Émile Gaboriau

LA DÉGRINGOLADE

TOME 1

(1873)

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  UN MYSTÈRE D’INIQUITÉ. 4

I 5

II 23

III 47

IV.. 64

DEUXIÈME PARTIE  LE GÉNÉRAL DELORGE. 72

I 73

II 100

III 118

IV.. 134

V.. 154

VI 168

VII 184

VIII 209

IX.. 230

X.. 254

XI 276

XII 303

XIII 322

XIV.. 351

XV.. 380

XVI 392

XVII 411

XVIII 433

XIX.. 455

À propos de cette édition électronique. 472

 

PREMIÈRE PARTIE

UN MYSTÈRE D’INIQUITÉ


I

C’est en vain que des Ternes à Belleville, tout le long des boulevards extérieurs, on eût cherché un café mieux achalandé et d’un meilleur renom que le café de Périclès.

Les plus fameux estaminets de ces parages, l’Épinette, la Nouvelle-Athènes et même le Rat-Mort ne venaient que bien après.

D’un quart de lieue, le soir, on voyait resplendir ses becs de gaz au plus bel endroit du boulevard de Clichy, presqu’en face de la place Pigalle. C’est vers 1865 qu’il fut fondé, au rez-de-chaussée d’une maison neuve, par un certain Justus Putzenhofer, Prussien de naissance, qu’attiraient à Paris, prétendait-il, l’espérance de faire fortune et sa grande amitié pour les Français.

Sa femme, toute jeune encore, et un cousin, l’aidaient à qui mieux mieux dans son œuvre délicate d’achalandage.

Ce cousin, robuste Saxon d’une vingtaine d’années, laid à faire plaisir, mais d’une complaisance inaltérable, répondait au surnom d’Adonis.

Quant à Mme Justus, courte, rouge et dodue, elle pouvait passer pour appétissante, à la façon des sandwichs qu’elle étalait sur le comptoir et qu’elle servait avec la bière de Bavière.

Jamais gens ne se virent aussi prévenants que ces gens placides pour les habitués de leur établissement. Contenter le public était leur devise.

Élevait-on la voix, on voyait aussitôt Justus abandonner sa grosse pipe de porcelaine, et accourir d’un air inquiet, en demandant d’un accent impossible :

– Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il qui ne va pas ?

Ce n’est pas lui qui jamais eût eu l’affreux courage de congédier un consommateur, quand sonnait l’heure de la fermeture des cafés.

Pour peu qu’il y eût eu une partie engagée ou quelques moos encore à vider, sournoisement il fermait sa devanture et gardait ses clients tant qu’il leur plaisait de rester, au mépris de toutes les ordonnances de police.

En ces occasions, qui étaient fréquentes, le Prussien envoyait Adonis se coucher et veillait seul.

Il suffisait à tout, et il fallait le voir, partagé entre la jubilation d’un bénéfice assuré et les transes d’un procès-verbal possible.

Car enfin, il risquait d’être pris en flagrant délit de contravention, il l’avait été déjà et condamné à une amende. Aussi se tenait-il continuellement debout contre ses volets clos, l’œil et l’oreille alternativement collés à une fente.

Et lorsqu’il croyait distinguer sur le trottoir le pas cadencé des sergents de ville de faction :

– Silence ! disait-il à ses clients de contrebande, silence ! Voilà la police ; nous sommes pincés…

C’est ainsi que, certaine nuit de février 1870, Justus Putzenhofer faisait le guet, pendant que trois de ses clients continuaient paisiblement une partie de whist engagée depuis le dîner.

L’un était un paisible rentier de la rue de la Tour-d’Auvergne ; l’autre, un jeune journaliste nommé Aristide Peyrolas, et le troisième un médecin d’une trentaine d’années, établi depuis peu à Montmartre, le docteur Valentin Legris.

La demie de une heure sonnait, et Justus venait de bourrer son éternelle pipe et de remplir les bocks, quand tout à coup un cri terrible retentit au dehors.

D’un commun mouvement les joueurs jetèrent les cartes, et se dressant :

– Entendez-vous ? dirent-ils à Justus.

L’Allemand n’était pas homme à s’émouvoir de si peu.

– J’entends, répondit-il, quelqu’un de ces mauvais gars comme il en rôde toutes les nuits sur les boulevards extérieurs, et qui se battent entre eux comme des loups enragés… Ah ! la police devrait bien leur donner la chasse, au lieu d’être toujours sur le dos des pauvres limonadiers.

Peyrolas haussa les épaules.

– La police ! interrompit-il d’un ton d’amer sarcasme, est-ce que ces bagatelles la regardent !

Cependant, l’explication de Justus était si plausible, que déjà les trois joueurs reprenaient leur partie, quand un nouvel appel se fit entendre, plus déchirant, plus effrayant encore que le premier :

– Au secours !… À moi !

Cette fois, il n’y avait pas à douter.

– On assassine quelqu’un, évidemment, cria le docteur Legris. Sortons, messieurs !… Justus, la porte, ouvrez vite la porte !

Mais, bien loin d’obéir, le prudent limonadier s’était jeté devant ses volets clos et il étendait les bras comme pour en défendre l’accès.

– Devenez-vous fous, chers messieurs ? gémissait-il… Oubliez-vous que nous sommes en contravention ?… Non, je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à recevoir quelque mauvais coup…

Sans plus l’écouter, ses clients l’écartèrent violemment. Vivement ils retirèrent les barres de la devanture et s’élancèrent dehors.

Rien !… Personne !… Le boulevard était silencieux et désert.

À grand’peine, en prêtant bien l’oreille, entendait-on dans la direction de Belleville le bruit lointain de la course précipitée de plusieurs personnes…

– Je vous disais bien que vous en seriez pour vos peines, chers messieurs, geignait Justus.

Tel n’était pas l’avis du docteur.

– Des gens fuient, déclara-t-il, donc il y a eu quelque mauvais coup de fait… Explorons les environs.

C’était plus aisé à décider qu’à exécuter. La nuit était noire à ce point que, le bras étendu, on ne voyait pas sa main… Du sol, détrempé par les pluies des jours précédents, un brouillard épais et nauséabond montait, où se noyaient les lueurs du gaz.

N’importe : les trois habitués du café de Périclès traversèrent la chaussée et s’avancèrent sur le terre-plein planté d’arbres du boulevard.

Ils n’y avaient pas fait dix pas, chacun de son côté, quand le père Rivet laissa échapper une exclamation étouffée.

– Ah ! mon Dieu !

Ses deux compagnons coururent à lui, et le trouvèrent affaissé sur un banc.

– Qu’avez-vous… qu’arrive-t-il ?…

Le bonhomme étendit le bras et d’une voix étranglée :

– Là, fit-il, là !… En m’avançant à tâtons, j’ai butté contre…

Le docteur et Peyrolas se penchèrent.

À l’endroit indiqué par le digne rentier, à terre, la face dans la boue, un homme gisait inanimé…

– Et voilà, ricana Peyrolas, voilà Paris en 1870 ! On y assassine aussi impunément qu’autrefois en pleine forêt de Bondy. Où sont les sergents de ville pendant ce temps ? Je demande à voir un sergent de ville…

Le docteur n’avait pas les emportements du journaliste. S’étant agenouillé près de l’homme, il le retourna avec précaution, et lorsqu’il lui eût palpé la poitrine :

– Il n’est pas mort, prononça-t-il, peut-être peut-on encore le sauver…

Et, sans se soucier des transes du patron de l’estaminet de Périclès :

– Holà, Justus ! cria-t-il à pleine voix, venez nous aider à transporter ce pauvre diable chez vous !…

L’Allemand était de ceux qui savent faire contre fortune bon cœur, et qui se bâtissent des maisons avec les tuiles qui leur tombent sur la tête.

Il accourut. Il souleva le blessé entre ses bras robustes, et à lui seul le porta dans le café, et il l’étendit sur un billard.

Alors, les joueurs de whist purent examiner celui qu’ils venaient de sauver.

C’était un beau garçon de vingt-cinq à trente ans. Il portait toute sa barbe, longue et d’un noir de jais. La lumière crue des lampes du billard tombant d’aplomb sur son visage, en faisait ressortir la pâleur mortelle, mais en accentuait aussi la mâle énergie.

Ses habits, bien que souillés de boue et de sang, trahissaient des habitudes d’irréprochable élégance, et son linge était d’une finesse et d’une blancheur remarquables.

Détail singulier : sous ses lèvres entrouvertes, on discernait de légers fragments de papier, comme si, au moment de perdre connaissance, il eût eu le temps et le sang-froid de détruire, en l’avalant, quelque lettre dangereuse.

Mais le docteur fut le seul à remarquer cette circonstance, dont il se garda bien de souffler mot.

Il avait retroussé ses manches, et tout en dépouillant le blessé de ses vêtements avec une dextérité toute chirurgicale :

– De l’eau, disait-il au maître du café de Périclès, vite de l’eau, une éponge, du linge… Eh ! sacrebleu ! réveillez votre femme, pour qu’elle me fasse un peu de charpie…

Inutile !… Le bruit avait troublé le sommeil de Mme Justus et au moment où on prononçait son nom, elle apparaissait, grelottant sous un peignoir à grands ramages.

Et quand elle aperçut, sur le billard, cet homme à demi nu, raide comme un cadavre et couvert de sang, elle se mit à pousser des cris lamentables…

– C’est un gaillard que j’ai tiré des mains des assassins, lui dit son mari, qui déjà entrevoyait le parti qu’il pourrait tirer de l’aventure… Et il en réchappera, n’est-ce-pas, monsieur Legris ?

Ayant achevé son examen, le docteur procédait au pansement du blessé.

– Oui, il en reviendra, répondit-il ; et même, à vrai dire, il n’a pas grand’chose. Ah ! il doit une fière chandelle à son patron. Si aussi bien il eût reçu sur la nuque le coup d’assommoir dont vous voyez la trace, là sur le col, c’était fini. De plus, on lui a allongé entre les deux épaules un coup de couteau à tuer un bœuf, et, par une sorte de miracle, la lame a dévié et glissé le long d’un os. Avant quinze jours, il sera sur pieds.

Cependant, Justus et sa femme étaient seuls à écouter le médecin.

Le journaliste Peyrolas s’était emparé du père Rivet, encore mal remis de son effroi, il le tenait au collet, et d’un air inspiré :

– Voilà, lui disait-il, le sujet d’un article que je vais écrire en rentrant, d’un de ces articles qui remuent les masses… Ah ! votre gouvernement emploie la police à organiser des émeutes pendant qu’on nous assassine !… Un instant ! Je lui dirai son fait, moi, à votre gouvernement, monsieur Rivet…

– Ah çà ! vous tairez-vous ! interrompit le docteur impatienté.

C’est que le blessé revenait à lui.

Grâce à un violent effort et en s’appuyant sur l’épaule du cabaretier, il s’était dressé sur son séant, et il promenait autour de lui un regard surpris et anxieux, interrogeant tour à tour l’endroit où il se trouvait et la physionomie des inconnus qui l’entouraient.

La conscience de soi lui revenait, et bientôt il fut évident qu’il pensait s’être rendu compte de ce qui s’était passé.

– Comment vous remercier jamais, messieurs, commença-t-il d’une voix faible, d’avoir exposé votre vie pour sauver la mienne…

D’un geste, le docteur l’arrêta :

– Oh ! permettez, monsieur, notre mérite n’est pas si grand que vous le dites. Quand nous sommes arrivés près de vous, vos assassins avaient fui.

Un immense étonnement se peignit sur les traits du blessé.

– Ils avaient fui ! murmura-t-il, sans m’achever !…

Et une soudaine réflexion l’éclairant :

– Aurais-je donc été volé ? demanda-t-il.

On lui présenta ses vêtements : sa montre et son porte-monnaie avaient disparu.

– C’étaient donc des voleurs ! fit-il, comme si cette certitude eût complètement dérouté toutes ses prévisions.

Ni le digne père Rivet, ni le fougueux Peyrolas ne remarquaient l’étrange préoccupation du blessé.

Mais il n’en était pas de même du docteur Legris.

– Parbleu ! pensa-t-il, voici un singulier sire, qui s’étonne qu’on ne l’ait pas achevé et qui s’émerveille d’avoir été volé. Pourquoi donc l’eût-on assailli sur les boulevards extérieurs, à une heure du matin, sinon pour le dépouiller ?…

Et flairant quelque mystère :

– Savez-vous, du moins, monsieur, interrogea-t-il, à quelle espèce de gens vous avez eu affaire ?

– Aucunement.

– Les reconnaîtriez-vous si on vous les présentait ?

– Je ne les ai même pas vus.

– La nuit est fort obscure, en effet ; cependant…

– Eh ! monsieur, j’étais à terre avant de soupçonner seulement que j’étais entouré d’assassins !… s’écria le blessé. Est-ce que sans cela je ne me serais pas défendu… et bien défendu, vous pouvez me croire ?

Et, en effet, tout en lui trahissait une rare énergie servie par une force peu commune.

– C’est que le guet-apens était habilement tendu, continua-t-il. Je rentrais chez moi, lorsque passant ici devant, tout à coup, il me semble entendre des gémissements. Surpris, je m’arrête, prêtant l’oreille. Les plaintes redoublent… Je cherche des yeux d’où elles partent, et à terre, devant un des bancs du terre-plein je distingue comme une forme humaine qui s’agite… Ému, je me penche, mais je m’étais à peine incliné qu’un coup terrible sur la tête, un coup de bâton, à ce que je suppose, m’envoyait rouler à dix pas dans la boue…

– Évidemment, objecta le père Rivet, les assassins étaient cachés derrière le banc…

– Je n’étais cependant qu’étourdi, continua le blessé, et la preuve, c’est que pendant trois secondes au moins j’ai eu la perception très nette de ma situation… Mais, au moment où je me relevais, j’ai ressenti une douleur épouvantable entre les deux épaules. J’ai dû pousser un cri terrible… et de ce moment je ne me rappelle plus rien…

Indifférent en apparence, le docteur guettait son blessé du coin de l’œil.

– Eh bien ! lui dit-il, voilà ce qu’il faudra, demain, répéter au commissaire de police…

Mais l’autre, à ces mots, tressaillit :

– Pour cela, non ! s’écria-t-il, non, à aucun prix !

C’était plus que de la répugnance, c’était de l’effroi que manifestait le blessé.

À ce point que tous, le docteur excepté, en demeurèrent stupéfaits, et que même le père Rivet s’oublia jusqu’à murmurer à l’oreille de Peyrolas :

– Par ma foi ! le nom seul du commissaire lui fait un drôle d’effet.

Lui vit bien l’impression produite :

– Je ne puis porter plainte, déclara-t-il. Et tenez, messieurs, si après le grand service que vous m’avez rendu, vous vouliez m’en rendre un plus grand encore, vous n’ébruiteriez pas l’accident dont je viens d’être victime.

Il attendait une réponse avec une si évidente anxiété, que M. Legris en eut pitié.

– Nous vous garderons le secret, monsieur, dit-il, vous avez notre parole.

– Soit ! soupira Peyrolas. Et pourtant, quel article !…

Dès lors, le blessé parut recouvrer toute sa liberté d’esprit. Mme Justus lui avait préparé une tasse de feuilles d’oranger, il la but et annonça que, se sentant mieux, il allait regagner son logis.

Puis, tandis qu’on l’aidait à revêtir ses habits :

– Je me nomme Raymond Delorge, messieurs, dit-il, et je demeure rue Blanche… J’espère, une fois rétabli, vous témoigner toute ma gratitude…

Cependant il avait trop présumé de ses forces ; lorsqu’il essaya de faire un pas, il chancela.

– Diable ! fit-il avec un sourire inquiet, la tête me tourne et j’ai les jambes comme du coton…

– Mais moi, j’avais prévu ce qui arrive, monsieur, interrompit le docteur. Adonis vient de sortir pour tâcher de nous trouver une voiture, et pour plus de sûreté je vous accompagnerai.

Toute la nuit, il passe sur le boulevard de Clichy des voitures attardées qui regagnent le dépôt, le garçon du café de Périclès ne tarda pas à reparaître, annonçant qu’il ramenait un fiacre.

On aida le blessé à y monter, le docteur s’y installa près de lui, et le cocher fouetta son cheval.

Rarement M. Legris avait été aussi intrigué, et il cherchait dans sa tête quelqu’une de ces questions insidieuses qui forcent la réponse.

Raymond Delorge ne lui laissa pas le temps de la trouver.

– Ainsi, docteur, commença-t-il, je vais être obligé de garder le lit ?

– Pendant quelques jours, oui.

– En ce moment, ce peut être pour moi un irréparable malheur…

– Oh !…

– Et ce n’est pas tout. Je ne sais ce que je donnerais pour qu’on ne s’aperçût pas chez moi de mon accident. J’ai perdu mon père, docteur, je vis avec ma mère et ma sœur, dont la tendresse n’est déjà que trop facile à s’alarmer.

– Ne dites rien alors. Cachez vos vêtements qui vous trahiraient et restez couché sous prétexte d’une indisposition…

– C’est bien à quoi je pense ; seulement il faudrait un médecin…

– Qui fût votre complice, n’est-ce pas ? Eh bien ! j’irai vous voir, fit le docteur avec une précipitation qu’il regretta.

Mais il était trop tard pour rien ajouter ; la voiture s’arrêtait rue Blanche. Le blessé en descendit seul et quand il fut sur le trottoir :

– Allons, dit-il, l’air m’a fait du bien, et je me sens de force à gravir l’escalier en me tenant à la rampe… Vous m’excuserez, docteur, de ne pas vous prier de monter, mais je suis certain que moi n’étant pas rentré, ma pauvre mère n’est pas encore endormie, et un autre pas que le mien l’inquièterait… Et enfin, pour abuser de vous jusqu’au bout, je vais vous demander de payer le cocher, car on m’a pris jusqu’à mon dernier sou…

– Bien ! bien ! ne vous tourmentez pas… Allons, rentrez, voici votre porte ouverte. Et pas d’imprudence !… Je serai chez vous à midi.

Resté seul, le docteur renvoya le fiacre, préférant rentrer à pied.

– Drôle d’histoire ! grommelait-il, singulier garçon !… Qu’est-ce que cette lettre qu’il a avalée ? Pourquoi ne veut-il pas porter plainte ? Mais bast ! j’aurai sans doute le mot de l’énigme demain.

Il disait cela, seulement il ne pouvait empêcher sa cervelle de trotter.

Et le lendemain, il dut presque se faire violence pour attendre onze heures avant de se présenter rue Blanche.

Un vieux serviteur en qui tout trahissait l’ancien soldat vint ouvrir, et il avait été prévenu, car dès qu’il aperçut le docteur :

– M. Raymond attend monsieur, déclara-t-il, et si monsieur veut me suivre…

Le docteur trouva son malade beaucoup mieux qu’il ne l’espérait.

Et quand il eut examiné la blessure et indiqué le régime à garder, il s’assit, espérant vaguement quelques éclaircissements en échange de ses soins.

Il n’en recueillit aucun. Le blessé semblait avoir oublié son aventure. Il dit simplement que sa mère n’avait aucun soupçon, et se mit à causer de tout autre chose. Et il en fut de même pendant une semaine, où M. Legris vint tous les jours.

Raymond le recevait affectueusement et comme s’il eût eu la volonté de conserver ces relations que le hasard avait nouées, mais il évitait avec une sorte d’affectation de parler de soi, de ses affaires, de sa famille.

Après dix visites, le docteur n’avait entrevu ni madame ni mademoiselle Delorge.

Aussi, quand, au café de Périclès, Peyrolas ou le père Rivet lui demandaient des nouvelles de son malade, et aussi quelques renseignements :

– Il est autant dire guéri, répondait-il, et vous le verrez un de ces soirs… C’est un brave et loyal garçon, bien qu’un peu froid et d’une réserve excessive… Ancien élève de l’École polytechnique, il était ingénieur des ponts et chaussées quand il a donné sa démission pour s’occuper de chimie industrielle…

C’était tout ce qu’il savait, et c’était, pensait-il, tout ce qu’il saurait jamais ; quand un dimanche – c’était le 27 février 1870, le dimanche gras – sur les cinq heures du soir, il se présenta rue Blanche.

À sa vue, Raymond bondit sur son fauteuil, et d’une voix émue :

– Ah ! docteur, s’écria-t-il, je tremblais que vous ne vinssiez pas !

Son impassibilité habituelle se démentait ; l’éclat de ses yeux et un tremblement fébrile trahissaient ses angoisses.

– Il vous arrive quelque chose ? demanda M. Legris.

Pour toute réponse, Raymond prit une lettre sur son bureau, et la tendant au docteur :

– Voici ce que je reçois, dit-il ; lisez.

Cette lettre, non signée, était écrite à l’encre bleue sur d’horrible papier.

Elle disait :

« Cette nuit, une scène aura lieu, dont IL FAUT que M. Delorge soit témoin.

« Qu’il se trouve à minuit au bal de la Reine-Blanche. Un homme s’approchera de lui et lui dira : « Je viens du jardin de l’Élysée. » Qu’il suive hardiment cet homme partout, je dis bien partout, où il le conduira.

« Qu’il vienne, pour elle, sinon pour lui. Et qu’il ne craigne rien, celui qui lui écrit est son ami. »

Ayant lu, le docteur n’eut pas l’ombre d’une hésitation.

– Je pense, mon cher monsieur Delorge, prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première fois veulent prendre leur revanche.

Raymond hochait la tête.

– Peut-être avez-vous raison, fit-il, et cependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous.

Sa détermination était si évidente, que le docteur n’eut pas même l’idée de la combattre.

– Au moins, conseilla-t-il, faites-vous accompagner…

On eût dit que Raymond attendait cet avis. Fixant M. Legris :

– Par qui ? demanda-t-il. Je suis malheureux, je vis seul. J’ai deux amis, deux frères, mais ils sont loin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moi un péril inconnu, et qui me jure, quoi qu’il arrive, un inviolable silence ?

Le docteur n’hésita pas.

– Je serai cet homme, monsieur Delorge, dit-il d’une voix ferme.

Et quelques heures plus tard, en effet, le docteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, se rendant au rendez-vous de la lettre anonyme.

II

Le soir, lorsqu’on arrive au haut de la rue Fontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l’autre côté du boulevard extérieur, au-dessus d’une porte immense, une guirlande de becs de gaz.

C’est l’illumination du bal de la Reine-Blanche.

À droite, se trouve un café-débit de vins divisé en quantité de salons de société par des cloisons de planches légères, découpées à la mécanique.

À gauche, en contrebas, est une échoppe de pâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter des friandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à la crème.

Ce n’est pas l’élite des salons de Paris qui danse à la Reine-Blanche, bien qu’une « mise décente » y soit de rigueur.

Les soirs de bal, c’est-à-dire le dimanche, le lundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs à casquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n’ont rien de rassurant.

Or, il y avait « fête à la Reine » comme disent les habitués, le soir où Raymond Delorge et le docteur Legris s’y présentèrent.

Deux immenses pancartes collées le long des montants de la porte annonçaient, en l’honneur du dimanche gras, un grand bal paré et masqué avec surprises et divertissements variés, tels que quadrille infernal, tombola et galop final éclairé aux flammes de Bengale.

– Allons, il faut entrer, dit le docteur à Raymond.

Ils entrèrent. Ils suivirent une assez longue avenue boueuse, plantée de chaque côté d’arbustes rabougris. Ils traversèrent un vestibule où sont établis le contrôle et le vestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à la salle de bal.

C’est quelque chose comme une vaste grange, fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas, décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorte d’estrade, élevée de trois marches, où boivent les gens sérieux.

Le parquet, c’est-à-dire l’espace réservé aux danseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, des tables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement les simples curieux.

La fête atteignait son apogée, quand entrèrent les deux jeunes gens.

Aux sons enragés des pistons et des trombones, deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants, échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proie à une sorte d’épilepsie furieuse.

Et assis à toutes les tables, pressés, entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de la bière à pleine chopes, et tarissaient, d’une soif inextinguible, d’immenses saladiers de vin.

La chaleur était intolérable, le gaz brûlait les yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à la gorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient des flots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir plané comme un nuage au-dessus de la cohue.

En dépit de l’affiche qui promettait un bal paré et masqué, on n’apercevait que de rares costumes ! Des oripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés, qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient sur l’échine des ivrognes, et s’éraillaient aux tables boiteuses des cabarets de barrière…

Non sans peine, le docteur et Raymond trouvèrent, sur l’estrade, à un endroit d’où ils dominaient tout le bal, une table libre et bien en vue.

Et ils étaient à peine assis qu’un garçon s’approcha, demandant ce qu’il fallait servir à ces messieurs.

– Donnez-nous de la bière, commanda le docteur.

Grâce à sa robuste carrure, au ton surtout dont il criait : « Gare aux taches ! » ce garçon glissait comme une anguille à travers cette cohue.

Il ne tarda pas à reparaître, portant une bouteille et deux verres ; mais avant de verser :

– C’est vingt sous, dit-il, et d’avance.

Le docteur Legris paya sans sourciller.

C’est sans arrière-pensée qu’il s’était mis à la disposition de Raymond.

Son concours accepté, il s’était promis de brider sa curiosité, si ardente qu’elle pût être, se jurant bien de ne rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ou surprendre les confidences de celui qui s’en remettait à sa bonne foi.

Raymond Delorge, lui, devait être à mille lieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, le front dans la main, l’œil fixe, le visage contracté, il demeurait abîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience de l’endroit où il se trouvait ? Assurément non. Il ne s’apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, les valses aux mazurkas, et que le temps passait.

Le docteur s’en apercevait, lui : à tout instant il tirait sa montre, jusqu’à ce qu’enfin, impatienté, il secoua son compagnon en lui disant :

– Savez-vous que la nuit avance et que notre homme ne paraît guère ?… Si votre lettre allait n’être qu’une stupide mystification !…

Raymond tressaillit, comme le rêveur qu’on arrache à ses rêves :

– Impossible ! répondit-il.

– Pourquoi ? Serait-ce parce que cette lettre vous parle d’elle, c’est-à-dire d’une femme que vous aimez ?…

Une larme brilla dans les yeux de ce singulier garçon, larme de douleur ou de colère :

– Non, prononça-t-il, ma certitude a une autre cause. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, la phrase de reconnaissance que doit prononcer celui qui viendra nous chercher ici ? Eh bien ! c’est dans le jardin de l’Élysée que mon père, le général Delorge, a été tué, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1851…

L’accent de Raymond, le feu sombre de son regard, éveillaient dans l’esprit du docteur un monde de conjectures. Mais il les écarta.

Il venait de remarquer un des rares « déguisés » du bal qui, depuis un moment, les épiait.

C’était un petit homme taillé en force, d’une physionomie plutôt vulgaire que méchante. Il portait un costume d’ordre composite : un large pantalon de velours éraillé, à bandes de satin jadis blanc, et une veste espagnole dont la moitié des boutons manquait. Sur la tête il avait une toque rouge, ornée d’un grand plumet.

– Serait-ce donc celui que nous attendons ? pensait M. Legris.

C’était lui.

Il s’approcha de Raymond, lui frappa familièrement sur l’épaule, et d’une voix dont l’alcool avait depuis longtemps détrempé les cordes :

– Je viens du jardin de l’Élysée, prononça-t-il.

Comme s’il eût été mû par un ressort, Raymond se dressa tout d’une pièce et dit :

– Je suis prêt à vous suivre.

– En ce cas, arrivez vite, car nous sommes en retard.

Ce n’était pas sans une intime et bien naturelle satisfaction que le docteur Legris avait pris la mesure de cet inconnu, à qui Raymond et lui allaient s’abandonner.

– Ou je n’ai jamais su ce qu’est une physionomie, pensait-il, ou ce gros gaillard est absolument incapable d’un crime.

Cependant le docteur songeait aussi :

– Ah çà ! est-ce dans ce costume qu’il va nous conduire Dieu sait où ?…

Pas tout à fait.

Arrivé au vestiaire, l’inconnu y prit un large mac-farlane qu’il jeta sur ses épaules et échangea contre un chapeau de feutre mou sa toque à plumet. Puis, d’un air content de soi :

– Hein ! fit-il, je ne suis pas long à changer de pelure, moi, et si vous avez de bonnes jambes…

Mais il s’interrompit, tout interloqué, en reconnaissant que Raymond n’était pas seul.

– Oh ! oh ! oh ! gronda-t-il sur trois tons différents, et d’une voix toujours plus éraillée que le velours de son pantalon… On ne m’avait annoncé qu’une pratique.

Le docteur s’avançait pour intervenir ; Raymond le prévint.

– C’est possible, répondit-il, mais si monsieur ne peut m’accompagner, je renonce à vous suivre.

L’homme, évidemment perplexe, se grattait le nez avec une sorte de rage. Ce devait être un moyen à lui de provoquer l’éclosion des idées. Et il lui réussit, car soudain :

– Bête que je suis ! s’écria-t-il, je vais régler cela en un tour de main. Ne bougez pas, je reviens.

Et il se rejeta dans la mêlée du bal.

– Ah ! c’est nous qui sommes des niais ! fit presque aussitôt M. Legris. Cet homme rentre chercher des instructions ; donc celui qui l’emploie et le paye, l’auteur de la lettre anonyme, est dans la salle. J’aurais dû me lancer sur ses talons, et si je savais qu’il fût encore temps…

Non… l’homme reparaissait.

– Tout est arrangé, dit-il gaîment, arrivez tous deux ; ce sera le même prix…

L’instant d’après ils étaient dehors.

Il était bien près d’une heure, à ce moment. L’économe administration de la Reine Blanche avait éteint son illumination extérieure. Le pâtissier avait mis les volets de son échoppe. Tout était fermé aux environs. Il ne passait plus un chat sur le boulevard de Clichy, et c’est à peine si de loin en loin on apercevait un sergent de ville s’abritant sous quelque porte cochère.

Le temps, après avoir menacé toute la journée, était devenu affreux. C’était une véritable tempête qui s’abattait sur Paris, pliant comme des roseaux les jeunes arbres du boulevard, tordant les tuyaux de cheminées, faisant voler au loin les ardoises des toits.

Cependant la nuit n’était pas sombre, et par moments, à travers les déchirures des nuages noirs chassés par un vent furieux, la lune apparaissait, accentuant la silhouette des maisons et faisant resplendir comme des miroirs d’argent les flaques d’eau des avenues.

Mais qu’importait le temps, au docteur et à Raymond ? Ayant relevé le collet de leur paletot, ils s’étaient pris par le bras, et, silencieux, ils marchaient derrière leur guide.

Lui allait, d’une allure insoucieuse, les mains dans les poches, sifflotant un air de valse.

En sortant de l’allée boueuse de la Reine Blanche, il avait pris du côté de la cité Véron, la cité par excellence des jolis « cabinets à louer ».

Il fit ainsi cent cinquante pas, dans la direction des Batignolles, puis tournant court, il s’engagea dans l’avenue du cimetière du Nord.

C’est une large avenue plantée d’arbres où se fait dans le jour un grand commerce de vins et d’emblèmes funéraires, mais qui n’a d’autre issue que le cimetière dont on aperçoit, à l’extrémité, le large portail.

Aussi, le docteur s’arrêta-t-il net, et lâchant le bras de Raymond :

– Ah çà ! l’ami, demanda-t-il à leur guide, où nous menez-vous par là ?

– Où l’on m’a dit.

– Soit ! Mais la nuit, quand le cimetière est fermé, cette avenue est une impasse…

– Possible !… Allons, avançons-nous ?…

– Vous nous accorderez bien dix secondes, interrompit M. Legris.

Et attirant Raymond à l’écart :

– Si vous me connaissiez mieux, lui dit-il très vite, je n’aurais pas besoin de vous affirmer que je ne suis pas un homme à reculer jamais. Seulement j’aime à me renseigner. Notre expédition me paraît prendre une tournure singulière. Donc, excusez mes questions : neuf fois sur dix, quand on reçoit une lettre anonyme, on sait quel nom mettre au bas…

Raymond l’arrêta d’un geste :

– La lettre peut aussi bien venir d’un ami dévoué que d’un ennemi mortel, répondit-il, voilà tout ce que je puis dire…

M. Legris ne broncha pas.

– Parfait ! dit-il, comme s’il eût été satisfait de cette réponse évasive.

Et de ce ton goguenard dont les hommes forts voilent leurs impressions :

– Nous sommes à vous, l’ami, cria-t-il à leur guide : allez…

Il alla droit à la porte du cimetière, et il s’apprêtait à tirer la corde de la cloche, quand Raymond, d’un geste rapide, lui arrêta le bras.

– Prenez garde, lui dit-il, ni mon ami ni moi ne sommes de ceux qu’on mystifie impunément.

Dédaigneusement l’homme haussa les épaules.

– J’ai l’ordre, répondit-il, de ne vous donner aucune explication. J’ai reçu une commission, je la remplis. Voulez-vous pousser la chose jusqu’au bout ? Laissez-moi faire. Avez-vous peur et désirez-vous en rester là ? Retournons d’où nous venons. Moi, je m’en bats l’œil ; arrive qui plante, je suis payé d’avance !

Et ce disant, il frappa sur la poche de son pantalon de velours, qui rendit un son métallique.

– Cependant…

– Il n’y a pas de cependant, c’est oui ou non, et tout de suite, car je n’ai pas envie de moisir ici… Et, par-dessus le marché, je dois vous engager à brider votre langue, quoi qu’il arrive. Un mot seulement ou une exclamation pourraient nous coûter cher… Nous jouons plus gros jeu que vous ne pensez…

Le docteur Legris se pencha vers son compagnon.

– Laissons-le faire, lui souffla-t-il dans l’oreille.

– Faites donc, dit Raymond, nous nous tairons.

L’homme sonna et attendit.

Deux minutes s’écoulèrent, on entendit un pas traînant et quelques jurons étouffés, et enfin la porte du cimetière s’entrebâilla.

Un homme, un gardien, parut, portant une lanterne. Tiré de son lit par le son de la cloche, il était à demi-vêtu et coiffé d’un bonnet de coton.

– Qu’est-ce que vous voulez ici ? demanda-t-il brutalement.

Pour toute réponse, le guide des deux jeunes gens tira de sa poche un papier et le lui tendit en disant :

– Savez-vous lire ? Lisez, et vous le saurez, mon brave.

Méthodiquement, le gardien accrocha sa lanterne à une des ferrures de la porte, et se mit à parcourir ce papier, examinant avec soin les timbres dont il était revêtu. Et quand il eût achevé :

– Que ne parliez-vous tout de suite ! fit-il. Combien êtes-vous ?

– Trois.

– Entrez.

Ils entrèrent, et quand le gardien eut soigneusement refermé la porte :

– Puisque vous êtes là, dit-il, les rondes seraient inutiles, n’est-ce pas ?

– Évidemment ! répondit du ton le plus tranquille l’homme au mac-farlane.

– En ce cas, je vais me payer un fameux somme ; et vous autres, bien du plaisir, et bonne chance !

C’est dans l’attitude d’un flegme imperturbable, que l’étrange danseur de la Reine-Blanche suivit de l’œil le gardien qui, sans défiance, regagnait sa maisonnette.

Mais quand il l’eut vu rentrer et tirer la porte sur lui, ah ! alors il respira à pleins poumons, comme après un péril heureusement conjuré. Et dessinant du bras un geste moqueur :

– Ni vu ni connu ! fit-il de sa voix la plus enrouée. Enfoncé le gêneur !…

Ses compagnons, Raymond et le docteur Legris, l’examinaient d’un air de stupeur immense ; mais il s’en souciait bien, vraiment !

– Nous y sommes ! répétait-il gaiement, nous y sommes !…

Ils étaient alors debout au milieu du rond-point qui ouvre le cimetière Montmartre, à quelques pas du socle de marbre où semble dormir de l’éternel sommeil le bronze de Godefroy de Cavaignac.

Devant eux, jusqu’au fond de l’horizon, se déroulait l’immense champ du repos, devenu trop étroit.

Certes, ni le docteur ni Raymond n’étaient accessibles aux terreurs superstitieuses qui hantent les cerveaux faibles, et cependant, peu à peu, ils se sentaient envahis par cette vague et mystérieuse angoisse qui se dégage de la mort.

Seul, le guide gardait son insouciance.

– Le plus fort est fait, reprit-il, mais si nous restons ici à reverdir, nous arriverons trop tard. Allons, en avant trois !…

Et sans hésiter, en homme qui connaît sa route, il s’engagea dans une des allées de droite, une longue allée bordée d’une triple rangée de monuments funèbres.

Sans une objection, sans un mot, les jeunes gens le suivirent encore. Où ? Dans quel but ? Ils ne se le demandaient même plus eux-mêmes, tant ils étaient bouleversés par l’étrangeté de la situation et saisis du spectacle qui s’offrait à eux.

La pluie avait cessé, mais le vent redoublait de furie et se déchaînait dans les arbres, emplissant l’air de sifflements lugubres, qui semblaient, dans la nuit, des gémissements et des sanglots. Toujours plus pressés et plus rapides, les nuages volaient emportés par la tourmente. Les ténèbres, à tout instant, succédaient aux clartés indécises de la lune. L’ombre se peuplait. Tout revêtait des formes fantastiques. Les grands cyprès se dressaient, menaçants comme des spectres, et, pareilles à de blancs fantômes, apparaissaient les statues éplorées debout sur les tombeaux…

Cependant, l’homme au mac-farlane allait toujours à travers le dédale du cimetière.

Du même pas égal et sûr il traversa successivement plusieurs avenues, descendit un escalier, remonta une pente roide, et finalement s’arrêta devant une sorte de clairière, non loin de la chapelle bâtie récemment par la famille de Champdoce.

– Halte ! prononça-t-il, nous sommes arrivés.

Très évidemment, toutes ses mesures étaient d’avance prises, et bien prises pour atteindre le but qu’il se proposait. Il avait dû venir dans la journée reconnaître le terrain.

Il attira les jeunes gens derrière un épais rideau d’arbres verts, et leur montrant un banc vermoulu au milieu des broussailles :

– Asseyez-vous là, leur dit-il.

– Soit ! et ensuite ?

– Ensuite ? Il ne s’agit plus que d’ouvrir les yeux et les oreilles. Regardez…

De l’endroit où ils étaient postés, les jeunes gens apercevaient, à une vingtaine de mètres, la portion du mur de clôture qui longe la rue de Maistre.

Entre eux et le mur, le terrain était plat et nu, et ils n’y voyaient rien qu’une tombe. Cette tombe était en réparation. La pierre tumulaire avait été déplacée, et on discernait l’ouverture d’un étroit caveau.

Les ouvriers avaient dû y travailler dans la journée, et même, circonstance singulière, ils y avaient laissé leurs outils.

– Et maintenant… commença le docteur.

– Maintenant… dit rudement l’homme, vous allez me faire l’amitié de vous taire et de ne plus bouger…

Après avoir tant accepté, ce n’était plus le lieu ni l’instant de discuter. Les deux jeunes gens se turent et attendirent, troublés, anxieux, se demandant s’ils veillaient ou s’ils étaient le jouet d’un cauchemar ; si c’était bien vrai qu’ils étaient là, en pleine nuit, dans ce cimetière, où ils avaient été introduits ils ne savaient comment, par cet inconnu, rencontré dans un bal public, et encore vêtu de sa livrée de carnaval…

Mais cet inconnu, tout à coup, eut un tressaillement et une exclamation sourde :

– Silence ! fit-il d’une voix qui, pour la première fois, trahit une émotion ; le mur, regardez le mur…

Au-dessus de ce mur, lentement, méthodiquement, une forme humaine s’élevait… C’était bien un homme, et il faisait assez clair pour reconnaître qu’il était coiffé d’une casquette et vêtu d’une longue blouse de couleur sombre.

Ayant atteint le chaperon du mur, il s’y mit à cheval, et se penchant du côté de la rue, il attira à lui une échelle qu’il fit basculer avec précaution et glisser ensuite du côté du cimetière.

Épouvantés cette fois, Raymond et le docteur se rapprochèrent de leur guide pour l’interroger. Mais lui, leur prenant les poignets et les étreignant :

– Chut ! donc, tonnerre du ciel ! fit-il. Ceci n’est encore rien.

En effet, sur le chaperon du mur, un second personnage se glissait, vêtu comme le premier. Ils semblèrent tenir conseil puis descendant dans le cimetière, ils se mirent à rôder de ci et de là, prêtant l’oreille…

Rassurés par leur inspection, ils revinrent à l’échelle et firent probablement un signal convenu, car presque aussitôt un troisième individu apparut.

Ce dernier, autant qu’on en pouvait juger d’après ses vêtements et ses façons, devait appartenir aux plus hautes sphères sociales.

Il était, en tout cas, le maître des deux autres, on en était certain rien qu’à son attitude et à la leur. Il les interrogeait, c’était visible, et satisfait sans doute de leur réponse, il fit un signe du côté de la rue.

Trois secondes après, la silhouette d’une femme se dressait au-dessus du mur.

– Ah ! tonnerre ! gronda l’homme de la Reine-Blanche, elle a de l’aplomb, celle-là !…

Elle était vêtue de noir et portait un voile si épais que, même en plein jour, on n’eût pas distingué ses traits.

L’homme au vêtement élégant lui ayant tendu la main pour l’aider à passer le mur, elle l’écarta, traversa seule et se laissa légèrement glisser dans le cimetière…

Aussitôt ces quatre complices s’approchèrent jusqu’à la tombe en réparation, si près de la cachette du docteur et de Raymond, qu’on y entendait distinctement leurs moindres paroles.

– C’est ici ! fit l’homme qui semblait diriger cette expédition.

– Eh bien ! dit la femme d’un ton impérieux, faisons vite…

Comme s’ils n’eussent attendu que cet ordre, les deux hommes en blouse ramassèrent à terre un levier oublié, et en un instant, sans bruit, achevèrent de desceller les pierres du caveau…

Cela fait, ils se baissèrent ensemble vers le trou béant, et réunissant leurs forces, ils remontèrent à fleur du sol un cercueil…

Debout, près de la femme voilée, l’homme qui les commandait avait suivi leur travail :

– Maintenant, madame la duchesse, prononça-t-il, vous allez voir si je vous ai trompée. Allez, vous autres…

Avec une rare dextérité, les deux hommes introduisirent entre les planches le bout de leur levier, et, pesant ensemble, ils firent sauter le couvercle, qui éclata avec un bruit sinistre…

Aussitôt, cette femme que les autres appelaient Mme la duchesse, bondit jusqu’au cercueil, se pencha au-dessus, y plongea le bras avec une précipitation folle ; puis d’un accent de joie délirante :

– Vide !… s’écria-t-elle, son cercueil est bien vide !…

Immobiles derrière le rideau de cyprès qui les cachait, le docteur et Raymond Delorge attendaient un mot qui leur révélât le sens de cette scène inouïe, un mot qui leur apprît à quelles sources d’intérêt et de passion puisaient leur audace ces gens qui osaient ainsi en plein Paris escalader les clôtures sacrées d’un cimetière et violer le secret d’un tombeau…

Ce mot ne fut pas prononcé…

C’est sans échanger une parole que l’homme aux vêtements élégants et la femme en noir, la duchesse, regagnèrent l’échelle et disparurent de l’autre côté du mur.

Les complices subalternes, les deux hommes en blouse, restaient seuls dans le cimetière.

Rapidement ils rajustèrent les planches du cercueil et le redescendirent dans le caveau, après quoi, tant bien que mal, ils remirent en place les pierres qu’ils avaient descellées, effaçant vaille que vaille toute trace d’effraction…

Cette besogne terminée, le plus tranquillement du monde, ils regagnèrent le mur, retirèrent leur échelle et disparurent…

De la scène dont le docteur et Raymond venaient d’être témoins, nul vestige ne restait plus qui leur en attestât la réalité… Tout s’était évanoui comme une de ces visions qu’enfantent les ténèbres et que dissipe le jour…

Il était d’ailleurs temps que tout finît. Raymond n’en eût pu supporter davantage, tant depuis un moment toutes ses facultés s’exaltaient jusqu’à un degré presque insoutenable.

Saisissant par le bras, rudement, l’homme de la Reine-Blanche :

– Maintenant, lui dit-il, tu vas nous expliquer pourquoi tu nous as fait assister à cet abominable sacrilège. Qui sont ces gens qui violent les tombeaux ? Qu’est-ce que ce cercueil qui est vide ? Que veut-on de moi ? Parle ! Des faits, des noms, et vite…

Tranquillement, l’homme s’était dégagé.

– Vous vous trompez d’adresse, bourgeois, répondit-il de son accent d’insouciance narquoise. Les gens qui m’ont payé pour vous amener ici ne m’ont pas dit leurs secrets. Je ne sais rien… Mais j’ai idée que tout ce que vous demandez doit être écrit sur la pierre tombale…

Le docteur et Raymond eurent le même mouvement :

– C’est pourtant vrai !…

Et abandonnant l’homme, ils bondirent jusqu’à la pierre.

Elle était petite et humble, comme si elle eût été marchandée sou à sou au marbrier funèbre. Au milieu, on lisait :

MARIE SIDONIE

MORTE À VINGT-SEPT ANS

Priez pour elle !

– Eh bien ? demanda le docteur.

Raymond semblait abasourdi.

– Pas de nom de famille ! murmurait-il, et ce nom de Sidonie n’éveille en moi aucun souvenir… J’ai beau chercher, rien !…

Le docteur, par bonheur, gardait presque son sang-froid accoutumé.

– Ce n’est pas la peine, mon cher, prononça-t-il, de vous creuser la cervelle. Retournons rejoindre notre guide.

Mais quand ils revinrent au banc vermoulu, derrière les cyprès, l’homme au mac-farlane n’y était plus.

Ils appelèrent… pas de réponse. Ils écoutèrent… nul bruit. Ils cherchèrent aux alentours… rien.

– Nous sommes joués ! fit le docteur, d’un ton qui annonçait plus de colère que de surprise, joués comme des enfants !

– Mais cet homme…

– Il doit être dehors à cette heure… Mais soyez tranquille, nous le retrouverons, je le veux… Seulement il faudrait pouvoir sortir d’ici à l’instant.

– Oui, mais comment ? En escaladant le mur ? C’était à peine praticable, et en tout cas, bien imprudent.

– Si encore ils avaient eu l’idée du moyen employé par leur guide pour les introduire dans le cimetière !

– N’importe ! s’écria le docteur, j’ai un plan, et précisément parce qu’il est hardi, il doit réussir. Regagnons la porte.

Le malheur est qu’ils ne connaissaient pas le cimetière, qu’ils ne savaient même pas dans quelle partie ils se trouvaient. Longtemps ils errèrent à travers le dédale des tombes. La peur, par moments, les prenait presque…

– Si on nous trouvait ici, disait Raymond, comment expliquer notre présence !

Enfin le docteur crut reconnaître l’allée prise la première par leur guide. Il ne se trompait pas. Bientôt ils aperçurent le rond-point et la maisonnette du gardien.

– Maintenant, dit le docteur, à la grâce de Dieu !

Et il alla frapper au carreau de la maisonnette.

– Qui va là ? dit une voix de l’intérieur.

– Nous, parbleu ! répondit le docteur, nous voudrions sortir.

– Déjà ! votre camarade qui vient de partir m’avait dit que vous resteriez jusqu’à l’ouverture…

– Nous avons réfléchi.

– Alors, attendez une minute, et je suis à vous, dit le gardien.

Il ne fut pas long à paraître, en effet, et ayant ouvert la porte, il mit les deux jeunes gens dehors, en leur disant :

– À une autre fois !…

Le docteur se frotta les mains.

– Eh ! eh ! fit-il, quand la porte fut fermée, peut-être tenons-nous notre homme !

III

C’est sur une circonstance bien futile en apparence, et qui avait totalement échappé à Raymond, que reposaient toutes les espérances du docteur Legris.

Pressé de questions, leur guide leur avait répondu avec un accent de regret dont il n’y avait pas à suspecter la sincérité :

« Ah çà ! croyez-vous donc que c’est pour mon plaisir que j’ai quitté le bal au plus beau moment, et juste comme je venais de faire une connaissance charmante ?… »

– Donc, concluait le docteur, il y a dix à parier contre un que cet ami de la gaîté est allé reprendre son quadrille interrompu.

– À moins qu’il ne se défie, objecta Raymond.

– Et de qui, s’il vous plaît ? De nous ? Impossible ! Ne nous croit-il pas pris dans le cimetière comme dans un piège pour le reste de la nuit ? Moi, je ne crains qu’une chose : c’est que le bal ne soit fini.

Il ne l’était pas. En arrivant à l’allée boueuse de la Reine-Blanche, les jeunes gens aperçurent au fond les reflets de l’illumination de la salle.

– Entrons ! fit Raymond.

Mais le docteur l’arrêtant :

– Plaisantez-vous ? dit-il. Oubliez-vous que si nous avons intérêt à rejoindre cet homme, il a un intérêt non moindre à nous éviter ?

– Ah ! si je le tenais, docteur !…

– Vous l’avez tenu, mon cher ami, et il n’a pas parlé. Croyez-moi, pas de violence. Laissez-moi agir, moi qui suis de sang-froid. Attendez ici, pendant que j’entrerai seul en prenant mes précautions pour n’être pas reconnu.

Ces précautions étaient indiquées par les circonstances mêmes.

À la Reine-Blanche, comme à tous les bals publics, est établi pendant le carnaval un magasin où on loue des costumes.

C’est là que se rendit tout droit le docteur. En moyennant trois francs dix sous, une vieille femme, qui avait un faux air de sorcière, mit à sa disposition une longue souquenille de lustrine noire, qu’elle décorait du nom de domino.

C’était puant, malpropre, répugnant, et à tout autre moment le docteur eût reculé devant cette loque. Mais le temps pressait. Il l’endossa, rabattit, non sans dégoût, le capuchon sur son visage, et se glissa dans la salle de bal.

Elle était vide, ou autant dire. De la cohue de la soirée, c’est à peine si soixante ou quatre-vingt enragés restaient, les uns achevant de se griser autour des tables poisseuses, les autres se ruant avec des gestes épileptiques en une sorte de galop échevelé.

Mais qu’importait au docteur Legris !

Il venait de reconnaître, assis à une des tables de l’estrade, devant un bol immense de vin à la française, l’homme au mac-farlane. Près de lui, vêtue d’un costume de bayadère, bien trop large et beaucoup trop court, buvait une surprenante créature, d’une laideur et d’une maigreur invraisemblables.

– Allons, la chance est pour nous ! pensa le docteur.

En jugeant inutile un plus long séjour dans ce bal, il courut se débarrasser de son domino, et rejoignant Raymond :

– Il ne s’agit plus, lui dit-il, que de savoir où demeure ce gaillard, ce qu’il fait et comment il s’appelle. Et pour y arriver, voici le programme : nous allons monter dans une voiture, d’où nous guetterons la sortie de notre inconnu. Dès qu’il paraîtra, nous commanderons à notre cocher de le suivre, où qu’il aille, à pied ou en fiacre. Dame ! c’est un singulier métier que nous ferons là, mais nous n’avons pas le choix des moyens…

La décision prise, ils se hâtèrent de l’exécuter, et bien ils firent, car ils étaient à peine blottis dans un fiacre, que l’homme sortit de la Reine-Blanche, traînant à son bras la bayadère maigre.

Il avait repris son mac-farlane, et sa compagne avait jeté sur ses épaules osseuses un flamboyant châle à carreaux rouges et noirs.

Aussitôt le docteur baissa la glace de devant de sa voiture, et les montrant au cocher :

– Voilà, lui dit-il, les gens qu’il s’agit de suivre sans qu’ils s’en doutent. Si vous réussissez, il y aura vingt francs de pourboire.

– Connu ! répondit le cocher en clignant de l’œil.

Et d’un vigoureux coup de fouet, il réveilla son pauvre cheval, qui partit en traînant la jambe…

Le jour se levait… Comme toujours au matin, après une tempête, le ciel était clair. Le vent avait déjà séché le bitume des trottoirs.

Les boulevards extérieurs s’éveillaient. Les balayeurs s’emparaient de la chaussée, les lourdes charrettes chargées de pierres commençaient à circuler. Et par toutes les rues descendaient, des hauteurs de Montmartre, des groupes d’ouvriers…

Mais ni l’homme au mac-farlane, ni la bayadère ne craignaient les regards, et c’est le plus fièrement du monde qu’ils longeaient le boulevard Rochechouart.

Parfois, des ouvriers les interpellaient de loin, et les poursuivaient de quolibets assez peu flatteurs. Ils y répondaient de la belle façon. D’autres fois, c’étaient eux qui commençaient à apostropher les balayeurs.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent chaussée Clignancourt. Ils la remontèrent un moment, tournèrent à gauche, rue Saint-André, puis à droite, rue Feutrier…

Puis le fiacre où se cachaient le docteur et Raymond s’arrêta, et le cocher se penchant vers eux, leur dit :

– Le pourboire est gagné ! Vos masques viennent de rentrer dans une maison à vingt pas d’ici.

C’était une maison garnie, de misérable apparence, et qui semblait presque inhabitée malgré ses nombreux écriteaux annonçant des chambres et des cabinets meublés bourgeoisement.

Sur la porte, un gros homme, le ventre ceint d’un tablier bleu, à pièce, fumait sa pipe.

– Vous êtes le maître de la maison, monsieur ? lui demanda le docteur.

– Bien à votre service, répondit-il en retirant sa casquette de l’air le plus gracieux.

– Nous aurions besoin d’un renseignement… Il vient d’entrer chez vous un homme vêtu d’un mac-farlane…

– Et donnant le bras à une dame, n’est-ce pas ?

– Précisément… Nous aurions, mon ami et moi, à les entretenir d’une affaire excessivement importante, d’une affaire où il y aurait beaucoup d’argent à gagner…

Le maître du garni avait levé les bras au ciel.

– Pas de chance !… s’écria-t-il.

– Pourquoi ?

– M. Potencier – c’est le nom de ce monsieur – n’est plus mon locataire depuis le quinze du mois dernier…

– Qu’importe, puisqu’il vient d’entrer chez vous…

L’hôtelier souriait.

– Il n’y est déjà plus, répondit-il… M. Potencier et sa dame n’ont fait que traverser la maison, qui a deux issues, comme vous pouvez le voir…

Et se dérangeant un peu, il montrait un couloir interminable, au fond duquel on apercevait une autre rue.

Ce fut comme un seau d’eau froide tombant de haut sur la tête de Raymond et du docteur Legris. Avoir pris tant de peine pour aboutir à un tel échec, c’était humiliant et irritant. Mais le docteur savait se contraindre :

– Si M. Potencier n’est plus votre locataire, dit-il au maître du garni, il a dû vous laisser sa nouvelle adresse…

– Lui !… jamais de la vie. C’est un homme très caché, voyez-vous, qui n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires…

– De sorte qu’il vous est impossible de nous dire où le trouver…

– Oh ! tout à fait impossible.

Le docteur avait tiré son portefeuille, et tout en semblant y chercher quelque chose, il remuait trois ou quatre billets de banque de cent francs qui s’y trouvaient, et il les maniait si habilement qu’ils paraissaient se multiplier et foisonner sous ses doigts.

– C’est une belle occasion, fit-il, que M. Potencier perd de gagner une grosse somme… Mais tenez, voici enfin ce que je cherchais… faites-le tenir, s’il se peut, à votre ex-locataire, en le prévenant que je désire lui parler…

Et ce disant, il tendait à l’hôtelier une de ses cartes de visite :

LE DOCTEUR VALENTIN LEGRIS

Place du Théâtre, à Montmartre.

CONSULTATIONS TOUS LES JOURS, DE UNE HEURE À TROIS

(gratuites le lundi et le jeudi)

La vue de la quantité de billets de banque que lui avait paru remuer le docteur avait rendu fort sérieux le patron du garni.

– Je ne pense pas, dit-il, que je puisse jamais faire cette commission. Je garde pourtant cette carte, et si je venais à savoir où demeure M. Potencier…

– Vous la lui remettriez, c’est entendu. Et sur ce, au plaisir ! cher monsieur…

Assurément, le docteur n’espérait pas que sa carte lui attirât jamais la visite de M. Potencier. Mais il était de ceux dont l’avis est qu’il faut toujours aider le hasard et lui laisser ouvertes le plus de portes possible.

– Cet homme nous échappe, dit-il à Raymond, tandis qu’ils regagnaient leur voiture ; nous ne le reverrons plus désormais, que s’il le veut bien.

– Qui sait ? prononça Raymond.

Et s’arrêtant court au milieu de la rue :

– Il m’est venue une idée, docteur. Pendant que vous parliez à cet hôtelier, moi je songeais. Comment, me disais-je, cet homme s’y est-il pris pour nous introduire dans le cimetière ? Il a présenté un papier que le gardien a lu et serré ensuite dans sa poche. Donc, ce papier devait être un permis donné par l’administration supérieure, sous un prétexte que j’ignore, mais qu’il m’est aisé d’imaginer…

– Jusqu’ici très bien, approuva le docteur. Cette opinion est si bien la mienne que j’en ai déduit l’expédient qui nous a rendu la liberté…

– Eh bien ! ce permis porte nécessairement le nom de la personne à qui il a été délivré, de sorte que si le gardien l’avait encore en sa possession, et qu’il consentît à nous en laisser prendre connaissance…

Le docteur se frappa le front.

– Comment, diable ! n’avais-je pas songé à cela ! interrompit-il. Venez vite !

Mais le cocher qui les avait amenés n’était guère disposé à les reconduire.

Sa remise était à deux pas, disait-il, et son pauvre cheval, qui avait passé la nuit, ne tenait plus debout.

Ils perdirent donc une heure à chercher un autre fiacre qu’ils ne trouvèrent pas. Ils mirent un bon quart d’heure à découvrir un commissionnaire qu’ils envoyèrent, rue Blanche, porter à Mme Delorge une lettre qui lui expliquait l’absence de son fils.

Enfin, comme ils étaient exténués de fatigue et de besoin, ils entrèrent au café Périclès, où Justus leur servit une tasse de chocolat. Et ils y furent retenus un bon moment par le journaliste Peyrolas, lequel était aux anges, ayant, l’avant-veille, publié un article qui allait, espérait-il, lui valoir un mois de prison, c’est-à-dire le poser dans le monde et le classer parmi les homme d’État de l’avenir.

Si bien qu’il était plus de dix heures quand Raymond et le docteur tournèrent le coin de l’avenue du cimetière du Nord.

– Avançons avec précaution, avait dit le docteur, et avant de nous adresser au gardien, sondons un peu le terrain aux environs.

Jamais circonspection ne reçut plus vite sa récompense.

Ils avaient à peine dépassé la grande porte, qu’ils aperçurent, au milieu du rond-point, un groupe de gardiens et de sergents de ville, causant et gesticulant avec une animation extraordinaire.

– Oh ! fit M. Legris en serrant le bras de Raymond, il y a quelque chose… Tâchons de savoir ce dont se préoccupent tous ces gens. Mais prenons garde…

C’est avec la plus sage lenteur, en effet, et par une manœuvre tournante des plus habiles, qu’ils s’approchèrent du groupe.

Un vieux gardien à barbe blanche avait la parole.

– Ma foi ! disait-il, j’y aurais été pris tout comme mon camarade. Comment soupçonner une scélératesse pareille ? Trois hommes se présentent en pleine nuit à la porte du cimetière, ils montrent un papier de la Préfecture, où il est expliqué qu’ils sont inspecteurs de la police de sûreté, et où il est dit qu’il faut les laisser entrer, leur prêter main-forte au besoin, et même leur obéir… Dame ! on leur dit : Donnez-vous donc la peine de passer !…

– Pas quand le permis est faux ! objecta un brigadier.

– Comment le deviner ? Il y avait un en-tête de la Préfecture de police.

– C’est vrai, cet imprimé a dû être volé dans les bureaux. Mais les signatures, les cachets, tout est contrefait, et si grossièrement que la contrefaçon saute aux yeux…

– Aux vôtres, peut-être, qui êtes de la partie… Mais non pas à ceux d’un pauvre diable qu’on éveille en sursaut…

Pour justifier leur présence et leur immobilité près du groupe, au cas où on viendrait à les remarquer, Raymond et le docteur avaient pris chacun un cigare, qu’ils feignaient de ne pouvoir allumer, tout en brûlant force allumettes.

Cependant, un sergent de ville poursuivait :

– Sait-on du moins ce qu’ils voulaient, ces brigands-là ?

– Voler, parbleu ! interrompit un autre.

– Qui sait ! fit un vieux gardien. Il y a des fous qui ont des folies si bizarres… Enfin, n’importe, nous allons passer une inspection soignée, pour voir si tout est bien en ordre et à sa place…

– Et que les gredins aient volé ou non, déclara le brigadier, ils peuvent être sûrs de leur affaire. La police leur aura bientôt mis le grappin dessus…

– Oh ! quant à ça…

– C’est sûr et certain, je vous le garantis. Le gardien qu’ils ont trompé se souvient de leur signalement. Il y en a un surtout qu’il reconnaîtrait, m’a-t-il dit, s’il le rencontrait dans la rue. C’est un homme jeune, très comme il faut, de taille moyenne, portant toute sa barbe, légère et molle, séparée en éventail au menton. Il était vêtu d’un grand pardessus à longs poils, et portait un chapeau large et une cravate blanche.

D’un brusque mouvement, le docteur entraînait Raymond vers l’intérieur du cimetière…

Le signalement donné, c’était le sien propre, trait pour trait. Rien n’y manquait. Que le brigadier se retournât, ou un de ses auditeurs, et le docteur Legris se trouvait dans une situation difficile.

– Me voici dans de beaux draps ! fit-il, quand il se crut à l’abri.

Raymond était désespéré. Il avait pris la main du docteur en la serrant :

Comment reconnaître jamais, lui disait-il, tout ce que vous avez fait pour moi, qui vous suis presque inconnu ?… Jamais je ne me pardonnerai l’embarras où je vous jette. Eh ! je devais bien savoir qu’il y a sur moi comme une fatalité, et que je porte malheur ! Quand on se sait ainsi, on vit seul…

Mais déjà le sourire était revenu sur les lèvres du docteur.

– Quand on est ainsi, dit-il de sa bonne voix sympathique, on accepte le dévouement d’un ami, et on est deux à lutter contre la mauvaise fortune !

Dans la bouche du docteur Legris, ces grands mots : amitié et dévouement, gardaient entière et intacte leur admirable signification.

Il suffisait qu’il les eût prononcés pour qu’il s’estimât engagé d’honneur.

Mais, pour cela même, il détestait les phrases et l’emphase, fuyait les explications et les effusions.

Voyant donc Raymond sincèrement ému :

– Nous recauserons de tout cela plus tard, reprit-il vivement. L’important, pour l’heure, est de nous remettre à notre besogne, laquelle, il faut bien l’avouer, se complique terriblement. Encore un moyen d’arriver à la vérité qui nous échappe, car il serait insensé d’aller demander communication du permis…

Puis, après quelques minutes de réflexion.

– N’importe, reprit-il, tout espoir n’est pas encore perdu d’avoir le mot de l’énigme. Ah ! je ne jette pas ainsi ma langue aux chiens, moi ! Marchons, tâchons de retrouver l’endroit où notre guide nous avait conduits.

Le cimetière, à cette heure, n’avait plus rien des mystérieuses terreurs de la nuit. Le mouvement et la vie l’emplissaient. À tout instant des groupes passaient, les bras chargés de fleurs ou de couronnes d’immortelles. Ça et là, dans des massifs, on entendait le chant monotone d’un jardinier ou le grincement de la scie d’un tailleur de pierre.

À la tempête de la nuit, une journée printanière succédait. Une brise molle berçait les arbres gonflés de sève. Et tout le long des allées, aux tièdes rayons du soleil, les premières primevères ouvraient leurs feuilles d’un vert tendre.

Et tandis que les jeunes gens erraient à l’aventure, à travers le labyrinthe des tombes, cherchant leur chemin qu’ils ne reconnaissaient pas :

– Voici, disait le docteur à Raymond, voici l’idée bien simple qui m’est venue. Les deux prénoms gravés sur la pierre : Marie-Sidonie, ne vous rappellent, m’avez-vous dit, personne que vous ayez connu ?

– Personne, docteur.

– Bien. Mais rien ne nous dit que le nom de famille, omis peut-être à dessein, ne réveillerait pas vos souvenirs !…

Il faudrait le savoir…

– Sachons-le. Il est inscrit au greffe du cimetière, évidemment.

Raymond tressaillit.

– Oubliez-vous donc, docteur, s’écria-t-il, la situation que nous fait ce faux permis ? Pouvons-nous raisonnablement nous présenter au greffe ?

– Non. Mais nous pouvons y envoyer quelqu’un, le premier venu, le commissionnaire du coin, si vous voulez…

Mais il s’interrompit, et d’un autre ton :

– Ah ! nous y voici ! dit-il. Cette fois, je ne me trompe pas.

Ils arrivaient, en effet, à l’endroit où les avait postés l’homme de la Reine-Blanche. Ils reconnaissaient le banc vermoulu où ils s’étaient assis, et le rideau de cyprès qui les avait cachés.

Devant eux, jusqu’au mur de clôture, s’étendait la clairière inculte et nue.

Ils revoyaient la tombe, si audacieusement profanée, telle qu’elle leur était apparue à la pâle clarté de la lune.

Elle était toujours dans le même état, c’est-à-dire en pleine réparation, tout entourée de plâtras et d’éclats de moellons. La pierre tombale était toujours retirée, les outils des ouvriers étaient encore à terre.

À ce spectacle, le front du docteur se plissa.

– Oh ! murmura-t-il, qu’est-ce que cela signifie ?

C’est qu’il s’était attendu à trouver la tombe entièrement réparée.

C’était l’unique moyen de faire disparaître toute trace de l’odieuse profanation, et il pensait que ceux qui avaient tant osé ne l’auraient pas négligé, et que dès le matin ils auraient envoyé des ouvriers, leurs complices de la nuit…

Mais non, rien.

Et les pierres du caveau, descellées violemment et replacées à la hâte, trahissaient le sacrilège.

Voilà ce que le docteur avait vu d’un coup d’œil.

Voilà ce que Raymond vit aussi, car répondant à l’exclamation de son compagnon :

– Et vous avez entendu les gardiens, docteur, dit-il d’une voix altérée : ils ont annoncé qu’ils allaient visiter attentivement le cimetière.

– Oui, j’ai entendu. S’ils viennent ici, et ils y viendront, ces pierres, jetées là pêle-mêle attireront leur attention… Ils les dérangeront et verront que la bière a été forcée… Ils soulèveront les planches mal reclouées, et reconnaîtront que cette bière est vide…

Positivement, Raymond sentait sa raison se troubler.

– De sorte que, balbutia-t-il.

– De sorte que, si nous venions à être reconnus, nous serions arrêtés, emprisonnés, accusés d’un crime incompréhensible, tant il est odieux, et en danger, qui sait ! d’être condamnés…

– Ah ! vous m’épouvantez, docteur…

– Dame ! prouvez donc votre innocence, s’il vous plaît ! Allez donc raconter la vérité à un juge d’instruction ! Allez donc lui dire que sur la foi d’une lettre anonyme, nous sommes allés au bal de la Reine-Blanche, attendre, sans savoir dans quel but, un homme inconnu… que cet homme s’est présenté à nous vêtu d’un costume de carnaval, et que nous avons consenti à le suivre ici, sans explications ; qu’il nous a fait cacher, et que nous avons vu quatre personnes dont une femme, que les autres appelaient « madame la duchesse », franchir le mur du cimetière et violer cette tombe… Oui ! allez un peu raconter cela à votre juge !… « À d’autres ! vous répondra-t-il, à d’autres ! Est-ce que de telles choses sont admissibles, en pleine civilisation, en plein Paris, une nuit de carnaval !… »

Et sans laisser le temps à Raymond de placer une syllabe :

– C’est que ce n’est pas tout, reprit-il. On nous demandera pourquoi cette bière est vide. On n’élève pas, que diable ! des tombeaux sur une bière vide. Nous redirons ce que nous avons vu, on haussera les épaules. On nous montrera sur la pierre tombale ce nom gravé : Marie-Sidonie ; on nous demandera compte du cadavre…

Il se sentait pâlir en parlant ainsi, il regardait de tous côtés s’il n’apercevait pas quelque gardien. La peur, cette peur qui ne discute ni ne raisonne, troublait son jugement si net d’ordinaire, et il entrevoyait de si terribles complications, que saisissant le bras de Raymond :

– Partons, dit-il avec une violence extraordinaire, sortons d’ici, fuyons !…

Par bonheur, ainsi qu’il arrive toujours, à mesure que se troublait le docteur, Raymond redevenait plus maître de soi.

– Fuir ainsi, répondit-il, y songez-vous ?… Oubliez-vous que le cimetière est surveillé, que notre signalement est donné ?… Courir, marcher d’un pas rapide seulement, ne serait-ce pas nous dénoncer ?…

Il est sûr que, tout signalement à part, leur seul aspect devait éveiller des soupçons, et c’était miracle qu’on ne les eût pas remarqués à l’entrée.

Leurs aventures de la nuit étaient tracées en quelque sorte sur leurs vêtements souillés et salis, sur leurs bottes boueuses, sur leurs pantalons crottés jusqu’au jarret et maculés de terre aux genoux, sur leurs paletots mouillés et éraillés par les broussailles où ils s’étaient blottis, sur leurs chapeaux même, poudrés par la poussière du bal et hérissés ensuite par la pluie. Rappelé au sentiment exact de la situation par la voix de son compagnon, le docteur s’était arrêté court…

– Décidément, je perds la tête, fit-il avec un sourire un peu contraint. Et cependant, la plus vulgaire prudence nous commande de quitter au plus tôt le cimetière… Plus nous attendrons, moins il y aura de monde aux portes et plus nous aurons de chances contre nous. C’est en ce moment qu’il y a foule, qu’il faut tenter l’aventure… Donc, réparons de notre mieux le désordre de notre toilette, rapprochons-nous de l’entrée, mêlons-nous au cortège de quelque enterrement, et sortons la tête baissée, comme des parents désolés.

IV

Sans encombre, sinon sans battements de cœur, Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plus tard la porte redoutée du cimetière Montmartre.

Une fois dans l’avenue ils étaient sauvés.

Et cependant ils ne respirèrent librement que plus tard, lorsqu’ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu’ils arrivèrent au café de Périclès.

Ils s’y firent servir à déjeuner, dans un petit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients de prédilection, autant pour causer librement que pour échapper au terrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la porte d’entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement son fameux article.

Une côtelette et un verre de vin de Bordeaux ne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l’élasticité de son esprit, et tout en versant à boire à Raymond :

– C’est égal, disait-il, d’ici à quelque temps, je m’abstiendrai d’aller rôder aux environs du cimetière Montmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Je sais, à présent, ce qu’il peut en coûter de ne se point vêtir comme tout le monde, d’arborer des chapeaux d’une forme à soi et de porter des cravates blanches.

Mais il perdait son temps à essayer de dérider son convive.

Tant qu’il avait conservé l’espoir d’arriver à la vérité, tant qu’il avait entrevu un effort à faire ou un expédient à risquer, tant qu’il y avait eu lutte, en un mot, et incertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie à la hauteur des circonstances.

Battu, il s’abandonnait sans vergogne à la plus incroyable prostration.

Aussi, répondant à ses intimes réflexions, bien plus qu’il ne s’adressait à son compagnon :

– Nous ne saurons rien, murmura-t-il, rien !…

Le docteur Legris achevait alors de déjeuner. Adonis avait versé son café et il venait d’allumer un cigare.

