Joseph Malègue

AUGUSTIN OU LE MAÎTRE EST LÀ

(1933)

HOC TIBI OPVS ADSCRIPTVM

CVIVS OPERA SCRIPTVM

SORORI SPONSAE

I

MATINES

I

LA PETITE CITÉ

Lorsque Augustin Méridier cherchait à démêler ses plus lointaines impressions religieuses, il les trouvait très au frais, mélangées à ses premiers souvenirs, et soigneusement classées dans deux compartiments de sa mémoire. Il gardait l’un pour la préfecture de province au Lycée de laquelle son père professait ; il réservait l’autre aux Planèzes. Ce n’était pas la vraie Planèze, mais de hauts plateaux très voisins, tous semblables, qu’il appelait ainsi parce que ce nom lui avait plu.

Cette division géographique séparait deux formes irréductibles et même antagonistes des émerveillements de l’enfance.

La Préfecture gardait, dans ses belles rues désertes, certain deuxième étage sonore, au vestibule pavé de losanges noir-bleu et gris de pierre, glacial.

Le plus beau jour y était Dimanche. Augustin le sentait, à maint indice, venir dès le samedi soir. Ce jour-là, la grosse Catherine nettoyait les carreaux du vestibule et les fenêtres de la salle à manger ; elle passait au tripoli les boutons de la porte ; elle n’oubliait pas la bouilloire ni les robinets. Toute la maison prenait un aspect lavé de frais, renouvelé. Des habits neufs, tirés de placards appropriés, apparaissaient sur les chaises de la chambre à coucher, gardant la forme qu’ils avaient dans des boîtes, aplatis par des plis soigneux. L’active petite Maman portait dans les yeux une sorte de joie maîtrisée et étincelante, comme lorsqu’on attend silencieusement une belle fête, ou des parents qui viendront bientôt.

Souvent, pour mieux assurer cette transgression du dimanche sur le jour précédent, les cloches de la grande Abbatiale sonnaient à toute volée dès cinq heures du soir. Même quand elles se taisaient dans les hauteurs de la tour, le petit garçon qui longeait les porches, son cartable à l’épaule, la main perdue dans celle de son père, ce petit garçon-là, docile et réfléchi, ne se trompait pas sur ce silence, sur tout ce qu’il recélait pour le lendemain matin d’exaltation sonore et de domination furibonde.

Dès le samedi soir aussi, les regards de son père, sans rien abandonner de leur lassitude ni des plissements obliques au cœur desquels ils se blottissaient, signifiaient une sorte de repos. Ils oubliaient le quotidien supplice d’une classe de latin pour trente-deux galopins de quinze ans. Un palier se situait sur la route dentée des jours. Le malheureux homme respirait. Pendant vingt-quatre heures, son temps allait couler entre des rives nettoyées, des berges désencombrées où se retrouverait, décapé et pur, le doux loisir, matière première de la vie.

Après dîner, la semaine épuisée n’offrait plus que des restes inutilisables. Lassée par six jours de règne, toutes ses tâches remplies, tous ses rôles joués, elle penchait la tête, se recueillait, abdiquait. Quelques heures lui restaient encore, que nul ne prenait au sérieux. Les quatre dernières, de trop, s’obstinaient à sonner tout de même, dans la nuit de samedi à dimanche, ignorant qu’elles ne comptaient plus.

Bonheur de porter certain costume marin, dans ces premières minutes vides du dimanche matin. Augustin se promène, plein de satisfaction grave, sur le dallage de pierre de ce fameux second étage. Il fait miauler ses souliers. Les petits gants de fil blanc sont déjà mis. Sa main y niche au large, tous doigts écartés. Le sentiment de la propriété individuelle lui monte jusqu’à l’épaule.

Par la fenêtre du vestibule, au-dessus du mur grisâtre et vert-lichen qui délimite la cour, fidèle au rendez-vous du dimanche, un grand morceau de ciel, mal coupé et d’un bleu tout neuf, tremble, frémit, craquelle et se retrouve intact après chaque coup des éclatantes cloches. Un morceau de ciel d’où coule ce bonheur spécial, dit dominical, à qui l’invisible soleil communique avant la messe un ton d’oisiveté heureuse. Certainement, c’est toujours ainsi, en petits fragments bleus, mal cassés et pleins de cloches, qu’on voit le ciel du dimanche matin, dans les rues désertes autour des Abbatiales, par-dessus les hauts murs barrant les cours d’hôtels Louis-XIII désaffectés.

Du vestibule, Augustin entend ouvrir et fermer toutes les portes. Leur écho évoque la salle à manger, la chambre où, lavée, changée, repue, dort la petite sœur. Toute chose exhale l’arôme subtil du dimanche. Le frais lever du matin, le chocolat du dimanche, les habits du dimanche, les cloches du premier et du second coup, tout prépare ces moments d’immobilité tendue qui précèdent le départ pour la messe, ces minutes indiciblement particulières qui collent au présent pendant quelques secondes encore pour se détacher ensuite, choir et s’abîmer au flot des minutes communes.

Assis à l’église, tandis que ses jambes trop courtes pendent entre le dallage et les bâtons de chaise, près du prie-Dieu de sa Maman, il lève les yeux et la regarde. Il l’aperçoit d’en bas. Il voit ses lèvres qui remuent, ses cheveux qui passent au-dessous d’un chapeau sorti le matin du carton. Elle lit dans un gros livre. Celui d’Augustin est beaucoup plus petit. Presque toujours elle devine qu’il la regarde. Un sourire menu, bien plus retenu qu’à la maison, descend sur lui à travers toute cette solennité. Son doigt, à elle, quitte le paroissien, tourne quelques pages du livre d’Augustin, gauchement, parce qu’il tourne de trop haut. Il indique le commencement de la prière spéciale qui convient à ce moment de la messe. « Préface. Voici l’heureux moment où le Roi des Anges et des Hommes va paraître. » Augustin a retrouvé le fil. Plein d’une docilité appliquée, il commence à suivre, de son index ennobli mais gêné par le gant.

Ce tableau général admet bien des variantes.

Ainsi ces grands mots autoritaires « le Roi des Anges et des Hommes », s’adoucissent parfois pour Augustin. Ils lui font signe qu’ils ont quelque chose à lui montrer. On dirait qu’ils se fendent en deux et qu’ils s’ouvrent. De leur milieu, monte une fumée subtile qui s’en va composer très haut dans l’air, plus haut que la région des cloches, une image d’or et de bleu, un vague tableau de coloris tendres, où l’on voit, tortueuse et débonnaire, couler d’un vieux visage rosé la barbe blanche d’un Roi.

D’autres fois, certains dimanches spéciaux, l’église se remplit de fleurs, de branches vertes et de grandes jeunes filles en blanc. L’une d’elles, un jour, lui a parlé, essayant en vain, à force de grâce et de sourires, d’élever la timidité du petit garçon jusqu’à sa jeunesse à elle, inconcevablement radieuse. Maman s’est excusée pour lui, en des termes qui ont décuplé cette timidité… « Oh ! le petit sauvage qui ne veut pas dire bonjour à Mlle de Préfailles ! » Vers l’autel de la Vierge, dans une chapelle féminine et pleine de roses, les demoiselles en blanc se sont rassemblées autour d’un harmonium. Deux vers de leur cantique suscitent une émotion profonde dont ils ne révèlent que des causes douteuses :

Je voudrais te suivre, ô ma Mère

Marie, emmène-moi…

« Te suivre, ô ma Mère » veut dire sans doute : « te suivre à l’endroit où se trouve ma Mère ». Marie est le nom de la bonne qui tient le petit garçon par la main et que celui-ci supplie en vain. On est contre la balustrade d’une tombe bien entretenue, dorée par le soleil d’onze heures, pleine de fleurs mauves et roses. Le mot « suivre », chanté par des voix éperdues, semble tendu et porté vers le ciel sur de belles mains plaintives. Tout défaille de mélancolie inexaucée, languissante et heureuse.

Trois coups de clochette. Un brouhaha. Un grand silence. Le vent de l’Élévation souffle sur ces peintures. Nouveau bruit de chaises, une tambourinade de coups de marteau dans tous les coins de l’église. Nouveau son de clochette. D’habitude, sa maman va s’agenouiller parmi d’autres dames devant une balustrade aux linges blancs. Elle revient avec une humilité écrasée qui gêne Augustin. Singulière cérémonie et mal explicable. Il est préférable de n’y pas penser. Augustin n’arrive pas à se figurer qu’elle puisse se rapporter à ce même tableau de gloire fleurie, bouquets, feuillages, statues, coloris tendres et cantiques, à cet ensemble singulier qui surplombe la vie de tous les jours, comme un dôme surajouté, décoratif, mais essentiel, partie d’un monde immense de songes, de contes et de jeux.

Du moins apparaîtrait-elle ainsi, cette première vie religieuse, un composé de roses artificielles et de musiques, si elle ne projetait jusqu’au fond de son cœur d’enfant, comme autant de tentacules despotiques et fouillants, les premières gênes de la vie morale.

Jamais sa maman ne réprime un caprice sans dire qu’il a fait de la peine au petit Jésus. Le petit Jésus s’attriste quand on trépigne pour rentrer de promenade. Quand on refuse de quitter la table pour laisser mettre le couvert, au moment précis où l’on applique des couleurs à l’eau sur un grand livre d’étrennes, et que la fin du plaisir, coupée net comme un élastique, se retire déchirante et enchantée. Si l’on répond à la bonne Catherine qu’elle n’est qu’une bonne et qu’elle sent très mauvais. Si l’on rejette hargneusement l’idée que le petit Jésus, lorsqu’il était petit, eût absorbé avec joie, lors des nouvelles lunes, la confiture traîtreusement bourrée de semen contra. Si l’on pleure enfin pour se coucher et qu’on sait bien qu’en comparaison des graves chambres brunes solennisées par la nuit, les lampes de famille sont tièdes et délicieuses.

Tous ces péchés se lèvent des coins anesthésiés d’une conscience d’enfant. Ils se totalisent implacablement à la prière du soir, tandis qu’on espérait qu’ils se dissoudraient tout seuls dans un bienfaisant oubli. Le petit Jésus les sanctionne tous d’un même sourire, triste, et omniscient.

La grosse Catherine reçoit avec une humble morgue des excuses bégayées, puis s’en retourne à la cuisine, présentant à Augustin son vaste derrière ovalisé d’où pend un nœud de robes lourdes. Cependant les petits bras de quatre ou cinq ans enveloppent le cou maternel. Les lèvres assurent qu’on ne le fera jamais plus, « tu verras, jamais plus ». Puis toutes ses plaies enfin débridées, la conscience pardonnée achève d’éliminer le remords dans les saccades et le bouillonnement des sanglots.

La contrainte morale prend une autre forme encore. Il faut apprendre par cœur deux questions de catéchisme chaque jour. Tous les matins, quand on vient de manger à la cuisine la soupe au lait de la grosse Catherine, maman fait réciter, après la prière, les deux questions expliquées la veille. La petite sœur Christine, vacillant sur des jambes novices, tire sa maman par la robe. C’est le moment que choisit un autre bébé de quelques mois pour se lamenter dans son berceau. Les lits sont défaits. La pesée des corps s’y marque. Cette chambre où dorment une maman et ses trois enfants, parce que l’appartement est fait de pièces immenses et peu nombreuses, cette vaste chambre au papier brun ancien tolère une espèce de désordre douillet, spécialement associé pour Augustin au souvenir de certains jours d’hiver.

Ces jours-là, une étrange lumière livide et impassible pénètre la chambre au matin. Elle tombe d’un plafond plus blanc que d’habitude. Elle semble naître là, sur les plâtres mêmes, tandis que le ciel gris, beaucoup plus sombre qu’eux, affirme d’un air renfrogné qu’il n’est pour rien dans cet éclairage et s’en désintéresse. En effet, c’est de plus bas qu’il vient : les toits, les balcons, la rue, les trottoirs sont blancs de neige.

À ce désordre matinal se mêlent les mots théologiques. Ce sont des mots très difficiles et impressionnants. Ils ressemblent à ceux que les grandes personnes disent entre elles quand elles ne veulent pas que les enfants comprennent. Il est vrai que Mme Méridier en met d’autres à la place, bien plus faciles, pour les expliquer. Mais voilà ! Ce sont les premiers qu’il faut réciter. Il semble qu’ils cachent des arrières-sens raides et mystérieux, consolidés en petites nodosités insolubles. D’autres mots, qu’on comprend cependant, présentent un aspect cérémonieux et pincé qu’Augustin n’aime pas. Ainsi ce prétentieux « qu’est-ce que ? » au lieu du familier et bonasse « qu’est-ce que c’est ? », que tout le monde aime et connaît bien.

Le papa d’Augustin vient souvent, au cours de ces récitations, une serviette de livres sous le bras. Sa moustache est humide de café au lait. Des reflets bougent dans son lorgnon. Il s’assied et attend sans rien dire. On voit qu’il attend. L’enfant devine d’une manière à la fois obscure et aiguë qu’une autorité de qualité et de visée différentes se juxtapose à la première, celle d’où dépend le catéchisme. Et c’est le moment que choisit son autonomie pour affirmer avec une fermeté exagérante qu’il ne comprend pas le vilain mot, qu’il ne le comprendra jamais.

Alors, une petite expression de souffrance naît sur le visage de sa maman ; très petite et qu’il faut de bons yeux pour saisir. Il faut les laisser fixés sur ce tendre visage et non pas deviner, mais entendre en son propre cœur, les confidences d’un pli fugitif, dessiné au coin gauche des lèvres maternelles. Ce pli vous confie qu’elle ne grondera pas, contrairement à ce qu’elle ferait pour tout autre chose. Mais celle-ci ne regarde qu’elle-même et il suffit qu’on la voie souffrir.

Soudain, c’est une conscience non plus anesthésiée ni sourdement douloureuse, mais palpitante, mais saignante et à vif, qui jette Augustin au cou de sa mère ! Si, si ! oh ! si ! il comprend bien le vilain mot ! Il comprendra tous les vilains mots. « Tu verras ! Oh ! tu verras. » Elle recueille dans son cœur cette promesse et cette exaltation. Elle recueillera de même les autres promesses qui viendront après les autres fautes. Elle ressemble tout à fait au petit Jésus.

Bien des années après, Augustin s’aperçut que les premières chutes de neige suscitaient encore dans son souvenir ces mélanges de froide féerie blanche, de scolastique et de remords.

*

* *

Quelques années plus tard, un tout petit nombre d’années, M. Méridier prit, un beau jour, avec sa canne, une paire de vieux gants de peau brune. Ils sentaient l’armoire et la benzine. Ils parurent à Augustin extrêmement soignés et solennels. M. Méridier avait un air tout spécial, qui s’adaptait à ces préparatifs et protestait contre eux à la fois. Il semblait se railler et s’intimider lui-même. Il présentait à ses habitudes quotidiennes et à celles des siens une sorte d’excuse pour ces gants intrus.

Soudain il demanda :

– Est-ce que tu veux venir, Augustin ?

Comme si, puisqu’il faisait tant que de se permettre aujourd’hui une chose extraordinaire, il pouvait bien en joindre une autre et les envoyer dans la vie toutes les deux, du même élan.

On prit la grande rue jusqu’à la place de l’Abbatiale. Elle longeait la façade nord, contournait le chevet et se continuait par une autre, au pavé fort pointu, portant le nom raclant, hargneux et magnifique de rue aux Prémontrés. Elle était, de plus, humide et solitaire. Ils s’y trouvaient les seuls passants. Elle menait à une placette singulière, bordée de maisons froides et sans magasins, que son papa appelait des hôtels. Quelques-unes, tout en pierre taillée dans le basalte du pays, protégeaient par des grilles leurs fenêtres de rez-de-chaussée. Graves et massives, elles portaient en elles une longue habitude de hardiesse et de force qui poussait leurs façades sur la place même, bien au-delà de l’alignement où leurs récentes voisines étaient forcées de se confiner. Au point de contact s’enfonçaient des retraits, barrés de tôles rouillées, qui coupaient en angle les trottoirs. Tout au milieu de la place, sur une fontaine octogonale, se penchaient des personnages moussus, porteurs de brocs en pierre d’où coulait un filet d’eau frais et éternel.

Cette rue baignait dans un tel silence qu’on était presque confus du bruit de ses pas. Des pépiements d’oiseaux jaillis de jardins invisibles filaient le long des corridors qui s’amorcent aux portes cochères, sortaient dans la rue comme des enfants joyeux. Ils perçaient l’air, les oreilles, le bruit des filets d’eau, toutes les choses perçables, de mille petites aiguilles dorées.

M. Méridier expliqua que la fontaine avait été bâtie voilà bien longtemps, bien longtemps, à une époque où les plus vieilles gens que connaissait Augustin n’étaient pas encore nées, ni les grands-pères de ces vieilles gens, ni les grands-pères de leurs grands-pères. Augustin suggéra que ce pouvait être au temps des Gaulois, qui personnifiaient pour lui la plus reculée préhistoire. Papa assura que ce n’était pas tout à fait aussi lointain. Cette époque, dit-il, s’appelait Renaissance et les brocs se nommaient des urnes. Augustin regarda son père, sentit les premières houles d’une science immense et qu’une forte main l’y maintenait à flot.

Brusquement, sans que rien fît prévoir cette volte hardie, M. Méridier pénétra dans un des vieux hôtels.

Comme en un long tunnel, au bout de ce corridor par où venaient les chants d’oiseaux, Augustin aperçut un énorme portail double, cintré, tout en vitrages. Un vantail était ouvert. Ses petits carreaux interposaient un treillis noir sur des verdures de jardin. Près de ce vantail, un homme allait et venait en bras de chemise avec une nonchalance indolente ; mais en même temps, il sifflait un air gaillard qui s’accordait mal avec le bruit paresseux de ses sabots sur les dalles. On sentait une odeur de fumier de cheval.

D’une haute porte couleur chocolat, percée dans le corridor, sortit une paysanne en bonnet tuyauté tout semblable à celui de la grosse Catherine. Mais tandis que celui-ci provenait visiblement du même terreau rural sur lequel la grosse Catherine avait elle-même poussé, l’autre, posé sur un costume ajusté et plus fin, trahissait une paysannerie volontaire et presque maniérée, une survivance précieusement gardée par entente tacite entre maître et serviteur, un tenace parfum de ferme et de château, conservé là, au rez-de-chaussée de la maison de ville, depuis le dernier séjour à la campagne, tout prêt pour le séjour suivant.

Ses yeux descendirent sur la toilette d’Augustin et de son père, sur les fameux gants, sur le chapeau que M. Méridier croyait devoir garder à la main. Une soupçonneuse et froide déférence imprégnait pendant ce temps et vivifiait des rides qui n’eussent sans cela trouvé à exprimer qu’une vieillesse servile, paisible et pincée.

Pendant qu’elle parlait, Augustin discerna entre ses immobiles hanches et le chambranle couleur chocolat, une table énorme, de vastes dalles, des points lumineux sur des choses de cuivre, dans une grande cuisine voûtée.

– Oui, Monsieur, Mme la Marquise Douairière était chez elle, et si Monsieur était M. Méridier, Mme la Marquise avait donné l’ordre de le faire monter…

Ils poussèrent jusqu’à une autre porte ouverte dans la même muraille, mais pareille à celle du jardin, double et toute en vitrage. Une singulière impulsion fit se retourner Augustin. La servante paysanne, mains unies sur l’estomac et paupières baissées, les accompagnait d’un regard coulé, paterne et protecteur, où l’envie de troubler le moins possible sa quiétude se combinait avec un sens exact de l’absence d’empressement qu’elle pouvait se permettre ; un regard d’encouragement qui était le substitut du zèle qu’elle eût dû déployer, qu’elle déployait certainement envers d’autres personnes, pour les conduire jusqu’à cette porte et la leur ouvrir.

Un poêle attiédissait le monumental vestibule. Une casserole d’eau, où manquait le manche, surmontait son marbre cassé par places. Le tuyau s’enfonçait brutalement dans la belle vieille muraille. Aux premiers pas, l’œil et les muscles d’Augustin s’étonnèrent de la faible hauteur des entre-marches et de la largeur des degrés. Un tapis uni de laine beige, à bordure grenat passé, revêtait leur pierre. Un parfum subtil, errant, inidentifiable, offrait juste le début d’une prise floue, puis s’évanouissait dans l’air redevenu neutre. Mais après quelques autres de ces douces marches larges, on s’apercevait qu’il était revenu, jouant de nouveau à se laisser reprendre, à faire respirer jusqu’à ce qu’il la retirât, une fois de plus, sa confidence incompréhensible. Des fées en robe de jadis, aux railleuses révérences, au minuscule pied valseur, montaient devant eux et la douceur des entre-marches mesurait exactement l’ouverture menue de leurs pas.

Le grave petit Augustin dut descendre assez profond dans le sentiment des choses permises, pour demander d’une voix changée :

– Chez qui on est, dis, papa ?

– Il faut dire : chez qui est-on ?

Puis, joignant au conseil le renseignement :

– On est chez Mme de Préfailles.

Ils s’élevaient ainsi tous les deux, la voix assourdie, sur le tapis aux teintes épuisées de cette noblesse de province.

Un éclat de rire d’une grâce mordante, significatif comme un visage, éclata dans l’immensité compassée et la somnolente distinction de l’escalier, en total désaccord avec elle, d’une telle franchise impérieuse et personnelle qu’elle intimidait presque, en même temps qu’elle donnait pour une seconde l’irrépressible vision d’un jet de perles heurtées sur un frais courant d’eau, entre deux rives de cristal.

Le même désir d’apercevoir la jeune fille emplissait chez le petit garçon de sept ans et chez son père deux cœurs bien différents. À l’âge de M. Méridier, le sentiment de la grâce et de la jeunesse comporte l’évaluation stoïque, précise et sans bavure d’un long morceau de temps irréparable. Mais pour Augustin, c’est une brusque entrée dans des pays inconnus. Ce qui vient à lui pour le prendre dans ses bras et l’enlever vers d’autres formes de vie, c’est un bonheur dangereusement violent, tout rose, entièrement neuf et inéprouvé, écartant avec de dédaigneux sourires toutes les formes de ses bonheurs précédents, le capturant, le ravissant pour de bien autres aurores.

Des deux jeunes filles debout sur le palier, la plus grande est celle qu’Augustin connaît déjà, qui lui a parlé à l’église. Et, à la réflexion, ce fait paraît à l’enfant profondément juste et raisonnable. Il ne peut en être autrement. C’est le déterminisme des féeries. Chaque événement de ces invraisemblables heures participera de leur même couleur dorée. C’est d’elle aussi qu’émane ce rire merveilleux, encore visible sur ce visage lisse, moqueur et éblouissant, auprès duquel il est tout à fait impossible d’en regarder d’autres. Augustin est inondé d’une béatitude si dominatrice et si tendre qu’il sent immédiatement grandir entre la jeune fille et lui, organe de protection, une timidité forcenée à laquelle rien ne l’arrachera.

L’enjouement cérémonieux de son père, la musique de ses paroles à elle, tout cela traverse douloureusement le silence où le petit garçon s’enferme. Son cœur reste baigné dans une douceur folle, farouche et pleine de honte qui va rester un de ses grands secrets.

Et elle s’en va. Par le même escalier qu’ils viennent de monter, elle descend avec sa compagne, pendant qu’ils entrent tous les deux. Occupé aux conversations liminaires avec la femme de chambre, son père remarque à peine qu’il se retourne impulsivement pour revoir celle qui s’en va, maintenant qu’est disparue l’oppression de la présence et qu’un terrible regret la remplace : une main gantée de blanc lui fait signe pour sa confusion et pour sa joie.

Le reste est noyé sous des épaisseurs de passé. Peut-être même cet étrange trouble ne surnage-t-il que parce qu’Augustin est revenu bien des fois, en les alourdissant, sur les traits primitifs.

Il se souvient de parquets d’un noir brun, compliqués et symétriques. Des meubles graves présentent une immobilité si noble que serait blasphématoire l’idée de les faire servir, d’y placer par exemple du linge ou du pain, de tirer sur les cuivres des poignées. Le bruit de leurs deux pas mêlés s’est arrêté net, bu par de hautes laines. Augustin se trouve dans la brusque lumière verte d’une pièce immense, percée de baies sur les mêmes paysages de jardins qui figuraient déjà au rez-de-chaussée.

D’autres meubles, parents des premiers, mais haussés de ton, fauve doré, solennels, voisinent avec maintes choses, de leur sorte, de leur caste, dont le détail est perdu. Ils doivent être capables d’engager avec elles un dialogue dans leur langue humaine, avec leurs mots d’autrefois.

Intentionnellement disposés çà et là dans la vaste pièce, sont des emplacements spéciaux par lesquels il convient de passer, des invitations courbes, à se rendre à telle place précise et non pas à telle autre. Contre le mur du fond, dans une étonnante cheminée blanche, à l’extrême portée du regard et de l’impression, un feu de bois siffle avec douceur, en plein printemps. L’extraordinaire parfum dont on voit bien, maintenant que celui de l’escalier n’était qu’une imitation, circule en volumes massifs et si préhensibles qu’Augustin est bien sûr de lui arracher cette fois le secret qu’il dissimule.

Tous ces fragments disséminés mais unis par une ressemblance de famille ont clairement l’intention de diriger l’esprit vers une chose commune, centrale, autour de laquelle tout doit sans doute s’ordonner. Mais ce point suprême reste inrévélé. Augustin ne l’a pas découvert encore, à moins qu’il ne soit la main violette et vêtue de mitaine dont une très vieille dame, assise dans le contre-jour d’un fauteuil à oreilles, agite avec un tremblement plein de dignité un face-à-main d’or ciselé.

Les mots qu’ils se disent, elle et son père, Augustin ne les retrouvera jamais, bien entendu. Tout au plus voltigent dans le grand recul du temps, reconnaissables encore sous les reconstitutions, quelques restes d’une voix cassée et dominatrice, où certaines diphtongues sont filées comme des notes faibles et nobles, qu’il est de haute convenance de laisser rendre toute leur valeur nasale et tout leur timbre. Surtout, plus que ces détails, plus que cette main ou cette voix, ce qui occupe l’âme d’Augustin, c’est l’inépuisable étonnement d’ensemble où le plonge cette vieillesse, si différente de toutes celles qu’il connaît déjà, des loueuses de chaises de l’Abbatiale, de la vieille femme d’en bas, de n’importe quelle autre vieille femme. C’est une vieillesse soigneusement maintenue et pénétrée par les incomparables aromates que sécrètent tous ces environnements. Comme le vague jaune miel imprégnant le marbre blanc de la cheminée, ou la terne eau glauque logée dans la glace, la distinction jointe à cette vieillesse est un caractère extérieur lentement déposé par l’âge, devenu motif ornemental, chargé de déceler son rang social et son style. Docilement assis sur sa petite chaise, Augustin en subit la silencieuse et opprimante grandeur.

Brusquement prend vol l’idée unique et suprême incluse en toutes ces choses, qu’elles expriment toutes, chacune avec sa nuance, non seulement l’odeur, mais aussi le feu de bois, le long passé des meubles, les baies sur les jardins, jusqu’au reflet des verres hypermétropes parmi les ciselures du face-à-main en or. Cette idée, si longtemps cherchée, Augustin la découvre enfin, est celle de « Marquise douairière ». On s’en rend compte si l’on prolonge l’i et l’è pour qu’ils aient le temps de dire tout ce qu’ils ont à dire avant d’expirer : « Marqui…se douairiè…re ».

L’énigme résolue, Augustin brûle d’en soumettre le mot à son père, dès son retour dans la rue. Un juste orgueil l’enflamme. L’étonnant salon ne l’intimide presque plus. Là comme partout, l’éclat de l’évidence a porté son apaisement et sa sérénité. Même la vision radieuse de tout à l’heure, elle aussi mordue par l’« idée », y perd peut-être quelque chose de son caractère ineffable. Car Augustin est encore trop ingénu, trop agissant, trop animal, pour dépasser par ses rêves les apports du réel, en distendre les dimensions authentiques.

Il est trop petit aussi pour savoir que le grand air et les mille aventures de la rue vont ternir l’éclat de ces images, en fêler le pur émail, l’émietter sur les trottoirs du retour. Avant qu’il ait le temps d’attaquer le sujet de la « Marquise douairière », voici qu’un Monsieur aborde son Papa. Il s’appelle M. Marguillier. Augustin l’a déjà vu une fois, et ne l’aime pas. Il a tiré par amitié l’oreille d’Augustin : il a tiré trop fort et lui a fait mal. Il porte une serviette sous le bras, comme un professeur. Sur son visage, entre des favoris rasés, réside à demeure un clignotement permanent de ruse et de force.

Leur dialogue est plein de familiarité tutoyante, émaillé de mots nouveaux et impressionnants. « D’où que tu t’amènes ? Ah ! oui. Les « de » Préfailles ?… La vente des Sablons les avait remis à flot. Mais il y a quinze ans de ça. Et un jour ou l’autre, ça tirera dur… Le père Chose… la députation…, tout ça, c’est entre nous, mon vieux… toi, c’est pas ton rayon… » M. Méridier prend un air qu’Augustin ne reconnaît pas davantage : une expression de complicité timide et de subordination semi-railleuse. Ce dialogue qui stupéfie l’enfant, c’est le « réel », c’est le « présent » contre lequel aucun rêve ne vaut, aucun souvenir, même éblouissant, n’est de force.

Celui de la jeune fille est en train de s’émacier, de perdre sa substance. Il se prépare à participer d’un conte de fées, à se faire intermédiaire entre ce qui est arrivé et ce qui ne peut pas l’être. Les choses véritablement vraies sont celles qui ont le pouvoir de recommencer régulièrement, de se changer en habitudes commodes, comme faire ses devoirs, déjeuner, aller le dimanche à la messe avec sa maman. Mais vous sentez, sans doute, combien il est invraisemblable que cette jeune fille merveilleuse consente à revenir régulièrement créer pour Augustin des habitudes de bonheur.

Dans le cœur de ce petit garçon décidé, quelque chose se détacha, décrut au fil d’eaux inéclairées. En signe de quoi. Augustin arracha la canne de son Papa, la chevaucha, et gambadant, cria : tu, tu, tu, tu. Bien peu de gens, sans doute, eussent pu deviner, sous cette prouesse équestre, tant de contrainte sur soi et de fermeté antisentimentale ; pas même ceux que ce sport inattendu eût certainement étonnés d’un petit garçon si réfléchi et si calme ; pas même son père ; ni, bien entendu, l’enfant lui-même.

Bien des années plus tard, c’est l’image privilégiée dont Augustin s’émeut encore quand il recherche sur un chemin aux mille traces, parmi les innombrables pas d’adultes, les vestiges de ses pas d’enfant.

II

LES HAUTES TERRES

L’autre compartiment de souvenirs était réservé aux hautes terres du Cantal.

On se rendait là, en plein été, deux ou trois semaines après le début des grandes vacances. Il y avait eu plusieurs expéditions semblables, avant la naissance de la petite sœur. Là aussi, les souvenirs se mêlaient. On ne pouvait retrouver au juste à quelle époque de la préhistoire remontaient quelques-uns d’entre eux. Détachés de leur souche, ils erraient en un temps sans date et ne savaient où se poser.

L’état d’esprit des voyageurs différait devant le voyage. M. Méridier emportait des notes, des livres et se promettait des joies abstraites. Maman disait : « Ah ! si ce n’était pas la santé des enfants ! » Mais Augustin comptait les jours.

Un remue-ménage de malles et d’armoires ouvertes durait jusqu’aux petites heures du matin. D’autant plus gros de promesses qu’il s’efforçait d’être silencieux, il annonçait l’approche d’un bonheur immense qui filtrait par toutes les claires-voies de la nuit. Cette joie active et proliférante se nourrissait toute seule pendant qu’on dormait, grossissait, finissait par faire éclater le sommeil. Augustin se trouvait réveillé à des heures paradoxales et inidentifiables, pour voir que sa jeune maman circulait encore sur des pantoufles sourdes, masquant la lampe de sa main gauche, quand elle passait devant les petits lits. Alors, il comprenait que ce bonheur était réel, presque arrivé, riant déjà dans cette couleur de vieille paille, distillée par la lampe à huile.

Son cœur libéré d’une trop pesante joie, désormais étale et doucement heureux, lui laissait juste le temps de sentir contre sa joue le tiède et lisse oreiller d’enfant, avant de retomber au sommeil.

Du voyage en chemin de fer, peu de chose en vérité surnageait. Il y avait deux sortes de wagons. Les vrais, ceux de troisième classe, seul cadre convenable aux obligations multiples qui incombent à un petit garçon réfléchi : faire attention, ne pas perdre le paquet qu’on serre dans ses bras, rester bien tranquille sur le siège marron sale, en attendant que tout soit casé. Et puis les autres, capitonnés de bleu et de gris, qui n’ont pas l’aspect des vrais voyages, ne sont pas destinés aux vrais voyageurs. L’idée ne viendrait pas à une personne raisonnable d’aller s’y asseoir.

Il y avait aussi deux sortes de paysages. Celui que traversaient les premières lenteurs du train, les voies enchevêtrées, les cabines d’aiguillage, les maisons d’ouvriers bordant des rues écrasées de charrois. Ces paysages ne comptaient pas. On passait sans les voir, comme on n’écoute pas un mot malsonnant.

Ils commençaient de compter dans la grande campagne, quand ils glissaient à contre-sens d’un train dont la vitesse de fuite amusait et décevait à la fois. Car le papa d’Augustin lui avait expliqué les différentes espèces de trains. Distincts des omnibus étaient les grands express dédaigneux qu’Augustin prendrait plus tard, qui vont vers les lointaines villes. Et le convoi haletant continuait son voyage entre des talus en fuite, poussif et méprisé.

Dès qu’enfin l’on atteignait la petite gare perdue où attendait la diligence, le paysage redevenait affectueux et immobile, non plus en contrebas du train mais de plain-pied avec le sol. Il perdait son aspect glissant et instable. Il avait repris racine dans la calme terre. Il vous enveloppait de son long repos. Et malgré cela, pénétré par l’esprit du voyage, il semblait le prolongement des doux endroits campagnards dont on lisait le nom en lettres jaunes sur les côtés de la voiture, près de la boîte aux lettres. Il était l’extrême pointe des contrées où l’on passerait bientôt.

Des paysannes chargées de paniers se rendaient à ces contrées. Elles montaient à l’intérieur de la diligence, tandis que le Papa et la Maman d’Augustin retenaient les places de devant, qui coûtaient dix sous de plus. On pouvait, à condition de les contourner avec prudence et d’assez loin, contempler les deux gros chevaux à la queue nouée, autour desquels tourbillonnaient les mouches. Ils les chassaient en vain avec cette queue trop courte, avec leurs pieds, avec les plissements vagabonds de leur peau. Ils sentaient une forte odeur, pas désagréable. Ils sentaient le cheval. Tout était si beau qu’on éprouvait, gonflant le cœur, ou peut-être les poumons, ou peut-être le larynx (Augustin connaît le nom de tous ces organes) une envie de chanter ou de crier.

Michelou, le conducteur, hissait, par l’échelle, des malles qu’il abattait ensuite sur le toit de la diligence. Mais il goûtait peu la continuité dans ces emplois du temps violents. Il les aimait mélangés de rires, de repos et de vin blanc. Aussi querellait-il, en rude patois des Planèzes, les paysannes au panier, tandis que la courbe de son ventre, expansive et déboutonnée, tremblant sur sa ceinture en secousses débonnaires, faisait signe que c’était pour rire, et qu’il ne querellait pas.

Quand tout était chargé, les bâches posées, le véhicule déjà dans cette puissante immobilité d’avant les démarrages, Michelou décevait encore ses clients en s’enfonçant aux profondeurs d’une des deux auberges qui contemplaient la gare. La diligence attendait, interdite et stupéfaite, comme un énorme enfant abandonné.

L’auberge rendait un Michelou tout frais, mal essuyé, humide encore. Ses grands mouvements de bras exprimaient un vague pathétique. Au hasard de la trajectoire, le dos de sa main trouvait l’occasion d’assécher ses moustaches, d’un air désespéré, tandis qu’il déplorait, par le reste de son geste, de n’avoir même pas le loisir d’effectuer correctement cette opération pourtant fort nécessaire. Enfin, d’une course dont le rythme se transmettait à son ventre, la double et vaste convexité de ses jambes faisait de son mieux pour regagner, par des moyens bien insuffisants, le temps que lui avaient fait perdre l’importance du chargement, mille circonstances adverses et la volonté des Destins.

Alors le vrai paysage commençait.

C’était une de ces plaines minces et longues, prises entre l’écartement provisoire des éperons boisés. Dans la densité de leur grasse substance d’herbes, se cachent la saveur des terres alluviales et l’imprégnation profonde des eaux. Des odeurs de foin sec et d’étables envahissaient l’air des villages, ceux du moins qui se laissaient traverser. Mais d’autres, plus secrets, tournaient le dos à la route. Derrière le profond écran des buissons percés de trous de poules, on ne voyait que leur envers. On ne savait de leur vie qu’un morceau. Ils ressemblaient au milieu trop court d’une belle histoire, dont on ignorerait toujours le commencement et la fin.

Dans l’intervalle des villages, ce n’était que poussière, soleil et verdures, l’odeur des chevaux, le balancier des nœuds de crins battant les grosses croupes, et la soudaine obscurité de quelque boqueteau que traversait la toute.

Or, toutes ces choses, si différentes, parlaient.

Elles parlaient si bas qu’un certain nombre de kilomètres avait dû passer avant que vous vous en aperceviez. Mais vous compreniez alors que c’était votre faute et qu’elles parlaient déjà depuis longtemps. Bien sûr, elles ne savaient dire aucun mot qui fût clair, prononçant, par exemple, comme eût fait un livre d’images : « ce champ de blé est d’un jaune riche » ou « cette meule de foin est pittoresque ». Qu’importe ? Un grave et sensible petit garçon de sept ans sait se passer de mots pour apercevoir, diffus et en suspens dans la campagne, un mélange de bonheur et de bonté qui n’a besoin pour se poser d’aucun visage d’homme.

Mais, affecté de timidités subites, lorsque Maman regarde son petit enfant pour lire dans ses yeux la transparente joie qu’elle espérait, Augustin cache brusquement sa joue et son front contre les bras maternels. Il entend par-dessus sa tête : « Allons ! Allons ! gros bêta ! aide-moi donc à tirer les paniers. »

Nulle apparence maintenant que le paysage ait jamais parlé. Tout n’est que rondelles de saucisson, fruits, fromage, comme la fameuse statue n’était qu’odeur de rose. Des carrés d’un papier spécialement friable dégorgent sur les genoux de Maman de bonnes tranches de grillade froide. On verse avec précaution du sel sur des œufs durs. La petite fille veut boire avant de manger. Il faut parlementer longtemps pour l’en dissuader. On transmet à Papa les portions qui lui reviennent, avec un verre de vin qui tremble au bout d’un bras. Des gouttes de vin, des pelures de saucisson et de fromage tombent sur la belle caisse jaune. Augustin se sent fort anxieux de ce qu’au prochain arrêt fera Michelou. Un instinct secret et blasphémateur lui suggère qu’en cas de conflit, son père ne serait pas de force.

Mais Michelou dit seulement : « Ah ! Ah ! vous avez fait boire la petite famille ! » et en même temps que des grimaces et des clignements sur un visage devenu soudain plissoté et resté rubicond lui donnent un air de camaraderie complice, une familiarité et presque une amitié née d’un vice commun.

Hélas ! rien ne dure qui ne change. Peu à peu le beau vase aux parois faites d’air, qui contenait tant de promesses, se vide, s’assèche, on ne sait par quelle fente invisible. Plus rien que de la poussière, d’inertes feuilles vertes, toutes les formes de la lassitude, le feu d’un brutal soleil. Augustin ne se souvient même plus que la terre ait été trempée de fraîcheur et suintante de joie, aux premiers tours de roues. Il n’eût pas voulu revenir à ces moments, pas plus qu’il n’eût souhaité retrouver le départ, les femmes aux paniers et l’allégresse des premiers villages. Tout était rance et long.

Déjà, vers les endroits où se rendait la route, au bout du chemin tordu par tous les caprices des tournants, passant tantôt de çà, tantôt de là, grandissant un peu plus à chaque rencontre, posé, dans les premiers moments, contre un rideau de forêts, puis déblayé, perçant, dressé tout seul, rural et gris de tuile, dans la poussière du soleil, annonciateur et partie du hameau fin d’étape, on voyait enfin le clocher.

Nous sommes à La Borie des Saules. C’est La Borie des Saules. Il faut un certain nombre de répétitions pour se pénétrer de cette vérité. Importante et ridicule, compensant la marche au pas dans la longue campagne, la diligence commence un petit trot triomphal. Elle retrouve à la fin la vitesse du départ. Le milieu s’absorbe et disparaît entre ces deux extrémités étincelantes.

La diligence roule désormais devant maintes choses rangées sur le bord de la route. Les hameaux projettent ces objets devant eux, en grand nombre, de chaque côté des chemins vicinaux, pour que les voyageurs connaissent leur approche, les prennent peut-être pour des sous-préfectures, au moins pour des chefs-lieux de canton, et conçoivent de l’estime pour eux. On voit là des lessives sur les carrés de prairie ; des troncs d’arbre écorcés, empilés, marqués de lettres rouges par le marchand de bois ; une machine à battre rangée pour la nuit ; de méfiants matous errant dans les jardins ; des charrues et des roues avoisinant les hangars d’un charron-forgeron ; un cortège de poules et d’oies qu’on dérange ; et aussi des casseroles rouillées, jetées dans les orties avec de vieilles chaussures et d’autres détritus innommés.

Qui réfléchit, découvre immédiatement qu’il y a deux La Borie des Saules. D’abord cet ensemble d’objets sans prestige, qui voudraient bien se faire englober sous ces syllabes délicieuses ; – et puis la réalité cachée, voilée mais substantielle, qui se dissimule sous leur timbre pur. Vous sentez tout de suite que c’est un nom doré, joyeux, avec une inexprimable nuance de soir. On ne la perçoit que lorsqu’on prononce, avec le velours qui convient, cet o plein de soleil jaune et d’un sentiment triste et doux qui est ce qu’on appelle la mélancolie. La Borie des Sau… au… les (exactement comme pour marqui… i… se).

– Qu’est-ce que tu as, petit ? demande son Papa, tandis qu’Augustin s’étudie justement à prononcer ce doux nom comme il faut, ce qui a pour effet d’interrompre net l’exercice.

Une fois, quand il était bien plus petit, peut-être la première année qu’eut lieu le beau voyage, les cloches de La Borie des Saules se mirent à sonner, juste comme sonnent les cloches, dans les voyages ou dans les chansons. Elles sonnaient sans doute pour quelque fête, peut-être un baptême ou un mariage, car d’autres indices montraient qu’on n’était pas à dimanche. Elles jetèrent dans l’air d’onze heures du matin ces beaux sons d’or, volant en éclats en même temps qu’ils naissaient, et leurs morceaux tremblants et ondulés fondaient tout de suite dans la substance du ciel. Or, ces sonneries de cloches s’incorporèrent à l’air de La Borie des Saules et toutes les fois qu’Augustin y revint elles s’y trouvaient, présentes et absentes à la fois. Elles l’attendaient encore, alors que, le curé parti, l’église fermée faute de desservant, les diligences disparues, des camionnettes arrêtées devant un bel hôtel neuf pourvu de garages et du téléphone, il y avait beau temps que dans le clocher aux tuiles cassées les cloches d’or ne sonnaient plus.

Mais en ces anciens jours, La Borie des Saules n’avait qu’une auberge, qui s’appelait « Hôtel de la Providence et du Cheval blanc ». À l’appui de cette désignation, les restes d’un cheval blanchâtre piaffaient sur une enseigne verte. Quant à la Providence, le thème était trop abstrait pour la peinture. On descendait là. Les événements se multipliaient avec une nouveauté inépuisable. Les flancs des chevaux battaient. La grosse diligence s’ouvrait, se dévêtait de ses bâches, s’épanouissait. Tout le groupe exprimait fortement l’idée d’une tâche énorme, correctement accomplie.

Un vieil homme barbu et doux, que Maman appelait Piarrounet, prit la petite Christine dans ses bras. La petite pleurnichait, se rétractait. On lui expliqua que tout le monde maintenant allait monter dans la belle voiture de Tonton. « La voiture à quatre roues », précisait Piarrounet. Alors elle protesta, ne voulant pas que les autres voyageurs, ceux de la diligence, y montassent avec elle. Les longues jambes paternelles dessinaient en l’air des tâtonnements méticuleux avant de poser leurs semelles sur les marchepieds.

Cependant d’effrayants bruits de malles retentirent au plafond de la diligence. Michelou reprenait à l’arrivée cet air d’Hercule féroce et familier, quitté depuis la gare et remisé quelque part sous les bâches pendant son inutilisation. Piarrounet expliquait que le « mestreval » était aux foires, qu’il ne rentrerait que le soir ; que lui, Piarrounet, le remplaçait ; que, dans le grand domaine, tout allait « pas trop mal » et « qu’il n’y avait pas trop à se plaindre ». Puis il s’en revint avec tranquillité vers des gens qui étaient là.

Maman voulait faire chauffer, à l’auberge, du lait sucré pour les enfants. Mais de rudes paysans rougeauds, en blouses bleu-noir, parlant comme des maîtres, pleins d’inattention brutale pour ceux qui désiraient entrer, occupaient et encombraient le seuil. Piarrounet les poussa avec une inattention égale à la leur. Tout se passa le mieux du monde.

Dans l’auberge sombre et fraîche, régnait une légère odeur aromatique qu’Augustin trouva fort agréable et que son père dit être d’absinthe et d’anisette. Il y avait des ronds de vin sur les toiles cirées jaunes. Le nombre des mouches était considérable. Maman essuya les bols soigneusement.

Par les fenêtres encombrées de géranium, on vit la malle voyager à dos d’homme. Elle s’approcha d’une vieille voiture naïve, à trois banquettes en cuir crevassé, portant la cicatrice d’anciens capitonnages, pleine de sacs pliés où reposaient des pains frais. C’était la belle voiture de Tonton. Il fallut rabattre une banquette pour installer la malle et les multiples paniers de Maman.

Entre les brancards, le cheval de Tonton baissait la tête, beaucoup plus bas que ne faisaient les chevaux de la diligence. Il était aussi bien moins intimidant. Il semblait doux, plein de familiarité. Ce devait être un plaisir pour lui que de véhiculer de petits enfants. On avait envie de lui parler. De temps en temps il faisait quelques efforts avec sa queue, avec son pied, pour chasser les mouches. Mais sans aucune impatience. Simplement parce que, dans le monde des chevaux, c’est un geste traditionnel, dont il n’y a aucune bonne raison de se dispenser.

– Cette bête a l’air bien tranquille, dit Papa, pour faire plaisir à Piarrounet.

– C’est Négro, le pauvre diable. Il est vieux, dit Piarrounet.

Augustin comprit, à sa stupeur, qu’il existait une sorte de vieillesse inférieure, déconcertante, sans cheveux blancs ni rides, rien qui rappelât la vieillesse des hommes. Elle se marquait par une douceur plus grande, une résistance amoindrie, une tête basse et des poils longs.

Pendant que s’élargissait sa notion de l’âge, le monde extérieur aussi continuait de s’ouvrir. De grêles frappements d’enclume, une odeur de corne brûlée décelaient un maréchal-ferrant, par ailleurs indiscernable. Des oies passaient à la file indienne, portant cou raide et tête sifflante. Des enfants sales entouraient la voiture. Leur groupe s’ouvrit quand Négro s’ébranla.

Tout reprenait l’aspect du voyage : celui d’un frais loisir passionné. Tandis qu’on avait dû contourner les villages, on traversait maintenant de part en part, un hameau sans secret. Tout y était plein de gaieté humaine, déployée exprès devant la voiture de Tonton, posée en éventaire sur chacune des rives du chemin. Le maréchal-ferrant avait la bonté de s’arranger pour ferrer un cheval juste comme on découvrait enfin son invisible atelier. Et l’on éprouvait la satisfaction intellectuelle de constater que l’odeur de corne brûlée, spécialité de La Borie des Saules, venait bien de là. Un boulanger projetait des odeurs d’une bonté simplette, qui ne se haussaient pas jusqu’au gâteau. Au beau milieu d’une petite place, jouxte la fontaine, des chariots de foin attelés de vaches attendaient, les aiguillons contre les jougs. Peut-être venaient-ils de fermes inconnues, dépendant de La Borie des Saules, faisant partie de son plat pays, donnant une haute idée de son importance et de son prestige. Tout sentait l’eau claire, les brocs de fer-blanc, l’arôme du foin et d’autres odeurs pareillement divines.

Des maisons basses, noirâtres et heureuses, riaient au coin de boueuses ruelles. Au bout de l’une de ces ruelles, on vit un brusque porche creux, qu’on dépassa sans lui laisser dire la confidence qu’il savait.

– Ah ! l’église ! s’écria Papa. On aurait pu s’y arrêter.

Un vif regret traversa tant de joie. D’habitude Augustin aimait, comme la participation à une vie supérieure, les très simples explications de son père ; il se sentait trouver tout seul de belles choses nouvelles. Mais cette fois, il y avait plus. Ces explications sur l’église, tout en la laissant parente de ces gaies ruelles sales, de ces hardis enfants en guenilles, de ce désordre des bords de route, de cette corne brûlée, de tout ce qui caractérisait la belle humeur de La Borie des Saules, première manière, auraient eu une portée plus haute. Peut-être eussent-elles montré, comme au fond de ces boîtes qu’on appelle reliquaires, la chose mystérieuse et mélancolique associée à son nom charmant. Du moins pouvait-on, sans témérité, l’espérer.

– Huot ! fit Piarrounet, coupant court à ce désir d’arrêt, avant qu’il se transformât en demande précise. Exclamation bien exceptionnelle : Piarrounet et le vieux cheval n’avaient besoin d’aucune parole pour dialoguer, à cause de l’amitié profonde qui les unissait. La voiture continua son voyage dans La Borie des Saules.

La dernière maison à gauche était la belle maison du notaire. Construite à l’écart, elle représentait ce que sont ailleurs les quartiers occidentaux des villes, les banlieues de luxe. Assise sur un noble perron, dans son jardin aux fleurs mêlées de buis et de groseilliers, séparée des autres par un respectueux espace, elle entr’ouvrait sa grille avec cette familiarité qui va si bien aux grandeurs et l’on franchissait le caniveau sur une planche pourrissante, couleur de terre.

– Qu’est-ce qu’un mestreval ? papa, demande Augustin traversé d’un souvenir.

– C’est sans doute un homme qui est à la fois maître et valet, mestre et val, quelqu’un comme le premier domestique ; du moins je le crois.

Et cette notion nuancée par la prudence, par le sentiment d’une définition difficile, vient enrichir le bonheur d’Augustin.

Quelque chose cependant commençait de changer dans l’air du gai hameau. La joie qui ruisselait de son cœur s’affaiblissait vers la périphérie, se refroidissait sur les lisières, s’y laissait pénétrer par certains indices avant-coureurs de la profonde campagne. Égrenés sur le bord de la route, comme des souvenirs que la petite ville distribuait aux partants, ils faisaient pressentir qu’elle allait prendre fin. Un tournant, une placette aux côtés confus, une maison d’aspect austère, pourvue d’une porte au judas grillagé entre d’étroites fenêtres conventuelles, un ponceau final sur un trou d’eau et d’orties, et la route perdait la couleur de boue noire qu’elle avait revêtue pour la traversée de La Borie des Saules. Elle reprenait le bleu froid des terres volcaniques et le coup de vent des espaces libres.

À droite et à gauche, quelques jardins de carottes et de choux tentaient bien de prolonger encore un instant La Borie des Saules. Mais ils réfléchissaient, renonçaient, bornaient leurs désirs. Le dernier de ces jardins, contenant entre ses palissades un carré de linge blanc contre les moineaux, l’agitait en signe d’adieu. Débarrassée des murailles et clôtures, tous ses buts déblayés, la route dirigeait ses courbes vers les grands pans bleus que l’horizon envoyait à la rencontre du ciel. Elle commençait, vers les hautes terres, une montée continue qui durerait douze kilomètres.

Le bon Négro savait toutes ces choses. Depuis le ponceau d’où partait la côte, il avait fait choix d’un pas de fatigue qu’il conserverait jusqu’à l’arrivée, ce qui permettait beaucoup de loisir à sa queue. Piarrounet les savait aussi. De temps en temps, il disait : « Hue ! » sans rien ajouter d’autre, ni mot, ni geste, ni secousse de rênes, ni, bien entendu, contact de fouet, comme si l’émission de cette douce voyelle n’avait eu d’autre but que de jeter dans l’air une note de flûte. Négro donnait alors sur le collier une légère traction supplémentaire, pour faire franchir à la voiture quelque chose comme une ride inattendue, oubliée par le cantonnier transversalement sur la route. Une fois surmontée la ride imaginaire, il revenait au pas antérieur, pleinement conscient d’avoir accompli ce que souhaitait de lui le caprice humain.

Il avait raison. Car Piarrounet, enroulant la rêne autour de la mécanique, sautait sur la route sans même arrêter la somnolente voiture et marchait auprès du vieux cheval d’un lent pas fraternel. C’était pour soulager Négro. Mais Piarrounet disait qu’il voulait seulement se dérouiller les jambes. Il avait la pudeur de sa bonté. On traversait le coup de chaleur de trois heures du soir. Sous le grand parapluie tenu par Maman, la petite Christine chantonnait d’une voix de bébé, sur deux notes, comme un oiselet nocturne.

La route bleuâtre montait vers quelque chose qu’on sentait venir. Augustin était trop petit pour savoir : on atteignait la fin de la plaine alluviale, subrepticement logée dans le vaste écartement des schistes. Ils étaient là, tout proches ; il faudrait bien les aborder ; il faudrait bien s’engager entre les graves pentes souveraines. La route s’y préparait, tâtonnait autour de la décision à prendre, s’armait de courage, traînait un peu au libre soleil.

À droite, rien ne se voyait derrière le haut talus surplombant. Mais à gauche, sans qu’Augustin sût bien pourquoi ni vers où, les prairies s’abaissaient plus que de raison, plus que d’honnêtes prairies qu’aucun souci n’eût agitées. En réalité, elles dégringolaient vers des forêts roides, dressées à soixante degrés contre le ciel. On n’apercevait que leur partie supérieure, coupée par le plan des prairies, sans rien discerner des trous où se perdait leur descente.

Entre la route et les forêts, de gaies ondulations, veloutées, savoureuses, plantées comme des parcs, semblaient y conduire d’une continuité étalée qui ne cachait rien. Mais une invisible faille cassait net ce déroulement des prés. L’autre lèvre, la plus éloignée, juxtaposait sans prévenir, dans un total mépris des transitions, un vert dilué et lointain, à la franche couleur immédiate, propice aux gambades.

Et tout d’un coup, Papa dit : « Ah ! voilà les gorges !… » Ou peut-être, il dit : « C’est la grande forêt. » Augustin ne se rappelle plus les termes précis qui annoncent et déclenchent à la fois la venue d’un nouveau monde.

Tel un instrument pénétrant, épieu ou bêche, dont seul le manche blanc émergerait de la terre, la route est entrée tout entière, de biais et d’un seul coup, dans l’opacité des bois. Les pâturages s’arrêtent comme au pied d’un rempart.

Papa explique ce qu’il appelle la topographie du paysage et Augustin comprend fort bien.

Les bois recouvrent les deux versants d’une longue et profonde vallée. Ils se réunissent comme les deux feuillets d’un livre qu’on ouvre, dans l’angle aigu des plans de schistes, par-dessus un thalweg d’eaux grondantes et de roches fracassées, au fond d’inexplorables creux boisés, à l’on ne sait combien de mètres au-dessous des emplacements visibles.

Telle est du moins la manière dont il se dépeindra plus tard à lui-même ce cher paysage de son enfance. Mais pour le moment ce n’est pas tout à fait ainsi que la nouvelle acquisition se présente à travers les mots de son père et les émotions de son cœur.

Bien sûr, tout est changé, à cause des arbres qui sont venus dans cette grande vallée pareille à un livre immense. Tout le monde peut le voir. Mais si vous croyez qu’il est facile de découvrir quel est le changement profond, fondamental, celui qui fait qu’on se sent vraiment dans la grande forêt !

Augustin remarque tout de suite cette curieuse couleur de jour qui s’est mis à brunir, à ressembler presque au bord de la nuit. Tandis que dans les pays ordinaires, les pays de plaines qu’il connaît, l’air du crépuscule devient tout à fait sombre au bout d’une demi-heure, on peut ici plonger indéfiniment dans ce soir vert et fauve. Mais vous sentez bien que ce n’est pas l’essentiel. C’est un accessoire très important, mais ce n’est pas l’essentiel.

Des deux côtés de la route, entre les premiers troncs d’arbres, ces sous-bois immédiats, rieurs et mordorés ont l’air de cligner de l’œil et de dire : « Oui, mais derrière nous… derrière les enfoncements qui suivent notre première obscurité rousse… et plus loin derrière ceux-là… et derrière les autres, encore !… » Augustin répète : « les gorges… la grande forêt… la grande forêt des gorges… » pour faire chaque fois prendre à son esprit un plus grand élan vers la confidence suprême. Certes, l’insuccès d’efforts semblables pour La Borie des Saules est décourageant et d’un mauvais exemple. Mais le secret de la grande forêt, plus gonflé du dedans, est plus près de s’ouvrir.

Cependant des beautés très simples respiraient autour de la route. Augustin eût déjà pu s’en apercevoir si, au lieu de se préparer pour une image unique et merveilleuse, il se fût ouvert aux immédiats bonheurs. Par exemple, on sentit une fraîcheur toute spéciale, qui ne se contentait pas de baigner vos joues et votre front ou de remonter le long de vos bras, tel le froid de l’eau froide ou celui de l’hiver. C’était une fraîcheur que des odeurs traversaient.

Elle vous portait à respirer des champignons, des résines et des fraises, et vous les présentait ensemble, comme pour un goûter magnifique ou bien un grand dessert.

Parfois au milieu des terreaux et des sèves, sur la surface bien fondue de leur parfum, on percevait l’odeur granuleuse, artisane et humble de la sciure de bois. Elle vous faisait penser à des sabotiers, des charbonniers, des scieurs de long, tous les métiers forestiers qui sont dans les leçons de choses. De longs chariots à bœufs, porteurs de troncs colossaux, allaient déboucher par l’un de ces profonds chemins pleins de roches, d’eau noire et de branches mortes.

Cependant la route tournait pour mieux vous faire apercevoir tous les passages des bois. Justement on vit dans un tournant, pareille à une fontaine ou à une maison, une grosse chose qui fit bien des manières pour ressembler enfin à ce qu’elle était : une chapelle. Au-dessus d’une porte en fer toujours ouverte, l’inscription portait : « La Font Sainte ».

À l’intérieur, dans l’air bleu terne et salpêtré, la voûte gardait des restes d’étoiles jaunies, en une concavité outremer où manquaient des morceaux. Les mêmes étoiles décoraient la robe bleue de la Sainte Vierge. Tout sentait la moisissure et la vieillesse. Il y avait des vases à fleurs artificielles ; et aussi des plaques de marbre à lettres d’or, dont Augustin savait qu’elles s’appelaient ex-voto. Sur le cintre au-dessus de l’autel, étaient inscrits des mots latins. Son père les traduisit avec cette pleine et immédiate assurance qui plongeait Augustin dans la certitude et dans la paix. Une seule fenêtre mi-ronde, profonde de toute l’épaisseur des murs bleus, laissait entrer le jour des bois malgré un treillis de plomb et tout le fouillis de ronces qui assiégeaient le mur extérieur.

– Comme c’est pittoresque ! dit tout haut son père, tandis que l’enfant commentait pour lui-même : « pittoresque : c’est les chapelles qu’on voit dans les grandes forêts ».

Cette chapelle-là était extraordinairement solitaire. Elle semblait une solitude enclose en une autre solitude, un morceau de silence épaissi et plus foncé, ménagé dans la grande taciturnité des bois. Séparée des hommes par des lieues de sauvagerie et de désert forestier, elle intimidait comme une grande personne trop grave, perdue en d’impénétrables recueillements.

Maman interrompit d’une voix impérative et basse, destructive du rêve :

– Nous allons commencer notre chapelet, mes petits enfants.

Averti par des expériences antérieures, Augustin faillit s’écrier : « J’étais sûr que Maman allait dire ça. » Mais l’irrespectueuse remarque ne put éclore, étouffée avant de naître, dans cet air de frais tombeau.

Maman, à genoux devant la balustrade du minuscule autel, récita : « Je crois en Dieu », puis annonça qu’aujourd’hui étant jeudi, on méditerait les mystères joyeux. Une fois de plus, Augustin s’étonna que Maman fût si bien informée sur la correspondance des mystères et des jours.

Le chapelet se lia au reste du voyage, sortit de la chapelle, vint se mélanger sous les arbres à l’écho sec et court des pas de Négro.

Parfois un grand morceau de route droite succédait aux lacets. La forêt se calmait, montrait des clairières nettoyées de roches, désencombrées de ronciers, pareilles à de beaux salons en branchages, d’un vert mousseux et fauve, avec des points en or. On croyait presque à la fin des bois et le soleil semblant faire une farce, ainsi qu’au cours d’un jeu, écartait les troncs comme on dit : coucou. Ses rayons teignaient la voiture d’un ton cuivré, coloré trop tôt, chargé de nuances trop riches, trempé en des teintes qu’au-dessus des plaines il ne prend que le soir. La fillette clignait des yeux et détournait la tête.

Au tournant suivant, lorsque cessait la visite solaire, voici qu’à travers les percées des arbres, comme une grande récompense ou bien un secret longtemps pressenti, on apercevait enfin l’autre versant des gorges, par-dessus cent mètres de grondements, de creux d’eau et de tout l’enchevêtrement des bois. Explorateurs de pentes inconnues, les regards découvraient, dans l’opacité des sapinières, de hautes et rectilignes tiges passées au rose, sans qu’on pût savoir si le soleil reportait sur l’autre versant ses teintes de couchant précoce ou si cette toilette somptueuse, mise pour elles seules, était un caractère de l’espèce, un trait de famille et la couleur héréditaire de leur splendide écorce.

Cette chose qu’avait vainement cherchée Augustin, au commencement des bois, la confidence principale que vous faisait la forêt, elle se composait toute seule, maintenant qu’on ne la cherchait plus. Le tenace crissement des roues sur les arkoses de granite, le martellement des sabots de Négro, les coups de brise sans amplitude secouant dans l’air l’odeur des conifères, la solennelle grandeur des gorges se subordonnait ces détails et les comprenait dans son énormité. Les uns, inutilisables, trop humbles pour s’y fondre, laissaient tomber par terre leur pittoresque perdu. D’autres trouvaient grâce, s’y associaient. Et il y en avait un privilégié, qu’elle pénétrait pleinement : la sourde récitation continue du chapelet maternel.

Des « Je vous salue » tous semblables, ne cessaient de grossir et de choir comme des gouttes d’eau monotones. On entendait : « Troisième mystère : la Naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Fruit du mystère : l’esprit de pauvreté. » Mme Méridier récitait, l’air concentré, les yeux baissés sur ses aiguilles.

À peine prononcés, au lieu de s’évaporer à travers les voûtes d’arbres, ces mots étaient recueillis par une haute puissance solitaire. Il n’y avait personne cependant. Il n’y avait que l’amplitude silencieuse et disproportionnée des bois, mêlée à des sons de prière et de sommeil. Tout en vous intimidant, elle faisait entrer en vous une douce confiance dont on s’apercevait seulement qu’elle était là sans qu’on l’eût sentie venir. Elle allait chercher au fond de vous, pour le caresser et l’assoupir, quelque chose qui était peut-être bien votre âme, tant c’était profond. Elle vous calmait, vous baignait par en dedans, vous donnait l’envie de ne plus parler, vous inspirait de vous recueillir, comme disent les grandes personnes et aussi de vous confier à des bras immenses, qui vous auraient pris et soulevés de terre pour vous emporter en vous berçant.

