Lucien Descaves

 

 

 

L’HIRONDELLE SOUS LE TOIT

 

 

 

(1924)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  UN CONVOI DE RÉFUGIÉS. 5

II  L’APPÂT DE LA CAMPAGNE.. 20

III  BROUILLÉS DEPUIS JEANNE D’ARC.. 30

IV  LA PREMIÈRE JOURNÉE.. 47

V  BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE.. 60

VI  UN TRAIN PASSE.. 79

VII  L’INTÉRIMAIRE.. 86

VIII  NANETTE VA À LA MESSE.. 95

IX  Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE.. 108

X  BOBOCHE ET BANBAN.. 119

XI  LA MALAISÉE.. 128

XII  NANETTE EST OPÉRÉE.. 141

XIII  LA PETITE AIDE.. 154

XIV  Mlle CHANTOISEAU REÇOIT UNE VISITE.. 166

XV  OÙ L’ON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU.. 179

XVI  LE GESTIONNAIRE.. 194

XVII  LA DERNIÈRE PERMISSION.. 204

XVIII  LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS. 223

XIX  UNION SACRÉE.. 235

XX  ON LIQUIDE.. 246

XXI  LE DÉPART DES HIRONDELLES. 262

XXII  LA DÉPÊCHE.. 281

À propos de cette édition électronique. 294

 

 

À LA MÉMOIRE DE MON FILS BIEN-AIMÉ,

 

LE DOCTEUR JEAN DESCAVES,

 

invisible, mais toujours présent.

 

L D.

I

UN CONVOI DE RÉFUGIÉS


Le 23 décembre 1914, Palmyre Boussuge et son ex-amie, Agathe Chévremont, la femme du vétérinaire, se trouvaient parmi les dames notables de Bourg-en-Thimerais, dit aussi Bourg-en-Forêt, convoquées par le maire, le docteur Chazey, pour recevoir un train de réfugiés du département de l’Aisne, chassés par l’invasion.

 

Ils arrivèrent dans la soirée transis, fourbus, poudreux, avec deux heures de retard.

 

Le convoi se composait d’une douzaine de vieillards hébétés et dépaysés de toutes les manières au milieu des mères et des enfants dont le flot les avait charriés ; cent personnes en tout qui fuyaient devant l’orage et tournoyaient aux coups de vent comme feuilles mortes.

 

Ces errants avaient couché la veille, à Paris, dans un cirque de la rive gauche transformé en asile de jour et de nuit. Sur eux traînaient encore des brins de paille de leur litière. Les plus petits, le pouce dans la bouche et le regard en dessous, se blottissaient peureusement dans les jupes des femmes ; les autres aidaient à porter des ballots d’effets et de choses sans nom ramassées pêle-mêle et sans discernement, à la dernière minute. On dirait que ce qui est sans valeur s’accroche à nous davantage et craint de nous perdre. Tel qui s’attache à des riens est possédé par eux plus qu’il ne les possède. Une gamine de huit ans trimbalait une cage où sautillait un moineau effarouché ; une autre serrait dans ses bras un parapluie de cotonnade verte deux fois plus haut qu’elle. Un couple chenu et chancelant avait pour trait d’union un vaste panier noir à couvercle dont chacun des vieillards tenait une anse ; l’osier jouait entre eux le rôle du lierre dans les mines. Tandis que ces malheureux veillaient sur les cendres de leur foyer, des accompagnantes rassemblaient pour la dernière fois les épaves humaines que leur avaient confiées les parents restés aux pays envahis.

 

– Marie-Anne !… Juliette !… Fernand !… Où est encore passé Adolphe ?…

 

Quand elles eurent leur compte à portée de la main, le piétinement des ombres cessa sous la lampe à pétrole qui éclairait de sa lueur trouble la salle d’attente commune à toutes les classes. Elles n’y étaient pas, cette fois, confondues. On eût pu croire que les dames de la ville, groupées à l’écart, attendaient le premier coup de cloche annonçant l’ouverture du marché, plutôt que l’invitation du maire, le docteur Chazey, à faire leur choix.

 

Le docteur Chazey, que l’on aimait pour sa modération et ses manières affables, était un petit vieillard alerte, frileux et dispos, qui retirait fréquemment son lorgnon pour le faire tourner, en causant, autour de son index raidi. Quand il avait fini d’y enrouler le cordon, il le déroulait ; puis il remettait le lorgnon sur son nez et les verres se rallumaient aux étincelles de ses yeux vifs. Autre signe particulier : le col de son vêtement, pardessus l’hiver ou veston l’été, était invariablement relevé, au moins d’un côté, contre les courants d’air. Le docteur Chazey était assisté, ce jour-là, du personnel de la gare et du garde champêtre, le père Froidure, un souvenir de 1870, par le képi sur l’oreille, l’impériale et la martialité indéfectible que conférait, en ces temps-là, l’exercice du tambour.

 

Il cria, d’une voix fêlée : « Silence !… » Et le docteur Chazey, tourné vers ses administrées, leur dit : « Je vous remercie, mesdames, de me faciliter ma tâche en donnant l’hospitalité à ces naufragés : la municipalité pourvoira à leur logement, après vous… s’il en reste… et, connaissant votre cœur, je suis convaincu qu’il n’en restera pas. Votre choix, d’ailleurs, ne saurait être définitif. Si des échanges paraissent nécessaires, il sera toujours possible de les effectuer. »

 

Aussitôt le contact s’établit, comme à la louée de la Saint-Jean, entre l’aisance et l’infortune. Les deux camps se mêlèrent et les bonnes dames, guidées par leur instinct ou par le hasard firent connaissance avec les postulants. Un murmure s’éleva et s’amplifia tout de suite en rumeur. Le père Froidure, l’œil droit à demi fermé par une descente de képi, allait de-ci, de-là, en disant avec bonhomie : « Ne pressons pas le mouvement ; il y en aura pour tout le monde ». Et les accords se poursuivaient posément, sous les regards du maire et du chef de gare qui causaient autour du poêle central heureusement éteint, car le petit troupeau, depuis qu’il était rallié, répandait la chaleur et l’odeur de sa laine.

 

Il y avait deux ans que Mme Chévremont et Mme Boussuge, brouillées, ne se parlaient plus. Elles ne s’étaient donc pas concertées en se comportant à peu près de la même façon, chacune de son côté. Toutes les deux cédèrent au seul charme et au seul prestige que pussent conserver, à la lueur d’un lumignon, ces pauvres figures blêmes, ravagées par la fatigue et l’inquiétude. Les yeux opérèrent leur miracle, comme dans ces tableaux d’Eugène Carrière, où tout leur est soumis. Palmyre Boussuge alla d’emblée vers les yeux noirs brillants d’un petit bonhomme d’une dizaine d’années, en même temps qu’Agathe Chévremont était irrésistiblement attirée par les lacs bleus d’une fillette à peine moins âgée. Le premier, affublé d’un tricot trop long et d’une casquette de cycliste trop vaste, debout dans un coin, serrait entre ses jambes un grand sac de toile bise sur lequel se détachait cette inscription : Julien Damoy. Café en grains. On eût dit que deux de ces grains avaient sauté sous ses paupières.

 

– Comment t’appelles-tu ? demanda Mme Boussuge.

 

– Fernand Servais, répondit le gamin.

 

– Tu es seul ?

 

– Oui, madame.

 

– Tes parents ?

 

– Papa est mobilisé. Maman est restée au pays, avec ma petite sœur qui est venue au monde le mois dernier.

 

– Alors, personne ne t’accompagne ?

 

– Si… une de nos voisines, Mme Louvois, qui est partie avec ses trois enfants. Maman m’a confié à elle.

 

« Inutile de chercher davantage, pensa Palmyre Boussuge, je ne trouverai pas mieux. »

 

Et elle se fit désigner Mme Louvois, pour lui dire qu’elle emmenait l’enfant.

 

Cependant, Agathe Chévremont s’approchait de la petite fille aux prunelles magnétiques. Elle était assise à l’écart, sur son baluchon, et attendait placidement que son sort fût fixé. Elle avait rejeté en arrière le capuchon de sa pèlerine et, sous le mouchoir à carreaux qui la coiffait, deux maigres nattes en queue de rat pendaient sur ses épaules.

 

– Comment t’appelles-tu ? demanda Mme Chévremont.

 

– Marie-Anne.

 

– Ton nom de famille ?

 

– Grimodet.

 

– Tu es seule ?

 

– Oui madame.

 

– Tes parents ?

 

– Papa est mobilisé. Maman est morte l’année dernière.

 

– Personne ne t’accompagne ?

 

– Si… Mme Louvois ; notre voisine.

 

– Où est-elle ?

 

– Là… derrière nous… avec ses trois enfants. Une dame cause avec elle.

 

C’était Mme Boussuge : elle se faisait donner décharge du petit Fernand. À chaque adoptante qui passait, avec sa part, devant lui, le docteur Chazey glissait en douceur :

 

– Ne manquez pas de m’amener le plus tôt possible votre réfugié, afin que j’établisse sa fiche sanitaire.

 

– Sa fiche, naturellement… murmura Mme Chévremont ; et, à son tour venu, elle aborda Mme Louvois, une grande femme sèche et basanée qui avait un enfant sur les bras, deux autres à ses pieds, et ressemblait à un pasteur régnant sur son troupeau vautré.

 

– C’est vous, madame, qui prenez soin de cette enfant… Marie-Anne… Giraud… Girodet ?…

 

– Grimodet, rectifia le grand berger en jupons. Oui, c’est moi. Son père, qui est veuf, me l’a laissée à garder en partant. Elle est bien douce et bien complaisante. Elle me venait en aide à la maison… où ça n’est pas l’ouvrage qui manquait.

 

Elle jeta un coup d’œil du côté de la petite, toujours immobile à quatre pas de là, sur son bagage, et ajouta :

 

– Il ne faut pas la juger sur la mine ; elle tombe de sommeil… et de tout… C’est une nature très gaie, on ne le croirait pas en la voyant… Elle aurait le droit d’être triste, affligée comme elle est. On peut dire que celle-là n’a pas de chance…

 

« Pourquoi me fait-elle l’article, ruminait Mme Chévremont ; je ne marchande pas. » Et tout haut, elle reprit :

 

– Oui… à moitié orpheline déjà, voir son père la quitter… Pour le moment, elle semble, en effet, avoir besoin de repos avant tout. Elle va se remettre chez nous… Je vous reverrai bientôt, madame, pour de plus amples renseignements.

 

– À votre disposition, madame.

 

Suivie des yeux par la meneuse, Agathe Chévremont revint vers la petite fille qui paraissait s’être endormie sur son paquet de hardes.

 

– Allons, Marie-Anne, viens. Un bon lit t’attend, et de quoi manger, si tu as faim… As-tu faim ?

 

– Pas beaucoup.

 

– Je vais te porter tes affaires… C’est tout près d’ici. Nous serons vite rendues.

 

La fillette se leva et fit quelques pas à côté de Mme Chévremont qui s’aperçut alors que l’enfant sautait sur un pied en marchant.

 

– Tu t’es blessée ?

 

– Oh ! non, répondit Marie-Anne.

 

– Tu boites pourtant…

 

– Ça n’est pas d’aujourd’hui, reprit légèrement la petite, qui ne se préoccupait plus des faits accomplis.

 

– Depuis quand ?

 

– Je ne sais pas… On allait me faire opérer, je crois, quand maman est tombée malade de la poitrine… ; alors, comme papa ne pouvait pas perdre une journée pour me conduire à Saint-Quentin, où il y a de bons chirurgiens…

 

– C’est donc grave, ton… ta… cette…

 

– Mon infirmité ? Non. Le médecin de chez nous a dit que je serais guérie quand on voudrait… à condition de ne pas trop attendre, naturellement.

 

– Quel âge as-tu ?

 

– Neuf ans.

 

– Quel métier ton père exerce-t-il ?

 

– Boulanger.

 

– Et jamais il n’a trouvé le temps de te faire soigner sérieusement ?

 

– Mais je ne suis pas malade ! s’écria la fillette qui sauta plus haut, pour s’en faire accroire autant peut-être que pour en faire accroire à la dame. Un pied bot, comme c’est que j’en ai un, ça n’empêche pas de boire, de manger et de courir. Quand maman s’est mise à mourir tout doucement, il a bien fallu que je me rende utile à la maison, et chez Mme Louvois aussi. Demandez-lui ce que je sais faire.

 

Mme Chévremont avait cru devoir ralentir le pas en apprenant de quelle incommodité, pour ne pas dire plus, sa petite pensionnaire était atteinte ; mais celle-ci continuant de protester contre tous ménagements par des sauts plus vifs, la femme du vétérinaire accéléra l’allure.

 

Son mari l’attendait avec une impatience à laquelle toute curiosité n’était point étrangère. Il regarda l’enfant que la loterie lui attribuait et n’attacha aucune importance à sa claudication qu’il mit sur le compte de la lassitude.

 

– Alors, c’est toi notre réfugiée ? fit-il rondement.

 

Agathe répondit à la place de la petite :

 

– Dame ! puisque tu as voulu une fille…

 

Légèrement déçue dans son choix, elle avait l’habileté féminine de lui en faire tout de suite partager la responsabilité.

 

Mais le vétérinaire continuait à n’y voir que du feu.

 

– Certainement, j’ai désiré une fille, reprit-il, et je ne le regrette pas, car celle-ci est mignonne et ne nous attirera point d’ennuis. N’est-ce pas, petit bijou ?…

 

De ses fortes mains velues, il avait levé le menton que baissait Marie-Anne, et le visage enfantin se colora un peu à la bouffée de chaleur qui lui venait de ce cordial accueil.

 

Agathe rompit de nouveau le charme.

 

– Tu sais que les Boussuge ont un garçon, eux…

 

– Ah !… fit Chévremont sans dissimuler sa contrariété. Il ne faut plus s’étonner de rien.

 

Il eût dit, d’ailleurs, mais sur un autre ton, exactement la même chose, si les Boussuge s’étaient dérobés au devoir d’assistance.

 

– Au fait, la petite doit le connaître, ajouta Agathe : elle et lui ont été confiés à la même personne… une dame Louvois avec qui j’ai causé un moment à la gare.

 

Prise à témoin et déjà apprivoisée, Marie-Anne précisa :

 

– C’est le gosse Fernand, le fils du maçon qui demeure en face de chez nous. On jouait ensemble.

 

Elle scrutait le couple, de ses yeux bleus limpides, sans arriver à comprendre pourquoi le nom de Fernand, jeté dans la conversation, l’avait subitement refroidie.

 

– Veux-tu tremper un biscuit dans du vin avant d’aller te coucher ? demanda Agathe.

 

– Merci, madame.

 

– Merci oui ou merci non ? insista le vétérinaire.

 

– Je n’ai pas faim, monsieur, j’ai mangé en route.

 

– Elle a besoin de dormir plus que d’autre chose, trancha Mme Chévremont. Rose va te montrer ta chambre. Bonsoir, Marie-Anne.

 

– C’est ton nom, Marie-Anne ? dit Chévremont, qui l’entendait pour la première fois.

 

– Oui, monsieur.

 

– Il est bien long et bien sérieux pour ton âge. Nous t’appellerons Nanette… Tu n’y vois pas d’inconvénients ?…

 

La bouffée de chaleur revint aux joues de la fillette.

 

– Oh ! monsieur…

 

– Alors, bonsoir, Nanette. À demain.

 

 

La soirée du même jour s’achevait de la même façon chez les Boussuge qui recueillaient, de leur côté, le petit Fernand.

 

Au sortir de la gare, il avait été soulagé de son sac… Julien Damoy, Café en grains… par une servante virile qui répondait au nom de Zénaïde et venait au-devant de sa maîtresse en bougonnant. Elle avait tout d’un cavalier arabe démonté, d’un Bédouin. Un linge blanc lui enveloppait la figure dont on ne voyait que le nez.

 

– Je vous avais dit de ne pas prendre l’air avec votre fluxion, fit Palmyre Boussuge, sans provoquer autre chose qu’un grognement sous le burnous.

 

Fernand eut peur de la guerrière. Il rapetissait encore à côté d’elle, dans la maturité de l’âge et aux épaules de qui les plus lourds fardeaux devaient être poids plume. Les deux sexes semblaient avoir fait en elle un accommodement. Son enfance et sa jeunesse avaient appartenu au sexe féminin ; mais, à partir de quarante ans, tous les attributs du sexe fort, y compris la barbe au menton, lui avaient été conférés. Fernand arrivait trop tard. Il s’était senti rapidement dévisagé ; puis le déménageur travesti empoignant le sac comme une courtepointe, avait échangé quelques mots avec Mme Boussuge, tout en hâtant le pas, car le froid piquait et les rues désertes de Bourg ne recevaient un peu de lumière que des fenêtres çà et là encore éclairées, à une heure où tout le monde habituellement dormait.

 

– Comme ça, vous avez trouvé votre affaire, disait la vieille Sarrasine encapuchonnée.

 

– Oui, ce petit bonhomme, qui a l’air gentil…

 

– Ne pas se fier aux apparences.

 

– Évidemment.

 

– C’est gros comme deux liards de beurre.

 

– Il n’a pas été élevé dans du coton. C’est le fils d’un maçon des environs de Soissons.

 

– Il a encore sa mère ?

 

– Oui… et une petite sœur nouveau-née… Je n’en sais pas davantage. Il aura le temps de nous raconter son histoire.

 

– Et de la broder. À beau mentir qui vient de loin.

 

– En voilà des idées, Zénaïde ! Pourquoi cet enfant ne nous dirait-il pas la vérité ?

 

– Il n’y a pas beaucoup de gosses aujourd’hui, qui ne soient de la mauvaise graine.

 

– On voit bien que vous n’avez pas eu d’enfant.

 

– À Dieu ne plaise ! Mes vieux jours sont assurés.

 

L’impression qu’avait produite sur le petit Fernand l’acariâtre portefaix fut heureusement effacée par l’aménité de M. Boussuge.

 

Il fit entrer l’enfant dans la salle à manger, le conduisit sous l’abat-jour crémeux de la suspension et l’interrogea affectueusement.

 

– Tu n’es pas trop fatigué ?

 

– Non.

 

– D’où venez-vous ?

 

– De Paris.

 

– Je veux dire de quelle région ?

 

– De Soissons… mais nous habitons les environs.

 

– Bon. Je suis sûr qu’il a les pieds gelés ! Vous n’allez pas l’envoyer se coucher sans lui faire prendre quelque chose de chaud…

 

Derrière lui Zénaïde, toujours bourrue, marmonna irrespectueusement : « Croyez-vous donc qu’on n’y a point pensé ? » Et elle mit sur la table une tasse de lait fumant que le gamin fit mine de refuser. Mais l’autre ordonna : « Faut boire ça très chaud… quitte à se brûler. »

 

Elle était encore plus effrayante sans manteau. Sa mentonnière, nouée à l’envers, faisait les cornes et découvrait, avec le nez, de gros yeux de porcelaine dans un visage empourpré.

 

L’enfant dut obéir, en voyant que ni « le monsieur » ni la « dame » ne le soutenaient. Avaler à petits coups le breuvage ne l’empêchait pas d’entendre les propos de ses hôtes.

 

– Tu ne devinerais pas qui j’ai rencontré à la gare, disait Mme Boussuge. Ne cherche pas, va : Agathe !

 

– Avec Chévremont ?

 

– Non, toute seule.

 

– Quel numéro a-t-elle tiré ?

 

– Je ne sais pas : je suis partie la première.

 

– Elle a donc bien vu que nous avons aussi notre réfugié. Quelle tête faisait-elle ?

 

À ce moment, le petit Fernand, ayant enfin vidé sa tasse, la rendit à Zénaïde.

 

– On ne dit pas merci ?

 

Il comprit la leçon de politesse et fit :

 

– Merci, madame.

 

– Madame est de trop. Contente-toi de dire : Merci, Zénaïde.

 

– Merci, Zénaïde.

 

En se rapprochant du « monsieur » comme pour chercher protection auprès de lui contre la grondeuse, il passa devant elle.

 

– On demande pardon en passant devant le monde, redoubla-t-elle.

 

– Pardon, mad…, pardon, Zénaïde.

 

– Il faudra tout lui apprendre, poursuivit la servante que l’on n’avait pas pour rien surnommée dans le pays, la Malaisée.

 

– Vous l’intimidez, aussi, dit M. Boussuge en attirant entre ses genoux le petit réfugié. Veux-tu encore un peu de lait ?

 

– Non.

 

Zénaïde mit bon ordre derechef à ses façons inciviles :

 

– On dit : Non, monsieur.

 

– Non, monsieur, répéta l’enfant subjugué.

 

– Quel est ton nom, au fait ?

 

À cette question du « monsieur », l’enfant répondit :

 

– Je m’appelle Fernand… mais, à la maison, on m’appelait Nanand.

 

– Parfait ! s’écria M. Boussuge. Va pour Nanand ! Ne changeons rien à une habitude prise. Le lit de ce jeune homme est prêt ?

 

– Oui, dans la chambre de Justin, auprès de nous, dit Palmyre. Zénaïde l’a bassiné… et il y a une boule au pied, comme pour notre Justin, quand il était là.

 

Mais cette déclaration ne fut point du goût de la servante, qui attendait l’enfant, un bougeoir à la main, pour l’accompagner. Elle le poussa devant elle en ronchonnant sur ses talons, dans l’escalier : « Bien sûr que je l’ai bassiné, son lit… Mais quant à dire que c’est la même chose, non ! Monsieur Justin était le fils de la maison, lui… Faudrait pas confondre… »

 

Et l’enfant s’étonnait naïvement de trouver tant de familiarité chez une personne qui exigeait de lui, dans son langage, tant de correction.

 

II

L’APPÂT DE LA CAMPAGNE


Édouard et Palmyre Boussuge vivaient depuis quatre ans retirés à Bourg-en-Thimerais.

 

Boussuge, sous-chef de bureau au ministère de l’Agriculture, s’était mis lui-même à la retraite en 1910, à la mort d’un oncle de sa femme, enrichi au Sentier dans les tissus de coton et qui laissait une assez belle fortune à partager entre trois héritiers.

 

L’aisance assurée, Boussuge n’avait pas cru devoir différer davantage la réalisation de son rêve d’une existence paisible à la campagne. Son fils unique venait de terminer ses études, le fonctionnaire s’ankylosait à Paris où, depuis longtemps, rien ne l’amusait plus. Son père avait succombé à une affection cardiaque… Il y pensait toujours et ménageait son cœur.

 

Et puis, « je voudrais bien ne pas disparaître sans avoir acquis quelques notions d’agriculture », disait plaisamment le bureaucrate à qui des dossiers et des cartons verts avaient, pendant vingt-sept ans, masqué la vue.

 

Il n’était point un sot pour cela. Il avait eu dans sa jeunesse, vers 1887, des velléités littéraires. Il avait collaboré à la Revue moderne dont le siège était rue du Département, à La Chapelle, dans l’arrière boutique d’un marchand de vin. La rédaction s’y réunissait à table une fois par mois, autour d’un jeune employé de commerce de complexion délicate, Robert Bernier. Quelques-uns de ses hôtes, poètes ou romanciers, s’étaient fait un nom plus tard. Édouard Boussuge avait aussi donné des articles à la Revue rose, de Henry Lapauze, au Passant, de Maurice Bouchor et Guigou, à la Jeune France, d’Émile Michelet. Enfin, il avait fait jouer aux Folies-Bobino, sous le pseudonyme d’A. Manda, une arlequinade mettant en scène et traduisant en vers banvillesques, les charmantes affiches de Jules Chéret qui étaient alors des bouquets sur les murs. On avait même connu à Boussuge, pendant un mois, une jolie maîtresse surnommée Symbola, porte-bannière des esthètes belliqueux aux spectacles d’avant-garde.

 

Il conservait de cette époque un bon souvenir. Le ministère auquel, en y entrant, il avait cru ne demander qu’un abri provisoire, s’était refermé définitivement sur lui à partir de son mariage avec la fille assez bien dotée d’un vinaigrier d’Orléans ; mais s’il n’avait point oublié ses trois ans d’initiation à la vie littéraire, il n’en était pas moins pour cela exempt d’amertume et de regret. Dans la course à la gloire, la perspective d’arriver est ouverte à tous les partants. Il n’avait tenu qu’à lui d’opter pour la carrière où l’on mange le plus de vache enragée. Il s’était toujours félicité de n’en avoir rien fait, sous l’empire de sa nature ennemie de la lutte, des viandes coriaces et des résultats aléatoires. Sa vie, somme toute, avait été conforme aux idées et aux partis moyens. Il n’avait pas lieu de se plaindre et montrait sa sagesse en ne se plaignant point.

 

Chaque génération laisse ainsi un résidu littéraire et artistique qui n’est pas perdu parce qu’il trouve un autre emploi. Toutes les bohèmes ont leurs Schaunards. Les ministères et les administrations, l’industrie et le commerce même gardent souvent la proie qui pensait leur échapper.

 

Mais ne vaut-il pas mieux renoncer formellement que de s’abaisser à ces avortements ? On ne risque de donner l’impression d’être un raté qu’en persévérant sans succès. Aussi bien, Boussuge ne s’était pas absolument détaché de ses confrères en les perdant de vue.

 

Pendant une dizaine d’années, il avait saisi, pour leur rappeler son existence, l’occasion d’un livre qu’ils faisaient paraître ou d’un événement auquel leur nom était associé. Les uns répondaient ; les autres avaient déjà oublié le camarade qui s’était mis de lui-même hors de combat : presque un déserteur. Et puis, la mort avait éclairci les rangs de la phalange sacrée… et Boussuge, seul, dans son cabinet de travail, regardait parfois mélancoliquement les Revues qui étaient sa jeunesse en feuilles mortes. Un portrait de lui sur un programme représentait un garçon fluet, avec une ombre de moustache et l’air pincé. Il s’était développé sans devenir trop gros ; il avait laissé pousser sa barbe taillée en pointe, blonde et peu fournie sur les joues, si bien que le poivre et le sel s’y mariaient sans attirer l’attention ; n’était-ce pas assez, à cinquante ans sonnés, pour être reconnaissant à la vie de ne l’avoir maltraité d’aucune manière ?

 

Dans les premières années de son mariage, quand certains souvenirs lui causaient encore des élancements comme en a un névralgique dans ses fausses dents, il prenait, sur les rayons de sa bibliothèque, un volume relié des revues qui lui renvoyaient, ainsi qu’un miroir, son image. Il ouvrait le volume au hasard et y trouvait généralement le remède à sa douleur fugace. Il tombait, par exemple, sur ces vers de Gabriel Vicaire, fleurs toujours fraîches aux feuillets du Passant, que Maurice Bouchor dirigeait :

 

Je te bercerai

Dans la mousseline,

Je te bercerai

Tout un soir doré.

Et tu dormiras

Câline, câline,

Et tu dormiras

Nue entre mes bras.

 

Il frémissait un moment, troublé dans son cœur et dans sa chair, ainsi qu’une vierge vieille fille, à laquelle un livre parle de printemps et d’amour.

 

Maintenant, toute douleur lancinante avait disparu… Boussuge ne conservait, dans un coin, les témoins d’autrefois, que comme de vieux serviteurs inutiles auxquels il ne donnait plus de gages.

 

Ce n’était point le hasard et pas davantage le voisinage d’une belle forêt, qui avaient déterminé les Boussuge à se fixer, en 1910, à Bourg-en-Thimerais. Ils y étaient attirés par leurs vieux amis, le vétérinaire Chévremont et sa femme. Palmyre Boussuge et Agathe Chévremont, cette dernière, fille d’un grand épicier d’Orléans, avaient fréquenté la même pension et, mariées, ne s’étaient jamais perdues de vue. Tous les ans, aux vacances, les Boussuge passaient trois semaines chez les Chévremont, et ceux-ci, en revanche, lorsqu’ils allaient à Paris, descendaient chez leurs amis. Autre lien entre eux : un fils dans chaque ménage. Octave Chévremont et Justin Boussuge, du même âge, avaient joué ensemble et n’épousaient pas la mésintelligence née, un jour, d’une cause futile, entre leurs parents.

 

Donc, en 1910, profitant d’une « superbe occasion », que Chévremont leur avait signalée, les Boussuge s’étaient rendus acquéreurs, à Bourg-en-Forêt, d’une petite maison confortable, à deux étages, dont le propriétaire, un ancien officier, venait de mourir. Elle se faisait remarquer par des contrevents bleus et s’appelait Les Tilleuls.

 

– Tu n’en trouveras nulle part de mieux située, avait dit Agathe Chévremont à son amie. La poste et la pharmacie sont en face, ce qui met beaucoup d’animation dans la rue, tu comprends ? C’est un va-et-vient continuel. On finit par s’intéresser aux courriers qui arrivent et qui partent. On sait l’heure en les voyant passer devant la fenêtre. La pharmacie n’est pas une moins grande distraction. J’allais quelquefois en visite chez la femme du colonel… Aussitôt qu’elle entendait le timbre de la porte d’entrée, chez le pharmacien, elle tournait la tête pour reconnaître le client. Quand elle a quitté sa maison pour aller vivre chez ses enfants, à la mort de son mari, elle m’a dit : « Ce que je regrette le plus, ma chère amie, ce n’est pas encore la poste… c’est la pharmacie. Grâce à elle, jamais une journée ne m’a semblé vide. Ce sont des devinettes du matin au soir… car le malade est une chose, et la maladie en est une autre… »

 

Palmyre s’était laissé tenter. Au printemps, les Boussuge avaient emménagé dans la maison du colonel décédé. Elle était à l’alignement de la rue, mais, par derrière, s’étendait un beau jardin, moitié d’agrément, moitié potager. Une allée de tilleuls magnifiques en ombrageait le fond, d’où le nom du logis : Les Tilleuls.

 

Les six premiers mois, jusqu’à l’automne, furent consacrés par les Boussuge à leur installation. Les Chévremont la leur facilitèrent cordialement. Cependant, vers la fin de l’été, Édouard Boussuge donna quelques signes de désœuvrement, presque d’ennui. Et ce fut alors que le docteur Chazey lui fit faire la connaissance de l’inspecteur des forêts, M. Bourdillon, que tout le monde tenait en haute estime.

 

C’était un petit homme simple, doux et secret, toujours un peu, non pas dans les nuages, comme on dit, mais dans la forêt. Les arbres prolongeaient indéfiniment une famille réduite pour lui sans cela, à une mère âgée, impotente et despotique devant laquelle il demeurait, dans son âge mûr, petit garçon. Elle gouvernait sans bouger plus qu’un arbre, sauf quand elle suivait son fils dans ses déplacements ; autrement, elle avait des vieilles souches la circonférence et les racines. Rivée à son fauteuil, elle faisait marcher à sa place, au doigt et à l’œil, son fils et la servante de l’Assistance publique qui les servait.

 

M. Bourdillon jouissait d’une grande réputation de sagesse que lui avaient acquise son existence retirée et son urbanité.

 

Le docteur Chazey aimait à causer avec lui, au hasard des rencontres. Il lui disait :

 

– Vous savez, Bourdillon, que les protestants empruntent à la Bible des versets dont ils garnissent les murs, pour leur édification constante. Vous devriez vous composer une décoration analogue avec tout ce qu’ont inspiré les arbres aux penseurs et aux écrivains célèbres. Il y a dans les Paroles d’un croyant, notamment, une bien belle méditation que j’ai apprise par cœur, dans ma jeunesse, comme un poème. La voici :

 

« Je viens de revoir le lieu où je souhaite qu’on dépose mes os. Un rocher, un chêne qui croît dedans, c’est là tout. Pauvre chêne, tu seras mon dernier et mon plus fidèle ami. Lorsque tous auront dit : « Je ne le connais point ! » toi, tu me connaîtras encore et tu me protégeras de ton ombre. Puis, viendra un jour où tu plieras aussi sous le temps, ou sous la cognée. Alors, je tressaillirai une dernière fois sous la terre. »

 

– C’est admirable !

 

– N’est-ce pas, Bourdillon ? On croirait y être.

 

– Et le vœu de Lamennais a été exaucé ?

 

– Non. À la fin de sa vie, il s’est ravisé. Il a demandé que son corps fût porté à la fosse commune, au milieu des pauvres. Tout est contradiction dans la nature humaine, Bourdillon ! Aussi bien, Lamennais ne se contentait pas de célébrer les arbres : il en plantait.

 

– J’aime mieux cela.

 

– Moi aussi. Il en plantait par milliers et se désolait de les voir jaunir, se dépouiller et mourir. « Ma distraction, disait-il encore, est de semer et de planter des arbres. D’autres en jouiront ; mais je les verrai croître à mesure que je m’en irai, et La Chênaie, dans un demi-siècle, sera un lieu fort joli. »

 

– La Fontaine a mis cela en vers :

 

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage,

 

observait l’inspecteur des forêts, pour n’être point en reste de citation.

 

En réalité, les arbres que Lamennais a plantés n’ont pas atteint le siècle. C’est dire qu’ils ne sont pas morts de vieillesse. On les a abattus. Il arrive toujours une heure où les arbres masquent la vue – ou la ruine. Alors on fait de l’argent avec – ou du feu.

 

Le docteur Chazey présenta donc Boussuge à M. Bourdillon. Quand celui-là, dans la conversation, manifesta l’intention de s’intéresser particulièrement à quelque chose, le forestier sourit en dedans et n’eut pas une minute l’idée de proposer les arbres aux aspirations de l’oisif. C’était trop pour lui. Il faut la vocation. Les arbres ne se laissent pas aimer comme cela par le premier venu. Ils sont renfermés. Ils exigent des gages.

 

Bourdillon abaissa son regard et dit :

 

– Il y a les fourmis sur lesquelles on a déjà écrit de bons ouvrages d’entraînement.

 

– Oui, répondit Boussuge, mais l’entomologie n’est pas un goût, c’est une passion, et je ne l’ai pas.

 

– Alors, écartons les abeilles.

 

– Après Maeterlinck, en effet…

 

– Il ne s’agit pas de les étudier, ni de broder sur un canevas… L’apiculture, à laquelle vous auriez pu songer, assimile la ruche à une coopérative de production.

 

– Merci. Je préférerais une occupation d’esprit qui fût comme un régime à suivre partout, chez moi, dehors, en voyage…

 

– Il y aurait bien, en ce cas, les fougères… ou les champignons…

 

L’inspecteur des forêts, en disant cela, avec une petite moue sous sa moustache grise, avait l’air d’un riche, muni de billon, pour ses charités.

 

– Oui, les champignons, reprit-il. Il n’en manque pas ici… On les récolte, on les identifie en rentrant, on compare entre elles les espèces qui ne sont pas les mêmes dans toutes les régions ; on fait des communications à la Société de Mycologie… ; on consulte les spécialistes qui font autorité en la matière… C’est une distraction fort agréable à la campagne.

 

Boussuge, cependant, rêvait tout haut : « Les champignons… C’est vrai, je n’y avais pas pensé, je ne les aime pas. J’aurais ceci de commun avec les bibliophiles qui ne lisent pas les volumes qu’ils collectionnent. »

 

– Vous me donnez une bonne idée, reprit-il en s’adressant à M. Bourdillon. C’est mieux porté que les papillons, les timbres-postes, les vieux silex, etc.…

 

L’inspecteur eut un geste vague qui signifiait : « Oh ! l’un ou l’autre… »

 

– Vous êtes un peu sur votre terrain, insinua Boussuge, en quête déjà d’un initiateur.

 

– Oh ! fit M. Bourdillon, c’est tout au plus si je discerne les champignons comestibles d’avec ceux qui ne le sont pas ; mais l’instituteur, M. Faverol, guidera bien volontiers, j’en suis sûr, vos premiers pas. Vous serez à bonne école, c’est le mot, car il passe pour un connaisseur.

 

Boussuge le vit et lui demanda les premières leçons sur place, en forêt. Il apprit à vérifier les échantillons qu’il rapportait et à les classer, il se procura, pour commencer, des Atlas élémentaires et la Flore des champignons indispensable pour déterminer facilement les espèces de France, au moins. Il tapissa les murs de son cabinet de travail, au rez-de-chaussée, de belles cartes qu’il fit venir de Paris et auxquelles il donna pour sœur, par inclination, une mappemonde ; mais tout cela laissait encore, dans son emploi du temps, quelques vides. Il les remplit le jour où il prit la résolution de se remettre au latin, afin de comprendre et de parler le langage congruent aux sciences naturelles. Il était dans l’engrenage. Il projeta, pour compléter plus tard son apprentissage, le Tour de France du mycologue, l’exploration de nos grandes forêts, comme celles de Fontainebleau, de Compiègne, de Rambouillet et d’Orléans ; puis des voyages dans les Landes, le Jura, les Ardennes, la Côte-d’Or, la Gironde, le Dauphiné, le Var… où se rencontrent des variétés que l’on n’observe que là.

 

En attendant, il commanda au menuisier des casiers et les garnit de cartons non pas verts, mais rouges, afin de rappeler le ministère, sans affectation. Il avait, à la fin de sa carrière, amassé des fournitures de bureau, de quoi subvenir aux besoins d’un fonctionnaire pendant toute sa vie ; il fut heureux d’en trouver l’écoulement. Il ne lui manquait, somme toute, qu’un garçon à sonner de temps en temps. Il arriva plus d’une fois à Boussuge, distrait, d’étendre la main vers un timbre électrique imaginaire, le moment venu d’allumer la lampe ou d’entretenir le feu.

 

Il écrivit à quelques libraires de lui envoyer leurs catalogues et il prit plaisir à les feuilleter comme dessert, après des lectures plus substantielles. Il s’abonna à la Revue des Deux Mondes et au Mercure de France, à l’une par tradition, à l’autre en souvenir de sa jeunesse.

 

Enfin, il croyait bien avoir organisé sa vie nouvelle de façon à la rendre aisément supportable.

 

Il comptait sans ses hôtes.

 

III

BROUILLÉS DEPUIS JEANNE D’ARC


Octave Chévremont se destinait à la carrière de son père, s’y préparait depuis trois ans, à l’école d’Alfort, quand la guerre avait éclaté. Justin Boussuge, lui, terminait son service militaire, après quoi il se proposait de subir le concours d’admission à la Banque de France.

 

Les deux jeunes gens ne se rencontraient que par hasard et assez rarement à Bourg-en-Thimerais ; mais ils ne manquaient pas, alors, de traduire en ridicule une querelle obscure et futile dont ils ne voulaient même pas entre eux approfondir les motifs d’ordre politique et électoral.

 

Le fils Chévremont, un petit brun gai et nerveux, disait à son camarade :

 

– Au fond, tu sais, ton père et le mien sont aussi désolés que ta mère et que la mienne d’être brouillés depuis trois ans. Mais tu ne connais pas comme moi l’esprit de la petite ville. Cent bouches invisibles soufflent le froid sur leurs velléités de réconciliation… quand ils en manifestent. La province suscite et entretient les animosités, parce que la médisance est plus féconde que la mansuétude. Les seules personnes capables de fournir un inépuisable sujet de conversation sont celles qui vivent en état de guerre. Rien ne réclame plus de soins constants qu’une plaie à envenimer. La galerie n’a point d’autre rôle : elle arrache plus de pansements qu’elle n’en fait. Une petite ville à laquelle les passe-temps sont mesurés doit vivre davantage sur les ressources tirées de son fonds. Les deux mille habitants de Bourg ont bien plus d’occasions de ne pas s’aimer entre eux que les dix mille âmes de la sous-préfecture.

 

– C’est un peu paradoxal, répondait le fils Boussuge, blond, mince et plus pondéré qu’Octave Chévremont. Tout s’arrangera, j’en suis persuadé comme toi. La seule chose fâcheuse, c’est que deux familles longtemps liées d’amitié à distance, ne réussissent pas à s’entendre autour d’un clocher.

 

– C’est à croire, dit le petit Chévremont, que les clochers sont des traits d’union relevés – comme les ponts-levis.

 

– Papa n’avait jamais fait de politique avant de venir ici, reprit Justin Boussuge. Je crois même qu’il ne remplissait pas exactement ses devoirs de citoyen. Il a fallu, pour le perdre, que ton père l’initiât aux jeux du suffrage universel. Résultats : ils ne peuvent plus se voir en face, et nos pauvres mamans doivent suivre le mouvement par solidarité conjugale. Est-ce bête ?

 

– Oui, c’est bête, répliquait le fils Chévremont ; mais la politique, dans nos petites villes, est encore une façon de tuer le temps en s’embêtant les uns les autres. Songe au peu de distractions qu’il y a, pour les hommes en dehors du café et de la politique, pour les femmes en dehors de la messe et des cancans ! Il eût été trop beau, voyons, que ton père et le mien fussent du même parti. Une pareille harmonie eût frisé le scandale. Aussi l’opinion publique a-t-elle mis la discorde entre eux afin de s’en amuser, et nos chers parents ont eu la faiblesse de donner dans le panneau. Ils en reviendront, espérons-le.

 

Et Justin Boussuge avait conclu, en montrant le clocher :

 

– Ils en reviendraient plus vite tout de même, si l’on avait jamais vu la politique abaisser ce pont-levis.

 

C’était vrai : une amitié de vingt ans et plus barbotait dans la mare électorale et risquait de s’y envaser.

 

En arrivant à Bourg, en 1910, Édouard Boussuge y avait trouvé, avec indifférence, la population divisée en deux camps de force égaie : celui des réactionnaires ou ratis (ratichons) et celui des républicains modérés ou radis (radicaux).

 

Le premier était représenté par le maire, le docteur Chazey, et la moitié du Conseil municipal. Les radis avaient à leur tête Évariste Chévremont, enfant du pays, et vétérinaire. La lutte entre ces deux influences durait depuis dix ans, avec des hauts et des bas à chaque renouvellement de mandat. Tantôt les ratis l’emportaient, et tantôt les radis. L’avantage était, pour le moment, à la fraction modérée du Conseil.

 

Le docteur Chazey appuyait son autorité sur une compétence administrative reconnue et sur l’invariable bonne humeur qu’il opposait à la violence et au dépit de ses adversaires. Il les usait par la douceur. Il tenait sous son talon de feutre Chévremont écumant. Celui-ci, un géant roux et congestionné, avec de longues moustaches tombantes, à la gauloise, et des yeux bleus en boules, qui s’injectaient dans les discussions orageuses, ressemblait aux portraits que l’on a de Gustave Flaubert. Boussuge en avait fait, le premier, la remarque, et la consacrait en appelant quelquefois Chévremont vieux Flau. Le vieux Flau, d’une nature débonnaire, ne se possédait plus devant le sourire mesuré, pas même dédaigneux, dont le maire accompagnait, aux séances du Conseil, une riposte spirituelle ou un exposé irréfutable. On saute à la gorge de l’insolent qui vous provoque ; on se met dans son tort en n’ayant point égard à la courtoisie d’un contradicteur. Et Chévremont y était souvent, dans son tort, et il n’aimait pas à s’entendre dire par les collègues de son bord eux-mêmes, à l’issue d’une réunion orageuse, qu’il avait peut-être été un peu loin… ; car rien ne lui faisait sentir davantage l’infériorité de sa méthode de combat.

 

– Il est pareil au Clairon de Déroulède : la tête emportée, il sonne encore la charge ! disait plus tard Boussuge.

 

Le vétérinaire avait pour lui les bilieux : le pharmacien Labaume, un capitaine de gendarmerie en retraite, un gros éleveur, un ancien officier, un marchand de vins en gros, deux cultivateurs et un entrepreneur de maçonnerie.

 

À droite siégeaient : le docteur Chazey, le notaire, M. Le Menou, deux propriétaires de fabrique, un marchand de bois, un fermier, et deux rentiers que Chévremont appelait dentiers, en jouant sur le mot.

 

– Nous ne serons jamais d’accord, le vétérinaire et moi, disait le docteur Chazey de son côté : nous n’avons pas à satisfaire la même clientèle.

 

Un des plaisirs de Boussuge, lorsqu’il venait chaque année, au mois d’août, voir son ami Chévremont, était de lui faire raconter ses démêlés avec le maire.

 

– Toujours irréconciliables, vous deux ?

 

– Toujours.

 

Et Chévremont de ressasser ses griefs, qui étaient ceux de la République vis-à-vis d’enfants ingrats.

 

– La République n’est plus une gamine. Son âge et son œuvre méritent le respect. Avez-vous jamais eu à vous plaindre d’elle, vous qui la servez depuis vingt ans ?

 

Fonctionnaire, Boussuge était plutôt comme ses pareils, mécontent du régime dont il subsistait ; mais il n’en laissait rien paraître.

 

– C’est grâce à elle que le peuple a enfin l’instruction gratuite, obligatoire…

 

– Et laïque.

 

– Et laïque, parfaitement ! C’est là, je sais bien, ce que ne digèrent pas les ratis… ; mais la Séparation, croyez-vous qu’ils n’en retourneraient pas les inconvénients contre nous, s’ils avaient le pouvoir ? L’exemple de l’intransigeance nous est venu d’eux. Qui sème le vent récolte la tempête.

 

– Oui, vieux Flau. La persécution de la moitié du genre humain par l’autre moitié est la loi qui gouverne le monde, et voilà peut-être la seule et unique vérité à faire passer par un gueuloir.

 

Chévremont reprenait de plus belle :

 

– Patience ! Notre tour viendra. Le déplacement d’une ou deux voix nous donnera la majorité aux prochaines élections, et l’on verra le maire et sa séquelle baisser pavillon, c’est moi qui vous le dis. Vous avez tort de ne pas prendre ces choses-là au sérieux.

 

– Je ne les prends pas au sérieux, disait Boussuge, mais je m’explique votre exaltation. Vous allez au café et vous n’y jouez pas : il faut bien que vous y fassiez quelque chose. Vous y faites de la politique.

 

– Chazey, qui ne va pas au café, n’est pas moins ardent que moi à défendre et à propager ses doctrines.

 

– Il a peut-être aussi le sentiment de son utilité dans la triture des affaires municipales.

 

– Allons donc ! Les intérêts de la ville ne seraient pas compromis s’il cédait la place qu’il occupe depuis trop longtemps.

 

– Vous êtes las de l’appeler le Juste.

 

– On est surtout las de l’appeler Goupillon. Un goupillon qui n’a d’eau bénite que pour ses paroissiens.

 

– Mais puisque vous n’en voulez pas…

 

 

Quand Édouard Boussuge vint s’installer à Bourg, Chévremont vit en lui tout de suite une recrue à mûrir, et il s’y employa diligemment. Il introduisit son ami dans le petit cercle qui avait pour lieu de réunion le Café du Progrès, en face du Café de l’Univers, fréquenté par l’ennemi.

 

Boussuge n’était pas combatif et désirait la tranquillité. On le savait ; aussi ne l’entreprit-on pas immédiatement. On affectait même de le tenir en dehors des chicanes avec la mairie. Il y avait eu affaire à plusieurs reprises et chaque fois il avait trouvé auprès du docteur Chazey l’accueil le plus obligeant.

 

– Parbleu ! Ce n’est point à un vieux singe comme celui-là qu’on apprend à faire des grimaces, avait dit Évariste Chévremont, qui redoubla de précautions afin de ne rien brusquer. Lui, si peu diplomate, on ne le reconnaissait pas. Il n’avait mis personne dans le secret de ses projets ; il les dévoila seulement au bout de dix-huit mois, peu de temps avant les élections municipales de 1912.

 

– Écoutez, Édouard, dit-il alors, je vais vous parler franchement. Une place est vacante au Conseil, par suite du décès de Bonnard, le grainetier. Cette place vous est réservée. Il ne tient qu’à vous de la prendre. Vous avez l’estime de tout le monde ici, et les sympathies de mes amis du Progrès, en particulier. Ils sont tout disposés à faire campagne pour vous, sans conditions. Ancien fonctionnaire de la République, vous êtes, cela va sans dire, attaché aux institutions qu’elle s’est données. Nous ne vous demandons et nul ne vous demandera rien de plus. La ville a besoin d’administrateurs éclairés. C’est presque un devoir qui vous incombe. Nous ne ferons pas appel en vain à votre dévouement.

 

Boussuge, touché de la démarche, avait néanmoins différé sa réponse. Il ne se décida à laisser poser sa candidature que devant l’insistance des habitués du Progrès qui avaient mis une sourdine à leurs opinions, pour l’amadouer. Il se fit un scrupule, en outre, d’avertir le docteur Chazey de ses intentions et lui rendit visite.

 

Il rapporta de leur entrevue les meilleures assurances. Avec sa bonne grâce accoutumée et son sourire narquois, le vieux médecin, évitant les personnalités, émit quelques considérations générales sur la valeur desquelles il ne s’abusait pas plus évidemment que sur le reste.

 

– La carrière est ouverte à tous, dit-il. Quant à savoir s’il faut y entrer jeune ou vieux, c’est une autre question. La politique est, de tous les métiers, celui que l’on exerce pour l’apprendre, tandis qu’il faut, en général, apprendre les autres pour les exercer convenablement. Tout le monde n’est-ce pas ? se juge apte à faire, sans études préalables, un conseiller municipal, un député, un sénateur… voire un ministre. L’attribution des portefeuilles est bien pour le prouver. Vous devez penser comme moi que mieux vaudrait – dans l’intérêt public – acquérir de bonne heure des connaissances indispensables, afin d’en faire profiter le plus vite possible le corps électoral. L’événement n’a pas toujours, en ce qui me concerne, vérifié ce calcul. La confiance que l’on accordait à mes balbutiements est souvent refusée à mon expérience. En politique, c’est quand les années d’apprentissage sont finies que l’on commence à être traité de vieille bête.

 

– Bref, dit Boussuge, vous trouvez que je viens bien tard et sans préparation suffisante à la chose publique.

 

– Mais pas du tout ! répliqua le maire. Place aux hommes de bonne volonté ! Place à l’homme qui se cherche dans les autres hommes ! Plus il en verra, mieux il saura, à l’heure de sa mort, ce qu’il faut penser de l’espèce humaine. Jusque-là, il n’a pas le droit de la mépriser. C’est trop facile. Pour moi, sain de corps et d’esprit, l’enquête continue. Je voyais beaucoup de malades comme médecin. Allais-je, d’après eux seulement, me faire une opinion ? À quelles erreurs me serais-je exposé ! j’ai donc mis une autre corde à mon arc, et je n’en suis pas fâché. J’agite dans le même sac mes clients soi-disant malades et mes administrés soi-disant bien portants, et j’obtiens un mélange pas désagréable au goût, non, pas désagréable…

 

– Enfin, vous êtes optimiste.

 

– Sans en avoir l’air. Quand on me représente comme un sceptique désabusé, on a également tort. Rien ne m’a jamais découragé. J’ai en aversion les misanthropes. Ils tettent leur pouce et le trouvent amer… Ils n’avaient qu’à ne pas l’enduire d’aloès. Je ne suis point socialiste, mais je suis sociable. Væ soli ! Si je devais mourir d’ennui quelque part, ce serait dans une île déserte. J’y manquerais de phénomènes à observer, de types à définir, d’espèces à classer. J’ai mes champignons comme vous avez les vôtres : les bons, les indifférents, les malfaisants et les très dangereux. Leur fétidité ne m’aide pas toujours à les reconnaître. En tout cas, j’ai une supériorité sur mes adversaires : je ne les hais pas, ils m’amusent, ils ont leur fiche dans ma mémoire ; leurs antécédents, ce sont mes souvenirs.

 

– Et vous en avez beaucoup, reprit Boussuge.

 

– Je crois bien ! L’étendue d’un domaine n’en fait pas la richesse. Celui où Fabre, l’entomologiste, opérait n’était pas considérable. Le mien non plus. Ne disons pas de mal des microcosmes : ils nous épargnent l’ennui des voyages.

 

– Vous n’aimez pas les voyages, monsieur le maire ?

 

– Voyager, c’est généralement sortir de chez soi, où l’on est bien, pour visiter des pays, des gens et des choses qui ne vous laisseront que des regrets : regret de les quitter, s’ils vous ont plu ; regret de vous être dérangé inutilement, s’ils vous furent antipathiques.

 

– On s’instruit tout de même, en voyageant.

 

– Voyager en soi-même, quand on a une vie intérieure, est encore préférable à tout. J’ai aujourd’hui les mêmes curiosités qu’à vingt ans et les mêmes satisfactions. L’opposition me reproche un sourire habituel qui semble dire : « Continue, tu m’intéresses » ; mais c’est justement pour cette raison-là que mes partisans m’aiment : je les écoute. La vérité, c’est qu’ils m’intéressent tous indistinctement. Je les classe, déclasse et reclasse… car il m’arrive de me tromper. Il m’est doux de me coucher, chaque soir, en me disant : « Tiens !… un que je n’avais pas !… » enfin ce qu’on dit d’un papillon, d’un timbre ou d’un cryptogame. Mais c’est encore l’homme, voyez-vous, qui offre les variétés les plus nombreuses et les plus captivantes.

 

Et le docteur Chazey ayant reconduit son visiteur jusqu’à la grille, prit congé de lui sur ces mots :

 

– Je serai charmé, monsieur, de l’occasion qui me procurera le plaisir de travailler avec vous, et j’ai bien l’honneur de vous saluer.

 

Édouard Boussuge, de son côté, se promettait, s’il était élu, contentement et profit des rapports plus fréquents qu’il aurait nécessairement avec un maire de cette trempe.

 

– C’est un homme d’autrefois, dit-il à sa femme en rentrant.

 

Car deux générations suffisent maintenant pour imprimer aux mœurs et aux hommes le caractère démodé qu’ils ne recevaient auparavant que d’un siècle écoulé.

 

– Ce que je ne comprends pas, observait Palmyre, c’est que le docteur Chazey, tel que tu me le représentes, étant veuf, ne se soit pas remarié et vive seul, dans sa vaste maison, avec un ménage composé de sa cuisinière et de son cocher.

 

– Contradiction humaine !

 

Boussuge n’avait pas caché à Chévremont non plus l’excellente impression produite sur lui par sa visite au maire.

 

– Il vous a parlé de ses fiches, naturellement, dit le vétérinaire goguenard.

 

– Oui. Mais j’ai pris le mot au figuré… Des fiches comme celle-là, sa mémoire n’est pas la seule à en établir.

 

– Malheureusement il ne s’en tient pas là et nous avons bel et bien les nôtres, vous et moi, dans ses tiroirs.

