William Hope Hodgson

LA PORTE DU MONSTRE

The Gateway of the Monster

(1910)

Traduit de l’anglais par Émile Chardome pour la Revue belge – 1924

Nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs une nouvelle traduite spécialement pour la Revue Belge par M. Émile Chardome ; son auteur, M. William Hope Hodgson, après une aventureuse carrière maritime, habitait le Midi lorsque la guerre éclata. Il s’engagea aussitôt, prit une part glorieuse à l’épopée, et fut tué en avril 1918. La terre belge garde sa dépouille, qui repose à Kemmel. Il laisse une série d’œuvres remarquables, déjà très populaires dans les pays de langue anglaise. Plusieurs critiques le comparent à Edgard Poe, dont il n’a, toutefois, ni l’inquiétante profondeur, ni l’extrême richesse verbale. Mais il s’en rapproche par l’art merveilleux de narrer, par le goût des sujets qu’imprègne une atmosphère de surnaturelle et macabre terreur. Ce genre fait fureur Outre-Manche. Mais, comme le dit un juge expert, M. André Lang, seuls les demi-dieux de la littérature savent écrire une bonne Ghost story ou histoire de revenants. M. Hodgson s’était placé parmi cette élite. Il a créé le type de Carnacki, un Sherlock Holmes moins didactique et plus fantaisiste, dont la spécialité consiste dans l’investigation des cas de « maisons hantées ». Le résultat de ses recherches n’est pas toujours le même : quelquefois, il découvre et met à nu les inventions ingénieuses de gens intéressés à créer l’effroi autour d’un lieu donné ; mais il lui arrive aussi de se trouver aux prises avec de véritables et terribles spectres, qu’il expulse par des procédés empruntés tout ensemble à la science moderne et à certaines croyances légendaires du Moyen-Âge. En quoi il est bien de sa race et de son pays : car l’écrivain britannique, vu sa qualité d’Anglo-Saxon, aime les méthodes pratiques et positives ; mais, influencé par ses hérédités celtes et gaéliques, il y mêle volontiers cette poésie superstitieuse qui montrait aux guerriers d’Ossian les ombres des héros dans les brumes de la Calédonie ou au prince de Danemark le fantôme de son père errant sur les terrasses d’Elseneur.

LA RÉDACTION.

La porte du monstre

En réponse au billet accoutumé de Carnacki nous invitant à dîner et à écouter une histoire, je me rendis de bonne heure à Cheyne Walk, où je trouvai, arrivés avant moi, les trois autres amis qui étaient toujours de ces charmantes petites soirées : Arkright, Jessop et Taylor. Cinq minutes après, un dîner exquis nous occupait tout entiers.

« Vous n’avez pas été longtemps parti, cette fois », observai-je, au moment de finir mon potage ; oubliant combien Carnacki déteste qu’on lui demande ne fût-ce que d’indiquer les grandes lignes de ses histoires avant qu’il se déclare prêt à les raconter.

« Non », répliqua-t-il brièvement. Afin de changer le sujet, je communiquai à toute la table que je venais d’acheter un nouveau fusil, annonce qu’il approuva d’un sourire et d’un signe d’intelligence, comme pour me montrer quel plaisir lui causait ma tentative de détourner la conversation. Après le dîner, Carnacki s’installa confortablement dans sa grande chaise, alluma une pipe, et entra au vif de son récit :

« Comme Dodgson vient de le remarquer, mon absence n’a pas duré longtemps, et pour la très bonne raison que je ne suis pas allé loin. Je dois vous taire l’endroit exact, mais il n’est pas à vingt milles de Londres. Du reste, ma discrétion, sauf qu’elle m’oblige à déguiser un nom propre, ne gâtera pas mon histoire. Et c’en est une, d’histoire ! Une des plus extraordinaires qui me soient jamais arrivées !

» Je reçus, il y a quinze jours, une lettre par laquelle un homme que j’appellerai Anderson me demandait un rendez-vous. Je fixai une heure, et quand nous nous rencontrâmes, il me pria d’examiner, et, si possible, de tirer au clair, un cas invétéré et bien authentique de ce qu’il qualifia de « maison hantée ». Il me donna les détails les plus minutieux, et, finalement, le problème semblant présenter un intérêt unique, je décidai de m’en occuper.

» Deux jours plus tard, sur la fin de l’après-midi, j’arrivais en voiture à la maison, une vieille demeure solitaire au milieu d’un parc.

» Anderson avait laissé au maître d’hôtel une lettre qui me priait d’excuser son absence et mettait la maison tout entière à ma disposition en vue de mes recherches.

» Le maître d’hôtel, évidemment, connaissait l’objet de ma visite, et je l’interrogeai à fond, durant mon dîner qui fut solennel et solitaire. C’est un vieux serviteur privilégié, et qui possède jusque dans ses moindres détails l’histoire de la Chambre Grise. J’appris de lui deux particularités supplémentaires qu’Anderson m’avait bien mentionnées mais d’une manière toute fortuite. D’abord, il paraît que dans le silence de la nuit, on entendait la porte de la Chambre Grise s’ouvrir puis se refermer lourdement, et cela malgré qu’elle fût fermée à la clef, et que le maître d’hôtel eût lui-même déposé cette clef à l’office avec le reste du trousseau. De plus, tous les matins, on trouvait la literie arrachée du lit et jetée en monceau dans un coin.

» Mais le fracas de la porte préoccupait surtout le maître d’hôtel. Bien des fois, ne pouvant dormir, il l’avait écouté en grelottant d’épouvante, car il arrivait qu’elle retombât maintes fois, coup sur coup, avec le même vacarme, bang ! bang ! bang ! rendant le sommeil impossible.

» Je savais déjà, par Anderson, que la chambre avait une histoire s’étendant sur un siècle et demi. Trois personnes y périrent étranglées – un de ses ancêtres, et la femme et l’enfant de cet ancêtre. Ceci est véridique, et je m’étais donné beaucoup de mal pour le contrôler. De sorte que c’est avec le sentiment d’avoir à étudier un cas impressionnant qu’après le dîner j’allai jeter un coup d’œil dans la Chambre Grise.

» Peters, le maître d’hôtel, se montra fort effrayé de cette visite et m’assura, de la manière la plus sérieuse, qu’il se trouvait au service des Anderson depuis vingt ans, et que jamais, pendant tout ce temps-là, personne n’était entré dans cette chambre après le crépuscule. Il me supplia, sur un ton tout à fait paternel, de bien vouloir attendre jusqu’au matin, car alors il n’y aurait aucun danger, et lui-même pourrait m’accompagner.