Quand le chapelet était dit, la cinquième dizaine bien et dûment suivie de tous ses accessoires latins et français, les « siècles des siècles » pour la dernière fois suscités, il arrivait que la petite fille dormît. Maman demandait alors à voix basse qu’on lui passât le panier des châles supplémentaires, cachés sous le siège avant. Papa déployait sur-le-champ toute la bonne volonté inadaptée qu’il exerçait d’habitude dans l’ordre matériel. Il interrompait la multiple lassitude de son demi-sourire. Il dirigeait sur sa femme et son petit enfant le visage le plus tendre et le plus désarmé. Il appuyait d’une main au dossier son long corps courbé, et tâtonnait avec l’autre, pour dégager le panier aux tissus. Il faisait voyager le panier dans les airs à des hauteurs gauchement inutiles d’où il fût certainement tombé, sans l’opportune intervention de Piarrounet. Mais elle, la jeune Maman, avec une attention d’autant plus tendue qu’elle s’obligeait à des mouvements plus lents, multipliait les plis des couvertures sur les petits membres abandonnés.

Après un interminable voyage à travers l’obscurité des gorges, on débouchait enfin dans la partie marginale des Planèzes, sur de hautes et riches pâtures où sifflotait le vent du soir. Piarrounet faisait reposer Négro. M. Méridier, se préparant à descendre, accumulait à cette fin les précautions convenables, comme pour une entreprise de la plus délicate technicité. Il arc-boutait ses bras sur la voiture. Il explorait le marchepied avec l’une de ses longues jambes timides. Il sondait de l’autre la couche d’air entre la route et ses pieds. Une fois à terre, et toutes ces opérations ayant pleinement prouvé leur utilité, il développait au moyen de ses tibias des gestes qu’Augustin a crus longtemps caractéristiques de toutes les grandes personnes qui quittent les voitures, et non de son Papa seulement. Il pliait, redressait, repliait chaque jambe l’une après l’autre, comme des béquilles articulées dont on s’assure qu’elles jouent bien, qu’elles sont bien graissées là où il faut.

Cependant c’était le vrai soir. C’était un soir dans la montagne et on avait froid.

On trouva une fois, lors d’un des plus anciens voyages de vacances, cette sortie des bois tout engluée de solitude, prise dans une brume d’hiver qui gouttait sur les touffes d’herbe. Mais cette plaisanterie fut unique. À tous les autres voyages on revit les beaux soirs classiques : une immense lumière violente et douce où dominait le rose froid.

Elle se haussait jusqu’au zénith depuis les hirsutes premiers buissons. Elle s’étalait en largeur sur cent cinquante degrés de ciel. De grandes barres horizontales, couleur cuivre et braise éteinte, s’immobilisaient sur le tableau du soir, sans autre mouvement que leur transformation interne, dédaigneusement acceptantes, toutes au sentiment de finir. Le papa d’Augustin regardait en une intensité absorbée qui ralentissait son pas et le faisait buter contre les pierres.

Mais rien de semblable pour le petit garçon.

Douze heures de route, d’excitation et de jeu, l’appel incessant de paysages différents, chacun exaltant à sa manière, avait épuisé l’enfant. Il ne sentait plus rien que la fin du voyage, une lassitude heureuse, le désir d’abandonner sa tête sur quelque épaule, la gratitude des jours comblés. Un froid pur traversait son petit veston.

Des mots chuchotèrent dans les antichambres de l’inconscience : « Ne t’endors pas, mon Tintin ; tu aurais froid, mon petit »… Ses épaules et sa poitrine sentirent, à travers le sommeil, des couvertures descendues seules, sans secousse ni poids, comme du duvet.

La voiture est entrée dans un chemin de ferme. Piarrounet tient la bouche du bon cheval Négro. Le véhicule cahote. Il tombe d’un bloc dans de profondes ornières familières, ce qui réveille Augustin. Sa Maman est durement secouée, mais le paquet humain qui dort dans ses bras n’a pas bougé. Des morceaux d’une plus ancienne enfance renaissent des précédents voyages, que l’enfance d’aujourd’hui accueille avec une avidité protectrice et concentrée. Tout est semblable ; le temps n’a logé entre les choses aucune séparation.

On voit de moins en moins. La nuit enveloppe la voiture, mais Piarrounet et Négro n’ont pas besoin de jour. Tout autour d’eux, à hauteur d’homme et de cheval, il ne reste presque plus de lumière. Augustin constate, en levant la tête, qu’elle n’a cependant pas encore quitté le rond verdâtre du ciel. Des feuillages couleur d’olive noire, usés par places, dégingandés, surplombent les buissons bordiers. Ce sont les frênes des alentours de fermes, régulièrement exploités par les paysans.

Une légère odeur de bestiaux, de foin sec et brises de prairies, demeure en permanence sous ces frênes.

Soudain un triangle rigide, stabilisé et dur, sort des capricieuses masses végétales et de l’inconsistance du crépuscule. Comme un long trait tiré sans règle, l’échine d’un toit apparaît tout entière. C’est la maison.

On perçoit des fanaux et des voix.

Cette nuit est curieuse. Très au-dessus de la maison, ses hauts espaces ne s’occupent pas des hommes et les dédaignent. Mais à ras du sol et des toits, savoureuse et épaisse, traversée de cris et de lumière, baignée dans la joie humaine, on la dirait parente des nuits de Noël.

*

* *

Ils sont à table, en train de souper. Mais ils ne mangent pas, comme vous le croiriez peut-être, la soupe de tous les jours, une soupe ordinaire, une soupe d’écuelle, aux choux, au saindoux et au pain bis. Non ; c’est un souper de cérémonie, qu’on mange dans des assiettes. La soupe est faite de miche ; elle renferme aussi du lait, du beurre, des pommes de terre et des raves qui vont bien ensemble, et du fromage gras. Les fils du fromage fondu tournent autour des cuillers. C’est comme aux grandes fêtes, aux baptêmes, aux mariages ou aux premières communions. Même on a étalé sur la table un drap de lit qui sent le soleil et les prairies, et qui respire à travers la soupe.

À cette table, pour le moment, quelques places vides : d’abord celle de Maman, qui est allée coucher Christine après un rapide repas d’enfant. Puis celle de la très vieille grand’mère, la maman du Tonton Blaise. C’est plus qu’une grand’mère. C’est la grand’mère de Maman. C’est une bisaïeule. Le papa d’Augustin lui a expliqué. La vieille grand’mère n’est presque pour ainsi dire jamais assise. Bien sûr, Tante Agathe, la femme de l’Oncle Blaise, a fait cuire le souper. Mais vous pensez bien qu’il faut néanmoins surveiller à la cuisine. Même les plats qui paraissent cuire tout seuls, comme le jambonneau, le salé aux pommes de terre, qui viendront après la soupe, on dirait qu’ils ont besoin de sentir qu’on a l’œil sur eux. Quant au gigot, le vrai moment de l’arroser n’est pas quand il est roussi, mais un peu avant. Enfin, il faut savoir, n’est-ce pas ? Et il faut s’assurer que Tante Agathe sait.

Ainsi se comportait-on jadis, du temps que la vieille grand’mère était jeune, quand les enfants revenaient pour quelques jours dans les domaines d’autrefois, sur les Planèzes pastorales. On aura bien le temps de faire comme on voudra quand elle n’y sera plus.

L’autre Tante aussi est toujours levée de sa place, celle qu’on appelle Marie de Labro, du nom du domaine où elle est née. À elle sont dues les « pompes à la confiture », énormes tartes campagnardes que l’on cuit au four. Elles sont cuites depuis midi. Elles attendent bien tranquilles. C’est vrai. Mais il faut bien s’assurer qu’elles sont toujours là. On ne sait jamais. Enfin les responsabilités sont si vastes qu’il en reste toujours une partie survivant aux besognes et se dépensant inemployée.

La pièce où ils mangent s’appelle le salon. Elle a de grandes portes doubles avec de belles ferrures et un loquet qu’on soulève pour ouvrir. Augustin sait que les serrures ouvraient ainsi autrefois. Le plancher est fait de larges planches lavées et qui fléchissent lorsqu’on marche. Quand on traverse le couloir pavé de dalles qui s’étend derrière le salon, on se trouve devant une autre porte toute semblable, avec les mêmes ferrures et le même loquet. Elle mène à une cuisine immense, pleine de pénombres rouges et noires, avec des ronds jaunes, palpitants et variables, suivant les endroits où l’on promène la lampe à pétrole. Huit ou dix valets de ferme mangent à une longue table. Leurs dos pèsent sur leurs coudes.

Le Tonton Blaise mange avec des choses qui sont à lui : une fourchette, une cuiller, toujours les mêmes, très grosses, en argent. Il tient à pleine main un couteau de poche large ouvert, pour le cas où il en aurait besoin. On a allumé la grande suspension. Elle donne une noble lumière de bonheur et de cérémonie, sous un abat-jour vert d’eau.

Tante Agathe la regarde parfois anxieusement, comme si elle avait une volonté et qu’il convienne de l’encourager, de temps à autre, à bien brûler.

« La petite s’est rendormie », annonce Maman, qui redescend des chambres. Deux autres personnes reviennent avec elle dans la salle à manger. D’abord une autre tante qu’on nomme Noëlle et qu’Augustin n’a fait qu’entrevoir. Et aussi une petite fille rouge, massive et farouche que cette tante mène par la main. On l’appelle « la Marie de chez nous », pour la distinguer de la Marie de Labro, parce qu’elle est née sur le domaine, comme tout autre petit animal, robuste et innocent. On entend : « Ah ! voici la Marie de chez nous ! Viens dire bonjour aux cousins. Viens les embrasser. »

Mais la Marie de chez nous cache sauvagement sa petite tête dans les jupes de sa protectrice. Un coin de bonnet blanc, un œil bleu, craintif et coléreux : c’est tout ce que les nouveaux cousins en apercevront ce soir.

– Elle a pourtant voulu descendre, regrette Noëlle.

– Donne-lui un morceau de pompe, prononce l’oncle Blaise, et fais-la remonter.

Juste après cet intermède se produisit un incident qui frappa beaucoup Augustin. Grand’mère, restée debout, prit un air absent, parut chercher à s’asseoir et s’approcha d’Augustin comme si elle se trompait de chaise. Il sentit qu’on le saisissait par-derrière, qu’on lui prenait le cou et la tête. Deux lèvres molles, toute une chair spongieuse et lassée, se posèrent sur son visage avec une timidité frénétique. Des mots français mêlés de patois proféraient des plaintes tremblées : « Qu’il y avait longtemps que je t’avais plus vu ! Pauvre petiot ! pauvre petiot ! » Elle semblait croire Augustin lamentablement malheureux.

Ces choses dépassent les petits enfants. Beaucoup plus tard le « petiot » comprit le vrai sens de cette obscure plainte sénile, et qu’elle était le substitut de l’autre plus claire : « J’avais bien cru ne plus te revoir. »

La vieille grand’mère ne sait pas analyser son cœur. Le sentiment qui l’habite, proéminent et inassimilé, c’est une grande souffrance générale de deuil et de fin de vie. Ne pouvant songer à se trouver malheureuse parce que, dans ses profondeurs de résignation religieuse et d’acceptation héréditaire, l’idée ne lui fût jamais venue « de s’écouter », comme ils disent, ayant cependant besoin, pour en faire l’objet de ses attendrissements, d’une autre personne qu’elle-même, elle choisissait de tous ses enfants le plus lointain, le plus rarement vu et le plus petit.

La grand’mère est encore plus vieille qu’aux précédents voyages. Elle l’est surtout autrement. Jadis, l’âge voûtait déjà son dos, froissait sa face, la teignait de violet, faisait trembler ses genoux et ses mains. Maintenant la vieillesse pénètre des parties jusqu’alors inaccessibles : les retraites souterraines où remue la vie. C’est une fatigue de toute l’âme, et le corps et le cœur s’y rencontrent en un même désir du grand repos.

Qu’a donc de changé l’air du salon, et quand est venu le cousin Jules ? Peut-être lorsque Grand’mère embrassait son petit enfant ? Augustin ne se souvient pas de l’avoir vu entrer. À moins que ce bruit de souliers ferrés et de roues de voitures… Il est là, voilà tout, avec l’un de ses fils, Antoine, sorti pour les vacances de son petit Séminaire. L’autre fils, Antonin, qu’on vient d’ordonner prêtre, n’est représenté que par sa photographie. Antoine est petit, mordant, trapu et renfrogné, comme un bouledogue sur son arrière-train. Augustin entend avec un respect intimidé l’âge considérable de quinze ans. Qu’il est vieux ! Jouera-t-il, comme les années passées, sur les élastiques prairies ? Le grand morceau de séparation que le temps n’a pas voulu loger entre les choses, c’est entre les hommes qu’il se trouve.

La conversation a bien changé. Les nouveaux venus en sont le centre. Dédaignant la serviette, l’Oncle Blaise s’essuie la bouche avec sa main énorme, dont on ne peut savoir si elle est propre ou sale, les champs lui ayant conféré une couleur terreuse et inlavable. De son épaisse figure pacifique, les ordres tombent indifféremment sur sa femme, sur sa bonne, sur les gâs de ferme, avec le même poids de pâte lourde.

On parle patois. Il s’agit de foires, de prix de vaches, qui s’énoncent en pistoles, de lointains herbages dans la montagne, derrière d’interminables étendues pastorales. Toutes ces choses sont très mystérieuses.

Posée par Tante Agathe sur l’assiette de l’Oncle, une moitié de saucisson, d’où jute un bouillon jaune, fume, sentant la sauge et le feu de bois. Enfourné par énormes bouchées, blotties au creux des morceaux de miche, il ralentit le rythme des explications.

Dans ce repas, en effet, comme en bien d’autres, l’Oncle Blaise se partageait en deux : un premier Oncle Blaise, velu et colossal, chargé de dévorer mécaniquement ce que servait Tante Agathe, et l’autre, celui qui expliquait les bêtes à vendre aux foires et aux marchés. À eux deux, ces oncles n’ayant qu’une même bouche, quand elle était prise par l’Oncle qui mangeait, l’Oncle qui parlait devait, pour continuer de parler, déplacer les morceaux de miche. Le cousin Jules dit : « Faut appeler le mestreval. »

Il vint, ouvrit la porte, fit : « Et bonsoir, Messieurs et Dames. On a fait un bon voyage ? » Puis encourageant : « Allons ! c’est ce qu’il faut ! » Il sentait une bonne odeur de fumier de bête. Il se retourna pour fermer la porte. Le gigot circulait, appuyé de grosse salade verte. À l’autre bout de la table, Mme Méridier et la grand’mère formaient à elles deux un groupe ému, fermé, lointain, tout occupé de passé.

La main en cornet, le coude sur la nappe, M. Méridier prenait des leçons de phonétique. Quelques termes, très près du français, coupaient le courant du patois technique. Les autres mots, dont on ne savait ni où ils se séparaient, ni s’ils chevauchaient l’un sur l’autre, sonnaient comme une langue étrangère et la conversation ressemblait à un brassage continu de morceaux de bois. Les voix étaient faites d’une rude matière première, utilisée à l’état brut.

Un sens général assez clair finissait cependant par émerger, dans l’incognito de ce patois. Les craintes, les combinaisons, les prudences se montraient et se cachaient sans qu’on pût savoir sur quoi elles portaient au juste, mais on devinait leur existence. Les prix, disaient-ils, baissaient. Les marchands étaient maîtres.

Tous parlaient d’une manière curieusement différente, où se reflétaient leur âge et leur tempérament. L’Oncle Blaise prenait un air vieilli et résigné. Vieux chef, il fléchissait devant des chefs plus forts. Il répétait en français : « Les marchands sont maîtres… les marchands sont maîtres. » Il semblait leur faire hommage dans leur propre langue, ces marchands maîtres qui viennent de loin, parlent entre eux le langage des villes, manipulent des réalités bien trop complexes pour un patriarche de grand domaine.

Le cousin Jules caresse son nez long. Il n’est pas le chef. Il n’est que le gendre. Sous ses cheveux, ras, comme ceux d’Antoine, entre le bout de ce nez long et ses yeux convergents, suinte une essence de fine ruse qui attend son heure. Un jour, à son tour, il sera maître au grand domaine, quand l’Oncle Blaise se reposera dans la belle tombe de sa concession à perpétuité, dûment confessé, administré, oint d’huile et enfin mort, muni des Sacrements et des rites qui mettent dans leurs rudes mains positives tous les atouts possibles contre le grand risque éternel.

Antoine remonte ses petites épaules lourdes, serre les dents, vrille ses yeux violents sur un point de la table où, parmi les pelures de fromage et de saucisson, invisibles pour les autres, mais clairs pour lui, brillent les yeux des marchands maîtres. Sur sa figure, rayonne une férocité tenace et jeune, à longue échéance.

Le portrait d’Antonin regarde, au travers des murs, des choses lointaines, sans rapport avec les préoccupations qui s’agitent devant lui. Sur le haut de ses joues inégalement rasées, de sombres yeux sans reflets maintiennent un raide ascétisme têtu…

On entendit un ronflement métallique, comme si l’horloge se raclait la gorge avant d’émettre de très vieilles heures. Augustin, lassé de manger, lassé de veiller, écoutait avec gratitude la voix basse et claire de sa mère : « Il faut aller te coucher, mon petit. » L’enfant monta, les mains pâteuses de confiture et vertigineux de sommeil. Cependant il ne dormit pas tout de suite. Trop de mirages le dominaient encore. Il sentait le grattant des draps de chanvre. L’extraordinaire odeur de vieux meubles, de pain bis et de grange qui régnait dans la salle à manger pénétrait aussi la chambre et sans doute toute la maison. Par la fenêtre paysanne entrait l’air de mille mètres, glacé par l’altitude et par la nuit. Mais sa respiration s’égalisa bientôt dans le grand froid tranquille, homogène et pur.

II

LE TEMPS DES RAMEAUX NUS

I

LE PÈRE ET L’ENFANT

Ces très anciennes recollections n’ont plus d’intérêt maintenant. Augustin les exhume de vieilles caisses, au hasard des explorations. Il transmet dédaigneusement aux frères et sœurs plus jeunes les chevaux sans queue mais avec pattes, les bonshommes usés mais gardant leur tête, les livres d’enluminures salis, mais dont aucun feuillet n’est arraché, conservés par un petit garçon sérieux, plein de soin et de méthode.

C’est plus tard, beaucoup plus tard, qu’il découvrit la vraie couleur de ces quatre premières années. Invisible pour un enfant de quatre ou cinq ans, autant que pour un escarbot le plan des herbages où il s’absorbe, elle est encore très difficile à voir quand on a le double de cet âge.

Augustin ne se voyait pas grandir. Il grandissait, tout bonnement. Par périodes, il totalisait, ayant le sens de l’ordre. À certaines dates symétriques, il se retournait, pour voir, d’un coup d’œil, les mois laissés derrière lui. Les formes de pensée des classes dépassées périmaient chaque année, en juillet exactement.

Dès la sixième, une habitude nouvelle naquit : la marche quotidienne vers le lycée, à huit heures du matin. Une serviette remplaça le cartable. Elle passait alternativement du bras droit au bras gauche, suivant que l’un ou l’autre était fatigué. La main inoccupée ne reposait plus dans celle de son père, qui marchait près de lui. Elle pendait libre, solitaire, n’ayant plus besoin de secours. À de tels signes se mesure une autonomie légitimement croissante.

Le trajet présenta pendant les premiers jours un indiscriminable émerveillement. Puis, des magasins sortirent de l’anonymat, devinrent familiers. Ce qui commença fut une papeterie aux cahiers neufs, reliés, de l’espèce sérieuse et opulente. Suivit le bazar d’électricité et photographie. Le marchand de nouveautés vint le dernier, ralenti sans doute par ses pesants complets pour grandes personnes, et le lourd sourire de ses trois mannequins. Puis il s’usa lui aussi, quitta le tableau pour le cadre et le cadre pour le néant. Le libraire-papetier tint plus longtemps que tous, grâce à une ruse. Il s’avisa de se transformer. Il adopta des lignes végétales, un genre anglais et le nom de Modern’Library, avec cette apostrophe qui fait le fond de la langue. Les Anglais l’omettent par laisser-aller, par simplicité de gens riches de bien d’autres anglicismes. Mais lui, n’en possédait que trois : encore y comptait-il l’adjonction des guêtres et la suppression des moustaches. Ce modernisme mercantile perdit à son tour tout comique. Le voyage, dévêtu de charmes accessoires, appartint au genre des plaisirs purs et non mêlés.

Augustin entrait dans la catégorie des petits garçons scrupuleux, studieux, dociles. Le sentiment d’une leçon imparfaitement sue, que deux ou trois fois par an, le cours des choses le forçait d’éprouver, pesait sur son cœur comme un corps étranger.

En classe, sur le banc de devant où il se tenait traditionnellement assis, il le manifestait par une restriction de volume, une immobilité écrasée, des yeux qui, n’osant se lever, craignant de se baisser, se fixaient pendant la récitation à mi-chemin entre chaire et sol, sur l’encrier.

Il connaissait la joie spéciale des brouillons nets, aérés, qui prolongeait dans le domaine privé celle des copies soignées. Pas de dessins parasites, de taches d’encre lourdes, d’autres lavées d’un coup de langue. Sur ses livres, une saleté faite par autrui devenait insulte ; faite par lui, péché ; et l’humiliation nuançait le remords. La volupté des pages blanches, des plumes neuves, du crayon de couleur frais taillé, commune à beaucoup d’enfants, était chez lui instrumentale et combative. Elle renfermait l’envie de se battre avec de futures énigmes arithmétiques ou grammaticales, ses « Navarrais » à lui et ses « Castillans ». Il goûtait les satisfactions de conscience tout seul, avec une fermeté silencieuse et fière, qui était sa manière d’avoir dix ans.

Petit garçon qui ne sait pas jouer tant qu’un devoir reste en attente, il souffrait si tout n’était pas achevé, problème ou leçon, à point, à l’heure ; si tout n’était pas rangé avec une régularité nue, dans ses papiers, son pupitre, sa pensée. On le disait réservé et susceptible. Des reproches le bouleversaient pour des jours. Il se sentait perdu, marqué devant l’univers.

Il était l’enfant qui écoute, avec une attention froidement dédaigneuse, une leçon ânonnée, un thème de balourd, avec souffrance, une interrogation que le maître laisse, par lassitude, inférieure à l’explication dont elle dérive. Il ressuscitait quand commençait la leçon nouvelle ; il respirait à pleins poumons de l’air neuf.

À certains moments précis des horaires, parcourant l’un derrière l’autre, sous l’oppression du censeur, de longs couloirs en ciment losangé, les « sixièmes » entraient à la file indienne, dans une classe fraîchement balayée, ses « huit » d’arrosage encore noirs. Ils trouvaient le professeur debout, immobile, la figure conventionnellement solennelle, mais le ventre pacifique, au-dessus d’un pantalon impossible à solenniser. Ces moments illuminaient l’enfant comme une rentrée dans la lumière, le retour vers une grave amitié, vers un protecteur.

Une belle explication comprise lui apportait une multiple joie : aigu plaisir d’une énigme résolue, satisfaction de cultivateur se promenant dans de beaux champs récemment achetés, bien à lui, enviés des autres, et aussi une certaine émotion plus vaste, moins matérielle, faite de domination intellectuelle et de fierté. Les vérités générales de type oratoire exprimées aux enfants par de vieux hommes idéalistes, chargés de famille, pauvres et ingénus versaient vraiment sur cet enfant tout ce qu’elles recèlent de sucs nourriciers et d’antique magnificence.

Bien des petits garçons semblables, tenant, comme on dit, la tête de la classe, sont chaque année remarqués par les proviseurs, aux débuts d’octobre, dans le soleil pluvieux des rentrées. Rien n’en eût distingué Augustin. Mais, de plus, il avait son père.

Ils se comprenaient tous les deux très profondément, très au delà des mots. Ils travaillaient ensemble, le soir, pendant les deux heures délicieuses logées entre cinq et sept, pour eux seuls. Le petit prenait l’habitude de juger lui-même du « fini » de son explication dans le De Viris, de la mécanique certitude de sa leçon en grammaire latine, à peine dirigé et guidé par le coup de pouce paternel.

À l’heure de la veillée, de huit à neuf, « comme chez les grands », tous devoirs faits à plein, toutes leçons maîtrisées, une ingéniosité dont le petit garçon ne se rendait naturellement pas compte abaissait au niveau où il pouvait les cueillir, à l’aise et sans fatigue, les fruits d’un jardin prodigieux. L’enfant, sentant parfois l’envie d’embrasser l’arbre, se retenait de jeter autour de lui ses petits poignets, à cause de la gravité de ses dix ans. Il ne se retenait pas toujours. Un sourd et fort amour gonflait le père d’un enivrement que cachait son visage et dont éclatait son cœur.

– Cet enfant vous est une joie ? interrogeait le collègue, agrégé de grammaire.

– Une grande joie, répondait l’autre, de l’air brusque, hâtif et confus dont on mange un gâteau qu’on ne partagera pas.

Les classes passèrent ainsi dans un enchantement.

Un poêle à charbon, trapu, gris cendre, immobile comme un chat de foyer, portait sur sa tête plate une casserole d’eau près de l’ébullition. Par les joints des fenêtres sifflaient les hivers. Le poêle susurrait sa petite chanson méditative, en tiers dans leur tendresse et dans leur solitude.

Il y avait sur les murs quelques photographies d’art grec, achetées non pas autrefois sur la trop mince bourse d’agrégation, mais au cours d’un séjour à la Bibliothèque Nationale, nécessité par la thèse, exprès pour les soirs que le père comptait passer avec son fils. Huit figures choisies avec une certaine discrétion dans le nu et ramenées entre deux cartons, au fond de sa petite malle plate. Ce n’était pas un accessoire immédiatement utile, même pas une prévision. C’était un devancement de bonheur.

Sur la cheminée, au pied de la pendule-réveil, un cadre de photographie abritait un assez vieil homme à longue barbe, grand air d’autorité humble, rude endimanchement d’habits noirs : le grand-père paternel, instituteur des environs de 1880. C’est tout ce qu’Augustin en apprit jamais. Pas de grand’mère, perdue, dissoute, inofficielle, pauvre ménagère des anciens temps, qu’on n’avait pas songé à capturer pour la postérité, dans le sillage de son époux.

La famille, si claire du côté maternel, encore qu’Augustin fût trop jeune pour s’en rendre compte, remontait dans l’autre ligne à des régions fort brumeuses, où disparaissait toute trace. De quels écrasements sociaux, de quelles déficiences alimentaires étaient venues jusqu’à son père, à travers une longue route, cette nervosité rétractée, cette appréhension des pesants corps humains et la fuite vers des joies de pensée pure ? Augustin se le demanda souvent par la suite.

Vers la fin de la « quatrième », il y eut un secret entre eux. Aucun d’eux ne le dit jamais à l’autre, mais il savait qu’il le savait.

Une célébrité venait à M. Méridier de la distinction de son enseignement, autant que de l’indiscipline qu’il tolérait dans ses classes. Elle le coupait de tout avancement. Elle était l’excuse des inspecteurs généraux pour avoir laissé, dans son obscure province, ce professeur de seconde, maladif et traînant sur sa thèse, d’une pénétration, d’une finesse, d’une mesure hors de proportion avec ses besoins professionnels. Cette indiscipline restait d’une année à l’autre, comme une odeur. Elle s’incrustait à la salle, aux murs, au mobilier, autant que les noms des galopins gravés sur leurs pupitres. Des classes qui partaient à celles qui venaient, la tradition en passait comme d’un plaisir sans risque, une activité saine et libre, une sorte de devoir.

Le maître finissait par ne plus donner ses leçons qu’à trois ou quatre élèves, rassemblés sur le banc de devant, futurs lauréats de concours, précieusement recueillis par le professeur de première. Il multipliait pour eux les remarques de la pédagogie la plus techniquement intelligente. Le reste bruissait, se battait, protestait avec des cris de dents arrachées quand le rythme des dictées de devoirs leur paraissait trop rapide, lisait des romans à trente-cinq centimes, se passait des illustrés vicieux.

Un quart d’heure avant le tambour des fins de classe, tous criaient : « C’est l’heure, M’sieu, c’est l’heure. » Parfois au sein d’un bruit général anonyme et désintéressé, sans autre but que lui-même, comme une œuvre d’art, une insolence gratuite partait en météore. La mise à la porte prononcée par le maître exsangue dont les bras tremblaient, était discutée, démentie, confirmée et enfin rapportée au sein d’un bourdonnement collectif émis par le nez, bouche close, gonflant, nuancé, musical, comme un effet de chœurs russes.

En général, après des incidents de cet ordre, le professeur tâchait d’essuyer de son mieux sans la montrer, en se retournant, s’il le pouvait, vers le tableau noir, une sécrétion lacrymale collant à son lorgnon.

Une année, la classe fut le théâtre d’une scène célèbre.

Un fort gaillard de dix-neuf ans, entré au jour de l’An, vocation tardive des études classiques, s’installa sur le fameux banc de devant. Rude bûcheur cantalien qu’agaçait ce bruit, il commença par tourner vers le fond de la salle une menaçante figure boutonneuse. Puis, se levant sans permission, avec une simplicité d’homme, concentré, voûté, énorme, il abattit, d’une main adulte, sur la plus insolente tête à claque, une gifle massive et solitaire dont l’effet dura trois mois.

L’élève Lehugueur Marcel, rencontrant Augustin dans une courte récréation d’internes et d’externes mêlés, lui cria un jour d’une rauque voix d’adolescent qui fait l’homme :

– Ben, mon vieux ! ce qu’on l’a chahuté, ton paternel. Si la Vache s’était pas amenée !…

La Vache était le Censeur.

Augustin, élève de troisième, n’avait pas encore treize ans. Il portait un sarrau noir bien tiré, à trois plis, une ceinture de cuir, un col marin blanc, pur et dédaigneux. Sa peur de la brute le faisait trembler.

– Pendant ce temps, des chiens galeux devaient aboyer aussi dans la rue, fit-il, s’exerçant à un beau mépris tranquille et dangereux.

Puis il attendit le coup de poing.

Au pied d’un acacia misérable, des papiers déchirés souillaient la terre, parmi des trous à billes et des croûtons. Lehugueur Marcel, sans plus penser à ce qu’il venait de dire qu’à la réponse, planta, sans malice, dans un chanteau de pain, une mâchoire inférieure féroce. Le mépris d’Augustin s’en accrut.

Sur le seuil de la classe, M. Méridier apparut enfin, en compagnie du Censeur. La poignée de main qu’ils se donnèrent jeta par terre la vieille serviette et le vieux parapluie, solidaires l’un de l’autre dans la même gaucherie. En les relevant, Augustin vit la barbiche jaune et blanche, le plan miroitant du lorgnon, le visage de tendresse et de moquerie tristes. Il prit le bras de son père d’un air joyeux.

– J’ai encore eu dix sur dix, mon Papa, pour le thème…

Ils continuèrent de commenter le beau thème si travaillé, extrait du Sermon sur la Mort, pour lequel son père avait suggéré les passages du De Officiis dont il fallait s’inspirer en quelques endroits.

Mais dans le temps même où ils se parlaient, l’enfant se reprochait d’avoir précisément choisi la banalité qu’il ne fallait pas dire : la note dix sur dix lui était tellement habituelle que ni lui ni son père ne la remarquaient. De même n’eût-il pas dû ressusciter l’appellation enfantine : « mon papa » qu’il n’employait plus. Ainsi comprirent-ils l’un et l’autre, en même temps, que cette conversation avait valeur de baume, et ils s’en allaient tous les deux, l’enfant doucement gai comme auprès d’un convalescent, le père vaguement protégé.

Sa famille ressemblait à toutes les familles de petite bourgeoisie, auxquelles appartiennent les agrégés des lycées provinciaux de catégorie modeste. Le chiffre des traitements, l’échelonnement des naissances, les mœurs familiales héritées composent autour d’eux un déterminisme d’humilités qu’ils supportent en général avec stoïcisme.

Ils ont même le don de ne pas le voir, comme d’autres s’endorment quand ils le veulent. L’hémisphère supérieur du monde baigne dans la pensée pure, la liberté, trente siècles d’idées générales, d’Hésiode à M. Bergson. Ces choses sont, comme chacun sait, le tout de l’homme. Dans l’hémisphère inférieur logent quelques petites nécessités, comme manger, se vêtir, vêtir et nourrir les siens. Elles forment le « surcroît », donné avec le reste, à toute âme qui sait les mépriser.

L’appartement assumait l’aspect spécial des logis à nombreux enfants. Dans les jours d’hiver, le linge des tout-petits séchait au grenier, pincé à des cordes tendues d’un mur à l’autre. La lessiveuse bouillonnait dans la cuisine, près du repas en train de cuire. Mme Méridier surveillait les deux. La grosse Catherine rinçait le linge dans un autre coin de la même cuisine. Magnifiquement massive, maussade et déhanchée, elle l’arrachait à la lessiveuse, l’égouttait, le tordait, le disposait en ronds dans une panière d’osier. Mme Méridier l’aidait en ces besognes. Toute seule, ensuite, la Catherine le portait, contre son flanc robuste, jusqu’au grenier qu’elle ébranlait de sa marche plantigrade.

Il y eut des années où bronchites, rougeoles et coqueluches s’installèrent dans la maison dès novembre et n’en partirent qu’à l’Ascension. Des pleurs fiévreux occupaient la journée et se prolongeaient dans la nuit. La pauvre Maman, ayant dormi trois heures, se trouvait toute levée le matin pour les toilettes, les déjeuners et les départs. La grosse Catherine, envoyée au lait et au pain, denrées quérables que les fournisseurs ne portaient pas, procédait à ce ravitaillement avec une inexcitable lenteur bovine, aucun incident domestique ne mordant sur son cuir.

Au retour du lycée, le père entrait à lents pas tristes. Il heurtait les chaises, renversait les pots, traînait partout sa gaucherie et sa bonne volonté. Il finissait par rester immobile, abaissant sur les petits lits des yeux de couleur invisible et plissés de détresse, et rien ne rappelait plus la liberté, la pensée pure, ni aucune de ces choses qui sont « le tout de l’homme ».

Seuls les dimanches surnageaient sur ces semaines troublées. Mais tout ce qui n’était pas de stricte obligation, premiers vendredis du mois, cérémonies du Tiers Ordre, fêtes secondaires, comme le huit décembre ou la Purification, perdues dans le prestige des grandes fêtes, s’écoulaient sans laisser sur la rive l’apport coutumier de messes et de communions, fixes bouées sur la fuite des jours. Sentant gauchir par places le cadre de son existence, la pauvre Maman disait : « Je ne sais plus comment je vis. »

Puis ces crises passaient. Les jours cessaient d’être mouvementés, redevenaient des jours sans histoire qui ne font point parler d’eux.

Par la force des choses, Augustin relevait surtout de la surveillance paternelle. Mais la vigilance de sa mère, capitale en tout ce qui concernait les choses matérielles, s’étendait de plus aux terres religieuses, exploitées par elle en faire-valoir direct. Une inexplicable solidarité de temps et de lieux associait les prières aux repas. Un régime d’union personnelle unissait les deux royaumes sous la même souveraineté.

La prière du matin, récitée, ainsi que jadis, entre la cuisine et la chambre à coucher, était hâtive, légère, aérée et comme mousseuse, à goût de chocolat et de départ. Elle vous retenait au lacis des Actes et des Commandements, tandis qu’on se jetait déjà dans la grande journée neuve.

Le Benedicite de midi se mêlait dans les arrière-gorges aux premières émissions des choux et du bouillon gras. Le père y assistait d’une adhésion tacite, sans se signer, sans interrompre la lettre qu’il lisait ou son tambourinage sur la table.

La prière du soir, grave et recueillie, se disait dans la salle à manger, devant une table débarrassée, parmi des heures confuses qui tenaient du plein jour par le travail qu’on y brassait encore et de la nuit par l’apaisement qu’elles conseillaient. Elle admettait deux ennoblissements : d’abord le silence de l’examen de conscience, pendant lequel on réentendait la pendule, puis l’odeur de crypte du De Profundis. Debout, immobile, tenant de l’intellectuel et du publicain, M. Méridier exprimait par son attitude, dans une mesure qu’il ne définissait pas, que nul ne définirait pour lui, des sentiments religieux baignés de métaphysique et de mélancolie, mais qui faisaient, pour se mêler à la pratique quotidienne, autant de manières et de cérémonies qu’une hypostase de Plotin.

Diffuse tout le long de la semaine, cette vie religieuse se concentrait pour Augustin en deux moments essentiels : la confession du samedi et la communion du lendemain. Sa mère et l’abbé Amplepuis, le vicaire qui l’avait préparé à la première Communion, s’étaient entendus sur cette périodicité.

Il n’existait pas dans la petite ville d’autre œuvre de garçons que les patronages populaires ; de son côté, le petit Séminaire était censé suffire à la formation religieuse des jeunes bourgeois. Rien ne s’appliquait exactement à Augustin. Toute sa vie morale reposerait, « outre l’exemple familial, bien entendu », sur les Sacrements hebdomadaires. L’abbé insistait sur leur régularité, en joignant, par le bout des doigts, des mains velues et blanches où logeait une force rurale désaffectée.

– D’un autre enfant, on exigerait qu’il y soit fidèle. Mais de lui…

La phrase, non terminée, pendait sans toucher terre. On ne manipule pas Augustin comme un gâs de patronage, par un ton militaire et des bons points. Moins encore par intrusion et contrôles. Pas davantage avec l’onction conventionnelle, et les fleurs de rhétorique de trop vieux herbiers.

Mme Méridier marquait non pas une indécision, ni un doute, mais une simple hésitation tactique.

– Augustin est d’une bonté délicate, craignant de faire de la peine, un peu difficile à prendre, un peu indépendant…

Elle cherchait ses mots, voyait aussi clair que son mari, parlait plus mal. Elle finit par se rabattre sur ses phrases à lui :

– Son père trouve qu’il obéit moins qu’il n’acquiesce et ne consent. Il dit aussi qu’il sait bien mépriser.

– Enfin, dit l’abbé qui se reconnaît moins compétent qu’elle sur les voies et moyens, mettez une transition insensible entre le moment où il consent et celui où il viendra de lui-même. Je voudrais qu’il prenne l’habitude de venir me voir au confessionnal, les samedis vers quatre heures ou quatre heures et demie. Il aura le temps de quitter ses camarades, d’éviter les questions, n’est-ce pas ? et même de rentrer chez lui, de goûter. Il n’attendra pas. Je ne l’ennuierai pas. Et la communion des dimanches ira toute seule.

Ainsi se tissaient des filets innocents.

Le dimanche matin, l’arrangement des assistances à la messe s’emboîtait comme un jeu de patience. Entre la grosse Catherine qui se levait tôt, M. Méridier qui se levait tard, Christine, puis Suzanne qu’on conduisait aux Ursulines parce que l’omnibus du couvent ne roulait pas le dimanche, une interminable grand-messe à contourner, l’enchevêtrement des déjeuners et des soins enfantins, il fallait trouver les cols carrossables et les passages justes.

Comme aucun Office n’avait lieu à sept heures et demie, l’horaire refoulait à huit heures la messe de communion d’Augustin et de sa mère. C’était une belle messe bruyante, d’une vulgarité généreuse, celle des patronages et des catéchismes.

Il y avait foule. Augustin et Mme Méridier contemplaient près du porche les bousculades de la sortie. Pendant les vacances de son pensionnat, Christine les accompagnait.

De vastes yeux en charbon noir, grands ouverts dans sa figure ronde, des mains d’écolières gercées en plein mois d’avril, un paroissien gonflé par les images de première Communion de ses petites amies, elle attendait, tassée contre sa mère. Ses deux nattes pendaient devant son corsage, encore mouillées des ablutions du matin. Avant de quitter la maison, Augustin les tirait par pure malice, juste pour entendre la protestation habituelle : « Ah ! laisse-moi, toi », pour voir la petite moue délicate et susceptible, qui s’arrange si bien de cette réserve qu’on se donne dès sept heures du matin, les jours de communion. Des abbés en surplis roulaient dans l’allée centrale comme de gros ballons blancs. L’abbé Amplepuis voltigeait entre l’autel et le portail. Quelque réclamation de « parent d’élève » l’accrochait enfin au milieu de l’église, le temps de faire prendre en instantané ce sourire de candeur triste, de sincérité nullement naïve qui conduisait, à travers son visage préoccupé et ses dents misérables, tout droit jusqu’à son prudent et simple cœur.

Tout ce qui pouvait se dire de prières était noyé dans des cantiques d’enfants.

Un court répertoire de six ou sept airs faisait le tour de l’année liturgique. Aux fêtes de la Sainte Vierge, quatre-vingts galopins, sur une mélodie curieusement mélancolique et désenchantée, assuraient qu’ils iraient « la voir un jour. Un jour dans la Patri-i-e ». Puis ils se consolaient subitement sur la note finale. Cette mystique langueur confiée à ces gosiers ressemblait à de l’essence de rose versée dans des seaux de fer-blanc.

Mais d’autres airs, plus mâles, revenaient tous les dimanches, précédés de références et d’introductions. « Prenez page 145. Nous voulons Dieu », criait l’abbé.

Il avait juste le temps d’ouvrir les vannes et de sauter en arrière. Une cataracte sonore déferlait dans l’Abbatiale.

Chants rugueux et jeunets d’une, rusticité pleine d’enfance, leurs sons crus semblaient la matière première, solide et de bonne qualité, dans laquelle, plus tard, on ferait des voix. Une musique d’enfant de troupe courait partout, mordait partout, prenait son élan et sautait aux clefs de voûte en quatre coups de talon. À ce zénith, elle tournait vers tous les secteurs de l’horizon un petit visage brutal et résolu. Elle lançait des défis : « Nous voulons Dieu, c’est notre Pè… re », laissait une seconde pour répondre et brandissait des flammes orange. Aucun ennemi ne se présentant, elle retombait d’un seul bond sur le sol, victorieuse et démobilisée, criait : « Nous voulons Dieu, c’est notre Roi », et expirait dans son triomphe.

Augustin suivait malgré lui le foisonnement de ces jeux sauvages. Ils encombraient la messe du Confiteor à l’Épître, s’interrompaient à l’Évangile, lâchaient une nouvelle volée après le sermon pour enfants : « Fermez vos livres, croisez les bras ! » L’heure du recueillement commençait enfin à l’Élévation, continuait au Pater, s’affirmait au Domine non sum. Les enfants pouvaient reprendre leurs chants, l’orgue donner ses mesures pour rien, les abbés crier des numéros de pages, rien ne troublait, pour Augustin, la solitude enfin reconquise. Toute cette messe de patronage bruissait autour de son cœur comme pluie de nuit sur des vitres.

C’était le moment des « Actes » avant la communion. D’effrayantes audaces métaphysiques, sous leur onction fénelonienne, circulaient incognito, les yeux baissés, vêtues de lin. Des petits garçons d’une simplicité docile répétaient par cœur des thèses transcendantes mises à la portée de petits garçons. En vérité, je vous le dis, si vous n’êtes comme l’un de ces petits…

Il arrive à Augustin de sentir (en lui ?… hors de lui ?… pas plus que saint Paul, il ne sait) des minutes singulières d’absence d’effort, de total repos, de grand calme, morceaux privilégiés dans l’immense étoffe du temps. Il éprouve comme un désir sans poussée et sans pointe : vivre docilement blotti, serré contre les siens, et aussi dormir la fenêtre ouverte en une pure nuit d’été. Il n’en sait pas plus long. C’est un écolier de douze ans.

Ainsi se poursuivait la formation morale de cet enfant pas très semblable aux autres, réservé plutôt que timide, assez distant, froid, tendre, très réfléchi, très volontaire. Peu de souvenirs précis se détachent de ces premières années. Un chuchotement général, formé de mille superposés, compose un puissant murmure de monotonie heureuse. Ce sont des jours qui se ressemblent. Leur série tout entière se courbe vers le futur. Une Providence maternelle laisse ce petit dans le repos.

*

* *

Vers la fin de la « troisième », une secousse l’en tira.

Malgré son horreur pour les cours de récréation, Augustin s’était promis d’y faire, le plus souvent qu’il pourrait, l’effort d’y attendre son père. Un samedi soir, M. Méridier fut en retard.

La cour des Moyens contenait des élèves de troisième, de seconde, et de grands garçons de la section D où l’on ne fait pas de latin. Rustres robustes, plus hauts de la tête que leurs camarades classiques, ils étaient fort respectés par eux. Comme à toutes les récréations de quatre heures, le concierge offrait sous les préaux de vieux bâtons de nougat, des biscuits secs d’un rose chimique et des tablettes de chocolat Meunier, papier jaune et goût fin, en bel ordre sur une toile cirée. De grands gaillards à galoches, en longues blouses noires que l’absence de boutons rendait voltigeantes, longeaient les murs en discutant. Dans un coin, trois arbres mouraient, trois acacias débiles, dévêtus d’écorce et tatoués de noms.

Dans leurs parties hors d’atteinte, l’anémie des grappes poussiéreuses faisait penser à d’autres lieux où des arbres normaux poussaient dans de la terre véritable et où c’était l’été. Un maître d’étude errait très loin, au bout de quelque flottante trajectoire.

Augustin aperçut un groupe immobile d’élèves, les uns debout, d’autres assis sur un petit banc de pierre, d’autres vautrés à même le sol, à l’ombre des troncs d’acacias. Un de ses camarades de troisième s’y trouvait, l’indolent et doux Vaton, qui lui était sympathique.

La conversation continua sans que le nouveau venu parût l’interrompre et Vaton accrocha son bras.

C’était une causerie saccadée, coupée de silences, pleine d’allusions et de sournois sourires. Augustin fut long à comprendre ce qui s’y agitait jusqu’à ce que Lehugueur Henri, frère de Lehugueur Marcel (celui qui avait appelé le Censeur, la Vache), dédaignant toute expression approchée et soucieux de n’offrir à la vérité que des lignes droites, prononçât dogmatiquement :

– Eh bien ! moi, je te dis qu’elle aurait marché.

Son voisin se releva lentement du sol, haussa un genou et s’y appuya le coude, dans l’attitude des statues d’angle aux frontons grecs.

Mélancolique une seconde, le temps de sentir l’irréparable, Lehugueur regretta :

– C’était la plus bath !

De rudes mots d’obscénité et d’excrément éclatèrent au soleil et, ainsi exposés au plein air, perdirent leur caractère d’émissions verbales, churent en masses molles et fumèrent comme leurs modèles.

Le genre de confidences, familier aux chambrées, flottait au-dessus de ces corps vautrés. Il y prenait un air supplémentaire de grêle vilenie, tenant à leur jeunesse.

Lehugueur Henri s’était spécialement distingué. Il avait essuyé la joue de la môme avec sa manche, mon vieux, comme ça, avant de l’embrasser. L’élève Duperrier, surnommé Ta-Douleur-Duperrier, se borna à dire « flûte ! » par manque d’imagination. Mais Vaton, plus personnel, brûla l’étape de l’étonnement, s’éleva d’un bond au lyrisme. Tordant les mains, les yeux au ciel, il déclamait d’un air vorace : « Une fille de joie ! une fille de joie ! » et semblait chaque fois reprendre, à la même assiette, une nouvelle lichée de ragoût.

Certes, quelque connaissance de ces choses avait pénétré jusqu’à Augustin, à travers cette éducation singulière, intellectuelle, familiale, attentive et retirée. Certaines causeries de camarades, des lectures de rencontre, l’étalage de journaux illustrés à la Modern’Library, – filles saumon clair et officiers rouge vif – lui avaient appris en gros le sens des conversations dites « déshonnêtes ». Elles s’apparentaient à la saleté physique, à la grossièreté de tenue et de propos, souveraines sur les cours du lycée, qu’il abhorrait pour cela. Il s’en écartait comme d’une ordure matérielle, dont ne parlent même pas les gens bien élevés.

Or, subitement, voici qu’elles changent de nature et de puissance, deviennent des palpitations, des bouffées, une sorte de chaleur ténébreuse, des chants de chasse dans la nuit.

Lorsque Augustin ne peut plus se dissimuler qu’enfin il comprend, il reconnaît qu’il avait compris depuis longtemps déjà, presque dès le début, quand Vaton lui serrait le bras. Cette lumière rétrospective incendie les demi-ténèbres où se réfugiait sa honte. Des quartiers de la ville jamais mentionnés, des ruelles aux noms bizarres et les coups du menton de Lehugueur Marcel suscitent une espèce de curiosité et d’allèchement atroces, nouveaux jusqu’alors dans son cœur. Des détails luisent à travers la fumée : des portes rouges ou vertes, de grosses présences déchevelées, une odeur d’eau de Javel et de papier d’Arménie (venue là comment ?). Que toutes ces choses sont confuses et désespérées !

Un brusque effort l’enleva au bras qui le maintenait, tenta de l’arracher à d’autres contacts enserrants. Autour de lui, des timidités riaient.

Témoin de la lutte, Lehugueur lança sur le groupe une invitation gouailleuse, argotique et obscène, qu’Augustin comprit par les gestes. Soulevé de terre et courbé pour un bond, il criait : « Tiens-le donc » et invoquait Dieu. La victime attendait, tourbillon de mépris et de peurs domptées, d’une impassibilité éperdue, comme s’il dépendait de sa volonté de rester ou de partir.

Un haut gaillard, déjà barbu, méprisant et désabusé, émit d’un ton traînard les mots libérateurs, calma cette sorte de flots :

– Fous la paix à ce gosse. C’est le petit de Larme-à-l’œil.

Ainsi Augustin connut à la fois qu’il était sauvé et le surnom de son père.

Il se rappela être parti avec une lenteur affectée, pour garder les apparences, et parce que la secousse lui coupait les jambes. Il était extraordinaire qu’autour de lui rien n’eût changé : même sol souillé, même saleté de la terre, mêmes fissures noires dans les murailles, même incurie d’entretien. Entre les hauts murs, un ciel soufré, comme dans les livres de géographie, au chapitre des simouns.

Ainsi le pauvre enfant s’en allait-il, après cette initiation inattendue et irrévocable.

Évidemment, il manquait d’humour, de légèreté, d’ironie. Il exagérait le sérieux des choses ; il ignorait l’élégance de l’immoralisme et l’efficace des apparences nonchalantes. On lui avait épargné, bien à tort sans doute, la contre-éducation spontanée des collectivités d’adolescents, libéralement dispensée par les préaux de lycées, aux jeunes occupants qui s’y ébattent. Il est de tradition sur les cours d’internats, que des garçons de douze ans puissent commencer les réalités physiologiques et les manipuler, bien avant que leur soient ouverts les développements sentimentaux de l’adolescence. C’est la forme que prend chez ces emmurés l’effort vers la lumière et vers la vie.

Les trains emmènent, au début des vacances, des compartiments pleins de petits chanteurs. Ils entonnent de hideux refrains de caserne et croient s’acquitter de quelque fonction héroïque, libératrice et hardie. L’État éducateur leur a certainement dit ce qu’étaient théoriquement l’héroïsme, la hardiesse et la liberté. Il a fait peu pour en munir leur âme. Leurs couplets traversent les champs, lors de la Pentecôte, dans la première verdure des moissons, comme des Rogations sataniques.

Augustin continuait son chemin raide et empesé de honte. Tout l’obscène, images et visages, repoussé d’un violent effort, rentrait, forçant des portes vaines. Il fallait le chasser encore, d’une énergie qui se lassait. Aucune culpabilité positive, aucune responsabilité, rien de commun avec le remords, mais un poids sur le cœur, un sentiment de complicité nauséeux et l’envie de mourir.

La fontaine Renaissance, la tour de l’Horloge, la façade du Tribunal, la Visitation conservaient leur air de choses pures et rien n’était changé des sentiments qu’elles respiraient le matin même.

Par-dessus le mur bas de la rue aux Prémontrés, bordée de pensionnats et de couvents, foisonnaient, en puissants feuillages, les poudres de verdure de l’avril passé.

Un des trois porches de l’Abbatiale ouvrait une grande bouche noire. Tout le tumulte antérieur s’arrêtait là, mourait là, contre ces choses sereines. Il était cinq heures du soir.

L’enfant pénétra dans la cathédrale avec brusquerie et tranquillité. Si son père avait pu le voir et comprendre, il aurait sans doute répété les mots qui étonnaient Mme Méridier : « Cet enfant obéit moins qu’il n’acquiesce » ; et aussi : « ce petit sait assez bien mépriser ».

L’abbé Amplepuis confessait dans la deuxième chapelle du côté de l’Épître. Deux ou trois enfants attendaient. Une dame chercha à se faufiler parmi eux, les devança vers les compartiments latéraux. Mais l’abbé veillait du fond de sa nuit. Le confessionnal s’ouvrit : « Les enfants d’abord, s’il vous plaît ! » Le ton était sec et pas commode. La dame se retira lentement, comme de son plein gré, comme si elle avait réfléchi et que l’effet de la voix fût non pas de lui intimer l’ordre de partir, mais de susciter chez elle cette décision spontanée de bouger, qui caractérise la girouette de Bayle. En se retirant, elle laissa choir à ses pieds le coup d’œil offensé qu’elle aurait eu dans un sentier sale. Peu importait. L’enfant était calme, maître de lui, lavé déjà.

C’était une belle nuit, attentive et vaste, peuplée d’odeurs de cave, d’arrosage et d’encens. Augustin se demandait chaque fois comment l’abbé faisait pour reconnaître ses pénitents dans cette double obscurité de la cathédrale et du confessionnal, ombre particulière, creusée au cœur de la grande nuit.

Il tutoyait Augustin d’emblée. Il était tout simple et naturel. La conversation avec ce fantôme se distinguait sans doute par le sujet, de ce qu’elle eût été dans la rue ou à table, mais nullement par le ton ou par la bonhomie, pas plus que n’étaient solennisées la respiration, la toux ou l’eau de Botot dont l’abbé se lavait la bouche. C’était bien commode. On finissait par croire que les péchés aussi perdaient leur belle toilette intime et ténébreuse, endossaient le veston de tout le monde, marqué de taches et d’accrocs, la livrée humaine qui a tant servi. Derrière l’énorme autel, à travers un espace scandé de colonnes, un bourdon d’orgue continu, à l’extrême limite du grave, s’exerçait pour le lendemain. De subits jets de son, ternes et dévernis, le piquaient parfois pour le réveiller.

– On ne peut empêcher, disait l’abbé, les choses sales de causer un certain trouble. Nulle trace de péché là-dedans. Qu’Augustin remercie Dieu de l’avoir gardé honnête, pas comme le pharisien, mais comme un publicain de bonne volonté.

De belles choses paternelles, humblement calmes et toutes droites…

Ainsi connut-il un degré de plus dans sa maturité d’adolescent, le bienfait indirect d’une épreuve boueuse, une forte alliance entre son intégrité morale et son catholicisme natal, une sorte de propreté avertie, assez hautaine, et comme un mépris documenté.

II

LA SOIF D’UN MONDE IGNORÉ

En seconde, on mit Augustin hors concours, puisqu’il se trouvait dans la classe de son père. Seules lui restèrent ouvertes les compétitions échappant à l’enseignement paternel : l’histoire, les mathématiques, l’allemand. L’avance sur ses camarades y était d’ailleurs identique.

Un énorme Censeur, aux mains velues, arriva cette année-là, qu’on commença de craindre dès le premier jour. Lui-même, quand il connut Augustin, affecta de lui parler d’un ton de brutalité cordiale, de déférence forcée et bourrue.

– Eh ben ! hein ! vous n’encombrerez plus le palmarès, hein ? vous en laisserez pour les autres, hein ?

– Vous n’en avez pas vu souvent comme ça ? demandait-il au professeur de philosophie, vieil éclectique cousinien près de sa retraite, connu de toute la ville pour la largeur de son chapeau et la bonhomie de ses vestons ; plus remarqué encore de ses classes successives pour le jaune d’œuf coagulé chaque vendredi dans ses moustaches.

– Non… si… attendez ! si… Le vicaire général.

– Ah ! bah ! alors ce petit Méridier se fera curé ?

– Qui sait ? fit l’autre, énigmatique.

Le tambour fit explosion dans leurs oreilles, couvrant le pronostic.

Grâce à la terreur du Censeur, la classe de seconde fut, cette année-là, maniable. Sur le banc des bûcheurs, devant la chaire, s’assit Vaton. Il avait fait à Augustin, pour la scène de la cour, de douces excuses embroussaillées. Rêveur blondasse, long, lassé, ses compositions françaises offraient d’heureuses trouvailles parmi des fioritures qu’Augustin savait naïves. Auprès d’eux, vint Marguillier, fils fantaisiste de l’âpre maire libre penseur et que son nom humiliait. Il avait écrit ses Mémoires pendant toute la classe de troisième, dédiant chaque chapitre à des prénoms féminins : Julie, Agnès et Maria-Annunciata. Appiat, son voisin, dur brachycéphale brun, préparait, dans le même temps, l’académie de Médecine en dessinant des squelettes où il inscrivait le nom des os. Frappés de la grâce dès leur première semaine de seconde, tous ces passe-temps leur parurent puérils. Ils se passionnèrent pour l’Énéide et les ouvrages de Boissier. Derrière eux, les bancs du fond bruissaient à voix basse, comme friture sur feu doux.

Ils menaient la partie principale de leur existence dans une étude voûtée, en contrebas de la rue, pleine de rêves, d’alibis, d’enfantillage et de liberté. Augustin n’y entrait jamais. Quelques volumes dépareillés, parus entre 1880 et 1900, refluaient jusqu’à ces repaires. On y avait vu circuler un Bourget, première manière, un équivoque Pierre Louys, et deux volumes de Zola, munis du cachet de location de la librairie dite « Modern’ » prêtés par des externes hardis.

D’autres échantillons dataient de plus vieux âges. Un tome dépareillé des Misérables contournait toute la hiérarchie des pièges, du Maître d’études au Censeur, avant de faire, la nuit, les délices d’Appiat, dans un lieu caché, connu de lui seul, peuplé de vieilles couvertures et de livres au rebut, éclairé par un mince filet de veilleuse venu du dortoir.

Le fait qu’Appiat, ignorant Paris, prenait le Luxembourg pour une église, ajoutait aux rencontres de Marius et de Cosette une part d’inexplicable, en décuplait la poésie. Vaton cachait un exemplaire des Contes d’Espagne et d’Italie, recommençant, sur son théâtre intérieur, un Romantisme de guitare et le prolongeant de ses propres vers. Quelques lagunes et beaucoup d’eaux-mortes stagnent ainsi, pris aux grands volumes d’eaux des anciens printemps. Bien des pauvres enfants y vont plonger les mains, laver leurs visages et s’y mirer les yeux.

L’installation d’Augustin dans le cabinet de son père changea, grandit. Mme Méridier remplaça l’ancienne table par une autre plus vaste, plus haute, une vraie, qui servait de table de toilette dans la « chambre à donner ». Aussi bien la « chambre à donner » ne se donnait jamais, faute de gens qui vinssent la prendre, et parce qu’elle était déjà donnée aux habitants de la maison. La nouvelle table, de niveau avec le bureau paternel, les ravit tous deux, leur parut symbolique.

L’intelligence d’Augustin se développait comme une plante complexe, longue à s’étaler. Maintes fois, le père reprit de ses mains fermes une composition tronquée, flottante, difforme. Les idées spongieuses apprirent la netteté essentielle à leur nature. La phrase commença de connaître la brièveté, le tour rapide. Augustin acquérait une discipline de construction, image de l’autre.

En latin et en grec, ils travaillaient ensemble, hors de la classe officielle, que le niveau de leurs commentaires dépassait. Ensemble, ils traduisaient deux ou trois phrases par version, celles qui se prêtaient aux comparaisons, offraient à palper l’étoffe des mots, la laine profonde où se drapaient les phrases. « Repense cela en latin, disait le père. Qu’aurais-tu écrit à la place ? » Ils passaient la main sur le bel ivoire des Tusculanes, pressentaient la transfiguration de Caton au De Senectute, comparaient Tite-Live, Tacite, Salluste, sur les textes, passionnément.

Augustin, qui connaissait son père, le sentait sans qu’il pût dire à quoi, peut-être en ce qu’il exagérait un peu, prendre aux développements oratoires de type classique un goût ironique et raffiné, comme à des bergeries un homme de cour du XVIIIe siècle. Peut-être aussi parce qu’il lui arrivait de parler des villes antiques, Rome, Athènes ou Tébessa d’une tout autre manière : avec une technicité précise et un certain détachement. Bien des courants ruisselaient là, sans qu’Augustin devinât les sources : un goût de grand lettré, une documentation exacte, une lecture prolongée de désirs et l’amère assurance de ne jamais voir ce qu’on aime. Telle quelle, cette semi-indolence excitait comme un roman incomplet.

Une Rome en travertin, couleur rose et miel, un soir doré, plein de cette sérénité qu’à l’âge d’Augustin on nomme « philosophique », des mosaïques sous des trépieds grêles, le Clivus Palatinus et le Cryptoportique, la maison de Livie et la chambre de la Signature, parties d’époques très séparées, se donnaient rendez-vous, on ne savait comment, dans les mêmes rêves.

La riche histoire pendait comme une récompense au bout d’explications littéraires bien faites. Elle se mêlait à une linguistique que le professeur ne manquait jamais de rappeler en classe à cause de son fils, quoiqu’elle passât de loin le niveau des « bûcheurs ». De grands appétits positifs naissaient obscurément des textes et débordaient sur le reste. Mais le maître ne devançait pas l’heure.

Maintes fois, comme ils revenaient tous les deux du lycée dans de noires petites rues ensoleillées, sentant le pain, quelque collègue accompagnait M. Méridier. Il agitait des considérations étroitement professionnelles : le nombre d’heures qu’ils devaient, le tarif des vacations, le statut comparé des certifiés et des agrégés. Il les coupait d’idées générales brusquement vastes, à la fois cassantes et ultra-fluides. M. Méridier les accueillait d’un : « oui, oui » passif et résigné, que son fils connaissait. Penché vers Augustin, le collègue lui demandait plaisamment son avis.

– Oh ! il ne sait pas, disait le père. Mais il sait qu’il ne sait pas.

Ainsi l’enfant pressentait-il que le non-savoir, accepté et circonscrit, fait partie, comme le savoir, des démarches de l’intelligence.

Mêmes développements sans hâte dans les autres régions de son paysage moral.

Les « Martyrs » furent lus vers cette date, pendant les après-midi du dimanche. La phrase des « thermes ornés de bibliothèques » trembla longtemps dans sa mémoire. Mais Cymodocée prit, sans plus, l’aspect d’une belle Koré archaïque, pareille à celles des photographies, de taille un peu forte sous les plis verticaux du khitôn, dans l’air sec de la Grèce, le long des lits pierreux bordés de lauriers-roses au mince et précis parfum. Le « Qui te l’a dit ? » d’Hermione, fut compris, mais en théorie, comme on dissèque des formes de crustacés ou d’ascaris, de loin, de haut, sans faire, Dieu merci, partie de l’espèce.

La connaissance positive du cœur humain passionné, sur documents de première main, est fort ultérieure. Sous les brumes de l’adolescence, les lourds lyrismes charrieurs de désirs, grumeleux et sucrés comme des lilas, n’offrent pas, quand ils existent à cet âge, grande matière à idées claires. Aussi rares que leur caricature est fréquente, chez des enfants de quinze ans, ils sont pure souffrance ou pure joie ou les deux ensemble. Et le père croyait bien savoir que son fils ne les connaissait pas.

Douce seconde ! heureuse seconde ! quel enchantement vous paraissez, lorsque Augustin se reporte jusqu’à vous à travers les fuites ultérieures d’une mémoire oublieuse, et des souvenirs dont chaque jour rend l’amas plus léger.

*

* *

Vers cette époque se produisit un événement mondain.