 

– Je ne doute pas qu’il n’en possède, touchant ses malades.

 

– Et ses administrés aussi. C’est un vieux renard.

 

Le docteur, en tout cas, n’avait pas combattu la candidature d’Édouard Boussuge qui passa au premier tour, aux élections municipales de 1912, sur la liste de ses adversaires, Chévremont en tête. Le maire, de son côté, fut réélu et les deux partis s’équilibrèrent en définitive comme précédemment jusqu’à la fête de Jeanne d’Arc que le curé de Bourg-en-Forêt voulut célébrer par une procession autour de l’église.

 

Le Conseil, sur la question, fut nettement partagé. Le maire et son groupe étaient d’avis de ne pas s’opposer à la cérémonie ; mais le Comité radical-socialiste, à l’instigation de Chévremont, manifesta une opinion contraire.

 

Le nouveau dans la classe balançait.

 

– J’espère bien que vous n’allez pas nous lâcher sur un principe de cette importance, dit Chévremont.

 

– C’est que, personnellement, je ne lui en accorde pas beaucoup, répondit Boussuge. Et puis Palmyre va à l’église, et cet acte d’hostilité contre l’abbé Grossœuvre…

 

– Votre femme fait ce qu’elle veut, et la mienne aussi, reprit rondement le vétérinaire.

 

Boussuge répliqua sans se fâcher :

 

– C’est que je ne suis pas d’humeur à imiter celui de nos collègues libre-penseur qui a marié sa fille à l’église parce que c’était la condition sine qua non d’une union avantageuse. Rouge au dehors, blanc au dedans… c’est presque la jolie définition de la fraise par Pierre Dupont :

 

Rouge au dehors, blanche au dedans

Comme les lèvres sur les dents…

 

– Oui, elle s’applique assez à certains radicaux de ma connaissance, fit en riant Chévremont. La question n’est pas là… Pensez ce que vous voudrez… mais marchez avec nous, car les conséquences de votre défection seraient graves.

 

– Vous les exagérez, dit Boussuge. Je n’ai rien d’un sectaire, vous le savez bien. Je désire une seule chose : n’embêter personne.

 

– On ne vous demande pas d’être sectaire : on vous demande de voter avec nous, voilà tout.

 

– C’est la même chose. J’aimerais bien que notre liberté de penser fût égale.

 

Le Conseil municipal s’étant réuni pour délibérer, Chévremont y prit la parole et s’emballa tout de suite. Il dénonça un retour offensif du cléricalisme et jugea le moment venu de soutenir le choc.

 

– C’est pour la démocratie de Bourg une question de vie ou de mort, s’écria-t-il. Jouons cartes sur table. Sous prétexte d’honorer Jeanne d’Arc, il s’agit tout bonnement d’asseoir sur de solides bases… disons le mot : d’affermir le Patronage Jeanne d’Arc, œuvre notoirement réactionnaire et cléricale, qui sape et met en péril l’enseignement laïque, une des plus belles conquêtes du régime… la plus belle ! Si nous cédons, l’école libre relèvera la tête et sera encouragée à persévérer dans ses empiétements. Il ne le faut pas. Nous n’avons jamais eu une occasion pareille de nous compter. Tous ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous et traités comme tels, si pénible que nous soit cette cruelle nécessité.

 

Tout le monde comprit l’allusion et pensa à Boussuge, que son ami rappelait un peu durement à la discipline du parti. Simple effet oratoire, d’ailleurs : tout s’arrangerait, à l’issue de la séance, au café du Progrès.

 

Le maire avait écouté Chévremont avec sa sérénité imperturbable. Il affecta, pour lui répondre, de baisser le ton d’autant que l’avait élevé son contradicteur, afin de ramener la harangue à une conversation, les coudes sur la table.

 

– Je ne crois pas, dit-il en jouant avec son lorgnon, que l’ordre public sera menacé et que les institutions républicaines seront compromises, parce que le curé fera le tour de l’église en chantant un cantique. Le culte de Jeanne d’Arc n’appartient pas, que je sache, à un Patronage, et pas davantage à l’Église. Il est national d’abord. Jeanne d’Arc est toute à tous, à vous, libres-penseurs, comme à moi qui ne le suis pas. Si la fanfare municipale exprimait le désir de se faire entendre le même jour et ailleurs, en faveur de l’héroïne, ai-je besoin de dire que je n’y verrais aucun inconvénient ? Ma tolérance à moi, qui est infinie, va jusqu’à vous permettre, mon cher Chévremont, de rendre hommage à une victime du clergé, brûlée vive à son instigation ; tandis que nous nous contenterons, si vous le voulez bien, de glorifier la libératrice de la France envahie. Elle entendait des voix, c’est convenu… ; mais nous entendons tous des voix. Dieu merci ! Nous ne suivons pas les conseils qu’elles nous donnent, et l’exemple de Jeanne d’Arc démontre que nous avons souvent tort. Libre à vous donc de considérer la manifestation de l’abbé Grossœuvre comme un sacrifice expiatoire. Ce n’est point la première fois qu’un excès de zèle mettrait dans une commémoration tout ce qu’elle ne comporte pas. Contre la commémoration en soi, personne ne proteste ? Laissons donc chacun la solenniser à sa guise, et l’Église bénir en blanc ce que vous peindrez en rouge : il y a place pour le bleu à côté. L’essentiel, mes amis, est de priver le moins possible le commerce local, dont les intérêts nous doivent être présents, de ne pas le priver, dis-je, d’un petit mouvement qui se traduit toujours par quelque dépense.

 

Le trait de la fin était habile : il porta sur les commerçants qui siégeaient au Conseil. Chévremont ne put que répéter, en frappant du plat de sa main sur la table :

 

– Trêve de discussions ! Nous sommes éclairés. Votons. Ceux qui ne voteront pas avec nous ou qui s’abstiendront… seront nos adversaires.

 

– Mais non, observa tranquillement Boussuge. La question est mal posée. On peut très bien différer d’opinion sur un point, sans pour cela se manger le nez.

 

Le vétérinaire prit la mouche et dit, avec une emphase un peu dérisoire :

 

– Que celui à qui j’ai mangé le nez se fasse connaître !

 

On l’apaisa. Et la majorité du Conseil s’étant rangée de l’avis du maire :

 

– La cause est entendue, trancha celui-ci.

 

Chévremont, se levant alors, était sorti, après avoir signifié à Boussuge en ces termes la rupture de leurs relations :

 

– Le jour où la procession de la Fête-Dieu sera rétablie, ce qui ne peut tarder, j’espère bien voir ces messieurs la suivre, un cierge à la main.

 

La réconciliation escomptée ne se produisit pas. Boussuge, dont la défection avait été sévèrement jugée au Café du Progrès, n’y retourna point, et, le lendemain de la procession, Chévremont donna sa démission de conseiller municipal, afin de n’être pas exposé, dit-il, à rencontrer le renégat. Celui-ci, d’ailleurs, passa bientôt ouvertement à l’ennemi en changeant de café. Enfin, Agathe Chévremont et Palmyre Boussuge, sans avoir eu aucune explication, firent cause commune avec leurs maris. Les deux amies d’enfance s’évitèrent pendant quelque temps et puis finirent par s’étranger complètement l’une à l’autre.

 

Le bon docteur Chazey en consolait Boussuge sincèrement contristé.

 

– On n’a rien vu de pareil depuis l’Affaire ! Passe encore d’être brouillés par Dreyfus… mais pour Jeanne d’Arc ! Voyez-vous cette sainte… avec son air nitouche ! Mais il n’est pas possible que deux vieux amis restent à jamais séparés à cause d’elle. Voulez-vous un bon conseil ? Silence ! Silence absolu. On n’est jamais fâché avec un ami pour ce qu’il vous a dit ou pour ce qu’on lui a dit… mais pour tout ce qui vient infecter ces petites blessures. Pratiquez, en cela aussi, l’antisepsie, vous vous en trouverez bien.

 

– Comme vous avez raison, docteur !

 

Facile à dire ! Le colportage verbal, toujours diligent, attribua aux deux antagonistes des propos qu’ils n’avaient pas tenus, pour les inciter à y répondre effectivement Ils ne manquèrent pas de le faire.

 

Boussuge ayant fait repeindre les contrevents de sa maison, Chévremont en remarqua pour la première fois la couleur et dit :

 

– C’est la couleur de Marie. Édouard devait nécessairement habiter une maison vouée au bleu… au bleu céleste de Saint-Sulpice !

 

Boussuge ne fut pas en reste de politesse :

 

– Je suis voué au bleu, c’est vrai, répondit-il, comme Évariste est voué par sa ressemblance avec Flaubert, à représenter Homais au Conseil municipal. Pharmacien, vétérinaire, radical, c’est tout un.

 

Au début de leurs relations, Boussuge avait fait cadeau à Chévremont du portrait de Flaubert par Liphart, et le vétérinaire l’avait accroché, bien encadré, dans son cabinet de consultations. Il avait lu ensuite, avec intérêt, Madame Bovary, et il regardait parfois son sosie avec une certaine complaisance. Mais la Tentation de Saint Antoine lui étant tombée ensuite entre les mains, il n’alla pas jusqu’au bout.

 

– C’est crevant, dit-il.

 

À partir de ce moment, il cessa de s’intéresser au portrait de Flaubert. Peu de temps après sa brouille avec Boussuge, un matin, il donna l’ordre d’enlever le cadre et de le mettre au grenier, enfin où l’on voudrait, pourvu qu’il en fût débarrassé.

 

Mais il avait sur le cœur son assimilation à Homais. Il affectait d’en rire.

 

– C’est plutôt flatteur pour moi, car je ne me considère pas du tout comme rétrogradé par rapport à Flaubert, au contraire ; Homais est bien plus intelligent que lui.

 

Et il disait encore :

 

– Édouard a toujours montré des dispositions pour les Belles-Lettres. Je ne m’étonne donc pas qu’il ait haut, à être regardé de haut en bas. Le chien rendait encore son approche dangereuse… C’était Sainte-Hélène à n’en plus finir.

 

Boussuge, secrètement peut-être pour être désagréable à son ancien ami prit en pitié le déchu et lui offrit l’hospitalité dans son jardin, tant que dureraient les travaux. Elle s’y trouvait quand la guerre éclata.

 

– Boussuge veille au salut de l’Empire et du Sacré-Cœur, disait Chévremont.

 

IV

LA PREMIÈRE JOURNÉE


Le lendemain de l’arrivée des réfugiés, au saut du lit, Chévremont et sa femme examinèrent la situation.

 

– Je n’ai pas voulu te réveiller cette nuit pour te communiquer mes impressions, dit le vétérinaire, je ne te cacherai pas, maintenant, que je te trouve un peu imprudente d’avoir pris cette petite… sur le tas, quoi ! sans t’apercevoir de son infirmité.

 

C’était aussi l’opinion d’Agathe, qui regrettait déjà son inattention ; mais il n’eût pas fallu que son mari revînt là-dessus. En insistant, il réveillait chez elle l’esprit de contradiction qui se trahit aussitôt.

 

– Tu aurais mieux fait à ma place, je n’en disconviens pas.

 

Il s’excusa :

 

– Je n’en sais rien… Je ne t’adresse pas de reproche. C’est tout de même ennuyeux.

 

– C’est grave ce qu’elle a… ce pied bot ?

 

– Oui et non. Ça s’opère. C’est affaire aux parents. Nous ne la connaissons pas… et voilà surtout l’inconvénient de ces choix hasardeux. L’enfant n’est pas responsable des tares héréditaires qu’il apporte, c’est entendu ; il ne les apporte pas moins.

 

– C’est désagréable, reprit Agathe. Cette petite est gentille et n’a pas l’air malade.

 

– Non… mais tu avoueras que nous ne recueillons pas un réfugié pour lui donner des soins… je veux dire les soins du chirurgien. Et s’il y a un traitement à suivre…

 

– Tu n’as pas l’intention, à présent qu’elle est ici, de la renvoyer, fit Mme Chévremont.

 

Il protesta faiblement.

 

– Oh ! c’est seulement un échange que j’envisageais. Tous les réfugiés débarqués ne doivent pas être placés définitivement.

 

– Non ; mais je te prie de croire que le Patronage Jeanne-d’Arc aurait vite fait d’accaparer cette petite infirme pour nous donner l’exemple des perfections morales.

 

– Ça… c’est possible, déclara Évariste averti du danger.

 

Agathe redoubla :

 

– Vis-à-vis de tout le monde, voyons, de quoi aurions-nous l’air ? Je ne parle pas de la cruauté qu’il y aurait maintenant de notre part à repousser cette enfant après l’avoir réclamée. Et puis, sous quel prétexte ? En as-tu un ? Moi, je n’en imagine pas. Elle n’est ici, somme toute, que pour peu de temps. Cette guerre finira bientôt. En attendant, je te répète qu’il ne saurait être question de mettre cette petite dehors, tandis que ton ami Boussuge se fera gloire de son gamin… ; car il va s’en faire gloire, tu n’en doutes pas.

 

Elle avait touché le point sensible, quitte à travestir spontanément un mouvement du cœur, pour mieux le communiquer.

 

C’était une petite femme ronde, fraîche et potelée, pleine de désordre et de vivacité. Elle contrastait par là avec son amie Palmyre, imposante personne un peu sèche et dont la ressemblance, de profil, avec le cheval, au jeu d’échecs, ajoutait ostensiblement à l’autorité qui lui venait de son caractère. Ce qui était fossettes chez Agathe était salières chez Palmyre. Celle-ci se préoccupait avant tout de bien tenir sa maison, tandis que le ménage du vétérinaire était sans direction. Agathe laissait traîner tout ce que l’autre rangeait… ; mais il n’y a pas qu’une façon d’aimer son intérieur… Mme Chévremont rachetait sa négligence domestique par une grande générosité et peut-être était-ce parce que les convives s’attardaient à sa table ouverte qu’elle n’avait pas le temps de faire faire le ménage.

 

Elle avait beaucoup d’influence sur son mari et passait pour le retourner comme un gant… ce qui paraissait difficile et drôle lorsqu’on la voyait si petite, à côté de ce tambour-major. C’est le système des compensations que la nature pratique le plus communément.

 

Les Chévremont étaient, au fond, de braves gens pris à l’un de ces pièges que la vie tend aux bonnes actions comme aux vilaines. La première idée d’Évariste en apprenant que la ville allait recevoir des réfugiés avait été d’en réclamer un, par charité sans doute, mais aussi pour donner une leçon aux Boussuge qui s’abstiendraient, selon toute apparence, de même que le maire. Chévremont se réjouissait de prendre cet avantage sur eux. Toute chose qui part d’un bon naturel n’arrive pas toujours à son but sans avoir fait des crochets en route.

 

Et voilà que l’événement contrariait ces prévisions… Les Boussuge, non sans dessein préconçu, offraient l’hospitalité, eux aussi, à un petit réfugié. Ils paraient le coup. Les anciens amis étaient à deux de jeu. La rivalité avait beau n’être pas étrangère à leur bienfaisance, ils méritaient les mêmes félicitations. Partie nulle. Une autre commençait. Agathe avait été bien inspirée en s’inquiétant du Patronage et des Boussuge ; ils allaient dicter sa conduite au vétérinaire, comme il leur avait probablement dicté la leur.

 

L’hirondelle avait couché sous le toit, dans la chambre de Rose, petite bonne rouge de teint et rouge de cheveux, laquelle, avec l’inconscience de sa jeunesse et l’indifférence de sa condition, ne voyait qu’un amusement dans l’irruption des fugitifs. Agathe la fit venir et lui demanda :

 

– La petite est levée ?

 

– Oui, madame.

 

– Elle a bien dormi ?

 

– Très bien. Mais elle manque de tout. Ce qu’il y avait dans son paquet et rien, c’est la même chose : des chiffons, une paire de chaussures percées, une vieille couverture de coton qui enveloppait sa poupée, et une miche de pain… à quoi elle n’a pas touché depuis son départ, vu qu’elle a été nourrie partout où elle passait. Dans ces conditions-là Madame doit penser si cette petite se trouve bien ici.

 

– Elle s’habille toute seule ?

 

– Oui. Je n’ai pas eu besoin de l’aider. Son pied abîmé ne l’empêche pas de courir, je vous en prie. Une seule chose la tourmente…

 

– Quelle chose ?

 

– « Croyez-vous qu’on me gardera ? » qu’elle m’a dit.

 

– Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

 

– J’ai répondu : « Bien sûr. Monsieur et Madame ne t’ont pas prise pour te laisser tomber. » Mais elle n’est tout de même qu’à moitié rassurée.

 

– Pourquoi ?

 

– Elle ne l’avoue pas, mais avec son pied de travers, elle a peur de ne pas faire honneur à Madame, et que Madame ne change d’avis.

 

– Tu es bête. Il fallait lui dire que les réfugiés nous font honneur du moment qu’ils sont malheureux et non pas parce qu’ils sont beaux.

 

– C’est égal, ça flatte plus qu’ils soient beaux.

 

– Fais-la descendre dans la salle à manger ; elle déjeunera avec nous.

 

La salle à manger était au rez-de-chaussée. Marie-Anne y fit son entrée cinq minutes après et vint, sans embarras, tendre son front à ses hôtes.

 

– Regarde-moi, dit Agathe. Es-tu belle !

 

Débarbouillée et peignée, la petite était pour le moins charmante dans sa pâleur que réchauffaient les grands yeux bleus humides et d’une eau admirable, vers lesquels Mme Chévremont s’était sentie attirée la veille. Au bout de deux modiques nattes, Rose avait noué, « pour faire coquet », des faveurs de boîtes de dragées : mais la robe élimée, les bas troués et les godasses à clous rappelaient toujours le village et la misère.

 

– Tu la conduiras tantôt chez Sireux et tu lui achèteras tout ce qui lui manque, dit le vétérinaire à sa femme.

 

– C’est bien ce que je pensais faire, répondit-elle ; mais n’a-t-elle pas besoin, pour son pied droit, d’une chaussure spéciale ?

 

– Tu la commanderas au cordonnier sur le modèle de celle-ci.

 

– Le crois-tu capable de ?…

 

– S’il ne l’est pas et s’il n’y a point d’orthopédiste à Chartres, je m’adresserai à Paris, voilà tout.

 

Son parti était pris ; mais la menace du Patronage ne l’avait pas plus décidé, à la vérité, qu’une de ces vagues de fond qui soulèvent les cœurs tendres.

 

– Eh bien ! Nanette, dit-il à Marie-Anne, vas-tu te plaire avec nous ?

 

L’enfant avait le nez dans son bol de lait, mais ses oreilles ne perdaient rien de ce qui se disait. Elle laissa éclater sa joie plus vivement encore dans ses yeux que dans son cri : « Oh ! oui, monsieur ! »

 

– Alors, viens m’embrasser !

 

Elle obéit. Chévremont, père d’un fils unique, regrettait souvent de n’avoir pas eu une petite fille à gâter.

 

– Tu vas aller retrouver Rose, reprit-il ; elle te montrera la maison et te mettra au courant de nos habitudes.

 

Nanette sortit. Il l’avait suivie du regard.

 

– Elle est mignonne, ajouta-t-il, et vraiment elle ne boite presque pas.

 

– Oui, dit Agathe, elle paraît boiter dans la maison beaucoup moins que dehors.

 

Dans l’après-midi elle emmena Nanette chez Sireux, le marchand de nouveautés de la Grande-Rue. Elle y rencontra Mme Boussuge qui venait, de son côté, habiller de neuf son petit réfugié. Les enfants se sourirent. Les deux anciennes amies à présent « en froid » eurent une seconde d’hésitation. Palmyre rompit la première un silence gênant.

 

– Ta fillette est logée à la même enseigne que mon petit garçon, qui est dépourvu de tout.

 

– Oh ! de tout absolument ! dit Agathe, il faut la rhabiller des pieds à la tête. On ne s’imagine pas un dénuement pareil.

 

– En plein hiver.

 

– Les pauvres gens ! Ils sont partis avec ce qu’ils avaient sur le dos.

 

Mme Boussuge baissa la voix :

 

– Avaient-ils seulement autre chose à se mettre ? L’invasion montre au grand jour bien des misères cachées.

 

La glace entre elles fondait. Agathe et Palmyre tombèrent tacitement d’accord pour l’empêcher de se reformer.

 

– Justin va bien ? demanda Mme Chévremont.

 

– Oui, il est dans l’Est, du côté de Verdun. Et toi, tu as de bonnes nouvelles d’Octave ? dit, par réciprocité, Mme Boussuge.

 

– Bonnes, oui, merci. Dans la région de l’Aisne où il se trouve en ce moment, le front est assez calme ; mais la tranchée, la nuit, quand il pleut ou quand il gèle, n’est guère plus drôle pour les enfants élevés comme l’ont été les nôtres, n’est-ce pas ?

 

– Te rappelles-tu quand nous leur disions, pour leur faire manger le gras : « On ne vous demandera pas si vous l’aimez, quand vous serez soldat ! » Ils le sont…

 

Et elles s’occupèrent côte à côte de leurs emplettes.

 

Nanette et Nanand cependant, après s’être souri, se parlaient à l’écart.

 

– Tu es bien, toi ? s’informa celui-ci.

 

– Oh ! oui, répondit-elle. Et chez toi, c’est beau ?

 

– C’est riche. Je couche dans une chambre de maître, la chambre du monsieur qui est soldat. Et toi ?

 

Nanette ne voulut pas, par amour-propre, avouer qu’elle partageait, au grenier, la chambre de la bonne. Elle mentit.

 

– Moi aussi.

 

– Il y a chez toi aussi un fils soldat ?

 

– Tiens, bien sûr ! fit-elle, empressée à racheter, en disant la vérité, la moitié de son mensonge.

 

Il reprit :

 

– Tu vas, ce soir, à la messe de minuit ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Moi j’y vais, dit Nanand en se rengorgeant.

 

– J’irai peut-être aussi.

 

Et Nanette présuma sur-le-champ que c’était en vue de la messe qu’on venait pourvoir à son ajustement.

 

Mme Chévremont l’appela pour prendre quelques mesures de vêtements et de linge et faire essayer à la fillette un béret.

 

– Ma foi, pour l’hiver, c’est, en effet, plus pratique, déclara Mme Boussuge. Donnez-m’en un aussi pour mon petit.

 

Les deux amies achetèrent encore, pour l’école, des tabliers noirs pareils.

 

– Allons au plus pressé, disaient-elles ; le reste viendra en son temps.

 

Elles sortirent ensemble du magasin ; les deux enfants marchaient devant elles, coiffés de leurs bérets neufs dont l’un des pompons était rouge et l’autre blanc.

 

– Pas si vite ! fit Mme Chévremont à Nanand : elle ne peut pas te suivre.

 

Nanette se retourna.

 

– Oh ! que si ! dit-elle. Quand nous jouons, il ne peut jamais m’attraper.

 

Et elle entraîna son petit compagnon.

 

– N’est-ce pas malheureux ! fit Agathe. Il y a certainement de la faute des parents. Ils ont laissé s’aggraver une faute corrigible.

 

– Tu sais quelque chose sur eux ? interrogea Mme Boussuge.

 

– Non. Comment veux-tu ? Nous n’avons pas eu le temps hier soir. Si nous allions voir cette femme Louvois qui accompagnait aussi ton petit réfugié. On ferait d’une pierre deux coups.

 

– Tu sais où la trouver ?

 

– Non, mais on va nous le dire. Une mère et trois enfants, c’est plus difficile à caser qu’un orphelin.

 

Elles finirent, en prenant langue à droite et à gauche, par apprendre que le docteur Chazey avait recueilli la famille nombreuse dans une dépendance inhabitée depuis que le cocher et la cuisinière couchaient dans le principal corps de logis.

 

– C’est bien, dit Palmyre. J’y vais. Viens-tu avec moi ?

 

– Non, dit Mme Chévremont, par égard pour son mari dont le maire était la bête noire.

 

– Tu as tort, cela ne t’engage à rien, insista Mme Boussuge conciliante.

 

– Non… je préfère… Rien ne t’empêche de la questionner sur les deux en même temps. Tu me communiqueras tes renseignements.

 

– C’est entendu.

 

Et elles se séparèrent à cent mètres de l’habitation du maire.

 

 

Mme Louvois était déjà installée au fond du jardin, dans deux pièces de plain-pied où les meubles indispensables, lits, table et chaises, armoire, fourneau avaient été rapportés.

 

– Va jouer dans le jardin, dit Mme Boussuge à Nanand, afin de pouvoir causer plus librement.

 

Mais elle tira de l’accompagnante peu de chose, soit que celle-ci se méfiât soit que son caractère ne fût pas expansif. Dans le grand manteau gris rapiécé qui lui tombait jusqu’aux chevilles, elle gardait son air pastoral et contrairement aux femmes de village, parlait peu. Si elle connaissait les parents de Fernand, les Servais ? Oui. Des gens comme les autres… qui ne s’entendaient pas bien en ménage. Le père était parti, à la mobilisation, en laissant vingt francs à la mère « pour se retourner ». Elle avait accouché le mois d’après. Elle n’aurait pas demandé mieux que de suivre les femmes du pays dans leur fuite… ; mais elle était encore mal remise de ses couches… et puis, elle avait un petit champ, une bicoque et quelques meubles auxquels elle tenait et qu’elle craignait de ne plus retrouver en revenant. C’était à la dernière minute seulement et par inspiration, qu’elle avait décidé le départ du petit Fernand. « Il me serait utile sans doute, disait-elle ; mais qui le nourrira si je ne peux pas travailler ? Tandis qu’une mère allaitant son enfant, les Allemands eux-mêmes en auront pitié. »

 

– Enfin, chacun est maître chez soi, conclut Mme Louvois.

 

– M. Servais, depuis qu’il est parti, a donné de ses nouvelles, naturellement, demanda encore Mme Boussuge.

 

– Non. Il ne sait pas écrire…

 

– Il aurait pu charger un camarade…

 

– Il ne l’a pas fait.

 

– De sorte que l’on ne sait pas où il est… ce qu’il est devenu… s’il est mort ou vivant…

 

– Non.

 

Sur Marie-Anne, dont il fut question ensuite, Mme Louvois avait tout dit la veille à la dame qui l’avait emmenée. Une orpheline presque… « La mère est morte d’épuisement, il y a un an. C’est bien dommage : son père lui aurait moins manqué. »

 

– Pourquoi ?

 

– Il boit… et quand il a bu, il ne se connaît plus. Autrement, pas méchant, une tête légère, voilà tout. Il écrit de temps en temps un mot, lui… On a son adresse. C’est égal, la petite était plus heureuse chez moi que chez elle. Je n’ai pas voulu la laisser derrière moi à cause des Allemands, vous comprenez… Gentille comme elle est…

 

– Vous avez bien fait.

 

Le pâtre enjuponné regarda dans l’espace, puis chercha des yeux, autour d’elle ses trois mioches, comme pour prendre sur eux une assurance.

 

– Oui, je croîs que j’ai bien fait, répéta-t-elle.

 

– Si vous avez des sentiments religieux, reprit Mme Boussuge, vous avez attiré sur votre petite famille toutes les bénédictions.

 

– Je n’y ai pas pensé quoique j’en aie besoin, comme tout le monde, dit la réfugiée.

 

– Votre mari à vous… ?

 

– Eh bien ! quoi, mon mari… il a suivi les autres, continua la femme, d’une voix rauque. On avait une vie difficile, trois gosses à élever, avec le salaire d’un charron… À son retour… s’il revient… il ne trouvera rien de changé.

 

– Il reviendra, fit Mme Boussuge, j’ai moi-même un fils qui est au front ajouta-t-elle, pour consoler l’autre d’y avoir son mari. Quelque chose, voyez-vous, doit fortifier notre espérance : tout ce que nous faisons pour les petits, je suis convaincue que Dieu nous en tiendra compte en nous rendant les grands.

 

Elle appela le petit Fernand, qui jouait dans le jardin.

 

Elle avait l’air de s’être coupé un bâton en traversant les bois, pour faire le chemin.

 

V

BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE


Une croyance n’exempte pas de superstition, au contraire. Les superstitions sont les plantes parasites du jardin religieux : on ne les arrache pas ; on les laisse envahir les allées qu’elles n’embellissent point, mais on les regarde comme médicinales, et c’est ce qui les sauve.

 

Mme Boussuge, bonne chrétienne, ne trouvait pas sans doute un soutien suffisant dans la prière, puisqu’elle avait introduit le petit Fernand chez elle ainsi qu’un talisman. L’idée de recueillir un jeune réfugié venait d’elle, et l’ex-fonctionnaire l’avait adoptée en pensant : « Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal non plus. » Il observait la même attitude vis-à-vis des pratiques auxquelles sa femme, après une longue interruption, retournait. Il comprenait que Palmyre, qui n’allait pas à la messe à Paris, y allât maintenant, conformant sa piété aux circonstances. Sa prière, sans objet déterminé avant la guerre, en avait un depuis que son fils était aux armées. La dévotion a ses opportunistes. Il ne faut déranger Dieu que lorsqu’on a quelque chose à lui demander.

 

Édouard Boussuge eût rougi, quant à lui, de s’abriter derrière l’espèce de bouclier que représentait Nanand, aux yeux d’une mère ; toutefois, intérieurement, il ne trouvait pas mauvais qu’elle mît sa confiance en cette sauvegarde. Mme Boussuge elle-même, aussi bien, n’avouait pas sa faiblesse ; mais Zénaïde était son interprète et ne se radoucissait un peu qu’à cause de la vertu protectrice conférée à l’enfant. C’était la plante médicinale dans le jardin de la Foi, celle du charbonnier. La vieille servante consentait à cultiver cette plante du moment qu’elle avait son utilité. Le potager l’intéressait plus que la corbeille. Elle ne glissait que trois livres entre son matelas et son sommier : le livre de messe, la Clef des songes et la Cuisinière bourgeoise. Encore n’ouvrait-elle jamais la Cuisinière bourgeoise ; mais elle en avait le respect.

 

Une servante ordinaire, comme la petite bonne des Chévremont, n’eût pas vu sans dépit affecter au petit réfugié la chambre du fils, M. Justin. Zénaïde, elle, avait trouvé cela tout naturel C’était rendre la protection plus efficace, que de l’étendre sur la partie de la maison particulièrement sanctifiée par le souvenir de l’absent.

 

Il faut ajouter que l’on eût fort mécontenté Zénaïde en logeant auprès d’elle « l’accouru » ; c’était le nom que les habitants de Bourg donnaient aux étrangers en général, dont ils redoutaient l’envahissement. Nul ne pénétrait dans la chambre de Zénaïde, sous le toit. « Domaine interdit, plaisantait Boussuge : il y a des pièges à loups. » La servante n’y montait guère, d’ailleurs, que pour se coucher, sauf le dimanche. Quelquefois, ce jour-là, elle s’y enfermait pendant une heure ou deux. Qu’y faisait-elle ? Peu de chose. Elle s’asseyait devant sa malle et la rangeait. C’est-à-dire qu’elle la vidait, comme pour faire prendre l’air aux choses qui la garnissaient : son trousseau de mariée. Vingt ans auparavant, elle avait dû épouser un gars de Nogent-le-Rotrou qui la courtisait. La veille même de ses noces, le futur, qui était garçon coiffeur, avait disparu. Elle l’attendait encore. On ne l’avait jamais revu. La dupe infortunée, dont le trousseau représentait dix ans d’économie, avait enfoui linge et robe de mariée dans sa malle, comme si tout n’était pas dit… Et le dimanche elle ravivait une espérance impérissable au spectacle de son rêve mort. Après quoi elle remettait les choses dans le même ordre, refermait sa malle et redescendait vaquer à la cuisine. C’étaient ses vêpres. Il n’y a pas d’offices qu’à l’église pour les cœurs déchirés.

 

Zénaïde était entrée au service des Boussuge peu de temps avant la naissance de Justin. Elle l’avait élevé. Elle lui avait, au moins autant que sa mère, donné le biberon. C’était le seul être qui l’eût amadouée ; pour tout le monde elle demeurait la Malaisée. Son surnom la désignait plus que son nom. Elle souffrait souvent des dents, qui se déchaussaient. Elle était sujette à des fluxions qui lui fermaient un œil, lui tiraient les coins de la bouche, lui changeaient le nez de place, la défiguraient enfin, comme le jour de l’arrivée des réfugiés. Elle attribuait ses crises à l’humidité de la forêt. Ce n’était plus, à présent, à des dents gâtées qu’elle avait affaire : elle les perdait saines, intactes, après un ébranlement plus ou moins long et plus ou moins douloureux. Elle les conservait dans une petite boîte à pilules et les regardait quelquefois, toujours aussi étonnée du soin que la nature semble avoir pris de réduire au moindre volume ses instruments de supplice à répétition. Ils témoignaient aussi contre la forêt coupable de détruire des dents qui ne demandaient qu’à faire de vieux os.

 

– Cette maudite forêt me prendra jusqu’à la dernière, répétait Zénaïde courroucée. On n’a pas idée de bâtir des maisons dans le voisinage d’une pareille quantité d’arbres !

 

La forêt était pour elle l’Ennemie, le Malin, le diable. Elle n’y allait jamais. Elle venait de la Beauce et regrettait la plaine. Toute la vie le berceau nous tient.

 

Elle s’était d’abord gendarmée contre l’attribution au premier venu de « la chambre à monsieur Justin ». Elle ne comprenait pas… Elle ne comprenait pas. Elle exécrait d’avance le locataire éventuel, parce qu’elle se le figurait sous les traits d’une grande personne, homme ou femme. Mais elle avait vu arriver l’enfant et la lumière s’était faite dans son esprit. Elle avait spontanément formulé ce que la mère taisait encore.

 

« Oui… c’est comme qui dirait une hirondelle sous le toit… ça portera bonheur à la maison. »

 

Si bien que Mme Boussuge n’avait eu qu’un mot à dire pour la confirmer dans cette opinion :

 

– Voilà.

 

La maîtresse et la servante s’étaient mutuellement éclairées en projetant l’une sur l’autre leurs lampes du même modèle.

 

Nanand devint « l’enfant de la maison » dans ces conditions-là.

 

La chambre de Justin Boussuge donnait sur le jardin. Elle était tendue d’un papier à fleurs qui se répétaient, et des portraits de famille l’ornaient. Ils pouvaient compter sur de l’avancement. Cartes-albums pour les vivants, ils obtenaient l’agrandissement après un décès et passaient de la table, de la commode et de la cheminée, sur les murs. Ils se rehaussaient alors d’un beau cadre doré, en pâtisserie. La chambre restait telle que le jeune homme l’avait laissée et décelait ses goûts. Il contemplait autour de sont lit, en se réveillant, des images de héros découpées dans les journaux sportifs et épinglés au mur. Il ne paraissait pas avoir de préférence d’ailleurs, et l’automobilisme, l’athlétisme, la boxe, le yachting, l’aviron, la natation, le cyclisme, le lawn-tennis alignaient indistinctement leurs champions harnachés. Justin Boussuge était éclectique. Il aimait simplement avoir sous les yeux les sujets d’exaltation au moyen desquels beaucoup de jeunes employés sédentaires trompent leurs fringales. La maison tout entière était souriante, cossue et paisible. Les Boussuge y avaient transporté les différents styles que des héritages et le faubourg Saint-Antoine leur avaient fournis à l’époque de leur mariage, et plus tard. La mycologie, cependant, introduisait une note originale dans l’aménagement du cabinet de travail de Boussuge. Il sacrifiait tout à l’idole nouvelle. Il ne s’était pas séparé des vieux livres qui lui avaient jusque-là tenu compagnie : mais il leur mesurait la place sur laquelle empiétaient chaque jour des publications relatives à la Flore des Champignons. Un corps de bibliothèque à hauteur d’appui faisait le tour de la pièce et s’était garni des ouvrages les plus estimés en la matière. Une table d’architecte, recouverte de grandes feuilles de papier buvard blanc qu’allaient maculer les spores, évoquait la salle d’opération et son lit de souffrance. Et n’en est-ce pas un, à la vérité, que celui sur lequel se penche le mycologue pour classifier un cryptogame et en examiner, au microscope, les organes ? Sur la bibliothèque, des soucoupes, des assiettes, des bols, des cloches et des bocaux étaient rangés ; enfin de belles cartes vernies déployaient leurs toiles de fond. Les champignons avaient pris possession du lieu. Ils y étaient chez eux et conféraient par leur présence, une distinction à leur hôte : ils le promouvaient mycologue.

 

Mme Boussuge, en revanche, leur était résolument hostile. Ils faisaient tache dans la maison. En couleurs, sur les atlas et dans les livres… passait encore ! Naturels, fraîchement cueillis ou décomposés, ils devenaient intolérables.

 

– Nous avions bien besoin de ces saletés ici ! disait-elle ; et Zénaïde, renchérissant, maudissait les amanites (qu’elle appelait Annamites) parce qu’ils arrivaient en foule aux temps humides où elle souffrait le plus des dents. Elle établissait entre eux et ses fluxions un rapport de cause à effet. Ils apportaient l’haleine et l’odeur de la forêt ; nouvelle manière d’être vénéneux.

 

– Comme s’ils n’étaient pas bien où Monsieur les a ramassés, bougonnait la Malaisée.

 

Mme Boussuge, elle, leur reprochait surtout de narguer l’esprit d’ordre et de propreté qu’elle portait en tout.

 

– On croirait, ma parole, qu’il n’y a pas autre chose à collectionner que cette putréfaction !

 

Elle pensait aux timbres-postes, qui tiennent le moins de place, ne font pas de poussière et n’ont pas d’odeur.

 

Palmyre était méticuleuse et méthodique. Il n’y avait pas que le petit réfugié qui dût se déchausser en rentrant : Boussuge en faisait autant avec docilité ; et l’enfant était depuis longtemps dressé que l’hôtesse lui demandait encore : « T’es-tu déchaussé ? »

 

Règle générale : « Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place. C’est le moyen de trouver tout de suite ce qu’on cherche. » professait Mme Boussuge. Elle rangeait sans cesse. Elle guettait la chose à ranger, aux mains de quiconque y touchait. Agathe Chévremont appelait son amie Madame Range-Tout, et méritait, en retour, le surnom de Madame Désordre, parce que la petite Chévremont « laissait tout traîner », disait l’autre. Aussi bien, elles contrastaient de point en point, comme deux sœurs souvent.

 

Mme Boussuge intimidait Nanand, et il eut bientôt peur d’elle plus encore que de Zénaïde. Ce n’était point que « la dame », comme il disait, fût méchante… Non ! mais elle participait de Dieu : elle voyait tout, était partout. Ses yeux lui faisaient le tour de la tête. On la croyait bien loin, absente… et on l’avait sur les talons ; on l’entendait marcher au premier étage… et elle était dans le même moment, au rez-de-chaussée ! C’était à n’y rien comprendre.

 

« Tu as réellement le don d’ubiquité, » observait quelquefois Édouard. Ni Zénaïde, ni Fernand ne savaient ce que cela signifiait, mais le mystère dont le mot se parait, ajoutait au prestige de Palmyre. Sa haute taille, enfin, son profil de cavale et son ton de commandement achevaient d’expliquer l’effet qu’elle produisait sur le petit réfugié.

 

Elle imposait moins de respect à Zénaïde, qui ne se laissait pas tracasser et bougonnait, quand elle se voyait suivie : « On ne peut pas être deux dans la même chemise ! »

 

Mme Boussuge battait en retraite, non toutefois sans accuser en ces termes le coup :

 

– Me parler ainsi… à moi !

 

Élevée en province jusqu’à l’âge de vingt ans, elle s’y retrouvait à quarante-cinq ans et ne s’y ennuyait pas. Elle renouait ses racines. Devant le monde, elle n’appelait jamais son mari autrement que monsieur Boussuge.

 

Celui-ci s’était acclimaté plus difficilement. Il avait cru pouvoir s’organiser une existence réglée, comme elle l’était à Paris ; mais une occupation principale lui manquant, il s’était trouvé d’abord un peu désemparé et réduit à tuer le temps plutôt qu’à l’employer. Il ne pêchait pas à la ligne, il ne chassait pas, il n’aimait pas le jardinage, l’état de son cœur lui interdisait la bicyclette… ; il n’avait d’autres distractions en perspective que la promenade et la lecture.

 

Sa candidature au Conseil municipal et son initiation à la mycologie ayant donné à ses loisirs une base sérieuse et un objet, il conforma son physique aux devoirs de sa vie nouvelle. Il tailla en brosse ses cheveux qui grisonnaient, rasa sa barbe et roula au petit fer ses épaisses moustaches. Un matin qu’il s’habillait devant la glace, ainsi rajeuni, le ruban rouge qu’il portait à sa boutonnière lui reprocha tout d’un coup le peu de profit qu’il en retirait, il se le tint pour dit et entreprit de se gagner des sympathies en cultivant sa ressemblance avec un ancien officier. Il arquait les jambes en marchant et ployait les jarrets, comme en descendant de cheval. Il avait d’ailleurs cet animal stupide en aversion, depuis qu’il avait été mordu par lui à l’épaule, en passant à sa portée et sans aucun geste provocateur.

 

L’arrivée du petit réfugié procura à Boussuge une autre distraction ; il regretta seulement d’en jouir au moment où la guerre l’absorbait tout entier. Il allait chaque matin lire les communiqués affichés, sous un grillage, à la poste, à côté des cours de la Bourse ; et, le soir, après dîner Palmyre manquant de patience pour apprendre à Nanan ses leçons, c’était Boussuge qui les lui serinait. Et il avait du mérite, car l’enfant doux et docile n’était pas avancé pour son âge et montrait en tout une intelligence moyenne, M. Faverol, l’instituteur, dont la femme dirigeait l’école des filles, doutait que l’enfant rattrapât le temps perdu jusque-là ; et il en avait perdu beaucoup, n’allant en classe que par intermittence et lorsqu’on n’avait pas besoin de lui à la maison. Son instruction laissait indifférents ses parents. Il n’était pas positivement paresseux : mais il présentait l’image du vase fêlé qui se vide à mesure qu’on le remplit. Boussuge avait essayé de stimuler le gamin en lui promettant cinquante centimes chaque fois qu’il serait le premier. La tirelire, sur le bureau, sollicitait en vain l’écolier. Elle était pourtant engageante, verte, vernie, et boulotte, comme marchande sous son riflard, au marché. Les vingt sous qu’avait emportés Nanand pour viatique, en quittant sa mère, constituaient une première mise sans suite. Quelquefois, Boussuge faisait sonner la pièce, comme un appel de clochette aux oreilles de l’enfant. Celui-ci souriait, apprenait mieux sa leçon, la savait par cœur au moment d’aller se coucher… et l’avait oubliée le lendemain en se réveillant.

 

De guerre lasse, Boussuge finit par mettre tout de même une petite pièce ou de la monnaie de billon dans la tirelire, pour récompenser un effort de Nanand. Plus que l’élève, le répétiteur semblait heureux d’entendre, tinter le fruit de ses veilles aux flancs de la courge de terre cuite. On eût dit que c’était lui qu’il récompensait.

 

Il emmenait assez souvent le petit réfugié dans ses promenades en forêt, mais il n’en profitait pas, ainsi qu’on eût pu le croire, pour lui inculquer les rudiments de la cryptogamie.

 

Comme Palmyre s’en étonnait :

 

– Il est trop jeune et trop évaporé, dit-il.

 

Elle insista :

 

– Tu pourrais au moins lui apprendre à distinguer les bons champignons des mauvais.

 

– Ce n’est pas moi que cela regarde.

 

– Qui donc alors ?

 

– L’instituteur, le médecin, le pharmacien… est-ce que je sais, moi !

 

– Comment… tu ne sais pas ?…

 

– Je veux dire que c’est de l’enseignement primaire… et que je me fais, à présent, une autre idée de la mycologie.

 

Boussuge en était au second stade de son développement. Il ne lui suffisait plus de ramasser les grosses espèces et de les déterminer aisément d’après l’Atlas élémentaire en couleurs de Dumée et Maublanc… ; l’ambition lui était venue d’étendre ses curiosités et ses connaissances. Il s’aidait à présent de la Flore de Costantin et Dufour et de l’Atlas de Rolland, précieux pour l’étude des espèces françaises. Les planches en noir ne le rebutaient plus. Il avait échangé la loupe contre le microscope de précision. En outre, et comme il ne voulait pas, dehors, être confondu avec les herborisateurs que signale leur boîte cylindrique, il avait adopté, avec le chapeau mou et les jambières du chasseur, le panier à provisions du mycologue. Il collectionnait aussi les boîtes vides d’allumettes suédoises, pour y enfermer ses découvertes délicates ; enfin, il avait adhéré à la Société mycologique de France, qui publie un bulletin trimestriel et donne à ses abonnés le droit d’envoyer des communications. Bref, il était mycologue des pieds à la tête et Chévremont pouvait dire, quand il le voyait équipé, partir pour la forêt :

 

– Voilà M. Cryptogame qui passe !

 

 

Au début de l’année 1915, le docteur Chazey avait organisé, pour les petits réfugiés qui fréquentaient l’école, un déjeuner gratuit qu’il leur faisait servir, après la classe du matin, par les dames de la ville, suivant un roulement établi entre elles.

 

Ce fut un beau feu de paille. L’une après l’autre, et sous divers prétextes ingénieux, les bonnes dames les plus enflammées de zèle s’éteignirent, si bien que l’institutrice et ses adjointes présidèrent seules, à la fin, au repas des enfants. La femme du juge de paix, Mme Hurlupin, fut la dernière à s’éclipser. On la surnommait la Peste du Juge, parce qu’elle avait sur la langue plus de délits que son mari n’avait prononcé de condamnations pendant toute sa carrière. Elle se retira la dernière, pour la bonne raison qu’elle avait fait le vide autour d’elle.

 

Elle avait l’air d’un vieux corbeau mal intentionné. Elle soulignait par sa présence l’importance du cadeau qu’elle faisait à la communauté, car elle avait, dès l’arrivée des réfugiés, jeté son dévolu sur une fille-mère qui nourrissait son enfant. En se chargeant de l’enfant, Mme Hurlupin s’était acquis la reconnaissance de la mère qui lui servait de bonne à prix réduit.

 

Nanette et Nanand n’avaient point de part non plus, naturellement, au déjeuner de bienfaisance, et ils se vantaient de ce privilège, ce qui ne fut pas sans leur attirer par la suite, comme on le verra, quelques avanies.

 

– Nous, on est des bourgeois, avait dit à ses camarades d’école « la Tite Bote », sobriquet sous lequel celles-ci désignaient la fillette au pied tortu. Et Nanand ne s’en faisait pas moins accroire vis-à-vis de la marmaille de son sexe. Ils s’égalaient ainsi aux plus aisés et mortifiaient les fils et les filles des cultivateurs, qui ne leur pardonnaient point cette ostentation et méditaient de s’en venger.

 

Nanette, en sa qualité de petite fille, révélait la plus grande aptitude à s’évader de sa classe sociale – par le toit. Elle avait le souci de plaire et plaisait. Son enjouement, sa gentillesse, ses yeux limpides, lui avaient fait faire des progrès rapides dans l’amitié des Chévremont.

 

Une parole du pharmacien Labaume les avait facilités.

 

Labaume, homme de parti, grand, maigre, gastralgique et radical, portait – tout comme un homme d’église son rabat – une longue barbe à laquelle ses pointes blanchies faisaient un liséré. Il essayait sur lui-même toutes les spécialités nouvelles et ne les recommandait qu’après en avoir reconnu l’inefficacité. Il était triste, se voûtait et penchait sur ses préparations ce que Rabelais appelle un visage rhubarbatif.

 

Vice-président du Comité radical-socialiste local, il avait dit à son collègue, président :

 

– C’est très bien ce que vous avez fait là, Chévremont.

 

– Qu’est-ce que j’ai fait ?

 

– Allons, trêve de modestie… Entre tous les réfugiés, vous avez adopté la disgraciée… enfin celle qui réclame le plus de soins… La mère Hurlupin a beau dire : avant de vous être comptée au ciel, cette bonne action vous sera comptée parmi nous. Si, si… croyez-moi : que vous l’ayez voulu ou non, l’effet moral est excellent. Le Patronage Jeanne-d’Arc en bave de dépit.

 

–. Allons donc !

 

– C’est comme je vous le dis. Chazey échangerait ses trois petits réfugiés… et leur mère par-dessus le marché, contre votre pied bot.

 

– Si la mère Hurlupin insinue que je l’ai fait exprès, je vous jure qu’elle se trompe. Demandez plutôt à ma femme.

 

– Laissez donc la vieille vipère jeter son venin. Elle trouve son réfugié moins avantageux que le vôtre ; de là vient sa jalousie.

 

Et le pharmacien, comme chaque fois qu’il n’avait rien de son fonds à mastiquer, la tête sur la poitrine, brouta son rabat naturel.

 

À dater de ce jour, le vétérinaire et sa femme prirent réellement en gré Nanette. Elle leur faisait honneur : elle les signalait à l’estime publique. L’institutrice était contente de son élève : ils en éprouvèrent une satisfaction dont leur vanité s’accrut.

 

Leur maison, toute en longueur, donnait sur l’avenue bordée de tilleuls qui conduisait à la gare. L’espace compris entre l’avenue et la maison d’habitation était rempli par une grande corbeille dont chaque été ravivait les couleurs. Les écuries, le bureau et la pharmacie du vétérinaire se trouvaient dans un corps de logis séparé, au fond d’une vaste cour ; mais il n’y avait plus, dans les écuries transformées en garage, qu’une auto. Chévremont réchauffait dans son sein l’un de ses meurtriers. L’automobile et les tracteurs sont les ennemis du vétérinaire. Quand le bétail de consommation et les chiens seuls réclameront des soins, l’empirique y pourvoira.

 

Une tête de cheval et une tête de chien emblématiques, en bronze, surmontaient la porte d’entrée. Un frêne qui pleurait comme un saule était le plus bel ornement d’un jardinet économique semblable à une ébauche de cimetière pour chiens.

 

L’animation était partout. Le vétérinaire ne chômait pas et les Chévremont, dans le privé, tenaient table ouverte. L’hospitalité était leur luxe. On s’invitait à déjeuner chez eux ; on y venait « faire la partie », le soir, et l’on y improvisait des sauteries pour rendre plus agréables à Octave ses congés. C’était de toutes les maisons de Bourg la plus gaie. Mais les Boussuge, au bon souvenir qu’ils en avaient longtemps gardé, mêlaient à présent un grain d’amertume. Palmyre surtout critiquait ce besoin d’être entourée et distraite qu’avait toujours manifesté son amie.

 

– Comment voulez-vous avoir une maison propre dans ces conditions-là ? Mais Agathe aime cet incessant défilé de gens qui vous laissent une maison en l’air et découragent les bonnes de nettoyer. Elle s’ennuierait dans un intérieur où toute chose est à sa place et n’en bouge pas. Enfin, libre à elle de vivre dans un taudis ; moi, c’est tout le contraire, je ne pourrais pas. Il doit y avoir une vocation pour l’ordre comme il y en a une pour la peinture et les ouvrages de l’esprit ; car, enfin, nous avons été élevées à Orléans, Agathe et moi, à peu près de la même façon… C’est pourquoi je ne comprends pas qu’elle se plaise dans la saleté.

 

– Dans la saleté…, tu exagères, protestait Boussage.

 

– Mettons dans le fouillis.

 

La petite Mme Chévremont semblait, en effet, s’être mise au régime du mouvement perpétuel, qui comporte un certain laisser-aller. Elle s’en trouvait bien, d’ailleurs, et s’était mieux conservée en s’agitant, que beaucoup de provinciales résignées à une existence paisible et monotone. Son fils Octave lui ressemblait. C’était un aimable jeune homme qui dérangeait tout et ne rangeait rien.

 

– Il faudrait toujours un domestique derrière toi, lui disait sa mère sans se fâcher, et peut-être seulement parce qu’il lui en fallait déjà un derrière elle.

 

Un lieu pareil ne devait pas être dépourvu d’attraits pour une enfant comme Nanette : mais autre chose encore faisait ses délices.

 

Un frère d’Agathe était maintenant à la tête de la grande maison orléanaise d’épicerie fondée par leurs parents. Tous les ans, Mme Chévremont allait passer quelques jours chez son frère. Elle en rapportait généralement de quoi enrichir une collection déjà estimable d’objets usuels au moyen desquels les produits alimentaires les plus divers rappelaient leur existence et leur supériorité commerciale. Les vins, les liqueurs, les apéritifs, les pâtes, les biscuits, les conserves, le chocolat, le café et le thé, les spécialités en tout genre enfin rivalisaient d’ingéniosité dans la réclame, ne se contentaient plus de l’affiche, du prospectus et de l’annonce lumineuse et sautaient réellement aux mains en même temps qu’aux yeux. Le verre, l’assiette, la carafe, la tasse, le bol, le porte-couteau, la salière, la nappe, la serviette et son rond, l’essuie-plume, le buvard, le canif, le crayon et le block-note, le vide-poche, le coupe et le presse-papier, le pot à eau et sa cuvette, la savonnette et son savon, tout proclamait l’excellence d’une marque et conseillait de renouveler les provisions épuisées.

 

La publicité s’étendait des paillassons et des tapis-mousse à des chromos qui ornaient les murs. On posait les pieds sur un cordial-beaujolais, on s’essuyait les pieds sur une crème de cassis, et l’on ne pouvait pas voir un cendrier sans penser au meilleur des rhums. Tout servait d’appât, tout était utilisé, tout aidait la mémoire. Le progrès avait semé en route les charmantes assiettes à dessert, d’autrefois, les assiettes d’Épinal, qui racontaient en douze images le départ du conscrit et le retour de l’officier, reproduisaient une fable ou bien encore illustraient une chanson populaire : MalboroughMonsieur DumolletFanfan la Tulipe… Adieu, billevesées ! La réclame universelle se glissait dans la famille et y répandait les noms des grandes industries, à la place des noms puérils et désuets du Petit Chaperon rouge, du Père Lustucru et de la Mère Michel. Il ne s’agissait plus d’amuser les enfants au dessert ; il s’agissait d’instruire les parents et de les guider dans le choix de leur apéritif ou de leur bénédictine. La salle à manger du vétérinaire avait ainsi un petit air d’estaminet qui rappelait à Nanette les cabarets de son pays.

