Joseph Conrad

 

 

 

LORD JIM

 

 

 

Recueil original 1900

Traduit de l’anglais par Philippe Neel

Texte établi d’après l’édition Gallimard 1924

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

NOTE DE L’AUTEUR.. 5

CHAPITRE PREMIER.. 8

CHAPITRE II. 15

CHAPITRE III. 22

CHAPITRE IV.. 32

CHAPITRE V.. 38

CHAPITRE VI. 58

CHAPITRE VII. 78

CHAPITRE VIII. 90

CHAPITRE IX.. 102

CHAPITRE X.. 113

CHAPITRE XI. 129

CHAPITRE XII. 135

CHAPITRE XIII. 145

CHAPITRE XIV.. 158

CHAPITRE XV.. 171

CHAPITRE XVI. 176

CHAPITRE XVII. 183

CHAPITRE XVIII. 187

CHAPITRE XIX.. 197

CHAPITRE XX.. 204

CHAPITRE XXI. 219

CHAPITRE XXII. 227

CHAPITRE XXIII. 234

CHAPITRE XXIV.. 243

CHAPITRE XXV.. 250

CHAPITRE XXVI. 259

CHAPITRE XXVII. 266

CHAPITRE XXVIII. 273

CHAPITRE XXIX.. 281

CHAPITRE XXX.. 287

CHAPITRE XXXI. 293

CHAPITRE XXXII. 301

CHAPITRE XXXIII. 308

CHAPITRE XXXIV.. 319

CHAPITRE XXXV.. 329

CHAPITRE XXXVI. 336

CHAPITRE XXXVII. 343

CHAPITRE XXXVIII. 352

CHAPITRE XXXIX.. 361

CHAPITRE XL.. 369

CHAPITRE XLI. 378

CHAPITRE XLII. 384

CHAPITRE XLIII. 392

CHAPITRE XLIV.. 400

CHAPITRE XLV.. 406

À propos de cette édition électronique. 417

 

NOTE DE L’AUTEUR

Lorsque ce roman parut pour la première fois en volume, l’idée se répandit que je m’étais laissé emporter par mon sujet. Des critiques affirmèrent que l’œuvre, destinée à fournir une courte nouvelle, avait échappé au contrôle de son auteur et d’aucuns parurent même prendre plaisir à découvrir des preuves certaines de ce fait. Ils se fondaient sur la durée du récit, prétendant que nul homme n’eût pu parler aussi longtemps, et retenir l’attention de ses auditeurs. Ce n’était pas chose fort croyable, affirmaient-ils.

 

Après avoir médité la question pendant quelque seize ans, je ne suis pas bien sûr de ce qu’ils avancent. On a vu, sous les tropiques comme dans la zone tempérée, des gens passer la moitié de la nuit à débiter des histoires. Dans le cas présent, il ne s’agit, il est vrai, que d’une seule histoire, mais elle comporte des interruptions qui donnent au conteur des moments de répit, et quant à ce qui est de l’endurance des auditeurs, il faut accepter le postulat que le récit était vraiment intéressant. Supposition préliminaire et obligatoire. Si je n’avais pas trouvé l’histoire intéressante, je n’aurais pas commencé à l’écrire. Quant à l’invraisemblance matérielle, nous savons tous que certains discours du Parlement ont duré plus près de six que de trois heures, alors que toute la partie de mon livre comportant le récit de Marlow peut, je le crois, se lire à haute voix en moins de trois heures. D’ailleurs, bien que j’aie négligé ces détails insignifiants, il faut supposer que l’on servit des rafraîchissements cette nuit-là, et que pour aider le conteur, on lui donna bien un verre d’eau minérale quelconque.

 

Mais sérieusement, et pour parler franc, mon intention première était d’écrire une nouvelle sur l’épisode du bateau de pèlerinage, rien de plus. C’était là une idée parfaitement légitime. Mais après avoir écrit quelques pages, je m’en trouvai mécontent, pour une raison ou l’autre, et je les mis de côté, pour ne les sortir du tiroir que lorsque feu M. William Blackwood me demanda quelque chose pour sa revue.

 

C’est alors seulement que je m’avisai que l’épisode du bateau de pèlerinage fournissait le point de départ excellent d’une libre et vagabonde histoire, et que c’était aussi un événement de nature à colorer tout le sentiment de l’existence chez un individu simple et sensible. Mais tous ces mouvements d’âme, tous ces états d’esprit préliminaires étaient pour moi un peu obscurs à cette époque, et ne m’apparaissent pas plus clairement aujourd’hui, après tant d’années.

 

Les quelques pages mises de côté eurent leur poids dans le choix du sujet. Mais l’histoire tout entière fut récrite de propos délibéré. Lorsque je la commençai, j’étais certain d’en faire un gros volume, sans prévoir pourtant qu’elle dût s’étendre sur treize numéros de revue.

 

On m’a parfois demandé si cette œuvre n’était pas, entre toutes les miennes, celle que je préfère. Je ne goûte pas le favoritisme dans la vie publique, dans la vie privée, ou même dans les rapports délicats d’un auteur avec ses ouvrages. En principe, je ne veux pas avoir de favoris, mais je ne vais pas jusqu’à éprouver chagrin ou ennui de la préférence que certains lecteurs accordent à mon « Lord Jim »Je ne dirai même pas que je ne les comprenne pas… Non ! Mais j’ai eu un jour une cause de surprise et d’inquiétude.

 

Un de mes amis revenu d’Italie avait causé là-bas avec une dame qui n’aimait pas mon livre. Je déplorais le fait, évidemment, mais ce qui me surprit, ce fut le motif de sa désapprobation. « Vous comprenez », disait-elle, « toute cette histoire est si morbide ! »

 

Cette réflexion me valut une bonne heure d’inquiètes réflexions. Mais je finis par conclure que, toutes réserves faites sur la nature d’un sujet un peu étranger à une sensibilité féminine normale, cette dame ne devait pas être Italienne. Je me demande même si elle était Européenne. En tout cas, un tempérament latin n’aurait jamais rien vu de morbide dans le sentiment aigu de la perte de l’honneur. Pareil sentiment peut être juste ou erroné, ou peut être condamné comme artificiel, et mon Jim n’est peut-être pas d’un type très répandu. Mais je puis sans crainte affirmer à mes lecteurs qu’il n’est pas le fruit d’une froide perversion de pensée. Ce n’est pas non plus un personnage des brumes septentrionales. Par une matinée ensoleillée, dans le banal décor d’une rade d’Orient, je l’ai vu passer, émouvant, significatif, sous un nuage, parfaitement silencieux. Et c’est bien ainsi qu’il devait être. C’était à moi, avec toute la sympathie dont j’étais capable, à chercher les mots adéquats à son attitude. C’était « l’un des nôtres ».

 

Juin 1917.

CHAPITRE PREMIER

Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être ; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.

 

On n’exige du commis maritime aucune espèce d’examen, en aucune matière, mais il doit posséder la théorie du Débrouillage, et savoir, mieux encore, en donner la démonstration pratique. Sa besogne consiste à distancer, à force de voiles, de vapeur ou de rames, les autres commis maritimes lancés comme lui sur tout navire prêt à mouiller son ancre, à aborder jovialement le capitaine en lui fourrant une carte dans la main – la carte réclame du fournisseur, – puis, dès sa première visite à terre, à le piloter avec fermeté, mais sans ostentation, vers une boutique, vaste comme une caverne et pleine de choses bonnes à manger et à boire sur un bateau ; on y vend tout ce qui peut assurer à un navire sécurité et élégance, depuis un jeu de crochets pour son câble, jusqu’à un carnet de feuilles d’or pour les sculptures de son arrière, et le capitaine se voit accueilli comme un frère par un négociant qu’il n’avait jamais rencontré. Il trouve, dans une salle fraîche, de bons fauteuils, des bouteilles, des cigares, et tout ce qu’il faut pour écrire ; un exemplaire des règlements du port, et une cordialité qui fait fondre le sel déposé, par trois mois de navigation, sur un cœur de marin. Ainsi nouées, les relations sont entretenues, tant que le navire reste au port, par les visites quotidiennes du commis maritime. Fidèle comme un ami et plein d’attentions filiales pour le capitaine, il fait montre, à son endroit, d’une patience de Job, de l’entier dévouement qu’on attendrait d’une femme, et d’une gaieté de bon vivant. Après quoi l’on envoie la note. C’est un beau métier, tout fait de cordialité avertie, et les bons commis maritimes sont rares. Quand un commis, qui possède la théorie du Débrouillage, se trouve aussi pourvu d’une éducation de marin, il vaut son pesant d’or pour le patron, et peut en attendre toutes les faveurs. Jim gagnait toujours de beaux gages et les faveurs qu’il se voyait octroyer eussent assuré la fidélité d’un démon, ce qui ne l’empêchait pas, avec une noire ingratitude, de planter là brusquement son emploi pour s’en aller ailleurs. Les raisons qu’il donnait à ses chefs étaient manifestement insuffisantes, et provoquaient de leur part cette simple réflexion : « Maudit imbécile ! » dès qu’il avait tourné le dos. Telle était la critique qu’éveillait son excessive sensibilité.

 

Pour les blancs des ports et les capitaines de navires, il était Jim et rien de plus. Il possédait un autre nom, bien entendu, mais il tenait fort à ne l’entendre jamais prononcer. Son incognito, percé comme un tamis, ne visait pas à cacher une personnalité, mais un fait. Lorsque le fait transparaissait à travers l’incognito, Jim quittait brusquement le port où il s’employait à ce moment-là, et en gagnait un autre, en général plus loin vers l’Orient. Il s’en tenait aux ports de mer, parce que c’était un marin exilé de la mer, et parce qu’il possédait la théorie du Débrouillage, qui ne peut servir à d’autre métier qu’à celui de commis maritime. En bon ordre, il battait en retraite vers le soleil levant, et comme par hasard, mais inexorablement, le fait le poursuivait. Aussi l’avait-on vu, tour à tour, dans le cours des années, à Bombay, à Calcutta, à Rangoon, à Penang, à Batavia, et dans chacun de ces ports d’attache, il était tout simplement Jim, le commis maritime. Plus tard, lorsque son sentiment aigu de l’Intolérable l’eut chassé pour toujours des ports et de la société des blancs, jusque dans la forêt vierge, les Malais du village qu’il avait choisi dans la jungle, pour y cacher sa sensibilité déplorable, ajoutèrent un mot au monosyllabe de son incognito. Ils l’appelèrent Tuan Jim, – Lord Jim comme on dirait chez nous.

 

Il sortait d’un presbytère. Plus d’un capitaine de beau vaisseau marchand est issu d’un tel séjour de piété et de paix. Le père de Jim possédait sur l’Inconnaissable des connaissances assez précises pour mener dans la voie droite les habitants des chaumières, sans troubler la quiétude de ceux qu’une infaillible Providence a fait vivre dans des châteaux. Perchée sur une colline, la petite église avait la teinte grisâtre d’un rocher moussu, aperçu à travers les trous d’un rideau de feuillages. Elle s’élevait là depuis des siècles, mais les arbres qui l’entouraient devaient se souvenir encore d’avoir vu poser sa première pierre. Au-dessous d’elle, la façade rouge du presbytère mettait sa teinte chaude, parmi les pelouses, les corbeilles de fleurs et les sapins. Derrière la maison, flanquée à gauche d’une cour d’écurie pavée, s’étendait un verger où les toits en pente des serres s’adossaient à un mur de briques. La cure était, depuis des générations, un fief de famille, mais Jim était le dernier de cinq fils, et lorsque des romans d’aventures, lus au cours des vacances, eurent éveillé sa vocation de marin, on l’expédia sans tarder sur un « bateau-école pour officiers de la marine marchande ».

 

Il y apprit un peu de trigonométrie, et sut bientôt brasser les vergues de perroquet. Généralement aimé, il se classait troisième en navigation, et ramait dans le premier canot. Grâce à sa tête solide et à sa vigueur physique, il se trouvait à l’aise dans les hunes. De son poste, à la hune de misaine, il regardait souvent, avec le mépris de l’homme appelé à briller au milieu des périls, la multitude paisible des toits coupée en deux par le courant de la rivière, et, semées aux confins de la campagne voisine, les cheminées d’usines, minces comme des crayons, qui se dressaient toutes droites sous un ciel de suie, en vomissant leur fumée comme des volcans. Il voyait les grands vaisseaux en partance, les larges bacs toujours en mouvement, les petites barques qui flottaient très bas au-dessous de lui ; il contemplait au loin la splendeur brumeuse de la mer et l’espoir d’une vie fiévreuse dans un monde d’aventures.

 

Sur le premier pont, dans le brouhaha babélique de deux cents voix, il s’oubliait parfois, pour vivre en rêve, à l’avance, la vie marine des livres enfantins. Il se voyait arracher des hommes à un bateau qui sombre, abattre des mâts dans la tempête, porter à la nage un filin à travers le ressac ; ou bien, naufragé solitaire, sans chaussures et à demi nu, il marchait sur les rochers découverts, en quête de coquillages pour apaiser sa faim. Il rencontrait des sauvages sur les rives tropicales, réprimait des séditions en pleine mer, et soutenait dans une petite barque perdue sur l’océan, les cœurs désespérés de ses compagnons ; éternel exemple d’attachement au devoir, il restait inébranlable comme un héros de livre.

 

– « Quelque chose par devant ! Tout le monde sur le pont ! »

 

Il bondit sur ses pieds. Ses camarades se ruaient aux échelles. Il entendit un vacarme de pas et de cris au-dessus de sa tête, et lorsqu’il eut franchi l’écoutille il resta un instant immobile, confondu.

 

C’était le crépuscule d’un soir d’hiver. Le vent, fraîchi depuis midi, avait interrompu la circulation sur le fleuve et soufflait maintenant en tempête, par bouffées rageuses, qui éclataient comme des salves de gros canons tirées sur l’océan. La pluie tombait en nappes obliques, tour à tour épaisses et amincies, et Jim avait, entre les rafales, des visions menaçantes du flot tumultueux, des petites barques ballottées pêle-mêle près du rivage, des bâtisses immobiles dans la brume dense, des larges bacs tanguant lourdement sur leurs ancres, des vastes pontons qui se soulevaient et s’abaissaient dans un nuage d’écume. Une bouffée nouvelle paraissait tout chasser. L’air était plein d’eau volante. Il y avait dans la tempête une sorte de furieuse volonté, une application forcenée dans les hurlements du vent et le tumulte brutal du ciel et de la mer, qui semblaient dirigés contre lui, et le laissaient anhélant de terreur. Il restait immobile ; il se sentait emporté dans un tourbillon.

 

On le bousculait. – « Armez le canot ! » Des jeunes gens couraient près de lui. Un caboteur en quête d’un abri avait fracassé une goélette à l’ancre, et un maître du bateau-école avait vu l’accident. Une foule d’élèves escaladaient les lisses, se pressaient autour des palans. – « Une collision… En plein devant… M. Symons a tout vu… » Une bourrade fit trébucher Jim contre le mât de misaine. Il se retint à un câble. Enchaîné à ses amarres, le vieux bateau-école tremblant de bout en bout, faisait doucement tête au vent, et son mince gréement chantait d’une voix profonde la chanson essoufflée de sa jeunesse en mer. – « Envoyez ! » Jim vit le canot filer tout armé sous les lisses et se précipita. Il entrevit un éclaboussement. « Larguez ! Dégagez les garants ! » Il se penchait en avant. L’eau bouillonnait, striée d’écume. Visible encore dans la nuit tombante, comme enchaîné par la mer et le vent dans un cercle magique, le canot se balançait en avant du navire. Très faible, une voix glapissante monta : – « De l’ensemble, jeunes drôles, de l’ensemble, si vous voulez sauver quelqu’un ! » Et tout à coup l’avant de la barque se souleva ; elle bondit, toutes rames en l’air, au-dessus d’une lame, et rompit le charme que vent et marée faisaient peser sur elle.

 

Jim sentit une poigne vigoureuse s’appesantir sur son épaule. – « Trop tard, jeune homme ! » Le commandant du navire retenait le garçon prêt à bondir par-dessus bord, et Jim leva les yeux avec un regard douloureusement conscient de sa défaite. Le capitaine eut un sourire de sympathie : « Vous aurez plus de chance une autre fois. Cela vous apprendra à faire vite ! »

 

Une acclamation bruyante saluait le retour du canot. À demi plein d’eau, il dansait sur les lames, avec deux hommes anéantis barbotant sur le fond de son plancher. Jim n’avait plus que mépris pour ce tumulte et pour la menace de la mer et du vent, et son dépit s’en aiguisait de sa terreur passagère devant leur vaine fureur. Il saurait à l’avenir ce qu’il faudrait en penser. Il ne se souciait plus de la tempête. Il pouvait affronter de plus sérieux périls et le ferait mieux que quiconque. Il n’avait plus trace de crainte. Pourtant il se tint ce soir-là à l’écart, tandis que le premier nageur du canot, un garçon au visage de fille et aux grands yeux gris, était le héros de l’entrepont. Assailli de questions ardentes, il racontait : – « J’ai vu sa tête sortir au ras de l’eau, et j’ai lancé ma gaffe. Elle s’est accrochée à son pantalon, et j’ai cru passer par-dessus bord ; j’ai bien manqué filer, mais le vieux Symons a lâché la barre pour me saisir les jambes. Le canot a failli chavirer. Le vieux Symons est un chic vieux, et je ne lui en veux pas d’être grognon avec nous. Il jurait tout le temps après moi, en se pendant à ma jambe, mais c’était une façon de me dire de ne pas lâcher ma gaffe. Le vieux Symons se met facilement en colère, vous le savez… Non, ce n’était pas le petit blond, c’était l’autre, le gros barbu… quand on l’a tiré de l’eau, il geignait : « Oh ! ma jambe, ma jambe ! » et il a tourné de l’œil. Un grand type comme cela ! S’évanouir comme une petite fille ! Y en a-t-il un ici qui s’évanouirait pour un coup de gaffe ? Ce n’est pas moi, en tout cas ! Le croc lui est entré dans la jambe jusque-là… » Il montrait la gaffe apportée à cet effet, et souleva une vive émotion. « Non, imbécile, il n’avait pas le grappin dans la chair ; il s’était accroché à son pantalon. Beaucoup de sang, naturellement. »

 

Jim méprisait ce pitoyable étalage de vanité. La tempête avait inspiré un héroïsme aussi futile que son déploiement de vaines terreurs. Jim se sentait irrité contre le tumulte de la terre et du ciel qui l’avait pris au dépourvu, en trahissant sans loyauté son généreux désir d’occasions fugitives. Il était d’ailleurs plutôt satisfait de n’être pas descendu dans le canot, puisque le sauvetage n’avait exigé, somme toute, qu’un médiocre exploit. Mieux que les camarades qui y avaient contribué, il avait élargi son champ d’expérience. Le jour où tous flancheraient, il serait seul, il en était sûr, à savoir tenir tête aux puériles menaces de la mer et du vent. Il savait que penser maintenant d’une telle fureur qui contemplée de sang-froid se faisait méprisable. Inaperçu à l’écart de la cohue bruyante de ses camarades, il ne découvrait dans son cœur aucune trace d’émotion, et le résultat final de sa faiblesse passagère fut de soulever en lui une exaltation nouvelle, devant la certitude affermie de son goût pour les aventures, et le sentiment de son multiple courage.

CHAPITRE II

Après deux ans d’école, il prit la mer, et trouva singulièrement vides d’aventures des régions si familières à son imagination. Il fit de nombreux voyages ; il connut la monotonie magique de l’existence entre le ciel et l’eau. Il eut à supporter les critiques des hommes, les exactions de la mer et la sévérité prosaïque d’une tâche quotidienne qui donne le pain, mais dont la seule récompense se trouve dans l’amour parfait qu’elle inspire. Cette récompense-là faisait défaut à Jim. Pourtant, il ne pouvait pas retourner en arrière parce qu’il n’y a rien de plus ensorcelant, de plus désenchanteur, de plus asservissant que la vie de la mer. D’ailleurs, il avait un bel avenir devant lui. Bien élevé, ferme et courtois, il prenait une notion stricte de ses devoirs ; très jeune encore, il embarqua comme second à bord d’un beau navire, sans avoir subi l’épreuve d’un de ces coups de la mer, qui font éclater au grand jour la valeur intime d’un homme, montrent la trempe de son caractère et la substance de son être, et révèlent à lui-même autant qu’aux autres sa force de résistance et la vérité profonde cachée sous ses apparences.

 

Il n’eut, dans toute cette période, qu’un seul aperçu nouveau du sérieux des colères de la mer. Cette évidence ne s’impose pas aussi souvent qu’on pourrait le croire. Il y a de multiples degrés dans le péril des aventures et des tempêtes, et c’est de temps à autre seulement que s’affirme avec certitude une violence d’intention sinistre, ce quelque chose d’indéfinissable qui impose la conviction à l’esprit et au cœur d’un homme que cette complication d’accidents ou cette fureur des éléments s’attaquent à lui avec un parti pris de malice, avec une force sans contrôle, avec une cruauté déchaînée, qui veulent lui arracher espoirs et terreurs, fatigue douloureuse et soif de repos ; qui veulent briser, détruire, anéantir tout ce qu’il a vu, connu, goûté, aimé ou haï, tout ce qui est nécessaire et sans prix : le soleil, les souvenirs, l’avenir ; qui veulent balayer à jamais de son être tout un monde précieux, par le fait tout simple et effroyable de son anéantissement.

 

Estropié par la chute d’un espar, au début d’une semaine dont son capitaine espagnol disait plus tard : – « Mon ami, c’est miracle que nous ayons tenu jusqu’au bout ! » Jim passa des journées étendu sur le dos, étourdi, moulu, désespéré, torturé, comme au fond d’un abîme de douleur. Il ne se souciait plus de ce qui devait arriver et se faisait, dans ses moments de lucidité, une idée trop haute de son indifférence. Le danger que l’on ne voit pas garde l’imprécision de la pensée humaine. Les terreurs n’estompent et, faute de stimulant, l’imagination, ennemie des hommes et mère des épouvantes, s’assoupit dans l’affaiblissement des émotions épuisées. Jim ne voyait que le désordre de sa cabine en mouvement. Il gisait immobile, au milieu d’une petite dévastation, et ressentait une joie secrète de n’avoir pas à monter sur le pont. Mais de temps en temps, une irrésistible bouffée d’angoisse le prenait à la gorge, le tordait, le faisait haleter sous les couvertures, et l’inepte brutalité d’une existence soumise à l’agonie de telles sensations l’emplissait d’un éperdu désir de salut à tout prix. Puis le beau temps revint et il oublia tout.

 

Mais sa boiterie persistait et à la première escale dans un port d’Orient, il dut entrer à l’hôpital. La convalescence traînait, et force fut de le laisser en arrière.

 

Il n’y avait que deux autres malades dans la salle des blancs : le trésorier d’une canonnière qui s’était cassé la jambe en tombant par une écoutille, et une sorte d’entrepreneur de chemins de fer d’une province voisine, affligé de quelque mystérieuse affection tropicale, qui tenait le docteur pour un âne, et s’adonnait à de secrètes débauches de spécialités pharmaceutiques, que son serviteur Tamil lui apportait en fraude, avec un inlassable dévouement. Ils se racontaient l’histoire de leur vie, jouaient un instant aux cartes, ou, allongés en pyjamas sur des chaises longues, bâillaient sans mot dire. L’hôpital était bâti sur une hauteur, et la brise molle entrée par les fenêtres, toujours larges ouvertes, apportait dans la chambre nue la douceur du ciel, la langueur de la terre, le souffle ensorcelant des mers orientales. Il y avait des parfums dans cette brise, une suggestion de repos éternel, une offrande de rêves sans fin. Tous les jours, Jim contemplait, par-dessus les massifs des jardins, les toits de la ville et les frondaisons des palmiers rangés sur le rivage, cette rade qui est une porte de l’Orient, cette baie semée d’une guirlande d’îlots, illuminée par un soleil glorieux, avec ses navires comme des jouets, son activité joyeuse comme une parade de fête, avec l’éternelle sérénité du ciel oriental en haut, et la paix souriante des mers orientales qui remplissait l’espace jusqu’à l’horizon.

 

Dès qu’il put marcher sans canne, il descendit en ville pour chercher une occasion de retour au pays. Mais rien ne se présentait sur l’heure, et il finit, dans l’attente, par se mêler sur le port aux compagnons de son métier. Il y en avait de deux espèces. D’aucuns, peu nombreux et rarement aperçus, menaient des existences mystérieuses, et conservaient, avec une indéfectible énergie, un tempérament de pirates et des yeux de rêveurs. Leur vie paraissait s’écouler dans une confusion affolante de projets, d’espoirs, de dangers, d’entreprises, en marge de la civilisation, dans les parages sombres de la mer, et leur mort était, dans leur fantastique existence, le seul événement qui parût s’imposer comme une raisonnable certitude. La majorité des marins se composait d’hommes qui, jetés là comme lui par hasard, étaient restés en qualité d’officiers sur des bateaux du pays. Ils avaient pris en horreur les lignes de la métropole, avec leurs conditions plus dures, leur service plus strict, et les hasards des océans furieux. Ils s’étaient accordés à la paix éternelle du ciel et des mers d’Orient. Ils aimaient les courtes traversées, les molles chaises longues, les gros équipages indigènes et leurs privilèges de blancs. Ils frémissaient à la pensée des rudes labeurs et menaient des existences faciles et précaires, sans cesse à la veille d’un renvoi, sans cesse à la veille d’un engagement nouveau. Ils servaient des Chinois, des Arabes, des métis ; ils auraient servi le diable lui-même, s’il leur avait promis une place assez douce. Ils s’entretenaient éternellement des chances de la fortune ; un tel commandait un caboteur sur les côtes de Chine, et ne se foulait guère ; celui-ci avait un emploi facile quelque part au Japon ; celui-là prospérait dans la flotte siamoise ; et dans tout ce qu’ils disaient, dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leur personne, se trahissait le coin faible, le côté vermoulu, l’irrésistible appétit d’une existence d’oisiveté sans péril.

 

À Jim, cette foule bavarde de prétendus marins parut tout d’abord plus irréelle qu’un peuple d’ombres. Mais il finit par trouver une sorte de fascination dans le spectacle de ces hommes, dans leur apparence de prospérité fondée sur une si faible somme de travail et de dangers. Peu à peu, un sentiment nouveau se fit jour dans son esprit, à côté de son dédain primitif, et abandonnant brusquement toute idée de retour en Angleterre, il accepta une place de second sur le Patna.

 

Le Patna était un vapeur du pays, vieux comme les montagnes, maigre comme un lévrier et plus mangé de rouille qu’une chaudière réformée. Propriété d’un Chinois, il était affrété par un Arabe, et commandé par une sorte de renégat Allemand de la Nouvelle-Galles du Sud, toujours prêt à maudire en public son pays natal, mais non moins porté, sous l’influence de la politique victorieuse de Bismarck, sans doute, à brutaliser tous ceux dont il n’avait pas peur ; avec une mine « à feu et à sang », il arborait un nez violet et une moustache rousse. Quand on eut repeint la carcasse et blanchi l’intérieur du Patna, on y entassa quelque huit cents pèlerins, qui s’empilèrent sur le navire, accosté sous vapeur à une jetée de bois.

 

Ils s’engouffraient pas trois passerelles ; ils s’avançaient poussés par la foi et l’espoir du Paradis ; ils coulaient sans arrêt, avec un bruit sourd et désordonné de pieds nus, sans un mot, sans un murmure, sans un regard en arrière ; dès qu’ils étaient sortis des barrières partout disposées sur le pont, leur flot s’étalait de l’avant à l’arrière, remplissait les plus profonds recoins du bateau, comme une eau qui emplit une citerne, comme une eau qui coule dans les fissures et les crevasses, comme une eau qui monte silencieusement jusqu’à ras bord. Ils s’étaient réunis là huit cents, hommes et femmes, lourds de foi et d’espoir, lourds de tendresse et de souvenirs ; ils étaient accourus du Nord et du Sud et des confins de l’Orient ; ils avaient foulé les sentiers de la jungle, descendu des rivières, franchi les bas-fonds dans des praos, passé d’île en île sur de petits canots, affronté les souffrances, contemplé d’étranges spectacles ; ils avaient été assaillis par des terreurs nouvelles et soutenus par un unique désir. Ils sortaient de huttes solitaires du désert, de campements populeux, de villages groupés au bord de la mer. À l’appel d’une idée, ils avaient quitté leurs forêts, leurs clairières, la protection de leurs chefs, leur prospérité, leur pauvreté, les visions de leur jeunesse et les tombes de leurs pères. Ils arrivaient couverts de poussière, de sueur, de crasse et de haillons, hommes vigoureux à la tête de leurs familles, minces vieillards qui partaient sans espoir de retour, jeunes gens aux yeux hardis qui regardaient curieusement, fillettes farouches aux longs cheveux épars, femmes timides et voilées qui pressaient sur leur sein et serraient dans les pans flottants de leur coiffure leurs enfants endormis, pèlerins inconscients d’une exigeante foi.

 

– « Regardez ce pétail ! » disait le patron allemand à son nouveau second.

 

Un Arabe, conducteur du pieux voyage, embarqua le dernier. Il s’avançait lentement, grave et beau, sous la robe blanche et le large turban. Une troupe de serviteurs le suivait, chargée de son bagage : le Patna démarra et s’écarta du môle.

 

Le cap sur deux petits îlots, il traversait obliquement le mouillage des voiliers, rangés en demi-cercle dans l’ombre d’une colline, puis longeait un groupe de récifs écumants. Debout à l’arrière, l’Arabe récitait à voix haute la prière de ceux qui s’en vont sur la mer. Il invoquait pour leur voyage la faveur du Très-Haut, appelant Sa bénédiction sur le labeur des hommes et les desseins secrets de leur cœur. Dans le crépuscule, l’hélice battait l’eau calme du Détroit, et, bien loin à l’arrière du bateau pèlerin, un phare planté par des Incroyants sur un bas-fond perfide, semblait cligner vers lui son œil de flamme, comme pour se railler de sa mission de foi.

 

Le Patna franchit les Détroits, traversa le golfe, suivit le passage du « Premier Degré ». Il piquait droit vers la mer Rouge, sous un ciel serein, sous un ciel torride et sans nuages, sous un éclaboussement de soleil qui tuait toute pensée, serrait le cœur, desséchait toute impulsion de force et d’énergie. Et sous la splendeur sinistre de ce ciel, la mer bleue et profonde restait impassible, sans un mouvement, sans un pli, sans une ride, visqueuse, stagnante, morte. Avec un léger sifflement, le Patna coupait cette plaine unie et lumineuse, déroulait dans le ciel son noir ruban de fumée, laissait derrière lui sur l’eau un ruban blanc d’écume, tout de suite effacé, comme un fantôme de piste tracée sur une mer morte par un fantôme de navire.

 

Chaque matin, le soleil, comme s’il avait dans ses révolutions suivi d’un pas égal la course du pèlerinage, émergeait en une silencieuse explosion de lumière à la même distance en arrière du navire ; il le rejoignait à midi, dardait sur les pieux désirs des hommes les feux concentrés de ses rayons, et, soir après soir, sombrait mystérieusement dans la mer, toujours à la même distance en avant de l’étrave. Les cinq blancs vivaient en avant du bateau, isolés de sa cargaison humaine. De l’avant à l’arrière, les tentes formaient un toit clair au-dessus du pont, et un bourdonnement confus, un murmure assourdi de voix tristes, révélaient seuls la présence des hommes sur le flamboiement énorme de l’Océan. Ainsi coulaient les jours, immobiles, chauds, lourds, un à un disparus dans le passé comme s’ils fussent tombés à l’abîme éternellement ouvert dans le sillage du navire, et, seul sous son panache de fumée, noir et charbonneux dans l’immensité lumineuse, le bateau poursuivait sa route immuable, rôti par la flamme dont l’accablait un ciel sans pitié.

 

Les nuits descendaient sur lui comme une bénédiction.

CHAPITRE III

Une paix merveilleuse envahissait le monde, et les étoiles semblaient verser, avec la sérénité de leurs rayons, une promesse d’éternelle sécurité sur la terre. La jeune lune s’incurvait, et très bas sur l’horizon, faisait un mince copeau arraché à une lame d’or ; fraîche et polie comme une couche de glace, la mer d’Arabie étalait sa surface parfaite jusqu’au cercle parfait de l’horizon obscur. L’hélice tournait sans défaillance, comme si son battement eût fait partie du plan d’un univers bien réglé, et des deux côtés du Patna, deux plis profonds de l’eau, persistants et sombres sur la lueur immobile, englobaient, dans l’écartement de leurs crêtes droites, quelques blancs tourbillons d’écume qui éclataient avec un sifflement léger, quelques vaguelettes, quelques rides, quelques ondulations qui un instant encore après le passage du navire agitaient la surface de la mer, puis s’étalaient avec un clapotis doux, confondues à nouveau dans le cercle immobile de la terre et de l’eau, dont le point noir de la coque mouvante restait le centre, éternellement.

 

Sur la passerelle, Jim se sentait pénétré de la certitude d’une sécurité et d’une paix sans bornes, qui s’affirmait dans l’immobile silence de la nature, comme se lit dans la calme tendresse d’un visage de mère la certitude d’un tout-puissant amour. Sous le toit des tentes, les pèlerins d’une exigeante foi s’abandonnaient à la sagesse et au courage des blancs, se fiaient à la puissance des incroyants et à la coque de fer de leur machine à feu. Ils dormaient sur des nattes, sur des couvertures, sur les planches nues, sur tous les ponts, dans tous les coins sombres, enroulés dans des torchons de couleur, emmitouflés dans des haillons sordides, la tête posée sur de minces ballots, le front sur leurs bras repliés, – hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes, décrépits et robustes, tous égaux devant le sommeil, frère de la mort.

 

Passant entre les hauts pavois sur l’obscurité du pont, un courant d’air égal, soulevé par la marche du navire, circulait au-dessus des rangées de corps prostrés ; des flammes basses abritées sous des globes pendaient çà et là aux poutrelles, et, dans les cercles de confuse lumière, que l’incessante vibration du bateau faisait trembloter, apparaissaient un menton levé, deux paupières closes, une main sombre ornée d’anneaux d’argent, un membre décharné sous les trous d’une couverture, une tête renversée, un pied nu, une gorge découverte et tendue, apparemment offerte au couteau. Des pèlerins fortunés avaient disposé de lourdes caisses et des nattes poussiéreuses pour abriter leurs familles ; les déshérités gisaient côte à côte, avec tous leurs biens terrestres noués dans un chiffon placé sous leur tête ; des vieillards dormaient solitaires sur leurs tapis de prière, les genoux remontés, les mains aux oreilles, et un coude de chaque côté du visage ; un père, les épaules dressées et les genoux sous le front, somnolait péniblement, à côté de son fils allongé sur le dos, les cheveux épars, et un bras impérieusement tendu ; une femme, couverte des pieds à la tête, comme un cadavre, d’une pièce de toile blanche, tenait un enfant nu au creux de chacun de ses bras. Empilés à l’arrière, les bagages de l’Arabe formaient un amas lourd aux lignes brisées, avec une lampe dansante par-dessus ; plus loin s’estompait une confusion de formes vagues ; éclat de pots de cuivre ventrus, cale-pieds d’une chaise longue, fers de lance, fourreau droit d’un vieux sabre appuyé à un tas de coussins, goulot d’une cafetière d’étain. Sur le couronnement, le loch tintait de temps en temps, émettant un coup unique pour chaque mille de la mission de foi. Par-dessus la masse des dormeurs passait parfois un faible et patient soupir, expression d’un rêve agité, et de secs claquements métalliques, tout à coup sortis des entrailles du navire, durs raclements de pelle ou battements d’une porte de four, éclataient rudement, comme si les hommes rivés dans les profondeurs à quelque tâche mystérieuse, avaient eu des poitrines gonflées de furieuses colères. Et tout le temps la svelte et haute carène du vapeur poursuivait sa route égale, sans une inclinaison des mâts dénudés, fendant inlassablement le grand calme des eaux, sous l’inaccessible sérénité du ciel.

 

Jim arpentait la passerelle, et, dans le vaste silence, ses pas sonnaient à ses oreilles comme s’ils eussent éveillé des échos sur les étoiles attentives ; ses yeux errant sur la ligne d’horizon semblaient plonger voracement dans l’insondable, sans distinguer l’ombre de l’événement tout proche. La seule ombre sur la mer était l’ombre de la fumée noire, dont l’immense panache lourdement retombé de la cheminée s’effrangeait sans cesse et se dissolvait dans l’air. Deux Malais silencieux et presque immobiles tenaient la roue, dont la bande de cuivre brillait par endroits dans l’ovale de lumière sorti de l’habitacle. Une main aux doigts noirs, apparue dans la clarté, saisissait et lâchait tour à tour les rayons mobiles, et les anneaux de la drosse grinçaient sourdement dans la gorge de la poulie. Jim regardait la boussole, faisait le tour de l’horizon inaccessible, et dans l’excès de son bien-être, s’étirait à faire craquer ses jointures, avec une torsion lente de tout son corps ; exalté par l’aspect invincible de l’universelle paix, il se sentait indifférent à tout ce qui pouvait lui arriver jusqu’à la fin des jours. De temps en temps, il jetait un regard nonchalant sur une carte fixée à un trépied bas, en arrière de l’appareil à gouverner. La feuille qui représentait les fonds de l’océan, offrait sous la lumière d’une lanterne sourde pendue à une épontille, une surface aussi unie, aussi lisse que la surface luisante de la mer. Deux règles parallèles et une paire de compas étaient posées sur la carte ; la position du navire relevée à midi, était indiquée par une petite croix noire, et la ligne droite, tracée d’un ferme coup de crayon jusqu’à Perim, marquait la route du navire, le chemin des âmes vers le Saint Lieu, la promesse de salut, la certitude des récompenses éternelles. Le crayon avec sa pointe effilée contre la Côte des Somalis, gisait immobile et rond comme un espar nu flottant dans un bassin à l’abri d’un quai. – « Comme nous marchons bien », se disait Jim avec étonnement, avec une sorte de gratitude pour cette grande paix de la mer et du ciel. En de tels moments, il ne rêvait plus que d’actions valeureuses ; il chérissait ces pensées, et le succès d’exploits imaginaires qui faisaient la meilleure partie de sa vie, sa vérité secrète et sa réalité cachée. Dotés d’une virilité somptueuse et du charme de l’imprécision, ils passaient devant lui en un défilé héroïque ; ils emportaient avec eux son âme, qu’ils grisaient du philtre divin d’une infinie confiance en elle-même. Il n’y avait pas d’obstacle qu’il n’eût osé affronter. Cette idée lui était si chère qu’il souriait en tenant les yeux machinalement fixés devant lui, et quand il jetait un regard en arrière, il voyait la traînée blanche du sillage creusée sur la mer par la quille du bateau, aussi droit que la ligne noire tracée sur la carte par le crayon.

 

Il entendit le vacarme des seaux à cendres, hissés et retombés par les manches à air de la chaufferie, et ce bruit de métal lui annonça que la fin de son quart approchait. Il soupira de contentement, et du regret aussi d’avoir à quitter cette sérénité qui exaltait si bien l’aventureuse liberté de ses pensées. Il avait un peu sommeil et sentait une langueur délicieuse courir par tous ses membres, comme si le sang de son corps se fût changé en lait tiède. Le capitaine était monté sans bruit sur le pont, en pyjama, la veste de nuit ouverte. Mal éveillé, le visage rouge, l’œil gauche à demi clos, l’œil droit regardant d’un regard stupide et vitreux, il penchait sa grosse tête sur la carte en se grattant machinalement les côtes. Il y avait quelque chose d’obscène dans l’aspect de cette chair nue. Molle et graisseuse, sa poitrine luisait comme s’il eût sué sa graisse pendant son sommeil. Il fit une remarque professionnelle, d’une voix rude et sèche pareille au son d’une râpe sur le bord d’une planche ; le bas de son double menton pendait comme un sac solidement amarré aux angles de sa mâchoire. Jim tressaillit et sa réponse fut pleine de déférence, mais, comme s’il venait pour la première fois de l’apercevoir sous un jour révélateur, l’odieuse et grasse silhouette se fixa pour toujours dans sa mémoire, incarnation de toute la vilenie, de toute la bassesse qui rôdent dans ce monde que nous aimons, qui se tapissent dans les cœurs mêmes dont nous attendons le salut, chez les hommes qui nous entourent, dans les spectacles que rencontrent nos yeux, dans les sons qui remplissent nos oreilles, dans l’air qui gonfle nos poumons.

 

Doucement descendu, le mince copeau de lune s’était perdu sur lu surface assombrie des eaux, et l’éternité semblait venir de derrière le ciel pour se rapprocher de la terre, avec le scintillement accentué des étoiles, et l’ombre plus profonde sous le dôme translucide qui couvrait le disque plat d’une mer opaque. Le bateau s’avançait si doucement que son mouvement restait imperceptible aux sens des hommes, comme s’il eût été une planète surpeuplée filant à travers les sombres espaces de l’éther, derrière les essaims d’étoiles, dans les formidables et calmes solitudes qui attendent le souffle des créations futures. – « Il n’y a pas de mot pour la chaleur qu’il fait là-dedans ! » gémit une voix.

 

Jim sourit sans se retourner. Le capitaine présentait au nouveau venu un large dos immobile : c’était une attitude du renégat, qui aimait marquer de la sorte son dédain pour un interlocuteur, quand il ne préférait pas se retourner vers lui avec un regard dévorant, avant de lâcher un torrent écumeux de paroles insultantes, jaillies de sa bouche comme un flot d’égout. Pour l’instant, il se contentait d’émettre un grognement maussade ; sur la dernière marche de l’échelle, le second mécanicien pétrissait dans ses mains humides un torchon crasseux, et poursuivait, sans se démonter, la litanie de ses plaintes. Les autres se donnaient du bon temps sur la passerelle, et il voulait être pendu s’il eût pu dire à quoi ils servaient dans le monde. Les pauvres diables de mécaniciens qui devaient assurer la marche du navire auraient bien fait le reste aussi ; du diable si… – « Fermez ça ! » grogna brutalement l’Allemand. – « Ah oui, fermez ça !… Et quand quelque chose va mal, vous nous sautez dessus, n’est-ce pas ! », reprenait l’autre. Il était aux trois quarts rôti, mais au moins à l’avenir, il n’aurait plus à se préoccuper de ses péchés, car les trois derniers jours lui avaient valu un sérieux entraînement pour l’endroit où s’en vont les mauvais garnements quand ils meurent… Ah oui ! diable !… Sans compter qu’il était à peu près assourdi par leur sacré vacarme !… Cette maudite vieille compound à condensation, ce tas de ferraille rouillée chahutait et tapait comme un vieux cabestan, et pis encore ; ce qui lui faisait risquer sa vie, nuit et jour que Dieu donne, sur ce rebut de chantier de démolition, tournant à cinquante-sept tours, c’est plus qu’il n’en aurait pu dire. Il fallait être intrépide, par le diable… Il… – « Où avez-vous trouvé à boire ? », demanda l’Allemand d’un ton furieux, mais sans plus bouger sous la lueur de l’habitacle qu’une effigie massive taillée dans un bloc de graisse. Jim continuait à sourire à l’horizon fuyant ; son cœur était plein d’impulsions généreuses, et son esprit se complaisait à sa propre supériorité. – « À boire ! » répétait le mécanicien avec un doux mépris ; silhouette vague aux jambes molles il s’accrochait des deux mains à la lisse. « Pas chez vous, capitaine ; vous êtes bien trop pingre, par le diable ! Vous laisseriez crever un brave homme sans lui donner une goutte de shnaps ! Voilà bien l’ordre des Allemands ; économies de bouts de chandelles et prodigalité… » Il devenait sentimental ; le chef lui avait donné deux doigts d’eau-de-vie, vers dix heures, « mais une seule fois, vous savez, le bon vieux ! Quant à le sortir de sa couchette, le vieux filou, une grue de cinq tonnes n’y serait pas arrivée. Sûrement ! Pas ce soir, au moins ! Il dormait tranquille comme un petit enfant, avec une bouteille d’eau-de-vie de première qualité sous son oreiller. » De la gorge épaisse du capitaine sortait un grognement sourd où revenait le mot schwein[1], modulé sur des notes hautes et basses, comme flotte une plume capricieuse, emportée par un souffle d’air. Le premier mécanicien et lui étaient d’anciens compères, au service tous deux depuis nombre d’années, de ce vieux Chinois jovial et madré, aux lunettes à monture de corne et aux vénérables cheveux gris tressés de brins de soie rouge. L’opinion générale, sur les quais des ports d’attache du Patna, c’est qu’en matière de fraudes impudentes, ces deux-là avaient fait ensemble à peu près tout ce qu’on peut imaginer. Extérieurement, ils étaient assez mal assortis, l’un hargneux, l’œil terne, tout pétri de chairs molles, l’autre maigre, tout en creux, avec une tête longue et osseuse de vieux cheval, avec des joues hâves, des tempes excavées, avec un regard vitreux et indifférent sous des orbites profondes. Un jour, il avait échoué quelque part en Orient, à Canton, Shang-Haï ou à Yokohama ; sans doute ne se souciait-il guère lui-même de se remémorer l’endroit exact et encore moins la cause de ce naufrage. Quelque vingt ans plus tôt, c’est à coups de pied simplement que, par indulgence pour sa jeunesse, on l’avait chassé de son navire, et les choses auraient pu tourner tellement plus mal, que le souvenir de cet épisode gardait à peine pour lui une trace d’amertume. Grâce à l’expansion dans ces mers de la navigation à vapeur, et à la rareté primitive des hommes de métier, il avait fini, à sa façon, par faire son chemin. Il s’empressait, avec un marmonnement lugubre, d’informer les étrangers qu’il était « un vieux routier dans ces parages ». Quand il bougeait, on aurait cru voir un squelette s’avancer sous ses habits ; ses promenades n’étaient d’ailleurs qu’une marche errante, et il vaguait souvent ainsi sous le châssis de la chaufferie, en fumant sans goût du tabac drogué dans un fourreau de cuivre, emmanché au bout de quatre pieds de tuyau de merisier ; il fumait avec une gravité imbécile, comme un penseur qui tire de la vision brumeuse d’une vérité un système de philosophie. Rien moins que libéral d’ordinaire avec sa provision de boisson, il s’était écarté pourtant ce soir-là de ses principes, et l’inattendu d’une telle générosité autant que la force de la liqueur avaient rendu heureux, impudent et bavard son second, une tête faible de Wapping. La fureur du patron était extrême ; il soufflait comme une pompe d’épuisement, et Jim, à demi amusé de la scène, attendait pourtant avec impatience le moment de redescendre dans sa cabine ; les dix dernières minutes du quart étaient irritantes comme le long feu d’un canon ; ces hommes n’appartenaient pas au monde des aventures héroïques ; ce n’étaient pas de mauvais types, pourtant…; l’Allemand, même… Le cœur de Jim se souleva devant la masse de chair palpitante, d’où sortaient des grognements mouillés, un flot bourbeux d’expressions ordurières ; mais il se sentait trop voluptueusement alangui pour haïr qui que ce fût. L’essence intime de ces hommes était sans importance ; il frottait ses épaules aux leurs, mais ils ne pouvaient pas l’atteindre ; il partageait l’air qu’ils respiraient, mais il était différent d’eux… Le patron allait-il se jeter sur le mécanicien ?… La vie était facile, et il était trop sûr de lui-même, trop sûr de lui-même pour… La ligne qui séparait sa rêverie d’un demi-assoupissement était plus mince qu’un fil d’araignée.

 

Par une transition aisée, le second mécanicien arrivait à des considérations faciles sur l’état de ses finances et sur son courage.

 

– « Saoul ?… Qui cela, moi ?… Non, non, capitaine ! Rien de fait ! Vous devriez savoir que le chef n’est pas assez généreux pour saouler un moineau, bon Dieu ! Je ne me suis jamais vu en mauvais état après boire, et on n’a pas encore trouvé le liquide qui pourrait me griser, moi. Je boirais du feu liquide pendant que vous boiriez du whisky, verre pour verre, et je resterais froid comme glace. Si je me croyais saoul, je sauterais par-dessus bord, que diable ! pour en finir plus vite ! Oui, sans hésiter !… Tout de suite !… Non, je ne quitterai pas la passerelle ! Où voudriez-vous que je prenne l’air, par une nuit pareille ? Sur le pont, avec cette vermine-là ? C’est bien probable, n’est-ce pas ? Oh, je n’ai pas peur de ce que vous pouvez faire ! »

 

L’Allemand leva vers le ciel deux gros poings, qu’il secoua un instant sans mot dire.

 

– « Je ne sais pas ce que c’est que la peur », continuait l’autre, avec l’enthousiasme des convictions sincères. « Je n’ai pas peur de faire tout le sacré turbin dans votre rafiot pourri, bon Dieu ! Et c’est encore une chance pour vous qu’il y ait de par le monde des gens comme nous, qui ne tremblent pas pour leur peau ; où seriez-vous, sans ces gens-là, vous et votre vieux chaudron, avec ses tôles en papier d’emballage, en papier, vous m’entendez ? C’est très joli pour vous qui vous arrangez, d’une façon ou de l’autre à en tirer un bon magot, mais moi, qu’est-ce que cela me rapporte ?… Cent cinquante malheureux dollars par mois, et va te faire fiche !… Je vous demande respectueusement, – respectueusement n’est-ce pas, – si ce n’est pas à plaquer une maudite affaire comme celle-là ? Pas de sécurité, vous m’entendez, pas de sécurité !… Seulement moi, je suis un de ces hommes intrépides… »

 

Il lâcha le bastingage et fit dans l’air de grands gestes, comme pour exprimer la force et l’étendue de sa valeur : les éclats aigus de sa voix résonnaient en cris prolongés sur la mer ; il fit, sur la pointe des pieds, quelques pas en avant et en arrière, comme pour donner plus de poids à ses paroles, et plongea tout à coup, la tête en avant, comme s’il eût reçu un coup de massue sur la nuque. Il cria : « Nom de… » en tombant, et son cri fut suivi d’un instant de silence. Simultanément, Jim et le capitaine avaient été lancés en avant ; ils se redressaient, très raides, regardant avec stupeur la surface impassible de la mer. Puis ils levèrent les yeux vers les étoiles.

 

Qu’était-il arrivé ? Le halètement poussif des machines continuait. La terre avait-elle été arrêtée dans sa course ? Ils ne comprenaient pas, et tout à coup, la mer calme, le ciel sans nuages, leur parurent effroyablement instables dans leur immobilité, comme s’ils avaient tremblé sur le bord d’un abîme de destruction. Le mécanicien sauta en l’air, de toute sa hauteur, et s’effondra à nouveau en un tas confus, d’où sortaient des… « Qu’y a-t-il ? » en accents assourdis de profonde terreur. Un faible bruit de tonnerre, de tonnerre infiniment lointain, moins qu’un bruit, à peine une vibration, fut perceptible un instant, et le bateau trembla, en réponse, comme si le tonnerre eût grondé très loin sous l’eau. À la barre, les yeux brillants des deux Malais se tournèrent vers les blancs, mais leurs mains sombres restèrent fermes sur les manettes. La coque mince poursuivait sa route ; elle parut onduler, se soulever d’un bout à l’autre de quelques pouces, comme si elle fût devenue souple tout à coup, puis elle retrouva sa rigidité pour se remettre à sa tâche, et fendre à nouveau la face unie des eaux. Son frémissement s’apaisa et le faible grondement de tonnerre se tut brusquement, comme si le bateau eût traversé une bande étroite d’eau vibrante et d’air bourdonnant.

 

CHAPITRE IV

Un mois plus tard environ, en s’efforçant, pour répondre à des questions formelles, de dire honnêtement tout ce qu’il savait de l’incident, Jim déclarait en parlant du navire : – « Il est passé sur l’obstacle, quel qu’il fût, sans plus de peine qu’une couleuvre qui file par-dessus un bâton. » La comparaison était juste ; les questions visaient des faits précis, et l’enquête officielle se poursuivait au tribunal de simple police d’un port d’Orient. Au banc des témoins, les joues brûlantes, Jim dominait le public entassé dans la haute salle fraîche ; bien au-dessus de sa tête, les cadres larges des punkahs[2] allaient et venaient doucement, et d’en bas, d’innombrables yeux le regardaient, des yeux de visages sombres, de visages blancs, de visages rouges, de visages attentifs et absorbés, comme si tous ces gens sagement assis en rang sur des bancs étroits, eussent été captivés par la fascination de sa voix. Cette voix, très forte, sonnait violemment à ses propres oreilles ; c’était le seul bruit qu’il y eût au monde, car les questions terriblement précises qui lui arrachaient des réponses, semblaient se concréter dans sa poitrine en une douloureuse angoisse, et lui parvenaient, poignantes et silencieuses comme l’interrogatoire de sa propre conscience. Au dehors, le soleil flamboyait ; dans la salle, il y avait le vent des grands punkahs qui faisait frissonner, la honte qui brûlait, les yeux attentifs dont le regard perçait le cœur. Glabre et impassible, le visage du magistrat président paraissait à Jim mortellement pâle, entre les figures rouges de ses deux assesseurs maritimes. D’une large fenêtre percée sous le plafond, la lumière tombait sur la tête et les épaules des trois hommes, et ils se détachaient avec une netteté redoutable dans le demi-jour du grand tribunal, où l’auditoire paraissait formé d’ombres au regard fixe. Ils voulaient des faits. Des faits ! Ils lui demandaient des faits, comme si les faits pouvaient expliquer quelque chose !

 

– « Après avoir compris que vous veniez de heurter une épave à la dérive, une coque à demi submergée peut-être, votre capitaine vous a ordonné d’aller voir à l’avant si le bateau avait subi une avarie. Croyiez-vous la chose probable d’après la force du choc ? » demandait l’assesseur de gauche. Il avait un collier de barbe clairsemée et des pommettes saillantes ; les deux coudes sur la table, il joignait ses mains rudes devant son visage, en fixant sur Jim ses yeux bleus pensifs. Méprisant et massif, le second assesseur se renversait sur son siège, et, le bras étendu de toute sa longueur, tambourinait délicatement du bout des doigts sur son buvard. Au milieu, le magistrat, très droit dans son vaste fauteuil, la tête légèrement inclinée sur l’épaule, croisait les bras sur sa poitrine ; quelques fleurs s’étiolaient dans un vase de verre, à côté de son encrier.

 

– « Non », répondit Jim. « On m’avait dit de n’appeler personne et de ne faire aucun bruit pour ne pas soulever de panique. J’ai trouvé la précaution judicieuse. J’ai pris une des lampes pendues sous les tentes pour aller me rendre compte. En ouvrant la première écoutille, j’ai entendu un clapotement. J’ai descendu ma lampe au bout de sa corde, et j’ai vu que la cale d’avant était déjà plus qu’à moitié pleine d’eau. J’ai compris qu’il devait y avoir un gros trou au-dessous de la ligne de flottaison. » Il s’arrêta.

 

– « Oui », fit le gros assesseur, avec un sourire rêveur à l’adresse de son buvard ; ses doigts ne cessaient pas de jouer et touchaient le papier sans bruit.

 

– « Sur le moment, je n’ai pas songé au danger. J’ai pu être un peu saisi ; la chose était arrivée si doucement et si brusquement aussi. Je savais qu’il n’y avait entre la cale avant et la cale de brigantine d’autre cloison que la cloison de choc. Je suis remonté prévenir le capitaine. J’ai trouvé, au pied de l’échelle de la passerelle, le second mécanicien qui se relevait : il paraissait étourdi, et me déclara qu’il croyait s’être brisé le bras gauche : il avait glissé du haut de l’échelle, en descendant pendant que j’étais à l’avant. Il s’écria : – « Mon Dieu ! cette cloison pourrie va céder dans une minute et ce sacré sabot va s’enfoncer sous nos pieds comme un lingot de plomb ! » Il m’écartait de son bras valide pour passer devant moi, et gravir l’échelle. Il criait sans arrêt, et son bras gauche pendait à son côté. J’arrivai à temps pour voir le capitaine se jeter sur lui et l’allonger à plat sur le dos, d’un coup de poing. Il ne le frappa plus, mais se pencha sur lui pour lui parler à voix basse, furieusement. Je crois qu’il lui demandait pourquoi diable, il n’allait pas arrêter les machines, au lieu de faire un pareil vacarme sur le pont. Je l’entendis crier : – « Levez-vous ! Trottez ! Vite ! » Il jurait. Le mécanicien s’affala par l’échelle de tribord, contourna l’écoutille, et, tout gémissant, courut au capot de la chaufferie qui s’ouvrait à bâbord… »

 

Jim parlait lentement ; les détails lui revenaient à l’esprit avec une vivacité et une netteté parfaites ; il aurait pu, comme un écho, répéter les gémissements du mécanicien, pour la pleine édification de ces hommes qui demandaient des faits. Après un premier moment de révolte, il avait fini par comprendre que seule, une déposition précise et minutieuse pourrait rendre sensible à ces gens la véritable horreur de la situation sous l’apparence abominable. Les faits que ces hommes étaient si curieux de connaître avaient été visibles, tangibles, soumis aux sens ; ils avaient tenu leur place dans l’espace et le temps, et exigé pour leur accomplissement un vapeur de quatorze cents tonneaux et vingt-sept minutes d’horloge ; ils faisaient un tout, avec des traits, des nuances d’expressions, un aspect compliqué dont l’œil pouvait garder le souvenir, mais avec quelque chose de plus aussi, quelque chose d’invisible, un esprit agissant de perdition, une volonté cachée, une âme malévole[3] dans un corps détestable. C’est cela que Jim s’efforçait d’expliquer. Il ne s’agissait point d’une affaire banale ; le moindre fait y prenait une importance primordiale, et heureusement il se souvenait de tout. Il continuait à parler, par égard pour la vérité, mais peut-être pour lui-même aussi ; sa parole était assurée, mais son esprit s’acharnait autour du cercle compact de faits qui avaient surgi de toute part autour de lui pour le séparer du reste des hommes ; il s’agitait comme une bête prisonnière dans une clôture de hauts piquets qui se rue tout autour, affolée dans la nuit, essayant de trouver dans la palissade un point faible, un trou, une place à escalader, une ouverture où se faufiler pour fuir. Cette horrible activité d’esprit le faisait hésiter parfois…

 

– « Le capitaine allait et venait sur le pont ; il paraissait assez calme, mais il trébuchait de temps en temps et, à un moment où je lui parlais, il me heurta de front, comme un aveugle. Il ne faisait pas de réponse précise à ce que je lui disais. Il grommelait tout bas ; tout ce que je distinguais, c’étaient des mots comme : – « Satanée vapeur !… » « Maudite vapeur ! » – quelque chose à propos de vapeur… Je pensais… »

 

Il s’égarait ; une question nette coupa brusquement sa déposition, comme un spasme de douleur et il éprouva un découragement, une lassitude extrêmes. Il y venait… il y venait… et maintenant, brutalement arrêté, il lui fallait répondre par oui ou par non. Loyalement il répondit un mot : – « Oui, c’est vrai ! », et blond, large, avec ses jeunes yeux mélancoliques, il tenait au-dessus du banc ses épaules très droites, tandis que son âme se tordait de douleur. Il dut répondre à une autre question, très précise, très inutile, et il attendit à nouveau. Sa bouche était sèche et sans goût, comme s’il eût mangé de la poussière, puis salée et amère, comme après une gorgée d’eau de mer. Il épongeait son front humide, passait sa langue sur ses lèvres parcheminées, sentait un frisson courir dans son dos. Indifférent et morose, le gros assesseur avait baissé le front, et tambourinait en silence. Les yeux de l’autre paraissaient, à travers ses doigts joints et brûlés de soleil, rayonner de bonté. Le magistrat s’était laissé aller en avant ; son visage pâle se pencha sur les fleurs, puis, s’appuyant de côté au bras de son fauteuil, il posa sa tempe dans la paume de sa main. Le vent des punkahs passait sur les têtes, sur les indigènes au teint sombre, enroulés dans des draperies amples, sur les Européens pressés les uns contre les autres, tout suants dans leurs vêtements de toile, aussi ajustés apparemment que leurs peaux mêmes, et tenant sur leurs genoux leurs casques ronds de liège ; serrés dans de longues vestes blanches, les péons du tribunal se glissaient le long des murs, couraient vivement à droite et à gauche, alertes sur leurs pieds nus comme des épagneuls, silencieux comme des ombres sous les ceintures et les turbans rouges.

 

Perdus sur la foule, dans l’intervalle de ses réponses, les yeux de Jim finirent par se poser sur un blanc assis à l’écart ; il avait un visage las et soucieux, mais le regard de ses yeux calmes et clairs était droit et attentif. Jim répondit à une question nouvelle, avec la tentation de crier : « À quoi bon, à quoi bon tout cela ? » Il tapa légèrement du pied, se mordit la lèvre, et jeta au loin un regard qui rencontra les yeux du blanc. Le regard de ces yeux-là n’était pas fasciné comme celui des autres ; c’était un acte de volonté intelligente. Entre deux questions, Jim s’oublia au point de trouver le loisir d’une réflexion. « Cet homme-là me regarde », se disait-il, « comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un derrière mon dos. » Il l’avait déjà rencontré une fois, dans la rue peut-être. Il était certain de ne lui avoir jamais parlé. Depuis des jours, de nombreux jours, il n’avait parlé à personne, mais avait tenu en lui-même des colloques silencieux, incohérents, sans fin, comme un prisonnier dans sa cellule, ou un voyageur perdu dans un désert. À présent, il répondait à des questions, futiles malgré leur objet précis, mais il doutait, à l’avenir, de pouvoir jamais parler à quelqu’un. Le bruit même de ses paroles, de sa déposition sincère, renforçait sa conviction que le langage ne pouvait plus lui être d’aucune utilité. L’homme, là-bas, paraissait comprendre cette insurmontable difficulté. Jim le regarda, puis se détourna, comme pour un adieu définitif.

 

Et plus tard, bien des fois, dans de lointaines régions du monde, Marlow aimait à raconter ses souvenirs sur Jim, à les rapporter tout au long, avec un luxe de détails.

 

Souvent, c’était après dîner, sous une véranda drapée d’immobile feuillage, et couronnée de fleurs ; les feux rougeoyants des cigares trouaient l’ombre profonde ; les longs fauteuils d’osier supportaient chacun un auditeur silencieux. De temps à autre, une petite lueur rouge remuait brusquement, éclairait les doigts d’une main paresseuse, un morceau de visage en parfait repos, ou allumait une flamme pourpre dans une paire d’yeux pensifs, abrités sous un front paisible ; dès ses premières paroles, le corps de Marlow, nonchalamment étendu sur son siège, s’immobilisait, comme si son esprit, déployant ses ailes, eût remonté le chemin du temps pour venir parler par ses lèvres, du fond du passé.

 

CHAPITRE V

– « Mais oui », disait-il, « j’assistais à l’enquête, et je n’ai jamais cessé de me demander depuis ce qui m’y avait conduit. Je veux bien croire que nous avons tous un ange gardien, si vous m’accordez que chacun de nous possède aussi son démon familier. Je vous prie d’en convenir parce que je n’aime me sentir exceptionnel en rien, et que je suis certain d’en avoir un, – un démon, s’entend. Je ne l’ai jamais vu, évidemment, mais toutes les circonstances de la vie me démontrent son existence. Il se tient près de moi, et c’est sa malignité foncière qui me lance dans ce genre d’aventures. Quelles aventures, me demandez-vous ? Mais celle de l’enquête, cette espèce d’histoire de chien jaune, – (voyez-vous un roquet galeux du pays qu’on laisse se lancer dans vos jambes, sous la véranda d’un tribunal ?) – cette espèce de hasard qui, par des voies détournées, inattendues et vraiment diaboliques, place sur mon chemin des hommes tarés de points faibles, affligés de rudes misères et de plaies secrètes, par Jupiter ! et qui leur délie la langue en ma présence, et les pousse à leurs infernales confidences, – comme si vraiment je n’avais déjà pas assez de confidences à me faire à moi-même, comme si, – Dieu me pardonne, – je n’avais pas assez de pensées secrètes dans mon sac pour me ronger le cœur jusqu’au dernier de mes jours ! Et ce que j’ai pu faire pour m’attirer une telle faveur, je voudrais le savoir ! Je vous assure que je suis aussi préoccupé de mes propres soucis que mes voisins, et que j’ai autant de mémoire que la moyenne des pèlerins de notre vallée de larmes ; alors, vous voyez que je ne suis pas spécialement désigné comme réceptacle de confessions ! Alors, pourquoi ? Je ne saurais le dire,… à moins que ce ne soit pour m’aider à tuer le temps après dîner. Charles, mon ami, votre table était excellente, et de nature à faire considérer par ces Messieurs un robre paisible comme une occupation tumultueuse. Ils se vautrent dans vos bons fauteuils, en se disant : « Au diable tout effort ! Laissons parler ce Marlow ! »

 

« Parler ! Soit ! Il n’est pas bien difficile de parler de Maître Jim, au sortir d’un bon repas, à deux cents pieds au-dessus de la mer, avec une boîte de cigares convenables sous la main. C’est une de ces soirées bénies de fraîcheur et d’étoiles, propres à faire oublier aux meilleurs d’entre nous que nous ne sommes ici-bas que par tolérance, et devons chercher notre chemin dans l’ombre, avec l’éternelle inquiétude de faire à chaque minute un pas irrémédiable, avec l’appréhension de nous dire que, si nous gardons encore l’espoir de nous tirer d’affaire en définitive, nous n’en avons aucune certitude, et ne pouvons attendre aucune aide sérieuse des gens qui nous coudoient à droite et à gauche. Il y a des hommes, évidemment, pour qui la vie ressemble à cette fin de dîner, agrémentée d’un bon cigare, pour qui elle est facile, douce, vide, tout au plus animée parfois par quelque lutte imaginaire, oubliée avant que l’histoire en soit achevée, avant que la fin en soit connue… s’il y a jamais une fin à connaître.

 

« C’est au cours de l’enquête que mes yeux rencontrèrent les siens pour la première fois. Vous saurez que tout ce qui tenait de près ou de loin à la mer était à l’audience, parce que l’affaire était notoire depuis des jours, depuis ce mystérieux message câblé d’Aden qui avait soulevé tous les caquetages. Je dis mystérieux parce qu’il comportait une part de mystère, bien qu’il affirmât un fait tout nu, aussi nu et aussi vilain qu’un fait puisse l’être. Personne ne parlait plus que de cela. Le matin quand je m’habillais dans ma cabine, le premier bruit qui me frappait les oreilles, c’était la voix de mon Parsi Dubash, jacassant avec le steward sur l’affaire du Patna, devant une tasse de thé que, par faveur spéciale, on lui donnait à l’office. À peine descendu à terre, je rencontrais une connaissance qui m’abordait en disant :

 

« Avez-vous jamais rien vu pour enfoncer cela ? », et, selon sa nature, l’homme souriait cyniquement, prenait une mine contrite, ou lâchait quelques jurons. Des gens totalement étrangers l’un à l’autre s’accostaient familièrement, dans le simple but de se soulager l’esprit sur le sujet, et l’affaire était prétexte pour les maudits badauds de la ville à des beuveries copieuses ; on vous en rebattait les oreilles dans les bureaux du port, chez tous les courtiers maritimes et chez les affréteurs ; les blancs, les métis, les indigènes, jusqu’aux bateliers à demi nus, accroupis sur les marches de pierre que vous montiez, tout le monde en parlait, par Jupiter ! L’affaire soulevait quelque indignation, beaucoup de plaisanteries, mais surtout des discussions sans fin sur leur sort, vous comprenez. Ceci pendant deux semaines ou plus, et l’opinion commençait à prévaloir que le mystère pourrait bien, en définitive, se corser de tragédie, lorsque me trouvant un beau matin, devant le perron et dans l’ombre des bureaux du port, j’aperçus quatre hommes qui s’avançaient vers moi le long du quai. Je me demandai un instant d’où sortait ce singulier groupe, lorsque, tout à coup, je me criai véritablement à moi-même : – « Les voilà ! »

 

« Et c’étaient bien eux, en effet, trois d’entre eux grands comme nature, et le quatrième plus gros qu’aucun être humain n’ait le droit de l’être ; ils venaient de débarquer, avec un bon déjeuner dans le ventre, d’un vapeur de la ligne Dale, entré au port, en route pour l’Orient, une heure après le lever du soleil. Il n’y avait pas d’erreur possible, et du premier coup d’œil, j’avais reconnu le jovial patron du Patna, l’homme le plus gros de toute la région tropicale, sur tout le tour de notre bonne vieille planète. Je l’avais d’ailleurs rencontré déjà à Samarang, neuf ou dix mois auparavant. On chargeait son vapeur en rade, et du matin au soir, jour après l’autre, il sacrait sur les institutions tyranniques de l’Empire allemand, en s’abreuvant de bière dans l’arrière-boutique de de Jongh ; de Jongh, qui faisait sans sourciller payer un guilder la bouteille, m’attirait à part, d’un signe de tête, et me disait, sur un ton de confidence, en plissant sa petite figure couleur de cuir : « Les affaires sont les affaires, capitaine, mais un homme comme cela, ça fait mal au cœur ! Pfui… ! »

 

« De l’ombre, je le regardais ; il marchait un peu en avant de ses compagnons, et le soleil qui le frappait, faisait d’étrange façon ressortir son énormité. Il me faisait songer à un jeune éléphant dressé, qui aurait marché sur les pattes de derrière. Il était vêtu de façon ridiculement voyante aussi, attifé d’un pyjama sali à raies verticales vert pomme et orange, avec aux pieds une paire de savates déchirées, et sur le crâne un casque de liège de rebut, trop étroit de deux pointures, très crasseux et attaché au sommet de sa grosse tête par un cordon de carêt de Manille. Vous comprenez qu’un homme pareil n’a pas l’ombre d’une chance quand il s’agit d’emprunter des vêtements. Très bien. Il courait à grands pas, sans un regard à droite ou à gauche, passa à trois pieds de moi, et, dans l’innocence de son cœur, gravit au galop l’escalier du bureau du port, pour faire sa déposition, son rapport, ou ce qu’il vous plaira de l’appeler.

 

« Il s’adressa d’abord, paraît-il, au premier maître de la navigation. Archie Ruthwell venait d’arriver, et commençait sa rude journée, comme il le raconte lui-même, en lavant la tête à son premier commis. Certains d’entre vous ont peut-être connu ce petit métis portugais au pauvre cou décharné, un garçon très obligeant et toujours prêt à tirer quelque chose, en fait de victuailles, des patrons de navires : morceau de porc salé, sac de biscuits, pommes de terre, que sais-je ? À l’un de mes voyages, je m’en souviens, je lui avais refilé un mouton vivant qui me restait à bord, non que je voulusse rien lui demander, – il ne pouvait rien pour moi, vous pensez, – mais parce que sa foi puérile dans son droit sacré aux gratifications me touchait le cœur. Une telle conviction devenait belle à force d’être profonde. La race… les deux races plutôt,… et le climat… Mais passons ! Je sais où trouver un ami pour le reste de mes jours.

 

« Ruthwell raconte donc qu’il lui administrait une bonne semonce, – sur la moralité du fonctionnaire, sans doute, – lorsqu’il sentit, dans son dos, une sorte de secousse amortie, et, selon ses propres termes, vit en tournant la tête quelque chose de rond et d’énorme, une sorte de demi-muid de huit cents, vêtu de flanelle rayée, et planté au milieu du plancher du bureau. À l’en croire, la stupeur l’empêcha, pendant un temps appréciable, de réaliser que la chose fût vivante. Il restait figé, se demandant dans quel but et par quel moyen cet objet avait été apporté dans son bureau. La porte de l’antichambre était obstruée par les tireurs de punkah, les balayeurs, les péons de police, le patron et les hommes de la vedette du port, tous allongeant le cou et se grimpant sur le dos les uns des autres. Une vraie manifestation. Cependant l’individu avait fini par enlever son chapeau de sa tête, et il s’avançait avec de petits saluts vers Ruthwell pour qui le spectacle était si déconcertant, qu’il écouta d’abord sans pouvoir comprendre ce qu’on lui voulait. La grosse masse parlait d’une voix dure et morne, mais intrépide, et le jour se fit peu à peu dans la tête d’Archie ; il comprit que c’était une suite à l’affaire du Patna. Il prétend s’être senti fort mal à l’aise dès qu’il eut reconnu l’homme (Archie est très impressionnable et se démonte facilement) – ; mais il se redressa vivement en criant : – « Arrêtez ; je ne puis vous entendre : il faut que vous alliez à la Chefferie ; c’est au capitaine Elliott que vous raconterez votre histoire ; par ici, par ici ! » Il bondit et fit en courant le tour de la longue table ; il tirait et poussait l’homme qui, malgré sa surprise, se laissa d’abord faire docilement mais, à la porte du bureau de la Chefferie, une sorte d’instinct animal le redressa, renâclant comme un taureau effarouché. – « Allons, qu’est-ce que c’est ? Laissez donc ! Voyons ! » Archie poussa violemment la porte sans frapper. – « Le patron du Patna, Monsieur ! », cria-t-il. « Entrez, capitaine. » Il vit le vieillard lever la tête au-dessus de son travail avec une telle vivacité que son pince-nez sauta ; sans en attendre davantage, il repoussa la porte, et courut à son bureau, où des papiers attendaient sa signature ; mais à l’en croire, le vacarme qui éclata était si affreux, qu’il ne put assez reprendre ses esprits pour retrouver l’orthographe de son nom. Archie est le plus sensible des maîtres de la navigation des deux hémisphères. Il affirme qu’il avait l’impression d’avoir jeté un homme à un lion affamé. Il faut avouer que le bruit était violent ; je l’entendais d’en bas, et j’ai tout lieu de croire qu’on l’entendait d’un bout à l’autre de l’esplanade, jusqu’au kiosque à musique. Le vieux père Elliott avait un beau choix de mots et savait crier, sans trop chercher, d’ailleurs, après qui il criait. Il aurait aussi bien crié après le Vice-Roi. Comme il me disait : – « J’ai mon bâton de maréchal, et ma pension est assurée ; j’ai mis quelques livres de côté, et si on n’est pas content de ma notion du devoir, j’aime autant retourner chez moi. Je suis un vieillard, et je n’ai jamais mâché mon opinion. Tout mon désir, maintenant, c’est de voir mes filles mariées avant ma mort. » Sur ce point-là, il était un peu toqué. Ses trois filles étaient charmantes, tout en lui ressemblant d’extraordinaire façon, et les matins où il s’éveillait avec des inquiétudes sur leurs perspectives matrimoniales, le bureau lisait la chose dans ses yeux et tremblait, « parce que », disaient ces jeunes gens, « on était sûr qu’il allait manger quelqu’un pour son déjeuner ». Pourtant, ce matin-là, il ne mangea pas le renégat, mais, si vous me permettez de poursuivre la métaphore, il le mâchonna en tous petits morceaux, et… il le recracha…

 

« Aussi ne fus-je pas long à revoir la masse monstrueuse descendre en hâte et s’arrêter sur les degrés extérieurs du perron. Plongé dans une méditation profonde, l’homme se tenait tout près de moi ; ses grosses joues violettes tremblaient. Il se mordait le pouce, et finit par s’apercevoir de ma présence ; il me jeta de côté un regard hargneux. Les trois hommes débarqués avec lui formaient un petit groupe à quelque distance. Il y avait un petit bonhomme maigriot, à figure blême, avec le bras en écharpe, et un grand diable en flanelle bleue, sec comme un copeau et gros comme un manche à balai, qui regardait autour de lui par-dessus sa moustache grise tombante, avec un air d’imbécillité insouciante. Le troisième était un jeune homme aux épaules larges ; très droit, les mains dans les poches, il tournait le dos aux autres, qui paraissaient plongés dans une discussion animée. Il regardait l’Esplanade vide. Une guimbarde délabrée, aux stores vénitiens poussiéreux, s’arrêta tout près du groupe, et le cocher, plaçant son pied droit sur son genou gauche, s’absorba dans l’examen critique de ses orteils. Le jeune homme ne faisait pas un mouvement, ne bougeait pas la tête ; il regardait la lumière. Telle fut ma première vision de Jim. Il avait cette insouciance hautaine dont peuvent seuls faire montre les jeunes gens. Il se tenait là, net de lignes et de visage, solide sur ses pieds, aussi riche de promesses que pouvait l’être sous le soleil aucun garçon de son âge, et à le regarder, moi qui savais tout ce qu’il savait lui-même, et un peu plus encore, je me sentais irrité comme si je l’eusse surpris à tenter de m’extorquer quelque chose sous de fallacieux prétextes. Il n’avait pas le droit d’avoir une telle mine ! – « Eh bien, me disais-je, si un homme peut agir de la sorte… », et je me sentais envie de jeter mon chapeau à terre, et de le piétiner de mortification, comme j’avais vu le faire un jour le patron d’une goélette italienne, parce que son idiot de second s’était empêtré dans ses ancres, en voulant mouiller dans une rade encombrée. Devant cet air dégagé, je me demandais : – « Est-ce de la bêtise ou de l’endurcissement ? » Il paraissait tout prêt à siffloter ! Et, remarquez-le bien, je me souciais comme de l’an quarante de ce que pouvaient faire les deux autres. Leur aspect convenait bien à l’histoire qui faisait les frais de toutes les discussions et allait être l’objet d’une enquête officielle.

 

– « Ce vieux fou, là-haut, ce vieux scélérat m’a traité de chien ! », grommelait le capitaine du Patna. Je ne saurais dire s’il me reconnut ; j’incline à le croire, mais, en tout cas, nos regards se croisèrent. Il ouvrit de grands yeux ; moi je souris, car ce terme de chien était la plus anodine des épithètes qui me fussent parvenues par la fenêtre ouverte. – « Ah vraiment ? », m’écriai-je, mû par une étrange impuissance à retenir ma langue. Il fit un signe de tête, se mordit de nouveau le pouce, et jura à mi-voix ; puis redressant le front et me regardant avec une impudence morose et rageuse : – « Pah ! Le Pacifique est grand, mon ami ! Fous poufez faire tout ce que fous foudrez, sacré Anclais que fous êtes !… Che sais pien où il y a te la place pour un homme comme moi ! Che suis pien connu à Apia, à Honolulu, à… » Il fit une pause méditative, tandis que je me figurais sans peine l’espèce de gens dont il pouvait être connu dans ces endroits-là. Il y a des moments où un homme doit faire comme si la vie était aussi agréable dans une compagnie qu’en toute autre ; j’ai connu des moments semblables, et le mieux c’est que je ne prétendais pas faire la grimace devant de telles nécessités : dans une compagnie péchant par défaut de – comment dire ? – de tenue morale, les gens étaient dix fois plus instructifs et vingt fois plus amusants que les respectables bandits de commerce que vous invitez à votre table sans nécessité réelle, par habitude, par lâcheté, par bon garçonnisme, pour cent raisons misérables et inopérantes.

 

– « Fous autres, Anclais, fous êtes tous tes coquins ! » reprit mon patriote Australien de Flensborg ou de Stettin ; je ne me rappelle plus maintenant quel gentil petit port de la Baltique avait eu la honte de servir de nid à ce précieux oiseau. « Qu’est-ce que fous êtes tous pour crier comme cela ? Eh ! Tites-le-moi ?… Fous ne falez pas mieux que les autres, et ce fieux coquin a fait un bruit tu tiaple afec moi ! » Son épaisse carcasse tremblait sur ses jambes qui ressemblaient à une paire de piliers ; elle tremblait de la tête aux pieds. « Foilà comment fous faites touchours, fous autres Anclais ; tes sacrées histoires pour la plus petite chose, parce que che ne suis pas né tans fotre sacré pays ! M’enlefer mon certificat ? Prenez-le, che n’en feux plus te fotre certificat ! Un homme comme moi n’a pas pesoin de fotre verfluckte certificat ! Che crache tessus ! » Il cracha. « Che me ferai citoyen Américain ! », criait-il, en jetant feu et flamme, et en frottant ses pieds sur le sol comme pour libérer ses chevilles d’une mystérieuse et invisible étreinte qui aurait voulu le river à cet endroit. Il avait si chaud, à force de s’agiter, que le sommet de sa tête ronde en fumait, positivement. Moi, ce n’est point une puissance mystérieuse qui m’empêchait de m’éloigner ; de tous les sentiments, la curiosité est celui qui se manifeste avec le plus d’évidence, et c’est elle qui me tenait là, dans l’attente de l’effet des nouvelles sur ce jeune homme, qui, les mains dans les poches et le dos tourné au trottoir regardait, par-dessus les pelouses de l’Esplanade, le portique jaune de l’Hôtel Malabar, avec la mine d’un garçon tout prêt à partir se promener dès que son ami sera prêt. Voilà l’air qu’il avait, et c’était odieux. Je m’attendais à le voir écrasé, confondu, transpercé, agité comme un hanneton empalé, et j’avais redouté un tel spectacle, si vous pouvez le comprendre. Rien n’est plus affreux que de regarder l’homme convaincu, non pas d’un crime, mais d’une faiblesse plus que criminelle. C’est la forme la plus commune du courage qui nous empêche de devenir des criminels au sens légal du mot ; mais des faiblesses inconnues, des faiblesses vaguement soupçonnées, – comme on soupçonne, en certains points du monde, le moindre buisson de recéler un serpent mortel, – des faiblesses qui se cachent, que l’on guette ou que l’on ignore, que l’on implore ou que l’on dédaigne virilement, que l’on refoule ou que l’on méconnaît, pendant plus de la moitié de sa vie, de ces faiblesses-là, aucun de nous n’est à l’abri. Nous nous laissons attirer vers des pièges, nous nous laissons pousser à des actes qui nous valent des injures, à des crimes qui nous mènent au gibet, ce qui n’empêche pas notre intégrité morale de survivre parfois, de survivre à la condamnation, de survivre à la pendaison, par Jupiter ! Ce sont souvent des choses bien insignifiantes qui causent notre perte définitive et irrémédiable. Je regardais donc le jeune homme, dont la mine me plaisait ; je connaissais ce genre d’hommes ; il sortait du bon moule : c’était l’un des nôtres. Il représentait là toute sa race, une race d’hommes et de femmes qui n’ont rien de fin ni de plaisant, mais dont toute l’existence est basée sur une foi droite et sur l’instinct du courage. Je ne parle pas du courage militaire, du courage civil, ou d’aucune espèce particulière de courage ; je parle de cette aptitude innée à regarder les tentations en face, – aptitude assez peu intellectuelle, évidemment, mais sans pose, – capacité de résistance médiocrement gracieuse, si vous voulez, mais inappréciable, raideur spontanée et bénie devant les terreurs du dedans et du dehors, devant les forces de la nature et la séduisante corruption des hommes, doublée d’une indéfectible foi dans la puissance des faits, la contagion de l’exemple, la sollicitation des idées. Au diable les idées ! Ce sont des rôdeuses, des vagabondes, qui viennent frapper à la porte dérobée de votre esprit, dont chacune enlève une parcelle de votre substance, et emporte une miette de cette foi en quelques notions très simples, auxquelles il faut s’accrocher si l’on veut vivre honnêtement et si l’on souhaite une mort facile.

 

« Tout cela n’a rien à faire directement avec Jim ; seulement, il était le représentant typique de cette bonne race stupide dont nous aimons sentir les coudes dans la vie ; de cette race qui ne se laisse pas troubler par les fantaisies de l’intelligence ou par les perversions des… disons des nerfs. C’était un de ces hommes à qui l’on confierait sur sa mine, – au figuré comme au sens professionnel du terme, – la surveillance d’un pont de navire. Je dis que je le ferais, au moins, et je crois m’y connaître. J’en ai assez dégrossi de ces jeunes gens, à qui j’ai appris, pour le service du drapeau rouge, le métier de marin, ce métier dont tout le secret pourrait tenir en une phrase brève, et qu’il faut pourtant implanter à nouveau chaque jour dans de jeunes cervelles, jusqu’à ce qu’il devienne partie intégrante de leur première pensée du réveil, et qu’il se présente dans chaque rêve de leur jeune sommeil. La mer a été bonne pour moi, mais quand je revois tous ces enfants qui m’ont passé par les mains, certains hommes faits maintenant, d’autres passés par-dessus bord, mais tous de bonne étoffe pour le métier, je ne crois pas lui avoir rendu non plus mauvais service. Si je retournais demain au pays, je parie qu’avant deux jours, quelque jeune second, tout brûlé de soleil, viendrait à ma rencontre sur un quai de bassin, et qu’une voix fraîche et profonde demanderait par-dessus mon chapeau : – « Vous ne vous souvenez plus de moi, Monsieur ? Comment ? Le jeune Un Tel, embarqué sur tel bateau ? C’était mon premier voyage ! » Et je reverrais un jeune blanc-bec éberlué, pas plus haut que ce dossier de chaise, avec une mère et peut-être une grande sœur restées sur le quai, toutes silencieuses et trop émues pour agiter leur mouchoir devant le bateau qui glisse doucement entre les musoirs des jetées ; ou peut-être un brave homme de père sorti à la première heure pour accompagner son fils, qui passe toute la matinée sur le pont, en feignant de s’intéresser à la manœuvre du guindeau, et qui, finissant par s’attarder trop longtemps, doit, à la dernière minute, se précipiter à terre, sans même trouver le temps d’un adieu. J’entends le pilote crier de la poupe :

 

– « Bossez le câble un instant, capitaine ; il y a un gentleman qui veut retourner à terre… Allons, Monsieur ; vous avez failli partir pour Talcahuano, n’est-ce pas ? Maintenant, allez-y… C’est fait ; en avant… doucement… » Les remorqueurs vomissent leur fumée comme des abîmes infernaux et battent furieusement la vieille rivière ; sur le quai le vieux monsieur secoue la poussière de ses genoux et le steward obligeant lui a lancé son parapluie. Tout est pour le mieux. Il a offert son sacrifice à la mer, et peut retourner chez lui maintenant, en faisant mine de n’attacher aucune importance à son geste. La petite victime volontaire sera très malade avant le lendemain. Bientôt, quand l’enfant aura appris tous les petits mystères et le seul grand secret du métier, il sera bon pour vivre ou pour mourir, selon ce que la mer en décidera ; et l’homme qui a joué un rôle dans cette partie absurde où la mer gagne à tout coup, sera heureux de sentir une jeune main pesante lui frapper sur l’épaule, et d’entendre la voix joyeuse d’un louveteau de mer lui crier : – « Vous vous souvenez bien, Monsieur, le petit Un tel ? »

 

« Je vous dis que cela fait du bien ; vous sentez qu’une fois au moins dans votre vie, vous avez travaillé dans le bon sens. J’ai reçu des tapes de ce genre, et j’ai fait la grimace, car elles étaient lourdes, mais je m’en suis trouvé réchauffé tout le jour, et je suis allé me coucher en me sentant moins seul au monde, au souvenir de cette bourrade cordiale. Si je me rappelle les jeunes Un Tel ! Je vous dis que je devrais m’y connaître en bonne mine, et ce garçon-là, je lui aurais confié le pont du premier coup ; j’aurais dormi après sur les deux oreilles, et voyez, j’aurais eu tort ! Il y a des abîmes d’horreur dans une pensée pareille ! Il paraissait net comme un souverain neuf, mais il y avait un alliage infernal dans son métal. En quelle proportion ? Une quantité minime, une goutte minuscule d’un métal rare et maudit,… une goutte imperceptible… mais à le voir là, avec son air de s’en moquer, on se demandait s’il n’était pas fait par hasard du bronze le plus vil !

 

« Je ne pouvais pas le croire pourtant. Je vous dis que je voulais le voir regimber, pour l’honneur du métier. Les deux autres personnages insignifiants avaient aperçu leur capitaine et s’avançaient lentement vers lui. Ils bavardaient en marchant, et je ne me souciais pas plus d’eux que s’ils eussent été invisibles à l’œil nu ; ils ricanaient ; ils échangeaient peut-être des plaisanteries, que sais-je ? Je vis que l’un d’eux avait le bras cassé ; quant au grand individu à moustache grise, c’était le premier mécanicien, qui jouissait déjà, en plus d’une façon, d’une assez belle notoriété. Deux zéros ! Ils approchaient. Le capitaine regardait entre ses pieds d’un air abruti ; il paraissait gonflé d’anormale façon par quelque maladie terrible, ou par l’action d’un poison inconnu. Il leva la tête, vit les deux hommes debout devant lui, ouvrit la bouche avec une contraction extraordinaire et grimaçante de son visage boursouflé, pour leur parler sans doute, lorsqu’une pensée parut le frapper. Ses grosses lèvres violettes se refermèrent sans une parole ; il se dirigea d’un pas résolu vers la voiture, et se mit à secouer la poignée de la portière avec une impatience si brutale et si aveugle, que je m’attendais à voir la guimbarde renversée avec le poney. Arraché à la méditation qui le tenait penché sur la plante de son pied, le cocher donna tous les signes d’une intense terreur, et se cramponna des deux mains à son siège, en se retournant pour regarder l’énorme carcasse s’engouffrer dans la voiture. La petite machine roulait et tanguait tumultueusement, et la nuque cramoisie, le cou abaissé, les formidables cuisses arc-boutées, la voussure énorme de ce dos sale rayé d’orange et de vert, tout l’effort de cette masse voyante et sordide pour se cacher, troublaient le sentiment des choses normales, produisaient un effet ridicule et terrible, comme ces visions grotesques et distinctes qui fascinent et épouvantent dans la fièvre. Il disparut ; je m’attendais un peu à voir le toit se fendre en deux et la petite boîte éclater sur ses roues comme une gousse de cotonnier, mais elle s’affaissa seulement avec un gémissement des ressorts aplatis, et tout à coup, un des stores vénitiens s’abaissa violemment. Encastrées dans l’étroite ouverture, je vis réapparaître les épaules du capitaine ; sa tête se penchait, gonflée et agitée comme un ballon captif, suante, furieuse, bredouillante. Il faisait vers le cocher, des gestes brusques, avec un poing aussi mastoc et aussi rouge qu’un morceau de viande crue. Il lui criait de partir, de filer. Où ? Dans le Pacifique, peut-être. Le cocher fouetta son poney qui s’ébroua, recula d’un pas, puis partit au galop. Pour où ? Pour Apia ? Pour Honolulu ? Il avait trois mille lieues de Pacifique à sa disposition, et je n’avais pas entendu l’adresse exacte. En un clin d’œil, un poney renâcleur l’emporta dans l’ewigkeit[4], et je ne le revis plus ; bien plus, je ne connais personne qui l’ait jamais revu, depuis le moment où il disparut à mes yeux dans cette guimbarde délabrée, qui tournait le coin de la rue en soulevant un nuage de poussière blanche. Il partit, il disparut, s’évanouit, s’éclipsa, et l’on eût pu croire, absurdement, qu’il avait emporté la voiture avec lui, car jamais plus je n’aperçus poney alezan à l’oreille fendue, ou cocher Tamil mélancolique, affligé d’un pied endolori. Certes, le Pacifique est vaste, mais qu’il ait ou non trouvé un endroit pour exercer ses talents, le fait subsiste qu’il disparut dans l’espace comme une sorcière sur un manche à balai. Le petit homme au bras en écharpe se mit à courir derrière la voiture, en criant : – « Capitaine ! Eh, dites donc, Capitaine !… Eh, eh !… » mais après un instant, il s’arrêta court, baissa la tête et revint lentement sur ses pas. Au bruit des roues le jeune homme avait fait une volte brusque. Il n’eut pas d’autre mouvement, pas un geste, pas un signe, et resta tourné dans la direction où l’autre venait de disparaître.

 

« Tout cela se passa en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, car je m’efforce d’interpréter en lentes paroles, à votre intention, les faits instantanés d’impressions visuelles. Une minute plus tard entrait en scène le commis métis envoyé par Archie, pour s’occuper un peu des pauvres naufragés du Patna. Agité et tête nue, il courait à droite et à gauche. Plein de sa mission, vouée pourtant à l’insuccès en ce qui concernait le principal personnage, il abordait les autres avec une importance brouillonne, et se trouva tout de suite engagé dans une violente altercation avec l’individu au bras en écharpe, qui paraissait très porté à faire du tapage. Il n’allait pas se laisser mener comme cela, que diable ! ah non ! Il ne se laisserait pas terrifier par un tas de mensonges, ni par un petit freluquet de gratte-papier métis. On ne le ferait pas marcher « avec des trucs comme cela ! » même s’il y avait quelque chose de vrai dans l’histoire. Il braillait, il vociférait, affirmant son désir, sa ferme résolution d’aller se coucher. – « Si vous n’étiez pas un maudit Portugais », criait-il, « vous sauriez que ma vraie place est à l’hôpital. » Il fourrait son poing valide sous le nez du commis ; la foule commençait à s’amasser ; le métis ahuri s’efforçait de rester digne et tentait une explication. Je m’éloignai sans attendre la fin de la scène.

 

« Mais il se trouva qu’ayant à ce moment-là un de mes hommes à l’hôpital, et allant le voir la veille de l’enquête, j’aperçus dans la salle des blancs le petit bonhomme délirant sur un lit, le bras dans des attelles. Et à ma grande surprise, l’autre, le grand individu à moustache grise tombante, se trouvait aussi dans la salle. Je me souvenais de l’avoir vu filer pendant la querelle, moitié arrogant, moitié sournois, mais s’efforçant surtout de ne pas laisser paraître de terreur. Il devait connaître le port, et sut, dans sa détresse, gagner tout droit le café-billard de Mariani, près du bazar. Cet innommable vagabond de Mariani l’avait rencontré autrefois, et avait déjà pourvu à ses vices en d’autres circonstances ; il baisa presque le sol devant ses pieds, et l’enferma avec une provision de bouteilles, dans une chambre du haut de son ignoble bouge. L’homme devait concevoir quelque appréhension vague sur sa sécurité personnelle, et chercher à se cacher. Bien longtemps après, un jour qu’il venait à bord réclamer à mon steward le prix de quelques cigares, Mariani raconta qu’il eût fait bien davantage pour cet homme-là, sans lui poser la moindre question, en mémoire de quelque faveur impie qu’il en avait reçue, de longues années auparavant, si j’ai bien compris. Il frappait sa poitrine musclée, en roulant ses énormes yeux blancs et noirs tout brillants de larmes : « Antonio n’oublie jamais ! Antonio n’oublie jamais ! » La nature précise de ces obligations immorales, je ne l’ai jamais connue, mais quelle qu’elle fût, elle valut à l’homme toutes facilités pour rester à l’abri derrière une porte close, avec une table, une chaise, un matelas dans un coin, et une couche de plâtras sur le plancher ; en proie à une frousse irraisonnée, il se remontait le moral avec les toniques que lui envoyait Mariani. Cette réclusion dura jusqu’au soir du troisième jour, où, après avoir poussé quelques cris horribles, le vieux bandit se trouva obligé de chercher le salut dans la fuite devant une légion de mille-pattes. Il ouvrit violemment la porte, sauta dans le petit escalier vermoulu, tomba sur la poitrine de Mariani, se remit sur ses pieds et bondit dans la rue comme un lapin. La police le ramassa au petit jour sur un tas d’ordures. Il se figurait tout d’abord qu’on le menait pendre, et combattit comme un héros pour sa liberté ; mais lorsque je m’assis à son chevet, il était très tranquille depuis deux jours. Sur l’oreiller, son visage maigre et bronzé aurait paru calme et beau sous la moustache grise, comme une tête de vieux guerrier usé par les combats, et gardant une âme d’enfant, sans la terreur fantastique que l’on devinait sous l’éclat fébrile de son regard, comme une sorte d’épouvante mystérieuse silencieusement tapie derrière un carreau. Il gardait un tel calme que je me flattais déjà de l’absurde espoir de recueillir de sa bouche une explication sur la fameuse affaire. Je ne saurais expliquer d’ailleurs la raison qui me poussait à élucider les détails d’un incident déplorable ; somme toute, l’histoire ne m’atteignait que comme membre d’une obscure confrérie d’hommes, réunis par le partage de peines sans gloire et par la fidélité à certaine ligne de conduite. Libre à vous de dire que c’était une curiosité malsaine, mais moi, j’ai la nette impression que j’espérais trouver quelque chose. Peut-être souhaitais-je inconsciemment trouver ce quelque chose, la cause profonde et propre à tout faire oublier, l’explication miséricordieuse, l’ombre d’une excuse convaincante. Je vois bien, maintenant, que j’attendais l’impossible, que j’affrontais le fantôme le plus obstiné de l’imagination humaine, le doute inquiet qui monte comme un brouillard, ronge en secret comme un ver, qui est plus glaçant qu’une certitude de mort, – le doute de la puissance souveraine que comporte une ligne fixe de conduite. C’est la plus redoutable des pierres d’achoppement ; c’est ce doute-là qui suscite les paniques hurlantes et les bonnes petites vilenies paisibles ; c’est l’ombre véritable des calamités. Croyais-je donc au miracle, et avais-je une raison de le souhaiter si ardemment ? Etait-ce par amour-propre que je désirais trouver une ombre d’excuse à un jeune homme inconnu jusqu’à ce jour, mais dont le seul aspect colorait d’une nuance d’intérêt personnel les pensées suggérées par la certitude de sa faiblesse, en faisant de cette défaillance une chose de mystère et de terreur, une obscure menace de destruction, suspendue sur notre tête à tous, à nous dont la jeunesse avait, en son temps, si bien ressemblé à la sienne ? Je crains fort que le motif secret de ma curiosité fût bien là. C’est un miracle que j’attendais, sans aucun doute. Maintenant, à distance, la seule chose qui me paraisse miraculeuse, c’est l’étendue de ma naïveté. J’espérais vraiment trouver chez ce vieil invalide délabré et obscur un exorcisme contre le fantôme du doute. Il fallait que je fusse bien imprudent aussi, car sans perdre de temps, après quelques banalités aimables auxquelles il répondait avec une bonne volonté nonchalante, je hasardai le nom du Patna, en l’enveloppant dans une question adroite, comme dans une touffe de bourre de soie. Mon égoïsme usait de délicatesse ; je ne voulais pas le troubler ; je ne ressentais pourtant aucune sollicitude pour lui, et n’éprouvais à son endroit ni colère ni peine ; ses sensations étaient sans conséquence, et je ne me souciais nullement de sa réhabilitation. Il avait vieilli dans de mesquines iniquités, et ne pouvait plus inspirer aversion ni pitié. Il répéta : – « le Patna ? », d’un air interrogateur, parut faire un bref effort de mémoire et dit : « Ah oui,… Vieux routier dans ces parages… Je l’ai vu sombrer. » J’allais donner libre cours à mon indignation devant un mensonge aussi stupide, lorsqu’il ajouta doucement : « Il était plein de reptiles. »

 

« Ces paroles me firent tenir coi. Que voulait-il dire ? Le fantôme vacillant de la terreur tapi derrière ses yeux vitreux parut s’immobiliser pour me regarder fixement. – « Ils m’ont tiré de ma couchette, pendant le second quart, pour le voir sombrer », poursuivait-il d’un ton plaintif. Sa voix prenait tout à coup une sonorité, redoutable. Je regrettais mon imprudence. Nulle cornette neigeuse de sœur infirmière n’agitait ses ailes d’un bout à l’autre de la salle ; seul, au milieu d’une longue rangée de lits de fer vides, un blessé venu d’un bateau ancré en rade dressait sur sa paillasse sa silhouette brune et maigre et son front entouré de bandages blancs. Tout à coup, mon intéressant malade lança un bras mince comme un tentacule vers mon épaule, et l’agrippa violemment : – « Seulement », disait-il, « j’avais d’assez bons yeux pour tout voir ; on sait que j’ai une fameuse vue, et c’est sans doute pour cela qu’ils m’ont appelé… Ils n’étaient pas assez dégourdis, eux, pour le voir sombrer, mais ils se sont bien vite aperçus qu’il avait disparu, et ils se sont mis à chanter tous ensemble, comme cela… » Un hurlement de loup vint me secouer jusqu’au fond de l’âme. – « Oh ! faites-le taire ! » criait le blessé avec colère. – « Vous ne me croyez pas, sans doute », reprenait l’autre, sur un ton d’ineffable suffisance. « Je vous dis que vous pouvez chercher des yeux comme les miens de ce côté-ci du Golfe Persique… Regardez sous le lit… »

 

« Naturellement je me penchai sans hésiter ; j’aurais défié quiconque de n’en pas faire autant. – « Qu’est-ce que vous voyez ? » me demanda-t-il. – « Rien ! », répondis-je, tout honteux de moi-même. Il me regarda avec un mépris écrasant, un mépris mortel. – « Naturellement ! » fit-il, « mais si je regardais, moi,… je verrais… Il n’y a pas d’yeux comme les miens, vous dis-je. » Il me saisit à nouveau l’épaule, et se souleva vers moi, dans son désir de soulager son cœur par une communication confidentielle. « Des millions de crapauds roses. Il n’y a pas d’yeux comme les miens… Des millions de crapauds roses… Pis que de voir sombrer un navire… Je regarderais sombrer des navires toute la journée sans cesser de fumer ma pipe… Pourquoi ne me la rend-on pas, ma pipe ? Je fumerais un peu en surveillant ces crapauds-là… Le bateau en était plein… Il faut les tenir à l’œil, vous savez ! » Il eut un clignement de paupières facétieux. La sueur me coulait sur le front ; ma veste de toile collait à mon dos humide. La brise du soir passait impétueusement sur la rangée des lits, en soulevant tout droit les plis raides des rideaux qui faisaient grincer les tringles de cuivre ; d’un bout à l’autre de la salle, les couvertures des lits vides se gonflaient sans bruit au-dessus du sol nu, et je frissonnais jusqu’à la moelle des os. La brise molle des tropiques soufflait aussi lugubrement dans cette salle vide qu’une tempête d’hiver dans une grange d’Angleterre. – « Ne le laissez pas partir dans cette voie-là, Monsieur », me cria de loin le blessé, sur un ton de colère inquiète, qui sonnait entre les murs comme un appel tremblant dans un tunnel. La main me harponnait l’épaule, et l’homme me regardait d’un air entendu : – « Le bateau en était plein, vous savez, et nous avons dû filer au plus vite », murmurait-il avec volubilité. « Tout roses, tout roses ; gros comme des dogues, avec un œil au sommet de la tête, et des crocs tout autour de leur vilaine gueule. Oh, oh !… » Des soubresauts brefs comme des secousses galvaniques révélaient sous la mince couverture les formes des jambes minces et trépidantes ; il lâcha mon épaule pour atteindre quelque chose dans l’air ; son corps tendu tremblait comme une corde de harpe, et tandis que je le regardais, l’horreur spectrale se déchaîna et sortit par ses yeux vitreux. Le visage aux lignes nobles et calmes de vieux soldat se déforma sous mes yeux, instantanément décomposé par la corruption d’une ruse sournoise, d’une honteuse circonspection et d’une terreur abjecte. – « Ah ! Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, maintenant ? » demandait-il, en montrant le sol avec de fantastiques précautions de voix et de gestes, dont le sens illumina soudain mon esprit avec une lucidité écœurante. – « Ils sont endormis », répondis-je, en le regardant de près. J’avais trouvé, c’était ce qu’il voulait savoir ; c’étaient les paroles mêmes nécessaires pour le calmer. Il poussa un long soupir : – « Sssh !… Tout doux… Rien… Je suis un vieux routier par ici… Je les connais ces animaux-là… Pan ! sur la tête du premier qui bouge !… Il y en a trop ; le bateau ne tiendra pas dix minutes !… » Il haletait à nouveau. « Vite ! », reprit-il tout à coup ; puis, dans un long cri : « Les voilà réveillés !… Des millions… Ils viennent sur moi ! Attendez !… Oh… Je vais les écraser comme des mouches… Attendez-moi… Au secours… Au secou… ou… rs ! » Un hurlement soutenu, interminable, activait ma déroute. Je voyais, au bout de la salle, le blessé lever avec désespoir les deux mains au-dessus de sa tête bandée ; un infirmier vêtu de blanc jusqu’au menton apparut dans la perspective de la porte comme au gros bout d’une lorgnette. J’avouai ma défaite, et sans plus attendre, sortis par une des hautes fenêtres sur la galerie extérieure. Le hurlement me poursuivait comme une vengeance. Je débouchai sur un palier désert, et soudain, il n’y eut plus que paix et calme autour de moi ; je descendis l’escalier nu et luisant, dans un silence qui me permit de recouvrer mes esprits égarés. En bas, je rencontrai l’un des médecins de garde qui traversait la cour ; il m’arrêta : – « Vous venez de voir votre homme, capitaine ; je crois que nous pourrons vous le rendre demain. Mais ces imbéciles-là n’ont pas la moindre notion des soins qui leur sont nécessaires… Dites donc : nous avons ici le chef mécanicien de ce bateau pèlerin. C’est un cas bien curieux, un delirium tremens des plus graves. Il a bu sec, pendant trois jours, dans le café de cet Italien ou de ce Grec. Comment s’attendre à autre chose ? Quatre bouteilles par jour de leur espèce d’eau-de-vie, m’a-t-on dit… Prodigieux, si c’est vrai ! Il faut qu’il ait l’estomac blindé en tôles de chaudière ! La tête, ah, la tête, elle est partie naturellement, mais le plus singulier, c’est qu’il y a une sorte de méthode dans sa folie. J’essaye de débrouiller le cas. C’est tout à fait remarquable, ce semblant de logique dans un pareil délire. Normalement, il devrait voir des serpents, mais il n’en voit pas. Les bonnes vieilles traditions se perdent, de nos jours. Eh ?… Ses… visions ont trait à des batraciens. Ha ! ha ! Non, sérieusement, je ne me rappelle pas avoir été aussi intéressé jamais par un cas de démence. Il devrait y être resté, après une telle cuite ! Oh, c’est un vieux dur-à-cuire. Vingt-quatre ans de tropiques, ou plus. Vous devriez bien jeter un coup d’œil sur lui. Il a bel air, le vieil ivrogne ! L’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré, au point de vue médical, s’entend. Vous ne montez pas ? »

 

« J’avais donné les signes ordinaires d’un intérêt poli, mais je pris un air de regret, et arguant du manque de temps, serrai en hâte la main du médecin. – « Dites donc ! » me cria-t-il de loin, « il ne pourra pas assister à l’enquête. Croyez-vous que son témoignage soit bien important ? »

 

– « Pas du tout ! » répondis-je, de la porte.

