Henry Bordeaux

 

 

 

LE FANTÔME DE LA RUE MICHEL-ANGE

 

 

 

(1922)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  DÎNER D’AVANT-GUERRE.. 4

II  L’INTERSIGNE.. 16

III  LE NOUVEAU CULTE.. 30

IV  À LA POURSUITE DES MORTS. 42

UNE NUIT DE PARIS PENDANT LA GUERRE.. 58

VI  L’ENVOÛTÉ.. 71

VII  LE RIVAL.. 85

VIII  LES VIVANTS RÉCLAMENT LEUR TOUR.. 97

IX  LES ORACLES. 111

LA MAISON HANTÉE.. 124

XI  ÉPILOGUE.. 131

À propos de cette édition électronique. 135

 

À HENRI DE RÉGNIER

 

Mon cher ami,

 

Aux temps lointains du symbolisme, quand vous étiez déjà un prince de la jeunesse et que je publiais à vingt ans à peine mon premier livre, une brochure sur Villers de l’Isle-Adam, je me souviens de vous avoir entendu commenter ces contes étranges, l’Intersigne, Véra, Claire Lenoir où se superposent deux visions, l’une du monde réel, l’autre du monde invisible scruté et investi. Je n’osais, dans mon ombre, supposer alors que mon admiration pour le poète qui célébrait si noblement, et non sans quelque élégante et courtoise ironie, l’auteur d’Akédysseril, se doublerait un jour d’amitié, et je ne pouvais soupçonner que je connaîtrais l’honneur d’être reçu par lui à l’Académie française.

 

Voulez-vous me permettre, en souvenir de ces heureux temps, de vous offrir cet ouvrage où s’opposent deux explications des phénomènes occultes ; si j’ai penché pour la plus naturelle, c’est peut-être que j’aime trop notre bonne terre pour désirer de la quitter…

 

Henry BORDEAUX.

 

Chalet du Maupas, ce Ier septembre 1922.

 

I

DÎNER D’AVANT-GUERRE


Dans son petit hôtel de la rue Michel-Ange, à Auteuil, construit et meublé par lui-même, Falaise avait convié ses meilleurs amis – ou, plutôt, ses amis les plus renommés, car il lui faut volontiers un peu de publicité pour stimuler ses sentiments, – afin de célébrer le succès de son fils Georges, son fils unique, reçu à l’École des Beaux-Arts, C’était avant la guerre, – au mois de juin 1914, si j’ai bon souvenir. Il avait réuni des professeurs de l’École, de grands entrepreneurs, enfin le critique d’art, Mervalle, et Bernin, le fameux historien de la Renaissance, tous accompagnés de leurs femmes, sauf Bernin qui est célibataire et qui passait alors pour faire un doigt de cour – comme on disait autrefois – à la blonde et subtile Mme Mervalle, d’origine anglaise et tout inspirée, dans ses toilettes et son genre d’esprit, des peintres préraphaélites, charmants modèles désuets. Elle se situait elle-même dans une mode et un temps révolus, ce qui ne devait pas déplaire à un évocateur du passé. La cour d’un Bernin ne saurait être secrète : il s’ébroue, s’étale, se secoue comme un pachyderme sortant d’un fleuve et mène grand vacarme avec ses anecdotes et théories d’histoire sur l’époque de Machiavel et de Laurent de Médicis : mais il conte bien, il a du trait, du mouvement, de la couleur, et il sait intéresser même une femme délicate et fine.

 

Mme Falaise avait manqué à toutes les habitudes mondaines en ne le plaçant pas dans le voisinage de son flirt. Mais Mme Falaise n’a aucun souci des usages mondains : elle est demeurée de sa province et supplée par sa bonté sympathique et sa douceur aimable à cet esprit d’intrigue qui agite tant de maîtresses de maison. Elle possède une qualité infiniment rare dans le tohu-bohu et le tintamarre actuels : elle est reposante. Quand on est las d’entendre les affirmations catégoriques des jeunes gens et les jugements définitifs des jeunes filles, on la regarde avec plaisir, car elle n’a pas d’avis et ne cherche pas à vous en infliger un d’autorité. Par surcroît, elle est distinguée et garde, la quarantaine accomplie, un charme de noblesse paisible et de dignité morale. En tenant écartés l’un de l’autre Mme Mervalle et M. Bernin, elle n’avait pas fait un si mauvais marché. L’historien, pour plaire à travers la table, se mit en frais, et le mari, piqué au jeu, lui donna la réplique, en sorte que nous assistâmes, ce soir-là, à une joute oratoire éblouissante comme un jeu d’épées entre escrimeurs français et italien, l’un correct et rapide dans ses parades et ses feintes, l’autre expert aux immenses moulinets et aux charges bruyantes.

 

Cependant, toujours curieux de surprendre en action les passions humaines, j’avais fait des yeux le tour de la table pour y chercher d’autres éléments d’intérêt et j’avais aperçu, à l’un des bouts, une jeune fille, la seule de l’assistance, qui était la voisine du héros de la fête, Georges Falaise, le nouvel élève des Beaux-Arts, Une jeune fille vêtue simplement, presque trop simplement, d’une robe rose sans un pli – de ces robes étroites que l’on portait alors et qui livraient aisément les formes du corps – mais assez décolletée pour laisser parler en sa faveur les bras, les épaules, le cou d’une blancheur polie et comme glacée. Le visage au repos était sans éclat, sans rayonnement, et je m’en serais détourné assez vite, malgré la régularité des traits, si je n’avais été attiré par son expression même, concentrée, contractée, fermée, les lèvres minces et serrées, les yeux verts indifférents, toute la pose immobile, celle que les sculpteurs prêtent à Polymnie, la muse de la Méditation.

 

– Quelle est cette jeune fille ? m’informai-je auprès de ma voisine, Mme Rémy, la femme du grand constructeur, qui est une familière de la maison.

 

– Une parente de province, Mlle Suzanne Giroux. La cousine pauvre.

 

– Une jolie cousine.

 

– Vous trouvez ? Il me semble qu’elle est insignifiante. Les Falaise sont très bons pour elle. Ils la gardent chez eux à Paris. Elle s’ennuie à Poitiers. Elle a un tas de frères et de sœurs.

 

Je pensai :

 

« La cousine pauvre a des vues sur son beau cousin. »

 

En effet, quand elle se tournait vers lui, le regard indifférent s’éclairait, mais d’un éclat fugitif, comme peureux. Je n’eus guère le loisir de l’observer, car nous fûmes tous bientôt perdus dans la bataille d’érudition que se livraient, en face l’un de l’autre, Mervalle et Bernin.

 

L’occasion leur avait été fournie par notre hôte en personne. Il avait, dans la journée même, visité une maison prétendue hantée où les locataires entendaient, presque chaque nuit, toutes sortes de bruits bizarres : portes s’ouvrant et se fermant toutes seules avec fracas, craquements des parquets, mouvements des meubles, comme si quelque personnage invisible se promenait en colère dans l’appartement. Et, naturellement, il n’avait rien constaté d’anormal. Il racontait son enquête en plaisantant, attribuant ces phénomènes à une hallucination collective provoquée par la peur car, pour sa part, en homme bien équilibré, pourvu d’une bonne santé, laborieux, pondéré, et d’ailleurs tout frotté de cette vie parisienne qui est une essence de scepticisme et d’ironie, il n’admettait rien de ce qui échappe à nos investigations. Mais les vieilles maisons ont des planchers pourris, des poutres vermoulues, et cela peut suffire à expliquer ces bruits que se hâte de grossir l’imagination.

 

– Parlez-moi, conclut-il, prêchant pour sa paroisse, des maisons neuves. Elles sont confortables, et il n’y a pas de fantômes.

 

– Vous vous trompez, répliqua Mervalle. Quand Walter Scott fit construire une aile à son château d’Abbotsford, c’est dans la partie neuve à peu près achevée et meublée, mais qu’il n’habitait pas encore, qu’il entendit, une nuit, un effroyable vacarme. Réveillé en sursaut, il s’arma et visita cette aile inoccupée : tout y était rangé en ordre. Or, il apprit, le lendemain, qu’à cette même heure, son ami Georges Bullock, chargé de meubler les nouvelles chambres d’Abbotsford, mourait subitement.

 

Ce genre d’anecdote est toujours assuré d’un succès de curiosité. Mais l’orateur obtint davantage : il attira l’attention de sa femme, satisfaite d’entendre mêler le grand romancier écossais à une aventure d’outre-tombe. Bernin, jaloux, se précipita à la rencontre de son légitime rival, avec toute une armée levée en hâte dans l’Italie de ses préférences.

 

– De tels avertissements ne sont pas rares, déclara-t-il Dans la Vita Nuova, Dante rapporte la vision anticipée qu’il eut de la mort de Béatrice. La terre tremblait quand un messager lui vint dire en rêve que sa divine amie était sortie du siècle. Et tout pareillement Pétrarque, voyageant en Italie, sut de façon certaine, sans en être informé par personne, que Laure mourait de la peste à Avignon.

 

J’essayai d’intervenir pour placer cette observation :

 

– Des amants éloignés l’un de l’autre et souffrant de l’absence caressent volontiers leur mélancolie à cette pensée de la mort. Il se trouve parfois qu’elle correspond à la réalité. On ne rapporte pas toutes les fois qu’elle fut déraisonnable.

 

Mais je vis bien que Mervalle était résolu à épuiser toute sa science littéraire, qui est grande, pour confondre son émule réduit, croyait-il, à l’Italie du Moyen âge et de la Renaissance.

 

– Non, dit-il avec autorité, les images peuvent se transmettre à distance par ondes psychiques entre deux cerveaux accoutumés à penser ensemble. Le parcours de ces ondes psychiques est comparable dans le domaine spirituel à celui des ondes hertziennes dans le domaine physique. L’apparition de notre double, et spécialement au moment de la mort, a été constatée fréquemment, et dès la plus haute antiquité. Les drames de Shakespeare sont traversés par des fantômes ou des spectres. Vous cherchez des auteurs plus récents ? Alors lisez, dans les Mémoires d’Alexandre Dumas, le récit qu’il y fait de la mort de son père à Villers-Cotterets. Il avait alors quatre ans et demi. Confié aux soins de sa cousine Marianne, il fut réveillé, une nuit, par un grand coup frappé à la porte. Personne ne pouvait frapper à cette porte intérieure, qui était commandée par deux portes extérieures. À la lueur de la veilleuse, il vit sa cousine très effrayée se soulever sur son lit, tandis que lui-même se levait pour s’avancer vers la porte. « – Où vas-tu, Alexandre ? lui cria Marianne, – Mais ouvrir à mon père, qui vient nous dire adieu… » À cette même heure, le général Dumas mourait.

 

– À quatre ans, murmurai-je, Dumas se révèle déjà l’auteur des Trois Mousquetaires.

 

– Bien, approuva Mervalle, Mais passons à Hugo, On trouve dans Choses vues un étrange écrit : l’histoire d’une vieille femme à qui sa fille propose de rendre visite à une voisine ; « Inutile, répond la mère, elle est morte, – Voyons, maman, comment le savez-vous ? – Elle vient de passer ici et m’a dit : Je m’en vais. Venez-vous ? » En effet, la voisine venait de décéder, et la bonne femme elle-même ne passa pas la journée.

 

Notre hôte commençait de trouver que de sa maison hantée sortaient bien des locataires. Il voulut détourner la conversation, mais en vain. Tous les convives attendaient une suite, dans ce délicieux état d’excitation où une vague frayeur se mêle à la belle ordonnance du repas, à la saveur du foie gras arrosé de chambertin, à la grâce des femmes, – juste ce qu’il faut de peur pour ajouter le sentiment de l’abîme à la joie de vivre, le désir de voir la statue d’un commandeur apparaître au sommet d’un escalier et la certitude que de tels accidents ne sont tout de même pas à redouter dans un temps civilisé où il n’y a plus de catastrophes, plus de revenants, plus de guerres.

 

– Allons, dit M, Falaise en riant, vous avez donc rassemblé tout un cortège d’apparitions pour nous épouvanter ce soir avec leur défilé.

 

– J’ai cité au hasard, assura Mervalle, qui accusait ainsi son rival Bernin d’avoir préparé une séance de déclamation.

 

Et, pour bien montrer qu’il avait encore des réserves, il nous rappela qu’une amie d’Henri Heine, Mme Selden, le vit dans sa chambre, la nuit même où il mourait chez lui, semblable à un gigantesque insecte qui cherchait à s’échapper, et que la plus fameuse interprète de Carmen, Mme Galli-Marié, entrant en scène un soir de juin, s’arrêta brusquement de chanter, ayant ressenti un coup au cœur ; rentrant dans sa loge, elle s’écria qu’il devait être arrivé malheur à Georges Bizet ; effectivement, le musicien était mort.

 

Pour ne pas demeurer trop en reste, je nommai le poète Shelley. La nuit même ou sa barge Ariel fit naufrage en face du Viareggio, il apparut à une de ses amies qui, lui trouvant le visage décomposé, lui offrit un repas froid pour lui rendre des forces. Il refusa d’un geste digne avec ces paroles : « Je ne mangerai jamais plus. » On ignorait alors l’accident dont il avait été victime, et son corps ne fut retrouvé que huit jours plus tard.

 

Chacun de ces faits rencontrait des crédules et des incrédules, ce qui mettait beaucoup d’animation parmi nous. Seul, un des convives suivait d’un œil irrité le triomphe grandissant de Mervalle, et le mien plus modeste : c’était Bernin. L’attention publique l’abandonnait. Edith Mervalle elle-même n’avait d’yeux que pour son mari, et il faut convenir qu’elle se sert à merveille de ses beaux yeux bruns et veloutés qui donnent un air grave à son visage de blonde. Il s’agita tout d’un coup, ayant trouvé sa réplique et, ma foi ! il prit une soudaine revanche à quoi l’on ne s’attendait pas, car il était difficile de dépasser son rival au point où celui-ci nous avait entraînés.

 

– Il y a mieux que tout cela, affirma-t-il, dans les mémoires de la duchesse d’Abrantès. Vous ne nous avez guère cité que des traits empruntés aux poètes et autres gens romanesques prompts à déguiser la vérité sous les voiles de l’illusion. Cette fois, c’est l’histoire qui parlera.

 

L’histoire ? il exagérait puisqu’il allait tirer son aventure des mémoires plus ou moins fantaisistes de Mme Junot. Mais nous n’allions pas le chicaner sur son préambule.

 

– Vous connaissez tous, reprit-il, nous flattant pour mieux nous berner, la biographie de Junot. Il s’empare d’Abrantès en Portugal, y gagne son titre de duc, puis il est battu, rentre en France, est mal accueilli par Napoléon et s’en va tomber malade au château de Montbars, chez son père. Nous sommes au mois de juillet 1813. La duchesse, sa femme, est alors sur les rives du lac Léman ; elle s’apprête à le rejoindre. Loin d’elle, et dans un accès de fièvre chaude, il se jette par la fenêtre et se casse la jambe. Quelques jours plus tard, il meurt. Or, entre l’accident qu’elle ne connaît pas et la mort, la duchesse d’Abrantès est visitée, une nuit, par le double de son mari : ce double demeure plusieurs heures auprès de son lit, elle ne peut l’éloigner, le visage qu’il lui montre est d’une pâleur effrayante et, au matin, comme il s’écarte enfin d’elle, elle remarque qu’il ne peut marcher qu’avec peine, une des jambes étant brisée. Par ses cris, elle avait réveillé ses deux femmes de chambre qui ne virent pas le spectre, mais confirmèrent l’exactitude du témoignage de leur maîtresse.

 

Cette apparition, qui fut saluée d’un murmure approbateur, eut pour effet de déterminer chacun de nous à découvrir dans sa propre existence quelque manifestation de l’au-delà. Ceux qui y pratiquèrent des fouilles inutiles furent incontinent déconsidérés. Je me tirai d’affaire avec une histoire de chouan. Nos paysans de Savoie appellent ainsi les chouettes et les chats-huants et prétendent que les ululements qu’ils poussent la nuit dans le voisinage des maisons est signe de mort. Précisément, j’avais été averti du décès d’un parent par ce moyen infaillible et désagréable. Il est vrai que je n’avais pas compté toutes les fois que ces oiseaux de malheur s’étaient égosillés sous mes fenêtres en pure perte. J’eus le plaisir de constater que les convives, un instant, épièrent le silence de cette miraculeuse nuit de juin dans un quartier paisible, s’attendant à percevoir le cri sinistre, quitte à l’appliquer au voisin. Toute crispée, la jeune fille de province, au bout de la table, m’honora d’un regard transperçant dont je sentis la pointe. Froide et indifférente, elle ? Je ne doutai plus de sa violence intérieure et, la désignant toute frémissante à Mme Rémy, je murmurai :

 

– Quel fameux médium !

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis sûr.

 

Aussitôt, elle la considéra avec respect, presque avec terreur. C’est alors que Mervalle, décidé à sortir vainqueur d’un combat dont sa femme était peut-être le prix, nous lança le plus émouvant récit de la soirée. Non que ce témoignage fût plus pertinent que les autres, non même qu’il fût plus étrange ni plus chargé d’horreur, mais il s’ajoutait à tous les précédents, il rencontrait une atmosphère favorable et, surtout, il nous était transmis directement par la tradition orale et ne sortait pas, tout desséché ou déformé, de quelque livre ancien ou moderne.

 

– Je tiens le fait, préluda-t-il, du comte Fleury, qui est mon confrère au Gaulois. Il est, vous le savez, le fils du général Fleury, grand écuyer de Napoléon III. Pendant l’expédition du Mexique…

 

– En 1863, souffla la cousine de province, Suzanne Giroux, toute surprise elle-même d’être entendue.

 

– Parfaitement, mademoiselle. Ne seriez-vous pas bachelière ?

 

– Comme toutes les jeunes filles, avoua-t-elle, confuse.

 

En quoi elle exagérait, car, avant la guerre, peu de jeunes filles affrontaient les épreuves du baccalauréat, tandis qu’aujourd’hui…

 

– Donc, pendant l’expédition du Mexique, le général Fleury dînait, un soir, chez la baronne de Boislève, qui recevait volontiers dans son appartement de la rue Pasquier, derrière la Madeleine, et de préférence des gens de robe, procureurs généraux, présidents de chambre, présidents ou conseillers à la Cour de Cassation, tous gens, vous en conviendrez, raisonnables et dont le témoignage fait autorité. Elle avait un fils, officier de cavalerie, qui faisait partie de l’expédition. Dans le cours du dîner, elle s’informa de la campagne auprès du général, qui n’en avait pas de nouvelles. Mais les courriers étaient lents à venir, et ce manque d’informations ne pouvait causer nulle inquiétude. Et même, on n’attachait pas grande importance à l’aventure mexicaine. Elle se lève de table, très tranquillement, pour donner le signal de passer au salon où le café était servi, elle y pénètre la première et, à peine entrée, pousse un grand cri et s’évanouit. Les invités se précipitent, s’empressent autour d’elle et l’on parvient à la ranimer. Elle raconte alors que, franchissant la porte du salon, elle avait aperçu devant elle son fils Honoré debout, en uniforme, sans arme et sans képi, le visage d’une pâleur spectrale, un œil crevé d’où s’échappait un filet de sang qui coulait sur la face et sur le collet de sa tunique. Elle n’avait pu supporter cette vision. On tâche en vain de la rassurer, de lui démontrer qu’on ne saurait attacher d’importance à une hallucination issue de l’inquiétude où elle était de l’absent : il faut la coucher et l’on mande auprès d’elle son médecin, qui était le fameux Nélaton, Peu à peu, elle se remit physiquement, mais le moral demeura atteint. Chaque jour, elle faisait chercher des nouvelles au ministère de la Guerre, Quelques semaines plus tard, elle était officiellement informée que son fils avait été tué à l’assaut de Puebla, d’une balle dans l’œil gauche, le jour même où il lui était apparu, à trois heures de l’après-midi. Mais la différence des méridiens étant compensée, l’heure de sa mort se trouvait correspondre exactement avec celle de son apparition rue Pasquier.

 

– Le général Fleury, objecta quelqu’un, a peut-être, peu à peu, sans même s’en douter, forcé les coïncidences.

 

– Ah ! mais non ! l’événement a fait l’objet d’une communication à l’Académie des Sciences, présentée par le docteur Nélaton. Cette communication n’est pas autre chose que le procès-verbal rédigé tout entier de la main de l’un des convives, premier président de la Cour de Cassation, et signé par tous les autres.

 

Un silence suivit cette anecdote qui fut contée pendant qu’on servait les fruits et les délicatesses de bouche. Jusqu’alors la conversation s’était maintenue à bonne distance de notre temps. Fut-ce le prestige de l’Académie des Sciences aux yeux de nos architectes, entrepreneurs, professeurs, et même aux yeux des femmes, fut-ce l’attestation d’une transmission orale autrement persuasive que les témoignages écrits, cette fois l’assistance me parut touchée comme si quelque infortune personnelle menaçait chacun de nous. Mme Falaise, s’étant levée de table, prit le bras de Mervalle. Nous les vîmes nous précéder dans le hall non sans quelque appréhension, comme s’ils dussent y trouver le spectacle de quelque décapité ou de quelque pendu. Mais il n’y avait, en ce mois de juin 1914, ni exécution ni suicide. Une certaine douceur de vivre berçait tout le monde agréablement et les moins fortunés s’attendaient à une compensation. La reposante Mme Falaise n’était pas femme à s’émouvoir pour des fantômes : elle franchit sans accroc la passe difficile et se retourna pour nous sourire et pour nous offrir le café qui, chez elle, est parfait. Seul, Bernin, irrité du triomphe de son rival, traînait dans le cortège l’amertume de son succès, ce qui le devait prédisposer à nous annoncer des malheurs. Il n’y manqua point, l’un de nous ayant fait allusion à l’assassinat, annoncé la veille à Paris, de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo.

 

– Oui, proclama-t-il du ton lugubre habituel aux prophètes, nous aurons bientôt l’occasion de rencontrer de nouvelles apparitions.

 

– Lesquelles ? demanda Mme Rémy sans méfiance.

 

– Mais celles de tous nos morts, s’ils viennent eux-mêmes nous faire part de leur décès.

 

– Nos morts ?

 

– Sans doute : ne voyez-vous pas que nous allons à la guerre ?

 

Du coup, il éclipsait Mervalle, mais on le détestait. Il manquait de tact et de mesure. Gomment croire à la possibilité de la guerre, et même à sa réalité, quand on sort d’un dîner aussi brillant et succulent, où les revenants eux-mêmes ont fait assaut de complaisance pour divertir les convives Soudain, un cri demi étouffé se fit entendre. Mlle Suzanne Giroux s’enfuyait du salon, les mains rabattues à demi sur les yeux, comme si elle se dérobait à quelque vision pénible.

 

– Ces affreuses histoires l’ont impressionnée, déclara Falaise sans y attacher d’importance.

 

– Vous le voyez : quel médium ! dis-je à Mme Rémy.

 

Le jeune Falaise l’avait suivie dans sa retraite. Elle reparut un peu plus tard avec lui, rassérénée, et ne voulut pas révéler le cauchemar qui l’avait remplie d’effroi.

 

– Le joli couple ! fis-je encore remarquer à ma voisine.

 

– Taisez-vous, me répliqua-t-elle. Les Falaise ont d’autres ambitions pour leur fils.

 

– Oui, mais cette petite sait ce qu’elle veut.

 

– Ce serait de l’ingratitude.

 

– L’amour est ingrat, madame, et sans scrupules.

 

Telle est, reconstituée dans tous ses détails, cette soirée d’avant-guerre qui devait servir de prologue au drame de famille le plus bizarre.

 

II

L’INTERSIGNE

La guerre, prédite par Bernin dans un accès de mauvaise humeur, sépara chacun de nous, pour un temps du moins, de son milieu, de ses relations, de ses amitiés. Nous vécûmes, les uns à l’armée, les autres à l’arrière, murés en nous-mêmes, l’esprit tendu uniquement vers le salut national. Peu à peu, cependant, nous recommençâmes de nous intéresser à tout ce qui nous représentait la vie d’autrefois. Car les hommes sont les hommes et ne demeurent pas longtemps sur les cimes.

 

Ce ne fut qu’à la fin de juin 1916 – au cours de la bataille de Verdun – que, revenant de la région de mort, je rencontrai un jour Falaise sur la promenade des Champs-Élysées. Je savais qu’il avait perdu son fils unique, lieutenant d’artillerie, le premier jour de cette interminable bataille, et ne m’étonnai pas de le trouver changé, vieilli, flétri. Lui qui portait avec une aisance de jeune homme ses cinquante ans bien dépassés, lui qui aimait la vie et toutes ses manifestations de travail et de joie, il était, maintenant, amer et pessimiste.

 

– Vous revenez de là-bas, me dit-il. Quand perdrons-nous Verdun ?

 

– Jamais. Ils viennent d’échouer devant Souville et Froideterre avec douze régiments.

 

– Parlons avec franchise. Souville est pris, mais on nous le cache.

 

– Point du tout. On ne vous cache rien. Souville est à nous. J’en viens.

 

– Ah !

 

Il me considéra avec surprise, puis avec plaisir. Le patriote l’emportait sur le prophète de malheur. Et il se réjouit avec moi de la prodigieuse résistance de nos troupes. Mais je compris quels ravages peut causer la douleur paternelle dans un cerveau pourtant solide et pondéré.

 

– Les sacrifices du pays ne seront pas perdus, ajoutai-je.

 

Et ce fut une transition pour lui parler de son grand petit Georges, tombé devant Brabant.

 

– Je ne m’en consolerai jamais, me dit-il. Sa mère essaie de prendre sur elle pour me remonter. Elle n’y réussit pas, la pauvre femme. Venez la voir, venez parler de lui avec nous. Cela nous fera du bien.

 

– Je dispose de peu de temps, mais j’irai.

 

– Venez dîner un soir. Un dîner de guerre. Cela ne vous prendra point de temps. Demain.

 

Je promis. Oh ! sans agrément, je l’avoue. Une permission était alors un prodigieux bonheur dont aucune parcelle ne devait être perdue. Nous avions vu de près trop de morts pour ne pas désirer nous affranchir momentanément de leur souvenir. Mais, j’avais de l’amitié pour Falaise, je ne pouvais lui refuser ce qu’il me demandait.