 

Un jour pourtant, Édouard Chévremont tomba en arrêt devant un panneau célébrant à sa porte une collection de machines agricoles, destinées à chasser de la ferme toutes les bêtes de trait.

 

– Le dernier cri du Progrès ! s’écria le pharmacien Labaume.

 

– C’est plutôt le dernier hennissement du cheval, soupira le vétérinaire à qui ces Victoires et Conquêtes présageaient sa ruine comme des calamités.

 

Aussi bien n’avait-il pas déjà, lui-même, consommé sa défection en faisant de sa remise un garage ? C’est en le voyant sortir, conduisant son automobile, que le maréchal ferrant avait dit : « Quand les chefs passent à l’ennemi, la cause est perdue. »

 

Mais Nanette n’était sensible qu’à l’agrément d’une vie facile et la publicité exprimait en détail le contentement qu’elle éprouvait en gros. En attendant que le grillon du foyer fît l’éloge de la salamandre, la Tite Bote chantait dès son réveil, comme un oiseau sur la branche. Elle chantait ce qu’elle avait entendu chanter autour d’elle la Valse des ombres… Quand l’amour meurt… je sais que vous êtes jolie…

 

Ton cœur a pris mon cœur

En un jour de folie !

 

des choses, enfin, pas encore tout à fait dans le mouvement, car le jour viendra certainement où des refrains célébreront, par émulation, le papier tue-mouches, le curaçao triple sec et le lait concentré.

 

Nanette, à la vérité, chantait aussi des cantiques d’une voix de tête et de tout son cœur.

 

J’irai la voir, était son cantique favori ;

 

J’irai la voir un jour,

Au ciel, dans ma patrie.

Oui, j’irai voir Marie,

Ma joie et mon amour.

Au ciel, au ciel, au ciel

J’irai la voir un jour,

J’irai la voir un jour !

 

Elle y volait. Elle ne chantait pas sous le toit, elle chantait dessus. Agathe s’arrêtait de secouer un tapis pour écouter… Dire qu’elle avait aussi chanté cela, autrefois… Ses lèvres mimaient le refrain :

 

Au ciel, au ciel, au ciel,

J’irai la voir un jour,

 

et Chévremont survenant se moquait d’elle.

 

– Est-ce assez bête ?

 

– Mais non, répondait Agathe attendrie. C’est un repos.

 

– Où a-t-elle appris ces niaiseries ?

 

– À la messe probablement.

 

– Elle y allait donc ?

 

– Demande-le-lui.

 

Le vétérinaire posa la question.

 

– Oui, dit l’enfant. J’y allais, le dimanche… quand j’avais des chaussures à me mettre…, enfin, du temps que maman n’était pas malade.

 

– Ça te ferait plaisir d’y aller… ici ? reprit-il avec effort.

 

Futée, elle hésita. Elle avait peur de déplaire à celui dont elle connaissait les idées. Une parole maladroite, et c’était assez pour lui faire perdre, instantanément, tout le terrain gagné.

 

Elle se garda bien de dire cette parole. Il est naturel à l’enfant de ruser : sa candeur éloigne le soupçon.

 

– Ça m’est égal, fit-elle.

 

– Est-ce une réponse, voyons ?…

 

– Comme vous voudrez.

 

Chévremont réfléchit un moment. Il y avait un mot qui l’exaspérait toujours dans la bouche du maire, le mot tolérance.

 

– On croirait qu’ils en ont le monopole, disait-il parfois au pharmacien Labaume. Ils ne sont pas les seuls pourtant à se chauffer de ce bois-là.

 

Belle occasion de le prouver.

 

– C’est ton père le maître : il décidera. Je vais lui écrire, déclara le vétérinaire à Nanette.

 

– Vous avez raison, dit Labaume. Les droits du père sont souverains. Quant à la liberté de conscience, nous aussi nous la respectons.

 

Les Chévremont avaient l’adresse d’Antoine Grimodet, soldat de 2e classe au… d’infanterie, 2e bataillon, 4e compagnie, secteur postal 30. Depuis trois mois que sa fille était à Bourg-en-Thimerais il n’avait donné signe de vie qu’une fois pour remercier brièvement « Monsieur et Madame » de leurs bontés. Évariste lui écrivit. Il ne répondit pas.

 

– Dans le doute, abstiens-toi, prononça le vétérinaire, tandis que la petite là-haut, dans la chambre, continuait à ménager la chèvre et le chou en chant à tue-tête :

 

Au ciel, au ciel, au ciel,

J’irai la voir un jour !

 

VI

UN TRAIN PASSE


La gare est une des distractions de la petite ville. Elle occupe l’esprit. Elle participe à la vie quotidienne. On dit : l’heure de la gare. Elle fait autorité : elle est la bonne. L’heure de l’église et l’heure de l’école, qui se contrarient, n’existent pas pour elle. On note les gens qui vont à la gare et ceux qui en reviennent. On les accompagne en personne ou par la pensée. On imagine les raisons des départs et des retours. On évalue le poids des bagages. Les malles et les valises acheminées laissent un sillage que ceux qui ne voyagent pas suivent des yeux.

 

Au début de la guerre Édouard Boussuge allait souvent voir passer les trains de blessés, les trains de prisonniers (après la première bataille de la Marne), les trains enfin qui transportaient des troupes ou du matériel. Presque tous les trains roulaient lentement, chenillaient, disait Boussuge, et s’arrêtaient un moment à Bourg. On avait le temps d’échanger quelques mots avec les voyageurs. Le peu qui tombait des wagons formait toujours un petit fagot que l’ancien fonctionnaire rapportait pour alimenter la conversation. Il ne faut pas grand’chose pour vivre, en province. On s’y nourrit de n’importe quoi. Les habitants de loisir allaient attendre impatiemment, pour s’en repaître, les journaux de Paris qui arrivaient à deux heures. Ils revenaient de la gare en croquant les rubriques. Ils digéraient les nouvelles à six heures, au café, ou bien de porte en porte.

 

Boussuge emmenait quelquefois son petit réfugié à la gare. Nanand regardait le coin de la salle d’attente où Mme Boussuge l’avait déniché.

 

– Hein ! tu peux dire que tu as eu de la chance, observait alors Édouard.

 

Et les yeux de l’enfant, levés sur son hôte, répondaient affirmativement.

 

Un jeudi, dans l’après-midi, ils se trouvaient à la gare, en quête des journaux, lorsque le chef de gare abordant Boussuge, pour lequel il avait beaucoup de considération, lui dit que le train avait un retard de quarante minutes parce qu’il devait céder la voie à un train militaire venant de Bretagne.

 

– J’ai donc le temps, pensa Boussuge, d’aller chez le fumiste, qui n’en finit pas de réparer le fourneau de la cuisine. Il est vrai que son unique ouvrier est mobilisé et qu’on remplace difficilement la main-d’œuvre accaparée… Viens-tu avec moi, Nanand ?

 

Mais Nanand avait rencontré le fils du bourrelier, avec lequel il échangeait des billes.

 

– C’est bon, reprit Boussuge, attendez-moi là en jouant… et soyez sages.

 

Il était absent depuis un quart d’heure lorsque le train militaire fut signalé. Aussitôt, et pour mieux le voir passer, les deux enfants se glissèrent sur le quai. Il venait lentement… Il s’arrêta en gare, bien qu’il n’y eût point affaire. Comme tous les convois de cette nature, il avait du temps à perdre en route et chenillait sur les parcours, tel un train de plaisir. Des soldats mirent le nez aux portières et, voyant qu’on ne repartait pas tout de suite, en profitèrent pour remplir leur bidon à la fontaine ou pour s’approvisionner à la buvette. Entassés comme bestiaux en leurs wagons, les hommes étaient pour la plupart débraillés, nu-tête, en manches de chemise. Ils appartenaient à un régiment de territoriale et n’avaient plus la gaieté des jeunes gens. Dépouillés de l’uniforme, avec leur teint basané, leurs tempes dégarnies ou grisonnantes, leurs épaules et leurs reins alourdis par des années de glèbe, on eût dit des ouvriers agricoles émigrant, plutôt que des soldats allant au feu. Ils ne sentaient que la terre et ses sueurs, pas encore la poudre et le carnage.

 

L’un d’entre eux, vêtu seulement de sa chemise et de son pantalon, sauta sur le quai devant Nanand. Quelques bidons pendus à son épaule s’entre-choquaient. Il se dirigea vers la fontaine pour renouveler sa provision d’eau. Et Nanand, saisi d’étonnement, reconnut son père.

 

– Papa ! dit-il, sans presque élever la voix, non pas qu’il craignît de se tromper, mais parce qu’il était décontenancé.

 

L’homme abaissa les yeux sur l’enfant et dit également avec simplicité :

 

– Tiens, c’est toi…

 

Il n’embrassa pas son fils ; il semblait l’avoir vu la veille.

 

– Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il.

 

– C’est Bourg-en-Thimerais, dit l’enfant.

 

– Ah ! fit le père. Je ne savais pas. Ils n’avaient déjà plus rien à se dire.

 

– Viens m’aider à remplir ça, reprit pourtant le territorial.

 

Nanand présenta l’un après l’autre au robinet les bidons que lui passait son père ; et celui-ci s’informa plus avant :

 

– Tu es toujours bien, ici ?

 

– Oui, papa.

 

– Tu ne manques de rien ?

 

– Oh ! non.

 

– C’est vrai que tu as bonne mine. Tu ne grandis pas, par exemple.

 

Il y avait encore un bidon à remplir ; le temps de demander :

 

– Tu vas à l’école ?

 

– Pas aujourd’hui, parce que c’est jeudi.

 

Un employé courait le long du train.

 

– En voiture les pépères… Vous ne voudriez pas qu’on parte sans vous.

 

Le mobilisé remit ses bidons à l’épaule et retourna, de son pas pesant, vers le wagon. Au moment d’y remonter, il se pencha enfin vers son fils et lui tendit la râpe d’une barbe de huit jours. Nanand l’embrassa.

 

– Eh bien, au revoir. Porte-toi bien.

 

Le train démarrait en douceur. Débarrassé de son attirail, le père Servais, le buste hors de la portière pour s’assurer qu’elle était bien fermée, se rappela tout à coup quelque chose qu’il avait oublié.

 

– Au fait… je n’ai point de nouvelles de la mère… Et toi ?

 

– Elle a écrit le mois dernier.

 

– Elle va bien ?

 

– Oui.

 

– Tu lui souhaiteras le bonjour de ma part.

 

Et l’homme se rencogna. L’enfant suivit des yeux, un moment, le compartiment qui emportait son père, et puis, quand il ne distingua plus ce compartiment des autres, il resta encore une minute béant au bord de la voie. Il ne s’étonnait plus de rien. La rencontre seule de son père l’avait pris au dépourvu. Celui-ci, somme toute, était toujours aussi peu démonstratif : bonjour, bonsoir. Du nouveau-né qu’il avait laissé au pays, pas un mot. Sa barbe ne piquait ni plus ni moins qu’en temps ordinaire.

 

– Avec qui causais-tu tout à l’heure ?

 

Nanand se retourna en sursaut ; M. Boussuge l’avait rejoint.

 

L’enfant répondit :

 

– Avec papa.

 

– Tu es sûr ? fit sottement Boussuge, qui n’en revenait pas.

 

– Oh ! Je l’ai bien reconnu !

 

– Où va-t-il ?

 

– Il ne me l’a pas dit. Il est avec les autres.

 

– J’aurais bien voulu le voir.

 

Nanand, lui, n’en sentait pas la nécessité. Son père n’était pas bavard. Une présentation n’eût donné rien de plus.

 

– T’a-t-il questionné au moins sur ce que tu fais… sur nous ?

 

L’enfant répondit évasivement :

 

– Il n’a pas eu le temps…

 

– Il a promis de t’écrire, enfin, surtout s’il change de secteur postal ?

 

Nanand répéta :

 

– Il n’a pas eu le temps. Le train repartait.

 

« J’ai été mal inspiré en m’absentant, se reprochait tout haut Boussuge. Allez donc retrouver, à présent, une occasion pareille. »

 

Et jusqu’à la maison, il revint opiniâtrement à la charge.

 

– Alors, il ne t’a pas dit autre chose ? C’est tout de même extraordinaire… Tu as une langue… Vous vous êtes embrassés, je présume…

 

– Oh ! oui, fit vivement l’enfant, sauvant héroïquement tout ce qui pouvait être sauvé du sentiment de la famille, à l’égard d’un étranger.

 

Il n’en dit pas davantage à Mme Boussuge qui l’interrogea à son tour, en échangeant avec son mari des regards navrés. Mais le soir, lorsqu’il monta se coucher et tandis que Zénaïde bordait maternellement son lit, à l’accoutumée, il lui raconta mot pour mot, en étouffant sa voix, la scène de l’après-midi. Oh ! il ne songeait pas à l’apitoyer sur lui ; mais il se sentait plus en confiance auprès d’elle qu’auprès des maîtres. Ils étaient pour lui, quoi qu’ils fissent, « le monsieur et la dame ». Zénaïde, elle, était Zénaïde, au-dessus de tout, même d’une mère, – hors concours. Il y avait entre eux une sorte de conformité d’abandon. Et voilà pourquoi elle n’avait pas besoin de le questionner pour tout savoir.

 

Elle l’écoutait sans l’interrompre et feignait de s’absorber dans son occupation et de bougonner sans raison, par habitude.

 

Quand il eut fini, elle se contenta de dire :

 

– C’est bon… dors… et ne fais pas de mauvais rêves.

 

Puis, comme il s’y attendait le moins, elle lui prit la tête à deux mains sur l’oreiller et l’embrassa goulûment, pour la première fois, scellant ainsi, sans mot dire, une adoption décidée dans son cœur et qui ne souffrait plus de délais.

 

Chaque soir, à compter de celui-là, la Malaisée ne manqua point d’embrasser son petit réfugié en lui souhaitant bonne nuit. Elle aussi avait du poil sur la figure ; mais un poil qui ne piquait pas.

 

VII

L’INTÉRIMAIRE


Octave Chévremont et Justin Boussuge, à leur première permission, firent la connaissance des talismans que leurs parents s’étaient donnés. Avertis déjà par lettres, les deux jeunes gens disaient que leurs familles avaient « touché » chacune un réfugié, comme les soldats disent, dans leur argot, qu’ils ont touché des vêtements ou des vivres.

 

Le premier soin d’Octave et de Justin, en arrivant, était de reprendre l’air du pays en s’informant des uns et des autres. Ils apprirent ainsi que le fils du cordonnier, vingt-deux ans, et le facteur de ville, trente ans, avaient été tués. La femme du facteur Philbert continuait son service à bicyclette, courageusement, par tous les temps. On la voyait passer ruisselante ou rissolée, et quand elle s’arrêtait, on lui offrait, ainsi qu’à son mari auparavant, de quoi se rafraîchir ou se réchauffer, suivant la saison. Elle refusait de prendre « quelque chose » dans l’espoir qu’on lui donnerait un pourboire à la place ; mais on ne lui donnait rien et les gens mêmes qui déploraient le plus les progrès de l’alcoolisme, aimaient mieux l’encourager chez le mari que de récompenser à la fois la sobriété de la femme et son penchant à l’économie. La raison en est qu’un verre de vin ou d’eau-de-vie a l’avantage d’évaluer toutes les commissions au même prix et conséquemment de les payer moins cher.

 

Bourg-en-Thimerais n’est pas un pays d’industrie. Les ouvriers sont rares. Quelques fours à chaux en font vivre une soixantaine au plus. L’usine d’autrefois, où l’on traitait le minerai de fer extrait de la forêt ; cette usine ayant disparu, la petite ville était retombée en léthargie, comme tant d’autres en France. On n’y voyait donc aucune femme aller fabriquer des munitions ; mais les petits commerces dont les patrons étaient mobilisés occupaient la patronne. La jeune femme du coiffeur coupait les cheveux et rasait ; la bouchère et l’épicière suppléaient leurs maris.

 

Quelques « accourus » hors série avaient rejoint les premiers arrivés. La poste avait « touché » une petite aide que remarquèrent tout de suite Octave et Justin. Elle venait de la Marne. Son père ayant trouvé du travail à Paris y était resté avec une famille nombreuse. Elle-même avait dû, étant l’aînée, chercher un emploi. Elle s’appelait Thérèse Paulin. C’était une petite brunette qui avait sur le visage les couleurs de la jeunesse et de la santé. Elle riait facilement, était vive et pleine de bonne volonté.

 

Elle avait l’air, derrière son grillage, d’un pinson en cage privé de chansons. Car elle, n’y était malheureusement pas seule. La receveuse, Mme Lefouin, ne plaisantait pas dans le service. Plus jeune qu’elle, son mari, Hector, conservait la prestance du maître d’armes de régiment qu’il avait été ; quant à Mme Lefouin, grisonnante et couperosée, avec un grand nez et des cheveux qui bouclaient artificiellement sur un front plat, elle dévorait le regret d’une union mal assortie et le tournait en atrabile. Elle s’exaspérait en dedans d’un renversement des rôles qui autorisait l’escrimeur retraité à faire le marché et les commissions, tandis qu’elle avait affaire au public. Hector, cependant, de porte en porte et de boucher en épicier, pérorait et discutait le communiqué, il en avait surtout après la guerre de tranchées.

 

– Qu’est-ce qu’on attend pour sortir ? s’écriait-il. Ça peut coûter cher, c’est convenu ; mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

 

Il laissait en tout percer le militaire, plastronnait comme à la salle et portait le filet à provisions comme autrefois le masque de treillis lorsqu’il l’avait ôté.

 

Thérèse Paulin était nourrie, couchée, blanchie et dérisoirement rétribuée : vingt francs par mois. Mme Lefouin était toujours sur son dos et lui menait, au bureau, la vie dure. Elle ne pouvait la voir causer avec quelqu’un, au guichet, sans intervenir.

 

« Il faut que je veille à tout et que je lui apprenne tout, gémissait-elle. C’est trop jeune. Ça commet erreur sur erreur. Une bonne instruction primaire n’est même plus exigée. Je ne suis pourtant pas payée pour préparer aux examens. »

 

Lefouin Hector, à l’heure du courrier, donnait quelquefois un coup de main à Thérèse ; mais Mme Lefouin ne le laissait pas s’attarder dans le bureau et le renvoyait au ménage, voire au café où chaque soir, la porte fermée, il allait faire le quatrième à la manille et la critique des opérations. Car Mme Lefouin traitait en ennemie la jeunesse de Thérèse, et préférait éloigner de son mari la tentation. L’incompatibilité de caractère entre époux n’a jamais supprimé la jalousie.

 

Thérèse prenait son mal en patience à cause du public dont le va-et-vient la désennuyait. Elle était aimable pour sa distraction à elle, plus encore que pour sa satisfaction à lui. Elle se morfondait le soir dans sa chambre où elle était consignée.

 

– Il n’est pas convenable qu’une jeune fille sorte seule, avait déclaré Mme Lefouin, une fois pour toutes.

 

Thérèse, pour respirer un peu, en était réduite à suivre les offices du dimanche, messe et vêpres, ce qu’elle ne faisait pas dans son pays. Elle avait demandé des livres au Patronage Jeanne-d’Arc qui s’était constitué une petite bibliothèque triée sur le volet. Boussuge en avait, à la prière du maire, dressé le catalogue. Il était aussi chargé des prêts aux familles, et c’est à ce titre que Thérèse, un dimanche, l’avait sollicité. Elle s’était naïvement confessée à lui. Il s’intéressa à son sort et en parla à Palmyre.

 

– On pourrait l’inviter à dîner de temps en temps, proposa-t-il.

 

– Soit… mais Mme Lefouin consentira-t-elle ? Nous sommes en bons termes ; je ne voudrais pas la désobliger.

 

– Sans doute. Je crois, moi, qu’elle sera surtout sensible à l’économie d’un repas.

 

La receveuse « à condition que le service n’en souffrirait pas », avait accordé la permission demandée, et Thérèse, une ou deux fois par mois, le dimanche, s’asseyait à la table des Boussuge.

 

Elle s’y trouvait, un soir que Justin arriva en permission à l’improviste. L’abat-jour de la suspension, dôme de porcelaine, répandait une chaleur douce, intime, sur les fronts penchés de Justin, de ses parents, de Thérèse et du petit réfugié. L’air de la famille emplissait les poumons comme l’air du pays. Au dessert, Justin voulut entendre le phonographe, condamné au silence depuis son départ. On n’avait rien à refuser au fils vivant et momentanément là…

 

– Si ça te fait plaisir, dit la mère.

 

– Qu’est-ce que tu vas nous jouer ? dit le père.

 

Justin chercha parmi les disques. Il choisit les Noces de Jeannette et tourna la manivelle. L’appareil nasilla :

 

Cours mon aiguille dans la laine,

Ne t’arrête pas en chemin…

 

Nanand s’était approché de la boîte sonore et en avait ouvert les portes, afin de recevoir en pleine figure, comme une odeur en même temps qu’un bruit, la conserve musicale. Thérèse, le menton dans sa main et toute molle de plaisir, écoutait :

 

– Vous connaissez ? demanda Justin.

 

– Non, dit-elle. Ça vous berce…

 

– C’est les Noces de Jeannette.

 

– Une chanson ?

 

– Oui… dans un opéra-comique.

 

– Ah !… Où le joue-t-on ?

 

À l’Opéra-Comique, quelquefois. On ne vous y a jamais conduite ?

 

– Non. Je ne suis jamais allée au théâtre, ni à Paris, ni ailleurs.

 

La fontaine était vide ; l’air s’arrêta de couler.

 

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous donne à présent ? reprit Justin.

 

Elle s’enhardit à demander :

 

– Vous n’auriez pas une valse ?

 

– Comment donc !… Une valse… une !…

 

Il compulsa les disques et retira de la collection que son père avait faite la valse de Faust.

 

– C’est un peu vieux, dit-il.

 

– C’est toujours agréable, ajouta Boussuge.

 

– On ne s’en lasse pas, tandis qu’on se lasse vite du tango et de la matchiche, renchérit Palmyre.

 

Justin tourna le robinet, la valse jaillit et inonda la salle à manger. Zénaïde, tout en desservant, regardait le petit Nanand comme une mère regarde son enfant heureux.

 

Mais, heureux, ils l’étaient tous. On ne pensait plus à la guerre, à la séparation, aux choses tristes. Le phonographe déroulait son fil, et le bonheur d’un moment semblait tenir à ce fil invisible et qui ne cousait rien.

 

– Il y a tout de même longtemps que je n’avais passé une soirée pareille, dit Justin en allant se coucher. Il faudra remettre ça.

 

Était-ce encore par émulation que les Chévremont avaient adopté, pour leur part, une intérimaire à l’école communale, Mme Clémence Chantoiseau ?

 

Elle remplaçait une adjointe mobilisée. Elle était grande, maigre et sans beauté. Ses yeux bleus semblaient s’être fanés en même temps que son teint. Elle se promenait seule, un livre à la main, et cueillait des fleurs des champs dont elle mâchait la tige. On ne savait rien d’elle, sinon, que ses parents avaient eu des revers de fortune, ce qui l’obligeait à travailler. Elle ne manquait pas de courage, mais elle manquait de santé. Elle avait une petite toux sèche et « de la température » vers le soir. C’était une épave de la vie qui s’en allait au fil de l’eau. Agathe Chévremont l’avait connue aux soupes de l’Assistance et l’invitait à venir passer la soirée « pour le cas où l’on voudrait danser ». Mme Chantoiseau était suffisamment musicienne, en effet, pour faire une bonne tapeuse. Elle rendait d’autres services. Le jeudi et le dimanche elle sortait avec Nanette et lui expliquait ce qu’elle n’avait pas compris en classe. Il leur arrivait parfois de rencontrer en forêt les enfants du Patronage Jeanne-d’Arc, dont faisait partie Nanand. Ceux-ci jouaient sous la surveillance du vicaire, un jeune prêtre qui portait des lunettes. Nanette aurait bien voulu se joindre à eux, car ils s’amusaient. La forêt domaniale, en sa partie la plus rapprochée de Bourg, était semée de vastes entonnoirs qui déchaussaient les arbres et se prêtaient merveilleusement à la petite guerre. Ils provenaient de l’extraction du minerai de fer dont les forges autrefois s’étaient alimentées. Baptisés « trous d’obus » par la troupe enfantine, ces entonnoirs lui offraient des embuscades et des abris naturels dont elle sortait en poussant des cris.

 

Le jeune vicaire avait d’abord songé à interdire ce jeu ; et puis il s’était contenté de le déguiser en exercice historique et religieux. Fillettes et garçons jouaient au « siège d’Orléans ». Les garçons représentaient les Anglais dans la ville et les fillettes l’armée de Jeanne d’Arc, qu’elle conduisait à l’assaut. La plus grande, son mouchoir en bannière au bout d’un bâton donnait le branle en criant : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! »

 

Nanette jetait en passant un coup d’œil d’envie sur les combattants qu’elle connaissait pour la plupart. Elle leur souriait mais ne leur parlait pas. Elle ne parlait même pas à Nanand, tellement elle avait peur de déplaire à M. Chévremont. Et les enfants du Patronage ne tenaient pas, de leur côté, à se compromettre. Plusieurs fillettes de l’âge de Nanette lui en voulaient de faire bande à part et n’étaient pas fâchées de lui montrer qu’on se divertissait sans elle.

 

Nanette et l’institutrice traversaient donc la bataille et ne s’y mêlaient pas. Au bras l’une de l’autre, elles gagnaient à travers bois l’étang de Sablonnières, à cinq cents mètres de là. L’air sentait la résine et les feuilles. Les hautes voûtes vertes des sentiers cachaient le ciel. Nanette jacassait. Mme Chantoiseau n’était pas à la conversation et la petite, parfois, en faisait la remarque.

 

– Répondez-moi. À quoi pensez-vous ?

 

– À mes leçons de demain qui ne se préparent pas toutes seules, répondait l’intérimaire.

 

Elles arrivaient enfin au bord de l’étang, but ordinaire de leurs promenades. Il n’était ni vaste ni profond. Les étés brûlants l’asséchaient. Il avait une sorte de tristesse et de pauvreté. Peut-être que, de grand matin, des biches y venaient boire. Il appartenait à un seigneur de la République, lequel permettait d’y pêcher, probablement pour distraire le brochet, qui serait mort d’ennui sans cela.

 

L’étang de Sablonnières n’ajoutait rien à la beauté de la forêt. On en avait vite fait le tour ; aussi les habitants de Bourg le délaissaient-ils, comme un ermite abandonné à lui-même. L’azur et les nuages étaient impuissants à rajeunir son eau fanée. Il avait cet air résigné des malades qui souffrent sans se plaindre. Mme Chantoiseau s’asseyait un moment à son chevet, sur l’herbe et les mousses. Visite de convenance, plutôt que d’affection, à un parent éloigné qui dépérit. Nanette n’aimait pas ce coin mort. Les cris de ses petites camarades : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! » la poursuivaient. Elle sautillait sur son pied valide, oiseau tombé du nid et que le nid rappelle. Elle répétait dix fois :

 

– On s’en va ?

 

– Encore un moment, disait l’institutrice. On n’est pas bien ici ?

 

– Il n’y a pas assez d’eau.

 

– Qu’en ferais-tu s’il y en avait davantage ?

 

– Je ne sais pas moi…

 

C’était vrai que celle-là ne rafraîchissait pas même les yeux.

 

Mme Chantoiseau se levait enfin et l’on rentrait à petits pas. Mais les enfants du Patronage, que Nanette souhaitait revoir, avaient quitté leurs trous d’obus et disparu. Le soir allait tomber. Tombait-il ? Ne montait-il pas plutôt de l’étang, de son eau noire, grossie et débordante, qui marchait sur les talons de l’institutrice avec des intentions suspectes de rôdeur ?

 

– Il commence à faire froid en forêt, le soir, disait-elle.

 

Et elle revenait, néanmoins, le lendemain, à l’étang désolé, comme si elle prenait un amer plaisir à mettre, en s’en allant, cette traîne assortie à sa robe noire.

 

VIII

NANETTE VA À LA MESSE


En 1915, Bourg-en-Forêt reçut un hôpital auxiliaire pour les petits blessés et les malades destinés à retourner au front. Il fut installé dans l’école des filles, désaffectée à cette intention. Les filles allèrent se faire instruire dans une salle mise par la mairie à leur disposition.

 

On n’avait vu jusque-là, dans les rues, que des convalescents et des permissionnaires en petit nombre, outre une compagnie de corbeaux qui musait en forêt. Elle était composée de territoriaux du Midi, bons vivants et inoffensifs, lesquels, entre deux coupes d’arbres, récoltaient des champignons ou braconnaient.

 

Boussuge le mycologue eut d’abord en horreur ces hommes grossiers qui ravalaient le peuple cryptogame aux comestibles ; mais un territorial étant venu, un jour, lui demander de l’aider à déterminer une espèce, Boussuge rendit son estime aux parasites dont il avait déploré l’intrusion. Plus tard, d’ailleurs, tout le monde devait les regretter, car ils ne firent pas autant de mal à la forêt que les Canadiens, sur lesquels l’inspecteur Bourdillon avait moins d’empire.

 

L’hôpital fut bien accueilli par les commerçants. On venait voir les malades, et ceux-ci dépensaient également. Dans les premiers temps. Boussuge allait au-devant d’eux à la gare, avec du tabac et des cigarettes plein ses poches. Il les leur offrait généreusement en les appelant : mes braves, et en leur disant qu’ils étaient des héros.

 

Quelques-uns protestaient modestement.

 

– Si, si, vous êtes des héros ! Qu’est-ce que nous serions devenus sans vous ? Allemands. Prenez, prenez… c’est comme si je les donnais à mon fils qui est soldat comme vous.

 

Il fallait aussi, le long des trains arrêtés, quêter les journaux que les voyageurs ne lisaient plus et il les portait à l’hôpital. Enfin il se rendait utile le plus possible.

 

À la fin, il se lassa de ces allées et venues ; mais il avait toujours sur lui quelques vues de Bourg sur cartes postales et il les distribuait aux convalescents qu’il rencontrait.

 

Il apprit que Chévremont se gaussait de son zèle.

 

– Eh bien ! qu’il en fasse autant, dit Boussuge.

 

Mais à compter de ce jour, il se tint coi et se contenta de saluer le premier – quoique légionnaire – les soldats qu’il croisait en chemin. Certains lui rendaient son salut ; d’autres le regardaient avec étonnement et se demandaient entre eux :

 

– Tu connais ce type-là, toi ?

 

– Il est décoré. Un ancien officier probablement.

 

– Sans blague ! Un ancien officier ne saluerait pas le premier.

 

– Alors, c’est quéque pétrousquin qui veut se faire remarquer : bouge pas.

 

Une fois, il avait essayé d’apaiser la querelle de deux soldats ivres qui sortaient du cabaret. Mal lui en prit. Les pochards le couvrirent d’injures et il sentit que l’opinion publique ne lui était pas favorable.

 

« Quoi ? Ces hommes étaient à peine remis de leurs blessures et désœuvrés. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Tout est permis à des héros. »

 

Une discrète enquête révéla à Boussuge que les deux héros soignaient à l’hôpital des douleurs rhumatismales ; mais il ne confia qu’au maire cette découverte.

 

Le docteur Chazey ne s’en offusqua pas.

 

– Êtes-vous encore naïf, cher monsieur ! fit-il. Mettez-vous donc bien dans la tête que vous représentez au Conseil municipal les intérêts des débitants avant tout. Ce n’est pas qu’ils soient par eux-mêmes grands électeurs, comme on dit : mais la clientèle reçoit leurs inspirations et vote en conséquence. Il faut les ménager – ou passer la main. Quant aux ivrognes que vous avez prétendu sermonner et qui ont invectivé contre vous, c’est toute la leçon que vous méritiez. Parfaitement. La guerre n’est pas finie. Vous devez les traiter en héros…

 

– Qu’ils ne sont pas encore.

 

– Ça viendra. Ils ont le temps. Même en état d’ivresse et momentanément empêchés, ils sont en puissance d’héroïsme… Ça ne peut faire aucun doute pour des civils comme vous et moi.

 

– Vous ne croyez pas que c’est la bande à Chévremont qui les excite ?

 

– Mais non. Les passions s’excitent sans cela. C’est sans importance. Bien faire et laisser dire. Savez-vous ce qu’on me reproche à moi ? Je vous le donne en mille.

 

– C’est trop.

 

– On estime que mon hospitalité à la mère Louvois et à ses trois enfants n’est pas désintéressée.

 

– Autrement dit ?

 

– Que je couche avec elle. Une pareille supposition honore trop mes soixante-dix ans pour que je perde mon temps à en chercher la source. Si je n’agissais pas ainsi, je devrais commencer par mettre cette malheureuse à la porte pour faire plaisir à mes détracteurs. Mais alors, au lieu de n’être pas de bois pour les uns, je serais de pierre pour les autres… enfin d’une sécheresse de cœur abominable. Voulez-vous me dire ce que j’y gagnerais ?

 

– Je vous trouve tout de même de bonne composition, dit Boussuge. Mais vous pouvez vous offrir le luxe de mépriser la calomnie… Quand on habite une maison de verre comme la vôtre…

 

– Elle n’est pas de verre, cher monsieur… heureusement pour moi ! Il n’en resterait rien, tant elle a déjà reçu de pierres ! Et elle en recevra encore car, loin de désarmer la médisance, je vais sans doute lui donner un aliment.

 

– Comment cela ?

 

– Ma cuisinière est malade… condamnée au repos par une phlébite. Par qui la remplacerai-je ? Par ma réfugiée qui sait faire un peu de cuisine et se rend utile dans la maison.

 

– Vous êtes beau joueur !

 

– Oui. Quitte ou double !

 

– Et Mme Louvois… quel front oppose-t-elle à la calomnie ?

 

– Un front qu’on ne voit pas rougir… peut-être parce qu’il est hâlé. Elle est philosophe comme moi et conserve peu d’illusions sur l’espèce humaine. Elle m’a dit hier : « Il est naturel que je fasse des envieuses parmi les autres réfugiées, si j’ai tiré un meilleur numéro qu’elles à la loterie. »

 

 

Boussuge et Chévremont ne s’étaient pas réconciliés. « Mais nos femmes se voient », disait le premier, à l’occasion. Et l’on devinait par là que tout espoir de raccommodement n’était pas, de sa part, abandonné. Il ne « tenait » plus que par amour-propre. Si Chévremont y avait mis du sien le moins du monde, les liens de l’amitié eussent été vite renoués.

 

Agathe et Palmyre, en effet, quand elles se rencontraient, se demandaient des nouvelles de leurs fils et causaient un moment.

 

Un événement de petite ville rapprocha encore les distances.

 

Les Chévremont, au bout de trois mois, avaient enfin reçu une lettre du père de Nanette en réponse à leurs questions touchant les devoirs religieux de l’enfant.

 

Marie-Anne a été baptisée. Elle ira à la messe et priera le bon Dieu pour moi. Je certifie que c’est ma volonté. J’espère que je ne demande pas la mer à boire et que ça ne sera pas de refus.

 

La lettre n’était pas de sa main ; il l’avait simplement signée à gros jambages.

 

– Eh bien ! que sa volonté soit faite, dit rondement Chévremont. Mais il n’avait pas besoin d’ajouter : Je ne demande pas la mer à boire, s’il est vrai qu’il aime à lever le coude.

 

– Et puis, reprit Agathe, sa prétention, à cet homme, n’a rien d’exorbitant, somme toute, quand on songe que la femme de notre député radical fait brûler un cierge chaque fois que son mari se représente devant les électeurs.

 

– Mieux vaut faire semblant de ne pas le savoir, dit le vétérinaire, qui soutenait la candidature de l’anticlérical.

 

Il n’empêcha pas Agathe d’accompagner tous les dimanches Nanette à la messe.

 

– On comprendra que nous ne l’y laissions pas aller seule, dit-il.

 

Mme Chévremont publiait, de son côté, les instructions qu’elle avait reçues du père.

 

Elle s’y soumettait sans peine, d’ailleurs, et même avec une secrète délectation. Elle avait épousé par convenance les opinions et les intérêts de son mari, alors que son éducation l’inclinait à s’allier dans l’autre camp. Il lui restait dans l’esprit ce qui reste parfois dans le cœur d’une femme mariée : le souvenir très doux d’un premier amour blanc. Enfin, outre que la messe lui rappelait son enfance et une partie de sa jeunesse à Orléans, comme elle restait coquette dans sa maturité, l’église lui procurait une de ces occasions de s’habiller si rares en province. Elle retrouva au fond d’un tiroir le vieux livre de messe de ses premières années et ce fut dans ce livre que Nanette apprit ses prières.

 

– Tous les soirs en te couchant tu diras, après ton Pater : « Mon Dieu, conservez la santé à papa… »

 

– À vous, à M. Chévremont et à M. Octave aussi, ajouta la fine mouche.

 

– À M. Octave surtout, fit Agathe, qui rapporta à son mari la charmante pensée de l’enfant.

 

– Ça ne m’étonne pas, dit le vétérinaire ; elle a un fond excellent. C’est égal, si l’on m’avait annoncé que quelqu’un prierait pour moi, sous mon toit !…

 

Et de rire, dans sa moustache de Gaulois débonnaire.

 

Le dimanche, à la messe, Agathe ne manquait pas de dire à la petite réfugiée :

 

– N’oublie pas ton père… Tu n’as pas oublié ton père ?

 

Elle était chargée d’une commission : elle s’en acquittait, rien de plus.

 

– Je n’oublie personne, murmurait l’enfant en coulant un regard vers Nanand, sans doute appliqué de son côté à la même chose qu’elle.

 

À la sortie de l’église, Agathe et Palmyre devisaient un instant.

 

– Il me semble impossible que Dieu n’exauce pas le vœu d’une mère lorsqu’il est exprimé, en plus, par une bouche innocente comme celle-ci, dit un jour Palmyre à son amie en lui montrant Nanand. Deux prières valent mieux qu’une.

 

Agathe ne répondit pas ; mais le dimanche suivant, songeant à son fils en même temps que Nanette songeait à son père, la femme du vétérinaire laissa errer sur ses lèvres ce qu’égrenaient celles de la petite.

 

Seulement, elle n’en dit rien à Chévremont. Sur la conduite de ce dernier les avis étaient partagés. Les uns disaient : « Qu’avait-il besoin de consulter le père mobilisé sur un point aussi secondaire ? »

 

À quoi les autres répliquaient : « Oui, mais l’ayant consulté, il ne lui restait qu’à exécuter loyalement ses instructions. »

 

L’abbé Grossœuvre, qui espérait beaucoup du retour d’Agathe, déclara modérément :

 

– Je n’aurais pas cru M. Chévremont capable de ce sacrifice à ses opinions bien connues. C’est très honorable de sa part et il a fait preuve d’une haute sagesse en ne substituant pas son autorité à celle du père, dans un cas aussi grave. L’enfant peut tomber malade, être en danger de mort… Quelle responsabilité pour cet homme si les secours de la religion manquaient au frêle esquif en perdition !

 

 

Le premier major appelé à diriger l’hôpital auxiliaire fut un vieillard qui passa inaperçu. Il avait un bel uniforme neuf dans lequel sa compagne mirait la fierté de Baucis. Ils se promenaient tous les deux en forêt, bras dessus, bras dessous, comme des petits rentiers, et grignotaient en paix une solde inespérée. La guerre leur donnant de quoi vivre à leur aise : ils n’en revenaient pas !

 

Il y avait si peu de malades à l’hôpital que l’on en contestait l’utilité. Mais ses partisans disaient : « Patience ! Souhaitez qu’il ne devienne pas trop petit. »

 

En attendant, médecin, pharmacien, gestionnaire, infirmières et employés, au nombre d’une vingtaine, vivaient modestement sur dix malades dont un seul gardait la chambre. Quelques dames leur apportaient des douceurs et les aiguillaient vers la cure où l’abbé Grossœuvre, tous les dimanches après vêpres, offrait aux soldats qui allaient à la messe un sirop, des gâteaux secs ou des pruneaux et une conversation sur des sujets édifiants.

 

Et puis, un jour, le vieux major sentimental, auquel le voisinage humide de la forêt ne convenait pas, obtint sa permutation ou réintégra Sainte-Périne avec sa digne compagne. Il fut remplacé par un homme plus jeune et célibataire, qui avait été chirurgien en province et n’exerçait plus depuis quelques années. Celui-ci se promenait également, mais seul et à grandes enjambées, avec un chien de berger qu’il avait amené.

 

Il manifesta tout de suite une froide indépendance et le désir qu’on le laissât tranquille, lui et les malades. Les dames qui avaient accès dans l’hôpital à toutes les heures du jour furent consignées à la porte, sauf le dimanche, de deux à quatre heures.

 

– Pas de poules dans les plates-bandes, dit-il.

 

Les poules s’en vengèrent en disant :

 

– Toi, mon bonhomme, tu ne moisiras pas ici.

 

Le propos lui fut répété. Il haussa les épaules.

 

– J’engage ces pécores à venir me dire ça à deux pouces du nez en tirant la langue d’un pied !

 

Mais ce n’était pas le nez qu’il leur présentait. Les soldats rigolèrent. Trois ou quatre cessèrent d’aller à la cure. Chévremont l’apprit et en jubila.

 

– Voilà un de ces gaillards comme je les aime, dit-il. Je ferais volontiers sa connaissance.

 

Mais le major Faucherel demeurait réfractaire aux avances, d’où qu’elles vinssent. Il saluait le maire, le curé, le vétérinaire, tout le monde, mais ne fréquentait personne.

 

L’inspecteur des forêts était la seule personne avec laquelle il sympathisait ouvertement. Ils avaient pour la forêt la même adoration muette. Les cœurs épris sont silencieux ou discoureurs, en amour. Ils se contiennent ou s’épanchent, suivant les tempéraments. La forêt est aimée, comme la femme, par les uns et par les autres. Le major Faucherel et l’inspecteur Bourdillon l’aimaient sans effusion, sans flux inutile de paroles. Ils étaient les sages qui se taisent devant le tableau et se contentent d’en jouir. Ils prenaient, comme des bêtes, contact avec la forêt. Ils marchaient pendant une heure à travers les sentiers, pareils au chien qui suit une piste et va où son nez le mène. Ils aimaient voluptueusement la forêt, comme il faut l’aimer et non pas comme l’aimait un Boussuge – en artiste, en amateur, en spécialiste. Ils évitaient le mycologue, car souvent encore, sa manie satisfaite, il sentait se réveiller en lui un littérateur, un poète, un peintre, qui l’incitaient à traduire son admiration par des gestes, des vers, des citations, des touches de coloristes dans le vide.

 

– C’est curieux, disait Faucherel à Bourdillon ; entre quatre murs, ce M. Boussuge est un causeur agréable ; il sait bien des choses et n’est pas ennuyeux ; et dès qu’il se trouve devant la nature… en forêt, il devient insupportable. Pourquoi ?

 

– Parce qu’il veut nous faire plaisir, répondait l’inspecteur. Il a le défaut commun à tous les citadins en partie de campagne : il s’exalte, se grise, se découvre une vocation d’explorateur. Il vous prend à témoin de son ravissement.

 

– Il n’éprouve pas comme nous, tout d’un coup et tout simplement, le besoin impérieux… de fumer une bonne pipe. Il n’aime pas véritablement la forêt.

 

– Non. L’aimer, c’est vivre en elle. Le bûcheron l’aime. Il cogne dessus, mais il l’aime : ils sont amis. Quant au braconnier, elle lui ouvre son lit comme à un mâle qu’elle entretient : son homme.

 

La forêt de Bourg n’attirait pas les peintres, ces parasites d’un autre genre. Ils n’y trouvaient pas « le motif », qui est leur rond de serviette. Elle ne les invitait pas à se mettre à table et à revenir. Et c’était une raison de plus pour que Faucherel fît ses délices des taillis et des futaies. Il s’y promenait par tous les temps, et les plus mauvais ne le rebutaient pas. Il aimait les murmures de la forêt sous son manteau de pluie. Longtemps après qu’elle avait fini de tomber, les arbres qui s’égouttaient en prolongeaient le bruit. Toutes les feuilles faisaient leur partie dans le concert. La feuille, comme l’oiseau, boit en chantant, et quand elle est morte, le dernier soupir de sa sécheresse est encore une chanson. Le major l’écoutait comme on écoute aux carrefours un refrain populaire.

 

Son chien ayant été mordu par une vipère, Chévremont lui donna des soins, et des rapports s’établirent entre le vétérinaire et le major. Celui-ci n’accepta pas à déjeuner, mais il accepta une tasse de café, fut présenté à Mme Chévremont et vit Nanette aller et venir dans la maison en sautillant.

 

– Croyez-vous que c’est dommage ! dit Chévremont. Une enfant si gentille !

 

– Les parents sont bien coupables. Une intervention au début eût été efficace, fit le major.

 

– Et il est trop tard maintenant ?

 

– Je ne sais pas. Il faudrait voir. On pourrait, en tout cas, atténuer le mal.

 

Chévremont n’insista pas ; mais une idée lui avait traversé l’esprit et il la confia à sa femme.

 

– Oui, dit-elle, c’est une bonne idée ; mais on ne peut rien faire sans le consentement formel du père.

 

– C’est mon avis. Il pourrait demander une permission qu’il passerait ici et l’on en profiterait…

 

– Je n’y vois pas d’inconvénient.

 

Quel triomphe pour la Libre-Pensée de Bourg si l’enfant recouvrait la validité, non point par l’opération du Saint-Esprit, mais par celle du chirurgien et pendant son séjour chez les Chévremont !

 

Le vétérinaire récrivit au père de Marie-Anne et l’invite sans donner de prétexte à son hospitalité.

 

La réponse n’arriva qu’au bout d’un mois.

 

Grimodet faisait écrire :

 

Je n’aurai pas de permission avant six mois au moins. Je viens justement d’en passer une chez ma marraine ; mais la première fois, on pourra en recauser.

 

Chévremont prit la chose en riant.

 

– C’est quand même un drôle de père ! Il aurait bien pu s’arranger pour venir embrasser sa fille, qu’il n’a pas vue depuis tantôt deux ans et qui est toute sa famille.

 

IX

Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE


C’était le temps des marraines de guerre, qui furent un baume sur des plaies… quand elles n’occasionnèrent pas les plaies qu’elles prétendaient panser. Et c’était aussi le temps des colis, qui eussent été moins nombreux si les filleuls n’en avaient point reçu leur large part. On leur en expédiait de partout, et les plus modiques n’étaient pas toujours les moins touchants. Denrées, tabac et lainages voyageurs ont fait, somme toute, moins de mal que de bien.

 

En peut-on dire autant de ce qui revenait au pigeonnier en épîtres de remerciements, sous les ailes ?

 

Mlle Chantoiseau, l’intérimaire de l’école des filles, avait elle-même un filleul. Elle ne le connaissait pas. Elle ne l’avait jamais vu. C’était par une feuille mondaine qui traînait sur une table, chez les Chévremont, que la jeune fille était entrée en correspondance avec un aviateur, nommé Gaston Romanet. Il ne demandait rien… que la sympathie d’une âme-sœur, l’âme pour le rêve, la sœur pour la réalité. Clémence avait écrit ; Gaston avait répondu. Une liaison idéale s’en était suivie. L’institutrice n’avait pas dissimulé sa condition précaire et l’aviateur ne s’était pas montré en reste de confiance. La déclaration de guerre l’avait trouvé, à vingt-neuf ans, comptable dans une grande fabrique de Lille. Il ne laissait personne derrière lui. Orphelin de bonne heure, il s’inspirait, pour apitoyer l’inconnue, du romantisme de Didier dans Marion Delorme. Il jouait l’air de violon qu’il savait le mieux ; et Clémence l’écoutait, ravie. On, avait ensuite, échangé des photographies. Elle n’en possédait qu’une, en carte postale, exécutée à Paris, sur les boulevards, à bas prix. Elle y apparaissait plutôt à son avantage. La photographie n’enlaidit pas les laides. Le teint de Mlle Chantoiseau n’avait pas plus d’éclat au naturel que sur son portrait et la pâleur de ses yeux pouvait être attribuée au mauvais éclairage ou à l’inhabileté de l’opérateur.

 

Gaston, lui, n’avait envoyé qu’un instantané pris aux armées par un amateur. C’était, sous l’uniforme et la bourguignotte, un assez joli garçon, à moustache noire effilée, au menton carré : un soldat. Clémence cherchait à se l’imaginer en civil, frère d’infortune, cœur solitaire. Elle marchait… c’est-à-dire qu’elle avançait chaque jour en âge et en affection pour son filleul. Elle était au bord de l’amour.

 

Il avait eu beau lui dire qu’il ne désirait que son amitié, elle était persuadée qu’il y mettait de la discrétion. Et puis la joie d’adresser, elle aussi, elle pauvre, un colis au combattant ! Elle ne s’en cachait pas. Elle avait inventé un cousin aux armées. Elle n’était plus seule, et il n’était plus seul non plus. Elle aimait. Elle attendait une lettre. Le jour qui se lève reçoit sa teinte du facteur. Attendre le facteur… le voir venir, approcher… « Rien pour moi ?… – Si – Ah !… » Si prompte que soit la main, le cœur l’a précédée. Faire la classe ensuite. Réclamer le silence. Pour mieux se faire entendre des élèves ? Non. Pour mieux entendre une autre voix que la sienne, que la leur ; pour mieux entendre bourdonner l’essaim des mots contenus dans la ruche. Elle était impatiente d’aller s’enfermer dans sa chambre en location, pour lire et relire sa lettre, et puis écrire, écrire, écrire… Tant d’économies à dépenser ! Elle avait acquis le droit d’être prodigue.

 

Quand elle sortait avec Nanette, elle sortait dans son rêve, elle sortait en Gaston. La lettre dans son enveloppe battait sur sa poitrine comme une montre dans son boîtier. Elle la remontait en la relisant encore avant de s’endormir.

 

Lorsque Nanette lui demandait : « À quoi pensez-vous ? mademoiselle Clémence ? » elle se retenait pour ne pas répondre : « À Gaston, voyons ! À qui veux-tu que je pense ? » Si, à ce moment-là, elle avait eu auprès d’elle une amie, au lieu d’une fillette, son cœur aurait éclaté en confidence, comme un fruit mûr qui se fend.

 

Il n’était pas jusqu’au sombre étang de Sablonnières, au milieu de la forêt, qui ne changeât d’aspect en la voyant paraître : elle l’éblouissait. Certain jour, où, plus encore que d’habitude, il s’enveloppait d’un douloureux mystère, elle laissa échapper :

 

« Mais non, il n’est pas si triste que cela… »

 

Elle avait reçu, le matin, une tendre lettre, et les feuilles jaunies cousaient un volant d’or à la jupe de l’eau pleine de trous, et noire.

 

Sans doute, elle n’expédiait qu’un paquet par mois et c’était peu au regard du paquet que faisaient partir tous les deux jours, à l’adresse de leurs fils, une Mme Chévremont ou une Mme Boussuge… ; mais que l’on songe aux privations que représentait ce colis de l’intérimaire obligée, avec cent francs par mois, de subvenir à son logement, à sa nourriture et à son entretien. Si son père ne lui avait pas envoyé vingt francs de temps en temps, jamais la pauvre jeune fille n’eût joint les deux bouts. Elle y parvenait ; mais en rognant sur la table, en dînant d’une tablette de chocolat. C’était surtout d’illusions qu’elle vivait. Elle ne gémissait pas. Son filleul la consolait de tout.

 

Elle savait par cœur une Idylle prussienne de Théodore de Banville, tableau de genre représentant un moineau franc qui, sur le champ de bataille, boit, au creux d’un éclat d’obus taché de sang, quelques gouttes de rosée. Le poète concluait :

 

Ce charnier de deuil et de gloire

Au souffle pestilentiel,

À la fin sert à faire boire

Un tout petit oiseau du ciel !

 

C’était cela, Clémence ne lisait pas les communiqués et ne languissait qu’après le facteur. Il y avait la guerre uniquement pour lui donner l’occasion de se rafraîchir, une fois par semaine, à la même coupe alternativement remplie de sang et d’eau pure.

 

Une fois qu’elle se trouvait à la poste et qu’elle y attendait son tour, Mme Boussuge envoyait un mandat de vingt francs à son fils. Quand elle fut sortie, la petite aide, qui sympathisait avec l’intérimaire, par affinité, lui dit :

 

– Toutes les semaines elle en envoie autant. C’est beau d’être riche !

 

Elle disait cela sans envie ; elle était jeune, elle ne mâchait pas amer encore.

 

– Oui, c’est beau, répéta Mlle Chantoiseau. C’est surtout bon de pouvoir ne rien refuser à ceux qu’on aime.

 

Une idée germait dans son esprit. Gaston était pauvre et le lui cachait, par délicatesse. Comment s’y prendre pour lui faire accepter le petit mandat qu’elle rêvait de lui adresser, elle aussi, en se privant davantage ? Elle se reprochait sa franchise. Qu’avait-elle eu besoin, au début de leur correspondance, d’avouer sa situation précaire ? Elle gagnait sa vie. Elle n’était pas des deux la plus à plaindre. Elle songeait à racheter sa maladresse puisque c’était non pas en disant la vérité, mais en mentant, qu’elle se rapprochait le plus de lui.

 

Elle mit un mois à bâtir son petit roman, brin à brin, et les Chévremont, à leur insu, lui en fournirent l’intrigue. Elle n’inventa pas qu’elle donnait à Marie-Anne des leçons particulières, mais elle inventa qu’on les lui payait, et elle écrivit dans ce sens à son filleul chéri. Elle était riche ; elle allait pouvoir mettre un peu d’argent de côté pour les mauvais jours… ou pour soulager une infortune plus grande que la sienne. Elle amorçait l’envoi d’argent possible grâce au petit appoint qu’elle recevait de son père…

 

Mais la moitié seulement de la difficulté était surmontée, car Gaston, tel qu’il se montrait sourcilleux sur le point d’honneur, renverrait certainement la somme qu’elle lui destinait. Et, d’autre part, elle ne se jugeait pas marraine complète sans cela. Il y a tant de choses qu’un soldat ne peut s’offrir que sur place ! Un vin plus fin que le pinard, par exemple…

 

Elle avait trouvé !