 

CHAPITRE VI

– « Les autorités devaient partager mon opinion, car l’enquête ne fut pas ajournée. Elle eut lieu, au jour fixé par les prescriptions légales, et fut très suivie, à cause évidemment de ce qu’elle comportait d’intérêt humain. Nulle incertitude ne planait sur les faits, sur le seul fait matériel au moins. Ce qui avait causé l’accident du Patna, il était impossible de le savoir, et le tribunal ne prétendait pas en élucider le mystère ; il n’y avait d’ailleurs personne dans la salle pour s’en soucier le moins du monde. Oui, comme je vous l’ai déjà dit, tous les marins du port assistaient à l’enquête, et les gens qui s’occupaient des choses de la mer étaient largement représentés. Consciemment ou à leur insu, c’est un pur intérêt psychologique qui les attirait là ; c’est l’attente de quelque révélation essentielle sur la force, la puissance, l’horreur des émotions humaines. Et l’on ne pouvait pourtant rien espérer de semblable. L’interrogatoire du seul homme qui fût apte et eût consenti à affronter l’audience, tournait de façon oiseuse autour du seul fait patent, et la série des questions relatives à ce fait ne donnaient pas sur lui plus de précisions que l’on n’en acquerrait sur le contenu d’une boîte de fer en en tapant les parois à coups de marteau. Une enquête officielle ne pouvait d’ailleurs avoir d’autres prétentions ; son but n’était pas le pourquoi fondamental, mais le comment apparent de l’affaire.

 

« Le jeune homme aurait pu le leur expliquer, mais si une telle question était la seule qui intéressât l’auditoire, l’enquête négligeait forcément ce qui m’apparaissait à moi par exemple comme la seule vérité nécessaire à connaître. On ne peut pas demander aux autorités officielles de s’enquérir de l’état de l’âme… ou faut-il dire plutôt de l’état du foie d’un homme. Leur affaire, c’était d’en venir tout droit aux conséquences, et franchement un magistrat de rencontre et ses deux assesseurs maritimes ne peuvent guère prétendre à des visées plus hautes. Je ne veux pas inférer d’ailleurs que ces braves gens fussent stupides. Le magistrat était très patient. L’un des assesseurs, un capitaine de voilier, avait une barbe roussâtre et des dispositions pieuses. Le second, c’était Brierly, le Grand Brierly. Certains d’entre vous doivent avoir entendu parler du Grand Brierly, le capitaine du premier bateau de la ligne Blue Star ? C’était cet homme-là.

 

« Il avait l’air parfaitement assommé de l’honneur qui lui était échu. De sa vie il n’avait fait de bourde, n’avait connu accroc ou accident, n’avait subi d’arrêt dans son ascension régulière, et il faisait l’effet d’un de ces heureux veinards qui ignorent toute indécision, et bien plus encore toute méfiance d’eux-mêmes. Nanti à trente-deux ans d’un des plus gros commandements des mers orientales, il avait la chance plus appréciable encore de faire grand cas de son sort. À son sens, il n’y avait rien au monde de plus beau que son poste, et sans doute, si on le lui avait demandé de but en blanc, eût-il avoué qu’il n’y avait pas non plus pareil chef pour le remplir. Le choix était tombé sur l’homme nécessaire. Ceux des humains qui ne commandaient pas le vapeur d’acier Ossa, qui filait vingt nœuds, étaient en somme de pauvres créatures. Il avait sauvé des vies en mer et secouru des navires en détresse, et ces exploits lui avaient valu un chronomètre d’or de la part des assureurs, et une paire de jumelles avec inscription spéciale, offerte par un gouvernement étranger. Il avait une conscience aiguë de ses mérites et de la valeur de telles récompenses. Je l’aimais assez, bien que des gens de ma connaissance, des hommes indulgents et sympathiques pourtant, ne pussent pas le voir en peinture. Je n’ai pas le moindre doute qu’il ne se tînt pour de beaucoup supérieur à moi ; eussiez-vous été empereur d’Orient et d’Occident que vous n’eussiez pu échapper, en sa présence, à la conscience de votre infériorité, mais je ne pouvais arriver à m’en formaliser. Il ne méprisait en moi rien qui dépendît de moi-même, rien de ce que je pouvais être, comprenez-vous ? Il me jugeait simplement quantité négligeable parce que je n’étais pas le seul homme heureux de cette terre, parce que je n’étais pas Montagu Brierly, capitaine de l’Ossa, parce que je ne possédais pas un chronomètre en or avec dédicace, et des jumelles à monture d’argent, témoignages de mes connaissances nautiques et de mon indomptable sang-froid ; parce que je n’avais pas la conscience aiguë de mes mérites et de mes récompenses, avec en plus l’amour et le dévouement passionnés d’un épagneul noir, la bête la plus étonnante de son espèce, – car jamais pareil homme ne fut aimé de pareil chien. Évidemment il pouvait paraître exaspérant de se sentir accablé sous le poids d’une telle supériorité, mais quand je réfléchissais que je partageais ma disgrâce avec quelque douze cents millions d’êtres plus ou moins humains, je me disais que ce qu’il y avait d’indéfinissable et d’attrayant chez cet homme pouvait bien me faire accepter ma part de sa pitié bienveillante et de son indulgent mépris. Les coups de la vie n’avaient pas plus d’action sur son âme satisfaite que le frottement d’une épingle sur une paroi de rocher lisse. Quand je le regardais, à côté du magistrat pâle et effacé qui dirigeait les débats, la complaisance qui éclatait dans toute sa personne se présentait à moi comme au reste du monde sous forme d’une surface dure comme le granit. C’est très peu après qu’il se suicida.

 

« Rien d’étonnant à ce que le cas de Jim lui parût excédant ; au moment même où je songeais avec une sorte de terreur à l’étendue probable de son mépris pour le jeune inculpé, il devait mener sur son propre cas une enquête silencieuse. Son verdict fut sans doute celui d’une culpabilité sans circonstances atténuantes, mais il en emporta le secret en sautant à l’eau. Si j’entends rien à la nature humaine, l’affaire devait être de la plus haute importance, – une de ces vétilles probablement qui éveillent les idées, et donnent corps à quelque pensée avec laquelle un homme inaccoutumé à pareille société, trouve impossible de vivre. Je suis à même d’affirmer qu’il ne s’agissait, dans le cas de Brierly, ni de boisson, ni d’argent ni de femmes. Il se jeta à la mer une semaine à peine après la fin de l’enquête, et moins de trois jours après son départ pour l’Extrême-Orient ; on aurait dit qu’en cet endroit précis, il avait tout à coup aperçu, au milieu de l’eau, les portes de l’autre monde, larges ouvertes pour sa réception.

 

« Pourtant il n’obéit pas à une impulsion soudaine. Son second, homme grisonnant, excellent officier, d’un commerce agréable avec les étrangers mais plus hargneux pour son capitaine que je n’avais vu l’être aucun officier, avait les larmes aux yeux en me racontant l’histoire. Un matin, en montant sur le pont, il avait trouvé Brierly en train d’écrire dans la chambre de veille. – « Il n’était que quatre heures moins dix », me disait-il, « et le second quart n’était pas encore terminé. Il m’entendit parler sur le pont au second lieutenant et m’appela. Cela m’ennuyait d’y aller, ma parole ! Je ne pouvais pas souffrir le pauvre capitaine Brierly, je l’avoue à ma honte, capitaine Marlow ; on ne sait jamais de quoi un homme est fait. Il avait passé, dans ses promotions, par-dessus trop de têtes, sans compter la mienne, et il avait une maudite façon de vous faire sentir tout petit, rien que par sa façon de vous dire bonjour ! Je ne lui adressais jamais la parole en dehors du service, et là même, tout ce que je pouvais faire, c’était de me montrer poli » (le vieux se vantait, en l’espèce, et je me suis toujours demandé comment Brierly avait pu s’accommoder de son attitude pendant plus de la moitié d’une traversée). – « J’ai femme et enfants », poursuivait-il, « et j’étais resté dix ans à la Compagnie, attendant toujours le premier commandement, imbécile que j’étais ! Donc, mon Brierly me dit comme ceci : – « Venez ici, monsieur Jones », sur ce ton protecteur qu’il affectait. « Venez ici, monsieur Jones. » J’entrai. – « Nous allons marquer notre position », dit-il, en se penchant sur la carte, une paire de compas à la main. D’après les ordres, c’est l’officier de service qui aurait dû s’acquitter de ce soin à la fin de son quart. Mais je ne dis rien et le laissai consigner la position du navire avec une petite croix près de laquelle il inscrivit la date et l’heure. Je le vois encore, traçant ses caractères déliés : dix-sept, huit, quatre heures du matin. L’année était inscrite à l’encre rouge au sommet de la carte. Le capitaine Brierly ne se servait jamais plus d’un an de ses cartes. J’ai encore celle-là. La chose faite, il reste un instant debout, regardant avec un sourire le point qu’il vient de marquer, puis levant les yeux vers moi :

 

« Encore trente-deux milles dans cette direction », me dit-il, « et nous serons bons ; vous pourrez laisser porter de vingt-deux degrés au Sud. »

 

– « Nous passions, à ce voyage-là, au large du Banc d’Hector. Je répondis : – « Très bien, Monsieur », en me demandant pourquoi il faisait tant d’embarras, puisque, de toute façon, je devais le prévenir avant de modifier notre route. À ce moment il piquait quatre heures ; nous sortîmes sur la passerelle, et le lieutenant nous dit, selon l’habitude, avant de descendre : « Soixante et onze au loch ! » Brierly jette un coup d’œil sur la boussole puis regarde tout autour de lui. Dans la nuit claire les étoiles brillaient comme par un soir de gelée sous les hautes latitudes. Tout à coup le capitaine me dit avec une sorte de bref soupir : – « Je vais à l’arrière et je remettrai moi-même le loch à zéro, pour qu’il n’y ait pas d’erreur possible. Encore trente-deux milles dans cette direction et vous serez parés. Voyons : la correction du loch est de six pour cent en plus ; alors disons trente encore au cadran, et vous pourrez venir tout de suite de vingt degrés à tribord. Inutile de faire du chemin de trop, n’est-ce pas ? » Je ne l’avais jamais entendu en dire si long d’un coup, et cela sans raison apparente. Je ne répondis pas. Il descendit l’échelle et le chien qui marchait toujours sur ses talons, nuit et jour, dès qu’il faisait un pas, le suivit en se laissant glisser, le nez en avant. J’entendais les talons du capitaine sur l’arrière : tap… tap… tap… ; il s’arrêta pour parler à son chien : – « Là-haut, Rover :… sur la passerelle, mon vieux ! » Puis il m’appela dans l’ombre : « Voulez-vous enfermer ce chien dans la chambre de veille, monsieur Jones ? »

 

– « C’est la dernière fois que j’entendis sa voix, capitaine Marlow. Ce sont les dernières paroles qu’il ait prononcées en présence d’un être humain, Monsieur ! » À ce moment, la voix du vieux marin se faisait toute tremblante. « Il avait peur que la pauvre bête ne sautât derrière lui, comprenez-vous ? » poursuivait-il en chevrotant. « Oui, capitaine Marlow… Il arrangea le loch pour moi ; il… le croiriez-vous… ? Il y mit même une goutte d’huile. La burette était encore tout près, où il l’avait laissée. À cinq heures et demie, le quartier-maître montait le tuyau à l’arrière pour laver le pont ; mais le voilà qui lâche tout à coup sa besogne et qui accourt vers moi. – « Voulez-vous venir là-bas, monsieur Jones », me dit-il. « Il y a quelque chose de drôle… Je ne voudrais pas y toucher. » C’était le chronomètre d’or du capitaine Brierly, soigneusement attaché par la chaîne au bastingage. »

 

– « Dès que mes yeux tombèrent sur la montre, quelque chose me frappa et je compris tout, Monsieur. Je sentis mes jambes toutes molles. C’était comme si je l’avais vu passer par-dessus bord, et j’aurais pu dire à quel endroit exact il avait disparu. Le loch de la poupe marquait dix-huit milles trois quarts, et quatre taquets de fer manquaient au grand mât. Il les avait fourrés dans sa poche pour enfoncer plus vite, je suppose, mais, Seigneur ! qu’est-ce que quatre taquets pouvaient faire pour un homme vigoureux comme le capitaine Brierly ? Peut-être sa confiance en lui-même avait-elle été un peu ébranlée, à la dernière minute… ; c’est probablement le seul signe d’indécision qu’il ait donné de sa vie ; mais je suis prêt à répondre en son nom qu’une fois à l’eau il n’a pas essayé de faire une seule brasse,… tout aussi bien qu’il aurait eu le courage de tenir un jour entier pour lutter jusqu’au bout s’il était tombé accidentellement par-dessus bord. Oui, Monsieur. Il ne passait derrière personne, comme je le lui ai entendu dire un jour. Il avait écrit deux lettres, pendant le deuxième quart, l’une pour la Compagnie, et la seconde pour moi. Il me faisait un tas de recommandations pour le voyage, – à moi qui naviguais avant qu’il fût né, – et me donnait toutes sortes de conseils sur la conduite à tenir vis-à-vis de nos armateurs de Shang-Haï, pour garder le commandement de l’Ossa. Il m’écrivait comme un père écrirait à son fils favori, capitaine Marlow, et avec mes vingt-cinq années de plus que lui, j’avais goûté à l’eau salée avant qu’il eût enfilé sa première culotte ! Dans sa lettre aux armateurs (il l’avait laissée ouverte à mon intention), il disait qu’il avait toujours fait, jusqu’à ce dernier moment, son devoir à leur endroit, et que même alors il ne trahissait pas leur confiance puisqu’il laissait le navire au marin le plus compétent que l’on pût trouver ; c’est de moi qu’il parlait, Monsieur, de moi ! Il disait encore que si le dernier geste de sa vie ne leur enlevait pas toute considération pour lui, ils sauraient se souvenir de mes loyaux services et de sa chaleureuse recommandation, lorsqu’il s’agirait de remplir la vacance laissée par sa mort. Et il continuait sur ce ton, Monsieur ; je ne pouvais pas en croire mes yeux, et cela me faisait sentir tout drôle », poursuivait le vieux bonhomme, très troublé, en écrasant quelque chose dans le coin de son œil avec le bout d’un pouce gros comme une spatule. « On aurait dit, Monsieur, qu’il s’était jeté à l’eau pour donner à un malheureux déveinard une dernière chance d’avancement. Moi, la secousse d’une disparition aussi délibérée, et la perspective de mon avenir assuré du même coup m’avaient à moitié fait perdre la boule pendant une semaine. Mais va-te-faire-fiche ! C’est le capitaine du Pélion qui prit le commandement de l’Ossa, et qui embarqua à Shang-Haï, un petit godelureau, Monsieur, avec un complet gris à carreaux, et une raie au milieu du crâne. – « Euh… Je suis… euh… votre nouveau capitaine… Moniteur… euh… Jones. » Il était inondé de parfum ; il empestait, capitaine Marlow ! C’est sans doute mon regard qui le faisait bégayer. Il balbutia quelques mots sur mon trop explicable désappointement… mieux valait me dire tout de suite que son second avait été promu au commandement du Pélion… mais il n’avait rien à voir dans tout cela ;… les bureaux devaient savoir ce qu’ils faisaient ;… il était bien fâché. Moi je lui dis : – « Ne vous tourmentez pas pour le vieux Jones, Monsieur ; il est trop habitué à ces affaires-là, sacré nom de D… » Je vis tout de suite que j’avais choqué ses oreilles délicates, et dès notre premier repas en commun, il se mit à critiquer, de vilaine façon, une chose ou l’autre sur le bateau. Jamais vous n’avez entendu pareille voix de Guignol. Je serrais les dents, et tenais les yeux sur mon assiette ; je restai tranquille le plus longtemps possible, mais à la fin, il fallait que cela éclatât, et voilà mon capitaine debout sur ses pieds, hérissant ses jolies plumes, comme un petit coq de combat : « Vous vous apercevrez que vous avez affaire à un autre homme qu’au capitaine Brierly ! » – « Je m’en suis déjà aperçu », répondis-je d’un ton renfrogné, en faisant semblant de m’acharner sur ma tranche de viande. – « Vous êtes une vieille brute, Monsieur… Monsieur… Jones, et le pis c’est que vous êtes connu comme tel », me crie-t-il. Les laveurs de vaisselle restaient aux écoutes, la bouche élargie d’une oreille à l’autre. – « Je suis peut-être un vieux dur-à-cuire », répondis-je, « mais je n’ai pas encore assez perdu toute vergogne, pour me faire à l’idée de vous voir assis dans le fauteuil du capitaine Brierly. » Sur quoi je repose mon couteau et ma fourchette. – « Vous aimeriez bien vous y voir vous-même ; c’est là que le bât vous blesse ! » ricana-t-il. Je quitte la salle à manger ; je ramasse mes affaires ; et je me trouve sur le quai, avec tout mon fourniment à mes pieds, avant que les dockers aient repris leur travail. Oui, à la dérive…, à terre, après dix ans de service, avec une pauvre femme et quatre enfants, à deux mille lieues de là, qui attendaient ma demi-solde, pour avoir un morceau à se mettre sous la dent. Oui, Monsieur ! J’ai mieux aimé tout lâcher que d’entendre mal parler du capitaine Brierly. Il m’a laissé sa lunette de nuit, que voici, et m’a prié de prendre soin de son chien. Voilà l’animal. Eh bien, Rover, mon pauvre vieux, où est le capitaine ? » Le chien me lança un regard douloureux de ses yeux jaunes, jeta un aboiement désolé et se nicha sous la table.

 

« Ce dialogue se poursuivait, plus de deux ans après, à bord de la Reine du Feu, cette ruine de la mer dont un singulier hasard avait valu le commandement à Jones, par l’intermédiaire de Matherson, Matherson le fou, comme on l’appelait d’habitude, l’homme qui rôdait toujours à Haï-Phong, vous vous en souvenez, avant l’époque de l’occupation. Le vieux bonhomme poursuivait en larmoyant :

 

– « Oui, Monsieur, ici, on se souviendra toujours du capitaine Brierly, si l’on ne s’en souvient plus autre part. J’ai écrit tout au long à son père, sans en recevoir un seul mot de réponse, ni un : « Merci », ni un « Allez au diable ! » rien ! Peut-être aurait-il préféré ne rien savoir. »

 

« La vue de ce vieux Jones à l’œil humide qui épongeait sa tête chauve avec un mouchoir de coton rouge, le hurlement plaintif du chien, la saleté de cette cabine infestée de mouches, seul sanctuaire consacré à sa mémoire, tout cela jetait sur l’image de Brierly un voile d’émotion inexprimablement misérable ; c’était une revanche posthume du destin contre cette foi dans sa propre splendeur qui avait presque libéré sa vie des terreurs les plus légitimes. Presque ? Tout à fait, peut-être ! Qui pourrait dire quelle impression flatteuse il avait conçue de son propre suicide ?

 

– « Pourquoi a-t-il fait cette folie, capitaine Marlow, en avez-vous une idée ? » me demandait Jones, en serrant ses mains l’une contre l’autre. « Pourquoi ? Cela me dépasse ! » Il frappait son front bas et sillonné de rides. « Si encore il avait été pauvre, vieux, endetté ; s’il n’avait jamais réussi dans la vie, ou s’il avait été fou ! Mais il n’était pas homme à devenir fou, ah non ! Vous pouvez me croire : ce qu’un second ne sait pas, touchant son capitaine, ne vaut pas la peine d’être connu ! Jeune, vigoureux, riche, sans soucis… Je reste quelquefois ici, à réfléchir, à réfléchir, jusqu’à ce que la tête me tourne… Il devait y avoir une raison… »

 

– « Vous pouvez être certain, capitaine Jones », répondis-je, « que c’est une raison qui ne nous aurait guère troublés, vous ou moi », et tout à coup, comme si un rayon de lumière fût venu éclairer la nuit de sa cervelle, le pauvre vieux Jones trouva le mot de la fin, un mot d’une profondeur stupéfiante ; il se moucha, et hochant tristement la tête : – « Oui, oui ; ni vous ni moi, Monsieur, n’avions jamais fait si grand cas de nous-mêmes ! »

 

« Vous pouvez comprendre que le souvenir de mon ultime conversation avec Brierly soit affecté par la connaissance de sa mort, qui survint sitôt après. C’est au cours de l’enquête que je lui parlai pour la dernière fois. C’était après la première séance, d’où il sortit dans la rue avec moi. Il était dans un état d’irritation que je constatai avec surprise, son attitude habituelle, lorsqu’il daignait causer, étant parfaitement placide, avec une nuance de tolérance ironique, comme si l’existence de son interlocuteur lui eût fait l’effet d’une bonne plaisanterie. – « Ils m’ont pincé pour cette enquête, voyez-vous », m’expliquait-il, en s’étendant un instant avec ennui sur les inconvénients d’un service quotidien au tribunal. « Et Dieu sait le temps que l’affaire va durer ! Trois jours, probablement. » Je l’écoutais en silence, ce qui était, à mon sens, une façon comme une autre de prendre parti. « Et à quoi bon ? C’est bien l’affaire la plus stupide que l’on puisse imaginer ! » reprit-il avec chaleur. Je lui fis observer que l’on n’avait pas le choix. Il m’interrompit avec une sorte de violence contenue : « Je me fais l’effet d’un imbécile, tout le temps ! » Je levai les yeux sur lui : c’était beaucoup s’avancer, pour Brierly, en parlant de Brierly ! Il s’arrêta court, et saisissant le revers de mon veston, lui donna une petite secousse : « Pourquoi tourmentons-nous ce garçon-là ? » La question s’accordait si bien avec ma propre pensée, que je répondis sans hésiter, en voyant l’image du renégat en fuite : – « Je veux être pendu si j’en sais quelque chose, à moins que ce soit parce qu’il se laisse faire ! » Je fus surpris de le voir mordre, pour ainsi dire, à une réflexion qui aurait pu lui paraître obscure. Il répondit sur un ton de colère : – « C’est vrai ! Il ne voit donc pas que son patron s’est défilé ? Rien ne peut le sauver ; il est perdu ! » Nous fîmes quelques pas en silence. « Pourquoi manger toute cette boue ? » s’écria-t-il, avec une énergie d’expression tout orientale, la seule espèce d’énergie dont on trouve la moindre trace à l’est du cinquantième méridien. Je m’étonnais de la direction de ses pensées, mais je soupçonne fort, maintenant, qu’elles étaient parfaitement adéquates à son caractère ; au fond, c’est à lui seul que le pauvre Brierly devait songer. Je lui fis observer que, de notoriété publique, le capitaine du Patna avait su se garnir un nid assez douillet, et pouvait se procurer en tous lieux des moyens de fuite. Il en allait autrement avec Jim ; le Gouvernement l’hébergeait pour l’instant au Foyer Marin, et il n’avait probablement pas un sou vaillant en poche. Cela coûte gros de disparaître ! – « Ah ! vraiment ? Pas toujours ! » fit-il avec un rire amer ; puis, sur une nouvelle observation que je hasardais : « Eh bien qu’il creuse un trou de vingt pieds, et qu’il s’y terre ! Parbleu, c’est ce que je ferais, moi ! » Je ne sais pourquoi son accent m’agaçait, et je dis : – « Il y a une sorte de courage à affronter les choses comme il le fait, en sachant très bien que s’il se sauvait, personne ne se donnerait la peine de lui courir après ! » – « Laissez-moi tranquille avec votre courage ! » gronda Brierly, « ce courage-là ne sert à rien pour maintenir un homme à flot, et je m’en soucie comme de l’an quarante ! Si vous me disiez que c’est une espèce de lâcheté, de mollesse… Écoutez : je mets deux cents roupies, si vous voulez en ajouter cent, et vous engager à faire filer ce bougre-là demain matin à la première heure. C’est un gentleman ; il ne faut pas y toucher !… Il comprendra… Il le faut ! Cette infernale publicité des débats est odieuse ! Il se tient là, devant ces maudits indigènes, ces serangs, ces lascars, ces quartiers-maîtres, dont le témoignage suffirait à brûler un homme de honte. C’est abominable. Voyons, Marlow, ne trouvez-vous pas, ne sentez-vous pas que c’est abominable ? Allons, comme marin… S’il disparaissait, l’affaire tomberait d’elle-même. » Brierly prononçait ces paroles avec une exaltation bien exceptionnelle chez lui, et fit le geste de chercher son portefeuille. Je l’arrêtai en déclarant froidement que la lâcheté de ces quatre hommes ne me paraissait pas une affaire de telle importance. – « Et vous vous dites marin, je suppose ? » fit-il avec colère. J’avouai que je croyais en effet, et espérais bien l’être aussi. Il m’écoutait avec un geste de son gros bras qui paraissait vouloir me dépouiller de toute individualité pour me repousser dans la foule. – « Le pis », reprit-il, « c’est que les gens comme vous n’ont pas le moindre sentiment de dignité ; vous ne songez pas assez à ce que l’on attend de vous ! »

 

« Nous marchions lentement, tout en causant, et nous venions de nous arrêter en face des bureaux du port, à l’endroit précis d’où l’énorme capitaine du Patna avait aussi complètement disparu qu’un duvet emporté par un ouragan. Je souris. Brierly continuait : – « C’est une honte ! Il y a toutes sortes d’individus dans notre confrérie, et plus d’un béni coquin aussi, mais il faut, parbleu ! que nous conservions une certaine décence professionnelle, ou nous ne vaudrons pas mieux que les trimardeurs qui s’en vont dans la campagne ! On a confiance en nous, comprenez-vous, confiance ! Franchement, je me moque de tous les pèlerins sortis de l’Asie, mais un homme convenable ne se serait pas conduit comme cela avec une cargaison de vieux paquets de chiffons ! Nous ne constituons pas un corps organisé et justement la seule chose qui nous unisse, c’est cette espèce de décence-là. Une histoire de ce genre détruit toute la confiance que l’on peut avoir en soi-même. Un homme peut vivre presque toute son existence de marin sans que la nécessité s’impose à lui de serrer les lèvres. Mais le jour où cette nécessité s’impose… Ah ! si moi… »

 

« Il s’arrêta, puis sur un ton différent : – « Écoutez, Marlow ; je vais vous donner les deux cents roupies, et vous parlerez à ce garçon-là. Au diable l’individu ! Je voudrais qu’il ne se fût jamais montré ici ! À vrai dire, je crois bien que certains de mes parents connaissent sa famille. Son vieux père est pasteur, et je me souviens maintenant de l’avoir rencontré un jour, l’an dernier, lors d’une visite chez mon cousin, en Essex. Si je ne me trompe, le vieux paraissait avoir une prédilection pour son grand marin de fils… Affreux !… Je ne puis pas faire la chose moi-même, mais vous… »

 

« C’est ainsi que j’eus, à propos de Jim, un aperçu du vrai Brierly, quelques jours avant qu’il ne confiât aux bons soins de la mer ses apparences et sa réalité. Bien entendu, je refusai de m’occuper de l’affaire. L’accent de ce dernier « mais vous » (Brierly n’avait pu le retenir), qui semblait impliquer que je n’avais pas plus d’importance qu’un insecte, me fit accueillir avec indignation une telle proposition, et l’agacement même que j’en ressentis, ou toute autre raison, me convainquirent, dans mon for intérieur, que l’enquête était une punition sévère pour ce Jim, et que le fait même de s’y soumettre, – de son plein gré, en somme, – constituait une sorte de réhabilitation pour son abominable cas. Brierly me quitta sèchement ; sur le moment, son état d’esprit m’avait paru plus mystérieux que maintenant.

 

« Le lendemain, arrivé en retard au tribunal, je m’assis seul dans un coin. Je ne pouvais, naturellement, oublier ma conversation de la veille avec Brierly, et j’avais maintenant les deux hommes sous les yeux. Le maintien de l’un trahissait une imprudence douloureuse, celui de l’autre un accablement méprisant ; et pourtant l’une de ces attitudes pouvait n’être pas plus sincère que l’autre, et je savais que l’une des deux ne l’était pas. Brierly n’était pas accablé ; il était exaspéré ; Donc, Jim pouvait bien ne pas être impudent ! Et selon ma théorie, il ne l’était pas, en effet. Je me l’imaginais comme désespéré. C’est alors que nos yeux se rencontrèrent, et le regard qu’il me décocha m’eût découragé de lui parler, si j’avais eu la moindre velléité de le faire. À quelque hypothèse que je dusse m’arrêter, impudence ou désespoir, un tel regard me prouvait que je ne pouvais pas lui venir en aide. C’était le second jour de l’enquête, et peu après que nos regards se furent ainsi croisés, Jim que l’on avait un instant avant fait descendre du banc des témoins, fut des premiers à quitter la salle. Je voyais sa tête et ses larges épaules se détacher sur la porte, et tandis que je sortais à petits pas, en causant avec un étranger, – un individu qui m’avait accosté par hasard, – je le voyais appuyer ses deux coudes sur la balustrade de la véranda, en tournant le dos au petit flot des gens qui descendaient les marches. On entendait un murmure de voix et un bruit de pas.

 

« Le cas suivant avait trait, si je ne m’abuse, à des voies de fait sur la personne d’un prêteur sur gages, et le défendeur, un vénérable villageois à longue barbe blanche, était assis sur une natte, juste devant la porte, avec ses fils et ses filles, ses gendres et leurs femmes, et une partie des gens de son village, tous accroupis ou debout autour de lui. Svelte et brune, une épaule sombre et la moitié du dos nus, et un mince anneau d’or dans le nez, une femme se mit tout à coup à parler d’une voix aigre et suraiguë. Instinctivement, l’homme qui était près de moi leva les yeux sur elle. Nous nous trouvions juste dans l’embrasure de la porte, et nous passions derrière le large dos de Jim.

 

« Je ne sais si ces villageois avaient ou non amené avec eux le chien jaune. En tout cas, il y avait là un chien qui se faufilait entre les jambes des assistants, avec cette allure muette et furtive qu’ont les chiens indigènes ; mon voisin buta contre lui. Le chien fit un bond silencieux, et l’homme éleva un peu la voix, pour dire avec un rire étouffé : « Voyez-vous cette sale bête ? » puis nous nous trouvâmes séparés par un flot de gens qui pénétraient dans la salle. Je restai un instant adossé au mur, tandis que mon interlocuteur, se frayant un chemin dans la foule, disparaissait au bas du perron. Je vis Jim se retourner brusquement ; il fit un pas en avant et me barra le chemin ; nous étions seuls et il me regardait avec un air de résolution farouche. Je me rendis compte que j’étais pris comme dans un bois ; la véranda était vide ; bruit et mouvement avaient cessé dans le tribunal ; un grand silence tombait sur la bâtisse, où très loin, une voix orientale se mit à gémir sur un ton lamentable. Le chien, au moment de se glisser par la porte, s’était assis sur son derrière, pour chercher ses puces.

 

– « Vous me parlez ? » demanda Jim, d’une voix basse, en se jetant plutôt qu’en se penchant vers moi, vous comprenez ce que je veux dire ? Je répondis aussitôt – « Non ! » car il y avait, dans le calme de son accent, quelque chose qui me disait de me tenir sur mes gardes. Je le surveillais de près ; c’était bien, en effet, une rencontre dans les bois, seulement l’issue en était plus incertaine, puisque Jim ne pouvait en vouloir ni à ma bourse ni à ma vie, ni à rien que je pusse donner ou défendre avec une conscience paisible. – « Vous prétendez n’avoir rien dit », insistait-il, d’un ton sombre, « mais j’ai entendu ». – « C’est une erreur », protestai-je, tout à fait dérouté, mais sans le quitter des yeux. Regarder son visage, à ce moment, c’était regarder un ciel assombri avant un coup de tonnerre, lorsque les ombres s’y épaississent imperceptiblement, et que l’obscurité se fait de plus en plus profonde, mystérieusement, dans le calme des violences imminentes.

 

« Je n’ai certainement, à ma connaissance, pas ouvert la bouche à portée de vos oreilles », affirmai-je avec une sincérité parfaite. L’absurdité d’une telle discussion commençait à m’irriter un peu, moi aussi. Je me rends compte, maintenant, que de ma vie, je n’ai été aussi près d’une bataille, j’entends d’une vraie bataille, à coups de poings. Je devais avoir une vague prescience de la menace d’une telle éventualité. Non pas que Jim parût me provoquer de façon active ; au contraire, son attitude était singulièrement passive, si vous me comprenez, mais son visage se faisait de plus en plus sombre, et s’il n’était pas de taille exceptionnelle, il paraissait de force à démolir un mur. Le symptôme le plus rassurant dont je m’avisai chez lui, c’était d’une sorte d’hésitation, de réflexion lente, que je considérai comme un tribut à l’évidente sincérité de mon attitude et de mon accent. Nous restions face à face. Dans le tribunal, le procès pour violences suivait son cours ; je saisissais des mots : « Puits… buffle… bâton… dans l’excès de ma terreur… »

 

– « Qu’est-ce que vous aviez donc à me regarder toute la matinée ? » demanda enfin Jim, en relevant un instant les yeux, pour les reporter aussitôt sur le sol. – « Voudriez-vous que tout l’auditoire regarde à ses pieds pour ménager votre susceptibilité ? » ripostai-je un peu sèchement. Je n’allais pas me plier docilement à ses inepties. Il releva les yeux et les garda cette fois fixés droit sur moi. – « Non, je l’admets ! » prononça-t-il, avec l’air d’un homme qui suppute en lui-même le bien-fondé d’une assertion : « je l’admets, et je consens à ce qu’on me regarde ; seulement… » et ses paroles se faisaient plus pressées, « je ne permets à personne de m’insulter en dehors du tribunal. Il y avait un homme avec vous… Vous lui avez parlé… Oh ! si,… je le sais… C’est très joli… Vous lui avez parlé, mais vous vouliez que j’entendisse !… »

 

Je lui affirmai qu’il faisait une singulière erreur, dont je ne pouvais imaginer la genèse. – « Vous m’avez cru trop lâche pour trouver à redire à vos paroles ! » fit-il avec un imperceptible accent d’amertume. J’étais assez intéressé pour noter les plus subtiles nuances de son expression, mais je n’en étais pas plus éclairé ; je ne sais pourtant ce qui, dans ses paroles ou peut-être dans son intonation, m’inclina soudain à toute l’indulgence possible en sa faveur. Je ne m’irritais plus d’une situation absurde : c’était le résultat d’une erreur de sa part ; il faisait une méprise et j’avais l’intuition que cette méprise était de nature odieuse et tout particulièrement abominable. J’avais hâte de voir cette scène se terminer de façon correcte, comme on a hâte de couper court à quelque confidence détestable et non sollicitée. Le plus drôle, c’est qu’au milieu de ces considérations d’ordre supérieur, je gardais la conscience d’une certaine terreur devant la possibilité, – pour ne pas dire la probabilité, – de la conclusion de cette scène par une rixe absurde que je ne pourrais pas expliquer et qui me rendrait ridicule. Je n’aspirais nullement à la célébrité de l’homme qui s’était fait pocher un œil ou administrer quelque horion de ce genre par le second du Patna. Lui ne se souciait guère, évidemment, de ce qu’il pourrait faire, et se trouverait, en tout cas, pleinement justifié à ses propres yeux. Point n’était besoin d’être sorcier pour deviner, sous son extérieur placide et même apathique, une colère furieuse contre quelque chose. J’avoue que j’étais extrêmement désireux de l’apaiser à tout prix, mais encore m’eût-il fallu savoir que faire. Et je n’en avais pas la moindre notion, comme vous pouvez l’imaginer. Nous nous regardions en silence. Il resta quelques secondes immobile, puis fit un pas vers moi ; je me préparais à parer un coup, sans pourtant bouger un muscle, me semble-t-il. – « Si vous étiez grand comme deux hommes et fort comme six, » fit-il très doucement, « je vous dirais ce que je pense de vous, espèce de… » – « Arrêtez ! » m’écriai-je. Il eut une seconde d’hésitation. – « Avant de me dire ce que vous pensez de moi », repris-je vivement, « voulez-vous bien m’expliquer ce que j’ai dit ou fait moi-même ? » Pendant le silence qui suivit ces paroles, il me regarda avec indignation, tandis que je faisais de surhumains efforts de mémoire, malgré l’agacement que me causait la voix orientale, qui s’élevait dans le tribunal avec une volubilité passionnée contre une accusation de faux témoignage. Puis nous nous mîmes à parler presque en même temps : – « Je vais vous montrer ce que je ne suis pas ! » déclara-t-il, sur un ton annonciateur de crise. – « Je vous affirme que je n’en sais rien », protestais-je, avec sincérité au même instant. Il cherchait à m’écraser de son regard méprisant. – « : Maintenant que vous voyez que je n’ai pas peur, vous voudriez bien vous défiler ! » ricana-t-il. « Qui est-ce qui est une sale bête, maintenant, hein ? » Alors, enfin, je compris.

 

« Il scrutait mon visage, comme s’il eût cherché un endroit pour y planter le poing. – « Je ne permettrai à personne… », grommelait-il, d’un ton menaçant. C’était bien, en effet, une hideuse méprise, et tout s’expliquait du coup. Je ne saurais vous donner une idée de ma confusion. Il dut déceler sur mes traits un reflet de mes sentiments, car son expression se détendit un peu. – « Grands Dieux ! » balbutiai-je, vous ne croyez pas que je… » – « Mais je suis certain d’avoir entendu ! » insista-t-il, en élevant la voix, pour la première fois depuis le début de cette scène déplorable. Puis, il ajouta, avec une nuance de dédain : « Ce n’était pas vous, alors ? Très bien : je trouverai l’autre. » – « Ne faites donc pas l’imbécile », criai-je avec exaspération, « ce n’était pas cela du tout ! » – « J’ai entendu ! » répéta-t-il, avec une inébranlable et sombre conviction.

 

« Il y a peut-être des gens qui auraient ri de son entêtement. Mais moi, je ne riais pas, oh non ! Jamais homme n’avait été aussi impitoyablement trahi par ses impulsions naturelles. Un seul mot l’avait dépouillé de toute sa retenue, de cette retenue qui est plus nécessaire à la décence de notre être intérieur que ne le sont les vêtements au décorum de notre corps. – « Ne faites pas l’imbécile ! » répétais-je. – « Mais l’autre l’a dit, vous ne le nierez pas ? » affirma-t-il nettement, et en me regardant en face, sans broncher. – « Non, je ne le nie pas ! » répondis-je, en lui renvoyant son regard. Ses yeux finirent par suivre la direction de mon doigt tendu. Il parut d’abord ne pas comprendre, puis il resta confondu, puis effaré, épouvanté, comme si le chien eût été un monstre et qu’il n’eût jamais vu de chien. – « Personne n’avait jamais songé à vous insulter ! » expliquai-je.

 

« Il contemplait la misérable bête, qui restait assise immobile comme une statue ; les oreilles dressées et le museau pointu tourné vers la porte, elle lançait de temps en temps un coup de dent, vers une mouche, comme un automate.

 

« Je regardais Jim. Son blond visage hâlé s’empourpra brusquement sous le duvet des joues ; la rougeur gagnait son front, s’étendait jusqu’à la racine de ses cheveux bouclés. Ses oreilles devinrent cramoisies, et le bleu même de ses yeux clairs s’assombrit sous le flot de sang qui lui montait au front. Ses lèvres esquissèrent une légère moue et tremblèrent comme s’il eût été sur le point d’éclater en sanglots. Je vis que l’excès de son humiliation l’empêchait de proférer une parole. Le désappointement aussi peut-être. Qui sait s’il ne comptait pas sur la raclée qu’il allait m’administrer pour se réhabiliter à ses propres yeux et retrouver l’apaisement ? Qui pourrait dire quel soulagement il attendait d’une telle rixe ? Il était assez ingénu pour s’attendre à tout, mais, en l’espèce, il s’était trahi pour rien. Il s’était montré franc avec lui-même, et bien plus encore avec moi, dans le fol espoir d’arriver à quelque réfutation effective, et le destin ironique avait refusé de se montrer propice à son désir. Il fit entendre un son inarticulé et profond, comme un homme incomplètement assommé par un coup sur la tête. C’était pitoyable.

 

« Je ne pus le rattraper qu’assez loin de la porte. Encore dus-je courir un instant pour le rejoindre, mais, lorsque, tout essoufflé, je l’accusai de se sauver, il répondit : – « Jamais ! » et fit tête aussitôt, comme une bête aux abois. Je lui expliquai que je n’avais nullement prétendu l’accuser de se sauver devant moi. « Devant personne, devant personne au monde ! » m’affirma-t-il, d’un ton têtu. Je m’abstins de lui montrer l’exception assez évidente, devant laquelle fuiraient les plus braves d’entre nous : je me disais qu’il la connaîtrait assez vite. Il me regardait avec patience, tandis que je cherchais quelque chose à lui dire, mais l’émotion même de cette minute m’empêchait de trouver les paroles nécessaires, et il se remit en route. Je le suivis, et craignant de le laisser m’échapper, je déclarai précipitamment que je voulais pas le voir s’éloigner sur une fausse impression de mon… de ma… ; je balbutiais. La stupidité de mes paroles m’effarait, au moment même où je tâchais de me dépêtrer de ma phrase, mais la puissance d’une phrase n’a rien à voir avec sa signification ou avec la logique de sa construction. Mon marmonnement stupide parut faire plaisir à Jim. Il l’interrompit tout net, en disant avec une placidité courtoise qui dénotait chez lui une extraordinaire capacité de contrainte ou une singulière élasticité d’esprit : – « C’est moi qui faisais erreur. » Je m’émerveillai fort de cette expression : on aurait dit qu’il faisait allusion à quelque insignifiante vétille. N’avait-il donc pas compris la portée déplorable d’une pareille méprise ? « Vous pouvez m’excuser », reprit-il ; puis, avec un accent d’humeur : « Tous ces gens qui me regardaient, dans la salle, faisaient si bien figure d’imbéciles que… l’on aurait bien pu dire ce que je croyais avoir entendu ! »

 

« Ces paroles ouvrirent à ma curiosité une perspective nouvelle sur son âme. Je l’examinai curieusement, et je rencontrai ses yeux impénétrables, au ferme regard. – « Je ne puis tolérer ce genre de choses », fit-il très simplement, « et je ne le tolérerai pas non plus. Au tribunal c’est différent : il faut que je supporte l’épreuve, et je suis de taille à la supporter ! »

 

« Je ne vous dirai pas que je le comprisse. Les impressions qu’il me donnait de lui-même étaient comme ces échappées, saisies au passage, à travers les brèches d’une nappe de brouillard, détails fuyants et très nets, mais insuffisants à donner une idée d’ensemble de l’aspect général d’un pays. Aliments pour la curiosité, elles ne la satisfont point, et ne peuvent servir à une orientation. En somme, il me faisait perdre le nord. C’est la conclusion à laquelle je m’arrêtai, lorsqu’il m’eut quitté très tard dans la soirée. J’étais descendu depuis quelques jours à l’Hôtel Malabar, et sur mon invitation pressante, il était venu y dîner avec moi. »

 

CHAPITRE VII

– « Un paquebot postal, à destination de l’Extrême-Orient, était arrivé l’après-midi, et la grande salle à manger était aux trois quarts pleine de gens, avec des cents livres de billets de tour du monde en poche. Il y avait des couples de jeunes mariés trop familiers déjà, et un peu las l’un de l’autre dès la moitié du voyage ; il y avait des groupes importants ou modestes, et des voyageurs solitaires qui dînaient solennellement ou faisaient une bombance bruyante ; tous gens qui pensaient, péroraient, plaisantaient ou grommelaient comme ils le faisaient chez eux et dont l’intelligence était aussi ouverte à des impressions nouvelles que les malles déposées dans leurs chambres. De ce jour, ils porteraient, comme leurs bagages, une estampille certifiant qu’ils avaient passé à tel ou tel endroit. Ils chériraient cette distinction et garderaient sur leurs valises les étiquettes gommées, évidence documentaire, et seule trace durable des acquisitions de leur voyage. Les serviteurs au visage sombre glissaient sans bruit sur le vaste plancher ciré ; un rire de jeune fille, aussi innocent et aussi vide que son esprit, fusait de temps en temps, ou, dans une brusque accalmie des bruits de vaisselle, on distinguait une phrase débitée sur un ton languissant et affecté par le bel esprit de la bande, qui, pour le bénéfice d’une table ricanante, brodait sur quelque thème absurde d’un récent scandale de bord. Deux vieilles filles nomades, en robes d’apparat, consultaient la carte avec acrimonie, en échangeant des murmures de leurs lèvres fanées ; étranges visages de bois, elles faisaient l’effet de deux épouvantails somptueux.

 

« Quelques gorgées de vin ouvrirent le cœur de Jim et délièrent sa langue. Je m’aperçus qu’il avait bon appétit. Il paraissait avoir enterré quelque part le souvenir de l’épisode inaugural de nos relations ; c’était, apparemment, un sujet dont il ne devait plus être question ici-bas. Et tout le temps, je voyais devant moi ces yeux bleus d’enfant qui regardaient droit dans les miens, ce jeune visage, ces épaules puissantes, ce front large et bronzé avec une ligne blanche sous la racine des cheveux blonds bouclés, cet extérieur qui avait, dès l’abord, attiré toute ma sympathie ; cet aspect de franchise, ce sourire candide, cette gravité juvénile. Il sortait du bon moule ; c’était bien l’un des nôtres. Il parlait doucement, avec une sorte d’abandon tranquille et avec un calme qui pouvait être la marque d’une contrainte virile aussi bien que d’une parfaite impudence, d’un endurcissement, d’une inconscience colossale ou d’une monstrueuse duplicité. Comment le savoir ? À nous entendre, on aurait pu croire que nous parlions d’un tiers, d’un match de football, ou du temps de l’année précédente. Mon esprit se perdait sur une mer de conjectures, jusqu’au moment où le tour de la conversation me permît, sans apparence de curiosité blessante, d’avancer que, somme toute, cette enquête avait dû constituer pour lui une épreuve assez rude. Il lança son bras par-dessus la nappe, et saisissant ma main à côté de mon assiette, il me regarda fixement. Je tressaillis. – « Cela doit être affreusement dur ! » balbutiai-je, tout confus de cette explosion d’émotions muettes. – « C’est… l’enfer ! » laissa-t-il échapper, d’une voix rauque.

 

« Son geste et ses paroles firent redresser des visages inquiets à deux touristes élégants, penchés à une table voisine sur leur entremets glacé. Je me levai, et nous passâmes sur la terrasse, pour prendre notre café en fumant des cigares.

 

« Sur de petites tables octogonales, des bougies brûlaient dans des globes de verre ; des bouquets de plantes à feuilles raides isolaient par petits groupes de confortables fauteuils d’osier ; entre les doubles colonnes, dont la longue rangée de fûts rougeâtres luisaient sous l’éclat sorti des hautes fenêtres, la nuit scintillante et sombre faisait l’effet d’une tapisserie splendide. Les feux de position des navires tremblotaient au loin comme des étoiles déclinantes, et autour de la rade, les collines s’arrondissaient, en grosses masses noires, comme d’immobiles nuées d’orage.

 

– « Je n’ai pas pu me sauver », commença Jim ; « le patron l’a fait ; c’est son affaire ; moi, je n’ai pas pu, et je n’ai pas voulu non plus. Ils se sont tous arrangés à se défiler, d’une façon ou de l’autre, mais moi, cela ne me convenait pas. »

 

« Je l’écoutais avec une attention passionnée ; je voulais savoir…, et maintenant encore, je ne sais pas ; j’en suis réduit à des conjectures. Jim se montrait, à la même minute, plein de confiance et réticent, comme si la conviction de sa pleine innocence eût refoulé la vérité qui luttait en lui, à chaque minute, pour s’exprimer. Il commença par me dire, avec l’accent d’un homme qui reconnaîtrait son incapacité à sauter un mur de vingt pieds, qu’il ne pourrait plus jamais retourner au pays, et cette affirmation me rappela les paroles de Brierly sur « ce vieux pasteur d’Essex qui paraissait avoir une prédilection pour son grand marin de fils ».

 

« Je ne saurais vous dire si Jim avait conscience de cette prédilection, mais le ton sur lequel il parlait de « mon père », était fait pour me donner l’impression que le bon vieux doyen de campagne était bien l’homme le plus remarquable qui eût été, depuis l’origine du monde, tourmenté par les soucis d’une nombreuse famille. Jim n’exprimait pas cette conviction en propres termes, mais toutes ses paroles trahissaient le désir que l’on ne s’y trompât point ; c’était puéril et charmant, et cette évocation ajoutait aux autres éléments de l’histoire une poignante impression d’existences très lointaines. – « Il a dû tout lire maintenant dans les journaux », disait Jim. « Je ne pourrai jamais me retrouver en face du pauvre vieux ! » Je n’osai pas lever les yeux avant de l’avoir entendu ajouter : « Je ne pourrais pas m’expliquer ; il ne comprendrait pas ! » Alors, je le regardai ; il fumait d’un air rêveur, mais il s’arracha bientôt à ses réflexions pour se remettre à parler. Il me fit part de sa crainte d’être confondu avec les complices de… disons de son crime. Il ne faisait pas partie de leur bande ; il était d’une espèce toute différente. Je ne faisais aucun signe de désapprobation ; je n’avais nulle intention, au nom de la sèche vérité, de lui refuser la moindre parcelle de grâce rédemptrice qui pût être invoquée en sa faveur. Je ne savais pas jusqu’à quel point il ajoutait foi à ses propres paroles, ni même à quoi il prétendait, s’il prétendait à quelque chose… et je soupçonne qu’il n’en savait rien lui-même ; je crois que nul homme ne prend pleine conscience des ruses ingénieuses auxquelles il a recours pour échapper à l’ombre hideuse de la connaissance de sa propre personne. Je ne soufflais pas mot, en l’entendant demander « ce qu’il pourrait bien faire quand cette stupide enquête serait terminée ».

 

« Il partageait apparemment l’opinion méprisante de Brierly pour cette procédure légale. Il ne saurait de quel côté se tourner, avouait-il, en pensant manifestement à voix haute plutôt qu’il ne me parlait. Son brevet retiré, sa carrière brisée, sans argent pour s’éloigner, il ne trouverait nul ouvrage, où qu’il voulût s’adresser. En Angleterre, il pourrait peut-être dénicher un emploi, mais il lui faudrait, pour cela, avoir recours aux siens, et il ne voulait pas songer à le faire. Il ne voyait guère qu’un poste de simple matelot, ou peut-être de quartier-maître, sur un vapeur quelconque… Oui, il pourrait faire un quartier-maître… – « Croyez-vous ? » demandai-je, impitoyablement. Il bondit et alla s’appuyer à la balustrade de pierre, pour regarder dans la nuit. Il revint presque aussitôt, tournant vers moi son jeune visage contracté encore par la douleur d’une émotion contenue. Il avait bien compris que je ne mettais pas en doute son aptitude à tenir la barre d’un navire. D’une voix légèrement tremblante, il me demanda pourquoi je disais cela. Je lui avais témoigné une bonté sans bornes… ; je n’avais même pas ri quand… – ici, il se mit à bredouiller –, – « cette bourde, vous savez, quand je me suis montré pareil âne bâté ! » Je l’interrompis pour dire avec une certaine chaleur que pareille erreur ne comportait, à mon sens, rien de risible. Il s’assit et but délibérément son café, vidant la petite tasse jusqu’à la dernière goutte. – « Cela ne veut pas dire que j’admette, pour un moment, avoir mérité pareille épithète », affirma-t-il, d’un ton net. – « Vraiment ? » fis-je. – « Non ! » répliqua-t-il, avec une conviction paisible. – « Savez-vous ce que vous auriez fait, vous ? Le savez-vous ? Et vous ne vous considérez pas… », il fit un mouvement, comme pour avaler quelque chose, « … vous ne vous considérez pas comme… une sale bête ? »

 

« Sur quoi, ma parole, il me regarda d’un œil interrogateur. C’était une question, paraît-il, une question bona fide[5]. Il n’attendit pourtant pas ma réponse. Sans me laisser le temps de me remettre, il poursuivit, les yeux droit devant lui, comme s’il avait lu des mots écrits sur le manteau de la nuit : – « Le tout, c’est d’être prêt. Et je ne l’étais pas… à ce moment-là. Je ne veux pas invoquer d’excuses, mais j’aimerais expliquer les choses ; j’aimerais que quelqu’un comprît… Quelqu’un… une personne, au moins ! Vous… pourquoi pas vous ? »

 

« C’était une scène solennelle et un peu ridicule aussi, comme le sont toujours ces combats livrés par un homme pour arracher au feu l’idéal moral auquel il prétend se conformer, et cette notion précieuse d’une convention qui n’est qu’une des règles du jeu, sans plus, mais ne garde pas moins une efficacité terrible, pour tout ce qu’elle possède de puissance sur les instincts naturels, et par les pénalités redoutables que comporte son abandon. Il commença tranquillement son récit. À bord du vapeur de la ligne Dale qui avait recueilli les quatre naufragés, noyés dans l’éclat discret d’un coucher de soleil, on les avait, dès le deuxième jour, regardés avec une certaine méfiance. Le gros capitaine avait fait son récit, et les autres l’avaient laissé parler en silence ; on avait commencé par accepter leur histoire. On ne fait pas subir d’interrogatoire à de pauvres naufragés que l’on a eu la bonne fortune d’arracher sinon à une mort cruelle, au moins à de cruelles souffrances. Par la suite, lorsqu’ils eurent le temps de réfléchir, les officiers de l’Avondale durent être frappés par ce qu’il y avait de louche dans l’aventure, mais naturellement, ils gardèrent leurs doutes pour eux-mêmes. Ils avaient recueilli le capitaine, le second, et deux mécaniciens du Patna perdus en mer, et, en gens bien élevés, ils n’en demandaient pas plus long. Je n’interrogeai pas Jim sur ses impressions pendant les dix jours qu’il avait passés à bord. À l’entendre me parler de ce moment de son histoire, je pouvais inférer qu’il restait à demi étourdi par la découverte qu’il venait de faire, – la découverte du fond de son être, – et qu’il se donnait une grande peine pour expliquer une telle vision au seul homme capable d’en apprécier l’énormité redoutable. Comprenez bien qu’il ne s’efforçait nullement d’en atténuer l’importance. J’en suis parfaitement convaincu, et c’est en cela même que consistait sa distinction. Quant à ses sensations en descendant à terre, et en apprenant la singulière issue de l’aventure à laquelle il avait pris une si pitoyable part, il ne m’en souffla pas mot, et elles ne sont pas faciles à imaginer. Je me demande s’il sentit le sol manquer sous lui. Je me le demande… mais, en tout cas, il sut bien vite reprendre pied. Il passa au Foyer des Marins une quinzaine dans l’attente, et comme il y avait là six ou sept autres hébergés, je pus entendre un peu parler de lui. En dehors de ses manquements possibles, ses compagnons inclinaient avec indifférence à le considérer comme une brute insociable. Il avait passé trois jours, vautré sur une chaise longue de la véranda, et il n’en sortait qu’aux heures des repas, ou le soir très tard, pour errer en solitaire sur les quais, détaché de tout ce qui l’entourait, fantôme irrésolu et silencieux, sans maison à hanter. – « Je ne crois pas avoir adressé trois paroles à âme qui vive pendant toute cette période », disait-il, ce qui me contristait fort pour lui, et il ajoutait aussitôt : Un de ces types-là n’aurait pas manqué de faire une réflexion que j’étais décidé à ne pas tolérer, et je ne voulais pas de vacarme. Non ! pas à ce moment-là ! J’étais trop… trop… Je ne m’en sentais pas le cœur ! – « Alors, en définitive, la cloison a tenu le coup ? » interrompis-je rondement. – « Oui », murmura-t-il, « elle a tenu ; et pourtant, je vous jure que je l’avais sentie bomber sous ma main ! » – « Les efforts que peuvent soutenir de vieilles ferrailles, à certains moments, sont stupéfiants », commentai-je. Renversé sur son siège, les jambes étendues toutes droites et les bras ballants, il fit, à diverses reprises, un petit signe de tête. Vous ne sauriez imaginer plus triste spectacle. Soudain, il redressa le front, se releva, et se frappa la cuisse. – « Ah ! l’occasion que j’ai manquée ! Mon Dieu ! l’occasion que j’ai manquée ! » lança-t-il, et dans ce dernier « manquée » passait l’accent d’un cri arraché par la douleur.

 

« Il restait à nouveau silencieux, avec un regard fixe et lointain, un regard qui trahissait un élan farouche vers cette distinction manquée ; ses narines, un instant dilatées, aspiraient le parfum de l’occasion perdue. Ne croyez pas que je fusse surpris ou scandalisé ; ce serait faire, à plus d’un titre, montre d’injustice à mon égard. Ah ! c’était un bel imaginatif ! Il fallait qu’il se montrât à nu, qu’il s’abandonnât tout entier. Au fond du regard qu’il plongeait dans la nuit, je distinguais tout l’être intérieur qu’il jetait éperdument vers un royaume imaginaire de folles aspirations et d’héroïsmes inouïs. Il ne songeait même plus à regretter ce qu’il avait perdu, tant il était totalement et éperdument absorbé par le mirage de ce qu’il avait failli gagner. Il était très loin de moi, qui le regardais à trois pieds de distance. Il s’enfonçait, un peu plus avant à chaque minute, dans un monde impossible d’exploits romanesques, et il finit par en atteindre le centre. Un air étrange de béatitude envahit ses traits ; ses yeux étincelèrent à la lueur de la bougie placée entre nous ; il eut un vrai sourire ! Il était arrivé au cœur, au cœur même du pays prodigieux ! C’était un sourire extatique, que l’on ne verra jamais sur vos visages, mes chers amis, non plus que sur le mien. Je le ramenai sur cette terre, en lui disant : – « Si vous étiez resté sur le bateau, voulez-vous dire ? »

 

« Il tourna vers moi des yeux brusquement chavirés, douloureux, et un visage ahuri, effaré de souffrance, comme si je l’avais fait tomber d’une étoile. Ni vous ni moi n’aurons jamais l’occasion de revoir pareille expression chez un homme. Il frissonna longuement, comme si un doigt glacé l’eût touché au cœur. Enfin il soupira.

 

« Je ne me sentais pas disposé à l’attendrissement. Il devenait impatientant, avec ses indiscrétions contradictoires. – « Dommage que vous ne l’ayez pas su avant ! » lançai-je, avec les intentions les plus malveillantes ; mais le trait perfide retomba sans force, mourant pour ainsi dire à ses pieds, comme une flèche perdue, et il ne songea pas plus à le ramasser que s’il ne s’en était pas aperçu. Et presque aussitôt il s’écria, en s’allongeant à l’aise : – « Le diable m’emporte ! je vous dis qu’elle bombait ! Je promenais ma lampe dans l’entrepont, le long de l’angle de fer, lorsque je vis une plaque de rouille, large comme la main, se détacher d’elle-même de la tôle ! » Il se passa la main sur le front. « La plaque a remué et sauté comme une chose vivante pendant que je regardais ! » – « Cela vous a fait une vilaine impression, je suppose ? » fis-je négligemment. – « Croyez-vous », me répondit-il, « que je pensais à ma propre vie, avec cent soixante passagers endormis derrière moi, rien que dans cette partie de l’entrepont, et plus encore à l’arrière, plus sur le pont, qui dormaient sans se douter de rien, trois fois plus que les chaloupes ne pouvaient en contenir, même si l’on eût eu le temps de les mettre à la mer. Je m’attendais à voir la plaque de fer s’ouvrir sous mes yeux, et l’eau se ruer pour les submerger tous à leur place… Que pouvais-je faire, dites-le-moi ? »

 

« Je me représentais sans peine l’obscurité caverneuse de cet antre surpeuplé, la lueur du globe sur un petit coin de la cloison dont l’autre face supportait tout le poids de l’océan, et le bruit de la respiration des dormeurs inconscients. Je voyais Jim, les yeux rivés sur la paroi de fer, atterré par la chute de l’écaille de rouille, écrasé par la conscience d’une mort imminente. C’était, d’après ses dires, la seconde fois qu’il était envoyé à l’avant par son capitaine ; le drôle, selon moi, voulait surtout l’éloigner de la passerelle. Il me disait que son premier mouvement avait été de pousser un cri, et de faire bondir tous ces gens, de les jeter du sommeil dans la terreur, mais il éprouva un sentiment si accablant de son impuissance, qu’il ne put proférer un son. C’est là sans doute ce que l’on veut exprimer, quand on parle de la langue qui se colle au palais. – « Trop sèche », me disait-il, avec concision, pour expliquer cette sensation. Il remonta donc sans mot dire sur le pont, par la première écoutille. Une manche à air disposée là, vint le toucher par hasard, et il se souvenait que le contact léger de la toile sur son visage avait failli le faire tomber de l’échelle.

 

« Il avouait que ses genoux tremblaient fort, tandis qu’il se tenait à l’avant du pont, et regardait une nouvelle foule de dormeurs. Les machines étaient arrêtées, et la vapeur fusait avec un grondement sourd, qui faisait vibrer toute la nuit comme une corde de basse ; le navire tremblait de bout en bout.

 

« Jim voyait çà et là une tête se soulever au-dessus d’une natte ; une forme vague et endormie se dressait sur son séant, écoutait un instant, puis se laissait retomber, dans un amas confus de caisses, de treuils à vapeur, de ventilateurs. Dans leur ignorance des choses de la mer, ces gens-là ne pouvaient pas comprendre la signification d’un bruit anormal. Le bateau de fer, les hommes à visage blanc, tous les bruits, tous les spectacles du bord, paraissaient également étranges à cette pieuse et ignorante multitude, et inspiraient une confiance égale à leur définitive incompréhension. Jim s’avisa que c’était là une circonstance heureuse, mais dont la pensée était simplement terrible.

 

« Souvenez-vous qu’il s’attendait, comme tout autre marin l’eût fait à sa place, à voir le navire sombrer d’une seconde à l’autre ; les tôles bombées et rongées de rouille qui maintenaient l’océan, devaient fatalement céder tout à coup, comme une digue minée, en livrant passage à un flot brutal et destructeur. Il restait immobile et regardait tous ces corps allongés, condamné conscient de son sort qui contemplait la compagnie silencieuse des morts. Morts, ils l’étaient ; rien ne pouvait les sauver ! Il y avait des chaloupes pour la moitié d’entre eux, peut-être, mais on n’aurait pas le temps de les mettre à l’eau. Pas le temps ! pas le temps ! À quoi bon ouvrir la bouche, remuer un pied ou une main ? Avant d’avoir poussé trois cris, d’avoir fait trois pas, il se débattrait dans une mer blanchie par les efforts désespérés d’êtres humains, toute sonore de cris de détresse et d’appels au secours. Et il n’y avait pas de secours possible ! Il se représentait parfaitement ce qui allait arriver ; il assistait déjà à la scène, de l’écoutille où il se trouvait, la lampe à la main ; il en imaginait le moindre et atroce détail ; je crois qu’il la revoyait encore à l’heure où il me racontait ces choses, qu’il ne pouvait pas raconter au tribunal.

 

– « Je sentais aussi clairement que je vous vois là que je ne pouvais rien faire, et cette pensée semblait enlever toute vie à mes membres. Je me disais qu’autant valait rester où j’étais et attendre. Je ne croyais pas avoir beaucoup de secondes devant moi… Tout à coup, le grondement de la vapeur se tut. Le bruit avait été affolant, mais le silence, aussitôt, se fit oppressant et plus affreux encore ! Il me semblait que j’allais étouffer ! »

 

« Il m’affirmait n’avoir pas songé à sa propre existence. La seule pensée qui se dessinait, pour s’évanouir et se reformer aussitôt dans sa tête, c’était : « Huit cents passagers et sept canots ! Huit cents passagers et sept canots ! »

 

– « Il y avait une voix qui me parlait tout haut dans la tête ! » m’expliquait-il, d’un air un peu égaré ; « Huit cents passagers ; sept canots, et pas de temps… Songez un peu ! » Il se penchait vers moi par-dessus la petite table, et je m’efforçais d’éviter son regard fixe. « Croyez-vous que j’aie eu peur de la mort ? » me demanda-t-il, d’une voix basse et farouche. Il fit retomber sur la table sa main ouverte ; les tasses à café tremblèrent. « Je suis prêt à jurer que je n’avais pas peur… Ah ! Grands Dieux non ! » Il se redressa, croisa les bras, et laissa retomber son menton sur sa poitrine.

 

« Des bruits assourdis de vaisselle heurtée nous arrivaient par les hautes fenêtres. Il y eut des éclats de voix, et plusieurs convives sortirent sur la galerie, dans un état de joyeuse humeur. Ils échangeaient de joviales réminiscences sur les ânes du Caire. Un jeune homme pâle, à mine inquiète, qui marchait doucement sur de longues jambes, essuyait, à propos de ses achats au bazar, les brocards d’un globe-trotter rubicond, à l’imposante carrure. – « Non, vraiment, vous croyez que je me suis laissé refaire à ce point ? » demandait-il, ingénument, avec un grand sérieux. La compagnie s’éloigna, en renversant des sièges au passage ; des allumettes flambèrent, éclairant une seconde des visages sans ombre d’expression, et faisant luire la surface glacée des plastrons de chemises ; le bourdonnement des conversations animées par l’ardeur des agapes me paraissait futile et infiniment lointain.

 

– « Des hommes de l’équipage dormaient sur le panneau numéro un, à portée de ma main », reprit Jim.

 

« On montait le quart à la nègre, sur ce navire-là ; tout l’équipage dormait, et l’on n’avait recours, en cas de nécessité, qu’aux quartiers-maîtres désignés et aux hommes de garde. Jim avait envie de prendre à l’épaule le lascar le plus proche de lui, mais il n’en fit rien. Une force semblait retenir son bras à son côté. Il n’avait pas peur, ah non ! mais il ne pouvait pas faire le geste, voilà tout ! Il n’avait pas peur de la mort, peut-être, mais je vais vous le dire, il avait peur de ce qui allait survenir ! Sa maudite imagination avait évoqué toutes les horreurs de la panique, la ruée furieuse, les cris pitoyables, les barques chavirées, tous les incidents atroces que peut suggérer l’idée d’un désastre en mer. Il se serait volontiers résigné à la mort, mais je suppose qu’il voulait mourir sans terreurs supplémentaires, tranquillement, dans une sorte de rêve paisible. Une certaine aptitude à la mort n’est pas chose si rare, mais ce qui est rare, c’est de rencontrer des hommes dont le cœur, doublé d’une impénétrable armure de volonté, soit prêt à mener jusqu’au bout une bataille perdue ; le besoin de paix se fait plus fort à mesure que l’espoir s’envole, et finit par l’emporter sur la soif même de vie. Qui de nous n’a pas éprouvé cela, ou connu au moins lui-même quelque chose d’une telle impression, la lassitude extrême des sentiments, l’inanité de l’effort, l’infini désir de repos ? Ceux qui luttent contre des forces brutales connaissent bien ce désir : les naufragés entassés dans des chaloupes, les voyageurs perdus dans le désert, tous les hommes qui se battent contre les puissances aveugles de la nature, ou la brutalité stupide des foules. »

 

CHAPITRE VIII

– « Combien de temps il se tint sans bouger près de l’écoutille, s’attendant à sentir d’un moment à l’autre le navire s’enfoncer sous ses pieds, et à entendre la ruée du flot qui le prendrait par-derrière et l’emporterait comme un fétu de paille, je ne saurais le dire. Pas bien longtemps sans doute, deux minutes peut-être. Deux hommes qu’il ne pouvait distinguer, se mirent à échanger des propos indolents, et il perçut, il n’aurait su dire où, un singulier bruit de piétinement. Mais, par-dessus ces sons furtifs, il avait conscience du calme terrible qui annonce les catastrophes, du silence effroyable qui précède les grands tumultes, quand tout à coup l’idée lui traversa l’esprit qu’il aurait peut-être le temps de couper les garants des saisines, pour mettre toutes les embarcations à flot, quand le navire sombrerait.

 

« Le Patna avait une longue passerelle, où se trouvaient rangées toutes les chaloupes, quatre d’un côté et trois de l’autre ; la plus petit était accrochée à bâbord et presque par le travers de l’appareil à gouverner. Jim m’affirmait, avec un évident désir d’être cru, qu’il avait toujours veillé à tenir les embarcations parées pour un service immédiat. Il connaissait son métier, et je suis persuadé, qu’en ce qui concerne ce genre de devoirs, il faisait un lieutenant très convenable. – « J’ai toujours voulu être prêt aux pires éventualités », commença-t-il, en me regardant avec inquiétude. J’approuvai d’un signe de tête la solidité du principe, tout en détournant les yeux devant le manque subtil de solidité de l’homme.

 

« Il s’élança donc en trébuchant. Il lui fallait enjamber des membres, éviter des têtes. Il sentit tout à coup une main saisir le bas de sa veste, tandis qu’une voix angoissée s’élevait sous son coude. La lumière de la lampe qu’il portait dans la main droite tomba sur un visage levé, dont les yeux étaient aussi suppliants que la voix. Jim connaissait assez la langue des pèlerins pour comprendre le mot : « Eau », prononcé avec insistance, à diverses reprises, sur un ton de prière et presque de désespoir. Il voulut se dégager, d’une secousse, mais il sentit des bras accrochés à sa jambe.

 

– « Le malheureux se cramponnait à moi comme un homme qui se noie », m’expliquait-il avec émotion. « L’eau, l’eau ! » De quelle eau voulait-il parler ? Que savait-il ? Je lui ordonnai, aussi posément que je pus, de me lâcher. Mais il me retenait toujours ; le temps pressait ; d’autres dormeurs commençaient à s’agiter ; il me fallait du temps…, le temps de mettre les canots à la mer ! Il m’avait saisi la main, et je le sentais tout prêt à pousser des cris. Je m’avisai qu’un seul cri pouvait suffire à susciter une panique, et de toute la force de mon bras libre, je lui assénai, en pleine figure, un coup avec ma lampe. Le verre tinta ; la flamme s’éteignit, mais le choc lui fit lâcher prise et je m’enfuis ; je voulais arriver aux canots, je voulais arriver aux canots… L’homme bondit derrière moi ; je me retournai vers lui. Il ne voulait pas se tenir tranquille ; il allait crier ; je l’étranglai à moitié avant de comprendre ce qu’il voulait ! C’est de l’eau qu’il demandait, de l’eau à boire ! On les rationnait ferme, vous savez, et il emmenait avec lui un jeune garçon que j’avais plus d’une fois remarqué. L’enfant était malade et avait soif. M’apercevant au passage, il m’avait supplié de lui donner un peu d’eau, voilà tout ! Nous étions sous la passerelle, dans l’ombre. Il s’obstinait à me tenir les poignets ; impossible de m’en dépêtrer ! Je sautai dans ma cabine, saisis ma carafe, et la lui mis dans la main. Il s’éclipsa. Je ne m’étais pas encore aperçu que j’avais moi-même une soif intense. » Jim s’appuya sur le coude, la main devant les yeux.

 

– « J’éprouvais, tout le long de l’échine, une étrange impression ; il y avait quelque chose de particulier dans tout cela… » Les doigts qui cachaient le front du jeune homme tremblaient légèrement. Il rompit bientôt le silence.

 

– « Ce sont des aventures qui ne surviennent qu’une fois dans une vie d’homme, et… Ah, bien ! Quand j’arrivai enfin sur la passerelle, les misérables étaient en train de dégager l’un des canots des supports de chantier. Un canot ! J’escaladais précipitamment l’échelle, lorsqu’un coup violent me frappa l’épaule, en passant à un doigt de ma tête. Je n’en fus pas arrêté cependant, et le chef mécanicien, que l’on avait fini par arracher à sa couchette, releva son anspect. Je ne sais pourquoi rien ne m’étonnait ; tout cela me semblait naturel et horrible… horrible. Je sautai sur le malheureux maniaque, l’enlevai du pont comme un petit enfant, et l’entendis supplier dans mes bras : – « Laissez ! Laissez ! Je vous prenais pour un de ces nègres ! » Je le lançai loin de moi, il glissa sur la passerelle, et butant dans les jambes du second mécanicien, il fit choir le petit homme. Le capitaine qui s’acharnait sur le canot se retourna et vint vers moi, la tête baissée, et grondant comme une bête sauvage. Je ne bougeai pas plus qu’une pierre : je restais ferme comme cela… (et il tapait légèrement du doigt le mur, près de sa chaise) : « c’était comme si j’avais déjà vingt fois entendu, vu, éprouvé tout cela ! Je n’avais pas peur d’eux. Je retirai le poing en arrière, et le patron s’arrêta court, en grommelant :

 

– « Ah ! c’est vous ! Donnez-nous un coup de main. Vite ! »

 

– « Voilà ce qu’il trouva à me dire : « Vite ! » Comme si personne avait pu faire assez vite ! – « Est-ce que vous n’allez pas faire quelque chose ? » demandai-je. – « Si ! Filer ! » ricana-t-il, par-dessus son épaule. »

 

– « Je ne crois pas avoir compris tout de suite ce qu’il voulait dire. Les deux autres s’étaient relevés et précipités sur le canot. Ils piétinaient, soufflaient, poussaient, juraient, maudissaient, canot et navire, s’injuriaient l’un l’autre et moi avec eux. Tout cela à voix contenue. Je ne bougeais pas ; je ne parlais pas ; j’observais la bande du navire qui restait immobile comme s’il eût été sur des poulies, en cale sèche ; seulement, il était comme ceci… » Jim étendait la main, la paume en dessous, et le bout des doigts inclinés vers la terre. « Comme ceci ! » répéta-t-il. « Je voyais devant moi, clair comme un son de cloche, la ligne d’horizon par-dessus l’étrave ; je voyais bien loin la mer sombre et luisante et calme, calme comme un étang, d’une immobilité de mort, plus immobile que mer ne l’avait jamais été, d’une immobilité que je ne pouvais pas regarder. Avez-vous jamais vu un bateau avec l’avant à demi enfoncé et retenu sur l’eau par une plaque de vieille ferraille trop rouillée pour se laisser accorer ? L’accorer, ah oui ! J’y avais bien songé ; j’avais songé à tout ce que l’on peut envisager au monde !… mais comment accorer une cloison en cinq minutes ? Ou même en cinquante, si vous voulez ! Où aurais-je trouvé les hommes pour descendre dans la cale ? Et le bois, le bois ? Auriez-vous eu le courage de donner le premier coup de maillet, si vous aviez vu cette cloison ? Ne dites pas oui… ; vous ne l’avez pas vue ; personne n’aurait osé… Le diable m’emporte ! Pour tenter une pareille entreprise, il faut se croire une chance, une chance sur mille, au moins une ombre de chance ! Et vous n’y auriez pas cru ; personne n’y aurait cru ! Vous me considérez comme un chien, pour être resté là, mais qu’auriez-vous fait, vous ? Oui, quoi ?… Vous ne pourriez pas le dire ; personne ne pourrait le dire ! Il faut avoir le temps de se retourner. Qu’auriez-vous demandé que je fisse ? Quel avantage auriez-vous vu à affoler de terreur une foule que je ne pouvais pas sauver à moi tout seul, que personne ne pouvait sauver ? Tenez… Aussi vrai que je suis assis sur cette chaise, devant vous… »

 

« Il s’arrêtait à chaque instant, pour une inspiration brève, et jetait sur mon visage des coups d’œil rapides, comme si, dans son angoisse, il eût voulu observer l’effet de ses paroles. Il ne me parlait pas ; il parlait seulement devant moi ; il discutait avec un être invisible, un détestable associé, un individu inséparable de lui-même, un autre possesseur de son âme. Un litige de ce genre dépasse la compétence d’un tribunal d’enquête ; c’était une discussion subtile et redoutable sur la véritable essence de la vie, qui n’avait pas besoin de juges. Ce qu’il lui fallait, c’était un allié, un aide, un complice moral. Je me rendais compte que je courais le risque de me laisser circonvenir, de me laisser aveugler et prendre au piège, d’être amené de force, pour ainsi dire, à jouer un rôle précis dans une discussion sans conclusion possible, pour celui qui voulait peser sans parti pris tous les éléments de la cause, et prêter une oreille impartiale aux parties en présence : à l’homme honorable qui avait ses droits, et à l’individu douteux qui formulait ses exigences. À vous qui n’avez pas connu Jim et qui n’entendez ses paroles que de ma bouche, je ne puis expliquer un tel conflit de sentiments. Il me semblait que l’on me faisait comprendre l’Inconcevable, et je ne connais aucun malaise comparable à celui d’une sensation pareille. J’étais amené à rechercher ce qui se cache de convention sous toute vérité, et ce qu’il y a d’essentielle vérité dans tout mensonge. Ce garçon-là s’adressait à toutes les faces de l’esprit, au côté perpétuellement tourné vers la lumière du jour, et à cette autre face de notre être qui se cache sournoisement dans une ombre éternelle, comme l’hémisphère inconnu de la lune, et ne s’éclaire parfois sur ses bords que d’une sinistre lumière cendrée. Il influait sur moi, je dois le reconnaître. Le fait, en soi, était obscur, insignifiant, tout ce que vous voudrez ; il ne s’agissait que d’un jeune homme perdu… un entre tant de millions d’autres ;… seulement c’était l’un de nous !… L’incident était aussi dénué d’importance que l’inondation d’une fourmilière, et pourtant le mystère de son attitude m’en imposait, comme s’il eût été au premier rang de ses pairs, comme si l’obscure vérité de sa conduite avait eu assez de poids pour affecter l’opinion que l’humanité pouvait concevoir d’elle-même… »

 

Marlow s’arrêta pour redonner de la vie à son cigare expirant, parut un instant oublier toute l’histoire, puis reprit brusquement :

 

– « C’était ma faute, à coup sûr ! On n’a vraiment pas le droit de se laisser ainsi captiver. C’est une de mes faiblesses. La sienne était d’une autre espèce. Ma faiblesse à moi consiste à ne pas avoir un œil assez critique pour les conditions accidentelles et extérieures, à ne pas savoir distinguer la hotte du chiffonnier ou le beau linge de son voisin. De son voisin, je dis bien. J’ai rencontré tant d’hommes ! » poursuivit Marlow, avec un accent passager de tristesse,… « rencontré de façon un peu… intime si vous voulez, – comme ce garçon-là, par exemple, – et chaque fois, c’est l’être humain seul que j’ai su regarder en eux. Vertu démocratique et maudite de vision, qui est peut-être préférable à une cécité totale, mais ne m’a valu aucun avantage, je vous en réponds… Les gens aiment que l’on fasse cas de leur beau linge. Moi, je n’ai jamais pu m’emballer pour ce genre de choses ! Oh ! c’est un défaut, sans aucun doute, et un beau soir arrive, avec un tas de bonshommes trop indolents pour jouer au whist… ; alors, l’histoire… »

 

Il se tut à nouveau, attendant peut-être une réflexion encourageante, mais personne ne souffla mot ; seul le maître de maison murmura, comme s’il se fût, à regret, acquitté d’un devoir :

 

– « Vous êtes si subtil, Marlow ! »

 

– « Subtil, moi ? » fit Marlow, à voix basse. « Oh non ! mais lui, il l’était ! et quoique je puisse faire pour assurer le succès de mon histoire, je laisserai échapper des nuances innombrables, trop fines, trop insaisissables pour être exprimées en mots incolores. Et puis il compliquait encore les choses par son extrême simplicité, ce pauvre diable, simple entre tous les pauvres diables !… Par Jupiter, il était stupéfiant ! Il m’affirmait tranquillement qu’il n’aurait peur de rien affronter, aussi vrai que je le voyais devant mes yeux… et il le croyait certainement ! Je vous dis que c’était d’une innocence fabuleuse, et que c’était énorme…, énorme ! Je le surveillais du coin de l’œil, comme si je l’eusse soupçonné de vouloir proprement me monter le coup ! Il en était bien sûr : « en face, en face, notez-le bien ! » il était à la hauteur de tous les événements ! Depuis qu’il avait été « haut comme cela », et « tout petit gosse », il s’était préparé à toutes les épreuves qui peuvent vous assaillir sur la terre et sur l’eau. Il était fier de cette espèce de prévoyance. Il avait dans son imagination évoqué les périls, et inventé les parades ; il s’était attendu au pis, et s’y était toujours montré supérieur. Il avait dû mener une existence bien exaltée. Vous figurez-vous cela ? Une succession d’aventures, un rayonnement de gloire, une suite de triomphes, et ce sentiment profond d’une sagesse qui embellissait chacune des heures de sa vie intérieure. Il s’abandonnait, ses yeux brillaient, et à chacune de ses paroles, mon cœur, mieux pénétré par la lumière de sa folie, se faisait plus lourd dans ma poitrine. Je n’avais nulle envie de rire, et craignant de sourire pourtant, je prenais un masque figé. Il donnait des signes d’irritation.

 

– « C’est toujours l’inattendu qui survient ! » déclarai-je, d’un ton propitiatoire. Mon incompréhension m’attira un : « – Peuh ! » de mépris. Sans doute voulait-il exprimer que l’inattendu n’avait pas de prise sur lui ; il ne fallait pas moins, dans son état de préparation parfaite, que l’inconcevable pour le dérouter. Il avait été pris au dépourvu… et il mâchait entre ses dents une malédiction contre les eaux et le firmament, contre le navire, contre les hommes. Tout l’avait trahi ! Il avait été réduit, par surprise, à cette espèce de résignation hautaine qui l’empêchait de bouger le petit doigt, tandis que les autres, avec une claire perception de l’imminente nécessité, se bousculaient et s’acharnaient désespérément autour de leur canot. Il y avait, au dernier moment, quelque chose qui ne marchait pas. Ils avaient trouvé le moyen, dans leur affolement, de coincer le pêne à coulisse d’un des supports du premier canot, et ce qui leur restait de lucidité s’épuisait sur cet incident fatal. Ce devait être un beau spectacle, sur ce bateau immobile et flottant en paix dans le silence d’un monde endormi, que l’activité fiévreuse de ces misérables, qui s’agitaient, qui luttaient contre le temps, pour libérer leur embarcation, qui se traînaient à quatre pattes et se relevaient avec désespoir, qui tiraient, poussaient, se lançaient des paroles haineuses, prêts à tuer, prêts à pleurer, retenus seulement de se prendre l’un l’autre à la gorge par la terreur de la mort silencieuse, qu’ils sentaient derrière eux, comme un garde-chiourme inflexible et glacial. Oh oui, ce devait être un joli spectacle ! Jim avait tout vu, et pouvait en parler avec amertume et mépris ; il avait saisi les moindres détails de la scène, grâce à quelque sixième sens, sans doute, car il me jura être resté à l’écart, sans jeter un coup d’œil sur les hommes ou sur le canot, sans un coup d’œil. Et je le crois ; je pense qu’il était trop préoccupé en effet par la bande du navire, par cette menace, brusquement surgie, au milieu de la plus parfaite sécurité, trop fasciné par l’épée suspendue à un cheveu, au-dessus de son crâne d’imaginatif.

 

« Rien ne bougeait devant ses yeux ; rien ne l’empêchait de se représenter l’ascension instantanée de la sombre ligne d’horizon, la montée soudaine de la vaste plaine marine, la ruée brusque et silencieuse, le choc brutal, l’étreinte de l’abîme, la lutte sans espoir, l’extinction de la voûte étoilée, close à jamais sur sa tête comme une voûte de tombeau, la révolte de sa jeunesse, la fin noire… Il se figurait tout cela. Par Jupiter ! qui ne se le serait figuré ? Souvenez-vous au surplus, qu’artiste achevé dans ce domaine particulier, ce garçon-là était un pauvre diable doué d’une étrange clairvoyance sur l’avenir. Les terreurs suscitées par son imagination l’avaient pétrifié et glacé de la plante des pieds à la nuque mais il y avait dans sa tête une danse échevelée de visions, un tourbillon de pensées muettes, aveugles et boiteuses, comme une ronde d’atroces éclopés. Ne vous ai-je pas dit qu’il se confessait à moi comme si j’avais eu le pouvoir de lier et de délier ? Il creusait loin, tout au fond de son cœur, dans l’espoir d’une absolution qui ne lui eût servi de rien. Son cas était de ceux qu’aucun mensonge solennel ne saurait pallier, auquel nul homme ne peut porter remède, un de ces cas en face desquels le Créateur lui-même semble abandonner le pécheur à ses propres ressources.

 

« Il se tenait à tribord de la passerelle, aussi loin que possible de ces hommes penchés sur le canot, et qui s’acharnaient à leur besogne avec une agitation de forcenés et des précautions de conspirateurs. Les deux Malais n’avaient pas lâché la barre. Figurez-vous les acteurs de ce drame de la mer, de cet épisode unique, Dieu merci !… les quatre hommes éperdus d’efforts farouches et furtifs, et les trois autres qui les regardaient, dans une immobilité absolue, devant les tentes qui recouvraient l’ignorance profonde de centaines d’êtres humains, endormis avec leurs fatigues, leurs rêves et leurs espoirs, retenus par une invisible main sur le bord du néant. Qu’ils fussent bien au bord de l’abîme, cela ne fait pas de doute pour moi, étant donné l’état du navire ; aucune avarie ne pouvait être plus fatale que la sienne. Ces misérables, autour de leur embarcation, avaient toutes raisons d’être égarés par la terreur. Franchement, si j’avais été là, je n’aurais pas donné un liard rouge des chances du navire de surnager d’un bout à l’autre de chacune des secondes successives. Et pourtant il flottait. Ces pèlerins endormis étaient destinés à poursuivre leur pèlerinage jusqu’à l’amertume d’une autre fin. On eût dit que l’Omnipotence dont ils imploraient la merci avait besoin pour quelque temps encore de leur humble témoignage sur cette terre, et avait abaissé les yeux sur l’Océan avec un geste de défense : « Je ne veux pas ! » Leur survivance me troublait comme un événement prodigieusement inexplicable, si je ne savais ce qu’il peut y avoir de résistance dans de vieilles ferrailles, de résistance analogue à celle de certaines carcasses humaines, çà et là rencontrées, qui ne sont plus qu’une ombre, et qui supportent encore tout le poids de la vie.

 

« Ce n’est pas, à mon sens, la moindre merveille de ces vingt dernières minutes que l’attitude des deux timoniers. Ils faisaient partie de la bande bigarrée d’indigènes amenés d’Aden, pour témoigner à l’enquête. L’un d’eux, très jeune, luttait contre une intense timidité, et son visage glabre, jaunâtre et jovial le faisait paraître plus jeune encore qu’il n’était. Je me souviens parfaitement que Brierly lui fit demander par l’interprète ce qu’il avait pensé au moment de l’accident. L’interprète se retourna vers la cour, après un bref colloque, et, d’un air important :

 

– « Il dit qu’il n’a rien pensé ! » répondit-il.

 

« L’autre, avec ses yeux clignotants et soumis, avec son mouchoir de coton bleu terni par de nombreux lavages et habilement noué sur une toison de mèches grises, avait un visage creusé de plis durs, et une peau brune que le réseau des rides faisait paraître plus sombre ; il avait eu conscience de quelque malheur tombé sur le navire, mais il n’avait pas reçu d’ordre ; il ne s’en souvenait pas, au moins ; pourquoi aurait-il lâché la barre ? Sur des questions plus précises, il jeta en arrière ses maigres épaules et affirma n’avoir jamais imaginé que les blancs pussent avoir quitté le navire par peur de la mort. Il ne le croyait pas encore. Ils pouvaient avoir eu des raisons secrètes. Il remuait son vieux menton d’un air entendu. Ah ! des raisons secrètes… Il était homme d’expérience et il voulait faire comprendre à ce Tuan-là – il se tournait vers Brierly qui ne levait pas la tête, – qu’il avait acquis bien des connaissances en servant nombre d’années des blancs sur mer ; et tout à coup, avec une agitation fébrile, il déversa sur notre attention haletante un flot de noms étranges, des noms de capitaines disparus, des noms aux consonances familières ou déformées de bateaux oubliés, comme si la main du Temps se fût appesantie sur eux depuis des siècles. On finit par le faire taire, et le silence retomba sur le tribunal, un silence qui resta absolu pendant une minute au moins, avant de se résoudre en un murmure profond. Cet épisode fit sensation, au second jour des débats, et secoua tout l’auditoire, tout le monde sauf Jim qui, assis d’un air morne au bout du premier banc, ne levait pas les yeux sur ce témoin étrange et terrible, qui semblait obéir à quelque mystérieux système de défense.

 

« Les deux lascars restaient donc à la barre de ce bateau qui ne gouvernait plus, et la mort les y aurait trouvés, si telle avait été leur destinée. Les blancs ne leur accordaient pas un regard ; ils avaient probablement oublié leur existence, et Jim, à coup sûr, ne s’en souvenait plus. Il se rappelait seulement son impuissance à faire quoi que ce fût, maintenant qu’il était seul. Il n’y avait rien à faire, qu’à disparaître avec le navire. À quoi bon faire du bruit, pour une chose si simple ? À quoi bon ? Il attendait debout, sans un mot, raidi dans une sorte d’attitude de discrétion héroïque. Le chef mécanicien courut à lui, à pas feutrés, et le tira par la manche :

 

– « Venez nous aider ! Au nom du Ciel, venez nous aider ! »

 

« Il retourna au canot, sur la pointe des pieds, mais revint tout de suite le tirailler, suppliant et sacrant à la fois.

 

– « Je crois qu’il m’aurait baisé les mains ! » disait Jim d’un air farouche, « et un instant après, il se mit à écumer et à me jurer au visage : – « Si j’avais le temps, je serais heureux de vous briser le crâne ! » Je le repoussai. Il me saisit tout à coup la nuque. Malédiction ! Je frappai, je frappai, sans regarder. – « Alors, vous ne voulez pas sauver votre vie, maudit lâche ! » sanglotait-il. Lâche ! Il m’appelait maudit lâche ! Ha ! ha ! ha !… Il m’appelait… Ha ! Ha ! Ha !… »

 

« Il s’était renversé en arrière, tout convulsé de rire. De ma vie, je n’ai rien entendu de plus amer que ce rire-là ! C’était comme un vent desséchant qui tombait sur la bonne humeur des amateurs de bourricots, de pyramides, de bazars, et de tout le reste. Dans la pénombre de la longue galerie, les voix se turent ; les taches pâles des visages se tournèrent toutes ensemble de notre côté, et le silence se fit si profond, que le tintement clair d’une petite cuiller tombant sur la mosaïque de la véranda l’emplit d’un bruit minuscule et argentin.

 

– « Ne riez donc pas comme cela, avec tous ces gens aux écoutes ! » protestai-je. « Ce n’est pas gentil pour eux vous savez ! »

 

« Il ne parut pas m’avoir entendu tout d’abord, mais il fixa un instant dans le vide un regard qui passait sur moi pour contempler le fond d’une vision atroce, et murmura d’un ton insouciant : – « Bah ! Ils vont me croire ivre ! »

 

« Après quoi, l’on aurait pu penser, à le regarder, qu’il ne dirait plus un mot. Mais baste ! Il ne pouvait pas plus s’empêcher de parler, maintenant, qu’il n’eût pu, par la seule puissance de sa volonté, s’empêcher de vivre ! »

 

CHAPITRE IX

– « Je me disais : « Sombre donc, maudit rafiot… sombre donc ! » C’est en ces termes que Jim reprit son récit qu’il avait hâte d’achever. Les autres l’avaient abandonné avec mépris à sa solitude, et c’est dans son cœur qu’il formulait, sur un ton d’imprécation, cette apostrophe à l’adresse du navire. Il restait, cependant, l’heureux spectateur de scènes qui devaient, à mon sens, être de basse comédie. Les coquins continuaient à s’acharner sur le pêne de leur canot. Le capitaine criait : – « Passez tessous, et tâchez te le soulager ! » mais, naturellement, les autres renâclaient. Vous comprenez que l’idée de se trouver pris à plat ventre sous une quille de canot, et de sentir le bateau s’enfoncer tout à coup, ne leur sourît que médiocrement. – « Pourquoi ne vous y fourrez-vous pas, vous qui êtes le plus fort ? » geignait le petit mécanicien. – « Gott for dam ! Che suis trop gros ! » bredouillait le patron, avec désespoir. C’était d’un drôle à faire pleurer les anges ! Ils restèrent un instant indécis, puis, brusquement, le chef mécanicien se précipita sur Jim.

 

– « Allons, vous, venez nous aider ! Êtes-vous fou, de renoncer à votre seule chance de salut ? Venez nous aider, entendez-vous ? Tenez, regardez là-bas… regardez ! »

 

« Et Jim finit par regarder, à l’arrière, un point que l’autre lui désignait avec une insistance de maniaque. Il vit une ombre silencieuse et noire qui avait déjà mangé un tiers du ciel. Vous connaissez les grains qui éclatent dans ces parages-là, à cette époque de l’année ? On commence par voir simplement l’horizon s’assombrir : puis un nuage s’élève, opaque comme un mur. Une crête droite de vapeurs, frangée de lueurs sales et livides, surgit du sud-ouest, et dévore les étoiles par constellations tout entières : son ombre vole sur les flots et confond le ciel et la mer dans un abîme unique d’obscurité. Tout est calme, pourtant, pas de tonnerre ou de vent ; pas la moindre lueur d’éclair. Puis dans l’immensité des ténèbres se dessine une voûte blême ; on sent passer une ou deux ondulations comme des frémissements de l’obscurité même, et tout à coup, vent et pluie se déchaînent, avec une impétuosité particulière, comme s’ils venaient de faire irruption à travers une surface solide. C’est un nuage de ce genre qui s’était levé, pendant que les misérables avaient les yeux tournés. Ils venaient de l’apercevoir, et ils jugeaient avec raison que si, dans un calme parfait, le navire avait quelques chances de tenir encore un instant, la moindre agitation de la mer l’achèverait aussitôt. Son premier soulèvement sur les lames qui précèdent un orage de ce genre serait aussi le dernier, se terminerait en immersion, se prolongerait, pour ainsi dire, en un plongeon sans fin, plus loin, toujours plus loin, jusqu’au fond de la mer. De là, chez eux, un sursaut nouveau de terreur, et des grimaces nouvelles par quoi se traduisait leur horreur extrême de la mort.

 

– « Un nuage noir, noir ! » poursuivait Jim avec un calme morose ; « il était venu sournoisement derrière nous, le maudit. Il devait y avoir une ombre d’espoir encore dans ma tête,… je ne sais pas… Mais tout était bien fini, maintenant ! Cela m’affolait de me sentir traqué de cette façon ! J’enrageais comme si j’avais été pris au piège. Et je l’étais bien, pris ! La nuit était chaude, je m’en souviens, et sans un souffle d’air. »

 

« Il se souvenait si bien, que je le voyais haleter sur son siège, suer et étouffer devant mes yeux. Le souvenir l’affolait encore et le terrassait, pour ainsi dire, à nouveau, mais lui rappelait aussi la brusque impulsion qui l’avait fait courir à la passerelle, pour lui sortir aussitôt de l’esprit. Il voulait libérer les canots de sauvetage. Il sortit son couteau et se mit à la besogne, taillant et rognant comme s’il n’eût rien vu, rien entendu, rien connu à bord. Les autres le crurent tout à fait détraqué, éperdu de terreur, mais n’osèrent pas élever de protestation bruyante contre une perte de temps inutile. Quand il eut achevé, il revint à l’endroit d’où il était parti. Il y trouva le chef mécanicien qui lui saisit l’épaule, et lui murmura tout près, d’un ton rageur, comme s’il eût voulu lui mordre l’oreille :

 

– « Espèce d’idiot ! Croyez-vous que vous ayez une ombre de chance, quand cette bande de brutes sera à l’eau ? Vous verrez comment ils vous fracasseront la tête, de ces canots-là ! »

 

« Il serrait le coude de Jim, qui le laissait faire, sans s’en apercevoir. Le capitaine trépignait furieusement sur place, et grondait : – « Un marteau ! un marteau ! Mein Gott ! Tonnez-moi un marteau ! » Le petit mécanicien pleurnichait comme un enfant, ce qui ne l’empêcha pas, semble-t-il, de se montrer le moins poltron de tous ; il finit par trouver assez de cœur pour courir à la chambre des machines. Jim me raconta qu’il avait lancé des regards éperdus, comme un homme acculé, puis poussé un gémissement sourd, avant de prendre son élan. Il revint presque aussitôt, escaladant l’échelle, marteau en main, pour se jeter sans hésitation sur le pêne récalcitrant. Renonçant à émouvoir Jim, les autres coururent à la rescousse. Jim entendit le tap tap du marteau, puis le bruit du support libéré qui tombait. Le canot était dégagé. C’est alors seulement qu’il se retourna pour voir, alors seulement !… Mais il gardait sa distance, il gardait sa distance ; il voulait bien me faire comprendre qu’il gardait sa distance, qu’il n’y avait rien de commun entre lui et ces hommes, avec leur marteau. Rien du tout ! Il est plus que probable qu’il se sentait séparé d’eux par un espace infranchissable, par un insurmontable obstacle, par un abîme sans fond. Il mettait toute la distance qu’il pouvait entre eux et lui, toute la largeur du navire.

 

« Ses pieds étaient collés à cet endroit écarté, et ses yeux rivés sur le groupe indistinct des hommes, dont la torture d’une commune terreur courbait en même temps, et faisait étrangement osciller les ombres. Une lampe à main, fixée à un montant, au-dessus d’une petite table dressée sur la passerelle, – le Patna n’avait pas de chambre de veille de milieu, – laissait tomber sa lueur sur leurs épaules bandées, sur leurs dos voûtés et arqués. Ils poussaient sur l’avant du canot ; ils poussaient dans la nuit et n’avaient plus de regards pour Jim. Ils avaient renoncé à son aide, comme s’il eût été, en effet, trop lointain, trop inéluctablement séparé d’eux pour valoir la peine d’un mot d’appel, d’un regard ou d’un signe. Ils n’avaient pas le temps de s’occuper de son héroïsme passif, de sentir la blessure de son abstention. L’embarcation était lourde ; ils la poussaient par le bossoir, et n’avaient pas de souffle à perdre pour un mot d’encouragement ; mais la confusion de terreur qui emportait leur courage comme un fétu chassé par la tempête, faisait de leurs efforts désespérés une sorte de dérision, bonne, ma parole, pour une farce de clowns, dans une parade. Ils poussaient avec la main, avec la tête ; ils poussaient pour leur vie, de tout le poids de leur corps, de toute la puissance de leur âme ; seulement, à peine avaient-ils réussi à dégager du portemanteau l’avant du canot, que suspendant simultanément leur effort, ils se ruaient dessus pour s’y précipiter ; conséquence naturelle : le bateau avait un brusque retour, qui les repoussait, frémissants et pressés les uns contre les autres. Ils restaient un instant démontés, échangeant en grondements farouches les noms les plus infâmes qu’ils pussent trouver, puis ils se remettaient au travail. Trois fois la scène se renouvela ; Jim me la décrivait avec une morne précision. Il n’avait pas perdu un geste de toute la comédie. – « Je les exécrais ! Je les haïssais ! Et il me fallait regarder tout cela ! » m’expliquait-il, sans emphase, en tournant vers moi un regard sombre et soupçonneux. « Avez-vous jamais vu homme soumis à une épreuve pareille ? »

 

« Il se prit un instant la tête entre les mains, comme un homme affolé par quelque inexprimable outrage. C’étaient là choses qu’il ne pouvait expliquer au tribunal, ni même à moi. Mais j’aurais été bien peu digne de ses confidences, si je n’avais su, de temps en temps, comprendre les silences qui pesaient entre ses paroles. Dans cet assaut contre sa force d’âme, il y avait une intention méchante de vengeance haineuse et vile ; il y avait un élément burlesque dans sa torture, la dégradation de grimaces grotesques, à l’approche de la mort et du déshonneur.