 

Le lendemain, je gagnai donc, à Auteuil, le petit hôtel de la rue Michel-Ange où je n’étais pas rentré depuis le dîner illustré par la rivalité de Mervalle et de Bernin, Ce souvenir, vieux de deux ans, se précisait à mesure que j’en approchais. Il prenait dans ma mémoire une importance nouvelle. Il me représentait tout le plaisir de Paris avant la guerre, une charmante installation, une soirée exquise, la chère fine, de jolies femmes et l’agrément de la conversation. Celle-ci, il est vrai, avait pris un tour un peu dangereux : elle avait évoqué trop de revenants et de catastrophes ; mais c’était de loin et pour donner plus de prix à l’instant présent. Maintenant que nous étions dans la tempête, nous savions bien que les morts ne revenaient pas, sans quoi l’arrière eût été envahi par leur armée.

 

Je trouvai les Falaise dans leur jardin que le soir caressait avec douceur, un de ces soirs de la fin de juin qui se prolongent et ne veulent pas laisser le champ libre à la nuit. Leur couple n’était plus le même, sauf la bonne entente qui les unissait comme autrefois. Autrefois, – avant la guerre : cela semblait se perdre dans l’ombre. Mme Falaise avait gardé son air calme, étranger à l’agitation du dehors ; mais ses cheveux grisonnaient : elle était devenue presque une vieille femme, avec ce reste de jeunesse que donnent l’ingénuité du regard et le velouté des joues.

 

– Je ne vous avais pas revue, madame, depuis…

 

Je n’achevai pas, car les beaux yeux tranquilles s’étaient embués de larmes.

 

– Oui, dit-elle, nous parlerons de lui, tout à l’heure.

 

Nous rentrâmes dans l’hôtel, où j’eus la surprise de voir cette parente de province, Suzanne Giroux, que j’avais remarquée en 1914. Elle était vêtue de noir comme eux. Portait-elle le même deuil ?

 

– Notre cousine ne nous quitte pas, m’expliqua Mme Falaise.

 

– La fiancée de notre fils, compléta son mari.

 

– Je ne savais pas, murmurai-je.

 

– Oui, reprit Falaise, il n’y avait pas eu de fiançailles officielles ; mais, depuis la mort de mon fils, nous considérons Suzanne comme sa fiancée. Certaines circonstances nous y ont amenés.

 

Il regarda sa femme, comme pour chercher dans ses yeux une approbation. Ces propos auraient pu me sembler étranges ; mais, à cette date, rien ne paraissait étrange. Je supposai tout simplement que les jeunes gens s’étaient fiancés sans en avoir fait part à leurs parents, et que ceux-ci avaient accepté de bonne grâce une situation acquise. Suzanne devait être de l’âge de son cousin : vingt-trois ou vingt-quatre ans, peut-être un an de plus. Elle était sans fortune. Mais ces disproportions n’avaient plus aucune signification en présence de la mort. Elle avait changé, elle aussi, mais à son avantage : moins tendue, moins crispée, moins concentrée, elle paraissait plus à l’aise dans la vie, comme si elle se fût sentie plus appuyée.

 

Malgré les restrictions, je vis bien que Mme Falaise entendait soigner le permissionnaire. Son mari avait opéré lui-même une descente à la cave, d’où il avait ramené un vieil ermitage blanc et un musigny délectable. La conversation vint naturellement sur Verdun. Je savais l’offensive sur la Somme imminente. Dès lors, Verdun serait prochainement dégagé. Sans aucune réserve, je promis la libération de la forteresse inviolée et la défaite allemande sur la Meuse. Ceux qui revenaient des armées apportaient ainsi à l’intérieur un facile réconfort. Du moment qu’eux-mêmes étaient éloignés momentanément de la bataille, ils s’empressaient de jouir de la vie et n’allaient pas gâter leur plaisir par de sinistres prédictions. De là, un optimisme communicatif qui nous faisait attribuer à peu de frais un solide moral.

 

Puis, nous parlâmes des premiers jours de l’offensive allemande sur Verdun. Ils m’apprirent l’angoisse de Paris quand les communiqués, et surtout les commentaires colportés de bouche en bouche par les gens bien informés, annonçaient chaque jour la perte de nouvelles positions : Haumont, le bois des Caures, l’Herbebois ; ensuite Samogneux, le bois des Fosses, et encore Louvemont, la côte du Talou, la côte du Poivre, et enfin Douaumont que l’on croyait être la clé de la place forte. Je leur expliquai, de mon côté, la préparation ennemie, savamment camouflée, le prodigieux amoncellement des batteries, le déluge de feu qui avait écrasé nos lignes, l’endurance de nos artilleurs, l’héroïsme de notre infanterie :

 

– Nos avions ne purent repérer toutes leurs bouches à feu. C’était un feu d’artifice. Les obus avaient tellement défoncé le terrain que nos troupes, sortant des abris au moment de l’attaque allemande, ne s’y reconnaissaient pas. Elles croyaient voir le sol d’une autre planète, troué comme un visage marqué de la petite vérole. Cette journée du 21 février est une des plus douloureuses de la guerre, mais aussi une des plus glorieuses.

 

– Oui, conclut Falaise, c’est ce jour-là que mon petit Georges fut tué.

 

– Je sais.

 

Un silence suivit, que rompit Falaise au bout d’un instant :

 

– Dans l’après-midi, vers cinq heures, lorsque l’ennemi a donné l’assaut.

 

– Oui, à quatre heures quarante-cinq.

 

– Mon petit avait sa batterie entre Brabant et Samogneux. Nous étions rentrés au salon pour y prendre le café.

 

– Vous n’avez dû l’apprendre d’une façon certaine, demandai-je, que longtemps après. Il y eut alors une telle confusion.

 

– Le jour même, déclara Falaise.

 

– Oh ! le jour même !

 

Je ne pouvais le croire. Il était rigoureusement impossible que la nouvelle eût été transmise immédiatement, quand on, ne savait rien, ou à peu près rien, de ce qui se passait sur les lignes, et que l’avance allemande recouvrait peu à peu l’emplacement de ces premières lignes.

 

– C’est ainsi, affirma de nouveau Falaise.

 

Je ne voulus pas le contrarier. Je regardai le groupe de ces dames qui ne parurent nullement gênées par son affirmation. Puis, Mme Falaise intervint de sa voix paisible :

 

– Officiellement, notre fils a été porté disparu. Il ne pouvait en être autrement, puisque nous avions perdu du terrain. Nous nous sommes adressés à l’ambassade d’Espagne et nous n’avons appris que le mois dernier qu’il avait été identifié par les Allemands et enterré dans un cimetière militaire à Brabant.

 

– Je comprends, approuvai-je.

 

– Mais non, reprit Falaise presque irrité, vous ne pouvez comprendre, parce qu’il s’est passé une chose extraordinaire. Nous avons su le jour même, le 21 février, à cinq heures du soir, dans ce salon où nous sommes, que notre fils était mort.

 

– Vous en avez eu le pressentiment.

 

– Il ne s’agit pas de pressentiment. Nous nous attendions, comme tout Paris, à une offensive ennemie dont on parlait à tort et à travers. Mais rien ne prouvait qu’elle dût se déclencher sur Verdun, ni à la date du 21 février. Nous n’avions pas de raisons particulières, ce jour-là, de nous montrer inquiets sur le sort de notre fils.

 

– Le communiqué n’avait-il pas paru ?

 

– Il n’a paru que le soir. À Auteuil, les journaux du soir ne parviennent pas de bonne heure. Je vous répète que rien ne nous avait avertis.

 

Je ne songeais pas à lui infliger un démenti et me rendais compte d’une susceptibilité qu’il ne fallait pas froisser inutilement.

 

– Oui, me contentai-je de dire, les personnes qui nous sont chères nous tourmentent à distance dans ces heures sombres.

 

Il laissa tomber cette phrase banale sans la relever, se promena dans la pièce de long en large et je vis bien que ces dames le suivaient avec inquiétude dans ses évolutions.

 

« La perte de son fils lui a-t-elle tourné la cervelle ? » me demandai-je.

 

Il s’arrêta brusquement devant moi et me dit à brûle-pourpoint :

 

– Vous rappelez-vous ce dîner que nous donnâmes ici avant la guerre, pour fêter le succès de Georges ?

 

– Sans doute, je ne l’ai pas oublié, et je me reporte volontiers à son souvenir quand je veux me procurer quelque heureuse vision du passé.

 

– Ce fut un dîner tragique. Vous ne l’avez peut-être pas deviné. Bernin y prophétisa nos malheurs et Mervalle nous annonça notre deuil.

 

– Mervalle ? Il évoqua beaucoup de fantômes.

 

– Cette baronne de Boislève, qui vit apparaître son fils à l’instant même qu’il était tué à l’assaut de Puebla, je croyais que c’était un de ces récits destinés à effrayer les femmes. Vous aussi, peut-être. Eh bien ! c’était exact, parfaitement exact.

 

– Avez-vous recueilli à son sujet d’autres témoignages ?

 

– Oui, le mien et celui de ma femme. Nous avons eu tous deux une pareille vision.

 

J’avoue mon incrédulité. Les singularités de la vie ordinaire ont toujours suffi à ma curiosité sans que j’éprouve le besoin d’y ajouter nos hallucinations et nos rêves. Je considérai donc mon hôte avec une certaine inquiétude, redoutant que le chagrin n’eût détraqué une intelligence lucide et bien ordonnée, et même portée, auparavant, à n’admettre que les faits positifs, scientifiquement démontrés. Puis, je me tournai vers ces dames comme pour les appeler au secours de cette inquiétude intime. Mais elles le regardaient avec émotion, dans l’attente de ce qu’il allait me révéler, et qu’elles connaissaient et approuvaient à l’avance. Il se décida, me jugeant suffisamment préparé.

 

– Ce vingt et un février, nous étions, ma femme et moi, dans ce salon. On manquait alors de charbon. L’hôtel se chauffait mal. Mais ne fallait-il pas souffrir aussi un peu, à l’arrière ? Si peu, auprès des maux endurés par nos soldats. J’avais bourré la cheminée de bûches. C’était du bois vert qui pétillait et lançait des étincelles. En tisonnant, je fis, malgré moi, cette réflexion : « On se bat à Verdun, » Et Alice me répondit, comme si elle avait la même révélation au même instant : « Oui, mon ami, on se bat à Verdun, – Comment le sais-tu ? – Et toi ?… » Et, brusquement, nous nous trouvâmes debout tous les deux, en face l’un de l’autre, atterrés, épouvantés, n’osant pas nous parler. Je lisais dans ses yeux ce que j’avais vu. Elle lisait dans les miens sa propre vision. Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre en pleurant, sans nous être communiqué notre angoisse, – non pas notre angoisse, notre certitude. Le premier, je me suis repris : « C’est insensé, mon amie, mon imagination et ma tendresse me jouent des tours. J’avais vu Georges là, devant moi, debout… » Alors, elle m’interrompt : « Le front troué, il a levé les bras et il est tombé, – Comment le sais-tu ? – Moi aussi, je l’ai vu, il était là, devant cette table, – Ah ! m’écriai-je. Alors c’est vrai. Notre fils est mort… » Ma pauvre femme a bien essayé, elle aussi, de se soustraire, de nous soustraire à ce cauchemar. Mais quoi ! on n’a pas d’hallucinations à deux. Je me suis rappelé les récits de Mervalle. Ils ne sont pas inventés. Notre fils mourant nous avait visités à distance. Toute la soirée, nous n’avons pu écarter l’horreur de cette vision. J’ai fait prendre les journaux du soir : la bataille de Verdun avait effectivement commencé. Dès lors, nous avons vécu dans l’attente de notre deuil. Quels jours affreux ! Aucune nouvelle ne nous parvenait plus de l’absent. Nous sûmes enfin par son colonel qu’il avait disparu ce soir du 21 février. Nous en étions sûrs, et cela ne nous apprit rien. Un autre avertissement nous avait été donné.

 

J’avais écouté ce récit avec passion, mais sans surprise, car je l’attendais. Je ne manifestai, quand Falaise se tut, aucune marque de désapprobation pour ne pas le désobliger, mais aucune marque non plus d’approbation. Je ne pouvais le suivre, en effet, sur le chemin où il m’entraînait et, mentalement, je groupais en faisceau les objections qui se précipitaient. L’offensive allemande sur Verdun était prévue. Falaise ne vivait pas confiné dans sa solitude d’Auteuil. Il dirigeait diverses œuvres, il voyait du monde, il allait aux informations. Nul doute que la veille, ou le matin, il n’eût acquis la conviction que cette attaque allait se déclencher. Quoi de plus naturel qu’ainsi averti il fût, ce jour-là, tout spécialement inquiet de son fils ? Le voilà dans son salon, à la tombée du jour, quand les pensées tristes nous assaillent, qui tisonne son feu. Il se rappelle les évocations de fantômes à la voix de Mervalle, l’histoire de la baronne de Boislève. Il se met lui-même dans une de ces dispositions d’esprit où l’on accueille les plus fantastiques aventures. Le bois vert charbonne, gémit, éclate, Ces éclatements favorisent ses préoccupations. Il y voit une image de la bataille, A-t-il besoin d’échanger des pensées avec sa femme ? N’ont-ils pas le même souci, les mêmes alarmes ? Tout à coup, il est bouleversé, parce qu’il a imaginé la mort de son fils. Sa femme comprend immédiatement ce qu’il éprouve. Elle l’éprouve comme lui. Ils mettent en commun leurs visions. Il n’y a là qu’une expression de l’angoisse paternelle et maternelle. Et cette première journée de Verdun fut si coûteuse que la mort du jeune lieutenant à cette même heure n’a rien d’anormal.

 

Ainsi résistais-je aux suggestions de mon hôte. Les événements humains ont presque toujours deux explications. Devina-t-il ma résistance ? Il posa hardiment le problème dans l’avenir dont il attendait des preuves :

 

– Ma femme vous l’a appris tout à l’heure : nous avons connu par l’ambassadeur d’Espagne l’identification de Georges et le lieu approximatif de sa tombe. Mais nous espérons obtenir d’autres détails plus précis. Un de ses camarades, le sous-lieutenant Malais, qui était son second à la batterie, a été blessé et fait prisonnier. Il a écrit à sa famille qu’il avait vu tomber notre fils. Nous nous sommes mis en relations avec lui et nous attendons sa réponse. Nous saurons bien alors si Georges a été frappé d’une balle au front à cinq heures du soir, ou s’il a été tué d’un éclat d’obus à quelque autre moment de la bataille. Si c’est d’une balle, et à l’heure de l’assaut ennemi, nous aurons la preuve qu’il est venu nous dire adieu avant de mourir. Vous voyez ; que je raisonne calmement et que je discute avec moi-même. Quand l’inexplicable s’impose, il faut pourtant bien s’incliner.

 

– Il y a eu tant de morts à Verdun, cher ami, et surtout les premiers jours. Songez à tous les parents qui ont traversé la même épreuve.

 

Mais il suivait son idée et rien ne l’en pouvait distraire.

 

– L’univers, reprit-il, n’est qu’un immense mystère dont nous cherchons l’énigme. Longtemps, je me suis contenté de croire à la science qui découvre et classe les effets, mais qui ne donne pas les causes. J’ai lu dans saint Paul cette parole qu’il faut méditer : « Le monde est un système de choses invisibles manifestées visiblement. » Parole que Massillon commente ainsi : « Tout ce monde visible n’est fait que pour le siècle éternel où rien ne passera plus ; tout ce que nous voyons n’est que la figure et l’attente des choses invisibles… Dieu n’agit dans le temps que pour l’éternité. »

 

Je découvris aussitôt une diversion dans ces citations théologiques.

 

– Êtes-vous devenu croyant, Falaises ?

 

– Croyant, non, puisque je cherche. Je suis en présence d’un fait qui bouleverse toutes mes idées sur le réel en ajoutant à ce réel un domaine inconnu : celui de l’invisible. Je réfléchis. Pour Joseph de Maistre, toute loi sensible a derrière elle une loi spirituelle dont la première n’est que l’expression apparente. Le hasard n’existerait donc pas dans le monde et les faits qui déroutent les calculs de l’intelligence auraient cependant une logique.

 

– Précisément, il ne saurait y avoir de logique en des faits qui échappent à l’expérimentation scientifique.

 

Nous discutâmes ainsi quelques instants. À la véhémence qu’y apportait mon hôte, je compris, non sans stupéfaction, que le problème qu’il prétendait résoudre l’aidait à supporter la perte de son fils. De Verdun, le double de son fils mourant avait-il pu apparaître dans le salon de la rue Michel-Ange ? Nul doute possible sur cette apparition. Or, l’admettre, c’était admettre que la vie humaine et la mort sont sur un autre plan que le plan apparent et sensible. Il se débattait dans un extraordinaire drame intellectuel qui le délivrait miraculeusement de l’excès même de son chagrin paternel.

 

Sa femme, la sage, la prudente Alice, partageait-elle ses hésitations ? Elle n’en laissait rien apercevoir. Mais je devinai que sa foi catholique lui devait aplanir toutes difficultés et qu’elle ne voyait aucune impossibilité à ces communications à distance venues des âmes au moment d’être délivrées de tout poids charnel. Au contraire, Suzanne Giroux fixait passionnément M. Falaise comme si elle attendait de lui la révélation de la vérité. Celui-ci, tout à coup, laissa tomber son regard sur la jeune fille.

 

– D’ailleurs, me dit-il, notre apparition a été précédée d’une autre, plus étrange encore, plus inexplicable, ici même.

 

– Ici ?

 

– Oui, dans ce salon, le soir de ce fameux dîner que nous rappelions tout à l’heure.

 

– Oh ? fis-je, Mervalle, avec ses sornettes, avait préparé les voies aux fantômes. L’histoire de la baronne de Boislève avait surchauffé les esprits.

 

– Je vous l’accorde ; mais qui donc croyait à la guerre, à cette date ?

 

– Bernin, qui lançait du feu comme une gargouille de la pluie.

 

Il écarta cet argument qui l’embarrassait :

 

– Peu importe ! Mon fils était là, tout éclatant de jeunesse, de santé, de beauté. Comment imaginez-vous que quelqu’un l’ait vu, tout à coup, le front sanglant, vaciller sous le choc de la blessure et s’écrouler dans la mort ?

 

– Quelqu’une ? Mais qui ?

 

– Suzanne, sa fiancée, qui venait de le quitter à la salle à manger pour passer au salon où elle le précédait, et qui le retrouva au salon dans cet état.

 

Suzanne Giroux me fixait de ses yeux enflammés, attestant la fidélité de ce récit.

 

– Je me souviens, dis-je en me tournant vers elle. Vous avez crié et vous vous êtes sauvée en vous tenant le front des deux mains. Quand vous êtes revenue, vous n’avez pas voulu nous dire la cause de votre émotion.

 

– Non, murmura-t-elle, Je ne l’aurais jamais dite. Je n’y voulais pas croire.

 

– Elle ne nous l’a avouée, la chère enfant, qu’après le décès de Georges.

 

Ainsi était-elle devenue la fiancée du mort. Cette apparition anticipée ne lui donnait-elle pas des droits ? Je mesurai les ravages causés dans le cerveau de Falaise par l’idée fixe. Peu après, je pris congé de mes hôtes et, quand je me retrouvai dans cette lointaine rue d’Auteuil, déserte et mal éclairée, j’éprouvai un certain soulagement, comme si je sortais d’un asile d’hallucinés, tant nous supportons mal ce qui contrarie nos habitudes sociales, les habitudes d’une vie où il n’y a pas de place pour les fantômes.

 

III

LE NOUVEAU CULTE

Je n’étais pas retourné depuis un an rue Michel-Ange, soit que le nombre des apparitions m’eût rebuté, soit que j’eusse disposé de peu de loisir au cours de mes permissions. Cependant, j’avais eu des nouvelles des Falaise à plusieurs reprises.

 

– Falaise ? me disait-on laconiquement, la mort de son fils l’a rendu fou. À part cela il va bien.

 

Je n’en savais pas davantage. Envoyé en mission en Alsace pendant l’été de 1917, je ne fus pas médiocrement surpris, visitant l’hôpital de Moosch, dans la vallée de Saint-Amarin, au bord de l’Hartmannswillerkopf, d’y reconnaître, parmi les infirmières, la blonde, la préraphaélite Mme Mervalle, toujours jolie, toujours coquette, toujours immobile et lointaine comme si les choses de la terre se passaient au-dessous d’elle. Aussitôt, je m’informai de son mari.

 

– Lequel ? me fut-il répondu avec le plus délicat sourire.

 

– Mais M. Mervalle.

 

– Je ne suis plus Mme Mervalle. Je suis Mme Bernin.

 

– Ah !

 

– Oui, j’ai divorcé. M. Mervalle m’interdisait d’aller aux ambulances du front, et j’avais décidé d’y aller. Pierre Bernin, lui, s’est engagé.

 

– Il va bien ?

 

– Non, il est mort. Il a été tué à l’offensive du mois d’avril, à Soupir, au bord de l’Aisne. Comment ne le savez-vous pas ?

 

– À l’armée, nous lisons si mal les journaux !

 

Elle m’annonçait, coup sur coup, son divorce et son veuvage avec un air angélique, inaccessible aux misères humaines. Je demeurai devant elle bouche bée, n’osant lui offrir mes condoléances, les estimant inutiles et peut-être inconvenantes. M’eût-elle annoncé de nouvelles fiançailles, sur le même ton détaché, que je n’en eusse pas été autrement étonné. Je la revoyais dans le salon de l’hôtel Falaise, disputée par deux hommes également remarquables, également éloquents, et tour à tour subjuguée par l’un et par l’autre, comme elle l’avait été dans la vie. Mais le premier des deux avait éprouvé qu’il était dangereux de la contrarier.

 

Par une pente naturelle, j’en vins à lui parler de nos amis, les Falaise :

 

– Je ne vous ai pas revue, madame, depuis notre rencontre dans leur hôtel de la rue Michel-Ange, un soir de paix et de douceur de vivre.

 

– Vous voulez dire un soir de fantômes. Mon pauvre mari avait alors prédit la guerre.

 

Rien n’est embarrassant comme d’avoir connu dans le même temps les deux maris d’une femme, car on ne sait jamais auquel des deux elle fait allusion. Il s’agissait, dans la seconde phrase, de Pierre Bernin. Mais la première se rapportait aux étranges histoires de Mervalle.

 

– Eh bien ! reprit-elle de sa voix mélodieuse, je sais que M. Falaise est heureux.

 

                           Heureux ? Je l’ai vu bouleversé par la mort de son fils.

 

Elle avait décidément une conversation surprenante.

 

– Oui, me répondit-elle, mais il est entré en communication avec lui et le voilà consolé.

 

– Avec qui est-il entré en communication ?

 

– Avec son fils.

 

– Excusez-moi, madame ; mais je ne comprends pas.

 

– Comment ! vous ne savez pas que l’on peut communiquer avec l’au-delà ? À Paris, d’où je reviens, c’est d’un usage courant.

 

– C’est peut-être la mode.

 

– Justement. Nombre de parents désespérés, pères, mères, veuves, sœurs, ont trouvé là un dérivatif à leur douleur et une preuve de notre survie.

 

Elle avait un air si assuré, si péremptoire que j’éprouvai le besoin de la prendre à partie directement :

 

– Et vous-même, madame, correspondez-vous avec ce pauvre Bernin ?

 

– Je n’ose pas, me confia-t-elle avec le plus grand sérieux, parce que je ne suis plus libre.

 

– Vous vous remariez, je gage.

 

– Très prochainement.

 

– Et suis-je indiscret de vous demander avec qui, si toutefois je le connais ?

 

– Vous le connaissez sans nul doute. C’est M. Mervalle.

 

Cette nouvelle me parut si plaisante que je l’accueillis avec un transport dépourvu de courtoisie, car je m’écriai :

 

– Mervalle ! J’aurais dû penser à lui. Il précède et succède, c’est parfait. Ce pauvre Bernin a fait l’intérim.

 

– Pierre Bernin est un héros. Sa mort est une grande perte pour la France. Je vénère son souvenir. Mais M. Mervalle a compris qu’une femme doit être aussi libre qu’un homme. La guerre ne nous a-t-elle pas affranchies ! La guerre a été le 1789 des femmes. Il est, aujourd’hui, mobilisé à la Maison de la Presse.

 

– À Paris ?

 

– Oh ! il ne peut quitter Paris, comme tant de Français. Moi, je ne puis quitter le front. On y respire un air excitant. Mais il viendra me voir.

 

Je ne me décidai pas à la complimenter. La mort que je fréquentais depuis trois ans, et parfois de bien près, ne m’avait pas autant surpris, quand elle s’était approchée de moi, que cette jeune femme blonde, aux cheveux soigneusement rangés sous la coiffe d’infirmière, sauf une mèche sur le devant. Elle sembla, d’ailleurs, s’égarer dans quelque rêverie sentimentale, quand elle revint d’elle-même aux Falaise :

 

– M. Falaise ne vous a-t-il pas raconté que le double de son fils lui est apparu à l’instant même où celui-ci tombait à Verdun ?

 

– Oui, mais tout cela s’explique le mieux du monde.

 

Cette phrase eut le don de la sortir instantanément de sa paisible humeur, et, brusquement, me furent révélés toute la violence, tout le despotisme de son caractère.

 

– Qu’avez-vous dit ? Cela s’explique le mieux du monde. Qu’entendez-vous par là, je vous prie ?

 

Ses yeux me foudroyaient, tandis qu’elle m’adressait une telle sommation. Du coup, je plaignis M. Mervalle et beaucoup moins ce pauvre Pierre Bernin qui, pour elle, avait, sur le tard, renoncé au célibat.

 

– J’entends par là, madame, que M. Falaise, informé de l’offensive allemande sur Verdun, devait inévitablement, le soir du 21 février, être inquiet de son fils, que de là à l’évoquer devant lui, blessé ou mourant, à la tombée du jour, à l’heure où les pressentiments nous envahissent, l’association d’idées est toute simple et toute logique, et que, d’autre part, le sort du jeune lieutenant en cette néfaste journée fut partagé par des milliers de ses camarades. Je ne puis même pas voir dans cette rencontre une manifestation de télépathie.

 

Mon interlocutrice, mon adversaire serra les dents de fureur ; mais, avec une énergie toute virile, elle se contint et, mielleusement, argumenta :

 

– Ah ! vraiment ? Mais personne à Paris ne connaissait, le 21 février, l’attaque de Verdun.

 

– Oh ! personne !

 

– Je ne vous ai pas interrompu, monsieur. On prévoyait une offensive, mais on ignorait sa direction. N’a-t-on pas reproché au Grand Quartier Général de l’avoir lui-même ignorée ? Et vous voulez qu’un simple particulier la connût ? De plus, M. Falaise n’a pas été seul à voir le double de son fils.

 

– Un mari et une femme pensent ensemble.

 

– Le croyez-vous ?

 

En effet, ma remarque était injurieuse pour l’ex-madame Mervalle, devenue Mme Bernin et qui allait redevenir Mme Mervalle.

