du pied ; d’autres la regardaient avec mépris et haussaient les épaules. Des jalousies, des rancunes, la pleutrerie humaine incapable de lutter contre l’exemple, expliquaient quelques-uns de ces outrages, mais les autres, presque tous, s’élevaient du fond obscur de l’âme populaire, et vengeaient la trahison d’un idéal divin. La salle était pleine encore, lorsque le bruit se répandit : « Prayou revient ! » C’était faux. Mais la foule s’écoula en une minute. Les pitiés honteuses se retirèrent les dernières, à reculons. À ce moment, une enfant sauta sur le perron, s’appuya au chambranle de la porte, avança sa tête brune ébouriffée, regarda du côté de l’escalier, et cria de sa voix fraîche :

– Saleté, va !

C’était Delphine Cabeirol, la petite du matin.

Pascale se souleva péniblement, et tourna son visage vers le jour. L’enfant s’enfuit.

Pascale se recoucha sur les marches, et elle pleura longtemps.

Le soleil déclinait, quand quelqu’un, prudemment, s’approcha. C’était la Prayou, inquiète, qui venait aux nouvelles. Elle redressa la jeune femme, et l’assit sur la marche, et la tint devant elle par les deux épaules.

– Allons, Pascale, pas de bêtises !

Mais, quand les yeux de Pascale rencontrèrent ceux de la Prayou, celle-ci eut peur, tant ils étaient pleins de souffrance et de répulsion, et elle la laissa.

– Tu ne veux pas monter dans ta chambre ?

Le visage pâle, taché de sang et de larmes, demeura rigide. Pascale la regardait seulement, avec le regard sauvage et profond des oiseaux blessés à la chasse, et elle suivait, comme eux, les mouvements de l’ennemi. La Prayou comprenait obscurément qu’elle avait devant elle quelque chose de redoutable : une créature réduite à l’extrême désespoir, qui ne demande plus pitié, qui n’a plus de révolte, mais que le malheur a fini par rendre juge, et qui condamne, sans rien dire, et qui a Dieu derrière elle. La Prayou se reculait.

– Comme ça, dit-elle, tu ne veux pas que je te touche ?… Eh bien ! je m’en vais, tu vois… Mais tu feras bien de ne pas lui résister une autre fois !… En quel état il t’a mise !… Il est encore bien en colère ! Mais aussi, pourquoi te sauvais-tu ?… Une fille qui n’a manqué de rien ici… Elle se fit doucereuse.

– Écoute, je me charge de lui parler. Veux-tu ?… Il est violent, mais quand c’est fini, c’est fini… La vieille cousine Prayou te protégera, si tu promets de ne plus recommencer.

Les lèvres saignantes murmurèrent :

– Je ne resterai pas ici !

– Où veux-tu aller ? Pas en ville, je suppose ? Tu sais qu’il a défendu…

Pascale se leva avec peine, et, s’appuyant au mur, elle le suivit, puis, quand elle fut arrivée à la porte de la cour, entendant la Prayou qui la suivait en répétant : « Où vas-tu ? Je veux savoir où tu vas ? » elle étendit le doigt vers l’angle du terrain vague, à droite, là-bas.

– Ah ! c’est là que tu vas ? dit la Prayou rassurée… Tu n’as peut-être pas reçu assez de sottises, tu en veux d’autres ? Enfin fais donc à ton idée… Moi, je rentre. Il fait chaud à en mourir, dehors.

Elle ne rentra cependant que lorsqu’elle eut vu Pascale s’arrêter à l’extrême bord de la jachère. Pascale allait lentement, dans l’étouffante chaleur, parmi les pierres, la poussière, les plaques de gazon desséché. Elle avait une main appuyée sur ses cheveux blonds, à l’endroit où la tête avait heurté les marches. Elle se dirigea, en diagonale, vers l’angle où elle serait à l’ombre, loin de la maison. Car la pâture était en contre-bas, à l’ouest et au sud, et bordée de vieux murs en pierre, à demi ruinés, qui retenaient les terres des olivettes voisines. Pascale s’assit dans l’ombre courte et chaude de cet abri. Elle ne se demandait pas ce qu’il adviendrait d’elle. Elle n’avait aucune autre idée que celle de rester à l’écart, d’aller jusqu’au bout de sa chaîne. Tous les logements s’ouvrant en arrière sur le terrain vague avaient clos leurs portes et leurs fenêtres, à cause du soleil, et Pascale éprouvait une espèce de détente, à se voir seule, séparée par cinquante mètres au moins des personnes qui l’avaient toutes fait souffrir, lorsqu’une femme, venant de la ville, entra dans le terrain vague. Pascale la reconnut tout de suite. C’était la veuve Rioul, avec ses vêtements noirs, ses cheveux blancs tirés et lissés, son air digne et tranquille, et qui tricotait le même bas noir, tandis que sa pelote de laine gonflait la poche de sa robe, sur le côté ; la veuve Rioul qui avait vu Pascale, elle aussi, et qui se dirigeait vers l’angle de la jachère.

