Gustave Le Rouge

L’ESPIONNE DU GRAND LAMA

1905

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Malgré la chaleur torride de cet après-midi, le quai et les rues de la ville de Canton présentaient un spectacle d’une animation extraordinaire. Il y avait déjà plusieurs mois que les préliminaires du traité de paix de la Chine avec les alliés européens venaient d’être signés, et les transactions commerciales, un moment ralenties, reprenaient avec une véritable fièvre.

Dans le port, au milieu d’une flottille de jonques, de sampangs et d’embarcations de toutes sortes, une demi-douzaine de paquebots portant les pavillons de France, d’Angleterre et d’Allemagne étaient à l’ancre. Sur les quais, tout un monde de coolies chinois et malais s’affairait, tous uniformément vêtus de blouses de cotonnade, et de chapeaux de bambou tressé.

Dans les rues étroites du quartier chinois, c’était une véritable cohue. Ces rues, bordées pour la plupart de maisons à un étage et décorées d’une profusion de lanternes en papier et en soie, et d’arcs de triomphe en bois peint et doré, étaient encombrées de marchands en plein vent.

Grâce aux « sapèques », cette monnaie qui vaut moins d’un centime et qui est oblitérée au centre d’un trou carré pour qu’on puisse en faire un chapelet ou ligature, il faut en Chine être vraiment pauvre pour ne rien acheter.

Cette extrême division du numéraire permet des emplettes d’une valeur presque infime, par exemple, une demi-tasse de thé, un cornet de graines de citrouilles, une pipe de tabac ou une tranche de melon. Les cuisiniers en plein vent, que la politesse chinoise appelle les « sous-mandarins de la marmite », débitaient des soupes d’un parfum et d’une couleur étranges, des poissons frits, des racines de nénuphars, crues ou grillées, et les cabaretiers ambulants versaient dans de minuscules tasses le contenu de grandes jarres de grès pleines de vin de riz ou de mauvais alcool de provenance anglaise ou allemande.

Ailleurs, c’étaient des couturières en plein vent, réparant séance tenante les accrocs et recousant les boutons.

À travers cette foule grouillante, deux jeunes Européens, entièrement vêtus de flanelle blanche et coiffés du salako colonial, avaient grand-peine à se frayer un passage. Le plus âgé, qui paraissait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, et dont la physionomie exprimait une grande intelligence et une grande énergie, semblait fort impatient de la lenteur de leur marche. Il frisait de temps à autre, avec nervosité, ses longues moustaches blondes et ses prunelles d’un bleu sombre paraissaient exprimer un vif mécontentement.

– Grâce à toi, dit-il à son compagnon, grâce à ta sempiternelle badauderie, nous allons arriver en retard chez mon excellent ami l’ingénieur Dubreuil, ce qui me contrarie d’autant plus que je sais qu’il m’attend anxieusement : il a de grands ennuis en ce moment-ci.

– J’espère qu’il nous excusera, répondit avec insouciance le second Européen, qui semblait avoir une vingtaine d’années et dont une fine moustache noire estompait à peine la lèvre supérieure. Tu comprends, mon cher cousin, que j’ai quitté le lycée depuis trois mois, et que le « Laos » ne m’a débarqué à Canton que depuis deux jours. Tu ne peux te figurer la joie que j’éprouve à faire connaissance avec les mœurs chinoises. Tout mon voyage a été un véritable enchantement. Je vais enfin, j’espère, réaliser par moi-même les merveilleuses aventures des livres de voyage et des romans extraordinaires qui ont enchanté ma jeunesse.

Et tout en parlant ainsi, le jeune homme plus petit de taille et plus maigre que son cousin, et dont les yeux noirs et le sourire annonçaient autant d’intelligence que de naïveté, s’était arrêté à quelques pas d’un groupe de Chinois, dont le centre était occupé par un jongleur à longue robe, qui, sur un tréteau mobile de bambou, avait installé une petite cage où deux grillons se battaient avec acharnement.

De toutes parts, les assistants engageaient des paris pour ou contre l’un ou l’autre des petits combattants.

L’aîné des jeunes gens ne put s’empêcher de sourire en voyant l’ardeur et la curiosité de son cousin.

– Tu resteras donc toujours un grand enfant, lui dit-il doucement. Il n’y a pas là de quoi s’arrêter. Les combats de grillons sont extrêmement fréquents, et le peuple chinois est aussi passionné pour ce genre de sport qu’on l’est en France pour les courses de chevaux et en Espagne pour les corridas.

Les deux jeunes gens continuèrent leur route en se dirigeant du côté de la concession française. À mesure qu’ils s’écartaient du quartier chinois, les rues se faisaient à la fois plus propres, plus spacieuses, et moins encombrées. Les deux Européens purent avancer plus rapidement.

Comme ils tournaient l’angle d’une rue, ils se trouvèrent nez à nez avec un grand Anglais coiffé comme eux d’un casque colonial et vêtu d’un complet de flanelle.

Ce personnage avait la moustache et les favoris d’un roux désagréable. Par ses pommettes osseuses, son teint rouge et la raideur de ses manières, il était assez conforme au type classique de l’Anglais, tel que l’ont popularisé chez nous les romans de voyage. Il salua froidement les deux Français qui lui rendirent son salut et passèrent.

À quelques pas de lui marchait un vieux Chinois, asthmatique et ventru, vêtu d’une longue robe bleu de ciel, chaussé de bottes de soie à semelles de feutre et coiffé d’une élégante calotte brodée.

Quand le Chinois et l’Anglais se furent éloignés, le plus jeune des Français éclata de rire.

– Voilà deux grotesques personnages ! s’écria-t-il. Je ne sais, ma foi, chacun dans son genre, quel est le plus ridicule.

– Tu parles en étourdi, mon cher Jean. Le Chinois que tu viens de voir s’appelle Tsien-Li-Fu. C’est un des plus riches marchands de thé de la ville de Canton. Sa fortune dépasse plusieurs millions de taels. Il est fort intelligent et très lettré. Son entente des affaires et son habileté sont proverbiales. Il s’occupe même, dit-on, de diplomatie et l’on prétend qu’il est vendu corps et âme aux Anglais.

– Ma foi, je ne l’aurais pas cru si rusé. Il a l’embonpoint jovial et le sourire béat de certains bouddhas de porcelaine.

– Ne te fie pas à cette bonhomie, Tsien-Li-Fu est aussi cupide qu’il est inexorable envers ses débiteurs. Quant à son compagnon, Timothée Framm, c’est une personnalité bien connue de la colonie européenne. On ne sait au juste s’il est de nationalité anglaise ou américaine. En tout cas, il n’y a pas à s’y méprendre, c’est un Anglo-Saxon.

– Que fait-il ?

– Il a plus d’une corde à son arc. Il s’occupe de négoce et d’exploitations industrielles. Il a même été chargé, lors de la guerre, d’une mission par le gouvernement anglais. En outre, il s’occupe beaucoup de reportage : il envoie des correspondances aussi intéressantes qu’inexactes à divers journaux anglais et américains.

– C’est un de tes confrères de la presse ?

– Oui, nous nous sommes quelquefois trouvés en rivalité l’un avec l’autre. J’avoue que je n’ai pas eu beaucoup à me louer de ses procédés. Quand il s’agit d’obtenir une information le premier, il est dénué de toute espèce de scrupule.

Cependant, les deux jeunes gens étaient arrivés presque à l’extrémité de la concession française, en face d’une longue palissade au milieu de laquelle était percée une porte très épaisse. Jean appuya sur le bouton d’une sonnerie électrique, au-dessus de laquelle se trouvait une plaque de cuivre portant le nom de Dubreuil, et les deux visiteurs furent introduits par un domestique français accouru au bruit de la sonnerie.

Georges Fromentier, l’aîné des jeunes gens, était le fils d’un officier de marine, et il s’était d’abord préparé à embrasser la carrière paternelle. Mais son esprit d’indépendance et d’aventure supportait malaisément le joug de la discipline. À peine nommé aspirant, il avait donné sa démission et s’était lancé dans le journalisme. C’était pour le compte d’une grande feuille parisienne qu’il était allé en Chine et avait suivi les opérations des armées alliées sur le théâtre même de la guerre. Ses brillants articles sur le théâtre et la littérature chinois avaient été fort remarqués.

Installé à Canton depuis plusieurs mois, il préparait un curieux roman sur les mœurs chinoises, lorsque son cousin, Jean Cascaret, orphelin, maître à vingt ans d’une petite fortune, avait tenu à venir le rejoindre, et Georges Fromentier, dont Jean était l’unique parent, y avait consenti de grand cœur, se promettant de faire profiter son cousin de l’expérience qu’il avait acquise et de le lancer à son tour, lorsqu’il en aurait le temps, dans la brillante mais épineuse carrière du grand reportage.

Jean, véritable étourdi, avait grand besoin des leçons de son parent. D’ailleurs, il avait l’imagination vive, l’intelligence prompte, et tout annonçait qu’après s’être quelque peu assagi, il se montrerait digne de son guide.

Le domestique de l’ingénieur Dubreuil traversant un jardin orné de pivoines, de camélias et de mimosas en fleurs, conduisit les deux jeunes gens dans un salon d’été, meublé de fauteuils en porcelaine et de sièges en bambou et qui donnait sur un jardin plus vaste que le premier, qu’ombrageaient de beaux arbres dont la fraîcheur était entretenue par une source d’eau vive.

La maison de l’ingénieur Dubreuil, quoique médiocre et de petites dimensions, était habilement disposée et unissait au confort moderne tous les raffinements de l’ingéniosité chinoise. On ne voyait point, il est vrai, dans le vestibule, de ces grands vases remplis de thé froid que dans les « yamen » ou habitations des mandarins, on tient à la disposition des visiteurs ; l’entrée n’en était point précédée d’un kiosque rempli de musiciens charivariques, ni armée de ces petites pièces de canon, sorte d’artillerie domestique auxquelles un coolie met le feu avec une longue perche, et dont les détonations saluent l’arrivée des personnages de distinction.

En revanche, l’ingénieur Dubreuil avait su réunir dans son élégant logis quantité de bronzes et de porcelaines chinois disposés avec un goût parfait.

Jean n’avait eu le temps que de jeter un rapide coup d’œil sur toutes ces merveilles, quand son cousin lui dit, d’une voix pleine d’émotion :

– Dans un instant, tu vas être présenté à mademoiselle Dubreuil, celle que j’espère voir devenir bientôt madame Fromentier.

– Il y a si longtemps que tu me parles d’elle, que dans tes lettres tu me fais l’éloge de son esprit, de sa grâce et de sa beauté, que j’ai le plus grand désir de la connaître.

Jean achevait à peine de prononcer ces mots, lorsque Mlle Dubreuil et son père entrèrent dans le salon.

L’ingénieur Dubreuil, bien que le soleil de l’Asie eût entièrement blanchi sa barbe et ses cheveux, portait allègrement ses quarante-cinq ans. Sa physionomie respirait la franchise et la bonté : dans ses claires prunelles d’un gris très doux, il n’y avait place ni pour la déloyauté, ni pour la ruse. L’ingénieur Dubreuil regardait les gens bien en face et sa poignée de main était énergique et cordiale.

Quant à sa fille Germaine, blonde, mignonne, délicate, elle était la gaîté personnifiée. Elle riait de tout et à propos de tout. Franche et bonne au fond comme son père, elle se livrait parfois envers ses hôtes à d’innocentes taquineries. Mais quand on avait entendu tinter son franc rire argentin, il était impossible de lui en vouloir.

Germaine était vêtue d’une délicieuse robe d’indienne en soie japonaise, à fond crème, brodée de fleurs ornementales vert pâle et argent.

Georges Fromentier présenta son cousin et s’excusa du retard qu’ils avaient mis à venir.

– La faute en est à Jean, dit-il ; il est si curieux, si amusé des moindres détails de la vie chinoise, qu’il s’arrête et demeure bouche bée devant le moindre pousse-pousse.

Germaine sourit et Jean baissa la tête avec une certaine confusion.

M. Dubreuil, malgré l’affabilité avec laquelle il reçut ses amis, paraissait sombre et préoccupé. Pendant que Germaine accablait Jean de questions sur la France qu’elle avait quittée depuis trois ans, Georges s’entretenait à mi-voix avec M. Dubreuil.

– Eh bien ! demanda-t-il, quelles nouvelles au sujet de ce chemin de fer ?

– De très mauvaises, balbutia l’ingénieur. La compagnie française qui avait entrepris la construction d’un chemin de fer de pénétration dans la province du Yun-Nam, limitrophe de nos possessions françaises du Tonkin, demeure dans une inaction complète. Mes appointements sont suspendus depuis trois mois et la reprise des travaux indéfiniment ajournée.

– Mais pourquoi cela ?

– Hélas ! tout le monde en connaît les raisons, et elles sont multiples. Les actionnaires ont été découragés par la guerre, et de plus, certaines puissances rivales – l’Allemagne et l’Angleterre pour ne citer que celles-là – ont acquis en sous-main une certaine quantité d’actions. Ajoutez à cela le mauvais vouloir des autorités chinoises, l’inaction du gouvernement, l’or anglais répandu à flots, et vous aurez une explication de l’indifférence et du laisser aller du conseil d’administration. En attendant des complications faciles à prévoir, on traîne les choses en longueur, on cherche à gagner du temps.

– Et c’est vous qui êtes le plus directement victime de ces agissements ?

– Mais oui, certainement ; mais aussi les intérêts de tous les commerçants français en Extrême-Orient. Ce chemin de fer, si j’en juge à la tournure que prennent les choses, va mettre des années à se construire. Pendant ce temps, les autres lignes, dont on pousse activement les travaux, seront en pleine exploitation, et nos rivaux auront accaparé la clientèle commerciale de tout l’empire chinois.

– Vous m’aviez déjà parlé de cela, dit Georges, mais vous ne m’aviez jamais dépeint la situation sous des couleurs aussi noires. Cependant, ne désespérez pas : dans mes prochains articles, je vais mettre nettement cette situation en pleine lumière et tâcher de provoquer un mouvement d’opinion.

M. Dubreuil serra avec effusion la main de son ami.

– Je vous remercie, dit-il, mais vous me voyez terriblement découragé. Les malheurs semblent fondre sur moi à la file. Depuis l’an dernier, depuis l’enlèvement de mon enfant, la sœur aînée de Germaine, tout semble m’accabler.

Georges ne répondit pas.

Il avait été fiancé à Andrée Dubreuil, enlevée l’année d’auparavant par les Boxers, et sans doute assassinée, puisque toutes les recherches entreprises par le gouvernement chinois et par les détachements des troupes alliées étaient demeurées sans résultat.

Georges ne s’était jamais consolé de la mort de sa fiancée, mais, avec l’approbation de M. Dubreuil, il avait reporté sur Germaine une partie de la pure affection qu’il portait à sa sœur et en principe, les fiançailles des deux jeunes gens étaient convenues.

M. Dubreuil et Georges demeuraient silencieux, lorsque l’honnête Onésime Rougeot, un domestique français qui avait suivi son maître en Chine, vint annoncer que le dîner était servi.

CHAPITRE II

Bien que M. Dubreuil prît en général son repas à la mode européenne, pour être agréable à Jean, le dîner, sauf certains détails, fut servi à la chinoise.

Le repas commença par un plat de graines de citrouilles. Les Chinois sont grands amateurs de ces graines qu’ils aiment à décortiquer toute la journée pour exercer la dextérité de leurs doigts et s’aiguiser l’appétit.

Jean se montra très maladroit dans cet exercice et, au grand amusement de Germaine, eut plusieurs fois la déconvenue de ne rien trouver dans la minuscule et coriace enveloppe qu’il avait eu tant de peine à briser.

– Voilà une nourriture bien fastidieuse, ne put-il s’empêcher de murmurer.

– Comment ! monsieur Jean, fit Germaine avec un grand sérieux, vous appelez les graines de citrouilles une nourriture bien fastidieuse ? Vous ignorez donc qu’elles font l’objet d’un commerce important ? On en charge des vaisseaux de haut bord, on en remplit d’immenses magasins. Vous trouverez dans ce pays des plaines couvertes à perte de vue de citrouilles que l’on ne cultive que pour leurs graines.

Le service était fait par les deux domestiques français de M. Dubreuil, Onésime Rougeot, grand garçon aux larges épaules, ancien marin, qui s’était attaché à son maître et était resté à son service, beaucoup par dévouement, mais aussi à cause de Jeannik Madurec, la femme de chambre de Germaine.

Jeannik était une Bretonne de vingt-deux à vingt-trois ans, fort jolie, fort propre, aussi gaie que sa maîtresse qu’elle adorait. Elle se serait fait tuer pour Germaine, en un mot, elle était presque une camarade pour la jeune fille.

Un jeune Chinois d’une quinzaine d’années les aidait dans leur service.

Onésime apporta dans une urne d’étain du vin de riz tout bouillant.

Cette liqueur est le produit de la fermentation des riz de seconde qualité. Son goût de grain moisi est particulièrement désagréable, et bien qu’il fût servi selon l’usage dans de minuscules tasses de porcelaine, Jean le trouva exécrable et dit tout naïvement qu’il aimait mieux le bon vin de France.

C’était du reste l’avis de tout le monde, et des bouteilles de vieux bordeaux furent apportées.

On servit ensuite des gâteaux au miel, à la rhubarbe et au gin-seng ; puis des racines de nénuphars accommodées au gingembre, des nymphes de ver à soie préparés d’une façon merveilleuse.

Chacun se servait, suivant la coutume chinoise, de baguettes d’ivoire. Rien n’est plus difficile que de manger avec ces instruments, et Jean, qui avait voulu faire comme tout le monde, s’en servait si maladroitement qu’il excitait l’hilarité de tous les convives et surtout de Germaine Dubreuil.

– Tenez, monsieur Jean, voyez comment on s’y prend. Vous tenez vos quatre baguettes ainsi, deux de chaque main, en les serrant de façon à ce que leurs extrémités soient appliquées l’une contre l’autre. L’index seul doit rester libre : il sert de balancier. Et maintenant, voyez : un grain de riz à droite, un grain de riz à gauche et vous mangez en portant alternativement les baguettes à votre bouche.

Jean suivit les conseils de la jeune fille ; mais malgré sa bonne volonté il ne pouvait arriver à manger convenablement, et certainement il aurait dîné par cœur si Germaine ne lui avait fait apporter une fourchette.

– Tenez, monsieur le barbare, mangez à votre aise, dit-elle en riant.

– Barbare, tant que vous le voudrez, mademoiselle, mais une fourchette c’est plus commode.

On servit les viandes désossées et coupées en menus morceaux. En effet, les Chinois ne peuvent comprendre les Européens qui servent la viande avec les os. Les efforts que font les étrangers pour arriver à manger une côtelette leur semblent ridicules, et ils se moquent d’eux en les appelant barbares.

Enfin, il parut sur la table une succulente soupe aux nids d’hirondelles. Pour la préparer, on emploie le support gélatineux des nids de salanganes : une fois débarrassés des brins de paille qui y sont mélangés, on les fait dissoudre dans l’eau bouillante avec des ailerons de requins, du macis et du poivre rouge.

– Il faut venir en Chine pour voir pareille chose, observa Jean à mi-voix en s’adressant à Germaine. A-t-on jamais eu l’idée d’un pareil repas ? Commencer par le dessert et finir par le potage ?

Germaine se mit à rire de son effarement.

Cependant la conversation roulait maintenant sur les derniers événements de la campagne de Chine. Chacun examinait les conséquences de la dernière guerre et commentait les préliminaires de la paix, quand Jeannik annonça que le thé était servi.

Les convives retournèrent au salon où, sur des tables de laque incrustées de nacre et ornées de dessins fantastiques, l’odorante boisson fumait dans les tasses de porcelaine.

Des pipes et des cigarettes furent mises à la disposition des fumeurs.

Jean, comme un véritable enfant, s’émerveillait de tous les objets et bibelots qui encombraient le salon, et Germaine lui expliquait toujours en riant l’histoire de chacun de ces objets.

Tout à coup, le jeune homme tomba en arrêt devant une cheminée sur laquelle un magnifique bouddha de bronze souriait avec une majestueuse béatitude.

– Fi ! qu’il est laid ! s’écria-t-il.

– En vérité, il n’est pas beau, répondit Germaine ; mais ce bronze est de toutes les œuvres de l’art chinois que nous possédons, celle à laquelle mon père tient le plus, n’est-ce pas, père ?

– Oui, dit l’ingénieur. C’est un cadeau qui m’a été fait il y a déjà bien des années par un bonze thibétain nommé Pat-Nung-Kay, venu à Saigon pour étudier la science et la philosophie de l’Occident. J’étais alors ingénieur du port. Je donnais des leçons de français et de mathématiques au savant tartare qui, en revanche, m’initia au dialecte thibétain et me fit connaître les grandes lignes de la philosophie bouddhique. Nous nous sommes liés d’une étroite amitié et pardonnez-moi de parler un peu de moi, lors d’une de ces inondations si fréquentes au Tonkin, j’eus le bonheur de lui sauver la vie. Peu après, il gagna les montagnes glacées du Thibet, me laissant ce bouddha à titre de souvenir.

– Qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda Germaine avec curiosité.

– Pendant longtemps, chaque année, il me faisait parvenir de ses nouvelles en quelque lieu que je me trouvasse, par les bonzes des pagodes, mais depuis deux ans je n’ai reçu de lui aucune lettre. Peut-être est-il mort ? Peut-être, comme beaucoup de ses confrères, est-il plongé dans une contemplation dans un nirwanâ si profond que le reste de l’univers lui est devenu indifférent ? En tout cas, je me plais à le répéter, c’était un loyal garçon, extraordinairement intelligent et perspicace.

[………………[1]]

Nous vivons fort largement, mais – ici je parle à des amis à qui je n’ai rien à cacher – je rêve mieux que cela. Je voudrais amasser à ma chère Germaine une dot digne de l’époux que je lui destine.

– Pardon, interrompit vivement Georges, mademoiselle Dubreuil est une jeune fille tellement accomplie, que celui qu’elle voudra bien honorer de son choix sera trop heureux de l’accepter sans dot.

M. Dubreuil sourit.

– Assez sur ce sujet, monsieur Georges, fit-il, je ne partage pas du tout votre manière de voir. J’entends que ma fille ait une dot.

– Mais, s’écria Jean toujours distrait et qui, tout occupé à regarder par la fenêtre les beaux arbres du jardin, n’avait pas entendu la seconde partie de la conversation, où se trouve donc la plantation dont vous parlez ? Au Tonkin ou bien aux environs de Canton ?

Ce fut Germaine qui lui répondit.

– Notre plantation se trouve dans le Yun-Nam, en plein territoire chinois. Mon père, en cette occasion, s’est montré très audacieux. Comme il sait que le Yun-Nam est dans la sphère d’influence française, qu’il sera d’ici peu traversé par un chemin de fer, il a voulu être le premier à profiter des avantages incalculables qu’offrent la fertilité du sol et la richesse du pays. Jusqu’ici, nous n’avons pas été inquiétés : notre régisseur et nos travailleurs que mon père va visiter deux fois par an sont dans les meilleurs termes avec les autorités chinoises.

– C’est très ingénieux et très hardi, répliqua Jean. De cette façon, quand la ligne de chemin de fer sera terminée, la valeur de vos propriétés aura décuplé.

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit brusquement et Onésime parut. Il paraissait bouleversé.

– Ah ! monsieur, s’écria-t-il en joignant les mains, il y a quelqu’un qui vous demande.

M. Dubreuil se précipita dans le vestibule. Il poussa un cri en se trouvant en présence d’un jeune Tonkinois dont les vêtements étaient lacérés et le visage couvert de blessures.

– Grands dieux ! s’écria M. Dubreuil, c’est toi, Pao-Ting ?… Et en quel état !… Que se passe-t-il donc à la plantation ?

Pao-Ting avait été autrefois, à Saigon, au service de M. Dubreuil, auquel il était très dévoué. Depuis quelques années, il était contremaître des cultures de thé.

– Hélas ! maître, tout est perdu, ruiné, saccagé, les travailleurs égorgés, la maison et les cultures incendiées.

M. Dubreuil sentit l’angoisse le prendre à la gorge ; ses jambes vacillaient et se dérobaient sous lui. C’était la ruine complète et sans remède. M. Dubreuil allait se retrouver aussi pauvre que lorsque vingt ans auparavant, il était arrivé de France avec quelques billets de mille francs et son diplôme d’ingénieur pour tout viatique.

Les questions que l’ingénieur posa à Pao-Ting ne firent que lui montrer toute l’étendue de son malheur.

Une bande de Boxers, venus du nord de la province, avait cerné la plantation pendant la nuit. Tout avait été pillé ou brûlé, et Pao-Ting n’avait échappé au massacre des travailleurs que par miracle.

M. Dubreuil, après avoir confié le fidèle Pao-Ting aux bons soins d’Onésime, arpenta quelque temps le vestibule avec agitation. Enfin, après avoir longtemps hésité, il regagna le petit salon où ses amis et sa fille l’attendaient avec anxiété.

Il s’agissait d’annoncer la fatale nouvelle. L’ingénieur avait jugé qu’il fallait mieux tout dire franchement et promptement à la jeune fille, que de la torturer par de longs atermoiements.

Germaine se montra stoïque.

– Vous m’avez heureusement, mon père, dit-elle, pourvue d’une instruction complète. J’entrerai comme dactylographe et comme interprète chez quelques commerçants, je donnerai des leçons, et nous arriverons bien à nous tirer d’affaire ; ne te désole pas.

Germaine se jeta au cou de son père qui l’embrassa en pleurant. Georges et Jean, profondément navrés, se mirent à la disposition de l’ingénieur et lui jurèrent de ne pas l’abandonner dans son malheur.

– Certes, dit Georges Fromentier, la catastrophe dont vous êtes victime est terrible, mais peut-être n’est-elle pas tout à fait irrémédiable. Le gouvernement français et les réguliers chinois vont tirer des bandits une éclatante vengeance. Vous obtiendrez certainement une indemnité considérable.

– Sans doute, reprit amèrement M. Dubreuil, mais quand l’obtiendrai-je, cette indemnité ? Dans des années peut-être ? Je me vois réduit au rôle de solliciteur, allant faire antichambre chez les ministres, et les consuls, qui m’ajourneront de mois en mois avec des promesses polies.

La soirée s’acheva tristement. Georges et son cousin, qui avaient veillé plus tard que d’habitude avec leurs amis, ne purent parvenir à les consoler.

Ils se retirèrent en prenant rendez-vous pour le lendemain avec M. Dubreuil. Georges voulait accompagner ce dernier dans toutes les démarches qu’il avait à faire, soit au consulat, soit auprès des autorités chinoises.

Comme M. Dubreuil l’avait prévu, il fut admirablement accueilli. Tout le monde était vivement touché du malheur qui le frappait. Mais, ainsi qu’on le lui expliqua, ni les autorités françaises, ni les autorités chinoises ne pouvaient rien pour lui – du moins pour le moment – le territoire étant au pouvoir des rebelles. Il faudrait beaucoup de temps pour organiser une expédition, et ce n’est qu’après la pacification complète du pays qu’on pourrait fixer le chiffre des indemnités.

M. Dubreuil revint désespéré.

Quant à Georges, après avoir quitté son ami, il alla rejoindre son cousin qui l’attendait dans le petit logement qu’ils occupaient ensemble à l’Hôtel de France.

Il trouva Jean occupé à piocher un énorme lexique de la langue chinoise. Georges s’assit avec accablement en face de la fenêtre, d’où l’on voyait le va-et-vient des jonques sur la rivière.

– Sais-tu le projet que j’ai formé, dit Georges, après un long silence. Je vais immédiatement demander la main de Germaine. M. Dubreuil, en attendant des jours meilleurs viendra vivre avec nous, et grâce au chiffre respectable d’appointements que je touche en ce moment, nos amis ne se sentiront pas de leur changement de fortune.

– Mais à propos, interrompit Jean, quel est donc ce portrait ? Il ressemble beaucoup à mademoiselle Germaine. Et pourquoi est-il entouré de crêpe ?

– Tu es bien curieux ; mais je vais te contenter. Ce portrait est celui d’Andrée, la sœur aînée de Germaine, et à laquelle je fus fiancé. Notre mariage était décidé quand elle fut enlevée un jour qu’elle était allée faire une promenade en barque, accompagnée de deux domestiques annamites. Ce douloureux événement se produisit aux environs de la plantation de M. Dubreuil. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je vais écrire de suite au père de Germaine.

Jean Cascaret n’insista pas et se remit à piocher son lexique chinois.

Le lendemain, Georges Fromentier eut une cruelle déception. Sans repousser positivement l’offre que Georges lui faisait d’épouser immédiatement Germaine, M. Dubreuil informait le jeune homme qu’il avait l’intention de quitter définitivement la Chine et de retourner en France, à moins qu’il ne trouvât une situation au Tonkin.

En vain, il essaya d’emprunter à ses amis. Ceux-ci, fortement éprouvés par le ralentissement des affaires, ne purent l’obliger.

Georges Fromentier multiplia les démarches auprès des autorités, mais il ne put rien obtenir.

Il ne restait plus à l’ingénieur que quelques milliers de francs, grâce auxquels il pourrait retourner soit en France, soit au Tonkin.

La situation était absolument désespérée.

CHAPITRE III

M. Dubreuil et sa fille Germaine avaient pris courageusement leur parti du désastre. La destruction de la plantation, c’était dix années d’efforts perdus. L’ingénieur n’était plus à l’âge où l’on est capable de l’énergie nécessaire. Quant à l’indemnité qu’il devait toucher, M. Dubreuil en réservait le prix pour la dot de Germaine.

En attendant, il avait écrit à l’un de ses amis de Saigon pour le prier de lui procurer une modeste place de sous-ingénieur ou même d’employé dans une des usines de la ville.

Ne réservant que quelques objets auxquels il tenait beaucoup, M. Dubreuil vendit son mobilier et ses collections de bronzes et de laques : il ne garda entre autres souvenirs que la précieuse statue de Bouddha, qu’il tenait de son ami le bonze Pat-Nung-Kay.

La plaque de cuivre portant le nom de l’ingénieur avait été enlevée, et un écriteau en trois langues annonçait la mise en vente de la maison. L’ingénieur n’attendait que la conclusion de cette affaire pour quitter Canton en même temps que leurs domestiques, Onésime Rougeot et Jeannik Madurec.

Ces deux honnêtes serviteurs, bien que leur maître leur offrît de les rapatrier, n’avaient pas voulu consentir à se séparer de lui et de leur jeune maîtresse.

Georges Fromentier et son cousin Jean avaient continué de rendre quotidiennement une visite à leurs amis. Georges avait fait une tentative suprême près de Germaine, pour la décider à accepter sa main et à partager sa fortune.

Germaine avait été inflexible.

– Écoutez, monsieur Fromentier, avait-elle dit, je n’ai pas en principe d’objection à cette union. J’ai beaucoup d’estime pour votre caractère. Mais ce n’est pas au moment où mon père est aux trois quarts ruiné que je puis accepter votre proposition et prendre une aussi grave résolution. Plus tard, peut-être, si les affaires de mon père se rétablissent, nous verrons.

– En attendant, dit Georges avec tristesse, je vais être séparé de vous peut-être pour longtemps.

– Nous vous donnerons souvent de nos nouvelles.

– Eh bien ! moi je vous déclare que je ne pourrai pas me passer si longtemps de votre présence. Du jour où vous n’allez plus être à Canton, je n’y demeurerai pas longtemps moi-même.

Germaine serra gravement la main de Georges et le remercia d’un sourire plein de mélancolie.

Jean, qui était présent à l’entretien et qui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche, s’écria étourdiment :

– Je suis entièrement de l’avis de mon cousin ; je comprends qu’il ne puisse vivre sans la société d’une aussi charmante personne que vous.

Germaine rougit imperceptiblement ; mais aucun ne remarqua ce léger trouble, qu’elle dissimula sous un ton de plaisanterie.

– Est-ce que monsieur Jean aurait des prétentions et poserait aussi sa candidature à ma main ? dit-elle avec un franc éclat de rire.

Jean, confus de son étourderie, balbutia des excuses et rougit à son tour. Georges lui donna sur l’épaule une tape amicale.

– Quelle tête folle que ce Jean, fit-il, jamais nous n’en ferons rien, c’est un véritable hanneton pour le sérieux.

– Ou un étourneau, reprit Germaine.

L’arrivée de M. Dubreuil dans le salon, maintenant presque vide de tous ses meubles, mit fin à ce badinage.

Et la soirée s’acheva plus gaiement qu’on eût pu le supposer, de la part de gens atteints d’un tel malheur.

M. Dubreuil croyait avoir trouvé un acquéreur pour sa maison dans la personne d’un Français arrivé de Bordeaux, et auquel il comptait aller rendre visite le lendemain.

L’ingénieur avait pris rendez-vous pour onze heures du matin.

Il trouva le négociant français à son hôtel, mais l’affaire ne put être conclue. Le négociant qui connaissait la ruine de M. Dubreuil, lui offrait de sa maison et de ses jardins un prix dérisoire.

L’ingénieur sortit fort triste de cette entrevue.

Les acquéreurs étaient rares, et l’ingénieur voyait avec chagrin que la vente de sa maison, sur laquelle il avait beaucoup compté, ne lui rapporterait qu’une somme tout à fait insuffisante.

Il se promena quelque temps sur les quais animés de l’incessant va-et-vient des coolies, et il s’abandonna aux plus mélancoliques pensées.

Comme une troupe de néfastes oiseaux chassés par le vent d’hiver, les malheurs s’étaient abattus sur lui, à la file, sans lui laisser un moment de répit.

Ç’avait été d’abord la mort de sa femme ; puis, comme le succès semblait répondre à ses efforts, ç’avait été l’enlèvement, dont les circonstances demeuraient mystérieuses, de sa fille aînée, de sa chère Andrée, sans doute massacrée par les Boxers, et dont les os blanchissaient sans sépulture au bord de quelque rizière ou au fond de quelque gorge sauvage de la montagne ; maintenant, c’était la ruine et la pauvreté en perspective pour lui et pour sa fille.

Perdu dans ses pensées, M. Dubreuil ne prêtait nulle attention au pittoresque bariolage de la foule qu’il traversait, lorsque brusquement il se sentit tiré par la manche. Il se retourna et se trouva en face d’un jeune bonze, auxquels sa tête rasée, ses larges oreilles écartées du crâne et son sourire béat donnaient quelque chose de grotesque.

M. Dubreuil ne put réprimer un sourire, et croyant avoir affaire à un bonze mendiant comme la ville de Canton en pullule, il tira de sa poche une sapèque.

Mais l’autre refusa du geste.

– Mon illustre seigneur, dit-il, en un assez mauvais anglais, ce n’est pas l’aumône de votre magnificence que je sollicite. Daignez suivre votre indigne serviteur à la pagode qui se trouve à une demi-heure de marche d’ici, et si vous êtes comme je le crois M. Dubreuil, le savant ingénieur français, croyez-moi, vous aurez des nouvelles de votre ami Pat-Nung-Kay.

M. Dubreuil savait désormais à quoi s’en tenir : son guide allait certainement lui faire remettre une lettre de l’ami dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis si longtemps.

Il suffit souvent de peu de choses pour modifier le cours des idées. Bien que l’événement n’eût pas grande importance, M. Dubreuil fut heureux de voir que l’homme auquel il avait autrefois sauvé la vie ne l’avait pas oublié.