– Vous vous trompez, Raymond, prononça-t-il d’une voix ferme. Peut-être n’apprendrez-vous que trop tôt le mot de cette lugubre énigme.

– Hélas !…

Sachant par expérience que Justus Pufzenhofer en bon Allemand qu’il était, avait la fâcheuse habitude de rôder autour des portes, et d’y coller selon l’occasion, l’œil ou l’oreille, M. Legris s’était levé et s’assurait que personne n’écoutait du dehors.

Revenant ensuite s’asseoir en face de son nouvel ami :

– Maintenant, commença-t-il, raisonnons froidement, s’il se peut, et tâchons de mettre de l’ordre dans nos idées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nous agissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doute des raisons que j’ignore d’être profondément ému. Quant à moi, en me voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j’ai été impressionné d’une façon ridicule pour un homme de ma trempe, médecin, et qui se pique de scepticisme.

Raymond essaya de l’interrompre pour protester ; il n’en continua que plus vite :

– De votre trouble et du mien, il est résulté que nous avons abandonné la proie pour l’ombre, et que nous avons été joués. Le mal est fait, n’en parlons plus. Mais en faut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voile qui recouvre ce mystère ? Non, certes, et je vais essayer de vous le prouver…

Un geste sans signification précise fut la seule réponse de Raymond.

– Procédons donc méthodiquement, reprit le docteur, et du connu tâchons de dégager l’inconnu. Tout d’abord, le mobile de cette intrigue est-il considérable ? Évidemment, oui. Ce n’est pas sans un intérêt immense que les gens tentent une aventure aussi scabreuse que celle de cette nuit. Mais quel est cet intérêt ? Pour nous, voilà l’x, voilà la solution à trouver. Ce que nous savons, par exemple, c’est que l’intérêt des principaux complices est identique. Si l’homme triomphait, la femme était folle de joie, comme lorsqu’on voit dépassées ses plus magnifiques espérances. Quant au but qu’ils se proposaient, il nous est révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivement si oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide…

Comme s’il eût attendu une objection, il s’arrêta.

Et cette objection ne venant pas :

– L’organisateur de cette audacieuse expédition, poursuivit-il, l’homme aux vêtements élégants, savait à n’en pas douter que le cercueil était vide. Il l’avait affirmé à la femme aux vêtements noirs, et la preuve, c’est qu’au moment de forcer la tombe, il lui a dit : « Vous allez voir, madame la duchesse, que je ne vous ai pas trompée. » Mais elle doutait, et je n’en veux pour preuve que sa joie en constatant la vérité.

Tout cela était si clair et si précis, et si bien exposé comme les termes d’un problème ordinaire, que Raymond commençait à s’en étonner.

M. Legris, plus lentement, continuait :

– Pour nous, simples spectateurs quelle est la conclusion à tirer ? C’est qu’il y a de par le monde, vivante et bien vivante, une femme que l’on croit morte et enterrée : Marie-Sidonie…

Il disait cela d’un si singulier accent de certitude, que Raymond en tressaillit.

– Il faut donc croire, murmura-t-il, à quelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacre d’inhumation…

– Oui.

– Dans quel but ? Pourquoi ?…

– Eh ! si je le soupçonnais seulement, s’écria le docteur, le problème serait bien près d’être résolu… Mais ici, nul indice !… Une seule chose m’est démontrée, c’est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendre de l’existence de cette Marie-Sidonie…

Pendant plus d’une minute, Raymond garda le silence.

– Mais moi, fit-il enfin, moi, où est mon intérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-je mêlé ?…

Eh ! c’était là précisément la question qui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle il cherchait en vain une réponse plausible.

– Comment le saurais-je, fit-il, lorsque vous-même l’ignorez !…

Et Raymond se taisant :

– Pourtant, ajouta-t-il, si vous ne deviez pas être un des acteurs indispensables de cette incompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher…

– On !… qui, on ?

– Quelqu’un qui vous connaît bien, puisque la lettre anonyme que vous m’avez montrée faisait allusion à la mort du général Delorge votre père, et aussi à une femme que vous aimez…

– Je pouvais jeter cette lettre au feu.

– Mais vous ne l’y avez pas jetée, et son auteur était certain que vous ne l’y jetteriez pas. Il comptait si bien sur vous, que toutes ses précautions étaient prises. Le faux était prêt qui devait vous ouvrir la porte du cimetière, et Potencier, ce complice subalterne qui nous a si subtilement glissé entres les mains, vous attendait. Et on jugeait votre présence tellement urgente, que pour vous décider à venir, on m’a admis en tiers, moi inconnu, qui pouvais être dangereux, et qui n’ai pas les raisons… que vous pouvez avoir… qu’on sait que vous avez… de garder le secret et de ne pas invoquer l’assistance de la police…

M. Legris jeta son cigare, que dans sa préoccupation il avait laissé éteindre, et poursuivant l’analyse de la situation :

– Maintenant, reprit-il, quelles conclusions tirer de tout ceci ?… C’est que l’auteur de la lettre anonyme ne peut être que l’homme qui dirigeait l’audacieuse expédition de cette nuit…

– Je le crois, murmura Raymond, oui, je le crois…

– Et moi, j’en suis sûr, parce qu’il m’est démontré que cet homme savait notre présence à deux pas, derrière les cyprès…

– Oh !…

– Il la savait, vous dis-je, et j’en ai une preuve qu’admettrait le jury le plus timoré. Rappelez vos souvenirs. Lorsque les agents subalternes de cet homme, les deux complices en blouse, sont descendus dans le cimetière, qu’ont-ils fait ?…

Lentement, et avec une certaine hésitation :

– Autant qu’il m’en souvient, répondit Raymond, ils ont erré de ci et de là autour de la clairière, regardant, prêtant l’oreille…

– S’assurant, en un mot, qu’ils n’étaient pas épiés ?…

– Évidemment…

– Donc, j’ai raison. Comment admettre, en effet, que des coquins exercés, et ceux-là le sont, qui risquent d’être surpris au moment de commettre un crime, et ils le risquaient, n’aient pas mieux pris leurs précautions ? Représentez-vous le terrain. S’y trouvait-il un endroit plus favorable à une embuscade que celui où nous étions blottis ? Non. Comment donc ces deux hommes ne l’ont-ils pas visité ? Comment ! C’est que leur chef, celui qui les payait, les avait avertis. C’est qu’il leur avait dit : « Surtout, n’approchez pas du massif de cyprès, vous y trouveriez cachés des gens à moi qu’il ne faut pas déranger… »

À demi-voix et comme s’il eût répondu à ses pensées, et non à M. Legris :

– C’est bien cela, murmura Raymond, c’est bien cela… Ce ne peut être que lui qui m’a écrit !…

Le docteur jubilait.

Faire étalage de ses facultés maîtresses est une disposition commune à tous les hommes, depuis le plus vulgaire jusqu’au plus supérieur.

Et il éprouvait à montrer sa pénétration le même plaisir naïf que ressent le robuste manœuvre qui lève à bras tendu l’énorme poids que ses compagnons peuvent à peine soulever.

– Lui ! s’écria-t-il, oubliant son serment de ne pas questionner. Qui, lui ? Vous voyez bien que vous soupçonnez quelqu’un !…

Le front de Raymond s’assombrit.

– Docteur !… fit-il.

Mais l’autre :

– Et cette duchesse si audacieuse, est-ce que vraiment en cherchant bien vous ne trouveriez pas son nom ?…

– Je connais plusieurs femmes qui portent ce titre de duchesse…

– Ah !…

– La duchesse de Maumussy, la duchesse de Maillefert…

– Vous voyez donc bien…

Raymond eut un mouvement d’impatience.

– Mais qu’est-ce que cela prouve ! fit-il brusquement. En sais-je mieux comment je puis me trouver mêlé aux événements de cette nuit ? Doutez-vous de ma parole ? Faut-il que de nouveau je vous jure, sur tout ce qu’il y a de sacré, que je ne comprends rien à tout ce qui m’arrive depuis vingt-quatre heures, que jamais je n’ai connu personne du nom de Marie-Sidonie ?…

Une fugitive rougeur montait aux joues du jeune médecin.

– Ai-je donc été indiscret ? fit-il. Dites-le-moi franchement. Dois-je oublier tout ce dont j’ai été témoin ? Parlez, et c’est fini, jamais plus il n’en sera question entre nous !…

Déjà Raymond se sentait tout honteux de son irritation.

Saisissant la main du docteur :

– Assez, prononça-t-il d’une voix émue. À un ami tel que vous, on ne marchande pas les confidences. Faites-moi l’amitié de venir partager ce soir notre modeste repas de famille. Et nous chercherons ensemble s’il est dans mon passé quelque événement qui explique le sombre mystère de cette nuit…

DEUXIÈME PARTIE

LE GÉNÉRAL DELORGE


I

Un soir, en un de ces rares moments où il se départait de sa réserve et de sa froideur accoutumée, Raymond Delorge avait dit au docteur Legris :

Celui-là est véritablement malheureux qui n’espère plus rien. Voilà où j’en suis, moi qui n’ai pas trente ans. Et si je n’étais pas certain que la balle qui me tuerait frapperait ma pauvre mère du même coup, il y a longtemps que je me serais fait sauter la cervelle…

Le passé de cet infortuné expliquait ce morne désespoir et ce dégoût profond de la vie.

Son père, le général Pierre Delorge, avait été ce qu’on est convenu d’appeler un officier de fortune, c’est-à-dire un de ces soldats qui n’ont d’autre recommandation que leur mérite et leur bravoure, d’autre richesse que leur épée, et dont chaque grade est forcément le prix d’un service rendu ou d’une action d’éclat.

Fils d’un menuisier de Poitiers, ancien volontaire de 1792, bercé de la légende glorieuse des armées de la République, Pierre Delorge, le jour même de ses dix-huit ans, s’était engagé dans un régiment de dragons.

Son éducation était des plus bornées, mais il avait l’imagination pleine de récits de batailles, et il se sentait de la trempe de ces soldats héroïques dont lui parlait son père, et qui, à trente ans, étaient morts ou généraux de division.

Malheureusement, on était alors en 1820.

C’était le beau temps de la Restauration, et les fils d’artisans révolutionnaires n’étaient pas précisément en odeur de sainteté.

En fait de guerre, Pierre Delorge ne vit que la guerre d’Espagne, où il n’eut même pas l’occasion de dégainer.

En revanche, il avait failli se trouver compromis dans la première conjuration de Saumur, à la suite d’une dénonciation anonyme, qui l’accusait faussement d’avoir entretenu des relations suivies avec le brave et faible général Berton.

Du moins sut-il mettre à profit ces longues années de paix et les loisirs forcés de la vie de garnison.

Ayant reconnu l’insuffisance de son éducation, il entreprit bravement de la refaire, et obstinément il la refit.

Les longues heures que ses camarades passaient au café militaire, entre un jeu de cartes et un bol de punch, il les employait à travailler, réalisant sur ses maigres appointements assez d’économies pour payer un professeur ou acheter des livres.

D’aucuns essayèrent bien de railler ses études obstinées, son existence austère, sa rigide exactitude à remplir les devoirs de son état ; ils en furent pour leurs taquineries.

Et encore ne les poussèrent-ils jamais plus loin, Pierre Delorge n’ayant pas la prétention d’être ce qui s’appelle endurant.

Puis, comme il était malgré tout le meilleur et le plus sûr des camarades, modeste et toujours prêt à rendre service, comme d’un autre côté on le savait doué de la plus rare énergie, on s’accoutuma à reconnaître sa supériorité, à la célébrer et à le désigner hautement comme un des officiers d’avenir de l’armée.

La révolution de 1830 le trouva en Algérie, lieutenant de chasseurs.

Il avait été décoré lors de la prise d’Alger, à la tête de son escadron, qui faisait partie de la division Loverdo.

Les années qui suivirent, il les passa en Afrique, où l’œuvre de notre domination se poursuivait avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de succès et de revers.

On peut dire que, pendant huit ans, il ne se tira pas dans notre colonie un seul coup de fusil sans qu’il fût présent.

Il était à Constantine, où il fut blessé, à Mostaganem, au col de Mouzaïa, où il fut laissé pour mort, et à Médéah et à Milianah…

Cité plusieurs fois à l’ordre de l’armée, fait officier de la Légion d’Honneur sur le champ de bataille, il était chef d’escadron, lorsqu’en 1839 il rentra en France avec son régiment.

Il avait alors trente-sept ans.

Envoyé en garnison à Vendôme, il dut à la grande réputation qui l’avait précédé, et à la curiosité qu’il inspirait, d’être présenté à une personne qui tenait en ville le haut du pavé, et qui passait pour y faire la pluie et le beau temps, Mlle de la Rochecordeau.

C’était une vieille fille d’une cinquantaine d’années, sèche et jaune, avec un grand nez d’oiseau de proie, très noble, encore plus dévote, joueuse comme la dame de pique en personne et médisante à faire battre des montagnes.

Ce qui n’empêche qu’à tous ceux qui énuméraient la longue kyrielle de ses imperfections, il était à Vendôme, de mode de répondre :

– C’est possible !… Mais elle est si bonne et si généreuse !…

Or, cette grande réputation de générosité et de bonté était venue à Mlle de la Rochecordeau de ce qu’elle avait recueilli et gardait près d’elle, depuis dix ans, la fille de sa sœur défunte, Mlle Élisabeth de Lespéran.

Et encore, cette belle action de la vieille fille n’avait-elle été ni spontanée, ni même absolument volontaire.

À la mort du marquis de Lespéran, mort un an après sa femme, et sans un sou vaillant, Mlle de la Rochecordeau avait fait des pieds et des mains pour colloquer la petite – c’était son expression – aux Lespéran de Montoire, riches, dit-on dans le pays, à plus de cent mille livres de rentes.

Mais ces bons et généreux parents n’étaient rien moins que disposés à s’embarrasser de la fille de leur frère.

Il y eut des propos colportés.

Une des dames de Lespéran de Montoire passa pour avoir dit :

– Cette vieille fée peut bien garder le cadeau pour elle.

À quoi Mlle de la Rochecordeau répondit :

– Eh bien ! soit, je la garderai, moi qui suis pauvre, quand ce ne serait que pour faire rougir ces vilains de leur crasse.

Elle garda Élisabeth, en effet. Mais à quel prix !

Haineuse, acariâtre, n’ayant pas encore pris parti de son célibat, rongée de regrets et de jalousie, la vieille fille fit de l’enfant son souffre-douleur.

Jamais un repas ne s’écoula sans que l’orpheline ne s’entendît reprocher le pain qu’elle mangeait. Jamais elle n’essaya une robe sans avoir à subir les plus humiliantes réprimandes, et toutes sortes de jérémiades sur la coquetterie des sottes qui se croient jolies et à propos de la cherté excessive des étoffes. Jamais elle ne chaussa une paire de bottines neuves sans entendre le soir sa terrible parente dire aux dévotes ses intimes :

– Cette petite userait du fer ; Roulleau, le cordonnier de la Grande-Rue, n’a pas une pratique pareille. Et, cependant, elle devrait savoir qu’à mon âge je m’impose des privations pour elle !

Et c’eût été pis, sans doute, si Mlle de la Rochecordeau n’eût été contenue par un parent qui le venait visiter quelquefois, et qu’elle craignait plus encore que son confesseur : le baron de Glorière.

Ce vieux et digne gentilhomme, célibataire et enragé collectionneur, avait pris Élisabeth en affection.

Elle lui dut l’unique poupée qu’elle eût jamais, poupée adorée à qui elle confiait ses chagrins. Elle lui dut plus tard deux ou trois jolies robes et quelques modestes bijoux.

Malheureusement il n’était pas riche, ne possédant que trois mille livres de rentes et son château de Glorière où il vivait.

Le château renfermait bien, disait-on, des objets de la plus haute valeur, des meubles surtout et des tableaux, mais le vieux collectionneur fut mort de faim avant de se défaire du plus humble d’entre eux.

– Soyez donc moins rude ! disait-il toujours à Mlle de la Rochecordeau.

Elle l’eût été, si sa nièce eût été moins jolie.

Mais l’éclatante, elle disait la révoltante beauté d’Élisabeth la transportait de rage, et rien de ce qu’elle essayait pour en atténuer l’éclat ne lui réussissait.

La taille pleine et ronde de la jeune fille eût donné de la grâce à un sac. Ses cheveux, pour être privés de pommade, n’en étaient ni moins abondants, ni moins fins, ni moins brillants. Ses mains contraintes aux plus rudes besognes et lavées au plus grossier savon de Marseille, restaient blanches et délicates. La forme exquise de son pied se trahissait sous des chaussures informes.

– C’est comme un sort ! se disait Mlle de la Rochecordeau, vous verrez qu’elle n’aura seulement pas la petite vérole !…

C’est cependant à une des soirées à gâteaux et à sirop de groseille de cette charitable vieille que, pour la première fois, Élisabeth de Lespéran apparut à Pierre Delorge.

Et c’est bien « apparut » qu’il faut dire, car il fut tout d’abord ébloui comme d’une vision céleste, fasciné, ravi.

Ce n’est qu’après s’être remis un peu qu’il fut frappé des grâces modestes de la pauvre orpheline, de son inaltérable douceur et de la noble simplicité dont elle rehaussait les attributions serviles que lui imposait sa tante. Il souffrit de la voir traitée en subalterne par des invités sans délicatesse. Il s’attendrit, lui dont la sensibilité n’avait rien d’exagéré, à observer en elle la réserve un peu hautaine de ceux à qui la vie a été rude.

Si bien qu’en sortant de chez Mlle de la Rochecordeau, au lieu de regagner son logis, il s’en alla tout seul se promener le long du Loir, quoiqu’il fût près de minuit et qu’il dût être à cheval à cinq heures du matin, pour la manœuvre.

Il sentait le besoin de réfléchir à une idée qui venait d’éclore dans son esprit, et qui l’eût bien fait rire la veille :

L’idée de mariage.

– Eh ! pourquoi, pensait-il, ne me marierais-je pas ?…

N’était-il pas sorti de l’ornière, à cette heure, officier supérieur et certain d’être général avant dix ans !

Ses appointements, qui iraient en augmentant, pouvaient déjà suffire à un ménage modeste et bien administré, et il possédait pour les frais de premier établissement six beaux mille francs économisés en Afrique.

Aussi, lorsqu’il rentra chez lui, alla-t-il pour la première et sans doute pour l’unique fois de sa vie se planter devant une glace, essayant de se rendre compte de l’effet que pouvait produire sa personne.

Grand, bien découplé, il atteignait ce degré précis d’embonpoint qui accuse, sans l’alourdir, la perfection des formes. Des cheveux d’un noir de jais, fièrement plantés et taillés en brosse, faisaient ressortir la pâleur bronzée de son énergique visage. La loyauté de son âme étincelait dans ses yeux. Sa moustache encore soyeuse ombrageait, sans les voiler, des lèvres spirituelles, aussi rouges que le sang qu’il versait si libéralement les jours de bataille.

Toute modestie à part, il lui sembla qu’il réunissait toutes les conditions qui font le mari aimé et le bon mari.

Seulement, il se sentait le cœur déjà trop pris pour courir l’aventure de quelque cruelle déception. Et dès le lendemain, il se mit en quête de renseignements.

D’un mot, un vieux bourgeois de Vendôme lui définit la situation de Mlle Élisabeth de Lespéran :

– N’ayant pas le sou, elle mourra vieille fille comme sa tante !

Intérieurement ravi.

– Voilà, se dit le brave chef d’escadron, la femme qu’il me faut…

Et de ce jour il devint un des hôtes assidus des réunions hebdomadaires de Mlle de la Rochecordeau.

Dame ! elles n’étaient pas d’une gaîté folle, ces réunions, presque exclusivement composées de vieilles demoiselles aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides des environs et d’ecclésiastiques de la paroisse.

Mais le commandant Delorge ne croyait point acheter trop cher par d’interminables parties de boston, le droit de contempler à son aise Mlle de Lespéran…

Deux ou trois fois il avait trouvé l’occasion de s’entretenir avec elle, mais il n’avait pas osé aborder la grande question qui était devenue sa plus chère, sinon son unique préoccupation.

Seulement, comme il voyait la jeune fille rougir dès qu’il paraissait, et se troubler dès qu’il lui adressait la parole ; comme chaque fois qu’il passait à cheval dans la rue, certaine persienne s’écartait imperceptiblement, il se supposait deviné, et espérait n’être pas accueilli trop défavorablement.

Il ne cherchait donc plus qu’une occasion de se déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer que le teint si beau de Mlle de Lespéran se fanait, que ses joues se creusaient, et qu’un cercle de bistre, chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus.

Inquiet, il s’informa, et apprit les raisons de ce changement.

Une nouvelle fantaisie était venue à Mlle de la Rochecordeau.

Sous prétexte d’insomnies pénibles, elle employait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de la nuit.

Le matin venu, la vieille égoïste se renfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu’à midi.

Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de se lever en même temps que la servante dont elle partageait la besogne, n’avait plus que trois ou quatre heures au plus d’un mauvais sommeil.

À cette certitude, le commandant Delorge entra dans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuite blême de peur.

– Halte-là ! s’écria-t-il, cette vieille coquine finirait par me la tuer !

C’est pourquoi, dès le lendemain, par une belle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il se rendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sans plus de phrases :

– Mademoiselle, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous demander la main de Mlle de Lespéran, votre nièce…

Et, sans lui laisser le temps de placer une syllabe, il lui exposa tout d’une haleine son origine, sa situation présente et ses espérances pour un avenir prochain.

Surprise au-delà de toute expression, la vieille fille regardait cet épouseur de l’air dont on examine un phénomène.

– Hélas ! cher monsieur, dit-elle, cette pauvre enfant n’a pas un sou de dot !

Mais le commandant s’étant écrié :

– Eh ! mademoiselle, je le savais fort bien !

Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia, et finit par déclarer qu’elle ne pouvait se décider ainsi, qu’elle consulterait, qu’elle répondrait plus tard…

La vérité est que la bonne demoiselle se sentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth.

Que deviendrait-elle, grand Dieu ! si on lui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de ses colères et de ses caprices ? Qui donc la soignerait, la dorloterait, la veillerait au moindre rhume ? Qui lui ferait de ces lingeries admirables dont elle se paraît et qui semblaient sortir de la main des fées ? Trois servantes ne remplaceraient pas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages.

– Jamais ce mariage ne se fera ! s’écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tourné les talons.

Et aussitôt, de toute l’activité de son esprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas…

Elle eut vite trouvé.

Quoi ! le fils d’un ouvrier de Poitiers, un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis de Lespéran !…

– Jamais, s’écria-t-elle encore, ce serait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans son tombeau !

Malheureusement pour les charitables projets de Mlle de la Rochecordeau, son avis n’était pas du tout celui de sa nièce.

En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tante à une heure inaccoutumée et en grand uniforme, Mlle de Lespéran avait été prévenue par un de ces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femme qui aime, et ne la trahissent jamais.

– Il vient me demander en mariage ! s’était-elle dit avec un effroyable battement de cœur.

Et dominée par un irrésistible besoin de savoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la pensée d’une telle action eût révoltée l’instant d’avant, elle était allée se mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait tout entendu.

Si grand était son trouble, qu’elle faillit se laisser surprendre par le chef d’escadron. Moins ému lui-même, il l’eût peut-être vue s’enfuir éperdue et regagner sa chambre, où elle se barricada.

Elle se demandait :

– Que va décider ma tante ?… Quelle sera cette réponse qu’elle promet pour plus tard ?…

Cette réponse, Élisabeth connaissait trop Mlle de la Rochecordeau pour ne la point prévoir.

– Ma tante va le repousser, pensait-elle en proie au plus violent désespoir ; il se croira dédaigné, je ne le reverrai plus… Que faire ? Mon Dieu, inspirez-moi !

Elle réfléchit un moment, et le résultat de ses réflexions fut ce laconique billet à M. de Glorière :

« Mon bon ami,

« Vous rendrez un immense service à votre petite amie, si aujourd’hui même, et le plus tôt possible, vous veniez, par hasard, rendre visite à mademoiselle de la Rochecordeau. Je m’en remets à votre prudence et à votre discrétion.

« ÉLISABETH ».

Mais écrire ce billet n’était rien. Le difficile était de le faire porter à l’instant au château de Glorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans un des plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire.

Devenue tout à coup audacieuse, Mlle de Lespéran envoya chercher par sa servante le petit garçon d’une voisine, qui faisait à l’occasion des courses pour la maison.

Bientôt il parut.

– Tu connais, lui dit-elle vivement, le baron de Glorière ? Tu sais où il demeure ?

– Oh ! oui, mademoiselle, répondit l’enfant.

– Eh bien ! il faut qu’il ait cette lettre avant une heure… Tu ne la remettras qu’à lui… Allons, pars, dépêche-toi, cours…

Et, pour lui donner des jambes, elle lui mit dans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de sa fortune !

– Pourvu, pensait-elle, quand le petit garçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorière soit chez lui !…

Il y était.

Drapé dans une robe de chambre à grands ramages, le vieux collectionneur était en train d’épousseter ses meubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de sa protégée lui fut remise.

L’ayant parcourue d’un coup d’œil :

– Oh ! oh ! murmura-t-il, prudence, discrétion ! qu’est-ce que cela signifie ?

Et le petit commissionnaire étant sorti, il se hâta de s’habiller pour se rendre à Vendôme.

– Car il est évident, pensait-il, qu’il arrive quelque chose d’extraordinaire. Qu’est-ce que cette satanée vieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth ?…

Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand, moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on lui annonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé de diplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plus amical.

Un instant, elle eut la pensée de lui dissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible ? N’était-il pas parent de l’orpheline, son subrogé-tuteur et très influent dans le conseil de famille ?

Elle s’exécuta donc de très bonne grâce en apparence, bien à contre cœur en réalité, n’épargnant aucune précaution oratoire pour rallier le baron à son opinion.

Il ne la laissa pas longtemps poursuivre, et dès qu’il eut bien compris :

– Sarpejeu ! interrompit-il, Dieu est enfin juste… Voilà un parti comme je n’osais pas en espérer un pour ma petite amie…

– Un parti !… Un homme de rien, le fils d’un ouvrier !…

– Eh ! que monsieur son père soit tout ce que vous voudrez, il n’en a pas moins un fils qui est un galant homme et un homme de cœur…

Arborant son grand air de dignité première, Mlle de la Rochecordeau entreprit de chapitrer M. de Glorière… C’était perdre son temps.

– Parbleu ! vous me la baillez belle ! interrompit-il. Si vous aviez seulement une vingtaine d’années de moins, et que ce beau chef d’escadron fût venu pour vous et non pour Élisabeth, vous ne trouveriez pas son audace si coupable.

Le mot « impertinent » monta aux lèvres de la vieille fille. Elle ne le prononça pourtant pas.

Du reste, continuait le baron, je vais lui dire deux mots, moi, à ce militaire… car, décidément, je passe de son bord.

Par le plus grand des hasards, juste au moment où M. de Glorière quittait le salon, Mlle de Lespéran traversait le vestibule.

Il lui prit la main, et d’un ton d’indulgente raillerie :

– Ah ! mademoiselle la rusée, fit-il, nous l’aimons donc bien notre commandant ?… Allons, allons, il ne faut pas rougir ainsi, vous avez bien fait de compter sur moi.

Sur quoi il sortit, et tout en cheminant le long de la Grande-Rue de Vendôme :

– Parbleu ! grommelait-il, cette bonne demoiselle de la Rochecordeau est tout bonnement prodigieuse. Elle n’avait rien vu, rien deviné !… Supposait-elle donc que le seul agrément de ses soirées attirait ce digne chef d’escadron !… Mais me voici chez lui.

Pierre Delorge, en ce moment même, n’était pas sur un lit de roses.

Tout se sait, et se sait vite, dans une petite ville comme Vendôme. Déjà il avait recueilli quelque chose des propos tenus par la tante de Mlle de Lespéran. Il entrevoyait des difficultés de toutes sortes, peut-être un échec définitif.

Il pâlit, tant était vive son anxiété, lorsqu’il vit entrer dans son modeste logis de soldat le baron de Glorière.

Et, sans le saluer, vivement et d’une voix altérée :

– Eh bien ? interrogea-t-il.

– Eh bien ! répondit le baron, je viens, mon officier, vous dire que Mlle de la Rochecordeau ne me paraît rien moins que disposée à vous accorder la main de sa nièce.

Le pauvre commandant chancela :

– Ah ! mon Dieu !… balbutia-t-il.

– Mais en même temps, poursuivit M. de Glorière, je viens vous dire : « Ne désespérez pas. » Notre vieille demoiselle n’est pas maîtresse absolue de la situation. Au-dessus d’elle, il y a le conseil de famille. J’ai voix au chapitre, et ma voix vous est acquise. À nous deux, sarpejeu ! nous la ferons capituler.

Et comme Pierre Delorge se confondait en actions de grâces :

– Vous me remercierez en sortant de l’église, lui dit-il. Pour l’instant, agissons et jouons serré, car la vieille est fine, et tout d’abord, il ne faut pas laisser s’accréditer l’opinion d’un refus. C’est pourquoi nous allons, pendant qu’il fait encore jour, sortir ensemble et nous montrer bras dessus bras dessous dans toutes les rues de la ville. Ensuite vous viendrez dîner avec moi à l’Hôtel de la Poste. Après le dîner, vous me conduirez au cercle des officiers, et je ferai une partie d’échecs avec votre lieutenant-colonel, que l’on dit de première force… Or, comme je suis le subrogé-tuteur de Mlle de Lespéran, et que tout le monde le sait, dès demain il sera avéré que vous l’épousez. Nous aurons l’opinion pour nous, et l’opinion est la grande marieuse des petites villes ; on ne défait pas les mariages qu’elle a faits…

Exécuté de point en point, le programme du vieux diplomate de petite ville amena vite les résultats qu’il prévoyait.

Mlle de la Rochecordeau était encore au lit, le lendemain, que déjà une de ses confidentes accourait lui apprendre ce qu’elle appelait les frasques de M. de Glorière.

Ç’avait été l’événement de la messe de six heurs, d’où elle sortait. Tout le monde parlait du mariage de Mlle de Lespéran et du commandant Delorge, le croyait décidé et l’approuvait.

La vieille fille en pensa étouffer de colère.

– C’est la plus noire des trahisons, s’écria-t-elle d’une voix étranglée, un acte de félonie indigne d’un gentilhomme. Je veux m’en expliquer avec lui, et certes je ne lui mâcherai pas ma façon de penser.

C’est qu’elle ne s’abusait pas ; c’est qu’elle comprenait bien que le chef d’escadron, soutenu par toute la famille, aurait promptement raison de ses résistances.

N’importe ! elle n’était pas d’un caractère à se rendre sans combat, en cette occasion surtout, où se trouvaient engagés les intérêts sacrés de son égoïsme.

Dissimulant donc, ou plutôt croyant dissimuler très habilement à sa nièce, les affreuses perplexités qui la déchiraient, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Elle sentait le besoin d’être seule, pour réfléchir, pour chercher une issue à son intolérable situation.

Certes, les avantages de ses adversaires étaient considérables, mais les siens n’étaient pas à dédaigner. Elle se voyait quelques jours encore de répit, et Mlle de Lespéran était toujours en son pouvoir.

Bientôt elle s’imagina avoir trouvé une solution.

Qui l’empêchait de quitter Vendôme avec Élisabeth ? Pourquoi n’iraient-elles pas s’établir dans quelque ville d’eaux jusqu’au changement de garnison du régiment de Pierre Delorge ?…

Il en coûterait évidemment une grosse somme d’argent, car la vie est hors de prix dans les stations thermales, mais ce sacrifice lui semblait léger, comparé à un isolement dont la seule perspective la glaçait d’effroi.

Elle ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de rire à l’idée de la singulière figure que ferait le baron de Glorière lorsqu’il se présenterait chez elle et qu’on lui répondrait :

– Mademoiselle et sa nièce sont en voyage pour plusieurs mois.

Beau rêve !… rêve trop beau pour qu’il se réalisât. La vieille fille ne s’en aperçut que trop le lendemain.

Debout avant le jour, son premier mouvement fut de sonner sa nièce – car elle la sonnait – et de lui annoncer leur départ pour le jour même, lui ordonnant de tout préparer pour un long voyage et de se hâter de faire ses malles…

Mais, chose étrange et véritablement inouïe, au lieu de se précipiter dehors pour obéir :

– Excusez-moi, ma tante, répondit la jeune fille, mais en ce moment, je ne saurais, je ne puis quitter Vendôme…

Positivement, la vieille demoiselle faillit tomber à la renverse.

– Tu ne saurais quitter Vendôme ! balbutia-t-elle ; et pourquoi, s’il te plaît ?…

– Vous le savez aussi bien que moi, ma tante.

– Non, explique-toi.

– Eh bien ! c’est que je dois attendre le résultat d’une… demande qui vous a été faite hier, et à laquelle vous avez promis une réponse prochaine…

Mlle de la Rochecordeau eût vu s’animer et descendre de leurs socles les statues de saintes qui ornaient sa chambre, que sa stupeur n’eût pas été plus grande. Quoi ! sa nièce connaissait la démarche du chef d’escadron ! Et elle avait l’audace de l’avouer !…

– C’est une indignité ! s’écria-t-elle, une impudence sans nom !… Ah ! mademoiselle, vous tenez à rester pour connaître ma réponse ! Eh bien ! la voici : « Jamais, moi vivante, vous n’épouserez ce grossier soudard ! » Est-ce assez catégorique, êtes-vous satisfaite, et irez-vous maintenant préparer nos malles ?…

Mais c’est bien inutilement que la vieille fille essayait de ressaisir l’empire qu’elle s’imaginait avoir sur Élisabeth.

Cette volonté, qu’elle pliait comme l’osier, au vent de ses moindres caprices, se redressait tout à coup, inflexible comme l’acier. Pâle, mais l’œil étincelant d’une inébranlable énergie :

– Pardonnez-moi, ma tante, commença la jeune fille…

– Quoi ! encore ?

– Votre décision ne saurait être définitive… Vous ne m’avez pas consultée… Je suis orpheline, j’ai un conseil de famille…

La colère, à la fin, une de ces terribles colères blanches de dévote, chassait des flots de bile au cerveau de Mlle de la Rochecordeau et blêmissait ses lèvres.

– Ah ! taisez-vous, malheureuse ! interrompit-elle. Votre conseil de famille ! Est-ce lui qui vous recevrait, si je vous prenais par le bras et si je vous mettais dehors, si je vous chassais de cette maison que vous déshonorez ?…

Éperdue de fureur, on ne sait à quelles extrémités elle se serait portée, si le baron de Glorière ne fût arrivé, dont la présence soudaine lui produisit l’effet d’une douche glacée.

– Ah !… vous venez sans doute jouir de votre ouvrage ? lui dit-elle.

Il arrivait de Montoire. Il avait visité, l’un après l’autre, tous les parents qui composaient le conseil de famille, et il apportait de chacun d’eux une adhésion formelle au mariage de Mlle de Lespéran.

– Je sais que ce n’est pas absolument régulier, dit-il à la vieille fille ; mais, si vous l’exigez, je vais aller trouver le juge de paix et provoquer, comme c’est mon droit, une réunion dans les formes.

– C’est inutile ! gémit Mlle de la Rochecordeau.

Écrasée sous les ruines de toutes ses espérances, elle s’était affaissée sur un fauteuil, et de grosses larmes, larmes de rage, roulaient le long de ses joues livides.

Si grande semblait sa douleur, que Mlle de Lespéran, profondément troublée, regretta sa fermeté… Toutes les humiliations dont on lui avait fait payer une hospitalité de douze ans s’effaçaient… Elle ne voyait plus que l’hospitalité elle-même.

Ah ! Mlle de la Rochecordeau eut beau jeu un moment… D’un mot, d’une caresse hypocrite, elle enchaînait de nouveau sa nièce et retardait définitivement le mariage. Mais au lieu de cela, voyant Élisabeth s’avancer :

– Retire-toi ! lui dit-elle, de l’accent de la haine la plus violente, retire-toi ! Ah ! tu triomphes, aujourd’hui !… Ce n’est pas pour longtemps. Dieu punit les ingrats, et ton mari me vengera. Va ! tu ne seras jamais aussi malheureuse que je le souhaite. Pour ce qui est de ma fortune, tu peux en faire ton deuil… jamais tu n’en auras un centime.

Puis, se retournant vers le baron :

– Assurément, poursuivit-elle, les dignes parents d’Élisabeth ont le droit de consentir à son mariage… Mais je ne leur crois pas le pouvoir de m’imposer chez moi, dans ma maison, la présence du sieur Delorge… Je vous serai donc obligée d’aviser au moyen de me débarrasser le plus tôt possible de ma nièce.

Le baron s’inclina, et du ton le plus froid :

– Je prévoyais ce dénouement, prononça-t-il, et j’ai donné des ordres en conséquence.

C’est donc à Glorière que Pierre Delorge et Mlle de Lespéran passèrent toutes leurs après-midi, pendant les quelques semaines qui les séparaient de leur mariage.

Semaines divines, dont le radieux souvenir devait illuminer leur vie entière.

Chaque matin, après la manœuvre, – car c’était pour son régiment le temps des grandes manœuvres, – le chef d’escadron quittait Vendôme.

Jusqu’au pont, il maintenait son cheval au pas. Mais, dès qu’il l’avait dépassé et qu’il atteignait la grande route, il se lançait à toute vitesse, et en moins de dix minutes il arrivait en vue du château.

Au loin, sous les grands arbres, dont les cimes verdoyaient, il apercevait, comme une ombre blanche, Mlle de Lespéran.

Il sautait à terre, il lui offrait le bras, et, serrés l’un contre l’autre, palpitants, émus, recueillis en leur bonheur, ils gagnaient la maison.

Bientôt, une voix joyeuse les saluait :

– Arrivez donc, lambins ! Voici trois fois que mon pauvre François sonne le déjeuner.

C’était la voix amie du baron accourant à leur rencontre.

Il échangeait une large poignée de main avec le commandant et ils allaient se mettre à table dans la belle salle à manger de Glorière, une salle immense, tout entourée de dressoirs et de buffets, où s’étalaient toutes sortes de faïences et de porcelaines de tous les pays et de toutes les époques, acquises pièce à pièce par le digne collectionneur.

Le café pris, ils se hâtaient de sortir et ils erraient au hasard à travers le domaine de Glorière. Humble domaine et d’un revenu presque nul, mais ombragé d’arbres admirables, les plus vieux du pays, entrecoupé de vertes pelouses et de grandes roches moussues, et baigné par les eaux limpides du Loir.

Cependant M. de Glorière ne tardait pas à rentrer, sous prétexte d’un ordre oublié, de fatigue ou de soins urgents à donner à ses collections.

Restés seuls, les jeunes gens s’asseyaient sur quelque quartier de roche, et leurs heures s’écoulaient en douces rêveries et en projets d’avenir.

Qu’avaient-ils à redouter désormais ? Rien. Tout souriait à leurs modestes ambitions. L’éclat, le bruit, les fièvres de l’orgueil, les vanités de la fortune, les heurts de la passion… que leur importait !

Parfois, pourtant, le commandant voyait comme un nuage passer sur le front si pur de sa fiancée.

– Qu’avez-vous ?… lui disait-il. Avouez que vous pensez à mlle de la Rochecordeau ?

Il ne se trompait pas.

Ce n’est pas sans des larmes amères, sans de cruels déchirements que Mlle de Lespéran était sortie de cette triste maison de Vendôme, où elle avait été si malheureuse, mais où elle avait connu Pierre Delorge, et il lui restait au fond du cœur comme un vague remords d’en être sortie.

Les derniers adieux de Mlle de la Rochecordeau : « Vous ne serez jamais aussi malheureuse que je le souhaite ! » lui revenaient à l’esprit et l’agitaient de vagues appréhensions. C’était une tache à son soleil, un ombre à son bonheur.

– Que ne donnerais-je pas, disait-elle à Pierre Delorge, pour me réconcilier avec elle et obtenir qu’elle assiste à notre messe de mariage !

Ah ! s’il n’eût dépendu que du commandant que ces vœux fussent exaucés !

– Malheureusement, objectait-il fort justement à sa fiancée, votre tante a rendu toute démarche de notre part impossible, en nous accusant de convoiter sa fortune. Croyez-moi, oublions-la, comme sans doute elle nous oublie…

En cela, il s’abusait.

Ils étaient l’unique et constante préoccupation de la vieille demoiselle, et si elle ne donnait pas signe de vie, c’est qu’elle n’avait pas encore perdu tout espoir d’une revanche.

Elle savait que, d’après les lois qui régissent l’armée, un officier n’est autorisé à se marier qu’à condition expresse que sa future justifie d’un apport de vingt mille francs au moins…

– Or, se disait Mlle de la Rochecordeau, où mes amoureux prendront-ils cette somme ? Élisabeth n’a pas le sou, et tout l’avoir de son soudard se borne, il me l’a dit, à six mille francs, qui suffiront à peine aux dépenses de la corbeille, du trousseau et de la noce.

Illusion vaine ! Le commandant n’était pas homme à se lancer dans une expédition sans s’être efforcé d’en prévoir toutes les conséquences.

Sachant Élisabeth plus pauvre encore que lui, il avait, fort longtemps avant de se déclarer, pris toutes ses précautions.

Son père, après cinquante ans de travail et de privations, possédait près de Poitiers un petit domaine, les Moulineaux, loué quatre cent écus par an et estimé une soixantaine de mille francs.

Il avait donc écrit simplement à son père :

« J’aime une jeune fille, orpheline et pauvre, et je serais heureux de l’épouser. Le grand obstacle est qu’elle n’a pas la dot qu’exigent les règlements militaires : 20.000 francs. Consentirais-tu à les lui reconnaître, et à laisser, pour cela, prendre hypothèque sur les Moulineaux ? Ce ne serait, tu m’entends bien, qu’une formalité qui ne diminuerait pas d’un centime ton petit revenu. »

À quoi, non moins simplement, le vieux menuisier avait répondu :

« Qu’est-ce que tu me chantes avec ta formalité ? Les Moulineaux sont, fichtre ! bien à toi, puisqu’ils sont à moi, et tu es libre d’en disposer à ta guise. Ensuite, tu sauras que mon revenu n’est pas petit, puisque j’en économise tous les ans le tiers, que je place à ton intention. Embrasse ta future pour moi, et annonce-lui de ma part une paire de boucles d’oreilles en diamant, dignes de la femme d’un chef d’escadron. »

Voilà comment, le 23 mai 1840, par la plus belle journée du monde, fut célébré le mariage de Pierre Delorge et de Mlle Élisabeth de Lespéran…

La veille, Mlle de la Rochecordeau avait pris le lit.

– Plus d’espoir, disait-elle à une de ses amies ; je connais Élisabeth… Son mari la battrait, qu’elle ne ferait pas encore mauvais ménage.

II

Mais le commandant Delorge ne battit pas sa femme…

Du jour de leur mariage, ils goûtèrent, dans sa plénitude, ce bonheur qu’ils rêvaient sous les ombrages de Glorière.

Par exemple, le commandant, qui s’attendait d’un jour à l’autre à être nommé lieutenant-colonel, vit lui passer sur le corps, selon l’expression consacrée, deux ou trois chefs d’escadron qui n’avaient d’autre mérite que leur parenté, d’autres droits que la protection.

Puis, en moins d’un an, contrairement à toutes les habitudes et sans qu’on sût pourquoi, son régiment fut changé deux fois de garnison, envoyé de Vendôme à Tarbes au mois de septembre, et de Tarbes à Pontivy, au mois de mars suivant.

– Bast ! qu’importe ! disait gaiement Mme Delorge, quand elle voyait son mari tout près de se mettre en colère, qu’importe ! puisque nous nous aimons ?

Et d’autre fois :

– Eh bien ! je les bénis, moi, ces contrariétés, et j’en souhaiterais presque de plus sérieuses… Nous sommes trop heureux, ce n’est pas naturel… cela me fait peur !

C’est surtout pendant les premiers mois de son mariage que Mme Delorge trahissait ainsi le secret des vagues appréhensions qui tressaillaient en elle.

– Tu as la joie inquiète ! lui disait en plaisantant son mari.

Rien de si exact.

Il faut en quelque sorte un apprentissage à des félicités inespérées. Les malheureux deviennent sceptiques, à la longue. Accoutumés aux rigueurs de la destinée, ils s’étonnent et se défient de la moindre de ses faveurs. La vie leur a ménagé tant et de si cruelles déceptions, qu’ils n’osent plus s’endormir en pleine sécurité, de crainte de quelque terrible réveil.

La pauvre Élisabeth de Lespéran avait trop souffert pour que la fortunée Mme Delorge se sentît si vite rassurée.

Souvent, lorsqu’elle était seule, elle comparait sa situation passée à sa position actuelle, et, au souvenir de certaines privations qu’elle avait endurées et de toutes le humiliations qu’elle avait subies, elle sentait sa poitrine se gonfler de sanglots et elle fondait en larmes.

Plusieurs fois son mari la surprit ainsi, et, ému, effrayé :

– Qu’as-tu ? mon Dieu ! lui demandait-il.

Mais elle se levait déjà souriante, et se jetant à son cou :

– Rien, répondit-elle, je n’ai rien, je t’aime.

Peu à peu, cependant, cette sensibilité exagérée s’émoussa, ses nerfs se détendirent, l’odieux passé se voila de brumes, et elle s’affermit dans son bonheur.

Femme, elle tenait toutes les promesses de la jeune fille, réalisant avec une touchante simplicité le type achevé de la compagne d’un homme d’action.

Aussi, n’eut-elle qu’à paraître au régiment pour que sa supériorité fût admise même par la femme du colonel, qui ne péchait pas cependant par excès de modestie.

Pas une voix ne s’éleva, non pour la critiquer, mais seulement pour la discuter.

Véritable miracle ! car un régiment n’est en somme qu’un village qui se déplace avec son clocher : le drapeau.

Village médisant et cancanier par excellence, qui traîne avec ses bagages, d’un bout de la France à l’autre, ses passions et ses intérêts, ses rancunes, ses convoitises et ses rivalités de femmes qui, chaudement épousées, deviennent de belles et bonnes haines d’hommes.

Il y avait quatre mois que le régiment tenait garnison à Pontivy, quand, pour la plus grande joie de son mari, Mme Delorge accoucha d’un gros garçon.

Depuis longtemps le nom de ce premier-né était irrévocablement choisi.

Ni le chef d’escadron ni sa femme n’avaient oublié tout ce qu’ils devaient de reconnaissance au baron de Glorière, et ils avaient décidé que leur fils, quand il leur en naîtrait un, s’appellerait comme lui : Raymond.

Même en cette occasion, le vieux collectionneur fit le voyage de Bretagne, et il resta près d’un mois à Pontivy, ayant découvert aux environs une véritable mine de curiosités.

Il apportait des nouvelles de Mlle de la Rochecordeau.

La rancunière vieille fille n’avait jamais consenti à le revoir, ne lui pardonnant pas, disait-elle, d’avoir bassement suborné sa nièce et prêté les mains à une mésalliance abominable.

Elle devenait plus dévote de jour en jour, changeait de servante deux fois par semaine, et se portait comme un charme.

– Vous verrez, assurait le baron, qu’elle nous enterrera tous !

Il était singulièrement ému le jour de son départ, qu’il avait sous divers prétextes retardé plusieurs fois, et au moment de monter en voiture, il fit jurer au commandant et à sa femme de venir chaque année passer quinze jours à Glorière.

– Si ce n’est pas pour vous ou pour moi, disait-il, que ce soit pour mon filleul Raymond, qui prendra des forces à jouer au grand air, à se rouler dans les foins et à se tremper dans les eaux fraîches du Loir.

Élisabeth et son mari trouvèrent leur maison bien vide, le soir de cette séparation. Qu’eût-ce donc été, si on leur eût appris que c’était la dernière fois qu’ils voyaient cet homme excellent.

C’était ainsi, pourtant.

À deux mois de là, un matin qu’il était monté sur une haute échelle pour épousseter un tableau, il tomba.

Il avait cessé de vivre quand François, son vieux domestique, accouru au bruit de la chute, le releva.

C’est le ciel qui se venge ! soupira pieusement Mlle de la Rochecordeau, en apprenant la mort de M. de Glorière. Dieu ait son âme ! C’est un grand coquin de moins.

Ce coquin, par un testament déposé chez un notaire de Vendôme, instituait sa légataire universelle Mme Pierre Delorge, née Élisabeth de Lespéran, sa petite-nièce.

À son testament était jointe, à l’adresse du commandant et de sa femme, une lettre où il se révélait tout entier.

« Je dormirai plus tranquille, mes chers enfants, écrivait-il, quand j’aurai pris mes dernières dispositions. On ne sait ce qui peut arriver. Je me fais vieux. Ma vue et mon jugement baissent, si bien que l’autre jour, j’ai acheté une croûte ridicule pour un Breughel de Velours.

« Donc, comme vous êtes ce que j’aime le mieux au monde, je vous lègue, en toute propriété, meubles et immeubles, tout ce que je possède :

« 1° Trois mille deux cents francs de rentes, en un titre trois pour cent.

« 2° Mon château de Glorière, tel qu’il se poursuit et comporte, avec les quelques arpents qui l’entourent et les collections qu’il renferme.

« Ne me remerciez pas, c’est de ma part un trait de savant égoïsme d’outre-tombe. Je sais que vous ne vous déferez jamais de Glorière. Vous ne sauriez oublier que ses vieux ormes ont ombragé vos premières amours. Ce vous serait un deuil de savoir foulés par des indifférents ces sentiers aimés où vous vous êtes promenés appuyés l’un sur l’autre pour la première fois.

« J’escompte votre sensibilité. Moi aussi je souffrais de cette idée que Glorière appartiendrait à des étrangers. Si on le mettait en vente, je suis sûr que Pigorin, l’ancien mercier de la rue de l’Hôpital, l’achèterait et s’y installerait. Et les ricanements stupides de ses quatre filles en chasseraient mon ombre.

« Mes collections aussi me sont chères. Elles ont été l’occupation et le charme de ma vie. Cependant, je vous ordonne de les vendre.

« Votre existence vagabonde vous interdit de les garder près de vous, et, laissées au château, sous la seule garde de François, elles se détérioreraient.

« Attendez, pourtant !

« J’ai choisi et je désigne par leurs numéros, dans mon testament, une soixantaine de pièces, les plus remarquables parmi mes tableaux et mes bronzes, dont je vous prie de vous charger en souvenir de notre amitié.

« J’ai calculé que tout tiendrait aisément dans une douzaine de grandes caisses que vous mettrez au roulage, quand vous changerez de garnison.

« Ce sera un souci, mais de cette façon vous aurez, en quelque sorte, un intérieur à vous au milieu des meubles banals des appartements que vous êtes forcés d’habiter.

« Quant à ce qui est du reste, vendez-le dans le plus bref délai.

« Et si vous tenez à honorer ma mémoire, vendez-le au plus haut prix possible. Il ne faut pas qu’on puisse dire que ma collection n’était qu’une boutique à vingt-neuf sous.

« Si vous m’en croyez, vous ferez la vente à Tours, où mes collections étaient bien connues, et où habitent une vingtaine d’amateurs, tant du pays que d’Angleterre.

« Ayez soin de faire poser des affiches à Blois, à Orléans et au Mans, et n’épargnez pas les annonces dans les journaux…

« Est-ce bien tout ? Oui. Alors, chers enfants, adieu… Parlez quelquefois à votre petit Raymond de votre vieux et bien affectionné ami

RAYMOND D’ARCÈS, BARON DE GLORIÈRE.

« P. S. – Je souhaite que, jusqu’à sa mort, mon vieux et fidèle serviteur François reste à Glorière. Une rente viagère de quatre cents francs lui suffira. »

Le commandant Delorge avait les yeux pleins de larmes lorsqu’il acheva cette lettre où éclataient tant d’exquise sensibilité et la plus ingénieuse des délicatesses.

– Voilà, dit-il à sa femme, qui sanglotait près de lui, depuis notre mariage le premier malheur : un tel ami ne se remplace pas…

Pour cela même, il devait leur répugner étrangement de se conformer à ses instructions.

Pourtant, ils ne pouvaient faire autrement, il leur fallut bien le reconnaître.

Et après bien des perplexités et de longues délibérations, le commandant Delorge prit un congé de quinze jours et partit pour Vendôme.

Déjà, le baron y était presque oublié. Il s’y trouvait des gens qui étaient bien aises de n’avoir plus à éviter son petit œil perspicace ou à subir son persiflage familier.

Mais son souvenir se réveilla avec une vivacité singulière, le matin où les désœuvrés aperçurent, s’étalant sur les murs, d’immenses affiches jaunes où on lisait en gros caractères :

VENTE

AUX ENCHÈRES PUBLIQUES

Des Meubles anciens, Tableaux, Statues, Gravures, Bronzes, Faïences, Tapisseries, Armes, Livres, etc.,

AYANT COMPOSÉ LES COLLECTIONS DE

M. LE BARON DE GLORIÈRE.

L’idée de cette vente, annoncée comme devant avoir lieu à Tours, à la fin du mois, faisait sourire les bourgeois positifs.

– Ah ! çà ! disaient-ils, les héritiers de ce vieil original s’imaginent donc sérieusement qu’il a entassé des trésors dans sa masure de Glorière !

À quoi d’autres, hochant la tête, répondaient :

– Bast ! on tirera toujours un millier d’écus de ces antiquailles… Seulement, il fallait les vendre ici. Les frais d’affiches et de transport absorberont le produit…

Ce n’était pas l’avis du commandant Delorge.

Sans être ce qu’on appelle un connaisseur, il avait été souvent frappé de la beauté de certains objets. Il avait de plus trop confiance en l’intelligence de M. de Glorière pour admettre qu’il se fût si longtemps et si étrangement abusé sur la valeur de ce qu’il possédait.

Du reste, s’il se préoccupait du résultat probable de la vente, c’était beaucoup moins pour lui que pour la mémoire de son vieil ami.

– Plus le chiffre en sera élevé, pensait-il, plus seront confondus les imbéciles qui ne voulaient voir en M. de Glorière qu’un manique ridicule.

Son seul tort fut d’exprimer ces sentiments devant des gens incapables de le comprendre, et qui se disaient, dès qu’il avait tourné les talons :

– En vérité, ce brave commandant devrait bien se dispenser de cet étalage de désintéressement ! Il nous croit par trop simples !…

Lui, cependant, et avant toutes choses, avait mis de côté les numéros désignés par le testament du baron. À ceux-là, il en joignit une centaine encore, choisis surtout parmi les tableaux, les tapisseries et les armes.

Le reste, tous frais payés, produisit cent vingt-trois mille cinq cents francs.

– Et notez, mon commandant, disait à Pierre Delorge l’expert qu’il avait fait venir de Paris, notez que vous vous êtes réservé la crème, si j’ose m’exprimer ainsi, la fleur des collections. Ce que vous gardez vaut mieux et plus que tout ce que nous avons vendu. Rien que de quatre de vos tableaux, à mon choix, je suis prêt à vous compter, hic et nunc, trente mille francs.

Ce résultat fabuleux et les propos plus fabuleux de l’expert devaient produire à Vendôme une profonde impression.

On vit les gens qui avaient le plus raillé M. de Glorière se gratter l’oreille d’un air penaud :

– Diable ! disaient-ils, ce n’est décidément pas une si mauvaise spéculation que de ramasser des vieilleries !

Et c’est de ce jour que M. Pigorin, de la rue de l’Hôpital, prit l’habitude de faire chaque matin sa tournée chez tous les revendeurs de la ville, espérant y rencontrer de ces merveilles méconnues qu’on achète cent sous et qu’on revend dix ou quinze mille francs.

Mlle de la Rochecordeau, elle, s’était mise au lit, ainsi qu’il arrivait à chacune de ses grandes contrariétés.

– Qui jamais, gémissait-elle, se fût douté que ce vieil original de Glorière possédait une fortune !… Il n’y avait à le savoir que ma nièce et son soudard. Aussi, voyez comme ils ont chambré le bonhomme !… Ah ! ils doivent bien rire, maintenant…

Le commandant ne riait pas, mais son cœur bondissait de reconnaissance, au souvenir de l’homme excellent, de l’ami incomparable qu’il avait perdu.

Après lui avoir dû le bonheur de sa vie présente, voici qu’il allait encore lui devoir la sécurité de l’avenir.

– Vienne la guerre, se disait-il, une maladie, un accident, la mort… mon agonie ne sera pas torturée par cette idée désolante que je laisse sans pain ma femme et mon enfant !

Aussi est-ce avec une sorte d’attendrissement pieux que Mme Delorge et son mari suspendirent aux murs et dressèrent sur les cheminées et sur les consoles les tableaux et les bronzes de leur vieil ami.

Leur banal appartement meublé de Pontivy en recevait un lustre singulier, et prenait désormais, selon l’expression d’un capitaine connaisseur, un faux air de résidence royale.

Mais en dépit du bruit qui se répandit que M. et Mme Delorge venaient d’hériter d’un oncle millionnaire, le train de leur maison resta le même.

Train bien modeste, assurément, car deux petites servantes suffisaient à tout, aidées seulement pour les gros ouvrages par l’ordonnance du commandant.

C’était un vieil Alsacien, nommé Krauss, qui avait été le camarade de lit de son officier, quand celui-ci était entré au service, ce dont il n’était pas médiocrement fier, qui ne l’avait pas quitté vingt-quatre heures depuis vingt-quatre ans, et qui lui avait voué un de ces attachements aveugles qui font pâlir le fanatisme.

Et encore, depuis la naissance de Raymond, Krauss ne se rendait-il plus guère utile dans la maison. Les servantes, Mme Delorge, le commandant lui-même ne pouvaient plus rien obtenir de lui.

Le digne troupier s’était, de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d’amant et la soumission d’un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s’y soumettre.

– Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant ; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable.

Ce fils avait un peu plus d’un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel.

En ce temps là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l’avancement.

Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse :

– Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies…

C’est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel.

C’est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai.

Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu’il recevait de toutes parts, et l’agitait de graves perplexités.

Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d’un long voyage et à tous les périls d’un climat brûlant, au plus fort de l’été ?

Mais au premier mot qu’il dit de ses incertitudes à Mme Delorge :

– Je savais ce que je faisais en t’épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d’un soldat. Partout où on enverra mon mari, j’irai.

Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s’installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombrageux s’étagent en terrasses le long de pentes du ravin de Santa-Cruz.

Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d’Alger.

Notre colonie était en feu.

Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s’organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l’islamisme.

Le fils de l’empereur du Maroc était le chef de cette croisade.

Il campait sur les bords de l’Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.

Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.

Seulement il comptait sans le héros « à la casquette », le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, « le père Bugeaud ».

Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.

Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu’il avait de troupes à sa portée.

Si bien que le colonel Delorge n’était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu’il reçut du « père Bugeaud » l’ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.

C’est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentre chez lui pour prendre ses dernières dispositions.

Intérieurement, il se félicitait d’être arrivé à temps pour marcher à l’ennemi, ce qui n’empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d’annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.

– Le régiment part à minuit ! lui dit-il de l’air le plus gai qu’il put prendre.

Il s’attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante peut-être… Point.

Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c’est d’un ton ferme qu’elle répondit simplement :

– C’est bien.

Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s’occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu’il était en elle à ce qu’il ne manquât de rien, quoi qu’il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu’il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.

Plus ému de ce sang-froid qu’il ne l’eût été par des larmes, il s’efforçait de la rassurer.

– Bast ! lui disait-il, est-ce que j’aurai besoin de tout cela ! Laisse donc faire Krauss, c’est un vieil Africain, qui connaît son affaire…

Les vingt mille habitants d’Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu’il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.

Mme Delorge avait été stoïque…

Dominant l’émotion terrible qui l’écrasait, c’est avec un bon sourire aux lèvres qu’elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l’étrier.

Sa voix d’un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu’elle dit à son fils :

– Embrasse ton père et dis-lui : Au revoir !

– Au revoir, papa ! bégaya l’enfant…

Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s’évanouit…

– Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l’envie de recommencer.

Pour cette fois, il devait avoir raison car, à huit jours de là, le « père Bugeaud » gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d’Isly.

Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n’avait pas peu contribué au succès de la journée.

Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon.

Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager.

Lui-même devait en être quitte à assez bon marché.

À très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d’une pareille façon !

Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n’étaient plus qu’une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n’avait reçu qu’une blessure au bras droit.

– Va ! j’étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran… Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l’aurais pas senti, moi, ici !…

Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir…

Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet.

En revanche, il fut une fois de plus porté à l’ordre du jour de l’armée, et investi d’un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d’organisateur.

C’est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés : « Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l’Algérie en dix ans ! »

Sa réputation de soldat et d’administrateur n’avait donc plus rien à gagner, lorsque arriva la révolution de 1848… S’il s’en préoccupa, ce fut pour bénir la destinée, qui l’éloignait de Paris en une année où la guerre civile y fit couler des flots de sang.

Mais il ne s’en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur.

Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline.

Alors Mme Delorge n’avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage… Accoutumée à son bonheur, elle s’y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants.

Pauvre femme !… Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours… Il venait.

III

On arrivait à la fin de mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République française, lorsque les cercles militaires d’Oran commencèrent à se préoccuper de trois « pékins » arrivés depuis peu de France, et descendus à l’Hôtel de la Paix.

L’un était un homme jeune encore, et d’un extérieur « avantageux », portant toute sa barbe, et qui se faisait appeler M. le vicomte de Maumussy.

L’autre était plus âgé. Déjà ses moustaches, fort longues et outrageusement cirées, grisonnaient. Attitude, démarche, coupe de vêtements, tout en lui trahissait, ou plutôt affectait cet on ne sait quoi qui distingue les officiers en bourgeois. Il était inscrit à l’hôtel sous le nom de Victor de Combelaine.

Ces deux messieurs étaient décorés.

Le troisième, plus humble, était aussi plus indéchiffrable.

Il était gros et court, fort rouge, très chauve, et d’une vulgarité que rehaussaient encore les énormes chaînes de montre qui battaient sa bedaine et les bagues qui cerclaient ses doigts noueux.

Les autres l’appelaient, encore qu’il ne parût pas très âgé, le père Coutanceau.

Tous trois venaient en Afrique, disaient-ils partout, à tout propos et très haut, pour obtenir des concessions et faire de l’agriculture en grand.

C’était fort possible, après tout.

Seulement, leurs agissements démentaient leurs assertions.

Ce n’était pas des colons qu’ils recherchaient, ni des fermiers, mais presque exclusivement des militaires.

Souvent, à la nuit tombante, on voyait se glisser chez eux, et non sans précautions pour n’être point vus, des officiers des districts cantonnés au loin, à Mers-el-Kébir, à Arzew, à Sidi-bel-Abbès.

De leur côté, ils étaient toujours par voies et par chemins, tantôt à pied et tantôt en voiture, visitant les postes militaires, et parfois demeurant des deux et trois jours à Mostaganem ou à Mascara.

L’argent ne paraissait pas leur manquer.

Les poches de M. Coutanceau, des poches immenses, où il avait toujours les mains plongées jusqu’au coude, sonnaient comme un clocher de village.

Et ils faisaient grande chère, prenant leurs repas à part et ne ménageant ni le vin de Bordeaux des grands crus, ni le vin de Champagne.

– Positivement, ces gaillards-là nous inquiètent, disait un soir à sa femme le colonel Delorge. On dirait des agents de recrutement. Mais qui viendraient-ils recruter dans la colonie ? Pour qui ? pour quoi ?

– Que ne vous mettez-vous en quête de renseignements ! répondait simplement Mme Delorge.

On s’enquit, et on en obtint d’un sous-lieutenant, qui avait été longtemps employé au ministère des finances, et qui savait son Paris sur le bout du doigt.

M. le vicomte de Maumussy s’appelait de son vrai nom Chingrot, et il eût été bien habile celui qui eût su dire où se trouvait sa vicomté.

C’était un de ces viveurs de troisième ordre qui font cortège aux fils de famille en train de dévorer leur légitime, et qui sans un sou vaillant affichent tous les dehors du luxe, jouent gros jeu et roulent voiture.

L’enlèvement d’une pauvre jeune femme qu’il avait ensuite ruinée, un duel heureux et une nuit de veine au baccarat avaient marqué l’apogée de l’honorable carrière de M. Chingrot de Maumussy.

Depuis, il n’avait fait que déchoir. Il se noyait, selon l’expression consacrée, buvant une gorgée plus amère et coulant plus profondément à chacune de ses tentatives pour remonter à la surface.

Et Dieu sait s’il en avait risqué de ces tentatives, en finances, en industrie, en journalisme et en politique !…

Car il était dévoré d’ambitions, de convoitises et de rancunes, et se croyait apte à tout.

Et, de fait, il ne manquait ni d’intelligence, ni d’esprit, ni de savoir-faire. Causeur facile et agréable, il était rompu à toutes les intrigues et avait cette imperturbable audace de l’homme qui n’a plus rien à perdre.

Accusé d’un bonheur trop constant au jeu, perdu de dettes, traqué par des créanciers qui le menaçaient non plus de Clichy mais de la police correctionnelle, exclu de tous les cercles, exécuté en dernier lieu à la Bourse, où il carottait des différences, M. Chingrot de Maumussy avait fait un plongeon définitif et disparu du boulevard lors des journées de février 1848.

Non moins mouvementée devait avoir été l’existence de son compagnon, M. Victor de Combelaine, dans une sphère inférieure, toutefois.

Et il faut dire : devait, au conditionnel, parce que nul ne savait rien au juste des parents, ni même du pays de cet honorable… gentilhomme.

D’aucuns soutenaient que nulle part jamais n’exista un M. de Combelaine père. Sa mère était, assurait-on, une noble demoiselle hongroise, que la sensibilité de son cœur avait perdue.

Le positif, c’est que le Combelaine avait été militaire.

Des gens l’avaient connu lorsqu’il venait de s’engager dans un régiment de hussards, et les fournisseurs de toutes les villes où il avait tenu garnison gardaient de lui de cuisants souvenirs et des liasses de billets protestés.

En dépit de tout, et si piètre serviteur qu’il pût être, il avait dû à de mystérieuses influences un avancement scandaleusement rapide.

Il était capitaine, et se plaignait de moisir en ce grade, quand, à la suite d’une aventure dont le secret fut bien gardé, il essaya de se suicider.

S’étant manqué, il reprit goût à la vie, mais il donna sa démission, volontairement, prétendaient les uns ; parce qu’il ne pouvait faire autrement, assuraient les autres.

Comment vivre, cependant ? Il s’improvisa voyageur en parfumerie. Une querelle avec son patron l’ayant rejeté sur le pavé, il entreprit de fonder une salle d’armes. Tireur de premier ordre, il réussissait, il gagnait de l’argent… Une légèreté le contraignit à fermer boutique. Un de ses élèves étant menacé d’un duel sérieux, il avait, moyennant finance, pris le duel à son compte et tué l’adversaire.

Obligé de fuir, il s’était réfugié en Belgique, s’était fait comédien, et avait, pendant dix mois, essuyé les sifflets de Bruxelles.

Remercié par son directeur, il s’était lancé dans la politique, avait conspiré, en avait vécu, et finalement s’était trouvé englobé dans un procès où son attitude lui avait attiré de la part de ses coaccusés l’épithète de mouchard…

C’était d’ailleurs, selon son expression, un « noceur » féroce, dévoré de convoitises malsaines et d’appétits honteux, sans foi, sans loi, sans mœurs, brave peut-être, mais ayant, à coup sûr, moins de bravoure que de confiance en son adresse de spadassin, prêt à tout pour de l’argent, capable, selon son intérêt, de tuer un homme pour une vétille ou de digérer un soufflet sans sourciller.

Comparé à ces deux honorables personnages, leur compagnon, M. Coutanceau, pouvait passer pour un petit saint.

Ce dernier n’était, à vrai dire, qu’un vulgaire faiseur, qui depuis quinze ans naviguait sur les récifs du Code, toujours entre le bagne et la maison centrale.

Pris la main dans le sac, il en avait été quitte pour treize mois de prison, mais il s’était vu du même coup contraint de prendre sa retraite.

Il ne s’en consolait pas, encore bien qu’il eût la prudence de se garder pour la soif une poire de quatre-vingt mille livres de rentes. Avec ses apparences de bonhomie et de rondeur, il était vaniteux follement et ambitieux plus encore. Parce qu’il s’était adroitement tiré de quelques tripotages, il se croyait l’étoffe d’un financier de génie, et était, ma foi ! prêt à risquer tout ce qu’il possédait pour le prouver.

Enfin, il était avéré que ces trois associés s’étaient trouvés mêlés à toutes les agitations inspirées par une société bonapartiste qui est restée célèbre sous le nom de Club des culottes de peau.

C’est dire la surprise de Mme Delorge quand, un matin, elle aperçut dans la cour M. le vicomte de Maumussy et M. de Combelaine. Ils demandaient à parler au colonel Delorge quand on les conduisit près de lui…

Que voulaient-ils ? Mme Delorge ne se le demanda même pas. Elle s’occupait de tout autre chose, quand son attention fut attirée par de grands éclats de voix.

Elle prêta l’oreille : c’était son mari qui jurait, en proie, à ce qu’il lui parut, à une terrible colère…

Presque aussitôt, des pas rapides retentirent dans l’escalier… Évidemment, les deux visiteurs se retiraient beaucoup plus vite qu’ils n’étaient venus.

Mais le colonel descendait sur leurs talons, et quand il arriva dans la cour :

– Krauss, cria-t-il à son ordonnance, regarde bien ces deux individus, et souviens-toi que si jamais ils viennent me demander, je n’y suis pas…

La colère du colonel Delorge avait dû être des plus violentes, car son visage en gardait encore les traces, une heure après, lorsqu’il se mit à table pour déjeuner.

Et cependant, il était visible qu’il faisait les plus grands efforts pour reprendre son sang-froid et écarter de son esprit quelque pensée importune.

Il parlait plus que de coutume, et avec une certaine véhémence, encore qu’il ne parlât que de choses indifférentes. Il s’emporta contre son fils à propos d’une niaiserie, et sa fille, la petite Pauline, étant venue à pleurer, il s’écria en jurant qu’il était insupportable d’entendre continuellement crier des enfants.

C’est avec un étonnement profond que sa femme le considérait. Jamais elle ne l’avait vu ainsi. Et, cependant, elle n’osait l’interroger en présence des domestiques, qui allaient et venaient pour le service.

Mais lui, dès qu’on eût servi le café :

– Te serait-il bien agréable, demanda-t-il à sa femme, d’être madame la générale ?…

Ainsi que toutes les femmes qui aiment, Mme Delorge était très ambitieuse pour son mari, n’apercevant personne qui pût lui être comparé.

Croyant à quelque bonne nouvelle, elle eut un mouvement de joie, et très vivement :

– Oui, certes ! répondit-elle. Mais pourquoi cette question ?

– C’est qu’on cherche des généraux.

– Qui ?

– Les deux estimables personnages que j’ai vus ce matin, parbleu !

Et sans laisser à sa femme le temps de revenir de sa surprise :

– C’est comme cela, poursuivit-il. Les officiers généraux actuels ne suffisent plus. Bedeau, Bugeaud, Lamoricière, Changarnier et les autres, deviennent gênants. Il en faut de nouveaux, très vite, parmi lesquels probablement on choisira le ministre de la guerre. Et comme on les voudrait glorieux et populaires, nous allons, à leur intention, entreprendre une grande expédition en Kabylie, contre les Beni-Sliman et les Oustani…

Mme Delorge pâlit au souvenir de ses transes nouvelles lors de la bataille d’Isly, et d’une voix un peu tremblante :

– Ainsi, tu vas partir, Pierre ?… commença-t-elle.