Elle s’arrêta, debout, tout près de Pascale, et comme elle tournée vers la rue de Montauri et vers Nîmes. On eût dit une voisine obligeante venant passer une heure avec une amie. Pascale, courbée et sa main serrant ses genoux, était décidée à se taire. Mais il fallut bien répondre.

– Écoutez, madame Pascale, j’ai à vous parler…

– Vous ne me parliez plus depuis longtemps, laissez-moi donc !

– Parce que vous me l’aviez défendu… Mais je vous ai toujours aimée. C’est moi qui ai tenu sœur Justine au courant de tout ; c’est moi qui l’ai appelée ; c’est moi qui lui avais enseigné, ce matin, le chemin de Montauri ; c’est moi qui l’ai tirée des mains des misérables qui la poursuivaient… Ah ! ils n’ont pas continué longtemps, quand ils ont vu que je prenais sa défense, et que je la reconduisais, à travers les rues, du côté de la gare… Je viens de sa part. Elle vous attend à Lyon.

La veuve Rioul se pencha alors, comme si les oliviers avaient été aux aguets pour l’écouter.

– J’ai promis que vous partiriez cette nuit. Pascale remua, sans la relever, sa tête blonde.

– J’ai essayé ce matin… Je suis perdue, voyez-vous…

– Je sais qu’il a des amis partout : mais j’en ai, moi aussi ; promettez-moi de faire ce que je vous dirai ; je vous sauverai, madame Pascale.

Doucement et se sentant écoutée, la vieille Rioul exposa son plan.

Elle connaissait dans la campagne prochaine, au delà du chemin de Saint-Césaire, sur la pente qui fait face au Puech du Teil, un petit propriétaire qui vivait là toute l’année. Elle l’avait prévenu. À la nuit, elle conduirait Pascale, à travers les vergers, pour éviter les rencontres, jusqu’à la ferme de M. Cosse, car il ne fallait pas songer à prendre un train à la gare de Nîmes : Prayou savait trop bien les heures et le chemin. Pascale serait cachée, gardée, protégée à la ferme mieux que partout ailleurs. On l’attendait. Et puis, au petit jour, sous la conduite de Cosse elle se rendrait à la station de Caveirac, en pays de haute pierraille et de garrigue, ou, s’il le fallait, à quelque station plus éloignée encore.

– À quelle heure passe le train ? demanda Pascale.

La veuve Rioul vit alors que la jeune femme acceptait de fuir, et elle dit avec joie :

– Je vous remercie d’avoir confiance en moi, je vous remercie de vouloir vivre… Oh ! que vos sœurs seront contentes ! Écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous ai déjà trop parlé, car je suis sûre que quelqu’un nous épie, soit Prayou, soit un autre pour lui. Dès que la nuit sera faite, je serai au bout de l’olivette, près du chemin de Saint-Césaire, mais de ce côté-ci, dans le mazet, où il est facile de se cacher. Je vous mènerai par les brèches. Pour le moment, il faut que vous alliez prendre un peu de nourriture…

– Chez lui ! dit Pascale avec un sursaut.

– Chez sa mère, oui…

– Je n’irai pas.

– Vous irez parce que vous avez besoin de votre force. Je ne puis pas vous faire entrer chez moi ; on se douterait de quelque chose…

– Je n’irai pas. Je ne rentrerai pas…

La veuve Rioul se courba un peu, pour la seconde fois.

– Madame Pascale, si vous acceptiez de retourner et de manger leur pain, comme un sacrifice ?…

La vieille femme reprit le chemin de la maison, appliquée en apparence à son tricot. Et le mot qu’elle venait de dire était si grand, et il avait eu tant de force autrefois sur l’âme de Pascale, qu’il retrouva encore un reste de puissance.

Le soir remplaçait le jour. Il faisait chaud dans le creux de la jachère comme dans un four dont on a retiré la braise. Rien ne luisait plus, ni là, ni en avant, aussi loin que le regard pouvait s’étendre sur la ville. Le soleil était derrière Montauri, et il n’y avait plus dans sa gloire que les pins parasols plantés sur la colline, et qui tenaient des gerbes de rayons tout plein leurs griffes. Pascale se leva.

Quand elle entra dans la cuisine, la Prayou, stupéfaite, s’arrêta d’éplucher des oignons qu’elle coupait en rondelles.

– Que viens-tu faire ?

– Donnez-moi une serviette et de l’eau ; je veux me laver.

– Ici ?

– Oui.

– Mais… je veux bien.

– Et donnez-moi aussi du pain : je suis à jeun depuis ce matin.

– Allons ! te voilà redevenue raisonnable, je le vois !