À la suite de son guide, M. Dubreuil sortit de la ville dont la porte était décorée d’un bel arc de triomphe en bois peint et doré, et il s’engagea dans une campagne semée de bambous, de lataniers, d’arbres à suifs et de mûriers à papier.

Ils arrivèrent bientôt en vue de la pagode, qui se dressait à l’extrémité d’une large avenue d’arbres centenaires, dans le feuillage desquels croassaient avec de furieux battements d’ailes d’innombrables troupes de corbeaux à tête blanche. Ils faisaient un vacarme incroyable.

Devant le temple se trouvait un lac aux eaux transparentes, entouré d’arbres assez semblables à des saules pleureurs, et dans lequel s’agitait tout un monde de poissons aux écailles bariolées, de canards mandarins, de tortues qui poursuivaient leur proie tantôt à la surface de l’eau, tantôt au milieu de larges nénuphars, dont les corolles rouges et bleues se balançaient à l’extrémité de tiges vertes, mouchetées de noir.

M. Dubreuil ne s’arrêta pas à contempler ce magnifique spectacle : il lui tardait d’avoir des nouvelles de Pat-Nung-Kay et, toujours précédé de son guide, il s’engagea sur l’un des nombreux ponts de bois vert et rouge qui traversaient le lac et conduisaient à l’entrée principale du temple.

Ce qui frappa le plus l’ingénieur, ce fut l’état de délabrement et de vétusté des ponts, dont les poutres et les traverses à demi pourries menaçaient de s’écrouler sous le poids des passants et des murs de la pagode dont les sculptures bizarres et tourmentées, traversées de nombreuses lézardes, ne semblaient tenir que par un miracle d’équilibre.

Il monta les degrés qui donnaient accès dans le premier corps de bâtiment du temple. Sous une espèce de porche que soutenaient d’énormes colonnes de granit, quatre statues de Bouddha de porcelaine, de dimensions colossales, placées deux à deux de chaque côté du porche, semblaient comme les gardiens souriants de ce temple du mystère.

Dans des chapelles latérales, il aperçut des statues dorées de Bouddha, les mains croisées sur leur abdomen, l’air béat et contemplatif. Des vases destinés à recevoir des offrandes et des cassolettes de bronze ciselé, où brûlaient continuellement de petits bâtons de parfum, étaient placés sur des autels devant chaque idole.

Tout cela, comme l’extérieur, était délabré, usé, mutilé.

Dans une autre salle, ornée de lanternes de papier ou de corne fondue, rondes, carrées, ovales et de toutes les couleurs, étaient rangées les divinités secondaires : sur les murs étaient tendues des bandes de satin sur lesquelles se lisaient des sentences et des maximes.

Une troisième salle contenait la statue de la déesse Kuang-Yn, qui est une des personnalités de la Trimourti Hindoue.

En pénétrant dans une quatrième salle, M. Dubreuil se crut dans la boutique d’un marchand de bric-à-brac.

On y voyait entassées pêle-mêle les divinités du ciel et de la terre, de la guerre, de l’agriculture, de la philosophie, etc., au milieu desquelles se trouvaient les images des saints, des guerriers, des littérateurs de l’antiquité chinoise, sans compter d’innombrables figures monstrueuses à tête d’ogre ou de reptiles.

Quant au toit de ce temple, dont la construction avait dû coûter des millions, il s’était écroulé par endroits, ensevelissant sous ses décombres statuettes, cassolettes et vases précieux, renversant même les statues de Bouddha, que l’incurie et la paresse des bonzes laissaient couchées à terre. Celles, qui, par hasard, étaient restées debout, recevaient gravement l’eau du ciel sur leurs têtes quand il pleuvait, sans du reste y faire plus attention qu’aux parfums qui brûlaient devant elles.

M. Dubreuil, qui avait souvent visité des pagodes, ne fut pas étonné de l’état de délabrement de celle-ci : elles présentent le même aspect dans toute l’étendue du Céleste-Empire, et la plupart du temps ne sont habitées que par une douzaine de prêtres, qui se soucient fort peu de veiller à leur conservation.

Tel était le cas de cette pagode, dont les somptuosités tombaient en ruines.

M. Dubreuil et son guide pénétrèrent enfin dans une cour intérieure, sur laquelle s’ouvraient les logements des bonzes, et l’ingénieur fut introduit dans une petite salle assez propre, devant un véritable bonze, vêtu d’une robe gris cendré.

C’était le supérieur du monastère. Il fit asseoir l’ingénieur à ses côtés, en face d’un guéridon de laque, sur lequel se trouvait disposée une collation composée de thé, de gâteaux au riz et au safran, de pastèques, de confitures de gingembre, sans oublier une jatte des indispensables graines de citrouille.

L’ingénieur parlait couramment le dialecte chinois de Canton, mais il comprenait beaucoup moins facilement la langue thibétaine. Il mit donc un certain temps à lire jusqu’au bout la longue lettre de son ami. Mais à mesure qu’il avançait dans sa lecture, son visage exprimait la surprise et la stupéfaction la plus profonde.

Le bonze, qui observait avec attention la physionomie de son visiteur, ne put s’empêcher de demander avec curiosité :

– Le message que tu lis, noble seigneur, est venu de très loin, porté par nos frères mendiants depuis les solitudes glacées de la Terre des Herbes (le Thibet). J’espère qu’il t’apporte de bonnes nouvelles ?

– D’excellentes, répondit distraitement M. Dubreuil.

Ce qu’il venait de lire l’avait tellement préoccupé, qu’il ne répondait que par des interjections aux phrases mielleuses et courtoises du bonze.

Il relut une seconde fois la lettre de Pat-Nung-Kay, la mit dans sa poche et se retira, non sans avoir déposé une modeste offrande entre les mains du supérieur de la pagode.

M. Dubreuil était si étonné de l’étrange communication qu’il venait de recevoir, il était si indécis sur la résolution à prendre, que sa première idée fut d’aller – même avant de prévenir Germaine – consulter ses deux amis sur ce qu’il devait faire.

Il courut en hâte jusqu’à leur hôtel.

Justement Georges Fromentier et son cousin allaient sortir lorsqu’il arriva. Ils firent ensemble quelques pas dans la rue. Comme ils passaient devant une maison de thé, à la façade ornée de lanterne et dont la salle semblait entièrement déserte :

– Entrons ici, si vous le voulez bien, proposa M. Dubreuil. J’ai à vous parler sérieusement. Ici, nous pourrons causer en toute tranquillité, loin des oreilles indiscrètes.

– C’est cela, fit Jean.

Et les trois Français pénétrèrent dans l’intérieur de la boutique que divisaient des cloisons à hauteur d’homme, formant comme autant de petits cabinets. Ils entrèrent dans un de ces petits cabinets, s’assirent et frappèrent sur un gong, au bruit duquel accourut immédiatement un boy chinois, de mine astucieuse, qui revint l’instant d’après, avec un plateau chargé de rafraîchissements, puis s’éloigna discrètement.

M. Dubreuil avait déjà commencé de parler, lorsqu’il lui sembla entendre du bruit dans une des cases voisines. Il se leva mais il ne vit personne. Cependant, dans la pièce d’à côté, deux hommes étaient en train d’écouter sa conversation.

Voici ce qui s’était passé.

Timothée Framm, le rival de Georges Fromentier, en reportage international, avait à son service un jeune Écossais nommé Joe Murdock, qui avait dû fuir sa patrie à la suite de démêlés assez désagréables avec la police de son pays.

Joe Murdock, fort adroit en sa qualité d’ancien pickpocket, professait pour son maître un dévouement aveugle. Timothée Framm lui avait plus d’une fois rendu des services importants, en lui épargnant les conséquences désagréables de certaines peccadilles.

Timothée Framm avait un grand intérêt à devancer son rival français dans la voie de l’information sensationnelle. Il avait découvert que le meilleur moyen de n’être pas battu dans ce record d’un nouveau genre, c’était d’être informé par avance des projets de son rival. Aussi Timothée Framm avait-il confié à Joe Murdock le soin de surveiller Georges et de se procurer tous ses projets d’articles quand cela serait possible.

Grâce à quelques pourboires distribués aux boys de l’hôtel, Joe avait souvent réussi, et Georges fut fréquemment surpris de voir publier à Londres, bien longtemps avant la presse française, des informations qu’il croyait être le seul à posséder.

Or, Joe se trouvait justement dans le vestibule de l’hôtel lorsque M. Dubreuil aborda ses amis.

L’espion, pour ne pas être reconnu, s’effaça dans un angle obscur ; mais il avait entendu au passage les mots « affaire importante », « parler librement ». Il avait compris que la conversation qui allait suivre valait la peine d’être écoutée.

Il suivit l’ingénieur et ses amis jusqu’à la maison de thé, et il se creusait la cervelle pour trouver le moyen d’y pénétrer lui-même sans être vu, lorsqu’il se trouva brusquement face à face avec Timothée Framm et son inséparable, le marchand de thé Tsien-Li-Fu.

– Tu as bien fait de me prévenir, Joe, fit Timothée Framm avec un gros rire, mais tu t’embarrasses de peu de chose. Rien n’est plus facile que d’écouter les confidences de ces braves Français. Tsien-Li-Fu et moi, nous allons entendre leurs doléances ; quant à toi, va m’attendre à la maison.

Joe obéit sans répliquer, tandis que Tsien-Li-Fu, qui connaissait le maître de la maison de thé, s’introduisait avec Timothée Framm par une porte dérobée dans une petite salle contiguë à celle qu’occupaient nos amis, et qui n’en était séparée que par une cloison en papier, tendue sur du bambou.

Le marchand de thé et le reporter se tapirent dans leur cachette, retinrent leur souffle et écoutèrent.

CHAPITRE IV

M. Dubreuil, bien loin de soupçonner que ses moindres paroles étaient espionnées par des adversaires indélicats, avait tiré de sa poche le volumineux message du bonze Pat-Nung-Kay.

– Mes amis, dit-il à Georges et à Jean dont la curiosité était excitée au plus haut point par tous ces préambules, on m’adresse une proposition aussi avantageuse qu’inattendue. Mon ami, le bonze Pat-Nung-Kay, est aujourd’hui supérieur d’un monastère aux environs de Lhassa. Grâce a sa vive intelligence et à l’étude qu’il a faite de la science et des arts de l’Europe, il est parvenu à jouir d’une grande faveur à la cour du Grand Lama, cet espèce de pape bouddhiste qui, du fond des déserts glacés du Thibet, dicte ses volontés à trois cents millions de fidèles.

– Peut-être vous propose-t-on de vous faire devenir lama vous-même, dit Jean Cascaret.

Timothée Framm et Tsien-Li-Fu écoutèrent de toutes leurs oreilles. Sans prendre la peine de répondre à Jean, M. Dubreuil continua :

– Il se passe en ce moment-ci d’étranges choses à la cour de Lhassa. Le bouddhisme va sortir de son immobilité séculaire. Les lamas, qui sont les premiers diplomates du monde, vont entrer dans la voie de la politique active.

– Voilà un précieux renseignement, murmura à part soi Timothée Framm.

– Je vois, dit Georges Fromentier, la matière d’un article sensationnel pour le Temps ou le Figaro.

– Ce n’est pas tout, continua M. Dubreuil. Les lamas ont décidé de civiliser par les arts et l’industrie les régions immobiles et glacées qu’ils habitent.

– Je comprends, interrompit Jean, avec sa vivacité ordinaire, ils veulent construire des chemins de fer et vous nommer ingénieur.

M. Dubreuil ne put s’empêcher de sourire.

– Vous exagérez, mon jeune ami, dit-il paternellement. Le Grand Lama n’a pas encore eu l’idée de pourvoir les hauts plateaux de l’Himalaya de locomotives à grande vitesse. Mais il y a du vrai dans ce que vous venez de dire. Il est exact que par l’intermédiaire de mon ami Pat-Nung-Kay, on réclame au Thibet mes services comme ingénieur.

– Pas possible, s’écrièrent à la fois les deux cousins avec stupéfaction.

– En deux mots, voici la chose. Les lamas ont découvert dans le Dhawala-Giri une mine d’or d’une fabuleuse richesse. Pat-Nung-Kay, qui sait que je ne suis ni un intrigant ni un malhonnête homme, a parlé de moi. On m’offre de venir organiser d’une façon pratique et scientifique l’exploitation de ces riches gisements de minerai. Ces trésors iront s’ajouter dans les catacombes des palais de Lhassa, à ceux que des millions de bonzes mendiants recueillent dans toute l’Asie et même dans une partie de l’Océanie, pour le chef suprême du bouddhisme.

– Et les appointements ? demanda Georges.

– Des appointements royaux ! mon cher ami. Dix mille taels par mois, de quoi refaire ma fortune en quelques années.

Georges Fromentier demeura songeur.

– Eh bien ! quelle est votre opinion ? lui demanda M. Dubreuil.

– À vous dire vrai, répliqua Georges gravement, cette proposition n’a qu’un seul défaut à mes yeux. Elle est trop mirifique, trop alléchante. Qui vous dit qu’elle ne cache pas un piège ?

– Pour cela, j’ai toute confiance. Pat-Nung-Kay est d’une honnêteté et d’une probité à toute épreuve. Les Tartares et les Thibétains – d’ailleurs vous ne l’ignorez pas – sont aussi loyaux que les Chinois sont rusés et malhonnêtes. J’ai toutes les raisons possibles de regarder la proposition qui m’est faite comme très sérieuse.

– Mais, fit Jean, avez-vous songé aux dangers du voyage ?

– Ces dangers se réduisent à peu de chose. Sitôt que nous serons sortis du territoire chinois, nous serons sous la protection du Grand Lama, dont le nom est respecté des tribus les plus féroces.

– Mais, pour gagner les frontières de la Chine ?

– La traversée des provinces qui s’étendent entre Canton et la frontière du Thibet, offre une sécurité presque complète, à condition toutefois que l’on ait soin de se munir de bons passeports délivrés par les autorités chinoises et que l’on adopte pour itinéraire la ligne de grandes villes populeuses et florissantes que l’on rencontre dans toute la vallée du Yun-Nam. Dans ces villes, l’ordre, même au plus fort de la guerre, n’a jamais été troublé. Les populations sont paisibles, et les mandarins très obéissants au pouvoir central. Vous reste-t-il d’autres objections ?

– Non.

– Alors, vous me conseillez d’accepter.

– Je trouve la proposition très avantageuse, répondit Georges.

– Et moi, je la trouve merveilleuse, ajouta Jean. Vous allez faire un superbe voyage et vous deviendrez riche comme un khalife des Mille et Une Nuits.

Les trois amis s’étaient levés. Au moment de partir, Georges dit à M. Dubreuil :

– Serez-vous chez vous vers cinq heures ? J’aurais deux mots à vous dire.

M. Dubreuil regarda le jeune homme. Il avait prononcé ces dernières paroles avec une gravité un peu mystérieuse.

– Certainement, mon cher ami, répondit l’ingénieur. Je suis tout à votre disposition. Je vous attendrai à cinq heures avec Germaine.

La maison de thé avait deux issues. Pendant que M. Dubreuil, très en retard ce jour-là pour son déjeuner, prenait congé de ses deux amis, Timothée Framm et Tsien-Li-Fu s’éloignaient déjà par une ruelle parallèle et se dirigeaient vers le port.

– Voilà une matinée bien employée, dit le reporter anglo-saxon.

– Ah ! fit Tsien-Li-Fu rêveur, si grâce à votre gouvernement, nous pouvions mettre la main sur cette fameuse mine d’or !

– Je ne fais que penser à cela. Pourtant, il y aurait bien un moyen.

– Lequel ?

– Épouser la fille du Français, Germaine Dubreuil, dit froidement Timothée Framm.

Le Chinois eut un gros rire, qui fit tressauter son ventre de poussah et agita de joyeux frétillements la longue queue tressée qui ornait son crâne.

– Par exemple ! Vous êtes un homme pratique. Par malheur, ce beau projet ne tient pas debout. Mademoiselle Dubreuil aime votre collègue le journaliste.

– Je ne crois pas. Mon fidèle Joe, qui les espionne de très près, est sûr que Germaine a refusé la main du Français.

– Alors, s’écria Tsien-Li-Fu avec vivacité, hâtez-vous ! ne perdez pas une minute ! Il faudrait que vous ayez fait votre demande avant que M. Dubreuil n’ait parlé de son voyage et de la mission qui lui est confiée. Autrement, on supposerait que vous n’avez agi que par intérêt ; dans le cas contraire, vous passez pour le type du désintéressement le plus héroïque et le plus chevaleresque.

Mieux que personne, Timothée Framm connaissait le prix du temps.

Quelques secondes après, il sautait dans un pousse-pousse, et grâce à un double pourboire donné au coolie, il arrivait à la porte de M. Dubreuil un quart d’heure environ avant le retour de celui-ci.

Le reporter fut accueilli d’une façon assez maussade par Jeannik, la bonne de Germaine. En sa qualité de Bretonne, elle avait pour les Anglais une antipathie des plus marquées. De plus, elle rougissait pour ses maîtres du délabrement de l’habitation.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, Germaine, croyant voir arriver son père, s’était précipitée.

À la vue de l’insulaire qui s’inclinait respectueusement, elle ne put réprimer un mouvement de surprise et de mauvaise humeur.

– Mademoiselle, dit gravement Timothée Framm, pourrai-je voir M. Dubreuil ?

– Je regrette vivement, mais il est sorti. J’ai même quelque inquiétude au sujet de cette absence, il devrait être de retour depuis au moins une heure.

L’Anglais parut hésiter, puis, prenant brusquement son parti :

– Mademoiselle, ce que j’ai à dire à M. Dubreuil vous concerne d’une façon toute spéciale ; je préfère même, à certains égards, avoir affaire à vous qu’à lui. Pouvez-vous m’accorder un instant d’entretien ?

Germaine était fort étonnée. Elle ne connaissait Timothée Framm que pour avoir fait avec lui quelques tours de valse dans les salons de l’ambassade anglaise. Mais il règne une grande liberté de mœurs et d’allures entre les habitants de la concession européenne à Canton. Germaine n’avait aucune raison de refuser à Timothée Framm le moment d’entretien qu’il sollicitait.

– Entrez dans le petit salon, fit-elle prévenante. Mais vous avez appris sans doute notre prochain départ ? Nous avons dû vendre la plupart des meubles qui garnissaient l’habitation.

Timothée Framm esquissa un sourire de condescendance polie.

– J’en ai bien vu d’autres pendant mon existence de globe-trotter.

La conversation languit pendant quelques instants.

Timothée Framm ne savait comment arriver à faire sa déclaration : avec sa décision habituelle, il prit le parti de brusquer les choses.

– Mademoiselle, dit-il, en essayant de donner à sa figure revêche et dure une expression de grâce et d’amabilité passionnée, vous devez être surprise de l’audace et du sans-gêne de ma visite ? Je vais aller droit au but. Vous savez qui je suis.

– Oui, sir Framm. Vous m’avez été présenté par Son Excellence Lord Hamilton, le ministre plénipotentiaire du Royaume-Uni. Je sais que vous vous êtes fait un nom illustre dans la grande presse internationale.

– Ces renseignements sont exacts, dit Timothée Framm, quoique vous leur donniez une forme trop élogieuse. Je ne suis qu’un simple reporter, un peu plus connu que les autres peut-être, mais voilà tout. Il y a longtemps, mademoiselle, que j’éprouve pour vous une passion respectueuse et jusque-là ignorée de tous.

– Monsieur ! fit Germaine, au comble de l’étonnement.

– Je parle très sérieusement. Jusqu’ici, je n’avais jamais osé vous déclarer mes sentiments, mais j’avais appris incidemment votre prochain départ. C’est cette circonstance qui m’a décidé à brûler mes vaisseaux.

Germaine avait eu le temps de se remettre un peu de la surprise que lui causait cette proposition.

Elle se préparait à répondre par un refus poliment motivé, lorsque le timbre retentit et l’ingénieur Dubreuil fit son apparition.

– Père, s’écria Germaine avec vivacité, voici M. Timothée Framm qui était venu te demander ma main.

– Par exemple ! s’exclama M. Dubreuil, partagé entre la surprise et une violente envie de rire. Mais, monsieur, ajouta-t-il, vous ignorez donc que je suis ruiné ? que nous repartons pour l’Europe ? qu’en ce moment ma fille et moi ne saurions donner suite à aucun projet de ce genre ?

Timothée Framm se retira, légèrement mécontent, mais nullement décontenancé.

Il pria M. Dubreuil et sa fille de réfléchir, les assura de son inaltérable dévouement, en les priant de disposer de lui et de ses amis en toute liberté.

Cette journée devait être la journée des surprises.

M. Dubreuil venait de se mettre à table et il allait exposer à Germaine les propositions aussi merveilleuses qu’inattendues du lama Pat-Nung-Kay lorsque le timbre de la porte d’entrée retentit à nouveau.

M. Dubreuil se levait déjà avec impatience pour éconduire lui-même l’importun, lorsque l’honnête Onésime Rougeot présenta à son maître un sac de cuir assez volumineux.

– Qu’est-ce cela ? demanda Germaine.

– Mademoiselle, reprit Onésime, c’est un coolie qui vient de me remettre cela pour vous. Il était très pressé et n’a même pas voulu entrer.

Germaine s’empressa d’ouvrir le sac : elle ne put retenir un cri d’étonnement. Le sac de cuir était rempli de belles guinées d’or. Il y en avait bien pour un millier de livres sterling.

– D’où diable cela peut-il venir ? s’écria M. Dubreuil. On a dû se tromper.

Mais il n’y avait aucune erreur possible. L’adresse de l’ingénieur était libellée à l’encre de chine, en anglais et en français.

– C’est peut-être Timothée Framm ? hasarda Germaine en riant. Il veut sans doute conquérir ma main grâce à ces arguments sonnants et trébuchants.

– Je croirais plutôt, répliqua M. Dubreuil, que cette somme nous est adressée par nos amis Georges Fromentier et Jean Cascaret.

Germaine ne répondit pas : au fond, elle partageait l’avis de son père.

– Mais, s’écria-t-elle, que veulent-ils donc que nous fassions de cet argent ?

– Mais c’est pour subvenir à nos frais de voyage de Canton à Lhassa.

– Comment à Lhassa ?…

– Ah ! c’est vrai ! s’écria M. Dubreuil. Je ne t’ai pas encore mise au courant de tout ce qui arrive.

En quelques mots, l’ingénieur exposa à sa fille les événements qui s’étaient produits dans la matinée, et qui avaient été la cause de son retard.

– Eh bien ! que dis-tu de cela ? ma chère Germaine, demanda l’ingénieur en terminant. Tu sais, si tu vois le moindre obstacle à ce voyage, je refuse net la proposition de mon ami Pat-Nung-Kay.

– Si je refuse ! Ah ! non, par exemple ! J’en suis enchantée, au contraire ; jamais nous ne trouverons une meilleure occasion de visiter le pays des sectateurs du Dalaï-Lama. Tu sais, père, je ne suis pas une femmelette ! Je t’ai accompagné bien souvent en tes explorations, dans les jungles du Haut-Tonkin.

M. Dubreuil serra Germaine contre son cœur avec émotion.

– Avec tout cela, dit Germaine, nous ne savons pas qui nous a envoyé ce sac d’or ?

Le père et la fille ne savaient comment résoudre cette question, quand Onésime introduisit Georges Fromentier et son cousin.

– Merci, Georges, merci de tout mon cœur, dit Germaine en lui tendant les mains.

– Merci ? pourquoi, mademoiselle ?

– De l’inespéré secours que vous nous avez envoyé.

Devant la mine stupéfaite de Georges, la jeune fille devina de suite qu’elle s’était trompée.

– Comment, dit-elle, ce n’est pas à vous que nous devons ces mille livres ?

– Certainement non, mademoiselle ?

– Alors, dit M. Dubreuil, tu avais raison. Ce ne peut être que Timothée Framm.

– Timothée Framm ! répondit Georges, vous voulez rire ? Il est criblé de dettes. On dit même qu’un de ses principaux moyens d’existence est de renseigner le Foreign-Office.

– Mais quel est le compte exact de cette somme ? demanda Jean.

– Tiens, au fait, nous n’avons pas compté, dit M. Dubreuil. Et ce disant, il renversa le sac sur une table.

Un carré de papier de riz apparut au milieu des pièces d’or. Jean Cascaret s’en empara et le tendit à M. Dubreuil qui, dépliant rapidement le papier, y lut ces mots, tracés en caractères thibétains : « Le Lama Pat-Nung-Kay à l’ingénieur Dubreuil. »

– Pat-Nung-Kay ! J’aurais dû m’en douter. Cet argent, mes amis, m’est expédié du Thibet, pour les premiers frais de notre voyage.

Du haut de son piédestal, le Bouddha de bronze semblait sourire à cette scène de famille.

CHAPITRE V

– Maintenant que voilà nos doutes éclaircis, dit Georges, je vais vous adresser une demande, monsieur Dubreuil. Voulez-vous nous permettre, à mon cousin et à moi, de vous accompagner dans votre expédition ?

– Certainement, répliqua Germaine avec joie. De cette façon, ce voyage va devenir une vraie partie de plaisir.

– Mes chers amis, dit M. Dubreuil très ému, il ne faudrait pas que pour le seul plaisir de nous accompagner, ma fille et moi, vous vous exposiez…

– Pardon, interrompit Jean, ne nous avez-vous pas affirmé ce matin que, selon vous, ce voyage ne présente pas plus de dangers qu’une simple promenade de Paris à Saint-Cloud par le bateau-mouche ?

– D’ailleurs, ajouta Georges, ce voyage sera pour nous aussi, sachez-le bien, l’occasion d’une excellente affaire. Cet après-midi, j’ai câblé aux représentants des diverses feuilles où je collabore : de partout, j’ai reçu des réponses favorables. Tous les articles que j’écrirai en cours de route sont pris d’avance et payés au prix fort. De plus, on m’alloue dix mille francs pour mes frais. Vous le voyez, grâce à vous, j’aurai fait une brillante combinaison !

– Et moi, s’écria Jean, grâce à mon cousin, je débute aussi dans la presse et je vais écrire, conseillé par lui, ma première relation de voyage.

– Mes sincères félicitations, mes chers amis, dit Germaine, en tendant la main aux deux jeunes gens.

– Attendez, mademoiselle, ce n’est pas tout. Georges a eu cet après-midi un long entretien avec le consul de France. Il est chargé d’une mission politique très importante. Il s’agirait de négocier, avec les représentants du Grand Lama, l’établissement d’une ligne télégraphique destinée à relier directement l’Asie russe aux possessions françaises du Tonkin, en passant par l’Himalaya.

– Voilà qui ne va pas être du goût de nos bons amis les Anglais, s’écria M. Dubreuil.

– Et voilà encore du travail pour toi, père, fit Germaine, tu obtiendras peut-être la concession de la ligne télégraphique et de la ligne de chemin de fer, que l’on ne saurait manquer de construire par la suite.

– Mademoiselle Germaine, fit Georges gravement, croit plaisanter. Elle ne dit que l’exacte vérité. Mon rôle à moi, dans la mission, sera purement diplomatique. C’est M. Dubreuil qui sera chargé des questions techniques. Le ministre plénipotentiaire de France l’attend aujourd’hui même.

– Et vous, monsieur Jean, fit malicieusement la jeune fille, vous n’avez aucun poste officiel dans la mission ?

Jean était doué d’un excellent caractère.

– J’en serai l’historiographe, dit-il en riant. Le temps qui ne sera pas consacré à ma relation de voyage, je l’emploierai à vous distraire, en vous donnant des leçons de thibétain.

– Voilà une distraction qui n’est pas d’une gaieté folle. Pourquoi ne me proposez-vous pas de jouer au loto ou au bézigue… chinois ?

En entendant les éclats de rire des deux jeunes gens, Georges s’était rapproché.

– Vous savez, lui dit Germaine, que vous avez maintenant un concurrent redoutable. J’ai été, ce matin même, l’objet d’une demande très flatteuse.

– Et de la part de qui ?

– Vous seriez bien étonné si je vous le disais. Devinez.

– Ma foi ! je ne sais pas.

– Je ne vais pas avoir la cruauté de vous faire attendre plus longtemps : on dirait que vous êtes sur des charbons ardents. Eh bien ! j’ai été demandée en mariage par votre collègue Timothée Framm.

Tout le monde rit aux éclats, et Jean ne manqua pas de se livrer à une foule de plaisanteries, sur la démarche raide du reporter et sur le ton carotte clair de sa barbe et de ses cheveux.

Personne ne soupçonnait dans quel but intéressé le peu scrupuleux Anglais était venu faire sa demande en mariage.

Pendant que chez M. Dubreuil on se livrait sur son compte à une foule d’innocentes plaisanteries, Timothée Framm s’était rendu, en compagnie du Chinois Tsien-Li-Fu, chez le ministre anglais, lord Robert Hamilton.

Timothée Framm et Tsien-Li-Fu demeurèrent longtemps enfermés dans le cabinet de lord Hamilton. Quand ils en sortirent, reconduits par lui, ils étaient radieux ; tous deux avaient en poche des chèques pour une somme considérable sur une banque anglaise de Canton, et la serviette de maroquin noir de Timothée Framm était bourrée de plans, de lettres et d’autres documents confidentiels.

Le diplomate anglais était aussi très satisfait. Il reconduisit ses hôtes avec son plus aimable sourire jusque sur le palier.

– Mais j’y pense, dit-il à voix basse à Timothée Framm, comme ils allaient se séparer, vous êtes une personnalité trop connue dans la presse pour que votre départ demeure ignoré. Et vous savez qu’il est de la plus haute importance, aussi bien au point de vue commercial qu’au point de vue politique, que l’on ne connaisse pas le véritable but de votre voyage.

– J’y ai songé, et j’ai déjà trouvé un moyen de donner le change à l’opinion. On saura que je pars, mais on sera à cent lieues de se douter du véritable but de l’expédition que j’entreprends.

– C’est bon, il suffit. J’ai toute confiance en vous : surtout, ne ménagez pas l’argent. Faites donner en toute occasion la cavalerie de Saint-Georges. D’ailleurs, vous savez que si vous réussissez à faire triompher au Thibet l’influence anglaise, évincer du plateau central les Français et les Russes, une riche dotation vous attend en Angleterre : un titre de comte, la pairie peut-être ? Le Parlement ne récompense jamais à demi ceux qui l’ont bien servi.

Timothée Framm eut un sourire.

– Je ne vous cache pas, dit-il, qu’au cours de ce voyage, je ne négligerai pas mes intérêts personnels. Il y a certaines affaires excellentes qui devaient échoir à l’ingénieur français et qui deviendront probablement mon lot.

– Tant mieux ! vous ne nous en servirez que mieux, si vous êtes personnellement intéressé au succès. Je ne vous fais pas de questions : chacun ses affaires.

Lord Hamilton rentra dans ses appartements, après avoir échangé avec ses visiteurs un cordial shake-hand.

Pendant tout ce dialogue, Tsien-Li-Fu était demeuré silencieux. Il se contentait d’opiner du bonnet et une flamme de satisfaction éclairait ses petits yeux bridés. Pendant qu’il emmenait Timothée Framm jusqu’à sa luxueuse habitation de la ville chinoise, il redevint un peu plus loquace.

– L’entrevue s’est passée admirablement, fit-il ; lord Hamilton vous protégera de tout son pouvoir, et comme je le lui ai promis, je vais ces jours-ci mettre tout en œuvre près des hauts mandarins mes amis, pour que vous soyez admirablement accueilli par les autorités dans toutes les villes de l’Empire du Milieu que vous traverserez. Vous serez reçu comme jamais Européen n’a été reçu en traversant la Chine.

– Vous avez tout intérêt à ce que je réussisse, répliqua Timothée Framm. Vous savez ce qui est convenu entre nous ? Vous me fournirez les premiers fonds nécessaires à l’exploitation de la mine d’or, et nous en serons les deux seuls concessionnaires. Nous en partagerons les bénéfices intégralement.

– Convenu. Demain, les contrats seront prêts, rédigés en langue chinoise.

– En chinois et en anglais, je l’exige. Et ils seront légalisés chez le magistrat chinois et au consulat d’Angleterre.

Tsien-Li-Fu fit une légère grimace.

– Soit, dit-il. Mais, avez-vous songé à votre escorte ?

– Oui. J’emmènerai mon domestique Joe Murdock, et vous me trouverez parmi ceux que vous connaissez une cinquantaine de porteurs chinois, aussi robustes et aussi fidèles qu’il sera possible.

– Je ferai mieux ; je vous donnerai à titre d’escorte un petit corps de réguliers de l’armée chinoise, commandé par un officier chinois de mes amis, Lu-Tchang, qui déteste tous les Français d’une haine mortelle. Lui et sa troupe pourront vous être précieux à l’occasion.

– Peut-être, murmura le reporter d’un air sombre.

– Mais cette jeune Française dont vous aviez demandé la main, la fille de l’ingénieur Dubreuil, qu’en adviendra-t-il, si nos projets réussissent ?

– Vous êtes trop curieux, maître Tsien-Li-Fu. Ceci, c’est mon affaire. Du moment où, grâce à moi, nous arriverons à doubler mon énorme fortune, vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage.

Le Chinois crut avoir compris, et un rire cruel illumina sa face. Les deux hommes se séparèrent à la porte de Tsien-Li-Fu. Timothée Framm s’occupa, sans perdre un instant, de ses préparatifs de départ.

De leur côté, bien qu’ils ne fussent pas au courant des projets de leur rival, l’ingénieur Dubreuil, Georges Fromentier et Cascaret s’occupaient aussi d’organiser leur expédition. Ils couraient toute la journée chez le consul de France, chez les marchands, aux ambassades, et Germaine passait des heures à dresser d’interminables listes d’achats.

Comprenant l’importance du voyage de l’ingénieur Dubreuil et de ses amis, le consul de France avait mis à leur disposition quarante tirailleurs annamites, tout dévoués à la France, et qui étaient enchantés, leur service militaire terminé, d’entreprendre une expédition comme celle qui était projetée. Ils étaient commandés par le sergent Léon Paulet, un vieux brave, qui avait fait toutes les guerres coloniales.

Il avait été convenu qu’on emmènerait aussi Pao-Ting, le dernier survivant des travailleurs de la plantation détruite. Jeannik Madurec avait déclaré qu’elle n’abandonnerait pas sa maîtresse, et Onésime Rougeot, aussi attaché à l’ingénieur Dubreuil qu’il était sincèrement épris de Jeannik, avait supplié qu’on l’emmena. Des porteurs chinois devaient compléter l’effectif de la caravane.

L’expédition s’annonçait sous les plus heureux auspices. Chaque soir, Georges Fromentier et Jean Cascaret venaient prendre le thé dans le petit salon dont Germaine faisait les honneurs avec sa gaieté et sa bonne grâce accoutumées.

La jeune fille se montrait très préoccupée du costume qu’elle adopterait. Enfin, sur les conseils de Jean Cascaret, très expert sur les questions de mode, elle s’était fait commander trois élégants complets de bicycliste, avec jupe-culotte et brodequins lacés très haut et ceinture de cuir pouvant au besoin supporter un poignard et un mignon revolver à crosse de nacre. Un casque colonial avec voilette, très ample, un appareil photographique et une carabine de précision devaient compléter cet équipement. Un des complets était en étoffe kaki ; les deux autres en soie grège de Chine presque indéchirable, et dont le ton d’un roux doré est des plus agréables à l’œil.