– Si j’en reçois l’ordre… évidemment. Mais rassure-toi, l’ordre ne viendra pas. Je n’ai aucune des qualités requises. Ainsi, je ne crois pas que, d’ici longtemps, tu sois madame la générale Delorge… si tu l’es jamais, toutefois, – ce qui, depuis ce matin, est devenu diablement problématique.

Sur quoi, roulant sa serviette, il la jeta violemment sur une chaise et sortit en sifflant.

– Signe d’orage ! grommela Krauss.

Ce n’était absolument rien que cette scène, et dans quatre-vingt-quinze ménages sur cent, elle eût passé inaperçue. Mais de même qu’il suffit d’un grain de sable qui tombe pour ternir le pur cristal d’une source, une seule parole violente devait troubler étrangement la paisible harmonie de cet heureux intérieur.

– Il n’y a pas à en douter, pensait Mme Delorge, il est arrivé quelque chose à Pierre, quelque chose de très grave… et cela, du fait de ces deux chevaliers d’industrie…

Mais c’est en vain qu’elle s’épuisait à imaginer une relation admissible entre le vicomte de Maumussy ou M. de Combelaine et le loyal colonel Delorge…

Cependant, ces honorables associés n’en étaient plus à leur isolement des premiers jours. Ils avaient réussi à se constituer une société. Le vicomte de Maumussy se faisait une réputation d’homme politique. M. de Combelaine, invité à un assaut d’armes, y avait fait merveille. M. Coutanceau jouait et perdait le plus galamment du monde. Deux ou trois officiers supérieurs des environs ne les quittaient pour ainsi dire plus. Ils donnaient des dîners où on buvait sec, en choquant les verres, et qui étaient suivis de soirées où l’on absorbait d’immenses quantités de punch.

Jusqu’à ce qu’enfin, un beau matin, ils partirent tout à coup, comme ils étaient arrivés.

Mme Delorge respira. Elle avait compris que ces trois hommes ne pouvaient être que des émissaires politiques.

– Maintenant, pensa-t-elle, Pierre va redevenir lui-même…

Point. Le colonel, au contraire, devenait plus soucieux de jour en jour. Cette expédition de Kabylie dont il avait parlé se préparait, et il semblait se préoccuper prodigieusement de savoir si son régiment en ferait ou non partie.

C’était, du reste, la grande et unique affaire de tous ses officiers, et il ne se passait pas de jour sans qu’on lui demandât vingt fois :

– Eh bien ! mon colonel, en sommes-nous ?

Ils n’en furent pas, et ce leur fut une grande mortification. Jamais, en aucune occasion, on n’avait fait autant mousser une expédition. Jamais campagne heureuse ne donna lieu à de plus nombreuses promotions.

– Ah çà ! pensèrent-ils, est-ce que notre colonel serait en disgrâce ?…

Ils n’en doutèrent plus lorsqu’ils virent lui « passer sur le corps » plusieurs colonels qui n’avaient ni ses services, ni ses blessures, ni surtout sa haute valeur.

Cependant, on comprit sans doute qu’il serait impolitique de sacrifier ouvertement un homme de cette valeur, aimé et estimé dans l’armée comme pas un.

Et, dans les premiers jours de 1851, et au moment où, certes, il ne s’y attendait aucunement, le colonel Delorge reçut sa nomination au grade de général, et l’ordre de venir à Paris se mettre à la disposition du ministre de la guerre…

Mais cet avancement, qui eût dû combler ses vœux, l’irrita. Tout le monde remarqua de quel sourire contraint il accueillait les félicitations qui lui arrivaient de toutes parts.

Et le soir, lorsqu’il fut seul avec sa femme :

– Sais-tu, lui dit-il, ce que je ferais, si j’étais sage ! Je donnerais ma démission et nous irions vivre à Glorière… Nous avons huit mille livres de rentes…

Elle ne le laissa pas poursuivre :

– Ah ! ce serait un acte de folie, s’écria-t-elle, et que tu ne feras pas, si j’ai quelque influence sur toi !…

Toute puissante était l’influence de Mme Delorge sur son mari.

Et la preuve, c’est qu’elle obtint de lui qu’il renonçât, au moins pour le moment, à sa détermination, déjà presque arrêtée, de quitter le service.

C’était grave, ce qu’elle faisait là, c’était assumer pour l’avenir une terrible responsabilité, elle ne se le dissimulait pas.

Mais forte de sa conscience de mère et d’épouse, croyant avoir un devoir à remplir, elle le remplissait.

Nulle ambition, aucune considération personnelle ne la guidaient. Loin de là. Cette retraite à Glorière, cette perspective de la plus paisible des existences la séduisaient, et c’est de ses séductions mêmes qu’elle se défiait.

Ne semblait-elle pas d’ailleurs obéir à toutes les règles de la prudence humaine, ne paraissait-elle pas avoir raison mille fois quand elle disait :

– Patiente, Pierre, réfléchis ! Ne cède pas à un mouvement d’humeur ou de découragement dont tu aurais regret. Ne sera-t-il pas toujours temps de donner ta démission !…

Ah ! s’il lui eût dit la vérité !… Mais non, il se tut. Et ils quittèrent Oran, suivis du dévoué Krauss.

C’était à Paris même qu’on réservait un emploi au général Delorge. Il l’apprit lorsqu’il se présenta au ministère de la guerre.

Dès lors, ils n’avaient plus, sa femme et lui, qu’à prendre toutes leurs dispositions pour un assez long séjour.

Après bien des recherches et des courses, ils s’installèrent à Passy, rue Sainte-Claire, dans une jolie villa entourée d’un grand jardin. Le prix en était peut-être excessif, eu égard à leur peu de fortune, mais ils avaient été décidés par les avantages que le jardin offrait à leurs enfants, à Raymond, qui allait avoir dix ans, et à la petite Pauline.

Hélas ! ils n’y étaient pas depuis un mois encore, que déjà Mme Delorge se repentait amèrement d’avoir combattu les résolutions de son mari.

Certes, ils restait toujours le même pour elle, affectueux et tendre, mais elle sentait qu’il lui échappait en quelque sorte.

Le général ne s’était jamais occupé de politique, et même il professait cette opinion qu’un pays est bien malade quand ses généraux se mêlent aux luttes des partis, quittent l’épée pour la plume, descendent de cheval pour monter à la tribune, et livrent au public le secret de leurs rivalités et de leurs rancunes.

Cependant il lui était bien difficile, avec sa situation, de se désintéresser des affaires publiques, en cette fatale année de 1851, et à un moment où tant d’ambitions insoucieuses de la France se disputaient le pouvoir.

Les incertitudes et les menaces de l’avenir troublaient alors profondément Paris. Chaque jour, quelque bruit étrange circulait, justifié par l’arrivée aux affaires des personnages les plus inquiétants. De tous côtés surgissaient, comme pour une curée, tous les faillis de la vie, les fruits secs de toutes les carrières, les ambitieux, les incapables, les coquins…

M. le vicomte de Maumussy, au retour d’une mission diplomatique en Allemagne, avait été nommé à un poste important.

Un journal avait mis en avant, pour une préfecture, M. Coutanceau.

M. le comte de Combelaine – car il était comte désormais – occupait une situation toute de confiance près du prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française.

Quel parti prit le général Delorge dans cette mêlée d’égoïstes intérêts ; en prit-il même un ?

C’est ce que Mme Delorge ne sut jamais.

Le temps n’était plus où elle était la confidente des plus secrètes pensées de son mari. Il ne lui disait rien de ses occupations ni de ses projets. Et si elle l’interrogeait, il n’avait que des réponses vagues, lorsqu’il ne détournait pas la conversation.

Le connaissant comme elle le connaissait, elle observait en lui comme une constante préoccupation de ne la pas inquiéter qui redoublait ses angoisses.

Le positif, c’est qu’il sortait beaucoup, et qu’il recevait un assez grand nombre de visiteurs, parmi lesquels quatre ou cinq députés…

Enfin, dans le courant d’octobre, il consentit, à deux reprises, à recevoir un des hommes qu’il avait autrefois honteusement chassés… M. de Combelaine…

Enfin, on peut dire que Mme Delorge s’attendait vaguement à quelque catastrophe, lorsqu’arriva le 30 novembre…

Journée fatale, dont les moindres circonstances devaient rester ineffaçablement gravées dans la mémoire de la malheureuse femme…

C’était un dimanche.

Le général s’était levé beaucoup plus gai que d’ordinaire et, après le déjeuner, malgré le froid et la brume, il était descendu avec son fils, pour tirer quelques balles à un tir qu’il avait fait établir au bout du jardin.

En remontant, Raymond avait dit à sa mère :

– Je n’ai manqué le carton que six fois, mais papa ne l’a pas manqué, lui, quoiqu’il ait été obligé de tirer de la main gauche.

– Il est de fait, avait ajouté le général, que mon maudit bras droit me fait terriblement souffrir aujourd’hui… c’est à peine si je peux le remuer.

Sur quoi, s’étant assis près du feu, il avait proposé à sa femme de la conduire au spectacle le soir, et ils en étaient à choisir un théâtre, lorsque Krauss était entré tenant une lettre qu’on venait d’apporter.

À la seule vue de l’adresse, le général avait froncé les sourcils. Il l’avait lue d’un coup d’œil, puis la froissant violemment, il l’avait jetée dans la cheminée en s’écriant :

– Non ! mille fois non !…

Cependant, il avait paru réfléchir. Puis au bout d’un moment :

– Tu n’auras pas, ma pauvre Élisabeth, avait-il dit à Mme Delorge, le plaisir que je te promettais… Me voici forcé de me rendre à un rendez-vous que me demande, ou plutôt que m’impose cette lettre…

Puis, sonnant Krauss, il lui avait dit :

– Prépare pour ce soir ma grande tenue… Je m’habillerai à huit heures et demie…

Mais c’en était fait de la gaîté du général.

Il n’avait pas tardé à regagner son cabinet, et il y était resté enfermé jusqu’au dîner…

À neuf heures, cependant, il était prêt, et il avait envoyé Krauss lui chercher une voiture… Embrassant alors sa femme :

– Je rentrerai de bonne heure, lui avait-il dit ; sois sans inquiétude…

Et il était parti.

IV

C’était encore une soirée que Mme Delorge allait passer, comme tant d’autres, hélas ! depuis quelques mois, seule entre ses deux enfants, entre sa fille, la petite Pauline, qui ne tardait pas à s’endormir, et Raymond, qui achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.

Deux circonstances pourtant la rassuraient.

Au lieu de sortir en bourgeois, comme d’ordinaire, le général s’était mis en tenue, ce qui semblait annoncer qu’il se rendait à quelque réunion officielle.

Et il lui avait promis de rentrer de bonne heure.

N’importe ! Ainsi qu’il arrive toujours lorsqu’on sent devant soi de longues heures d’attente, elle cherchait à s’occuper, s’efforçant de tromper son impatience et de perdre la notion du temps.

Raymond ayant achevé sa tâche, elle fit avec lui cinq ou six parties de dames, avant de l’envoyer coucher…

Jusqu’à ce qu’enfin, onze heures sonnant, elle demeura seule dans le salon.

– Onze heures ! se dit-elle. Il ne peut pas rentrer encore…

Elle avait pris un livre, mais c’est vainement qu’elle essayait de s’y intéresser ou seulement d’y appliquer son attention. Sa pensée lui échappait. Elle se reportait, et avec quels regrets ! à ces temps heureux où son mari, sans autre soucis que ceux de sa profession, lui appartenait si entièrement. Alors il fallait un événement pour l’arracher, après le dîner, aux douceurs de son foyer. Et, s’il se trouvait contraint de sortir, elle savait où il allait et pour quelle cause. Alors il n’avait pas de secret pour elle, alors elle ne se sentait pas enlacée dans les fils de quelque mystérieuse intrigue…

Minuit sonna…

– Maintenant, murmura-t-elle, je ne dois plus avoir longtemps à attendre…

C’est avec une étrange netteté que se représentaient à son esprit tous les événements qui se succédaient depuis cette visite de M. de Maumussy et de M. De Combelaine, et en tout elle croyait reconnaître leur influence mystérieuse et fatale.

Ces passe-droits dont le général avait été victime ne provenaient-ils pas d’eux ? N’était-ce pas à cause d’eux qu’il avait eu l’idée de donner sa démission ?… Ah ! folle ! Ah ! imprudente !… pourquoi l’en avait-elle détourné !…

Mais il était une heure, et le général ne paraissait toujours pas.

Mme Delorge se leva, et après quelques tours dans le salon, alla s’accouder à la fenêtre, prêtant l’oreille…

Nul bruit ne troublait le morne silence de ce paisible quartier de Passy. Rien, on n’entendait rien, ni roulement de voiture, ni voix, ni pas… La nuit était sombre et froide ; un brouillard dense, qui par moments se résolvait en pluie, enveloppait tout comme d’un linceul.

Bientôt elle se sentit prise de frissons. Elle referma la fenêtre et vint se rasseoir près de la cheminée, dont elle raviva le feu.

Elle songeait que c’était une grande faute qu’ils avaient commise, son mari et elle, que de prendre une habitation si éloignée du centre de Paris… Passy, l’hiver, passé dix heures du soir, c’est le bout du monde, on ne trouve plus cochers qui consentent à y aller… Peut-être, en ce moment même, le général cherchait-il un fiacre… Peut-être avait-il été forcé de se mettre en route à pied.

– Donc, pensait-elle, il n’y a pas encore trop de temps de perdu… Pauvre Pierre ! ne devrais-je pas savoir qu’il souffre autant que moi !…

Elle disait cela, mais de moins en moins elle réussissait à se défendre de l’indéfinissable tristesse qui l’envahissait.

Quelle vie !… Est-ce que cela durerait encore longtemps !… En était-ce donc fait à tout jamais de son repos et de son bonheur !… Ah ! pourquoi aussi avait-elle été si faible et si réservée ! Pourquoi n’avait-elle pas arraché à son mari le secret de ses soucis poignants qu’elle avait lus sur son front !…

Deux heures !…

L’inquiétude la gagnait. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pendule. Elle comptait les minutes. Elle se disait :

– Avant que la grande aiguille soit là, il sera près de moi.

Lentement, de son mouvement égal et imperceptible, la grande aiguille avançait, et dépassait le point fixé… Personne !

La malheureuse femme pensait maintenant à cette lettre qui était venue lui enlever la bonne soirée qu’elle se promettait. D’où venait-elle, cette lettre maudite ? En la recevant, le général s’était troublé. Que lui demandait-on donc, qu’il s’était écrié : « Non, mille fois non, jamais !… » Qui donc l’avait écrite ?…

La sonnerie de quatre heures lui sembla, dans le silence, comme un glas funèbre.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, que lui est-il arrivé ?

Pour la première fois, l’idée d’un accident se présentait à son esprit. Quel ? elle ne savait, mais terrible, à coup sûr !…

Incapable de demeurer en place, elle quitta le salon et gagna le vestibule, faiblement éclairé par une petite lampe qui agonisait dans son globe de verre dépoli.

Sur une des banquettes, Krauss était étendu. Mais il ne dormait pas. Au froissement léger du peignoir de Mme Delorge le long de la rampe de l’escalier, il se dressa d’un bond, et du ton dont il eût répondu présent :

– Madame !… fit-il.

Pourquoi ne dormait-il pas, lui qui d’ordinaire tombait de sommeil sitôt la nuit venue ? Était-il donc inquiet, lui aussi ? Avait-il des raisons d’être inquiet ?

Voilà ce que se dit la pauvre femme. Et tout aussitôt :

– Krauss, demanda-t-elle, savez-vous où est allé le général ?

– Non, madame.

– Vous ne l’avez donc pas accompagné jusqu’au fiacre ?

– Si, madame, je portais son manteau.

– Et vous n’avez pas entendu l’adresse qu’il donnait au cocher ?

– Non, madame.

Et vivement :

– Mais il ne peut être rien arrivé au général, madame… Il a son épée, et quand il a son épée…

– Merci, Krauss, interrompit Mme Delorge.

Elle remonta. Maintenant, elle ne doutait plus. Maintenant elle était sûre d’un grand malheur… Elle passa par la chambre de son fils, qui dormait de ce bon sommeil de l’enfance, et, le baisant au front :

– Pauvre Raymond ! murmura-t-elle. Dieu te garde à ton réveil !…

Le jour venait, cependant, blafard et livide, lorsqu’un coup de cloche retentit à la porte de la villa.

– Lui ! s’écria la malheureuse femme, c’est lui !…

Elle croyait reconnaître sa manière de sonner, elle voulait s’élancer à sa rencontre… Mais cette immense joie après de si cruelles souffrances achevant de la briser, ses forces trahirent sa volonté et elle retomba sur son fauteuil…

Cependant elle percevait nettement tous les bruits de la maison.

Elle entendit Krauss ouvrir la porte du vestibule, elle entendit grincer sur ses gonds rouillés la grille de la villa… Elle distingua le murmure de plusieurs voix, puis des pas sous lesquels criait le sable du jardin…

– C’est singulier, pensa-t-elle, Pierre ne rentre-t-il donc pas seul ?…

Déjà, ces même pas retentissaient dans le vestibule, et bientôt elle les entendit dans les escaliers et sur le palier même, pesants, embarrassés comme les pas de gens qui portent un fardeau et mêlés à des chuchotements étouffés…

Folle de terreur, cette fois, elle réussit à se lever… Mais au même instant, la porte du salon s’ouvrit, et deux hommes entrèrent qu’elle ne connaissait pas, suivis de Krauss plus blanc que le plâtre du mur contre lequel il s’appuyait…

– Mon mari !… s’écria-t-elle, mon mari !…

Un des deux hommes, pâle et tremblant d’émotion, s’avança :

– Du courage, madame, commença-t-il, du courage !…

Elle comprit, la malheureuse, et d’une voix à peine distincte :

– Mort ! balbutia-t-elle ; il est mort !…

Elle chancelait sous ce coup horrible, ses yeux se fermaient, et Krauss étendait les bras pour la soutenir…

Mais elle le repoussa, et se redressant, par un prodige d’énergie :

– Conduisez-moi près de lui, s’écria-t-elle, je veux le voir ; où est-il ?

L’homme qui avait parlé désigna du doigt une porte et répondit :

– Là !…

D’un élan éperdu, Mme Delorge se précipita contre cette porte, et si rude fut le choc que les battants cédèrent…

Alors apparut la chambre à coucher, à peine éclairée par les lueurs tremblantes d’une seule bougie.

Sur le lit, dont l’édredon avait été retiré et jeté dans un coin, gisait le corps déjà roide et glacé du général Delorge.

Ses yeux grands ouverts et sa face convulsée gardaient encore une terrible expression de haine et de mépris…

Une écume sanglante frangeait ses lèvres violacées…

Son habit, souillé de terre, était déboutonné, et une de ses épaulettes manquait.

Sur une chaise, près du lit, étaient déposés le grand manteau du général, son chapeau, dont la pluie avait fripé les plumes, et son épée nue…

À ce spectacle affreux, la malheureuse femme demeura comme clouée sur le seuil, la pupille dilatée, les bras tendus en avant comme pour repousser quelque terrifiante vision. Elle ne pouvait croire, elle ne pouvait se résigner à cette soudaine survenue du néant…

Ce ne fut qu’une seconde…

Elle s’avança en trébuchant et s’abattit sur le lit, serrant entre ses bras d’une étreinte convulsive ce corps inanimé, collant ses lèvres contre ces lèvres glacées et muettes pour toujours… Comme si, dans la démence de sa douleur, elle eût espéré qu’à la chaleur de ses embrassements allait se réchauffer et battre de nouveau ce cœur qui, pendant tant d’années, n’avait battu que pour elle…

Pauvre femme !… murmura un des inconnus, assez haut pour être entendu de Krauss, pauvre femme !…

Déjà elle s’était redressée, et d’un air égaré, d’un accent indicible d’épouvante et d’horreur :

– Du sang ! s’écria-t-elle, du sang ! voyez !…

Elle étendait le bras en disant cela, et sa main en effet était rouge de sang, et même quelques caillots avaient éclaboussé la dentelle de ses manches.

– Ah ! mon mari a été lâchement assassiné ! cria-t-elle encore.

Celui des deux étrangers qui avait déjà parlé, le plus jeune, hochait la tête :

– Non, madame, prononça-t-il, non ! ce surcroît de douleur, du moins, vous est épargné. Le général Delorge a succombé en duel…

Et après un combat loyal, ajouta l’autre.

Elle les regardait sans paraître comprendre, et c’est comme des mots vides de sens qu’elle répétait :

– Un duel !… un combat loyal !…

Mais depuis un moment déjà les deux inconnus se consultaient et se concertaient du coin de l’œil… Le plus jeune s’avança, et s’inclinant profondément :

– Nous étions chargés, madame, dit-il, d’une douloureuse et pénible mission… Nous l’avons remplie… Et, à moins que vous n’ayez des ordres à nous donner, à moins que nous ne puissions vous être utiles en quelque chose, nous vous demandons la permission de nous retirer…

Il attendit respectueusement une réponse… Cette réponse ne venant pas :

– Pour mon compte, madame, ajouta-t-il, je serai toujours à votre disposition ; voici ma carte…

Il déposa, en effet, une carte de visite sur la cheminée, fit un signe à son compagnon, et tous deux se retirèrent sur la pointe du pied, sans que personne songeât à les retenir…

Mme Delorge s’était agenouillée près du lit, le front appuyé sur une des mains glacées du mort, et d’une voix haletante :

– Pierre, disait-elle, Pierre, pardonne-moi !… C’est par moi, qui t’aimais tant, que tu meurs… Oui, c’est moi qui te tue, ô mon unique ami !… Cette mort horrible, tu la prévoyais peut-être, le jour où tu voulais te retirer à Glorière… Et c’est moi, insensée, qui n’ai pas voulu, c’est moi, misérable, qui ai abusé de l’indulgence de ton amour, pour t’amener ici, contre ton gré, contre toute raison, au milieu de tes ennemis !…

Si déchirante était l’expression de son désespoir, que Krauss, demeuré jusque-là hébété de douleur près de la porte, eut peur et s’approcha…

– Madame, fit-il en lui touchant l’épaule, madame !…

Elle ne tourna seulement pas la tête. Suffoquant sous l’abondance de ses souvenirs, elle continuait :

– À Glorière, c’était le bonheur qui nous attendait… Ici c’était la mort terrible, soudaine… Mais je sais mon devoir, ô mon bien aimé !… Dans la mort comme dans la vie, je t’appartiens uniquement, je suis à toi !… Est-ce que je pourrais te survivre, alors même que je le voudrais !…

Le bon, l’honnête Krauss sanglotait…

– Mon Dieu, se disait-il, elle devient folle, elle veut se tuer. Qu’allons-nous devenir les enfants et moi ?…

Et il demandait au ciel une inspiration, quand un cri, lamentable, désespéré, retentit…

Frémissant, il se retourna…

Raymond, enfin réveillé par les allées et venues, accourait à peine vêtu…

Il avait tout compris, le malheureux enfant, et il se jeta au cou de sa mère en s’écriant :

– Mort !… mon pauvre père est mort !…

Peut-être fut-ce le salut de cette femme si cruellement éprouvée ! L’étreinte de son fils, les larmes chaudes dont il inondait son visage, la rappelèrent à elle-même, à la raison, à la vie…

Elle songea que si elle était épouse, elle était mère aussi, qu’elle ne s’appartenait pas, qu’elle n’avait pas le droit de mourir, qu’elle se devait à ses enfants…

Elle se releva donc, s’affaissa sur un fauteuil, et attira Raymond contre sa poitrine, en murmurant :

– Oh ! mon enfant, nous sommes bien malheureux !… Oh ! oui, bien malheureux !…

Ainsi, ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre, mêlant leurs larmes, jusqu’à ce qu’enfin Mme Delorge se redressa, puisant dans le sentiment de ses devoirs une sombre énergie.

– Maintenant, Krauss, commença-t-elle, je veux tout savoir… Je suis forte. Je puis tout entendre… parlez.

Une immense stupeur se peignit sur le visage du vieux et dévoué soldat.

– Qu’est-ce que madame veut que je lui dise ? balbutia-t-il.

– Comment le général est mort, Krauss. Où a eu lieu ce duel, à quel sujet, avec qui ?

– Hélas, madame, je ne le sais pas…

– Quoi ! ces hommes, qui étaient sans doute les témoins du général, ne vous ont rien appris ?

– Rien…

Elle crut qu’il la trompait, qu’il pensait en se taisant ménager sa sensibilité, et d’un ton sec :

– Je vous ordonne de parler, Krauss ! commanda-t-elle.

Le pauvre soldat semblait désespéré.

– Sur mon honneur, madame, répondit-il, je ne sais rien… J’étais si troublé que je n’ai pas adressé une seule question… Au surplus, madame va comprendre. Quand on a sonné, je me suis hâté d’aller ouvrir, car sans savoir pourquoi, j’étais dans une inquiétude mortelle. Devant la grille était une voiture. Deux hommes en sont descendus, qui m’ont demandé s’ils étaient bien à la maison du général Delorge. Naturellement, j’ai répondu : « Oui. » Alors, ils ont voulu savoir à qui ils parlaient. Et quand je leur ai appris que je suis au service du général et son ordonnance : « Alors, se sont-ils écriés, on peut tout vous dire… Un grand malheur est arrivé… le général vient d’être tué en duel !… » Moi, naturellement, ça m’a fait l’effet d’un coup de crosse sur la tête, et j’ai répondu : « Ce n’est pas possible ! » Ils ont haussé les épaules et ils ont repris : « C’est tellement possible que son corps est là dans la voiture, et que vous allez nous aider à le porter sur son lit. » Ensuite, ils m’ont demandé si le général était marié. J’ai répondu que oui. Ils m’ont demandé si madame était couchée. J’ai répondu que madame attendait le général et qu’elle était debout. Alors, ils ont dit que cela peut-être valait mieux ainsi, que nous monterions le corps le plus doucement possible, et qu’après je les conduirais auprès de madame… C’est ce qui a été fait, et madame sait le reste.

Pendant que parlait Krauss, l’indignation empourprait la joue pâle de Mme Delorge…

– C’est bien tout ? interrogea-t-elle.

– Absolument tout, madame !

L’infortunée eut un geste d’amère ironie, et d’une voix vibrante :

– Voilà donc le monde ! s’écria-t-elle. Un homme se bat, il succombe, et ses amis, ses témoins, ceux peut-être qui l’ont poussé sur le terrain, croient avoir tout fait lorsqu’ils ont reporté le corps du malheureux à sa maison… Ils arrivent au petit jour, ils tirent le cadavre du fiacre et ils le jettent à la veuve, en lui disant : « Voici votre mari… Notre mission est remplie… le reste ne nous regarde plus !… »

Si l’honnête Krauss était digne de comprendre l’immense douleur de Mme Delorge, il était incapable de s’expliquer son indignation.

Selon son jugement de vieux soldat, un duel malheureux rentrait dans la catégorie des accidents familiers et prévus, tels qu’une chute de cheval ou un boulet de canon. Et qu’on mourût sur le terrain, sur le champ de bataille ou dans son lit, au milieu des siens, il n’y voyait pas de différence appréciable, ni de raison de se plus ou moins désoler.

Quant à la conduite des deux inconnus qui avaient rapporté le corps du général, et qu’il supposait avoir été ses témoins, il l’estimait si naturelle qu’il prit leur défense.

– Excusez-moi, madame, fit-il, ces deux messieurs, avant de se retirer, vous ont demandé s’ils pouvaient vous être utiles.

Elle ne discuta pas. Elle ne se souvenait de rien.

– C’est possible, fit-elle.

– Même, continua le digne troupier, l’un d’eux a laissé sa carte, et si madame veut le voir…

– Oui, donnez-la-moi…

Il la lui remit, et elle lut à haute voix : Le docteur J. Buiron, rue des Saussayes.

Ainsi, un médecin avait assisté au combat, ou tout au moins avait été mandé immédiatement après. Cette pensée, pour la malheureuse femme, était un soulagement. Elle songeait que s’il y eût eu quelque chose à faire pour sauver son mari, ce quelque chose eût été fait.

– Eh bien ! reprit-elle après un moment de réflexion, il faudrait voir le docteur Buiron, et lui demander des détails…

– Je pars, dit simplement Krauss.

– Attendez, ce n’est pas à vous de faire cette démarche, et j’ai besoin de vous ici… Qui envoyer, cependant, qui ?

De tout temps, M. et Mme Delorge avaient eu une existence fort retirée, – l’existence des gens heureux et qui ont la sagesse de cacher leur bonheur. Mais depuis leur arrivée à Paris, leur isolement était complet. Tout entière à l’éducation de ses enfants, Mme Delorge n’avait point cherché de relations et ne voyait absolument personne. À peine connaissait-elle les gens que recevait son mari.

– À qui m’adresser ? répétait-elle…

Mais, de son côté, Krauss réfléchissait.

– Si j’allais chercher, proposa-t-il, notre voisin, M. Ducoudray ? Madame sait combien il aimait mon général…

– Oui, vous avez raison, courez le prier…

Elle n’acheva pas, déjà Krauss était en route.

Ce M. Ducoudray, qu’il allait prévenir, était le plus proche voisin de Mme Delorge. Une haie vive séparait seule son jardin du jardin de la villa. C’était un bonhomme qui avait été dans le commerce, et qui s’était retiré le jour où il s’était vu à la tête d’une douzaine de mille livres de rentes.

En lui se résumaient assez exactement les qualités et les défauts de l’ancien bourgeois de Paris, naïf et roué tout ensemble, sceptique et superstitieux, le plus obligeant du monde et d’un égoïsme féroce. Ignorant superlativement, il avait une opinion sur tout, ne manquait pas d’esprit, ne doutait de rien, s’occupait de politique, frondait le gouvernement et poussait à la révolution, quitte à se réfugier au fond de sa cave le jour où elle éclaterait.

Veuf, n’ayant qu’une fille mariée en province, fort soigneux de sa personne et très passablement conservé, M. Ducoudray n’avait pas renoncé à plaire, et parlait quelquefois de se remarier.

Il était entré en relations avec le général à propos de fleurs et d’arbustes qu’il lui avait donnés et dont il avait tenu à surveiller la transplantation, – car il se prétendait jardinier. – Il était venu ensuite s’enquérir de ses sujets. Et depuis, il était revenu presque tous les jours, à l’issue du déjeuner, ou le soir, pour chercher ou apporter des nouvelles ou pour échanger des journaux.

Sa connaissance parfaite de la vie de Paris l’avait mis à même de rendre quelques petits services. Il aimait à se charger des commissions, cela l’occupait. Il était ravi quand son ami le général lui disait, par exemple : « Vous qui savez où on vend du bon bois, pas trop cher, papa Ducoudray, vous devriez bien m’en acheter quelques stères… »

Tel était le bonhomme qui, moins de cinq minutes après la sortie de Krauss, apparut dans le salon, où Mme Delorge était allée l’attendre.

Il était pâle et tout tremblant d’émotion, et s’était tant hâté d’accourir, qu’il avait oublié de mettre une cravate.

– Quelle catastrophe ! s’écria-t-il dès le seuil, quel épouvantable malheur !…

Et la malheureuse veuve en eut pour cinq minutes à subir ces condoléances, qui tombent sur une grande douleur comme de l’huile bouillante sur une plaie vive.

– Bien évidemment, disait M. Ducoudray, il a fallu à ce duel fatal des causes terriblement graves et tout à fait exceptionnelles… Quoi que prétende Krauss, à qui tout d’abord j’ai fait cette observation, il n’est pas naturel qu’on aille sur le pré au milieu de la nuit…

Mme Delorge tressaillit… Étourdie par le coup terrible qui la frappait, elle n’avait pas fait cette réflexion, si simple et si juste pourtant.

– Que diable ! continuait le bonhomme, les affaires d’honneur ne se règlent pas ainsi, entre gens du monde. On choisit des témoins qui se réunissent, qui négocient, qui débattent les conditions de la rencontre… C’est ainsi que les choses se passèrent lors de mon duel, en 1836, et même mes témoins arrangèrent l’affaire…

Cependant le flux de ses paroles se tarit, et Mme Delorge put lui expliquer ce qu’elle attendait de lui.

Dès qu’il fut au courant :

– Voilà qui est convenu ! s’écria-t-il. Je prends une voiture, j’interroge ce médecin, et je reviens vous rendre compte…

Il se précipita dehors, sur ces mots, et il sortait à peine par une porte du salon, que Krauss apparaissait à l’autre, celle de la chambre à coucher.

Le fidèle serviteur avait profité de l’instant où il voyait sa maîtresse occupée, pour donner à son général ces soins suprêmes que l’on doit aux morts…

– Madame !… s’écria-t-il d’une voix rauque, madame…

Lui, si blême l’instant d’avant, il était plus rouge que le feu, ses yeux flamboyaient, un tremblement convulsif le secouait.

– Mon Dieu ! murmura Mme Delorge épouvantée, qu’y a-t-il ?…

– Il y a, répondit le vieux soldat, avec un geste terrible de menace, il y a que mon général n’a pas été tué en duel, madame !…

Elle crut positivement qu’il perdait l’esprit et doucement :

– Krauss, fit-elle, songez-vous à ce que vous dites !…

– Si j’y songe ! répondit-il… Oui, madame, oui, et trop pour notre malheur… Un duel, c’est un combat, et mon général ne s’est pas battu !…

Cette fois, l’infortunée comprit. Elle se dressa d’une pièce, et toute frémissante :

– Expliquez-vous, Krauss, dit-elle. Je suis la femme, je suis… la veuve d’un soldat, je suis brave. Qui avez-vous vu ? Qui vous a parlé ?…

– Personne… C’est la blessure de mon général qui m’a tout dit… Ah ! tenez, madame, écoutez-moi, et vous serez sûre comme je le suis moi-même. Vous nous avez vus faire des armes, n’est-ce pas, quand mon général ou moi nous donnions des leçons à M. Raymond ? Vous avez vu que nous nous placions de côté, et effacés le plus possible, pour présenter moins de surface au fleuret ? Eh bien ! en duel, sur le terrain, on se place de même. Par conséquent, si on reçoit une blessure, ça ne peut être que du côté qu’on présente à l’adversaire, c’est-à-dire du côté du bras dont on tient son épée…

Mme Delorge haletait.

– Or, reprit Krauss plus lentement, si mon général s’était battu, quel côté eût-il présenté à son adversaire ? Le côté droit ? Non, évidemment, puisque depuis Isly, il ne pouvait plus se servir du bras droit…

– Mon Dieu !… hier encore, il n’a pu tenir un pistolet que de la main gauche…

– Juste ! et quand il faisait des armes, c’était toujours de la main gauche. Eh bien ! c’est au-dessous du sein droit, et un peu en arrière, que mon général a reçu le terrible coup d’épée qui l’a traversé de part en part et tué roide…

C’était clair cela, et bien admissible, sinon indiscutable.

– Cependant, reprit le vieux soldat, je n’ai pas que cette preuve de ce que je dis. Hier, j’avais donné à mon général une épée neuve, une épée qu’il portait pour la première fois… j’en ai manié la lame, et je jure, sur l’honneur et sur ma vie, que cette épée n’a même pas été croisée avec une autre…

Foudroyée, Mme Delorge s’affaissa sur son fauteuil, en murmurant :

– Plus de doute… mon mari a été lâchement assassiné !…

V

C’était la seconde fois que cette formidable accusation d’assassinat montait aux lèvres de Mme Delorge.

Mais sur le premier moment, ç’avait été un cri désespéré, dont elle n’avait pas conscience, dont la portée lui échappait, et arraché par l’horreur du sang qui rougissait ses mains…

Tandis que cette fois…

– Krauss, commanda-t-elle, faites prévenir le commissaire de police de ce qui arrive, et qu’il vienne… qu’il vienne vite.

Une de ses servantes, à ce moment, lui apportait sa fille, qui pleurait et qu’on ne pouvait consoler.

Elle la prit entre ses bras, et, la couvrant de baisers convulsifs :

– Va, pauvre enfant, lui dit-elle, comme si elle eût pu la comprendre, ton père sera vengé ! Tout ce que j’ai d’intelligence et de forces…

Elle n’acheva pas. Elle remit l’enfant à sa bonne, en disant : « Emportez-la. »

Le commissaire de police entrait.

C’était un homme long et maigre, avec un grand nez mélancolique, de petits yeux mobiles et de lèvres pincées. Démarche, port de tête, geste, voix, tout en lui trahissait l’opinion démesurée qu’il avait de lui-même et de sa mission ici-bas.

Un vieux monsieur, tout ratatiné dans un paletot de fourrures, venait derrière lui d’un air profondément ennuyé. C’était le médecin qu’il avait requis.

Gravement, ce commissaire tira d’un étui et étala sur la table des papiers, une plume et un encrier. Puis s’étant assis :

– Je vous écoute, madame, dit-il à Mme Delorge.

Rapidement et le plus clairement qu’elle put, l’infortunée lui dit les angoisses des vingt-quatre mortelles heures qui s’étaient écoulées depuis que le général avait reçu la lettre fatale, comment son mari lui avait été rapporté mort ; l’étonnement de son voisin, M. Ducoudray, qui refusait d’admettre un combat de nuit ; enfin, les soupçons de Krauss et les siens, basés, non plus sur des probabilités, mais sur des faits positifs…

– C’est tout ? demanda l’impassible commissaire.

Alors il prit la parole, et d’un ton de réquisitoire se mit à lui démontrer l’injustice fréquente des soupçons précipités. Pour sa part, il était loin de partager la crédulité du sieur Ducoudray, homme d’ailleurs peu compétent. Il avait eu en sa carrière connaissance de plus de dix duels de nuit. Si de tels combats sont rares entre bourgeois, ils ne le sont pas entre militaires, gens qui ont la tête près du bonnet, et qui, portant une épée au côté, ont vite fait de la tirer sans se soucier du lieu ni du moment…

Et il n’en finissait, car il soignait ses périodes, prenait du temps et scandait ses mots, quêtant de l’œil l’approbation du docteur.

Mme Delorge sentait son sang bouillir dans ses veines.

– Bref, monsieur, interrompit-elle…

Il lui imposa silence du geste, et sans changer de ton :

– Ce que j’en dis, du reste, poursuivit-il, n’est que pour mémoire… Maintenant, je vais, comme c’est mon devoir, procéder avec M. le docteur, ici présent, aux constatations… et si madame veut bien nous faire conduire à l’endroit où se trouve le défunt…

La courageuse femme déclara qu’elle les y conduirait elle-même. Et sans s’arrêter aux avis du commissaire, qui l’exhortait à ménager sa sensibilité, elle ouvrit la porte de la chambre à coucher.

Tout y était changé, grâce à Krauss.

Sur le lit, retiré de l’alcôve, gisait toujours le corps du général, mais dépouillé de ses habits, souillés de boue et de sang.

Un drap le couvrait, qui dessinait la forme de la tête, qui se creusait à partir des épaules et qui, se relevant aux orteils, retombait en plis roides autour des matelas.

À la tête du lit, sur une table recouverte d’une nappe blanche, était un crucifix entre deux flambeaux allumés, et une coupe remplie d’eau bénite où trempait une branche de buis…

Deux prêtres de la paroisse, qu’on était allé chercher, étaient agenouillés et récitaient les prières des morts…

– Eh bien ! procédons, dit le commissaire au médecin…

Déjà le docteur avait rabattu le drap et mis à nu le torse du général, et tout en procédant, selon l’expression du commissaire, il dictait…

« … Sur le côté droit de la poitrine, au-dessous de l’aisselle et même un peu en arrière, à douze centimètres du mamelon, se trouve une blessure semi-lunaire, longue de quatre centimètres et large de trois, avec des bords très nets, secs et non ecchymosés, ayant pénétré très profondément, et allant de haut en bas… »

Il constatait ensuite que le corps du défunt ne présentait aucune trace de violence… puis il décrivait diverses cicatrices déjà anciennes, dont une très considérable au bras droit.

Sa conclusion était qu’il ne découvrait rien qui empêchât d’admettre un duel loyal… Que si pourtant la mort était le résultat d’un crime, ce crime avait été commis sans lutte préalable, par une personne placée près du général et dont il ne se défiait pas. C’est tout ce que put supporter l’honnête Krauss.

– Eh ! monsieur, s’écria-t-il, la preuve du crime est toute dans cette circonstance que mon général a reçu sa blessure du côté droit… Vous devez bien voir qu’il ne pouvait pas tenir une épée au bras droit…

Le docteur hocha la tête.

– Cette question n’est pas de mon ressort, répondit-il… Je ne puis, moi, constater que ce que je vois… Le défunt a une large cicatrice au bras droit, je la signale… Maintenant, se servait-il difficilement de ce bras, était-il même incapable de s’en servir, c’est ce que je ne puis déterminer d’une façon absolue…

Plus décisif, jusqu’à un certain point, fut l’examen de l’épée du général.

Elle était neuve, ainsi que l’avait dit Krauss, et les arêtes en étaient si vives, que le moindre choc les eût ébréchées. Or, il ne s’y voyait aucune brèche. Donc elle n’avait reçu aucun de ces chocs qui résultent d’un engagement.

– Il est clair, prononça le commissaire, que cette épée n’a pas servi à un combat… Mais je dois ajouter qu’on ne se bat pas toujours avec ses armes… je sais plusieurs exemples…

D’un brusque mouvement, Mme Delorge arrêta court ses citations.

– Soit, fit-elle, j’admets pour un moment que mon mari s’est battu et s’est battu avec l’arme d’un autre ; mais alors pourquoi son épée était-elle hors du fourreau ?

Mais le commissaire de police n’était pas d’un naturel à souffrir qu’on discutât ses appréciations.

– En voici assez, prononça-t-il d’un ton rogue. Je ne pense pas que personne ici ait la prétention de régler ma conduite. Ce qui doit être fait sera fait ; la justice ne s’endort jamais, et si un crime a été commis il sera certainement puni…

Tout en parlant, il avait remis au fourreau l’épée du général, et il l’y scellait, faisant fondre sa cire aux cierges qui brûlaient au chevet du mort, à cette fin, déclara-t-il, qu’elle pût au besoin servir de pièce à conviction.

Le docteur, de son côté, avait achevé sa lugubre tâche, et rabattu le drap sur le corps du général.

Ils expédièrent alors rapidement les formules obligées de leur procès-verbal, et, saluant, ils se retirèrent du même pas solennel dont ils étaient venus…

Mille détails lamentables réclamaient alors Mme Delorge : il n’y a que dans les romans que les grandes douleurs ne sont jamais troublées par les soucis vulgaires et les exigences odieuses de la civilisation. La vie réelle présente mille déboires.

Seule, sans parents, sans amis pour lui épargner ce surcroît de douleur, la malheureuse veuve avait à se préoccuper des déclarations à la mairie, des dispositions pour l’enterrement, des lettres de faire-part…

Et pour comble, l’impression que Raymond avait ressentie de la mort de son père avait été si violente, qu’il avait fallu le coucher, en proie à une horrible crise nerveuse.

Du moins, tous ces tracas eurent-ils cet avantage que Mme Delorge n’eut pas le loisir de s’inquiéter de l’inconcevable retard de M. Ducoudray, lequel, parti à dix heures du matin, n’était pas encore de retour à quatre heures du soir.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu’il arriva enfin.

Et en quel état !… Blême, défait, tout en sueur, mouillé et crotté jusqu’à l’échine.

– Mon Dieu ! murmura Mme Delorge, qu’est-il arrivé ?

Bonnement le digne rentier crut que c’était de lui qu’elle s’inquiétait, et s’inclinant avec un sourire pâle :

– Il est arrivé, fit-il, que je n’ai pas trouvé de voiture, que j’ai attendu inutilement une douzaine d’omnibus, et que j’ai été forcé de revenir à pied, avec une boue, oh ! mais une boue !… Mais ce n’est rien, madame, ma mission est remplie, et je vais, si vous le voulez bien, commencer par le commencement…

Il s’était posé sur son fauteuil, en narrateur qui en a pour longtemps. Il s’essuya le front, et après avoir repris haleine :

– Donc, commença-t-il, c’est chez le docteur Buiron que j’ai couru en sortant d’ici. Il était absent, et son domestique m’a dit qu’il ne rentrerait que vers une heure pour sa consultation. Ayant deux heures devant moi, j’en profitai pour déjeuner. Revenu chez le docteur à l’heure indiquée, je le trouvai, cette fois…

« Ce docteur Buiron m’a paru un honnête homme. Dès qu’il a su que j’étais envoyé par la famille Delorge : « Monsieur, m’a-t-il dit, je pressentais qu’on me demanderait compte des événements de cette nuit, et comme je me défie de ma mémoire, je les ai couchés par écrit pendant que je les avais encore très présents… »

« C’était vrai, et il a eu l’obligeance de me communiquer sa relation. Il a fait plus, il me l’a confiée, et je vais, madame, vous la lire.

Ce disant, M. Ducoudray chaussa ses lunettes, tira un papier de sa poche et lut :

« RELATION DE CE QUI M’EST ARRIVÉ DANS LA NUIT DU 30 NOVEMBRE AU 1er DÉCEMBRE 1851 :

« Il pouvait être deux heures du matin, et je dormais, lorsqu’on sonna violemment à ma porte. L’instant d’après, mon domestique introduisit dans ma chambre à coucher un jeune officier de cavalerie qui me parut fort troublé, et qui me dit : « Docteur, un grand malheur vient d’arriver… un de nos généraux vient d’être blessé mortellement… Au nom du ciel, venez vite !… » M’étant habillé en toute hâte, je suivis cet officier.

« C’est à l’Élysée, au palais du prince président, qu’il me conduisit. Mais nous n’entrâmes pas par la grande porte. Il me fit passer par une espèce de poterne, traverser une cour, et enfin, il m’introduisit, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce qui me parut un ancien corps de garde. Un quinquet, emprunté à l’écurie voisine, l’éclairait…

« Trois hommes y étaient debout, causant avec une certaine animation, et qui me parurent appartenir aux classes élevées de la société. Ils étaient en habit noir.

« Ils eurent à mon arrivée une exclamation de satisfaction, et me montrèrent, dans un des angles de la pièce, étendu sur un grand manteau, un homme revêtu de l’uniforme de général, et qu’ils me dirent être le général Delorge.

« Du premier coup d’œil, je vis qu’il était mort depuis un couple d’heures. Cependant je défis son habit, et je constatai qu’il avait reçu un coup d’épée au côté droit, lequel avait dû déterminer une mort immédiate.

« Aussitôt, je demandai ce qui était arrivé.

« On me répondit que le général Delorge et un de ses collègues, à la suite d’une violente altercation, étaient descendus dans le jardin et s’y étaient battus à la lueur d’un quinquet que leur tenait un garçon d’écurie.

« Aucune réponse ne fut faite à diverses questions que je posai, mais on me pria d’accompagner celui de ces messieurs qui allait reporter le corps du général à son domicile, et je ne crus pas pouvoir refuser.

« On envoya donc chercher un fiacre où le corps fut porté et où je pris place avec un de mes inconnus…

« Durant le trajet, qui fut long, ce fut en vain que j’essayai d’arracher un renseignement à mon compagnon. Et lorsque nous sortîmes de la maison après avoir rempli notre mission : « Prenez le fiacre pour rentrer, me dit-il, moi je reste par ici où j’ai affaire. » Et il me remit deux billets de cent francs…

« Et moi, aussitôt rentré, j’ai écrit cette relation, que je jure sur l’honneur absolument exacte. »

Plus blanche qu’un linge, et les yeux pleins d’éclairs, Mme Delorge se soulevait des deux mains sur les bras de son fauteuil, et le buste tendu en avant, en proie à d’indicibles angoisses, elle écoutait…

Il n’était pas un mot de cette relation, saisissante en son incorrecte brièveté, qui ne lui parût la confirmation de ses soupçons.

Pourquoi ce mystère, s’il n’y avait pas eu de crime ? Pourquoi ce corps caché dans une salle basse, la conférence de ces hommes en habit noir, cette recherche tardive d’un médecin, ces allées et venues, par des portes dérobées, ce refus obstiné de répondre à toutes les questions ?…

Ainsi pensait la pauvre femme, lorsque M. Ducoudray cessa de lire.

– Malheureusement, murmura-t-elle, il faudrait plus que des présomptions si concluantes qu’elles puissent être, il faudrait de ces preuves décisives qui démontrent le crime et écrasent le coupable… Pourquoi ne se pas enquérir d’un autre côté ?…

C’était pour le digne rentier l’instant de triompher.

– Je me suis enquis, dit-il, et pour votre service, madame, et en mémoire de mon ami le général, je suis capable de bien autre chose.

Il huma une large prise de tabac, – car il prisait dans les grandes occasions, – et d’un ton important :

– En deux mots, voici les faits : Certain d’avoir tiré du docteur tout ce qu’il savait, je sortis de chez lui. J’étais satisfait… sans l’être, sentant l’insuffisance de mes renseignements. Alors, réfléchissant, « Pourquoi, me dis-je, ne remonterais-je pas à la source des informations ? Pourquoi n’irais-je pas à l’Élysée ?… »

Mme Delorge tressaillit.

– Ah ! monsieur, commença-t-elle, comment reconnaître jamais…

Il l’interrompit d’un geste bienveillant, et plus vite :

– Quand une idée me vient, continua-t-il, et que je la juge bonne, je n’hésite pas. Je me trouvais rue des Saussayes : en trois minutes j’arrivais au palais de la présidence. J’avais décidé que je m’adresserais à l’officier commandant le poste. C’était un grand bel homme à moustaches noires, qui tout d’abord me toisa d’un air peu amical, et qui me parut ne rien comprendre à mes questions. Il n’y comprenait rien, en effet, n’ayant point passé la nuit à l’Élysée. Il avait pris la garde à midi, et l’officier qu’il relevait ne lui avait parlé de rien. Et comme néanmoins j’insistais, courtoisement, mais péremptoirement, il me pria de lui laisser la paix et de sortir du poste.

« Ce début n’était pas encourageant. Mais je suis têtu.

« M’était-il possible d’entrer dans le palais ? J’en voulus faire l’épreuve, et bravement je franchis la grande porte, en criant : « Fournisseur ! » Les factionnaires ne dirent mot. Malheureusement le suisse veillait. Il courut après moi, et m’empoignant par le bras, il me mit dehors en me disant que les fournisseurs ne traversent pas la cour d’honneur, et que j’eusse à m’adresser à l’hôtel voisin…

M. Ducoudray eût pu être plus bref, peut-être. Mais il disait ses efforts ; l’interrompre eût été de l’ingratitude.

– Battu encore de ce côté, poursuivit-il, je pris un grand parti. Je me plantai sur le trottoir, résolu à accoster tous les officiers qui sortiraient. Ah ! madame, les militaires de ma jeunesse étaient plus polis que ceux d’aujourd’hui. Tous ceux à qui je m’adressais me toisaient du haut de leurs épaulettes, et me répondaient brutalement : « Qu’est-ce que vous me chantez là ?… Que me parlez-vous de duel !… Est-ce que je sais, moi !… »

Ceci, pour Mme Delorge, était une preuve que le fatal événement n’avait pas été ébruité.

Elle savait son mari trop aimé dans l’armée pour que la nouvelle de sa mort, et dans des circonstances si terribles, n’y produisit pas une grande émotion.

– Toujours éconduit, disait M. Ducoudray, je commençais à me décourager, quand enfin je vis venir un homme d’une quarantaine d’années, en bourgeois, mais qu’à ses grandes moustaches, sa tournure et ses décorations, je jugeai être un militaire. J’allait droit à lui, et brutalement, sans le saluer, ni rien : « Monsieur, lui dis-je, je suis le plus proche parent du général Delorge !… » Au saut qu’il fit en arrière, je vis qu’il n’était pas si mal informé que les autres, celui-là, et du même ton brusque :

« – Monsieur, continuai-je, on nous l’a rapporté mort ce matin au petit jour, tué en duel, soi-disant… Mais on ne nous a dit ni le nom de son adversaire ni les noms de ses témoins… et nous voulons les savoir !

« Je parlais très haut, je gesticulais, les passants s’arrêtaient, mon homme se troubla.

« – Plus bas, donc ! me dit-il en regardant de tous côtés d’un air d’inquiétude, plus bas ! Je suis un peu au courant de cette affaire : mais je ne vois nul inconvénient à vous dire ce que j’en sais… Hier soir, Mme Salvage, l’ancienne amie de la reine Hortense, et qui fait, vous ne l’ignorez pas, les honneurs de la résidence présidentielle, recevait quelques personnes… J’étais au nombre des invités. Vers minuit, je causais avec un ami dans le vestibule, quand j’entendis les éclats de voix d’une altercation violente, dans l’escalier… Deux hommes que je ne reconnus pas, et qui me parurent fous de colère, descendirent, et l’un d’eux disait : « Sortons, monsieur, sortons, le jardin est là, nous avons nos épées, un des hommes de l’écurie nous éclairera… » Ils sortirent, en effet, et ce matin, j’ai appris que ce pauvre Delorge avait été tué…

Roide, et tout d’une pièce, Mme Delorge se dressa.

– Mais l’autre, s’écria-t-elle, l’assassin… quel est son nom ?…

– Hélas ! répondit M. Ducoudray, c’est ce que n’a pas voulu ou pu me dire cet homme que j’interrogeais… Et cependant je menaçais, et cependant je disais que ce vainqueur d’un duel sans témoins est un assassin… À cela, il a répondu que le duel avait eu un témoin.

– Lequel ?

– L’homme des écuries qui a tenu la lanterne… C’est cet homme qu’il faut retrouver… Il sait la vérité, lui…

Écrasée sous le sentiment de son impuissance, Mme Delorge se taisait. Veuve, sans amis, sans appui, abandonnée par le commissaire de police qui traitait ses soupçons de chimères, que pouvait-elle ?

– À votre place, madame, reprit M. Ducoudray, je m’adresserais à quelqu’un des amis du général… Il devait en avoir dans de hautes situations… et si je les connaissais…

– Attendez !… fit Mme Delorge.

Et s’étant élancée dehors, elle ne tarda pas à reparaître avec le petit agenda où le général inscrivait l’adresse des personnes de ses relations…

– Écoutez, dit-elle…

Et elle lut : le comte de Commarin, rue de l’Université ; le duc de Champdoce, rue de Varennes ; le général Changarnier, rue du Faubourg-Saint-Honoré ; le général Lamoricière, rue Las-Cases ; le général Bedeau, rue de l’Université…

– C’est assez, dit M. Ducoudray. Qu’un seul de ces généraux que vous venez de nommer consente à prendre en main votre cause, et si un crime a été commis, comme je le crois, le général Delorge sera vengé !…

VI

C’était le deux décembre 1851, un mardi.

Après une nuit d’agonie, passée à prier près du cadavre de l’homme qu’elle avait tant et uniquement aimé, Mme Delorge, sur les huit heures du matin, envoya Krauss lui chercher un fiacre et partit.

Souvent son mari lui avait parlé du général Bedeau, comme du plus brave et du plus loyal soldat de l’armée ; elle avait eu occasion de le voir, et même de le recevoir à sa table en Afrique…

C’est donc chez le général Bedeau, rue de l’Université, qu’elle se fit conduire tout d’abord…

Et pendant que sa voiture roulait lentement le long de la route de Versailles et du quai de Passy, elle s’inquiétait de la façon dont elle se présenterait au général et de ce qu’elle lui dirait pour l’intéresser plus vivement à sa cause…

Un choc assez violent interrompit ses réflexions… Le fiacre venait de s’arrêter court, à la hauteur du pont d’Iéna.

Surprise de ce brusque arrêt, et aussi d’un grand bruit qu’elle entendait, elle se pencha à la portière, pour en reconnaître la cause…

C’était de l’artillerie qui défilait au grand trot.

Il y avait bien trois ou quatre batteries, qui venaient de l’École militaire, qui traversaient le pont et qui, tournant à droite, remontaient le quai de Billy.

De sa place, Mme Delorge distinguait très bien les canons et les lourds caissons, et les soldats drapés dans leurs longs manteaux bleus. Des officiers, le sabre à la hanche, galopaient tout le long de la colonne, criant leurs commandements d’une voix qui dominait le fracas des roues…

Cependant le torrent s’étant écoulé, le fiacre se remit en route, mais non pour longtemps ; car, vers le milieu du quai de la Conférence, il s’arrêta de nouveau, et Mme Delorge entendit son cocher échanger des injures avec quelqu’un qu’elle ne pouvait voir.

Abaissant donc la glace de devant :

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle au cocher.

Il y a, répondit cet homme, que les voitures ne passent pas. Regardez plutôt à votre gauche.

Elle regarda, et tout le long du Cours-la-Reine jusqu’à la place de la Concorde, et de tous les côtés dans les Champs-Élysées, elle vit, rangés en ligne, des régiments de grosse cavalerie, carabiniers, cuirassiers et dragons.

– Tant et si bien, gronda le cocher, qu’il nous faut retourner sur nos pas pour aller passer la Seine au pont d’Iéna. Comme c’est régalant !…

Et faisant volter son cheval à grands coups de fouet, il le lança au galop en jurant :

Que le diable emporte les revues !

Mme Delorge, elle aussi, croyait à une revue, et si elle s’en inquiétait, c’est qu’elle y découvrait une raison de ne pas trouver le général Bedeau chez lui.

Et, en effet, toute la garnison de Paris était en mouvement.

Tout le long des quais de la rive gauche, des troupes étaient échelonnées, et trois régiments de ligne au moins étaient massés sur l’esplanade des Invalides et autour du palais du Corps législatif.

De là pour la voiture de telles difficultés d’avancer, que Mme Delorge la fit arrêter, et descendit, résolue à gagner à pied la rue de l’Université…

Mais à mesure qu’elle avançait, elle s’étonnait de ce grand déploiement de forces. Le quartier ne lui paraissait pas avoir sa physionomie accoutumée. Elle trouvait aux passants une figure et des allures étranges. De distance en distance, des pelotons de sergents de ville veillaient. Enfin, au coin de toutes les rues, des groupes se formaient devant des affiches imprimées sur papier blanc…

Si étrangère qu’elle fût toujours restée aux intérêts et aux passions politiques de cette époque troublée, Mme Delorge ne pouvait plus ne pas comprendre qu’il se passait ou qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire.

Mais que lui importait ! La douleur vraie est égoïste. Et il était impossible qu’elle discernât une relation quelconque entre cette agitation qu’elle remarquait et la mort de son mari.

Tout entière à la préoccupation de la démarche qu’elle tentait, elle avançait sans détourner la tête de ce pas roide et hâtif qui décèle un intérêt de vie ou de mort.

– Que vais-je dire ? pensait-elle. Par où commencerai-je ?…

Cependant, au coin de la rue de Bellechasse et de la rue de l’Université, force lui fut de s’arrêter.

Le carrefour était absolument obstrué par une foule compacte, au milieu de laquelle un homme d’un certain âge parlait avec la plus extrême véhémence.

Instinctivement elle approcha, écoutant. Des gens, la face empourprée de fureur, s’exclamaient :

– C’est un crime inouï !

– C’est monstrueux !

– Arrêter un tel citoyen…

Ces derniers mots frappèrent la malheureuse femme, et se penchant vers un vieillard debout près d’elle, qui ne semblait pas le moins irrité :

– Qui donc a-t-on arrêté ? interrogea-t-elle.

– Bedeau, madame, le général Bedeau ! répondit le bonhomme d’un accent terrible.

Elle faillit tomber à la renverse. Puis l’idée absurde lui venant que peut-être ce vieux se moquait :

– Ce n’est pas possible ! fit-elle.

Et cependant, répliqua-t-il c’est vrai. Bedeau a été saisi ce matin comme un vil malfaiteur, dans son lit, par six agents de police sous les ordres d’un commissaire, et traîné de force, ou plutôt porté jusqu’à un fiacre qui stationnait devant la porte. Il se débattait furieusement, et criait à pleine voix : « À la trahison ! Je suis le général Bedeau !… À l’aide, citoyens ! On arrête le vice-président de l’Assemblée nationale !… »

– Oui, c’est exact, approuva un voisin, j’y étais… Et j’ai entendu le commissaire de police crier au cocher : « À Mazas !… »

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage.

Un peloton de sergents de ville venait de déboucher de la rue du Bac, et arrivait au pas de course, l’épée à la main.

En un clin d’œil, l’attroupement s’éparpilla dans toutes les directions, et c’est à grand’peine que Mme Delorge réussit à se réfugier sous une porte cochère.

Mais la malheureuse femme s’était armée de trop d’énergie pour qu’une première déception, si terrible qu’elle fût, la décourageât.

Le général Bedeau lui manquait, soit ! Le général Lamoricière lui restait, et demeurait à deux pas.

Elle se remit donc en route, remonta la rue de Bellechasse jusqu’à la rue Saint-Dominique, et bientôt arriva rue de Las-Cases.

Là tout était calme, silencieux, désert… Personne, sinon un factionnaire, l’arme au bras, à chaque extrémité.

La porte du numéro 11 était entrebâillée ; Mme Delorge la poussa et entra…

Sous la voûte, au pied de l’escalier, une vieille femme, la portière évidemment, causait avec deux locataires de la maison, deux hommes jeunes encore.

Mme Delorge s’avança, et d’une voix troublée :

– Le général Lamoricière ? demanda-t-elle.

Les autres, à ce nom, reculèrent, l’examinant d’un air de défiance, et enfin la portière répondit :

– Arrêté !…

Cette fois, Mme Delorge dut s’appuyer au mur, pour ne pas tomber…

– Quoi ! lui aussi ? balbutia-t-elle…

– Oui, lui… ce matin, au petit jour. Ils étaient toute une bande pour le prendre, et, comme il appelait à l’aide, ils l’ont menacé de lui mettre un bâillon…

Les yeux de la portière flamboyaient, et s’exaltant au son de ses paroles :

– Quand ils se sont présentés, continua-t-elle, ils ont commandé à mon mari de les conduire à l’appartement du général… Plus souvent !… Il a vu le coup tout de suite, et de toutes ses forces il s’est mis à crier : « Au voleur ! » Et savez-vous ce qui est arrivé ?…

Elle ouvrit brusquement la porte de sa loge, et montrant dans le lit un pauvre diable qui geignait à fendre l’âme :

– Voilà, poursuit-elle, l’état où les brigands l’ont mis. Ils étaient plus de dix après lui, qui voulaient le tuer, et ils lui ont traversé la cuisse d’un coup d’épée. Mais, minute ! Cela ne se passera pas ainsi, et nous verrons s’il n’y a plus de justice en France…

Voyant l’affreuse émotion de Mme Delorge, les deux locataires pensèrent qu’elle devait être parente de l’illustre homme de guerre, et s’approchant d’elle :

– Mais rassurez-vous, madame, lui dirent-ils, le général ne court aucun danger ; personne n’oserait toucher un cheveu de sa tête. Il n’est d’ailleurs pas le seul arrêté : Cavaignac, Changarnier, Charras, M. Thiers doivent être à Mazas, à cette heure…

Sans plus les écouter, Mme Delorge s’élança dehors.

Ce qui arrivait, c’était l’écrasement de toutes ses espérances. À qui s’adresserait-elle, qui l’aiderait à se faire rendre justice, si les meilleurs et les plus dignes étaient ainsi jetés en prison !…

Cependant elle atteignait le palais du Corps législatif. Tout autour de la place, des troupes étaient rangées, l’arme au pied. Sous le portique, elle apercevait comme une mêlée confuse de soldats et de bourgeois.

Près d’elle, une voix dit :

– Quoi ! les représentants aussi !…

– Les représentants surtout ! répondit une autre voix.

Ainsi, c’étaient les représentants du peuple que les soldats chassaient du palais ! Quelques-uns se débattaient, refusaient d’avancer, et on les poussait, la crosse dans les reins.

Deux ou trois essayèrent de haranguer les troupes. Ils furent aussitôt enveloppés et entraînés par la rue de Bourgogne.

Perdue dans cette mêlée, Mme Delorge cherchait à se dégager et à gagner les quais, lorsqu’un homme vint à elle, qu’elle reconnut pour un représentant du peuple qu’elle avait vu plusieurs fois avec son mari.

Il était fort rouge, agité d’un tremblement nerveux, et c’est d’un accent rauque qu’il lui demanda, sans même la saluer :

– C’est bien à madame la générale Delorge que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, monsieur…

– Eh bien ! madame, vous voyez ce qui se passe… Le président de la République égorge cette République qu’il avait juré de protéger et de défendre… Il dissout l’Assemblée à coups de baïonnettes… Et penser qu’il a trouvé des généraux pour être complices d’un tel forfait… Mais le général Delorge, l’honneur et la loyauté mêmes, n’en est pas, lui, n’est-ce pas, madame ? Sait-il ce qui arrive ?… De grâce, courez le prévenir, qu’il vienne, qu’il vienne bien vite…

– Le général Delorge est mort, monsieur !…

– Mort ! balbutia comme un écho le représentant atterré…

Et transporté de rage :

– Mais nous le vengerons ! madame, continua-t-il. Pauvre Delorge !… C’est qu’il n’était pas de ceux qu’on achète, lui !… Mais justice sera faite… Ce coup d’État n’est qu’une tentative insensée qui ne doit pas, qui ne peut pas réussir !…

Mme Delorge rencontrait-elle donc un de ces hommes courageux et inflexibles que le crime révolte et qui se dévouent jusqu’à l’oubli d’eux-mêmes à la juste cause du faible et de l’opprimé ?…

Elle l’espéra… Mais lui, sans attendre seulement sa réponse, la quitta ; et bientôt elle l’aperçut au milieu d’un groupe d’habits noirs, gesticulant avec une véhémence croissante…

Pourtant elle essaya de le rejoindre. Un remous de la foule la repoussa bien loin. À ses côtés, des jeunes gens criaient :

– La Constitution est violée !… Louis Bonaparte s’est mis hors la loi !…

Et encore :

– Courons, c’est à la mairie du dixième que les représentants vont se réunir…

Éclairée par les événements et aussi par les paroles du représentant, Mme Delorge commençait à entrevoir, croyait-elle, les raisons qui avaient armé les meurtriers de son mari.

À ce complot, préparé de longue main et dans l’ombre, et qui éclatait en ce moment au grand jour, il avait fallu bien des complices. Un mot prononcé la veille eût tout fait échouer. Ce mot, le général avait dû le savoir, soit qu’il l’eût deviné ou surpris, soit qu’un complice le lui eût étourdiment confié.

Donc, Mme Delorge voyait sa destinée liée à celle du coup d’État.

Qu’il échouât !… Ah ! les vengeurs lui arriveraient en foule.

Qu’il réussît, au contraire ! Jamais sans doute justice ne serait faite…

Mais un soudain souvenir l’arracha brusquement à ses sombres méditations.

L’enterrement du général devait avoir lieu à trois heures, il était près de midi… et elle se trouvait à une lieue de sa maison.

À cette pensée, la fatigue qui l’accablait disparut, et c’est avec une hâte convulsive qu’elle regagna l’endroit où elle avait laissé son fiacre. Mais il n’y était plus. Les troupes qui s’étaient massées sur l’esplanade des Invalides avaient forcé le cocher de s’éloigner, et ce n’est qu’après de longues recherches qu’elle le retrouva sur le quai d’Orsay.

– Rue Sainte-Claire, à Passy, commanda-t-elle en s’élançant dans la voiture, et vite, surtout, bien vite…

C’était facile à commander, impossible à exécuter au milieu de l’incessant mouvement des troupes de toutes armes qui s’alignaient le long des quais, qui gardaient les ponts ou se formaient en carré sur la place de la Concorde.

Le cocher lança bien son cheval, mais à peine engagé dans la grande allée des Champs-Élysées, il fut contraint de l’arrêter.

Le président de la République, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, s’avançait à cheval, entouré d’un nombreux état-major doré sur toutes les coutures.

Instinctivement, Mme Delorge avança la tête à la portière, et au premier rang, à cheval, plus hautain que jamais, elle reconnut le comte de Combelaine…

Alors, une soudaine et foudroyante inspiration l’éclaira… Une colère terrible charria tout son sang à son cerveau… Et roidissant le bras dans la direction de cet homme :

– C’est lui !… s’écria-t-elle, c’est lui !…

Mais ce cri désespéré devait se perdre comme en un désert dans l’émotion d’un tel moment. Personne ne se trouva pour le relever.

Personne… hormis l’homme qu’il accusait.

M. de Combelaine se pencha sur son cheval, ses yeux rencontrèrent ceux de Mme Delorge, et elle crut surprendre sur ses lèvres le sourire ironique et triomphant du coupable sûr de l’impunité.

Et pourquoi non !

Si là-bas, sur la place du palais Bourbon, l’issue du coup d’État semblait encore douteuse, ici, près de l’Élysée, tout présageait une victoire.

Le prince, entouré de son escorte piaffante et dorée, souriait, et bien au-dessus du roulement des tambours et des fanfares des clairons, s’élevaient les acclamations des soldats. Déjà, aux cris de « Vive le président ! » se mêlaient des cris bien autrement significatifs de « Vive l’empereur !… »

Autour d’elle, dans la foule qui se pressait sur le trottoir, Mme Delorge ne découvrait que des visages consternés ou stupéfaits. Les imprécations étaient rares. À peine quelques sceptiques osaient-ils rappeler à demi-voix les entreprises avortées de Boulogne et de Strasbourg.

– C’est fini ! murmura la malheureuse femme, c’est fini !…

Déjà le triomphant cortège était passé. Le cocher reprit sa course, et vingt minutes plus tard il s’arrêtait devant la villa de la rue Sainte-Claire.

Debout près de la grille, Krauss attendait.

Apercevant sa maîtresse :

– Ah ! madame, s’écria le digne serviteur, que vous est-il arrivé !… Nous étions tous, ici, dans une inquiétude mortelle. M. Ducoudray voulait partir à votre recherche ; nous ne savions que faire…

C’est qu’il était deux heures. C’est que les employés des pompes funèbres étaient arrivés. Déjà la porte était tendue de draperies noires…

– Où est… mon mari ? demanda la pauvre femme…

Krauss suffoquait… Pour la dixième fois depuis la veille, il frémit de cette crainte que la raison de sa maîtresse ne résistât pas à tant d’effroyables assauts.

– Hélas ! balbutia-t-il, on a apporté la bière, et… moi-même, j’ai enseveli mon général. Si madame voulait me croire…

– C’est bien !… interrompit-elle.

Et toujours de ce même pas d’automate qui épouvantait tant l’honnête Krauss, l’œil fixe et sec, elle gravit l’escalier…

Le cercueil du général était au milieu de la chambre, posé sur deux tréteaux et recouvert d’une draperie noire avec une grande croix blanche. Auprès, étaient les deux prêtres qui avaient veillé le corps, et M. Ducoudray.

– Que tout le monde se retire, commanda Mme Delorge d’un accent qui ne souffrait pas de réplique, et qu’on m’amène mon fils…

On obéit, et elle demeura seule, debout, devant ce cercueil où en même temps que la dépouille mortelle de son mari on avait scellé sa vie à elle, son bonheur et toutes ses espérances…

Elle se maudissait de ne s’être pas trouvée là pour ensevelir de ses mains l’homme qu’elle avait tant aimé, et elle frissonnait d’un désir immense, impérieux, irrésistible, de le voir une fois encore, la dernière.

Certainement elle allait donner l’ordre de déclouer la bière, quand elle se sentit tirer par sa robe.