Pascale ne répondit pas. Quand elle eut fait disparaître les traces de sang, de poussière et de larmes qui tachaient son visage, et relevé ses cheveux tout dénoués par la chute, elle vint près de la fenêtre qui donnait sur la rue de Montauri, et elle se tint debout, suivant le geste de la mère Prayou qui coupait une tranche de pain. Il lui faisait horreur, ce pain qu’elle avait demandé. Elle pensait : « J’ai promis, il le faut. » Et, sans doute, la mère de Jules Prayou eut un vague sentiment que cet acte de tous les jours avait, ce jour-là, une signification particulière. Elle tendit le pain, à bout de bras, et observa Pascale qui le prenait sans mot dire, et qui, au lieu de le porter à sa bouche, laissait sa main pendre le long de son corps. Enfin, Pascale, appuyée au chambranle de la fenêtre, se détourna vers la rue et les jardins, porta à ses lèvres la tranche de pain, et mordit.

La Prayou étonnée, et voulant s’assurer de cette espèce de soumission singulière et soudaine de Pascale, avait commencé un monologue où elle mêlait, aux assurances de sollicitude pour la santé de la jeune femme, un certain nombre de questions sur le travail qu’il y aurait à faire à la maison, le lendemain, le surlendemain, dans dix jours. Pascale n’écoutait pas. Elle mangeait sans faim. Elle pensait à tout à l’heure, quand il faudrait se fier à la nuit, à cette veuve Rioul qui pouvait la trahir, au hasard des chemins, à son pauvre corps las qui pouvait à peine se tenir debout en ce moment.

Tout à coup ses épaules s’effacèrent le long de la muraille, et l’expression de terreur reparut dans ses yeux. Quelqu’un, invisible encore, montait la rue. Pascale aurait pu se cacher dans l’angle de la pièce. Par un effort d’énergie et une inspiration qui l’étonnèrent elle-même, elle resta appuyée à la fenêtre, et même elle porta à ses lèvres le reste du pain, afin que Jules Prayou la vît ainsi.

Il la vit, et il eut le sourire silencieux d’un homme qui ne doutait pas d’avoir réussi, mais qui ne croyait pas que le succès fût si complet. Il ne dit rien à Pascale, mais, cherchant du regard et apercevant dans la petite pièce sa mère, qui continuait d’apprêter le souper :

– Ne compte pas sur moi ce soir, la mère, dit-il. Il y a demain une corrida à Arles, et je pars ce soir avec mes amis.

De son geste sûr d’orateur et d’acteur, il indiquait, dans le bas de Montauri, deux hommes que la Prayou ne pouvait voir. Pascale regardait fixement au-dessus de la petite maison d’en face. Et néanmoins elle sentit peser sur elle, une seconde fois, la haine de Jules Prayou.

– C’est bien, mon garçon, dit la mère. À demain soir, alors : j’aurai soin de la petite.

L’homme se détourna et redescendit la rue. Pascale le regarda alors, et elle remarqua qu’il avait son vêtement de tous les jours, ce même complet bleu, usé et taché, qu’il portait le matin.

Au fond de la cuisine, la veuve Prayou n’avait cessé d’observer Pascale. Voyant que celle-ci, sans changer de visage, sans un mouvement, regardait Prayou s’éloigner, elle pensa : « J’avais tort de m’inquiéter, elle a mangé de notre pain devant lui. »

Elle se trompait. L’humiliation avait été volontaire, et Pascale, à cause de cela, avait commencé de s’affranchir.

Que l’ombre venait lentement ! Était-ce bien l’ombre, cette poussière de rayons, cette cendre de la lumière du jour, qui flottait dans l’espace ? Les plus petits détails des maisons de Montauri étaient visibles, et rien n’avait d’éclat, mais tout était enveloppé dans la même lueur égale et qui venait de partout. Et que de témoins encore ! Il y avait du monde dans les jardins voisins. Tout le long de la rue, des voix s’élevaient, voix de femmes et d’enfants, pointues comme des ifs. Les hommes buvaient sous les tonnelles. Plus loin, du côté de l’abattoir, on entendait par moments, interrompue par les risées du vent, la flûte sautillante d’un garçon boucher, qui s’exerçait pour faire danser les filles dans les bals publics.

Vers neuf heures, Pascale se pencha encore par la fenêtre, et elle reconnut que les oliviers plantés sur la colline, au bout de l’impasse, malgré la transparence de la nuit, ressemblaient à de grosses fumées roulées sur elles-mêmes, et au travers desquelles on ne voyait plus, comme avant, le scintillement de la terre.

– Je vais dormir, dit-elle. Et elle se leva.

La Prayou, qui sommeillait dans le fond de la pièce, lui répondit :

– Va donc vite, tu aurais dû te retirer déjà.