D’inconstantes rumeurs, pareilles à celles qui foisonnèrent au-dessus d’une grande chute, abondaient maintenant autour d’une étonnante résurrection.

L’histoire du lent effritement des Préfailles resta, pour le commun des hommes, perdue dans les brumes augustes où s’enveloppe le malheur des grands. Mais elle était fort claire pour ceux qu’une pente d’esprit bizarre, un goût dépravé, ou simplement leur profession portaient à attribuer sens précis et valeur pratique à des vocables tels que : liquidation de passif successoral, purge d’hypothèques conventionnelles, prérogatives du Crédit Foncier en matière d’adjudication de biens vendus à sa requête, états provisoires de collocation. Ces termes indiquent que les hommes d’affaires exécutent, devant les biens de ce monde, les rites du respect et de la faim. Ils signifient en outre que l’argent s’en va. Intervinrent même des notaires et avoués de villes prestigieuses, Lyon ou Paris.

L’histoire se composait d’événements très anciens comme la cession de la terre et du château des Sablons, d’autres moins lointains comme la mort de la Marquise douairière, d’autres enfin beaucoup plus jeunes, tels que la dispersion de la famille, la licitation de l’hôtel, et finalement l’absorption des fermes et métairies qui restaient, par ces mêmes Lyonnais de haute fortune à qui la grande demeure, dans la solitude de ses futaies, avait plu jadis.

Tous ces faits eurent le tort de se placer, pour Augustin, entre dix et quinze ans, trop tard pour bénéficier des émerveillements de la petite enfance ; trop tôt pour être préférés aux seules choses qui comptassent : la structure de la tragédie classique, le véritable intérêt de l’Énéide, à plus forte raison la révolution littéraire due à Chateaubriand. L’image radieuse de sa préhistoire passionnée restait dans ses reconstitutions plus que dans ses souvenirs, comme un point étincelant et sans dimension, séparé du réel et des nouveaux apports de la vie.

La rumeur commença de voltiger de bouche en bouche, mêlée d’appréciations de fortune et de beauté. On disait : « Elle a de la chance ! » On ajoutait : « Déjà d’un certain âge »… Mais d’autres protestaient : « Comment ! d’un certain âge ? Vous plaisantez ! Vingt-sept ans ! Une fille merveilleuse ! C’est lui, oui, qui a de la chance ! »

On disait encore : « C’est un Desgrès de Lyon. – Pas ceux des Sablons ? – Ceux des Sablons. Ou du moins l’un des fils. » Le questionneur insistait, abritant ses doutes sous un conditionnel : « Ce serait celui qui a l’énorme fortune ? » Mais l’informateur citait des références écrasantes : « Je tiens la chose du directeur du Crédit Lyonnais. Je ne peux pas mieux vous dire. » De cette source olympienne, il laissait ensuite, compilateur sournois, couler ses propres commentaires. L’ancien sceptique, alors articulait un petit « U » sifflé, très aigu, voisin de l’« I », chargé d’exprimer l’éblouissement.

L’événement dépassa le stade des rumeurs, devint un fait, dur, indiscutable et résistant. Ceux qui lisaient les mondanités dans les grands journaux parisiens virent le mariage dûment relaté, et le nom du Lieutenant de Vaisseau Comte de Préfailles cité comme témoin parmi d’autres noms.

Le Desgrès qu’avait épousé Mlle de Préfailles n’était pas « celui de l’énorme fortune », mais son frère cadet, d’un volume financier moindre, encore que fort au-dessus des plus grosses dimensions du Cantal et d’un autre ordre qu’elles. On sut qu’il était veuf, comme son frère d’ailleurs, et pas très jeune. C’était à lui qu’appartenaient ces Sablons que le pays prenait l’habitude d’adjoindre à son nom. Il avait, par caprice d’homme extrêmement riche, racheté les anciennes futaies, bois taillis, prairies, pâtures, terres de labour, fermes et métairies, reconstitué à peu près toute l’ancienne terre.

– Ainsi, dit quelqu’un, elle rentrera chez elle.

Augustin entendit ces choses comme Mme Méridier et lui pénétraient dans la charcuterie Duperrier, après la messe, un dimanche de la fin de juin. Déjà on prévoyait un après-midi plein de soleil, et tout l’énervement de l’été.

Il sentit passer dans son cœur, comme à certaines cérémonies du deuil officiel anglo-saxon, une minute de silence. Les vacances qui s’approchaient, Ronsard et la Renaissance, les saucissons pendus en montre et recouverts d’étain cédèrent le pas, attendirent. La minute passée, les saucissons se mobilisèrent les premiers ; les vacances suivirent. Tout redevint ordinaire, calmement horizontal.

L’après-midi, Augustin et son père sortirent comme d’habitude, seuls. Christine, les petits et leur maman restaient inséparables de la voiture d’enfants.

– Que veux-tu lire ? dit le père.

– Musset, papa.

Le ton était sec et très décidé, et rien ne pouvait faire pressentir ce choix.

– Mais quoi, de Musset ?

– Les Contes d’Espagne et d’Italie.

– Ce n’est pas le grand Musset, dit le père, avec cette ironie dans l’indulgence qu’il avait quelquefois. Je te conseillerais le théâtre ou les Nuits. Tu les as dans les morceaux choisis de Marcou, au moins les principaux passages.

– Oui, papa, sans doute…

Augustin s’arrête comme devant un trou sur son chemin.

Son père sait parfaitement qu’il est, en seconde, certains moments où l’on désire lire Musset. Le véritable Musset, non pas le Musset ébréché et tailladé par Marcou. Et aussi, qu’il convient de devancer, si l’on peut, les poussées sentimentales, de les dériver en terrain préparé. La sensibilité d’un enfant a-t-elle besoin que tous les nœuds de la divine raison soient coupés autour de ses ailes ? Devra-t-elle voleter seule dans l’inordonné ? n’abordera-t-elle point le monde passionnel avec une certaine volonté de voir net dans le clair-obscur des lyrismes ?

Dans sa poche le père emporta les Nuits.

Ils choisissaient, toujours assez loin des routes, les endroits mi-prairies, mi-faubourgs agricoles, où les sentiers dévalaient vers l’eau du côté des moulins. En ces après-midi de dimanches, le paysan reste chez soi et souvent y laisse ses vaches. Toute la campagne n’était que solitude, coups de brise, ardeurs des débuts d’été. Quelques cloches de vêpres, hasardeuses, prodigieusement lointaines, amenées par le vent du Midi, bourdonnaient comme d’autres insectes.

Le père expliquait que toutes ces émotions, sous leur vêtement d’images célèbres, avaient une place, un sens, l’un et l’autre précis, dans la suite des circonstances sentimentales dont Musset a fait les Nuits. C’est au lecteur de trouver cette suite, avec une clairvoyance aussi délicate qu’il pourra, sous peine de comprendre à faux.

Il se gardait bien d’éviter les textes brûlants :

J’aime et je veux pâlir ; j’aime et je veux souffrir ;

J’aime et pour un baiser, je donne mon génie…

– Cette frénésie, éclatant après la plus écrasée résignation, une lassitude d’intensité égale la compense :

Partout où, sans cesse altéré

De la soif d’un monde ignoré,

J’ai suivi l’ombre de mes songes,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Partout où le long des chemins,

J’ai posé mon front dans mes mains…

– … Sans parler de ce rythme de glas ni de ces magnifiques voyelles funèbres, que te semble du contenu sentimental ?

Le père continuait, dans le silence de son fils :

– L’âme de Musset, l’âme passionnée est toute ondulation : abattement, puis excitation ; affaiblissement après frénésie. C’est une loi, qu’on n’atteigne l’affaiblissement final de toutes les grandes émotions, amour ou deuil (le père les mêlait comme de l’eau au vin), que par des mouvements périodiques. De ces secousses de l’âme, ces vers, – et seulement les plus expressifs, – ne nous donnent que quelques-unes. Imagine Oreste, au lieu de tuer Pyrrhus, se laissant le temps de s’apaiser, ce qui serait préférable pour tout le monde.

Le petit visage d’Augustin est tendu, fermé, sans confidence. Cette frénésie d’amour a dû se sentir en passant, tomber en eau profonde, avec quelques ronds tranquilles.

Ils longeaient d’épaisses clôtures en ronces, chèvrefeuilles et saules, bordant des carrés d’herbage fermés comme des jardins. Sur les graminées intactes d’avant les fauchaisons, les souffles passaient, retroussant l’herbe, montrant les dessous en peluche bleuâtre, courbant tout le pré pour un long salut végétal de la plus docile grâce, à jamais inconsciente.

Ce soir même Augustin s’aperçut qu’il ne pourrait dormir.

Mme Méridier avait dû chercher, dans cette vieille maison pleine de recoins, quelque cabinet facile à disposer en chambre à coucher pour un enfant grandissant. Le cabinet regardait, non pas la rue, mais cette partie de la campagne bordant immédiatement la ville : cultures, enclos, espaliers, premiers arpents de prairies à pommiers. Il les dominait par l’intermédiaire d’une creuse, très étroite courette, voisine d’autres, où coulait une fontaine, et le regard l’enjambait d’un bond.

Comme les fenêtres n’avaient pas changé de dimension en passant d’une façade à l’autre, celle qui éclairait ce réduit baptisé chambre, occupait toute la muraille intérieure. En l’ouvrant pour la nuit, on dormait à peu près dans les potagers et les arbres.

Les odeurs immédiates, carrés de légumes, arômes de la terre, des buis et des vergers, petits relents honteux partis des courettes, se laissaient traverser par de grandes fumées voyageuses, de bois ou d’herbes, en lente dérive au-dessus des prairies. Ces parfums froids, flottant sur les jardins, apparaissaient dans toute la distinction de leurs détails et de leurs composantes, exaltés contre la fraîche immobilité du crépuscule. Tout prenait une netteté reposée. Tout ce qu’on goûtait se goûtait mieux.

C’était un de ces soirs interminables, où le ciel est si long à perdre le sombre bleu d’avant les fourmillements stellaires. À travers d’immenses distances silencieuses, Augustin entendit, venant de très loin du côté des Sablons, une sonnerie de cor aux rugosités minutieuses et presque dessinables, d’une réduction de volume extrême et d’une dimension de joujou, vues par le gros bout d’une lorgnette pour sons, exténuées à la fois et précisées par la nuit.

Le mot « désirer », employé seul, sans explication, sans complément d’aucune sorte, ne présente pas de sens intelligible. Et cependant, c’est bien cela. De cette langueur aveugle, de ce désir aux yeux crevés, Augustin ne peut même pas dire s’ils sont joie ou souffrance, ou les deux à la fois… Mais qu’est-ce qu’il y a donc, ce soir, précisément ce soir, dans ses nerfs et dans son cœur ? D’habitude, c’est beaucoup plus simple. S’il est joyeux, s’il est triste, il dit : « je suis joyeux », ou « je suis triste » ; mais cette douceur violente, ce cœur gonflé à pleurer, cette sorte d’absurde trouble à cause de… ? Oui, précisément, à cause de quoi ?… Augustin ne l’a jamais senti encore… Il sangloterait de ne pas savoir où tend son désir.

C’est sans doute de la fièvre, tout simplement. Ou encore de l’agacement. Ou peut-être aussi ce mélange de sonnerie de cor, de lune et de nuit d’été, ces choses si banales…

La nuit ! la belle nuit ! la nuit pleine et immense !… De vastes nappes de lait lunaire ont coulé sur les jardins. Quand elle se cachait derrière les maisons, la lune envoyait tout juste une tache géométrique ayant la forme de leurs intervalles, un enduit de lune posé sur le sol. Elle luit maintenant, large et royale comme dans les vers d’Éviradnus. La belle nuit !

Un vague demi-jour pénètre jusque dans la chambre, tire la serviette de l’ombre, applique sur le pot à eau convexe des lunules en vernis vif, indique onze heures un quart sur la petite montre d’acier.

*

* *

Parce que le temps employé aux besognes courantes, aux textes de difficulté dite moyenne, fut nécessairement très court pendant toute sa classe de première, Augustin eut le loisir de meubler ses chambres intérieures avec lenteur, choix et délice.

Une certaine déception se mêlait au délice.

Le nouveau professeur, M. Bougaud, juste sorti de l’École normale, annonçait son dessein d’insister sur ce qu’il appelait la partie idées de l’histoire littéraire, le libéralisme universitaire devant ouvrir à toutes un cœur aéré, des bras pleins d’accueil.

Quelque chose de vague et d’ambitieux habita précisément cette partie idées. Les généralités dites « philosophiques » rendirent un son grêle, sans qu’Augustin sût bien quel devait être le son plein. Des éclaircissements brumeux éclairèrent peu et l’on ne pouvait dire au juste où commençait le mal éclairci. Un continuel usage de termes abstraits, traînant en laisse des métaphores, jetait, selon Augustin, de décevants reflets sur une obscurité essentielle. Son père n’avait pas en vain souri devant certaines idéologies et expliqué ses sourires.

– Les vérités éternelles, disait M. Méridier, ne se dévoilent pas qu’aux yeux portant lunettes de philosophes…

Ces demi-ténèbres cependant finirent par avoir leur charme de clair-obscur. Pendant tout un mois de printemps précoce, baigné de pluies, chauffé d’un soleil si frais qu’on l’arrosait sans doute en même temps que les fleurs, de beaux mots s’enchâssèrent dans la prose de Taine, lourds de destin et de richesses, énigmatiques, mi-lumineux, pleins de prolongements, de couleurs et d’échos, ajournant leur secret dernier.

Au demeurant, peu importait. Tout était provisoire, tant les lumières que les ignorances. Toutes dureraient un an juste et disparaîtraient d’un seul coup, en philosophie, au lever d’un prodigieux matin.

Pour la première fois, Augustin allait cesser de s’alimenter exclusivement de la pensée paternelle. Certes, il lui devrait encore beaucoup, mais tous deux avaient conscience d’un certain allongement du lien qui les unissait. Quelque chose dans leur intimité, et le soin même qu’ils mettaient à l’entretenir, trahissait cette fine et invisible fêlure, née de rien autre que du temps.

Tout restait parfaitement semblable. Dans leur bureau commun, le petit poêle imita tout l’hiver le ronflement des précédents hivers. Mais ni ces ronrons de chat heureux, ni les photographies, épuisées par leur persistance, ne s’ajustaient aux temps nouveaux.

Douloureux pour Augustin, cet état l’était encore plus pour le père, parce qu’il avait commencé une seconde jeunesse toute d’holocauste, où rien ne comptait plus que son fils. Il ne savait pas dire : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Une vieillesse précoce de résigné mal résigné s’ajoutait à son âge. Après Augustin venaient deux filles, puis un gros balourd de garçonnet coléreux, puis une petite de deux ans, fragile et pâle. Tous ceux-là s’éternisaient aux mains maternelles.

M. Méridier faisait encore semblant de parler de sa thèse, comme si la rédaction en fût chose assurée, allant de soi, un peu retardée seulement, par le manque de loisir, de voyages et de joie. Mais un ouvrage tout voisin venait de voir le jour, écrit par un autre. Il eût fallu dépoter, changer de terrain. Il n’en sentait pas la force. Les notes restaient dans les chemises bleues, aux rayons d’en bas, à côté des cartons personnels, inconsultées depuis nombre de mois.

– Il peut te rendre de bons services, dit-il de son collègue, M. Bougaud. Son rationalisme est clair, rapide, étroit, dans la tradition du dix-huitième. Il ne faut pas toujours regarder par la même fenêtre. Évidemment il simplifie. Évidemment aussi, les cadres durs et les fausses évidences…

Ainsi dosait-il réserves et compliments en des mélanges à teneur acide.

Il avait croisé ses deux jambes maigres et continuait de jouer avec son lorgnon, l’enlevant et le remettant devant ses yeux plissés.

Tout d’un coup :

– Tiens ! j’aurais dû demander la chaire de rhétorique quand elle s’est trouvée vacante.

Il feignait d’ignorer qu’il y avait peu de chances pour qu’elle lui fût confiée. Il savait qu’il édifiait dans l’imaginaire, seul terrain de ses revanches. Il savait qu’Augustin le savait.

– Nous aurions fait ce travail ensemble…

C’était une dissertation sur l’inspiration religieuse de Chateaubriand et du romantisme.

– Nous l’avons fait ensemble, Papa. Ceci vient de toi, et ceci, et ceci…

Il rayait la marge de coups d’ongle.

– Cela ne fait rien. J’aurais dû.

Les succès scolaires continuèrent, mais Augustin ne pouvait préciser ce qui rendait plus petite l’échelle à laquelle ils se mesuraient. Une sorte de respect lui venait désormais de ses camarades. Il y avait des blancs laissés dans les versions jusqu’à ce qu’il parût le lendemain matin.

La cour des grands, où on le voyait quelquefois, gardait sa répugnance, maie celle-ci logeait comme à l’étage inférieur, hors du contact. Coupées parfois de fangeuses confidences, des discussions entre les meilleurs élèves, ardentes et générales, proposaient des explications de l’Univers.

Marguillier ne rédigeait plus ni roman ni mémoires, mais un projet de réconciliation du capital et du travail sur des bases entièrement nouvelles, comportant des articles vides encore, mais déjà numérotés. Il le publierait pour les prochaines élections législatives. Ou plutôt, non : pour celles d’après. Appiat, pratique, menait des rêves de médecine coloniale, échelonnait des traitements où figuraient les centimes.

Quant à Vaton, ses compositions françaises continuaient d’être dolentes et d’un tour heureux. Il arrivait qu’il fût second. Partout ailleurs, il s’effondrait. Il était doux. Il s’exerçait à une sombre mélancolie. Surgissant du banc de pierre, contre le cadavre de l’acacia, il se dressait, poussé par les dieux. Il criait alors des vers de Heredia, de Sully Prudhomme, de Leconte de Lisle, tous ceux à qui les morceaux choisis de Marcou conféraient la notoriété, dans un supplément en petits caractères consacré à la poésie contemporaine. Il cachait jalousement ses propres vers. On savait toutefois qu’ils seraient publiés sous le pseudonyme de Justine Printemps.

Ce fut dans cette classe que la grande question se posa vraiment pour la première fois.

Depuis sa petite adolescence et son premier contact avec la vie universitaire, les sentiments religieux d’Augustin avaient eu mainte occasion d’éprouver, contre des thèses inverses, la résistance de leur métal.

Ces secousses passaient vite. Elles figuraient comme péchés légers aux bilans hebdomadaires. Elles étaient justiciables de la courte et drastique maxime de l’abbé Amplepuis : « les chasser sans s’y arrêter ; les combattre par le mépris ». Cette pédagogie traditionnelle s’ajustait au tempérament de l’abbé. La rapidité utilitaire de ses décisions, le mince intérêt qu’il attribuait aux spéculations purement rationnelles, et jusqu’à la modestie de son niveau social le poussaient à ne pas séparer les motifs de doute en distingués et en vulgaires. Une fois mis à part ceux qui dérivaient, selon lui, de la licence des mœurs, il expulsait tous les autres du même coup de balai.

Une citation de saint François de Sales, dont se délectait l’abbé, renforçait le précepte : « Faire comme faisaient les enfants d’Israël des os de l’agneau pascal, qu’ils ne s’essayaient nullement de rompre, mais qu’ils jetaient au feu. »

Un anticléricalisme compact régnait sur les cours du lycée, aussi naturellement que le langage argotique, les bourrades, les coups de poing et projections d’eau, la distribution du pain au bout des fourches en fer, le débraillé, le cynisme adolescent et en général tout ce qu’exécrait Augustin.

Cela filtrait du dehors à partir de quelques vigoureux représentants de l’anticléricalisme extérieur, comme Marguillier Gustave, écho de son Papa, les deux Lehugueur, fils du rédacteur de la Montagne radicale, ou le stupide Ta-Douleur-Duperrier, de la charcuterie Duperrier, qui commençait toutes ses phrases par : « On dit que. » Ce microcosme se montrait naturellement perméable aux grosses idées violentes, écloses, quelque âge qu’ils eussent, en des cerveaux enfantins.

Il était entendu pour ces petits que la persistance de « la Religion », comme ils disaient, s’expliquait par la bonhomie de la République et la sournoiserie des curés. Ces motifs d’incrédulité s’ennobliraient sans doute dans les plus hautes classes, pour se hausser en philosophie aux accusations d’inertie mentale et de survivance automatique, cimes suprêmes. Pour le moment, des collines plus basses suffisaient à leurs ascensions.

Augustin se rappelait Vaton, petit béjaune, nouveau venu en cinquième, demandant à Marguillier pourquoi il ne croyait pas à « la religion », puisque Racine y croyait. À quoi Marguillier, large d’épaules et dominateur, répondait que Victor Hugo avait fait de plus beaux vers encore que Racine et « qu’y croyait tout d’même point ». Opinion que Ta-Douleur-Duperrier fortifia de cette autre : « Et puis, on dit que si on cherchait bien, on trouverait dans la Messe des prières contre la République. » Sur quoi le béjaune sourit, docile et triste, comme ils faisaient tous dans la catégorie des faibles, des non musclés, des petits proprets et trop jeunes.

En ce pays des enfants, l’opinion publique régnait, plus souveraine encore que chez les hommes. Parmi ceux dont les familles « pratiquaient », qui l’eussent fait peut-être eux-mêmes, comme un tenace et timide devoir, aucun ne « faisait ses Pâques » au lycée. Ils attendaient les vacances. Chaque dimanche, entre le petit déjeuner et la grande sortie, une messe d’internes, glaciale et poussiéreuse, occupait la chapelle pendant vingt-trois minutes exactement. Il existait, pour cette fonction, un aumônier à plusieurs noms. Les simples d’esprit, nomenclateurs de petite race, l’appelaient « le curé ». Mais cette étiquette représentait dans l’onomastique le plus bas degré, la moindre saveur. C’était l’eau claire et le pain sec. Le « lama », le « bonze » (le « muezzin » ne réussit pas), prononcés du ton détaché qu’il fallait, attestaient au contraire une imagination orientale, une entière libération, une hardiesse dédaigneuse, juvénile et héroïque, digne des gants blancs portés à Saint-Cyr.

Le prêtre ainsi désigné occupait quelque appartement écarté du bâtiment, confortable d’ailleurs, où l’on était sûr qu’il ne gênerait aucun service de discipline et d’économat, ni que son trajet n’en croiserait d’autres. Il ne voyait pas les professeurs. Il donnait dans les salles d’études, d’une voix postillonnante et eunuchoïde, une leçon hebdomadaire de trois quarts d’heure prise sur le temps des devoirs, oubliée dans un coin de la semaine, comme dans un couloir un balai. Il y réfutait (ainsi l’annonçait-il au début de chaque année) les principales « objections contre la Religion ».

Complètement ignorée des meilleurs élèves, qui se bouchaient les oreilles pour n’être point dérangés dans leurs versions latines ou leurs mathématiques, les autres coupaient cette conférence de questions grotesques posées d’un ton froid. Celle qu’un jour osa émettre le cadet des deux Lehugueur (est-il permis d’aller communier après avoir pris un clystère ?) devint tout de suite célèbre. Elle lui valut beaucoup de considération sur la cour des moyens et même des grands, et jusque dans le monde des domestiques.

Il y avait un aide de cuisine, chauve, rieur, hideusement obèse, dont le visage sécrétait de l’huile. On l’appelait : « Mort-aux-mouches », à cause d’une manière qu’il avait d’écraser, d’un seul coup de torchon, toutes les mouches d’un billot à viande, sur le lieu même où elles pâturaient. Il roulait parfois sur la cour des moyens, jetant à la traverse quelques plaisanteries d’une jovialité enrouée, jamais terminées parce que sa toux coupait la rigolade. Mais il en gardait sur le visage un épanouissement si long, que celui-ci s’enchaînant à la plaisanterie suivante, il passait sa vie dans une gaieté sans fin.

Il dit à Lehugueur : « C’est vous qui avez demandé si on peut aller à la communion après avoir pris un lavement ? Sacré farceur ! sacré farceur ! » Les boules superposées de son corps et de sa tête tremblotaient d’une joie gélatineuse sur ses énormes jambes naines.

Ces arrangements dits « religieux » ne regardant que les internes, Augustin n’avait jamais eu à rencontrer l’Aumônier. Il entrevit un jour un petit vieillard rosé, montant les escaliers du Proviseur en une ascension souriante et asthmatique, que la soutane entourait de plis ennoblissants. Il lui fit d’en bas un salut inaperçu. Il pensa que c’était lui.

En rhétorique, le seul qui ne parût pas figé dans une épaisse négation candide, se trouva être Vaton. Augustin l’avait rencontré, un jour de sortie, à la messe, accompagnant une vieille dame proprette, en une toilette noire ridiculement démodée. Il était aux petits soins pour elle, tout en jetant de furtifs coups d’œil latéraux. Augustin ne demanda pas son nom, Vaton se montrant très secret sur sa parenté.

À quelques semaines de là, Augustin connut un Vaton mystique. La classe venait de lire Polyeucte. M. Bougaud étudiait à cette date la formation oratoire de Bossuet et l’influence de saint Vincent de Paul. Il en parlait avec chaleur et vibration intérieure, montrant que le libéralisme universitaire prenait son bien où il le trouvait.

Vaton confia à Augustin qu’il lui était bien inutile de continuer son baccalauréat, parce qu’il allait se faire trappiste ou peut-être missionnaire. Il hésitait entre les Missions étrangères et l’immense attrait de la propagande catholique en milieu anarchiste. « Ici et là, disait-il d’un ton rauque, c’était le même amour. »

Il s’enivrait des mots : « au fond des Trappes et des Carmels ». Il plaçait sur eux des points d’orgue, et les prolongeait, gardant la bouche ouverte tout le temps qu’ils mettaient à mourir : « au fond des Tra… a… ppes et des Carmè… è… ls ». Augustin se rappela « La Borie des Sau… les » de son enfance.

Une nuit qu’Appiat voulait lire l’Assommoir, il découvrit dans le petit réduit qu’il se croyait seul à connaître, Vaton, récitant des prières en un bouquin noir de curé. (Tel fut du moins le récit d’Appiat.) Vaton lui aurait expliqué qu’il récitait les Psaumes de Matines, ce qui était très vraisemblable, les connaissances liturgiques d’Appiat étant insuffisantes pour lui faire découvrir seul cette appellation. À quoi, naturellement, Appiat répliqua que s’il s’agissait de sonner Matines, celui qui ferait le Jacques était tout trouvé. Vaton, dédaigneux, aurait continué de balancer de droite à gauche en inclinaisons alternées, son buste et ses deux mains jointes. Il battait une sorte de mesure, – « comme ça », – expliquait Appiat. Assis sur ses deux talons, la pointe des pieds et les deux genoux portant sur le sol, Appiat ressemblait à un fakir. Il pouvait être entre minuit et une heure du matin. Mais Vaton démentit tout ce récit.

Trois mois après, tout changea. M. Bougaud parlait, cette fois, de la philosophie politique en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Vaton n’avait, bien entendu, rien lu de Saint-Simon, ni de Fourier, ni de Proudhon. Il fit sa crise avec quelques extraits de Michelet et de Quatre-vingt-treize. Elle prit la forme d’une tragédie en cinq actes.

Le héros (ce serait sans doute Savonarole ou quelque personnage hussite, ou peut-être maure, Vaton n’était pas fixé) était brûlé vif par l’inquisition. Il proférait en mourant des prophéties socialistes, d’ailleurs couvertes par le crépitement du feu. Marguillier mit la main sur un des brouillons, où l’on pouvait lire, parmi les ratures, des vers dans le ton des Châtiments.

Ma haine des tyrans sort, comme une huée,

Des gouffres de l’esprit que sonde le songeur.

Marguillier trouvait cela « pas trop mal ».

Le prophète promis aux bûchers aimait une jeune fille douce, triste, et un peu folle. Vaton n’avait pas encore décidé dans quel lac de montagne elle trouverait la mort, après l’autodafé de son amant. Quoique en cinq actes, le poème devait comporter quatre cents vers au plus. La jeune fille s’appelait Pâquerette. L’exposition expliquait pourquoi :

Son cœur est d’or, sa robe est blanche.

Augustin conclut brutalement que Vaton n’était qu’un sujet d’études pour psychiatre. Mais, indifférent aux lazzis de ses camarades, Vaton souffrait au contraire de tout mépris émané d’Augustin. Son mutisme le montra et ses sourires blessés.

Les problèmes religieux s’abordaient en classe d’une tout autre façon.

Seules les leçons d’histoire se permettaient, en cette matière, des appréciations directes. L’histoire de l’Église, de Constantin à Léon XIII, traversait les programmes d’un grand courant charrieur de faits sociaux et de passions humaines. Augustin décida une fois pour toutes qu’aucune critique n’y était gênante. Elles ne pouvaient viser que les formes terrestres et faillibles, les régimes contingents du fleuve divin. Leur description à vol d’oiseau ne mettait en lumière, selon les lois du genre, que les accidents et les ruptures de pente, les cataractes et les tourbillons. Mais aux longs moments pacifiques, dans les biefs calmes, sous l’abri des ombrages, le lit du fleuve, méconnu, sans histoire, disparaissait sous des eaux unies pendant toute la durée des temps heureux.

Toutes les autres classes, au contraire, adaptaient aux allusions dogmatiques cette respectueuse prudence qu’exigent les manches calorifuges insuffisants et les objets trop chauds. Tous les maîtres se ressemblaient en cette discrétion, ou presque. Nulle différence entre le professeur de seconde, qu’on voyait parfois à la messe, le vieil éclectique de philosophie qui s’y rendait régulièrement et le nouveau seigneur de rhétorique, l’aimable M. Bougaud, que, dès le premier trimestre, on savait candidat radical-socialiste aux futures élections municipales.

Les idées religieuses s’exposaient avec une sympathie égale à la sympathie pour les thèses inverses. Ce que le professeur de première appelait « la grande tradition du libéralisme universitaire », consistait à pousser l’explication, en matière religieuse comme en toute autre, aussi loin que possible, en se gardant soigneusement de toucher à la caractéristique essentielle et aux conclusions suprêmes. La libre raison posait en une autonomie totale, toute question, hors la plus haute, qu’elle déclinait. Elle ne disait même pas au cœur, comme devant une porte : « Après vous, je vous prie. » Elle ne discutait pas son droit d’entrer, mais se refusait à l’y suivre.

En fait de jugements carrés, parquant les dogmes dans le compartiment des vérités ou celui des mensonges, l’Université se permettait seulement ceux qu’avaient au préalable formulés les classiques des deux camps : Pascal ou Bossuet ; ou bien Bayle, Voltaire, Diderot ou Renan. Elle ne se croyait pas juge du fond. Elle ne prenait rien à son compte. Vues ainsi par leur image dans le miroir de l’histoire, les appréciations en matière de foi redevenaient possibles. Elles ressemblaient à ces gentilshommes des romans Louis XIII dont le tailleur, trop respectueux pour prendre les mesures directement sur leur noble corps, les levait par reflet dans une glace de pied.

Ainsi véhiculé avec déférence au long des exposés, entre deux cupules imperméables, le surnaturel s’avalait dans la documentation, s’expulsait avec les conclusions, intact, neutre, indéfiniment récupérable, puisqu’il ne servait jamais.

Augustin n’avait cure de cette sorte de respect. On ne devait pas trouver dans une même demeure spirituelle deux chambres sans communication entre elles, l’une habitée par l’intelligence et l’autre par la Foi. Des correspondances, des attraits de pensée, mille préfigurations rationnelles au sein même du sensible criaient vers Dieu. Les motifs lourds, puissants et ramifiés où s’enveloppait toute son âme liaient bien aussi de quelque manière son intelligence. Comment trouver cette manière ? Il savait qu’il ne savait pas, comme disait son père, mais qu’il lui faudrait bien savoir un jour.

Un jour très proche. Peut-être huit mois, dix mois de calendrier, le temps de mordre largement sur la philosophie. Il avait des raisons d’avoir hâte.

Amplepuis l’assurait que le devoir, plus tard, prendrait pour lui la forme de ce qu’il appelait les luttes d’idées. Il aurait charge d’apologétique. D’autres âmes dépendraient de la sienne. Comme saint Paul avait osé dire : « J’achève en moi ce qui manque à la Passion du Christ », de même le chrétien d’œuvres complète l’action de Dieu. Suivaient, baignées d’eau de Botot, les exhortations à terminologie militaire, telles que : « mener le bon combat », ou même : « remporter la palme du vainqueur ». L’abbé professait la plus complète indifférence pour l’âge des métaphores que son insouci de beauté verbale juxtaposait aux méditations les plus riches de catholicisme actuel et millénaire.

Il avait l’air de trouver le plus simple du monde cet ajustement de l’intelligence à l’apologétique. Mais Augustin voyait circuler dans sa classe M. Bougaud, rose, gaillard, précocement gras, l’œil vif et même allumé, la barbe cordiale, une mince pellicule de vulgarité sur son intelligence nette et nourrie. Il l’écoutait parler de Pascal et de Port-Royal au sortir de son déjeuner, dans l’odeur de café qu’il secouait encore. Il voyait que les choses religieuses se discutaient comme les autres, comme n’importe quel état de sensibilité, comme tout fait d’histoire. Qu’on eût le soin (M. Bougaud le prenait avec un ostensible scrupule) de placer toute recherche sur leur nature dernière en réserve sur de hauts rayons d’étagère, à l’abri des mains d’enfants, cela ne lui faisait pas croire qu’elles le fussent aussi des mains d’hommes.

Assis au premier des huit bancs, en face de la carte d’Europe aux traités de Westphalie, où s’encastrait la tête de M. Bougaud, il arrivait à Augustin de deviner, blottie au creux du fameux libéralisme et riant dans ses plis, quelque ironique tolérance des choses dont il sentait avec une soudaine violence combien elles lui étaient chères.

Une réaction intérieure immédiate le durcissait alors, le faisait aigu et hostile, lui découvrait parfois le point faible où fleurissaient, fleurs de papier, les ingéniosités inexactes dont M. Bougaud n’était pas exempt. Plus souvent elle le laissait en proie au vain désir des réfutations écrasantes et à l’impatience de se trouver, pour quelques mois encore, désarmé. Une fois même il reçut, des négations devinées, une sorte de plaisir subtil, acidulé et complice, peu sûr de sa légitimité, consenti plutôt que voulu, subi plutôt que consenti, relâchement de liens autoritaires, légers souffles libres courant sur la peau. Cette impression l’effraya.

Tout ce petit drame échappait à M. Bougaud. Il sentait, fixé sur lui, le suivant dans la mobilité de ses allées et venues, les yeux de cet enfant qu’il estimait infiniment. Il ne devinait pas, ni se figurait qu’il y eût quelque chose à deviner. Eût-il compris, c’était simplement la crise d’un garçon de quinze ans : « Crise de croissance. Elles ennoblissent l’enfant qui grandit. »

Les vacances de Pâques allaient commencer. Les prédications religieuses traditionnelles occupaient la dernière quinzaine de Carême : conférences réservées aux hommes, scénarios de dialogues, appels habituels aux confessions, toute une apologétique populaire à gros grain, culminant en l’aigre Semaine Sainte, baignée de pluie, de froid et de bourrasques. Dans la rue aux couvents, qu’il traversait avec son père, Augustin retrouvait certain souvenir d’arbres débordant par-dessus les murailles et la poudre verte des feuilles naissantes. Le vent frappait de dos leurs deux parapluies.

Ni Augustin ni son père ne recherchaient l’occasion de conversations intimes sur des sujets de vie chrétienne. S’il arrivait au professeur d’en parler, – ce qu’il faisait avec profondeur, quelque chose de plus que du respect, et aussi un peu de cette familiarité des gens de la partie, spécialistes ou curés, – c’était toujours d’une manière générale, à propos de quelque sujet moral ou littéraire, ce qui dépersonnalisait la chose, la déchargeait de son potentiel.

– On ne se passe pas d’idéalisme religieux, dit-il en réponse aux remarques d’Augustin sur M. Bougaud. Des deux formes de la pensée, l’esprit scientifique et les certitudes morales, ces gens suppriment la seconde et étendent la première à tout l’Être…

Une bourrasque de vent retourna son parapluie, qu’Augustin dut lui prendre des mains et refermer.

– Attendons un instant là, fit-il.

Des affiches bleues, nouvelles, posées à la porte de l’Abbatiale, appelaient les fidèles à la Mission, parmi d’autres, qui annonçaient des pèlerinages à prix réduit, à Rome et en Palestine.

– … Ils étendent la première à tout l’Être, continua-t-il d’un ton de mélancolie rêveuse. La Foi dépose en partant tous ses voiles. Mais Caliban les trouve et s’en revêt.

Augustin le savait : il n’irait pas au-delà, et toute pénétration dans le champ étroit d’une autre vie religieuse, même si son fils l’y conviait, il s’en gardait comme d’une indiscrétion.

Au demeurant et malgré l’apparence, cette période de l’année se prêtait moins qu’aucune autre à une conversation précise sur des problèmes de vie chrétienne et de pratique confessionnelle.

On ne pouvait savoir si M. Méridier, suivant la terminologie courante, « faisait ses Pâques », qu’il avait certainement faites, en ses années de très jeune professeur. Il ne communiait ni pendant la Semaine Sainte, ni le jour de Pâques à la « messe des hommes », ni à aucune des messes ultérieures, ni à aucun des dimanches qui suivaient. Augustin se rappelait une certaine scène très brève, entre ses parents, quand il avait huit ou neuf ans, d’un tragique voilé très perceptible à un enfant.

Mme Méridier demanda devant le petit garçon (imprudence dont elle se repentit) quel jour et à quelle messe son mari s’approcherait de la Sainte Table. « À cause du déjeuner », ajouta-t-elle avec toute la gaucherie d’un jeu de mots non voulu. On était au Jeudi Saint.

– Le Temps du Festin Pascal est-il fini ? fit-il d’une suavité glacée, ou l’abrège-t-on à cause de moi ?

Personne n’osait parler devant l’enfant. Le père reprit peu après son aménité habituelle.

Augustin devait comprendre d’autant moins cette abstention que, d’habitude, le père accompagnait à la messe sa femme et les enfants, pourvu que ce ne fût pas à la messe des patronages. Au lieu du missel, il prenait alors un Évangile, l’Imitation ou les Psaumes, dont il avait des exemplaires en latin.

Il les lisait avec cet air de goûter lentement et parfois ce demi-sourire qu’Augustin connaissait bien, qu’il lui voyait, par exemple, à lire Virgile.

Plus tard, il s’en étonna pour d’autres raisons encore. La lecture du professeur était considérable, en particulier sur l’histoire du sentiment religieux et mystique à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. C’était le sujet général où s’encadrait sa thèse. Les bibliothèques ecclésiastiques de la ville avaient été dépouillées par lui dans la limite de ses loisirs. Il existait à l’Évêché, au grand Séminaire et chez quelques chanoines qui se les transmettaient de l’un à l’autre à cause de mort, comme disent les actes notariés, de beaux vieux livres de Coton, de Bourdoise, d’Eudes, de Condren. La Bibliothèque municipale conservait un fonds provenant de l’ancienne abbaye des Bois de Chaudefonds, avec catalogue en calligraphie du XVIIe siècle. Le professeur avait passé là de belles heures, dans les salles basses du vieux couvent des Jacobins, où se trouvaient les archives départementales et la bibliothèque.

En ce que son père avait écrit, Augustin discerna plus tard une certaine richesse et hauteur de pensée, où tout n’était pas consentement.

Pourquoi s’arrêtait-il à cette demi-pratique ? Répugnance sentimentale à la confession ? Indifférence dogmatique ? Respect humain ? Économie spontanée d’activité ? Augustin n’avait nul moyen de choisir entre ces hypothétiques dispositions d’esprit et ne se fût personnellement accommodé d’aucune.

Il comprit plus tard que les choses étaient plus complexes qu’il ne supposait à cette date.

Ils trouvèrent Mme Méridier sur le trottoir, devant la maison, un panier au bras, plein de linge et de provisions :

– La mère Rambaud a failli être tuée.

C’était une bonne femme, dentellière au carreau, qui faisait leur ménage pendant la semaine que la grosse Catherine passait tous les ans dans ses montagnes. Tous l’aimaient beaucoup.

Comme ils se taisaient en leur stupeur :

– Par son mari, le père Rambaud, rentré ivre, comme toujours. Il a crié : « Je veux que tu me fasses cuire des saucisses, comme les bourgeois. » – J’ai voulu le raisonner bien doucement, dit la mère Rambaud : « C’est le Vendredi Saint. Tu en auras pour le Dimanche de Pâques. » Il me bourrait de coups de poing et de coups de pied. Il a crié à Francine : « Va me chercher les saucisses. » Ce qui m’inquiétait, c’était ce couteau, juste sous sa main. J’ai dit tout de même : « La Francine peut pas aller chercher des saucisses le Vendredi Saint. » Il m’a traversé le gras du bras, qu’heureusement j’avais eu le temps de lever. Ça me gênera bien pour les ménages et pour les dentelles.

– La malheureuse, continuait Mme Méridier, s’est soignée toute seule. C’est Francine qui est venue me chercher.

– Pourquoi n’est-elle pas allée à l’hôpital ?

– Elle a songé que ça ferait des histoires… Les « Docks du Centre » mettraient le père Rambaud à la porte, peut-être pis. (Les « Docks » l’employaient comme cocher-livreur.) Le médecin, que j’ai prié de passer, dit qu’elle en a pour un mois.

Comme ils montaient l’escalier, M. Méridier demanda :

– Dirons-nous avec Pascal : « Je ne crois que les témoins qui se feraient égorger ? »

III

L’ARBRE DE SCIENCE

I

PHILOSOPHIE

Les deux grandes choses vinrent ensemble ou peu s’en fallut.

Augustin traversa le bourdonnement du baccalauréat et la grosse mention sensationnelle, comme un prolongement des distributions de prix, pour lesquelles il imitait docilement l’horreur paternelle. Mais il apprécia le petit voyage. La ville de Faculté était territoire vinicole. Ils mangèrent des ragoûts noirs dans un restaurant de marchand de vins, plein de la forte odeur des gros crus du pays. Les amphithéâtres d’examens donnaient sur les jardins publics. Ce fut un voyage heureux.

Les deux prix au Concours général eurent plus de prestige. Augustin connut ce bonheur tout spécial, de l’espèce scolaire, fait entièrement avec de l’avenir, à la fois vide et débordant. M. Méridier, rajeuni, rafraîchi, ayant reconquis une partie de sa gaieté d’autrefois, se soumettait cet avenir.

Ses projets étaient d’envoyer Augustin faire sa philosophie dans un lycée de Paris. Ils furent déjoués. Le vieil éclectique prit sa retraite, décidément. Le Proviseur écrivit sur le professeur nouveau des éloges d’une modération capiteuse : « Nous avons le premier à l’agrégation. Grand hasard. Il nous restera juste un an. Augustin n’aurait pas mieux à Paris. La classe sera de sept élèves. Laissez-le-nous. »

Tout fut nouveau. Pour la première fois, dans l’octobre grave et chargé de fruits, les avenues illimitées de l’adolescence eurent une longueur de dix mois juste. Augustin quittait son père pour des terres inconnues qu’il labourerait seul. Il retrouva les pupitres portant, gravés, des noms d’élèves ; il dédaigna de s’en moquer.

Les sept jeunes gens qui entrèrent, ce matin d’octobre, virent errer dans la classe un monsieur de petite taille, mince et vaguement voûté, au visage rasé et sans ride, mais d’où disparaissait tout autre signe de jeunesse.

Il se montra d’une bienveillance presque cérémonieuse. Ils s’étonnèrent de cette distance, de ces manières, de certains gestes des osseuses mains fines, non pas maladroites mais désoccupées, ainsi que de certains mots inusités pour eux et du timbre même de sa voix.

Toutes ces choses qui vivaient en lui sans qu’il y pensât, façonnées une fois pour toutes par des influences dont ils n’avaient pas la clef, leur semblaient, plus encore que ses habits, quoique à peu près aussi involontairement, ne pas s’apparenter à leur classe sociale, à la grosse culture classique versée à même leurs habitudes de rudesse et de pauvreté. Elles venaient de plus loin que leur ville, de plus loin peut-être que la France : vaste distance, qui refoulait en une catégorie unifiée leurs professeurs précédents, les autorités du lycée et eux-mêmes. Tout cela pesait d’un côté, le nouveau venu de l’autre. Il circulait à petits pas rêveurs, parmi eux, leurs tables, leurs blouses et leurs galoches, un peu comme un visiteur dans un musée d’ethnographie. Le silence était total.

Marguillier osa le rompre pour demander :

– Comment dis-tu qu’il s’appelle ?

Augustin écrivit le nom de Rubensohn.

Marguillier commenta : « Ce doit être un Juif. »

Assis à une table où ne figurait aucun papier, aucune note, le nouveau venu commençait de parler. Sa tête, méditativement baissée, lui donnait l’air de regarder à l’intérieur de son front. Émergeant du creux des manchettes pures, ses mains s’unissaient en ogives, par l’extrémité des doigts.

– « Il ne servirait à rien de commencer la philosophie par les définitions qu’en donnent les philosophes de métier. Vous n’en saisiriez pas le sens. Il faut vous mettre en face de ce que vous ont appris les sciences positives, et tâcher de vous rendre compte, même vaguement (vous ne le pouvez encore que de cette manière), de ce qu’elles laissent au-delà de leurs acquisitions et probablement de leur portée. Et, par exemple, pourquoi y a-t-il plusieurs sciences, et non, comme le voulait Descartes, une seule, explicatrice de l’univers ? »

On entendit sur l’un des bancs arrière : « Ah ! ça, je sais pas ! » prononcé à voix basse, nullement irrespectueuse, moins une gaminerie qu’une défense contre l’intimidation qu’ils subissaient. Ils étaient trois philosophes sur le premier banc. Augustin ne savait comment ils se répartissaient sur les bancs arrière. Personne ne sourit.

« … Ainsi, continuait M. Rubensohn, la notion d’un domaine spécial de la philosophie viendrait à vous toute seule, faite de leurs lacunes à elles, sciences positives, confrontées avec les légitimes désirs de votre esprit. »

Il avait cessé d’explorer l’intérieur de sa tête, devant l’arche quintuple et blanche de ses mains. Mais les yeux dans leurs yeux, il continuait avec la même absence de hâte et la même maîtrise, ayant, sans doute, besoin pour se lancer, tel un train pour grand voyage, d’une sorte de lenteur préalable et de lourd envol.

Au bout de quelques minutes, il quitta sa chaise et se mit à discourir en marchant.

« … À propos des sciences dont il expliquerait l’ordre, l’épistémologie (ou étude de la manière dont la science est faite, annotait-il, en dégonflant doucement ce grand mot), l’épistémologie montrait que chacune d’elles avait dû, pour se constituer, abandonner l’étude de réalités fondamentales, sur lesquelles l’expérience n’apprenait rien, à savoir : qu’est-ce que la matière, qu’est-ce que l’esprit ? et, si vous le voulez, qu’est-ce que Dieu ? »

Juste à ce moment, le professeur de mathématiques, dans la salle voisine, hurla quelque indication pédagogique, suivie d’un juron de sous-officier. Il était célèbre pour son débraillé, son sans-façons, ses coups de gueuloir, qu’aucune cloison n’arrêtait ni aucune circonstance.

Comme Augustin se demandait pourquoi la restriction du « si vous le voulez », le juron entra en lui presque en même temps que la question de M. Rubensohn. Le nom de Dieu figurait dans les deux. Un petit repère grotesque en fut associé à ces premiers jours. L’exposé continua, du même cours large et plein. Les sept ignorèrent la coïncidence autant que M. Rubensohn.

Il est bien connu, et d’ailleurs fort naturel, que le premier contact avec les abstractions philosophiques suscite chez les mieux doués des adolescents une manière d’ivresse divine. L’éloignement de tout repère touchable, une absence de limitation et de lisière, un ascétisme éblouissant, donnent une sensation d’alpinisme. Même volupté de l’altitude, même enivrement des cimes, et cette défaillance de joie devant les horizons accablants.

M. Rubensohn s’était mouché sans bruit, d’un mouchoir dont Marguillier remarqua aussitôt la finesse, l’absence de volume et l’enfouissement discret au creux de la manchette.

Marguillier rattacha ce détail à une série d’autres qui lui parurent de même ordre : le complet d’étoffe sombre et neuve, le pantalon coupé avec une précise justesse, les chaussures exactes, tout cet ensemble soigné, sobre et froid.

Incapable de retenir ses conclusions, il les confia tout bas à son poing arrondi en microphone, à portée de l’oreille d’Augustin.

– Doit avoir de la galette, ce type-là. Me demande ce qu’il fout ici.

Augustin rejeta cette intrusion comme un contact de mouche. Il était en pleine ferveur. Il avait reconnu, dès l’abord, dans cette exposition traditionnelle d’un programme de philosophie, l’équilibre et la solidité des beaux plans classiques. Mais la richesse de ce qui s’y insérait dépassait naturellement toutes ses expériences, le jetait en un émerveillement sacré.

Il ne fit à la philosophie nulle déclaration de fidélité, aucune offrande, rien de ce qui eût signifié dualité entre apport et apporteur. Il fut l’offrande et l’offrant. Il se jeta en elle d’une seule masse et tout entier.

Il l’aimait parce qu’elle serait le ciment de sa pensée religieuse. Il l’aimait aussi pour elle-même et par surcroît. Il aspirait, comme d’un baiser, chacune des idées qui venaient à lui, et ne songeait pas plus à se dire que, hors de cet air-là, il ne pourrait vivre que ne le pensent ceux qui respirent naturellement un air pur. Ce fut l’évanouissement de tout ce qui n’était pas elle, le coup de foudre, la certitude d’un bonheur noble, total, mystique et rationnel.

L’entourage coutumier des classes se prêtait curieusement à cette adoration. L’odeur d’encre et d’arrosage, la vaste muraille gris de fer qui barrait la cour, le long rayon solaire de dix heures du matin, frôlant la pente des toits, tombant droit du ciel, sans intermédiaire, comme une révélation, tout revêtait cette salle d’une sorte de gueuserie hautaine et de crasse noblesse, ignorante de toute tentation et de toute vie. Ces lieux n’étaient pas indignes qu’on y expliquât Platon. L’allégorie de la caverne au septième livre de la République entretient une sorte de parenté avec la lumière qui filtre aux carreaux verdis des collèges. Augustin resta à jamais reconnaissant pour ce matin d’octobre. Toutes choses n’existèrent plus que par les cadres nouveaux qu’elles apportaient à cet amour.

Les différentes parties du cours s’associèrent chacune à un aspect du temps et du ciel. Elles durent beaucoup à la météorologie. La notion d’une psychologie sans âme se précisa vers une mi-octobre pluvieuse à nuages bas. La passion prit place au milieu de novembre, sous le ciel lourd d’après Toussaint. Augustin se demanda si elle était émotion, comme le voulait Ribot, ou inclination, comme le pensait Kant, dans un air de velours gris mat, contre lequel les descriptions des maladies mentales se découpaient, pareilles à des préparations sous un microscope. Il pensa même assez vite que la théorie de la perception et toute recherche psychologique en général s’accommodaient mal d’une table placée en travers du bureau paternel. Il eût souhaité, au moins pendant les heures du jour, quand ne se posait aucun problème de feu ni de chandelle, la solitude de sa petite chambre pour que son ivresse philosophique pût s’exalter en un lieu qu’aucune tradition n’eût habité, un paysage inéprouvé, neuf et nu.

Les principes de la connaissance, dont l’étude prit une partie de janvier, se disposèrent dans la sécheresse qu’il souhaitait, la plus voisine possible d’un phénomène d’intelligence pure. Par les rudes matins des premières semaines, aux petites heures des aubes gelées, bien avant le moment où l’on pouvait, en pantalon, prendre de l’eau chaude à la cuisine, Augustin s’enveloppait d’un tricot de laine montagnarde, puis de sa veste, puis de son pardessus, puis de l’édredon, et buvait une longue et subtile joie dans cet air impersonnellement glacial, sec et coupant comme une analyse.

D’habitude, aucun prestige ne marquait le premier contact de la Déesse. Parfois, pendant l’heure des cours, au moment où M. Rubensohn laissait sans insister tomber un mot évocateur, elle apparaissait, incomplète et marmoréenne, fragment de statue dont tout le reste est sous les eaux. Mais Augustin savait la mauvaise qualité de ces joies prématurées. Mainte idée, qu’il avait crue fixée, lui abandonnait son enveloppe, cape écarlate d’où le toréador est parti. Il devait recommencer, le soir, à la lampe ; explorer tenacement, phrase par phrase, à partir du lieu de rencontre entre le connu et le monde nouveau, jusqu’au point où il cessait de voir. Et là, suivant le précepte Rubensohnien, comme ils disaient tous, il fallait n’en pas rester au sentiment passif d’obscurité, mais autant que possible formuler en termes précis le refus de comprendre, allumer, comme à l’Abbatiale, les petits feux rouges qui jalonnent la nuit. Deux heures de suite, douces deux heures, d’une ténacité fervente, au bout desquelles, respectueusement contrainte, la Déesse se rendait enfin et ne fuirait plus.

Alors les termes obscurs, éliminés provisoirement pour d’autres plus simples, rentraient au contexte, réhabilités, denses, durs et pleins de lumière. Et les extensions jamais vues encore, vues pour la première foie, au lieu de venir de leur lointain toutes seules, toutes nues, sans attrait supplémentaire, s’accompagnaient de frémissements de joie sur tout le corps, jusque dans le détail cellulaire.

Au lycée, le lendemain, dans la cour des grands, où circulaient, isolés et prestigieux, les philosophes, il lui fallait écouter chez les autres, un degré plus bas, des controverses parodiques. Vaton ne supportait qu’au prix d’un émerveillement intarissable l’interprétation berkleyenne du monde extérieur. Montrant à son camarade Appiat, élève de mathématiques élémentaires et par conséquent transfuge, le banc de pierre que sautait à pieds joints Ta-Douleur-Duperrier, il le sommait et le défiait de lui prouver son existence ainsi que celle de Duperrier lui-même. Sur quoi, Appiat lui arrachait, d’un geste illogiquement sûr pour des muscles inexistants, l’orange que Vaton projetait de sucer et tous deux se pourchassaient en rond autour de cette cour indémontrable, tandis que l’orange passait dans un gosier à la fois altéré et immatériel.

Cependant autour d’Augustin continuaient de couler les jours. Il avait vite compris la cruauté de son plan de solitude et l’impossibilité de le réaliser totalement : loin de leur vie commune, M. Méridier dépérissait.

Pendant les semaines de vacances le succès du Concours général avait allumé en lui un feu de paille d’optimisme. Il s’était de nouveau jeté sur ses thèses, avait une fois de plus entrevu le doctorat et la libération. La thèse latine « Quo tempore, qua mente… » s’était grossie de sept feuillets. La thèse française sur saint François de Sales faisait mine de démarrer elle aussi. Certains morceaux délicats, écrits d’avance et trop longtemps cachés dans les chemises bleues, étalés maintenant sur la table, prenaient des airs de convalescents. Mais ils gardaient, de leur vie recluse, un certain manque de sang rouge, un charme grêle et de la faiblesse : « j’aurais besoin de ressaisir le fil », disait leur auteur, ou encore : « Retrouverai-je le sentiment dans lequel j’ai écrit cela ? » Il ressentait douloureusement les intervalles de temps. Certaines pages lui semblaient rédigées par un autre. Là-dessus tomba la « rentrée » et ses détresses. Les insomnies recommencèrent. La lassitude, une instabilité énervée, revinrent. Elles aussi étaient parties en villégiature et rentraient pour octobre.

Augustin voyait son père pénétrer, à pas peu sûrs de leur droit, dans ce qu’il appelait la cellule du philosophe, puis suggérer entre deux toux, avec un degré de timidité pas encore atteint : « Tu ne crois pas que tu pourrais faire quelque exercice de lettres pures ? Oh ! de temps en temps, bien entendu, pour l’École normale ? » Et comme le regard d’Augustin s’indignait : « Oui, oui, disait-il, c’est la loi des nouvelles amours ! » Et il s’en retournait, de ce même pas d’humiliation et d’incertitude.

Il s’efforçait de légitimer l’incurable abandon de sa thèse. « Pour les mathématiciens, les juristes, l’effort est d’intelligence pure. Ils ne dépendent point (du moins, je le suppose) d’une sensibilité sur laquelle la fatigue a trop de prise. Mais moi, cette faculté susceptible est la matière même que modèle mon travail. »

Il supportait plus difficilement les ennuis de la maison. Les cris de la dernière petite fille, qui n’allait décidément pas bien, le jetaient dans une exaspération dont l’injustice lui faisait honte. Tous les lundis, depuis un temps immémorial, une odeur de lessive phénix et le chuintement des bouillons tombant sur le fourneau emplissaient l’appartement. Ces détails domestiques contre lesquels son ironie amusée protestait jadis en mots savoureux, d’une distinction un peu littéraire, le chassaient maintenant dans son cabinet. Il y restait sans réapparaître jusqu’au dîner, où il ne mangeait pas.

Mme Méridier, alors, changea d’attitude. Désormais, autour d’elle, tout alla tellement bien, s’arrangea si heureusement, que sa voix n’eut jamais besoin d’être élevée d’un ton. Le char du temps glissa sur des surfaces lisses. La chambre où elle couchait avec la petite Jacqueline, dangereusement près de la chambre paternelle, joua à changer de place avec le salon, d’où aucun bruit ne pouvait s’entendre. C’était même plus commode, en réalité, si vous vouliez bien faire attention à tel point de détail inaperçu jusque-là, comme le sens d’ouverture de la porte, l’orientation de la cheminée et le danger des courants d’air. La nouvelle disposition l’obligeait sans doute à circuler un peu plus dans la maison, mais elle n’en surveillerait que mieux. Les menus servis le soir et à midi comportèrent régulièrement des plats sucrés, des primeurs, que le professeur aimait. Régulièrement aussi, ils étaient censés faire mal à son estomac à elle, ou à ses dents, le siège de la douleur variant, mais la réduction du coût qu’elle entraînait restant constante. Également lui firent mal, mais dans une autre partie de sa sensibilité, les corsages nouveaux, les chaussures neuves et les chapeaux frais. Pierre et Suzanne apprirent à jouer à voix presque basse et elle surveillait elle-même leurs devoirs et leurs leçons, dans une salle à manger où se passaient aussi les raccommodages.

Christine lui aida beaucoup à maintenir ces nouvelles conventions de sérénité et de silence.

Personne n’expliquait comme elle à la souffrante petite Jacqueline – trois ans – qu’il ne fallait pas pleurer parce que cela faisait du mal au pauvre Papa. Elle connaissait l’art de faire en un tournemain, d’une manière suffisamment soignée pour mériter un « 7 pointé », les devoirs que donnait, aux Ursulines, Mère Marie des Cinq-Plaies. Avec la même vitesse, elle apprenait aussi les leçons, de la manière exacte dont l’exigeait cette Mère. Et, ces tâches remplies, elle réservait la meilleure partie de son temps pour la véritable Maman à la maison.

Cette petite de douze ans comprenait sa mère sans besoin d’aucun signe. Elle n’était, quand il le fallait, qu’immobilité, attention, gravité. Ses larges yeux recevaient tout, conservaient tout. Admirables pupilles, qui pouvaient, à leur gré, étinceler de joie, briller comme des micas noirs, ou se faire impassibles, purement réceptives, n’être qu’une tache mate, et privée de reflets, dans une petite figure sans confidence.

Comme l’esprit d’une fillette de cet âge ne mûrit pas d’un seul coup mais que certains cantons particulièrement frais et réservés restent longtemps baignés d’enfance, il existait des sujets de conversation qu’on n’agitait qu’entre deux ou trois amies intimes, soit chez l’une d’elles, soit même chez Christine, certains après-midi où elle savait que « ça ne dérangeait pas ». On parlait de M. l’Aumônier, ou de nouvelles pensionnaires venues de la campagne, ou des manières de telle ou telle « grande », ou de l’Enfant de Marie qui serait cette année choisie pour réciter le compliment à Monseigneur.

– Si c’est Lucile des Aubliaux (on ne pouvait guère hésiter qu’entre les quatre ou cinq noms à particule et saveur locale dont s’honorait chaque année le pensionnat), oh ! écoutez !… oh ! comme ce serait bien !…

Christine pinçait sa robe, plaçait le talon droit dans la concavité du pied gauche – une, deux, trois. Puis, demi-courbée, et ensuite redressée en un long glissement de danse, elle se retrouvait le talon gauche dans la concavité du pied droit, – quatre, cinq, six. Après quoi, respectueuse, mutine, rieuse et toute rouge, elle détaillait : « Mon-sei-gneur », battait des mains et tournoyait de joie.

Une petite compagne rectifiait :

– Quand on regarde Monseigneur dans les yeux, c’est effronté. Mais quand on regarde Monseigneur au menton, c’est très bien. C’est Mère Marie des Cinq-Plaies qui l’a dit.

Soudain Christine eut l’air de se rappeler un important détail oublié :

– Non, ce ne sera pas Lucile des Aubliaux. Parce qu’elle a dit : « Je l’aime beaucoup, Monseigneur. Il est gentil, Monseigneur. » Mère Marie des Cinq-Plaies l’a regardée, vous savez comme elle regarde… « Oh ! mon enfant !… On dit « gentil » d’une petite amie, d’une compagne, mais de Monseigneur !… Oh !… mon enfant !… » Et pendant ce temps, Mère Marie des Cinq-Plaies la regardait toujours…

Au temps des pâquerettes, on détachait chaque pétale en prononçant successivement : « Fille, femme, veuve, religieuse. » Toutes les chances de la vie se distribuaient entre quatre corbeilles exactement égales, et l’élection était réservée à un pétale de pâquerette. Mais à l’hypothèse « femme », ces petites filles sautaient de joie, comme à une malice qu’elles auraient faite à la Destinée, une évasion railleuse vers le Prince Charmant.

Une de ces enfants, externe appartenant à ce qu’on appelait « la société », venue un jeudi demander le texte d’un devoir, changea le ton des confidences. « Il y avait, laissa-t-elle tomber d’un air détaché, candide et supérieur, un élève du Petit Séminaire qui l’aimait extrêmement et n’était pas son frère. » La conversation baissa de timbre, atteignit l’indistinct, ne fut plus qu’un murmure de stupeur, de crainte et de pressentiment. Ainsi dans ce petit monde, prenait-on contact avec les énigmes du cœur.

Ces secrets s’échangeaient en un langage très singulier composé pour moitié de mots sourds et chuchotés, l’autre moitié faite avec des rires d’une candeur ardente. Ces rires jouissaient d’une propriété qui les apparentait au phénix. Ils pouvaient mourir subitement, bâillonnés, étouffés net. Mais la seconde d’après, ils renaissaient d’eux-mêmes, éclatants, verticaux comme un feu d’artifice. Ils constituaient, dans ces entretiens, les parties destinées à la publicité, les seules qui s’échangeassent tout haut. Les grandes personnes, exclues de la conversation de ces petites filles, étaient ironiquement conviées par ces rires à écouter de loin une joie dont on les condamnait à ignorer les causes. Cruellement abandonnées à leur sérieux d’adultes, elles restaient en détresse sur le bord du bonheur.

Ainsi tout à côté de la vie d’Augustin, sans qu’il les aperçût beaucoup, sans qu’il leur accordât autre chose qu’une bienveillance condescendante, d’autres vies se déroulaient plus près du sol, moins empesées de supériorité et d’idéologie.

Comme il revenait d’étudier les facteurs de l’évolution et toute la leçon de M. Rubensohn sur les hypothèses biologiques, Augustin trouva sa sœur dans la cuisine, debout contre le fourneau, surveillant du lait tout en lisant ses leçons. Christine, le livre en main, récitait d’une voix appliquée et rapide, coupée d’aspirations d’air brusques comme des sanglots, destinées à fournir sa matière première à l’émission de voix suivante. Mais en même temps, elle surveillait la casserole, en petite fille renseignée, que les ébullitions de lait ne surprennent pas. Augustin s’empara du livre avec cette taquinerie dominatrice qu’il affectait parfois pour sa sœur.