» Naturellement, je le priai de calmer son inquiétude. Je lui expliquai que je me bornerais à inspecter rapidement les lieux et peut-être à poser quelques scellés. Il n’avait rien à craindre : j’étais accoutumé à ces sortes de choses. – Mais quand il entendit ces derniers mots, il secoua la tête.

« Il n’y a pas beaucoup de revenants comme le nôtre, Monsieur », m’assura-t-il, avec une sorte de mélancolique orgueil. Et, par le ciel ! vous allez voir qu’il avait raison !

» Je pris une couple de chandelles, et Peters suivit, portant son trousseau de clefs. Il ouvrit la porte, mais ne voulut à aucun prix entrer avec moi. Sa frayeur était évidente et il me supplia encore de remettre mon examen au temps où il ferait jour. Je me moquai de lui, et lui conseillai de monter la garde à la porte, prêt à bondir sur l’être quel qu’il fût qui sortirait.

« Il ne sort jamais, Monsieur » me dit-il de sa voix solennelle, surannée, un rien comique. À vrai dire, il trouva moyen de me donner l’impression qu’un frisson de terreur me gagnait moi-même. Ce qui assurément ne lui eût pas déplu.

» Je le laissai là, et examinai la chambre. C’était un vaste appartement, bien meublé en grand style, avec un lit monumental dont la tête touchait au mur du fond. Il y avait deux bougies sur le manteau de la cheminée, et deux sur chacune des trois tables qui garnissaient la pièce. Je les allumai toutes, et l’aspect de la chambre devint un peu moins sinistre. Toutefois, elle était très propre et, à tout point de vue, en bon état.

» Après une soigneuse inspection d’ensemble, je fixai de longs rubans bébé au travers des fenêtres, le long des murailles, sur les tableaux, devant l’âtre et les encoignures. Pendant tout le temps que je consacrai à ce travail, le maître d’hôtel demeura exactement au seuil, et je ne pus le décider à entrer ; je lui jetais de temps en temps un mot de plaisanterie, tandis que j’attachais les rubans et me transportais d’un endroit à un autre. Par intervalle, il répétait avec obstination : « Vous m’excuserez, j’en suis sûr, Monsieur, mais je voudrais tant vous voir sortir ! Je tremble vraiment pour vous ».

» Je lui dis qu’il n’était pas obligé de m’attendre ; mais il resta fidèle à ce qu’il considérait comme son devoir. Il me déclara qu’il ne pouvait s’en aller et me laisser seul. Il renouvela ses excuses, mais en même temps me donna à entendre de façon très claire que je ne me rendais pas du tout compte du danger de la chambre ; et je pus voir que l’épouvante l’envahissait de plus en plus. D’autre part, j’avais à prendre les dispositions nécessaires pour que rien de matériel ne pût y entrer à mon insu. De sorte que je le priai de ne plus m’interrompre, à moins qu’il n’entendît ou ne vît réellement quelque chose. Il commençait à m’énerver, et l’atmosphère de vague terreur qui régnait dans l’appartement était déjà bien assez intense, sans que ses craintes vinssent y ajouter encore.

» Je continuai à travailler, étendant les rubans à une petite distance au-dessus du parquet, et les fixant de telle sorte que le plus léger contact eût brisé les sceaux, si quelqu’un s’était, à la faveur de l’obscurité, introduit dans la chambre pour y jouer le rôle de fantôme.

» Toutes ces choses m’avaient occupé beaucoup plus longtemps que je ne m’y attendais. Soudain, une pendule sonna 11 heures. J’avais ôté mon paletot au moment de commencer mon travail. Je traversai la salle pour aller le reprendre sur un sofa, et j’étais en train de l’endosser quand la voix du vieillard (qui n’avait dit mot depuis une heure) s’éleva brusque et bouleversée : « Sortez, Monsieur, vite ! Il va arriver quelque chose ». Dieu ! Quel bond je fis ! Et voilà qu’au même instant une des bougies de la table située à gauche du lit s’éteignit. Je ne sais si elle fut éteinte par le vent, ou par quelque autre cause, mais, un moment, je perdis la tête au point de prendre mes jambes à mon cou dans la direction de la porte. Toutefois, je m’empresse d’ajouter que je retrouvai mon empire sur moi-même avant de l’avoir atteinte. Vous comprenez que je ne pouvais pas prendre purement et simplement la fuite sous les yeux du maître d’hôtel, alors que je venais de lui faire une sorte de conférence sur la nécessité d’être brave. De sorte que je retournai sur mes pas, saisis les deux bougies de la cheminée, et marchai droit à la table voisine du lit. Je ne vis rien. Je soufflai la chandelle qui brûlait encore ; j’éteignis de même celles des deux autres tables. La voix du vieil homme appela : « Oh ! Monsieur, je vous en prie, venez, venez ! »

« All right » Peters ! » répondis-je : à vrai dire, ma voix n’était pas aussi assurée que je l’eusse désiré ! Je me dirigeai vers la porte, et il me fallut un effort pour ne pas me remettre à courir. En tout cas, j’allongeai terriblement le pas… Près du seuil, j’eus la brusque sensation qu’un vent froid soufflait dans la salle, comme si la fenêtre avait été soudain entr’ouverte. Je gagnai la porte, et le vieux maître d’hôtel eut un recul instinctif.

« Prenez les bougies, Peters ! » dis-je, assez vivement, et je les lui mis dans les mains. Je me retournai, empoignai la clenche et repoussai la porte de toutes mes forces. Elle se referma avec fracas. Je crus sentir – le croiriez-vous ? – quelqu’un la tirer de l’intérieur ; mais en cela je fus probablement le jouet de mon imagination. Je tournai la clef à double tour.

» Après quoi, je me sentis plus à l’aise, et me mis en devoir de sceller la porte. En outre j’attachai ma carte de visite au-dessus de la serrure. J’empochai la clef, et descendis avec Peters, qui, taciturne et agité, marchait devant, montrant le chemin. Pauvre diable ! C’est seulement alors que je fus frappé de l’angoisse intense qui venait de l’étreindre durant deux ou trois heures.

» Je me couchai vers minuit. Ma chambre était située à l’extrémité du corridor sur lequel ouvrait la porte de la Chambre Grise. Je comptai les portes entre celle-ci et la mienne, et m’aperçus qu’elles correspondaient à cinq chambres. Et vous comprendrez, j’en suis sûr, que je n’en éprouvai nul regret.

» Je commençais à me déshabiller quand une idée me vint ; prenant ma bougie et ma cire à cacheter, je m’en fus sceller les portes des cinq chambres. Si une porte retentissait dans la nuit, je saurais exactement laquelle.

» Je retournai chez moi, m’enfermai et me couchai. Je fus tout à coup éveillé d’un profond sommeil par un grand bruit quelque part dans le corridor. Je m’assis sur le lit, prêtant l’oreille. Mais je n’entendis plus rien. Alors, j’allumai ma bougie. À l’instant même de cette opération, j’ouïs de nouveau, dans le corridor, le vacarme d’une porte violemment fermée.