Pascale, malgré elle, commença à marcher sans bruit. Elle traversa la cour, et se cacha un moment dans la pièce qui servait d’entrée au logement de Prayou, puis, n’entendant aucun bruit nouveau, elle ouvrit la porte qui donnait sur le terrain vague, et se trouva seule, épouvantée de ce qu’elle allait faire, dans la nuit nacrée qui enveloppait la colline de Montauri. Il n’y avait aucun moyen de franchir à l’abri cette large bande de jachère. Après un instant d’hésitation, Pascale remonta le long des murs des jardins, et, quand elle fut à l’endroit où commençait l’espèce de terrasse qui surplombait le terrain vague, elle grimpa par un escalier qu’avaient pratiqué dans les pierres les enfants et les maraudeurs, et se trouva sous les premiers oliviers du mazet qui barrait la colline. Elle se jeta derrière le tronc d’un arbre, et se retourna pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. La nuit était partout paisible ; la petite flûte du boucher avait cessé de chanter ; les étoiles s’étaient multipliées. Pascale suivit la ligne d’arbres en montant d’abord, puis elle tourna à gauche. L’olivette était comme une mer bleuâtre avec d’innombrables îles toutes rondes. Pascale allait d’une île à l’autre, aussi vite qu’elle le pouvait, se dirigeant vers l’angle du domaine, là-bas où la veuve Rioul avait promis de l’attendre. Elle arriva au pied d’un mur de clôture, et, n’osant appeler, deux ou trois fois elle le suivit et revint sur ses pas, effrayée par le bruit qu’elle faisait en écrasant les feuilles sèches. Enfin, elle put mettre le pied sur la fourche d’un arbuste mort, elle posa les mains sur le sommet du mur, et, regardant de l’autre côté, elle vit toute droite, et mince comme la statue d’un saint d’église, la veuve Rioul qui attendait dans le mazet voisin.

– Venez vite, dit celle-ci. À trente pas à droite, vous trouverez la brèche.

Quand Pascale eut pris la main de la veuve Rioul, elle se sentit plus confiante. Sans bruit, cherchant l’ombre des arbres dans cet immense damier d’une autre olivette qui descendait à présent, puis d’une autre encore qui remontait vers l’ouest, les deux femmes parvinrent au sommet d’une hauteur, seconde vague de la campagne rocheuse, et qui faisait suite à celle de Montauri. Il y avait là un carrefour. Le vieux chemin de Saint-Césaire, arrivé en haut de la croupe, se séparait en deux arceaux ployés fortement, entre lesquels s’enfonçait le coin d’un bosquet touffu et dont les murs, débordés par les feuillages, n’enfermaient plus, à l’angle, que deux cyprès noirs, qui pointaient, et, seuls au-dessus de la colline, divisaient les étoiles. Lieu tout étincelant de lumière comme un coin d’Orient, lieu désert, car les environs immédiats n’étaient habités que le dimanche.

La veuve Rioul, faisant un détour et gagnant une brèche qu’elle connaissait, avança la tête hors de l’olivette, écouta, et revint chercher Pascale.

– Il n’y a pas de danger, dit-elle, venez, vous êtes sauvée : la maison est tout à côté.

Elles passèrent, en effet, sans que rien eût bougé, tournèrent à l’angle du domaine aux deux cyprès, descendirent pendant quelques mètres, et prirent un petit chemin latéral de pente assez rapide, qui les mena devant une grille de fer dépeinte et rouillée. Une sonnette pendait à gauche, accrochée à une branche d’arbre.

– C’est là, murmura la veuve Rioul, mais il ne faut pas sonner, laissez-moi ouvrir.

Elle pesa sur le bas de la grille, poussa les deux battants, et fit passer Pascale. La jeune femme se trouvait dans un domaine planté d’abord d’oliviers, comme tous les autres, et qui, au delà de la ferme construite à cinquante pas plus bas, se développait en prairie jusqu’au pied d’une autre colline appelée le Puech du Teil.

Ce fut la veuve Rioul qui heurta à la porte de la maison. Personne ne répondit. Mais, dans le grand silence de la campagne, les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, entendirent une voix aigre de femme, qui disait en patois :

– Ah ! tu as promis ! Il ne fallait pas promettre ! Tu aurais dû me prévenir ! Je ne veux pas d’une femme comme ça chez moi ; sans compter qu’il y a peut-être du danger à la recevoir !

– Tais-toi, la Louise, je ne laisserai pas dehors notre amie la Rioul, n’est-ce pas, ni l’autre non plus.

Un pas traînant s’approcha de la porte ; le verrou fut tiré, et un vieil homme, qui faisait effort pour se tenir droit, et dont le visage régulier, cuit et recuit par soixante-dix étés du Midi, était foncé de couleur, avec deux touffes blanches de sourcils pour tout poil, se recula pour faire entrer les deux femmes. Mais celles-ci demeurèrent sur le seuil.

– Entrez, madame Pascale, dit la Rioul, je vous laisse chez de braves gens…

– Vous me laissez ?

– Il le faut.

– Non ! je vous en supplie, restez avec moi, la nuit sera si longue ! Restez ! restez ! J’ai peur !

Pascale avait jeté ses bras autour du cou de la veuve Rioul, la seule créature qui l’eût aimée dans ce passé qui s’achevait.