 

Elle écrivit :

 

Je veux vous faire partager mon plaisir. Je viens de toucher mon premier mois de leçons. Buvez une bouteille de bon vin avec le meilleur de vos camarades, en pensant à moi, et à votre santé.

 

Et elle glissa dans sa lettre deux coupures de cinq francs bien propres, ayant à peine circulé.

 

En revenant de la poste, elle rencontra la maman d’une de ses élèves et lui dit bonjour.

 

– Comme vous avez bonne mine ! s’écria la femme. L’air de Bourg vous profite à vous.

 

– Oui, je vais bien. Je me plais ici.

 

Elle avait craché rouge dans son mouchoir, la veille, et la flamme qui lui rosissait les joues la dévorait intérieurement. Mais puisque l’autre lui donnait le change, elle le prenait, tant elle était heureuse !

 

Un peu d’appréhension, néanmoins, se mêlait à son bonheur intime. Qu’allait dire Gaston ? Il pourrait bien ne pas être dupe…

 

Elle fut promptement rassurée.

 

Merci, répondit le filleul. Votre souhait charmant a été exaucé. Nous avons bu à notre santé ; mais c’était la vôtre que je portais à part moi.

 

Elle rayonna. Elle vida d’un trait sa coupe d’eau fraîche, son éclat d’obus. Ah ! qu’elle méritait bien son nom de Chantoiseau ce jour-là ! Elle était ivre de rosée et elle chantait !

 

Elle dit à Nanette, au cours de leur promenade du jeudi en forêt :

 

– Il faudra que tu me copies cette jolie chanson que tu chantes… tu sais…

 

– Non. Laquelle, mademoiselle ?

 

– Celle dont le refrain est :

 

Je t’ai rencontré simplement

Et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire…

 

– Je veux bien, mais en cachette, dit la petite. Madame prétend que ce n’est pas une chanson pour une enfant de mon âge.

 

– Bien sûr, reprit l’intérimaire. Je ne te dis pas de la chanter, mais, puisque tu la sais, de me la copier. C’est mon filleul qui ne se rappelle pas les paroles et qui me les demande.

 

Le mois suivant, elle s’enhardit ; elle ne chercha plus de prétexte et mit dix francs, avec sa lettre, sous enveloppe.

 

Et elle attendit, le cœur battant, comme la première fois. Nouvelle ivresse ! Gaston, jusque-là, ne l’avait jamais tutoyée, même dans le feu de ses démonstrations. Lui aussi s’émancipait à écrire :

 

J’ai peur, marraine chérie, que tu ne fasses des folies pour moi… Mais la folie est contagieuse et la tienne me gagne… Prends garde !

 

Contre quoi elle aurait à se défendre, il ne le disait pas ; mais une précision est-elle nécessaire à qui n’a plus les moyens de lutter et bénit son désarmement ?

 

Une distraction pour les gens de loisir fut, pendant quelque temps d’aller voir une compagnie de prisonniers allemands travailler en forêt. Ils venaient chaque jour de Sablonnières, à dix kilomètres de Bourg, et faisaient des traverses et des fagots… à moins qu’ils ne fissent rien. Ils étaient déguenillés, mais les territoriaux chargés de leur surveillance n’étaient pas beaucoup mieux vêtus et paraissaient plus fatigués. Les prisonniers n’auraient pas eu de peine à s’en débarrasser ; ils n’y pensaient pas et jouissaient de leur sécurité, à l’abri des marmites et des shrapnells. Un seul tenta de s’échapper et, repris, fut mal vu par les autres, auxquels, pendant huit jours, la vis fut serrée d’un tour. On avait la paix ; était-ce raisonnable de la troubler ?

 

Les jours, de pluie, les prisonniers ne sortaient pas de leur cantonnement ; ils n’en sortaient pas non plus le dimanche. Ils en profitaient pour raccommoder leurs hardes en chantonnant. Deux d’entre eux avaient une belle voix. Ils la faisaient entendre quelquefois sous bois, à l’instigation des territoriaux eux-mêmes. Tout le monde s’arrêtait de travailler pour les écouter. Un territorial faisait le guet, appuyé sur son fusil, pour signaler les trouble-fête, officiers, inspecteurs, etc.… On eût été si tranquilles sans eux !

 

Une fois, les coryphées chantèrent un lied que tous les prisonniers, électrisés, reprirent en chœur et debout, comme sous les voûtes d’une cathédrale aux piliers frémissant eux-mêmes d’une émotion sacrée.

 

Boussuge était de ceux qui « allaient sus Boches » assez fréquemment. Il leur trouvait des faces bestiales. Il tes voyait à travers les articles de journaux qui représentaient nos prisonniers à nous, victimes des mauvais traitements de l’Allemagne, dans les camps où ils étaient parqués. Il réclamait des représailles ; mais Pioux, le maître maçon qui avait un fils prisonnier, craignait, par des rigueurs de notre part, d’en provoquer de nouvelles chez l’ennemi. Alors, où s’arrêterait-on ? D’autant plus que le nombre de nos prisonniers était sensiblement supérieur au nombre des prisonniers allemands.

 

– Vous avez raison, dit Boussuge.

 

Il pensait à son fils qui pouvait, lui aussi, tomber aux mains des Boches.

 

Les territoriaux venaient quelquefois se ravitailler à Bourg. Ils ne manquaient pas, alors, d’aller vider bouteille au Plat d’étain, la meilleure auberge de Bourg-en-Thimerais.

 

Elle était la meilleure parce qu’elle avait conservé quelque chose des auberges d’autrefois. Elle était intime et l’on y mangeait bien. La vaste cuisine était une salle commune ouverte à tous. On y causait, on y buvait, on y regardait Mme Bretonnet, la patronne, préparer loyalement les repas, éplucher les légumes, battre les sauces, découper les viandes sur un énorme billot de chêne. Le chêne avait eu deux cents ans d’existence et son cadavre inusable rendait encore des services. Il occupait le centre de la cuisine et toute la vie de la maison tournait autour ; il avait remplacé le tourne-broche.

 

Les territoriaux s’attablaient et s’attardaient, servis par Tiennette Bretonnet, une grande belle fille de vingt ans qui riait toujours et à laquelle on ne manquait pas de respect, parce qu’elle envoyait, sans cesser de rire, son coude nu et pointu dans la figure des clients entreprenants. Elle avait, un jour, brisé deux dents à l’un d’entre eux ; on se le tenait pour dit.

 

Les territoriaux venaient aux nouvelles et en apportaient. Ils se laissaient interroger sur les prisonniers qu’ils gardaient, ils n’en disaient ni bien ni mal. Ils faisaient les commissions de ceux qui avaient un peu d’argent.

 

Comme on leur demandait si quelques Boches parlaient français :

 

– Oui, répondit un territorial… trois ou quatre, en dehors de leur interprète, écorchent notre langue. Tiens, ça me rappelle une chose… Est-ce que vous n’avez pas, ici, des réfugiés de l’Aisne ?

 

– Si. Plusieurs sont des environs de Laon et de Soissons.

 

– Justement. Deux de nos prisonniers ont occupé cette région et, ma foi, c’est malheureux à dire, ils n’en gardent pas un mauvais souvenir.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’ils y ont reçu, qu’ils disent, la plus complète hospitalité. Enfin, quoi ! ils ne manquaient de rien, vous comprenez ?

 

Le territorial clignait de l’œil en regardant Tiennette qui « remettait ça », remplissait les verres.

 

– Oh ! fit-elle, c’est encore plus facile que malheureux à dire. À beau mentir qui vient de loin.

 

– Ils donnent des détails que je n’oserais pas répéter devant vous, candide enfant… à moins que votre mère ne m’y autorise, reprit le territorial.

 

– On ne vous les demande pas, trancha la belle fille.

 

Il y avait là une femme en camisole sale qui venait chercher, dans un pot à eau ébréché, un peu de bouillon pour son enfant malade.

 

– Vous ne vous souvenez pas du nom de l’endroit où ça se serait passé, dit-elle au soldat.

 

– C’est quelque chose comme…

 

Il écorcha le nom d’une localité. Elle rectifia.

 

– Peut-être bien.

 

– Et les noms des femmes complaisantes, tandis que leurs maris se font casser la g…, vous ne les savez pas ? questionna âprement la réfugiée.

 

– Ah ! la petite mère, si vous croyez que ça m’intéresse !… Il n’y en avait d’ailleurs que deux au village, paraît-il. Je ne les excuse pas, mais quoi ! Quand l’occupant parle en vainqueur et en maître, une faible femme se rend… et n’en meurt pas… Il ne faut pas trop faire la maligne quand on n’a pas été exposée soi-même…

 

– Si c’est vrai, interrompit la réfugiée, on peut dire tout de même que voilà deux fameuses saletés !

 

Et elle s’en alla lentement, afin de ne pas renverser son bouillon, ou bien dans l’attente d’une réplique.

 

Mais sa voix n’eut pas d’écho. La population indigène de Bourg n’aimait pas les accourues et se méfiait de toutes, indistinctement.

 

X

BOBOCHE ET BANBAN


On voyait entre Bourg et la lisière de la forêt une grande ferme abandonnée à la suite d’un incendie qui en avait dévoré une aile sur trois. On allait la reconstruire quand la mobilisation avait pris le fermier, dispersé sa famille et découragé le propriétaire, qui attendait la fin des hostilités pour reprendre les travaux et repartir sur de nouveaux frais d’exploitation.

 

Le docteur Chazey avait réquisitionné l’aide droite du bâtiment pour y loger les « accourues » que n’avaient point recueillies, à cause de leur famille trop nombreuse, les particuliers. Elles étaient là une douzaine avec vingt enfants en bas âge. Elles touchaient l’allocation pour elles et pour eux. Les plus grands allaient à l’école ; les petits occupaient leurs mères et leur donnaient une contenance.

 

Il y avait, à l’entrée de la Ferme, dite (on ne savait pas pourquoi), Ferme Bourrue, un magnifique frêne pleureur sous lequel s’abritaient les réfugiées pour causer entre elles, comme elles faisaient au lavoir naguère ; mais au lieu de savonner, de tordre et de battre le linge, elles démaillotaient et remmaillottaient les marmots, leur donnaient le sein ou le biberon, les caressaient ou tapaient dessus.

 

On leur avait proposé des travaux d’aiguille pour se distraire ou combattre l’oisiveté ; on leur avait offert de la toile et de l’étoffe pour les inciter à confectionner elles-mêmes layette, trousseau et vêtements ; mais la plupart ne savaient pas coudre, et celles qui savaient étaient paresseuses. Elles ne pratiquaient pas cette vertu bourgeoise : le raccommodage.

 

Le docteur Chazey avait l’œil sur la colonie ; il surveillait avant tout l’allaitement des bébés.

 

– Demandez-moi ce qui vous manque, disait-il, mais je ne veux pas… vous entendez bien, je ne veux pas de décès d’enfants. Il n’y en a jamais ici. Des biberons bien propres, hein ? Si je trouve dedans, en arrivant à l’improviste, autre chose que du lait ou ce que j’aurais prescrit d’y mettre, c’est le congé immédiat pour la mère coupable. Parfaitement. Aussi coupable que si elle se servait encore du biberon à tube. On pourra vous dire que ce malfaiteur, traqué par moi, s’est défendu avec l’énergie du désespoir… ; mais je l’ai eu. On n’en trouverait pas un à trois lieues à la ronde. Ce n’est plus qu’un souvenir, un mauvais souvenir. Compris ? La santé de l’enfant dépend de la mère. Quand il meurt, elle devrait être poursuivie pour infanticide par imprudence. J’ai bien l’honneur, mesdames, de vous saluer.

 

Le bon docteur grommelait en s’en allant :

 

– Coupable, sans doute… mais pas nécessairement, et pas seule, à la vérité. L’auteur du délit est souvent le père. S’il a mis dans le sang de l’enfant l’alcool que la mère n’a pas versé dans son biberon…, la belle avance.

 

Il tenait parole. À chacune de ses visites inopinées, il examinait les enfants sur toutes les coutures, comme à une consultation de nourrissons. Il donnait des conseils, et le moyen de les suivre.

 

Sa sollicitude n’était pas récompensée.

 

Le choix qu’il avait fait de la femme Louvois et de ses trois enfants lui aliénait les sympathies des douze locataires de la Ferme Bourrue. « Pourquoi elle et pas nous ? » s’entre-disaient l’amertume et l’envie. Le temps que les accourues ne passaient pas à se chercher dispute, elles l’employaient à se réconcilier sur le dos de Sa mignonne, de Sa chérie, comme elles appelaient le grand berger en cape brune, leur compagne d’infortune cependant. C’était le sujet quotidien de leurs conversations, quand elles ne se querellaient pas ; car la Ferme Bourrue, sur ce point, avait tout de la caserne de gendarmerie où les ménages, excités les uns contre les autres, se rendent invariablement la vie insupportable.

 

Une des commères, la Bougeaille, était celle qui se trouvait au Plat d’étain lorsqu’un territorial y avait colporté des racontages sur quelques femmes restées dans l’Aisne envahie. La Ferme abritait justement une femme du village désigné. C’était celui qu’habitaient Mme Louvois, Nanette et Nanand. Le cailletage s’alimenta pendant huit jours de cette devinette : quelles étaient les deux femmes sur lesquelles pouvaient se porter les soupçons ? La seule fugitive à même d’émettre un avis, cherchait, passait en revue, conjecturait, sous le frêne qui semblait pleurer de cette investigation.

 

Les enfants écoutaient, comme intéressés par la solution d’un problème.

 

À la fin, la commère intriguée rendit son arrêt.

 

– Plus j’y pense, plus je suis convaincue que les Boches font allusion à la Servais, la mère du petit Fernand, qui est chez des bourgeois d’ici. C’était un mauvais ménage. Le gosse pourrait en dire long, si on le questionnait. Comprend-on qu’elle l’ait laissé partir tout seul ? Elle éloignait un témoin gênant. Elle a déjà eu des histoires étant jeune. Fernand est né avant son mariage. Il y avait chez eux des scènes continuelles… Alors Servais s’est mis à boire, naturellement. La mobilisation a été un bon débarras pour tous les deux. Oui, plus j’y réfléchis, plus je la crois capable… L’autre je n’en suis pas aussi sûre… ; j’aime mieux ne rien dire.

 

– C’est tout de même malheureux pour ce pauvre enfant… Quand il rentrera chez lui et qu’il entendra juger sa mère…

 

– Elle ne pourra pas rester dans le pays, c’est clair.

 

Et les langues allaient leur train, sous le frêne pleureur, devant la nichée tout oreilles.

 

Les jours suivants, le fils de la Bougeaille, qui était un peu plus âgé que Fernand et ne lui pardonnait pas son existence agréable, redoubla d’animosité vis-à-vis de lui. Manifestement il le cherchait, se sentant soutenu par la majorité de ses camarades. À la récréation, Nanand était exclu de leurs jeux, ou bien on organisait un simulacre de bataille entre Allemands et Français, et comme c’était à qui ne serait pas Allemand :

 

– Hé ! Fernand, criait Bougeaille, dévoue-toi… T’as moins d’efforts à faire qu’un autre.

 

Nanand évitait de répondre et demeurait à l’écart, n’étant point batailleur et ne comprenant pas. La récréation lui devenait aussi pénible que la classe, à laquelle il ne prenait pas un intérêt bien vif. Son intelligence restait endormie et n’avait que de courts réveils. Il attendait avec impatience la sortie. Il aimait à rencontrer Nanette qu’il voyait venir clopin-clopant et qui lui eût moins plu si elle avait boité moins. Elle se distinguait par là des autres. Elle était bien tenue. Elle avait toujours des rubans clairs et propres au bout de ses nattes tombantes, et ses yeux étaient ceux d’une grande personne ; elle paraissait les avoir empruntés et ils l’intimidaient un peu par leur éclat et leur fixité. Elle avait toujours une bonne parole pour Nanand. Ils marchaient un moment à côté l’un de l’autre et se séparaient à regret, en se regardant amicalement.

 

Ils allaient ainsi, gentiment, le jour où le drame éclata.

 

Le fils Bougeaille les suivait en ricanant avec trois ou quatre drôles de son espèce. Comme ils en étaient pour leurs frais. Bougeaille pressa le pas et ayant dépassé Nanette et Nanand, se retourna pour dire insolemment :

 

– Boboche et Banban : les deux font la paire !

 

Banban était le surnom que les fillettes de la Ferme Bourrue avaient donné à Nanette pour la mortifier. En classe, on l’appelait plutôt la Tite Bote. Un jour déjà, elle avait corrigé une gamine de la Ferme, et elle était toute prête à recommencer. Mais l’insulte, cette fois, glissa sur elle, et ce fut à Nanand seulement qu’elle prit garde. Elle rattrapa, d’un saut en avant, le mauvais garnement, le saisit par la manche, le secoua et dit :

 

– Pourquoi que tu l’appelles Boche ?

 

– Demande-lui, répondit l’autre en se dégageant.

 

Elle répéta :

 

– Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu l’appelles Boche, ce petit ?

 

Jamais ses yeux n’avaient été plus larges ni plus brillants ; mais la teinte en avait subitement passé du bleu au violet.

 

Bougeaille était plus grand et plus fort qu’elle ; deux raisons pour qu’il s’exécutât.

 

– Quand on a une mère qui fait ce que la sienne a fait avec les Allemands, on mérite le nom de Boboche, et ça n’est pas toi qui…

 

Il n’acheva pas : la petite lui avait planté ses ongles dans la figure, et s’acharnait.

 

Nanand stupéfait et les autres témoins, assistaient sans mot dire au châtiment du méchant garçon qui se défendait mai et, aveuglé par le sang, se bornait à parer de nouveaux coups de griffe. La poule c’était lui, et c’était elle le coq.

 

La scène se passait devant la boutique du sellier-bourrelier. Il sortit et intervint. Bougeaille, honteux, s’en alla.

 

– Qu’est-ce qu’il t’avait fait ? demanda le bourrelier à Nanette.

 

– À moi rien… Mais c’est-y permis d’appeler Boboche un gosse qui ne lui disait rien de mal ?

 

– Non, ça n’est pas permis, fit l’homme, en riant du restant de colère qui embellissait Nanette, car ses yeux à présent lui « mangeaient » la figure et le bleu en paraissait plus foncé de ce qu’elle était plus pâle.

 

– N’aie pas peur, il se souviendra de la leçon, ajouta la petite en ramassant son cartable. Viens, Nanand.

 

Et ils continuèrent côte à côte leur chemin, sans s’adresser la parole.

 

Au moment de se quitter seulement, pour rentrer chacun chez soi, elle dit encore :

 

– T’en fais pas, va… Il n’y reviendra plus… Nanand sourit à sa petite amie. Il ne trouvait pas de mots pour la remercier et n’en cherchait même pas.

 

L’incident transpira tout de suite. On donna raison à la Tite Bote. Des gens qu’elle ne connaissait pas l’arrêtaient dans la rue pour la féliciter.

 

– C’est toi qui as rossé le gamin de la Ferme Bourrue ? Tu n’as pas froid aux yeux. Voyez-vous ce petit coq !…

 

Mais il fallait expliquer la dispute… ; et l’on sut ainsi ce qu’il eût été préférable qu’on ignorât. On s’apitoya hypocritement sur Nanand. Le sobriquet infamant le marqua. On disait : « C’est le petit réfugié qu’on appelle Boboche, à cause que sa mère a eu des bontés pour les Allemands logés chez elle. » On brodait. On forgeait des détails. Un essaim de mots, comme un essaim de mouches, voletait sur cette ordure et la propageait.

 

On ne fut pas fâché qu’elle pénétrât chez les Boussuge et les punît d’avoir les moyens de recueillir un réfugié. Il faut bien que la fortune, elle aussi, expose à de petits désagréments. Les Boussuge n’avaient pas eu la main heureuse. Tant pis.

 

Boussuge avait fait son enquête et en publiait coram populo les résultats.

 

– Rien n’autorise même une conjecture, vous savez… C’est un simple ragot… Ce territorial que j’ai interrogé n’a prononcé aucun nom. Celui du village n’est même pas certain. Ce canard est né à la Ferme Bourrue… : il est bon de ne pas le laisser courir et de lui tordre le cou.

 

– Bien sûr, monsieur Boussuge, répondaient les gens. Mais on élève encore plus de vipères que de canards chez ces accourus… Et puis, quand même il y aurait une part de vérité, votre petit serait-il responsable ? On ne choisit pas ses parents.

 

L’enfant avait heureusement des défenseurs moins circonspects. Zénaïde bougonnait :

 

– C’est dommage que cette petite Nanette soit chez M. Chévremont : j’aurais du plaisir à l’embrasser. Ce qu’on lui a dit… je ne conseille à personne de le répéter devant moi. Ma main serait encore trop propre pour la figure du saligaud !…

 

La galerie, avertie, finit par s’abstenir de commentaires ; mais des regards, pendant quelque temps encore, témoignèrent aux Boussuge une discrète compassion. Ils n’avaient pas de chance. Faire le bien n’est pas chose facile.

 

Zénaïde, cependant, n’osait pas s’avouer qu’elle était tentée d’ajouter foi à l’odieux commérage. Tout ce qui faisait le vide autour de l’enfant le rapprochait davantage de la servante.

 

Elle ne lui posa aucune question ; mais, le soir, en bordant son lit elle disait parfois :

 

– Si tu entends des paroles malsonnantes, mon fieu, ne les répète qu’à moi… Tu ne les entendras pas deux fois de la même bouche, je t’en réponds. Bonne nuit. Dors bien.

 

Quant à Boussuge, il avait fait part de ses impressions au maire.

 

– Il ne faut pas que cela se renouvelle. C’est honteux. Parents et enfants ont autant besoin les uns que les autres qu’on leur donne sur les doigts. C’est surtout le rôle du prêtre et du maître d’école, j’en parlerai à l’abbé Grossœuvre ; parlez-en, de votre côté, à M. Faverol.

 

– Je n’y manquerai pas, dit le docteur Chazey ; et la première fois que j’irai à la Ferme Bourrue, je laverai la tête aux pies borgnes. Comptez-y.

 

Ainsi fut fait.

 

L’algarade de Nanette avait plutôt flatté les Chévremont. Il ne leur déplaisait pas qu’elle eût protégé le petit réfugié des Boussuge. Agathe et Palmyre en sortant de la messe, le dimanche suivant, s’entretinrent un moment de l’affaire chez le pâtissier.

 

– Cette petite a du cœur, dit Palmyre. Notre Nanand aussi en a : c’est le caractère qui chez lui est mou. Il ne paraît pas non plus, par bonheur, avoir très bien compris l’allusion à la conduite de sa mère. La petite a l’esprit plus éveillé, l’intelligence plus précoce…

 

– C’est une fille, dit Agathe.

 

XI

LA MALAISÉE


Depuis plusieurs jours, Nanand ne venait plus à l’école. Nanette le cherchait en vain, des yeux, dans la Grande Rue, à l’heure où, d’habitude, elle le rencontrait. Bougeaille, en passant à côté d’elle, lui jetait un mauvais regard, et il était entouré de camarades qu’elle n’osait pas interroger. Elle craignait de s’attirer une réponse injurieuse et d’être encore obligée de se battre. Elle avait eu beau promettre à Mme Chévremont de ne pas faire attention à ce que pourraient lui dire « les mauvais sujets », ses petits poings se crispaient à l’idée seulement qu’elle s’entendait appeler Banban. Il semblait que le gars Bougeaille lui eût révélé sa disgrâce. Elle en était malheureuse. Elle s’observait en marchant. Elle boitait davantage en ne sautillant plus pour paraître boiter moins.

 

Comment faire pour savoir ce que devenait Nanand ?

 

Elle s’avisa soudain de s’adresser à Mlle Chantoiseau. Sa directrice, Mme Faverol, n’avait qu’à demander à son mari qui était le maître d’école des garçons. Était-ce bête de n’y avoir pas songé plus tôt !

 

Mlle Chantoiseau s’acquitta volontiers de la commission.

 

– Fernand Servais est malade, rapporta-t-elle à Nanette.

 

– Qu’est-ce qu’il a ?

 

– On ne sait pas. Il est alité : le docteur Chazey va le voir.

 

Le docteur, en effet, après avoir examiné l’enfant, qui ne se plaignait pas, mais qui demeurait prostré, à la suite d’un abondant saignement de nez, le docteur réservait son diagnostic. Il le formula enfin : l’enfant faisait une fièvre muqueuse bénigne. Si aucune complication ne survenait, il en serait quitte pour garder la chambre pendant six semaines.

 

– C’est bien, dit Mme Boussuge, on le soignera.

 

Justin était, à cette époque, sur la Somme, où l’on se battait. Les Boussuge s’inquiétaient lorsqu’ils étaient plus de quatre ou cinq jours sans recevoir de ses nouvelles, car il écrivait d’habitude régulièrement. Mme Boussuge s’alarmait surtout le soir, quand Nanand, dont elle prenait la température, avait quelques dixièmes de plus. On eût dit que le thermomètre la renseignait autant sur la santé de son fils que sur celle du petit réfugié. Elle établissait mentalement un rapport entre la dernière lettre de Justin, le communiqué et l’élévation de la température du malade. Elle ne se rendait pas compte elle-même des effets de sa superstition. Elle ne l’avouait pas. Elle subissait ce vague malaise que cause un pressentiment. Lorsque le docteur lui avait apporté, le lendemain matin, une lettre rassurante de Justin, elle ne s’étonnait pas que Nanand eût passé une meilleure nuit et que sa fièvre fût tombée d’un degré.

 

Zénaïde couchait à côté de lui, sur un matelas. Elle était d’une humeur de dogue. Elle attribuait la maladie de l’enfant à la scène que lui avait faite dans la rue le fils de la Bougeaille.

 

– Son cerveau a trop travaillé là-dessus, disait-elle ; c’est là qu’est le mal ; mais le médecin n’en conviendra pas, parce qu’il n’y a pas de drogues pour guérir ça.

 

– Vous dites des bêtises, Zénaïde, tranchait Mme Boussuge. Une fièvre typhoïde est une fièvre typhoïde et rien de plus. Un chagrin d’enfant ne suffit pas pour la lui donner.

 

– C’est votre idée, j’ai la mienne, répondait la servante.

 

Elle avait une sourde irritation contre le thermomètre. Elle le regardait sur la cheminée, haussait les épaules et bougonnait :

 

– On ne sait plus quoi inventer ! J’en fais autant avec ma main.

 

Aussi bien, quand elle avait posé sa main sur le front de l’enfant ou touché ses mains, ma foi ! elle savait tout ce que le thermomètre allait apprendre au docteur ou à Mme Boussuge.

 

Celle-ci fit un jour la réflexion suivante :

 

– Si sa mère n’était pas dans les pays envahis, notre devoir serait de l’avertir. Elle viendrait ou ne viendrait pas : en tout cas, elle serait avertie.

 

Zénaïde grogna :

 

– Laissez-la donc. Elle est bien où elle est.

 

– Si pourtant l’état du petit s’aggravait, objecta Boussuge.

 

Palmyre se retourna furieuse contre lui. Elle pensait à Justin ; elle dit :

 

– En voilà une supposition !

 

– Sa mère ne s’embarrasse guère de lui, reprit la Malaisée.

 

C’était son cerveau à elle qui avait travaillé depuis l’allusion faite à la conduite de Mme Servais. Zénaïde avait commencé par ne pas ajouter créance aux caquets de la Ferme Bourrue. Que Nanand fût séparé de sa mère, n’était-ce pas assez pour son malheur présent ?… Et puis, à mesure qu’elle s’attachait davantage à l’enfant, son affection était devenue plus exclusive, et elle en arrivait à se réjouir de tout ce qui rabaissait la famille véritable à laquelle insensiblement elle se substituait.

 

Elle s’imaginait acquérir sur Nanand les droits que s’ôtaient les parents. Elle gagnait le terrain qu’ils perdaient en se désintéressant de lui et en se dégradant dans l’estime publique. Mais cette affaire la regardait seule… Il était bien trop jeune pour réfléchir sur des choses de cette gravité. Il avait le temps de savoir et de comprendre.

 

Pour le moment, elle épiait son sommeil et prêtait une oreille attentive aux mots sans suite qui lui échappaient dans le délire. Elle faisait comme un apprentissage de la maternité. L’enfant entrait en elle au lieu d’en sortir. Elle était mère au rebours des mères.

 

– Depuis que cet enfant est malade, disait Mme Boussuge, Zénaïde est insupportable, comme si c’était le sien.

 

La Malaisée, qui n’avait jamais mieux mérité son sobriquet, ne montait plus dans sa chambre, même le dimanche. Dès qu’elle avait un instant de liberté, elle venait le passer auprès du petit. Pour elle aussi, il était l’hirondelle sous le toit : il en éloignait les fléaux.

 

Il y a plusieurs sortes de vieilles filles. Celle qui a aimé, qui a cru être aimée, qui l’a été, est bien plus longue qu’une autre à se racornir et à se dessécher. Elle vit de profondes racines qui ne veulent pas mourir. Elle n’attend pour reverdir qu’un rayon de soleil et des larmes de joie. Elle n’a pas renoncé à jouer à la poupée. Un amour est toujours, grâce à cela, en puissance dans son cœur, et sa chair qui n’a pas tressailli à la naissance d’un enfant, peut en adopter un qui lui fasse mal dans ses plus secrètes fibres. C’est véritablement la faiseuse d’anges : ils passent en elle de la vie à la mort. Quand par hasard son rêve a l’occasion de s’incarner, quelle précipitation de sa tendresse à rattraper le temps perdu !

 

Nanand incarnait le rêve de Zénaïde.

 

Le docteur Chazey ne s’était pas trompé : la fièvre typhoïde ne s’aggrava pas et le petit réfugié fut bientôt hors de danger.

 

Dans le même temps, l’offensive à laquelle Justin avait participé s’arrêta et son régiment fut envoyé au repos.

 

Mme Boussuge ne manqua pas d’observer la coïncidence.

 

– J’espère que vous allez maintenant nous faire meilleur visage, dit Mme Boussuge à sa servante.

 

La Malaisée ne répondit pas ; mais ce jour-là, vers le soir, un miracle s’accomplit dans la chambre de l’enfant : on entendit Zénaïde chanter ! Telle fut la surprise du ménage, que Boussuge et sa femme, sortant chacun d’une pièce du rez-de-chaussée, se rencontrèrent au pied de l’escalier, l’oreille tendue.

 

– Tu distingues ce qu’elle chante, toi ? demanda Palmyre.

 

– Je distinguerais si tu ne parlais pas, fit-il. Écoute donc.

 

Le fait est que la Malaisée chantait chez ses maîtres pour la première fois. Et que chantait-elle ? Ceci :

 

Tra la la la, la la, la la,

Sont-ils veinards,

Tous ces Bidards !

 

– Elle devient folle, dit Mme Boussuge. Après qui en a-t-elle ? Tu le sais, toi ?

 

– C’est un refrain populaire de sa jeunesse… le seul qu’elle ait retenu… et encore ! expliqua Boussuge. Je m’en souviens. C’est l’histoire d’une famille qui n’avait qu’un billet de loterie, rien qu’un billet… et qui a gagné le gros lot. On a chanté ça à Paris… il y a belle lurette !

 

Au premier étage, cependant, Zénaïde répétait à satiété, de sa forte voix inassouplie :

 

Tra la la la, la la, la la,

Sont-ils veinards,

Tous ces Bidards !

 

– Dieu me pardonne ! je crois qu’elle danse en chantant !

 

– Elle est contente.

 

Elle était contente. Longtemps comprimé, le stupide refrain n’en finissait pas de se dérouler dans sa mémoire, comme dans la mémoire d’une nourrice un refrain qui l’a elle-même bercée.

 

Une chose pourtant inquiétait encore Zénaïde.

 

Nanand demeurait un peu hébété ; elle lui parlait et il ne semblait pas l’entendre ; il n’avait pas envie de jouer ; on eût dit qu’il dormait éveillé.

 

– Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Je te le donnerai.

 

À cette question réitérée, l’enfant répondit enfin :

 

– Je voudrais voir Marie-Anne.

 

La Malaisée, de l’index, se grattait les sourcils, ce qui était chez elle le signe d’une grande perplexité. Elle n’ignorait pas que ses maîtres, malgré la réconciliation des deux amies, évitaient de se demander aucun service. Bonjour, bonsoir. Les deux petits réfugiés se rencontraient dehors ou à l’église : c’était suffisant.

 

– Ah ! tu voudrais voir Marie-Anne…

 

– Oui.

 

« Il a bon cœur, pensait la servante : il n’oublie pas que cette petite a pris sa défense. On ne peut pas lui refuser ce qu’il demande… Mais c’est les uns et les autres qui va nous mettre des bâtons dans les roues… C’est bien plus simple de se passer de leur consentement. »

 

Le lendemain, elle s’attarda aux commissions et guetta Nanette à la sortie de l’école. Quand elle la vit venir, elle l’appela :

 

– Marie-Anne !

 

La petite s’arrêta. Zénaïde lui dit :

 

– Tu sais que ton petit camarade, Fernand Servais, va maintenant tout à fait bien. Il ne tardera plus à retourner à l’école.

 

– Ah !… Tant mieux, fit la petite dont les beaux yeux s’animèrent.

 

– Il parle souvent de toi. Il te réclame.

 

– Je serais contente aussi de le voir.

 

– Il ne tient qu’à toi. Veux-tu monter l’embrasser ? C’est l’affaire de deux minutes.

 

La petite eut une courte hésitation.

 

– Vous n’avez pas peur que…

 

– Quoi ? Qu’on ne trouve à redire ? Je prends ça sur moi. Personne ne te grondera, je te le promets.

 

Elle entraîna Nanette.

 

Dans le couloir de la maison, elles se heurtèrent contre Mme Boussuge, qui rangeait tout et rien.

 

– J’amène à notre petit de la visite, fit délibérément la Malaisée. Marie-Anne passait… Elle se faisait prier pour rentrer… ; mais c’est une trop bonne surprise pour en priver Nanand… On ne peut pas lui administrer de meilleur remède.

 

La plus embarrassée des trois était Palmyre.

 

– Si vous croyez…, dit-elle. Va, ma petite.

 

Et elle s’effaça pour dégager l’escalier.

 

Lorsque Zénaïde et Marie-Anne entrèrent dans la chambre de Nanand, celui-ci, assis sur son lit, regardait vaguement les images d’un vieux tome du Magasin pittoresque, qu’il appuyait au pupitre de ses genoux. La corpulence de la servante cacha d’abord Nanette à son petit ami.

 

– Devine qui vient te dire bonjour, mon fieu ?

 

Le convalescent ne paraissait pas curieux de le savoir.

 

Alors, la Malaisée ne le fit pas languir davantage : elle s’écarta et découvrit Nanette qui s’avança vers le lit, la main et les yeux grands ouverts.

 

Nanand prit la main tendue, sans élan, mais son visage refléta un peu de joie intérieure.

 

– Qu’est-ce que tu lis de beau ? demanda Nanette, continuant à faire tous les frais.

 

Il ne répondait pas ; elle se pencha sur le livre et lut la légende d’une gravure : Les cèdres du Liban.

 

– C’est amusant ?

 

Il dit oui d’un signe de tête.

 

Elle crut avoir trouvé, dans une association d’idées, le mot pour rire.

 

– Quand tu vas sortir, tu verras comment ils ont arrangé les tilleuls de l’avenue de la Gare…

 

Elle faisait allusion à la taille rigoureuse que ces arbres avaient subie à la veille de Pâques. On n’avait laissé aux tilleuls que leur fût terminé par l’éventail d’une main noire aux doigts déformés, comme ils le sont chez les goutteux. Quelques mains n’avaient que trois ou quatre doigts, et celles qui en alignaient cinq ne les présentaient pas dans leur ordre naturel…

 

C’était plus fantastique encore le soir. L’avenue exposait en bordure une double haie de chimpanzés crucifiés, aux membres tordus et pelucheux, aux têtes grimaçantes dans l’agonie. Toutes ces têtes ne demeuraient pas droites, comme au bout d’une pique, ou penchées sur une épaule ; quelques patients décapités portaient leur tête sur les bras, jusqu’au jour où le printemps finissait par cacher ces hideurs en les gantant de feuilles.

 

– Un vrai jeu de massacre ! dit Nanette, sans parvenir à dérider son petit camarade.

 

– Eh bien ! quoi, Nanand, tu as perdu ta langue ? Moi qui croyais te faire plaisir, dit Zénaïde avec un peu de désappointement.

 

L’excuse, ce fut encore Nanette qui la proposa.

 

– Il ne s’attendait pas… N’est-ce pas, Fernand, que tu ne t’attendais pas à me voir ?

 

Il leva enfin les yeux sur elle avec reconnaissance.

 

Elle poursuivit :

 

– Je reviendrai un jour que j’aurai plus de temps… bientôt… Je te promets… Je vais être en retard pour déjeuner.

 

Elle prit sur le drap la main de Nanand toujours muet, la lui serra et redescendit l’escalier en clopinant.

 

Et de l’entendre ainsi, telle que son oreille la lui représentait, Nanand était encore plus charmé qu’à la vue de sa petite amie.

 

– Sais-tu que tu n’as pas été aimable avec elle ? dit Zénaïde en remontant.

 

Il répondit la tête baissée sur son livre :

 

– C’est pas ceux qui chantent qui est le plus heureux.

 

Quelques jours après, Nanand se leva et recommença d’aller et venir dans la maison. Il était seul admis dans la chambre de Zénaïde ; il l’y suivait quelquefois, parce que, de sa fenêtre, la vue embrassait Bourg et ses toits couverts de tuiles, par-dessus lesquels la forêt déployait sa ceinture. Son regard se perdait sur tout cela et n’aimait à distinguer que l’habitation des Chévremont, où se trouvait Nanette. Il la repérait aisément, sur l’avenue de la Gare, grâce aux tilleuls qui traçaient deux lignes parallèles terminées par le point d’exclamation de l’église.

 

Derrière Nanand, la Malaisée virait, bricolait, ravaudait… Jamais elle n’avait ouvert devant lui sa fameuse malle au couvercle velu, contenant tout ce qui appartenait à la servante. Large, haute et lourde, la malle faisait l’office de commode dans un coin et ne se déplaçait pas sans effort.

 

Or, ce dimanche-là, Nanand, de son poste d’observation à la croisée, entendit Zénaïde tirer la malle au milieu de la chambre. Il se retourna, curieux du spectacle nouveau qui semblait s’annoncer.

 

– Tu cherches quelque chose ? demanda-t-il.

 

– Non, répondit-elle. C’est pour mettre un peu d’ordre.

 

Elle avait ouvert le cadenas, soulevé le couvercle. Nanand aperçut avec étonnement l’affreux sac de Julien Damoy, Café en grains, qui avait été son sac de voyage, dans sa fuite.

 

– Tu le reconnais ? interrogea Zénaïde en souriant autant que le lui permettait une fluxion finissante.

 

– Oui… mais pourquoi gardes-tu ça ?

 

Elle hésita une seconde et dit :

 

– Pour garantir le dessus de mes affaires…, tu comprends ?

 

– Tu me le rendras, quand je m’en irai ?

 

– Nous n’en sommes pas encore là, fit-elle vivement.

 

La malle était à compartiments superposés ; dans chaque compartiment, il y avait du linge bien rangé, et à mesure qu’on pénétrait plus avant, le linge paraissait avoir moins servi. Tout au fond, il était neuf, et une robe blanche s’étalait.

 

Zénaïde la regarda un moment en silence.

 

– Tu l’as portée ? demanda Nanand.

 

– Non, répondit sourdement la Malaisée sans lever la tête.

 

Il reprit, avec l’insistance indiscrète des enfants :

 

– Pourquoi que tu ne l’as pas portée ?

 

– Un deuil. Quand je l’ai quitté, elle n’était plus de mode.

 

– Alors, tu ne la mettras jamais ?

 

– Il y a des chances.

 

Comme elle demeurait la tête basse, sa fluxion semblait s’être reformée et la défigurait étrangement. Derrière la joue énorme, le nez avait disparu, comme une borne dans un mouvement de terrain. On eût dit que la bonne femme ramenait sa joue sur son visage pour cacher quelque chose. L’instinct de l’enfant ne s’y méprit pas. Sans raison apparente, il jeta ses bras au cou de sa servante, l’obligeant ainsi à détourner son attention sur lui… Et les deux êtres sevrés d’affection connurent ensemble la joie de rompre le jeûne.

 

XII

NANETTE EST OPÉRÉE


Trois mois après qu’il avait écrit au père de Nanette, Chévremont reçut enfin sa réponse.

 

Monsieur,

 

Je prendrai dans quinze jours la permission que j’ai droit et j’irai la passer à Bourg auprès de ma fille. En attendant l’honneur de vous saluer je suis,

 

Votre fidèle serviteur

 

Arsène Grimodet.

 

– Il ne parle pas de l’opération, dit Chévremont. Ma foi ! je vais faire comme s’il l’autorisait et en toucher deux mots au major.

 

Cette fois celui-ci examina attentivement l’enfant.

 

– Son pied bot est la conséquence d’une anomalie osseuse, déclara-t-il. On pourrait se borner à réséquer un coin, sans se préoccuper des os. L’opération est facile. Mais mieux vaut pratiquer l’ablation de l’astragale ; il en résultera un raccourcissement insignifiant et la croissance du pied n’en sera pas contrariée. Les fonctions se rétabliront vite. Il n’y en aura pas moins des précautions à prendre pour maintenir le redressement et prévenir la reproduction de la déviation.

 

– Elle boitera encore beaucoup ? demanda le vétérinaire.

 

– Non, mais le port de chaussures orthopédiques restera indispensable.

 

– L’opération est sans danger ?

 

– Aucun. Il eût été préférable, évidemment, de la pratiquer plus tôt, lorsque la déviation était moins accusée et que les os avaient acquis moins de développement ; mais vous connaissez la négligence des gens de la campagne à cet égard. Pour un animal, on vous fait venir…

 

– Et encore ! Quand un paysan fait soigner une bête, c’est avec la quasi certitude qu’elle lui rendra, guérie, les mêmes services qu’avant sa maladie. Autrement, il juge plus expédient d’appeler le boucher ou l’équarisseur. Et puis, il y a l’empirique, un concurrent redoutable…

 

– Pour un enfant, poursuivit le major, on n’a pas dérangé le médecin, en pensant que la bonne nature, à la longue, réparerait le mal.

 

– Vous feriez l’opération à la maison ? questionna encore Chévremont.

 

– Comme vous voudrez.

 

Il n’y avait plus qu’à attendre le père. Il arriva un soir sans crier gare et causa quelque surprise aux Chévremont, qui se faisaient de lui une autre idée.

 

C’était un de ces hommes desquels on dit, dans toutes les conditions, qu’ils n’engendrent pas la mélancolie. Il ne l’engendrait pas, non. Petit et sec, le poil roux, la moustache rare, le nez relevé du bout, il fermait un œil pour mettre de la malice dans ce qu’il disait et recherchait l’approbation de la galerie. C’était le portrait tout craché du loustic. Comme il faisait écrire ses lettres par n’importe qui, il n’était pas étonnant que leur ton contrastât avec sa dégaine. Il amusait d’abord et fatiguait vite. La bosse de la paternité enfin ne le signalait pas. Il se présenta sans embarras, comme s’il avait vu sa fille la veille et regarda au bout de cinq minutes les Chévremont comme de vieilles connaissances.

 

– Eh bien ! gosse, tu ne te refuses rien comme billet de logement ! Tu te souviendras de la guerre… Moi aussi.

 

Il cligna de l’œil.

 

– C’est pas que je sois à plaindre. Je conduis des convois de ravitaillement et j’ai un bon copain qui reçoit de l’argent… qu’on dépense ensemble, il ne peut pas se passer de moi. Je fais tout son fourbi et je le distrais quand il a le noir… C’est un commerçant de Valenciennes… Il pense tout le temps à sa famille, à sa maison. Il en rêve la nuit. Il se bile pour sa femme et ses deux enfants bien tranquilles, réfugiés à Poitiers. Un brave type…, on ne peut pas dire le contraire : Pichot est un brave type. Il s’appelle Pichot. On est cul et chemise. Il ne fait rien sans me consulter. Il est, sans moi, comme un enfant sans mère. Il voulait m’emmener en permission. « C’est-i que t’as peur de t’ennuyer loin d’Arsène ? » que j’y ai dit. Mais c’était pas la raison. Il me l’a dite, la raison : je rassurerais sa famille, à c’t’homme. En me voyant auprès de lui, elle attendrait les événements avec plus de confiance. Malheureusement, on ne peut pas s’absenter en même temps. Quand on arrive quelque part, il me dit : « Grimodet, v’là vingt francs… débrouille-toi. » Et il se couche. C’est vrai qu’il paie ; mais c’est vrai aussi que je le nourris bien et qu’on ne manque jamais du nécessaire. Le système D…, ça me connaît !

 

Et son œil gauche fermé en portait témoignage.

 

Les Chévremont essayèrent en vain de détourner la conversation sur sa femme décédée, sur Marie-Anne, sa croissance, son infirmité, ses aptitudes ; il revenait toujours à Pichot ; il en avait fait son conjoint adoptif.

 

– Je parie que c’est lui qui écrit vos lettres, insinua Chévremont.

 

– Lui ? Puisque je vous dis qu’il n’en fiche pas un coup. Il rêve. C’est sa femme qui faisait marcher leur commerce de lingerie. Elle lui envoie de l’argent, tout ce qu’il demande. Une bonne femme, sérieuse… Ah ! c’est pas une maison où on doit rigoler tous les jours… Alors, j’aime autant, s’il faut tout vous dire, que Pichot aille en permission de son côté et moi du mien. L’important est que le manche retrouve sa lame, pas vrai ?

 

Et il ponctuait de l’œil gauche cette déclaration.

 

Le premier soir, les Chévremont se retirèrent discrètement après dîner, afin de laisser seuls un moment Marie-Anne et son père. Quand ils revinrent, Grimodet reprenait de la fine pour la troisième fois et racontait :

 

– Elle est bonne…, elle a de la chaleur, mais elle ne vaut pas celle que j’ai rapportée un soir à Pichot d’un sale petit patelin où il m’avait envoyé en maraude et qui avait tout du cimetière, tellement qu’il était désert et silencieux. J’ai pourtant fini par dégoter un vieux cultivateur et je lui ai dit que je cherchais de quoi ranimer des blessés. Alors, il est allé me déterrer un de ces biberons comme jamais nourrice n’en a foutu dans la gueule à son mioche. Tu parles d’un Pichot content, ma gosse ! On a vidé illico la bouteille de lait, et puis : à la paille, insectes ! Pas besoin de bercer Pichot ni de lui chanter : Pichot do, Pichot dormira bientôt !

 

– Vous allez tout de même passer une bonne nuit ; vous devez être fatigué… On va vous montrer votre chambre, dit Mme Chévremont.

 

Il y avait deux chambres sous les combles : l’une, dans laquelle couchaient Marie-Anne et Rose ; l’autre, qui servait de débarras. On y fit le lit du permissionnaire, et il s’y déclara fort bien.

 

Le lendemain, la maison fut réveillée de bonne heure par une musique étrange. Quelqu’un jouait sur le flageolet : Viens, poupoule et la Madelon.

 

– Que se passe-t-il donc là-haut ? demanda Chévremont à Rose qui redescendait en riant.

 

– C’est le père de Marie-Anne qui sonne le réveil, répondit-elle. Il est en bannière et il danse au son de sa musique.

 

Cinq minutes après, Grimodet, vêtu de son pantalon seulement, compléta cette explication.

 

– Je suis matinal… Pichot ne l’est pas, lui… Il se pagnote aussi bien dans la paille que dans la plume. Tous les jours, je suis obligé de lui verser un petit air dans l’oreille pour qu’il se lève. Quand je l’embête, il me jette un fafiot en me disant : « Trouve-nous quelque chose à boire. » Et quand je reviens, il s’est rendormi.

 

– Nous avons à causer nous deux, dit le vétérinaire en entraînant Grimodet dans la salle à manger. Qu’est-ce que vous prenez, le matin ?

 

– La même chose que le soir.

 

– Je veux dire pour votre premier déjeuner.

 

– N’importe quoi : du pain, du fromage et un litre. Du blanc, du rouge, ça m’est égal.

 

– On va vous servir ça… Asseyez-vous. Je vous ai écrit pour vous demander, comme je devais le faire, si vous consentiriez à ce qu’on essaie de corriger la déformation du pied chez Marie-Anne. Une si gentille enfant, c’est dommage. Nous nous sommes attachés à elle ; nous voudrions profiter de son séjour chez nous pour la faire opérer par un chirurgien très capable qui dirige l’hôpital. Si c’était ma fille, moi, je n’hésiterais pas… ; mais c’est la vôtre : à vous de décider.

 

Grimodet vida son verre, s’essuya la bouche d’un revers de main et dit :

 

– Allez-y carrément ! J’avais l’intention de la conduire chez un spécialiste, et puis la guerre est arrivée… Faut saisir l’occasion. C’est pour son bien, pas vrai ? Pour les maladies, je suis de l’avis de Pichot : les majors et rien c’est kif-kif. Mais une opération, c’est de la chirurgie, hein ? Ils s’y entendent. On peut leur confier le pied de Marie-Anne. Le mien a le temps d’attendre. Allez-y carrément que je vous dis.

 

– Eh bien ! on l’opérera après-demain matin, ici. Elle ne court aucun danger, et vous ne repartirez pas avant d’en avoir eu l’assurance. D’ailleurs, j’ai averti le docteur de votre arrivée. Allez le voir à l’hôpital… ; il vous confirmera de vive voix ce que je viens de vous dire.

 

– Bien sûr que j’y vais… et de ce pas de parade, Bourg m’a l’air d’un petit patelin à fréquenter. On va faire connaissance. J’ai promis à Pichot de lui envoyer des cartes postales du pays…, histoire de lui faire prendre patience. Ce qu’il doit s’ennuyer sans moi !…

 

Le litre était vide ; il fit le geste d’en traire le goulot, comme un pis. Mais Chévremont restait indifférent à l’invitation de remettre ça ; alors Grimodet se leva, alla s’habiller et sortit.

 

Il ne rentra que dans la soirée, en état d’ivresse, évita les Chévremont et ne parla qu’à Rose. Il n’avait pas vu le major, mais la plupart des malades en traitement à l’hôpital étaient maintenant ses amis et il avait fait avec eux le tour des cabarets en jouant du flageolet. Il se félicitait de sa permission, grâce à laquelle il pouvait s’acquitter envers les bienfaiteurs de sa fille. De quelle manière ? En chantant partout leurs louanges. On savait à présent ce qu’ils avaient fait pour Marie-Anne et ce qu’ils étaient encore disposés à faire.

 

– C’est très heureux que je sois venu, dit-il à Rose. Il est difficile à tes maîtres de se faire mousser, tu comprends… Tandis que moi, c’est tout naturel. J’inspire confiance ; je connais mon devoir et je n’y vais pas avec le dos de la cuiller. Je lui soigne sa publicité à ton patron. Il n’aura pas obligé un ingrat. Arsène n’est le débiteur de personne, pas plus du vétérinaire que de Pichot. Un service en vaut un autre. Je ferai mention de toi aussi, Rose jolie, dans mes prières. En attendant, et avant d’aller au pieu, voilà pour toi, mon ange…

 

Et tirant son flageolet d’une poche profonde, il exhala sa reconnaissance dans la cuisine, sur un air de polka.

 

 

Marie-Anne fut opérée le lendemain, à la satisfaction du major Faucherel qui lui immobilisa le pied dans le plâtre pour en maintenir le redressement.

 

Les Chévremont avaient installé la petite au premier, dans la chambre de leur fils Octave…, une chose que Grimodet n’avait pas dite à ses nouveaux amis. Il partit donc à leur recherche afin de réparer sans retard cet oubli. Ils vidèrent ensemble jusqu’au soir quelques bouteilles, et le père de Nanette s’en applaudit ensuite, sur le flageolet, d’abord, et puis auprès de Rose. Il ajouta :

 

– Un qui n’est pas non plus à plaindre de m’avoir trouvé sur sa route : le major Fauchemachin. Tout le monde sait maintenant, grâce à moi, de quoi il est capable. Il me devra une fière chandelle ! Et ça n’a pas traîné : je paie comptant, moi.

 

– Vous avez peut-être tort, dit Rose… si Nanette boitait encore après, tout de même…

 

Grimodet ferma l’œil gauche et répondit :

 

– Eh bien, c’est le toubib qui me redevra quelque chose !

 

Les Chévremont montrèrent beaucoup de patience et n’eurent pas lieu de le regretter. Quoi qu’il fît pour passer son temps agréablement, Grimodet ne tarda pas à s’ennuyer. On lui avait signalé la présence à Bourg de quelques réfugiées de son pays ; il n’eut pas la curiosité de se mettre à leur recherche.

 

– Des fumelles ! dit-il avec mépris. Elles ne m’apprendraient rien, puisqu’elles sont parties.

 

Il aimait mieux la société des soldats de l’hôpital. Il trouvait avec qui causer et boire. Il ne se lassa d’eux que lorsqu’ils ne l’emmenèrent plus au cabaret.

 

– Il ne reviendra pas, dit Rose, qu’il avait prise pour confidente. Il pense déjà à passer sa prochaine permission chez une marraine qu’il a à Paris. C’est une dame riche qu’il voit à peine ; mais il y a trois domestiques à l’office : cuisinière, femme de chambre et chauffeur. Voilà une maison gaie. On va tous les soirs au cinéma… et la cave est bien garnie. La cuisinière a promis au père de Nanette de l’attendre. La guerre terminée, il se propose d’aller travailler à Paris.

 

– Ah ! dit Mme Chévremont. Et sa fille, dans tout cela ?

 

– Ma foi ! c’est bien comme si elle n’existait pas. Il prétend pourtant connaître ses devoirs de père… à preuve qu’il est venu les remplir. Pour un numéro, en voilà un !

 

Le jour de son départ, il resta pour la première fois pendant une heure au chevet de sa fille et la régala de tous les morceaux de son répertoire. Son pied battait la mesure sur le plancher. Aussi bien, c’était moins pour distraire Nanette qu’il lui donnait ce concert, que pour ramasser ses coquilles ; tel un professeur, qui entend n’en oublier aucune chez ses élèves.

 

Grimodet prit son dernier repas à la table des Chévremont.