» Je m’élançai du lit, et saisis mon revolver. J’ouvris la porte et m’avançai dans le passage, élevant la lumière, et le pistolet en arrêt. Alors arriva une chose étrange. Je ne pus faire un pas dans la direction de la Chambre Grise. Vous savez que je ne suis pas un poltron. J’ai été mêlé à trop d’affaires de revenants pour mériter semblable accusation. Eh bien, j’avoue que j’eus peur, mais là, peur comme un petit enfant. Il y avait quelque chose de trop inquiétant dans l’air de cette nuit ! Je me réfugiai chez moi, où je m’enfermai à clef. Et je passai les heures qui suivirent assis sur mon lit, écoutant le tonnerre sinistre de la porte dans le corridor. Le fracas se répercutait d’écho en écho à travers toute la maison…

» Le jour parut enfin ; je me lavai et m’habillai. La porte n’avait plus fait de bruit depuis une heure et je commençai à retrouver mes nerfs. Je me faisais honte à moi-même. En quoi j’avais tort, car quand on se mêle de ces choses-là, il est inévitable que le système nerveux défaille de temps à autre. Alors vous n’avez qu’un parti à prendre : attendre, en vous traitant de lâche, la sécurité du jour. Parfois, me semble-t-il, il y là plus qu’un seul simple accès de peur. Vous avez l’impression que quelqu’un vous garde et combat pour vous. Néanmoins, je me sens toujours humilié et misérable, au sortir d’une crise de ce genre.

» Quand il fit vraiment clair, j’ouvris ma porte, et, revolver au poing, me hasardai dans le passage. Je vis arriver, montant par le grand escalier, le vieux maître d’hôtel qui portait une tasse de café. Il avait simplement enfoncé dans son pantalon les bouts de sa chemise de nuit, et ses pieds disparaissaient dans une paire de vieilles savates.

« Holà, Peters ! » m’écriai-je, pris d’une soudaine bonne humeur ; car, tel un enfant égaré, j’étais heureux de me retrouver à proximité d’une présence humaine « Où allez-vous avec ces rafraîchissements ? »

» Le vieillard sursauta, et répandit un peu de café. Il me regardait. Je lui trouvai l’air pâle et brisé. Il monta les dernières marches, et me tendit le petit plateau.

« Je me réjouis vraiment, Monsieur, de vous voir sain et sauf ! » dit-il. « J’ai craint, un moment, que vous ne fussiez assez imprudent pour vous risquer dans la Chambre Grise. Monsieur, le bruit de la porte m’a tenu éveillé toute la nuit. Au jour, j’ai pensé à vous faire une tasse de café. Je savais que vous alliez venir vérifier les scellés, et il me semble plus sûr d’être à deux pour cela. »

« Peters dis-je, vous êtes un ange. Quelle aimable attention de votre part ! » Et je bus le café. « Venez, lui dis-je, en lui remettant le plateau. Je vais voir à quoi les Brutes se sont occupées. Je n’en ai pas eu le cœur cette nuit. »

« J’en suis bien aise, Monsieur, » répliqua-t-il. « La chair et le sang ne peuvent rien contre les démons ; et ce sont des démons qui hantent la Chambre Grise après le crépuscule ! »

» J’examinai les scellés sur les portes, à mesure que j’avançais : ils étaient intacts. Mais quand j’arrivai à ceux de la Chambre Grise, je les trouvai brisés ; cependant, la carte de visite demeurait attachée au-dessus de la serrure… Je l’enlevai, ouvris la porte, et entrai, non sans précaution. Mais rien d’effrayant n’apparaissait dans la chambre, qu’un flot de lumière inondait. Pas un de mes scellés n’avait été dérangé. Peters, qui me suivait, me dit soudain : « La literie, Monsieur ! »

» Je volai au lit que je parcourus du regard ; en effet, la literie gisait bel et bien dans un coin, à la gauche de la couche. Vous pouvez vous figurer ce que j’éprouvai. Quelqu’un avait été dans la chambre. Un moment, mes yeux hésitèrent, écarquillés, entre le lit et le monceau de linges sur le parquet. En vérité, je ne souhaitais toucher ni l’un ni l’autre. Le vieux Peters, pourtant, ne parut pas affecté de cette manière. Il s’approcha du tas de couvertures, et se préparait à les ramasser, comme sans doute il l’avait fait chaque jour depuis vingt ans, mais je l’arrêtai. Je ne voulais pas qu’on déplaçât quoi que ce fût avant la fin de mon exploration. Celle-ci me prit encore une bonne heure. Alors seulement, je permis à Peters de refaire le lit. Après quoi nous sortîmes, et je refermai la porte à clef : car la chambre m’inspirait de nouveau une sorte de peur nerveuse.

» Je fis une courte promenade, puis déjeunai ; ce qui me réconforta un peu ; et je retournai à la Chambre Grise, d’où, avec l’aide de Peters et d’une servante, je retirai tous les meubles et jusqu’aux tableaux, ne laissant que le lit.

» À l’aide d’une sonde, d’un marteau et d’une loupe, j’examinai le plancher, le plafond et les murs. Mais je ne découvris rien d’anormal. C’est alors que j’acquis la formelle certitude qu’un être invraisemblable avait été déchaîné dans la chambre durant la précédente nuit.

» De nouveau je scellai tout, y compris la porte refermée à clef, et je m’en fus.

» Après le dîner de ce soir là, Peters et moi dépaquetâmes une partie de mes bagages, et je fixai mon appareil photographique et ma lampe à incandescence en face de la porte maléfique, au moyen d’un fil reliant la lampe à la porte : si celle-ci était réellement ouverte, la lumière jaillirait immédiatement, et, peut-être, aurais-je, le matin, une curieuse image à examiner.

» La dernière chose que je fis, avant de sortir, fut de décaper les lentilles ; après quoi, j’allai chez moi, me mettre au lit ; car j’avais l’intention de me relever à minuit. Pour n’y pas manquer, je réglai mon petit réveil-matin et laissai brûler la bougie.

» La sonnerie m’arracha au sommeil à l’heure voulue. Ayant passé ma robe de chambre et mes pantoufles, je glissai mon revolver dans ma poche de flanc, et ouvris la porte. Alors, j’allumai ma lanterne sourde, dont je retirai une des parois-coulisses de manière à ce qu’elle jetât une intense clarté. Je la portai dans le corridor, jusqu’à une distance de trente pieds, et la plaçai sur le plancher, le rayon lumineux dirigé vers l’endroit opposé à celui où je me tenais, afin qu’elle me montrât quiconque s’approcherait par le passage obscur. Je retournai m’asseoir au seuil de ma propre chambre, le revolver au poing, les yeux fixés sur l’endroit où mon appareil photographique faisait face à la porte de la Chambre Grise.