 

« Il me racontait des faits que je n’ai pas oubliés, mais, à cette distance, je ne saurais retrouver les termes mêmes dont il usait ; je me souviens seulement qu’il réussissait parfaitement à faire passer dans son simple récit l’impression de sa sourde aversion. Deux fois, dit-il, il ferma les yeux devant la certitude de la fin arrivée, et deux fois il dut les rouvrir à nouveau. Chaque fois il remarqua l’obscurité croissante de la vaste immobilité. L’ombre du nuage silencieux, tombée du zénith sur le navire, semblait avoir étouffé tous les bruits de sa vie débordante. Jim n’entendait plus les voix sous les tentes. Mais, chaque fois qu’il fermait les yeux, un éclair de pensée lui faisait voir, clair comme le jour, cette foule de corps, tout prêts pour la mort. Quand il ouvrait les paupières, c’était pour assister à la lutte confuse de quatre hommes, se battant comme des fous contre un canot rétif. – « De temps en temps, ils reculaient, se mettaient à jurer les uns contre les autres, puis se ruaient brusquement à nouveau, tous à la fois… Il y avait de quoi mourir de rire ! » concluait Jim en baissant les yeux, puis il les leva un instant vers les miens, avec un sourire lamentable : « Ma vie devrait en être égayée, par Dieu ! car je reverrai souvent ce spectacle grotesque avant de mourir ! » Sa tête retomba. « Je reverrai et j’entendrai… ; je reverrai et j’entendrai ! » répéta-t-il à deux reprises à de longs intervalles, avec un regard vide.

 

« Il se leva.

 

– « J’étais décidé à garder les yeux fermés », reprit-il, « mais je ne pouvais pas ! Je ne pouvais pas, et peu m’importe qu’on le sache ! Qu’ils aillent donc affronter cette sorte d’attente, avant de parler ! Qu’ils y aillent,… et qu’ils fassent mieux, voilà tout ! La seconde fois, mes paupières s’ouvrirent et ma bouche aussi ; j’avais senti le bateau remuer ! Il piquait de l’avant, pour remonter doucement, lentement, interminablement lentement… et si peu ! Il n’en avait pas fait autant depuis des jours. Le nuage avait passé devant nous, et cette première ondulation semblait courir sur une mer de plomb. Il n’y avait pas de vie dans ce mouvement, mais c’en fut assez pour me renverser quelque chose dans la tête. Qu’est-ce que vous auriez fait ? Vous êtes sûr de vous, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous feriez maintenant, à cette minute précise, si vous sentiez cette maison bouger, bouger un tant soit peu sous votre siège ? Un bond ! Par le Ciel, vous ne feriez qu’un bond, de l’endroit où vous êtes assis, jusqu’au buisson, là-bas ! »

 

« Il faisait un geste du bras dans la nuit, au-dessus de la balustrade de pierre, et fixait sur moi un regard insistant et sévère. Pas d’erreur : c’est moi qu’il rudoyait maintenant et je me gardais de faire le moindre geste, de lâcher le moindre mot, qui auraient pu m’amener à un aveu fatal, et de nature à faire pencher la balance. Je ne me sentais pas d’humeur à courir un risque de ce genre. Souvenez-vous que je le voyais devant moi, et que, réellement, il était trop bien l’un des nôtres pour n’être pas dangereux. Mais je n’hésiterai pas à vous avouer, s’il vous plaît de le savoir, que je supputais d’un coup d’œil furtif la distance qui me séparait de l’épaisse masse d’ombre, étalée au milieu de la pelouse, devant la véranda. Il exagérait : je serais retombé à quelques pieds plus près, et c’est bien la seule chose dont je puisse répondre.

 

« La dernière minute était arrivée, se disait-il, et il ne bougeait pas. Ses yeux restaient collés aux planches, et ses pensées se déchaînaient dans sa tête. C’est à ce moment même qu’il vit l’un des misérables penchés sur le canot, faire brusquement un pas en arrière, battre l’air de ses bras levés, trébucher et s’affaler. Il ne tomba pas précisément : il glissa doucement et se trouva assis, le dos voûté et les épaules collées contre le capot de la chambre des machines. C’était le chauffeur auxiliaire, un garçon farouche à visage blême et à moustache hérissée. – « Il faisait le troisième mécanicien », expliqua Jim.

 

– « Mort ? » demandai-je. L’enquête nous avait appris quelque chose de ce genre, en effet.

 

– « Il paraît ! » répondit-il, avec une sombre indifférence. « Naturellement, je n’en savais rien. Faiblesse du cœur. Le pauvre diable se plaignait, depuis quelque temps, de n’être pas dans son assiette. L’émotion… ; l’excès de fatigue… le diable sait quoi ! Ha ! Ha ! Ha ! Il était facile de voir qu’il ne voulait pas mourir. C’est trop comique, n’est-ce pas ? Je veux être pendu s’il n’avait pas été acculé à un véritable suicide ! Acculé, pris au piège… Au piège, ni plus ni moins. Au piège, par le Ciel !… Juste comme moi ! Ah ! s’il s’était seulement tenu tranquille ! s’il les avait seulement envoyés au diable, quand ils étaient venus le tirer de sa couchette, parce que le bateau sombrait ! S’il était seulement resté à l’écart, les mains dans les poches, en leur lançant des injures ! »

 

« Il se leva, secoua le poing, me regarda fixement, et se rassit.

 

– « Encore une chance manquée, hein ? » murmurai-je.

 

– « Pourquoi ne riez-vous pas ? » demanda-t-il. « Une bonne fumisterie, machinée en enfer ! Faiblesse du cœur… Quelquefois, je voudrais bien l’avoir eu, le cœur faible ! »

 

« Ces paroles m’irritèrent. – « Ah vraiment ? » m’écriai-je, avec une ironie profonde. – « Oui, est-ce que vous ne le comprendriez pas ? » cria-t-il. – « Je ne vois pas ce que vous pouviez demander de mieux », ripostai-je avec colère. Il me lança un regard totalement incompréhensif. Encore un trait qui avait manqué le but, et Jim n’était pas homme à se préoccuper de flèches perdues. Ma parole, il était trop peu soupçonneux : la partie n’était pas égale ! J’étais heureux que mon projectile se fût égaré et qu’il n’eût même pas entendu le bruit de la corde de l’arc.

 

« Évidemment, il ne pouvait pas se rendre compte, sur le moment, que l’homme fût mort. La minute suivante, – sa dernière minute à bord, – fut remplie d’un tumulte de faits et de sensations qui l’assaillirent comme la mer bat un rocher. J’use à dessein de cette comparaison, parce que son récit me faisait sentir qu’il avait, d’un bout à l’autre de l’affaire, conservé une étrange illusion de passivité, comme s’il n’eût pas agi, mais se fût abandonné aux puissances infernales, qui avaient fait de lui la victime désignée de leur farce sinistre. La première chose dont il prit conscience, c’est du grincement des lourds portemanteaux, qui consentaient enfin à tourner ; il y eut une vibration, qui lui parut entrer dans son corps par ses semelles et monter du pont, tout le long de son échine, jusqu’au sommet de sa tête. Puis, devant le grain, tout proche maintenant, une seconde ondulation plus forte souleva la coque inerte en une secousse menaçante qui coupa le souffle de Jim, tandis qu’il se sentait le cœur et le cerveau percés à coups de poignard par des cris de panique : – « Amenez pour l’amour de Dieu ! Amenez, amenez ! Le bateau coule ! » Après quoi les garants coururent sur les poulies, et des voix nombreuses à l’accent inquiet, s’élevèrent sous les tentes. – « Quand ces gredins éclatèrent, leurs aboiements auraient suffi à éveiller les morts ! » m’expliquait Jim. Puis il y eut un grand éclaboussement, et Jim entendit un bruit sourd de piétinement, et la chute de corps qui se précipitaient dans le canot, littéralement jeté à la mer, en même temps que des cris confus : – « Décrochez, décrochez ! Poussez ! Décrochez, au nom du Ciel ! Voilà l’orage qui arrive ! » Il entendit, bien au-dessus de sa tête, le faible murmure du vent, et sous ses pieds, un cri de douleur. À côté de lui, une voix perdue se mit à pester contre un émerillon. De l’avant à l’arrière, le bateau commençait à bourdonner comme une ruche en colère, et avec le même calme dont il usait pour me raconter tout cela – il était très tranquille pour l’instant, très paisible de maintien, de voix et de visage. – Jim continua, sans la moindre précaution, pour ainsi dire : – « Je butai dans ses jambes. »

 

« C’était sa première allusion à un mouvement quelconque de sa part. Je ne pus réprimer un grognement de surprise. Il y avait donc eu quelque chose, enfin, pour le faire bouger, mais le moment exact où ce quelque chose était survenu, la cause qui l’avait arraché à son immobilité, il ne s’en rendait pas mieux compte que l’arbre déraciné ne connaît la bourrasque qui l’a abattu. Tout cela était tombé sur lui : les bruits, les spectacles, les jambes du mort, par Jupiter ! Une main diabolique lui enfonçait dans la gorge la farce infernale ! Mais attention !… Il ne voulait pas admettre avoir fait aucun mouvement volontaire du gosier pour avaler. La façon dont il vous ensorcelait pour vous faire partager une telle illusion était extraordinaire. Je l’écoutais, comme j’aurais écouté une histoire de magie noire acharnée sur un cadavre.

 

– « Il roula sur le côté très doucement, et c’est la dernière chose dont je me souvienne à bord », poursuivait Jim.

 

– « Peu m’importait ce qu’il faisait. On aurait cru qu’il voulait se relever. Moi, naturellement, je pensais qu’il allait le faire ; je m’attendais à le voir sauter devant moi par-dessus le bastingage, pour se jeter dans le canot avec les autres. Je les entendais s’agiter en bas, et une voix qui semblait sortir d’un puits héla : – « Georges ! » puis trois voix s’élevèrent ensemble, mais elles me parvinrent séparément aux oreilles : c’étaient un bêlement, un hurlement et un grognement. Oh !… »

 

« Il eut un léger frisson, et je le vis se lever lentement, comme si, d’en haut, une main vigoureuse l’avait soulevé de sa chaise, par les cheveux. Lentement, toujours plus haut, de toute sa hauteur ; puis quand ses genoux se furent raidis, la main le lâcha, et il vacilla un peu sur ses pieds. Son visage, ses mouvements, sa voix même me donnaient une si terrible impression d’immobilité silencieuse que lorsqu’il ajouta : – « Ils braillaient ! » je tendis involontairement l’oreille, pour écouter le fantôme des cris que le silence ainsi créé allait me faire entendre. « Il y avait huit cents personnes sur le bateau », fit-il, en me clouant au dossier de ma chaise avec son regard atrocement vide, « huit cents êtres vivants, et c’est le mort qu’ils appelaient, qu’ils suppliaient de descendre et de se sauver ! – « Sautez, Georges, sautez ! Oh ! Sautez ! » Je me tenais là, une main sur le davier ; j’étais très calme. La nuit s’était faite d’encre et l’on ne distinguait plus ni mer ni ciel. J’entendais le canot bondir, boum… boum… et pendant quelque temps ce fut le seul bruit qui vînt de ce côté-là. Mais au-dessous de moi, le navire bourdonnait de rumeurs bavardes. Tout à coup le capitaine hurla : « Mein Gott ! Voilà le grain, le grain ! Poussez ! » Sous le premier sifflement de la pluie, et la première rafale de vent, ils suppliaient : – « Sautez, Georges ! On vous attrapera ! Sautez ! » Le Patna commençait à plonger doucement ; la pluie le balayait comme une mer démontée ; ma casquette s’envola ; ma respiration était refoulée dans ma gorge. J’entendis un dernier appel sauvage, qui me parvint comme si j’eusse été au sommet d’une tour : – « Geo… 0… 0… orges ! Oh, sautez ! » Le navire plongeait, plongeait, la tête la première, sous mes pieds… »

 

« Il leva délibérément les mains vers son visage et fit des gestes du bout des doigts, comme pour arracher des toiles d’araignée qui l’eussent importuné ; puis il regarda une bonne demi-seconde dans sa paume ouverte, avant de lâcher :

 

– « J’avais sauté… » Il se retint, détourna les yeux… « faut-il croire… » acheva-t-il.

 

« Ses clairs yeux bleus se tournèrent vers les miens avec un regard pitoyable, et le voyant devant moi, debout, confondu, douloureux, je me sentis oppressé par un sentiment attristé de sagesse résignée, jointe à la pitié profonde et ironique d’un vieillard impuissant devant un désastre d’enfant.

 

– « Il y paraît », grommelai-je.

 

– « Je ne m’en étais pas aperçu, avant d’avoir levé les yeux », m’expliqua-t-il vivement. Et c’est bien possible encore ! Il vous forçait à l’écouter comme on écouterait un petit garçon dans la peine. Il ne savait pas ; la chose était arrivée d’une certaine façon : elle n’arriverait plus jamais. Il était à moitié tombé sur un corps, en travers d’un banc. Il lui semblait que tout son côté gauche était enfoncé ; il roulait sur lui-même et vit confusément, au-dessus de sa tête, le bateau qu’il venait d’abandonner ; le feu rouge agrandi par la pluie faisait l’effet d’un bûcher allumé dans le brouillard, au sommet d’une colline. Le navire paraissait haut comme un mur, et surplombait le canot comme une falaise… « – Je souhaitais la mort », cria-t-il ; « il n’y avait plus à retourner en arrière. C’était comme si j’avais sauté dans un puits, dans un trou sans fond… »

 

CHAPITRE X

– « Il noua ses doigts, puis les sépara. Rien n’était plus exact : c’est bien dans un trou sans fond qu’il avait sauté ; il était tombé d’une hauteur qu’il ne pourrait plus jamais escalader. Cependant le canot avait dérivé en avant de l’étrave du Patna. Ses occupants ne pouvaient pas se voir entre eux dans l’obscurité profonde ; ils étaient, au surplus, aveuglés et noyés à demi par la pluie. Ils auraient pu, m’expliquait Jim, se croire emportés par un torrent à travers une caverne. Ils tournaient le dos à la bourrasque ; le capitaine avait passé un aviron sur l’arrière pour maintenir l’embarcation sous le vent, et pendant deux ou trois minutes, la fin du monde avait paru toute proche, sous un nouveau déluge, dans une nuit de poix. La mer sifflait « comme vingt mille bouillottes » ; c’est la comparaison de Jim, pas la mienne. Je me figure qu’il n’y eut plus guère de vent, après la première rafale, et à l’enquête, Jim lui-même avoua que la mer n’avait jamais été bien forte, cette nuit-là. Accroupi à l’avant du canot, il jeta par-dessus son épaule un regard furtif. Il aperçut tout en haut du Patna, à la tête du mât, une lueur jaune brumeuse comme celle de la dernière étoile qui va s’éteindre au ciel. – « Je fus terrifié de la voir encore là », m’expliqua-t-il. Ce sont ses propres paroles. Ce qui le terrifiait, c’est la pensée que tout n’était pas fini encore. Évidemment, il aurait voulu que toute cette abomination fût terminée aussi vite que possible. Personne ne faisait le plus petit bruit dans le canot. Il paraissait filer très vite dans la nuit, mais en fait, il ne devait pas avoir fait beaucoup de chemin. L’averse s’éloignait, et suivant la pluie, le grand sifflement affolant mourut dans le lointain. On n’entendait plus que le clapotis menu de la mer sur le fond du canot. Dans une bouche, des dents claquaient violemment ; une main toucha le dos de Jim, tandis qu’une pauvre voix soupirait : – « Vous êtes là ? » et qu’une autre s’écriait, toute tremblante : – « Il est parti ! » Ils se retournèrent tous, pour regarder derrière eux ; ils ne virent plus de lumières. Une pluie fine et glacée leur fouettait le visage. Le canot roulait doucement. Les dents claquèrent plus fort, s’arrêtèrent, puis repartirent par deux fois, sans que l’homme pût assez maîtriser son frisson pour dire : – « Ju… u… us… uste… à… tem… em… emps… Brrrrrr… ! » Jim reconnut la voix du chef mécanicien, qui déclarait d’un ton bourru : – « Je l’ai vu sombrer ; je tournais justement la tête ! » Le vent était presque complètement tombé.

 

« Ils scrutaient l’ombre, le visage à demi tourné vers la brise, comme s’ils eussent écouté des cris. Jim avait été heureux d’abord que la nuit eût masqué la scène à ses yeux, mais bientôt, l’idée que tout s’était passé sans qu’il eût rien vu ou entendu, lui apparut comme le couronnement de l’atroce aventure. – « C’est bizarre, n’est-ce pas ? » murmura-t-il en interrompant son récit décousu.

 

« Non, cela ne me paraissait pas bizarre. Il devait avoir eu l’inconsciente conviction que la réalité ne pouvait pas être de moitié aussi affreuse, aussi angoissante, aussi douloureuse, aussi hallucinante que la terreur enfantée par son imagination. En ce premier moment, son cœur dut être torturé par toute la souffrance, son âme dut savourer l’accumulation de toutes les terreurs, de toute l’horreur, de tout le désespoir de huit cents êtres humains assaillis dans la nuit par une mort brutale et soudaine ; pourquoi eût-il dit, sans cela : – « Quelque chose me poussait à sauter de ce maudit canot, pour retourner jusqu’à eux, pour nager un demi-mille, plus peut-être, pour aller, aussi loin qu’il faudrait, à l’endroit précis… » Pourquoi cette impulsion ? En comprenez-vous la signification ? Pourquoi retourner à l’endroit même, au lieu de se laisser couler sur place, s’il voulait se noyer ? Pourquoi fût-il retourné sur les lieux, pour voir,… comme si son imagination eût dû retrouver le calme dans la certitude que tout était fini, avant de demander à la mort son apaisement. Je vous mets tous au défi de me fournir une autre explication. Je venais d’avoir un de ces aperçus singuliers et émouvants que l’on découvre à travers des trous de brume. C’était une révélation extraordinaire, et ce garçon-là s’exprimait tout naturellement ! Il avait chassé son impulsion, cependant, et s’était tout à coup rendu compte du silence. Il me fit part de cette impression subite, devant le silence du ciel et de la mer fondus, autour de ces vies sauvées et palpitantes, dans une immensité infinie et muette comme la mort ! – « On aurait entendu tomber une épingle dans ce canot ! » me dit-il, avec une contraction singulière des lèvres, comme un homme qui s’efforce de maîtriser sa sensibilité pour raconter une histoire extrêmement émouvante. Un silence ! Dieu seul, qui avait voulu ce Jim tel qu’il était, savait l’effet d’un tel silence sur son cœur. « Je ne croyais pas », reprit-il, « qu’il pût y avoir sur terre un endroit aussi mort ! On ne distinguait pas la mer du ciel ; on ne voyait rien, on n’entendait rien ! Il n’y avait pas une lueur, pas une forme, pas un son. On eût dit que le dernier lopin de terre avait été englouti, que les derniers humains, en dehors de moi-même et de ces gredins du canot, avaient été noyés ! » Il se pencha sur la table, la main parmi les tasses à café, les verres à liqueur, et les bouts de cigares. « Je me le serais volontiers imaginé. Tout avait disparu… et… tout était fini… » ; il poussa un profond soupir, « … pour moi ! »

 

Marlow se redressa brusquement, et jeta avec force son cigare qui dessina une traînée rouge, comme une minuscule fusée, lancée à travers le rideau de plantes grimpantes. Personne ne bougea.

 

– « Ah ! Qu’est-ce que vous dites de cela ? » s’écria-t-il, avec une animation soudaine. « Était-il assez logique avec lui-même ? À l’heure même du salut, perdu faute d’un sol sous ses pieds, faute de visions devant ses yeux, faute de cris à ses oreilles ! L’annihilation, n’est-ce pas ? Et tout cela pour un ciel chargé de nuages, pour une mer sans lames, pour un air immobile ! Rien que pour la nuit : rien que pour le silence !

 

« Cet état persista quelque temps, puis tout à coup, et tous à la fois, les fuyards se mirent à se féliciter bruyamment de leur chance : – « J’avais bien vu, du premier coup, que tout était perdu ! – Pas une minute trop tôt ! – Nous l’avons échappé belle, sacré nom… » Jim ne disait rien, mais la brise qui était tombée se remit à souffler, une brise douce, peu à peu fraîchie, et la mer joignit son murmure au bruit de ce bavardage déchaîné, en réaction contre les minutes de muette terreur. Le Patna avait disparu… La chose était incontestable… Personne n’y pouvait rien !… Ils répétaient indéfiniment les mêmes paroles, comme s’ils n’eussent pu s’arrêter. Il n’y avait pas de doute que le bateau ne dût sombrer. Il n’y avait plus de feux, d’ailleurs. Pas d’erreur : il n’y avait plus de feux. On ne pouvait avoir aucun espoir : c’était fatal. Jim s’aperçut que ces hommes parlaient comme s’ils n’eussent laissé derrière eux qu’une coque vide. Ils savaient bien que la chose devait aller vite, une fois commencée, et cette pensée semblait leur valoir une sorte de satisfaction. Ils s’affirmaient l’un à l’autre que le plongeon ne pouvait guère durer. – « Il a coulé comme un fer à repasser ! » Le chef mécanicien déclara qu’il avait vu, au dernier moment, le feu du grand mât s’abîmer, « comme une allumette que l’on jette à l’eau ! » Sur quoi son second se mit à rire convulsivement : – « Je suis heur… eu… reux !… Je suis heu… eu… eu… reux !… » – « Ses dents claquaient comme un timbre électrique, me dit Jim. Et tout à coup il se mit à pleurer. Il pleurnichait et hoquetait comme un enfant, avec des sanglots et de grandes aspirations. – « Oh mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! mon Dieu ! » Il se tenait un instant tranquille pour éclater tout à coup à nouveau : « Oh, mon pauvre bras ! mon pau… au… vre bras ! » J’aurais eu envie de l’abattre à coups de poing. Je distinguais confusément des ombres dans la chambre d’arrière où ces gredins étaient assis, et un bourdonnement grondeur de voix me parvenait aux oreilles. Tout cela était très dur à supporter. Et j’étais glacé, au surplus. Mais je ne pouvais rien faire. Je me disais que si je bougeais, il faudrait que je saute par-dessus bord, pour… »

 

« La main qu’il laissait errer à l’aventure entra en contact avec un verre à liqueur ; il la retira brusquement, comme s’il eût touché un charbon ardent. Je poussai légèrement la bouteille : – « Encore un peu ? » demandai-je. Il me lança un regard de colère. – « Croyez-vous donc que j’aie besoin de me remonter le moral pour vous raconter tout ce que j’ai à dire ? » s’écria-t-il. La bande des voyageurs avait regagné ses chambres et nous restions seuls sous la véranda, à l’exception d’une vague forme blanche, confusément dressée dans l’ombre, et qui, sous nos regards, se pencha, hésita un moment, puis se retira. Il se faisait tard, mais je ne pressais pas mon invité.

 

« Il entendit tout à coup, du fond de son désespoir, ses compagnons se mettre à vomir des injures. – « Qu’est-ce qui vous empêchait donc de sauter, espèce de toqué ? » grondait une voix bourrue. Le chef mécanicien quitta sa place pour grimper sur l’avant, comme s’il eût été animé d’intentions hostiles, à l’endroit « du plus parfait idiot que l’on puisse voir ! » Le capitaine lançait à grands cris rauques, du banc où il se tenait avec son aviron, des épithètes insultantes. Le vacarme fit lever la tête à Jim, qui entendit appeler : – « Georges ! » tandis que, dans l’ombre, une main lui frappait la poitrine. – « Qu’est-ce que vous avez à dire pour vous expliquer, imbécile ? » cria une voix, avec un accent de vertueuse colère. – « C’est à moi qu’ils en avaient », expliqua Jim : « c’est moi qu’ils injuriaient, sous le nom de Georges ! »

 

« Il s’arrêta ; il me regarda fixement, en s’efforçant de sourire, détourna les yeux, et reprit : – « Voilà le petit mécanicien qui fourre sa tête juste sous mon nez : – « Mon Dieu ! c’est ce maudit second ! » s’écrie-t-il. – « Comment ? » braille le capitaine, à l’autre bout de la barque. – « Non ! » hurle le chef. Et lui aussi se penche pour me regarder sous le nez.

 

« Le vent s’était à nouveau apaisé, brusquement. La pluie recommençait à tomber, et de tous côtés s’élevait dans la nuit, le bruit doux, ininterrompu et un peu mystérieux que fait une averse en tombant sur la mer. – « Ils furent trop déconcertés, sur le coup, pour en dire plus ! » reprit Jim, d’un ton posé. « Et moi, qu’aurais-je eu à leur dire ? » Il hésita un moment et fit un effort pour continuer. « Ils me lancèrent des injures ignobles ! » Sa voix basse comme un souffle s’élevait brusquement, durcie de temps à autre par le mépris et la colère, comme s’il eût avoué des hontes secrètes. « Mais qu’importaient leurs injures ? » poursuivit-il, sèchement. « Je percevais la haine dans leurs accents, et ce n’était point à tort ; ils ne me pardonnaient pas d’être dans ce canot ; cette idée leur était odieuse, et les rendait fous… » Il eut un rire bref. « Mais leur colère même m’empêchait de… Tenez !… j’étais assis sur le bord… comme ceci !… » Il se percha sur le bord de la table, en croisant ses bras. « Un simple mouvement en arrière, et j’étais parti… vers les autres… Une petite secousse… Toute petite… toute minime. » Il fronça les sourcils, et, se frappant le front du bout du médius : « Elle était là, tout le temps, cette idée… » fit-il, d’un air concentré, « … tout le temps… Et la pluie froide, drue, froide comme de la neige fondue, plus froide même, sur mes minces vêtements de coton… Je n’aurai plus jamais aussi froid de ma vie, je le sais… Et le ciel était noir, tout noir ; pas une étoile, pas une lueur, nulle part… Rien que ce maudit canot, et ces deux gredins qui jappaient devant moi, comme une paire de sales roquets, excités contre un voleur perché sur un arbre. – « Yap, yap ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous êtes un beau type ! Un Monsieur trop élégant pour donner un coup de main ! Vous avez fini par sortir de votre léthargie, hein ? Pour faire le mouchard, sans doute ? Yap, yap ! Vous n’êtes pas digne de vivre ! Yap, yap ! » Ils étaient deux à aboyer plus fort l’un que l’autre. Le troisième braillait de l’arrière, sous la pluie. Je ne le distinguais pas ; je pouvais à peine saisir au vol quelques-unes de ses ignobles menaces. – « Yap, yap ! Brou… ou… ou… ou… Yap, yap ! » C’était bon de les entendre : cela me retenait à la vie, je vous le dis. C’est cela qui m’a sauvé. Ils continuaient, comme s’ils eussent voulu me pousser à l’eau, à force de vacarme. – « … Bien étonnant qu’il ait eu le courage de sauter !… On n’avait pas besoin de vous ici !… Si j’avais su que c’était vous, je vous aurais flanqué par-dessus bord, espèce de poltron ! Qu’est-ce que vous avez fait de l’autre ? Où avez-vous trouvé le cœur de sauter, maudit couard ?… Qu’est-ce qui nous empêcherait, tous les trois, de vous jeter à l’eau, d’un coup de revolver ?… » Ils étaient hors d’haleine. L’averse s’éloignait sur la mer. Puis il n’y eut plus rien ; il n’y avait rien autour du bateau, pas un bruit… Ils voulaient me jeter à l’eau, ah vraiment ? Sur mon âme, je crois que leur désir eût été satisfait, s’ils s’étaient seulement tenus tranquilles !… Me jeter à l’eau ?… Ah oui ! – « Essayez donc !… » dis-je. – « Je le ferais pour quatre sous ! Ce serait encore trop bon pour vous ! » crièrent-ils, tous ensemble. L’obscurité était telle, que c’est seulement lorsque l’un ou l’autre d’entre eux bougeait que j’étais certain de le voir… Ah Dieu ! s’ils avaient seulement essayé !… »

 

– « Quelle extraordinaire aventure ! » ne pus-je m’empêcher de crier.

 

– « Oui, ce n’était pas banal, n’est-ce pas ? » répondit-il, comme si mon interruption l’eût stupéfié. « Ils faisaient semblant de croire que je m’étais, pour une raison quelconque, débarrassé de notre auxiliaire. Mais pourquoi l’aurais-je fait ? Et comment diable pouvais-je même savoir… ? J’étais arrivé dans ce canot… dans ce canot… Je… » Les muscles de ses lèvres se contractèrent en une inconsciente grimace, dessinée sous le masque de son expression habituelle ; ce fut quelque chose de violent, de bref et de révélateur, comme un éclair qui laisse un instant pénétrer les regards dans les profondeurs d’un nuage. « Oui, j’y étais… ; j’étais bien certainement avec ces hommes ! N’est-il pas affreux que l’on puisse être poussé à faire une chose pareille… et que l’on en soit responsable ! Qu’est-ce que je savais, moi, de leur Georges, après qui ils braillaient si fort ? Je me souvenais de l’avoir vu, plié en deux sur la passerelle. – « Sale assassin ! » me criait le chef mécanicien. On aurait dit qu’il ne savait plus d’autre mot ! Cela m’était égal, mais leur vacarme commençait à m’agacer. – « Fermez ça ! » ordonnai-je. Sur quoi il se tut un instant, pour reprendre avec un cri exaspérant : – « Vous l’avez tué ! Vous l’avez tué ! » – « Non ! » hurlai-je, « mais c’est vous que je vais tuer ! » Je bondis sur mes pieds et il tomba à la renverse, par-dessus un banc, avec un bruit affreux. Je ne sais comment la chose se fit ; la nuit était trop sombre. Il avait voulu reculer, probablement. Je continuais à regarder, à l’arrière, où le misérable petit mécanicien se mit à pleurnicher : – « Vous n’allez pas taper sur un homme qui a un bras cassé, vous qui vous dites un gentleman… » J’entendis un pas lourd :… un… deux… un… deux…, et un grognement poussif. C’était l’autre brute qui venait vers moi, en raclant son aviron sur le bordage. Je le voyais s’avancer, énorme… énorme…, comme on voit une silhouette, dans le brouillard ou dans les rêves. – « Venez donc ! » criai-je. Je l’aurais flanqué à bas comme un ballot de chiffons. Il s’arrêta, grommela à mi-voix, puis retourna à l’arrière. Peut-être avait-il entendu le vent. Moi pas. Ce fut la dernière grosse rafale qui nous tomba dessus. Il retourna à son aviron, à mon grand regret… J’aurais voulu le… le… »

 

« Il ouvrit et ferma ses doigts recourbés en crochets, et ses mains eurent un frémissement ardent et cruel. – « Du calme ! Du calme ! » murmurai-je.

 

– « Hein ? Comment ? Mais je ne suis pas agité ! » protesta-t-il, avec une émotion douloureuse, et avec un geste convulsif du coude qui renversa la bouteille de cognac. Je m’élançai, en faisant grincer les pieds de mon siège. Lui s’écarta, d’un bond, de la table, comme si une mine eût fait explosion derrière son dos ; puis il se retourna à demi en me montrant des yeux éperdus et un visage blême, autour des narines, avant de se laisser tomber à terre, accroupi sur les talons. Il avait une mine d’intense vexation. – « Bien fâché ! Quelle maladresse ! » grommelait-il avec confusion, tandis que, dans l’ombre pure et fraîche de la nuit, se répandait une pénétrante odeur d’alcool, qui nous enveloppait d’une atmosphère de café de bas étage. Les lumières étaient éteintes dans la salle à manger ; notre bougie brillait seule d’un bout à l’autre de la longue galerie, et du pied au chapiteau, les colonnes se dressaient toutes noires. De l’autre côté de l’Esplanade, le sommet des Bureaux du Port se profilait distinctement sur le champ des étoiles, et l’on aurait dit que le sombre édifice avait glissé sur sa base pour s’approcher de nous et mieux nous écouter.

 

« Jim prit un air d’indifférence.

 

– « Il faut croire que je suis moins calme aujourd’hui qu’à ce moment-là. Je me sentais prêt à tout. Et quant à ces bêtises… »

 

– « Vous avez dû passer de joyeux moments dans ce canot », interrompis-je.

 

– « J’étais décidé », répéta-t-il. « Une fois disparus les feux du navire, tout aurait pu arriver dans notre embarcation, tout, sans que le monde en sût rien. Je le sentais, et cette pensée me faisait du bien. Il faisait juste assez sombre, aussi. Nous étions comme des emmurés vivants, dans une vaste tombe. Nous n’avions plus rien de commun avec quoi que ce fût au monde, et personne ne pouvait rien soupçonner de nos gestes. Rien n’importait plus ! » Pour la troisième fois, depuis le début de notre conversation, il eut un rire sec, mais il n’y avait plus personne, près de nous, pour le soupçonner d’être seulement ivre. « Ni craintes ni lois », reprit-il, « ni bruits ni regards…, pas même les nôtres… jusqu’au lever du soleil, au moins… »

 

Je fus frappé par ce que ces paroles comportaient de vérité suggestive. Il y a quelque chose de particulier dans le sort d’une petite embarcation perdue au milieu de la mer. Sur les vies qui fuient l’ombre de la mort, semble planer l’ombre de la folie. Quand votre navire vous a abandonné, c’est le monde entier qui semble disparaître avec lui, le monde qui vous a fait, qui contenait vos élans, qui vous surveillait. On dirait que les âmes des hommes perdus sur un abîme et en contact avec l’immensité, sont abandonnées à tous les excès de l’héroïsme, de la folie ou de l’horreur. Évidemment, il en est des naufrages comme des croyances, de la pensée, de l’amour, de la haine, des convictions, ou de l’aspect même des choses matérielles ; il y a autant de sinistres qu’il y a d’hommes, et dans celui-là, il y avait quelque chose d’abject qui faisait l’isolement plus complet ; il y avait, dans les circonstances, une vilenie qui retranchait plus nettement ces hommes d’une humanité dont l’idéal de conduite n’avait jamais été soumis à l’épreuve d’une farce diabolique et hideuse. Ils étaient enragés contre Jim, de n’être qu’un demi-lâche, et lui concentrait sur eux une haine exaspérée par les événements ; il aurait aimé se venger, d’éclatante façon, de l’odieuse tentation qu’ils avaient placée sur sa route. Fiez-vous à un canot en pleine mer pour faire ressortir tout ce qui se tapit d’instinctif au fond de toute pensée, de tout sentiment, de toute sensation, de toute émotion. C’est la mesquinerie même, la mesquinerie burlesque de cette triste aventure qui empêcha ces hommes d’en venir aux mains. Tout se passa en menaces, tout se réduisit à une farce terriblement effective, à une duperie d’un bout à l’autre, à une comédie montée par le redoutable dédain des Sombres Puissances, dont les terreurs réelles, toujours sur le point de triompher, sont toujours déjouées aussi par la fermeté des hommes. Je demandai, après un instant de silence : – « Eh bien, qu’est-il arrivé ? » Question oiseuse. J’en savais trop déjà, pour espérer la grâce d’un trait rédempteur, la faveur d’un soupçon de folie, ou d’une ébauche de délire. – « Rien », fit-il. « Moi, je parlais sérieusement ; mais eux, ils ne songeaient qu’à faire du tapage. Il n’est rien arrivé du tout ! »

 

« Et le soleil levant le trouva à l’endroit même où il avait sauté à l’avant du canot. Quelle obstination dans l’attente ! Toute la nuit, il avait tenu à la main la barre du gouvernail. Les gueux avaient laissé tomber le gouvernail à l’eau, en essayant de le monter, et la barre avait dû être brisée d’un coup de pied, pendant qu’ils couraient de l’avant à l’arrière, en s’efforçant de faire dix choses à la fois, pour s’éloigner du navire. C’était un long manche de bois dur et pesant, et Jim avait dû le tenir serré pendant six heures ou plus. Si vous n’appelez pas cela être prêt ! Vous le représentez-vous debout et muet, la moitié de la nuit, le visage exposé aux rafales de pluie, guettant des formes confuses, attentif à de vagues mouvements, tendant l’oreille pour saisir des murmures rares et étouffés sortis de la chambre ? Ferme courage ou effort de la crainte ? Qu’en pensez-vous ? Mais, en tout cas, son endurance est indiscutable : six heures plus ou moins sur la défensive ; six heures de station vigilante, pendant que le canot avançait doucement ou restait immobile, selon les caprices du vent ; tandis que la mer apaisée retombait à son sommeil ; tandis que les nuages passaient au-dessus de sa tête ; tandis que l’immensité du ciel, d’abord noire et opaque, se rétrécissait en une voûte luisante et sombre, tout étincelante de splendeur nouvelle, puis s’éteignait vers l’orient et pâlissait au zénith ; tandis que les formes obscures qui masquaient à l’arrière les étoiles les plus basses, prenaient dessin et relief, devenaient des têtes, des épaules, des visages, des traits, se dressaient devant lui avec des yeux hagards et des cheveux en désordre, avec des vêtements déchirés, avec des paupières rouges et clignotantes, sous l’aube blême. – « On aurait dit qu’ils s’étaient roulés dans des ruisseaux pendant une semaine d’ivresse », m’expliqua pittoresquement Jim ; puis il grommela quelques mots sur le soleil levant, dont l’aspect présageait un beau jour ; vous connaissez cette habitude des marins d’en revenir au temps, à propos de tout. Il me suffisait, à moi, de ses paroles confuses pour voir le bord inférieur du disque solaire couper la ligne d’horizon, pour évoquer le frémissement qui passait sur toute la surface de la mer, comme si l’enfantement du globe de lumière eût fait frissonner les eaux, tandis que la dernière bouffée de brise mettait dans l’air un soupir de soulagement.

 

– « Ils étaient assis à l’arrière, épaule contre épaule, comme trois vilains hiboux, et ils tenaient les yeux fixés sur moi. » Jim prononça ces paroles avec un accent de haine qui mettait une vertu corrosive dans la phrase banale, comme on laisse tomber dans un verre d’eau une goutte d’un poison redoutable. Mais ma pensée s’attachait à ce lever de soleil ; je voyais, sous la vide transparence du ciel, ces quatre hommes emprisonnés dans le désert de la mer ; je voyais, solitaire et dédaigneux de cet atome de vie, l’astre escalader la voûte claire, comme pour contempler d’une hauteur plus grande sa propre splendeur reflétée dans une mer immobile. – « Ils me parlèrent », reprit Jim, « comme si nous eussions été bons amis ! Je les entendais : ils me suppliaient d’être raisonnable, et de lâcher « cette sacrée barre de bois ». Pourquoi m’obstinais-je dans mon attitude ? Ils ne m’avaient rien fait, n’est-ce pas ?… Aucun mal… Aucun mal ! »

 

« Son visage s’empourpra comme s’il n’eût pu chasser l’air de ses poumons.

 

– « Pas de mal ! » éclata-t-il. « Je vous demande un peu ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? Vous voyez, n’est-ce pas ? Pas de mal ? Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’ils auraient pu faire de pis ? Ah ! oui, je sais bien… J’ai sauté… Certainement j’ai sauté ! Je vous l’ai avoué ! Mais je vous dis aussi que ces gens-là étaient trop forts. C’était leur faute, aussi nettement leur faute que s’ils m’eussent harponné avec une gaffe pour me tirer ! Vous ne comprenez pas cela ? Il faut que vous le compreniez ! Allons, voyons… Franchement… »

 

« Ses yeux inquiets rivés sur les miens, questionnaient, mendiaient, défiaient, imploraient. Au péril de ma vie, je n’aurais pu m’empêcher de murmurer : – « Vous avez été bien éprouvé ! » – « Plus qu’il n’est juste ! » riposta-t-il vivement. « On n’a pas l’ombre d’une chance, avec une clique pareille. Et maintenant, nous étions amis… oh si odieusement amis ! Camarades ; copains !… Tous dans le même bateau… Il n’y avait plus qu’à s’en tirer de son mieux. Ils n’avaient rien dit ; ils se souciaient de Georges comme d’une vieille pantoufle ! Georges était retourné à sa cabine, au dernier moment, et s’était fait pincer. Cet homme-là était un imbécile, cela se voyait bien… Affaire regrettable, évidemment… Leurs yeux me regardaient ; leurs lèvres bougeaient ; ils hochaient la tête, à l’autre bout du bateau… tous les trois. Ils me faisaient des signes, à moi… Pourquoi pas, après tout ? Est-ce que je n’avais pas sauté ? Je ne disais rien. Il n’y a pas de paroles pour exprimer les choses que j’aurais voulu dire ! Si j’avais ouvert la bouche, à ce moment-là, je me serais mis à hurler comme une bête. Je me demandais quand j’allais m’éveiller. Ils me pressaient, à grands cris, de venir à l’arrière et d’écouter tranquillement ce que le capitaine avait à nous dire. Nous étions certains d’être recueillis avant le soir ; nous nous trouvions en plein sur la route du canal : on voyait déjà de la fumée au nord-ouest.

 

– « Ce fut pour moi une secousse affreuse que d’apercevoir cette tache claire, claire, cette traînée basse de brouillard brun, à travers laquelle on distinguait la limite du ciel et de la mer. Je leur criai que j’entendais très bien de ma place. Le capitaine éclata en jurons lancés d’une voix rauque, comme celle d’un corbeau. Il n’allait pas brailler à tue-tête, pour ma commodité !

 

– « Auriez-vous peur qu’on vous entende de la terre ? » demandai-je. Il me regarda comme s’il eût voulu me déchirer. Le chef mécanicien lui conseilla de se plier à ma fantaisie. Il affirmait que je n’avais pas encore retrouvé toute ma tête. L’autre se dressa sur l’arrière, comme un énorme pilier de chair, et se mit à parler,… à parler… »

 

« Jim restait rêveur. – « Eh bien ? » insistai-je. – « Que m’importait le récit qu’il leur plaisait d’imaginer ? » s’écria-t-il violemment. « Ils pouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient ; c’était leur affaire. Je connaissais la vraie histoire, moi, et tout ce qu’ils pourraient raconter aux autres n’y changerait rien pour moi ! Je les laissai pérorer, discuter… pérorer, discuter encore. Le capitaine bavardait sans trêve. Tout à coup, je sentis mes jambes s’effondrer sous moi ; j’étais brisé de fatigue, épuisé à mourir ! Je lâchai ma barre, tournai le dos aux autres, et m’assis sur le premier banc. Ils m’appelèrent pour me demander si j’avais compris ; n’était-ce pas vrai, du premier au dernier mot, tout ce qu’ils racontaient ? Mon Dieu ! à leur façon, c’était vrai ! Je ne tournai pas la tête, mais je les entendis palabrer. – « L’imbécile ne veut rien dire. » – « Oh ! il comprend parfaitement ! Laissez-le donc tranquille ; il saura bien se débrouiller ; qu’est-ce qu’il pourrait faire ? » Et que pouvais-je faire, en effet ? N’étions-nous pas tous dans le même bateau ? Je m’efforçais de rester sourd. La fumée avait disparu vers le nord. Nous étions pris dans un calme plat. Ils durent se désaltérer au baril d’eau, et moi je bus aussi. Après quoi ils se donnèrent beaucoup de peine pour étendre la voile sur le plat bord. Je voulais bien me charger de faire le guet. Ils se glissèrent sous la toile, loin de mes regards, grâce à Dieu. Je me sentais las, las, à bout de force, comme si je n’eusse pas goûté une heure de sommeil depuis le jour de ma naissance. L’éclat du soleil m’empêchait de voir la mer. De temps en temps, l’un des gredins faisait une apparition, pour inspecter du regard le tour de l’horizon, puis se glissait à nouveau sous la toile, d’où sortaient des bouffées de ronflements. Ils pouvaient dormir, là-dedans ; l’un d’eux dormait, au moins. Moi, je ne pouvais pas ! Tout n’était que lumière, que lumière, et dans cette lumière, le canot semblait tomber. De temps à autre j’étais tout surpris de me trouver sur un banc… »

 

« Jim se mit à marcher à pas comptés, de long en large devant ma chaise, une main dans la poche de son pantalon, et la tête rêveusement penchée ; il levait parfois le bras droit, en un geste qui semblait destiné à repousser un invisible intrus.

 

– « Vous allez croire que j’étais fou », fit-il, plus posément, « et vous seriez en droit de le croire, si vous vous rappeliez que j’avais perdu ma casquette. Tout le long de sa course, de l’est à l’ouest, le soleil tapa sur ma tête nue, mais ce jour-là, rien ne pouvait me faire de mal, sans doute. Le soleil ne pouvait pas me rendre fou ! » son bras droit écartait l’idée de folie, « … et il ne pouvait pas me tuer non plus… ! » son bras repoussait une ombre nouvelle. « … Cela, c’était mon affaire ! »

 

– « Ah vraiment ? » fis-je, avec une inexprimable stupeur, devant cette volte inattendue ; je le regardais avec l’étonnement que j’aurais pu éprouver si, après une pirouette sur les talons, il m’eût présenté un visage entièrement nouveau.

 

– « Je n’ai pas attrapé de fièvre cérébrale ; je ne suis pas tombé mort », poursuivait-il. « Je ne m’inquiétais nullement du soleil sur ma tête. Je réfléchissais aussi froidement que réfléchit jamais un homme assis à l’ombre. Cette brute graisseuse de capitaine sortit de la toile sa grosse boule tondue, et grommela, en fixant sur moi ses yeux louches : – « Donnerwetter[6] ! fous allez fous tuer ! » puis il rentra bien vite sa tête, comme une tortue. Je l’avais vu ; je l’avais entendu, mais le cours de mes réflexions n’en fut pas interrompu. Je me disais, à ce moment précis, que je n’allais pas mourir… »

 

« Il laissa tomber sur moi, en passant, un regard attentif, qui s’efforçait de lire mes pensées. – « Voulez-vous dire que vous agitiez en vous-même l’idée de vous tuer ? » demandai-je, avec l’accent le plus impénétrable que je pus trouver. Il fit un signe de tête, sans s’arrêter. – « Oui, j’en étais arrivé là, au cours de ma veillée solitaire », avoua-t-il. Il fit quelques pas, jusqu’à la limite imaginaire de sa ronde, et lorsqu’il revint vers moi, il avait enfoncé ses deux mains dans ses poches. Il s’arrêta net devant ma chaise, et baissa les yeux sur moi. « Est-ce que vous ne me croiriez pas ? » demanda-t-il, avec une curiosité douloureuse. Je me sentis ému, et lui affirmai solennellement que j’étais prêt à ajouter une foi implicite à tout ce qu’il jugerait bon de me raconter. »

 

CHAPITRE XI

« Il m’écoutait, la tête penchée de côté, et ce fut une nouvelle éclaircie, qui laissa pénétrer mes regards dans la brume où il vivait et se mouvait. La bougie pétillait sous son globe de verre, et c’était la seule lumière qui l’éclairât pour moi ; derrière son dos, il y avait la nuit noire et les claires étoiles, disposées sur des plans reculés, dont le scintillement lointain attirait les regards sur les profondeurs d’une obscurité plus épaisse ; et pourtant, une mystérieuse lumière semblait éclairer à mes yeux son jeune visage, comme si tout ce qu’il y avait en lui de jeunesse se fût, à ce moment précis, exhalé en vapeurs lumineuses. – « Vous êtes vraiment bon de m’écouter comme cela », fit-il ; « cela me fait du bien ; vous ne savez pas ce que cela représente pour moi… » ; les mots parurent lui faire défaut… Encore un aperçu,… bien net, cette fois. Ce garçon-là était bien de ceux que l’on aime avoir autour de soi, décidément ; du modèle sur lequel on aime à se croire taillé soi-même, de l’espèce dont le seul aspect réveille ces illusions, que l’on croyait éteintes, mortes, glacées, et que l’approche d’une autre flamme suffit à rallumer, avec un frémissement lointain, lointain, d’où sort brusquement un éclat de lumière,… de chaleur… ! Oui, j’eus une vision de son cœur, à ce moment précis, et ce ne fut pas la dernière… – « Vous ne savez pas ce que c’est, pour un homme dans ma situation, de se sentir cru, de décharger son cœur devant un aîné. C’est si difficile,… si affreusement inique… si dur à comprendre ! »

 

« La brume s’épaississait à nouveau entre nous. J’ignore ce qu’il pouvait discerner en moi de maturité ou de sagesse. Certes il ne me croyait pas de moitié aussi vieux que je me sentais, de moitié aussi inutilement sage que je l’étais. Dans nul autre métier autant que dans celui de la mer, le cœur de ceux qui se jetèrent à l’eau, – pour y sombrer ou pour surnager, – n’est attiré vers l’enfant qui se trouve à son tour au bord de l’abîme, et contemple avec des yeux brillants cet étincellement de la vaste surface, qui n’est qu’une réflexion du feu de ses regards. Il y a tant de vagues splendeurs dans l’espoir qui nous poussait vers la mer, tant de gloire brumeuse, une telle soif d’aventures qui trouveront en elles-mêmes leur seule récompense. Ce que nous finissons par trouver…, n’en parlons pas, mais y en a-t-il un de nous qui puisse devant une telle évocation, réprimer un sourire ? Dans nulle autre existence, l’illusion n’est plus éloignée de la réalité ; nulle autre ne comporte des débuts qui ne soient qu’illusions ; aucune ne connaît de désenchantement aussi rapide ou d’aussi complet asservissement. N’avons-nous pas tous commencé avec le même désir, fini avec la même expérience, emporté le souvenir du même espoir splendide, gardé au fond de notre cœur, à travers les jours hideux d’imprécations ? Y a-t-il donc rien d’étonnant à ce que, le jour où quelque rude coup vous atteint, on se sente attaché à cette vie-là par des liens très étroits, à ce qu’à côté des camaraderies de métier, on éprouve la puissance d’un sentiment plus profond, le même qui attache un homme à un enfant ? Et là, devant moi, avec sa naïve certitude que l’âge et la sagesse peuvent fournir un remède aux douleurs de la vérité, il me donnait le spectacle d’un enfant pris au piège, au plus odieux des pièges, tombé dans un de ces traquenards devant quoi les barbes grises hochent solennellement la tête, tout en dissimulant un sourire. Et il avait songé à la mort, le misérable ! Voilà le sujet de méditation qu’il avait trouvé, parce qu’il songeait que si sa vie avait été sauvée, toute la magie en avait sombré dans la nuit, avec le navire. C’était, en toute conscience, assez de tragédie et assez de grotesque pour appeler à haute voix la compassion ; avais-je rien de meilleur que les autres, pour lui marchander ma pitié ? Mais au moment où je le voyais ainsi, la brume se referma, et sa voix reprit :

 

– « Je me sentais si désemparé, vous savez ! C’est une de ces sortes d’aventures auxquelles on ne peut s’attendre. Ce n’est pas comme une bataille, par exemple… »

 

– « Non, en effet », approuvai-je. Il paraissait changé, comme s’il avait mûri tout à coup.

 

– « On ne pouvait pas être sûr… » murmura-t-il.

 

– « Ah ! Vous n’étiez pas sûr ! » ricanai-je, mais je me sentis aussitôt apaisé par le bruit d’un faible soupir qui passa entre nous comme un vol d’oiseau dans la nuit.

 

– « Non », avoua-t-il ingénument. « C’est un peu comme cette misérable histoire qu’ils avaient imaginée… Ce n’était pas un mensonge, mais ce n’était pas la vérité non plus… C’était quelque chose… Un mensonge manifeste, cela se reconnaît, mais dans cette affaire-là, il n’y avait pas une épaisseur de feuille de papier entre le vrai et le faux ! »

 

– « Qu’est-ce qu’il vous fallait donc de plus ? » demandai-je, mais je parlais si bas qu’il ne dut pas m’entendre. Il avait présenté ses arguments comme si la vie était un réseau de sentiers séparés par des abîmes. Et sa voix avait un accent de raison.

 

– « Supposez que je n’aie pas… je veux dire : supposez que je sois resté sur la passerelle… Eh bien ? Pour combien de temps eût-ce été ? Admettons une minute… ; une demi-minute peut-être… Voyons : il paraissait certain que j’allais être à l’eau trente secondes plus tard ; croyez-vous que je ne me serais pas cramponné au premier objet qui me fût tombé sous la main, aviron, bouée de sauvetage, ou caillebotis, à n’importe quoi ?… Et vous ? »

 

– « Et que vous auriez été sauvé ? » commentai-je.

 

– « C’eût été tout mon effort », répliqua-t-il. « Et c’est plus que je n’en saurais dire du moment où… » il frissonna comme s’il avait dû avaler une drogue nauséeuse ; « … où j’ai sauté… » acheva-t-il, avec un effort convulsif, dont la violence parut se propager dans l’air comme une vague, et vint me faire sauter légèrement sur ma chaise. Il abaissa sur moi un regard scrutateur : « Vous ne me croyez pas ? » cria-t-il ; « Je jure… Malédiction !… Vous me traînez ici pour me faire parler, et… Il faut !… Vous aviez dit que vous me croiriez !… » – « Mais oui, je vous crois », protestai-je, sur un ton posé, qui eut un effet calmant. – « Pardonnez-moi », fit-il ; « je ne vous aurais par parlé de tout cela, si vous n’eussiez été un galant homme. J’aurais dû savoir… Moi, aussi, je suis… je suis un galant homme… » – « Mais oui, bien sûr ! » répliquai-je vivement. Il me regarda en face, carrément, avant de détourner lentement les yeux. – « Maintenant, vous comprenez pourquoi, somme toute, je n’ai pas… je n’ai pas cédé à mon désir. Je ne voulais pas me laisser gagner par l’épouvante de ce que j’avais fait. D’ailleurs, si j’étais resté sur le bateau, j’aurais lutté jusqu’au bout pour me sauver. Il y a des gens qui restent des heures en pleine mer, et qui sont recueillis sans s’en porter beaucoup plus mal. Moi, j’aurais pu tenir plus longtemps que bien d’autres. Je n’ai pas le cœur malade, moi ! » Il tira son poing droit de sa poche, et le coup dont il se frappa la poitrine résonna dans la nuit comme une détonation sourde.

 

– « Non », approuvai-je. Il méditait, les jambes légèrement écartées et le menton baissé. – « Un cheveu… » murmura-t-il, « pas même un cheveu entre ces deux décisions-là… Et sur le moment… »

 

– « Il n’est pas facile de distinguer un cheveu dans la nuit », raillai-je, avec une certaine méchanceté, je le crains. Comprenez-vous ce que j’entends par la solidarité du métier ? Je lui en voulais comme s’il m’eût frustré moi, moi d’une occasion admirable qui aurait servi mes illusions sur mes propres débuts de vie, et comme s’il eût dépouillé cette vie qui nous était commune de son dernier reflet de beauté. « Alors », repris-je, « vous avez filé… sans hésitation ! »

 

– « J’ai sauté », corrigea-t-il nettement. « Sauté, comprenez-vous ? » insista-t-il, en me laissant étonné de son intention manifeste mais obscure. « Oui ! Peut-être ne pouvais-je pas bien voir, à ce moment-là. Mais dans la barque, j’ai eu tout le temps et tout le jour nécessaires… Et je pouvais réfléchir aussi… Personne ne devait rien savoir, naturellement, mais cette certitude ne me rendait pas les choses plus faciles… Cela aussi, il faut bien que vous le croyiez. Ce n’est pas moi qui ai cherché cette conversation… Non. Si… Non, je ne veux pas mentir ; j’en avais besoin ; c’est ce dont j’avais besoin par-dessus tout !… Croyez-vous que vous ou un autre m’eussiez fait parler, si je… Oh, je n’ai pas peur de parler !… Et je n’avais pas peur de penser non plus. Je regardais la situation en face. Je n’allais pas me dérober. Au premier moment, cette nuit-là, n’eussent été ces gredins, j’aurais pu… Mais non, par le Ciel !… Je ne voulais pas leur donner cette satisfaction. Ils en avaient assez fait. Ils avaient fabriqué une histoire… et ils y croyaient peut-être, pour ce que j’en sais. Mais moi, je connaissais la vérité, et j’entendais en porter le poids seul,… tout seul avec moi-même. Je ne voulais pas lâcher pied devant une chose aussi odieusement injuste. Qu’est-ce que cela prouvait, après tout ? J’étais parfaitement effondré, écœuré de la vie, à la vérité,… mais qu’est-ce que j’aurais gagné à… à fuir de cette façon-là ? Ce n’était pas la bonne solution. Je crois que… que cela n’eût rien terminé. »

 

« Il marchait de long en large, mais sur ces derniers mots, il se retourna tout net vers moi.

 

– « Quelle est votre idée, à vous ? » me demanda-t-il, avec violence. Un silence tomba, et je me sentis tout à coup accablé par une lassitude profonde et insurmontable, comme si sa voix m’eût arraché à un rêve, arrêté brusquement dans une course errante à travers les espaces vides dont l’immensité eût harassé mon âme et épuisé mon corps.

 

– « … Rien terminé… » répétait-il avec entêtement, après un instant d’hésitation. « Non, ce qu’il fallait, c’était affronter les conséquences de mon acte… tout seul, avec moi-même… ; c’était attendre une occasion nouvelle, et trouver… »

 

CHAPITRE XII

– « Tout n’était que silence aux alentours, aussi loin que l’oreille pût entendre. La brume des sentiments de Jim qui glissait entre nous paraissait agitée par ses débats intimes, et dans les éclaircies de ce voile immatériel, mon regard attentif le découvrait aussi net de contour et aussi évocateur d’aspirations confuses qu’un personnage symbolique de tableau. L’air frais de la nuit semblait faire peser sur nos membres tout le poids d’une dalle de marbre.

 

– « Je vois », murmurai-je, plutôt pour me prouver à moi-même que je pouvais m’arracher à ma torpeur que pour toute autre raison.

 

– « L’Avondale nous recueillit juste avant le coucher du soleil », reprit-il, péniblement ; « il venait droit sur nous ; nous n’avons eu qu’à l’attendre sans bouger. »

 

« Puis après un long silence : « Ils ont raconté leur histoire », fit-il ; et le silence étouffant retomba à nouveau. « C’est alors seulement », conclut-il enfin, « que je compris clairement ce que je voulais faire. »

 

– « Vous n’avez rien dit ? » murmurai-je.

 

– « Qu’aurais-je pu dire ? » me demanda-t-il, à voix basse aussi… « Un léger choc… On avait stoppé pour reconnaître les avaries… On avait pris toutes les mesures pour mettre les embarcations à l’eau sans susciter de panique… À peine le premier canot à flot, un coup de mer avait achevé le navire qui avait coulé comme un lingot de plomb… Que pouvait-on souhaiter de plus net ? » il baissa la tête, « … et de plus affreux ? » Ses lèvres tremblaient, tandis qu’il me regardait droit dans les yeux. « J’avais sauté, n’est-ce pas… » reprit-il avec une stupeur douloureuse, « … et c’est cette pensée-là avec laquelle il me fallait vivre ! Que m’importait leur histoire ?… » Il joignit un instant les mains, et jeta les yeux dans l’ombre, à droite et à gauche. « On aurait dit que nous détroussions les morts ! » balbutia-t-il.

 

– « Et il n’y a pas eu de morts ? » intervins-je.

 

« Il s’écarta brusquement de moi, sur ces mots. C’est la seule expression qui convienne à son mouvement. Je vis tout à coup son dos contre la balustrade. Il y resta quelques instants, comme s’il eût admiré la pureté et la paix de la nuit. Un massif de fleurs répandait dans l’air humide du jardin son parfum puissant. Jim revint vers moi à pas pressés.

 

– « Quelle importance cela avait-il ? » fit-il, avec un bel entêtement.

 

– « D’accord », admis-je. Je commençais à trouver qu’il me dépassait. Mais après tout, étais-je bien sûr de comprendre ?

 

– « Morts ou non, je ne pouvais me laver de cette souillure », expliqua-t-il ; « et il fallait bien que je vive, n’est-ce pas ? »

 

– « Évidemment… si vous l’entendez ainsi… » grommelai-je.

 

– « Oh, j’ai été heureux, bien sûr ! » admit-il, d’un ton négligent, et l’esprit occupé ailleurs. « Le scandale », ajouta-t-il lentement, en relevant la tête. « Savez-vous quel fut mon premier sentiment en apprenant la chose ? Ce fut un soulagement,… le soulagement de savoir que ces cris… Vous ai-je dit que j’ai entendu des cris ? Non ? Eh bien, je les ai entendus… Des cris d’appel, chassés par le vent avec l’averse. Imagination, sans doute… Et pourtant je ne puis guère… C’est stupide ; les autres n’ont rien entendu ; je le leur ai demandé plus tard. Ils ont tous dit non. Non ? Et pourtant, je les entendais encore, moi ! J’aurais dû savoir,… mais je ne réfléchissais pas ; j’écoutais seulement. Des cris très faibles, jour après jour… Puis ce petit métis est venu me parler. – « Le Patna… ; une canonnière française… ; remorqué jusqu’à Aden… ; enquête… ; Bureau de la Marine… ; Foyer des Marins… Tout était prêt pour notre table et notre gîte… » Je partis avec lui en jouissant du silence. Alors, il n’y avait pas eu de cris ? Pure imagination ? Il fallait bien le croire. Je n’entendais plus rien. Je me demande combien de temps j’aurais supporté… Cela devenait de pis en pis… je veux dire de plus en plus fort. »

 

« Il retomba dans sa rêverie.

 

– « Et je n’avais rien entendu ! Soit ! Mais les feux, les feux ! Ils avaient bien disparu ! Nous ne les avons plus revus ; ils n’étaient plus là ! S’ils y avaient été encore, je me serais jeté à la nage, je serais retourné au navire, j’aurais appelé, supplié que l’on me laissât remonter à bord… J’aurais eu une chance, au moins… Vous doutez de moi ?… Comment savez-vous ce que j’éprouvais ? Quel droit avez-vous de douter ? J’ai failli le faire… même sans rien voir, comprenez-vous ? » Sa voix faiblit. « Il n’y avait pas une lueur, pas la plus petite lueur », affirma-t-il, douloureusement. « Ne comprenez-vous pas que s’il y en avait eu une seule, vous ne m’auriez jamais vu ici ?… Vous me voyez, et vous doutez ! »

 

« Je fis un signe de dénégation. Cette question de la disparition des feux, pour un canot éloigné d’un quart de mille à peine, avait soulevé de nombreuses discussions. Jim affirmait catégoriquement n’avoir plus rien vu, une fois passée la première averse, et ses compagnons avaient fait la même déclaration aux officiers de l’Avondale. Naturellement, l’assistance hochait la tête avec des sourires. Un vieux capitaine assis près de moi au tribunal me chatouilla l’oreille de sa barbe blanche en me soufflant : – « Évidemment, il fallait qu’ils mentissent ! » Mais en fait, personne ne mentait, pas même le chef mécanicien, avec son histoire de feu de mât s’abîmant comme une allumette que l’on jette. Au moins n’était-ce pas, de sa part, mensonge conscient. Un homme agrémenté d’un foie comme le sien pouvait bien avoir vu une étincelle voler dans le coin de son œil, au moment où il jetait un regard furtif par-dessus son épaule. Bien qu’à portée du navire, ils n’avaient plus aperçu la moindre lumière, et ils avaient tiré de ce fait la seule explication plausible, c’est-à-dire que le bateau avait sombré. Consolante certitude. La rapidité du désastre qu’ils avaient prévu justifiait leur précipitation. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils n’eussent pas songé à chercher d’autres explications. Et pourtant la véritable explication était bien simple ; à peine Brierly l’eut-il suggérée, que le tribunal cessa de s’occuper de la question. Le navire était arrêté, si vous vous en souvenez, et gardait la direction de sa route nocturne ; la réplétion du compartiment antérieur de la cale l’avait fait pencher, avec son arrière très haut, et son avant plongé profondément dans l’eau. Ainsi désemparé, il fit tête au vent, dès que la rafale l’atteignit par la hanche, avec autant de netteté que s’il eût été à l’ancre et ce changement de position fit en un instant, disparaître tous ses feux à la vue du canot poussé par la bourrasque. Les feux, si les fuyards les eussent aperçus, auraient peut-être agi sur eux comme une muette prière ; leur éclat, noyé dans l’ombre du nuage, aurait pu avoir cette puissance mystérieuse du regard humain qui sait éveiller les sentiments de remords et de pitié. Ils auraient dit : « Nous sommes ici… encore ici ! » et que peut dire de plus le regard du plus abandonné des hommes ? Mais le navire leur avait tourné le dos, comme pour signifier son dédain de leur sort ; lourdement, il avait fait volte-face, et regardé courageusement le nouveau péril de la mer auquel il avait si étrangement survécu, pour terminer ses jours dans un chantier de démolition, comme s’il eût été à l’avance, voué à une mort obscure. Quant aux pèlerins, je ne saurais dire quelles fins diverses leur avaient été assignées, mais le lendemain matin, un immédiat avenir plaça sur leur route une canonnière française qui rentrait de la Réunion. Le rapport de son capitaine était tombé dans le domaine public. Il s’était légèrement écarté de sa direction, pour voir ce qui pouvait être arrivé à ce vapeur qui plongeait dangereusement de l’avant sur une mer calme et brumeuse. Un pavillon en berne flottait à la corne d’artimon (le serang avait eu l’intelligence de hisser, à l’aube, ce signal de détresse), mais, à l’avant, les coqs préparaient le déjeuner comme à l’habitude. Les ponts étaient encombrés comme des parcs à moutons ; il y avait des gens perchés tout le long des lisses et entassés en masses compactes sur la passerelle ; des centaines d’yeux regardaient, mais il ne s’éleva pas un bruit quand la canonnière se rangea par le travers, comme si cette multitude de lèvres eût été scellée par un enchantement.

 

« Le capitaine de la canonnière héla le navire sans en obtenir de réponse intelligible ; après s’être assuré avec sa jumelle que cette foule de passagers ne paraissait pas décimée par une infection pestilentielle, il se décida à détacher une de ses embarcations. Deux officiers montèrent à bord du Patna, parlementèrent avec le serang, et s’efforcèrent de s’entendre avec l’Arabe, sans pouvoir démêler quoi que ce fût dans leur récit ; en tout cas, l’urgence des secours apparaissait avec évidence. Ils furent très frappés par la découverte du corps d’un blanc mollement étendu sur la passerelle et « fort intrigués par ce cadavre », comme me l’expliquait, bien des années plus tard, un vieux lieutenant français, que le hasard d’un après-midi m’avait fait rencontrer dans une espèce de café de Sydney, et qui se rappelait parfaitement l’histoire. D’ailleurs, soit dit en passant, cette affaire-là paraissait douée d’une extraordinaire puissance pour braver fuite du temps et défauts de mémoire ; elle semblait garder une sorte de vitalité sinistre dans l’esprit des hommes, et rester sur le bout de leurs langues. J’ai eu le douteux plaisir de la rencontrer bien souvent, des années plus tard, à des milliers de lieues, de la voir surgir de la conversation la plus banale et ramenée à la surface par les plus lointaines allusions. N’est-ce pas encore le fait, ce soir, entre nous ? Et je suis pourtant le seul marin ici, le seul chez qui elle éveille des souvenirs. Deux hommes inconnus l’un de l’autre, mais au courant tous deux de cette affaire-là, ne pouvaient se rencontrer sur un coin du monde, sans qu’avant leur séparation, l’histoire ne surgît entre eux avec la fatalité du destin. Je n’avais jamais vu ce Français, et une heure plus tard, nous nous quittions pour la vie ; il ne paraissait pas bien bavard ; c’était un gros homme paisible, à l’uniforme râpé, qui se tenait, d’un air somnolent, devant un verre à demi plein d’un liquide noirâtre. Il portait des épaulettes un peu ternies ; ses joues rasées étaient larges et blêmes ; on aurait dit un de ces hommes qui aiment à priser, vous savez. Je n’affirme pas qu’il prisât, mais le geste lui aurait convenu. Il commença par me tendre, par-dessus la table de marbre, un numéro des Nouvelles du Pays dont je n’avais nulle envie. Je dis : « Merci ! » nous échangeâmes quelques réflexions apparemment innocentes, et tout à coup, sans que je puisse me rappeler comment la chose se fit, nous nagions en plein dans l’histoire, et il me disait combien ils avaient été « intrigués par ce cadavre ». Il était, paraît-il, un des officiers désignés pour monter à bord du Patna.

 

« Dans l’établissement où nous nous trouvions, on servait toutes sortes de boissons exotiques, à l’usage des officiers marins de passage ; mon compagnon prenait, de temps en temps, une gorgée de la drogue noirâtre, à aspect pharmaceutique, qui n’était sans doute pas plus redoutable qu’un modeste cassis à l’eau ; il gardait un œil sur son verre et hochait doucement la tête. – « Impossible de comprendre, vous concevez », m’expliquait-il, avec un singulier mélange de détachement et de réflexion. Et je n’avais pas de peine à me représenter, en effet, cette impossibilité de comprendre. Aucun des marins de la canonnière ne possédait assez d’anglais pour débrouiller l’histoire bredouillée par le serang. On menait grand tapage aussi, autour des deux officiers. – « Ils se pressaient contre nous ; il y avait un cercle autour de ce mort », poursuivait-il. « Il fallait voir au plus pressé ; ces gens-là commençaient à s’agiter. Parbleu ! une foule pareille, voyez-vous ! » murmurait-il, avec une indulgence philosophique. Pour ce qui est de la cloison, il avait averti son chef que le plus sûr était de la laisser tranquille, tant elle avait vilaine mine. On installa en toute hâte deux haussières, et l’on prit le Patna en remorque, en le tirant par l’arrière, ce qui n’était pas absurde, en l’occurrence, puisque le gouvernail sortait trop de l’eau pour pouvoir servir à grand-chose, et que cette manœuvre soulageait la cloison, dont l’état, m’expliquait l’officier avec une volubilité placide, « exigeait les plus grands ménagements. » Je ne pus m’empêcher de penser que mon interlocuteur avait dû formuler son avis sur toutes ces dispositions ; on le sentait bon officier, malgré une activité ralentie, et il faisait bien figure de marin bien que, avec ses gros doigts noués sur le ventre, il rappelât un de ces paisibles prêtres de campagne au nez barbouillé de tabac, dont les oreilles ont accueilli l’aveu des péchés, des souffrances, des remords de générations de paysans, et dont le visage porte une expression simple et calme, comme un voile jeté sur le mystère des détresses et des douleurs. Il aurait dû porter une soutane noire râpée, soigneusement boutonnée jusqu’à son ample menton, plutôt que la tunique à épaulettes et à boutons de cuivre. Sa large poitrine se soulevait régulièrement, tandis qu’il poursuivait son récit. Il me disait que cette affaire avait été une aventure du diable, – « comme vous pouvez vous le figurer, sans doute, en votre qualité de marin ». Il se pencha vers moi à la fin de sa phrase et plissa ses lèvres rasées, pour en laisser sortir l’air avec un petit sifflement. « Heureusement », expliqua-t-il, « la mer était plate comme cette table, et il n’y avait pas plus de vent qu’ici. » La pièce me semblait, en effet, intolérablement chaude et étouffante ; le visage me brûlait comme si j’eusse été assez jeune pour me trouver embarrassé et rougissant. Naturellement la canonnière avait mis le cap sur le port anglais le plus proche, où, Dieu merci, leur responsabilité avait cessé… Il gonflait légèrement ses joues plates… « Parce que, notez-le bien, pendant tout le temps de la remorque, nous avions laissé deux quartiers-maîtres près des haussières, haches en main, pour trancher le câble au cas où… « Le mouvement des lourdes paupières qu’il abaissait me fit parfaitement comprendre le sens de ses paroles… « Que voulez-vous ? On fait ce qu’on peut ! » et, pendant un instant, il sut donner à son immobilité pesante un air de résignation. « Deux quartiers-maîtres… trente heures… toujours sur le qui-vive ! Deux ! » répéta-t-il, en levant doucement sa main droite et en soulevant deux doigts. C’est le premier geste que je lui eusse vu faire, le premier. Ce fut pour moi l’occasion de noter sur le dos de sa main une cicatrice étoilée, reliquat manifeste d’un coup de feu ; et comme si ma vue eût été aiguisée par cette découverte, j’aperçus aussi sur le côté de sa tête, la trace d’une vieille blessure, qui commençait un peu au-dessous de la tempe, pour se perdre dans les cheveux courts et grisonnants, et qui devait être due à une éraflure de sabre ou à un coup de lance. Il joignit à nouveau les mains sur son ventre. « J’étais resté à bord de ce… de ce… ma mémoire s’en va… Ah ! Patina ; c’est bien ça… Patt-na. Merci ! C’est drôle comme on oublie ! Je suis resté sur ce bateau-là pendant trente heures… ! »

 

– « Pas possible ! » m’écriai-je. Les yeux toujours baissés sur ses mains il plissa doucement ses lèvres, mais sans siffloter, cette fois. – « On avait jugé convenable », expliqua-t-il en levant tranquillement les sourcils, « de faire rester un des officiers pour ouvrir l’œil… » ; il eut un lent soupir… « et pour communiquer par signaux avec la canonnière, comprenez-vous ? D’ailleurs c’était mon opinion. Nous avions préparé toutes nos embarcations, et moi aussi, sur ce navire, j’avais pris toutes les mesures utiles… Enfin ! On a fait son possible. C’était une situation délicate. Trente heures ! On me prépara mon repas. Mais pour ce qui est du vin, va te faire fiche ; pas une goutte ! » De façon singulière, sans rien changer à l’inertie ou à la placidité de son visage, il sut faire passer sur ses traits les marques d’un profond dégoût. « Moi, vous savez, quand il s’agit de manger sans mon verre de vin, il n’y a rien de fait ! »

 

« Je craignais de le voir s’étendre sur ce douloureux grief, car il savait, sans un mouvement des membres ou un pli du visage, exprimer l’irritation que lui causait ce souvenir. Mais il parut l’oublier tout à coup. La canonnière avait remis le navire aux « autorités du port », comme il disait, et il avait été frappé du calme avec lequel on avait accepté cet étrange dépôt. – « C’était à croire qu’on leur apportait tous les jours une drôle de trouvaille comme celle-là. Vous êtes extraordinaires, vous autres ! » concluait-il, sans paraître lui-même, avec son dos appuyé au mur, plus fait pour exprimer l’émotion qu’un sac de farine. Il y avait dans le port, à ce moment-là, un cuirassé et un vapeur de la flotte de l’Inde, et mon compagnon ne cachait pas son admiration pour la façon expéditive dont les équipages de ces deux navires avaient débarrassé le Patna de ses passagers. D’ailleurs, son attitude somnolente ne dissimulait rien de ses sentiments ; elle avait cette faculté singulière et presque miraculeuse, qui est le dernier mot du grand art, d’obtenir des effets par des moyens impossibles à déceler. « Vingt-cinq minutes, montre en main,… vingt-cinq minutes, pas davantage ! »Il dénoua, puis renoua ses doigts, sans ôter les mains de son ventre, en un geste infiniment plus expressif que s’il eût, d’émerveillement, levé les bras au ciel. « Tout ce monde à terre… avec deux petites barques… Plus personne à bord, qu’un piquet de la flotte, et cet intéressant cadavre… Vingt-cinq minutes ! » Avec ses paupières baissées et sa tête légèrement inclinée de côté, il semblait rouler en connaisseur un beau morceau de travail sur sa langue. Il vous persuadait, sans plus de démonstrations, que son approbation avait une appréciable valeur. Il retomba dans son immobilité à peine rompue et me conta qu’ayant des ordres pour rallier Toulon au plus vite, la canonnière était repartie deux heures plus tard « de sorte qu’il y a bien des choses, dans cet épisode de ma vie, qui sont restées obscures pour moi. »

 

CHAPITRE XIII

– « Sur quoi, sans le moindre changement d’attitude, il s’abandonna passivement, pour ainsi dire, au silence. Je restais assis près de lui, quand tout à coup mais sans brusquerie, comme si l’heure eût été venue, pour sa voix calme et un peu sourde de sortir de son inertie, il soupira : – « Mon Dieu ! Comme le temps passe ! » Rien ne pouvait être plus banal que cette remarque, mais elle coïncidait pour moi avec une vision soudaine. C’est extraordinaire, comme nous marchons dans la vie avec des yeux à demi clos, des oreilles bouchées et des pensées assoupies. Cela vaut mieux, peut-être, et c’est sans doute cet engourdissement qui rend à une incalculable proportion d’êtres l’existence si tolérable et si douce. Rares pourtant doivent être ceux qui n’ont jamais connu un de ces brefs moments de réveil où, en un clin d’œil, nous voyons, nous entendons, nous comprenons un monde de choses, où nous sentons tout, avant de retomber à notre aimable somnolence. Je levai les yeux, en entendant la voix du lieutenant, et je le vis alors comme si je ne l’eusse pas encore vu. Je détaillai le menton baissé sur la poitrine, les plis raides de la vareuse, les mains jointes, et cette pose passive qui lui donnait, de si singulière façon, l’aspect d’un être simplement abandonné là. Le temps avait passé, en effet ; il l’avait rejoint et l’avait devancé. Il l’avait pour toujours laissé en arrière avec quelques pauvres attributs : des cheveux grisonnants, une lassitude pesante sur le visage tanné, deux cicatrices, une paire d’épaulettes ternies ; le temps avait fait de lui un de ces hommes calmes et solides avec quoi l’on construit les grandes renommées, un de ces êtres innombrables que l’on enterre, sans tambours ni trompettes, sous les fondations des arcs de triomphe. – « Je suis maintenant troisième lieutenant de la Victorieuse (c’était le vaisseau-amiral de l’escadre du Pacifique à l’époque), fit-il, en écartant ses épaules de deux pouces du mur, pour se présenter. Je m’inclinai légèrement sur mon bord de table, et lui dis que je commandais un bateau de commerce mouillé dans la baie des Coupeurs de Joncs. Il avait remarqué mon bateau, un joli petit bâtiment. Sans se départir de son impassibilité, il fit montre, à ce propos, d’une parfaite courtoisie. Je crois qu’il alla même jusqu’à pencher la tête, en manière de compliment, tout en répétant, avec de larges inspirations : « Ah ! oui ; joli petit bâtiment noir : très joli, très coquet ! » Après un instant, il tourna lentement les épaules pour regarder la porte vitrée percée à notre droite. « Triste ville », observa-t-il, en jetant les yeux dans la rue. C’était pourtant un jour radieux : un coup de vent du sud s’était levé, et nous voyions les passants, hommes et femmes, bousculés sur les trottoirs, tandis que de hauts tourbillons de poussière estompaient à demi de l’autre côté de l’avenue, les façades ensoleillées des maisons. « Je suis descendu à terre », reprit-il, « pour me dégourdir un peu les jambes, mais… » Il n’acheva pas sa phrase, et sombra dans les profondeurs de sa méditation. « Dites-moi donc, je vous prie », commença-t-il, en se reprenant péniblement, « ce qu’il y avait au juste au fond de cette affaire-là ? C’était bien curieux… Ce mort, par exemple, et tout cela… »

 

– « Il y avait aussi des vivants », hasardai-je, « ce qui était bien plus curieux encore… »

 

– « Sans doute ; sans doute », acquiesça-t-il, d’un ton à peine perceptible, puis il murmura, comme s’il eût longuement réfléchi : « Évidemment ! » Je ne fis aucune difficulté pour lui raconter ce qui m’avait le plus intéressé dans l’affaire. Il me semblait qu’il avait le droit de connaître des détails ; n’avait-il pas passé trente heures à bord du Patna ! n’y avait-il pas, pour ainsi dire, pris une succession ? n’avait-il pas fait « son possible » ? Il m’écoutait, plus sacerdotal que jamais, avec une mine de concentration dévote, due sans doute à ses yeux baissés. Une ou deux fois, il haussa les sourcils, mais sans lever pour cela les paupières, comme s’il eût voulu dire : – « Le démon. » Une fois, il fit, d’un ton calme, et à mi-voix : « Ah bah ! » puis, lorsque j’eus achevé mon récit, il plissa délibérément les lèvres, et laissa échapper une sorte de sifflotement attristé.

 

« Chez tout autre, on aurait pu prendre cette moue pour une marque d’ennui, un signe d’indifférence, mais cet homme-là avait une façon mystérieuse de donner à son immobilité un aspect de sympathie profonde et de la faire sentir aussi pleine de pensée solide qu’un œuf peut l’être de substance nutritive. Il finit par approuver d’un : – « Très intéressant ! » prononcé d’un accent courtois, à voix basse. Sans me laisser le temps de revenir de mon désappointement, il ajoutait, comme s’il se fût parlé à lui-même : « C’est cela, oui, c’est bien cela ! » Son menton parut s’enfoncer plus avant dans sa poitrine et son corps peser plus lourdement sur son siège. J’allais lui demander ce qu’il voulait dire, lorsqu’une sorte de tremblement prémonitoire passa sur toute sa personne, comme passe un frémissement à la surface d’une mare stagnante, avant même que l’on ne sente le vent. – « Et alors ce pauvre jeune homme s’est enfui avec les autres ? » me demanda-t-il, avec une grave tranquillité.

 

« Je ne sais ce qui me fit sourire ; c’est bien le seul sourire spontané que l’histoire de Jim ait jamais, à mon souvenir, provoqué chez moi. Mais cette conclusion de l’affaire prenait, ainsi énoncée, une allure amusante. « … S’est enfui avec les autres… » avait-il dit, et tout à coup, je me sentis pénétré d’admiration pour la subtilité de cet homme. Il avait, du premier coup, démêlé le cas ; il avait mis le doigt sur le seul point qui m’intéressât. Il me semblait que je venais lui demander un avis professionnel. Sa placidité mûrie et imperturbable était celle de l’expert en possession des faits, pour qui nos perplexités ne sont plus que jeux d’enfants. – « Ah ! la jeunesse, la jeunesse ! » fit-il avec indulgence. « Mais, après tout, on n’en meurt pas ! » – « On ne meurt pas de quoi ? » demandai-je vivement. – « D’avoir eu peur ! » Il but une gorgée, en prononçant ces paroles.

 

« Je m’aperçus que les trois derniers doigts de sa main blessée étaient raides et ne pouvaient se mouvoir indépendamment les uns des autres, ce qui lui occasionnait une certaine maladresse de gestes, pour saisir son verre. – « La frousse, la frousse, tenez… elle est toujours là ! » Il se touchait la poitrine, près de l’un de ses boutons de cuivre, à l’endroit même où Jim avait frappé la sienne, en protestant de la validité de son cœur. Je dus faire un signe de dénégation, car il insista : « Si, si… On parle, on parle… C’est très joli, mais, au bout du compte on n’est pas plus malin que le voisin, ni plus brave… Brave ! C’est toujours à voir !… J’ai roulé ma bosse… » poursuivit-il, en proférant l’expression triviale avec un sérieux imperturbable, « j’ai roulé ma bosse dans toutes les parties du monde… J’en ai connu des braves, et de fameux, allez !… Brave !… Vous comprenez, au service, il faut bien l’être ;… c’est le métier qui veut ça, n’est-ce pas ? » me fit-il remarquer avec calme. « Eh bien ! tous ces braves – et je parle de tous ceux qui sont sincères, bien entendu, – avoueraient qu’il y a un moment, un point pour les meilleurs d’entre nous, un point quelque part où on lâche tout ! Et c’est avec cette certitude-là qu’on est obligé de vivre, voyez-vous ? En face de certaines combinaisons de circonstances, le trac est forcé de venir, un trac épouvantable… Et pour ceux mêmes qui n’admettent pas cette vérité-là, il y a une crainte encore, la crainte d’eux-mêmes. Parfaitement !… Croyez-moi… Oui… Oui… À mon âge, on sait ce dont on parle, que diable ! » Il avait dit tout cela sans plus d’émotion que s’il eût été l’interprète d’une sagesse théorique, mais, à ce moment précis, il ajouta encore un poids à l’effet de son détachement en se mettant à tourner lentement ses pouces. « C’est évident, parbleu ! » continua-t-il, « on a beau se monter le coup autant qu’on veut, un simple mal de tête ou un dérangement d’estomac suffit à… Tenez, moi, par exemple, j’ai fait mes preuves. Eh bien, moi qui vous parle, un jour… »

 

« Il vida son verre et se remit à tourner ses pouces. – « Non, non ! On n’en meurt pas ! » affirma-t-il, résolument, et je ressentis une déception extrême en voyant qu’il n’allait pas me conter l’épisode personnel que j’attendais, d’autant que c’était une de ces histoires que l’on ne pouvait guère le presser de raconter, vous comprenez ? Nous restions tous deux silencieux ; on aurait dit que rien ne lui plaisait davantage. Ses pouces même restaient immobiles, maintenant. Tout à coup, ses lèvres se mirent à bouger : « C’est bien cela », reprit-il avec placidité, « l’homme est né poltron. C’est une difficulté, parbleu ! Ce serait trop facile, autrement. Mais l’habitude,… l’habitude, la nécessité, voyez-vous, les regards des autres, voilà… On s’y fait ! Et puis, l’exemple de ceux qui ne valent pas mieux que nous et qui font pourtant bonne contenance. »

 

« Sa voix se tut.

 

– « Ce jeune homme, remarquez-le », plaidai-je, « n’a eu aucun de ces stimulants, au moins au moment précis ! »

 

« Il leva les sourcils avec indulgence. – « Je ne dis pas, je ne dis pas ;… le jeune homme en question pouvait avoir les meilleures dispositions ;… les meilleures dispositions », répéta-t-il, en soufflant un peu.

 

– « Je suis heureux de vous trouver aussi indulgent », fis-je. « Il était lui-même très porté à l’espoir, pour cette triste affaire, et… »

 

« Je fus interrompu par un raclement de pieds sous la table. Le lieutenant soulevait ses lourdes paupières ; je dis bien : « soulevait », aucune autre expression ne traduirait la ferme décision de ce mouvement de physionomie qui me le révéla enfin tout entier. Je voyais devant moi, autour de l’ombre profonde des prunelles, deux cercles gris, étroits comme deux minces anneaux d’acier. Le regard perçant sorti de ce corps massif donnait une impression de véritable puissance, comme un tranchant de rasoir sur la lame d’une hache de combat. – « Pardon », fit-il avec netteté, en levant la main droite et en se penchant en avant. « Permettez… Je soutenais que l’on peut rester convaincu que le courage ne vient pas tout seul. Il n’y a pourtant pas là de quoi se démonter. Une vérité de plus n’est pas faite pour rendre la vie impossible… Mais l’honneur…, l’honneur, Monsieur !… L’honneur, c’est une réalité, à coup sûr… Et ce que peut valoir la vie, quand… » Il sauta sur ses pieds avec une lourde impétuosité, comme un bœuf effaré se dresse dans un herbage ; « … quand l’honneur est parti… ah ! ça, par exemple… je ne puis pas vous donner mon opinion !… Je ne puis pas vous la donner, Monsieur, parce que je n’en sais rien ! »

 

« Je m’étais levé aussi, et nous nous efforcions de mettre une politesse infinie dans nos attitudes, en nous regardant en face, comme deux magots de porcelaine sur une cheminée. Maudit individu ! Il avait crevé la bulle ! La misérable futilité qui guette toutes les paroles des hommes était tombée dans notre conversation et la réduisait à l’état de bruits creux. – « Très bien », acquiesçai-je, avec un sourire déconfit, « mais ne peut-on se résigner à laisser les choses cachées ? » Le lieutenant parut prêt à une vive riposte, mais quand il ouvrit la bouche, il avait changé d’idée. – « C’est trop de subtilité pour moi », dit-il ; « de pareilles questions me dépassent, et je n’y pense pas, Monsieur. » Il s’inclina lourdement au-dessus de la casquette qu’il tenait devant lui par la visière, entre le pouce et l’index de sa main blessée, et j’en fis autant de mon côté. Nous nous saluâmes en même temps, frottant cérémonieusement nos pieds l’un devant l’autre, sous l’œil critique d’une espèce de garçon crasseux qui nous regardait comme s’il eût payé pour voir le spectacle. – « Serviteur ! » fit le Français avec un nouveau frottement. « Monsieur ! » – « Monsieur ! » La porte vitrée battit derrière son large dos. Je vis la bourrasque fondre sur lui et le pousser devant elle, la main sur la tête, les épaules raidies et les basques de sa tunique collées aux jambes.

 

« Je restais à ma place, seul à nouveau et découragé, découragé sur le cas de Jim. Ne vous étonnez pas que l’affaire eût gardé pour moi son actualité au bout de trois ans ; je venais tout récemment d’en revoir le triste héros. J’arrivais droit de Samarang, où j’avais chargé une cargaison pour Sydney, besogne totalement dénuée d’intérêt, ce que Charley appellerait une de mes transactions raisonnables, – et à Samarang, j’avais un peu vu Jim. Il était à ce moment-là, sur ma recommandation, employé chez de Jongh comme commis maritime. – « Mon représentant sur l’eau ! » disait de Jongh. Vous ne sauriez vous figurer existence plus dépourvue de consolation, plus impossible à parer d’un semblant de splendeur que celle-là, si ce n’est celle de courtier d’assurances. Le petit Bob Stanton, – Charley l’a bien connu, – en avait fait l’expérience. Celui qui s’est noyé plus tard, en voulant sauver une femme de chambre, lors du sinistre du Séphora. Une collision, par matinée de brume, au large de la côte d’Espagne, vous devez vous en souvenir ? Tous les passagers, dans les embarcations, étaient déjà loin du navire, lorsque Bob revint au Séphora et grimpa sur le pont pour rechercher cette jeune personne. Je ne sais comment on avait pu la laisser en arrière, mais en tout cas, elle était complètement affolée, refusait de quitter le navire, et se cramponnait de toutes ses forces au bastingage. Des canots, on voyait nettement l’empoignade, mais le pauvre Bob était le plus petit des seconds de la marine marchande, et la femme, avec ses cinq pieds dix pouces était forte comme un cheval, à ce que l’on m’a dit. Ils tiraient donc à hue et à dia ; la malheureuse hurlait sans arrêt et Bob lâchait de temps à autre un cri d’alarme, pour avertir son canot de se tenir bien à l’écart. Un des hommes m’a dit, en dissimulant le sourire qu’un tel souvenir amenait sur ses lèvres : – « Pour nous tous, Monsieur, c’était comme un mauvais garnement qui se serait battu avec sa mère ! » et le vieux bonhomme poursuivait : « Nous avons vu enfin que M. Stanton renonçait à lutter ; il restait près de la jeune femme, les yeux fixés sur elle, comme aux aguets. Nous avons pensé plus tard qu’il comptait sur l’arrivée du flot pour faire lâcher prise à la malheureuse, et espérait ainsi la sauver malgré elle. Nous n’osions pas approcher, et brusquement, le navire s’engloutit, d’un seul coup, après une embardée à tribord… plop !… L’aspiration fut terrible. Nous ne vîmes jamais rien remonter, vivant ou cadavre. » Les tentatives du pauvre Bob, dans le métier de commis maritime, étaient, si je ne m’abuse, le résultat d’une histoire d’amour. Il caressait l’espoir d’en avoir pour toujours fini avec la mer et restait pénétré de la certitude d’avoir conquis tout le bonheur terrestre ; c’est ce bonheur même qui l’avait amené en définitive à exercer ces nobles fonctions et un métier où l’avait intronisé un cousin quelconque de Liverpool. Il nous racontait ses aventures professionnelles et nous faisait rire aux larmes, sans être autrement fâché de l’effet de ses histoires ; petit et nanti d’une barbe de gnome qui lui descendait à la ceinture, il se dressait au milieu de nous sur le bout des pieds en criant : – « C’est très joli à vous, bandits que vous êtes, de rire comme cela, mais je vous dis qu’une semaine de ce travail-là suffit à ratatiner une âme immortelle, et à en faire une pauvre chose, grosse comme un pois chiche ! » Je ne sais comment l’âme de Jim s’accommodait de ses nouvelles conditions d’existence – j’avais eu déjà assez à faire pour lui procurer un emploi qui lui permît de vivre, – mais je suis bien certain que son imagination aventureuse souffrait toutes les affres de la faim. Sûrement elle ne trouvait nul aliment dans ce nouveau métier. Il était douloureux de voir le pauvre garçon attelé à une telle besogne, dont il s’acquittait pourtant, – c’est une justice à lui rendre, – avec une sérénité obstinée. Je le regardais s’acharner à son ingrat labeur, avec une confuse notion que c’était une rançon pour les fantaisies héroïques de son imagination, une expiation pour tout ce qu’il avait souhaité d’une gloire que ses épaules étaient impuissantes à porter. Pour s’être trop complaisamment comparé à un cheval de course magnifique, il se voyait maintenant condamné à une tâche sans gloire, comme un baudet de colporteur. Il s’en tirait bien, d’ailleurs. Il serrait les dents, baissait la tête, et ne disait pas un mot. Oui, c’était bien, très bien même, en dehors de certaines explosions brutales et fantastiques, dans des circonstances déplorables, où la fatale histoire du Patna revenait sur l’eau. Ce malheureux scandale des mers d’Orient ne voulait pas mourir ! Et voilà la raison qui m’empêchait toujours de croire que j’en eusse fini pour de bon avec Jim.

 

« Je pensais à lui après le départ du lieutenant français ; je ne le revoyais pas, dans la fraîche et sombre arrière-boutique de de Jongh, où nous nous étions naguère quittés sur une poignée de mains hâtive, mais tel qu’il m’était apparu aux dernières lueurs de la bougie, bien des années auparavant, seul en face de moi, sous la longue galerie de l’Hôtel Malabar, avec le froid et l’obscurité de la nuit dans son dos. La respectable épée de la loi de son pays était suspendue au-dessus de sa tête. Demain, ou aujourd’hui peut-être (minuit avait sonné bien avant notre séparation), le magistrat à visage de marbre, après distribution préalable d’amendes et mois de prison aux fauteurs de coups et blessures, prendrait en main l’arme terrible pour en frapper son cou incliné. Notre entretien de la nuit ressemblait fort à la veille suprême du condamné. Et il était bien coupable, je me le répétais avec insistance ; coupable et justement anéanti ; ce qui ne m’empêchait pas de chercher à lui épargner les détails douloureux d’une exécution formelle. Je ne tenterai pas d’expliquer les raisons d’un tel désir ; je ne sais si je le pourrais, mais si vous ne les devinez pas plus ou moins maintenant, c’est que mon récit a été bien obscur, ou que vous aviez trop sommeil pour saisir le sens de mes paroles. Je ne plaide pas pour ma moralité ; il n’y avait aucune moralité dans l’impulsion qui m’amena à lui soumettre le plan d’évasion Brierly, – si je puis ainsi dire, – dans toute son ingénuité primitive. Les roupies étaient là, toutes prêtes dans ma poche, et entièrement à son service. Oh ! il s’agissait d’un prêt, d’un simple prêt, bien entendu, et si un mot d’introduction pour un négociant de Rangoon, qui pourrait avoir quelque travail à lui procurer… Comment donc ! Mais avec le plus grand plaisir ! J’avais plume, encre et papier dans ma chambre du premier. Et tout en parlant, je me sentais déjà impatient de commencer la lettre : le jour, le mois, l’année, 2 h 30 du matin… – « Au nom de notre vieille amitié, je vous serais obligé de fournir un emploi à M. James Un Tel, en qui, etc., etc.… » J’étais tout prêt à écrire dans ce sens. S’il n’avait pas absolument conquis ma sympathie, Jim avait su mieux faire ; il était remonté à la source même et à l’origine de ce sentiment ; il avait touché le point sensible, le point secret de mon égoïsme. Je ne vous cache rien, parce que, sans cela, ma décision vous paraîtrait plus inexplicable qu’aucun geste humain n’a le droit de l’être, et en second lieu parce que demain vous aurez oublié cet accès de sincérité au même titre que les autres. Pour parler franc et net, dans cette affaire-là, je restai homme irréprochable : mais les intentions subtiles de mon immoralité furent déjouées par la simplicité morale du criminel. Nul doute qu’il ne fût égoïste, lui aussi, mais son égoïsme avait une origine plus haute et des visées plus nobles. Je pouvais dire tout ce que je voulais, je m’en aperçus bien vite ; il entendait affronter la cérémonie de l’exécution. Je n’insistai guère, car je sentais, en discutant, tout l’avantage que lui apportait sa jeunesse : il croyait encore quand j’avais cessé déjà de douter. Il y avait quelque chose de généreux dans la folie de son espoir inexprimé et à peine formulé. – « M’enfuir ? Je ne puis y songer ! » protestait-il en hochant la tête. – « Oh ! Je vous fais une offre pour laquelle je ne demande ni n’attends aucune espèce de gratitude », ripostai-je ; « vous me rendrez cet argent à votre convenance, quand… » – « C’est trop bon à vous », murmura-t-il, sans lever les yeux. Je l’observais attentivement ; l’avenir devait lui paraître affreusement incertain, mais il ne bronchait pas, comme si, en effet, son cœur eût été parfaitement valide. Je ressentais une certaine irritation, que j’avais éprouvée déjà, à plusieurs reprises dans la soirée. – « Toute cette misérable affaire », m’écriai-je, « doit être assez amère pour un homme de votre espèce… » – « Oh ! oui ! oh ! oui ! » soupira-t-il, à deux reprises, en gardant les yeux fixés sur le sol. C’était déchirant ! Il s’élevait tout droit au-dessus de la lumière tremblotante, et je voyais le duvet de ses joues, je voyais la chaude rougeur qui passait sous la peau unie de son visage. Croyez-moi ou non, je vous affirme que c’était affreusement déchirant. Je me sentis poussé à la brutalité : – « Oui », dis-je, « et je suis parfaitement incapable, permettez-moi de l’avouer, d’imaginer ce que vous pouvez attendre de cette obstination à vider la coupe jusqu’à la lie. » – « Ce que je peux… ? » murmura-t-il, sans sortir de sa torpeur. – « Je veux être pendu si je comprends ! » lançai-je avec colère. – « J’ai essayé de vous expliquer le fond de ma pensée », reprit-il lentement, comme s’il eût cherché un argument irréfutable. « Mais après tout, c’est moi qui souffre ! » J’ouvrais la bouche pour riposter, lorsque je m’aperçus soudain que j’avais perdu toute confiance en moi-même ; le jeune homme devait éprouver à mon endroit le même sentiment, car il se mit à grommeler comme un homme qui se parle à lui-même : – « Alors, ils se sont cachés dans un hôpital !… Ils ont filé !… Il n’y en a pas un qui ait voulu affronter les conséquences… Oh les !… » Il fit un geste léger de la main, pour signifier son dédain, « Mais moi, il faut que je supporte l’épreuve jusqu’au bout, et je n’y manquerai pas… Non, je n’y manquerai pas ! » Il restait silencieux, les yeux fixes, comme un homme halluciné. Son visage reflétait inconsciemment des expressions fugitives de mépris, de désespoir, de résolution, les reflétait tour à tour comme un miroir magique refléterait le passage furtif de formes supraterrestres. Il vivait dans un monde de fantômes décevants et d’ombres austères. – « Mais c’est absurde, mon cher ami… » commençai-je. Il esquissa un geste d’impatience : – « Je crois que vous me comprenez mal ! » fit-il, d’un ton tranchant ; « j’ai sauté, c’est possible, mais je ne me sauve pas. » – « Je ne voulais pas vous blesser », m’excusai-je, en ajoutant gauchement : « Des hommes qui vous valaient bien, ont jugé opportun de se sauver, quelquefois. » Il rougit jusqu’à la racine des cheveux, tandis que, de confusion, je m’étouffais à moitié avec ma langue. – « C’est possible », fit-il enfin. « Je ne vaux pas grand-chose, je n’y puis rien, il faut que je lutte jusqu’au bout contre cette histoire… et c’est ce que je fais maintenant ! » Je me levai de mon siège, tout engourdi. Le silence était embarrassant, et je ne trouvai rien de mieux, pour le rompre, que cette remarque lancée d’un ton dégagé : – « Je n’imaginais pas qu’il fût si tard… » – « Vous avez assez de tout ceci, sans doute », gronda-t-il, brusquement, « et pour vous dire la vérité… » il jetait les yeux autour de lui pour chercher son chapeau, « j’en ai assez, moi aussi. »

 

« Et voilà ! Il avait refusé cette offre unique ; il avait repoussé le secours de ma main. Il était prêt maintenant, et derrière la balustrade, la nuit silencieuse paraissait se tapir pour l’attendre, comme s’il eût été pour elle une proie désignée. J’entendis sa voix : – « Ah ! le voici ! » Il avait trouvé son chapeau. Nous restâmes quelques secondes en suspens : – « Que comptez-vous faire, après… après… », demandai-je, à voix très basse. – « Aller au diable, probablement ! » répondit-il, avec un grognement bourru. J’avais, dans une certaine mesure, recouvré mon calme, et je jugeai bon d’affecter un ton dégagé. – « Souvenez-vous, je vous en prie », dis-je, « que j’aimerais fort vous revoir avant votre départ. » – « Je ne sais pas ce qui vous en empêcherait. Leur maudite enquête ne va pas me rendre invisible ! » lança-t-il, avec une affreuse amertume… « je n’ai pas cette chance-là ! » Puis, au moment où nous nous quittions, il se livra à une douloureuse mimique de gestes confus, coupés de balbutiements, et manifesta une odieuse hésitation. Dieu nous pardonne tous les deux ! Il avait mis dans sa tête folle l’idée que j’allais peut-être faire quelque difficulté pour lui serrer la main. C’était trop affreux pour s’exprimer en paroles. Je crois que je l’interpellai violemment, comme on hélerait un homme que l’on verrait près de tomber du haut d’une falaise ; je me souviens de nos voix haussées, d’un furtif et lamentable sourire sur son visage, d’une étreinte qui m’écrasait la main, d’un rire nerveux. La bougie vacilla, et c’en fut fini ce soir-là ; un soupir rauque monta vers moi, dans la nuit, puis le malheureux disparut je ne sais comment ; la nuit dévora sa silhouette. C’était un affreux maladroit, affreux ! J’entendis le cri du gravier sous la semelle de ses souliers. Il courait !… il courait, ce garçon qui n’avait nul endroit où aller. Et il n’avait pas encore vingt-quatre ans.