 

– Un mari et une femme ne pensent jamais ensemble, me déclara-t-elle catégoriquement. Or, tous deux, au même instant, voient Georges Falaise atteint de la même blessure – une balle au front élevant les bras, et retombant mort, Ce n’est pas là une coïncidence. Comment peuvent-ils savoir à Paris, avec une telle exactitude, ce qui se passe à la même heure à Verdun ?

 

– Mais vous forcez les similitudes. Le lieutenant Falaise a été tué le 21 février. Voilà tout ce qu’ils savent. Où a-t-il été frappé et à quel instant de la bataille, ils l’ignorent. C’est plus tard que l’on parvient à faire rentrer les événements dans le cadre qu’on leur a préparé.

 

– Je vois que vous êtes mal renseigné, me dit alors Mme Bernin-Mervalle (comment l’appellerais-je autrement ?) avec un grand air de protection, et elle daigna combler les lacunes de mon instruction. Les choses se sont passées comme elles ont été vues à distance. Les Falaise n’avaient sans doute reçu, quand vous leur avez rendu visite, que la communication de l’ambassade d’Espagne. D’autres témoignages leur sont depuis lors parvenus.

 

– Des témoignages ?

 

– Je vous citerai le plus probant. Ils étaient entrés en relations avec le sous-lieutenant Malais, qui commandait en second la batterie de Georges Falaise. Le sous-lieutenant Malais avait été blessé et fait prisonnier le 21 février. En captivité, il a pu donner des détails sur la mort de son compagnon d’armes. C’est vers cinq heures du soir que les premières vagues allemandes ont débordé les premières lignes françaises et ont déferlé sur Brabant. Georges Falaise, avec les hommes de sa batterie, essayait d’emmener ses canons quand il a été tué d’une balle au front. Il a levé les bras et il est tombé sans un cri. Exactement comme la scène avait été décrite par son père et sa mère.

 

– Quand ont-ils reçu la lettre de ce sous-lieutenant Malais ?

 

– Cinq mois après l’événement. J’espère que cette fois vous êtes convaincu.

 

Or, je n’étais pas convaincu, mais j’étais impressionné. Quand j’avais dîné rue Michel-Ange, à la fin de juin 1916, les Falaise n’avaient pas encore reçu cette lettre et ils m’avaient, en effet, précisé l’heure, la blessure, le geste mortel. Il y avait là un cas singulier de vision à distance tout pareil, en somme, à ceux que M. Mervalle avait cités avant la guerre et, notamment, à l’apparition vue par la baronne de Boislève pendant la campagne du Mexique. Des coïncidences aussi rigoureuses ne peuvent guère être imputées au hasard ou à l’imagination. Je me tus, et Mme Mervalle-Bernin me parut goûter ce silence où elle voyait, non sans raison, l’aveu de ma défaite, tout au moins momentanée. Car je ne renonçais nullement à découvrir des explications naturelles.

 

– Enfin, reprit-elle après un temps suffisamment flatteur pour son amour-propre, saviez-vous que la petite Suzanne Giroux était prévenue ?

 

– Oh ! celle-là ! Oui, oui, je sais.

 

– Pourquoi cet air de doute ? Pourquoi cette méfiance injurieuse ?

 

– Mais parce que je ne crois pas aux révélations faites après coup, aux prophéties qui suivent les événements.

 

– Vous vous trompez, monsieur, je vous en avertis. Vous me rappeliez cette soirée de la rue Michel-Ange où nous nous rencontrâmes chez les Falaise. Sans doute n’avez-vous pas oublié le cri poussé par la jeune fille en rentrant au salon après le dîner.

 

– Les histoires de votre mari l’avaient impressionnée : rien de plus banal. Et, plus tard, elle a appliqué sa frayeur au jeune Falaise, grâce à quoi, peut-être, elle s’est fait accepter par les parents comme la fiancée du mort.

 

– Mais votre accusation contre cette jeune fille, monsieur, est abominable. Suzanne aimait Georges, et Georges aimait Suzanne. J’ai vu croître leurs amours, j’en fus la confidente. À l’armée, Georges avait confié son secret à mon mari.

 

– Lequel ? demandai-je agacé.

 

– Ce pauvre Pierre Bernin. Suzanne, vingt mois à l’avance, quand il n’y avait aucune menace de guerre…

 

– Vous exagérez.

 

– Qui de nous, ce soir-là, songeait à la guerre ?

 

– Mais votre mari qui l’annonçait.

 

Elle n’osa pas, à son tour, me demander lequel. À cette date, son mari, c’était Mervalle et je faisais allusion à Bernin.

 

– Personne ne le croyait, reprit-elle. Donc, vingt mois à l’avance, Suzanne a vu tuer son fiancé, exactement comme l’a raconté le sous-lieutenant Malais, exactement comme l’ont vu à distance, le jour même, M, et Mme Falaise.

 

– Oh ! exactement : elle n’a pas donné de détails, elle n’a pas voulu, ce soir-là, expliquer son cauchemar.

 

– Ce soir-là ; mais, quelques jours plus tard, nous l’avons su, mon mari et moi.

 

Son mari, cette fois, c’était Mervalle. La jeune fille avait demandé à celui-ci des preuves de toutes les anecdotes singulières dont il avait tiré un succès de causeur. Interrogée, elle aurait livré le secret de sa vision.

 

– Aujourd’hui, compléta Mme Mervalle-Bernin, elle est un de nos meilleurs médiums.

 

– Un médium ?

 

– Mais oui : vous n’êtes pas sans savoir que l’on évoque l’esprit des morts.

 

– À l’armée, nous aurions trop de choix et pas assez de loisir.

 

– Mais à Paris, avenue de Wagram. Il faut y aller. C’est une réunion de choix.

 

– Soirée spirite pour gens du monde.

 

– Moquez-vous ! Quand vous y serez allé, vous ne nierez plus.

 

– J’irai à ma prochaine permission.

 

– Bientôt ?

 

– Non, hélas ! pas avant le mois de janvier.

 

– C’est dommage. C’est grand dommage. En ce moment les morts répondent à merveille.

 

– Craignez-vous qu’ils ne répondent plus en janvier.

 

– On ne sait jamais. Ils sont capricieux.

 

– Comme les vivants.

 

– Sans nul doute, puisqu’ils vivent, Georges Falaise a transmis à son père de si tendres exhortations par le canal de Suzanne. Aussi, M. Falaise ne peut-il plus se passer de la jeune fille. Il l’a adoptée, il ne la laisse plus retourner dans sa famille.

 

– Et Mme Falaise ?

 

– Mme Falaise la reçoit fort bien, en souvenir de son fils. Mais elle a la religion un peu étroite. Elle prétend n’avoir pas le droit d’assister aux expériences. Elle croit que les âmes survivent, mais dans un autre monde où nous irons un jour les retrouver.

 

– C’est une bonne catholique.

 

– Oui, c’est cela, une bonne catholique. Elle refuse d’aller avenue Wagram, Cela même a failli brouiller ce vieux ménage si uni.

 

Aussitôt, j’imaginai à distance, moi aussi, le drame intime de la maison Falaise : cette petite intrigante de Suzanne s’imposant peu à peu, ayant pris rang de fiancée quand il n’y avait eu ni cérémonie ni promesses, ni même correspondance suivie et probante, cultivant chez le père affaibli par le chagrin et préparé par un accident télépathique la crédulité aux apparitions et aux conversations par delà la mort, l’entraînant aux représentations spirites où elle joue un rôle de médium, la séparant de sa vieille femme par le moyen de cette foi nouvelle. J’en faisais sans scrupules une sorte de monstre. Aucun témoignage ne m’y autorisait. Mais ne pouvais~je invoquer l’intuition, l’inspiration intérieure, l’instinct secret, un mystérieux avertissement venu des parties subconscientes de l’être ? La raison ne voit pas loin : elle exige un enchaînement logique de causes à effets, une ascension régulière des effets aux causes, une suite d’arguments liés. Avec tous ces bagages, on ne peut courir. Tandis que, libéré de leur poids, on vole. Le temps ni l’espace ne comptent. On possède une prescience divine. Ma conversation avec Mme Mervalle avait-elle commencé de me fêler la cervelle ?

 

Elle avait sur sa table, dans le petit logement où elle me recevait, le livre de William James : The Varieties of Religions Experience. Comme elle suivait mon regard, elle me demanda :

 

– Vous connaissez ?

 

– Un peu, madame. Le livre du grand professeur de Harvard a été traduit en français sous le tire : l’Expérience religieuse.

 

Mais William James, à mon avis, déforme le fait religieux, le soumet trop à l’intuition.

 

– Nullement.

 

Je n’allais pas soutenir une controverse philosophique avec ma belle ennemie. Elle-même se contenta de cette négation catégorique :

 

– C’est, aujourd’hui, le livre de chevet de M. Falaise. Il cherche des explications au mystère. Nous nous écrivons à ce sujet. Mais je le verrai bientôt à Paris.

 

– Vous partez ?

 

– Oui, pour me marier.

 

– C’est juste.

 

Et comme je prenais congé d’elle, sans la féliciter toutefois, elle m’adressa presque solennellement cette recommandation :

 

– Pensez aux morts. Nous ne devons pas les oublier.

 

Ô logique des femmes ! Elle-même, que faisait-elle du pauvre Pierre Bernin ?

 

IV

À LA POURSUITE DES MORTS


Comme je l’avais annoncé à Mme Bernin-Mervalle, ou plutôt à la seconde Mme Mervalle, qui était aussi la première, et qui se trouvait avoir épousé, jeune fille et veuve, le même mari, mon tour de permission n’était venu qu’à la fin de janvier, – janvier 1918. Poussé par la curiosité plus encore peut-être que par la sympathie, je rendis visite à Falaise. Pendant que je l’attendais dans son cabinet de travail, je reconnus, rien qu’à l’inspection des ouvrages qui encombraient sa table, qu’il avait l’esprit fêlé. Outre l’Expérience religieuse de William James, qui mérite d’être mis à part, j’y découvrais, en effet, la plus étrange bibliothèque : côté scientifique si l’on peut dire, l’introuvable Livre des esprits, du docteur Rivail, grand pontife du mystère sous le nom d’Allan Kardec, et peut-être aidé d’un singulier collaborateur, Victorien Sardou ; l’Extériorisation de la sensibilité, du colonel de Rochas ; la Personnalité humaine, de Myers, et Swedenborg, et Holberg, et Robert Flud, et Campanella ; côté littéraire, Louis Lambert et Séraphita, de notre grand Balzac, que les sciences occultes ne pouvaient laisser indifférent ; Avatar et Spirite, de Théophile Gautier, en des éditions rares les contes d’Edgar Poe, l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam ; les Grands Initiés, de Schuré.

 

– Ah ! me dit-il, me surprenant penché sur l’ouvrage du philosophe américain, vous aussi ?

 

– Mais non, je vous assure.

 

– Vous y viendrez. Notre monde visible, formé d’objets concrets, baigne pour ainsi dire dans un univers plus vaste, formé d’idées abstraites qui prêtent à l’univers concret son sens et sa valeur.

 

Il me récitait du William James. Mais Platon enseignait déjà, dans le Banquet, le culte des idées pures. Tous les philosophes ont admis une réalité non soumise aux apparences. Une réalité : cela ne suffisait plus à Falaise. Il exigeait d’elle une manifestation sensible. Et saisissant le volume, il l’ouvrit à une page qu’il avait dû relire bien des fois et me donna lecture de ce passage où l’on voit, par le récit d’un témoin, que dans l’hallucination nous pouvons sentir près de nous, située en un point déterminé, une mystérieuse présence :

 

« Plusieurs fois, durant ces dernières années, j’ai senti ce qu’on appelle une présence… C’est vers le mois de septembre 1884 que je ressentis, pour la première fois, cette impression spéciale. Je demeurais dans mon appartement de l’Université. Une nuit, après m’être mis au lit, j’eus une hallucination tactile des plus vives : on me saisissait le bras ; je me levai et cherchai s’il y avait un intrus dans ma chambre. Mais le sentiment d’une présence au sens précis ne vint que la nuit d’après. Je m’étais mis au lit, j’avais soufflé ma bougie ; j’étais en train de réfléchir à mon hallucination de la veille, quand, soudain, je sentis quelque chose entrer dans ma chambre et s’arrêter tout près de mon lit. Cela ne dura qu’une ou deux minutes. Je ne le percevais par aucun de mes sens proprement dits et, pourtant, il y avait en moi une sorte de sensation, horriblement pénible, qui s’y rapportait. Cela remuait en moi quelque chose de plus profond qu’aucune conception ordinaire n’aurait pu le faire. C’était un peu comme un déchirement douloureux et très étendu, à l’intérieur de l’organisme, surtout dans la poitrine, et, cependant, c’était moins une douleur qu’une horreur. En tout cas, cette chose était là, et j’avais, de sa présence, une connaissance beaucoup plus certaine que je n’en ai jamais eu d’aucune créature de chair et d’os. J’eus conscience de son départ comme de son arrivée ; cela s’échappa, avec une rapidité presque instantanée, à travers la porte, et la sensation horrible disparut. La troisième nuit, une fois retiré dans ma chambre, mon esprit était absorbé par le cours que je préparais, j’en étais encore préoccupé, quand je m’aperçus de la présence, mais non pas de la venue de cette chose qui m’était apparue la veille, accompagnée de l’horrible sensation. Je concentrai toute ma force mentale pour sommer cette chose de partir, si elle était mauvaise ; sinon de me dire qui elle était ou ce qu’elle était ; enfin, si elle ne pouvait s’expliquer, de s’en aller, car je l’y forcerais bien. Elle disparut comme la nuit précédente, et mon organisme reprit son état normal… »

 

Falaise m’avait mimé cette hallucination, comme si la chose était dans la pièce, comme s’il lui adressait lui-même une sommation pathétique. Ayant achevé sa lecture, il se tourna vers moi.

 

– Oui, me déclara-t-il (et il ne m’avait pas même demandé de mes nouvelles, ce qui se doit à un permissionnaire échappé au mauvais destin), il y a un ordre des choses invisibles sans quoi l’univers ne s’expliquerait pas. Et cet ordre invisible peut se manifester, sinon visiblement, du moins par la présence réelle. Voulez-vous, maintenant, connaître la révélation de James Russell-Lowell ?

 

– Qui est-ce ?

 

– Je l’ignore.

 

– Ah !

 

– Mais il est cité par William James.

 

– Encore. Voyons cette révélation.

 

Il ouvrit le livre à une autre page cornée :

 

– « J’eus une révélation vendredi soir… » C’est James Russell-Lowell qui parle.

 

– Je le pense bien.

 

– « J’eus une révélation vendredi soir. J’étais chez Marie, et je dis en passant, à propos des esprits dont la présence devient sensible, que j’en avais souvent la vague impression ; M. Putnam…

 

– Qui, M. Putnam ?

 

– Eh bien ! un M. Putnam. « M. Putnam s’engagea dans une discussion avec moi sur ce point. Pendant que je parlais, le monde spirituel se dressa devant moi, comme s’il s’élevait hors de l’abîme avec la majesté du destin. Jamais je n’avais senti si clairement l’Esprit de Dieu en moi et autour de moi. Toute la chambre semblait pleine de Dieu. L’air semblait vibrer de la présence de quelque chose d’inconnu. Je parlais avec le calme et la clarté triomphante d’un prophète. Je ne peux pas vous dire ce qu’était cette révélation. Je ne l’ai pas encore assez approfondie. Mais je la comprendrai un jour parfaitement ; je vous l’exposerai et vous en reconnaîtrez toute la majesté… »

 

– L’a-t-il approfondie depuis lors ?

 

– William James ne le dit pas.

 

– Eh bien ! laissons-le approfondir sa vision en compagnie de M. Putnam et de Marie.

 

Mais Falaise prit assez mal ce ton de persiflage, à quoi je compris qu’il était possédé de la foi nouvelle. Et il répéta, pour s’en gargariser, cette phrase que, sans doute, il prenait pour du Chateaubriand spirite :

 

– « Le monde spirituel se dressa devant moi, comme s’il s’élevait hors de l’abîme avec la majesté du destin. »

 

– C’est, lui dis-je, ce que William James appelle l’imagination ontologique. Pour celui qui la possède ou qui en est possédé, ce sentiment de la présence invisible est plus fort que tous les raisonnements.

 

– Sans doute, dans le domaine métaphysique ou religieux, les raisonnements logiques n’exercent sur nous aucune influence, tant qu’ils ne sont pas précédés d’une intuition qui leur sert d’éclaireur et d’entraîneur.

 

– Vous exagérez, Falaise, vous exagérez. William James ne va pas si loin. Il ne dit nullement que, dans le domaine métaphysique ou religieux, la première place doive appartenir à l’irrationnel ou à l’inconscient.

 

– En fait, les choses se passent ainsi. Je suis illuminé. Après, je trouve des raisons. C’est la logique.

 

Et, quittant ces régions élevées, il en vint, sans plus de retard, à son cas personnel qu’il brûlait de me confier. Ainsi les idées générales servent-elles de paravent à nos drames intimes. Nous en faisons les draperies dont nous voilons, à notre gré, nos préoccupations particulières.

 

– Vous m’avez connu matérialiste, n’est-ce pas ?

 

– Indifférent, plutôt.

 

– C’est la même chose. Nous vivons sans penser à rien qu’à nos affaires, nos ambitions, nos amours. Rien de philosophique dans ces existences banales, toutes vouées à l’intérêt ou à la convoitise. C’est le lot de la plupart des hommes. Et c’est là une position assez basse dont ils n’ont pas conscience. Il faut des événements violents ou tragiques pour nous sortir de cette torpeur intellectuelle.

 

– Et même, l’interrompis-je, ils ne suffisent pas toujours. J’ai vu des camarades bâiller leur vie à côté de la mort.

 

– C’est honteux. Moi, la mort de mon fils m’a tout ébranlé. De la plante des pieds à la racine des cheveux, j’en ai été secoué comme un arbre sous la tempête. Alors, j’ai consenti à réfléchir. Ou, plutôt, je n’ai réfléchi qu’après, et c’est là que je voulais en venir. Mon fils m’avait appris lui-même sa mort à distance. Il y a donc dans l’être humain un esprit détaché du corps pour qui l’espace existe à peine. Cet esprit subsiste-t-il après ce que nous sommes convenus d’appeler la mort, et qui n’est que la désagrégation de notre enveloppe physique ? S’il subsiste, où est-il, et ne peut-il se faire connaître ? Toutes ces questions angoissantes, je les ai résolues pour moi.

 

– Dans quel sens ?

 

– Dans quel sens ? Mais mon fils n’est pas mort. Il vit, il me connaît, il me suit, il me parle.

 

– Il vous parle ?

 

– Il m’a parlé. Oh ! pas directement. Par l’intermédiaire d’un médium. Il faut toujours un intermédiaire. Le prêtre, dans la religion, ne sert-il pas d’intermédiaire entre le fidèle et Dieu ?

 

À cette comparaison, je compris qu’il était le catéchumène d’un nouveau culte et que j’avais affaire à l’un de ces dévots intransigeants dont on ne peut heurter de front les croyances ou les superstitions.

 

– Un médium ? demandai-je cependant. Quel médium ?

 

– Le meilleur, le plus subtil, le plus fidèle, le plus sûr : Suzanne.

 

– Mlle Giroux ?

 

– Elle-même. C’est Mervalle qui, le premier, s’est aperçu de ce don, l’ayant mise lui-même en état d’hypnose.

 

– Mervalle ?

 

– Mervalle est un magnétiseur étonnant. Mais vous savez que les médiums n’ont d’ailleurs pas besoin d’être hypnotisés, quand leur pouvoir a été reconnu. Ils entrent d’eux-mêmes en transe.

 

– En transe ?

 

– Oui, c’est l’expression consacrée, Mervalle, envoyé en mission en Angleterre par la Maison de la Presse, y a rencontré sir Oliver-J. Lodge, dont le nom est célèbre entre tous parmi les spirites et qui est l’auteur d’ouvrages remarquables. Ne le connaissez-vous pas ?

 

Je m’excusai de ne pas connaître un homme aussi renommé. Falaise continua :

 

– Oui, il a fourni des relations très intéressantes à la Society for Psychical Research, Eh bien ! sire Oliver Lodge a perdu son fils Raymond, un admirable jeune homme, sous-lieutenant au 2e régiment du Scouth Lancashire de l’armée régulière, qui fut tué le 14 septembre 1915, d’un éclat d’obus, sur la colline de Hoodge, près d’Ypres. Un message un peu obscur, mais qu’il sut déchiffrer, l’avait averti d’Amérique avant l’événement. Depuis lors, le malheureux père a pu communiquer avec lui par le moyen de la table tournante, puis des messages écrits ou oraux. Mervalle, à son retour, nous a mis au courant. Nous avons essayé à notre tour. Nous avons réussi, Mervalle ne vous en a-t-il pas parlé ?

 

– Je ne l’ai pas revu depuis le fameux dîner d’avant la guerre où il remplit de fantômes votre salle à manger. Mais j’ai revu sa femme en Alsace, Ou, plutôt, Mme Bernin.

 

– Edith est de nouveau Mme Mervalle, Ne parions plus de Bernin. Il est mort. C’est pour toujours. Qu’il nous laisse en paix.

 

Ce mort-là, par exemple, il ne songeait nullement à le ressusciter. Ô logique des hommes, toute pareille, d’ailleurs, à celle des femmes ! Dès lors, il ne me restait plus qu’à entrer dans ses vues pour connaître, du moins, jusqu’où il s’aventurait dans ce domaine aux incertaines limites.

 

– Et comment êtes-vous arrivé à communiquer avec votre fils ?

 

– Par la planchette à écrire, par l’écriture automatique, et même, ne le répétez pas encore, par l’incorporation du désincarné dans la personne du médium.

 

– Les désincarnés ?

 

– Oui, ce sont les morts. Les morts vivants. La planchette à écrire, munie d’un triangle indicateur, a remplacé les tables tournantes avec leurs coups répétés, procédé primitif et abandonné aux esprits inférieurs.

 

– Il y a donc des esprits inférieurs ?

 

– Sans doute, comme dans la vie. Croyez-vous qu’une cuisinière réponde à nos appels comme un savant ou un homme d’État ?

 

– Cette diversité doit bien embarrasser les médiums.

 

– Nullement, puisqu’ils ne sont que des agents de transmission.

 

– Et l’écriture automatique ?

 

– Ou médianimique, si vous préférez. Eh bien ! le médium est muni d’un stylographe et a devant lui une feuille de papier blanc. Sa main est tout à coup saisie par une force étrangère qui la dirige. Elle écrit ainsi des pages et des pages, non pas dictées, mais imposées et pour ainsi dire copiée. Quelquefois, ce sont des dessins.

 

– Et l’incorporation ?

 

– C’est le suprême état, l’état glorieux, l’état de grâce.

 

Et il parut entrer lui-même en extase, comme s’il revoyait des visions disparues. Il ne me donna pas, ce jour-là, d’autres explications, mais il me retint à dîner : M. et Mme Mervalle étaient précisément invités.

 

Je trouvai Mervalle rajeuni. Était-ce l’effet de son nouveau mariage avec une veuve, la veuve de ce pauvre Bernin ? Il avait toujours cet air content de soi qui agace ses meilleurs amis, s’il en a. Mais n’avait-il pas droit à l’affichage de quelque supériorité, depuis qu’il avait rapporté d’Angleterre la mode des esprits ? Édith, sa femme, gardait son visage d’énigme, aux joues d’une éblouissante netteté, pareilles aux pétales du magnolia. Quelles pensées, quels désirs s’abritaient derrière ce front étroit, diminué, mangé encore par les bandeaux blonds ? Elle devait s’entendre à tourmenter les hommes sans y prendre garde, sans prêter la moindre attention à leurs supplications, à leurs plaintes. Le pauvre Bernin avait dû mourir sans trop de difficultés à Soupir, au bord de l’Aisne, Il fallait ce Mervalle combiné et méthodique pour tenir tête à la cruelle créature. Encore avait-il dû abdiquer pendant un interrègne rapide et sanglant.

 

Mais ce couple uni, ou plutôt réuni par-dessus la tombe du pauvre Bernin, m’intéressait moins, je l’avoue, que les autres convives, par le fait qu’il était moins étroitement mêlé au drame secret de la rue Michel-Ange, bien que les histoires fantomatiques de Mervalle l’eussent peut-être déclenché. Mme Falaise, sous ses cheveux gris, ne montrait plus ce visage calme et ingénu jusque dans la douleur maternelle, qui me la faisait prendre pour une femme droite et loyale, mais quasi insignifiante. Elle devait être agitée en dedans, comme ces lacs dont les eaux ont des tourbillons intérieurs dont quelques bulles trahissent l’agitation à la surface. Ce n’était plus seulement le souvenir de son fils qui la tourmentait : elle levait sur son mari des yeux dont l’inquiétude était poignante. Quant à Suzanne Giroux, il me parut qu’elle s’épanouissait, en quelque sorte, dans son deuil, – un deuil extrêmement élégant, un deuil des grands couturiers, et qu’achevait, autour du cou très blanc, un collier de perles à l’éclat sourd et mat. Ce n’était pas de Poitiers qu’elle avait apporté cette toilette et ces bijoux. Et sans doute la perle est-elle une larme pétrifiée. Autour d’un cou très blanc, elle est la reine des pierres précieuses. La cousine pauvre avait reçu de l’avancement dans la vie, en devenant la fiancée posthume de Georges Falaise. Elle avait engraissé un peu, très peu, juste de quoi devenir un peu plus attrayante. Mais elle gardait son attitude concentrée, son regard inquisiteur et pénétrant.

 

La conversation trouva d’emblée sa direction, et c’est moi-même qui l’y engageai en rappelant à Mervalle tout le chapelet d’anecdotes qu’il nous avait récité à la veille de la guerre.

 

– Mon chapelet, comme vous dites, me répliqua-t-il avec le plaisir d’un homme qui s’apprête à briller et que le hasard favorise, s’est enrichi de plusieurs grains. Je tiens de Mme Juliette Adam elle-même une confidence du même ordre. Elle avait une grand’mère qu’elle adorait. Cette grand’mère tomba dangereusement malade. On le cacha à Mme Adam qui nourrissait alors sa fille. Or, un soir, à dix heures, déjà endormie, elle fut réveillée par les pleurs de l’enfant. Une veilleuse éclairait seule la chambre. À la lueur de cette veilleuse, elle eut la surprise d’apercevoir sa grand’mère près de son lit. Aussitôt, elle s’écria : « Quel bonheur, grand’mère, d’avoir ta visite ! Pourquoi viens-tu si tard ? » La vieille femme, sans répondre, leva la main vers ses yeux, il n’y avait que deux trous vides. « Je me jetai à bas de mon lit, rapporte Mme Adam, et courus vers elle ; au moment où j’allais la saisir dans mes bras, le fantôme disparut… Ma grand’mère était morte, ce jour-là même, à huit heures du soir. »

 

– Ah ! fis-je remarquer, elle était morte deux heures trop tôt.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Mais n’aurait-il point fallu que les heures coïncidassent ? Elle fut vue à dix heures, elle ne devait trépasser qu’à dix heures. Elle a manqué à tous ses devoirs.