» Je montais ainsi la garde depuis une heure et demie quand, soudain, j’entendis du bruit dans le corridor. J’eus aussi conscience d’une étrange sensation de piqûre à la nuque et un peu de sueur me perla aux mains. L’instant d’après, l’abrupte lueur de la lampe à incandescence illuminait tout le passage. Puis l’obscurité redevint profonde. J’interrogeai nerveusement le corridor, l’oreille tendue, cherchant à découvrir ce qu’il y avait par delà le faible éclat rouge de ma lanterne sourde qui, maintenant, semblait pauvre jusqu’au ridicule, par contraste avec le terrible éblouissement de la lampe à incandescence. Et comme je m’avançais, tout yeux et tout oreilles, de nouveau retentit le frappement formidable de la porte. Le son parut emplir le corridor entier, et se répercuter par la maison avec une sorte de creux sépulcral. J’eus l’impression que mes os se fondaient en eau. Une impression bestiale ! Mais comme j’écoutais ! et comme je regardais !… Le son reprit, bang, bang, bang, et puis il y eut un silence pire que le bruit même ; je ne pus m’empêcher de croire qu’un être monstrueux rampait vers moi le long du corridor…

» Soudain ma lampe s’éteignit, et il me devint impossible de voir à un mètre devant moi. Je me dis qu’il était fort peu raisonnable de rester assis là, et je sautai sur mes pieds. En ce moment même, je crus ouïr un son dans le passage, tout à fait près de moi. Je reculai d’un saut jusque dans ma chambre, fermai précipitamment la porte et tournai la clef.

» Je m’assis sur mon lit, aux aguets. J’avais mon revolver en main ; mais ce qu’il me semblait inutile ! Comprenez-vous ? Je sentais qu’il y avait quelqu’un de l’autre côté de la porte. Je savais, par une raison inconnue, que ce quelqu’un – ou ce quelque chose – exerçait une pression sur la porte et cependant était mou. Voilà exactement ce que je pensais. Mais si vous y réfléchissez, vous trouverez cette imagination bien étrange.

» Je réussis à recouvrer un peu la possession de moi-même, et dessinai fébrilement, avec de la craie, sur le plancher poli, un pentacle[1] dans lequel je m’enfermai jusqu’aux approches de l’aube. Et pendant tout ce temps, là-bas, dans le corridor, la porte de la Chambre Grise renouvelait son coup de tonnerre à de solennels et effrayants intervalles. L’affreuse, la misérable nuit !

» Au point du jour, le tapage de la porte cessa peu à peu. Alors, réunissant mes énergies, j’allai, par le corridor, dans la lumière naissante, recouvrir les lentilles de ma chambre obscure. Je puis vous avouer qu’il me fallut pour cela faire effort sur moi-même ; mais, si je n’y fusse point allé, ma photographie aurait été gâtée. Revenu dans ma chambre, j’effaçai l’étoile à cinq pointes au milieu de laquelle je m’étais installé.

» Une demi-heure après, Peters m’apportait mon café. Je le bus, puis nous nous rendîmes ensemble à la Chambre Grise. J’en profitai pour jeter un coup d’œil sur les scellés des autres portes. On n’y avait point touché. Le sceau placé sur la porte de la Chambre Grise était brisé, ainsi que le fil attaché au – déclic de la lampe à incandescence, mais la carte de visite se trouvait encore au-dessus de la serrure. Je l’enlevai, et ouvris la porte.

» Rien d’anormal ne frappa nos yeux, sauf quand nous arrivâmes au lit ; je vis, comme la veille, la literie jetée dans le coin à gauche. Cette découverte me causa un certain malaise. Mais je n’oubliai pas de vérifier les scellés : aucun n’avait été brisé.

» Alors je regardai Peters, et il me regarda, branlant la tête.

« Sortons, « dis-je » ce n’est point ici un endroit où un être humain puisse entrer, sans une protection spéciale. »

» Nous sortîmes. De nouveau, je fermai à clef et scellai la porte.

» Après déjeuner, je développai le négatif. Mais il ne me montra que la porte de la Chambre Grise à demi-ouverte. Alors je quittai la maison pour me procurer certains matériaux et instruments qui pouvaient être nécessaires à la vie, – voire à l’esprit – car j’avais résolu de passer la nuit suivante dans la Chambre Grise.

» Je revins en cabriolet, vers cinq heures et demie, avec mes acquisitions, que Peters et moi déposâmes dans la Chambre Grise où je les empilai avec soin au centre du plancher. Quand tout fut là, y compris un chat que j’avais apporté, je fermai la porte à clef, la scellai, et m’éloignai dans la direction de ma chambre, disant à Peters que je ne descendrais pas dîner.

« Bien, Monsieur », acquiesça-t-il, supposant que j’allais rentrer chez moi ; et c’est exactement ce que je voulais qu’il supposât, car je savais que s’il eût connu mon intention, il se serait mis dans tous ses états, et m’aurait énervé.

» Mais je ne fis que prendre dans mon appartement mon appareil photographique et ma lampe à incandescence, et revins au plus vite dans la Chambre Grise, où j’entrai. Je fermai à clef et scellai la porte, et me mis au travail, car j’avais beaucoup à faire avant que l’obscurité tombât.

» D’abord je débarrassai le plancher des rubans ; ensuite je portai le chat – attaché dans une corbeille – vers le mur du fond, et l’y laissai. Revenu au milieu de la chambre, j’y mesurai un espace de vingt et un pieds de diamètre, que je balayai avec un rameau d’hysope. J’enfermai cet espace dans un cercle tracé à la craie, prenant soin de ne jamais franchir le cercle.

» Je frottai ensuite le parquet avec de l’ail, dans les limites d’une large ceinture entourant le cercle, et ceci terminé, je retirai de mes provisions, amoncelées au centre, un petit flacon d’une certaine eau, flacon dont je rompis le parchemin et enlevai le bouchon ; alors, plongeant dans cette eau mon index gauche, je refis le tour du cercle, traçant sur le plancher, à l’intérieur du cercle de craie, le Second Signe du Rituel Saaamaaa, joignant soigneusement chaque Signe au suivant par un croissant. Je me sentis plus tranquille, je l’avoue, quand, ces choses accomplies, le cercle d’eau se trouva complet.

» Alors, je déballai d’autres encore de mes matériaux, et plaçai une bougie allumée dans la vallée de chaque Croissant. Après quoi, je dessinai un pentacle, de manière que chacune des cinq pointes de l’étoile défensive touchât le cercle de craie. Dans les cinq pointes de l’étoile, je plaçai un peu de pain enveloppé de toile fine, et dans les cinq vallées cinq vases de l’eau dont je m’étais servi pour tracer le cercle d’eau. Ma première barrière protectrice était complète.