C’était un de ces manuels de maisons religieuses, cartonnés de jaune, signés en simples initiales de Frères Quatre-Bras. La page ouverte donnait la liste des grands hommes du siècle de Louis XIV, leurs dates et le nom de leurs œuvres. Augustin lut tout haut : « Parmi les grands philosophes, il faut citer Bossuet (1629-1704) et Fénelon (1651-1715). » Il éclata de rire.

– Laisse mon livre, toi, cria Christine outrée. C’est Mère Marie des Cinq-Plaies qui a dit de l’apprendre. Elle le sait aussi bien que toi, peut-être.

– Des Cinq-Plaies ! fit Augustin, plein d’une déférence affectée. Oh ! alors ! ! !…

Les yeux noirs de la petite prirent leur teinte dure et fermée. Elle le fixa une seconde, glacée, sans parole et lui tourna le dos.

Que sanctionnait-elle par ce dédain et ce silence ? Vraisemblablement plus qu’une raillerie personnelle à l’égard de ses Mères, plus même qu’une tentative de critique contre un entourage cher. Elle éprouvait pour le petit monde des Ursulines une tendresse à peu près aussi forte que l’horreur d’Augustin pour ses cours de récréation à lui. Par une combinaison miraculeuse d’anciennes autorisations, d’oubli et de facteurs inconnus, ces Religieuses avaient été jusqu’alors épargnées par la grande chasse à courre aux joyeuses curées, dont la République pourchassait leurs compagnes. Elles attendaient Dieu sait quoi et pourquoi, précaires, tranquilles, tremblantes, fleurs tenaces d’un jardin ravagé. L’amour de Christine pour elles avait quelque chose d’une compensation exaltée. Elles gardaient sous la tempête une enfantine paix évangélique, un peu moutonnière et innocente.

Leur sombre porche solennel restait doux comme un chien de garde pour les enfants de la maison. Dès qu’il était franchi s’ouvrait un univers enchanté. La pénombre vert-bleu des jardins intérieurs au rare soleil, le contraste avec l’admirable jardin des charmilles, qui servait pour les jours de parloir, les distributions de prix et les processions ; les deux chapelles, la grande et la petite, pleines en hiver de rameaux dorés et de fleurs artificielles, mais lors des fêtes d’été, au temps après la Pentecôte, bondées de fleurs comme au Cantique des Cantiques, étouffées, suffocantes sous la terrible odeur des lis ; les classes voûtées aux impostes rondes, ouvrant sur des cloîtres à statues, tableaux pieux, devises et petits autels ; les parloirs à plantes vertes, cirés à glace, où malgré les réprimandes et l’invitation des patins en étoffe, on pénétrait en glissant ; les processions des Enfants de Marie et des Enfants des Anges, rubans bleus et rubans feu, beaux yeux luisant d’envie de rire, de secrets et de ferveur ; la cérémonie des notes de semaine devant Mère Assistante ; les gammes de piano et les exercices jaillissant de tous les corridors, sautant hors des fenêtres dans les jardins intérieurs, criblés et transpercés par les pépiements des oiseaux ; la gaieté de cette énorme maison pleine d’enfants ; les religieuses de tout âge, de tout air, de toute corpulence, les Mères et les novices, les converses et les dames de chœur, les paysannes et les nobles, les massives et les fines, les ridées et les jeunes, les revêches et les tendres, les unes souffrantes et pâles de la pâleur de leurs lis, d’autres fortes comme des hommes, toutes gardant ce même air de restriction, de surveillance de soi et d’autrui contre l’infinie variété des périls ; lorsque tous les matins, les deux petites sœurs, Christine et Suzanne, même robe blanche et bleue, même ruban de natte, même petit pas posé, l’une ingénue et docile, l’autre importante et ingénue, se donnaient la main pour passer le vieux porche, la grave maison, comme elle avait fait auparavant pour leurs grand-mères et leurs mères, semblait fermer, sur ces enfants, des bras.

Des regards de douze ans sont profonds. Outre une intention possible de sarcasme, peut-être discernaient-ils dans les paroles d’Augustin et d’autres semblables que de temps en temps il ne retenait pas, le péril souvent dénoncé de « soumission aux jugements du monde », de « flottement à tout vent de doctrine », presque de péché contre la vertu théologale de Foi, certainement de « rationalisme », danger dont les quatre causes énumérées au catéchisme expliqué à l’usage des maisons d’éducation chrétienne, sont, comme chacun sait, la vaine curiosité, l’ignorance, les passions et l’orgueil.

Il était très vrai qu’Augustin, imitant Vaton, éberluait trop souvent Christine de raisonnements extraordinaires. Il ne détestait pas d’essayer sur elle un petit effet de scandale. À table, déjà, l’année précédente, il avait parlé de saint François de Sales, de Pascal, de Port-Royal et du gallicanisme, en termes libres et prétentieux à la fois, dont s’amusait son père. Il fallait bien accepter certains moments rieurs en cette raide jeunesse.

Mais ce n’était là que la surface des choses. Augustin ne raillait ainsi que parce qu’existaient en profondeur d’autres préoccupations dont il se taisait. Ces moqueries sur des sujets inoffensifs exprimaient en une autre langue ce que recouvrait précisément son silence sur de lourds sujets voisins. Peut-être était-ce cela que devinait obscurément Christine.

Dès la fin du premier trimestre, Augustin sentit naître une situation qui ne fit que se confirmer par la suite.

Contrairement à ce qu’il avait espéré, de décisifs moyens de conviction et d’apologétique, une vérité totale où s’engloberaient à la fois ses dogmes et l’Univers, il vit que la philosophie développait ses surfaces en une complète indifférence aux directions proprement chrétiennes sur l’âme et Dieu. Une indifférence bien plus radicale que celle des classes antérieures, laquelle, par comparaison, semblait feinte et convenue. Elle prétendait n’être gênée par rien, fouler des voies souverainement autonomes et libres de péage, où ne circulait aucune suggestion, aucun conseil, rien que son char aux chevaux blancs.

Elle semblait, d’aventure et sans les chercher, rencontrer les solutions chrétiennes en de vastes convergences et le cœur d’Augustin se gonflait d’une haute et austère joie, d’un sentiment de présence de Dieu qui eût choisi pour se révéler le mode intellectuel ; avec cette restriction, que la plénitude de la joie n’apparaissait jamais que comme une espérance, se reculait vers quelque moment futur, quand les convergences seraient totales.

Mais d’autres fois, c’était l’inverse. Le donné tentait d’échapper aux modèlements venus d’en haut. L’inférieur prétendait engendrer le supérieur, sans direction ni finalité, par une complexité croissante de choses sans âme. Le sentiment et la notion même de Dieu n’étaient que matière pour des synthèses finalement athées. M. Rubensohn faisait, il est vrai, remarquer qu’il n’y avait là, pour le moment, que tendance intellectuelle, espoir ambitieux avançant à peine au-delà de sa méthodologie, et cette critique faite par un esprit d’une exactitude fine et robuste rassurait Augustin. Ce lui était une revanche que de voir le bistouri aigu de son maître ramener ces solutions mécanistes à leurs dimensions positives (qui étaient petites) et couper tout le dépassant.

Il espérait pouvoir formuler un jour avec précision le point de vue supérieur d’où elles s’apercevraient partielles, utiles et dominées. Il enchaînait provisoirement le monstre. Plus tard, il l’asservirait.

En somme, dans aucune de ces deux offres, la spéculation philosophique contemporaine ne pouvait proférer comme le grand féodal : « Qui je défends est maître. » Elle aidait singulièrement ceux qui possédaient déjà le sentiment de Dieu, leur fournissait le moyen d’unifier autour de ce concept-roi la totalité de leur pensée. À condition de le capter au préalable, et de le nourrir dans leur cœur.

Mais elle l’imposait difficilement à qui ne l’avait pas. Même, il n’était pas sûr qu’une sorte de pesanteur ne régît pas, comme les masses physiques, les fluidités dorées de l’intelligence, que sa tendance spontanée ne fût pas du côté mécaniste et irréligieux, comme s’il y avait là l’exercice d’une plus grande aisance et d’un moindre effort, peut-être une paresse, une belle descente vers des demeures ouvertes et de faciles séjours, tandis qu’il fallait, de l’autre côté, monter, suer et souffrir.

Or, pour le dur coup d’aile, M. Rubensohn, en définitive, aidait peu. De cet esprit riche, omniabsorbant, lucidement critique dans tous les cantons où sa sympathie le portait, on ne pouvait certainement pas dire que fussent absentes les métaphysiques de l’ascension. Maie ce n’était pas de leur côté que poussait sa pensée personnelle. Il les expliquait avec un pénétrant et défiant respect, comme si elles étaient surtout susceptibles d’attrait pieux et d’explorations poétiques. Il soulevait tout juste un coin du voile qui recouvrait le Saint des Saints.

Plus tard, tout à la fin de l’année, après les deux secousses morales qui agitèrent sa classe de philosophie, l’idée vint à Augustin que la pensée de son maître était encore sur ces points infixée, qu’il n’avait qu’un très faible désir et aucune hâte de la fixer, que les leçons de recherche lui semblaient, comme il le disait lui-même, plus précieuses que les leçons de dogme. Peut-être parce que ce sentiment de Dieu, très intime et préalable, qui doit orienter le labeur philosophique comme une cause à la fois finale et préexistante, précisément il ne le possédait pas.

– Qu’est-il au vrai fond de son âme ? vers quoi va-t-il ? se demandait Augustin, quand M. Rubensohn conduisait devant leurs bancs son long pas perpétuel qui ne menait nulle part, simple pendule auxiliaire, battant le rythme de son esprit.

– En est-il ainsi pour chacun des pas de sa pensée ? Ne sont-ils qu’une gymnastique pour la maintenir alerte, dans une limpide critique éternelle, désengluée des certitudes ?

Mais parfois aussi, lorsque, installé de nouveau dans sa chaire, M. Rubensohn penchait son front osseux sur les longs doigts rejoints de ses deux mains pâles, en une attitude de prière rationnelle et de méditation purement humaine, Augustin se surprenait avec stupeur à en sentir par éclairs et même à en envier la hauteur désolée et la redoutable poésie.

*

* *

Cet enfant vivait à cette date du plus dédaigneux idéalisme, et le plus éloigné des hommes. Au cours de leurs longues promenades dominicales dans l’aigre temps de mars, entre les averses et les soleils, M. Méridier faisait remarquer l’air de passion candide, la beauté violente et virginale que donnaient aux vergers les pétales d’un rose presque humain précédant les feuilles, sur les rameaux nus de l’avant-printemps.

– Nous commentons, disait-il, le paysage et nous ignorons le nom des arbres fruitiers. Pêchers ? pommiers ? je ne sais pas.

– Nous avons, dit Augustin, choisi la meilleure part.

– Je crains fort qu’elle ne nous soit pas enlevée, fit son père, avec l’ironique aménité qu’il exerçait sur lui-même et sur toute chose, quand il se sentait bien.

Ils lisaient peu les journaux. Ils vivaient assez à part de la petite ville. Augustin revint, un jour, du lycée avec Appiat, externe maintenant, son père ayant transporté au chef-lieu son portefeuille d’assurances et agence d’affaires. Des affiches ocre ou écarlate couvraient l’Hôtel de Ville, le Tribunal, tous les lieux d’affichage et jusqu’aux troncs d’arbres du boulevard de la Gare. Augustin s’étonnait.

– Tu ne sais donc rien ? s’indigna Appiat. Ce sont les élections municipales, voyons ! Les modérés essayent de déboulonner la mairie radicale de Marguillier, le papa Marguillier, Marguillier-sans-curé.

Tandis que la pensée d’Augustin se reportait aux cours de morale civique bardés de sociologie, que professait M. Rubensohn, Appiat supputait le nombre des employés du chemin de fer venus depuis l’agrandissement de la gare, les ouvriers du nouveau tissage, succursale d’une maison de Saint-Étienne, ceux de l’usine hydro-électrique en construction. Plus essentielles que toute vue philosophique, des précisions chiffrées le tenaient aux entrailles.

– Une sacrée veste pour ce dimanche-là, pronostiqua-t-il.

Mais de ce dimanche, Augustin ne vit rien. Il était couché, souffrant. Il se désespérait des cours manqués, du déshonneur apporté à ses notes par de grands trous, à raccommoder au fil des notes prises par les autres. Il comptait que cette maladie ne dépasserait pas les vacances de Pâques. Elle atteignit cette limite de temps, la franchit, continua, on ne savait où.

Une chaleur agacée baignait ses articulations, sa nuque, ses mâchoires. Ses jambes cherchaient les bords du lit pour s’étendre dans leur repos froid. Une toux râpeuse le meurtrissait. La chambre sentait l’iode et l’eucalyptus. On mit sur la table de nuit une sorte de sirop qui se prenait dans du lait. À plusieurs reprises se posa sur sa poitrine, assez près des yeux pour qu’il pût contempler l’extraordinaire spectacle de ses petites bosses et de ses roses détails, la tête du médecin, où se dessinait à jour frisant le buissonnement des favoris. Ces poils s’enfonçaient sous la perspective, comme les bateaux au-dessous de la terre dans les géographies d’enfant.

Parfois, il s’assoupissait en plein jour. Quand il rouvrait les yeux, sa mère, entrée sans bruit, le regardait, debout contre son lit. Il avait le temps de surprendre la transformation du visage, l’effacement de cette tension qui n’avait pas su fuir assez vite pour faire croire que, comme d’habitude, tout était pour le mieux et s’arrangeait fort bien. De son père, il voyait l’hésitation inquiète, humiliée, les mains qui, ne sachant porter tasses ni remèdes, s’embarrassaient néanmoins dans l’air comme si elles les portaient, tandis qu’en leur repos, celles de sa mère restaient actives, subtiles, douces et pleines de force.

Aux bords bruns de la nuit, venaient le visiter d’autres rêves, mais d’une espèce particulière, faite exprès pour les malades. Du fond de leur impossibilité, des extrêmes espaces où s’enfonçait leur vie de rêves, à quoi ils auraient dû rester collés par leur nature, voici qu’ils avancent à mi-chemin des choses véritables, dans la pièce même, tout près du lit.

Ils tendent vers son front une main de terreur, d’affreux doigts sans matière ; ils le touchent presque : Augustin s’éveille en sursaut. Sa chambre n’est remplie que par la nuit, par la fauve et rousse veilleuse, par les couleurs imaginaires, les acajous factices qui peuplent les creux du demi-sommeil. Dans la chambre à côté, sa maman dort sur un lit provisoire, à portée d’appel.

Un jour, tout alla réellement mieux. Il dormit dix heures magnifiques, d’un noir absolu, sans grisé, sans ces clairs d’étoffe usée que traverse la lampe des insomnies. « Laissez-le manger », dit le docteur. Le café au lait se garda de descendre sottement, sans rien dire ni se faire remarquer, imitant l’eau tiède. Son arôme familier et renouvelé à la fois, décapé, rafraîchi, présenta le relief grattant des choses neuves. Il prit le temps de faire valoir au passage sa douceur écumeuse, cette saveur fringante, et si gaie, ce goût de café qui n’est qu’à lui.

L’air entrait par la fenêtre grande ouverte. Bientôt Augustin fut capable de se reposer dans un nid d’oreillers qui garnissait le fauteuil, près de cette fenêtre heureuse. Alors et non avant, il connut la douceur de respirer. Un air tout frais fourni, jamais utilisé, tombé du ciel le matin même, coulait intarissablement par l’ouverture des lèvres, y maintenait comme un bain intérieur froid et azuré, faisant penser à des torrents de montagne, à ces glaciers qu’il n’avait jamais vus. Tout était gai, plein d’odeurs de jardins. L’année lui présentait ce morceau de printemps supplémentaire, réservé aux malades : les premiers rires d’avril dont ils n’ont pu jouir, y persistent, gardés pour eux. Christine marchait encore sur la pointe des pieds, mais c’était légèreté, envol, bonheur.

Une certaine mollesse lui restait, qui rendait le lit savoureux. Les draps entretenaient avec les courbes de son corps un contact amical, minutieux et discret, semblable à un repos entre ciel et terre, dans des nuées mythologiques, sur de l’air épaissi et portant.

Le goût des livres lui revint, mais peu à la fois. Un certain détachement s’y joignait comme une lassitude de choses trop aimées, un désir de promenades sur d’autres terres, où tout serait nouveau, langues, géographie, détail des cités et des hommes. De la fenêtre, face aux jardins, que dominait son fauteuil de malade, on voyait maintenant déferler la pleine boule des feuillages. La convalescence, traînante visiteuse, s’éternisait entre les portes. Et la tête, encore lourde dès qu’elle prétendait, à la manière normale, se tenir toute droite sur les épaules, se faisait, sur un oreiller, aérienne et sans poids, toute prête aux ravissements et aux langueurs.

L’édition Brunschvicg de Pascal se trouvait entre ses mains. C’est ce livre qu’il revoit encore, lorsque, après bien des changements et des années, il se rappelle ce temps de sa vie, et l’émotion particulière qu’il allait y rencontrer.

Il était plongé dans la « Prière pour le bon usage des maladies ». Ces phrases unies, d’une densité de liquide lourd, coulaient jusqu’à son cœur, dont la malléabilité sentimentale l’étonnait, presque du même mouvement dont il absorbait l’air pur. Elles frappaient sur lui des chocs légers, de petits sursauts de contrition douce, des demi-regrets de se sentir peu conforme au détachement qu’exprimait Pascal, et surtout sans désir de le devenir.

« … Je ne vous demande ni santé, ni maladie, ni vie, ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de ma maladie, de ma vie et de ma mort… Je ne sais lequel m’est profitable… » Ces paroles mal ajustées à sa carrière, à sa position, à ses besoins, réservées aux âmes plus rapprochées des saints, peut-être ne définissaient-elles, pour les cœurs ordinaires, qu’un devoir d’admiration, de nostalgie et d’humilité ? Peut-être exigeaient-elles plus ? Il semblait à Augustin qu’il devait ne discuter rien, ne discriminer rien ; se contenter de subir cette force et cette amertume à travers une inondation de douceur et de repentir. La maladie rassemblait en un courant unique l’épars ruissellement de sa vie, prohibait les déversoirs secondaires, le rejetait aux pentes essentielles.

C’était, il ne se rappelait plus quel dimanche, la maison silencieuse, son père sorti il ne savait où, sa mère et ses sœurs parties pour quelque tâche dominicale. L’on semblait s’être entendu pour lui réserver une heure de solitude et de sommeil. Des airs de clairon sonnaient aigrement, très loin, pour quelque grosse fête populaire.

La « Prière pour les maladies » offrant parmi ses notes des références au mystère de Jésus, il s’y reporta. L’édition Brunschvicg présentait à cette page un fac-similé du manuscrit de Pascal, avec son papier sali, les traits entre les paragraphes, les grands S rigides, et tous les détails de l’écriture ardente. On croyait voir dans la demi-obscurité d’une chambre carrelée de rouge, chauffée aux bûches, meublée d’un lit à courtines, sa pâle main écrire près d’un rayonnage d’in-folios, puis s’interrompre pour soutenir son front.

Augustin entre dans le mystère de Jésus. Tout est ténèbres. Les mots si doux, si lourds, composent de graves phrases noir mat, à l’unique début : Jésus. Tout s’y dit à voix basse : chuchotement distinct et persistant d’un grand malade lucide qui règle tout avant sa mort.

Comme il vient, pour la première fois depuis qu’il lit le texte célèbre, d’apercevoir, malgré un recul de plus de deux siècles, Pascal lisant et écrivant devant lui, Augustin contemple maintenant un autre personnage à travers une distance bien plus grande encore, une individualité douce, simple et très mystérieuse, parlant, souffrant comme l’un de nous et toutefois suspecte de quelque effrayante identité avec le Très-Haut. Sans doute, il y a les précisions dogmatiques. Mais ce que Pascal montre à travers les pénombres, c’est moins le Verbe du dogme trinitaire que Jésus dans son humanité, dont il va verser tout le sang. Ainsi dut le voir, il y a deux mille ans, quelque disciple galiléen, pas très informé encore, mais docile et soupçonneux de quelque grand secret.

Ce corps humain blanchâtre, étendu sous les Oliviers, ce gisant semblable à tous les autres, écrasé, pitoyable, suant le sang devant la mort, cet homme des basses classes, timide, débile, d’épaules étroites, assez peureux, petit diseux de bonne aventure, mystique et magicien, en dégoût aux grands juifs, totalement ignoré des proconsuls rasés, maîtres de la terre, il est tout cela, et autre chose. Une Présence formidable, une Puissance de Cause Première, joue autour de cette plate douleur de pauvre homme. Elle pénètre ce chétif, elle le traverse, sans l’arracher à son incognito terrifiant. Cette extrémité de bassesse humaine est accolée à cette cime.

Non qu’on distingue rien encore des Pâques prodigieuses, dans ces ténèbres du Jeudi Saint. C’est une puissance masquée qui baigne ce moribond, sans qu’on sache si elle descend sur lui ou s’en exhale, ni pourquoi elle laisse dédaigneusement la Mort et la Douleur frapper, se jouer, faire saigner et souffrir, comme si elles se trompaient d’homme. Ce jardin plein de nuit, rouge de torches, est inintelligiblement lugubre. Il faut parler bas, s’agenouiller, ne pas dormir, pendant qu’agonise Jésus.

Est-ce le tutoiement ? ou le mot d’agonie ? ou cette vision de bras cloués, raidis à angle droit, en un supplice de brute ? Augustin ne peut dire pour quelle raison précise et spécifiable, mais son cœur n’est que cire, où pénètrent, tournent, fondent, et coupent les mots de ce gisant. Des frémissements parcourent son corps, des pieds à la nuque. La pendule-réveil, posée sur la cheminée, bat dans sa boîte ouverte, d’un petit son méticuleux. C’est le seul bruit de la maison.

D’un geste amolli de malade, Augustin repose le livre des « Pensées » sur la table ronde auprès de lui, tout ouvert, les feuilles contre le bois. Cette marée de misère et de Toute-Puissance qui déferle des Oliviers a fini par l’envelopper, lui, Augustin, après Pascal (après bien d’autres), dans ces mêmes flots où baigne le Christ.

Jésus lui parle comme à Pascal : « Je pensais à toi dans mon agonie. » Aucune distinction entre les deux âmes ; celle qui écoute en ce moment même, et celle qui, voici deux cent cinquante ans, entendit ces paroles, dans les effusions et les larmes d’une méditation de saint.

Augustin ne peut se méprendre : c’est bien lui qui se sent aimé, choisi, sollicité. Une sorte d’appel pressant et murmuré effleure son cœur comme un petit souffle.

Le silence où se propage cet appel est différent des autres silences : milieux inertes, simples absences de bruit. C’est le mutisme des attentes, encore vibrant du message qu’il vient de transmettre, attentif et chargé, tout pénétré d’une terrible douceur. Augustin se sent, d’être distingué par Dieu, une confusion à s’évanouir.

Plus tard, bien plus tard, lorsque, ayant eu le temps d’interpréter et de comparer, il revoit ces moments tels qu’en réalité ils furent, un des points suprêmes de sa vie, il réfléchit qu’à d’autres dates, l’appel se fût composé avec des préoccupations sans nombre pour lui et pour les siens, des questions d’argent, de santé, de carrière, des circonstances extérieures encombrées, toutes les lettres de change tirées sur le destin.

Et qu’au contraire, à cette date-là, et dans la jeunesse de sa pensée, tout était déblayé, net, expectant, réduit à l’essentiel autour de lui et en lui, simplifié comme une chambre de moine : rien qu’un plancher lavé, une paillasse de maïs, un prie-Dieu sous un Crucifix. Un paysage moral d’une sévérité solitaire, où la vue n’accroche rien.

Une énergique reprise rend à Augustin la possession de ses remparts intérieurs que l’émotion commençait de forcer. Il est, lui, Augustin, surpris en pleine maladie, aux prises avec un appel d’une douceur tragique. Des lassitudes de sa convalescence, il faut qu’il fasse soudain sortir les forces nécessaires à mesurer cet appel et l’ampleur possible de ses exigences.

Des saints, au début de leur vie de saints, ont du premier coup tendu en offrande, comme une corbeille au bout des bras, le détail futur de leur vie. Mais Augustin n’est qu’épouvante.

Qu’est-ce qui s’agite dans cette épouvante ? De bien petites choses en vérité, sans proportion avec l’immense : toute sa carrière terrestre, les grands concours, les réalisations déjà commencées… Elles jouent l’adresse et la prudence, et même le dévouement religieux : « Quand tu auras conquis ces titres, et puis ces autres, et puis encore ceux-là, avec quelle autorité ne parleras-tu pas au nom du Christ ? Comme on t’écoutera ! » Levée en masse des arguments et des défenses pour le bonheur en danger. D’autres motifs aussi, d’une sorte plus chaude : les chastes tendresses, les fiançailles inépuisables, toutes les symphonies de la joie. Aucun nom sur ces préfigurations passionnées, rien qu’une direction obscure où tendent d’essentiels désirs.

Oh ! les terrifiants moments, où Dieu confie véritablement aux hommes, avec la tâche de créer leur vie, une délégation de la Causalité ! Perdue dans son oreiller, la pauvre tête malade souffre, s’angoisse. Augustin reprend le petit volume en incertitude et désespoir. Il tombe sur la ligne : « Seigneur, je vous donne tout. »

C’est un coup de poing en pleine poitrine.

Ainsi, comme dans les consultations par le livre, où les anxieux tirent une solution fortuite de la page qui tombe sous leur main, Dieu a daigné penser à lui de la manière la plus individuelle, au moment précis de son besoin. Comme Pascal, il a subi cet ajustement personnel des grâces dont sont pleines et comblées toutes les vies des saints, et celle même de l’auteur du Mystère.

« J’ai versé telle goutte de sang pour toi. »

Augustin est emporté sur les hautes mers. Ballotté, inerte, entre l’acceptation et la résistance, également loin des deux, fétu sur de grands flots, il se murmure à lui-même, tandis qu’il maintient sa tête hors de l’eau :

– Seigneur, mon Dieu, je ne pourrai pas !

Il pleure à sanglots bas, de regrets, de détresse et de la terreur de Dieu. Cœur que disputent deux combattants, il mesure en tremblant les forces respectives. Une sorte de sécurité abjecte grandit dans son désespoir.

En vain, la même voix sourde et impérieuse, qui a jeté dans l’existence le Temps et l’Univers, descend-elle à cet inconcevable aveu :

– Je t’aime… plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures…

Entre elle et celui qu’elle poursuit, s’interpose un bouclier mou, fait de plat sens commun et de prudence humaine, qu’elle ne traversera pas.

Peut-être a-t-il pris, pour immédiat appel, une poussée d’exaltation née de la maladie… « Tes souillures »… sans doute, mais tes réalisations permises ? ton terrestre bonheur béni ?… « Je prendrai le temps de voir clair, le temps et l’aide… Il est des moyens légitimes, voulus de Dieu, mes propres réflexions, mes lectures, des conseils ; autant de critères de toute vocation possible. » Le mot de vocation l’épouvante encore. Il ne se rassure que parce qu’elle est loin. Ces phrases de défense et d’autres semblables sortent d’inépuisables réserves de sens pratique, de froideur et de raison.

L’attente ardente s’attiédit. L’appel relâche ses insistances. Il s’affaiblit moins qu’il ne se tourne vers ailleurs, comme s’il s’était trompé, qu’il cherchât quelque autre, à tâtons, dans la même pièce, d’un doigt que tentent d’autres cœurs. Un sentiment précis du positif prononce des mots qu’Augustin ne veut pas entendre, quelque chose comme : « Tu t’es bien défendu. »

Mais la tristesse et l’incertitude, nées de l’appel méprisé, portent avec elles comme une clarté rétrospective. L’appel n’a été ni subit ni isolé. Maints moments antérieurs de la treizième à la seizième année, s’éclairent à cette nouvelle lumière, obscurs lorsqu’ils se produisirent. Des plénitudes mêlées d’espérance, sans rapport à rien de terrestre, vaguement connexes à du sacré. De rares moments lumineux, pas toujours liés à des cérémonies ou à des communions, allant, venant, sans grande raison, dans son âme, brises douces, sortes de poussées vers des lieux d’où l’on voit de plus près l’autel.

Le tintamarre de fête populaire se détourne vers des rues extérieures, et l’on sent plus lointaine la ville qui mange, boit, s’amuse et fait du bruit.

C’est le lendemain matin que M. Méridier, pénétrant dans la chambre d’Augustin, un journal à la main, lui dit :

– T’apprendrai-je que le succès de la liste Marguillier a été écrasant et, qu’une fois de plus, la République est sauvée ?

Sa mère venait d’ouvrir la fenêtre et de lui porter son déjeuner. Une odeur d’imprimerie et de café au lait se répandait dans l’air du matin.

*

* *

Dix jours de perdus. Tel est le bilan de la maladie.

Plus de l’infixé, parmi les perspectives d’Augustin et ses certitudes pratiques, un compte à débattre sur les registres de son âme, une nouvelle attitude de défense et de semi-détresse prise malgré lui par tous les sentiments qui le composent, jusqu’à la joie de respirer et la douceur de vivre.

À la rentrée de Pâques, M. Rubensohn a été parfait.

– Envoyez-le-moi donc, a-t-il dit à M. Méridier.

Augustin va chez son professeur deux ou trois foie par semaine, selon les semaines, pour réparer le désastre. L’histoire, les langues, provisoirement refoulées, ont cédé à la philosophie tout le temps sur lequel elles débordaient.

Dans le vieillot appartement dont la mort eut l’idée, au mois d’octobre, d’enlever M. l’Archiprêtre, exprès pour y loger en meublé M. Rubensohn, une seule chambre avait échappé aux fauteuils acajou, au doré des pendules sous globe, aux rideaux lie de vin, aux photographies agrandies du Saint-Père avec leurs dédicaces au pied. Les volumes bleu-vert de la collection Alcan, et une foule d’autres, allemands ou anglais, tapissaient sur trois côtés cette chambre laissée vide. Le quatrième s’éclairait sur la place Saint-Cyrille, que les abbés prenaient de biais, avant d’ouvrir une barrière à hauteur de main, dans la porte cochère d’en face. Quand on avait de la chance, on discernait, par rares entrebâillements, un jardinet où l’hiver et l’été maintenaient la même froideur tombale. Avec plus de chance encore, il vous était donné d’apercevoir, caché sous des lierres et sommé d’une croix en simili-bronze, l’accès aux bureaux de Monseigneur.

Outre ses livres, le cabinet de M. Rubensohn s’ornait d’une table fort vaste, de trois fauteuils confortables, et, singularité qui avait beaucoup frappé Augustin, d’un très beau vase à fleurs, toujours garni.

Les absences forcées enfin compensées, lorsque Augustin remercia, plein de gratitude et de regret, pour celle des leçons privées qu’il crut la dernière, il entendit :

– Mais revenez donc ! Vous ne savez pas toute la philosophie !

On était en mai déjà. M. Rubensohn refusa tous honoraires. Son élève et lui travaillaient tous les deux pour un but identique : le Concours général.

Augustin reçut là le dernier développement que pouvait lui offrir cette incomparable année.

Déjà, bien des semaines auparavant, lorsqu’il se battait avec les gaucheries et les inadaptations des débutants, son père était allé prendre, sur un rayon de sa bibliothèque, un livre de Caro. Augustin souriait, pensant au mépris dont M. Rubensohn avait enveloppé les bons vieux Cousiniens. « Oui, je sais, dit M. Méridier. Mais ils avaient un art. Leur abstraction connaissait des images sobres et vastes. » Et il comparait quelques phrases de Caro, aux plus pénibles d’entre celles d’Augustin.

Cette leçon le frappa beaucoup. Une sorte de beauté encore inexplorée sortit des abstractions et l’enchanta. Elle allait jusqu’à varier ses aspects et ses catégories. Elle n’était pas la même dans la conclusion de Boutroux à la « Contingence », au chapitre premier des « Données immédiates » et au quatrième livre de Malebranche. Et aucune des trois ne rappelait Caro.

– Je ne blâme pas cela, dit M. Rubensohn des essais d’Augustin. Soyez-en sobre. Pas plus de deux par devoir. Et chacun très sobre.

Au goût des compositions extrêmement ordonnées, qu’il portait des classes antérieures, s’allia ainsi un don d’images et de formules, conquête sur l’abstraction pure. Quelquefois, lors des grands bonheurs, comme une récompense de l’invisible, une sourde vibration entre des mots calmes. À l’extrême bout des avenues, dans la forêt des théories, on sentait en jeu les destins humains.

Parfois, la leçon terminée, ils s’accoudaient à la fenêtre, avant qu’Augustin partît.

– C’est un coin de province exquis, disait M. Rubensohn, chez qui cette vieille rue française suscitait paradoxalement un vif sentiment d’exotisme.

Les chanoines à cheveux gris, les jeunes abbés secrétaires, cheminaient sous leurs yeux.

Devant la barrière à hauteur de main, sous le dépassement des feuillages, les vieux s’immobilisaient brusquement, le temps d’enfanter une idée avant d’entrer. Les jeunes, alors, s’arrêtaient comme eux, et pleins de déférence, les regardaient faire beaucoup de gestes avec la main et quelques branlements de menton, comme si l’idée qui barrait leur marche devait au préalable se diffuser à travers toutes sortes de petits muscles et que la voie libre ne fût obtenue qu’après plusieurs minutes de cette télégraphie de vieillards. Allégés enfin de tout ce poids mental, dispos et désormais au point, ils pénétraient chez Sa Grandeur.

– Le pittoresque de la rue s’étend jusqu’aux âmes, continuait M. Rubensohn. Je me sens pour elles, en tout respect, bien entendu, un intérêt très vif.

Augustin s’étonnait de ce mot « pittoresque » appliqué aux âmes. N’étaient-elles donc qu’un pays nouveau offert à cette universelle exploration psychologique, et que M. Rubensohn traversait comme il traversait les appartements de l’archiprêtre ? L’acceptait-il parmi les détails de son installation : le vieux chat de l’ecclésiastique, le tremblement provincial des pendules, la même odeur de côtelette vers midi, et de poisson le vendredi, véhiculées toutes les deux par la même vieille bonne dont il avait doublé les gages pour la faire consentir à servir un Juif ?

Augustin prêtait sur ces sujets, aux réflexions de son maître qu’il pouvait mieux qu’en classe solliciter, cette attention spéciale, intense et fraternelle ressentie par toute âme religieuse pour les incrédules de bonne volonté. (Et ceux-ci la lui rendent bien.) Il les écoutait d’autant plus passionnément qu’ils réveillaient un souvenir dramatique parfois en train de s’assoupir. Il n’avait rien dit à l’abbé Amplepuis de ce qu’il commençait de nommer : « l’appel ». Il lui semblait que sa foi n’avait jamais été plus vive ni plus sensible. Jamais plus grands, non plus, le trouble et l’inquiétude de son âme en face de ce que la pensée chrétienne nomme « la volonté de Dieu ».

– Le catholicisme, disait M. Rubensohn, reste d’un vif attrait. Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir. Métaphysiquement, sa puissance demeure extrême. Psychologiquement, aucune réduction des spécialistes du type Janet ou Delacroix, ne me persuade. Je ne suis pas même sûr qu’il ne s’évade pas des lacets de l’histoire. Évidemment, il reste l’imprévisible élasticité des recherches positives, soit historiques, soit expérimentales, le recul de l’ontologique devant les nouvelles déesses…

– Oui, continuait-il sur une insistance d’Augustin (et son doigt annulaire polissait à petits coups caressants sa lèvre rasée), les problèmes de la conscience ne peuvent rester couchés dans leurs vieilles formules après toutes les analyses biologiques et sociologiques qui sont en train. Ceux de temps et d’espace, celui de la nature ultime de la matière, la nouvelle physique de l’énergie les bouleverse. Elle bâtit entre elle et la conscience des ponts insoupçonnés. Des instruments et des méthodes incroyablement mordants rongent les vieilles métaphysiques-coussins sur lesquelles tant d’âmes se sont appuyées. Tout ce qui leur échappera définitivement, si ce mot a un sens, sera d’une inaccessibilité telle qu’elle ne nous intéressera plus.

– Dieu n’en sera qu’agrandi.

– Oh ! sans doute ! fit M. Rubensohn, conjuguant les deux allusions célèbres : moins que jamais, il sera la Vénus des carrefours. Et c’est tant mieux pour les cœurs à qui il se rendra sensible.

*

* *

Un maître d’étude, M. Moreau, qui préparait sa licence de philosophie, avait obtenu de suivre les cours de M. Rubensohn. Installé seul au troisième banc, petit, bilieux, rageur, mordant son pinceau de moustache, toujours en train de gratter quelque chose, son jarret, son avant-bras, ou même son aisselle à travers le gilet ouvert, on l’appelait Mort-aux-Puces, dans la section qu’il surveillait. Lorsque les philosophes admiraient devant lui la leçon qu’ils venaient d’entendre, il avait la spécialité de répondre, à quelque date qu’on fût, en les renvoyant à une partie du cours encore à intervenir, mais que lui, M. Moreau, connaissait déjà : « Oui, mais ça, c’est encore rien, disait son air gourmand, vous verrez bientôt ! » Et dans ses clins d’œil précipités, ses deux paupières avaient l’air de se gratter l’une l’autre.

Il apporta l’« Avenir de la Science », sollicitant respectueusement l’avis de M. Rubensohn, sur l’opportunité de sa lecture. M. Rubensohn expliqua que ce Renan première manière datait, moins peut-être par ses espérances que par la hâte simplificatrice qu’il mettait à les formuler. Vexé, le maître d’étude introduisit, quelques jours après, la « Vie de Jésus », in-douze populaire, broché de jaune, corné, malpropre, lu à quelque table de pension de famille, sur une toile cirée imitant la nappe, entre le fromage et le café tiède, servi en retard.

– Emportez-la, dit-il à Augustin. Prenez-la donc. Vous me la rendrez quand vous voudrez.

C’était à la fin de l’année, dans les premiers jours de juillet, à la récréation qui précédait une classe facultative de langues vivantes, la dernière. Les philosophes se promenaient seuls sur la cour.

Augustin sentit dans la poitrine ce heurt mou après lequel le cœur se met à battre pour rattraper le temps perdu. Des défaillances parcouraient à la fois sa volonté et ses muscles. Toute opposition fondait devant un désir de feu. Le sentiment du défendu, de l’index, l’écrasait. La brochure jaune, brûlante d’attraits, de périls et de prestiges s’ouvrait seule dans ses mains aux points dociles des coutures. Il s’indignait qu’elle fût éditée à prix infime de propagande, pour cerveaux désarmés. Des phrases déjà le mordaient. « Parcourir un livre, le temps d’éprouver la qualité de sa prose, est-ce lire ? » L’excuse naissait à la manière humaine, de l’acte qu’elle eût dû précéder. Il s’enfonça dans les paysages de Palestine.

« … Son père Joseph et sa mère Marie étaient des gens de médiocre condition, dans cet état si commun en Orient, qui n’est ni l’aisance ni la misère… Les rues où il joua enfant, nous les voyons dans ces sentiers pierreux ou ces petits carrefours qui séparent les cases. La famille était assez obscure… Jésus avait des frères et des sœurs dont il semble avoir été l’aîné… »

Les grandes musiques de Chateaubriand, jouées sur des flûtes plus fines, s’accordaient à des noms bibliques pleins de volupté, de langueur et de parfums. C’était le « double sommet qui est au-dessus de Mageddo, les montagnes du pays de Sichem, avec leurs « lieux saints » de l’âge patriarcal, les monts Gelboé, les souvenirs gracieux ou terribles de Sulem ou d’Endor, le Tabor avec sa forme arrondie, que l’antiquité comparait à un sein »… Cette tristesse raffinée que le temps dépose en s’écoulant sur toutes les plages de l’histoire, montait d’accablants paysages, moitié évoqués pour eux-mêmes, moitié engagés dans les légendes, séchés, immuables, depuis longtemps morts et fixés en leur ensoleillement éternel.

On ne sait quoi d’indolent et de détaché pénétrait tous les types de l’explication renanienne, depuis les froides certitudes discursives jusqu’aux communions et aux demi-amours. La dédaigneuse délicatesse avec laquelle il voyait en Jésus plus clair que Jésus, l’odeur de momie d’un Orient millénaire, une surabondance de mots de douceur : « délices, sentiments exquis, charme infini, ravissante figure », ce goût continu de dessert et de miel et cette interminable enfance, voisinaient sans s’y confondre avec une certaine façon bonasse et narquoise de décrire en termes d’économie moderne et d’analyse contemporaine des états sociaux très anciens.

Augustin lut longtemps.

Il fut réveillé par un silence subit. Il avait, en lisant, parcouru la cour d’un bout à l’autre et se retrouvait l’épaule contre un arbre, sur des emplacements maintenant déserts. Toute chose prenait cette apparence qui suit les grands renouvellements : un mélange de bouleversé et d’identique, de banal et d’inconnu.

Valait-il mieux rejoindre, en s’excusant, la classe de langues, ou s’en aller ? Augustin ne décidait pas. Il brossait sur sa manche gauche, avec tristesse et détachement, la traînée de poussière verte qu’avait laissée l’arbre contre lequel il s’était appuyé. Il commençait de sentir comme une indigestion paisible, pas douloureuse, irréductiblement lourde et qui ne passerait pas.

La classe de langues respirait la fatigue des fins d’année, la familiarité des réunions à faibles effectifs, l’impatience des prochaines vacances. On expliquait quelques pages de Christmas Carol, qu’il suivait péniblement.

La légende de Bethléem et de la filiation virginale, les généalogies discordantes, les élaborations populaires de l’idée de Messie, traversaient l’air devant lui, parmi les Scrooges et les Crachitts, dans les rues brunes de la cité de Londres. Il les chassait : elles revenaient. Elles jouaient avec lui comme à la balle. Il les repoussait en serrant les poings et les mâchoires ainsi que des bêtes physiquement existantes, qu’il lui fallait étrangler.

Des images palestiniennes, musquées et idylliques, les puits près des bourgades, les bucoliques de Galilée, le doux ébionisme du Christ, le perçaient de l’envie passionnée d’ouvrir le livre en pleine classe et de savourer une fois de plus l’odeur de nard et de jardin clos.

Ainsi, pendant qu’il disputait avec lui-même des voies et moyens métaphysiques aboutissant à Dieu, la question centrale, cœur de sa vie, s’était jetée sur lui à l’improviste par d’autres trajectoires : la méthode historique, une science partielle mais positive du divin. Les chemins de la critique biblique se tracèrent dans ce paysage fantastique où le bon Dickens traîne ses fantômes prédicants et la chaîne faite de leurs actes.

Ce qu’avait voulu dire M. Rubensohn devenait fort clair : l’ontologique chassé par l’expérimental, les méthodes positives transformant l’énoncé des vieux problèmes métaphysiques et le théologique ligoté aux lacets de l’histoire : les deux dépossessions. Il avait eu tort de ne remarquer que la première, dans le salon de la place Saint-Cyrille, tapissé de livres et fleuri. Il comprenait maintenant. Intellectuellement, c’était une acquisition ; et une fameuse. Dommage d’avoir à la payer par l’effondrement de ses cathédrales intérieures. Cette intuition le traversa, que si leur vérité était arrachée aux synthèses catholiques, le problème de Dieu en général ne l’intéressait plus.

Débarrassé du livre, qu’il rendit à Mort-aux-Puces, dans l’étude de cinquième où il trônait, Augustin se retrouva sous le soleil banal, parmi des rues trop souvent vues, en une inertie où il ne se reconnaissait pas. Sa serviette passant d’un bras à l’autre, il traînait, d’un air détaché, sa paresse aux étalages. Après tout, était-ce aussi grave ? Toutes ces « manières » qu’il avait faites pour lire, toutes les cérémonies de l’hésitation, un peu exagérées, peut-être ? un peu ridicules ?… Le sérieux de l’index ?… Il avait devancé la permission, voilà tout. Devant la librairie Modern’, il sentit comme une envie de rire : « Renan ? Eh bien ! cette fois, j’ai lu Renan ; je sais comment c’est fait »… Il lui semblait faire sauter en l’air une fiole à étiquette rouge et jongler avec.

Au carrefour de l’avenue Gambetta et de la place de l’Hôtel-de-Ville, des passants s’étaient groupés autour d’un accident. Les légumes d’une petite voiture renversée avaient roulé jusqu’aux délivres d’une maison en reconstruction. La tour nord de l’Abbatiale dominait ces natures mortes. Augustin entendit, au fond de sa cervelle, un sarcasme s’essayer contre la cathédrale et sa solennité de grosse chose infaillible : « Attrape ça !… Et tire-toi de là, si tu peux »… Tout à fait comme au Calvaire : « Sauve-toi, voyons ! » Était-ce un blasphème ?… bien involontaire, et comme disait Amplepuis, « pas consenti ». Alors ce n’était pas un blasphème…

La multiplicité de la vie quotidienne pullula ainsi, autour du drame. La grande détresse acceptait d’attendre, cachée, pesante et sans douleur. Elle attendit toute la nuit, palpable à travers le sommeil.

Ce fut au matin qu’elle l’écrasa.

Augustin devait se rappeler longtemps la crise de ses seize ans, première des grandes secousses de sa vie. S’il en vint à bout, ce fut par l’énorme puissance d’habitudes morales qui ne voulurent pas mourir.

Il était là, à l’aube, contre son lit, à l’heure où les genoux connaissent d’eux-mêmes que l’heure est venue de prier Dieu. Incapable de prononcer l’article du Symbole des Apôtres : « Et en Jésus-Christ, son Fils Unique, Notre-Seigneur, né du Saint-Esprit et de la Vierge-Marie », il hurlait d’un curieux hurlement à voix basse : « C’est tombé, c’est par terre, c’est en miettes, comme pour la marchande de légumes… Je pourrais aussi bien dire : Notre-Seigneur qui descendez tous les ans, par la cheminée, la nuit de Noël ! »

Agenouillé, debout, misérable, dans les tapages crus du matin, les discussions de journaliers montant de la courette, le raclement des brocs d’eau sur des barres de fontaines, les bruits quotidiens de tous les pauvres jours, il pleurait sur lui-même à petits pleurs haletants, mêlés de toux et de bouts de prières, d’absurdes prières (à qui ? à quoi ?) perdues, battant de l’aile dans le vaste ciel, mêlées d’un geignard et machinal : « mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! » Toute sa chère vie familiale, toute sa vie religieuse, son austérité raide, bien élevée, orgueilleuse, les gants sur les mains, le chaud blottissement à plusieurs et le ton de voix de ses parents, qu’il a dans l’oreille en ce moment même, tout est désert, ravages, décombres…

D’autres ont passé par là, sans tant de tragique… Pas lui. Il est comme cela. Il le sait. Il ne sut que plus tard qu’il était bien jeune.

Il dut reprendre pied tout seul, sans aide. Tout seul, il lui fallut – dans les intervalles de contention extrême qui coupaient ses lamentations sur tout ce qui était fini – retrouver contre Renan les gros griefs classiques. Ceux des exégètes catholiques : l’a priori rationaliste, critérium essentiel des négations ; ceux des autres exégètes : le reflet sur son Jésus, de son âme à lui, Renan, et cette laideur de vernis d’art sur l’argile nue de l’histoire. Tout seul, il dut annuler l’immense érudition dont le vieux Renan l’accablait, par l’évocation d’éruditions égales, postérieures et inverses. Comment donc ne l’avait-il pas vu dès hier, cet a priori, dans le glissement facile et la suspecte aisance avec laquelle il précédait les conclusions de Renan sur leurs propres trajectoires, leur montrait le chemin et arrivait premier ?

La glace de cheminée lui renvoyait son reflet : habillé, concentré, les bras croisée, un poing dressé jusqu’à sa bouche, et qu’il mordait.

Il sortait de là brisé, suant d’angoisse, vaguement vaincu dans sa victoire, des douleurs sur les bras comme s’il s’était battu, inquiet pour l’avenir et sentant l’attaque grosse de recommencements infinis.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

– Mais que fais-tu donc, Augustin, tu déclames ?

Christine était devant lui, sans qu’il l’eût entendue. Il venait de parler tout haut : « avoir peur… yeux fermés par l’épouvante… violateur de bois sacré »… Peut-être sa sœur avait-elle surpris ces mots-là.

Il demanda l’heure.

– Huit heures moins le quart. Tu n’auras pas le temps de déjeuner.

Il se rappela avoir regardé sa montre au moment du premier agenouillement contre le bord du lit : il y avait deux heures qu’il souffrait.

– Mais qu’est-ce que tu as, Augustin ? Mais comme tu es drôle !

Christine le regardait bourrer sa serviette, déplacer deux ou trois fois les mêmes livres, chercher ce qui se trouvait sous sa main.

– Je n’ai rien, finit-il par dire d’un ton de triomphe froid.

Dans ses yeux luisait cet éclat d’impassible joie par lequel débutaient régulièrement ses gamineries.

– Je n’ai rien. Je vais bien. Il fait beau. Je dégonfle un monsieur obèse.

Il leva l’index comme un mage et visa le nez de Christine.

– Je dis plus. Si Dieu s’est accommodé des conditions anatomiques et physiologiques humaines, il a dû accepter à plus forte raison les conditions sociales, et parmi elles les méthodes historiques d’un pêcheur de Tibériade. Ô fille des Cinq-Plaies, ô disciple fidèle ! comprends-tu, dis-moi, comprends-tu ?

– Mais dépêche-toi donc, Augustin, criait Christine trépidante.

Il engouffra un déjeuner sans pain ; il descendit les escaliers trois à trois ; il courut dans la rue. Le portier, qui le vit courir, maintint la porte ouverte. Tout ce mouvement remit dans ses pensées une grande gaieté active, l’odeur salubre des jours ordinaires, où rien n’arrive.

*

* *

C’était le second jeudi de juillet, à la fin du déjeuner, quelques jours après Renan. Dès que fut pris le faible café qui suffisait à ses nerfs, M. Méridier interpella Augustin, parmi les pelures de gruyère, les noyaux des dernières cerises et les turbulences d’enfants :

– Veux-tu venir te promener ? Laisse tes livres pour ce soir. Nous irons assez loin.

Augustin sentit s’éclipser les Méditations de Descartes et s’allonger jusqu’à sa rencontre l’image de petits chemins creux plongeant vers les moulins.

Mais les petits chemins creux ne vinrent pas. À leur place, la route nationale se mit à fuir, large, plate, d’une correction administrative et sans visage. M. Méridier s’y engageait quelquefois, jamais aussi loin. Après une heure de marche, les futaies des Sablons finirent par préciser leur confusion lointaine, modeler des renflements, creuser des grottes dans leurs ouates vertes et dures. M. Méridier prit le chemin qui les desservait.

– Mais, papa, c’est aux Sablons que tu vas ?

– C’est aux Sablons.

– Mais il y a quelqu’un aux Sablons !

– Il y a Mme Desgrès des Sablons, puisqu’elle m’a écrit.

Augustin connaissait l’habitude qu’avait son père de faire mystère des nouvelles, pour peu qu’elles fussent heureuses et surprenantes à la fois. Il aimait les présenter en pleine réalisation, dans tout l’éclat d’une jeunesse dont on n’avait pas vu l’enfance. Ceci fait, il les dédorait, les ramenait aux couleurs communes.

– J’y commence, fit-il, une série de leçons en vue du baccalauréat de novembre, pour un candidat qui s’est déjà fait refuser l’année dernière. C’est le neveu de M. Desgrès des Sablons, le fils de sa sœur, un jeune M. de Louviers-Baulny, si j’ai bien lu. Tu te rappelles sans doute Mme de Préfailles ? Elle me rend le service de se souvenir de moi.

Augustin commença de marcher avec un peu plus de raideur et de silence. La crainte que « cela se vît » le glaçait. Peut-être, déjà, lors de Musset, « cela » s’était-il vu…

Si peu qu’elle existât, rudoyée, bafouée, chérie, cette chimère voletait depuis deux ans à travers sa vie et il refusait de croire que c’était depuis bien plus longtemps encore. Malléable et sans squelette, sans anecdote en son histoire, sans événement pour lui constituer une rigide et inchangeable nature, elle se glissait avec souplesse dans ses brefs songes. Elle se promenait parfois parmi ses paysages familiers. Plus heureuse que lui, elle partait pour des voyages qu’il ne ferait jamais, et rentrait le soir. Invitée charmante et qui s’accommode, elle se trouvait à l’aise dans ses habitudes familiales. Aussi dépouillée qu’elles de toute aventure, elle existait sans bruit, ni vie extérieure, en un grand secret. Elle y joignait une saveur de conte de fées, une certaine familiarité avec l’impossible. Un seul côté du monde elle tremblait d’aborder : celui même où on l’eût cru chez elle. Le paysage des Sablons lui faisait peur et le grand vieux château mélancolique. Augustin ne l’y menait jamais. D’ailleurs, s’il voyait bien que ses émotions le poussaient sur ces chemins-là, il ne savait pas vers quelle personne, et n’était même pas sûr qu’il y eût quelqu’un pour les recevoir.

Une forte et subite intrusion du réel bouscula ces fantômes.

M. Méridier franchit avec Augustin les passages latéraux d’une barrière blanche autour de laquelle s’équilibrait l’extrême avancée des futaies. Ils entamèrent les premières courbes d’une avenue soignée, déserte et neuve.

– Tout cela est changé, disait le professeur à mi-voix, comme si on pouvait l’entendre de trois kilomètres. Ce coin de futaie, jadis assez sauvage, s’est discipliné, n’est plus qu’un parc.

L’ondulation vague de sa main anéantissait la barrière blanche, défaisait l’œuvre de l’architecte paysagiste, évoquait le temps d’avant le grand mariage et même des jours bien plus anciens. Il faisait revivre la vétusté paysanne qui avait autrefois régné là, pleine de bonhomie et d’abandon. Il ressuscitait les landes et les jachères, les ornières de ferme et les charrois forestiers, toute la négligence d’un domaine rural jadis imposant, mordu par les dilapidations diverses d’une ancienne fortune.

Ils traversèrent le grand silence de futaies de luxe. Un chant d’oiseau unique, vrillant un zénith de feuillage et de ciel pâle, accompagnait leur marche, puis passait le mot d’ordre à un autre chant d’oiseau. De chaque côté dormaient de vastes espaces inhabités, pleins d’une substance fraîche et hautaine, sécrétée par de solennels bois, étroitement appropriés mais déserts.

À mesure qu’on approchait, les lieux changeaient de nature. Les volumes d’air vierge, inépuisablement fournis par le profond moutonnement des arbres, développaient une certaine senteur presque sociale qui les distinguait de l’air pur et simple des champs. On pressentait, au bout des avenues, des présences de haute vie. De plates surfaces vertes naquirent du refoulement des futaies. Des massifs d’arbustes ballonnés, docilement ronds, admis parmi les entourages proches, portaient la marque d’une familiarité plus grande et d’une emprise directe. Entre eux, des fleurs rouge écarlate, disposées avec mesure et calcul, éclataient comme de petites joies vives. Tout devenait humain. Le dernier rideau d’arbres ne laissait apercevoir encore que la couleur ardoise de vastes toits compliqués.

Composite et gardant des parties très anciennes, le château paraissait écrasé, vu par cette arrivée latérale. Une avancée de constructions raides conduisait jusqu’au sol ses plans inclinés comme pour en remonter les hommes. Pareille à un texte d’invitation formaliste et précis où tout contresens est impossible, elle exprimait rigidement ce qu’avec bien d’autres nuances avait murmuré la longue traversée des verdures : quelques gorgées bues à de nobles coupes, la défense d’être dupe, la musique flexible de l’accueil, et la prière, à qui écoute, de poser son doigt sur les touches et de collaborer.

Deux dames et une petite fille se montrèrent entre ces massifs. Le professeur, découvert, avançait sous le grand soleil. Augustin le suivit, résorbé. Toutes ces choses faites pour elles, ces avenues, ces dispositions du paysage, cette heure de préparation silencieuse s’effaçaient désormais, expiraient à leurs pieds, inutiles : celles qu’elles annonçaient étaient là. Légères, posées sur leurs prairies, elles respiraient, avec un bonheur qui ne se donnait pas la peine d’être conscient, les parfums d’air dont se nourrissaient sans doute exclusivement leurs vies.

Augustin se sentit pesé, laissé, repris, jugé par des critériums et des repères dont il n’avait pas l’usage, d’une nonchalante finesse infaillible. En même temps, il entendait une voix de gorge délicate et prenante, ralentie d’hésitations et, par endroits, d’une rugueuse grâce, lorsque des incertitudes factices semblaient peser matériellement et racler çà et là, sur le poli de son cristal. Extrêmement pure ailleurs, caressante et pralinée, et d’un tel détachement, en hauteur !

Mais lui savourait, avec une hostile ardeur glacée, cette substance vocale railleuse et cristalline, cette manière de musique sans note ni chant. Elle offrait aux visiteurs des nuances ravissantes, assez impérieuses : une amabilité presque gaie, penchée, sans y descendre jamais, jusqu’au niveau où elle risquait de devenir intérêt, bienveillance ou peut-être amitié ; certaines poussées d’ironie, maintenue elle aussi a l’état naissant ; un désir général de familiarité et d’abandon, qui se laissait, d’une obéissance riante, barrer la route par de strictes forces mondaines. De la tête, portée en léger retrait, descendait d’assez haut la lumière d’un regard qu’Augustin prit la hardiesse de rencontrer une seconde, pour en oublier aussitôt la couleur. Il eut le temps de voir que la jeune femme était belle, longue, d’un pâle rose mat moiré d’oranger, venu sans doute du soleil qui traversait son chapeau d’été. De toutes les anciennes images qu’il eût pu conserver d’elle ou reconstituer, aucune ne s’appliquait, aucune ne ramenait du passé la moindre similitude.

Ses traits gardaient un sourire permanent, plus formaliste et décidé que la voix. Peut-être celle-ci traduisait-elle à son insu la réalité variable de son âme, tandis que le brillant visage n’exprimait que ce qu’elle avait choisi d’être au premier contact.

Elle était vêtue de délicates étoffes d’été, à la fois floues et appliquées, dont, bien entendu, il ne savait pas le nom. Ses yeux, n’osant se lever au-dessus des gants gris de jardin, eurent le loisir d’y voir un peu de la paume de sa main gauche.

Son père lui offrait des compliments soignés, d’allure étudiée, plaisants et bien écrits, respirant une gaieté légèrement cérémonieuse. Il lui parlait comme à une grande dame des textes classiques. Il paraissait heureux. Il présenta ce mince garçon de seize ans.

– Et qu’allez-vous en faire ?

(De grâce, que son père ne dispose donc pas les projets d’Augustin en éventaire devant ce sourire !)

– Ce qu’il voudra, madame.

– Ce qu’il voudra ? Mais comme il a de la chance !

Ce dernier mot « chance », prolongé et comme étiré par la voix merveilleuse, parut à Augustin, ce que sans doute il était, plein d’amusement, de moquerie légère, ou même aussi d’intérêt et de familiarité naissante, et peut-être encore de vagues choses ressemblant à des regrets sur elle-même. Ainsi, du moins, Augustin crut-il le soupçonner… Il se sentit, à sa stupeur, déborder d’une subite inondation de gratitude, d’asservissement, de ferveur et de joie, avec d’autres émotions inconnues. Il leur barra la route d’un rude, coup de frein, se criant à lui-même : « Assez ! » et qu’« il n’était pas fou ».

L’autre jeune femme resta en retrait, ne dit mot, sembla secondaire. Mme Desgrès des Sablons ne lui présenta pas les visiteurs.

M. Méridier demanda comment allait M. de Préfailles.

– Mais fort bien, je suppose. Mon frère commande son aviso dans quelque mer chinoise, ou cochinchinoise, ou japonaise, je ne sais. Nous ne savons. Voici sa fille. Petite Anne, voulez-vous donner la main à ces deux messieurs ?

Une délicate petite fille de huit à neuf ans, dont les beaux cheveux châtain blond descendaient en spirales, la seule qui fût restée grave parmi tous ces sourires, n’avait cessé de regarder les deux nouveaux venus de toute la profondeur de ses yeux purs. Elle leur offrit sa menotte d’enfant sans la moindre timidité.

Un jeune homme s’approcha, se tint debout près d’elles. Un peu plus âgé qu’Augustin, gras, immobile, maître de lui, il attendait qu’on le présentât, avec un sérieux froid qui simulait l’homme mûr.

La belle main gantée se tendit vers eux.

– Au revoir, cher monsieur. Je vous abandonne à votre leçon. Mais comme vous seriez aimables tous les deux, de ne pas nous quitter avant le thé !…

Augustin reprit contact avec le réel bien avant la fin de la leçon, dans l’unique fauteuil de la chambre où l’élève de son père les avait conduits. Pendant que s’ânonnait un mot à mot de Tite-Live, lui, oublié, lisait La Bruyère dans une édition classique. Avec des manières très différentes de celles qui prévalaient sur le préau des « grands », le jeune Louviers-Baulny s’était excusé de lui donner « cet auteur » à lire, faute, disait-il, d’autre roman. Le bourdonnement de la leçon continuait. Le jeune homme parlait en redressant une tête parfumée, rousse, grasse, charnue à la nuque. Des « heu ! heu ! » traînés et autoritaires coupaient son débit, mais chaque fragment restait extraordinairement assuré et calme, au milieu des pires sottises latines. Dès qu’un début de rectification partait du professeur, un nouvel essai de traduction refoulait l’erreur et la vérité du même ton massif et maître de soi, fragmenté des mêmes « heu ! heu ! » impérieux, destinés à arracher au texte latin un sens acceptable, à force de décision dans le commandement.

C’était une de ces chambres mansardées, refuge traditionnel des salles de jeux et des salles d’études, aux étages supérieurs des châteaux. Augustin quitta son fauteuil pour s’accouder à la fenêtre, devant un paysage immense. Les hautes futaies dominatrices s’aplatissaient sur le sol. La distance leur faisait livrer les dispositions et les plans qui les régissaient. Le tapis-brosse des forêts couvrait la terre, en des endroits sans doute choisis d’avance, entre les intervalles bariolés des champs et des routes… Mais non, voyons ! C’était l’inverse. Les forêts avaient poussé les premières, bien avant les champs et les routes, et d’ailleurs, qu’importait !…

Très au-delà, en plein horizon, dans les marges bleues, d’inidentifiables clochers pointaient à l’extrême lointain d’un amorphe et indolent espace, alourdi de soleil. Augustin sentait une douce détresse désespérée, parente de ce repos. Ainsi simplifiés, désintéressés des hommes, ces paysages magnifiques et complices extrayaient de son cœur des désirs de solitude et de sérénité. Ah ! qu’importait que celui-ci déshonorât Tite-Live autant que les âpres élèves de classes sociales plus rudes, et qu’importait encore, tout près d’ici, la respiration de belles vies heureuses ?…

Quelque chose, dans son cœur, sans qu’il y fût pour rien, parla tout seul, murmura tout seul. Quatre mots seulement : « Dix-sept ans ; vingt-neuf ans. » Ce fut contre cela qu’il s’exaspéra. « Assez de sottises, de bêlements et d’invraisemblances ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Est-ce qu’il pouvait dire ce que cela signifiait ?… Il balaierait cette langueur ridicule, ce sentiment aux yeux pâmés… » Ainsi luttait le verbalisme violent de son monologue moral. Ainsi se faisait-il, captif indocile, traîner sur le sol dur… Il revint s’asseoir avec une froideur raide, insoucieux du bruit de ses pas.

Le livre de La Bruyère l’attendait, ouvert sur le fauteuil et le dos retourné. Augustin y lut au hasard :

« Quelques-uns achèvent de se corrompre par de longs voyages et perdent le peu de religion qui leur restait. » De longs voyages… « Un aviso dans quelque mer chinoise ou cochinchinoise ; je ne sais. Nous ne savons… Voici sa fille… » Augustin reprit sa lecture : « : Quelques-uns achèvent de se corrompre… »

Le jeune Louviers-Baulny parlait examen. Il annonçait des espoirs et même des sécurités en termes qui rendaient pour Augustin un son prodigieusement étranger.