 

– Il n’y a pas de devoirs, il n’y a pas de règles pour les apparitions.

 

– Quelle chance pour elles ! Les devoirs, les règles, c’est bon pour nous autres vivants. Encore les transgressons-nous volontiers.

 

Je me rendis compte aussitôt que ce badinage n’amusait personne. J’étais au milieu d’initiés qui me faisaient sentir à quel point je devais me considérer, dans leur monde, comme un petit garçon. Mme Falaise, elle, semblait absente. Visiblement, elle se détournait d’une conversation qui lui devait déplaire.

 

– Mais, recommença l’agaçant Mervalle, les témoignages sont innombrables. M. Léon Daudet, que les questions de névrose, de pathologie, de physiologie et de psychisme passionnent dans ses romans et ses articles lorsque ceux-ci acceptent de se détourner de la politique, se rappelle fort bien qu’étant enfant et se promenant un jour avec ses parents, dans les bois de Sénart, il vit son père montrant à sa mère quelque chose dans le fourré, qui se balançait à un arbre agité par le vent. « On croirait absolument un pendu », dit Alphonse Daudet. « Or, rapporte Léon Daudet, en rentrant à la maison, nous apprîmes que le même jour, à la même heure, un malheureux s’était pendu à un arbre, à quelques kilomètres de là, vers Brunoy. Coïncidence peut-être, mais peut-être aussi forme de mirage psychologique. » La mort vue à distance est un phénomène, sinon fréquent, du moins assez multiplié pour que sa négation soit impossible.

 

Cette péroraison me visait directement. Allait-on reprendre la ronde des fantômes, comme avant la guerre, dans cette même salle à mangers ? Les yeux suppliants de Mme Falaise me conjuraient de rechercher d’autres sujets d’actualité. Je me hâtai de lui donner satisfaction, devinant bien qu’il se passait quelque chose d’anormal dans la maison et que l’accord avait cessé d’y régner. Nous parlâmes tout de même de la guerre, alors immobile et dans l’attente. Qui prendrait l’initiative des opérations ? Le Grand Quartier français ou le Grand Quartier allemands ? Pétain ou Lüdendorff ? L’Amérique se déciderait-elle à intervenir ? Ce M. Wilson était bien lent à prendre une détermination. Mervalle, sous le prétexte qu’il appartenait à la Maison de la Presse, était au courant de tout, pénétrait partout, tranchait sur tout. Et il ne se gênait pas pour nous annoncer les pires catastrophes : l’offensive boche, l’hésitation des États-Unis, la prochaine désagrégation russe, et le bombardement de Paris par avions. Il avait besoin de répandre l’épouvante pour mieux placer ses histoires de l’autre monde. Du coup, il me rappela Bernin le prophète, et, pour rabaisser sa superbe, je commis volontairement l’impair de prononcer tout haut le nom de ce pauvre Bernin si méconnu.

 

– C’est une perte pour la France, déclara sans aucun trouble Mme Mervalle.

 

Et pour elle ? Après le repas, au salon, tandis que je causais avec Mme Falaise qui avait besoin de réconfort, j’entendais derrière moi le chuchotement à voix basse des autres convives.

 

J’ai l’oreille fine et la conversation que je soutenais ne m’obligeait point à un grand effort. Je pus donc aisément suivre le dialogue des initiés qui se donnaient rendez-vous pour le lendemain soir, à neuf heures, dans un appartement au quatrième étage de l’avenue de Wagram dont je ne révélerai pas le numéro. Le mot de passe pour y pénétrer – car il faudrait un mot de passe – serait Douglas Eusapia. J’étais tout de même assez versé dans l’histoire du spiritisme pour savoir que ces deux noms accouplés étaient empruntés aux deux plus célèbres médiums de ces dernières années : Eusapia Paladino, qui convertit Lombroso, et Daniel Douglas Home. Par ce moyen mnémotechnique, j’étais sûr de ne pas les oublier, Mme Falaise devina-t-elle de quoi il était question ? D’une voix angoissée, elle interpella le groupe où figurait son mari :

 

– Sur quoi complotez-vous encore ?

 

M. Falaise vint à elle avec sa courtoisie habituelle ; mais je vis bien que les égards remplaçaient l’ancienne confiance, l’intimité étroite du vieux couple :

 

– Chère amie, vous savez bien sur quoi nous complotons. Vous n’avez pas voulu être du complot et j’en ai ressenti, vous le savez encore, tant de désappointement, de surprise, de regret. Autrefois, vous consentiez à m’accompagner en toute occasion, certaine qu’à mon bras vous ne couriez jamais aucun risque. Maintenant, je m’en vais tout seul, et vous l’aurez voulu. Où je vais ? Mais où voulez-vous que j’aille, sinon aux rendez-vous où je suis assuré de le rencontrer ?

 

– Non, Alexandre, vous cherchez notre fils où il n’est pas.

 

– Puisqu’il m’a parlé. Voyons, Alice, ne croyez-vous donc : pas, vous si religieuse, à la survie des âmes ?

 

– Si j’y crois ! repartit Mme Falaise avec cette illumination du visage que dut avoir Pauline confessant sa croyance. Mais je crois à la résurrection de la chair comme à la vie éternelle. Oui, notre petit Georges est vivant. Oui, chaque heure nous rapproche de lui, et un jour viendra où nous le retrouverons à jamais. Je prie pour lui, pour son bonheur, et par la prière je me sens unie à lui par delà la mort. Nous ne sommes séparés que par l’intervalle de quelques instants. Mais il ne peut plus communiquer avec nous par les pauvres moyens de la terre.

 

Elle avait été émouvante dans sa déclaration de foi catholique, émouvante et par surcroît si sage, si pleine de bon sens en admettant les barrières qui se dressent entre le monde des vivants et des morts. Seule la prière, elle-même impondérable et subtile, franchissait les portes de l’invisible pour y aller retrouver les disparus. Cependant, son mari la considérait avec bonté, certes, mais aussi avec une pitié un peu dédaigneuse, en homme qui possède la vérité et supporte de haut l’ignorance.

 

– Moi, prononça-t-il, je ne croyais pas à la survie. Je vivais dans le plus bas matérialisme. Accoutumé à la rigueur des démonstrations scientifiques, je répugnais à admettre l’existence d’un au-delà, d’une âme distincte du corps, de tout un monde idéal. Il m’a fallu des preuves quasi matérielles. Ces preuves, je les ai obtenues. Oui, les esprits survivent à la mort physique. Ils flottent dans l’éther, sous l’enveloppe du corps astral. Et ils gardent le pouvoir de communiquer avec nous sous l’influence de certaines initiations. Ils sont les annonciateurs d’un monde nouveau, et peut-être attendent-ils l’occasion de se réincarner pour achever leur perfectionnement dans leurs transmigrations.

 

– Oh ! m’écriai-je, voilà un bien grand débat. Falaise, mon ami, j’ignorais que vous fussiez devenu un apôtre.

 

– Un apprenti tout au plus.

 

– Peste ! Quelle chaleur dans l’exposé de votre doctrine !

 

Ainsi tentai-je, par ce ton d’ironie, de servir de tampon entre les deux camps opposés et de porter secours à Mme Falaise vers qui m’entraînaient toutes mes sympathies et mes croyances. Mlle Suzanne Giroux assistait, impassible en apparence, à cette joute. Quel rôle jouait-elle au juste dans le dissentiment conjugal ? Je ne le démêlais pas encore, mais je me promis d’en avoir le cœur net.

 

Je quittai l’hôtel de la rue Michel-Ange avec les Mervalle.

 

– Cette pauvre Mme Falaise, voulut bien m’expliquer Edith, comme elle est bornée et surannée.

 

– Je ne partage point votre avis, madame, me contentai-je de dire prudemment. Elle a sa foi qui est ancienne et éprouvée.

 

– Son mari, continua-t-elle, est un homme supérieur. Il doit beaucoup souffrir de rencontrer à domicile tant de médiocrité.

 

Cette fois, je m’imposai de garder le silence. Je ne voulais pas donner l’éveil à mon interlocutrice. Il me semblait que les revenants de l’hôtel Falaise valaient d’être observés.

 

Et je me promis de me rendre à l’invitation qui ne m’avait pas été adressée : avenue Wagram, au quatrième étage, avec le mot de passe Douglas Eusapia.

 

Dans les postes d’écoute, j’avais eu l’occasion d’appliquer sur mes oreilles le masque du microphone avec lequel, sans fils ni antennes, j’entendais les conversations des soldats allemands dans leurs tranchées comme si je m’étais trouvé parmi eux. J’avais eu la chance, une fois, d’être ainsi averti de l’heure exacte d’une attaque. Peut-être, brusquement transporté dans un monde spirite qui ne m’attendait pas, y entendrais-je un langage inconnu. Mais j’allais tomber sur la plus extraordinaire assemblée.

 

V

UNE NUIT DE PARIS PENDANT LA GUERRE

Malgré moi, je m’étais préparé par quelques lectures à cette cérémonie. Rien n’est plus dangereux pour la liberté intellectuelle. Des images vues à distance et des apparitions, je n’avais pas eu de peine à découvrir de multiples exemples dont le plus connu et le plus caractéristique est celui de Robert Bruce, marin anglais navigant en 1828 dans les parages de Terre-Neuve. Ce Robert Bruce, rentrant dans sa cabine, croit y apercevoir son capitaine. Un homme est là, assis à sa table, qui écrit sur une ardoise. Il s’approche, se rend compte que c’est un étranger, et tout aussitôt celui-ci disparaît. Mais, sur l’ardoise, cette phrase se peut lire : « Gouvernez au Nord-Ouest. » On se porte dans la direction indiquée et l’on découvre un vaisseau démâté et pris dans les glaces. Robert Bruce reconnaît parmi les hommes de son équipage le visiteur inconnu.

 

Sans doute faut-il épuiser les explications naturelles avant d’en accepter de supraterrestres. Ne peut-il exister en nous et hors de nous des forces mal définies encore et mal observées, par quoi se justifieraient ensemble ces projections d’images et ces transports d’actions motrices ? Encore conviendrait-il, auparavant, de contrôler minutieusement tous les témoignages. Mais ce contrôle laisserait subsister bien des cas de télépathie. Le colonel de Rochas admet l’extériorisation de notre sensibilité. Avant lui, un savant allemand, Reichenbach, n’avait-il pas observé que certaines mains avaient le pouvoir d’émettre, dans l’obscurité, une sorte de fluide lumineux qu’il appelait le fluide odique ?

 

Les poètes, d’ailleurs, l’avaient devancé, Victor Hugo n’est-il pas l’auteur de ce beau vers :

 

Les mains en se joignant faisaient de la lumière.

 

Il est vrai que Victor Hugo, à Jersey, croyait communiquer avec les esprits.

 

Il y aurait ainsi une sorte de prolongement de notre influence physique, de notre système nerveux. Cependant je ne parvenais pas à grouper un ensemble de ces faits, présentés non sans ostentation dans les livres spéciaux, pour les placer hors du domaine des hypothèses.

 

Le soir venu – nous étions au 30 janvier 1918, date que les Parisiens n’ont pas oubliée – je revêtis un costume civil pour ne pas attirer l’attention dans le milieu où je pensais me rendre et pris le chemin de l’avenue de Wagram. C’était le Paris de la guerre, assez mal éclairé et peu fréquenté la nuit. Volontairement, j’arrivai en retard. Je savais que les rites spirites s’accomplissent habituellement dans les ténèbres et je comptais sur cette circonstance pour passer inaperçu. Je montai les quatre étages. Là, un premier problème se posa. Car il y avait deux portes et il me fallait choisir au hasard. Si je sonnais à la mauvaise, m’en tirerais-je avec ma formule ? Le hasard me favorisa. À la femme de chambre qui m’ouvrit à moitié laissant la chaîne se tendre, et qui m’honora d’un regard soupçonneux, je prononçai d’un air entendu les paroles magiques :

 

– Douglas Eusapia.

 

Elle laissa retomber la chaîne et me fit pénétrer à l’intérieur, mais elle me gourmanda :

 

– Vous êtes en retard, monsieur.

 

– Je le sais et m’en excuse.

 

– La séance est commencée. On ne peut pas l’interrompre.

 

– Je ne ferai pas de bruit.

 

– Les esprits s’apercevront de votre présence.

 

– Ils me connaissent.

 

Je prenais un air de vieil abonné, l’air qui attendrit les ouvreuses au théâtre et les incite aux souvenirs. Cette attitude me réussit assez bien. On consentit à m’indiquer le salon où je me glissai sournoisement pour y occuper une chaise sans me faire remarquer. L’électricité fut éteinte dans l’antichambre. Je pénétrai dans la pièce désignée qui était elle-même obscure, sans avoir pu être dévisagé par personne, et à tâtons je gagnai un siège où je m’assis. Mes voisins initiés m’accueillirent et je sentis mes mains happées par les leurs. Je ne m’appartenais plus. J’entrai dans la ronde qui, par ce contact de chair, devait aider à la fabrication du phénomène.

 

Je dois à la vérité de déclarer que je n’étais nullement impressionné par tous ces préparatifs. La guerre m’avait donné, comme à tous mes camarades du front, l’habitude des sensations nocturnes. Tant de fois il m’avait fallu cheminer par des boyaux noirs, marcher dans une ombre épaisse comme si elle était solide et qu’on dût la heurter ! Je conservai donc tout mon sang-froid pour examiner, autant qu’il se pouvait, ce qui m’entourait et je flairai une mise en scène un peu dramatique dont je commençais d’être choqué.

 

Les assistants ne demeuraient pas impassibles, ne se contentaient pas de former une chaîne de leurs paumes jointes. Sous la pression continue d’une sorte de barnum ou de guide dont la voix ne m’était pas inconnue, ils prenaient part à la cérémonie en chantant des cantiques dont la mélopée monotone ressemblait à ces psaumes qu’on rythme aux offices de ténèbres pendant la Semaine Sainte. Dans les intervalles, un violoncelle, qu’on ne situait pas exactement, lançait des plaintes déchirantes avec un art digne d’un concert Colonne ou Pasdeloup. J’aspirais un parfum de fleurs, un parfum trop fort, comme de tubéreuses ou de jacinthes, sans doute luxueusement cultivées en serre chaude quand le charbon manquait. Ces odeurs, cette musique, la chaleur de la salle, la prolongation de l’attente, tout contribuait à ébranler les nerfs. Je m’en rendais compte au contact même, puisque j’étais pris dans la chaîne.

 

Il me sembla, peu à peu, que le poids de l’obscurité se soulevait. Je crus entrevoir de vagues lueurs vacillantes. Venaient-elles de ce fluide odique échappé de nos mains ? Je distinguai des ténèbres moins lourdes sur ma gauche et je finis par comprendre que le cabinet du médium était là, et qu’un faible rayon filtrait à travers les tentures. Il suffisait à mes yeux exercés pour deviner la disposition des lieux. Derrière ces tentures s’accomplissait le mystère. Je percevais, dans le ralentissement de notre cantilène, des soupirs répétés, un dialogue échangé entre le consultant et l’opérateur. Le médium devait être là, prêt à entrer en transe, selon l’expression consacrée. Suzanne Giroux hélait dans l’au-delà son fiancé.

 

Sans doute Falaise et Mme Mervalle faisaient-ils partie de la compagnie. Peut-être étaient-ce leurs doigts que je touchais, ou du moins ceux de Mme Mervalle, car je devinais des mains féminines. Ils ne pouvaient connaître ma présence. Cependant, je savais, pour l’avoir entendu dire, qu’il suffisait d’un incrédule pour compromettre le succès des expériences spirites et paralyser l’intervention des mystérieux visiteurs. Je n’étais pas sans une vague crainte d’être découvert, dénoncé, chassé ignominieusement, et, pour donner le change, je me prêtais frénétiquement aux incantations, aux appels réitérés que nous adressions maintenant aux esprits sous la direction de notre guide qui nous poursuivait l’épée dans les reins et ne nous laissait pas une minute de répit. Le temps passait, et aucun phénomène ne se produisait. L’énervement de l’assistance croissait dans le désir et la déception jusqu’à une sorte de fureur.

 

L’ébranlement de nos systèmes nerveux aurait être décuplé par une circonstance inattendue qui a contribué à fixer dans ma mémoire tous les détails de cette fantastique soirée. Circonstance qui devait provoquer la panique ou surexciter les cerveaux et les mettre en état de recevoir toutes communications de l’au-delà. Car la sirène, annonciatrice des bombardements par avions, se mit à retentir, tout d’abord lointaine et à demi couverte par nos chants, puis rapprochée, et enfin passant sous nos fenêtres dans l’avenue de Wagram, hurlant à la façon des chouettes qui prédisent les catastrophes, prolongeant sa plainte aiguë jusqu’à donner le frisson de l’épouvante. Il y eut à son passage une rumeur parmi nous. Plus familiarisé avec le danger que mes compagnons inconnus, je serrai solidement les mains que je tenais comme pour leur communiquer mon calme.

 

Le barnum, qui devait être Mervalle investi d’une sorte d’autorité depuis son voyage en Angleterre d’où il avait rapporté cette mode, eut une idée de génie. Tandis que le cantique fléchissait, il s’écria d’une voix de commandement :

 

– Que ceux qui ont peur et n’attendent aucun secours des esprits s’enfuient à la cave ! Que ceux qui ont confiance dans la protection des désincarnés redoublent leurs appels !

 

Ce n’était pas mal, pour un homme qui faisait campagne sans quitter Paris. Personne ne lâcha prise, personne ne gagna la porte. Après une certaine hésitation, la psalmodie reprit avec plus de violence, comme si chacun s’y précipitait avec ivresse pour oublier son propre émoi. J’observais là un fait que j’avais plus d’une fois relevé au cours de la guerre, à savoir que le courage collectif dépasse le courage individuel. On supporte plus facilement en, commun qu’isolément la menace du malheur et le malheur même. Crispés, tendus, volontaires, les assistants réclamaient maintenant un miracle, exigeaient une manifestation de l’invisible et s’efforçaient de la mériter par leur air de bravoure qui était presque de la bravade, car nous étions aux premières loges pour recevoir les projectiles, et assez rapprochés de l’Arc de Triomphe et des Champs-Élysées, routes repérées, pour tenter les sinistres oiseaux de nuit.

 

La scène qui se déroula alors prit un caractère quasi diabolique. Après la sirène, qui continuait ses glapissements lugubres et ses avertissements impérieux, nous commençâmes de distinguer le roulement sourd des premiers coups de canon. La défense contre avions – la D. C. A., comme nous l’appelions à l’armée – du camp retranché de Paris tentait de barrer la route du ciel aux escadrilles aériennes en marche. Ce fut bientôt un grondement continu, un crépitement sans arrêt. J’avoue que j’écoutais passionnément cette musique-là à travers la nôtre. Je ne l’avais pas encore entendue. Je ne m’étais pas encore trouvé à Paris pendant un bombardement. Et je fis tout bas cette réflexion :

 

« Sapristi ! Paris est tout de même bien défendu. »

 

En effet, on se serait cru en pleine bataille. Les tirs de barrage qui nous protégeaient à l’avant n’avaient ni ce nombre ni cette cadence.

 

« Que de batteries ! me disais-je encore avec un peu de ce mépris que les uniformes ont si aisément pour les civils. Voilà ce qu’il nous faudrait quand on nous attaque. Mais tous les canons sont donc à Paris ? Jamais les avions boches ne traverseront une telle zone de feu !… »

 

Pendant que je prêtais une oreille attentive à cette pétarade, le phénomène attendu s’accomplissait.

 

Le médium parlait. Je n’oublierai jamais cette voix : une vois sans sexe, qui avait le timbre et la gravité d’une voix d’homme, avec des modulations de contralto, une voix artificielle, inhabituelle, déconcertante. Les chants s’interrompirent afin de lui faire place, et dans ce silence elle résonna étrangement, comme un solo sur la sourde orchestration des canons de la défense.

 

– Les batteries, les batteries, disait-elle.

 

Et nous crûmes qu’elle prenait part à nos inquiétudes immédiates et à l’imminent bombardement des avions ennemis ; mais je compris qu’il ne s’agissait pas du présent et que le passé était évoqué, – le passé de Verdun.

 

– Où êtes-vous ? réclamait le consultant.

 

Je passe sur des phrases embrouillées, au sens obscur, pour ne regarder que ce qui nous frappait. La voix précisa peu à peu les lieux et la bataille :

 

– Nos aviateurs ne peuvent pas les repérer toutes. C’est un feu d’artifice. Je ne reconnais plus le terrain où je suis. On dirait le sol d’une autre planète, troué comme un visage marqué de la petite vérole.

 

Où donc avais-je déjà entendu ces phrases qui devaient paraître mystérieuses à mes compagnons ? Elles indiquaient Verdun infailliblement. Je les avais moi-même prononcées : en quelle circonstance ? Je n’avais pas le loisir de l’approfondir : plus tard, je le rechercherais. Mon oreille, à ce moment, perçut le premier éclatement. Je me rendis compte que mes voisins, et probablement toute l’assemblée, ne l’avaient pas distingué de l’ensemble des détonations : ils étaient moins exercés que moi à l’interprétation de cette musique. La première bombe lancée avait dû tomber loin encore : du côté de Vincennes, probablement. Elle signifiait pourtant que la zone de feu établie par la D. C. A. avait été franchie. Des avions ennemis avaient traversé le barrage, ils survoleraient Paris tout à l’heure : dans peu d’instants, nous les aurions au-dessus de nos têtes. Cela promettait d’être intéressant : une évocation des morts sous la mort même.

 

La voix bizarre continuait, et je reconnaissais maintenant ses intonations. Sûrement, je l’avais déjà entendue. Or, ce n’était pas la voix de Suzanne Giroux :

 

– Quatre heures quarante-cinq : le tir allemand s’allonge. C’est l’attaque. Mon observateur, de son arbre, me signale l’ennemi. Il avance, il avance. Il atteint Brabant. Je donne l’ordre à mes artilleurs de démonter les canons. Il faut sauver les canons. Aurons-nous le temps ? Malais et moi, nous aidons nos hommes. Il faut déplacer les arbres de camouflage. Il est trop tard. Je me retourne, je vois les fantassins gris. Mon front. Mon front. Papa ! Maman ! Suzanne ! Ah !…

 

La voix faiblit, comme celle d’un mourant, sur ces derniers appels et parut s’éteindre dans un râle. J’ai supprimé quelques allongements sans aucune signification claire. Elle avait mimé, si je puis dire, la mort du lieutenant Falaise, le 21 février, le premier jour de Verdun. Maintenant, je la reconnaissais. C’était la voix de Georges que j’avais oubliée. C’était son timbre, son accent, avec quelque chose de plus doux, de plus féminin, de plus voilé. Une voix d’outre-tombe qui doit traverser le barrage des ténèbres pour parvenir jusqu’à nous et qui nous arrive assourdie et lointaine. Elle était au courant des moindres détails de la bataille. Comment ne l’eût-elle pas été ? J’en avais le frisson. J’assistais au phénomène souverain de la communication spirite, celui de l’incorporation. À la suite d’une lutte dont nous avions si mal suivi les phases à travers nos cantiques, mais dont notre longue attente énervée avait pu mesurer la durée, l’esprit, ou plutôt le périsprit ou corps astral du mort, s’était emparé de l’enveloppe physique du médium, s’était incorporé en lui, s’était substitué à lui, parlait par sa bouche. Le cas de possession se posait devant nous. Georges Falaise possédait Suzanne Giroux, sa fiancée, au point de lui prendre son être pensant, son existence personnelle, son âme.

 

Mais ce qu’il révélait par ces lèvres empruntées auxquelles il communiquait jusqu’à sa voix n’était pas inconnu de Suzanne. Elle avait pu l’apprendre par les lettres adressées au père et à la mère du mort. Elle pouvait le tenir du lieutenant Malais. Que dis-je ? elle en tenait une partie de moi-même. Car mes souvenirs se fixaient : les expressions dont la jeune fille s’était servie, je les avais moi-même employées dans ma première visite à l’hôtel de la rue Michel-Ange après le malheur. Le feu d’artifice, l’autre planète, le visage troué de la petite vérole, toutes ces images venaient de moi. Suzanne Giroux ne soupçonnait pas, ne pouvait pas soupçonner ma présence avenue de Wagram. Elle parlait devant moi sans savoir que j’étais là. Elle m’utilisait pour sa supercherie.

 

Sa supercherie ? J’étais balancé entre des opinions contradictoires. Je ne puis nier que la scène m’avait impressionné au point de ne pas laisser, tout d’abord, de place à la discussion. Ma raison entrait après coup en conflit avec ma sensibilité. J’étais le seul à la laisser intervenir. Dans l’assistance, il n’y avait que des croyants. Leurs soupirs, leurs exclamations, leurs cris même attestaient la puissance sur eux des forces occultes. Les mains que je tenais, des mains de femmes petites, chaudes, mobiles, se tordaient dans les miennes, attestant un désarroi physique, une sorte d’effroi ou d’extase.

 

Effroi ou extase accrus, d’ailleurs, par le drame effroyable du dehors. Les gothas se rapprochaient, ils n’étaient plus dans la banlieue. Les éclatements se multipliaient. Une escadrille tout entière, plusieurs escadrilles avaient franchi les lignes de défense, survolaient Paris, à en juger par cette multiplicité des éclatements. Je cherchais à repérer leur distance au son. Gare de Lyon ou gare du Nord ? Peut-être le boulevard Sébastopol ou le Luxembourg. Dans quelques minutes, ou même avant, les avions seraient sur nous : après quoi ils continueraient leur ronde sur la capitale jusqu’à ce qu’ils aient vidé leur panier.

 

Était-ce le consultant qui avait posé la question au médium :

 

– Où êtes-vous ?

 

Le médium répondait :

 

– Ici, avec vous. Avec mon père.

 

– Où êtes-vous habituellement ?