» Chacun – excepté vous autres qui connaissez quelque chose de mes méthodes d’investigation, – considérera tout ceci comme un exemple d’inutile et folle superstition ; mais vous vous rappelez tous le cas du Voile Noir, où je crois bien qu’une forme de protection analogue me sauva la vie ; – tandis que mon compagnon Aster, qui s’en moqua et n’y voulut point entrer, périt.

» L’idée me vient du Manuscrit Sigsand, écrit, pour autant que j’aie pu le vérifier, au XIVe siècle. D’abord, je crus être en présence d’un échantillon des superstitions de l’époque ; et c’est bien longtemps après cette première lecture que je m’avisai d’expérimenter sa Défense, ce que je fis, comme je viens de vous le dire, dans cet effroyable cas du Voile noir. Vous savez comment tourna cette aventure. Depuis, j’en ai usé à plusieurs reprises, et suis toujours sorti sain et sauf de mes expériences, jusqu’à cette affaire de la Fourrure mouvante. Je n’avais alors qu’une Défense partielle, et faillis mourir dans le pentacle. Je tombai ensuite sur le livre du professeur Garder : Expériences avec un Medium. D’après cet auteur, quand on entoure le Medium d’un courant électrique d’un certain nombre de vibrations, il perdrait son pouvoir, il serait en quelque sorte coupé de ses communications avec l’Immatériel. »

» Ceci me donna à réfléchir et me conduisit à la découverte du Pentacle Électrique, qui est une Défense vraiment merveilleuse contre certaines manifestations. J’emploie, pour cette méthode de protection, la forme de l’étoile défensive, parce que, personnellement, j’ai la ferme conviction que cette vieille figure magique possède une vertu extraordinaire. N’est-il pas curieux qu’un homme du XXe siècle admette une chose pareille ? Mais, comme vous le savez tous, un peu de raillerie à bon marché ne me déconcerte et ne me déconcertera jamais. Je pose des questions, et marche les yeux ouverts !

» Dans ce dernier cas j’étais presque certain d’avoir à rencontrer un monstre extra-naturel, et je tenais à prendre toutes mes sûretés.

» Je revins dresser le Pentacle Électrique de façon que chacune de ses pointes et de ses vallées coïncidât exactement avec les pointes et les vallées du pentagramme dessiné sur le plancher. Alors j’actionnai la batterie, et, l’instant d’après, un pâle éclat bleu sortait des tubes entre-croisés.

» Je regardai autour de moi, avec un soupir de soulagement, et m’aperçus tout à coup que le crépuscule s’épaississait : la fenêtre devenait grise et hostile. Je promenai les yeux sur l’immense chambre vide, par dessus la double barrière de la lumière électrique et des bougies allumées. – Le sens du surnaturel m’enveloppa, abrupt, extraordinaire – suspendu dans l’air, eût-on dit, comme si quelque chose d’inhumain allait s’abattre. La salle était pleine d’un relent d’ail froissé, une odeur que je hais.

» Je vérifiai l’état de mon appareil photographique et de ma lampe à incandescence ; j’essayai soigneusement l’action de mon revolver. Je ne m’attendais pas à en avoir besoin. Cependant, des conditions favorables données, nul ne peut dire dans quelle mesure la matérialisation d’une créature extra-naturelle est possible, – et je n’avais aucune idée de l’être certainement redoutable que j’allais voir, ou dont j’allais sentir la présence. Je pouvais, en fin de compte, me trouver dans l’obligation de combattre une entité matérielle. Je n’en savais rien, mais il me fallait être prêt à tout. N’oubliez pas – quant à moi je ne l’oubliai pas un instant – que trois personnes avaient été étranglées dans le lit voisin ; sans parler du féroce battement de la porte, par moi-même entendu. Je ne doutais point que je n’eusse à tirer au clair un dangereux et sinistre problème.

» Entre-temps, la nuit était venue, (quoique les bougies éclairassent très bien la chambre) et je me surpris à regarder constamment derrière et autour de moi. Quelle épreuve pour les nerfs que cette attente de l’être qui allait venir !

» Soudain, je sentis, soufflant de derrière moi, un petit vent froid. Un frisson parcourut mes nerfs, et l’impression de piqûre me traversa la nuque. Je pirouettai sur moi-même d’une sorte d’élan roide, et fis face au vent étrange. Il semblait provenir du coin de la chambre à la gauche du lit – l’endroit même où, deux fois, j’avais trouvé le tas de couvertures. – Pourtant, je ne voyais rien d’anormal ; rien ne s’ouvrait ; – Rien !…

» Tout à coup les bougies tremblotèrent, prêtes à s’éteindre dans ce vent suspect. Je m’accroupis, et mon regard, effrayé jusqu’à la stupéfaction, s’immobilisa quelques minutes. Je ne pourrai jamais vous faire comprendre combien il était pénible et démoralisant d’attendre là, assis, dans cet odieux vent froid ! Et alors, flic ! flic ! flic ! toutes les bougies s’éteignirent autour de la barrière extérieure. Et je fus là, sous clef et sous scellés dans cette chambre, sans autre lumière que la pâle lueur bleue du Pentacle Électrique.

» Des moments d’affreuse tension passèrent, et le vent soufflait toujours ; soudain, quelque chose remua dans le coin à la gauche du lit. J’en eus conscience, plutôt par l’intuition d’un sens intérieur et inaccoutumé que par l’ouïe ou la vue ; car le débile et court rayonnement du Pentacle me donnait qu’un éclairage bien sommaire. Pourtant, comme je tressaillais, ce quelque chose commença lentement à s’étendre peu à peu devant mes yeux – une ombre mouvante, plus noire que les ombres qui l’environnaient. Elle se perdit bientôt dans le vague, et pendant une minute ou deux, je lançai de côté et d’autre de rapides coups d’œil, avec un sens renouvelé de danger suspendu. Puis le lit attira mon attention. Les couvertures en étaient tirées avec un mouvement à la fois persistant et furtif. J’entendais le lent et traînant bruit des draps, mais ne voyais rien de l’être qui tirait. Je constatai, d’une manière subconsciente et introspective, que la chair de poule me ressaisissait, et aussi cette sensation de piqûre derrière la tête. Mentalement, néanmoins, je possédais plus de sang-froid que durant les minutes antérieures, assez pour sentir la sueur froide sur mes mains et pour faire passer, d’un mouvement à demi-conscient, mon revolver dans ma main gauche, pendant que j’essuyais ma main droite sur mon genou ; mais sans détourner, même pour un instant, mon regard de ces mouvantes couvertures.