– Restez ! Vous partirez demain, en même temps que nous…

Elle entendit la voix amie qui murmurait à son oreille :

– Je m’en vais à cause de vous… On serait trop surpris, si on ne me voyait pas ce soir dans Montauri… On devinerait. Entrez… Laissez-moi aller… Faites encore cela pour être sauvée…

Les deux femmes s’embrassèrent, et la plus jeune entra seule. La porte se referma, et le verrou fut poussé.

– Remettez-vous, madame Pascale, dit le vieux-en la précédant ; vous êtes blanche comme une apparition… Eh quoi ! Il n’y a plus de peur à avoir… Vous êtes chez des amis, n’est-ce pas, la Louise ?… Et demain matin, au petit jour, nous ferons la course ensemble, jusqu’à la gare de Caveirac.

Pascale s’avança jusqu’au milieu de la salle qui était vaste, et éclairée par une petite lampe à pétrole placée tout au fond, sur la tablette d’une cheminée. Quelques chaises à côté d’une table, et une vieille armoire à droite, étaient les seuls meubles de la pièce. À gauche, des vêtements de travail pendaient, accrochés à des clous, pêle-mêle avec des outils, des fouets et un harnais.

– Parbleu ! quand on n’est pas mariée, on est bien libre de s’en aller, reprenait le bonhomme… C’est ma manière de voir… Remettez-vous !… Vous prendrez bien un verre de carthagène, pas vrai ?

Pascale n’osait aller plus loin. Elle sentait le mépris, la colère de la vieille femme assise en face d’elle, près de la cheminée, mais hors du rond de lumière que l’abat-jour de la lampe traçait sur le carreau. La Louise, beaucoup plus jeune que son mari, avait des yeux si noirs dans l’ombre, et si durs, et qui chassaient l’étrangère ! Mais elle n’avait rien dit. Le vieux Cosse, embarrassé, monologuait entre les deux femmes, avançait une chaise, ouvrait l’armoire et y fouillait. Il y eut un cliquetis de verres. Cosse revint vers la table, près du mur.

– De braves gens, je le répète, et qui ne vous laisseront pas dans la peine, madame Pascale !… Bondiou, il faut se faire une raison ! Dis donc, la Louise, où as-tu caché…

Il s’arrêta court, et tressauta.

Quelqu’un avait levé le loquet et poussé la porte violemment. Le verrou avait tenu bon.

En une seconde, les deux Cosse s’étaient trouvés l’un près de l’autre, debout, à l’extrémité de la salle. Pascale s’était penchée en avant, aux aguets. Il y eut un tel silence, qu’on entendit les cigales de la nuit.

– C’est lui, dit Pascale en se détournant ; ah ! mes pauvres gens, tout est fini !

La porte fut secouée de nouveau, et la voix de Prayou cria :

– Ouvrez, vieux Cosse, ou je la défonce ! Pascale est chez vous !

– N’y va pas ! souffla la fermière ; n’y va pas, Cosse ! Tu ne vas pas te faire tuer pour elle !… C’est elle qu’il demande ; c’est pas toi ! Mais allez donc, vous ! allez donc !

Pascale s’était faite toute petite, et, tremblante, elle avait les yeux, et toute l’âme, contre cette porte, où sa destinée frappait.

– On y va ! cria le vieux.

Il se dégagea de l’étreinte de sa femme, et se dirigea, en boitant, du côté où ses instruments de travail étaient pendus. Pascale le suivait des yeux. Un combat se livrait dans le profond d’elle-même, entre l’instinct de la vie, la jeunesse, et d’anciennes forces affaiblies. Le vieux la dépassa. Il saisit, contre le mur, le manche d’une bêche dont il voulait se faire une arme. Mais il n’avait pas dégagé le fer de l’amas de vêtements pendus au même clou, que Pascale se précipitait vers lui.

– Laissez, dit-elle ; c’est à moi d’aller ; il vous ferait du mal !

– Et à vous ?

– À moi, il ne peut plus en faire !

– Ouvrirez-vous ? cria la voix.

Le vieux Cosse voulut de nouveau s’avancer. Pascale lui barra le chemin, et dressée devant lui, toute blanche, elle dit :

– C’est Dieu qui veut que j’aille à votre place ! Je l’ai offensé ! Il me pardonnera !

Déjà elle avait couru à la porte, et en courant, elle avait jeté sur sa tête, sans savoir pourquoi, comme si elle pouvait avoir peur du froid de la nuit, le châle qu’elle avait apporté sur son bras. La porte s’ouvrit. Les vieux, blottis dans l’ombre, virent un carré de lueur bleue, qui était la terre de leur olivette ; ils virent un homme qui se précipitait en avant. « Ah ! te voilà, coquine ! » ils virent qu’il saisissait Pascale demeurée sur le seuil, et qu’il l’entraînait dehors ; puis ils ne virent plus que le carré de nuit bleue, et l’olivette en pente. On entendait courir Prayou et Pascale qui remontaient le chemin.