– Voilà qui est excellent pour le début du voyage, alors que nous traverserons les régions chaudes ou tempérées de l’empire chinois. Mais une fois dans les déserts glacés du Thibet, dans les solitudes polaires de l’Himalaya, il faudra d’autres vêtements, fit observer l’ingénieur Dubreuil.

– Voilà qui est exact, mon cher père, répliqua Germaine. Aussi achèterons-nous aux premières peuplades que nous rencontrerons les larges pantalons, les bonnets ovales et les amples tuniques de feutre brut qui sont en usage dans ces régions, et qui sont l’unique costume des Tchouktches, des Kirghis, des Baschkirs et des Kalmoucks.

– Ce sont des costumes, s’écria Jean Cascaret, que les meilleurs tailleurs anglais ou français de Canton seraient bien en peine de nous fabriquer.

La conversation en était là, lorsque Georges Fromentier, que le soin de terminer sa correspondance avait un peu retardé, fit son entrée. Il brandissait un numéro du New-York Herald.

– J’ai du nouveau à vous annoncer ! s’écria-t-il. Il s’agit de Timothée Framm.

– Décidément, s’écria Germaine, j’ai un amoureux bien encombrant ! On est toujours forcé de s’occuper de lui. Mais qu’a-t-il donc encore fait ?

– Lisez.

Germaine Dubreuil repoussa le journal que Georges Fromentier lui tendait tout grand ouvert.

– Merci, dit-elle, je ne parle pas assez bien l’anglais pour traduire aussi vite que je lirai. M. Cascaret, qui sort tout frais émoulu de son lycée, va nous servir d’interprète.

Jean s’empressa d’obéir aux ordres de la jeune fille : voici, in-extenso, de quoi il s’agissait.

NOUVELLE SENSATIONNELLE

Un hardi explorateur. Le tour du monde en zig-zag.

Du Pôle à l’Équateur. À travers l’inconnu.

Le roi des globe-trotter.

« New York, le 25. – Un de nos plus habiles et de nos plus célèbres reporters de la presse internationale, M. Timothée Framm, en ce moment à Canton, où il suit les dernières péripéties de la guerre, nous écrit qu’il va tenter de faire le tour du monde dans des conditions exceptionnelles.

« À cette époque où les globe-trotter essayent de gagner le record du moindre temps, notre distingué confrère, considérant ce voyage comme un simple jeu d’enfant, a décidé de se lancer à travers l’inconnu, sans se fixer d’itinéraire, mais se proposant de traverser, sans autre escorte que son domestique Joe Murdock et quelques porteurs, les contrées les plus mystérieuses des cinq parties du monde.

« Il commencera par visiter les contrées encore inexplorées du Thibet, du désert de Gobi et de la Sibérie Méridionale ; de là, il franchira les déserts de Syrie et d’Arabie, traversera l’Afrique de Djibouti à Saint-Paul-de-Loanda. De là, il s’embarquera pour la Patagonie, qu’il explorera du détroit de Magellan à la République Argentine, visitera le désert du Grand-Chaco, les forêts vierges du Paraguay et du Brésil, les pics encore inexplorés des Cordillères. Il fouillera les ruines des anciennes villes astèques et toltèques, poussera jusqu’à l’Alaska et au Klondyke.

« Puis il fera une longue croisière à travers les archipels de l’Océanie et de la Mélanésie, traversera l’Australie de Sydney à Melbourne et reviendra à Canton par les îles de la Sonde.

« Nous ajouterons que les nombreux journaux dont notre confrère est correspondant, ont accueilli avec enthousiasme cette idée originale. Les listes de souscription ouvertes en faveur de cet hardi globe-trotter se couvrent rapidement, et les noms des plus grands personnages d’Amérique y figurent en première place.

« Nous souhaitons bonne chance à notre confrère ; nous espérons qu’il accomplira ses longs voyages aussi rapidement que possible et qu’il reviendra dans sa chère patrie, couvert de gloire.

« Hurrah ! pour Timothée Framm ! Hurrah ! Hurrah ! Vive le roi des globe-trotter ! »

– Ce Timothée Framm est d’une audace extraordinaire ! s’écria Cascaret avec enthousiasme.

– Merveilleuse ! fit Germaine, incomparable ! S’il réussit, il pourra être considéré comme le plus illustre et le plus brave des voyageurs passés, présents et à venir !

Georges Fromentier, dont la vanité professionnelle était légèrement piquée, ne put s’empêcher de dire :

– Dans cette annonce sensationnelle, il me semble qu’il entre beaucoup de vantardise, de ce que les Américains appellent du bluff ou du humbug, et que l’argot dénomme de l’épate ou du battage !

– Cela est fort possible, répliqua Germaine ; en tout cas, ce Timothée Framm ne manque pas de crânerie.

– Vous commencez sans doute, mademoiselle, murmura Jean avec dépit, à revenir de vos préventions contre lui ?

– Ma foi non, s’écria Germaine en riant aux éclats. M. Timothée Framm n’est peut-être qu’un habile charlatan, un réclamiste ingénieux, mais fût-il un héros, ce ne serait jamais à lui que j’accorderai ma main. Son voyage aura cela de bon pour moi de me débarrasser de ses obsessions…

Germaine fut brusquement interrompue au milieu de sa phrase. C’était la jolie Bretonne Jeannik Madurec qui apportait une lettre à sa maîtresse. Germaine déchira l’enveloppe et son regard courut tout de suite à la signature.

– Par exemple ! s’écria-t-elle, et moi qui vous disais à l’instant même que le voyage de Timothée Framm allait me débarrasser de ses prétentions !

Elle lut à haute voix :

« Mademoiselle,

« Je dois tout d’abord m’excuser de la liberté que je prends de vous écrire. Les convenances exigeaient que j’écrivisse à monsieur votre père, en lui laissant le droit de vous soumettre ou non le contenu de ma lettre. Mais, en présence des circonstances actuelles, j’ai cru pouvoir m’affranchir pour une fois des règles de l’étiquette mondaine, et je vous sais d’un trop noble caractère pour vous froisser d’une telle marque d’audace.

« J’ai agi avec beaucoup d’imprudence il y a quelques jours en venant si brusquement solliciter votre main. J’ai oublié que l’estime et… l’amour d’une jeune fille ne se conquièrent pas avec des mots : je vous en fais de nouveau mes excuses. Mais j’ai moi-même trop d’estime pour vous, pour vous oublier ainsi : je veux que la mauvaise impression que j’ai pu produire sur vous se dissipe entièrement, et que vous m’estimiez à ma juste valeur.

« Je vais partir pour un long et périlleux voyage. Plaise à Dieu que j’échappe aux mille dangers qui vont se dresser sur ma route ! Je reviendrai sain et sauf, je l’espère, et peut-être couvert de gloire. Alors, sans doute, une nouvelle démarche de ma part sera-t-elle plus favorablement accueillie ? C’est ce que je demande à Dieu chaque jour.

« Encore une fois, pardon, mademoiselle, et veuillez croire à la sincérité de mes sentiments.

« Signé : TIMOTHÉE FRAMM. »

– Décidément, fit Germaine en repliant la lettre, ce M. Timothée Framm a pour moi une véritable passion.

Et elle ajouta gravement :

– Cela est fâcheux pour lui, car je ne l’aime et ne l’aimerai jamais. Je ne puis répondre à une lettre comme celle qu’il vient de m’écrire.

L’ingénieur Dubreuil qui, pendant tout le temps, était demeuré silencieux, détourna la conversation :

– Mes amis, dit-il, il y a dans tout ceci une chose à laquelle aucun de vous n’a peut-être fait attention.

– Eh bien ! demanda Germaine.

– D’après l’itinéraire qu’il a choisi, Timothée Framm suit la même route que nous dans le commencement de son voyage, et je vous avoue que cette circonstance m’intrigue et m’inquiète. Avec ces sournois d’Anglo-Saxons, on ne sait jamais à quoi s’en tenir.

Georges Fromentier et son cousin, Germaine elle-même, essayèrent de rassurer M. Dubreuil. Ils lui démontrèrent qu’il était impossible que le reporter fût au courant de leurs projets et qu’il pût rien tenter contre l’expédition. Mais ils eurent beau faire, l’ingénieur demeura sombre et pensif.

On se sépara ce soir-là plutôt que de coutume : il semblait qu’un imperceptible nuage d’inquiétude eût assombri les beaux projets de naguère.

CHAPITRE VI

Il y avait huit jours que l’ingénieur Dubreuil et ses amis avaient quitté Canton et commencé le voyage, qui ne devait se terminer qu’aux environs de Lhassa, au monastère bouddhique habité par le lama Pat-Nung-Kay. Ils n’avaient plus entendu parler de Timothée Framm, qui avait disparu mystérieusement plusieurs jours avant leur départ, et les inquiétudes qu’ils avaient un moment conçues au sujet de l’Anglo-Saxon étaient complètement dissipées. Ils ne pensaient plus à cet original.

L’ingénieur Dubreuil avait reconquis tout son calme et toute sa gaieté. Avant de partir, il avait chargé un commerçant de ses amis de s’occuper de la liquidation de ses affaires et de la demande d’indemnité relative à sa plantation. Il avait été aussi faire visite au prêtre bouddhiste qui lui avait remis la lettre de Pat-Nung-Kay, et celui-ci l’avait assuré qu’il trouverait dans tous les monastères que la caravane rencontrerait sur son passage un excellent accueil. Il n’avait donc plus guère de soucis pour l’avenir. Après y avoir mûrement réfléchi, l’ingénieur Dubreuil et Georges Fromentier, les deux chefs réels de l’expédition, avaient décidé que le trajet se ferait par eau pendant la première partie du voyage. Ils remonteraient ainsi la vallée du fleuve Si-Kiang jusqu’à l’endroit où il cesse de devenir navigable, traverseraient ainsi les trois provinces du Kouang-Tong, du Kouang-Si et du Yun-Nam.

C’est seulement à partir du Yun-Nam, province limitrophe du Thibet, qu’ils commenceraient à faire route par terre et que le voyage deviendrait véritablement fatigant, sinon périlleux.

Jusque-là, l’expédition s’annonçait comme une véritable partie de plaisir. L’ingénieur avait acheté deux grandes jonques pourvues de larges voiles en bambous tressés : l’action de ces voiles était destinée à aider les rameurs qui, dans deux chaloupes, reliées aux jonques par des câbles, faisaient tous leurs efforts pour remonter le courant.

Ce mode de navigation était assez lent. M. Dubreuil aurait pu employer un remorqueur à vapeur, mais, réflexion faite, il s’en était abstenu de crainte de réveiller le mécontentement des populations lorsqu’on serait arrivé dans la province de Kouang-Si, où ce genre de navigation était presque inconnu.

La plus grande des jonques, dit jonque mandarine, était un véritable petit palais flottant, d’une propreté exquise et couverte à profusion de peintures, de dorures et de sculptures. L’intérieur renfermait plusieurs pièces éclairées par des fenêtres bizarrement découpées et garnies, au lieu de carreaux, de minces feuilles de talc. À l’avant, se trouvait la cuisine et le logement des mariniers.

C’était dans cette jonque qu’avaient pris place l’ingénieur Dubreuil, Germaine, Georges Fromentier et son cousin Jean, Onésime et Jeannik. Le capitaine, un Chinois maigre aux larges besicles et au sourire facétieux, se nommait Wang-Tsien. Plusieurs fois par jour il venait s’informer de ses passagers, avec les formules de politesse exagérée habituelles à ses compatriotes.

– J’espère, demandait-il avec force révérences, que les mouvements de mon ignoble jonque ne vous incommodent pas trop, et que vous arrivez à supporter l’infecte nourriture de mon misérable cuisinier.

M. Dubreuil ou parfois Jean, qui faisait de rapides progrès dans la langue chinoise, ne manquaient pas de répondre sur le même ton :

– Nous sommes enchantés ; ton merveilleux navire est pour nous un séjour de délices. Quant au « mandarin de la marmite », c’est un homme incomparable. Nous n’avons jamais rien mangé de si délicieux.

Le capitaine se retirait très satisfait et regagnait la petite soupente qu’il occupait à l’avant, et d’où il ne cessait de fumer de l’opium du matin au soir.

Germaine, à qui l’on traduisait les demandes et les réponses, prenait grand plaisir à cette petite comédie. Mais en faisant la part d’exagération de part et d’autre, chacun était obligé de convenir que l’installation à bord de la jonque était confortable et que la cuisine était excellente.

Chaque voyageur était en possession d’une cabine confortable. Germaine, qui partageait avec Jeannik, sa femme de chambre, la cabine la plus vaste et la plus commode, avait décoré ce minuscule réduit avec un goût et une élégance charmants. Dans le logement de M. Dubreuil, on remarquait à la place d’honneur le bouddha de bronze jadis offert par le lama Pat-Nung-Kay, et dans la cabine où étaient dressés les lits de Jean Cascaret et de Georges Fromentier, ce dernier avait installé à l’endroit le plus en vue le portrait de sa fiancée perdue, d’Andrée Dubreuil, la sœur de Germaine, mystérieusement enlevée par les pirates.

Dans la seconde jonque, un peu moins somptueuse que la première, étaient logés les tirailleurs annamites de l’escorte. Pao-Ting, le survivant du désastre de la plantation et le sergent Paulet, un vieux brave à moustaches grises, toujours silencieux et esclave de la discipline.

Les Chinois engagés comme porteurs ramaient dans les embarcations qui tenaient lieu de remorqueur.

Le programme de chacune des journées de voyage était identique.

Chaque matin, au lever du soleil, on levait l’ancre, et pour se rendre propices les divinités des eaux, les hommes de l’équipage ne manquaient jamais de leur sacrifier des rondelles de papier doré et de brûler en leur honneur quelques bâtons de parfum.

Puis on se mettait à la voile au bruit du tam-tam et des pétards. Les Chinois, on le sait, ne font rien d’important sans avoir fait partir quelques pétards ; les réjouissances comme les affaires sérieuses sont toujours accompagnées chez eux de cette innocente pyrotechnie.

Le voyage n’était interrompu dans le cours de la journée que pour les haltes nécessaires au repos des rameurs, ou lorsqu’il prenait fantaisie aux amis de l’ingénieur de s’arrêter pour visiter quelque pagode ou quelque bourgade pittoresque.

C’est une habitude chez les Chinois de ne jamais voyager pendant la nuit ; un peu avant le coucher du soleil on jetait l’ancre dans le port de la ville riveraine la plus proche, et les voyageurs descendaient à terre. Pendant que les hommes de l’équipage renouvelaient les approvisionnements, ils allaient visiter la ville et montrer au préfet les passeports et les lettres de recommandations dont ils étaient pourvus, et qui devaient leur éviter toute tracasserie et leur assurer un paisible voyage.

Les magistrats chinois montraient généralement une exquise politesse.

Ils priaient les nobles voyageurs de l’Occident d’accepter une tasse de thé dans leur chaumière, comme ils disaient humblement, et ne les quittaient pas sans leur avoir souhaité santé, richesse, longue vie et une foule d’autres prospérités, et Dieu sait si le code de civilité puérile et honnête des habitants du Céleste-Empire contient de formules, de salutations et de louanges variées !

– Ce sont des gens véritablement charmants, des hommes du monde parfaits, s’écriait Germaine. Ce n’était vraiment pas la peine de tant hésiter pour entreprendre un voyage aussi agréable.

– Ils sont charmants, répliqua Jean, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Si la crainte salutaire des mandarins de Pékin et la terreur de faire intervenir les Européens ne les tenait en bride, ils ne se feraient nul scrupule de nous emprisonner, et surtout de nous extorquer de fortes amendes.

Cependant, à mesure que l’on s’éloignait de Canton, les nombreuses jonques dont le fleuve était encombré d’abord, se faisaient plus rares. Les rives étaient aussi moins bien cultivées. Souvent l’on avait à traverser des vastes espaces incultes semés de gros blocs de rochers ou de plaines couvertes de roseaux et de joncs arides. Mais le paysage se renouvelait sans cesse et offrait aux regards une suite de panoramas toujours variés. Tantôt, c’étaient des forêts de bambous, tantôt des cultures de riz, des plantations de thé et de coton, tantôt des monticules couronnés par des pagodes aux murailles revêtues de briques de porcelaine ; partout, une variété incroyable de sites et de perspectives.

– Nous faisons là un voyage ravissant, s’écriait Germaine. Nous avons bien fait d’acheter ces jonques plutôt que d’adopter tout autre moyen de transport.

– Non seulement, répondait l’ingénieur, la navigation est le système de locomotion le plus agréable, mais c’est aussi le plus pratique. Les routes en Chine sont très mauvaises et très étroites. Les voitures chinoises ne sont pas suspendues sur des ressorts, on est obligé de s’y tenir assis les jambes repliées, à la façon des Turcs ou des tailleurs.

– De plus, interrompit Georges, vous pourriez ajouter que ces routes sont remplies d’ornières et de gros cailloux.

– Mais alors, fit Germaine, on doit souvent verser ?

– Très souvent. Et c’est pour cela, dit-on, que les Chinois sont devenus si habiles dans l’art de guérir les entorses et de raccommoder les fractures.

– Mais le palanquin ! demanda encore Germaine.

M. Dubreuil répliqua.

– Le palanquin est un peu moins dangereux, mais il est très incommode. C’est d’ailleurs le véhicule le plus populaire. Et les Chinois n’ont montré tant d’hostilité contre l’établissement des chemins de fer que parce que les millions de porteurs actuellement employés dans toute l’étendue du Céleste-Empire ont cru que les locomotives et les wagons allaient anéantir leur gagne-pain et les réduire à la mendicité.

À ce moment, Jean Cascaret, qui était absent pendant cette conversation, fit irruption sur le pont.

– Mademoiselle, dit-il, en s’approchant de Germaine, nous sommes à l’heure qu’il est en vue d’une petite ville qui, d’après le capitaine, doit s’appeler Li-Tchang-Fu, et je crois avoir trouvé le moyen d’y passer une soirée intéressante.

– Et comment cela ?

– En allant dîner à quelque restaurant chinois.

– L’idée me paraît excellente.

M. Dubreuil s’était avancé.

– M. Jean, dit-il, est toujours bien intentionné ; malheureusement, je ne crois pas son idée excellente pour cette fois.

– Pourquoi cela ? demanda Germaine.

– Parce que, répondit tranquillement l’ingénieur, les hôtelleries chinoises, surtout dans le centre de l’Empire, sont organisées d’une façon déplorable.

– Pardon, interrompit Jean. Dans les villes où nous sommes descendus jusqu’ici, j’ai déchiffré les enseignes de plusieurs hôtelleries et restaurants, des enseignes en beaux caractères noirs sur fond rouge ; partout elles promettent non seulement une bonne cuisine, mais des avantages moraux fort appréciables : la paix, la concorde, la générosité et le désintéressement, et de plus l’abondance de toutes choses et l’accomplissement de tous les désirs.

M. Dubreuil, Georges et même Germaine ne purent s’empêcher de rire de ces promesses emphatiques auxquelles Jean avait la simplicité de se laisser prendre. Ce fut Georges qui se chargea de détromper son cousin.

– Heureusement, dit-il, que je sais à quoi m’en tenir sur l’inépuisable abondance que promettent ces enseignes trompeuses. À peine a-t-on franchi le seuil de ces hôtelleries, que l’on se trouve dans un véritable repaire de voleurs, où chacun, maîtres et valets, s’ingénient à vous dépouiller, tout en vous laissant périr de faim, de soif et de misère.

Et M. Dubreuil ajouta :

– Notre ami Georges a parfaitement raison, et les Chinois voyageurs savent si bien ce qu’il vient de dire, que les plus pauvres portent à leur ceinture un petit sac plein de thé et un autre de riz ; tandis que les riches ne manquent jamais de se faire accompagner d’une sorte de boîte oblongue ou de garde-manger transportable, dont les compartiments renferment des provisions de poisson salé et de viandes conservées.

– Oui, fit Georges, c’est ce qu’ils appellent hang-léang, c’est-à-dire du sec et du froid.

Jean baissait la tête piteusement.

– Mon cher monsieur Jean, fit Germaine d’un air de commisération, vous n’avez pas de chance. Votre idée n’est pas aussi fameuse qu’elle en avait l’air tout d’abord.

– Pardon, répliqua Jean ; permettez, mademoiselle ; je ne me tiens pas encore pour battu et je ne suis pas aussi ignorant que vous voulez bien le croire. Je sais parfaitement qu’en général ce que viennent de dire M. Dubreuil et mon cousin est exact. Les hôtelleries chinoises sont détestables.

– Vous en convenez, dit malignement Germaine.

– Oui, mademoiselle ; mais je sais aussi que dans les grandes villes, on rencontre des hôtelleries fort bien tenues ; quoiqu’elles n’aient pas à beaucoup près le luxe et le confortable de nos hôtels européens. Et l’on peut comme en Europe s’y faire servir à la carte et demander ce que l’on désire.

– Vous savez sans doute, demanda M. Dubreuil, comment se fait le service et comment se règle l’addition dans ces établissements, que vous paraissez si désireux de connaître ?

– Ma foi non, répondit Jean avec ingénuité.

– Rien n’est plus curieux, continua M. Dubreuil. Lorsque les convives sont installés, les garçons apportent les plats devant eux et en disent le nom en chantant, de manière à ce que tout le monde les entende. Ce système n’a d’autre but que d’exciter les dîneurs vaniteux à demander les mets les plus rares et les plus chers. À la fin du repas, le chef des garçons se place près de la porte, et entonne une autre chanson dont les couplets ne sont autre que la nomenclature des plats et dont le refrain annonce le total de la dépense. Ceux qui ont dîné avec parcimonie défilent alors d’un air honteux et humilié, comme s’ils ne savaient où se fourrer ; ceux qui ont, au contraire, fait beaucoup de dépenses, se retirent avec une lenteur majestueuse, la pipe à la bouche, la tête renversée en arrière, le regard fier et dédaigneux.

– Voilà qui doit être fort amusant, s’écria Germaine. Je brûle de visiter ces restaurants chinois.

– Eh bien ! nous irons ! s’écria Jean triomphant. Vous voyez que mon idée n’était pas si mauvaise.

À ce moment, Wang-Tsien s’avança vers ses passagers. On voyait, à son air hébété et au parfum caractéristique qui s’échappait de sa personne, qu’il venait à peine d’abandonner sa pipe à opium. Il paraissait à la fois inquiet et consterné.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda l’ingénieur. Serais-tu malade ?

– Noble seigneur, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je jouis d’une santé excellente, mais je crois que nous courons quelques dangers : je vois s’avancer vers nous de grosses jonques noires qui, portées par le courant que nous remontons, arrivent vers nous avec une rapidité extraordinaire ; ce pourrait bien être des pirates. Le pays en est infesté et l’on en parlait beaucoup ces jours derniers.

– Eh bien ! dans ce cas, que proposes-tu ?

– Je serai simplement d’avis de virer de bord et de prendre la fuite à force de rames.

Tout en parlant, le capitaine, qui n’était rien moins que brave, était devenu fort pâle : ses jambes flageolaient.

– Retourner en arrière ! s’écria bravement Germaine ; prendre la fuite !… retarder notre voyage !… Nous ne ferons pas cela !… Je ne suis qu’une faible jeune fille, mais je suis prête à me battre s’il le faut.

Georges et Jean étaient absolument de l’avis de la jeune fille. Ils attendaient ce qu’allait décider l’ingénieur Dubreuil.

– Germaine a raison, décida-t-il. Nous sommes assez bien armés pour mettre en déroute ces écumeurs de rivière. Que l’on hisse le drapeau tricolore sur les deux jonques et que chacun s’apprête à combattre. Quant à toi, Germaine, ajouta l’ingénieur d’un ton qui n’admettait pas de réplique, tu vas descendre dans ta cabine.

La jeune fille obéit avec une petite moue de mécontentement : elle redescendit lentement vers l’intérieur de la jonque. Elle avait été déjà devancée par le capitaine Tchang-Fu qui, s’emparant précipitamment de ses appareils à fumer l’opium, avait disparu dans les profondeurs de la cale, où il allait sans doute attendre l’issue du combat.

Cependant, d’après les ordres de Georges, les deux jonques s’étaient rapprochées, avaient arboré le drapeau tricolore, et les tirailleurs annamites s’étaient répartis sur les deux navires. Sur le conseil de Georges, ils se couchèrent tous à plat ventre, sur le pont, le fusil épaulé, le doigt sur la détente, prêts à tirer. Georges et Jean, qui s’étaient armés également ainsi que le brave Onésime, s’étaient groupés autour du sergent Paulet, qui s’occupait aussi tranquillement de disposer ses hommes que s’il se fût agi d’une revue.

Les deux jonques suspectes approchaient avec une grande rapidité. Déjà l’on pouvait distinguer leurs ponts encombrés d’une multitude de Chinois en haillons, qui brandissaient des fusils ainsi que des sabres, des hallebardes ornées de dents et de découpures.

À la vue du drapeau tricolore, ils se mirent à pousser de sauvages hurlements, destinés sans doute à effrayer l’ennemi, puis ils firent au hasard une décharge générale de leurs armes. Personne ne fut atteint sur les deux jonques.

– Ne tirez pas encore, ordonna le sergent Paulet.

Ils attendirent que les ennemis fussent presque bord à bord. Alors, il commanda :

– Feu !

Des cris et des hurlements affreux retentirent du côté des pirates : ils avaient été littéralement fauchés par les balles. Mais ils restaient encore très nombreux. Leurs chefs les ralliaient énergiquement, et comme les jonques se trouvaient bord à bord, il leur était facile de s’élancer à l’abordage. Il s’agissait de prendre les devants et de les en empêcher.

Le revolver au poing, le sergent Paulet, Jean Cascaret, l’ingénieur Dubreuil et Georges Fromentier s’élancèrent. Ils firent des pirates un terrible carnage. Tous se battirent comme des lions.

Après une lutte acharnée qui dura près d’une heure, ils regagnèrent leurs jonques. Les pirates avaient été à peu près exterminés. Leurs navires, maintenant dépourvus de rameurs, fuyaient emportés au fil de l’eau.

L’ingénieur Dubreuil défendit qu’on les poursuivît. Il ordonna au capitaine Wang-Tsien et à ses hommes, que l’on eut grand-peine à décider à sortir de la cale, de gagner au plus vite la ville, dont on apercevait dans le lointain les pagodes et les toits de tuiles coloriées.

– Mais, c’est impossible ! s’écria le capitaine Wang-Tsien.

Et il montra d’un geste désespéré les cordes de remorque. On s’aperçut alors que les coolies chinois avaient profité du combat pour s’enfuir à force de rames.

La ville, heureusement, n’était pas éloignée, et comme le temps était favorable, on avait des chances d’y arriver en moins d’une heure. Toutes les voiles furent hissées. Le capitaine Tchang-Fu, au grand amusement de Germaine, félicitait maintenant les nobles seigneurs de l’Occident de la brillante victoire qu’ils avaient remportée. Pendant que les jonques faisaient lentement route vers la ville, Germaine, qui avait ouvert la pharmacie de voyage, voulut elle-même panser les blessures des tirailleurs. Tous la remerciaient dans leur mauvais français et baisaient ses belles mains blanches. À voir leurs longs regards émus, à entendre leurs remerciements, il était aisé de voir qu’ils adoraient la jeune fille, qu’ils se seraient fait tuer jusqu’au dernier pour la défendre.

Aucune des blessures d’ailleurs n’était sérieuse. Seul, Jean Cascaret avait eu le bras entamé par un coup de lance. Germaine le pansa avec un soin tout particulier. Et comme il la remerciait en rougissant :

– Puisque nous autres, femmes, dit-elle, nous ne pouvons nous battre, c’est bien le moins que je me rende utile à quelque chose.

Jean ne répondit rien, mais il était profondément ému de tant de grâce, de simplicité et d’héroïsme.

Il n’était pas encore nuit quand les jonques mirent l’ancre dans le port de Li-Tchang-Fu.

Les chefs de l’expédition, y compris Germaine, descendirent à terre et se rendirent au plus tôt chez le préfet de la ville pour lui montrer leurs lettres de recommandation et leurs passeports, et pour lui rendre compte de la bataille livrée aux pirates du fleuve.

Le mandarin, un petit vieillard à l’air méticuleux et sévère, félicita sans grand enthousiasme les Européens de leur victoire.

– Je ne vous conseille pas, leur dit-il, de continuer votre route par eau, les rebelles en sont maîtres sur une très grande étendue. Si vous m’en croyez, vous passerez la nuit dans le Palais des Concours ; demeurer dans vos jonques sur le fleuve serait imprudent. Demain, nous aviserons au meilleur parti à prendre pour vous.

M. Dubreuil remercia le mandarin et, sous l’escorte d’un serviteur du préfet, l’on se mit en marche vers le Palais des Concours, ainsi nommé parce que c’est là qu’ont lieu, à des époques déterminées, les examens des lettrés qui veulent obtenir le grade de mandarin.

Le palais était un superbe édifice situé au milieu d’un jardin planté de beaux arbres, et dont la façade était décorée de grands vases de porcelaine et d’escaliers de marbre.

Les tirailleurs annamites et les hommes d’équipage des deux jonques, que le serviteur du préfet était allé prévenir, ne tardèrent pas à arriver, et tout le monde se trouva confortablement casé dans les appartements du vaste édifice.

M. Dubreuil et ses amis se trouvaient réunis dans le jardin en attendant que le repas fût prêt, lorsque de la rue voisine déboucha une troupe d’hommes chargés de fardeaux, qui s’engagèrent sous le portique d’entrée et pénétrèrent délibérément dans les jardins du palais.

Il faisait presque nuit ; Georges Fromentier s’avança pour reconnaître à qui ils avaient affaire, et tout à coup, il poussa un cri de surprise.

– Timothée Framm ! s’écria-t-il.

C’était en effet le reporter anglo-saxon et son domestique Joe Murdock, qui marchaient à la tête des coolies.

CHAPITRE VII

Timothée Framm et Georges, aussi surpris l’un que l’autre, demeuraient silencieux, les poings serrés, les regards animés par la colère. Ce mutisme rempli d’hostilité menaçait de se prolonger entre les deux hommes, lorsqu’accoururent Germaine, M. Dubreuil et ses amis, escortés des serviteurs du Palais des Concours, porteurs de grandes lanternes en papier.

À la vue de Germaine, le mécontentement de l’Anglo-Saxon parut se dissiper comme par enchantement. Il salua tout autour de lui en gentleman consommé, tendit la main à Georges Fromentier, son confrère en journalisme, et ce fut avec autant d’aisance que s’il se fût trouvé dans un salon qu’il dit :

– Mademoiselle, messieurs, j’espère que vous excuserez mon intrusion tout à fait inattendue dans le palais où vous étiez installés.

– Monsieur, répliqua poliment l’ingénieur Dubreuil, ce palais est assez vaste pour nous donner asile à tous. Nous sommes au contraire charmés d’avoir fait la rencontre d’un Européen dans ces contrées lointaines.

Timothée Framm repartit aussi avec une affectation de courtoisie à laquelle Germaine fut sensible :

– Bien que mes compatriotes se soient fait une réputation d’égoïsme bien souvent méritée, je tiens à vous montrer qu’il y a bien des fois des exceptions à la règle. Si ma présence ici offre le moindre inconvénient, je vais immédiatement me retirer avec mes porteurs.

– Nullement, vous n’en ferez rien ! s’écrièrent à la fois tous les Français.

– Vous êtes vraiment d’une amabilité qui me rend confus. Vous savez pourtant que dans le voyage d’exploration circumterrestre que j’ai entrepris, je dois m’attendre à des inconvénients plus sérieux qu’une nuit passée en plein air sous ce beau ciel.

– Allons, n’insistez pas, dit Georges Fromentier, gagné à son tour par la franchise apparente de Timothée Framm. Vous dînerez avec nous, c’est une affaire entendue.

– Le plaisir d’entendre un voyageur aussi célèbre que vous, ajouta Germaine, sera pour nous une véritable bonne fortune.

Désormais, la glace était rompue. Georges Fromentier offrit son bras à Germaine et tout le monde se dirigea vers la salle à manger, que décoraient de belles bannières de soie rouge, ornées de sentences et de proverbes tirés des philosophes chinois. Voici quelques-uns de ces proverbes, que La Rochefoucauld ou La Bruyère n’eussent certainement pas désavoués :

Le cérémonial est la fumée de l’amitié.

Les beaux chemins ne vont pas loin.

Accueillez vos pensées comme des hôtes et traitez vos désirs comme des enfants.

On n’a jamais tant besoin de son esprit que lorsqu’on a affaire à un sot.

Il faut faire vite ce qui ne presse pas pour faire lentement ce qui presse.

Le sage ne dit pas ce qu’il fait, mais il ne fait rien qui ne puisse être dit.

Tout le monde s’amusa des proverbes chinois, et grâce aux périls et aux fatigues de cette journée, chacun fit largement honneur au repas moitié européen, moitié chinois qu’avaient préparé « les mandarins de la marmite ».

Au dessert, Jean Cascaret qui, jusque-là, avait regardé Timothée Framm de son air le plus renfrogné, s’était déjà presque réconcilié avec lui. Il le trouvait beaucoup moins antipathique.

– Mais enfin, monsieur, lui demanda-t-il, ce qui m’étonne dans tout ceci, c’est la façon merveilleuse dont vous vous êtes trouvé juste à point, non seulement pour nous rencontrer, mais encore pour venir loger au même endroit que nous. Avouez qu’il y a là de singulières coïncidences ?

– Monsieur Jean, dit Germaine, il me semble que voilà des questions légèrement indiscrètes ?

– Nullement, répondit Timothée Framm avec tranquillité. Notre rencontre ici est toute naturelle. Je regrette même de n’avoir pas connu votre voyage, nous aurions pu partir ensemble de Canton.

– Nous nous dirigeons comme vous vers l’Himalaya, dit l’ingénieur.

– Je suis la même route que vous. Mais vous êtes venus par eau et je suis venu par terre. Mais comme nous avons remonté tous deux la vallée du Si-Kiang, il n’y a rien de surprenant à ce que nous nous soyons rencontrés. En arrivant ici, j’ai été immédiatement trouver le préfet et lui montrer mes lettres de recommandation. Il m’a fort bien reçu et m’a désigné ce palais comme logement en m’assurant que j’y trouverais des compatriotes.

– Nous ne sommes pas précisément compatriotes, interrompit Jean.

– Vous êtes Européens, cela suffit. Si loin de la France et de l’Angleterre, Français et Anglais doivent se regarder comme compatriotes.

Le repas s’acheva avec beaucoup de gaieté et d’entrain, et il était près de onze heures au chronomètre de l’ingénieur Dubreuil, lorsque chacun regagna la chambre qui lui était assignée.

Les porteurs chinois de Timothée Framm avaient trouvé asile dans les vastes salles du rez-de-chaussée, près des tirailleurs annamites de l’expédition française.

L’ingénieur Dubreuil, qui était allé souhaiter le bonsoir à Germaine, lui fit remarquer dans un coin de la chambre un gros cierge de cire muni, à intervalles égaux, de divisions et de caractères tracés au pinceau.

– Sais-tu ce que c’est que cela ? demanda-t-il à sa fille.

– Non.

– Eh bien, ma chère enfant, c’est une horloge à la mode chinoise. Chacune de ces divisions représente une heure. On peut allumer le cierge avant de s’endormir, l’on n’a, en s’éveillant, qu’à regarder jusqu’à quel point il est consumé pour savoir combien de temps l’on a dormi. Avoue que c’est très ingénieux.

– Oui, mais un peu dispendieux.