» Les faibles bruits qui venaient du lit cessèrent tout à coup, et, durant l’intervalle de silence profond qui leur succéda, je n’entendis que le battement mat du sang contre mes tempes. Cependant, le froissement des couvertures arrachées du lit se fit de nouveau entendre. Au milieu même de mon angoisse nerveuse, je me rappelai mon appareil photographique et m’en emparai – mais sans cesser de surveiller le lit. Et voilà qu’au même instant, toute la literie, enlevée avec une extrême violence, fut lancée dans le coin où elle s’abattit avec un bruit sourd.

» Pour une couple de minutes, le silence devint absolu, mais combien horrible ! La literie avait été jetée avec une telle vigueur sauvage, et qu’on sentait trop n’être point humaine !

» Soudain, près de la porte, il y eut un craquement léger, puis, sur le parquet, le choc, plus léger encore, d’un peu de cire qui tombe. Un grand frisson nerveux me parcourut toute l’épine dorsale : le sceau de la porte venait d’être brisé ! Quelqu’un était là ! Je ne pouvais rien voir, ou, pour m’exprimer plus correctement, je ne pouvais délimiter ce qu’en effet je voyais, et ce que mon imagination se chargeait de faire apparaître. Je n’apercevais tout d’abord que le mur gris se prolongeant… mais, bientôt, il me sembla voir quelque chose de noir et d’indistinct remuer parmi les ombres.

» Je me rendis compte aussi que la porte s’ouvrait et, de nouveau, fis effort pour saisir mon appareil, mais avant que j’eusse pu m’en servir, la porte retomba avec un vacarme terrifiant qui remplit toute la chambre. Je sursautai, comme un enfant qui s’effraye. Il y avait une telle puissance dans ce bruit : comme si une force capricieuse et immense était déchaînée. – Me comprenez-vous bien ?

» Il ne fut plus touché à la porte ; la corbeille où se trouvait le chat eut un craquement. Je sentis dans le dos comme des myriades de pointes d’épingle ! J’allais apprendre définitivement si l’être qui hantait ce lieu pouvait mettre en danger la vie. Le chat poussa un miaulement hideux, et se tut. Alors, trop tard, je dardai la lumière de la lampe à incandescence. Dans la subite clarté, je vis la corbeille retournée, le couvercle arraché, et le chat gisant, moitié dans la corbeille, moitié sur le plancher. Je ne vis rien d’autre ; mais je savais désormais sans nul doute que je me trouvais en présence d’un Être possédant le pouvoir de détruire.

» Durant les deux ou trois minutes suivantes, une tranquillité vraiment remarquable régna ; d’ailleurs, j’étais aveuglé par la fulguration de la lampe ; de sorte que, par delà le rayonnement du pentacle, l’obscurité demeurait d’un noir d’encre. Je le répète, c’était horrible. Agenouillé dans l’étoile, je pirouettais sur mes genoux, essayant de voir si la chose épouvantable venait sur moi.

» Je recouvrai, peu à peu, et la vue et la domination de moi-même ; soudain, je la vis, cette chose énorme et indistincte, tout contre le cercle d’eau, et se balançant curieusement, comme si, dans l’ombre, immédiatement au-delà de la barrière, une monstrueuse araignée s’agitait, suspendue ! Elle tournait rapidement autour du cercle, et paraissait vouloir se précipiter sur moi, mais seulement pour se retirer aussitôt, avec d’extraordinaires mouvements comparables à ceux d’une personne vivante qui toucherait une barre de fer rougie au feu.

» Elle tournait, et je tournais avec elle. Alors, juste en face d’une des vallées du pentacle, elle s’arrêta, et parut se recueillir pour un formidable effort. – Elle se recula comme si elle eût voulu se renfoncer dans les ténèbres, puis vint droit à moi, gagnant en forme et en solidité à mesure qu’elle approchait. Je sentais, derrière ce mouvement, une détermination profonde et maligne, qui devait l’emporter ! Toujours à genoux, je me rejetai en arrière, dans un effort désespéré pour échapper à l’être qui s’avançait, et retombai sur ma main gauche. De la main droite, je cherchais à ressaisir mon revolver, que j’avais laissé glisser. Le monstre, d’un grand mouvement enveloppant, passa par dessus l’espace frotté d’ail et le cercle d’eau et toucha presque l’intérieur du pentacle. Je crois qu’un hurlement m’échappa ! Alors, aussi subitement qu’il s’était avancé, il sembla violemment repoussé par une force puissante et invisible.

» Il me fallut quelques moments avant de me rendre compte que j’étais sain et sauf. Je me ramassai tout entier au centre du pentacle, terriblement ému et secoué, et parcourant du regard la circonférence de la barrière : mais la vision s’était évanouie. Pourtant, j’avais appris quelque chose : je savais à présent que la Chambre Grise était hantée par une main monstrueuse.

» Comme je gisais là, je vis tout à coup ce qui avait failli permettre au monstre de franchir la barrière. En me remuant au-dedans du pentacle, j’avais probablement heurté un des vases d’eau ; car, juste à l’endroit où l’attaque s’était produite, le vase qui gardait le creux de la vallée avait bougé, laissant une des cinq portes sans défense. Je le replaçai aussitôt, et redevins presque tranquille : j’avais découvert la cause de l’alerte, et la Défense tenait bon. Je me repris à espérer que le matin me trouverait vivant. Car au moment où j’avais vu l’assaut si près de réussir, l’idée s’était emparée de moi, démoralisante, que les barrières ne me garantiraient jamais toute la nuit contre une telle Force.

» De longtemps, je ne pus revoir la main ; mais, une fois ou deux, je constatai une singulière ondulation parmi les ombres, près de la porte. Un peu plus tard, comme dans un soudain accès de rage, le cadavre du chat fut ramassé, et heurté au solide plancher par coups successifs, horribles et sourds.

» Une minute après, la porte, par deux fois, fut ouverte et refermée avec une force effrayante. L’instant suivant, la main, du milieu des ombres, s’étendit vers moi d’un mouvement sournois et rapide. Instinctivement, j’esquivai son étreinte, et retirai mes doigts du Pentacle Électrique, où – durant un moment de fatale distraction – je les avais placés. Le Monstre fut encore expulsé du voisinage des pentacles ; cependant, – grâce à mon inconcevable aberration – c’était la seconde fois qu’il parvenait à surmonter les barrières extérieures. Pendant quelque temps, je tremblai du plus violent effroi. De nouveau, je m’agenouillai au centre des pentacles, tâchant de me faire aussi petit et compact que possible.