 

– Encore une d’écossée ! dit-il en parlant de sa permission.

 

Il but sec, encouragé par le vétérinaire qui s’amusait de ses réparties. Au dessert le convoyeur avait la langue déliée. Il dit à son hôte, en le voyant rire :

 

– Je parie que vous regretterez Arsène !…

 

– Oh ! certainement.

 

– Où j’ai passé, on me regrette toujours, je voudrais bien vous promettre de revenir… ; mais (il cligna de l’œil) j’ai de l’ouvrage autre part… Marie-Anne est bien ici…, voilà le principal. Elle a trouvé une seconde famille, je pars tranquille. Elle ne manquera de rien. C’est comme moi avec Pichot. Ce qu’il va être heureux de me revoir ! Je suis sa seconde famille à lui. Il faut une guerre pour qu’on se découvre comme ça des parents un peu partout sous la calotte des cieux. À la vôtre !… et puissions-nous en faire autant… à l’occasion de la première communion de Marie-Anne, si la guerre n’est pas terminée d’ici là.

 

– Sa mère avait des sentiments religieux ? demanda Mme Chévremont, et c’est pour exécuter ses dernières volontés…

 

– Non, interrompit Grimodet… enfin je ne sais pas… Mais la première communion est une réunion de famille. On donne un repas. On n’épargne rien. J’apprendrai quelque chose de gentil, pour la circonstance. Il n’y a rien de plus sacré que la première communion sous la calotte des cieux.

 

Il s’était levé, comme pour porter un toast ou remercier solennellement ses hôtes de leurs prévenances pour sa fille et pour lui.

 

– Est-ce que je vous ai joué les Cloches de Corneville ? dit-il.

 

– Non, fit Chévremont.

 

– En tout cas, reprit Grimodet, je ne vous les ai pas jouées, j’en suis sûr, à ma manière, qui n’est pas dans une culotte de zouave.

 

Il ferma l’œil, s’introduisit le bec de son flageolet dans une narine et exécuta, en balançant la tête, l’air : Va, petit mousse.

 

Quand il eut fini :

 

– Je sais aussi les paroles, dit-il. Et il chanta :

 

Sur ton navire,

Vogue ou chaville

Vogue ou chaville au gré des flots.

 

Le rire emplissait de larmes les gros yeux bleus de Chévremont.

 

– C’est un succès, fit le musicien. J’étais certain de t’amuser. À la tienne !…

 

Il se tourna galamment vers Agathe :

 

– Et à la compagnie !

 

Une surprise l’attendait lorsqu’il monta embrasser Marie-Anne. Il trouva auprès d’elle le petit Fernand qui lui rendait sa visite.

 

– Toi, ici ? s’écria Grimodet… La gosse ne m’avait pas dit… C’est-i par le même train de plaisir que vous êtes arrivés ?

 

– Oui, m’sieu Grimodet.

 

– Tu as de bonnes nouvelles de ton père, mon vieux Joseph ?

 

– Oui, m’sieu Grimodet.

 

– Ta mère est avec toi ?

 

– Non, elle est restée au pays.

 

– Eh bien, bonne chance à la ronde !

 

Il redescendit. Agathe l’avait suivi.

 

– Vous connaissez les parents de cet enfant ? demanda-t-elle.

 

– Les Servais ? Tiens, parbleu ! Des voisins…

 

– Le père est un brave homme ?

 

– Joseph ? Pour ça, oui. Après Pichot, il n’y a pas meilleur… Et si bien nommé !…

 

– Et… la mère ?

 

– La mère ? la Sidonie, quoi ?…

 

L’œil gauche de Grimodet se voila de sa paupière.

 

– Ah ! pour ce qui est de Sidonie, on peut le dire sans faire de la peine à Servais puisqu’il n’est pas là… Eh bien, sauf votre respect, elle est portée sur la bagatelle… Mais pour être une méchante femme, non, ça n’est pas une méchante femme… Si elle fait cocu mon pauvre Servais, ça le regarde, est-ce pas ? Quand on s’appelle Joseph…

 

– Vous la croyez capable ?…

 

Il haussa dédaigneusement les épaules et dit :

 

– Une fumelle !

 

 

Grimodet laissa à Bourg-en-Forêt un souvenir durable.

 

Le docteur Chazey avait entendu parler de lui.

 

– Il est venu rendre visite à ma réfugiée, qui est de son pays, dit le maire à Chévremont. Je n’étais pas là. Je le regrette. Si l’on m’a fait du personnage une peinture exacte, c’est le dernier échantillon d’une espèce à peu près disparue : l’ivrogne. J’ai connu ici l’avant-dernier, il y a longtemps, dans ma jeunesse. C’était un fin menuisier auquel dix litres par jour ne faisaient par peur : trois à chaque repas, les autres dans les entr’actes. Ce colosse travaillait en chantant et son aimable ébriété se répandait elle-même en refrains ; elle était joyeuse, inventive, gaillarde, généreuse, et toujours inoffensive. Elle mettait la rue en joie. Quand on entendait dire : Voilà Massicot en pointe de vin ou dans les vignes du Seigneur, on pouvait s’apprêter à rire. En pointe de vin ! Dans les vignes du Seigneur ! Est-ce assez joli, assez vieille France ! Cet ivrogne n’est plus qu’un souvenir. L’alcoolique l’a remplacé et ses vignes du Seigneur, à lui, c’est l’alambic du distillateur… un éteignoir. Ah ! qu’il m’eût été agréable de rencontrer ce Grimodet, fidèle au vin et courtier de ses vertus impérissables.

 

– Je ne voudrais pas vous causer une désillusion, observa Chévremont, mais la vérité m’oblige à convenir que Grimodet n’est pas exclusif.

 

– Autrement dit ?

 

– C’est ce que j’appellerai un buveur mixte. Il va du vin à l’alcool… peut-être avec un goût marqué pour le vin, mais je n’en suis pas sûr, car il consomme indifféremment le pinard et la gnôle.

 

– Ah ! fit le docteur, douché. Enfin, si réellement il aime mieux le vin, le bon vin, il ne faut pas désespérer de son amendement.

 

– Sans doute. Malheureusement, je ne lui crois pas un palais sensible à la qualité du vin. C’est surtout la quantité qu’il considère. Il ne s’humecte pas, il se rince : son palais est une dalle.

 

– Alors, n’en parlons plus, dit le docteur Chazey ; j’ai vu décidément le dernier ivrogne… le dernier.

 

XIII

LA PETITE AIDE


La poste est le bureau de renseignements des petites villes. Ils y ont leur source. Une lettre qui part ou qui arrive est gonflée de secrets. Une suscription devenue familière parle aux yeux dont elle a appelé l’attention. La receveuse et le facteur n’ont pas besoin d’une vive imagination pour en tirer des conséquences. Ils sont au courant de tout : ils pénètrent dans la vie intime sans effort. On ne cache rien au facteur rural. À l’impatience avec laquelle on le guette, il devine combien la lettre qu’il distribue est désirée. Il rend volontiers des petits services et quand on les lui demande, il est depuis longtemps prêt à obliger. Célérité, discrétion.

 

Mme Philbert, la petite factrice de Bourg, était ainsi au courant de bien des choses. Elle avait une intuition que les hommes n’ont pas. Les mains et le visage tendus la fixaient sur l’importance d’une lettre : elle n’avait plus qu’à attendre, du destinataire lui-même souvent, confirmation de ses pressentiments.

 

Mme Philbert savait donc que Mlle Chantoiseau avait un ami aux armées, depuis que l’intérimaire se faisait remettre sa correspondance militaire en mains propres ; et elle savait aussi que la petite aide de la poste, Thérèse Paulin, recevait clandestinement des lettres de Justin Boussuge. Celui-ci ne déguisait pas son écriture, et le même courrier apportait fréquemment de ses nouvelles à ses parents et à la petite employée.

 

Thérèse dînait une ou deux fois par mois chez les Boussuge, mais elle y était également invitée à chacune des permissions de leur fils. Ils lui ménageaient cette distraction pendant son séjour. Au dessert, le gramophone épandait son répertoire. Les Boussuge ne s’apercevaient pas du plaisir qu’éprouvaient les jeunes gens à l’entendre… à entendre les Noces de Jeannette et la valse de Faust et d’autres valses, notamment celle de la Veuve joyeuse, que Thérèse redemandait toujours, si peu de saison qu’elle fût.

 

Libre le dimanche après-midi, pendant deux ou trois heures, la jeune fille allait se promener en forêt avec les Boussuge, leur fils et le petit réfugié. Une fois, Palmyre et son mari, fatigués, n’avaient point accompagné Justin et Thérèse : mais Nanand était avec eux. Tandis que l’enfant cherchait des champignons, pour montrer qu’il avait profité des leçons de Boussuge, Thérèse et Justin s’étaient assis auprès l’un de l’autre, à l’ombre. Quand il revint, il ne les trouva plus à la place où il les avait laissés. Il appela. Ils ne répondirent pas tout de suite, et quand ils répondirent, leur voix venait de loin et résonnait dans les futaies.

 

Il cria :

 

– Où êtes-vous ?

 

Il eut de la peine à les rejoindre. Ils avaient l’air de jouer à cache-cache. Il les vit enfin au bout d’un sentier. Ils marchaient lentement côte à côte en se donnant la main. Quand il les rattrapa, leurs mains se désunirent.

 

Nanand avait son tablier plein de girolles et de pieds de mouton.

 

– N’est-ce pas que ceux-là sont bons à manger ? demanda-t-il à Justin.

 

Ce dernier les regarda à peine et dit :

 

– Oui… mais il n’y en a pas assez.

 

– M. Boussuge m’a promis de mettre dix sous dans la tirelire, si je ne m’étais pas trompé.

 

– Rapporte-m’en encore autant, et je double la somme.

 

Mais Nanand manifesta aussitôt la mauvaise volonté des enfants lorsqu’on les sollicite.

 

– Je suis fatigué, dit-il. J’aime mieux rester avec vous.

 

– Tu as tort de ne pas faire ce que M. Justin te demande, insista Thérèse. Tu n’es pas gentil.

 

Il répéta :

 

– Puisque je suis fatigué.

 

– C’est bon, c’est bon… Je t’aurais porté ta récolte, tu préfères en être chargé… À ton aise. Marche devant.

 

– Allons, tu as entendu : va devant, reprit Justin d’un ton brusque.

 

Nanand obéit. Derrière lui le couple se taisait.

 

À quelques pas de là, l’enfant se retourna : entre Thérèse et Justin, les mains avaient rétabli la passerelle.

 

Environ six semaines après la dernière permission de Justin, vers la fin d’octobre, Mme Boussuge cousait comme d’habitude derrière sa croisée en donnant de temps en temps un coup d’œil au mouvement de la rue. Il y passait peu de monde. L’hiver commençait de bonne heure. Une humidité pénétrante tombait du ciel voilé à trois heures de l’après-midi, et trempait le sol. Tout provoquait à la tristesse et l’entretenait dehors et dans les maisons. La guerre a paru longue à toutes les mères ; mais celles qui vivaient sous le couvercle de la province et tiraient l’aiguille pour passer le temps, étaient peut-être plus absorbées que les autres dans l’inquiétude. L’eau qui dort est plus noire que l’eau courante.

 

Mme Boussuge finissait un ourlet en pensant à Justin, lorsqu’elle leva les yeux et vit Mme Lefouin, un châle écossais sur la tête et sur les épaules, traverser la rue et venir sonner à la porte.

 

Palmyre elle-même alla ouvrir, tant elle était surprise et vaguement alarmée. Depuis la guerre et le départ de Justin la poste cultivait ses transes. Elle ne pouvait pas voir une dépêche sortir du bureau aux mains d’un porteur ou d’une porteuse, sans un battement de cœur. Elle appréhendait une mauvaise nouvelle pour la maison. Elle répétait à Thérèse Paulin, quand celle-ci dînait chez eux :

 

– Ne nous faites jamais rien attendre de ce qui arrivera pour nous, surtout !

 

– Oh ! vous pouvez être tranquille, madame, protestait la petite.

 

Et voilà que la receveuse en personne se dérangeait, sans doute pour remettre à ses voisins un pli dissimulé sous son châle. Il fallait que ce fût sérieux.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda Palmyre anxieusement. Rien de grave, j’espère.

 

– Non, répondit Mme Lefouin. Je dispose d’un moment… voulez-vous m’accorder cinq minutes ?…

 

– Je crois bien ! Entrez donc.

 

Elle introduisit la receveuse dans la salle à manger où Mme Boussuge recevait ses visites sans quitter le coin de la fenêtre ; mais Mme Lefouin ne s’assit pas en face d’elle, car on eût pu la voir du dehors… Elle recula sa chaise dans une ombre complice.

 

– Alors ?… interrogea Mme Boussuge, avidement encore, mais un peu rassurée déjà du fait que la receveuse avait enlevé son châle écossais sans qu’un papier en tombât.

 

– Eh bien, voilà, commença Mme Lefouin. J’hésite depuis plusieurs jours à vous parler d’une découverte que j’ai faite… bien par hasard… et qui n’est pas sans intérêt pour vous… ni pour moi.

 

– Vous m’intriguez, madame, dit Palmyre.

 

Mme Lefouin continua :

 

– J’avais remarqué chez Mme Paulin, ma petite aide… qui m’aide si peu, des distractions, des absences, que j’attribuais à l’étourderie et dont le service en tout cas, souffrait. C’est mon mari qui, en dépouillant le courrier à sa place, pour la soulager, a éventé la mèche. Il s’est aperçu que cette jeune fille… presque une enfant encore, recevait assez souvent des lettres qu’elle faisait disparaître en classant le courrier. Deux de ces lettres attirèrent mon attention, grâce à un rapprochement fortuit. La même main avait écrit leur adresse – et la vôtre, et l’expéditeur bénéficiait de la franchise militaire. Dès lors, plus de doute possible, n’est-ce pas ?…

 

Mme Boussuge, cependant, regardait son interlocutrice sans comprendre ; celle-ci dut mettre les points sur les i.

 

– L’écriture de M. Justin m’est bien connue. Il vous envoie tous les trois jours au moins une lettre ou une carte. Eh bien ! en même temps qu’avec vous, il correspond avec Mlle Paulin.

 

– Et vous croyez que c’est lui qui la préoccupe ? dit Mme Boussuge.

 

– J’en suis sûre. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous avertir.

 

– Vous avez bien fait, et je vous remercie.

 

– Vous avez témoigné à cette petite la plus entière confiance en lui ouvrant votre maison, et elle menace d’y jeter le trouble.

 

Mme Boussuge posa avec embarras une question difficile.

 

– Et… vous ne savez pas, naturellement… ce que contiennent les lettres de Justin à Mlle Paulin ?

 

La receveuse déclara vivement :

 

– Oh ! pas le moins du monde ! Vous oubliez que nous avons prêté serment. Le secret de la correspondance est inviolable… Mlle Paulin n’est pas ma fille pour que je cède à la tentation de lire ses lettres… Mais j’ai néanmoins charge d’âme, du moment qu’elle vit sous mon toit. Je voudrais éviter un éclat… ne pas même avoir à demander le changement de Mlle Paulin…

 

– Pourtant… objecta Palmyre.

 

Mme Lefouin l’interrompit :

 

– Non, réfléchissez… Ils continueront d’autant plus à s’écrire qu’ils pourront le faire sans danger, hors de ma surveillance.

 

– C’est vrai.

 

– Je suis convaincue, d’ailleurs, reprit la bonne pièce, que c’est une simple amourette à laquelle il ne faut pas attacher plus d’importance qu’elle en a… pour le moment. Si je pouvais me permettre de vous donner un conseil…

 

– Donnez, madame Lefouin, je vous en prie…

 

– À votre place, et aussi bien à l’égard de Mlle Paulin que vis-à-vis de M. Justin, je feindrais de tout ignorer. Je me contenterais d’espacer les visites de cette petite, afin de ne point paraître encourager ses espérances… ses illusions… si elle en a.

 

– Vous avez raison.

 

– Si elle ne comprend pas, mon Dieu, il sera toujours temps pour vous d’avoir une explication avec M. Justin, la première fois qu’il viendra en permission.

 

– Vous nous rendez un véritable service, dit sincèrement Mme Boussuge.

 

– J’en rends un à ces enfants, surtout, fit la receveuse modestement. Cette petite n’est pas un parti pour Monsieur votre fils… Alors, ne vaut-il pas mieux leur épargner à tous deux les déceptions, les chagrins qui résulteraient d’une mise en demeure tardive ? M. Justin parle-t-il de Mlle Paulin dans les lettres qu’il vous écrit ?

 

– Quelquefois, oui. Il demande si nous l’avons vue.

 

– Ne répondez pas. Laissez-la tomber.

 

– Comment ?

 

Mme Lefouin eut ce sourire qui enlaidit les méchants :

 

– Ne vous méprenez pas sur le sens de ce mot. C’en est encore un que la guerre a détourné de son acception courante. Laisser tomber signifie à présent négliger, traiter avec indifférence… Avant la guerre, on disait semer…

 

– Ah ! bon… J’y suis.

 

– C’est mon mari qui m’apprend tout cela. Je l’ai consulté avant de venir vous trouver. Si je l’écoutais, ou bien je renverrais la petite à ses parents ou bien je demanderais son déplacement. Mais ce sont des réfugiés… assez à plaindre comme ça, les pauvres gens ! Ils ont du moins la chance d’être remplacés auprès de leur enfant par quelqu’un qui la maintiendra dans le droit chemin. Après, dame ! je ne réponds plus de rien.

 

La receveuse s’était levée. Mme Boussuge lui saisit les mains et les serra avec effusion.

 

– Je ne sais comment vous remercier de ce que vous faites pour nous, madame Lefouin. Je vais prendre conseil de M. Boussuge, naturellement ; mais je ne doute pas qu’il ne se range à votre avis : ne rien brusquer. Il est inutile d’ajouter une contrariété aux épreuves de notre cher fils. Le temps remet de l’ordre dans tout.

 

Et elle reconduisit la receveuse jusqu’à la porte.

 

La vraie méchanceté est désintéressée. La « peste de la poste », comme on appelait Mme Lefouin, n’avait aucune raison, en réalité, de s’armer de rigueur contre sa petite aide ; et la tranquillité des Boussuge lui était par ailleurs profondément indifférente. Mais les médiocres sont jaloux ; le bonheur et la chance d’autrui ne peuvent les effleurer, même du bout de l’aile, sans crever la poche à fiel qu’ils portent en eux.

 

Instruit de ce qui s’était passé, Boussuge en éprouva un vif mécontentement. La poste était une habitude à laquelle il lui coûtait de renoncer. Chaque fois qu’il avait affaire au guichet, il s’y attardait à causer un moment, soit avec l’ancien maître d’armes, soit avec sa femme, ou bien avec cette petite Thérèse, qui lui demandait, l’hypocrite :

 

– Toujours de bonnes nouvelles de M. Justin, monsieur Boussuge ?

 

Comme si elle ne lui en eût pas plutôt donné, des nouvelles !

 

Il ne pouvait, à part cela, que sourire au plan de Palmyre. Il fallait éviter entre eux et Justin tout sujet de mésintelligence. À la longue, et leur silence aidant, il comprendrait sans doute. Ils cessèrent donc de recevoir Mlle Paulin : et Boussuge s’abstint sans affectation, de tailler des bavettes avec elle, à la poste.

 

Mais la jeune fille était une fine mouche. Elle remarqua le changement et le fit remonter au jour où Mme Lefouin avait rendu visite à ses voisins. Pas de doute : la peste de la poste était au courant de sa correspondance avec Justin. Elle en avertit ce dernier et ils prirent des précautions pour déjouer la surveillance dont ils se sentaient l’objet. Le soldat, déguisant son écriture, adressa ses billets doux sous double enveloppe à Mme Philbert, la petite factrice qui avait reçu les confidences de Thérèse, et celle-ci usa du même intermédiaire pour faire partir ses lettres.

 

Au bout d’un mois de ce manège, Mme Boussuge dit à son mari :

 

– Tu ne trouves pas drôle que Justin ne nous parle plus de la petite postière ?

 

– Il pourrait te répondre qu’il imite notre réserve.

 

– Tu ne crois pas qu’ils continuent de correspondre ?

 

– Rien d’impossible à cela.

 

– Sous le couvert de quelqu’un, alors ?

 

– Peut-être.

 

– C’est extraordinaire : tu as l’air d’en prendre ton parti.

 

– Je n’empêche que ce que je peux empêcher.

 

À la vérité, cette histoire ennuyait Boussuge. Les observations qu’il lui eût semblé naturel de faire à son fils en temps de paix, n’étaient pas de saison du moment que celui-ci courait chaque jour un danger mortel. Beaucoup de parents ont raisonné ainsi pendant la guerre et donné leur approbation à des projets dont ils ne voulaient pas avoir éventuellement l’abandon sur la conscience.

 

– Renseigne-toi donc auprès de M. Lefouin, quand tu le rencontreras au café ou ailleurs, dit Palmyre.

 

– Soit, répondit-il ; mais Justin est loin ; nous n’avons pas perdu son affection… Que veux-tu de plus ?

 

L’ancien maître d’armes questionné, accorda à Boussuge une marque insigne de sympathie et de confiance.

 

– Mme Lefouin vous est encore plus dévouée que vous ne pensez, dit-il. Promettre et tenir, c’est tout un pour elle. Aucun fait nouveau n’aurait échappé à sa vigilance. Il y a tout lieu de croire à présent que vous en serez quittes pour la peur. La petite n’est plus nerveuse ni distraite comme nous la voyions quand ma femme a découvert le pot aux roses. Fini et bien fini, le beau rêve ! Ne vous tourmentez plus.

 

– Vous êtes sûr ?…

 

– J’ai de la peine à vous convaincre… Faut-il tout vous dire ? Bon, je prends ça sur moi, car si Élodie se doutait… Apprenez donc qu’elle a… fureté dans la chambre de cette petite… Les amoureux laissent toujours traîner quelque chose… Ma femme n’a rien trouvé…

 

– Peut-être parce que Mlle Paulin a détruit…

 

– Allons donc ! Une tête de linotte comme elle ne songe pas à tout… Encore une fois, dormez tranquille… Ce n’était qu’un commencement d’incendie… ; grâce à nous, les pompiers sont arrivés à temps pour l’éteindre.

 

– Je vous remercie, dit Boussuge. Vous enlevez à ma femme une belle épine du pied.

 

– À vous aussi, avouez-le.

 

– Non. Un père est moins jaloux qu’une mère des affections de son fils. Quant à l’avenir des amourettes et des liaisons nées de la guerre, il n’est pas entre nos mains. Rien de plus vain, en ce cas, que les conseils de l’expérience. Ils sont « inopérants », comme on dit dans le langage d’aujourd’hui. Le meilleur moyen de désarmer les parents, voyez-vous, c’est encore d’appeler leurs fils aux armes : ils les retournent contre nous.

 

XIV

Mlle CHANTOISEAU REÇOIT UNE VISITE


La rentrée des classes venait de s’accomplir, après deux mois de vacances que Clémence Chantoiseau avait bien employées.

 

Jusqu’à la fin, elle s’était bercée de l’espoir que Gaston Romanet, son filleul, à la faveur d’une permission, pourrait la rejoindre à Paris, où elle devait passer, chez ses parents, la plus grande partie des vacances. Ils demeuraient au Grand-Montrouge ; M. Chantoiseau était second caissier dans un établissement de crédit. Il avait toujours végété auprès d’une femme maladive et résignée. L’intérieur était pauvre et triste ; mais Mlle Chantoiseau l’avait illuminé de son rêve éblouissant. Rien ne la distrayait de son amour. Elle partait, le matin, avec un livre et allait s’asseoir sur un banc, au Parc de Montsouris à peu près désert. Elle y était comme chez elle. Les moineaux pépiaient sur sa tête et sautillaient à ses pieds. Quelques enfants mal peignés jouaient comme pour lui rappeler sa classe et lui faire sentir l’agrément de n’avoir point à les surveiller. Elle lisait. Elle lisait d’abord les dernières lettres de l’aviateur ; et puis elle en relisait d’autres glissées entre les pages du livre qu’elle avait emporté. Un roman d’amour ? Non. Rarement. Le plus beau roman, elle le vivait. Elle aimait mieux les poètes. Ses préférés étaient Albert Samain et Charles Guérin, jardiniers des rêves. Ils entretenaient les siens. Ils étaient doux et graves. Ils rompaient le silence et ne le troublaient pas. Mais quelles émotions profondes elle leur devait !… Car leur frère d’âme Francis Jammes a bien dit :

 

Que rien n’est déchirant comme un cri du silence.

Mlle Chantoiseau relisait des vers qu’elle savait par cœur, comme on repasse à l’encre des mots tracés au crayon. Les jeux du soleil et de l’ombre fleuronnaient la page que son regard couvait.

 

L’oiseau, d’un élan,

Courbe, en s’envolant,

La branche ;

Sous l’ombrage obscur,

La source au flot pur

S’épanche.

 

Viens t’asseoir au bord,

Où les boutons d’or

Foisonnent,

Le vent sur les eaux

Heurte les roseaux

Qui sonnent.

 

Et demeure ainsi

Toute au doux souci

De plaire

Une rose aux dents

Et ton pied nu dans

L’eau claire.

 

C’était elle…, et ce doux souci de plaire était le sien. Elle aimait et on l’aimait. Il n’y a point de jeunesse fanée dont les couleurs ne se ravivent à de beaux vers et les poètes ont le privilège de faire oublier la laideur aux amants qui la portent ou qui la considèrent. Clémence était certaine d’avoir embelli depuis sa merveilleuse aventure. Les glaces, chez ses parents, ne l’avaient pas reconnue et elle-même, en s’y regardant, ne se reconnaissait pas. L’amour opérait son miracle. En passant devant la vitrine d’un petit photographe qui exposait ses produits, elle avait cédé à l’envie de faire faire son portrait sur carte postale pour l’envoyer à Gaston, à la place de l’image d’elle qu’il possédait déjà. Fallait-il qu’elle fût sûre d’un changement à son avantage ! Changement qu’il avait d’ailleurs lui-même constaté. La belle matinée au Parc de Montsouris que celle où Clémence avait lu, dans un rayon de soleil :

 

Je presse sur mon cœur les traits charmants de ma marraine chérie !

 

Elle n’avait point un penchant décidé pour les gosses : le courant ne s’était pas établi entre l’institutrice et ses élèves. Ce jour-là, cependant, en voyant une gamine morveuse et dépenaillée tomber le nez dans le sable, Clémence s’était précipitée, révélant à l’enfant du faubourg une tendresse quasi maternelle.

 

Quelle chance de se trouver là quand n’importe quelle étincelle embrase un cœur !

 

Quelques jours avant la fin des vacances, Clémence fut invitée par son filleul à ne pas s’inquiéter s’il restait une huitaine sans donner de ses nouvelles. L’escadrille à laquelle il appartenait était désignée pour aller bombarder des villes allemandes. Comme ce n’était pas la première fois qu’il l’avertissait ainsi, Mlle Chantoiseau regagna Bourg-en-Thimerais dans la dernière semaine de septembre, afin de préparer sa rentrée des classes.

 

Elle retrouva, au-dessus de l’épicerie, la petite chambre qu’elle louait et qui était misérable. Un lit, deux chaises, une armoire et deux tables en bois blanc, l’une pour écrire, l’autre garnie d’une cuvette et d’un pot à eau, meublaient cette chambre de bonne. Tout ce que l’institutrice possédait de personnel et d’intime tenait dans une malle fermée à clef. Elle y conservait les lettres de Gaston, dans l’ordre où elle les avait reçues. Elle ouvrait chaque soir cette malle pour contempler un portrait qu’elle glissait sous son oreiller avant de s’endormir. Elle le retirait le matin et le remettait dans la malle, ce coffret des servantes et des indigents.

 

Les murs étaient nus ; elle y avait épinglé des scènes de la vie aérienne, des modèles d’avions, de noires images découpées dans les journaux illustrés, et ces images ensoleillaient son réduit. Les plus belles aventures sont celles qu’on suggère. Il est impossible aux cœurs épris de ne pas trahir leur préoccupation : autour de l’amoureuse, tout avait visage d’aviateur. L’observateur le plus novice eût dit en entrant dans la chambre : « Je sais qui règne ici. »

 

La première visite de Mlle Chantoiseau fut pour les Chévremont et leur petite réfugiée.

 

Après avoir eu, pendant six semaines, le pied emprisonné dans le plâtre, Nanette recommençait à marcher et à sortir. Elle boitait encore un peu, mais comme par habitude. Cependant, le médecin-major réservait son opinion sur le redressement définitif du pied.

 

– Te sens-tu la force d’aller jusqu’à l’étang ? demanda l’institutrice à sa petite élève.

 

– Oh ! je crois bien, dit celle-ci. Je suis allée plus loin déjà.

 

Et toutes les deux avaient fait, à travers la forêt, leur promenade favorite. L’automne épaississait le tapis d’or qu’elles foulaient. Les arbres dépouillaient leurs vêtements d’été. Toutes les branches allaient bientôt se ressembler et l’on ne ferait plus de différence entre les vivantes et les mortes. Le temps, depuis quinze jours, était sec et les feuilles bruissaient sous les pas, dans l’air calme et froid. La campagne d’hiver s’organisait dans les taillis. Le sombre étang avait un frisson à fleur d’eau. Des nuages fuyaient dans le ciel, comme des besaces sur des dos invisibles.

 

Clémence ne fut pas plutôt assise pour prendre un instant de repos, qu’elle se leva.

 

– Marchons, dit-elle, si tu n’es pas fatiguée. On attraperait vite froid ici…

 

Et elles retournèrent sur leurs pas. Nanette s’appuyait au bras de son amie silencieuse.

 

– À quoi pensez-vous, mademoiselle ?

 

Il eût fallu dire : à qui ?

 

 

Le 11 octobre tombait un jeudi. Mlle Chantoiseau avait passé la matinée à corriger des devoirs, et puis après déjeuner, elle avait écrit longuement à son bien-aimé.

 

Elle commençait à se tourmenter. Elle était sans nouvelles de lui depuis presque un mois. Les lettres qu’elle lui avait adressées étaient restées sans réponse. Pas même un mot au crayon sur ces cartes-correspondance en franchise, ornées d’un faisceau de drapeaux alliés.

 

Au sursaut de la rentrée, pendant huit jours, avait succédé non pas le calme, mais le bruit plat des classes, leur faux silence et leur bourdonnement.

 

Comme elle n’avait pas la vocation pédagogique, elle arrivait à l’école pour y prendre le collier qui pesait à ses épaules étroites… Elle était, suivant le mot de l’instituteur « en proie aux enfants ». Ils ne la dévoraient pas, mais ils l’accablaient. Elle avait leurs mains nombreuses sur la nuque et relevait la tête avec effort. Elle s’intéressait à deux ou trois petites, qui étaient gentilles, et ne demandait aux autres que de ne pas bêler trop haut dans l’étable imprégnée de leur suint.

 

Avant les vacances, elle faisait quelquefois une bonne classe après avoir lu et relu une lettre de son filleul : elle en recevait une sorte de coup de fouet. Un peu de rouge lui fardait la joue et son regard brillait entre ses paupières décloses, comme une flambée dans l’âtre quand la trappe en est relevée. Les fillettes assistaient au miracle sans en deviner la cause. Elles écoutaient plus attentivement. À la chaleur que répandait la leçon, les bouches s’entr’ouvraient comme des fleurs de serre. Quand, au contraire, la maîtresse languissait après une lettre, son visage fermé fermait tous les fronts. Comment le professeur qui ne sème rien récolterait-il ? Le grain n’arrive au sillon, l’enseignement n’est profitable, que si le geste accompagne le grain.

 

Depuis plusieurs jours, Mlle Chantoiseau reprochait à sa classe une animation singulière, sans s’apercevoir qu’elle en était responsable. Elle relut sa lettre, la mit sous enveloppe et décida de la porter elle-même à la gare avant d’aller chercher Nanette pour faire un tour en forêt.

 

Elle avait son chapeau sur la tête et finissait de se ganter, lorsqu’on frappa à sa porte. La clef était dans la serrure : Clémence dit : « Entrez. » L’heure du facteur était passée : tout la laissait indifférente.

 

Une dame en noir entra… c’est-à-dire que le malheur entra, tellement l’inconnue avait sa figure. Elle n’était pas avancée en âge et paraissait vieille. Elle n’avait point besoin de se nommer : c’était sa mère. Sa ressemblance frappante avec lui tenait moins aux traits du visage qu’à un détail qui sauta aux yeux de Clémence. Gaston, sur son portrait, avait à la joue le même signe qu’à la sienne portait la visiteuse, une large tache marron qui tranchait sur le teint d’une malade du foie…

 

– Mademoiselle Chantoiseau ?

 

– Oui, madame.

 

– Madame Romanet.

 

Clémence eût voulu épargner à la maman de Gaston la peine de se présenter, puisqu’elle l’avait reconnue. Elle débarrassa une chaise, la vieille dame s’assit. Clémence resta debout. Le cadre étroit se resserra encore sur les deux femmes en présence.

 

– Vous excuserez ma démarche, mademoiselle, si rien ne la justifie… C’est une mère désespérée qui s’adresse à vous… une mère à laquelle sa douleur suffit sans que de nouvelles inquiétudes ajoutent à son deuil. Mon fils, Gaston Romanet, entretenait une correspondance avec vous, n’est-ce pas ?

 

L’institutrice baissa la tête et répondit :

 

– Oui, madame.

 

– Je vous rapporte ses dernières lettres qui m’ont été remises avec d’autres choses lui appartenant. Il est mort le 30 septembre des suites d’une blessure reçue au cours d’une expédition. Je suis arrivée à l’hôpital où on l’avait transporté, pour assister à ses derniers moments. M’a-t-il reconnue ? Je n’en sais rien. Il était déjà dans le coma…

 

La seconde chaise qui meublait la chambre se trouvait près de la fenêtre… La jeune fille, dont les jambes fléchissaient, s’affala sur un coin de sa malle… et les deux femmes confrontèrent des visages décomposés sous le chapeau qui leur donnait l’air d’être en visite chez quelqu’un d’absent.

 

Mme Romanet reprit doucement :

 

– Des lettres placées dans sa cantine, et votre dernier colis, qui n’a pas été ouvert, expliquent le rapprochement que j’ai fait et qui m’amène ici. Vous connaissez Gaston depuis longtemps ?

 

– Depuis un an.

 

– Puis-je vous demander où vous l’avez rencontré ?

 

– Je ne l’ai jamais rencontré : j’étais sa marraine sans l’avoir vu.

 

– Même en image ?

 

– Pardon : j’ai son portrait qu’il m’a envoyé.

 

– Comme il avait le vôtre.

 

– Quand vous êtes entrée, je vous ai nommée : vous êtes toute en lui, dit Mlle Chantoiseau.

 

– Au premier abord, moi aussi je vous ai identifiée, repartit la mère. Je ne regrette pas d’être venue, ma pauvre enfant… Telle je vous imaginais, telle vous m’apparaissez. Voulez-vous que nous causions ?

 

– Oui, madame, fit Clémence.

 

Elle s’était machinalement dégantée : elle ôta son chapeau qu’elle posa à côté d’elle, sur la malle. Il était orné d’une rose-thé artificielle qui exprimait, comme ses pareilles, la tristesse de ne point mourir.

 

– Me permettez-vous de vous questionner ? poursuivit la vieille dame, avec un peu plus d’autorité qu’elle n’en avait en arrivant.

 

Clémence fit de la tête un signe affirmatif. N’était-elle pas, maintenant, prête à tout entendre ?

 

– Mon fils vous avait-il mise au courant de sa situation dans le civil ?

 

– Oui, madame. Je savais qu’il était comptable à Lille, dans une fabrique.

 

– À Lille ?

 

– Oui.

 

– Mais… de sa famille… vous avait-il parlé ?

 

– Il n’en avait pas, disait-il, ayant perdu ses parents de bonne heure. Il était seul au monde.

 

– Pourquoi mentait-il ainsi ? murmura la mère.

 

– Pour m’attacher à lui davantage probablement, dit Mlle Chantoiseau. Il m’avait donné l’impression d’être sans soutien… sans soutien moral dans la vie… et quelle vie… si près de la mort !

 

– Vous lui envoyiez souvent des colis ?

 

– De temps en temps.

 

Mme Romanet jeta un coup d’œil sur le dénuement du logis et ajouta :

 

– Et c’était sans doute une dépense au-dessus de vos moyens ?…

 

Mais Clémence protesta en rougissant légèrement :

 

– J’ai de la famille. Je ne suis pas malheureuse. Je voyais bien, d’ailleurs, qu’il attendait surtout de moi des lettres… des marques de sympathie…

 

– L’affection n’est venue que plus tard ?

 

– Oui, madame… à la longue…

 

– Alors, pas une minute vous n’avez eu l’idée… qu’il n’était pas libre ?

 

– Rien dans ce qu’il m’écrivait n’eût pu me le faire croire.

 

– C’est pourtant la vérité… la douloureuse vérité que vous ne connaissiez pas encore tout entière…

 

Il ne tenait qu’à cette femme de ne pas la dire. La jeune fille ne l’interrogeait pas, ne la provoquait pas, subissait son ascendant avec résignation. Elle tombait de haut, mais elle n’était encore que saisie et défaite… À quelle force mauvaise obéit l’autre en dévoilant ce qu’elle pouvait taire ? Vengea-t-elle le dépit de s’être vue, elle, la mère, en quelque sorte reniée par un orphelin ? Ou bien céda-t-elle à une de ces obscures impulsions qui nous viennent d’un organe malade, le cœur, le foie, l’estomac, la vessie… ? Dans les crimes que l’on dirait commis avec préméditation, c’est bien souvent l’instinct qui joue le plus grand rôle. Les femmes ont la même cruauté entre elles que les félidés envers la proie à laquelle ils commencent par casser les reins.

 

La dame en deuil reprit :

 

– Nous habitions, avant la guerre, non pas Lille, mais Roubaix où mon fils avait, dans le commerce, une situation qui le rendait indépendant. Si je dis qu’il n’était pas libre, mademoiselle, c’est parce qu’il laisse une femme et deux jeunes enfants. Il était marié depuis cinq ans. Il a succédé dans les affaires à son père qui est mort peu de temps avant la guerre. Le pauvre homme n’aura pas eu, du moins, le chagrin de voir toutes ces débâcles. L’égarement de son fils est certainement ce qui l’aurait le plus affecté. Je n’y comprends rien… Son ménage était uni… sa conduite irréprochable… Je ne peux pas croire qu’il avait son bon sens quand il vous écrivait. Sa dernière permission, il l’a encore passée au milieu de nous… en famille. Il a eu, comme tant d’autres, le cerveau dérangé par cette maudite guerre. La corruption est contagieuse. La guerre a perverti nos enfants… Gaston a joué aux marraines comme elles jouaient aux soldats. Il a fait ce qu’il voyait faire autour de lui, sans envisager les conséquences de sa légèreté. Il ne faut pas lui en vouloir… Sa femme ne se doute de rien. C’est pour lui épargner la peine d’une douloureuse révélation, au terme d’une grossesse avancée, que je suis venue vous trouver. Pardonnez-moi… Je ne savais pas à qui nous avions affaire n’est-ce pas ? Je le sais maintenant. Je suis sûre que vous aurez pitié de deux pauvres femmes suffisamment accablées… et que vous oublierez l’entraînement d’une heure. S’il a fait une victime… songez que le coupable a expié sa faute.

 

Impossible de poser sur une tête une couronne d’épines mieux conditionnée… il n’en manquait pas une. Mais depuis longtemps la patiente n’écoutait plus. Elle avait caché sa figure dans ses mains et sanglotait. Ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules. « Marié depuis cinq ans… » À partir de ces mots, elle n’avait plus entendu que des mois qui coulaient comme une eau de fontaine, à petit bruit. Le saisissement de la jeune fille, en apprenant la mort de son bien-aimé, n’avait pas été suivi de larmes. C’était seulement sur le mensonge de son ami qu’elle pleurait. Quelque chose de plus que lui était mort en elle… une croyance, un amour, un rêve, la plus puissante raison de vivre… Elle pleurait au fond du gouffre, tandis que penchée dessus, la dame en noir l’exhortait égoïstement au silence, à l’oubli.

 

Celle-ci s’était levée… Il y avait encore pour elle un moyen de sauvetage, une corde à jeter, un cri à pousser… ; il y avait peut-être à refermer deux bras sur l’abandonnée avant de prendre congé d’elle… Mais ou bien le geste coûtait à la mère, ou bien elle n’y pensa même pas. Elle se contenta de toucher légèrement à l’épaule la jeune fille écroulée, et lui dit :

 

– Je vous ai rapporté ses dernières lettres… Est-ce que je peux vous redemander les siennes… ce que vous avez de lui ?…

 

C’était cela surtout le but de son voyage : que rien ne subsistât de l’aventure.

 

Clémence Chantoiseau se redressa sans répondre, chercha son sac à main, et puis, dans ce sac, la clef de sa malle qu’elle ouvrit. Le paquet de lettres, assez volumineux, était sous des mouchoirs… Elle le prit et le tendit à l’étrangère au teint jaune, à l’œil froid, à la main longue et sèche.

 

– Elles sont dans l’ordre, fit simplement l’institutrice, pour qui les grains du chapelet avaient chacun une date.

 

– Le portrait… son portrait… est avec ?… demanda l’inexorable.

 

– Oui… non… je ne sais plus… attendez… Il y était hier encore…

 

Elle était si troublée qu’elle ne se rappelait pas l’avoir mis dans son sac à main ; elle l’en retira et le remit à la mère, sans l’avoir regardé une dernière fois. Elle avait l’air du voleur qui restitue.

 

Une mèche de cheveux collait à son front moite. Son visage était émouvant comme celui d’un malade à l’agonie. Aussi bien, la photographie rendue s’animait sous ses yeux pour un adieu suprême. Les traits de la mère, durcis par l’âge, la maladie et la province, étaient les traits du fils ; une tache sur la joue les signait et se gravait dans la mémoire de l’institutrice, comme un de ces menus détails dont l’obsession rachètera l’insignifiance.

 

La tragique visiteuse s’en alla comme elle était venue. Clémence l’accompagna jusqu’à la porte. Là, sans se retourner, l’autre dit :

 

– Il y a un train vers Paris à cinq heures, n’est-ce pas ?

 

– Oui, madame.

 

– Merci.

 

Elle descendit, d’un pas pesant, l’escalier qui était étroit et obscur… En bas, elle prit le vent et se dirigea vers la gare, la conscience tranquille, tel un chirurgien après une belle opération qui vient de tuer le malade.

 

XV

OÙ L’ON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU


L’automne touchait à sa fin : on allait entrer dans l’hiver. Boussuge profitait des derniers beaux jours pour se livrer à sa chasse favorite. Il revenait souvent avec une courbature, mais payé de sa peine par les connaissances mycologiques étendues qu’il avait acquises. Son apprentissage était terminé… Nul ne notait avec plus d’exactitude que lui la station, les formes, la consistance, la couleur, l’odeur et la saveur des champignons vivants. Après les avoir cassés, flairés et goûtés, il les déterminait avec précision, tantôt d’après leur saveur astringente ou poivrée, tantôt leur odeur innocente ou vireuse. Quand il avait encore une hésitation, il s’en serait plutôt réjoui, car elle lui donnait l’occasion de soumettre le cas au Laboratoire de cryptogamie du Muséum, qui prononçait. Il ne se contentait plus, pour tapisser les murs de son cabinet de travail, des cartes éditées en France ; il en avait fait venir de l’étranger et s’était procuré par surcroît, en y mettant le prix, les ouvrages des bonnes autorités, il alignait sur les rayons de sa bibliothèque les Traités et Flores de Paulet, d’Élias Fries, le Linné de la mycologie dont la classification des hyménomycètes est célèbre ; de Persoon, Boudier, Quelet, Gillet, Lucaud, Bigeard et Guillaumin, Sartory et Maire, Bulliard, Cordier, Crouan, de Seynes, Cook, Secrétan, et jusqu’aux quinze volumes de l’italien Saccardo. Sans parler des Revues et Bulletins par fascicules ou reliés.

 

Il contemplait avec respect ces doctes et massives leçons qui avaient repoussé et parqué dans un coin la cavalerie légère des poètes de sa jeunesse. Il ne les reniait pas. Il avait renouvelé ses motifs d’inspiration, voilà tout. Pourquoi la spore n’en serait-elle pas un, de même que le pollen des fleurs ? Il comptait bien n’être jamais au bout de ses recherches, travaillant sur des espèces sans nombre et que l’on doit étudier à tous les âges, jeunesse, complet développement et déclin.

 

Il répétait volontiers :

 

– On ne connaît pas les champignons… On croit les connaître : on ne les connaît pas. Ils ont leur existence propre et mystérieuse, et une chair comme nous. Il n’y a ici que l’instituteur avec qui je puisse parler d’eux… Et encore ! Tout ce qu’il ne sait pas ! C’est une science… On ne s’improvise pas mycologue. On le devient à la longue et lorsqu’on est initié aux mœurs et coutumes de ce petit peuple : les champignons. Aucun n’est plus sociable et patriarcal que lui. On peut me plaisanter comme fait ce grand dadais de Chévremont en disant que j’écris la Vie tragique des amanites et des volvaires, les Crimes de l’entolome livide… ou bien un feuilleton populaire intitulé Tue-mouches, la fausse oronge… C’est très spirituel… mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la vie des champignons, pour qui sait l’observer, renferme autant d’éléments d’intérêt que la vie humaine ; je n’entends pas démontrer autre chose.

 

Boussuge avait commencé, comme tout le monde, par ne considérer les champignons qu’au point de vue comestible et simplement pour discerner les mauvais des bons. Puis, ces rudiments franchis, il avait pris goût à toutes les espèces indistinctement, il les avait aimées pour elles-mêmes et jusque dans leurs risques. Sa curiosité insatiable finissait même par le conduire à préférer les nuisibles, amanites redoutables et volvaires perfides, aux inoffensifs, aux domestiques, aux cèpes bordelaises, aux champignons de couche et de bouche.

 

Une planche qu’il avait sous les yeux et qui représentait des échantillons de champignons vénéneux, était séduisante, comme une gravure de modes. On y voyait l’amanite panthère, au béret moucheté, le tricholome tigré, à la casquette de laine enfoncée sur les oreilles, le bolet satan, boletus satanas, trapu, verdâtre et au chapeau taché de sang.

 

– Mes apaches, disait Boussuge avec orgueil. Il ajoutait :

 

– Et l’amanite citrine est-elle assez élégante sous son feutre à larges bords, parsemé de boutons d’or, et sa collerette rabattue ? Ne pas s’y fier… bien qu’elle soit moins dangereuse, en définitive, que la Reine des pierreuses, l’amanite tue-mouches, assez mal chaussée, mais d’une chair si blanche, et si aguicheuse, la mâtine, dans les bois, sous son parasol vermillon ! Vous avez peur de ces rouées qui sentent l’anis, le laurier-cerise et l’amande amère ? Eh ! laissez-les tranquilles. N’allez pas les chercher pour les faire cuire et les consommer. Elles se défendent. Les champignons, en tout cas, ont cette supériorité sur les familles humaines, qu’ils ne se dévorent pas entre eux. Toutes les espèces vivent entre elles en bonne intelligence. De combien de nations et même de races peut-on en dire autant ?

 

Il avait des sujets d’irritation qui amusaient ses amis. Il ne comprenait pas que la tendance des champignons à se grouper en cercle eût incité le vulgaire à baptiser ces réunions intimes : cercles du sabbat ou ronds des sorcières. Les assemblées de champignons sur la souche d’un sapin ou d’un hêtre évoquaient plutôt le hameau, l’écart, la veillée autour de l’âtre des villageois de la vieille France, féconds, paisibles et si loin de tout ! Les champignons prolongeaient la causette dans la journée, tout simplement. Il demeuraient immobiles sur leur tabouret et avaient toujours, à la lueur du feu ou au coucher du soleil, une histoire à se conter, histoire de bêtes ou histoire d’hommes. Les hommes sont plus méchants encore que les insectes qui vivent sur les champignons. Et ceux-ci ne se vengeraient pas de l’homme en l’empoisonnant accidentellement ? Non, mais !…

 

Enfin, il arrivait parfois qu’un profane égrillard à qui Boussuge montrait de belles illustrations en couleurs, avançait le groin vers l’amanite phalloïde, en ricanant…

 

Le mycologue haussait les épaules à ces émois faciles, il avait la chasteté des savants devant les aspects et les formes dont l’ignorant s’ébaudit. Les planches anatomiques l’excitaient autrement, le transportaient littéralement au cœur de la forêt. Il avait un recul physique en contemplant certaines oronges à l’odeur fétide. Il la sentait réellement, comme il sentait la chair fraîche, tendre et veloutée d’autres espèces.

 

Au début de sa carrière, il avait été flatté qu’on vînt soumettre à son examen les cas suspects. Il tenait bureau de consultation. Et puis, blasé sur les satisfactions de l’expertise, il ne s’était plus soucié de rabaisser ses connaissances botaniques à ce rôle utilitaire.

 

D’autant plus, – il faut le dire, – qu’il n’aimait pas les champignons, les digérant mal. On en servait à sa table, mais il n’en mangeait pas. Sa compétence éloignait l’idée qu’il pût craindre d’être empoisonné. La résistance de son estomac lui laissait le bénéfice d’un goût purement artistique et scientifique. Le spécialiste ne frayait pas avec le gastronome. Il n’était ambitieux que d’entendre dire de lui : « L’homme de la région qui connaît le mieux les champignons. » Ses cartes de visite mentionnaient uniquement son nom : membre de la Société mycologique de France, chevalier de la Légion d’honneur. Si bien que la première distinction semblait lui avoir valu l’autre.

 

Quelqu’un signala un jour à Boussuge l’ardeur qu’un mycologue, ancien juge de paix, apportait dans sa campagne contre le Maudit. Ce missionnaire cantonal traitait le champignon comme les hygiénistes traitent l’alcool et, sur l’affiche destinée à la propagande, faisait surmonter d’une tête de mort emblématique deux tibias de panoplie !

 

Boussuge souriait de ce zèle et ne s’y associait en aucune façon.

 

– Il serait si simple de décréter que nulle espèce n’est comestible, disait-il. On cesserait bientôt de commercialiser le végétal qui s’habille le mieux et qui porte, comme la rose, des noms si variés, si charmants et si bien appropriés : la boule de neige, la chanterelle, l’anisé, l’améthyste, la palombette, la russule jolie, la chevrette, la girondelle, la tête de nègre… »

 

Il leur donnait plus volontiers ces noms vulgaires que leurs noms latins, chers aux pédants. Loin de modérer sa passion, la guerre en avait fait un culte où il se réfugiait, s’isolait, cherchait à s’abstraire…

 

La démence des hommes, acharnés à leur destruction, lui faisait chérir davantage, par contraste, la diligence des parasites à se reproduire, à multiplier, à s’abriter, par bandes ou solitaires, sous leurs petits toits moussus et leurs boucliers fragiles.

 

Il pensait : « Ah ! si j’avais le talent de Maeterlinck, quel pendant je donnerais à sa Vie des abeilles, sous ce titre : Caractères généraux d’un peuple dispersé ! »

 

Il rencontrait assez souvent Mlle Chantoiseau en forêt. Il la saluait, mais il ne lui parlait pas. La présence de Nanette auprès d’elle la rapprochait trop de Chévremont pour ne point imposer une certaine réserve à leur ancien ami. Mais, dans cette seconde quinzaine d’octobre, Boussuge remarqua que l’institutrice se promenait seule. Sa silhouette mince et noire apparaissait de loin, au bout d’une allée, comme un fût élancé, moins haut que les autres. Deux ou trois fois, le mycologue croisa l’institutrice et lui trouva mauvaise mine. Les vacances ne lui avaient point profité. Il en fit l’observation à sa femme.

 

– Elle a l’air de filer un vilain coton. C’est un dur métier, pour les poitrines délicates, que celui de maîtresse d’école. Elle ne pourra pas rester dans l’enseignement.

 

Clémence Chantoiseau, en effet, dépérissait. Elle avait de plus en plus, en classe, « des absences ». Elle était « ailleurs » ; mais son visage exprimait maintenant autre chose que l’attente consolée ; elle suivait toujours, par la fenêtre, les nuages ; mais sa pensée ne les accompagnait plus. Elle était triste et lasse. De la visite qu’elle avait reçue, pas un mot. Il faut laisser le temps aux mauvaises nouvelles de faire leur œuvre. Le cadavre de son amour se putréfiait en elle et l’empoisonnait lentement. Son cœur ne bondissait plus au-devant de la petite factrice sautant de sa bicyclette pour lui remettre une lettre. La vue de cette femme, au contraire, causait à Clémence une douleur lancinante. Nous souffrons de nos habitudes enracinées comme d’une dent gâtée. Deux jeudis de suite, sous prétexte de leçons à préparer, la jeune fille n’alla point chez les Chévremont, et ils ne la virent pas davantage le dimanche. Elle s’enfermait dans sa chambre et n’y faisait pas plus de bruit que d’habitude, si bien que l’épicière, sa voisine de palier, eût été incapable de dire si elle était là ou non.

 

Le jour de la Toussaint fut lugubre. Il avait plu, la veille, sans interruption et toute la nuit la forêt s’était plainte dans le vent. Son souffle humide, fourrier de l’hiver, prenait possession des maisons. Il pleuvait encore au sortir de la grand’messe, après quoi chacun rentra chez soi. C’était le moment d’une de ces hésitations qui remplissent la vie de province. Il ne faisait pas assez froid pour allumer les poêles, et la petite ville ; cependant, trempée et transie, tendait les bras à une flambée. Beaucoup s’en privaient néanmoins, gagnaient encore un jour, quitte à se blottir de bonne heure dans des draps glacés. Les vieilles personnes qui ont le plus besoin de chaleur sont les dernières, par économie, à faire du feu. C’est peut-être parce que le feu ne pétille plus comme autrefois. Le bois, dans la cheminée vide, ne jette plus d’étincelles. La bûche ne brûle plus gaiement sur les chenets. La chaleur a cessé d’entrer par les yeux d’abord dans le corps frissonnant. Poêles, fourneaux et radiateurs conjurés ont asservi la flamme libre qui donnait tant de prix au retour de l’hiver.