M. Dubreuil prit congé de sa fille et se retira. Tout le monde, cette nuit-là, dormit d’un admirable sommeil, dans les salles fraîches, bien aérées, et munies de moustiquaires du Palais des Concours.

Le lendemain, de bonne heure, le premier soin de M. Dubreuil et de ses amis, fut d’aller rendre visite au mandarin-préfet. Ils s’y rendirent, accompagnés de Timothée Framm. Sur leur route, la foule des badauds chinois s’attroupait, regardant défiler les « diables occidentaux » avec une curiosité où il entrait une certaine dose de malveillance. Mais la fière prestance des voyageurs en imposait aux plus hostiles : d’ailleurs, on savait déjà qu’ils étaient sous la protection des autorités.

Le mandarin, qui se nommait Ki-Hang-Liè-Hou, accueillit ses visiteurs avec la même politesse un peu froide que la veille. Il paraissait désirer vivement que les étrangers quittassent le plus promptement possible la ville qu’il était chargé d’administrer.

– Les rebelles, déclara-t-il, sont solidement installés sur le fleuve et sur toutes ses rives. Vous êtes ici sur les limites de la province du Kouang-Si, je vous conseille de passer au plus tôt dans la province du Yun-Nam. Le parti le plus pratique à prendre pour vous, si vous voulez éviter les pirates Boxers, est de vous défaire de vos jonques, pour lesquelles je vous indiquerai des acheteurs à un prix raisonnable, et de continuer votre route par terre. Quand vous serez arrivés dans la partie du Yun-Nam qui confine à la Terre des Herbes (Thibet), vous n’aurez plus rien à craindre des révoltés.

M. Dubreuil remercia le mandarin de son hospitalité et de ses conseils, et lui assura qu’il partirait le lendemain. Le fonctionnaire chinois, que la présence des Européens semblait ennuyer beaucoup, parut enchanté de cette décision, et il prit congé de ses hôtes avec une visible satisfaction. M. Dubreuil et ses amis étaient déjà sortis lorsque Timothée Framm les rejoignit. Il était resté en arrière à s’entretenir en particulier avec le mandarin, avec qui il paraissait en excellents termes.

– Messieurs, dit l’Anglo-Saxon, le pays est infesté de rebelles ; permettez-moi, dans l’intérêt de tous, de vous faire une proposition.

– Nous vous écoutons, dit l’ingénieur.

– Puisque nous nous dirigeons tous vers le Thibet, et qu’un heureux hasard nous a rassemblés, pourquoi ne ferions-nous pas route ensemble ? Réunis, nous serons plus forts pour nous défendre contre les dangers qui nous entourent. Lorsque vous aurez atteint le but de votre voyage que, d’ailleurs, j’ignore, nous nous séparerons et je continuerai ma route pour accomplir le parcours que j’ai annoncé.

Personne ne trouva à redire à cette proposition, pas même Germaine, car, avec un tact parfait, l’Anglo-Saxon évita de faire la moindre allusion à la demande en mariage qu’il avait naguère adressée à la jeune fille. Tout le monde, y compris Georges Fromentier, commençait à revenir de ses préventions antérieures contre le reporter.

Seul, Jean Cascaret était furieux. Beaucoup moins bien disposé que la veille envers l’Anglo-Saxon, il se dépitait en lui-même de la facilité avec laquelle ses amis venaient de l’accepter comme compagnon de route. Il avait besoin de toute son énergie pour dissimuler ses véritables sentiments.

– C’est de la dernière imprudence, maugréait-il. Cet Anglais nous jouera quelque tour de sa façon.

Jean trouva un confident très disposé à partager ses craintes en la personne de l’honnête Onésime Rougeot qui, dès le début, avait pris en grippe l’Écossais Joe Murdock, le domestique de Timothée Framm.

– Vous avez raison, monsieur Jean, dit Onésime. Je suis comme vous, je trouve que ces deux Anglais n’ont pas des figures d’honnêtes gens : il est bien surprenant qu’ils nous aient rencontrés si à propos.

– Je parierai qu’ils ont machiné contre nous quelque trahison.

– Nous n’y pouvons rien faire, monsieur Jean. Seulement, je vais prévenir Jeannik, la femme de chambre de mademoiselle, pour qu’elle avertisse sa maîtresse de se tenir sur ses gardes, et qu’elle fasse part de ses soupçons à M. Dubreuil.

Dûment catéchisée par Onésime, la gentille Jeannik dit à sa maîtresse combien Timothée Framm lui semblait suspect. Mais Germaine était bien loin de partager les idées de sa camériste.

– Tu es folle, ma fille ; M. Jean et Onésime sont aussi fous que toi. Sais-tu que M. Framm est un journaliste et un explorateur célèbre. Il est comme tous les gens de sa nation, un peu excentrique, un peu bizarre, mais je le croîs très franc et très loyal. Il a tort de me faire la cour, et c’est tant pis pour lui, car il en sera pour ses frais ; mais ce n’est pas une raison pour avoir des soupçons contre lui.

Jeannik ne répondît rien, mais elle se retira en grommelant. Elle trouvait à part soi mademoiselle Dubreuil beaucoup trop indulgente envers l’Anglo-Saxon.

Tout le reste de la journée fut employé aux démarches nécessitées par le changement de mode de locomotion. Grâce à la recommandation du mandarin-préfet, M. Dubreuil vendit ses deux jonques à un négociant de la ville aussi cher qu’elles lui avaient coûté. Il licencia le capitaine poltron Wang-Tsien avec une indemnité raisonnable, et ne retint de l’équipage des deux jonques que le cuisinier. Tout le monde avait été très satisfait des services rendus par ce « mandarin de la marmite ».

Les marchandises qui se trouvaient à bord furent toutes transportées au Palais des Concours. Puis l’ingénieur fit emplette de quatre palanquins solides et confortables, de six de ces petits chevaux tartares si vifs et si résistants à la fatigue. Il s’agissait maintenant de trouver une cinquantaine de porteurs pour remplacer ceux qui avaient pris la fuite lors du combat entre les pirates Boxers.

Timothée Framm avait offert à M. Dubreuil de se charger de cette démarche : mais, sur les instances de Jean Cascaret, et bien plus pour lui être agréable que parce qu’il avait quelques soupçons contre le reporter, il résolut de ne s’en rapporter qu’à lui-même. Se souvenant des recommandations de Pat-Nung-Kay dans sa lettre, et des conseils que lui avait donnés le bonze de la pagode de Canton, l’ingénieur se rendit à un grand couvent qui se trouvait aux environs de la ville, demanda le supérieur et lui raconta qu’il se rendait aux environs de Lhassa, visiter son ami le lama Pat-Nung-Kay, et le pria de lui procurer des porteurs sur la fidélité desquels il put compter.

Le supérieur, un homme encore jeune, qui portait avec élégance une grande robe de soie gris cendré, eut un fin sourire en écoutant l’ingénieur.

– Seigneur, lui dit-il, j’ai été longtemps prévenu de ton arrivée. Je sais quelles fâcheuses circonstances retardent ton voyage ; j’ai ordonné d’y pourvoir, et si tu n’étais venu, j’allais moi-même aller te rendre visite. Regarde, tes porteurs sont là.

Le prêtre bouddhiste avait ouvert une porte qui donnait sur une cour intérieure. M. Dubreuil y aperçut une soixantaine de robustes coolies qui, assis sur leurs jambes repliées, à la mode orientale, semblaient attendre qu’on leur donnât des ordres.

L’ingénieur était émerveillé : la conviction qu’il avait de se trouver sous la puissante protection du lama Pat-Nung-Kay, lui donnait un courage et une confiance dans l’avenir extraordinaires. Il remercia avec effusion le supérieur du monastère et le força d’accepter une dizaine de taels.

– Tous ces coolies, lui dit le supérieur, ne parlent que le chinois et le thibétain : un seul d’entre eux seulement comprend un peu d’anglais et de français. Il se nomme Sa-Kun. Il faudra le considérer en quelque sorte comme le chef des porteurs et ne jamais le charger de fardeaux. Vous pouvez avoir toute confiance en lui, et il vous rendra plus d’un service à l’occasion.

Tout en parlant, le supérieur désigna d’un geste un jeune Chinois vêtu d’une longue robe brune et coiffé d’un large chapeau de bambou tressé.

M. Dubreuil le regarda et il ne put s’empêcher d’éprouver à sa vue une singulière émotion. Il lui semblait avoir déjà rencontré cette physionomie quelque part : il regarda longtemps Sa-Kun, qui ne lui parut différencier en rien de ses compagnons. M. Dubreuil pensa qu’il s’était trompé. Il fit son prix avec les porteurs, remercia une dernière fois le supérieur du monastère, et toute la troupe, guidée par le silencieux Sa-Kun, se dirigea vers le Palais des Compositions littéraires.

Le lendemain, de très bonne heure, les membres de l’expédition de M. Dubreuil qui, joints à l’escorte de Timothée Framm, formaient une imposante caravane, défilèrent à travers les rues encore endormies et sortirent par la porte de l’Ouest.

La caravane s’engagea dans un bois de bambous, précédée d’une avant-garde de tirailleurs annamites, conduits par le sergent Paulet. Timothée Framm, M. Dubreuil, Germaine et les deux cousins venaient ensuite, suivis de Jeannik et d’Onésime Rougeot, qui devisaient joyeusement. Les hommes étaient à cheval ; les deux femmes avaient pris place dans leurs palanquins.

Quant à Joe Murdock, il marchait seul à l’écart ; il avait essayé de causer avec Onésime, mais celui-ci avait répondu d’une telle façon, que le sournois Écossais avait dû se retirer.

Les porteurs venaient ensuite, le fardeau sur l’épaule, sifflant ou chantant pour s’entraîner.

Enfin, Sa-Kun formait l’arrière-garde, à la tête de quelques tirailleurs annamites.

À peine la caravane avait-elle franchi les portes de la ville qu’elle fut suivie par un palanquin hermétiquement fermé. Il était richement décoré, et semblait appartenir à quelque haut personnage. Georges Fromentier et son cousin, très intrigués, se retournaient à chaque instant sur leur selle. M. Dubreuil remarqua leur manège.

– Qu’avez-vous donc tous deux ? dit-il.

– Oh ! rien ! répondit Georges. Mais depuis que nous avons quitté la ville, nous sommes suivis par un palanquin. J’ai vu Sa-Kun s’en approcher tout à l’heure et causer d’une façon très animée avec une personne invisible.

– Voyons ce que c’est, interrompit Jean.

M. Dubreuil fit arrêter le convoi. Il se dirigeait déjà vers l’arrière-garde, quand Sa-Kun se présenta devant lui.

– Eh bien ! demanda l’ingénieur, quel est ce palanquin ? Et qui voyage dedans ?

Sa-Kun eut un mystérieux sourire.

M. Dubreuil, voyant qu’il ne répondait pas, craignit d’avoir été indiscret. Mais le rusé Chinois avait deviné l’embarras de l’ingénieur.

– Noble seigneur, fit-il, n’ayez aucune inquiétude. C’est une religieuse bouddhiste qui se rend en pèlerinage à Lhassa. J’espère que vous ne verrez aucun inconvénient à ce qu’elle suive la caravane ?

M. Dubreuil réfléchit un instant.

– Ne pourrais-je voir cette sainte personne ?

– Non, seigneur, interrompit Sa-Kun, elle a fait vœu de ne se montrer à qui que ce soit avant d’être arrivée à Lhassa.

– Bien, répondit l’ingénieur, que l’on respecte ses volontés. Elle peut prendre place dans la caravane si cela lui plaît : mais, de toute façon, nous la protégerons.

Sa-Kun s’inclina devant l’ingénieur, puis se retira.

L’ingénieur donna le signal du départ, et la caravane se remit en marche : chacun commentait l’incident à sa façon. Seul, Georges Fromentier demeurait silencieux.

La vue de ce palanquin lui avait causé une émotion qu’il ne pouvait s’expliquer. Il cheminait, perdu dans ses pensées, jetant de temps à autre, à la dérobée, un regard sur la mystérieuse litière.

Tout à coup, il vit une main blanche se glisser en dehors des rideaux, dont elle arrangea les plis pendant, quelques instants. Puis elle disparut. À la vue de cette main, Georges avait tressailli : il observa longtemps encore le palanquin. Mais la mystérieuse voyageuse ne donna plus signe de vie.

Georges regagna ses amis en tête de la caravane, sans voir Sa-Kun, qui le regardait s’éloigner en souriant énigmatiquement.

CHAPITRE VIII

Chaque matin, les porteurs se réveillaient dès l’aurore, repliaient les tentes au milieu des éclats de rire et des cris, et le camp présentait l’aspect de la plus joyeuse animation. Après une légère collation, la caravane reprenait sa route.

Déjà l’on se ressentait du voisinage des montagnes ; la température était moins élevée ; la puissante végétation des régions tropicales faisait place peu à peu aux essences arborescentes des zones tempérées.

En même temps que le terrain devenait plus sec, les rizières et les marécages disparaissaient : seul, le riz dur, qui pousse en pleine terre, rappelait aux voyageurs la flore de la vallée basse du Si-Kiang.

Les forêts de teck s’étendaient à perte de vue. Les cèdres, les pins, dressaient dans les airs, à une hauteur vertigineuse, leurs cimes au feuillage toujours vert.

D’ailleurs, le pays était calme : aucune mauvaise rencontre ne semblait à redouter. Les pirates demeuraient invisibles.

– Eh bien ! mon cher père, êtes-vous content de notre nouvelle manière de voyager ? disait Germaine. Vos craintes sont-elles évanouies ?

– J’avoue, répondit M. Dubreuil, que les conseils du vieux mandarin étaient bons à suivre.

– Cette tranquillité apparente du pays ne me semble pas de bon augure, ajouta Timothée Framm. Vous savez ce que vaut la parole d’un Chinois.

– Oh ! vous voyez toujours le mauvais côté des choses ! monsieur Framm, interrompit Jean. Ici, nous sommes loin de la Chine du centre et nous n’avons plus rien à craindre.

Timothée Framm se mit à rire.

– Vous connaissez bien mal le Chinois des frontières, monsieur Cascaret. Songez que nous nous rendons dans le Thibet, le grand centre du bouddhisme. Ce pays jusqu’à ce jour a été fermé aux Européens. Croyez-vous que les mandarins nous en laisseront franchir impunément les limites ? Le Grand Lama de Lhassa est un des souverains les plus puissants de l’Asie. S’il lui plaît de nous faire rebrousser chemin, il n’aura qu’un mot à dire, et je vous assure qu’aucun de nous ne pourra enfreindre son ordre.

– Bah ! nous verrons bien quand nous y serons, répondit Germaine avec insouciance. En tout cas, si le fait se produisait, je connais quelqu’un qui serait bien contrarié.

– Et qui donc, s’il vous plaît ?

– Mais vous-même, monsieur Timothée Framm.

– Je suis sujet anglais, répondit le reporter. Je veux aller à Lhassa et j’irai, quand bien même je devrais employer la force et subir plus tard mille tortures.

Germaine battit des mains. Jean se tourna vers elle avec une moue de mécontentement.

– Eh bien ! dit-il, en s’adressant à l’Anglo-Saxon, si vous trouvez un moyen de passer, nous en profiterons, à moins que ce ne soit moi qui vous le fournisse, ce moyen !

Timothée Framm allait répliquer, mais, d’un geste, Germaine l’en empêcha. La jeune fille sentait que les choses allaient prendre mauvaise tournure, et elle voulait éviter toute altercation entre les deux hommes.

– Laissons cela, dit-elle en souriant.

Puis, se tournant vers Jean :

– Ne vous emportez pas si facilement. L’on dirait vraiment que vous êtes jaloux de M. Framm, et que vous seriez heureux de voir son voyage d’exploration arrêté dès le début.

Jean ne répondit rien. Il tourna bride et rejoignit Onésime Rougeot, avec qui il eut un long entretien.

La caravane poursuivait sa route. Germaine et Jeannik babillaient, Georges rêvait silencieusement. M. Dubreuil et Timothée Framm s’entretenaient des derniers événements.

L’on arriva bientôt en vue d’une ville. À ce moment, Timothée Framm se sépara de l’ingénieur et donna quelques ordres à son domestique.

– Eh bien ! mylord, savez-vous quelque chose de nouveau au sujet du palanquin ?

– Bah ! ne nous occupons pas de cela, nous saurons la vérité quand nous voudrons.

La ville dans laquelle M. Dubreuil et ses compagnons pénétrèrent était une place forte. Elle était défendue par de hautes murailles flanquées de tours carrées, et renfermait une nombreuse garnison de réguliers chinois.

La caravane dut s’arrêter à la porte et parlementer longtemps avec un officier afin de pouvoir entrer. Enfin, M. Dubreuil et Timothée Framm purent se rendre chez le mandarin-préfet et présenter leurs lettres de recommandation.

Le mandarin les examina minutieusement et, quand il se fut rendu compte de leur parfaite authenticité, il se mit avec assez d’obligeance à la disposition des deux hommes.

Il leur assigna comme logement un palais d’hiver qui se trouvait à quelque distance de sa demeure. Confortablement installés, les voyageurs passèrent une excellente nuit.

Timothée Framm crut le moment venu de mettre certains de ses projets à exécution.

Il quitta donc le palais sans éveiller l’attention et alla secrètement rendre visite au mandarin-préfet.

Les deux hommes eurent ensemble un long et mystérieux entretien. Comme ils allaient se retirer, le reporter ajouta :

– Pour vous prouver la véracité de ce que j’avance, voici d’ailleurs une lettre de Tsien-Li-Fu, le négociant de Canton.

Le mandarin lut la lettre, hocha plusieurs fois la tête et dit en souriant :

– Cela va bien ! Je comprends : il sera fait comme vous le désirez. Vous pouvez partir sans crainte, je me charge du reste.

Après une dernière poignée de main, Timothée Framm se retira.

Le lendemain, à la première heure, M. Dubreuil se rendit à son tour chez le gouverneur pour prendre congé de lui, pendant que la caravane se reformait.

– Noble seigneur, dit le mandarin, vous ne pouvez partir.

– Comment cela et pourquoi ? N’ai-je pas des passeports en règle ?

– Si, noble seigneur, mais j’ai des ordres formels. Mon gouvernement s’oppose à ce que vous alliez plus loin. Seul, ton ami à la barbe rouge peut continuer son voyage.

M. Dubreuil n’en croyait pas ses oreilles. Il essaya d’obtenir d’autres explications ; il se heurta à un entêtement absolu. Il offrit de l’argent, une somme considérable même. À sa grande stupéfaction, le mandarin refusa.

De guerre lasse, il abandonna ce fonctionnaire trop scrupuleux et rejoignit ses amis, qui n’attendaient plus que lui pour partir.

Rapidement, il les mit au courant de la situation.

– Cela ne me paraît pas naturel, grommela Jean. Il doit y avoir du Timothée là-dessous. Ce diable roux ne me dit rien qui vaille.

– Encore vos soupçons ! dit Germaine.

– Eh ! mademoiselle ! répliqua violemment Jean, je maintiens que cet Anglais est la cause de tout. On dirait que dès hier, il savait que nous serions arrêtés. Et puis cette prétendue défense du gouvernement chinois qui arrive si à propos ! Tout cela ne me semble pas clair. Enfin, c’est bon !

Timothée Framm arrivait à ce moment. Il dissimula un sourire de satisfaction, en voyant la mine désolée de l’ingénieur et de ses amis.

– Que se passe-t-il donc ? interrogea-t-il.

– Il y a, reprit M. Dubreuil, que le mandarin-préfet ne veut pas nous laisser partir.

– Et pourquoi cela ?

– Il a, paraît-il, reçu des ordres formels, répliqua Germaine, des ordres du gouvernement chinois, ajouta-t-elle en regardant Timothée Framm bien en face.

L’Anglo-Saxon supporta sans broncher le regard de la jeune fille.

– Quel fâcheux contre-temps, mademoiselle, ajouta-t-il hypocritement. Nous voilà arrêtés comme j’en avais le pressentiment hier. Monsieur Cascaret a été bon prophète : voilà mon expédition compromise dès le début.

– Nullement, fit Georges. L’ordre ne concerne que nous : vous avez toute liberté de partir quand il vous plaira.

– Je ne partirai qu’avec vous, répliqua Timothée Framm avec chaleur. Je vais aller intercéder en votre faveur auprès du mandarin… Avec quelques taels…

– Il n’acceptera rien, dit à son tour M. Dubreuil, il m’a déjà refusé…

– C’est incroyable. Enfin, je vais toujours essayer.

Et sans écouter ses compagnons, il se dirigea en riant sous cape vers le palais du mandarin-préfet.

Pendant qu’avait lieu cette conversation, Cascaret conférait avec Onésime et le fidèle Sa-Kun.

D’après les conseils de ce dernier, Cascaret ordonna aux porteurs de reprendre leurs fardeaux ; puis, quand chacun fut prêt, il revint chercher ses amis.

– Allons, dit-il gaiement, en route ! nous partons !

– Comment, nous partons ? interrompit Germaine. Et où allons-nous, s’il vous plaît ?

– Mais… au Thibet, mademoiselle.

– Et le mandarin-préfet, que dira-t-il ?

– Le mandarin-préfet ?… Eh bien ! si nous le rencontrons, nous l’inviterons à souper. Allons ! dépêchons ! Le temps presse : laissez-moi faire.

M. Dubreuil et Georges Fromentier, gagnés par l’entrain du jeune homme, résolurent de suivre son avis et d’essayer de sortir de la ville par surprise.

Tous le suivirent et se dirigèrent vers la porte ouest de la ville. Là, comme il fallait s’y attendre, on s’opposa à leur sortie.

Des deux chefs de poste qui parlementaient avec Sa-Kun, l’un était un vieux mandarin bouffi, pansu, alcoolique, et dont la tête assez semblable à une grosse citrouille ornée de moustaches, oscillait continuellement de droite à gauche, comme si son cou eût été trop faible pour la porter.

L’autre était aussi maigre que son compagnon était gras : c’était un lieutenant de réguliers chinois. Il fumait continuellement de l’opium, et l’abus de cette substance pernicieuse l’avait tellement amaigri et racorni, qu’il semblait prêt à se casser au moindre coup de vent, comme un roseau desséché.

Tous deux poussaient de petits gloussements en réponse aux explications de Sa-Kun. Ils refusaient nettement de livrer passage aux Français.

– Bon, dit Cascaret, je vais leur parler. Et, suivi d’Onésime et de Sa-Kun, il pénétra dans le poste de garde.

Germaine les accompagna curieusement.

– Voyons, laissez-nous sortir, dit-il au mandarin pansu.

– Je ne peux pas, répondit-il, avec une inquiétante oscillation de sa grosse tête. Vous êtes Français, vous ne sortirez pas.

Et il avala une énorme rasade d’eau-de-vie de riz.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea Cascaret.

– C’est du « vin de feu ». Voulez-vous en goûter ?

– Volontiers.

Et Cascaret avala sans sourciller un grand verre de l’abominable boisson.

– Pas mauvais, fit-il avec une grimace ; mais j’en ai du meilleur.

Il fit un signe à Onésime. Celui-ci tira d’une cantine qu’il avait apportée une bouteille de vieille eau-de-vie de France.

– Goûtez-moi ça, dit-il, en remplissant le verre du mandarin.

Celui-ci ne se fit pas prier.

La liqueur lui plut tellement qu’il s’empara de la bouteille et se mit en devoir de la vider consciencieusement.

– Bon, bon, faisait-il après chaque lampée.

Germaine s’amusait : elle comprenait la tactique de Jean, et elle encourageait le vieux mandarin à boire, et celui-ci ne se faisait pas prier.

Sa tête ballotait avec tant de violence que Germaine crut un moment qu’elle allait se détacher et rouler à terre comme un potiron arrivé à maturité. Ce fut ce qui arriva bientôt, mais le corps du mandarin la suivit, et incontinent, le noble personnage se mit à ronfler.

– Et d’un, dit Cascaret. À l’autre, maintenant.

Le lieutenant chinois avait assisté à cette scène sans mot dire, fumant sa pipe. De temps à autre, il jetait des regards de convoitise sur le flacon que vidait son supérieur, car si le maigre personnage avait fait de l’opium son péché mignon, il ne dédaignait pas, à l’occasion, un bon verre d’alcool. Cascaret lui versa à boire.

– Eh bien ! dit Germaine, vous allez nous ouvrir les portes ?

– Cela m’est impossible.

– Pourquoi cela ? dit Jean.

– J’ai bien ordre de laisser passer une troupe d’Occidentaux.

– Eh bien ?

– Des Anglais.

– Alors, laissez-nous passer.

– Non, vous êtes des Français.

– En voilà bien d’une autre. Allons, ouvrez-nous les portes ?

– Oh ! non, je ne puis pas ; on me donnerait la bastonnade.

– C’est une affaire entendue. Mais enfin, êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper ? Pourquoi nous croyez-vous Français ?

– Le mandarin l’a dit, répondit le maigre lieutenant.

– Mais qui vous fait penser qu’il ne s’est pas trompé, répliqua Germaine… comme vous vous trompez vous-même en ce moment, ajouta-t-elle en glissant au lieutenant une poignée de taels.

– Oh ! certainement, je fais erreur, dit le Chinois en empochant l’argent. Certainement ! certainement ! Des Français n’oseraient pas s’aventurer dans ces contrées sans escorte. Et vous avez une forte escorte. Certainement vous êtes Anglais. Oh ! oui.

Et il tendait à Cascaret sa main décharnée. Celui-ci avait compris. Une nouvelle poignée de taels acheva de convaincre le vieil officier.

– Oh ! oui ! tout à fait Anglais.

Et, enjambant sans façon le corps du mandarin qui ronflait toujours, il alla lui-même ouvrir les portes de la ville.

À ce moment, Sa-Kun se pencha à l’oreille de l’officier et lui dit quelques mots en désignant le palanquin mystérieux. L’officier se mit à trembler et hâta l’ouverture des portes.

– Allons, vite, vite, partons.

La caravane sortit. Ce fut Germaine qui raconta ce qui s’était passé dans le poste.

– Je donnerais volontiers une ligature de sapèques pour voir la tête que fera mon Timothée, quand il nous verra envolés, dit Jean.

Et de fait, Timothée Framm n’était pas content.

M. Dubreuil et sa troupe n’étaient pas partis depuis une demi-heure que l’Anglo-Saxon se présentait à son tour à la porte de l’Ouest. L’officier lui refusa le passage.

– Vous êtes Français ! s’écria-t-il, en brandissant sa pipe à opium. Vous ne sortirez pas !

– Mais, imbécile ! dit violemment Timothée, c’est nous qui sommes les Anglais.

– Non, Français.

Il ne put rien tirer de plus de l’officier. Furieux, il retourna au palais du gouverneur, qui se mit à pousser de hauts cris. Il envoya chercher le mandarin et son lieutenant, fit incarcérer le premier et donner la bastonnade à l’autre ; puis, il accompagna Timothée Framm et son escorte jusqu’aux portes de la ville et lui souhaita bon voyage, après s’être excusé de son mieux de ce qui venait de se passer.

Timothée Framm et Joe Murdock galopaient furieusement.

Enfin, la caravane de M. Dubreuil fut en vue. En approchant, Timothée Framm entendait les éclats de rire des Français, et il se doutait bien que l’on s’amusait à ses dépens.

– Que signifie tout cela ? dit-il en saluant à peine. Vous vous moquez de moi : je me dérange ce matin pour vous rendre service, et vous profitez de mon absence pour prendre la fuite et me mettre en mauvaise posture vis-à-vis du gouvernement de la ville.

– Que voulez-vous ! dit tranquillement Germaine, vous êtes resté si longtemps loin de nous que nous vous avons cru arrêté aussi. Et comme notre voyage ne doit souffrir aucun retard, nous avons avisé au plus sûr moyen de le poursuivre.

– Du reste, ajouta Jean, en regardant malicieusement l’Anglo-Saxon, nous nous doutions bien que grâce à vos puissantes protections, vous ne seriez pas longtemps retenu. On n’arrête pas ainsi les sujets de Sa Majesté.

M. Dubreuil intervint :

– Croyez, monsieur, que nous sommes fort contrariés de ce qui vous est arrivé. Nous avons eu tort, sans doute, d’agir ainsi, mais, comme ma fille vous le disait, nous sommes pressés.

– C’est bien, n’en parlons plus, répondit Framm, en tendant la main à l’ingénieur. Il y a là un simple malentendu et j’ai eu tort d’en prendre ombrage. Ne m’en veuillez pas, je vous prie, de mon mouvement de mauvaise humeur de tout à l’heure.

L’on déjeuna : malgré tous les efforts de M. Dubreuil et de Germaine pour ramener la gaieté, Timothée Framm demeurait sombre et boudeur.

La caravane se remit en marche, mais chacun faisait bande à part. Joe Murdock racontait à son maître la réception peu cordiale que lui avaient faite Onésime et Jeannik. Si M. Dubreuil et ses amis avaient été courtois envers Timothée, leurs domestiques avaient reçu le sournois Écossais avec de tels quolibets, qu’il avait dû prendre son seul repas à l’écart, pour ne pas être en butte aux railleries des deux Français.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Il y avait déjà plusieurs semaines que l’ingénieur français Dubreuil avait quitté Canton à la tête d’une nombreuse escorte et s’était enfoncé dans l’intérieur de la Chine.

Le but de son voyage était, on se le rappelle, la ville de Lhassa, où il était appelé par un haut personnage de la cour du Grand Lama, pour procéder à l’exploitation des mines d’or.

L’expédition avait été décidée dans des circonstances assez mystérieuses. M. Dubreuil, propriétaire au Yun-Nam d’une plantation florissante, s’était lié d’amitié avec un prêtre bouddhiste, le Lama Pat-Nung-Kay, auquel il avait eu le bonheur de sauver la vie et qui lui en avait gardé une grande reconnaissance.

Le Lama avait regagné les plateaux du Thibet, les steppes glacées de l’Himalaya, désolé de quitter les hôtes qui l’avaient si bien accueilli. Mais on eût dit que son départ leur eut porté malheur.

La fille aînée de M. Dubreuil, Andrée, fut enlevée ou assassinée par des pirates, la plantation fut pillée. À la suite de ce désastre, l’ingénieur installa à Canton une maison de commerce dont les débuts donnèrent le meilleur espoir.

Une nouvelle foudroyante vint apporter le découragement à son comble. La plantation venait d’être, une seconde fois, dévastée, les bandits avaient incendié les récoltes et les bâtiments, massacré les travailleurs et les coolies. Tout était détruit.

M. Dubreuil déploya, devant cette seconde catastrophe, un grand courage. Il vendit sa villa, et il était en train de réaliser tout son avoir pour faire face à ses échéances, lorsqu’il reçut un secours inattendu.

En même temps qu’une lettre de son ami Pat-Nung-Kay qui l’engageait à des appointements considérables, comme ingénieur du Dalaï-Lama, il lui parvint une somme assez considérable pour faire face aux frais du voyage.

Deux amis avaient décidé de l’accompagner : Georges Fromentier, naguère fiancé d’Andrée, et journaliste connu, et son cousin Jean Cascaret, un tout jeune homme.

Malheureusement, Georges Fromentier avait, sinon un ennemi, du moins un rival dangereux en la personne de Timothée Framm, reporter anglo-saxon, dénué de tout scrupule et stipendié par le Foreign Office.

Timothée Framm, associé pour des questions d’intérêt avec un riche commerçant chinois nommé Tsien-Li-Fu, parvint à connaître le but du voyage de M. Dubreuil et forma le projet de l’évincer. Pour parvenir à ses fins, il mit tout en œuvre.

D’abord, il demanda la main de Germaine ; il fut poliment éconduit.

Furieux, il organisa une expédition rivale, et sous le fallacieux prétexte d’un record original du tour du monde, il se promit d’entraver la marche des Français, et au besoin de les faire tomber dans un guet-apens.

Attaques de pirates, mauvais vouloir des fonctionnaires chinois, tout fut mis en œuvre ! mais une protection supérieure – celle du Grand Lama peut-être – semblait couvrir M. Dubreuil et ses amis. Jusqu’alors, Timothée Framm et lui avançaient également. Même, les deux caravanes avaient fini par se joindre.

C’est dans ces circonstances que la caravane traversa une contrée assez bien cultivée, bien qu’aucune ville, aucun village ne fût en vue. Seulement, en pénétrant dans la forêt, les voyageurs se trouvèrent en présence d’une immense pagode presque en ruine, autour de laquelle des bonzes allaient et venaient.

Elle avait la forme d’une pyramide à étages, terminée par un sanctuaire ; de larges gradins conduisaient aux différentes plateformes entre deux rangées de statues colossales de Bouddha de granit alternant avec des figures monstrueuses d’animaux inconnus. On sentait que cette pagode avait été autrefois affectée au culte d’une religion sans doute à jamais disparue. Tout le long des murailles couraient des frises d’éléphants et de singes, au milieu d’un fouillis de feuilles et de fleurs.

Les voyageurs furent reçus par le supérieur de la pagode. Il mit à leur disposition les pièces les moins délabrées du monument. Les tirailleurs annamites et les porteurs chinois de M. Dubreuil dressèrent leurs tentes dans la forêt. Timothée Framm et ses hommes campèrent dans une autre partie de l’édifice.

La nuit se passa sans incident, mais, le lendemain, Germaine manifesta le désir de visiter la partie souterraine de la pagode sous la conduite d’un bonze et de Sa-Kun, M. Dubreuil et ses amis descendirent dans la crypte. Seuls, Timothée et Joe, refusèrent de les accompagner.

Pendant de longues heures, les voyageurs coururent les sombres galeries, recouvertes de sculptures et d’inscriptions étranges. L’or y était répandu à profusion, et les colossales statues brillaient à la lueur des torches, et les ombres que projetaient leur lumière tremblotante couraient fantastiques et terrifiantes, le long des murs.

Germaine s’émerveillait, rassurant Jeannik qui tremblait auprès d’elle. La jeune Bretonne, superstitieuse à l’excès, croyait voir, en ces divinités effrayantes, les gnomes et les korrigans des légendes de son pays. Elle craignait, à chaque instant, que quelque monstre ne lui jetât un sort, et elle se signait continuellement. Germaine la plaisantait gaiement, quand tout-à-coup elle eut elle-même une appréhension.

– Si nous allions nous perdre, dans ce labyrinthe, dit-elle d’une voix émue.

– Il n’y a rien à craindre, dit Jean qui se tenait près de la jeune fille, le bonze qui nous conduit connaît admirablement son chemin, et même si cet accident nous arrivait, le supérieur enverrait à notre recherche.

Et ils continuèrent d’avancer. Ils parvinrent ainsi jusque dans une sorte de chapelle où se dressait une statue de Bouddha. L’entrée en était étroite : le guide s’effaça pour laisser passer les visiteurs ; mais à peine Sa-Kun, qui marchait le dernier, eût-il franchi l’étroite ouverture, que le guide poussait rapidement une porte massive et fermait la chapelle.

Puis il s’enfuyait à toute vitesse le long des souterrains.

Au bruit que fit la porte en se refermant, Georges Fromentier s’était retourné, et n’apercevant plus le passage par où il était venu, il s’écria :

– Nous sommes trahis ! nous sommes enterrés vivants !

Jeannik s’évanouit : Jean s’empara de la main de Germaine et lui dit à l’oreille :

– Soyez sans crainte, chère Germaine…

– Je n’ai pas peur, répondit la vaillante jeune fille.