» Je me mis à réfléchir aux deux « accidents » qui avaient manqué me livrer à la brute. Étais-je influencé de manière à poser des actes inconscients qui me missent en danger ? L’idée me frappa, et je fis attention à mes moindres mouvements. Tout à coup, j’étendis ma jambe fatiguée et renversai un des vases d’eau. Une faible quantité de cette eau fut répandue, mais, grâce à mes soupçons éveillés, je remis en place le vase immédiatement redressé et où restait un peu d’eau. Dans le même instant, l’immense main noire, à demi matérialisée, surgit de l’ombre, et m’approcha de si près et si vite qu’il s’en fallût de peu qu’elle ne me frappât au visage – mais pour la troisième fois, une force énorme, toute-puissante, la rejeta en arrière. Sans parler de l’étourdissante frayeur où elle me laissa, j’éprouvai une sensation de défaillance spirituelle, comme si je ne sais quoi d’intérieur, de délicat et de charmant, eût souffert en moi ; car tel est l’effet que produit le contact trop immédiat de l’extra-naturel, effet plus terrible dans un certain sens que toute douleur physique. Par là même, je connus mieux l’étendue et la proximité du péril. Longtemps, l’action brutale et obstinée de cette Force sur mon esprit me dompta. Je ne peux exprimer cela autrement.

» De nouveau, je m’agenouillai au centre des pentacles, ayant presque aussi peur de moi-même que du monstre. Car je comprenais maintenant que, si je ne me défiais pas de toutes mes impulsions, je pouvais effectuer moi-même ma propre catastrophe. Jugez de mon état d’âme !

» Je passai le reste de la nuit perdu dans un brouillard de morbide frayeur, en proie à une telle anxiété que je n’osais faire aucun mouvement naturel, tant je craignais que tout désir d’agir me fût inspiré par l’Influence qui menaçait ma personne. Et le spectre continuait à rôder le long des barrières, se refermant sur le vide dans sa rage de ne pouvoir se refermer sur moi ! À deux reprises encore, le cadavre du chat fut secoué. La seconde fois, j’entendis gémir et craquer chacun de ses os ! Et, pendant tout ce temps, le vent surnaturel continuait à souffler du coin situé à gauche du lit.

» Ce vent cessa au moment où la première blancheur devint sensible au ciel ; je ne vis plus de trace de la main. L’aube grandissait lentement et sa morne lumière, emplissant toute la chambre, rendait plus blafarde la pâle lueur du Pentacle Électrique. Pourtant, je n’essayai pas de quitter la barrière avant qu’il fit grand jour : je me disais que, peut-être, le subit arrêt du vent n’était qu’un piège pour m’attirer hors des pentacles.

» Enfin, quand le soleil rayonna brillant et vainqueur, je regardai une dernière fois autour de moi, courus à la porte, l’ouvris d’une façon nerveuse et maladroite, la refermai au plus vite, toujours à clef, et me réfugiai dans ma chambre à coucher, où je me mis au lit et laissai se calmer mes nerfs. Peters m’apporta mon café. Après l’avoir bu, je lui dis que je désirais dormir, ayant veillé la nuit. Il s’en fut avec son plateau. Je fermai ma porte à clef, me couchai et m’endormis.

» Je me réveillai à midi, et, après le lunch, retournai à la Chambre Grise. J’arrêtai le courant du Pentacle, ce que j’avais oublié le matin, dans ma précipitation. Je fis disparaître le cadavre du chat. Je ne désirais pas que personne vît la pauvre bête.

» Ensuite, j’examinai dans le plus grand détail le coin où la literie avait été jetée. Je perforai la boiserie en plusieurs endroits, mais ne trouvai rien. Alors l’idée me vint de sonder sous la plinthe. Ma sonde heurta quelque chose qui rendit un bruit métallique et que je retirai. C’était un petit objet, que je portai vers la fenêtre. Je reconnus un anneau de métal gris, de forme pentagonale, c’est-à-dire de la même forme que l’intérieur du pentacle magique, mais sans les monts qui constituent les pointes de l’étoile défensive. L’anneau ne présentait ni pierrerie, ni caractères gravés.

» Vous comprendrez combien cette découverte m’intéressait quand je vous aurai dit que j’étais sûr de tenir en main le fameux anneau fatidique de la famille Anderson, c’est-à-dire la chose du monde en connexion la plus étroite avec l’histoire de la chambre hantée. Cet anneau avait été transmis de père en fils pendant des générations, et toujours – obéissant à d’anciennes traditions familiales – chaque héritier dut promettre de ne jamais porter l’anneau. Celui-ci avait été rapporté d’Orient par un Croisé, à la suite de circonstances particulières ; mais l’histoire en est trop longue pour que je vous la conte aujourd’hui.

» Il paraît que Sir Hulbert, un ancêtre d’Anderson, fit le pari, un soir qu’il était ivre, de porter l’anneau cette nuit-là. Il n’y manqua point ; le matin suivant, on trouvait sa femme et son enfant étranglés dans leur lit, et dans la chambre même où je me remémorais à présent cet ancien drame.

Sir Hulbert, accusé d’avoir commis le meurtre dans un accès de rage causé par la boisson, s’avisa, afin de prouver son innocence, de coucher la nuit suivante dans le même lit. Lui aussi fut étranglé.

» Depuis lors, plus personne n’avait passé une nuit dans la Chambre Grise, jusqu’au moment où je m’y aventurai. L’existence de l’anneau perdu depuis si longtemps était devenue presque un mythe. Aussi éprouvais-je une vive émotion à me trouver là, cet objet entre les mains.

» Tout à coup, une idée me frappa. Si cet anneau, me dis-je, était en quelque sorte la porte d’entrée… une sorte de trou dans la haie entre ce monde et l’autre, si j’ose ainsi m’exprimer. – Voyez-vous où je tendais ? C’était une idée singulière ; peut-être ne venait-elle pas de moi. Peut-être dois-je y reconnaître une suggestion de l’invisible.

» Remarquez que le vent inexplicable avait soufflé de cette partie de la pièce où l’anneau gisait. Je méditai longtemps ce point. Puis, cette forme – l’intérieur d’un pentacle. L’anneau n’avait pas de monts, et que dit le Manuscrit Sigsand ? « Les monts sont les Cinq Collines de la Sauvegarde. S’ils manquent, pouvoir est donné au démon, et faveur certaine au Mauvais. » La forme même de l’anneau était donc significative. Je résolus d’en tenter l’essai.

» Je défis mon pentacle ; car il doit être « fait » à nouveau, et autour de la personne à protéger. Je sortis, fermant la porte à clef. Je quittai la maison pour aller chercher certains matériaux, car ni les herbes, ni l’eau, ni le feu ne peuvent être employés une seconde fois. Je rentrai vers 7 heures et demie. Mes acquisitions transportées dans la Chambre Grise, je renvoyai Peters comme le soir précédent. Aussitôt débarrassé de lui, je scellai la porte. Je dépaquetai mes matériaux accumulés au milieu de la salle et m’occupai, avec toute la diligence possible, à construire une barrière autour de moi et de l’anneau.