CHAPITRE XIV

– « Je dormis peu, dépêchai mon déjeuner, et renonçai, après une courte hésitation, à ma visite matinale au bateau. Véritable négligence de ma part, car si mon second était, à tous points de vue, un excellent homme, il était aussi victime d’imaginations si noires que, faute de recevoir à point nommé une lettre de sa femme, il devenait fou de rage et de jalousie, perdait goût au travail, cherchait querelle à tous les hommes et s’en allait pleurer dans sa cabine, lorsqu’il ne faisait pas montre d’une férocité qui risquait de pousser l’équipage à la révolte. Un tel état de choses m’avait toujours paru inexplicable ; ils étaient mariés depuis treize ans ; j’avais un jour aperçu sa femme, et honnêtement, je ne pouvais m’imaginer homme assez abandonné pour se plonger dans le péché pour l’amour d’une créature aussi dénuée de charmes. Peut-être avais-je eu tort d’hésiter à faire voir les choses sous ce jour au pauvre Selvin ; le malheureux se faisait un véritable enfer sur la terre : et moi, je souffrais aussi de ses lubies, mais c’est sans doute une sorte de fausse délicatesse qui m’avait retenu. Les relations conjugales des marins fourniraient un sujet bien intéressant, et je pourrais vous citer des exemples… Mais ce n’est ni le lieu ni le moment voulus pour aborder pareil sujet, et nous nous occupons de Jim… qui n’était pas marié. Si sa conscience ou son orgueil d’imaginatif, si tous les fantômes extravagants ou les ombres austères, familiers désastreux de sa jeunesse, ne voulaient pas le laisser fuir devant l’échafaud, moi qui ne puis évidemment être soupçonné d’héberger de tels hôtes, je me sentais irrésistiblement poussé à aller voir rouler sa tête. Je me dirigeai vers le tribunal. Je ne m’attendais guère à être fort impressionné ou fort édifié, à ressentir un gros intérêt ou un effroi quelconque, bien que pour ceux qui sentent la vie devant eux, une bonne frousse soit parfois une discipline salutaire. Mais je croyais moins encore me sentir aussi affreusement déprimé. L’amertume du châtiment tenait ici à l’atmosphère mesquine et glaciale. Ce qui fait la véritable gravité du crime, c’est qu’il constitue un abus de confiance à l’égard de la communauté, et à ce point de vue, Jim n’était pas un traître de médiocre envergure, mais son exécution était une affaire misérable. Elle n’avait demandé ni vaste échafaud ni drap rouge (posait-on un drap rouge à Tower Hill ? On aurait dû le faire), n’avait attiré nulle foule atterrée, pleine d’horreur pour le criminel et prête à pleurer sur sa fin, ne prenait nul aspect de sombre rétribution. Il y avait, dans les rues où je marchais, un clair soleil, un éclat trop passionné pour être consolateur, des taches de couleur partout semées comme dans un vieux kaléidoscope brisé, des jaunes, des verts, des bleus, des blancs aveuglants, la nudité brune d’une épaule découverte, une compagnie d’infanterie indigène formant un groupe brunâtre, surmonté de têtes sombres, et chaussé de bottes lacées et poussiéreuses, un agent de police en uniforme sombre, étriqué et ceinturé de cuir, qui me regardait avec des yeux pleins de douleur orientale, comme si son esprit migrateur eût rudement souffert de ce… comment dites-vous cela ?… de cet avatar… de cette incarnation imprévue. Dans la cour à l’ombre d’un arbre solitaire, les villageois impliqués dans l’affaire de coups et blessures restaient assis en groupes pittoresques et évoquaient la chromolithographie d’un campement dans un récit de voyage en Orient. On cherchait l’obligatoire filet de fumée au premier plan, et les bêtes de somme au pâturage. Un mur jaune et nu qui s’élevait par derrière, dépassait l’arbre et réfléchissait le soleil. Très sombre, la salle du tribunal paraissait agrandie. Haut dans la pénombre, les punkahs se balançaient à droite et à gauche. Çà et là, une silhouette drapée, rapetissée par la nudité des murs, se tenait immobile entre les rangées de bancs vides, comme absorbée dans une méditation pieuse. Le plaignant, l’indigène qui avait reçu les coups, un gros homme chocolat à tête rasée, à la grasse poitrine dénudée, à la racine du nez marquée d’une tache d’un jaune brillant, indicatrice de caste, restait assis dans une imposante immobilité ; seuls ses yeux luisaient, roulant dans l’ombre, et ses narines se dilataient et s’affaissaient brusquement, au gré de sa respiration. Brierly se laissa tomber sur son fauteuil, avec un air épuisé, comme s’il eût passé la nuit à courir sur une piste en cendrée. Le pieux capitaine de voilier paraissait agité et avait des mouvements nerveux, comme s’il eût contenu avec peine une impulsion à se lever, pour nous exhorter chaleureusement à la prière et à la pénitence. D’une pâleur délicate sous la chevelure très soignée, le visage du magistrat faisait songer à celui d’un malade condamné que l’on vient de laver, de peigner, et de bien caler dans son lit. Il déplaça le vase de fleurs, un bouquet de fleurs rouges semées de quelques points roses et montées sur de longues tiges, puis saisit à deux main une grande feuille de papier bleuté ; il la parcourut des yeux, posa ses bras sur le bord du bureau et se mit à lire tout haut, d’une voix égale, nette et indifférente.

 

« Par Jupiter ! toutes mes inepties sur l’échafaud et la chute d’une tête ne m’avaient préparé à rien de pareil. C’était bien pis qu’une décollation ! Un lourd sentiment d’irrémédiable planait sur toute la scène, sans l’espoir consolateur de repos et de paix qui suit la chute de la hache. Cette lecture avait la froideur vengeresse d’une sentence de mort, et l’a cruauté d’une sentence d’exil. Voilà au moins l’effet qu’elle me fit ce matin-là, et, aujourd’hui encore, il me semble que cette appréciation excessive d’un événement banal comportait un indéniable élément de vérité. Vous pouvez vous imaginer l’intensité avec laquelle je sentais tout, ce jour-là. Peut-être est-ce cette raison même qui m’empêchait d’admettre l’irrémédiable de cette sentence. L’histoire continuait à me tourmenter et je restais harcelé par le désir de connaître l’opinion des gens à son sujet, comme si elle n’eût pas été pratiquement réglée par l’opinion individuelle et internationale, par Jupiter !… Celle du Français, par exemple !… Il avait énoncé le sentiment de son pays, avec la phraséologie froide et précise dont userait une machine, si une machine pouvait parler. La tête du magistrat restait à demi cachée par son papier. Son front était couleur d’albâtre.

 

« La Cour devait répondre à plusieurs questions. D’abord : le navire était-il paré à tous égards, et en état de tenir la mer ? La Cour répondit non. Second point : jusqu’au moment de l’accident, le navire avait-il été commandé avec toute la diligence nécessaire et propre à un marin ? Les juges répondirent oui, Dieu sait pourquoi ? et reconnurent ensuite qu’aucun témoignage ne permettait d’assigner à l’accident une cause certaine. Il s’agissait sans doute d’une épave flottante. Je me souviens qu’à cette même époque, un trois-mâts norvégien chargé de pitchpin avait été porté comme perdu ; c’était bien le genre de bateau à chavirer dans une tempête et à flotter pendant des mois la quille en l’air, comme une goule errante sur la mer, à l’affût de navires à tuer dans la nuit. De tels cadavres à la dérive sont assez fréquents dans l’Atlantique du nord, qui est le repaire de toutes les terreurs de la mer : brouillards, icebergs, cadavres de bateaux à intentions sinistres et longues tempêtes affreuses qui s’acharnent après vous comme des vampires, jusqu’à ce que vous n’ayez plus ni force, ni courage, ni espoir ; jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’une coquille d’homme vidée. Mais là, dans ces parages, de tels accidents sont assez rares, pour que celui-là parût machiné par quelque malveillant démon ; et d’ailleurs, s’il avait eu une autre intention que de tuer un chauffeur auxiliaire et de faire peser sur Jim une sentence pire que la mort, il apparaissait comme une diablerie parfaitement inepte. Cette idée qui m’assaillait détourna un instant mon attention. Pendant quelques minutes, je ne perçus la voix du magistrat que sous forme d’un murmure confus, mais tout à coup, elle se fit distincte et détacha des paroles nettes : – « … au mépris absolu du plus évident des devoirs… » disait-elle. La phrase suivante m’échappa, puis : « … abandonnant, à l’heure du danger, les existences et les biens confiés à leur charge… » poursuivait la voix monotone ; elle s’arrêta. Sous le front pâle, deux yeux lancèrent un regard froid par-dessus le bord du papier. Je tournai vivement la tête vers Jim, comme si je me fusse attendu à le voir disparaître sous terre. Il était parfaitement immobile, mais il restait toujours assis là, rose et blond, avec un air d’attention profonde. « … Pour ces raisons… » reprit la voix avec une emphase nouvelle. Jim regardait, les lèvres entrouvertes, tendu vers la sentence qu’allait prononcer cet homme à demi caché derrière son bureau. Les paroles, tombées dans le parfait silence, s’envolaient avec le vent des punkahs, mais j’étais si bien absorbé par leur effet sur Jim que je saisis seulement au passage des fragments du jargon juridique. « La Cour… Gustave Un Tel, capitaine, sujet allemand ;… James Un Tel, second, licences retirées… » Un silence pesa. Le magistrat reposa sa feuille et se pencha de côté, sur le bras de son siège, pour causer d’un ton dégagé avec Brierly. Des gens se levaient pour sortir, d’autres cherchaient à pénétrer dans la salle ; je me dirigeai vers la porte. Une fois dehors, je restai immobile, et quand Jim passa devant moi, pour sortir de la cour, je le saisis par le bras et l’arrêtai. Le regard qu’il me lança me laissa interdit, comme si j’eusse été responsable de son état ; on aurait dit une statue vivante de la douleur humaine. – « C’est fini », balbutiai-je. – « Oui », répondit-il, à voix rauque, « et maintenant, que personne… ! » Il m’arracha son bras, d’une secousse. Je le regardai s’éloigner ; la rue était longue, et il resta quelque temps en vue. Il s’en allait lentement, les jambes un peu écartées, comme s’il eût éprouvé quelque peine à marcher en ligne droite. Au moment où il allait disparaître, je crus le voir chanceler légèrement.

 

– « Un homme à la mer ! » fit une voix profonde, derrière mon dos. Je me retournai, et j’aperçus un homme que je connaissais vaguement, un nommé Chester, d’Australie Occidentale. Lui aussi avait regardé Jim s’éloigner. Il possédait un coffre formidable, et un dur visage rasé de couleur acajou, avec deux épaisses touffes de poils gris et rudes sur la lèvre supérieure. Il avait été marchand de perles et trafiquant d’épaves, caboteur et baleinier ; il avait, selon sa propre expression, exercé tous les métiers qu’un homme peut exercer sur mer, sauf celui de pirate. Le Pacifique, du nord au sud, constituait son terrain de chasse habituel, mais il s’était, cette fois, écarté de son champ d’action pour chercher un vapeur d’occasion à acheter. Il avait, à l’en croire, récemment découvert une île à guano quelque part ; mais les atterrages en étaient dangereux et le mouillage y paraissait rien moins que sûr, pour ne pas dire plus. – « Cela vaut une mine d’or, une île comme celle-là », clamait-il. « En plein milieu des Récifs de Walpole ! Vous me direz qu’on ne trouve nulle part à mouiller l’ancre à moins de quarante brasses, mais qu’est-ce que cela peut me faire ? Les ouragans aussi… Mais c’est une affaire hors ligne ! Elle vaut une mine d’or… et bien plus encore… Ce qui n’empêche pas que je ne puisse trouver un seul de ces imbéciles pour se risquer dans l’affaire ! Impossible de décider un capitaine ou un armateur à venir voir mon île ! Alors je me suis résolu à transporter ma sacrée marchandise moi-même… » Voilà dans quel but il cherchait un vapeur, et je le savais en pourparlers enthousiastes avec une maison Parsie pour l’achat d’un vieux brick, un anachronisme nautique de quatre-vingt-dix chevaux. Nous nous étions rencontrés et nous avions causé plusieurs fois. Il fixait sur Jim un regard critique. – « Il prend la chose à cœur ! » fit-il, avec un accent de mépris. – « Très à cœur ! » approuvai-je. – « Alors il n’est bon à rien » opina-t-il. « À quoi rime toute cette affaire-là ? À lui retirer un bout de peau d’âne ? Ce n’est jamais cela qui a fait un homme ! Il faut voir les choses comme elles sont, ou sinon, ce n’est pas la peine d’insister : c’est que l’on ne fera jamais rien dans le monde ! Regardez-moi : je me suis fait une règle de ne jamais rien prendre à cœur. » – « Oui », commentai-je ; « vous voyez les choses comme elles sont ! » – « Je voudrais bien voir arriver mon associé, voilà ce que je voudrais voir », reprit-il. « Vous connaissez mon associé ? Le vieux Robinson. Oui, Robinson lui-même ! Vous ne le connaissez pas ? Le marin qui a, dans son temps, passé plus d’opium en fraude et récolté plus de peaux de phoques qu’homme au monde. On raconte qu’il abordait les pêcheurs de phoques, au large de l’Alaska, par des brouillards si épais que le Seigneur Dieu seul eût pu y distinguer un homme d’un autre. Robinson, la Sainte Terreur ! Voilà l’homme. Il s’est associé avec moi dans cette affaire de guano, la plus belle qu’il ait rencontrée de sa vie ! » Chester approcha ses lèvres de mon oreille : « Le cannibale ?… Oui, c’est bien ainsi qu’on l’appelait, voici des années. Vous vous rappelez l’histoire ? Un naufrage sur la rive ouest de l’île Stewart, oui, c’est cela… ; ils étaient descendus sept à terre, et il faut croire qu’ils ne s’entendaient pas très bien. Il y a des gens éternellement grincheux qui ne savent pas faire contre fortune bon cœur, qui ne savent pas voir les choses comme elles sont, comme elles sont, mon ami !… Alors, la conséquence ? Elle est trop évidente ! Du grabuge, du grabuge,… et sans doute aussi un bon coup sur la tête, ce qui est bien fait pour eux, d’ailleurs… Ces gens-là ne sont jamais aussi utiles que quand ils sont morts. On raconte donc qu’une embarcation du Wolverenne, un vaisseau de la flotte, le trouva, un beau jour, à genoux sur les goémons, nu comme à l’heure de sa naissance, et chantant un air de psaume, ou quelque chose d’approchant ; une neige fine tombait sur son dos. Il attendit de voir le canot à une longueur de rame du rivage, puis il bondit et se sauva. On lui fit la chasse sur la grève pendant une heure, et il fallut qu’un galet, lancé par un matelot, l’atteignît providentiellement derrière l’oreille, et l’étendît à terre, évanoui. Seul ? Évidemment ! Mais c’est comme l’histoire des pêcheurs de phoques ; le Seigneur Dieu sait ce qu’il y a de vrai ou de faux dedans. Les marins du canot ne perdirent pas grand temps en vaines recherches. Ils l’enveloppèrent dans un manteau de mer, et l’emportèrent au plus vite ; la nuit sombre descendait déjà ; le temps était menaçant et le vaisseau tirait des coups de canon d’appel toutes les cinq minutes. Trois semaines plus tard, mon Robinson était aussi frais que jamais. Il ne se laissa pas troubler par tout le bruit que l’on put faire autour de l’histoire ; il serrait les lèvres et laissait les gens crier. C’était déjà un assez gros ennui que d’avoir perdu son bateau et tout ce qu’il possédait, sans s’attarder aux injures qu’on pouvait lui décocher. Voilà un homme comme je les aime » ! Il fit un geste d’appel vers le bout de la rue. « Il a encore un peu d’argent, et j’ai dû l’intéresser à mon affaire. Il l’a bien fallu ! C’eût été un crime de laisser tomber pareille trouvaille, mais j’étais bien nettoyé moi-même… Cela m’a fait mal au cœur, mais moi, je vois les choses comme elles sont, et s’il faut partager avec quelqu’un, me disais-je, alors que ce soit au moins avec Robinson. Je l’ai laissé déjeuner à l’hôtel, pour venir à l’enquête, parce que j’ai une idée… Ah ! Bonjour, capitaine Robinson ! Un de mes amis, capitaine Robinson. »

 

« Un patriarche émacié en complet de toile blanche, et dont le chef tremblant sous le poids des années s’ornait d’un casque à visière doublée de vert, était venu se joindre à nous après avoir traversé la rue d’un pas court et traînant ; il s’appuyait des deux mains au manche de son parapluie ; une barbe blanche striée d’ambre tombait en masse jusqu’à sa ceinture. Il clignait ses paupières ridées en me regardant d’un air ahuri. « Comment allez-vous ? Comment allez-vous ? » fit-il avec amabilité, en trébuchant. – « Un peu sourd », m’avertit à mi-voix Chester. – « Est-ce pour acheter un vieux vapeur que vous l’avez traîné pendant deux mille lieues ? » demandai-je. – « Je lui aurais fait faire deux fois le tour du monde sur un simple mot », répondit Chester avec une énergie farouche. « Ce vapeur-là fera notre fortune, mon garçon. Est-ce ma faute si armateurs et capitaines sont de maudits imbéciles dans votre sacrée Australasie ? Un jour, à Auckland, j’ai causé trois heures avec un bonhomme. – « Envoyez un bateau », lui disais-je, « envoyez un bateau ! Je vous donne la moitié de la première cargaison pour rien,… gratis… pour faire un bon début ! » Il me répond : – « Je ne vous donnerais pas de navire, quand même je n’aurais pas d’autre endroit au monde pour en envoyer un ! » Voyez l’imbécile !… Les rochers, les courants, l’absence de mouillage, la falaise accore… aucune compagnie ne voudrait courir les risques d’assurance ; il ne voyait pas comment on arriverait à compléter une cargaison en moins de trois ans ! Idiot ! J’étais presque à genoux devant lui. – « Mais voyez donc les choses comme elles sont ! » lui criais-je. « Ne vous occupez pas des rochers et des tempêtes ; regardez seulement ce qu’il y a là-bas ! C’est du guano que les planteurs de canne du Queensland se disputeraient sur le quai, je vous l’affirme… » Mais qu’est-ce que vous voulez faire avec un imbécile ?… – « C’est une de vos bonnes farces, Chester », me dit-il. « Une farce. J’en aurais pleuré !… Demandez donc au capitaine Robinson… Et à Wellington encore, un autre armateur, un gros type à gilet blanc… Il paraissait croire que je voulais tenter une escroquerie. – « Je ne sais à quelle espèce de crétin vous croyez avoir affaire », me disait-il, « mais je suis occupé pour l’instant. Au revoir… » J’aurais voulu l’empoigner à deux mains et le faire passer par la fenêtre de son bureau. Mais je me retenais ; je me faisais mielleux comme un pasteur. – « Pensez à mon affaire », insistai-je, « repensez-y seulement ; je reviendrai vous voir demain. » Il grommela quelques mots où je distinguai qu’il serait absent pour la journée. Dans l’escalier, je me serais, pour un peu, jeté la tête contre le mur, de vexation. Le capitaine Robinson peut vous le certifier. C’était odieux de penser à toute cette bonne marchandise perdue au soleil, à cet engrais qui ferait pousser la canne à sucre jusqu’au ciel ! L’avenir du Queensland, l’avenir du Queensland vous dis-je ! Et à Brisbane, après cela, où j’étais allé risquer une dernière tentative, on m’a fait une réputation de fou. Abrutis ! Le seul homme sensé que j’aie rencontré là-bas, c’est le cocher qui me menait de porte en porte. Un type de la haute tombé dans la misère, sans doute. Hein ? Capitaine Robinson ? Vous vous souvenez de ce cocher de Brisbane dont je vous ai parlé ? Ce garçon-là avait un flair prodigieux pour comprendre les choses. Il avait saisi la situation en un clin d’œil. C’était un vrai plaisir de causer avec lui. Un soir, après une misérable journée perdue chez les armateurs, je me sentais si mal en point que je dis : – « Il faut que je me saoule ! Tenez, il faut que je me saoule, ou je deviendrai fou ! » – « Je suis votre homme ! » me répondit-il. « Allons-y ! » Je ne sais ce que j’aurais fait, sans ce gaillard-là ? Hein ? Capitaine Robinson ? »

 

« Il allongeait une bourrade dans les côtes de son associé. – « Hi ! Hi ! Hi ! » rit l’ancêtre en jetant un regard morne sur la perspective de la rue, puis en levant avec doute sur moi des pupilles tristes et embrumées… « Hi ! hi ! hi ! » Il pesa plus lourdement sur son parapluie, puis laissa tomber ses yeux sur le sol. Inutile de vous dire que j’avais, à diverses reprises, essayé de m’esquiver, mais Chester avait déjoué mes tentatives, en empoignant un revers de ma veste. – « Une minute… J’ai une idée… » – « Dites-la donc, votre infernale idée ! » finis-je par éclater. « Si vous croyez que je vais m’associer avec vous ! » – « Non, non, mon vieux ! Il serait trop tard, si vous en aviez envie… Nous avons notre vapeur… » – « Vous avez une ombre de vapeur », ripostai-je. – « C’est assez pour commencer. Nous ne nous montons pas la tête, nous autres, n’est-ce pas, capitaine Robinson ? » – « Non, non, non », croassa le vieillard sans lever les yeux. La résolution de son accent exagérait d’excessive façon le tremblement sénile de sa tête. – « Je crois que vous connaissez ce jeune homme ? » fit Chester avec un geste de la tête vers la rue où Jim avait depuis longtemps disparu. « Il a mangé avec vous hier soir au Malabar, à ce que l’on m’a dit. »

 

« Je répondis que le fait était exact, et après avoir fait observer qu’il aimait, lui aussi, vivre de façon aisée et avec un train convenable, mais qu’il devait, pour l’instant, se montrer ménager du moindre de ses sous, – « car nous n’en avons pas trop pour notre affaire, n’est-ce pas, capitaine Robinson ? » il élargit ses épaules et caressa sa grosse moustache, tandis que le fameux Robinson toussotait près de lui, se cramponnait plus convulsivement que jamais au manche de son parapluie, et paraissait tout prêt à se résoudre passivement en un tas d’os desséchés. – « Vous comprenez, c’est le vieux qui a toute la galette », me souffla mystérieusement Chester. « Je me suis fait nettoyer en voulant exploiter moi-même cette maudite affaire. Mais attendez un peu… Attendez un peu ! Notre heure va arriver. » Il parut s’étonner tout à coup des signes d’impatience que je manifestais : « Oh ! c’est prodigieux ! » s’écria-t-il. « Je lui parle de la plus grosse affaire que l’on puisse voir, et il… » – « J’ai un rendez-vous », expliquai-je, timidement. – « Et après ? » s’étonna-t-il, avec une stupeur sincère. « Vous pouvez bien patienter un peu ! » – « C’est bien ce que je fais déjà », observai-je, « et vous feriez peut-être mieux de m’expliquer ce que vous désirez. » – « De quoi acheter vingt hôtels comme celui-là ! », grommelait-il entre ses dents… « avec tous les farceurs qui y logent… Vingt fois ! » Il leva la tête : « J’ai besoin de ce garçon-là », fit-il nettement. – « Je ne vous comprends pas », avouai-je. – « Il n’est plus bon à rien, n’est-ce pas ? » trancha Chester. – « Je n’en sais rien du tout », protestai-je. – « Comment ! Vous venez de m’avouer vous-même qu’il prenait la chose à cœur ! » insista-t-il. « Eh bien, à mon sens, un homme qui… En tout cas, il ne peut pas faire grand-chose… Or moi, voyez-vous, je cherche quelqu’un, et j’ai justement une situation qui pourrait lui convenir : je lui donnerais un poste sur mon île ! » Il eut un hochement de tête significatif : « J’ai besoin de quarante coolies là-bas… Quand même je devrais les enlever… Il faut bien quelqu’un pour travailler. Oh ! je ferai les choses convenablement : on établira un hangar de bois, à toit de tôle ondulée ; je connais un fournisseur de Hobart qui acceptera un effet à six mois pour les matériaux. C’est vrai, sur l’honneur ! Il y a aussi la question de l’eau ; il faudra que je cherche quelqu’un pour me fournir d’occasion une demi-douzaine de réservoirs en fer-blanc, à crédit. On captera l’eau de pluie, n’est-ce pas ? Je veux donner la direction à ce garçon-là, en faire le grand chef des coolies. Bonne idée, n’est-ce pas ? Qu’en dites-vous ? » – « Mais il se passe des années entières sans qu’une goutte d’eau tombe sur les Walpole ! » protestai-je, trop stupéfait pour rire. Il se mordit les lèvres et parut embarrassé : – « Oh, j’arrangerai quelque chose, ou bien j’emporterai une provision d’eau. Au diable l’eau ! La question n’est pas là ! »

 

« Je ne répondis rien ; je venais, en une vision rapide, de me figurer Jim perché sur un rocher sans ombre, plongé jusqu’aux genoux dans le guano, avec le cri des oiseaux de mer dans les oreilles et le globe incandescent du soleil au-dessus de la tête ; devant lui le ciel vide et l’océan vide n’étaient qu’un vaste frémissement, qu’une seule vibration de chaleur, aussi loin que le regard pût porter. – « Je ne conseillerais pas à mon pire ennemi… », commençai-je. – « Quelle mouche vous pique ? » s’écria Chester. « Je lui donnerai de beaux gages, une fois l’affaire bien partie, s’entend. Pas plus difficile que de filer un loch. Exactement rien à faire qu’à se promener avec deux revolvers à six coups à la ceinture. Sûrement, il n’aura pas peur de ce que pourraient faire quarante coolies, avec douze pruneaux tout prêts, et en se trouvant seul armé. C’est beaucoup plus beau que cela ne paraît. Je voudrais que vous m’aidiez à le décider… » – « Non !… » éclatai-je. Le vieux Robinson leva vers moi ses yeux troubles, d’un air effaré, tandis que Chester me considérait avec un mépris écrasant. – « Alors vous ne voulez pas lui parler en ma faveur ? » demanda-t-il lentement. – « Certainement non ! » protestai-je avec autant d’indignation que s’il eût réclamé mon aide pour tuer quelqu’un. « Et, d’ailleurs, je suis sûr qu’il n’y consentirait pas ; il est bien mal en point, mais il n’est pas encore tout à fait fou, à mon avis. » – « Il n’est plus bon à rien », grommela Chester, d’un ton méditatif, « et il ferait bien mon affaire. Si vous vouliez seulement voir les choses comme elles sont, vous comprendriez que c’est juste ce qu’il lui faut !… Et puis… Mais c’est l’occasion la plus magnifique, la plus certaine… » Et, tout à coup furieux : « J’ai besoin de cet homme-là ! » Il tapa du pied avec un sourire inquiétant. « En tout cas, je puis garantir que mon île ne s’enfoncera pas sous ses pieds, et je crois qu’il serait sensible à cette considération-là ! » – « Au revoir », fis-je sèchement. Il me regarda comme si j’eusse été un incompréhensible imbécile. – « … Il faut nous en aller, capitaine Robinson », cria-t-il, tout à coup dans l’oreille du vieillard. « Ces idiots de Parsis nous attendent pour conclure notre affaire. » Et saisissant solidement son associé sous le bras, il le fit pivoter, et jeta par-dessus son épaule un brusque coup d’œil : « C’est par bonté que je pensais à ce garçon-là ! » affirma-t-il avec un air et un accent qui firent bouillir mon sang. – « Je ne vous remercie pas,… en son nom », ripostai-je. – « Oh, vous avez beau être malin », ricana-t-il, « vous êtes encore comme les autres, toujours dans les nuages. On verra ce que vous en ferez de votre jeune homme ! » – « Je ne prétends pas vouloir en faire quelque chose ! » – « Ah ! vraiment ? » bredouilla-t-il. Sa moustache grise se hérissait de colère, et à côté de lui, le fameux Robinson, étayé sur son parapluie me tournait le dos, avec la patience et l’immobilité d’un vieux cheval de fiacre. – « Moi, je n’ai pas trouvé d’île à guano », dis-je. – « Je crois que vous n’en reconnaîtriez pas une si l’on vous y menait par la main », riposta-t-il vivement, « et dans ce monde, il faut d’abord voir une chose avant de s’en servir. Il faut en voir le fond et comprendre ce qu’elle vaut, ni plus ni moins. » – « Et trouver des gens qui comprennent aussi », insinuai-je, avec un regard sur la tête penchée de son associé. Chester renâcla : – « Il a de bons yeux, soyez tranquille. Ce n’est pas un freluquet. » – « Oh ! non », approuvai-je. – « Allons, venez, capitaine Robinson », cria-t-il avec une sorte de déférence brutale, sous la visière du vieillard. La Sainte Terreur fit un petit bond d’obéissance. Un fantôme de bateau à vapeur les attendait, et la fortune leur souriait sur ce bel îlot. Ils faisaient un singulier couple d’Argonautes. Bien bâti, vigoureux et la mine conquérante, Chester s’avançait posément, tandis que long, décharné, affaissé, cramponné à son bras, l’autre agitait ses jambes desséchées avec une hâte fébrile. »

CHAPITRE XV

– « Je ne pus me lancer tout de suite à la recherche de Jim, car j’avais réellement un rendez-vous impossible à remettre. Puis la malchance me fit harponner dans le bureau de mes agents par un fâcheux récemment débarqué de Madagascar, avec un mirifique projet de transactions prodigieuses. Il s’agissait de bestiaux, de cartouches, et d’un prince Ravonalo quelconque, mais le pivot de toute l’affaire était l’ineptie d’un certain amiral, l’amiral Pierre, si je me souviens bien. Tout tournait autour de cela, et mon bonhomme ne pouvait pas trouver de mots assez forts pour exprimer sa confiance. Il avait des yeux en boule qui lui sortaient de la tête, avec un éclat vitreux, des bosses sur le front et de longs cheveux rabattus en arrière, sans raie. Il répétait sans cesse, sur un ton de triomphe, une phrase favorite : – « Le minimum de risque et le maximum de bénéfices, telle est ma devise ! comprenez-vous ? » Il me fit mal à la tête et gâta mon repas, mais il sut m’extorquer le sien. Dès que je pus me dépêtrer de lui, je courus à la mer. J’aperçus Jim penché sur le parapet du quai. Trois bateliers indigènes qui se disputaient cinq ananas, faisaient un vacarme affreux à côté de lui. Il ne m’entendit pas approcher, mais fit une volte brusque au contact léger de mon doigt, comme si mon geste eût déclenché un ressort. – « Je regardais », balbutia-t-il. Je ne me souviens pas de ce que je répondis ; rien que d’insignifiant, en tout cas, mais il ne fit pas de difficulté pour m’accompagner à l’hôtel.

 

« Il me suivait avec la docilité d’un petit enfant, avec un air d’obéissance et sans manifestation d’aucune sorte, comme s’il eût attendu ma venue pour s’en aller avec moi. Je n’aurais pas dû m’étonner autant que je le fis d’une telle facilité. Sur toute cette terre ronde, qui paraît si grande à certains et que d’autres affectent de trouver plus petite qu’une graine de moutarde, il n’avait aucun lieu où, – comment dirais-je, – où se retirer. Oui, c’est cela : où se retirer, où vivre seul avec son isolement. Il marchait très tranquillement à côté de moi, jetant les yeux à droite et à gauche, et il tourna même une fois la tête pour regarder un pompier Sidiboy, en jaquette à pans arrondis et pantalon jaunâtre, dont le noir visage avait des reflets de soie, comme un morceau d’anthracite. Je doute pourtant qu’il vît quelque chose ou gardât même tout le temps conscience de ma présence, car si je ne l’avais pas poussé à gauche ici, ou tiré à droite, je crois qu’il serait allé tout droit devant lui dans une direction quelconque, jusqu’à ce qu’il eût été arrêté par un mur ou par un autre obstacle. Je le conduisis dans ma chambre et m’assis aussitôt pour écrire mes lettres. C’était le seul endroit du monde (à l’exception peut-être des récifs de Walpole, dont l’accès était moins facile), où il pût s’abandonner à lui-même sans être tracassé par le reste de l’univers. La maudite affaire ne l’avait pas rendu invisible, comme il le disait, mais, je faisais juste comme s’il le fût devenu. À peine assis, je me penchai sur ma table comme un scribe médiéval, et toute ma personne, en dehors de ma main, gardait une immobilité angoissée. Je ne puis dire que je fusse effrayé, mais certainement je me tenais coi, comme s’il y eût eu dans la pièce un être dangereux, qui n’attendît qu’une ébauche de mouvement de ma part pour me sauter dessus. Il n’y avait pas grand-chose dans la chambre : vous connaissez ces chambres d’hôtel : une sorte de lit à baldaquin avec sa moustiquaire, deux ou trois chaises, la table où j’écrivais, le plancher nu. Une porte vitrée donnait sur une véranda suspendue, et Jim, avec le visage tourné de côté, se trouvait aussi seul que possible pour affronter un moment douloureux. Le crépuscule tombait. J’allumai une bougie avec la plus grande économie de gestes, et autant de prudence que si c’eût été chose interdite. Il est certain que l’heure était rude pour lui, et elle l’était si bien pour moi aussi, que j’avoue en être arrivé à souhaiter le voir au diable, ou tout au moins sur les récifs de Walpole. Je me dis une ou deux fois que Chester était, après tout, l’homme le mieux fait pour s’occuper d’une épave pareille. Cet étrange idéaliste lui avait du premier coup trouvé un emploi, sans hésitation. C’était de quoi laisser soupçonner qu’il voyait peut-être, en effet, sous leur aspect réel, des choses qui paraissaient mystérieuses ou parfaitement désespérées à des gens moins imaginatifs que lui. J’écrivais ; j’écrivais ; je liquidais tout l’arriéré de ma correspondance, et me mis à écrire à des amis qui n’avaient aucune raison d’attendre de moi un bavardage sans objet. De temps en temps, je lançais un regard de côté. Jim paraissait rivé au sol, mais des frissons convulsifs couraient le long de son dos et ses épaules étaient agitées de brusques secousses. Il luttait, il luttait…, d’abord, apparemment, pour chercher sa respiration. Les ombres massives projetées d’un côté par la flamme droite de la bougie semblaient animées d’une conscience lugubre ; l’immobilité des meubles prenait, sous mes regards furtifs, un aspect d’attention. Je me forgeais des imaginations, pendant mon industrieux griffonnage, et bien qu’il n’y eût, dans la chambre, que silence et immobilité, j’éprouvais, dès que s’interrompait le grincement de ma plume, ce trouble profond et cette confusion de l’esprit qu’amène en général l’imminence d’un tumulte violent, d’une grosse tempête par exemple. Certains d’entre vous peuvent savoir ce dont je parle, et connaître cette inquiétude, cette détresse, cette irritation mêlées à une sorte de lâcheté, tous sentiments assez déplaisants à endurer, mais qui donnent à la résistance un mérite tout particulier. Je ne me targue d’ailleurs, en l’espèce, d’aucun mérite pour avoir supporté la tension des souffrances de Jim : j’avais mes lettres comme refuge ; j’aurais écrit à des étrangers s’il l’eût fallu. Tout à coup, au moment où je saisissais une nouvelle feuille de papier, j’entendis un bruit, le premier bruit qui fût parvenu à mes oreilles dans la pénombre muette de la pièce, depuis que nous étions enfermés ensemble. Je gardai la tête baissée et ma main s’immobilisa. Ceux qui ont veillé un malade ont connu, pendant les nuits de garde, ces bruits légers, arrachés à un corps douloureux ou à une âme lasse. Jim poussa la porte vitrée, avec une force et une brusquerie telles que les vitres tintèrent ; il sortit sur la véranda, et je retins mon souffle, en tendant l’oreille, sans savoir ce que j’attendais. Il prenait vraiment trop à cœur une formalité creuse qui paraissait à l’esprit critique d’un Chester indigne de l’attention d’un homme capable de voir les choses comme elles sont. Une formalité creuse… un bout de parchemin… bien, bien… Quant à un inaccessible dépôt de guano, c’était une tout autre affaire. Cela, au moins, on comprend que cela puisse vous briser le cœur ! Un bruit affaibli de multiples voix, mêlé au choc des verres et de l’argenterie, montait de la salle à manger. Au-dehors, tout était noir ; le jeune homme se tenait au bord d’une vaste obscurité, comme une silhouette solitaire, dressée sur le rivage d’un océan sombre et désespérant. Il y avait bien le récif de Walpole, c’est vrai, un point dans l’infini d’ombre, un fétu de paille pour un homme qui se noie. Ma compassion me fit sentir que je n’aurais pas aimé que ses parents le vissent, à ce moment précis. Même pour moi, c’était une rude épreuve. Son dos n’était plus secoué par des soupirs convulsifs ; à peine visible, immobile, il se tenait droit comme une flèche, et la signification de cette immobilité, tombant jusqu’au fond de mon âme comme un lingot de plomb tombe au fond de l’eau, l’alourdissait si bien que, pendant une seconde, j’aurais cordialement souhaité n’avoir plus d’autre alternative que de payer son enterrement. La loi même en avait fini avec lui. C’eût été une si facile bonté que de l’enterrer et si bien en harmonie avec la sagesse de la vie, qui consiste à soustraire à la vue tout ce qui peut rappeler notre folie, notre faiblesse, notre caractère de mortels ; tout ce qui porte atteinte à notre force : le souvenir de nos échecs, le soupçon de nos erreurs toujours prêtes, les cadavres de nos amis défunts. Peut-être prenait-il, en effet, la chose trop à cœur… Mais alors ?… L’offre de Chester ?… À ce moment je pris une feuille blanche et me mis résolument à écrire. Il n’y avait plus que moi entre ce garçon et l’océan obscur. J’éprouvais un sentiment de véritable responsabilité : si je parlais, le jeune homme immobile et douloureux allait-il sauter dans l’ombre et se cramponner au fétu de paille ? Je m’aperçus de la peine que l’on a parfois à émettre un son. Il y a une puissance fatale dans certaines paroles. Et pourquoi pas, que diable ? me disais-je avec insistance, sans cesser d’écrire. Tout à coup, sur la page blanche et sous la pointe même de ma plume, je vis se dessiner les deux silhouettes de Chester et de son antique associé, nettement, intégralement, avec leur démarche et leurs attitudes, comme on eût pu les voir dans le champ de quelque instrument d’optique. Je les regardai un instant. Non ! Ils étaient trop nébuleux et trop extravagants pour qu’on pût leur confier la destinée d’un homme ! Et une parole porte loin, – très loin, – et sème la destruction à travers le temps comme une balle à travers l’espace. Je ne dis rien, et sur le balcon, le dos tourné à la lumière, Jim ne faisait ni un bruit ni un geste, comme s’il eût été ligoté et bâillonné par tous les ennemis invisibles des hommes. »

CHAPITRE XVI

– « Le temps était proche où je devais le voir aimé, suivi, admiré, avec une légende de force et de vaillance autour de son nom, comme s’il eût eu l’étoffe d’un héros. C’est vrai, je vous l’affirme, aussi vrai que je vous parle bien en vain de lui, en ce moment. Lui, de son côté, possédait ce talent de distinguer au passage les traits de son désir et la force de son rêve, ce talent sans lequel le monde ne connaîtrait amants ni aventuriers. Dans la brousse, il sut conquérir un tribut de gloire et un bonheur arcadien (sans parler d’une vie d’innocence), qui lui procuraient autant de satisfaction qu’en eussent valu à d’autres hommes gloire et bonheur arcadien des rues. La félicité…, la félicité… comment dirai-je, gît sous toutes les latitudes au fond d’une coupe d’or ; c’est en vous que se trouve son parfum, en vous seul, et vous pouvez le rendre aussi grisant qu’il vous plaît. Jim était de ces hommes qui boivent la coupe jusqu’au fond, comme vous avez pu en juger déjà. Je le trouvai sinon positivement enivré, au moins exalté par l’élixir qu’il goûtait. Il n’avait pas tout de suite trouvé le bonheur, mais avait subi, comme vous le savez, une période d’épreuves chez de maudits fournisseurs de navires ; il souffrait, et moi, je… je me tourmentais de… de… tout ce que j’avais mis en lui de confiance, si vous voulez. Aujourd’hui encore, je ne suis pas certain d’être tout à fait rassuré sur son compte, après l’avoir vu dans sa gloire, en pleine lumière ; c’est la dernière vision que je garde de lui, dominateur, et en accord parfait cependant avec son entourage, avec la vie des forêts et la vie des hommes. J’ai été frappé de ce spectacle, je le reconnais, mais je suis obligé de m’avouer à moi-même que cette impression-là n’est pas la plus durable en moi. Il était protégé par son isolement : seul représentant d’une race supérieure, il se trouvait en contact étroit avec une nature qui se montre si facilement fidèle à ses amants. Mais je ne puis ancrer en moi l’idée de son salut définitif. Je le reverrai toujours devant la porte ouverte de ma chambre où il prenait si bien à cœur, trop peut-être, les conséquences palpables de sa faiblesse. Je suis heureux, certes, que mes efforts aient abouti à un bon résultat, voire à un certain degré de splendeur pour lui, mais par moments il me semble qu’il eût mieux valu, pour la paix de mon esprit, ne pas m’interposer entre lui et la maudite générosité de Chester. Je me demande ce que son imagination exubérante eût fait du Rocher de Walpole, la miette de terre la plus détestable et la plus abandonnée de la surface des eaux. Il est bien probable que j’en aurais toujours tout ignoré, car vous saurez que Chester, après avoir fait escale dans un port d’Australie pour réparer son brick antédiluvien, cingla sur le Pacifique avec vingt-deux hommes en tout, et que les seules nouvelles pouvant avoir trait au mystère de son sort, furent celles d’un ouragan survenu un mois plus tard, à peu près, et qui dut rencontrer le Banc de Walpole sur sa route. On ne retrouva jamais le moindre vestige des Argonautes ; aucun son ne sortit de l’espace. Finis ! Le Pacifique est, de tous les océans, vivants et ardents, le plus discret ; l’Atlantique glacé garde aussi les secrets, mais c’est plutôt à la façon d’une tombe.

 

« Il y a d’ailleurs un sentiment de paix heureuse dans une telle discrétion, un sentiment que nous sommes tous plus ou moins sincèrement prêts à agréer, et qui, mieux que tout, rend supportable l’idée de la mort. La fin. Finis ! le mot formidable, l’exorcisme qui chasse de la maison de la vie l’ombre errante de la Destinée. Voilà, malgré le témoignage de mes yeux et ses affirmations véhémentes, ce qui me fait défaut lorsque je songe au succès de Jim. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, je le sais, mais il y a de la crainte aussi. Je ne veux pas dire que je regrette mon geste, ni que la pensée m’en empêche de dormir la nuit, mais l’idée s’impose souvent à moi qu’il se préoccupait trop de sa disgrâce, alors que c’est la faute qui importe seule. Je ne le voyais pas clairement, si je puis dire, pas clairement, et je soupçonne qu’il ne se voyait pas clairement lui-même. On percevait bien sa belle sensibilité, ses beaux sentiments, ses belles aspirations, une sorte d’égoïsme sublime et idéalisé. Tout cela, c’était très beau, en effet, très beau et très malheureux. Une nature un peu plus fruste n’eût pas supporté la tension de l’épreuve : elle eût transigé avec elle-même, se fût soulagée par un grognement, un soupir ou peut-être un gros rire… ; plus grossière encore, elle fût restée invulnérable dans son incompréhension, et n’eût présenté aucune espèce d’intérêt.

 

« Mais ce gaillard-là était trop intéressant ou trop malheureux pour être jeté à la rue ou même livré à un Chester. C’est ce dont je me rendais compte, sans lever les yeux de la table, tandis que, près de moi, il luttait et haletait en silence, dans une recherche douloureuse de son souffle ; je le sentis mieux encore en le voyant sortir brusquement sur la véranda, comme pour se jeter par-dessus la rampe, et n’en rien faire ; je m’en apercevait plus clairement de minute en minute, tout le temps qu’il resta dehors, détaché dans une demi-lumière, sur l’arrière-plan de la nuit, comme un homme dressé sur la rive d’une mer sombre et désolée.

 

« Un roulement sourd me fit soudain lever la tête ; le bruit s’éteignait quand une lumière blafarde et pénétrante sillonna le visage de la nuit. L’éclat soutenu et aveuglant parut se prolonger indéfiniment. Le grondement du tonnerre se faisait de plus en plus fort, et je regardais l’ombre distincte et noire, solidement plantée sur la rive d’un océan de lumière. Au moment du plus fulgurant éclat, l’obscurité retomba brutalement, dans un redoublement de vacarme et Jim disparut aussi totalement à mes yeux éblouis que s’il eût été réduit en cendres. Un formidable soupir passa ; des mains furieuses parurent s’abattre sur les massifs, secouer la cime des arbres, claquer les portes et briser les vitres tout le long de la façade du bâtiment. Le jeune homme rentra dans la pièce, ferma la porte derrière lui et me trouva penché sur la table ; je m’inquiétais soudain, très fort, de ce qu’il allait dire, et mon anxiété confinait à la terreur. – « Voulez-vous me donner une cigarette ? » fit-il. Je poussai la boîte vers lui, sans lever la tête. « J’ai besoin… besoin… de fumer ! » murmura-t-il. Je me sentis tout rasséréné. – « Un instant », grognai-je aimablement. Il fit quelques pas de long en large. – « C’est fini ! » l’entendis-je déclarer. Un dernier coup de tonnerre éclata sur la mer comme l’appel d’un canon d’alarme. « La mousson vient de bonne heure, cette année », fit-il remarquer derrière mon dos, d’un air détaché. Cet accent m’encouragea à me retourner, ce que je fis dès que j’eus fini d’écrire l’adresse sur la dernière de mes enveloppes. Il fumait voracement au milieu de la pièce, et bien qu’il m’eût entendu bouger, il se tint un instant encore le dos tourné vers moi.

 

– « Allons, j’ai bien supporté la chose ! » fit-il avec une volte brusque. « Il y a quelque chose de terminé… pas grand-chose… ; je me demande ce qui va arriver ? » Son visage ne trahissait aucune émotion, mais paraissait un peu assombri, un peu gonflé, comme s’il eût retenu son souffle. Il sourit à contrecœur, si l’on peut dire, et poursuivit, tandis que je le regardais sans parler : « Merci tout de même… Votre chambre… bien commode… pour un homme… mal en point… » La pluie tombait et sifflait dans le jardin ; une gouttière, crevée sans doute, s’amusait, juste devant la fenêtre, à jouer une parodie de douleur convulsive, avec des sanglots comiques et des lamentations mouillées, coupées par des spasmes de silence haletant… « Un petit coin d’asile », marmonna-t-il, puis il se tut.

 

« Un éclair lointain zébra le cadre des fenêtres, puis s’éteignit sans bruit. Je me demandais comment j’allais m’approcher de lui (je n’entendais pas être repoussé une seconde fois), lorsqu’il laissa échapper un éclat de rire bref. – « Je ne suis plus qu’un vagabond, maintenant… », le bout de sa cigarette se consumait entre ses doigts, « … sans un… sans un… » il parlait lentement… « … Et pourtant… » Il se tut. La pluie redoublait de violence. « … Un jour ou l’autre, il faut bien qu’un retour de chance vous fasse tout retrouver… Il faut bien ! » murmura-t-il nettement, en regardant ses souliers.

 

« J’ignorais ce qu’il désirait si fort retrouver, et ce qui lui manquait de si redoutable façon. C’était peut-être chose trop importante pour pouvoir s’exprimer en paroles. Un bout de peau d’âne, à croire Chester… Il me regarda avec des yeux interrogateurs. – « C’est possible si la vie est assez longue », grommelai-je entre mes dents avec une animosité irraisonnée. « Mais ne vous y fiez pas trop ! »

 

– « Par Jupiter ! Il me semble que rien ne pourra plus me toucher », fit-il avec un accent de sombre conviction. « Si cette affaire-là ne m’a pas flanqué par terre, comment craindrais-je de n’avoir pas assez de temps pour regrimper… et… » Il leva les yeux vers le plafond.

 

« Je compris tout à coup que c’est parmi les pareils de Jim que se recrute la grande armée des vagabonds et des épaves, l’armée qui descend, descend toujours, et marche dans tous les ruisseaux du monde. Dès qu’il aurait quitté ma chambre, « ce petit coin d’asile », il prendrait sa place dans les rangs de l’immense armée et commencerait sa marche vers l’abîme sans fond. Au moins ne me faisais-je pas d’illusions, mais c’est moi maintenant, moi qui, un instant auparavant, me sentais si sûr de la puissance des mots, c’est moi qui avais peur de parler, comme un ascensionniste a peur de bouger, de crainte de lâcher une prise glissante. C’est lorsque nous nous efforçons de comprendre la soif intime d’un cœur d’homme, que nous nous apercevons combien incompréhensibles, hésitants et nébuleux sont les êtres qui partagent avec nous le spectacle des étoiles et la chaleur du soleil. On dirait que la solitude est une condition absolue et terrible de l’existence ; l’enveloppe de chair et de sang où s’arrêtent nos yeux fond devant la main tendue, et seul reste l’esprit capricieux, inconsolable et fugitif qu’aucun œil ne peut déceler, qu’aucune main ne peut saisir. C’est la crainte de le perdre qui me rendait silencieux, car je m’étais tout à coup avisé, avec une incompréhensible conviction, que si je le laissais s’enfuir dans la nuit, je ne me le pardonnerais jamais.

 

– « Eh bien ! encore une fois merci !… Vous avez été… euh… extraordinairement… Non, il n’y a pas de mot pour… Extraordinairement… Et franchement, je ne sais pas pourquoi… J’ai peur de ne pas me montrer aussi reconnaissant que je le serais… si toute cette affaire ne m’était pas tombée dessus aussi brusquement… Parce qu’au fond, vous…, vous-même… » Il balbutiait.

 

– « C’est bien possible », hasardai-je, ce qui lui fit froncer les sourcils.

 

– « Tout de même on est responsable » ; il me surveillait comme un faucon.

 

– « Oui, c’est vrai aussi », acquiesçai-je.

 

– « Eh bien, j’ai supporté l’épreuve jusqu’au bout, et j’entends ne laisser personne me faire des reproches, sans… sans prendre mal la chose ! » Il ferma les poings.

 

– « Mais vous-même », ripostai-je, avec un sourire, un sourire sans joie, Dieu le sait ! Il me regarda d’un air menaçant : – « Cela, c’est mon affaire », fit-il. Son visage prit une expression de résolution indomptable, qui s’évanouit pourtant bien vite, comme une ombre vaine et fuyante. La minute d’après, il avait retrouvé sa mine de bon petit garçon dans la peine. Il jeta sa cigarette. – « Adieu », fit-il avec la hâte soudaine de l’homme qui s’est trop longtemps attardé quand l’attend une tâche urgente : puis, pendant une ou deux secondes, il ne fit pas le moindre mouvement. L’averse tombait avec l’impétuosité puissante et continue d’un torrent dévastateur, avec un bruit furieux et formidable qui évoquait des images de ponts écroulés, d’arbres déracinés, de montagnes minées. Aucun être n’aurait pu affronter le flot colossal et impétueux qui semblait briser ses tourbillons contre l’asile de vague silence où nous avions trouvé un abri précaire comme celui d’un îlot. Le tuyau percé gargouillait, se dégorgeait, crachait, éclaboussait avec le ridicule odieux d’un nageur qui veut échapper à la mort. – « Il pleut… », protestai-je, « et je… » – « Pluie ou soleil… » commença-t-il brusquement, mais il s’interrompit et marcha vers la fenêtre. « Un vrai déluge », murmura-t-il, au bout d’un instant ; puis, appuyant son front sur le carreau : « Et il fait sombre », dit-il.

 

– « Oui, très sombre », approuvai-je.

 

« Il pivota sur les talons pour traverser la pièce ; il avait déjà ouvert la porte qui donnait sur le corridor, lorsque je bondis de ma chaise. – « Attendez ! » criai-je ; « je veux vous… » – « Je ne puis dîner avec vous ce soir », lança-t-il, un pied déjà hors de la chambre. – « Je n’ai pas la moindre envie de vous le demander », ripostai-je. Là-dessus, il retira son pied, mais resta, d’un air méfiant, sur le seuil de la porte. Je ne perdis pas de temps à le supplier de n’être pas absurde, mais je le priai de rentrer et de fermer la porte. »

 

CHAPITRE XVII

– « Il finit par rentrer, mais je crois que c’est surtout la pluie qui l’y contraignit ; elle tombait avec une violence forcenée, qui s’apaisa graduellement au cours de notre conversation. L’attitude de Jim était calme et ferme ; il avait la mine d’un homme naturellement taciturne en proie à une idée fixe. Moi, je lui parlais du côté matériel de sa situation ; je ne visais qu’à le sauver de la dégradation, de la ruine et du désespoir, si prêts à accabler un homme sans amis et sans foyer. Je le priai d’accepter mon aide ; je parlais avec modération, et chaque fois que je levais les yeux vers le visage absorbé et doux, si grave et si juvénile, j’avais la conviction troublante de n’être point pour lui une aide, mais plutôt un obstacle à quelque tentative mystérieuse, inexplicable, impalpable, de son âme blessée.

 

– « Je suppose que vous voulez manger, boire et coucher à l’abri comme tout le monde », disais-je avec humeur. « Vous prétendez ne pas vouloir toucher l’argent qui vous est dû… » Il fut aussi près que peuvent l’être les hommes de son espèce d’ébaucher un geste d’horreur. (On lui devait trois semaines et cinq jours d’appointements comme second du Patna.) « Oh ! en tout cas, ce serait trop peu de chose pour importer beaucoup… Mais demain, qu’allez-vous faire ? Il faut bien vivre… » – « La question n’est pas là… », laissa-t-il échapper, à mi-voix. Je négligeai cette interruption et continuai à combattre ce que je prenais pour les scrupules d’une délicatesse excessive. – « À tous les points de vue », conclus-je, « il faut que vous me laissiez vous aider. » – « Vous ne le pouvez pas », répondit-il, très simplement, très doucement, en s’accrochant à une pensée profonde dont je pouvais déceler la lueur confuse, comme on distingue vaguement une mare dans la nuit, mais dont je désespérais de jamais assez approcher pour la pénétrer. Je contemplais sa silhouette robuste. – « Au moins », fis-je, « je puis venir en aide à ce que je vois de vous ; je ne prétends pas faire plus ! » Il hocha la tête, d’un air sceptique, sans me regarder. Je commençais à avoir très chaud. – « Mais si, je le puis », insistai-je, « je puis même faire davantage ; je fais davantage en ce moment… Je vous témoigne une confiance… » – « L’argent », commença-t-il… – « Ma parole ! vous mériteriez que l’on vous envoie au diable ! » m’écriai-je en forçant la note de mon indignation. Il fut surpris et sourit ; je poussai mon attaque : « Ce n’est pas du tout une question d’argent. Vous êtes trop superficiel ! » déclarai-je, et je me disais en même temps : « Attrape… ! » Mais, après tout, ne l’est-il pas, en effet ? « … Tenez !… Regardez cette lettre dont je voudrais que vous vous chargiez. Elle est adressée à un homme à qui je n’ai jamais demandé de faveur, et j’y parle de vous en termes dont on n’use qu’à l’égard d’un ami intime. Je réponds de vous sans réserve. Voilà ce que je fais… Et vraiment, si vous voulez bien réfléchir un peu à ce que cela implique… »

 

« Il leva la tête. La pluie avait cessé ; seul, le tuyau persistait à verser des larmes avec un bruit absurde : drip… drip… drip… juste contre la fenêtre. Tout était paisible dans la pièce ; les ombres se groupaient dans les coins, loin de la flamme immobile de la bougie qui montait tout droit, en forme de poignard ; le visage de Jim me parut tout à coup baigné d’une lumière douce, comme si l’aurore se fût déjà levée.

 

– « Par Jupiter ! » soupira-t-il, « voilà qui est chic, de votre part ! »

 

« Je n’aurais pas ressenti humiliation plus profonde, s’il m’eût tout à coup tiré la langue, en signe de dérision. Je me dis : « Cela t’apprendra à faire le bon apôtre ! » Ses yeux me regardaient en face, mais je vis que leur lueur n’était pas celle de la moquerie. Il céda tout à coup à son agitation désordonnée, comme un de ces pantins de bois dont on tire la ficelle. Ses bras se levèrent, puis retombèrent bruyamment. C’était un homme nouveau. – « Et je n’avais pas compris », cria-t-il, mais il se mordit les lèvres en fronçant les sourcils. « Quel âne bâté j’ai été ! » fit-il très lentement, avec un accent d’épouvante. « Vous êtes un as ! » reprit-il ensuite d’une voix sourde. Il saisit ma main, comme s’il venait de la voir pour la première fois, mais la laissa aussitôt retomber. « Écoutez ! C’est exactement ce que je… Vous… Je… » balbutiait-il, puis avec un retour à son attitude obstinée, je puis même dire entêtée, il commença péniblement : « Je serais une brute, maintenant… » et sa voix parut se briser. – « Ne parlez plus de cela », fis-je, presque alarmé de ce déploiement d’émotion sous lequel perçait une exaltation étrange. J’avais imprudemment tiré la ficelle du pantin dont je ne connaissais pas tout à fait le mécanisme. – « Il faut que je m’en aille, maintenant », déclara-t-il. « Par Jupiter, vous m’avez bien aidé. Je ne puis rester en place… La chose même dont j’avais besoin !… » Il me regarda avec une surprise admirative. « La chose même !… »

 

« Évidemment, c’était le geste nécessaire. Il y avait dix contre un à parier que je venais de le sauver de la misère mortelle, de cette sorte de misère et de mort qui vont toujours de pair avec l’ivrognerie. C’est tout. D’illusion, à cet égard, je n’en avais aucune, mais je me demandais, en le regardant, quelle pouvait être la nature de l’illusion qu’il avait si évidemment, depuis trois minutes, accueillie dans son cœur. Je lui avais mis dans la main le moyen de mener convenablement la besogne sérieuse de la vie, de se procurer, selon la méthode habituelle, nourriture, boisson et abri, à l’heure où son esprit blessé risquait de se retirer clopin-clopant dans un trou, pour y mourir d’inanition, comme un oiseau à l’aile brisée. Voilà ce que je lui donnais : une chose bien petite et bien nette, et voici que la façon dont il accueillait mon geste faisait grandir cette petite chose, à la lueur confuse de la bougie, pour en faire une ombre énorme, indistincte, et peut-être redoutable. – « Vous ne m’en voulez pas de ne pas trouver des paroles nécessaires ? » éclata-t-il enfin. « Que pourrait-on dire ? Hier soir déjà, vous m’avez fait un bien infini. En m’écoutant, vous savez… Je vous donne ma parole que j’ai senti plus d’une fois le sommet de mon crâne prêt à sauter… » Il bondit, bondit positivement de côté et d’autre, fourra ses mains dans ses poches, les en retira, jeta sa casquette sur sa tête. Je ne m’imaginais pas trouver chez lui vivacité aussi allègre. Je pensais, en le voyant, à une feuille morte prise dans un tourbillon, cependant qu’une appréhension mystérieuse, le poids d’un doute obscur me clouaient sur ma chaise. Il resta un instant figé, comme un homme pétrifié par une révélation soudaine : – « Vous m’avez rendu la confiance ! » déclara-t-il lentement. – « Oh ! pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela, mon ami ! » suppliai-je, comme s’il m’eût fait mal. – « Très bien !… Je vais me taire… et à l’avenir… Vous ne pouvez pas m’empêcher, cependant… Allons, tant pis… Je vous prouverai… » Il courut à la porte, hésita un instant, la tête basse, puis revint d’un pas ferme. « J’ai toujours pensé que si l’on pouvait recommencer sur une page blanche… Et voilà que vous… jusqu’à un certain point… Oui, une page blanche… » Je fis un geste de la main et il sortit sans se retourner ; le son de ses pas s’éteignit bientôt derrière la porte close ; c’était le pas ferme d’un homme qui marche en plein jour.

 

« Quant à moi, seul en face de la bougie solitaire, je restais étrangement dans la nuit. Je n’étais plus assez jeune pour voir, à chaque détour du chemin, la splendeur qui accompagne, pour le bien ou le mal, chacun de nos pas. Je souriais en songeant qu’après tout, c’était lui encore qui, de nous deux, possédait la lumière. Une page blanche, avait-il dit. Comme si le mot initial de toutes nos destinées n’était pas tracé en caractères indélébiles sur un pan de rocher… »

 

CHAPITRE XVIII

– « Six mois plus tard, mon ami (c’était un célibataire entre deux âges, cynique, qui s’était fait une réputation d’excentricité et possédait un moulin à riz), m’écrivit une lettre où, jugeant à la chaleur de ma recommandation que je serais heureux d’avoir des nouvelles de mon protégé, il s’étendait assez longuement sur les perfections de Jim. Celles-ci paraissaient être d’une espèce paisible et efficace. – « N’ayant pu, jusqu’ici, trouver mieux, au fond de mon cœur, qu’une tolérance résignée pour un individu quelconque de mon espèce, j’avais vécu en solitaire dans une maison qui, même sous un climat torride, peut être considérée comme trop grande pour un homme seul. Je l’ai prié, depuis quelque temps, d’habiter avec moi. On dirait que je n’ai pas eu tort de le faire. » Il me semblait, en lisant cette lettre, que mon ami avait trouvé mieux dans son cœur que de la tolérance pour Jim et que l’on décelait entre les lignes les marques d’une véritable affection. Évidemment, il avait une façon caractéristique d’expliquer les raisons d’un tel goût. Tout d’abord, malgré le climat, Jim gardait sa fraîcheur juvénile, « et s’il eût été une jeune fille, écrivait mon ami, on aurait pu le comparer à une fleur, à une fleur modeste comme une violette et non à une de ces fleurs insolentes des tropiques… » Depuis six semaines qu’il vivait dans la maison, il n’avait pas encore essayé de lui taper sur le dos, de l’appeler « mon vieux », ou de le traiter en fossile suranné. Il ne s’abandonnait jamais aux bavardages exaspérants de la jeunesse. Il avait bon caractère, ne parlait pas trop de lui-même, et « Dieu merci ! » continuait mon ami, « n’était pas trop intelligent ! » Il faut croire pourtant que Jim l’était assez pour apprécier tranquillement les saillies de son esprit et qu’il l’amusait aussi par sa naïveté. « Il a encore un duvet de beau fruit et depuis que j’ai eu l’heureuse inspiration de lui donner une chambre chez moi et de l’inviter à partager mes repas, je me sens moins racorni moi-même. Ne s’est-il pas avisé, l’autre jour, de traverser une pièce, dans le seul but de m’ouvrir la porte ? Je me suis senti en contact plus étroit avec l’humanité que je ne l’avais fait depuis des années. Ridicule, n’est-ce pas ? Évidemment je sens bien qu’il y a quelque chose, une vilaine petite affaire que vous connaissez, mais si je suis persuadé qu’il s’agit d’une assez laide vilenie, je me dis aussi que l’on pourrait essayer de passer l’éponge. Pour ma part, je reconnais mon impuissance à croire ce garçon-là coupable d’un crime beaucoup plus grave que le sac d’un verger. S’agit-il d’une affaire beaucoup plus grave ? Peut-être auriez-vous dû me mettre au courant de la chose, mais il y a si longtemps que nous sommes des saints, vous et moi, que vous pouvez avoir oublié les péchés de votre jeunesse. Il se pourrait que je vous demande un jour de quoi il retourne, et il faudra que vous me le disiez. Je ne voudrais pas trop l’interroger lui-même avant d’avoir une idée confuse de l’affaire. D’ailleurs il est encore trop tôt… Qu’il m’ouvre la porte, de temps en temps… » Voilà bien mon ami ! J’avais lieu d’être triplement satisfait : de la façon dont marchait Jim, du ton de la lettre, et de ma propre pénétration. Évidemment, j’avais agi avec tact, je savais déchiffrer un caractère, etc., etc… Et s’il allait sortir, de cette rencontre, quelque chose, d’inattendu et de merveilleux ? Ce soir-là, couché sur une chaise longue, à l’abri de ma tente de poupe (c’était dans le port de Hong-Kong), je posai, à l’intention de Jim, la première pierre d’un château en Espagne.

 

« Je fis une nouvelle tournée vers le nord, et en rentrant, je trouvai une nouvelle lettre de mon ami, qui m’attendait. C’est la première enveloppe que je décachetai. « Il ne me manque pas de cuillers, pour autant que je sache », lus-je, dès la première ligne, « car je n’ai pas eu la curiosité de m’en informer. Il est parti en laissant sur la table du déjeuner un petit mot sec, ce qui est une preuve de bêtise ou de manque de cœur. Des deux, probablement…, et cela m’est d’ailleurs parfaitement égal. Permettez-moi de vous avertir, pour le cas où vous tiendriez en réserve d’autres jeunes gens mystérieux, que j’ai définitivement et pour toujours fermé boutique. C’est la dernière excentricité dont je me serai rendu coupable. Ne vous figurez pas une minute que je me soucie le moins du monde de ce départ, mais les joueurs de tennis ont fort regretté votre ami, et j’ai dû, en ce qui me concerne, faire à mon club un mensonge plausible… » Je jetai la lettre de côté et me mis à chercher, dans le tas des enveloppes, l’écriture de Jim. Le croiriez-vous ? Une chance sur cent ! Mais c’est toujours celle-là qui survient ! Le petit mécanicien du Patna, arrivé dans un état de dénuement plus ou moins complet, avait obtenu au moulin un emploi temporaire, pour surveiller les machines. « Je n’ai pas pu supporter la familiarité de cette petite brute ! » m’écrivait Jim, d’un port de mer situé à sept cents milles au sud de l’endroit où il aurait dû vivre comme un coq en pâte. « Je suis maintenant provisoirement chez Egström et Blake, fournisseurs de navires, en qualité de… courtier, pour appeler la chose par son nom. Je leur ai donné, comme référence, votre nom qu’ils connaissent naturellement, et si vous pouviez écrire un mot en ma faveur, cet emploi pourrait m’être assuré de façon définitive. » Je fus écrasé sous les ruines de mon château, mais j’écrivis bien entendu le mot demandé. Avant la fin de l’année, un nouveau contrat me conduisit de ce côté-là, et me donna l’occasion de revoir Jim.

 

« Il était encore chez Egström et Blake, et nous nous rencontrâmes dans « notre parloir », comme ces messieurs nommaient la pièce qui donnait sur le magasin. Jim qui revenait d’accoster un navire, arriva vers moi la tête baissée et tout prêt à la lutte. « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? » commençai-je, dès que nous nous fûmes serré la main. – « Ce que je vous ai écrit, rien de plus », répondit-il, d’un ton bourru. – « Est-ce que l’autre a bavardé, ou quoi ? » insistai-je. Il releva les yeux avec un sourire douloureux. – « Oh non, il n’a rien dit. Il avait fait une sorte de mystère entre nous. Il prenait une maudite mine de discrétion dès qu’il m’apercevait dans le moulin, et clignait de l’œil, d’un air respectueux de mon côté, comme pour dire : – « Nous savons ce que nous savons… » Ignoblement servile et familier… vous voyez cela !… » Il se jeta sur une chaise en regardant ses pieds. « Un jour où, par hasard, nous nous trouvions seuls, ce drôle eut l’aplomb de me dire : « Eh bien, M. James… » on m’appelait M. James, là-bas, comme si j’avais été le fils de la maison, « eh bien, M. James, nous voici une fois encore ensemble. On est mieux ici que sur le vieux bateau, hein ? » N’était-ce pas odieux ? Je le regardai et il prit un air entendu. – « Ne craignez rien, Monsieur », fit-il ; « je sais reconnaître un gentleman lorsque j’en rencontre un, et je comprends aussi les sentiments d’un gentleman. Mais j’espère bien que vous allez me faire garder ici. Moi aussi, j’ai eu de mauvais jours sur ce sacré vieux chaudron de Patna… » Par Jupiter, c’était affreux ! Je ne sais ce que j’aurais pu dire ou faire, si je n’avais, à ce moment même, entendu M. Denver m’appeler dans le couloir. C’était l’heure du repas, et je dus traverser la cour et le jardin à côté de lui, jusqu’au bungalow. Il se mit à me blaguer, avec sa cordialité habituelle… Je crois qu’il m’aimait bien… »

 

« Jim resta un instant silencieux.

 

– « Je suis sûr qu’il m’aimait bien. Et c’est justement ce qui rendait la chose impossible !… Un homme si admirable !… Ce matin-là, il m’avait glissé la main sous le bras… Lui aussi il était familier avec moi… » Il eut un rire bref et laissa retomber son menton sur sa poitrine. « Pouah !… En me rappelant la façon dont cette sale petite bête venait de me parler… », reprit-il, tout à coup, avec un accent vibrant… « je n’ai plus pu me supporter moi-même… Je suppose que vous comprenez… » J’acquiesçai d’un signe de tête. « C’était un véritable père », s’écria-t-il, d’une voix soudain brisée. « … Il aurait fallu que je lui raconte tout, un jour ou l’autre. Je ne pouvais pas rester comme cela, n’est-ce pas ? » – « Mais alors ? » murmurai-je, après un instant d’attente. – « J’ai préféré partir ! » fit-il lentement. « Il faut enterrer cette affaire-là. »

 

« On entendait dans le magasin Blake injurier Egström d’une voix perçante et hargneuse. Ils étaient associés depuis nombre d’années, et tous les jours, de l’ouverture des portes à la dernière minute précédant la clôture, Blake, un petit homme aux luisants cheveux de jais et aux yeux saillants et tristes, ne cessait de prendre son associé à partie avec une sorte de fureur pleurarde et malfaisante. Le bruit de ces scènes éternelles faisait partie de l’établissement au même titre que le mobilier ; les étrangers mêmes apprenaient bien vite à n’y plus faire attention, si ce n’est pour grommeler parfois un : – « Peste soit de l’homme ! » ou pour se lever brusquement et pour aller fermer la porte du « parloir ». Quant à Egström, un grand Scandinave efflanqué à allure affairée et à immenses favoris blonds, il continuait à donner ses ordres, à vérifier des colis, à établir des factures ou à écrire des lettres, debout devant son bureau, sans se plus soucier apparemment de ce vacarme que s’il eût été sourd comme un pot. De temps en temps, pourtant, il lançait, d’un air excédé, un « Chut ! » machinal, qui ne produisait pas plus d’effet qu’il n’en attendait. – « On est gentil pour moi, ici », me dit Jim. « Blake est un peu mufle, mais Egström est très chic. » Il se leva vivement pour marcher à grands pas vers une lunette à trépied, braquée sur la rade, à travers la fenêtre. Il y appliqua l’œil. – « Voici un bateau qui était resté toute la matinée en panne », fit-il doucement. « Il vient d’attraper un peu de vent et va entrer au port. Il faut que j’aille à bord. » Nous nous serrâmes la main en silence et il me tourna le dos pour quitter la pièce. – « Jim ! » criai-je. La main sur le bouton de la porte, il se retourna. – « Vous… vous avez sacrifié une véritable fortune ! » Il traversa toute la longueur du parloir, pour revenir vers moi. – « Un si admirable vieillard ! » fit-il. « Comment aurais-je pu… ? Comment aurais-je pu… ? » Ses lèvres se crispèrent. « Ici, cela n’a pas d’importance… » – « Oh ! espèce de… de… » commençai-je en me creusant la cervelle pour trouver un terme approprié ; mais sans me laisser le temps de comprendre qu’aucune épithète ne s’appliquait tout à fait à lui, il s’éclipsa. J’entendis au-dehors la voix douce et profonde d’Egström qui disait avec bonne humeur : – « C’est le Sarah W. Granger, Jimmy, il faut tâcher d’arriver le premier à bord », cependant que Blake intervenait sur un ton de cacatoès enragé : – « Dites au capitaine que nous avons reçu son courrier. C’est la meilleure façon de l’amener ici, entendez-vous, M. Comment-je-m’appelle ? » Puis ce fut Jim qui répondait à Egström, avec quelque chose de juvénile dans la voix : – « Cela va bien ! Je vais l’emporter à la course ! » On aurait dit qu’il cherchait dans la manœuvre de son canot une consolation à son triste emploi.

 

« Je ne le revis pas à ce voyage-là, mais, lors de mon passage suivant (j’avais un contrat de six mois), je me rendis au magasin. À dix mètres de la porte, je perçus les accents furieux de Blake, et lorsque j’entrai, il me lança un regard de détresse infinie. Egström s’avançait, tout en sourire, et me tendait une grande main osseuse. – « Heureux de vous voir, capitaine… Chut !… Je pensais bien que vous ne tarderiez pas à revenir par ici… Qu’est-ce que vous dites, Monsieur ?… Chut !… Oh lui !… Il nous a quittés… Passez donc dans le parloir… » La porte fermée, la voix aiguë de Blake ne nous arrivait plus que très affaiblie, comme celle d’un homme qui gronderait furieusement dans un désert… – « Il nous a mis dans un grand embarras et ne s’est pas bien comporté à notre égard, il faut le dire… » – « Où est-il allé, le savez-vous ? » demandai-je. – « Non, et il eût été bien inutile de s’en enquérir près de lui », répondit l’obligeant Egström qui restait debout devant moi, avec ses vastes favoris et les bras tombant gauchement à ses côtés ; sur son gilet de serge bleue, un peu remontée, une mince chaîne de montre en argent faisait un large feston. « Un homme comme cela ne va nulle part en particulier ! » J’étais trop frappé de la nouvelle pour demander l’explication de telles paroles, et il poursuivit : « Il nous a quittés… voyons… le jour même où ce vapeur qui ramenait des pèlerins de La Mecque a fait escale ici avec deux ailes de son hélice brisées. Il y a trois semaines de cela… » – « N’aurait-on pas fait une allusion quelconque au cas du Patna ? » demandai-je, avec les pires appréhensions. Egström tressaillit et me regarda comme si j’eusse été sorcier. – « Mais, oui ! Comment le savez-vous ? Des hommes de ce bateau-là en ont parlé ici. Il y avait un ou deux capitaines de navires, le gérant de la boutique de Vanloo vous savez, le magasin d’accessoires de machines sur le port, deux ou trois autres types encore et moi-même. Jim était là aussi devant un sandwich et un verre de bière ; quand nous sommes pressés, voyez-vous, capitaine, nous n’avons pas le temps de faire un repas régulier. Debout devant cette table, il mangeait ses sandwiches, pendant qu’autour de la lunette, nous regardions un bateau entrer dans le port ; le gérant de Vanloo se mit à parler du patron du Patna qui lui avait fait un jour réparer quelques avaries, et partit de là pour nous décrire la vieille ruine qu’était ce navire et tout l’argent qu’on en avait tiré. Il fit allusion au dernier voyage du vapeur et nous nous mîmes tous à bavarder. L’un plaçait un mot, l’autre un autre, pas grand-chose d’ailleurs, et ce que vous ou n’importe qui aurait pu dire ; nous riions tous. Le capitaine O’Brien, du Sarah W. Granger, un grand vieux bruyant, avec une canne, qui nous écoutait assis dans ce fauteuil-là, donne brusquement un grand coup de bâton sur le parquet en criant : – « Lâches ! » Nous sautons tous ; le gérant de Vanloo cligne de l’œil de notre côté et demande : – « Qu’est-ce qu’il y a donc, capitaine O’Brien ? » – « Ce qu’il y a ? Ce qu’il y a ? » se met à brailler le vieux. « Je voudrais savoir ce qui vous fait rire, espèce de sauvages ? Il n’y a pas de quoi rire ! C’est une honte pour l’humanité, voilà ce que c’est ! Je serais écœuré de me trouver dans une salle avec un de ces hommes-là. Oui, Monsieur ! » Il saisit mon regard au passage et je suis obligé de lui répondre par politesse : – « Des lâches, c’est vrai, capitaine O’Brien, et je n’aimerais pas plus que vous les avoir ici ; alors vous pouvez être tranquille. Buvez donc quelque chose de frais ! » – « Fichez-moi la paix avec votre boisson, Egström », me répond-il avec un éclair dans les yeux ; « quand je voudrai boire, je saurai le dire. Je file ; cela pue ici, maintenant ! » Sur quoi tous les autres éclatent de rire et sortent derrière le capitaine. Alors, Monsieur, ce maudit Jim pose le sandwich qu’il tenait à la main et fait le tour de la table, pour venir à moi, en laissant son verre de bière plein. – « Je m’en vais ! » me dit-il, comme cela. Moi, croyant qu’il veut dire qu’il est temps d’aller à son travail, je réponds : – « Il n’est pas encore une heure et demie : vous pouvez bien fumer une cigarette », mais quand je comprends ce qu’il veut faire, les bras me tombent,… comme ceci… On ne trouve pas tous les jours un homme pareil, vous savez, capitaine ; c’était un vrai diable sur un bateau à voiles, toujours prêt à faire des milles en mer, par n’importe quel temps, pour aller au-devant des navires. Plus d’un capitaine, tout émerveillé, commençait par nous dire, en arrivant ici : – « Où avez-vous donc déniché ce fou intrépide que vous avez comme commis maritime, Egström ? Je cherchais ma route, au petit jour, sous un soupçon de toile, lorsque je vois, en plein sous mon étrave, un canot à moitié submergé sortir du brouillard ; le mât disparaissait sous les embruns, deux nègres épouvantés gisaient sur le plancher et un démon hurlait à la barre : – « Hé ! ho ! du navire ! Capitaine ! holà ! capitaine ! La maison Egström et Blake est la première à vous parler ! Hé ho ! Egström et Blake ! allons, allons, hop ! Un coup de pied aux nègres… « Larguez le ris !… » Une rafale arrive ; il file vent arrière en me hélant, en me criant de faire de la toile et qu’il va me montrer le chemin… Un vrai démon plutôt qu’un homme. De ma vie, je n’ai vu manier bateau comme cela ! Il n’était pas saoul, hein ? Un garçon si gentil, qui parlait si doucement, quand il est monté à bord ; il rougissait comme une jeune fille !… » Croyez-moi, capitaine Marlow, il n’y avait pas à nous disputer les nouveaux navires, quand Jim était lancé… Les autres fournisseurs gardaient juste leur ancienne clientèle et…

 

« Egström paraissait accablé d’émotion.

 

– « Oui, Monsieur, il n’aurait pas hésité à faire cent milles en mer dans un vieux sabot pour amener un navire de plus à la maison. L’affaire aurait été à lui et toute à lancer qu’il n’eût pu faire mieux !… Et maintenant, tout à coup…, comme cela… Je me dis : – « Oh ! Il veut un tour de vis de plus ; je vois l’affaire… C’est bien… » Et je lui dis à lui : – « Allons, pas besoin de tant de malice avec moi, Jimmy ; fixez votre chiffre… un chiffre raisonnable… » Il me regarde comme s’il voulait avaler quelque chose qui s’arrête dans sa gorge : – « Je ne puis plus rester chez vous ! » – « Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? » Il hoche la tête, et je comprends, à voir ses yeux, qu’il est déjà parti, Monsieur ! Alors je me tourne vers lui, et je lui en dis de toutes les couleurs : – « Qu’est-ce qui vous fait fuir ? Que vous a-t-on donc fait ? Qu’est-ce qui vous tourmente si fort ? Vous n’avez pas la malice d’un rat : les rats ne quittent pas un si bon navire ! Où voulez-vous trouver pareille situation, espèce de ceci… et de cela… ? » Il en était malade, je puis vous l’affirmer. « La maison ne va pas sombrer », dis-je. Il fait un véritable bond. – « Adieu ! » lance-t-il, avec un signe de tête, comme un grand seigneur. « Vous n’êtes pas un mauvais type, Egström, mais je vous jure que si vous connaissiez mes raisons, vous ne voudriez plus me garder chez vous ! » – « C’est le plus grand mensonge que vous ayez fait de votre vie ; je sais bien ce que je pense ! » Il m’enrageait si bien que je préférais en rire. « Alors, vous n’avez même pas le temps de boire votre verre de bière, malheureux ? » Je ne sais ce qu’il avait ; on aurait dit qu’il ne pouvait plus trouver la porte ; c’était quelque chose de comique, je vous l’assure, capitaine. Je finis par avaler la bière moi-même : « Eh bien, puisque vous êtes si pressé, c’est moi qui bois à votre santé », lui dis-je. « Seulement, écoutez-moi bien : si vous continuez à jouer ce petit jeu-là, vous vous apercevrez bientôt que la terre n’est pas assez grande pour vous, voilà tout ! » Il me lança un regard noir et se précipita au-dehors, avec un visage à faire peur aux petits enfants. »

 

« Egström poussa un grognement d’amertume et passa ses doigts noueux dans un de ses favoris blonds. – « Je n’ai jamais pu retrouver son pareil ! Tout n’est plus que souci et ennui pour nous… Et où l’aviez-vous donc rencontré, capitaine, si je puis vous le demander ? »

 

– « C’était le second du Patna, lors du fameux accident », fis-je, en sentant que je devais à cet homme une sorte d’explication. Egström resta un instant muet, les doigts plongés dans ses touffes de poils, puis faisant explosion tout à coup : – « Et qui diable se soucie de cette histoire-là ? » – « Oh ! personne sans doute… » approuvai-je. – « Mais, en tout cas, quel diable d’homme est-ce donc, pour se faire des idées pareilles ?… » Et fourrant tout à coup dans sa bouche son favori de gauche avec un air de stupeur : « Seigneur ! » s’écria-t-il, « je lui avais bien dit que la terre ne serait pas assez grande pour lui ! »

 

CHAPITRE XIX

– « Je me suis étendu sur ces deux épisodes, pour vous montrer l’attitude de Jim dans ses nouvelles conditions d’existence. Il y eut de nombreux incidents du même genre, plus que je n’en saurais compter sur les doigts de mes deux mains. Ils étaient tous empreints de la même exaltation absurde, qui rendait leur futilité profonde et touchante. C’est peut-être un geste d’héroïsme prosaïque que de jeter son pain quotidien pour se garder les mains libres en vue d’un combat contre un fantôme. D’autres l’avaient fait avant lui (bien que nous sachions, nous qui avons vécu, que ce n’est pas l’hallucination de l’âme, mais la faim du corps qui fait les réprouvés), et des hommes qui avaient mangé et comptaient bien manger tous les jours, avaient applaudi à leur folie généreuse. Mais Jim était vraiment infortuné, car toute son impétuosité ne pouvait le soustraire à l’ombre mortelle. Il planait toujours un doute sur son courage. La vérité, sans doute, c’est qu’il est impossible d’en finir avec le fantôme d’un fait. On peut l’affronter ou fuir devant lui, et j’ai même rencontré un ou deux hommes qui savaient faire un petit signe amical à leur ombre familière. Évidemment, Jim n’était pas de ceux-là, mais je n’ai jamais pu démêler si sa ligne de conduite visait à fuir devant le fantôme ou à le regarder en face.

 

« Tout mon effort d’esprit suffisait seulement à me montrer qu’en présence de gestes aussi complexes que les nôtres, la nuance était trop subtile pour rester perceptible. On eût pu conclure à une fuite, aussi bien qu’à un mode particulier de combat. Aux yeux du vulgaire qui s’attachent aux formes visibles, Jim devenait une pierre roulante : au bout d’un certain temps, on commença à le connaître parfaitement, voire à le tenir pour un objet notoire dans le cercle de ses pérégrinations qui comportait un diamètre de quelque douze cents lieues, comme on connaît dans tout un district, un excentrique de village. À Bangkok, par exemple, où il avait trouvé une place chez Yucker Frères, affréteurs et négociants en bois de teck, c’était chose pathétique que de le voir travailler au soleil, en gardant farouchement un secret connu des troncs d’arbres mêmes du bord de la rivière. Schomberg, le tenancier de l’hôtel où il prenait pension, Allemand hirsute à la mâle carrure, et colporteur infatigable de potins scandaleux, aimait fort, avec ses deux coudes sur la table, donner une version embellie de l’affaire, à tous ceux de ses hôtes qui se souciaient d’absorber des histoires arrosées de consommations coûteuses. – « Et c’est le plus gentil garçon du monde, notez-le, un homme tout à fait supérieur », concluait généreusement l’hôtelier. Il est fort à la louange des consommateurs de rencontre qui fréquentaient chez Schomberg que Jim eût pu rester six mois pleins à Bangkok. J’ai remarqué que les gens, les étrangers même, étaient attirés vers lui, comme on est attiré vers un enfant aimable. Malgré sa réserve, on eût dit que son extérieur, ses yeux, son sourire lui gagnaient des sympathies partout où il allait. Et ce n’était pas un imbécile non plus. J’ai entendu Siegmund Yucker, un Suisse de naissance, un être doux affligé d’une dyspepsie cruelle et si affreusement boiteux que sa tête décrivait un quart de cercle à chacun de ses pas, déclarer que pour un homme si jeune il avait « une grande gabasité », comme s’il se fût agi d’une mesure métrique. – « Pourquoi ne l’envoyez-vous pas dans l’intérieur ? » m’enquérais-je avec inquiétude, sachant que les frères Yucker possédaient là concessions et forêts de teck. « S’il a de la capacité, comme vous le dites, il se fera vite au travail ; et au point de vue physique, il est tout désigné ; il a toujours joui d’une excellente santé. » – « Ach ! C’est une crante chose, tans ce pays, te n’être pas suchet à la tys… pepsie », soupirait avec un accent d’envie le pauvre Yucker, en jetant à la dérobée un regard sur le creux de son malheureux estomac. Quand je le quittai, il tambourinait sur la table, et murmurait d’un air rêveur : – « Es ist ein idee[7] ; es ist ein idee. » Malheureusement, le soir même, une fâcheuse histoire survint à l’hôtel.

 

« Je ne puis vraiment blâmer beaucoup Jim, mais ce fut certainement un incident regrettable, une de ces lamentables rixes de cabaret qui mit aux prises avec Jim une espèce de Danois à yeux louches, dont la carte de visite proclamait ce titre, sous un nom à coucher à la porte : « Premier lieutenant de la Marine Royale du Siam. » Le bonhomme était une vraie mazette au billard, mais ne devait pas aimer se faire battre. Ayant assez bu, vers la sixième partie, pour être de méchante humeur, il se mit à faire quelques remarques désobligeantes sur le compte de Jim. La plupart des assistants ne distinguèrent pas ses paroles, et quant à ceux qui les avaient entendues, les déplorables conséquences qu’elles entraînèrent aussitôt, parurent avoir effacé tout souvenir de leur esprit. Le Danois dut s’estimer heureux de savoir nager, car la pièce donnait sur une véranda, au-dessous de laquelle le Menam roulait ses eaux larges et profondes. Une embarcation de Chinois, probablement engagés dans quelque expédition de maraude, repêcha l’officier du roi de Siam, et vers minuit, Jim arriva sans chapeau à bord de mon navire. – « Tout le monde paraissait au courant de mon histoire, dans ce café », fit-il, tout haletant encore de la lutte, apparemment. Il regrettait un peu, en gros, ce qui s’était passé, mais dans ce cas-là, comme il le disait : « il n’avait pas le choix ». Ce qui causait surtout sa détresse, c’était de voir que tout le monde connaissait aussi bien la nature de son douloureux fardeau que s’il l’eût, tout le temps, porté sur les épaules. Naturellement, après un tel esclandre, il ne put rester dans la ville. Il fut universellement blâmé d’une violence brutale, qui convenait mal à un homme dans sa situation délicate ; d’aucuns l’accusaient d’avoir été abominablement ivre sur le moment : d’autres critiquaient son manque de tact : Schomberg lui-même se montra très vexé : – « C’est un très gentil jeune homme », m’expliquait-il, « mais le lieutenant aussi est un garçon de premier ordre. Il dîne tous les soirs à ma table d’hôte, vous savez ! Et il y a une queue de billard cassée, je ne puis pas tolérer pareille histoire. La première chose que j’ai faite, ce matin, c’est d’aller présenter des excuses au lieutenant, et je crois l’affaire arrangée en ce qui me concerne : mais songez un peu, capitaine, si tous les consommateurs se livraient à ce petit jeu-là !… Le lieutenant aurait très bien pu être noyé !… Et ici, je ne puis pas aller chercher une queue de billard dans la rue d’à côté. Il faut que j’écrive en Europe pour la faire venir… Non ! non ! Ce n’est pas admissible une humeur pareille !… » Le sujet lui était très douloureux.

 

« Ce fut au cours de la… de la… retraite de Jim, l’incident le plus déplorable. Nul plus que moi ne pouvait le regretter, car si l’on disait bien de lui, jusque-là, en entendant prononcer son nom : – « Oh oui,… je sais. Il a pas mal roulé par ici… », il avait su pourtant ne pas se faire trop de plaies et de bosses au cours de ses pérégrinations. Mais cette dernière affaire me causa une sérieuse inquiétude, car si son excessive sensibilité devait l’entraîner à des rixes de cabaret, il risquait de perdre sa réputation de fou agaçant mais inoffensif, pour s’attirer celle d’un vagabond vulgaire. Et toute ma confiance en lui ne m’empêchait pas de sentir qu’en de tels cas, il n’y a qu’un pas du mot à la chose. Vous comprenez, je le suppose, qu’à cette époque, je ne pouvais plus songer à me laver les mains de lui. Je l’emmenai de Bangkok sur mon bateau et la traversée me parut bien longue. Il était pitoyable de le voir se rétracter sur lui-même. En qualité même de simple passager, un marin s’intéresse d’ordinaire au navire, et regarde autour de lui la vie de la mer avec le plaisir critique que peut éprouver un peintre, par exemple, en face de l’œuvre d’un confrère. Il est « sur le pont », dans tous les sens de l’expression. Mon Jim, au contraire, se cachait la majeure partie du temps dans sa cabine, comme un pestiféré. Il finissait par déteindre sur moi et m’amenait à éviter toute allusion à des sujets professionnels, qui seraient venus si naturellement pourtant à la bouche de deux marins, au cours d’une traversée. Pendant des jours entiers, nous n’échangeâmes pas une parole, et j’avais une répugnance extrême à donner des ordres à mes officiers en sa présence. Souvent, lorsque nous nous trouvions tous deux seuls sur le pont ou dans ma cabine, nous ne savions que faire de nos yeux.

 

« Je le plaçai chez de Jongh, comme vous le savez ; j’étais bien heureux de disposer de lui d’une façon quelconque, mais je restais convaincu aussi que sa situation se faisait intolérable. Il avait perdu une partie de cette élasticité qui lui avait permis, après chacune de ses défaites, de rebondir et de retrouver son intraitable vigueur. Un jour, en débarquant, je le vis debout sur le quai ; l’eau de la rade et de la pleine mer formait un seul plan, montant et uni, et les plus lointains des bateaux à l’ancre semblaient s’élever, sans bouger, dans le ciel. Jim attendait son canot, qu’à nos pieds on chargeait de provisions, pour quelque navire en partance. Après avoir échangé des paroles de bienvenue, nous restâmes silencieux côte à côte. – « Par Jupiter ! » s’écria-t-il, tout à coup, « quelle exténuante besogne ! »

 

« Il me sourit. Je dois reconnaître qu’il savait presque toujours trouver un sourire. Je savais bien qu’il ne parlait pas de son travail ; sa situation chez de Jongh était bien douce. Et pourtant, à peine eut-il prononcé ces paroles, que je restai convaincu du caractère exténuant de ses occupations. Je ne le regardai même pas. – « Aimeriez-vous », proposai-je, « quitter définitivement cette partie du monde, tâter de la Californie ou de la Côte Orientale ? Je verrai ce que je puis faire… » Il m’interrompit un peu dédaigneusement : – « Quelle différence voulez-vous que cela fasse ? » Cela ne pouvait faire aucune différence, en effet ; ce n’est pas un répit qu’il demandait ; je commençais à sentir confusément que ce qu’il cherchait, ce qu’il attendait, pour ainsi dire, c’était quelque chose d’assez difficile à définir, quelque chose qui ressemblât à une ouverture nouvelle. Je lui avais procuré maintes occasions, mais ce n’étaient qu’autant de gagne-pain. Et pourtant, que pouvait-on faire de plus ? La situation m’apparut un moment comme désespérée et je me souvins des paroles du pauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou de vingt pieds pour s’y terrer !… » Cela eût mieux valu, me disais-je, que d’attendre l’impossible sur la terre. Mais de cela même on ne pouvait être certain ! Aussi décidai-je sur-le-champ, avant que son canot ne fût à trois brasses du rivage, d’aller ce soir-là consulter Stein sur le sujet.

 

« Ce Stein était un négociant riche et respecté. Sa maison (c’était la « Maison Stein et Cie avec une espèce d’associé qui selon l’expression de Stein, « s’occupait des Moluques »), sa maison faisait un gros commerce avec l’intérieur et possédait, dans les coins les plus reculés, une foule de comptoirs pour recueillir diverses denrées. Ce n’étaient pourtant ni sa fortune ni sa situation qui me poussaient à rechercher ses conseils. Je voulais lui faire part de ma perplexité, parce qu’entre tous les hommes que j’ai connus, c’était l’un des plus dignes de confiance. La douce lumière d’une bonté simple, inlassable, semblait-il, et intelligente, éclairait son long visage glabre. Ce visage, creusé de plis profonds et verticaux, était pâle comme celui de l’homme qui a toujours mené une existence sédentaire, ce qui n’était pas le cas, d’ailleurs. Il rabattait ses cheveux clairsemés, en arrière d’un front haut et puissant. On se représentait qu’à vingt ans, cet homme-là avait déjà dû ressembler beaucoup à ce qu’il était à soixante. Visage de savant, où les sourcils presque blancs et le regard résolu et scrutateur sorti de leur broussaille épaisse, n’étaient pourtant point en harmonie si je puis dire, avec une mine de lettré. Il était grand, un peu dégingandé ; une légère voussure et un doux sourire le faisaient paraître toujours prêt à vous accorder une attention bienveillante ; ses grands bras, aux longues mains pâles, avaient des gestes rares et précis, comme pour désigner ou pour démontrer. Je parle longuement de lui, parce que, sous son extérieur placide, et en conjonction avec une nature droite et indulgente, cet homme possédait une intrépidité d’esprit et un courage physique que l’on eût pu taxer de témérité, si ce n’eussent été là, au même titre que les fonctions naturelles du corps, une bonne digestion par exemple, attributs parfaitement inconscients chez lui. On dit, de certains êtres, qu’ils portent leur vie dans leurs mains. Une telle expression eût été mal adaptée à son cas ; dans la première partie de son existence en Orient, il avait joué à la balle avec sa vie. Tout cela appartenait, d’ailleurs, au passé, mais je connaissais l’histoire de ses débuts et l’origine de sa fortune. C’était aussi un naturaliste assez distingué, ou pour mieux dire, peut-être, un collectionneur averti. L’entomologie le passionnait tout particulièrement. Sa collection de Buprestidés et de Longicornes, des scarabées, tout cela, horribles monstres en miniature, à l’aspect malfaisant jusque dans la mort et l’immobilité, et son musée de papillons, magnifiquement étalés, avec leurs ailes inanimées, sous les verres de leurs casiers, avait répandu sa gloire fort avant dans le monde. Le nom de ce négociant, de cet aventurier, conseiller intime, en un temps, d’un Sultan malais (à qui il ne faisait jamais allusion que sous le nom de « mon pauvre Mohammed Bonso »), était, grâce à quelques boisseaux d’insectes morts, parvenu aux oreilles de savants européens, qui n’auraient rien pu se figurer, et ne se seraient certainement pas souciés de rien savoir de sa vie et de son caractère. Mais moi qui le connaissais, je le considérais comme l’homme le mieux désigné pour recevoir mes confidences sur les difficultés de Jim,… et les miennes aussi. »

 

CHAPITRE XX

– « Il était tard lorsque je pénétrai dans son bureau, après avoir traversé une salle à manger imposante mais vide et très pauvrement éclairée. La maison était silencieuse. Je marchais derrière un vieux domestique javanais renfrogné, vêtu d’une sorte de livrée faite d’une veste blanche et d’un sarong jaune, qui ouvrit la porte du bureau, cria d’une voix profonde : – « Mon maître ! » et s’effaça devant moi, en s’éclipsant de mystérieuse façon, comme s’il eût été un fantôme, un instant réincarné pour ce service particulier. Stein se retourna sur sa chaise, et, dans ce mouvement, ses lunettes parurent remonter d’elles-mêmes sur son front. Il m’accueillit de sa voix calme et enjouée. Un seul coin de la vaste pièce, celui où se dressait la table de travail, était fortement éclairé par une lampe à abat-jour ; le reste se noyait, comme une caverne, dans une ombre indistincte. Des rayons étroits, chargés de caisses foncées, toutes pareilles de lignes et de couleur, couraient autour des murs, sans les revêtir pourtant du plancher au plafond, mais sous forme d’une bande sombre, de quelques pieds de hauteur. C’étaient des catacombes de scarabées. Au-dessus, des tablettes de bois pendaient à intervalles irréguliers, et la lumière qui tombait sur l’une d’elles y faisait mystérieusement luire dans la vaste pénombre les lettres d’or du mot Coléoptères. Les cases de verre, consacrées à la collection de papillons, étaient disposées en trois longues rangées, sur de petites tables à pieds grêles. Une de ces cases, sortie de sa place, reposait sur le bureau, où gisaient des feuilles de papier oblongues, couvertes d’une écriture menue.

 

– « Voilà comment vous me trouvez… Voilà ! » fit-il. Sa main me désignait la case, où, dans sa grandeur solitaire, un papillon déployait des ailes de sept pouces ou plus, des ailes sombres de bronze, avec des veines blanches d’une exquise délicatesse et une bordure somptueuse de points jaunes. – « Ils n’ont qu’un spécimen comme celui-là, dans votre Londres, et c’est tout. À ma petite ville natale, je léguerai ce numéro de ma collection à moi. Quelque chose de moi… Le meilleur ! »

 

« Il se penchait sur sa chaise, et le menton appuyé sur le verre de la case, il regardait ardemment. Je me tenais derrière son dos. – « Merveilleux ! » murmura-t-il, comme s’il eût oublié ma présence. Son histoire était curieuse. Né en Bavière, il avait, à vingt-deux ans, pris une part active au mouvement révolutionnaire de 1848. Gravement compromis, il avait réussi à fuir, en trouvant un premier refuge chez un pauvre horloger républicain de Trieste. De là il était passé au Tripoli, avec une pacotille de montres bon marché à colporter ; ce n’était pas un début bien brillant, mais le voyage avait été heureux pour lui cependant, car il avait fait en Afrique la rencontre d’un certain Hollandais, un homme célèbre autant que je me rappelle, mais dont j’ai oublié le nom. Ce naturaliste l’avait engagé comme une sorte d’assistant, et emmené en Orient. Pendant quatre ans ou plus, ensemble ou séparément, ils avaient exploré l’Archipel Indien, en quête d’oiseaux et d’insectes. Puis, le naturaliste reparti dans son pays, Stein qui n’avait pas, lui, de pays à revoir, était resté près d’un vieux négociant, qu’il avait connu au cours de ses voyages à l’intérieur des Célèbes, si l’on peut dire que les Célèbes comportent un intérieur. Ce vieil Écossais, le seul blanc autorisé à résider dans le pays à l’époque, était un ami privilégié de la femme qui présidait alors aux destinées des États Wajo. J’ai souvent entendu Stein conter comment cet homme, légèrement paralysé d’un côté, l’avait présenté à la cour indigène, peu avant d’être emporté par une dernière attaque. C’était un homme large, à la barbe blanche de patriarche et à l’imposante stature. Il était entré dans la salle du conseil où rajahs, pangerans[8] et chefs étaient assemblés, sous la présidence de la reine, une grosse femme ridée (très libre de langage, me disait Stein), et allongée sur un haut divan surmonté d’un dais. L’Écossais tirait la jambe et faisait sonner sa canne. Il saisit Stein par le bras et le mena droit au divan. – « Regardez, reine, et vous, rajahs », proclama-t-il, d’une voix de stentor, « voici mon fils. J’ai fait du commerce avec vos pères, et après ma mort, c’est lui qui en fera avec vous et avec vos fils. »

 

« Cette simple formalité valut à Stein la situation privilégiée de l’Écossais, avec tous ses stocks de marchandises, ainsi qu’une maison fortifiée sur la seule rivière navigable du pays. Quelque temps après, la vieille reine au langage si libre mourait à son tour, et la région fut troublée par divers prétendants au trône. Stein se joignit au parti d’un fils cadet, celui-là même dont, trente ans plus tard, il ne parlait jamais que sous le nom de « mon pauvre Mohammed Bonso ». Ils furent tous deux les héros d’exploits innombrables ; ils connurent des aventures merveilleuses, et soutinrent une fois, dans la maison de l’Écossais, un siège d’un mois, avec une vingtaine de partisans contre toute une armée. Je crois que les indigènes parlent encore de cette guerre-là. Cependant Stein ne manquait jamais d’attraper, pour son propre compte, tous les scarabées et tous les papillons qu’il pouvait découvrir. Après une huitaine d’années de guerre, de négociations, de fausses trêves, d’attaques brusquées, de réconciliations et de trahisons, et au moment précis où la paix paraissait assurée de durable façon, son « pauvre Mohammed Bonso » avait été assassiné à la porte même de la résidence royale, en descendant de cheval, lors d’un joyeux retour d’une fructueuse chasse au cerf. Un tel événement rendait la position de Stein extrêmement précaire, mais il serait peut-être resté dans le pays, s’il n’eût, très peu après, perdu la sœur de Mohammed (ma chère femme, la Princesse, comme il la désignait avec solennité). Il en avait une fille, mais la mère et l’enfant avaient succombé, à trois jours de distance, aux atteintes d’une fièvre pernicieuse. Il quitta donc des parages que sa perte cruelle lui rendait odieux, et termina ainsi la première et aventureuse partie de son existence. La seconde portion en différait si bien, que, sans la réalité du chagrin qui vivait en lui, cette étrange période lui eût fait l’effet d’un rêve. Il possédait un peu d’argent ; il se refit une vie nouvelle, et au bout d’un certain nombre d’années, avait amassé une fortune considérable. Il avait d’abord fait de nombreux voyages dans les îles, mais l’âge était venu, et depuis quelque temps, il quittait rarement sa maison spacieuse enclose à une lieue de la ville, dans son vaste parc, et entourée d’écuries, de communs et de cabanes de bambou pour son nombreux personnel de domestiques et d’employés. Chaque matin, il se rendait, dans sa charrette légère, à la ville où il avait un bureau avec des commis blancs ou Chinois. Il possédait une flottille de goélettes et de bateaux du pays, pour faire, sur une large échelle, le commerce de denrées des îles. Il menait le reste de sa vie en solitaire, mais sans misanthropie, entre ses livres et ses collections, sans cesse occupé à classer et à ranger ses spécimens, correspondant avec des entomologistes d’Europe, dressant un catalogue descriptif de ses trésors. Telle était l’histoire de l’homme que j’étais, sans aucun espoir précis, d’ailleurs, venu consulter sur le cas de Jim. C’eût été déjà un soulagement pour moi que de connaître son sentiment sur l’affaire. J’étais tout plein de mon sujet, mais je n’en respectai pas moins l’intérêt intense et presque passionné avec lequel il contemplait son papillon, comme s’il eût pu, dans la splendeur bronzée de ces ailes fragiles, dans les traînées blanches, dans les taches somptueuses, distinguer d’autres visions, voir l’image de choses aussi périssables, mais qui eussent pourtant aussi bravé la destruction que ces tissus délicats et sans vie dont la mort ne pouvait ternir la magnificence.

 

– « Merveilleux… » répéta-t-il, en levant les yeux sur moi. « Regardez… ! Cette beauté, ce n’est rien encore, mais admirez cette précision, cette harmonie… Quelle fragilité… Et quelle force pourtant !… Quelle exactitude… Voilà bien la Nature, l’équilibre de forces colossales !… Toutes les étoiles d’un côté !… tous les brins d’herbe de l’autre…, et le formidable Kosmos, dans son équilibre parfait produit ceci… Cette merveille, ce chef-d’œuvre de la Nature, l’immense artiste… »

 

– « Je n’ai jamais rencontré entomologiste aussi enthousiaste », fis-je remarquer gaiement. « Le chef-d’œuvre ? Et que faites-vous de l’homme ? »

 

– « L’homme est prodigieux, mais ce n’est pas un chef-d’œuvre », répliqua-t-il, sans lever les yeux de la plaque de verre. « Peut-être l’artiste était-il un peu fou ? Hein ? Qu’en dites-vous ? Il me semble parfois que l’homme est venu là où il n’a que faire, où il n’y a pas de place pour lui, car autrement, pourquoi voudrait-il prendre toute la place ? Pourquoi courrait-il à droite et à gauche, en menant si grand bruit autour de ses actes, en parlant des étoiles, en écrasant les brins d’herbe… ? »

 

– « En attrapant des papillons ?… » insinuai-je.