Onésime criait que c’était encore un nouveau coup de Timothée et de Joe, et que, s’il s’échappait, ils auraient affaire à lui. M. Dubreuil était calme et Sa-Kun, comme si rien d’anormal ne se fût passé, éteignait toutes les torches, sauf celle qu’il tenait à la main et inspectait minutieusement les murs du sanctuaire.

– Qu’allons-nous devenir ? gémissait Jeannik qui était revenue à elle.

– Voyons, ne pleure pas, Jeannik, dit Germaine. Tout n’est pas perdu encore. Si, comme je le suppose, notre captivité vient du seul fait de notre guide, il n’est pas douteux que l’on ne vienne à notre secours. Si, au contraire, nous avons été enfermés sur l’ordre du supérieur de la pagode, c’est que cet homme espère tirer de nous une forte rançon : il a donc tout intérêt à ne pas nous tuer.

– Et si, interrompit Jean, il a ainsi agi à l’instigation de Timothée, comme j’en suis convaincu, croyez-vous qu’il reculera devant un meurtre ?…

– La situation effrayante où nous nous trouvons, vous a fait perdre la tête, mon cher Jean. Pourquoi accuser Timothée Framm sur de simples présomptions ?

En disant ces mots, Germaine regarda Jean Cascaret avec un air de reproche. Il ne répondit pas.

Cependant, les quatre hommes tenaient conseil. Sa-Kun, qui avait exploré le souterrain, déclarait toute tentative de fuite impossible.

– Il vaut mieux attendre, dit-il. Bien que ces souterrains s’étendent fort loin, nous devons cependant être tout près de la pagode. Le guide nous a fait faire beaucoup de détours, et cela dans le but de nous égarer. J’espère qu’avant peu nous saurons à quoi nous en tenir. Attendons.

Les heures s’écoulèrent lentement. Enfin, un léger bruit se fit entendre : une sorte de lucarne s’ouvrit dans la muraille et une personne, invisible dans l’ombre, fit passer une corbeille pleine de provisions.

Tous s’approchèrent. M. Dubreuil voulut interroger le mystérieux pourvoyeur, mais il n’obtint aucune réponse. Cependant la lucarne restait ouverte : les captifs, anxieux, écoutaient si quelque bruit se faisait entendre ; mais le souterrain était retombé dans le silence.

Tout à coup, la lucarne se referma brusquement.

– Nous ne sommes pas abandonnés, dit enfin M. Dubreuil. Allons, Germaine, sois forte, et vous, mes amis, courage.

À leur grand étonnement, il leur sembla entendre, dans les profondeurs mystérieuses du souterrain, un bruit de voix étouffé et comme un écho faible et lointain, et cette voix répétait le dernier mot de M. Dubreuil :

– Courage !

Georges Fromentier tressaillit. Était-ce une illusion ? Il avait cru reconnaître cette voix amie ; il lui semblait l’avoir entendue bien longtemps auparavant. Ses compagnons n’étaient pas moins émus : ils n’étaient donc pas tout à fait abandonnés ; quelqu’un veillait sur eux.

Mais qui cela pouvait-il être ?

Ils restèrent quelque temps immobiles, prêtant l’oreille, espérant que la mystérieuse voix se ferait de nouveau entendre. Mais le sanctuaire et les souterrains de la pagode étaient redevenus silencieux. Les prisonniers ne percevaient plus d’autre bruit que les battements de leur cœur et le bourdonnement de leur sang dans les artères.

Jeannik, à genoux, priait. M. Dubreuil et ses amis demeurèrent longtemps sans parler. À la fin, l’ingénieur rompit le silence.

– Nous avons été dupes d’une illusion, mes amis, dit-il. Ce n’est qu’un écho.

– Je ne le pense pas, mon père, dit Germaine, car la voix avait une autre intonation que la vôtre.

– C’est peut-être un effet de la distance ?

– Il m’a semblé, dit Jean, reconnaître une voix de femme.

– Mais quelle femme pourrait s’intéresser à nous ? répliqua l’ingénieur. Croyez-moi, nous avons eu affaire à un simple phénomène d’acoustique, voilà tout.

Seul, Georges Fromentier ne fit pas part de ses impressions, et pendant que Sa-Kun disposait les provisions sur la table de l’autel, il se plongea dans ses réflexions.

Les captifs mangèrent néanmoins de bon appétit ; puis, s’accommodant tant bien que mal de leur prison, ils s’endormirent.

Sa-Kun, seul, veillait ; une torche à la main, il continuait son inspection du sanctuaire. La lucarne qui s’était ouverte et refermée si brusquement était située à droite de l’idole. Il y avait donc un chemin, par là. Il passa ainsi une partie de la nuit en recherches. Enfin, il eut un sourire de satisfaction.

– Bon, fit-il, les maîtres seront contents.

Et il s’endormit à son tour.

Quand il s’éveilla, sa torche brûlait encore ; elle était sur le point de s’éteindre. Il en alluma une nouvelle, réveilla ses compagnons, et leur dit :

– Venez !

– Mais où veux-tu nous mener ?

Sa-Kun ne répondit pas : il se dirigea vers la muraille, appuya son doigt sur un bouton de lotus merveilleusement sculpté, et, à la grande stupéfaction de ses compagnons, un pan de muraille tourna sans bruit, découvrant l’entrée d’un escalier étroit en même temps qu’une bouffée d’air frais pénétrait dans le sanctuaire.

– Venez ! dit Sa-Kun, nous sommes sauvés !

Et il s’engagea le premier dans l’escalier. Tous l’imitèrent, et après quelques minutes d’ascension, ils se trouvèrent en pleine forêt, à quelques centaines de mètres du campement du sergent Paulet.

Le jour n’était pas encore venu. M. Dubreuil donna l’ordre de lever le camp et répondit au sous-officier qui lui demandait des détails sur sa longue absence :

– Plus tard, mon ami, plus tard. Pour le moment il faut nous éloigner au plus vite.

En un clin d’œil, tout fut prêt et la caravane disparut sous les arbres de la forêt, toujours suivie du mystérieux palanquin.

Le soleil était levé depuis longtemps et la caravane était déjà loin de la pagode, quand elle fut rejointe par Timothée Framm.

– Ma foi, monsieur, dit-il à l’ingénieur, je crois que vous êtes pressé. Parti avant le jour et sans me prévenir…

– Dites plutôt enfui, répliqua un peu brusquement M. Dubreuil. Confiant dans la loyauté du supérieur de la pagode, j’ai visité les souterrains, mais, en vérité, je m’attendais peu à voir un prêtre violer ainsi les lois sacrées de l’hospitalité, en nous enfermant, mes compagnons et moi, dans une sorte d’oubliette. C’est le second accident qui nous arrive depuis que nous suivons la route de terre. Je crois que quelqu’un cherche à m’empêcher d’arriver au Thibet : j’ignore qui ; je le saurai peut-être et je ne suis pas éloigné de croire que cet individu a été pour quelque chose dans l’attaque de mes jonques.

Timothée Framm avait écouté M. Dubreuil sans chercher à l’interrompre.

– Eh bien ! monsieur, dit-il, je vous aiderai à retrouver le coupable. Ce matin, ne vous voyant pas, je vous ai cherché à votre campement, mais vous étiez parti, et un bonze qui m’accompagnait m’ayant affirmé vous avoir vu lever le camp avant le jour, je me suis lancé à votre poursuite. C’est tout ce qu’il m’a dit, et j’ignorais la tentative d’emprisonnement commise à votre égard.

L’entretien en demeura là. L’ingénieur n’était pas d’humeur à causer, non plus que ses compagnons.

Timothée sentait une hostilité sourde se lever contre lui et il rejoignit, en toute hâte, Joe Murdock qui chevauchait en tête de ses porteurs.

Depuis le matin, Georges Fromentier était taciturne. Au lieu de marcher à côté du palanquin de sa fiancée, il avait abandonné sa place à Jean, et il chevauchait en tête de l’arrière-garde, avec Sa-Kun.

En ce moment, la caravane traversait le nord de la province du Yun-Nam, et Georges se rappelait avec amertume la disparition de sa fiancée, Andrée Dubreuil. Elle était morte, à présent, mais son souvenir était toujours vivant dans le cœur du jeune homme. Et Georges se plongeait dans ses réflexions, songeant à sa bien-aimée.

Il voulut revoir son portrait, et il tira de l’écrin dans lequel il la renfermait la photographie d’Andrée Dubreuil. Mais il faillit laisser échapper le médaillon qui la contenait.

À la place du ruban de crêpe qui entourait le portrait, un ruban de soie bleue avait été substitué.

CHAPITRE II

Timothée Framm, et surtout Joe Murdock, étaient fort irrités et en même temps fort surpris de la façon merveilleuse dont M. Dubreuil et ses amis étaient parvenus à s’échapper des souterrains de la pagode. Les deux Anglo-Saxons soupçonnaient vaguement le rôle qu’avait joué Sa-Kun dans cette évasion ; mais le fait n’en demeurait pas moins pour eux inexplicable, entouré d’un impénétrable mystère.

Timothée Framm était aussi fortement intrigué par ce palanquin, toujours hermétiquement clos, qui suivait la caravane, et dont la troupe des porteurs bouddhistes surveillait jalousement les abords.

– Il y a là, disait-il à son domestique Joe Murdock, quelque chose que je ne m’explique pas. Ce palanquin nous portera malheur.

– Laissez-moi agir, dit le perfide Écossais ; je vais faire tout mon possible pour éclaircir le mystère. Je vais faire causer les porteurs bouddhistes : moyennant quelques sapèques, ils me diront tout ce que je voudrai.

– Soit, approuva Timothée Framm ; sois habile et tâche de n’éveiller aucun soupçon. Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir au sujet de ce palanquin.

À la halte qui eut lieu un peu avant le déjeuner, Joe Murdock s’approcha du palanquin autour duquel les porteurs formaient une haie infranchissable.

L’Écossais, depuis longtemps en Orient, parlait fort bien le chinois. Il s’approcha d’un des porteurs, sur lequel il avait jeté son dévolu à cause de sa mine naïve, et, le saluant avec son sourire le plus aimable, il lui offrit une pipe de tabac et l’engagea à boire une gorgée de l’excellent wiskey dont était remplie sa gourde de voyage.

– Voilà, dit Joe Murdock, quelque chose qui vaut mieux que votre mauvais alcool de riz auquel il reste toujours un goût de grain moisi.

– Oui, illustre seigneur de l’Occident, répondit le Chinois, ton vin est excellent.

– Je t’en donnerai toute une bouteille, et de plus un tael d’argent, mais à une condition.

Les petits yeux bridés du Chinois étincelèrent de cupidité :

– Que faudra-t-il faire pour cela ? demanda-t-il.

– Oh ! c’est bien facile. Nous autres, hommes de l’Occident, nous sommes un peu curieux. Je veux seulement que tu me dises quelle est la dame qui se cache dans le palanquin ? Et pourquoi votre chef, Sa-Kun, s’approche toujours d’elle comme pour lui demander des ordres ?

Le Chinois allait répondre, lorsque Sa-Kun, lui-même, surgit brusquement, et se plaçant entre l’Écossais et le Chinois :

– Tu sais, dit-il sévèrement à ce dernier, que je t’ai défendu d’adresser la parole aux diables occidentaux et d’accepter leurs présents.

Et comme le Chinois balbutiait des excuses :

– Si jamais pareille chose t’arrive de nouveau, continua Sa-Kun, tu seras chassé de l’escorte. Va et sois fidèle et obéissant à l’avenir.

Le porteur chinois, heureux d’en être quitte à si bon marché, se retira en faisant force révérences.

Cependant, Joe Murdock était en proie à une évidente colère. Il avait assisté à ce dialogue, tout frémissant d’indignation. Ce fut d’un ton plein d’arrogance qu’il dit à Sa-Kun :

– Pourquoi m’empêches-tu de parler à tes porteurs ? Tu n’es rien, ici. Je me plaindrai aux chefs de l’expédition, qui te congédieront.

Sa-Kun, qui semblait fort amusé de la colère de Joe Murdock, eut un malicieux sourire.

– Les chefs de l’expédition ne t’écouteront point, répondit-il posément ; tu oublies que nous n’avons pas les mêmes maîtres. Tu obéis à Timothée Framm, tandis que moi j’obéis à l’ingénieur Dubreuil. Je ne vais pas parler aux gens de ta troupe : par conséquent il est juste que tu n’adresses pas la parole à mes porteurs.

L’Écossais ne s’était pas attendu à une aussi verte réplique. Il dédaigna de répondre et s’éloigna en haussant les épaules et en maugréant.

Sa-Kun, après s’être entretenu quelques instants avec la mystérieuse habitante du palanquin, alla rendre compte de la tentative de Joe Murdock à l’ingénieur Dubreuil.

Celui-ci n’en fut nullement surpris.

Depuis les événements de la veille, il avait conçu les plus véhéments soupçons contre Timothée Framm et contre ses domestiques.

Un grand froid régnait entre les Anglais et les Français.

Cependant tout le monde se réunit pour le déjeuner, auprès d’une source, sous un petit bosquet de pins, à l’ombre desquels la halte avait été organisée.

Le repas, de part et d’autre, fut silencieux.

Jean Cascaret jetait à Timothée Framm des regards chargés de haine et de méfiance ; l’ingénieur Dubreuil était grave, et Germaine qui s’apercevait que les prédictions de Jean commençaient à se réaliser et que les craintes de Jeannik étaient fondées, gardait une réserve extrême et ne prononçait que de rares paroles.

Quant à Georges Fromentier, il était comme perdu dans un rêve.

Toutes ses pensées étaient concentrées vers Andrée Dubreuil, sa fiancée disparue.

Très sentimental et très impressionnable, Georges se fortifiait de plus en plus qu’Andrée ne pouvait être morte. Elle avait disparu ; mais, en somme, on n’avait jamais eu aucune preuve certaine de sa mort, et de secrets pressentiments lui disaient qu’il la retrouverait un jour.

Jusque-là, ses idées étaient demeurées à l’état latent pour ainsi dire, et le temps et la résolution qu’il avait prise de demander la main de Germaine, la sœur de sa fiancée perdue, avaient peu à peu atténué ses regrets et ses chimériques espoirs.

L’inexplicable incident de la veille, le ruban de deuil transformé en un ruban couleur d’azur autour du portrait de la jeune fille, était venu réveiller ses espoirs, et ses souffrances étaient maintenant plus vivaces que jamais.

– Non, songeait-il, il est impossible qu’Andrée, si robuste, si courageuse, si intelligente, ait pu succomber comme une femme ordinaire. Elle est, sans doute, prisonnière dans quelque forteresse lointaine ; mais elle vit, je le jurerais. Il y a, dans les événements qui viennent de se succéder depuis quelques jours, quelque chose de miraculeux et de providentiel ; la façon inattendue dont cette expédition s’est organisée, en nous dirigeant justement vers cette province du Yun-Nam, la seule où Andrée ait pu être conduite par ses ravisseurs, ce ruban, ces pressentiments qui me tourmentent, tout cela, comme une voix mystérieuse, me crie que ma fiancée n’est pas morte et que je la retrouverai.

Depuis que ces idées s’étaient emparées de lui, Georges, qui avait en toutes choses des scrupules d’une délicatesse extraordinaire, se faisait, pour ainsi dire, un point d’honneur de ne plus faire la cour à Germaine : il eût cru faire en quelque sorte, une infidélité à Andrée, depuis qu’il était persuadé qu’elle vivait encore.

Après le déjeuner, pendant lequel Timothée Framm n’avait pas desserré les dents, la caravane se remit en marche, à travers une superbe région coupée de bois et de cultures.

Timothée Framm et Joe Murdock cheminaient côte à côte et formaient de nouveaux projets contre l’expédition française.

– Nous avons eu tort, dit Timothée Framm, de nous montrer d’aussi mauvaise humeur. Il faut, de toute façon, faire des efforts d’amabilité pour regagner la confiance de l’ingénieur Dubreuil et de ses amis. Nous n’avons pas été heureux dans notre première tentative, mais les occasions ne nous manqueront pas. Il faut bien se dire qu’une entreprise comme la nôtre ne va pas sans quelque difficulté.

– Je crois avoir trouvé un excellent moyen de nous débarrasser de Cascaret, ce misérable gamin qui nous déteste, fit Joe Murdock.

– Que comptes-tu faire ? Surtout, pas d’imprudences.

– N’ayez pas peur, mylord. Laissez-moi la responsabilité du tour que je veux lui jouer, vous en serez content.

– Et quand verrons-nous un échantillon de ton savoir-faire ?

– Sitôt que l’occasion s’en présentera, peut-être aujourd’hui. Mais il faut, pour cela, que nous traversions une ville chinoise de quelque importance.

Pendant que Joe Murdock et son maître s’entretenaient ainsi et combinaient de nouvelles machinations, dans le clan des Français, on discutait ferme, sur les événements de la veille.

M. Dubreuil, Georges Fromentier, Jean Cascaret et même Germaine et Jeannik, détestaient la posture incommode du voyage en palanquin, où l’on est obligé de se tenir assis à la turque, les jambes repliées.

Ils n’usaient de ce moyen de locomotion que lorsqu’il pleuvait à verse, ou lorsqu’ils se trouvaient par trop fatigués ; le reste du temps, ils préféraient aller à pied ou à cheval. Germaine était très bonne écuyère et elle faisait évoluer, en amazone consommée, son petit cheval de race tartare, à peine plus haut qu’un poney. Ces chevaux sont accoutumés à aller à l’amble, ce qui fait qu’on y est très doucement porté.

Germaine occupait le centre du groupe des cavaliers, et l’on gravissait, tout doucement, en causant, une pente assez rapide.

– Je suis sûr, s’écriait Jean, que c’est ce maudit Anglais qui a failli nous faire emprisonner dans les souterrains de la pagode. Si j’en avais la preuve, je lui brûlerais la cervelle à l’instant même.

– Je ne puis croire à tant de scélératesse.

– Ni moi, dit Germaine. Car enfin, je ne vois pas quel intérêt il aurait à se débarrasser de nous ?

– Dame, fit Jean, puisqu’il est amoureux de vous, Germaine. Vous savez que les amoureux vraiment épris ne reculent devant rien.

La jeune fille sourit.

– Vous êtes trop romanesque, monsieur Jean, et Timothée Framm n’a pas l’air d’un soupirant assez fougueux pour se livrer à de pareils excès.

– Eh ! qui sait ?

– D’ailleurs, ce serait fort mal raisonner. Il devrait savoir qu’il n’obtiendra jamais rien par la violence. C’est un bien mauvais moyen de gagner mes bonnes grâces que de nous faire emprisonner, mon père, mes amis et moi-même.

– Écoutez, interrompit M. Dubreuil, je crois qu’il y a autre chose. Je redoute que Timothée Framm ne connaisse le véritable but de notre voyage. J’ai, là-dessus, des craintes que je n’ose vous exprimer en entier. Autrement, sa conduite est inexplicable.

Germaine voulut rassurer son père.

– Je crois que vous vous trompez, mon cher père. Timothée Framm se prétend innocent et je le crois.

– Je ne suis pas de votre avis, murmura Jean.

– Moi, dit l’ingénieur, je reste dans le doute, et j’en conclus que sans nous brouiller ouvertement avec l’Anglais, il faut surveiller attentivement ses faits et gestes, et ne lui accorder aucune espèce de confiance. Son domestique, Joe Murdock, me paraît un véritable gibier de potence.

La conversation en était là, lorsque Timothée Framm, mettant son cheval au galop, rejoignit les Français. Il s’efforça de faire preuve d’amabilité, raconta spirituellement à Germaine plusieurs aventures qui lui étaient arrivées au cours de ses voyages, et fit tous ses efforts pour effacer la mauvaise impression produite par ses allures louches.

Mais il eut beau faire, malgré la politesse dont tout le monde fit preuve à son égard, il s’aperçut bien qu’il avait perdu la confiance générale et que tout le monde, y compris Germaine, lui montrait une froideur marquée.

Quant à Georges Fromentier, perdu dans ses rêveries, il n’avait pas prononcé une parole depuis le déjeuner.

L’expédition avait marché pendant environ deux heures, lorsqu’elle arriva en vue d’une ville chinoise assez populeuse et dont les toits de tuiles coloriées, espacées par des bouquets de beaux arbres, formaient un paysage du plus riant aspect.

Anglais et Français défilèrent par la principale rue de la ville, sous l’œil étonné des badauds chinois et mongols, et se rendirent au palais du mandarin-préfet pour y montrer leurs passeports et leurs lettres de recommandation, comme d’habitude.

Le préfet, un grand vieillard osseux, à longues moustaches pendantes, offrit poliment aux Européens une collation de gâteaux, de fruits et de vin de riz. Il avait été autrefois à Canton, et savait quelques mots d’anglais et de français.

Les Européens passèrent en sa compagnie deux heures, fort agréablement.

Cependant, au grand mécontentement de Jean Cascaret, Joe Murdock, qui était resté quelque temps dans le vestibule à attendre son maître, avait disparu ; mais il ne tarda pas à revenir, l’air empressé et souriant, et Jean, tout au plaisir de questionner le mandarin et de plaisanter avec Germaine, n’y pensa plus.

Cependant, les inquiétudes de Jean, étaient, on va le voir, fort justifiées.

Le vestibule où Joe avait attendu son maître était décoré avec beaucoup de goût d’inscriptions sur soie, d’armes, de porcelaines, de bibelots rares et anciens de toute espèce.

Mais, ce qui frappa surtout le sournois Écossais, ce fut un petit Bouddha d’or massif, placé dans un angle du vestibule, sur une console incrustée de jade et d’ivoire.

Joe ne put retenir une exclamation de joie :

– Voilà précisément ce qu’il me faut ! s’écria-t-il.

Et sans perdre un instant, il s’empara de la précieuse figurine et courut en toute hâte du côté de l’expédition dont les chevaux et les porteurs reposaient paisiblement à l’ombre d’une avenue de sycomores qui précédaient un temple bouddhique.

Au moment où l’on avait fait halte, Joe avait eu soin de déposer les bagages de Timothée Framm à côté de ceux de Jean Cascaret.

Il ouvrit une des cantines du jeune homme et y glissa le Bouddha d’or.

Son coup fait, le misérable jeta un regard autour de lui : personne ne l’avait vu. Tous les porteurs sommeillaient, la tête appuyée sur leurs ballots.

La mystérieuse litière, toujours close de ses rideaux, se trouvait déposée à quelque distance, et il sembla bien à Joe qu’un des rideaux de soie qui la fermaient avait remué : mais ce pouvait être le vent ou un mouvement inconscient de la mystérieuse personne qui se dérobait ainsi à tous les regards.

Il n’y avait aucune raison pour que l’hôte inconnue du palanquin eût précisément soulevé les rideaux, au moment où il faisait son coup. D’ailleurs, il avait une excuse toute trouvée. Il dirait qu’il s’occupait des bagages de son maître, et personne ne pourrait lui prouver le contraire.

Prenant mille précautions pour ne pas réveiller les porteurs endormis, Joe regagna en toute hâte le palais du mandarin où sa disparition avait été à peine remarquée.

Quand, deux heures plus tard, la caravane se mit en route et sortit de la ville, Joe raconta à son maître ce qu’il venait de faire, et celui-ci l’approuva pleinement.

– C’est fort bien, dit-il. Cascaret, convaincu de vol, restera peut-être à pourrir dans quelque prison chinoise. En tout cas, il sera perdu dans l’esprit de Germaine et de son père. Je suis curieux de voir ce qui va se passer et comment le digne mandarin va supporter la disparition de sa petite divinité domestique.

Le résultat de la scélératesse de Joe ne se fit pas attendre. La caravane était à peine à quelques centaines de mètres des portes de la ville, qu’une troupe de cavaliers, au centre desquels se trouvait le mandarin-préfet, la rejoignit en toute hâte.

En voyant arriver les Chinois à bride abattue, le sergent Paulet avait fait former le carré à ses tirailleurs annamites. Les hommes de l’escorte armée de Timothée Framm en avaient fait autant.

Chacun s’attendait à de graves événements.

Cependant, arrivés à quelque distance de la caravane, les cavaliers s’arrêtèrent net.

Le préfet, escorté de ses deux secrétaires, mit pied à terre, et d’un air plein de dignité et de résolution, il demanda à parler à M. Dubreuil et à Timothée Framm.

Les deux Européens firent mettre bas les armes à leurs hommes et reçurent le préfet avec tout le respect que comportait son rang.

– Nobles seigneurs, commença le préfet, j’ai donné hier l’hospitalité aux Occidentaux, je les ai accueillis non comme des étrangers, mais comme des frères ; pourquoi n’ont-ils pas agi de même envers moi ?

– Que voulez-vous dire ? s’écria Timothée Framm avec un feint étonnement.

– Je veux dire, répliqua gravement le mandarin, que les lois de l’hospitalité ont été violées. On a dérobé un objet précieux dans ma propre demeure, et, chose plus grave, cet objet était une représentation d’une divinité reconnue de l’empire chinois. Je ne puis vous laisser poursuivre votre route avant de savoir quel est celui de vos hommes qui a commis le larcin.

Ce ne pouvait être un homme de l’escorte, aucun d’eux n’ayant mis le pied dans le palais du préfet.

– C’est un crime abominable ! s’écria M. Dubreuil. Voici nos bagages, visitez-les. Et quel que soit le coupable, il sera châtié comme il le mérite.

– Voici mes bagages, continua Timothée, je fais le serment d’abandonner le coupable à votre justice.

– Il mérite d’être fusillé, gronda le sergent Paulet.

La visite commença par les bagages de M. Dubreuil et de ses amis.

Joe Murdock attendait avec impatience le moment où le Bouddha serait découvert dans la cantine de Cascaret. Aussi, son désappointement et son étonnement furent-ils grands, quand il vit que cette visite avait été infructueuse.

Il jeta un rapide coup d’œil à son maître. Celui-ci, non moins étonné, ouvrait maintenant ses cantines.

L’on ne trouva rien. Joe respira.

– Cascaret a dû se douter du mauvais tour que je lui ai joué, se dit-il. Pour ne pas être compromis, il aura caché la statue dans la charge de l’un de ses porteurs.

Tout en monologuant de la sorte, il tendit ses bagages à l’officier chinois. Tout à coup, il poussa un juron étouffé en apercevant, au milieu de son linge, le Bouddha d’or. Il n’en croyait pas ses yeux : il jetait autour de lui des regards effarés.

– Que l’on s’empare de cet homme, dit le mandarin, et qu’on lui donne vingt coups de rotin sur la plante des pieds.

Timothée intervint.

– Un instant, fit-il, cet homme est sujet anglais : il ne peut être bâtonné.

– Cet homme est un voleur, reprit le mandarin, et il sera bâtonné. N’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure, que vous abandonniez le coupable à ma justice ? Pourquoi le défendez-vous ? Vous revenez sur votre parole ? Seriez-vous son complice ?

Timothée Framm, à ces paroles, ne put retenir son indignation. Mais, comme il n’était pas le plus fort, il jugea prudent de ne pas faire d’esclandre.

Il offrit alors de racheter, moyennant finances, la punition de son domestique.

Le mandarin réfléchit un instant.

– Donnez-moi cinquante taels, dit-il enfin, et votre domestique ne recevra que dix coups de rotin.

Cela ne faisait pas l’affaire de l’Anglo-Saxon et il entama une nouvelle discussion avec le mandarin qui ne voulait rien entendre. M. Dubreuil essaya vainement de calmer la colère de Timothée Framm.

– Cependant, monsieur Framm, dit Germaine, il est juste que Joe soit puni. C’est évidemment bien pénible pour ce pauvre garçon ; mais il faut un exemple, si Joe n’est pas bâtonné pour le crime qu’il a commis, les porteurs se croiront le droit de tout faire impunément, nous n’aurons plus d’autorité sur eux, et Dieu sait ce que nous réserve l’avenir.

Bon gré, mal gré, Timothée Framm paya les cinquante taels et Joe reçut dix coups de rotin sur la plante des pieds, c’est-à-dire quarante, le mandarin ayant amené avec lui quatre bourreaux.

À la suite de cette exécution, Joe fit panser ses pieds ensanglantés : il fut couché dans un palanquin, et la caravane poursuivît sa route, pendant que le mandarin, heureux d’avoir retrouvé son idole, regagnait la ville avec toute sa suite.

Timothée Framm marchait à côté de la litière où Joe gémissait.

– Vois-tu, Joe, nous n’arriverons à rien, disait le reporter, tant que nous resterons avec M. Dubreuil. Je ne sais quelle puissance occulte les protège. La religieuse enfermée dans le palanquin est certainement pour quelque chose dans cette aventure.

Timothée Framm ne croyait pas si bien dire. En effet, au moment où Joe Murdock s’éloignait après avoir mis le Bouddha dans la cantine de Cascaret, les rideaux du palanquin s’étaient entr’ouverts et une petite main blanche avait fait un signe. Sa-Kun était aussitôt accouru, et à la suite d’un court conciliabule avec la mystérieuse recluse, il avait glissé la statuette d’or dans le bagage du perfide Écossais.

– Ce qu’il y a de mieux à faire, continua Timothée Framm, c’est d’abandonner immédiatement la caravane. Nous pourrons agir avec plus de liberté, et nous aurons plus de chances de réussir. Dans un instant, ce sera chose faite.

Et, piquant des deux, il gagna la tête de la caravane. Il s’approcha de M. Dubreuil, et lui dit :

– L’état de faiblesse de Joe Murdock ne me permet pas de continuer ma route avec vous, du moins pour le moment. Je rencontre trop d’obstacles sur mon chemin, et ma présence dans la caravane devient inutile, pour ne pas dire intolérable. Je suis entouré d’ennemis, j’en suis certain : je vais donc me séparer de vous, et cela définitivement.

– Monsieur, interrompit M. Dubreuil, je ne saurais supporter un pareil langage. Jusqu’ici, les obstacles que vous prétendez rencontrer ne vous ont porté aucun préjudice : si votre domestique a reçu la bastonnade, avouez qu’il l’a méritée. Quant aux ennemis que vous croyez avoir parmi vous, détrompez-vous : personne, ici, ne vous en veut, et moi moins que tout autre. Libre à vous de vous retirer quand il vous plaira : vous nous avez offert de nous accompagner, sous le prétexte qu’une caravane plus nombreuse en imposerait plus aux ennemis que nous pourrions rencontrer. Nous avons accepté loyalement votre proposition. Aujourd’hui, vous aimez mieux être seuls : je n’ai aucune raison de vous retenir. Mais, croyez bien que, partout où nous vous rencontrerons, nous serons heureux de vous revoir. Adieu, mylord.

Timothée Framm salua à la ronde, sans un mot, et rejoignit Joe Murdock.

Il fit un signe à Lu-Tchang, le chef de ses porteurs, qui arrêta ses hommes ; et, du haut de son cheval, Timothée Framm regarda s’éloigner la caravane de M. Dubreuil et la suivit des yeux jusqu’à ce que le palanquin mystérieux eut disparu sous les arbres de la forêt prochaine.

M. Dubreuil et ses amis étaient heureux de la détermination qu’avait prise l’Anglo-Saxon.

– Bon voyage ! avait fait ironiquement Jean, quand le reporter s’était retiré.

Il était si content, qu’il ne cessait de rire et de galoper autour du palanquin où Germaine et Jeannik se trouvaient en ce moment.

– Vous êtes trop gai, mon cher Jean, dit Germaine : vous allez nous porter malheur.

– Mais non, mademoiselle, le jeteur de sort, le mauvais œil, n’est plus là. Il n’y a plus rien à craindre.

– Je vous crois, fit M. Dubreuil ; mais qui vous dit qu’en nous quittant, il ne prépare pas contre nous quelque embuscade ? Vous oubliez facilement vos rancunes.

– C’est ma foi vrai, répliqua Jean. Mais qu’il ne s’approche pas trop de moi ; il pourrait lui en cuire.

– Allons, monsieur le matamore, dit doucement Germaine, ne vous emportez pas, maintenant.

Jean vint ranger son cheval auprès du palanquin de la jeune fille et lui dit avec une gravité, comique :

– Me voilà tranquille. Il faut bien que je fasse tout ce que vous voulez : êtes-vous contente ?

La jeune fille rougit imperceptiblement et détourna la tête en souriant.

CHAPITRE III

Le soir du quatrième jour qui suivit le départ de Timothée Framm et de son domestique, la caravane campa sur les bords d’un lac.

M. Dubreuil résolut de séjourner quelque temps en cet endroit afin de faire reposer ses porteurs et pour étudier à loisir la carte du pays où il allait s’engager.

La contrée était montagneuse, et le lac auprès duquel se trouvaient M. Dubreuil et ses amis occupait le fond d’une vallée dont les coteaux étaient couverts d’une riche végétation.

L’aspect du lac était vraiment féerique ; sur de vastes espaces, il était entièrement recouvert de nénuphars dont les larges feuilles, étalées à la surface des eaux, formaient d’immenses tapis de verdure qu’émaillaient les fleurs de diverses couleurs.

Jean et Germaine ne pouvaient se lasser d’admirer ce ravissant spectacle. Les corolles blanches, jaunes, rouges et rose pâle des nénuphars attiraient leurs regards. Elles étaient grosses comme des pavots et s’étendaient à perte de vue, mariant agréablement leurs nuances.

– Décidément, ce pays est enchanteur, disait Jean. Quel calme ! Quel délicieux climat !

– Quelles belles fleurs ! ajoutait Germaine.

M. Dubreuil s’amusait fort de leur enthousiasme.

– Vous ne songez, tous deux, dit-il, qu’au plaisir des yeux. Mais, savez-vous que ces beaux nénuphars sont l’objet d’un commerce important ?

– Et qu’en fait-on ? demanda Jean étourdiment.

– Le cien-hoa, tel est le nom que les Chinois donnent au nénuphar, fournit une graine excellente que l’on mange comme nous nous mangeons les noisettes, en Europe. Sa racine est délicieuse, et les Chinois la conservent dans du vinaigre, et s’en servent comme cornichons pour manger avec le riz : elle fournit en outre une riche farine qui, mélangée au lait, donne une bouillie très appréciée. On la sert encore crue comme un fruit. Enfin les feuilles desséchées sont mélangées au tabac pour en adoucir l’âcreté.

– Mais c’est une plante à tout faire ! s’écria Jean, qui ne détestait pas les « à-peu-près », même mauvais.

– Alors, père, ces belles fleurs que nous voyons là ne sont pas sauvages ?

– Ce sont certainement des plantes cultivées. Leur abondance et la régularité avec laquelle elles sont disposées me le font supposer.

– Tiens, si nous pêchions à la ligne ! fit Jean, en voyant un énorme poisson bondir au-dessus de l’eau : je mangerai bien une friture.

– Inutile d’apporter des lignes, dit Georges Fromentier ; le premier pêcheur venu te procurera plus de poisson en un quart d’heure que tu n’en pourras manger.

– Et comment cela ?

– Avec ses cormorans.

– Ah ! oui, la pêche au cormoran, le Robinson suisse, l’Abandonnée de l’Île fumante ! Tu crois à ça, toi ?

– Si j’y crois ! Tiens ! voilà justement un pêcheur ; tu vas le voir à l’œuvre.

– Ses cormorans plutôt, fit Germaine en riant.

Georges Fromentier héla le pêcheur qui s’apprêtait à gagner le milieu du lac sur une misérable barque. Deux ou trois cormorans, attachés par la patte, étaient perchés sur les bords de l’esquif.

– Tiens, lui dit le jeune homme en lui jetant une ou deux ligatures de sapèques, prends-nous du poisson, mais pêche près du bord.