C’était son fils, c’était Raymond, qui venait d’entrer, et qui blême, le visage décomposé, la poitrine gonflée de sanglots, lui disait :

– Mère, c’est moi. Tu m’as appelé, que me veux-tu ? Je t’en prie, parle-moi !…

Elle lui prit la main, et l’attirant près du cercueil :

– Si je t’ai fait venir, ô mon fils, prononça-t-elle, c’est qu’il ne faut pas que jamais le souvenir de ce moment affreux s’efface de ta mémoire… Tu n’étais qu’un enfant hier, le coup terrible qui nous frappe doit faire de toi un homme… Tu as désormais à remplir un devoir sacré…

Le malheureux la regardait d’un air de stupeur profonde.

– On t’a dit, poursuivit-elle, je t’ai dit moi-même que ton père a été tué en duel… C’est faux, tout me le prouve. Ton père, le vaillant et loyal soldat, a été assassiné ! et je connais le meurtrier… Oui, je suis prête à jurer, sur mon salut éternel, que je le connais…

Elle respira avec effort, et reprit, en laissant tomber lourdement chacune de ses paroles :

– Les circonstances sont telles, mon fils, que tout sera mis en œuvre, sans doute, pour étouffer la vérité. Il se peut que le coupable paraisse tout à coup hors de notre portée. N’importe ! ton père, Raymond, doit être vengé. C’est à cette œuvre que je vais consacrer ma vie. Peut-être y succomberai-je. Alors tu seras là… Jure-moi, mon fils, que ton père sera vengé, que tu consacreras à cette cause sainte tout ce que tu auras de force, d’intelligence et d’énergie… Jure que tu renonces à t’appartenir tant que le lâche assassin n’aura pas été puni !…

D’un geste solennel, Raymond étendit la main au-dessus du cercueil, et dit :

– Je le jure !…

Mme Delorge n’eut pas le temps d’ajouter une syllabe.

Des pas lourds ébranlaient l’escalier, des hommes vêtus de la sinistre livrée des pompes funèbres parurent à la porte de la chambre, disant entre eux :

– Voilà le cercueil à descendre… Mâtin ! il n’a pas l’air léger !

Ils s’approchaient, insoucieux de leur besogne lugubre, tout en échangeant ces réflexions, et déjà ils enlevaient la draperie noire…

Oh ! alors, véritablement, Mme Delorge sentit son cœur se briser et sa raison vaciller… Folle de douleur, elle se jeta contre le cercueil, en s’écriant :

– Non ! vous ne l’emporterez pas, je vous le défends…

Mais c’était la convulsion suprême de sa douleur, ses bras presque aussitôt se détendirent, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et elle roula inanimée sur le tapis…

VII

Il faisait nuit depuis longtemps, lorsqu’avec le libre exercice de sa raison, Mme Delorge recouvra la faculté de souffrir.

Elle était couchée dans la chambre, dans le lit de son fils.

Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Près du feu, dans un fauteuil, une femme de chambre sommeillait à demi…

Ce qui s’était passé depuis le moment où elle avait perdu connaissance, la pauvre femme le comprenait.

On l’avait fait revenir à elle, on l’avait couchée et elle s’était endormie de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, faveur suprême de la nature.

Mais un grand apaisement s’était fait en son âme, si grand qu’elle s’en étonnait presque. Sans cesser d’être aussi profonde et aussi intense, sa douleur était devenue calme. Elle pouvait réfléchir, envisager froidement sa situation présente, et mesurer la grandeur des devoirs que lui réservait l’avenir.

Ainsi elle s’efforçait de voir clair en elle-même, quand, à un mouvement qu’elle fit, la femme de chambre se leva et s’approcha.

– Madame est éveillée ?… demandait cette fille ; madame se sent-elle mieux ?…

– Oui, bien mieux… Quelle heure est-il ?

– Dix heures bientôt.

– Où sont mes enfants ?

– Mlle Pauline est couchée. M. Raymond est avec M. Ducoudray dans le bureau de…

Elle hésita, et c’est en balbutiant qu’elle acheva :

– … Dans le bureau de défunt monsieur.

Elle avait tort d’hésiter. La douleur de Mme Delorge n’était pas de celles qui, mesquines et idiotes, dépendent d’un mot, que telle expression calme et que telle autre avive.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-elle, donnez-moi ce qu’il me faut pour m’habiller.

– Quoi ! madame veut se lever, malade comme elle l’est ?…

– Je ne suis pas malade… Faites ce que je vous dis. Il faut que je remercie M. Ducoudray, et lui-même doit souhaiter me parler.

Elle ne se trompait pas, et c’était avec la plus vive impatience qu’en ce moment même le digne bourgeois attendait son réveil.

Il avait appris enfin les événements de la matinée, les mesures du coup d’État, et se demandait, non sans anxiété, quel avait pu être le résultat des recherches de Mme Delorge.

Cela le préoccupait si fort, qu’au lieu de courir à Paris, pour s’informer, pour voir, comme ç’avait été sa première inspiration, il était revenu, aussitôt l’enterrement, à la villa de la rue Sainte-Claire.

Cependant, la soirée s’avançait et il songeait à se retirer, lorsque Mme Delorge parut…

Il se dressa, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres à la vue de la malheureuse femme.

Ses cheveux n’avaient pas blanchi en une nuit, comme il arrive fréquemment dans les romans, mais en vingt heures, elle avait vieille de vingt années.

Élisabeth Delorge, la belle, l’adorée, l’heureuse épouse, n’était plus.

Celle qu’il voyait, pâle et glacée sous ses vêtements de deuil, le regard éteint et le visage immobile, c’était Mme veuve Delorge.

Cependant il ne tarda pas à se remettre de son étonnement, et clairement et brièvement, elle lui dit les événements de la matinée.

Il en était indigné, exaspéré, furieux…

Car il était libéral, ainsi qu’il s’en faisait gloire, passionnément libéral. Il avait toujours fait une opposition farouche au tyran Louis-Philippe, et avait même contribué, sans s’en douter, à le renverser, ce dont, matin et soir, dans le silence de son logis, il demandait pardon au bon Dieu.

Quant au reste, sans être aussi affirmatif que Mme Delorge, il partageait ses soupçons.

Que le général eût eu connaissance du complot, cela ne lui semblait pas douteux. On avait dû lui faire des ouvertures à brûle-pourpoint ; sa loyauté s’en était indignée, il avait peut-être menacé de parler, et le négociateur n’avait pas hésité à le tuer, pour assurer le secret de la conspiration.

Mais ce meurtrier était-il vraiment M. de Combelaine ?… C’est ce dont M. Ducoudray n’était pas absolument persuadé, disant qu’un sourire sur les lèvres d’un homme ne prouve pas qu’il a commis un crime…

– Il l’a commis, j’en suis sûre ! interrompit violemment Mme Delorge. Cet homme a été notre mauvais génie. Tous nos malheurs datent du jour où il est arrivé à Oran avec M. de Maumussy et M. Coutanceau. Déjà ils préparaient le coup d’État qui éclate aujourd’hui. Maintenant, je sais ce qu’ils avaient pu dire à mon mari, le jour où il les chassa de chez lui… Depuis, je n’ai pas revu M. de Maumussy, mais M. de Combelaine est venu ici deux fois… Allez, il est de ces pressentiments qui ne trompent pas : l’assassin, c’est lui !…

Malheureusement, les circonstances étaient étrangement contraires.

– Car, bien évidemment, disait M. Ducoudray, la mort de mon pauvre ami va passer inaperçue… Et quand le calme sera rétabli, quelle que soit d’ailleurs l’issue de la lutte, on l’aura oublié. C’est triste à dire, mais c’est ainsi. Obtiendrons-nous seulement une enquête ? Et si nous l’obtenons, comment faire éclater la vérité ? Où trouver des preuves, des témoins ?…

Il fut interrompu par l’entrée brusque de Krauss, lequel arrivait, un papier à la main, criant :

– Ah ! monsieur, si vous saviez !…

Mais il demeura béant en apercevant Mme Delorge, qu’il croyait encore couchée, et durant dix secondes il parut se demander s’il devait se taire ou parler.

Enfin, s’arrêtant à ce dernier parti :

– Je crains bien, reprit-il, que Marie, la cuisinière, n’ait fait une grosse sottise. Ce tantôt, pendant… l’enterrement, un homme s’est présenté, un homme qui voulait absolument parler à madame, pour une affaire très importante, à ce qu’il assurait, et qui concernait mon pauvre défunt maître… Madame dormait à ce moment, la cuisinière était seule à la maison, elle répondit qu’il n’y avait personne… L’homme parut désolé, et dit qu’il repasserait… Puis, se ravisant, il demanda du papier et un crayon et écrivit ceci…

Le papier que lui présentait Krauss, Mme Delorge le prit, le lut d’un coup d’œil, et le passa à M. Ducoudray, en disant :

– Vous demandiez des témoins, monsieur, que pensez-vous de celui-ci ?…

Sur ce papier il y avait écrit, d’une mauvaise écriture :

« Laurent Cornevin, employé aux écuries de l’Élysée, à son domicile à Montmartre, rue Mercadet. »

Le digne M. Ducoudray avait bondi sur son fauteuil.

– C’est lui, s’écria-t-il, c’est certainement ce garçon d’écurie qui éclairait, m’a-t-on dit, le général et son adversaire. Cet homme sait la vérité, lui !… Quel malheur que je n’aie pas été là quand il est venu !… Pourquoi ne m’a-t-on pas remis cette adresse aussitôt mon retour ?…

Le brave Krauss était désolé.

– Hélas ! fit-il, elle n’y attachait aucune importance, la pauvre fille, et c’est bien par hasard qu’elle m’en a parlé. Elle comptait le remettre demain à madame.

Déjà le bonhomme Ducoudray avait pris une grande résolution.

– C’est un malheur aisément réparable, s’écria-t-il. Demain, avant huit heures, je serai rue Mercadet, et je verrai ce Cornevin. Il y aura peut-être quelque chose demain, mais je suis bourgeois de Paris, et une révolution ne me fait pas peur !…

À ce grand empressement du digne M. Ducoudray, il était certains mobiles dont il se gardait de souffler mot, mais qui diminuaient quelque peu son mérite.

Il avait fort réfléchi depuis la veille.

Considérant la situation de Mme Delorge et la sienne, il s’était demandé pourquoi un bel et bon mariage ne réunirait pas, dans un avenir plus ou moins rapproché, selon les circonstances, leur double veuvage ?

Pour sa part, il ne discernait aucun obstacle sérieux à ce projet flatteur.

Elle n’avait pas quarante ans, il est vrai, et il atteignait, lui, la soixantaine ; mais si elle était belle encore, il était, lui, toujours vert, et une différence de vingt années entre la femme et le mari n’est pas rare dans les meilleurs ménages.

Le désespoir où il voyait Mme Delorge ne le décourageait aucunement.

Est-ce qu’il n’avait pas été désespéré, lui aussi, lors de la mort de sa pauvre défunte ! Il s’était consolé. Elle se consolerait de même.

Est-il une douleur ici-bas qui résiste au lent travail du temps, à l’action dissolvante des semaines succédant aux jours, des années succédant aux mois ?… Non.

Donc, se voyant beaucoup de chances, il s’était tracé un plan de conduite.

Se découvrir en ce moment, laisser seulement entrevoir ses desseins et ses aspirations, eût été, il le comprenait, une insigne maladresse.

Risquer un mot, hasarder une allusion, c’eût été à tout jamais se fermer les portes de la villa.

S’imposer, au contraire, par les services rendus, s’insinuer, s’implanter petit à petit lui semblait un chef-d’œuvre de machiavélisme.

Et il avait résolu de jouer le rôle d’un vieil ami sans conséquence, jusqu’au jour où, sûr d’être indispensable, il démasquerait brusquement ses batteries.

Or, pouvait-il souhaiter une occasion plus admirable que celle qui s’offrait à lui pour ses débuts ?

Qu’aurait à refuser Mme Delorge à l’homme qui l’aiderait à se faire rendre justice ? Rien.

D’un autre côté, et toute question de sentiment à part, M. Ducoudray n’était pas sans une certaine satisfaction de se trouver mêlé à cette affaire. Le mystère l’attirait.

Qu’il courût, à s’occuper de cette affaire, un danger quelconque, il était à cent lieues de le soupçonner.

Pour lui, comme pour cent mille autres, le soir du 2 décembre 1851, la tentative du prince Louis-Napoléon ne pouvait aboutir qu’à un échec honteux…

N’importe ! toutes ces idées qui grouillaient dans sa cervelle l’agitaient si fort, qu’il lui fut impossible de fermer l’œil de la nuit.

Dès sept heures, le matin du 3 décembre, le mercredi, il était debout, rasé. Et, à sept heures et demie, il franchissait le seuil de sa maison, lesté d’une tasse de café à la crème.

La matinée était sombre et pluvieuse.

Les boutiques, le long des rues de Passy, s’ouvraient lentement. La circulation était rare. Les ouvriers qui passaient par groupes, se rendant à leur chantier, avaient des physionomies singulières et parlaient bas.

Pourtant, ce n’est qu’en arrivant à la place de la Concorde que M. Ducoudray reconnut clairement la gravité des événements.

La première division de l’armée de Paris, sous les ordres du général Carrelet, reprenait ses positions de la veille dans les Champs-Élysées, sur la place et aux abords de l’Élysée et des Tuileries.

– Diable ! grommela M. Ducoudray, voilà beaucoup de soldats !…

L’impression désagréable qu’il en ressentit devint décidément fâcheuse lorsqu’il se fut approché d’un groupe qui s’était formé au coin de la rue de Castiglione, devant une affiche qu’on venait de placarder.

Un jeune homme, l’œil enflammé et la parole vibrante d’indignation, racontait ce qui était advenu la veille de la tentative de résistance des représentants réunis à la mairie du Xe arrondissement.

Ils étaient au moins trois cents, disait-il… S’étant constitués, ils venaient de décréter la déchéance du président et de nommer le général Oudinot commandant en chef des troupes, quand un officier, un sous-lieutenant de chasseurs à pied, se présente et les somme de se disperser… Ils refusent, ils déclarent qu’ils ne cèderont qu’à la force… Aussitôt la salle des délibérations est envahie par des agents et des soldats, qui empoignent les représentants du peuple et les traînent à la caserne du quai d’Orsay, où ils sont prisonniers…

Il fut interrompu par un sergent de ville, qui, d’une voix rude, cria :

– Dispersez-vous !… Les rassemblements sont défendus !…

Cela indigna M. Ducoudray.

– Pourquoi donc colle-t-on des affiches, objecta-t-il, s’il est interdit de s’arrêter pour les lire…

– Vous, le vieux, prononça l’agent, je vous engage à filer, sinon !…

Sinon quoi ? Il accompagnait sa menace d’un si terrible coup d’œil, que M. Ducoudray crut voir s’entrouvrir la porte des cachots…

Il fila…

Et, tout en hâtant le pas, il réfléchissait qu’il serait peut-être prudent de remettre à un autre jour sa visite à Montmartre…

Oui, mais que penserait Mme Delorge en le voyant revenir si vite, et que lui dirait-il ?… Ce n’est pas qu’un mensonge fût bien difficile à inventer ; mais cette veuve d’un soldat renommé pour son courage devait priser la bravoure et être sensible à des dangers courus à son service.

Il continua donc sa route, et ne tarda pas à arriver au boulevard.

L’agitation y était sensible, bien que sourde encore et contenue. Beaucoup de boutiques n’étaient qu’entrouvertes, comme il arrive à Paris quand on s’attend à quelque chose.

De petites affiches manuscrites, appelant aux armes, étaient collées contre les arbres avec des pains à cacheter, et les passants s’arrêtaient pour les lire. Mais un sergent de ville passait, qui arrachait brutalement l’affiche, et tout était dit…

– C’est égal, pensait M. Ducoudray, ça chauffe… ça sent la poudre !

Il ne se trompait pas.

Au moment où il arrivait à la hauteur de la rue Drouot, il fut croisé par plusieurs jeunes gens qui couraient en criant :

– Aux armes ! On se bat au faubourg Saint-Antoine ! Un représentant vient d’être tué !… Aux armes !…

Certainement ils ont raison ! dit M. Ducoudray à un homme arrêté comme lui sur le boulevard…

L’autre ne répondit pas…

Un escadron de lanciers arrivait au grand trot du côté de la Madeleine… Bravement, M. Ducoudray se jeta rue Drouot.

Cette idée qu’on n’était peut-être pas en sûreté sur le boulevard lui rendait ses jambes de vingt ans, et c’est avec la rapidité d’une flèche qu’il franchit la rue Drouot, traversa le faubourg Montmartre et se mit à remonter les pentes roides de la rue des Martyrs et de la chaussée Clignancourt…

À mesure qu’il s’éloignait du centre, de ce forum sceptique et léger qu’on appelle le boulevard, l’émotion diminuait…

Les boutiquiers causaient sur le pas de leur porte, mais ils plaisantaient, riant d’un rire ironique. Les passants lisaient les affiches, mais ils haussaient les épaules…

Du moins, M. Ducoudray s’attendait à trouver Montmartre fort agité. Erreur. Jamais ce quartier, si impressionnable et si remuant, n’avait été plus calme. Et cependant, depuis le matin, Jules Bastide et le représentant Madier de Montjau couraient les ateliers et appelaient aux armes.

Cependant, M. Ducoudray arrivait rue Mercadet, à l’adresse indiquée par l’employé des écuries de l’Élysée…

C’était une vaste maison à cinq étages, qui, à en juger par le nombre des fenêtres, excessivement rapprochées les unes des autres, devait être divisée en une infinité de petits logements.

Un long couloir obscur et étroit, fort malpropre et très boueux, conduisait à la loge du portier, une véritable niche ménagée sous l’escalier.

Dans cette loge, une vieille femme était assise, surveillant l’ébullition d’un poêlon d’où s’échappaient des odeurs suspectes.

– Monsieur Laurent Cornevin, s’il vous plaît ? demanda M. Ducoudray.

– Il ne doit pas être chez lui, répondit la portière, ma sa femme y est.

– Il est donc marié ?

– Tiens ! pourquoi donc pas ? Oui, il est marié, et il a même cinq enfants, trois filles et deux garçons…

L’espoir que la femme saurait lui dire où trouver son mari décida le bonhomme.

– Indiquez-moi, s’il vous plaît, demanda-t-il, le logement de M. Cornevin.

– C’est au premier, répondit la portière… au premier, en descendant du ciel, bien entendu.

Et se penchant à la fenêtre de sa loge, qui ouvrait sur la cour :

– Ohé ! m’ame Cornevin ! cria-t-elle, d’une voix à érailler le crépi des murs, v’là un monsieur pour vous !

La précaution n’était pas inutile.

M. Ducoudray allait se perdre dans le dédale des corridors, lorsque Mme Cornevin arriva à son secours.

C’était une femme encore jeune, grande, bien faite, point jolie, mais en qui tout respirait la douceur et l’honnêteté.

Elle était pauvrement vêtue, mais très proprement, et tenait sur les bras un enfant de huit ou dix mois, joufflu et bien portant.

– Veuillez prendre la peine d’entrer, monsieur, dit-elle au digne bourgeois.

Il entra dans une petite pièce resplendissante de propreté, et alors seulement il s’aperçut que Mme Cornevin avait les yeux rouges de pleurs mal essuyés.

– Madame, commença-t-il, j’aurais à parler à votre mari pour une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre aucun retard… Pouvez-vous me dire où je le rencontrerais ?…

– Hélas ! monsieur, je n’en sais rien moi-même.

M. Ducoudray tressaillit.

– Vous dites ?… fit-il.

– Je dis, monsieur, que je ne sais ce qu’il est devenu, répéta la pauvre femme.

Et incapable de maîtriser son chagrin :

– Il n’est pas rentré cette nuit, poursuivit-elle en fondant en larmes, et quoiqu’il ne fût pas de service, je n’étais pas très inquiète, pensant qu’il avait sans doute pris le tour d’un camarade. Cependant, dès qu’il a fait jour, j’ai couru à l’Élysée pour avoir de ses nouvelles. Ah ! monsieur, ses camarades m’ont répondu qu’ils ne l’ont pas vu depuis trois jours !… Un homme qui aime tant sa maison et ses enfants, si économe, si honnête, si bon !… C’est la première fois qu’il se dérange depuis notre mariage !… Mais non ! ce n’est pas possible, il faut qu’il lui soit arrivé quelque malheur…

Le digne rentier était devenu plus blanc que sa chemise.

Entre la mort du général Delorge et la singulière disparition de Cornevin, seul témoin de cette mort mystérieuse, il découvrait un rapport frappant et peu fait pour rassurer.

Cependant, il s’efforça de dissimuler sa terrible émotion, et d’une voix qui n’était pas trop altérée :

– Voyons, voyons, ma chère dame, dit-il, ne vous désolez pas ainsi, que diable ! Vous allez voir reparaître votre mari. Il se sera attardé avec quelque camarade.

– Impossible ! monsieur. Tous ses camarades sont consignés depuis quarante-huit heures à l’Élysée…

– Alors, comment se fait-il qu’il se soit absenté ?

– C’est justement ce que les autres se demandent…

M. Ducoudray se le demandait aussi, et il sentait en même temps un frisson courir le long de son échine. Un crime avait été commis… n’en avait-on pas commis un second pour cacher le premier ?

– Quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois, madame ? interrogea-t-il.

– Hier matin. Nous avons déjeuné ensemble, et après, il s’est habillé en me disant qu’il avait une commission à faire du côté de Passy.

– Et il ne vous a pas dit quelle sorte de commission ?

– Non. Je sais seulement qu’il voulait voir la femme d’un général, et que c’était pour quelque chose de très grave.

Elle fut interrompue par l’entrée de deux petits garçons, l’un de huit ans, l’autre de dix, qui arrivaient en chantant et en se bousculant, mais qui se découvrirent poliment dès qu’ils aperçurent un étranger.

C’étaient les deux aînés de Mme Cornevin. Elle parut fort surprise de les voir, et d’un air sévère :

– Que venez-vous faire ici à cette heure ? demanda-t-elle. Comment êtes-vous sortis de l’école ?…

– Le maître nous a renvoyés.

– Renvoyés ! pourquoi ?

– Ah ! voilà ! Il nous a dit comme cela : Allez-vous-en tous, et rentrez bien vite chez vous, parce qu’il va y avoir une révolution.

Mme Cornevin pâlit. Bien qu’elle fût allée à l’Élysée le matin, elle ne savait rien, on ne lui avait rien dit.

– Une révolution !… murmura-t-elle. On va se battre et je ne sais pas où est Laurent !…

– S’occupait-il donc de politique ? interrogea M. Ducoudray.

– Lui ? monsieur ! Ah ! jamais de la vie ! Il ne songeait, le cher homme, qu’à travailler pour les enfants et pour moi !…

De sa vie, le digne bourgeois ne s’était senti plus mal à l’aise. Mille appréhensions vagues et sinistres l’assaillaient. Ce logis lui semblait affreusement dangereux, le plancher lui brûlait les pieds.

– Je ne veux pas vous importuner davantage, dit-il à la pauvre femme, je repasserai demain, et croyez-moi, M. Cornevin sera rentré…

Mais comme de raison, elle lui demanda son nom, pour le répéter à son mari.

Il frémit à cette demande. Donner son nom !… Ne serait-ce pas une imprudence énorme ?

Il rentra donc son portefeuille d’où il s’apprêtait à tirer sa carte, et saisissant le premier nom qui se présenta à sa mémoire :

– Dites à votre mari, madame, répondit-il, que c’est M. Krauss qui est venu le visiter.

Ce n’était pas précisément héroïque, ce que faisait là le digne bourgeois, mais la tête n’y était plus.

Cette idée que peut-être Cornevin avait été supprimé parce qu’il possédait un secret dont lui, Ducoudray, se trouvait dépositaire, cette idée lui donnait la chair de poule.

Et tout en descendant l’escalier, il récapitulait tous les moyens connus de se débarrasser d’un homme, depuis le coup d’épée d’un spadassin bien payé jusqu’au poison subtilement glissé dans le potage par une cuisinière séduite à prix d’or.

– Brrr !… faisait-il, brrr !…

Songeant qu’à la suite des grands meneurs du coup d’État, Morny, Maupas, Saint-Arnaud, Magnan, il avait entendu nommer le vicomte de Maumussy, le comte de Combelaine, et M. Coutanceau même, qui passait pour avoir mis sa fortune au service du prince-président.

Cependant, une fois hors de la maison, il respira plus librement, et le grand air, la marche et le mouvement de la rue produisant leur effet, il ne tarda pas à se reprocher d’avoir peut-être cédé à des craintes exagérées.

D’un autre côté, le succès du coup d’État ne lui semblait rien moins qu’assuré.

Plus il se rapprochait du centre de Paris, plus la fermentation s’accentuait. Les quartiers de la rue des Martyrs et du faubourg Montmartre, si calmes lorsqu’il les avait traversés, commençaient à s’agiter.

L’indignation succédait à la dédaigneuse indifférence du premier moment, et tout semblait annoncer une lutte prochaine.

On s’assemblait et on battait des mains devant les affiches des divers comités de résistance, affiches ardemment pourchassées par la police cependant, et qui toutes résumaient la même idée en des termes presque identiques :

« La constitution est violée… Louis-Napoléon s’est mis lui-même hors la loi… Aux armes !… »

Parfois, un homme passait, un fusil sur l’épaule, qui criait :

– Venez, citoyens, venez !… On se bat rue de Rambuteau.

Au bruit de ces paroles, M. Ducoudray s’animait peu à peu, comme un vieux cheval au son de ses grelots.

– Décidément, ça marche, pensait-il, ça marche !…

Mais c’était bien autre chose vraiment sur le boulevard.

La foule, de moment en moment, y devenait plus compacte et plus animée. À tous les coins de rue, et jusque sur le milieu de la chaussée, des groupes se formaient. Sur les chaises des cafés, des orateurs improvisés montaient, qui lisaient le décret de déchéance prononcé par l’assemblée du Xe arrondissement, ou l’arrêt de mise en accusation de Louis-Napoléon Bonaparte par la haute cour de justice…

Des escouades de sergents de ville, l’épée à la main, circulaient à travers cette cohue, appuyés par des hommes de mauvaise mine, en bourgeois et armés de casse-tête et de bâtons…

Les mêmes cris les accueillaient partout :

– Vive la Constitution ! À bas Soulouque !…

Sur la chaussée, les pelotons de cavalerie se succédaient.

La foule s’ouvrait pour laisser passer les chevaux, et se reformait derrière eux aux cris de :

– Vive la République ! Vive l’armée !…

La fièvre commençait à gagner M. Ducoudray… Il n’avait plus peur ; le bourgeois des glorieuses journées de Juillet se réveillait en lui. Il oubliait Passy, Mme Delorge, son ami le général et M. de Combelaine.

– Il faut que je voie la fin de tout ceci ! se dit-il.

Et il entra pour déjeuner dans un café du boulevard des Italiens.

Là, les nouvelles affluaient ; vraies ou fausses, absurdes parfois, mais toutes et toujours favorables à la résistance.

On affirmait que les meneurs du coup d’État commençaient à perdre la tête… que M. de Maupas tremblait de peur à la préfecture de police… que le général Magnan hésitait… que Lamoricière venait de s’évader et de se mettre à la tête de quatre régiments…

On assurait que dans les cours de l’Élysée, quatre voitures de poste venaient d’être attelées pour emporter bien vite et bien loin le président et ses complices… et quelques millions, ajoutaient les bien informés…

En vrai Parisien qu’il se vantait d’être, l’excellent M. Ducoudray buvait comme du lait toutes ces nouvelles, les tenant pour assurées, puisqu’elles flattaient ses espérances et ses instincts.

Et il n’était pas éloigné de croire le coup d’État décidément tombé dans l’eau, quand il sortit du restaurant, tout disposé à l’optimisme, tel qu’un homme qui, ayant bien déjeuné, vit en paix avec son estomac.

Il ne tarda pas à reconnaître son erreur.

Pendant le temps qu’il avait mis à prendre son repas, la mobile physionomie du boulevard avait changé.

La foule y était plus compacte, s’il est possible, mais grave, désormais, et presque silencieuse. Plus de rires, plus de quolibets. Plus de ces cris de : « À bas Soulouque ! » qui avaient fait ouvrir de si grands yeux aux soldats de la ligne.

Évidemment, la situation était tendue.

On eût dit que chacun comprenait que l’instant décisif arrivait où les plus grands événements ne tiennent qu’à un fil, qu’on en était à cette minute suprême d’où dépendent les opérations les mieux combinées.

Les hommes à bâton, les décembraillards, comme on les appelait alors, avaient disparu du trottoir. Mais les escadrons de lanciers étaient plus nombreux sur la chaussée. Ils ne cessaient d’aller et de venir de la Madeleine à la Bastille, maintenant en communication les troupes des Champs-Élysées et celles qui occupaient les quartiers du Temple et de l’Hôtel-de-Ville…

– Se bat-on quelque part ? interrogeait de ci et de là M. Ducoudray.

– Oui. Il y a des barricades rue Transnonain, rue Beaubourg et rue Grenetat.

– Et c’est la police qui les fait faire, ajoutait un voisin.

Positivement l’estimable bourgeois commençait à ressentir quelque chose de son malaise du matin, lorsque tout à coup, vers quatre heures, circula à travers cette foule immense une rumeur profonde, rapide comme le frisson d’une décharge électrique.

– Qu’est-ce encore ? demanda M. Ducoudray à deux jeunes gens qu’il coudoyait.

– La proclamation de Saint-Arnaud. L’avez-vous lue ?

– Non. Où la lit-on ?

– Au coin de toutes les rues, parbleu !

Le digne rentier se trouvait à la hauteur du faubourg Poissonnière. Il tourna la première rue qu’il rencontra, et, au milieu de clameurs indignées de deux cents personnes rassemblées devant une affiche, il lut :

« Habitants de Paris,

« Le ministre de la guerre,

« Vu la loi sur l’état de siège,

« Décrète :

« Tout individu pris construisant une barricade ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé.

« Le général de division, ministre de la guerre,

« LE ROY DE SAINT-ARNAUD »

C’était bref, précis et significatif.

C’était en six lignes toute la politique du coup d’État du 2 décembre 1851.

Oh ! faisait M. Ducoudray consterné et révolté : oh !…

Et cependant, bien loin d’éteindre la résistance, cette menaçante proclamation semblait l’attiser.

– C’est ce qu’on veut, ricanait un homme à barbe blanche ; il faut bien un prétexte pour engager les troupes !…

Presque au même moment, et comme pour lui donner raison, une violente fusillade pétilla dans la direction du quartier des Gravilliers.

Et peu après, un jeune homme passa en haletant, qui criait :

– C’est rue Aumaire, et on se cogne dur, allez ; je vais chercher un fusil.

Plus d’un devait avoir eu la même idée, car deux pas plus loin, M. Ducoudray vit un boutiquier fermer ses volets, et écrire dessus à la craie : « Armes données. »

Pourtant la nuit était venue, la fusillade s’éteignait peu à peu, on n’entendait plus que des coups de feu isolés…

À force de jouer des coudes dans la cohue qui roulait à plein trottoir, le digne rentier était arrivé au Château-d’Eau, lorsque soudain un cri terrible sortit de mille poitrines à la fois, immédiatement suivi d’un lourd roulement… et il se trouva entraîné par un irrésistible remous de la foule…

Une femme dont le chapeau avait été arraché, et qui traînait une petite fille, s’accrochait à lui désespérément en criant :

– Au nom du ciel ! sauvez mon enfant !

Il essaya de lui porter secours, mais un choc violent la jeta contre un arbre, un tourbillon passa devant lui, et il vit luire au-dessus de sa tête l’éclair d’un sabre… Il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, plus rien.

Le terrain était vide autour de lui, la foule fuyait éperdue dans toutes les directions, et quelques hommes ramassaient les blessés restés sur le carreau.

Les lanciers avaient chargé.

– Ah ! cela ne se passera pas ainsi, grondait le digne bourgeois en crispant les poings, et demain… demain !…

Tout, en effet, pour lui qui connaissait si bien son Paris, présageait pour le lendemain une journée de revanche.

Jamais mouvement révolutionnaire ne lui avait paru si accentué et si puissant que celui qui se prononçait en cette soirée du 2 décembre 1851.

À tous les coins de toutes les rues qu’il traversait, des groupes se formaient, sombres, menaçants, d’où s’élevaient tantôt la voix d’un orateur, tantôt de véhémentes protestations. Et ce n’était plus seulement la bourgeoisie qui se révoltait, les blouses se mêlaient aux paletots, et les mains calleuses serraient les mains gantées. Puis, de distance en distance des ébauches de barricades s’élevaient…

Mais sa hâte était grande de retrouver Mme Delorge, et un fiacre étant venu à passer, vide, il le prit…

VIII

La nuit était depuis longtemps venue, lorsque M. Ducoudray arriva à la villa de la rue Sainte-Claire, et pour la première fois, en tirant la chaîne de la cloche, il songea à la façon dont il rendrait compte de sa mission à la veuve de son ami le général.

– Je n’ai rien à lui cacher, pensait-il, non, rien… sauf toutefois le sentiment de prudence qui m’a fait dissimuler mon nom, et qu’elle ne comprendrait peut-être pas, si naturel qu’il soit.

Il s’attendait d’ailleurs à la trouver anéantie de désespoir, dévorée d’inquiétude à son sujet, et à peine en état de l’entendre.

Il la trouva dans le salon, comme autrefois, du vivant du général, berçant sa fille sur ses genoux, pendant que Raymond achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.

Elle était bien pâle encore, la malheureuse femme, et les marbrures de ses joues trahissaient des larmes bien récentes ; mais la fermeté de son regard et le pli de ses lèvres disaient son inébranlable résolution de demeurer stoïque, quoi qu’il pût arriver désormais.

Lorsque M. Ducoudray entra, elle se souleva légèrement pour le saluer, et c’est du ton le plus calme qu’elle dit :

– Eh bien ! monsieur ?…

Lui restait interdit et quelque peu troublé, à trois pas de la porte.

Jamais femme ne lui était apparue aussi imposante que cette veuve, en qui l’excès de la douleur semblait avoir anéanti toute sensibilité, et qui vivante avait le froid du marbre des statues.

Comme elle répétait sa question, cependant, il s’avança en regardant Raymond, avec un clignement de paupières qui signifiait clairement :

– Puis-je parler devant cet enfant ?

– Mon fils ne doit ignorer aucune des circonstances de la mort de son père, monsieur Ducoudray, dit Mme Delorge… Peut-être un jour sera-t-il appelé à le venger… Parlez donc sans crainte…

Le digne rentier s’assit, et avec une volubilité extraordinaire, masque de son embarras, il se mit à narrer par le menu les événements de la journée, disant la physionomie de Paris, l’attitude de la foule, les dangers qu’il avait courus.

– Mais Cornevin ? interrompit Mme Delorge, ce garçon d’écurie de l’Élysée, l’avez-vous vu !…

– Je n’ai rencontré que sa femme, répondit le bonhomme. Et tout de suite il exposa ce qu’il appelait l’affreuse vérité, hésitant, craignant d’effrayer Mme Delorge.

Elle ne sourcilla même pas, et toujours de son accent glacé :

– C’est un grand malheur ! prononça-t-elle, mais je m’attendais à quelque chose de ce genre…

Et comme le digne rentier s’empressait d’ajouter que certainement Cornevin ne tarderait pas à reparaître, qu’on ne supprime pas un citoyen…

– Pourquoi, interrompit-elle, essayer de me donner un espoir que vous n’avez pas ? Ce pauvre garçon était un témoin trop redoutable pour qu’on ne l’éloignât pas de façon ou d’autre… Plus il était honnête, plus il a dû paraître dangereux… On l’épiait sans doute, et en venant ici il s’est condamné… Les circonstances étaient trop propices pour qu’on n’en profitât pas. Qu’est un homme, je vous le demande, en ces jours de tourmentes politiques ? Moins qu’un fétu que le vent balaie…

M. Ducoudray se sentait blêmir…

– … Moins qu’un fétu ! pensait-il. Comme elle dit cela ! brrr !…

– Ce qui doit nous donner espoir et courage, madame, hasarda-t-il, c’est que ce coup d’État ne réussira pas…

– Il réussira, monsieur…

– Oh ! permettez-moi, je viens de traverser Paris, et je me connais assez en révolutions pour être sûr…

– Le coup d’État réussira, vous dis-je. J’ai appris bien des choses depuis que je ne vous ai vu… J’ai parcouru les papiers de mon mari. Ce qui arrive, il le prévoyait depuis longtemps, et c’est pour cela qu’il voulait donner sa démission plutôt que de venir à Paris. Une lettre inachevée que j’ai retrouvée dans son sous-main ne me laisse aucun doute. Malheureusement, j’ignore à qui cette lettre était destinée. « Mon ami, écrivait-il, tenez-vous sur vos gardes ; tout est prêt pour le grand coup… Il peut éclater ce soir ou demain ; peut-être éclate-t-il pendant que je vous écris. Ne perdez plus une minute. Les stupides divisions des honnêtes gens assurent le succès au premier homme à poigne qui osera s’emparer du pouvoir. »

Immense était la stupeur de M. Ducoudray.

– Et vous croyez à cela, madame ? interrogea-t-il.

– Comme à Dieu même !

– Vous croyez que les ennemis du général, ses meurtriers peut-être, sont à la veille d’escalader les plus hautes situations ?…

– Je le crois.

– Et vous ne renoncez pas à vos projets de… vengeance ?

Pour la première fois, la pauvre femme eut un tressaillement aussitôt réprimé.

– Appelez-vous donc se venger demander justice, monsieur ? prononça-t-elle. Un meurtre a été commis, je demande que le meurtrier soit poursuivi et puni. Est-ce trop exiger ? Si on me repousse, cependant !… Sera-ce me venger que d’essayer de me faire justice moi-même ?

Le digne rentier était abasourdi de l’entendre s’exprimer ainsi, et froidement, sans apparence de colère, elle que toujours il avait vue la douceur et la timidité mêmes.

– Hélas ! madame, fit-il, si le coup d’État triomphe, M. de Combelaine se trouvera bien au-dessus de votre portée…

Mme Delorge hocha la tête et froidement :

– Soit, dit-elle, je ne serai rien et il sera tout… Mais j’aurai pour moi Dieu, mon droit et l’avenir. C’est l’humble, c’est le chétif que le puissant dédaigne, qui bien souvent est cause de sa perte. Il suffit du déplacement d’un grain de sable pour que l’édifice le plus solide en apparence s’écroule. Le train express lancé à toute vapeur ne s’inquiète guère des paysans qui le menacent de leurs bâtons ; qu’ils essayent donc de l’arrêter !… Oui ; mais à l’endroit le plus dangereux de la route, un enfant a placé un caillou sur le rail… et la puissante locomotive déraille et roule au fond de l’abîme, entraînant tous ceux qu’elle emportait… Je puis être ce caillou, monsieur Ducoudray, je puis être ce grain de sable…

Cette phrase devait hâter la retraite de M. Ducoudray.

Et, après quelques mots insignifiants, prétextant sa fatigue et le besoin qu’il avait de prendre quelque nourriture, il se retira.

En réalité, le bonhomme était loin d’être à l’aise, ayant senti chanceler en lui la résolution de se dévouer corps et âme aux intérêts de la veuve de son ami le général.

– C’est qu’elle parlait comme d’une chose toute simple de se faire justice elle-même ! pensait-il en regagnant son logis. Dieu sait à quels actes de démence sa haine peut la conduire… et mener ceux qui lui obéiraient aveuglément.

Il songeait à Cornevin, et l’exemple de cet infortuné lui paraissait éclairer les dangers de l’avenir comme un de ces phares qu’on allume sur les écueils.

Il se disait :

– Si le coup d’État fait fiasco, comme c’est probable, certes, je suis avec Mme Delorge contre le Combelaine… S’il réussit, au contraire… Hum ! je suis bien vieux pour sacrifier mon repos à deux beaux yeux en larmes…

Ce n’était pas d’ailleurs sans une certaine satisfaction de vanité qu’il voyait ses destinées dépendre de la révolution qui se préparait, et il n’était que plus impatient d’en connaître le résultat.

Aussi, le lendemain, jeudi, 4 décembre, n’attendit-il pas le jour pour se lever et s’habiller.

Il est vrai qu’il ne se mit pas tout de suite en campagne, ainsi qu’il avait annoncé à sa gouvernante qu’il le ferait. Le souvenir de la charge des lanciers de la veille refroidissait singulièrement les ardeurs de sa curiosité.

Avant de s’aventurer, il eût voulu savoir ce qui se passait, et toute la matinée, on le vit errer dans le quartier, quêtant des nouvelles chez ses fournisseurs.

Si loin que Passy soit du boulevard, l’émotion y était extrême. L’anxiété était dans tous les yeux, et sur toutes les lèvres cette phrase :

– Comment cela va-t-il finir ?

Dans les groupes, fort nombreux déjà, on retrouvait un écho de toutes les rumeurs qui, le même jour et à la même heure, circulaient de la Madeleine à la Bastille.

On parlait, tantôt de l’évasion des généraux arrêtés, qui auraient réussi à rallier quelques régiments dans un département voisin, et marcheraient sur Paris ; tantôt de la résistance de plusieurs départements, triomphante, disait-on, à Reims et Orléans.

Plus loin, c’était la nouvelle contradictoire, mais non moins avidement reçue, de l’exécution sommaire du général Bedeau et du colonel Charras.

Vers dix heures, cependant, M. Ducoudray n’y tint plus.

Il se rappela qu’un de ses amis demeurait boulevard Montmartre, à côté du passage, et, décidé à lui demander une petite place à une fenêtre, il partit…

La foule était immense sur tous les points ordinaires des rassemblements, et visiblement irritée de plus en plus.

Des hommes armés circulaient dans les groupes.

Des orateurs, hissés sur les épaules du premier venu, lisaient d’une voix véhémente les appels aux armes imprimés dans la nuit, et la foule applaudissait.

Ailleurs, des groupes compacts se formaient devant les affiches qu’on venait d’apposer. M. Ducoudray s’approcha :

C’était une proclamation du préfet de police, plus significative encore que celle du ministre de la guerre, placardée la veille.

Il y était dit :

« Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes, seront, sans sommations, dispersés par la force.

« Que les citoyens paisibles restent à leur logis.

« Il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées.

« Paris, 4 décembre 1851.

« Le préfet de police,

« DE MAUPAS. »

– Diable !… murmura M. Ducoudray sinistrement impressionné, diable !…

Positivement, l’idée lui venait de suivre les conseils de cet excellent préfet, et de regagner son logis, en citoyen paisible qu’il était. Les ricanements qu’il entendait autour de lui le firent changer d’avis.

– Évidemment, disait un jeune homme, c’est un expédient de conspirateurs aux abois. On dit ces choses-là, mais on ne les fait pas…

« Il a raison, » pensa M. Ducoudray.

Et il se remit en route, hâtant le pas, cependant, autant que le lui permettait la cohue, lorsque sur le boulevard, au coin de la rue des Capucines, il fut arrêté net par un rassemblement.

Un grand vieillard, qu’on disait être un des représentants du peuple restés libres, expliquait, avec la dernière précision, la situation de la résistance.

Celui-là devait être bien informé. M. Ducoudray se hissa sur la pointe des pieds, allongeant le cou et tendant les oreilles.

– Toutes les troupes ayant été retirées, disait le vieillard, rien ne s’est opposé à la construction des barricades, et nous en avons maintenant un grand nombre. La rue du Petit-Carreau en est toute coupée. Il y en a une rue des Jeûneurs et rue Tiquetonne, et dans presque toutes les petites rues qui débouchent de ce côté sur la rue Montmartre. Partout, rue du Temple, rue Saint-Merry, rue Saint-Denis, à la pointe Saint-Eustache et autour de l’Hôtel de Ville, des retranchements ont été improvisés…

Mais il s’arrêta court, et soudainement il disparut dans un remous de la foule, et de grandes huées s’élevèrent.

– Ah çà ! qu’arrive-t-il ?… interrogea M. Ducoudray.

Un grand garçon, dont les yeux étincelaient, se chargea de l’édifier.

– Vous êtes encore naïf, vous, le vieux, lui dit-il. Ne comprenez-vous donc pas que si l’attitude de Paris se prolonge quarante-huit heures encore, le coup d’État avorte piteusement au milieu des huées ? Le bruit des sifflets lui est plus malsain que celui des coups de fusil. Seulement, comme pour combattre il faut des adversaires, il en cherche, il en réclame à tous les faubourgs… On me dirait qu’il en paye que je n’en serais pas surpris… J’étais aux barricades, ce matin, et j’ai vu remuer les pavés par des particuliers qui avaient de drôles de figures…

– Parbleu ! dit un autre, derrière toutes ces barricades élevées comme par enchantement, il n’y a pas mille combattants sérieux.

– Et il y a plus de soixante mille soldats sur pied.

– Et bien disposés, car leur ordinaire a été soigné, je vous le garantis, et le vin ne leur a pas été épargné.

– Donc, pas d’imprudence !… Ne donner aucun prétexte à un coup de force, voilà le mot d’ordre…

Ce semblait être celui des innombrables curieux qui encombraient le boulevard et qui, de la Madeleine à la Bastille, se pressaient sur les trottoirs comme un jour de mardi gras, lorsqu’on attend le passage de cette fantastique voiture de masques qui ne passe jamais.

Si la colère faisait place au mépris, c’était lorsqu’on voyait approcher quelque peloton de fantassins ou passer un officier d’ordonnance.

Alors on criait :

– À bas les traîtres !… À bas les prétoriens !… Pas de dictateur !…

L’excellent M. Ducoudray jubilait.

– Eh ! eh !… disait-il à ses voisins, ces messieurs du coup d’État doivent être dans leurs petits souliers.

Tout à fait rassuré désormais, le digne rentier arrivait à la rue de Richelieu, quand soudainement il vit se former un gros rassemblement d’où s’élevaient des clameurs menaçantes.

Il approcha.

Un officier d’ordonnance de la garde nationale, qui arrivait au galop du bas de la rue de Richelieu, avait voulu tourner bride en face du café Cardinal, et s’y était si mal pris qu’il était tombé avec son cheval.

La foule l’avait entouré, et menaçait presque de lui faire un mauvais parti, lorsque plusieurs jeunes accoururent, qui le dégagèrent et le firent entrer dans la cour de la maison Frascati.

– Cela se gâterait-il donc ? pensa M. Ducoudray. Ce serait vraiment dommage.

Heureusement il n’était plus qu’à deux pas de la maison où il comptait trouver une fenêtre.

Il traversa lestement la chaussée, et l’instant d’après il sonnait à la porte de son ami.

C’était un ancien marchand de draps, rentier comme lui, et qui l’accueillit d’autant mieux qu’il était fort inquiet de la tournure des événements.

L’optimisme de M. Ducoudray lui parut on ne peut plus déplacé.

– Je crois, comme vous, lui disait-il, que les gens du coup d’État reculeraient s’ils le pouvaient… Mais ils ne le peuvent pas. Leurs vaisseaux sont brûlés. C’est un coup de Bourse encore plus qu’un coup d’État qu’ils tentent. Depuis le président jusqu’à M. de Combelaine et au vicomte de Maumussy, tous sont plus ou moins ruinés et endettés… Que voulez-vous qu’ils deviennent s’ils reculent ?…

Une détonation, si violente que les vitres en vibrèrent, l’interrompit.

M. Ducoudray devint tout pâle.

– Mon Dieu ! balbutia-t-il, on dirait presque un coup de canon…

– C’est bien un coup de canon, déclara l’ancien marchand de draps, et je l’attendais, par la raison que tout près d’ici, sur le boulevard, presque en face du Gymnase, on a construit une barricade très forte.

Mais une seconde détonation retentissait. Ils se précipitèrent à la fenêtre…

Chose étrange !… la foule ne semblait pas plus émue de ces coups de canon qu’elle ne l’eût été de l’artillerie des petites guerres du cirque Franconi. Pas un curieux ne paraissait songer à quitter la place… Les femmes et les enfants circulaient comme en un jour de grande revue.

Et cependant, sur la chaussée, commençaient à passer des civières portées par des infirmiers, précédées de soldats tenant à la main un bâton surmonté de cet écriteau : Service des hôpitaux militaires.

Il était alors deux heures, et on entendait, dans la direction de la Madeleine, des roulements de tambour.

– La troupe ! voilà la troupe ! annonçaient des gens sur le boulevard.

Personne ne s’en alarmait. Loin de se disperser, les promeneurs se tassaient sur le bord du trottoir, faisant la haie, comme d’habitude sur le passage des promenades militaires…

Cette sécurité dura peu.

Une grande rumeur monta de la foule, et les deux amis distinguèrent une sorte de mêlée à la hauteur de la rue Drouot.

C’est que la troupe balayait la chaussée, et les curieux qu’elle refoulait se jetaient dans les rues transversales ou se précipitaient dans les rares cafés qui n’avaient pas encore fermé leur devanture.

Puis l’émotion se calma, et les troupes continuèrent à défiler, dépassant le faubourg Montmartre et remontant le boulevard Poissonnière.

Il y en avait des masses, de toutes armes, en tenue de campagne, infanterie et cavalerie, et entre chaque régiment roulait, avec un bruit sinistre, une batterie d’artillerie.

M. Ducoudray crut remarquer que les soldats paraissaient fort animés. Beaucoup d’officiers fumaient leur cigare.

Pendant ce temps, les détonations continuaient dans la direction du Gymnase, et le digne bourgeois et son ami distinguaient la fumée de la batterie d’artillerie établie sur la hauteur du boulevard Poissonnière.

Ils se penchaient pour mieux voir, lorsque soudain, de ce même côté et vers la tête de la colonne, une vive fusillade éclata.

Des milliers de cris y répondirent… Les curieux, éperdus, levaient les bras au ciel, se jetaient à plat ventre et fuyaient affolés dans toutes les directions…

Ce ne fut qu’un éclair…

Rapide et terrible comme une trombe, la fusillade courait tout le long du boulevard dans la direction de la Chaussée-d’Antin, furieuse, enragée, brisant tout, renversant tout…

– C’est à poudre que l’on tire ! bégayait M. Ducoudray terrifié… Ce ne peut être qu’à poudre. On en tirerait pas à balle, à bout portant, sur une foule désarmée, sur des femmes, sur des enfants…

Le bruit strident d’une balle s’aplatissant contre le mur, à deux pouces de sa tête, lui coupa la parole…

Plus morts que vifs, son ami et lui se jetèrent à plat ventre sur le parquet.

Il était temps… Une grêle de balles s’abattait contre la fenêtre, défonçant les jalousies, faisant voler les vitres en éclats, et brisant dans l’appartement une glace et une pendule…

Et au-dessus des détonations de l’artillerie et du crépitement de la fusillade, les voix furieuses des soldats s’élevaient, criant :

– Fermez les fenêtres !… fermez partout !…

Ainsi, durant dix minutes, se déchaîna un effroyable ouragan de fer et de feu…

Puis le silence suivit, profond, solennel, sinistre, coupé de moments en moments par un feu de peloton ou par des hurlements terribles.

Puis plus rien.

Glacés d’une indicible horreur, M. Ducoudray et son ami se hasardèrent à ramper jusqu’à la fenêtre et à regarder.

Il n’y avait plus sur le boulevard que des soldats, appuyés sur leurs fusils fumants, quelques-uns hébétés de stupeur, d’autres interrogeant toutes les fenêtres d’un regard inquiet et furieux.

Beaucoup d’officiers paraissaient désespérés.

Sur la chaussée, une cinquantaine de cadavres gisaient… plusieurs femmes, deux ou trois enfants.

Vers l’angle de la rue Montmartre, on distinguait quelque chose de blanchâtre… C’était le corps d’un pauvre marchant de coco qui avait eu l’idée bizarre de venir offrir sa marchandise aux troupes du coup d’État. Il avait encore au dos sa fontaine percée de plus de vingt balles.

Çà et là, de larges plaques de sang se voyaient…

Timidement, et avec bien des précautions, quelques boutiques s’entrebâillaient. Des gens en sortaient, pâles, effarés, qui bondissaient jusqu’à un blessé, le prenaient entre leurs bras, et bien vite rentraient.

Des soldats, par petits groupes de huit ou de douze, allaient de maison en maison… Ils disparaissaient, et on ne tardait pas à les voir reparaître successivement aux croisées de tous les étages.

– Ils font des visites domiciliaires, murmura M. Ducoudray à l’oreille de son ami, ils vont venir ici…

L’instant d’après, en effet, ils entendirent battre de coups de crosse la porte d’entrée, puis des cris impérieux :

– Ouvrez, ou nous enfonçons !…

Ils coururent ouvrir, et les soldats se ruèrent dans l’appartement, furetant partout, ouvrant les portes des cabinets et des armoires, lançant des coups de baïonnette sous les lits.

Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray, qui les examina et même les flaira, pour s’assurer qu’elles ne sentaient pas la poudre.

Oh ! monsieur le militaire, balbutiait le digne bourgeois, pouvez-vous supposer…

Mais le soldat semblait exaspéré.

– On a tiré sur nous des fenêtres, interrompit-il brutalement, et il faut que ceux qui ont tiré se retrouvent…

M. Ducoudray ouvrait la bouche pour répliquer, un signe du sous-lieutenant qui présidait à ces perquisitions lui imposa le silence.

Cet officier, tout jeune encore, paraissait accablé de douleur.

– C’est une fatalité ! dit-il aux deux bourgeois, pendant que les soldats se répandaient dans la maison, c’est une catastrophe inconcevable !… Tout ce qu’il était humainement possible de faire pour arrêter le feu, nous l’avons fait… En vain, hélas !… Nos hommes étaient comme fous, ils ne voulaient rien entendre, ils nous menaçaient nous-mêmes… Obsédés par le souvenir de la guerre des fenêtres des journées de Juin, ils se croyaient environnés d’ennemis invisibles… Toutes les maisons leur semblaient pleines d’ennemis prêts à les fusiller… Quelques-uns avaient bu… Dès le premier coup de feu, ils ont été saisis d’une terreur panique…

Il n’acheva pas.

Des cris et des vociférations retentissant à l’étage supérieur, il s’élança dehors…

M. Ducoudray et son ami se retrouvaient seuls, mais chacun hésitait à communiquer à l’autre ses réflexions, et ils restaient face à face, consternés, silencieux…

Ce fut un locataire de la maison qui, entrant brusquement, les tira de cette morne stupeur.

Il était fort pâle et avait un bras en écharpe.

Se trouvant dehors pour ses affaires, au moment de la mitraillade, il avait été blessé légèrement.

– Et c’est une fière chance que j’ai, disait-il, d’en être quitte à si bon marché. Près de moi sont tombés deux pauvres diables qui ne se relèveront pas.

Et sur ce, il se mit à raconter ce qu’il savait des événements :

Comment, au boulevard Poissonnière, la maison Sallandrouze avait été littéralement bombardée presque à bout portant, comment les soldats s’y étaient élancés ensuite et avaient passé par les armes cinq ou six malheureux qu’ils y avaient trouvés se cachant derrière des amas de tapis.

Comment, à l’angle du boulevard et de la rue Montmartre, un pauvre libraire qui essayait de défendre des curieux réfugiés chez lui, avait été fusillé sur le seuil même de sa maison, sous les yeux de sa femme et de sa fille.

Il disait encore toutes les scènes analogues dont la ligne des boulevards jusqu’à la rue de la Paix avait été le théâtre.

Au boulevard des Italiens, les lanciers avaient fait feu… Puis les soldats avaient pour ainsi dire pris les maisons d’assaut, et fouillé de vive force le café de Paris, la Maison d’Or, le café Tortoni et l’hôtel de Castille.

L’établissement de la Petite-Jeannette avait été pareillement fouillé des caves aux combles, et aussi le café du Grand-Balcon, et de même le cercle du Commerce et la maison du tailleur Dussautoy.

Et partout il y avait eu des victimes plus ou moins gravement atteintes.

Chez Dussautoy, l’intervention seule du général Lafontaine avait sauvé du peloton d’exécution plusieurs ouvriers.

Deux membres distingués du cercle du Commerce, le général Billiard et M. Duvergier, avaient été blessés, le premier légèrement à l’œil droit, le second plus grièvement à la cuisse.

Il ajoutait certains détails caractéristiques.

En face de l’hôtel Sallandrouze, il avait vu un officier d’artillerie se jeter à la bouche d’un obusier que ses soldats venaient de mettre en batterie en leur criant :

– Maintenant, tirez !… Le premier coup du moins me tuera !…

Ce nouveau venu rapportait, enfin, tout ce qu’il avait recueilli de nouvelles des autres quartiers de Paris.

Partout la résistance était brisée, écrasée, anéantie… Peu de barricades avaient tenu. Le moment de les défendre venu, ceux qui les avaient élevées avaient disparu comme par enchantement. La troupe n’avait eu qu’à paraître pour vaincre.

Et que pouvaient mille ou douze cents combattants sérieux contre toute une armée !…

Blême et les mains agitées d’un frisson nerveux, M. Ducoudray tamponnait de son mouchoir son front moite d’une sueur froide.

– Je veux rentrer, il faut que je rentre ! répétait-il avec une persistance idiote.

Et en effet, sur les six heures, il se mit en route.

– J’étais tellement bouleversé, disait-il plus tard, lorsqu’il racontait ses émotions en cette journée néfaste, j’avais tellement peur, que je ne craignais plus rien !

Tout le long des boulevards, les troupes bivouaquaient.

Des feux avaient été allumés, dont les flammes mobiles projetaient sur la façade des maisons des ombres fantastiques.

Les soldats mangeaient et buvaient gaiement, comme un soir de victoire.

Le vin coulait. De ci et de là, on apercevait les flammes bleues du punch…

Partout ailleurs, la vie était morne et lugubre.

Et tout en marchant de toute la vitesse de ses jambes, le long des rues désertes :

– Maintenant, pensait M. Ducoudray, qui donc oserait demander compte de la mort du général Delorge et de la disparition de ce pauvre Cornevin ?… Qu’est-ce d’ailleurs que deux victimes de plus ou de moins lorsqu’il y en a tant ?…

Et cependant, il jugea qu’il était de son devoir, avant de rentrer chez lui, de passer chez Mme Delorge.

Il la trouva, comme la veille, dans son salon, entre ses enfants, si calme qu’il pensa qu’elle ne savait rien.

Pauvre madame, lui dit-il, tout est fini pour vous. Le coup d’État est fait. M. de Combelaine, à cette heure, est tout-puissant.

IX

L’excellent M. Ducoudray devait être bon prophète, cette fois.

Jamais, de mémoire d’homme, Paris n’avait été si triste et si morne que le vendredi 5 décembre, le lendemain de la sanglante catastrophe.

Les boulevards continuaient à être occupés militairement. La circulation des voitures y était interdite. Des factionnaires, le fusil chargé, veillaient aux angles de toutes les rues. De la Bastille à la Madeleine, maisons et magasins demeuraient fermés.

Et cependant, tel est le tempérament de Paris, que vers midi, la foule afflua de nouveau…

De distance en distance des groupes se formaient devant de larges couches de sable jaune répandues sur la chaussée… Là, il y avait eu la veille des mares de sang.

On s’arrêtait aussi en face de l’hôtel Sallandrouze, tout mutilé par les boulets, et qu’il avait fallu étayer, tant il menaçait ruine.

Mais c’est devant la cité Bergère, rue du Faubourg-Montmartre, que les rassemblements étaient le plus compacts.

La grille de fer de la cité était fermée, mais à travers les barreaux on apercevait, rangés côte à côte sur le trottoir, la tête contre le mur, trente-cinq ou quarante cadavres.

C’étaient des malheureux qui, tombés la veille sur le boulevard, n’avaient été ni réclamés, ni reconnus encore. La plupart portaient le costume de la bourgeoisie. Trois femmes étaient parmi eux.

– Spectacle salutaire !… murmuraient quelques apologistes du coup d’État, qui commençaient à se montrer depuis que le succès n’était plus douteux.

Et, en effet, le peuple français eût été vraiment incorrigible, si après un tel spectacle il eût hésité à se déclarer suffisamment sauvé.

Il n’hésita pas…

Et le plébiscite, auquel le sauveur Louis-Napoléon demanda s’il méritait une récompense, lui répondit par plus de sept millions de oui contre moins de sept cent mille non.

Désormais, la curée pouvait commencer. On parlait de M. de Maumussy pour un portefeuille. M. de Combelaine, plus comte que jamais, était désigné pour un poste éminent. M. Coutanceau annonçait la mise en action d’un grand établissement de crédit, favorisé d’immenses privilèges…

Cependant, nul ne suivait le cours naturel de tous ces événements d’un œil plus inquiet que M. Ducoudray…

C’en était fait, depuis le 2 décembre, du repos du bonhomme.

Lui qui portait la tête si haute avant, qui possédait au superlatif cette belle assurance que donnent dix ou quinze mille livres de rentes légitimement gagnées, il allait le nez baissé depuis, arrondissant le dos, timide et l’œil toujours au aguets.

Ce secret qu’il possédait de la mort du général Delorge, pesait sur son existence d’un poids intolérable.

Et lorsqu’il voyait se succéder les mesures arbitraires ou violentes des vainqueurs, lorsqu’il voyait à l’œuvre les commissions mixtes, ingénieux et expéditif perfectionnement des cours prévôtales, il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os.

– Mon Dieu ! suppliait-il, faites qu’on m’oublie !…

Certes, il eût été moins inquiet s’il eût pu amener Mme Delorge à s’incliner sous l’immense malheur qui l’avait frappée.

Mais c’est en vain qu’il épuisait son éloquence à lui prêcher la résignation.

– Le triomphe des méchants ne saurait être de longue durée, répondait-elle invariablement. Un édifice dont la première pierre a été scellée avec du sang s’écroulera tôt ou tard misérablement…

Alors le bonhomme lui conseillait d’attendre, de patienter, de remettre sa vengeance à des jours plus prospères.

Que gagnerait-elle à élever la voix en ce moment ? Rien. Sa voix ne serait entendue que de ses ennemis, c’est-à-dire de gens intéressés à lui imposer silence.

À ces perpétuelles remontrances, Mme Delorge ne répondait rien.

Seulement, à tous les repas, le couvert du général était mis comme s’il eût été encore vivant et elle avait déclaré qu’il en serait ainsi jusqu’au jour où elle aurait obtenu justice.

– Cette place vide, disait-elle, nous rappellerait notre devoir, à mes enfants et à moi, si nous étions assez faibles ou assez lâches pour l’oublier.

Positivement, M. Ducoudray finissait par prendre la pauvre femme en grippe.

Ah ! ils étaient loin, ces projets d’union qui lui avaient tant tenu au cœur !

– Elle est folle à lier ! se disait-il quelquefois. Jamais on n’a vu un entêtement aussi ridicule !…

Il eût fallu à Mme Delorge bien peu de pénétration pour ne pas discerner ce qui se passait dans l’esprit de son vieux voisin.

Cependant, elle ne lui en voulait pas…

Et si elle ne lui disait rien de ses desseins, c’est qu’elle n’en avait pas d’arrêtés.

Pour le moment, il ne lui paraissait pas possible d’obtenir justice par les voies ordinaires, et elle attendait que le calme fût rétabli pour déposer une plainte en règle au parquet.

Qu’en résulterait-il ? Une enquête, vraisemblablement.

Eh bien ! une enquête, dût-elle aboutir à une ordonnance de non-lieux, aurait toujours cet avantage de lui apprendre, d’une façon positive et certaine, le nom de l’adversaire, c’est-à-dire, selon elle, de l’assassin de son mari…

Jusqu’ici, sa conviction de la culpabilité du comte de Combelaine n’était appuyée d’aucune preuve matérielle.

Mais avant de la déposer, cette plainte, il importait de savoir s’il fallait renoncer définitivement à la déposition de l’unique témoin de la mort du général…

Cornevin n’avait-il pas reparu depuis quinze jours que M. Ducoudray était allé chez lui ?…

Toutes réflexions faites, Mme Delorge écrivit à Mme Cornevin, pour la prier de venir lui parler…

C’était un samedi soir que Mme Delorge avait envoyé le fidèle Krauss porter sa lettre à Montmartre.

Et dès le lendemain, sur les trois heures de l’après-midi, la femme du pauvre employé des écuries de l’Élysée se présentait rue Sainte-Claire.

M. Ducoudray s’y trouvait, comme tous les jours à pareille heure.

N’ayant pas été prévenu, il bondit sur son fauteuil et devint plus rouge qu’une pivoine, lorsque Krauss, ouvrant la porte du salon, dit :

– Mme Cornevin est là, qui demande à voir madame.

Ah ! si le digne bourgeois eût su comment fuir, comment s’esquiver !…

– Qu’elle vienne, fit vivement Mme Delorge, qu’elle vienne…

Elle entra, l’infortunée, tenant dans ses bras son dernier enfant, et il n’y avait qu’à la voir pour être sûr que Laurent Cornevin n’avait pas reparu.

Peut-être M. Ducoudray ne l’eût-il pas reconnue, si on ne l’eût pas nommée, tant elle avait été écrasée par trois semaines de douleur et d’angoisses mortelles.

Celle qu’il revoyait n’était plus que le spectre de cette jeune et robuste mère de famille qu’il avait vue rue Mercadet, ménagère vaillante de cet humble intérieur si brillant de propreté.

Sa maigreur était effrayante, énergiquement accusée par les plis flasques de sa vieille robe d’indienne noire. Tout le sang paraissait s’être retiré de son visage.

Elle avait tant pleuré que ses paupières étaient à vif, et que les larmes avaient tracé comme un sillon livide le long de ses joues…

Quant à l’enfant si rose et si joufflu jadis, le sein maternel s’était tari, il n’avait plus que le souffle…

– Ah ! M. Krauss !… s’écria-t-elle.

Positivement, l’excellent M. Ducoudray eût voulu être à cent pieds sous terre.

– Vous faites erreur, chère madame, balbutia-t-il, vous vous trompez…

La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Mme de Cornevin, et timidement, comme si elle eût craint de commettre une maladresse :

– Pourtant, monsieur, objecta-t-elle, c’est bien ce nom de Krauss que vous m’avez dit, et même, lorsque vous avez été parti, comme j’avais peur de l’oublier, je l’ai écrit sur un bout de papier…

– Il suffit, interrompit M. Ducoudray, il suffit.

Et, avec la stérile volubilité des gens qui prétendent expliquer une chose inexplicable, il entreprit de justifier ce qu’il appelait un petit malentendu, entassant dans son trouble les raisons et les arguments les plus contradictoires.

Mais qu’importait à Mme Delorge !…

Elle se hâta de l’interrompre d’un geste bienveillant, et, ayant fait asseoir près d’elle Mme Cornevin :

– Ainsi, ma pauvre femme, commença-t-elle, vous êtes toujours sans nouvelles de votre mari ?…

– Toujours, madame…

– Avez-vous du moins essayé de vous en procurer ?

– Hélas ! j’ai fait tout au monde, tout ce que je pouvais…

– Quoi ?…

– Eh bien ! sachant qu’on s’était battu et qu’il y avait eu bien du monde de tué, j’ai été voir parmi les morts… Je suis allée partout où on avait déposé des cadavres, rue Montorgueil, cité Bergère, à la Morgue… rien. Et ce n’est pas tout, le samedi, qui était donc le 6 décembre, une voisine me dit qu’on avait exposé beaucoup de corps au cimetière Montmartre. J’y ai couru. C’était vrai. Il y en avait bien une centaine, côte à côte, en ligne, enterrés jusqu’aux épaules, de sorte qu’il n’y avait que la tête qui sortait au ras de terre… Même, c’était terrible de voir tous ces visages, tellement bleuis et gonflés, qu’il y en avait de presque méconnaissables… Et cependant, il y avait autour bien des malheureux en peine comme moi, qui allaient de l’un à l’autre… J’ai vu une pauvre dame qui est tombée raide évanouie en retrouvant là son mari… Le mien n’y était pas…

Mme Delorge frissonnait.

– Vous êtes donc bien convaincue, ma pauvre femme, que votre mari est mort ?

– On me l’a dit.

– Qui ?

– Un monsieur de la police. C’est que, voyez-vous, madame, quand j’ai appris qu’il y avait beaucoup d’hommes arrêtés, plus de vingt mille, à ce qu’on assure, j’ai eu un moment d’espoir. « Si Laurent en était !… » me suis-je dit. Et je pensais que, si on le déportait aux colonies, j’irais avec lui, et que tous deux ensemble nous ne serions pas trop malheureux… Je n’ai donc fait qu’un saut à la préfecture de police, et on m’a adressée à un bureau qui est exprès pour les renseignements… Ce jour-là on a enregistré ma réclamation, et on m’a dit de revenir dans huit jours, qu’on ferait des recherches… Quand je me suis représentée, on n’avait rien trouvé encore… Enfin la troisième fois on m’a répondu que parmi les individus arrêtés, mis en prison ou déportés, il n’y en avait aucun du nom de Cornevin…

Mme Delorge se taisait, réfléchissant.

Ce qui la frappait, c’était la persistance de Mme Cornevin à croire que son mari avait succombé dans la lutte.

Aussi, après un moment :

– Vous pensez donc, lui demanda-t-elle, que votre mari s’est battu ?

– J’en suis presque sûre…

– Cependant, lorsque monsieur est allé vous voir, vous lui avez affirmé que jamais Cornevin ne s’était occupé de politique ?

– C’est que je ne savais pas tout… Il paraît que, dans ces derniers temps, mon pauvre homme avait fait la connaissance d’une bande de mauvais sujets qui l’ont perdu. Il était toujours exact pour son service, il restait le même avec moi, mais en dessous il complotait avec les autres dans des sociétés secrètes…

– Qui vous a dit cela ?

– Un de ses chefs…

– Vous êtes donc allée à l’Élysée ?

– Oui, madame, plusieurs fois.

À la physionomie de M. Ducoudray et à la façon dont il avançait la lèvre inférieure, il était aisé de reconnaître combien il tenait pour suspecte l’affirmation de ce chef.

Et encore qu’il se fût bien juré de ne plus se mêler à aucun prix d’une affaire qui avait empoisonnée sa vie, emporté par l’habitude :

– Voilà qui ne me semble guère clair, murmura-t-il en se penchant vers Mme Delorge.

Elle ne lui répondit pas.

Pour elle, le moment décisif de cette entrevue était arrivé. C’est donc avec une visible émotion qu’elle poursuivit :

– À votre place, je me serais adressée à un camarade de mon mari, plutôt qu’à un de ses chefs.

– Oh ! c’est ce que j’ai fait ensuite, madame. J’ai envoyé demander à celui qui était son plus grand ami.

– Eh bien ?…

– C’est un brave homme tout à fait, dans le genre du mien, un nommé Grollet. Il était aussi désolé que moi, et quand il m’a vue, il lui est venu des larmes plein les yeux… même il a voulu à toute force que je déjeune avec lui…

– Et quelle est son opinion ?…

– Que le chef ne se trompe pas… La veille du 2 décembre, il a entendu mon mari tenir des propos… oh ! mais des propos à se faire chasser immédiatement si un supérieur s’était trouvé là…

M. Ducoudray et Mme Delorge échangèrent un coup d’œil, et en même temps :

– Quels étaient ces propos ?… interrogèrent-ils.

– Grollet ne me les a pas répétés…

– Il ne vous a pas parlé d’un… duel ? demanda Mme Delorge.

– D’un duel ?…

– Oui… qui aurait eu lieu dans le jardin de l’Élysée et où un homme aurait été tué ?…

– Non…

Suspecter la sincérité parfaite de Mme Cornevin n’était pas possible.