– Pour moi, M. l’abbé m’a toujours dit que je pouvais passer en français, si seulement je me souvenais des plans. J’avais choisi : « Peut-on attribuer à Corneille… Attendez, monsieur !… les qualités de psychologue et de moraliste qu’on reconnaît d’habitude à Racine ? » Vous connaissez sans doute ce sujet ? Il n’est pas difficile, n’est-ce pas, monsieur ? M. l’abbé m’a très bien expliqué. Il suffisait de se souvenir d’un plan sur Corneille et d’un autre sur Racine et de les ajouter. Ils ont bien au moins cinq ou six idées chacun. Je dois dire que j’ai une mémoire détestable. J’avais complètement oublié ces plans. Eh bien ! je vous dirai que je me suis présenté avec un de mes amis qui avait treize idées, dont il se souvenait parfaitement bien. Il a trouvé le moyen de se faire refuser avec treize idées ! C’est formidable, n’est-ce pas, monsieur ?

Ses « heu ! heu ! » avaient disparu, les circonstances étant autres. Des procédés différents assuraient les nécessaires paliers des phrases. Il utilisait à cet effet des aspirations salivantes entrant par la fente des deux lèvres rapprochées ; elles exprimaient une détente satisfaite, une sécurité, une sympathie qu’on convie l’interlocuteur à partager, puisqu’on le connaît désormais et qu’il a pris place dans l’ensemble social destiné à notre bonheur. La réserve de graisse inexploitée que contenait son cou s’arrondissait en cylindres superposés.

Tant d’assurance, tant d’argent et treize idées… En face de cette jeune maîtrise, Augustin voyait son père en profil perdu. Tandis qu’il dictait, d’une voix professionnellement nette, un sujet sur Alceste et Philinthe, sa barbe rousse et blanche remuait sur ses joues et la courbe de ses épaules fléchissait de faiblesse. Les irisations de ses rêves parurent à Augustin égoïsme et chimère.

La leçon terminée, le jeune homme se précipita sur la porte avec une serviabilité formaliste et froide qui était dans sa manière. Augustin vit passer des tapis d’escaliers bleus, un mélange de pierres de taille et de fer forgé, des embrasures de fenêtres profondes, par lesquelles entrait un frais été.

Comme ils débouchaient au rez-de-chaussée sur un vestibule de granit et de tapisseries, une automobile déversa son contenu mondain sous la forme de deux dames et d’un monsieur vêtu de gris. Près d’eux, en retrait, un domestique était posé, pareil à un accessoire. Les visiteurs avançaient lentement. Leurs trois regards traversèrent sans s’arrêter Augustin et son père, les prenant pour quelque partie incommodément épaissie et colorée de l’espace, à travers laquelle ils eussent à observer par transparence, et que les règles d’une bonne observation fussent de fixer sans voir, d’un air glacial.

Contre le perron, une deuxième automobile se rangeait déjà. À angle droit avec la direction générale du grand vestibule, au bout d’un corridor en bois et pierre, à travers les glaces d’une porte latérale, pendait, verticale et limpide, équilibrée comme un tableau, une autre partie de l’indifférent été.

– Voulez-vous m’excuser auprès de Mme Desgrès qui doit avoir beaucoup de monde ? dit au jeune homme gras M. Méridier, dont la brusque décision de timide imitait l’audace.

– Non ! non ! confirma-t-il de ce ton presque fébrile qu’Augustin connaissait bien. Restez ! je vous en prie ! je vous en prie !

Et ils s’enfuirent tous les deux par le sonore corridor qui sentait l’encaustique et la boiserie de chêne.

Pendant que ce mécanisme mondain repoussait M. Méridier avec une force inconsciente de son propre exercice, Augustin réentendait la voix lente, ironique et dorée : « Comme vous seriez aimable de ne pas nous quitter avant le thé ! » L’idée qu’il eût pu la revoir autour d’une table à thé lui étreignit le cœur d’un brusque regret déchirant, mais qui fut court. La caresse du fantôme se dissipa dans le grand air.

Ainsi il logeait dans son cœur toutes les contradictoires : l’attrait du renoncement total, du « donne-moi tout », et aussi l’amour des siens, le désir de ne pas les quitter, de les aider tendrement, et les plus beaux appels de la passion et de la chimère, un goût double, de vie terne et d’éclat… Le débouché sur le parc le surprit en pleine fureur contre lui-même.

C’était une avenue plus courte et plus parée, aux grâces florales admirables. Elle fut, pour Augustin, privée de sens, aussi inertement vide que dans l’étonnement d’un grand deuil. Il n’y verrait plus, de fort longtemps sans doute, celle qui en fut pendant cinq minutes le centre et l’apothéose. Puis il se dit que toutes ces choses étaient le type même des idées obsédantes, qu’elles passeraient, qu’elles mettraient un certain temps à passer.

– Elle est aussi charmante qu’autrefois, monologuait M. Méridier, quand elle accompagnait de ses taquineries les leçons de français que je donnais à son frère. C’était il y a bien longtemps. Je ne sais pourquoi, j’ai l’impression qu’elle reste un peu triste.

Ses phrases se coupaient d’hésitations et d’arrêts, comme s’il conviait Augustin à en remplir les intervalles.

– Je crois que nous avons bien fait de partir, finit-il par dire.

– Je le crois aussi, papa, répondit Augustin, d’une voix tranquille.

On atteignit la fin de l’avenue. Les derniers reflets des pelouses, une corbeille de fleurs, des arbustes taillés précédaient une conciergerie. Ils la franchirent et reprirent en sens inverse la grise prose de la route.

*

* *

Une très grande nouvelle vint aider l’obsession à passer.

C’était la semaine d’avant les prix, dans les jours qui suivirent le baccalauréat et la grosse et voyante mention, semblable à celle de l’année précédente. À ce moment juste, éclata le coup de tonnerre. Par-dessus tous les lycées de Paris, Augustin obtenait le premier prix de philosophie des « nouveaux » au Concours général. Il se classait le troisième de France, après deux vétérans des lycées parisiens, dont l’un remportait le prix d’honneur.

On parlait de cet événement d’un ton posé et calme, comme si on renonçait à égaler les mots à son importance. Quand il apprit la nouvelle, Augustin se sentit la tête tournante, le souffle coupé et, dans son bonheur, un curieux mélange de chaleur et de vide. Il se reprit en main avec ses habituelles secousses volontaires, renforcées de railleries contre lui-même. Il trouva pour le cas actuel : « Pensif et pâlissant, comme dans Vigny ». – Mais il n’osa pas ajouter l’autre vers : « Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant », dangereusement proche de l’« appel ».

Le Proviseur attendait, d’un collègue de Paris, l’offre de son lycée, pour la préparation à l’École normale. Il en vint trois. En hâte, M. Méridier demanda conseil à M. Rubensohn, parti en vacances dès le baccalauréat et que la petite préfecture ne devait plus revoir. Augustin lui écrivit en même temps ses effusions, sa gratitude. La réponse parvint d’une ville d’Allemagne, universitaire et médiévale, ce qui fit luire sur ce bonheur un peu d’exotisme, un petit reflet du vaste monde.

C’était la vraie fin de l’adolescence. Quelque chose de fléchissant et de terminal, malgré l’assertion inverse du calendrier, figurait aussi dans la substance de l’été. Tout le monde était fatigué de ces dix mois de tension mentale et morale, mais cela ne rendait pas compte de cette inattendue mélancolie, mêlée à l’élation qui gonflait Augustin. Son père, gardé à l’attache jusqu’aux prix, écrasé par quarante semaines de servage, connut une dernière classe respectueuse et presque intimidée, qu’il dépeignit à mots plaisants.

Ils se trouvaient tous les deux dans la chambre-bureau, où tant de choses se tenaient avec eux. Le rayonnage de bois blanc, chargé de livres brochés et de cartonnages scolaires, les statues grecques, le paquet de notes sur saint François de Sales, la thèse latine, tout avait pris la même teinte de finalité et d’adieu. Encore Augustin ne devinait-il pas toute la largeur de la fissure : le prochain départ de son fils et la solitude du pauvre homme avaient frappé la thèse à mort.

Mme Méridier fut longue à embrasser l’ampleur des nouveaux destins. Le prix lui sembla un livre un peu plus volumineux et doré, tenant plus de place dans les placards. Semblable à ces âmes simples qu’une perte de trente mille francs laisse calmes, mais qu’un billet de cent francs égaré désespère, elle dit, quand on eut desservi la table du soir :

– Mais j’aurai à peine le temps de m’occuper des chemises d’Augustin et de ses flanelles !

– Oh ! fit le père, une bonne partie du trousseau est sans doute comprise dans la bourse. D’ailleurs, je vais écrire.

Et la nuance de protection qui imprégnait son sourire, indiquait des emplacements sociaux tellement hauts désormais…

– Tu vas être interne pour la première fois, mon Tintin, continuait sa mère.

Augustin fit un geste pour rejeter cette considération parmi celles qui ne comptaient pas, qui n’influaient pas sur la manière dont on devait utiliser Kant pour l’apologétique.

Mais Mme Méridier nourrissait des arrière-pensées :

– Je voudrais tant, fit-elle, connaître l’aumônier !

– Il sera certainement très distingué. On réserve ces postes aux prêtres les plus… intellectuels (M. Méridier détacha le mot) du clergé de Paris.

Cependant, si la « distinction » d’un prêtre allait de soi pour Mme Méridier, si elle n’en doutait pas plus que de son « intellectualité », ces qualités n’offraient qu’utilisations secondaires, comme des vins fins qu’on ne boit jamais. Dévoué, humble, pieux, zélé, mortifié, de bon conseil, voilà ce qu’elle attendait d’un prêtre, ce qui lui allait comme les étoiles à la nuit, et le soleil au jour.

Elle regarda son fils avec une candeur anxieuse, complexe et tendre. Augustin se mit à rire.

– Mais oui, maman, fit-il sans qu’elle lui demandât rien. J’irai le voir dès la première semaine.

– C’est singulier. Je n’ai pas l’impression que tu nous quittes, tant je cesserai peu d’être avec toi.

Deux heures après, Augustin se retournait encore dans son lit, sans pouvoir dormir. « Je devrais sentir un bonheur immense, et je n’éprouve rien, qu’un sentiment presque déchirant de ce qui va finir… »

Sa fenêtre était ouverte toute grande sur l’impassible nuit d’été.

II
LES PLUS HEUREUX JOURS

Augustin ignorait ce pays nouveau, n’ayant jamais voyagé qu’entre sa ville d’université et le Cantal. On traversait des gares de triage ; des deux côtés de la quadruple voie, des paysages au type inconnu glissaient sur les plans de l’air. Projections avancées de très grandes villes, usines, maisons ouvrières, noirs envers de demeures, courettes hideuses où séchaient des linges, carrefours au vif éclairage, cantonnés de cafés, telles étaient ces formes de géographie humaine, très différentes des formes familières. La vie y apparaissait, au premier regard, brutale, morne et gaie, autant qu’on pouvait l’explorer au galop d’un rapide.

Plein de la saleté des fins de voyage, le compartiment de troisième classe bruissait d’excitation lassée. Un terne reste de jour, de sombres volumes de brume et la fixité filante des lampes à arc peuplaient ce crépuscule d’extrême septembre. Parfois l’express sifflait longuement.

Le bruit de la course changeait de timbre. Une vitesse frénétique perçait les gares ; des immobilités d’hommes et de malles volaient en sens inverse, avec des lettres en bleu qu’on n’avait pas le temps de changer en noms de villes, aussitôt rejetées derrière l’épaule, comme des noyaux de fruits mangés.

En face d’Augustin, son père, ayant fumé la dernière cigarette et jeté le papier jaune du scaferlati, étendait sous la banquette ses longues jambes, tandis que ses regards, traversant le plafond du wagon, fuyaient entre deux valises, vers le ciel crépusculaire, Dieu savait où. Ils se taisaient tous deux, s’étant dit tout ce qu’ils pouvaient se dire, et l’habitude qu’ils avaient d’être ensemble nourrissait sans paroles leur communauté d’âme.

Toutes les variétés de l’espérance, de l’élation et du bonheur avaient peu à peu succombé aux coups multipliés des sensations nouvelles, et même il ne restait de celles-ci que leur partie commune : l’élargissement et l’étrangeté.

Paris fut là. Augustin, son père et leur valise s’écoulèrent dans un fleuve humain, composé du ruissellement de tous ces hommes et de bien d’autres, sous les grands édifices de verre, de fonte et de nuit. Des gens savaient leur chemin dans ces remous, presque tous. Quelques-uns d’une sécurité inerte : des porteurs chargés de très belles valises, aux noms d’hôtels d’Italie ou d’Égypte. Les messieurs propriétaires des valises, le savaient aussi, d’une indolente science, partie infime de la notion beaucoup plus vaste des grands parcours internationaux.

Des messieurs en pardessus de voyage et une jeune fille de type anglo-saxon, blonde, de très grande taille, regardaient une locomotive immense, qui poussait de grands sanglots métalliques à des intervalles mathématiquement égaux. Augustin s’aperçut qu’il remorquait, sans qu’il sût pourquoi, ce petit incident perdu.

Les conversations paternelles de la dernière demi-heure lui revinrent : « Si nous prenons la malle avec nous dans la voiture, c’est quarante sous et cinq de pourboire, et une demi-heure d’attente, probablement. Si nous la donnons à Duchemin, c’est cinquante sous et six de tramway. Nous prendrons la voiture. »

Le fiacre les mena au petit trot, sous une traditionnelle bruine, le long de boulevards sans nom qu’on quitta pour des rues sombres et populaires. Aux maisons d’angles, des plaques bleues peu lisibles épaississaient l’étrangeté des sites par les éclaircissements eux-mêmes obscurs. M. Méridier ne manquait pas d’offrir quelques identifications ténébreuses qui, la minute d’après, renforçaient l’anonymat de Paris.

Le fiacre longeait des maisons jaune brun, d’une odeur de misère, des marchands de vin, des boutiques de légumes et des boucheries fermées. Ils furent arrêtés par un embarras de camions et de baladeuses. De tristes passants rapides les frôlaient. Un vieil homme pris de vin, en blouse blanchâtre, eut le temps de développer, juste contre leurs roues, des réflexions pâteuses. Augustin entendit : « Tout ça, c’est des prrr… oblèmes ! Ceusses qu’ont étudié, y savent. Moi, je sais pas. » Ce détail, perdu dans la pauvreté des très grandes villes, resta longtemps épinglé à ses premiers souvenirs de Paris.

Ils s’évadèrent par des rues fort désertes, coupées d’embranchements moins peuplés encore, creusés à travers de véritables solitudes monastiques. Une vie multiple et ancienne leur soufflait des possibilités innombrables, austères et sans bonheur.

– Ah ! dit le père, voici le Panthéon.

Il formait dans le ciel une tache mate, haute et ronde, qui semblait une variété de la nuit. On entrevoyait des édifices d’un curieux moyen âge, derrière des murailles aveugles.

Le fiacre s’arrêta. Ouverte, la porte cochère montra un jardin à perspective courte, avec des colonnes en fonte et un jet d’eau sur la pelouse de droite. Un bec de gaz d’avant Auer sifflait dans une lanterne, au centre d’ondes successives de jaune et de nuit.

Un homme en bourgeron bleu traîna la malle et dit : « Pour quelle classe ? Première supérieure préparatoire ? M. le Proviseur reçoit demain toute la journée. Venez plutôt le matin. Venez plutôt vers huit heures. » Après ces précisions concentriques, il cracha, reçut vingt sous et ferma la porte.

Augustin et son père reprirent la valise et la portèrent à un petit hôtel sordide que le professeur avait occupé pendant son année de bourse d’agrégation.

– Elle n’est pas trop lourde, papa ?

– Nous l’avons allégée de nos repas, comme dans la vie d’Ésope.

Toutes les traîtrises que recèlent les actes de débarquer, de prendre une voiture, de calculer les pourboires, de décharger malles et valises s’étant laissé désarmer, et toutes angoisses apaisées, Augustin eut conscience d’une légèreté heureuse dans la démarche de son père. Paris lui offrait une acceptation de sa personne, qui allait presque jusqu’à l’accueil. Et il se laissait glisser de nouveau sur les pentes de l’avenir.

La rue, droite et large, ruisselait de lumière.

L’enfant reprenait le sentiment de ses puissances et de quelque chose comme une solitude, dans le chaos bariolé des premières foules. Il pleuvait tout à fait, de cette sorte de pluie qui glisse sur le vernis et la soie du bonheur, sans parvenir à les mouiller. Des phrases cent fois dites réapparaissaient, par pure monotonie de joie : « En latin et grec, tu es très au point ; les raffinements viendront tout seuls. En français et philosophie, la maturité est question de temps, que les efforts hâtent peu, pourvu, bien entendu, qu’on ait le don, qui ne t’a pas été refusé… Et l’on verra ce que l’on verra. » Ainsi ils s’en allaient sous l’averse douce et dorée.

Ils dînèrent dans un petit restaurant du boulevard Saint-Michel, d’éclairage étincelant et de prix minime, confondant confort et clinquant par désarmement devant la vie. Désarmement inégal ; radical et de naissance chez le professeur, dont le métier ne faisait qu’imiter l’âme, provisoire chez Augustin, et qui céderait sous des poussées venues de plus loin, d’un autre canton de sa race.

Le garçon enroué, cordial et boutonneux, portait des plaques de pelade dans ses moustaches. « Voilà, dit-il, en les plaçant contre le vitrage. C’est le meilleur endroit pour voir les dames. » Ils choisirent un potage vermicelle, un merlan frit, hésitèrent entre une longe de veau marengo aux cèpes et du poulet cresson. D’autres noms de mets magnifiques, sur la carte violette, tirée à la gélatine, imitaient la poésie des inscriptions illisibles. À mesure qu’avançait le dîner, une déception tentait, sans grand succès, de mordre sur leur idéalisme. Les noms étaient peut-être les mêmes que pour la cuisine maternelle : plus prétentieux seulement. Mais la substance de ce que l’on mangeait, l’honnête, succulente et généreuse substance de mouton gras et de feu de bois, un simple reflet d’elle-même la remplaçait, un pur rien, une saveur négative, un goût de carton-pâte, qu’une, traîtresse tranche mince leur abandonnait sur la langue en mourant. Ils s’accordèrent, en fin de repas, une glace vanille qui sentait l’eau.

Paris roulait au verso des vitrages, derrière l’écran des rideaux au crochet et des plantes vertes. Traversant un grondement continu, certains sons brutaux à cassure nette, timbres de tramways ou cornes de véhicules mécaniques, transportaient vers des régions inconnues quelques parties infinitésimales de la formidable vie. Ils refusèrent le café, versèrent six francs trente dans les mains du garçon aux moustaches lacunaires et retrouvèrent dehors une pluie plus légère, sous laquelle ils s’en furent jusqu’à leur hôtel. Le père manipulait un exemplaire nouveau de l’éternelle cigarette.

Les souvenirs remontaient en foule du fond de son immatérielle jeunesse. Il en reconnut quelques-uns au coin même de ce kiosque à journaux qui leur faisait face, non loin d’un café célèbre. D’autres n’avaient pas assez de force pour dépasser les limbes intérieurs. Ils restaient d’étranges petites choses molles, faites de résurgences et d’oubli, d’actuel et de passé.

Le professeur rappelait sa bourse d’agrégation :

– Tu n’en auras pas besoin. Tu auras mieux.

– Tu recevais combien, papa ?

– Cent vingt francs par mois. J’en envoyais une trentaine à ta grand-mère que tu n’as pas connue. C’était certainement la pauvreté (ici, ce geste de distinction et de renoncement mêlés, qu’Augustin connaissait trop…). La grande pauvreté. Gêné par rien, ni argent, ni événement. Il ne se passait rien dans ma vie. Ailleurs peut-être, oui. Mais dans ma vie, non. Une fois par semaine, le samedi ou le lundi (je ne me rappelle plus), à cause du feuilleton dramatique, j’achetais le Journal des Débats, un numéro de couleur rose. Je n’allais pas au théâtre autrement. Aussi la vie parisienne m’a-t-elle toujours semblé de consistance théâtrale et de teinte rose. C’est tout ce que j’ai su d’elle. Mais l’antiquité me donnait mes revanches. Le renouvellement des études historiques ne datait pas de si loin que nous n’en goûtions encore la fraîcheur. C’était la fin du temps de Fustel, celui de Gaston Paris, celui de Boissier.

– J’ai regretté, continuait-il, d’avoir été reçu dès ma seconde année, trop tôt… À cinquante mètres d’ici, pourrissaient les baraquements Gerson, véritable « zone de fortifs » dans les restes de l’ancienne Sorbonne. Le latiniste Riemann y professait. Il est mort en Suisse, d’un accident de montagne. Ce n’est pas une mort de latiniste. Je lui dois infiniment. J’aimerais revoir avec toi ces baraquements, mais eux aussi ne sont plus.

Ils durent emprunter un instant, à cause de la pluie, l’abri d’une tente de café.

Augustin pénétrait ainsi l’âme de son père, y retrouvant, sous toute la culture ultérieure, le fond triste et délicat.

– Je suis injuste, continuait M. Méridier. Je garde aussi, envers Paul Desjardins, une grande dette profonde. Mais je ne sais pourquoi, ce soir, je préfère mon passé classique.

La même intuition leur vint à tous deux. Le père l’exprima :

– Parce qu’il est le seul que nous ayons partagé.

Mais il mêla les matières où se jouaient ses souvenirs et sa rêverie.

– J’aimerais savoir ce que fait ta mère en ce moment ; au milieu de quelles besognes elle se débat en pensant à nous…

Puis une émotion tout à fait imprévue :

– Quel que soit le temps qui me reste, tu seras là pour les petits…

Et comme il voyait Augustin tout raidi de douleur subite, il ajouta d’un demi-sourire :

J’espère que tu n’auras pas à le faire trop tôt.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Quand ils se réveillèrent le lendemain, dans la franche pluie des rentrées, le jour gris jaune leur montra deux lits d’un affreux acajou, des dessus de lit en dentelle pourrissante, et un baldaquin du temps de Balzac.

La chambre sentait une mince odeur bizarre et inexplicablement fade. Ils ouvrirent la fenêtre pour la chasser.

Le spectacle, bien qu’Augustin le devinât banal et semblable à celui de tous les autres matins, leur parut triste – ce qu’il était – et de plus tout à fait particulier et spécial à ce jour, et tel qu’on ne pouvait vraiment le voir qu’une fois. Il faisait corps avec des impressions de rentrée, de séparation, de partie de vie révolue, à quoi se mêlait la souffrance causée la veille au soir par les paroles de son père. Tout cela n’était ni plaisant, ni douloureux, grave seulement, au-dessus du plaisir et de la douleur.

Longtemps après, quand Augustin voulut retrouver cette maison, rien n’en restait : disparu, l’hôtel borgne ; charrié en de lointains et poussiéreux décombres, eux-mêmes dissipés dans les terrains des diverses banlieues. Huit étages de meulière, de calcaire de Beauce et de ciment armé le remplaçaient.

– Ce côté est la partie noble de l’édifice. J’habitais par derrière. Je te montrerai.

Ils décidèrent d’explorer le revers. Ils s’y rendirent par des couloirs à carreaux rouges, sur lesquels respiraient des cabinets infermables. L’odeur ne venait pas de là, bien qu’elle crût à chaque pas.

– La chambre où nous avons couché coûtait quarante francs par mois. Celle que nous allons voir, vingt francs.

Un garçon frisé, au cou gras et trop blanc, granulé de petite vérole, caressait le carreau rouge avec un manche à balai habillé de chiffons. Ils glissèrent la tête par l’ouverture des portes.

– Voue pouvez entrer, fit le garçon frisé.

Un haut mur strict barrait une courette à si courte distance que le garçon l’eût touché par la fenêtre, avec le manche de son balai. Par-dessus le mur, des cimes d’arbres oscillaient dans un ciel jaune où couraient des vapeurs.

– Le jardin des Feuillantines, dit le père, celui d’Hugo.

Mais Augustin ne pensait qu’à l’odeur. On la percevait là, dans la pureté de l’état naissant, mêlée à rien d’autre. La poussière l’atténuait sans en changer l’essence, comme l’eau tempère le goût du vin. Doucereuse, repoussante, indescriptiblement sournoise et évoquant le bouge, elle s’atténuait pour reparaître, si Augustin changeait de place, faisait un pas ou un geste, ou simplement y repensait. De consistance variable, tantôt mince et diluée, tantôt concentrée en empâtements d’épaisseur presque touchable, elle étalait dans l’arrière-gorge, au centre des nausées, une onctuosité narquoise, une sorte de crème infâme et permanente, de substance inconnue, d’une fadeur à s’évanouir.

– Mais enfin, qu’est-ce que ça sent ici ?

Soit qu’il devinât des voyageurs de passage dont le séjour ne pouvait être abrégé par ce renseignement, ou qu’il y vît le moyen d’exprimer son mépris pour tous ceux qui, juchant à son propre échelon social, se faisaient néanmoins servir par lui, le garçon frisé émit sans hésitation un diagnostic compétent et froid.

– Ça sent la punaise.

– Cela ne sentait pas ainsi autrefois, dit le père, pour autant qu’il me souvienne.

– Ça sentait un peu, dit le garçon frisé. Ça sent davantage depuis qu’il vient des Russes.

– C’était rudimentaire sans doute, continuait M. Méridier sans répondre, comme toute chambre à vingt francs.

– Trente-cinq, rectifia le garçon.

Augustin n’aurait jamais cru que son père pût descendre à cette, bassesse sociale, où l’Université laisse se dégrader les intellectuels pauvres. Perdu dans ses évocations gréco-latines, son père n’avait pas dû s’affecter beaucoup de cette horreur, ni peut-être même la sentir.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Il fut entendu avec le Proviseur qu’il entrerait en « première supérieure préparatoire ». Pourquoi se hâter ? « La préparation avait aussi son rythme. » Suivaient des conseils de simple bon sens, pour lesquels le Proviseur semblait quêter l’approbation de son père. Ils avaient l’air de deux médecins consultants.

Le vieux monsieur décoré, qui parlait à Augustin, regardait avec intérêt son maigre et sérieux visage.

– Et puis, dit-il, changeant brusquement la conversation, pas d’excès de travail, n’est-ce pas ? Du sommeil, beaucoup de sommeil. Une veillée facultative existe. Je soulèverais mes internes, si je la supprimais. Je n’ai jamais vu les très bons élèves en avoir besoin.

Le premier feu de bois de l’année sifflait derrière leur dos. Un luxe administratif rouge sombre et grenat régnait dans la belle pièce grave. L’Université imitait, quand il le fallait, la grande bourgeoisie.

Ils s’en furent au Louvre, à Notre-Dame, et aussi, comme le père continuait à rechercher ardemment sa jeunesse, tournèrent autour de la bibliothèque Sainte-Geneviève. M. Méridier ne s’y retrouvait plus. Augustin commençait de sentir autour de lui une force d’une complexité extrême : intellectuelle, économique, morale, pompant les sucs d’une immense histoire, escomptant d’infinis futurs. Quelque chose de sa vie intérieure grossissait, au fond de lui, à cette étonnante mesure. Parce qu’il sentait le désir d’absorber le plus possible du contenu de cette force, – tout l’art, et toute la philosophie, et toute l’histoire, – il avait besoin d’un précis rappel du bon sens calculateur qui fournissait les seconds moments de sa nature.

À la messe de Saint-Étienne-du-Mont, ils se tinrent debout près de la balustrade du fond. Peut-être le père désirait-il éviter les quatre sous de chaise. Loin du chœur, tenu au bout d’une longue laisse, l’esprit d’Augustin vagabondait. Un ouragan de distractions soufflait dans sa pensée. Jamais la clochette n’avait paru plus froide et plus lointaine, ni plus comble et plus confuse l’immensité de ses futurs. Un huissier à chaîne, vieillot, décoré d’une médaille inconnue, annonçait un prêtre quêteur, à coups de canne sourds. Entre deux rêveries, Augustin pensa à Renan, le méprisa, fut hautain avec lui, décida que lorsque ses besognes scolaires seraient finies, eh bien ! on verrait !

Il subodora le retour de la fameuse question obsédante : celle de la vocation, celle de l’appel. Il remarqua la diction du vieux prêtre qui venait de prononcer en chaire de très courtes paroles, avec une articulation d’acteur. De cette froideur formaliste qui l’avait frappé dès le début de la messe, la cause était obvie : un très subtil parfum janséniste fumait sous ces voûtes depuis trois cents ans. À l’élévation, il se mit à genoux à même les dalles. Quelque remords, un recueillement tardif, l’idée d’un temps perdu à rattraper, le saisirent, et, encore une fois, l’inquiétude de l’appel. Il lui sembla impossible que Dieu voulût l’arracher au légitime attrait de cette force infinie qui le sollicitait. Le devoir était de vivre dans le présent jusqu’à ce que tout fût clair. Dieu ne se réfractait-il point dans l’œuvre de Dieu ?

Son père rêvait, debout, un petit sourire sur sa figure fine, son âme revenue peut-être aux temps de l’Action morale et de Paul Desjardins.

À mesure que s’avançaient les heures, leur sensibilité à l’un et à l’autre baissait d’éclat et de flamme, exactement comme le jour. Augustin devait dîner le soir au Lycée pour épargner le prix du repas. Ils allèrent, avant cette rentrée, payer l’hôtel. Le père trouvant intolérable le retour à une chambre d’où son fils serait parti, préféra prendre en main la petite valise provinciale en toile grise et ils la véhiculèrent ensemble autour de l’énorme Panthéon.

Ils ne se parlaient guère plus. Aucun mot n’aurait pu décharger la millième partie de ces minutes gonflées.

Parfois se faisait jour, non pas un soupir, mais une respiration audible, coupée d’étranglements et de ressauts, comme une petite cataracte. Une seule espèce d’entretiens : les détails matériels.

– Et toi, papa, où dîneras-tu ?

Il trouverait, près de la gare, du pain et du jambon à acheter…

– Et cette valise, comment la porteras-tu jusqu’au tramway ?

Il prendrait son temps…

Augustin, raidi, tendu, se sentait pris dans un corset étroit. Il y avait bien un moyen qu’on pouvait essayer : le jeu des récitations factices, des mots qui parlent d’autre chose. « Ille etiam caecos instare tumultus Saepe monet… » Pensé intensément, cela pouvait provisoirement réussir. D’autres détails aussi, servaient, le fiacre, l’odeur de punaise, et même : « tout ça, c’est des prrr… oblèmes ».

À côté de lui, proie d’une bien autre détresse, M. Méridier marchait, soumis mais chaviré, toute son âme en débâcle, ses habitudes bien-aimées cassées et mortes. L’enfant qui sentait cela ne sentait pas tout. Il faussait l’âme de son père. Il la faisait étroite. On parle de l’amour paternel ou maternel. Peuh ! qu’est-ce que ce mot « amour » ? Bien trop ampoulé et étriqué à la fois pour dire le don total, détaillé, raffiné, dans chaque fibre et dans la masse, du cœur qu’un homme a fait mol et large, exprès pour que puissent s’y étirer à l’aise tous les mouvements de son enfant.

À peu près tout ce qui restait valide de sa vie, le père le laisserait là, derrière la porte cochère de ce vieux lycée célèbre. Refoulé sur le trottoir, lui et la petite valise grise qu’il allait maintenant porter seul, son abandon matériel et moral serait palpable comme un corps. Bien sûr, il y avait, consolatrice, l’assurance que le petit ferait ce qu’il n’avait su faire, lui, le pauvre homme. Bien sûr aussi, il restait ses autres enfants. Mais que voulez-vous ? cet amour a ceci de particulier qu’il foisonne autour d’un fils comme s’il existait seul. Et celui-là était le confident, l’intellectuellement, l’intimement préféré. C’est plus tard qu’Augustin comprit ces choses, dans le détail des reconstitutions posthumes. Sur le moment, il ne sentit rien que le tendre et sauvage baiser d’une moustache mouillée.

*

* *

Le camarade en uniforme qui le guidait coupa court à toute explication d’état civil scolaire.

– T’es en Cagne ? Moi aussi.

Il lui précisait la topographie nocturne :

– Ça, c’est la cour grand A… C’est notre cour.

Il dardait sur lui les charbons luisants cachés dans ses yeux, à chaque bec de gaz rencontré.

– Comment t’appelles-tu ? finit-il par demander.

Puis sur sa réponse et l’indication de son ancien lycée :

– Ah ! c’est toi, le prix de philo ?

Ainsi la vie de camaraderie, rude et insentimentale, dévora les restes de l’adieu.

L’étude lâchait des hurlements par toutes ses fissures. Le nouveau venu y plongea en nageur. Augustin ne fit qu’ajouter un garçon long et maigre à la série des isolés sur la frange de cette houle.

Le chemin du dortoir lui montra une heure plus tard d’autres corridors en pierre de taille, une autre cour dont il ne sut si elle était aussi dédiée à quelque majuscule, et ce même papillotement de gaz jaune, que chaque tournant d’escalier passait au suivant comme pour un jeu.

Dès qu’il connut l’horaire des classes, Augustin répartit son temps avec la joie de nouveaux mariés plaçant leurs meubles. L’immense travail ne lui avait jamais paru plus fraternel. Chez son père, il n’était que la meilleure partie de lui-même. Ici, il absorbait sa vie tout entière ; il était sa respiration, sa nourriture, ses amours. Augustin se languissait loin de lui. L’acquis grandissait automatiquement, tout seul, comme une fortune de millionnaire, et les professeurs étaient les comptables. La grammaire grecque de Koch, elle-même, engendrait de la joie. Augustin eut la chance d’en trouver une, d’occasion, pour trois francs soixante-quinze à un étalage de la rue Cujas. L’exemplaire sentait la poussière et l’anisette. Mais rien n’en marquait sur les beaux mots grecs en marbre jauni. Dans la prose, dans les vers où ils se trouvaient enchâssés, ils respiraient comme des statues sacrées auxquelles ils eussent appartenu.

Les après-midi du jeudi, grands emplacements vides d’un seul tenant, offrirent leurs terrains à bâtir aux quatre dissertations mensuelles. Quant au samedi soir où, selon sa coutume, bourgeonnait le dimanche, Augustin le réservait pour l’histoire de l’art. Les salles du Louvre se prêteraient le lendemain aux explorations. En un an, il « dépouillerait » tout le musée. L’avenir, n’est-ce pas ? était à lui.

Mais la philosophie, eut la place privilégiée. Dans l’étude du matin, dorée en hiver, azurée dès mars, glaciale et désencombrée comme un prolongement de la nuit, se constitua toute seule une haute cellule monacale, aux cloisons invisibles sans doute, mais d’une admirable puissance de clôture. Le bruissement continu de ses camarades faisait partie de son bonheur, comme les moucherons de l’été : ils se trompaient simplement d’heure et de saison et bruissaient trop tôt.

M. D…, petit, ventru, poings velus et sourcils froncés, donnait cette année-là les leçons sur la philosophie française de Descartes à Biran, qu’il reprit plus tard dans ses cours en Sorbonne. Beaucoup moins élégant que M. Rubensohn, il lisait ses notes sans coquetterie, de toute sa conscience tendue de brave homme. Mais le cours était de substance riche et nourrissante, sans atteindre encore la maîtrise intellectuelle qu’il devait montrer dans la suite. Plein de comparaisons fouillées avec les autres époques philosophiques, il débordait ses monographies. Et Augustin obtenait de M. D… des précisions que la première rédaction du cours ne comportait pas toujours.

Toutes ces formes du réalisme spiritualiste entre lesquelles son maître marquait clairement le progrès, eussent paru de plus en plus, au jeune philosophe, l’unique métaphysique possible, s’il ne se fût aussi laissé attirer par l’idée de M. Rubensohn : les empiètements positifs sur les territoires mêmes de la métaphysique, une réduction du supérieur à l’inférieur non pas dans l’Être, mais dans la connaissance. Le nécessaire accord devrait ne rien perdre des deux sortes d’explications… (L’étude était très calme. Quelques élèves, terminant leur nuit, dormaient franchement, le front sur l’avant-bras. Les becs de gaz chantaient comme des crapauds d’une variété spéciale, au long chant continu et ne brisant pas.) Il faudrait étendre les conciliations leibniziennes à un entrelacs de causes secondes autrement complexes qu’au XVIIe siècle. Grande œuvre. Augustin ne doutait pas qu’un jour ou l’autre… Là aussi, n’est-ce pas ? l’avenir était à lui.

C’était encore l’hiver : il y avait conflit entre le gaz et le premier bleu de l’aube. Cette paradoxale et froide joie, dépouillée de gaieté, ressemblait à celle qu’il avait tant aimée, le précédent hiver, lorsqu’il gelait sous trois couvertures, devant les sphinx de M. Rubensohn. Une grosse odeur de chicorée, montant des cuisines, commençait de sourdre sous les portes et de pénétrer la pensée pure.

Ces petits châteaux intérieurs, splendides et solitaires, cédèrent bientôt sous la pression des barbares.

Grossièrement classés, ils constituaient trois sortes, mais les variétés et sous-variétés créèrent presque autant de catégories que d’individus et tout classement devint impossible.

Les premiers, barbares de luxe, étaient des externes porteurs de vêtements élégants et de noms juifs. Une sous-branche se composait de ceux qui les imitaient. Venaient ensuite les paysans du Danube, fleuve dont un affluent coule en chacune des provinces françaises. Bruyants et hirsutes, ils usaient d’une onomastique toute semblable à celle que quittait Augustin. Mais tandis que chez ses anciens camarades du Plateau central, ce mode d’expression participait de la sereine simplicité des réflexes, il s’accompagnait ici d’une affectée et rabelaisienne joie, soit qu’ils prétendissent à un contraste de vocabulaire et de culture, soit que leur surabondance de vie s’exprimât comme elle pouvait. Une dernière série comprenait les silencieux, les réservés, ceux qui fuyaient les frottements. Augustin s’y classait volontiers.

Mais des catégories différentes s’affirmèrent en composition française. Non les six pages officielles, mais les autres, occultes : vers, proses, toutes les rêveries, tous les naturalismes. Mainte imitation caudataire polycopiait les maîtres. Christiani, le camarade de la première soirée, qu’on appelait « l’ardente aux yeux noirs », faisait du Baudelaire très frénétique. Flaubert n’avait pas épuisé les belles couleurs dures qu’il posait à plat sur ses proses. Une part, non minime, en restait pour Traverse. Quant à Levy-Weil, sa manière consistait en petites phrases courtes, parsemées de mots surannés. Chaque phrase se devait d’être une pirouette, ou une formule, ou une impertinence, ou une sécheresse. Il fallait qu’on y sente, disait-il, la présence d’une absence d’images. C’est ainsi qu’écrivait Voltaire, et aussi Beaumarchais et aussi Anatole France, mais Renan l’avait gâté.

Ceux-là livraient du premier coup tout ce qu’ils avaient à donner. Mais ce n’était pas dans leur groupe qu’il fallait chercher les âmes profondes. Ni Paulin Zeller n’en faisait partie, ni Bruhl, ni Bernier Félix, ni surtout ce « taupin » qui fréquentait en cagne, Pierre Largilier, dont l’influence devait être si forte sur Augustin, plus tard. Mathématicien de grand ordre et connu pour tel, on le savait capable de ce tour de force : suivre sans notes un Cours de Spéciales, les bras croisés, les paupières clignées sur son visage semé de son. Méditatif et l’air endormi, pas une théorie qui lui demeurât obscure. Il les devançait, comme Augustin avait fait pour Renan. Ses exercices montraient tantôt une généralité magnifique, tantôt une subtilité inattendue ; beaucoup servaient d’exemples. Mais de plus, il était un de ces rares esprits que les limitations scolaires ne limitent pas. Admiré des « cagneux » et même envié, sachant presque autant de philosophie qu’eux, il la « sentait » beaucoup mieux, avec toutes ses correspondances scientifiques. C’était pour leur voisinage qu’il avait voulu rester dans ce lycée littéraire. Son succès fausserait les statistiques, ce qui faisait rire le Proviseur, mais remplissait de joie le jeune professeur de Spéciales. On reprochait à celui-ci de ne pas se mettre à la portée de ses élèves, mais qu’était cela pour Largilier ? Il suivait son maître dans la splendeur des plus abstraites fêtes, sans plus de besoin d’ajustements pédagogiques que l’autre n’avait de souci d’en donner.

Il fallut chercher quelque temps pour découvrir Paulin Zeller, jusqu’au jour où une composition française, distinguée et délicate, malgré lui le révéla. Rien non plus ne faisait remarquer le grand Bruhl, externe d’une lecture déjà considérable, dans des directions qu’ignorait Augustin. Massif comme un Suisse, très simple, il riait d’un bon rire populaire. On l’eût pris pour un modeste boursier, mais un des « barbares de luxe » révéla qu’il était extrêmement riche, fils de la banque hollandaise Bruhl frères et Arfvidson, et qu’il passait tous ses dimanches dans une Université populaire assez moribonde, dont il tâchait de galvaniser les derniers soubresauts. C’est lui qui appelait Bernier Félix, avec une ironie fraternelle : « Variété sans serpent d’Héraklès enfant ».

De très haute taille et plus vieux qu’eux, Bernier Félix logeait en une blouse noire provinciale un rude corps de gâs charpentier. Il restait l’un des rares fidèles à cet accoutrement. Il conservait aussi l’habitude d’écrire son nom avant son prénom au coin de ses longs devoirs calligraphiés. Une propreté rougeaude colorait ses poignets, tel un cultivateur le dimanche matin. Des mains d’une force de tenaille sortaient sans s’attarder à d’inutiles manchettes, directes et simples, comme Dieu les fit.

Aux séances de gymnastique, ce grand corps, un peu gauche au repos, réussissait infatigablement les rétablissements les plus durs, les grandes volées, les croix de fer, les ascensions lentes aux cordes lisses, jambes horizontales, par traction d’un seul bras, avec une lenteur savourante, dans une ivresse de force, une nostalgie de vie rude et rurale qui lui aurait mis les larmes aux yeux si leur production et leur sortie avaient été compatibles avec d’aussi formidables barrières musculaires.

Il était, après Augustin, l’un des rares capables d’écrire sans une faute six pages d’un latin, il est vrai, fort plat. En histoire, toutes ses dates, tous ses faits, chapelets dociles. En philosophie, des plus médiocres. Dès que leur groupe fut constitué, Augustin dut le prendre à part, élémenter les questions à son usage. « Bernier Félix, disait le professeur de lettres anciennes, du bon sens, de l’équilibre. Pas assez de personnalité. Lisez, Bernier, lisez, mon ami. » Le bon Bernier promettait, de tout son honnête visage docile.

Il ne pouvait s’empêcher d’être ridiculement serviable. Dix minutes avant la classe, il donnait un coup de main au garçon balayeur, déplaçait tout seul d’énormes bancs massifs, un peu humilié de sa force. De même, il laissait au réfectoire, avec simplicité, les morceaux les meilleurs, et l’on savait qu’il dévorait le pain, les gras, les têtes et les arêtes de sardines, les pelures de gruyère, tout, d’une faim jeune et magnifique.

Sa personnalité ? Le vieux monsieur décoré, au lorgnon de myope, chargé des langues anciennes, était peut-être mal placé pour la voir.

Il eût fallu pour cela, comme le fit Augustin, pendant la récréation d’un des premiers samedis soirs, monter par le large escalier de bois ciré dont s’honorait le bâtiment en façade sur la rue. Un tapis beige, à deux bandes rouges, expirait de respect au premier étage, à la porte du Proviseur. On s’élevait ensuite au domicile du Censeur sur des marches de bois bruni, dans une ascension sonore et sincère, que l’humilité n’étouffait plus. Encore plus haut, le bois était brut, le carreau, rouge. Aucun revêtement administratif ne déguisait la nature. La familiarité grandissait avec l’altitude. L’aspect des lieux atteignait le pittoresque et même le cocasse. Le couloir bas et sinueux, qui naissait juste à la fin de la rampe, se contournait dans l’ombre, vers une destination inconnue, et le plafond s’en gondolait comme une vague vue à l’envers. Y débouchaient un nombre considérable de portes jaunes. Un relent d’urine traversait l’une d’elles, on ne savait laquelle. Le chercheur hésitait, crainte d’indiscrétion. Une superbe fenêtre mansardée, construite uniquement pour l’aspect extérieur qu’elle donnait aux combles, majestueuse et disproportionnée, offrait son visage à la rue. De guingois par rapport au couloir, elle l’éclairait par force, malgré elle, et lui eût tourné le dos si elle avait pu. Elle refusait de le voir et de le sentir. Elle paraissait s’arranger pour qu’il ne lui fût jamais présenté.

L’une de ces portes jaunes, prise dans un pan coupé du plafond, devait, pour tourner, perdre son angle supérieur, comme une page, de livre trop cornée. Fixée par quatre pointes, une carte de visite, d’un autre jaune qu’elle, portait, en grosse bâtarde bon marché, le nom de l’occupant : l’abbé Hertzog, chanoine honoraire, et au-dessous, écrit à la main : « aumônier ».

C’était un vieil homme doux, ascétique et loin du monde, possédant le minimum de corps qu’il fallait pour être vu, construire son espace, sentir le froid, le sommeil et le besoin de mourir. Sans grand contact avec le vaste lycée, la première fois qu’il vit Augustin, il le fixa de ses yeux fatigués. La grande affection générale et méconnue qu’il portait à tous ses élèves (les très rares qu’il voyait et la masse de ceux qui ne venaient jamais), ne l’avertissait pas très bien des mots à prendre pour s’ajuster à celui-là. Il se tenait devant une table-bureau vide et rase, d’une netteté abstraite, qu’on embrassait aussi bien en fermant les yeux. Mais des livres tapissaient toute la muraille et sans doute aussi toutes les pièces du petit appartement. Encastré entre les rayonnages, dissimulé dans l’ombre, un Christ brun se cachait, s’effaçant devant toute cette sagesse humaine, comme s’il craignait d’abuser.

Ce fut là qu’Augustin vit Bernier Félix.

– Pour les jeunes de maintenant, disait l’abbé, c’est un prêtre de formation sociale, qu’il faudrait.

Un pauvre vieil homme comme lui n’était pas à sa place ici ; qu’on le mette dans quelque bibliothèque de grand Séminaire, dans quelque couvent de Religieuses Adoratrices.

– D’utilité, continuait-il, je n’en ai guère d’autre que l’humiliation de me trouver chaque matin en face de mon inutilité.

Il leur parlait avec une douceur confuse et riante, comme si c’était lui qui cherchait auprès d’eux des encouragements.

Augustin ne se rappela bientôt plus au bout de combien de minutes la conversation dériva sur le sujet capital. À vrai dire, elle y tendait avant même qu’il eût monté les quatre étages, et c’était quand elle n’en parlait pas encore, qu’elle dérivait. « Il doit être renseigné », pensait-il, tandis qu’il s’entendait lui-même protester contre l’idée d’utilité supérieure qu’aurait un aumônier social. Il insistait, au contraire, sur l’urgence essentielle de l’apologétique biblique.

– J’ai, dit l’abbé, quarante ans d’exégèse. Avec ou sans elle, l’essentiel me semble toujours être un acte d’amour de Dieu.

Augustin fut déçu. Ce n’était pas tout à fait cela dont il s’agissait. Le respect qu’il ressentait pour l’aumônier fit qu’il n’osa pas le dire. Bernier Félix avait prêté à la conversation un intérêt docile, ne dépassant point celui qu’il eût montré pour tout sujet scolaire.

Augustin ne se trompait pas en croyant l’abbé « renseigné ». Il l’apprit par des camarades de seconde année. Moins vieux en réalité que ne le faisait croire son extrême maigreur, il n’atteignait pas soixante ans. On le savait fort instruit dans sa partie universitaire : la philosophie de langue allemande, qu’il manipulait avec l’aisance de l’Alsacien bilingue. On le devinait de plus d’une érudition prodigieuse dans le canton de ses recherches personnelles, qui était l’histoire de l’Église aux premiers siècles. Pédagogue singulièrement adroit, il avait confiné ses conférences à la période moderne et contemporaine, la seule qui intéressât ses élèves. Mais il les nourrissait de pénétrations d’histoire générale si substantielles que le souvenir d’une fastueuse note d’oral, sur un sujet incidemment traité par lui, se transmettait d’année en année.

Il ajoutait à la fin de ses trois quarts d’heure officiels, dans le brouhaha des cahiers pliés et des bruits de chaussures : « Toutes ces recherches d’érudition ne nous mettent qu’au vestibule de la vie religieuse, qui est amour de Dieu. Seule nous y ferait pénétrer une étude psychologique des saints. » Mais ces mots apparaissaient comme une clause de style, la nécessaire et formaliste clochette destinée à rappeler que l’auteur était un « Curé ».

Un mois après, environ, Paulin Zeller informa Augustin que, suivant sa suggestion, l’aumônier désirait voir ceux des catholiques qui disposeraient d’une heure par semaine pour les études d’histoire des origines religieuses. Ils y vinrent sept. Seuls, Largilier, Bernier, Zeller et Augustin furent fidèles.

Des conditions matérielles assez difficiles allaient affecter les leçons. Il s’agissait de ne prendre aux disciples aucun autre temps que celui de leur présence, de n’empiéter sur aucune étude, encore moins sur une classe. Le jeudi et le dimanche étant eux-mêmes promis à d’autres tâches, la récréation de midi et demi à une heure et demie fut à peu près la seule partie du jour qui s’offrît.

C’est là qu’Augustin entendit la première mention des manuels d’ancienne littérature chrétienne, et les noms d’Harnack, de Krueger et d’Holtzmann dont il devait plus tard si souvent feuilleter les volumes. Il fit aussi connaissance avec les Français Duchesne, Loisy, Lagrange et Batiffol. Ils n’avaient pas d’autre indication sur la manière dont ces sujets, radicalement nouveaux pour eux, étaient dominés par le vieux savant, que la simplicité extrême d’un « exposé, où ne restait aucune obscurité, aucune allusion inexpliquée.

Dès que la porte jaune s’ouvrait, au coup de sonnette longuement tremblant de petite épicerie rurale, l’air s’emplissait d’une odeur de vaisselle et de chou-fleur, soupçonnée dès le palier. La première partie du parfum attestait les occupations de la bonne et la seconde les goûts culinaires qu’elle imposait à l’aumônier. Ce mélange n’accompagnait pas la leçon d’un bout à l’autre. Il filait, avec tact, à l’anglaise, après le premier quart d’heure de familiarité. En revanche, le tapage des assiettes déplacées et replacées, l’ouverture et la fermeture des meubles, le glissement sifflant du balai persistaient derrière le mince briquetage, traversaient les paroles de l’abbé : haute prière parmi des bruits de frères convers. Bien qu’il s’exagérât la poésie de la femme d’ouvrage, Augustin goûtait cette mystique compartimentée.

La leçon terminée, le vieil homme récitait le Salve Regina, les yeux fermés, ses deux mains jointes réunissant leurs os minimes. Augustin ne se rassasiait pas de cette figure pâle et sereine, que de rares cheveux couvraient d’une sorte de mousse grise, intermédiaire entre la calvitie et la chevelure. En comparaison de cette heure, une bonne part du travail quotidien paraissait d’essence inférieure et de catégorie seconde, zone de vins moins fins autour d’un cru célèbre.

En majorité, les élèves se montraient, au point de vue religieux, assez sobres de renseignements sur eux, à part certains cas extrêmes trahis par des débordements verbaux. Augustin mangeait à la même table que Christiani. On servit un vendredi des haricots et des merlans. Comme Christiani criait : « ce boulot de sale clérical », ou quelque exclamation de la sorte, Augustin, interpellé, dit que c’était une opinion religieuse de type salivaire, et comme telle indiscutable. Des bruits de grosse vaisselle incassable traversaient les mots et les hurlements.

Les initiatives de l’affirmation partaient presque toujours du clan libre penseur, et les voix catholiques ne se faisaient entendre, que pour les répliques.

– Curieux phénomène, remarquait Augustin.

– N’est-ce pas un peu de lâcheté ? demandait Bernier, opinion que Paulin Zeller nuança avec sa délicatesse habituelle !

– Nos certitudes sortent plus que la leur des régions intimes de notre conscience. On aime peu lever le voile sur ces retraites.

Augustin appuyait :

– Leurs opinions à eux (justes ou fausses, ce n’est pas la question) sont produits intellectuels plus qu’œuvres de sensibilité. Comme tels, elles recherchent volontiers précision et contrôle dans l’accord avec autrui. Moins personnelles et plus communes, dans tous les sens du mot, l’exposition en place publique est de leur nature.

– On n’en aurait que plus de mérite, insista Bernier dont la simplicité fit souvenir Augustin de l’abbé Amplepuis.

Il ne dit rien, mais se rappela la conduite de Bernier. Les dimanches des premières semaines, avant qu’il eût obtenu la permission de sortir dès sept heures du matin, il ne déjeunait pas. Il passait des cubes de pain à la presse hydraulique de ses mains, et les empochait. Il méprisait le chocolat dominical. Pis encore : il transmettait stoïquement au voisin le savoureux liquide. La fumée du sacrifice encensait ses narines, Jupiter hiératique, immobile et berné.

Augustin ne comprenait pas, jusqu’à ce qu’il l’eût vu un jour entrer à Saint-Étienne-du-Mont, à la première messe basse qui suivait sa sortie et y communier. Ô Bernier Félix ! naïf, fort et doux, Héraklès enfant ! vous aviez, vous aussi, la pudeur de votre vie intérieure !

De noyau presque aussi stable qu’un corps chimique, le clan des « talas » (comme l’argot de l’École normale appelait les catholiques) finit par se composer essentiellement de Largilier, Paulin Zeller, Bernier et Augustin. Des vétérans de « la grande cagne », composés d’élèves ayant concouru les années précédentes, s’y joignaient. Bruhl y fréquentait volontiers, quoique Juif.

Leur promenade dessinait dans la cour grand A une trajectoire à deux rebroussements. Le premier, au contact des colonnes en fonte supportant le préau côté Panthéon, et le second, à l’autre bout, quand la rangée des cabinets vous insultait de ses souffles.

Bruhl propagandait pour son œuvre. Lui et Augustin étaient les têtes philosophiques de la classe. Inférieur à Augustin dans tout ce qui relevait de la culture classique, et même en philosophie, pour l’acquis et la netteté de pensée, mais bien plus que lui au courant des choses d’art, de musique, de culture étrangère, il avait surtout infiniment plus d’expérience réelle. De la vie parisienne et internationale (dont Augustin ignorait tout), ainsi que des réalités économiques, vues du côté des grandes affaires, il parlait avec une allusionnelle bonhomie, toute sa ferveur étant de l’autre côté. Augustin, en face de lui, se sentait parfois un enfant.

– Je te voudrais avec nous, lui disait-il, au cours de ses plaidoyers socialistes. Si tes croyances catholiques dominent le contingent, il faut aussi qu’elles s’y épanouissent.

– Je n’aime pas beaucoup les actes de Foi hors de leur seule place indispensable.

– Cochons !… cria Bruhl.

Augustin fit un haut-le-corps. Mais l’exclamation où rien n’indiquait le pluriel, s’adressait aux « taupins » dont une équipe, pour flétrir les fréquentations « cagneuses » de Largilier, venait de lancer contre eux un ballon de football qui atteignit Zeller.

– Si j’acceptais… (Voyons ! Je cherche une belle phrase noble, à cause de toi) les offres spirituelles du socialisme, je ne tirerais certainement pas du donné tous ses renseignements techniques ; mon risque serait fou.

Bruhl (une manie qu’il avait) saisit par un bouton le veston d’Augustin et se mit à tirer dessus, comme s’il l’entraînait par le truchement de ce bouton.

– Il y a vingt siècles, le risque que courait Jésus transcendait sagesse et folie !… Ça ne t’ennuie pas que je te parle de Jésus en termes laïques ? demanda-t-il soudain d’un ton de respect profond, incertain des libertés qu’il pouvait prendre, en quoi il rappelait M. Rubensohn.

– Pas du tout. Mais ne confonds pas et laisse mon bouton. Les techniques économiques ne sont pas objets de révélation. Jésus n’y est pas un exemple.

– Signé : Augustin Méridier, membre de l’institut, murmura Zeller du bout des lèvres, tout en frottant son bras contusionné et sali.

On stigmatisait parfois, de cette plaisanterie, le manque de souplesse d’Augustin, sa sécheresse péremptoire et la sûreté de ses succès scolaires.

– C’est curieux, remarquait Bruhl, je vous imaginais plus mystiques que discursifs, plus fins que géomètres, plus perméables aux raisons du cœur… Oh ! qu’ils sont embêtants !

– On vous l’enverra dans l’autre cour, cria Largilier, visé et atteint, cette fois. Convertissez-vous l’un l’autre, chacun conquérant son ami, continua-t-il en ce curieux dialogue pendulaire.

Mais le genre de reproches que lui adressait Bruhl ne pouvait déplaire à Augustin. Il y discernait une garantie d’efficacité pour sa future apologétique. Et aussi un coup de sonde assez profond dans ce qui était sa véritable nature, à lui : un certain goût du positif, une certaine parenté avec les gens des Planèzes. Un intellectuel n’échappe pas plus qu’un autre à sa race, mais il l’explore mieux.

– Sais-tu que tu cites du Leibniz ? fit-il à Largilier.

Comme il donnait la référence, le ballon le heurta en plein dos.

– Débarrasse-nous-en, Bernier, fit Bruhl en soufflant de mépris.

Lancé dans le ciel d’un coup précis et tout-puissant, le ballon diminua sur les plans inclinés de l’air et commença, juste au-dessus d’un bâtiment à quatre étages, la seconde branche de sa parabole. Bernier s’était comme jeté à sa suite. Une fraction de seconde, le sol brun apparut, sous la ligne brisée de ses deux jambes.

– Ah ! les rosses ! cria un gros taupin en se jetant sur eux.

Mais une musculature d’un autre ordre le heurta comme une muraille. Des prises souveraines domptèrent ses poignets, brisèrent ses soubresauts. Le retournant d’où il venait d’une invitation irrésistible :

« Fous le camp », dit Bernier d’un ton suave.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Vers le milieu de l’année, Bruhl parut évoluer.

Il rencontrait Augustin le dimanche dans l’une des salles du Louvre. Ils s’en retournaient ensemble, à l’heure où l’on fermait le musée, un peu avant le soir. Remontant les quais avec son ami, Bruhl admirait Notre-Dame et Saint-Séverin d’une admiration enfantine et ingénue, étonnante chez ce garçon qui connaissait tant d’autres églises et s’était promené à travers l’Europe.

Il interrogeait, plein de bonne volonté, mais, interprétant tout en symboles, avait besoin d’explications précises et de tris rigoureux.

Il entrait avec Augustin, le regardait prendre de l’eau bénite, s’étonnait des lampes du tabernacle, s’arrêtait devant les ex-voto de la Vierge, lisait à voix basse leurs libellés : les innombrables « Santé recouvrée », les « grâces obtenues », les « merci à ma Mère » appuyés d’initiales et de dates, seules identifications de ces gratitudes anonymes.

Pendant qu’Augustin priait devant la chapelle de la Sainte Vierge, il attendait debout parmi les colonnes capricieuses de l’abside. Ce parfum d’encens bon marché, cette fumée de bougies pauvres, cette humble odeur de vieilles gens et de fond de bénitier, qui peuple les églises populaires, remuaient obscurément son cœur. Une certaine émotion gênée sortait de son grand corps et de son manque d’habitude.

– Quelle magnifique poésie ! disait-il. Tous les soucie matériels, la santé, le pain quotidien, et aussi le besoin d’art et de joie, toutes les solides nécessités humaines restent reconnaissables sous cette fleur divine, la font tenir debout, lui donnent consistance et rigidité. Quelle profondeur !

Mais Augustin expliquait que ce n’était pas là le cœur de la vie religieuse. Sa pensée voyait clair et tranchait :

– Si tu veux, deux vers expriment les différences. De ton côté : « J’aime la majesté des souffrances humaines. » Mais de l’autre : « Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? »

– Peut-être, faisait Bruhl, rêveur.

Ils se disaient adieu sur le boulevard Saint-Michel. À travers une bruine couleur acajou et criblée de lumières, Bruhl sautait dans l’un des tramways qui filent vers le Trocadéro. Augustin voyait s’enfuir sur l’impériale, parmi les occupants des places à trois sous, le col relevé et l’air frileux, le fils de la grande banque hollandaise Bruhl frères et Arfvidson.

Très loin encore du vrai concours, pleins du double et profond charme du travail et de l’amitié, toutes questions politiques et religieuses s’offraient ainsi à leur jeunesse. Le modernisme et les socialistes fabiens, l’évangélisme tolstoïen et la critique de Poincaré, la sociologie de Tarde ou de Sorel et l’individualisation des peines, tout se fondait dans la même carence de données de fait et la même précision abstraite.

Les sujets perdaient en leurs discussions le relief et le poids des choses véritables, autour desquelles se concentrent les faims d’argent et de bien-être et tous les durs intérêts des hommes. Ils s’idéalisaient dans l’air léger de la raison pure, qu’aucune expérience n’épaissit.

Les meilleurs n’ignoraient pas ce paradoxe. Ni Largilier, ni Augustin, ni Bruhl ne s’y méprenaient. Mais précisément cet irréel les enchantait : « Dans notre enfance, disait Largilier, nous jouions à l’explorateur et au soldat. Nous continuons de jouer. »

La cour grand A, la cour aux trois préaux, surpeuplée, salie de boue, flagellée de pluie, où les groupes se gênaient et se bousculaient, leur était symbolique : fermée à la rue, séparée de la vie pratique par de brutales murailles, largement ouverte sur le zénith. Les quatre amis avaient spontanément choisi le préau de l’Est, le seul dont on pût voir le Panthéon et les rondeurs de son dôme. Ils sentaient le vague besoin de quelque palier intermédiaire entre le sol et l’infini.

Très voisin des cuisines, l’odeur des mets y distinguait les jours. Un fumet de ragoût de bœuf aux carottes, spécial aux mercredis, prit place parmi les plus chers souvenirs de leur jeunesse.

Augustin y parlait de l’« extrapolation de la contingence », cédant au curieux plaisir qu’apporte le langage mathématique aux littéraires dont ce n’est pas le métier. Le voisinage de Largilier lui rendit le double service d’être informé et prudent.

– Suivant des idées qui n’ont maintenant rien de bien nouveau, loin que la conscience puisse provenir d’une complication du processus déterministe des choses, c’est elle, disait-il, qui se fraie un chemin à travers leur contingence. Mais pourquoi arrêter à la conscience empirique cette ascension de l’Univers ?

Comme une autre bourrade les jetait l’un contre l’autre, ils prenaient finalement le parti d’aller sous la pluie finissante couper d’eau leurs abstractions sèches en choisissant la moins éclaboussante des flaques.

– Quel degré supérieur vois-tu dans les faits ? demandait Bruhl.

– Nulle vie de saints qui n’en déborde. On y touche l’absolu dans l’expérimental. Je pense à une hagiologie.

Et il citait la Vie de sainte Thérèse, par les Carmélites du diocèse de Paris, deux volumes, quatre cents pages environ chacun. Épuisée pour le moment.

Sans qu’ils eussent besoin de changer de direction, les gros yeux bleus de Bruhl se déprenaient de tout point immédiat, s’accommodaient pour l’infini. Tous ses traits viraient au rêve. Il partait pour ces longs voyages idéalistes, dont les gens des grandes affaires, à la seconde ou troisième génération, sentent parfois le vague et puissant attrait.