 

« Il sourit, se renversa contre son dossier et étendit les jambes. – « Asseyez-vous », fit-il. « Ce merveilleux animal c’est moi qui l’ai capturé, par un très beau matin. Et j’en ai ressenti une grosse émotion. Vous ne savez pas ce que c’est, pour un collectionneur, que de s’emparer d’une pièce pareille. Vous ne pouvez pas le savoir ! »

 

« Je souriais doucement dans mon fauteuil à bascule. Les yeux de Stein semblaient voir bien plus loin que le mur sur lequel ils étaient fixés, et il me raconta qu’un soir, un employé « du pauvre Mohammed » était venu le prier de se rendre à la Residenz comme il disait, demeure distante de quelque neuf ou dix milles, à laquelle on accédait par un sentier, à travers une plaine cultivée, semée çà et là de bouquets de bois. Il avait de bonne heure quitté sa maison fortifiée, après avoir embrassé sa petite Emma et donné toute autorité à « la Princesse », sa femme. Elle l’avait accompagné jusqu’à la grand’porte, une main sur le cou de son cheval : elle portait une blouse blanche, des épingles d’or dans les cheveux, et sur l’épaule gauche une courroie de cuir jaune soutenant un revolver. – « Elle me parlait comme parlent les femmes », disait Stein, « en me recommandant d’être prudent, de tâcher de rentrer avant la nuit et en me taxant de méchanceté parce que je voulais partir seul. Nous étions en guerre et le pays n’était pas sûr. Les domestiques fixaient aux fenêtres les volets blindés et chargeaient leurs carabines ; elle me dit de n’avoir aucune crainte à son sujet. Elle saurait défendre la maison contre n’importe qui, jusqu’à mon retour. Je riais de plaisir, à l’entendre ; c’était bon de la voir si brave, si jeune, si forte. Moi aussi, j’étais jeune, dans ce temps-là ! À la porte, elle prit ma main, la serra et fit un pas en arrière. Je retins mon cheval jusqu’à ce que j’eusse entendu fixer les barreaux derrière moi. Il y avait un de mes grands ennemis, un noble, un beau brigand, qui battait la campagne, avec une bande armée, aux alentours de ma demeure. Je fis un petit temps de galop de quatre ou cinq milles ; il avait plu dans la nuit mais la brume s’était levée, et le visage de la terre était parfaitement net ; il me souriait, tout frais, tout innocent, comme celui d’un petit enfant ! Tout à coup, j’entends une salve de coups de feu, une vingtaine au moins, à ce qu’il me paraît. Des balles me sifflent aux oreilles, et mon chapeau saute de ma tête. C’était une petite embuscade, vous comprenez. Ils s’étaient arrangés à me faire appeler par mon pauvre Mohammed, et m’avaient tendu ce traquenard. Je compris tout en clin d’œil, et me dis : « Il faut un peu d’habileté… » Mon poney s’ébroue, bondit, se dresse sur ses pattes de derrière, et moi, je me laisse tout doucement tomber en avant, la tête sur sa crinière. Il se met à marcher, et, d’un œil, je vois par-dessus son cou, un petit nuage de fumée suspendu à ma gauche au-dessus d’un massif de bambous. Je me dis : « Ah ! ah ! mes amis,… pourquoi n’attendez-vous pas assez avant de tirer ? Vous ne m’avez pas encore gelungen. Oh non ! » Je saisis mon revolver de la main droite tout doucement. En définitive, ils n’étaient que sept, ces gredins. Ils surgissent de l’herbe et se mettent à courir, avec leurs sarongs retroussés, en agitant, leur lance au-dessus de leur tête, et en se criant l’un à l’autre de ne pas laisser échapper le cheval, puisque je suis mort… Je les laisse approcher à la distance de cette porte, et alors, bang… bang… ; je vise soigneusement, à chacun de mes coups. Une dernière balle dans un dos d’homme, mais je le manque. Trop loin déjà. Et je reste en selle, au-dessus de la douce terre toute nette, qui me sourit, et devant trois cadavres abattus sur le sol. L’un était roulé en boule, comme un chien ; un autre, sur le dos, avait un bras devant les yeux, comme pour se garantir du soleil ; le troisième retira sa jambe, très lentement, pour l’allonger brusquement, d’un seul coup. Je le regardai attentivement, du haut de mon cheval, mais c’était bien fini ; er bleibt ganz ruhig, il reste parfaitement tranquille. Et en cherchant sur son visage un signe de vie, je vois quelque chose comme une ombre légère passer sur son front. C’était l’ombre de ce papillon. Regardez cette forme d’ailes. Cette espèce vole haut et d’un vol puissant. Je lève les yeux et le vois s’envoler. Je me dis ; est-ce possible ?… et je le perds de vue. Je descends de selle et me mets à marcher très lentement, mon revolver dans une main et la bride de mon cheval dans l’autre ; je jette les yeux à droite et à gauche, en bas et en l’air, partout. Je finis par le revoir juché sur un petit tas de boue, à dix pieds de moi. Mon cœur se met à battre ; je lâche mon cheval, garde mon revolver dans une main et retire de l’autre mon feutre mou de ma tête. Un pas… Tout doux !… Un second pas… Flop ! Je l’avais ! Quand je me relevai, l’émotion me faisait trembler comme une feuille, et lorsque je me rendis compte, en déployant ces ailes magnifiques, de la rareté et de l’extraordinaire perfection de ma capture, la tête me tourna et les jambes me manquèrent si bien que je dus m’asseoir par terre. J’avais eu le grand désir de trouver un spécimen de cette espèce, lorsque j’étais au service du professeur. J’avais, à cet effet, entrepris de longues tournées et subi de grosses privations ; j’en avais rêvé dans mon sommeil, et tout à coup, voilà que je le tenais dans mes doigts, pour moi. Selon les paroles du poète (il prononçait boète),

 

« So halt ich’s endlich denn in meinen Hænden

Und nenn es in gewissen Sinne mein. »[9]

 

« Il prononça ces paroles avec emphase, d’une voix soudain baissée et détourna lentement ses yeux de mon visage. Il se mit à bourrer, avec une activité silencieuse, une pipe à long tuyau, puis, le pouce sur l’ouverture du fourneau, me regarda d’un air significatif.

 

– « Oui, mon bon ami, ce jour-là, je n’avais plus rien à désirer ; j’avais bien déconfit mon principal ennemi ; j’étais jeune et fort ; j’avais l’amitié, j’avais l’amour d’une femme, j’avais un enfant pour me remplir tout à fait le cœur, et l’objet des rêves d’un temps de ma vie, je le tenais aussi dans les mains ! »

 

« Il frotta une allumette qui jeta une lueur vive. Son visage placide et rêveur eut une crispation douloureuse.

 

– « Ami, femme, enfant… » fit-il, lentement, en regardant la petite flamme, « phou… ! » L’allumette s’éteignit ; il se retourna avec un soupir vers la case de verre. Les ailes frêles et glorieuses tremblaient légèrement, comme si son souffle eût, pour un instant, rappelé à la vie ce somptueux objet de ses rêves.

 

– « L’ouvrage », reprit-il brusquement avec son accent habituel de douceur enjouée, « l’ouvrage est en bonne voie ; je viens de décrire ce rare spécimen… Oui ! Mais quelles bonnes nouvelles apportez-vous ? »

 

– « À dire vrai, Stein », répondis-je avec un effort qui me surprit moi-même, « je suis venu pour vous décrire un spécimen, moi aussi… »

 

– « Un papillon ? » demanda-t-il, avec une vivacité incrédule et joyeuse.

 

– « Non, rien d’aussi parfait », répondis-je, en me sentant soudain accablé par un monde de doutes… « Un homme… »

 

– « Ach so ! » murmura-t-il, et le visage souriant qu’il tournait vers moi se fit grave tout à coup. Il me regarda un instant, puis déclara lentement : « Eh bien, je suis un homme aussi ! »

 

« Le voilà bien tout entier ; il savait se montrer si généreusement encourageant, qu’un homme scrupuleux hésitait, au moment de la confidence ; mon hésitation fut pourtant de courte durée.

 

« Il m’écoutait, les jambes croisées ; de temps en temps son visage disparaissait complètement dans une explosion de fumée, et un grognement sympathique sortait du nuage. Lorsque j’eus achevé mon récit, il décroisa les jambes, posa sa pipe, se pencha gravement vers moi, les coudes sur les bras de son fauteuil, les doigts joints :

 

– « Je comprends très bien ; c’est un romanesque ! »

 

« Il avait trouvé, du premier coup, et je restai d’abord stupéfait de la sûreté de son diagnostic ; notre conversation ressemblait fort, en effet, à une consultation médicale : Stein faisait si bien figure de savant, dans son fauteuil et à sa table, et moi, de mon siège, je levais sur lui un regard si empreint d’anxiété, qu’il eût paru tout naturel de demander :

 

– « Que faut-il faire ? »

 

« Il leva un long index.

 

– « Il n’y a qu’un remède. Une seule chose peut nous guérir de nous-mêmes. » L’index retomba sur le bureau avec un claquement sec. Le cas dont il m’avait montré la simplicité se faisait plus simple encore, si possible, et totalement désespéré. Il y eut un silence. – « Oui », fis-je, « mais à proprement parler, la question ici n’est pas de guérir : c’est de vivre ! »

 

« Il m’approuva de la tête, un peu tristement, peut-être. – « Ja… Ja… De façon générale, pour parler comme votre grand poète. « That is the question… » Il continuait à hocher la tête avec sympathie. « Être ? Ach ! Être ! »

 

« Il se redressa, le bout des doigts sur la table.

 

– « Nous voulons « être » de tant de façons différentes », reprit-il. « Ce magnifique papillon trouve un petit tas de boue et s’y pose tranquillement, mais l’homme ne veut jamais rester tranquille sur son tas de boue ! Il veut être là… et puis après là… » Il levait, puis abaissait la main. « Il veut être un saint, puis il veut être un démon, et chaque fois qu’il ferme les yeux, il se voit très beau, plus beau qu’il ne peut jamais l’être… En rêve… »

 

« Il abaissa le couvercle de verre ; la serrure automatique se ferma avec un bruit sec, et prenant la caisse à deux mains, il la rapporta religieusement à sa place ; il sortit du cercle brillant tombé de l’abat-jour, pour entrer dans la zone de lumière atténuée, puis dans l’ombre confuse. Ce rapide passage faisait un effet singulier ; on eût dit qu’il échappait, en quelques pas, à ce monde concret et à ses inquiétudes. Comme si elle eût été dépouillée de substance, sa haute silhouette semblait planer, avec des mouvements vagues et arrondis, au-dessus d’objets invisibles ; sa voix, issue d’un lointain où il paraissait mystérieusement occupé de soins immatériels, cessait d’être incisive pour se faire profonde et grave, adoucie par la distance.

 

– « Et c’est de ce que l’on ne peut toujours garder les yeux fermés que vient la vraie difficulté, que naît la peine du cœur, la douleur du monde. Je vous le dis, mon ami, il n’est pas bon de s’apercevoir que l’on ne peut réaliser son rêve, faute de force ou d’habileté… Ja !… Et l’on reste pourtant un si beau gaillard, tout le temps ! Wie ? Was ? Gott im Himmel ![10] Comment est-ce possible ? Ha ! Ha ! Ha ! »

 

« L’ombre penchée sur les tombes de papillons riait impétueusement.

 

– « Oui ! cette chose terrible est très drôle ! En naissant, un homme tombe dans un rêve comme on tombe à la mer. S’il veut se débattre pour en sortir, comme le font les gens sans expérience, il se noie… nicht wahr[11] ?… Non, je vous le dis, ce qu’il faut, c’est s’abandonner à l’élément destructeur, et s’arranger, à force d’efforts des mains et des pieds dans l’eau, pour que la mer profonde, profonde vous soutienne. Voilà, si vous me le demandez, comment on peut arriver à « être ».

 

« Sa voix prenait une puissance extraordinaire, comme s’il eût été inspiré dans l’ombre par une sagesse chuchotante. – « Je vous le dis ; pour cela aussi, il n’y a qu’un moyen. »

 

« Avec un bruit pressé de pas sur le sol, il traversa le cercle de lueur confuse et apparut soudain dans l’éclat de la lumière. Sa main tendue était pointée sur ma poitrine comme un pistolet ; ses yeux, très enfoncés, semblaient vouloir me transpercer, mais sa lèvre crispée ne prononça pas une parole, et l’austère exaltation de la certitude qu’il avait trouvée dans l’ombre disparut de son visage. Il laissa tomber la main tendue vers ma poitrine et fit un pas dans ma direction pour la poser doucement sur mon épaule. Il y avait des choses, me dit-il tristement, qu’il valait peut-être mieux ne jamais raconter, mais il avait si longtemps vécu seul que souvent, il oubliait… il oubliait… La lumière avait dissipé la certitude dont avait paru l’inspirer l’ombre lointaine. Il s’assit, les deux coudes sur la table, et se frotta le front. – « Et pourtant c’est vrai, c’est vrai… Plonger dans l’élément destructeur… » Il parlait à voix basse, sans me regarder, une main de chaque côté du visage. « Voilà le secret… Suivre son rêve et suivre son rêve encore… et ainsi… ewig… usque ad finem… » Son murmure convaincu ouvrait devant mes yeux une vaste et incertaine perspective, comme celle d’un horizon crépusculaire, sur une plaine, à la tombée de la nuit…, ou à l’aube, peut-être ? On ne savait pas au juste, mais c’était une lumière charmeuse et décevante, qui jetait la poésie subtile de sa pénombre sur des fondrières… et sur des tombes. Sa vie avait commencé dans l’enthousiasme, dans le sacrifice aux idées généreuses ; il avait voyagé très loin, sur des chemins divers et d’étranges sentiers ; sur tous il avait marché sans faiblesse, et partant sans honte et sans regret. En cela il avait raison. C’était le secret, sans doute. Mais la grande plaine où les hommes errent parmi les tombes et les fondrières, restait très désolée, sous la subtile poésie de sa lumière crépusculaire, pleine d’ombre au centre, et ceinte de clartés, comme si elle eût été entourée d’un abîme de flammes. Lorsque je rompis enfin le silence, ce fut pour exprimer l’opinion que l’on n’aurait su trouver homme plus romanesque que lui.

 

« Il hocha doucement la tête, puis fixa sur moi un regard patient et interrogateur. C’était une honte, dit-il ; nous nous laissions aller à bavarder comme deux enfants, au lieu de nous efforcer de trouver ensemble quelque chose de pratique, un remède applicable au mal, au grand mal…, répéta-t-il, avec un sourire malicieux et indulgent. Mais cela ne rendit pas notre conversation plus précise. Nous évitions de prononcer le nom de Jim, comme si nous eussions voulu écarter de notre discussion tout être de chair et de sang, et qu’il n’eût été qu’un esprit errant, qu’une ombre douloureuse et sans nom. – « Voyons », fit Stein en se levant, « ce soir vous coucherez ici, et demain matin nous déciderons quelque chose de pratique. Il alluma un chandelier à deux branches et me montra le chemin. Escortés des lueurs jetées par les bougies, nous traversâmes des pièces sombres et vides. La lumière glissait sur les parquets cirés, passait çà et là sur la surface polie d’une table, s’accrochait au renflement d’un meuble, ou s’allumait toute droite dans de lointains miroirs, tandis que dans les profondeurs du vide cristal se reflétaient silencieusement les formes de deux hommes et les flammes de deux bougies. Stein marchait lentement, un pas devant moi, avec une courtoisie déférente ; il y avait sur son visage une quiétude profonde et pour ainsi dire attentive ; de longues boucles blondes semées de fils blancs tombaient sur sa nuque légèrement penchée.

 

– « C’est un romanesque,… un romanesque », répéta-t-il. « Et c’est très mauvais,… très mauvais… Et très bon aussi », ajouta-t-il. – « En êtes-vous sûr ? » demandai-je.

 

– « Gewiss[12] », fit-il, restant debout, son chandelier à la main, sans me regarder. « C’est évident. Pourquoi autrement une douleur intime l’amènerait-elle à se découvrir lui-même ? Qu’est-ce donc qui le fait… exister, à vos yeux et aux miens ? »

 

« Il était difficile, à ce moment, de croire à l’existence extérieure de Jim, à cette existence commencée dans un presbytère, souillée par le contact des foules comme par des nuages de poussière, réduite au silence, dans le monde matériel, par les appels tumultueux de la vie et de la mort…, mais son impérissable réalité s’imposait pourtant à moi avec une force convaincante et terrible. Je la distinguais avec netteté, comme si notre course à travers les hauts appartements silencieux, comme si les lueurs tremblantes et les visions furtives de silhouettes humaines et de flammes vacillantes dans des profondeurs transparentes et insondables, nous eussent fait approcher de la Vérité absolue, qui, à l’instar de la Beauté, flotte à demi submergée, obscure et fugitive, sur les immobiles et muettes eaux du mystère. – « C’est possible », concédai-je, avec un rire léger, dont la répercussion inattendue et bruyante me fit aussitôt baisser le ton, « mais ce dont je suis sûr, au moins, c’est que vous l’êtes bien, vous aussi. » La tête penchée sur la poitrine, et le candélabre levé très haut, il se remit en marche. – « Oh, évidemment, j’existe aussi…, » murmura-t-il.

 

« Il me précédait. Mes yeux suivaient ses mouvements, mais ce que je voyais, ce n’était pas le chef de la maison de commerce, l’hôte joyeusement accueilli dans les réunions, le correspondant de sociétés savantes et de naturalistes lointains ; je voyais seulement la réalité d’une destinée qu’il avait su guider d’un pas ferme, je voyais cette vie commencée dans un humble milieu, cette existence riche de généreux enthousiasmes, d’amitiés, d’amour, de guerres, de tous les éléments exaltés du roman. Devant la porte de ma chambre, il se retourna vers moi : – « Oui », fis-je, comme si j’eusse poursuivi une discussion, « … et entre autres choses, vous aviez follement rêvé d’un certain papillon ; mais lorsqu’un beau matin, votre rêve est venu à votre rencontre, vous n’avez pas laissé échapper l’occasion merveilleuse… N’est-ce pas ?… Tandis que lui… » Stein leva la main : – « Savez-vous donc combien d’occasions j’ai laissé s’enfuir, combien j’ai laissé s’évanouir de rêves qui avaient croisé mon chemin ? » Il hocha la tête avec regret. « Je crois bien que certains de ces rêves auraient été très beaux, si j’avais su les réaliser… Mais savez-vous combien ?… Je ne le sais peut-être pas moi-même ! » – « Que les siens aient été beaux ou non », répliquai-je, « … il y en a un au moins qu’il n’a pas su conquérir ! » – « Nous en avons tous laissé échapper un ou deux comme cela ! » fit Stein, « et c’est la peine…, la grosse peine… »

 

« Il me serra la main sur le seuil et jeta un coup d’œil dans la chambre par-dessous son bras levé. – « Dormez bien », fit-il, « et demain, il faudra que nous cherchions quelque chose de pratique,… de pratique… »

 

« Bien que sa chambre fût située au-dessous de la mienne, je le vis reprendre le chemin que nous avions suivi. Il retournait à ses papillons. »

 

CHAPITRE XXI

– « Je ne pense pas qu’aucun de vous ait jamais entendu parler du Patusan ? » reprit Marlow, après un silence rempli par l’allumage méthodique d’un cigare. « Peu importe ; dans la foule des corps célestes qui se pressent la nuit autour de nous, il y en a plus d’un dont les hommes n’ont jamais entendu parler, parce qu’il gravite en dehors de la sphère de leurs habitudes, et n’a d’importance terrestre que pour les astronomes qui sont payés pour parler doctement de sa composition, de son poids, de son orbite, des irrégularités de sa trajectoire, des aberrations de sa lumière, comme d’une sorte de scandaleuse monstruosité scientifique. Il en est ainsi du Patusan. Les cercles gouvernementaux de Batavia y faisaient de doctes allusions, à propos surtout de ses aberrations et de ses irrégularités, et dans le monde du commerce, quelques très rares négociants le connaissaient de nom. Mais personne n’y était allé, et je soupçonne que personne ne se souciait d’y aller, comme je suppose qu’un astronome objecterait fort à être transporté dans un lointain corps céleste, où séparé de ses émoluments terrestres, il serait abasourdi par le spectacle de ciels inconnus. Mais les corps célestes ni les astronomes n’ont rien à voir avec le Patusan. C’est Jim qui s’y rendit. Je voulais seulement vous faire comprendre que si Stein eût réussi à l’envoyer dans une étoile de cinquième grandeur, le changement n’eût pas été plus complet pour lui. Laissant en arrière les faiblesses terrestres et la réputation qu’il s’était acquise, il trouva, pour exercer ses facultés imaginatives, des conditions toutes nouvelles. Toutes nouvelles et toutes remarquables. Et c’est de remarquable façon aussi qu’il sut en profiter.

 

« Stein était l’homme qui en savait plus que quiconque sur le Patusan. Plus même que les cercles gouvernementaux, je crois. Je ne doute pas qu’il n’y fût allé, soit dans ses jours de chasse aux papillons, soit plus tard, lorsque son incorrigible manie le poussait à relever, par une pincée de roman, les sauces épaisses de sa cuisine commerciale. Il y a bien peu de coins de l’Archipel qu’il n’eût visités, dans leur pénombre originelle, avant que la lumière (et même la lumière électrique), ne les eût inondés, au nom d’une plus saine morale et… eh bien, au nom de plus gros bénéfices, aussi. C’est au petit déjeuner, le lendemain de notre entretien sur Jim, qu’il me parla du Patusan. Je venais de répéter le mot du pauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou de vingt pieds pour s’y terrer ! » Il me regarda avec un intérêt attentif, comme si j’eusse été un insecte rare. – « Ce serait à la rigueur possible ! » fit-il, en dégustant son café. – « Oui, l’enterrer… » commentai-je. « On ne s’arrête guère à pareille idée, mais on ne saurait mieux faire, étant donné la nature de ce garçon-là ! » – « Oui, il est jeune », murmura Stein. – « C’est le plus jeune des êtres humains », affirmai-je. – « Schön[13] ! Il y a le Patusan », reprit-il, sur le même ton de rêve… « Et la femme est morte maintenant », ajouta-t-il, mystérieusement.

 

« Naturellement, je ne sais rien de cette histoire ; je puis seulement inférer qu’une fois déjà, le Patusan avait servi d’asile à un être accablé par une faute, une transgression ou un malheur. On ne saurait soupçonner Stein. La seule femme qui eût existé pour lui, c’était la jeune Malaise qu’il appelait : « Ma femme la Princesse », ou plus rarement, et dans ses moments d’expansion : « la mère de mon Emma ». Je ne saurais dire quelle était la femme à laquelle il songeait, à propos du Patusan, mais ses allusions me firent conclure que c’était une Hollando-Malaise, jolie et bien élevée, dont l’existence avait été tragique ou simplement pitoyable ; la partie la plus douloureuse de son histoire était sans doute son mariage avec un Portugais de Malacca, jadis employé dans une maison de commerce des colonies hollandaises. Je sus par Stein que cet individu était peu recommandable, à plus d’un titre, mais toujours de façon mal définie et dangereuse. C’est uniquement par considération pour sa femme que Stein l’avait nommé directeur du comptoir de la maison Stein et Cie, à Patusan ; au point de vue commercial, cette désignation n’avait pas été heureuse, pour la société tout au moins, et maintenant que la femme était morte, Stein était disposé à essayer d’un nouvel agent. Le Portugais, qui s’appelait Cornélius, se tenait pour un homme méconnu, et considérait que ses mérites l’eussent désigné pour de plus hautes fonctions. C’est cet individu que Jim allait devoir remplacer. – « Je ne crois pas qu’il veuille céder la place », remarqua Stein. « Ce n’est pas mon affaire, d’ailleurs ; c’est seulement par considération pour cette femme que j’ai… Mais je crois qu’il y a une jeune fille, et s’il veut rester, je lui laisserai la disposition de la vieille maison. »

 

« Le Patusan fait partie d’un État indigène indépendant ; c’est un district écarté, dont le principal établissement porte le même nom. À quelque quarante milles de la mer, en un point d’où l’on découvre les premières maisons, on voit s’élever, au-dessus de la masse des forêts, les sommets très voisins de deux montagnes abruptes, séparés par ce que l’on prendrait pour une fissure profonde, fente produite par un coup formidable. En fait, la vallée intermédiaire ne forme qu’une faille étroite, et de la ville, la montagne se présente sous forme d’une masse irrégulièrement conique, et fendue en deux moitiés légèrement écartées. Au troisième jour qui suit la pleine lune, l’astre nocturne, vu de l’espace ouvert devant la maison de Jim (il avait une très belle maison de style indigène, lorsque j’allai le voir), se levait en plein derrière ces montagnes ; sa lueur diffuse accusait d’abord les deux masses en un relief d’un noir intense, puis tout à coup émergé et montant doucement entre les deux parois de la crevasse, le disque rougeoyant et presque parfait finissait par flotter au-dessus des sommets, comme s’il eût, avec un air de triomphe modeste, échappé à une tombe géante. – « Merveilleux effet ! » déclara Jim, à côté de moi ; « cela vaut la peine d’être vu, n’est-ce pas ? »

 

« Il laissait percer sous ces mots un accent d’orgueil personnel qui me fit sourire ; on aurait dit qu’il avait pris une part à l’ordonnance de ce spectacle unique. Il avait réglé tant de choses, au Patusan, tant de choses qui eussent paru aussi impossibles à contrôler pour lui que la marche du soleil et des étoiles !

 

« C’était inconcevable, et c’était pourtant le caractère particulier du rôle auquel Stein et moi l’avions inconsciemment convié, sans autre dessein que de l’éloigner de la vie des hommes, et de l’arracher plus encore à la sienne, comprenez-le. Tel était notre premier mobile, bien que j’aie peut-être eu, je dois l’avouer, un autre motif pour me pousser. Je devais rentrer pour quelque temps en Angleterre et il est possible que j’eusse, à demi inconsciemment peut-être, souhaité disposer de lui, disposer de lui, vous m’entendez, avant mon départ. Je retournais au pays, et c’est le pays qui me l’avait envoyé, avec sa triste peine et ses droits obscurs, comme un homme qui halète sous un fardeau, dans le brouillard. Je ne puis affirmer l’avoir jamais clairement vu…, même aujourd’hui, après cette dernière visite que je lui ai faite, mais il me semblait que moins je le comprenais, plus j’avais d’obligations envers lui, au nom même de ce doute qui est une part inséparable de notre connaissance. En savais-je tellement plus sur moi-même ? Je retournais donc au pays, je vous le répète, à ce pays assez lointain pour que tous les foyers y deviennent comme un seul foyer, auquel le plus humble d’entre nous a le droit de s’asseoir. Illustres ou obscurs, nous errons par milliers à la surface du globe, pour amasser au-delà des mers argent ou gloire, ou gagner seulement une croûte de pain ; mais il me semble que pour chacun de nous le retour au pays constitue une sorte de reddition de comptes. Nous rentrons pour affronter nos supérieurs, nos parents, nos amis, ceux à qui nous obéissons et ceux que nous aimons… mais les êtres mêmes qui n’ont personne, les plus dépouillés, les plus solitaires, les plus libérés de juges et de liens, ceux pour qui le foyer ne comporte ni chers visages ni voix familières, – doivent affronter l’âme du pays, l’âme qui flotte dans son air et dans son ciel, sur ses vallées et sur ses collines, sur ses champs, ses eaux et ses bois, comme un muet ami, un juge et un inspirateur. Dites ce que vous voudrez, mais pour retrouver la joie du pays, pour affronter sa vérité et respirer sa paix, il faut rentrer avec la conscience libre. Tout cela peut vous paraître pure sentimentalité, et peu d’entre nous, en effet, ont le désir ou la faculté de regarder consciencieusement sous la surface des émotions familières. Il y a les jeunes filles que nous aimons, les hommes vers qui nous levons les yeux, les tendresses, les amitiés, les occasions, les plaisirs… Mais le fait reste entier ; il faut avoir les mains propres pour toucher à sa récompense, si l’on ne veut pas la voir changée en feuilles mortes entre les doigts. Je crois que ce sont les isolés, les êtres sans foyer et sans affection, ceux qui ne retournent pas à une maison, mais au pays lui-même, pour retrouver son âme désincarnée, éternelle et immuable, je crois que ce sont ceux-là qui éprouvent le mieux sa sévérité et sa puissance rédemptrice, la grâce de son droit séculaire à notre fidélité et à notre soumission. Oui, si nous ne sommes pas nombreux à comprendre cela, nous le sentons tous, et je dis tous, sans exception, car ceux qui ne le sentent pas ne comptent pas non plus. Tout brin d’herbe a son petit coin de terre d’où il tire vie et force, et l’homme aussi est enraciné dans une terre spéciale d’où il tire sa foi en même temps que sa vie. Je ne sais jusqu’à quel point Jim comprenait, mais je sais qu’il sentait ; il sentait confusément mais d’intense façon, la nécessité d’une telle vérité,… ou d’une telle illusion ; peu m’importe le nom que vous lui donnerez ; cela fait une bien petite différence, et cette différence-là signifie si peu ! Le certain, c’est qu’en raison de tels sentiments, il attachait, lui, de l’importance à un retour. Il ne retournerait jamais au pays, jamais ! S’il avait été capable de manifestations pittoresques, il eût frémi à cette seule pensée, et vous eût fait frémir aussi. Mais il n’était pas homme à s’abandonner à de telles faiblesses, bien qu’à sa façon, ce fût un expressif. À l’idée d’un tel retour, il serait devenu désespérément raide et impassible, le menton baissé et la lèvre boudeuse, cependant que ses yeux bleus candides auraient lancé un éclair sous les sourcils froncés, comme devant une pensée intolérable et révoltante. Il y avait de l’imagination sous ce crâne dur que l’épaisse chevelure crépue coiffait comme d’un casque. Pour moi qui n’ai pas d’imagination (je serais plus rassuré aujourd’hui sur son sort, si j’en avais), je ne veux pas vous faire croire que je me représentasse l’âme du pays surgissant au-dessus des blanches falaises de Douvres, pour me demander ce que j’avais fait, – moi qui revenais sans os cassés, – de mon très jeune frère. Je savais trop bien qu’il était de ces êtres sur le sort desquels il n’y a point d’enquête ; j’avais vu des hommes qui valaient mieux que lui disparaître et s’évanouir à jamais, sans provoquer une manifestation de curiosité ou de regret. Ainsi qu’il sied aux génies de vaste envergure, l’âme du pays n’a cure de vies innombrables. Malheur aux traînards ! Nous n’existons qu’à notre place dans le rang ! Il était resté en arrière et n’avait pas su rester à la hauteur de ses camarades, mais il le sentait avec une intensité qui le rendait touchant, au même titre que la vie plus intense d’un homme rend sa mort plus émouvante que celle d’un arbre. Je m’étais trouvé à point sur sa route, et j’avais été touché, voilà toute l’histoire. Je me tourmentais de savoir de quel côté il allait se tourner. J’aurais vraiment souffert si, par exemple, il se fût mis à boire. La terre est si petite que j’avais peur d’être accosté un jour par un vagabond aux yeux troubles, au visage bouffi et souillé, aux savates de toile éculées, avec des loques flottantes aux coudes, et qui, au nom d’anciennes relations, m’emprunterait cinq dollars. Vous connaissez l’horrible et louche allure de ces épouvantails, sortis d’un passé présentable, qui vous fondent dessus, la voix éraillée et veule, le regard impudent et à demi détourné ; vous connaissez ces rencontres, plus douloureuses pour l’homme qui croit à la solidarité des existences humaines, que ne peut l’être à un prêtre la vue de l’agonie d’un vieil impénitent. Voilà, à dire vrai, la seule espèce de danger que j’envisageasse pour lui et pour moi, mais je me méfiais de mon défaut d’imagination. Peut-être pouvait-il arriver pis encore, dans un sens que mon esprit était impuissant à se représenter. Je ne pouvais oublier que ce garçon-là était un bel imaginatif, et les imaginatifs sont capables de s’écarter fort loin dans une direction, comme si on leur avait donné une longueur de câble plus grande qu’à leurs voisins, dans le difficile mouillage de la vie. Ils n’y manquent pas non plus, et s’adonnent à la boisson, parfois. Peut-être lui faisais-je tort, en ressentant pareille crainte à son sujet. Mais comment le savoir ? Tout ce que Stein lui-même trouvait à m’en dire, c’est que c’était un romanesque. Et moi, tout ce que je savais, c’est qu’il était l’un de nous. De quoi se mêlait-il, en étant romanesque ? Si je vous parle autant de mes sentiments instinctifs et de mes réflexions brumeuses, c’est qu’il ne me reste plus grand-chose à dire de lui. Il existait pour moi, et, somme toute, c’est par moi seulement qu’il existe pour vous. Je l’ai conduit par la main et je l’ai fait parader devant vous. Mes appréhensions si vulgaires étaient-elles injustes ? Je ne saurais le dire, aujourd’hui encore. Peut-être pourriez-vous le dire, vous, avec plus de sagesse, puisque, selon le proverbe, ce sont les spectateurs qui voient le mieux le jeu. En tout cas, elles étaient superflues. Il ne s’est pas écarté du chemin, pas du tout ; au contraire, il y a marché merveilleusement, droit comme une flèche, et il a prouvé par son excellente allure qu’il savait aussi bien soutenir un effort que partir d’un bond. Je devrais être ravi, car c’est une victoire à laquelle j’ai contribué, et je ne suis pourtant pas aussi heureux que je m’y serais attendu. Je me demande si cet effort l’a vraiment fait sortir de la brume où il errait, comme une silhouette assez mince, mais attachante avec ses contours flous, traînard qui gémissait inconsolablement sur la perte de son humble place dans le rang. D’ailleurs le dernier mot de l’histoire n’est pas dit, et ne sera jamais dit sans doute. Nos vies ne sont-elles pas trop courtes pour nous donner le temps d’aller jusqu’au bout d’une phrase, qui reste éternellement, à travers nos balbutiements, à l’état d’intention ? J’ai renoncé à entendre ces dernières paroles, dont le bruit, si elles pouvaient seulement être prononcées, ébranlerait le ciel et la terre. Nous ne trouvons jamais le temps de prononcer notre dernière parole, de dire le dernier mot de notre amour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notre soumission, de notre révolte. Le ciel et la terre ne veulent pas être ébranlés sans doute, au moins par nous qui connaissons sur eux trop de vérités. Mes dernières paroles sur le compte de Jim seront brèves. J’affirme qu’il a atteint une vraie grandeur, mais une telle histoire est rapetissée par celui qui la raconte ou plutôt par ceux qui l’écoutent. Franchement, c’est moins de mes paroles que je me méfie que de vos esprits. Je saurais être éloquent si je ne craignais que vous ayez laissé étioler vos imaginations pour vous remplir le ventre. Je ne veux pas vous offenser ; il est bien respectable, apaisant, profitable,… et ennuyeux de ne point nourrir d’illusions. Pourtant vous aussi, à votre heure, vous avez dû connaître cette intensité de vie, cette lumière splendide qui naissent parfois du choc de choses futiles, et qui paraissent aussi stupéfiantes que la gerbe d’étincelles jaillie d’une pierre froide… aussi stupéfiantes et aussi éphémères, hélas ! »

 

CHAPITRE XXII

– « La conquête de l’amour, de la vénération, de la confiance des hommes, l’orgueil qu’elle suscite et la puissance qu’elle procure, ce sont là éléments d’un conte héroïque ; seulement nos esprits s’attachent au caractère extérieur de semblables succès, et dans le succès de Jim, il n’y avait rien d’extérieur. Trente milles de forêts le cachaient aux yeux d’un monde indifférent, et sur une côte blanche d’écume le bruit du ressac noyait la voix de la renommée. Le courant de la civilisation bifurquait contre un cap, à cent milles au nord du Patusan, en deux branches respectivement dirigées vers l’est et le sud-est, en laissant à l’écart ses plaines et ses vallées, ses forêts et sa vieille humanité ; il négligeait le Patusan, comme un îlot émietté et insignifiant, perdu entre les deux branches d’un torrent formidable et dévorant. On trouve assez souvent mentionné le nom du pays dans les récits des anciens voyageurs. Les commerçants du XVIIe siècle y allaient chercher du poivre, parce qu’au temps de Jacques Ier, la passion du poivre semblait brûler, comme une flamme d’amour, dans la poitrine des aventuriers de Hollande et d’Angleterre. Où ne seraient-ils pas allés pour chercher du poivre ? Pour un sac de poivre, ils se coupaient la gorge entre eux, sans hésitation, ou ils vendaient leur âme dont ils prenaient si grand soin d’autre part ; cet étrange et obstiné désir leur faisait défier mille morts diverses ; ils affrontaient les mers connues, les maladies bizarres et hideuses, les plaies, la captivité, la faim, les épidémies et le désespoir. Ils en devenaient grands, par le Ciel ! ils en devenaient héroïques et émouvants aussi, dans leur soif de négoce, sous les coups de l’inflexible mort qui prélevait son tribut sur jeunes et vieux. Il paraît impossible qu’un simple appétit de lucre ait pu pousser les hommes à une telle opiniâtreté d’entreprises, à un aussi aveugle entêtement dans l’effort et le sacrifice. Et, en fait, ceux qui aventuraient ainsi leurs personnes et leurs vies, risquaient tout leur avoir pour une mince récompense. Ils laissaient leurs os à blanchir sur de lointains rivages pour détourner les flots de la fortune vers ceux qui vivaient au pays. À nos yeux de successeurs, soumis à des épreuves moins rudes, ils paraissent grandis, non point comme agents de commerce, mais comme les instruments d’une destinée préétablie ; c’est pour obéir à une voix intérieure, à une impulsion de leur sang, à un rêve d’avenir qu’ils cinglaient vers l’inconnu. Ils étaient prodigieux, et ils étaient préparés aussi, il faut l’avouer, au merveilleux. Ils l’enregistraient avec complaisance dans le récit de leurs souffrances ; ils le mêlaient à l’esprit de la mer, aux coutumes de nations étranges, à la gloire de chefs superbes.

 

« Au Patusan, ils avaient trouvé des quantités de poivre et avaient été impressionnés par la magnificence et la sagesse du Sultan ; mais on ne sait pourquoi, après un siècle de relations suivies, le pays vit peu à peu décliner son commerce. Peut-être le poivre était-il épuisé. En tout cas, personne ne s’en soucie plus maintenant ; la gloire est éteinte ; le Sultan, un adolescent imbécile, avec deux pouces à la main gauche, extorque à une population misérable un revenu incertain, que lui volent ses nombreux oncles.

 

« Je tiens ces renseignements de Stein, qui me donna les noms de ces oncles, avec un bref aperçu sur la vie et le caractère de chacun d’eux. Il était, au sujet des États indigènes, aussi riche en informations qu’un rapport officiel, mais infiniment plus amusant. Il avait besoin d’être au courant. Il trafiquait dans un très grand nombre de ces États, et dans plus d’un district, au Patusan, entre autres, sa maison était la seule à posséder un comptoir, par licence spéciale des autorités hollandaises. Le Gouvernement se fiait à sa discrétion, et il était entendu qu’il acceptait tous les risques de l’entreprise. Les hommes qu’il employait le comprenaient aussi, mais il faut croire qu’il savait les payer en conséquence. Il m’exposa les faits avec une parfaite franchise, le lendemain matin, à la table du déjeuner. À sa connaissance (ses dernières nouvelles du Patusan remontaient à treize mois, spécifia-t-il), l’état normal était là-bas celui d’une insécurité totale pour la vie et les biens. Il y avait des forces antagonistes en présence, dont l’une était représentée par le Rajah Allang, le pire des oncles du Sultan ; gouverneur de la rivière, il pratiquait toutes les exactions et les vols, et pressurait à mort les Malais du pays, malheureuses victimes sans défense, qui n’avaient même pas la ressource de l’émigration. – « Car », me faisait remarquer Stein, « où et comment les pauvres gens pourraient-ils s’en aller ? » Ils n’en éprouvaient probablement même aucun désir. Le monde, qui est entouré de hautes montagnes infranchissables, a été confié aux mains des grands personnages, et ce Rajah-là, ils le connaissaient ; il appartenait à leur propre maison royale. J’ai eu le plaisir de rencontrer un jour ce gentleman. C’était un petit vieillard usé et sale, avec des yeux mauvais et une bouche molle, qui avalait toutes les deux heures une pilule d’opium, et, au mépris de la plus vulgaire décence, portait les cheveux découverts et tombant en mèches folles, pauvres et filasseuses, sur son visage desséché et osseux. Pour donner audience, il grimpait sur une sorte d’étroite estrade, dressée dans une salle à l’aspect de grange en ruine ; à travers les fentes d’un plancher de bambou pourri, on apercevait, à douze ou quinze pieds sous soi, les monceaux d’ordures et de déchets de toute sorte, entassés sous la maison. Voilà comment et où il nous reçut, lorsque je lui fis avec Jim une visite de cérémonie. Il y avait une quarantaine de personnes dans la pièce, et trois fois autant peut-être dans la grande cour du bas. Quelques jeunes gens, vêtus de soieries chantantes, nous regardaient de loin ; la majorité, esclaves ou humbles serviteurs à moitié nus, portaient des sarongs en loques, tachés de cendre et de boue. Je n’avais jamais vu à Jim un tel air de gravité, d’empire sur lui-même, d’impressionnante impassibilité. Au milieu de ces individus à peau brune, sa silhouette vigoureuse, toute vêtue de blanc, et la brillante toison de ses cheveux blonds semblaient attirer toute la lumière glissée aux fentes des volets dans cette salle sombre, aux murs de paillis et au toit de chaume. Il n’apparaissait pas seulement comme un être d’une autre race, mais d’une autre essence. Si on ne l’eût pas vu arriver dans son canot, on aurait pu le croire descendu des nuages. Mais il était sorti d’une pirogue vermoulue où il se tenait tout à fait immobile et les jambes serrées, de peur de la faire chavirer ; assis sur une malle de fer-blanc que je lui avais prêtée, il gardait sur ses genoux un revolver de marine, offert par moi au départ, que, par une intervention de la Providence, une idée absurde et bien digne de lui ou une instinctive sagacité lui avait fait décider de porter non chargé. C’est dans cet équipage qu’il avait remonté la rivière de Patusan. Rien ne pouvait être plus prosaïque et plus dangereux, plus absurdement hasardeux et plus solitaire. Etrange fatalité que celle qui donnait, à chacun de ses actes une allure de fuite, de désertion irréfléchie et impulsive, de saut dans l’inconnu.

 

« C’est le caractère hasardeux de l’aventure qui, précisément, me frappe le plus aujourd’hui. Ni Stein ni moi ne soupçonnions clairement ce qu’il pouvait y avoir de l’autre côté du mur, par-dessus lequel, pour parler en métaphore, nous l’avions lancé sans cérémonie. Sur le moment, je souhaitais surtout le voir disparaître complètement. Quant à Stein, il obéissait, de façon bien caractéristique, à un motif d’ordre sentimental. Il avait l’idée de payer (en nature je suppose), la vieille dette qu’il n’avait jamais oubliée. Toute sa vie, il avait fait montre d’un intérêt particulier pour tout originaire des Iles Britanniques. Son défunt bienfaiteur était Écossais, à vrai dire, Écossais au point de s’appeler Alexandre Mac Neill, et Jim sortait d’un comté situé bien au sud de la Tweed, mais pour ceux qui la regardent à trois ou quatre mille lieues de distance, même pour ses propres enfants, la Grande-Bretagne, sans être en rien diminuée, paraît assez raccourcie pour que de tels détails perdent leur importance. Stein était excusable, et il me laissait entrevoir des intentions si généreuses, que je le suppliai de les tenir secrètes pour l’instant. Je sentais qu’il ne fallait laisser aucune considération d’avantage personnel influencer Jim ; il ne fallait même pas courir le risque d’une telle orientation. C’est en face d’une autre espèce de réalité que nous nous trouvions. Il cherchait un refuge, et ce refuge, nous allions le lui offrir, à ses risques et périls, voilà tout.

 

« Sur tous les autres points, j’usai avec lui d’une parfaite franchise, et j’exagérai même (je le croyais, au moins), les dangers de l’entreprise. À la vérité, je ne leur avais pas rendu justice ; le premier jour de Jim au Patusan faillit être son dernier jour aussi, et n’eût pas manqué de l’être si sa témérité ou son mépris de lui-même ne lui eussent fait omettre de charger son revolver. Je me souviens d’avoir vu, tandis qu’il m’écoutait développer le précieux plan de retraite que nous avions tracé à son intention, son expression de résignation obstinée mais lasse, faire place, peu à peu, à un air de surprise, d’intérêt, de stupeur, puis à une explosion d’enthousiasme juvénile. C’était la chance même dont il avait rêvé ! Il ne pouvait comprendre comment il avait mérité que je… Il voulait être pendu s’il devinait à quoi il devait… Et c’était Stein, Stein le commerçant qui… Mais bien entendu, c’était à moi qu’il… Je l’arrêtai court ; il bredouillait et sa gratitude me causait une inexprimable souffrance. Je lui déclarai que s’il était redevable de cette chance à un être particulier, c’était à un vieil Écossais dont il n’avait jamais entendu prononcer le nom, qui était mort depuis des années et dont on ne gardait guère de souvenir, en dehors d’une voix tonnante et d’une sorte de rude honnêteté. Il n’y avait réellement personne pour agréer ses remerciements. Stein redonnait à un jeune homme l’aide qu’il avait lui-même reçue dans ses jeunes années, et mon rôle s’était borné à prononcer son nom. Sur quoi il rougit et fit timidement observer, en tordant entre ses doigts un morceau de papier, que je lui avais toujours fait confiance.

 

« Je reconnus le fait et ajoutai après un instant de silence que j’aurais souhaité lui voir suivre mon exemple. – « Vous croyez donc que je ne le fais pas ? » demanda-t-il avec inquiétude, puis il murmura qu’il fallait d’abord montrer un peu ce dont on était capable ; après quoi son visage s’éclaira et il éleva la voix pour protester qu’il ne me donnerait aucune occasion de regretter une confiance que… que…

 

– « Ne vous méprenez pas », interrompis-je ; « il n’est pas en votre pouvoir de me faire regretter quoi que ce soit. Je n’aurai pas de regrets, mais à supposer que j’en dusse avoir, ce serait mon affaire ». Il devait bien comprendre, d’ailleurs, que cet arrangement, cette… tentative, ne dépendaient que de lui ; il en était seul responsable, lui, et personne d’autre. – « Mais… mais… » balbutia-t-il, « c’est précisément ce que… » Je le priai de ne pas faire la bête, et il parut plus intrigué que jamais. Il était en bonne voie de se rendre la vie intolérable. – « Vous croyez… ? » me demanda-t-il, d’un air troublé, pour reprendre presque aussitôt, avec un accent de confiance : « Mais je marchais bien, pourtant, ne trouvez-vous pas ? » Il était impossible d’être fâché contre lui ; je ne pus réprimer un sourire, et lui dis qu’au temps jadis, les gens qui « marchaient », comme cela se faisaient bientôt ermites, dans un pays sauvage. – « Au diable les ermites ! » commença-t-il, avec une spontanéité charmante. Bien entendu, le pays sauvage ne lui faisait pas peur. – « J’en suis heureux », dis-je. C’est là qu’il allait vivre à l’avenir, et il y trouverait assez d’animation, je pouvais le lui promettre. – « Oui ! oui ! » fit-il vivement. Il avait manifesté le désir, poursuivais-je inexorablement, de partir en fermant la porte derrière lui… – « Vraiment ?… » interrompit-il, en proie à un étrange accès de mélancolie qui parut l’envelopper de la tête aux pieds, comme l’ombre fuyante d’un nuage. Il était prodigieusement expressif, somme toute, prodigieusement !… « Vraiment… ? » répéta-t-il amèrement. « Vous ne direz pas que j’aie fait beaucoup de bruit… Et je saurais tout supporter encore…, seulement, la peste m’étouffe ! vous me montrez une porte… ! » – « Très bien », lançai-je, « sortez donc ! » Je pouvais affirmer que la porte serait violemment fermée sur son dos. Sa destinée, quelle qu’elle fût, resterait ignorée, parce que, malgré sa décrépitude, le pays où il allait n’était pas encore mûr pour une intervention. Une fois qu’il y serait entré, il deviendrait, pour le monde extérieur, un homme inexistant. Il n’aurait plus que les semelles de ses souliers pour se tenir debout, mais encore faudrait-il qu’il trouvât un coin pour les poser. – « Un homme inexistant… ! c’est bien cela, par Jupiter ! » murmura-t-il, à mi-voix. Les yeux qu’il fixait sur moi étincelaient. S’il avait compris les conditions, conclus-je, il ferait bien de sauter dans la première guimbarde venue et de courir à la maison de Stein pour y chercher ses dernières instructions. Et je le vis bondir hors de la pièce, sans même me laisser le temps de terminer ma phrase. »

 

CHAPITRE XXIII

– « Il ne revint que le lendemain matin ; Stein l’avait retenu à dîner et à coucher. Il n’avait jamais vu homme plus merveilleux que M. Stein. Il serrait dans sa poche une lettre pour Cornélius (l’individu qu’il allait falloir renvoyer, m’expliqua-t-il, avec une chute momentanée de son exaltation), et il me montra avec allégresse un anneau d’argent, semblable à ceux que portent les indigènes, un anneau usé jusqu’à une extrême minceur, et portant encore des vestiges de gravure.

 

« Cet anneau devait lui servir d’introduction auprès d’un vieux bonhomme appelé Doramin, un notable, un gros légume de là-bas, qui avait été l’ami de M. Stein, dans le pays où il avait connu tant d’aventures. M. Stein le traitait de « compagnon de guerre ». Compagnon de guerre, c’était bien, n’est-ce pas ? Comme M. Stein parlait merveilleusement l’anglais ! Il disait l’avoir appris aux Célèbes… Drôle d’endroit pour apprendre l’anglais ! N’était-ce pas à se tordre ? Il parlait avec un accent,… une sorte de nasillement, si j’avais remarqué… C’est ce Doramin qui lui avait donné l’anneau. Ils avaient échangé des présents, lors de leur dernière séparation. Une sorte de promesse d’amitié éternelle. C’était beau, n’est-ce pas ? Ils avaient dû filer au plus vite, pour sauver leur peau, et quitter le pays, quand ce Mohammed… Mohammed comment ? avait été tué… Je connaissais l’histoire, bien sûr ? Une vraie honte, n’est-ce pas ?

 

« Il bavardait sans trêve devant son assiette, tenant à la main couteau et fourchette (il m’avait trouvé à table), un peu rouge et les yeux plus foncés, ce qui était chez lui signe d’exaltation. L’anneau était une sorte de talisman (comme dans les contes de fées, me déclara-t-il avec enthousiasme), et Doramin devait faire son possible en sa faveur. M. Stein avait eu la chance de sauver la vie de cet homme-là, dans une circonstance quelconque ; à l’en croire, c’était tout à fait par hasard, mais lui, Jim, avait son opinion à ce sujet M. Stein était bien homme à faire naître de tels hasards. Peu importait, au surplus : hasard ou non, l’incident allait lui rendre un immense service. Plût au Ciel seulement que le bon vieux bonhomme n’eût pas cassé sa pipe depuis ce temps-là ! M. Stein n’avait rien pu lui affirmer : il n’avait plus reçu de nouvelles de là-bas depuis plus d’un an ; ces gens-là ne cessaient pas de faire, entre eux, de vilaine besogne, et la rivière était fermée. C’était même une question un peu gênante, mais baste ! Il saurait trouver une fissure pour passer !

 

« Son bavardage joyeux m’émouvait et me causait une sorte d’effroi. Il avait la volubilité d’un enfant à la veille d’un grand voyage, devant la perspective d’aventures merveilleuses, et un tel état d’esprit chez un homme fait et dans de pareilles conditions avait quelque chose de prodigieux et d’un peu fou, de dangereux, de redoutable. J’allais le supplier de prendre les choses sérieusement, lorsqu’il lâcha couteau et fourchette (il s’était résigné à manger, ou plutôt à avaler machinalement le contenu de son assiette), et se mit à fureter tout autour de lui. L’anneau, l’anneau !… Où diable… ? Ah ! il le tenait !… Il referma dessus sa grande main et le fourra successivement dans chacune de ses poches. Par Jupiter ! Il ne fallait pas perdre l’objet !… Il méditait gravement sur son poing fermé. Ah ! il avait trouvé ; il allait se pendre le sacré anneau au cou ! Et il le fit sur-le-champ, sortant d’une poche, à cet effet, un bout de ficelle qui ressemblait à un lacet de soulier en coton. Là ! Voilà qui ferait l’affaire ! Ce serait bien le diable si… ! Il parut, pour la première fois, apercevoir mon visage, et en fut un peu calmé. Je ne réalisais sans doute pas, m’expliqua-t-il avec une gravité naïve, toute l’importance qu’il attachait à ce petit objet. C’était une promesse d’amitié, et c’est chose précieuse que d’avoir un ami ! Il était payé pour le savoir ! Il fit un signe expressif de mon côté, mais devant mon geste d’excuse, appuya son front sur sa main et resta un instant silencieux, jouant d’un air rêveur avec les miettes de pain, sur la nappe… – « Claquer la porte ! C’était joliment bien dit ! » s’écria-t-il, en bondissant sur ses pieds pour arpenter la pièce ; la carrure de ses épaules, le port de sa tête, sa démarche raide et saccadée me rappelaient la nuit où je l’avais vu déjà se promener de la sorte, où j’avais écouté sa confession, ses explications, comme vous voudrez, mais où je l’avais, en définitive, senti vivre, vivre devant mes yeux, sous son pauvre petit nuage, avec toute son inconsciente subtilité, qui savait tirer une consolation de la source même de ses peines. C’était le même esprit qui l’animait maintenant, un esprit identique et différent pourtant, comme un compagnon infidèle qui, vous guidant aujourd’hui sur le droit chemin, va demain, avec les mêmes yeux, les mêmes pas, les mêmes gestes, vous égarer irrémédiablement. Sa démarche était assurée ; ses yeux assombris et fureteurs semblaient chercher quelque chose dans la pièce. Un de ses pas tombait avec plus de bruit que l’autre, du fait de ses souliers, sans doute, et donnait une curieuse impression d’imperceptible boiterie. Une main profondément enfoncée dans la poche de son pantalon, il agita soudain l’autre au-dessus de sa tête… – « Claquer la porte ! » cria-t-il, « voilà ce qu’il me fallait !… Je saurai montrer ce que je… Je… Je suis prêt à toutes les aventures… C’est ce dont je rêvais… Sortir de tout ceci, par Jupiter !… Ah ! Voilà enfin une chance !… Attendez un peu et vous verrez… ! »

 

« Il redressait la tête d’un air vainqueur, et pour la première et la dernière fois, j’avoue que je me sentis brusquement excédé de lui. À quoi bon de telles fanfaronnades ? Il marchait à travers la pièce, avec des gestes absurdes, et cherchait de temps en temps à tâtons, à travers ses vêtements, l’anneau serré contre sa poitrine. Y avait-il de quoi s’exalter si fort, dans la perspective d’une place d’employé de commerce, envoyé dans un endroit où il n’y avait pas de commerce ? Pourquoi lancer ainsi un défi à l’univers ? Ce n’était pas l’état d’esprit nécessaire pour affronter une entreprise et je ne parlais pas seulement pour lui, mais pour n’importe qui. Il m’écouta un instant sans bouger. – « Vraiment ? » fit-il, sans se laisser le moins du monde abattre, et avec un sourire où il me sembla, tout à coup, démêler quelque chose d’insolent. Seulement, j’ai vingt ans de plus que lui ! La jeunesse est bien insolente, en effet ; c’est son droit, et même son essence ; il faut qu’elle s’affirme, et dans ce monde de doutes, toute affirmation est un défi et une insolence. Il se retira dans un coin éloigné, puis se retournant tout à coup, il se mit à m’attaquer furieusement, si je puis dire… Je disais cela, parce que moi-même, moi qui avais fait montre, à son endroit, d’une bonté sans limite, je gardais un souvenir… un souvenir… de ce qui était arrivé…, et cela m’indisposait contre lui… Que diraient les autres, alors… le monde en général ? Était-il donc surprenant qu’il souhaitât,… qu’il voulût en sortir,… qu’il désirât, pour toujours, rester à l’écart ?… Et c’est moi qui venais parler de l’état d’esprit nécessaire !…

 

– « Ce n’est pas moi, ce n’est pas le monde, qui nous souvenons ! » protestai-je. « C’est vous, vous seul qui vous souvenez ! »

 

« Il s’entêta, poursuivant avec chaleur : – « Oublier tout, tout… et tout le monde !… » Sa voix tomba un peu : « … sauf vous !… » corrigea-t-il.

 

– « Oh ! moi aussi, si cela peut vous aider », fis-je d’un ton contenu. Sur quoi nous restâmes un instant silencieux et mornes, comme des gens épuisés. Il reprit alors posément le fil de son récit et me dit que Stein lui avait conseillé d’attendre un mois environ et de voir s’il lui serait possible de rester dans le pays avant de commencer à bâtir une maison neuve à son usage, pour éviter « une vaine dépense ». Il avait de drôles d’expressions, ce Stein ! « Vaine dépense ! » était bon… Rester là-bas !… Comment donc !… Il saurait bien s’y implanter !… Qu’il pût seulement entrer et cela suffirait ! Il répondait bien de rester ensuite,… et de n’en jamais sortir ! Ce n’était pas bien difficile, de rester !…

 

– « Pas d’inutiles témérités », conseillai-je, inquiet de son accent de menace ; « si vous vivez assez longtemps, vous serez bien content de revenir un jour ! »

 

– « De revenir vers quoi ? » demanda-t-il, distraitement, les yeux fixés sur le cadran d’une pendule accrochée au mur.

 

« Je restai un instant silencieux. – « Alors, jamais ? » demandai-je. – « Jamais ! » répondit-il, d’un ton rêveur et sans me regarder ; puis brusquement rappelé à son activité : « Deux heures, par Jupiter ! Et je dois partir à quatre ! »

 

« C’était exact. Un brigantin de Stein, qui mettait, cet après-midi-là, à la voile pour l’ouest, devait prendre Jim pour la traversée ; seulement on n’avait pas donné d’ordres pour reculer l’heure du départ ; Stein avait dû oublier. Jim bondit chez lui pour préparer son bagage, tandis que je me rendais à bord de mon bateau, où il promit de venir me dire adieu, en allant rejoindre le brigantin, dans la rade extérieure. Je le vis bientôt arriver en grande hâte, une petite valise de cuir à la main. C’était insuffisant, et je lui fis prendre une vieille malle en fer à moi, qui était garantie contre l’humidité, sinon imperméable à l’eau. Il effectua le transfert en vidant le contenu de sa valise dans la malle, comme on viderait un sac de blé. J’aperçus trois livres, au milieu du fouillis : deux petits bouquins à couverture foncée et un gros volume à reliure vert et or, un Shakespeare complet, à une demi-couronne. – « Vous lisez cela ? » demandai-je. – « Oui ; rien de meilleur pour remonter le moral », répondit-il hâtivement. Je fus frappé de cette appréciation, mais ce n’était pas le moment d’entamer une discussion sur Shakespeare. Un gros revolver et deux petites boîtes de cartouches étaient posés sur la table de ma cabine. – « Prenez cela », dis-je ; « cela pourra vous aider à rester là-bas ! » À peine avais-je prononcé ces paroles que je m’aperçus de la signification sinistre qu’elles pouvaient comporter. « … Vous aider à entrer ! » corrigeai-je avec remords. Mais il ne se laissait pas troubler par d’obscures allusions ; il me remercia avec effusion et me quitta en vitesse, en me criant adieu par-dessus son épaule. Je l’entendis jeter aux bateliers l’ordre de souquer ferme, et regardant par le sabord d’arcasse, je vis son canot filer sous notre voûte d’arrière. Assis sur un banc et penché en avant, Jim excitait ses hommes de la voix et du geste ; il avait gardé à la main le revolver qu’il paraissait braquer sur eux, et je n’oublierai jamais les visages épouvantés des quatre Javanais, ni le rythme frénétique de leurs coups d’aviron, qui me firent bientôt perdre l’embarcation de vue. Je me détournai, et la première chose que j’aperçus, ce furent les deux boîtes de cartouches posées sur la table. Il les avait oubliées !

 

« Je fis immédiatement armer ma yole, mais sous l’impression que leur vie tiendrait à un fil, tant qu’ils auraient ce fou dans leur barque, les rameurs de Jim avaient fait un temps si excellent, qu’avant d’avoir franchi la moitié de la distance entre nos deux navires, je voyais le jeune homme escalader la lisse, pendant que les matelots hissaient sa malle à bord. Toutes voiles larguées et la grande voile bordée, le guindeau commençait à cliqueter sur le brigantin, lorsque j’abordai à mon tour le pont ; le patron, un petit métis frétillant, d’une quarantaine d’années, en complet de flanelle bleue, vint à ma rencontre tout épanoui de sourires. Il avait des yeux vifs dans un visage rond couleur de citron, et une petite moustache noire et maigriote qui tombait de chaque côté de ses grosses lèvres brunes. Son extérieur jovial et satisfait ne l’empêchait pourtant pas d’être de tempérament chagrin. En réponse à une remarque de ma part (pendant que Jim était un instant descendu), il fit : – « Oh, oui ! Le Patusan ! » Il allait conduire le gentleman à l’embouchure de la rivière, mais il « ne remonterait jamais ! » Son anglais fluide semblait emprunté à un dictionnaire compilé par un fou. – « Si M. Stein lui avait demandé de « remonter », il aurait « révérencieusement » (je suppose qu’il voulait dire respectueusement, mais le diable seul le sait !) révérencieusement fait des observations pour la sécurité de sa cargaison. Et si on ne l’eût pas écouté, il aurait offert la « résignation de ses fonctions). Douze mois auparavant, il avait effectué là-bas son dernier voyage, et bien que M. Cornélius eût fait « des offrandes propitiatoires » à M. le Rajah Allang, et aux « principales populations », dans des conditions qui faisaient du commerce « un véritable traquenard et lui donnaient un goût de cendre », son bateau avait été en butte, tout le long de la rivière, à une fusillade sortie des fourrés, et tirée par des « partis irresponsables ». L’équipage avait dû se dissimuler en silence dans des cachettes, et le brigantin avait failli échouer sur les bancs de sable de la barre, où « il eût été voué à la destructibilité en dehors de toute puissance humaine ». Le dégoût courroucé d’un tel souvenir et l’orgueil d’une volubilité à laquelle il prêtait une oreille complaisante, se lisaient tour à tour sur son large visage ingénu. Il grondait et s’épanouissait à la fois, et contemplait avec satisfaction l’indéniable effet de sa phraséologie. De sombres frissons couraient sur la mer placide, et avec son petit hunier masqué et ses guis au milieu, le brigantin paraissait désorienté sous les sollicitations de la brise. Le métis continuait ses explications ; il me racontait, avec un grincement de dents, que le Rajah était « une hyène risible » (je ne sais où il prenait les hyènes), et qu’un autre individu était dix fois plus faux que « des armes de crocodile »… Un œil à la manœuvre, il donnait libre cours à sa volubilité et comparait le Patusan « à une cage de bêtes rendues féroces par une longue impénitence ». Je suppose qu’il voulait dire impunité. Il n’avait pas envie, disait-il, de s’exhiber là-bas et de se « laisser entraîner à la filouterie ». Les ahanements profonds qui rythmaient l’effort des hommes pour caponner l’ancre cessèrent et il baissa la voix : « J’en ai trop vu, du Patusan ! »

 

« Je sus plus tard que son indiscrétion lui avait valu d’être attaché par le cou, avec une corde de chanvre, à un poteau planté dans une fosse à fumier, devant la demeure du Rajah. Il avait passé, dans cette situation déplaisante, plus de la moitié du jour et toute une nuit, mais il y a lieu de supposer que cette épreuve était une façon de plaisanterie. Il parut réfléchir un instant d’un air sombre, ruminant cet affreux souvenir sans doute, puis il s’adressa d’un ton bourru à un homme qui venait à l’arrière, pour prendre la barre. Lorsqu’il se retourna vers moi, ce fut pour me parler raisonnablement et sans violence. Il conduirait le gentleman à Batu Kring, à l’embouchure de la rivière, dont la ville de Patusan était située « à trente milles internement ». Mais à ses yeux, poursuivait-il sur un ton las de conviction chagrine qui remplaçait sa loquacité primitive, le gentleman était déjà « à la similitude d’un cadavre ». – « Comment ? Que dites-vous ? » m’écriai-je. Il prit tout à coup une expression de férocité redoutable, et imita à la perfection le geste d’un homme qui allonge un coup de poignard, par derrière. – « Déjà comme un homme enterré », m’expliqua-t-il, avec l’air d’insupportable suffisance des hommes de sa race, après ce qu’ils tiennent pour un trait de génie. Derrière son dos, je vis Jim qui me souriait silencieusement, et dont la main levée contint l’exclamation prête à jaillir de mes lèvres.

 

« Alors, tandis que le métis, crevant d’importance, lançait des ordres, que les vergues craquaient en virant, et que la lourde chaîne sortait de l’eau, Jim et moi, seuls pour ainsi dire à côté de la grande voile, nous nous serrâmes la main, en échangeant à la hâte nos dernières paroles. Mon cœur était soulagé de cette morne lassitude qui avait un instant balancé l’intérêt que je portais au jeune homme. Mieux que les avertissements réitérés de Stein, les absurdes bavardages du métis avaient donné de la réalité aux redoutables périls semés sur son chemin. À ce moment, l’espèce de formalisme qui avait jusque-là présidé à nos rapports, disparut de notre langage ; je crois l’avoir appelé « cher ami », et il accompagna d’un « mon vieux », l’expression balbutiée de sa gratitude, comme si les risques qu’il allait affronter eussent compensé le nombre de mes années, en nous faisant plus proches d’âge et de sentiment. Nous connûmes un moment d’intimité réelle et profonde, inattendue aussi et éphémère comme la vision d’une vérité éternelle et rédemptrice. Il s’efforçait de se calmer, comme s’il eût été, de nous deux, le mieux assagi par l’âge. – « Entendu ! Entendu ! » fit-il vivement et avec émotion ; je vous promets de veiller sur ma peau. Je ne courrai aucun danger mutile. Non, pas le moindre risque, soyez tranquille. Je veux faire mon chemin. Ne vous tourmentez pas, par Jupiter ! Il me semble que rien ne peut me toucher !… Mais c’est une veine comme on n’en rencontre guère !… Je ne voudrais pas gâcher une chance pareille. Une chance magnifique !… » Magnifique, elle l’était, c’est vrai, mais les occasions sont ce que les hommes les font, et comment aurais-je pu deviner ? Comme il le disait, moi aussi je me rappelais son… son… malheur, à son détriment. C’est vrai. Et le mieux pour lui, c’était de partir.

 

« Ma yole restait dans le sillage du brigantin, et je voyais, à l’arrière, la silhouette de Jim se détacher sur le ciel où déclinait le soleil. Il leva sa casquette au-dessus de sa tête, et j’entendis un cri indistinct : – « On vous donnera de mes nouvelles », ou… « je vous donnerai… » je ne sais pas très bien. Je crois que c’était « on ». Mes yeux étaient trop éblouis par l’éclat de la mer pour le voir nettement ; je suis destiné, paraît-il, à ne jamais le voir nettement, mais je vous assure qu’il était difficile de paraître moins « à la similitude d’un cadavre », comme disait l’autre prophète de malheur. Je distinguai, sous le coude de Jim, la tête du petit métis, avec sa forme et sa couleur de citrouille mûre. Il leva aussi le bras, comme pour donner un coup dans le vide. Absit omen ! »

 

CHAPITRE XXIV

« La côte du Patusan (je la vis près de deux ans plus tard) est droite et sombre, et borde un océan brumeux. On voit, comme des cascades de rouille, des pistes rouges filer sous le feuillage vert foncé des buissons et des plantes grimpantes qui revêtent les falaises basses. Des plaines marécageuses, ouvertes à l’embouchure des rivières, laissent entrevoir, par-delà les vastes forêts, des pics déchiquetés et bleuâtres. Au large, une chaîne d’îlots dresse, sous l’éternelle brume lumineuse, leurs ombres noires et croulantes, comme les ruines d’un mur battu en brèche par la mer.

 

« Sur l’estuaire, à l’embouchure de la branche de Batu-Kring, il y a un village de pêcheurs : la rivière, si longtemps fermée, était alors ouverte ; et la petite goélette de Stein, sur laquelle je me trouvais, remonta en trois marées le courant, sans être exposée à la fusillade « de partis irresponsables ». De tels incidents appartenaient déjà à l’histoire ancienne, à croire le vieux chef de village de pêcheurs, qui était monté à bord pour nous servir de pilote. Il me parlait avec abandon, à moi le second blanc qu’il eût jamais vu, et m’entretenait surtout du premier blanc qu’il avait aperçu. Il l’appelait Tuan Jim, et le ton sur lequel il en parlait était remarquable par un singulier mélange de familiarité et de terreur. Les habitants de son village étaient placés sous la protection de ce seigneur, ce qui prouvait que Jim ignorait la rancune. Il ne m’avait pas trompé en m’affirmant qu’on me donnerait de ses nouvelles. On m’en donnait. On se racontait déjà une histoire de marée survenue deux heures avant son temps, pour l’aider à remonter la rivière. C’était le loquace vieillard lui-même qui s’était émerveillé de ce prodige à la barre de son canot. Toute la gloire en rejaillissait d’ailleurs sur sa famille. Son gendre et son fils ramaient, mais c’étaient des jeunes gens sans expérience qui ne s’étaient avisés de la vitesse de leur allure que lorsqu’il leur avait fait remarquer le phénomène.

 

« L’arrivée de Jim avait été un bonheur pour ce village de pêcheurs, mais pour eux comme pour tant d’entre nous, ce bienfait était survenu avec un cortège d’épouvantes. Tant de générations avaient passé, depuis que le dernier blanc avait remonté la rivière, que la tradition en était éteinte. L’attitude de l’être qui leur était tombé dessus, en demandant avec une obstination inflexible à être conduit à Patusan, était déconcertante ; son insistance était alarmante, sa générosité plus que suspecte. C’était une exigence inouïe et sans précédent. Que dirait le Rajah et que leur ferait-il ? La majeure partie de la nuit se passa en conciliabules, mais le risque immédiat de la colère de l’homme paraissait tel, que l’on finit par lui préparer une frêle pirogue. Les femmes criaient de douleur, en voyant partir l’embarcation ; une vieille sorcière intrépide lançait des imprécations contre l’étranger.

 

« Lui, comme je vous l’ai déjà dit, restait assis sur sa malle de fer, et gardait sur ses genoux son revolver déchargé. Il se tenait avec précaution, ce qui est plus fatigant que tout, et pénétra ainsi dans le pays qu’il était destiné à remplir du bruit de ses vertus, depuis les pics bleus de l’intérieur, jusqu’au blanc ruban d’écume de la côte. Dès le premier coude de la rivière, il perdit de vue la mer, avec le travail de ses vagues, sans cesse soulevées, retombées, et fondues, pour surgir à nouveau, – image même des luttes humaines, – pour affronter les forêts immuables, aux racines profondément enfouies dans le sol, aux cimes tendues vers le soleil, éternelles dans la force obscure de leurs traditions, comme la vie elle-même. Et sa destinée se tenait près de lui, voilée comme une fiancée d’Orient, qui attend que la main de son maître lui découvre le visage. Lui aussi était l’héritier d’une tradition obscure et puissante. Ce qui ne l’empêchait pas de ne s’être de sa vie senti aussi déprimé et aussi las que dans ce canot, comme il me le raconta. Le seul mouvement qu’il se permît, c’était d’allonger de temps en temps, en un geste quasi-furtif, la main vers la moitié d’écorce de coco qui flottait entre ses pieds, et d’écoper avec des précautions minutieuses, l’eau du fond de la pirogue. Il s’apercevait qu’un couvercle de malle en fer est un siège bien dur. Il jouissait d’ordinaire d’une santé héroïque, mais plus d’une fois, au cours de ce trajet, il fut saisi d’accès de vertige ; il songeait, entre-temps, de façon brumeuse, aux dimensions de l’ampoule que le soleil faisait gonfler sur son dos. Pour se distraire, il essayait de supputer, en regardant devant lui, si l’objet boueux qu’il voyait traîner au ras de l’eau était un tronc d’arbre ou un alligator. Seulement il dut bientôt renoncer à cet amusement : c’était toujours un alligator, et cela manquait d’imprévu. L’un de ces animaux faillit faire chavirer le canot en se laissant tomber dans le fleuve. Mais l’intérêt de cet incident fut bien vite épuisé. Dans une longue perspective vide, il fut reconnaissant à une bande de singes qui descendirent jusqu’à la rive, et firent, au passage de la barque, un vacarme insultant. Voilà comment il marchait vers une grandeur aussi pure que grandeur jamais conquise par un homme. Par-dessus tout, il aspirait au coucher du soleil, cependant que les trois indigènes se préparaient à mettre à exécution leur projet et à le livrer au Rajah.

 

– « Je devais être abruti de fatigue, ou peut-être, avais-je un instant somnolé », m’expliquait-il. La première chose dont il s’avisa tout à coup, c’est que sa pirogue venait de toucher la rive. Ils étaient sortis de la forêt ; les premières maisons apparaissaient un peu plus haut, et à gauche une palissade bordait la rivière ; les bateliers venaient de sauter sur une pointe de terre basse, et détalaient à toutes jambes. Jim se lança instinctivement à leur poursuite. Il se crut d’abord abandonné pour quelque inexplicable raison, mais il entendit des cris véhéments ; une porte s’ouvrit brusquement et un flot de gens en sortit pour courir sur lui, en même temps qu’un canot plein d’hommes armés descendait la rivière et venait se ranger près de sa pirogue vide, en lui coupant la retraite.

 

– « J’étais trop stupéfait pour garder mon sang-froid, comprenez-vous, et si ce revolver eût été chargé, j’aurais tiré ; j’aurais pu tuer deux ou trois indigènes, et tout aurait été dit pour moi… Mais il ne l’était pas… » – « Et pourquoi cela ? » demandai-je. – « Oh ! je ne pouvais pas me battre contre toute une population, et je ne venais pas chez ces gens-là comme un homme qui craint pour sa peau », fit-il, avec un vestige de son ancien entêtement maussade dans le regard qu’il me lança. Je m’abstins de lui faire remarquer que « ces gens-là » ne pouvaient pas deviner que son arme fût vide. Mieux valait le laisser à sa conviction. – « … En tout cas, il ne l’était pas ! » reprit-il avec bonne humeur ; « alors je suis resté tranquille, en demandant ce qu’on me voulait. Sur quoi ils se tinrent tous cois. Je voyais un groupe de bandits filer avec ma malle. Ce vieux coquin à grandes jambes de Kassim, que je vous présenterai demain, accourut vers moi, en me disant avec force embarras, que le Rajah voulait me voir. – « Très bien ! » répondis-je ; « moi aussi, je voulais voir le Rajah ! » J’entrai tout simplement par la porte, et… et… me voici !… » Il rit, puis, avec une emphase inattendue : « Et savez-vous le plus beau de l’affaire ? » reprit-il. « Je vais vous le dire : c’est la conviction que si l’on m’avait supprimé, ce sont ces gens-là qui auraient perdu ! »

 

« Il me disait cela devant sa maison, le soir dont j’ai parlé, après que nous eûmes vu la lune s’élever entre les montagnes et monter au-dessus de la faille, comme un esprit libéré de la tombe ; froide et pâle, sa lueur tombait comme le spectre d’un soleil mort ; il y a dans la clarté de la lune quelque chose d’hallucinant : elle a l’impassibilité d’une âme désincarnée et un peu de son inconcevable mystère. Elle est à l’éclat du soleil, c’est-à-dire, quoi que l’on prétende, à tout ce qui nous fait vivre, ce que l’écho est au son : trompeuse et déconcertante, que le son soit triste ou moqueur. Elle dépouille de leur substance toutes les formes matérielles – qui, somme toute, sont notre domaine, – pour donner aux seules ombres une réalité sinistre. Et les ombres, autour de nous, étaient bien réelles, mais Jim, à côté de moi, paraissait très vigoureux, comme si rien, pas même le pouvoir occulte de la lune n’eût pu, à mes yeux, le dépouiller de sa réalité. Et peut-être, en effet, rien ne pouvait-il le toucher, puisqu’il avait résisté aux assauts des sombres puissances. Tout était silencieux et paisible ; sur la rivière même, le reflet de la lune dormait comme sur un étang. C’était l’heure du flot, moment d’immobilité qui accentuait l’isolement complet de ce coin de terre perdu. Pressées le long de la vaste surface luisante, sans rides ni scintillement, descendues jusqu’à l’eau en une ligne de silhouettes heurtées, confuses et argentées, trouées de masses d’ombres noires, les maisons paraissaient un spectral troupeau d’informes créatures, accroupies pour boire dans un fleuve spectral et inerte. Çà et là, un point rougeoyant frémissait entre les murs de bambou, chaud comme une étincelle vivante, symbole d’affections humaines, de refuge, de repos.

 

« Jim m’avoua qu’il regardait souvent s’éteindre un à un ces points lumineux, qu’il aimait voir les gens s’endormir sous ses yeux, confiants dans la sécurité du lendemain. – « Quelle paix, n’est-ce pas ? » fit-il. Il manquait d’éloquence, mais il y avait un sens profond dans les paroles qu’il prononça ensuite : « Regardez ces maisons ; il n’y en a pas une où l’on n’ait foi en moi ! Par Jupiter ! Je vous avais bien dit que je saurais rester… Demandez à tous les hommes, aux femmes, aux enfants… » Il s’arrêta. « Eh bien, tout va pour le mieux, maintenant ! »

 

« Je lui fis vivement observer qu’il avait enfin fini par s’apercevoir de ce que je savais moi, dès le premier jour. Il hocha la tête, en me serrant légèrement le bras au-dessus du coude. – « Vraiment ?… Eh bien, alors, vous aviez raison ! »

 

« Il y avait de l’exaltation et de l’orgueil, il y avait presque de la terreur dans cette exclamation. – « Par Jupiter », reprit-il, « songez un peu à ce que cela signifie pour moi ! » Puis, pressant à nouveau mon bras : « Et vous me demandiez si je songeais à m’en aller ! Bon Dieu ! moi…, vouloir quitter ce pays ! Surtout maintenant, après ce que vous m’avez dit des intentions de M. Stein !… Partir ! Mais c’est l’idée qui m’épouvante le plus ! Ce serait… ce serait plus terrible que la mort… Non, ma parole… Ne riez pas… Il faut que je sente, chaque matin, dès que j’ouvre les yeux, que l’on a confiance en moi… que personne n’a le droit… comprenez-vous ?… Partir ?… Pour où ?… Pourquoi ?… Pour trouver quoi ?… »

 

« Je lui avais dit (et c’était en somme le principal objet de ma visite), que Stein avait l’intention de lui offrir, dès maintenant, la maison avec son stock de marchandises, moyennant certaines conditions légères, qui rendraient la transaction régulière et facile. Il avait commencé par renâcler et par s’ébrouer. – « Laissez-moi tranquille, avec votre maudite délicatesse ! » m’étais-je écrié. « Ce n’est pas Stein du tout ! Il vous donne ce que vous avez gagné. Et, en tout cas, gardez vos observations pour Mac Neill, quand vous le rencontrerez dans l’autre monde, ce qui n’arrivera pas trop vite, je l’espère… » Il dut céder à mes arguments, parce que toutes ses conquêtes : confiance, gloire, amitié, amour, tout ce qui avait fait de lui un maître en avait fait aussi un prisonnier. Il contemplait avec un œil de propriétaire la paix du soir, le fleuve, les maisons, la vie éternelle des forêts, la vie de la vieille humanité, les secrets de la terre, l’orgueil de son propre cœur ; mais toutes ces choses-là le possédaient bien plus, et faisaient de lui leur chose, jusqu’à sa plus intime pensée, jusqu’au plus profond frémissement de son sang, jusqu’à son dernier souffle.

 

« Il avait bien lieu d’être fier. Et moi aussi, j’étais fier en son nom, sans être pourtant aussi certain que lui des extraordinaires avantages de son marché. C’était une prodigieuse aventure ! Mais je ne songeais guère à l’intrépidité de Jim, et j’en faisais même singulièrement peu de cas, comme si c’eût été chose trop conventionnelle pour faire la base de l’affaire. Non ! J’étais bien plus frappé par les autres talents qu’il avait déployés. Il avait su s’adapter à une situation toute nouvelle, et avait fait montre, dans cet ordre d’idées, d’une véritable souplesse d’esprit. Et d’à-propos aussi. C’était stupéfiant ! Et tout cela lui était venu, pour ainsi dire, comme le flair à un chien de race. Il n’était pas éloquent, mais il y avait une dignité dans sa réticence naturelle, une haute gravité dans ses balbutiements. Il souffrait toujours de son ancienne infirmité, et rougissait avec insistance. Mais, de temps en temps, un mot, une phrase lui échappaient, qui montraient avec quelle solennité, avec quelle profondeur il considérait une tâche qui lui avait valu une certitude de réhabilitation. Voilà pourquoi il aimait le pays et ses habitants avec une sorte de farouche égoïsme, avec une méprisante tendresse. »

 

CHAPITRE XXV

– « C’est ici que je suis resté trois jours prisonnier, me soufflait-il, lors de notre visite au Rajah, pendant que nous traversions lentement la cour de la maison de Tunku-Allang, devant une foule d’indigènes pétrifiés de respectueuse terreur. – « Ignoble endroit, n’est-ce pas ? Et il fallait que je fisse un vacarme du diable pour avoir quelque chose à manger : encore ne m’apportait-on qu’une petite assiette de riz, et un poisson frit gros comme une épinoche… Ah ! les brigands, par Jupiter ! Ai-je eu assez faim, à rôder dans cette enceinte puante, avec ces vagabonds-là qui venaient me fourrer leurs binettes jusque sous le nez ! À la première sommation, j’avais rendu votre fameux revolver, trop heureux d’être débarrassé du maudit objet ! J’avais l’air d’un idiot, à marcher avec une arme vide à la main ! » À ce moment, nous arrivâmes devant la présidence, et mon Jim se fit tout immuable gravité et tout compliments pour l’homme dont il avait été le prisonnier. Oh ! c’était magnifique ! J’ai encore envie de rire, quand j’y pense. Mais j’étais impressionné, aussi. Le vieux gredin de Tunku-Allang ne pouvait s’empêcher de laisser paraître sa terreur (ce n’était pas un héros malgré toutes les histoires de son ardente jeunesse qu’il aimait raconter), et laissait percer en même temps, à l’endroit de son ancien prisonnier, une sorte de confiance attentive. Voyez ! Ceux-là mêmes qui l’exécraient le plus, avaient foi en lui. Jim, à ce qu’il me parut comprendre, profitait de notre visite pour lancer quelques admonestations. De pauvres villageois avaient été attaqués et détroussés, en allant chez Doramin avec des gâteaux de gomme ou de cire d’abeille qu’ils voulaient troquer contre du riz. – « C’est Doramin, le voleur ! » éclata le Rajah. Une furieuse colère faisait trembler son corps frêle. Incarnation de la rage impuissante, il s’agitait frénétiquement sur sa natte, gesticulait des pieds et des mains et secouait les mèches emmêlées de sa tignasse. Il y avait, autour de nous, un cercle de prunelles dilatées et de mâchoires tombantes. Jim se remit à parler résolument, froidement, insistant sur ce fait qu’aucun homme ne devait être empêché de gagner sa vie et celle de ses enfants. Accroupi en tailleur sur son estrade, une main sur chaque genou et la tête basse, l’autre regardait le jeune homme, à travers les cheveux gris qui lui tombaient sur les yeux. Lorsque Jim eut achevé, un grand silence s’établit ; on aurait dit que personne ne respirait plus, et il n’y eut pas un bruit, jusqu’à ce que le vieux Rajah, relevant la tête avec un faible soupir, regardât droit devant lui, en disant vivement : – « Vous entendez, vous autres ? Plus de ce petit jeu-là ! » Ce décret fut accueilli dans un profond silence. Un gros individu aux yeux intelligents, au visage large, osseux et très brun, homme de confiance, évidemment, à la mine obligeante et joviale (je sus plus tard que c’était le bourreau), nous présenta deux tasses de café sur un plateau de cuivre qu’il prit aux mains d’un serviteur subalterne. – « Vous n’êtes pas obligé de boire ! » me souffla vivement Jim. Je ne compris pas tout de suite le sens de ses paroles et le regardai. Il buvait une bonne gorgée et restait tranquillement assis, la soucoupe dans la main gauche. Je me sentis fort ennuyé. – « Pourquoi diable » lui glissai-je avec un sourire aimable, « m’exposez-vous à un danger aussi stupide ? » Je bus naturellement (car il n’y avait pas de choix), sans qu’il fît un signe quelconque, et nous prîmes presque aussitôt congé. Tandis que nous traversions la cour, pour regagner notre canot, sous la conduite de l’intelligent et jovial bourreau, Jim m’exprima ses regrets. C’était un risque minime, à coup sûr, et pour sa part, il ne s’inquiétait guère du poison ; un danger insignifiant. On le tenait, m’affirma-t-il, pour infiniment plus utile que dangereux, de sorte que… – « Mais le Rajah a une frousse abominable de vous ; c’est bien facile à voir… » affirmai-je avec une certaine aigreur, je l’avoue, et sans cesser de me tâter avec inquiétude, en guettant le premier tiraillement de quelque sinistre colique. J’étais parfaitement écœuré. – « Si je veux faire un peu de bien ici et y garder ma situation », m’expliqua Jim, en s’asseyant près de moi dans le canot, « il faut que je coure ce risque-là. Je m’y soumets une fois par mois, au moins. Bien des gens attendent de moi ce geste… et je le fais pour eux. La frousse ! Justement ! Il a peur de moi, très probablement, parce que moi, je n’ai pas peur de son café ! Et me montrant sur la façade nord de l’enceinte un point où les sommets pointus de quelques pieux étaient brisés : « Voilà par où j’ai sauté, le troisième jour qui suivit mon arrivée à Patusan. On n’a pas encore remplacé les pieux. Un beau saut, n’est-ce pas ? » Un instant après, comme nous passions devant une petite anse boueuse : « Et c’est ici que j’ai fait le second. Je courais et j’ai pris de l’élan ; mais je n’ai pas sauté assez loin. J’ai bien cru y laisser ma peau ! J’ai perdu mes souliers en me débattant. Et tout le temps, je me représentais combien il serait odieux de recevoir un coup de leurs maudites lances, pendant que je m’agitais dans cette vase. Écœurement est le mot ! c’était comme si j’eusse mordu dans de la pourriture ! »

 

« Voilà ce qui s’était passé, et tout le temps la chance courait à côté de lui, sautait par-dessus l’obstacle, pataugeant dans la boue… et gardait toujours son voile ! La brusquerie de son arrivée inopinée était, vous le comprenez bien, la seule circonstance qui l’eût sauvé d’être dépêché à coups de kris au fond de la rivière. On le tenait, mais c’était comme si on eût mis la main sur une apparition, un fantôme, un spectre annonciateur de désastres. Que signifiait cette apparition et qu’en faire ? Était-il trop tard pour se concilier cet homme ? Ne valait-il pas mieux le tuer sans plus de tergiversations ? Mais qu’arriverait-il alors ? À moitié fou d’appréhension et d’incertitude, le misérable vieil Allang ne savait prendre aucune décision. Le conseil fut plus d’une fois interrompu et les conseillers se précipitèrent à la débandade, vers la porte et sur la véranda. L’un d’eux même, paraît-il, sauta par terre de quinze pieds de hauteur, et se cassa la jambe. Le gouverneur royal du Patusan avait de singulières façons : l’une d’elles consistait à entremêler les discussions ardues d’un fatras de vantardises et à si bien se monter la tête, qu’il finissait par sauter de son siège, un kris à la main. Mais, à part de telles interruptions, les délibérations concernant le sort de Jim se poursuivaient jour et nuit.

 

« Lui, cependant, se promenait dans la cour, objet de terreur pour les uns, de curiosité pour les autres, mais étroitement surveillé par tous, et pratiquement à la merci du premier maroufle venu, qui fût entré avec un couteau dans cette enceinte. Il avait pris possession d’une hutte délabrée pour y dormir ; les odeurs de détritus et de pourriture l’incommodaient fort, mais il faut croire qu’il n’avait pas, pour cela, perdu l’appétit, car il me disait avoir eu faim tout le temps. De temps à autre, « un idiot à l’air important » accourait vers lui, de la part du conseil, et lui infligeait, avec un accent sucré, un interrogatoire stupéfiant. – « Les Hollandais allaient-ils venir s’emparer du pays ? Le blanc ne voulait-il pas redescendre la rivière ? Quelle idée avait pu le pousser à venir dans un pays aussi misérable ? Le Rajah voulait savoir si le blanc savait réparer une montre ? » et on lui apporta, en effet, un réveil en nickel, venu de la Nouvelle-Angleterre, dont, par intolérable ennui, il s’évertua à faire marcher la sonnerie. C’est sans doute pendant qu’il s’occupait ainsi, dans sa cabane, que le frappa l’idée de son extrême danger. Il lâcha le réveil « comme une pomme de terre trop chaude », et sortit vivement dans la cour, sans la moindre idée de ce qu’il voulait ni même de ce qu’il pouvait faire. Il savait seulement que la situation était intolérable. Il se promenait machinalement devant une sorte de petit grenier en ruine, juché sur des piquets, lorsque ses yeux tombèrent sur les pieux brisés de la palissade. Alors, me racontait-il, du premier coup, sans aucun travail mental, pour ainsi dire, et sans trace d’émotion, il décida de fuir, comme s’il eût mis à exécution un plan mûri pendant un mois. Il fit quelques pas, d’un air détaché, pour se donner du champ, et vit, en se retournant, un dignitaire s’approcher de lui, avec deux porteurs de lance, pour lui poser une question. Bondissant sous le nez du bonhomme, il s’envola comme un oiseau, et retomba de l’autre côté de la palissade avec un choc qui ébranla tous ses os et faillit lui faire éclater la tête. Il se releva immédiatement. Il ne pensait à rien ; tout ce dont il se souvenait, c’était d’un grand cri : les premières maisons de Patusan étaient devant lui, à quatre cents mètres ; il vit la petite anse, et, machinalement, pour ainsi dire, força encore l’allure. La terre volait sous ses pieds. Il prit son élan sur le dernier point solide, se sentit enlevé dans l’air et se trouva, sans le moindre choc, planté tout droit dans un banc de vase affreusement molle et gluante. C’est seulement en essayant de remuer les jambes, et en s’apercevant qu’il ne pouvait le faire, que, selon ses propres paroles, « il revint à lui ». Il se mit à penser aux « maudites longues lances ». En fait, la nécessité où se trouvaient les poursuivants de courir à la porte de l’enceinte, de gagner l’embarcadère, de monter dans leurs canots, et de contourner une pointe de terre, lui donnait plus d’avance qu’il ne l’imaginait. De plus, la marée était basse, et sans être complètement à sec, la crique n’avait pas d’eau, ce qui mettait provisoirement Jim à l’abri de toute atteinte ; seul un javelot, lancé de très loin, aurait peut-être pu le toucher. La rive et le sol ferme ne se trouvaient qu’à six pieds environ de lui.

 

– « J’ai bien cru que j’allais mourir là tout de même », me dit-il. Il allongeait les bras, s’agrippait, et ne réussissait qu’à entasser contre sa poitrine et jusqu’à son menton une masse horriblement froide et visqueuse de vase. Il sentait qu’il allait s’enliser tout vif, et il se mit à faire des gestes frénétiques, en éclaboussant, à coups de poing, la boue qui retombait sur sa tête, sur son visage, dans ses yeux, dans sa bouche. Il se souvint, tout à coup, de la cour, comme on se souvient d’un endroit où l’on a été très heureux, des années auparavant. Il rêvait, me disait-il, de s’y retrouver, penché sur son réveil… Sur son réveil, voilà son idée… Il faisait des efforts prodigieux, spasmodiques, forcenés, des efforts qui paraissaient faire éclater ses yeux dans leurs orbites et le rendre aveugle, des efforts qui aboutirent à un suprême et puissant effort dans l’ombre, pour fendre en deux la terre, pour lui arracher ses membres. Et tout à coup, il se sentit avancer dans la vase. Puis il se retrouva couché de tout son long sur la terre ferme, et il vit la lumière, le ciel. Alors, comme une pensée bienheureuse, une idée de dormir l’envahit. Et il soutient qu’il dormit, en effet, qu’il dormit peut-être une minute, peut-être vingt secondes ou une seconde seulement, mais il se rappelle nettement le sursaut convulsif et violent de son réveil. Il resta un instant immobile, puis se dressant, couvert de vase de la tête aux pieds, il se tint debout, avec la pensée qu’il était seul de son espèce, seul à des centaines de milles de ses pareils, sans espoir, sans sympathie, sans pitié à attendre de personne, comme un animal traqué. Les premières maisons n’étaient pas à plus de vingt pas, et c’est un cri d’épouvante qui le tira de sa torpeur : une femme, devant lui, s’efforçait de fuir avec son enfant. Il se rua tout droit, en chaussettes, couvert d’une carapace de boue, qui lui ôtait toute apparence humaine. Il traversa plus de la moitié de la ville. Alertes, les femmes couraient à droite et à gauche ; les hommes, plus lents, laissaient tomber tout ce qu’ils tenaient à la main, et restaient pétrifiés, la mâchoire tombante. Jim était une terreur volante. Il vit des petits enfants qui cherchaient à fuir mais tombaient sur le ventre en agitant les jambes. Il grimpa une côte, entre deux maisons, escalada une barricade d’arbres abattus (il n’y avait pas de semaine sans combats à Patusan, dans ce temps-là), passa, en crevant une clôture, dans un champ de maïs, où un jeune garçon épouvanté lui lança un bâton, s’engagea dans un sentier et tomba tout à coup sur un groupe d’hommes stupéfaits. Il lui restait juste assez de souffle pour haleter : « Doramin ! Doramin ! » Moitié poussé, moitié porté jusqu’au sommet de la côte, il pénétra dans un vaste enclos planté de palmiers et d’arbres fruitiers, et se trouva en présence d’un gros homme pesamment assis dans un fauteuil, au milieu de l’agitation et de l’émotion la plus prodigieuse. Fouillant dans ses vêtements et dans la boue pour atteindre l’anneau, il se sentit soudain couché sur le dos, et se demanda qui l’avait ainsi jeté sur le sol. En fait, on l’avait tout simplement lâché, comprenez-vous, mais il ne se tenait plus. Au pied de la côte, quelques coups de feu partaient au hasard, et sur les toits de la colonie passait une sourde rumeur d’épouvante. Mais Jim était en sûreté. Les serviteurs de Doramin barricadaient les portes et lui versaient de l’eau dans la gorge ; pleine de sollicitude et de compassion, la vieille épouse de Doramin lançait des ordres aux servantes d’une voix aiguë. – « La bonne vieille s’empressait autour de moi comme si j’eusse été son enfant », m’expliquait Jim. « On me mit dans un lit immense, son propre lit de parade ; elle entrait et sortait de la chambre en s’essuyant les yeux, et s’approchait de mon lit pour me donner de petites tapes sur le dos. Je devais être un objet pitoyable ! Je ne sais combien de temps je suis resté là, comme une souche. »

 

Il paraissait nourrir une grande tendresse pour la vieille femme. Elle, de son côté, s’était prise pour lui d’affection maternelle. Elle avait un visage rond et doux, couleur de noisette, et couvert de rides menues, avec des lèvres épaisses, d’un rouge vif (elle mâchait assidûment le bétel), et des yeux tirés, clignotants et bons. Toujours en mouvement, elle grondait et menait sans cesse une troupe de jeunes femmes, à visage brun clair et à grands yeux graves, filles, servantes ou esclaves. Vous savez ce qu’il en est dans ces grandes maisons ; il est généralement impossible de faire la distinction. Elle était très économe et son ample manteau même, qu’attachaient sur sa poitrine des agrafes ornées de pierreries, paraissait un peu fripé. Ses pieds bruns et nus étaient chaussés de sandales de paille jaune, de fabrication chinoise. Je l’ai vue moi-même vaquer à ses occupations avec ses longs cheveux gris et très gros tombant sur les épaules. Elle prononçait des paroles empreintes d’un bon sens avisé, était de noble naissance et se montrait excentrique et arbitraire. L’après-midi, assise en face de son mari dans un fauteuil très large, elle regardait longuement par une vaste baie percée dans le mur, qui commandait une vue étendue de la ville et de la rivière.

 

« Elle repliait toujours ses pieds sur son siège, tandis que le vieux Doramin reposait carrément, imposant comme une montagne assise sur une plaine. Il appartenait seulement à la classe « Nakhoda » ou commerçante, mais le respect qu’on lui témoignait et la dignité de son attitude étaient très frappants. Il était le chef du second pouvoir au Patusan. Les émigrants des Célèbes (une soixantaine de familles qui, avec serviteurs et familiers pouvaient fournir quelque deux cents hommes « portant le kris ») l’avaient, depuis des années, choisi comme chef. Les hommes de cette race sont intelligents, entreprenants, vindicatifs, font montre d’un courage plus franc que les autres Malais, et supportent l’oppression avec impatience. Ils constituaient le parti d’opposition au Rajah. Les querelles étaient motivées par des questions commerciales, cause primordiale des combats de factions et des explosions soudaines qui remplissaient de fumée, de flammes, de coups de feu et de cris telle ou telle partie de la colonie. Des villages brûlaient ; des hommes, traînés dans l’enceinte du Rajah, y étaient tués ou torturés pour avoir fait du négoce avec d’autres que lui. Un jour ou deux seulement avant l’arrivée de Jim, et dans le village même de pêcheurs qu’il devait prendre plus tard sous sa protection spéciale, plusieurs chefs de maison avaient été précipités du haut des falaises, par un parti de lanciers du Rajah, sur le soupçon d’avoir récolté des nids comestibles pour un négociant des Célèbes. Le Rajah Allang prétendait faire seul du commerce dans le pays, et punissait de mort tous ceux qui attentaient à ce monopole, mais ses notions de commerce étaient assez difficiles à distinguer des formes les plus banales du vol. Sa cruauté et sa rapacité avaient pour seule limite sa couardise, et il avait peur du parti organisé des hommes des Célèbes ; seulement, jusqu’à l’arrivée de Jim, il n’avait pas eu assez peur pour se tenir tranquille. Il les frappait en frappant ses propres sujets et se croyait sincèrement dans son droit. La situation était encore compliquée par la présence d’un étranger, un métis Arabe qui, pour des motifs purement religieux, je crois, avait incité à la révolte des tribus de l’intérieur (les peuples des bois, comme disait Jim), et s’était installé dans un camp fortifié, au sommet d’une des montagnes jumelles. Il menaçait de là la ville de Patusan comme un faucon qui plane sur une basse-cour, et dévastait tout le pays d’alentour. Des villages abandonnés pourrissaient sur leurs poteaux noircis au bord des torrents clairs ; ils laissaient par bribes tomber à l’eau l’herbe de leurs murs, les feuilles de leur toit, et ces ruines prenaient un singulier aspect de décrépitude naturelle, comme si elles eussent été une forme de végétation frappée par la maladie dans sa racine même. Les deux partis du Patusan ne savaient pas très bien lequel d’entre eux ce troisième partisan préférait plumer. Le Rajah intriguait sourdement avec lui. Certains des colons Bugis, las d’une éternelle insécurité, songeaient un peu à l’appeler à la rescousse. Les plus audacieux d’entre eux disaient en riant qu’ils allaient charger le Chérif Ali de chasser du pays, à l’aide de ses sauvages, le Rajah Allang. Doramin avait peine à les contenir. Il vieillissait, et bien que son autorité demeurât intacte, la situation commençait à le déborder. Tel était l’état des affaires, lorsque, échappé de la cour du Rajah, Jim arriva devant le chef des Bugis, montra son anneau, et fut, pour ainsi dire, reçu dans le cœur de la communauté. »

 

CHAPITRE XXVI

– « Doramin était l’un des hommes les plus remarquables de sa race que j’aie jamais vus. Il était énorme pour un Malais, mais il ne paraissait pas seulement gros, il était imposant et monumental. Ce corps immobile, vêtu de riches étoffes, de soies colorées et de broderies d’or ; cette tête formidable, entourée d’un foulard rouge et or ; le gros visage rond et plat sillonné de rides, avec deux plis profonds et arrondis, descendus de chaque côté de narines larges et farouches, pour envelopper une bouche aux lèvres épaisses ; le cou de taureau ; le vaste front ridé, dominant des yeux au regard perçant et fier ; tout cela constituait un ensemble inoubliable, pour qui l’avait une fois aperçu. Son calme impassible (il bougeait rarement un membre, une fois assis), était une manifestation de dignité. Jamais on ne l’entendait élever sa voix, émise sous forme d’un murmure sourd et puissant, légèrement voilé, comme si on l’eût entendue dans le lointain. Quand il marchait, deux jeunes gens petits et trapus, nus jusqu’à la ceinture, en sarongs blancs et avec une calotte noire sur le derrière de la tête, le soutenaient sous les coudes ; ils l’aidaient à s’asseoir et se tenaient derrière son siège, jusqu’à ce qu’il lui plût de se relever. Il tournait la tête de droite à gauche, lentement, comme avec peine ; ils le saisissaient sous les aisselles et le soulevaient. Il n’avait pourtant rien d’un infirme ; au contraire, tous ses mouvements pesants paraissaient les manifestations d’une force puissante et réfléchie. On supposait en général qu’il consultait sa femme sur les affaires publiques, mais personne, à ma connaissance, ne les avait jamais entendus échanger une parole. Lorsqu’ils se tenaient solennellement devant la vaste baie, c’était en silence. Ils voyaient à leurs pieds, au déclin du jour, une immense étendue de pays boisé, océan noir et endormi de sombres verdures qui ondulaient jusqu’à la ligne rouge et mauve des montagnes ; les sinuosités de la rivière luisante formaient un S gigantesque d’argent battu ; le ruban brun des maisons épousait la double courbe des berges, sous les montagnes jumelles, surgies au-dessus des plus proches cimes de verdure. Ces deux êtres formaient un contraste prodigieux ; elle légère, délicate, économe, vive, un peu sorcière, avec une nuance d’agitation maternelle jusque dans son repos ; lui, en face, énorme et massif, comme une statue d’homme rudement taillée dans la pierre, avec quelque chose de noble et de barbare dans son immobilité. Le fils de ces vieillards était un jeune homme des plus remarquables.