 

Il y eut une éclaircie après le déjeuner.

 

– Ma foi ! dit Boussuge, je vais faire un tour pour me réchauffer. Viens-tu avec moi, gamin ?

 

Nanand n’y tenait pas. Palmyre prit son parti.

 

– J’aime mieux qu’il reste ici. Il n’est pas comme toi, solidement chaussé, il me rapporterait un rhume… Merci bien ! Le temps n’est pas tellement engageant…

 

– Possible, mais je me morfonds ici, sans feu.

 

– On n’en fait nulle part avant la Toussaint, et encore !… tu le sais bien. L’été de la Saint-Martin promet quelques beaux jours, les derniers. Demande à Aurélie si elle aime à rallumer les feux éteints.

 

Boussuge n’insista pas, s’enveloppa dans sa pèlerine, prit sa canne et se dirigea vers la forêt.

 

Elle était sombre et mouillée ; elle avait l’air d’un pauvre ruisselant d’eau sous sa charge de bois mort. Les pieds enfonçaient dans un sol élastique, les feuilles épaississant le plus possible leurs tapis pour retarder le moment où elles deviennent de la boue.

 

À la lisière, au bord de la route, Boussuge rencontra le major Faucherel qui faisait, lui aussi, sa promenade quotidienne. Ils se serrèrent la main.

 

– Il n’y a que nous deux pour être dehors par un temps pareil, monsieur le major, dit Boussuge.

 

– C’est bien pour cela que j’y suis, répondit Faucherel. Ce qui me plaît avant tout dans une forêt, c’est la solitude. Elle n’est complète que par un mauvais temps comme celui-ci. On n’aperçoit âme qui vive. La terre peuplée est petite. Le moins vaste désert est immense. L’année prochaine, si la guerre est finie, j’irai en Suisse. Pour les mêmes raisons, la hauteur m’attire, les ascensions me tentent… Vous, pas ?

 

Ils étaient entrés sous bois en causant ; ils prirent une allée étroite et fangeuse qui aboutissait à l’étang. Les arbres au tronc luisant s’égouttaient ; un voile de brume recouvrait la forêt ; des limaces rouges ou noires traversaient le sentier, pompaient les feuilles. Le major reprit :

 

– Je pensais à vous ce matin en lisant qu’un botaniste avait découvert dans les Alpes, à deux mille six cents mètres d’altitude, un champignon savoureux, cousin de l’edelweiss. Il est du genre pleurote, et comestible.

 

– Il y a, dit Boussuge, le pleurote du chêne, le pleurote de l’olivier, qui est vénéneux ; le pleurote de l’orme, dont le chapeau est blanc crème et qui pousse sur l’orme et le charme ; le pleurote huître, ainsi nommé parce qu’il se présente comme une écaille d’huître… Il pousse en touffes et les Vosgiens s’en nourrissent.

 

– Le pleurote dont je vous signale l’existence est appelé pleurote des neiges. Préparé à la béchamel, c’est un régal, paraît-il.

 

– Je ne le connais pas, dit Boussuge, et je vous avoue que j’aimerais à l’examiner ailleurs que sur mon assiette et autrement qu’en gourmet.

 

– Les cèpes dont l’odeur se répand de la cuisine dans la maison l’embaument, déclara le major… ; mais il y faut une pointe d’ail du Midi.

 

– Je ne sais pas, répliqua Boussuge. J’étudie les champignons, je ne me flatte pas d’être le tombeau des meilleurs.

 

– Vous ne buvez pas le vin des burettes, fit le major en riant.

 

Il marchait pesamment et à si grandes enjambées que son compagnon était toujours derrière lui. Au débouché du sentier qu’ils avaient parcouru, l’étang de Sablonnières songeait. Il exerçait sur les promeneurs une sorte de fascination. Il n’offrait rien de plaisant et l’on allait vers lui comme si la forêt n’avait eu des chemins que pour y conduire. On prenait le premier venu et l’étang était au bout, comme par hasard.

 

Boussuge et Faucherel eux-mêmes avaient subi encore une fois la force attractive de cet aimant. Ils s’arrêtèrent au bord de l’étang quelques minutes avant de rebrousser chemin. Il était équivoque dans le brouillard et ne reflétait rien. Son eau trouble ne se défendait plus contre les herbes qui l’avaient envahie et aveuglée. Le soir descendait sur lui comme sur une ruine. Les deux hommes le contemplèrent en silence et furent tirés par un frissonnement de leurs réflexions. Ils n’apercevaient déjà plus le bord opposé ; le haut du cadre formé par les arbres était seul visible. L’étang, d’ailleurs son pouvoir de séduction satisfait, ne retenait personne. Il ressemblait aux femmes froides qui se bornent à constater qu’elles sont encore désirables et auxquelles on ne connaît pas d’amants.

 

– Allons-nous-en, dit Faucherel, Que faisons-nous ici ?

 

En se retournant pour le suivre, Boussuge vit quelque chose à ses pieds, se baissa et ramassa une paire de gants noirs et usagés qu’il avait d’abord pris pour une souche. Il allait les rejeter, il se ravisa. Il étendit les gants sur sa canne et les présenta au major.

 

– Voyez donc… ils ont été perdus ici depuis peu… Ce sont des gants de femme… pas beaux… et qui sentent encore le nettoyage à la benzine, malgré la pluie qui est tombée dessus…

 

Ces gants mouillés n’étaient pas beaux, en effet ; leurs doigts vides pendaient comme les pattes d’une peau d’écureuil ou de fouine.

 

Faucherel ne donna qu’un coup d’œil à la trouvaille, et dit :

 

– Jetez donc ça.

 

Ce que fit Boussuge. Ils repartirent et se séparèrent à l’entrée du village, sur une poignée de main.

 

En attendant le dîner, Boussuge eut l’idée, pour se distraire, de faire répéter ses leçons à Nanand. Il dit à Zénaïde de lui envoyer le petit et demanda en même temps à la servante si sa maîtresse était en haut avec lui.

 

– Non, monsieur, répondit la Malaisée ; Madame est ressortie après vêpres pour une commission qu’elle avait oubliée.

 

Nanand était descendu sans empressement, son livre de récitation à la main ; mais tandis qu’il ânonnait la fin de la fable : Le Chêne et le Roseau, Palmyre survint.

 

– J’avais affaire chez l’épicier, dit-elle ; je m’y suis un peu attardée. Elle nous confiait ses inquiétudes relativement à l’institutrice qui est, comme tu le sais, sa locataire. Le lait et le pain qu’on dépose chaque matin, à sa porte, y sont restés. Mlle Chantoiseau n’a pas couché dans sa chambre. Mme Brun en possède une clef… Le lit n’était pas défait. On a d’abord cru qu’elle avait pris le train pour Paris, hier soir ; mais le chef de gare est certain de ne pas lui avoir délivré de billet… Alors ?

 

– C’est le cas de dire qu’on se perd en conjectures, plaisanta Boussuge.

 

– Si Mlle Chantoiseau s’est lancée dans une aventure, insinua Palmyre, l’école laïque n’y gagnera rien en prestige.

 

Ils pensaient tous les deux aux Chévremont chez qui la jeune fille était reçue et donnait des leçons à Nanette. Car la province ne s’intéresse à un scandale qu’en raison du nombre de victimes qu’il fait par éclaboussement.

 

– J’ai aperçu Agathe et sa petite réfugiée à la sortie des vêpres, dit Mme Boussuge. Agathe avait un air tout drôle. Dame ! la disparition de l’institutrice faisait le sujet de toutes les conversations…

 

– Et c’est pourquoi tu t’es mise en quête d’un supplément d’informations auprès de l’épicière, conclut Boussuge malicieusement.

 

Ils n’en reparlèrent plus de la soirée, bien que la langue démangeât à Palmyre ; mais, au milieu de la nuit, Boussuge, qui ne donnait pas, s’agita jusqu’à ce qu’il eût réveillé sa femme.

 

– Tu es souffrant ? demanda-t-elle.

 

– Non, tu ne sais pas à quoi je pense ?

 

Et il raconta la découverte, qui lui était revenue à l’esprit dans son sommeil, de la paire de gants au bord de l’étang de Sablonnières.

 

– Pourquoi ne l’as-tu pas rapportée ? dit Palmyre.

 

– Est-ce que je pouvais, à ce moment-là, me douter ?… Et puis, il n’y a peut-être aucun rapprochement à faire… Il serait facile de la retrouver, d’ailleurs… ; mais avant d’orienter les recherches par là, il faudrait savoir si Mlle Chantoiseau avait un motif de désespoir tel…

 

– Elle en avait un certainement. Elle a reçu, il y a peu de temps, une visite mystérieuse… et, depuis cette visite, Mlle Chantoiseau, préoccupée, n’était plus la même.

 

– Le fait est que sa mauvaise mine m’a frappé la dernière fois que nous nous sommes croisés dans la forêt. Car c’était son lieu de promenade favori, avec la petite réfugiée de Chévremont…

 

– Justement ! Depuis la rentrée des classes, elle n’emmenait plus cette enfant… On l’a remarqué… Avertis le docteur Chazey, dès demain, de tes présomptions… ; le maire et l’instituteur.

 

– Et aussi le major, qui était avec moi. Si réellement cette paire de gants appartenait à Mlle Chantoiseau, l’indice serait troublant…

 

Ils causèrent longtemps encore sur l’oreiller. Les vieux ménages, qui dorment peu, ont la nuit pour renouer les conversations du jour… Ils aperçoivent mieux dans les ténèbres ce qu’ils n’ont pas vu dans la lumière.

 

Le premier soin de Boussuge, au réveil, fut d’aller chez le docteur Chazey, auquel il confia ses inquiétudes.

 

– Je les partage, dit le maire. J’ai vu M. Faverol hier soir… Pour lui aussi la disparition de son intérimaire est inexplicable. Il éprouvait un peu d’embarras à m’en parler, et je comprends cela. Il sent bien que des aventures de ce genre sont préjudiciables à l’école laïque et, comme il est lui-même irréprochable, il s’afflige de tout ce qui rend son exemple stérile. J’aurai beau demeurer personnellement hors du débat, je n’empêcherai pas les soutiens de l’école libre d’exploiter l’incident contre leurs adversaires. C’est bien fâcheux. Mon rôle est délicat. Je serai aussi suspect si je fais preuve de diligence que si je n’en montre pas assez. Mlle Chantoiseau, n’avait aucune raison que je sache de se suicider… Tout est possible, néanmoins…

 

À ce moment, la petite factrice, laissant sa bicyclette à la porte du maire, entra pour lui remettre le courrier du matin. Il ne se disposait à le dépouiller en présence de Boussuge, lorsque Mme Philbert demanda :

 

– On n’a pas de nouvelles de Mlle Clémence, monsieur le maire ?

 

– Non, fit celui-ci.

 

– Excusez-moi, monsieur le maire, de vous faire observer qu’il y a une lettre d’elle à votre adresse. Oh ! c’est bien son écriture… La lettre a été mise à la poste ici…

 

Le docteur Chazey la trouva tout de suite, en effet, parmi sa correspondance.

 

– Bien, fit-il. Je vous remercie, mon enfant. Nous allons être sans doute rassurés sur son compte.

 

Il attendit pourtant que la factrice fût partie, décacheta la lettre, en prit connaissance et la tendit d’une main tremblante à Boussuge qui lut à son tour :

 

Je vous demande pardon, monsieur le maire, pour les ennuis que je vais certainement vous occasionner. Que l’on ne s’inquiète pas de ma disparition ; c’est volontairement que je dis adieu à la vie, n’ayant plus rien à en espérer de bon.

 

Clémence Chantoiseau.

 

Les deux hommes se consultèrent rapidement.

 

– Voyez… fit le docteur Chazey. Si vous retrouvez cette paire de gants et si réellement elle a appartenu à l’institutrice, j’ordonnerai tout de suite des recherches.

 

Les gants étaient encore à l’endroit où Boussuge les avait jetés ; il les rapporta et l’épicière qui logeait Mlle Chantoiseau les reconnut. Une longue exploration ne fut pas nécessaire pour que l’étang livrât le cadavre de la suicidée. On le découvrit non loin du bord, dans les herbes visqueuses que la jeune fille avait agrippées, obéissant à l’instinct de la conservation.

 

Le père et la mère, avertis, assistèrent muets et hagards aux obsèques. Eux non plus ne comprenaient rien au drame… Ils écoutaient les questions, se regardaient en silence et ne répondaient pas. Le père avait apporté, pour tout bagage, dans un carton à chapeau, un haut de forme ancien qu’il en retira avant la cérémonie et qu’il y remit soigneusement au moment de reprendre le train. La mère avait cet air effacé des gens qu’on ne s’imagine pas autrement que les yeux rouges et en deuil. Tout ce que possédait la défunte tenait dans sa malle. L’institutrice, quand ses parents furent partis, ne laissa rien derrière elle, pas même une prière. L’Église ne lui avait pas pardonné son acte de désespoir et l’école lui en voulait de l’avoir compromise. L’étang seul garda son souvenir. L’eau morte en reçut comme un regain de vie.

 

« C’est là que s’est noyée l’intérimaire… »

 

L’étang de Sablonnières hanta les veillées sous les apparences d’un visage humain, triste et livide.

 

Le soir du jour où Mlle Chantoiseau eut été inhumée dans le cimetière communal, la petite factrice demanda à parler au docteur Chazey. Elle lui révéla que la jeune fille entretenait une correspondance avec un aviateur et que son caractère s’était assombri quand cette correspondance avait cessé.

 

– Pour moi, monsieur le maire, c’est d’un chagrin d’amour qu’elle est morte… et ses parents mêmes ne s’en doutent pas. Il y a environ trois semaines, une dame en noir est venue de Paris lui rendre visite et probablement lui apporter une mauvaise nouvelle. On ne m’ôtera pas de l’idée que cette personne savait son secret…

 

Le docteur Chazey réfléchit une minute et dit :

 

– Vous n’avez fait cette confidence qu’à moi ?

 

– Oui, monsieur le maire.

 

– Eh bien ! qu’elle reste entre nous deux. L’opinion publique l’interpréterait différemment et s’en servirait peut-être pour alimenter des querelles locales… Est-ce bien utile ? je ne le crois pas. Cette malheureuse a emporté son secret avec elle : laissons-le lui. Soyons moins sévères que l’Église qui refuse ses prières aux suicidés ; pratiquons le moyen d’expression qui convient le mieux à la miséricorde : le silence.

 

XVI

LE GESTIONNAIRE


Un autre sujet de conversation fut bientôt fourni aux habitants de Bourg par le dépècement de la forêt. Un beau matin, les Canadiens s’abattirent dessus et la mirent en coupe réglée. Ils commencèrent par s’y construire des baraquements, un petit village ; puis ils élevèrent une vaste scierie mécanique « au cœur frais de la forêt ».

 

Le bon docteur Chazey ne décolérait pas. Il blâmait à la fois le déboisement et la curiosité publique. Il était conservateur dans toutes les acceptions du mot. Il n’admettait pas cette exigence de la défense nationale qui, pour sauver une partie de notre patrimoine, en sacrifiait une autre. Avec nous ou contre nous, les mêmes forces destructives agissaient. Il appelait le Camp des Canadiens l’Abattoir et regardait d’un mauvais œil les tueurs lorsqu’ils voituraient vers la gare le troupeau égorgé.

 

Il disait à ses administrés qui allaient en promenade, sur le lieu des exécutions :

 

– Vous n’êtes pas honteux ! Est-ce un spectacle pour les honnêtes gens ? On vous pille et vous assistez au pillage en spectateurs pour lesquels il est une distraction ! Vous n’aimez donc pas les arbres ? Ceux-là sont vos ancêtres et il y a parmi eux des patriarches que vous paraissiez vénérer pourtant, puisque vous les montriez avec orgueil et que des cartes postales en reproduisent l’auguste image. Ce n’était donc qu’une enseigne banale ? Allez à la fête, et soyez logiques : si les Canadiens vous demandent un coup de main, ne le refusez pas.

 

On feignait de croire qu’il plaisantait ; ses adversaires politiques le taxaient d’antipatriotisme. Ils disaient : « Qui veut la fin veut les moyens, tous les moyens. S’il faut que des arbres périssent pour que les hommes vivent, périssent les arbres ! » Les sédentaires du pays, en donnant la forêt, avaient l’air de donner quelque chose d’eux-mêmes, de souscrire en nature à l’emprunt : ils versaient leurs arbres.

 

À dire vrai, les habitants de Bourg, s’ils ne tuaient pas les arbres, les blessaient cruellement. Plutôt que de cueillir la fleur des tilleuls, l’époque venue, ils arrachaient brutalement les branches ; elles pendaient, lamentables, aux arbres mutilés de l’avenue. Les arrêtés du maire ne les préservaient pas de ce vandalisme, si bien que les Canadiens étaient fondés à penser : « Nous, du moins, nous ne les faisons pas souffrir : mieux vaut la mort qu’un supplice annuel. »

 

Zénaïde, elle, se réjouissait ouvertement de la dévastation. Peu de temps avant l’invasion des Canadiens, elle avait eu encore la figure enflée et les dents au martyre ; elle accueillit l’entreprise des bûcherons comme une délivrance. Elle ne doutait pas qu’ils ne vinssent à bout de leur tâche avant la fin de la guerre. Ils allaient chasser le Malin.

 

De temps en temps, elle interrogeait son maître :

 

– Est-ce qu’ils avancent ?

 

– Qui ça ? demandait Boussuge, tout au communiqué.

 

– Les Canadiens, pardi ! Combien de temps mettront-ils à tout abattre ?

 

– D’abord, j’espère que leurs dégâts sont limités.

 

– On voit bien que vous ne souffrez pas des dents.

 

– Ils procèdent méthodiquement. Après avoir renversé l’arbre, ils le débitent comme une viande de consommation. C’est instructif. J’ai déjà mené Nanand voir cela. Vous devriez, Zénaïde, aller un dimanche avec lui faire un tour par là. Vous ne connaissez pas votre ennemie, la forêt : c’est une occasion…

 

Elle hésitait ; mais après une semaine de mentonnière et de torture, elle se fit conduire par le petit réfugié au camp des Canadiens.

 

Leur petit chemin de fer à voie étroite parcourait la partie de la forêt qui leur avait été concédée. Des trains roulaient au milieu de la dépouille et du sang des arbres. Le docteur Chazey disait bien : des Abattoirs…, des abattoirs modernes, perfectionnés, tels que l’Amérique en possède pour transformer avec célérité le gros bétail en viande. L’arbre assommé, tué, passait par des centaines de mains habiles à le préparer, à entailler sa peau, à le coucher sur son lit de mort, à l’éventrer, à mettre de côté les déchets utilisables, à tout traiter mécaniquement, enfin : poil, peau, viande, fressure et carcasse. Rien n’était perdu. La scie glissait, comme un couteau dans du beurre, et du bel arbre qui avait vécu dans le ciel, dans la lumière et pleuré sous l’orage ; des chênes, des hêtres et des charmes populeux habités par les familles d’oiseaux, il ne restait plus que des toisons éparses et des rognures de peaux, des madriers et des traverses pour la guerre et l’industrie. Et, c’était une mort joyeuse, exempte des effroyables beuglements dont retentissent les stick-yards de Chicago. La mort des vieux arbres français, sous la cognée et la scie des étrangers, était discrète et digne. Leur majesté allait au supplice comme un souverain à l’échafaud. Et tout cela s’accomplissait parmi la gaieté des soldats et l’indifférence de la foule. Ceux-ci chantaient et sifflaient en travaillant. Ils avaient leur cantine et leur infirmerie dans le camp, et dans les chambrées, le soir, au son des gramophones, les hommes dansaient entre eux, comme des lutins dans un cimetière. C’en était un. Les petites lampes de poche des officiers qui rentraient allumaient des feux follets çà et là.

 

Zénaïde, tenant le petit réfugié par la main, parcourait, du pas lourd d’un général inspecteur, le terrain jonché de morts. Et ce fut l’enfant qui, dans son innocence, prononça les paroles de sagesse :

 

– Quel mal qu’ils faisaient ?

 

La question surprit la servante ; elle eut honte d’avouer l’intérêt personnel qu’elle croyait avoir à l’extermination, et elle dit, du ton sans réplique de l’ignorance prise au dépourvu :

 

– Tu es trop jeune pour savoir.

 

Ce fut le moment où Octave Chévremont, légèrement blessé à la tête, vint en convalescence à Bourg-en-Thimerais, après un mois d’hôpital.

 

Il l’avait échappé belle et Mme Chévremont attribuait cette chance à la prophylaxie superstitieuse qu’elle avait pratiquée en faisant opérer Nanette et en l’entourant de soins à cette occasion. Octave en était quitte pour une plaie de peu d’étendue et qui n’intéressait que le cuir chevelu.

 

Il arriva, le front encore bandé et s’appuyant sur une canne dont il n’avait nul besoin. Il portait avec plus de plaisir le bandeau que la croix de guerre : c’était la croix de guerre illustrée, et la coquetterie de cet âge héroïque. La cocarde est aux vieux soldats. Aux jeunes en tient lieu, – et ils ne l’échangeraient point contre l’autre, – un bandeau, une écharpe, une béquille, un signalement de gloire. Il y a peu d’hommes insensibles au prestige et aux marques extérieures qui le confèrent.

 

Octave se montra d’abord tantôt avec son père, tantôt avec sa mère, également fiers de son pavillon. Il fit des visites. Il alla – seul – chez les Boussuge, demander des nouvelles de son camarade Justin. Il était attendu en permission prochainement.

 

– Alors, je le verrai avant de repartir, dit Justin, car j’obtiendrai certainement une prolongation de congé.

 

Au bout de huit jours et après qu’il eut fait vingt fois le tour de la ville, Octave s’ennuya. Il accompagnait son père, le soir, à l’apéritif ; mais comme la manille lui était aussi indifférente que les chamaillis locaux, là non plus il ne s’amusait pas.

 

Il allait tous les deux ou trois jours à l’hôpital, faire examiner sa plaie par le major Faucherel, et il s’attardait ensuite à causer avec les uns et avec les autres. C’était le meilleur instant de la journée. Octave avait fait la connaissance du gestionnaire qui s’appelait Jurieux et que les soldats surnommaient Jour-sans-pain ou Pain-de-fantaisie, à la fois parce qu’il était long et parce qu’il n’avait point de fantaisie. Il souffrait de l’estomac et n’était pas, alors, abordable. Inoffensif au demeurant, il passait avant tout pour tatillon. Il avait des moustaches blondes, dont les pointes tombantes lui mettaient entre guillemets une bouche aux dents gâtées. Marié, sans enfant, il venait de la Sarthe et de l’Enregistrement. Il logeait au Plat d’Étain et se plaignait que son estomac n’en supportât pas la nourriture.

 

– J’y suis dans des conditions déplorables pour suivre le régime qui m’est prescrit, disait-il. Je paie les repas que je ne prends pas, et quand je les prends, ce ne sont pas ceux qui me conviennent. À la maison (il voulait dire chez lui), ma femme sait à quels ménagements je suis astreint… et j’ai déjà beaucoup de peine à obtenir qu’on les observe.

 

On lui conseillait de la faire venir, si rien ne la retenait au Mans.

 

– Rien que sa famille, qui est des environs. Oui, il faudra en arriver là… Ce qui m’arrête, c’est aussi la difficulté de trouver ici deux pièces meublées et une cuisine.

 

Il finit pourtant par se décider à appeler Mme Jurieux auprès de lui.

 

Elle avait vingt-neuf ans et elle était d’une taille à représenter le petit pain auprès du pain de fantaisie. Brune, encore fraîche et rondelette, afin d’accentuer le contraste, elle aimait à rire pour montrer de jolies dents. Enfin, autant il était minutieux en tout, autant « elle ne s’en faisait pas ».

 

– Il n’y a pas de meilleur ménage que le nôtre, déclarait-elle.

 

Et elle le croyait. Clotilde Jurieux, quand elle voyait son mari au désespoir, y remédiait en s’abandonnant à son humeur enjouée, égale. Il eût mieux aimé être plaint ; mais elle disait, peut-être avec raison, que si elle avait gémi avec lui, il n’eût pas manqué de souhaiter une compagne gaie.

 

– Tu n’es jamais content, coupait-elle court, sans se fâcher.

 

Détestant les scènes, elle s’appliquait à les éviter.

 

– C’est surtout avec le mariage qu’il y a des accommodements, énonçait-elle après huit ans de ménage.

 

En arrivant, elle descendit au Plat d’étain et, contrairement au gestionnaire, s’y plut. Elle trouvait à table d’hôte quelques personnes à qui parler et n’était pas pressée de reprendre le tête-à-tête conjugal. Aussi ne mit-elle aucune hâte à découvrir « les deux pièces et une cuisine » que réclamait Jour-sans-pain. Elle se levait tard, s’habillait lentement et, vers onze heures et demie, allait chercher son mari à l’hôpital. Elle y revenait à six heures, après une promenade en forêt vers le camp des Canadiens.

 

À l’hôpital, elle rencontrait Octave et causait avec lui comme avec tout le monde ; mais il l’amusait plus que les autres par son bagout. De son côté, elle lui faisait agréablement passer le temps.

 

Il commença par aller au-devant d’elle ; il lui proposa ensuite de l’accompagner au Camp et ils s’y rendirent ensemble.

 

Il apprit, par hasard, qu’elle avait apporté sa bicyclette.

 

– Et vous n’en disiez rien ?

 

– Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? demanda-t-elle provocante.

 

– À moi, rien, répondit-il en la regardant effrontément, mais vous trouveriez peut-être, en pédalant un peu, la petite maison qui vous fait défaut ici, et je serais heureux de vous servir de guide. Ma blessure à la tête ne m’interdit pas la bicyclette, vous savez…

 

Elle ne dit ni oui ni non, mais le jour même elle soumit l’idée au gestionnaire qui ne la discuta pas.

 

– C’est à voir, en effet. Il en faut en finir, dit-il.

 

Tous les jours, après déjeuner, elle partait rejoindre Octave Chévremont en forêt. Ils ne poussaient pas plus loin. On jasa. On raconta que leurs bicyclettes ne les gênaient pas et qu’un bon tour à jouer au couple eût été de les faire disparaître tandis qu’ils regardaient la feuille à l’envers.

 

Seul le gestionnaire ne s’apercevait de rien, le nez dans sa paperasse et ses approvisionnements.

 

– J’en suis comptable envers l’État, répétait-il, méticuleux jusqu’à la manie. Il se croyait toujours dans l’Enregistrement et se rendait plus insupportable par ses vérifications qu’il ne l’eût été par sa négligence ou ses dilapidations. C’était tout juste si on ne lui reprochait pas de se faire remarquer par sa probité, en un temps où le contraire était la règle.

 

Une paire de draps ayant été égarée, il s’en prit au magasinier, jurant qu’il ne lui laisserait de répit qu’elle ne fût retrouvée.

 

À peine eut-il le dos tourné qu’il entendit l’autre grommeler :

 

– Il ferait bien mieux de veiller au grain chez lui qu’ici.

 

Jour-sans-pain haussa les épaules. Chez lui ? C’était l’auberge. Aucun soupçon n’effleura l’honnête homme. Il avait en sa femme une confiance absolue. Il continua ses investigations. Chaque matin il demandait :

 

– Et cette paire de draps ? Il faut me remettre la main dessus.

 

On eût dit qu’il ne pensait qu’à cela.

 

– Il n’y a donc pas moyen qu’il pense à autre chose ? disait-on à l’hôpital.

 

C’est alors que Jurieux reçut une lettre anonyme ainsi conçue :

 

La Chanson du jour : Il est cocu le gestionnaire, se chante sur un air connu.

 

D’un geste qui lui était familier, l’officier d’administration ferma les guillemets et les mordillant entre ses dents noires, conclut :

 

– L’essentiel est qu’on ne chante pas ça ici… je le saurais.

 

Il déchira la lettre et revint à ses moutons :

 

– A-t-on retrouvé cette paire de draps, à la fin ?

 

Il semblait que ce fût à qui aurait le dernier mot.

 

Un nouvel avertissement anonyme assaillit Jurieux.

 

La paire de draps égarée voyage à bicyclette. Le linge est marqué aux initiales C. J. ou O. C. Récompense honnête à la blanchisseuse qui le rapportera au gestionnaire de l’hôpital.

 

Jurieux ne perdit pas une minute de son temps précieux à éclaircir le mystère des initiales, opération qui l’eût peut-être conduit à soupçonner Clotilde, sa femme, et Octave Chévremont, qu’il voyait souvent en sa compagnie. Il jeta la seconde lettre au panier comme la première, appela le magasinier et lui dit avec insistance :

 

– Cette paire de draps ne peut pas être perdue. Plus j’y pense, plus j’en suis convaincu. Arrangez-vous comme vous voudrez : je veux mon compte.

 

Il n’en démordait pas. Il n’y avait point de place sous son crâne pour deux idées fixes. On eût sans doute fini, néanmoins, pour avoir la paix, par lui mettre les points sur les i ; mais le congé de convalescence du fils Chévremont étant expiré, on cessa de part et d’autre des hostilités qui paraissaient n’avoir eu pour cause, au fond, qu’une diversion nécessaire.

 

Mme Jurieux, faute de deux pièces meublées à louer dans le pays, retourna dans sa famille, et l’officier gestionnaire ne renouvela pas sa réclamation.

 

Aussi quel ne fut pas son étonnement quand le magasinier, un matin, vint lui dire, avec un peu de confusion :

 

– C’est à n’y rien comprendre… La paire de draps…

 

– Quelle paire de draps ?

 

– Celle qui manquait, et qu’on a cherchée partout…

 

– Eh bien ?

 

– Non seulement elle est rentrée… mais il y en a maintenant une de trop !

 

Le fonctionnaire de l’Enregistrement, accidentellement militaire, rêva un moment en ouvrant et fermant les guillemets sur la ligne de sa bouche, et dit :

 

– Ce sont des choses qu’on ne voit que dans l’armée.

 

XVII

LA DERNIÈRE PERMISSION


Le départ d’Octave Chévremont coïncida avec l’arrivée de Justin Boussuge. Sa dernière permission, celui-ci entendait la mettre à profit. Un grand changement s’était opéré en lui dans l’espace de six mois. L’amour filial, jusque-là souverain, avait fait place à une inclination qui ne souffrait pas de rivale. Il aimait la petite aide de la poste et loin d’elle ne pensait plus qu’à elle. La sourde résistance de ses parents, et surtout de sa mère, avait enfiévré son désir et rassemblé toutes ses forces devant l’obstacle à surmonter. Il n’associait plus l’image de sa mère qu’à des velléités agressives ; il y avait entre eux aussi guerre déclarée. C’est l’ordinaire de la vie à vingt-trois ans. La famille est un champ clos fertile en motifs de discorde, et le bonheur des uns y fait assez souvent le malheur des autres. La clairvoyance des parents se fonde sur leur expérience. Ils voient de haut et ils voient loin, ayant gravi la côte, ils tiennent au cœur le langage de la raison et ne sont pas compris, comme le touriste dont les souvenirs de voyage et les impressions de nature se bornent à l’auberge plus ou moins confortable. Ce n’est pas là-dessus qu’on l’interroge. Mais la dernière guerre n’a pas déterminé seulement la révision des valeurs sociales ; en émancipant les jeunes hommes, elle sapait la supériorité que l’âge confère, elle mûrissait l’adulte à peine au sortir de l’adolescence. Il brûlait les étapes, rattrapait ses parents au haut de la côte et se croyait autorisé à leur dire : « La somme des jours que nous avons vécus, vous et moi, n’est pas la même, non ! mais le poids est à mon avantage : compensations. Causons donc, si vous le voulez bien, sur le pied d’égalité. »

 

Beaucoup de parents conformaient leur conduite à cette manière de voir et donnaient sans joie leur consentement à des mariages dont la précarité n’était point douteuse. Mais des pères et des mères ne cédaient pas et défendaient pied à pied la famille contre l’invasion étrangère. La femme était l’ennemie, capable de toutes les ruses pour faire tomber la place. Combien de mariages de guerre n’ont été que des capitulations !

 

La correspondance de Mme Boussuge et de son fils était pleine d’orage. Le vent soufflait du nord. Justin et sa mère n’étaient d’accord que pour faire abstraction du nom de Thérèse ; mais il grondait entre les lignes. La tendresse que respiraient les premières lettres du mobilisé s’en retirait peu à peu, goutte à goutte. Deux adversaires s’observaient… ; et cette désaffection à petites journées était peut-être ce qui irritait le plus Mme Boussuge contre la jeune fille. Elle ne pouvait pas la voir passer devant sa fenêtre sans murmurer :

 

– Voilà encore cette sainte Nitouche !

 

La proximité du bureau de poste ajoutait à l’épreuve. Tout contribuait à l’obsession de la mère, tout alimentait sa rumination. À Thérèse, quand elle la rencontrait, Mme Boussuge, maladroite comme on l’est en colère, ne rendait plus son salut. Et Justin en était averti. Il avait eu le temps de dresser ses batteries en conséquence et la petite postière, de son côté, avait avisé au moyen de voir Justin pendant sa permission.

 

C’était difficile. Mme Lefouin ne permettait à son aide de sortir que le dimanche de deux heures à quatre heures et demie, à cause du courrier à faire partir. Le soir, Thérèse était sous clef dans la maison. Il s’agissait donc de profiter du repos dominical, sans toutefois éveiller les soupçons. La jeune fille eut encore recours aux bons offices de la petite factrice, secourable aux personnes dans l’embarras. Ce qu’elle portait de plus lourd n’était point son sac plein de lettres, d’imprimés et de plis recommandés ; les secrets qu’on lui confiait ou qu’on lui laissait deviner, sous le couvert d’une commission bien rétribuée, s’amassaient en elle jusqu’à l’encombrement. Elle avait pris Thérèse en amitié parce que celle-ci n’était pas fière et se mettait sous sa protection. Elle lui disait en riant :

 

– Quel commerce ! (C’était son mot favori.) Depuis que je suis en fonctions je n’ai pas encore rencontré un juste… ; mais je sais en quoi dix chenapans de ma connaissance ont mérité la corde pour les pendre ! Presque toutes les familles d’ici ont leur ver rongeur et volontairement ou non, elles me l’ont révélé, j’étais curieuse : je ne le suis plus. Ce que je ne demande pas, on me le lit, ou bien c’est sous-entendu. Ah ! il en coûte d’inspirer confiance !

 

C’était la vérité : Mme Philbert inspirait confiance, surtout parce qu’elle vivait seule, depuis son veuvage, et n’avait point d’aventures. Elle eût été redoutable seulement si elle s’était épanchée sur l’oreiller. Tous les confessionnaux ne sont pas à l’église ; il y en a chez le médecin… ; il y en a même qui sont ambulants et que la province arrête au passage, parce qu’il arrive toujours un moment où la nature la plus impénétrable cherche une ouverture pour débonder.

 

Thérèse qui, généralement, le dimanche, lisait ou cousait dans sa triste chambre mansardée, prit l’habitude d’aller passer les deux heures dont elle disposait, chez Mme Philbert, qui demeurait à la lisière de la forêt. Il y avait ainsi plus de chances pour qu’on ne remarquât pas ses absences quand Justin serait là. C’était une petite fille de sang-froid, bien décidée à ne pas être la maîtresse du jeune homme malgré son penchant pour lui. Elle comprenait que l’occasion du mariage ne se représenterait peut-être pas pour la petite réfugiée condamnée à végéter dans un emploi après des examens, des démarches, des recommandations, des rebuffades… Et dans son ambition et sa prévoyance de l’avenir, elle était soutenue à la fois par les promesses brûlantes de Justin, et par la vue permanente de la maison paternelle, claire et cossue, en face. C’était la place forte à réduire, avant l’occupation… La présence constante de Mme Boussuge derrière les rideaux, loin de refroidir Thérèse, la stimulait. L’animosité d’une mère intraitable peut produire des effets différents suivant la complexion des amants, dont les uns se résignent et dont les autres regardent comme un défi l’opposition à leurs projets.

 

Thérèse se rappelait les soirées sous la lampe, la chaleur du foyer, le gramophone et ses refrains… Il ne fallait pas la faire mordre à la grappe, si la grappe était pour une autre. D’humble extraction, la petite postière demandait non pas le Pérou, mais une existence tranquille sans l’âpre souci du lendemain. Tout cela se trouvait à la portée de sa main… et elle n’eût pas étendu la main ? Elle l’étendait. Elle l’étendait chaque fois qu’elle écrivait à Justin des lettres sérieuses, appliquées… afin de lui montrer que, par rapport à l’instruction tout au moins, il ne se déclassait pas.

 

Le fait est qu’elle avait eu son certificat d’études et mettait bien l’orthographe. Il conservait les lettres de sa bien-aimée ; celles de Justin étaient en dépôt chez Mme Philbert, ce qui expliquait l’insuccès des perquisitions de la receveuse dans la chambre de son employée.

 

Justin arriva un jeudi matin, et, d’après un programme arrêté fit dans la ville ses visites accoutumées. Il se garda bien, malgré qu’il en eût, de commencer par la poste. Il n’y alla que le samedi, sans se cacher. Il traversa la rue sous le regard de sa mère qui le guettait, du coin de la fenêtre. Derrière le grillage qui séparait en deux le bureau, Mme Lefouin payait un mandat. Thérèse recevait un télégramme à l’appareil.

 

– Bonjour, madame Lefouin, dit Justin. Ça va bien ? M. Lefouin n’est pas là ?

 

– Il est à la boucherie, répondit-elle. C’est étonnant que vous ne l’ayez pas rencontré.

 

– Bonjour, mademoiselle Paulin, reprit Justin sans affectation.

 

Elle ne se leva pas et dit de sa place :

 

– Bonjour, monsieur Boussuge. Vous voilà donc en permission ?

 

– Comme vous voyez.

 

La receveuse jugea bon d’interrompre la communication.

 

– Cette guerre aura-t-elle une fin ? En approche-t-on ? Vous êtes mieux en situation que nous de le savoir.

 

– Ma foi, non, fit en riant Justin. C’est aux civils qu’il faut demander ça. Ils ont déclaré la guerre, ils feront la paix, ça ne nous regarde pas. On ne nous consulte jamais.

 

– C’est bien vrai, observa Thérèse. Probable, si on vous consultait, que vous seriez déjà tous revenus.

 

– Avec les Boches à vos trousses, fit aigrement la receveuse.

 

Justin s’empressa de lui donner raison.

 

– Oui. Tant qu’ils nous obligeront à les contenir…

 

Il ajouta néanmoins, comme pour demander pardon à Thérèse de sa concession :

 

– Et nos braves populations, continuent-elles à verser leur or ?

 

– Euh ! bien doucement, dit Mme Lefouin. Le dernier emprunt pourtant n’a pas trop mal marché.

 

– Une pelletée de charbon dans la chaudière. Que personne ne descende : on repart.

 

– Il y a tout de même trop d’accidents sur la ligne, jeta Thérèse, incorrigible.

 

Mme Lefouin se retourna, sévère :

 

– On ne vous demande pas votre grain de sel, mademoiselle. Travaillez donc.

 

Deux personnes poussaient la porte ; Justin prit congé.

 

– Je vais au-devant de M. Lefouin… Au revoir, mesdames.

 

Vers la fin de l’après-midi, Mme Lefouin étant sortie de chez elle, ce qui lui arrivait rarement, puisque son mari faisait toutes les commissions, Mme Boussuge rangea son ouvrage et sortit à son tour comme si rien n’était.

 

Les deux femmes se rencontrèrent dans le magasin d’épicerie où elles avaient eu affaire, tout à coup, simultanément.

 

– Eh bien ! dit Mme Boussuge, vous avez eu tantôt la visite de Justin.

 

– Oui, fit la receveuse à mi-voix, pendant qu’on les servait, je ne me trompais pas : il n’y a plus « ça » entre eux ; je le jurerais.

 

« Ça » était une dent de la mâchoire supérieure que l’ongle du pouce n’ébranlait pas trop, à cause de l’usure.

 

– Que Dieu vous entende ! soupira Palmyre.

 

– Ils ont échangé quelques mots seulement… Vous pensez bien que je ne les quittais pas des yeux… sans en avoir l’air. Si leur intrigue durait encore, ils auraient fait ceux qui ne se connaissent pas… ; tandis qu’ils se sont parlé le plus naturellement du monde.

 

– Ah ! je vous remercie ! dit Mme Boussuge avec élan. C’est un sujet si délicat que je n’ai pas encore osé l’aborder devant mon fils. Et je voudrais bien, cependant, dissiper le nuage qui subsiste entre nous.

 

– À votre place, moi, conseilla Mme Lefouin, je ne réveillerais pas le chat qui dort. C’est un jeu dangereux. Je préférerais traîner la chose en longueur : le temps arrange tout.

 

– C’est l’avis de mon mari. Vous avez peut-être raison tous les deux. Mais ne trouvez-vous pas, madame Lefouin, qu’il y a pour une mère assez de sujets d’inquiétude maintenant sans celui-là ?

 

La receveuse conclut philosophiquement :

 

– On réclame la paix : il faudrait l’avoir d’abord chez soi. Elle n’est nulle part.

 

Et les deux femmes rentrèrent, chacune de son côté, à quelques minutes d’intervalle, « pour n’avoir l’air de rien ».

 

Justin et Thérèse ne se félicitaient pas moins de leur ruse. Le rendez-vous qu’ils s’étaient donné à trois heures, non loin des Quatre-Arbres, une des curiosités de la forêt, ne fut pas contrarié. La journée était douce. L’été, après avoir jeté feux et flammes, s’apaisait. L’automne commençait à rôder dans l’air et à tâter la forêt. Assis auprès de son amie, au pied d’un hêtre, Justin s’exaltait chastement.

 

– Vous sentez bon, disait-il.

 

Il lui semblait, étant amoureux, que toutes les essences de la forêt se concentraient sur la jeune fille, alors qu’il n’avait plu qu’un peu d’eau de Cologne sur ses cheveux, sa figure et son cou. Elle l’écoutait sans tourner la tête vers lui : car ils étaient si près l’un de l’autre qu’elle ne pouvait pas faire un mouvement sans paraître offrir ses lèvres. Or, il les avait déjà prises, et elle en manifestait plus de crainte que de plaisir. Elle répétait :

 

– Restez tranquille, voyons… On peut nous voir… Que dirait votre mère si elle savait qu’on nous a aperçus ensemble… et ici ?

 

Elle n’avait trouvé que ce moyen de contenir l’ardeur de Justin ; chaque fois qu’il poussait ses travaux d’approche, elle agitait devant lui l’image de sa mère, comme pour en éprouver l’effet.

 

– Vous n’oserez pas lui parler… Avouez qu’elle vous intimide plus que votre père ?… Au fond, vous pliez tous les deux devant elle.

 

Il s’excusait :

 

– Je viens à peine d’arriver… Je ne veux pas non plus, de but en blanc… Et puis, mieux vaut plier que rompre… Nous serions bien avancés !

 

– Bref, vous attendez la fin de votre permission…

 

– Non… mais les derniers jours, afin de ne pas la gâter si…

 

Il n’achevait pas, revenait à ses opérations laborieuses à terme. Il serrait le bras de Thérèse, enfermait sa main dans les siennes à lui, baisait sa nuque, cherchait à faire ployer sa taille, qu’elle dégageait. Chacun d’eux suivait son idée, et ce n’était pas la même.

 

– Retirez votre chapeau…

 

– Si vous retirez votre main…

 

Il obéissait, elle ôtait son chapeau, le posait sur ses genoux et faisait bouffer ses cheveux qui profitaient de sa lumière pour blondir.

 

– Je vous aime… Donnez-moi au moins vos yeux, disait-il, puisque vous avez peur que je ne vous décoiffe à présent…

 

Elle les lui donnait ; mais aussitôt et pour obvier à une privauté plus grande qui menaçait sa bouche, la petite chantait son antienne :

 

– Vous avez eu tort de ne pas écrire à vos parents… Oui, plus j’y pense, plus je trouve que vous avez eu tort…

 

– N’y pensez pas.

 

– Nous serions fixés… D’autant plus que là-bas et exposé comme vous l’êtes, vous auriez rencontré moins de résistance que maintenant.

 

– Puisque je vous promets d’en venir à bout !

 

– Vous promettez tant de choses !… En attendant, nous devons nous cacher comme des malfaiteurs. Votre mère n’hésiterait pas à demander mon déplacement, si elle se doutait…

 

– Elle ne se doute de rien, affirmait-il avec assurance de quelqu’un qui a des distractions.

 

– Et Mme Lefouin ? La moindre imprudence de notre part peut réveiller ses soupçons…

 

Il chassait Mme Lefouin de la bouche fraîche sur laquelle voltigeait son nom ; mais quelques instants n’en avaient pas moins été dérobés à l’emploi du temps qu’ils s’étaient tracé.

 

Et c’est ainsi qu’on n’arrive à rien.

 

Ils ne se revirent que le dimanche suivant, au même endroit et à la même heure. Thérèse arriva la première au rendez-vous. En apercevant Justin et avant toute effusion, elle demanda :

 

– Eh bien ! leur avez-vous parlé ?

 

– Oui.

 

– Ah !… Racontez !

 

Il n’était pas pris de court ; il avait eu le temps de composer son récit, d’en atténuer les couleurs trop vives. Il dit :

 

– Mon père et ma mère ne sont pas du tout prévenus contre vous et notre projet de mariage ne les a pas non plus étonnés : ils s’y attendaient.

 

– Comment cela ?

 

– Maman est très fine : elle en a eu l’intuition du jour où j’ai cessé de lui parler de vous.

 

– Et c’est alors que vos parents m’ont fermé leur porte.

 

– Ils ne la fermaient pas positivement… Comprenez bien… Ils imposaient à notre amour une sorte d’épreuve, à laquelle il a résisté… Cela ne fait plus pour eux l’ombre d’un doute. Je leur ai déclaré que je n’aurais pas d’autre femme que vous.

 

– Et qu’ont-ils répondu ?

 

– Ce que répondent tous les parents : je ne pouvais pas songer à me marier avant d’avoir une situation ; la guerre terminée, il sera temps d’aviser ; et ainsi de suite.

 

– Votre mère ne peut pas me sentir, avouez-le donc.

 

– Au contraire : elle rend justice à vos qualités ; elle vous trouve courageuse… ; elle n’a aucun reproche à vous adresser…

 

– Mais elle a rêvé pour son fils un parti plus avantageux que la petite aide de la poste.

 

Elle retira ses mains que Justin avait prises.

 

Il poursuivit imprudemment :

 

– Quand maman vous connaîtra mieux…

 

– Il ne tenait qu’à elle de m’étudier : elle n’avait qu’à continuer à me recevoir, repartit vivement Thérèse.

 

Elle avait sur le cœur les commentaires provoqués par le changement d’attitude des Boussuge à son égard, et, certains jours, son antipathie pour la mère surpassait son inclination pour le fils. Le mariage équilibrait les deux sentiments. Elle n’était pas foncièrement vindicative, mais elle avait du joueur cette excitation à la revanche qu’il trouve dans une partie perdue.

 

– Il faut se mettre à leur place, fit Justin, conciliant. Le cœur, à leur âge, ne prend pas facilement de nouvelles habitudes. Plus tard, vous verrez qu’ils vous adopteront. Armons-nous de patience.

 

– Oui, comme dit l’autre : grignotons-les, on les aura !

 

Le rire forcé de la jeune fille découvrit des dents blanches, humides, sur lesquelles aussitôt la bouche de Justin se porta. Mais Thérèse se dégagea brusquement.

 

– Enfin, ils ne veulent rien savoir ; voilà le plus clair de l’histoire.

 

– J’ai le moyen de les contraindre, dit le soldat entre ses dents.

 

– Quel moyen ?

 

Il ne répondait pas ; la tête basse, il enlevait un à un des brins d’herbe, comme les épingles d’une pelote. Elle insista :

 

– Quel moyen ? Se passer de leur consentement ?

 

– Je voudrais les amener à réfléchir avant d’en venir là… J’ai dit à maman que j’allais demander à partir pour Salonique, dans l’aviation.

 

La petite aide fit la moue.

 

– Si c’est là tout ce que vous avez trouvé…

 

– Elle cédera plutôt que de me voir m’en aller si loin, expliqua Justin. Voulez-vous parier qu’elle cédera ? je compte sur papa pour lui faire entendre raison… Il est sans parti pris…

 

– Mais il n’est pas le maître, il n’a que le gouvernement des champignons.

 

– Détrompez-vous : il est fort capable d’un coup d’autorité.

 

Les assurances de Justin étaient un habile mélange de vérité et de mensonge. Il n’avait pressenti que son père, et celui-ci, sans cérémonie, en bon camarade, s’était appliqué à le détourner de son dessein.

 

– Pour le moment, déclara-t-il, ta mère est irréductible, tu peux m’en croire, car j’ai les oreilles rebattues de cette histoire depuis qu’elle en a eu vent. Ne lui empoisonne pas ta courte permission et laisse-moi faire. Tout s’arrange avec le temps. Reviens-nous d’abord sain et sauf ; nous verrons après.

 

Paroles pleines de sagesse et qui laissaient la porte ouverte à toutes les espérances. Justin n’avait nullement élargi le débat en menaçant ses parents de changer d’arme et de se faire envoyer à l’armée d’Orient. L’expédient lui avait tout d’un coup traversé l’esprit et il ne le soumettait à Thérèse que pour en tirer avantage.

 

Il s’était promis de leurs rendez-vous mille félicités ; il n’avait pensé qu’à cela pendant six mois ; il s’était composé, jour et nuit, tout un programme de caresses graduées, envisageant même l’ultime, avec la complicité des circonstances ; et il était encore moins avancé à la seconde rencontre qu’à la première. Possédée par une idée fixe ou fine mouche, Thérèse avait tout de suite réussi à aiguiller l’entretien vers ces régions arides où l’ombre est sans mystère et le printemps sans fleurs. Et ils n’en sortaient pas et le temps passait en pure perte.

 

Justin finit par perdre patience et se fit pressant.

 

– Je vais repartir, ma Thérèse chérie ; je ne sais quand je reviendrai… ni même si je reviendrai. Cette permission est peut-être la dernière… et quel souvenir en emporterai-je ? Nous nous sommes vus deux fois, et c’est à peine si je t’ai tenue cinq minutes dans mes bras. Et des baisers, combien en avons-nous échangé ? Cependant, tu as ma promesse et j’ai la tienne…

 

La tête attirée sur l’épaule de Justin, elle résistait encore et dérobait sa taille.

 

– Non, Justin… Nous ne sommes pas fiancés… puisque vos parents refusent…

 

Mais il était le plus fort ; en resserrant sort étreinte, il réduisait Thérèse à l’impuissance ; il lui parlait de si près que leurs souffles se mêlaient et que leurs paupières allaient à l’instant même se toucher des cils. Il dit alors ardemment :

 

– Que ce soit ou non leur dernier mot, qu’importe, ma Thérèse ! As-tu confiance en moi ?… Nous surmonterons tous les obstacles… Je ne veux pas que tu en doutes…

 

Elle était dans cet état d’ébriété qui précède en amour l’extase ; elle renversa la tête en arrière et vit un ciel sans voiles, un ciel tout nu, percer la forêt de flèches d’or innombrables… Et puis, dans un sursaut, elle fut debout, au bruit que firent des branches écartées, à côté d’eux. Justin s’était relevé, lui aussi, et regardait… Surgissant d’un taillis rouge d’avoir couru et confus de sa découverte, le petit Nanand s’était arrêté, comme au seuil d’une porte un indiscret involontaire.

 

– Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui dit durement Justin.

 

– Rien, répondit l’enfant. Je me promène avec M. Boussuge. Il est aux Quatre-Arbres, en train de causer avec des ramasseux de champignons.

 

– Eh bien ! va le retrouver.

 

Nanand obéissait ; Justin le rappela.

 

– Écoute-moi… Si tu as le malheur de dire à la maison que tu m’as rencontré ici, tu auras affaire à moi. C’est compris ?

 

– Oh ! il n’y a pas de danger, fit le petit réfugié en s’en allant.

 

Le charme était rompu tout de même ; il fallait se séparer pour rentrer.

 

Thérèse s’était ressaisie.

 

– Voyez, dit-elle, à quoi vous m’exposez. Si Nanand parle malgré votre défense, me voilà compromise. J’ai eu tort de venir. Je paierai cher mon imprudence. Votre mère va se charger de ma réputation…

 

Il avait essayé de reprendre sa main ; en vain, jamais ils ne s’étaient moins aimés que pendant cette permission si désirée.

 

– Je ne vous reverrai pas avant mercredi, jour de mon départ, dit Justin ; mais je vous écrirai… et ce sera, je l’espère, pour vous donner de bonnes nouvelles.

 

– Une seule me ferait plaisir.

 

– Laquelle ?

 

– Vous le savez bien.

 

– Dites toujours.

 

– Être autorisée à vous conduire à la gare avec vos parents. Les Lefouin… et bien d’autres, en tomberaient malades !

 

Il crâna.

 

– Il ne faut jurer de rien.

 

Elle eut un geste d’incrédulité ; puis, sous l’empire de son idée fixe :

 

– Il faudrait, pour ça, ne pas trembler comme vous faites devant votre mère : vous avez peur d’elle.

 

Et sur ces mots, les derniers qu’il devait de sa bouche entendre, Thérèse le quitta, sans même lui tendre la main. Elle prit à droite, il prit à gauche et feignit de s’être mis à la recherche de son père, lorsqu’il rejoignit celui-ci et Nanand, dans le chemin conduisant aux Quatre-Arbres.

 

Boussuge maugréait comme un propriétaire qui a trouvé des braconniers sur ses chasses gardées. Des femmes de peine cueillaient des champignons pour le compte d’un entrepreneur, et les réfugiées qui se livraient à ce travail y gagnaient de bonnes journées.

 

Le mycologue s’affligeait de cette incursion des barbares dans un domaine qu’il considérait comme le sien. Tous ces accourus, Canadiens et réfugiés, saccageaient la forêt. On ne pouvait donc pas la laisser tranquille ! Elle n’était pas chargée de nourrir les citadins plus qu’elle n’avait à pourvoir aux exigences de la défense nationale. Elle est dans la nature pour son agrément. On ne devrait pas en vivre ni la prostituer au commerce, à l’industrie et aux armées.