C’étaient de beaux jours ardents, chargés et pesants d’avenir. Augustin commençait des joies profondes et de formation lente qu’il n’avait jamais éprouvées encore. Tout s’y fondait : les discussions entre intelligences de son modèle, la même candeur posée sur diverses doctrines, le même café au lait, amer et lourd de pain ; au dortoir les mêmes lits minces, les étroites cuvettes où basculait parfois le traversin. Ne connaître que des buts généraux et désintéressés, savoir qu’il en existe d’autres, ignorer comment ils sont faits, participer au même travail et à la même jeunesse, sentir pousser chaque jour de quelques nouveaux centimètres les fortes racines de l’amitié… douces choses, qu’on voit mieux plus tard, d’un peu plus avant sur la route, et comme dans les tableaux de Carrière, à travers ces buées qui s’évaporent de la vie.

La leur prenait l’aspect d’un paysage uniforme et sans ombre, enivrant d’immensité, sans autre incident que son infinitude même et la joie des grands galops libres. Augustin ne se sentit jamais plus heureux. Une certaine assurance en ses forces et dans les intentions du Destin, un mélange de foi, de piété, de raison, un bonheur terrestre ennobli de participations éternelles, toutes les incertitudes ayant le visage de l’espérance : c’étaient de beaux jours.

Il n’y manqua même pas cette espèce de fierté que donne la vue d’un grand homme.

Il vint dans les dernières semaines de mai, à une classe de grec du bon M. Poiret qu’on appelait le père Poiret. Un domestique entra porteur de deux chaises, suivi d’un vieux monsieur robuste et voûté, encore très vert, au visage vigoureux et bon.

– Ah ! dit M. Poiret en se levant, voici M. Lachelier.

C’était sa dernière année d’inspection générale, qu’il conduisait aussi bien en lettres pures qu’en philosophie. Le vieillard illustre et si simple s’assit sur l’une des chaises dont l’autre resta vide, tout seul, familièrement.

– Ah ! c’est Œdipe-Roi qu’on explique ? Eh bien ! mes enfants, continuez. Je serai content de l’entendre.

Tous les élèves le fixaient d’une curiosité passionnée qui ne se déguisait pas. Lui leur riait, comme un grand-père.

Le père Poiret le désignait des yeux :

– Donnez donc un texte à M. l’inspecteur, voyons !

– Oh ! dit le grand philosophe, avec une bonhomie paternelle, les vieilles gens de mon temps savent ça par cœur.

Comme Augustin, tout près de lui, tendait son livre :

– Vous aussi, lui dit-il, bienveillant et amusé, vous savez peut-être cela par cœur ?

C’était la fameuse strophe chantée par les vieillards thébains, où l’homme ne connaît d’autre bonheur que celui de se croire heureux.

– Au moins ce passage, fit Augustin rougissant.

*

* *

Bien qu’il n’eût jamais cessé de compter sur une préparation de deux années, Augustin se présenta dès la première, parce que c’était la tradition.

Le concours commençait en juin. On attendait, jusque vers la fin de juillet, le résultat de l’admissibilité dans des conditions inhumaines, parmi d’affreux jours torrides et anxieux. Le ciel se teignait tous les soirs d’un même rose orangé, qu’on levait sans doute comme une nappe pour l’étaler le lendemain, à la même heure sur le même implacable azur.

La cour grand A avait changé d’aspect. Tous les éliminés partis, une vingtaine d’admissibles, sans veston ni gilet, recroquevillés dans ce qu’ils rencontraient d’ombre, se posaient des questions d’oral sur un programme d’histoire insensé, allant de Menès, roi d’Égypte, à la guerre russo-japonaise.

Tous de seconde ou de troisième année, ils montraient une résignation ou une insouciance affectées, brûlées l’une et l’autre dans la même fièvre triste qui était l’âme de ces lieux, et de ces jours. Admissible comme eux, Augustin vit partir avec regret Bernier, Paulin Zeller, Bruhl, qui avaient échoué. Il décida de ne pas se préoccuper d’un succès final prématuré, et continua des études de philosophie et d’histoire, coupées de visites au Louvre.

Il avait entrepris, sur les conseils de M. D…, les ouvrages de Durkheim. « Le suc s’en exprime vite. Une lecture soigneuse suffit, mais il faut la faire. Elle est assez longue. » Elle durait chaque matin de huit heures à midi. Après quoi, il était à l’école flamande, dans la liesse de Rubens. Il savourait un plantureux concert de joie, des détails éclatants de grasse vie perçant les conventions mythologiques, la pesée de lourds pieds roses sur des volutes de nuages.

À l’oral d’histoire, les souvenirs non rafraîchis de sa quatrième démêlèrent mal les relations d’Othon III et de Cressentius. L’examinateur, un spécialiste du moyen âge, le fixait de ses yeux doux, presque effleurés par les poils extrêmes d’une barbe immense.

– Vous êtes de première année, monsieur Méridier ? Tenez-vous beaucoup à entrer à l’École dès novembre prochain ? Votre composition écrite est juste, précise, nourrie, équilibrée. Ce sont des qualités !… (Il caressait d’une main baguée sa barbe douce et colossale.) Un peu sèche cependant, froide et ascétique. Épanouissez-vous, monsieur Méridier !… Offrez-vous à la vie !… (Des silences séparaient ces conseils.) À votre âge, voyons ! la vie est belle !…

Il le fixait de ses yeux d’herbivore sauvage, silencieux amants de la vie, gardant derrière leur douceur maint souvenir secret de sa beauté.

Il cessa de caresser sa barbe et lui sourit. Le candidat comprit qu’il ne passerait pas.

*

* *

Augustin n’eut pas à regretter ce retard. La classe de seconde année, la « grande cagne », se fit essentiellement pour lui et quelques autres, parmi lesquels des nouveaux venus de lycées concurrents. Christiani, Bruhl, Paulin Zeller réapparurent. Mais on ne revit pas Bernier. Largilier, tête de liste aux deux Écoles à la fois, Normale Sciences et Polytechnique, ne devait revenir que comme visiteur sur la cour grand A, où il avait avec eux tant de fois tourné. Paulin Zeller était externe désormais.

Le groupe des « talas » se reconstitua tardivement et mal. Il recevait un coup rude. L’abbé Hertzog, très malade, avait quitté sa fonction et se soignait on ne savait où. Augustin fut atterré. Il se reprocha de n’avoir pas tiré du vieil aumônier tout ce qu’il aurait pu. Qu’était-ce que onze leçons ? Juste de quoi s’assurer par les certitudes d’un autre. Il revoyait la maigre figure sereine, les yeux bleus pénétrants, calmes et déjà éternels.

– C’est une grande perte, disait-il.

– Très grande pour moi, fit assez énigmatiquement Zeller. J’aurais dû…

Il n’acheva pas ce qu’il aurait dû.

Le souvenir des douces conférences revenait avec leur parfum des premiers temps du Christ. Augustin s’était un jour excusé de ne pouvoir assister à l’une d’elles. Il se rappelait avec amertume que ç’avait été la dernière.

– Iou ! Iou ! ô ! ô ! caca ! hurlait Christiani. Je compatis ! Je mène un thrène. Je condole au deuil tala.

– Qu’est-ce que tu dis ? demanda durement Augustin, ce qui étonna Christiani, habitué à la manière bon enfant dont on prenait d’habitude ses plaisanteries.

Il crut de son honneur de les continuer.

Il regardait Augustin de bas en haut, à cause de sa taille ridiculement petite, supplémentée par de hauts talons.

– La colombe savante est bien mal. Je porterai sur sa tombe une mesure de grains purs, dès que mes vénérables parents m’auront donné trois drachmes.

– Ils le feront certainement, siffla Augustin, quand tu seras plus grand et mieux élevé.

Le nouvel aumônier parut après deux mois. Il commença un cours qui n’intéressa personne sur l’Encyclique de Léon XIII et les solutions économiques chrétiennes. Il était jeune, mal portant ; il avait l’air d’un soldat blond, blessé. L’archevêché lui donnait cette aumônerie pendant sa période de convalescence.

Les études d’ancienne histoire religieuse ne reprirent pas. Elles n’étaient que retardées, pensait Augustin. Il faudrait bien un jour ou l’autre s’y donner à fond, quand les tâches scolaires seraient terminées et en particulier celles du Concours.

Il pointa enfin à l’horizon, après huit nouveaux mois d’un travail régulier. Un second juin naquit à l’encoche voulue sur la roue du temps.

Augustin, souhaitant quelques heures de repos, descendit un jeudi, par la rue Soufflot brunie d’arrosages, odorante de bitume. Tout ce district appartenait aux étudiants en Droit. Cette appropriation se marquait aux étalages. Des cours lithographiés de Pandectes et de Droit administratif reposaient sur de mornes volumes juridiques d’occasion, marqués de diverses macules de pluie et de sénilité. De vieux jeunes gens les feuilletaient en passant.

Augustin traversa comme à gué l’intervalle entre le bassin du Luxembourg et les cafés des deux angles. En proie aux dépavages chroniques et aux déplacements de rails, la rue imposait des sauts d’obstacles aux passants. Le Luxembourg offrait ses plafonnantes verdures. La diversité des parterres, le passage de groupes criards, la gaieté du jardin bondé de jeunes filles et d’étudiants bien mis, tout ce mouvement coloré donnait à Augustin le spectacle d’une vie assez charmantes et d’une jeunesse qu’il ne connaissait pas. Des allusions aux cafés du quartier traversaient l’air. Les courses de Longchamp et d’Auteuil, des préoccupations d’examens, des noms de camarades, remuaient ensemble, mêlés de grands rires, pleins d’insouci et de banalité. Des retours ultérieurs en province se pressentaient : le souvenir de joies crues et fortes s’atténuerait lentement dans des études de notaires ou d’avoués, ou des cabinets de médecins. La vie professionnelle laissait déjà passer, par l’entrebâillement de ses fenêtres, de gros espoirs de politique, de beaux mariages et d’argent.

Des questions s’échangeaient sur des termes techniques : les servitudes réelles – les naturelles, les légales et celles du fait de l’homme. Nul ne doutait qu’elles n’existassent véritablement au sein des choses, comme des espèces chimiques ou des cristaux. Il s’agissait seulement de les décrire, de compter le nombre d’arêtes, dix-huit à vingt sans doute, dont les avait, en les créant, munies la nature.

Augustin saisit également, au vol, des appellations d’un latin technique jamais bien expliqué dans ses dictionnaires, et qui l’inquiétèrent ; on parlait d’actio fiduciae directa et contraria, de condictio certae pecuniae. Comme il jetait un regard oblique sur un petit livre de droit élémentaire pour le reconnaître en remontant la rue Soufflot, son dos fléchit sous un heurt plat. Trois garçons riaient silencieusement.

– Et il a fallu deux ans pour qu’on le retrouve ! cria Marguillier.

Il était élargi d’épaules, vêtu de clair, épanoui, avec d’inattendus détails de toilette, une cravate feuille morte raffinée, un feutre élégant sur ses cheveux hirsutes de jadis. Tous les traits de l’ancien Marguillier se montraient les mêmes et différents, recoupés à d’autres gabarits, bénéficiaires d’une transfiguration discrète et somptueuse, teints d’une sorte de lumière. L’air plus jeune que quand il était jeune, il portait sur son front, ses yeux, ses lèvres, un ensemble de plaisir et de gloire, mêlé d’une troisième substance savoureusement complexe, une sorte d’essence parisienne, qui ayant rencontré sa figure pour s’y poser, y fût restée, s’y trouvant bien. Il éclipsait, bien entendu, Appiat et surtout Vaton, qui le suivaient comme son ombre. Augustin comprit tout, d’une seule bouffée de mémoire : Marguillier, le grand Marguillier, Marguillier le maire et l’ancien avoué, Marguillier-sans-curé était sénateur maintenant.

Devant des bocks, au fameux café d’en face, ils se demandèrent ce qu’ils faisaient, entrechoquant les réponses aux grands rires de leurs jeunesses.

– Marguillier Gustave : deux points, ouvrez les guillemets. Passé ? ne parlons pas des absents. Présent ? le droit ; deuxième année. Options ? ça ne vous regarde pas, vieux copains. Futur ? Ah ! voilà ! Secrétaire de queuque minisse, avant que ça lui arrive à lui-même. Appiat, à ton tour.

– La médecine, mon vieux, première année.

Appiat se tut, ayant l’imagination courte et le culte du fait. Il était le moins changé des trois. Une modestie taciturne et calculatrice habitait ses yeux luisants.

Quant à Vaton, c’était l’étonnement d’Augustin. Une barbe blond fauve, avec des coulées jaune serin renouvelait son visage. Ignorant la direction et la densité dans lesquelles il convenait de croître, elle s’essayait de droite, de gauche, renonçait, revenait sur elle-même et se terminait vaporeusement. Vaton, au premier regard, semblait vieilli, désenchanté, revenu de tout. Et en même temps, d’une jeunesse prodigieusement neuve, étonnée de l’univers, comme s’il eût mis toute son adolescence à s’apercevoir qu’il était splendide et qu’il s’en étonnât d’un seul coup pour tout le temps passé.

– Alors, qu’est-ce qu’il fait, Vaton ?

– Ah ! des choses, dit Marguillier d’une voix céleste et veloutée, ses yeux blancs haussés vers la toile rayée de la marquise qui se comporta en l’occurrence comme un substitut de l’azur.

– Non, il ne fait pas « des choses », dit Vaton. Il fait de la littérature.

Il souriait à Augustin de ses yeux câlins et tendres, ravis de retrouver une ancienne amitié. Il souriait avec un grand charme de réserve, de rêverie et d’intelligente impuissance. Augustin comprit que la fraîcheur étonnée de son visage venait tout entière de ce regard.

Cependant les répliques se croisaient.

– Des vers, mon vieux. Il fait des vers. Et il s’est débaptisé. Vaton tout court ? Connais plus. Connaissons plus. Lui-même connaît plus. Il s’appelle Vévé. C’est deux initiales pour Vaton-Verlaine. Une comédie lyrique. Trois actes.

– Jouée ?

– Méchant !… Plus vingt-trois mille quatre cent vingt-deux autres vers, hors actes et scènes, indépendants, francs-tireurs.

– Publiés ?

– Quarante-cinq d’entre eux l’ont été. Et payés. Non, vingt-huit seulement. Deux sonnets, c’est vingt-huit vers ? Dis, Vévé, combien que t’as touché pour tes deux sonnets ?

Vaton, désespérant d’arrêter ce flux, s’était retourné vers Augustin. Évidemment, il écrivait. Il préparait aussi sa licence ès lettres. Et il était surveillant d’internat dans une école secondaire ecclésiastique.

– En somme trois zones concentriques et de plus en plus intérieures. Pion, étudiant et la troisième n’a pas de nom.

Vaton avait l’air d’émettre des mots trop légers pour se tenir en équilibre dans l’air. Il parlait du bout de lèvres paresseuses, avec insouciance, plaisanterie, fierté, et une sorte de riant désespoir.

– Tu as vraiment publié quelque chose, ou est-ce que Marguillier plaisante ?

– Des petites choses vagues dans des bouts de revues…

Vévé ne semblait pas du tout désireux de préciser. Où donc Augustin avait-il lu quelque chose de semblable ? Dans quel texte classique ? Il remuait des souvenirs incertains.

– Tu te présentes à la licence en juillet prochain ?

– Non, évidemment. La Sorbonne a négligé de consulter les horaires de mon école, de manière à placer l’explication des programmes dans mes temps libres. Simple oubli.

– Tu devrais essayer de passer une bourse de licence.

– Quand se passent-elles ? Et comment se fait-on inscrire ?

– Mon petit, fit Augustin fâché de n’avoir pu arrêter à temps l’appellation pitoyable, cette insouciance te mènera à quoi ?

– Oh ! dit Vévé avec une nuance de susceptibilité qui rappelait l’ancien Vaton, je ne cherche pas à arriver. Marguillier y suffit.

– T’en fais pas, dit Marguillier, j’arriverai pour deux.

– J’ajoute que Vévé n’a pas de maîtresse connue, dit Appiat à voix haute et calme, envoyant l’interruption par-dessus la tête des autres causeurs comme un objet qu’on fait passer.

Augustin retrouva tout à coup le texte classique auquel il pensait en regardant Vévé. C’était du La Bruyère :

« Phédon a les yeux creux… il croit peser à ceux à qui il parle, il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur, il parle bas dans la conversation. Il articule mal… Il attend qu’il soit seul pour éternuer… Il n’en coûte à personne, ni salut, ni compliment. Il est pauvre. »

Tous les traits n’y étaient pas. Mais il y en avait quelques-uns.

Ils accompagnèrent Augustin jusqu’à son lycée, bavardant à grands éclats, le plaignant de se coucher si tôt, protestant que si on voulait les obliger, eux !… C’était Marguillier qui criait. Il le faisait pour trois. Augustin ne trouvait pas désagréable, une fois en passant, cette mousse de plaisir légère, coloriée et sans consistance qui flottait pour quelques heures sur sa vie.

*

* *

Comme l’an dernier, l’écrit se passa pendant huit torrides jours sous les toits de la Sorbonne. Augustin disserta sur une pensée de Pascal, exposa l’histoire des Pays-Bas de 1609 à 1715, confronta les jugements de valeur et les jugements de vérité, traduisit en grec une page de Fénelon et en français un passage du De Officiis, compara en latin Tite-Live, Salluste et Tacite et attendit son destin.

On écrivait sur de grandes feuilles sortant de l’imprimerie Nationale, avec les l barrés au milieu. La future chaleur du jour perçait la fraîcheur du matin. Les fenêtres s’ouvraient sur des toitures aux zincs inquiétants. À midi, on disposait sur le coin de la petite table, de chaque côté d’un chiffre blanc, la demi-bouteille de vin, le café, les sandwichs, réunis par l’Économe ; on déjeunait en se relisant.

Augustin se plut extrêmement à l’histoire, y retrouva Taine, Fromentin, Lefèvre-Pontalis, et s’y « épanouit ». Mais il s’enchanta de la philosophie, montrant la compénétration des deux formes de jugement et les cas où la nature elle-même faisait des jugements de valeur.

En latin et en grec, il glissait, patineur de grand ordre, sur des surfaces lisses, là où d’autres haletaient et tombaient. Derrière lui s’agitaient les inquiétudes et les destinées. La chance jouait pour lui, comme elle fait pour tous les forts et les biens préparés, ce en quoi elle joue dans les règles.

– Ah ! flûte, cria Christiani, lorsqu’ils redescendirent dans la rue, la dernière composition terminée. Allons-y.

– Où ça ?

– Au claque.

Le mot éclata au ras du sol, dans la boue, à d’infinies distances de cette haute joie.

Augustin passa l’oral après un mois et demi de terribles attentes, vers le 3 ou 4 août. Sa dernière épreuve fut l’explication grecque. Tous ceux qui avaient déjà passé revinrent là pour l’entendre. Dans les couloirs circulaient quelques professeurs de première supérieure, dont le cher père Poiret qui semblait y retrouver chaque fois ses enfants. Des élèves de troisième année, en pleine agrégation, passaient avec une discrétion distante.

On constatait une fois de plus l’extraordinaire sûreté d’Augustin dans l’explication improvisée. Assez loin des exercices scolaires habituels et rarement proposé, le texte – un chœur d’Eschyle – lui fut présenté dans une édition allemande sans note. Le vieil helléniste maigre, à la pomme d’Adam pleine de poils, avait peut-être fait exprès de la choisir.

À chaque traquenard tranquillement élucidé, on entendait, sobres et presque muettes, des appréciations que le vieux savant énonçait comme pour lui-même : « Fort bien, monsieur. Parfaitement vu. » Déçu, le sphinx s’allait suicider dans les roches.

Quand ce fut fini, sans transition :

– Ferez-vous du grec, monsieur, à l’École ? Je n’ose trop l’espérer, avec des notes de philosophie comme les vôtres… Enfin !… Je vous remercie de cette explication, dit-il d’une courtoisie froide, d’où tout sourire était banni.

Bruhl passait septième ; Paulin Zeller onzième ; Christiani restait sur le pavé, tête de liste des refusés. Augustin entrait premier.

La tension des derniers jours avait été pénible pour tous, même pour lui. « Ne nous la fais pas à l’angoisse, disaient ses camarades, espèce d’infaillible, mécanique sans panne, cacique. » (Terme dont on désigne le premier.) Sous ces gros mots, capitonnés par en dessous et bourrés d’amitié, Augustin fléchissait, ému, bien plus qu’on ne croyait. Quand la grande place arriva, le « caciquat » illustre qu’avaient occupé avant lui des personnages comme Taine, quand le vieil universitaire académicien qui dirigeait l’École eut servi aux admis le discours de haute pédagogie où il se plaisait, que le surveillant général à tête d’artiste triste y eut joint les détails pratiques d’ailleurs répétés dans un imprimé, que tous se furent gavés du bassin intérieur et des quatre corridors autour d’un jardin morne, identiques comme un seul devant quatre miroirs, Augustin se retira doucement, assommé, lourd d’il ne savait quel poids écrasant. Gonflé d’émotions et de souvenirs, comblé d’une gratitude envers les siens déchirante et irrassasiée, en proie à un douloureux, insupportable bonheur, il tremblait de vertige comme s’il sentait sous ses pieds les aiguilles extrêmes d’une immense ascension alpestre. Il avait besoin d’appuyer sa tête et n’en pouvait plus.

Il s’en fut, étouffant ses pas, dans le parloir qu’on trouvait à l’angle gauche du vestibule, entre la porte d’entrée et l’escalier du Directeur. Il enfouit son visage au milieu des grands rideaux administratifs, et sanglota dans leur poussière.

La rue, quand il sortit, restait identiquement provinciale. Les grands événements n’y changeaient rien. Un marchand criait : « Tonneaux, tonneaux. » Trois gros attelages aux queues nouées entraient au trot dans la vieille cour des omnibus. Tout cela demeurait étonnamment tranquille. Ni ce calme, ni sa pauvre joie lourde à porter, ni rien de tous ces événements ne lui semblait frapper la note juste. Rien ne présentait la vraie face des choses, qui était qu’il venait simplement de s’élever de quelques marches pour mieux voir le seul paysage qui comptât : celui des intérêts éternels.

Restaient des dépêches à envoyer, le Proviseur à remercier et les autorités du lycée. Le bureau de poste était tout voisin, au coin des rues d’Ulm et Gay-Lussac. Un vieux dos familier, d’où pendaient les plis d’une jaquette, se hâtait vers leur carrefour. Augustin se jeta vers lui et le bon Poiret, virant au bruit, tourna son regard de père nourricier vers ce galop qui s’approchait pour le remerciement et pour l’adieu.

Sur le pupitre du bureau de poste, il souhaita d’écrire :

« Cacique. Gratitude. Immense tendresse. » Puis quelque chose lui dit que ce n’était pas cela que l’employé de la rue Gay-Lussac devait lire, ni celui du Plateau Central. « Immense tendresse ? » Ils n’avaient pas besoin de savoir. Mais parce que ses mains à lui avaient besoin de l’écrire et ses yeux de le lire, il l’écrivit tout de même sur le papier de la poste, puis le déchira en petits morceaux. Il prit une autre feuille et mit simplement « tendresses ». Puis il sortit. L’après-midi finissait déjà. Juste une petite nuance de soir dans le grand ciel d’or blanc. Un quart d’heure de prière aux Religieuses Réparatrices, à cinq minutes de l’École, coupa son chemin.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

La cordialité du jeune aumônier s’épanouit sur sa figure maladive. En entrant chez lui, Augustin venait d’y rencontrer Zeller.

– Ah ! je suis content de vous voir, dit-il. Vous tombez bien…

Laissant échapper des confidences qui vraisemblablement n’étaient destinées qu’à lui-même :

– Persuadez-le, fit-il en montrant Zeller.

Celui-ci se taisait, gêné, sans que l’aumônier vît cette gêne. Puis le pli de sa lèvre se détendit et il accepta en souriant l’intrusion.

– Voyez-vous ça, disait l’abbé. Il ne veut pas entrer à l’École Normale l’an prochain.

Augustin était muet de stupeur, et Paulin Zeller de résignation.

L’aumônier, grand enfant, continuait, entendant un peu tard ce double silence :

– Je puis le dire, n’est-ce pas ?

– Reste, Méridier, je te prie, fit Zeller, comme Augustin s’excusait et faisait mine de s’en aller. Je te demanderai seulement de t’en taire.

– Oui, fit l’abbé, votre ami veut entrer au grand Séminaire tout de suite !… enfin, à la rentrée d’octobre ! Je l’en dissuade. Dieu a besoin d’agrégés. Dieu a besoin de haute culture. Je lui demande en grâce d’attendre trois ans. Ne m’en croyez pas si vous voulez, mon enfant. Allez à Saint-Sulpice pour y consulter des prêtres plus savants que moi, et beaucoup plus sages… Je vous affirme que j’y connais des saints. De grâce, mon cher, mon bien cher enfant…

Augustin restait écrasé, immobile. Une lente lumière montait et éclairait en lui tout ce qui de Zeller était méconnu. Elle illuminait par le dedans le sens de cette absence d’acharnement dans l’effort et de cette indifférence apparente au succès final, dont parfois l’on s’étonnait.

Dans l’âme délicate et vite fermée de Paulin Zeller, les confidences s’étaient taries. Augustin eût aimé passionnément pénétrer plus avant, chercher où, quand et comment ces désirs-là lui étaient venus. Plus tard, beaucoup plus tard, quand il eut en main les notes intimes de son ami, il y lut : « Je m’accuse d’une réserve bien trop grande, à l’égard de ceux que Dieu a mis sur mon chemin, d’une réserve à fond d’orgueil ! »

– Le grand Séminaire, je vous assure, monsieur l’abbé, est déjà pour moi un effort. Bénédictin, Oratorien, Trappiste même, tel est mon attrait. J’y ai vu jusqu’à présent, assez naïvement, la volonté de Dieu. Je consulterai Saint-Sulpice, suivant vos conseils.

Et, comme l’aumônier fermait les yeux :

– La haute culture ? Je n’ai jamais senti avec une plus claire violence le dégoût de l’idole…

*

* *

Tel fut le commencement de la nouvelle vie. Dès les premiers moments, non de son fait, mais des circonstances, elle se compara pour Augustin à quelque chose d’autre et plus noble, hors de ses prises et de ses désirs, mais non pas de ses nostalgies.

L’express de nuit l’emmena dans ses fraîches troisièmes. Dès que fut terminé le tassement des voyageurs, le choix des coins et le dépouillement des faux-cols, le sens intérieur des martellements rythmiques commença de s’offrir à ses rêves.

IV

LE GRAND DOMAINE

I

LE GRAND DOMAINE

Malgré la gêne monétaire où vivait le ménage, Mme Méridier trouva le moyen de fournir à la petite Jacqueline la cure d’air à la montagne dont elle avait besoin.

Au grand domaine, depuis longtemps, les vieux parents étaient morts. Restaient des cousins et cousines de noms variés et le chef était le cousin Jules. La parenté devenait trop lointaine pour que Mme Méridier pût être hébergée comme autrefois. Elle proposa de payer. On savait le cousin Jules pas très commode, obscurément riche et d’une âpreté silencieuse. Il répondit, sur du papier quadrillé de paysan, une lettre calligraphiée, disant qu’ils ne trouveraient pas chez lui toutes les facilités qu’ils avaient à la ville, que pour du bon air, bien sûr, ils auraient du bon air ; et tant qu’à l’argent, que ce ne soit pas ça qui les empêche de faire profiter du bon air la petite cousine, parce qu’on s’arrangerait bien toujours.

Il donnait des nouvelles de son fils aîné qui était professeur à son Séminaire de Paris. Le jeune habitait chez sa femme, qui avait attrapé la mauvaise santé. Il énumérait en terminant tous ceux à qui il disait « bien des choses » et signait d’un paraphe compliqué et encerclant.

On partit dans la première semaine d’août. La veille, M. Méridier montrait à Augustin une carte au timbre suisse.

– Elle devrait t’être adressée, dit-il.

Mme Desgrès des Sablons félicitait le jeune lauréat « assez heureux pour faire tout ce qu’il veut ».

– Elle possède, ajoutait-il, l’art des mots charmants.

Le souvenir des Sablons traversa Augustin. Deux ans déjà. Ni lui, ni son père n’avaient eu l’occasion d’y revenir. Les châtelains y passaient quelques semaines au temps des chasses.

Le grand domaine, à la fois connu et inconnu, Augustin le retrouvait très semblable et très différent. Les souvenirs et les choses allaient au-devant les uns des autres, s’essayant, se confrontant, comparant des tailles changées.

La grande cuisine dallée, les placards aux lits clos, une lourde trappe de cave taillée dans le chêne du plancher, semblaient des images de l’ancien eux-mêmes, rapetissé et bruni par le temps.

Seule, l’odeur ressortait, fidèle, violente, montrant des traînées, des manières de filons ou de veines, où s’inséraient l’haleine essentielle, l’arome grave et général de meuble ancien et de vieillesse humaine.

Ce parfum de passé introduisit les autres fantômes.

Des images de très vieux grands-parents, ressuscitées à travers tant d’années, rôdèrent sur le corridor de pierre, dans la vaste cuisine brune, et le « salon » où mangeaient les maîtres. Les rencontrer n’exigeait pas beaucoup d’effort ni de gratter longtemps le terreau sous lequel leurs visages dormaient.

Certain baiser frénétique posa encore sur la joue d’Augustin la molle humidité de lèvres sans dents, et cette tendresse désespérée qui compensait par l’intensité de l’étreinte la proximité du jour où les vieux bras n’étreindraient plus. Saisie une fois pour toutes à l’instant même de son baiser, intouchée depuis lors, la vieille grand’mère revint exhumée et désembaumée, dans l’état exact où on l’avait vue pour la dernière fois.

Beaucoup moins net qu’elle, le grand-oncle patriarche, pacifique et vieillissant, passait près d’un petit garçon qui était Augustin, pour s’essuyer une fois de plus dans l’essuie-mains de la cuisine, à une hauteur que cet enfant n’atteindrait jamais. C’est à cette image unique et singulière que l’enfant, jadis, comprit combien le grand-oncle était vaste, lourd et colossal. Voilà pour le grand-oncle. C’était bien fini pour lui aussi. On ne le verrait jamais plus…

Et maintenant le cousin Jules se trouvait le maître du grand domaine. Augustin se rappelait sur sa silhouette, alors finaude et effacée, la petite barbiche rousse dont il tirait les poils. Il tenait de sa mère, disait-on. Et l’on retrouvait, chez cette silencieuse Marie de Labro, ce nez long, fouineur, un peu déporté sur la gauche, qu’ils étendaient tous les deux, aux visiteurs et aux événements, comme d’autres présentent la main.

Il était très évidemment le maître, au moins autant que le vieil oncle autrefois, avec moins de pesanteur et de volume, une moindre affirmation de toute sa personne. Non qu’il en fût incapable, mais parce que c’était inutile. Il suffisait pour s’en rendre compte de le voir se soumettre le grand mestreval roux, tavelé comme une peau de bête, à la fois rude, sauvage et doux, très haut, debout devant le maître froid. Le cousin commandait sans geste, avec un certain air qui montrait ses dents jaunes, juste au-dessus du petit bouc grisonnant.

Il portait la blouse des gâs de ferme, mais plus soignée, bleu foncé, presque noire, embellie de piqûres décoratives autour des grandes poches à portefeuille. Au-dessous d’elle, le cousin mettait les jours de semaine une veste de chasse, marque de son rang social, traditionnelle sur les domaines. Laineuse, lourde et sentant le suint, des boutons la décoraient, à motifs cynégétiques, hures de sangliers dans un enroulement de cors. Le dimanche, il revêtait un habit de tissu noir.

À côté de lui, servile, inquiète, toujours affairée, se tenait la femme du cousin Jules, cette grosse et insignifiante Noëlle, bonne beurrière, parfaite à la basse-cour, et qu’on savait riche.

Quelque chose avait décidément changé, qu’on ne devait plus voir souvent ni dans ce domaine, ni dans d’autres tout semblables où se morcelait l’unité géologique des grands plateaux volcaniques. Jadis, c’étaient des baisers voraces sur des joues d’enfant, du bruit ou la gêne d’une timidité heureuse, de belles nappes frustes attendant, dès le matin, les mangeurs, toute la cordialité tendre de la parenté. Maintenant la bienvenue se bornait à un plaisir mitigé d’étonnement, tempéré d’une sorte de vague inquiétude, qui vous arrivait en un étroit filet de lumière verte dardé par l’œil de Marie de Labro, droit sur le vôtre.

À table, au dîner de midi, le cousin Jules parla lentement, posément, à sa manière. On évoqua les anciens. Augustin dit qu’il se rappelait la vieille grand’mère. Le cousin s’étonna : il y avait si longtemps qu’ils n’étaient pas venus ! Puis il donna des indications traînantes et non techniques sur la manière dont elle était morte. Il lui était venu comme un mal à la jambe, qui était toute noire, et faisait comme des écailles. Le vieil oncle aussi se trouva expliqué avec cette même précision incompétente et tranquille. Sa mort fut datée par confrontation avec d’autres événements dont on était plus sûr. C’était la veille d’une foire de la Saint-Matthieu ou plutôt l’avant-veille. « Il n’avait jamais voulu prendre la montagne et c’est après lui que je l’ai prise. Ça fait donc quinze ans maintenant. »

La cousine Marguerite, sœur du cousin Jules, était morte très jeune, peu de mois après ; la tante Agathe aussi, vers le même temps.

– Elle était portée sur la dévotion. C’est peut-être pour ça que son fils s’est fait curé. Du reste, il y a toujours eu des curés dans la famille, des curés ou des bonnes sœurs.

La conversation dévia sur les arrivants, les parents venus de la ville.

– Alors, il paraît que tu veux entrer professeur, à ce que dit ta mère ? Tu seras pensionnaire, dans ton école ? C’est le gouvernement qui paiera ta pension ? Ça te coûtera rien ? C’est par ici, ou à Paris ? Et tu sortiras de là… enfin, oui, comme ton père.

Puis la question essentielle dont les autres formaient le préambule :

– Et ils te paieront combien, en sortant de là ?

La modicité du chiffre lui parut nécessiter quelque consolation :

– Mais tu as ta retraite. Et tu ne seras pas toujours bien occupé ? Tu pourras gagner quelque petite chose à côté ? J’en ai connu qui donnaient des leçons à des « genses » qui avaient de quoi. Des genses qui leur donnaient encore la pièce par-dessus le marché, après avoir payé.

Ainsi se poursuivait la série des déterminations par lesquelles ce méfiant esprit positif essayait de s’assimiler un état de choses si difficilement intelligible pour lui.

Quand furent bus le café et la liqueur de prunelles faite par la cousine, on sortit sur le devant de porte. Il était deux heures et la pleine chaleur de l’après-midi. La maison, la vaste grange-étable, une autre grange dont le rez-de-chaussée servait de remise et écurie, formaient les trois côtés d’un carré de cour, pavé de cailloux ronds. Le quatrième était une murette au contrebas bordé d’une double rangée de vieux frênes percés par les mille aiguilles du soleil.

Jacqueline jouait sans bruit dans leur ombre fauve qui grimpait lentement contre les façades de l’Est. Un bébé dormait en son berceau paysan, de châtaignier brun, menuisé sur le domaine, avec des arceaux pour les rideaux et des planchettes courbes pour le bercement.

La vieille Marie de Labro désapprouvait, de tout son museau pointu, qu’on fît ainsi dormir en plein air les petits enfants. Des raisons d’hygiène motivaient cette opinion et aussi d’obscures considérations sociales. Le berceau avait bercé le père du bébé, et avant lui son grand-père et il remontait plus haut encore, recouvrant son utilité à chaque génération nouvelle entre de longs paliers d’oubli. Aucun de ses occupants n’avait jusqu’alors dormi en plein air, comme des bohémiens, qu’elle appelait « boumians ».

Le cousin Jules arracha ses hôtes à la contemplation de la cour et à cette muette acrimonie.

– Faut aller voir les étables.

Mais M. Méridier, se sentant un peu fatigué, dit qu’il préférait s’étendre dans sa chambre.

– Faut pas vous gêner, cousin. Montez que dormir une couple d’heures. Le dimanche tape sur la tête.

Les étables étaient vides, chaudes, immenses et basses, inexplicablement étouffantes, bien que traversées de courants d’air. D’un bout à l’autre, les petites croisées carrées s’ouvraient sur une longue ligne droite ; les deux vastes portes, pendues à des gonds de charron de village, béaient, et l’on devinait le rauque cri qu’elles poussaient le soir. L’étouffement ne venait pas de l’irrespirabilité d’une atmosphère nullement confinée, ne rappelant en rien l’odeur des pièces closes. Il s’offrait aux narines avec l’air pur, refoulait sans le faire disparaître son intact et aigu oxygène. On étouffait sans savoir pourquoi. Mais le cousin expliqua le mystère. Au-dessus du plafond s’entassait le formidable amas de foin des granges. La puissante odeur de milliards de tiges d’herbes descendait par les innombrables interstices et les incomptables fentes qui fissuraient les entre-solives. Cent cinquante hectares de bonne terre de fauche respiraient au-dessus des étables.

Le cousin Jules « tenait » là-dedans soixante dix vaches à lait, des bœufs et des taureaux. Il l’expliquait avec précision et indifférence, montrant du menton une série de crèches, forme nouvelle, qu’il commençait de faire installer. Mais ce n’était pas là ses seules bêtes à cornes ; il ne comptait pas ce qu’il appelait ses « bines » et ses « manes ». Augustin apprit qu’à côté des bêtes à lait, cheptel proprement dit des exploitations rurales, d’autres animaux s’achètent au printemps, se revendent à l’automne, et s’engraissent dans l’intervalle, sur ces grandes pâtures qu’on nomme traditionnellement des « montagnes », dans toute l’étendue des terres d’élevage.

Le mot ne signifiait pas, comme Augustin l’eût pensé, escarpements pour alpinisme, avec accompagnement d’aiguilles et de glaciers, mais un vaste pays pastoral de haute altitude, où montaient pour les « estivages » les bêtes tenues l’hiver dans les étables des grands domaines. Une allée et venue d’achats et de ventes commençait aux foires de printemps et d’arrière-saison, sur toute la surface des plateaux basaltiques, pour se continuer, par chemins complexes et bifurcations ignorées, jusqu’aux marchés de Lyon, de Paris et plus loin encore. Un paysage économique et spéculé pesait sur le paysage naturel.

Tous les fumiers se trouvaient maintenant arrangés à la moderne, vers l’autre façade de la grange-étable, celle qui donnait sur les prairies. L’herbage présentait là, au ruissellement des eaux et des purins, le dru et puissant velours, le profond vert-bleu qu’il a toujours en bordure des fermes. Les gros souliers graissés du cousin Jules s’enfonçaient avec une souplesse lourde dans l’éponge des prairies. Augustin, qui venait derrière, héritait des bouffées de pipe.

Ils décrivirent un assez large circuit pour revenir par l’allée des frênes, d’où s’apercevait tout le développement des terres vertes. Leur surface, variée par des fronces très douces, aussi loin de la végétation primitive, aussi travaillée qu’un parc, ondulait ainsi sur un nombre de lieues dont on ne voyait pas la fin.

Comme un renflement léger gauchit une ligne horizontale, un mugissement profond et éloigné pénétrait parfois ce dialogue muet du ciel et des prairies. Quand il cessait, il semblait seulement s’y confondre et s’y assimiler pour en nourrir l’invisible et sereine matière. La noblesse pastorale du grand domaine s’adaptait à la lenteur solennelle d’un jour qui, dans quelques heures, commencerait de jaunir. Une horizontalité interminable absorbait tous les accidents d’altitude moindre, tous les vallonnements, tous les abrupts, jusqu’au hérissement menu des grands lointains, séparés de tout le reste par d’immenses volumes d’espace. Ces couleurs pâles, prolongées à d’infinies distances et dégradées dans le même bleu, maintenaient à ce paysage un degré d’abstraction extrême, une sorte de sensibilité de somnolence dont Augustin savourait le recueillement étincelant.

Fumant sa pipe, debout contre ces étendues, le cousin Jules en extrayait ce qui lui convenait comme un appareil de physique fait son choix dans l’expérience totale.

– Il y en a pour une quinzaine de jours, de cette sécheresse-là. Ça fera baisser le prix des bêtes à l’arrière-saison. J’en sais qui ont rentré la moitié du foin, qu’ils rentraient d’ordinaire.

– Et vous ?

– Par ici, ça se remarquera guère. La terre tient l’eau. Les sources ne tarissent pas. J’ai eu mes mille chars de foin. J’aurai mes cent chars de regain, comme d’habitude.

Il ne regardait pas Augustin. Il regardait ses propriétés. Il réfléchissait pour lui-même, pour sa terre, pour ses calculs secrets. Il ouvrait sur eux de brèves fenêtres. Parler n’était pour lui qu’une autre manière de réfléchir. Les devoirs de l’hospitalité lui imposant de parler, il ne pouvait le faire que des seuls sujets qui comptaient dans sa vie.

– C’est une bonne terre. Si ses revenus changent d’une année à l’autre, c’est pas son fait, c’est le fait des cours, autant dire de la terre des autres.

– Elle recueille, fit Augustin, l’eau des vents d’Ouest tombant sur les pays du basalte ; elle a leur richesse en phosphore lavique.

Le cousin attendit quelques secondes, puis répondit :

– Peut-être bien.

Cette indifférence pour le centre même de ses préoccupations stupéfia Augustin. Le cousin Jules était encore plus utilitaire qu’il ne pensait. Les faits tout seuls, les données des sens. Et parmi les explications, celles seulement sur lesquelles son action avait prise, tout ce qu’il pouvait directement ou indirectement manipuler. En dehors d’elles, il accordait aux théories, tant positives que mythologiques, une égale hospitalité. Ce qui était élevage, commerce de bestiaux, économie et législation rurales, il en comprenait les rouages, dans la mesure de ses besoins, avec une netteté subtile. Il ébarbait ce qui débordait.

– C’est l’aîné qui garde le domaine ?

– S’il peut, fut la sèche réponse.

Pourtant le sujet était trop volumineux pour cet exutoire. Le cousin y revint avec une prudence et des tâtonnements qu’Augustin se rappela plus tard.

– Ici, dit-il, ça ira peut-être bien tout seul. L’aîné s’est mis curé. Il n’a plus besoin de terre. Les filles sont pour s’en aller.

– Est-ce qu’il va venir en vacances ?

Le cousin utilisa ce vocabulaire militaire que les ruraux emploient pour toutes les formes de l’autorité.

– On lui donnera pas de permission ; il est quelque chose au séminaire Saint-Sulpice ; sa mère sait la chose juste.

Toute vocation religieuse passionnait Augustin, mais bien plus encore dans ce milieu vigoureux et matériel. Comment s’était formée cette âme aux dons probablement conjoints d’esprit pratique et d’idéalisme ? D’où venait le courant mystique initial ? De quel ancêtre ? « Il a dérivé vers ma mère, sans doute Christine et Suzanne, peut-être moi… Comment s’arrangent ensemble ce sens positif et ces tendances religieuses ? » Une sorte de clarté expérimentale baignait l’ancien « appel ». Augustin retrouva les idées qu’exposait M. Rubensohn, devant la placette de l’Évêché, sur la nécessité de résoudre le plus possible de questions positives autour des grands problèmes métaphysiques.

Le cousin Jules marchait entre de légères ornières dessinées par les chars de foin sur les chemins de prairies. Ses semelles écrasaient en passant de grosses sauterelles.

Il semblait à Augustin qu’il comprenait un peu. Ce prêtre avait dû sentir l’action de Dieu aussi simplement que celui-là sentait ses intérêts terrestres. Ni anxiété, ni nuances de décision, ni hésitation entre les destins, ni rien de ce qu’Augustin avait hérité, à dose minime, des complexités de son père. Quelque chose du déterminisme des bestiaux.

Dans les deux cas, pour l’abbé et pour Jules, même adaptation immédiate au donné, mais c’était le donné qui changeait. Des dieux différents, mais le même culte pour ces dieux. L’abbé Amplepuis devait s’expliquer de même. L’action divine passait par ces causes secondes. De cette matière première, Dieu faisait ses saints.

C’était à l’aube du lendemain. Augustin fut pénétré par une couleur d’un blanc dur, une insistance de la lumière, blessant de moins solides parties de son rêve nocturne. Elle les chassait comme avec le coude, se faisait à chaque expulsion la place plus large, s’annexait d’autres choses de son espèce, appartenant au monde d’où elle venait.

Elle conquit ainsi le rugueux du drap de chanvre, une odeur de soleil sur les lessives, des pas sur les planches, le dur patois de voix fortes, bronzées de grand air. Le plein jour entrait, cru, splendide, avec la franchise de cinq heures du matin, par les étroits carreaux de fenêtres dont les fermes des hautes terres s’éclairent parcimonieusement.

Dans le lit voisin, au lourd acajou enrobé de rideaux, M. Méridier dormait du sommeil écrasé des nerveux quand vient l’aube.

Les bruits quotidiens s’organisèrent. Le chœur des coqs et des poules s’éloigna, se morcela, revint par lambeaux, comme les chanteurs contournaient les granges et s’égrenaient dans les prairies. Les attelages de bêtes à cornes poussaient des mugissements graves et magnifiquement vides, contre lesquels les maigres jurons des bouviers éclataient de pensée et de volonté.

Le jour changea, perdit son neuf et sa splendeur solitaire, devint le jour ordinaire qui a tant servi, que tout le monde tutoie, chargé de tous les bruits qu’y entassent les hommes.

Augustin s’habilla. Le cousin Jules était déjà parti quelque part, disait-on, du côté des regains. La grande cuisine présentait l’aspect des matinées. Une toile cirée couleur acajou recouvrait le milieu de l’énorme table rectangulaire, pour dix-huit personnes. Hors de ses atteintes, les deux bouts exposaient le bois brun original. Des miettes de pain bis, des pelures de saucisson, des taches de vin et de lait, marquaient le pourtour des écuelles à œillères, en faïence coloriée. À côté du lait, dix ou douze verres à vin grossiers et côtelés, témoignaient que des hommes buvaient impartialement les deux liquides.

Un disque plat de fromage blanc était entamé, comme dans La Fontaine. Les poules venaient picorer les miettes de pain à même le plancher et la vieille Marie de Labro faisait de temps en temps : « Pch ! pch ! » en agitant ses bras, ce qui les chassait pour quelques minutes.

Marie de Labro et Noëlle portaient la tenue rudimentaire des paysannes : cheveux plats et tendus autour d’une peau rouge lavée au savon, caraco plat, serré sur une jupe à raies verticales. Mais une cousine Berthe qui venait des villes où son mari achetait de la toile pour son commerce ambulant, levée comme les autres et déjà languissante, portait des dentelles sur sa camisole blanche et des papillotes sur ses cheveux blonds clairsemés. Elle signifiait par un certain degré d’oisiveté voulue, qu’elle eût pu, si elle avait daigné, se livrer avec la même maestria aux occupations rurales, mais qu’elles étaient au-dessous de ses rêves et de ses désirs.

Le cousin Jules revint, bien après le repas de midi. Il n’était point parti aux regains. Tout au contraire, il allait s’y rendre. Les renseignements inverses se trouvaient faux, ce qui n’avait rien d’étonnant, le cousin Jules n’ayant pas l’habitude de divulguer la direction de ses pas.

Au moment où il allait repartir, éclatèrent des bruits associés qu’Augustin commençait de connaître : aboiements furieux, roulements cahotés et ces dialogues par onomatopées, que les paysans conduisent avec leurs bêtes.

Un vieil homme entra, à la barbe annelée, sur laquelle il postillonnait et bavait un peu. Il portait la blouse bleu-noir des fermiers en voyage et le bâton à lacets de cuir.

– Voilà mon père Sazerat, dit Jules.

Il eut sur-le-champ sa tasse de café malgré ses dénégations emphatiques et violentes, auxquelles personne ne prit garde, car elles n’étaient que le rite de sa politesse. Elles se changèrent en un air de satisfaction hébétée lorsqu’un petit verre eut rejoint le café.

Ils employaient ces mots qui ôtent aux non-initiés toute possibilité de comprendre. Les femmes pinçaient la bouche, affectaient d’autres occupations et détournaient les yeux. La cousine Noëlle se mit à chercher dans le buffet, pour avoir l’air plus absente, des choses vagues, qu’elle ne trouvait pas.

– Ha ! nous faut sortir, dit le cousin Jules, comme si la matière réclamait à la fois du plein air et un plus strict secret. On parlera en route. On verra où en sont les regains.

Augustin exprima le désir de se joindre à eux, s’il n’embarrassait pas.

– Tu râtelleras, fit le cousin, bonhomme. On n’est jamais trop pour travailler.

Le nouveau venu conduisait sa jument à la main, dans des chemins labourés d’ornières, semés de pierraille, coupés par l’eau coulant des rigoles. Aucun des hommes ne semblait remarquer l’état de ces chemins.

– Enfin, demandait Jules, quand est-ce que le vieux Thomassin vous la prendrait ?

– Il la prendra quand je la lui donnerai.

– Alors, donnez-la-lui.

– Donnez-la-lui ! donnez-la-lui ! Il n’aura pas pour quarante-cinq mille francs la montagne de Serrehaut, pour le sûr. Elle vaut le double.

– Elle vaut pas le double, dit le cousin conciliant. Mais enfin, quarante-cinq mille, c’est pas beaucoup.

– Elle vaut le double, fit le vieux, d’un entêtement buté et sentimental.

L’après-midi restait, comme la veille, limpide et chaud. De furieuses mouches se fixaient sur les bras, et piquaient à travers la laine. On les tuait sur place, sans leur faire lâcher prise. Les arbres des haies coupaient les chemins de ferme en compartiments de soleil et d’ombre et la chaleur paraissait fixée pour un nombre indéfini de jours.

Le cousin continuait, hésitant et désabusé :

– Je puis pas bien vous dire. Je sais pas si j’aurai l’argent. Ça doit être vendu vendredi matin, dernier délai ? Je vous enverrai bien une dépêche la veille ou le matin ?

– Ah ! bah ! bah ! bah ! vous savez bien que pour vingt mille de plus vous feriez la bonne affaire.

– Faudrait que je trouve crédit jusqu’en novembre prochain, jusqu’à la vente de mes bêtes.

– Vous en avez pas besoin ! bon Diou de bon Diou !

– Je peux pas vous dire encore. Je peux pas.

La ténacité de cette argumentation frappait Augustin. Le cousin gardait un air bonasse d’indécision dont l’inattendu sautait aux yeux. Le vieux paysan, menant sa jument par la bouche, continuait de bougonner de vagues mots hargneux contre les choses et les destins.

À la prairie aux regains, Augustin fut déçu. Il attendait les gais faucheurs aux bustes blancs, les belles buées d’été bordant des rivières, sur les faux un martellement cristallin de petites grenouilles métalliques, le lancer sifflant des lames courbes et cette espèce de sommeil qui monte des rythmes.

On ne voyait qu’un homme unique, trop haut, tout seul, sur la machine régulière.

Aux points de rebroussement où mordait l’ombre des haies, l’homme arrêtait la faucheuse, la retournait, l’engageait dans le foisonnement des fleurs de prairie, pour un nouveau découpage de la fourrure froide des herbes.

De monosyllabiques onomatopées en une langue inconnue régissaient les deux vaches rousses aux membres fins. Elles ne répondaient qu’après quelques secondes d’inertie et de retard, nécessaires à leurs profondeurs animales pour recevoir la volonté humaine.

Le cousin et l’autre paysan considéraient à quelque distance la faucheuse, les andains de regain, l’homme qui se sentait surveillé. Ils supputaient la différence des coûts avec le salaire des faucheurs. Mais ils pensaient en même temps à l’autre chose.

– Alors, dit le vieil homme, rien d’arrêté ?

Le cousin donna à son indécision un air décidé et final.

– Si je puis acheter d’ici vendredi, je vous le ferai savoir. Si je ne vous fais rien savoir d’ici vendredi midi, c’est que j’ai pas le temps ou que j’ai pas de quoi. Je peux pas mieux vous dire.

– Vous avez bien le temps et le de quoi, marmonnait le vieux.

Soudain, lyrique, tutoyant, solennel :

– Tu la verras passer sous ton nez, la montagne de Serrehaut. Tu la regretteras ; c’est moi, Sazerat, qui te le dis.

Puis, quittant le pré, il rejoignit sa jument sur le chemin de ferme. Mais le cousin lui cria dans le dos :

– Vendredi midi, je viendrai, dans tous les cas, voir ce qui s’est passé.

Augustin trouva bien inutile cette sorte de dérangement posthume. C’est plus tard qu’il comprit : le nœud de la chose était là. Le vieux s’en alla de son pas lourd, sans se retourner.

Les deux autres, reprirent leur marche molle et spongieuse, sur des parties de prairies d’un vert ras, aux regains déjà moissonnés. Ils pénétraient par des coupures dans des carrés de prés identiques, de l’autre côté des haies.

Çà et là, le sol s’humectait d’eau invisible. Le cousin expliquait :

Toutes ces clôtures, ça tient le terrain frais ; ça donne de l’ombre aux bêtes.

Mais Augustin mit brusquement la conversation sur le sujet qui l’intriguait, cherchant à aborder de biais et par artifice les régions interdites. Les réponses venaient, froides, réservées, chargées de sens sous les mots simples.

– Il a l’air de bien vouloir vendre sa montagne.

– Il a besoin d’argent.

– C’est une bonne montagne ?

– Très bonne.

– On dirait que quelque chose l’empêche de la vendre.

– Ben !… Il en voudrait plus qu’il n’en trouve pas. Il est comme tout le monde.

– Mais en trouve-t-il ce qu’elle vaut ?

– Pour trouver ce que ça vaut, faut pas dire qu’on veut vendre. Pour pas payer plus que ça vaut, faut pas dire qu’on veut acheter.

– Entre le moins et le trop, il n’y a donc pas d’amateur pour lui donner le juste ?

Le cousin Jules avait une attitude paradoxale. Il semblait remuer précautionneusement de grosses affirmations aux manches proéminents et faire tous ses efforts pour ne pas les prendre. La pipe lui était d’un grand secours. Elle servait de ponctuation. Elle marquait les points de suspension, les virgules, mais ne semblait pas adaptée au point final. Il l’enleva de sa bouche :

– Si ton père ou toi voulez la lui prendre, j’y dirai.

C’était la réplique brutale, l’invitation, aussi claire que possible, de se mêler de ce qui le regardait.

– Non ! nous ne la prendrons pas, dit Augustin d’un air d’excuse enjouée.

– Tu as peut-être raison ; le vieux Thomassin pourrait te faire monter le prix plus haut que tu n’as pas le porte-monnaie.

Le point final ainsi placé, le cousin reprit sa pipe.

Ils arrivaient à la prairie que la faucheuse avait quittée l’avant-veille. On y chargeait le regain sec. Beaucoup de travailleurs étaient des femmes, qui râtelaient autour d’un char.

Un râteau-faneur mécanique allait et venait derrière elles. Seul, le haut mestreval, debout sur le char à peu près terminé, maintenait dans ses bras une motte de foin énorme. Il l’insérait par morceaux dans les parties creuses, tandis que ses jambes se dépêtraient l’une après l’autre du regain foisonnant jusqu’à ses hanches. Quand il se redressa, on vit sa poitrine hâlée sous la toile rude, la ceinture de cuir sur son ventre mince et le regard rêveur et animai qui sortait de toute cette force.

Comme on lui hissait, d’un beau geste lent, la seconde fourchée, il resta quelque temps à respirer la bouche ouverte, immobile contre l’énorme azur, sans rien autre entre son âme et tout ce ciel, ces deux choses si simples.

Une jeune femme se détacha du groupe des faneuses.

– Ah ! dit Jules, v’là la Marie-de-chez-nous, qui s’en revient, qui a fini de faner.

Augustin se rappelait la petite cousine farouche de sa première enfance. Elle s’était, le soir de l’arrivée, jetée sur Jacqueline, d’une tendresse avide, calmant ses pleurs, l’emportant jusqu’à sa chambre dans le berceau de ses bras.

Ils entendirent sa voix fraîche, posée, très maîtresse d’elle. Les rires et les cris eux-mêmes, quand ils venaient (et sans doute, ils ne manquaient pas) ne devaient guère dépasser certaines bornes, dont elle savait la place. Tout en marchant, elle se nouait sous le menton un mouchoir à carreaux blancs et bleus, posé sur ses cheveux de rose mousseuse.

Elle dit : « Ils n’ont plus besoin de moi », ou « ils sont assez en avance sans moi », ou telle autre phrase de sens voisin, qu’Augustin perdit vite, tout à l’étonnement de n’avoir pas, depuis le premier soir, revu la Marie-de-chez-nous. Elle avait pris son râteau et le tenait d’un balancement juste, harmonieux, équilibré. Pendant qu’elle marchait, il aurait été facile à Augustin de dessiner par la pensée les belles lignes de ses jambes, pour peu qu’il eût osé s’y arrêter. Elle regardait droit et un peu loin, d’un regard raisonnable, aussi posé que sa voix, avec deux yeux précis, sans rêve, qui n’avaient aucune raison de se baisser. Elle était haute, légèrement plus grande qu’Augustin. Il éprouvait, pendant qu’elle parlait au cousin Jules, une sorte de timidité chaude avec un certain pressentiment d’avenir doré, peu soucieux de précision et qui ressemblait à un sourd bonheur. Son œil fixait tantôt une casaque bise sans aucun accessoire, pièce de toile et coups de ciseaux, tantôt des bas de coton gros bleu, tantôt de petits sabots couleur de fumier, aigus, massifs et délicats, tantôt d’autres choses qui n’avaient rien à voir avec elle, comme le char de regain ou la machine faneuse.

Il se permettait aussi de rares coups d’œil directs, d’une tremblante indifférence, se donnant pour prétexte une attitude d’esprit critique, froide et discriminatrice.

Il se surprit cherchant quelles dissemblances, dans une évidente parenté, séparaient d’une statue célèbre, cette petite tête ronde et pure qui eût si bien pu paraître classiquement belle, et l’ignorait. Ces associations ne l’écrasaient pas et ne l’exprimaient qu’à peine. Elle eût rejeté d’une mésestime étonnée cette similitude cachée dans la profonde inconscience de sa vie physique, et que ses beaux traits avouaient tout seuls. Et il est vrai que bien d’autres choses en elle, et les meilleures parties de son âme, méritaient l’attention des hommes dans leur grâce charmante et tue.

La Marie-de-chez-nous, ayant mis le râteau sur son épaule avec la franchise d’un faneur de métier, marchait derrière le cousin Jules. Le petit génie de la beauté qui la faisait agir sans qu’elle le sût, lui donnait toute la robuste et rustique souplesse destinée à s’accorder à la marche en sabots. Augustin s’arrangeait pour ne pas être exactement auprès d’elle, mais un peu en avant ou un peu en arrière, à cause de sa timidité qui ne cessait pas. Elle eût tout recouvert, même son obscur bonheur, si ce bonheur n’eût reçu de la Providence le don précieux de traverser d’une chaleur fixe, dorée, inaltérable, tous les sentiments posés par-dessus.

Les paysans ont coutume de rejeter aux murailles des clôtures tous les cailloux dont ils désencombrent leurs prairies, et la pesanteur se charge de les reclasser sur les chemins. Le souci méticuleux et gauche dont Augustin en protégeait ses bottines lui fournit à plusieurs reprises l’attitude cherchée. Les flaques du chemin de ferme lui aidaient beaucoup.

Il avait décidé de lui parler le premier, parce qu’elle ne commençait pas et qu’elle pouvait sans doute aller ainsi, dans ce paysage de chemins creux et de prairies, aussi indéfiniment silencieuse que le paysage, que les prairies, le dur ciel bleu et tout le reste de l’été.

– Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez quitté votre pensionnat, Marie ?

– Oh ! oui, fit-elle, son geste évoquant une chose déjà fort lointaine. Cela fera trois ans en juin prochain.

Augustin ne se lassait pas de savourer sa voix singulière, partie pour des sons de cristal, mais à chaque instant ramenée en deçà, vers la prose des timbres coutumiers, vers la manière un peu sèche dont on commande aux filles de ferme de préparer les « quatre-heures », pour quand les hommes viendront.

– Est-ce que vous voyez encore vos Religieuses ?

– Oh ! tous les ans, pour les retraites d’octobre.

Les renseignements vinrent ensuite, précis et bien classés, compensant peut-être par leur exactitude une certaine froideur dont elle aurait eu conscience. Sous la voix chargée de raison, persistait cette amabilité volontaire et limitée, dont l’offrande peut être faite généralement à tous les hommes, à tout le prochain, comme on dit au pensionnat, qui doit cependant se revêtir de réserve quand ce prochain devient quelqu’un de particulier, comme Augustin.

– Je les vois aussi à d’autres occasions. Je suis allée à Lourdes avec leur pèlerinage. Elles viennent elles-mêmes parfois à celui de la Font-Sainte.

Ce nom, assez répandu sur les hautes terres, le fit ressouvenir d’une autre Font-Sainte, dans les forêts de son enfance.

Les deux lieux de prières, l’ignoré et l’illustre, le local et l’universel, étaient liés ensemble et côte à côte, également chers à la belle voyageuse. Augustin entrevoyait toute une vie rurale et intérieure, une tranquille pureté avertie. Sans doute, cette petite s’en allait seule partout, forte et belle fille des grands domaines, bouquet de trèfles et de lis. De même était-elle très capable de remplacer les hommes aux prairies, à l’étable, dans les discussions des champs de foire, et elle l’avait fait quelquefois.

Le cousin Jules, tourné de trois-quarts, jetait par-dessus l’épaule, à l’usage d’Augustin, des renseignements sur les fermes qu’on voyait de loin. Il disait leur nom, celui des propriétaires. Les granges, les carrés de prairie, sortaient du vaste anonymat des terres, devenaient « héritages », prenaient visages d’hommes.

Certaines parcelles du domaine, morcelé par les partages, gardaient néanmoins, avec le tronc primitif, une sorte de parenté profonde. Tous les copartageants n’avaient pas épousé des ruraux, Mme Méridier, par exemple. D’aucuns étaient partis vers d’autres horizons économiques, tel le marchand de toile, époux de la cousine Berthe ; d’autres, morts, comme le père de la Marie-de-chez-nous.

Les propriétaires qui n’exploitaient point louaient leurs terres au cousin Jules. Quelques-uns lui vendaient leurs parcelles, enclavées ou non dans ses propres terres. Il prenait tout. Il était très patient. Le lien légal des parentés avait beau s’amincir, on restait parents par la terre.

– Ce serait bien assez bon, si ce n’était pas trop « narseux », disait Jules, en montrant, de son coup de menton, des prés appartenant précisément à Mme Méridier.

Les « narses », parties du sol trop humide, où pousse un fourrage déprécié, y étaient cependant peu nombreuses et soigneusement drainées. Augustin eût peut-être pris garde que le cousin jouait, à la paysanne, le jeu des précautions classiques qui consiste à dénigrer ce qu’on tient d’autrui. Mais son incompétence lui interdisait toute critique, et il regardait Marie.

Elle interrompait parfois son oncle, discutait ses évaluations, et précisément à propos de ces parties « narseuses ». Il répondait d’un rire railleur et vaguement cordial, un rire de côté fait avec le coin d’un œil et de la lèvre, l’autre moitié du visage immobile et non intéressée.

Augustin montra à Marie une échappée d’horizon, visible au bord du chemin, dans un soudain écartement des haies.

– C’est très beau, fit-il, tant pour tâter sa sensibilité que pour essayer d’un sujet où il pût sentir d’unisson avec elle.

Mais la jeune fille, d’une dédaigneuse amabilité :

– Oh ! maintenant, c’est bien trop sec. Le vraiment beau, c’est dans une autre saison, quand on sort de l’hiver, à la fin de mars (elle prononçait : mâr). La terre est couverte de neige molle ; elle colle à vos sabots. Au premier coup de soleil chaud, tout fond. L’herbe nouvelle sort sous les flaques de neige, si vite qu’elles ont à peine le temps de fondre. Les rigoles ruissellent d’eau de neige. Les bêtes qu’on sort des étables sentent le printemps. Elles gambadent. On ne peut pas les tenir. Devant vous, c’est clair dans le ciel jusqu’aux Cévennes.