 

« Ils l’avaient eu tard. Peut-être n’était-il pourtant pas aussi jeune qu’il le paraissait. Vingt-quatre ou vingt-cinq ans, ce n’est déjà plus si jeune pour un homme qui fut père de famille à dix-huit. Quand il entrait dans la pièce, tendue et tapissée de nattes fines, sous le haut plafond doublé de toile blanche où le couple trônait cérémonieusement, au milieu d’une suite hautement déférente, il marchait droit vers Doramin pour baiser une main que le vieillard lui abandonnait majestueusement, puis il allait se placer près du fauteuil de sa mère. On peut bien dire, je crois, qu’ils idolâtraient ce fils, mais on ne les voyait jamais jeter les yeux sur lui. Cette scène faisait partie, il est vrai, d’un véritable cérémonial, et se passait dans une pièce généralement pleine de gens. Le solennel formalisme de l’arrivée et du départ, le profond respect exprimé par les gestes, les visages et le murmure contenu des voix étaient inexprimables. – « Cela vaut la peine d’être vu ! », me disait Jim, en traversant la rivière pour rentrer chez lui. « On dirait des héros de roman, n’est-ce pas ? » ajoutait-il, avec un accent de fierté. « Et Dain Waris, leur fils, est, en dehors de vous, le meilleur ami que j’aie jamais eu ! Ce que M. Stein appellerait « un bon compagnon de guerre ». J’ai eu de la chance, par Jupiter ! J’ai eu de la chance, lorsque mon dernier souffle m’a conduit chez ces gens-là ! » Il médita un instant, la tête basse, puis sortant de sa rêverie, il poursuivit :

 

– « Naturellement, je ne me suis pas endormi… » Il s’interrompit à nouveau. « … On aurait dit que tout me venait à la fois… » murmura-t-il. « J’ai vu, tout à coup, ce que je devais faire… »

 

« Il était incontestable que tout lui était venu, en effet, et venu par la guerre, tout naturellement, d’ailleurs, puisque la puissance qui lui était dévolue était le pouvoir de rétablir la paix. C’est dans cette acception seulement que la force est si souvent chose bonne. Ne croyez pas pourtant que Jim eût tout de suite trouvé sa voie. À son arrivée, la communauté des Bugis était dans une situation fort critique. – « Ils avaient tous peur », m’expliquait-il, « peur pour leur peau, et moi, je voyais, clair comme le jour, qu’il leur fallait agir sans délai, s’ils ne voulaient pas être chassés l’un après l’autre, tant par le Rajah que par ce vagabond de Chérif. Mais il ne suffisait pas de voir cela : une fois maître de cette idée, il dut l’enfoncer dans des esprits rétifs, et forcer des remparts d’appréhension et d’égoïsme. Mais il finit par y arriver. Ce n’était rien encore, pourtant. Il dut imaginer les moyens d’action. Il les imagina, ourdit un plan audacieux, et sa tâche ne fut encore qu’à moitié accomplie. Il dut inculquer sa propre confiance au cœur de nombreux hommes qui avaient, pour rester à l’écart, des raisons secrètes et absurdes ; il dut apaiser les jalousies imbéciles et dissiper, à force de raisonnements, toutes sortes d’ineptes méfiances. Sans le poids de l’autorité de Doramin et le fougueux enthousiasme de son fils, il eût échoué dans son entreprise. Dain Waris, le jeune homme remarquable, fut le premier à croire en lui ; leur amitié était une de ces amitiés singulières, rares et profondes, entre hommes blancs et bruns, où la différence même des races semble rapprocher deux êtres humains, par un élément mystique de sympathie. De Dain Waris, ses compatriotes disaient avec orgueil qu’il savait se battre comme un blanc. C’était vrai ; des Européens, il avait le courage au grand jour, si je puis dire, mais il avait aussi l’esprit. On rencontre parfois des Malais de ce genre, et l’on est surpris de découvrir soudain chez eux un tour familier de pensée, une vision claire, une fermeté de propos, une nuance d’altruisme. De petite taille, mais admirablement proportionné, Dain Waris avait le port fier, l’attitude dégagée et affable, un tempérament pareil à une flamme claire. Son visage brun aux grands yeux noirs était expressif dans l’action et pensif au repos. Il était de dispositions silencieuses, mais la vivacité de son regard, l’ironie de son sourire, la décision courtoise de ses manières disaient ses grandes réserves d’intelligence et de force. De tels êtres ouvrent les yeux des Occidentaux, si volontiers arrêtés à la surface des choses, sur l’existence possible de races et de pays où plane le mystère des temps préhistoriques. Dain Waris ne se contentait pas de suivre Jim avec confiance ; je crois fermement qu’il le comprenait. Je parle de lui parce qu’il m’avait captivé. Sa placidité caustique, si je puis dire, et son intelligence sympathique pour les aspirations de Jim m’avaient gagné le cœur. Il me semblait voir les causes profondes de leur amitié. Si Jim avait pris les devants, l’autre avait bientôt conquis son chef. D’ailleurs Jim, le chef, était prisonnier à plus d’un titre. Le pays, les habitants, l’amitié, l’amour étaient des gardiens jaloux de son corps, et chaque jour ajoutait un nouvel anneau à la chaîne de son étrange liberté. J’en acquérais la conviction, à mesure que j’apprenais mieux, de jour en jour, les détails de l’histoire.

 

« Cette histoire, l’ai-je assez entendu raconter ! On m’en rebattait les oreilles en marche, au campement (Jim me faisait battre le pays à la poursuite d’invisible gibier). J’en ai entendu une grande partie sur l’un des sommets jumeaux, dont je venais d’escalader, sur les mains et les genoux, les cent derniers pieds. Notre escorte (nous avions une suite de volontaires qui s’offraient à nous accompagner de village en village) campait sur un petit plateau situé à mi-côte et dans l’immobilité d’un soir sans vent, l’odeur de la fumée de bois apportait à nos narines la délicatesse pénétrante d’un parfum de choix. Des voix montaient aussi, surprenantes de clarté, distinctes et immatérielles. Jim s’assit sur un tronc abattu, tira sa pipe et se mit à fumer. Une moisson nouvelle d’herbes et de buissons sortait du sol ; on distinguait encore, sous une masse de rameaux épineux, les vestiges d’un retranchement de terre. – « Voici le point de départ », fit-il après un long silence méditatif. Sur l’autre sommet, par-dessus deux cents pieds de sombre précipice, j’apercevais une rangée de hauts piquets noircis, montrant çà et là les débris de l’imprenable camp du Chérif Ali.

 

« On l’avait pris pourtant. Et c’était grâce à l’idée de Jim. Il avait hissé sur la montagne l’artillerie de Doramin : deux vieilles pièces de sept en fer rouillé, et quantité de petits canons de bronze, de ces canons qui servent de monnaie d’échange. Mais s’ils représentent de la richesse, ils peuvent aussi, quand on les bourre intrépidement jusqu’à la gueule, envoyer à bonne distance de solide mitraille. Toute la question, c’était de les hisser là-haut. Jim me montra les points d’attache des câbles, m’expliqua comment il avait improvisé un cabestan primitif, avec un tronc d’arbre creux tournant sur un pieu aiguisé, m’indiqua, avec le fourneau de sa pipe, le dessin du remblai. Les cent derniers pieds de la montée avaient été les plus durs. Jim répondait du succès sur sa tête. Il avait décidé le parti de la guerre à travailler ferme toute la nuit. De grands feux, allumés de loin en loin, éclairaient la montée, mais là-haut, m’expliqua-t-il, les travailleurs avaient dû accomplir leur tâche dans l’obscurité. Du sommet, il voyait les hommes grimper sur le versant de la montagne comme des fourmis affairées. Lui-même n’avait pas cessé, toute la nuit, de monter et de descendre comme un écureuil, de diriger, d’encourager, de tout surveiller, du haut en bas. Le vieux Doramin s’était fait porter sur la montagne dans son fauteuil ; on l’avait installé sur le petit plateau, creusé à mi-côte, et il était resté là, dans la lumière d’un des grands feux. – « Extraordinaire vieux bonhomme », me disait Jim, « un vrai chef d’autrefois, avec ses petits yeux farouches et une paire d’énormes pistolets à pierre sur les genoux. C’étaient des armes magnifiques, montées en argent et ébène, avec une platine admirable et un calibre d’espingole. Un cadeau de Stein, paraît-il, en échange de l’anneau, vous savez. Ils avaient appartenu au bon vieux Mac Neill, mais Dieu seul sait où lui les avait trouvés. Doramin restait donc là, sans bouger pieds ni mains, avec un feu de broussailles sèches dans le dos, et des masses de gens qui criaient, couraient, halaient autour de lui. Il faisait la plus solennelle, la plus imposante figure que l’on pût voir. Il n’aurait pas eu beaucoup de chances de se tirer d’affaire, si le Chérif Ali eût lâché sa bande infernale, en semant la panique parmi mes hommes, hein ? Mais il était venu là pour mourir, si les choses tournaient mal. Il n’y avait pas à s’y méprendre, par Jupiter ! et je frémissais de le voir, enraciné comme un roc ! Heureusement, le Chérif devait nous croire fous et ne se dérangea pas pour venir regarder où nous en étions. Personne ne croyait la chose faisable. Je suis bien sûr que les hommes mêmes qui tiraient, poussaient et suaient avec moi, ne la croyaient pas possible ! Oui, ma parole, j’en suis certain !… »

 

« Jim se tenait très droit, la pipe de bruyère fumante à la main, avec un sourire aux lèvres, et une étincelle dans ses yeux d’enfant. J’étais assis à ses pieds, sur une souche, et le pays s’étendait devant nos yeux ; la vaste étendue des forêts noires ondulait sous le soleil comme une mer, avec les lueurs des rivières sinueuses, les taches grises des villages, et çà et là une clairière, îlot de lumière parmi les flots sombres des cimes de verdure. Une mélancolie planait sur ce vaste paysage monotone où la lumière tombait comme dans un abîme. La terre absorbait les rayons du soleil ; très loin seulement, le long de la côte, l’océan vide, lisse et poli sous sa brume ténue, semblait dresser jusqu’au ciel son mur d’acier.

 

« Je me trouvais donc avec lui, très haut sous le ciel, au sommet de cette montagne qu’il avait illustrée. Il dominait les forêts, les ténèbres séculaires, la vieille humanité. Il était là, comme une statue, dressée sur un piédestal, pour représenter avec sa persistante jeunesse, la force et peut-être les vertus de races qui ne vieillissent jamais, de races qui ont su résister à l’étreinte des ténèbres. Je ne saurais dire pourquoi il me paraissait toujours symbolique, mais peut-être faut-il voir dans ce fait la cause réelle de l’intérêt que je prenais à sa destinée. Je ne sais s’il était très juste, à son égard, de me représenter, à ce moment précis, l’incident qui avait imprimé à sa vie une direction nouvelle, mais je m’en souvins tout à coup, très distinctement. Et ce fut comme une ombre dans la lumière. »

 

CHAPITRE XXVII

– « Déjà la légende lui attribuait des dons surnaturels. Oui, on savait que l’on avait habilement disposé une grande quantité de cordes, et une étrange machine que faisaient tourner les efforts conjugués d’hommes nombreux ; les canons avaient monté tout doucement à travers la brousse, comme un sanglier qui se fraye un chemin à travers les fourrés, mais… et les plus sagaces hochaient la tête. Il y avait quelque chose d’occulte dans tout cela, c’était incontestable, car à quoi sert la force des cordes et des bras humains ? Il y a dans les choses une âme rebelle qu’il faut dompter à force d’incantations et de charmes puissants. Ainsi le vieux Sura… (c’était un très respectable propriétaire de Patusan, avec qui j’avais eu, un soir, une bonne conversation paisible) ; mais Sura était un sorcier professionnel, qui présidait, à des milles à la ronde, à toutes les récoltes et semailles de riz, pour conjurer l’âme obstinée des choses. Il semblait tenir cette occupation pour très ardue, et peut-être, en effet, les âmes des choses sont-elles plus obstinées que celles des hommes. Quant aux simples paysans des villages voisins, ils croyaient et affirmaient comme la chose la plus naturelle du monde, que Jim avait porté les canons sur son dos, deux par deux, jusqu’au sommet de la montagne.

 

« Quand il entendait dire cela, Jim tapait du pied, et s’écriait avec un petit rire agacé : – « Que voulez-vous faire, avec de pauvres idiots de ce genre ? Ils veillent la moitié de la nuit, pour se raconter des histoires à dormir debout, et plus énorme est le mensonge, plus ils sont contents ! » On pouvait déceler, dans cette irritation, l’influence de tout ce qui l’entourait : c’était un des liens qui le retenaient prisonnier. L’insistance avec laquelle il se défendait était amusante, et je finis par dire : – « Mon cher ami, vous ne me soupçonnez pas de croire à ces bourdes ? » Il eut l’air tout surpris : – « Ah, non ! Je ne le pense pas ! » fit-il, avec un éclat de rire homérique. En tout cas, les canons avaient été hissés, et ils partirent tous à la fois, au lever du soleil. – « Par Jupiter ! J’aurais voulu que vous vissiez sauter les éclats de bois ! » s’écria-t-il. À côté de lui, Dain Waris qui l’écoutait avec un sourire paisible, baissa les paupières et remua un peu les pieds. L’heureux transport des canons avait donné aux hommes de Jim une telle assurance qu’il se risqua à confier la batterie à deux vieux Bugis qui avaient vu la guerre dans leur temps, et alla rejoindre dans le ravin où ils se tenaient cachés, Dain Waris et sa troupe d’assaut. Aux premières lueurs de l’aube, ils se mirent à grimper et arrivés aux deux tiers de la pente, se tapirent dans l’herbe humide, en attendant l’apparition du soleil qui devait donner le signal convenu. Jim me dépeignait l’impatience et l’angoissante émotion avec lesquelles il guettait le lever rapide du jour ; après la chaleur du travail et de l’ascension, il sentait la rosée froide du matin lui glacer les os ; il avait peur de se mettre à frissonner et à trembler comme une feuille avant le moment de l’assaut. – « Ce fut la plus longue demi-heure de ma vie ! » affirmait-il. Peu à peu, l’enceinte s’était silhouettée sur le ciel, au-dessus de sa tête. Disséminés tout le long de la pente, des hommes se cachaient derrière des rochers sombres et des buissons tombants. Dain Waris était allongé à côté de lui. – « Nous nous sommes regardés », fit Jim, en posant doucement la main sur l’épaule de son ami. « Il me souriait le plus gaiement du monde, mais moi, je n’osais pas ouvrir la bouche, de peur d’être pris d’un accès de frissons. Ma parole, c’est vrai ! Je ruisselais de sueur, au moment où nous nous étions embusqués, et vous pouvez vous figurer… » Il m’affirmait, et je le croyais volontiers, qu’il n’avait aucun doute sur le résultat final. Il ne se préoccupait que de réprimer ses frissons, mais quant au résultat, il n’y pensait même pas ! Il s’agissait pour lui d’arriver au sommet de cette montagne, et d’y tenir en tout état de cause. Il ne pouvait pas être question de retourner en arrière ; les gens avaient eu en lui une confiance implicite… en lui seul ! Sa parole… !

 

« Je me souviens qu’à ce moment, il se tut un instant, les yeux fixés sur moi. – « À ma connaissance, ils n’ont encore jamais eu lieu de le regretter, jamais ! » dit-il. « Et plaise à Dieu qu’ils ne le regrettent jamais à l’avenir ! » Seulement, le malheur, c’est qu’on avait pris l’habitude d’en référer à lui, à propos de tout et de rien. C’était inimaginable ! – « Tenez ! l’autre jour seulement » ; un vieux fou qu’il n’avait jamais vu de sa vie, était venu d’un village distant de plusieurs milles, pour savoir s’il devait répudier sa femme ! « Textuellement, ma parole ! » Voilà le genre de responsabilités qu’on lui imposait !… C’était incroyable, n’est-ce pas ? « Accroupi sous la véranda, à mâcher du bétel, soupirant et crachant tout autour de lui, et sombre comme un croque-mort, le vieux avait mis plus d’une heure à lâcher sa maudite histoire ! Et ce genre d’affaires-là n’est pas aussi drôle qu’on croirait ! Que dire ? – « Brave femme ? » – « Oui, brave femme, ma vieille… » Il entamait une interminable histoire de pots de cuivre. Ils avaient vécu ensemble quinze ans, vingt ans… Il ne savait pas au juste. Très, très longtemps, en tout cas. Brave femme… Il la battait un peu… pas beaucoup… un tout petit peu, quand elle était jeune. Il le fallait, pour l’honneur ! Et un beau jour, sur le tard, elle s’en va prêter trois pots de cuivre à la femme du fils de sa sœur, et se met à l’injurier quotidiennement à voix haute. Ses ennemis se moquaient de lui, et son visage en devenait tout noir. Les pots restaient irrémédiablement perdus. Il en était tout accablé. Impossible de démêler ni queue ni tête dans une histoire pareille ! Je lui ai dit de retourner chez lui, en promettant de venir moi-même arranger l’affaire. C’est très joli de rire, mais c’est une véritable peste qu’une histoire semblable ! Un jour de trajet à travers bois, et une seconde journée perdue à cajoler un tas d’idiots de paysans, pour débrouiller la vérité. C’était une affaire à susciter des rivalités sanglantes. Tous ces maudits crétins prenaient parti pour une famille ou pour l’autre, et la moitié du village était prête à se jeter sur la seconde, avec tout ce qui lui tomberait sous la main. Vous pouvez me croire ; je ne plaisante pas ! Au lieu de s’occuper de leurs moissons… ! J’ai rendu au vieux ses sacrés pots et apaisé tout le monde. » Il n’avait pas eu de peine à arranger l’affaire ; oh non ! Il n’avait qu’à lever le petit doigt pour empêcher les plus sanglantes querelles, dans ce pays-là. La difficulté, c’était de démêler la vérité dans la plus futile histoire. Aujourd’hui encore, il n’était pas bien sûr d’avoir été équitable pour tout le monde, et cette idée le tracassait… Et tout ce bavardage sans queue ni tête, par Jupiter ! Mieux valait emporter d’assaut une vieille barricade de vingt pieds de haut ! Oh oui ! Vingt fois ! C’était un jeu d’enfant, à côté d’une besogne pareille, et cela ne prenait pas aussi longtemps, non plus ! Eh bien, oui, la farce était assez drôle, à tout prendre ;… le vieil imbécile paraissait assez âgé pour être son grand-père. Mais, à un autre point de vue, ce n’était pas une plaisanterie. Depuis la déroute du Chérif Ali, on comptait sur lui pour tout décider. « Terrible responsabilité », répétait-il ; « non, vraiment, sans plaisanterie, se fût-il agi de trois vies, au lieu de trois vieux pots de cuivre, il en eût été de même… »

 

« C’est ainsi qu’il illustrait l’effet moral de sa victoire guerrière. Et c’était bien, en réalité, une victoire immense qui l’avait conduit des combats à la paix, et introduit par la mort dans la vie intime du peuple ; mais les ténèbres qui planaient sur le pays, malgré l’éclat du soleil, conservaient pourtant leur silencieuse et impénétrable immobilité. Le son de sa jeune voix fraîche (c’est étonnant combien l’âge avait peu de prise sur lui) flottait avec légèreté, et passait sur le dôme immuable des forêts, comme le bruit des gros canons, en ce matin humide et glacial de rosée, où son seul souci sur terre était de réprimer le frisson de son corps. À peine le premier rayon de soleil touchait-il la cime immobile des arbres, qu’au milieu de lourdes détonations, le sommet de l’une des montagnes se couvrait de nuages de fumée blanche, tandis que l’autre éclatait en un tumulte stupéfiant de hurlements de fureur, de cris de guerre, de gémissements, de clameurs de surprise et d’épouvante. Jim et Dain Waris furent les premiers à poser la main sur la palissade. La rumeur populaire voulait que le blanc eût jeté bas la porte en la touchant du doigt. Mais, bien entendu, il se défendait énergiquement d’un tel exploit. La clôture tout entière, – il insistait bien sur ce point –, constituait une médiocre fortification, car le Chérif Ali se fiait surtout à l’inaccessibilité de sa position ; d’ailleurs, les pieux, déjà réduits en miettes, ne tenaient plus que par miracle. Jim avait, comme un imbécile, donné un coup d’épaule, qui l’avait précipité, la tête la première, dans l’enceinte. Sans Dain Waris, il eût été cloué à un pieu, comme un des scarabées de Stein, par la lance d’un vagabond tatoué et grêlé de petite vérole. Le troisième assaillant avait été Tamb’ Itam, le propre domestique de Jim. C’était un Malais du Nord, étranger égaré un jour au Patusan, où il avait été retenu de force par le Rajah Allang, pour ramer sur une de ses barques d’apparat. Échappé à la première occasion et trouvant un refuge précaire, mais fort peu à manger chez les colons Bugis, il s’était attaché à la personne de Jim. Son visage plat, aux yeux proéminents et injectés de bile, était très foncé. Il y avait quelque chose d’excessif et presque de fanatique dans son dévouement à son « Seigneur blanc », dont il était inséparable comme une ombre morose. Dans les cérémonies, il marchait sur les talons de son maître, une main à la poignée de son kris, et tenait à distance les gens du commun avec des regards renfrognés et terribles. Jim en avait fait l’intendant de sa maison, et tout Patusan le respectait et le cajolait comme un homme de haute importance. Lors de la prise de l’enceinte, il s’était fort distingué par la férocité méthodique de son mode de combat. – « Les assaillants avaient fait une si brusque irruption, contait Jim, que malgré la panique de la garnison, il y avait eu cinq minutes d’assez chaud corps à corps, à l’intérieur de cette palissade, jusqu’au moment où quelque âne bâté ayant mis le feu aux cabanes de branches et d’herbes sèches, nous avions tous dû filer pour sauver notre vie. »

 

« La déroute avait été complète. Doramin qui attendait imperturbablement dans son fauteuil de la colline, et sous la fumée des canons lentement épandue au-dessus de sa grosse tête, Doramin en avait accueilli la nouvelle par un sourd grondement. Ayant appris que son fils, sain et sauf, poursuivait les fuyards, il fit, sans mot dire, un puissant effort pour se lever ; ses serviteurs accoururent à son aide, et respectueusement soutenu, il gagna avec une grande dignité un coin d’ombre, où il s’étendit pour dormir sous une pièce de toile blanche qui le recouvrait tout entier. À Patusan, l’émotion était intense. En tournant le dos à l’enceinte, aux braises, aux cendres noires, et aux cadavres à demi calcinés, Jim, perché sur le sommet de la montagne, voyait de temps en temps, sur les deux rives du fleuve, les espaces libres entre les maisons se remplir d’une foule grouillante et se vider tour à tour. Ses oreilles percevaient faiblement le bruit formidable des gongs et des tambours, et des cris sauvages lui parvenaient par bouffées assourdies. Une multitude de bannières déployées mettaient entre les crêtes brunes des toits un vol frémissant de petits oiseaux blancs, rouges et jaunes. – « Vous deviez être bien heureux », murmurai-je, avec un sentiment d’émotion sympathique.

 

– « Oh oui ! C’était immense, immense ! » cria-t-il tout haut, en écartant les bras. La soudaineté de ce geste me fit tressaillir, comme si je l’avais vu étaler à nu les secrets de son cœur devant le soleil, la forêt morose ou la mer de métal. À nos pieds la ville déployait sa courbe molle sur les rives du fleuve dont l’eau semblait dormir. « Immense ! » répéta-t-il, pour la troisième fois, en un murmure fait pour lui seul.

 

« Immense, évidemment, c’était immense ! Le sceau du succès, confirmant sa parole, le terrain conquis pour ses pieds, la confiance aveugle des hommes, la foi en lui-même arrachée au feu, la solitude de sa grandeur. Tout cela, je vous le dis, est rapetissé par les paroles ! Je ne saurais, avec des mots, vous donner l’impression de cette solitude totale, absolue. Je sais bien, qu’à tous points de vue, il se trouvait là seul de son espèce, mais des dons insoupçonnés l’avaient mis en si étroit contact avec son entourage, que cette solitude paraissait bien l’effet de sa seule puissance. Son isolement ajoutait à sa grandeur. Il n’y avait rien en vue à lui comparer, comme s’il eût été un de ces êtres exceptionnels, qui ne se mesurent qu’à la hauteur de leur gloire, et sa gloire à lui, souvenez-vous-en, était la plus grande chose des environs, à plusieurs jours de marche. Il fallait se faire porter ou se frayer un long et dur chemin à travers la jungle, avant de se trouver hors de portée de la voix de cette gloire. Ce n’était pas, d’ailleurs, la trompette de la méprisable déesse que nous poursuivons tous ; ce n’était pas une voix discordante et effrontée. Elle empruntait ses accents à l’immobile tristesse d’un pays sans passé, où, jour après jour, la parole de Jim était la seule vérité. Elle participait à la nature du silence dans lequel elle vous accompagnait, dans les profondeurs inexplorées où elle se faisait sans cesse entendre à vos côtés, pénétrante et lointaine, où elle passait avec une stupeur terrifiée sur les lèvres balbutiantes des hommes. »

 

CHAPITRE XXVIII

– « Après sa défaite, le Chérif Ali s’enfuit sans demander son reste, et lorsque les malheureux villageois pourchassés sortirent timidement de la jungle pour regagner leurs maisons pourries, c’est Jim qui, après entente avec Dain Waris, désigna leurs chefs. Ces nominations firent de lui le maître virtuel du pays. Quant au vieux Tunku Allang, sa terreur, au premier moment, n’avait pas connu de bornes. On raconte qu’en apprenant l’enlèvement de la redoute, il s’était jeté à terre, le visage collé au plancher de bambou de sa salle d’audience, et y était resté tout un jour et toute une nuit sans bouger, en poussant des cris si épouvantables, que nul n’osait approcher à moins d’une longueur de lance de sa forme prostrée. Il se voyait déjà ignominieusement chassé de Patusan, errant à l’abandon et dépouillé de tout, sans opium, sans femmes, sans serviteurs, proie trop désignée au premier passant désireux de le tuer. Après le Chérif Ali, son tour viendrait, et comment résister à une attaque menée par un diable pareil ? À la vérité, c’est à la seule idée que Jim se faisait de la justice qu’il devait la vie et ce qui lui restait d’autorité, à l’époque de ma visite. Les Bugis eussent fort aimé à régler de vieux comptes, et l’impassible Doramin nourrissait l’espoir de voir un jour son fils chef du Patusan. Au cours d’une de nos entrevues, il me laissa délibérément entrevoir cette ambition secrète. Rien ne pourrait être plus parfait que la circonspection pleine de dignité avec laquelle il aborda le sujet. Lui-même, commença-t-il par me déclarer, avait fait usage de sa force, dans sa jeunesse, mais maintenant il était vieux et las… Avec sa masse imposante et ses petits yeux hautains au regard sagace et pénétrant, il évoquait, d’irrésistible façon, l’idée d’un vieil éléphant malicieux ; sa vaste poitrine s’élevait et s’abaissait lentement, en un mouvement régulier et puissant, comme celui d’une mer calme. Lui aussi protestait de sa confiance illimitée dans la sagesse de Tuan Jim. Si seulement il eût pu obtenir une promesse ! Un seul mot suffirait… Ses silences, son souffle large et les roulements sourds de sa voix rappelaient les derniers efforts d’un orage qui s’éteint.

 

« Je m’efforçais de détourner la conversation, mais ce n’était pas facile, car il était trop évident que Jim avait le pouvoir de faire la chose ; il paraissait n’y avoir rien dans sa sphère nouvelle qu’il ne dépendît de lui de donner ou de retenir. Mais cette idée ne signifiait rien, je le répète, à côté de cette conviction qui s’imposait à moi, tandis que j’écoutais Doramin avec une grosse affectation d’intérêt : enfin je le voyais tout prêt, peut-être, à se rendre maître de sa destinée. Doramin s’inquiétait de l’avenir de son pays, et je fus frappé de l’argument qu’il faisait valoir. La terre reste où Dieu l’a placée, disait-il, mais les blancs viennent chez nous pour bientôt repartir. Ils s’en vont, et ceux qu’ils laissent derrière eux ne savent quand les attendre. Ils retournent à leur propre pays, à leur peuple, et ce blanc-là s’en irait comme les autres… Je ne sais ce qui m’incita, à ce moment, à lancer assez indiscrètement un : – « Non ! » énergique. Je saisis toute l’étendue de mon imprudence, lorsque tournant vers moi son visage dont l’expression, figée dans les lourds plis rudes, était inaltérable, comme celle d’un énorme masque brun, Doramin me dit d’un ton méditatif que je lui donnais là une assurance heureuse, et m’en demanda la raison.

 

« Sa femme, la vieille petite maternelle sorcière, était assise près de moi, la tête couverte et les pieds relevés ; elle regardait par la grande baie, et je ne voyais d’elle qu’une mèche folle de cheveux gris, une pommette saillante, une mâchoire nette agitée par les mouvements légers de la mastication. Sans quitter des yeux la vaste perspective de forêts étendue jusqu’aux montagnes, elle me demanda, d’un ton apitoyé, ce qui avait pu pousser mon ami à quitter si jeune son pays, à venir si loin, à travers tant de dangers. N’avait-il donc pas de foyer, pas de parents dans son pays ? N’avait-il pas de vieille mère qui se rappelât son visage ?

 

« Je n’étais nullement préparé à semblable question, et ne pus que balbutier en secouant la tête d’un air sagace. Après quoi je tentai assez maladroitement, je m’en rends parfaitement compte, de me tirer de ce mauvais pas. Mais, de ce moment, le vieux Nakhoda se fit taciturne. Il n’était pas content, je le crains, et je lui avais manifestement donné matière à réflexion. Le hasard voulut, assez singulièrement, que je me retrouvasse, ce même soir (mon dernier soir à Patusan), en face du même problème, et de ce pourquoi de la destinée de Jim auquel on ne pouvait répondre. Ceci, d’ailleurs, m’amène à l’histoire de son amour.

 

« Vous allez croire qu’il s’agit là d’une conquête facile. Nous avons entendu conter tant d’aventures pareilles, où, pour la plupart, nous ne voyons pas du tout des histoires d’amour. Nous les tenons pour des récits de rencontres fortuites, des épisodes de passion, au plus, ou seulement des égarements de jeunesse ou des tentations vouées à un définitif oubli, même s’ils ont connu la sincérité des tendresses et des regrets. Une telle opinion est valable dans la plupart des cas, et peut-être même dans celui-là… Et pourtant, je ne sais pas ! Cette histoire-là n’est pas de celles qui se regardent du point de vue habituel. Apparemment, elle ressemble fort aux autres, mais pour moi, je vois à l’arrière-plan une ombre mélancolique de femme, un fantôme victime d’une sagesse cruelle, qui se tient auprès de sa tombe solitaire, avec un air de méditation inquiète et des lèvres scellées. La tombe même, que je découvris par hasard, au cours d’une promenade matinale, était un monticule informe de terre brune, décoré à sa base d’une bordure régulière de rameaux de corail. Une palissade circulaire l’entourait, faite de jeunes arbustes fendus en long et revêtus encore de leur écorce. Autour de la tête de ces frêles piquets, courait une guirlande de feuilles et de fleurs…, et les fleurs étaient fraîches.

 

« Que l’ombre soit ou non le fruit de mon imagination, je suis en tout cas, vous le voyez, en possession de ce fait significatif d’une tombe que l’on n’oubliait pas. Quand je vous aurai dit, au surplus, que Jim avait, de ses propres mains, dressé la rustique barrière, vous verrez tout de suite ce qui différencie cette histoire-là des autres histoires, et ce qui la caractérise. Il y a, dans cette participation à la tendresse et au souvenir d’un autre être, quelque chose qui convenait fort à la gravité du jeune homme. Il avait une conscience, et une conscience romanesque. De toute sa vie, la femme de l’innommable Cornélius n’avait eu d’autre compagne, d’autre confidente, d’autre amie non plus que sa fille. Ce qui avait pu amener la pauvre femme, après avoir quitté le père de sa fille, à épouser l’affreux petit Portugais de Malacca ; ce qui avait commandé la séparation même : une mort qui peut être clémente, ou l’impitoyable fardeau des conventions, c’est un mystère pour moi. Les quelques allusions faites en ma présence par Stein, qui connaissait tant d’histoires, m’ont fait comprendre que la malheureuse n’était pas une femme ordinaire. Son père était un blanc, un grand fonctionnaire, un de ces hommes brillamment doués, qui ne sont pas assez ternes pour ménager leur succès, et dont la carrière se termine souvent dans l’ombre. Elle aussi, elle avait dû ignorer l’assouplissement salutaire, et sa carrière s’était terminée à Patusan. Notre commune destinée – car où est l’homme, j’entends l’homme vraiment sensible, qui ne se souvienne vaguement d’avoir été, dans la plénitude de la possession, délaissé par un être ou une chose plus précieux que la vie ? – notre commune destinée pèse d’un poids particulièrement lourd sur les femmes. Elle ne les punit pas comme un maître despotique, mais leur inflige de lentes tortures, comme pour satisfaire une rancune secrète et implacable. On dirait que désignée pour tout conduire ici-bas, elle cherche à se venger sur les êtres les plus prêts à s’affranchir des entraves de la prudence humaine ; car ce sont les femmes qui savent seules faire passer parfois dans leur amour un élément juste assez sensible pour faire peur, une note de tendresse surhumaine. Je me demande parfois avec étonnement l’aspect que le monde peut prendre à leurs yeux, et s’il a bien pour elles la forme et la substance que nous connaissons, l’air que nous respirons. Je me figure que ce doit être une région de déraisonnable sublimité, toute frémissante des émotions de leurs âmes aventureuses, éclairée par la gloire de tous les risques et de toutes les renonciations possibles. À vrai dire, je soupçonne qu’il y a très peu de femmes au monde, bien que je connaisse, vous l’entendez bien, l’infinie multitude des êtres humains, et la quasi-égalité numérique des sexes. Mais j’étais bien certain que la mère avait dû être aussi femme que le paraissait la fille. Je ne pus m’empêcher de me les représenter toutes deux : d’abord la jeune femme et l’enfant, puis la femme mûre avec la jeune fille, dans le décor immuable et terrible, malgré le passage du temps ; je vois la solitude de ces deux vies, au milieu du tumulte, derrière la barrière des forêts ; j’entends leurs paroles, uniformément pénétrées de tristesse. Paroles de confidence, mais où il me semble déceler, mieux encore, un sentiment profond de regret, de crainte, d’appréhension, que la jeune fille ne dut pas bien comprendre avant la mort de sa mère et l’arrivée de Jim. Seulement ce jour-là, je suis sûr qu’elle comprit beaucoup – pas tout peut-être – les appréhensions surtout. Jim lui donnait un nom qui veut dire « Précieux », dans le sens du mot « pierre précieuse » : il l’appelait Bijou. C’est joli, n’est-ce pas ? Mais ce garçon-là avait toutes les délicatesses ; il était à la hauteur de son heureuse fortune comme, somme toute, il s’était montré à la hauteur de ses épreuves. Il l’appelait donc Bijou, et il prononçait ce mot comme il eût dit Jeanne, – comprenez-vous ? avec un paisible et familier accent conjugal. J’entendis pour la première fois ce nom dix minutes après avoir mis le pied dans sa cour ; Jim qui venait de m’arracher à moitié le bras d’enthousiasme, bondit sur l’escalier, et se mit, avec une vivacité juvénile et joyeuse, à secouer la porte sous le toit pesant : « Bijou ! Vite !… C’est un ami !… », et me regardant tout à coup dans la pénombre de la véranda, il murmura avec ferveur : « Dites donc, pas d’erreur, n’est-ce pas ?… Je ne puis pas vous dire tout ce que je lui dois ;… c’est exactement comme si… » Ses paroles précipitées et nerveuses furent interrompues par une exclamation étouffée ; je vis une forme blanche au visage enfantin mais énergique qui s’avançait, et de l’ombre surgit un regard profond et attentif, comme sort de l’abri du nid un regard d’oiseau. Le nom me frappa, mais il me fallut quelque temps pour en saisir le rapport avec une histoire extravagante qui m’était venue aux oreilles au cours de mon voyage, dans un petit port de la côte, à quelque deux cent trente milles au sud de la rivière de Patusan. La goélette de Stein qui me transportait avait fait escale dans cette bourgade pour embarquer des marchandises, et descendu à terre, je m’aperçus, à ma grande surprise, que la pauvre localité avait l’honneur de posséder un sous-résident auxiliaire de troisième classe, gros garçon gras à lard, sang mêlé aux lèvres retroussées et luisantes et aux yeux clignotants. Je le trouvai vautré sur une chaise de rotin, odieusement débraillé, avec une grande feuille verte sur le sommet de sa tête fumante, et une autre à la main, dont il se servait pour s’éventer languissamment. J’allais à Patusan ! Oui… Ah ! Bien ! La Compagnie Stein ? Il connaissait. J’avais l’autorisation ?… Ce n’était pas son affaire, d’ailleurs. – « Plus trop mal, là-bas, maintenant », remarqua-t-il, d’un ton négligent, en poursuivant de sa voix traînante : « Il y a une espèce de blanc, un vagabond quelconque qui s’est installé dans le pays, paraît-il… Hein ? Vous dites ?… Un de vos amis ?… Alors, c’est donc vrai qu’il y avait un de ces vordamte[14]… ? Qu’est-ce qu’il allait donc chercher ? Il avait su entrer dans le pays, le brigand, hein ? On n’en était pas tout à fait sûr… Le Patusan ? On s’y coupe la gorge, mais ce n’est pas notre affaire ! » Il s’interrompit pour gémir : « Oh ! Dieu puissant ! Quelle chaleur ! Quelle chaleur ! Mais alors, en somme, il pourrait y avoir quelque chose de vrai dans l’histoire, et… » Il ferma un de ses sales yeux vitreux, dont la paupière continua à trembloter, tout en me regardant d’odieuse façon avec l’autre. « Écoutez donc ! » fit-il sur un ton de mystère, « si,… comprenez-vous ?… s’il a vraiment déniché un beau morceau,… pas un bout de verre coloré, comprenez-vous ?… Je suis un fonctionnaire du gouvernement… Dites à ce coquin-là… Eh ? Comment ?… Un de vos amis… ? » Il continuait à s’étaler placidement sur sa chaise… « C’est entendu ; vous l’avez dit, et je suis heureux de vous donner un avis amical… Je suppose que vous ne seriez pas fâché, vous non plus, de tirer quelque chose… Laissez-moi parler… Dites-lui que je connais l’histoire, mais que je n’ai pas adressé de rapport à mon gouvernement. Pas encore… Vous voyez ? À quoi bon un rapport, hein ? Dites-lui de venir me trouver, si on le laisse sortir vivant du pays. Il fera bien de se garder à carreau. Hein ? Je ne poserai pas de questions, c’est promis. En douce, vous comprenez… À vous aussi, je vous donnerai quelque chose… Une petite commission pour votre peine. Ne m’interrompez pas ! Je suis fonctionnaire du gouvernement et ne fais pas de rapport. Ce sont les affaires. Compris ? Je connais de braves gens qui achèteront tout ce qui en vaudra la peine, et qui lui donneront plus d’argent que le coquin n’en a vu de sa vie. Je connais ce genre de types… » Il me regardait fixement, les deux yeux ouverts, et je le contemplais avec stupeur, en me demandant s’il était fou ou ivre. Il suait, soufflait, geignait et se grattait avec un sang-froid si répugnant, que je ne pus supporter assez longtemps ce spectacle pour démêler la vérité de l’histoire. Le lendemain, des bavardages d’oisif avec des familiers de la petite cour indigène me donnèrent vent d’une légende qui se propageait lentement sur la côte : on parlait d’un blanc mystérieux, installé au Patusan, qui avait mis la main sur une pierre prodigieuse, une émeraude de dimensions énormes et d’inestimable valeur. L’émeraude semble plus que toute autre gemme, frapper les imaginations orientales. Le blanc l’avait dérobée, disait-on, moitié par ruse, moitié grâce à sa force prodigieuse, au chef d’un pays lointain, d’où il s’était aussitôt enfui, pour arriver dans un dénuement total au Patusan ; là il avait épouvanté les indigènes, par une férocité sans bornes, que rien ne pouvait apaiser. La plupart de mes interlocuteurs étaient d’avis que cette émeraude devait être une pierre fatale, comme la fameuse pierre du Sultan de Succadano, qui avait, en un temps, déchaîné sur le pays des guerres et des calamités inouïes. Peut-être était-ce la même ?… Savait-on ?… À vrai dire, la légende d’une émeraude de grosseur fabuleuse est aussi ancienne que l’arrivée des premiers blancs dans l’Archipel Indien, et la croyance en persiste si bien qu’il y a moins de quarante ans, une enquête officielle fut menée par les autorités hollandaises, pour dégager la vérité de cette histoire. Pareil bijou, m’expliquait le vieux bonhomme qui m’avait conté la majeure partie de ce stupéfiant mythe Jimesque, – manière de scribe du pauvre petit Rajah de l’endroit, – pareil bijou, disait-il, en clignant des yeux myopes qu’il levait sur moi, du plancher de la cabine où il s’était assis par respect, – se cache de préférence sur la personne d’une femme. Mais on ne saurait le confier à la première venue : il faut qu’elle soit jeune (il poussa un profond soupir) et insensible aux séductions de l’amour. Il hochait la tête d’un air sceptique. Il semblait pourtant y avoir une femme pareille. On lui avait parlé d’une grande fille que le blanc traitait avec beaucoup de sollicitude et de respect, et que l’on ne voyait jamais seule, hors de sa demeure. Le blanc sortait presque tous les jours avec elle ; ils s’en allaient côte à côte, au grand jour, et il lui tenait le bras sous le sien, serré contre son côté,… comme ceci !… d’une façon extraordinaire ! C’était peut-être un mensonge, concédait-il, car c’eût été une singulière façon d’agir, mais au moins était-il hors de doute que cette femme ne portât le bijou du blanc caché sur sa poitrine. »

 

CHAPITRE XXIX

– « Telle était l’explication qui courait sur les sorties vespérales du jeune couple. J’eus plus d’une fois l’occasion d’en faire partie en tiers, et j’eus chaque fois le déplaisir de voir rôder autour de nous Cornélius ; amèrement attaché à sa paternité légale, le métis tordait sa bouche avec un mouvement particulier, qui faisait toujours croire qu’il allait grincer des dents. Mais avez-vous remarqué qu’à trois cents milles des fils télégraphiques ou des lignes postales, le vil mensonge utilitaire de notre civilisation dépérit et meurt, pour faire place à de purs exercices d’imagination, qui ont la futilité, souvent le charme, et parfois la profondeur latente de vérité d’œuvres d’art ? Le Roman avait élu en Jim un de ses héros, et c’était là la seule partie vraie d’une histoire qui n’était autrement que mensonge. Jim ne cachait pas son bijou, car il en était extrêmement fier.

 

« Je m’aperçois aujourd’hui que, somme toute, j’ai fort peu vu cette jeune femme. Ce dont je me souviens le mieux, c’est de la pâleur olivâtre et unie de son teint, et de l’intensité des reflets noirs bleus d’une chevelure abondamment épanouie, sous la petite casquette rouge qu’elle portait très en arrière de sa tête parfaite. Ses mouvements étaient libres et assurés, et quand elle rougissait, ses joues prenaient une teinte sombre. Lorsque je causais avec Jim, je la voyais entrer et sortir avec des regards furtifs de notre côté, et elle laissait sur son passage une impression de charme et de grâce, en même temps qu’un soupçon bien évident d’anxieuse vigilance. Ses façons offraient un singulier mélange de timidité et d’audace. Ses doux sourires faisaient bien vite place à un air d’inquiétude silencieuse et contenue, comme s’ils eussent été chassés par la hantise de dangers menaçants. Parfois elle s’asseyait près de nous, pour écouter notre conversation, la joue creusée par les doigts de sa petite main ; elle fixait ses grands yeux clairs sur nos lèvres, comme si chacune de nos paroles eût eu pour elle une forme visible. Sa mère lui avait appris à lire et à écrire, et Jim lui avait enseigné pas mal d’anglais, qu’elle parlait d’amusante façon, avec les intonations et les abréviations juvéniles de son professeur. Son adoration planait sur la tête de Jim comme un battement d’ailes. À force de vivre dans la totale contemplation du jeune homme, elle avait fini par prendre un peu de son aspect extérieur, quelque chose qui rappelait ses gestes, la façon dont il étendait le bras, tournait la tête, dirigeait ses regards. L’intensité de sa vigilante tendresse en faisait une chose presque perceptible aux sens ; on croyait la sentir comme un élément vivant, dans la substance ambiante de l’espace ; elle enveloppait Jim comme un parfum particulier ; elle vibrait au soleil comme un son tremblant, contenu et passionné. Vous allez m’accuser d’être romanesque, moi aussi, mais ce serait une erreur. Je vous apporte des notes toutes pures, sur un fragment de jeunesse, sur un roman étrange et inquiétant, rencontré en chemin. Je regardai avec intérêt les manifestations de la… mettons de la bonne fortune de Jim. La jeune femme l’aimait jalousement, mais pourquoi et de quoi elle pouvait être jalouse, je n’aurais su le dire. Pays, peuplades, forêts se faisaient ses complices, pour le garder avec une vigilance concertée, avec un air de secret, de mystère, d’invincible possession. Réclusion sans appel, eût-on dit. Il était prisonnier au sein de sa libre puissance même, et elle qui était toute prête à faire de sa tête un marchepied pour lui, surveillait inexorablement sa conquête, comme s’il eût été difficile à garder. Tamb’ Itam lui-même, quand il marchait, dans nos tournées, sur les talons de son seigneur blanc, férocement armé comme un janissaire, avec kris, coutelas et lance, sans compter le fusil que Jim lui donnait à porter, assumait des airs d’intraitable surveillance, comme un geôlier revêche et dévoué, tout prêt à donner sa vie pour son prisonnier. Les soirs de veillée prolongée, je voyais sa forme confuse et silencieuse passer et repasser à pas feutrés sur la véranda ; ou bien, en levant la tête, je l’apercevais tout à coup dans l’ombre, debout, droit et rigide. En général, il s’éclipsait sans bruit, après quelques instants, mais dès que nous nous levions, il paraissait surgir du sol à nos cotée, tout prêt à exécuter les ordres que Jim voudrait lui donner. La jeune femme ne s’endormait jamais non plus, je crois avant que nous nous fussions séparés pour la nuit. Plus d’une fois, par la fenêtre de ma chambre, je la vis sortir doucement avec Jim, pour s’appuyer à la balustrade primitive ; leurs deux formes blanches se pressaient l’une contre l’autre, et Jim passait un bras autour de la taille de sa compagne, qui appuyait sa tête à son épaule. Leur murmure assourdi parvenait jusqu’à moi ; pénétrant et tendre, avec un accent calme et triste dans le silence nocturne, il faisait l’effet d’un dialogue mené par un seul être sur deux tons différents. Plus tard, lorsque je me retournais sous la moustiquaire de mon lit, j’étais certain d’entendre des craquements légers, un souffle prudent, un raclement étouffé de gorge, et je savais que Tamb’ Itam était encore aux aguets. Bien qu’il possédât, par faveur spéciale du seigneur blanc, une maison dans l’établissement, eût pris femme et eût récemment vu son union bénie par la naissance d’un enfant, je crois que, pendant mon séjour au moins, il coucha toutes les nuits sur la véranda. Il n’était pas facile de faire parler ce serviteur fidèle et rébarbatif. Jim lui-même n’en tirait que de brèves réponses, faites à contrecœur, eût-on dit, et en paroles heurtées. Le bavardage n’était pas son fait, semblait-il impliquer. La plus longue phrase sortie spontanément de sa bouche, je l’entendis un matin, où tendant la main vers la cour, il désigna Cornélius en disant : – « Voilà le Nazaréen ! » Je ne crois pas qu’il s’adressât à moi, bien que je fusse à côté de lui ; son objet était plutôt d’attirer sur le Portugais l’attention indignée de l’univers. La cour, large espace carré, faisait une fournaise torride, et sous l’intense éclat de la lumière, Cornélius qui s’avançait tout droit, donnait pourtant une inexprimable impression de dissimulation, de sombre et cauteleuse sournoiserie. Il éveillait l’idée de choses fétides. Son allure lente et laborieuse rappelait la démarche d’un cloporte répugnant, dont les pattes courent sur le sol avec une activité atroce, tandis que son corps reste immobile. Je suppose bien qu’il se dirigeait tout droit vers le point qu’il voulait gagner, mais sa marche, une épaule en avant, paraissait oblique. On le voyait souvent tourner autour des huttes, comme s’il eût cherché une piste ; il levait à la dérobée les yeux en passant devant la véranda, et disparaissait sans hâte derrière un coin de mur. La liberté qui lui était laissée, dénotait l’absurde insouciance ou mieux, peut-être, le suprême dédain de Jim, car Cornélius avait joué un rôle fort équivoque, pour ne pas dire plus, dans certain incident qui aurait pu avoir pour Jim une issue fatale. En fait, d’ailleurs, il s’était terminé pour sa plus grande gloire. Tout, à la vérité, concourait à sa gloire, et c’était bien l’ironie de la destinée de cet homme qui, trop soucieux de ses jours, en une minute de son existence, paraissait mener maintenant une vie enchantée.

 

« Vous saurez qu’il avait quitté la demeure de Doramin très peu de temps après son arrivée, bien plus tôt, à vrai dire que ne l’eût exigé la plus élémentaire prudence et longtemps, bien entendu, avant la guerre. Il était poussé à ce départ par le sentiment du devoir et la nécessité de surveiller les affaires de Stein. À cette fin, et avec un mépris total de sa sécurité personnelle, il passa la rivière, pour aller s’installer avec Cornélius. Comment le Portugais avait pu traverser la période des troubles, je ne saurais le dire. Évidemment sa qualité d’agent de Stein devait lui assurer une certaine protection de la part de Doramin. En tout cas, de façon ou d’autre, il avait su se tirer des plus redoutables complications, et je ne doute pas que l’attitude quelconque qu’il eût dû adopter n’eût été empreinte de l’abjection qui paraissait la marque distinctive de cet homme. C’était sa caractéristique : il était foncièrement et notoirement abject, comme d’autres hommes ont une nature éminemment généreuse, distinguée ou vénérable. C’était, dans sa nature à lui, cet élément-là qui imprégnait tous ses actes, toutes ses passions, toutes ses émotions ; sa rage était abjecte ; son sourire et sa tristesse étaient abjects ; ses obséquiosités et ses indignations étaient abjectes. Je suis certain que son amour eût été le plus abject des sentiments, si l’on pouvait imaginer de l’amour chez le plus hideux des insectes. Le dégoût même qu’il inspirait était si abject, qu’un être simplement répugnant eût paru noble à côté de lui. Il n’a de place ni au premier plan, ni à l’arrière-plan de cette histoire ; on le voit seulement passer, énigmatique et sale, en apparitions furtives, sur sa lisière, pour en souiller l’atmosphère parfumée de jeunesse et de naïveté.

 

« En tout état de cause, sa situation ne pouvait être qu’extraordinairement misérable, ce qui ne l’empêchait peut-être pas d’en tirer certains avantages. Jim me disait avoir été d’abord reçu par lui avec d’abjectes démonstrations des sentiments les plus cordiaux. – « On aurait dit qu’il ne se tenait pas de joie ! » me racontait le jeune homme avec dégoût. « Il me fonçait dessus tous les matins pour me serrer les deux mains, le maudit individu ! Mais je n’étais jamais assuré d’avoir à déjeuner. Je m’estimais fort heureux quand j’avais fait trois repas en deux jours, ce qui ne l’empêchait pas de me faire signer chaque semaine un bon de dix dollars. Il était bien certain, disait-il, que M. Stein n’entendait pas qu’il m’entretînt pour rien. À la vérité, il ne s’en fallait guère qu’il ne m’entretînt pas du tout. Il attribuait ses difficultés de ravitaillement aux troubles du pays, faisait mine de s’arracher les cheveux, et me demandait si bien pardon, vingt fois par jour, que je finissais par le supplier de ne pas se tourmenter. J’étais écœuré ! La moitié de sa maison s’était effondrée, et toute l’habitation avait un air lépreux, avec des touffes d’herbes sèches qui passaient par les trous, et des coins de nattes détachées qui flottaient sur tous les murs. Il voulait me faire croire que M. Stein lui devait de l’argent sur les affaires des trois dernières années, mais ses livres étaient déchirés et plusieurs manquaient. Il essayait d’en rejeter la faute sur sa femme morte. L’ignoble coquin ! Je finis par lui interdire de jamais prononcer le nom de cette femme ; cela faisait pleurer Bijou ! Je n’ai jamais su ce qu’il avait pu faire de toutes les marchandises ; dans les magasins, il ne restait rien, que des rats qui s’en donnaient à cœur joie dans une litière de papier brun et de vieille toile à sacs. On m’affirme, de tous côtés, qu’il a un gros magot enfoui quelque part, mais vous pensez bien que je n’ai jamais rien pu lui faire avouer. C’est une existence bien misérable que j’ai menée dans cette odieuse maison ! Je faisais de mon mieux pour Stein, mais j’avais à ouvrir l’œil d’autre part. Quand je m’étais réfugié chez Doramin, le vieux Tunku Allang, pris de peur, m’avait rendu mon bagage. Il l’avait fait d’une façon détournée et pleine de mystère, par l’intermédiaire d’un Chinois qui tient ici une petite boutique ; mais à peine eus-je quitté les Bugis pour vivre chez Cornélius, que l’on se mit à parler résolument de la résolution du Rajah de me faire tuer avant longtemps. Agréable perspective, n’est-ce pas ? Je n’imaginais pas, à vrai dire, ce qui eût pu l’en empêcher, s’il eût été réellement décidé. Le pis, c’est que j’avais pleine conscience de n’être d’aucune utilité à Stein, plus qu’à moi-même. Oh ! elles furent bien odieuses, ces six semaines-là, d’un bout à l’autre ! »

 

CHAPITRE XXX

– « Il poursuivait son récit, en me disant ignorer ce qui l’avait fait rester, malgré tout. Mais il n’est pas bien difficile de le deviner. Il sympathisait profondément avec la jeune fille, laissée sans défense à la merci « de ce vil et lâche coquin ». Il paraît que Cornélius lui faisait mener une existence terrible, et c’est seulement faute de courage, sans doute, qu’il n’en venait pas aux coups. Il insistait pour qu’elle l’appelât : – « mon père…, et avec respect encore, avec respect, entends-tu ?… », braillait-il, en brandissant son petit poing jaune devant le visage de la jeune fille. « Je suis un homme honorable, moi ; mais toi, qu’est-ce que tu es ? Dis-le-moi ; qu’es-tu donc ? Tu crois que je vais élever l’enfant d’un autre et me laisser traiter sans respect ? Tu devrais être trop heureuse que je te permette de m’appeler comme cela !… Allons ! Dis : Oui, père !… Tu ne veux pas ? Attends un peu !… » Sur quoi, il accablait de telles insultes la mémoire de la morte, que la pauvre enfant se sauvait, les mains aux oreilles. Il la poursuivait au-dedans, au-dehors, autour de la maison, courait parmi les cabanes, et finissait par l’acculer dans un coin, où la malheureuse tombait à genoux en se bouchant les oreilles ; il se postait alors à quelques pas, et pendant une demi-heure vomissait sans trêve d’ignobles injures derrière son dos. – « Ta mère était une diablesse, une diablesse et une menteuse, et toi tu ne vaux pas mieux ! » éclatait-il, pour finir ; puis, ramassant une motte de terre sèche ou une poignée de boue, il la lui jetait dans les cheveux. Certaines fois pourtant, redressée par le mépris, elle restait silencieuse en face de lui, le visage sombre et contracté, en lançant de temps en temps un ou deux mots qui faisaient sauter et frémir le misérable. Jim me disait que ces scènes étaient atroces. C’était évidemment chose inattendue dans ce pays perdu. Le plus affreux, quand on y songe, c’est que cette situation, subtilement cruelle, n’avait aucune raison de se dénouer jamais. Le respectable Cornélius (Inchi’ Nélius, comme l’appelaient les Malais avec une grimace qui en disait long), avait bien des raisons de désappointement. Je ne sais quels avantages il avait attendus de son mariage, mais à coup sûr, la liberté de voler, de chaparder, de s’approprier, pendant maintes années et de la façon qui lui convenait le mieux, toutes les marchandises de la Maison Stein et Cie (Stein avait fidèlement entretenu les stocks, tant qu’il avait pu faire transporter les cargaisons par ses capitaines), lui paraissait une insuffisante compensation pour le sacrifice de son honorable nom. Jim aurait fort aimé rosser Cornélius et le tuer à demi, mais la nature de ces scènes était si douloureuse et si abominable aussi, qu’il préférait souvent s’en aller, hors de portée de la voix, pour ménager l’orgueil de la jeune fille. Ces querelles la laissaient pantelante et muette ; Jim, attardé près d’elle, disait d’un ton douloureux, en lui voyant presser sa poitrine avec un visage morne et figé : – « Allons !… Voyons !… À quoi bon ?… Essayez donc d’avaler une bouchée… » ou s’efforçait de lui donner quelque marque d’intérêt. Cornélius continuait à rôdailler, montrait son nez à la porte, sortait sur la véranda ou rentrait dans la pièce, muet comme une carpe, et jetait des coups d’œil malveillants, défiants et sournois. – « Je ne puis plus supporter cela ! » affirma un jour Jim à la jeune fille. « Dites un seul mot !… » « Et savez-vous ce qu’elle me répondit… ? » ajoutait-il, d’un ton pénétré ;… « elle me dit que si elle n’avait pas cru cet homme-là profondément malheureux lui-même, elle eût trouvé le courage de le tuer de ses propres mains !… Imaginez un peu cela… ! » continuait-il avec horreur ;… « cette pauvre petite,… cette enfant, presque, poussée à parler de la sorte ! Et il paraissait impossible de l’arracher non seulement à ce vil coquin, mais encore à elle-même ! » Ce n’était pas précisément, m’affirmait-il, de la pitié qu’il ressentait pour elle ; c’était plus que de la pitié ; il lui semblait qu’il garderait un poids sur la conscience, tant que la jeune fille resterait soumise à cette existence, et l’idée de quitter la maison lui fût apparue comme une lâche désertion. Il avait fini par comprendre qu’il ne gagnerait rien à un plus long séjour ; il ne pouvait espérer ni comptes, ni argent, ni sincérité d’aucune sorte, mais il n’en restait pas moins, et l’exaspération de sa présence poussait Cornélius jusqu’aux confins, je ne dirai pas de la folie, mais presque du courage. Cependant Jim sentait toutes sortes de dangers obscurs s’accumuler autour de lui.

 

« Doramin lui avait, à deux reprises, dépêché un serviteur de confiance pour l’avertir instamment qu’on ne pouvait répondre de sa sécurité tant qu’il n’aurait pas retraversé le fleuve pour venir chez les Bugis, comme aux premiers temps de son séjour. Des gens de toute condition venaient le trouver, au milieu même de la nuit, pour lui révéler des projets d’assassinat fomentés contre lui. On devait l’empoisonner, on allait le poignarder au bain ; on complotait de lui tirer dessus, d’un bateau passant sur la rivière. Chacun des informateurs se donnait pour un ami éprouvé. Il y avait, me disait Jim, de quoi troubler pour toujours le repos d’un malheureux. Des histoires de ce genre étaient parfaitement plausibles, pour ne pas dire probables, mais les avis mensongers ne servaient qu’à lui donner la sensation de complots mortels, partout tramés autour de lui, dans l’ombre. Rien n’eût pu être mieux calculé pour ébranler les plus solides des nerfs. Enfin, une nuit, Cornélius vint, avec un appareil d’inquiétude et de mystère, lui faire sur un ton de cajolerie solennelle une aimable proposition : moyennant cent dollars, ou peut-être même quatre-vingts, – oui, mettons quatre-vingts, – lui, Cornélius, se chargeait de trouver un homme de confiance qui emmènerait Jim, en toute sécurité, jusqu’à l’embouchure de la rivière. Il n’y avait plus rien d’autre à faire, s’il tenait pour un sou à la vie. Qu’est-ce que quatre-vingts dollars ? Une bagatelle, une somme insignifiante ! Au contraire, pour lui Cornélius, qui devait rester à son poste, c’était véritablement tenter la mort que de donner pareille preuve de dévouement au jeune protégé de M. Stein. Le spectacle de ses grimaces abjectes était intolérable, me disait Jim : il se tirait les cheveux, se frappait la poitrine, se balançait d’avant en arrière, les mains sur le ventre, et finit par faire mine de verser des larmes. – « Que votre sang retombe sur votre tête ! » glapit-il enfin, en se précipitant au-dehors. Il serait curieux de savoir jusqu’à quel point le misérable était sincère, en cette occurrence. Jim m’avoua n’avoir pas fermé l’œil après le départ du triste sire. Allongé sur une natte mince, jetée sur le plancher de bambou, il s’efforçait machinalement de distinguer les poutres nues, et prêtait l’oreille aux frôlements qui passaient dans le chaume délabré. Une étoile scintilla tout à coup à travers un trou du toit. Tout n’était que tourbillons dans le cerveau du jeune homme, et c’est pourtant cette nuit-là qu’il édifia son plan de bataille contre le Chérif Ali. Ce projet avait été l’objet de tous ses rêves, en dehors des moments qu’il consacrait à d’impossibles investigations dans les affaires de Stein, mais l’idée nette s’en imposa à lui, d’un seul coup, à ce moment précis. On dirait qu’il avait vu les canons en batterie sur le sommet de la montagne. Il finit par se sentir agité et fiévreux et se rendit compte qu’il n’avait pas à attendre de sommeil ce soir-là. Il bondit et sortit sur la véranda. Il marchait pieds nus et tomba sur la jeune fille qui se tenait immobile contre le mur aux aguets. Tel était l’état d’esprit de Jim qu’il ne s’étonna pas de la trouver debout non plus que de l’accent d’inquiétude avec lequel elle lui demanda tout bas où pouvait être Cornélius. Il répondit simplement qu’il n’en savait rien. Elle gémit doucement, en explorant des yeux le campong[15]. Tout était parfaitement paisible. Enfiévré et tout plein de ses nouveaux projets, Jim ne put s’empêcher d’en faire part tout au long à la jeune fille. Elle écoutait, battit des mains sans bruit, et exprima doucement son admiration, sans cesser pourtant un instant de se tenir sur le qui-vive. Jim avait pris l’habitude, paraît-il, de faire d’elle sa confidente, et il est hors de doute qu’elle avait de son côté le pouvoir et ne manquait pas de lui donner maintes indications précieuses sur les affaires du Patusan. Il m’affirma plus d’une fois n’avoir jamais eu qu’à se louer de ses avis. En tout cas, il se laissait aller à lui développer tout son plan, lorsque la jeune fille lui serra le bras et s’éclipsa soudain, au moment même où Cornélius semblait surgir du sol. En apercevant Jim, il fit un plongeon de côté, comme un homme frappé d’une balle au cœur, puis se tint sans bouger dans l’ombre. Il finit pourtant par s’avancer prudemment, avec des précautions de chat. – « Il y avait là des pêcheurs… avec du poisson… » expliqua-t-il d’une voix tremblante. « Pour vendre leur poisson… comprenez-vous ? » Il devait être deux heures du matin… une heure bien indiquée pour venir offrir du poisson ! »

 

« Mais Jim laissa passer cet extraordinaire racontar sans y attacher d’importance. D’autres pensées assaillaient son esprit, et d’ailleurs, il n’avait rien vu, rien entendu. Il se contenta de lancer un « Ah ! » distrait, but une gorgée d’eau dans une cruche posée là et rentra se coucher pour rêver sur sa natte, laissant Cornélius en proie à une inexprimable émotion, et accroché des deux bras à la rampe vermoulue de l’escalier, comme si ses jambes n’eussent pu le soutenir. Tout à coup, Jim entendit des pas feutrés qui s’arrêtaient, tandis qu’une voix tremblante soufflait à travers le mur : – « Vous dormez ? » – « Non ! Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il vivement. Il y eut un brusque mouvement au-dehors, puis un silence total, comme si l’homme eût été terrifié ; fort agacé, Jim sortit impétueusement de sa chambre ; Cornélius sauta avec un cri étouffé, jusqu’au perron de la véranda, et se cramponna à la rampe brisée. Très intrigué, Jim lui demanda de loin, ce que diable il pouvait faire là. – « Avez-vous réfléchi à ce dont je vous ai parlé tout à l’heure ? » chuchota Cornélius, qui parlait avec peine, comme un malade en proie à un accès de fièvre froide. – « Non ! » cria Jim avec fureur. « Je n’y ai pas pensé, et je n’y penserai pas ! Je resterai ici, et je vivrai ici, à Patusan !… » – « Vous y m… m… mourrez ! » répondit Cornélius, en tremblant toujours, et d’une voix expirante. Toute la scène était si absurde et si irritante que Jim ne savait s’il devait rire ou se fâcher. – « Pas avant de vous avoir démoli, en tout cas », lança-t-il avec exaspération, malgré une forte envie de rire. Et il poursuivit, à demi sérieusement (souvenez-vous que ses rêves l’avaient fort exalté) : « Rien ne peut me toucher ; vous pouvez essayer les pires de vos diableries ! » Le falot Cornélius lui apparaissait, à ce moment-là, comme l’odieuse incarnation de toutes les difficultés et de tous les obstacles semés sur sa route. Il se laissa entraîner (ses nerfs avaient été un peu trop tendus depuis quelque jours) à lui prodiguer de jolis noms : filou, menteur, sale coquin ! et se comporta d’extraordinaire façon. Il avoue avoir outrepassé toutes les bornes ; il était hors de lui ; il mettait le Patusan tout entier au défi de lui faire peur et de le chasser ; il affirmait qu’il saurait bien faire danser les gens au son de son violon ; tout cela avec un accent de vantardise menaçante. Scène parfaitement grotesque et risible, et dont le seul souvenir lui faisait brûler les oreilles. Il avait un peu perdu la boule… La jeune femme, assise près de nous, me fit un signe net de sa petite tête, eut un léger froncement de sourcils, et me dit, avec une solennité enfantine : – « Je l’entendais ! » Jim rit en rougissant. Ce qui avait fini par le faire taire, ce fut le silence, le silence profond, le silence de mort de la forme indistincte qui paraissait perdue là-bas, brisée sur la rampe, dans une immobilité sinistre. Il revint à lui et se tut tout à coup, très étonné de ce qu’il venait de faire. Il garda, un instant, les yeux fixés sur Cornélius, qui ne faisait pas un bruit, pas un mouvement, « comme s’il fût mort pendant que je faisais tout le vacarme », m’expliquait le jeune homme. Si grande était sa confusion, qu’il se précipita sans un mot dans sa chambre, pour se jeter à nouveau sur sa natte. Sa fureur devait lui avoir fait du bien, car il s’endormit aussitôt comme un enfant, pour le reste de la nuit. Il y avait des semaines qu’il n’avait dormi comme cela. – « Mais moi, je ne dormais pas ! » interrompit la jeune femme, qui se tenait un coude sur la table, et la main à la joue. « Moi, je veillais ! » Un éclair passa dans ses yeux qui roulèrent un instant, puis se fixèrent ardemment sur mon visage. »

 

CHAPITRE XXXI

– « Vous pouvez juger de l’intérêt avec lequel j’écoutai ce récit. Tous ces incidents s’expliquèrent vingt-quatre heures plus tard. Le matin, Cornélius ne fit nulle allusion aux événements de la nuit. – « Je suppose que vous reviendrez à ma pauvre demeure ? » grommela-t-il d’un ton hargneux, au moment où Jim prenait place dans son canot, pour gagner le campong de Doramin. Le jeune homme se contenta de faire un signe de tête sans le regarder. « Cela vous amuse, apparemment ? » gronda l’autre, d’un ton aigre. Jim passa la journée chez le vieux nakhoda, à prêcher la nécessité d’une action vigoureuse aux notables de la communauté Bugi, qui avaient été convoqués pour une grande discussion. Il se souvenait avec plaisir de l’éloquence et de la persuasion dont il avait fait montre en cette circonstance. – « J’ai su leur donner du nerf, ce jour-là, pas d’erreur ! » disait-il. Dans leur dernière sortie, les séides du Chérif Ali avaient dévasté les abords de la ville, et emmené dans leur redoute quelques femmes de Patusan ; la veille même, on avait vu des émissaires du Chérif se pavaner au marché en manteau blanc, et proclamer l’amitié du Rajah pour leur maître ; l’un d’eux même, posté à l’ombre d’un arbre et appuyé au long canon de son fusil, exhortait le peuple à la prière et à la pénitence, et lui conseillait de massacrer tous les étrangers de la ville, dont certains, disait-il, étaient des Infidèles, et d’autres, pires encore, des enfants de Satan, sous un masque de Musulmans. Et l’on racontait que plusieurs partisans du Rajah, disséminés dans la foule, avaient à haute voix exprimé leur approbation. La terreur était à son comble, parmi la populace. Fort satisfait de sa journée, Jim repassa la rivière avant le coucher du soleil.

 

« La joie de sentir les Bugis irrévocablement engagés dans une action, dont il avait sur sa tête affirmé le succès, et l’enthousiasme de son cœur étaient tels qu’il fit tout son possible pour se montrer aimable à l’endroit de Cornélius. Mais le métis fit montre, en retour, d’une si sauvage jovialité, que Jim eut grand-peine à supporter ses petits ricanements cauteleux, à le voir frétiller et clignoter, et se prendre tout à coup le menton, en se couchant sur la table, avec des yeux hagards. La jeune fille ne prit pas part au repas, et Jim se retira de bonne heure. Au moment où il se levait, Cornélius bondit en renversant sa chaise, plongea et disparut, comme s’il eût voulu ramasser un objet qu’il eût laissé tomber. Son « bonsoir » enroué sortit de dessous la table. Jim fut stupéfait de l’en voir émerger, la mâchoire tombante et les yeux égarés par une terreur stupide. Il se cramponnait au bord de la table. – « Qu’y a-t-il donc ? Vous êtes souffrant ? » demanda le jeune homme. – « Oui, oui, oui ! Une grosse colique dans le ventre ! » répondit l’autre, et Jim est d’avis qu’il disait vrai. Si le fait était exact, il faudrait y voir, en présence de l’acte qu’il préméditait, le symptôme d’un endurcissement incomplet, dont il y aurait lieu de lui tenir compte.

 

« Quoi qu’il en fût, le sommeil de Jim fut troublé ; il voyait en rêve un ciel de cuivre vibrant, et une voix formidable lui criait si fort : – « Debout ! Debout ! » que malgré son désir éperdu de rester endormi, il finit par s’éveiller. Un éclat dansant de flammes rouges et pétillantes frappa ses yeux. Des tourbillons de fumée noire voltigeaient autour de la tête d’une apparition, d’un être surnaturel, tout en blanc, avec un visage sévère, contracté, inquiet. Après une seconde d’hésitation, Jim reconnut la jeune fille. Elle tenait en l’air, à bout de bras, une torche de dammara et répétait avec une insistance monotone et anxieuse : – « Levez-vous ! levez-vous ! levez-vous ! »

 

« Il bondit brusquement sur ses pieds et elle lui plaça aussitôt dans la main un revolver, son propre revolver, qu’il gardait en général pendu à un clou, tout chargé cette fois. Interloqué, les yeux clignotants dans la lumière, il le saisit machinalement, en se demandant ce que la jeune fille attendait de lui.

 

« Elle lui demanda très vite, dans un souffle : – « Pouvez-vous affronter quatre hommes, avec cette arme ? » Il riait, en me faisant son récit, au souvenir de son ardeur empressée. – « Mais certainement !… Comment donc… Certainement ! Dites-moi ce qu’il faut faire ! » Mal éveillé encore, il avait pourtant l’impression de se montrer très aimable en des circonstances extraordinaires, et de faire montre d’une bonne grâce certaine et d’un aveugle dévouement. La jeune fille quitta la pièce et il la suivit ; ils dérangèrent dans le couloir une vieille sorcière, préposée dans la maison à la confection des repas de fortune, malgré un état de décrépitude qui l’empêchait presque de comprendre le langage humain. Elle se leva et clopina derrière eux, en marmonnant entre ses gencives édentées. Sur la véranda, un hamac de toile appartenant à Cornélius se balança doucement au contact du coude de Jim. Il était vide.

 

« Comme tous les postes de la Compagnie commerciale Stein, l’établissement de Patusan comportait primitivement quatre bâtiments. Deux d’entre eux étaient représentés par deux tas de décombres, de bambous brisés et de chaume pourri, sur lesquels les quatre poteaux d’angle en bois dur s’inclinaient tristement l’un vers l’autre. Mais le principal magasin subsistait, en face de la maison du représentant : c’était une hutte oblongue faite de boue et d’argile ; une de ses extrémités comportait une large porte de planches épaisses, et dans un des murs latéraux s’ouvrait une baie carrée, sorte de fenêtre à trois barreaux de bois. Avant de descendre les marches de la véranda, la jeune fille tourna la tête par-dessus son épaule, pour souffler rapidement : – « On devait vous attaquer pendant votre sommeil. » Jim, à l’en croire, éprouva une sorte de déception, c’était donc encore la vieille histoire. Il était las de ces attentats à sa vie ; il en avait assez ; il était excédé de semblables alertes. Il éprouva une véritable irritation contre la jeune fille, comme si elle l’eût trompé : il l’avait suivie avec la conviction que c’était elle qui avait besoin de son aide, et maintenant il se sentait presque envie de faire demi-tour, pour retourner avec dégoût sur ses pas. – « Savez-vous », me dit-il, d’un ton pénétré, « je crois n’avoir pas été moi-même, pendant des semaines, à ce moment-là ! » – « Oh si ! c’était bien vous ! » ne pus-je m’empêcher de contredire.

 

« Cependant la jeune fille marchait à pas pressés, et il la suivit dans la cour. Toutes les barrières étaient depuis longtemps tombées, et les buffles des voisins venaient paisiblement se promener le matin en ronflant profondément dans l’espace ouvert, que la jungle envahissait déjà. Jim et la jeune fille s’arrêtèrent sur un carré d’herbe drue. La lumière qui les éclairait épaississait les ombres d’alentour, et au-dessus de leurs têtes, seulement, scintillait un abondant semis d’étoiles. C’était, me disait Jim, une belle nuit, bien fraîche, avec une légère brise venue de la rivière. Il en avait remarqué la beauté amicale. Souvenez-vous que c’est une histoire d’amour que je vous raconte, pour l’instant. Une nuit adorable, qui faisait passer sur eux sa douce caresse. La flamme de la torche s’allongeait de temps en temps, avec un bruit frémissant comme un drapeau flottant, et pendant quelques minutes, on n’entendit rien d’autre. – « Ils sont dans le magasin », murmura la jeune fille ; « ils attendent le signal. » – « Qui doit donc le donner ? » s’enquit-il. Elle agita sa torche qui flamba de plus belle, après avoir semé, une pluie d’étincelles. – « Seulement, votre sommeil était trop agité », poursuivit-elle dans un souffle. « Je veillais sur vous, moi aussi. » – « Vous ? » s’écria-t-il, en tendant le cou pour regarder autour de lui. – « Vous croyez que je n’ai veillé que cette nuit ? » s’écria-t-elle avec une sorte de sombre indignation.

 

« Il prétendait avoir eu l’impression d’un coup reçu en pleine poitrine, et qui lui eût coupé le souffle. Il s’accusait d’avoir été une brute épaisse, et se sentait plein de remords, touché, heureux, transporté. Laissez-moi vous rappeler encore une fois, que je vous raconte, en ce moment, une histoire d’amour ; vous pouvez en juger à l’imbécillité, non pas à l’imbécillité odieuse, mais à l’imbécillité exaltée de cette scène et de cette station en pleine lumière de la torche, comme s’ils fussent venus là tous deux mettre à nu leur cœur, pour l’édification des assassins cachés. Si les émissaires du Chérif avaient eu pour un sou de courage, ils auraient profité de ce moment-là, comme me le faisait remarquer Jim, pour se précipiter sur lui. Son cœur battait, mais sans terreur, et croyant entendre un frémissement dans l’herbe, il sortit vivement du cercle de lumière. Une ombre noire et confuse disparut dans l’obscurité. Il appela à voix haute : – « Cornélius ! Oh ! Cornélius ! » Un profond silence lui répondit seul : sa voix ne semblait pas avoir porté à plus de vingt pieds. La jeune fille se trouvait à nouveau près de lui. – « Fuyez ! » cria-t-elle. La vieille femme s’avançait vers eux ; sa silhouette cassée abordait à petits bonds maladroits le cercle de lumière. Ils entendirent un marmonnement et un faible soupir gémissant. « Fuyez ! » reprit impérieusement la jeune fille. « Ils sont effrayés pour l’instant… ; cette lumière… ; ces voix… Ils vous savent éveillé, et vous connaissent pour grand, fort, intrépide… » – « Eh bien ! Si je suis tout cela… », commença-t-il…, mais elle l’interrompit : – « Oui, ce soir… ! Mais demain soir ? Ou le lendemain, le surlendemain, une de ces nuits sans nombre ? Est-ce que je puis toujours être aux aguets ? » Un sanglot haletant de la jeune fille étrangla d’émotion les paroles dans la gorge de Jim.

 

« Il me disait ne s’être jamais senti si petit, si impuissant ; et quant au courage, à quoi lui servait-il ? Il se trouvait si désarmé que la fuite même lui paraissait illusoire, et bien que la jeune fille continuât à lui souffler avec une insistance fiévreuse : – « Allez chez Doramin ! Allez chez Doramin ! » il comprenait qu’il n’y avait pour lui nul refuge contre cet isolement qui centuplait tous les dangers, nul refuge qu’auprès d’elle. – « Je sentais », me disait-il, « que m’éloigner d’elle serait la fin de tout ! » Seulement, comme ils ne pouvaient pas rester indéfiniment au milieu de la cour, il se décida à aller jeter un coup d’œil dans le magasin. Il ne protesta pas en voyant sa compagne le suivre, comme s’ils eussent été indissolublement unis. – « Je suis intrépide,… ah vraiment ?… » grommelait-il entre ses dents. Elle le retint par le bras. – « Attendez jusqu’à ce que vous entendiez ma voix », fit-elle, et torche en main, elle contourna légèrement le coin du bâtiment. Jim restait seul dans l’ombre, les yeux tournés vers la porte ; nul bruit, nul souffle ne venait de l’intérieur. Derrière son dos, la vieille sorcière poussa un grognement lugubre. Il entendit un appel strident, un cri de la jeune fille : – « En avant, maintenant ! » Il donna une poussée violente ; la porte céda avec un craquement sec, en découvrant, à sa profonde surprise, l’intérieur de la pièce, basse comme une salle de donjon, tout illuminée par une flamme dansante et claire. Un tourbillon de fumée tombait sur une caisse de bois vide, abandonnée au milieu du plancher ; mais ne fit que s’agiter doucement sous le courant d’air. La jeune fille avait passé sa torche à travers les barreaux de la fenêtre. Jim vit son bras nu et rond tout raide et soutenant la torche avec la fermeté d’une applique de fer. Dans un coin éloigné, un tas de vieilles nattes en loques s’empilaient presque jusqu’au plafond ; il n’y avait rien de plus.

 

« Jim éprouva un désappointement cruel. Sa force de résistance avait subi tant d’assauts ; il s’était senti entouré, depuis des semaines, par tant d’obscures menaces, qu’il souhaitait le soulagement d’une réalité palpable, de quelque danger tangible à affronter. – « L’atmosphère en eût été purifiée pour deux heures au moins, si vous me comprenez », m’expliquait-il. « Par Jupiter ! Depuis des jours je vivais avec un pavé sur la poitrine ! » Et maintenant, à l’heure où il avait espéré trouver quelque chose, il n’y avait rien ni personne…, pas un signe, pas une trace quelconques ! Il avait levé son arme devant la porte ouverte, mais son bras retomba. – « Tirez ! Défendez-vous ! » cria la jeune fille, avec un accent déchirant. L’ombre où elle était plongée au dehors, et son bras passé jusqu’à l’épaule dans la baie, l’empêchaient de voir ce qui se passait, et elle n’osait pas retirer sa torche pour courir à la porte. – « Il n’y a personne ! » lança Jim avec mépris, mais le rire d’exaspération irritée auquel il allait s’abandonner mourut sur ses lèvres : au moment même où il tournait le dos, il s’était aperçu que son regard croisait celui d’une paire d’yeux cachés dans le tas de nattes. Il vit leur éclat blanc mobile. – « Sortez ! » cria-t-il furieusement et avec une certaine indécision aussi ; il vit se dessiner, parmi les loques, une tête sombre, une tête sans corps, une tête bizarrement détachée qui le regardait d’un air farouche. Presque aussitôt, le tas sordide s’effondrait, et avec un grondement rauque, un homme se dégageait rapidement pour bondir sur Jim. Les nattes parurent sauter et voler derrière lui ; son bras droit était levé, le coude plié, et la lame mousse d’un kris[16] sortait du poignet qu’il tenait un peu au-dessus de sa tête. Un linge serré autour de ses reins prenait un éclat éblouissant sur le bronze de la peau ; le corps nu luisait comme s’il eût été mouillé.

 

« Jim observa tout cela ; il éprouvait un sentiment d’inexprimable soulagement, de joie vengeresse. Délibérément il attendit pour presser la détente ; il attendit un dixième de seconde, trois bonds de l’assaillant, un temps infini ; il attendit pour avoir plus longtemps la joie de se dire : « Voilà un homme mort ! » Il en était parfaitement certain, tranquillement persuadé ; il laissait venir l’homme parce que cela n’avait pas d’importance. Un homme mort, à coup sûr ! Il regarda les narines dilatées, les yeux élargis, l’immobilité tendue, ardente du visage ; puis il tira.

 

« Dans l’espace confiné, la détonation fut assourdissante. Jim recula d’un pas. Il vit l’homme rejeter la tête en arrière, lancer le bras devant lui et lâcher son kris. Il sut plus tard qu’il l’avait atteint à la bouche, et que le coup, légèrement oblique, était sorti très haut en arrière du crâne. La force de l’élan précipita l’homme tout droit, le visage soudain défiguré et les mains tâtonnantes, comme celles d’un aveugle ; il vint, avec une violence terrible, tomber sur le front, juste devant les pieds nus de Jim. Le jeune homme n’avait pas perdu les minces détails de la scène. Il se sentait calme, apaisé, sans colère et sans inquiétude, comme si la mort de ce misérable eût tout expié. La pièce se remplissait d’une fumée fuligineuse, et la flamme rouge sang de la torche brûlait tout droit, sans un vacillement. Jim s’avança résolument, en enjambant le cadavre et braqua son revolver sur une seconde silhouette nue qui se dessinait vaguement au fond de la salle. Au moment où il se préparait à presser la détente, l’homme jeta vivement un court et lourd épieu et s’accroupit humblement sur les jarrets, le dos au mur, et les mains croisées entre les jambes. – « Tu veux ta vie ? » demanda Jim. L’autre ne disait pas mot. « Combien y en a-t-il d’autres ? » s’enquit à nouveau Jim. – « Deux, Tuan ! » répondit très doucement le Malais, en fixant de grands yeux fascinés sur le canon du revolver. Et aussitôt, deux autres hommes sortirent en rampant de l’amoncellement de nattes, et tendirent ostensiblement des mains vides. »

 

CHAPITRE XXXII

– « Jim s’assura d’une position avantageuse, et poussa en tas les bandits par la porte ; la torche était restée tout ce temps très droite, dans la petite main, sans le moindre tressaillement. Obéissants et muets, les trois hommes marchaient d’un pas automatique. Jim les fit placer en rang ; – « Prenez-vous le bras ! ordonna-t-il et ils s’exécutèrent. « Le premier qui dégage son bras ou qui tourne la tête est un homme mort ! » déclara-t-il. « En avant ! » Ils s’ébranlèrent d’un seul pas, très raides ; il les suivit, accompagné par la jeune fille, qui élevait toujours la torche au-dessus de sa robe blanche traînante et de ses cheveux noirs tombant jusqu’à la taille. Droite et onduleuse elle paraissait glisser sans toucher terre ; on n’entendait qu’un frou-frou soyeux et le frôlement des longues herbes. « Halte ! » cria Jim.

 

« La berge du fleuve était abrupte ; une grande fraîcheur montait ; la lumière tombait sur une nappe sombre et lisse qui bouillonnait sans une ride ; à droite et à gauche, les masses noires des maisons se pressaient sous le net profil des toits. – « Présentez mes compliments au Chérif Ali, en attendant que j’aille les lui présenter moi-même », cria Jim. Aucun des trois hommes ne bougea la tête. « Sautez ! » tonna-t-il. Les trois corps ne firent qu’un seul bruit en tombant : une gerbe d’eau jaillit ; des têtes noires émergèrent convulsivement et disparurent à nouveau, mais on entendait un grand bruit de souffle et d’eau agitée qui allait en s’affaiblissant, car les hommes plongeaient avec ardeur, dans la crainte mortelle d’une balle d’adieu. Jim se tourna vers sa compagne qui était restée tout ce temps immobile et silencieuse. Son cœur, soudain trop gros pour sa poitrine, l’étranglait au creux de la gorge. C’est cela qui le fit sans doute rester si longtemps muet ; la jeune fille croisa ses yeux avec les siens, puis jeta tout à coup d’un geste large, la torche allumée dans la rivière. Vive et vermeille, la flamme décrivit dans l’obscurité une longue trajectoire, avant de tomber à l’eau avec un sifflement aigu, et la douceur de la nuit étoilée descendit sur eux sans contrainte.

 

« Jim ne m’a pas raconté ce qu’il avait dit en retrouvant la voix. Je ne crois pas qu’il ait été bien éloquent. Le monde était silencieux, et, la nuit soupirait sur eux ; c’était une de ces nuits qui semblent faites pour abriter toutes les tendresses ; une de ces heures où nos âmes paraissent libérées de leur sombre enveloppe, et s’avivent d’une sensibilité exquise qui fait certains silences plus clairs que les paroles. De la jeune fille, il me dit : – « Elle eut une demi-faiblesse. L’émotion, vous comprenez… La réaction… Elle devait être affreusement fatiguée… Et tout cela… Et puis… et puis, le diable m’emporte ! Elle m’aimait, voyez-vous… Et moi aussi, je l’aimais… Mais je ne le savais pas, bien sûr… L’idée ne m’en était jamais entrée dans la tête… »

 

« À ce moment, il se leva, et se mit à arpenter la pièce avec une certaine agitation : – « Je… je l’aime tendrement. Plus que je ne saurais dire. Évidemment, on ne sait pas exprimer ces choses-là. On considère ses actes sous un nouvel angle, du jour où l’on vient à comprendre, où l’on vous fait comprendre que votre existence est nécessaire…, absolument nécessaire à une autre personne. Et voilà bien ce qu’elle me fait comprendre. C’est prodigieux. Mais tâchez seulement de vous représenter ce qu’avait été sa vie. C’est trop affreux ! Et moi qui la trouve comme cela, comme on peut tomber, au hasard d’une promenade, sur un être qui se noie dans un endroit sombre et désert. Par Jupiter ! Il n’y avait pas de temps à perdre… Cela implique une sorte de confiance aussi… Mais je crois en être digne !… »

 

« La jeune fille venait de nous quitter, quelques instants auparavant. Jim se frappa la poitrine. – « Oui j’ai conscience de cela, mais je me crois bien digne de toute cette chance ! »

 

« Il avait le talent d’attribuer un sens secret à tout ce qui lui arrivait, et c’est ainsi qu’il considérait son histoire d’amour : c’était idyllique, un peu solennel et juste aussi, puisque sa conviction avait l’inébranlable gravité de la jeunesse. Quelque temps après, au cours d’une autre conversation, il me dit : – « Je ne suis ici que depuis deux ans, mais maintenant, ma parole, je ne conçois pas l’idée de vivre autre part. La seule pensée du monde extérieur me cause de l’épouvante, parce que… vous savez… » Il tenait les yeux baissés sur son soulier et s’évertuait à réduire en poudre une petite motte de terre sèche (nous nous promenions au bord de la rivière), « … parce que je n’ai pas oublié ce qui m’a amené ici… Pas encore. »

 

« Je m’abstins de le regarder, et je crus entendre un léger soupir. Nous fîmes quelques pas en silence. – « Sur mon âme et conscience, » reprit-il, « si pareille chose peut s’oublier, je crois avoir le droit de la chasser de mon esprit. Demandez au premier venu, ici… N’est-il pas étrange », reprit-il, d’un ton doux et presque suppliant, « que tous ces hommes, tous ces êtres qui feraient tout pour moi, ne puissent jamais comprendre !… Jamais !… Si vous ne me croyiez pas, je ne pourrais jamais invoquer leur témoignage. Cela paraît dur, quelquefois ! Vous me trouvez stupide, n’est-ce pas ? Que pourrais-je demander de plus ? Demandez-leur qui est brave, loyal et juste ; à qui ils confieraient leur vie ? Ils vous répondront : – « Tuan Jim ! À Tuan Jim ! » Et pourtant, ils ne pourront jamais comprendre la vraie, vraie vérité ! »

 

« Voilà ce qu’il me disait, aux dernières heures de mon séjour. Je ne laissai pas échapper un murmure. Je sentais qu’il allait en dire plus long, sans approcher davantage, d’ailleurs, la source de l’affaire. Le soleil, dont les feux concentrés font de la terre un atome minuscule de poussière mouvante, venait de se coucher derrière les forêts, et la lumière diffuse d’un ciel d’opale semblait faire tomber sur un monde sans ombre et sans éclat l’illusion d’une calme et pensive grandeur. Je ne sais ce qui me faisait observer de près, tandis que j’écoutais Jim, la chute lente de l’ombre sur le fleuve et sur l’espace, le sourd et irrésistible travail de la nuit qui enveloppait silencieusement toutes les formes visibles, noyait les lignes, estompait de plus en plus les formes, comme une poussière noire et impalpable, inlassablement tombée.

 

– « Par Jupiter ! » reprit-il brusquement, « il y a des jours où l’on se sent trop ridicule ; seulement, je sais que je puis vous dire tout ce qu’il me plaît… Je parle d’en avoir fini avec… avec ce maudit souvenir qui me reste dans la tête… Oublier !… Je veux être pendu si je sais… Je puis y penser tranquillement… Après tout, qu’est-ce que cela prouvait… ? Rien… Seulement, vous, vous n’en jugez peut-être pas ainsi… »

 

« Je fis entendre un murmure de protestation.

 

– « Peu importe ! » reprit-il, « cela me suffit… ou presque. Je n’ai qu’à regarder le premier venu dans les yeux pour retrouver ma confiance. Ils ne comprendraient pas ce qui se passe en moi ? Et après ?… Voyons !… Je n’ai pas commis un tel crime… ! »

 

– « À coup sûr ! » approuvai-je.

 

– « Mais tout de même, vous n’aimeriez pas m’avoir sur votre bateau, hein… ? »

 

– « Au diable ! » criai-je ; « voulez-vous vous taire ! »

 

– Ah ! Vous voyez ! » triompha-t-il, d’un ton placide, si l’on peut dire. « Mais essayez d’expliquer cela à quelqu’un d’ici… On vous prendra pour un imbécile, un imposteur, ou pis encore. Et c’est cette pensée qui me permet de supporter un tel souvenir. J’ai bien fait quelques petites choses pour ces gens-là, mais c’est cela qu’ils ont fait pour moi, eux… »

 

– « Mon cher ami », m’écriai-je, « vous resterez toujours pour eux un insoluble mystère ! » Sur quoi nous demeurâmes silencieux…

 

– « Un mystère », répéta-t-il, avant de lever les yeux. « Alors, laissez-moi donc toujours rester ici. »

 

« Une fois le soleil couché, la nuit parut tomber sur nous, apportée par des bouffées de brise légère. Au milieu d’un sentier bordé de haies se dressait la silhouette immobile et maigre du vigilant Tamb’ Itam, qui paraissait n’avoir qu’une jambe ; dans la pénombre mon œil distinguait une forme blanche, qui allait et venait sur la véranda, derrière les poteaux de soutènement du toit. Dès que Jim fut parti pour sa ronde nocturne, avec Tamb’ Itam sur les talons, je rentrai seul à la maison, et me trouvai face à face avec la jeune femme qui guettait évidemment cette occasion de me parler.

 

« Ce qu’elle voulait me faire dire, au juste, il m’est difficile de vous l’expliquer. Il s’agissait certainement d’une chose très simple, de la plus simple impossibilité du monde comme le serait par exemple l’exacte description d’une forme de nuage. Elle attendait une assurance, une affirmation, une promesse, une explication ; je ne sais comment dire ; la chose n’a pas de nom. Il faisait sombre sous le toit en surplomb, et je ne pouvais distinguer que les lignes souples de sa robe, l’ovale pâle de son petit visage et l’éclat blanc de ses dents ; dans les larges orbites sombres, levées sur moi, semblait flotter une lueur confuse, comme celle que l’on croit voir en plongeant les yeux vers le fond d’un puits très profond. « Qu’est-ce qui remue là ? » se demande-t-on. « Est-ce un monstre aveugle ou seulement un reflet perdu de l’univers ? » La jeune femme me parut – ne riez pas – plus inscrutable dans son ignorance enfantine que le sphinx qui proposait de puériles énigmes aux passants. Elle était venue au Patusan avant que ses yeux fussent ouverts. Elle y avait grandi sans rien voir, sans rien apprendre, sans connaissance aucune. Je me demande si elle était bien sûre qu’il existât quelque chose d’autre ? Les idées qu’elle pouvait se faire du monde extérieur sont inconcevables pour moi : tout ce qu’elle en connaissait, c’étaient une femme trahie et un bouffon sinistre. Son amant en sortait aussi de ce monde, avec un cortège d’irrésistibles séductions, mais qu’adviendrait-il d’elle, s’il retournait un jour à ces inconcevables régions, qui semblaient toujours réclamer leurs enfants ? Sa mère l’avait bien mise en garde contre cela, sur son lit de mort, avec des larmes…

 

« Elle m’avait saisi le bras d’une main ferme, mais elle relâcha vivement son étreinte, dès que je me fus arrêté. Elle faisait montre à la fois d’audace et de timidité. Elle ne craignait rien, mais se trouvait déconcertée par l’incertitude profonde et l’extrême nouveauté de la situation ; c’était un cœur courageux qui cherchait à tâtons son chemin dans la nuit. J’appartenais à cet Inconnu qui pouvait, d’un moment à l’autre, réclamer Jim pour l’un des siens ; j’étais, pour ainsi dire, dans le secret de sa nature et de ses intentions, confident de son redoutable mystère, armé peut-être de sa puissance. Elle devait croire qu’un mot de ma bouche eût suffi à arracher son amant à ses bras ; j’ai la conviction sincère qu’elle avait traversé des agonies de souffrance et de terreur pendant mes longues causeries avec Jim, et connu une angoisse véritablement intolérable, qui eût pu la conduire à méditer ma mort, si la frénésie de son cœur eût été à la hauteur des sentiments qu’elle avait suscités. C’est au moins mon impression et je ne saurais vous dire plus ; c’est peu à peu seulement que la situation s’éclairait à mes yeux, et, mieux dévoilée, m’accablait d’une muette stupeur d’incrédulité. La jeune femme sut m’inspirer confiance, mais nulle parole de ma bouche ne pourrait rendre l’effet du murmure précipité et véhément, des accents doux et passionnés, du brusque silence haletant et du geste suppliant des bras blancs soudain étendus. Elle les laissa retomber ; la silhouette indécise oscilla, comme un arbre frêle secoué par le vent ; le pâle ovale du visage se pencha vers le sol ; il était impossible de distinguer ses traits, et l’ombre de ses yeux était insondable ; deux manches blanches se levèrent dans l’ombre comme des ailes éployées, et elle resta silencieuse, la tête dans les mains. »

 

CHAPITRE XXXIII

– « J’étais profondément touché ; sa jeunesse, son ignorance, sa beauté même qui avait le charme simple et la vigueur délicate d’une fleur sauvage, son émouvante supplication, sa faiblesse impuissante m’allaient au cœur avec une force presque égale à celle de sa déraisonnable et trop naturelle terreur. Elle redoutait l’inconnu comme nous le redoutons tous, et sa crainte prêtait à l’inconnu une puissance infinie. C’est moi qui le représentais, cet inconnu, en mon nom comme au vôtre, comme en celui de tout un monde qui ne se souciait nullement de Jim et n’avait pas besoin de lui. Je me serais empressé d’affirmer cette indifférence d’une terre surpeuplée, si je n’eusse réfléchi que Jim appartenait, lui aussi, à ce mystérieux inconnu redouté de la jeune femme, et que si je représentais des êtres innombrables, je n’avais pourtant pas qualité pour parler en leur nom. Cette pensée me faisait hésiter, lorsqu’un gémissement d’infini désespoir vint desceller mes lèvres ; je commençai par affirmer qu’en ce qui me concernait au moins, j’étais venu sans la moindre intention d’emmener Jim.

 

« Pourquoi étais-je donc venu alors ? Après un léger mouvement, elle restait immobile dans la nuit, comme une statue de marbre. Je tâchai de m’expliquer brièvement : l’amitié…, les affaires… ; si j’avais, en l’espèce, un vœu à formuler, c’était plutôt de le voir rester… – « Ils nous quittent toujours ! » gémit-elle. Comme un souffle de sagesse attristée, son douloureux soupir semblait sortir de la tombe que sa pitié enguirlandait de fleurs… – « Rien », insistai-je, « ne pouvait éloigner Jim d’elle. »

 

« C’est ma ferme conviction maintenant ; c’était ma conviction à cette heure-là ; c’était la seule conclusion possible, pour qui connaissait les faits de la cause. Je n’en fus pas mieux persuadé par les paroles qu’elle murmura, comme une personne qui se parle à elle-même : – « Il me l’a juré. » – « Vous le lui aviez demandé ? » interrogeai-je.

 

« Elle fit un pas vers moi : – « Non ! Jamais ! » Elle l’avait seulement supplié de partir. C’était cette nuit-là, sur la berge, après qu’il eut tué l’homme et qu’elle eut lancé la torche dans la rivière, parce qu’il la regardait de si près. Il y avait trop de lumière… ; elle écartait ainsi le danger pour un peu… pour très peu de temps. Jim affirmait qu’il ne l’abandonnerait pas à Cornélius. Elle insistait : elle voulait qu’il la quittât. Il répondit qu’il n’en ferait rien ;… que c’était chose impossible. Il tremblait en disant cela ; elle le sentait trembler… Point n’est besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter la scène, pour entendre presque le murmure de leurs voix. C’est pour lui aussi qu’elle avait peur. Je crois qu’à ce moment-là, elle ne voyait en lui qu’une victime marquée pour des dangers qu’elle comprenait mieux que lui. Bien que le jeune homme eût, par sa seule présence, subjugué son cœur, envahi toutes ses pensées, et concentré sur lui toutes les tendresses de son âme, elle ne croyait guère à ses chances de succès. À dire vrai, Jim ne paraissait avoir aucune chance. Je sais que c’était le point de vue de Cornélius, qui espérait, en me faisant cet aveu, excuser le rôle douteux joué par lui dans le complot ourdi par le Chérif Ali pour se défaire de l’Infidèle. Le Chérif lui-même, la chose est bien certaine maintenant, n’avait que mépris pour le blanc, et c’est au nom de principes purement religieux qu’il voulait faire tuer Jim. Il s’agissait d’un simple acte de piété, infiniment méritoire par conséquent, mais sans grande importance d’ailleurs. Cornélius souscrivait à cette manière de voir : – « Honorable Monsieur », m’expliquait-il abjectement, la seule fois qu’il put me parler en tête-à-tête, « honorable Monsieur, comment aurais-je deviné ? Qu’est-ce que c’était que ce garçon-là ? Que pouvait-il faire pour s’attirer la confiance des gens ? À quoi pensait donc M. Stein, en envoyant un enfant dire de grands mots à un vieux serviteur ? Je lui aurais sauvé la vie pour quatre-vingts dollars… ; seulement quatre-vingts dollars… Pourquoi l’imbécile n’est-il pas parti ? Fallait-il me faire poignarder moi-même pour le bénéfice d’un étranger ? » Il rampait moralement devant moi, le corps obséquieusement plié en deux, et les mains à la hauteur de mes genoux, comme s’il eût voulu les embrasser. « Qu’est-ce que c’est que quatre-vingts dollars ? Une somme insignifiante à donner à un vieillard sans défense, ruiné par une drôlesse défunte. » Il se mit à pleurnicher. Mais j’anticipe. Je ne tombai pas, cette nuit-là, sur Cornélius, avant d’en avoir fini avec la jeune femme.

 

« C’était pur renoncement de sa part, que de presser Jim de l’abandonner, même de quitter le pays, et c’est son danger à lui qui la préoccupait avant tout. On peut supposer pourtant qu’elle souhaitait aussi, à son insu peut-être, se sauver elle-même : voyez l’exemple, la leçon que lui proposaient tous les moments d’une existence récemment éteinte, et sur quoi se concentraient tous ses souvenirs. Elle tomba aux pieds de Jim, me raconta-t-elle, sur la berge du fleuve, où la lueur discrète des étoiles ne dessinait entre des espaces vides que de grosses masses d’ombre silencieuse, et tremblait doucement sur la large nappe d’eau, en la faisant paraître vaste comme la mer. Jim la releva ; il la releva, et elle ne lutta plus. C’est évident. Des bras vigoureux, une voix tendre, une épaule large pour appuyer sa pauvre petite tête solitaire. Le besoin, l’infini besoin de tout cela pour un cœur douloureux, pour un esprit éperdu, l’élan de la jeunesse, l’impulsion du moment. Que voulez-vous de plus ? On comprend… si l’on n’est pas incapable de rien comprendre sous le soleil. Elle fut donc heureuse d’être relevée et soutenue. – « Vous savez, par Jupiter, c’est sérieux,… ce n’est pas une bêtise… », comme Jim me l’avait murmuré à la hâte, avec un visage inquiet et grave, au seuil de sa demeure. De la « bêtise », je ne répondrais pas, mais je sais bien qu’il n’y avait rien de léger dans leur roman ; ils étaient venus l’un vers l’autre sous l’ombre d’un désastre mortel, comme un chevalier et une vierge qui se fussent rencontrés pour échanger des serments dans des ruines hantées. La lueur des étoiles était assez forte pour éclairer la scène, cette lueur si faible et si lointaine qu’elle n’arrive pas à donner aux ombres de formes définies, et à éclairer l’autre bord d’une rivière. Cette nuit-là, je regardais le fleuve, de l’endroit précis ; il roulait silencieux et noir comme le Styx ; je repartis le lendemain, mais je ne suis pas près d’oublier le danger auquel elle voulait échapper, tandis qu’il en était temps encore, lorsqu’elle le suppliait de partir. Calmée et trop passionnément intéressée maintenant pour s’abandonner à une agitation futile, elle m’expliqua son état d’esprit, d’une voix aussi impassible que sa blanche silhouette à demi fondue dans l’ombre. Elle me dit : – « Je ne voulais pas mourir en pleurant ! »

 

« Je crus avoir mal entendu : – « Vous ne vouliez pas mourir en pleurant ? » répétai-je, après elle. – « Comme ma mère ! » fit-elle nettement. Le profil de sa forme blanche n’eut pas un mouvement. « Elle a pleuré des larmes amères, avant de mourir », expliqua-t-elle. Un calme inconcevable semblait monté du sol autour de nous, imperceptiblement, comme la crue silencieuse dans la nuit d’un fleuve, qui efface les traces des émotions familières. Tout à coup, comme si j’avais perdu pied au milieu des eaux, je me sentis accablé par une crainte soudaine, la crainte des profondeurs inconnues. Elle continuait ; elle me racontait qu’au dernier moment, se trouvant seule près de sa mère, elle avait dû quitter son chevet pour appuyer son dos à la porte et empêcher Cornélius de pénétrer dans la chambre. Il voulait entrer de force et tambourinait des deux poings contre la porte, sans cesser de cogner que pour crier de temps à autre, d’une voix sourde : – « Laissez-moi entrer ! Laissez-moi entrer ! » Dans un coin éloigné de la pièce, la moribonde, déjà muette et incapable de lever les bras, roulait la tête de côté et agitait tout doucement la main, comme pour dire : – « Non ! Non ! » La fille obéissante s’arc-boutait de toute sa force contre la porte sans cesser de regarder sa mère. – « Les larmes sont tombées de ses yeux… Et elle est morte », concluait-elle avec un accent imperturbable et monotone, qui, plus que toute autre chose, plus que l’immobilité de statue de sa forme blanche, plus que n’auraient pu le faire de simples paroles, troublaient profondément mon âme, de toute l’horreur évoquée, de l’horreur passive et irrémédiable d’une telle scène. Cette émotion me frustrait de ma propre conception de l’existence, me chassait de l’abri que chacun de nous édifie pour s’y réfugier aux heures de danger, comme une tortue se retire sous sa carapace. Pendant un instant, j’eus la vision d’un monde qui prenait un énorme et lugubre aspect de désordre, alors qu’en réalité, nos inlassables efforts en font un composé aussi aimable de petites commodités que l’esprit humain puisse le concevoir. Mais, ce ne fut qu’un éclair, et je me réfugiai bien vite dans ma coquille. Il le faut, n’est-ce pas, même lorsqu’on a comme moi perdu l’usage de la parole, dans le chaos des pensées sombres suggérées par un regard, plongé une ou deux secondes dans l’au-delà. Mais la parole me revint vite, car les mots font partie, eux aussi, de cette rassurante conception d’ordre et de lumière où nous nous réfugions. Je les avais retrouvés, à ma disposition, avant d’entendre la jeune femme murmurer, d’une voix douce : – « Il m’a juré de ne jamais me quitter, quand nous étions là, seuls tous les deux… Il m’a juré… » – « Est-il donc possible que vous… que vous ne le croyiez pas ? » demandai-je avec un sentiment de réprobation sincère et de réelle indignation. Qu’est-ce qui l’empêchait de croire ? Pourquoi cette soif de doute, cette obstination dans la terreur, comme si doute et terreur eussent été la sauvegarde de son amour ? C’était monstrueux ! Elle aurait dû trouver un refuge d’inexpugnable paix dans cette loyale tendresse. Peut-être n’avait-elle pas l’expérience ou l’habileté nécessaires. La nuit, peu à peu tombée, s’était faite si profonde autour de nous, que, sans bouger, la jeune femme avait disparu à mes yeux, comme la forme intangible d’un esprit soucieux et pervers. Et tout à coup j’entendis à nouveau son murmure impassible : – « D’autres hommes l’avaient juré avant lui ! » On eût cru le commentaire méditatif de quelque pensée pleine de tristesse et d’horreur. Et elle ajouta, à voix plus basse encore, si possible : « Mon père l’avait juré ! » Elle s’interrompit, pour pousser un imperceptible soupir. Son père aussi… ! Voilà donc ce que la vie lui avait appris ! Je protestai vivement : – « Ah ! Mais lui, il n’est pas comme cela ! » Elle ne voulait pas discuter ce point, sans doute, mais un instant plus tard, l’étrange et impassible murmure qui passait dans l’air en paroles rêveuses, vint à nouveau frapper mes oreilles : – « Pourquoi est-il différent ? Est-il meilleur ? Est-il… ? » – « Ma parole », m’écriai-je, « je le crois ! » Nous contenions nos voix et chuchotions sur un ton de mystère. Dans une des huttes des ouvriers de Jim, (pour la plupart esclaves libérés de l’enceinte du Chérif), monta un chant aigu et traînant. De l’autre côté du fleuve, chez Doramin sans doute, un grand feu faisait un globe de flamme parfaitement isolé dans la nuit. – « Est-il plus sincère ? » murmura la jeune femme. – « Oui ! » affirmai-je.