Ravi de cette aubaine inespérée, le pêcheur sauta dans sa barque et s’éloigna de quelques mètres, puis il ralentit sa marche. D’un léger coup de bambou, il avertit ses cormorans de s’apprêter à la pêche.

Les oiseaux plongèrent aussitôt et reparurent l’un après l’autre, un poisson dans le bec : ce petit jeu dura pendant près d’un quart d’heure, au grand amusement de Germaine et de Jean.

Le pêcheur ramena son butin et le remit à Georges.

– Mais comment se fait-il, dit Jean, que ces oiseaux ne mangent pas le poisson qu’ils prennent ?

– Le Chinois, né malin, répondit Georges en riant, connaissant la voracité proverbiale du cormoran, a pris soin d’enserrer le col des oiseaux qu’il dresse à la pêche dans un carcan de fer assez étroit pour empêcher le poisson d’être avalé. Ce n’est pas plus difficile que cela.

– Vive le Chinois ! s’écria Jean… et le Robinson Suisse ?

Tout le monde revint aux tentes, et Jeannik, accompagnée de l’inséparable Onésime, accommoda rapidement les poissons qui furent trouvés délicieux.

Quand M. Dubreuil eut jugé suffisant le repos qu’il avait accordé à ses hommes, il annonça que l’on continuerait le voyage dès le lendemain. Il décida que les porteurs et les tirailleurs annamites, sous la conduite du sergent Paulet, contourneraient le lac avec les palanquins, pendant qu’il le traverserait avec ses compagnons sur un radeau remorqué par des jonques armées de rameurs.

L’on partit de bonne heure, et comme une brise fraîche soufflait, le capitaine des jonques fit hisser les voiles de bambou pour aider les rameurs. Les embarcations filaient rapidement à la surface des flots, mais elles durent ralentir leur marche : le lac était encombré de jardins flottants, au milieu desquels il fallait évoluer avec beaucoup de précautions.

Ce fut un nouveau sujet d’étonnement pour Jean. Cela lui paraissait phénoménal.

– Les jardins flottants, dit M. Dubreuil, sont construits avec de gros bambous, dont le bois résiste longtemps à l’action de l’eau. Sur ces radeaux, on apporte de grandes quantités de terre végétale, et au bout de peu de temps, grâce à l’activité des agriculteurs aquatiques, l’on voit s’élever de riches moissons, des plantations de toutes sortes, autour de riantes habitations.

– Et ces gens passent toute leur vie dans ces maisons flottantes ? demanda Germaine.

– Mais oui. Seulement, comme ils aiment le changement, de temps à autre, ils hissent des voiles, hommes et enfants s’arment de perches et d’avirons, et sous l’effort combiné du vent et de la manœuvre des bras, l’île flottante vogue vers des sites plus riants.

– Vraiment ! ces Chinois sont des gens ingénieux ! s’exclama Jean. Cette façon de profiter de tous les avantages que la nature nous fournit est merveilleuse : ils n’ont qu’à se baisser pour avoir tout ce qu’il leur faut, légumes, poissons, etc. Ils peuvent même chasser les oiseaux sauvages et élever leur bétail sur leurs jardins flottants.

L’on côtoya pendant quelque temps encore les îles flottantes. Déjà l’on approchait de la rive occidentale du lac : les nénuphars devenaient plus nombreux.

Assis à l’arrière du radeau, Germaine et Jean, qui ne pouvaient se lasser de contempler le spectacle magnifique qu’ils avaient sous les yeux, s’entretenaient joyeusement.

– Mais, fit tout à coup la jeune fille devenue soudain sérieuse, nous allons voyager maintenant dans une contrée presque inconnue, nous allons rencontrer des dangers à chaque pas.

– La caravane est assez forte pour résister à un coup de main, ma chère Germaine.

– C’est vrai, mais nous pouvons succomber sous les coups d’ennemis plus puissants et plus nombreux.

– Qu’importe ! ils ne nous arrêteront pas comme cela. Mais, ma chère Germaine, je comprends vos craintes. Me permettrez-vous, ajouta Jean avec un léger tremblement dans la voix, d’être votre chevalier ?

– Et pourquoi pas, mon ami ? fit Germaine en souriant.

– Parce que… parce que… cela n’est peut-être pas très convenable de ma part… de vous demander cela ?

Et il jetait un regard dans la direction de son cousin. Germaine surprit ce regard et demeura embarrassée. Elle resta quelques instants sans répondre : les scrupules de Jean étaient légitimes. Cependant, elle se ressaisit rapidement.

– Mais, mon cher Jean, répondit-elle, je ne vois pas ce qui vous retient en me faisant votre proposition. Elle n’a rien que de très naturel. Nous nous devons tous un mutuel appui, et je serais heureuse d’être sous votre protection.

Et elle lui tendit la main, que Jean baisa avec effusion.

Le radeau venait d’atteindre la rive. Les voyageurs débarquèrent, mais ils durent attendre quelque temps, les porteurs et les tirailleurs, qui venaient par la voie de terre, n’étant pas encore arrivés.

Cependant, ils ne tardèrent pas. Les tentes furent dressées de nouveau, sous les arbres d’une forêt qui s’étendait du lac jusqu’aux premiers contreforts de l’Himalaya, dont les voyageurs avaient aperçu, dans le lointain, les cimes gigantesques, aux neiges éternelles.

La forêt dans laquelle les voyageurs avaient campé était essentiellement composée de pins et de cèdres tellement nombreux que l’œil ne voyait plus au bout de quelques mètres qu’une sorte de rideau, ou plutôt de mur, d’écorce rougeâtre et grise. M. Dubreuil décida que l’on passerait la nuit dans cet endroit.

La chaleur était étouffante : tout le monde reposait dans le camp, et les sentinelles elles-mêmes somnolaient, appuyées sur leurs armes. Seul, Cascaret demeurait éveillé : il ne cessait de se retourner sur le lit de feuilles sèches, où il s’était jeté, dédaignant de se servir de son hamac.

Énervé, il sortit de sa tente, et se mit à rôder dans le camp. Tout à coup, il crut entendre du bruit dans la direction de la tente de Germaine. Au même moment, un cri déchirant retentit, et une voix appela au secours :

– À moi ! À moi !… Jean !

Le jeune homme s’élança et pénétra dans la tente de la jeune fille : il aperçut vaguement, dans l’ombre, deux corps qui se roulaient à terre. Il se pencha et saisit, au hasard, l’un des combattants : il reconnut un Chinois.

D’un coup de crosse de revolver, il l’assomma à moitié, et le tira hors de la tente, au moment où tout le monde accourait avec de la lumière.

Jean ne s’était pas trompé ; c’était bien un Chinois. Le coup qu’il avait reçu l’avait seulement étourdi, et il ne tarda pas à revenir à lui. Germaine en était quitte pour la peur : elle raconta comment au moment de s’endormir, elle avait été, tout à coup, assaillie par un individu qui avait dû se glisser par dessous la toile de sa tente.

On interrogea le Chinois sans retard. Il finit par avouer – après avoir été menacé de la torture – qu’il avait été envoyé en éclaireur par une troupe de pirates décidés à piller la caravane.

La présence d’une troupe de pirates dans cette contrée surprit beaucoup M. Dubreuil.

– Où sont tes camarades ? dit-il rudement au Chinois en armant son revolver.

– Là, répondit le Chinois, en indiquant du doigt les profondeurs de la forêt.

– Conduis-nous et ne nous trompe pas. Où est Sa-Kun ?

Comme il se retournait et cherchait des yeux le fidèle guide, il aperçut une lueur bleuâtre qui filtrait à travers les rideaux du mystérieux palanquin, et il distingua les porteurs chinois qui se tenaient armés jusqu’aux dents, et rangés en bataille. En même temps, Sa-Kun s’avançait et la lumière s’éteignait tout à coup.

– Tu vas veiller sur Germaine et Jeannik, lui dit l’ingénieur. Quant à nous, conduits par ce drôle, nous allons essayer de surprendre les pirates et leur infliger une leçon dont ils se souviendront.

L’ingénieur disposa les tirailleurs annamites en ordre de bataille, et la petite troupe s’engagea sous le couvert, guidée par le Chinois étroitement garrotté, que Jean et Onésime menaçaient de leurs revolvers.

– C’est là, dit tout à coup le Chinois en désignant une clairière qu’éclairait faiblement la lueur des étoiles.

Au signal donné par l’ingénieur, Européens et Annamites firent irruption dans la clairière et tombèrent sur les Chinois qui se défendirent mollement et furent massacrés jusqu’au dernier.

Le jour se leva sur cette scène de carnage. Mais quelle ne fut pas la stupéfaction des Européens, en reconnaissant, dans les pirates qu’ils avaient massacrés, les porteurs de Timothée Framm.

Jean et Onésime ne pouvaient contenir leur indignation.

La lâcheté de l’Anglo-Saxon les exaspérait, et ils voulaient, sur-le-champ, se mettre à sa poursuite.

– Mais, où le trouver ?

– Notre prisonnier nous guidera.

On courut le chercher, mais ils éprouvèrent une nouvelle déception. Dans la bagarre, une balle perdue lui avait fracassé la tête et l’avait tué sur le coup.

Cependant, Germaine, inquiète de la longue absence de son père, était venue le rejoindre.

– Vous accusez Timothée Framm, dit-elle, mais est-il vraiment coupable ? Tenez, voici ses bagages : peut-être a-t-il été massacré, ainsi que son compagnon.

C’était chose possible. M. Dubreuil fit opérer des recherches dans les environs, mais on ne découvrit aucune trace de Timothée Framm et de son domestique.

Pendant tout ce temps, Georges Fromentier n’avait pas prononcé une parole : il était retombé dans ses rêveries.

– Qu’a donc votre cousin ? demanda Germaine à Cascaret.

– Je ne sais ; depuis quelques jours, il devient de plus en plus sombre. Il a de fréquents conciliabules avec Sa-Kun, conciliabules d’où il revient accablé. Et la nuit, pendant son sommeil, je l’ai entendu à plusieurs reprises crier : Andrée ! Andrée !

– Pauvre Georges ! murmura la jeune fille. Il ne peut croire que ma pauvre sœur soit morte. Peut-être que lorsque nous serons loin du Yun-Nam, sa mélancolie l’abandonnera…

La jeune fille essuya une larme qui perlait à sa paupière, et, suivie de Jean, regagna le campement où M. Dubreuil donnait déjà le signal du départ.

CHAPITRE IV

Quand Timothée Framm eut vu disparaître la caravane de l’ingénieur Dubreuil, il entra dans une violente colère, et il passa sa mauvaise humeur sur Joe Murdock. Il accusa son complice de manquer d’initiative et de ne savoir préparer ses coups avec assez d’adresse.

Désormais il se chargerait lui-même d’empêcher M. Dubreuil d’arriver jusqu’au Thibet.

Joe Murdock ne répliqua pas. Il attendit patiemment que la colère de son maître fût tombée. Il se savait indispensable et il connaissait trop bien Timothée Framm pour croire un seul instant qu’il fût capable de se compromettre en quoi que ce soit.

Cependant, Timothée Framm avait eu un long entretien avec Lu-Tchang, le chef des porteurs.

Celui-ci, qui connaissait à merveille la contrée, se faisait fort de conduire l’Anglo-Saxon dans un endroit où pourrait être dressée une embuscade. Il prit donc des chemins peu fréquentés, connus de lui seul, évita le lac auprès duquel campait l’ingénieur et vint s’établir sur la rive occidentale. C’était d’ailleurs le seul chemin par où devait, certainement, passer l’ingénieur.

Timothée Framm, enchanté de la tournure que prenaient les choses, gratifia d’un large pourboire l’intelligent Lu-Tchang, et attendit l’arrivée de M. Dubreuil.

Ce matin-là, Timothée causait avec son domestique qui avait enfin reconquis ses bonnes grâces.

– Je crois que nous le tenons, cette fois-ci. As-tu entendu la fusillade de tout à l’heure ? Ce qui m’étonne, c’est que nos hommes ne soient pas encore de retour.

– Il faut leur laisser le temps de piller les bagages, répondit Joe Murdock. Je crois que l’on va rire, et je connais un petit jeune homme qui…

Il fut soudain interrompu par le bruit d’une course précipitée à travers bois, et, dans le même instant, Lu-Tchang apparut, la figure décomposée par la terreur, en criant :

– Noble seigneur, tout est perdu. Tous nos porteurs ont été massacrés par les tirailleurs du diable occidental. Un espion, que j’avais envoyé en éclaireur, comme vous me l’aviez recommandé, a été capturé, et il nous a trahis. Mais il ne recommencera plus, je l’ai tué pendant la bataille. Que faire ?

Timothée Framm fit une grimace de mécontentement. Décidément, il jouait de malchance.

– Fuyons ! dit-il.

– Fuir ! s’écria Joe qui se réjouissait de la déconvenue de son maître. Mais ce serait nous dénoncer, laisse-moi faire : j’ai plus d’un tour dans mon sac. Écoutez, plutôt.

Et, se penchant, il murmura quelques mots à l’oreille de son maître. Le visage de Timothée s’éclaira d’un sourire.

– Il est évident, dit-il, que Dubreuil et ses amis vont se mettre à notre recherche. Ils passeront, sans aucun doute, à proximité de cette clairière : il faut qu’ils nous trouvent. Lu-Tchang, tu vas nous attacher solidement à des arbres, tous les trois.

Le Chinois obéit sans mot dire. Quand Timothée et Joe furent étroitement liés aux troncs de deux cèdres, le Chinois se mit en devoir de s’attacher à son tour.

Avec une dextérité sans pareille, il se ligota aussi fortement que ses compagnons, et bien fort eut été celui qui eût pu deviner que cet homme, à demi étranglé par un nœud coulant et dont les liens lui entraient dans les chairs, venait de s’attacher lui-même.

Mais les Chinois, on le sait, sont passés maîtres dans l’art de faire et de défaire les nœuds, et il en est bien peu qui ne connaissent à fond cet art merveilleux.

Pendant près d’une heure, les trois complices demeurèrent dans l’immobilité la plus complète. Lu-Tchang avait bien fait les choses ; les deux Européens éprouvaient des souffrances intolérables et ils commençaient déjà de se plaindre.

Enfin, un bruit de pas se fit entendre sous la forêt : la caravane de M. Dubreuil approchait sans nul doute.

Timothée poussa un cri d’appel : Joe et Lu-Tchang joignirent leurs voix à la sienne. Les pas se rapprochèrent, et soudain l’avant-garde de la caravane, ayant à sa tête le sergent Paulet, déboucha dans la clairière, suivie de M. Dubreuil, de Georges, de Jean, d’Onésime et des deux jeunes filles.

– Pauvres gens ! dit Germaine en courant vers Timothée et Joe qui, pour se rendre plus intéressants, avaient jugé bon de simuler un évanouissement.

Ils furent aussitôt débarrassés de leurs liens. Germaine, aidée de Jeannik, prodiguait ses soins aux deux Européens, tandis que Lu-Tchang, que Jean Cascaret venait de délivrer, se frottait les membres énergiquement, tout en regardant les jeunes filles d’un air mauvais.

Enfin, Timothée et Joe revinrent à eux. Ils se confondirent en remerciements ; Joe surtout se faisait remarquer par son exubérance. Il accablait Germaine de protestations de dévouement, et la fille de l’ingénieur, trop franche pour croire que l’Écossais jouait la comédie, ne savait comment échapper à ce véritable déluge de remerciements. Cependant, Timothée Framm racontait ce qui s’était passé :

– Hier soir, dit-il, en arrivant à l’étape, mes porteurs, qui toute la journée n’avaient fait que murmurer, refusèrent de se rendre à la corvée d’eau. Ils répondirent à Lu-Tchang, qui leur demandait les motifs de leur mutinerie, qu’ils ne voulaient pas aller plus loin si leur salaire n’était pas augmenté. Je refusai de faire droit à leur réclamation : ils avaient accepté de m’escorter pour une somme convenue, ils devaient remplir leur engagement. Ma réponse ne fit qu’augmenter leur mauvaise humeur ; pour les faire tenir tranquilles, sur les conseils de Lu-Tchang, je fis bastonner le plus enragé. Devant ma fermeté, ils se calmèrent comme par enchantement, et exécutèrent tous les ordres qu’il me plut de leur donner. J’aurais dû me défier de cette feinte obéissance. En effet, nous étions à peine endormis, que les porteurs se précipitaient sur nous, nous attachaient à des arbres et s’enfuyaient avec nos bagages. Nous avons passé la nuit dans la position où vous nous avez trouvés. Ce matin, avant le lever du jour, nous avons entendu une vive fusillade, mais je vois avec plaisir que ce n’est pas vous qui avez été attaqués.

Timothée Framm débita cette petite histoire avec un tel accent de sincérité que tout le monde, s’y laissa prendre, sauf Onésime qui, se penchant à l’oreille de Jean Cascaret, lui murmura :

– Pour des gaillards qui ont passé la nuit attachés à un arbre, ne trouvez-vous pas qu’ils ont bonne mine ?

Jean lui fit signe de se taire. M. Dubreuil conta, à son tour, à Timothée Framm, les événements de la nuit précédente, et il ajouta :

– Quant à ce qui est de vos bagages, soyez rassurés. Je les ai recueillis après le massacre de vos porteurs, et j’avais l’intention de les transporter avec moi jusqu’à Lhassa, d’où je les aurais renvoyés à Canton. Mais, puisque je vous retrouve sain et sauf, je vais vous les restituer sur-le-champ.

L’Anglo-Saxon remercia chaleureusement l’ingénieur.

– Et, ajouta celui-ci, comme vous ne pouvez rester ainsi seul dans la forêt, permettez-moi de vous prêter mes porteurs jusqu’à la prochaine ville où vous pourrez réorganiser votre escorte. Ensuite, si vous voulez reprendre seul le cours de votre voyage, vous serez libre.

Timothée Framm voulut refuser. L’ingénieur insista, et ce fut Germaine qui décida tout à fait le reporter.

– Acceptez, monsieur Framm, dit-elle ; d’autant plus que votre domestique a besoin de repos. Il est encore mal remis de ses blessures, et il serait inhumain de votre part de le laisser sans soins.

Et elle tendit gentiment la main à Timothée Framm.

– Mademoiselle, répondit celui-ci, je me rends à vos raisons : j’accepte. Mais sachez-le, je viens de contracter une dette vis-à-vis de vous, et je saurai m’en souvenir.

– Mais vous ne me devez rien, monsieur, répliqua Germaine en souriant.

À quelques pas de là, Jean, Onésime et le sergent Paulet suivaient curieusement cette conversation.

– M’est avis, dit Onésime, que ce diable de rouquin va nous jouer encore quelque mauvais tour.

– Ne craignez rien, répondit le sergent Paulet. Ce particulier-là ne me dit rien de bon : je vais le surveiller étroitement.

– Nous serons trois, dit Jean : car bien qu’il me déplaise souverainement, je ne le lâche pas d’une semelle. Mais que fait Sa-Kun ? j’ai à lui parler.

Sa-Kun n’était pas loin : debout près du palanquin mystérieux et lui tournant le dos, il regardait de ses petits yeux bridés la scène qui se jouait devant lui. Mais, presque aussitôt, il quitta sa place et se dirigea vers Jean Cascaret.

– Il faut repartir de suite, dit-il au jeune homme. Nous ne sommes pas éloignés d’une bourgade thibétaine, et comme il va falloir traverser des plaines où soufflent continuellement des vents glacés, il importe que nous nous munissions de chaudes fourrures. Nous en trouverons à la bourgade, où se tient, tous les mois, une foire. Je vais prévenir le maître.

Et, sans écouter Jean qui voulait le retenir, il rejoignit M. Dubreuil. Immédiatement, l’on se remit en route.

La caravane suivait maintenant un sentier étroit qui faisait mille détours, en serpentant au milieu des arbres. Timothée et Joe, qui chevauchaient l’un derrière l’autre, ne pouvaient causer, car ils étaient suivis de Cascaret.

Le sentier s’élevait insensiblement, et vers le soir le vent, devenu plus frais, annonça que l’on arrivait à la lisière de la forêt.

Le soleil disparaissait derrière l’horizon, quand la caravane déboucha dans une plaine où s’élevait, au bord d’une petite rivière, une bourgade importante.

Les tentes furent immédiatement dressées, et l’on remit au lendemain les affaires importantes, c’est-à-dire l’achat de vêtements et de fourrures, et, pour Timothée Framm, l’engagement de nouveaux porteurs.

L’arrivée de la caravane avait été signalée, et, le soir même, le khan de la horde se présenta au campement.

Il fut reçu par l’ingénieur qui lui expliqua, en partie, les motifs de son voyage.

Le khan l’écouta, puis lui dit :

– Pourquoi n’es-tu pas venu jusqu’au bourg ? Crois-tu que les Tartares ne savent pas préparer l’hospitalité ?

– Mes hommes étaient fatigués, répondit M. Dubreuil ; ma caravane est nombreuse, le bourg, en ce moment, est rempli de marchands venus pour la foire. J’ai craint de ne pas trouver de place ; mais, si tu n’étais venu toi-même, j’allais, ce soir même, te voir et te dire qui j’étais. Sois le bienvenu sous ma tente : demain nous irons au bourg. Nous avons beaucoup à acheter, et, sache-le, ma première visite sera pour toi.

Le khan resta encore quelques instants à s’entretenir avec l’ingénieur et ses amis ; puis, il se retira, en prenant rendez-vous pour le lendemain.

Au milieu du champ de foire s’élevait la demeure du khan autour de laquelle se tenaient les marchands de pierres précieuses, de malachite, de jaspe, de porphyre, etc.

Tout autour d’eux, les autres marchands avaient dressé leurs ballots, en les groupant autant que possible soit d’après leur analogie comme substance ou comme communauté d’origine.

Cela formait un immense caravansérail où toutes les peuplades de la Chine, du Thibet, de la Sibérie méridionale et du Turkestan s’étaient donné rendez-vous. Les marchands de pelisses et de fourrures étaient les plus nombreux.

C’est vers ces derniers que M. Dubreuil et les autres Français se dirigèrent, après avoir rendu visite au khan.

Ils allaient, maintenant, traverser la région des hauts plateaux où soufflent perpétuellement des vents glacés, et où les tourmentes de neige sont fréquentes : il fallait se procurer au plus tôt de chauds vêtements, la foire ne durant qu’un jour, et les marchands nomades repartant dès le lendemain pour un autre marché.

Pendant que l’ingénieur et ses amis faisaient leurs achats, Timothée Framm se mettait en quête de porteurs. Il n’avait que l’embarras du choix : le marché était rempli de porteurs de toutes les nations. Il s’adressa de préférence aux Chinois, dont il parlait la langue, et laissa Lu-Tchang fixer les conditions de l’engagement.

Avant de se rendre à la foire, Sa-Kun avait eu un entretien avec la recluse du palanquin mystérieux, et il avait suivi l’Anglo-Saxon au milieu de la foule cosmopolite qui encombrait le champ de foire. Il assista, invisible, à l’engagement des porteurs, et vit avec satisfaction qu’ils appartenaient tous à la secte bouddhique.

Cependant, M. Dubreuil, Germaine et les deux cousins s’étaient munis de tout ce dont ils avaient besoin pour voyager en toute sécurité dans le Thibet. Ils avaient, en outre, acheté de nouveaux chevaux, plus habitués que ceux qu’ils possédaient à marcher dans les montagnes.

Ils allaient regagner leur campement, quand un envoyé du khan les pria, de la part de son maître, de bien vouloir différer leur départ : un mariage chinois allait avoir lieu, et il priait les voyageurs d’assister à cette cérémonie.

M. Dubreuil aurait volontiers refusé, mais Germaine et Jean étaient curieux de voir ce spectacle. Tout le monde se rendit alors à la demeure du futur époux.

Celui-ci, revêtu de magnifiques habits, se tenait à genoux, la face prosternée contre terre, au milieu du sanctuaire domestique des ancêtres, entouré de tous ses parents. On annonça alors aux ancêtres l’important événement : des parfums brûlaient dans des cassolettes devant la table de ses aïeux.

Puis, le maître des cérémonies offrit un siège au père de l’époux et celui-ci, toujours à genoux, reçut une coupe de vin dont il répandit quelques gouttes à terre, en manière de libation, et s’étant ensuite incliné quatre fois devant son père, le jeune homme but la coupe de vin, et attendit ses ordres.

– Allez, mon fils, dit ce dernier, allez chercher votre épouse et en toutes choses comportez-vous toujours sagement et prudemment.

– J’obéirai, mon père, répondit le jeune homme.

Il se releva, fit de nouveau quatre révérences profondes, monta dans un palanquin richement décoré, et, suivi de tous ses amis et de ses domestiques, porteurs de lanternes allumées, bien qu’il fit grand jour, il se rendit à la demeure de sa fiancée. Là, il fut solennellement reçu par son beau-père, auquel il remit un canard sauvage que le maître de cérémonie porta à l’épouse.

Après s’être salués gravement, les deux époux se mirent à genoux et adorèrent le ciel et la terre, acte qui est en quelque sorte le symbole de la consécration du mariage.

Les deux jeunes gens montèrent ensuite dans un palanquin et furent reconduits à la demeure du fiancé, suivis d’une troupe de gens plus considérable que la première, et dont la plupart portaient tous les ustensiles indispensables à un ménage, lits, tables, chaises, récipients de toutes sortes, etc.

Puis, le jeune homme conduisit sa femme dans la cour intérieure de sa maison, où le repas nuptial avait été servi : ils se saluèrent de nouveau et se lavèrent les mains, l’époux du côté du nord, l’épouse du côté du sud. Ils se mirent seuls à table et goûtèrent à quelques mets : le jeune homme offrit alors à boire à sa femme, et celle-ci lui tendit à son tour une coupe de vin. Ils mélangèrent ensuite ce qui restait de leur vin dans une seule tasse pour le boire plus tard en commun.

Pendant ce temps, le beau-père donnait un grand repas à tous les invités, et la mère de l’époux à toutes les femmes de son côté.

Les Européens n’attendirent pas la fin de la fête, qui devait se prolonger fort avant dans la nuit. Ils remercièrent le khan du plaisir qu’il leur avait procuré, et regagnèrent leur campement où Timothée Framm et ses porteurs les avaient déjà précédés.

– Voilà une cérémonie bien compliquée, disait Germaine à Jean. Je crois que je m’ennuierais mortellement, s’il me fallait faire toutes ces génuflexions.

– C’est une affaire de coutumes, répondit Jean. Et croyez-vous que cela soit très amusant pour une jeune fille, une fois la cérémonie accomplie, d’avoir à donner des centaines de poignées de main.

– Le fait est, répliqua Germaine, que ce doit être une véritable corvée : mais, avouez que le mariage, en France, est tout de même plus gai. Au lieu qu’ici, tout le monde prend un air compassé et rigide, et jusqu’au moment du repas on ne sait vraiment si on assiste à un mariage ou à un enterrement.

– Ma chère Germaine, vous avez raison, conclut Jean, en affectant un air grave.

CHAPITRE V

Timothée Framm avait su, grâce à son amabilité, regagner la confiance de l’ingénieur et de ses amis. Mais il n’avait pas pour cela abandonné son projet de nuire à M. Dubreuil, et il attendait, avec impatience, que la caravane se fût engagée dans les montagnes, pour mettre à exécution ses funestes desseins.

Depuis trois jours, les voyageurs cheminaient à travers une steppe désolée, sans herbe, entrecoupée çà et là de rares oasis. Partout ailleurs, la terre végétale, sans cesse balayée par le vent, avait disparu, ne laissant plus voir que la pierre nue ou le sable.

Ces steppes ne sont habitées que par des tribus nomades qui les parcourent en tous sens, poussant devant elles leurs troupeaux de yacks domestiques, qui constituent leur seule richesse. Elles vont ainsi à la recherche des maigres pâturages qui assureront, tant bien que mal, l’existence de leur bétail, tour à tour exposé aux contrastes d’un climat excessif, souffrant de la soif en été, et bien souvent dispersé, en hiver, par les tourmentes de neige, ou enseveli sous les montagnes mouvantes qu’elles soulèvent.

Le yack est l’animal des montagnes par excellence. Il a beaucoup de ressemblance avec le bœuf, dont il se distingue par des formes massives, des cornes implantées plus bas et une longue toison blanchâtre à moitié laineuse qui couvre l’animal comme une sorte de manteau traînant jusqu’à terre et sous lequel les membres disparaissent.

La tête est coiffée d’une espèce de touffe de poils crépus, et la queue, de moyenne longueur, est garnie de longs crins qui la font ressembler à celle d’un cheval.

Le yack rend de nombreux services aux habitants des steppes, à la fois comme bête de trait et comme producteur de laine. Il existe, néanmoins, à l’état sauvage, dans les montagnes.

La caravane de M. Dubreuil rencontra, un jour, une de ces hordes nomades qui traversait la steppe. Loin de faire mauvais accueil aux étrangers, les nomades les reçurent avec de grands cris de joie et les invitèrent à se reposer au milieu d’eux. Ils les fournirent abondamment de lait caillé et de viande, seuls aliments qu’ils eussent à leur disposition.

Timothée Framm mit à profit cette rencontre. Il eut, avec le chef de la horde, un long entretien au cours duquel il désigna M. Dubreuil et ses amis comme des voyageurs dangereux, qu’il importait d’arrêter dans leur marche, sinon les pires calamités s’abattraient sur la région et en ruineraient les habitants.

Le chef se laissa prendre à cette parole trompeuse, et promit, à l’Anglo-Saxon, de soulever, contre la caravane de l’ingénieur, les populations des montagnes et de la steppe. C’était tout ce que désirait Timothée Framm qui avait hâte de s’emparer des papiers du protégé de Pat-Nung-Kay et d’arriver avant lui à Lhassa.

L’aspect de la région ne tarda pas à changer. La steppe finissait et, sans transition aucune, la forêt commençait.

La caravane avançait péniblement dans le dédale inextricable des arbres, où ne se rencontrait même pas une sente de bête fauve. Elle se serait certainement égarée sans l’ingénieux Sa-Kun qui savait retrouver son chemin aussi facilement que s’il eût eu une boussole pour se guider.

Le terrain s’élevait en pente douce, mais on sentait que bientôt l’on allait se trouver au milieu de précipices et de rampes escarpées, des glaciers qu’il faudrait côtoyer, et avoir à se défendre à la fois contre le froid, les bêtes fauves et peut-être les habitants.

Bien que l’on eût, depuis longtemps, traversé le Yun-Nam, Georges Fromentier était toujours aussi taciturne. Il prenait rarement part à la conversation et ne cessait de surveiller le mystérieux palanquin dont personne n’avait encore pu approcher, à l’exception de Sa-Kun.

Un jour, Georges Fromentier prit à part M. Dubreuil, et lui demanda s’il croyait toujours que sa fille Andrée fût morte.

– Ce n’est que malheureusement trop vrai, mon cher Georges, répondit l’ingénieur.

– Eh bien ! moi, répliqua le jeune homme, je suis sûr qu’elle vit. J’ai plus que des pressentiments. Je ne saurais trop vous dire pourquoi et comment j’ai acquis cette certitude, mais il se passe des choses véritablement extraordinaires, depuis quelque temps. Vous vous souvenez que lors de la disparition de ma chère Andrée, j’avais entouré d’un crêpe le médaillon qui contenait sa photographie. Le lendemain du jour où nous avons été enfermés dans les souterrains de la pagode, le ruban de crêpe a été remplacé par un ruban bleu. J’ai, depuis, à différentes reprises, remis un crêpe au médaillon, et chaque fois la même substitution a été faite. Ne croyez-vous pas qu’il y a là un indice certain de l’existence d’Andrée ?

– Cela est bien étrange, répondit l’ingénieur. Et combien de fois dites-vous que cet événement s’est produit ?

– Quatre fois déjà ; et, chaque fois, l’événement a coïncidé avec les incidents marquants de notre voyage.

– Et vous n’en avez parlé à personne ?

– À personne. Je voulais me rendre compte par moi-même de cette étrange chose, et tâcher d’en découvrir l’auteur, mais, jusqu’ici, je n’ai encore pu rien surprendre.

M. Dubreuil réfléchit quelques instants, puis il engagea Georges à remettre encore une fois un crêpe au médaillon, et le pria de le tenir au courant de ce qui pourrait se passer.

Timothée Framm s’entretenait presque toute la journée avec Germaine et Jean.

Il avait compris qu’en faisant bande à part, il ne ferait qu’augmenter les soupçons que l’on avait contre lui.

Joe Murdock, de son côté, s’appliquait à gagner les faveurs d’Onésime Rougeot et du sergent Paulet.

– Que pensez-vous de cette contrée ? dit, un jour, Germaine à Timothée Framm.

– Au cours de mes nombreuses pérégrinations à travers le globe, répondit l’Anglo-Saxon, j’ai vu bien des régions montagneuses, mais j’avoue que je n’ai pas encore rencontré d’aussi sauvages, en même temps qu’aussi majestueuses.

– Ni aussi dangereuses ? interrompit Jean.

– Oh ! le danger dans les montagnes ! En dehors des avalanches qui ont toujours la mauvaise idée de ne pas prévenir de leur arrivée, ou des ponts de neige qui s’écroulent sous les pas du voyageur, sans crier gare, les accidents ne sont pas à redouter, quand on avance prudemment. Du reste, je ne crois pas que nous nous aventurerons jusque dans la région des glaciers.

– Mais il y a encore les éboulements, que vous oubliez, dit Germaine.

– Les éboulements sont rares, et la masse de l’Himalaya est assez solide pour ne pas se laisser ébranler par le poids de nos faibles personnes, ajouta-t-il plaisamment.

– Je veux bien vous croire, dit Jean. Mais, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je ne vous abandonne pas, mademoiselle Germaine : car il reste bien entendu que je suis votre chevalier servant ?

– Oui, oui, dit la jeune fille, mais rassurez-vous, mon cher Jean, je crois que vous n’aurez pas beaucoup à faire pour me tirer d’un mauvais pas. Comme vient de le dire M. Framm, l’Himalaya a les reins solides.

– Qui sait ? répliqua Jean.

Le campement fut établi, ce soir-là, dans une gorge resserrée où nul souffle de vent ne se faisait sentir. Vers le nord, elle se terminait par un escarpement presque à pic, sur les flancs duquel coulait, en cascadant, un petit ruisseau. On ne pouvait mieux trouver pour passer la nuit.

Au milieu de la gorge se trouvait un tertre assez élevé sur lequel la caravane s’installa.

Quand les feux furent allumés, Timothée Framm, Joe Murdock et Lu-Tchang quittèrent le campement, la carabine sur l’épaule. Ils voulaient profiter des dernières lueurs du jour pour chasser un peu, comme ils avaient coutume de le faire chaque soir depuis que les Européens étaient entrés dans la montagne.

Tous trois disparurent bientôt sous les arbres qui garnissaient les flancs de la vallée.

Quand ils furent sûrs qu’on ne les voyait pas, ils gagnèrent, toujours à travers bois, le sommet de l’escarpement.

Un lac, d’une étendue assez considérable, s’offrit à leurs regards.

– Eh bien ! Joe, que penses-tu de cela ? demanda Timothée Framm en montrant la nappe d’eau.

– C’est un bien beau lac, répondit Joe indifférent.

– Ce n’est pas cela que je te demande, imbécile ! Tu ne comprends donc pas tout le parti que l’on peut tirer de cette nappe d’eau ?

– Ma foi, non.

Lu-Tchang, qui avait compris où voulait en venir Timothée, se mit à rire.

– Excellente idée, seigneur, mais cela serait trop long, dit le Chinois.