Beauté, fertilité, se mêlaient en cette Géorgique. La beauté pure n’eût pas été saisie par cette sensibilité à la fois dure et ardente ; il la fallait mêlée à la féconde terre et aux résurrections du printemps.

Comme tous les soirs, on mangea sans lampe. La nuit d’août n’était pas commencée qu’on prenait déjà le fromage, les noisettes rousses de l’année passée et la confiture aigrelette de groseilles et d’airelles, faite par les cousines. La table desservie, les assiettes portées dans la cuisine, les femmes, sans mot dire ni annoncer quoi que ce fût, s’agenouillaient à même le plancher, toutes ensemble, devant une statue en plâtre de Notre-Dame de la Font-Sainte. Une longue prière monotone commençait, coupée entre les phrases par des coupures maladroites, comme un catéchisme de petit enfant. Ce soir-là, pendant qu’ils examinaient leur conscience en grand silence, Augustin observait d’une attention passionnée la fine tête recueillie et la chevelure rose-mousse penchées sur les mains, dans un abandon si pur, comme au couvent de Mauriac.

Un moment arrivait où, sans que la prière fût terminée, on sentait venir la fin. La partie latine était dite. Le cousin Jules, un genou effleurant le coin de sa chaise, indication suffisamment symbolique d’un agenouillement plus complet, tirait sa grosse montre d’argent et la montait méticuleusement. Puis il se levait, brossait son pantalon (qui cependant n’avait pu se salir), passait sur le corridor et le pas de porte, bourrait sa pipe, l’allumait et regardait la nuit venir pendant les derniers Ave Maria. Sur cette terrasse, d’où il dominait un paysage infini, allant des premiers frênes au croissant de lune, il faisait, dans sa manière taciturne, une déclaration d’amour à la terre. L’odeur d’air froid et de prairie s’humanisait d’un parfum de tabac dont il était le centre. En cherchant bien, on eût découvert dans l’ouest de sombres traces, rose éteint, d’un coucher de soleil qui n’en finissait plus.

À l’intérieur, l’Angelus achevé, avec la rallonge du Souvenez-vous et la queue des autres prières, Mme Méridier menait coucher Jacqueline. La petite, s’étant prise d’affection pour Marie, refusait de se coucher sans elle, et la grande jeune fille, en une tendresse de sœur aînée, la portait dans ses bras comme au premier soir. M. Méridier aussi se couchait tôt. Il aimait fumer sa cigarette, de sa fenêtre au premier étage, en face du crépuscule. Les autres enfants montaient aussi. Le reste de l’assistance s’écoulait peu à peu jusqu’auprès du cousin Jules. On s’asseyait sur le banc, sur des bottes de paille adossées à la grange, sur des chaises apportées du dedans. Et l’on restait là, dans la somnolence de la nuit naissante. De rares paroles suffisaient à alimenter leur entretien, simple « trop-plein » de leur rêverie, sorte d’écume sur leur pensée.

Les domestiques passaient un à un, d’un grand pas dégingandé, pour se retirer du côté des étables, dans les soupentes des granges. Ils disaient : « Bonsoir la compagnie. » On leur répondait : « Bonsoir Piarre » ou « Bonsoir Jacquounet ». Et tout se taisait de nouveau. Les frênes viraient du vert olive au noir. La pipe du cousin était un petit feu immobile, central et rouge doré, qui brasillait et s’éteignait au rythme des bouffées.

Un dimanche, les domestiques ne montèrent pas tout de suite. On trouve parfois, dans le personnel des fermes, des musiciens ambulants, autrefois vielleux ou cabretaires, accordéonistes maintenant. L’hiver, ils vont de noce, et marchent premiers. L’été, ils se louent sur les domaines. Celui d’ici, portant son instrument sur le seuil de la grange, en tira un air paysan, danseur, narquois, simplet comme un verre de piquette, l’air bien connu de tous les Cantalès. Mais le texte sonna pour Augustin comme une langue étrangère :

Yo n’ai chi saons

Ma mio n’a ma quattri

Cossi fareins

Quand nous maridareins ?

Protectrice, la cousine Berthe expliqua à mi-voix, transposant à la troisième personne :

Il n’a que cinq sous

Sa mie n’en a que quatre

Comment feront-ils

Quand ils se marieront ?

Mais lui, sentait une sorte de joie angoissée, de gêne, de timidité heureuse, dont Marie était le cœur.

La conversation se trouva lancée sur le mariage. La cousine Noëlle dit :

– Quand la Marie-de-chez-nous sera pour s’en aller…

Ce fut un coup droit dans sa poitrine. La région touchée resta sensible dans les minutes qui suivirent.

La jeune fille était près de son oncle, la tête penchée en avant, l’air concentré, blottie et abandonnée à la fois, les bras allongés l’un contre l’autre et serrés entre les genoux. Depuis les fines petites galoches vernies qui remplaçaient les sabots, jusqu’à l’extrémité des brunes et longues mains, tout son corps, au repos, se disposait pour une grâce inemployée, une souple force calmée, la docilité on ne savait à quoi.

Augustin fixait avec ténacité, dans sa direction, quelque chose au-delà d’elle, les bottes de paille dans l’angle lointain de la grange, là où l’homme avait chanté. Ainsi il ne perdait rien d’elle, sans paraître la regarder exprès. La belle forme rêveuse et reposée existait dans son voisinage, mais hors de lui, sans rien lui demander, sans en rien attendre, multipliant par cette indifférence son aigu et douloureux attrait. Serait-elle plus étrangère que maintenant, « quand elle serait pour s’en aller ? » L’accordéoniste jouait d’autres airs. Une sorte de dialogue formait refrain :

– Bonjour, ma maîtresse.

– Bonjour, mon galant.

Augustin se sentait sur lui-même d’une lucidité singulière mêlée de romanesque, de renoncement et de désir, se figurant engagé dans une poursuite vaine, où la fugitive échappait d’une dédaigneuse aisance, tandis que lui-même s’épuisait avec sourire et désespoir.

Ses analyses traversaient et jaugeaient ses lyrismes. Ne nourrissait-il pas sous une autre forme un rêve identique et chaque fois renouvelé ? Aujourd’hui, c’était Marie. Antérieurement, il ne pouvait dire qui, du côté des Sablons. Coextensif à sa vie, trait de son caractère ou de son âge (il ne savait, il penchait pour le second), Marie avivait aujourd’hui ce rêve d’une douleur contingente et délicieuse. Peut-être le rêve débordait Marie. Et c’était tant mieux : contre l’évidente indifférence qu’elle lui témoignait, il lui serait peut-être utile de s’en apercevoir. Ses oreilles souffraient des bavardages de la cousine Berthe, sur des chansons de « montagners ».

Plus maître de lui qu’au temps des Sablons dans une situation parente, il était fier de se trouver plus mûr, de dominer mieux un grand déchirement tendre et passionné.

Fallait-il nommer tout cela de l’amour ? ou de quel autre nom ? L’analyse dont se grisait sa jeune virtuosité répugnait au grand mot, plein de sens trop nombreux, banalisé par trop d’usages. Pour préciser les significations, un réactif était souverain : « Serait-elle sa femme ? » Dans l’effervescence sentimentale provoquée par ce mot, il vit jaillir une vie très différente de ses désirs connus, bornée, immobile et profonde, pleine de pensées chiffrables et d’étonnants repos : visions trop simples. C’était cela qu’elle porterait dans ses deux mains, si elles s’ouvraient pour lui. Mais elles ne s’ouvriraient pas.

– Eh bien ! la Marie, qu’est-ce que t’en dis ? fit la cousine, goguenarde comme tous les ruraux qui parlent mariage.

– Y a rien de pressé, fit-elle d’un ton fort sec.

En même temps, éveillée au sentiment de la libre élégance que ses membres déployaient sans qu’elle le leur permît, elle reprit sur eux un brusque contrôle. Elle redressa son buste, s’assit avec une sagesse nette, maintint ferme et droite sa petite tête hautaine.

Augustin était en train de conclure que ce n’était pas de l’amour que cela devait s’appeler, mais une sorte de tendresse spéciale : une tendresse désespérée.

– Allons ! laissez-la tranquille, fit le cousin Jules d’un ton traînard et autoritaire. Et je crois qu’il faut s’aller coucher. Moi j’y va.

Il secoua sa pipe contre la semelle de ses grosses chaussures. Les cabretaires et autres domestiques regagnèrent les soupentes. La nuit était tout à fait noire.

*

* *

La semaine d’après, la dernière du séjour d’Augustin, on arrangea d’aller en pèlerinage à la Font-Sainte pour Notre-Dame d’août. Le voyage en voiture était long ; il fallait partir de très grand matin, entre nuit et aube. On prenait le chemin de ferme, puis une assez mauvaise route courant à travers les terres, puis le chemin vicinal qui menait à de lointains cantons agricoles en parcourant les solitudes pastorales les plus vastes du Cantal.

Augustin, réveillé, put voir à travers la fenêtre une sombre aube bleu-vert où s’atténuait la nuit. À ras du sol, sur le cailloutis du pavé, traînait une teinte d’or et d’orange qu’il s’expliquait mal, jusqu’à ce qu’il vît, accroché à la porte de l’écurie, un fanal éclairant à la fois l’intérieur et le seuil. Le martellement du sabot des hommes s’étouffait dans l’écurie, se précisait sur le seuil, se mêlait au sourd coup de maillet des pieds du cheval. Il faisait un froid vif et magnifique. Augustin descendit, tandis que M. Méridier, qui ne se souciait pas de se lever aux heures extrêmes du petit matin, se renfonça pour dormir dans la chaleur du lit.

Il y avait, sur la table, une jatte de lait, un litre de vin, une tourte de pain bis, un bon morceau d’épaisse fourme jaune et ce jambon des campagnes dont l’eau de cuisson sert pour les soupes. Debout contre la fenêtre, le cousin Jules serrait à pleine main une tranche de pain bis sur laquelle son pouce maintenait un cube de jambon gras. Il le coupait d’un couteau précis, avant de le loger dans l’enveloppante amplitude de sa bouche.

– Allons ! la jeunesse, faut manger, fit-il en remuant une mâchoire où la parole n’était plus qu’un accessoire encombrant.

La lampe à esprit-de-vin chauffait une casserole mince, pleine de lait.

– Viens manger, Augustin. Fais vite, dit sa mère.

Le cousin Jules n’aimait pas à attendre. Ayant bu un rouge-bord et essuyé ses moustaches du dos de sa main terreuse, il sortait déjà la voiture.

La cousine Noëlle questionnait Marie : « Si le gigot y était ? et le salé ? et les œufs ? et le vin ? la tomme ? et la brioche ? et le sucre ? et tout ? » Elles portaient toutes deux un foulard noir, sur un chapeau de paille au ruban noir, le tout d’une rusticité assez pauvre. Le tricot épais, de laine noire, qu’elles avaient mis par-dessus leurs vêtements, les revêtait du deuil continu et traditionnel des paysannes. Informe silhouette rembourrée de laine, Noëlle s’enroulait au cou une chaîne d’or cossue, dont le bout, attaché à une montre invisible, se perdait dans la poitrine.

Mais le jeune corps de Marie ne pouvait se dissimuler tout à fait sous ce tas de vêtements rudimentaires. Quelques détails émergeaient des lainages : le dessin d’un poignet, une vue de profil subite et perdue, et toute la longue forme pure.

L’aube commençait. Plus rien du bleu-vert étrange. On sentait un jour qui serait chaud et commençait glacial, tout jeune, blanc-gris, d’une immensité encore vide et disponible. À l’ouest, un îlot d’ouate, d’un rose fixe et froid, se désagrégeait sur place, très lentement.

Le cousin Jules conduisit le cheval par la bride, pendant les premiers cent mètres. Augustin s’assit sur la banquette de devant. Marie-de-chez-nous, Marie de Labro, Noëlle, occupaient, avec Christine, les sièges intérieurs, protégeant les deux paniers, les parapluies et tous les accessoires. Dès qu’ils furent sortis des arbres et commencèrent d’avancer dans les étendues découvertes, la bise du matin les prit dans sa course, les heurta de coups de vent à goût d’eau glacée, durs et coupants comme des silex.

Sur les bancs arrière, piaillait le détail des causeries paysannes dont la criarde vivacité ressemble à une dispute. Autant qu’il pouvait l’atteindre dans les intervalles des jacassements, Augustin était attentif à une jeune voix aussi précise et volontaire que les autres, parmi ses vibrations de sec cristal.

Les roues de la voiture écrasèrent enfin des sables granitiques. Le chemin de ferme cessait. C’était la route. On put trotter. On entendit ce raclement des sabots de frein tout le long des descentes, musique des anciens voyages, encore chantée par les véhicules paysans.

Sous les boqueteaux, entre deux talus qu’hérissait une broussaille d’airelles et de fougères, l’aube gardait son goût de bain froid. Mais déjà aux parties dénudées de pâturages rugueux et tout en mottes, fumaient de petites buées où le hasard des premiers coups de soleil allumait des prismes purs et minuscules.

Au bas de la descente, de l’autre côté d’un ponceau, on trouva le chemin vicinal. Il montait une douce, interminable côte, menant à ces hautes plaines d’herbage appelées « montagnes » où de mai à octobre broutent les troupeaux. Le cousin Jules commanda : « Faut descendre, pour soulager le cheval. »

Les voyageuses restaient dans la voiture, mais les deux hommes ne s’y réinstallèrent que de temps à autre, aux rares paliers où s’interrompait la montée.

Augustin se sentait vivre de belles minutes exaltantes. Tout s’y mêlait : la présence de Marie, une solitude incomparable, une fraîcheur vierge dont le froid charmant le baignait jusqu’au cœur.

Des troupeaux couleur brique se mouvaient au flanc de volcaniques buttes rondes placées au hasard sur le modelé effacé des hautes terres, et leur lointaine petitesse démentait la netteté de leur dessin. Des huttes basses, pour vachers, pointaient dans ces espaces, faites de pierres sèches, couvertes en dalles, trapues et ramassées comme des taureaux. Abandonnées l’hiver, ensevelies dans les neiges, elles y disparaissaient jusqu’au faîte, jusqu’à la pierre creuse dont leur cheminée perçait le toit. Jules les appelait des « burons ».

C’était la seule vie de ce paysage immense : des herbages, des bestiaux et la splendeur déserte du matin. Depuis leur départ, les voyageurs n’avaient passé devant aucune maison, aucune grange ou étable. Rien que des étendues peuplées de troupeaux. Des empilements de sacs bruns, cousus et ficelés, posés à même les herbages sur le bord de la route, avaient l’air tombés du ciel dans cette solitude prodigieuse.

Le cousin les montrait de son habituel coup de menton : des racines de gentiane, plante des altitudes. « Les fermiers de cette montagne-là en avaient la coupe. Ils en tireraient tant de billets de mille. » Puis il reprenait le va-et-vient de ses forts souliers terreux.

Dans cet air de douze cents mètres, une cuisson grandissait qui serait bientôt implacable. Dégagé du matelas gazeux des plaines, le soleil s’appliquait à vif sur le cou, les mains, les parties exposées du visage, avec une juvénile frénésie. Les vêtements de laine avaient, depuis longtemps, quitté les voyageuses. Ouverts, les parapluies servaient d’ombrelles. Augustin, qui marchait devant la voiture, ne vit, en se retournant, que l’entassement de leurs ballons noirs.

La monotonie de cette marche, les rares paroles du cousin, cette chaleur écorchante et légère, le jetaient dans une sorte de bonheur torpide. Si son corps montait l’interminable côte, son cœur et sa pensée lui semblaient couchés dans le repos d’un grand lit.

Il faisait effort cependant pour entretenir, à larges intervalles, une conversation sur des sujets où le cousin pût répondre.

– Par ici, disait Jules, c’est des « manes » à tel domaine, c’est le buron de tel battier.

Augustin pressentait de très humbles technicités rustiques, probablement inchangées depuis le début des temps pastoraux. Mais il vit qu’il se trompait. Le cousin ajouta :

– Ma montagne à moi est plus près. J’ai des choses nouvelles, comme ma presse anglaise à fromages ; des choses à surveiller, qui ont coûté de l’argent. Elles font en dix minutes la besogne de deux heures, et elles la font mieux.

– La montagne de Serrehaut, est-elle par ici ?

– Par là-bas, dit Jules, dont la paresseuse insouciance avait décidément perdu l’habitude d’employer sa main pour montrer.

Mais la sèche saccade du menton semblait réservée aux choses proches. D’un penchement de tête assez pareil à un coup de corne, la nuque et l’occiput indiquèrent une région lointaine, du côté des chemins de fer et des villes, engloutie dans des horizons éblouissants.

Ces infinies surfaces inhabitées, où ne pépiait aucun oiseau, n’étaient cependant pas inertes ni silencieuses. Elles fourmillaient d’une vie diluée, très loin des hommes. Traversant le bourdonnement des mouches et les crissements des cigales, plus hauts qu’eux sur la hiérarchie des bruits, des meuglements de bestiaux, au son pur et pauvre, perdaient dans la ténuité de l’air leur masse sonore et leur volume, gardant juste un timbre terreux et élémentaire de plainte pastorale. Augustin, en exagérant à peine ses impressions, les interprétait comme un inassouvissement douloureux de très simples désirs. Les clarines de bêtes, les sonnailles au son fêlé, intermédiaire entre le métal et le bois, arrêtaient leurs vibrations trop tôt, avant que pût naître la véritable musique. Elles disaient l’essentiel en une simplicité de pauvre homme, puis s’évanouissaient dans un plein air disproportionné, à la fois morne et radieux.

La route encercla une tête de vallon où suintaient ces eaux de marécage, que le cousin appelait « narses ». Simple égratignure dans la crinière des pâturages, le creux s’approfondissait lentement en aval, vers la région invisible et chaotique des gorges. Très loin au-delà, plus loin que tout, plus loin que ce dentelé bleu fin et fatigué, de monts au nom incertain, en de rares jours très purs (deux ou trois fois par an, disait le cousin), à des distances perdues, on croyait voir, – on n’était pas très sûr – d’autres dentelés blanc fixe, d’une immobilité parfaite, portés sur des piédestaux de nuages et pareils à un épaississement de la lumière. C’étaient les Alpes. Partout ailleurs, l’ondulante immensité des nappes herbeuses heurtait directement le bas du ciel. La route était très haute. Il y eut un palier où l’on trotta.

Augustin fut un certain temps à distinguer d’avec les conversations fragmentaires venant des sièges arrière, une sorte de cantilène rituelle et monotone. Il devina le chapelet coutumier des pèlerinages, sentit comme une envie de s’y joindre et de répondre aux Ave. Mais c’était récitation traditionnelle de femmes ; il s’intimidait aussi de ce dialogue indirect et couvert avec la Marie-de-chez-nous. Des chapelets semblables lui revenaient, moins chantonnés, moins paysans, récités dans sa petite enfance, du temps que ses parents étaient jeunes, quand la voiture du vieil oncle montait dans les bois.

L’idée lui vint qu’un rosaire comprenait trois chapelets. Cent cinquante Ave s’égoutteraient sur la route. Peut-être y aurait-il plusieurs rosaires ? Ces femmes cesseraient par pure lassitude physique, non par sentiment du monotone et du fastidieux. Elles ne l’éprouvent pas plus que les bergers la longue passivité de jours semblablement vides, passés sur des pâturages de montagnes et qu’on retrouve dans leurs chansons. Augustin pensa qu’elles pouvaient dire un nombre de chapelets fort grand.

Imprécise, somnolente, heureuse, comme le reste de sa torpeur, la pensée de Marie ne le quittait pas. S’il lui arrivait de rêver un avenir passé avec elle (lui plus âgé ou elle plus jeune), cette précision de projets gênait la paresseuse douceur de ce présent languide. De même découvrait-elle trop cette jeune âme fermée, dont il aimait le silence intérieur et la sèche lumière, pareille à celle des solitudes qu’ils traversaient.

Arrivés au col, ils burent à un petit bac, fait d’un tronc d’arbre creusé, velouté de mousse, où se rassemblait une source, suintant parmi les mottes d’herbes. On arrêta la voiture pour faire reposer le cheval. Christine voulut boire. Les femmes cherchèrent dans les paniers une tassette en métal. L’eau, invisible de limpidité, glaciale à vous engourdir, offrait un léger goût d’herbe et de fer-blanc. Marie restait dans la voiture, près de Christine. Les autres femmes descendirent, pour « remuer les jambes ». Le cousin Jules goûta l’eau dans le creux de sa main, puis la cracha sur la route. Lorsque Christine eut bu, Augustin remplit la tasse et l’offrit à Marie, mais elle la refusa d’un étonnement gracieux et d’un sourire tout de suite effacé. Ils remontèrent tous dans la voiture et le vigoureux cheval de Jules se mit à trotter sur les hautes plaines.

Augustin ne fut pas déçu. Il s’attendait à cet air à la fois aimable et systématiquement étranger. Dès qu’il fut de nouveau sur la banquette, près du cousin, il revit l’image charmante, le chapelet dans les mains brunes, la sincérité de lèvres respirantes, et ce visage si curieusement patricien. L’aimait-il ? Il devenait assez vain de se le demander. Les circonstances n’eussent juste offert qu’une intimité fraternelle, stabilisée et secrètement pathétique, si seulement elle s’y fût prêtée.

Il décida de se retourner parfois franchement vers le groupe des femmes, avec deux ou trois phrases gaies et générales, cachant une petite souffrance heureuse au milieu d’idées vagabondes et chimériques, en somme, parmi des irradiations très vastes, dont Marie était le cœur.

Ils arrivèrent assez tard : neuf heures et demie passées. Parmi quelques auberges et burons de montagne, une chapelle du XVe siècle montrait des parties plus anciennes et des ogives assez pures. Ce petit village, inaccessible en hiver, oublié dans les hautes terres, débris et survivance d’une très antique paroisse, dominait d’assez haut la solitude totale des pâtures. On y arrivait par un accès semblable aux chemins de ferme, simple éraflure terreuse sur la surface de la montagne.

Le break du cousin Jules, solide, verni, léger, et son robuste cheval, équipage de riche cultivateur-propriétaire, se trouva pris dans la poussière d’autres voitures grimpant devant et derrière eux, carrioles à deux roues, incommodes et sautantes, plus primitives et d’un degré plus bas dans l’ordre rural. Elles portaient des paysannes toutes semblables aux cousines, comme elles en noir, de cette même très ancienne race, tenace, positive et utilitaire, traversée et marbrée de rêves, de goûts de départ et d’émigrations. Sur les routes convergentes, on distinguait d’autres carrioles, taches sombres et mouvantes sur le lacis des routes de côte, entre les éperons de pâtures lancés devant eux par les monts du Cantal.

– Elles seront en retard, dit Marie de Labro, qui suivait les regards d’Augustin.

L’air s’animait de cloches grêles, rongées, comme tous les sons, par l’altitude. Les souffles capricieux tourbillonnaient, à la fois intermittents et continus. Ils traversaient l’air imbibé, surchauffé de soleil, sans y attiédir leur froid constitutionnel et inaltérable. C’était le vent permanent des hauts espaces, inodorant et éternel.

– Nous descendons, dit Marie, qui se leva de son siège. Vous, Christine, restez. Le chemin est dur.

En pleine marche, elle enjamba, sans l’ouvrir, la portière basse, posa sur le marchepied son fin pied de montagnère et bondit d’une légèreté précise sur l’un des bas-côtés herbus qui bordaient la route. La vieille Marie de Labro et Noëlle la rejoignirent, mais Jules dut les aider à descendre.

Elles s’arrêtèrent devant d’informes croix sans âge, posées sur de vieux piédestaux en basalte. De vagues lettres y marquaient encore, dans le rongement des lichens. Auprès d’elles, sœurs plus jeunes, des croix récentes se dressaient, portant des noms de paroisses sur des plaques de marbre. Les trois orantes commencèrent, à genoux sur des mottes de terre, les prières du Chemin de Croix. D’autres paysannes les rejoignirent. Des lambeaux de cantiques montaient comme des flammèches. Les chanteuses suppliaient la Vierge de « conduire, conduire leurs pas ». Les voix traversaient les sonneries de cloches, s’atténuaient, s’émaciaient dans l’énorme soleil, pareilles à des bougies en plein jour.

– Nous serons là-haut avant elles, fit Augustin, tandis que la voiture prenait de l’avance sur le poussiéreux chemin.

– Que non ! Elles savent les coursières.

La montée fut lente, en effet.

Près de la chapelle, un peuple de charrettes élevait en l’air des bras, caricature de la prière des hommes. Leur cheval, attaché à la roue, mangeait le foin qui avait servi de siège.

Augustin entra difficilement dans l’église bondée de paysans, lents à se mouvoir autant que leurs vaches, tassés contre les confessionnaux. Leur odeur traversait l’odeur de l’église : une fraîcheur de bénitier, de moisi et de caveau. On étouffait. Un prêtre en surplis, étole et manipule, brun comme un Maure, finit par sortir d’une porte ménagée dans les arceaux du chœur, s’agenouilla, ouvrit le Tabernacle et distribua la Communion aux paysans ? Ils s’écrasaient devant l’autel en une molle foule dense, dans laquelle ceux qui avaient communié creusaient leur passage au retour. Augustin vit revenir Marie, lente, d’une douceur rigide, les paupières pures abaissées sur la petite figure romaine. Le respect l’empêcha de la regarder davantage. Il comprit tout d’un coup qu’elle n’eût pas bu pendant la route. Il ne vit pas les deux autres cousines.

Quelqu’un le saisit par le coude et le fit se retourner : Christine était livide, avec l’air de s’évanouir.

Il la ramena au plein air, l’assit contre les roues de la voiture. C’est là que les cousines la retrouvèrent peu après.

– Ah ! dit Marie, vous étiez fatiguée, petite Christine ? Je me suis doutée…

Elle atteignit, dans les paniers, le sucre, l’eau de mélisse, allongea sous Christine un coussin de manteaux. Christine se sentit mieux. Le rose revint sur ses joues.

Noëlle expliqua qu’au jour d’aujourd’hui, on ne pouvait plus faire comme autrefois.

– Que faisait-on autrefois ? demanda Augustin.

– Du temps de mon grand-père, la moitié des gens s’en venaient à la Font-Sainte, pieds nus, toute la nuit.

– Vous trois, dit Augustin, vous n’avez ni bu ni mangé, ce matin.

– Nous ? Oh ! mais ce n’est rien, firent-elles.

Et comme sa tante répétait, « de notre temps, on ne peut plus », ainsi que toutes les paysannes qui ne lâchent pas volontiers le fruit de leurs réflexions avant d’être bien sûres que toute l’amande est partie :

– Oh ! si, fit Marie. On pourrait, mais on ne veut plus.

Elle regardait fixement du côté de l’église, belle vierge ardente et fraternelle, tandis que ses fraîches dents carnassières mordaient dans un croûton de pain sec, d’un appétit enfantin. Augustin regardait les deux bouts libres de son foulard de laine, secoués par le vent continu.

Le déjeuner eut lieu après la messe, en plein air, dans l’entrebâillement d’une porte de grange qui dépendait de l’auberge. Ils s’étaient installés tous les six sur un écroulement de foin tombé de hautes piles.

La conversation reprit sur le même sujet. Augustin en fut traîtreusement l’instigateur. Marie lui parlait du ton simple et amical d’un camarade faucheur. Le cousin Jules, chargé du gigot, le découpait en grosses tranches massives qu’il tendait aux mangeurs du bout de son couteau. Près de lui, signe de présidence, reposait la provision de vin et de bière prise à l’auberge, qu’il distribuerait tout à l’heure, à bras tendus, dans les gros verres côtelés.

– Marie disait que beaucoup de gens d’autrefois venaient pieds nus de chez eux, pendant la nuit, amorça Augustin.

Puis il se rappela que c’était Noëlle et non Marie, serra les lèvres et prit le temps d’apaiser son trouble.

– J’en ai connu, fit le cousin, en mots d’une netteté sèche, destinée à imposer, à ceux qui en auraient douté, la croyance à de pareils phénomènes.

Et tout de suite, s’adressant à Marie :

– Tu avais-t-y prié la bonne Vierge pour mon affaire ? eh ? la Marie-de-chez-nous ? C’est que ça a réussi.

Il lui tendit quarante sous :

– Tiens ! voilà pour le cierge.

– Allume-le toi-même et vas-y dire un chapelet, grand païen, fit la Marie de Labro.

– Je suis point païen, dit Jules, tandis qu’un rire dont presque rien ne passait au-dehors, éclairait de l’intérieur son masque énigmatique, comme une joie close, incommunicable, à déguster seul.

– Tu gagnes point tes Pâques.

– Mais je donne de l’argent au Bon Dieu. Peut-être qu’il aime autant ça que si je venais pieds nus.

Ses yeux faussement perplexes et son nez long, déporté du bout, lui donnaient une extraordinaire expression de bonhomie railleuse et de ruse.

– Oh ! tais-toi, oncle Jules, fit Marie frémissante, tandis que se continuait l’air narquois du cousin.

Augustin fit insidieusement rebondir la conversation aux idées générales.

– Est-ce qu’on retrouve encore ces grandes formes de Foi, dans les pèlerinages ?

– La Sainte Vierge demande d’autres efforts, fit Marie, montrant cette ardeur des choses religieuses et en même temps ce ton d’actualité pratique propre aux questions matérielles de première importance, comme le prix des vaches et le salaire des domestiques.

Elle ajouta :

– Et elle en trouve bien qui les lui donnent !

Ses traits gardaient un rose de confidence forcée et d’exaltation mal explicable.

Tandis qu’Augustin, attentif à cette phrase un peu obscure, hésitait à comprendre :

– Ah ! la Marie, dit la cousine Noëlle, c’est-y que tu voudrais toujours te faire nonne ?

Augustin arracha la conversation aux personnalités, tant pour venir au secours de Marie qu’il voyait désemparée par la brutalité de l’attaque, que pour cacher l’extrême tension de son propre cœur.

– On ne sait point, fit-il, ce qui répond le mieux aux besoins actuels : religieuses contemplatives, hospitalières ou missionnaires.

Mais la cousine revint à la charge avec cette vulgarité qui n’a cure des indiscrétions et ce désir d’exploiter un succès commencé :

– Oui, laquelle c’est-y que tu veux être ?

Augustin voyait se gonfler et trembler les très pures lèvres, désespéré des suites qu’avait eues sa question, déchiré de gratitude, d’offrande et de remords.

Dans ces circonstances critiques, le cousin Jules eut le poids d’un pater familias :

– Faudrait voir à la laisser tranquille, si ça ne vous fait rien à aucun ? hé ?

Il jetait à côté de lui un coup d’œil distrait, oblique et bas, ne regardait personne, ne s’adressait à personne, l’énonciation de sa volonté abstraite n’ayant nul besoin de se fixer sur quelqu’un pour se faire obéir. Elle eût agi toute seule, sans qu’il y fût, comme le chapeau du bailli suffisait sans sa présence.

Il ajouta cependant un petit supplément, à l’adresse de Noëlle, redevenue muette :

– Tu as un peu trop de bec, toi. Les oies en ont moins.

Dans le silence qui suivit, il recommença de mâchonner tranquillement son gigot. Augustin pensa qu’il protégeait cette vocation comme tout ce qu’il faisait, obscurément.

Une soudaine diminution d’éclairage les fit se retourner tous.

Debout contre le cadre de la porte, le dos à la lumière, un paysan contemplait les mangeurs et le tas de foin. Sa chemise de coton sale plongeait dans un de ces pantalons de cérémonie dont sont responsables les tailleurs ruraux, et qui font descendre, sur les gros souliers des dimanches, un nombre indéterminé de plis ingénus.

– Tu trouves qu’on t’abîme ton foin, hé ? père Lauren-doux ? fit Jules de son habituelle voix goguenarde. On viendra chez toi, prendre le café et le pousse-café, et payer le vin et la bière. Marche que, va.

Mais le paysan fit une espèce de rire à sens mêlé.

– Y a M. Thomassin qui a demandé après vous.

– Aaaah ! y a M. Thomassin ! Et comment qu’y savait que j’étais par ici, M. Thomassin ?

– Y savait pas. Y demandait que.

– On ira prendre le café avec lui, s’il y est toujours.

Dans l’esprit d’Augustin, la confidence arrachée à Marie se déroulait sans bruit, lentement, pli après pli, comme une étoffe d’ornement sacré, trop vaste pour le coffre où elle repose.

Retombée aux soucis terrestres, maîtresse d’elle, Marie pliait les serviettes, rangeait soigneusement les restes du repas, avec cet autoritarisme léger qui allait si bien à son visage de jeune patricienne, et donnait le désir de lui être soumis.

Une sorte de déchirement tendre emplissait l’âme d’Augustin d’admiration, de pitié, de douceur. Cet intérêt sentimental dont il avait cherché le nom, expirait sur un autel.

Le chemin vers l’auberge tournait dans la terre fraîchement raclée de la montagne, plein de pierraille et de crottin. Un grand bruit de foule et d’entrechoquements de verres sortait par les étroites fenêtres. L’entrée était villageoise et pantagruélique. Des gigots et des poulets, enfilés dans des tringles constituant rôtissoires, roussissaient et sifflaient devant un feu de fagots. D’étonnantes servantes, hardies, rouges, fumantes comme de la pluie, retournaient de vastes salades avec leurs bras nus plongés dans des baquets. Le patron s’occupait du vin, de la bière, des liqueurs, et en général de toutes choses où il pouvait pousser par son exemple à la consommation. Mais la patronne, petite femme maigre, corsage serré, cheveux tendus, la seule qui ne trouvât pas qu’il fît chaud, surveillait avaricieusement, en pelant des pommes de terre en gestes d’une technicité rapide. Devant le feu de fagots, un autre feu cuisait, sur un fourneau, des ragoûts dans des casseroles, des bassines de pommes de terre, et ces larges pâtés appelée tourtes qui sont le dessert des paysans. Un arome d’eau-de-vie de marc et de café ennoblissait tous les autres, instillait, en leur masse graisseuse, un levain de gaieté.

L’immense table supportait un chaos d’assiettes et de bouteilles sales, attaquées par le régiment grondant des mouches noires. Le bruit qui sortait de la salle à manger formait brassage de croassements patois, d’éclats soudains, de chaleur générale et de vaisselles remuées. On avait certainement servi plus de trois cents repas.

Une bonne sortit, chargée d’assiettes portées en piles, tangentiellement à ses hanches. Se retournant contre une galanterie lourde, elle resta une seconde, sa grande bouche ouverte, immobilisée entre deux portes, le temps de produire un rapide Teniers. Une queue de cheveux roux descendait dans son cou ; elle suait à pleine figure. Augustin entra dans le sillage creusé par les coudes du cousin Jules.

Un vieil homme massif, rose et rasé, le profil plein, les cheveux tondus comme au régiment, présidait une table près de la fenêtre, seigneur visible de quatre ou cinq pour qui il paierait, de quelques-uns encore qui ne demandaient qu’à l’entourer et de beaucoup d’autres peut-être, dont l’idée était, pour le moment, absente de ses regards brutaux et calmes. Son air de tranquillité et de sûreté de soi différait de l’allure fanfaronne et penaude que prennent les paysans à l’auberge. Il avait vu venir le cousin Jules depuis la porte.

– Faites-lui place, dit-il d’un ton froid.

Jules s’assit. Leur table fut pour un instant la plus silencieuse de la salle. Augustin trouva un bout de banc près du cousin. Le regard de l’homme, ignorant ce personnage sans nom, se fixait sur Jules avec une sorte d’autorité.

– Comment que tu m’as fait ça ? dit-il.

Ce dédain de tout préambule, ce tutoiement immédiat, cet air de puissance, nullement cherché mais ressenti par tout le monde, tant les autres convives que Jules lui-même, stupéfièrent Augustin. Mais ils glissèrent finalement sur une carapace de modestie feinte, d’indolente impénétrabilité et de somnolent sang-froid, qu’à sa stupéfaction plus grande encore, le cousin avait eu le temps de sécréter et de revêtir.

– Que je vous ai fait quoi, monsieur Thomassin ?

– As-tu jamais eu à te plaindre de moi ? Peut-être que oui, peut-être que non. Moi, je voudrais savoir…

– Mais qu’est-ce que je vous ai fait, monsieur Thomassin ? dit Jules, changeant lentement son indolence pour un air de naïveté étonnée et innocente.

Il jouait avec sa figure, ses yeux et ses épaules, non pas le personnage d’un matois caché sous un benêt, mais celui de Jean-le-simple tentant de s’approcher de l’intelligence.

Thomassin, bien entendu, ne s’y trompait pas. Mais son calme regard dur voyait, plutôt que l’homme qui était devant lui, l’événement passé, définitif, indéfaisable dont cet homme était cause. Il accusait et précisait le coup. Il ne tentait pas de le réparer. Il envisageait avec netteté l’irrémédiable.

Il commença de s’expliquer, non pour le cousin Jules qui savait aussi bien que lui, ni pour les autres présents qui ne devaient pas ignorer non plus, mais pour lui-même, par un sombre plaisir esthétique, comme on fait un bilan et, mettant en belle lumière intelligente les causes pour lesquelles une affaire a manqué.

– Vendredi, j’achète la montagne à Sazerat, quarante-cinq mille. Je passe la vente. Je signe. Il signe. Le notaire signe. Je remets mon chèque au notaire. Il est onze heures et demie. Je m’en souviens bien. Samedi, le notaire me téléphone qu’une autre vente a été passée entre Sazerat et toi, de la même propriété, le même jour ; qu’elle a été transcrite avec une célérité peu habituelle, – c’est le notaire qui parle – deux heures au plus après l’acte, et le vendredi même. Je suis devancé à la transcription. Mon achat est nul.

« De chez le notaire à Mauriac, où est le bureau des hypothèques, il y a deux heures d’auto, une heure trois quarts. Tu as eu le temps de courir à Mauriac, dans le tacot du garage à Piarasse, loué par toi d’avance. Je lui ai demandé. Tu as fait ça sous mon nez. Ma voiture était au même garage. Elle t’aurait gratté en cinq minutes. Tu as acheté ma montagne, sachant qu’elle était à moi, pour cinq cents pistoles de plus.

Le cousin Jules, encore à l’étape de l’étonnement, leva les bras au ciel en un silence désespéré.

Thomassin continuait :

– Que ça ne gêne pas un failli ruiné, un foutraud, une graine de pillarot, comme Sazerat, je le comprends. Mais toi ! tu n’as jamais eu à te plaindre de moi, pas vrai ? Pourquoi m’as-tu fait ça ?

Les traits du cousin Jules changèrent encore. Les forces qui les tendaient avec une si ferme acrobatie, en un modelé si loin de son âme, cédèrent avec une lenteur où nulle transition n’était saisissable. Ils purent tirer de leurs profondes réserves une psychologie ingénue, bonassement navrée, résignée à donner à M. Thomassin toutes les explications et toutes les excuses, toutes celles du moins qui ne modifient pas les faits.

– Je ne peux rien, continuait Thomassin, sur Sazerat qui n’a plus le sou. Je ne puis rien sur toi. Je ne peux pas prouver ta mauvaise foi. Je ne peux rien sur mon notaire, qui me paiera sa flemme, quoiqu’il m’ait expliqué qu’il n’y avait pas de flemme et que le délai était normal, ce que mon avocat m’a confirmé. Tu me souffles pour cinquante mille une terre que je ne t’aurais pas laissé avoir pour soixante-dix et plus.

– Mais, expliquait le cousin, vous êtes toujours en train de me dire : « Tu m’as fait ci, tu m’as fait ça. » Moi, j’ai toujours dit à Sazerat que j’étais preneur à cinquante, si je pouvais les trouver à temps. Je demande à Sazerat à midi : « Si tu n’as pas encore tout à fait fini, veux-tu cinquante ? Ils sont dans ma poche. Je viens juste de les trouver à emprunter ? » Je pouvais-t-y savoir que vous aviez fini le matin même ?

Augustin baignait dans une totale stupeur. Les paroles du cousin étaient tranquilles, limpides, unies. Il y sentait une ruse énorme, mais où ? Elle était ouatée, fluente, sans aucun relief saisissable. Le cousin continuait :

– Écoutez, monsieur Thomassin, c’était pas bien raisonnable non plus, de votre côté ; si vous vouliez tant que ça la montagne, fallait y mettre le prix. Si vous aviez voulu y mettre le prix, personne ne pouvait aller contre vous, ni moi, ni les autres.

Mais Thomassin dédaignait d’expliquer que plus l’enchérisseur est de forte taille, moins l’enchère a besoin de l’être, et qu’il avait bien compté là-dessus. Ces évidences étaient indignes de ces deux fins joueurs. Il se contentait d’approfondir avec sérénité la ruse de Jules, comme un beau coup d’échecs qu’un court commentaire n’épuise pas.

– Ce que tu as fait de fort, c’est de placer ton offre après la signature, au moment où il ne pouvait plus me demander de hausser mes prix pour la couvrir. Parce qu’alors, c’est moi qui aurais été à Mauriac.

Tous ces mots partaient d’une voix sèche, calme et qui n’élevait pas le ton. Les cinq ou six paysans, buvant autour de ce seigneur de la montagne, extrayaient de leurs tissus un sourire niais et timide, qui cachait profondément une certaine joie de le voir joué, une fois en sa vie. Quant aux deux grands réalistes, ils n’avaient pas l’habitude de remuer inutilement les situations inchangeables.

– Tu peux compter, dit Thomassin, sur un chien de ma chienne quand elle fera des petits. C’est tout.

Une lueur de raillerie alluma cependant la brutale prunelle, sous les touffus sourcils gris.

– Écoute ! Si j’avais été toi, et plus jeune, j’aurais pas loué le tacot à Piarasse.

– Non ?

– J’aurais été trouver le père Thomassin. (Il se salua lui-même, légèrement.) Je lui aurais emprunté sa propre voiture pour filer sur Mauriac. Peut-être bien que je te l’aurais prêtée !

– Bon Dious ! fit le cousin Jules. J’ai mangé deux cents francs !

Thomassin eut un rire sec de sa bouche où ne participaient pas ses yeux.

– Fille ! cria-t-il.

La bonne s’empressa.

– Une tasse de café pour cette canaille.

Puis s’apercevant d’Augustin :

– Ah ! Monsieur est avec lui ? Alors deux tasses.

Quand ils revinrent vers la voiture, Augustin s’ébahissait de cette manœuvre profonde, qui lui demeurait indéchiffrable. Le cousin marchait près de lui, avec une autorité froide, écrasant des mottes sous sa large semelle. Tout masque était tombé, toute mollesse bonasse disparue. Sa face s’éclairait d’une flamme courte, ironique et satisfaite.

– Nous avons toujours pris deux cafés, dit-il. Ça me coûte plus que quarante sous.

– Quarante sous ? fit Augustin qui n’avait rien vu payer.

– Ceux du cierge.

Silence.

– Il est très riche, ce Thomassin ?

– C’est le plus gros marchand de bestiaux de la montagne.

Puis, hésitant, respectueux, calculateur :

– Doit bien faire… dans les huit à dix millions d’affaires. Peut-être plus.

Nouveau silence. Du fond de son écrasement, Augustin reprit :

– Si l’affaire était bonne pour lui, elle l’était bien autant pour vous ?

Le cousin émit un rugissement sourd et dissyllabique.

– Meilleure !

– Ce doit être difficile de lui couper l’herbe sous le pied. Il ne paraît ni bête ni commode.

– Il a réussi trop longtemps. Ça gâte la main.

Augustin reconnut, ressuscitées, vêtues à la paysanne, les vieilles sanctions de l’« hubris ».

Entre eux passaient ces grands coups de vent sauvages, dépeuplés, dédaigneux, rabotant avec la même indifférence toutes les surfaces géographiques, d’une seule coulée, depuis l’Océan jusqu’aux hauts dentelés dont il avait vaguement cru, ce matin, discerner la place étincelante.

– Qu’est-ce que c’est que cette transcription dont il parlait ? pourquoi la faut-il ?

Ce fut Rome, cette fois, qu’évoqua Jules. Comme un cultivateur du Latium récitant la formule d’un contrat solennel, il expliqua, catéchistique et final.

– Faut la transcription.

Augustin vit que c’était là toute l’ouverture possible de cette porte. Il lui faudrait ignorer dans ses détails le jeu de cette aristocratie paysanne positive et dure, que Thomassin et Jules représentaient tous les deux avec différentes variantes de ruse et de puissance. Mais « elle » ?… Augustin sentit revenir toutes les rêveries qu’il avait menées à propos du prêtre sulpicien.

S’il y avait dans la famille, comme c’était visible, un « appel » continu, qui l’avait touchée, elle, et aussi peut-être sa mère à lui, et ce prêtre, et d’autres religieuses aussi, dont son enfance avait entendu les noms, comment s’accommodait-il de ce solide positivisme, base de la race ? Selon une idée qui s’était établie en lui à propos de Renan, qu’il avait trouvée lyriquement exposée dans Malebranche et dans bien d’autres, Dieu s’impose de respecter le déterminisme de son œuvre. Sans doute l’Esprit souffle où il veut, mais le son qu’il rend dépend du trou des flûtes. En ces âmes paysannes et mystiques, comment le positivisme nuançait-il la mysticité ?

Tous les pèlerins, ceux des auberges et ceux du plein air, s’étaient déjà rassemblés pour la bénédiction. Elle avait lieu très tôt après le déjeuner, pour ménager le temps des longs retours. Pendant que le cousin Jules attelait la voiture, Augustin s’en fut avec les femmes, à la chapelle.

Le soleil de trois heures tenait en suspens une poussière ocre et ténue, sortie du sol désherbé de la montagne, première parcelle, dans cette lumière ardente et déjà fatiguée, de ce qui serait l’or du soir. Moins bondée que le matin, la chapelle se laissait traverser par les arrivants. Augustin retrouva les pompes catholiques sur un mode rustique, les voix brutes et justes, le foisonnement des ex-voto, le buisson des cierges où brasillait celui du cousin. Il revit Marie, agenouillée, abandonnée, la tête dans les mains, laissant la ligne de son corps exprimer librement, à son insu, toute sa souple et délicieuse jeunesse. Il se sentait pour elle une immense tendresse raidie de respect et comme une glaciale sorte d’amour. Il s’excusait de lire dans son cœur. Le mystère de ce paysage intérieur enfin s’éclairait : un dentelé blanc fixe, comme celui des Alpes, était apparu aux extrêmes horizons de son âme, un jour privilégié, un jour d’entre les jours, en plein ciel, au-dessus des nuages terrestres.

Combien de pèlerinages semblables à celui-ci verrait-elle encore ? vers quel Ordre s’en irait-elle ? local ? lointain ? Quand elle serait partie pour quelque couvent rustique, le dur esprit de négoce et de culture régnerait seul sur ce grand domaine, comme sur bien d’autres.

Agenouillé, sans support, sans chaise, sur la pierre frottée par tant de sabots ferrés, à quelques mètres d’elle, il pensait à ce qu’aurait été sa vie à lui, si dédaignant les complexes joies de l’intelligence et le postulat d’indépendance qu’elles posent, il avait pu lui aussi, s’en aller vers l’appel avec autant de tranquille simplicité.

V

PARADISE LOST

I

DANS MON COMPLEXE CŒUR

C’était dans les premiers jours de son entrée à l’École, après le renouvellement de l’Univers. Tout l’avenir se montrait d’une imprécision délicieuse et limpide.

Augustin classa ses objets de toilette dans l’espèce d’alcôve fermée de rideaux que l’administration découpait pour lui au dortoir ; il rangea ses ouvrages personnels sur les rayonnages de sa « turne » ; il entendit les conférences de début ; amorça ses bibliographies. Il lui semblait s’embarquer pour un long voyage, comme dans les anciens tours du monde qui duraient trois ans. Dès les premiers tours d’hélice, il fut attentif à un sentiment de vide et d’attente, qui commençait de dominer tout cet arrimage initial.

Pratiquement, cette année scolaire était libre, la licence ès lettres que le règlement lui imposait de passer se trouvant très inférieure en difficulté au concours d’entrée.

Elle était libre, et toute prête enfin pour une grave matière, dépassant en importance les sujets d’études coutumiers, transcendant, en un sens, toute culture.

Un second ébranlement moral, durable et d’une conséquence infinie, secoua ces premiers jours.

L’aumônier du lycée avait obtenu pour lui la permission de l’index. Jamais Augustin n’eût, sans elle, abordé l’étude des exégètes indépendants, allemands et français, même aux fins d’apologétique. Disciplinairement, tout était en ordre. Parmi les ouvrages qu’il comptait lire, les une figuraient à la bibliothèque de l’École ; il fallait chercher les autres à la Nationale. L’omnibus coupait les franges du quartier latin, et lui ménageait sur son impériale près d’une demi-heure de méditation et de lecture. Il choisit de s’y rendre habituellement le jeudi, le sujet lui semblant trop personnel et intime pour qu’il l’exposât volontiers sur les tables de la petite salle d’études où il travaillait avec trois de ses camarades. Autant confesser tout haut les mouvements de son cœur.

Il emprunta cependant à l’École, pour plus de commodité, la Dogmengeschichte de Harnarck.

– Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda un Monsieur fauve et roux, au nom alsacien, qui présidait aux destinées de cette bibliothèque pareille à un grenier de Rembrandt. Harnarck ? Lequel ? La Geschichte der Altchristlichen Litteratur ? Pour un dépouillement complet, c’est bien gros. Le Lehrbuch ? de même. Prenez le Grundriss.

– Le Grundriss est absent, Monsieur.

– Quel est le « trou de balle » qui n’a pas rendu le Grundriss en juillet dernier ? (Méprisant.) Ah ! c’est M. B… (Ici, le nom d’un maître de conférences.) Alors (le mépris s’approfondit, passe des personnes aux choses…), prenez la traduction et ajoutez-y le Lehrbuch.

Ce fut le jeudi suivant qu’il passa quatre heures de suite à la Bibliothèque Nationale. Il y choisit un auteur français que sa bibliographie déclarait commode et fondamental, et quelques autres comme harmoniques.

Cette première lecture se termina par une promenade hésitante et solitaire, sur le quai, devant le fleuve. De petits garçons jouaient sur des tas de sable à l’autre rive. Une péniche remontait avec lenteur et insouciance. Il lui semblait entendre une chanson de marinier.

Eh ! oui. C’était bien lui qui lisait les pages d’introduction aux Synoptiques de Loisy, il y avait une heure et demie exactement. Cette journée rappelait la lutte avec Renan, aux derniers mois de sa philosophie. Deux différences : ses remparts actuels étaient autrement solides, mais les pièces de siège autrement fortes. La secousse sentimentale, d’un ébranlement immédiat moindre, se prolongeait en profondeur.

Des interprétations purement historiques, indépendantes, semblait-il, de tout a priorisme autant que de toute orthodoxie, s’étaient offertes à lui en masse, s’étaient jetées sur lui, l’avaient heurté et bombardé, exigeant l’admission immédiate, et sinon totale, au moins suffisante pour que rien ne restât des solutions traditionnelles, colonnes cassées au milieu des ruines. Repoussées, refoulées dans une autre partie de sa pensée, hors de son adhésion mais non pas de sa clairvoyance, les solutions positives attendaient, prisonnières de salles souterraines, dont on espère qu’elles ne verront pas le jour. Il essayait cette acrobatie : les penser dans le provisoire, sans acceptation ni refus. Même ainsi, refoulées aux abris aveugles, il tremblait aux jeux séduisants des tentatrices. Il ne leur tenait éperdument les portes fermées qu’au prix d’une lutte dont il suait.

Tel avait été son emploi du temps dans cette bibliothèque, et comme jadis pour Renan, le souvenir qu’il en gardait lui brisait les muscles.

C’était une fin d’après-midi, dans un novembre clair et froid. Le fleuve luisait, portant sur ses libres surfaces une infinité de couleurs d’hiver, en formes de larmes et de virgules. Les petits garçons jouaient sans les regarder. Le triste promeneur les voyait jouer leurs jeux vains. Il marchait en cette fatigue pleine de rêveries, de l’homme errant dans les très grandes villes. Un soir d’une lumière inhumaine et glacée, des jeux d’enfants sur des tas de sable, de grands ébranlements de pensée, tels furent les traits sous lesquels se fixa cette heure.

Une médiocre église se trouva ouverte dans l’enchevêtrement des voitures et des tramways, au cœur d’un bruyant quartier commercial. Un sacristain courbé traînait ses savates entre un énorme empilement de chaises et la chapelle des fonts baptismaux. Augustin le vit allumer ses bougies dans l’indifférence d’une longue habitude et de la vieillesse.

Tout semblait s’apaiser lentement. Il maîtrisait l’attaque. Ne savait-il pas la formule de toutes ces négations, et qu’elles se réduisaient, au bout d’un certain nombre de moyens termes, au refus d’admettre le surnaturel ? Comme s’il était plus difficile à humer dans l’Évangile que dans l’Univers ! Une argumentation immense, détaillable quand il voudrait, existait en abrégé dans ses réserves. Il n’abordait ces études, plein d’une totale bonne volonté, que pour plus de précision dans l’apologétique, pour enlever leurs griffes à ces bêtes. Aucune faute.

Le petit groupe d’un prêtre et de quelques gens portant un bébé se détacha de régions reculées, du côté de la sacristie et des clôtures du chœur. Les hommes, modestes bourgeois ou employés de commerce, prenaient l’air résigné des formalités quelconques, comme à la mairie.

Ailleurs, aussi, dans ce canton de sa pensée où les adhésions restaient suspendues, d’autres réserves d’idées s’empilaient, dénombrables quand il ne voudrait pas. Elles s’effaçaient pour le moment, en une douceur ténébreuse. Elles formaient tout juste une nodosité sur des superficies tranquilles.

À cause de cette question capitale du surnaturel, où il prenait position avec vraiment trop d’ouverture et de naïveté, Renan s’était fait battre dès la première manche. Mais la discussion changeait ses désuètes armes. Elle passait aux techniques positives. Il s’agirait désormais de petits faits d’histoire, d’arête coupante, durs et froids comme des cristaux. Ils ne céderaient rien de leurs volumes. Ils ne les étireraient pas au gré des pragmatismes.

À côté d’Augustin, le baptême déroulait ses cérémonies auprès de l’entassement des chaises. Parmi les voix d’assez indifférents adultes, les vagissements d’un bébé et le symbolisme du sel, la vieille Église catholique confiait son Credo à cet enfant de peu de jours. Le surplis blanc s’agitait sur de petits cheveux ténus.

Certes, hors de la partie de son âme où il avait autorité, qui voyait clair et disait : « moi », Augustin connaissait bien d’autres retraites où il ne régnait pas. De riches sentimentalités s’enflaient en lui à chaque printemps, pleuraient ou riaient avec les musiques, défaillaient de la beauté des nuits. Mais cette fois, en plein royaume intellectuel, une province se révélait où les règles du jeu semblaient suspendues. Partout ailleurs, les évidences s’agréaient, les non-évidences s’expulsaient, avec une simplicité toute claire et automatique. Mais qui commandait dans cette province-là ? Quelle hyper-évidence y trierait les évidences ? Des énergies polémiques, inconnues ailleurs, allaient s’y battre, comme si elles avaient un front, à la sueur de ce front. Il serait déchiré pour combien de jours ? pour combien de mois ? La théorie cartésienne sur le rôle de la volonté dans la croyance et toutes ses filiales contemporaines, prenant une vigueur à laquelle ne l’avaient pas habitué les théories philosophiques, lui sautait à la gorge. Il tremblait parmi ses Je vous salue Marie et ses Actes de Foi, sous la surface de son calme.

Tel fut le premier contact.

Cependant l’École vivait, autour de lui.

Il partageait sa salle d’études avec Bruhl, un ami de Bruhl, et un élève de la promotion précédente, revenu du régiment. Paulin Zeller lui avait écrit à la fin des vacances qu’il démissionnait, décidément. Augustin conclut que Saint-Sulpicie avait prononcé et s’en désola. Mais « l’ardente aux yeux noirs » ne s’en désola point, étant par là repêchée de justesse. Elle s’absorba dans le groupe socialiste, quoique assez mal vue de Bruhl qui y proéminait.

Celui-ci évoluait encore. L’attrait catholique, au demeurant fort vague, n’avait pas tenu. Du socialisme scientifique postmarxiste, il passait à la sociologie Durkheimiste, alors dans tout l’éclat de sa nouveauté. Le bibliothécaire alsacien s’en attristait. Mais Bruhl lui dit que ce n’était qu’un circuit. Par sa lecture internationale en train de devenir considérable, son expérience déjà très renseignée sur bien des aspects économiques du monde, la puissance de sa fortune qu’on connaissait assez, quoiqu’il l’enfouît sous un sincère dédain, il allait devenir le numéro marquant de ce côté de l’École. Très différents l’un de l’autre, lui et Augustin s’aimaient beaucoup.

Au groupe catholique, une personnalité dominait et de haut. C’était Largilier, élève de seconde année, émigré des mathématiques à la section de physique et de chimie. Augustin l’avait retrouvé à la première réunion annoncée par la petite affiche traditionnelle des rentrées. Il avait revu ses yeux bleu de lin, curieusement lointains et idéalistes, en retrait des spectacles immédiats, réservés pour des technicités très élaborées. Mais le sourire les rendait pénétrants et doux, les mettait avec tout interlocuteur, malgré d’immenses différences de culture, sur un plain-pied fraternel. Ses cheveux blonds coupés ras lui faisaient une coiffure de frère convers. Debout dans sa blouse de scientifique, il posait sur la table ses deux poings fermés aux poignets osseux. Il exposait ingénument des boutons de manchettes pauvres.

À cette réunion, la causerie portait sur les œuvres. Les Normaliens catholiques s’affiliaient traditionnellement à une conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Largilier les sollicitait de continuer l’usage. Du reste, ils ne tarderaient pas à s’apercevoir que, de ces contacts avec les pauvres gens, c’étaient eux qui recueillaient les plus gros bénéfices. Sans doute aussi conviendrait-il d’organiser des réunions d’études religieuses sur des sujets qu’il leur demandait d’indiquer.

Augustin suggéra la reprise des conférences d’exégèse, commencées autrefois par le vieil aumônier du lycée. Mais le sujet agréa peu. Il entendit proposer la liturgie, ou l’anglicanisme, ou le catholicisme social, ou l’histoire des grands Ordres monastiques, ou des recherches de psychologie mystique. Le « coturne » d’Augustin, qui rentrait du régiment, dit que les préoccupations exégétiques ne lui étaient pas essentielles. « Ces recherches sont vaines si elles ne sont très poussées. Ne pouvant être exégète de métier, j’en crois ceux qui n’ont pas trouvé en ces matières, où ils sont d’ailleurs maîtres, d’obstacles à leur vie religieuse. »

– Mon Dieu ! fit Largilier, c’est la maxime que nous sommes bien forcés d’appliquer partout où intervient une technique qui nous est étrangère.

Augustin n’insista pas. Au demeurant, il croyait ne pouvoir rencontrer en ces conférences sommaires qu’une conciliation bienveillante et rapide entre des textes et des désirs. La vraie besogne, il fallait la faire seul. Une autre raison aussi valait, quoiqu’elle lui restât obscure : il n’aimait point d’exposer à ses camarades des anxiétés déjà graves et une évolution possible.

La pluie des fins de novembre tombait derrière de hautes vitres grises. La salle où ils se tenaient était sans tristesse ni joie, presque sans caractéristique sensible. Elle enfermait entre ses parois symétriques un air immobile, glauque et mort. Un schéma de salle, dans l’abstrait pur. Des lampes électriques se greffaient avec gaucherie sur les appareils à gaz, heureusement : par cette greffe mal faite, un homme avait marqué son passage, montré qu’il était balourd, maladroit, enfin qu’il vivait.

Augustin regardait son cher Largilier. Il parlait avec cette distinction immatérielle et sans poids, si bien ajustée aux formules dont il recomposait, en termes d’intelligibilité pure, l’univers sonore et coloré. Parfois un sourire d’une finesse rapide courbait en même temps l’intonation et les lèvres et se perdait dans l’ascétisme général du visage.

Il était tenu en très haute estime par ses maîtres, de grands noms scientifiques de la Sorbonne et de l’Institut. Augustin eut l’occasion de l’entendre dans l’une des conférences à l’usage des philosophes, où il s’agissait de donner à certaines notions de hautes mathématiques un sens aussi exact qu’il pouvait l’être sans technicité. Le maître de conférences d’analyse, qui avait assisté à la leçon, assis sur un banc d’où il débordait, très gros, somnolent, silencieux, pareil à un énorme rêve, leur avait fait remarquer cette réussite magnifique : des concepts très lointains, dévêtus de leurs mathématiques natales, leur étaient néanmoins présentés sans frange d’ombre ni fissure de l’intelligible, « presque fidèlement ».

Il était très doux, plus qu’Augustin ne l’avait connu au lycée. Il avait arrondi ses angles durs. Une seule sorte d’erreurs il ne supportait pas : celles que les littérateurs philosophes se permettaient quelquefois, dans des exposés ambitieux de théories scientifiques. Il rectifiait avec une froide ironie. Christiani en savait quelque chose, et aussi Paul Denisot, le Renanien de l’École.

La compagnie intellectuelle de Largilier procurait à Augustin grande paix et repos moral. Il était un exemple de la plus aiguë et la plus ferme intelligence qui, sachant l’existence de difficultés en apparence mortelles, ne s’en troublait pas, vivait néanmoins pleinement Dieu. Sans doute, ainsi qu’il le disait, il n’était pas technicien d’exégèse. Mais il avait certainement dû s’occuper du problème, d’une manière à la fois sommaire et pénétrante, comme le temps dont il disposait et comme sa pensée. Devant lui seul, le raisonnement qui partout ailleurs exaspérait Augustin (si tel et tel croient sur la foi d’exégètes de métier, pourquoi pas toi ?) tenait. Quel rôle gardait-il aux difficultés qu’il ne pouvait ignorer ? Augustin le lui demanderait bien un jour.

Un de ses pires souvenirs fut précisément l’une des nuits de ces premières semaines. Il avait, ce soir-là, prié très bien : prière simple mais consciencieuse : le Pater, l’Ave, les quatre Actes, l’examen de conscience, le Salve Regina. La disposition des alcôves les transformait en petites chambres. On pouvait s’agenouiller sans qu’on vous aperçût. Toute intrusion d’autrui dans cette partie sensible de son cœur lui eût été intolérable.

Au bout d’une demi-heure, le sommeil fit dire qu’il ne viendrait pas. La réunion au cours de laquelle Augustin avait en vain suggéré des conférences d’exégèse ne lui sortait pas de la tête. Il se rappelait les conversations ; il les déformait. Il sentait le remords d’accusations grossies et inexactes, mais une rancune amère lui ôtait le désir de les rectifier.

Que leur était la vie religieuse, à eux, ses camarades trop calmes ? Une pelouse qu’on ne foulait pas ? une serre pour plantes fragiles ? un jardin choyé, fumé, derrière une porte à grosse serrure ? Qu’y avait-il là pour lui ? Leurs convictions se perpétuaient grâce à de soi-disant évidences dont ils ne se rendaient pas compte qu’elles étaient leur œuvre, mais que lui, Augustin, voyait gonfler sur eux comme du plâtre soufflé. Même Largilier, d’une bien autre vigueur intellectuelle, Largilier à l’imagination scientifique de la plus calme audace et la plus docile aux faits, tolérait de s’étayer d’incertitudes qu’il eût rejetées, dans son domaine habituel. Ils en étaient tous là.

L’injustice même de cette exagération lui devenait indifférente : « S’il ne la pensait pas maintenant, il le ferait peut-être dans six mois : simple avance sur la saison. » Sa passivité changea de pays, flotta sur d’autres eaux. Il retrouva de plus anciens îlots, la vie du petit lycée, le Nous voulons Dieu de l’abbé Amplepuis. Il exécra ce thème usé : les souvenirs d’enfance. Sa sensibilité trahissait. Elle posait le doigt sur l’un des deux plateaux d’idées pures et la pesée ne comptait pas. Puis cela même ne l’intéressa plus.