 

– « Plus sincère qu’aucun autre homme ? » insista-t-elle, avec hésitation. – « Personne ici », déclarai-je, « ne songerait à douter de sa parole… personne ne l’oserait,… que vous ! »

 

« Je crois qu’elle fit un léger mouvement, à ces mots. – « Plus brave ? » reprit-elle, sur un ton nouveau. – « Nulle crainte ne pourra jamais l’éloigner de vous », répondis-je, un peu nerveusement. La chanson se tut brusquement, sur une note aiguë, et l’on entendit plusieurs voix parler dans le lointain. On distinguait celle de Jim, parmi les autres. Je fus frappé du silence de la jeune femme. – « Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Il vous a dit quelque chose ? » demandai-je. Pas de réponse. « Dites-moi ce qu’il vous a raconté ? » insistai-je.

 

– « Croyez-vous que je puisse vous le dire ? Comment pourrais-je savoir ? Comment pourrais-je comprendre ? » s’écria-t-elle enfin. Elle fit un mouvement ; je crois qu’elle se tordait les mains. « Il y a une chose qu’il ne peut jamais oublier ! »

 

– « Tant mieux pour vous ! » fis-je, tristement.

 

– « Qu’est-ce donc ? Qu’est-ce donc ? » Il y avait une puissance extraordinaire dans son ton suppliant. « Il prétend avoir eu peur ! Mais comment veut-il me faire croire cela ? Je ne suis pas folle pour croire pareille chose ! Tous, vous gardez un souvenir,… un souvenir vers lequel vous retournez toujours ! Qu’est-ce que c’est ? Dites-le-moi ! Qu’est-ce que c’est que cette chose ? Est-elle vivante ? Est-elle morte ? Je l’exècre ! Elle est cruelle ! A-t-elle un visage et une voix, cette calamité ? Est-ce qu’il la verra ou l’entendra ? Dans son sommeil peut-être, quand il ne me verra pas, moi !… Et alors il se lèvera pour me quitter ! Ah ! Je ne lui pardonnerai jamais ! Ma mère avait pardonné… mais moi… jamais… ! Sera-ce un signal, un appel ? »

 

« C’était une scène singulière. Elle se méfiait du sommeil même de Jim, et semblait croire que je saurais lui dévoiler la raison de cette méfiance. Ainsi un pauvre mortel, asservi au charme d’une apparition, pourrait-il tenter d’arracher à un second fantôme le formidable secret du pouvoir de l’autre monde, sur une âme égarée parmi les passions de cette terre. Le sol même sur lequel je me tenais semblait se dérober sous mes pieds. Et c’était bien simple, pourtant : si les esprits évoqués par nos terreurs et nos inquiétudes ont jamais eu à témoigner l’un pour l’autre de leur constance devant les pauvres magiciens que nous sommes, alors, moi, – moi seul des fils de la chair, – j’ai frémi du frisson désespéré d’une tâche pareille Un signal… Un appel… ! En quels termes frappants s’exprimait son ignorance ! Quelques mots ! Comment elle les avait appris ; comment elle était arrivée à les prononcer, je ne puis me le figurer. Les femmes trouvent leurs inspirations dans des causes d’émotions qui nous semblent à nous simplement odieuses, absurdes ou futiles. C’était assez de s’apercevoir qu’elle avait une voix, pour se sentir le cœur rempli d’épouvante. Si une pierre broyée sous le pied eût crié sa douleur, le miracle ne m’eût pas paru plus grand et plus pitoyable. Les quelques mots soupirés dans l’ombre avaient rendu tragiques à mes yeux ces deux âmes enténébrées. Il était impossible de lui faire comprendre ! J’enrageais en silence de mon impuissance. Et Jim aussi… Pauvre diable ! Qui pouvait avoir besoin, ou se souvenir de lui ? Il avait ce qu’il demandait. Son existence même était probablement oubliée maintenant. Ils avaient subjugué leurs destins. Ils étaient tragiques !

 

« Devant moi, l’immobilité de la jeune femme était manifestement expectante, et j’avais à parler pour mon frère, échappé au royaume des ombres oublieuses. J’étais profondément ému de ma responsabilité devant cette détresse. J’aurais tout donné pour pouvoir apaiser cette âme frêle qui se torturait dans son invincible ignorance comme se meurtrit un petit oiseau contre les barreaux cruels d’une cage. Rien de plus facile que de dire : « Ne craignez rien ! » mais rien de plus difficile aussi ! Comment peut-on tuer la peur, je me le demande ? comment peut-on traverser d’une balle un cœur de spectre, trancher sa tête spectrale, le prendre à sa gorge de spectre ? C’est une impossibilité à quoi l’on se heurte dans les rêves, et à laquelle on est heureux d’échapper avec des cheveux humides et des membres tremblants. La balle n’est pas fondue, le fer n’est pas forgé, l’homme n’est pas né encore ; les paroles ailées de la vérité même tombent à nos pieds comme des lingots de plomb. Il faudrait pour une aussi redoutable rencontre une lame enchantée et empoisonnée, préalablement trempée dans un mensonge trop subtil pour cette terre. C’est une entreprise de rêve, ô mes maîtres !

 

« Je commençai mon exorcisme avec un cœur lourd et une sorte de sombre colère. La voix de Jim, tout à coup haussée à un ton sévère, passa par-dessus la cour pour réprimander, près de la rivière, la négligence de quelque serviteur muet. – « Rien », affirmai-je nettement, il ne pouvait rien y avoir dans ce monde qu’elle croyait si prêt à lui voler son bonheur, il n’y avait rien de vivant ou de mort, pas de visage, pas de voix ou de puissance qui pût lui arracher son Jim. Je repris haleine, et elle murmura doucement : – « C’est ce qu’il m’a dit. » – « Et c’est la vérité ! » affirmai-je. – « Rien ! » soupira-t-elle ; et se tournant tout à coup vers moi avec une émotion à peine perceptible : « Pourquoi êtes-vous venu chez nous, de là-bas ? Il parle trop souvent de vous. Vous m’épouvantez ! Est-ce que vous voulez l’emmener, vous ? » Une sorte de violence secrète passait maintenant dans notre chuchotement. – « Je ne reviendrai jamais ! » promis-je amèrement. « Et je n’ai pas besoin de lui ! » – « Personne ? » répéta-t-elle avec un accent de doute. – « Personne ! » affirmai-je, sous l’impulsion d’une émotion étrange. « Vous le trouvez fort, sage, courageux, grand ; pourquoi ne pas le croire sincère aussi ? Je partirai demain, et ce sera fini. Jamais plus, vous ne serez tourmentée par une voix venue de là-bas. Ce monde que vous ignorez est trop grand pour s’apercevoir de son absence. Comprenez-vous ? Trop grand ! Vous avez son cœur dans la main. Il faut bien le sentir ; il faut bien le savoir… » – « Oh ! je le sais », murmura-t-elle sans bouger, impassible comme une statue.

 

« Je compris que je n’avais rien fait. Qu’avais-je donc voulu faire, à vrai dire ? Je n’en suis pas certain, aujourd’hui encore. Sur le moment, je me sentais poussé par une inexplicable ardeur, comme si je me fusse trouvé en face d’une tâche haute et nécessaire ; c’était l’influence de l’heure sur mon état mental et émotif. Il y a, dans toutes nos existences, de telles minutes, de telles influences, irrésistibles, incompréhensibles, que l’on croirait venues du dehors, comme si elles étaient déterminées par de mystérieuses conjonctions de planètes. Comme je le lui avais affirmé, elle possédait le cœur de Jim ; elle le possédait et aurait aussi possédé tout le reste, si elle eût seulement pu le croire ! Ce que je voulais lui faire comprendre, c’est qu’il n’y avait personne au monde qui eût besoin du cœur, de l’esprit, de la main de Jim. C’est un sort commun, et c’est pourtant chose douloureuse à dire de quiconque. Elle m’écoutait sans desserrer les lèvres, et son silence m’apparaissait maintenant comme la protestation d’une invincible incrédulité. Quel besoin, demandai-je, avait-elle de se soucier du monde au-delà des forêts ? De toutes les multitudes qui peuplaient cet inconnu, je pouvais lui affirmer que nul appel, nul signal ne viendrait la troubler. Jamais ! Je me laissais emporter. Jamais ! Jamais ! Je me rappelle avec surprise l’espèce de violence têtue dont je faisais montre. J’avais l’illusion d’avoir enfin saisi le spectre à la gorge ! Et en fait, toute cette scène vécue m’a laissé l’impression minutieuse et stupéfiante d’un rêve. Qu’avait-elle à redouter ? Elle le savait fort, sincère, sage, brave. Tout cela, il l’était en effet, sans aucun doute. Il était même plus : il était grand, invincible,… et le monde n’avait nul besoin de lui ; il l’avait oublié et ne le reconnaîtrait même plus.

 

« Je me tus ; un profond silence régnait sur Patusan, et le bruit faible et sec d’une rame qui frappa le bord d’un bateau, quelque part, au milieu du fleuve, parut rendre ce silence infini. – « Pourquoi ? » murmura-t-elle. Je me sentis envahi par cette rage qui vous saisit au cours d’une lutte sans merci. Le spectre voulait se dérober à mon étreinte ! « Pourquoi ? » reprit-elle plus haut. « Dites-le-moi ! » Et me voyant rester confondu, elle se mit à taper du pied comme un enfant gâté. « Voyons ! Parlez ! » – « Vous voulez se savoir ? » éclatai-je, avec fureur. – « Oui ! » cria-t-elle. – « Parce qu’il n’est pas digne d’y rentrer ! » lançai-je brutalement. Pendant le silence qui suivit mes paroles, je vis, sur l’autre rive, le feu flamber tout à coup, et agrandir son cercle de lumière comme une étoile affolée, pour se réduire presque aussitôt à l’état d’une pointe d’épingle rougeoyante. La sensation des doigts de la jeune femme, agrippés à mon bras, me fit comprendre combien près de moi elle s’était tenue, tout ce temps. Sans élever le ton, elle fit passer dans sa voix un monde de mépris cruel, d’amertume et de désespoir :

 

– « C’est ce qu’il m’avait dit lui-même… Vous mentez ! »

 

« Elle me lança les deux derniers mots dans sa langue natale. – « Écoutez-moi ! » suppliai-je, mais la poitrine haletante, elle repoussa violemment mon bras. – « Personne…, personne n’en est digne ! » commençai-je, avec une grande véhémence. J’entendais le spasme convulsif de sa poitrine et sa respiration affreusement accélérée. Je laissai tomber la tête. À quoi bon ? Des pas s’approchaient ; je m’esquivai sans rien ajouter. »

 

CHAPITRE XXXIV

Marlow allongea ses jambes et se leva vivement, en chancelant un peu, comme s’il eût touché terre après un bond à travers l’espace. Il s’adossa à la balustrade, en regardant le désordre des chaises longues de canne. Les corps prostrés parurent gênés dans leur torpeur par ce mouvement, et un ou deux des auditeurs se redressèrent d’un air inquiet ; le feu d’un cigare brillait encore çà et là ; Marlow regarda autour de lui avec les yeux d’un homme sorti des lointaines profondeurs d’un rêve. On entendit un raclement de gorge et une voix calme lança, d’un ton négligent, cet encouragement : – « Et après ? »

 

– « Rien », fit Marlow, avec un léger tressaillement. « Il lui avait raconté son histoire, voilà tout ; et elle ne le croyait pas… Rien de plus. Pour moi, je ne sais s’il était juste ou même admissible de me réjouir ou de déplorer la chose. En ce qui me concerne, je ne puis dire que ce que je croyais ; je ne le sais pas encore aujourd’hui, à la vérité, et ne le saurai probablement jamais. Mais que croyait-il, lui-même, le pauvre diable ? La vérité finit toujours par triompher, n’est-ce pas ? Magna est veritas et… Oui, si on lui en laisse le temps. Il y a une loi, sans doute, mais c’est aussi une loi qui régit la chance des joueurs de dés. Ce n’est pas la Justice, servante des hommes, mais l’accident, le hasard, la Fortune, – alliée du Temps patient, – qui maintient un juste et scrupuleux équilibre. Tous deux nous avions dit la même chose. Disions-nous la vérité tous deux ; un seul ou aucun de nous ne la disait-il ?

 

Marlow s’interrompit, croisa les bras sur sa poitrine, puis, d’un ton changé :

 

– « Elle prétendait que nous mentions. Pauvre petite ! Eh bien, remettons-nous-en à la chance, dont l’allié est le Temps, que rien ne précipite, et l’ennemie la Mort, qui ne veut pas attendre. Je battais en retraite, un peu découragé, je l’avoue, après avoir tendu un piège à la terreur latente, et m’être fait démasquer, naturellement. Je n’avais réussi qu’à ajouter à l’angoisse de la jeune femme le soupçon de quelque entente secrète, d’une incompréhensible et inexplicable conspiration pour la tenir toujours dans la nuit. Et la chose s’était accomplie facilement, naturellement, inéluctablement, de son fait à lui, et de son fait à elle ! On eût dit que l’on me montrait le mécanisme de l’implacable destinée dont nous sommes les victimes… et les instruments. Il était affreux de penser à l’enfant que je venais de laisser là immobile ; les pas de Jim résonnaient de façon fatidique, lorsqu’il s’approcha sans me voir, avec ses lourds souliers lacés. – « Comment ? Pas de lumière ? » fit-il à voix haute, avec un accent de surprise. « Qu’est-ce que vous faites donc dans l’obscurité, tous les deux ? » Ses yeux durent tomber aussitôt sur la jeune femme : « Eh bien ma fille ! » fit-il gaiement. – « Eh bien mon gars ! » répondit-elle, du tac au tac, avec un sang-froid stupéfiant.

 

« C’était leur bonjour habituel, et l’accent de crânerie qui passait dans la voix un peu haute mais douce avait quelque chose de très drôle, de charmant et d’enfantin qui ravissait Jim. C’est la dernière fois que je les entendis échanger ce salut familier, et il me glaça le cœur. Je distinguais bien encore la voix claire et tendre, le joli effort, la petite crânerie, mais tout cela paraissait prématurément brisé, et l’appel enjoué sonnait comme un gémissement. C’était affreusement douloureux. – « Qu’as-tu donc fait de Marlow ? » demanda Jim, puis il ajouta : « Il est sorti, ah vraiment ? Curieux que je ne l’aie pas rencontré… Vous êtes là, Marlow ? »

 

« Je ne répondis pas ; je ne pouvais pas rentrer, pas encore, au moins. Non, je ne pouvais pas. Pendant qu’il m’appelait, je m’esquivais par une petite porte ouverte sur un lopin de terre récemment défriché. Non, je ne voulais pas me trouver en face d’eux pour l’instant. La tête basse, je marchais à grands pas sur un sentier frayé. Le sol s’élevait en pente douce ; les rares grands arbres avaient été abattus, le taillis coupé et l’herbe brûlée. Jim voulait essayer là une plantation de café. La montagne qui détachait en noir d’encre ses sommets jumeaux sur la lueur jaune de la lune surgissante, commençait à faire peser son ombre sur le terrain préparé pour cette expérience. Il voulait en faire tant, d’expériences ! J’avais admiré son énergie, son esprit d’entreprise, son habileté aussi. Et maintenant, rien au monde ne me paraissait moins réel que ses plans, son énergie et son enthousiasme ! En levant les yeux, je vis un morceau de la lune briller au fond de la faille, à travers les fourrés. On eût pu croire un instant que le disque plat était tombé du ciel pour rouler dans le précipice, et qu’un rebond paresseux le soulevait et le dégageait du lacis des rameaux ; le tronc tordu d’un arbre, poussé sur la pente, faisait au milieu de sa face une fente noire. Il lançait au ras du sol des rayons qui semblaient sortir d’une caverne, et dans la morne lumière, terne comme celle d’une éclipse, les souches des troncs abattus mettaient des taches très sombres ; les ombres lourdes, tombées de tous côtés à mes pieds, se confondaient avec ma propre ombre mouvante, et, en travers de mon chemin, se dressait l’ombre de la tombe solitaire, éternellement fleurie de guirlandes. Dans l’obscure clarté, les fleurs tressées prenaient des formes méconnaissables et d’indéfinissables couleurs, comme si c’eussent été des fleurs spéciales que nulle main n’eût cueillies, qui n’eussent pas poussé dans ce monde et qui fussent réservées au seul usage des morts. Leur parfum puissant qui flottait dans l’air chaud, le rendait lourd et épais, comme une fumée d’encens. Autour du tertre d’ombre, les motifs de corail blanc luisaient comme un chapelet de crânes blanchis, et tout était si paisible à l’entour, que, lorsque je m’arrêtai, tous les mouvements et les bruits du monde parurent avoir cessé à jamais.

 

« C’était une grande paix, comme si la terre entière n’eût été qu’une tombe, et je restai là quelque temps, la pensée arrêtée sur les vivants qui, perdus dans les lieux écartés et inconnus des hommes, restent pourtant condamnés à partager leurs misères tragiques ou grotesques. Leurs plus nobles combats aussi, peut-être… qui sait ? Le cœur humain est assez vaste pour contenir le monde entier ; il est assez vaillant pour en supporter le poids ; mais où est le courage qui le rejetterait ?

 

« Je devais m’être abandonné à une humeur sentimentale. Je sais seulement que je restai assez longtemps près de cette tombe, pour me laisser envahir par une telle impression de solitude, que tout ce que je venais de voir et d’entendre, que la parole humaine même semblait n’avoir plus d’existence et n’éveiller qu’un dernier écho dans ma mémoire, comme si j’eusse été le dernier des humains. Étrange et mélancolique illusion, à demi consciente comme toutes nos illusions, que je soupçonne de n’être que des visions de vérités lointaines et inabordables, confusément pressenties. C’était bien là, certainement, un des coins perdus, oubliés, inconnus de la terre ; j’avais regardé sous sa surface obscure et je sentais que le lendemain, lorsque je l’aurais quitté pour toujours, il cesserait d’avoir une existence réelle et ne vivrait plus que dans ma mémoire, jusqu’au jour où je sombrerais moi-même dans l’oubli. Cette impression me poursuit maintenant encore ; peut-être est-ce elle qui m’a incité à vous conter cette histoire, à tenter de vous repasser pour ainsi dire, son existence et sa réalité, sa vérité révélée dans un moment d’illusion.

 

« Cornélius chassa cette illusion. Il émergea comme une vermine de l’herbe haute qui poussait dans une dépression du sol. Je crois que sa maison pourrissait quelque part par là, mais je ne l’ai jamais vue, n’ayant pas poussé assez loin dans cette direction. Il accourait vers moi sur le sentier ; ses pieds, chaussés de souliers blancs sales, luisaient sur le sol sombre ; il s’arrêta et se mit à pleurnicher avec force courbettes. Il portait un grand tuyau de poêle, et sa pauvre carcasse desséchée était noyée, perdue dans un complet de drap noir. C’était son costume de fête et de cérémonie, et je me souvins, en le voyant, que ce jour-là était le quatrième dimanche de mon séjour à Patusan. J’avais toujours eu l’impression vague que le Portugais était prêt à s’épancher en confidences, s’il pouvait jamais m’avoir tout à lui. Il rôdait autour de moi, en laissant paraître, sur sa petite figure de vinaigre, une mine d’ardente convoitise, mais sa timidité le retenait autant que ma répugnance à me commettre avec un aussi triste personnage. Il fût parvenu pourtant à satisfaire son désir sans son extraordinaire propension à s’éclipser dès qu’on le regardait. Il s’esquivait devant les yeux sévères de Jim, devant les miens que je m’efforçais de rendre indifférents, même devant le regard revêche et méprisant de Tamb’ Itam. Il s’esquivait éternellement ; dès qu’on l’apercevait, on le voyait filer obliquement, le visage par-dessus l’épaule avec un rictus de méfiance ou une mine désolée, piteuse, muette ; mais nulle expression de commande ne pouvait masquer l’abjection innée et irrémédiable de sa nature, pas plus qu’un vêtement ne saurait celer une difformité monstrueuse du corps.

 

« Je ne sais si c’était découragement de ma totale défaite, moins d’une heure auparavant, dans ma rencontre avec un fantôme de terreur, mais je me laissai accaparer, sans même un semblant de résistance. J’étais voué, faut-il croire, aux confidences, et aux questions, sans réponse possible. C’était affligeant, mais le mépris, le mépris instinctif que provoquait l’aspect de cet homme rendait l’épreuve plus facile à supporter. Il ne pouvait être d’aucune conséquence ; rien n’avait plus d’importance, puisque j’étais certain, dorénavant, que Jim, dont je me souciais seul, avait fini enfin par subjuguer sa destinée. Il m’avait dit être satisfait…, ou presque. C’est s’avancer plus que n’oseraient le faire la plupart d’entre nous. Moi qui ai le droit de me croire assez digne… je n’ose pas. Pas plus qu’aucun de vous ici, je suppose ? »

 

Marlow se tut comme s’il eût attendu une réponse. Mais personne ne souffla mot.

 

– « Très bien ! » fit-il. « Nul n’en saura rien, puisqu’il faut, pour nous arracher le secret de la vérité, une petite catastrophe affreuse, cruelle. Mais Jim est l’un de nous, et il pouvait se dire satisfait…, ou presque. Imaginez un peu cela : presque satisfait ! Pour un peu, on lui envierait sa catastrophe ! Presque satisfait ! Après une telle affirmation, rien ne pouvait plus avoir d’importance. Peu importait qu’on le soupçonnât ou que l’on eût confiance en lui, qu’on l’aimât ou qu’on le trahît… surtout quand c’était un Cornélius qui le haïssait !

 

« Et pourtant, c’était encore, somme toute, une espèce d’hommage. On juge un homme sur ses ennemis aussi bien que sur ses amis, et cet ennemi de Jim était de ceux qu’aucun honnête homme ne rougirait d’avouer, sans pourtant en faire trop de cas. Tel était le point de vue de Jim et le mien aussi, mais Jim le méprisait encore au nom de principes généraux. – « Mon cher Marlow », me disait-il, « je sais que, tant que je marcherai droit, rien ne peut m’atteindre. C’est vrai. Voyons ! Vous qui avez passé assez de temps ici maintenant pour voir bien clair autour de vous, franchement, ne me croyez-vous pas en sécurité ? Tout dépend de moi, et par Jupiter ! j’ai une bonne dose de confiance en moi-même. Le pis que puisse faire un Cornélius, ce serait de me tuer, je suppose. Mais je ne crois pas un instant qu’il le fasse. Il n’oserait pas, vous savez, quand bien même je lui tendrais un fusil tout chargé pour me tirer dessus, en lui tournant ensuite le dos. Il est ainsi fait ! Et supposez qu’il arrive à oser ? Eh bien qu’importe ? Ce n’est pas pour sauver ma vie que je suis venu ici, n’est-ce pas ? C’était pour m’appuyer le dos au mur, et maintenant que j’y suis, je prétends y rester… »

 

– « Jusqu’à ce que vous soyez tout à fait content », insinuai-je.

 

« C’est sous la tente disposée à l’arrière de son bateau que nous causions ainsi ; vingt rames étincelaient à la fois, dix de chaque côté, et frappaient l’eau d’un seul coup, tandis que, derrière notre dos Tamb’ Itam barrait placidement, et regardait droit devant lui, attentif à maintenir la longue embarcation dans le plus rapide courant. Jim baissa la tête, et notre dernière conversation parut s’éteindre pour de bon. Il me reconduisait à l’embouchure du fleuve. La goélette partie la veille, cherchait péniblement sa route en se laissant emporter par le jusant, mais j’avais prolongé d’une nuit mon séjour. Et maintenant il m’emmenait.

 

« Jim avait été un peu irrité de m’entendre parler de Cornélius. À la vérité, je n’en avais pas dit grand-chose ; l’individu était trop insignifiant pour être dangereux, bien qu’il fût bourré de haine à éclater. Il m’avait donné, tous les dix mots, de « l’honorable Monsieur », et n’avait pas cessé de pleurnicher à mon côté depuis la tombe de « feu sa femme », jusqu’à la porte du domaine de Jim. Il se proclamait le plus infortuné des hommes, triste victime écrasée comme un ver, et me suppliait de le regarder. Je ne voulais pas tourner la tête, mais du coin de l’œil, je voyais son ombre obséquieuse glisser derrière la mienne, tandis qu’à notre droite, la lune semblait contempler la scène avec sérénité. Comme je vous l’ai dit, il essayait de m’expliquer son rôle dans la nuit mémorable. C’était simple affaire d’à-propos. Comment savoir qui allait sortir vainqueur de la lutte ? – « Je l’aurais sauvé, honorable Monsieur ; je l’aurais sauvé pour quatre-vingts dollars ! » protestait-il d’un ton doucereux, en marchant à grands pas derrière moi. – « Il s’est sauvé lui-même », répondis-je, « et il vous a pardonné. » J’entendis une sorte de ricanement et me tournai vers lui ; il parut aussitôt prêt à prendre les jambes à son cou. « Qu’est-ce qui vous fait rire ? » demandai-je, en m’arrêtant court. – « Ne vous y trompez pas, honorable Monsieur », cria-t-il, en perdant évidemment tout contrôle sur ses sentiments. « Lui, se sauver ! Mais il ne sait rien, honorable Monsieur, rien du tout ! Qu’est-il ? Que veut-il ici, le brigand, que veut-il ici ? Il jette de la poudre dans tous les yeux, il en jette aux vôtres, honorable Monsieur, mais aux miens il ne peut pas en jeter. C’est un grand niais, honorable Monsieur ! » Je me mis à rire avec mépris, et pivotai sur les talons pour reprendre mon chemin. Cornélius trottait près de moi, en chuchotant avec volubilité : « Ce n’est qu’un petit enfant, ici… un petit enfant, rien qu’un petit enfant ! » Bien entendu, je ne faisais nulle attention à ses paroles et voyant que le temps pressait, car nous approchions de la clairière, et la clôture de bambou luisait au-dessus du sol noirci, il en vint au point. Il commença par se montrer abjectement pleurard. Ses grands malheurs avaient affecté sa tête. Il comptait sur ma bonté pour excuser ce que ses misères lui faisaient seules dire. Il ne voulait pas de mal, seulement l’honorable Monsieur ne savait pas ce que c’est que d’être ruiné, brisé, foulé aux pieds. Après cette entrée en matière, il aborda le sujet qui lui tenait au cœur, mais de façon si tortueuse, si décousue et si couarde que je ne pus de longtemps discerner où il en voulait venir. Il me priait d’intercéder en sa faveur auprès de Jim. Il y avait là aussi une affaire d’argent quelconque : j’entendais de temps en temps des paroles sans suite : – « … une somme modeste… une dotation appropriée… » Il semblait évaluer une réparation, et s’avança jusqu’à dire avec quelque chaleur, que la vie ne valait pas la peine d’être vécue pour un homme dépouillé de tout. Je ne soufflais pas mot, bien entendu, mais je ne me bouchais pas non plus les oreilles. Le fin mot de l’affaire, qui m’apparaissait peu à peu, c’est qu’il se croyait droit à une certaine somme, en échange de la jeune fille. Il l’avait élevée ;… l’enfant d’un autre ;… beaucoup de peine et de tracas ;… un vieillard maintenant ;… une compensation convenable. Je restais immobile pour le regarder, et craignant sans doute de m’entendre taxer ses exigences d’excessives, il se hâta de faire une concession. Moyennant « une dotation convenable », donnée dès maintenant, il se déclarait prêt à subvenir à l’entretien de la jeune femme, « sans rien exiger de plus », quand sonnerait l’heure pour le gentleman du retour au pays. Sa petite figure jaune, toute chiffonnée, comme un citron pressé, exprimait l’avarice la plus passionnée, la plus inquiète. Sa voix plaintive avait des accents de cajolerie : – « Plus d’ennuis… le tuteur naturel… une somme d’argent… »

 

« J’en restais ahuri. Cette sorte d’entreprise était évidemment une vocation chez cet homme. Je découvris tout à coup dans son attitude rampante, une manière d’assurance, comme s’il eût toute sa vie connu la certitude. Il devait croire que je pesais froidement sa proposition, car il se fit doux comme miel : – « Tous les Messieurs laissaient une dotation quand venait l’heure de retourner chez eux… » Je fermai violemment la petite porte. – « Dans le cas présent, M. Cornélius », affirmai-je, « l’heure ne viendra jamais ! » Il lui fallut quelques secondes pour saisir le sens de mes paroles, puis, avec un véritable cri : – « Comment ? » lança-t-il. – « Comment ? » répondis-je de l’autre côté de la porte, « ne le lui avez-vous jamais entendu dire à lui-même ? Il ne retournera jamais au pays ! » – « Oh ! C’est trop fort ! » cria-t-il ; il n’était plus question d’honorable Monsieur, maintenant. Il resta un instant muet ; puis à voix basse, sans trace d’humilité : « Ne jamais repartir ! ah !… Lui ! lui, qui vient le diable sait d’où… qui vient ici, le diable sait pourquoi… et m’écrase sous ses pieds, m’écrase à mort… » il frappa doucement le sol de ses deux pieds, « comme ceci… personne ne sait pourquoi… à mort… » Sa voix s’éteignait ; il était secoué par une petite toux ; il vint tout près de la balustrade, pour me dire sur un ton pitoyable et confidentiel qu’il n’entendait pas se laisser écraser. « Patience… patience ! » grommela-t-il en se frappant la poitrine. Je ne riais plus, mais c’est lui que me fit soudain tressaillir par un éclat de rire dément : « Ha ! ha ! ha ! Nous verrons ! nous verrons ! Comment ? Il m’aurait volé… tout volé… tout ! tout ! » Sa tête se penchait de côté et ses mains nouées pendaient devant lui. On eût dit qu’il portait à la jeune fille une excessive tendresse, que son âme avait été broyée et son cœur brisé par la plus cruelle des spoliations. Tout à coup il leva la tête pour lancer un mot infâme : « Comme sa mère… Elle ressemble à sa menteuse de mère. Absolument. De traits aussi. Le démon ! » Il appuya son front à la balustrade, et dans cette posture, vomit en portugais des blasphèmes et d’horribles menaces ; il poussait des exclamations sourdes, entrecoupées de plaintes et de gémissements pitoyables avec des spasmes des épaules, comme s’il eût été en proie à une crise mortelle. C’était un spectacle inexprimablement vil et grotesque, et je m’éloignai vivement. Il essaya de crier quelque chose derrière mon dos, des paroles insultantes sur le compte de Jim, me semble-t-il. Mais il ne les lançait pas trop haut, car nous étions tout près de la maison. Tout ce que j’entendis distinctement, ce fut : « Ce n’est qu’un petit enfant… un petit enfant… »

 

CHAPITRE XXXV

– « Mais le lendemain matin, lorsque le premier coude de la rivière eut caché derrière moi les maisons de Patusan, toute la réalité de ces faits, avec leur couleur, leur dessin et leur signification, me sortit des yeux, comme en sort un tableau que l’imagination jeta sur une toile, et auquel on tourne une dernière fois le dos, après une longue contemplation. Il reste imprimé dans la mémoire, avec toute sa fraîcheur, avec sa vie figée sous une lumière immuable. Ce petit coin de terre nourrissait des ambitions, des terreurs, de la haine, des espoirs, et le souvenir de tout cela demeure intact dans mon esprit, avec une égale intensité, avec une sorte d’expression fixée pour toujours. J’avais tourné le dos au tableau pour retourner vers le monde, où les choses se meuvent, où les hommes changent, où la lumière palpite, où le flot clair de la vie coule indifféremment sur de la vase ou des cailloux. Je ne prétendais pas y plonger : j’avais assez à faire pour garder la tête hors de l’eau. Quant à ce que j’ai laissé derrière moi, je ne puis y concevoir de changement. L’énorme et magnanime Doramin et sa maternelle petite sorcière d’épouse, tous deux contemplant le pays, et nourrissant en secret leurs rêves d’ambition paternelle ; Tunku Allang ratatiné et tout perplexe ; Dain Waris intelligent et brave, avec sa foi en Jim, avec son regard ferme et sa cordialité ironique ; la jeune femme absorbée dans son adoration terrifiée et méfiante ; Tamb’ Itam hargneux et fidèle ; Cornélius appuyant son front à la balustrade, sous le clair de lune ; je les vois nettement. Ils sont tous là, comme évoqués par un coup de baguette magique. Mais le personnage autour duquel ils se groupent tous, celui-là vit, et je ne le vois pas bien. Nulle baguette magique ne peut l’immobiliser sous mes yeux. C’est l’un des nôtres.

 

« Jim, je vous l’ai dit, faisait avec moi la première étape du retour vers un monde auquel il avait renoncé, et parfois il nous semblait entrer au cœur d’une nature sauvage et inviolée. La rivière vide étincelait sous le soleil vertical ; entre les hautes murailles de la végétation, la chaleur assoupie tombait sur l’eau, et le canot, vigoureusement enlevé, filait à travers un air épais et chaud qui paraissait figé sous la voûte des grands arbres.

 

« L’ombre d’une séparation prochaine avait déjà mis entre nous une distance immense, et quand nous parlions, c’était avec effort, comme si nous eussions dû forcer nos voix trop basses pour franchir un espace énorme et sans cesse accru. L’embarcation volait sur l’eau ; nous étouffions côte à côte, dans l’air stagnant et surchauffé ; l’odeur de vase et de marais, l’odeur originelle de la terre féconde, semblait nous piquer les narines, lorsque tout à coup, à un dernier tournant, ce fut comme si, très loin, une grande main avait levé un lourd rideau, et brusquement ouvert un portique gigantesque. La lumière même semblait s’allumer ; le ciel s’élargissait sur nos têtes ; un murmure lointain frappa nos oreilles ; une fraîcheur nous enveloppa, remplit nos poumons, vivifia nos pensées, notre sang, nos regrets, et droit devant nous, les forêts disparurent devant la crête bleu sombre de la mer.

 

« Je respirais largement ; je jouissais de l’immensité d’un horizon ouvert, de l’atmosphère nouvelle qui paraissait palpitante des efforts de la vie, de l’énergie d’un monde impeccable. Ce ciel et cette mer s’ouvraient pour moi. La jeune femme avait raison : il y avait là un signal, un appel, quelque chose à quoi je répondais par toutes les fibres de mon être. Je laissai mes yeux errer sur l’espace, comme un homme délivré de ses liens qui étire ses membres endoloris, court, bondit, obéit à l’exaltation grisante de la liberté reconquise. – « C’est merveilleux ! » m’écriai-je, puis je regardai le malheureux assis à côté de moi. La tête penchée sur la poitrine, il répondit : – « Oui », sans lever les yeux, comme s’il eût redouté de voir, écrits en grosses lettres sur le ciel du large, les reproches de sa conscience romanesque.

 

« Je revois les plus minces détails de cet après-midi. Nous accostâmes sur un petit coin de grève blanche, encadrée par une falaise basse, au sommet brisé et au flanc drapé, jusqu’au pied, de plantes grimpantes. Au-dessous de nous la plaine marine, d’un bleu intense et serein, s’élevait imperceptiblement jusqu’à l’horizon, tendu comme un fil à la hauteur de nos yeux. De grandes vagues de lumière passaient légèrement sur la surface sombre, rapides comme des plumes chassées par le vent. Trapue et brisée, une chaîne d’îlots, déployée en face du vaste estuaire, réfléchissait fidèlement les contours de ses rives sur une nappe d’eau pâle et vitreuse. Solitaire et tout noir, haut dans le ciel décoloré, un oiseau planait, plongeant et s’élevant tour à tour au-dessus du même point, avec un imperceptible battement d’ailes. Un groupe misérable et noirâtre de pauvres bicoques de paillis était juché au-dessus de sa propre image renversée, sur une multitude de pilotis tordus et couleur d’ébène. Un minuscule canot noir en partit, avec deux hommes minuscules et tout noirs aussi, qui s’évertuaient de leur mieux à frapper l’eau pâle ; le canot paraissait glisser péniblement sur un miroir. Ce groupe de pauvres bicoques constituait le village de pêcheurs qui se targuait de la protection spéciale du seigneur blanc, et les deux hommes du canot étaient le vieux chef et son gendre. Ils accostèrent et vinrent à nous sur le sable clair, maigres et bruns, comme s’ils eussent été fumés, avec des plaques cendrées sur la peau de leurs poitrines et de leurs épaules nues. Ils avaient la tête serrée dans des foulards sales mais soigneusement roulés, et sans tarder, le vieillard se mit à exposer ses doléances avec volubilité, en étendant un bras maigre et en fixant sur Jim le regard confiant de ses vieux yeux chassieux. Les gens du Rajah ne voulaient pas leur laisser la paix ; il y avait eu des histoires, à propos d’œufs de tortue que les pêcheurs avaient été dénicher sur les îles, là-bas ; et s’appuyant à bout de bras sur sa pagaie, il tendait sa main brune et osseuse sur la mer. Jim l’écouta quelque temps sans lever les yeux, puis finit par lui dire doucement d’attendre un instant. Il l’écouterait tout à l’heure. Les deux hommes se retirèrent avec soumission à quelque distance, et s’accroupirent sur leurs talons, les pagaies posées devant eux sur le sable ; leurs yeux aux reflets d’argent nous suivaient avec patience, et l’immensité déployée de la mer, l’immobilité de la côte, étendue au nord et au sud, hors des limites de la vision, faisaient une Présence colossale qui regardait les quatre nains que nous étions, perdus sur ce banc de sable étincelant.

 

– « Le malheur », fit tristement Jim, « c’est que, depuis des siècles, les pauvres pêcheurs de ce village ont été considérés comme des esclaves personnels du Rajah, et le vieux drôle ne peut pas se mettre dans la tête que… »

 

« Il s’arrêta. – « Que vous avez changé tout cela… » hasardai-je.

 

– « Oui ! J’ai changé tout cela ! » murmura-t-il, d’une voix sombre.

 

– « Vous avez trouvé une belle chance », fis-je.

 

– « Vous croyez ? » répondit-il. « Mon Dieu oui ! Vous avez raison ! Oui, j’ai retrouvé ma confiance en moi-même, avec un nom glorieux… et pourtant, je voudrais… quelquefois… Non, je me tiendrai à ce que j’ai là ; on ne saurait trouver mieux. » Il allongea le bras vers la mer. « Pas là-bas, en tout cas… » et frappant le sable du pied : « Voici ma frontière, parce que je ne puis me contenter de moins… »

 

« Nous continuions à arpenter la grève. – « Oui, j’ai changé tout cela », reprit-il, avec un regard de côté sur les deux pêcheurs patiemment accroupis ; « mais représentez-vous un peu ce qui arriverait, si je m’en allais. Par Jupiter, ne le voyez-vous pas ? Ce serait l’enfer déchaîné ! Non ! Demain j’irai courir le risque du café de ce vieil imbécile de Tunku Allang, et je ferai un tas d’histoires à propos de ces œufs pourris de tortue. Non… Je ne puis dire… Cela suffit… Jamais ! Il faut que je poursuive ma route jusqu’au bout, sans faiblir, pour sentir que rien ne peut m’atteindre ; il faut que je m’appuie sur leur confiance pour connaître une pleine sécurité et pour… » Il parut chercher un mot, vouloir le lire sur la mer ; « … pour rester en contact avec… » sa voix, tout à coup tombée, n’était plus qu’un murmure ; « … avec ceux que je ne verrai peut-être plus jamais. Avec… avec vous, par exemple ! »

 

« Je fus profondément ému de ces paroles. – « Pour l’amour de Dieu », m’écriai-je, « ne faites pas trop grand cas de moi, mon ami ; songez un peu à vous-même ! » J’éprouvais gratitude et affection pour ce traînard dont les yeux m’avaient distingué, dans les rangs d’une insignifiante multitude. Il n’y avait pas de quoi être bien fier, pourtant. Je détournai mon visage brûlant ; sous le soleil bas, dont s’éteignait le sombre éclat de pourpre, comme un tison sorti du feu, la mer étalée offrait son immense paix au globe flamboyant. Deux fois, Jim fut sur le point de parler, mais il se contint ; puis enfin, comme s’il eût trouvé une formule :

 

– « Je serai fidèle », fit-il doucement. « Oui, je serai fidèle », répéta-t-il, sans me regarder, mais en laissant, pour la première fois, errer ses yeux sur l’océan dont le bleu avait passé au violet sombre, sous les feux du couchant. Ah ! il était bien romanesque, romanesque ! Je me rappelai certaines des paroles de Stein : « Plonger dans l’élément destructeur… Suivre son rêve et suivre son rêve, à jamais… usque ad finem ! » Il était romanesque, mais non moins sincère. Qui saurait dire quelles formes, quelles visions, quels pardons, quels visages, il cherchait dans l’ardeur du couchant ? Une petite barque détachée de la goélette pour me chercher venait tout doucement vers la grève, au rythme régulier de ses deux avirons. – « Et puis il y a Bijou… » fit-il, et le grand silence de la terre, du ciel et de la mer dominait si bien toutes mes pensées que le son de sa voix me fit tressaillir. « Il y a Bijou ! » – « Oui », murmurai-je. – « Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’elle est pour moi », reprit-il. « Vous avez vu… Un jour, elle finira par comprendre… » – « Je le souhaite », interrompis-je. – « Elle aussi, elle a foi en moi », murmura-t-il, d’un ton rêveur, puis avec un accent nouveau : « À quand notre prochaine rencontre, je me le demande ? »

 

– « À jamais… à moins que vous ne reveniez », répondis-je, en fuyant son regard. Il ne parut pas surpris, mais resta un instant immobile.

 

– « Adieu, alors », fit-il, après un silence. « Peut-être cela vaut-il mieux ! »

 

« Nous nous serrâmes la main, et je me dirigeai vers le canot qui m’attendait, l’avant sur le sable. Grand’voile déployée et foc au vent, la goélette dansait sur la mer de pourpre ; ses voiles se teintaient de rose. – « Comptez-vous bientôt retourner là-bas ? » me demanda Jim, au moment où je passais le pied par-dessus le bordage. – « Dans un an, à peu près, si je vis », répondis-je. Le brion racla la grève ; le canot flotta ; les rames humides brillèrent et tombèrent à l’eau, une fois… deux fois… Jim éleva la voix : – « Dites-leur… » commença-t-il. Je fis signe aux rameurs de suspendre leur nage et attendis avec étonnement. Dire à qui ? Le soleil à demi submergé l’éclairait en plein et je voyais son rouge éclat dans les yeux qui me lançaient un regard muet… « Non… rien… », conclut-il, et il fit, d’un geste léger de la main, signe aux matelots de repartir. Je ne regardai plus le rivage avant d’avoir grimpé sur la goélette.

 

« Le soleil était couché. Le crépuscule tombait sur l’Orient et la côte devenue toute noire étendait à l’infini son mur sombre qui paraissait être le rempart même de la nuit. Au couchant, l’horizon n’était qu’un flamboiement d’or et de pourpre d’où, sombre et immobile, un gros nuage flottant faisait tomber sur la mer une ombre d’ardoise ; sur la grève, Jim attendait de voir la goélette abattre et prendre de l’erre.

 

« Les deux pêcheurs demi-nus s’étaient levés à mon départ ; ils déversaient sans doute dans les oreilles du seigneur blanc les pauvres doléances de leur misérable existence d’opprimés, et sans doute aussi écoutait-il cette plainte et la faisait-il sienne, car n’était-ce pas là une part de sa chance, de cette chance qu’il avait trouvée du premier coup, et dont il affirmait avoir su se montrer digne ? Eux aussi, ils avaient de la chance, et j’étais bien certain que leur constance les en rendrait dignes. Leurs corps bruns avaient disparu sur le fond sombre, bien avant que j’eusse perdu de vue leur protecteur. Blanc des pieds à la tête, il restait indéfiniment visible, avec le rempart de la nuit dans son dos, la mer à ses pieds, et à son côté la Chance…, toujours voilée. Que dites-vous ? Si elle était toujours voilée ? Je ne sais pas. Pour moi, cette silhouette blanche, dressée sur l’immobilité de la côte et de la mer, était le centre d’une formidable énigme. Les dernières lueurs du jour s’éteignaient rapidement dans le ciel au-dessus de sa tête ; à ses pieds, la bande de sable était déjà noyée d’ombre ; il n’était pas lui-même plus gros qu’un enfant ; puis ce ne fut plus qu’un point, un point blanc minuscule qui semblait concentrer sur lui toute la lumière attardée dans un monde obscur… Et tout à coup, je ne le vis plus… »

 

CHAPITRE XXXVI

C’est sur ces mots que Marlow acheva son récit, et son auditoire se dispersa sous son regard pensif et absorbé. Seuls, ou deux à deux, sans perdre de temps, sans une observation, les convives quittaient la véranda, comme si la dernière vision de cette histoire incomplète, ce qu’elle avait même d’inachevé et le ton du conteur, eussent rendu toute discussion vaine et tout commentaire impossible. Chacun des auditeurs semblait emporter comme un secret ses propres impressions, mais entre tous il y en avait un, un seul, qui devait un jour connaître le dernier mot de l’histoire. Il l’apprit chez lui, plus de deux ans après, et cette conclusion lui parvint sous forme d’un paquet épais, à l’adresse libellée par Marlow, d’une écriture droite et anguleuse.

 

L’homme privilégié ouvrit le paquet, jeta les yeux sur son contenu, puis le posa sur la table pour se diriger vers la fenêtre. Son appartement était perché au dernier étage d’une haute bâtisse, et à travers les carreaux clairs, son regard portait très loin, comme à travers une lanterne de phare. Les pentes des toits luisaient ; les crêtes noires brisées se succédaient à l’infini, comme des vagues sombres et sans écume, et sous ses pieds montait, des profondeurs de la ville, une confuse et inlassable rumeur. Multiples et disséminés au hasard, des clochers d’églises se dressaient comme des balises sur des bas-fonds inextricables et dépourvus de chenal ; la pluie oblique se fondait dans le crépuscule tombant d’un soir d’hiver, et sur une tour les coups d’une grosse cloche qui sonnait l’heure, roulaient en bouffées formidables et austères, avec une vibration aiguë tout au fond. L’homme tira les lourds rideaux.

 

La lumière abattue de sa lampe dormait comme une mare abritée ; ses pas tombaient sans bruit sur le tapis ; ses jours errants étaient passés. Plus d’horizons illimités comme l’espérance ; plus de pénombre de forêts solennelles comme des temples, dans l’ardente poursuite du Pays éternellement vierge, par-dessus les collines, derrière les torrents, au-delà des mers. Jamais plus ! Jamais plus… Mais sous la lampe, le paquet ouvert évoquait les sons, les visions, le parfum même du passé : une multitude de visages effacés, une rumeur de voix basses, mourant au bord de rivières lointaines, sous un soleil passionné et sans consolations. Il soupira et s’assit pour lire.

 

Il trouva dans l’enveloppe trois plis distincts : de nombreuses pages épinglées et copieusement noircies, une feuille volante de papier grisâtre, avec quelques lignes tracées d’une écriture qu’il n’avait jamais vue, et une lettre explicative de Marlow. De ces dernières pages s’échappa une seconde lettre, jaunie par le temps et éraillée aux plis. Il la ramassa, la mit de côté, et revenant au message de Marlow, en parcourut rapidement les premières lignes, pour s’arrêter bientôt et lire ensuite attentivement, comme un homme qui aborde à pas lents, et avec des yeux grands ouverts, le pays inconnu qui va se dévoiler à ses regards.

 

– « … Je ne pense pas que vous ayez oublié », disait la lettre. « Seul, vous avez fait montre d’intérêt pour celui qui survivait au récit de son histoire ; vous n’admettiez pas, pourtant, je m’en souviens bien, qu’il eût vraiment subjugué son destin. Vous prophétisiez pour lui le désastre de la lassitude et du dégoût, devant l’honneur conquis et la tâche imposée, devant l’amour né de la pitié et de la jeunesse. Vous disiez trop bien connaître « ce genre d’histoires », avec ses satisfactions illusoires et ses inéluctables déceptions. Vous prétendiez aussi, je me le rappelle, que consacrer sa vie à ces gens-là (ces gens-là désignaient toutes les races humaines à peau jaune, brune ou noire), c’était vendre son âme à une brute. Vous souteniez que « ce genre d’histoires », pour être tolérable et durable, devait se baser sur une foi solide dans la vérité d’idées propres à notre race, et sur lesquelles reposent l’ordre et le progrès moral. « Il faut une conviction pareille pour nous soutenir », disiez-vous : « nous avons besoin de croire à la nécessité et à la justice de ces idées, pour faire le sacrifice valable et conscient de nos existences. Sans elles, le sacrifice n’est qu’oubli, et la voie qui nous y mène vaut une voie de perdition. » En d’autres termes, vous souteniez que nous devons combattre dans le rang, ou que nos vies ne comptent pas. Possible ! Vous devez le savoir, – soit dit sans malice, – vous qui avez su entrer seul en maints endroits, et en sortir adroitement, sans vous brûler les ailes. Mais la question, c’est que, dans toute l’humanité, Jim n’avait affaire qu’à lui-même, et l’on peut se demander, si, en définitive, sa foi confessée n’était pas plus haute que les lois d’ordre et de progrès.

 

« Je n’affirme rien. Peut-être pourrez-vous en juger, vous, après avoir lu. Il y a beaucoup de vérité, somme toute, dans cette banale expression : « être sous un nuage ». Il est d’autant plus impossible de le clairement distinguer, que c’est à travers d’autres yeux que nous avons de lui une dernière vision. Je n’hésite pas à vous communiquer tout ce que je sais de cet épisode suprême qui, selon son expression, « lui est tombé dessus ». On se demande si ce n’est pas cette chance ultime, cette dernière et décisive épreuve que je l’avais toujours soupçonné d’attendre, pour pouvoir lancer ensuite un message au monde impeccable. Vous vous souvenez qu’au moment où je le quittais pour la dernière fois, il m’avait demandé si je comptais bientôt « retourner là-bas », et m’avait tout à coup crié : – « Dites-leur… » ; j’avais attendu avec curiosité, je l’avoue, avec espoir aussi, mais il avait ajouté : « Non… rien… ! » Ce fut tout, ce jour-là, et il n’y aura rien de plus ; il n’y aura pas de message, pas d’autre au moins que celui que chacun de nous peut trouver dans le langage des faits, si souvent plus énigmatique que les plus subtils arrangements de mots. Il a fait, pourtant, une dernière tentative pour s’expliquer, tentative infructueuse encore, comme vous vous en rendrez compte en jetant un coup d’œil sur la feuille grise ci-jointe. Il a essayé d’écrire : voyez cette écriture banale. Il a daté sa lettre : « Du Fort ; Patusan », ce qui me fait conclure qu’il avait mis à exécution son projet, de transformer son domaine en un lieu de défense. Son plan était excellent : un fossé profond, un mur de terre couronné d’une palissade, et aux angles, des canons montés sur plates-formes, pour balayer les quatre faces du quadrilatère. Doramin avait consenti à lui fournir les canons, et de la sorte, ses fidèles savaient pouvoir compter sur un refuge, où se rallieraient tous ses partisans en cas de danger subit. Tout cela prouvait ses vues judicieuses, sa foi dans l’avenir. Ceux qu’il appelait « mes gens à moi », les captifs libérés du Chérif, devaient, avec leurs huttes et de petits lopins de terre disposés autour du fort central, se grouper, à Patusan, en un quartier distinct. Dans son enceinte, il représenterait, à lui tout seul, une armée invincible. « Du Fort ; Patusan. » Pas de date, vous le voyez. Qu’importent un nom et un quantième, pour un jour entre les jours ? Il est impossible de dire à qui il pensait, en prenant la plume : à Stein, à moi, au monde en général… ou ne faut-il voir là que le cri d’effroi sans adresse d’un solitaire en face de sa destinée ? – « Une chose terrible vient d’arriver !… » écrit-il, avant de jeter la plume pour la première fois ; regardez sous ces mots la tache d’encre qui s’effile en pointe de flèche. Après un moment, il a fait une nouvelle tentative, et griffonné lourdement, avec une main de plomb, la seconde ligne : – « Il faut, maintenant, sans tarder, que je… » La plume a craché, et il a renoncé. Il n’y a rien de plus. Il a vu un gouffre formidable que le regard ni la voix ne pouvaient franchir. Voilà ce que je crois comprendre. Il a été écrasé par l’inexplicable, par sa propre personnalité, par la générosité même de cette destinée, qu’il avait tant fait pour maîtriser.

 

« Je vous envoie aussi une vieille lettre, une très vieille lettre, que l’on a trouvée soigneusement pliée dans son pupitre. C’est une lettre de son père, et la date vous montrera qu’il avait dû la recevoir quelques jours avant d’embarquer sur le Patna. Ce doit être la dernière lettre qu’il ait reçue des siens. Il l’avait précieusement conservée toutes ces années. Le bon vieux pasteur aimait fort son fils marin. J’ai lu quelques phrases çà et là. Vous n’y trouverez que tendresse. Il dit à son « cher Jacques » que sa dernière longue lettre était « bien bonne et bien intéressante ». Il ne voudrait pourtant pas le voir « juger trop hâtivement et trop sévèrement les hommes ». Quatre pages de ce genre, quatre pages de morale familière et de nouvelles des siens. Tom « a pris les ordres » ; le mari de Carrie « a subi des pertes d’argent ». Et ainsi de suite : le vieillard témoigne tout uniment de sa foi dans la Providence, dans l’ordre établi de l’univers, comme de son attention à ses petits dangers et à ses pauvres grâces. On le voit d’ici, grisonnant et serein, dans l’inviolable asile d’un cabinet de travail confortable et fané, où, sous les murs tapissés de livres, il a pendant quarante ans de sa vie, fait consciencieusement le tour de ses humbles pensées, touchant la foi et la vertu, la conduite de la vie, et la seule façon correcte de mourir ; où il a composé tant de sermons, d’où il écrit à son garçon, si loin, de l’autre côté de la terre. Mais qu’importe la distance ? La vertu est une, d’un bout du monde à l’autre, et il n’y a qu’une foi, qu’une façon convenable de mener sa vie, qu’une manière de mourir. Il espère que son « cher Jacques » n’oubliera jamais que celui qui cède une fois à la tentation s’expose du même coup à la dégradation totale et à la perte éternelle. – « Prends donc la ferme résolution de ne jamais commettre, pour quelque motif que ce soit, une action que tu crois injuste. » Il donne encore dans la lettre des nouvelles d’un chien favori ; « le poney que vous montiez tous dans votre enfance a perdu la vue, de vieillesse, et a dû être abattu. » Le vieillard invoque la bénédiction de la Providence ; la maman et toutes les filles présentes à la maison envoient leurs tendresses… Non, il n’y a pas grand-chose dans cette lettre jaunâtre et éraillée, échappée après tant d’années à l’étreinte caressante de sa main. Il n’y a jamais répondu, mais qui saurait dire, pourtant, quels colloques muets il a tenus avec toutes les ombres placides et sans couleur d’hommes et de femmes qui peuplaient ce coin du monde paisible, aussi bien à l’abri des luttes et des périls que peut l’être une tombe, et respirant sagement une atmosphère de calme rectitude. On reste stupéfait qu’il ait pu faire partie de ces gens-là, lui sur qui tant d’aventures « sont tombées ». Rien ne leur arrivait jamais ; ils ne risquaient pas d’être pris à l’improviste ou d’avoir à se colleter avec la destinée. Les voilà tous, évoqués par le doux bavardage d’un père, tous ces frères et sœurs, os de ses os et chair de sa chair, avec leurs yeux clairs et inconscients de sa présence à lui, que j’aperçois, enfin revenu, non plus sous forme d’un minuscule point blanc, perdu au cœur d’un immense mystère, mais dressé de toute sa hauteur, au milieu de leurs ombres impassibles, avec une mine sévère et romanesque, mais toujours muet, sombre, sous un nuage.

 

« Vous trouverez le récit des derniers événements dans les pages ci-incluses. Vous avouerez que cette fin est plus romanesque que les plus échevelés de ses rêves d’enfant, et pourtant, il me semble y voir une sorte de logique profonde et terrifiante, comme si c’était notre seule imagination qui pût déchaîner contre nous la puissance d’une effroyable destinée. L’imprudence de nos pensées retombe sur notre tête : qui joue avec l’épée périra par l’épée. Cette stupéfiante aventure, dont le trait le plus extraordinaire est sa vérité même, survient comme une conséquence inéluctable. Il devait arriver quelque chose de ce genre. Voilà ce que l’on pense, tout en s’émerveillant que pareils faits aient pu survenir dans l’avant-dernière de nos années de grâce. Mais ils se sont bien produits, et il n’y a pas à discuter leur logique.

 

« Je vous expose les faits comme si j’en avais été le témoin. Mes données sont un peu décousues, mais je les ai raccordées et elles suffisent à rendre le tableau intelligible. Je me demande comment Jim lui-même nous eût raconté l’histoire ? Il m’avait déjà témoigné tant de confiance, qu’il me semble parfois le voir tout prêt à entrer chez moi, pour me la dire à sa façon ; j’entends son accent ému sous l’air détaché : je vois sa mine décidée, un peu embarrassée aussi, un peu douloureuse, un peu lassée, et de temps en temps, un mot, une phrase, me donnent, sur son être intérieur, un de ces aperçus trop brefs pour pouvoir servir à m’orienter. J’ai peine à croire qu’il ne doive jamais venir. Jamais je n’entendrai plus sa voix ; jamais je ne reverrai son visage lisse, rose et hâlé, avec la ligne blanche sur le front, et les yeux d’enfant, assombris par l’émotion, devenus d’un bleu profond, insondable. »

 

CHAPITRE XXXVII

– « L’affaire trouve son origine dans le remarquable exploit d’un nommé Brown, qui avait volé, avec le plus entier succès, une goélette espagnole dans une petite baie, près de Zamboanga. Mes renseignements étaient restés incomplets jusqu’au jour où je rencontrai cet individu, mais un singulier hasard me fit tomber sur lui à l’heure précise où il allait rendre au diable son âme arrogante. Il consentit heureusement à parler, et put le faire entre des crises de suffocation ; son corps torturé frémissait de joie maligne à la seule pensée de Jim. Il exultait à l’idée d’avoir « tout de même fini par démolir ce sacré pantin tout raide » ! Le récit de ses exploits lui faisait élargir des prunelles ardentes, et je dus, pour tout savoir, supporter le regard profond de ses yeux féroces, à la rude patte d’oie ; je subis l’épreuve, en songeant à la distance imperceptible qui sépare certaines formes de méchanceté de la folie ; filles d’un égoïsme forcené, exaspéré par la résistance, elles déchirent l’âme et prêtent au corps une force factice. L’histoire révèle aussi des profondeurs insoupçonnées d’astuce chez le misérable Cornélius, dont la haine abjecte et intense, agissant comme une inspiration subtile, lui montra sans erreur le chemin de la vengeance.

 

– « J’ai bien vu, du premier coup, l’espèce d’idiot que c’était », haletait mon Brown moribond. « Cela un homme ! Tonnerre ! C’était une poupée vide ! Comme s’il n’eût pas pu dire tout de suite : – « À bas les pattes ! Défense de toucher à mes rapines ! » Le maudit ! Voilà qui eût été agir en homme ! Au diable son âme supérieure ! Il me tenait, mais il n’y avait pas assez de démon dans son cœur pour en finir avec moi. Ah bah ! Un être pareil, me laisser filer, comme si je n’avais pas valu un coup de pied !… » Brown cherchait désespérément son souffle. « … Bandit !… Me laisser filer… ! Alors, c’est moi qui ai fini par avoir sa peau !… » Il suffoqua de nouveau. « … Je crois bien que je vais crever, mais je mourrai heureux, maintenant… Vous… vous, l’homme dont je ne sais pas le nom, je vous donnerais volontiers un billet de cinq livres, si j’en possédais un, pour les nouvelles que vous m’apportez… Ou je ne m’appelle pas Brown… » ; il eut un ricanement atroce : « … Gentleman Brown !… »

 

« Il coupait ses paroles d’inspirations profondes et fixait sur moi le regard dévorant de ses yeux jaunes, enfoncés dans un long visage brun et ravagé ; il faisait des gestes brefs du bras gauche ; la broussaille d’une barbe poivre et sel tombait presque à sa taille ; une couverture crasseuse et déchirée couvrait ses jambes. Je venais de le découvrir à Bangkok, par l’entremise de ce brouillon de Schomberg, l’hôtelier, qui m’avait, en confidence, indiqué le côté où pousser mes recherches. Il paraît qu’une espèce de vagabond, ivrogne fieffé, un blanc qui vivait dans le quartier indigène avec une Siamoise, s’était tenu pour très honoré d’abriter les derniers jours du fameux « Gentleman Brown ». Pendant que nous causions dans le bouge sordide, où le moribond enlevait, de haute lutte, chacune des ultimes minutes de sa vie, la Siamoise assise dans un coin d’ombre, cachait à demi ses grosses jambes nues et sa large face stupide, en mâchant du bétel d’un air abruti. Elle se levait de temps à autre pour chasser un poulet de la porte, et toute la bicoque tremblait sous ses pas. Un affreux bambin jaune, avec la nudité et le ventre en tonneau d’un petit dieu païen, se tenait au pied du lit, un doigt dans la bouche, perdu dans une contemplation profonde du mourant.

 

« L’homme parlait avec fièvre, mais parfois, au milieu d’un mot, une invisible main semblait le prendre à la gorge, et il me jetait un muet regard d’angoisse et de doute. Il paraissait craindre que je finisse par me lasser et que je me retirasse, sans lui laisser le temps d’achever son histoire et de crier son exultation. Je crois qu’il mourut dans la nuit, mais à ce moment-là, je n’avais plus rien à apprendre.

 

« En voilà assez sur Brown pour l’instant.

 

« Huit mois auparavant, en arrivant à Samarang, j’étais, selon ma coutume, allé voir Stein. Je fus salué avec timidité par un Malais, posté sur la véranda, du côté du jardin, et je me souvins d’avoir vu cet homme à Patusan, dans la maison de Jim, parmi d’autres Bugis, qui venaient le soir rabâcher d’interminables souvenirs de guerre et discuter les affaires publiques. Jim me l’avait désigné comme un respectable et modeste négociant, possesseur d’un petit voilier de haute mer monté par un équipage indigène, et qui s’était fort distingué dans la prise de la redoute. Je ne fus pas trop surpris de le voir là, sachant qu’aucun des négociants de Patusan qui s’aventuraient jusqu’à Samarang, ne manquait de se rendre à la maison de Stein. Je lui rendis son salut et passai. À la porte du cabinet de Stein, je tombai sur un second Malais, en qui je reconnus Tamb’ Itam.

 

« Je lui demandai tout de suite ce qu’il faisait là ; l’idée me traversa la tête que Jim avait pu venir en visite et j’avoue que cette pensée me causait plaisir et émotion. Mais Tamb’ Itam paraissait ne savoir que répondre. – « Tuan Jim est là ? » demandai-je avec impatience. – « Non », grommela-t-il en laissant un instant tomber sa tête, puis avec une violence soudaine : « Il n’a pas voulu se battre ; il n’a pas voulu se battre », répéta-t-il à deux reprises. Comme il semblait incapable de dire autre chose, je le poussai de côté, et j’entrai.

 

« Grand et voûté, Stein se tenait au milieu de la pièce, entre les rangées de cases à papillons. – « Ach ! c’est vous, mon ami », fit-il tristement, en me regardant à travers ses lunettes. Un paletot-sac d’alpaga brunâtre tombait déboutonné jusqu’à ses genoux. Il avait un panama sur la tête, et des plis profonds sillonnaient ses joues pâles. – « Qu’y a-t-il donc… ? » demandai-je nerveusement. « Voilà Tamb’ Itam… » – « Venez voir la pauvre fille… Venez voir la pauvre fille… » fit-il, avec un semblant d’énergie. Je voulais le retenir, mais il refusait, avec une douce obstination, de prêter l’oreille à mes questions pressantes. « Elle est ici ; elle est ici ! » répétait-il avec une agitation manifeste. « Ils sont arrivés depuis deux jours ; un vieillard comme moi, un inconnu, sehen sie[17]ne peut pas faire grand-chose… Par ici… Les jeunes cœurs sont implacables… ! » Je le sentais en proie à une affreuse angoisse. « … La force de vie qu’il y a en eux… ; la cruelle force de vie… ! » Il marmonnait en me guidant à travers la maison ; je le suivais, perdu dans des conjectures sinistres et courroucées. À la porte du salon il me barra la route ; « il l’aimait beaucoup ? » me demanda-t-il, d’un ton interrogateur, et je ne pus répondre que d’un signe de tête, n’osant risquer une parole, tant mon désappointement était amer. « C’est affreux ! » soupira-t-il ; « elle ne me comprend pas. Je ne suis pour elle qu’un vieillard inconnu. Vous peut-être, qu’elle connaît… Parlez-lui ; nous ne pouvons laisser les choses dans cet état. Dites-lui de pardonner. C’était bien terrible ! » – « Sans aucun doute ! » m’écriai-je, exaspéré de rester dans l’ignorance, « mais vous, lui avez-vous pardonné ? » Il me lança un étrange regard. – « Vous allez savoir », fit-il, et ouvrant la porte, il me poussa littéralement dans la pièce.

 

« Vous connaissez la grande maison de Stein, avec ses deux immenses salons de réception, inhabités et inhabitables, ces pièces nettes, pleines de solitude et de choses brillantes, qui font l’effet de n’avoir jamais été touchées par un regard humain. Il y fait frais par les plus grandes chaleurs, et l’on a, en franchissant le seuil, l’impression de pénétrer dans un souterrain soigneusement astiqué. Je traversai l’un de ces salons, et dans l’autre je vis la jeune femme, assise au bout d’une grande table d’acajou, sur laquelle elle posait la tête, le visage caché dans les bras. Comme une nappe d’eau glacée, le plancher ciré reflétait vaguement sa silhouette. Les stores de jonc étaient baissés, et dans l’étrange pénombre verdâtre filtrée par les frondaisons d’alentour, passaient de lourdes bouffées de vent qui soulevaient les longues draperies des fenêtres et des portes. Sa forme frêle semblait taillée dans la neige, et au-dessus de sa tête, les perles de cristal d’un grand candélabre cliquetaient comme d’étincelantes stalactites de glace. Elle leva les yeux à mon approche. Je me sentais glacé, comme si ces vastes appartements eussent été la froide demeure du désespoir.

 

« Elle me reconnut sans hésitation, et dès que je me fus arrêté, les yeux baissés sur son visage. – « Il m’a quittée », fit-elle tranquillement. « Vous nous quittez toujours… pour suivre votre chemin. » Son visage était figé, et toute la chaleur vitale semblait s’être réfugiée dans quelque coin inaccessible de sa poitrine… « Il m’aurait été facile de mourir avec lui », poursuivit-elle, en faisant un geste de lassitude, comme si elle eût renoncé à comprendre l’inexplicable. « Il n’a pas voulu… On aurait cru qu’il était aveugle… et pourtant c’est moi qui lui parlais, moi qui me tenais devant ses yeux ; c’est moi qu’il regardait tout le temps ! Ah ! vous êtes durs, fourbes, perfides, impitoyables. Qu’est-ce qui vous rend si méchants ? Ou bien, est-ce que vous seriez fous ? »

 

« Je pris sa main qui ne répondit pas à mon étreinte, et qui retomba, lorsque je la lâchai. Cette indifférence, plus terrible que les pleurs, les cris et les reproches, semblait défier le temps et les consolations. On sentait que rien de ce que l’on pouvait dire n’atteindrait le centre de cette douleur muette et paralysante.

 

– « Vous allez tout savoir », m’avait dit Stein, et j’appris tout en effet ; je connus toute l’histoire, écoutant avec stupeur et angoisse le ton d’inflexible accablement de la conteuse. Elle ne pouvait pas comprendre la portée réelle des faits qu’elle racontait, et son ressentiment me remplissait de pitié pour elle… comme pour lui. Je restai rivé à ma place, lorsqu’elle eut achevé. Appuyée sur ses coudes, elle regardait droit devant elle, avec des yeux durs, et le vent qui passait en bouffées continuait à faire sonner les cristaux, dans le demi-jour verdâtre. Elle murmurait tout bas : – « Et pourtant, il me regardait ; il voyait mon visage ; il entendait ma voix et ma peine. Quand je m’asseyais à ses pieds, la joue contre ses genoux, et sa main sur ma tête, le démon de la cruauté et de la folie était déjà en lui et attendait son heure. L’heure est venue… et avant le coucher du soleil il ne me voyait plus ; il était devenu aveugle, sourd et impitoyable, comme vous l’êtes tous. Il n’aura pas de larmes de moi. Jamais ! Jamais ! Pas une larme. Je ne pleurerai pas ! Il m’a quittée, comme si j’avais été pire que la mort. Il s’est enfui, comme un être chassé par une chose maudite, qu’il aurait vue ou entendue dans son sommeil… »

 

« Ses yeux fixes semblaient se tendre vers la vision d’un homme arraché à ses bras par la force d’un rêve. Elle ne répondit pas à mon salut silencieux. Je m’échappai avec soulagement.

 

« Je la revis une fois encore, l’après-midi même. En la quittant, j’étais allé à la recherche de Stein, que je ne pus trouver dans la maison ; en proie à des pensées désolantes, je me mis à errer dans les jardins, ces fameux jardins de Stein, où poussent toutes les plantes et tous les arbres des basses régions tropicales. Je suivis le cours canalisé d’un ruisseau, et restai longuement assis sur un banc ombragé, près d’un étang artificiel, où des oiseaux aquatiques aux ailes rognées pataugeaient et plongeaient à grand bruit. Derrière mon dos, les brandes des chênes d’Australie me rappelaient, par leur mouvement léger mais incessant, le sifflement des sapins de chez nous.

 

« Ce son triste et continu était un accompagnement bien fait pour ma méditation. La jeune femme me disait qu’il avait été arraché par un rêve, et il n’y avait rien à répondre ; une telle transgression paraissait bien impardonnable. Et pourtant, l’humanité même, dans sa course aveugle, n’est-elle pas poussée aussi par ses rêves de grandeur et de puissance, sur la sombre route des excès de cruauté, et des excès de dévotion ? Et qu’est-ce donc, après tout, que la poursuite de la vérité ?

 

« En me levant pour regagner la maison, j’aperçus, à travers une brèche de verdure, le manteau brun de Stein, et je le rencontrai bientôt, à un détour du chemin, qui se promenait avec la jeune femme. Elle posait sa petite main sur le bras du vieillard, qui, sous le large bord plat du panama, penchait vers elle, avec une déférence apitoyée et chevaleresque, sa tête grise et paternelle. Je m’effaçai, mais ils s’arrêtèrent en face de moi. Stein contemplait le sol à ses pieds ; la jeune femme, droite et légère à son bras, lançait derrière son dos, le regard d’yeux noirs, clairs, immobiles. – « Schrecklich ! » soupira le vieillard ; « c’est terrible ! terrible ! Que peut-on faire ? » Il semblait m’implorer, mais la jeunesse de sa compagne et la longueur des jours suspendus sur sa tête me touchaient le cœur plus que son appel, et soudain, tout en réalisant mon impuissance, je me mis à plaider, pour son soulagement à elle, la cause de mon ami. – « Il faut lui pardonner », conclus-je, et ma voix sans timbre paraissait s’étouffer dans une immensité indifférente et sourde. « Nous avons tous besoin de pardon », ajoutai-je, après un instant de silence.

 

– « Qu’ai-je donc fait ? » demanda-t-elle, du bout des lèvres.

 

– « Vous vous êtes toujours méfiée de lui », répondis-je.

 

– « Il était comme les autres », prononça-t-elle, lentement.

 

– « Non », protestai-je, « pas comme les autres ! » mais elle poursuivit d’un ton morne, sans émotion apparente :

 

– « C’était un fourbe. » Et tout à coup, Stein éclata : – « Non ! Non ! Non ! ma pauvre enfant… ! » Il caressait la main passivement posée sur sa manche. « Non ! Non ! Pas fourbe ! Fidèle ! Fidèle ! Fidèle ! » Il s’efforçait de scruter le visage de pierre. « Vous ne comprenez pas ! Ach ! Pourquoi ne comprenez-vous pas ?… Terrible ! » ajouta-t-il, en se tournant vers moi. « Mais un jour, il faudra bien qu’elle comprenne ! »

 

– « Est-ce vous qui lui expliquerez ? » demandai-je, en le regardant fixement.

 

« Je les vis s’éloigner : la robe de la jeune femme traînait sur le chemin ; ses cheveux dénoués tombaient dans son dos. Droite et légère, elle marchait à côté du vieillard, dont le long manteau flottant pendait en plis perpendiculaires sur les épaules voûtées, et dont les pieds bougeaient avec lenteur. Ils disparurent derrière ce bosquet (vous vous en souvenez peut-être), où poussent côte à côte seize espèces différentes de bambous, tous reconnaissables pour un œil averti. Pour ma part, je me sentis captivé par la grâce exquise et la beauté de ce bouquet délié, couronné de feuilles pointues et de têtes plumeuses, par la légèreté, la vigueur, le charme net, comme un son de voix, de cette vie paisible et luxuriante. Je me souviens d’être resté longtemps dans la contemplation de ce bosquet, comme on s’attarderait à portée d’un murmure consolateur. Le ciel était d’un gris perle. C’était un de ces jours voilés, si rares sous les tropiques, où vous assaillent des souvenirs d’autres bords et d’autres visages.

 

« L’après-midi, je rentrai en ville ; j’emmenai avec moi Tamb’ Itam et le Malais dont les deux fugitifs avaient emprunté le voilier, dans l’effarement, l’épouvante et l’horreur du désastre. La secousse paraissait avoir transformé leurs natures, pétrifié la passion de la jeune femme, et rendu presque loquace le taciturne et revêche Tamb’ Itam. Sa morosité s’était muée en une humilité inquiète, comme s’il eût, en un moment suprême, éprouvé la faillite d’un charme puissant. Le négociant Bugi, homme hésitant et timide, m’exposa très clairement le peu qu’il avait à dire. Ils étaient évidemment écrasés tous deux par une sorte d’étonnement profond et inexprimable, par l’approche d’un insondable mystère. »

 

Là se terminait, avec la signature de Marlow, la lettre proprement dite. Le lecteur privilégié remonta la mèche de sa lampe, et seul au-dessus de la houle des toits de la ville, comme un gardien de phare au-dessus de la mer, il entama la lecture de l’histoire.

 

CHAPITRE XXXVIII

– « Comme je vous l’ai déjà dit, l’affaire commence avec l’entrée en scène du sieur Brown », ainsi débutait le récit de Marlow. « Vous qui avez roulé dans le Pacifique occidental, vous avez dû entendre parler de cet homme-là. C’était le maître bandit de la côte australienne, non pas qu’on l’y vît souvent, mais parce que ses exploits faisaient le fond de toutes les histoires de brigands que l’on raconte toujours aux nouveaux venus d’Angleterre ; le plus anodin des récits que l’on se répétait sur son compte, de la Baie d’Eden au Cap York, eût suffi à faire pendre un homme, si on l’eût fait au bon endroit. On ne manquait jamais d’ajouter qu’il avait sans doute pour père un baronnet. En tout cas on était certain qu’il avait déserté, aux premiers temps des mines d’or, d’un navire de la métropole, et qu’il était devenu, en quelques années, la terreur de divers groupes d’îles polynésiennes. Il enlevait les indigènes ; il dépouillait, jusqu’au pyjama, un commerçant blanc installé à l’écart, et, la plupart du temps, invitait à un duel au fusil sur la grève, le pauvre diable qu’il venait de voler, proposition qui eût été assez loyale, à sa façon, si le malheureux n’eût été à moitié mort de peur. Boucanier moderne, Brown était, à vrai dire, assez misérable, comme ses plus illustres devanciers ; mais ce qui le distinguait de ses confrères en brigandage, tels que Bully Hayes, le doucereux Pease, ou ce bandit parfumé, cet élégant à favoris de jeune beau, connu sous le nom de Dick la Crotte, c’était, avec l’arrogance de sa piraterie, son véhément mépris pour l’humanité en général et ses victimes en particulier. Les autres n’étaient que des brutes gourmandes et avides, mais Brown paraissait mû par des désirs complexes. Il dépouillait un individu pour l’apparent plaisir de lui témoigner son mépris, et il apportait au meurtre et à la mutilation d’un paisible et inoffensif étranger une application sauvage et haineuse, bien faite pour terroriser les plus téméraires des aventuriers. Aux jours de sa plus grande gloire, il avait armé un trois-mâts, monté par un équipage mêlé de Canaques et de baleiniers déserteurs, et se vantait, je ne sais avec quelle sincérité, d’être financièrement soutenu, en sous-main, par une très respectable maison de marchands de copra. Plus tard, il enleva, disait-on, la femme d’un missionnaire, une très jeune fille de Clapham, qui avait, dans un mouvement d’exaltation, épousé le pauvre pied plat, et qui, tout à coup transplantée en Mélanésie, avait un peu perdu le nord. C’était une lugubre histoire. Malade au moment de son enlèvement, la malheureuse mourut sur le navire. Et le plus singulier de l’histoire, à en croire les racontars, c’est que Brown se laissa aller sur son corps, à une explosion de sombre et violente douleur. C’en fut fait de sa chance, à partir de ce moment. Il perdit son bateau sur des écueils, au large de Malaita, et disparut pendant un temps, comme s’il eût sombré avec le voilier. Puis, un peu plus tard, on entend parler de lui à Nouka-Hiva, où il achète une vieille goélette réformée de la flotte française. À quelles honorables fins il destinait cette emplette je ne saurais le dire, mais il est évident que Hauts Commissaires, consuls, vaisseaux de guerre et contrôle international rendaient les mers du Sud trop chaudes pour des gentilshommes de sa trempe. Il dut évidemment transférer plus loin dans l’ouest la scène de ses opérations, car une année plus tard, il paya d’incroyable audace, mais pour un médiocre profit, dans une affaire tragi-comique de la Baie de Manille, où un gouverneur prévaricateur et un trésorier infidèle jouent le rôle principal ; après cela, il paraît s’être posté, avec sa goélette pourrie, autour des Philippines, et s’être battu contre la mauvaise fortune, jusqu’au jour fixé par le destin, où mêlé à l’histoire de Jim, il devient un complice aveugle des Sombres Puissances.

 

« Il m’a affirmé que, lorsqu’un patrouilleur espagnol l’arrêta, il s’employait seulement au transport de quelques fusils pour les insurgés. Je ne vois pas très bien alors ce qu’il pouvait faire au large de la côte sud de Mindanao. Je suis convaincu, je vous l’avoue, qu’il rançonnait par terreur les villages indigènes de la côte. L’important, c’est que le patrouilleur, mettant une garde à son bord, le fit marcher avec lui de conserve jusqu’à Zamboanga. Mais en route, pour une raison quelconque, les deux bateaux durent faire escale dans un de ces nouveaux établissements espagnols, – dont on n’a jamais rien fait, en définitive, – où ils ne trouvèrent pas seulement un fonctionnaire civil à terre, mais à l’ancre, dans la petite rade, une bonne grosse goélette de cabotage ; c’est ce bateau, de tout point supérieur au sien, que Brown résolut de voler. De son propre aveu, il traversait une période de déveine. Le monde, qu’il avait, avec un dédain féroce et agressif, pressuré pendant vingt ans, ne lui avait laissé, pour tout avantage matériel, qu’un petit sac de dollars d’argent, si bien caché dans sa cabine, que le diable lui-même ne l’aurait pas flairé. C’était tout, absolument tout. Il était las de son existence, et n’avait pas peur de la mort. Mais cet homme, prêt avec une indifférence amère et goguenarde à risquer sa vie pour un caprice, avait une peur mortelle de la prison. La seule idée d’être enfermé lui donnait des sueurs froides, ébranlait ses nerfs, tournait son sang en eau et lui causait cette sorte d’instinctive horreur, cette épouvante qu’éprouverait un homme superstitieux à la pensée de subir l’étreinte d’un fantôme. C’est ce qui explique que le fonctionnaire civil venu à bord pour faire une enquête préliminaire sur la capture et poursuivre tout le jour des investigations assidues, repartit à terre, à la nuit tombée, emmitouflé dans son manteau, et en prenant bien soin de ne pas laisser sonner dans son sac tout le bien terrestre de Brown. Sur quoi, étant homme de parole, il s’arrangea, le lendemain soir, je crois, à dépêcher le garde-côte vers une mission d’extrême urgence. Ne pouvant détacher un équipage sur sa prise, le commandant du navire se contenta d’emporter avant son départ, toutes les voiles de Brown, jusqu’au dernier petit bout de toile, et eut soin de remorquer ses deux chaloupes à trois milles de là, sur la grève.

 

« Mais Brown possédait dans son équipage un indigène des Salomon, enlevé de bonne heure à son île natale, et tout dévoué à son capitaine ; c’était le meilleur de la bande. L’individu gagna à la nage le caboteur, ancré à quelque cinq cents mètres de là, emportant le bout d’un câble fait de tous les vêtements disponibles, déchirés et raboutés pour la circonstance. La mer était unie, et la baie sombre « comme une panse de vache », selon l’expression de Brown. Le nageur escalada les pavois avec l’extrémité du câble entre les dents ; l’équipage du caboteur, composé de Tagals, était à terre, et se payait une petite fête dans le village indigène. Les deux hommes de garde restés à bord s’éveillèrent tout à coup et virent le diable. Il avait des yeux de feu et courait sur le pont avec la rapidité de l’éclair. Paralysés par la terreur, ils tombèrent à genoux en se signant, et en marmonnant des prières. Avec un long couteau trouvé dans la cambuse, l’insulaire des Salomon les poignarda l’un après l’autre, sans interrompre leurs oraisons, puis se mit, avec patience, à scier le câble de bastin, qui céda tout à coup bruyamment sous la lame. Il lança alors un appel prudent dans le silence de la baie, et la bande de Brown, qui tendait tout ce temps une oreille attentive en scrutant la nuit, se mit à haler prudemment l’extrémité du câble. Moins de cinq minutes après, les deux goélettes s’accostaient, avec un léger choc et un craquement de vergues.

 

« Sans perdre un instant, les hommes de Brown passèrent à bord du caboteur en emportant leurs armes à feu et une bonne provision de munitions. Ils étaient seize en tout : deux déserteurs de la flotte anglaise, et un grand maigre, transfuge d’un navire de guerre yankee, une paire de blonds et simples Scandinaves, un mulâtre un peu toqué, un Chinois jovial qui faisait la cuisine, et le reste, racaille sans nom des Mers du Sud. Aucun d’eux ne protesta ; Brown les pliait à sa volonté, et Brown, indifférent à l’échafaud, fuyait devant le spectre d’une prison espagnole. Il ne leur laissa pas le temps de transborder assez de provisions ; la nuit était calme, l’air chargé de rosée, et lorsqu’ils larguèrent les amarres, en mettant à la voile devant une faible brise de terre, nul frisson n’agita la toile humide ; leur vieille goélette parut se détacher doucement du bâtiment volé, et s’évanouit sans bruit dans la nuit, en se confondant avec la masse noire de la côte.

 

« Ils s’échappèrent. Brown m’a conté en détail leur passage à travers les détroits de Macassar. Ce fut une aventure affreuse et sans merci. À court de vivres et d’eau, ils abordèrent plusieurs navires indigènes pour leur en prendre un peu à chacun. Avec un bâtiment volé, Brown n’osait naturellement relâcher dans aucun port. Il n’avait pas d’argent pour rien acheter, pas de papiers à présenter, et pas de mensonge assez plausible pour espérer se tirer d’affaire. Surpris une nuit à l’ancre, au large de Paulo Laut, un trois-mâts arabe, naviguant sous pavillon hollandais, leur valut un peu de riz sale, un régime de bananes et un baril d’eau ; trois jours de coup de chien brumeux du nord-ouest poussèrent la goélette dans la mer de Java. Les vagues boueuses et jaunâtres aspergeaient cette collection de bandits affamés. Ils aperçurent des paquebots-poste courant sur leur route immuable, croisèrent des bateaux anglais bien pourvus de vivres sous leurs flancs de fer rouillés, et qui, ancrés sur de petits fonds, attendaient un changement de temps ou un renversement de marée ; blanche et coquette sous ses deux mâts sveltes, une canonnière britannique coupa un jour leur route dans le lointain, et une autre fois, une corvette hollandaise, toute noire sous sa lourde mâture, s’avança lentement de leur côté, en fumant dans la brume. Ils passèrent sans qu’on les vît, ou sans qu’on songeât à les regarder, bande de brigands blêmes et émaciés, enragés par la faim et chassés par la peur. L’idée de Brown était de gagner Madagascar, où il espérait, sur des données peut-être fondées, vendre sa goélette à Tamatave, sans subir de questions embarrassantes, ou trouver, à son usage, des papiers plus ou moins truqués. Mais avant d’affronter la longue traversée de l’océan Indien, il lui fallait des vivres, et de l’eau aussi.

 

« Peut-être avait-il entendu parler de Patusan, ou en avait-il seulement lu par hasard le nom, écrit en petits caractères sur une carte ; il devait s’agir d’un gros village d’État indigène, posté sur un fleuve, d’un établissement sans aucune défense, loin des routes fréquentées de la mer et des postes extrêmes des câbles sous-marins. Il avait déjà travaillé dans des endroits de ce genre, et maintenant il s’agissait d’une absolue nécessité, d’une question de vie ou de mort, ou plutôt de liberté. De liberté ! On était sûr d’y trouver des provisions : bœufs, riz, patates douces. Le triste équipage s’en léchait les babines. On pourrait se procurer une cargaison de marchandises, et qui sait ? faire main basse, peut-être, sur de vraies espèces sonnantes et trébuchantes. On arrive à faire joliment cracher certains de ces chefs et notables de villages. Brown m’affirmait qu’il leur eût rôti les pieds plutôt que de se laisser frustrer de ses espoirs. Je le crois volontiers. Ses hommes en étaient persuadés aussi. Ils ne crièrent pas tout haut leur enthousiasme, car c’était une bande plutôt muette, mais ils se préparèrent avec une ardeur de loups.

 

« La chance les servit en ce qui a trait au temps. Quelques jours de calme auraient déchaîné d’indicibles horreurs à bord de cette goélette, mais grâce aux brises de terre et de mer, moins d’une semaine après avoir franchi les Détroits de Sunda, le navire mouillait au large de l’estuaire du Batu Kring, à une portée de pistolet du village de pêcheurs.

 

« Quatorze des aventuriers s’entassèrent dans la chaloupe de la goélette (c’était une vaste embarcation qui avait servi à décharger des cargaisons), et s’engagèrent sur le fleuve, tandis que deux de leurs compagnons restaient à la garde du navire, avec des vivres en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim avant dix jours. Vent et marée aidèrent les rameurs, et au début d’un après-midi, le grand canot blanc poussé par la brise de mer qui gonflait sa guenille de toile, amena dans le bras de Patusan son équipage de quatorze épouvantails assortis, qui fixaient devant eux des regards voraces, et gardaient le doigt sur la détente de leurs vieux fusils. Brown escomptait la surprise et l’épouvante de son arrivée. La chaloupe montait avec le flot ; la redoute du Rajah resta muette ; de part et d’autre du fleuve, les premières maisons semblaient abandonnées ; quelques canots fuyaient très loin sur la rivière. Brown fut surpris de l’importance de la ville. Un profond silence régnait. Au milieu des maisons, le vent tomba ; deux rames servirent à maintenir la chaloupe contre le courant, car Brown pensait s’installer au cœur de la ville, avant que les habitants eussent le temps de songer à la résistance.

 

« Mais le chef du village de pêcheurs de Batu Kring avait pu envoyer à temps un messager d’alarme. Au moment où la chaloupe arrivait en face de la mosquée (édifice construit par Doramin, avec des bouquets de corail taillé aux pinacles des pignons et des toits), l’espace ouvert devant le bâtiment était plein d’indigènes. Un grand cri monta, suivi d’un vacarme de gongs, tout le long de la rivière. D’un point en amont, deux petites pièces de six en cuivre crachèrent leur mitraille qui effleura la nappe d’eau déserte, en faisant gicler au soleil des jets d’eau étincelants. Devant la mosquée, une foule hurlante se mit à tirer des salves qui fouettaient en travers le courant du fleuve ; sur les deux rives crépitait une fusillade irrégulière, dirigée contre la chaloupe ; les hommes de Brown répondirent par une décharge rapide et désordonnée. Ils avaient rentré leurs rames.

 

« La marée se renverse très vite sur cette rivière, et à demi cachée par la fumée, au milieu du torrent, la chaloupe se mit à dériver par l’arrière. Sur les deux berges, la fumée s’épaississait aussi, et formait, au-dessous des toits, une ligne étale, comme ces nuages allongés que l’on voit couper un flanc de montagne. Le tumulte des cris de guerre, l’appel vibrant des gongs, le sourd ronflement des tambours, les hurlements de rage, le fracas des salves faisaient un affreux vacarme qui étourdissait Brown ; il n’en restait pas moins pourtant à la barre, et s’exaltait à une frénésie de haine et de fureur contre ces gens qui osaient se défendre. Deux de ses hommes avaient été blessés et il voyait sa retraite coupée au-dessous de la ville par des pirogues sorties de l’enceinte de Tunku Allang. Il en comptait six, bourrées de guerriers. Ainsi traqué, il aperçut l’embouchure du ruisseau que Jim avait sauté à marée basse, et qui était alors plein. Il y guida la chaloupe, fit débarquer ses hommes et s’installa avec eux sur une petite éminence, à quelque neuf cents mètres de la redoute que cette position commandait. Les pentes du monticule étaient dénudées, mais quelques arbres en couronnaient le faîte. Les bandits se mirent à abattre ces arbres pour en faire un parapet, et se trouvèrent assez bien retranchés, avant la tombée du jour : les bateaux du Rajah croisaient pendant ce temps sur le fleuve avec une singulière neutralité. Quand le soleil se coucha, de grands feux de broussailles allumés sur les deux rives et entre la double ligne des maisons, firent saillir en noir relief les toits, les groupes sveltes des palmiers, les bouquets lourds des arbres fruitiers. Brown fit mettre le feu à l’herbe autour de sa position ; un anneau bas de maigres flammes courut rapidement sur le flanc de la colline, en soulevant de lourdes volutes de fumée ; de temps en temps, un buisson sec prenait feu avec un grand bruit clair. L’incendie dégagea toute une bande de terrain pour les coups de la petite troupe ; il expira sur la lisière de la forêt et sur la berge boueuse du ruisseau. Un lopin de jungle luxuriante, allongé dans un creux humide entre le monticule et l’enceinte du Rajah, arrêta les flammes de ce côté-là, avec force pétillements et détonations de tiges de bambou. Le ciel sombre et velouté fourmillait d’étoiles. Sur le sol noirci rampaient des bouffées de fumée paresseuse, qu’une petite brise vint bientôt chasser. Brown s’attendait à une attaque, dès que la marée serait assez haute pour permettre aux pirogues qui lui avaient coupé la retraite de s’engager dans le ruisseau. Il était bien certain, en tout cas, que l’ennemi ferait une tentative pour enlever sa chaloupe ; échouée au pied de la colline, elle formait sur la lueur vague de la vase humide une masse haute et sombre. Mais les bateaux ne firent aucune espèce de démonstration. Par-dessus la palissade et le logis du Rajah, Brown voyait leurs lumières sur le fleuve. Ils paraissaient ancrés au milieu du courant. D’autres lueurs couraient sur l’eau, d’une berge à l’autre. Il y avait aussi des lumières immobiles qui scintillaient, en amont, sur les longs murs des maisons, jusqu’au premier coude du fleuve, et d’autres encore, plus loin, isolées dans l’intérieur des terres. La clarté des grands feux révélait à perte de vue des pâtés de maisons, des toits, des bâtisses noires. C’était une immense colonie. Aplatis derrière les troncs abattus, les quatorze téméraires agresseurs levaient le menton pour considérer l’animation de cette ville, qui paraissait remonter sur des lieues au bord de la rivière, et fourmiller de milliers d’hommes en fureur. Ils ne se parlaient pas. De temps à autre, ils entendaient un grand cri, ou un coup de fusil, tiré quelque part, très loin. Mais autour de leur position, tout n’était que paix, obscurité et silence. Ils auraient pu se croire oubliés comme si l’agitation qui tenait toute la populace éveillée n’eût rien eu à voir avec eux, comme s’ils eussent été déjà morts. »

 

CHAPITRE XXXIX

– « Tous les événements de cette nuit-là ont une grosse importance, puisqu’ils amenèrent une situation qui resta inchangée jusqu’au retour de Jim. Jim était parti, depuis plus d’une semaine, dans l’intérieur du pays, et c’est Dain Waris qui avait pris les premières mesures de défense. Ce jeune homme brave et intelligent (qui savait se battre à la façon des blancs), aurait voulu en finir tout de suite avec les agresseurs, mais il lui fallut se plier à l’avis de ses compatriotes. Il n’avait pas, comme Jim, un prestige de race, et une réputation de puissance invincible et surhumaine. Il n’était pas une incarnation visible, tangible, d’une vérité absolue et d’une infaillible victoire. Pour aimé, honoré et admiré qu’il fût, il était encore l’un d’eux, tandis que Jim était l’un de nous. De plus, le blanc, rempart de force en lui-même, était invulnérable, tandis que Dain Waris pouvait être tué. Ces pensées inexprimées commandaient l’opinion des principaux chefs de la ville, qui avaient choisi le fort de Jim pour s’y réunir et y délibérer sur la situation, comme s’ils eussent pensé trouver inspiration et courage dans la demeure du blanc absent. Le feu des bandits avait été si bien dirigé ou si heureux qu’une demi-douzaine d’indigènes étaient déjà hors de combat. On avait couché les blessés sous la véranda, où les femmes venaient les panser. Femmes et enfants de la basse ville avaient, dès la première alarme, été envoyés au fort, où Bijou commandait avec beaucoup d’autorité et de cœur ; elle était très écoutée par « les gens » de Jim, qui avaient, en corps, quitté leur petit domaine autour de l’enceinte, pour en former la garnison. Les réfugiés se pressaient aux côtés de la jeune femme, qui pendant toute l’affaire, et jusqu’à sa fin désastreuse, fit montre d’une extraordinaire ardeur combative. C’est à elle qu’à la première nouvelle du danger, Dain Waris avait couru tout de suite, car Jim était dans la ville le seul détenteur d’une provision de poudre. Stein, avec lequel il gardait des relations épistolaires intimes, avait obtenu une autorisation spéciale du gouvernement hollandais pour en exporter cinq cents barils à Patusan. La poudrière était une petite hutte en troncs bruts, entièrement recouverte de terre, dont, en l’absence de Jim, la jeune femme conservait la clef. Au conseil, tenu à onze heures du soir, dans la salle à manger de Jim, elle appuya l’avis d’action immédiate et vigoureuse, formulé par Dain Waris. Elle restait debout, près du fauteuil vide de Jim, et fit un discours belliqueux et passionné, qui, sur l’instant, souleva dans l’assemblée des murmures d’approbation. Le vieux Doramin qu’on n’avait plus vu hors de son logis depuis plus d’un an, s’était fait apporter à grand-peine. Il était naturellement le chef de l’assemblée. Le conseil était d’humeur impitoyable, et l’avis du vieillard aurait entraîné une action décisive, mais je suis convaincu que la crainte du courage fougueux de son fils l’empêcha de prononcer le mot nécessaire, et l’on pencha pour l’expectative. Un certain Haji Saman démontra tout au long que « ces hommes féroces et tyranniques » étaient, en tout état de cause, voués à une mort certaine. Ou bien, cramponnés à leur colline, ils y mourraient de faim ; ou, tentant de regagner leur chaloupe, ils seraient tués par des hommes postés en embuscade de l’autre côté du ruisseau, ou enfin, faisant une percée pour fuir dans la forêt, ils y périraient les uns après les autres. Il affirmait que d’ingénieux stratagèmes permettraient de venir à bout des féroces étrangers sans courir le risque d’une bataille, et ses paroles furent d’un grand poids, surtout auprès des habitants de la ville même. Ce qui les troublait, c’était l’inaction gardée par les bateaux du Rajah au moment décisif. Le diplomate Kassim représentait Tunku Allang au conseil. Il parlait peu et écoutait avec un sourire courtois et impénétrable. Pendant la séance, des messages reçus de minute en minute rapportaient les faits et gestes des assaillants. Folles rumeurs et exagérations se donnaient libre cours ; il y avait, à l’embouchure du fleuve, un énorme vaisseau, avec de gros canons et un nombreux équipage de blancs et de noirs, tous hommes à mine sanguinaire. Ils remontaient le courant avec plusieurs embarcations, pour exterminer tout ce qui était en vie. Un sentiment de danger imminent et insaisissable accablait la populace. Tout à coup, il y eut dans la cour, une panique parmi les femmes : de grands cris s’élevèrent ; on galopait ; les enfants hurlèrent. Haji Saman sortit pour calmer la foule. Puis une sentinelle du fort, tirant sur une ombre mouvante au ras de l’eau, faillit tuer un villageois qui amenait, dans un canot, ses femmes avec les plus précieux de ses ustensiles domestiques et une douzaine de volailles. Il en résulta un surcroît de confusion. Cependant les palabres se poursuivaient dans la maison de Jim, en présence de la jeune femme. Pesant, le visage farouche, Doramin regardait tour à tour les orateurs, et respirait lentement, comme un taureau. Il ne parla qu’en dernier, lorsque Kassim eut déclaré que les bateaux du Rajah allaient être rappelés, parce que Tunku Allang avait besoin de ses hommes pour défendre son domaine. Malgré Bijou, qui le suppliait, au nom de Jim, de parler, Dain Waris ne voulut formuler aucune opinion en présence de son père. Dans son désir de voir, sans retard, chasser les bandits, la jeune femme lui offrait les hommes de Jim. Mais après avoir regardé Doramin, Dain Waris se contenta de secouer la tête. On décida en définitive, avant de lever le conseil, d’occuper fortement les maisons voisines du ruisseau, pour commander l’embarcation ennemie. On feindrait de ne pas s’en occuper, pour laisser aux blancs la tentation d’embarquer, sur quoi un feu bien dirigé les tuerait presque tous. Pour couper la retraite aux survivants éventuels et pour empêcher d’autres assaillants d’arriver à la rescousse, Dain Waris reçut de Doramin l’ordre de se porter, avec une troupe de Bugis en armes, vers un point de la rivière situé à dix milles au-dessous de Patusan, de se retrancher sur la berge et de barrer le fleuve avec ses embarcations. Je ne crois pas du tout que Doramin redoutât l’arrivée de forces nouvelles. Sa décision était motivée, à mon sens, par le seul désir de mettre son fils à l’abri du danger. Pour prévenir un assaut de la ville, on devait, à l’aube, élever une barricade sur la rive gauche, à l’extrémité de la rue. Le vieux Nakhoda fit part de son intention de commander là en personne. Une distribution de poudre, de balles et de capsules fut aussitôt effectuée sous la direction de la jeune femme. Plusieurs messagers devaient être dépêchés, en différentes directions, vers Jim que l’on ne savait exactement où trouver. Ces hommes partirent au petit jour, mais avant ce moment-là, Kassim avait su entrer en communication avec les assiégés.