– Non, répondit Framm, mais, toi, puisque tu ne veux pas comprendre, ajouta le reporter en s’adressant à Joe, je vais tout t’expliquer. Quand nous avons pénétré dans la gorge où nous campons, j’ai de suite remarqué que le petit ruisseau qui coule le long de l’escarpement devait se changer en torrent au moment des grandes pluies : j’en ai conclu qu’il devait sortir soit d’une caverne souterraine – et alors il n’y avait rien à faire – soit d’un lac. C’est pour cela que je suis venu jusqu’ici. Or, tu peux remarquer, qu’en cet endroit, la muraille de pierre et de terre qui sépare le lac de la vallée est de peu d’épaisseur. Tôt ou tard, elle se rompra, et le lac s’écoulera en partie dans la vallée. Eh bien ! je vais aider la nature.

– Et comment cela ?

– En faisant sauter cette muraille.

– Et M. Dubreuil et ses compagnons seront engloutis, noyés par l’inondation ! merveilleux, mylord !

– Quant à nous, nous prendrons nos précautions pour ne pas périr dans la catastrophe.

Puis Timothée Framm eut une longue conversation avec Lu-Tchang.

La nuit venait ; ils se hâtèrent tous trois de redescendre, et, chemin faisant, l’Anglo-Saxon et ses compagnons tirèrent quelques coups de carabine pour faire croire aux voyageurs qu’ils chassaient bien réellement.

– Comment, c’est tout ce que vous nous rapportez ? dit Germaine aux trois hommes qui rentraient les mains vides. J’ai cru pourtant entendre des coups de feu.

– En effet, répondit Timothée Framm, nous avons tiré sur un animal que je n’ai pu reconnaître et qui s’est enfui à la faveur de l’obscurité. Je serai plus heureux, une autre fois.

– Allons, monsieur Framm, consolez-vous de votre insuccès et venez à table, répliqua Germaine, en montrant le repas servi sur un quartier de roche.

Le repas fut très gai : Lu-Tchang, qui avait mangé rapidement avec ses porteurs, disparut tout à coup ; mais personne ne prit garde à son absence.

Déjà tout le monde reposait sous les tentes, quand une détonation retentit, réveillant les échos de la montagne : chacun d’eux fut sur pied, en un clin d’œil, les armes à la main.

Jean s’était placé aux côtés de Germaine.

– Qu’est-ce que cela peut bien être ? demanda M. Dubreuil.

– Faites excuse, monsieur, dit le sergent Paulet, mais, si nous n’étions au milieu de l’Himalaya, j’affirmerais que c’est une explosion due à la dynamite. Je ne saurais m’y tromper.

L’ingénieur allait lui répondre, quand une seconde détonation, qui semblait partir des hauteurs de la montagne, retentit tout à coup. En même temps, une grêle de pierres s’abattit autour des voyageurs haletants.

– Alerte ! Alerte ! criait tout à coup Timothée Framm…

Mais sa voix fut couverte par le mugissement bien connu de l’eau se précipitant en grandes masses à travers les rochers. Presque aussitôt, une trombe d’eau envahit le tertre sur lequel M. Dubreuil et ses amis se tenaient cramponnés, les uns aux autres, en proie à une terreur folle.

– À moi ! Jean, à moi ! cria soudain la voix de Germaine.

Jean s’élança, suivi de Timothée Framm. Il plongea hardiment dans le courant qui mugissait autour de lui et se mit à nager vigoureusement vers le point d’où partaient les appels de Germaine.

– À moi ! Jean.

Le cri résonna si près de lui, que Jean étendit instinctivement la main et fut assez heureux pour saisir la jeune fille. Elle avait été entraînée, par le flot, vers les flancs de la gorge, et elle se trouvait, maintenant, arrêtée par les branches d’un arbre qui affleuraient la surface de l’eau.

– Courage, Germaine ! je suis là !

Jean hissa la jeune fille sur une branche et l’installa aussi commodément qu’il put. Et c’est le cœur étreint d’une angoisse mortelle qu’ils attendirent tous deux le retour de la lumière.

Ils étaient inquiets du sort de leurs compagnons : avaient-ils été, comme eux, emportés par la trombe ou avaient-ils été assez heureux pour demeurer sur le tertre ?

Enfin, le jour parut.

Du sommet de la montagne, l’eau se déversait toujours en un torrent impétueux.

Cependant, le niveau des eaux n’avait pas augmenté depuis que la trombe avait passé.

Seulement la vallée s’était changée en une sorte de lac au centre duquel, sur une étroite langue de terre, se tenaient M. Dubreuil, Georges, Onésime, Jeannik, le sergent Paulet, les tirailleurs et les porteurs.

Plus loin, sur un tronc d’arbre déraciné qui flottait à la dérive, se tenait Lu-Tchang.

Mais Timothée Framm et Joe Murdock étaient invisibles : peut-être avaient-ils péri dans l’inondation ?

Germaine et Jean se mirent à pousser de grands cris pour attirer l’attention de M. Dubreuil. Celui-ci eut un grand soupir de satisfaction en apercevant sa fille saine et sauve : mais il fallut attendre pour se porter à leurs secours.

Déjà, Sa-Kun, aidé du sergent Paulet et des hommes de l’escorte, s’occupait à construire un radeau à l’aide de troncs d’arbres qu’ils capturaient dans le lac où ils tournoyaient.

Enfin, le radeau fut achevé. Sa-Kun alla chercher Germaine et Jean, puis tout le monde fut débarqué sur la rive du nouveau lac.

On procéda ensuite au sauvetage des bagages ; la plupart avaient été emportés et gisaient au fond de l’eau ; les tentes étaient déchirées, hors d’usage.

Quand on eut réuni sur la rive tout ce qui avait pu être sauvé, on s’occupa de retrouver les corps de Timothée Framm et de Joe Murdock. Au bout de deux heures de recherches, on les trouva étendus côte à côte, au milieu d’un fouillis de branches et de feuilles. Ils étaient évanouis et couverts de boue.

On s’empressa autour d’eux, et bien qu’elle eût été fort affaiblie par les événements de la nuit précédente, Germaine se montra admirable de dévouement.

Cependant, Onésime, Jean et le sergent Paulet s’étaient dirigés vers l’entrée de la vallée. Ils voulaient se rendre compte de ce qui s’était passé.

– M’est avis, dit le sergent Paulet, que cette cataracte ne s’est pas produite toute seule. On ne m’enlèvera pas de l’idée que la dynamite n’est pas pour quelque chose dans cette affaire.

– Pour moi, il n’y a pas de doute, Timothée Framm et son Écossais damné sont les auteurs de la catastrophe, ajouta Onésime. Et voilà deux individus qui ont l’évanouissement bien facile. Avez-vous remarqué, monsieur Jean, comme leurs vêtements sont intacts ? Pour des gens qui prétendent avoir été roulés au milieu des branches, il faut avouer qu’ils sont vêtus d’étoffes singulièrement solides.

– Évidemment, tout cela est bien curieux, répondit Jean. Mais ce que je m’explique difficilement, ce sont les explosions.

– La dynamite ! monsieur Jean, la dynamite ! reprit le sergent Paulet. Nous ne pouvons malheureusement pas nous rendre compte de ce qui s’est passé au sommet de l’escarpement, comme au bas de la vallée ; mais croyez-moi, c’est la dynamite !

Ils venaient d’atteindre l’extrémité de la gorge. Sous l’influence de l’explosion, les masses rocheuses avaient été disloquées, et elles obstruaient l’entrée de la vallée, en formant une sorte de digue par-dessus laquelle l’eau se précipitait avec fracas.

– Et tenez, monsieur, s’écria le sergent Paulet en se baissant et en tendant à Jean un morceau de cuivre tordu, voilà une douille de cartouche qui, certainement, n’est pas venue ici toute seule.

Jean examinait attentivement le morceau de cuivre.

– C’est bien une cartouche de dynamite. Mais cela me rassure ; Timothée n’est pas coupable.

– Comment cela, s’écrièrent ses deux compagnons.

– C’est que cette douille est de fabrication russe. Ainsi donc, ceux qui ont tenté de nous faire périr ne peuvent être que des habitants de ce pays, ayant des rapports avec les Russes.

– Que la douille soit de fabrication russe ou anglaise, je n’en persiste pas moins à accuser Timothée Framm.

– C’est ce que l’avenir nous apprendra, fit Jean. En attendant, ne parlons de notre trouvaille à personne, sauf à Sa-Kun. D’après ce qu’il dira, nous verrons ce qu’il faut faire. Je ne peux croire que Timothée Framm ait l’âme aussi noire. Cette nuit il a fait preuve de beaucoup de courage, en se jetant à l’eau en même temps que moi pour secourir Germaine.

– Dites plutôt qu’il songeait à se sauver, riposta rageusement Onésime. Enfin, nous ferons comme il vous plaira. Retournons près de nos amis.

Timothée Framm et Joe Murdock attendaient avec impatience le retour des trois hommes, et ils respirèrent plus librement quand ils apprirent qu’ils n’avaient rien découvert.

L’on prenait déjà les dispositions nécessaires pour la nuit suivante, quand Georges Fromentier s’écria tout à coup :

– Et le palanquin ! Et la sainte religieuse ! Dans le désarroi, personne n’y avait songé !

– La pauvre femme ! murmura Germaine. Pourvu qu’elle ne soit pas morte.

Mais Georges, déjà, poussait un cri de joie. Sur le petit tertre qui formait maintenant une île, il venait d’apercevoir l’énigmatique palanquin.

– Vite ! vite ! au radeau, Sa-Kun ! on ne peut laisser plus longtemps cette sainte personne sans secours.

Et accompagné du guide, il poussait le radeau dans la direction de l’îlot. Quand ils abordèrent, il sauta précipitamment à terre, sans que Sa-Kun eut rien fait pour le retenir et il courut au palanquin, dont il entr’ouvrit les rideaux.

Il poussa un cri de surprise.

Le palanquin était vide.

CHAPITRE VI

La caravane, dépourvue d’une partie de ses bagages, avait repris sa route vers le Thibet. Hommes et bêtes, exténués, avançaient péniblement au milieu d’une contrée parsemée de blocs énormes qu’il fallait contourner, coupée de crevasses, de précipices sans fond, que l’on côtoyait, souvent pendant des heures entières, avant de pouvoir trouver un passage.

Germaine était admirable de courage, la vaillante jeune fille souffrait sans se plaindre des difficultés du chemin, et le soir, à l’étape, prenait sa part des fatigues de l’installation du campement, malgré les observations réitérées de son père : elle soutenait Jeannik et relevait son courage abattu.

Quant aux autres membres de l’expédition, ils ne montraient pas moins d’endurance à la fatigue. Timothée Framm et Joe Murdock faisaient de nouveau bande à part, avec Lu-Tchang. Mais, chose singulière, les porteurs de l’Anglo-Saxon avaient fusionné avec ceux de l’ingénieur et refusaient énergiquement d’obéir aux ordres de Lu-Tchang. Ni les menaces, ni les coups n’avaient pu les faire revenir sur leur détermination, et Timothée Framm s’était ainsi trouvé obligé de suivre, bon gré mal gré, l’ingénieur, car c’eût été folie de sa part que de vouloir demeurer seul dans ces contrées inhospitalières.

Bien que Jean Cascaret, Onésime et le sergent Paulet n’eussent confié à personne le secret qu’ils avaient surpris le lendemain de la catastrophe, Timothée Framm avait de nouveau attiré sur lui les soupçons de l’ingénieur en essayant d’expliquer les deux explosions qui avaient failli devenir fatales aux membres de l’expédition française.

Il avait parlé de territoires occupés par les Russes, auxquels les populations indigènes étaient dévouées, et ce ne pouvaient être que ces derniers qui avaient fait le coup.

Mais ces explications n’avaient pas convaincu l’ingénieur, bien qu’elles parussent avoir un grand fond de vérité.

Enfin, Georges Fromentier était fort intrigué de la conduite de Sa-Kun.

Celui-ci, en effet, depuis que l’expédition s’était remise en marche, se tenait continuellement auprès du palanquin mystérieux, et Georges avait surpris, à maintes reprises, le guide causant près des rideaux toujours hermétiquement fermés. La religieuse, qui avait disparu lors de l’inondation, était-elle revenue ? Ou Sa-Kun jouait-il une comédie ?

C’est ce que Georges se demandait, mais il n’osait interroger Sa-Kun.

Depuis quelques jours, la température avait baissé : de gros nuages noirs couronnaient les cimes de l’Himalaya. Tout faisait présager, à bref délai, une de ces tempêtes de neige, si fréquentes dans ces parages, si dangereuses pour le voyageur égaré dans ces solitudes.

Le matin du cinquième jour, le vent se mit à souffler avec violence, soulevant sur son passage de véritables trombes de sable et de pierres qui aveuglaient et meurtrissaient les voyageurs. On n’avançait plus qu’à tâtons et lentement, s’arrêtant à chaque instant pour attendre les retardataires, s’inquiétant mortellement quand ils étaient trop longs à rejoindre le gros de la caravane.

Il avait fallu mettre pied à terre : les petits chevaux thibétains, cinglés par les pierres aux arêtes vives, mettaient en danger la vie de ceux qu’ils portaient, en s’effarant à chaque instant.

Il était impossible de se soustraire aux rafales du vent.

M. Dubreuil et ses amis se trouvaient maintenant dans une espèce de couloir étroit, entre deux murailles de granit presque perpendiculaires ; aucune fissure, aucun angle de rocher, derrière lequel on pût s’abriter. Il fallait, coûte que coûte, franchir ce passage dangereux avant que la neige ne se mît à tomber.

Heureusement le sol était assez uni et les crevasses qui avaient entravé la marche de l’expédition, les jours précédents, avaient disparu.

– Hâtons-nous, avait dit M. Dubreuil, pendant une courte halte.

Et la marche avait été reprise plus pénible que jamais.

Déjà, des flocons de neige commençaient à tomber. Étroitement calfeutrés dans leurs chauds vêtements, se serrant les uns contre les autres pour mieux résister à la violence du vent, les voyageurs, exténués, allaient toujours de l’avant.

Jean avait pris Germaine par le bras et l’aidait à marcher, tout en l’encourageant par de bonnes paroles. Malgré toute sa vaillance, la pauvre enfant tombait littéralement de fatigue, et, malgré ses chaudes fourrures, elle tremblait de froid.

Maintenant, la neige tombait plus abondamment. Le vent avait redoublé de fureur, si les voyageurs ne trouvaient pas immédiatement un abri où se réfugier, c’en était fait d’eux, ils étaient perdus.

Soudain, la caravane déboucha sur une plate-forme, où la tempête faisait rage. L’on se mit à longer le flanc de la montagne, redoutant à tout moment d’être surpris par une avalanche de pierre ou de neige.

– Oh ! je serai brave ! murmurait Germaine à l’oreille de Jean.

Et, malgré la fatigue et l’horreur de la situation, la vaillante jeune fille eut le courage de sourire.

– Je ne vous abandonnerai pas, ma chère Germaine, répondit Jean Cascaret. Vous pouvez compter sur moi.

La jeune fille lui serra la main.

– Merci, mon ami, dit-elle.

À ce moment un bruit terrible se fit entendre, et qui domina les sifflements de la tempête.

– L’avalanche ! L’avalanche ! cria soudainement une voix.

Tous s’étaient arrêtés. Il était temps.

Une masse énorme surgit tout à coup sur le flanc de la montagne et passa en mugissant à quelque distance de la caravane, soulevant un nuage de neige, qui enveloppa les voyageurs.

– À moi ! cria une voix étranglée par la terreur ! À moi !

C’était la voix de Timothée Framm.

M. Dubreuil et ses amis se précipitèrent, suivis de Germaine.

– Le malheureux ! se disait la jeune fille en frissonnant. Il marchait en tête de la caravane, il a dû être emporté par l’avalanche !

Malgré la tempête et la neige, l’on se mit à la recherche de l’Anglo-Saxon.

Germaine s’était trouvée séparée de ses amis, et elle errait maintenant à l’aventure, sans savoir où elle allait.

Tout à coup, elle crut entendre des gémissements à côté d’elle. Elle s’arrêta et prêta l’oreille : les plaintes recommencèrent. Se traînant sur la neige, marchant sur ses mains et sur ses genoux pour mieux résister au vent, elle se dirigea vers l’endroit d’où partaient les plaintes.

Au bout de quelques minutes elle aperçut, sur la lèvre d’une crevasse, Timothée Framm, à moitié enseveli sous un amas de pierres et gémissant douloureusement.

Il était étendu au pied d’un énorme rocher qui surplombait le précipice et le préservait un peu du vent.

Courageusement, Germaine se mit à dégager l’Anglo-Saxon de son linceul de pierres, et parvint, au bout de peu de temps, à le dresser sur son séant. Heureusement il n’avait rien de cassé : mais il était fortement contusionné. Il essaya de se lever, mais il ne put.

– Je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi, mademoiselle. Mais vous-même vous êtes en danger ?

– Oh ! ne vous inquiétez pas de moi, répondit la jeune fille. Il me semble que la tempête diminue. Mon père a dû se mettre à ma recherche et l’on nous trouvera bien.

Germaine avait raison. La tempête s’apaisait peu à peu : la neige cessa de tomber et le calme revint dans la montagne.

Cependant M. Dubreuil, Georges Fromentier et Jean Cascaret, inquiets de la disparition de Germaine, poursuivaient leurs recherches. Guidés par les cris d’appel de la jeune fille et de l’Anglo-Saxon, ils ne tardèrent pas de les rejoindre.

À la vue de Germaine saine et sauve, Jean ne put maîtriser son émotion ; mais, quand il apprit ce que la jeune fille avait fait pour Timothée Framm, il ne put s’empêcher d’admirer sa grandeur d’âme et sa magnanimité.

Timothée Framm fut ramené au campement que l’on avait dressé à la hâte, à l’entrée d’une caverne, découverte sur le flanc de la montagne par Onésime Pougeot et le sergent Paulet. Il ne fallait pas songer à repartir avant quelques jours, l’Anglo-Saxon, malgré sa vigueur, était incapable de faire le moindre mouvement, tant il était contusionné.

En attendant qu’il fût tout à fait rétabli, chacun s’occupait à sa guise. L’on chassait beaucoup, car les yacks sauvages abondaient dans cette partie de la montagne.

– Si nous explorions la caverne, dit un jour Germaine. Elle peut être immense et peut-être y trouverons-nous des choses intéressantes.

– Des gnomes préposés à la garde de fabuleux trésors, comme dans les contes de fées, sans doute, ajouta Jean en riant.

– C’est cela, moquez-vous de moi, monsieur le sceptique, riposta Germaine.

– Ou une riche bibliothèque, comme dans les contes des Mille et Un Jours, interrompit Timothée Framm.

– C’est bon, riez tant que vous voudrez, messieurs. Explorons toujours la caverne, nous verrons bien ce qu’elle contient.

Des torches furent allumées, et elle-même donna le signal du départ. La petite troupe, composée de tous les Européens, y compris Timothée Framm qui était à peu près remis, et de quelques tirailleurs annamites, s’enfonça dans l’obscurité.

La caverne descendait brusquement, par une pente assez rapide, dans les entrailles de la montagne ; si bien qu’à peu de distance de l’ouverture régnaient d’épaisses ténèbres. Grâce à la lueur des torches et surtout d’une petite lampe électrique portable, que tenait Joe Murdock, la caravane y voyait suffisamment.

Les murailles de la caverne se présentaient aux yeux des explorateurs dans toute leur nudité ; aucune trace de mousse ou de lichen n’en interrompait la couleur grise uniforme.

Cependant la route ne tarda pas à s’élargir, et les explorateurs se trouvèrent dans une crypte immense dont l’œil ne pouvait sonder les profondeurs.

Mais le spectacle était vraiment féerique.

Des stalactites pendaient de la voûte, et elles semblaient sortir de l’ombre et comme suspendues dans le vide, tant étaient considérables les dimensions de la caverne. Des stalagmites surgissaient du sol, pareilles aux troncs sans branches d’une végétation bizarre. En certains endroits les deux tiges de pierre s’étaient rencontrées et formaient d’immenses colonnades du plus pittoresque effet. Au centre se trouvait une sorte de petit lac, aux eaux tranquilles.

Des chauves-souris, subitement troublées dans leur repos par l’invasion brusque de la lumière, décrivaient, dans l’air calme, des orbes silencieux : des crapauds gluants et monstrueux traînaient leur abdomen rebondi dans la vase humide du sol.

Les explorateurs, à la vue de ce merveilleux spectacle, éprouvaient une admiration mélangée de terreur. Jeannik poussait des cris d’effroi, quand, dans son vol rapide et silencieux, une chauve-souris passait devant elle, en agitant ses ailes velues.

– Plus loin ! Plus loin ! s’écria Germaine.

Et la petite troupe, suivant les rives fangeuses du lac, poursuivit sa route dans ce domaine du silence, de la nuit et du mystère.

Elle suivait, maintenant, un couloir humide qui faisait mille détours : à chaque moment on mettait le pied sur la masse visqueuse d’un crapaud dérangé dans sa quiétude. Des cloportes monstrueux, des araignées velues, aux pattes immenses, toute une foule d’insectes et de reptiles étranges glissait silencieusement sur les murailles.

Tout à coup, l’on dut s’arrêter : le chemin se terminait brusquement, au-dessus d’une sorte de puits circulaire, aux parois abruptes, que recouvrait un épais tapis de mousses incolores.

Le lieu avait quelque chose de sinistre et d’effrayant.

Des bruits étranges montaient du fond du gouffre : tantôt c’était comme des gémissements, tantôt des grondements de colère, tantôt comme un bruit d’écailles froissées.

Et cependant, aucun être vivant n’apparaissait dans cette solitude obscure et humide, pas même un insecte hôte de retraites ténébreuses.

– Mais, voyez donc là !… là… s’écria soudain Germaine, en montrant à Jean, sur la paroi opposée du gouffre, un animal étrange.

Le corps, allongé comme celui d’un lézard, avait environ un mètre de longueur. Une arête d’épines, que l’animal hérissait et abaissait continuellement, courait tout le long de son dos et de sa queue. Les pattes, courtes, étaient armées de griffes longues et acérées. La tête était munie de cornes pointues, de forme conique. La bouche était immense et montrait une triple rangée de dents aiguës. Les yeux, énormes, étaient montés sur un pédoncule mobile ; la pupille était largement dilatée, mais, cependant, le regard était sans expression : sans nul doute, malgré son appareil visuel complet, l’animal était aveugle.

– Quelle affreuse bête, murmura Germaine en frissonnant.

– Certes, voilà un des plus curieux reptiles que j’ai jamais vus, répliqua Timothée Framm. Il est probablement inconnu ; tâchons de nous en emparer.

– Oui, c’est cela, dit Germaine, tuez-le.

Timothée Framm épaula, visa un instant et fit feu.

L’animal, atteint en plein corps, fit un bond immense, étala subitement deux ailes membraneuses, que les explorateurs n’avaient pas encore aperçues, et disparut en tournoyant dans le vide.

À tout hasard, l’Anglo-Saxon tira un second coup de carabine dans le gouffre.

Au même instant, d’effroyables clameurs retentirent, puis tout retomba dans le silence. Tout le monde était glacé d’épouvante. Les clameurs recommençaient de nouveau : on entendait, en même temps, dans le fond du puits, le même cliquetis d’écailles qui avait déjà si fortement intrigué M. Dubreuil et ses amis. Puis, apparurent, le long des parois du gouffre, des lueurs phosphorescentes : une désagréable odeur de musc se fit sentir, pendant que les cris de colère et les gémissements se faisaient entendre de plus belle.

Tout à coup de grands battements d’ailes frappèrent les airs, et au même instant une centaine et peut-être plus de dragons ailés firent irruption et se précipitèrent dans la direction des voyageurs.

Ceux-ci firent une décharge générale de coups de fusils et de revolvers.

Mais, déjà, les torches s’éteignaient sous les furieux battements d’ailes des dragons. Seul, le petit fanal électrique de Joe Murdock continuait d’éclairer cette scène fantastique.

Un tirailleur annamite avait roulé dans le précipice, entraîné par deux des monstres ailés, et ses cris d’angoisse se mêlaient aux hurlements des dragons et aux crépitements de la fusillade.

– En retraite ! mes amis, cria l’ingénieur, en poussant Germaine et Jeannik dans le couloir qu’ils avaient d’abord suivi.

Et la retraite commença. Les échos de la caverne, réveillés par le vacarme, répétaient et multipliaient hurlements et coups de feu.

De nouveaux monstres surgissaient. Enfin on arriva à la grotte des stalagmites. Sans s’inquiéter des monstres qui pouvaient les poursuivre, chacun prit sa course vers l’autre extrémité. Jean avait pris dans ses bras Germaine évanouie et courait en tête de tous malgré le précieux fardeau dont il était chargé.

Enfin la lumière reparut. Il n’y avait plus rien à craindre : certainement, les dragons, ennemis de la lumière du grand jour, ne se hasardaient pas dans cette partie de la caverne.

Quand, enfin, le calme fut rentré dans les esprits, l’on songea au départ. Chacun déplorait la mort du pauvre Annamite, mais il ne fallait pas songer à rechercher son cadavre. Il avait sans doute été dévoré par les dragons, et ne l’eut-il pas été, il était impossible de lui donner une sépulture convenable.

L’on allait repartir, quand M. Dubreuil s’étonna de ne pas voir le fidèle Sa-Kun.

– Il ne peut être bien loin, dit Georges ; il était encore avec moi quand nous sommes sortis de la caverne.

En même temps, il cherchait le palanquin mystérieux, pensant que Sa-Kun s’entretenait avec la religieuse bouddhique. Mais, son étonnement fut grand, en ne l’apercevant pas. Le palanquin avait également disparu.

CHAPITRE VII

La subite disparition de Sa-Kun avait vivement affecté M. Dubreuil et ses amis. Ils ne pouvaient croire que cet homme qui, jusqu’à ce jour, s’était toujours noblement conduit, se fût enfui lâchement, au moment où il devenait le plus indispensable.

Maintenant que l’on était en plein Thibet, plus que jamais la caravane de M. Dubreuil avait besoin d’un guide habile. Les Thibétains n’aiment pas les étrangers, et le moindre ennui qu’ils pussent causer aux Européens était de les forcer à rebrousser chemin.

Il fallut donc confier à Lu-Tchang le soin de conduire la caravane.

Timothée Framm était enchanté de ce qui arrivait. La disparition de Sa-Kun et du palanquin lui rendait toute sa liberté d’action. Un secret pressentiment l’avertissait que Sa-Kun était chargé de l’espionner : il ignorait pour le compte de qui, mais, maintenant, il s’en souciait fort peu. Avec l’aide de Lu-Tchang, il allait tenter un coup de main décisif, et cette fois il était bien certain de réussir.

Les bons soins dont il avait été l’objet à plusieurs reprises de la part de l’ingénieur et de sa fille ne le faisaient pas renoncer à ses projets. Il s’était juré de supplanter M. Dubreuil, et il voulait mener son entreprise à bonne fin, coûte que coûte.

– Enfin, nous voilà au Thibet, dit-il un jour à Jean et à Germaine, qu’il ne quittait plus depuis quelque temps.

– Oui, et cela n’a pas été sans peine, répondit Jean.

– Et j’espère que nos tribulations sont terminées, ajouta Germaine. Ah ! nous sommes loin de la partie de plaisir dont mon père parlait, il y a quelques mois, quand nous quittions Canton.

– Tout cela est de l’histoire ancienne, fit négligemment Jean. Mais nous ne sommes pas encore à Lhassa.

– Et moi, je n’ai pas encore fait le tour du monde, dit Timothée Framm tout pensif.

– Je vois que vous êtes brave, monsieur Framm, répliqua Germaine : vous ne vous laissez pas abattre par les difficultés du début de votre voyage. Qui sait si vous n’en rencontrerez pas de pires ?

– Mademoiselle, répondit l’Anglo-Saxon, vous n’ignorez pas dans quel but, ni à la suite de quelles circonstances j’ai entrepris ce voyage ? Je l’accomplirai jusqu’au bout, et rien, si ce n’est la mort, ne pourra m’en empêcher.

En disant ces mots, il regardait la jeune fille. Depuis qu’ils avaient quitté Canton, c’était la première fois qu’il faisait allusion à la demande en mariage qu’il avait autrefois adressée à Germaine.

Celle-ci rougit et ne répondit pas. Elle avait remarqué que, depuis qu’elle avait tiré l’Anglo-Saxon de la dangereuse situation où il se trouvait, le jour où la caravane avait failli être détruite par une avalanche, Timothée Framm s’était montré plus empressé et galant vis-à-vis d’elle.

Jean Cascaret avait également remarqué les assiduités du reporter, et en avait parlé à son cousin. Mais Georges Fromentier n’avait fait qu’en rire et avait demandé au jeune homme :

– Est-ce que tu serais jaloux, toi ?

Jean s’en était défendu, et, naïvement, il avait avoué à son cousin qu’il aimait Germaine, mais qu’il n’avait pas osé le lui dire.

– Je comprends tes scrupules, avait répondu Georges, et je t’en sais gré. Mais je ne suis pas formellement engagé vis-à-vis de Germaine, et aujourd’hui que je suis absolument sûr que sa sœur n’est pas morte, que ma fiancée me sera rendue un jour, je suis heureux de voir que tu as plus que de l’estime pour la fille cadette de M. Dubreuil, et que de son côté…

– Alors, tu crois que… je ne lui déplais pas ?

– Mais tu es donc aveugle ? avait répliqué Georges en tournant brusquement le dos à son cousin.

Aussi Jean supportait-il avec peine la présence de Timothée Framm aux côtés de Germaine ; et, ce jour-là, il eut un mouvement de mauvaise humeur en entendant le reporter rappeler à Germaine sa demande en mariage.

– Je vous souhaite de réussir de tout mon cœur, dit enfin Germaine à Timothée Framm.

– Je donnerai volontiers je ne sais quoi pour le voir au diable, murmura Jean à l’oreille de Germaine, pendant que l’Anglo-Saxon rejoignait M. Dubreuil.

– Est-ce que vous seriez jaloux ? repartit la jeune fille, se servant, sans s’en douter, des mêmes termes que Georges Fromentier.

– Non, je ne suis pas jaloux, répliqua Jean ; mais je suis indigné de la duplicité de cet homme. Il faut qu’il ait l’âme bien vile, pour oser prétendre à votre main, après tout ce qu’il a fait contre vous. Tenez ! ne parlons plus de lui ; je sens que je me mettrais en colère.

Sur le soir, on rencontra une bourgade assez considérable. M. Dubreuil se présenta au khan et lui dit où il se rendait. Il nomma même Pat-Nung-Kay et se recommanda de son amitié. Mais le khan fut inflexible.

– Je ne puis te laisser passer, toi et tes gens, dit-il. Le Thibet est une terre sacrée, comme Lhassa est une ville sacrée. Je pourrais vous faire mettre à mort mais je ne veux pas violer les lois sacrées de l’hospitalité. Tu camperas, cette nuit, dans le bourg, mais, au lever du soleil, tu regagneras les frontières, et pour qu’il ne t’arrive rien en route, je te donnerai une escorte. J’ai dit.

M. Dubreuil n’insista pas : il retourna auprès de ses compagnons, déplorant amèrement l’absence de Sa-Kun, et se demandant si des complications plus graves n’allaient pas encore surgir et retarder son voyage. En peu de mots, il raconta sa visite au khan.

– Le sort en est jeté, dit-il ; passons la nuit ici. Demain nous aviserons.

Timothée Framm et Joe Murdock étaient enchantés de la tournure que prenaient les choses. L’Anglo-Saxon voyait avec plaisir que le chef de la horde nomade, naguère rencontré, avait fait pour le mieux. M. Dubreuil ne pouvait continuer son voyage, il fallait agir rapidement : Lu-Tchang ferait le reste.

Il allait se mettre à la recherche du Chinois quand celui-ci se présenta à lui.

– Tout est prêt pour ce soir, dit le Céleste. J’ai vu le khan ; demain, M. Dubreuil et ses gens auront un désagréable réveil… mais nous serons loin.

Les deux hommes s’éloignèrent et rejoignirent Joe Murdock qui avait préparé leur repas. Ils mangèrent de bon appétit ; puis Timothée Framm vint saluer les Français, et se retira.

M. Dubreuil et sa caravane étaient logés sous une sorte de hangar où se tenaient les marchands de pierres précieuses, lors des foires. Le repas avait été silencieux, chacun se renfermait dans ses propres pensées. Quand ils eurent fini, M. Dubreuil, Jean et le sergent Paulet sortirent un instant pour fumer un cigare.

– Je ne sais ce que j’ai, dit Jean Cascaret, au bout d’un moment, mais je me sens fatigué comme jamais je ne l’ai été.

– Et moi de même, fit le sergent Paulet. J’ai une envie de dormir invincible. Je vais aller m’étendre à côté de mes hommes.

– Cela doit tenir aux fatigues de ces derniers jours. Nous avons pris fort peu de repos, et nous nous en ressentons. Je rentre.

Les trois hommes retournèrent au hangar. Comme d’habitude, M. Dubreuil se rendit auprès de sa fille pour l’embrasser ; mais Germaine dormait et il n’osa pas la réveiller. Lui-même se sentait terrassé par le sommeil, et il s’écroula, plutôt qu’il ne s’étendit, sur son lit de fourrures.

Le lendemain il ne se réveilla que fort tard, dans la matinée. Il voulut se lever, mais, à sa grande stupéfaction, il ne put faire un mouvement. Il était solidement garrotté ! Il jeta un coup d’œil autour de lui, et il s’aperçut que tous ses amis, ainsi que les porteurs chinois et les tirailleurs annamites étaient également garrottés.

– Le khan de cette bourgade, pensa l’ingénieur, a une singulière façon de pratiquer l’hospitalité. Mais attendons.

– Qu’est-ce que cela veut dire ! s’écria Jean, qui s’éveillait à son tour ; on nous a attachés ?

Dire la stupéfaction des membres de l’expédition serait inutile. Tout à coup, Jean poussa un cri.

– Et Germaine ?

– Disparue avec Jeannik, répondit Onésime.

– Disparue ! Ah ! je comprends tout, s’écria Jean. Cette somnolence qui nous a tous envahis hier soir après le repas ! Nous avons été endormis, et pendant notre sommeil, Germaine et Jeannik ont été enlevées. Oh ! Timothée Framm ! si jamais vous me tombez sous la main !…

Il n’en dit pas plus long : à ce moment, le khan faisait son entrée sous le hangar. Il annonça à M. Dubreuil que, par suite d’ordres qu’il avait reçus, ils allaient être conduits enchaînés jusqu’à Lhassa. Il ignorait quel crime les Occidentaux avaient pu commettre : mais il avait été obligé d’obéir.

– Mais, dit M. Dubreuil, il était inutile de nous faire prendre du poison pour cela. Hier, tu n’avais qu’à m’expliquer ce que tu viens de me dire, nous t’aurions suivi jusqu’à Lhassa.

– J’avais des ordres, répondit le khan.

– Dis plutôt, interrompit Jean, que tu t’es fait le complice de l’enlèvement de la fille de mon ami et de sa compagne. Conduis-nous à Lhassa et tu verras ce qu’il en coûte d’attenter à la liberté des gens.

Le khan lui jeta un mauvais regard. Peut-être eût-il peur d’être allé trop loin, en se prêtant complaisamment aux machinations de Timothée Framm. Il ne répondit pas à Jean, mais il ordonna que les prisonniers fussent déliés sur le champ, sous promesse, toutefois, de ne pas chercher à s’évader. L’ingénieur promit tout ce que l’on voulut.