L’homme avait saisi Pascale par la taille, et l’entraînait. Elle luttait ; elle glissait ; il la portait par moments. Et ils allèrent ainsi jusqu’à la grille. Là, il lâcha Pascale.

– Explique-toi à présent, la Sœur ! Et gare à ta peau !

Elle se jeta à gauche, le long du petit mur, et se mit à courir.

– Ah ! coquine, tu veux encore échapper !

Elle essayait. Elle n’avait que la force de l’épouvante. Elle courait, sur l’extrême bord de l’étroit couloir qui menait de la ferme au chemin de Saint-Césaire, dans la pierraille qui s’écroulait, dans les touffes d’herbes et de ronces qui accrochaient sa robe. Elle n’avait qu’une espérance : atteindre le carrefour, l’endroit où il y avait, à cent mètres plus loin, de l’espace, une pente, des passants peut-être. Elle avait compris, d’instinct, que l’homme la frapperait moins aisément, si elle se tenait à sa gauche. Et elle regardait uniquement les mains de Prayou. Lui, il trottait sans se presser, au milieu du sentier ; il n’avait pas de peine à se maintenir à la hauteur de la pauvre fille qui fuyait, éperdue. Deux fois il la dépassa, les poings levés comme s’il allait se jeter sur elle. Mais elle aurait crié ; elle n’était pas à bout de souffle. Elle courait.

– Veux-tu revenir avec moi ?

– Jamais ! Jamais !

– Veux-tu revenir, ou je te crève ?

Cette fois, il n’attendit pas la réponse. Il fouilla dans ses poches. Pascale vit le geste. Elle se sentit perdue. Elle n’avait plus la force de crier. Le sentier finissait. Le chemin de Saint-Césaire le coupait à angle droit. Dans un dernier effort, Pascale tourna, près du bosquet aux deux cyprès, et arriva au carrefour de la crête. Hélas ! elle vit que la route était toute déserte. En même temps elle entendit, derrière elle, Prayou qui galopait. Il l’avait laissée passer ; il la rejoignait ; il arrivait par la gauche. Avant qu’il l’eût atteinte, elle poussa un gémissement faible. Elle leva les mains au-dessus de Nîmes lointaine :

– Miserere mei Deus…

Et, entre ses deux épaules, la lame du couteau s’abattit et traversa la poitrine.

Emporté par l’élan et par la violence du coup, le corps roula jusqu’au mur de l’olivette, à l’endroit où le chemin s’incline vers la ville, à dix mètres du bosquet en éperon qui sépare les routes.

Prayou bondit, arracha le couteau, laissa retomber la tête dont les yeux viraient encore dans l’orbite, puis, s’échappant par le chemin qui suit le sommet de la colline, il franchit une clôture, dévala les pentes en terrasses, et disparut dans les campagnes désolées qui commencent au delà.

Pascale était déjà morte. Elle était couchée sur le dos. Le sang de sa blessure coulait par-dessous son corps, à gros bouillons, et suivait les rigoles creusées par les orages dans la terre assoiffée. En peu d’instants, le visage était devenu aussi pâle que celui d’une statue de marbre blanc. Vous n’aviez plus vos lèvres lisses, pauvre fille ; vos yeux n’avaient plus de regard entre leurs paupières détendues, mais ils étaient encore à moitié ouverts et levés vers les étoiles. Le châle de laine, ramené sur un côté du front et sur une des joues, faisait un commencement de voile. Les deux cyprès, en arrière, veillaient comme deux cierges de cire brune.

Au petit jour, une voiture de laitier, venant de la campagne, se haussa sur la crête du chemin. Le cheval, flairant le cadavre, tourna bout pour bout. L’homme, un jeune gars, sauta sur la route pour le ramener par la bride et le faire passer. C’est alors qu’il aperçut le corps de Pascale.

Il y eut deux cris en même temps ; la sœur du laitier, sautant à terre, elle aussi, courut avec son frère vers le mur de l’olivette, et, soulevant à eux deux, rien qu’un peu, les épaules de la victime, ils virent le rouge du sang frais.

– Ah ! ne le déplace pas, à cause de la justice ! dit le jeune homme. Il ne faut pas toucher aux morts avant la justice… Je vais prévenir les autorités. Toi, Marie, tu veilleras sur elle…

Il était quatre heures du matin. La jeune fille s’assit près de la tête de la morte, un peu au-dessus, en haut de la butte. Elle avait peur. Il faisait froid. Elle se levait, parfois, croyant entendre des pas derrière les murs. Puis, elle se rassurait, et elle regardait, avec une compassion tendre, le visage si jeune, si blanc, si calme de celle qui avait le même âge qu’elle, et dont elle ne savait que le malheur. Et de regarder ce visage, et ces cheveux d’une nuance rare, il lui venait une pitié grandissante, et une espèce d’amitié que, même après la mort, Pascale avait le don d’émouvoir dans les cœurs.