 

Il y eut, alors, un silence, comme un débat intérieur. Puis un mouvement des lèvres inarticulé. Puis une étonnante précision :

 

– Dans l’espace. Tantôt à Verdun, où je suis enseveli, dans le cimetière militaire de Brabant, troisième travée, tombe quatre. Tantôt sur les lignes françaises, avec nos camarades, pour les aider et les fortifier de notre présence. Tantôt au-dessus de chez, moi, rue Michel-Ange.

 

À ce moment, un sanglot rompit le silence des assistants. C’était sûrement Falaise qui l’avait poussé. Ne pouvant plus se contenir, les digues rompues, il devait appeler tout bas son fils rapproché. Par l’intermédiaire du médium, de sa voix blanche, de sa voix lointaine et comme spiritualisée, celui-ci le désignait :

 

– Pourquoi pleurer ? Ma mère vous console. Et vous avez une fille.

 

Il n’avait pas prononcé le nom de son père. Mais je le découvrais dans cette phrase. Et il n’oubliait pas Suzanne Giroux qui lui prêtait sa bouche.

 

Mais le drame de l’invisible que je suivais avec passion fut recouvert un instant par le drame extérieur. Une automobile blindée devait circuler dans l’avenue, changeant de place, tirant en l’air, poursuivant les gothas. Dans ce vacarme, tandis que j’entendais dans l’antichambre des allées et venues éperdues, je crus voir, comme mes voisins qui vociféraient en les montrant, des taches lumineuses qui flottaient dans l’obscurité.

 

– Des mains ! Des mains ! Apparitions ! Apparitions ! criait-on autour de moi.

 

J’ai supposé plus tard que ces taches étaient provoquées par les ombres que déplaçait le vague mouvement des tentures : Sur le moment, je leur attachai une importance superstitieuse, comme à un phénomène surnaturel. Encore maintenant je ne suis pas bien sûr qu’elles ne fussent pas réelles. Y eut-il, oui ou non, des fantômes blancs qui glissèrent sous nos regards, pareils à des mains ? Je ne saurais plus le dire avec exactitude.

 

La reconnaissance filiale accomplie par le désincarné incorporé dans le médium avait secoué une assistance trop intéressée à sa vérité. Les mains de femmes que je tenais et que je sentais de plus en plus fébriles s’échappèrent de mes mains. Elles devaient se tendre vers les apparitions pour les saisir. Et des cris retentirent de toutes parts, réclamant un fils, un frère, un époux, répétant des prénoms : Pierre, Jean, Etienne… Chacun voulait, exigeait son mort. C’était la chasse aux morts qui passaient sur l’écran dans les ténèbres.

 

Cependant, les vitres tremblaient sans discontinuer, car les éclatements s’étaient rapprochés. Tout à coup, des bombes tombèrent dans notre voisinage immédiat, avenue du Bois-de-Boulogne ou avenue de la Grande-Armée, et les verres se brisèrent sous la pression de l’air. Il y eut alors une clameur stridente parmi nous. Était-ce le médium qui se réveillait ? Était-ce une des femmes présentes qui, brusquement, récupérait toute sa peur réfrénée ? Ce cri de détresse humaine eut pour effet de restituer instantanément à chacun des assistants sa nature domptée par la tension des nerfs. La porte du corridor s’ouvrit et des ombres s’y jetèrent. Ce fut une fuite affolée vers la porte et dans l’escalier. Ne voulant pas être reconnu, je suivis les premiers départs. Mais au lieu de descendre à la cave, je sortis dans la rue. Je ne désirais pas être rencontré par Falaise, ni par le couple Mervalle, ni par Suzanne Giroux rendue à sa véritable personnalité. Je préférais braver les derniers projectiles. N’avais-je pas une certaine habitude de les entendre éclater autour de moi ? Il me semblait que j’allais assister à la chute de la maison Usher.

 

Je revins dans mon quartier de Passy à travers le Paris nocturne, – un Paris sans une lumière, un Paris désert où mon pas retentissait malgré le bruit continu de la canonnade. À l’Arc de Triomphe, je m’arrêtai pour fouiller l’espace. Les gothas avaient dû quitter la région des Champs-Élysées et des avenues où ils venaient de lancer des bombes. Je ne pouvais les voir dans le ciel pur et criblé d’étoiles. La nuit – une nuit divine – les recueillait, les protégeait. Mais je les entendais. Je reconnaissais le tic-tac régulier de leur double moteur qui les a fait surnommer aux armées : « les bimoulins », Les bimoulins, à deux mille mètres d’altitude, accomplissaient leur œuvre d’assassin, assurés à peu près de l’impunité après qu’ils avaient traversé la zone de feu que leur opposait notre barrage.

 

En les écoutant, je retrouvai tout mon calme. J’étais débarrassé d’un poids écrasant. Je respirais avec plus de liberté. La bataille, c’était la bataille avec ses risques, avec ses traîtrises, avec son horreur. Mais tout ce qu’elle déchaînait était réel. Tandis que j’avais encore l’impression d’avoir été mêlé à je ne sais quelle ronde de sorciers, d’avoir pris part à je ne sais quelle manifestation d’outre-tombe, d’ailleurs peut-être frelatée. Et ce retour solitaire dans le tumulte des dernières détonations et sous les étoiles me fut agréable.

 

VI

L’ENVOÛTÉ

Je ne revis les Falaise qu’un an plus tard, après ma démobilisation, trois mois après l’armistice. J’avoue que les événements terribles que nous avions traversés, les offensives allemandes des 21 mars, 9 avril, 27 mai, 9 juin, 15 juillet, qui menacèrent de si près Amiens et Paris, les victoires qui suivirent sans interruption jusqu’au 11 novembre, chassèrent l’ennemi de France et le mirent à nos genoux, m’avaient fait oublier quasi complètement cette nuit de cauchemar du 30 janvier où les gothas lancèrent quatre-vingt-onze bombes sur Paris, dont trois de trois cents kilos et cent soixante-dix-huit sur la banlieue. Cependant, il me suffit de me retrouver rue Michel-Ange pour renouer la chaîne, comme si je sentais encore dans mes paumes les petites mains fébriles qui avaient voulu s’échapper afin de saisir au vol les apparitions.

 

Falaise me reçut dans son cabinet de travail qui donnait sur les arbres dépouillés de son jardin. Je dois à la vérité de déclarer que je le trouvai transformé, rajeuni, brillant, tel, en un mot, qu’il était avant la guerre, à ce fameux dîner, par exemple, où Mervalle convoqua tant de doubles. La religion spirite, qui avait fait de lui un de ses adeptes les plus fervents, lui réussissait à merveille. Il vivait dedans, car il voulut me donner sans retard des nouvelles de son fils :

 

– Je n’ai plus besoin de médium. Il me visite directement. Tout à l’heure, il était ici.

 

Et il me montra la pelouse du jardin :

 

– J’ai voulu descendre le rejoindre. Mais il avait disparu.

 

Je le considérai plus attentivement, me demandant s’il n’était pas atteint de folie. Vit-il un doute ou un blâme dans mon regard ? Il sentit le besoin de s’excuser :

 

– Quand je prétends n’avoir plus besoin de médium, j’exagère. Georges me fait la faveur de rares, subits et fugitifs signaux, mais ce n’est que par Suzanne que j’entends sa voix, que je sens sa présence réelle, que sa main me touche.

 

– Sa main vous touche ?

 

– Mais oui, une tendre caresse qui passe, comme un souffle léger, sur la joue. Pour un père, vous devinez ce qu’un tel attouchement peut contenir de joie.

 

Il m’attendrissait dans son amour paternel et m’épouvantait ensemble. Cette vie posthume qu’il prêtait à son Georges, comment ne s’apercevrait-il pas un jour qu’il la créait lui-même, et comment résisterait-il alors à sa désillusion ? J’enviai pour lui ceux qui acceptent simplement, noblement, la douleur de la séparation, n’essaient pas de tricher avec elle, de la nier, de lui substituer des fantômes. Machinalement, je répétai :

 

– Sa main vous touche.

 

– Voulez-vous la voir ? me demanda-t-il.

 

– La voir ?

 

– Oui, je l’ai fait mouler.

 

Et il me montra, en effet, le moulage d’une main toute petite, presque féminine, avec tout le détail des ongles et de la peau, et les doigts recourbés.

 

– Votre fils avait les extrémités fines, mais à ce point !

 

– Les empreintes des esprits sont, en effet, plus petites que celles de nos corps.

 

– Que me dites-vous là ? C’est l’empreinte d’un esprit ?

 

– Non pas d’un esprit, mais du corps astral qui accompagne l’esprit dans l’au-delà.

 

Je souris et mon sourire l’agaça, car il brûla aussitôt de me convertir à sa croyance :

 

– Oui, vous ne savez pas, vous ne savez rien. Vous arrivez de l’armée.

 

– Nous y vivions parmi les morts.

 

– Il n’y a pas de morts.

 

– Il y en a quinze cent mille en France. Il y a quinze cent mille familles éprouvées comme la vôtre.

 

– Les malheureuses ! Je les plains de tout mon cœur. J’ai passé par leurs angoisses et leur désespoir. Mais j’ai traversé cette région des ténèbres. Que ne puis-je les entraîner avec moi dans la lumière ? Vous, du moins, je dois vous instruire, cher ami, si vous le permettez.

 

– Volontiers.

 

Il prit sur sa table un document manuscrit et l’ouvrit :

 

– Connaissez-vous le docteur Geley ?

 

– Non.

 

– Il est le directeur, à Paris, de l’Institut métapsychique. C’est un personnage. Or, il prépare un ouvrage qui s’appellera De l’inconscient au conscient, dont il a bien voulu me confier quelques feuillets relatifs aux matérialisations.

 

– Aux matérialisations ?

 

– Oui. Il n’y a pas que les apparitions dans nos séances. Nos visions ont une réalité objective. Les prétendus fantômes laissent des traces de leur passage. Voici donc ce qu’a noté le docteur Geley, à la suite de nombreuses expériences : « Quelque inattendue, quelque étrange, quelque impossible que semble pareille manifestation, je n’ai plus le droit d’émettre un doute sur sa réalité. Du corps d’un médium endormi, et plus fréquemment de sa bouche, une substance se dégage. Cette substance présente un aspect variable : pâte malléable, fils nombreux et menus, cordons de grosseurs diverses, bande large et étalée, membrane pourvue de franges et de bourrelets. Elle est blanche, noire ou grise. Elle est mobile. Tantôt elle évolue lentement, se promène sur le médium, ses épaules, sa poitrine, ses genoux ; tantôt ses évolutions sont brusques et rapides. En tout cas, elle possède une tendance irrésistible à l’organisation. Elle devient un organe parfaitement constitué, un visage, une main, un doigt. Et ces formations étranges sont animées. J’ai vu un crâne vivant dont je palpais les os sous une épaisse chevelure. J’ai vu des visages bien formés, des visages vivants, des visages humains. J’ai été, maintes fois, intentionnellement touché par une main ou saisi par un doigt. »

 

Tant vaut l’homme, tant vaut le témoignage. Qu’était ce docteur Geley que l’on me présentait comme un prince des sciences spirites ? Un véritable savant ou un fabricant de fantômes ? S’entourait-il, dans la recherche de phénomènes aussi singuliers, de toutes les précautions scientifiques ? Se faisait-il contrôler par des collègues ? Toutes ces questions qui se posaient pour moi, Falaise les avait dès longtemps résolues, si même il se les était jamais posées. Triomphalement, il éleva en l’air, comme une trophée pris à l’au-delà, la minuscule main de son fils :

 

– Savez-vous comment on obtient ces moulages ?

 

– Eh ! comment le saurais-je ?

 

– Quand l’esprit s’est manifesté par une apparition, – ces apparitions ne sont jamais que vagues, ou que partielles, ou, du moins, je n’en ai jamais vu de totales, malgré mon infini désir de contempler face à face mon petit Georges – on le supplie, on le conjure de consentir à laisser une trace, une empreinte. Un bain de paraffine a été préparé dans cette intention. Le périsprit, quelquefois, consent sur nos invocations réitérées à y plonger la main. Le moulage se forme en creux.

 

– Mais la main y serait prise.

 

– Non, non, elle se dissout à l’intérieur du liquide solidifié. Et précisément aucune main humaine ne pourrait se retirer sans faire éclater le moule.

 

Je me tus sur cette explication prononcée du ton le plus convaincu. Ainsi donc, j’avais devant moi, là, sur la table, un moulage de corps astral.

 

– C’est une main de femme, remarquai-je.

 

– Georges avait une main si délicate, presque une main de femme. Sa mère n’a pas voulu reconnaître celle-ci. Mais elle est butée.

 

– Ah ! sa mère ne l’a pas reconnue ?

 

– Elle est butée, vous dis-je. Elle est rebelle à toutes les influences. Elle croirait plutôt à une intervention diabolique.

 

– Ce n’est pas impossible.

 

– Comment ! Vous aussi ?

 

– Mais non, je vous réponds simplement que, dans ce domaine de l’occulte, rien n’est démontré, et qu’on a le choix entre les explications naturelles, les forces physiques inconnues, les évocations spirituelles ou les puissances démoniaques.

 

Aussitôt, Falaise prit la figure illuminée d’un apôtre qui va confesser sa foi :

 

– Il n’y a plus aucun choix, mon ami. Le spiritisme est la religion de l’avenir. Et il remonte à la plus haute antiquité. Vous rappellerai-je les mythes de l’Égypte et de l’Inde, les Grands Initiés qui ont laissé transparaître une partie de leurs lourds secrets ? Nous savons maintenant, par les révélations des désincarnés, tout ce qu’il est important de savoir.

 

– Les désincarnés ?

 

– Oui, ce sont, je vous l’ai dit, les esprits affranchis de la matière, qui flottent dans l’éther, attendant l’heure de la transmigration.

 

– L’heure de la transmigration ? répétai-je.

 

Et il me semblait assister à une scène d’extase ou d’aliénation mentale.

 

Je reçus un regard sévère et quasi scandalisé :

 

– Eh quoi ! vous ne savez donc pas que nous sommes soumis à la loi de la transmigration et que nous devons mener sur terre toute une série d’existences avant d’être affranchis de la matière ?

 

– Nous n’en avons gardé aucun souvenir.

 

– En êtes-vous bien sûr ? N’éprouvons-nous pas, au cours de notre vie, des sentiments dont nous avons l’impression qu’ils ne sont pas inédits, que nous les avons déjà traversés ? Dans tous les cas, si le souvenir de ces vies antérieures est obscurci, il cesse de l’être, il resplendit d’une clarté surnaturelle dès que nous sommes désincarnés, c’est-à-dire sortis de notre enveloppe corporelle, demeurés seulement avec ce corps astral qui est l’enveloppe directe de notre intelligence libérée. Et c’est pourquoi les esprits nous tiennent parfois des propos si surprenants. Ils nous entraînent sur des terrains où nous ne pouvons plus les suivre. Ils font allusion à ces vies antérieures. Ils ont des souvenirs multiples où nous nous perdons.

 

– Et qu’attendent-ils pour se réincarner ?

 

– L’occasion favorable. Car il y a une ascension dans les transmigrations. Nous poursuivons sans cesse sur la terre notre perfectionnement. Et c’est ainsi qu’à notre appel répondent tantôt des esprits inférieurs, sortis de corps grossiers et tout livrés aux instincts, et tantôt des esprits supérieurs, déjà libérés de toutes les bassesses matérielles. Cette ascension se poursuit à travers les siècles jusqu’au retour éternel à l’Être infini, où les âmes transfigurées seront absorbées comme la rosée est bue par le soleil.

 

Et ouvrant un livre à une page cornée, il lut, non sans déclamation :

 

« Voyageuse éternelle, l’âme doit monter de sphère en sphère vers le bien, vers la raison infinie, acquérir de nouveaux grades, croître en science, en sagesse, en vertu. »

 

Mais qu’avait-il besoin de sa bibliothèque spirite ? Il l’avait toute avalée, et sa conversation en roulait comme un torrent les débris. Je mentirais si je ne confessais ici toute la surprise que me causait mon hôte. Jusqu’alors, l’avais cru à une manie innocente qu’il convenait même de flatter, à une douce folie paternelle qui se refusait à admettre la séparation définitive et qui, se dérobant encore à l’immortalité promise par la religion catholique, imaginait cette surveillance des âmes en communication avec la terre. Tous les phénomènes qui m’avaient été racontés, ceux même dont j’avais été le témoin dans la nuit du 30 au 31 janvier sous les bombes, ne parvenaient pas à me convaincre. Je préférais, jusqu’à plus ample informé, comme on dit au Palais, m’en tenir à l’explication – d’ailleurs incomplète – que l’on tire de forces secrètes et mal connues. Dans ma jeunesse, n’avais-je pas fréquenté un sâr Péladan qui fondait alors l’ordre de la Rose-Croix pour consoler le Saint-Esprit de la bêtise humaine et qui armait l’un de ses personnages d’une arme spéciale avec quoi celui-ci pourfendrait le corps astral d’un rival qui, s’évadant de son corps, visitait sa maîtresse à distance ? De si intéressantes relations vous prédisposent au scepticisme. Il est vrai que j’avais pareillement rencontré le docteur Encausse, qui signait du nom de Papus des ouvrages embrouillés sur la Cabale. Plus tard, quand j’écrivais le Lac noir, j’avais compulsé de nombreux ouvrages de sorcellerie et j’en avais même tiré cette conclusion que, la plupart du temps, les sorciers méritaient les traitements barbares dont ils étaient l’objet, non peut-être pour leurs pratiques singulières et leurs bouillons maléfiques, mais pour toutes sortes de crimes de droit commun, tels qu’empoisonnements et avortements, où ils étaient passés maîtres.

 

Voici que le spiritisme réapparaissait sous un nouveau jour, sous un jour sérieux et quasi redoutable. Il ne se contentait pas de troubler les cerveaux, de tendre les nerfs, d’échauffer et surexciter les imaginations, les sensibilités, il s’organisait en religion. Il se donnait des rites et des dogmes. Il imposait la croyance à la triple composition de l’être humain, à la fois corps, esprit et périsprit, la croyance à la désincarnation et à la réincarnation, la croyance à la transmigration des âmes. Il prétendait remonter aux plus lointaines origines, se perdre dans la nuit des âges, revendiquer pour ancêtres les prêtres du Nil et du Gange, imposer des initiations. Mon ami Falaise avait été happé dans l’engrenage. Par respect de soi-même, pour ne pas paraître dupe, il avait voulu donner à sa crédulité une base scientifique et, pris à son piège, il était entré dans une nouvelle religion.

 

Je tentai de le sortir de toute cette métaphysique dont il me barbouillait, en lui rappelant des faits concrets :

 

– Et cette main de votre fils, vous l’auriez vue ?

 

– Si je l’ai vue ! La première fois, tenez, ce fut la fameuse nuit du bombardement de Paris par avions.

 

– La nuit du 30 au 31 janvier 1918 ?

 

– Justement. J’assistais à une séance particulièrement angoissante. Mon fils nous raconta sa mort. Que n’avez-vous été là ! Vous auriez entendu sur la bataille de Verdun des détails qui ne vous permettraient plus le moindre doute. Devant nous, des taches blanches se mirent à danser. Elles se seraient précisées si la panique n’avait saisi l’assistance. Comme si l’on pouvait craindre quelque chose quand on cause avec les esprits !

 

Ainsi m’évoquait-il la scène dont j’avais été le témoin. Il n’avait pas deviné ma présence. Cette circonstance me permettrait peut-être d’apercevoir le point exact où les témoignages se séparent, où les jugements dévient.

 

– Quels sont ces détails sur la bataille de Verdun ?

 

– Oh ! des détails dont vous ne pouvez méconnaître l’exactitude. Les batteries ennemies si nombreuses que nos avions, d’en haut, avaient l’impression d’un feu d’artifice. Le terrain si bouleversé que l’on se serait cru sur un astre mort, troué comme un visage marqué de la petite vérole. On n’invente pas ces images-là quand on n’a pas vu.

 

On ne les invente pas, mais on les retient. Il ne se souvenait donc pas, lui, que je les avais employées ? Mlle Suzanne Giroux avait meilleure mémoire.

 

– Et la tombe de Georges à Brabant ? Troisième travée, tombe quatre. Nous n’en savions rien. Nous l’avons vérifié depuis. C’était cela.

 

– Comment l’avez-vous vérifié ?

 

– Mais j’y suis allé depuis l’armistice, avec ma femme. Nous n’avons demandé aucune indication, aucun renseignement. J’ai cherché la troisième travée et je me suis arrêté à la tombe quatre. C’était la sienne. J’en étais sûr.

 

– Et Mme Falaise ?

 

– Ma femme s’est agenouillée dessus en pleurant. Elle ne s’est pas informée de ma façon de la découvrir. Quand je la lui ai révélée, elle a refusé de me croire. Je ne puis vaincre son obstination.

 

Ce n’était pas la première fois qu’il faisait une allusion à sa mésentente conjugale. Ce ménage que j’avais connu si uni, que la douleur même aurait dû rapprocher plus étroitement encore, était aujourd’hui séparé par un conflit religieux. En dernière analyse, n’est-ce point toujours un conflit religieux que l’on retrouve au fond des discussions privées comme au fond des discussions publiques ? Ceux qui se dérobent à la religion révélée, à la vieille religion traditionnelle qui a fourni tant de preuves de son éternelle vérité, de son autorité sociale et individuelle, n’échappent point pour autant à la nécessité religieuse. Ils se font un culte à eux, le plus souvent commode et à leur gré mobile, mais il leur faut une règle. Cette règle, ils la trouvent ou croient la trouver dans la science, dans l’art, dans la raison, dans la logique, dans les superstitions, dans les conventions, dans la mode même. Il n’y a pas de sceptiques : on s’en aperçoit dès que l’on pousse quelqu’un dans ses derniers retranchements. Quoi de plus normal ? La vie même est une affirmation.

 

Je m’étonne que les romanciers n’aient pas analysé plus souvent ces conflits religieux dans la vie privée. Je ne vois guère qu’Octave Feuillet dans Histoire de Sybille et dans la Morte, Mme Craven dans le commencement du Récit d’une sœur, M. Paul Bourget dans un Divorce et M. René Bazin dans la Barrière, qui aient osé choisir ce sujet délicat. Mme Craven a opposé le protestantisme au catholicisme. Feuillet, dans Sibylle, oppose à la religion catholique les doctrines de négation, scientisme ou matérialisme. Plus audacieuse dans la Morte, il va jusqu’au bout du conflit en montrant son personnage principal, cette séduisante et terrible Sabine, plus redoutable même qu’une possédée d’Henry Bataille, appliquant la doctrine de négation jusqu’à la liberté absolue de la jouissance et jusqu’à l’assassinat. Par là, il rejoint les conclusions du Disciple de M. Paul Bourget, qui fait descendre les idées de leurs sommets immaculés pour les contraindre à se traduire en actes, pour les juger selon les actes qui les auront traduites. Il n’y a pas de cloisons étanches entre la vie intellectuelle et la vie pratique.

 

Je demandai à saluer Mme Falaise.

 

– Pas encore, me supplia son mari. Il est un secret que je désire vous confier.

 

– Et quoi donc ?

 

– Il se passe ici une chose que je ne puis admettre. Le lieutenant Malais vient tous les jours.

 

– Le lieutenant Malais ? Ne commandait-il pas en second la batterie de votre fils.

 

– Justement. À son retour de captivité, nous l’avons reçu comme le frère de Georges, comme un enfant de la maison. Il nous parlait de lui. C’était doux. Ma femme l’écoutait et se consolait un peu à l’entendre, elle qui est privée de toutes communications avec l’autre vie. Nous l’avons trop bien accueilli.

 

– Qu’a-t-il donc fait ?

 

– Ce qu’il a fait, cher ami, ce qu’il a fait ? Eh bien ! il est devenu amoureux de Suzanne, tout simplement.

 

– Ce n’est pas un malheur. Mlle Giroux est libre.

 

Il me considéra avec stupeur, comme si j’avais blasphémé.

 

– Non, elle n’est pas libre, prononça-t-il avec force. Elle appartient à mon fils. Mon fils va jusqu’à prendre son enveloppe corporelle et sa voix pour me parler. Elle n’a pas le droit d’être à un autre. Je saurai y mettre bon ordre, On ne trompe pas l’au-delà. Il arriverait un malheur. Et puis, ne comprenez-vous pas que je vis dans la crainte de la transmigration ?

 

– La crainte de la transmigration !

 

– Mais sans doute. Mon fils ne mènera pas indéfiniment cette vie invisible. Tôt ou tard, il se réincarnera dans un être humain, afin de continuer le cycle de ses transformations et d’achever son perfectionnement en se libérant de plus en plus de la matière. Alors, il sera perdu pour moi. Je ne puis en supporter l’idée. Or, je le sens retenu dans notre voisinage par l’amour même, l’amour tout spirituel qui l’unit à Suzanne, Son esprit flotte au-dessus de nous, attiré comme le vol de l’abeille par la fleur dont le parfum lui est destiné. Si l’esprit de Suzanne se détourne de lui, j’ai tout lieu de trembler, me comprenez-vous maintenant ? Son amour même prédispose la jeune fille à son rôle de médium. Son amour se projette hors d’elle, comme une prolongation de sa sensibilité, et atteint aisément les régions mystérieuses où se tient le périsprit de mon bien-aimé Georges.

 

Il entretenait, le pauvre père, ses relations avec l’au-delà par le moyen de l’amour. Avec véhémence, il conclut :

 

– Je me débarrasserai de ce militaire.

 

– Mlle Suzanne l’aime-t-elle ?

 

– C’est impossible. L’esprit de Georges est en elle. Mais les jeunes filles font aisément bonne figure aux jeunes gens et ceux-ci, d’habitude vaniteux, s’imaginent qu’on les encourage. Mme Falaise aussi, en les protégeant, oublie ses devoirs maternels. Je vous demande de rester ce soir à dîner, de montrer de la froideur à ce garçon et, si vous en avez l’occasion, de faire entendre raison à ma femme.

 

– C’est une mission bien délicate.

 

– Vous en jugerez. Vous trouverez aussi Mervalle.

 

– Et sa femme ?

 

– Elle n’a plus le temps de venir dîner.

 

– Elle est encore inscrite à un hôpital ?

 

– Oh non ! mais elle va maintenant dans tous les dancings. Elle danse l’après-midi, le soir et toute la nuit.

 

– Ce doit être bien fatigant.

 

– Elle n’est jamais fatiguée. Mervalle a renoncé à l’accompagner. Lui, il fait de la brocante. La vie devient si chère !

 

Et avant de descendre au salon, auprès de ces dames, je songeai au pauvre Bernin, oublié à Soupir. De celui-ci, personne ne revendiquait le corps astral.