Elle ne savait rien…

Et cependant, Mme Delorge ne pouvait se résigner à renoncer à cet unique et suprême espoir de connaître la vérité.

– Voyons, ma pauvre femme, reprit-elle doucement, rassemblez bien vos souvenirs… La dernière fois que vous avez vu votre mari, il se disposait à venir à Passy pour une commission importante dont on l’avait chargé ?

– Oui, madame, et je l’ai déjà dit à monsieur qui est là…

– Il avait à parler à la femme d’un général… Cette femme, c’est moi.

– Oh ! je l’avais compris…

– Eh bien ! il est impossible qu’il ne vous ait pas dit un mot de cette commission si urgente !…

– Pas un seul, madame, je vous le jure sur la tête de ma petite fille que voici.

– Il ne vous a pas parlé d’un malheureux homme tué dans le jardin de l’Élysée pendant la nuit du 30 novembre au 1er décembre ?

Mme Cornevin se souleva dans son fauteuil.

– Qui donc a été tué ? interrogea-t-elle.

– Mon mari… le général Delorge.

– Ah ! mon Dieu !…

Un profond silence suivit.

Le visage de la femme du pauvre garçon d’écurie trahissait l’effort énorme de sa réflexion… Évidemment elle cherchait à saisir une relation entre la mort du général et la disparition de Cornevin.

– Alors, fit-elle lentement, mon mari aurait assisté à ce duel ?…

– Si toutefois il y a eu duel, ce dont nous doutons fort, reprit M. Ducoudray, oubliant ses prudentes résolutions.

Et appuyant sur chaque mot pour lui bien donner toute sa valeur :

– La scène, poursuivit-il, s’est passée aux lueurs d’une lanterne d’écurie, et c’est Cornevin qui tenait la lanterne… Seul, il sait donc la vérité, et si à ses derniers moments le général a prononcé quelques paroles, c’est lui qui les a recueillies…

Mme Cornevin s’était dressée… ses yeux noirs, si mornes l’instant d’avant, étincelaient.

– Ah ! je comprends tout ! s’écria-t-elle. Oui, je m’explique maintenant la tristesse de Laurent, ses propos dont s’effrayait Grollet, ses répugnances à continuer son service. Il savait tout, et on a eu peur de son témoignage…

Et d’un ton de menace véritablement effrayant :

– Mais qu’il prenne garde, poursuivit-elle, le brigand qui a commis le crime, qu’il veille bien sur lui ! Je ne tiens pas à la vie, moi !…

Son exaltation était si grande que Mme Delorge s’en épouvanta.

– Hélas ! ma pauvre femme, prononça-t-elle, je suis aussi à plaindre que vous… Notre malheur est semblable…

– Oh ! vous… interrompit violemment la femme du pauvre garçon d’écurie, vous…

Mais elle eut honte de son emportement, et se reprenant :

– Si j’étais seule au monde, dit-elle d’un accent plus doux, oui, notre malheur serait le même… Le chagrin aurait bientôt fait fin de moi. Mais j’ai des enfants…

– J’ai des enfants aussi…

– Oui, mais ils sont votre consolation… et les miens sont mon désespoir. Les vôtres auront toujours le nécessaire… tandis que les miens !… C’était le travail de Laurent qui nous faisait vivre, les petits et moi, pauvrement mais honnêtement… Lui manquant, tout nous manque. Il faut du pain pour vivre. Où en prendre ? Est-ce moi qui gagnerai du pain, fût-ce du pain noir, pour six que nous sommes à la maison ? En travaillant nuit et jour, sans arrêter, je n’y arriverais pas. Comment donc faire ? Irai-je me faire inscrire au bureau de bienfaisance ? Oui, et je crois que je serai admise. Mais il faudra des démarches, des allées, des venues, du temps enfin. Et jusque-là ? Si le boulanger cesse de me faire crédit, que répondrai-je aux enfants quand ils me diront : « Maman, à manger, j’ai faim ?… » Irai-je donc mendier de porte en porte avec les petits pendus à mes jupes, comme j’en vois ? Je ne saurais pas ? Faudrait-il voler ? Je ne pourrais pas. Je sais bien qu’il y en a qui se vendent… mais c’est plus fort que moi, je n’en aurais pas le courage !…

De grosses larmes roulaient, silencieuses, le long des joues de Mme Delorge.

Elle qui, le matin encore, s’estimait la plus misérable des créatures humaines !… qu’étaient ses souffrances, comparées aux tortures indicibles de cette infortunée ?…

Elle se leva donc brusquement, et lui prenant les mains :

– Rassurez-vous, lui dit-elle. Moi vivante, vous ne manquerez de rien. Tant que mes enfants auront un morceau de pain, il y en aura la moitié pour les vôtres.

Mais Mme Cornevin se dégagea doucement, et avec un sourire d’une tristesse navrante :

– Oh ! vous êtes bien bonne, madame, balbutia-t-elle, vous êtes trop bonne…

Il était clair qu’elle ne croyait pas.

Il était évident que ces promesses lui paraissaient de celles qu’on fait tous les jours, que la compassion arrache et qu’on oublie le lendemain.

Mme Delorge comprit cela, et, d’un accent solennel :

– Je vous jure, insista-t-elle, et par la mémoire de mon mari, que mon aide jamais ne vous fera défaut, tant que vous en aurez besoin… Jamais je n’oublierai que, si votre mari a disparu, c’est peut-être parce qu’il avait à me rapporter l’adieu suprême du mien. Je ferai plus : si vous voulez me confier l’aîné de vos fils, il sera élevé avec le mien et comme le mien…

Une fois de plus, l’excellent M. Ducoudray devait être emporté par la situation.

– Comptez sur moi aussi, ma pauvre femme, s’écria-t-il, la larme à l’œil… Comptez sur moi…

La malheureuse ne doutait plus.

Elle se laissa glisser aux genoux de Mme Delorge, et lui embrassant les mains :

– Merci ! balbutia-t-elle, merci pour les enfants… C’est la vie que vous nous sauvez… Hélas ! nous ne pourrons jamais reconnaître tant de bontés.

– Qui sait ? fit Mme Delorge.

Et d’un ton pensif :

– Un jour peut venir où l’occasion se présenterait de venger mon mari et le vôtre !…

D’un bond, Mme Cornevin fut debout, l’œil enflammé de haine et toute vibrante d’énergie.

– Ce jour-là, madame, s’écria-t-elle, appelez-moi. Et quoi qu’il faille faire, entendez-moi bien, je le ferai. Et les enfants aussi seront prêts à donner leur vie. Ils sauront comment ils ont perdu leur père, et pas un jour ne se passera sans que je leur rappelle qu’il faut que justice soit faite…

Elles étaient debout, l’une devant l’autre, la main dans la main, et entre ces deux femmes si malheureuses, entre la veuve du pauvre garçon d’écurie et la veuve du général, c’était un pacte de haine qui se jurait.

M. Ducoudray en frémit, regrettant ses bons mouvements de tout à l’heure.

– Car elles sont aussi folles l’une que l’autre, pensait-il, et moi je suis vraiment bien malheureux d’être si impressionnable et si peu maître de moi !…

C’est pourquoi, dès que Mme Cornevin se fut retirée, emportant le premier trimestre d’une rente de douze cent francs, le digne bourgeois prit texte de l’ignorance de cette infortunée pour conjurer une fois encore Mme Delorge de ne rien tenter.

Elle ne discutait plus avec lui, elle parut presque l’approuver, mais dès le lendemain, de bon matin, elle se faisait conduire rue des Saussayes, chez le docteur Buiron.

Il n’était pas sorti, et dès qu’elle entra, il la reconnut.

– Madame Delorge !… s’écria-t-il.

Et tout aussitôt, il se mit à l’accabler de prévenances, dissimulant ainsi son embarras, et préparant peut-être ses réponses, car il était trop fin pour ne pas soupçonner le but de cette visite matinale.

Mais elle coupa court à ces politesses affectées, et posément :

– J’ai l’intention, monsieur, lui dit-elle, de déposer une plainte au parquet, et de provoquer une enquête… Mon mari, vous le savez, a été assassiné…

Il fit un saut en arrière, à ce mot, et vivement :

– Pardon ! pardon ! bredouilla-t-il, je ne sais rien, moi…

Eh bien ! Mme Delorge ne fut pas surprise.

Les aménités outrées de l’accueil du docteur Buiron lui avaient fait pressentir quelque chose de semblable.

– Cependant, monsieur, la relation que vous avez écrite des événements prouverait, au besoin, qu’ils vous ont paru fort étranges…

Autant Mme Delorge était pâle et froide, autant le médecin était rouge et animé.

– Je ne sais trop, madame, interrompit-il, jusqu’à quel point vous avez le droit d’invoquer cette relation que j’avais confiée à la discrétion de M. Ducoudray !… Mais n’importe ! Que prouve-t-elle ? Que j’ai été très impressionné des incidents de cette nuit si douloureuse pour vous. Depuis, j’ai réfléchi, et j’ai reconnu l’inanité de mes conjectures. Rien de plus naturel, de plus simple, de plus…

Il balbutiait, il se tut, écrasé positivement sous le regard terrible d’ironie et de mépris de Mme Delorge.

– Parleriez-vous ainsi, monsieur, prononça-t-elle, si le coup d’État du 2 décembre n’eût pas réussi ?…

– Madame ! fit-il, comme s’il eût été révolté de l’accusation, madame !…

Puis, brusquement, prenant son parti, et sautant, comme on dit, à pieds joints dans la boue :

– Eh bien ! oui, s’écria-t-il, les événements ont changé mon point de vue. Cette affaire est toute politique. Suis-je un homme politique, pour m’en mêler ? Je suis jeune, je débute dans la vie, je ne possède aucun patrimoine et j’ai une mère à soutenir. Pourquoi me créer des ennemis ? Arriver est assez difficile sans se créer des difficultés…

Mme Delorge s’était levée.

– C’est votre dernier mot, monsieur ? demanda-t-elle d’un ton glacial.

– Oui, madame.

– Adieu alors… Je ne vous adresserai pas de reproches ; c’est un soin que je laisse à votre conscience.

Et elle sortit… Son cœur se soulevait de dégoût.

– Quel misérable !… pensait-elle. A-t-il peur ? A-t-il été acheté par le meurtrier de mon mari ?… Qui saurait le dire !…

Cependant, elle ne se décourageait pas, et plus résolue que jamais à provoquer une enquête, elle remonta dans la voiture qui l’avait amenée, et se fit conduire rue Jacob, chez un avocat, Me Roberjot, qui avait autrefois plaidé une affaire pour le général.

Jeune, – il venait d’avoir trente ans, – bien posé dans le monde, assez riche pour pouvoir trier ses causes, M. Sosthènes Roberjot était de ces avocats dont la place est d’avance marquée à la Chambre, et qui en attendant font du dos de leurs clients le tambour de leur renommée naissante.

Fort bien de sa personne, il ne manquait pas de talent, lançait heureusement le mot et n’arrondissait pas plus mal qu’un autre une période à effet. Il brillait surtout par un flair de premier ordre qui jusqu’alors l’avait bien servi.

Il s’était retiré sous sa tente, depuis le 2 décembre, attendant les événements, cherchant ce qui lui serait le plus avantageux : d’attacher son canot au vaisseau tout neuf du gouvernement, ou d’arborer l’étendard de l’opposition.

Me Roberjot ne fut pas maître de l’étonnement que lui causa la visite de Mme Delorge et, tout en lui avançant un fauteuil de chêne sculpté, il ne cessait d’attacher sur elle des regards gros de questions.

C’est donc avec la plus extrême attention qu’il l’écouta, et lorsqu’elle lui eut exposé la situation :

– Je dois vous déclarer, madame, commença-t-il, que vos conjectures doivent être exactes. Vos explications éclairent d’un jour tout nouveau cette obscure et mystérieuse affaire du général Delorge…

Elle le regardait d’un air de stupeur.

– Comment ! d’un jour nouveau ?… interrogea-t-elle. Vous en aviez donc déjà entendu parler, monsieur ?

À plusieurs reprises il baissa la tête.

– Oui.

Cette circonstance devait paraître à la pauvre femme une raison d’espérer.

– On s’en préoccupe donc ? demanda-t-elle encore.

– On s’en est occupé, du moins. Non pas dans le gros public, tout ahuri par les derniers événements, mais dans le monde où je vis, et où toujours quelque chose transpire de tout ce qui arrive à Paris… Mais je ne sais trop si je dois vous répéter ce que j’ai entendu dire…

– Vous le devez, monsieur.

Il parut se recueillir, et lentement :

– Tout d’abord, madame, reprit-il, je vous déclare que je reconnais maintenant absolument fausses les diverses versions qui ont couru de la mort de votre mari. On a commencé par dire qu’il s’était suicidé…

– Lui !… Et pourquoi ? grand Dieu !

– Ah ! voilà ! On prétendait qu’il avait pris des engagements très compromettants de divers côtés, qu’il avait écrit certaines lettres… très imprudentes ; qu’il jouait un double jeu en un mot, et que, menacé d’être démasqué publiquement, il avait perdu la tête et s’était passé son épée au travers du corps…

Mme Delorge s’était levée.

– Mais c’est une infâme calomnie ! s’écria-t-elle. Quel misérable a pu inventer et répandre une telle infamie ?

– Eh ! madame, sait-on jamais l’auteur des milles calomnies qui chaque jour circulent dans Paris !

– Quelles sont les autres versions, monsieur ?…

– D’après une autre, le général Delorge aurait succombé dans un duel, dont le motif était… une question d’argent. Une forte somme avait, disait-on, disparu du cabinet du président de la République.

Deux larmes de douleur et de colère jaillirent des yeux de Mme Delorge.

– Assez ! monsieur, interrompit-elle, assez !… je ne saurais en entendre davantage. D’où partent ces bruits ? je le devine maintenant. Assassiner mon mari ne suffit pas, on veut déshonorer sa mémoire. Mais elle ne le sera pas, j’écrirai aux journaux…

Me Sosthènes Roberjot hochait la tête.

– Hélas ! madame, fit-il, je doute que vous trouviez un journal qui consente à insérer votre lettre.

Cependant, sur les instances de la pauvre femme, il consentit à la conduire près d’un journaliste qui faisait profession de haïr d’une haine implacable tous les nouveaux gouvernements.

C’est avec des imprécations terribles qu’il écouta le récit de Mme Delorge ; mais quand elle eut fini, il lui avoua que les journaux étaient, sous peine de mort, condamnés au silence, qu’une allusion à cette affaire compromettrait l’existence de son journal… Or il était propriétaire, s’il était homme d’opposition ; il avait des opinions, mais il avait aussi des actionnaires.

Bref, il ne pouvait rien.

– Voilà donc les hommes ! se disait Mme Delorge en regagnant Passy…

Et cependant, le lendemain, sa plainte fut déposée au parquet.

X

Lorsqu’une plainte a été déposée au parquet en bonne et due forme, par une personne ayant, selon l’expression de la loi, capacité ;

Quand cette plainte a été remise toute rédigée, signée et paraphée à chaque feuillet par le plaignant et par le magistrat qui l’a reçue ;

Après qu’un acte de réception en a été délivré, rappelant la date du jour et l’heure du dépôt ;

Il est moralement et matériellement impossible qu’il n’y soit pas donné suite, et qu’elle ne provoque pas une enquête.

Or, la plainte de Mme Delorge était bien en règle, et même, sur le conseil de Me Roberjot, elle s’était portée partie civile.

Car décidément le jeune avocat avait épousé la cause de la veuve du général Delorge.

Cette ténébreuse affaire avait mis fin à ses perplexités, et avait été comme le grain de plomb qui fait pencher le plateau d’une balance.

Me Sosthènes Roberjot appartenait désormais à l’opposition.

Aussi est-ce avec le soin le plus extrême, et non sans une habile perfidie, qu’il avait rédigé cette plainte contre cet inconnu que la loi appelle « un quidam », et dont la recherche, précisément, est demandée à la justice.

Toutes les circonstances propres à démontrer qu’un crime avait été commis, il les avait groupées en un réquisitoire, insistant sur ce fait que l’épée du général n’avait pas servi à un duel, produisant comme une preuve accablante la disparition du malheureux Cornevin.

Et à la fin seulement, pour que la justice ne s’égarât pas, il nommait M. le comte de Combelaine, en une petite phrase bien innocente en apparence, plus terrible en réalité, qu’une accusation formelle.

– Et maintenant, avait-il dit à Mme Delorge, toutes les herbes de la Saint-Jean y sont… nous n’avons plus qu’à attendre.

Elle n’attendit pas longtemps.

Sa plainte avait été déposée un mardi : dès le mercredi elle en eut des nouvelles par l’excellent M. Ducoudray, qui lui arriva sur les cinq heures du soir, tout de noir habillé, comme pour un enterrement, et la figure bouleversée.

– Voilà les persécutions qui commencent, lui cria-t-il dès le seuil, et avant même de la saluer ; je sors du Palais de Justice…

Mme Delorge rougit légèrement.

Redoutant les éternelles remontrances de son vieux voisin, et peut-être quelque discussion pénible, elle ne l’avait pas averti de sa démarche.

– C’est hier, poursuivait-il, pendant mon dîner, que j’ai reçu une assignation à comparaître par devant M. le juge d’instruction. Dois-je l’avouer ? J’ai été fort troublé pour le moment. La justice m’a toujours fait peur. Cependant, comme il n’y avait pas à hésiter ni à faire défaut, j’en ai pris mon parti. J’étais convoqué pour ce matin, onze heures… À dix heures précises, je sortais de chez moi… À onze heures moins trois minutes, j’arrivais à la galerie des juges d’instruction, et je priais un huissier de m’annoncer…

Selon son habitude, le digne bourgeois rapportait tout à lui, et faisait de sa personne le pivot de tous les événements…

Mais Mme Delorge y était trop habituée pour essayer même de l’interrompre.

– On m’annonça, poursuivit-il, et je me trouvai en présence du juge d’instruction. C’est un homme de ma taille, rouge de poil, avec une raie bien tirée au milieu de la tête et de grands favoris lui descendant sur la poitrine ; la figure très longue, pâle, avec un gros nez, des lèvres minces comme une feuille de papier et des yeux d’un bleu terne. Je ne sais pas s’il répondit à mon salut. Le sûr, c’est qu’il me toisa pendant une bonne minute, jusqu’à me faire monter le rouge aux joues. Après quoi, il me demanda mon nom, mon âge, ma profession, puis tout à coup : « Que savez-vous, me dit-il, de la mort du général Delorge ?… » C’était donc mon tour. Je le toisai, moi aussi, et croisant les bras : « Je sais, répondis-je, qu’il a été lâchement assassiné !… »

Mme Delorge tressauta sur son fauteuil, et c’est d’un air d’ébahissement immense qu’elle considéra son vieux voisin.

Elle doutait presque du témoignage de ses sens.

– Vous avez répondu cela !… fit-elle.

– Mon Dieu ! oui, tout net… Ah ! je sais bien ce que vous pensez, chère madame : Vous vous dites : « Ce n’est pas possible, on m’a changé mon père Ducoudray ! » Non ! c’est toujours le même. Je ne suis pas un héros, moi, je tiens à mon repos, et même je suis un peu poltron… mais j’ai le sang vif, je me monte, je me monte… et quand je suis parti, rien ne m’arrête plus… Après, dame ! c’est une autre histoire ; j’ai des regrets. Mais on ne se refait pas. J’ai passé la moitié de ma vie à me fourrer bravement dans de mauvaises affaires, et l’autre à trembler de peur de m’y être fourré…

M. Ducoudray avait du moins ce rare avantage de ne se point abuser sur son compte.

Satisfait de l’explication qu’il venait de donner à Mme Delorge :

– Positivement, reprit-il, ma réponse ne parut pas enchanter le juge d’instruction. Il me lança un mauvais regard, et d’un ton à donner la chair de poule : « Vous vous avancez beaucoup, monsieur ! » me dit-il. Moi, pour un boulet de canon, je n’aurais pas reculé : « Si je m’avance, répliquai-je sèchement, c’est que j’ai des preuves. » Il fit seulement : « Ah !… » Puis, ayant consulté quelques paperasses : « Voyons ces preuves, » ajouta-t-il. Ah ! il n’eut pas besoin de le répéter deux fois, et tout ce que je sais, et tout ce que je ne sais pas, je me mis à le lui débiter carrément. J’allais si vite qu’à tout moment il était obligé de m’arrêter, pour laisser à son greffier le temps d’écrire… car tout ce que je disais était aussitôt couché sur le papier.

Il semblait au digne bourgeois qu’il était encore dans le cabinet du juge…

Il s’animait, il gesticulait, et son chapeau le gênant, il campa son chapeau sur sa tête, de côté, en mauvais garçon.

– Quand j’eus achevé, continua-t-il, le juge parut réfléchir, puis froidement : « – Dans tout ceci, monsieur, prononça-t-il, je vois très clairement votre opinion personnelle, mais je n’aperçois aucune preuve de nature à guider l’action de la justice !… » Je bondis à ces mots : « – Comment, vous ne distinguez pas de preuves ? » m’écriai-je. Et je recommençais mon énumération, quand il m’arrêta. « – Il suffit, déclara-t-il, je suis éclairé. » C’était trop fort ! Son affectation de sang-froid m’exaspérait. C’est pourquoi, perdant la tête : « – Ce qui m’étonne, m’écriai-je, c’est que la veuve du général Delorge ait été obligée de déposer une plainte !… Ce qui me dépasse, c’est que la justice n’ait pas ordonné une information, quand elle a reçu le procès-verbal du commissaire de police de Passy… car, enfin, il a dû faire un rapport, ce commissaire de police !… » Dame ! mon homme fronçait le sourcil. « – Qui vous dit, interrompit-il, qu’une enquête n’a pas été commencée ?… » Mais ce n’est pas moi qu’on endort avec des sornettes pareilles. Prenant donc mon air le plus ironique : « – Commencée, répliquai-je, c’est possible… Il est fâcheux que les événements politiques l’aient arrêtée court. » Cristi ! le juge se dressa en pied : « – Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il. – Rien, répondis-je, toujours goguenardant, rien… sinon que, sans le succès du coup d’État, le meurtrier de mon ami le général serait sans doute à l’ombre à l’heure qu’il est… »

Le digne bourgeois, sur ces mots, poussa un soupir énorme…

Il hocha sinistrement la tête, et laissant tomber ses bras le long de son corps d’un air désolé :

Car j’ai dit cela, poursuivit-il, je l’ai dit textuellement, et même j’ai eu comme un frisson en m’entendant parler ainsi. Par exemple, le coup avait porté. Le masque de glace de mon homme tomba, et d’un ton menaçant : « – Prenez garde ! monsieur Ducoudray, prononça-t-il, en scandant toutes ses syllabes, prenez garde !… il est des peines pour les imprudents qui manquent au respect dû à la justice… » Hum ! j’aurais bien eu quelques petites choses à répondre… mais ce juge vous avait des yeux… brrr !… Puis j’entendais dans le corridor sonner les bottes lourdes des gendarmes. Je me tus donc, baissant la tête, car je craignais l’éloquence de mes regards, et après un moment : « – Monsieur Ducoudray, reprit le juge, sachez qu’il n’est pas de puissance humaine capable d’entraver l’action de la justice… Je décernerais à l’instant un mandat d’amener contre le chef de l’État lui-même, si je le savais coupable !… » En moi-même, je pensais : « – Farceur !… ça se dit, ces choses-là, mais ça ne se fait pas !… » Seulement, je jugeai prudent de garder ma réflexion pour moi. On me relut ma déposition, dont l’audace me fit frémir, et quand je l’eus signée : « – Vous pouvez vous retirer, me dit le magistrat, et tâchez de mesurer vos paroles… Rappelez-vous que nous avons l’œil sur vous… » Je saluai… et me voilà.

Mme Delorge s’était levée.

Elle tendit la main à son vieux voisin, et d’une voix émue :

– Vous êtes un honnête homme, monsieur Ducoudray, prononça-t-elle, et un bon ami… Pardonnez-moi d’avoir douté de vous, de vous avoir mal jugé…

Mais c’est à peine s’il effleura du bout des doigts cette main qui lui était tendue, et secouant mélancoliquement la tête :

– Vous me jugiez bien, murmura-t-il… Vous ne me devez, pour ce que j’ai fait, aucune reconnaissance. C’est le sang qui m’a monté au cerveau… Si j’avais eu mon calme, comme en ce moment… Enfin, ce qui est dit est bien dit, et il n’y a pas à le nier, puisque c’est écrit et signé. Me voilà ennemi déclaré du gouvernement, on a l’œil sur moi… Faire de l’opposition, c’était charmant, du temps de Louis-Philippe, on n’en était que mieux vu… Tandis que maintenant…

Il demeura pensif un moment et agité d’une sorte de tremblement nerveux, jusqu’à ce que tout à coup :

– Eh bien ! soit… On veut me pousser à bout… je ne reculerai pas d’une semelle. Et la preuve, c’est que j’irai ce soir même chez Mme Cornevin. Ce sera un sujet de rapport pour les espions dont je vais être entouré. Oui, j’irai, mille diables ! Et je lui porterai des secours. Et puisque vous, madame Delorge, vous vous chargez de l’aîné des fils de cette pauvre femme, moi, Ducoudray, je prends à mon compte l’éducation du cadet… C’est dit, c’est conclu, ce sera. Et vous pouvez m’en croire, je ne ferai pas de ce garçon un admirateur du coup d’État du 2 décembre…

Il se faisait tard, cependant…

Mme Delorge voulait retenir l’honnête bourgeois, mais il refusa obstinément.

– On m’attend chez moi, objecta-t-il, puis il faut que j’aille à Montmartre.

S’il fût resté seulement dix minutes de plus, il eût vu arriver à l’adresse de Krauss une citation pour le lendemain…

Une citation !… Ce chiffon timbré devait effrayer le digne serviteur plus qu’une douzaine de fusils braqués contre sa poitrine.

Vite il courut la porter à Mme Delorge.

– Que dois-je faire ? demandait-il. Que faudra-t-il répondre ?

Mme Delorge lui eût dit de déclarer qu’il avait vu de ses yeux M. de Combelaine assassiner le général, qu’il l’eût fait sans hésitation ni remords…

– Vous répondrez la vérité, Krauss, ordonna-t-elle, et rien que la vérité, selon que vous inspirera votre conscience…

– Madame peut être tranquille.

– Surtout, ne vous laissez pas intimider.

– Je n’aurai pas peur… Je songerai qu’il faut que l’assassin de mon général soit puni.

Cependant il n’était rien moins que rassuré, le lendemain, lorsqu’il partit pour le Palais de Justice.

Et lorsqu’il reparut le soir, il semblait on ne peut plus triste et abattu.

– Que vous a-t-on dit, Krauss ?… lui demanda Mme Delorge, qui attendait son retour avec une anxiété fébrile.

– Presque rien…

– Avez-vous parlé de l’épée ?

– Le juge ne m’a parlé que de cela tout le temps… Il avait fait venir des fleurets, et, pour bien se rendre compte, il a voulu se mettre en garde en face de moi. Il prétendait qu’un combat peut avoir lieu sans que les épées se touchent, et il essayait de me le prouver… Moi, naturellement, je lui ai prouvé le contraire…

Mme Delorge eut un tressaillement.

– Et alors, qu’a-t-il dit ?

– Alors, il a sonné, et deux messieurs sont entrés, que j’ai reconnus pour deux maîtres d’armes… Il leur a remis à chacun un fleuret et leur a posé les mêmes questions qu’à moi… Après bien des discussions, ils ont déclaré que, dans un duel régulier, il est impossible que les fers ne se touchent pas, mais que cela peut arriver dans un combat imprévu où deux adversaires furieux mettent en même temps l’épée à la main…

– Soit… Mais que pense le juge de l’impossibilité où était mon mari de se servir du bras droit ?

– Il m’a dit que c’était une question réservée…

Mme Delorge ne savait plus que penser… Ces investigations éloignaient toute idée d’un parti pris, et cependant, d’après ce que M. Ducoudray lui avait dit de ce juge :

– Mon Dieu ! se disait-elle, ne m’interrogera-t-il donc pas, moi ?…

C’est que sa conviction était absolue, inébranlable.

– Que ce juge d’instruction m’entende seulement dix minutes, répétait-elle, et il ne restera pas dans son esprit l’ombre d’un doute.

– Mais il ne vous entendra pas, soutenait M. Ducoudray. À quoi bon ! C’est une affaire toute politique. Nous sommes parmi les vaincus, tant pis pour nous…

En quoi il s’abusait.

Le vendredi suivant, Mme Delorge à son tour recevait une assignation qui la citait à comparaître le lendemain à une heure très précise… Même un paragraphe spécial lui recommandait d’amener son fils.

Pourquoi ?… Quel renseignement espérait-on obtenir d’un enfant de onze ans ? Se flattait-on d’arracher à sa simplicité quelque déposition contre son père ?

Cette préoccupation empêcha la malheureuse veuve de s’endormir, et sa nuit se passa à récapituler toutes les circonstances de la mort de son mari, à les coordonner et à en former comme un faisceau de preuves, démontrant jusqu’à l’évidence, estimait-elle, qu’un crime avait été commis.

Mais les circonstances étaient trop graves pour qu’elle ne souhaitât pas un conseil.

Le samedi matin donc, elle se mit en route bien avant l’heure, avec son fils, et avant de se rendre au palais de justice, elle fit arrêter sa voiture rue Jacob, à la porte de Me Sosthènes Roberjot.

Le valet de chambre qui vint lui ouvrir lui répondit que Me Roberjot était bien chez lui, mais qu’il était en grande conférence avec des messieurs, des journalistes et d’anciens représentants.

– N’importe ! dit-elle, prévenez-le… j’attendrai.

Le domestique, n’y voyant pas d’inconvénient, la fit entrer et la laissa seule avec Raymond, dans une petite pièce qui servait de salle d’attente.

Une mince cloison séparait cette pièce du cabinet de l’avocat, et la porte étant entrebâillée, Mme Delorge ne pouvait pas ne pas entendre ce qui se passait de l’autre côté.

On y discutait fort chaudement.

Et à tout moment revenaient, dans la discussion, ces grands mots de « résistance, d’opposition constitutionnelle, de revendication de la liberté, des droits imprescriptibles du peuple… »

Il était évident que Me Roberjot s’occupait des élections prochaines et posait les bases de sa candidature…

Au milieu de tels soucis, daignerait-il se souvenir d’un client ? C’était douteux. Non, pourtant. Il ne tarda pas à congédier ses amis politiques, et l’instant d’après il parut, s’excusant près de Mme Delorge de l’avoir fait attendre…

À peine sut-elle lui répondre, tant sautait aux yeux la métamorphose qui en huit jours s’était opérée en lui.

À l’avocat qu’elle avait vu la première fois, heureux de la vie, satisfait du présent et sans souci d’avenir, l’homme politique succédait.

Il avait dû s’exercer à prendre la physionomie de son rôle, et il n’avait pas trop mal réussi.

Il semblait vieilli de dix ans. Son front s’était plissé, le sourire s’était envolé de sa lèvre charnue. Quelques coups de ciseaux donnés à sa barbe et à ses cheveux par un perruquier habile avaient mis son visage d’accord avec ses opinions.

Lui, si soigné jadis, il avait dû rechercher dans sa garde-robe des vêtements usés et hors de mode, des vêtements de déshérité…

De toute sa personne se dégageait ce mot : ambition !

Il n’y avait que son œil dont il n’avait pu corriger l’expression, qui riait toujours et qui semblait se moquer des longues et creuses phrases qui sortaient de la bouche…

Cependant, il se hâta de faire passer Mme Delorge dans son cabinet, et ayant pris la citation qu’elle lui présentait, il se mit à la parcourir…

Presque aussitôt ses sourcils se froncèrent.

– Hum ! grommelait-il, comme s’il eût répondu à certaines objections de son esprit, c’est à Barban d’Avranchel que nous avons affaire…

Ce nom, que Mme Delorge avait lu au bas de la citation, était celui du juge d’instruction devant qui elle allait comparaître.

– Est-ce donc une chance malheureuse pour moi, monsieur ? demanda-t-elle avec inquiétude.

– Je ne sais, répondit Me Roberjot…

Et après un moment de réflexion :

– M. Barban d’Avranchel, continua-t-il, est certainement un orléaniste. Il doit être furieux du coup d’État.

– En ce cas, monsieur, il me semble…

– Oh ! attendez, madame, avant de vous réjouir… L’ambition peut amener une conscience à d’étranges compromis… Cependant M. d’Avranchel passe pour un homme d’une probité antique…

– Que puis-je souhaiter de mieux ?…

L’avocat branlait la tête.

– Le danger est ailleurs, prononça-t-il. Comme magistrat, M. Barban d’Avranchel est peu et mal connu. Étant froid et raide comme un verrou de prison, il a joui jusqu’ici de la respectueuse estime que nous autres, Français, nous accordons sans examen à tous les hommes graves et taciturnes. Mais est-ce un juge d’instruction habile ?… D’aucuns le prétendent. Moi je jurerais que ce n’est qu’un solennel imbécile à qui on ferait voir des étoiles en plein midi… Nous en avons quelques-uns comme cela dans la magistrature…

Mme Delorge sentait son cœur se serrer.

De tous les malheurs, il n’est est pas de pire que de dépendre d’un homme inintelligent, entêté d’opinions préconçues…

– Une autre chose encore me tourmente, monsieur, reprit-elle ; cet ordre d’amener mon fils. Il est si aisé de tirer parti du propos inconsidéré d’un enfant…

– Oh ! ceci n’est rien, fit l’avocat.

Et examinant le jeune homme, dont l’œil brillait d’intelligence :

– Monsieur Raymond, ajouta-t-il, est déjà trop fin pour M. d’Avranchel… Je vais d’ailleurs lui faire la leçon…

Il lui prit les mains en lui disant cela, et l’attirant près de son fauteuil :

– Êtes-vous brave, mon petit ami ? demanda-t-il.

– Je ne suis pas peureux, monsieur.

– Alors, tout ira bien. Un interrogatoire, voyez-vous, ne doit effrayer que les gens qui ont quelque chose à cacher.

Me Roberjot était redevenu lui-même et, son regard allant de Mme Delorge à Raymond, il était aisé de comprendre que c’était pour la mère, encore plus que pour le fils, qu’il parlait.

– Donc, poursuivit-il, ne vous troublez pas quand vous serez en présence du juge, et, au lieu de baisser les yeux, regardez-le bien en face. Écoutez attentivement ses questions et, avant d’y répondre, prenez le temps de réfléchir… Si vous ne les comprenez pas parfaitement, faites-les répéter… N’allez jamais au devant, attendez… Et que vos réponses soient aussi concises que possible. Quand on vous demandera une chose dont vous êtes sûr, dites oui ou non, sans phrases, sans détails oiseux. Si vous doutez, dites simplement : « Je ne sais pas. » Point de si, ni de mais, ni de suppositions. Des affirmations, toujours. Et surtout, évitez les controverses et les discussions…

C’est munis de ces renseignements d’un maître que Mme Delorge et son fils arrivèrent au Palais de Justice.

Dès qu’elle eut montré sa citation à l’huissier de service à l’entrée :

– Veuillez me suivre, madame, lui dit poliment cet homme, M. Barban d’Avranchel vous attend.

Ainsi elle était l’objet d’attentions spéciales, d’une faveur… Était-ce d’un heureux ou d’un sinistre augure ?… Pour les condamnés aussi, on a des ménagements particuliers…

Telles étaient ses pensées, lorsqu’elle entra dans le cabinet du juge d’instruction.

La pièce était petite et triste. Un méchant tapis recouvrait le carreau. En face de la porte était un bureau d’acajou, et à droite une étroite table où écrivait le greffier.

Près de la cheminée, un homme se tenait debout, le juge, M. Barban d’Avranchel…

Comment Mme Delorge ne l’eût-elle pas reconnu, après le portrait qui lui en avait été tracé par M. Ducoudray et par Me Roberjot ?

Il s’inclina tout d’une pièce, et montrant un fauteuil à Mme Delorge et une chaise à Raymond, il tint rivés sur eux, pendant plus d’une minute, ses yeux mornes et sans expression.

Enfin :

– Vous êtes Mme veuve Delorge, née de Lespéran ? demanda-t-il à la pauvre femme.

– Oui, monsieur.

– Veuillez me dire vos noms de fille et de femme, vos prénoms, votre âge, la date et le lieu de votre mariage, combien vous avez d’enfants, et la date de leur naissance.

Puis se tournant vers son greffier :

– Écrivez, Urbain, lui dit-il.

M. d’Avranchel avait regagné son fauteuil ; tant que durèrent ces préliminaires obligés de tout interrogatoire, il ne prononça pas une syllabe.

Mais dès que Mme Delorge eut donné les dernières indications :

– Approchez-vous, mon petit ami, dit-il à Raymond… là, devant moi.

Et le jeune garçon ayant obéi :

– Votre papa, commença-t-il, souffrait donc beaucoup d’un bras ?

Placé de façon à ne pas voir sa mère, Raymond, instinctivement, se retourna vers elle… mais le juge le rappela :

– Ce n’est pas dans les yeux de votre maman, prononça-t-il, que vous devez chercher vos réponses, mais bien dans votre mémoire… Vous m’avez entendu : parlez.

– Eh bien ! monsieur, papa souffrait beaucoup du bras droit.

– Comment le savez-vous ?

Il lui était impossible de s’en servir… Quand il me donnait des leçons d’armes, c’était toujours du bras gauche.

– N’était-ce pas pour vous apprendre à vous défendre, au besoin, contre un gaucher ?… C’est difficile, dit-on. Peut-être était-il gaucher lui-même ?…

– Non, monsieur, j’en suis sûr.

– Et pourquoi ?…

Le jeune garçon réfléchit un moment. Il n’oubliait pas les conseils de Me Roberjot.

– J’en suis sûr répondit-il lentement, parce que cinq ou six fois papa a voulu se forcer et tenir le fleuret de la main droite, mais toujours il a été forcé de le reprendre de l’autre, en disant : « Je ne peux pas, ça me fait trop de mal ! »

– Très bien !… Se mettre en garde et manœuvrer le fleuret du bras droit lui était une cruelle souffrance.

– C’est cela.

Où tendait le juge, Mme Delorge ne le comprit que trop, et vivement :

– Permettez-moi, monsieur, commença-t-elle, de vous expliquer…

Mais, non moins vivement, le juge l’interrompit.

– Je vous prie, madame, de garder le silence, c’est votre fils que j’interroge et non vous.

Et revenant à Raymond :

– Donc, reprit-il, voici le fait : votre papa ne se servait pas habituellement du bras droit, parce qu’il en souffrait. Mais rigoureusement et en surmontant une certaine douleur, il eût pu s’en servir…

La conclusion, le jeune garçon la devinait… Il lui parut que le juge tirait de ses réponses un sens qui ne s’y trouvait pas. Aussi, se révoltant :

– Je n’ai pas dit cela, monsieur, fit-il.

– Ah !…

– Je n’ai pas dit que papa s’était servi de son bras droit devant moi, j’ai dit qu’il avait essayé de s’en servir et qu’il ne l’avait pas pu, ce qui n’est pas la même chose.

M. Barban d’Avranchel gardait le silence. Il feuilletait des papiers placés sur son bureau.

Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il fit signe à Raymond de regagner sa place, et s’adressant à Mme Delorge :

– Votre domestique, madame, reprit-il, le sieur Krauss, m’a dit que les douleurs que ressentait au bras le général étaient plus ou moins vives, selon les saisons.

– Cela est vrai, monsieur, et aussi selon la température. Ainsi, le jour où mon mari a été… tué, il souffrait plus que d’ordinaire.

– Et la preuve, ajouta Raymond, c’est que le matin même nous avons tiré le pistolet, et qu’il ne pouvait même pas soulever son arme de la main droite.

Si peu expérimentée que fût Mme Delorge, elle voyait bien que cette question était, comme on dit au palais, le nœud de l’affaire, et que de sa solution, en un sens ou en l’autre, dépendait la décision du magistrat.

Se hâtant donc d’intervenir :

– Lorsque sur ma demande, dit-elle, le commissaire de police est venu chez moi, il était accompagné d’un médecin qui a examiné le corps de mon mari… Ce médecin a dû voir les blessures que le général Delorge avait reçues au bras, à cette bataille d’Isly, où il fut, pour son courage, porté à l’ordre du jour de l’armée.

– Il les a vues, madame, répondit le juge, il les a même décrites, et je vais vous donner lecture de ce passage de son rapport… Il tira, en effet, un papier d’un dossier volumineux et lut :

« … Au bras droit, trois cicatrices déjà anciennes, provenant de blessures d’armes blanches, et qui doivent gêner les mouvements, sans qu’il soit possible de déterminer jusqu’à quel point. »

Mme Delorge eut un geste indigné.

– Et c’est là tout !… s’écria-t-elle. Mais, monsieur, ces cicatrices étaient effroyables… Il y en avait une qui, partant de l’épaule, descendait jusqu’à la saignée… Ah ! que ne les avez-vous vues !… Je demanderai, s’il le faut, l’exhumation du corps de mon mari…

Mais le juge lui imposa le silence.

– Il suffit ! prononça-t-il, la question est maintenant élucidée… Le général, comme tous les soldats, portait son épée du côté gauche… De quelle main dégainait-il ?… De la droite. Donc il pouvait se servir du bras droit. J’ai là les dépositions de trois officiers de son ancien régiment qui l’ont vu maintes fois, depuis sa blessure, accomplir ce mouvement, et l’accomplir à cheval, ce qui en doublait la difficulté… Son bras droit était raide, c’est évident, et dans un duel ordinaire, il se fût servi du bras gauche… Mais dans un moment où la colère l’avait jeté hors de lui, ayant tiré son épée de la main droite, c’est de cette main qu’il a dû tomber en garde et attaquer son adversaire. Et si je dis attaquer, c’est qu’il m’est démontré qu’il a été l’agresseur.

À cette accusation inouïe, un flot de pourpre inonda le visage de Mme Delorge.

– Mon mari a été assassiné, monsieur, s’écria-t-elle, assassiné, entendez-vous, et je connais l’assassin.

M. Barban d’Avranchel avait froncé les sourcils :

– Plus un mot, madame, interrompit-il, plus un mot… Vous oubliez qu’il est un malheur plus grand que de laisser un crime impuni… c’est d’accuser un innocent. La justice n’a rien négligé pour arriver à la vérité, elle la sait, et je puis vous la dire…

S’étant levé sur ces mots, il alla s’adosser à la cheminée, et de sa voix monotone :

– Votre plainte, madame, était superflue, il est bon que vous le sachiez. C’est le 1er décembre que le commissaire de police de Passy s’est présenté chez vous…

Mandé par moi, monsieur…

Ceci importe peu… Ce commissaire et le médecin qui l’accompagnait ont dressé un procès-verbal, et, dès le 3, la justice était saisie et ordonnait une enquête. Cela paraît vous surprendre. C’est que la justice ne s’endort jamais. C’est qu’aux jours les plus troublés, et tandis que les passions humaines se déchaînent autour d’elle, la justice veille, la main sur son glaive, impassible autant que le rocher battu par la tempête…

M. Barban d’Avranchel était tout entier dans cette période prétentieuse.

En conséquence, madame, dès le 5 je commençais l’instruction de cette mystérieuse affaire, et aujourd’hui, après six semaines d’investigations laborieuses, j’ai soulevé le voile qui la recouvrait.

Il dit, et se retournant vers son greffier :

Urbain, commanda-t-il, passez-moi mon rapport, celui que j’ai rédigé pour moi, et que je vous ai donné à recopier avant-hier.

Le greffier lui remit un cahier assez volumineux. Il l’ouvrit, et après avoir recommandé sévèrement à Mme Delorge de ne le point interrompre, il lut :

XI

AFFAIRE PIERRE DELORGE

Le 30 novembre 1851, à neuf heures vingt minutes du soir, le général Delorge sortait de son domicile, rue Sainte-Claire, à Passy. Il était en grand uniforme, armé, et portait toutes ses décorations.

« Étant monté dans un fiacre que son domestique, le sieur Krauss, était allé lui chercher, et qui portait le numéro 739, il se fit conduire rue de l’Université, chez le colonel retraité César Lefert, ancien représentant.

« Ce qui se passa dans cette entrevue, l’instruction n’a pu le découvrir, le colonel Lefert ayant quitté la France à la suite des événements du 2 décembre.

« Ce qui est acquis, c’est que le général Delorge, entré chez le colonel à dix heures moins un quart, en sortit à dix heures dix minutes, et remonta en voiture en disant au cocher de le conduire grand train au palais de l’Élysée.

« Ce cocher, interrogé, a déclaré que le général Delorge, après cette visite, lui avait paru extrêmement agité.

« Et l’instruction, sans attacher une grande importance à cette déposition, la relève toutefois, à titre de renseignement.

« Quoi qu’il en soit, le général se présenta à l’Élysée vers dix heures et demie.

« Il s’y trouvait peu de monde : des militaires, des représentants du peuple, quelques hauts fonctionnaires et plusieurs membres du corps diplomatique, dont l’un, M. Fabio Farussi, particulièrement connu du général, a été entendu au cours de l’instruction.

« Huit ou dix dames au plus assistaient à cette réunion.

« Le prince-président ne s’y trouvait pas.

« Après avoir présenté ses respects à Mme Salvage, qui faisait les honneurs de la résidence présidentielle, le général Delorge, qui avait aperçu dans les salons plusieurs personnes de sa connaissance, s’en approcha pour les saluer.

« Il était si pâle que tout le monde en fit la remarque, et que même on lui demanda s’il n’était pas indisposé.

« Ses lèvres tremblaient, dit dans sa déposition M. Fabio Farussi, et ses yeux avaient une expression étrange.

« À toutes les personnes à qui il donnait la main, il demandait : – Est-ce que M. de Maumussy n’est pas venu ce soir ? Est-ce que M. de Combelaine n’est pas encore arrivé ?…

« Il avait en prononçant ces deux noms un accent très saisissable de haine et de menace, et il était clair qu’il faisait, pour paraître calme, les plus violents efforts.

« En de telles dispositions, une conversation suivie devait lui être insupportable. C’est pourquoi il s’approcha d’une table d’écarté et se mit à parler.

« Là encore, les joueurs furent frappés de sa contenance singulière. Il était si peu au jeu, qu’à tout moment il fallait l’y rappeler. Ses yeux ne quittaient pas la porte du salon.

« Cela durait depuis une heure, lorsque tout à coup on le vit s’éloigner de la table de jeu.

« On venait d’annoncer le comte de Combelaine.

« Vivement, le général s’avança vers ce nouvel arrivant, et ils se mirent à causer avec une véhémence assez inconvenante pour que tout le monde en fût surpris.

« Cependant, ils parlaient assez bas, pour que de tout ce qu’ils disaient on ne pût saisir que des lambeaux de phrases.

« – Retirons-nous, disait le général… ici on nous remarque… il faut que nous soyons seuls, face à face.

« À quoi M. de Combelaine répondait :

« Attendons au moins l’arrivée de Maumussy ; je vous affirme qu’il va venir.

« Mais le général Delorge semblait ne vouloir rien entendre.

« – Il vous plaît de nous expliquer ici, insistait-il, soit. Ce n’est pas à moi que l’esclandre fait peur, n’est-ce pas ?…

« Cette insistance décida M. de Combelaine, et le général et lui passèrent dans un des petits salons où il ne se trouvait personne.

« Ils n’y étaient pas depuis plus de trois minutes, lorsque M. de Maumussy les y rejoignit.

« Nul n’eût osé les y suivre, mais quelques invités s’approchèrent un peu de la porte qui était restée ouverte, et ils entendirent quelque chose de la scène.

« Il reconnurent très bien la voix du général Delorge qui disait :

« – Vous êtes un drôle, monsieur de Combelaine, un misérable que je vais tuer !… Vous avez une épée au côté, sortons !

« M. de Combelaine répondait :

« – Vous savez bien qu’un duel ne me fait pas peur… mais je ne veux pas de scandale. Attendons… nous nous battrons demain.

« M. de Maumussy faisait tout ce qu’il pouvait pour les calmer, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre…

« Le général avait comme perdu la tête.

« – Vous viendrez à l’instant, répétait-il à M. de Combelaine, vous viendrez, ou, sur mon honneur, je vais vous souffleter en plein salon…

« – Ah ! c’en est trop, à la fin, s’écria M. de Combelaine. Venez donc, puisque vous le voulez absolument !… descendons au jardin, venez !…

« Et traversant rapidement le salon, ils gagnèrent l’escalier… »

– Ah ! mes pressentiments ne me trompaient donc pas ! s’écria Mme Delorge… C’est donc bien lui, c’est donc bien M. de Combelaine qui est l’assassin !…

Surpris qu’on osât l’interrompre, M. Barban d’Avranchel laissa tomber sur Mme Delorge un regard irrité. Mais il ne daigna pas relever l’interruption.

Et toujours impassible et froid autant que le marbre de la cheminée contre laquelle il s’adossait, il poursuivit :

« La demie de onze heures sonnait, lorsque le général Delorge et le comte de Combelaine quittèrent précipitamment le salon.

« Si leur sortie ne fit pas scandale, si même elle ne fut remarquée que de quelques rares invités, c’est que depuis un instant une jeune fille anglaise, d’une rare beauté et d’un talent plus rare encore, venait de céder aux instances de ses admirateurs et de se mettre au piano.

« Cependant, plusieurs officiers s’élançaient sur les traces des deux adversaires, quand ils furent arrêtés par le vicomte de Maumussy.

« Trois de ces officiers ont été entendus au début de l’enquête, et la précision et l’accord de leurs dépositions fixent absolument les faits.

« M. de Maumussy était parfaitement calme et maître de soi.

« – Ne vous dérangez pas, messieurs, dit-il, ce n’est qu’une misère… Ce diable de Delorge s’emporte pour un rien comme une soupe au lait… Je vais arranger cela.

« Nonobstant, un ami du général, M. Fabio Farussi, dont le témoignage est décisif, insista pour descendre.

« – Prenez garde, lui dit M. de Maumussy, vous savez qu’une querelle est d’autant plus difficile à arranger qu’elle a plus de témoins…

« Mais M. Fabio Farussi s’entêta si fort, que M. de Maumussy céda, et ils descendirent ensemble…

« Cependant, cette discussion courtoise avait pris un peu de temps, et M. de Combelaine et le général Delorge étaient sortis depuis près d’un quart d’heure, lorsqu’ils s’élancèrent à leur poursuite.

« – Où sont-ils ? demandèrent-ils à un des huissiers de service dans le grand vestibule.

« – Là, leur répondit cet homme, en leur montrant le jardin.

« Ils se hâtèrent de sortir, mais ils n’avaient pas descendu les marches du perron qu’ils virent accourir M. de Combelaine, pâle, défait, tenant à la main son épée nue.

« – C’est horrible ! leur dit-il, horrible ! et pour une misère !…

« – Quoi ?…

« – Delorge !… je crois que je l’ai tué. Il s’est jeté sur mon épée, et il est tombé sans pousser un cri…

« – Où ?…

« – Derrière la charmille… là, tenez, où vous voyez de la lumière.

« Et, jetant son épée, M. de Combelaine s’enfuit comme un fou.

« – Jamais, dit M. Fabio Farussi dans sa déposition, jamais je n’ai vu un homme plus désespéré.

« Malheureusement, ce désespoir n’avait que trop de raison d’être.

« Lorsque MM. de Maumussy et Fabio Farussi arrivèrent près du général, il venait de rendre le dernier soupir… »

Stoïque autant que le misérable à qui la plus effroyable torture n’arrache pas un cri, Mme Delorge écoutait.

– Je ne récuse aucun de ces détails, monsieur, prononça-t-elle d’une voix étranglée, mais en est-il un seul, je vous le demande, qui prouve que mon mari n’a pas été traîtreusement assassiné ?…

Mais c’était tout ce que M. d’Avranchel pouvait supporter de contradiction.

– Assez, madame, interrompit-il, écoutez la suite du rapport, et vous verrez que la justice a devancé et mis à néant toutes les objections.

Et reprenant son cahier :

« Que s’était-il passé, continua-t-il, entre le moment où les deux adversaires avaient quitté le salon ensemble, et celui où l’on retrouvait l’un des deux étendu mort sur le sable du jardin ?

« Voilà ce que le magistrat instructeur avait mission de rechercher.

« C’est pourquoi, avant d’interroger M. de Combelaine, il importait de rechercher des témoins.

« Le premier est un sieur Buc, un des huissiers du palais de l’Élysée, qui était de service sur le pallier de l’escalier lorsque les deux adversaires descendirent.

« Ce qui se passait l’étonna trop pour qu’il l’oubliât.

« Le général descendait le premier, et presque à chaque marche, il se retournait pour provoquer M. de Combelaine par les injures les plus violentes.

« – Injures si grossières, dit le sieur Buc dans sa déposition que moi, je saurerais à la gorge de quiconque me les adresserait.

« Deux autres serviteurs du palais les ont vu passer, et, sans entendre ce qu’ils se disaient, ont remarqué leur agitation. Le général allait toujours le premier.

« Dans le grand vestibule, enfin, tout près de la porte du jardin, ils croisèrent un employé supérieur du ministère de l’intérieur, M. de Coutras.

« Frappé de l’étrangeté de leurs allures, il leur adressa la parole, mais ils ne purent l’entendre.

« M. de Combelaine répétait ce qu’il avait dit déjà dans le salon :

« – C’est insensé !… Attendons demain…

« Sur ces mots, ils sortirent, laissant entrouverte la porte du jardin.

« Fort ému de ce qui arrivait, M. de Coutras s’avança sur le perron, et il entendit la voix de M. de Combelaine qui appelait un palefrenier et lui commandait de détacher une lanterne d’écurie et de la lui apporter.

« Quelqu’un savait donc la vérité !… Ce palefrenier signalé par la déposition de M. de Coutras avait assisté à la mort du général Delorge…

« La justice le fit rechercher et ne tarda pas à le découvrir… »

D’un bond, Mme Delorge s’était dressée.

– Quoi ! s’écria-t-elle, vous l’avez retrouvé… vous l’avez interrogé, l’homme qui tenait la lanterne ?

Le juge s’inclina.

– Je l’ai interrogé, dit-il,… et pensant que ce serait un adoucissement à votre douleur de l’entendre, je l’ai mandé ; il est là…

Et s’adressant à son greffier :

– Urbain, commanda-t-il, allez chercher le témoin.

Mme Delorge eût vu un fantôme surgir à la voix de M. Barban d’Avranchel, qu’elle n’eût pas été frappée d’une stupeur plus grande.

– Ainsi, monsieur, commença-t-elle d’une voix troublée, la justice a retrouvé ce malheureux homme que sa femme croit mort, et dont elle porte le deuil, ce pauvre Laurent Cornevin…

– Il ne s’agit pas ici de Cornevin, madame.

– Grand Dieu !… monsieur, mais c’est lui…

– C’est lui que vous désignez dans votre plainte, comme ayant assisté aux derniers moments du général ; c’est vrai. Seulement vous vous êtes trompée. Ce n’est pas lui qui s’empressa d’accourir à l’appel de M. de Combelaine, avec une lanterne. Et cela par une raison bien simple : Cornevin n’était pas de service ce soir-là…

– Monsieur, je suis sûre de ce que j’avance.

– Soit, madame. En ce cas, dites-moi sur quelles preuves votre certitude s’appuie.

Aussitôt, et avec une véhémence extraordinaire, Mme Delorge entreprit d’exposer ses raisons…

Mais, hélas ! à mesure qu’elle parlait, les circonstances qui lui avaient paru le plus décisives se dérobaient pour ainsi dire.

Pourquoi s’était-elle attachée à cette idée, que ce palefrenier ne pouvait être que Cornevin ?… Uniquement parce que ce malheureux s’était présenté à Passy le lendemain de la catastrophe et qu’il y avait laissé son adresse.

Et surtout et avant tout, parce que Cornevin avait disparu…

Toujours impassible, M. Barban d’Avranchel laissa la pauvre femme se débattre et se perdre au milieu de ses explications.

Et seulement, lorsqu’elle eut fini :

– Convenez, madame, prononça-t-il, qu’il n’y a rien dans tout ceci qui justifie votre assurance… Exaltée par votre douleur, vous avez pris pour la réalité les rêveries d’un homme que son âge eût dû rendre plus circonspect, d’un voisin à vous, bourgeois ignorant et frondeur, le sieur Ducoudray.

À la façon dédaigneuse dont il laissait tomber ce nom, il n’y avait pas à s’y méprendre : le digne bourgeois lui avait souverainement déplu.

– Ainsi, monsieur, reprit Mme Delorge s’irritant, à la fin, de son impuissance, ainsi nous avons rêvé que Cornevin a disparu !…

– Madame !

– Et l’infaillible justice ne voit aucune raison de s’émouvoir ce cette mystérieuse disparition, non plus que de la misère de cette famille…

Pour la première fois, l’immobile figure du juge trahit un sentiment humain : la colère.

– Sachez, madame, interrompit-il, que la justice s’est inquiétée de Laurent Cornevin ; des recherches ont été ordonnées.

– Et elles ont abouti ?

– À démontrer que cet individu n’est point parmi les morts de… l’émeute du 2 décembre…

– S’il est vivant, qu’est-il devenu ?

– Tout porte à croire qu’il est du nombre des perturbateurs qui ont été arrêtés à la suite… des troubles, et que pour dérouter la police, il aura donné un faux nom…

– Dans quel but ?

– Peut-être a-t-il intérêt à dissimuler son passé ?… Mais qu’importe cet homme !

– Comment ! qu’importe !… s’écria Mme Delorge.

Et se soulevant sur son fauteuil :

– Et si je vous disais, moi ! poursuivit-elle, qu’il faut absolument que cet homme soit retrouvé pour que justice soit faite !… Si je vous disais que seul il connaît la vérité que vous croyez savoir… Si, en mon nom et au nom de mes enfants, et au nom de la famille Cornevin, je vous sommais de suspendre toute décision avant d’avoir retrouvé cet infortuné ou d’être fixé sur son sort !…

C’en était trop pour la patience de M. Barban d’Avranchel.

D’un geste impérieux, il imposa silence à Mme Delorge, la menaçant d’en rester là de ses communications.

Puis d’un accent irrité :

– Assez d’illusions comme cela, madame, prononça-t-il. Savez-vous ce que sont ces Cornevin, à qui vous vous intéressez si fort ?… La justice peut vous l’apprendre, si vous l’ignorez.

Sur ces mots, il sortit d’un dossier deux feuilles de papier portant le timbre de la préfecture de police, et en présenta une à Mme Delorge :

– Veuillez lire, lui dit-il, les notes qu’on me transmet sur vos obligés.

Elle lut à demi-voix :

« CORNEVIN (LAURENT), trente-deux ans, né à Fécamp. Domicilié, en dernier lieu, rue Marcadet, à Montmartre.

« Époux de Julie Cochard. Cinq enfants.

« Sans antécédents judiciaires.

« Successivement valet d’écurie et cocher, Cornevin n’a pas laissé de bons souvenirs dans les diverses maisons où il a été employé. Il savait son métier et le remplissait exactement, mais il était emporté, insolent et brutal.

« Poursuivi en 1846 pour coups et blessures, il n’obtint une ordonnance de non lieu qu’aux démarches réitérées du maître qu’il servait alors.

« Lorsqu’il entra, en 1850, à l’Élysée, il quittait la maison du marquis d’Arlange, qui lui avait donné un bon certificat – mais on sait ce que valent ces sortes de pièces.

« À l’Élysée, on n’eut qu’à se louer de lui dans les commencements.

« Mais bientôt son déplorable caractère reparut, et si on le garda, ce fut uniquement à cause de son expérience et de son exactitude.

« Vers le milieu de 1851, il changea tout à coup. Il s’était affilié à une bande de mauvais sujets et était devenu l’ami d’un orateur de cabarets, gracié en juin et dernièrement condamné pour vol.

« On était résolu à le renvoyer, lorsqu’il prit les devants et cessa son service tout à coup, sans prévenir.

« Son mois lui est encore dû. »

Mme Delorge ayant achevé, le juge lui tendit la seconde feuille de papier, et elle poursuivit sa lecture.

« JULIE COCHARD, FEMME CORNEVIN, vingt-huit ans, née à Paris.

« N’a pas subi de condamnations.

« Passe dans le quartier pour une assez bonne ménagère ; ses mœurs, dit-on, ne laissent rien à désirer, au moins depuis son mariage.

« Il serait difficile de dire ce qu’était sa conduite avant, les mauvais exemples ne lui ayant pas manqué chez ses parents.

« Son père a été condamné plusieurs fois pour vols, et sa mère a été poursuivie pour excitation à la débauche.

« Sa sœur cadette, Adèle Cochard, ancienne figurante d’un petit théâtre, est célèbre dans le monde de la galanterie sous le nom de Flora Missi. »

Si, en produisant ces notes de police, M. d’Avranchel avait compté détacher Mme Delorge de la famille Cornevin, sa déception dut être grande.

Elle garda un silence glacial… et pour beaucoup de raisons :

En premier lieu, l’intérêt qu’elle portait aux Cornevin était indépendant de toute espèce de circonstance.

Laurent savait la vérité, il était victime de son empressement à venir la lui révéler : cela primait tout.

Puis, malgré le parti pris que trahissaient les notes, que reprochaient-elles en somme à ces pauvres gens ?

On accusait le mari d’être brutal et grossier. Eh ! s’il eût eu l’éducation et les façons d’un gentilhomme, il n’eût pas été palefrenier.

On reprochait à la femme l’inconduite de son père, de sa mère et de sa sœur… Eh bien ! ayant eu de tels exemples sous les yeux, elle n’avait que plus de mérite à se bien conduire.

Ces réflexions traversèrent en une seconde l’esprit de Mme Delorge, mais elle n’en souffla mot, et rendant les notes au juge :

– Puisqu’il en est ainsi, reprit-elle, quel est donc l’homme qui a tenu la lanterne ?

– Un camarade de Cornevin, répondit M. d’Avranchel, un nommé Grollet…

Mme Delorge tressaillit.

Ce nom, elle l’avait déjà entendu prononcer. Grollet, c’était cet ami de Laurent, à qui Mme Cornevin s’était adressée, qui lui avait témoigné tant d’intérêt, qui l’avait retenue à déjeuner, et qui avait dû tirer d’elle tous les renseignements dont il avait besoin pour son rôle !…

– Ah ! c’est Grollet ! fit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu’elle ne s’adressait au juge…

– Oui… un très honnête homme, aimé et estimé de tous ceux qui le connaissent, dont on n’a jamais eu qu’à se louer… Oh ! j’ai fait prendre des renseignements. Mais le voici, vous allez l’entendre…

La porte s’ouvrait, en effet, et, derrière Urbain, le greffier, apparut un gros homme qui s’avança d’un air étrangement intimidé.

– Approchez, mon ami, lui dit le juge, approchez encore un peu.

C’est de toute la force de sa pénétration que Mme Delorge le considérait.

Il avait ce qu’on est convenu d’appeler une bonne figure : des joues bouffies, un nez aplati, et une large bouche qui allait d’une oreille à l’autre, avec de grosse lèvres sensuelles.

Ses yeux seuls, gris et forts brillants, pouvaient inquiéter par leur mobilité.

Grollet, commença le juge, vous allez me redire la scène dont vous avez été témoin dans le jardin de l’Élysée…

Ah ! monsieur, quel malheur !… Tenez, quand j’y pense…

C’est bien, c’est bien !… Reprenez à l’instant où on vous a appelé.

Grollet tordit désespérément la toque écossaise qui lui servait de coiffure, se gratta le front, et d’une voix qui pouvait paraître émue :

« – Pour lors, donc, dit-il, c’était le dimanche soir, vers les onze heures et demie, j’étais en train de bouchonner le cheval d’un aide de camp qui venait d’arriver, quand j’entends une voix qui crie :

« – Holà ! un garde d’écurie avec une lanterne !

« En moi-même je me dis : – Bon ! c’est un pourboire qui vient !…

« Et décrochant une lanterne, je cours au jardin.

« Là, qu’est-ce que je vois ?… Deux hommes, M. de Combelaine, que je connaissais de vue, et un général, que je sus depuis être le général Delorge…

« Ils étaient debout, si près l’un de l’autre que leurs visages se touchaient presque, comme deux dogues qui vont s’empoigner, et ils vomissaient, chacun de son côté, les cent mille horreurs : Traître, misérable ! scélérat ! brigand !

« Sitôt que je parus :

« – Ah ! voilà de la lumière ! s’écria le général en faisant des appels du pied, comme pour exciter l’autre, en garde ! en garde ! !

« Et tirant son épée en même temps que M. de Combelaine tirait la sienne, v’lan ! il se fend à fond.

« Du coup, je crus M. de Combelaine mort. Mais non ! il avait fait un saut de côté en tendant le bras de toute sa longueur, de sorte que le général, dont l’élan était pris, s’est jeté sur l’épée de son adversaire qui lui est entrée dans la poitrine jusqu’à la garde.

« Ah ! il n’a pas seulement fait : Ouf !

« Il a étendu les bras en croix, il a fait un demi-tour sur lui-même et il est tombé… »

Raymond, le malheureux enfant, sanglotait…

Mais Mme Delorge ne pleurait pas, elle.

C’est intérieurement que s’épanchaient ses larmes, comme le sang des blessures mortelles.

– Ainsi, mon mari n’a pas prononcé une parole ? interrogea-t-elle.

– Pas une, reprit Grollet. C’est-à-dire si, excusez… quand je songe à ça, je suis encore tout saisi…

« Comme de juste, je m’agenouillai près du général, prêt à le secourir, mais il râlait déjà… J’ai entendu seulement qu’il balbutiait quelque chose comme un nom, Élise… Élisa… je ne sais pas bien !…

Cela parut le comble à Mme Delorge.

Les meurtriers de son mari s’étaient informés de son nom, à elle, Élisabeth, et ils l’avaient appris à cet homme pour ajouter à la vraisemblance du récit…

– Ah ! c’est une abominable ironie !… s’écria-t-elle ; c’est une indignité…

– Madame !… fit le juge.

– Eh ! ne voyez-vous donc pas, monsieur, que cet homme débite une leçon apprise par cœur !… Ne voyez-vous pas que cet homme est un faux témoin ?…

– Vous insultez un témoin, madame, et la justice…

Mais elle ne l’écoutait pas.

Elle s’était levée, et marchant sur Grollet :

– Osez donc me soutenir, à moi, que vous n’êtes pas un faux témoin, disait-elle. Allons, relevez la tête, et regardez-moi en face, si vous en avez l’audace…

Blême, et la tête baissée, Grollet avait reculé jusqu’au mur…

– J’ai dit la vérité, balbutia-t-il…

– Vous mentez !… L’homme qui tenait la lanterne, c’était Cornevin… C’était le malheureux dont vous vous prétendiez l’ami, dont vous avez accueilli la femme avec des larmes hypocrites, qu’on a assassiné peut-être, parce qu’il avait vu le crime, lui, et que vous trahissez lâchement, vous…

Plus tremblant que la feuille, Grollet essaya de lever le bras.

– Je jure, balbutia-t-il, devant Dieu…

– Ne jurez pas ! interrompit Mme Delorge, à quoi bon !… dites, dites-nous plutôt quelle somme vous ont donnée les assassins pour acheter votre complicité… Si énorme qu’elle puisse être, vous avez fait un marché de dupe… Demain vous reconnaîtrez que chacune de vos pièces d’or est tachée d’une goutte de sang… On trompe la justice des hommes… Mais écoutez la voix de votre conscience, elle vous dira qu’on ne trompe pas la justice de Dieu… L’heure de la vérité vient toujours…

Un effort encore, et cette heure de la vérité qu’implorait Mme Delorge allait sonner peut-être…

Écrasé sous cette explosion de douleur et de colère, étourdi, éperdu, Grollet s’affaissait sur lui-même, n’articulant plus que des syllabes incohérentes.

Ah ! si le juge d’instruction eût été un de ces hommes qui savent voir !…

Mais non. L’infatuation de son infaillibilité appliquait sur ses yeux un bandeau que n’eût point percé la lumière du soleil.

Interdit d’abord de l’irrésistible accent d’autorité de Mme Delorge, il n’avait pas tardé à se remettre, et irrité de ce qu’il considérait comme une faiblesse indigne de la majesté de la justice :

– Vous passez toutes les bornes, madame ! s’écria-t-il.

– Ah ! monsieur, répondit la pauvre femme, monsieur, si vous vouliez !…

Il n’était plus temps.

L’ancien ami de Cornevin venait de mesurer l’immensité du péril où le précipiterait la moindre hésitation.

Et se redressant, enflammé de cette énergie qui permet à l’homme qui se noie un suprême effort :

– Quand on me brûlerait à petit feu, prononça-t-il, on ne tirerait rien de moi autre que ce que j’ai dit.

L’irréparable seconde qui décide des destinées humaines était passée.

Mme Delorge le comprit.

Et, anéantie de la perte de cette dernière espérance, elle regagna le fauteuil qu’elle occupait près de son fils et s’y affaissa…

M. Barban d’Avranchel était redevenu lui-même.

Après une phrase sévère sur l’inconvenance et le danger des emportements, après avoir déclaré qu’il saurait défendre le témoin contre de nouvelles violences :

– Rassurez-vous, mon ami, dit-il à Grollet, et continuez votre déposition.

Un éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l’œil de cet homme, et, reprenant sa posture embarrassée :

Donc, fit-il, j’étais à genoux près du général, quand deux hommes arrivèrent en courant et tout effarés…

« C’étaient M. de Maumussy, que je connais, et un autre, qui a un nom en i, lui aussi, un nom italien…

Farussi… souffla le juge.

Oui, c’est cela même, continua Grollet, Fabio Farussi, je me le rappelle maintenant…

« Pour lors, dès que je leur eus appris que le général était mort, ils parurent désespérés. L’Italien, surtout, était comme fou.

« – Quelle catastrophe ! disait-il. Quel épouvantable malheur !

« Puis ils se mirent à causer entre eux, disant :

« – Et cependant, c’est sa faute… C’est lui qui l’a voulu !

« Et, en effet, je me disais à part :

« – Il faut qu’un homme soit enragé, pour en forcer un autre à tirer l’épée en pleine nuit, comme si les jours n’étaient pas assez longs…

Il fut interrompu par Raymond qui, se dressant pâle d’indignation, dit à M. d’Avranchel :

– Monsieur… vous avez promis à ce témoin de le défendre… ne sauriez-vous nous protéger, ma mère et moi ?…

À cette leçon donnée par un enfant, une fugitive rougeur glissa sur les pommettes du juge d’instruction.

– Dispensez-nous de vos appréciations, dit-il durement à Grollet.

Le témoin s’inclina en souriant niaisement.

– Je croyais qu’il fallait tout dire, objecta-t-il.

Et il reprit :

Pour lors, ces deux messieurs voulurent s’assurer que je ne m’étais pas trompé, et quand ils eurent bien reconnu que le général avait cessé de vivre :

« – Il faut absolument, disaient-il, cacher ce malheureux événement à tout le monde, au prince-président surtout. Comment faire ?

« Alors, moi, je me hasardai à parler à ces messieurs d’une sellerie abandonnée, dont j’avais la clef.

« – On pourrait toujours y déposer le général, dis-je à M. de Maumussy.

« – Oui, vous avez raison, Grollet, me répondit-il, faisons vite.