À peine délié, M. Dubreuil courut à sa cantine. Pendant son sommeil, elle avait été ouverte, et un certain nombre de papiers, relatifs à l’exploitation de la mine et à la construction de la ligne télégraphique avaient été dérobés.

– Tout est perdu, murmura l’ingénieur accablé. Tous les malheurs s’abattent à la fois sur moi : heureusement que les plans principaux, et la lettre de Pat-Nung-Kay, sont entre les mains de Sa-Kun ; mais celui-ci a disparu et je suis bien définitivement ruiné.

– Courage, monsieur Dubreuil ! interrompit Georges Fromentier ; non, tout n’est pas perdu.

Et, se penchant à l’oreille de l’ingénieur, il lui murmura :

– J’ai du nouveau à vous communiquer, au sujet du médaillon.

– Eh bien ! interrogea l’ingénieur.

– Il m’a été dérobé !

– Comment cela ?

– Oui, dérobé ! mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’il a été remplacé par ceci :

Et Georges Fromentier tira de sa poche un ruban de moire bleue, noué par les bouts, et auquel pendait un anneau d’or, sur le chaton duquel était dessiné le signe chinois signifiant : Courage !

– C’est étrange, murmura l’ingénieur, en rendant le bijou au jeune homme. Cette bague est exactement semblable à un anneau que Pat-Nung-Kay avait offert à ma pauvre femme, quelque temps avant sa mort. Andrée en avait hérité : mais est-ce bien le même ? Et Germaine ? et Jeannik ? Que sont-elles devenues ? Nous ne pouvons aller à leur recherche, puisque nous avons engagé notre parole et promis de ne pas nous enfuir.

– Attendons ! dit Jean, qui avait entendu les dernières paroles de l’ingénieur. Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve.

Cependant, le khan avait réuni une troupe d’hommes armés jusqu’aux dents et intimait l’ordre à l’ingénieur et à ses amis de le suivre. Porteurs et tirailleurs avaient été désarmés et chargés de bagages de toutes sortes. La route à parcourir était longue encore.

Il y avait deux jours que le khan avait quitté sa bourgade, quand il se trouva en présence d’une troupe de cavaliers, qu’à leur costume il était aisé de reconnaître pour des soldats russes.

Les deux troupes se rejoignirent.

L’ingénieur était enchanté de cette rencontre : la présence des Russes dans ces parages était de bon augure, et le khan n’oserait jamais se livrer à des voies de fait contre les membres de l’expédition française, connaissant la présence d’Européens dans la contrée.

C’est sans doute pour cela que tout en maintenant les Français prisonniers, il n’avait pas voulu les enchaîner.

La troupe russe était commandée par deux officiers : le capitaine Alexis Grégoreff et le lieutenant Yvan Gastumov chargés par leur gouvernement d’une mission scientifique dans le Thibet, et en même temps chargés d’assurer la police des frontières.

Surpris de voir des Européens emmenés en captivité, ils interrogèrent M. Dubreuil, qui ne se fit aucun scrupule de raconter, d’un bout à l’autre, son odyssée depuis Canton, tout en taisant le véritable but de son voyage.

– Je ne puis malheureusement rien faire pour vous, répondit Alexis Grégoreff. Mais laissez-vous conduire à Lhassa, vous m’y retrouverez, et je vous assure que j’aurai fait tout ce qu’il est en mon pouvoir pour vous faire rendre la liberté. Quant à celui que vous nommez Timothée Framm, je suis chargé de l’arrêter : je sais qu’il n’est venu au Thibet que pour contrecarrer l’influence russe. D’autre part, je le soupçonne fort d’avoir fait une incursion sur le territoire russe, d’être l’auteur d’un vol de cartouches de dynamite et d’avoir pris des photographies d’un fort.

– Et quand a eu lieu ce vol ? interrompit brusquement Cascaret.

– Trois à quatre semaines environ.

Et le jeune homme montra à l’officier russe étonné le fragment de douille métallique qu’il avait trouvé sur le lieu de l’explosion. L’officier examina rapidement le morceau de cuivre.

– Cela vient bien de notre dépôt. Décidément ce Timothée Framm est un joli personnage. Espion, voleur et assassin, en voilà plus qu’il ne m’en faut pour le conduire à la potence. Gare à lui, si je le prends. En attendant, monsieur, dit-il à l’ingénieur, comptez sur moi. Je vais aller directement à Lhassa où vous me rejoindrez, sans nul doute, d’ici quelques jours. J’aurai fait le nécessaire : adieu et sans merci.

Les cavaliers russes disparurent dans un tourbillon de poussière pendant que le khan, étonné de voir ses prisonniers en si bons termes avec les Russes, qu’il redoutait autant que le Grand Lama lui-même, reprenait lentement sa route.

– Vous voyez bien, mon cher ami, dit Georges Fromentier, que j’avais raison, en affirmant que tout n’était pas perdu.

– Je recommence à espérer, répondit M. Dubreuil. Mais quel intérêt avait Timothée Framm à s’emparer de Jeannik et de ma fille ?

– Je l’ignore, à moins que le misérable ne veuille forcer la pauvre enfant à lui servir de complice auprès des lamas ? Cet homme est capable de tout.

– Germaine se laissera plutôt tuer, que de servir les desseins d’un malhonnête homme ! Mais je devine tout : Timothée Framm était, certainement, au courant de mes affaires. Qui a pu le renseigner ? Ceci est encore un mystère à ajouter à tant d’autres. C’est bien lui qui nous a suscité tous les ennuis qui nous ont assaillis au cours de ce voyage, et le crime même ne l’a pas fait reculer.

– N’ayez pas peur, dit Jean. Nous sommes deux à lui en vouloir à mort : Onésime et moi. Soyez certain, monsieur Dubreuil, que le gredin paiera en gros ce qu’il nous a fait. Et puis, c’est à moi à venger Germaine de l’affront qui lui a été fait.

Il mit tant de chaleur en prononçant ces derniers mots, que M. Dubreuil devina le secret du jeune homme, et ne pût s’empêcher de l’attirer contre sa poitrine, en murmurant :

– Vous êtes un brave cœur, mon cher Jean.

CHAPITRE VIII

Quand Germaine et Jeannik se réveillèrent, elles se trouvèrent dans une sorte de palanquin dont les rideaux étaient hermétiquement fermés.

Elles se demandèrent, non sans inquiétude, ce qui avait pu se passer ; elles ne pouvaient se rendre compte de la route qu’elles suivaient, car il leur était impossible de regarder au dehors. Soudain, Germaine se rappela la somnolence qui l’avait envahie, ainsi que sa camériste, peu de temps après le repas du soir. Il n’y avait pas de doute : une manœuvre criminelle avait été tentée contre l’expédition française. Peut-être qu’en ce moment, l’ingénieur et ses amis agonisaient empoisonnés.

L’image de Timothée Framm passa devant les yeux de la jeune fille.

– Le misérable ! murmura-t-elle. Il connaissait les projets de mon père. Depuis que nous sommes partis, il a tout fait pour empêcher l’expédition d’arriver au Thibet. Quand il a vu que mon père allait réussir malgré tout, il n’a pas hésité à commettre un crime ! Quel mensonge va-t-il me raconter ? Et pourquoi ne m’a-t-il pas sacrifiée comme les autres, ainsi que Jeannik ?

La jeune fille en était là de ses réflexions, quand le palanquin s’arrêta tout à coup. Les rideaux furent tirés de l’extérieur, et Timothée Framm apparut :

– Eh bien ! mademoiselle, interrogea-t-il, comment vous trouvez-vous ?

– Veuillez me dire, monsieur, répondit Germaine, ce que signifie cet enlèvement ? Où est mon père ? Où sont mes amis ?

Timothée Framm ne s’attendait pas à cela. Il comptait trouver la jeune fille et sa compagne en larmes et désespérées de la disparition de leurs amis. Au contraire, les deux femmes étaient calmes – Germaine surtout – et l’Anglo-Saxon vit qu’il allait falloir user de ruse.

– Pardon, mademoiselle, il n’est nullement question d’enlèvement. Quand vous saurez ce qui s’est passé, vous approuverez ma conduite à votre égard.

– Voyons, dites, et ne perdez pas de temps.

– Le khan qui avait si généreusement offert l’hospitalité à M. Dubreuil était vendu à la Russie. L’arrivée de l’expédition française, dont il ignorait les projets, a dû lui faire peur, et, dans la crainte de perdre l’appui des Russes, il a sans doute préféré anéantir l’expédition plutôt que de lui accorder sa protection. Remarquez, mademoiselle, que ceci n’est qu’une simple hypothèse : je n’affirme pas que les choses se soient passées comme cela.

– Bien, je comprends… Voyons la suite.

– Dans le courant de la nuit, je fus réveillé par les allées et venues des Tartares. Je sortis pour voir ce qui se passait, et aperçus les hommes de votre escorte, ainsi que votre père, vos amis et vous-même, étroitement garrottés : personne ne bougeait. Je compris alors que le khan, afin de mieux réussir, avait mêlé un narcotique aux aliments qu’il avait livrés à l’expédition, et je m’applaudis de n’en avoir pas mangé.

La jeune fille jeta un coup d’œil interrogateur à l’Anglo-Saxon. Mais Timothée Framm ne sourcilla pas. Et ce fut le plus naturellement du monde qu’il continua.

– Quand chacun fut garrotté, les Tartares se retirèrent, sans même laisser de sentinelles pour garder les prisonniers. Je résolus alors de vous sauver, coûte que coûte : je vous délivrai, ainsi que votre camériste, et vous transportai dans ce palanquin. Mais, comme j’allai délivrer vos amis, l’alarme fut donnée par je ne sais qui, et je fus obligé de m’enfuir précipitamment, pour vous soustraire à la fureur des Tartares.

– Et c’est pour cela, sans doute, que vous m’avez si bien enfermée dans ce palanquin ? dit Germaine avec calme.

Timothée Framm ne répondit pas. Il sentait que la jeune fille n’était pas dupe de ses mensonges : néanmoins, il résolut de jouer sa comédie jusqu’au bout.

– Quant à vous avoir volontairement enfermée, dit enfin l’Anglo-Saxon, détrompez-vous. Cela tient à ce que les rideaux de ce palanquin se ferment à l’extérieur, et dans ma précipitation à vous sauver, je n’ai pas pris garde à ce détail. Veuillez donc m’excuser.

Cela pouvait être vrai, et Germaine ne fit aucune remarque ; mais elle n’interrogea plus le reporter à ce sujet ; il aurait continué de mentir. Ce qu’elle avait entendu lui suffisait.

– Et où nous conduisez-vous, maintenant ?

– À Lhassa, mademoiselle.

– Je vous remercie.

Germaine se rejeta dans le fond du palanquin et se mit à réfléchir.

La certitude d’être bientôt à Lhassa ranimait son courage. Une fois dans la ville sainte, il lui serait facile de retrouver Pat-Nung-Kay. Elle lui dirait la vérité, et se placerait sous la protection du Lama. Elle fit part de ses espérances à Jeannik : celle-ci secouait la tête d’un air de doute. Mais, ne voulant pas déplaire à sa maîtresse, elle affecta d’être beaucoup plus rassurée qu’elle ne l’était en réalité.

Quelques jours se passèrent, pendant lesquels Germaine n’adressa pas une seule fois la parole à Timothée Framm. Celui-ci, de son côté, du reste, évitait de se rencontrer avec la jeune fille : il se contentait, seulement, d’être prévenant à son égard.

Les premiers temps, il avait essayé, lui-même, de s’informer des désirs de la jeune fille, mais Germaine lui avait intimé l’ordre de ne plus lui parler. Il en avait été de même pour Joe Murdock : la figure chafouine de l’Écossais déplaisait à Germaine, et, bien que cette dernière eut une aversion marquée pour Lu-Tchang, le chef des porteurs, ce fut celui-ci qui fut chargé de subvenir aux besoins des deux jeunes filles.

Cependant, on approchait de Lhassa : bientôt, on fut en vue d’un grand monastère de bouddhistes où la caravane de Timothée Framm s’arrêta.

Ce monastère devait renfermer un nombre considérable de moines, à en juger par son apparence extérieure. Il comprenait quatre corps de bâtiments, espacés entre eux par d’immenses cours, ou plutôt d’immenses jardins, entretenus avec soin. Les murailles étaient couvertes de sculptures en parfait état : le portique d’entrée, situé au haut d’un escalier de marbre d’une trentaine de marches environ, était gardé par deux statues de Bouddha, en bronze doré, qui resplendissaient au soleil.

Les moines se promenaient dans les jardins ombragés. Des pièces d’eau, à la surface desquelles nageaient tout un monde de canards-mandarins, apparaissaient çà et là, dans les massifs de verdure.

Enfin, le monastère présentait un aspect de prospérité florissante : tout était soigneusement entretenu, et l’on était loin des pagodes en ruine et des couvents délabrés de la Chine.

Timothée Framm, son escorte, Germaine et Jeannik reçurent une hospitalité cordiale au monastère. Ils furent accueillis par le supérieur, un grand moine de quarante-cinq à cinquante ans environ, dont la physionomie était empreinte d’une grande majesté et d’une douce expression de bonté : il fit conduire les deux jeunes filles dans une partie reculée du monastère où elles furent confiées à la garde de prêtresses bouddhistes.

Puis, il emmena Timothée Framm dans sa cellule et lui demanda ce qu’il venait faire au Thibet. L’autre confessa qu’il se rendait à Lhassa, chargé d’une mission par le gouvernement français.

– Je devais venir, ajouta-t-il, avec un de mes amis, le véritable chef de la mission, l’ingénieur Dubreuil, de Canton. Mais, au dernier moment, il est tombé malade, et il m’a chargé de prendre les devants.

– Vous ne pouvez aller à Lhassa, interrompit le supérieur. Aucun étranger ne peut y pénétrer : mais je pourrai vous être utile dans l’accomplissement de votre mission. Vous disiez que l’ingénieur Dubreuil – c’est bien le nom de votre ami ? – venait pour…

– Exploiter une mine d’or et établir une ligne télégraphique entre Lhassa et Shang-Haï.

– Parfaitement. Mais vous avez les pouvoirs de votre ami.

– Naturellement. Voici une lettre de sa main m’autorisant à commencer les négociations en attendant sa guérison. Voici les plans de la ligne télégraphique.

– C’est fort bien, dit le supérieur. Vos papiers sont parfaitement en règle. Je vais annoncer votre arrivée au Grand Lama : il demandera à vous voir, sans doute…

Le supérieur hésita un moment.

– Noble seigneur, dit-il enfin, Voulez-vous me dire votre nom ?

– Georges Fromentier, répliqua aussitôt Timothée Framm.

Le supérieur s’inclina, frappa sur un gong et fit conduire l’Anglo-Saxon dans les appartements qu’il avait fait préparer à son intention. En même temps il ordonna que le pseudo Georges Fromentier fût traité avec les plus grands égards.

Timothée Framm était enchanté. Il allait, sous peu, jouir du fruit de ses crimes. Mais, si l’Anglo-Saxon avait su à qui il venait de parler, il aurait été beaucoup moins joyeux.

Le supérieur du couvent, en effet, n’était autre que Pat-Nung-Kay, l’ami intime de M. Dubreuil. Et si Timothée Framm avais su, en outre, que Sa-Kun était au monastère depuis la veille, que le guide avait remis au Lama les papiers que M. Dubreuil lui avait confiés en cas d’accident, il est plus que sûr que le reporter anglais eût tout fait pour prendre au plus tôt la fuite.

Mais Timothée Framm ne savait pas.

Pendant qu’il s’endormait dans une douce quiétude, Pat-Nung-Kay se rendait auprès de Germaine, à qui il se faisait connaître, et la mettait ensuite au courant de ce qui venait de se passer.

Germaine voulut raconter son voyage ; mais le Lama l’interrompit :

– Je sais tout, fit-il. Sa-Kun m’a tout dit.

– Comment, Sa-Kun ? mais il a disparu.

– Oui, mais il n’est pas loin.

Et, au même moment, Sa-Kun apparut. La jeune fille aurait voulu l’interroger, savoir pourquoi il avait déserté la caravane avec le palanquin, mais le rusé guide mit un doigt sur sa bouche et du regard désigna Pat-Nung-Kay.

Germaine comprit que le moment de connaître le secret de cette affaire n’était pas encore venu. Elle garda le silence.

– Quant à votre compagnon, dit Pat-Nung-Kay en s’adressant à la jeune fille, je ne sais ce que je dois faire à son égard : j’attendrai l’arrivée de votre père et de vos amis.

– Ils ne sont donc pas morts ?

– Mais non, répondit le Lama en souriant. Pourquoi croyez-vous qu’ils sont morts ?

– Mais n’ont-ils pas été empoisonnés par les Tartares ?

Pat-Nung-Kay sourit sans répondre. Cela faisait sans doute partie de ce qu’il devait taire momentanément.

– Attendez, mademoiselle, fit-il, vous apprendrez des choses merveilleuses.

Cependant, Timothée Framm causait avec Joe Murdock.

– Tu vois, Joe, tout nous réussit à merveille. Encore quelques jours, et nous serons riches.

– Vous voyez tout en rose, mylord, répondit Joe d’un ton lugubre. Vous regardez trop dans l’avenir ; mais, si comme moi, vous vous contentiez d’observer ce qui se passe dans le présent, vous auriez moins de confiance.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, tout simplement, que j’ai aperçu Sa-Kun, tout à l’heure. Et, tenez, le voilà qui passe justement en face de nous.

Timothée Framm se précipita à la fenêtre : mais, soudain, il recula, la figure décomposée par la terreur.

– Le palanquin mystérieux ! bégaya-t-il.

Mais il se ressaisit bientôt, car il n’était pas homme à s’effrayer pour si peu. Il eut vite pris son parti de cette aventure.

– Tu avais raison, Joe. J’ai bien peur que nos affaires ne s’arrangent pas aussi facilement que je le croyais. Mais tout n’est pas perdu. Les Thibétains ne peuvent rien contre moi, et, au besoin, nous nous réclamerons du gouvernement russe, qui doit avoir des avant-postes non loin de la frontière.

Joe ne paraissait pas convaincu. Son maître lui semblait un trop beau joueur, un joueur trop aventureux même.

– Et moi, je vous dis que tout cela finira mal, mylord.

– Oh ! tu as toujours peur.

Sur le soir, on signala l’arrivée d’une troupe d’étrangers. C’était le capitaine Grégoreff et son lieutenant Gastumov. Ils furent reçus par Pat-Nung-Kay, avec qui ils eurent un long entretien, à la suite duquel ils se retirèrent pour aller camper à quelque distance du monastère.

Timothée Framm et Joe avaient surveillé les allées et venues des Russes. Leur installation en dehors des murs du couvent ne les inquiéta pas, et le reporter décida que, dès le lendemain, il aurait une entrevue avec les officiers russes.

Les deux hommes s’endormirent tranquillement.

Pat-Nung-Kay prit son repas avec Germaine et Jeannik. La jeune fille, depuis qu’elle savait son père vivant, avait repris toute sa gaieté ; elle raconta certains épisodes de son voyage avec beaucoup de verve, et Pat-Nung-Kay l’écoutait en souriant. Germaine accabla le Lama de questions tendant à percer le mystère du palanquin ; mais Pat-Nung-Kay se contentait de répéter :

– Bientôt ! Bientôt ! ce n’est pas encore le moment.

Enfin, l’heure de se reposer arriva. Germaine et Jeannik allaient se retirer, quand le Lama les retint.

– Veuillez me suivre, dit-il aux jeunes filles.

Très intriguées, elles l’accompagnèrent. Elles traversèrent à sa suite deux ou trois jardins qu’éclairait, seule, la lumière des étoiles.

Enfin elles arrivèrent dans une dernière cour, un peu obscure, au milieu de laquelle se dressait une masse sombre dont elles ne purent préciser la forme.

Soudain, une lueur bleue éclaira l’intérieur de l’objet mystérieux. Germaine et Jeannik reconnurent alors le palanquin qui les avait suivies durant leur voyage. Elles reconnurent également la lueur bleue qu’elles avaient déjà aperçue lors du massacre des porteurs de Timothée Framm.

Emportée par la curiosité, Germaine s’élança vers le palanquin, suivie de Pat-Nung-Kay, qui souriait toujours.

Elle écarta les rideaux et regarda.

Elle poussa un cri d’étonnement, et se tourna vers Jeannik.

– Regarde, Jeannik, regarde ; je crois avoir mal vu.

Jeannik, à son tour, eut un cri de surprise.

– Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, c’est notre jeune maîtresse !

À ce moment, la mystérieuse personne sortait du palanquin, et ouvrait ses bras à Germaine, qui s’y précipitait en criant :

– Andrée ! ma sœur Andrée ! Ah ! Georges avait raison !

CHAPITRE IX

Deux ou trois jours après les événements que nous venons de raconter, M. Dubreuil, Georges Fromentier, Jean Cascaret et le reste de l’expédition française, toujours escortés par les Tartares, arrivaient au monastère de Pat-Nung-Kay.

La situation de nos amis avait changé. Le khan, revenu à de meilleurs sentiments, avait fait rendre leurs armes à ses prisonniers, et avait insisté auprès de M. Dubreuil pour l’accompagner jusqu’à Lhassa. L’ingénieur avait attribué ce changement d’humeur à la présence d’Alexis Grégoreff et de ses soldats. Il avait accepté l’offre du khan, et les deux troupes s’étaient dirigées vers Lhassa.

Les Français furent reçus sur le seuil du monastère par Pat-Nung-Kay, qui se précipita dans les bras de son ami aussitôt qu’il l’aperçut ; puis, il conduisit ses hôtes dans une grande salle, où une collation avait été servie. Là, il annonça à M. Dubreuil que Germaine était saine et sauve, ainsi que sa camériste, et qu’il allait bientôt la voir.

Dès que l’arrivée de M. Dubreuil avait été signalée, Germaine avait voulu courir à sa rencontre : mais le sage Pat-Nung-Kay l’en avait dissuadée. La jeune fille s’était enfin rendue à ses raisons, et elle avait attendu, avec impatience, la venue de son père.

Depuis qu’elle avait retrouvé sa sœur, elle ne se sentait plus de joie, et, durant des heures entières, elle lui racontait ce qui s’était passé depuis son enlèvement. Mais, malgré tous ses efforts, toutes ses câlineries, elle ne put décider Andrée à lui dire, à son tour, ce qui lui était arrivé.

La jeune fille, si soudainement retrouvée, semblait obéir à une consigne, et à tout ce que lui demandait Germaine, elle se contentait de répondre comme l’avait fait Pat-Nung-Kay :

– Plus tard !

Cependant, M. Dubreuil, Georges et surtout Jean manifestaient leur impatience de ne pas voir venir la jeune fille. En vain, Pat-Nung-Kay essayait-il de les rassurer : ils voulaient, à tout prix, savoir où elle était et ce qu’elle faisait.

– Vous allez être satisfaits, dit enfin le Lama.

Et il frappa sur un gong.

Au même moment, une tenture se souleva, et une jeune fille parut. Tous s’étaient levés et, déjà, se précipitaient à sa rencontre, quand ils demeurèrent cloués sur place par l’étonnement.

Ce n’était pas Germaine !

– Ma fille ! Andrée ! s’écria enfin M. Dubreuil, en courant à la jeune fille.

– Ma fiancée ! s’exclama Georges, tandis que des larmes de joie perlaient à ses yeux.

Ce fut un moment d’indicible bonheur. M. Dubreuil ne pouvait se lasser d’embrasser cette enfant chérie, si longtemps pleurée. Quant à Georges, sa joie était immense ; il retrouvait sa fiancée, et il remerciait Dieu, en lui-même, de lui avoir donné la foi de ne point croire à sa disparition.

Au milieu de cette scène, Jean paraissait abasourdi. Il regardait autour de lui, sans rien voir et sans rien comprendre à ce qui se passait. Il fut tiré de son effarement par une voix caressante qui lui dit tout à coup :

– Eh bien ! mon cher Jean, on dirait que cela vous fait de la peine, de voir que ma sœur est retrouvée ?

Il n’en fallait pas plus pour ramener le jeune homme au sentiment des choses extérieures. Il ne dit pas un mot : mais il prit les mains de la jeune fille qu’il contempla quelques instants :

– Ah ! ma chère Germaine, fit-il enfin. Pardonnez-moi, mais je vous ai cru morte… Mais votre père ?…

– Mon père, répliqua Germaine, voyez comme il est heureux, ne le dérangeons pas. Mon tour viendra, allez !

À ce moment, M. Dubreuil s’aperçut de la présence de Germaine : il l’attira contre son cœur et demeura longtemps sans parler, savourant le bonheur d’avoir ses deux filles près de lui.

Les premiers moments d’émotion passés, tout le monde fit honneur à la collation préparée par les soins de Pat-Nung-Kay. M. Dubreuil ne savait comment remercier son vieil ami de ce qu’il avait fait pour lui. Mais le Lama se dérobait aux embrassades de l’ingénieur.

– Ne parlons pas de cela, disait-il. Autrefois, tu m’as rendu un grand service, n’est-ce pas juste que je m’acquitte de ma dette ?

Il répéta souvent cette phrase, qui faisait allusion au courage que l’ingénieur avait montré jadis en lui sauvant la vie, à Shang-Haï.

Germaine, de son côté, pressait sa sœur de raconter ses aventures : Andrée y consentit de bonne grâce.

Elle dit comment elle avait été enlevée par des pirates, un jour qu’elle faisait une promenade en barque sur le fleuve.

– Les deux Annamites qui m’accompagnaient, ajouta-t-elle, furent massacrés sous mes yeux. Je m’attendais à avoir le même sort. Un chef, qui parlait un mauvais anglais, me sauva la vie, et me débarrassa de mes liens, à condition que je promette de ne pas m’évader.

« Je promis tout ce qu’on voulut : je fus délivrée de mes entraves, et je m’enfonçai dans la forêt, à la suite des pirates qui m’emmenaient prisonnière. Je marchai plusieurs jours de suite, j’étais brisée de fatigue.

« Cependant, je ne savais pas encore ce que les pirates décideraient à mon sujet. Ceux qui me portaient, disaient qu’il vaudrait mieux me tuer et que je leur causerai beaucoup d’ennuis. Je ne pouvais m’empêcher de frissonner en les entendant, mais le courage ne m’avait pas abandonnée.

« Nous arrivâmes bientôt sur les frontières septentrionales du Yun-Nam. Là, les pirates se débarrassèrent de moi en me vendant à un marchand mongol qui se rendait au Thibet pour parcourir les foires et faire un pèlerinage à Lhassa.

« Pendant de longs mois, je suivis cet homme, qui du reste se conduisit toujours fort humainement à mon égard.

« Enfin, nous arrivâmes à Lhassa : là, je demandai à un bonze chinois s’il ne connaissait pas un Lama nommé Pat-Nung-Kay.

« – Je le connais bien, me dit-il, mais tu ne pourras lui parler.

« – Mais, peux-tu lui remettre quelque chose de ma part ? Cela ne t’engage à rien, et, si tu t’acquittes fidèlement de ce message, tu n’auras pas à t’en repentir.

« Il y consentit : je lui remis alors une bague en or… »

– Attachée à un ruban bleu et portant gravé, sur le chaton, le signe chinois qui signifie : Courage ? interrompit vivement Georges. Je vous rends ce qui vous appartient, ma chère Andrée.

Et il tendit le bijou à la jeune fille. Celle-ci le prit en souriant et continua son récit.

– Cette bague avait été, autrefois, donnée à ma mère par Pat-Nung-Kay lui-même. À peine l’eût-il entre les mains, qu’il se hâta d’accourir au caravansérail où je me trouvais, et de me retirer des mains du marchand mongol qu’il indemnisa richement. Quant au jeune bonze…

– Je parierais que c’est Sa-Kun, interrompit Jean.

– Vous avez deviné juste, monsieur Jean. Pat-Nung-Kay l’attacha à la pagode du monastère où nous nous trouvons. Quand Pat-Nung-Kay connut le malheur arrivé à mon père, il chargea Sa-Kun d’une lettre pour lui et d’instructions pour le vieux supérieur de la pagode de Canton.

– Voilà donc pourquoi sa physionomie ne me paraissait pas inconnue, et que je crus le reconnaître quand je le pris à mon service, à Li-Tchang-Fu, dit à son tour M. Dubreuil.

– Telles ont été mes aventures depuis le jour de mon enlèvement, fit Andrée. Je n’ai plus rien à vous apprendre.

– Sinon, dit vivement Georges en lui prenant la main, que pendant le cours de notre long voyage, vous avez été véritablement notre ange gardien.

– Que voulez-vous dire ? demanda la jeune fille.

– Tout simplement, ma chère Andrée, que la religieuse du mystérieux palanquin n’était autre que vous-même, et que vous vous êtes trahie, à mes yeux du moins. Quelle personne autre que vous, en effet, avait intérêt à substituer un ruban bleu au crêpe qui entourait votre photographie ? Quelle autre que vous avait intérêt à nous crier : « Courage ! » quand nous étions enfermés dans les souterrains de la pagode ? enfin à me ravir le médaillon et à le remplacer par la bague que je vous ai rendue ?

– Eh bien ! oui, c’était moi, et votre médaillon, je vais vous le restituer !

À son tour, elle offrit le médaillon au jeune homme. Chacun félicita Andrée de son dévouement et de son énergie, et la collation se poursuivit joyeusement.

– Mais il nous manque quelqu’un, fit observer M. Dubreuil. Pourquoi Sa-Kun n’est-il pas avec nous ?

– Il va venir, répondit Pat-Nung-Kay.

– Et Timothée Framm ? demandèrent Jean et Onésime.

– Il va venir aussi, murmura le bouddhiste d’un ton singulier.

Quelques instants plus tard, Sa-Kun entrait dans la pièce, suivi de Timothée Framm et de Joe, qu’accompagnaient les officiers russes Grégoreff et Gastumov. On fit une réception enthousiaste aux nouveaux venus.

– Nous voilà réunis encore une fois, dit M. Dubreuil, oubliant son ressentiment contre l’Anglo-Saxon, et s’adressant à Timothée Framm. Nous ne nous reverrons sans doute pas de longtemps, car vous allez, n’est-ce pas, continuer votre voyage d’exploration ?

– Oui, répondit Timothée Framm. Je vais prendre quelques jours de repos, et je repartirai ensuite…

– Pour les mines de la Sibérie, déclara gravement Grégoreff en lui mettant la main sur l’épaule.

– Vous dites, monsieur ? clama l’Anglo-Saxon blême de rage.

– Je dis, monsieur, riposta Grégoreff, toujours très calme, que vous allez continuer votre voyage dans la direction des mines de la Sibérie. Il me semble que c’est clair.

– Et votre digne acolyte vous suivra, ajouta Gastumov en saisissant Joe Murdock au collet.

– Monsieur, interrompit Timothée Framm en s’efforçant de paraître sans crainte, on n’arrête pas ainsi, comme deux vagabonds, deux sujets de notre gracieux souverain…

– Mais, monsieur, comme voleurs !

– Monsieur !…

– Et comme espions !

Timothée Framm, serrant les poings, s’était dégagé de l’étreinte de l’officier et allait se précipiter sur lui.

– Toute résistance serait inutile, dit froidement Grégoreff. J’ai, entre les mains, des preuves de votre culpabilité. D’abord vous avez dérobé des cartouches de dynamite au fort de X… actuellement en construction, sur les frontières russo-anglaises, ensuite, vous avez réussi à photographier les plans du fort. J’ai, contre vous, un mandat d’amener pour des faits antérieurs d’espionnage. En conséquence, je vous arrête.

Timothée Framm et Joe Murdock étaient atterrés. Les deux officiers russes s’excusèrent, avec politesse, près de M. Dubreuil et de ses amis, de les rendre témoins d’une pareille scène.

– Allons, messieurs, ordonna enfin Grégoreff aux coupables, suivez-nous !

Vainement, Germaine et M. Dubreuil essayèrent d’intercéder pour les deux misérables : les officiers russes furent inflexibles. Ils devaient, avant tout, faire leur devoir, obéir à leur consigne.

Tout à coup, Andrée se leva :

– Il est inutile d’intercéder en faveur de ces deux coquins. En admettant même que ces messieurs consentissent à les laisser libres, je serais la première à réclamer leur incarcération. L’exil, dans les steppes de la Sibérie, vaut mieux, pour Timothée Framm et son complice, que le sort qui les attendrait ici. Déjà, Lu-Tchang, le chef de leurs porteurs, a été emprisonné par ordre du Grand Lama : ces misérables savent pourquoi.

« Pas de pitié pour celui qui a tenté de faire périr une jeune fille dont il avait demandé la main. Car voici ce qu’il a fait : c’est lui l’instigateur de l’attaque des jonques ; c’est lui qui a suscité des ennuis à M. Dubreuil à Tchang-Li-Fu, qui l’a fait enfermer dans les souterrains de la pagode, qui l’a fait attaquer par ses porteurs, pour simuler une attaque des pirates, qui a fait sauter le barrage du lac, enfin qui a commandé l’empoisonnement de toute la caravane et procédé à l’enlèvement de Germaine, pour la récompenser, sans doute, des soins dont elle l’a entouré lorsqu’il s’est trouvé blessé.

« Il faut qu’il soit puni : si vous ne l’emmenez pas, messieurs, ajouta Andrée en se tournant vers les officiers russes, c’est nous qui nous chargeons de son châtiment. »

Germaine voulut intercéder, mais sa sœur l’écarta avec une certaine vivacité.

– Que ces messieurs fassent leur devoir, s’écria-t-elle.

Timothée Framm et Joe furent entraînés par les soldats. Bientôt après, les officiers russes prirent congé de M. Dubreuil et de ses amis.

 

Après quelques semaines de repos, pendant lesquelles M. Dubreuil étudia les plans de la mine et de la ligne télégraphique en compagnie de son ami Pat-Nung-Kay, l’ingénieur se mit à l’œuvre. Dès les débuts, la mine montra une richesse considérable. Les filons aurifères étaient abondants et nombreux. L’ingénieur eut vite fait de regagner la fortune qu’il avait perdue.

Trois mariages eurent lieu le même jour, célébrés par un missionnaire de passage à Lhassa. Georges et Jean ont épousé Germaine et Andrée : à l’heure qu’il est, les deux cousins sont devenus beaux-frères.

Onésime et Jeannik ont suivi l’exemple de leurs maîtres, et comme eux, se trouvent parfaitement heureux. Ils ne parlent de revenir en France que lorsque M. Dubreuil lui-même y retournera.

Pat-Nung-Kay est devenu membre du grand collège des lamas, sa réputation de sagesse et de sainteté est proverbiale dans tout le Thibet.

Sa-Kun, devenu supérieur d’un monastère de Lhassa, visite fréquemment ses amis.

Quant au sergent Paulet, son congé fini, il est venu rejoindre M. Dubreuil, à la mine duquel il travaille en qualité de surveillant, dans les chantiers du lavage de l’or.

Tous sont parfaitement heureux, et se plaisent à se rappeler les mauvais jours qu’ils ont passés ensemble, au milieu des périls de toutes sortes.

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Septembre 2013

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[1] Ici se trouve une lacune dans la photocopie du texte dont nous avons pu disposer. Nous nous en excusons et rappelons que cette œuvre de Le Rouge, rarissime, n’est conservée dans aucune bibliothèque française ou étrangère. (Note de l’éditeur)