 

VII

LE RIVAL


Falaise devait être profondément tourmenté par la menace de perdre le bonheur bizarre où il s’était réfugié, pour m’avoir confié cet étrange secret. Les spirites, je le savais, comme les adeptes des sciences occultes, ne communiquent guère qu’entre eux. Ils s’assurent qu’ils ont affaire à des initiés avant de rien livrer d’eux-mêmes. Jamais ils ne consentent à se compromettre avec des profanes. La confidence de mon vieil ami témoignait d’un grand désarroi.

 

Je n’étais pas en état de la recevoir. Elle ne pouvait que me stupéfier. Comment admettre sans préparation la présence d’un personnage invisible dont il convient de se préoccuper constamment ? Et quel difficile rôle de tampon m’était proposé dans ce ménage désuni par un revenant ? J’étais bien tenté de taxer de fol ce malheureux Falaise ; mais une démence qui raisonne et qui dogmatise cesse d’être de la démence ou, du moins, c’est un genre d’aliénation mentale assez impressionnant quand on ne peut jamais le surprendre en défaut et qu’il apparaît comme une interprétation nouvelle de la vie.

 

Nous descendîmes au salon où les quatre personnages rassemblés devaient tous, à des titres divers, retenir mon attention. J’éprouvais une sympathie ancienne et profonde pour Mme Falaise que je trouvai blanchie et vieillie encore depuis l’an dernier et qui, nous voyant entrer, me salua amicalement comme si elle attendait de moi un secours, et leva sur son mari des yeux suppliants et apeurés de biche forcée par le chasseur. Suzanne Giroux était vêtue de blanc, comme une apparition, mais comme une apparition de chair et d’os, et même bien en chair. De plus en plus, l’atmosphère de luxe où elle vivait lui convenait. Elle y prenait de l’aisance, de l’aplomb, presque de la désinvolture. Elle aidait Mme Falaise à faire les honneurs de chez elle, tout à fait comme la fille de la maison. Ses yeux, pourtant, gardaient leur regard énigmatique. Elle demeurait fermée et secrète, La place qu’elle avait conquise, sans doute ne voulait-elle à aucun prix la perdre. Comment saurais-je exactement si elle remplissait de bonne foi son rôle de truchement auprès de l’autre monde, ou si elle abusait de la crédulité de ses hôtes pour escroquer leur affection et leurs prodigalités ? Pouvais-je, de bonne foi, porter une telle accusation contre une jeune fille aussi pondérée et bien élevée ? Quant à Mervalle, il succédait cette fois au pauvre Bernin : le dos voûté, la figure fatiguée, il avait renoncé à poursuivre sa femme, qui passait de l’hôpital à la danse avec la même ardeur intrépide.

 

Le quatrième, c’était le jeune lieutenant Malais, camarade de Georges Falaise, rentré tout récemment de captivité, l’estomac creux et les dents longues. Maigre et anguleux, il avait cette face à la fois impérieuse et implorante des pauvres hères qui réclament un souper, au besoin à coups de canne. De longtemps il n’avait mangé à sa faim, de longtemps il ne serait pas rassasié. Son appétit ne s’étendait pas qu’aux choses comestibles. Il jetait sur Suzanne des œillades qui la dévoraient à distance, comme le loup déguisé en grand’mère pouvait en jeter sur le petit Chaperon Rouge. J’aurais compris la répulsion qu’il inspirait au père de son ami défunt, sans cet air de jeunesse et de franchise qui suffit à dorer une physionomie même un peu trop avide et brutale.

 

J’avais ainsi devant moi tous les acteurs du drame. Certes, la paix n’était pas revenue dans les familles après la guerre, pas plus que dans les nations. L’agitation soulevée comme une grande vague ne pouvait pas s’apaiser d’un coup. Le dîner, toujours soigné rue Michel-Ange, ne fut pas animé. J’évitai les moindres allusions à l’intervention des esprits. Chacun devait s’être promis d’écarter les sujets scabreux. Chacun ne s’avançait qu’avec des précautions infinies dans la conversation, comme on glisse furtivement dans un corridor mal éclairé sur des pantoufles feutrées. Si l’on parlait de cette rage de danser qui s’était emparée de la jeunesse tout de suite après l’armistice, Mervalle y voyait un blâme à l’adresse de sa femme dont il prenait la défense comme si elle avait été outragée. L’artilleur critiquait avec amertume la pusillanimité de nos chefs militaires qui l’avaient laissé trop longtemps prisonnier.

 

Quand nous fûmes revenus au salon, Falaise nous raconta son triste pèlerinage à Verdun et comment il découvrit sans peine la tombe de son fils, guidé par les renseignements qu’avait fournis le médium : troisième travée, tombe quatre. À cette précision, je remarquai que Suzanne et le lieutenant échangeaient un regard, comme s’ils savaient quelque chose à ce sujet, mais ils n’en révélèrent rien. Il y avait entre eux une complicité que je me promis de surveiller.

 

Puis, Mme Falaise réussit à m’isoler. Où plutôt, comme je devinai son désir, ce fut moi qui parvins à l’entraîner sur un divan à l’écart. D’elle-même, elle n’y fût point parvenue. Elle me fit part alors de ses inquiétudes sur son mari, dont elle me peignit avec tristesse la nervosité et l’illuminisme.

 

– Vous qui êtes son ami, me conjura-t-elle, ne pouvez-vous lui faire entendre raisons ? N’a-t-il pas imaginé, maintenant, que l’âme de notre fils pouvait émigrer dans un corps ? C’est ce qu’il appelle la transmigration. Il me tue mon Georges une seconde fois et il ne comprend pas sa cruauté. Non, l’âme est immortelle et personnelle. Et plus tard, au jugement, elle récupérera son enveloppe corporelle, et ce sera la résurrection de la chair. Nous nous retrouverons tout entiers. Pourquoi ne le croit-il pas comme moi ? Cette foi dans la réunion future est si consolante. Elle m’aide à vivre. C’est par la prière que je puis m’unir à mon enfant, et non par des messages insensés venus d’outre-tombe.

 

Elle me parlait comme si tout le monde dût partager sa foi, et je n’osais lui dire l’intransigeance de son mari dans la doctrine spirite dont il formulait les dogmes. Cependant, je tentai de lui montrer que cette doctrine avait délivré Falaise de son matérialisme d’autrefois.

 

– Autrefois, il se serait contenté de croire que nous retournons définitivement en poussière.

 

– Je préfère cela : c’est plus franc.

 

– Mais, aujourd’hui, il admet la survivance des âmes. Ne se rapproche-t-il point ainsi de vous ?

 

– Oh ! une survivance momentanée, jusqu’aux transmigrations suivantes.

 

Je compris qu’elle tenait pour rien cette demi-concession et qu’il devenait inutile de la raisonner. Elle n’avait point ce calme d’eau dormante que je lui prêtais avant la guerre. Elle aussi connaissait la passion, la plus haute de toutes, la passion religieuse et n’entendait pas qu’on lui prît son enfant dans l’au-delà pour interpréter ses pensées posthumes et admettre la terrifiante menace d’une réincarnation dans un corps étranger. Jamais elle ne consentirait à céder une part de son petit Georges. Ce conflit la crucifiait véritablement : je le comprenais à son expression de visage, à ses pauvres yeux effrayés. Que pouvais-je pour elle, sinon la plaindre et sympathiser avec sa douleur ? Sans doute essaierais-je d’amener son mari à ne la point contrarier en apparence. Mais il avait sa foi pareillement : une foi étrange, hors du domaine commun, inaccessible ou absurde, et lui aussi était buté.

 

Je détournai la conversation en m’informant d’un autre conflit, d’ailleurs étroitement lié au premier :

 

– Est-il vrai, madame, que le lieutenant Malais songe à demander la main de Mlle Giroux ?

 

– Il y songe, sans aucun doute. Regardez : il la boit des yeux. Mon mari est très opposé à ce mariage. Vous l’a-t-il dit ?

 

– Il me l’a dit.

 

– Vous en a-t-il révélé la cause ?

 

– Oui, il désire que Mlle Suzanne demeure fidèle au souvenir de son fiancé.

 

– Elle n’a jamais été la fiancée de Georges.

 

– Je croyais…

 

– Oui, nous avons accepté ce mensonge. À cause de cette vision qu’elle avait eue. Et puis, elle l’aimait peut-être. Mon mari veut la garder parce qu’elle lui sert de médium pour ses abominables expériences.

 

– Mais elle ?

 

– Elle ? Oh ! elle ne se livre pas facilement. Elle se trouve bien ici. Peut-être désire-t-elle y rester. Cependant, elle change de figure quand arrive le lieutenant Malais. Il n’a pas de fortune. Elle l’épouserait peut-être si nous la dotions. Elle n’a pas de goût pour un sort modeste. Les jeunes filles d’aujourd’hui sont toutes ainsi.

 

– Pas toutes. Et puis, la vie est plus dure qu’autrefois.

 

– C’est vrai. Je la doterais volontiers sur ma fortune personnelle, si mon mari y consentait.

 

– Il n’y consent pas ?

 

– Non, il refuse. « Si elle veut s’en aller, qu’elle s’en aille toute nue, comme elle est venue », m’a-t-il déclaré. Cette pauvre Suzanne aime les belles robes et les bijoux : voyez. Elle aime peut-être aussi M. Malais. Pourquoi s’est-elle prêtée aux folies de mon mari.

 

Comme il faut peu se hâter de porter des jugements sur les personnes que l’on rencontre le plus fréquemment ! Cette Mme Falaise, que je m’étais représentée si douce, indifférente, passive même, voici qu’elle se révélait toute différente : ardente à sentir et l’esprit clairvoyant. Ou bien l’obligation de défendre ses croyances religieuses et maternelles l’avait-elle peu à peu transformée et développée, comme l’obtient de la jeunesse la passion amoureuse ?

 

Notre colloque fut interrompu, sur cette phrase pleine d’intérêt, par Mervalle qui venait prendre congé de la maîtresse de maison. Falaise le reconduisait. Ce pauvre Mervalle – car il avait succédé à Bernin dans cette épithète – ce pauvre Mervalle allait délivrer sa femme prisonnière dans un dancing de la rue Caumartin.

 

– Elle ne vous attend peut-être pas sitôt.

 

– Mais elle se fatigue.

 

– Dites-lui de ma part qu’elle se repose.

 

– Elle ne peut pas.

 

Durant ces adieux qui se prolongeaient, Suzanne et son lieutenant mettaient leur isolement à profit. Ils se parlaient de très près, à voix basse, les yeux dans les yeux. Le militaire brûlait de plus de feux qu’il n’en avait allumé durant toute la guerre avec ses canons.

 

Je sortis avec lui un peu plus tard, non sans avoir promis à M. et Mme Falaise de revenir bientôt. Tous deux m’appelaient au secours, et je ne savais comment concilier leurs exigences contradictoires. Il me semblait pourtant que le mariage de Suzanne Giroux arrangerait les choses : elle partie, le revenant cesserait vraisemblablement ses visites dont elle était l’intermédiaire autorisée. Ainsi Falaise, rendu à lui-même, se calmerait-il peu à peu et subirait-il l’influence rafraîchissante de sa femme. À nouveau ils mettraient en commun leur vieille tendresse et leurs souvenirs. Oui, plus j’y réfléchissais tout en passant mon pardessus, plus cette solution me paraissait la meilleure. Je résolus de m’en ouvrir à mon compagnon de route.

 

– Où allez-vous ? lui demandai-je quand nous nous trouvâmes tous deux dans la rue Michel-Ange, à peine mieux éclairée que du temps des gothas.

 

– Au pont Mirabeau, prendre mon train pour Versailles.

 

– Ah ! vous tenez garnison à Versailles ?

 

– Oui, mais comme nous n’avons plus rien à faire, nous sommes tout le jour à Paris.

 

Rien à faire : les gens qui n’ont rien à faire provoquent de grandes perturbations partout où ils passent et ils passent partout.

 

– Je vous accompagne jusqu’au pont Mirabeau.

 

Il ne m’en remercia pas, estimant naturels tous les égards rendus à un soldat qui avait supporté la rigueur des camps de Lithuanie. Nous marchâmes ainsi l’un à côté de l’autre. J’entamai l’éloge de nos hôtes, mais il n’entra pas dans la voie que je lui traçais et se contenta de cette appréciation péremptoire :

 

– Le vieux est fou.

 

Or, Falaise n’est pas si vieux. Il n’a, en somme, que sept ou huit ans de plus que moi, et il porte beau depuis qu’il fréquente l’autre monde. Ce ton dégagé me blessa.

 

– Quel dommage, lançai-je, que Mlle Suzanne n’ait pas de fortune ! Car elle est charmante.

 

– Pas de fortune ? s’insurgea mon homme. Mais ces Falaise n’ont pas d’enfants. Qu’est-ce qu’ils veulent faire de tous leurs millions ? Les riches, monsieur, sont tout à fait dégoûtants. Ils ne pensent qu’à eux-mêmes, et il faut les menacer pour qu’ils se dépouillent.

 

Certes, si la menace eût dû suffire, le lieutenant Malais s’en fût chargé.

 

– Vous pensez, repris-je d’un air innocent, qu’ils doteront Mlle Suzanne ?

 

– Je l’espère bien. Comment se marier aujourd’hui sans argent ?

 

– Mais elle était la fiancée de leur fils. Ils exigent peut-être d’elle une fidélité posthume.

 

– La fiancée de leur fils ? Elle n’a jamais été la fiancée de leur fils. C’est une histoire qu’ils ont inventée. J’étais l’ami, le camarade, le confident de Georges. S’il avait été fiancé, il me l’aurait dit.

 

– Cependant, M. Falaise tient à garder la jeune fille près de lui.

 

– Parce qu’il est toqué, vous dis-je. Ces histoires de spiritisme, des tas de blagues, quoi ! lui ont tourné la cervelle qu’il n’avait déjà pas bien solide. Je vous demande un peu si c’est permis à son âge de croire à toutes ces sornettes ! Et les revenants, et les apparitions, et les prémonitions, et les messages, et les désincarnés, et le corps astral, et tout le bazar ! Quand on est mort, c’est pour longtemps, je vous en réponds. J’en ai assez vu pour le savoir. Et j’attends encore le citoyen de l’invisible à qui je pourrai allonger une taloche pour le faire tenir tranquille !

 

En voilà un qui ne s’embarrassait pas de la religion nouvelle et des manifestations mystérieuses de la vie inconnue ! Je dois même ajouter que son assurance de tranche-montagne, ou plutôt de tranche-fantôme, m’agaça. Il me suffisait de prononcer un nom pour l’obliger à plus de retenue :

 

– Et Mlle Suzanne, qu’en pensez-vous dans tout cela ? C’est elle qui sert habituellement de médium pour toutes ces expériences. Georges Falaise parle par sa bouche. Elle n’est tout de même pas capable d’une supercherie.

 

– Vous n’allez pas l’insulter, maintenant ?

 

– Je n’y songe point, croyez-le. Je cherche une explication.

 

Il me parut être l’homme des offensives vigoureuses, exécutées même sans préparation.

 

– L’explication, reprit-il avec la même force, elle est bien simple. Ce vieux fou la tient en tutelle. Les femmes, ça a les nerfs à fleur de peau. On leur suggère tout ce qu’on veut. Il lui a persuadé qu’elle voyait ce pauvre Georges. Ainsi, tenez, l’histoire de la tombe ?

 

– Quelle tombe ?

 

– Celle de Georges Falaise, à Brabant, travée 3, carré 4. C’est moi qui l’avais écrit à Suzanne quand j’étais en Allemagne. J’avais pu me faire renseigner par un médecin boche. Suzanne m’écrivait quelquefois à la place des Falaise, et je répondais à la jeune fille directement. Et voilà qu’elle a donné le renseignement pendant qu’elle était en état de transe, comme ils disent. Ils ont tous cru que c’était Georges qui parlait. Ce n’est pas malin, leurs manigances. Mais ils y croient dur comme fer.

 

Tout s’éclairait, en effet. Les messages oraux ne contenaient que ce que le médium pouvait savoir. Il est vrai que les spirites invoquent des expériences plus convaincantes. Je ne suis pas juge de la question et la connais trop peu. Il me suffit d’éclaircir mon cas tant bien que mal. Ce jeune homme m’y aidait d’une façon inattendue, non sans brusquerie. Il ajouta sur un ton plus violent encore :

 

– Par exemple, je ne veux plus qu’on me la mécanise.

 

– Qui ?

 

– Suzanne.

 

Il la nommait familièrement et la considérait déjà comme sienne. Il était décidément l’homme des réalisations promptes. Aussitôt, songeant au ménage Falaise que le départ de la jeune fille libérerait, je lui demandai :

 

– Vous l’épousez ?

 

– Certes, mais quand ils l’auront dotée.

 

– Qui ? Ses parents ? Ils n’ont aucune fortune et vivent à Poitiers dans un sort médiocre.

 

– Mais non, les Falaise.

 

– Je crains, lieutenant, que vous n’ayez quelques déboires.

 

– J’espère que non. Ce serait abominable. Comment ! on fait venir cette jeune fille de sa province, elle console ces deux vieillards…

 

– Ces deux vieillards ? Permettez, ce ne sont pas des vieillards.

 

– Mais si, mais si. Tous les gens qui n’ont pas combattu sont des vieillards. C’est bien le moins qu’on puisse faire pour eux. Donc, elle console ces deux vieillards dans le deuil et l’abandon. Elle leur rend leur hôtel habitable. Ils l’adoptent comme leur fille. Et voilà qu’ils l’abandonneraient au moment du mariage ! Ah ! monsieur, j’avais bien entendu parler de l’égoïsme bourgeois. Dépasserait-il tout ce qu’on peut imaginer ?

 

J’estimai prudent de ne rien répondre à cette harangue enflammée. Mon silence ne le calma point et il me prit à partie directement :

 

– Vous qui êtes de la maison, vous devez les mettre en demeure de comprendre leur devoir. Je compte sur vous.

 

Nous étions parvenus au pont Mirabeau. Je lui serrai la main sans prendre aucun engagement. Décidément, tout le monde, rue Michel-Ange, avait recours à moi, sauf l’énigmatique Suzanne.

 

VIII

LES VIVANTS RÉCLAMENT LEUR TOUR

Les confidences que je reçus à cette même époque agitée où se heurtaient avec fracas le goût du plaisir, symbolisé par la fureur de la danse et la pensée des morts, travestie ou recueillie en religion nouvelle, achevèrent de me passionner pour le drame intime de la rue Michel-Ange.

 

Aux armées, nous avions vécu dans l’ignorance du détraquement cérébral qui, dans certains milieux de Paris et même de la province, en nombre d’ailleurs très restreint, égarait alors les esprits à la poursuite des disparus. De malheureux parents, ne pouvant accepter la douleur des séparations définitives, ébranlaient les portes de l’au-delà. Déjà, dans le Banquet, Diotime de Mantinée ne disait-elle pas à Socrate : « L’amour franchit l’abîme. » Voici qu’il prétendait construire un pont qui relierait le monde visible à l’invisible et supprimerait les anciennes frontières.

 

De divers côtés me revenaient des histoires de tables tournantes, de correspondance automatique, de communications écrites ou verbales. Que de malheureux en deuil tendaient l’oreille vers ces bruits confus et inexplicables, sans savoir que peut-être ils faisaient eux-mêmes leur musique ! « J’entends, disait Tennyson, le souffle du souvenir murmurant le passé. » Eux aussi croyaient l’entendre, mais venu de plus loin, et jusque des régions inconnues, et ils pensaient revivre les jours écoulés.

 

Les nombreux étrangers installés à Paris, spécialement les Russes qui fuyaient leur pays foudroyé, venaient augmenter encore ce désarroi. Ils se livraient éperdument aux pratiques spirites, comme s’ils y cherchaient l’oubli ou les paradis à venir.

 

– Les tables tournantes ! me déclarait une jeune veuve exaltée qui s’entretenait régulièrement avec l’absent par le moyen d’un méchant petit guéridon. Il ne conviendrait point de les appeler ainsi. Elles cessent d’être des objets matériels, elles vibrent comme le bois du violoncelle quand l’archet l’anime, elles vivent, elles parlent. Ceux qui n’ont pas conversé avec elles ne peuvent imaginer le prodige de cette conversation. On croit avoir affaire à un être humain qui s’incline devant vous, qui vous salue, qui se recueille avant de vous répondre, qui prend son temps, pense, réfléchit, choisit, et qui se décide à vous révéler ses secrets. Ah ! monsieur, vous voyez ce guéridon : je le tiens pour un ami qui dort en ce moment, qui se réveillera au premier appel.

 

Je pris garde d’effleurer le précieux meuble équivoque, en passant, de crainte de le réveiller. Allais-je entrer dans la danse de tout un mobilier ? À tout prendre, je préférais encore les dancings où ne s’agitent et ne se trémoussent que des couples de chair et d’os.

 

La table répond avec lenteur, mais avec précision. Le guide ou consultant doit lui poser des questions sans arrêt et commenter ses réponses. Elle joue, dans ce dialogue, le second rôle, mais les messages qu’elle transmet sont simples et directs. J’appris que, dans le monde et même le demi-monde spirites, elle commençait à jouir d’un moindre crédit. On lui préférait l’écriture automatique du médium dont le bras est comme saisi par une force invisible, ou, mieux encore, la transmission orale, soit que le messager d’outre-tombe semble parler au médium qui l’interprète et rapporte ses phrases, soit qu’il s’empare en quelque sorte du corps du médium et lui emprunte sa forme pour s’adresser tout droit au consultant. Ce dernier procédé est le plus dramatique : j’en savais quelque chose pour avoir entendu Suzanne Giroux prendre la voix et l’esprit de Georges Falaise, le fameux soir des gothas, et nous donner sur la bataille de Verdun des détails exacts, mais sous la forme que je leur avais imposée moi-même précédemment.

 

L’épidémie était plus étendue et plus grave que je ne l’eusse supposé. Elle atteignait surtout les femmes, plus vite crédules, et d’autant plus accessibles aux superstitions et aux nouveaux cultes qu’elles ont laissé s’oblitérer en elles le sens religieux. Pour moi, malgré des assauts réitérés, je demeurais sceptique au sujet des communications avec les désincarnés, si j’admettais sans difficulté que nous sommes immergés dans le mystère, que la science remonte les séries d’effets sans rencontrer les causes, et que nous connaissons mal la prolongation des puissances physiques comme celle des puissances spirituelles. L’habitude et la nécessité nous empêchent, dans l’existence ordinaire, de poursuivre l’explication des problèmes les plus élémentaires, celui de l’origine du langage, celui de l’abstraction, celui du génie, ceux de la vie et de la mort : tous ces problèmes sont-ils plus clairs, au fond, que ces phénomènes occultes que nous croyons seuls mystérieux ?

 

N’avais-je pas noté autrefois, sur mon carnet, cette pensée de Louis Lambert :

 

« Les événements qui attestent l’action de l’humanité et qui sont le produit de son intelligence ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée ; les pressentiments ou les prophéties sont l’aperçu de ces causes. »

 

Les pressentiments, je l’admets, mais les prémonitions ? N’y a-t-il pas là rupture d’un ordre établi, à moins d’admettre la relativité du temps ? Et voici une phrase de Séraphita :

 

« …Savoir les correspondances qui existent entre les choses visibles et pondérables du monde terrestre et les choses invisibles et impondérables du monde spirituel, c’est avoir les cieux dans son entendement. »

 

Cela n’est donné qu’aux élus de Dieu, à qui le miracle est permis par décret nominatif.

 

Mais n’était-ce pas là s’élever bien haut quand cette recherche de communications ne révélait, la plupart du temps, qu’une pauvre humanité écrasée de douleur et avide d’en diminuer le poids ?

 

 

Je mâchais et remâchais ces réflexions tout en me dirigeant, rue Michel-Ange, vers l’hôtel Falaise. Mes visites y étaient fréquentes. Le conflit se corsait de jour en jour. Impuissant, je tentais en vain de le résoudre à l’amiable. Le premier, le lieutenant Malais avait démasqué ses batteries. Il méprisait le tir indirect et canonnait l’obstacle à découvert.

 

– Vous n’allez pas, déclarait-il carrément à Mme Falaise, laisser Suzanne sans ressources, maintenant qu’elle est accoutumée à votre confort. Il y aurait là une injustice inconcevable.

 

La laisser sans ressources signifiait clairement : ne pas la richement doter. Il avait du moins en partage cette belle franchise militaire qui ne laisse pas ignorer les intentions ni les pensées les plus intimes. Certes, Mlle Suzanne, avec ses beaux yeux verts et sa lumineuse chair de blonde, l’avait enflammé et il apportait à la regarder cette fringale dévorante qu’il montrait à table. Le séjour qu’il avait fait dans les camps de prisonniers lui avait laissé de grands désirs de compensation et il les réalisait de son mieux, nettoyant les plats, vidant les bouteilles, inspectant les jeunes filles et réclamant des indemnités de logement, de nourriture et d’équipement dans le mariage comme il eût fait à l’armée. Ainsi était-il conduit à traiter les Falaise comme des intendants, et il est notoire que les intendants ont toujours été bousculés par les troupes combattantes.

 

Mlle Suzanne Giroux, bien qu’elle ne fût pas insensible à cette cour indiscrète et résolue, gardait cet air de sphinx qui lui allait à merveille et qui convient à un médium chargé du service compliqué de l’au-delà. Si elle souhaitait de se marier – et quelle jeune fille ne le souhaiterait pas ? – l’occasion était favorable : un garçon de valeur, grand et bien bâti, avec une de ces figures à coups de hache qui ne déplaisent pas aux femmes, d’une intelligence vive, rapide et qui buvait l’obstacle comme le pneu Michelin, de bon caractère, pourvu qu’on ne lui refusât rien – et c’est déjà beaucoup, tant de gens se lamentent à priori sur tout ce qui leur arrive, quitte à en jouir sournoisement sans en faire part à personne – de bonnes mâchoires, l’œil vif, la démarche gaillarde et un bel avenir dans une armée où, les officiers de complément s’en allant et les meilleurs officiers de l’active ayant été tués, se produisait dans les cadres un envahissement de sous-officiers illettrés qui ne pouvaient être des concurrents sérieux dans la conquête des hauts grades. Cependant, en jeune fille bien élevée, elle ne laissait voir de ses sentiments qu’une bienveillance sympathique et banale. Sans doute, ainsi que l’avait remarqué Mme Falaise, son visage immobile s’éclairait-il à l’arrivée du lieutenant. Mais la jeunesse a besoin de jeunesse, et l’hôtel Falaise n’était-il pas un séjour quelque peu morose ?