La jeune fille finit par tirer son chapelet. « Même si elle n’était pas de ma religion, pensa-t-elle ; même si elle était une fille de rien, qui court le monde, qu’est-ce que cela fait ? » La première nappe de lumière coula sur la colline de Montauri et sur celles qui la suivent, et le jour toucha les mains, et le menton, et les joues de Pascale ; mais les cils dorés ne bougèrent pas, et les yeux continuèrent de chercher, de voir peut-être les étoiles effacées.

À la même heure, le procureur de la République, prévenu par le commissariat central de la mairie de Nîmes où le laitier s’était rendu, courait à la station des fiacres du boulevard Amiral Courbet, et donnait l’ordre qu’on le conduisît en hâte « sur le lieu du crime ». Des agents de police, le commissaire central, un médecin montaient déjà le chemin de Saint-Césaire. Ce fut dans cette voiture que le corps de Pascale, après les premières constatations, fut rapporté à Nîmes. On le conduisit à l’hôpital du chemin de Montpellier, là où Pascale, quelques années plus tôt, entrant dans la ville pour la première fois, avait dit : « Je ne peux voir une blessure, ou seulement y penser. » Les deux grilles furent ouvertes. Le fiacre s’arrêta dans la cour, et deux garçons de salle emportèrent le cadavre à gauche, au delà du bâtiment principal, dans un amphithéâtre bas, ancien, éclairé par un vitrage à demi démoli, et qui servait de salle de dissection.

Le bruit de l’assassinat soulevait déjà toute la ville. Les magistrats instruisaient l’affaire, et lançaient des mandats contre le fugitif. Les renseignements abondaient. Pour en avoir, de nombreux habitants du quartier de l’ouest s’efforçaient d’en donner aux journalistes, aux agents, aux cafetiers, au portier de l’hôpital : « Je l’ai connue. Nous étions du voisinage… »

À la fin de l’après-midi, tout le quartier de Montauri avait défilé devant le corps, transporté de l’amphithéâtre dans une salle toute voisine ; plusieurs avaient pleuré ; beaucoup s’étaient agenouillés ; tous, cette fois, avaient senti la pitié qui unit une seconde les vivants avec le passé des morts ; quelques-uns, secrètement, avaient regretté des paroles, des gestes, des injures adressées à celle qui avait souffert, et qui ne souffrirait plus, et qui ne pourrait plus pardonner. Deux femmes, l’une soutenant l’autre, entrèrent dans cette morgue. C’étaient la veuve Rioul et sœur Justine. Celle-ci, prévenue par télégramme, arrivait de Lyon. De la gare où elle venait de débarquer, jusqu’à l’hôpital, elle n’avait pu qu’écouter la Rioul qui lui racontait l’affreuse chose ; elle n’avait répondu que par des plaintes : « Mon enfant qui est morte ! ma petite ! ma Pascale ! » Elle était toute perdue dans sa peine, ne voyant plus, se laissant mener, n’entendant ni les boutiquiers voisins de l’Hôtel-Dieu, ni le portier, qui disaient : « C’est la mère, vous voyez ! » Elle tendait les bras avant d’entrer, comme elle avait fait la veille, hélas ! Mais, quand elle eut ouvert la porte de cette chambre, et qu’elle eut vu, elle s’arrêta, elle se détourna, elle appuya sa tête contre la poitrine de la femme qui la suivait. En face d’elles, le corps de Pascale était étendu sur une des trois tables de bois inclinées, disposées le long des murs. Un drap le couvrait jusqu’au-dessus de la poitrine, laissant à découvert le cou qu’elle avait si fin et le visage, à présent livide, et dénivelé déjà, comme le sable d’où s’est retirée la mer. Les cheveux étaient répandus en désordre. Et il n’y avait, autour de la morte, aucun cierge, aucun brin de buis bénit, aucune fleur, rien qui pût dire : « Nous l’avons aimée. » Cependant, au fond de la salle, l’espérance commune, le Christ était pendu aux bras d’une croix. Au-dessus de la table où reposait le corps de Pascale, une planche de bois noir, fixée au mur bien anciennement, portait cette inscription en lettres jaunes, à l’adresse des vivants qui entraient : « Nous avons été ce que vous êtes, vous serez un jour ce que nous sommes. » Tout cela, pénétrant à la fois dans l’âme maternelle de sœur Justine, l’avait si violemment remuée, que, pendant une minute, la pauvre femme n’eut pas le courage de rouvrir les yeux. Mais elle se ressaisit vite ; elle s’avança vers le lit de son enfant ; elle se pencha, et, sur le front glacé, elle mit le baiser de paix. Puis elle s’agenouilla ; la veuve Rioul en fit autant, près des pieds de la morte. On n’entendit plus que le pas du garçon de salle, qui se promenait dans la courette voisine, et qui attendait, parce que « l’heure de fermer » était venue.