 

« Diplomate accompli, ce confident du Rajah quitta le fort pour rejoindre son maître, et emmena dans sa barque Cornélius, qu’il avait trouvé rôdant, sans mot dire, dans la cour, parmi la foule. Kassim avait son plan, pour la réalisation duquel Cornélius devait lui servir d’interprète. Aussi, vers le matin, au moment où il méditait sur sa lamentable position, Brown entendit-il sortir du fourré marécageux une voix tremblante, qui se forçait pour demander en anglais sur un ton amical, la permission, moyennant promesse de sécurité personnelle, de venir le trouver pour lui soumettre une proposition de la plus haute importance. Brown se sentit le cœur inondé de joie : si on lui parlait, il cessait d’être une bête sauvage traquée. La cordialité de ces accents rendait vaine la douloureuse tension d’une vigilance anxieuse, comme celle d’aveugles qui ne savent de quel côté attendre un coup mortel. Brown affecta pourtant une grande répugnance. La voix parlait toujours : c’était, à l’entendre, « celle d’un blanc, d’un malheureux vieillard ruiné, qui habitait le pays depuis des années ». Une brume humide et glacée masquait les flancs de la colline, et après un nouvel échange d’interpellations, Brown se décida : – « Allons, montez ! Mais seul n’est-ce pas ? » À vrai dire, m’avouait-il, en tremblant de rage au souvenir de son impuissance, cela n’eût pu faire aucune différence. Les aventuriers ne voyaient pas à plus de quelques mètres et nulle trahison n’eût pu aggraver leur situation. Bientôt ils distinguèrent vaguement Cornélius ; pieds nus, dans ses vêtements de tous les jours, chemise crasseuse et pantalons en loques, avec un casque de liège à visière brisée, le métis montait obliquement vers la barricade, hésitait, s’arrêtait dans une posture inquiète pour écouter. – « Arrivez donc ; vous n’avez rien à craindre », cria Brown, tandis que ses hommes ouvraient de grands yeux. Tous leurs espoirs de salut se trouvaient soudain concentrés sur cet individu chétif et décrépit qui, maladroitement et sans mot dire, escaladait un tronc d’arbre abattu ; tout frissonnant, il dirigeait son regard aigre et méfiant sur le groupe de bandits barbus, anxieux, enfiévrés par le manque de sommeil.

 

« Une demi-heure de conversation confidentielle avec Cornélius ouvrit les yeux de Brown sur l’état des affaires intérieures du Patusan. Il fut immédiatement en éveil. Il y avait des possibilités, d’immenses possibilités ; mais avant de discuter les propositions de Cornélius, il stipula, comme garantie de bonne foi, un envoi de vivres. Cornélius le quitta pour descendre nonchalamment la pente vers la demeure du Rajah ; quelques minutes plus tard, des serviteurs de Tunku Allang apportaient une assez chiche provision de riz, de poivre et de poisson sec. C’était infiniment mieux que rien. Un peu après, Cornélius amena Kassim ; le Malais s’avançait avec une mine de pleine et joviale confiance ; il avait les pieds dans des sandales, et un sac de toile bleu sombre couvrait son corps du cou aux chevilles. Il serra discrètement la main de Brown, et les trois hommes se retirèrent à l’écart pour conférer. Retrouvant leur confiance, les compagnons de Brown s’allongeaient de grandes tapes dans le dos, et lançaient vers leur chef des regards d’intelligence, tout en s’occupant des préparatifs du repas.

 

« Kassim haïssait fort Doramin et ses Bugis, mais il exécrait plus encore le nouvel était de choses. Il s’était dit que ces blancs, unis aux partisans du Rajah, pourraient attaquer et battre les Bugis avant le retour de Jim. Il en résulterait fatalement une défection en masse des habitants de la ville, et c’en serait fini du règne de ce blanc, qui protégeait les pauvres. Après quoi il serait facile de se défaire de ces nouveaux alliés dépourvus de tout appui. Le fin matois savait bien reconnaître la différence des caractères, et avait assez vu de blancs pour s’apercevoir que les nouveaux venus étaient des réprouvés, des hommes sans patrie. Brown conservait une attitude sévère et impénétrable. Le premier appel de la voix de Cornélius demandant à lui parler n’avait fait luire à ses yeux qu’un espoir de salut. Moins d’une heure après, de nouvelles pensées bouillonnaient dans sa tête. Poussé par une extrême nécessité, il avait abordé sur cette côte pour y voler des vivres, faire main-basse peut-être sur quelques tonnes de gomme ou de caoutchouc, voire sur une poignée de dollars, et s’y était trouvé empêtré dans des dangers mortels. Et maintenant, ces ouvertures de Kassim faisaient luire à ses yeux la perspective de faire main basse sur tout le pays. Un maudit individu y était déjà presque arrivé, malgré son isolement. Il ne paraissait pourtant guère avoir tout à fait réussi. Peut-être pourraient-ils travailler ensemble et pressurer à sec le pays, avant de s’en aller tranquillement. Ses négociations avec Kassim révélèrent à Brown qu’il était censé posséder, à l’embouchure du fleuve, un grand navire avec un gros équipage. Kassim le suppliait d’appeler sans délai ce navire à la rescousse, avec ses canons et ses hommes, pour le service du Rajah. Brown feignit d’y consentir, et la discussion se poursuivit sur cette base, avec une méfiance mutuelle. Trois fois dans le courant de la matinée, le jovial et actif Kassim descendit pour consulter le Rajah, et remonta vivement à grandes enjambées. Tout en débattant les conditions du marché, Brown s’égayait avec une sombre ironie à l’idée de sa misérable goélette, chargée d’un tas d’immondices pour tout fret, qui passait pour un navire de guerre, et de son nombreux équipage, représenté par un cuisinier chinois et un ancien pilleur d’épaves boiteux de Levuka. L’après-midi, il obtint de nouvelles distributions de vivres, une promesse d’argent, et une provision de nattes pour permettre à ses hommes de se faire des abris. Protégés du soleil torride, les aventuriers se couchèrent et ne tardèrent pas à ronfler ; mais assis en pleine vue sur l’un des arbres abattus, Brown repaissait ses yeux du spectacle de la ville et de la rivière. Il y avait là de bien belles promesses de pillage. À l’aise maintenant dans le camp, Cornélius se tenait près de lui, bavardait, lui désignait les lieux, lui donnait des conseils, commentait à sa façon le caractère de Jim et les événements des trois dernières années. Feignant l’indifférence et le regard perdu, Brown écoutait pourtant avec l’attention la plus vive ; il n’arrivait pas à s’expliquer clairement l’espèce d’homme que pouvait être Jim. – « Comment s’appelle-t-il donc, d’abord ? Jim ! Jim ! cela ne suffit pas pour un nom d’homme ! » – « On l’appelle Tuan Jim, ici », répondit Cornélius avec mépris, « Lord Jim, si vous voulez. » – « Qui est-il ? D’où sort-il ? » interrogeait Brown. « Quel genre d’homme est-ce ? Est-il Anglais ? » – « Oui, oui ; c’est un Anglais. Mais moi aussi je suis Anglais, Anglais de Malacca. C’est un imbécile. Tout ce que vous avez à faire, c’est de le tuer, après quoi vous serez roi ici. Tout lui appartient », expliquait Cornélius. – « J’ai idée qu’on pourra l’obliger à partager avant longtemps », commenta Brown à mi-voix. – « Non, non ! Ce qu’il faut, c’est le tuer à la première occasion, et alors vous pourrez faire ce que vous voudrez », insista Cornélius avec énergie. « Voici des années que je vis ici, et c’est un conseil d’ami que je vous donne. »

 

« L’après-midi se passa en de tels entretiens et dans la contemplation de la ville, où Brown voyait déjà une proie désignée. Ses hommes se reposaient. Ce jour-là, les canots de Dain Waris quittèrent un à un la rive opposée au ruisseau, et descendirent le courant pour couper la retraite des aventuriers. Brown ne savait rien de cette expédition et Kassim, qui gravit la colline une heure après le coucher du soleil, se garda bien de l’en informer. Il voulait que le navire des blancs remontât la rivière, et craignait qu’une telle nouvelle fût de nature à l’en dissuader. Il pressait fort Brown d’envoyer « l’ordre », et offrait un messager de confiance qui, pour plus de sécurité, disait-il, gagnerait par terre l’embouchure du fleuve, et irait porter l’ordre à bord. Après réflexion, Brown jugea intéressant d’écrire ces simples mots sur une page arrachée à son carnet : – « Tout va bien. Grosse affaire. Retenez le bonhomme. » Le messager obtus choisi par Kassim s’acquitta fidèlement de sa mission, et fut récompensé de son zèle en se sentant précipité, la tête la première, dans la cale vide de la goélette, par le pilleur d’épaves et le Chinois, qui s’empressèrent de replacer les panneaux. Ce qu’il advint du pauvre diable, Brown ne me l’a pas dit. »

 

CHAPITRE XL

– « Le but de Brown était de gagner du temps et de berner Kassim, en prêtant l’oreille à sa diplomatie. Pour l’affaire sérieuse qu’il entrevoyait, il sentait, à son corps défendant, que c’était avec le blanc qu’il faudrait travailler. Il ne s’imaginait pas qu’un tel homme (qui devait être joliment fort, somme toute, pour avoir ainsi empaumé les indigènes), pût refuser son aide ; c’en serait fait pour lui, à l’avenir, de la nécessité des lentes, prudentes et dangereuses duperies, seules permises à un individu isolé. Brown lui apporterait le pouvoir ; personne ne saurait résister à une telle offre : le tout était d’arriver à une bonne entente. On partagerait, bien entendu. La perspective de trouver à portée de sa main un fort, un vrai fort, avec de l’artillerie (il tenait ce détail de Cornélius), émoustillait fort l’aventurier. Qu’il y entrât seulement et… Il imposerait des conditions modestes. Pas trop médiocres, pourtant ; l’homme ne devait pas être un imbécile. Ils travailleraient comme des frères, jusqu’à… jusqu’au jour où le moment serait venu de la querelle et du coup de feu qui réglerait tous les comptes. Dans sa farouche impatience de pillage, il eût voulu déjà se trouver en présence de l’homme. Il se voyait le pays entre les mains, pour le déchirer, le pressurer et le rejeter à son gré. En attendant il fallait cajoler Kassim pour en obtenir des vivres, et pour s’assurer d’une seconde planche de salut. Mais le principal, c’était d’avoir de quoi manger d’un jour à l’autre. Brown ne répugnait nullement, d’ailleurs, à l’idée de se battre pour le compte du Rajah, et de donner une leçon à des gens qui l’avaient reçu à coups de fusil. Il goûtait à l’avance l’ivresse des combats.

 

« Je regrette de ne pouvoir vous rapporter les paroles mêmes de Brown, pour vous raconter cette partie de l’histoire, que naturellement je tiens surtout de lui. Dans le langage violent et heurté de cet homme qui, la main de la Mort à la gorge, me dévoilait ses pensées, il y avait une cruauté naturelle, une attitude étrange et vengeresse à l’endroit de son propre passé, et une foi aveugle dans la légitimité de sa volonté, en opposition avec l’humanité tout entière ; c’était un sentiment pareil à celui qui poussait le chef d’une horde de bandits errants à s’intituler fièrement le Fléau de Dieu. Il est bien évident que la férocité monstrueuse et instinctive qui conditionne un tel caractère, était exaspérée par l’insuccès, la mauvaise fortune et la situation désespérée où se voyait Brown, mais il y a plus remarquable encore : pendant qu’il négociait des alliances mensongères, réglait déjà dans son esprit le sort du blanc et intriguait d’un ton hautain et négligent avec Kassim, on sentait que ce qu’il désirait réellement et presque malgré lui, c’était de saccager cette ville de la jungle qui l’avait défié, de la voir semée de cadavres et livrée aux flammes. En écoutant sa voix impitoyable et haletante, je me le représentais sur la colline, en face de la ville qu’il peuplait d’images de meurtre et de rapine. Le quartier voisin du ruisseau offrait un air d’abandon, bien qu’en réalité chaque maison abritât un groupe d’hommes en armes et sur le qui-vive. Tout à coup, par-delà la vaste expansion de terrains vagues semés de fourrés bas et de buissons épais, d’excavations et de tas de décombres séparés par des sentiers, un individu solitaire et très petit à cette distance se hasarda dans l’ouverture déserte de la rue, entre les sombres bâtisses closes et mortes qui en bordaient l’extrémité. Peut-être était-ce un des réfugiés, qui venait de l’autre rive du fleuve pour chercher quelque objet d’usage domestique. Si loin de la colline dont le séparait le ruisseau, il se croyait évidemment en parfaite sécurité. Au coude même de la rue, s’élevait une légère barricade dressée à la hâte et pleine de ses amis. Brown aperçut l’homme et appela soudain le déserteur yankee qui était pour lui une sorte de lieutenant. Maigre, avec des membres dégingandés et un visage de bois, le grand diable s’avança en traînant nonchalamment son fusil. Quand il comprit ce que son chef attendait de lui, un sourire homicide et vaniteux découvrit ses dents, en creusant deux plis profonds dans ses joues blêmes et tannées. Il se vantait de son adresse au tir. Un genou à terre, il prit pour point de mire un trou dans les branches intactes d’un tronc d’arbre, pressa la détente et se redressa aussitôt pour regarder. Dans le lointain l’homme avait tourné la tête ; il fit un pas en avant, parut hésiter et tomba soudain sur les mains et les genoux. Dans le silence qui suivit la sèche détonation, le tireur, les yeux fixés sur sa victime, opina que « la santé de ce malin-là ne donnerait plus d’inquiétudes à ses amis ». Les membres de l’homme s’agitaient sous son corps, en une vaine tentative pour se traîner en rampant. Dans l’espace vide monta un cri multiple d’effroi et de stupeur. L’homme s’aplatit, le visage contre terre, et ne bougea plus. – « C’était pour leur montrer ce dont nous étions capables », m’expliquait Brown, « et pour semer chez eux une terreur de mort soudaine. C’est cela que nous cherchions. Ils étaient deux cents contre un et il y avait là de quoi leur donner à réfléchir pendant la nuit. Aucun d’eux ne soupçonnait la possibilité d’un coup de feu tiré à pareille distance. Ce gueux du Rajah dégringola la colline avec des yeux hors de la tête. »

 

« En me disant cela, Brown levait sa main tremblante, pour essuyer l’écume sur ses lèvres bleues. – « Deux cents contre un… Un coup de terreur,… de terreur, de terreur, je vous dis… » Lui aussi, les yeux lui sortaient des orbites. Il se renversa, griffant l’air de ses doigts noueux, puis à nouveau assis, voûté et velu, il me lança un coup d’œil oblique, comme un homme-bête des légendes populaires ; il gardait la bouche ouverte en une affreuse et pitoyable agonie, et resta longtemps, au sortir de cette crise, sans reprendre haleine. Il y a des spectacles que l’on n’oublie jamais.

 

« Pour attirer le feu de l’ennemi, et situer les groupes qui pouvaient se cacher dans les fourrés, le long du ruisseau, Brown ordonna à l’insulaire des Salomon de descendre à la chaloupe pour en rapporter un aviron, comme on envoie un épagneul chercher un bâton dans l’eau. Mais cette tentative échoua et l’homme revint sans avoir essuyé le moindre coup de feu. – « Il n’y a personne », opinèrent quelques-uns des bandits. – « Ce n’est pas naturel », remarqua le Yankee. À ce moment-là, Kassim était reparti, très impressionné, fort satisfait, mais assez inquiet aussi. Poursuivant ses machinations tortueuses, il avait dépêché un messager à Dain Waris, pour l’inciter à guetter le navire des blancs, qu’il savait devoir bientôt remonter la rivière. Il en diminuait l’importance et exhortait le jeune homme à s’opposer à son passage. Cette double manœuvre servait ses desseins, en laissant divisées les forces Bugis, que le combat affaiblirait. Il avait, par ailleurs, envoyé le jour même un mot aux chefs Bugis assemblés en ville, en leur affirmant qu’il s’efforçait d’amener les assaillants à se retirer ; ses messages au fort réclamaient instamment de la poudre pour les hommes du Rajah. Il y avait bien longtemps que Tunku Allang n’avait reçu de poudre pour la vingtaine de vieux mousquets qui se rouillaient au râtelier de la salle d’audience. Les communications établies au grand jour entre le palais et la colline troublèrent fort les esprits. Il était temps de prendre parti, commençait-on à chuchoter. Il allait bientôt y avoir du sang versé, et de grandes misères s’ensuivraient pour beaucoup. L’édifice social élevé par les mains de Jim, cette existence paisible et ordonnée où chacun était assuré du lendemain, paraissaient ce soir-là voués à la ruine, prêts à s’effondrer dans le sang. Les plus pauvres des citadins cherchaient déjà un refuge dans la brousse ou remontaient le fleuve. Nombre de membres de la classe aisée jugèrent opportun d’aller faire leur cour au Rajah, dont les jeunes partisans les bousculèrent rudement. À moitié hors de lui de terreur et d’indécision, le vieux Tunku Allang gardait un silence morne ou les injuriait violemment pour oser se présenter les mains vides : ils s’en allaient terrorisés. Seul, le vieux Doramin gardait toute autorité sur ses compatriotes, et poursuivait inflexiblement ses desseins. Enfoui dans un vaste fauteuil, derrière la barricade improvisée, il donnait ses ordres d’une voix rauque et profonde, imperturbable comme un sourd, au milieu des rumeurs volantes.

 

« Le crépuscule tomba, cachant le cadavre du mort qui restait les bras écartés, comme s’il eût été cloué au sol, et dans sa lente révolution, la sphère nocturne s’immobilisa au-dessus de Patusan, en inondant la terre de la lueur scintillante de ses mondes sans nombre. Dans la partie exposée de la ville, de grands feux montaient à nouveau le long de l’unique rue, éclairant de distance en distance les lignes tombantes des toits, des fragments de murs hérissés et confusément entassés, une hutte tout entière, détachée dans la lumière, sur les raies noires verticales d’un groupe de hauts pilotis ; toute la rangée des maisons, illuminées par place par des flammes dansantes, semblait s’enfoncer tortueusement le long de la rivière, jusqu’au cœur d’ombre du pays. Un grand silence, où jouait la lueur des feux alignés, pesait sur l’ombre, jusqu’au pied de la colline ; mais sur l’autre rive du fleuve, toute sombre en dehors d’un feu solitaire, allumé devant le fort sur la berge, montait dans l’air une rumeur sans cesse accrue, que l’on eût pu prendre pour un piétinement de multitude, pour le bourdonnement de voix sans nombre, pour un bruit de cataracte infiniment lointain. C’est alors, m’avoua Brown, que, le dos tourné à ses compagnons, et les yeux plongeant dans la nuit, il se sentit, malgré son dédain pour les hommes et sa foi forcenée en lui-même, envahi par la conviction qu’il avait fini par se précipiter, tête en avant, contre un mur de pierre. Si sa chaloupe eût été à flot à ce moment-là, il aurait probablement tenté de s’enfuir, et affronté le risque d’une longue chasse sur le fleuve, et de la faim sur la mer. Il est d’ailleurs peu probable qu’il eût réussi à s’échapper. En tout cas, il ne s’y risqua point. La minute suivante, il éprouva la passagère tentation de se lancer à l’assaut de la ville, mais il comprit que dans la rue éclairée où il arriverait bientôt, on tirerait, des maisons, sur ses hommes comme sur des chiens. Les indigènes étaient deux cents contre un, se disait-il, tandis que pressés autour de deux tas de braises rougeoyantes, ses compagnons grignotaient les dernières bananes et faisaient griller les quelques ignames dues à la diplomatie de Kassim. Assis parmi eux, Cornélius somnolait d’un air maussade.

 

« Tout à coup, l’un des blancs se souvint qu’il restait du tabac dans la chaloupe, et encouragé par l’impunité de l’homme des Salomon, déclara qu’il allait le chercher. Cette perspective tira ses compagnons de leur accablement. Brown, dont ils demandaient l’autorisation, répondit dédaigneusement : – « Allez donc vous faire f… » Il ne voyait pas de danger à descendre dans la nuit jusqu’au ruisseau. L’homme enjamba un tronc d’arbre et disparut. Un instant après, on l’entendait grimper dans la chaloupe puis en ressortir : – « Je l’ai », cria-t-il. Un éclair et une détonation soulignèrent ces paroles, au pied de la colline. « Touché », gémit l’homme. « Attention ! Attention ! Je suis touché ! » et aussitôt tous les fusils partirent. Comme un petit volcan, la colline vomissait dans la nuit flammes et tumulte, et lorsqu’à force de jurons et de coups, Brown et le Yankee eurent fait cesser la fusillade affolée, un gémissement profond et douloureux, monté de la berge, fut suivi par une plainte dont la déchirante tristesse était comme un poison qui glace le sang dans les veines. Alors, de l’autre côté du ruisseau, une voix forte prononça des paroles distinctes et incompréhensibles : – « Que personne ne tire ! » hurla Brown. « Qu’est-ce que cela signifie ?… » – « Entendez-vous, sur la colline, entendez-vous ? Entendez-vous ? » répéta la voix à trois reprises. Cornélius traduisit et transmit la réponse. – « Parlez », cria Brown ; « nous écoutons. » Alors, haute et sonore comme celle d’un héraut, sans cesse déplacée à la limite des terrains vagues, la voix proclama qu’il ne pouvait plus y avoir confiance, compassion, entente ou paix entre les membres de la nation Bugi vivant à Patusan et les hommes de la colline ou ceux qui les suivraient. Un buisson s’agita ; une salve partit au hasard. – « C’est idiot ! » grommela d’un ton furieux le Yankee, en posant sa crosse à terre. Cornélius traduisait. Le blessé, au pied de la colline, cria par deux fois : – « Venez me chercher ! Venez me chercher ! » puis continua à geindre. Tant qu’il était resté contre le fond sombre de la colline, puis s’était tenu accroupi dans la chaloupe, il n’avait guère couru de danger. Mais la joie d’avoir déniché le tabac lui avait fait oublier toute prudence, et il avait sauté du mauvais côté de la barque. Sa silhouette se détachait sur la haute masse blanche et sèche ; le ruisseau n’avait guère plus de sept pieds de large, à cet endroit, et un guetteur se trouvait justement embusqué dans un fourré de l’autre rive.

 

« C’était un Bugi de Tondaro, récemment arrivé à Patusan, et parent de l’homme tué l’après-midi. La longue portée du fameux coup avait vraiment terrifié les assistants. En pleine sécurité apparente, sous les yeux de ses amis, l’homme était tombé avec une plaisanterie aux lèvres, et l’on voyait dans ce meurtre un acte d’atrocité, qui avait soulevé une rage furieuse. Ce Si-Lapa, son parent, était alors auprès de Doramin, derrière la barricade, à quelques pas à peine. Vous qui avez vu ces gens-là, vous reconnaîtrez que l’individu fit montre d’un courage tout particulier, en s’offrant à transmettre le message, seul dans la nuit. Rampant en terrain découvert, il avait obliqué vers la gauche et s’était trouvé en face de la chaloupe. Il fut surpris par le cri de l’homme au tabac. Il s’assit à terre, le fusil épaulé, et quand, sautant de la barque, le pauvre diable s’exposa en plein, il lui envoya, de but en blanc, trois chevrotines rugueuses dans le ventre. Alors se couchant à plat ventre, il se tint pour mort ; il entendit une grêle de plomb hacher et briser les buissons tout près de lui à sa droite ; puis courbé en deux, sautant sans cesse d’un fourré à l’autre, il lança son message. Sur le dernier mot, il bondit de côté, se tint un instant coi, et revint sain et sauf aux maisons, après s’être acquis une gloire que ses enfants ne sont pas près de laisser éteindre.

 

« Sur la colline, les mornes aventuriers courbaient la tête et laissaient se consumer les deux petits tas de braises. Démontés, ils restaient assis à terre, en écoutant, les dents serrées et les paupières basses, les appels de leur camarade. C’était un solide gaillard qui luttait ferme contre la mort ; ses gémissements, parfois très véhéments, prenaient en d’autres moments un étrange accent de douleur chuchotante. Il poussait un grand cri, puis se mettait, après un court silence, à proférer une longue plainte, inintelligible et délirante. Cela ne cessait plus.

 

– « À quoi bon ? » avait, sans sourciller, répondu Brown au Yankee, qui, avec force jurons mâchonnés, se préparait à descendre. – « Vous avez raison », approuva le déserteur en renonçant à contrecœur à son dessein. « Nous ne sommes pas ici pour encourager les blessés. Seulement, ce bruit-là risque de faire un peu trop songer les camarades à l’autre monde, capitaine ! » – « De l’eau ! » cria le blessé d’une voix singulièrement claire et forte, puis il recommença à gémir doucement. – « De l’eau, oui c’est l’eau qui va se charger de lui », grommela l’autre d’un ton résigné. « Il en aura bientôt tant qu’il en voudra. Voilà le flot qui monte. »

 

« La marée montante vint enfin étouffer les plaintes et les cris de douleur. L’aube était proche, lorsque, assis, le menton dans la main et contemplant Patusan comme on peut regarder un inaccessible versant de montagne, Brown entendit l’aboiement bref et sonore d’un canon de six, tiré quelque part, au fond de la ville. – « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il à Cornélius qui rôdait autour de lui, Cornélius écoutait. Un grondement sourd d’acclamations roulait sur la ville, le long du fleuve ; un gros tambour se mit à battre, et d’autres, bourdonnant et ronflant lui répondirent. Éparses çà et là, de petites flammes s’allumèrent dans les quartiers sombres de la ville, tandis que la partie éclairée par la lueur des feux retentissait d’un murmure profond et prolongé. – « Il est arrivé », fit Cornélius. – « Comment ? déjà ? vous en êtes sûr ? » demanda Brown. – « Oui, oui ! écoutez ce bruit. » – « Pourquoi font-ils un tel vacarme ? » reprit l’autre. – « C’est la joie ! » grinça Cornélius. « C’est un très grand homme, mais il n’en sait tout de même pas plus long qu’un enfant, et ils font tout ce bruit pour lui faire plaisir, parce qu’ils ne sont pas plus malins que lui. – « Dites donc ? » interrogea Brown, « comment peut-on le toucher cet homme-là ? » – « Il viendra vous parler », affirma Cornélius. – « Que voulez-vous dire ? Il va venir se promener par ici ? » Cornélius fit dans l’ombre un signe de tête énergique. – « Oui ; il va venir tout droit ici pour vous parler. C’est un vrai imbécile. Vous en jugerez vous-même ! » Brown restait incrédule. « Vous verrez ; vous verrez ! » insistait Cornélius. « Il n’a peur de rien, de rien ! Il va venir vous ordonner de laisser son peuple en paix. Il faut que tout le monde laisse son peuple en paix. Un vrai petit enfant. Il va venir tout droit ici. » Hélas, il connaissait bien Jim, « ce sale petit pleutre », comme l’appelait Brown. « Oui, certainement », poursuivit-il avec ardeur, « et alors, capitaine, il faudra dire à votre grand bonhomme au fusil, de lui tirer dessus. Tuez-le seulement, et vous verrez tout le monde si épouvanté ici, que vous pourrez faire ce que vous voudrez, que vous aurez tout ce qui vous tentera, que vous vous en irez à votre gré. Ha ! ha ! ha ! Ce sera beau… ! » Il était prêt à danser d’impatience et de fièvre, et Brown, qui le regardait par-dessus son épaule, voyait dans l’aube impitoyable ses hommes trempés de rosée assis entre les cendres froides et les souillures du camp, hagards, abattus, en haillons. »

 

CHAPITRE XLI

« Les feux de la rivière occidentale brillèrent d’un vif éclat, jusqu’à la minute même où le grand jour parut les éteindre, d’un seul coup. C’est alors que Brown aperçut, entre les premières maisons et dans un groupe immobile de silhouettes brunes, un homme tout de blanc vêtu, à l’européenne, casque en tête. – « Le voilà. Regardez ! Regardez ! » cria Cornélius avec fièvre. Tous les compagnons de Brown bondirent et se rangèrent, les yeux ternes, derrière son dos. Le groupe bigarré des silhouettes à visages sombres et de l’homme blanc observaient la colline. Brown voyait des bras nus levés pour protéger des yeux et d’autres bras tendus dans sa direction. Que pouvait-il faire ? Les forêts, qui arrêtaient de tous côtés ses regards, délimitaient l’arène d’un combat inégal. Une fois encore il considéra ses hommes. Mépris, lassitude, soif de la vie, désir d’une chance dernière, – d’une autre tombe aussi, – luttaient dans sa poitrine. Il lui semblait que là-bas, le blanc, à juger son attitude, examinait sa position à la lorgnette, avec toutes les forces du pays derrière le dos. Brown sauta sur un tronc d’arbre, les bras levés, les paumes en avant. Le groupe coloré se referma autour du blanc et oscilla deux fois, avant de laisser Jim s’avancer d’un pas lent, tout seul. Brown resta perché sur le tronc d’arbre, jusqu’à ce que Jim, tour à tour caché et découvert par les buissons épineux, eût presque atteint le ruisseau ; alors sautant de la barricade, Brown se porta au-devant de lui jusqu’à la berge.

 

« Ils durent se rencontrer non loin de l’endroit, peut-être à l’endroit même où Jim avait risqué le second saut désespéré de sa vie, ce saut qui l’avait fait retomber au cœur du Patusan, qui lui avait valu la confiance, l’amour, l’admiration du peuple. Face à face, avec le ruisseau entre eux, les deux hommes se dévisageaient ardemment, pour tâcher de se comprendre avant d’ouvrir les lèvres. Leur antagonisme devait éclater dans leurs yeux ; je sais que, dès l’abord, Brown exécra Jim. Tous les espoirs qu’il avait pu caresser s’effondraient du coup. Ce n’était pas l’homme qu’il avait cru rencontrer. Pour cette déconvenue, il le haïssait déjà, et dans sa chemise de flanelle à carreaux, à manches coupées aux coudes, avec sa barbe grise et son visage hâve et brûlé, il maudissait, au fond du cœur, la jeunesse et l’assurance de l’autre, son clair regard et son maintien tranquille. Ce garçon-là avait trop d’avance sur lui ! Il n’avait pas la mine d’un homme prêt à rien céder pour s’assurer une aide. Il possédait tous les atouts en main ; domination, sécurité, puissance ; il était secondé par des forces accablantes. Il ne connaissait ni la faim ni le désespoir et ne paraissait pas éprouver la moindre crainte. Il y avait quelque chose, dans l’impeccable netteté de Jim, depuis le casque éblouissant jusqu’aux jambières de toile et aux souliers blanchis, qui personnifiait, aux yeux sombres et courroucés de Brown, une correction que toutes les tendances de sa vie raillaient et condamnaient.

 

– « Qui êtes-vous ? » finit par demander Jim, d’un ton posé. – « Je m’appelle Brown », répondit l’autre, très haut ; « Capitaine Brown. Et vous ? » Après un instant de silence, Jim reprit tranquillement, comme s’il n’eût pas entendu : – « Qu’est-ce qui vous a amené ici ? » – « Vous voulez le savoir ? » répliqua aigrement Brown ; « c’est facile à dire : la faim ! Et vous, comment êtes-vous ici ? »

 

– « Ma question le fit tressaillir », m’expliqua Brown, en me rapportant le début de l’étrange entretien de ces deux hommes, séparés seulement par le lit vaseux d’un ruisseau et qui se trouvaient, en fait, aux antipodes de cette conception de la vie qui englobe toute l’humanité. « Ma question le fit tressaillir, et il devint très rouge. Il se trouvait sans doute trop grand pour être interrogé ! Je lui déclarai que s’il me tenait pour un homme mort avec qui l’on pût prendre des libertés, il n’était pas du tout mieux en point lui-même. Un de mes hommes, là-haut, le couchait tout le temps en joue, et n’attendait qu’un signe de moi pour tirer. Il n’y avait pas là, d’ailleurs, de quoi l’offusquer : il était venu de son plein gré. – « Admettons », dis-je, « que nous soyons morts tous les deux, et causons à égalité, sur ce pied-là. Nous sommes tous égaux devant la mort… » Je reconnus que je me trouvais comme un rat pris au piège, mais nous avions été poussés dans la trappe, et même là, « un rat peut mordre ». – « Pas si l’on reste loin de la trappe tant que le rat n’est pas mort ! » répondit-il, en relevant aussitôt mes paroles. Je déclarai que si pareille façon de faire pouvait convenir à ses amis indigènes, je le croyais trop blanc pour traiter même un rat de la sorte. Oui, j’avais désiré causer avec lui, mais ce n’était pas pour mendier notre vie. Mes compagnons étaient… ce qu’ils étaient…, des hommes comme lui, en tout cas. Tout ce que nous lui demandions, c’était, de par le diable ! de venir vider la querelle. – « La peste vous étouffe ! » criai-je, sans le faire bouger plus qu’un piquet, « vous n’allez pas venir tous les matins avec votre lorgnette voir combien de nous restent sur pieds. Allons, lâchez votre bande d’enfer contre nous, ou laissez-nous filer et crever de faim sur mer, nom de Dieu ! Vous avez été blanc aussi, malgré les grands airs que vous prenez pour dire que ces gens-là sont votre peuple et que vous ne faites qu’un avec eux. Est-ce vrai ? Qu’est-ce que cela peut bien vous rapporter, que diable ! et qu’est-ce que vous avez donc déniché de si précieux ici ? Hein ? Vous ne voudriez pas que nous descendions à découvert, peut-être ? Vous êtes deux cents contre un ! Vous n’allez pas nous demander de descendre ici ? Ah ! Je vous promets que vous trouverez du fil à retordre, avant d’en avoir fini avec nous ! Vous m’accusez d’avoir lâchement attaqué des gens inoffensifs. Que m’importe, à moi, qu’ils soient inoffensifs, quand, pour une peccadille, je me vois près de mourir de faim ! Mais je ne suis pas un capon. N’en soyez pas un non plus. Amenez vos hommes contre nous, ou, par tous les diables, nous saurons encore faire sauter en fumée la moitié de votre ville inoffensive au ciel ! »

 

« Il était terrible, en me racontant cela, ce squelette torturé et recroquevillé, genoux au menton, sur un grabat, dans ce bouge infâme ; il levait les yeux sur moi, pour me regarder avec une mine de triomphe féroce.

 

– « Voilà ce que je lui ai dit ; je savais bien ce qu’il fallait dire ! » reprit-il, d’une voix faible d’abord, mais en s’exaltant avec une incroyable rapidité, pour trouver des accents de mépris féroce. « Nous n’allons pas filer dans la forêt, et y errer comme une troupe de squelettes vivants, tombant l’un après l’autre pour engraisser les fourmis avant d’être bien morts. Ah non ! » – « Vous ne mériteriez pas mieux ! » répondit-il. – « Et vous, qu’est-ce que vous méritez ? » criai-je, « vous que je vois fouiner ici, la bouche pleine de votre responsabilité, de ces vies innocentes, de votre maudit devoir ? Que savez-vous donc sur moi de plus que moi sur vous ? Je suis venu ici chercher des vivres – entendez-vous ? – de la nourriture pour nous remplir le ventre ! Et vous, qu’est-ce que vous êtes venu chercher ? qu’est-ce que vous avez demandé, en arrivant ici ? Nous n’exigeons, nous, qu’un combat loyal ou le chemin libre, pour retourner d’où nous venons… » – « Je me battrais volontiers avec vous tout de suite », me dit-il, en tirant sa petite moustache. – « Et moi je vous laisserais bien tirer sur moi », répondis-je. « Faire le grand saut ici ou ailleurs, qu’importe ? je suis écœuré de mon infernale déveine. Mais ce serait trop commode. J’ai mes camarades avec moi dans la nasse, et par Dieu, je ne suis pas homme à me tirer d’affaire en les laissant dans le pétrin. » Il réfléchit un instant puis me demanda ce que j’avais pu faire, « là-bas » (il désignait l’embouchure du fleuve d’un signe de tête), pour me trouver aussi mal en point. – « Sommes-nous ici pour nous raconter l’histoire de nos vies », criai-je. « Et si vous commenciez ? Non ? Oh, je vous assure bien que je n’ai nulle envie d’écouter votre histoire. Gardez donc vos affaires pour vous. Je sais qu’elles ne sont pas plus reluisantes que les miennes. J’ai vécu… et vous aussi, malgré vos mines et vos façons de parler comme si vous étiez de ces gens qui attendent des ailes, pour pouvoir bouger sans toucher la boue du sol. Et il y en a de la boue ! Moi, je n’ai pas d’ailes. Je suis ici parce que j’ai eu peur, une fois dans ma vie. De quoi… vous voulez le savoir ? D’une prison. La seule idée m’en épouvante, et je n’hésite pas à vous le dire, si cela peut vous rendre service. Je ne vous demanderai pas quelle terreur a pu vous amener dans ce trou infernal, où vous paraissez avoir su faire votre pelote. C’est votre chance, et voilà la mienne, à moi : c’est le privilège d’implorer la faveur d’être tué tout de suite, ou de me faire chasser à coups de pied, pour m’en aller librement crever de faim où il me plaira. »

 

« Son corps affaibli tremblait d’une joie si véhémente, si féroce et si maligne, qu’elle paraissait avoir mis en fuite la mort, aux aguets dans cette hutte. Le cadavre de son monstrueux égoïsme sortait des haillons et de la misère comme de la sombre horreur d’une tombe. Il est impossible de dire la part de mensonge que comportaient ses paroles à Jim ou à moi, ou comment il se mentait toujours à lui-même. La vanité joue avec notre mémoire des farces sinistres, et toute passion sincère a besoin de prétextes pour vivre. Debout, en costume de mendiant, aux portes de l’autre monde, il avait craché au visage du nôtre, l’avait souffleté, l’avait accablé de l’immensité de mépris et de révolte qui faisait le fond de ses méfaits. Il les avait tous démolis, hommes, femmes, sauvages, commerçants, bandits, missionnaires, jusqu’à Jim, ce coquin à face de pleutre ! Je ne lui marchandai pas ce triomphe, in articulo mortis, cette illusion presque posthume d’avoir écrasé toute la terre sous ses pieds. En entendant ses bravades, en assistant à son agonie sordide et repoussante, je ne pouvais m’empêcher de songer aux gorges chaudes que l’on avait faites autour de son aventure, au temps de sa plus grande splendeur. C’était l’époque où, pendant plus d’un an, on avait vu rôder jour après jour, le navire de Gentleman Brown autour d’un îlot frangé de vert, détaché sur l’azur, avec le point noir de la mission contre la plage blanche ; à terre, Gentleman Brown ensorcelait une jeune créature romanesque, dont la Mélanésie avait tourné la tête, et donnait au mari un espoir de conversion remarquable. On avait entendu un jour le pauvre homme exprimer l’intention « d’amener le capitaine Brown à une vie meilleure… » – « Il voulait embarquer Gentleman Brown pour le pays de la gloire éternelle », comme l’expliquait un farceur au regard torve, « afin de leur montrer là-haut ce que c’est qu’un capitaine au long cours de l’ouest Pacifique ». C’était cet homme-là encore qui avait enlevé une mourante, et versé des pleurs sur son cadavre. – « Emportée comme un grand bébé !… » ne se lassait jamais de raconter son second de l’époque. « Et je veux être tué à coups de pied par des Canaques mabouls, si je vois ce qu’il a pu y avoir de drôle dans l’affaire. Tenez, Messieurs, elle était déjà trop malade pour le reconnaître, quand il l’apporta à bord ; elle restait allongée sur la couchette du capitaine avec des yeux affreusement brillants attachés au plafond, et c’est comme cela qu’elle mourut… Sacrée espèce de fièvre, pour sûr… » Je me remémorais toutes ces histoires, pendant que le moribond, essuyant d’une main livide la broussaille de sa barbe sur sa couche douloureuse, me disait comment il avait su faire le tour de ce maudit bonhomme immaculé et intangible, et lui entrer dedans jusqu’au cœur. Il n’avait pu lui faire peur, c’est vrai, mais il y avait une porte, large comme une porte cochère, pour entrer dans son âme de quatre sous, la secouer et la retourner sens dessus dessous, nom de Dieu ! »

 

CHAPITRE XLII

– « À vrai dire, je ne crois pas qu’il eût fait plus que de regarder cette porte large ouverte. Il devait être intrigué de ce qu’il avait vu, car, plus d’une fois, il interrompit son récit pour s’écrier : – « Il a failli me glisser entre les doigts. Je ne pouvais pas arriver à le comprendre ! Qui était-ce donc que cet individu-là ? » Et après avoir fixé sur moi des yeux égarés, il reprenait son récit avec un ricanement de jubilation. Pour moi, la conversation de ces deux hommes, d’une berge à l’autre, m’apparaît comme un des duels les plus féroces qu’ait jamais contemplés la Destinée, avec sa froide connaissance de leur issue. Non, Brown ne retourna pas, sens dessus dessous, l’âme de Jim, mais je crois bien pouvoir affirmer qu’il fit vider, jusqu’à la lie, la coupe de l’amertume à cet esprit si éloigné de son atteinte. Voilà donc les émissaires que lui envoyait, dans sa retraite, le monde auquel il avait renoncé. Ces blancs, sortis de ce « là-bas » où il ne se jugeait plus digne de vivre, c’était tout ce qui venait à lui, comme une menace, un ébranlement, un danger pour son œuvre. C’est ce sentiment de tristesse, à demi irritée, à demi résignée, qui devait percer sous les rares paroles de Jim, et qui gêna si fort Brown pour comprendre son caractère. Certains grands hommes doivent la meilleure part de leur grandeur au coup d’œil qui révèle, chez ceux dont ils se proposent de faire leurs ouvriers, l’exacte qualité de force nécessaire à leur œuvre, et Brown, comme s’il eût été vraiment grand, possédait un talent satanique pour trouver, chez ses victimes, la meilleure force ou le point faible. Il m’avoua que Jim n’était pas de ces gens que l’on subjugue en s’abaissant devant eux, et il eut soin, en conséquence, de se présenter en homme qui affronte, sans terreur, malchance, opprobre et désastres. Ce n’était pas un grand crime, expliqua-t-il, que d’avoir transporté quelques fusils en contrebande. Et quant à son expédition à Patusan, avait-on le droit de dire qu’il n’y fût pas venu pour demander humblement des vivres ? Les maudits indigènes lui étaient tombés dessus, des deux rives, sans même se donner la peine de savoir ce qu’il voulait. Il faisait montre, en disant cela, d’une belle impudence, car, en fait, l’énergie de Dain Waris avait conjuré les pires calamités. Brown m’avoua nettement qu’en se rendant compte de l’importance de la ville, il avait décidé, dans son for intérieur, de mettre le feu à droite et à gauche, dès qu’il aurait pris pied sur la rive, et de commencer par fusiller, à la ronde, tout ce qu’il apercevrait de vivant, pour affoler et épouvanter la population. Telle était la disproportion des forces en présence, qu’il voyait là, m’expliquait-il dans une quinte de toux, la seule ombre de chance d’atteindre son but. Mais il n’en avait rien dit à Jim. Quant aux rigueurs et aux privations qu’il avait endurées, elles étaient bien réelles ; il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder sa troupe. À un coup de sifflet aigu, sorti de ses lèvres, tous ses hommes se dressèrent en rang sur les troncs d’arbres, pour que Jim pût bien les voir. Pour l’indigène tué, – on l’avait tué, c’est bien certain, mais n’était-ce pas là coup de guerre, de guerre sanglante, au grand jour ? Le bonhomme au moins avait été tué proprement, d’une balle en pleine poitrine, à l’inverse de leur pauvre diable de camarade, couché maintenant sous l’eau, et dont ils avaient dû entendre l’agonie pendant six heures, avec ses boyaux percés par les chevrotines. En tout cas, ce n’était jamais qu’une vie pour une vie. Il disait tout cela avec la lassitude et l’insouciance d’un homme si cruellement et si constamment poursuivi par la mauvaise fortune, qu’il ne se soucie guère de ce qui peut lui arriver. Lorsqu’il demanda à Jim, avec une sorte de franchise brusque et désespérée, s’il ne comprenait pas lui-même, – voyons sincèrement ! – qu’au moment de sauver sa vie dans la nuit, on ne se préoccupe guère de savoir combien d’autres périssent, trois, trente ou trois cents – on eût dit que c’était un démon qui venait de lui souffler cette question à l’oreille. – « Je le vis tressauter », me disait Brown d’un air triomphant, « et il n’essaya plus de le faire à la vertu avec moi ». Immobile à sa place et le visage sombre comme un ciel d’orage, il regardait à ses pieds, pas de mon côté… Brown demanda à Jim s’il n’avait rien de louche dans sa vie, pour opposer une telle rigueur à un homme qui usait des moyens à sa portée pour tenter de sortir d’un vilain trou. Et ainsi de suite. Dans le rude colloque passait une allusion subtile à leur sang commun, une affirmation de communes expériences, une odieuse insinuation de crimes communs, de souvenirs cachés qui liaient leurs esprits et leurs cœurs.

 

« Brown finit par se jeter à plat ventre sur le sol, en surveillant Jim du coin de l’œil. Jim réfléchissait, en tapant sa jambe à coups de houssine. Les maisons voisines étaient silencieuses comme si une épidémie y eût éteint le dernier souffle de vie, mais de l’intérieur bien des yeux se tournaient vers les deux vivants, que séparaient le ruisseau avec la chaloupe blanche échouée et le cadavre du mort, à demi enfoui dans la vase. Sur le fleuve, les pirogues allaient et venaient à nouveau, car Patusan retrouvait sa foi dans la stabilité des institutions humaines, depuis le retour de son seigneur blanc. La rive droite, les terrasses des maisons, les radeaux amarrés à la berge, les toits mêmes des huttes de bains étaient couverts de gens qui, bien au-delà de la portée de l’ouïe et presque de la vue, écarquillaient leurs yeux sur la colline dressée derrière le palais du Rajah. Dans le vaste anneau irrégulier de forêts, coupé en deux endroits par la traînée du fleuve, le silence planait. – « Voulez-vous promettre de quitter la côte ? » demanda Jim. Brown leva et laissa retomber ses mains, comme pour dire qu’il abandonnait la partie, qu’il acceptait l’inévitable. « Et vous rendrez vos armes ? » poursuivit Jim. Brown se redressa et le regarda d’un air farouche : – « Rendre nos armes ? Pas avant que vous veniez les prendre dans nos mains raidies ! Vous croyez donc que la frousse me fait perdre la tête ? Oh non ! Ces armes, c’est tout ce que je possède, avec les loques que j’ai sur le dos, et quelques autres fusils encore à bord. Je compte vendre le tout à Madagascar, si je puis jamais y arriver, en mendiant d’ici là auprès de tous les navires que je rencontrerai. »

 

« Jim ne répondit rien, mais jetant, à la fin, la badine qu’il tenait à la main, il murmura, comme s’il se fût parlé à lui-même : – « Je ne sais si j’aurai le pouvoir… » – « Vous ne savez pas !… Et vous vouliez tout à l’heure que je rendisse mes armes ! Ah ! Voilà qui est fort ! » s’écria Brown. « Supposez qu’on vous dise une chose et qu’on en fasse une autre ! » Il se calma, d’un effort. « Le pouvoir ! Je pense bien que vous l’avez, sinon à quoi bon tout ce bavardage ? Pourquoi êtes-vous venu ici ? Pour passer le temps ? »

 

– « Très bien ! » fit tout à coup Jim, en relevant la tête, après un long silence. « On vous laissera le passage libre, ou l’on vous livrera un combat loyal. » Et pivotant sur les talons, il s’éloigna.

 

« Brown se leva aussitôt, mais n’escalada pas la colline avant d’avoir vu Jim disparaître entre les premières maisons. Il ne le revit jamais. À mi-côte, il rencontra Cornélius qui descendait lourdement, la tête dans les épaules. – « Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ? » demanda le métis, avec un aigre accent de colère. – « Parce que j’avais mieux à faire », répondit Brown en souriant ironiquement. – « Jamais ! Jamais ! » protesta violemment Cornélius, « c’est impossible ! J’ai vécu tant d’années ici. » Brown le regarda curieusement. Il y avait de multiples aspects dans la vie de ce pays soulevé contre lui, et bien des mystères qu’il ne pourrait jamais élucider. Cornélius se dirigeait d’un air morne vers le fleuve. Il quittait ses nouveaux amis ; il venait de subir encore un désappointement, et sa résignation boudeuse semblait ratatiner davantage sa vieille petite figure jaune ; il descendait la colline en jetant à droite et à gauche des regards obliques, et sans renoncer un instant à son idée fixe.

 

« À partir de ce moment, les événements se précipitent, coulant sans interruption du cœur des hommes comme d’une source sombre, et nous y voyons Jim par les yeux de Tamb’ Itam. Ceux de la jeune femme étaient fixés sur lui aussi, mais les vies de ces deux êtres sont trop intimement confondues : il faut compter avec sa passion, sa stupeur, sa colère, et par-dessus tout avec sa terreur et son implacable amour. Chez le fidèle serviteur, tout aussi incompréhensif d’ailleurs que les autres, c’est la fidélité seule qui entre en jeu, une fidélité si parfaite et une foi si profonde dans son maître, que sa stupeur même se réduit à une acceptation attristée d’une mystérieuse défaite. Il n’a d’yeux que pour un seul être, et à travers toutes les incertitudes de son accablement, il garde son attitude de protecteur soumis et vigilant.

 

« Son maître revint de l’entretien avec le blanc en marchant lentement dans la rue vers la barricade. Tout le monde fut heureux de le voir de retour, car pendant le colloque, ce qui épouvantait, ce n’était pas seulement l’idée de le voir tué, mais de ce qui pourrait survenir après. Jim entra dans une maison où s’était retiré le vieux Doramin, et y resta en un long tête-à-tête avec le chef des Bugis. Ils discutèrent évidemment la ligne de conduite nécessaire, mais personne n’assistait à leur entretien. Seul Tamb’ Itam qui se tenait aussi près qu’il le pouvait de la porte, entendit son maître déclarer : – « Oui, je leur ferai savoir à tous que tel est mon avis, mais j’ai voulu vous parler d’abord à vous, ô Doramin, et à vous seul, car vous connaissez, aussi bien que je connais les vôtres, mon cœur et son plus grand désir. Et vous savez aussi que je n’ai nulle pensée qui ne soit pour le bien de tous ! » Alors, soulevant la toile de l’entrée, Jim sortit de la maison et Tamb’ Itam aperçut, dans la pièce, Doramin immobile sur son siège, les mains aux genoux et les yeux baissés sur le sol. Après quoi il suivit son maître au fort, où l’on avait convoqué les chefs Bugis et les notables de Patusan. Tamb’ Itam souhaitait une bataille. – « Ce n’eût été que la prise d’une autre colline ! » me disait-il avec regret. Pourtant, plus d’un des habitants de la ville espérait que la vue de tant de braves, prêts au combat, inciterait à la retraite les rapaces étrangers. Leur départ serait un bonheur. Depuis que le coup de canon tiré du fort avant le jour, et le roulement du gros tambour avaient annoncé l’arrivée de Jim, la terreur suspendue sur Patusan s’était écartée, dispersée comme une vague sur un rocher, en laissant seulement une écume bouillonnante d’agitation, de curiosité et de spéculations sans fin. La moitié des habitants, expulsés de leurs demeures pour les dispositions de la défense, vivaient dans la rue sur la rive gauche du fleuve, se pressaient autour des berges et s’attendaient, d’un moment à l’autre, à voir, sur la rive menacée, leurs maisons en proie aux flammes. Le désir général était de sentir l’affaire promptement réglée. Des vivres avaient été distribués aux réfugiés, par les soins de Bijou. Nul n’avait l’idée de ce qu’allait faire le seigneur blanc. D’aucuns affirmaient la situation plus inquiétante qu’au temps du Chérif Ali ; à cette époque-là, bien des gens ne se souciaient de rien, tandis que maintenant, ils avaient tous quelque chose à perdre. On surveillait avec intérêt le va-et-vient des canots, entre les deux parties de la ville. Deux des pirogues de guerre Bugis étaient ancrées au milieu du courant pour protéger le fleuve, et un filet de fumée montait de leur avant ; les hommes cuisaient leur repas de midi, lorsque Jim traversa l’eau, après ses entretiens avec Brown et Doramin, et regagna le fort par la porte du fleuve. On se pressait si bien autour de lui, dans la cour, qu’il eut peine à se frayer un chemin jusqu’à son logis. On ne l’avait pas encore vu, car au moment de son arrivée nocturne, il n’avait fait qu’échanger quelques mots avec Bijou, descendue, à cet effet, au débarcadère, et était tout de suite allé rejoindre, sur l’autre rive, les chefs et les guerriers. On l’acclamait. Une vieille souleva une hilarité générale en se précipitant comme une folle au-devant du maître, et en lui enjoignant, d’une voix grondeuse, de veiller à ce que ses deux fils, qui étaient avec Doramin, ne fussent pas mis à mal par les bandits. Plusieurs des assistants s’efforçaient de la repousser, mais elle se débattait en criant : – « Laissez-moi tranquille ; qu’est-ce que cela signifie ? Voilà des rires déplacés. Ne sont-ce pas des brigands cruels et sanguinaires, avides de carnage ? » – « Laissez-la ! » ordonna Jim ; et dans le silence brusquement établi, il poursuivit lentement : « Tout le monde sera en sécurité. » Il pénétra dans sa demeure, avant que se fussent éteints le profond soupir et les murmures véhéments de satisfaction soulevés par ces paroles.

 

« Il est certain qu’il était décidé à laisser à Brown le libre accès à la mer. Sa destinée, révoltée, lui forçait la main. Pour la première fois, il avait dû affirmer sa volonté, en face d’une opposition déclarée. – « Il y eut de grandes discussions, et mon maître resta d’abord silencieux », m’expliquait Tamb’ Itam. « La nuit vint, et j’allumai les chandelles sur la longue table. Les chefs étaient assis des deux côtés, et la dame restait debout, à la droite de mon maître. »

 

« Lorsque Jim prit la parole, l’inhabituelle difficulté parut avoir pour seul effet d’affermir plus immuablement sa décision. Les blancs attendaient sa réponse sur la colline. Leur chef lui avait parlé dans sa propre langue, et exposé bien des choses difficiles à expliquer dans un autre langage. C’étaient des égarés, dont la souffrance avait fermé les yeux à la notion du bien et du mal. Il est vrai que des vies avaient été déjà perdues, mais était-ce une raison pour en sacrifier davantage ? Jim affirma à ses auditeurs, chefs assemblés du peuple, que leur bien était son bien, leurs pertes ses pertes, leur deuil son deuil. Il regarda à la ronde les visages graves et attentifs, et les pria de se souvenir qu’ils avaient combattu et travaillé côte à côte. On connaissait son courage… Un murmure l’interrompit… Et l’on savait qu’il ne les avait jamais trompés. Ils avaient vécu bien des années ensemble. Il aimait d’un grand amour le pays et ceux qui l’habitaient. Il était prêt à répondre, sur sa tête, de tout mal qui pourrait arriver, si l’on permettait aux blancs barbus de se retirer. C’étaient des malfaiteurs, mais leur destinée avait été cruelle. Leur avait-il jamais donné un mauvais conseil, et ses paroles avaient-elles jamais causé au peuple la moindre souffrance ? Mieux valait, à son avis, laisser partir vivants ces blancs et ceux qui voudraient les suivre. Ce serait une médiocre faveur. – « Moi dont vous avez toujours connu, dont vous avez éprouvé la loyauté, je vous prie de les laisser partir. » Il se tourna vers Doramin. Le vieux Nakhoda ne fit pas un mouvement. « Alors », reprit Jim, « appelez mon ami Dain Waris votre fils, car dans cette expédition-là, ce n’est pas moi qui marcherai à votre tête. »

 

CHAPITRE XLIII

– « Tamb’ Itam restait atterré derrière le siège de son maître dont la déclaration produisit une immense sensation. – « Laissez-les aller, car c’est la plus sage façon de faire, à mon sentiment, et je ne vous ai jamais trompé », insista Jim. Il y eut un silence. Dans l’ombre de la cour, on entendait les murmures étouffés et le piétinement d’une foule. Doramin leva sa lourde tête pour dire qu’il n’y avait pas à songer à lire dans les cœurs, plus qu’à toucher le ciel avec la main, mais… qu’il consentait. Les autres opinèrent tour à tour : – « Mieux vaut qu’ils s’en aillent », disaient certains, mais la plupart se contentèrent de dire : « qu’ils s’en rapportaient à Tuan Jim. »

 

« C’est dans cette simple forme d’assentiment à son désir que gît le nœud de la situation ; c’est leur foi dans sa loyauté et l’hommage à sa droiture qui faisaient de lui, à ses propres yeux, l’égal des hommes impeccables qui n’ont jamais quitté leur place dans le rang. La parole de Stein : « Romanesque ! Romanesque ! » semble planer sur le pays qui ne le rendra plus jamais à un monde indifférent à son échec comme à ses mérites, et sur cette ardente et jalouse tendresse qui, dans la stupeur d’une affreuse douleur et d’une éternelle séparation, lui refuse l’aumône même des larmes. Du moment où la simple loyauté des trois dernières années de sa vie remporte la victoire sur l’ignorance, la terreur et la colère des hommes, il ne m’apparaît plus tel que je l’ai vu à la dernière minute, – point blanc absorbant le suprême reflet de lumière tombé sur une côte noire et une mer assombrie, – mais plus grand, plus digne de compassion, dans cette solitude de son âme, demeuré, pour celle même qu’il aimait le mieux, un cruel et insoluble mystère.

 

« Il est évident qu’il ne se méfiait pas de Brown ; il n’avait pas de raison de suspecter une histoire dont la vérité paraissait attestée par une rude franchise, par une sorte de sincérité virile dans l’acceptation de la moralité et des conséquences de ses actes. Mais Jim ne connaissait pas l’égoïsme presque inconcevable d’un homme qui, à voir ses desseins déjoués et contrecarrés ses projets, s’affolait de la rage indignée et furieuse d’un autocrate contrarié. S’il ne se méfiait pas de Brown, Jim gardait pourtant la crainte d’un malentendu quelconque, d’un incident qui pouvait survenir et se terminer par une collision sanglante. Aussi, à peine retirés les chefs Malais, pria-t-il Bijou de lui donner à manger, car il allait quitter le fort pour se mettre, en ville, à la tête des combattants. Comme la jeune femme se récriait, en lui rappelant sa fatigue, il déclara que si quelque chose arrivait, il ne se le pardonnerait jamais. – « Je réponds de toutes les existences ici » rappela-t-il. Il était un peu sombre ; Bijou lui servit son repas de ses propres mains (dans le service de table offert par Stein), en prenant à Tamb’ Itam les plats et les assiettes. Jim se dérida bientôt et dit à sa compagne qu’il allait lui remettre, pour une nuit encore, le commandement du fort. – « Pas de sommeil pour nous, ma fille, tant que notre peuple est en danger ! » conclut-il. Après quoi, il affirma en souriant qu’elle était le meilleur homme de tous ces gens-là. « Si Dain Waris et toi aviez fait ce que vous souhaitiez, aucun de ces pauvres diables ne serait plus en vie aujourd’hui. » – « Sont-ils bien méchants ? » interrogea-t-elle, en se penchant sur la chaise du jeune homme. – « Des hommes peuvent faire parfois le mal sans être beaucoup plus méchants que d’autres », répondit-il, avec une certaine hésitation.

 

« Tamb’ Itam suivit son maître jusqu’à l’embarcadère, en dehors du fort. La nuit était claire mais sans lune, et le milieu du fleuve restait sombre, tandis que, près des berges, l’eau reflétait de nombreux feux, « comme par une nuit de Ramadan », me disait le Malais. Des pirogues armées passaient silencieusement dans la bande d’ombre, ou immobiles à l’ancre, flottaient avec un bruit de clapotis sonore. Tamb’ Itam eut beaucoup à pagayer et beaucoup à marcher sur les talons de son maître ; ils arpentèrent la rue illuminée par les feux, et s’enfoncèrent jusqu’aux confins de la ville, où de petits groupes d’hommes montaient la garde dans les champs. Tuan Jim donnait des ordres aussitôt exécutés. Ils passèrent, pour finir, au palais du Rajah, occupé, cette nuit-là, par un détachement des serviteurs de Jim. Le vieux Rajah avait fui, le matin à la première heure, avec la plupart de ses femmes, et s’était réfugié, près d’un village de la brousse, dans une petite maison qu’il possédait sur un affluent du fleuve. Resté en arrière, Kassim avait assisté au conseil, pour expliquer, avec son air d’activité diligente, sa diplomatie de la veille. On lui battait froid, mais il n’en conservait pas moins sa vivacité paisible et souriante, et fit montre d’un grand enthousiasme lorsque Jim lui déclara sèchement qu’il allait faire occuper, ce soir-là, la redoute du Rajah par des hommes à lui. À l’issue du conseil, il alla de l’un des chefs à l’autre, en proclamant bien haut sa gratitude pour cette protection accordée, en son absence, aux domaines de son maître le Rajah.

 

« Vers dix heures, les hommes de Jim vinrent occuper l’enceinte qui commandait l’embouchure du ruisseau. Jim comptait rester là jusqu’au départ de Brown. Un petit feu fut allumé en dehors de la palissade, sur la pointe plate et gazonnée où Tamb’ Itam disposa un pliant pour son maître. Jim lui conseilla d’essayer de dormir. Tamb’ Itam alla chercher une natte et s’allongea à l’écart, mais il ne pouvait fermer l’œil, bien qu’il sût qu’il lui restait un long trajet à faire, avant la fin de la nuit. Son maître marchait de long en large devant le feu, la tête basse et les mains derrière le dos. Son visage était triste. Chaque fois qu’il s’approchait, Tamb’ Itam feignait de dormir, pour que Jim ne s’aperçût pas qu’il le regardait. Le jeune homme finit par s’arrêter, et abaissant les yeux sur son serviteur, dit doucement : – « Il est temps ! »

 

« Tamb’ Itam se leva aussitôt et fit ses préparatifs. Sa mission consistait à descendre le fleuve, une heure ou plus avant la chaloupe de Brown, et à transmettre à Dain Waris l’ordre formel et péremptoire de laisser passer les blancs sans les inquiéter. Jim ne voulait charger personne que lui de ce rôle. Avant de partir, Tamb’ Itam demanda un gage de sa mission, simple formalité, car sa situation auprès de Jim le faisait connaître de tous. – « Le message est d’importance », expliquait-il, « et ce sont tes propres paroles, Tuan, que je dois rapporter. » Son maître fouilla dans une de ses poches, puis dans l’autre, et finit par retirer de son doigt l’anneau d’argent de Stein, qu’il portait presque toujours. Il le donna à Tamb’ Itam. Quand le Malais partit, le camp de Brown était encore sombre sur la colline, à l’exception d’une petite lueur qui brillait entre les branches d’un des arbres abattus par les blancs.

 

« La veille au soir, Brown avait reçu de Jim une feuille de papier plié avec ces mots : « Vous aurez la route libre. Partez dès que la prochaine marée portera votre chaloupe. Que vos hommes prennent garde, les fourrés des deux rives du ruisseau et la redoute, à son embouchure, sont pleins de guerriers bien armés. Vous n’auriez aucune espèce de chance, mais je ne crois pas que vous cherchiez un massacre. » Brown lut ce mot, déchira la feuille en petits morceaux, et se tournant vers Cornélius qui l’avait apportée, fit railleusement : – « Adieu, mon excellent ami. » Cornélius, entré dans le fort, avait passé son après-midi à rôder autour de la maison de Jim. Jim l’avait choisi pour porter son billet, parce que, sachant l’anglais et connu de Brown, il ne risquait pas, comme un indigène, en approchant au crépuscule, un coup de feu lâché par un des bandits pris de panique.

 

« Cornélius ne se retira point après avoir remis le billet. Brown était assis devant un petit feu ; tous ses compagnons étaient couchés. – « Je pourrais vous dire quelque chose qui vous intéresserait », grommela Cornélius d’un air maussade. Brown ne fit pas attention à ses paroles. « Vous ne l’avez pas tué », reprit l’autre, « et qu’y avez-vous gagné ? Vous auriez pu obtenir de l’argent du Rajah, sans compter le sac de toutes les maisons Bugis, et maintenant vous n’avez rien du tout. » – « Je vous conseille de filer », gronda Brown, sans même le regarder. Mais Cornélius se laissa tomber à côté de lui et se mit à chuchoter avec volubilité, en lui touchant de temps en temps le coude. Ses paroles firent redresser Brown qui lâcha un juron. Cornélius venait de lui révéler la présence de Dain Waris, avec une troupe en armes, en aval de la rivière. Au premier moment, Brown se crut vendu et trahi, mais un moment de réflexion suffit à le convaincre qu’il ne pouvait s’agir de trahison. Il ne dit rien, et un peu après, Cornélius s’avança, d’un air d’indifférence profonde, qu’il y avait, en dehors du bras principal, un autre chenal bien connu de lui. – « C’est une bonne chose à savoir », approuva Brown en dressant l’oreille, cependant que Cornélius se mettait à lui raconter ce qui s’était passé en ville et lui rapportait tout ce qui s’était dit au conseil ; il bavardait à mi-voix, d’un ton monotone, comme on chuchote parmi les dormeurs que l’on craint d’éveiller. – « Il pense m’avoir rendu inoffensif, ah vraiment… » gronda très bas Brown. – « Oui, c’est un imbécile, un petit enfant. Il est venu ici pour me voler ! » pleurnichait Cornélius, « et il a capté la confiance générale. Mais s’il survenait un fait qui empêchât, à l’avenir, de croire en lui, où serait-il ?… Ce Dain Waris qui vous attend là-bas, Capitaine, c’est le premier homme qui vous ait repoussé ici, lors de votre arrivée. » Brown fit remarquer, avec nonchalance, que mieux valait éviter de le voir, et Cornélius affirma, toujours sur le même ton détaché et rêveur qu’il connaissait un bras perdu, assez large pour laisser passer, derrière le camp Bugi, la chaloupe des blancs. « Il faudra vous tenir très tranquilles », ajouta-t-il, comme s’il eût obéi à une arrière-pensée, « car à cet endroit on passe tout près du camp… tout près. Ils sont campés sur le rivage, avec leurs bateaux tirés sur la berge. » – « Oh, nous savons être silencieux comme des ombres, ne craignez rien », fit Brown. Cornélius stipula que, s’il devait servir de pilote, son propre canot serait prit en remorque. – « Il faudra que je remonte vivement », expliqua-t-il.

 

« Deux heures avant l’aube, les guetteurs, postés aux abords de la redoute, annoncèrent que les voleurs blancs descendaient vers leur chaloupe. En un clin d’œil, tous les hommes armés étaient sur le qui-vive, d’un bout à l’autre de Patusan. Les rives du fleuve restaient pourtant plongées dans un tel silence que, sans les feux qui s’élevaient parfois en brusques flambées sombres, la ville eût paru endormie comme en temps de paix. Un brouillard dense, suspendu sur l’eau, répandait une sorte d’illusoire lumière grise, qui ne laissait rien voir. Lorsque la chaloupe sortit du ruisseau, pour entrer dans le fleuve, Jim se tenait debout, sur la pointe basse de terre, devant l’enceinte du Rajah, au point même où il avait, pour la première fois, mis le pied sur le rivage de Patusan. Mobile dans la grisaille, solitaire, très massive et déjouant pourtant sans cesse les regards, une ombre se dessinait. Un murmure assourdi en sortait. De la barre, Brown entendit la voix calme de Jim : – « Vous avez la route libre. Vous ferez bien de vous laisser dériver tant que durera ce brouillard qui va d’ailleurs bientôt se lever. » – « Oui, nous verrons bientôt clair », répondit Brown.

 

« Les trente ou quarante hommes qui restaient, l’arme au bras, en dehors de la palissade, retenaient leur souffle. Le Bugi, propriétaire du prau, que j’avais vu sur la véranda de Stein, faisait partie de ce groupe ; il me raconta que la chaloupe, en rasant de tout près la pointe basse, avait un instant paru grossir démesurément, et dominer l’éperon comme une montagne. – « Si vous jugez que cela vaille la peine d’attendre un jour sur la côte », cria Jim, « je tâcherai de vous envoyer quelque chose : un bœuf, des ignames… ce que je pourrai. » L’ombre avançait toujours. – « Oui, entendu », fit dans le brouillard une voix assourdie et sans timbre. Aucun des assistants attentifs ne saisit le sens de ces paroles, et Brown disparut, avec ses hommes et sa chaloupe, comme des spectres évanouis sans le moindre bruit.

 

« Voilà comment, invisible dans le brouillard, l’aventurier quitta Patusan, avec Cornélius assis dans la chambre d’arrière de sa chaloupe. – « On vous enverra peut-être un petit bœuf », ricana le métis. « Oh oui ; un bœuf, des ignames, vous les aurez, puisqu’il vous l’a promis ! Il dit toujours la vérité. Il m’a volé tout ce que je possédais. Il faut croire que vous préférez un bœuf maigre au sac de nombreuses maisons ! » – « Je vous conseille de tenir votre langue, si vous ne voulez pas vous faire flanquer par-dessus bord dans ce sacré brouillard », menaça Brown. La chaloupe paraissait immobile ; on ne voyait rien, pas même la rivière le long du bateau, mais on sentait la poussière d’eau courir et se condenser en ruisselant sur les barbes et les visages. C’était lugubre, me disait Brown. Chacun des aventuriers eût pu se croire seul, dans une barque à la dérive, avec la hantise et le soupçon à peine perceptibles de fantômes soupirants et murmurants autour de lui. – « Me flanquer par-dessus bord, ah vraiment ! » grommela Cornélius d’un ton hargneux. « Au moins, je saurais me retrouver ; j’ai vécu tant d’années ici ! » – « Pas assez pour vous diriger dans un brouillard pareil », rétorqua Brown, en se renversant en arrière et en balançant son bras au-dessus du gouvernail inutile. – « Si ! bien assez ! » grogna Cornélius. – « Très précieux ! » commenta Brown. « Faut-il conclure que vous sauriez retrouver à tâtons, comme ceci, le bras détourné dont vous m’avez parlé ? » Cornélius fit un signe affirmatif. – « Êtes-vous trop las pour ramer ? » reprit-il, après un silence. – « Non, par Dieu ! » cria brusquement le capitaine. « Allons, les avirons à l’eau, vous autres ! » On entendit dans le brouillard un grand remue-ménage qui se résolut peu à peu en un grincement régulier de rames invisibles contre d’invisibles tolets. Rien n’était changé cependant, et sans l’éclaboussement régulier des rames, on eût pu se croire, me disait Brown dans une nacelle de ballon, halée en plein brouillard. À partir de ce moment, Cornélius n’ouvrit plus la bouche que pour supplier, d’une voix gémissante, que l’on écopât sa pirogue, tirée en remorque. Peu à peu, le brouillard s’éclaircissait et se faisait plus lumineux devant la chaloupe. À sa gauche, Brown vit une ombre, que l’on eût pu prendre pour le dos de la nuit en fuite. Tout à coup, une grosse branche feuillue passa au-dessus de sa tête, cependant que des rameaux ruisselants et immobiles se relevaient légèrement, près du bord de l’embarcation. Sans un mot, Cornélius lui prit la barre des mains. »

 

CHAPITRE XLIV

« Je crois qu’ils n’échangèrent plus une parole. La chaloupe était entrée dans un étroit chenal latéral, où les palettes des rames la poussaient en s’implantant dans les berges croulantes, et où pesait une ombre lugubre, comme si, au-dessus du brouillard qui remplissait ce bras de rivière depuis ses profondeurs jusqu’aux cimes des arbres, de grandes ailes eussent été déployées. Des branches en surplomb, de grosses gouttes tombaient à travers le morne brouillard. À un murmure de Cornélius, Brown fit charger les fusils. – « Je vais vous donner le plaisir de vous acquitter envers ces gens-là avant de filer, tas d’estropiés que vous êtes », dit-il à sa bande. « Prenez garde de ne pas gâcher l’occasion, espèces de chiens ! » Des grognements sourds accueillirent ces paroles. Cornélius larmoyait, et s’inquiétait fort du sort de son canot.

 

« Cependant, Tamb’ Itam avait atteint le terme de sa course. Le brouillard l’avait un peu retardé, mais il avait ramé avec vigueur, en restant au contact de la rive sud. Peu à peu, le jour parut, comme un reflet dans un globe de verre dépoli. Les rives formaient de chaque côté du fleuve une tache noire, où l’on décelait des soupçons de piliers, et, très haut dans le ciel, des ombres de branches tordues. La brume restait très dense au ras de l’eau, mais on montait bonne garde au camp, car dès que Tamb’ Itam s’en approcha, deux silhouettes d’hommes émergèrent de la vapeur blanche, et des voix vigoureuses le hélèrent. Il répondit, et un canot vint aborder sa pirogue. Il échangea des nouvelles avec les guetteurs : tout allait bien ; le temps d’épreuve était passé. Les hommes du canot lâchèrent le bord de sa pirogue, et se perdirent immédiatement dans la brume. Tamb’ Itam poursuivit sa route, jusqu’à ce qu’il entendît des voix venir à lui sur l’eau, et vit, à travers le brouillard qui commençait à se soulever en tourbillons, la lueur de feux allumés sur une grève sablonneuse, encadrée par des fourrés et une haute futaie. Là encore, on était aux aguets, car on l’interpella. Il cria son nom, en lançant de deux coups de pagaie, sa pirogue sur la rive. C’était un camp important. Les hommes allongés par petits groupes échangeaient des murmures assourdis de causerie matinale. De minces filets de fumée ondulaient lentement sous le brouillard blanc. On avait bâti, pour les chefs, de petits abris élevés au-dessus du sol. Les fusils étaient disposés en faisceaux et fichés un à un dans le sable ; de grandes lances se dressaient près des feux.

 

« Avec un air d’importance, Tamb’ Itam demanda à être conduit près de Dain Waris. Il trouva l’ami de son seigneur blanc couché sur un lit surélevé de bambou, abrité par un berceau de bâtons couverts de nattes. Dain Waris était éveillé, et un feu clair flambait devant son abri, qui prenait un air de temple primitif. Le fils unique de Nakhoda Doramin répondit avec cordialité au salut de Tamb’ Itam. Le serviteur commença par lui tendre l’anneau, gage de la sincérité de son message. Dain Waris s’appuya sur un coude, et lui ordonna de parler, pour dire ses nouvelles. Commençant par la formule consacrée : – « Bonnes nouvelles… », Tamb’ Itam répéta les paroles mêmes de Jim. Partis sur le consentement de tous les chefs, les blancs devaient trouver libre passage sur la rivière. Pour répondre à quelques questions, Tamb’ Itam résuma alors la discussion du dernier conseil. Dain Waris l’écouta attentivement jusqu’au bout, en jouant avec l’anneau qu’il finit par glisser à l’index de sa main droite. Après avoir appris tout ce que Tamb’ Itam avait à dire, il le congédia, en lui faisant donner nourriture et abri. Des ordres de repli pour l’après-midi furent immédiatement lancés. Après quoi, Dain Waris se recoucha, les yeux ouverts, tandis que ses propres serviteurs préparaient son repas, près d’un grand feu, en bavardant avec Tamb’ Itam, pour savoir de lui les dernières nouvelles de la ville. Le soleil dévorait la brume. On menait bonne garde sur le bras principal du fleuve, où l’on s’attendait, d’un moment à l’autre, à voir déboucher l’embarcation des blancs.

 

« C’est alors que Brown se vengea d’un monde qui, après vingt ans de folles et méprisantes brimades, lui refusait le tribut d’un succès de vulgaire banditisme. Ce fut un acte de férocité froide, dont, sur son lit de mort, le souvenir le consolait comme un indomptable défi. Il fit furtivement débarquer ses hommes sur le côté de l’île opposé au camp des Bugis, et les mena vers l’autre rive. Après une lutte brève mais silencieuse, Cornélius qui avait tenté de s’esquiver au moment du débarquement, se résigna à diriger la petite troupe à travers les fourrés les moins épais de la brousse. Brown tenait les mains décharnées du métis derrière son dos, dans un seul de ses gros poings, et activait de temps en temps son allure d’une bourrade brutale. Cornélius restait muet comme une carpe, abject mais ferme dans un dessein dont il entrevoyait confusément la réalisation prochaine. Vers la lisière de la forêt, les hommes de Brown se déployèrent dans le fourré et attendirent. Le camp s’étalait tout entier sous leurs yeux, et personne ne regardait de leur côté. Nul ne pouvait rêver que les blancs connussent l’étroit chenal qui passait derrière l’île. Lorsqu’il jugea le moment venu, Brown cria : – « Allez-y ! » et quatorze coups partirent comme un seul.

 

« Telle fut la surprise, me racontait Tamb’ Itam, qu’en dehors de ceux qui tombèrent morts ou blessés, aucun des Bugis ne fit un mouvement, pendant un temps appréciable, après la première décharge. Mais un guerrier cria, et ce cri parut déchaîner, de toutes les gorges, un hurlement de stupeur et d’épouvante. Une panique folle chassa tous ces hommes et en fit une masse hésitante ; ils couraient çà et là sur la berge, comme un troupeau apeuré par le flot. Quelques indigènes sautèrent à l’eau, mais la plupart ne s’y précipitèrent qu’après la dernière décharge. Trois fois les bandits tirèrent dans le tas, pendant que, seul en vue, Brown sacrait et hurlait : – « Visez bas ! Visez bas ! »

 

« Tamb’ Itam m’affirma avoir compris, dès la première salve, ce qui s’était passé. Bien que non touché, il se laissa tomber à terre, et fit le mort, en gardant pourtant les yeux ouverts. Bondissant de sa couche aux premiers coups de feu, Dain Waris sortit sur le rivage découvert, juste à temps pour recevoir, en plein front, une balle de la seconde décharge. Tamb’ Itam le vit écarter les bras tout grands, avant de tomber. C’est alors, m’a-t-il dit, alors seulement, qu’il se sentit accablé par une grande terreur. Toujours invisibles, les blancs se retirèrent comme ils étaient venus.

 

« Voilà comment Brown régla ses comptes avec la fortune adverse. Notez que, dans cet affreux attentat, on retrouve une certaine supériorité, comme celle de l’homme qui met au service du droit (au sens abstrait du mot), ses passions communes. Il ne s’agit pas d’un massacre banal et perfide ; c’était une leçon, une rétribution, l’explosion de quelque obscur et terrible attribut de notre nature, moins profondément enfoui, je le crains, que nous aimerions à le croire.

 

« Après cela, les blancs s’éclipsent, sans que Tamb’ Itam ait pu les voir, et semblent s’évanouir pour toujours aux yeux des hommes ; la goélette même disparaît, comme disparaissent tant de choses volées. Mais on raconte qu’un mois plus tard, une chaloupe blanche fut recueillie, dans l’océan Indien, par un vapeur de commerce. Deux squelettes au visage jaune parcheminé, et aux yeux vitreux, reconnaissaient l’autorité d’un troisième spectre, qui déclara se nommer Brown. Sa goélette qui se dirigeait, d’après ses dires, vers le sud, avec une cargaison de sucre de Java, avait subi une terrible avarie et sombré sous ses pieds. Lui et ses compagnons étaient les seuls survivants des six hommes d’équipage. Les deux marins moururent à bord du vapeur qui les avait recueillis. Brown vécut pour me permettre de le voir, mais je puis affirmer qu’il avait joué son rôle jusqu’au bout.

 

« Les aventuriers avaient oublié, dans leur fuite, de couper la remorque du canot de Cornélius. Quant à Cornélius lui-même, Brown l’avait laissé filer, au début de la fusillade, avec un coup de pied en guise de bénédiction d’adieu. En se relevant d’entre les morts, Tamb’ Itam aperçut, au milieu des cadavres et des feux expirants, le Nazaréen qui courait sur le rivage en poussant de petits cris. Il se rua tout à coup vers la rivière et tenta, au prix d’efforts frénétiques, de pousser à l’eau l’une des pirogues Bugis. – « Puis, jusqu’à ce qu’il m’ait vu », continuait Tamb’ Itam, « il resta debout, les yeux fixés sur la lourde barque, en se grattant la tête. » – « Qu’est-il advenu de lui ? », demandai-je. Tamb’ Itam me regarda en face et fit un geste expressif du bras droit. – « Je l’ai frappé deux fois, Tuan », dit-il. « En me voyant approcher, il se jeta violemment à terre, et se débattit avec un grand cri. Il gloussait comme une poule effarée, mais dès qu’il sentit la pointe de ma lance, il se tint coi et me regarda fixement, pendant que la vie lui sortait des yeux. »

 

« Après cela, Tamb’ Itam ne s’attarda point. Il comprenait l’urgente nécessité d’arriver le premier au fort avec les terribles nouvelles. Nombreux étaient évidemment les survivants de la troupe de Dain Waris, mais dans leur folle panique, certains avaient traversé le fleuve à la nage, tandis que d’autres s’enfonçaient dans la brousse. Le fait est qu’ils ignoraient réellement d’où venait le coup ; ils ne savaient pas si d’autres bandits blancs n’allaient pas survenir ou n’avaient pas déjà pris possession de tout le pays. Ils se croyaient victimes d’une vaste trahison, et voués à une destruction fatale. Certains groupes ne rallièrent pas la ville avant trois jours pleins. Quelques-uns pourtant reprirent aussitôt le chemin de Patusan, entre autres les rameurs de l’un des canots préposés ce matin-là à la surveillance du fleuve, qui s’étaient trouvés en vue du camp au moment de l’attaque. Il est vrai qu’ils commencèrent par sauter par-dessus bord, pour gagner à la nage la rive opposée, mais, revenus un peu plus tard à leur pirogue, ils remontèrent le courant avec un cœur plein de terreur. Tamb’ Itam avait une heure d’avance sur eux. »

 

CHAPITRE XLV

– « Lorsque Tamb’ Itam, ramant impétueusement, arriva en vue de la ville, les femmes pressées sur les plates-formes des maisons attendaient le retour de la flottille de Dain Waris. La ville avait un air de fête : çà et là, des hommes qui portaient encore à la main lance ou fusil, s’avançaient en groupes ou se tenaient sur la berge. Les boutiques de Chinois s’étaient ouvertes de bonne heure, mais la place du marché était déserte. Une sentinelle, postée encore au coin du fort, aperçut Tamb’ Itam et signala son arrivée aux défenseurs de l’enceinte. La porte était large ouverte. Tamb’ Itam bondit sur la berge et se précipita. La première personne qu’il aperçut fut la jeune femme, qui sortait de la maison.

 

« Échevelé, haletant, les lèvres tremblantes et les yeux égarés, Tamb’ Itam resta un instant muet devant elle, comme si un sortilège eût soudain scellé sa bouche. Puis il éclata tout à coup ! – « Ils ont tué Dain Waris et nombre d’autres guerriers ! » Elle joignit les mains, et ses premiers mots furent : « – Ferme les portes ! » La majorité de la garnison avait regagné ses foyers, et Tamb’ Itam expédia vivement les hommes qui restaient pour leur tour de garde. Bijou se tenait debout au milieu de la cour, tandis que les autres couraient à droite et à gauche. – « Doramin ! » lança-t-elle avec un accent de détresse, au moment où Tamb’ Itam passait devant elle. En repassant, il répondit vivement à la pensée de la jeune femme : – « Oui ! Mais nous détenons toute la poudre de Patusan ! » Elle lui saisit le bras, et montrant la maison : – « Va l’appeler ! » murmura-t-elle en tremblant.

 

« Tamb’ Itam monta l’escalier au galop. Son maître dormait. – « C’est moi, Tamb’ Itam, avec des nouvelles qui ne peuvent attendre », cria-t-il, du seuil de la porte. Il vit Jim se retourner sur l’oreiller en ouvrant les yeux, et lança tout de suite : « Jour de malheur Tuan : jour maudit ! » Jim se redressa sur le coude pour l’écouter, comme avait fait Dain Waris. Alors Tamb’ Itam commença son récit, en s’efforçant de mettre de l’ordre dans son histoire. Il appelait Dain Waris « Panglina » et disait : « Le Panglina a alors donné l’ordre au chef de ses bateliers de « donner à manger à Tamb’ Itam… », lorsque son maître mit pied à terre et le regarda avec un visage si décomposé, que les mots s’arrêtèrent dans sa gorge.

 

– « Achève », cria Jim ; « Il est mort ? » – « Longue vie à vous ! » répondit Tamb’ Itam. « C’est une affreuse trahison. Il s’était levé aux premiers coups de feu, et il est tombé. » Jim alla vers la fenêtre, et ouvrit le volet d’un coup de poing. La chambre s’éclaira. Il se mit alors à donner à son serviteur des ordres d’une voix calme mais rapide, pour faire assembler et lancer à la poursuite des fugitifs une flottille de canots ; il allait prévenir tel et tel chef, dépêcher des messages. Tout en parlant le jeune homme s’était assis sur le bord du lit et se penchait pour lacer ses bottes à la hâte. Mais relevant soudain son visage rougi : – « Pourquoi, restes-tu là ? » s’écria-t-il, « ne perds pas de temps ! » Tamb’ Itam ne bougeait pas. – « Pardonne-moi, Tuan, mais… mais… » se mit-il à balbutier. – « Quoi donc ? », cria son maître, à voix haute et avec un regard terrible, en se penchant, les deux mains crispées au bord du lit. – « Il n’est pas prudent pour ton serviteur de se montrer parmi le peuple », répondit Tamb’ Itam, après un moment d’hésitation.

 

« Alors Jim comprit. Il avait renoncé à un monde pour échapper aux conséquences d’un petit saut impulsif, et maintenant l’autre monde, l’œuvre de ses propres mains, tombait en ruine sur sa tête. Il n’était pas prudent, pour son serviteur, de sortir au milieu de son peuple à lui ! Je crois qu’à cette minute précise, il décida de jeter au désastre le seul défi qui lui parût possible, mais tout ce que je sais, c’est qu’il sortit sans un mot de sa chambre et s’assit à la longue table où il avait pris l’habitude de régler les affaires de son monde, et de proclamer chaque jour la vérité qui habitait certainement son cœur. Les Sombres Puissances ne lui voleraient pas deux fois sa paix. Tamb’ Itam suggéra avec déférence l’idée de préparatifs de défense. La femme que Jim aimait s’approcha de lui, et lui parla, mais il fit un signe de la main, et elle fut consternée par la muette supplication de ce geste qui implorait le silence. Elle sortit sur la véranda, et s’assit au seuil comme pour protéger, de son corps, son ami contre les dangers du dehors.

 

« Quelles pensées traversèrent la tête de Jim ? Quels souvenirs ? Qui pourrait le dire ? Tout s’était effondré, et lui qui s’était un jour montré infidèle à l’attente des hommes, avait à nouveau perdu leur confiance. C’est alors, je le suppose, qu’il tenta d’écrire… À quelqu’un… Mais il y renonça. La solitude se refermait sur lui. C’est en son seul nom que des hommes lui avaient confié leur vie, et pourtant, comme il avait dit, rien ne pourrait jamais les amener à comprendre. Au-dehors, on ne l’entendait pas faire le moindre bruit. Vers le soir, il se montra à la porte et appela Tamb’ Itam. – « Eh bien ? » demanda-t-il. – « Il y a beaucoup de pleurs et de colère aussi », répondit le Malais. Jim leva les yeux sur lui : – « Ah, tu sais ? » murmura-t-il. – « Oui, Tuan », répondit Tamb’ Itam. « Ton serviteur sait, et les portes sont fermées. Il faudra combattre. » – « Combattre ? Pourquoi cela ? » demanda Jim. – « Pour nos vies ! » – « Je n’ai plus de vie ! » fit-il. Tamb’ Itam entendit à la porte un cri de la jeune femme. – « Qui sait ? » fit-il. « L’audace et la ruse peuvent encore assurer notre salut. Il y a beaucoup de terreur aussi, dans le cœur des hommes. » Il sortit, en pensant vaguement aux bateaux et à la mer ouverte, et en laissant ensemble Jim et la jeune femme.

 

« Je n’ai pas le cœur de vous narrer ici ce qu’elle m’a laissé entrevoir de cette lutte menée, une heure ou plus, contre lui pour la possession de son bonheur. Ce que Jim pouvait garder d’espoir, ce qu’il attendait, ce qu’il imaginait est impossible à dire. Il resta inflexible, et dans la solitude de plus en plus profonde de son obstination, son âme semblait s’élever au-dessus des ruines de son existence. Elle lui criait à l’oreille : – « Il faut combattre ! » Elle ne pouvait pas comprendre. Il n’y avait rien à gagner en combattant. C’est d’une autre façon qu’il allait montrer sa puissance et vaincre sa fatale destinée. Il s’avança dans la cour, et derrière lui, les cheveux épars, le visage hagard, haletante, la jeune femme sortit en trébuchant, et s’appuya au chambranle de l’entrée. – « Ouvrez les portes », ordonna-t-il. Après quoi, se tournant vers ceux de ses hommes qui étaient restés dans la cour, il leur donna la permission de rentrer chez eux. – « Pour combien de temps, Tuan ? » demanda timidement l’un d’eux. – « Pour toujours », répondit-il d’un ton morne.

 

« Un grand silence était tombé sur la ville, après l’explosion de pleurs et de lamentations qui avait passé sur le fleuve, comme une rafale de vent sortie d’un abîme ouvert de douleur. Mais de sourdes rumeurs volaient, en remplissant les cœurs de consternation et d’horribles doutes. Les bandits allaient revenir, en ramenant une foule de leurs acolytes sur un grand navire, et il n’y aurait plus de refuge pour personne dans le pays. Une impression d’insécurité totale envahissait les esprits, comme au cours d’un tremblement de terre, et les hommes se chuchotaient leurs soupçons en se regardant, comme s’ils se fussent trouvés en face de quelque effroyable présage.

 

« Le soleil s’abaissait au-dessus des forêts, lorsqu’on rapporta au campong de Doramin le corps de Dain Waris. Quatre hommes portaient le cadavre, pieusement recouvert d’un linceul blanc que la vieille mère avait envoyé à la porte, pour le retour de son fils. On le posa aux pieds de Doramin et le vieillard resta longtemps immobile, les yeux baissés, une main sur chaque genou. Les branches des palmiers se balançaient mollement, et les feuilles des arbres fruitiers s’agitaient au-dessus de sa tête. Armés de pied en cap, les hommes de sa tribu étaient là jusqu’au dernier, quand le vieux Nakhoda finit par lever les yeux. Son regard passa lentement sur la foule, comme s’il eût cherchér un visage absent, puis son menton retomba contre sa poitrine. La rumeur d’une nombreuse assemblée se mêlait au frémissement léger de la verdure.

 

« Le Malais qui avait conduit à Samarang Tamb’ Itam et la jeune femme assistait à la scène. Il n’était pas aussi furieux que bien d’autres, m’expliqua-t-il, mais pénétré de stupeur et d’épouvante devant la soudaineté du destin des hommes, suspendu sur leur tête comme un nuage gros de tonnerre. Lorsque le corps de Dain Waris fut découvert, sur un signe de Doramin, celui que l’on appelait souvent « l’ami du seigneur blanc », apparut inchangé, les paupières entrouvertes, comme s’il allait s’éveiller, Doramin se pencha encore un peu, comme un homme qui cherche un objet tombé à ses pieds. Ses yeux scrutaient le cadavre, pour y trouver la blessure peut-être. Elle était très petite, en plein front. Nul mot ne fut prononcé lorsqu’un des assistants s’accroupit pour ôter de la main froide et raide l’anneau d’argent qu’il tendit en silence à Doramin, mais un murmure d’effroi et d’horreur courut dans la foule à la vue de ce symbole familier. Le vieux Nakhoda le regarda, et poussa tout à coup un grand cri féroce, un hurlement de douleur et de furie, puissant comme le beuglement d’un taureau blessé, qui remplit d’épouvante les cœurs de tous les guerriers, tant il exprimait clairement, sans paroles, de colère et de peine. Un lourd silence plana un instant, pendant que quatre hommes emportaient le corps à l’écart. Ils le déposèrent sous un arbre, et aussitôt, avec un grand cri prolongé, toutes les femmes de la maison se mirent à gémir ensemble ; elles se lamentaient avec des voix aiguës ; le soleil se couchait, et, dans les intervalles des lamentations forcenées, chantaient seules les voix monotones de deux vieillards qui psalmodiaient le Coran.

 

« À cette heure-là, Jim, appuyé sur un affût de canon, contemplait le fleuve, en tournant le dos à sa demeure ; du seuil de la porte, la jeune femme, haletante comme si elle eût dû s’arrêter dans un furieux élan, le regardait à travers la cour. Debout à quelques pas de son maître, Tamb’ Itam attendait patiemment ce qui allait arriver. Tout à coup, Jim, qui semblait perdu dans un rêve paisible, se tourna vers lui en disant : – « Il est temps d’en finir. »

 

– « Tuan ? » fit Tamb’ Itam en s’avançant allègrement. Il ne voyait pas ce que son maître voulait dire, mais dès que Jim fit un mouvement, Bijou quitta sa place pour traverser la cour. Aucun des familiers de la maison n’était alors en vue. La jeune femme chancelait légèrement, et à mi-chemin, elle appela Jim, qui paraissait à nouveau plongé dans la contemplation du fleuve. Il se retourna en s’adossant au canon. – « Veux-tu te battre ? » cria-t-elle. – « Il n’y a pas de quoi se battre », répondit-il ; « rien n’est perdu. » Et il fit un pas vers elle. – « Veux-tu fuir ? » cria-t-elle de nouveau. – « Il n’y a pas de fuite possible », répondit-il, en s’arrêtant court, cependant que la jeune femme, immobile aussi et silencieuse, le dévorait des yeux. – « Alors tu vas aller là-bas ? » fit-elle lentement. Il baissa la tête. « Ah ! » s’écria-t-elle avec un regard oblique, « tu es un menteur ou un fou. Te souviens-tu de la nuit où je te suppliais de me quitter, et où tu me répondais que tu ne le pouvais pas ? Que c’était chose impossible… ! Impossible… ! Te souviens-tu d’avoir affirmé que tu ne me quitterais jamais ? Pourquoi ? Je ne te demandais pas de promesses ! C’est toi qui m’as promis, sans que j’exige rien… Rappelle-toi ! » – « Cela suffit, ma pauvre fille », soupira-t-il ; « je ne vaux pas la peine d’être gardé ! »

 

« Tamb’ Itam m’a raconté que, pendant cette conversation, sa maîtresse fut prise d’un rire violent et insensé, comme un être en proie à l’esprit de Dieu. Son maître se prit la tête dans les mains. Il portait ses vêtements ordinaires, mais n’avait pas de chapeau sur la tête. Bijou cessa brusquement de rire. – « Pour la dernière fois », menaça-t-elle, « veux-tu te défendre ? » – « Rien ne saurait me toucher ! » affirma-t-il, dans un ressaut suprême de superbe égoïsme. Tamb’ Itam vit la jeune femme se pencher en avant, ouvrir les bras et se précipiter vers Jim. Elle se jeta sur sa poitrine et lui étreignit le cou.

 

– « Ah ! Je vais te retenir comme cela ! » cria-t-elle ; « tu es à moi ! »

 

« Elle sanglotait sur son épaule. Immense et rouge-sang au-dessus de Patusan, le ciel semblait un flot coulant d’une veine ouverte. Un énorme soleil pourpre se nichait entre les cimes des arbres et la forêt prenait, au-dessous de lui, une teinte sombre et sinistre.

 

« L’aspect du ciel, ce soir-là, était, à croire Tamb’ Itam, redoutable et menaçant de colère. Je le crois volontiers, sachant que, ce même jour, un cyclone était passé à moins de soixante milles de la côte, sans déterminer d’ailleurs, dans le pays, autre chose qu’un léger mouvement de l’atmosphère.

 

« Tout à coup, Tamb’ Itam vit Jim saisir le bras de sa compagne, en s’efforçant de lui dénouer les mains. Elle se pendait à son cou, la tête renversée en arrière, et ses cheveux touchaient le sol. – « Ici ! » appela Jim, et le Malais l’aida à soulever le corps de la pauvre fille. Il fut difficile de délier ses doigts. Penché sur elle, Jim regarda profondément son visage et prit tout à coup son élan vers l’embarcadère. Tamb’ Itam le suivit, mais il vit, en tournant la tête, que la jeune femme s’était redressée. Elle fit quelques pas derrière eux, puis tomba lourdement sur les genoux. – « Tuan ! Tuan ! » appela Tamb’ Itam, « retourne-toi ! » Mais Jim avait déjà sauté dans un canot et s’y tenait tout droit, pagaie en main. Il ne jeta pas un regard en arrière. Le serviteur eut juste le temps de grimper derrière lui dans la pirogue, qui flottait déjà. À la porte de l’enceinte, Bijou se tenait à genoux, les mains jointes. Elle resta quelque temps dans cette attitude de suppliante avant de bondir sur ses pieds : – « Tu n’es qu’un imposteur ! » cria-t-elle à Jim. – « Pardonne-moi », supplia-t-il. – « Jamais ! Jamais ! » répondit-elle.

 

« Jugeant inconvenant de rester assis pendant que son maître ramait, Tamb’ Itam lui prit la pagaie des mains. Quand ils touchèrent l’autre rive, Jim lui défendit de l’accompagner plus avant, mais le fidèle serviteur le suivit pourtant de loin, et gravit derrière lui la pente qui menait au campong de Doramin.

 

« Il commençait à faire nuit. Des torches brillaient çà et là. Les gens que Jim croisait, paraissaient frappés d’épouvante, et s’effaçaient vivement pour le laisser passer. Les gémissements des femmes descendaient sur la pente. La cour était pleine de Bugis en armes avec leurs serviteurs, et d’habitants de la ville.

 

« Je ne sais à quel but répondait réellement une telle assemblée. Étaient-ce préparatifs de guerre ou de vengeance, ou dispositions prises pour repousser une invasion menaçante ? Bien des jours passèrent sur le pays avant que les gens cessassent de rester sur le qui-vive, tremblant et guettant le retour des blancs aux longues barbes et aux vêtements en loques, dont les relations exactes avec leur seigneur blanc demeurèrent toujours mystérieuses à leurs yeux. Même pour ces esprits simples, le pauvre Jim reste dans l’ombre d’un nuage.

 

« Seul, immense, désolé, ses deux pistolets de pierre sur les genoux, Doramin était assis dans son fauteuil, en face de la morne assemblée. Quand Jim parut, des exclamations retentirent ; toutes les têtes se tournèrent d’un seul coup ; la foule s’ouvrit à droite et à gauche, et il s’avança le long d’un chemin de regards détournés. Des murmures, des chuchotements l’accompagnaient : – « C’est lui qui a tramé tout le mal… » – « Il possède un charme… » Il entendait… peut-être !

 

« Quand il parut dans le cercle de lumière des torches, les lamentations des femmes cessèrent subitement. Doramin ne leva pas la tête, et Jim resta un instant silencieux devant lui. Puis, regardant à sa gauche, il marcha de ce côté, à pas mesuré. La mère de Dain Waris était prosternée à la tête du cadavre, et ses cheveux gris épars couvraient son visage. Jim s’avança lentement, regarda le corps de son ami, en soulevant le linceul, puis le laissa retomber, sans un mot. Il revint doucement vers Doramin.

 

– « Il est venu ! Il est venu ! » ce murmure qui courait sur les lèvres des assistants accompagnait ses pas. – « Il a tout pris sur sa tête ! » lança une voix très haute. Jim entendit ces mots et se retourna vers la foule. – « Oui, sur ma tête ! » Quelques-uns des hommes reculèrent. Jim attendit un instant devant Doramin, puis dit doucement : – « Je suis venu dans l’affliction. » Il attendit de nouveau. « Je suis venu tout prêt et sans armes », reprit-il.

 

« Le pesant vieillard pencha son gros front, comme un bœuf sous le joug, et fit un effort pour se lever, en saisissant les pistolets à pierre posés sur ses genoux. De sa gorge sortaient des sons mouillés, étranglés, inhumains, et ses deux serviteurs le soutenaient par derrière. On remarqua que l’anneau, qu’il avait laissé choir sur son giron, tomba et roula aux pieds du blanc ; le pauvre Jim abaissa les yeux sur le talisman qui lui avait ouvert la porte de la gloire, de l’amour, du succès, derrière la barrière des forêts frangées d’écume blanche, à l’intérieur de cette côte qui apparaît, sous le soleil couchant, comme le rempart même de la nuit. Doramin, luttant pour se tenir debout, formait avec ses deux serviteurs, un groupe mobile et chancelant ; ses petits yeux avaient une expression de rage et de folle douleur ; les assistants observèrent une lueur féroce dans son regard, et tandis que Jim se tenait debout devant lui, raidi, tête nue, sous la lumière des torches, et le regardait droit dans les yeux, il s’agrippa lourdement du bras gauche au cou ployé d’un des jeunes gens, et levant délibérément la main droite, visa en pleine poitrine l’ami de son fils.

 

« La foule qui s’était écartée derrière Jim, en voyant le vieillard lever la main, se rua tumultueusement en avant, après le coup de feu. On raconte que le blanc lança, à droite et à gauche, sur tous ces visages, un regard fier et résolu ; puis les mains sur la bouche, il tomba en avant, mort.

 

« Et c’est fini. Il s’en va dans l’ombre d’un nuage, le cœur impénétrable, oublié, impardonné, et prodigieusement romanesque. Les plus folles visions de ses années d’enfance n’auraient pu susciter pour lui mirage plus séduisant d’un prodigieux succès ! Car il est bien possible qu’à la brève seconde de ce dernier regard d’intrépide orgueil, il ait aperçu le visage de cette Chance, qui se tenait comme une fiancée d’Orient, voilée à son côté.

 

« Au moins le voyons-nous, obscur conquérant de gloire, s’arracher aux bras d’un amour jaloux, pour répondre au premier signe, au premier appel de son égoïsme exalté. Il se sépare d’une femme vivante pour célébrer ses impitoyables noces avec un obscur idéal. Est-il satisfait, entièrement satisfait, maintenant…, je me le demande. Nous devrions le savoir. C’est l’un de nous, et comme un fantôme évoqué, ne me suis-je pas dressé un jour, pour répondre de son éternelle constance ? Avais-je tort, après tout… ? Aujourd’hui qu’il n’est plus, il y a des jours où la réalité de son existence m’accable d’un poids formidable et écrasant ; et pourtant, sur mon âme ! il y a d’autres jours aussi, où il disparaît à mes yeux, comme un esprit désincarné, égaré parmi les passions de cette terre, et tout prêt à répondre fidèlement à l’appel des ombres de son propre monde.

 

« Qui sait ? Il est parti, le cœur impénétrable, et la pauvre fille qu’il a laissée derrière lui, mène, dans la maison de Stein, une sorte d’existence inerte et muette. Stein a beaucoup vieilli depuis quelque temps. Il s’en rend compte lui-même, et déclare souvent : « qu’il se prépare à quitter tout cela… qu’il se prépare à quitter… », et il fait un geste attristé de la main vers ses papillons. »

 

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Mars 2009

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-luc, Jean-Marc, Walter, PatriceC, Coolmicro, Fred.

 

– Source :

Indiquer ici la source de l’ouvrage

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Cochon. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Grands éventails coloniaux accrochés au plafond. (Note du correcteur – ELG.)

[3] Malveillant. (Note du correcteur – ELG.)

[4] L’éternité. (Note du correcteur – ELG.)

[5] De bonne foi, sérieux. (Note du correcteur – ELG.)

[6] Tonnerre. (Note du correcteur – ELG.)

[7] C’est une idée. (Note du correcteur – ELG.)

[8] Princes ou chefs malais. (Note du correcteur – ELG.)

[9] Vers de Goethe (Torquato Tasso) : Voilà que je le tiens enfin dans mes mains, et le considère mien. (Note du correcteur – ELG.)

[10] Qui ? Quoi ? Dieu du ciel ! (Note du correcteur – ELG.)

[11] Pas vrai ? (Note du correcteur – ELG.)

[12] Certainement. (Note du correcteur – ELG.)

[13] Bien ! (Note du correcteur – ELG.)

[14] Maudit. (Note du correcteur – ELG.)

[15] Village Malais. (Note du correcteur – ELG.)

[16] Arme blanche de cérémonie caractéristique de l'Indonésie et de la Malaisie. (Note du correcteur – ELG.)

[17] Voyez-vous. (Note du correcteur – ELG.)