 

Attiré par tous les problèmes psychologiques, j’avais tenté d’éclaircir celui-là : que pensait exactement Suzanne Giroux ? Que voulait-elle ? Qui était-elle ? Gardait-elle encore son cœur à ce généreux et charmant Georges Falaise dont elle imagina de devenir la fiancée posthume, et, après trois années, lui demeurait-elle fidèle ? Cette fidélité ne lui était-elle pas, d’ailleurs, facilitée par le flirt céleste – si je puis employer une telle expression – qu’elle poursuivait à travers les cloisons de la mort, comme s’ils étaient chacun d’un côté d’une porte et communiquaient ensemble sans se voir ? À force de causer avec lui en état de transe, n’avait-elle pas l’illusion qu’il était toujours là, à portée de son esprit sinon de sa main ? Ou bien tous ces manèges spirites ne dissimulaient-ils pas la plus abominable comédie ? Après s’être installée dans le luxe des Falaise, après avoir utilisé la douleur et la crédulité paternelles, cherchait-elle, maintenant, à se marier aux frais et charge de ses hôtes et, afin de paraître désintéressée, affectait-elle de ne pas intervenir dans les manèges de l’avide lieutenant et même de ne pas les encourager ? Il y avait bien là de quoi piquer ma curiosité, et même, si je démasquais l’intrigante, ne serait-ce pas apporter à mes amis Falaise un concours précieux qui leur restituerait la paix du ménage perdue ?

 

Je manœuvrais donc d’une manière qui me rapprochât de Suzanne. Volontiers j’allais m’asseoir à côté d’elle quand le militaire me laissait la place, – car il supportait en grondant mes travaux d’approche, comme s’il y flairait une souterraine galerie de mine et préparait d’avance son camouflet. Je lui parlais de Poitiers, sa ville natale, où grouillaient ses frères et sœurs dans un espace restreint et que, normalement, elle n’eût point quittée. Je lui vantais ce chef-d’œuvre unique d’art roman qu’est la petite Notre-Dame-la-Grande, si pure dans ses arcs, si vénérable dans sa vétusté, et couronnée de mousse et de giroflées d’or. Mais les églises – Notre-Dame comme la cathédrale Saint-Pierre et comme Sainte-Radegonde – la laissaient insensible, et de même les souvenirs d’enfance. Tandis que, si je lui parlais de Paris, elle daignait s’intéresser à la conversation. Chose curieuse : elle sentait la beauté de Paris, alors que le charme vieillot et délicat de l’antique cité poitevine lui échappait totalement. Les monuments de Paris, les places et les rues de Paris, l’air de Paris, le monde de Paris, voilà ce qui lui plaisait. Paris, le premier, l’avait envoûtée. Dès lors, je l’estimai capable de tout, et peut-être d’un crime, pour y être demeurée. Elle ne voulait à aucun prix retourner dans sa ville natale. Elle eût tenu ce retour pour la pire déchéance. N’aurait-elle pas fait revenir les morts dans l’unique but de la fixer elle-même rue Michel-Ange ? C’était la supposer coupable d’une escroquerie sentimentale, pire que toutes les escroqueries financières. Aucune preuve ne m’autorisait à cette supposition et, cependant, je ne pouvais m’en défendre. Comment découvrirais-je ces preuves absentes ? J’avais beau épier la belle et calme créature. Elle ne se livrait pas. Se livrerait-elle jamais ?

 

Mais ne commençait-elle pas de se livrer rien qu’en espaçant, maintenant, les communications qu’elle avait avec l’invisible ? Falaise n’obtenait plus d’elle qu’elle « entrât en transe », selon le langage spirite : un médium, dans l’état de transe, est comme possédé par l’esprit qui parle par sa bouche. J’avais assisté à ce phénomène le soir des gothas, sans que personne le soupçonnât. Elle se contentait de recevoir des messages que sa main, guidée par une force inconnue, transcrivait à toute allure ; et ces messages devenaient incohérents, ou demeuraient illisibles, ou ne contenaient que des témoignages affectueux quasi insignifiants.

 

« Elle prépare Falaise, pensai-je, à son départ. Jusqu’à ce qu’il ait consenti à son mariage avec le lieutenant Malais, jusqu’à ce qu’il ait facilité ce mariage par le moyen d’une donation, elle lui refusera la pâture, jadis abondante, des communications célestes. Mais pourquoi le mort lui-même n’interviendrait-il pas pour conseiller ce mariage et pour engager les parents à verser une dot ? Voilà qui révélerait la supercherie. Elle est trop habile pour se perdre par ce procédé trop direct. Elle chercha autre chose en ce moment. Il faut l’épier : l’heure est venue où elle se démasquera… »

 

Et je me promis de redoubler ma surveillance.

 

D’autre part, la situation devenait très tendue entre M. et Mme Falaise. Celle-ci ne songeait qu’à se débarrasser de Suzanne Giroux. Le mariage ne l’en débarrasserait qu’à demi, puisque le lieutenant Malais tenait garnison à Versailles et profitait de ses venues quotidiennes à Paris pour réclamer un poste au ministère. Il déclarait à tout venant que ce poste lui était dû, ceux qui avaient souffert de la guerre ayant droit, de toute évidence, aux meilleurs emplois.

 

– Nous qui nous sommes fait tuer tout le temps, vociférait-il, c’est bien le moins que nous débusquions les embusqués.

 

Les bureaux tremblaient devant ses menaces, mais s’entendaient en catimini pour étouffer sa candidature, Suzanne ne consentirait jamais a s’éloigner beaucoup de Paris et son prétendant, qui s’en rendait compte, poursuivait sa campagne avec d’autant plus d’âpreté. Tout de même, une fois mariée, elle ne serait plus qu’une visiteuse occasionnelle dans l’hôtel de la rue Michel-Ange. Elle perdrait peu à peu son crédit sur M. Falaise. D’autres soins l’accapareraient. Son mari s’opposerait peut-être, s’opposerait sans doute à ce qu’elle prît part à des séances spirites, à ce qu’elle prêtât son concours à l’évocation des désincarnés. Georges, enfin, reprendrait sa place dans l’invisible, non point rapproché de la terre et soumis à nos misères et à nos doutes, mais dans la paix de Dieu, ainsi que sa mère le voyait, elle, sans avoir besoin des yeux et de la voix d’une voyante. Que pouvait peser en face d’un tel résultat une pitoyable question d’argent ? Mais de tout cœur, et avec une joie profonde, Mme Falaise doterait, à elle seule au besoin, et sur sa cassette particulière, la jeune fille, cette fois réellement fiancée. Elle serait trop heureuse de contribuer à lui aplanir les difficultés matérielles, à lui assurer, comme on dit dans le monde bourgeois, un bel établissement. Seulement, son mari s’y opposait.

 

Falaise s’y opposait éperdument. Il n’entendait pas que l’intermédiaire indispensable à ses relations supra-terrestres lui échappât. Sans doute aurait-il pu se mettre en rapport avec d’autres médiums. Il n’en manquait pas à Paris, et de remarquables, et spécialement cette dame B…, qui dévoile les conversations secrètes, débrouille les fils ténébreux du passé et transmet jusqu’à des messages de prémonition. Mais il préférait garder Suzanne. Peut-être avait-il reporté sur elle, comme sur la fiancée de son fils, un peu de son affection paternelle sans emploi dans la vie apparente. Car il n’éprouvait certainement pour elle aucun de ces troubles sentiments qui poussent un homme déjà mûr à la fréquentation de la jeunesse. Enfin, il espérait surtout, je l’ai dit, que l’amour de Georges pour la jeune fille le retiendrait dans son voisinage, l’empêcherait de vagabonder dans un espace illimité où la distance n’existait plus, l’éloignerait de se réincarner à nouveau dans un être humain pour achever son perfectionnement. Toutes ces folies lui étaient devenues si naturelles que j’en parle aujourd’hui encore presque sans m’en étonner, et que j’ai l’air de les approuver ou tout au moins de les reconnaître rien qu’en les énumérant, alors que j’y demeurai toujours étranger.

 

Un soir vint où, après le dîner, les deux époux me prièrent ensemble de leur tenir compagnie après que le bruyant lieutenant fut parti pour Versailles et que Suzanne se fut retirée dans sa chambre. J’allais subir leurs assauts réciproques. Dès longtemps, je m’y attendais et j’étais résolu à user de tout mon crédit pour les mettre d’accord.

 

– Ma femme, préluda Falaise impatient, tandis que sa douce compagne le regardait avec cette tristesse amicale qui était maintenant son expression habituelle, ma femme est absurde. Elle veut marier elle-même la fiancée de notre Georges. Convenez que c’est là un procédé inconcevable.

 

– Une fiancée n’est pas une veuve, dis-je aussitôt ; et d’ailleurs, les veuves de la guerre se remarient beaucoup, cette année, beaucoup et même trop.

 

– Et même trop, vous ne l’avez pas caché. Vous blâmez, vous aussi, je le constate avec satisfaction, ces basses infidélités.

 

Il me tirait à lui sans aucune bonne foi dans la discussion.

 

– Moins que toute autre, reprit-il, Suzanne aurait le droit d’oublier, puisque Georges lui parle encore. Comment ! elle a le privilège exceptionnel de pouvoir entrer en communication avec lui par le moyen de ces états de transe ou d’extase qui s’offrent à elle pour la hausser hors de nos pauvres sensations bornées aux apparences, elle sait qu’il vit au-dessus de nous dans l’éther impondérable où nous suivons sa trace toutes les fois que nous l’appelons et qu’il consent à répondre à nos appels, elle le sait et elle consentirait à épouser un autre homme ! Je ne crois pas que vous vous rendiez suffisamment compte d’un tel scandale. Vous n’êtes pas assez familier avec nos séances et nos évocations, avec nos conversations écrites ou orales, avec nos apparitions même, pour comprendre le juste motif de mon indignation. Oui, je suis exaspéré et bien décidé à ne pas tolérer chez moi un pareil dévergondage. Tenez : Georges serait vivant, et Suzanne sa femme le tromperait, que j’estimerais cette trahison moins coupable. Tromper les vivants, c’est ignoble, mais les esprits !

 

Il s’était animé jusqu’à la colère et, bien que je m’attendisse à ses incartades, j’étais saisi de l’entendre fulminer de la sorte, comme si j’assistais à un accès de démence. Voilà donc où l’avaient conduit les pratiques spirites ! Il prétendait exercer la police des mœurs au nom des désincarnés.

 

– Mon ami, lui fis-je observer avec tout mon calme, vous exagérez. Les esprits, à leur supposer cette existence dans l’éther que vous leur prêtez, ne sauraient montrer nos exigences, lesquelles ne sont dues qu’à l’infirmité de notre nature physique dont ils sont libérés. Je ne conçois pas un esprit qui éprouverait nos désirs et nos jalousies. Toutes ces veuves de la guerre auxquelles je faisais tout à l’heure allusion et qui s’accommodent si aisément de convoler en de nouvelles noces auraient, dans ce cas, révolutionné le monde invisible. Croyez-moi : il est prudent de ne pas sortir de notre humanité.

 

– Mais nous en sortons à chaque instant. Quelle est la part des générations disparues dans notre formation intellectuelle et morale, dans nos tendances, dans nos évolutions ? Ne dépendons-nous pas des morts qui parlent, selon la belle expression d’un grand écrivain ? Auguste Comte n’a-t-il pas proclamé que l’humanité se composait de plus de morts que de vivants ? C’est que nous avons le tort de ne pas croire à la survie.

 

Il commettait, en parlant ainsi, les pires confusions, s’autorisant des influences qui se prolongent outre-tombe pour donner plus de crédit à ces messages directs qui émaneraient des morts et dont il ne pouvait rapporter la preuve. Mais le moyen de lui faire entendre raison quand il était déchaîné ?

 

– Je ne puis, murmura doucement Mme Falaise, vous laisser pareillement divaguer.

 

– Mais je ne divague pas, et je vous interdis…

 

Il allait prendre un ton blessant pour sa femme. Sa courtoisie et son affection triomphèrent de sa révolte et il reprit avec plus d’indulgence :

 

– Je vous supplie de ne pas vous servir à mon endroit de termes semblables. Ai-je combattu jamais vos convictions religieuses !

 

– Elles ne m’ont jamais amenée à des extravagances. C’est même là, permettez-moi de vous le signaler, une des preuves de la vérité catholique : vous ne la trouverez pas en défaut dans le conseil de la vie quotidienne. Elle n’inspire rien que de raisonnable, et des plus hauts mystères qui passent notre entendement découlent un ensemble de règles, une discipline conforme au plus clair bon sens, et qui suffisent à diriger notre intelligence et notre sensibilité à travers tous les écueils de la vie.

 

Cette femme, si modeste d’allures, si retirée bien que si parfaitement aimable dans les relations sociales, et que l’on était souvent tenté de croire bornée tant elle cherchait peu à briller et parader, tant elle évitait de se mettre en évidence, trouvait tout à coup des paroles éloquentes et s’illuminait d’un feu ardent dès qu’il était porté atteinte à ses croyances. Son mari ne voulut point la contredire, mais il revendiqua les mêmes droits pour sa religion spirite :

 

– Nous n’adorons pas le même dieu, Alice. Respectez le mien comme je respecte le vôtre.

 

– Il n’en est qu’un, j’en suis sûre. Les autres sont les faux dieux.

 

Ils se heurtaient jusqu’au fond de l’âme à propos d’un incident presque puéril. Je leur rappelai l’origine du débat :

 

– Voyons, voyons, tout cela n’arrange pas le mariage de Mlle Suzanne.

 

– Il ne se fera pas, dit-il.

 

– Mon ami, répliqua-t-elle les larmes aux yeux, vous ne pouvez pas l’empêcher sans injustice. Cette jeune fille a rencontré une occasion favorable. Nous l’avons prise chez nous et traitée comme notre enfant. Nous ne devons pas, dans notre égoïsme, confisquer son avenir. Nous avons contracté l’obligation d’assurer cet avenir, au contraire. Laissez-moi donner une partie de ma fortune personnelle. J’ai si peu de besoins, maintenant. Je ne vous demanderai rien pour Suzanne, mais permettez que je la dote.

 

Il se promenait de long en large dans la pièce, pendant que sa femme formulait cette proposition, et il semblait fort irrité. Mais il s’arrêta brusquement :

 

– Mon amie, vous me prêtez fort injustement un caractère intéressé. Si nous devions doter Suzanne, nous le ferions d’un commun accord et, ainsi que nous l’avons toujours pratiqué, nous puiserions dans un seul coffre que nos héritages, mon travail et votre excellente administration ont rempli. La question qui se pose n’est donc pas celle-là. Si la fiancée de Georges doit se remarier, je m’empresserai de lui en fournir les moyens et ne désire pas plus que vous la laisser jamais dans les embarras matériels. Mais je soutiens qu’elle n’a pas ce droit et qu’elle a contracté vis-à-vis de notre fils, rien qu’en écoutant sa voix par delà la mort, des obligations qu’elle ne peut rompre sans déshonneur.

 

Mme Falaise tourna vers moi des yeux désespérés. Son mari, après une pause, acheva sa tirade d’une manière inattendue :

 

– Je ne veux point vous contrarier quand je ne l’ai jamais fait. C’est pourquoi je vous propose un pacte qui rétablira entre nous un accord si désirable. Dans la prochaine audience que j’obtiendrai de mon fils, je lui ferai poser la question, et lui-même la résoudra.

 

– Comment ? je ne saurais comprendre.

 

– Je ferai demander à Georges, par l’intermédiaire du médium, s’il autorise, oui ou non, Suzanne à ce mariage.

 

– Mais ce médium, ce sera Suzanne elle-même ?

 

– Sans doute. Le médium, vous le savez, obéit à une force inconnue qui ne lui laisse plus sa personnalité et lui inspire soit la transmission par la main des messages écrits, soit la transmission par la voix des messages oraux.

 

– C’est impossible : je ne puis accepter cela ; ce serait admettre la vérité de vos folles expériences.

 

– Acceptez soufflai-je à Mme Falaise en me penchant vers elle, je vous en prie.

 

Elle parut surprise de mon conseil, comme si je la trahissais. Me comprit-elle, ou ne voulut-elle pas briser avec son mari qui croyait être parvenu aux concessions suprêmes ? Toujours est-il qu’elle acquiesça, mais sans élan :

 

– Vous êtes le maître. Je respecterai votre volonté.

 

Ainsi fut conclu en ma présence cet extraordinaire marché. Suzanne elle-même déciderait si, oui ou non, elle devait échapper à l’esprit du mort et épouser le lieutenant Malais, Elle le déciderait au cours de l’une de ces transes où elle était censée de ne plus s’appartenir. Je comptais sur elle pour trancher la question à son profit et débarrasser ainsi de sa présence l’hôtel de la rue Michel-Ange, au grand contentement de Mme Falaise qui, peu à peu, calmerait son mari et le ferait rentrer dans une existence normale.

 

IX

LES ORACLES

Allons consulter les oracles ! proclamaient les anciens quand ils se trouvaient en face d’une situation embarrassante.

 

Ainsi les oracles avaient-ils autrefois ordonné le sacrifice d’Iphigénie, afin que les vents devinssent favorables et que la flotte grecque pût appareiller pour les rivages de la Troade.

 

Je dois confesser que j’étais parfaitement rassuré sur le sort de l’Iphigénie de la rue Michel-Ange. Elle ne serait point immolée, ou, plutôt, elle ne s’immolerait point elle-même pour favoriser la descente des esprits. Notre aruspice nous transmettrait la volonté nuptiale des divinités. Je n’avais aucun doute sur le prochain mariage qui unirait la jeune fille au bouillant lieutenant Malais.

 

Celui-ci n’en avait pas davantage. Le pacte conclu avait provoqué chez lui un certain ahurissement. Il avait admiré l’ingénuité des Falaise et j’imaginais qu’il en avait dû faire des gorges chaudes avec ses camarades. Déjà il annonçait d’un air entendu ses prochaines fiançailles. Ne me parla-t-il pas un jour de Falaise en l’appelant d’avance : ce cher beau-père ? Car le beau-père, n’est-ce pas celui qui fournit la dot ? Il était l’homme des réalisations pratiques et immédiates. Du moment que les événements ne dépendaient plus que de la décision de Suzanne – il n’admettait pas une seconde l’intervention des désincarnés et traitait comme fables et billevesées leurs messages et communications – il les tenait pour accomplis. Comme je sortais un soir en sa compagnie, après un dîner copieux auquel, selon son habitude, il avait fait largement honneur, il s’informa auprès de moi de la fortune exacte des Falaise :

 

– Des millions, n’est-ce pas ?

 

– Comment le saurais-je ?

 

– Mon beau-père n’est-il pas votre ami ?

 

– Ce n’est pas une raison pour qu’il m’ait fourni son bilan.

 

– Enfin, quoi ! un pareil train de maison représente des millions, c’est évident. Et vous ne savez quelle dot sera constituée à ma femme ?

 

– Il ne m’en a pas soufflé mot.

 

– Le cachottier ! Vous ne pourriez pas le lui demander ?

 

– Ce serait indiscret.

 

– Nullement. Quelles drôles de mœurs ! Pourquoi ne pas jouer franc jeu bon argent : tant de capital, tant de revenus ? J’aime qu’on parle net. Surtout à un combattant, que diable ! à un homme qui a risqué cent fois sa vie pour sauver le coffre-fort de tous ces bourgeois, et qui a souffert plus que sa part dans les camps de prisonniers. En somme, j’ai bien gagné ce qui m’arrive. Mais je voudrais être fixé. Je m’outillerais en conséquence. Tandis qu’avec tous ces mystères, je ne sais sur quel pied danser.

 

– Sur les deux, pour mieux sauter.

 

Il ne comprenait pas l’ironie et se mit à me vanter les danses nouvelles. Je remarquai son éloignement pour le pont Mirabeau. Il m’entraînait vers l’avenue Mozart :

 

– Je ne rentre pas à Versailles, ce soir. Je m’en vais à un dancing de la rue Caumartin.

 

– Vous sacrifiez à la mode.

 

– Elle est divertissante. J’y ai rencontré la femme de cet artiste qui vient quelquefois chez les Falaise. Vous devinez : ce type qui raconte des histoires d’autrefois comme si elles étaient arrivées.

 

– Mervalle.

 

– Parfaitement. Mme Mervalle est une femme exquise, tout à fait une femme du monde.

 

Il découvrait les femmes du monde. Décidément, il était temps qu’il se mariât. Car il commençait, je le craignais, d’employer mal son impatience. Son impétueuse jeunesse donnait des façons plaisantes à ses appétits. Il n’était pas sans un certain charme cavalier, un peu brusque, un peu mirliflore, un peu mousquetaire. Sur le marchepied du tramway qui fuyait et qu’il avait escaladé comme une redoute à prendre, il me cria :

 

– Informez-vous.

 

Il n’abandonnait pas volontiers son idée. Je connaissais assez la générosité des Falaise pour être sans inquiétude sur son avenir matrimonial. Il eût été prudent de lui enseigner le calme et la confiance, et même le tact ; mais j’éprouvais, je l’avoue, un malin plaisir à le voir grimper si lestement à l’échelle.

 

Quelques jours plus tard un coup de téléphone m’appelait rue Michel-Ange, Falaise avait du nouveau à m’apprendre. Je me rendis en hâte à son appel et le trouvai dans son cabinet de travail, le teint émerillonné, l’œil vif, et un ton gaillard qui me fit trembler.

 

– Ah ! mon ami ! lança-t-il en m’apercevant, vous voyez un homme heureux.

 

Que s’était-il passé ? Est-ce que Suzanne, vraiment, se serait condamnée elle-même au célibat ? Ou bien subissait-elle réellement une influence occulte qui l’avait contrainte à parler contre ses plus secrets penchants ? Songeant à Mme Falaise, que j’avais engagée dans une fausse direction, j’attendais, non sans angoisse, les explications de mon ami !

 

– Eh bien ! je garde mon fils.

 

Il gardait son fils ? Connaissant le degré de son aberration, je pouvais traduire aisément ce langage obscur : Suzanne n’épousait plus son lieutenant. Elle avait rendu les oracles en faveur du mort. C’était incroyable. Toute ma combinaison s’écroulait : la jeune fille s’installait définitivement chez les Falaise, entre les deux époux désunis qui, bientôt, ne pourraient plus se supporter. Car Mme Falaise, malgré sa douleur et sa patience, se sentait menacée d’aliénation mentale à vivre parmi les meubles remués, les tables parlantes, les communications avec l’au-delà et les apparitions. Atterré devant cette étrange bonne humeur, je ne me décidais pas à réclamer un récit plus circonstancié. Mais ce récit me fut servi sur l’heure, après, toutefois, une digression assez longue tirée de sa moralité :

 

– Ah ! monsieur le sceptique, vous demandiez une preuve de nos conversations avec l’invisible. Je vous en apporte une d’importance. Avouez que vous n’y comptiez guère. Et moi, j’étais sûr de mon fait. Vous vous disiez, à part vous : « Cette Suzanne Giroux est une intrigante, elle joue la comédie ; rien de plus facile pour elle que de simuler une transe et, à la faveur de la médiumnité, de substituer sa propre décision à ces prétendus messages reçus et transmis d’un mystérieux au-delà. » Vous vous imaginez encore, malgré tant d’expériences dont les résultats acquis ont aujourd’hui une valeur scientifique, que le médium est libre d’écrire ce qu’il veut, de prononcer les phrases qu’il a dans la tête. Vous vous révoltez quand nous vous affirmons, pour l’avoir tant de fois constaté, qu’une force inconnue s’empare du bras du médium et le contraint à écrire malgré lui, ou qu’un esprit étranger se substitue à sa personnalité et parle par sa bouche sans même lui emprunter le son de sa voix. Eh bien ! cette fois, serez-vous convaincu ? Suzanne Giroux n’avait qu’un mot à dire pour épouser le lieutenant Malais. Il lui suffisait de répondre affirmativement, quand j’ai posé la question. Si elle avait répondu affirmativement, je me serais incliné, car, moi, je n’ai pas besoin, pour croire, d’entendre des messages conformes à mon désir. Je me serais incliné avec tristesse, mais je n’aurais pas hésité dans mon acceptation. Et j’aurais doté la jeune fille ainsi que je l’avais promis. Dès lors, m’expliquerez-vous pourquoi elle a répondu non ?

 

Je ne pouvais l’expliquer, en effet, sur le moment. Plus tard, je devais flairer une explication. Mais Falaise abordait enfin sa narration, non point à la manière classique de Théramène, plutôt par fragments brisés :

 

– Je m’étais rendu hier soir, avec Suzanne, avenue de Wagram.

 

– Avenue de Wagram ?

 

– Oui, c’est le local habituel de nos séances. Il n’en faut point changer. Les esprits ont aussi leurs habitudes et se prêtent plus complaisamment à nos sollicitations dans tel lieu que dans tel autre. Mervalle nous y devait rejoindre : c’est un excellent consultant. Il transmet nos questions, il suit les méandres imposés par le contrôle invisible, il revient à son point de départ avec une insistance habile. On ne saurait trouver un meilleur truchement. Cependant, j’ai remarqué chez lui une certaine dépression nerveuse depuis que sa femme a cessé de l’accompagner.

 

– Mme Mervalle a cessé de l’accompagner ?

 

– Elle ne dispose plus d’aucune minute, car elle danse l’après-midi, le soir et la nuit. Le matin, naturellement, elle se repose.

 

– C’est une folie.

 

– C’en est une.

 

Et je songeais :

 

« Chacun ne cherche-t-il pas la sienne ? Les uns dansent, les autres consultent les augures. Les uns oublient, les autres faussent le souvenir. Les pauvres hommes ne peuvent-il donc plus accepter franchement la douleur et la mort ? Et le bon sens, déjà si rare à la guerre, serait-il plus rare encore dans la paix ? Ce Falaise qui distingue la folie de Mme Mervalle n’aperçoit-il donc pas la sienne ?… »

 

Cependant il continuait :

 

– Derrière son rideau, Suzanne se recueillait. Je compris, tout de suite, quand elle commença de répondre, qu’elle était entrée en transe, comme nous disons, mais qu’elle demeurait agitée, inquiète, comme troublée par une lutte avec l’invisible. « Georges est-il là ? réclamait Mervalle. – Il vient, il vient, il vient, il fait signe de loin qu’il vient. Il ne veut pas venir. Je ne sais pas. Et Raymond ? Et Raymond ?… » Raymond est un désincarné qui se mêle souvent à nos communications. C’est le fils de l’un de nos amis, tué sur la Somme. Ce fut très long, Il nous fallut entendre bien des divagations, bien des messages quasi incompréhensibles. Vous comprenez : nous n’avons pas encore la clé de ces communications supra-terrestres. Bien des choses nous échappent. Quand nous les connaîtrons, il n’y aura peut-être plus de mystère. Nous saurons alors comment nous conduire dans la vie sous la direction des intelligences. Déjà, bien des conseils de charité, de spiritualité, de mysticité nous viennent par leur entremise. Nous les entendons mal. Pourtant, nous commençons de les entendre.