 

Boussuge s’abandonnait à une généreuse exaltation, mais qui laissait percer le bout de l’oreille. Au fond, il rangeait la mycologie parmi les arts à protéger, et la forêt au nombre des propriétés dites nationales, dont il convient de réserver la jouissance aux gens bien élevés. Il eût volontiers facilité la sélection en faisant payer le même droit d’entrée pour visiter la forêt que pour visiter un musée. Il avait, avec le goût de la conservation, le sentiment de la noblesse et du Beau.

 

Mais il discourait en pure perte à côté de Justin qui se demandait cependant :

 

« Dois-je lui reparler de Thérèse ? »

 

Il fut heureux, pour ne pas le faire, d’en avoir l’excuse dans la présence de Nanand.

 

Ce soir-là, quand Zénaïde vint, comme d’habitude, éteindre la lampe Pigeon au chevet du petit réfugié et lui souhaiter bonne nuit, l’enfant, de ses bras noués au cou de la servante, la retint.

 

Elle crut, d’abord, à un jeu de sa part.

 

– Allons, laisse-moi… et dors.

 

– Nède, j’ai quelque chose à te dire, murmura-t-il à l’oreille de la vieille fille.

 

– Tu me le diras demain.

 

– Non… tout de suite. C’est un secret.

 

Et il raconta à Zénaïde la scène de l’après-midi, en forêt.

 

– C’est bien, fit-elle, après un moment de réflexion ; j’en parlerai à Madame.

 

Mais Nanand, rejetant son drap, se mit debout sur son lit et cria, en colère :

 

– Je te défends… tu entends ?… je te défends de répéter ce que je t’ai dit. Si tu faisais ça, Nède, je te détesterais et jamais plus je ne te laisserais m’embrasser ! C’est un secret à nous deux. J’aurais pu le garder pour moi tout seul ; c’est parce que je t’aime que je partage.

 

Zénaïde recoucha doucement l’enfant, borda son lit et dit, moitié sérieuse, moitié riant :

 

– Là, là… calme-toi, petit serpent… Je ferai ce que tu veux.

 

– Tu me le jures ?

 

– Je te le jure.

 

– Sur ce que tu as de plus sacré ?

 

Elle ne chercha pas longtemps.

 

– Sur ta tête, dit-elle, sans rire, cette fois.

 

Et la Malaisée, en dépit de sa réputation de mauvaise langue, tint parole.

 

XVIII

LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS


Le docteur Chazey accomplissait la pénible mission d’annoncer aux familles la mort de leurs enfants tués à l’ennemi. Il s’acquittait de ce soin avec beaucoup de tact et n’avait recours que rarement, pour le suppléer, au premier adjoint ou à un conseiller municipal. Il connaissait tous ses administrés sur le bout du doigt, en sa double qualité de médecin et de maire. Il avait vu naître la plupart de ces jeunes gens que la guerre, un à un, ravissait à la commune ; il avait marié leurs parents et quelquefois ensuite apaisé des querelles qui paraissaient rendre inévitable le divorce auquel il était, en principe, hostile. Il y avait peu d’habitants de Bourg qui ne l’eussent arrêté dans la rue au moins dix fois, pour solliciter de son obligeance un conseil ou une ordonnance gratuite. Il était enfin plus que tout autre qualifié pour rayer du monde les enfants qu’il y avait mis. Il les appelait encore par leur petit nom, en venant faire part de leur décès, et cette familiarité était comme le premier pansement appliqué par un camarade sur une blessure vive.

 

À cinquante reprises déjà, depuis trois ans, il s’était présenté dans la maison qu’il allait désoler en ouvrant la porte, et puis en ouvrant la bouche. Il devait choisir l’heure d’après les occupations et les habitudes des parents. Il calculait comme un meurtrier la force du premier coup ; mais il l’amortissait en le portant. Et d’ailleurs, il pouvait presque dire d’avance comment le coup serait reçu.

 

Il avait d’abord songé à établir un roulement entre quelques personnes assumant la tâche ingrate de faire le signe de mort. Un porteur unique de mauvaise nouvelle risquait d’avertir tout le monde de sa démarche avant les intéressés. Mais il avait réfléchi que son caractère de médecin était le plus propre, au contraire, à éloigner les soupçons. On le voyait circuler et sonner aux portes du matin au soir. On ne pouvait pas savoir s’il entrait dans les maisons en médecin des vivants ou en médecin des morts ; car il était d’une discrétion farouche, et les parents du soldat trépassé connaissaient toujours leur malheur avant que la rumeur publique le leur eût révélé.

 

Il les divisait en deux catégories : les familles sans religion auxquelles, après avoir rempli les devoirs de son ministère, il disait simplement :

 

– Quelle consolation vous offrirais-je, mes pauvres amis ? Vous savez mieux que moi ce que vous perdez… Il vous reste le souvenir… ; mais il est à deux faces ; l’une qui rit dans le passé, l’autre qui pleure…

 

Il évitait ce patriotisme que Saint-Just appelait un commerce des lèvres. Il ne séchait pas les larmes en déclamant : « Votre fils est mort en héros… » ; mais il disait : « Henri est mort » ou Charles, si c’était Charles, d’un ton tellement pénétré, qu’il aidait le patient à supporter la crise. Il avait une inépuisable provision de morphine pour ce genre de piqûre.

 

Il était plus à son aise dans les familles chrétiennes ; il entrait mieux dans leur douleur.

 

– Il n’y a rien pour la calmer, chez le pharmacien d’en face ni chez moi, disait-il. Le remède est là…

 

Et il leur montrait le clocher de l’église. Il ne récitait pas les dernières prières ; il ne les prescrivait pas non plus : il y faisait penser.

 

Après chacun de ces sondages, le docteur Chazey ne rapportait pas toujours de l’espèce humaine une opinion favorable ; mais, habitué aux haleines fiévreuses, il s’expliquait son dégoût en attribuant aux désordres de l’estomac les vapeurs du cerveau et les miasmes de l’âme.

 

– Je crains beaucoup plus la contagion de la médisance que la contagion de la maladie, disait-il, un jour, à Boussuge. Vis-à-vis de la première, pas de prophylaxie qui tienne ! Le dénigrement et la médisance sont les plaies de la plus petite agglomération… et je ne soigne cela, comme maire, qu’accidentellement. Je ne guéris, je ne préserve personne. Le vieux médecin que je suis a eu souvent, dans sa longue carrière, la main heureuse et le diagnostic sûr… Il ne m’est jamais arrivé, que je sache, d’amputer une vipère de sa langue sans qu’elle repousse. La vipère ne meurt jamais des suites de l’opération, elle en vit, au contraire, et communique son venin. Il en est une, imaginez-vous, qui a insinué que je recueillais sous mon toit une réfugiée afin de coucher avec sans avoir à me déranger. L’opinion publique, n’ignorant pas qui je suis et ce que je vaux, aurait dû faire justice d’une pareille imputation, hein ? Pas du tout. Si dix personnes m’ont défendu, cent autres, sans positivement m’accabler, ont souri en pensant qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Le cancan est devenu un fait : je suis en ménage avec ma réfugiée ! Et ne croyez pas que j’aurais imposé silence en la congédiant… Quelle erreur ! Le résultat eût été le même… et la lâcheté me fût restée pour compte. Tout cela pour la morsure d’une vipère que je n’ai même pas excitée en mettant le pied dessus. Voulez-vous que je vous dise, mon cher Boussuge ? Un de ces quatre matins, après trente ans de bons et loyaux services, je serai dégommé et la commune, plus tard, ne gardera de moi que le souvenir d’un maire paillard… Le mot vous offusque ? Mettons libertin… qui aura profité de la guerre pour s’ébaudir à peu de frais.

 

Boussuge protesta sincèrement :

 

– Laissez donc tout cela. Vous d’habitude si pondéré, d’une mesure si parfaite en tout, voilà que vous exagérez. Les paroles s’envolent ; autant en emporte le vent.

 

– Oui, reprit le docteur Chazey, les paroles s’envolent… mais les lettres aussi… les lettres anonymes s’entend.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Allons, je vois que vous ne savez pas tout. Ainsi que la vertu pourtant, cette médisance, pour vous inoffensive, a des degrés et la délation en est un, le plus éminent. Quel est le principal véhicule de la délation, en province surtout ? La lettre anonyme.

 

– Vous en avez reçu ? demanda Boussuge.

 

– Récemment, non, répondit le docteur, mais le mari de ma réfugiée, son mari mobilisé, a reçu, timbrées d’ici, deux lettres anonymes l’avertissant que sa femme avait des bontés pour moi.

 

– Est-ce possible !

 

– Vous allez voir. Le mari a écrit qu’il tirerait plus tard l’affaire au clair… ; en attendant, le meilleur moyen pour sa femme de se disculper, c’était de déguerpir sur-le-champ.

 

– Où irait-elle ?

 

– Où elle voudra. S’il n’y avait pas les enfants, elle ne serait pas embarrassée. Ah ! écoutez donc… et réfléchissez. La vie déjà pénible de cet homme est désormais empoisonnée par le soupçon… et je le comprends si bien que j’ai donné moi-même à Mme Louvois le conseil de partir. Mais elle s’y refuse absolument. Elle se trouve bien à la maison pour attendre la fin de la guerre. Elle n’a rien à se reprocher. Elle ne gênerait que moi, à la rigueur, avec ses trois mioches, auxquels l’âge canonique de leur hôte, s’oppose, croyez-moi, à ce qu’il leur donne un frère ou une sœur. Bref, je n’ai, dit-il péremptoirement, aucun motif pour la congédier.

 

– C’est la vérité.

 

– L’ingrate vérité ! Que va-t-il arriver ? Un de ces jours, un poilu vêtu de bleu horizon et de crédulité viendra me faire une scène chez moi ou à la mairie… ; et que sa femme le suive ou ne le suive pas, le scandale sera le même. J’aimerais presque mieux subvenir tout de suite aux besoins de Mme Louvois ailleurs qu’ici… C’est alors peut-être que j’aurais le moins de chances de passer pour l’entretenir. Eh bien ! que pensez-vous, cher ami, de ces effets d’une lettre anonyme ? Et celui qui l’a écrite jubile en me croisant dans la rue, soyez-en certain. Je lui serre la main. Il est mon voisin, mon obligé… Il a une bonne figure loyale et le cœur sur la main…

 

– À quoi attribuez-vous, alors, son acte de malveillance ?…

 

– À rien. Il n’a aucune raison de me nuire. Il n’est pas mon ennemi. Il fait le mal pour le mal. Je mets un intérêt dans sa vie, qui en était dépourvue. Il s’endort paisiblement en pensant tantôt à moi, tantôt à Mme Louvois et à son mari. Il se dit : « Je voudrais bien savoir quelle tête ils font, tandis que je suis là bien tranquille et riant sous cape… » Il ne rêve pas même plaies et bosses, comme on pourrait le supposer, non ! Il se distrait, ni plus ni moins qu’en lisant le journal ou en faisant la manille au café de l’Univers.

 

– Il ou Elle finira pas se trahir, présuma Boussuge. Tout porte à croire que c’est une femme.

 

– Pourquoi, je vous prie ?

 

– Parce que l’accourue, l’étrangère au pays, est immédiatement, vous le savez bien, une ennemie et qu’en adoptant celle-ci vous avez heurté de front la xénophobie rurale. C’est surtout, à mon sens, ce qu’elle ne vous pardonne pas.

 

– J’ai recueilli, pour donner l’exemple, la mère dont personne ne voulait, avec sa famille nombreuse. Je ne pouvais pas prévoir que cette guerre aurait une pareille durée. S’il me fallait descendre à chercher la femme, aussi bien, ne serait-elle pas plutôt dans ce nid de réfugiées qu’abrite la Ferme Bourrue ? Plus d’une doit être jalouse de la place qu’a trouvée chez moi Mme Louvois. Mais justement parce que c’est un nid, déjà la coupable aurait été vendue par ses compagnes… et vendue pour un morceau de pain… Non…, la faute est celle d’un isolé… et elle demeurera impunie, mon bon ami, car je ne ferai rien pour découvrir le pécheur.

 

Une dernière question embarrassait Boussuge ; il la posa :

 

– L’idée ne vous est pas venue qu’un de vos adversaires politiques…

 

Le bon docteur se récria :

 

– Non ! Dussiez-vous me trouver naïf, je ne les mésestime pas encore à ce point-là. Certes, ils m’en ont fait voir de toutes les couleurs, mais je veux les croire incapables d’une pareille bassesse, même à l’instigation de leurs vertueuses épouses.

 

– Vous allez peut-être un peu loin, dit Boussuge.

 

– Détrompez-vous, continua le maire. Ces gens-là éructent, pérorent, paradent, et pétaradent… Le chuchotement ne leur convient pas… Nos bons radis ont besoin d’une estrade pour se faire entendre et d’une galerie pour se faire applaudir ; ils ont surtout besoin de s’écouter parler… et la perfidie aime le mystère et les détours. Vous avez été plus que moi l’ami des Chévremont. Les voyez-vous écrivant des lettres anonymes ?

 

– Non, répondit franchement Boussuge.

 

Le docteur Chazey, dont les petits yeux gris pétillaient de malice, quand la bonté ne les humectait pas, baissa la voix, regarda autour de lui et, se penchant vers son interlocuteur, poursuivit :

 

– À qui ouvrirais-je mon cœur, sinon à un homme qui n’est comme vous inféodé à aucun parti ? Apprenez donc que certaines paroissiennes de ma connaissance me sont bien plus suspectes que les femmes de l’autre bord. Les unes et les autres caquettent entre elles, assurément ; mais je dois reconnaître que l’église, loin de mettre une bride aux langues bien pendues, les inciterait plutôt à rattraper dehors le temps passé en oraisons et en recueillement pendant les offices. L’abbé de Choisy rapporte qu’un valet de chambre du cardinal Le Camus avait entendu celui-ci dire dans ses prières : « Mon Dieu, j’ai dompté ma chair… domptez ma langue ! »

 

Boussuge s’amusa du propos et répliqua, pour n’être pas en reste d’érudition :

 

– Votre attitude, dans la querelle des radis et des ratis, me rappelle à moi, docteur, un autre personnage, ce pittoresque Chodrus-Duclos, dit l’homme à la longue barbe, qui fut populaire sous Charles X.

 

– Connais pas.

 

– Il était royaliste dans l’âme, pauvre comme Job et courageux comme Bayard. Il était prêt à se faire tuer pour ses princes, qu’il avait suivis à Gand, en 1815. Il promenait ordinairement ses haillons au Palais-Royal. Il s’y trouvait en 1830, aux Trois Glorieuses, au milieu d’une bande armée qui tirait sur les Suisses, sans les atteindre. Il emprunta le fusil d’un homme du peuple, visa un Suisse et le descendit ; après quoi il rendit le fusil au maladroit en disant : « Je voulais seulement vous montrer la manière de s’en servir : je ne suis pas de votre parti ! »

 

– Compris, l’apologue ! fit le docteur Chazey en riant à son tour. Non, malgré les apparences, je ne tire pas sur mes troupes.

 

– Mais vous appelez l’attention sur leurs points faibles.

 

– Pour qu’ils les fortifient. Oh ! je sais bien que c’est difficile… De toutes les démangeaisons, la plus insurmontable est celle de parler. La plus édifiante dévotion n’épuise pas le réservoir de pensées et de confidences que chaque femme porte en soi et qu’elle dépense comme elle peut, où elle peut. La religion a beau lui enseigner l’amour du prochain et le pardon des offenses : c’est aimer son prochain, croit-elle, que de dénoncer ses erreurs et sa conduite impie, et s’il est offensé, l’exemple du pardon, qu’elle attend de lui, absout d’avance la pécheresse.

 

– Je disais bien, s’écria Boussuge : vous êtes un type dans le genre de Chodrus-Duclos, soutien du trône et terrible aux partisans du régime.

 

Le vieux docteur libéral reprit :

 

– Au terme d’une longue vie chrétiennement remplie, j’ose le dire, j’ai acquis cette conviction : pas plus que nous n’opérons les bossus, les religions, quelles qu’elles soient, n’opèrent la méchanceté invétérée. Le monde n’a jamais changé et l’on ne corrige pas la nature. Les prêtres ne sont pas plus avancés en morale que nous ne le sommes en médecine ou en chirurgie. Ils ne guérissent pas les tares originelles ; ils n’ont que des palliatifs pour les âmes cardiaques, cancéreuses ou cavitaires.

 

– Et vous êtes croyant !

 

– Et je suis croyant, et je mourrai dans la foi de mes parents. Mais l’expérience m’a démontré que les sourciers de Dieu sur la terre n’ont pas le pouvoir de faire jaillir l’innocence et la bonté d’un endroit où elles ne sont pas innées. Ils les découvrent, ils les proclament : ils ne les déterminent pas.

 

– Et voilà pourquoi vous êtes menacé de la colère d’un imbécile ou d’une brute !

 

– Oui, voilà pourquoi j’attends tout le mal possible des gens à qui je n’ai fait que du bien. Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font ! Parole magnifique dont la justesse se vérifie chaque jour. L’auteur des lettres anonymes n’a pas calculé les conséquences de sa vilenie et M. Louvois ne saura pas davantage ce qu’il fait en venant me sauter à la gorge.

 

– Il vous connaît ?

 

– Non. Le hasard a voulu que je fusse retenu par le conseil général la seule fois qu’il est venu en permission… Et il s’est installé chez moi comme chez lui.

 

– Il n’ignore donc pas qui vous êtes.

 

Le docteur Chazey jouait avec son lorgnon.

 

– Euh !… Il était de son état cultivateur… J’ai demandé à quoi il avait passé son temps et s’il s’était occupé un peu de ses enfants. Sa femme m’a répondu : « Lui ?… À peine si je l’ai vu… Tous les matins, il partait pêcher à la ligne, et comme il y a une bonne lieue d’ici aux étangs de Beaupré, il emportait son déjeuner et ne rentrait que le soir. Il n’emmenait pas les enfants, parce que les enfants « ça n’est bon qu’à effrayer le poisson. »

 

– Tout cela n’indique pas un sentiment de la famille bien profond.

 

– Je sais de lui, repartit le maire, un trait encore que Mme Louvois a noté, il lui a dit : « J’espère bien qu’on nous laissera notre bourguignotte… Je mettrai la mienne au poulailler : les poules iront pondre dedans comme si c’était fait exprès. »

 

– Allons, fit Boussuge, je vais moins trembler pour vous, car votre ennemi ne m’apparaît plus sous les mêmes couleurs sombres qu’au début de l’histoire.

 

– Enfin, vous me donnez l’espoir d’en réchapper. Alors, je garde cette brave femme. Advienne que pourra ! À propos, j’oubliais de vous demander : quelles nouvelles du fils ? Toujours bien portant ? Le minimum d’inquiétude pour les parents qui ont un fils au front.

 

– Je vous remercie, répondit Boussuge. Vous ai-je dit qu’il était parti pour Salonique… dans l’aviation ?

 

– Non. Il a changé d’arme ? Pourquoi ?

 

Le père eut une légère hésitation, puis, franchissant le mot :

 

– Au fait, une confidence en provoque une autre. Je peux compter sur votre discrétion comme vous êtes assuré de la mienne. Justin avait noué une petite intrigue… oh ! très pure… avec l’employée de la poste, Mlle Paulin. Naturellement, ma femme et moi, nous n’avons pas encouragé ces amourettes ; c’était bien assez de les avoir fait naître en recevant imprudemment cette jeune fille chez nous, au début de la guerre.

 

– Oui, je savais, dit le docteur Chazey, et je trouvais cela très bien de votre part, étant donné que cette petite réfugiée est séparée de sa famille.

 

Boussuge continua :

 

– Nous n’avons pas été, plus que vous, récompensés de nos soins. Le fils, d’habitude si docile, si soumis, a mal pris nos justes remontrances et, sans nous prévenir, a fait une demande pour passer dans l’aviation. Il n’est pas douteux que Justin n’ait subi une fâcheuse influence. En reculant sa prochaine permission, c’est également nous qu’il prive, sa mère surtout… Il le sait bien.

 

– Il en prive aussi sa petite amie, fit observer le maire, un sourire au coin de la bouche. Je ne vois pas trop quel intérêt elle aurait eu à lui donner ce mauvais conseil.

 

– Oh ! ils avaient si peu d’occasions de se rencontrer… Elle s’est vengée de notre opposition à ses projets. Elle espère ainsi nous forcer la main. Elle se trompe. Toujours est-il que nous nous sommes trouvés soudain, sans avertissement, devant le coup de tête accompli. Eh bien ! non seulement nous en avons pris notre parti, mais nous nous en félicitons presque. Oui. La fin de la guerre sera dure en France, de quelque façon qu’elle se termine, n’est-il pas vrai ? On les aura, c’est ma conviction intime… mais à quel prix ! En attendant, nous aimons mieux savoir Justin à l’armée d’Orient qu’en France à l’heure décisive. N’est-ce pas votre avis ?

 

– Mon Dieu… fit évasivement le docteur, sans achever.

 

– J’aurais pu, reprit Boussuge, vous prier d’intervenir… (nous y avions pensé) pour faire déplacer cette petite et soustraire ainsi Justin à ses avances quand il vient en permission. Toute réflexion faite, nous avons mieux aimé laisser les choses suivre leur cours. Avons-nous eu tort ?

 

– Les choses répondront à cette question, mon cher ami, dit le docteur Chazey. Il faut leur faire confiance.

 

– Ma femme raisonne à cet égard comme vous. C’est d’autant plus curieux qu’elle est superstitieuse et que vous ne l’êtes pas.

 

– En quoi consiste sa superstition sur ce point ? interrogea le maire.

 

– Vous ne le savez pas ? Son fils ne court aucun danger sérieux, elle en est persuadée, tant que sera chez nous le petit réfugié dont nous avons la garde. C’est un fétiche, un talisman, le palladium des anciens, un bouclier vivant gage de la conservation de Justin.

 

– Disons plus simplement : l’hirondelle sous le toit, traduisit le vieillard. Heureux présage, en effet, mon bon ami. La Providence veuille que vous ayez fait là, réellement, un placement de père de famille !

 

XIX

UNION SACRÉE


La nouvelle de l’armistice éclata comme une fusée blanche dans le soir de la guerre et de l’année.

 

Dès que le télégraphe la lui eut transmise, le docteur Chazey fit venir le vieux tambour de ville, le père Froidure, ancien soldat de l’autre guerre, tapin de 70, tellement sûr d’avoir pris sa retraite de tout, qu’il avait laissé rouiller ses baguettes. Il ne leur faisait plus battre que le strict nécessaire, le propre du temps, les broutilles de la vie municipale. C’était le tambour frugal depuis longtemps résigné à vivre de peu.

 

Le docteur Chazey, quand il entra dans son cabinet, à la mairie, lui dit rondement :

 

– Père Froidure, vous allez avoir l’occasion de vous distinguer : l’armistice est signé, la guerre est terminée.

 

Le vieillard, bouche bée, eut besoin de se faire répéter le communiqué verbal.

 

– Attendez une minute, reprit le maire. J’ai envoyé chercher M. Chévremont et maître Le Menou. J’ai besoin de leur avis. Tenez-vous toujours prêt.

 

– Les voici, dit le père Froidure, qui, de la fenêtre, les avait aperçus se hâtant.

 

Ils savaient déjà la nouvelle par une indiscrétion téléphonique de la poste. Ils tremblaient de ne point en avoir la confirmation.

 

Le docteur Chazey les ôta d’appréhension.

 

– C’est la vérité. Réjouissons-nous… et réjouissons-nous, cette fois, sans distinction de parti.

 

Chévremont et le notaire, qui était premier adjoint, répondirent à cette exhortation par une double poignée de main.

 

Le maire ajouta :

 

– Je crois avoir votre assentiment et celui du conseil municipal en faisant tout de suite sonner les cloches. S’il y eut jamais fête à carillonner, c’est bien celle-ci, hein ?

 

– Assurément, dit le notaire, qui était du même bord que le médecin.

 

Cet empressement incita Chévremont à présenter une observation qu’il n’eût sans doute pas faite s’il avait parlé le premier.

 

– Ne pensez-vous pas que le père Froidure s’acquitterait comme il faut de la tâche ?

 

– C’est une espèce de Te Deum, dit le docteur Chazey.

 

– Sans doute… ; mais le tambour fait bien entendre, d’autre part, le commandement : Cessez le feu ! répliqua le vétérinaire, sans non plus élever la voix.

 

– Il y a un moyen bien simple de trancher la question, proposa Me Le Menou, conciliant : c’est de faire simultanément battre le tambour et sonner les cloches.

 

– Parbleu ! s’écria le maire.

 

– C’est une solution, déclara Chévremont auquel il suffisait d’avoir sauvegardé le principe.

 

– Je vais avertir l’abbé Grossœuvre en rentrant chez moi, dit le notaire.

 

Le docteur sortit pour donner de son côté des instructions au père Froidure ; mais ce dernier n’était plus dans l’antichambre et on le chercha en vain alentour.

 

– Il est allé chez lui prendre sa caisse, présuma le maire.

 

– En ce cas, je lui donnerai le mot d’ordre en passant.

 

Mais le vétérinaire n’eut pas plutôt dit, qu’un allègre roulement de tambour se fit entendre sur la place. Le vieux tapin n’avait pas voulu que personne le devançât… Électrisé, le képi sur l’oreille, sentant revenir au bout de ses doigts dégourdis tous les exercices qu’il avait sus et oubliés, le bonhomme exécutait sur sa caisse, en fantaisie, quelque chose d’inouï, tirait un feu d’artifice dont il ne se croyait plus capable. Et il en était ébloui lui-même, au point qu’il ne s’arrêtait pas et que tout son répertoire y passait, depuis le Réveil jusqu’à la Charge.

 

Il battait aux champs, comme à quelque apparition imaginaire, lorsque les fenêtres s’ouvrant sur la place lui rappelèrent son devoir. Il mit un doigt sur son tambour, comme sur une bouche invitée au silence, et de sa voix chevrotante il annonça l’événement miraculeux. Puis, il salua de l’une de ses baguettes, ainsi qu’un officier de l’épée, et s’en fut porter plus loin le bruit de la paix… Mais il ne répéta pas son chant du cygne ; il se borna au prélude familier à ses doigts taris, et, tambour hors d’usage, ne fit plus que claironner.

 

Aussi bien, les cloches de Pâques sonnaient maintenant à toute volée dans le dos du père Froidure et sur sa tête… ; mais il en haussait les épaules, façon de dire : « Trop tard ! Bibi-Tapin ne vous a pas attendues ! »

 

Toute la ville, cependant, était dehors ou aux fenêtres. L’automne faisait sa partie dans le concert. L’air et la lumière s’associaient par leur douceur à la réjouissance nationale. Il n’y avait pas jusqu’à la forêt, portant comme un bandeau sa lisière oxydée, qui ne fît aussi la belle, pareille à ces vieilles femmes auxquelles une teinture est secourable dans un âge avancé.

 

Sorti l’un des premiers, à l’appel du tambour, Boussuge, qui voulait « avoir des détails », se dirigea vers la mairie où le docteur Chazey devait se trouver, au dire de Lefouin.

 

Sur le seuil du bureau de poste, l’ancien prévôt plastronnait.

 

– Eh bien ! on les a eus… et jusqu’au trognon ! Il fallait être aveugle pour en douter…

 

Aveugle, il l’avait été, mais il ne s’en souvenait déjà plus. À l’apéritif il avait assez souvent dit leur fait aux chefs de l’armée et du gouvernement, pour ne pas leur rendre impartialement justice le jour de la victoire. Il était soulagé d’un lourd fardeau. Le filet de ménage avec lequel, tête haute et jarret tendu, il s’en allait aux provisions, pendait au bout de son bras comme autrefois le masque d’escrime après un sévère assaut.

 

À la porte de la mairie, Boussuge se heurta presque contre Chévremont, qui en sortait.

 

Les deux anciens amis s’arrêtèrent.

 

– Est-ce que vous ne trouvez pas aujourd’hui que notre fâcherie a assez duré ? dit le grand Chévremont spontanément.

 

– Ma foi, oui, répondit Boussuge, ouvrant les bras à l’autre, qui lui tendait la main.

 

– C’était dans mon esprit, le jour marqué pour notre réconciliation, fit le vétérinaire.

 

– Moi, reprit Boussuge, je n’aurais pas attendu ce jour-là, si la guerre nous avait éprouvés dans nos plus chères affections.

 

– Moi non plus, dit Chévremont. Cela va de soi. Nos enfants heureusement, ont traversé sains et saufs la zone dangereuse. Que pouvons-nous demander de plus ?

 

– De ne jamais revoir ces horreurs…

 

Ils hésitaient à se quitter ; le raccommodement leur paraissait trop hâtif pour se maintenir : telle une porcelaine réparée par un gagne-petit.

 

– Vous alliez chez le père Chazey ? demanda Chévremont.

 

– Oui… mais s’il n’a rien à m’apprendre…

 

– Rien que vous ne sachiez par le communiqué.

 

– Alors, je m’en vais avec vous, décida Boussuge.

 

Ils étaient aussi heureux qu’ils eussent été contrariés la veille de se montrer ensemble. Ils donnaient l’exemple de l’union sacrée.

 

Boussuge disait :

 

– J’ai quelquefois trouvé ridicules des gens qui regardaient un jour sans grande importance comme « le plus beau de leur vie ». Il faut convenir que cette distinction hasardeuse acquiert un sens et de la force, ce 11 novembre 1918.

 

– Évidemment, approuva Chévremont. Quand on pense à tout ce que nous pouvions perdre et à tout ce qui nous est conservé, oui, ce jour est le plus beau de notre vie.

 

– Il offre encore ceci d’unique, renchérit Boussuge, que la joie est universelle !

 

À ce moment, l’épicier déployait sur sa porte un drapeau fripé et terni, qui n’avait jamais commémoré que la prise de la Bastille aux fêtes nationales.

 

Comme ils tournaient les yeux, cependant, ils virent la bouchère d’en face rentrer vivement dans sa boutique, et ils comprirent que la joie ne pouvait pas être universelle, cette femme étant une mère qui semblait pleurer des larmes de sang dans le tablier blanc maculé dont elle se couvrait la figure, derrière son comptoir.

 

Boussuge et Chévremont levèrent leur chapeau ; mais déjà la commerçante avait reprit le dessus et leur disait de loin, en s’essuyant les yeux et pour répondre à leur politesse :

 

– Faut être juste : si le mien était revenu, le chagrin des autres ne m’empêcherait pas de me réjouir.

 

– Pauvre femme ! fit Boussuge avec une émotion sincère, on aurait presque envie de lui demander pardon…

 

– Joie de rue, douleur de maison.

 

– Il y a, rien que dans cette commune, plus de soixante maisons crevassées ainsi… à l’intérieur.

 

Ils s’en signalèrent une demi-douzaine en chemin. Une seule avait fermé ses volets, indiquant ainsi sa volonté de ne s’associer à aucune manifestation. Les lamelles des persiennes tirées avaient imprimé sur la façade leur marque régulière : on eût dit un faire-part public.

 

Devant une autre maison en deuil, des enfants allumaient des pétards. Le plus âgé était cet innocent que l’on appelait Guigne-à-Gauche. Il avait ramassé sur la route un vieux stylo avec lequel, ordinairement, il faisait mine d’écrire ; mais soucieux ce jour-là de participer à l’allégresse générale, il se servait du stylo comme d’une clarinette et soufflait dedans en balançant la tête.

 

Plus loin, une fenêtre s’ouvrit et une jeune femme apparut, les bras levés, un fer à friser dans les cheveux. Son mari avait été tué au début de la guerre et elle en attendait la fin pour se remarier avec un autre mobilisé.

 

– La Fontaine l’a dit, philosopha Boussuge : Sur les ailes du temps la tristesse s’envole… Il me semble néanmoins, ajouta-t-il, si j’avais perdu l’un des miens, que j’en porterais le deuil plus longtemps.

 

– Moi aussi, dit Chévremont.

 

Car le propre de l’homme est de ne jamais se mettre à la place de ses semblables que pour les surpasser en vertu.

 

Ils étaient arrivés devant le Café du Progrès.

 

Chévremont s’arrêta et dit :

 

– Nous entrons un instant ?

 

Il allait trop vite. Boussuge se demanda quel accueil eût fait son ami retrouvé à la proposition d’entrer à l’Univers, où se réunissaient ses adversaires politiques.

 

Boussuge tira sa montre.

 

– Eh non ! s’écria-t-il. On m’attend à la maison. Ce sera pour une autre fois.

 

Il trouvait Chévremont bien pressé de l’atteler au char de la Victoire. Mais l’union sacrée n’en était pas ébranlée pour cela : à peine une lézarde.

 

À la minute même, le petit Nanand, qui sortait de l’école, déboucha en courant de la Grande-Rue avec Nanette que son opération avait laissée boiteuse. Leur premier mouvement fut de se séparer, comme ils faisaient, sachant leurs parents adoptifs brouillés ; puis ils se rassurèrent en voyant Chévremont et Boussuge rapatriés et vinrent ensemble au-devant d’eux.

 

– Voilà Nénette et Rintintin !… s’écria Édouard Boussuge… Enfin, nos fétiches…

 

Il se hâta d’ajouter :

 

– C’est du moins ce que s’imagine Palmyre.

 

– C’est aussi ce que croit Agathe, déclara Évariste Chévremont, en tempérant cet aveu d’un sourire indulgent.

 

– Eh bien ! vous a-t-on appris la grande nouvelle ? fit le vétérinaire.

 

Nanette, qui ne s’attendait pas à la question, s’écria tout de go : « Oui, on est bien contents !… » pendant que Nanand baissait la tête, heureux qu’elle eût répondu pour lui quelque chose.

 

– Tu es si contente que cela de nous quitter ? demanda insidieusement Chévremont.

 

Nanette sentit son imprudence et se reprit, en adroite petite fille qu’elle était.

 

– Oh ! non… Contente seulement que la guerre soit finie.

 

– Vous n’avez pas été trop malheureux chez nous, tous les deux, dit Boussuge, avec cette propension de quelques personnes charitables à se contempler dans leur bienfait.

 

– Non… pour sûr…, répondit Nanette en minaudant.

 

Nanand s’éveillait plus lentement à la compréhension des choses. Il était habitué à ce que sa petite amie réfléchît et décidât pour lui. À présent qu’elle avait cru devoir corriger une première impression, il n’était plus aussi certain de son plaisir. Il l’approfondissait. Il admirait la présence d’esprit de Nanette qui, à la question de Chévremont : « Tu es contente de nous quitter ? » avait répondu à côté. Elle n’attachait pas plus d’importance que lui à la cessation des hostilités… ; elle s’était donné le temps de se faire une opinion sur le point capital : laquelle valait le mieux pour eux, de l’ancienne vie de famille troublée par la guerre, ou de la vie nouvelle troublée par la paix.

 

Il y avait là sujet de se consulter… Bientôt, sans doute, Mme Boussuge l’interrogerait… Nanand envisageait tout à coup, dans une lueur d’intelligence, le passé et l’avenir par rapport l’un à l’autre. Sa mémoire paresseuse se mettait en mouvement pour lui procurer des souvenirs et lui suggérer des termes de comparaison. Des regrets…, non. L’enfant n’a pas de regrets. Lui qui se retourne si souvent, quand on le tient par la main, ne regarde pas, au figuré, en arrière. Il est immobile dans ses turbulences. Il pleure ni plus ni moins la perte d’un jouet et la perte d’une mère. Il a des révélations successives ; la reconnaissance est la dernière. Nanand songeait à ce que lui demanderait Mme Boussuge et ne songeait pas à sa mère, qui allait lui être rendue, ni même à Zénaïde qui l’avait remplacée. L’ingratitude fait de l’enfant une bête à bon Dieu cruelle.

 

Ce fut pourtant la vieille servante qui posa à Nanand, dès son retour, la question embarrassante :

 

– Eh bien ! mon petit homme, il va donc falloir nous quitter ?

 

Il allait dire gentiment : « Pas encore », afin de ne pas faire de peine à la femme qui avait le plus adouci son quasi-orphelinage ; mais la bête à bon Dieu féroce que l’homme n’apprivoise jamais d’une façon complète, lui fit répondre inconsidérément :

 

– Qu’est-ce que tu veux, Nède, tu n’es pas ma mère.

 

La servante l’avait pris sur ses genoux et de ses lèvres serrées lui lissait les cheveux.

 

– C’est vrai que je ne suis pas ta mère, dit-elle tout bas ; mais je t’ai bien aimé, va, comme si je l’étais…

 

La tête appuyée contre la poitrine de Zénaïde, Nanand se laissait dorloter. Il murmura sans savoir davantage le mal qu’il faisait :

 

– C’est pas la même chose.

 

Il ne voyait point, au-dessus de lui, grimacer affreusement la pauvre Zénaïde, peut-être parce que, ce jour-là, elle commençait une fluxion…, peut-être aussi tout simplement parce qu’elle avait le cœur gros.

 

XX

ON LIQUIDE


Que la France était belle au temps de l’armistice ! La pluie de sang avait cessé. La guerre avait tué la guerre : on le croyait. Le signe de la croix sur la tombe des combattants donnait un sens à la rédemption du genre humain par le sacrifice. On avait fini de s’entr’égorger. Tous les yeux contemplaient au ciel la première étoile. Les enfants ne naissaient plus comme des épis à faucher tous ensemble à un moment donné.

 

– La guerre a tué la guerre !

 

C’était le mot favori de Chévremont. Il le répétait depuis quatre ans pour se fortifier dans son stoïcisme. Il voyait l’homme reculer épouvanté devant son ouvrage. Qu’avait-il fait de son frère ?

 

– Hélas ! disait le docteur Chazey, c’est malheureusement la question que l’homme ne se pose jamais. Homo homini lupus. Le vieux Plaute avait raison. La guerre est à l’état permanent sur la terre. Les hommes ne se sont jamais aimés entre eux. Caïn a déclaré la guerre éternelle, et Abel ne ressuscite que pour être retué.

 

Le vétérinaire reprenait :

 

– C’est l’honneur de la démocratie de réparer le mal que la superstition a fait. Caïn est un accident. L’heure de la fraternité universelle sonnera le jour où tous les hommes seront convaincus de l’inexistence du meurtre originel. L’humanité n’est pas condamnée au crime à perpétuité parce qu’un nommé Caïn aurait mis à mort un nommé Abel, son frère.

 

– Comme tous les fleuves, les fleuves de sang ont une source.

 

– Elle est dans le mensonge et l’erreur. La civilisation dessèche le lit des torrents.

 

– En soufflant dessus ?

 

– Pourquoi pas ? Quel cri vous pousseriez si les religions pouvaient s’attribuer un seul des miracles que la science et le génie de l’homme ont accomplis ?

 

– Le miracle de tous les temps est d’aimer son prochain, et ce miracle-là, voyez-vous, Chévremont, il n’y a encore que la foi qui soit capable de le produire.

 

Ainsi devisaient, en sortant d’une séance du Conseil municipal, le docteur Chazey et le vétérinaire. Ils n’avaient pas vu venir au-devant d’eux un bonhomme d’une quarantaine d’années, court, trapu, barbu et bigle. Il était habillé de neuf à la confection et marchait du pas pesant des cultivateurs. Il aborda le docteur Chazey et son compagnon et, sans même porter la main à son chapeau mou, demanda :

 

– Lequel de vous deux que c’est le maire ?

 

– C’est moi, dit le médecin.

 

– Le docteur Chazey, quoi ?

 

– Lui-même.

 

– Tant mieux… parce que je reprends le train tout à l’heure et que je n’ai pas de temps à perdre. Voilà. Je suis Louvois… le mari de votre réfugiée… je sors de chez vous. Pas de chance ! Quand j’y vais, vous n’y êtes jamais.

 

– Je ne pouvais pas deviner…

 

– Laissez donc. Y a pas d’offense. C’est plutôt ma femme que je cherchais, pas vrai ? Ce qui ne m’empêche pas d’être content de vous rencontrer. J’ai à vous remercier de l’hospitalité qu’elle reçoit chez vous… et les enfants itou. C’est bien honnête de votre part… bien honnête… Elle a bien fait de ne pas m’écouter quand je lui ai dit de partir. Vous vous rappelez ? Faut m’excuser, j’étais bête. Je m’emballais… et balai de crin ! Où pourrait-elle être mieux que chez vous ? Nulle part, je n’ai pas attendu d’être démobilisé pour savoir à quoi m’en tenir là-dessus…

 

Il se mit à rire dans le poil rude et grisonnant qui lui couvrait la figure.

 

– C’est pas toujours le premier mouvement le bon, poursuivit-il. J’ai réfléchi… et j’ai laissé Léonie tranquille… enfin vivre à sa guise… Elle m’aurait fait cocu que j’aurais trouvé ça naturel…

 

– Vous plaisantez, dit le maire, par contenance.

 

– Pas du tout ! Cette sacrée guerre n’en finissait pas… C’était permis de se croire séparés pour toujours et de commencer une autre vie…

 

– Vous ne pensez pas ce que vous dites, fit le docteur Chazey, qui ne voyait pas où l’autre voulait en venir.

 

Louvois regarda l’heure à sa montre et continua posément :

 

– Ça vous est égal, messieurs, de m’accompagner jusqu’à la gare ? Plus que dix minutes…

 

– Vous êtes obligé de repartir aujourd’hui ? demanda le maire, sans méfiance encore.

 

– Oui.

 

– Je comprends… Votre femme et vos enfants vous rejoindront au pays, lorsque vous saurez quelles ressources il vous offre.

 

Les trois hommes marchaient de front, le docteur entre Louvois à sa droite et Chévremont à sa gauche.

 

Du même ton calme, Louvois déclara :

 

– Léonie retournera au pays si ça lui fait plaisir. À présent, moi, je m’en fous dans les grandes largeurs !

 

– Comment cela ? dit le maire. Vous l’avez mise au courant de vos intentions, de vos projets ?…

 

– Non, répondit Louvois avec indifférence. Vous avez toujours été si bon pour elle que je compte encore sur vous pour lui faire avaler la pilule.

 

– Quelle pilule ?

 

Ils n’étaient plus qu’à deux cents mètres de la gare, et le maire désirait maintenant retenir le mari de sa réfugiée, aussi vivement qu’il avait souhaité ne jamais le voir ; mais celui-ci, après un nouveau coup d’œil à sa montre, pressa le pas.

 

– J’arriverai juste… Pourquoi aussi n’avez-vous qu’un train par jour dans cette direction-là ?

 

Le docteur insista :

 

– Qu’avez-vous dit à votre femme ?

 

– À Léonie ? Que je la ferais venir dès que j’aurais trouvé du travail chez nous ; mais c’est de la frime, répliqua Louvois sans la moindre émotion. Chacun son tour, j’ai fait, moi aussi, une connaissance, dans le petit patelin où on était au repos. J’ai trouvé à brouter par là : j’y resterai. Prévenez Léonie.

 

– Mais vous n’avez pas le droit… s’écria le docteur Chazey.

 

– Oh ! le droit, je le prends à la semelle de mes godasses !

 

– C’est votre devoir, si vous aimez mieux… Vos enfants ont besoin de vous.

 

– Ils se sont passés de moi pendant quatre ans et plus.

 

– Par la force des choses.

 

– Oh ! pas de blagues… Je les ai vus : ils n’ont jamais eu meilleure mine. C’est à peine d’ailleurs s’ils m’ont reconnu.

 

– Raison de plus pour les reprendre et pour vous faire aimer d’eux. Vous n’aurez pas le cœur de les abandonner.

 

– Je l’ai eu.

 

– Quand cela ?

 

– Le jour de la mobilisation.

 

– C’est tout différent. Vous n’obéissez aujourd’hui qu’à vous-même.

 

– Eh oui.

 

– Vous n’êtes pas un lâche… et c’est de la lâcheté qu’il y aurait de votre part à laisser la lourde tâche d’élever vos enfants à leur mère seule, lorsque vous êtes vivant et valide.

 

– Mais puisqu’elle est à la hauteur de cette tâche-là, grâce à vous…

 

Ils étaient arrivés devant la gare ; le maire saisit le bras de Louvois.

 

– Allons, je vois ce que c’est… et je ne vous laisserai pas partir. Il y a un malentendu à dissiper entre votre femme et vous. De misérables lettres anonymes n’ont jamais rien prouvé. La conduite de votre femme fut toujours sans reproche. M. Chévremont peut l’attester. Elle jouit ici d’une réputation inattaquable, est-ce vrai ?

 

– C’est absolument vrai, dit le vétérinaire pris à témoin. Il n’y a pas dans le pays une réfugiée plus digne de respect qu’elle.

 

Le train était signalé ; sur un mouvement que fit Louvois pour se dégager, le docteur resserra son étreinte.

 

– Faites-moi le plaisir de revenir à la maison, mon ami… Vous vous renseignerez… Je ne veux pas qu’il subsiste dans votre esprit le moindre doute.

 

L’homme loucha davantage et dit, équivoque :

 

– Vous y tenez donc bien ?

 

Le docteur Chazey, croyant qu’il allait céder, redoubla :

 

– Je tiens à ce que vous rendiez à votre femme l’estime et la confiance qu’elle n’a jamais cessé de mériter.

 

Le train entrait en gare. Louvois, d’un coup de coude, écarta le vieillard et dit :

 

– Heureusement que j’ai mon retour… Adieu, je réfléchirai.

 

Il traversa la salle d’attente, le quai, monta dans un compartiment de 3e classe, referma la portière et, bien installé dans un coin, mordit avec appétit dans une épaisse tranche de pain qu’il avait retirée de sa poche.

 

– Avais-je raison de vous dire que cette histoire n’était pas finie ? soupira le maire consterné.

 

– Moi, fit le vétérinaire, je me demande si le drôle ne s’est pas moqué de nous.

 

– Vous croyez ?

 

– Il n’est pas aussi méchant qu’il en a l’air ; il doit maintenant rire dans sa barbe à vos dépens. Sa vengeance, c’est de vous avoir fait peur.

 

– Dieu vous entende. Chévremont… si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénients, ajouta le docteur en souriant, je serai, d’ailleurs, bientôt fixé.

 

Et il rentra chez lui.

 

Mme Louvois l’y attendait, sans inquiétude.

 

– Vous avez rencontré mon mari ? dit-elle.

 

– Oui.

 

– Vous le ramenez ?

 

Il ne répondait pas ; elle reprit, sans s’étonner de son silence :

 

– Je lui ai fait honte de ses soupçons injustes et il m’a promis d’être raisonnable. Ce n’est point un mauvais homme, au fond. Comme il ne veut pas être un embarras pour vous, je vais m’apprêter à partir avec lui le plus tôt possible… enfin, dès que vous m’aurez trouvé une remplaçante.

 

Elle parlait tranquillement au milieu de ses enfants. Elle interpella l’aînée :

 

– Va dire à ton père de ne pas s’éloigner : nous déjeunerons dans un moment. Il doit avoir faim. Il a emporté tout à l’heure un morceau de pain et du fromage, pour prendre patience.

 

L’enfant sortit en courant ; son frère et sa sœur la suivirent ; le vieux docteur resta seul avec la réfugiée dans la cuisine dont les cuivres, par rang de taille au mur, étincelaient. La servante lui tournait le dos, occupée au fourneau. Le docteur Chazey dit :

 

– Êtes-vous sûre qu’il reviendra ?

 

Elle continua de veiller au plat qu’elle préparait.

 

– Pardi ! Où voulez-vous qu’il aille ? À l’auberge ?

 

– Je veux dire… qu’il a pu partir… tout à fait.

 

– Comment ?

 

Elle avait tout lâché, frappée de révélation comme on l’est de stupeur. Elle se rappelait l’attitude sournoise de l’homme, le faux contentement paisible qu’il avait affiché dans le peu de temps passé auprès d’elle, depuis son arrivée à l’improviste.

 

Le maire brûla ses vaisseaux :

 

– Ma pauvre Léonie, j’ai bien peur que vous ne soyez abandonnée… Tous mes efforts pour retenir votre mari ont été inutiles. Il s’est enfui… positivement… comme le malfaiteur après un mauvais coup.

 

– Il est retourné chez nous ?

 

– Je ne crois pas.

 

– Il vous a dit qu’il allait autre part ?

 

– Oui… mais sans déterminer l’endroit.

 

– Il n’a pas dit la vérité ; c’est chez nous qu’il va. Mais puisqu’il était convenu que je l’accompagnais, pourquoi est-il parti seul ? Il a fait semblant de partir.

 

– Malheureusement non. Chévremont a été témoin comme moi…

 

– Alors, je comprends : c’est pour trouver de l’ouvrage avant que nous allions le rejoindre. Je n’ai pas eu le temps de lui apprendre que j’avais quelques petites économies. C’est un drôle d’homme, aussi capable d’un bon mouvement que d’un mauvais. On ne sait jamais ce qu’il pense.

 

– Enfin, qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda le vieux docteur.

 

– Ce qu’il m’a dit ? Attendez… Peu de chose… Il m’a dit : « Tu regretteras cette maison… Vous n’y avez manqué de rien… Va falloir se débrouiller. On n’est pas au bout de nos peines… » Et il serait parti… comme ça… sans me prévenir ? C’est donc qu’il serait devenu marteau

 

Elle ne pleurait pas. Le regard fixe, elle semblait se parler à elle-même, en essuyant machinalement avec son tablier un couvercle de casserole.

 

– Que comptez-vous faire ? dit le maire.

 

Elle parut surprise de la question.

 

– Ce que je vais faire ? Partir… Partir dès demain le retrouver au pays… vu qu’il ne peut être que là.

 

– Si pourtant il n’y était plus… Écoutez… Voulez-vous me laisser le temps de télégraphier au maire et d’avoir sa réponse ? C’est l’affaire de deux jours au plus… Vous ne pouvez pas vous embarquer ainsi, au hasard…

 

Elle consentit. Les enfants rentraient.

 

– Je n’ai pas rencontré papa, dit l’aînée.

 

Déjà la mère s’était ressaisie.

 

– Je sais. On a eu besoin de lui dans une ferme, pour travailler tout de suite. On déjeunera sans lui…

 

Elle avait redressé sa haute taille et telle qu’au premier jour de son arrivée, elle était le berger comptable de ce qui reste du troupeau.

 

Deux jours après, le docteur Chazey rapporta de la mairie la réponse au télégramme expédié par lui. Louvois n’avait point reparu dans sa commune d’origine occupée mais non détruite par les Allemands.

 

– Vous savez la sympathie que j’ai pour vous, dit le vieillard à sa réfugiée. Du moment que rien ne vous oblige à partir, vous pouvez prolonger votre séjour ici, chez moi, tant qu’il vous plaira.

 

– Merci, dit la femme. Il y a assez longtemps que je vous fais du tort. On a jasé sur vous, sur moi…, on continuerait. Mieux vaut se séparer. Je vais faire mes paquets et vous quitter… Ma place est au pays. Un jour ou l’autre, Louvois y reviendra. C’est un coup de tête. On n’abandonne pas sans motif une femme et trois enfants…

 

– Mais… en attendant ?

 

– Vous inquiétez pas… je travaillerai.

 

Elle s’en alla le lendemain comme elle était venue quatre ans auparavant. Les enfants avaient seulement un peu grandi… ; mais leur bagage à tous était le même au départ qu’à l’arrivée. Les petits frottaient devant leur mère, et comme ils soulevaient, en traînant les pieds, beaucoup de poussière, le berger avait l’illusion de reconduire au bercail le troupeau que l’invasion en avait chassé.

 

Le docteur regarda partir ses réfugiés d’un œil triste. Il rencontra Boussuge dans la matinée et ne dissimula pas un certain dépit.

 

– Je vais croiser dans la rue tout à l’heure le plus honnête de mes administrés. Il s’arrêtera pour causer avec moi. Il aura l’air bon, loyal, humain, et c’est lui… à moins que ce ne soit sa femme, l’auteur de la lettre anonyme qui réduit à la misère une famille et me fait regretter d’avoir appelé sur elle, en la recueillant, cette calamité ! Voilà de la belle ouvrage… et de quelle manière un bienfait n’est jamais perdu !

 

Chaque jour, cependant, voyait s’égrener le chapelet des réfugiées. Au fur et à mesure de la démobilisation, celles qui n’étaient point veuves réintégraient le foyer – ou ses ruines. Le docteur Chazey, qui faisait son livre de chevet des Mémoires d’outre-tombe, y relisait, le soir, l’admirable page où le grand Désenchanté raconte son retour en France, en 1800.

 

Sur la route, on n’apercevait presque point d’hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou entourée d’un mouchoir, labouraient les champs ; on les eût prises pour des esclaves… J’aurais dû plutôt être frappé de l’indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le boyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet.

– C’est encore l’état de la France en 1919, pensait le père Chazey entre les lignes. Je n’ai pas toujours eu à me louer de ces femmes qui s’en vont, pauvre bétail… Celles de la Ferme-Bourrue m’ont souvent donné du fil à retordre. Beaucoup étaient paresseuses et se croyaient dispensées de tout travail par l’allocation qu’elles touchaient. Mais d’autres, telle cette brave Léonie Louvois, reconstruiront la maison autant de fois qu’on la détruira. Rien n’abat leur courage.

 

Il lisait encore : Cette nation qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde.

 

Et il songeait au départ de la mère et de sa marmaille qui s’en allaient aussi recommencer un monde. Il n’avait pas eu de leurs nouvelles. Les pauvres n’écrivent pas ; ceux de la glèbe encore moins que les autres.

 

Une pudeur singulière retenait le vieillard de s’informer… Il craignait d’accréditer les bruits qu’on avait fait courir sur son compte. Il prétendait se moquer du qu’en-dira-t-on ? et il y était asservi. Du silence de Mme Louvois, il inférait que son mari l’avait rejointe… « Autrement elle m’aurait donné signe de vie… » Il mourut en 1921 sans savoir ce qu’elle était devenue.

 

Et les veuves aussi, qu’il avait averties de leur malheur, quittèrent leur asile. Trois ou quatre seulement, qui s’étaient placées, restèrent dans le pays. Une s’y remaria. À celles qui s’endormaient dans la trompeuse sécurité d’une insuffisante pension, fallait-il jeter la pierre ? Elles appartenaient au passé. Elles avaient contracté en se mariant une assurance contre le travail : elles n’en démordraient plus. Et puis, qu’auraient-elles pu faire ? On ne leur avait rien appris… Celles-là étaient incapables de recommencer un monde.