Quand sœur Justine se releva, elle fouilla dans la poche de sa robe, et en retira son grand rosaire de religieuse, puis, prenant les deux bras de la morte, les ramenant sur le drap, elle commença de joindre, avec la chaîne bénite du Pater et de l’Ave, les deux mains de Pascale.

– Que faites-vous là ? dit la Rioul. Votre rosaire ! Ô ma sœur, c’est tout de même trop !…

– Puisqu’elle n’a plus le sien ! répondit l’Alsacienne.

Elle continua d’enrouler les dizaines autour des doigts qui obéissaient, et qui semblaient se plier d’eux-mêmes au geste des jours purs.

Quand elle eut fini, elle resta encore debout, longtemps, ne pouvant séparer ses yeux du visage qu’elle ne verrait plus. Et elle disait à la Rioul :

– Vous êtes comme le monde, la Rioul, vous êtes dure. Moi, je vous dis que la moitié de son péché est à ceux qui l’ont chassée de mes bras ; je vous dis qu’elle a expié sa part en acceptant la mort ; je vous dis que mon enfant était déjà revenue à Dieu, depuis qu’elle avait réentendu le nom de ma sœur Edwige.

Sœur Justine demeura deux autres jours à Nîmes, avant d’obtenir ce qu’elle voulait, renvoyée d’une administration à l’autre, sollicitant le procureur, le maire, le préfet, tous ceux qui donnent des permissions pour les morts. Elle fut tenace ; elle fut passionnée parce qu’elle aimait ; quelques bourgeois s’intéressèrent à elle, et l’aidèrent. Elle gagna sa cause : elle eut le droit de porter son enfant au cimetière des vieux canuts de Saint-Irénée et des Mouvand de la Croix-Rousse.

Le quatrième jour au soir, la grille du cimetière de Loyasse s’ouvrit, une fois de plus, devant le corbillard des pauvres. Il descendit jusqu’au delà du monument où aboutit l’avenue de sycomores, jusqu’auprès de ce fortin déclassé que les tombes pressent de toutes parts, et d’où l’on voit, au flanc de tant de collines qui s’éloignent, tant de villages qui diminuent. Il faisait encore tout clair. Quatre femmes seulement formaient le cortège de Pascale. Elles avaient revêtu, pour un jour, la robe, la guimpe et le voile de leurs vœux ; elles étaient venues en hâte, de quatre coins de la France, et toutes, rappelées par des devoirs différents, elles allaient repartir. C’étaient sœur Justine, sœur Danielle, sœur Edwige et sœur Léonide. Leur voyage, l’achat des six pieds de terre remuée autour desquels elles pleuraient, les frais des obsèques, le prix de la croix de pierre nouvellement taillée et appuyée contre une balustrade voisine, avaient épuisé le petit trésor légué par le fabricant lyonnais. Dans un instant, elles retrouveraient, avec l’éloignement, la pauvreté absolue qui maintient les séparations. Elles le savaient. Aucune d’elles, cependant, ne songeait à elle-même. Tout le souvenir de ces créatures d’élite était commandé par l’amour. Elles priaient pour la compagne dont le visage, et le regard, et les mots, et la faiblesse toujours appelant au secours, n’avaient jamais cessé de leur être présents ; elles priaient pour les petites de l’école, dispersées à présent et sûrement moins aimées, pour le quartier, les pauvres, les timides qu’elles fortifiaient jadis, les révoltés qu’elles calmaient, toute la souffrance des autres qu’elles souffraient de ne plus connaître et de ne plus consoler ; puis, ramenées vers des dates et des heures, elles priaient pour ceux qui, le voulant ou non, méchants ou faibles seulement et ignorants de la vie divine et fraternelle, avaient été la cause de tant de maux.

Le prêtre avait fini de réciter les prières, et s’était retiré ; les fossoyeurs avaient descendu le cercueil dans la fosse, et les pelletées de terre, lourdement, tombaient sur celle qui fut Pascale. Les sœurs ne s’en allaient pas. Elles se retrouvaient en communauté ; elles attendaient le signal ; elles achevaient de sauver une âme. Le jour commençait à baisser. Sur un mot de la plus vieille, elles saluèrent enfin la tombe, et quittèrent Loyasse. On les vit, étroitement groupées, suivre le chemin qui conduit à Saint-Irénée, causant à demi-voix, très vite pour dire plus de choses, et reprises un instant par la joie d’être ensemble. Elles s’arrêtèrent sur les pentes, pour regarder, une fois, la ville immense devant elles. Et ce fut fini. Arrivées près du quai, au coin d’une ruelle déserté, elles s’embrassèrent, et, sans plus pleurer, parce qu’il ne s’agissait plus que d’elles-mêmes, par deux routes différentes, puis par trois, puis par quatre, elles s’éloignèrent, obscures dans la foule, offrant encore pour la morte la douleur de cette séparation définitive.

FIN

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Juin 2011

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