 

– Et Georges ? réclamai-je pour mettre un terme à cette éloquence spirite.

 

– C’est vrai : j’abrège. Nos séances ne vous intéressent pas, Vous n’êtes pas encore en possession de la vérité. Cela viendra. Puisse mon exemple hâter votre conversion ! Mais vous n’avez pas été suffisamment éprouvé par la douleur.

 

Ma parole ! il me parlait comme un missionnaire à un païen et me souhaitait des calamités pour hâter mon retour. J’esquissai un sourire. Il ne s’y arrêta pas et reprit :

 

– Ce fut un combat prolongé et émouvant.

 

– Quel combat ?

 

– Celui de Jacob contre l’ange. Mais le médium finit par être vaincu. L’invisible fut le plus fort. Elle se débattait, elle se débattait, la pauvre petite, comme si elle ne voulait pas se rendre, comme si elle défendait avec acharnement la liberté de sa vie. Et n’était-ce pas cette liberté qu’elle défendait, en effet ? Mais qui de nous est libre, quand le monde immatériel nous presse de toutes parts ? L’intelligence de Georges finit par s’emparer d’elle et parla par sa bouche. Je reconnus la voix de mon fils, non peut-être sa voix humaine, mais sa voix de l’au-delà.

 

– Sa voix de l’au-delà ?

 

– Oui, une voix lointaine, assourdie, comme féminine, ou, plutôt, comme ouatée de ténèbres. Ah ! je ne sais pas de mots pour révéler le charme de cette voix. Imaginez un chant de violon très éloigné sur l’eau qui porte la musique avec délicatesse et fragilité. Le médium…

 

– Mlle Suzanne ?

 

– Elle n’était plus Suzanne, elle était l’intelligence de Georges qui parlait directement. Elle prouva son identité par des allusions très discrètes à des faits anciens de l’enfance de mon fils, connus de moi seul et de sa mère. Si sa mère consentait à les entendre, elle serait bientôt convaincue. Des faits insignifiants, des faits obscurs, et qu’il fallait deviner à travers des incohérences et des fuites subites dans le temps et la distance. Car les esprits sont fugaces et parfois difficiles à suivre. Ils ne mettent pas les choses sur les mêmes plans que nous ; de là, des difficultés d’interprétation. L’intelligence de Georges m’adressa ensuite des conseils que Mervalle s’efforçait de faire préciser dans ses consultations et propositions ; elle m’engageait, avons-nous cru comprendre, à une grande douceur envers ma femme, elle parlait de sa mère avec tendresse…

 

– Elle ? Qui ? Suzanne ?

 

– Mais non, l’intelligence de Georges, Comme si elle avait connu nos dissentiments, comme si elle excusait l’absence de Mme Falaise et son refus de croire ! Enfin, à ma prière, Mervalle la questionna sur le pacte que nous avions conclu. Suzanne devait-elle se marier ? Suzanne était-elle libre de se marier ? La réponse sembla flotter quelques instants. Il y eut tout un flot de paroles presque sans aucun sens déterminé. Puis, elle se précisa d’une façon foudroyante : non, non, non. Trois fois. Puis, elle apporta des atténuations : pas encore, pas cette fois. Pas encore, pas cette fois : comme si l’avenir était ménagé, comme si le remariage n’était pas interdit à Suzanne d’une manière systématique et absolue. C’est ce que j’ai expliqué à la jeune fille à son réveil.

 

– À son réveil ?

 

– Mais sans doute ! elle ne se souvient pas à l’état de veille de ce qui s’est passé pendant la transe.

 

– Comment ? Elle ignore ce qu’elle a dit ?

 

– Évidemment : elle n’est plus qu’un agent de transmission, chargé de la communication d’une autre intelligence.

 

– Et son intelligence à elle, que devient-elle pendant ce temps-là ?

 

– C’est encore un domaine mal connu. Elle sort peut-être d’elle-même avec le périsprit. N’a-t-on pas constaté que du médium coulait une sorte de substance fluide, susceptible d’une analyse chimique ? Le docteur Geley vous pourrait mieux renseigner à ce sujet.

 

Mais je ne songeais point à parfaire mon éducation spirite qui, je le crains, demeurera toujours fort rudimentaire. Le drame de famille auquel le hasard m’avait mêlé suffisait à ma curiosité.

 

– Et comment Mlle Suzanne a-t-elle pris la nouvelle ?

 

– Oh ! Suzanne ne livre pas volontiers son for intérieur. Elle a gardé le silence. Je la crois dépitée, mais elle a du ressort. Et puis, elle aimait Georges : elle comprendra qu’elle ne pouvait le trahir.

 

Il prenait légèrement le chagrin de la jeune fille. Le mal des autres se supporte aisément, surtout s’ils nous évitent leurs plaintes ou leur mauvaise humeur, et Suzanne Giroux ne se plaindrait à personne.

 

Je quittai mon égoïste ami, un peu scandalisé de sa victoire. Mme Falaise, qui me savait dans l’hôtel, fit guetter ma sortie par sa femme de chambre et me demanda de l’aller voir dans son petit salon. Elle me parut très affligée.

 

– Je ne m’attendais pas, me dit-elle, à ce dénouement. Vous m’en aviez fait prévoir un autre.

 

– Je m’en excuse, madame, mais j’avais tant de confiance ! Il y a là quelque chose qui nous échappe.

 

– J’avais pourtant mis un cierge à Notre-Dame-des-Victoires. Il faut croire que cette épreuve est nécessaire. Nous devons toujours nous incliner devant les vues de la Providence, même quand elles nous semblent très différentes des nôtres.

 

La noble femme ne se révoltait pas. Je compris qu’elle acceptait de se plier entièrement à la volonté divine et que, si son mari continuait ses étranges évocations paternelles, elle se contenterait de prier pour sa guérison et éviterait d’entrer en discussion avec lui. Je le compris et je lui baisai la main. Se rendit-elle compte de ma muette sympathie ? Elle se livra un peu plus et je vis des larmes dans ses yeux :

 

– Vous êtes notre ami. Continuez de venir nous voir. Il me semble qu’on fait du mal à mon fils en l’appelant ainsi et qu’on le diminue dans son existence immortelle. Il nous voit, il nous suit, je le sais ; mais là où il est, nous ne pouvons communiquer avec lui. Il nous attend et nous le rejoindrons un jour.

 

– Et Suzanne, madame, la garderez-vous ?

 

– Il le faut bien, puisque mon mari le veut. C’est une étrange fille. Je ne puis savoir si elle regrette sa décision.

 

– Sa décision ?

 

– Mais oui : c’est elle qui n’a pas voulu épouser le lieutenant Malais.

 

– Vous le croyez ?

 

– Comment expliqueriez-vous sa réponse ? Croyez-vous donc aux esprits ?

 

– Non, madame, mais peut-être à des influences inexplicables, ou plutôt inexpliquées. Comment se serait-elle condamnée elle-même ?

 

– Parce que le lieutenant Malais a cessé de lui plaire.

 

– Alors, selon vous, elle se prête à une supercherie ?

 

– Sans doute.

 

– Et vous acceptez de vivre avec ce petit monstre ?

 

– Je ne puis quitter mon mari. C’est mon devoir et mon vieil amour unique.

 

– Il ne s’agit pas de cela. Elle me regarda bien en face :

 

– J’ai peur qu’il ne me mette le marché en main. Je resterai, quoi qu’il arrive.

 

De nouveau, je m’inclinai très bas devant elle et pris congé. Dans la rue, à deux pas de l’hôtel, je croisai le lieutenant Malais qui venait aux nouvelles, aux mauvaises nouvelles. Il me serra le bras d’une poigne vigoureuse, m’arrêta net et me jeta dans la figure :

 

– Que se passe-t-il dans cette baraque ? Alors on me retire le pain de la bouche ?

 

– Vous allez le savoir, lui répliquai-je, ne me souciant point de subir ses interrogatoires et ses fureurs.

 

– Je le sais déjà. Suzanne m’a envoyé un télégramme : « Inutile de revenir rue Michel-Ange. Lettre explicative suit. Sympathiques souvenirs. » Alors, quoi ? ces blagues de l’autre monde continuent ? Je suis mis à la porte par les esprits ? Et l’on s’imagine que cela va se passer comme ça ! Un ancien combattant chassé par les apparitions : vous avouerez que c’est bouffon. Non, non, revenez avec moi chez le père Falaise ? et vous verrez de quel bois je me chauffe. Ah ! ils n’ont pas reçu de bombe pendant la guerre, eh bien ! ils en recevront après l’armistice.

 

Il n’avait avec lui ni canon, ni mitrailleuse, ni même une musette bourrée de grenades, et, cependant, il fumait comme une batterie tout entière. Mieux valait raccompagner pour éviter un esclandre et obtenir qu’il se calmât. Je retournai donc avec lui en lui adressant des paroles destinées à lui inspirer la patience et le détachement et qui, par un effet directement contraire, achevaient de l’exaspérer. Il sonna, d’un tel élan que la poignée lui resta dans la main, La grille fut ouverte et nous nous présentâmes devant la porte de l’hôtel. Cette porte s’ouvrit à son tour sans que le terrible homme eût démoli un second appareil, comme si quelqu’un nous eût guettés pour nous recevoir en hâte. Déjà le lieutenant se précipitait à la bataille, quand il fut cloué net devant une véritable apparition.

 

Ni l’un ni l’autre, nous n’étions superstitieux. Ni l’un ni l’autre, nous ne croyions aux fantômes. Il y en avait un qui protégeait l’immeuble de la rue Michel-Ange. C’était une jeune fille, une simple jeune fille au visage immobile et calme, qui fixait dans les yeux l’infortuné candidat. C’était Suzanne.

 

– Adieu, monsieur ! dit-elle, et pas un mot de plus.

 

– Ah ! réclama-t-il avec impétuosité, vous me…

 

Il n’acheva pas. Elle avait mis un doigt sur la bouche, dans une attitude de sphinx qui lui seyait à merveille. Il lui suffit de ce geste pour convaincre son nouveau fiancé – le second – que la bataille était définitivement perdue pour lui. Il oscilla une seconde, comme un arbre foudroyé avant de tomber, tourna les talons et m’entraîna dans sa prompte retraite.

 

Lorsque nous fûmes dans la rue, il me salua et me tendit la main par un reste de politesse. Et je vis qu’il pleurait à chaudes larmes, comme un enfant.

 

– Mon petit, lui dis-je, vous trouverez mieux.

 

Je préférais cet amoureux éconduit au rodomont précédent.

 

X

LA MAISON HANTÉE

Quelques semaines plus tard, je vis venir chez moi, rue du Ranelagh, Mme Falaise. La pauvre femme était bouleversée et j’eus peine à la remettre en état de me confier sa misère. Elle si réservée, si digne, si prudente, ne se décidait pas à se plaindre et ne pouvait s’en aller sans recevoir un secours. J’obtins peu à peu qu’elle se calmât, et voici le récit douloureux qu’elle me fit en hésitant et pleurant :

 

– J’étais résolue à tout supporter. Je le dois, n’est-ce pas, cher ami, doublement, puisque je suis chrétienne et puisque j’aime mon mari. Maintenant j’ai peur de devenir folle. J’ai peur, comprenez-vous. J’étais la seule personne raisonnable dans notre hôtel et je crains de perdre la raison. Notre vieux ménage de serviteurs nous a quittés depuis les dernières scènes.

 

– Les dernières scènes ?

 

– Je vous expliquerai tout à l’heure. Mon mari l’a remplacé par une paire de spirites qu’il associe à ses expériences. Je n’ai plus avec moi que ma femme de chambre, qui m’est très attachée, mais qui, elle aussi, commence à trembler, ne mange plus, ne dort plus, gémit et soupire jour et nuit.

 

– Mais enfin, chère madame, demandai-je, que se passe-t-il donc ?

 

– Il se passe qu’ils ne vont même plus avenue de Wagram pour leurs abominables séances. M. Mervalle ne peut plus leur servir d’intermédiaire.

 

– Mervalle ? Pourquoi ?

 

– Vous ne savez donc pas ? Mme Mervalle est partie avec le lieutenant Malais qu’elle a connu au dancing de la rue Caumartin. Elle divorce pour l’épouser. Et M. Mervalle est désespéré.

 

– Oh ! dis-je, il la retrouvera, comme il l’a retrouvée après la mort du pauvre Bernin.

 

Mme Falaise ne me suivit pas dans ma digression. Déjà elle reprenait de sa douce voix mélancolique :

 

– Ils ne retournent plus avenue de Wagram. Ils appellent mon fils à domicile. Ils le poursuivent jusque dans sa chambre que j’ai laissée telle qu’il l’a quittée le jour de la mobilisation, et dont j’avais fait une sorte de sanctuaire où j’aimais à me retirer afin d’y mieux prier pour lui. Ce sanctuaire, ils l’ont profané. Maintenant je n’y retourne plus. Je n’ai plus rien à moi, que ma douleur où je suis seule, toute seule, puisque mon mari ne la partage plus avec moi.

 

J’avais bien pressenti qu’il lui deviendrait un jour difficile de vivre dans le voisinage d’un envoûté et qu’il lui faudrait imposer un choix entre elle et Suzanne. Ce choix, oserait-elle le proposer ? Je la pressai de continuer ses confidences :

 

– J’ai tenté, murmura-t-elle, quelque chose qui ne me vaut pas ma propre estime. Un jour que Suzanne était dans ma chambre, je lui ai montré mon collier de perles. C’est un cadeau qui date des premiers temps de mon mariage. Il vaut aujourd’hui plus de deux cent mille francs. « Le voulez-vous ? ai-je proposé à la jeune fille. Vous irez le montrer à votre famille. » C’était l’inviter à retourner à Poitiers, chez les siens. Elle eut un sourire mystérieux et refusa : « Je n’en ai pas besoin, madame », me répondit-elle. J’ai su, en effet, que mon mari lui avait offert un plus beau collier.

 

À cette révélation, j’eus un sursaut que Mme Falaise ne pouvait interpréter que défavorablement !

 

– Oh ! s’écria-t-elle aussitôt, n’ayez pas de mauvaises pensées. Ce serait absurde et ce serait faux. Je vais vous dire un secret que je ne devrais avouer qu’à mon confesseur, mais vous avez été mêlé à notre horrible aventure. Eh bien ! je préférerais que Suzanne fût la maîtresse de mon mari, comme vous venez de le supposer à l’instant, parce qu’alors je me débattrais dans une intrigue normale. Tandis que mon mari n’a pour Suzanne qu’une affection paternelle. Il l’assimile à Georges. Il ne la sépare pas de Georges. Il trompe mon fils avec elle. Ah ! oui, je préférerais être moi-même trompée.

 

C’était le plus singulier cri d’amour maternel. Elle fut surprise elle-même de l’avoir poussé et s’en repentit :

 

– Excusez-moi, supplia-t-elle. Vous voyez bien que je commence, moi aussi, à divaguer. Et j’ai peur de rentrer chez moi. J’en suis là. Peu à peu ils me chassent, ils me prennent mes souvenirs, ils me prennent mon enfant.

 

Elle me faisait une telle pitié que je résolus de lui venir en aide :

 

– Écoutez, dis-je, peut-être parviendrai-je à dessiller les yeux de Falaise.

 

Et je la mis au courant de ce que j’avais surpris le fameux soir des gothas, comme aussi des indications fournies à Suzanne par son ex-fiancé. Elle m’écouta sans m’interrompre, satisfaite de trouver en moi un appui. Mais sa foi absolue n’avait pas besoin d’être nourrie de nouveaux arguments, et je compris bien qu’elle n’attachait pas beaucoup d’importance à ma démarche.

 

– Essayez, conclut-elle. Je désire tant que vous réussissiez.

 

Puis elle se retira, un peu calmée, ayant renouvelé sa provision de patience, mais pour combien de temps ?

 

J’essayai en effet. Cette entrevue avec mon vieil ami Falaise fut dépourvue de tout agrément. Elle eût été comique si elle m’avait laissé le loisir de l’ironie. Mais elle s’acheva dans la tempête.

 

Je révélai donc au père de Georges ma présence avenue de Wagram le soir où fut évoquée la bataille de Verdun avec des détails que je lui avais donnés à lui-même en présence de Suzanne, Mais il nia obstinément qu’il eût jamais tenu de moi ces détails.

 

– Mme Falaise était là, insistai-je.

 

– Elle est partiale.

 

Et lui donc !

 

– Mais Mme Falaise, repris-je, n’assistait pas à la scène de l’avenue de Wagram, Il serait donc facile de l’interroger et de rapprocher ensuite son témoignage de celui que je vous apporte.

 

– C’est inutile. Ma femme ne veut pas être mêlée à cette histoire.

 

C’était pourtant cette histoire qui menaçait de la jeter hors de chez elle. Je n’insistai pas, car je comptais sur une meilleure preuve :

 

– Que Mlle Suzanne vous remette la correspondance qu’elle a échangée avec le lieutenant Malais.

 

– Je ne commettrais pas cette indiscrétion.

 

– Oh ! il n’y a là aucune indiscrétion, Mlle Suzanne écrivait en votre nom au lieutenant Malais alors en captivité. Aucun lien n’existait entre eux. Ils n’étaient pas fiancés.

 

– Pourquoi lire leur correspondance ?

 

– Parce que vous y trouverez toutes les indications sur la tombe de votre fils à Brabant, indications que Suzanne nous a révélées, ce fameux soir des gothas, en état de transe, comme si elles lui étaient imposées par une communication avec l’au-delà. Vous aurez là, mon cher Falaise, la démonstration évidente de la supercherie.

 

– Comment le savez-vous ? me réclama Falaise irrité.

 

– Par le lieutenant Malais.

 

– Lâche vengeance d’un fiancé renvoyé !

 

– C’était avant son renvoi.

 

Mon ami s’était levé dans un état d’extrême agitation dont je ne pouvais rien augurer de favorable.

 

– Je n’en crois rien, me déclara-t-il, et je vous défends de porter contre la fiancée de mon fils une accusation aussi monstrueuse. Vous avez abusé de l’hospitalité que je vous offrais, de la confiance que je vous montrais. Je vous interdis à l’avenir l’accès de ma maison.

 

Diable ! il m’exorcisait et me chassait comme un esprit des ténèbres. J’allais me fâcher à mon tour, car les mots qu’il avait employés me blessaient les oreilles et je n’aime guère à supporter de tels accès de colère, quand une porte s’ouvrit et je vis passer, comme une ombre, Mme Falaise, l’inquiétude et la mort sur le visage. Cette apparition eut pour effet de me restituer mon sang-froid et je me contentai de répliquer, le sourire aux lèvres :

 

– Mon pauvre ami, je vous plains. Un jour, c’est vous qui m’enverrez chercher.

 

Il me laissa partir sans un mot. Son fanatisme avait brisé notre amitié.

 

 

Mme Falaise vint elle-même excuser son mari. Je l’assurai que je lui avais pardonné son incartade et que, d’ailleurs, je ne l’en rendais pas responsable.

 

– Mais vous-même ? lui demandai-je.

 

Elle ne ressemblait pas à l’humble mendiante qui était venue m’implorer précédemment. Elle avait repris son état habituel, sa douceur, sa résolution, presque cet air paisible et tranquille qui, jadis, me la faisait prendre pour une femme insignifiante et sans grande sensibilité.

 

– Oh ! moi… répliqua-t-elle avec détachement, comme pour détourner la conversation d’un sujet qui ne valait plus d’être approfondi.

 

Étonné de ce revirement, j’insistai :

 

– Vous vous êtes décidée à rester rue Michel-Ange ?

 

– Sans doute. Comment ferais-je autrement ?

 

Elle avait déjà oublié sa démarche avec cette promptitude qu’ont les femmes à se reprendre. Je dus la lui rappeler pour obtenir quelque explication. Elle rougit comme une jeune fille et me fit cet aveu qui ne devait pas me surprendre :

 

– J’étais faible. Nous sommes tous faibles quand nous sommes réduits à nous-mêmes. J’ai demandé assistance à Celui qui ne nous refuse jamais la sienne. J’ai prié et j’ai été exaucée.

 

– Exaucée ?

 

– Oui. Je souffrirai tout, je subirai tout désormais, pour le salut de mon fils et pour celui de mon mari. Je demeurerai auprès de mon mari sans me plaindre. La présence de Suzanne, la complicité de Suzanne, je les supporterai. Il n’est pas possible que tôt ou tard il ne me revienne pas, qu’il ne partage pas mes espérances éternelles.

 

Sa foi l’avait rassérénée. Je lui promis de revoir Falaise sans faire allusion à la scène violente de notre rupture. Mais ce drame intime devait recevoir un dénouement brusque et inattendu.

 

XI

ÉPILOGUE

Un dénouement brusque et inattendu, mais je n’en ai jamais su davantage sur le mystère de la rue Michel-Ange.

 

On se souvient de cette terrible épidémie de grippe, dite « espagnole », qui sévit à Paris à la fin de 1918 et qui reparut en février et mars 1919. Elle faisait encore des victimes quand on la croyait enfin disparue, Suzanne Giroux fut une des dernières, au mois d’avril, peu de jours après les événements que j’ai relatés. Peut-être son système nerveux trop tendu – et détraqué, soit par ses passes de médium et ses états de transe, soit par les combinaisons machiavéliques de sa volonté de parvenir – l’avait-il désarmée contre les atteintes du mal qui, tout de suite, déclara sa gravité et emporta rapidement la malheureuse jeune fille. Son secret disparut avec elle. Dans la mort elle appela : Georges ! Georges ! Et peut-être ce secret n’était-il qu’un amour ardent et malheureux.

 

J’ai donné à entendre que j’avais pénétré ce secret. Résolue à ne jamais retourner à Poitiers dans sa province et sa famille également dédaignées, se sentant créée et mise au monde pour respirer dans une atmosphère de luxe, et peut-être d’ailleurs amoureuse du mort et voulant se rapprocher de lui, elle n’aurait pas reculé devant les pires audaces pour atteindre ce but de conquête, et, puisqu’il fallait plaire à M. Falaise par le moyen de communications avec l’invisible, elle aurait consenti à évoquer le fils pour dominer le père. Elle aurait appartenu à la race de cette Mlle de Watteville qui, dans l’Albert Savarus de Balzac, souleva toute une cité pour venger son amour repoussé. Une jeune fille est moins disposée qu’une femme, dans la passion, à tenir compte des forces sociales et des scrupules de sentiment. Elle a moins vécu, elle ne connaît pas les mille réserves et les mille nécessités de la vie, elle va de l’avant sans aucune gêne. Elle détermine d’inutiles catastrophes, sans profit pour elle-même, et s’imagine sottement témoigner ainsi d’un plus vif amour. Hermione est plus franche et absolue que Phèdre dans sa poursuite. Et, d’ailleurs, les crimes qui nous paraissent le mieux préparés et combinés, ceux qui impliquent toute une suite de résolutions, ne sont pas accomplis dans la réalité avec cette rigueur mathématique. Bien plutôt, ils sont pris dans leur propre engrenage. On avait donné le petit bout du doigt, et le corps y a passé tout entier. Et c’est pourquoi l’examen de conscience préconisé par la religion catholique est si précieux, qui permet de voir clair en soi et d’extirper à temps les mauvais germes qui lèveront en moisson coupable et dont on ne peut plus, à un moment donné, empêcher la croissance. Je demeure persuadé que Suzanne, en se prêtant au début aux caprices spirites de Falaise, croyait faire œuvre pie, caresser une chimère inoffensive, panser de ses douces mains de femme une douleur qu’elle sentait à vif. Ainsi fut-elle peu à peu amenée à subir un joug dont il lui devint impossible de préserver ses épaules. Elle crut reprendre sa liberté en épousant le lieutenant Malais ; mais sa finesse l’avertit bientôt que ce fiancé tempétueux ne lui convenait point et que la supercherie dont elle avait contracté l’habitude, et dans laquelle elle vivait grassement, était encore préférable à une union mal assortie. Serait-elle allée jusqu’à séparer Falaise de sa femme ? Je l’en croyais capable.

 

C’était là mon interprétation. Je reconnais qu’elle est injurieuse et cruelle.

 

Suzanne Giroux devenait à mes yeux un type nouveau de la dissimulation.

 

« La dissimulation, écrivait La Bruyère, n’est pas aisée à définir : si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. »

 

Mais Suzanne Giroux ne composait pas ses paroles, sauf, peut-être, dans l’état de transe.

 

Sans doute, dans les milieux spirites qu’elle fréquentait, juge-t-on la jeune fille d’une tout autre manière, comme un médium honoré des révélations d’outre-tombe, même si ces révélations devaient briser son bonheur. Je l’ai entendu citer comme une des vierges et des martyres de la religion nouvelle.

 

 

Le calme, après sa mort, entra dans l’hôtel de la rue Michel-Ange, mais d’une manière imprévue. Mme Falaise avait assisté la jeune fille avec un dévouement tout maternel jusqu’aux derniers moments, donnant ainsi la preuve de sa charité et de son abnégation chrétiennes. Le mal fut si brusque qu’il ploya cette jeunesse en quarante-huit heures et ne lui laissa pas le temps de se reprendre, de lutter, de prévoir la fin. Falaise commença d’être désespéré. Qui, désormais, le relierait à son fils ? Puis, une idée vint se loger dans sa tête et le consoler presque instantanément ; c’était Georges qui avait réclamé sa fiancée, qui était venu la chercher, qui l’avait emmenée avec lui dans le monde invisible. Pour un peu, il eût célébré leurs noces spirituelles. Dans tous les cas, il imaginait leur bonheur éthéré et admettait que son fils, occupé d’autres soins, ne pouvait communiquer avec lui. Je le vis sourire à l’absent, aux absents, car il ne les séparait plus. Cette douce folie ne gênait personne. Mme Falaise la supportait avec patience, elle dont les prières demandaient le repos éternel pour leur enfant et qui croyait à la survie des âmes dans le royaume de Dieu.

 

Et c’est aussi dans La Bruyère que je chercherai son portrait :

 

« Il y a dans quelques femmes une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur et qui est comme une suite de leur haute naissance ; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu’elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux. »

 

Mais sa modestie, à elle, recouvrait tout.

 

Et quant aux événements humains, aux historiques comme aux intimes, nous aimons à leur donner diverses interprétations, dont les plus singulières trouveront toujours des adeptes…

 

Paris, décembre 1921 - février 1922.

 

 

 

 

 


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