 

Un matin, le docteur Chazey trouva dans le courrier de la mairie l’avis de décès d’un militaire dont le nom, d’abord, ne lui rappela rien.

 

Grimodet, Mle 2730, soldat de 2e classe, né le 20 juin 1880, à Soissons (Aisne), mort le 13 janvier 1919, à l’hôpital d’Argentan. M. le maire est prié d’en informer la famille avec tous les ménagements possibles.

 

C’était la formule… ; mais envers quelle famille avoir ces ménagements dont le maire croyait bien être déchargé ?

 

Tout à coup, la lumière se fit dans son esprit. Grimodet… parbleu ! c’était le nom de la petite fille recueillie par les Chévremont !

 

Il consulta ses registres : c’était bien cela. Les formalités se simplifiaient. Il se contenta de communiquer la nouvelle au vétérinaire. Ce dernier, à son tour, en fit part à sa femme avant d’en instruire Nanette.

 

Les deux époux délibérèrent.

 

– Il faut lui faire prendre le deuil, dit Chévremont.

 

– Je vais m’en occuper déclara Agathe.

 

– Est-ce toi qui l’avertira ?

 

– Je veux bien. Elle parlait rarement de son père ; mais c’est une petite nature sensible : elle aura du chagrin.

 

– N’a-t-elle pas quelque part une tante ?

 

– Oui. Une sœur de sa mère… ; mais cette sœur a disparu…

 

Le mari et la femme se regardèrent en silence, comme au bord d’une résolution dont l’un et l’autre hésitaient à prendre l’initiative. Justement Nanette revenait de l’école. L’opération, pratiquée trop tard, n’avait eu aucune suite heureuse.

 

L’infirmité persistait, plus douloureuse à voir à mesure que l’enfant grandissait et avançait en âge. Ce n’était point qu’elle en fût contristée. Le pavillon de la jeunesse couvrait sa disgrâce physique. Elle avait l’air de sautiller par jeu et de boiter par imitation. L’adolescence n’imprimait pas encore de gravité à ses mouvements et à son caractère. Elle jouissait de son reste d’insouciance. Elle venait d’avoir treize ans et possédait son certificat d’études depuis les dernières vacances. Ses yeux bleus magnifiques n’étaient humides que d’innocence.

 

Agathe Chévremont l’appela.

 

– Ma petite Nanette, nous avons reçu de mauvaises nouvelles de l’hôpital où ton père était soigné. Voilà l’explication de son long silence. Il ne pouvait plus écrire. Une pleurésie l’a terrassé… J’ai bien peur que tu ne le revoies plus…

 

Elle avait attiré Nanette contre sa poitrine, et ce geste qu’elle faisait pour la première fois révéla mieux que des larmes à l’intelligente enfant son infortune. Elle jeta ses bras autour du cou de Mme Chévremont et dit, dans un sanglot :

 

– Papa est mort !

 

Agathe ne savait, en vérité, quelle consolation inventer ; elle ajouta : « Il est allé rejoindre ta pauvre maman » et regretta aussitôt cette phrase toute faite, qui signifiait à l’enfant qu’elle était pleinement orpheline.

 

Nanette avait compris. Elle pâlit, sa gorge se contracta et ses yeux se remplirent de larmes. Son père en avait sa part, sans doute…, mais la plus grosse était pour cette maison qu’il allait falloir quitter, comme une robe neuve prêtée… Elle en découvrait la douceur et l’accueil. Elle entrait dans l’adolescence par cette même porte que des mains invisibles, après l’avoir ouverte, refermaient sans bruit. Le soin même que prenait Mme Chévremont de lui amortir le coup ne la rassurait pas… Il en est ainsi du moribond à qui l’on ne refuse plus rien. Elle se sentait une étrangère dans la maison, au moment même où sa bienfaitrice l’adoptait réellement. Elle glissa doucement des genoux d’Agathe et s’enfuit dans sa chambre.

 

Comme elle ne descendait pas pour dîner, Mme Chévremont envoya Rose la chercher.

 

Rose revint affolée.

 

– Madame, montez vite ! Nanette s’est blessée… C’est tout plein de sang autour d’elle !…

 

Agathe ne fit qu’un saut jusqu’à la chambre où la Tite Bote pleurait, pleurait, étendue en travers de son lit.

 

Lorsque Chévremont rentra, une demi-heure après, sa femme lui dit :

 

– Je viens d’en avoir une émotion ! J’ai eu beau annoncer à Nanette avec toutes les précautions possibles la mort de son père, elle en a éprouvé un tel saisissement, figure-toi, qu’elle est devenue femme… subitement.

 

– C’est mieux qu’un accident, fit rondement Chévremont en se mettant à table.

 

– Il va pourtant falloir se décider, reprit Agathe. J’aurai besoin de sa chambre, au retour d’Octave, c’est-à-dire incessamment.

 

Le vétérinaire essuya avec sa serviette sa moustache trempée de potage et répondit :

 

– Il n’y a pas péril en la demeure, hein ? Ce n’est pas lorsque cette pauvre enfant a le plus besoin d’assistance qu’on va la mettre dehors.

 

– Il n’en est pas question…

 

Les yeux de la femme rencontrèrent le regard du mari et s’en détournèrent… ; car on ne rougit pas que de honte et l’expression de la bonté a sa pudeur aussi.

 

XXI

LE DÉPART DES HIRONDELLES


Palmyre Boussuge n’était pas heureuse. Son fils avait la vie sauve ; elle ne redoutait plus rien pour lui ; son retour de Salonique, elle l’attendait d’une semaine à l’autre… et elle n’était pas heureuse. Le voisinage de la Poste, si agréable naguère à ses loisirs, lui était devenu insupportable, à cause d’une jeune employée qu’elle ne voyait jamais pour ainsi dire, mais qu’elle se figurait prête à bondir aussitôt que la porte de sa cage s’ouvrirait.

 

Mme Boussuge avait décidé que Thérèse Paulin était « une petite pas grand’chose », depuis l’ébauche de ses projets de mariage avec Justin. Et Justin allait revenir, se rapprocher d’elle, renouer fortement le fil de leurs relations. Cette idée empoisonnait l’existence de sa mère et le bureau de la poste était sous ses yeux comme l’instrument d’un supplice quotidien. Boussuge, lui-même, n’y mettait plus les pieds et achetait ses timbres chez le marchand de tabac. Quand il fallait recommander un colis, Zénaïde y pourvoyait.

 

Deux fois seulement depuis l’armistice, et à quelques semaines d’intervalle, Palmyre avait rencontré Mme Lefouin.

 

– Ne vous faites donc pas de bile, lui avait dit la receveuse. Le sort de la petite Paulin sera réglé avant le retour de M. Justin. Si ses parents ne la rappellent pas, l’administration saura bien lui signifier qu’on n’a plus besoin d’elle. De toute façon, cette épée de Damoclès ne restera pas suspendue sur votre repos.

 

– Vous croyez qu’il n’y a plus de correspondance entre eux, demandait Mme Boussuge.

 

– La surveillance à laquelle j’ai soumis Thérèse m’autorise à l’affirmer.

 

Vaine assurance. Par le canal de la petite factrice, Thérèse continuait à recevoir des lettres de Justin et à lui en adresser ; mais elle en recevait et en adressait moins qu’au début de la guerre. Il y avait de part et d’autre un peu de lassitude. Justin, en s’éloignant pour conserver sa foi intacte, l’avait ébranlée chez lui et chez son amie ; mais ses parents n’en savaient rien. Et parce que ses lettres ne faisaient aucune allusion à l’attachement qu’il avait, le père et la mère étaient convaincus que l’intrigue durait toujours. Trop de finesse d’esprit nuit. La vérité nous déconcerte surtout quand elle nous apparaît dans sa simplicité.

 

Une diversion fut offerte au souci des Boussuge par la lettre qu’ils reçurent en mars de Mme Servais. Elle avait été, après l’armistice, deux mois sans donner de ses nouvelles. Au début de 1919 seulement, elle avait enfin écrit pour dire qu’elle se proposait de venir chercher Fernand dès que son père serait démobilisé. Elle datait sa lettre d’un village de l’Aisne dont le nom n’était pas familier à l’enfant.

 

– Je vois ce que c’est, dit Boussuge ; la conduite déplorable de cette malheureuse pendant la guerre l’a bannie de son domicile. On ne saura jamais le fin mot de cette histoire.

 

Un mois encore s’écoula.

 

On demandait aux Boussuge :

 

– Et votre petit réfugié, qu’en faites-vous ?

 

Ils répondaient sans humeur :

 

– Nous sommes soumis au bon plaisir de ses parents. Ce n’est point que nous ayons hâte de nous séparer de lui, mais comme il ne montre des dispositions pour rien de bien défini et qu’il aura bientôt quinze ans, il serait temps que son père lui choisît un métier et lui en fît commencer l’apprentissage.

 

– Rien ne presse, bougonnait Zénaïde ; il travaillera toujours assez tôt.

 

L’école lui avait été peu profitable. Il n’y avait pas fait les mêmes progrès que Nanette. Son intelligence demeurait engourdie. Il n’avait aucun goût pour l’étude. C’était le vase fêlé dont parle Michelet : tout ce qu’on versait dedans s’écoulait goutte à goutte.

 

– On dirait même qu’il rend plus qu’il n’a pris, plaisantait Boussuge, après d’inutiles efforts pour ancrer quelque chose dans l’esprit de l’élève.

 

– Il en saura toujours assez pour faire un honnête homme, grommelait Zénaïde.

 

Jamais la Malaisée n’avait mieux mérité son sobriquet que depuis qu’elle appréhendait le départ de Nanand. Elle avait maintenant une fluxion perpétuelle dont elle s’autorisait pour répéter du matin au soir qu’elle ne moisirait plus longtemps dans ce sale pays humide. Elle faisait de plus en plus songer au délicieux personnage d’un roman bien oublié de Walter Scott : Rob Roy.

 

« Voilà vingt-cinq ans, disait le jardinier Fairservice, que je veux quitter ma place ; mais quand vient l’heure de donner congé, il y a toujours quelque chose à semer que je voudrais voir semé, quelque chose à faucher que je voudrais voir fauché, quelque chose à mûrir que je voudrais voir mûr. Bref, d’un bout de l’année à l’autre, toujours quelque nouvelle raison de ne pas changer de maître. Je vous dirais bien que je m’en irai irrévocablement à la Chandeleur ; mais il y a vingt-quatre ans que je le dis, et je suis encore là à remuer mon terreau. »

 

Zénaïde ne supportait plus aucune observation. Plusieurs fois par jour elle quittait brusquement la cuisine pour monter dans sa chambre et s’y enfermer.

 

Boussuge et sa femme se chamaillaient sans cesse à son sujet.

 

– Un de ces jours, disait-elle, elle s’en ira pour tout de bon.

 

– Elle ? répondait Palmyre. Allons donc ! C’est l’âge qui la travaille. Pas de danger qu’elle nous abandonne. Zénaïde est d’autrefois. Les serviteurs d’à présent ne menacent pas de partir : ils partent. On regrettera ceux qui ronchonnaient toujours et ne partaient jamais. Ils étaient attachés à la maison par leur mauvaise humeur.

 

Boussuge pontifia :

 

– Vauvenargues a dit que la servitude avilit l’homme au point de s’en faire aimer. Il a dit aussi : Qui serait né pour obéir obéirait jusque sur le trône.

 

– Comme c’est vrai ! Autrefois, on naissait esclave ; tandis qu’on naît indépendant. Est-ce un bien ?

 

– Pour les esclaves, oui. Il ne paraît pas, néanmoins, que la nature ait fait les hommes pour être indépendants. C’est encore Vauvenargues qui l’affirme.

 

– Tu m’agaces avec ce monsieur ! s’écria Palmyre. Tu dois l’inventer pour lui prêter tout ce qui te passe par la tête. Explique-moi donc plutôt une chose. La raison pour laquelle les serviteurs d’autrefois ne s’en allaient pas, est exactement celle qui détermine ceux d’aujourd’hui à déguerpir sur-le-champ.

 

– Quelle raison ?

 

– Laisser Madame dans l’embarras.

 

– L’animosité à ce degré inférieur est une mauvaise herbe de la civilisation… mais d’où est venu l’exemple ?

 

– Tu as déjà vu, toi, des maîtres détester leurs domestiques ?

 

– Les détester, non ; mais les regarder du haut en bas.

 

– Et comment veux-tu les regarder ? De bas en haut ?

 

– En face.

 

– Oui ? Eh bien ! le résultat, tu le vois… On n’est plus servi, ou bien les serviteurs se considèrent comme des, employés qui ont pour nous les sentiments qu’inspire n’importe quel patron. Veux-tu me dire ce qu’on y gagne ?

 

– Peut-être rien ; mais le serviteur gagne davantage, et voilà pour lui l’essentiel.

 

Mme Boussuge haussait les épaules et rompait les chiens.

 

– Que Zénaïde voie avec regret Nanand partir, c’est possible. Peu importe. Justin le remplacera. Elle aime beaucoup Justin qu’elle a vu naître et pour lequel elle avait autrefois les yeux qu’elle a maintenant pour le petit. La présence de Justin la radoucira. Il est certain que l’on ne tolérerait d’elle nulle part ce que nous endurons. Elle se croit tout permis.

 

Quand elle ne montait pas dans sa chambre, Zénaïde quittait tout à coup son ouvrage pour se mettre à la recherche de Nanand. Lorsqu’elle l’avait trouvé, elle lui disait :

 

– Que fais-tu donc qu’on ne t’entend pas ?

 

Elle éprouvait les inquiétudes que donne à une mère vigilante le silence d’un enfant turbulent ou malade. Et l’on pouvait penser aussi qu’elle multipliait les occasions de voir l’enfant dont elle allait être à jamais séparée.

 

Il se montrait peu sensible à ces marques d’affection. Il avait du chat l’attachement aux choses avant tout. S’il venait s’asseoir sur un tabouret de paille, à la cuisine, ce n’était point tant pour Zénaïde que pour la chaleur du fourneau et la bonne mine des ustensiles qui lui renvoyaient comme des miroirs son image. Il aimait à faire le douillet dans cette atmosphère caressante. Il s’y trouvait aussi bien sans Zénaïde qu’avec elle…, tandis que, pour la vieille servante, la cuisine n’avait sa physionomie qu’avec l’enfant sur son tabouret. Elle ne lui adressait pas la parole, mais il était là, comme un de ces traits prononcés qu’a le visage des pièces habitées. Mme Boussuge s’étant étonnée un jour devant Zénaïde du silence des parents de Fernand, celle-ci éclata :

 

– Dirait-on pas qu’on serait heureux d’en être débarrassé, à présent que la guerre est finie !

 

– Vous avez tort de parler ainsi, protesta Palmyre. Je ne mets aucune arrière-pensée dans mon observation.

 

– C’est son pain blanc qu’il mange ici, le pauvre mignon. Les mauvais jours pour lui reviendront assez vite.

 

– N’exagérons rien, reprit Mme Boussuge. Il n’a jamais donné l’impression d’un enfant martyr.

 

– Ni d’un enfant gâté. Vous voyez comme son père et sa mère se soucient de lui.

 

– Ce qui vous semblait naturel tout à l’heure.

 

– Ce qui me paraît contre nature, c’est que les enfants ne soient pas à qui les aime.

 

– Fernand n’a pas de mauvais parents.

 

Un rire amer fendilla la figure turgescente de la Malaisée.

 

– Parlons de ces gens-là… qui ne sont pas venus le voir une seule fois en cinq ans !

 

– Des circonstances indépendantes de leur volonté, sans doute…

 

– Laissez-moi donc tranquille ! Il y a six mois que l’on ne se bat plus et que l’occupation allemande a cessé.

 

– De quoi vous plaignez-vous ? C’est autant de gagné pour Fernand et pour vous.

 

– Il ne s’agit pas de moi.

 

Zénaïde, cœur tendre et bourru, n’aimait pas que l’on fît remarquer sa prédilection. C’était comme si l’on eût fouillé dans sa malle. Ce que les pauvres ont de secret est bien plus secret que le trésor des riches.

 

 

La foudre enfin tomba sur la servante.

 

Ce fut ce mardi d’avril où sa maîtresse vint lui dire dans la cuisine :

 

– Il va falloir, Zénaïde, préparer les affaires du petit. Sa mère nous le reprend samedi prochain.

 

Comme les condamnés à mort, Zénaïde attendait sa grâce et avait fini par y croire. Les choses qui traînent en longueur s’arrangent toujours. Peut-être les parents de Nanand étaient-ils morts… Peut-être n’avaient-ils pas l’intention de réclamer leur colis en dépôt… Zénaïde se berçait de cette alternative…

 

Et son pourvoi était rejeté ! Elle n’avait plus qu’à se raidir contre le destin. Son vent d’orage tomba comme par enchantement. On ne la reconnaissait plus. Elle allait et venait dans la maison, ainsi que dans une maison où il y a un malade, d’un air accablé, avec de pauvres jambes de laine. Sa fluxion avait fondu. Elle ne souffrait plus que d’un mal invisible qui absorbait l’autre.

 

Elle ne se fâcha un peu qu’en entendant Nanand lui dire, tandis qu’elle cherchait une enveloppe pour les vêtements, le linge et les objets qu’il emportait :

 

– Prends le sac que j’avais en arrivant. Il est dans ta malle.

 

– Pense voir !

 

Elle avait décidé que ce sac resterait en sa possession, avec les souvenirs précieux de son projet de mariage. Il était marqué – comme son linge nuptial. Quand elle soulevait le couvercle de sa malle, le nom de l’épicier Damoy lui sautait aux yeux.

 

Elle se mit en quête d’une valise légère. Il n’y en avait pas au bazar ; elle en fit venir une de Chartres.

 

– Quand tu voyageras, dit-elle à Nanand qui la regardait ranger ses affaires propres et visitées minutieusement, tu penseras à moi.

 

Une question douloureuse gonflait son cœur. Elle finit par dire avec effort :

 

– Si… si on te donnait le choix… entre t’en aller avec ta mère ou demeurer avec nous… qu’est-ce que tu aimerais mieux ?

 

Il n’hésita pas, il répondit :

 

– Oh !… m’en aller avec maman.

 

Zénaïde était trop simple pour comprendre que l’enfant manifestait non pas une préférence du cœur, mais le désir surtout de revoir les lieux où, tout petit, il avait joué. Il ne tenait plus en place. Il comptait les jours. « Encore combien jusqu’à samedi ? » Il n’avait qu’une excuse en enfonçant ces clous dans la chair de la patiente : comme elle saignait en dedans, il ne sentait pas le mal qu’il lui faisait.

 

Huit jours d’absence, et il regretterait Bourg, la maison de bon repos, la cuisine pareille à une boule aux pieds, les cuivres reluisants… et le visage que penchait sur lui Zénaïde en lui disant : « Bonsoir… dors bien… ne te découvre pas… »

 

Il n’avait pas même encore la vocation du souvenir : il allait en faire l’apprentissage. Zénaïde, elle, n’était pas prise au dépourvu. Elle savait déjà, par expérience, combien est lourde au cou la pierre d’un beau jour sans lendemain. Et elle en traînerait deux maintenant ! Elle souffrait d’avance dans ses illusions cariées, et son cœur commençait une fluxion qui ne finirait pas.

 

– M’écriras-tu, au moins ? demanda-t-elle au petit.

 

– Bien sûr.

 

– Souvent ?

 

– Quand j’aurai quelque chose à te dire.

 

– Nous verrons si tu te souviens de ta vieille Nède.

 

 

Mme Servais arriva enfin le samedi, dans la matinée. C’était encore bien plus l’étrangère que ne se l’imaginait la servante jalouse. Le fils n’avait aucun des traits de la paysanne dont le teint recevait sa patine d’une vie misérable plutôt que des travaux au grand air. On se demandait, sachant ce que la rumeur publique reprochait à cette femme, quel charme des hommes de guerre, aux abois, c’est vrai, avaient pu trouver à une créature osseuse et fanée, qui portait ses quarante ans comme un pauvre des fagots d’épines. Peut-être, plus jeune, avait-elle eu des yeux bleus, un sourire, une fraîcheur de blonde ; aux régions dévastées de son visage et de son corps, rien de tout cela n’existait plus qu’à l’état de ruines. Et quelles ruines ! La robe et le chapeau les pavoisaient, comme un village du front qui attend des visites.

 

Zénaïde n’eut pas plutôt aperçu Mme Servais qu’elle sentir sa fureur odontalgique se réveiller. Elle ne lui adressa pas la parole et la servit, à table, avec brusquerie, les Boussuge ayant insisté pour qu’elle ne repartît que le lendemain dimanche.

 

Une chose entre toutes exaspéra la vieille bonne : elle n’avait pas pensé que Fernand coucherait dans la même chambre que sa mère, elle eût voulu, pour la dernière fois, border son lit et sans doute lui faire de suprêmes recommandations. Elle réussit, après le dîner, à l’attirer dans la cuisine où tant de soirs il avait été son compagnon auprès de l’eau qui chantait sur le feu pour remplir les moines. Ils n’étaient plus nécessaires depuis deux mois. Elle en eut du regret.

 

– Tu vas monter tout de même avec moi faire les couvertures, dit-elle, tandis que Mme Servais s’attardait à causer avec ses hôtes dans la salle à manger.

 

Il obéit. Il ne s’était pas jeté dans les bras de sa mère et elle n’avait, de son côté, manifesté aucune émotion en le revoyant après cinq ans de séparation.

 

– Le trouvez-vous grandi ? demandait Mme Boussuge.

 

– Il est d’une bonne taille pour son âge, avait répondu l’autre, réfractaire, comme le sont les paysans, à la louange et au remerciement.

 

– Vous paraît-il, du moins, avoir « profité » chez nous ? insistait Palmyre.

 

– Il n’a pas mauvaise mine, mais il n’est point gras. Et ce fut tout ce que la reconnaissance inspira à Mme Servais Elle ne s’étendit pas davantage, d’ailleurs, sur ce que faisait son mari démobilisé. Il avait repris son ancien métier, et elle ne disait pas lequel.

 

Boussuge risqua :

 

– Avez-vous souffert beaucoup chez vous de l’occupation allemande ?

 

Elle répondit :

 

– Ils n’ont rien détruit… ; mais, dame !… ils ne plaisantaient pas !

 

– Ils se montraient exigeants ?

 

– Des fois. On n’avait pas toujours les mêmes, et puis, ils ne pouvaient pas nous prendre ce qu’on n’avait point.

 

– Vous ne regrettez pas l’endroit que vous avez quitté ?

 

– Mon mari n’y avait plus d’ouvrage.

 

Boussuge, renonçant aux feintes, porta un coup droit :

 

– Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire du petit ?

 

– Son père ne sait pas. On verra. Nous connaissons un peintre en bâtiment qui le prendrait bien comme apprenti, mais au pair… ; tandis que comme garçon épicier, à Soissons ou à Laon, il gagnerait tout de suite… pas des mille et des cents, assez tout de même pour nous venir en aide.

 

Il y eut un silence après lequel elle demanda, sans liaison d’idées :

 

– Est-il fort en arithmétique ?

 

– Il sait tout juste ses quatre règles ; encore avons-nous, l’instituteur et moi, quelque peine à les lui apprendre, dit Boussuge. Il ne mordait pas beaucoup plus au français.

 

Mme Servais prit l’air pincé des mères susceptibles pour observer :

 

– C’est drôle, l’institutrice de chez nous était très contente de lui.

 

Nanand, cependant, avait suivi la Malaisée dans la chambre de ses maîtres, d’abord, et puis dans la chambre de « monsieur » Justin, où il couchait en l’absence de ce dernier. C’était le moment des adieux ; le lendemain, il serait trop tard. Zénaïde cueillit la fleur qui doit parfumer le souvenir.

 

– Écoute, murmura-t-elle à l’oreille du petit réfugié qu’elle avait pris sur ses genoux et qu’elle entourait de ses bras… ; écoute, et retiens bien ce que je vais te dire. Si… pour une raison ou pour une autre, en apprentissage chez un patron ou même chez toi… tu es malheureux… tu manques de quelque chose… promets-moi de m’écrire… J’irai immédiatement te joindre et je resterai auprès de toi comme à présent.

 

Il leva les yeux sur elle avec étonnement.

 

– Mais tu n’es pas riche, Nède ; tu travailles pour vivre…

 

– J’ai mis un peu d’argent de côté depuis le temps que je suis ici… Pense voir : vingt-cinq ans ! Je me replacerai n’importe où.

 

– Tu ne seras nulle part aussi bien qu’ici.

 

– Tu veux dire que je ne retrouverai nulle part cette maudite forêt qui m’a déchaussé les dents et garni les doigts de gros nœuds comme en ont les arbres… Non, non, n’hésite pas. Où tu m’appelleras, j’irai avec joie, mon mignon. Embrasse ta vieille Nède et jure-moi de me confier toutes tes peines… J’ai aussi entendu dire que les apprentis n’étaient pas toujours bien nourris… Si c’est vrai, avertis-moi et je t’enverrai de quoi te payer les bouchées de chocolat que tu aimes… ou autre chose… Tu es à l’âge où l’on a besoin de fortifiants. C’est comme du linge… Tu n’en manques pas pour l’instant, mais celui que tu as n’est pas inusable ; ménage-le, et si tes parents n’ont pas les moyens de t’en acheter d’autre, n’oublie pas que je suis là : tu me feras plaisir.

 

Elle répéta : « Tu veux bien me faire plaisir ?… »

 

Il dit oui, non pas des lèvres, mais des paupières, en les fermant et en les rouvrant… Et elle fut peut-être plus sensible à ce battement de cils qu’à une bonne parole. Elle embrassa Nanand et garda une minute contre sa joue enflée la petite tête qui avait seule le pouvoir d’apaiser ses souffrances.

 

Mais elle avait encore une recommandation à lui faire :

 

– J’espère bien que tu iras, avant de partir, dire au revoir à Marie-Anne qui a toujours été gentille pour toi… As-tu parlé d’elle à ta mère ?

 

– Non, dit-il.

 

– Tu as eu tort. Penses-y. Tu auras encore le temps, demain matin, avec ou sans elle, d’aller chez M. Chévremont… En attendant, va retrouver Monsieur et Madame.

 

Elle ne dit pas : « Va retrouver ta mère. » Le mot lui écorchait la bouche. Elle en voulait à cette femme d’être cause que l’enfant n’était plus orphelin. Zénaïde perdait l’enfant que l’autre avait retrouvé. Sa destinée était décidément de vieillir dans l’attente. Elle avait attendu l’inconstant fiancé ; elle allait avoir maintenant pour raison de vivre l’espérance d’une lettre, d’un mot de Nanand tirant sur le fil qu’il lui laissait malgré tout à la patte.

 

La guerre, qui a fait tant d’orphelins, a révélé ainsi à quelques-uns la tendresse maternelle d’une étrangère. Les véritables marraines conscientes de leur devoir furent peut-être celles dont le filleul était non pas un homme, mais un oisillon tombé du nid.

 

Le lendemain, Boussuge, avec un peu de solennité, réunit dans sa champignonnière Palmyre, Mme Servais et son fils. Ceux-ci étaient prêts à partir. Dans la valise neuve, Zénaïde avait glissé le goûter de l’enfant.

 

– Qui t’a fait ce cadeau ? demanda Mme Servais en montrant la valise.

 

– Nède.

 

– Ça ne tient pas beaucoup de choses, remarqua la paysanne avec ambiguïté.

 

– Ça en contient moins qu’une maison, bien sûr, répartit la Malaisée, hargneuse.

 

Et ce furent les seules paroles que les deux femmes échangèrent.

 

Assis devant son bureau, dans son large fauteuil de cuir vert, entouré de ses fichiers, de ses tubes à essai, verres d’expériences, cloches pour microscope, assiettes plates et creuses, vases divers où d’étranges fœtus baignaient dans le liquide de Lutz, l’eau formolée, l’alcool pur et les colorants phéniqués, Boussuge avait un prestige que le ruban rouge à la boutonnière ne lui eût pas conféré et que découvrait Nanand lui-même tout à coup intimidé. On eût dit, à la façon dont il regardait ces appareils d’analyse et de précision, qu’il pénétrait pour la première fois dans le laboratoire de l’alchimiste. Il avait récité trop de leçons, les yeux baissés et la mémoire au supplice, pour faire attention à tous ces témoins. Ils ne lui étaient pas devenus familiers comme les cuivres de la cuisine. Il n’était ordinairement distrait, à la dérobée, que par les cartes murales où les champignons avaient, comme les rois de France, à l’école, leur portrait et leurs appellations. Le mycologue ayant renoncé à lui seriner les noms et qualités des champignons couronnés, Nanand n’était pas obligé de les savoir. Rien ne lui gâtait sa contemplation. Qu’il y en eût de dangereux dans le nombre… c’était à ne pas croire ! À tous, le coloris et le vernis prêtaient tant de fraîcheur et d’attrait !… Et il ne les verrait plus…

 

Boussuge, cependant, placé entre sa femme et Mme Servais, achevait de tout mettre en œuvre pour frapper l’imagination de l’enfant qui allait prendre sa volée.

 

… Monsieur Boussuge, en touchant d’une règle carrée la tirelire verte qui voisinait sur votre bureau avec un presse-papier convexe plein d’une eau tranquille et fleurie… monsieur Boussuge, vous aviez un peu l’air d’un prestidigitateur et l’on pouvait se demander lequel vous vous disposiez à faire disparaître, du presse-papier avec son liquide ou de la tirelire avec son contenu.

 

C’était la tirelire. Il le dit avec une onction qui n’avait rien de ridicule, car elle partait d’un cœur excellent.

 

– C’est toi-même qui vas la casser, Fernand. Ce qui est dedans t’appartient. Tu l’as gagné. Combien y a-t-il ? Je n’en sais rien. C’est la surprise. Tous tes efforts ont été récompensés. Tu vas en faire l’addition. C’est ma dernière leçon. Je voudrais que tu ne l’oublies pas. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Tu avais fait le tien ici : tu l’emportes. La maison va nous sembler vide jusqu’au retour de Justin…

 

– Oui, appuya Mme Boussuge, il eût mieux valu qu’il te trouve ici en rentrant.

 

– D’autant plus qu’il ne saurait tarder maintenant, reprit Boussuge. Enfin, nous ne nous disons pas adieu, n’est-ce pas ? Mous nous disons au revoir. L’hirondelle s’en va, le toit reste pour qu’elle y revienne.

 

Il ferma la parenthèse en mettant la règle dans la main de l’enfant et en lui présentant la tirelire.

 

– Tape dessus… fort ! N’aie pas peur…

 

Nanand s’amusait. D’un coup bien appliqué, il brisa la tirelire, dont le contenu sonnant et trébuchant, argent et billon, se répandit… Il n’y en avait plus dans la circulation ; les pièces blanches cachées là depuis le début de la guerre semblaient éblouies de revoir le jour.

 

– Compte-les, dit Boussuge.

 

Mais l’enfant s’embrouillait.

 

– Pas brillant en arithmétique, décidément… Allons, je vais t’aider…

 

Il y avait quatre-vingts francs vingt-cinq centimes. Boussuge dit à Mme Servais :

 

– Je vais vous remettre cette somme, après toutefois l’avoir arrondie, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

 

Il prit dans son portefeuille un billet de cent francs et le tendit à Mme Servais qui l’empocha en bredouillant un vague remerciement. Boussuge, en remplaçant la belle monnaie par un chiffon de papier, avait dispensé instantanément la paysanne de toute reconnaissance. Pour cette femme, il y gagnait.

 

Tant il est difficile de peser le bien sans fausser la balance.

 

Boussuge et sa femme voulurent accompagner Nanand et sa mère à la gare. Zénaïde les suivait en portant la valise. Elle avait la joue enflée et l’air agressif, comme le soir où elle était allée au-devant de sa maîtresse ramenant un réfugié. Il y avait encore, au mur de la salle d’attente, à demi arrachée, l’affiche inspirée à Forain par une œuvre de guerre. Elle représente un soldat qui écrit sur ses genoux, le front dans la main, pour demander Quoi ? des vêtements, du linge, des provisions… ou peut-être tout simplement une lettre… qui lui parviendra trop tard…

 

Mme Boussuge dit à son mari :

 

– Je n’ai jamais pu regarder cette affiche pendant la guerre sans avoir à écarter un pressentiment.

 

À ce moment, Nanette, toute rouge d’avoir traversé la place en courant, rejoignit le groupe. Nanand l’avait oubliée ; mais sachant qu’il partait, elle avait demandé à Agathe Chévremont la permission d’aller jusqu’à la gare. Elle s’approcha de son petit ami.

 

– Alors, tu nous quittes ? dit-elle.

 

– Maman est venue me chercher.

 

Nanette reprit :

 

– Bonjour, madame Servais. Vous ne me reconnaissez pas ?

 

– Si, répondit celle-ci, je t’ai reconnue en te voyant traverser la place. Tu boites toujours autant.

 

La Tite Bote avait eu toute la matinée le cœur gros en pensant à l’autre hirondelle qui retournait au nid de leur enfance… ; l’observation de la mère Servais rompit le charme et Nanette n’eut plus le cœur gros que de sa disgrâce confirmée.

 

Le train n’était pas loin ; on en voyait la fumée balancer son panache sur les premiers arbres de la forêt. Successivement, Zénaïde, Nanette et Boussuge embrassèrent Nanand… Et puis ce fut Palmyre qui l’étreignit à son tour avec un emportement auquel il ne comprenait rien, même à travers ces mots saccadés :

 

– Merci… pour nous… et pour Justin…

 

On eût dit que la mère conjurait une menace de danger renouvelée par le départ du petit réfugié… Mme Boussuge le remit enfin aux mains de Zénaïde qui se contenta de l’embrasser à la grâce de Dieu.

 

Les gens du Bourg, qui virent ensuite repasser devant leur porte le vieux ménage, trouvèrent qu’il avait l’air de revenir du cimetière.

 

Il n’en revenait pas : il y allait.

 

XXII

LA DÉPÊCHE


Sans bruit, avec la plus louable discrétion, les Chévremont avaient pris le parti, non point d’adopter Nanette, ce qu’ils ne pouvaient faire, mais de la garder auprès d’eux.

 

Les Boussuge et le docteur furent avertis les premiers de cette détermination. Ils en félicitèrent le vétérinaire et sa femme.

 

Le docteur Chazey avait l’âme trop haute pour ne pas rendre justice malgré tout à l’adversaire politique qui donnait, dans sa vie privée, un tel exemple à suivre. Il ne mit un peu de malice que dans cette pointe :

 

– Chévremont m’a souvent reproché mes fiches, fiches imaginaires, d’ailleurs… ce qui est dommage ; car je n’eusse pas manqué d’enrichir la sienne de ce beau trait.

 

Le brave homme ajoutait, sérieusement :

 

– J’ai fait placarder à la mairie bien des avis inutiles depuis trente ans que j’administre la commune ; et ce que je publierais avec le plus de plaisir est justement ce qu’il me faut passer sous silence. Oh ! ce n’est point que je fonde beaucoup d’espoir sur la contagion de ce geste ! Je connais mes paroissiens : ils vont tout de suite découvrir des mobiles intéressés à ce mouvement du cœur ; mais l’honneur de mes concitoyens, grâce à l’un d’entre eux, est sauf tout de même. Cette haine des étrangers au pays, des accourus, comme on dit ici, est rachetée par la générosité des Chévremont. Il m’eût été agréable d’en complimenter quelqu’un de mon parti… ; mais il faut bien avouer que mon aventure avec la famille Louvois n’encourageait personne à m’imiter. J’ai peur qu’il n’en soit de même à l’égard de Chévremont. Nos campagnes sont plus promptes à la critique et au dénigrement qu’à l’éloge. Elles vont dire que si l’on donne une prime aux accourus, il ne faut pas s’étonner que cette mauvaise herbe envahisse tout.

 

Le docteur Chazey ne se trompait pas. On commença par insinuer que les Chévremont s’attachaient, sous couleur de philanthropie, une servante gratuite. L’institutrice, Mme Faverol, répondit pour eux : elle était chargée de préparer Nanette au brevet élémentaire ; après, on verrait. On prêta ensuite au vétérinaire l’intention de se rendre populaire pour supplanter le docteur à la mairie… Enfin beaucoup de personnes pensèrent simplement qu’il y avait quelque chose de louche là-dessous et que tout cela pourrait mal finir.

 

Les Boussuge, eux, approuvèrent leurs amis sans réserve.

 

– Nous en aurions fait autant, dirent-ils, si Nanand avait perdu ses parents.

 

Ils étaient sans nouvelles de lui depuis son départ.

 

– Il y en a une qui ne s’en console pas, déclarait Palmyre : c’est Zénaïde. Dieu sait si le facteur lui était indifférent. Elle n’attendait plus rien de son passage depuis longtemps. Elle y est à présent suspendue. « Rien pour moi ce matin ? – Rien. » Je vous assure qu’il serait charitable de lui faire écrire par n’importe qui, sous le nom de Fernand. Cet enfant nous a déjà tous oubliés.

 

Elle eut un jour l’imprudence de penser tout haut, devant la servante :

 

– On peut bien convenir maintenant qu’il n’était pas très intelligent.

 

La Malaisée releva sa maîtresse :

 

– Il n’y a pas besoin d’être intelligent pour se faire aimer.

 

Au mois de mai, Octave Chévremont fut libéré. Les Boussuge l’invitèrent à dîner avec ses parents et Nanette.

 

– Le mois prochain, dit Palmyre, c’est notre Justin qui reviendra et chez nous que l’on fêtera son retour.

 

Les deux familles avaient repris leurs bonnes relations d’autrefois. Nanette ne savait pas non plus ce qu’était devenu son petit ami, mais elle avait appris par une voie détournée qu’il était en apprentissage à Laon, dans l’épicerie.

 

Elle dit : dans l’épicerie avec une petite moue fort divertissante chez l’enfant qu’une nouvelle éducation éloignait, bien plus que la distance, de son compagnon de jeux. Elle s’élevait au-dessus de sa condition première… mais comme elle acquérait en même temps le sentiment de son infirmité, elle ne gagnait rien à la compensation. La parole malsonnante de Mme Servais lui avait fait perdre son charmant enjouement, et l’effort qu’elle faisait pour dissimuler sa claudication dénotait plus encore qu’elle ne battait que d’une aile. Orpheline et boiteuse, elle était comme l’image vivante de la Victoire ; et il y en a comme cela partout, mais on ne les voit pas. L’homme éprouve le besoin d’ériger les symboles sur des piédestaux : il est incapable de les contempler sur le même plan que lui.

 

Un scandale allait fournir à la petite ville l’occasion de rentrer dans sa coque et renforcer son particularisme ébranlé par la guerre.

 

Thérèse Paulin disparut un beau matin, enlevée par un homme marié qui l’avait remarquée à la poste pendant un congé de convalescence passé à Bourg-en-Forêt. Il y était revenu après l’armistice et, descendu au Plat d’étain, avait amené, en moins de huit jours, la petite aide à partir avec lui. Mme Lefouin avouait elle-même « n’y avoir vu que du feu ». Le monsieur, âgé d’une quarantaine d’années, et de bonnes manières, était venu chaque jour au bureau sous divers prétextes, sans paraître faire attention à l’employée. Toujours est-il qu’ils avaient préparé leur fugue sans éveiller les soupçons. Une automobile attendait Thérèse en forêt et son ravisseur était au volant. Un garde donna son signalement, ce qui permit de l’identifier. Quant à la jeune fille, elle avait laissé dans sa chambre, à l’adresse de la receveuse, un mot relatif aux affaires personnelles qu’elle n’emportait pas et dont elle chargerait la factrice de lui faire l’expédition.

 

Cette dernière, interrogée, ne procura aucun éclaircissement et fut surtout vexée d’avoir eu toutes les confidences de la petite – sauf la plus intéressante.

 

Les colimaçons de Bourg montrèrent les cornes et bavèrent. C’était leur revanche. Tous les mêmes, ces accourus ! Après l’institutrice intérimaire, l’auxiliaire de la poste… Ils n’étaient pour le pays que des agents de corruption et de désordre. Les uns après les autres, heureusement, ils s’en allaient. Bon voyage ! On allait se retrouver, comme avant la guerre, en famille et solidaires pour foncer sur l’intrus, l’isolé qui serait tenté d’agiter la mare. C’était cela l’union sacrée, car, pour le reste, Bourg-en-Thimerais retournait déjà à ses divisions intestines, à ses suspicions, à ses calomnies, à tout ce qui alimente la conversation et les ruminations de la colimaçonnerie provinciale. L’absinthe qui n’est plus sur les comptoirs est toujours sur les langues et les bouilleurs de cru font moins de mal que les distillateurs de venin.

 

Mme Lefouin, revenue de l’humiliation d’avoir été jouée, s’en consola en triomphant auprès de Palmyre Boussuge :

 

– Eh bien ! avais-je raison de vous dire que tout était fini entre cette créature et votre fils ?

 

– Et n’étais-je pas aussi clairvoyante en la traitant de pas grand’chose de propre ? ripostait l’autre.

 

C’était un grand soulagement pour la mère, à la veille même du retour de Justin. Mme Boussuge en alla remercier le ciel, ainsi qu’elle avait fait le jour où, dans ce ciel tel que le voyait Agrippa d’Aubigné, « fumant de sang et d’âmes », les cloches s’étaient mises à semer leurs pétales.

 

Trois jours après Boussuge et sa femme revenaient de faire un petit tour dans la forêt d’où l’hiver délogeait sans hâte, lorsque Zénaïde leur dit avec tranquillité :

 

– Il y a une dépêche pour vous.

 

Les parents séparés de leurs enfants redoutent les dépêches. Le télégraphe est une arme à longue portée ; il blesse de loin et sa blessure est quelquefois mortelle, il transmet plus de mauvaises nouvelles que de bonnes, et c’est le contraire qui se comprendrait, car on devrait être plus pressé de réjouir que d’alarmer. Pendant toute la guerre, les Boussuge avaient senti s’accélérer les battements de leur cœur à la vue du petit projectile qui visait quelqu’un aux mains du porteur. Maintenant ils n’en avaient plus peur et il n’y avait plus que la mère pour répéter par habitude :

 

– Je n’aime pas beaucoup les dépêches.

 

Elle avait reçu la veille une lettre de Justin : le pressentiment d’un malheur ne l’effleura même pas.

 

– Où est-elle, cette dépêche ?

 

Zénaïde alla la chercher dans la cuisine ; Boussuge la prit, fit sauter le petit fermoir de papier, déplia la feuille et lut :

 

Fils victime accident. Grièvement blessé. Serez tenus au courant. Capitaine Habert.

Ce capitaine Habert, dont Justin parlait souvent dans ses lettres, l’avait pris sous sa protection parce qu’ils s’étaient découvert des amis communs à Paris.

 

Les vieux époux se regardèrent consternés. Les pires craintes les assaillirent immédiatement. Ils relurent l’un après l’autre la dépêche et en pesèrent les mots qui n’avaient pas, dans chaque balance, le même poids. Grièvement, pour la mère, laissait peu d’espoir, tandis que le père disait :

 

– C’est, au contraire, un mot dicté par un grand souci d’exactitude… Grièvement ne signifie pas : état désespéré.

 

Mais un léger tremblement du télégramme entre ses doigts démentait son assurance.

 

– Ne perdons pas tout de suite la tête, reprit Boussuge, puisque nous serons tenus au courant par ce brave capitaine, auquel je vais, d’ailleurs, expédier on télégramme.

 

« Accident ? ruminait, cependant, la mère bouleversée, un accident d’avion est peu probable, Justin ne volait plus à la veille de partir et la guerre terminée. »

 

Comme elle regardait vaguement par la fenêtre, vers la poste, son cœur exhala un restant de colère :

 

– Mais aussi, qu’allait-il faire si loin ? C’est de sa faute à cette créature !…

 

– Nous n’avons rien à nous reprocher, dit Boussuge. La malheureuse nous a elle-même donné raison.

 

– Trop tard ! C’est à cause d’elle qu’il s’est fait envoyer là-bas.

 

– Il n’était pas moins exposé sur le front français… et la preuve, c’est que nous nous sommes d’abord félicités de cette mutation…

 

– Pas moi ! s’écria Mme Boussuge. Il y avait du dépit dans sa résolution, et le dépit est mauvais conseiller.

 

– Alors, déduisait de là Boussuge, tu crois que nous aurions mieux fait de céder ?

 

– Je ne dis pas cela, il n’en est pas moins vrai que sans cette créature, Justin serait aujourd’hui chez nous, comme Octave Chévremont chez lui.

 

Quelqu’un passa devant la fenêtre. C’était la petite réfugiée qui allait mettre des lettres à la poste. Et les images de Nanette et du fils Chévremont se juxtaposant tout à coup dans l’esprit superstitieux de la mère, celle-ci pensa que l’hirondelle retenue sous le toit de leurs amis y avait fixé le bonheur, tandis qu’en quittant la maison Nanand l’avait laissée sans défense. Elle eut la vision de l’inévitable en marche vers elle et elle attendit le coup de grâce en pleurant.

 

Il lui fut donné le lendemain par un nouveau télégramme officieux :

 

Justin Boussuge mort de ses blessures. Lettre suit.

 

Et la lettre arriva. Elle expliquait que l’aviateur survolant le camp « pour la dernière fois » avait été précipité d’une hauteur de cent mètres sur le sol par un incompréhensible arrêt du moteur. Justin n’avait pas souffert. Transporté à l’hôpital dans le coma, il y était mort, quelques heures après l’accident, sans avoir repris connaissance.

 

Tout le monde compatissait à la douleur des Boussuge, mais ils s’étaient enfermés chez eux et ne voulaient voir personne. Ils ne firent exception qu’en faveur des Chévremont, de l’abbé Grossœuvre, du maire et de l’instituteur, qui avaient assez de tact pour ne pas prolonger leur visite.

 

Le docteur Chazey et l’instituteur Faverol se rencontrèrent auprès des affligés et ne s’élevèrent aux considérations générales que sur une observation de Boussuge. Il disait :

 

– Des pères et des mères sans nombre ont été frappés comme nous le sommes ; ne trouvez-vous pas, néanmoins, qu’il y a dans notre épreuve un raffinement de cruauté ? La mort, cette fois, n’a fait semblant d’épargner notre pauvre enfant que pour le rattraper, comme le chat qui joue avec la souris.

 

– Oui, murmura l’instituteur pensif ; c’est une rallonge à la liste des morts ; aussi sera-t-il sage de ne pas se hâter d’ériger des monuments commémoratifs aux morts pour la patrie : on risquerait d’en oublier. J’ai encore plusieurs anciens élèves à perdre. Votre Justin est une des premières victimes de complément. La bête malfaisante, mise en appétit, n’a pas son compte avec quinze cent mille hommes. Le ver du tombeau a des colonies et pullule parmi les survivants, ils sont plus longs à succomber, voilà tout. Ils y mettent le temps. Songez, en outre, à l’imprévoyance de ceux qui ont procréé dans la sécurité trompeuse des fausses convalescences et des santés à peine rétablies. Comment appeler ce qu’ils ont donné ? La vie ou la mort ? On ne se perpétue pas à mi-chemin du cimetière : mieux vaut y aller seul. La guerre, enfin, ne décime pas que les combattants et les blessés ou les malades que la paix achève à bref délai. Sur les états récapitulatifs des pertes doivent aussi figurer les pères et les mères qui ont respiré ces gaz asphyxiants : l’angoisse et le regret, et qui en meurent obscurément.

 

– Ce sont les familles mutilées dont parle Chateaubriand, fit le docteur Chazey. J’ai retrouvé la nuit dernière, dans les Mémoires d’outre-tombe, ce passage que j’ai copié, ce matin, à votre intention.

 

Il tira un papier de sa poche et lut :

 

Combien de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes, les enfants, qu’elles avaient perdus ! Combien de cœurs brisés, combien d’âmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guérir ! Précipitez-vous dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin un jour de contagion.

 

– L’abbé Grossœuvre nous a dit la même chose, observa Mme Boussuge.

 

– Moins bien, ajouta son mari.

 

– Ne dites pas cela ! fit vivement le vieux docteur. C’est le propre de cette consolation de ne comporter qu’une qualité reconnue supérieure, de quelque flacon qu’elle vienne !

 

– Un stupéfiant, mâchonna Faverol entre ses dents.

 

Le maire se retourna vers lui.

 

– Qu’avez-vous à proposer de mieux à la douleur universelle, mon cher ami ?

 

– L’espérance d’une mort sans danger de réveil dans une vie nouvelle.

 

– Si pourtant cette vie nouvelle devait être meilleure et, exempte de souffrances ?

 

– Il ne faut rien promettre d’illusoire, monsieur le maire. Prenez garde que l’âme ne soit pas immortelle !

 

– Vous seriez bien plus attrapé si elle l’était, dit le médecin.

 

 

Le 14 juillet 1919, tandis que la Victoire, musique en tête et drapeaux déployés, passait sous l’Arc de Triomphe, Chévremont vint trouver son ami Édouard dans sa champignonnière. Tout y était à sa place et tout y respirait l’abandon.

 

– Vous devriez voyager, dit le vétérinaire, donner suite à votre projet ancien d’explorer les régions de France où l’on récolte des espèces que notre forêt ne produit pas.

 

Boussuge secoua la tête tristement et dit :

 

– Non, mon vieux, M. Cryptogame est mort, et savez-vous à quoi je me suis aperçu que la vocation lui manquait ? Aux condoléances que, dans mon deuil, j’ai reçues d’un éminent mycologue de Strasbourg, devenu mon ami sans que je l’aie jamais vu. Cet homme m’a écrit : « Il vous reste heureusement une raison de vivre. » J’ai compris que la sienne, sa panacée enfin, était dans un commerce constant avec l’amanite rubescente, l’entolome livide, le lactaire poivré, le tricholome et la fausse oronge… Eh bien ! non… ce remède est sans effet sur moi, et voilà pourquoi je n’étais, au fond, qu’un vulgaire collectionneur, je prenais pour une passion dévorante une simple façon de tuer le temps. J’ai maintenant contre lui une arme bien plus sûre : le chagrin. Le grand ressort est cassé en nous : rien ne va plus. Tombés de l’avion en même temps que notre fils, nous n’avons pas été comme lui tués sur le coup, et c’est grand dommage. Il nous faut chaque jour ramasser notre cœur à deux mains pour finir une route qui n’en finit pas. La mycologie !… À peine une distraction moins bête que le bésigue, le nain jaune, les dominos ou le jaquet. Non, je retournerais plutôt aux excitants de ma jeunesse… Quand vous êtes arrivé tout à l’heure, je feuilletais de vieilles revues auxquelles j’ai collaboré. Dans l’une, je relisais les Litanies du vin, de Raoul Ronchon, qui célèbrent par anticipation, dirait-on, l’office d’aujourd’hui… Écoutez :

 

Ville en fête ; voici le César triomphant

Porté par ses soldats comme un petit enfant,

Avec son char paré du sang de la Victoire…

Ô vin ! ordonne-moi de mépriser la gloire !

 

– Je n’en conclurai pas que vous allez vous livrer à la boisson, essaya de plaisanter le vétérinaire.

 

– Non, rassurez-vous : pas même cela, fit Boussuge. Je sais maintenant le sort qui m’est réservé… celui de mon fils… la mort à retardement.

 

Chévremont se retirait ; son ami le rappela.

 

– Dites donc au docteur Chazey, quand vous le verrez, que je voudrais bien être débarrassé de la statue…, celle du Petit Caporal, vous savez… que j’ai recueillie chez moi avant la guerre.

 

– Il est question de la remettre sur la Pyramide, avança le vétérinaire avec précaution, pour ne point froisser un adversaire déclaré.

 

– C’est sa place.

 

– Oui. On n’imagine pas, surmontant le Monument que nous élèverons aux morts de la dernière guerre, l’effigie du conquérant qui se vantait d’avoir cent mille hommes à dépenser par mois. C’est bon pour la colonne Vendôme, poursuivit Chévremont avec plus d’assurance.

 

– C’est bon pour elle, prononça Boussuge. Le sacrifice de nos enfants est sans mélange, enfin.

 

Les deux amis se serrèrent la main : ils étaient définitivement d’accord.

 

Boussuge disait vrai. Sa femme et lui semblaient avoir dans l’aile, comme tant d’autres parents, tout le plomb des balles perdues, ils passaient leurs journées à errer de pièce en pièce, comme des corps sans âme et qui en cherchent une autre que la leur. Ils ne se donnaient rendez-vous nulle part et se retrouvaient partout devant un souvenir.

 

Et Zénaïde, en les voyant si malheureux, se demandait à présent où elle prendrait, le cas échéant, le courage de les quitter. Elle avait pourtant bien mal aux dents… Elle n’était même pas sûre, quand elle n’en aurait plus, de cesser d’en souffrir, car elle conserverait encore des gencives sensibles au vent et à l’humidité de la forêt.

 

Elle ne guettait plus le facteur… et parce qu’elle ne comptait plus sur une lettre de Nanand, il en vint une… Quelques lignes, au crayon, mal orthographiées :

 

Je me porte bien et je suis content de mon métié… J’ai un bon patron… Écrit-moi pour me dire si mosieur et madame se porte toujour bien, ainsi que mosieur Justin. J’ai une moin belle chambre que la sienne dans la maison provisoir que nous habiton. Je t’embrasse. Fernand.

 

Devait-elle faire lire cette lettre à ses maîtres ?

 

Ils avaient bien assez de peine sans cela.

 

Zénaïde monta le papier dans sa chambre, afin de le ranger parmi ses reliques. Et dans sa malle décadenassée, elle contemplait encore une fois le sac de toile bise étiqueté Julien Damoy. Café en grains, lorsque survint Mme Boussuge, qui l’avait suivie. Celle-ci se figura que la Malaisée rapprochait dans son esprit la mort de Justin du départ de l’hirondelle qui avait fait son nid sous leur toit ; et, et de communion avec sa servante, la mère éplorée lui dit :

 

– Ma pauvre Zénaïde… je crois que nous avons la même pensée.

 

 

 

 

 


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Septembre 2007

 

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