« Et là-dessus, à nous trois, nous portâmes le corps, sans être vus de personne, car, pour plus de sûreté, j’avais éteint la lanterne…

« Pendant une heure environ – peut-être moins, car le temps me durait terriblement – je restai seul près du général. M. de Maumussy et M. Fabio Farussi étant rentrés dans le palais pour envoyer à la recherche d’un médecin. Ils voulaient aussi se procurer la clef d’une des portes dérobées de l’Élysée. Ce qui les tourmentait surtout, c’était l’idée du prince-président.

« – Jamais il ne pardonnerait cela, répétaient-ils, s’il venait à le savoir…

« Enfin, sur les trois heures, le médecin parut. Dès qu’il eut soulevé le manteau qu’on avait jeté sur le corps du général :

« – Ma présence est inutile ! dit-il. La mort a dû être instantanée…

« Alors, tous ces messieurs tinrent encore conseil, et il fut décidé qu’il fallait absolument reporter le général chez lui avant le jour.

« Seulement, c’était à qui n’irait pas, et ce n’est qu’après bien des si et des mais, qu’un de ces messieurs, qui était en bourgeois, et le médecin, acceptèrent cette mission.

« Aussitôt, je partis à la recherche d’un fiacre. Lorsque j’en eus trouvé un, je le fis arrêter devant la porte dérobée et le corps y fut porté.

« Alors, M. de Maumussy me prenant à part :

« – Grollet, me dit-il, si jamais il sort de votre bouche un mot de ce qui vient de se passer, rappelez-vous que votre place, qui est bonne, est perdue.

« Naturellement, je jurai de me taire… sauf devant la justice.

« Et voilà, vrai comme le jour qui nous éclaire, tout ce que je sais…

– C’est bien ! prononça le juge, vous pouvez maintenant vous retirer.

Et dès que Grollet fut sorti :

– Eh bien ! madame, dit-il à Mme Delorge, reconnaissez-vous enfin l’injustice de vos préventions !…

La malheureuse femme se leva :

– Vous avez suivi les inspirations de votre conscience, monsieur, prononça-t-elle, je n’ai pas de reproches à vous adresser… L’avenir dira lequel de nous deux se trompe… Adieu !…

Et prenant la main de son fils :

– Viens, mon pauvre Raymond, dit-elle, nous n’avons plus rien à faire au Palais de Justice.

Et elle sortit, laissant M. Barban d’Avranchel singulièrement choqué, et, pour la première fois, troublé en son inaltérable certitude. Oui, un doute lui vint.

– Cette femme aurait-elle raison, pensa-t-il, et la justice aurait-elle tort ?… En ce cas, je serais le jouet d’habiles gredins et dupe d’une comédie savamment combinée… En ce cas… mais non, ce n’est pas possible. Cette femme est folle, et M. de Combelaine est innocent !…

XII

– Voilà ce que j’avais prévu, ce que je redoutais… Oui je reconnais bien là mon Barban d’Avranchel.

Ainsi s’exprima Me Sosthènes Roberjot, lorsque Mme Delorge lui eut rapidement raconté les incidents de la longue séance dans le cabinet du juge d’instruction.

Car c’est chez Me Roberjot que la pauvre femme s’était hâtée de courir en sortant du Palais de Justice, toute vibrante encore de douleur et d’indignation.

Elle ne voyait que lui au monde capable de la conseiller.

– Et cependant, ajouta-t-il après un moment d’hésitation, on ne saurait soupçonner d’Avranchel de connivence…

– Ah ! vous ne diriez pas cela, monsieur, si vous aviez vu comme moi Grollet prêt à tomber à genoux, prêt à demander grâce et à tout avouer…

Mais l’avocat hocha la tête.

– Ni vous ni moi ne sommes bons juges, madame, prononça-t-il, car nous sommes partie intéressée, et notre opinion est d’avance arrêtée et inébranlable. Mais prenez un arbitre impartial, exposez-lui les circonstances de la mort du général Delorge telles qu’elles ont été exposées à M. Barban d’Avranchel, produisez-lui tous ces témoins qui ont été entendus et dont les dépositions concordent si merveilleusement, et de même que M. d’Avranchel, cet arbitre vous dira : « Madame, toutes les probabilités sont en faveur de M. de Combelaine. »

Il s’accouda sur son bureau, et tout un monde de réflexions passa dans ses yeux, pendant qu’il murmurait :

– Ah ! il n’y a pas à le nier, l’évidence est là, ces gens-là sont forts… très forts, et ils peuvent nous mener loin !…

Rien ne pouvait déplaire à Mme Delorge autant que cet hommage rendu à l’habileté de ses ennemis.

– De telle sorte, monsieur, fit-elle, d’un ton d’amère ironie, qu’il n’y a plus qu’à s’incliner devant ces gens si forts ?…

Une surprise profonde se peignit sur la figure du jeune avocat.

– Est-ce pour moi que vous parlez, madame, interrogea-t-il.

Elle ne répondit pas, et son silence était trop significatif pour laisser l’ombre d’un doute à Me Roberjot.

– Ainsi, prononça-t-il d’un ton de reproche, vous m’estimez tout juste à la valeur du docteur Buiron. Pourquoi ? Je suis de ceux qui subissent un fait accompli, il le faut bien, mais qui ne l’acceptent jamais. Et la preuve, c’est que le régime nouveau, ce régime fondé sur l’attentat du 2 décembre, ne trouvera pas d’adversaire plus obstiné que moi.

Il regardait Mme Delorge d’un air singulier, en disant cela.

Il y avait un léger tremblement dans sa voix quand, après une pause, il ajouta :

– Je ne me serais pas exprimé avec cette résolution il y a huit jours… J’hésitais… vous êtes venue, et, sans le savoir, vous avez décidé de mon avenir…

Il se leva, visiblement ému, et, après deux ou trois tours dans son cabinet :

– Et cependant, reprit-il, nul n’avait autant de raisons que moi de se ranger dans l’armée, toujours docile des satisfaits. Qu’ai-je à demander à la vie qu’elle ne m’ait généreusement donné !… Je suis jeune encore, j’ai presque de la fortune, j’ai réussi au barreau bien au delà de mes espérances…

Mais Mme Delorge était hors d’état de remarquer l’étrange agitation de l’avocat.

Et toute entière à l’idée fixe qui devait obséder sa vie :

– Enfin, que faire pour le moment ? interrogea-t-elle.

Si Me Roberjot fut un peu choqué d’être si brusquement interrompu, il eut le bon goût de le dissimuler.

– En ce moment, rien ! répondit-il… Il faut attendre.

– Quoi ?…

– Cette occasion qui jamais ne fait défaut à ceux qui savent la guetter patiemment.

Mme Delorge eut un geste désolé.

– Hélas ! dit-elle, chaque jour qui s’écoule emporte une de mes espérances… Hier, j’ai rencontré un ancien ami de mon mari, c’est à peine s’il m’a saluée. Dans six mois il ne me reconnaîtra plus. Dans un an, il dira : « Delorge !… qui ça, Delorge ?… » Mon mari fut un noble et vaillant soldat : est-ce cette renommée qui lui survivra ?… Non. Seules, les calomnies qui se sont débitées et que vous m’avez répétées, resteront comme autant de taches à sa mémoire. Dans dix ans d’ici, lorsque mon fils, que voici, devenu un homme, paraîtra dans le monde, si parfois on demande : « Qui donc est ce jeune Delorge ?… » Il se trouvera toujours quelqu’un de ces gens qui prétendent tout savoir, pour répondre : « Eh bien ! c’est le fils de ce général, vous savez bien, qui fut tué en duel, à propos d’une vilaine affaire d’argent… »

Mais Raymond bondit à ces mots.

– Non, mère, s’écria-t-il, je te le jure, personne jamais ne dira cela, lorsque je serai un homme !…

L’avocat prit les mains de l’enfant, et les serrant dans les siennes :

– Bien ! mon ami, lui dit-il, c’est très bien, cela !…

Puis revenant à Mme Delorge :

– Vous vous trompez, madame, prononça-t-il gravement, c’est du temps que vous devez tout espérer… Mort, le général est plus redoutable que jamais…

– Hélas ! monsieur, je voudrais pouvoir vous croire…

– Il faut me croire, madame, et, à l’appui de ce que je vous dis, il me serait aisé de vous citer des exemples… Le proverbe qui dit : « Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas, » est un proverbe absurde. En politique, il n’y a que les morts, au contraire, qui reviennent. Parbleu ! il serait trop aisé de gouverner si, pour se débarrasser des gens gênants, il n’y avait qu’à les porter en terre. Triomphant, redouté, reconnu depuis des années, un gouvernement brave toutes les oppositions et se rit de toutes les attaques : il a ses créatures, ses juges, ses gendarmes, son armée, il se croit et il trouve des gens pour le croire éternel… Mais voici qu’un beau matin un inconnu se rend au cimetière, épelle sur une tombe un nom oublié et le crie à pleine voix… Et il suffit de ce nom pour que ce gouvernement si fort s’écroule en quelques jours.

Mme Delorge soupira.

– Je ne verrai jamais ce que vous dites, fit-elle.

– Qui sait ? En vous disant qu’il n’y a rien à faire, je n’ai pas entendu vous conseiller une lâche résignation… Non. Il nous reste Cornevin…

Ah ! cette fois l’avocat n’était que l’écho des pensées de la malheureuse femme.

– C’est vers cet homme, poursuivit Me Roberjot, que doivent tendre toute notre attention et tous nos efforts. A-t-il été assassiné ? Je ne le crois pas. M. de Combelaine est trop habile pour risquer un crime qui n’est pas indispensable. Or, dans le tourbillon des événements, il lui était aisé de faire disparaître Cornevin. Donc, c’est ce moyen qu’il a dû prendre. Cornevin, arrêté, a dû être déporté quelque part… Où ? c’est à nous de le découvrir.

Le visage de Mme Delorge, illuminé un moment par l’espérance, s’était assombri de nouveau.

– Moi aussi, monsieur, reprit-elle, j’ai songé à Cornevin… Moi aussi, je crois qu’il est vivant encore et qu’il peut me fournir les armes d’une revanche terrible.

– Et alors ?…

– Alors, j’ai tout fait au monde pour m’attacher sa femme, pour l’intéresser à mes espérances.

– Vous avez fait cela !…

– Oui. Je me suis engagé à servir une rente à cette malheureuse, et l’aîné de ses fils sera élevé avec mon fils, et exactement comme lui…

Me Roberjot paraissait si consterné qu’elle ajouta :

– N’était-ce donc pas un devoir sacré ?

– Oui, répondit l’avocat, oui. Seulement, il est des occasions, et celle-ci en est une, où le devoir devient une imprudence insigne…

– Oh ! monsieur, de telles paroles dans votre bouche ! Et moi qui supposais…

Mais il ne la laissa pas poursuivre, et vivement :

– Croyez-vous donc que je blâme votre bonne action, madame ! s’écria-t-il. Non, certes ! Mais il fallait vous en cacher comme d’une faute. Secourir la femme de Cornevin était votre devoir et votre intérêt, mais vous deviez la tenir à l’écart, ne la voir qu’en secret et employer, pour lui venir en aide, une main étrangère.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Pourquoi ? répéta-t-il ; pourquoi ?…

Et plus lentement :

– Parce que Laurent Cornevin, abandonné de tout le monde, eût été vite oublié. Lui donner ouvertement votre appui, c’est rappeler l’attention sur lui. Pauvre, seul, sans amis, chargé de famille, il ne devait guère inquiéter des ennemis tout puissants. Devenu l’allié de la veuve du général Delorge, il constitue un danger permanent. L’oubli était sa meilleure chance de salut et de liberté. On ne l’oubliera plus. Trois mots sur son dossier vont le condamner à une active et incessante surveillance. Le jour où vous avez admis sa femme chez vous, madame, vous avez donné un tour de clef de plus à la porte de sa prison…

Mme Delorge baissait la tête, accablée d’un immense découragement.

Qu’objecter à de telles raisons ?…

L’expérience de Me Roberjot en arrivait à la même conclusion que jadis les terreurs égoïstes du digne M. Ducoudray.

Veiller toujours, mais dans l’ombre, s’effacer, s’appliquer à se faire oublier, patienter, attendre…

Attendre !… quand son sang bouillait dans ses veines, quand il y avait des instants où l’idée lui venait de s’armer d’un poignard et d’en frapper cet homme qui, avec la vie de son mari, lui avait pris sa vie, à elle, tout son bonheur, toutes ses espérances !…

– Malheureusement, dit-elle, ma faute est irréparable. Changer quoi que ce soit à ce que j’ai décidé serait une faute de plus. Mais après…

– Après ?… Nous chercherons autre chose. Un homme qui traîne un passé comme celui de M. de Combelaine, ne saurait être invulnérable… On peut le connaître, ce passé, si mystérieux qu’il soit… Ma position va me donner de grandes facilités… Avec un peu d’adresse… en risquant certaines démarches… Mais il me faudrait votre autorisation, madame, et je ne sais si je dois… si je puis…

Tout avocat qu’il était, accoutumé à tout dire, il s’embarrassait dans ses phrases, il hésitait, il balbutiait.

Mais Mme Delorge ne voyait rien de ce manège, pas plus qu’elle n’avait remarqué certaines phrases, cependant bien significatives.

La femme était morte en elle, cette nuit fatale où on lui avait rapporté le cadavre de son mari…

L’idée qu’on pouvait l’aimer encore, avec l’espoir d’être un jour aimé d’elle, l’eût révoltée comme la pensée d’un sacrilège…

Me Roberjot dut comprendre qu’il ne serait pas compris, car tout à coup, prenant, comme on dit, son cœur à deux mains :

– Mon petit ami, dit-il à Raymond, sur la table de mon salon se trouvent des albums superbes… Voulez-vous aller regarder ces gravures, pendant que je parlerai à votre maman ?…

L’enfant se leva, cherchant dans les yeux de sa mère quelle conduite tenir.

– Va, mon enfant, lui dit-elle, non sans une visible surprise, fais ce que monsieur te demande…

Qui eût vu Me Sosthènes Roberjot en ce moment, l’eût pris, positivement, pour le plus timide des hommes…

Il s’agitait sur son fauteuil, son regard vacillait, il toussait, il tracassait son couteau à papier pour se donner une contenance…

Enfin, dès que Raymond fut sorti :

– Je vous l’ai dit, madame, commença-t-il, la première fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, votre cause devint la mienne. Ne m’en veuillez pas de ce qui serait, sans cela, une indiscrétion… Vous ne m’avez pas parlé de la déposition de M. de Combelaine, que cependant le juge d’instruction a dû vous lire.

– Il ne me l’a pas lue, monsieur.

– Est-ce possible ?…

– Je ne lui en ai pas laissé le temps…

L’avocat ne fut point maître d’un mouvement de contrariété :

– Eh ! madame, s’écria-t-il, cette déposition était pour vous la plus importante… Elle vous eût appris à quels motifs il plait à M. de Combelaine d’attribuer son duel avec le général Delorge.

Cette idée si simple ne s’était pas présentée à l’esprit de Mme Delorge.

– C’est pourtant vrai, fit-elle, c’est une faute encore que j’ai commise. Mais celle-là, du moins, je puis la réparer, je puis demander à M. d’Avranchel communication du dossier…

Me Roberjot hocha la tête :

– C’est inutile, prononça-t-il.

– Cependant…

– Loin de faire mystère de sa déposition, M. de Combelaine use de tous les moyens dont il dispose pour l’ébruiter, pour la répandre.

– Quelle nouvelle infamie a-t-il imaginée ?…

– Il attribue son altercation avec le général Delorge à une question toute personnelle, toute privée…

– Quelle ?

Positivement le futur tribun rougissait presque.

– C’est que, balbutia-t-il, je ne sais trop si je dois…

– Eh ! monsieur, je puis tout entendre !

– Eh bien ! madame, M. de Combelaine affirme que le général Delorge ne lui pardonnait pas ses assiduités près d’une certaine dame…

Il s’arrêta. Il s’était préparé à une explosion d’indignation, de jalousie rétrospective, peut-être.

Quelle erreur ! Mme Delorge ne sourcilla pas.

– C’est absurde ! prononça-t-elle tranquillement.

– Voilà ce que j’ai répondu, se hâta de dire Me Roberjot. Cependant…

– C’est ridicule encore plus qu’odieux, insista Mme Delorge, avec cette confiance superbe de la femme qui sait bien de quel amour profond et exclusif elle a été aimée. Et véritablement, M. de Combelaine est bien bon de prendre la peine d’inventer de pareilles histoires.

Elle sourit tristement, puis d’un tout autre ton, – d’un ton indicible de mépris :

– Et sait-on, demanda-t-elle, quelle est cette dame ?…

– Oui. Ce serait une femme très connue, fort jolie, qui mène grand train et qui a, prétend-on, coûté des sommes énormes à M. de Combelaine…

– Je le croyais presque dans le besoin.

– En effet. Aussi, les gens mieux informés assurent-ils que bien loin d’avoir été ruiné, M. de Combelaine a été secouru par Flora Misri.

Mme Delorge bondit sur son fauteuil.

– Flora Misri ! s’écria-t-elle.

– Oui.

– Et cette femme est la maîtresse de M. de Combelaine ?

– Depuis bien des années, à ce que l’on dit, répondit l’avocat.

Et stupéfait de l’émotion de Mme Delorge, ne sachant plus que croire, ne sachant plus ce qu’il disait surtout :

– Vous connaissez cette femme, madame ? interrogea-t-il.

Mais elle était bien trop troublée, pour remarquer l’étrangeté de la question.

– Je la connais, oui, monsieur, répondit-elle.

Et appuyant sur chaque mot, comme pour lui bien donner toute sa valeur :

– Le vrai nom de cette femme, continua-t-elle, est Adèle Cochard. Elle est la sœur de la femme de Laurent Cornevin.

Me Roberjot n’en pouvait croire ses oreilles.

– Êtes-vous bien sûre de ce que vous dites, madame ? demanda-t-il.

– Aussi sûre qu’on peut l’être d’un renseignement fourni à la justice par la préfecture de police. C’est dans le cabinet du juge d’instruction que, pour la première fois, j’ai entendu prononcer ce nom de Flora Misri. M. Barban d’Avranchel faisait presque un crime à Mme Cornevin d’être la sœur d’une telle femme.

L’avocat ne répondit pas. Il venait de s’accouder à son bureau, le front entre les mains, et tout ce qu’il avait d’intelligence et de pénétration, il l’employait à chercher quel parti tirer de cette découverte.

– Évidemment, murmurait-il, cette femme doit savoir bien des choses sur le sire de Combelaine… Autant que la baronne d’Eljonsen, sinon plus… Mais comment la décider à parler ?… Quel charbon passer sur ses lèvres pour les desserrer ?…

Il parlait à demi-voix et en phrases hachées, et cependant Mme Delorge ne perdait pas un mot de son monologue.

– Ne pourrait-on pas, hasarda-t-elle, employer près de cette femme sa sœur, Mme Cornevin ?…

– Se voient-elles encore ?

– Je ne le crois pas…

– Diable !… une visite, en ce cas, donnerait peut-être l’éveil… Il faudrait tant de précautions, tant d’adresse…

– Oh ! la femme de Cornevin est très intelligente…

Et la disparition du mari serait un prétexte tout trouvé de rapprochement. Mais M. de Combelaine sait que la femme Cornevin, c’est vous… Il ne doit pas ignorer que la femme Cornevin et Flora sont sœurs, et je serais bien surpris s’il ne s’était pas mis en garde de ce côté…

Il demeura quelques moments absorbé par l’effort de ses réflexions, puis soudainement :

Mais je ne saurais prendre un parti ainsi, sur-le-champ. J’ai besoin de me consulter, de dresser un plan d’attaque. Une démarche imprudente ne se rachète pas. Rien ne presse. Avant de m’avancer, je veux sonder le terrain, je veux être édifié sur le compte de M. de Combelaine. Un de mes amis est fort lié avec un intime de la baronne d’Eljonsen, il me renseignera…

– La baronne d’Eljonsen ? répéta Mme Delorge, à qui ce nom n’apprenait rien.

– Oui… C’est la femme qui a élevé M. de Combelaine… Elle a été, dit-on, une des plus fidèles amies du prince-président lorsqu’il était en exil… Voici dix-huit mois qu’elle est fixée à Paris…

Puis, d’un accent résolu, et qui était bien, il n’y avait pas à s’y méprendre, l’expression sincère de sa pensée :

– Quoi qu’il advienne, madame, ajouta-t-il, comptez sur moi et remettez-vous à mon dévouement. Tout ce que j’ai d’intelligence et d’énergie, je l’appliquerai à une cause que je considère comme mienne. Tout ce qu’il est humainement possible de faire, je le ferai. Seulement…

Il hésita, et non sans embarras :

– Seulement, dit-il encore, je dois vous demander la permission de me présenter chez vous. On peut prévoir telle circonstance urgente…

Mais Mme Delorge ne le laissa pas achever.

– Est-il donc besoin de vous dire, monsieur, interrompit-elle, que vous serez toujours le bienvenu ? J’ai la mémoire des services rendus, monsieur…

Elle se leva sur ces mots.

Déjà, depuis un moment, elle entendait marcher et tousser dans la salle d’attente qui précédait le cabinet de l’avocat…

– Excusez-moi de vous avoir importuné si longtemps, monsieur, dit-elle.

Et ayant appelé Raymond, à qui Me Roberjot donna une large poignée de main, elle rabattit sur son visage son voile de veuve et sortit…

– Ah ! celle-là savait l’aimer ! murmura l’avocat en étouffant un soupir.

Et comme s’il eût besoin d’air, il courut ouvrir la fenêtre et explora la rue d’un rapide regard.

C’était Mme Delorge qu’il cherchait, qu’il voulait revoir encore.

Elle ne tarda pas à paraître. Elle traversa rapidement la chaussée et remonta dans le fiacre qui l’avait amenée et qui s’éloigna au grand trot.

Des clients l’attendaient dans la pièce voisine, il le savait, il les avait entendus, mais il s’en souciait bien, vraiment !

Appuyé au balcon de sa fenêtre, insensible au froid qui devenait plus âpre avec la nuit, il s’oubliait en une de ces rêveries qui absorbent toutes les facultés et suppriment en quelque sorte les circonstances extérieures.

Ce n’était pas un naïf que Me Sosthènes Roberjot.

De même qu’à tous les avocats, il lui était arrivé de s’éprendre d’une cliente venue pour le consulter.

Une femme jeune et jolie est si séduisante, lorsque, les yeux noyés de pleurs et le sein haletant, elle vous dit d’une voix émue :

Vous êtes mon seul appui et ma suprême espérance… Mon honneur, mon bonheur et ma vie sont entre vos mains… Je m’abandonne à vous, sauvez-moi…

Me Roberjot avait sauvé plus d’une cliente éplorée.

Mais jamais encore il n’avait ressenti ces sensations profondes qui le remuaient en présence de Mme Delorge. Sa vie était bouleversée depuis qu’il la connaissait. Il découvrait à l’existence des horizons nouveaux qu’il ne soupçonnait pas. Toutes ses idées se modifiaient. S’il eût traduit ce qu’il ressentait, on ne l’eût pas reconnu… Il ne se reconnaissait plus lui-même.

– Serais-je donc amoureux ? se demandait-il.

Sans songer que toujours cette question est résolue lorsqu’on se la pose.

Amoureux, lui ! un vieux sceptique, un ancien maître clerc d’avoué !… Cette idée, qui l’eût fait pouffer de rire quinze jours plus tôt, ne lui semblait alors nullement ridicule.

Et pourquoi pas ?…

Mme Delorge n’avait-elle pas encore la fraîcheur et toutes les grâces pudiques d’une jeune fille ! Où trouver une âme plus tendre et plus énergique à la fois, un esprit plus ferme, une intelligence plus élevée ?…

Mais, tout à coup, il tressaillit.

– M’aimera-t-elle jamais ! pensait-il.

Et avec un inexprimable serrement de cœur, il se mit à examiner ses chances… Hélas ! elles étaient bien chétives, si même il en avait.

On triomphe d’un vivant, on le supplante, on l’efface, mais un mort !… Comment atteindre, aux plus secrets replis de l’âme d’une femme, le souvenir brûlant d’un être immatériel, paré de qualités surhumaines, divinisé par les regrets ?

– Et cependant, songeait l’avocat, il est un moyen peut-être d’arriver au cœur de cette femme si malheureuse : la reconnaissance. Rien ne la peut plus émouvoir que l’espérance de venger son mari. Que n’accordera-t-elle pas à l’homme qui l’aidera dans cette tâche, et qui lui livrera ses ennemis !…

Il s’exaltait à cette idée, et en ce moment, lui qui jamais ne s’était exercé qu’aux luttes oratoires, il eût voulu tenir à longueur d’épée le comte de Combelaine…

Mais un léger bruit dans son cabinet fit évanouir toutes les visions.

Il se retourna vivement, et se trouva en présence de son domestique.

– Qu’est-ce que vous voulez ? lui dit-il d’une voix irritée, et qui vous a permis ?…

– Monsieur, il y a là des clients…

– Ils reviendront demain.

– Il y a là aussi ce gros entrepreneur, monsieur sait bien ce que je veux dire, qui a tant d’ouvriers, et qui chauffe la candidature de monsieur…

– Qu’il aille au diable !…

Le domestique demeura béant de surprise.

Ce mot : candidature produisait d’ordinaire un tout autre effet.

– J’ai besoin d’être seul, reprit l’avocat, dites que je suis en affaire et pris pour toute la soirée…

– Alors je vais congédier tout le monde, fit le domestique ; seulement, j’aurai du mal à renvoyer un ami de monsieur, qui veut absolument lui parler, M. Verdale…

– Oh ! à celui-là vous n’avez qu’à répondre…

Mais il s’arrêta court en se frappant le front.

Cet ami était précisément celui dont il avait parlé à Mme Delorge, et qui connaissait la baronne d’Eljonsen.

– Faites-le entrer, dit-il.

XIII

M. Verdale était un gros, grand et large homme, avec d’énormes mains velues, affreusement commun, mais ne manquant, on le voyait à ses yeux, ni d’esprit ni de finesse.

Architecte de son état, il avait obtenu au concours un grand prix qui lui avait valu un séjour de trois ans à Rome, aux frais de l’État.

Il en était revenu avec un portefeuille tout gonflé de plans et de devis, et la résolution bien arrêtée de faire fortune très vite et par n’importe quel moyen…

Mais c’est en vain que depuis dix ans il avait usé ses bottes à courir après l’occasion. Elle l’avait fui. Ses plans n’étaient pas sortis de leur carton.

Et il était resté pauvre, et plus que jamais enragé de convoitises…

C’est au collège, à Saint-Louis, où ils étaient dans la même classe, que s’étaient connus M. Verdale et Me Roberjot. Et depuis, bien que cheminant dans la vie par des routes fort différentes, ils avaient toujours conservé des relations.

Cela tenait, il est vrai, à ce que plus d’une fois M. Verdale, l’architecte incompris, comme il se nommait lui-même, avait eu besoin de son ancien copain, tantôt pour un prêt d’une couple de cent francs, lorsque la gêne était pressante, tantôt pour une consultation, lorsqu’il avait des difficultés avec les rares imprudents qui s’étaient adressés à lui.

Mais ni la misère, ni les procès, ni les déceptions n’avaient altéré sa bonne humeur. Car il était gai, d’une grosse gaîté impudente et vulgaire, et il s’était créé une sorte de langage à part, emprunté à ses souvenirs classiques, au vocabulaire de sa profession et au répertoire des théâtres à la mode.

Il entra chez son ami le chapeau sur la tête, en brandissant un rouleau de papier, et dès le seuil :

– Qu’est-ce ? s’écria-t-il. Tu te fais celer, comme nous disons à la Comédie-Française !… Es-tu déjà ministre ?

– Pas encore.

– Mais tu vas être représentant du peuple… si j’en crois la rumeur.

– Mes amis me pressent de poser ma candidature, c’est vrai, mais je ne suis pas encore décidé…

L’architecte éclata de rire, puis d’un air de gravité :

– Pauvre cher ami, fit-il, combien tu dois souffrir de la violence qu’on fait à ta modestie de violette !… Cruels amis ! Douloureuses obligations !… Mais l’hésitation serait un crime : il est grand, il est beau de se sacrifier au salut de la patrie !…

Accoutumé aux façons de son ami, Me Roberjot souriait, encore qu’il n’en eût peut-être pas bien envie.

– Bref, reprit M. Verdale, tu te sens assez d’estomac pour avaler tous les crapauds et toutes les vipères d’une candidature !… Tu vas essayer d’être nommé représentant.

– Oui.

– De l’opposition, naturellement ?

– Tu l’as dit.

– Eh bien ! c’est une faute.

– Et pourquoi, s’il te plaît !

– Parce que… tu sais le mot de Thiers ? L’Empire est fait.

L’avocat haussa les épaules.

– Eh bien ! nous le déferons, dit-il.

M. Verdale ôta son chapeau.

– Tous mes compliments ! fit-il. Cette confiance me charme.

Puis d’un ton de feinte humilité :

– Cependant, reprit-il, tu le laisseras bien durer assez pour que j’aie le temps de faire fortune ! Voyons, mon vieux Roberjot, fais cela pour un camarade, quand ce ne serait que pour me fournir le moyen de te rendre ce que je te dois…

– Tu penses donc que l’Empire t’enrichira ?

– J’ai cette candeur ! dirait Arnal. Or, comme nous sommes à Paris mille gaillards qui nous berçons de cet espoir, l’Empire du-re-ra.

– Diable !

– Tous ne réussiront pas, c’est évident, mais moi, je réussirai. L’Empereur… je veux dire le prince-président, a des projets grandioses, moi j’ai des montagnes de plans et devis, nous nous entendrons. Qu’il dise un mot et mes cartons s’ouvrent. Il veut un Paris de marbre… je lui bâtirai une ville de palais. Il faudra des millions pour cela. Tant mieux. Il en tombera bien un dans ma poche…

Il ne manquait pas d’un certain flair, M. Verdale. Me Roberjot le savait bien.

– Ainsi, lui dit-il, tu es allé faire ta cour au président…

– Oh ! pas encore ; je n’en suis qu’à ses amis. Mais j’avance, j’avance, j’ai des protecteurs à qui rien ne sera refusé. Le président peut avoir tous les vices que tu voudras ; il a, en plus, de la mémoire. Il suffit qu’on lui ait dit : « Dieu vous bénisse ! » quand il éternuait en exil, pour qu’il vous juge des droits à sa reconnaissance…

– Mais ses amis auront-ils aussi bonne mémoire que lui, ne te renieront-ils pas ?…

– Jamais ! Je sais où est le cadavre, s’écria vivement l’architecte.

Et tout aussitôt, visiblement embarrassé et contrarié de s’être laissé emporter :

– Quand je dis que je sais où est le cadavre, je veux dire que j’ai reçu assez de petites confidences pour qu’on ne m’oublie pas. T’en faut-il une preuve ? C’est à moi que la baronne d’Eljonsen confie la construction de l’hôtel qu’elle veut avoir aux Champs-Élysées, et dont j’ai là le plan…

– Comment ! la baronne d’Eljonsen fait bâtir !… Il me semblait t’avoir entendu dire qu’elle en était aux expédients…

– Oui, quand elle habitait Rome. Mais les temps sont changés. Si bien changés, que M. de Maumussy vient de me charger de lui acheter tous les terrains que je trouverai entre la Seine et les Champs-Élysées… Si bien changés, que M. de Combelaine m’a demandé le plan d’une maison de campagne… Si terriblement changés, que M. Coutanceau m’a donné sa parole de me nommer l’architecte en chef d’une société qu’il fonde, au capital de je ne sais combien de millions. Non seulement ces gens-là savent vaincre, mais ils savent profiter de la victoire !…

L’avocat branla la tête, et non sans une nuance d’impertinente ironie :

– Et tu en profiteras, toi, en devenant millionnaire.

– Positivement, répondit l’architecte, et sans remords ; seulement…

Son front se plissa, et gravement, cette fois :

– Seulement, poursuivit-il, si l’avenir est à moi, le présent est à mes créanciers. Je suis dans la situation d’un homme qui aurait à toucher à Marseille un héritage immense, et qui crèverait de faim à Paris, faute de pouvoir se procurer le prix du chemin de fer de Paris à Marseille.

La visite de M. Verdale s’expliquait.

– Et alors ? interrogea l’avocat, comme s’il n’eût point compris ce préambule si clair.

– Alors, mon vieux copain, il n’y a que toi qui puisse me donner de quoi payer ma place dans le train express qui conduit de zéro à million… Je viens frapper à ta caisse. Toc, toc, j’ai besoin de huit mille francs.

Me Roberjot tressauta sur son fauteuil.

– Huit mille francs ! s’écria-t-il, peste ! comme tu y vas ! Me crois-tu donc un banquier pour me supposer une pareille somme dans mon tiroir ? Huit mille francs !… mais c’est la moitié de mon revenu, mon pauvre camarade, et non seulement je n’ai pas cette somme, mais je ne saurais où la prendre.

L’architecte rougit imperceptiblement.

– Et cependant il me les faut, insista-t-il, absolument et sous quarante-huit heures…

– Ah çà ! que veux-tu faire de tant d’argent ?

– L’employer à faire figure… à paroistre, comme dit Montaigne.

– Je te croyais au-dessus d’une pareille faiblesse.

– Je l’étais, et c’est ce qui m’a perdu.

– Oh !…

C’est ainsi. Fils d’une famille riche, tu n’as pas eu à apprendre, toi, que les imbéciles refusent de reconnaître le talent qui n’a pas un certain cadre. Tu as du talent et tu as réussi ; mais sache que ton bel appartement, que tes meubles, tes tapis, tes tableaux et tes livres sont pour quelque chose dans ton succès. Quand on sonne chez toi, c’est un domestique qui vous ouvre, et le client qui venait te demander une consultation avec l’idée de te la payer vingt-cinq francs se dit en lui-même : « Ce sera cinquante francs puisqu’il a un valet de chambre. » Introduit dans ta salle d’attente meublée de vieux chêne, ce même client se dit encore : « Diable !… c’est cossu, ici, et je vois bien qu’il va falloir dégainer mes trois louis. » Entrant dans ton cabinet de travail, il est ébloui… et en sortant il te laisse le billet de cent francs…

L’avocat riait.

– Eh bien ! moi aussi, continua l’architecte, je veux paraître… Il le faut. Je loge en garni, au quatrième étage d’un méchant hôtel… Qui viendra m’y chercher ? Personne. Il faut paraître, mon vieil ami. Le règne qui commence s’appellera le règne de la poudre aux yeux… Jetons de la poudre !…

Discuter, c’est avouer implicitement qu’on ne s’est pas arrêté à un parti définitif, et qu’on peut encore changer d’avis.

Me Roberjot, qui était avocat, ne l’ignorait pas.

Si donc il laissait discourir son ami Verdale, c’est que, véritablement, il hésitait.

Sortir de sa caisse huit mille francs pour les risquer sur les espérances de l’architecte incompris, c’était raide.

Oui, mais les lui refuser, c’était se l’aliéner et renoncer à l’assistance qu’on en pouvait attendre à un moment donné.

Or, Me Roberjot eût sacrifié sans sourciller la moitié de sa fortune pour démasquer M. de Combelaine et le jeter, pantelant et vaincu, aux pieds de Mme Delorge.

Comme tous les gens perplexes, il prit un terme moyen.

– Je ne prétends pas que tu aies tort, dit-il à son ami, mais as-tu réellement besoin de toute la somme que tu me demandes ? Est-ce que la moitié ne te suffirait pas, au moins pour le moment ? Plus tard, on aviserait…

Un éclair d’espoir brilla dans l’œil de M. Verdale.

– Mon devis est fait, répondit-il, et il m’est impossible d’en rabattre un centime. Je ne veux pas faire long feu, je veux tirer un coup de canon…

– Cependant…

Ah ! c’est comme ça. Je n’ai plus le temps de m’élever petit à petit, moi, il faut que je surgisse du jour au lendemain, comme un champignon… Tais-toi, je vois que tu vas me proposer ton exemple. Absurde ! Toi, tu as commencé jeune, et tu étais poussé par ta famille. Moi, je suis vieux déjà, comme les rues que je voudrais démolir, et ce n’est pas ma brave femme de mère, qui était marchande de poisson aux Halles, qui m’aidera. J’en suis à ce moment où il faut tout risquer sur un seul coup. Tu dois bien le comprendre, toi qui sais ma situation, toi qui sais que je suis marié et que j’ai un garçon de onze ans, et que, faute de pouvoir nourrir ma femme et mon fils, mon petit Lucien, je suis réduit à les laisser en province, chez mon beau-père, un vieux ladre, qui leur reproche à chaque repas ce qu’ils mangent, et qui tous les mois m’écrit que je ne suis qu’un propre à rien et que, lorsqu’on ne trouve pas « de la bonne ouvrage » comme architecte, on s’emploie comme manœuvre à porter l’oiseau.

Il s’exaltait, la bile lui montait au cerveau, il parlait si vite que Me Roberjot ne trouvait pas un joint où placer un mot.

– Longtemps, poursuivit-il, j’ai ri de cette situation. Maintenant, j’en pleurerais. L’estomac se délabre, la façade se lézarde, et le soir, quand je regagne mon taudis, je me sens des courants d’air dans le cœur. C’est bête et laid de rester seul devant un foyer sans feu, quand on a une femme à soi, et une bonne petite femme, va, je le reconnais depuis que les coquines rient à ma barbe, qui blanchit. Assez de bohême ! Je suis las de piétiner dans les ornières, pendant que vous autres, tous, les copains de Saint-Louis, vous faites bravement votre chemin. Je vous rattraperai d’un bond, je le veux. Je ne suis pas plus sot que vous, n’est-ce pas ! J’ai eu le grand prix au concours, et j’ai plus d’un chef-d’œuvre dans mes cartons…

– C’est que, mon cher, je ne vois pas…

– Je vois, moi, et cela suffit. Prête-moi ce que je te demande, et demain j’ai un appartement dont les clients apprendront vite le chemin, quand il leur aura été montré par Coutanceau, par la baronne d’Eljonsen, par M. de Combelaine et par le vicomte de Maumussy.

L’avocat réfléchissait.

– Que ne t’adresses-tu, fit-il, aux gens que tu me nommes ?

M. Verdale haussa les épaules – des épaules taillées pour porter des sacs de farine.

– Pas si bête ! répondit-il. Va donc, toi, proposer à un chien affamé de te céder une portion de son os ! Non seulement ils m’enverraient promener, mais ils me retireraient leur influence, dont je dispose absolument.

– C’est que je t’ai dit la vérité, mon camarade ; c’est que positivement je n’ai pas d’argent.

– Monsieur a du crédit… disait Bouffé dans l’Homme à la mode.

– J’ai bien un titre de rente…

L’architecte leva les bras au ciel.

– Et il dit qu’il n’a pas d’argent !… s’écria-t-il. Un titre de rente !… Il faut se hâter de le vendre, malheureux, car jamais tu ne rencontreras une plus belle occasion. Vends ! et il se trouvera qu’en fin de compte, tu te seras rendu service en m’obligeant. Faire en même temps une bonne action et une bonne affaire !… Ces choses-là n’arrivent qu’à toi. Sais-tu où en est le cinq pour cent, ô Roberjot ?… Il fait 99 90 au parquet et 100 dans la coulisse. Or, comme c’est place de la Bourse que bat maintenant le cœur de la France, cela prouve que la France est contente, et que je serai millionnaire…

Si l’avocat se défendait encore, ce n’était plus que mollement, et en homme prêt à céder.

Et M. Verdale le voyait bien, lui, dont la finesse naturelle s’affûtait depuis tant d’années aux meules de la nécessité.

Rassemblant donc, par un suprême effort, tout ce qu’il avait de puissance d’émotion :

– Allons, mon vieux copain, insista-t-il, un bon mouvement, tends-moi la perche et je suis sauvé… Confiance ! confiance !

Le ciel toujours seconde un projet téméraire !

La nuit était venue, et depuis un bon moment déjà, le domestique avait apporté une lampe. L’avocat en releva l’abat-jour, et arrêtant sur M. Verdale un regard froid et perspicace :

– C’est un gros service, mon camarade, que tu me demandes, prononça-t-il.

– Je le sais, pardieu, bien !

– Tu as des chances de succès, je le reconnais, mais enfin tes calculs peuvent être déjoués…

– Je l’avoue.

– Et alors ces huit mille francs iraient rejoindre, dans l’abîme de l’oubli, comme tu dirais, les trois ou quatre mille que tu me dois déjà…

L’architecte tressaillit et rougit.

Il trembla d’avoir cru trop tôt la victoire gagnée.

– Tu es dur, Roberjot, balbutia-t-il.

– Pas du tout. Je tiens seulement à établir nos situations respectives, et qu’en t’obligeant, j’agis en véritable ami…

– Et je t’en aurai une reconnaissance éternelle ! s’écria M. Verdale en se jetant sur les mains de l’avocat, qu’il serra à les briser.

Mais cet enthousiasme de gratitude ne parut toucher que faiblement Me Roberjot.

– Ainsi, mon cher camarade, reprit-il, si, à mon tour, j’avais besoin d’un service.

– Ah !… c’est avec transport que je te le rendrais, à toi, mon seul ami, à toi que j’ai toujours trouvé aux heures difficiles…

– Prends garde… Peut-être faudra-t-il, pour m’obliger, desservir secrètement quelqu’un des gens dont tu me parlais, M. Coutanceau ou M. de Combelaine, Mme d’Eljonsen ou M. de Maumussy.

Il n’y avait pas à se méprendre à l’accent de l’avocat. Il parlait on ne peut plus sérieusement.

M. Verdale ne s’y méprit pas.

– Je n’hésiterais pas une minute, Roberjot, répondit-il, je suis avec toi.

– Tu aimes ces gens-là, pourtant.

– Mais oui… On aime toujours l’escalier qui conduit à l’appartement de la femme qu’on courtise… Ces gens-là me mèneront à la fortune.

Il était clair que l’architecte incompris était de son siècle et que ses convictions ne le gênaient pas.

Et cependant l’avocat hésitait si visiblement à parler, que ce fut l’autre qui vint à son secours.

– Voyons, mon vieux Roberjot, dit-il, tu as quelque chose sur l’estomac ?…

– Je l’avoue.

– Et tu te défies de moi ?

– Non, certes…

– Alors, déboutonne-toi, que diable ! Voyons, faut-il que je t’aide ? Tu as une dent contre ces gens que tu appelles mes amis ?

– Juste !

Le front de M. Verdale s’assombrit.

– C’est contrariant, fit-il, mais j’étais ton ami avant d’être le leur… Voyons donc cette dent !…

Véritablement, Me Roberjot n’avait voulu que tâter son ancien copain, et il lui paraissait que l’épreuve réussissait assez mal. Si déjà, avant d’avoir l’argent, M. Verdale montrait cette mauvaise grâce, que serait-ce plus tard ?…

En cette extrémité, un généreux abandon devait être un habile calcul.

Me Roberjot le crut, et étouffant un soupir :

– Mon vieux camarade, prononça-t-il, avec toutes les apparences d’une émotion sincère, je n’ai pas l’habitude de faire payer les services que je rends…

– De donner un œuf pour avoir un bœuf ?…

– Précisément. Et la preuve, c’est que c’est sans conditions que je te remettrai, avant quarante-huit heures, la somme dont tu as besoin… Et sur ce, ne parlons plus des intentions que je pourrais avoir. Causons d’autre chose.

L’avocat avait visé juste… L’architecte fut touché.

– Est-ce que tu te moques de moi ? s’écria-t-il. Est-ce que tu veux m’insulter ?…

– Quelle idée !…

– Alors parlons de tes intentions, morbleu ! et ne parlons que de cela !… Quoi ! pour une fois que l’occasion se présente de t’être utile en quelque chose, je la laisserais échapper !… Jamais !… Que faut-il faire ? Veux-tu que j’aille provoquer Maumussy, Coutanceau et les autres ?… Je pars. C’est que je me moque d’eux, à cette heure. Avec huit mille francs, l’avenir est à moi quand même. Au lieu d’être l’architecte du pouvoir, je serai l’architecte de l’opposition… Tiens, c’est une idée, cela…

Me Roberjot souriait… en dedans.

– Allons, bon ! fit-il, voilà que tu t’emportes, selon ton habitude. Sais-tu ce que je voulais te demander ?… Quelques renseignements précis sur M. de Combelaine.

L’architecte fut-il dupe ?… Peut-être.

– Je suis ton homme, déclara-t-il. Ah ! tu veux des renseignements !

– Eh bien ! tu en auras, et de si complets que personne à Paris ne saurait t’en donner de pareils…

Il fut interrompu par l’entrée du domestique, lequel venait rappeler à son maître que le dîner était servi depuis un bon moment, et que tout allait être froid.

Saisissant aussitôt la balle au bond :

– Voilà qui décide tout, ami Roberjot, s’écria l’architecte. Je dîne avec toi, et… je parle. Allons, à table, et fais-nous monter une bouteille de ce bourgogne que je connais et qui délie si merveilleusement les langues !…

– Eh bien ! soit ! répondit l’avocat.

Et, l’instant d’après, il s’attablait en face de son ancien copain.

Il y avait des années que M. Verdale n’avait été si joyeux. Il lui semblait sentir ses huit mille francs dans sa poche, et l’ambition, l’espoir du succès et le corton velouté lui montaient à la tête en chaudes bouffées.

– Donc, mon vieux copain, disait-il, car il avait l’art de discourir la bouche pleine, donc parlons de M. de Combelaine… Mais parler de lui sans parler de Mme la baronne d’Eljonsen est impossible, et c’est par elle que je commencerai…

« C’est que je la connais bien, moi, cette respectable baronne, ayant eu l’honneur insigne de lui être présenté lorsque j’étais à Rome aux frais de l’État. Je lui plaisais. Si j’avais eu de l’argent, elle m’en eût emprunté. Je n’en avais pas, malheureusement. Mais un jour, après m’avoir fait jurer un secret éternel – un secret que je viole pour toi, ô Roberjot – elle daigna me charger de porter pour elle et en son nom, au Mont-de-Piété de la Ville éternelle, quelques-uns de ses joyaux.

« Quel âge a-t-elle ? vas-tu me demander.

« Eh bien ! mon bon, je n’en sais rien, parole d’honneur, à vingt ans près. Elle n’a peut-être que cinquante ans, elle en a peut-être plus de soixante-dix. Sa pareille n’existe pas au monde pour réparer des ans l’irréparable outrage. C’est un secret qu’elle a acheté à Londres à une émailleuse célèbre. Et personne n’est plus avancé que moi. Personne, depuis un demi-siècle, n’a eu l’heur de la voir telle que le bon Dieu l’a faite. Cette femme-là doit dormir toute maquillée, comme les grands généraux dorment tout bottés.

« Donc, on ignore son âge, et ce n’est que bien vaguement qu’on connaît sa situation dans le monde.

« Moi, je sais qu’elle travaille dans la politique.

« Cette femme-là, vois-tu, est une de ces intrigantes cosmopolites, comme il y en a dans les bas-fonds de toutes les diplomaties, bonnes à toutes besognes, prêtes à toutes les trahisons, et qu’on charge des commissions qui feraient reculer les mouchards ordinaires. À combien de polices s’est-elle vendue ? À toutes, j’imagine, toutes celles qui avaient de l’argent à lui donner. Ce qui est sûr, c’est qu’elle doit avoir acheté et vendu de drôles de choses en sa vie !…

– Par ma foi !… fit Me Roberjot, voici un joli portrait.

L’exclamation parut flatter l’architecte.

– Eh ! eh ! dans le fait, je ne peins pas mal ! fit-il en riant de son gros rire qui lui secouait les épaules.

Et, vidant lestement son verre, il continua :

– Tout le monde, ami Roberjot, ne parlerait pas si librement que moi. Mme d’Eljonsen a de la mémoire, et il n’est pas sain de l’avoir pour ennemie. Ceux qui la connaissent le mieux en ont peur…

– Oh !…

– C’est absurde, évidemment ; c’est lâche, c’est petit… mais c’est ainsi. Songe donc depuis une quarantaine d’années il ne s’est pas remué en Europe une pelletée de boue sans que cette femme en ait eu son éclaboussure. Dame ! on tremble toujours qu’elle ne se secoue sur ses voisins. On est sûr de soi – quelquefois, – mais on n’est jamais sûr des siens, de ses parents, de ses amis. Elle sait tant de choses. Pour deux ou trois fois qu’elle s’est oubliée à penser tout haut devant moi, j’ai eu des coliques, parole d’honneur ! Elle a le mot d’un tas d’énigmes que l’histoire, avec ses lunettes, ne déchiffrera jamais. Et voilà pourquoi elle ne dégringolera jamais tout à fait. Quand elle enfonce, quand elle se sent à sa dernière gorgée de bourbe, elle tire de son sac quelque gros scandale ignoré, et elle l’adresse aux intéressés avec ces seuls mots : « Achetez ou je publie. » Et on achète. C’est la muse du chantage que cette chère baronne.

« Elle vend un secret, quand elle est gênée, comme un autre porte ses bijoux au Mont-de-Piété. Et elle prétend que son fonds est inépuisable. Et je le croirais volontiers, moi qui sais qu’elle a servi la police russe et la police autrichienne, moi qui sais qu’il n’y a pas en Europe un homme de quelque renom qui n’ait passé par son boudoir ou son salon…

L’avocat ne laissait pas d’être étourdi par la surprenante volubilité de l’architecte incompris.

– Oh ! par son salon !… fit-il d’un air de doute, par son salon…

– Mais… « z’oui », cher maître, par son salon. Ah ! çà ! prendrais-tu par hasard Mme d’Eljonsen pour une intrigante vulgaire ?… Erreur ! Je te montrerai son portrait à l’âge de vingt-deux ans, un chef-d’œuvre ! et quand tu l’auras admiré, tu comprendras tout ce qu’a pu négocier une gaillarde qui a eu des yeux pareils. C’est que, si elle a été aussi bas que possible, elle a été très haut aussi. En 1845, elle tenait à Londres une sorte de pension bourgeoise qui était un tripot, et vraisemblablement quelque chose de pis, c’est positif. Mais il est non moins certain qu’en 1822 il ne s’en est fallu de rien qu’elle épousât un principicule allemand, qui lui eût bel et bien mis sur la tête une couronne fermée.

– Roman !…

M. Verdale s’arrêta court, considérant son ami d’un air surpris et mécontent.

– Positivement, mon cher camarade, prononça-t-il, tu me fais de la peine. Comment ! toi, un avocat, un homme intelligent, tu en es encore là !… Quoi ! tu es de ces gens qui, dès que vous leur contez une histoire, vous interrompent en disant : « Ça… c’est impossible. Jamais rien de pareil n’est arrivé à ma portière !… »

– Soit… des faits, des faits !…

L’architecte fronça le sourcil.

– En d’autres termes, je t’ennuie, dit-il à son ami. C’est bien, je m’arrête. Interroge, je répondrai…

Mais ce petit accès de mauvaise humeur n’inquiéta guère l’avocat.

– Qui est, au juste, Mme d’Eljonsen ? interrogea-t-il.

C’est du ton nasillard d’un écolier qui ânonne une leçon que M. Verdale répondit :

– Française de naissance, Mme d’Eljonsen est issue d’une assez vieille famille de Bretagne – noble, mais pauvre. Son père, le seigneur de la Roche-du-Hou, habitait à trois lieues de Morlaix, sur la route de Saint-Paul-de-Léon, un manoir si délabré que les rats ne s’y aventuraient plus… Mlle de la Roche-du-Hou devait avoir vingt ans, lorsqu’elle fit connaissance d’un négociant suédois, colossalement riche, M. Eljonsen, que ses affaires, et plus encore sa mauvaise étoile, avaient amené à Morlaix. En trois œillades, elle le rendit fou à lier d’amour, le malheureux. Il la demanda en mariage et l’épousa, – à une date que ne sauraient préciser les biographes les mieux informés. Mariée, elle suivit son mari, puisqu’il est dit que la femme doit suivre son mari, et ils allèrent s’établir à Riga, centre des opérations commerciales de M. Eljonsen.

Leur union ne fut pas heureuse. Bientôt on vit M. Eljonsen dépérir de chagrin d’avoir épousé la belle Mlle de la Roche-du-Hou. En moins d’un an, il en mourut, laissant à sa veuve quelque chose comme quatre-vingts ou cent mille francs de rentes. On ne dit pas qu’elle ait pleuré, mais son premier mouvement fut de quitter Riga, où elle s’ennuyait. Ayant posté devant le nom de son mari un d et une apostrophe, elle le fit précéder du titre de baronne et alla s’établir à Vienne. Elle y mena si grand train qu’à la fin de la troisième année elle était non seulement ruinée, mais poursuivie par ses créanciers et menacée d’un procès en escroquerie. Forcée de fuir, elle passa en Suisse, y séjourna quelques mois, et ensuite planta sa tente à Londres, puis à Munich, puis à Naples.

– Et M. de Combelaine ? interrogea Me Roberjot. Je ne le vois toujours pas paraître…

– J’y arrive, répondit M. Verdale.

Et ayant repris haleine et rempli son verre :

– Maintenant que tu connais Mme d’Eljonsen, poursuivit-il, je dois te dire que pendant des années, elle a traîné, dans toutes ses pérégrinations à travers l’Europe, un jeune garçon qu’elle appelait Victor, et qu’elle semblait adorer…

– Son fils, parbleu !…

– On l’a cru comme tu le crois, mais on se trompait, on n’a pas tardé à le reconnaître. Mme d’Eljonsen n’était pas d’un caractère à essayer de dissimuler, comme on dit, une faute, elle n’en était pas à cela près. Victor, ce jeune garçon, lui avait été confié. Par qui ? Ah ! là est le mystère. Les uns assurent que la mère est une grande dame, comme il est dit dans la Tour de Nesle, les autres que c’est tout simplement une petite bourgeoise de Londres…

– Mais toi, que crois-tu ?

– Moi ?… Rien.

– Cependant, informé comme tu l’es…

L’architecte incompris souriait.

– C’est vrai, fit-il, que je sais bien des choses, mais je ne sais pas tout… Ce que je puis te dire, c’est que cet enfant est devenu le Combelaine à qui tu parais en vouloir si fort…

Me Roberjot ne s’impatientait plus, maintenant.

– Mais ce nom de Combelaine, interrogea-t-il, d’où lui vient-il ?…

– Ah ! ceci est une autre histoire, Mme d’Eljonsen, je te l’ai dit, est une femme très forte, mais elle n’est pas complète, personne n’est complet ici-bas. Elle a eu toute sa vie un faible, et ce faible s’appelait le comte de Combelaine. C’était, en vérité, un excellent gentilhomme, mais qui avait donné dans les travers de Casanova, et qui, n’ayant plus le sou, corrigeait la fortune. C’est à Vienne que Mme d’Eljonsen et lui se connurent, et, depuis, ils ne se sont jamais quittés. C’est lui qui, le jour où le jeune Victor dut se lancer dans le monde, lui dit : « Tu n’as pas de nom, et il t’en faut un ; prends le mien, je te le donne. Il a été jadis porté par de vaillants et honnêtes gentilshommes. Va, et puisse-t-il te porter bonheur !… »

D’un geste rapide, Me Roberjot commanda le silence à son ancien copain.

Le domestique entrait, apportant le café et les liqueurs.

Mais dès qu’il se fut retiré :

– Et maintenant, ami Verdale, dit l’avocat, passons à l’histoire du fils adoptif de Mme d’Eljonsen…

Mais on eût dit que pendant cette courte interruption une révolution s’était faite dans l’esprit de l’architecte incompris.

Sa verve, si brillante, tant qu’il ne s’était agi que de la baronne, s’éteignait maintenant qu’il était question de M. de Combelaine.

– Décidément, mon cher, fit-il, tu m’interroges comme si j’avais à ma disposition le casier judiciaire de la préfecture de police.

L’avocat dissimula mal un geste de dépit.

– En d’autres termes, prononça-t-il, tu estimes plus prudent de n’en pas dire davantage…

– Mon cher, ce Victor de Combelaine est un gaillard horriblement dangereux…

– Et tu en as peur ?

M. Verdale haussa les épaules.

– Oui, répondit-il, pour toi qui certainement médites quelque sottise. Que veux-tu faire ?… Prends bien garde ! Combelaine, si tu le manques, ne te manquera pas…

– Chansons !…

– C’est juste ce que disaient les cinq ou six pauvres diables que Combelaine a expédiés en duel…

– On ne se bat pas avec un pareil homme…

– Pardon !… On se bat avec M. de Combelaine, parce que, s’il court sur son compte une foule d’histoires fâcheuses, on ne peut rien lui reprocher de positif. Il n’a jamais été condamné…

L’impatience de Me Roberjot était visible.

– Tu m’avais promis ton concours, mon camarade, dit-il, tu me le retires… Libre à toi…

– Eh non, entêté, je ne te le retire pas, non, mille fois non !… Si j’ai l’air de tergiverser ainsi, c’est que précisément je cherche le moyen de t’être utile. Mais comment le puis-je, lorsque tu ne me dis rien de tes intentions ni du but où tu tends ?

L’avocat ne put s’empêcher de rougir au souvenir de Mme Delorge qui traversa son esprit :

– Ce n’est pas mon secret, déclara-t-il.

L’autre parut stupéfait :

– Ah ! il y a un secret ! répéta-t-il. Alors, mystère et discrétion ! Et je reprends : Ce nom de Combelaine, qui ne lui appartient pas, paraît être le seul patrimoine qu’ait jamais recueilli le fils adoptif de Mme d’Eljonsen. Je dis : paraît, parce qu’en réalité il en recueillit un autre, qui justifie toutes les légendes dont sa naissance a été le sujet. Je veux parler de la protection mystérieuse, bien que très apparente, qui s’étendit sur lui, dès son entrée dans le monde, et qui ne lui a jamais fait défaut. Et ce devait être une protection puissante, car elle l’a poussé jusqu’au grade de capitaine, dans l’espace de temps strictement exigé par les règlements. Or, ni son instruction, ni son mérite, ne sa conduite n’expliquaient cet avancement scandaleux. Criblé de dettes, il avait à tout moment recours à des expédients qui frisaient l’escroquerie, et qui eussent fait chasser du régiment tout autre que lui… Cependant il abusa si bien, qu’il fut un jour forcé de donner sa démission, après avoir fait semblant de se brûler la cervelle…

– En quelle année cela ?

– Ah ! par ma foi, tu m’en demandes trop, mais on pourrait le savoir en cherchant dans la collection de l’Annuaire militaire.

– C’est vrai… Continue.

L’architecte riait, mais franchement cette fois, et il était de fait que l’insistance de l’avocat ne manquait pas d’une certaine naïveté.

– C’est que me voici au bout de mon rouleau, dit-il. Suivre Combelaine après sa sortie de l’armée es aussi impossible que de relever la piste d’un feu follet…

– Comment a-t-il vécu ?…

– D’industrie, dont ! Tous les métiers avouables et inavouables, il les a faits. Puis Mme d’Eljonsen est venue à son secours deux ou trois fois, puis il a été aidé pendant ces dernières années par une femme dont il a été l’amant…

– Flora Misri ?

– Précisément… Je vous demande un peu où le dévouement va se nicher ! Toujours est-il qu’elle lui a prêté d’assez grosses sommes, avec première hypothèque sur sa bonne étoile…

L’avocat réfléchissait.

– Et aujourd’hui, voilà cet homme aux affaires !… murmurait-il, c’est inimaginable !…

M. Verdale hochait la tête.

– Il est de fait que c’est cocasse, reprit-il, et cependant il ne faudrait pas trop s’en étonner. As-tu jamais conspiré, Roberjot ? Non. Eh bien ! si tu conspires jamais, tu feras de drôles de connaissances, et dont tu ne te dépêtreras pas le jour du succès.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Rien !… sinon que le prince Louis, notre président aujourd’hui, empereur demain, a beaucoup de connaissances.

Il n’y avait pas à en douter, l’architecte incompris connaissait à fond le sujet qu’il traitait.

– Maintenant, poursuivit-il, le président voudrait peut-être bien n’avoir pas tant eu de « bons cousins ». Mais on ne peut pas conspirer tout seul. Et, s’il perdait la mémoire, les petits camarade d’autrefois sauraient bien venir lui dire : « Pardon, j’en étais. » Or Maumussy en était, et aussi Combelaine, et de même Coutanceau, et pareillement cette chère baronne d’Eljonsen, qui n’a jamais su passer près d’une intrigue sans s’en mêler.

Me Roberjot avait espéré mieux.

Il avait eu l’espérance insensée que là, tout à coup, son ami Verdale lui fournirait quelqu’une de ces armes qu’on peut utiliser immédiatement…

N’importe, il n’était pas homme à revenir sur une parole donnée.

– Passons dans mon cabinet, dit-il à l’architecte incompris, et je te remettrai ce que je t’ai promis.

M. Verdale était devenu tout pâle de joie.

– Ah ! tu es un ami incomparable !… s’écria-t-il.

Me Roberjot était du moins un ami comme on en trouve peu, car c’était bien la vérité pure qu’il avait dite.

N’ayant pas de fonds disponibles, il lui fallait, pour obliger son ancien copain, vendre pour huit mille francs d’un titre de six mille livres de rentes en cinq pour cent, qui constituait plus du tiers de sa fortune.

Il est vrai de dire, et cela diminuait un peu le mérite de sa belle action, qu’il était depuis plusieurs jours décidé à vendre une portion de cette rente pour faire face aux dépenses indispensables de sa campagne électorale.

Cependant c’est de la meilleure grâce du monde qu’il tira de sa caisse et confia à son ami le précieux titre, en ayant soin d’y joindre une lettre où il donnait les ordres à son agent de change.

Me Roberjot étant fort occupé, c’était bien le moins que M. Verdale se chargeât des quelques courses que nécessitait l’opération.

Et certes, il ne songeait pas à s’en plaindre.

C’est avec une sorte de respectueuse stupeur qu’il regardait ce papier qui représentait une fortune.

Jusque-là, il avait été tourmenté de doutes, n’osant croire à son bonheur, ne pouvant se persuader que véritablement on allait lui prêter sans garanties ces huit mille francs dont il se promettait de tirer des millions.

Tandis que maintenant…

Il se jeta au cou de son ami, et le serrant à l’étouffer :

– Va, s’écria-t-il, je serai millionnaire, et toi tu seras député… Tu Marcellus eris.

XIV

– Oui, je serai député, se disait Me Roberjot, il le faut, je le veux, car c’est le seul moyen qui s’offre à moi d’atteindre peut-être Combelaine…

Et en effet, durant les jours qui suivirent, c’est avec une fiévreuse activité qu’il s’occupa de sa candidature.

Plus d’une fois, cependant, la prédiction de M. Verdale se réalisait, et il se présentait des couleuvres… Il les avalait bravement en songeant à Mme Delorge.

– Car, pensait-il, plus ma victoire aura été pénible, plus elle m’aura de reconnaissance si je réussis à lui faire rendre justice et à venger son mari…

Et cependant, ce n’est qu’à la fin de la semaine, et lorsque le succès de son élection pouvait être considéré comme certain, qu’il osa profiter de la permission qui lui avait été donnée de se présenter à Passy.

Lorsqu’il arriva rue Sainte-Claire, la grille de la villa était ouverte, et sur la vaste pelouse, devant la maison, deux jeunes garçons d’une douzaine d’années prenaient une leçon d’équitation sous la direction d’un vieil homme à longue moustache grise.

Depuis un moment déjà, l’avocat regardait, et il se disposait à sonner, lorsqu’un des jeunes écuyers l’apercevant sauta à bas de son cheval et accourut vers lui en s’écriant :

– Ah ! monsieur Roberjot.

C’était Raymond.

– Vous ne m’avez donc pas oublié, mon petit ami ? dit l’avocat en lui serrant la main.

L’enfant secoua la tête.

– Je n’oublierai jamais les amis de mon père, monsieur, prononça-t-il.

Puis, faisant signe à son jeune camarade :

– Léon, cria-t-il, Léon, viens donc saluer monsieur.

Léon mit lestement pied à terre et approcha.

Il était un peu moins grand que le jeune Delorge, mais plus large d’épaules et beaucoup plus robuste. Il semblait un peu gêné dans ses habits neufs, mais son embarras n’avait rien de disgracieux ni de gauche.

– C’est Léon Cornevin, monsieur Roberjot, dit Raymond, le fils aîné de Laurent Cornevin, dont maman vous a parlé.

L’enfant s’inclina.

– Voilà huit jours qu’il est de la maison et que nous travaillons ensemble, continua le jeune Delorge. Dame, il n’est pas aussi fort que moi sur certaines choses, on ne lui enseignait pas le latin, chez les frères… Mais maman lui a donné un répétiteur, et il travaille si fort et il comprend si bien, qu’il m’aura vite rattrapé.

– Je l’ai promis à ma mère, répondit le jeune garçon, et c’est bien le moins que je doive à Mme Delorge pour toutes ses bontés.

– Et comme cela nous ne nous quitterons jamais, déclara Raymond, nous serons comme deux frères, et nous entrerons à l’École polytechnique ensemble.

– Et quand nous serons hommes, ajouta Léon Cornevin, avec un accent de haine véritablement incroyable chez un enfant si jeune, quand nous serons hommes, nous saurons punir les lâches qui ont assassiné le général Delorge et mon père…

Véritablement l’avocat ne savait trop que répondre, lorsqu’il fut tiré d’embarras par un vieux monsieur, d’une mise fort soignée, qui venait d’entrer, qui s’avançait vers lui le chapeau à la main avec force salutations, et lui dit de l’air le plus gracieux :

– Monsieur Roberjot, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Je l’aurais parié, reprit gaiement le bonhomme. Oui, je vous avais reconnu sur le portrait qu’on m’a fait de vous. Moi, je suis un vieil et bien dévoué ami de ce pauvre général, M. Ducoudray.

– Je vous connais de nom, monsieur…

– Ah ! Mme Delorge vous a parlé de moi… elle sait mon affection. Mais vous, monsieur, vous avez bien tardé à nous rendre visite… Nous étions presque inquiets… Mais veuillez donc me suivre, Mme Delorge va être ravie de vous voir. Justement elle est en grande conférence avec Mme Cornevin. Elles viennent de m’envoyer chercher, c’est qu’il doit y avoir du nouveau…

Et, faisant signe aux deux jeunes garçons de reprendre leur leçon, il entraîna l’avocat, tout étourdi de cet accueil et de ce flux de paroles.

Mais, sur le perron, il s’arrêta tout à coup, et montrant à Me Roberjot le fils de Cornevin :

– Que pensez-vous, lui demanda-t-il, de ce gaillard-là ?

– Je pense, répondit l’avocat, que cet enfant sera un homme.

M. Ducoudray frappa gaiement dans ses mains.

– Juste ! s’écria-t-il, voilà l’expression juste que je n’avais pas trouvée. Oui, cet enfant sera un homme d’une trempe supérieure. Avec une intelligence bien au-dessus de son âge, il a compris l’immensité du malheur qui l’a frappé et la grandeur du bienfait de Mme Delorge. Déjà le but de sa vie est fixé, et rien ne l’en fera dévier, car il a une volonté de fer.

Le digne bourgeois soupira.

– Hélas, ajouta-t-il, pourquoi son frère ne lui ressemble-t-il pas ?

– Quel frère ?…

– Le second fils de ce malheureux Cornevin, Jean, celui que j’ai en quelque sorte adopté…

Me Roberjot s’inclina, félicitant le bonhomme de sa généreuse conduite, mais contre son ordinaire il n’accepta pas les compliments.

– C’est à Mme Delorge, dit-il, que revient tout l’honneur de la chose. Quand elle vous regarde d’une certaine façon, elle vous inspire des idées que certainement on n’aurait jamais eues… C’est elle qui m’a prouvé que la veuve Cornevin aurait bien assez à suffire aux trois filles qui lui restent, car elle avait cinq enfants, la malheureuse ! Donc, je me suis chargé de l’autre garçon, Jean : seulement, comme je suis célibataire, je ne pouvais le garder près de moi. Je l’ai donc mis au collège. Eh bien ! monsieur, depuis une semaine qu’il y est, j’ai déjà reçu deux fois des plaintes de ses professeurs. Impossible d’en jouir. Ce n’est pas qu’il manque d’intelligence ; bien au contraire, il est pétri d’esprit et de malice, mais il est paresseux comme une couleuvre et turbulent comme un démon. Non seulement il ne fait rien, mais il empêche les autres élèves de travailler. Les frères lui ayant donné quelques leçons de dessin, il en a si bien profité, qu’il passe tout son temps à dessiner la caricature de ses professeurs. Dimanche, ici, en quatre coups de crayon, il a fait la charge de tous les gens du 2 décembre : c’était frappant. Il soutient que bien avant que son frère tue Combelaine, il l’aura, lui, fait mourir à coups d’épingles. Ah ! ce gamin-là me donnera, je le crains, bien du désagrément !…

Mais les doléances du bonhomme ne touchaient guère Me Roberjot.

Ce qui le frappait, et bien vivement, c’était l’association étrange de ces trois enfants, d’aptitudes et de tempérament si divers, réunis en une commune pensée.

Une femme seule était capable de préparer ainsi une génération à une revanche et il reconnaissait bien, à ce trait, le génie de Mme Delorge.

Mais déjà l’excellent M. Ducoudray avait reprit le bras de l’avocat, et tout en le guidant à travers la villa :

– Du reste, poursuivait-il, quoi que puisse me faire Jean Cornevin, le mauvais garnement, jamais je ne me séparerai de lui. C’est une gageure. Le gouvernement, sachez-le, ne m’a pas vu sans dépit recueillir ce pauvre orphelin, et il n’est sorte de chose qu’il ne soit prêt à faire pour me contraindre à l’abandonner. Mais je ne céderai pas. Les abus de pouvoir me révoltent.

– Peut-être, hasarda Me Roberjot légèrement surpris, peut-être, cher monsieur, poussez-vous un peu les choses au noir…

Il hocha la tête, et d’une voix sourde :

– Je sais ce que je dis, répondit-il, et j’ai des preuves. On m’a fait passer secrètement des lettres qui ne laissent pas l’ombre d’un doute. Je suis noté comme un homme dangereux, et dont on doit chercher l’occasion de se débarrasser. On me surveille, je vis entouré de mouchards.

– Oh !…

– Oui, monsieur, insista le digne bourgeois, oui, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Est-il donc si difficile d’impliquer un homme dans un complot de police ? Aussi me tiens-je sur mes gardes. Toutes mes dispositions sont prises pour passer à l’étranger au premier signal. Mes paquets sont prêts, j’ai fait disposer à ma maison une issue dérobée et, nuit et jour, j’ai toujours autour des reins une ceinture pleine d’or…

Me Roberjot ne riait pas.

Certainement, les terreurs de M. Ducoudray étaient bien ridicules. Assurément, cette prétention qu’il avait d’empêcher le gouvernement de dormir, était grotesque…

Sa conduite n’en était que plus digne d’éloges. Ce n’est pas au péril qu’on brave qu’on mesure le courage, mais au péril qu’on croit braver. Étant données ses idées et ses craintes, M. Ducoudray se conduisait en héros.

– Du reste, continuait-il, non sans une nuance de fatuité, je suis récompensé bien par delà mes mérites, par la confiance et l’amitié que veut bien me témoigner la veuve de mon cher et vaillant ami, le général Delorge.

Ils arrivaient au premier étage de la villa.