» Je ne me rappelle pas si je vous l’ai dit, mais voici quel était mon raisonnement : je pensais que si l’anneau était, de quelque manière, un moyen d’admission et qu’il se trouvât enclos avec moi dans le Pentacle Électrique, il serait, pour le dire en un mot, isolé. La Force, dont l’expression visible était une Main, se verrait dès lors obligée de rester de l’autre côté de la barrière qui sépare l’Anormal du Normal : elle ne trouverait plus de porte d’entrée.

» Comme je le disais, je travaillai de toutes mes forces à compléter la barrière, car il était déjà bien tard pour séjourner sans protection dans un lieu pareil. En outre, je pressentais qu’un immense effort serait tenté cette nuit en vue de reconquérir l’usage de l’anneau. Car j’étais fortement convaincu que l’anneau était indispensable à la matérialisation. Vous allez voir si je devinais juste.

» Une heure après, mes barrières s’élevaient complètes, et je vous laisse à penser mon soulagement quand une fois de plus je vis autour de moi la clarté pâle du Pentacle Électrique. Puis, deux heures s’écoulèrent, pendant lesquelles j’attendis, face au coin d’où le vent soufflait d’ordinaire.

» Vers 11 heures, j’eus la vague perception de quelque chose près de moi. Cependant, rien n’arriva pendant une heure encore ; alors, soudain, je sentis l’étrange vent froid s’élever de nouveau. À mon grand étonnement, il semblait procéder de derrière moi. Je me retournai, saisi de la plus hideuse épouvante. Il me souffla à la figure ! J’écarquillais les yeux, bouleversé par une frayeur nouvelle. Qu’avais-je fait, grand Dieu ! L’anneau était là, tout près de moi, où je l’avais déposé. Soudain, je m’aperçus qu’il s’animait de mouvements bizarres, convulsifs. Je les contemplais, stupidement. Or, je constatai que le vent soufflait de l’anneau. Une étrange fumée indistincte devint visible, comme déversée par celui-ci, et se mêlant aux ombres mouvantes. Je compris mon danger, mon danger plus que mortel ! car les ombres qui s’enroulaient autour de l’anneau prenaient une silhouette reconnaissable et la main de mort se formait dans le Pentacle. Terre et cieux ! Comprenez-vous ce que j’avais fait ? J’avais introduit moi-même la porte d’entrée dans les pentacles – et la Brute en sortait – vomie dans le monde matériel comme du gaz pourrait l’être par l’extrémité d’un tuyau !

» La terreur me pétrifia deux secondes, puis, d’un geste maladroit et affolé, je me précipitai sur l’anneau, voulant le jeter hors du Pentacle. Mais il s’évada comme si un être invisible et vivant l’eût repoussé de ci, de là. Enfin, je l’agrippai. Mais au même instant, une force incroyable et brutale l’arracha à mon étreinte. Une grande ombre noire le couvrit tout entier, monta dans l’air, vint à moi. C’était la Main, vaste, presque complète.

» Je rugis comme un insensé, sautai par dessus le Pentacle et le cercle de bougies, et courus vers la porte, d’une fuite désespérée. Je m’efforçai, trop stupéfié pour y réussir, de faire jouer la clef dans la serrure, mais pendant tout ce temps je regardais, avec une terreur confinant à la démence, vers les barrières. La main s’agitait, et en quelque sorte plongeait, dans ma direction ; mais, de même qu’elle avait été incapable de pénétrer dans le pentacle quand l’anneau se trouvait au-dehors, de même, à présent que l’anneau se trouvait à l’intérieur du pentacle, elle n’avait plus la faculté d’en sortir. Le monstre était enchaîné, aussi sûrement qu’une bête dont on eût rivé les fers !

» Même alors, j’eus conscience de cela ; mais j’étais trop sens dessus-dessous pour raisonner. Dès que j’eus réussi à tourner la clef, je m’engouffrai dans le passage, et refermai bruyamment la porte. Je ne sais comment j’arrivai chez moi, car je pouvais à peine me tenir debout. Je m’enfermai, allumai ma bougie, me couchai et laissai la réaction nerveuse se produire.

» Je dormis un peu, et me réveillai quand Peters m’apporta le café. Après l’avoir bu, je me sentis mieux, et pris le vieil homme avec moi pendant que j’inspectai la Chambre Grise. J’ouvris la porte et me glissai à l’intérieur. Les bougies brûlaient encore, blêmes dans la clarté du jour ; derrière elles, l’étoile pâlement lumineuse du Pentacle Électrique continuait à luire. Au centre, l’anneau – la Porte du Monstre – gisait immobile et commun d’aspect.

» Rien n’avait été touché dans la chambre, et je me rendis compte qu’à aucun moment la brute n’avait réussi à sortir des Pentacles. Alors je m’en allai, et fermai la porte à clef.

» Je dormis encore quelques heures, puis quittai la maison. Je revins l’après-midi, en cabriolet, muni d’un chalumeau oxhydrique, et de deux cylindres contenant les gaz. Je portai ces choses dans la Chambre Grise, et là, au centre du Pentacle Électrique, j’installai le petit fourneau. Cinq minutes après, l’anneau funeste, autrefois le « porte-bonheur » mais aujourd’hui la malédiction de la famille Anderson, n’était plus qu’une petite tache de métal brûlant. »

Carnacki fouilla dans sa poche, et en retira un objet enveloppé de gros papier. Il me le tendit. Je vis un petit cercle de métal grisâtre ressemblant à du plomb, mais plus brillant et plus dur.

Après l’avoir examiné et passé aux autres je demandai : « La chambre, après cela, cessa-t-elle d’être hantée ? »

Carnacki s’inclina en signe d’affirmation. – « Oui, » dit-il « Avant de quitter la maison, je dormis trois nuits dans la Chambre Grise. Le vieux Peters faillit s’évanouir quand il apprit que j’avais cette intention. Mais, à la troisième nuit, il se rendit compte que la maison était redevenue parfaitement sûre et banale. Et je crois bien que, dans le fond de son cœur, il n’approuva point cela. »

Carnacki se leva, et se mit à distribuer des poignées de main. « Allez-vous en ! » dit-il, avec sa brusquerie enjouée.

Et chacun de nous retourna pensivement chez soi.

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juin 2013

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[1] Étoile à cinq branches qui, tracée autour d’un individu, a la propriété, d’après certaines lois de magie, d’immuniser celui-ci contre les entreprises démoniaques (N. D. L. R.).