– Plus un mot de tout ceci, dit très vite et très bas M. Ducoudray, ménageons la sensibilité de Mme Delorge, qui n’a déjà que trop de tourments… Nous allons la trouver dans l’ancien cabinet de son mari avec Mme Cornevin ; voici la porte, et si vous voulez prendre la peine de passer…

Ils entrèrent, et, en effet, trouvèrent ensemble ces deux infortunées que rapprochait un malheur commun, la veuve de l’officier général et la femme du pauvre palefrenier. Elles étaient assises l’une près de l’autre, comme deux amies, pareillement vêtues de noir, et s’occupaient à trier et à classer des lettres et des papiers.

À la vue de Me Roberjot, Mme Delorge se leva vivement, et lui tendant la main :

– Enfin, monsieur, dit-elle, je puis donc vous remercier de vos bontés pour une pauvre femme veuve, sans autres titres à votre sympathie que son malheur…

S’il est pour un homme de cœur et d’esprit un supplice, c’est de s’entendre décerner des éloges qui ne lui sont pas dus.

– Hélas ! madame, balbutia l’avocat, subissant plus que jamais le charme des beaux yeux de Mme Delorge, hélas ! je n’ai rien fait encore pour mériter votre reconnaissance…

Et il s’empressa de détourner la conversation, servi en cela par M. Ducoudray qui n’entendait pas sans une secrète jalousie les remerciements adressés à un autre qu’à lui.

– Revenons donc à nos espérances, reprit Mme Delorge, et à l’événement qui m’avait fait envoyer chercher M. Ducoudray. Il nous arrive du nouveau…

– Ah !

– Nous avons, nous pensons avoir des nouvelles de Laurent Cornevin. Nous avons presque la certitude que sa vie a été respectée.

C’était du nouveau, en effet, et le renseignement le plus précieux qu’eût recueilli Mme Delorge depuis la mort de son mari. Cependant Me Roberjot ne s’en étonnait pas.

– Et comment avez-vous eu ces renseignements, madame ? interrogea-t-il.

– Par Mme Cornevin, répondit Mme Delorge.

Et se retournant vers la pauvre femme :

– Julie, ajouta-t-elle, dites à ces messieurs comment les choses se sont passées ; il est indispensable qu’ils le sachent pour nous donner un conseil.

Pour la première fois, Me Roberjot examina la femme du pauvre palefrenier, et il demeura stupéfait de l’expression dont la douleur avait rehaussé sa physionomie. Son esprit, au contact quotidien de Mme Delorge, s’était épuré et élevé, et jamais on n’eût deviné une femme de sa condition, à la voir calme et digne, avec ses grands yeux noirs et ses épais cheveux relevés en masses brunes très haut sur la nuque.

Une rougeur épaisse couvrit ses joues, sa confusion fut visible ; pourtant Mme Delorge ayant parlé, elle n’hésita pas, et d’une voix émue :

– Mes parents, commença-t-elle, étaient très pauvres, et ils avaient eu jeunes une grosse famille. Le chagrin et le découragement s’en mêlant, ils ne se conduisirent pas toujours comme ils auraient dû le faire. Mon père s’était mis à boire, et ma mère… que le bon Dieu lui pardonne ! C’est une terrible épreuve pour une femme que de n’avoir pas de pain à donner aux siens. Ce que j’en dis, ce n’est pas pour accuser mes parents… c’est pour excuser un peu les enfants. De quatre filles que nous étions, je suis la seule à avoir eu la chance de trouver un bon mari. Les autres, voyant qu’il y avait plus de coups que de miches à la maison, s’en étaient allées, l’une après l’autre, à la grâce de Dieu… Pauvres sœurs ! Elles ne firent que changer un sort bien misérable contre un sort pire. Elles restèrent dans la misère, avec la honte de plus. Sauf une, cependant, qui s’appelait Adèle.

« C’était la plus jeune de nous quatre, et aussi de beaucoup la plus jolie… Je peux même dire que c’était la plus jolie fille que j’aie vue de ma vie, avec ses grands yeux d’un bleu clair, sa petite bouche toute rose et toute mignonne, et ses cheveux blonds si longs et si épais, que les voisines les lui faisaient dénouer par curiosité.

« Celle-là était partie un soir avec le fils d’un locataire de la maison, un mauvais sujet fini, ivrogne et batailleur, et qui avait fait un an de prison pour vol.

« Je croyais bien que je ne la reverrai jamais, et il y avait quatre ans que je n’avais plus entendu parler d’elle, quand, un soir que Laurent m’avait menée au théâtre pour voir une féerie, voilà que tout à coup il me pousse le coude.

« – Regarde donc, me dit-il, cette danseuse qui est dans le coin de la scène…

« Je regarde et je jette un cri.

« – C’est Adèle, lui dis-je.

« Justement cette danseuse jouait un rôle. Laurent achète un programme, et nous lisons :

« La Fée des Eaux, – Flora Misri. »

Un peu surpris d’abord du récit de Mme Cornevin, M. Ducoudray et Me Roberjot se l’expliquaient désormais.

Elle, cependant, les yeux baissés et se faisant violence évidemment, poursuivait :

– Ce nom de Flora Misri, sur le premier moment nous dérouta.

« – Nous nous sommes trompés, me dit mon mari, ce n’est pas ta sœur…

« Je n’osai pas le contredire, parce que le changement m’étonnait.

« Adèle, la dernière fois que je l’avais vue, avait sur le dos une méchante robe d’indienne à neuf sous le mètre et au pied des savates, tandis que cette Fée des Eaux portait un costume éblouissant, tout de satin, de gaze et d’or, avec un maillot de soie, des bottines dorées qui lui montaient au-dessus de la cheville et des pierreries plein les cheveux.

« Et cependant, plus je la regardais, pendant qu’elle dansait et qu’elle faisait son personnage, plus il me semblait reconnaître ses yeux, un certain mouvement d’épaules pour lequel ma mère la grondait toujours, et jusqu’à un signe qu’elle a au bas de la joue droite.

« De telle sorte qu’à la fin Laurent s’impatienta.

« – Que ferais-tu donc si c’était Adèle ? me demanda-t-il.

« – Je tâcherais de lui parler.

« Il ne me répondit pas, mais un petit moment après :

« – Eh bien ! me dit-il, puisque c’est ainsi, nous sortirons au prochain entracte, et nous irons demander des renseignements au concierge du théâtre.

« Ce qui fut dit fut fait.

« La toile n’était pas baissée que déjà nous étions dehors, courant à toutes jambes vers la porte des artistes qu’un contrôleur nous avait indiquée.

« Là, dans une soupente affreusement malpropre, à l’entrée d’un corridor plus malpropre et plus puant encore, nous trouvâmes une grosse vieille femme qui buvait de l’eau-de-vie brûlée en compagnie de cinq ou six figurantes en costume. Nous aurions été les derniers des derniers, que cette portière ne nous eût pas toisés d’un air plus méprisant, en nous disant :

« – Qu’est-ce que vous venez chercher par ici ?…

« Mon mari lui expliqua poliment qu’il désirait savoir si Mlle Flora Misri ne s’appelait pas de son vrai nom Adèle Cochard, mais elle ne le laissa seulement pas achever.

« – Est-ce que je sais ! interrompit-elle. Eh bien ! j’aurais de l’ouvrage, s’il me fallait m’informer du vrai nom de toutes ces dames !

« Et là-dessus, elle se mit à rire aux éclats, et toutes les autres aussi, comme si elle eût dit la chose la plus comique du monde.

« – Puisque c’est ainsi, repris-je, indiquez-nous par où l’on passe pour arriver jusqu’à Mlle Misri.

« Mais elle se mit à rire plus fort encore, nous demandant d’où nous venions pour nous imaginer qu’on entrait ainsi dans un théâtre comme dans un moulin, ajoutant que, si nous avions quelque chose à faire savoir à Mlle Flora, nous n’avions qu’à guetter sa sortie ou à lui écrire un mot qui lui serait remis à l’instant.

« Mon mari ayant adopté ce dernier parti, la concierge lui prêta un crayon, et il écrivit à la Fée des Eaux un billet, où il lui disait que, si elle était Adèle Cochard, elle eût la bonté de regarder tout en haut, à l’amphithéâtre des troisièmes, qu’elle y verrait sa sœur Julie.

« Et là-dessus, nous regagnâmes nos places, Laurent très en colère de l’insolence de la portière, moi bien peinée.

« Bientôt la Fée des Eaux parut, et il me sembla que son premier regard avait été jeté de notre côté… Je ne m’étais pas trompée : nos yeux se rencontrèrent, et, à travers toute cette salle, s’envoyèrent un baiser.

« – C’est, ma foi, elle ! me dit Laurent. Tiens, voici qu’elle nous fait un signe.

« Effectivement, tout en dansant elle nous adressait des saluts de la main.

« J’étais toute bouleversée. Après quatre ans, deux sœurs se retrouver ainsi, tout à coup, au théâtre, l’une dans la salle, l’autre, brillante, parée, applaudie, se donnant en spectacle !

« Ce qui n’empêche que je ne cessais de me demander comment nous nous verrions, lorsqu’à un nouvel entracte une ouvreuse se glissa jusqu’à nous et demanda à mon mari s’il était bien M. Laurent Cornevin.

« Mon mari ayant répondu : – Oui.

« – Alors, dit l’ouvreuse, c’est bien pour vous cette lettre dont je suis chargée par une de nos dames artistes.

« Laurent voulait lui donner une pièce de dix sous, mais elle la refusa, disant :

« – Excusez, je vous remercie, je suis payée.

« Et moi, quoique ce ne fût pas grand chose, je fus touchée de cette attention de ma sœur.

« Mais déjà Laurent avait ouvert la lettre.

« Adèle nous y disait qu’elle voulait absolument nous voir et nous embrasser. Elle ne le pouvait pas ce soir même, parce qu’elle avait une répétition après la représentation, mais elle nous attendait avec nos enfants, le lendemain, qui était un dimanche, chez elle, rue de Douai, à onze heures, pour déjeuner.

« Laurent semblait avoir pris son parti de la rencontre. Il ne m’en souffla pas mot de la soirée. Il se leva gai comme un pinson le lendemain, et c’est en riant qu’il me dit qu’il allait se mettre sur son trente et un et soigner sa barbe pour faire honneur à la Fée des Eaux…

Déjà, depuis un moment, Me Roberjot ne cessait de jeter à Mme Delorge des regards étonnés.

Quelle différence entre le récit lumineux et vivant de cette pauvre femme et les extraits du sommier judiciaire qu’avait eus entre les mains M. Barban d’Avranchel ! Elle cependant poursuivait :

Onze heures sonnaient, lorsque nous arrivâmes rue de Douai avec nos trois enfants, – nous n’en avions que trois encore à cette époque.

« Ma sœur demeurait au second étage d’une belle maison neuve.

« Une bonne, au sourire à la fois insolent et doucereux, nous ouvrit, nous reçut familièrement, comme des hôtes attendus, et nous fit entrer dans un appartement qui me parut tout ce qu’on peut imaginer de plus riche et de plus magnifique.

« Ce n’était pas l’avis de Laurent.

« Lui qui a servi dans de très grandes maisons, chez le comte de Commarin et chez le marquis d’Arlange, il me disait à l’oreille que tout ce qui reluit n’est pas d’or et que tout ce que je voyais n’était que du clinquant.

« Au bout de cinq minutes à peu près, ma sœur parut, vêtue d’un superbe peignoir de dentelles…

« Mais elle était ravie de nous voir, c’est de tout cœur qu’elle se jeta dans mes bras et quelle embrassa ensuite mon mari et mes enfants.

« Mes enfants surtout l’étonnaient.

« – Comment ! vous en avez trois, répétait-elle, et moi qui n’en savais rien !…

« Nous n’étions pas chez ma sœur depuis cinq minutes, que déjà je regrettais notre rencontre. N’ayant conservé de notre jeunesse que d’amers ou d’odieux souvenirs, elle s’était mis à se plaindre avec une violence extraordinaire de toute notre famille, de nos frères, de nos sœurs, de notre père, qu’elle n’appelait jamais que le vieil ivrogne, de notre mère surtout, qu’elle haïssait terriblement.

« Toutes ces récriminations arrivaient bien mal, mon mari n’aimant guère les miens.

« Je commençais donc à être bien embarrassée, lorsqu’une bonne vint annoncer que le déjeuner était servi.

« – Ma foi ! tant mieux ! dit ma sœur. Comme cela nous ne parlerons plus de toutes ces vilaines gens…

« La salle à manger me parut encore plus riche que le salon.

« Tous les meubles étaient en chêne sculpté et, derrière les vitres de deux immenses buffets, on voyait reluire toutes sortes de verreries et de porcelaines.

« Adèle, c’est-à-dire Flora, s’était mise en frais, et soit par bon cœur pour nous faire honneur et plaisir, soit par vanité, pour nous éblouir, elle nous avait fait servir un repas de prince.

« La table ployait sous le poids des mets et des bouteilles, et pour manger et boire toutes ces bonnes choses, nous avions chacun, à notre couvert, quatre ou cinq verres et quantité d’ustensiles qui m’étaient inconnus.

« Bien loin d’être contente de ces cérémonies, j’en étais désolée.

« Je voyais le front de mon mari se rembrunir et se plisser comme il lui arrivait toutes les fois qu’il était irrité, et que cependant il se forçait à rester calme.

« Et, pour comble, ma sœur ne cessait de remplir ses verres de vins de toutes les couleurs, tout en répétant :

« – Buvez donc, beau-frère… Est-ce que vous ne trouvez pas mon vin bon ? Vous ne buvez pas…

« Malheureusement, il ne buvait que trop, et, quoique sachant qu’il portait très bien la boisson et qu’il n’avait pas le vin mauvais, je m’inquiétais de voir ses yeux devenir plus brillants et ses joues plus pâles.

« – Prends garde, lui disais-je, tu vas te faire mal.

« Je perdais mes peines.

« Nous étions à table depuis plus de deux heures, et mon plus jeune enfant avait fini par s’endormir, lorsqu’on apporta je ne sais plus quel mets sous une grosse cloche d’argent.

« – Comment ! encore ! s’écria-t-il mon mari.

« Puis examinant ma sœur :

« – Savez-vous, lui dit-il, qu’il faut que vous ayez une fameuse fortune, pour pouvoir vous permettre tant de dépense.

« – J’ai de l’argent, en effet, répondit-elle négligemment.

« – On vous paye donc bien cher à votre théâtre ?

« Elle partit d’un éclat de rire, et dit :

« – Très cher !… On me donne trente-cinq francs par mois. Il est vrai que je fournis mes costumes. Vous voyez d’ici le bénéfice ?…

« Au geste terrible de mon mari, je crus qu’il allait se dresser brusquement en jetant bas la table.

« Il n’en fut rien, cependant ; il se contenta de m’écraser d’un regard furieux, tandis qu’il disait à ma sœur :

« – Décidément, mademoiselle Flora, je crois que vous êtes une fille adroite.

« J’aurais battu ma sœur.

« Je ne me contentais plus de lui adresser des signes, je la poussais du coude, je lui marchais sur les pieds avec une sorte de rage. Rien n’y faisait.

« – J’ai eu de la chance, reprit-elle, je l’avoue, mais non pas du premier jour… En me sauvant de chez ma mère, je croyais que les alouettes allaient me tomber toutes rôties… Belles alouettes, ma foi ! L’homme que j’avais suivi était le dernier des bandits, et nous n’étions pas ensemble depuis quinze jours qu’il me rouait de coups. Ah ! si les filles savaient ! Mais j’étais bête, et d’ailleurs ce triste gars me faisait une peur affreuse.

« Quand il avait dépensé tout son argent dans les cafés, c’était à moi de lui en procurer. Comment ? Ce n’était pas son affaire ; il lui en fallait, voilà tout. Sinon… des coups ! Dieu ! m’a-t-il battue, cet être-là ! Vous me direz que je pouvais le planter là… Bon ! mais pour où aller ? Je serais encore entre ses griffes, s’il ne lui était arrivé une affaire de coups de couteau qui le fit mettre en prison. Ce fut ma délivrance. Justement, à ce moment, un théâtre demandait de jolies filles pour figurer, je me présentai, je fus reçue, et depuis je n’ai pas à me plaindre…

« Je me sentais blêmir, en sentant peser sur moi les regards de mon mari.

« C’eût été ma vie, à moi, sa femme, qu’on lui eût contée ainsi, qu’il n’eût pas paru plus exaspéré.

« – Quant à être adroite, continuait Flora, qui ne s’apercevait de rien, je ne le suis pas… Je sais amener l’argent, mais je ne sais pas le garder. Avec un peu de fermeté, j’aurais des rentes, mais je suis trop bonne, on me dépouille, on me gruge, on m’exploite…

« Elle se plaignait ainsi, avec une amertume croissante, quand la porte de la salle à manger s’ouvrit brusquement, et un homme entra, très grand, maigre, avec des moustaches cirées, l’air casseur, le chapeau sur l’oreille et le cigare dans le coin de la bouche.

« Il ne dit quoi que ce soit à personne, ni salut, ni bonjour, ni rien, mais regardant ma sœur d’un air mécontent :

« – Comment ! pas encore habillée ! fit-il.

« – Non.

« – Qu’avez-vous donc fait depuis ce matin ?

« – Vous le voyez bien, Victor, j’ai déjeuné avec mes parents.

« Non, jamais je n’oublierai le regard dont cet individu nous toisa.

« – Très joli, dit-il, mais il faut s’habiller.

« – Plus tard.

« – Tout de suite. La voiture est en bas.

« – Eh bien ! renvoyez-la… Vous m’ennuyez, à la fin, Victor, avec votre tyrannie…

« Mais il ne la laissa pas finir.

« – Qu’est-ce que c’est que ça ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que cette fantaisie !…

« Et saisissant brusquement ma sœur par le haut de sa robe, il la souleva de sa chaise, et malgré sa résistance et ses cris la poussa dans la pièce voisine.

« – Ah ! c’en est trop ! s’écria mon mari. Attends, brigand, je suis à toi !

« Et il allait s’élancer dehors, lorsque moi, fort heureusement, j’eus le temps de me précipiter à genoux, les bras étendus devant la porte…

« Ce mouvement nous sauva tous d’un grand malheur, car il arrêta Laurent.

« – Tu as raison, me dit-il, ce serait me salir.

« Je voulais parler, il m’interrompit :

« – Mais viens vite, ajouta-t-il violemment, relève-toi, partons, amène les enfants !…

« Certainement, ma conscience ne me reprochait rien, et on ne saurait être responsable des fautes des autres, mais du caractère dont je connaissais Laurent, je me demandais s’il n’allait pas me tourner le dos et s’éloigner de moi pour toujours.

« Cependant, lorsque nous fûmes dans la rue, rien ne vint justifier mes craintes.

« Mon mari, sans mot dire, passa mon bras sous le sien, et marchant à grands pas, m’entraîna.

« Au boulevard extérieur, seulement, de l’autre côté de la barrière de Clichy, dans un endroit où il n’y avait personne, il s’arrêta.

« Il se recula de moi, se croisa les bras, et, me regardant bien en face, il me dit ces seuls mots :

« – Eh bien !…

« Pour toute réponse, je fondis en larmes.

« Il secoua tristement la tête, et d’un ton si doux qu’il eût tiré des larmes d’une pierre :

« – Va, pauvre Julie, me dit-il, je ne t’en veux pas et, si parfois je t’ai fait souffrir à cause des tiens, j’ai eu tort. Je n’ai jamais eu qu’à bénir Dieu de t’avoir prise pour femme.

« Je me jetai à son cou en sanglotant ; il m’embrassa. Puis, posément :

« – Seulement, me dit-il, jure-moi de ne jamais remettre les pieds chez ta sœur, de ne jamais chercher à la revoir.

« Je le lui jurai, et comme il était bon comme le bon pain, avec ses manières brusques, voyant que j’avais beaucoup de chagrin :

« – Et puis, qu’il ne soit plus question de rien, ajouta-t-il gaiement, et puisque nous voilà dehors, allons finir la journée à la campagne…

La voix de Mme Cornevin expirait à ces derniers mots ; il était clair qu’elle était presque à bout de forces.

Et cependant elle refusa de se reposer un moment, comme l’en priait Mme Delorge.

La partie la plus douloureuse de son récit étant passée, elle reprit d’un accent plus calme :

Certes, j’étais bien résolue à tenir la promesse que j’avais faite à Laurent. Je ne pouvais pas prévoir que ma sœur viendrait me visiter.

« Elle m’arriva le lendemain, en grande toilette, les poches pleines de bonbons pour les enfants, toute gaie et toute souriante.

« À peine assise, elle entreprit de m’expliquer la scène de la veille, essayant de la tourner en plaisanterie, disant que tous les amoureux ont des piques pareilles, que la colère fait dire des tas de choses qu’on ne pense pas, et qui d’ailleurs ne sont pas vraies…

« Mais elle vit bien à mon air que je ne prenais pas le change, et alors, renonçant à me cacher la vérité, elle se mit à pleurer, disant que j’avais bien raison, qu’elle était la plus misérable des créatures.

« – Eh bien ! il faut rompre, lui dis-je.

« Mais, à ma profonde stupeur, elle m’avoua qu’elle ne s’en sentait pas le courage.

« Elle haïssait cet homme, elle le méprisait, et cependant il lui était nécessaire. Il l’avait ensorcelée.

« Ainsi, pendant de longues heures, elle m’exposa toutes les plaies de sa vie si brillante en apparence, répétant toujours :

« – Avec tes enfants, ton labeur obstiné, la gêne toujours menaçante, c’est encore toi, de nous deux, qui as le bon lot.

« Cependant, il me fallait lui dire que mon mari exigeait que nous ne nous revissions pas, et je pensais qu’elle allait s’indigner, se révolter.

« Non… Elle baissa tristement la tête, à ces cruelles paroles, et d’un accent douloureux :

« – Je ne puis pas dire qu’il ait tort, murmura-t-elle… Je sens qu’à sa place j’agirais comme lui…

« Néanmoins elle revint. Je l’avouai à Laurent qui se contenta de me dire :

« – Je ne puis pas exiger que tu mettes ta sœur à la porte de chez toi… Mais prie-la de venir avec des toilettes moins éclatantes…

« C’est ce qu’elle fit d’elle-même par la suite, car nous gardâmes des relations. Quand elle avait eu quelque crise, je la voyais arriver, et elle passait l’après-midi avec moi, m’aidant à mon ouvrage…

« Elle me disait que notre honnêteté était la sienne, et de ce que mon mari refusait de la voir, elle ne l’en estimait et même ne l’en aimait que davantage.

« Assurément, Adèle, – je veux dire : Flora, – n’était pas, n’est pas une méchante fille. Elle a bon cœur, s’attendrit aisément, et son premier mouvement est toujours bon.

« Mais jamais on n’a vu d’esprit si faible ni si mobile que le sien. D’un instant à l’autre, pour tout ou pour rien, changent ses idées, ses projets et ses désirs. Le dernier qui lui parle a toujours raison.

« Je ne m’étonnai donc pas trop, il y a un an environ, de la voir changer tout à coup.

« Elle se donnait des airs d’importance et de mystère, parlant à mots couverts d’événements graves qu’elle attendait.

« – Je deviens une personne sérieuse, disait-elle, je m’occupe de politique.

« Au lieu de se répandre comme autrefois en récriminations contre cet homme odieux que nous avions vu chez elle, contre ce Victor, elle ne trouvait plus de termes assez forts pour se féliciter de le connaître.

« C’était aussi, ajoutait-elle, un grand bonheur pour moi qu’elle le connût, car elle lui parlerait de moi, et il ne manquerait pas de procurer à Laurent quelque place brillante et lucrative.

« Déjà, sur sa recommandation, une ancienne ouvreuse de son théâtre avait obtenu un bureau de tabac.

« – Juge, concluait-elle, juge de ce que je ferai pour ma sœur, quand le moment sera venu.

« Flora s’exprimait en personne si sûre de son fait, que je fus ébranlée et que je finis par parler à mon mari de nos conversations.

« Mais il s’emporta dès les premiers mots, jurant que j’étais aussi bête que ma sœur de croire à toutes ces sornettes, et que, si par impossible toutes ces vanteries étaient vraies, il avait le cœur trop haut pour accepter une telle protection.

« Flora, à qui j’eus l’imprudence de laisser deviner ce propos, en fut exaspérée.

« – Tout le monde n’est pas si fier que vous, me dit-elle, et j’en sais des plus riches et des plus huppés qui mendient la protection de Victor et qui cireraient ses bottes au besoin.

« Comme de raison, cette querelle jeta du froid entre ma sœur et moi.

« Peu à peu ses visites se firent rares.

« Et il y avait plus de trois mois que je ne l’avais vue, lorsqu’arrivèrent nos malheurs, que le général Delorge fut tué et que mon mari disparut.

« Certes, jamais la pensée ne me fût venue d’avoir recours à ma sœur sans Mme Delorge.

« Comment imaginer que Victor et M. de Combelaine pouvaient n’être qu’un seul et même personnage !…

« Cela est, cependant ; je suis allée me poster à la porte de M. de Combelaine, je l’ai guetté, je l’ai vu, et j’ai reconnu Victor…

« Y avait-il pour nous un parti à tirer de cette circonstance ?

« Mme Delorge le crut, et, m’étant bien pénétrée des conseils qu’elle me donna, je me présentai chez ma sœur.

« C’était samedi, sur les huit heures du soir… Mais ce n’est plus rue de Douai qu’elle demeure.

« Cet appartement, qui m’avait semblé si magnifique, lui ayant paru mesquin, et au-dessous de sa position, elle en a pris un autre beaucoup plus vaste, au boulevard des Capucines.

On me fit monter par l’escalier de service, et ce fut un domestique en grande livrée qui vint m’ouvrir.

« Dès que je lui eus dit que je désirais parler à Mme Flora Misri :

« – C’est impossible, me répondit-il, nous avons dix personnes à dîner…

« J’insistai, cependant, et le domestique que j’impatientais allait sans doute me pousser dehors, lorsque ma sœur traversa le corridor.

« M’apercevant, elle jeta un petit cri de surprise, et, sans se soucier de ses domestiques :

« Comment ! c’est toi !… me dit-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ?…

« Vivement je lui exposai le malheur qui me frappait, me gardant bien, comme de juste, de souffler mot du général Delorge.

« Elle parut consternée.

« – C’est épouvantable, murmurait-elle. Laurent disparu !… Que vas-tu devenir, seule, avec tes cinq enfants ?…

« Puis, tout à coup :

« – Non, cela ne sera pas, je ne le souffrirai pas, je ne veux pas qu’on touche aux miens… Attends une minute ici…

« Elle disparut à ces mots, j’entendis des portes s’ouvrir et se fermer, puis dans une pièce voisine le chuchotement étouffé d’une discussion rapide.

« L’instant d’après, Flora reparaissait toute souriante :

« – C’est arrangé, me dit-elle, Victor va s’occuper de ton affaire… Une autre fois, empêche Laurent de se mêler de ce qui ne le regarde pas…

« J’avais le paradis dans le cœur en me retirant, et c’est avec une impatience extraordinaire que j’attendis le lendemain pour avoir des explications…

« Hélas ! ce lendemain me réservait une douleur pire que toutes les autres.

« Lorsque je fus admise près de ma sœur, elle n’était plus la même. Elle me parut irritée, embarrassée.

« – Ma pauvre Julie, me dit-elle brusquement, je t’ai trompée, hier soir, sans le vouloir, et parce qu’on m’avait trompée moi-même, pour ne pas te chagriner. On ne sait ce qu’est devenu ton mari. C’est en vain que la police a fait tout au monde pour le retrouver.

« Elle me tendait de l’argent en disant cela. Mais je le repoussai avec horreur… Il m’eût semblé recevoir le prix du sang ou de la liberté de mon mari…

« Et, ne pouvant plus rien obtenir de ma sœur, je sortis, sentant bien que toute espérance de ce côté était perdue, mais rassurée par une voix qui me disait au-dedans de moi-même que Cornevin n’est pas mort et que je le reverrai.

XV

Mme Cornevin avait à peine achevé son récit que Mme Delorge se leva.

Regardant alternativement Me Roberjot et M. Ducoudray :

– Eh bien ?… interrogea-t-elle.

L’avocat hocha la tête.

– Lors de la première visite de Mme Cornevin au boulevard des Capucines, répondit-il, M. de Combelaine et Flora n’étaient convenus de rien : de là leur surprise et leur réponse… Le lendemain ils s’étaient entendus. Et du résultat si différent des deux démarches résulte pour moi la presque certitude de l’existence de Laurent Cornevin…

– Telle a été mon opinion première, approuva Mme Delorge.

– S’il existe, son témoignage subsiste toujours. S’il est emprisonné quelque part, on peut le retrouver.

– Assurément.

M. Ducoudray se dressa.

– Eh bien ! je le retrouverai, déclara-t-il, et c’est à cette tâche que désormais je voue ma vie. C’est un drôle de métier que je vais faire, m’allez-vous dire, un métier de policier. Soit ! Je m’en ferai gloire si je réussi, je n’en rougirai pas si j’échoue. Servir une juste cause, sous quelque forme que ce soit, est toujours honorable, quoi que prétendent les gredins. Mais je réussirai. Pourquoi donc un honnête bourgeois de Paris, qui a eu l’adresse de faire fortune, ce qui n’est déjà pas si facile, ne serait-il pas aussi adroit que n’importe quel agent de la préfecture ?

Mme Delorge ne pouvait être que bien reconnaissante à M. Ducoudray de ses généreuses intentions ; mais ses regards ne cessaient d’interroger Me Roberjot.

– Mais nous, en attendant, lui demanda-t-elle, que faire ?…

L’avocat eut un geste de découragement.

– Attendre, murmura-t-il ; attendre, et espérer…

Cette réponse, Mme Delorge l’avait prévue.

– J’attendrai, dit-elle d’une voix ferme. Mon fils et son ami vous ont parlé, n’est-ce pas ?… Vous avez pu juger, d’après leurs projets, si je sais m’armer de patience…

L’avocat se retira fort troublé…

Jamais son imagination ne lui avait peint sous des couleurs si décevantes un mariage avec Mme Delorge.

– Mais comment se faire aimer d’elle ? répétait-il, véritablement désespéré.

Comment ?… En vengeant son mari d’abord.

Cette idée, qui le ramenait à sa candidature, devait fatalement lui rappeler son ami Verdale. Il ne l’avait pas revu depuis qu’il lui avait confié son titre de rente, mais il ne s’étonnait pas trop de ce retard, pensant que son agent de change aurait attendu, pour vendre, un moment favorable.

Ce qui n’empêche qu’il fut assez satisfait, lorsqu’en rentrant chez lui, son domestique lui remit une lettre dont l’adresse était de l’écriture de l’architecte incompris. Ayant brisé le cachet, il lut :

« Ami Roberjot,

« Si, au reçu de cette lettre, tu la portes chez le procureur de la République, il s’empressera de décerner contre moi un mandat d’amener.

« Et je serai arrêté, jugé et condamné à cinq ans de réclusion, si je ne réussis pas à passer à l’étranger.

« Grâce à un faux, j’ai décidé ton agent de change à vendre le titre entier que tu m’avais confié, et je m’en suis approprié le montant, soit cent dix-huit mille neuf cent trente et un francs.

« C’est un indigne abus de confiance, je le sais, mais une occasion se présentait, si belle, si sûre, si facile de gagner en quinze jours de trois à cinq cent mille francs, que je n’ai pas su résister à la tentation… Je te le dis, en vérité, l’occasion est sûre, il faudrait l’impossible pour que je perde ton argent.

« Et si tu es assez généreux et assez sage pour ne rien dire, d’aujourd’hui en quinze, je te porterai la moitié de mon gain, c’est-à-dire une fortune…

« VERDALE… »

Me Roberjot se laissa tomber sur une chaise.

– Ah ! le misérable ! murmurait-il, je suis ruiné !…

Si philosophe que l’on soit et détaché des biens de ce monde, ce n’est jamais volontiers qu’on se résigne à perdre cent vingt mille francs, le tiers de ce que l’on possède.

Et, en ce cas, les circonstances redoublaient, pour Me Roberjot, les amertumes de la perte.

– Canaille !… grondait-il en grinçant des dents, cela ne se passera pas ainsi, et avant un mois je me serai donné la satisfaction de t’envoyer au bagne !…

Il se dressa sur ces mots, et reprenant son chapeau, il s’élança de nouveau dehors, sans écouter son domestique stupéfait, qui lui demandait :

– Monsieur rentrera-t-il dîner ?

Comme si on avait faim, quand on perd cent mille francs !

Non. Il s’en allait de ce pas, d’un bon pas, tout droit au Palais de Justice, déposer au parquet la lettre de l’architecte incompris, cette lettre dont le cynisme goguenard le transportait de rage.

Car on ne se moque pas du monde avec cette impudence ! marmottait-il, tout en descendant la rue Jacob. Oser m’écrire que ce vol ignoble n’est qu’un emprunt, que la tentation a été trop forte, qu’il ne perdra très probablement pas mon argent, et qu’il fera ma fortune en même temps que la sienne !

Heureusement ou malheureusement il se faisait tard, la nuit venait et Me Roberjot ne tarda pas à recouvrer assez de sang-froid pour réfléchir qu’il ne trouverait plus personne au Palais.

Dès lors, pourquoi ne pas remettre au lendemain cette course inutile, et commencer soi-même une sorte d’enquête ?

Pourquoi ne pas rechercher les procédés employas par M. Verdale pour consommer si lestement cet indigne abus de confiance, et ce que ce pouvait être que ce faux dont il s’accusait ?

Tout enflammé de cette idée, l’avocat sauta dans une voiture qui passait, et commanda au cocher de le conduire rue Richelieu, où demeurait son ami l’agent de change, qui avait vendu le titre.

Cette voiture était attelée d’une misérable rosse qui trottait sur place, de sorte que Me Roberjot, après s’être d’abord prodigieusement impatienté, eut le temps de réfléchir.

La lettre de l’architecte était bonne à méditer, avant de prendre un parti.

Évidemment on y pouvait lire entre les lignes cette menace :

« Si tu te tais et que mon opération réussisse, je te rendrai ce que je t’ai volé et je partagerai avec toi mon bénéfice. Si tu te plains, au contraire, tu peux dire adieu à tes cent vingt mille francs. »

Me Roberjot était donc perplexe, tout en étant très disposé à la prudence, lorsqu’il arriva chez son ami.

L’agent de change était dans son cabinet, achevant le dépouillement de son carnet, lorsqu’on lui annonça l’avocat.

– Te voilà donc, dilapidateur, lui cria-t-il, te voilà donc, ambitieux, qui échanges tes rentes contre des actions dans l’opposition.

Me Roberjot sourit, ce qui n’était pas répondre, et dit :

– Comme cela, ma détermination t’a surpris ?

– Ma foi, oui ! Le moment était on ne peut plus mal choisi pour vendre. Ta précipitation te coûte au moins vingt-cinq louis. Je t’aurais bien dit d’attendre, mais tu me donnais dans ta lettre de si bonnes raisons…

L’avocat tressaillit.

– Ah ! je te donnais de bonnes raisons, fit-il.

– Assurément, sans compter que les explications de l’ami que tu avais chargé de l’affaire, de ton ami Verdale, auraient levé toutes mes hésitations. Mais quel air singulier tu as !… En serais-tu aux regrets ?

– Non, certes. Seulement, dis-moi, as-tu conservé ma lettre ?…

– Parbleu ! c’est une pièce de comptabilité.

– Voudrais-tu me la montrer ?

Ce fut au tour de l’agent de change de tressaillir.

Il considéra un moment son ami, puis d’un ton inquiet :

– Pourquoi ? demanda-t-il.

C’est ce que se serait bien gardé de dire, au moins en ce moment, Me Roberjot.

Sa détermination n’était pas arrêtée, et il savait que conter ses affaires, c’est toujours s’enlever le libre arbitre, et le plus souvent se mettre dans le cas de faire précisément le contraire de ce qu’on eût souhaité.

Il répondit donc du ton le plus indifférent :

– Pour rien.

C’est ce dont ne sembla nullement convaincu l’agent de change.

Cependant il ne se permit pas une objection.

Il se leva, marcha droit à un carton, et en tira une lettre qu’il tendit à l’avocat en lui disant simplement :

– Voilà !…

L’architecte n’y était pas allé, comme on dit, par quatre chemins.

Supprimant bravement la lettre véritable, il en avait fabriqué une fausse où Me Roberjot donnait ordre à son agent de change de vendre immédiatement et à n’importe quel prix le titre de rente qu’il lui adressait et d’en remettre le montant à M. Verdale.

Quant aux raisons imaginées par l’architecte pour justifier cette précipitation, elles étaient en effet plausibles, et tirées de la situation particulière de l’ami dont il trahissait si abominablement la confiance.

– Il t’arrive quelque chose, Roberjot ? insista l’agent de change, que la peur finissait par prendre ; tu es plus blanc que ta chemise.

– L’avocat fit un effort.

– Non, je n’ai rien, répondit-il… Seulement, il faut que tu me rendes un service…

– Parle…

– Il faut que tu me gardes cette lettre plus précieusement qu’un titre de rente… Elle est sans prix, pour moi…

– Si ce n’est que cela, dors tranquille, répondit l’agent de change, je vais la serrer dans ma caisse particulière avec mes valeurs…

Fixé désormais sur la façon d’opérer de son excellent ami Verdale, et certain de retrouver, lorsqu’il le jugerait utile, le corps du délit, Me Roberjot n’avait plus rien à faire rue Richelieu.

Se mettre en quête du coupable lui semblait et en effet pouvait être important.

Il serra donc la main de son ami, et vingt minutes plus tard il arrivait rue Mazarine, à l’hôtel borgne où l’architecte incompris avait élu domicile depuis plusieurs années.

Ce fut l’hôtelier en personne, gros homme rouge et chauve, à mine à la fois naïve et futée, qui vint lui ouvrir, et qui à ses questions répondit :

– M. Verdale est en voyage.

L’avocat ne sourcilla pas.

Il s’était préparé à quelque réponse de ce genre.

– Depuis quand ? demanda-t-il.

– Il est parti ce tantôt vers deux heures.

– Pour longtemps ?

C’est avec l’attention la plus extrême que le gros hôtelier dévisageait Me Roberjot.

– Monsieur serait-il l’ami de M. Verdale ? interrogea-t-il tout à coup.

– Certes, répondit l’avocat d’un ton d’amère ironie, et un ami bien cher.

L’hôtelier branlait son chef chauve :

– C’est que, reprit-il, lorsque M. Verdale est monté en voiture, ce tantôt, pour se rendre au chemin de fer, il m’a dit que la soirée ne s’écoulerait pas sans qu’un de ses anciens camarades vint le demander d’un air furieux…

Si peu disposé qu’il fût à la gaieté, Me Roberjot ne put s’empêcher de sourire de cette étrange prévoyance.

– Je suis cet ami, mon cher monsieur, dit-il, et je puis vous donner ma parole que je ne suis pas content du tout.

Le gros homme s’inclina.

– Cela étant, poursuivit-il, les recommandations de mon locataire doivent être pour vous. Au moment de partir : Père Bonnet, me commanda-t-il, tu diras à cet ami de ne point se hâter de me juger, d’attendre et de ne pas s’inquiéter. Quoi qu’il advienne, d’aujourd’hui en quinze je serai de retour…

Mais il s’arrêta tout balbutiant, décontenancé par les yeux de l’avocat, obstinément rivés sur les siens.

Et voilant son embarras sous un sourire niais :

– Monsieur m’examine d’un drôle d’air, fit-il.

C’est qu’un soupçon singulier venait de traverser l’esprit de Me Roberjot.

Et sans quitter de l’œil l’hôtelier :

– Je vous observe ainsi, prononça-t-il, parce que je suis persuadé que vous me trompez…

– Oh !

– Et tenez, maintenant mes soupçons se changent en certitude. M. Verdale n’est pas en voyage, M. Verdale est chez vous.

Le gros homme leva le bras comme pour prendre le ciel à témoin de son serment, et d’un accent solennel :

– M. Verdale est parti ce tantôt, jura-t-il. Que tous mes locataires déménagent à la cloche de bois si je mens…

– Oh ! ne jurez pas…

– Et si monsieur ne veut pas me croire, il n’a qu’à me suivre, je le conduirai à la chambre de son ami, il verra qu’elle est vide, et que ma femme a fait enlever les draps du lit.

Ce dernier détail était maladroit. Qui veut trop prouver ne prouve rien.

Ce fut l’opinion de Me Roberjot, car, tirant son portefeuille :

– Faites-moi l’honneur, cher monsieur, reprit-il, de ne pas me croire beaucoup plus naïf que vous. Si M. Verdale est dans votre hôtel, il est clair qu’il a changé de chambre. Mais tenez, conduisez-moi à lui, et le billet de mille francs que voici est à vous…

Un éclair de convoitise brilla dans l’œil de l’hôtelier.

Sa main, par un mouvement instinctif, s’avança vers le billet de banque.

Mais il demeura inébranlable.

– J’ai dit la vérité, fit-il tristement. M. Verdale est absent, et ne sera ici que d’aujourd’hui en quinze… Mais il y sera pour sûr.

Insister eût été inutile.

Me Roberjot se retira, bien convaincu que l’architecte incompris se cachait dans cet hôtel borgne.

Un moyen infaillible de s’en assurer était à sa disposition. Il n’avait qu’à prévenir le commissaire de police, et une perquisition serait immédiatement ordonnée.

Seulement, serait-ce bien prudent ?

– Il ne faut pas agir à la légère, pensait-il, avec un gredin de cette trempe qui me fait l’effet d’avoir tout perdu. La moindre fausse manœuvre peut m’enlever les faibles chances qui me restent de recouvrer mes cent vingt mille francs.

Et comme neuf heures sonnaient, qu’il avait faim, qu’il pensait bien que son domestique ne l’attendait plus, il gagna le restaurant Magny…

Il n’était plus si accablé.

La certitude qu’il croyait avoir de la présence à Paris de M. Verdale lui donnait quelque espoir.

– S’il est resté, pensait-il, c’est qu’il m’a dit vrai, c’est qu’il m’a volé pour tenter quelque grosse spéculation dont il attend le résultat. Pourvu qu’il gagne, mon Dieu ! Et pourvu, s’il gagne, qu’il me rende mon argent !…

Tout bien considéré, il ne voyait qu’avantage à se taire jusqu’à l’expiration du délai fixé par l’architecte. Pour être portée quinze jours après le vol, sa plainte n’en serait pas moins valable, et il se réservait la seule et unique chance qui lui restât.

– Mais, par exemple, se disait-il, si d’aujourd’hui en quinze, à midi, je n’ai pas de nouvelles de mon ami Verdale, à une heure la police sera à ses trousses…

XVI

À l’heure même où Me Roberjot courait après sa fortune en péril, Mme Delorge, aidée de l’expérience de M. Ducoudray, s’occupait à voir clair dans la sienne.

C’était une femme de cœur, mais c’était aussi une femme de tête.

Ce qu’elle avait dit à l’avocat était exact.

Si dans le premier égarement de la douleur, elle s’était bercée de l’espoir d’une vengeance immédiate, elle n’avait pas tardé à reconnaître combien elle s’abusait.

Ce n’était pas d’un homme qu’elle avait à obtenir justice, mais bien d’un système de gouvernement dont cet homme se trouvait être solidaire.

Elle n’avait pas désespéré pour cela.

Non qu’elle crût tous les gens qui l’approchaient et qui ne cessaient de lui répéter, comme c’était la mode à cette époque, que l’année ne se passerait pas sans emporter dans le tourbillon d’une révolution nouvelle le président et son entourage.

Mais elle était fermement persuadée qu’un gouvernement établi sur un attentat tel que celui du 2 décembre doit mal finir, et qu’un jour viendrait fatalement où il glisserait dans le sang innocent du boulevard Montmartre.

Or, précisément parce qu’elle était pénétrée de cette foi en l’avenir, Mme Delorge n’en sentait que plus vivement la nécessité de l’atteindre.

Et, pour cela, force lui était de descendre des sommets glacés de sa douleur jusqu’à des détails matériels, dont la négligence ou l’oubli renversent les plus beaux projets.

Le général Delorge mort, sa veuve devait retrancher de son budget les dix mille francs qu’il touchait chaque année.

Et depuis, ses charges s’étaient accrues dans des proportions considérables.

Elle s’était engagée à servir à Mme Cornevin une pension de douze cents francs.

Elle avait à pourvoir à l’éducation de son fils et de Léon Cornevin, éducation qu’elle voulait aussi complète que possible, et dont les frais, déjà importants, devaient aller en augmentant chaque année.

Sa fille Pauline ne lui coûtait rien encore, mais trois ans ne s’écouleraient pas sans qu’il devînt indispensable de lui donner des maîtres.

Krauss encore était à sa charge. Parler de séparation à ce serviteur si fidèle et si absolument dévoué, c’eût été le frapper au cœur. Déjà il avait donné à entendre qu’il n’accepterait plus de gages, et qu’au besoin il irait travailler dehors, pour augmenter, du prix de son travail, les revenus de la maison.

Enfin, Mme Delorge avait à faire entrer en ligne de compte son entretien à elle, qui, si modeste qu’elle le supposât, coûterait toujours quelque chose.

Et qu’avait-elle, pour faire face à tant d’obligations ?

Onze mille livres de rentes, pensait-elle.

Mais elle s’abusait.

M. Ducoudray, avec sa vieille habitude des affaires et des chiffres, ne tarda pas à reconnaître et à lui démontrer qu’elle s’exposerait à de cruels mécomptes, si elle basait sa dépense sur un revenu moyen de plus de neuf mille francs.

Il se pouvait qu’elle eût des années meilleures, mais le mieux était de n’y pas songer.

C’est dans l’ancien cabinet du général que sa veuve et M. Ducoudray agitaient ces graves questions.

Et il parut au digne rentier que jamais occasion plus propice ne se présenterait de planter le premier jalon des espérances matrimoniales qui ne l’avaient en aucun temps abandonné, et qui l’agitaient plus que jamais, depuis qu’il avait embrassé résolument la cause de Mme Delorge.

D’une voix très émue donc, car, en vérité, le cœur lui battait plus qu’à vingt ans, lorsqu’il faisait sa déclaration à la première Mme Ducoudray, il entreprit une longue et fort entortillée homélie, destinée, déclarait-il, à éclairer la veuve de son excellent et cher ami.

Si elle avait raison, ainsi qu’il le reconnaissait, disait-il, de prendre toutes ses mesures pour l’avenir, elle avait tort de les prendre définitives et comme si elles eussent dû être irrévocables. Les déterminations humaines sont sujettes à tant et de si impérieuses variations ! Était-elle bien sûre qu’avant dix-huit mois ou deux ans, tel événement ne surgirait pas qui dérangerait et rendrait vains tous ses calculs !…

N’était-elle pas très jeune encore ? La solitude lui paraîtrait pénible à la longue. Puis ses enfants grandiraient, ses trois enfants, puisque Léon Cornevin allait être pour elle un second fils, et elle sentirait combien la main d’un homme est nécessaire à la bonne administration d’une famille.

Mais la voix du bonhomme, à peine intelligible depuis un moment, expirait sur ses lèvres. Mme Delorge le regardait d’un air de stupeur si profonde, qu’il en était épouvanté.

– Est-ce bien de la possibilité d’un second mariage que vous me parlez ? fit-elle.

Il se contenta d’incliner la tête, n’osant répondre.

– Si une semblable pensée pouvait me venir, reprit Mme Delorge, je la repousserais comme l’idée du crime le plus dégoûtant…

L’excellent M. Ducoudray était cramoisi.

– Pourvu, mon Dieu ! pensait-il, qu’elle n’ait pas compris que je voulais parler de moi !…

Car il s’était fait, depuis trois mois, une douce habitude de l’intimité de cette femme si véritablement supérieure. Il s’était accoutumé à ne penser que par elle, pour ainsi dire, à obéir à ses inspirations, à mettre tout ce qu’il avait d’intelligence et d’activité au service des dessins qu’elle poursuivait.

Et il frissonnait à la seule perspective de retomber dans son isolement d’autrefois, lorsqu’il vivait recroquevillé dans son égoïsme de veuf consolé, sans autre distraction que le caquet de sa gouvernante…

Mais Mme Delorge était à mille lieues de soupçonner les châteaux en Espagne que s’était bâtis son vieux voisin.

Loin donc d’attacher la moindre importance à ses savants préliminaires, elle le ramena brusquement, et à sa grande joie, à la discussion du plan de conduite qu’elle devait adopter.

Et d’abord, pouvait-elle continuer à habiter la villa de la rue Sainte-Claire ?

Non, malheureusement.

Cette habitation lui tenait au cœur, toute palpitante qu’elle était encore des souvenirs du général ; mais le loyer dépassait deux mille francs, et le service y exigeait en outre un assez nombreux domestique.

– Je savais si bien qu’il me faudrait la quitter, disait Mme Delorge, que j’ai déjà donné congé. Mais où aller ?…

Le château de Glorière lui eût présenté de précieux avantages.

Là, elle eût pu conserver un train convenable, les dehors et aussi les réalités de l’aisance, tout en réalisant les immenses économies du propriétaire campagnard qui vit sur sa terre. Elle eût pu mettre Raymond et Léon Cornevin au collège de Vendôme, dont les études ont une certaine réputation, et dont le prix est relativement peu élevé.

Mais ce n’était là qu’une des faces de la question.

Se réfugier en province, n’était-ce pas pour Mme Delorge déserter le terrain de la lutte, se désintéresser des événements ou, en tout cas, s’enlever les facilités d’en profiter ? N’était-ce pas renoncer à surveiller M. de Combelaine ?

– Je resterai donc à Paris, coûte que coûte, prononça Mme Delorge d’un ton qui annonçait une résolution irrévocable ; il le faut, c’est mon devoir.

Dès lors, il fut convenu que le digne bourgeois lui chercherait, dans le centre de Paris, un logement en rapport avec ses ressources.

Une petite servante d’une quinzaine d’années lui suffirait, calculait-elle, puisqu’elle gardait Krauss et qu’elle connaissait assez le vieux et fidèle troupier pour savoir qu’elle en eût fait, à son choix, une incomparable bonne d’enfants ou une cuisinière modèle.

Le digne M. Ducoudray avait toutes les peines du monde à dissimuler une larme.

Son cœur, qui pourtant n’était pas des plus tendres, se brisait de voir aux prises avec les tristes soucis de la gêne cette femme qui était devenue son culte.

Ah ! s’il l’eût osé, l’excellent rentier, de quel cœur et avec quelle joie il eût mis au service de Mme Delorge tout ce qu’il possédait. Hélas ! ce n’était pas possible.

De désespoir, il se mit, dès le lendemain, en quête d’un appartement, et, après avoir gravi des milliers d’étages et essuyé les rebuffades d’une centaine de portiers, il finit par en découvrir un, rue Blanche, qui lui parut réunir toutes les conditions qu’on pouvait raisonnablement espérer pour neuf cents francs par an.

Il se composait de cinq pièces assez grandes, d’une cuisine, d’une cave et d’une chambre de domestique au sixième.

Mme Delorge, l’ayant visité, déclara qu’il lui convenait, et comme il était libre, elle l’arrêta immédiatement.

Dès lors, elle ne s’occupa plus que de son déménagement, et par une belle après-midi, elle était occupée dans son salon, à emballer quelques menus objets, lorsque tout à coup Krauss entra, si pâle et si effaré, qu’elle crut à quelque grand malheur…

– Qu’arrive-t-il, mon Dieu ! s’écria-t-elle.

C’est à peine si le fidèle serviteur pouvait parler.

– Il arrive, répondit-il, qu’un des assassins de mon général est en bas, dans le vestibule… Il voudrait parler à madame, et il m’a remis sa carte…

Cette carte que lui tendait Krauss, Mme Delorge la prit et lut :

VICOMTE DE MAUMUSSY

Elle aussi pâlit, comme si elle allait s’évanouir. Que pouvait lui vouloir cet homme ?…

Cependant elle rassembla tout son courage, et d’une voix étouffée :

– Qu’il monte, dit-elle à Krauss ; qu’il monte : je l’attends…

Le vieux soldat était à peine sorti pour exécuter ses ordres, que Mme Delorge ouvrit une porte et appela Raymond et Léon Cornevin, qui travaillaient dans la pièce voisine.

Ils accoururent, et rapidement :

– Restez là, près de moi, leur dit-elle et écoutez.

Ils n’eurent pas le temps de l’interroger.

M. de Maumussy entrait, annoncé par Krauss.

C’était bien lui, correctement vêtu, comme toujours, à la dernière mode, ganté très juste de gris clair, le lorgnon battant la poitrine, badinant de la main droite avec une canne légère, et affectant un aristocratique milieu entre la raideur britannique et la légèreté française.

Tel il se montrait qu’on devait le voir pendant des années, la barbe soignée, ses cheveux rares savamment éparpillés sur son large front, la physionomie insolemment bienveillante, l’œil spirituel et la lèvre moqueuse.

L’attitude spectrale de Mme Delorge, pâle et glacée sous ses voiles de veuve, debout contre la cheminée entre ses deux enfants, eût peut-être déconcerté un autre homme que M. de Maumussy.

Mais ce n’était pas pour rien que M. Coutanceau, le comte de Combelaine et une autre personne encore l’avaient surnommé « l’imperturbable ».

Il s’inclina dès le seuil, avec cette affectation de courtoisie qui était, disaient ses admiratrices, une de ses grâces :

– Ma visite vous étonne, madame, commença-t-il…

– Beaucoup, interrompit durement Mme Delorge.

Il salua plus profondément que la première fois ; mais, continuant d’avancer jusqu’au milieu du salon :

– Vous l’excuserez du moins, je l’espère, poursuivit-il, lorsque j’aurai eu l’honneur de vous en exposer les motifs.

– Parlez, monsieur.

L’œil expressif du vicomte ne cessait d’errer de fauteuil en fauteuil, disant clairement : Ne m’inviterez-vous donc pas à m’asseoir ?

Et comme Mme Delorge semblait ne pas comprendre :

– C’est que ce sera un peu long, madame, ajouta-t-il.

– Oh ! vous saurez abréger, monsieur.

Son premier mouvement, à cette réponse, fut de prendre bravement le siège qu’on ne lui offrait pas, cela fut manifeste.

Pourtant, il n’osa pas, soit respect, soit plutôt qu’il craignît quelque mot terrible qui le forcerait de se retirer.

Il resta donc debout et toujours impassible.

– Vous me traitez en ennemi, madame, poursuivit-il, et si je m’en afflige, je n’en suis pas surpris. Je sais la profondeur du coup qui vous a frappée, moi qui savais toute la valeur de Delorge, sa haute intelligence et la noblesse de son cœur…

– Et c’est pour cela que vous l’avez fait assassiner ?…

Le vicomte ne sourcilla pas.

– Vous vous trompez, madame, prononça-t-il, le général a succombé en duel après un combat loyal…

– Personne plus que vous, monsieur, n’a intérêt à le soutenir.

M. de Maumussy hocha la tête.

– À vous, madame, dit-il, j’avouerai, quitte à le nier ensuite, que les explications qui ont été données étaient fausses… mais nécessaires. La raison d’État prime tout. Delorge a été victime d’un malentendu. Si j’eusse été le maître des événements, pas un cheveu ne serait tombé de sa tête. Mais la fatalité était sur lui. Tout ce qu’il m’était permis de faire, je l’avais fait. Il était prévenu. Il savait qu’un coup de balai allait être donné, il ne tenait qu’à lui de se mettre du côté du manche…

– Mon mari était un honnête homme, monsieur…

– Je le sais, madame, et c’est pour cela que je serais si heureux, aujourd’hui, de le voir à vos côtés. Car il y serait, n’en doutez pas, comme tant d’autres qui, le lendemain du 2 décembre, nous chargeaient de malédictions. Il y serait, parce qu’il était trop intelligent pour ne pas reconnaître que le gouvernement qui réunira le plus d’intérêts sera désormais le seul légitime… Enfin !… les malheur est venu d’une indiscrétion de M. de Combelaine…

Après cela, M. de Maumussy espérait si bien un mot d’encouragement, qu’il s’arrêta.

Mais Mme Delorge et les deux jeunes garçons gardant un silence et une immobilité de glace, il se décida à poursuivre :

– M. de Combelaine, quoi que je lui eusse dit à ce sujet, s’imaginait que le général Delorge serait pour le coup d’État. C’est pourquoi, l’avant-veille, il lui écrivit, lui donnant rendez-vous à l’Élysée.

« Il arriva à l’heure dite, et tout aussitôt Combelaine l’entraîna dans un petit salon, et là, sans préambule, niaisement, sottement, il se mit à lui expliquer tout le plan du mouvement qui se préparait et qui devait sauver le pays.

« Delorge écouta ces révélations sans mot dire, mais lorsque Combelaine eut achevé :

« – Vous êtes un misérable, lui dit-il, et je vais de ce pas vous dénoncer !…

« Quel coup terrible ce fut pour le comte de Combelaine, vous devez le comprendre, madame… Il se vit déshonoré, perdu ! Il vit compromis irréparablement par sa faute le succès d’une partie sûre, ses amis arrêtés, le prince-président livré au bourreau.

« Assurément, on eût perdu la tête à moins.

« Se précipitant donc sur le général :

« – Non, tu ne me dénonceras pas, s’écria-t-il, car tu ne sortiras pas vivant d’ici !

Un sanglot, aussitôt comprimé, gonfla la poitrine de Mme Delorge.

– Et, en effet, il n’en est pas sorti vivant ! prononça-t-elle d’une voix sourde…

– Oh ! mais non par suite d’un crime ! reprit vivement M. de Maumussy. Écoutez-moi. C’est à ce moment qu’à mon tour j’entrai dans le petit salon. D’un coup d’œil je compris la situation, et je fus épouvanté, moi qui ne m’épouvante guère, de sa gravité. Vivement je me précipitai entre les deux adversaires, et je m’efforçai de faire entendre raison à Delorge, le conjurant de ne pas abuser des confidences d’un imprudent, lui offrant de le laisser se retirer s’il voulait nous donner sa parole d’honneur de se taire quarante-huit heures… C’est à quoi il ne voulait pas consentir.

« Il avait saisi Combelaine par le bras et, le secouant avec une violence extrême, il lui déclarait que, s’il ne consentait pas à descendre au jardin se battre à l’instant même, il allait l’y porter ou, en tout cas, ouvrir la porte et le frapper au visage, et le rouer de coups de fourreau d’épée devant les cinquante personnes réunies dans le petit salon… Ce que Combelaine fit alors, tout le monde l’eût fait à sa place. Il suivit le général au jardin. Et si le hasard des armes l’a favorisé, on peut le plaindre ou le maudire, mais non pas l’accuser d’un lâche assassinat…

– Vous avez achevé, monsieur ? demanda froidement Mme Delorge, dès que M. de Maumussy s’arrêta pour reprendre haleine.

– Je vous ai dit l’exacte vérité, madame…

– Alors, monsieur, permettez-moi de vous céder la place… Venez, mes enfants.

Elle ne sonnait pas pour le faire reconduire dehors par un domestique, elle se retirait pour l’obliger à sortir… C’était pis.

Déjà elle gagnait la porte, suivie de Raymond et de Léon Cornevin, M. de Maumussy l’arrêta.

– Un mot encore, madame.

Elle demeura en place, indiquant bien qu’elle n’accepterait ni explications ni discussion, et dit seulement :

– Faites vite, monsieur.

Tant de mépris devait finir par blesser au vif M. de Maumussy.

Mais il était de ceux qui savent tout sacrifier au succès de ce qu’ils entreprennent, professant cette maxime qu’on est vengé lorsqu’on a réussi.

Il sut donc se contenir, et de l’accent le plus calme et le plus bienveillant :

– Madame, commença-t-il, le général Delorge était un trop vaillant soldat pour que les amitiés qu’il avait inspirées ne lui aient pas survécu…

– Ah !

– Ses amis se sont souvenus de lui, c’est-à-dire de ce qu’il avait de plus cher au monde, de sa famille. Le général était le fils de pauvres artisans ; son désintéressement est proverbial dans l’armée, il ne vous laisse donc aucune fortune.

– Il nous laisse un nom honoré, monsieur, et une épée sans tache…

Une faible rougeur colora les joues de M. de Maumussy.

L’impatience le gagnait.

Cette femme est stupide, avec ses airs de Romaine, pensait-il.

Puis tout haut :

– Vous avez raison, madame, approuva-t-il. Malheureusement, en notre siècle positif et corrompu, un tel héritage, si glorieux et si enviable qu’il soit, ne suffit pas. Vous allez vous trouver aux prises avec les pénibles nécessités de l’existence…

– Que vous importe, monsieur !…

– Ah ! pardonnez-moi, il m’importe, je ne dirai pas de réparer, mais d’adoucir, autant qu’il est en mon pouvoir, l’immense malheur que je n’ai pas su empêcher. Et si j’ai osé me présenter chez vous, c’est que je me faisais une joie de vous apprendre que vous êtes inscrite pour une pension de six mille francs…

Mme Delorge tressaillit.

– Mais je la refuse, interrompit-elle…

– Permettez…

– Je la refuse absolument.

Tout autre que M. de Maumussy se fût tenu pour battu, l’accent de la malheureuse femme ne semblant pas admettre de réplique.

Lui, non.

– Avez-vous bien ce droit, madame ? insista-t-il. Vous n’êtes pas seule ici-bas. Vous avez des enfants, ces jeunes garçons que je vois à vos côtés… Pour eux, sinon pour vous, ne vous hâtez pas de prendre une détermination dont vous vous repentiriez peut-être plus tard… trop tard.

C’en était trop pour que Mme Delorge pût garder encore son impassibilité :

– Assez, monsieur, s’écria-t-elle d’une voix frémissante, assez !… Pensez-vous donc que je ne pénètre pas les honteuses raisons du dernier outrage que m’inflige votre présence !… Si faible que je sois, si désarmée que je paraisse, je vous inquiète encore… Il ne faut qu’un fantôme pour épouvanter un assassin !… Pour vous, je suis plus qu’un remords, je suis une menace. Alors, vous vous êtes dit : « Offrons-lui de l’argent, elle l’acceptera et nous serons tranquilles… Elle l’acceptera, et si jamais elle élevait la voix, nous pourrions lui répondre : Eh ! que venez-vous nous parler de votre mari ! Nous vous l’avons payé !… »

Positivement, il y avait bien plus d’admiration que de colère dans le regard dont M. de Maumussy enveloppait Mme Delorge.

Il se flattait d’être artiste et sensible à tout ce qui est beau, et jamais il n’avait vu le mépris et la colère atteindre cette magnificence, cette intensité d’expression.

– Elle est admirable !… pensait-il.

Et cependant elle poursuivait :

– Mais nous ne voulons pas être payés, monsieur de Maumussy ; nous ne voulons pas vendre les chances que peut nous réserver l’avenir. Nous prétendons, mes enfants et moi, garder notre haine et le droit de nous venger…

Un indéfinissable sourire glissait sur les lèvres fines de M. de Maumussy.

Ne devait-il pas, en effet, juger profondément comiques les menaces de cette pauvre veuve ?

– Et nous nous vengerons, insista cependant Léon Cornevin, rappelez-vous ce que je vous dis là, pour le jour où, moi étant homme, nous nous trouverons en face…

– J’espère, monsieur Delorge, commença le vicomte…

Mais l’enfant, d’un geste de colère, l’interrompit :

– Je ne suis pas le fils du général Delorge, prononça-t-il, je suis le fils du palefrenier Cornevin…

– C’est moi qui suis Raymond Delorge, monsieur, dit l’autre jeune garçon, et je vous jure que, pour vous retrouver plus tôt, je saurai être homme avant l’âge.

M. de Maumussy fut-il ému de cette haine étrange, et eut-il comme un pressentiment de l’avenir ? S’indigna-t-il, au contraire, parce qu’il se jugeait ridicule de prêter attention aux menaces d’enfants de onze ans ? Toujours est-il que son imperturbable froideur se démentit.

– Merci de la leçon, madame, dit-il d’un ton railleur à Mme Delorge, elle m’apprendra à vouloir jouer les rôles de la Providence… Il est heureux pour moi qu’il n’y ait pas près de vous un homme qui partage vos sentiments…

– C’est ce qui te trompe, misérable. Il y en a un !… cria une voix terrible.

Vivement le vicomte se retourna.

Sur le seuil de la porte, Krauss était debout, le visage livide, l’œil injecté de sang, un pistolet dans chaque main…

D’un bond, M. de Maumussy se jeta de côté.

– Oh !… fit-il seulement, oh !…

Mais déjà Mme Delorge s’était précipitée sur Krauss et lui avait saisi les bras.

– Malheureux, que veux-tu faire ?

Lui, se débattait.

– Laissez donc, madame, disait-il avec un ricanement sinistre, ce sera vite fait… Ah ! brigand ! après avoir assassiné mon général, tu viens insulter sa femme…

C’est à peine si Mme Delorge réussissait à le contenir.

– Partez donc, monsieur, criait-elle au vicomte, sortez…

Lui, hésitait… Peut-être craignait-il qu’on ne crût qu’il avait eu peur… et il était brave – il faut lui rendre cette justice – si brave qu’il n’avait point pâli, alors que sa vie dépendait d’un imperceptible mouvement du doigt de Krauss…

Cependant, il réfléchit, et gagnant une porte :

– Adieu, madame dit-il, avant de sortir. Maintenant, que vous le vouliez ou non, la pension vous sera servie…

XVII

Mme Delorge était hors d’état de relever cette dernière ironie, où se trahissait tout entier le caractère de M. de Maumussy.

Elle n’avait pas trop de toute sa présence d’esprit, à défaut de force, pour empêcher Krauss de s’élancer sur les traces du vicomte, pour l’apaiser et le désarmer, pour le rappeler à la raison, qu’il semblait avoir totalement perdue.

Et il fallut de prodigieux efforts, toute l’éloquence de M. Ducoudray, qu’on était allé quérir, toute l’influence de Mme Delorge, et même les supplications de Raymond, pour arracher à l’entêté Alsacien le serment solennel de renoncer à ses projets de justice trop sommaire.

– Voilà une épouvantable scène, disait l’excellent M. Ducoudray, en retirant les capsules des pistolets de Krauss, et dont les suites peuvent nous être bien funestes !…

Cependant Mme Delorge ne s’en affligeait pas.

Ce qui l’inquiétait, à cette heure qu’elle avait le loisir d’y réfléchir et d’en mesurer la portée, c’était la menace d’une pension, qui avait été l’adieu de M. de Maumussy.

Était-elle exposée à cette humiliation affreuse de lire quelque matin, dans le Moniteur officiel :

« Le prince-président, dont on sait la sollicitude pour l’armée, a décidé qu’une pension viagère de six mille francs serait servie sur sa cassette à la veuve du général Pierre Delorge ?… »

Que faire, si un tel coup venait à la frapper ?

Cette épouvantable perspective la tourmentait à ce point qu’elle ne put clore l’œil de la nuit, et que le lendemain, dès neuf heures, elle se faisait conduire chez Me Roberjot, le seul, estimait-elle, qui pût lui donner un conseil.

C’était un jeudi – le jour, précisément, où expirait le délai fixé par M. Verdale à son « vieux camarade ».

Lorsque la malheureuse femme se présenta chez l’avocat :

– Que madame prenne la peine d’entrer, lui dit le domestique ; monsieur vient de sortir, mais pour quelques minutes seulement ; il va revenir…

Connaissant la disposition de l’appartement, Mme Delorge allait ouvrir la porte du cabinet de travail de Me Roberjot, lorsque le domestique l’arrêta, disant :

– Pas là, madame, pas là… Il s’y trouve déjà quelqu’un qui vient d’arriver et qui attend monsieur…

Et il la fit passer dans la petite salle où déjà elle avait attendu, lors de sa première visite, et d’où même elle avait entendu l’avocat exposer ses projets politiques.

Mais c’était bien autre chose, cette fois.

La porte de communication était ouverte et, de la place où elle était allée s’asseoir, sans intention, assurément, elle découvrait la moitié du cabinet.

L’homme qui s’y trouvait ne parut pas remarquer la survenue d’un client dans la pièce voisine.

Il se promenait de long en large, avec une agitation manifeste, et même, par moments, laissait échapper de sourdes exclamations.

– C’est inimaginable… Où diable peut-il être allé ?… Ne m’aurait-il pas attendu ?…

Cependant tout à coup il s’interrompit, écoutant…

La porte intérieure de l’appartement s’ouvrait.

L’instant d’après, Mme Delorge entendit s’ouvrir la porte du cabinet qui donnait sur l’antichambre, et elle vit l’homme s’élancer vers la partie de la pièce qu’elle n’apercevait pas en s’écriant :

– Eh bien !… Que t’avais-je promis ?… Suis-je exact ?…

Mme Delorge comprit que c’était l’avocat qui rentrait, et, en effet, elle reconnut sa voix.

– C’est fort heureux pour vous, disait-il ; à midi sonnant je déposais ma plainte…

Et en même temps, il entrait dans le cercle qu’embrassait le regard de Mme Delorge, suivi de l’homme, dont l’attitude paraissait pleine d’humilité.

Pressentant vaguement quelque grave explication, Mme Delorge essaya de dénoncer sa présence, elle toussa très fort, elle renversa une chaise…

Ils n’entendaient rien.

L’avocat s’était assis près de son bureau. L’autre demeurant debout disait :

– Sais-tu que tu me reçois comme un chien dans un jeu de quilles ! Ce n’est pas gentil. Car enfin, si je n’étais pas revenu…

– Vous n’en seriez ni plus ni moins un malhonnête homme, monsieur Verdale !…

L’architecte incompris, car c’était lui, haussa légèrement les épaules.

– Allons, allons, fit-il, je vois que tu ne me pardonnes pas la peur que tu as eue…

D’un coup de poing furibond appliqué sur la tablette de son bureau, Me Roberjot l’interrompit.

– Trêve de plaisanteries impudentes, s’écria-t-il. Au fait… sans phrases.

L’embarras de l’architecte devait être feint, car il contrastait trop violemment avec la liberté de sa parole et la gaieté de son accent.

– Écoute au moins ma confession, fit-il avec une surprenante volubilité. Mon procédé était… vif, j’en conviens. Mais je n’avais pas le choix. Tout autre eût agi comme moi. Sois juge. Juste le lendemain du jour où tu m’avais confié ton titre, comme je traversais la place de la Bourse pour aller chez ton agent de change, j’aperçois le gros Coutanceau.

« Je vais à lui, et je le salue de cette aimable plaisanterie que je ne manquais jamais quand je le rencontrais : « Ah çà ! illustre coffre-fort, quand faites-vous ma fortune ? » Je pensais qu’il allait me répondre comme d’ordinaire : « Demain, entre sept et neuf. » Mais pas du tout, il me regarde fixement, puis d’un ton rude : « Êtes-vous capable, me demande-t-il, de garder un secret ?… » Un peu surpris, je dis : « Assurément, surtout si ma fortune en dépend. » Aussitôt, il m’empoigne par le bouton de ma redingote, et très vivement :

« – Alors, reprend-il, tâchez, d’ici quatre jours, de vous procurer cent mille francs, apportez-les moi, et il y a cent à parier contre un que, fin courant, je vous rends un demi-million. J’ai de l’estomac, Roberjot, eh bien ! ma parole d’honneur, en entendant cela, j’ai dû devenir plus blanc que ta cravate.

« – Est-ce sérieux, cela, monsieur Coutanceau ? demandai-je.

« – Parbleu ! fit-il.

« – Et l’affaire est sûre ?… « Il haussa les épaules et d’un air ironique :

« – Est-ce que je la ferais, dit-il, si elle n’était pas archi-sûre ? J’y mets toute ma fortune. Concluez. Tous calculs faits, nous avons cent chances pour nous et une seule contre… ainsi, avisez. Et il me campa là. J’avais des éblouissements, la tête me tournait… Cinq cent mille francs !… Que faire ?

De sa place, dans le salon d’attente, Mme Delorge ne perdait pas une syllabe de cette étrange confession.

Et, effrayée de s’en trouver la confidente involontaire, elle se demandait quel parti prendre, si elle devait brusquement se montrer, ou gagner doucement la porte et sortir en disant au domestique qu’elle reviendrait plus tard…

Mais M. Verdale poursuivait :

– C’est alors, ami Roberjot, que la pensée me vint de t’emprunter, sans te prévenir, ce titre que tu m’avais confié… et cette pensée seule me fit d’abord frémir. Ce que je risquais, je le discernai d’un coup d’œil. Ce pouvait être le bagne. Oui, mais ce pouvait être aussi la fortune du jour au lendemain. Se dire qu’on a un moyen de se coucher pauvre et de s’éveiller riche, quelle tentation !… Je ne suis pas un ange, je ne résistai pas. Une voix qui me criait que je réussirais m’emplissait d’une audace extraordinaire. Je rentrai donc chez moi, je cherchai dans mes papiers quelques-unes de tes lettres, et je me mis à m’exercer à contrefaire ton écriture. Je ne trouvai pas à cette besogne toutes les difficultés que j’attendais.

« Après vingt-quatre heures de tentatives enragées, je vins à bout de fabriquer une lettre par laquelle tu ordonnais à ton agent de change de vendre le titre entier et d’en remettre le montant à ton bon ami Verdale. L’imitation me semblait parfaite. Paraîtrait-elle telle à l’agent de change ? Ah ! ce fut un rude moment que celui où je la lui remis. Je n’avais pas un fil de sec sur moi pendant qu’il la lisait… Il n’y vit que du feu, heureusement, et le surlendemain, il me remettait cent dix-huit beaux mille francs, que je portai tout courant chez ce cher Coutanceau…

Mme Delorge, qui s’était levée doucement pour fuir retomba, glacée de stupeur, sur son fauteuil.

Désormais, continuait l’architecte, le vin était tiré et il n’y avait plus qu’à le boire, doux ou amer. Le plus pressé était de te prévenir, car une démarche de toi perdait tout, mais c’était le plus dur aussi. Comment m’y prendre ? Devais-je venir me jeter à tes pieds et te tout avouer ? J’en ai eu l’idée. C’eût été stupide, parce que nécessairement tu aurais exigé des explications que je ne pouvais pas donner. Longtemps j’examinai la situation sous toutes ses faces, et le résultat de mes méditations fut la lettre que je t’ai écrite, et qui était un pur chef-d’œuvre, car elle t’imposait le silence si tu voulais garder une chance de rentrer dans ta monnaie… J’avais eu soin de te la faire tenir après l’heure du parquet, persuadé que, si je te ménageais une nuit de réflexions, tu ne porterais pas plainte.

« Mais j’étais sûr aussi que tu te mettrais à ma poursuite, et j’avais pris mes précautions et fait la langue à Bonnet, mon hôtelier, à qui je dois trop d’argent pour n’être pas sûr de lui…

« Toi qui es fin, tu as, comme dirait Arnal, « débiné le truc » et compris que j’étais chez moi, et tu as même essayé de séduire, à prix d’or, mon hôtelier…

« C’est vrai, j’étais chez moi, j’y suis resté calfeutré pendant ces quinze jours qui viennent de s’écouler, et j’y ai souffert toutes les tortures du condamné à mort qui attend l’issue de son recours en grâce. Regarde-moi, et vois si je n’ai pas vieilli… C’est que si toi, sans le vouloir, tu risquais ton argent, moi, mon bonhomme, je jouais ma peau. C’était dit, arrêté, conclu. Si l’affaire Coutanceau manquait, je t’écrivais un suprême adieu, et je me faisais sauter la cervelle…

Il avait pris un air et une pose tragiques en prononçant ces dernières paroles, espérant sans doute émouvoir son ancien copain.

Erreur. Car, dès qu’il s’arrêta :

– Toutes ces explications étaient fort inutiles, prononça froidement Me Roberjot.

L’architecte recula et se croisant les bras :

– Tu n’as donc pas compris ? insista-t-il.

– Quoi ?

– Que ma présence ici annonce le succès.

Et d’un accent de triomphe :

– Car j’ai réussi, continua-t-il, pleinement, entièrement, au delà de mes plus folles espérances. Du même coup hardi, j’ai fait ma fortune et la tienne… Ce matin, il n’y a pas deux heures, le caissier de Coutanceau a versé entre mes mains frémissantes d’émotion quatre cent quatre vingt mille francs. De cette somme, il faut déduire ta mise de fonds involontaire, soit cent dix-huit mille francs. Reste trois cent soixante-deux mille francs, ô Roberjot, que nous allons, hic et nunc, partager comme des frères… Nous sommes riches… Fortunat me juvat !… Me pardonnes-tu, maintenant. Avoues-tu que je suis un grand homme ?… Quitte ton air sévère, alors, et debout, vieux camarade, debout et dans mes bras !…

C’est à quoi l’avocat ne paraissait rien moins que disposé.

– Vous vous méprenez, monsieur Verdale, dit-il.

L’architecte pensa que Me Roberjot doutait de ses affirmations.

– Il ne me croit pas, l’incrédule ! s’écria-t-il. Mais attends, ô saint Thomas, attends.

Et, sautant sur son inévitable portefeuille qu’il avait disposé sur une chaise, il en retira pêle-mêle des bons sur la Banque et des liasses énormes de billets de banque qu’il étala sur le bureau…

– Vois, criait-il, flaire, palpe, examine… Plonges-y les bras jusqu’au coude. Assure-toi bien qu’ils ne sont pas faux… À nous ! tout cela est à nous !… Victoire, vive Coutanceau !…

Mais l’ivresse du succès se glaça sur ses lèvres, lorsqu’il vit de quel geste de dégoût l’avocat repoussait ces valeurs.

Et il faillit perdre contenance en l’entendant lui dire :

– Veuillez me compter les cent dix-huit mille francs que vous m’avez soustraits, et vous retirer avec le reste.

– Tu plaisantes, Roberjot, fit-il, tu railles, certainement…

– Soyez sûr que je n’ai jamais parlé plus sérieusement.

L’architecte tombait de son haut.

– Tu ne m’as donc pas entendu, mon bon vieux ? insista-t-il doucement. Tu n’as donc pas compris que je veux, que je prétends partager le bénéfice avec toi, et qu’il te revient pour ta part cent quatre-vingt-un mille francs…

La colère, peu à peu, montait à la tête de l’avocat.

– Monsieur !… interrompit-il, votre insistance devient injurieuse, à la fin…

– Injurieuse !… Ah çà ! Pourquoi ?…

– Parce que je suis un honnête homme, moi, et que partager le produit d’un vol et d’un faux, ce serait m’en faire le complice…

Un flot de sang empourpra la face de l’architecte.

– Tu es dur, Roberjot, fit-il, trop dur… Je me suis laissé entraîner à une… imprudence, c’est vrai ; mais il me semble que du moment où je la répare…

D’un éclat de rire nerveux, l’avocat lui coupa la parole.

– Réparer est joli ! fit-il. Mais brisons là. Rendez-moi ce que vous m’avez pris et séparons-nous… Ne discutons pas, nous ne pouvons pas nous comprendre…

C’était vrai. L’architecte ne comprenait pas…

C’est pourquoi, sans répliquer, il compta cent dix-huit billets de mille francs qu’il déposa devant Me Roberjot, en disant :

– Voilà.

– C’est bien ! fit l’avocat.

M. Verdale haussait les épaules.

– Puisque vous le prenez sur ce ton, poursuivit-il, je n’ai plus qu’à vous prier de me rendre la lettre que je vous ai écrite…

Mais Me Roberjot s’était levé.

– N’y comptez pas, répondit-il d’un ton résolu ; cette lettre est à moi, et… je la garde !…

Plus tremblante que la feuille, Mme Delorge regardait et écoutait, oubliant presque l’étrangeté de sa situation…

Frappé de ce refus comme d’un coup de massue, l’architecte chancelait, regardant son ancien ami avec des yeux hagards.

Il lui fallut bien dix secondes pour se remettre un peu.

Et alors, d’une voix étranglée :

– Vous voulez me faire peur, n’est-ce pas ? Roberjot, commença-t-il… Vous vous vengez des transes que je vous ai causées. Avouez-le. Il est impossible que vous ayez vraiment l’intention de conserver cette lettre…

– Je vous demande pardon.

– Pourquoi la garderiez-vous ? Dans quel but ?

– Parce que…

– Voudriez-vous, maintenant que je vous ai restitué le prix de votre titre, déposer une plainte ?

– Vous me connaissez assez pour être sûr que non.

– Alors, quoi ?

– Je n’ai pas de comptes à vous rendre.

– Roberjot !…

Ils étaient debout en face l’un de l’autre, et si près que leurs haleines pouvaient se confondre, l’avocat plus froid que marbre, l’autre agité d’un tremblement convulsif.

– Vous devez bien sentir, reprit M. Verdale, qu’il m’est impossible de vous laisser ma lettre, elle est trop accablante pour moi.

– Il ne fallait pas l’écrire.

Un silence suivit, si profond que du petit salon Mme Delorge entendait la respiration rauque de l’architecte.

– Laisser entre vos mains cette lettre maudite, reprit-il, c’est vous donner sur moi le pouvoir que Dieu seul a sur les autres hommes. C’est vous abandonner mon honneur, mon avenir, ma vie, la vie, l’avenir et l’honneur de mon fils. C’est me livrer à vous pieds et poings liés, me déclarer votre esclave, votre chien, votre chose…

L’avocat ne répondit pas.

– Vous laisser cette lettre, continua M. Verdale, c’est renoncer à tout jamais à l’espérance, au bonheur, au repos. Je suis riche, aujourd’hui ; je serai millionnaire demain ; avant un an, j’aurai su me créer une grande situation… Folie ! Sans trêve, sans relâche, une voix obsédante me répètera : « Tout cela, tout ce que tu as conquis, fortune, honneur, considération, tout est à la merci de cet homme. Qu’il le veuille, et l’édifice que tu as eu tant de peine à élever s’écroule…

« Demain, reprit-il, nous allons combattre dans deux camps ennemis. Demain l’empire sera fait ; vous en serez l’adversaire acharné et moi le défenseur obstiné. Qu’arrivera-t-il ? Viendrez-vous, cette lettre à la main, me dire : « Je te défends d’avoir cette opinion ? » Ou encore : « Ceux que tu sers et qui croient à ta fidélité, je te commande de les trahir ?… »

D’un geste, Me Roberjot l’interrompit.

– Je vous ferai remarquer que vous m’insultez ! fit-il.

L’architecte eut un rugissement sourd.

– Mais alors, encore une fois, s’écria-t-il, que prétendez-vous faire de cette lettre ?

– Si je la garde, c’est que je sais ce dont vous êtes capable. Ambitieux comme vous l’êtes, rien ne vous arrêterait. Eh bien ! le souvenir de cette lettre vous tiendra lieu de conscience et sera votre frein. Vous y songerez au moment de jouer encore quelque partie comme celle que vous venez de gagner, et vous vous arrêterez…

– Eh !… Quelle partie voulez-vous que je joue, désormais ! Hier, à la bonne heure, je n’avais pas un sou vaillant…

– Alors rassurez-vous, votre lettre ne sortira pas de mon tiroir.

L’architecte eut un mouvement si terrible que Mme Delorge crut qu’il allait se précipiter sur l’avocat.

– Non, cependant. Sa tête retomba sur sa poitrine, et après un moment de méditation :

– C’est votre dernier mot, Roberjot ? insista-t-il.

– Oui.

– Vous me laisserez me retirer ainsi ?

Me Roberjot garda le silence.

– Adieu donc ! dit M. Verdale.

Il avait repris son chapeau et son portefeuille, et il dut faire quelques pas vers la porte, car il sortit du cercle qu’embrassaient les regards de Mme Delorge. Mais il reparut presque aussitôt, comme s’il se fût raccroché à un nouvel et dernier espoir, et d’une voix suppliante :

– Voyons, Sosthènes, reprit-il, tutoyant de nouveau son ancien camarade, et lui rendant le nom qu’il lui donnait au collège, que dois-je faire pour mériter cette lettre, pour la gagner ? Veux-tu que je donne vingt mille francs aux pauvres, le double, le triple, ta part tout entière ?… Veux-tu que je fonde une école, un hôpital ?… Parle…

– Je ne veux rien.

L’architecte s’arrachait les cheveux.

– Implacable ! s’écriait-il. Mon Dieu ! que faire ? Sosthènes, mon vieil ami, faut-il que je m’humilie devant toi ? Ah !… il m’en coûte d’implorer ainsi.

Et en effet, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, pendant qu’il disait :

– N’auras-tu donc pas pitié de ma misérable situation ?… Eh bien ! oui, j’ai failli, mais je suis prêt à tout pour racheter ma faute.

Et se laissant tomber à genoux :

– Tiens, me voici à tes pieds, fit-il. Ta fierté est-elle satisfaite ? Au nom de ta mère, Sosthènes, cette lettre ! cette lettre !…

L’avocat était ému, et Mme Delorge voyait bien qu’il allait céder, quoiqu’il balbutiât encore :

– Je ne puis, non, je ne puis…

Mais l’autre était déjà debout.

L’épouvantable colère qu’il maîtrisait depuis le commencement de cette lutte affreuse éclatait à la fin, centuplée par l’horreur d’inutiles humiliations.

– Eh bien ! moi, hurla-t-il, je te dis que tu vas me la rendre !…

Et, bondissant sur l’avocat, il le saisit à la gorge de sa main puissante, et il le renversa en arrière sur le bureau, en criant :

– Cette lettre… où est-elle ?… Allons, réponds. Pas de simagrées, ou, par le saint nom de Dieu, tu es mort !…

Bien heureusement, Me Roberjot n’avait pas perdu son sang-froid.

Au lieu d’essayer de se débattre, il s’affaissa sur lui-même, glissa entre les mains de M. Verdale et se redressant tout à coup lui échappa et bondit jusqu’au salon d’attente…

– Ah ! misérable ! hurla l’architecte, fou de rage, mais tu ne m’échapperas pas…

Et, saisissant sur le bureau un poignard qui servait de couteau à papier, il se précipita dans la petite salle…

Mais c’est en face de Mme Delorge qu’il se trouva…

Et sa terreur fut si grande, qu’il s’arrêta, tremblant sur ses jarrets.

– Quelqu’un !… balbutiait-il.

Oui, et au même moment, le domestique, qui avait entendu de cris, accourut.

Frappé d’une sorte d’idiotisme, l’architecte promena autour de lui un regard égaré, puis tout à coup lâchant son poignard :

– Je suis perdu ! s’écria-t-il.

Et il s’enfuit comme un fou.

Déjà le valet de chambre de Me Roberjot s’empressait autour de son maître, qui venait de s’affaisser sur un fauteuil.

Si furieuse avait été l’étreinte de M. Verdale, que l’avocat en avait perdu la respiration, et que pendant longtemps il devait en porter les marques.

Cependant il ne tarda pas à revenir à lui complètement, et sa première pensée et son premier regard furent pour Mme Delorge, qui, pâle encore d’émotion, se tenait debout près de lui.

– Votre courage m’a sauvé la vie, madame, dit-il d’une voix toute changée…

Et, en disant cela, il poussait du pied l’arme vraiment redoutable échappée aux mains de l’architecte.

– Aussi, s’écria le domestique rouge de colère, j’espère bien que cela ne se passera pas ainsi. Je cours chercher le commissaire.

Il prenait son élan. Me Roberjot l’arrêta.

– Je vous le défends ! prononça-t-il. Et même, si vous tenez à m’être agréable, vous ne soufflerez mot à âme qui vive de cette scène.

– C’est cela, pour que le brigand revienne, recommence et réussisse, cette fois…

– Soyez tranquille, il ne reviendra pas, dit l’avocat.

Et souriant :

– Il se contentera d’envoyer, car, dans son trouble, il a laissé ici ce qu’il a de plus cher au monde, son âme même, sa fortune…

Et il montrait du doigt à Mme Delorge le portefeuille de l’architecte incompris, que gonflaient des paquets de billets de banque.

– Pauvre Verdale, dit-il encore. S’il a repris son sang-froid, il doit être à cette heure dans une terrible inquiétude.

Mais Mme Delorge ne souriait pas, elle.

– N’avez-vous pas été bien dur, monsieur, dit-elle, bien impitoyable ?…

– Moi !…

– Par suite d’une indiscrétion involontaire, j’ai tout entendu et j’avais pitié de ce malheureux… Sans doute, il a été bien coupable, mais il se repentait.

– Lui !… Ah ! vous ne le connaissez pas, s’écria l’avocat. Tel que vous l’avez vu, il recommencerait demain aux même conditions. Vous l’avez cru désespéré ? Il n’était que furieux de se sentir bridé. Car je le tiens, ce cher ami qui voulait si bien m’étrangler. Ce sont les gredins, d’ordinaire, qui font chanter les honnêtes gens. Pour cette fois, ce sera le contraire, et ce sera un honnête homme qui fera chanter un coquin au profit de la justice…

Mme Delorge hochait la tête.

– N’importe ! fit-elle, le plus sage eût été peut-être de rendre à cet homme sa lettre…

– Et de l’envoyer se faire pendre ailleurs, n’est-ce pas, madame ?… acheva l’avocat.

Et plus vivement :

– C’est avec ce joli système que les honnêtes gens sont éternellement dupes… Et ils le seront jusqu’au jour où ils se décideront à pendre eux-mêmes les brigands qu’ils prennent en flagrant délit… Tenez, j’en suis presque à me repentir de n’avoir pas déféré Verdale au parquet. C’est un sentiment misérable qui m’a retenu : j’ai eu peur pour mon argent, j’espérais vaguement qu’il me le rendrait. Vous ne connaissez pas ce gaillard-là. Maintenant qu’il a trouvé sa voie, il ira loin. Avant dix ans, je veux le voir tout en haut de l’échelle sociale, ministre des travaux publics peut-être, et remuant les millions à la pelle. Il va me haïr terriblement, et quand ce ne serait que par prudence, je dois garder cette arme, et pouvoir le menacer de dire de quel bourbier sort son immense fortune…

C’était juste, et cependant Mme Delorge ne semblait pas convaincue.

– Enfin, madame, ajouta Me Roberjot, avec une émotion manifeste, si j’ai su résister aux supplications de ce misérable, c’est que je pensais à vous… Verdale est l’ami de vos ennemis. Verdale a été, je le parierais, l’amant de la baronne d’Eljonsen, et il est encore le confident de M. Coutanceau et du comte de Combelaine…

Mme Delorge était devenue fort rouge, et elle cherchait en vain une réponse, lorsqu’un coup de sonnette retentit à la porte d’entrée, interrompant l’avocat.

– Serait-ce Verdale qui revient ?… murmura-t-il.

Presque aussitôt son domestique reparut, qui lui remit une carte en disant :

– C’est un monsieur qui désire parler à monsieur pour une affaire urgente.

Ayant pris la carte, Me Roberjot lut :

« Le docteur J. BUIRON, président de la commission d’hygiène de la ville de Paris. »

– Le médecin ! s’exclama Mme Delorge, l’homme qui le premier m’a donné à entendre que mon mari avait été assassiné, et qui ensuite l’a nié !…

– Et vous voyez, madame, ajouta l’avocat, que la négation lui a profité : le voilà déjà président d’une commission…

Puis s’adressant à son domestique :

– Faites entrer ce monsieur dans mon cabinet, dit-il.

Et il y passa lui-même, laissant grande ouverte la porte de communication…

De cette façon Mme Delorge put voir et reconnaître le docteur. Il n’avait pas changé, il avait seulement jugé convenable d’exagérer sa raideur et son importance.

Il salua gravement et d’un ton froid :

– Monsieur, commença-t-il, je suis l’ami de M. Verdale.

Me Roberjot ouvrait la bouche pour répondre : « Je ne vous en fais pas mon compliment », mais il se contint et fit seulement : – Ah !

– C’est à ce titre, poursuivit le médecin, que je suis envoyé par lui pour vous redemander un portefeuille qu’il a oublié chez vous…

– Et qui contient une assez forte somme.

– Précisément… trois cent soixante-deux mille francs en valeurs au porteur et en billets de banque.

Il fallait au docteur un bon caractère pour ne pas broncher – et il ne sourcilla pas – sous le regard dont l’avocat l’enveloppa en lui disant :

– Je suis prêt à vous remettre cette somme ; seulement, je ne puis m’en dessaisir sans un titre qui m’en décharge.

– Aussi suis-je autorisé à vous en donner un reçu.

Et, en effet, le portefeuille lui ayant été remis, il en vérifia le contenu et en libella une quittance fort en règle…

– Encore un qui ira loin ! fit Me Roberjot en revenant près de Mme Delorge, après le départ du docteur.

Mais ce n’est plus qu’avec une extrême réserve et un visible embarras qu’elle lui répondit. Éclairée par la tentative de M. Ducoudray, elle ne pouvait plus se méprendre à l’intérêt de Me Roberjot, à ses regards et au tremblement de sa voix…

C’est donc avec une espèce de précipitation qu’elle revint à l’objet de sa visite, à cette pension que prétendait lui imposer M. de Maumussy.

Hélas ! pas plus qu’elle, l’avocat ne voyait le moyen d’éviter cet outrage.

– Il n’en est qu’un, dit-il enfin, mais bien chanceux… Mon élection étant presque sûre, je vais faire savoir à M. de Maumussy que, s’il s’obstine, je saisirai la Chambre de cette affaire.

Mme Delorge était affreusement découragée lorsqu’elle quitta Me Roberjot.

– Voilà, pensait-elle, le seul homme qui puisse m’aider… Celui-là est un homme de cœur et d’esprit, un honnête homme dans la plus haute acception du mot… Et cependant, je ne puis plus recourir à lui, car ce n’est que trop certain… Il m’aime !…

XVIII

Mais l’énergie de Mme Delorge n’était pas de celles que détrempe une déception ou que déconcerte un obstacle inattendu.

L’honneur lui défendant, pensait-elle, de recourir désormais au dévouement de Me Roberjot, elle se disait :

– Je saurai me passer de son assistance, et le meurtre de mon mari n’en sera pas moins vengé.

C’était là l’unique pensée qui la soutenait.

Elle savait que toujours en éveil, puissamment et incessamment tendue vers un même but, la volonté centuple les forces humaines et donne à l’être le plus faible le ressort d’un géant.

– Il nous faudra peut-être attendre des années, soupirait M. Ducoudray.

– Je saurais attendre des siècles, répondait Mme Delorge.

Son premier soin, avant de s’installer rue Blanche, avait été d’y transporter le cabinet de travail du général Delorge, tel qu’il était à la villa de la rue Sainte-Claire.

C’est dans la pièce qui, d’après la distribution du logis, devait servir de salon, qu’elle l’avait reconstitué.

Meubles, tentures, rideaux, tout y était pareil, tout y était disposé semblablement avec les plus ingénieuses précautions. À voir sur le bureau les papiers et les cartes, le livre ouvert, la lettre commencée, on eût cru que le général Delorge venait de sortir.

Une seule chose s’y voyait, qui ne se trouvait pas à Passy, et qui étonnait les rares visiteurs de la pauvre femme.

En travers d’un beau portrait du général, était suspendue une épée, celle qu’il portait la nuit de sa mort… Telle elle était qu’on l’avait rapportée, toujours scellée, dans son fourreau taché de boue, par le commissaire de police de Passy.

Et il ne s’écoulait guère de jour sans que Mme Delorge la montrât à son fils, cette épée, lui disant que ce serait lui, Raymond, qui en briserait le scel et la tirerait du fourreau, si jamais, lorsqu’il serait un homme, il lui fallait une arme pour venger le meurtre de son père…

Elle n’avait rien changé aux ordres donnés au lendemain de la mort de son mari.

À chaque repas, qu’il y eût ou non des invités, le couvert du général était mis.

Si bien que M. Ducoudray avait fini par s’accoutumer à ce cérémonial qu’il jugeait funèbre, et qui dans les commencements lui coupait l’appétit.

– Car, disait-il, cette place vide entre Mme Delorge et moi me fait l’effet d’une fosse ouverte…

À part ces détails, tout intimes, jamais douleur ne fut, autant que celle de la malheureuse veuve, sobre de démonstrations et de confidences.

À la voir passer pâle et froide, sous ses habits de deuil, donnant la main à sa fille, la petite Pauline, suivie de Raymond et de Léon Cornevin, les locataires de la maison comprenaient bien que quelque grand malheur avait dû frapper cette famille, mais nul ne savait son histoire.

Et ce n’était pas Krauss, le fidèle serviteur, qui eût été raconter les secrets de ses maîtres ; ce ne pouvait pas être la petite domestique, qui ne savait rien du passé.

Mme Delorge, d’ailleurs, avait adopté un genre de vie dont la simplicité et l’économie eussent vite lassé l’indiscrétion des voisins.

Levée de très bonne heure, elle initiait sa petite servante aux détails du service et l’aidait à tout mettre en ordre et à préparer les repas.

Dans l’après-midi, elle venait s’asseoir dans le cabinet du général et donnait une leçon de lecture à sa fille, ou reprisait le linge de la maison et les vêtements des enfants.

Deux fois par jour, Krauss conduisait et allait chercher au collège Raymond et Léon Cornevin. Mais on ne les entendait guère. Ils travaillaient l’un et l’autre avec tant d’acharnement, que souvent Mme Delorge était obligée d’y mettre ordre et de les arracher à leurs livres.

Le dimanche seul rompait la paisible régularité de cette existence.

Ce jour-là, si le fils d’adoption de M. Ducoudray, Jean Cornevin, n’était pas privé de sortie, ce qui lui arrivait de temps à autre, le bonhomme l’amenait passer la journée avec son frère et Raymond et, s’il faisait beau, il les conduisait à la campagne.

Il avait fini par s’accoutumer à la turbulence de Jean, et autant il s’en était plaint jadis à Me Roberjot, autant il célébrait maintenant sa vivacité, sa hardiesse et son esprit moqueur, l’encourageant à s’appliquer à l’étude du dessin, puisqu’il y réussissait si bien, et disant que ce garçon ferait certainement un artiste remarquable.

Parfois M. Ducoudray décidait Mme Delorge à les accompagner, et alors, comme il fallait faire des économies et que les restaurants des environs de Paris sont hors de prix, Krauss suivait, portant dans un grand panier des provisions qu’on mangeait sur l’herbe…

Digne M. Ducoudray !… Il avait donné à la veuve de son ami le général une de ces preuves d’affection qui valent des volumes de protestations.

Pour elle, il avait déménagé. Pour elle il avait abandonné Passy.

Lui, le vieillard égoïste, il avait renoncé à sa jolie villa, à cette habitation qu’il avait fait bâtir pour lui, sur un plan choisi par lui, où il s’était ingénié à réunir tout ce qui peut faire la vie plus douce et plus facile.

Et un beau matin, sans avoir rien dit de son projet, il était venu s’établir rue Chaptal, au troisième étage, dans un appartement de mille francs.

Dame !… il n’y avait pas toutes ses aises, comme à Passy. Mais il demeurait à deux pas de Mme Delorge et pouvait continuer à lui rendre deux visites par jour.

Et comme il avait eu le bon esprit de redescendre au plus profond de son cœur ses espérances matrimoniales, il jouissait, sans arrière-pensée, de la plus confiante des intimités.

Sans ce voisinage, l’isolement de Mme Delorge eût été peut-être pénible.

Tous les amis de son mari avaient été dispersés par le coup d’État, exilés, réduits à fuir ou contraints d’habiter la province. À peine en était-il resté à Paris deux ou trois qu’elle voyait de loin en loin.

Me Roberjot était bien venu la visiter ; mais, sans cesser de lui témoigner la reconnaissance qu’elle lui devait, elle l’avait reçu de façon à lui faire comprendre que l’espoir qu’il avait caressé ne se réaliserait jamais, et peu à peu ses apparitions rue Blanche étaient devenues plus rares.

Après M. Ducoudray, la plus habituelle société de Mme Delorge était donc Mme Cornevin.

Sur les conseils de sa bienfaitrice, la femme du pauvre palefrenier était descendue des hauteurs de Montmartre et était venue s’établir rue Pigalle avec ses trois filles : Clarisse, Eulalie et Louise.

Son loyer y était beaucoup plus considérable que rue Marcadet. Elle payait quatre cents francs par an deux pièces et une cuisine.

C’était énorme pour elle, mais Mme Delorge lui avait tracé un plan d’avenir qui rendait cette dépense indispensable.

Très habile ouvrière confectionneuse avant son mariage, la femme de Laurent Cornevin, depuis la disparition de son mari, s’était placée chez une couturière en renom.

Elle s’y refaisait la main, se mettait au courant des modes et apprenait certains détails du métier qu’elle ignorait.

– Et quand vous serez sûre de votre habileté, lui disait Mme Delorge, vous travaillerez chez vous, et vos trois filles seront vos ouvrières. Soyez tranquille, M. Ducoudray et moi nous vous trouverons des pratiques. Si vous réussissez complètement, ce sera presque la fortune.

M. Ducoudray approuvait.

– Et elle réussira, disait-il, et quand j’aurai découvert Laurent Cornevin, il sera tout surpris de retrouver sa femme à la tête d’un riche établissement.

C’est que, fidèle à sa parole, le digne rentier consacrait tout ce qu’il avait d’intelligence et aussi beaucoup d’argent à la recherche de cet unique témoin de la mort du général Delorge.

Tâche ingrate, et bien autrement délicate et épineuse qu’il ne l’imaginait lorsqu’il s’y était si bravement engagé.

Retrouver de par le monde un individu dont la trace est totalement perdue est déjà difficile lorsqu’on peut agir ouvertement, qu’on dispose de la publicité des journaux et qu’on a pour soi la subtile armée des polices européennes.

Qu’est-ce donc, lorsqu’on est réduit à agir seul, obligé de dissimuler ses investigations et qu’on a tout à craindre de la rue de Jérusalem ?…

C’était là précisément le cas de M. Ducoudray.

Et cependant il avait, dans l’espèce, une chance assez rare :

Cornevin, en admettant qu’il vécût, – et rien, en somme, je le prouvait que l’attitude de la maîtresse de M. de Combelaine, Flora Misri, – Cornevin vivant devait être détenu quelque part et gardé à vue.

Libre, il se fût évidemment empressé d’accourir près de sa femme et de ses enfants, qu’il adorait et qu’il devait croire réduits à la plus affreuse misère.

Il était clair aussi qu’il devait être surveillé de très près, car il eût, sans cela, donné signe de vie et fait parvenir aux siens une lettre, un billet, un mot…

Donc, si on faisait tout au monde pour avoir des nouvelles de cet infortuné, il y avait mille à parier contre un que, de son côté, il devait s’ingénier à trouver le moyen d’en faire parvenir à sa famille.

– C’est même là le plus bel atout de notre jeu, disait à M. Ducoudray son agent principal.

Car le digne rentier avait des agents : une demi-douzaine de ces mauvais drôles que la police est forcée de congédier de temps à autre et qui « mouchardent » pour le compte des particuliers.

Et chaque semaine il sortait de son portefeuille quelques billets de cent francs uniquement pour s’entendre dire :

– Nous sommes sur la trace !…

Alors, il se frottait les mains, sans songer que mille fois il avait ri de cette vieille formule policière, et les démarches de ses agents étaient le plus habituel sujet de ses conversations avec Mme Delorge.

En présence de Mme Cornevin, seulement, ils parlaient d’autre chose.

Mme Delorge n’avait pas voulu que la pauvre femme fût initiée aux démarches qu’on faisait pour retrouver son mari. N’eût-ce pas été aviver sa douleur, l’agiter de transes perpétuelles et l’exposer aux plus pénibles déceptions !…

Et cependant, Mme Cornevin, de son côté, autant qu’il était en son pouvoir, avait agi.

Si cruellement qu’il lui en coûtât, elle avait pris sur elle de revoir sa sœur et avait tout mis en œuvre pour l’intéresser à son malheur et obtenir qu’elle usât de son influence sur M. de Combelaine.

Mais, dès les premiers mots, Mme Flora Misri était entrée dans une grande colère.

– C’est positif, s’était-elle écriée : Victor est très puissant, et la preuve, c’est qu’il a obtenu un bureau de tabac pour ma mère, et pour mon père une place où il n’y a rien à faire. Seulement Victor serait par trop bête de servir des gens qui ne cherchent qu’à lui nuire. Or que fais-tu, toi, s’il te plaît ?… Tu passes ta vie chez la femme de ce général que Victor a tué en duel, une folle qui mettrait le feu à la terre et au ciel pour nous faire arriver malheur. Que complotez-vous, toutes deux, avec l’aide de ce vieux rentier qui ne vous quitte pas ?… Crois-tu que nous ne sachions pas toutes vos manigances !…

Ces propos rapportés à Mme Delorge lui donnèrent singulièrement à réfléchir.

M. de Combelaine et Mme Misri ont le secret de nos investigations, dit-elle à M. Ducoudray.

– C’est impossible, répondit-il, puisque je n’en ai ouvert la bouche à âme qui vive.

Pour plus de sûreté, cependant, il se résolut à consulter Me Roberjot.

– Vous êtes joué, soyez-en sûr, lui déclara l’avocat sans hésiter. Ces drôles que vous appelez vos hommes sont tout bonnement les hommes de M. de Combelaine. Qu’y gagnent-ils ? me demanderez-vous. Ceci : de se réconcilier avec la préfecture, si jamais ils ont été brouillés avec elle, et de continuer à empocher votre argent. Des mouchards qui ne recevraient pas des deux mains ne seraient pas des mouchards. Méditez cette vérité…

L’excellent bourgeois était atterré… mais convaincu.

– Dès ce soir, mes gaillards auront leur congé ! s’écria-t-il.

Dans le fait, rien ne pouvait contrarier Me Roberjot autant que ces maladroites tentatives de M. Ducoudray.

Il s’occupait, lui aussi, de retrouver Laurent Cornevin, et avec de bien autres chances de succès.

Sa situation dans l’opposition l’avait mis en relations avec un grand nombre d’exilés volontaires, de proscrits et de déportés de Décembre : il les avait intéressés au sort du pauvre palefrenier en leur expliquant l’importance de son témoignage, et par eux il ne désespérait pas d’apprendre un jour ou l’autre ce qu’il était devenu.

En attendant, ce gouvernement de Décembre, dont tant de prophètes annonçaient toujours la débâcle pour la fin du mois, semblait s’affermir de plus en plus.

Les journaux se taisaient sous peine de mort, les députés étant condamnés au silence, nulle voix discordante n’avait troublé le concert de bénédictions payées comptant et de flatteries intéressées qui montait jusqu’au prince-président.

Son voyage dans les départements, réglé par un habile metteur en scène, avait été une longue ovation.

Et en revenant à Paris, il avait, tout le long des boulevards, marché sous une voûte d’arcs de triomphe et, au-dessus de la boutique d’un perruquier, il avait pu lire en grosses lettres sur un transparent : Ave, Cæsar.

Bientôt, c’était le Sénat qui était allé saluer l’empereur, et un plébiscite avait consacré l’empire.

Le règne de Napoléon III venait de commencer. Il se formait une cour sur le modèle de la cour de son oncle. Les courtisans se ruaient à la curée d’une formidable liste civile. On s’arrachait la clé de chambellan, la cravache d’écuyer, l’épieu de grand veneur…

M. de Combelaine avait une grande charge, les traitements réunis de M. de Maumussy dépassaient cent cinquante mille francs, Mme d’Eljonsen avait loué un palais en attendant celui qu’elle se faisait bâtir, M. Verdale était un des architectes officiels, le docteur Buiron était un des médecins de la cour…

– Jusqu’où monteront-ils, mon Dieu ! disait M. Ducoudray un peu effrayé.

Mais Mme Delorge restait calme et confiante.

– Plus haut ils monteront, disait-elle, plus la dégringolade sera terrible… Dieu est juste… Patience !

Reconnu par toutes les puissances de l’Europe, appelé « cousin et frère » par le roi de Prusse, et « bon ami » par l’empereur de Russie, Louis-Napoléon devait croire inébranlable le trône de Décembre et songer à fonder une dynastie.

Un matin du mois de janvier 1853, M. Ducoudray arriva de meilleure heure que de coutume chez Mme Delorge, son journal déplié à la main.

– Eh bien ! c’est décidé, lui dit-il, nous allons avoir des noces superbes, l’empereur se marie.

C’était vrai.

À cette heure-là même, tout Paris commentait le manifeste que Louis-Napoléon venait de faire afficher, et qui commençait ainsi :

« Je me rends au vœu si souvent manifesté par le pays en venant vous annoncer mon mariage… »

– Et qui épouse-t-il ? demanda Mme Delorge.

– Une jeune Espagnole, répondit-il le bonhomme. Mlle Eugénie de Montijo, comtesse de Téba.

Mlle de Montijo n’était pas une inconnue pour les Parisiens.

Déjà, au temps de la présidence, l’attention des habitués de l’Opéra s’était souvent concentrée sur une loge d’avant-scène où entraient, presque toujours après le lever du rideau, une femme d’un certain âge et d’une physionomie peu sympathique et une jeune fille d’une rare beauté malgré la petitesse de ses yeux.

Ces deux dames étaient la Mme la comtesse de Montijo et sa fille.

Bientôt, on avait remarqué que leur nom se trouvait toujours des premiers sur la liste des invités des fêtes présidentielles, puis des fêtes impériales, soit à Compiègne, soit à Fontainebleau.

Les chroniqueurs de la cour ne cessaient de chanter les mérites et les grâces de la jeune Espagnole, célébrant l’admirable abondance de ses cheveux blonds et la blancheur dorée de son teint.

L’opinion n’avait pas tardé à s’inquiéter de cette reine des fêtes impériales, et telle était la curiosité qu’elle excitait, que des groupes considérables se formaient en un moment devant les magasins où sa présence était signalée, et qu’elle avait été obligée de renoncer aux représentations de l’Opéra.

Et cependant sa situation à la cour était si peu fixée que beaucoup de courtisans, bien intéressés pourtant à pénétrer les secrets du maître, croyaient à la probabilité d’une union morganatique entre elle et l’empereur.

L’annonce officielle du mariage étonna donc, et, malgré toutes les raisons excellentes alléguées dans le manifeste, jeta un froid.

Bien des gens le jugeaient si extraordinaire, qu’on ne pouvait l’expliquer, disaient-ils, que par un mouvement de dépit de l’empereur.

Ils racontaient, ceux-là, que Louis-Napoléon, en quête d’une épouse, avait expédié des ambassadeurs en Allemagne, l’inépuisable pépinière des princesses nubiles, qu’il avait fait pressentir différentes puissances, mais que nulle part on n’avait paru comprendre ses ouvertures.

Ils assuraient qu’il avait en vain sollicité la main de la fille du prince Wasa, fils de Charles XIII, de Suède, et qu’on lui avait refusé une princesse de Hohenzollern.

Tout cela peut être vrai, disait M. Ducoudray, mais moi je ne vois pas pourquoi un empereur n’aurait pas, tout comme un simple citoyen, le droit d’épouser la femme qui lui plaît.

Cet avis, très raisonnable, n’était pas, à en croire les cancans, celui des parents de l’empereur.

On affirmait qu’ils s’étaient opposés de tout leur pouvoir à son mariage avec Mlle de Montijo.

On parlait de scènes violentes, à la suite desquelles la princesse Mathilde se serait jetée aux pieds de son cousin, pour le supplier, au nom des intérêts les plus sacrés de la famille, de ne pas contracter une telle alliance.

Les répugnances, si elles existèrent jamais, surent en tout cas se faire violence, car on ne tarda pas à annoncer que ce serait la princesse Mathilde qui, pendant les fêtes nuptiales, soutiendrait le manteau de la nouvelle impératrice.

Mais, bien plus que de ces détails, Paris s’inquiétait du trousseau de la mariée.

Une certaine robe de dentelle était surtout l’objet des admirations ébahies des chroniqueurs de la cour, et les Dangeau du nouveau régime gémissaient de ce qu’on n’eût pas eu le temps de modifier la forme un peu surannée des diamants de la Couronne…

La ville de Paris avait bien voté une somme de six cent mille francs pour offrir un collier à l’impératrice, mais Mlle de Montijo avait écrit au préfet pour le prier de consacrer cette somme à de bonnes œuvres. Enfin, le 29 janvier 1853, le mariage civil de l’empereur eut lieu aux Tuileries.

Le grand-maître des cérémonies était allé, avec deux voitures de la cour, chercher la fiancée impériale.

Le grand chambellan, le grand écuyer, le premier écuyer, deux chambellans de service et les officiers d’ordonnance de service, l’attendaient au bas de l’escalier du pavillon de Flore, pour la conduire au salon de famille où se trouvait l’empereur, entouré du prince Jérôme, des princes de la famille désignés pour assister à la cérémonie, des cardinaux, des grands officiers de la maison civile et militaire, et enfin de tous les ambassadeurs et ministres plénipotentiaires présents à Paris.

Napoléon III, en uniforme de général, portait la Toison d’or.

La future impératrice portait, sur une jupe et un corsage de satin blanc, la fameuse robe de point d’alençon, et avait autour du cou le collier commandé par la ville de Paris, que l’empereur avait acheté et lui avait offert.

À neuf heures, le grand maître des cérémonies ayant pris les ordres de l’empereur, le cortège se dirigea vers la salle de Maréchaux, où devaient s’accomplir les formalités du mariage civil.

Elles furent longues… Tant de gens devaient signer au contrat !

Mais, enfin, il n’y eut plus personne à qui passer la plume, et le cortège, reprenant sa marche, put gagner la salle de spectacle, où les artistes de l’Opéra attendaient, pour exécuter une cantate dont Méry avait écrit les paroles et Auber composé la musique :

À notre impératrice aux doux climats choisie,

Chantez avec des voix qui sachent nous ravir,

Les airs que redira l’écho d’Andalousie

Aux collines du Tage et du Guadalquivir.

Espagne bien-aimée,

Où le ciel est vermeil,

C’est toi qui l’as formée

D’un rayon de soleil…

Le lendemain, 30 janvier, des milliers de curieux se pressaient le long des quais et s’étouffaient aux alentours du parvis Notre-Dame.

Le mariage religieux de l’empereur allait avoir lieu.

Un peu avant midi, les grilles des Tuileries tournèrent sur leurs gonds, et des carrosses dorés sortirent, que les vieux Parisiens reconnurent pour les avoir vus lors du sacre de Napoléon Ier et lors du baptême du roi de Rome…

L’empereur et l’impératrice occupaient le premier. Dans le second étaient le prince Jérôme et le prince Napoléon.

Quelques vivats se firent entendre, lorsque les deux époux, au retour de la cérémonie, se montrèrent au grand balcon des Tuileries.

Le soir, le repas de famille terminé, une cantate de Mme Mélanie Waldor fut chantée par des artistes en costume espagnol.

Célestes concerts,

Douce harmonie,

Glissez dans les airs.

Chantez la grâce unie

Au génie.

Chantez Eugénie

Et les amours

Durant toujours.

C’est par M. Ducoudray que Mme Delorge, au fond de sa retraite, était informée de tous ces détails.

Parisien jusqu’aux moelles, le digne bourgeois mettait son amour-propre à ne rien ignorer de ce qui se passait dans la ville.

Partout où cinq cents badauds s’assemblaient pour un spectacle quelconque, on était sûr de le voir au premier rang.

C’est ainsi que, depuis tantôt cinquante ans, il avait fait la haie sur le passage de tous les pouvoirs qui se sont succédés en France.

Il avait vu l’entrée des alliés et le retour de l’île d’Elbe. Il avait vu passer successivement Louis XVIII et Charles X, Louis-Philippe et la République de 1848.

Et pour cela, précisément, il se disait, en regardant défiler le cortège de Napoléon III et de la nouvelle impératrice :

Baste ! ceux-là passeront comme les autres…

Ce qui l’avait frappé, à cette solennité, ce n’était pas la vue de M. de Combelaine et du vicomte de Maumussy, graves et solennels dans leur carrosse, c’était l’attitude singulièrement réservée de la population.

Pour cette fois, les metteurs en scène des ovations départementales et des enthousiasmes officiels étaient restés au-dessous de leur tâche ou avaient été mal servis par leurs comparses.

La foule était immense ; les chemins de fer, depuis la veille, avaient amené deux cent mille curieux ; Paris et sa banlieue s’étouffaient dans les rues, sur les boulevards et sur les quais. Mais cette foule restait de glace, étonnée en quelque sorte et défiante.

De ci et de là, des groupes habilement disséminés sur le passage du cortège, des acclamations s’élevaient bien… Elles ne trouvaient pas d’écho. La claque officielle ne réchauffait pas la multitude.

C’est que, en dehors des poésies de commande, il en avait circulé d’autres, d’une saveur terriblement relevée.

C’est à l’heure où la presse est bâillonnée que les récits anonymes, que les pamphlets honteux et les calomnies indignes ont beau jeu. Ce qui eût fait le sujet d’un article dont l’auteur eût gardé nécessairement une certaine mesure devient le thème d’une chanson qui ne respecte rien. L’article eût été oublié le lendemain de son apparition, la chanson reste dans la mémoire, et sur l’aile d’un air populaire vole jusqu’aux extrémités de la France et pénètre dans les moindres villages.

C’est qu’aussi le passé de Mlle de Montijo, par ses côtés romanesques et un peu aventureux, offrait beaucoup de prise à la calomnie et à la médisance.

Sa mère, aimant le mouvement, le changement, le voyage, la vie des eaux et des bains de mer, les fêtes, les spectacles, l’avait, pendant des années, traînée à sa suite, à Londres, à Paris, à Pau, en Allemagne…

Or on est bourgeois en diable, en France, et infecté de préjugés ; on n’y admet que très difficilement les libres allures des jeunes filles étrangères.

Il n’y avait guère que sa beauté qu’on ne contestât pas à la femme de l’empereur, et encore y trouvait-on des taches.

Ceux qui se proclamaient ses tenants la disaient d’une inépuisable bonté, mais peu intelligente ; ferme, mais entêtée ; très simple, mais non moins coquette enfin, dévote bien plus que religieuse, dévote à la façon des femmes du peuple espagnoles, sans discernement.

– Elle rappellera Marie-Antoinette, pour qui elle professe un véritable culte, disaient d’elle quelques-uns de ces amis dangereux dont tous les éloges cachent une perfidie, voulue ou non.

Les gens sensés attendaient avant de formuler un jugement de l’avoir vue à l’œuvre, et ils n’attendaient pas sans inquiétudes, sachant quelle influence doit fatalement exercer sur les mœurs l’exemple d’une souveraine jeune et belle.

Assurément le rôle de la nouvelle impératrice était bien difficile au milieu d’une cour datant d’hier, peuplée d’ennemis, semée d’embûches, et composée en tout cas de gens bien étonnés de s’y voir, et qui devaient avoir de la peine à se regarder sans rire.

Passer de la liberté de la vie de voyage aux inexorables obligations d’un trône, et cela du jour au lendemain, quelle épreuve pour une jeune femme !

Se trouver tout à coup le point de mire de tous les regards, être toujours en scène, parler à tous et de tout, s’occuper de modes et de politique, se montrer sérieuse ou frivole, être femme du monde et femme d’intérieur, garder le secret de ses impressions, dissimuler ses sympathies, surmonter ses aversions, quelle tache !…

L’impératrice Eugénie n’y réussit pas.

Si les courtisans lui racontaient qu’elle était populaire, ils la trompaient. Elle ne le fut jamais.

En vain elle multiplia les œuvres de bienfaisance, les institutions charitables, les fondations pieuses. Elle n’alla jamais au cœur de la foule.

Sceptique et moqueuse, la France ne respecte que ce qui est solennel.

On n’y comprend une reine qu’en robe de brocard à traîne, marchant d’un pas majestueux, la couronne au front.

On s’étonnait de rencontrer l’impératrice en robe à volants écourtés, chaussée de bottines à hauts talons, et coiffée d’un élégant et frais chapeau tel qu’on en voyait sur la tête de toutes les autres femmes.

– C’est d’une admirable simplicité ! s’écriaient ses partisans.

– Hum ! grommelaient les autres.

Il est vrai de dire que les maris dont les femmes adoptaient cette simplicité admirable la trouvaient coûteuse.

Ils voyaient bien que toutes ces jolies petites robes de quatre sous tailladées, découpées, échancrées, écourtées, véritables déjeuners de soleil, finissaient par revenir, vu leur nombre, dix fois plus cher que les robes de prix d’autrefois.

On objectait à ces maris que c’était la mode. Que répondre à cela ?

Ils grognèrent dans les commencements, puis ils s’habituèrent. Il faut bien faire comme les autres…

Le temps devint bon pour les modistes et les couturières. On put voir un tailleur pour dames se donner les mêmes airs d’importance que jadis la couturière de Marie-Antoinette, qui disait si fièrement : « J’ai travaillé ce matin avec Sa Majesté… »

Jamais pareille émulation de dépense ne se vit, ruinant les familles d’abord, les corrompant ensuite. Personne ne voulait rester en arrière. Toutes les grenouilles se mirent à s’enfler pour égaler le bœuf… Beaucoup en crevaient.

Ce qui n’empêchait pas de se ruer à la conquête du million. Des fortunes énormes surgirent tout à coup. D’où ? On ne savait. Ce luxe subit donnait d’étranges soupçons.

À voir passer dans son coupé, attelé de deux magnifiques chevaux, Combelaine, qu’on avait connu sans souliers aux pieds ; à voir faire courir Maumussy, que ses créanciers avaient chassé du boulevard ; à voir Mme d’Eljonsen, devenue la princesse d’Eljonsen, donner des fêtes où se précipitait tout le Paris officiel, involontairement on portait les mains à ses poches et, inquiet, on se disait :

Où diable ces gens-là prennent-ils tout cet argent ?…

Si bien que le Moniteur officiel en arrivait à être forcé de démentir, comme « autant d’infâmes calomnies, les bruits répandus à la Bourse sur les opérations financières qu’on accusait d’avoir faites des fonctionnaires d’un ordre élevé ».

Si bien que le prix de tout croissait avec les goûts et les habitudes de dépense, et que l’argent semblait diminuer de valeur.

Et le digne M. Ducoudray, qui jadis s’estimait très riche avec ses douze mille livres de rentes et sa villa de Passy, commençait à trouver qu’il avait été bien imprudent de se retirer avec si peu de chose.

Si cela dure, disait-il parfois, je finirai par n’avoir plus de quoi manger.

XIX

Cela ne durera pas, soyez tranquilles ! déclaraient toujours d’un ton d’admirable assurance certains prophètes politiques.

Il est vrai qu’il leur eût été difficile, sinon impossible, de dire sur quoi, en ce moment, se basait leur certitude.

Ces premières années de l’empire furent celles où il se débita le plus de choses ridicules, où les contes les plus absurdes et les moins admissibles trouvaient de tous côtés de bénévoles propagateurs.

À chaque moment, vous rencontriez des gens qui, vous tirant à part, vous disaient mystérieusement :

Eh bien !… vous savez la nouvelle ? L’empire n’en a pas pour un mois. L’argent manque… Le prochain coupon de la rente ne sera pas payé.

Mais Mme Delorge n’était pas d’un caractère à s’abandonner à des illusions puériles et, si M. Ducoudray eût réussi à l’entraîner sur cette pente, elle avait pour la retenir Me Sosthènes Roberjot.

Or Me Roberjot était mieux que personne en situation de voir et de juger les événements.

Sa candidature avait réussi ; il venait d’être nommé député.

Et, si ardent adversaire qu’il fût de l’empire, ses rancunes n’allaient pas jusqu’à lui mettre sur les yeux de ces lunettes qui empêchent de voir.

Aussi, disait-il en hochant tristement la tête :

– Nous en avons pour des années, et, s’il survient une guerre heureuse, l’opposition ne sera plus qu’un mot.

Car Me Roberjot, de même que tous les gens de quelque bon sens, comprenait bien que la guerre, essence même de l’empire, lui était nécessaire.

Napoléon III, à Bordeaux, avait dit :

« L’empire, c’est la paix !… »

Mais il était clair que ce n’était là qu’un mot officiel, véritable promesse de boniment qu’on ne risque rien à faire d’abord, et qu’on tient après si on peut.

C’est dans le passé qu’il fallait aller chercher la pensée de l’empereur, dans ses proclamations de Boulogne et de Strasbourg ou encore dans ses réponses devant la Chambre des pairs lors de son procès.

Là, parlant à ses juges, mais s’adressant à la France, il avait dit :

« Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite.

« Le principe, c’est la souveraineté du peuple.

« La cause, c’est celle de l’empire.

« La défaite, c’est Waterloo.

« Le principe, vous l’avez admis ; – la cause, vous l’avez servie ; – la défaite, vous brûlez de la venger… »

– Et Napoléon III la vengera, disaient fièrement ses partisans et, en échange des stériles libertés qu’il prend à la France, il saura lui rendre le prestige de la gloire militaire.

L’opinion était donc préparée à tout, lorsqu’on apprit que la France allait avoir la guerre avec la Russie.

L’Angleterre, cette fois, était notre alliée ; ses soldats allaient se battre à côté des nôtres.

S’il y eut quelque émotion à Paris, il n’y eut pas un moment de doute ni d’inquiétude. Nous ne pouvions être que vainqueurs.

Et, en effet, le second empire ne tarda pas à avoir une nouvelle victoire à enregistrer, et gagnée par un des hommes du coup d’État, par le maréchal de Saint-Arnaud.

Celui-là fut heureux. Il mourut peu après, et son linceul fut un drapeau.

Mais c’était peu pour l’impatience française que cette victoire de l’Alma ; aussi tout Paris accueillit-il comme certaine, comme incontestable, une dépêche apportée, disait-on, par un Cosaque, et qui annonçait la prise de Sébastopol.

Cette nouvelle, il faut le dire, avait été enregistrée par le Moniteur.

La Bourse monta. Paris, le soir, fut illuminé…

Et, le lendemain, on apprit que le Cosaque n’était qu’un canard financier et que Sébastopol tenait plus que jamais.

Cependant, cette fausse joie, qui eût dû servir à Paris de leçon pour l’avenir, n’eut pas d’inconvénients… L’impatience française n’avait fait que devancer les événements. Après une héroïque résistance, Sébastopol tomba en notre pouvoir…

Et, presque aussitôt que cette glorieuse nouvelle, on apprit que l’empereur de Russie venait de mourir ; qu’un congrès allait se réunir à Paris, et que la paix serait sans doute signée contre le gré de l’Angleterre…

Mais pendant que les négociations se poursuivaient, un événement avait lieu d’une bien autre importance pour la famille impériale, et qui devait emplir de confiance et de joie tous les hommes qui devaient à l’empire ou qui attendaient de lui leur fortune et leur situation.

Depuis longtemps la grossesse de l’impératrice avait été annoncée officiellement…

Le 15 mars 1856, le président du Corps législatif apprit à ses collègues que Sa Majesté entrait dans les douleurs de l’enfantement…

L’Assemblée, aussitôt, se déclara en permanence.

Aussi bien, à cette heure-là même, les bruits les plus contradictoires se répandaient-ils dans Paris.

On disait l’impératrice au plus mal, et que l’accoucheur de la reine d’Angleterre, arrivé dans la nuit, désespérait d’elle. D’autres assuraient que l’enfant, qui était une fille, venait de mourir.

La vérité, c’est que l’accouchement fut laborieux. Mais dans la nuit, sur les trois heures, l’impératrice accoucha d’un garçon.

– Voilà la dynastie fondée à perpétuité ! s’écrièrent les journaux dévoués.

Tout, en effet, souriait à l’empereur, et l’empire arrivait à l’apogée de sa puissance.

Et, le jour où les plénipotentiaires du congrès vinrent en grand uniforme présenter aux Tuileries le traité signé par eux, Napoléon III parut l’arbitre de l’Europe…

– Que me parlez-vous de Providence et de justice divine ! disait ce soir-là M. Ducoudray à Mme Delorge.

Il est certain que, pour ne pas désespérer, il fallait de plus en plus à la veuve du général Delorge cette foi robuste et inaltérable qu’on puise dans la conscience de son bon droit.

Si elle avait jugé ses ennemis hors de sa portée au lendemain du coup d’État, que devait-ce donc être à cette heure que leur fortune, liée à celle de l’empire, semblait inébranlable comme lui !…

Après des années d’investigations incessantes, le sort de Laurent Cornevin demeurait un mystère, à ce point que Me Roberjot lui-même, découragé, disait :

Nous nous sommes mépris à la portée des paroles de Mme Flora Misri. Le pauvre Laurent a été bel et bien assassiné.

C’était devenu la conviction de sa femme.

Après avoir espéré longtemps, et bien après tous les autres, elle ne doutait plus de son malheur et, en tête de ses factures, elle avait fait imprimer : madame veuve Cornevin.

Car elle avait des factures, à cette heure. Suivre les conseils de Mme Delorge lui avait porté bonheur. Son petit établissement de couture et confection avait réussi de façon à dépasser les prévisions les plus optimistes.

À peine installée chez elle, après quelques mois d’un nouvel apprentissage, elle avait vu ses clientes affluer de telle sorte que, l’aide de ses filles ne lui suffisant plus, elle avait dû s’adjoindre des ouvrières, deux d’abord, puis quatre. Puis il lui avait fallu prendre une première demoiselle pour surveiller le travail, car elle avait assez à faire à recevoir les pratiques, à prendre mesure et à essayer les robes.

Bientôt l’appartement de la rue Pigalle s’était trouvé trop petit, et, après bien des hésitations et sur les instances de M. Ducoudray et de Mme Delorge, elle était allée en louer un, à un second étage de la rue de la Chaussée-d’Antin, dont le prix était de trois mille quatre cents francs.

C’est l’énormité de ce loyer qui avait causé toutes ces perplexités.

À l’exemple de gens qui ont été longtemps malheureux, elle se défiait de la prospérité, prenant pour autant de pièges toutes les faveurs de la fortune.

– Et si j’allais ne pouvoir pas payer ! objectait-elle à ses amis. Pourquoi chercher le mieux lorsqu’on a un bien inespéré ?…

M. Ducoudray n’entendait pas de cette oreille.

Fût-il jamais parvenu à mettre cent mille écus et même plus de côté, s’il s’était confiné dans l’étroite boutique où, pendant cinquante ans, ses parents avaient végété, joignant à grand peine les deux bouts ?…

– Ainsi, allez de l’avant, disait-il à Mme Cornevin. Que risquez-vous ? Je réponds de tout.

Et il l’avait en quelque sorte contrainte d’accepter un prêt de mille écus pour ses premiers frais d’installation.

Car il voulait que tout fût très beau dans le nouvel établissement qu’elle fondait, bien disposé et en harmonie avec le quartier ; qu’elle eût un vrai salon, avec un tapis à terre, un lustre au plafond et des glaces tout autour.

Et le public avait fait honneur à la lettre de change que tirait sur sa vanité l’expérience de l’ancien négociant.

Mme Cornevin avait eu beau augmenter le prix de ses façons, ses anciennes clientes la suivirent, beaucoup de nouvelles lui vinrent, et il n’eût tenu qu’à elle de prendre rang parmi les couturières à la mode que les chroniques, moyennant finance, appellent toutes « la bonne faiseuse ».

Si bien que, la troisième année de son installation, lorsqu’elle fit son inventaire au 31 décembre, elle constata qu’elle avait gagné dans ses douze mois plus de vingt mille francs et que, tous frais payés, il lui en restait huit mille à placer ou à mettre dans son commerce.

C’est que ses frais avaient bien augmenté.

Non seulement elle n’acceptait plus la rente de douze cents francs que lui avait servie Mme Delorge, mais elle s’arrangeait de façon à ce que Léon, son fils aîné, celui qui était élevé avec Raymond, n’imposât pas une trop lourde charge à sa bienfaitrice.

Quoi que pût dire M. Ducoudray pour s’en défendre, elle supportait de moitié avec lui les frais de l’éducation de son fils Jean.

Enfin, tout en faisant travailler ses filles à l’atelier, elle les envoyait tous les jours chez une institutrice du voisinage, où elles recevaient cette instruction élémentaire qui est indispensable à la femme d’un négociant.

Pour elle-même, la courageuse femme ne dépensait rien.

Elle en était presque à se reprocher les quelques francs qu’elle remettait tous les mois à un vieux professeur qui, chaque soir, après le départ des ouvrières, venait lui donner une leçon.

Car elle avait senti la nécessité de se hausser au niveau de sa nouvelle situation. Elle ne voulait pas que ses enfants, plus tard, fussent exposés à rougir d’elle et à n’oser pas montrer ses lettres.

Et elle était un exemple de ce que peut une intelligence ordinaire, servie par une forte volonté.

Qui l’eût vue, dans son beau salon, recevoir ses nobles et élégantes clientes, n’eût certes pas reconnu la brave et honnête mais un peu grossière ménagère de Montmartre, qu’on voyait deux fois par semaine remonter la rue Marcadet, portant tout mouillé sur son épaule le linge du ménage, qu’elle venait de laver au lavoir et qu’elle faisait sécher à sa fenêtre.

À ses relations constantes avec Mme Delorge, elle avait gagné un ton, des manières, des façons de s’exprimer, dont jamais on ne l’eût soupçonnée capable.

Elle n’était pas déplacée dans le salon de sa protectrice. Tout au plus, par suite du silence qu’elle avait le bon sens de s’imposer lorsqu’il y avait du monde, pouvait-on la prendre pour une femme d’une extrême timidité.

Mais il n’était pas de prospérités capables d’effacer de la mémoire de Mme Cornevin ce qu’elle avait souffert ni la perte immense qu’elle avait faite.

Six ans après la disparition de son mari, elle pâlissait encore et ses grands yeux noirs s’emplissaient de flammes au seul nom du comte de Combelaine.

Ceux qui prétendent que le temps efface tout, disait-elle, n’ont jamais su ce que c’est qu’aimer ou haïr.

Pour elle, en effet, il semblait que le temps n’existât pas.

Un dimanche, – et c’était en 1857, – qu’elle devait dîner chez Mme Delorge avec M. Ducoudray et les enfants, elle arriva si bouleversée que, dès en entrant, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

Elle venait de rencontrer Grollet, cet employé des écuries de l’Élysée, que M. de Maumussy et M. de Combelaine avaient si habilement substitué, lors de l’enquête, à Laurent Cornevin.

– C’est dans le bas de la rue Blanche que je l’ai rencontré, répondit-elle aux questions de ses amis. À vingt pas, je l’ai reconnu, quoique ne l’ayant pas vu depuis ce jour maudit où, méditant déjà son infâme trahison, il voulut absolument m’offrir à déjeuner. Et cependant il a bien changé. Il a l’air d’un gros bourgeois à cette heure, d’un richard. Il porte des chaînes de montre grosses comme le doigt, des bagues, une chemise à jabot avec des boutons en brillant et une canne… Il m’a reconnue, lui aussi, car il est venu droit à moi et, après m’avoir toisée d’un regard impudent :

« – Peste ! ma chère, m’a-t-il dit, nous voilà mise comme une duchesse… Nous faisons robe de soie, maintenant !… Je vois avec plaisir que nous avons trouvé des successeurs cossus à ce pauvre Cornevin. » Son accent et son regard étaient si insultants que des larmes de colère m’en vinrent aux yeux. Mais je me contins. Je voulais savoir ce qu’il était devenu, et je l’interrogeai. Le crime lui a porté bonheur. Le prix du sang de Laurent s’est multiplié entre ses mains.

Ayant quitté l’Élysée peu après le coup d’État, il s’est établi loueur de voitures et, comme il est connaisseur, comme il est habile, comme il avait des protecteurs très puissants, son commerce a prospéré, et il est maintenant à la tête d’un des plus importants établissements de Paris. Et ce n’est pas tout, il s’est associé avec un architecte colossalement riche, nommé Verdale, pour acheter des terrains et des maisons sur le parcours des rues qu’on doit percer et, comme cet architecte est très renseigné, ils gagnent, paraît-il, tout ce qu’ils veulent.

Trop prudente pour confier à qui que ce fût le secret qu’elle avait surpris, Mme Delorge était seule à connaître l’origine de cette grande fortune que Grollet attribuait à M. Verdale.

Seule aussi, à admirer cette loi mystérieuse des attractions qui fatalement rapproche et associe les scélérats.

Mais l’architecte jadis incompris était-il vraiment si riche que cela ?

Me Roberjot, qu’elle questionna à sa première visite, ne lui laissa aucun doute à cet égard.

– Mon ami Verdale, lui répondit-il, de ce ton de mordante ironie qui devait lui faire tant d’ennemis, mon cher et excellent camarade doit être déjà plusieurs fois millionnaire. Grollet, sans doute, est son prête-nom. Depuis un an il risque timidement une particule devant son nom. Un de ces matins il s’éveillera baron et décoré. On m’a remis sa carte, dernièrement, et j’y ai lu : A. de Verdale…

La plus vive surprise se peignit sur les traits de Mme Delorge.

– Vous voyez donc encore cet homme ? demanda-t-elle.

– C’est-à-dire qu’il vient me voir, répondit l’avocat.

– Quoi !… malgré cette lettre terrible.

– À cause de cette lettre terrible, précisément. Tous les six mois à peu près, il vient me conjurer de la lui vendre, et à chaque visite il m’en offre un prix plus élevé. Nous en sommes restés, la dernière fois, à 500 000 francs.

L’énormité de la somme stupéfia Mme Delorge.

– Cinq cent mille francs ! répéta-t-elle comme un écho.

Mon Dieu, oui ! Qu’est-ce que cela pour ce cher ami ? Ne spécule-t-il pas à coup sûr ? N’a-t-il pas pour le conseiller, pour l’inspirer, Sa Grâce Mme la princesse d’Eljonsen ? C’est du reste bien connu. La princesse est fort sujette aux rêves. Dès qu’il lui en est venu un, vite elle mande son architecte ordinaire qui accourt.

« – Verdale, lui dit-elle, j’ai rêvé cette nuit que je voyais une rue nouvelle, allant de tel point à tel autre, et passant par tels et tels endroits…

« – Très bien ! princesse ! répond mon ancien copain. Et tout de suite, sans hésiter, il se met à acheter tout ce qu’on veut lui vendre de maisons sur le parcours indiqué. Et bien il fait, car jamais la rue rêvée par la princesse ne manque d’être décrétée peu après. Mon Verdale est exproprié, il touche des indemnités superbes dont il remet une partie à Mme d’Eljonsen, et le tour est fait. Il irait jusqu’au million pour avoir son autographe.

Ce n’est pas sans une sincère admiration que Mme Delorge écoutait et regardait Me Roberjot. Certes, considérée au point de vue de la morale pure, sa conduite n’avait rien de particulièrement héroïque.

Mais elle avait trop vécu pour ne pas savoir qu’à notre époque de tels désintéressements sont rares, pour ne savoir pas que ce n’est point le premier venu qui refuse un million, cinquante mille livres de rentes qu’on lui offre et qu’il peut accepter sans risques, sans périls, sans nuire à qui que ce soit, sans même commettre une mauvaise action.

Elle lui tendit donc la main, et d’une voix émue :

– C’est beau, ce que vous faites là, monsieur, dit-elle. Merci !…

Mais c’est à peine si l’avocat osa effleurer du bout des doigts cette main que lui tendait la noble femme.

Lui aussi, il avait résisté à l’action dissolvante du temps. Il avait pu renoncer à l’espoir d’être jamais aimé de Mme Delorge ; cesser de l’aimer, non.

Et il lui avait fallu des mois, des années, pour s’accoutumer à la visiter, à causer, à ne pas rester court, lorsqu’elle le regardait d’une certaine façon.

Au moins avait-il cette satisfaction de voir que les événements l’avaient servie mieux qu’il n’eût osé le souhaiter.

Les cruels soucis d’argent et d’avenir qui troublaient le sommeil de Mme Delorge aux premiers temps de son veuvage avaient disparu. L’aisance et la sécurité étaient revenues s’asseoir à son foyer.

Tout d’abord elle s’était trouvée allégée de la rente de douze cents francs de Mme Cornevin. Léon ne lui coûtait presque plus rien. Enfin, deux héritages successifs avaient plus que doublé son capital.

Le premier de ces héritages avait été celui du père de son mari.

Le pauvre bonhomme n’avait pu survivre à la mort de son fils, sa joie et son orgueil. Il avait bien parlé de venir demeurer avec sa bru, mais au moment de quitter la petite ferme où il vivait depuis tant d’années le courage lui avait manqué. Il avait traîné sept ou huit mois encore, et enfin il s’était éteint, laissant une soixantaine de mille francs.

Le second héritage fut celui de Mlle de la Rochecordeau.

Bien inattendu, certes, celui-là ; car, deux fois par jour au moins depuis quinze ans, la rancunière vieille fille jurait qu’elle jetterait toute sa fortune dans le Loir plutôt que d’en laisser un centime à sa nièce.

Malheureusement pour ses charitables intentions, elle avait, quoique dévote, une si effroyable peur de la mort, que jamais elle ne put prendre sur elle de faire un testament.

– Il sera toujours temps, disait-elle, d’appeler un notaire quand je sentirai ma fin s’approcher.

Elle ne la sentit pas.

Un soir qu’elle avait dîné plus que de coutume, s’étant mise dans une de ces colères blanches qui lui étaient habituelles, elle fut foudroyée par une attaque d’apoplexie.

Elle n’eut que le temps de s’écrier, et Dieu sait avec quelle rage :

– Je suis morte ! Élisabeth aura tout.

Presque tout, en effet.

Mme Delorge, née Élisabeth de Lespéran, se trouvant être la plus proche parente de Mlle de la Rochecordeau, eut pour sa part les sept dixièmes de la succession : un peu plus de cent cinquante mille francs.

Elle les accepta, mais non sans bien expliquer à son fils quelles raisons la déterminaient.

J’ose croire, Raymond, lui avait-elle dit, que cette fortune qui nous échoit ne te fera jamais imiter ces jeunes gens dont le plaisir est le seul mobile, ni oublier les devoirs sacrés que tu as à remplir.

C’était presque mot pour mot ce que Mme Cornevin répétait à ses fils chaque fois qu’elle se trouvait avec eux.

– Souvenez-vous que votre père a été lâchement assassiné par des misérables dont il avait surpris le crime, et que nous ne savons même pas ce qu’est devenu son corps.

Peut-être eût-on beaucoup surpris M. de Combelaine et M. de Maumussy, si on leur eût dit ce qu’était devenue en huit ans la situation de Mme Delorge et de Mme Cornevin.

Pour eux, ce devaient toujours être deux pauvres femmes veuves, bien impuissantes, bien délaissées, pauvres et chargées d’enfants.

Non ; il n’en était plus ainsi.

Maintenant, elles étaient presque riches l’une et l’autre, assez riches en tout cas pour payer des défenseurs.

Leurs enfants, qui autrefois étaient peut-être une charge, allaient être désormais un soutien.

Raymond Delorge, Léon et Jean Cornevin allaient être des hommes, de ces adversaires avec qui on compte…

L’heure était proche où les espérances jadis chimériques de Mme Delorge pouvaient devenir des réalités…

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Février 2011

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