Une lumière de feu follet veillait à l’autre bout du dortoir, engendrant quelques géométries jaune fixe, en un sourd milieu brun où soufflaient et sifflaient tous les sommeils. Ces images cessèrent un instant de prendre appui sur la solidité de la vie : bruits, pensées, rêveries, devinrent liquides, rompus, ballottés dans cette même lumière couleur de cire, prolongée sous ses paupières. Mais tout reprit bientôt consistance de réel et le sommeil qui avait failli venir s’en fut. Le lit lui fit mal. Le creux central, hostile, grattait. La fraîcheur des bordures latérales ne durait pas. Il se retourna, regonfla l’oreiller, retrouva un peu de confort et de douceur.

Il faudrait bien finir par vider cette question-là, loger dans les temps morts de cette année ou de la prochaine une enquête nécessaire et définitive. Il faudra entrer dans le détail des exégèses, confronter Batiffol et Lagrange avec les Holtzmann et les Loisy, et d’autres noms qui figurent aux bibliographies. Personne ne décidera pour lui. Largilier ne servira pas. Personne ne servira. Peut-être ce curieux cousin savant et mystique, de l’institut catholique ? Et encore ! L’exemple des spécialistes orthodoxes n’a retenu ni Loisy ni Tyrell sur cette pente savonnée. Il sera seul, bien seul.

– Seul comme Jésus aux Oliviers !…

Le cruel illogisme de cette comparaison le meurtrit. Ainsi, au cœur même des négations, si, par malheur, il y arrivait jamais, ses longues habitudes de sensibilité religieuse continueraient de sangloter dans sa conscience. « Seul comme Jésus aux Oliviers ! » Alors qu’il ne pouvait précisément pas dire si Jésus avait été aux Oliviers, il retournait là cependant, à l’unique refuge de toute âme chrétienne, au seul lieu possible pour l’interprétation de la douleur : « Consolez-moi de la souffrance de n’être pas sûr de vos souffrances, au nom de ces souffrances mêmes, ô Jésus ! » Quel chaos et quelle misère ! quelle multiple et contradictoire amertume !

Augustin se sentait lassé infiniment. La fatigue lui révélait dans son propre organisme des cheminements et comme des galeries inconnues. Invisibles, quand le corps y travaillait avec exactitude, la douleur s’y promenait, éclairant leurs parois.

Sa langue explorait un goût de fièvre, aggravé de nausées et de douleurs aux tempes.

– Est-ce que je ferai plus tard un peu de dépression, comme mon père ?

Il se rappela une petite vanité stupide et réfrénée devant les premières suscriptions de lettres : « Élève de l’École normale supérieure… » Vaine demeure, trop enviée… vain plaisir d’une vaine demeure… peuplée de combien de nuits comme cette nuit ? de combien de futures crises semblables, depuis la crise enfantine, au temps de Renan ?

Il sortit du lit avec une lenteur épuisée. Le contact de l’eau froide sur son front, sur ses orbites, cette descente en nappe et ce glacial renouvellement lui parurent atteindre beaucoup plus profond que la surface de son corps, jusqu’aux centres réels ou imaginaires de la fièvre et de la conscience.

Des mois passèrent, un peu confus dans le souvenir d’Augustin, dont il retrouverait sans doute le détail en ses notes de première année. À distance, ce n’est qu’une période de modelé flou, aux nombreux jours tous semblables.

Les manuels exégétiques restèrent fermés, certaines semaines. Augustin avait peur. Il lui arrivait de se figurer qu’il se stabiliserait comme bien d’autres, dans ce manque de sécurité et l’acceptation de ces doutes. Cette scène du dortoir, à la fois brutale et triste, surévaluait le degré de netteté que désirait sa pensée. Ce n’était pas lui qui avait parlé, c’était l’agacement, c’était l’insomnie, et ce sentiment de solitude dans cette petite lumière morte. Les racines de ses décisions finiraient par être non des analyses de textes et des confrontations de Matthieu et de Luc, mais des méditations de métaphysique fidéiste, le goût des émotions, le sens du mystère, comme il commençait de soupçonner que son père avait fait.

Les mêmes habitudes d’activité régulière qui avaient réglé, l’année précédente, les expansions de sa joie, le menant le samedi soir aux études d’art, le dimanche aux prières, aux concerts, aux musées et aux beaux paysages de Paris, durent continuer d’organiser sa conduite, malgré les dépressions de sa tristesse. Il ne pouvait pas vivre sans habitudes.

S’il estima précieuse la compagnie de Largilier aux conférences de Saint-Vincent-de-Paul, il préféra, chaque dimanche, une messe où il fût seul. Il y pourrait communier, peut-être, lorsque, dès le samedi soir, sa sensibilité n’aurait pas accumulé d’excessifs obstacles ; ou au contraire s’abstenir quand l’incertitude tourbillonnerait par trop dans sa conscience. Il n’y eût pas supporté Largilier. Il haïssait tout ce qui ressemblait à un exemple, à un regard jeté sur lui, à l’encouragement d’une piété plus chaude, à toute menace, même irréelle, même factice, d’un contrôle de son abstention ou de sa pratique. Il se blâmait et ne se comprenait plus : c’était par trop complexe de haïr des secours et de se plaindre d’être seul. Au fond il s’exaspérait de tout ce qui ressemblait à un jour ouvert sur son cœur.

Le Couvent des Religieuses Réparatrices le vit les dimanches matins. C’était dans le voisinage de l’École Normale, là même où s’étaient écoulées, en juillet dernier, ses quinze minutes de gratitude. La Présence Réelle luisait, ronde, petite, parmi les lampes électriques et les feuillages dorés, dans un véritable buisson ardent. Le dos des Religieuses adorantes gonflait un costume bleu clair, minutieusement immobile et naïvement théâtral. C’était là qu’Augustin monologuait ses résolutions durcies et ses raides prières, là qu’il se confirmait ne pas devoir permettre à ses inquiétudes théoriques d’agir sur sa pratique, là qu’il hiérarchisait ses normes et ses désirs : « l’amour du Christ est premier ; il doit remorquer mes études théoriques, non l’inverse ».

De cette tension habituelle, il lui était habituel aussi de se gourmer : « La migraine n’est pas une méthode. » Parfois, au cours d’un Salut, devant un doux chant flexible et calme, il se donnait des conseils sur le mode infinitif : « de l’abandon, de la douceur, prendre modèle sur ces chants. »

Naturellement revenait la réaction inévitable, l’autre moment de la période : les formules changeaient de sens et les infinitifs disparaissaient : « Je ne me suis tendu que pour fortifier des résolutions artificielles et misérables. Le marbre de mes colonnes cache un cœur en gravats. Les véritables décisions n’ont pas besoin d’arcs-boutants. » Et en effet, celles de suivre tel cours, de négliger tel autre, d’étudier ici ou là, coulaient de soi, sur des pentes faciles. Dans une dissertation qu’il travaillait à cette date, sur le panthéisme spinoziste et le panthéisme hégélien, la pensée s’organisait toute seule, comme un beau végétal se hausse de sous la terre, par une noble force spontanée. C’était obscur ou c’était clair, superficiel ou fouillé, inconsistant ou solide. Ce n’était pas « volontaire », ou « postulant la complicité du cœur », ou soumis au « primat de la pratique ». Et pourquoi « soumis » ? Que signifiait « soumis » ? Qu’était-ce que « soumettre son intelligence » ? Et pourquoi pas la « soumettre » par exemple à la douleur d’un deuil, ou à la beauté du soir ?

Puis il remontait d’un coup de reins aux prières de la messe, aux supplications de l’Agnus Dei, à l’humble confiance du Domine non sum, pour retomber un peu plus tard du haut niveau de ces apaisements.

En somme, ce qui avait paru, au début, devoir se trancher par séparation du oui ou du non, du vrai ou du faux, par coupures nettes et démarches droites se perdrait en une boue confuse, une mixture d’obsessions, d’énervements et de lassitudes. Ce drame ne serait ni d’idées pures ni de sentiment pur, mais des formes dégradées de l’un et de l’autre. Il ferait, pour de longs jours, son épreuve et la loi de son triste cœur. Cette espèce de douleur lui était demandée ; elle le frappait au lieu exact : son intelligence. Il goûtait toutefois un certain apaisement mêlé de force, à se dire que c’était là sa Croix, sa singulière Croix.

Au contraire, la présence de Largilier à la conférence de Saint-Vincent-de-Paul lui fut bienfaisante. L’assistance s’y partageait de telle sorte que chacun des cinq ou six normaliens inscrits y représentait, par roulement, le groupe tout entier. Les Confrères recevaient des bons de pain, en sollicitaient de galoches, de couvertures ou même de lits, cette dernière libéralité, réservée aux familles nombreuses, « pour séparer les sexes ».

La réunion se passait dans un local sordide auquel donnait accès un couloir à odeur de tannerie, embrumé par les poussières d’une carderie de matelas. On y trouvait des Polytechniciens, des professeurs et des messieurs placides. Quelques-uns, d’assez haute situation, descendaient à pied la provinciale rue Tournefort, laissant leurs voitures place du Panthéon, comme un chien qu’on renvoie, mais qui vous attend au coin de la rue, docile, jusqu’au retour.

On se mettait à genoux pour la prière initiale et finale, sur un bâton de chaise, sur un banc d’école au pied peu sûr, ou directement sur le plancher. Il se faisait deux quêtes : l’une agitait des pièces et l’autre des sous ; on disposait les deux chapeaux côte à côte, sous le crâne chauve du trésorier.

Il régnait là un ton humble, consciencieux et gris, qu’adoptaient même les messieurs à haute situation et à voiture, comme on prend le même peignoir chez le coiffeur. On délibérait avec une douceur sérieuse sur des points minuscules vus au bout des loupes : le pointage des présences aux divers patronages, la date du dernier bon de galoche. Tout le tragique de la vie miséreuse, les chômages, l’échéance terrible des loyers, la gangrène morale et physique des bouges, confluait là, en parcelles fort petites, de l’ordre d’un bon de pain.

Pour arriver rue Mouffetard, patrie des clients de la conférence, on continuait jusqu’à l’autre bout le couloir pris pour venir. On traversait une cour munie de caisses d’emballage, piaillantes ou silencieuses, selon qu’on y élevait des poules ou des lapins. Des enfants manipulaient des détritus ménagers transformés en jouets ; de grandes filles chlorotiques et dédaigneuses traversaient la cour sans vous regarder ; mais d’autres gens vous surveillaient de leur seuil et réservaient leur opinion sur vous.

Augustin visitait pour son propre compte la famille Badounaud, maçon de la Creuse, et pour l’un de ses camarades la famille Batard, peintre en bâtiments. Elles habitaient le même immeuble.

Badounaud était un gars robuste, de petite taille, embelli d’une moustache énorme et soignée. Il brandissait sur ses six enfants cette rudesse populaire qui leur semble la marque et le moyen d’une sûre éducation. « Avec moi, faut pas qu’on faute. C’est au doigt et à l’œil. » Juste comme il interpellait, à l’époque lointaine où il était caporal, les hommes soumis à ses bruyants et modestes ordres. Les premières Communions, l’assiduité aux patronages et aux écoles des Sœurs, s’exposaient comme une autre sorte d’exercices militaires, comme de beaux paquetages, avec discipline et fierté. Mme Badounaud, haute, jeune, barbue, possédait de grands bras de laveuse, et par moments une sourde douceur dans sa voix rauque. Leur progéniture, vigoureuse et bien tenue, aux longues réserves de sang rouge amassées dans la Creuse, se ruait à chaque visite sur les pas d’Augustin. Ce fut vers la deuxième semaine de janvier qu’apparut le septième enfant. Le dimanche suivant, trois jours après la naissance, Augustin vit des chaussettes, des tabliers, des linges, tendus un peu partout sur des ficelles à travers la pièce : « A bien fallu que je me lève pour aller au lavoir », dit la grande femme rude, encore pâle et le corps ployé.

Ils habitaient une chambre unique, d’une vastitude hideuse. Elle regardait la cour aux lapins, et le plein midi. Elle supportait le soleil comme un vieillard les fards. On y voyait deux lits, plusieurs berceaux, un poêle, de nombreux récipients en émail et la porte disjointe d’un placard immense.

Chez les Batard, c’était un autre type. On montait là par un raide escalier-échelle éclairé d’un trou percé directement sur le toit. On entrait dans une mansarde longue, d’une ligne anormale, coupée d’angles et de rentrants dont on ne savait à quoi ils pouvaient correspondre dans la construction.

Augustin trouvait singulier de ne pouvoir se rappeler exactement le mobilier de la mansarde. Elle contenait certainement un poêle et un bois de lit peint en rouge. Sans doute aussi une malle, un miroir rond et quelque chose ressemblant à un très vieux lit cage plié. Tout ce meuble fondait dans une lumière fuligineuse et l’effort de mémoire était chaque fois à recommencer.

Une grande, une seule caractéristique : cette mansarde s’étirait, tendait le cou et les vertèbres, tarasque noire d’un bout, et l’autre lumineux. À l’extrémité de l’allongement, elle captait en plein ciel un mince rectangle de jour pur, l’entraînait de force par sa lucarne et le jetait sur le sol dans la fange solidifiée d’un plancher noir. Sur tout le reste régnait la pénombre, et rien de plus singulier que la juxtaposition de cette horreur et de cet azur.

L’homme extraordinairement fluet, peut-être jeune, presque nain, ne parlait qu’à voix basse, portant pour s’excuser la main à la gorge. Menue comme lui, noirâtre, le cheveu gris aussi tendu que les lèvres, d’aspect digne et réservé, sa femme usait d’un langage correct, servile et soigné. Elle ressemblait à une gouvernante pour Monsieur seul, à une bonne de curé dont le dernier maître fût mort, en l’oubliant dans son testament.

À sa première visite, Augustin aperçut, lui tournant le dos, une jeune fille d’un blanc laiteux, d’une grâce inattendue, cachée dans la partie obscure de la pièce, qu’éclairaient ses beaux cheveux blond tendre de jeune anémique. Ce fut la seule fois qu’il la vit.

Tandis que chez les Badounaud, la situation économique était claire, le salaire limpide, les parentés évidentes, ici, le mode de vie, les ressources, les filiations, tout plongeait dans la même imprécision qui baignait les meubles. Quoique le peintre nain fût en chômage perpétuel, il arrivait qu’on sentît de bons ragoûts à l’oignon, des sauces bien mijotées. Les chuchotements du peintre expliquaient que sa « jeune fille » était instruite, avait son brevet simple, aimait extraordinairement lire, faisait des « journées » dans les produits chimiques Fuxelnod, ou Luxelnod, que des « Messieurs » voulaient la « pousser », lui faire étudier son brevet supérieur, que c’était bien difficile, que d’ailleurs elle n’était pas tout à fait sa fille, mais tout comme.

La mère énonçait des choses plus substantielles.

Elle ne pouvait pas dire combien elle était reconnaissante « au bon Monsieur d’avant Monsieur ». Non, elle ne pourrait jamais le dire. Ce bon Monsieur s’était tellement « dérangé » pour eux. Jamais il ne les eût laissés dans l’ennui pour leur loyer ou pour le reste.

Comme Augustin déposait là (de même que chez les Badounaud) les trois bons de pain en carton jaune graisseux portant que l’homme vivait non seulement de ce pain mais aussi de toute parole sortant de la bouche de Dieu, elle remercia avec une froide gratitude, disant que tout le monde ne pouvait pas donner la même chose, n’est-ce pas ? Elle eût désiré qu’Augustin suivît l’exemple du bon Monsieur d’avant lui, et lui payât ses termes. C’était de cela, et d’autres mendicités sans doute que la pauvre femme devait vivre.

Dans l’escalier, au retour, Augustin se posa une question. Le Monsieur d’avant lui, c’était son camarade de l’École. Avant celui-ci venait un camarade de l’année précédente. Aucun certainement ne payait les termes de Mme Batard. Parlait-elle d’un visiteur plus ancien, rapproché par gratitude ou par artifice ? Était-ce illusion ou habileté ? Qui pouvait dire ?

Quand Augustin sortit de toute cette misère, il lui sembla qu’il venait de descendre aussi bas que possible dans la hiérarchie des besoins humains, qu’il jetait par terre toutes les superstructures idéalistes, tous les édifices intellectuels, qu’il touchait le roc, les indépassables fonds de la pauvre vie, quoiqu’il y eût encore plus bas, sans nul doute, il le savait bien.

Il remontait par la rue Lhomond, longeant de sombres murs ecclésiastiques qui tombaient en falaises et se prolongeaient jusqu’à la rue d’Ulm. C’était un jour de décembre d’une grande douceur bleuâtre et triste, presque printanière. De vieillottes et provinciales demeures ouvraient leurs fenêtres sur ce faux printemps. L’énorme porche de l’ancien hôtel de Juigné les dominait de sa masse et de son passé.

Augustin sourit à ce mot de superstructure, évoquant un matérialisme historique cher à Bruhl, reflet de Marx et de Labriola… Qu’étaient ces doctrines économiques, sinon la recherche des moins illuminantes causes secondes ? qu’était celle-ci en particulier ? théorie de la production aprioriste, explication de la valeur fausse, psychologie rudimentaire, métaphysique de pauvre homme ! Quel mince rideau pour masquer le problème éternel !

Cette exécution lui parut sommaire, mais qu’importait ? Il acceptait, comme un présent offert par toute mélancolie, le don de parcourir les théories à grande course rêveuse et sans vérifier les détails. La mélancolie, inspiratrice de détachement, dessine des cartes aux échelles démesurées où les paysages coutumiers ne se retrouvent plus.

Largilier le rencontra au coin de la petite rue Rateau. Ils pouvaient voir, en se retournant, les bâtiments de l’École de Physique et de Chimie, juste sortis de terre, et l’emplacement où les Curie avaient trouvé le radium.

– Ta patrie ! fit Augustin.

Mais l’autre leva la main d’un air vague.

Comme ils parlaient des Badounaud, Augustin tomba d’accord que ce fameux roc des besoins humains englobait le besoin de Dieu, ou plutôt que ce roc supposait cet autre banc de rocher plus profond.

– Nous, disait-il, si nous perdions nos convictions religieuses, il nous resterait encore l’offre radieuse du monde, mais eux !… Or, ce besoin primordial, précisément ces gens ne le sentent pas. Ils ont le mot, uniquement. Le sens qu’ils lui donnent, c’est tantôt une facilité plus grande pour leur mendicité, tantôt une super-réglementation de type militaire. Au moins, voilà pour les miens. Nul moyen que ces malheureux utilisent, au sens divin, leur pauvreté.

– Évidemment, dit Largilier. La sainteté, rare réussite, émerge des prodigalités naturelles exactement comme dans tous les autres cantons de la biologie. Dieu est très caché par les divers déterminismes, si on ne regarde pas où Il veut être regardé.

Cette retombée sur le plan positif, ce souci de ne couvrir de son vol qu’un terrain préalablement arpenté, ce goût de toucher la terre solide, étaient du pur Largilier. Il avait dû communier le matin même. Il communiait sans doute aussi tous les jours de la semaine. S’il quittait l’École de sept heures à sept heures et demie, ce ne pouvait être que pour cela. « C’est un heureux », pensa Augustin.

Deux mois après, lors d’une nouvelle visite aux Batard, il apprit que le peintre nain était mort, la femme noire et grise recueillie dans quelque maison de vieillards, la jeune fille partie on ne savait où.

*

* *

Vers février, Augustin reçut de son père une lettre dont l’optimisme le frappa quoiqu’il ne fît point disparaître cette résignation renonçante développée en lui ces dernières années, assez voisine parfois de celle des clients de Saint-Vincent-de-Paul.

Cette lettre, toute cliquetante de noms de Recteurs, de Directeurs d’Enseignement secondaire et d’autres personnages prestigieux, débordait de récits scolaires et de joies de carrière affreusement humbles. L’Inspecteur général était venu plus tôt qu’on ne l’attendait. M. Méridier parlait de son « aspect froid, cassant et fin », en termes où s’avouait une timidité devant la force, que ce faible dissimulait autrefois avec tant de finesse.

Évidemment, Augustin n’était pas remplacé, mais deux ou trois élèves, sa monnaie, faisaient encore figure de choses montrables. L’indiscipline du jeune Marguillier Jules, cadet de l’autre, avait éclaté en pleine inspection générale, à la suite d’un pari (on le savait maintenant). Il avait pouffé de rire, tout haut, à une équivoque stupide sur le mot latin lapis, puis repris soudainement l’air ingénu d’un bébé.

C’était heureusement au cours d’une explication de Virgile qui plaisait à l’Inspecteur général.

Et jam prima novo spargebat lumine terras…

Sans daigner parler à Marguillier, bien entendu, l’inspecteur s’était montré d’une autorité écrasante en une phrase qui alliait tout : une exacte hiérarchie des pouvoirs et l’élégance de termes où rien ne se répétait.

– Monsieur Méridier, n’hésitez pas à désencombrer votre classe des éléments inaptes aux études secondaires. M. le Proviseur (d’un ton fort sec) voudra bien s’occuper d’en débarrasser le lycée. De mon côté je ferai le nécessaire auprès du Ministre pour qu’il en allège l’Université.

L’élève Marguillier Jules n’avait pas escompté ce coup de foudre parti de l’Olympe, et cetera. Le récit se prolongeait dix ou douze lignes encore.

À la fin de la classe, sans faire allusion à l’incident, l’inspecteur général avait dit à M. Méridier, textuellement, ceci :

– Êtes-vous le père du normalien ? Vous vous êtes laissé oublier ici. Que puis-je pour vous ? Voulez-vous une ville de Faculté ?

– Très grand seigneur d’Administration et de lettres, ajoutait le pauvre homme, cherchant visiblement à utiliser une notion sociale que son expérience laissait vide. Or, continuait-il, tout cela était une grande chance. La question du lycée de jeunes filles qu’il fallait bien envisager pour Christine, se trouvait tout naturellement résolue, sans compter les autres possibilités des grandes villes.

Un post-scriptum suivait, tout différent :

– Te rappelles-tu la petite Marie-de-chez-nous ? Elle vient d’entrer au Couvent des Clarisses, impasse de Saxe. Ta maman me demande de te l’apprendre, au cas où tu aurais l’occasion et la possibilité de la voir. Et le cousin Jules a absorbé ses terres…

Augustin ressentit un léger choc d’émotion et d’étonnement. Un ordre contemplatif ? Ce n’était pas son genre… Enfin !… encore une heureuse… Mais il constata que parmi tous les souvenirs et les évocations de la Marie-de-chez-nous, ne figurait pas le désir d’aller la voir dans sa robe de postulante, que ce n’était pas de secousses sentimentales qu’il avait besoin et qu’en lui la saveur de la vie religieuse se trouvait, pour le moment, affaiblie. Elle reviendrait ? Oh ! sans doute. Elle allait et venait. Elle taisait les raisons de ses allées et venues. On constatait simplement la fatigue du cœur qui les subissait. Errant parmi ces ruines encore habitées, Augustin y trouva le spectre d’un Abbé historique et mystique, positif et religieux, comme sa mère et comme Marie. De celui-ci il avait directement besoin.

*

* *

Il était cinq heures et demie du soir, lorsque Augustin franchit la porte du vieil établissement ecclésiastique et demanda l’abbé Bourret. Il descendit une cour intérieure étroite et longue, bordée d’un préau, plantée de végétaux pourrissants. Il pleuvait à gouttes fines et l’obscurité commençait de venir bien plus tôt qu’elle n’eut dû en cette fin d’hiver.

Un bâtiment vétuste s’ouvrait par un porche propre, et pauvre. Le gaz qui sifflait là, en avance sur l’heure, rappelait des souvenirs auxquels Augustin n’eut pas le temps de s’arrêter : un autre vestibule d’établissement scolaire, un autre bec d’avant Auer, une malle juste déchargée, la présence de son père auprès de lui, toutes scènes d’un passé si proche et si passé, et une sorte de grande brise fraîche, éventant sa vie.

On pressentait d’autres becs de gaz dans les étages. Entre, les régions jaunes qu’ils créaient, l’espace était fait d’ombre, de silence et d’un certain fumet de choux, indélébile à tous les courants d’air, mêlé d’odeur de cave.

Sous la première lanterne, une manière de paroi de verre interrompait la muraille. Par un de ses carreaux ouvert en guichet, Augustin vit une cornette empesée, une peau en vieil ivoire, deux yeux vifs et durs. Nanti d’explications algébriques et tranchantes, le visiteur fut abandonné à son destin.

À l’intérieur régnait la nuit. Augustin s’enfonça dans des corridors coiffés de voûtes basses, creusés de profonds golfes d’ombre ; monta des escaliers étiquetés de lettres qui n’eussent pas manqué de lui servir, s’il avait fait jour ; mit le pied sur des marches que de clignotantes lueurs jaunes montraient faites avec des carreaux encadrés de bois, sous de massives rampes anciennes ; redescendit ; frôla des portes matelassées ; retrouva l’escalier initial et désespéra d’achever ce périple, en cette riche nuit grave, pleine de la saveur des temps gallicans. Mais une voix, vibrant dans l’altitude, restitua au bâtiment ses repères et ses dimensions en hauteur, dévorés par l’ombre.

La voix proclamait avec un accent du Rouergue ou du Cantal : « Par ici, monsieur Méridier. Juste deux étages au-dessus. »

Plusieurs confrères étaient réunis dans la chambre de l’abbé Bourret, près d’une table à écrire portant l’habituel amoncellement de livres, numéros de revues, statuettes de plâtre bleu. Un autre se leva d’un fauteuil près d’une cheminée où brûlait du charbon gras à flamme longue. Un rayonnage en bois blanc, chargé de livres, dominait la cheminée, à la place où, chez un laïque, eût été la glace. D’autres rayonnages cachaient les murs. Entre deux fenêtres aveuglées de rideaux, une gravure de piété représentait la Vierge, dodue, les yeux baissés, d’une, distinction très « dame », les orteils nus, portée sur un croissant de lune.

Le prêtre présenta ses confrères, professeurs de différentes matières ecclésiastiques. Il annonçait : « M. Méridier, élève de l’École normale supérieure, major de sa promotion », sans se douter qu’il parlait le langage de Polytechnique. De toutes les lèvres, jaillirent de petites aspirations mouillées, des félicitations, l’énoncé discret d’espoirs pour l’Église.

Augustin jetait ce rapide coup d’œil circulaire dont on explore les pièces inconnues. La lampe à pétrole, sans abat-jour, éclairait, à grandes nappes, les livres, les murs, le deuil permanent des soutanes. Une grosse poutre ancienne, aux délicates moulures d’angle, traversait de biais le plafond. Des chaises vernies, un prie-Dieu en paille, étaient d’une laideur anonyme. À l’un des côtés de la chambre, derrière un rideau tiré, l’extrémité d’un couvre-lit blanc se tendait sur un raide lit de fer où l’on eût volontiers imaginé un mort.

– Nous ne vous dérangerons pas plus longtemps, monsieur Bourret, dit l’un des confrères, développant des gestes de politesse à déroulement lent.

Lorsqu’ils furent partis, l’Abbé remit l’abat-jour. La clarté tomba sur les papiers. Le devant de soutane et la cataracte des petits boutons s’absorbèrent dans ce brun chaud qui borde la lumière des lampes à pétrole.

Le visage restait dans l’ombre qui couvrait aussi Augustin tout entier.

L’Abbé était grand, très brun. Un maigre à gros os, dans la force de l’âge. Un sourire d’attente général et sans cause naissait sur un côté de son menton en galoche et lui montait jusqu’aux paupières, mais plus à gauche qu’à droite, ce qui lui donnait l’air narquois et vaguement strabique. Dominant tous ces plissements, l’œil observait.

– J’aurais dû, dit l’Abbé d’une voix paresseuse et cherchante, faire moi-même la première visite. Votre lettre m’a devancé. Mais enfin, nous nous sommes rencontrés, c’est le principal… Peut-être ai-je craint aussi cette apparence d’intrusion d’un prêtre en milieu universitaire ?

– Quelle intrusion ?…

Sans répondre, l’Abbé garda son sourire oblique et pénétrant.

Augustin s’était imaginé un méridionalisme naïf, une fleur noire de séminaire départemental, un cœur frais et fanatique. L’homme était tout autre. Seuls rappelaient cette image les souvenirs du grand domaine et de l’abbé Amplepuis et le cailloutis trompeur du parler local.

En forant le passé, on retrouvait bien la photographie d’un grand garçon en deuil, près d’une table de ferme. Mais ce garçon s’effaçait un peu plus à chaque seconde, se désagrégeait dans des parties du temps totalement révolues, rendant nécessaire une retouche continue de ce qu’avait signifié le nom. À chaque essayage, il revenait, mal adapté, et il fallait recommencer encore les rapprochements vains.

Cependant, pour qui cherchait, sous les traits de l’Abbé, ceux du cousin Jules, mainte partie commune trahissait le corps et l’âme héréditaires, façonnés par la vie des Planèzes au cours des paysanneries ancestrales.

Mais l’ensemble, plus assuré, plus affiné, mieux nourri de pâtures livresques, s’approchait des hauts niveaux de l’intelligence. Le teint lui-même avait perdu sa rusticité, acquis la blancheur des villes. Au surplus, qu’est-ce que tout cela signifiait au juste ?

L’Abbé s’éternisait sur des sujets de pure conversation : le dernier séjour au grand domaine, les séjours précédents, le long temps qui les avait séparés. Augustin dit qu’il connaissait l’entrée en religion de Marie, s’étonna qu’elle eût lieu à Paris, et dans un ordre contemplatif. Il eût supposé une congrégation hospitalière, quelque ordre local du Puy ou de Saint-Flour.

– Nul doute que la vocation ne soit née dans ces couvents locaux, mais finalement le bon Dieu l’a voulue ailleurs, dit l’Abbé qui serra ses lèvres et baissa les yeux, puis les ouvrit de nouveau sur Augustin, d’un air de soumission confite à une autorité qui n’a pas de comptes à rendre.

Des tapotements de pluie frappaient le rebord en zinc de l’une des fenêtres, produisant un bruit régulier assez agaçant.

Dans l’échange de mots qui suivit, l’étonnement d’Augustin crût à chaque minute. Il voyait l’Abbé manœuvrer les affirmations les plus simples avec une manière de lourde et inintelligible prudence rappelant le cousin Jules aux prises avec le père Sazerat. Il l’entendait répondre aux plus ordinaires questions sur sa situation à Paris en mots d’une imprécision étudiée.

– Oui, il y avait bien une dizaine d’années à peu près qu’il avait quitté le Cantal. Quelque temps après son ordination.

– Maître de conférences à l’institut catholique ? Non. Pas tout à fait… Pas précisément… Oui, sans doute, il y avait ce que disait l’affiche… Tout au plus remplaçait-il, quand besoin était, quelques maîtres de conférences. Guère au delà.

– S’il avait fait des conférences d’hébreu et d’Écriture sainte ?… L’affiche, le disait.

– Une autorité spéciale en ces matières ? Oh ! oh ! oh ! (ici, un gros rire bonhomme.) Il était bien difficile d’appeler ainsi sa faible compétence. D’ailleurs, pour un prêtre (retour à la gravité compassée), la spécialité consiste à s’en tenir au champ d’études où ses Supérieurs estiment qu’il rend des services. (Avec une modestie interrogatrice) : C’est là que Dieu le veut, évidemment ?…

– Un doctorat ? Ah ! certainement. Pour un prêtre que ses études doivent diriger vers un professorat, même de grand Séminaire, c’est un devoir que de posséder le Doctorat en théologie. Encore plus, bien entendu, si son activité s’exerce dans le cadre des Universités catholiques. Ah ! vous parlez du Doctorat ès lettres ? des Doctorats universitaires ? Ah ! c’est une tout autre question, tout autre, tout autre.

Puis disant : « Il fait froid, je trouve », il s’approcha de son propre feu.

Il promenait lentement devant la cheminée un dos plein d’un plaisir méthodique. Comme il présentait au foyer des jambes écartées, ses pantalons noirs furent visibles sous la soutane, spectacle qu’un laïque a l’assez sotte habitude de trouver bouffon.

– Non, continuait-il, je n’ai pas, à proprement parler, de ministère. Certains de mes confrères entendent régulièrement des confessions. Il m’arrive à moi-même de donner des instructions ou des retraites… J’ai tout loisir…

– Votre âme, dit Augustin, est celle d’un savant.

– Oh ! un savant !… Ce mot vise les résultats. Tout ce dont on peut se flatter est d’être fidèle aux méthodes par lesquelles on y arrive.

Après l’inattendue fermeté de cette réponse, il reprit son air de bonhomie indolente qui paraissait supporter avec résignation le visiteur. Augustin commençait de le soupçonner : s’il n’avait pas, comme il disait, « fait lui-même la première visite », ce n’était pas crainte d’une intrusion.

La combustion du charbon cessant d’émettre des flammes, se prolongeait sous une croûte rose-feu. L’Abbé souleva contre elle l’une de ses pantoufles, s’appuyant pour l’équilibre, à un fauteuil de paille, dont le coussin gardait la forme de son dos.

– Vous êtes admirablement ici, pour travailler, fit Augustin. Vous êtes un heureux.

Déjà il avait appelé ainsi Largilier et Marie ; il pensa qu’il se répétait.

Avocat des vertus moyennes, l’Abbé souleva, avec une onction ecclésiastique, sa main robuste et bien lavée :

– Je ne songe pas, fit-il, à m’en excuser. Pour les ordres intellectuels de l’Église, Bénédictins, Dominicains, les études sont un devoir de règle. (Il tendait les lèvres pour ce narquois sourire du coin gauche.) Je veux dire qu’elles leur sont un instrument de perfectionnement moral, comme tout autre paragraphe de leur règle, leur maigre, leur lever nocturne, leur travail manuel. Je dirai même qu’il n’importe point qu’ils fassent usage des meilleurs procédés de travail, les plus rapides, les plus efficaces, mais simplement de celui qu’ordonne leur règle. Le mode de l’effort est primordial, non la fin. Mais le prêtre-professeur est chargé d’une fonction dont l’exercice correct importe à l’Église. Son devoir d’état veut qu’il se donne les conditions les plus favorables à l’exécution parfaite de son travail. (Pourvu qu’elles restent morales, bien entendu, aucune fonction ne devant imposer le péché.) Une austérité plus marquée, un sommeil ou une nourriture appauvris, gêneraient ma pensée et, moralement parlant, seraient mauvais. La fin de l’effort est primordiale, non son mode.

Glissant la main dans son cou, il rajusta son rabat qui s’était déplacé, et attendit, avec une sorte de hauteur patiente.

– Je comprends, dit Augustin amusé de cette scolastique. Votre souci principal est de penser juste.

Au reste, rien dans cette chambre n’indiquait d’autres préoccupations que celle d’une vie purement intellectuelle, qu’un formalisme froid coupait de bréviaire et de prières. Pas d’objet d’art. Pas de souvenirs. Des représentations de piété banalement anonymes, comme ses chaises de paille. On le sentait sans besoin que d’érudition, fellow d’un Oxford médiocre, confortable et ignoré.

– Je n’ai pas d’autre souci que celui de me donner les moyens de penser juste, fit-il, soulignant « autre » d’un soulignement qui rectifiait.

Mais, prenant un timbre de basse, comme si l’idée nouvelle au lieu d’être pareille aux précédentes, ouvertes aux discussions de son interlocuteur et sur le même niveau, reculait soudain vers des retraites sacrées, hors de l’accès d’Augustin, et que le changement de ton marquât les distances :

– … En conformité bien entendu avec les enseignements de l’Église infaillible. D’ailleurs en disant : « penser juste »…

Et il s’inclina, les lèvres pincées cette fois et les yeux fermés, savourant une satisfaction intérieure d’essence trop volatile, qui risquait de s’évaporer par ces ouvertures et obligeait de boucher le flacon ; strictement personnelle au demeurant, et impartageable.

Il restait debout devant sa cheminée, et si près du feu que son interlocuteur éprouvait par sympathie dans son propre dos et dans ses mollets une impression de sinapisme, compensant l’offre de se chauffer qui ne venait pas.

– Vous avez publié quelques articles d’exégèse, dit Augustin après un instant de silence.

Comme réveillé en sursaut, l’Abbé le surveilla d’un méticuleux, singulier et rapide regard, composé de moments d’attention infiniment prompts, séparés par des temps inertes, paraissant rechercher dans l’interlocuteur les affleurements d’une pensée cachée et, la seconde d’après, laisser croire qu’il n’avait jamais eu ce dessein.

– Oui, fit-il à la fin, dans la Revue du Clergé, n’est-ce pas ? Comment l’avez-vous su ?

– Il n’y a là rien d’extraordinaire puisqu’ils sont signés de votre nom.

Cette phrase si simple suscita le même coup d’œil complexe et instantané.

– Vous lisez la Revue du Clergé ? demanda-t-il avec une curiosité presque aimable et assez pointue.

– Je m’occupe un peu de critique biblique, fit Augustin, saisissant l’opportunité, sans plaisir et plutôt par devoir, car l’Abbé commençait de lui déplaire. Je serais heureux de m’en entretenir à l’occasion avec vous.

Puis il attendit que l’autre offrît ses services. Mais l’ecclésiastique se contenta d’un bout de son sourire d’angle, tandis qu’il abaissait l’œil sur une chaussure où jouait son pied.

– Elle est fort à la mode. Depuis l’aventure moderniste tout le monde s’en mêle : médecins, romanciers, agrégés de philosophie ou de mathématiques.

Relevant le regard sur Augustin avec une acrimonie soudaine et goguenarde :

– Et avec quoi la ferez-vous ?

– Comment ? « avec quoi » ?

– Je veux dire : êtes-vous assyriologue ? hébraïsant ? orientaliste ? Vous savez l’allemand, sans doute, et peut-être l’anglais ? mais tout le reste n’y est pas inclus.

Augustin vit venir l’attaque avec stupeur. Il se rappelait la rebuffade du cousin Jules sur les prairies du grand domaine.

« C’est curieux ! pensa-t-il. Je croyais qu’il n’avait personne à attaquer. En tout cas, il ne convoite aucune « montagne ». De quel danger se défend-il ? »

En même temps sous le sarcasme, il ajustait tant bien que mal sa réponse.

– Je ne suis pas spécialiste. Mais j’estime qu’Harnack, Holtzmann, Loisy, écrivent pour toute intelligence normalement cultivée.

– Et qu’est-ce qui vous attire à la critique biblique ? Elle n’est au programme d’aucune agrégation.

– Mon Dieu ! fit Augustin, qui avait eu le temps d’assembler un grand calme hostile, je pourrais vous dire qu’elle figure à mon programme de chrétien. J’aime mieux répondre qu’elle est une partie de ma culture, que l’agrégation en est une autre, qu’il en est d’autres encore dont je crois inutile de vous parler, qu’il n’existe entre toutes ces parties aucune incompatibilité, et surtout que je ne vois – du moins pour un laïque – d’autres limites à l’activité intellectuelle que celles qui naissent de sa propre portée.

« Un peu prudhommesque peut-être, pensa-t-il. Mais ça m’est égal. Il y a des chances pour que ça lui paraisse nouveau. »

Il craignit de l’avoir piqué. Mais quand il le connut mieux, il comprit qu’assez peu sensible à ce qu’on appelle délicatesse, il donnait et recevait ces sortes de blessures comme des bourrades sur les Planèzes. Sa physionomie demeurait inchangée. Il continuait de garder sous son même petit sourire narquois une défensive impénétrable.

– Il y a encore, répliqua-t-il, la santé, l’obligation de gagner son pain, les directions initiales de carrière, je suppose aussi une bonne circulation cérébrale. Que d’autres limites à l’intelligence, sans compter l’autorité ecclésiastique !…

– L’autorité ecclésiastique ne peut demander à ses fidèles qu’une totale sincérité. Dieu a choisi de passer par nos intelligences, par la mienne, par la vôtre, par toutes les intelligences normales et non gênées.

– Certes ! dit l’Abbé, d’une voix plus inerte et conventionnelle que s’il parlait de la pluie et conseillait de prendre un parapluie quand elle menace.

S’étant approché de son bureau, sa main commença de dessiner mécaniquement des hachures au crayon. Mais déjà Augustin levé, s’excusait du temps, certainement précieux, qu’il venait de lui faire perdre.

Lorsque l’Abbé vit son visiteur près de partir, une sorte d’amollissement pénétra ses défenses. Il déploya une amabilité dont l’inattendu et l’immédiat prirent place parmi les autres étonnements d’Augustin. Il parut remonter très loin dans ses dates, retrouver quelque ressemblance perdue avec le prestolet osseux du grand Séminaire, pourvu d’une charpente encore mince et d’une ingénuité qui lui avait passé.

– Vous partez déjà ? Mais je vous reverrai ? La première fois qu’on se voit, on se connaît bien peu. On ne sait trop que se dire…

Des plissements maintenaient entre guillemets sa forte bouche. Juste à ce moment, une cloche sonna dans quelque clocheton tout proche. On entendait les frottements ascendants et descendants de la corde. L’Abbé écoutait, l’œil incertain. Il finit par se diriger vers un rayonnage et revint porteur de livres.

– Ah ! vous voulez faire de la critique biblique, reprit-il avec cet air admiratif et railleusement protecteur, qui paraissait chez lui l’une des formes habituelles de la bonne humeur. Tenez ! voici Brassac, qui vient de paraître et n’est peut-être pas encore dans les bibliothèques. Très commode. Orthodoxe, comme de juste. Point de vue orthodoxe. D’ailleurs vous le verrez bien. Quant aux autres, Jacquier, Lagrange, Harnack, Loisy, on les trouve partout.

– Je les ai.

– Je ne peux guère me dessaisir de l’Handcommentar d’Holtzmann, dont je me sers tout le temps. Maie vous savez où le prendre. Quant à la Revue d’Histoire et de Littérature religieuses, elle est à votre disposition, jusqu’à sa mort récente, dit-il, faisant allusion à la censure ecclésiastique qui l’avait frappée.

– Les livres me suffisent. Je n’ai pas le loisir de me mêler à la science qui se fait.

– Elle renferme, fit l’Abbé, de bons articles.

Il manipulait des tirages à part avec complaisance et indécision, comme lorsqu’il écoutait les frottements de la corde.

– Mathurin Loubidoux : L’idée de Messie et les prophéties messianiques. Mathurin Loubidoux : De la vraie signification de l’Halamah d’Isaïe.

– C’est un pseudonyme, sans doute ?

L’Abbé haussa les épaules pour signifier l’incertitude. Du même mouvement, ses sourcils, ses yeux, ses lèvres, et tous ses traits parurent tirés vers le haut.

– Naturellement, point de vue rationaliste. Loubidoux vous montrera ce qui se fait en France… Il n’y a pas que Loisy. Hé ! Hé ! Il a peut-être de la finesse lui aussi, sous son air bonhomme, le brave Mathurin Loubidoux !

Augustin lut encore : Mathurin Loubidoux : Recension du livre de Patrice Leneveux : « Pentateuque et Hexateuque » dans la Collection des « Mises au point ».

– Patrice Leneveux : Encore un autre pseudonyme ?

Même haussement d’épaules ; même incertitude narquoise. L’Abbé tournait et retournait la brochure, contemplant successivement ses deux plats :

– Encore un qui a oublié d’être une bête, Patrice Leneveux, sous son grand air d’innocence. – Tenez, prenez-les donc, dit-il soudain en les lui fourrant dans les mains, d’un geste qui lui rappela le vieux Mort-aux-puces.

À ce moment, la cloche commença une courte volée qu’elle finit par de petits battements coléreux. Augustin remercia, reçut les livres, s’excusa et prit congé. Mais l’Abbé parut ne pas s’en apercevoir. Debout, immobile contre sa bibliothèque, les deux bras plongés à fond de course dans ses poches longues, il fixait par-dessus la tête d’Augustin une descente de croix banale et bon marché, posée à plat contre la muraille. Augustin lui jeta un bref coup d’œil.

Sur des yeux d’un froid bleu déteint, provenant du cousin Jules, ses deux paupières venaient à la rencontre l’une de l’autre. Mais tandis que la paupière supérieure descendait sur l’œil à la façon normale de toutes les paupières, l’inférieure, organe de protection subsidiaire chez le commun des hommes, sans doute, ici, la plus mobile et la plus utilisable, élevait avec lenteur devant le globe oculaire une sorte de tablier dédaigneux en peau extra-souple, plissé et roux.

Ainsi écarté de sa base habituelle, intouché, gardé des dangers, loin des contacts, comme un brahmane, un filet de regard fatigué et triste luisait entre les cils et se cachait à la fois. Tout cet ensemble exprimait un extraordinaire mélange d’autorité, de tristesse, d’extrême ruse et de rêverie auquel le menton en galoche ajoutait du gauche et du paysan. Au seuil, il reprit l’expression confite et compassée qu’Augustin lui avait vue à deux ou trois reprises :

– Le devoir d’un bon catholique est de rester soumis à la Sainte Église avec une grande sincérité ; toujours sincèrement soumis à l’Église…

– Vous avez la permission de l’index, bien entendu ? fit-il, debout contre la porte.

C’est sur ces mots qu’ils se dirent bonsoir.

Quand Augustin se retrouva dans la rue, la pluie venait de cesser. Passants et voitures circulaient dans une noire humidité luisante.

« Je n’ai rien à tirer de cet homme », pensa Augustin.

La chambre brune et jaune accompagnait ses pas. Elle allait devant lui dans la nuit, peuplée d’un Abbé qui élargissait sa soutane devant la cheminée et répétait : Mathurin Loubidoux.

– Le cousin Jules s’est bien compliqué en quittant ses montagnes…

Tenté de fouiller d’un peu plus près ce caractère singulier, il se dit : « À quoi bon ? » Ce n’était pas Bourret qui l’intéressait.

De rares passants circulaient place Saint-Sulpicie, autour de la fontaine, sur le terre-plein d’asphalte.

Le désir le prit de monter à l’église. Une vaste porte fermée, en bois de chêne bourgeoisement cossu, s’interposa entre lui et Dieu. Il s’en fut vers l’entrée latérale, traversa un vestibule obscur et gluant qui sentait l’urine, pensa qu’il était peut-être tard, comprit que ce souci de l’heure ne marquait que le choc en retour de son désir de prière et qu’il éprouvait souvent en matière religieuse deux poussées contradictoires : un goût d’agenouillement et un besoin de fuite vers la liberté. Il regretta avec détresse la vieille « colombe savante », de vaste culture et de très simple foi.

Une voix qu’il trouva extrêmement belle, chantait, accompagnée sourdement par un harmonium de tribune. Simple répétition musicale, hors de toute liturgie. La voix ne montrait ni faiblesse ni fêlure, rien qui ne fût beauté sonore et pureté ; au double sens de ce mot : absence de souillure et homogénéité d’essence. Il souhaita de balayer toutes les broussailles et tous les relatifs, ne connaître ni exégèse ni méthode historique, rien qu’un sentiment de Dieu dépouillé de tout le reste et pareil à ce chant.

*

* *

À son cours de Sorbonne, dans l’amphithéâtre Gerson, le philosophe R… étudiait l’expérience religieuse, matière d’autant plus actuelle que la traduction du livre de James par Abauzit venait de paraître. L’amphithéâtre Gerson, encore neuf à cette date, était bondé, comme pour tous les sujets religieux, par l’auditoire d’étudiants et de mondains qui s’assemble aux grands cours de Sorbonne.

Arrivé longtemps à l’avance, Augustin s’installa près de la chaire, sur l’un des trois bancs réservés pour lesquels il fallait des cartes. Le mouvement des entrants qui cherchaient des sièges vides, d’incessants essais pour forcer les hautes fenêtres, les éclats de cent voix inconnues, constituaient autour de lui une immense onde bruissante et anonyme, parfait isolateur. Augustin tira son mince cahier de notes, posa sur la table son encrier de poche, se fortifia dans la pensée qu’il ne ferait pas les frais d’un stylo, et écouta le bruit battre ses rives.

R… entra par la porte du fond, à peu près totalement perdue dans la boiserie. L’appariteur lui poussa la chaise, approcha de lui la carafe, abaissa le classique abat-jour de porcelaine verte et lança sur l’assistance, avant que de partir, un menaçant regard de militaire ou de douanier.

Augustin avait entamé ce cours au début de l’année, parce qu’il en espérait aide. Il ne le continuait plus qu’à cause de quelques services qu’il pouvait rendre à ses études de licence, et parce que R… l’aimait beaucoup.

R… s’installa, édifia sa pile de livres, rangea des notes dont il ne se servait jamais ; sa nervosité inquiète se prépara à parler et une multitude de rapides grimaces parcouraient son pâle et subtil visage.

La leçon rapprochait l’expérience religieuse et l’expérience scientifique dans la pensée de Pascal. Ingénieuse, riche d’érudition et d’histoire, elle offrait de précises analyses des significations pascaliennes en fonction de tous les contextes.

Elle transportait l’idée de rigueur expérimentale, du monde physique au moral et comparait la nécessité des préparations dans les deux sortes d’expériences. Elle y rattachait ingénieusement les théories de l’ambiguïté des preuves et des doubles interprétations où le cœur départage. Mais peu après, l’on tombait dans l’histoire, avec référence obligatoire aux prophéties. Augustin voyait grandir dans l’ombre la critique biblique, depuis le début de la leçon.

Il recueillait ces développements dans un sentiment de lassitude, d’où n’étaient pas complètement bannies les élations de sa vieille espérance. Selon son habitude, il se ménageait de grandes marges et notait au crayon des remarques nées au vol, dont beaucoup n’eussent pas été retrouvables.

Au moment où R… lisait la citation célèbre : « On se fait une idole de la vérité même… », la rapprochant de cette autre : « Jésus-Christ dans une obscurité telle que les historiens l’ont à peine aperçu », et tous les textes sur les « Juifs charnels », il écrivit : « : transition aisée, facile homologie entre ce voile fait de leurs sentiments charnels et cette idolâtrie de la vérité, critique fidéiste de la connaissance, visant à y faire la part du cœur, rien ne me lasse davantage. À la portée de quiconque peut disséquer des concepts. Disparaît devant le plus petit résultat positif de critique historique. Du moins disparaît pour moi »…

Au-dessus de ce drame idéaliste et solitaire, joué dans l’âme d’Augustin, et peut-être d’autres auditeurs, l’architecte avait ménagé la place d’une fresque encore toute fraîche. Debout, près d’une classique mer violette, un monsieur barbu, intelligent et laid, commentait des statues grecques archaïques, dressées sur le rivage dans leur blancheur calcaire, contre un riche azur doré.

Pliant ses notes au milieu des applaudissements et des brouhahas, Augustin sentit qu’on lui touchait l’épaule. Il reconnut Vaton-Verlaine. Autour de lui voltigeait cette barbe longue et pauvre où se transposaient, dans le monde des poils, l’incertitude et l’infixé de sa vie.

– Que fais-tu là, ô ami ? dit le doux bohème en son lyrisme coutumier.

Ils quittèrent ensemble la salle. Ils se frayèrent un chemin parmi les voitures de maître qui honoraient la sortie des cours. Des livres d’occasion moisissaient aux devantures, près d’hôtels pour étudiants, de constructeurs pour appareils de physique et d’un sombre couloir entre deux rues où s’ouvraient des porches anciens. À la vitre d’un café, une affiche manuscrite réclamait des joueurs d’échecs.

– Je ne t’y convie point ? demanda Vévé avec la douceur désarmée de jadis.

– Non ! fit Augustin, assez sec.

– Je t’accompagnerai donc ès voies travailleuses… (Il désignait les rues qui menaient au Panthéon du geste vague dont il eût pu montrer la lune.) Il est une joie que tu méconnaîtras toujours. Celle de frôler, sans les partager, de vulgaires joies, tandis que leur charme vil, nettoyé de réel, sollicite de trop bas notre austère cœur.

– Pas mal, vieux Vévé.

– Ce sont des gammes.

Tournant vers le café son bras et sa barbe parallèlement lyriques, monologuant et s’essayant :

– S’il me plaisait, je verserais dans cet asile le franc cinquante quotidien de mes économies. Je connaîtrais l’onction des liquides roses, le rire cavalier des cafés-filtre, le tutoiement des demoiselles, et la langueur de sentir ruisseler les minutes, et puis les quarts d’heure, et pourquoi pas les heures ? ô mon Dieu ! sur des croupes de chevaux d’échecs. Toutes ces joies…

Ici, Vévé s’arrêta net, puis reprit d’une soudaine voix enrouée :

– … brutaliseraient de hauts regrets et des rêves aussi impossibles que…

Nouvel arrêt, qui coûta la vie au second terme de la comparaison.

Un coupé électrique, comme il en existait à cette époque pour les voitures de ville, remontant la rue de la Sorbonne, dans un silence de luxe, venait de stopper devant eux. Il suivait, à allure lente, deux jeunes femmes d’une classe sociale très différente de Vévé ou d’Augustin, et qui s’attardaient à respirer l’arome de rues pour elles peu connues. Elles s’étaient arrêtées avec une élégance paresseuse, comme elles eussent pu faire dans une cité italienne, un soir de tourisme heureux. Un valet de pied bleu foncé sauta du siège, maintint la portière, statue de l’attente. Elles hésitaient à monter. Vévé fixait une torsade de cheveux blonds qui plongeait dans l’écharpe de fourrure jetée sur une épaule. Augustin, d’un mouvement prudent et lent, se dissimula derrière lui. La voiture absorba les promeneuses, les fourrures, la grâce des torsades et celle de l’indécision. L’une des jeunes femmes avait tourné vers Augustin un profil qui, arrêtant une seconde sa marche et son cœur, s’était enfoncé en lui comme une pierre sous de lourdes eaux.

– Qui est-ce ? Tu les connais ? demanda Vévé, de sa même voix sourde, cessant pour un temps ses effets lyriques.

L’idée qu’Augustin n’avait peut-être pas désiré d’être vu en sa compagnie, l’effleura sans entrer.

– Mme Desgrès des Sablons, et sans doute une de ses parentes, dit Augustin du ton le plus froid.

– C’est la deuxième fois que je vois ce coupé, avec les mêmes occupantes, passer rue de la Sorbonne.

– Ces dames ont le droit d’avoir des goûts littéraires…

Puis, d’une voix calme :

– Où en est ta vie ?

Vévé expliqua qu’il avait hérité d’une petite rente à la mort d’une vieille tante. Dans les mille francs. Quelque chose comme ça. Il poursuivait sa licence. Il serait reçu. Peut-être. Puis il préparerait son agrégation. Il ne serait pas reçu. Jamais. La dureté des jours, lui faisait mal. Il écrivait. Il aurait toujours le temps de demander un collège de province, quand le rêve ne lui tiendrait plus lieu d’univers.

Son regard s’en allait du côté où le coupé avait disparu.

– Elles sont loin, déjà.

Augustin railla :

– Plus loin que tout à l’heure ?

Un omnibus passa où ils lurent : place Courcelles.

– Je monterais volontiers là.

– Et puis ?

– Rien. Je humerais sur cette impériale les joies du monde où elles vont. J’y serais magnifique ou très humble. Peu importe. C’est même cœur sous deux habits. Comme l’autre fois.

Augustin l’épia curieusement :

– Quelle autre fois ?

– Celle où je les ai vues. C’était une heure plus tardive. Et un autre omnibus. Elles m’ont parlé en vers tout le long du doux chemin. Toute la nuit était blonde et pleine d’un chaud luxe ironique.

Il recommençait de parler littérature. Augustin comprit que l’émotion se perdait dans les sables.

D’ailleurs, il redevint sincère, changea de thème :

– Un collège de province, très lointain.

Ils marchèrent sans se parler, quelques minutes. Puis Vévé s’émut en pensant aux platanes qu’il y aurait entre la gare et la sous-préfecture. Les deux fenêtres de son logis aspecteraient les soirs de province, les soirs les plus beaux.

– Au fond, je ne puis dépeindre que cela.

– Alors, va-t’en là-bas et écris-y ton œuvre.

– Je ne puis dépeindre que la province, mais je ne puis le faire qu’à Paris. Le monde extérieur…

– Prends garde, Vévé, dit Augustin en le tirant brusquement en arrière.

Symbole du monde extérieur, un camion au grand trot frôla de justesse sa pèlerine longue, la souilla de boue ; un gauche coup de reins qui redressa son corps, jeta sur le trottoir son chapeau fidèle et flétri. Vévé souffla avec ingénuité, avant de ressouder les morceaux coupés de son lyrisme.

La gaieté de six heures du soir ronflait et gazouillait à la fois dans sa banalité ardente. Tous respiraient l’enivrement de jeunesse que chacun croyait qu’avait son voisin et au niveau duquel il s’efforçait de s’exalter.

Ils montèrent par la rue Cujas. Un singulier et très rapide changement passa sur l’âme d’Augustin. Il tenta avec effort et lassitude de découvrir ses racines. Non, ce n’étaient pas les promeneuses aux fourrures. Elles n’avaient fait que transformer des amertumes antérieures, par le contraste avec ce que la vie renferme de beauté, si l’on veut sortir de la métaphysique religieuse et s’abandonner au cours radieux et naturel des minutes. C’était appétit de la liberté, lassitude des éternels contrôles, goût de la fantaisie, si humble fût-elle et si folle, comme de courir après des rêves sur une impériale d’omnibus Courcelles-Panthéon… C’est de ce côté qu’il devait chercher. Il savourait la possibilité de grandes brises sur son visage.

Vaton expliqua ses projets. Il fallait écrire (vers, prose, peu importait ; le lyrisme domine cette dualité) des choses simples, si simples, nettoyées, dévêtues d’art, raclées de peinture. Dévêtez vos sujets et pesez-les tout nus. C’est la seule chance pour que la masse de l’univers s’inscrive sur la feuille des pesées.

Mais il est à la portée de tout le monde de souhaiter les résultats. Le véritable apport de Vaton, c’était la préparation d’âme d’où sortirait cette réussite. Il expliquait un projet de vie « ascétique et générale », comportant l’union avec le cœur inétendu et religieux des choses, et le mépris de leur épaisseur.

– En somme, Vévé, tu veux être un saint pour que le génie te soit donné par surcroît.

– Peut-être.

La rue Soufflot tranchait net le demi-silence des chaussées obscures, parallèles au boulevard Saint-Michel. Au bas de cet espace découvert, les grands cafés d’angle se faisaient concurrence, mais leurs lumières, renonçant à toute rivalité, se fondaient dans le même jaune doré. Tels deux rangs d’enfants sur la double plage d’un bras de mer étale, les inépuisables livres d’occasion bordaient deux rectilignes rivages. De vieux commis maternels, les remportant dans leurs bras, les brossaient, les torchaient, les menaient coucher pour la nuit.

Tous ceux qui depuis quatre-vingts ans avaient passé là, les ratés, les triomphants, les glorieux, les médiocres, tous ceux qui avaient erré, comme eux deux ce soir, au cœur du quartier latin lui faisaient signe. Augustin recueillait de fraternels regards de ce troupeau des ombres. Depuis plus longtemps encore, si l’on comptait bien. Sa remontée s’arrêtait à ces années 1820, sans grande raison. Parce qu’elles étaient pleines de romanesque. Parce qu’en un chapitre de Fantine, des étudiants aux noms méridionaux font, aux environs de cette date, leur dernière poussée de vile gaieté, avant de s’enfoncer dans la double médiocrité de leur province et de leur vie.

Semblables à son compagnon de ce soir, des auteurs de méthodologies pour bien penser, et de formules pour bien rêver, et de programmes pour bien écrire, avait déversé là ces confidences de leurs projets, ou de leurs désirs, ou de leurs plans pour réformer le monde. Leur reflux laissait cette écume de livres et de littérature.

Certes, il en émergeait des demi-dieux. Mais à part ces sommets-là, Augustin eût volontiers enfoui sous la même vase les doux bohèmes ratés pareils à ce Don Quichotte en pèlerine, rempaillant de lyrisme la pelure vide de ses pauvres jours, – et les autres, les fiers, les forts, les possesseurs de qualités qu’il s’était maintes fois vu attribuer à lui-même : rectitude et puissance dans leur comportement moral, courbe simple de leur vie, anticipation assurée de leur destin.

Un douloureux dégoût, bien brassé, bien mêlé, homogène et sans grumeau, où se perdait toute diversité d’origine : c’était son âme de ce soir.

À la pensée de se trouver là-bas, en moins de dix minutes, dans sa « turne » d’École Normale, ressassant ce travail sur l’argument ontologique, commencé dans la joie, il était saoul.

Et saoul surtout de sentir, en souffrance dans de pierreuses landes vides, l’éternelle question sans réponse : où en suis-je de mes conclusions sur le Christ ? Un tas de petites fiches classées commençait de monter dans ses notes. Il y joindrait la dernière née. Les conclusions roulaient toutes seules sur leur ligne de plus grande pente. Il le savait bien. Il l’avait soupçonné dès le temps de M. Rubensohn. Métaphysique et exégèse se ressemblaient là. C’était un effondrement si simple, au bout de méditations déchirantes… On y allait tout droit sans résistance, sans réaction, comme un enfant vers son sommeil. Qui gagnerait ? L’horreur de ce déchirement ? L’attrait de cette simplicité ? Qui pouvait dire ? Pas lui, certainement. Pour traduire son état, le mot « tâtonner » était bien trop actif encore. Il n’était qu’inertie dans la nuit.

Des gâs barbus de roux (médecine ? beaux-arts ?), encadrant une belle et forte fille d’aspect nordique, les croisèrent. Tout le groupe marchait d’un triple pas dur. Ces gens ne devaient pas se poser « la question éternelle ».

Il interrompit Vaton abruptement.

– Dis-moi, Vévé, qu’est-ce que tu penses d’Holtzmann ?

– Qui ça ? s’enquit Vévé, du ton de voix tranquille dont il eût demandé si tel de ses camarades était déjà venu déjeuner à sa pension à dix-neuf sous.

– L’auteur du Handcommentar zum Neuen Testament et autres travaux considérables.

– Je te demande pardon, dit Vévé. Qui ça ?

Augustin se haït de cette plaisanterie pédante.

– Personne de bien sensationnel, Vévé. Un critique religieux allemand contemporain.

– Ah ! dit Vévé, quelqu’un dans le genre de… Qui donc déjà a fait une vie de Jésus en allemand ? Voyons ! Voyons ! Une idée de beau Danube bleu ?

Sa main vissa en l’air une spirale de valse.

– Strauss, sans doute ?

– Oui, c’est ça.

Il continua avec plus de simplicité qu’Augustin n’eût attendu :

– Je ne désire pas savoir ce qu’il raconte.

Il lança un coup de bras circulaire vers les balcons de la rue Soufflot et les pans de ciel sur le Panthéon. Non qu’il les prît en témoignage, mais parce qu’il aimait placer autour de ses pensées, comme tant d’autres avant leur signature, de ces gestes préalables, emphatiques et inattaquants.

– Les gens qui ont besoin de Dieu pour discipliner leur sensibilité, je ne vois pas bien ce que Monsieur… Monsieur… Mann… enfin ton Monsieur, leur donnera à la place.

Il sourit dans sa barbe pauvre. Augustin retrouva le Vaton de jadis en ce sourire ingénu.

Pour aller chez Vévé, on franchissait d’abord un vaste porche commercial, qui sentait l’ammoniaque, les chevaux et la buanderie. Une maison de produits pharmaceutiques encombrait toute l’entrée. Augustin lut sur les devantures : « Fuchs et Leneau ». Des bureaux occupaient un côté de la cour. Sur l’autre côté, des machines à laver lavaient des bouteilles. On circulait dans la cour, à travers des triporteurs et des camions au repos pour la nuit.

À l’heure tardive où ils entraient, on ne voyait plus rien de cette industrie, ni de la géographie noire que de très vieilles pluies avaient tracée sur le plâtras des murailles. Mais si le travail était discontinu, l’odeur chimique permanait d’un bout de l’an à l’autre, ne prenait pas de vacances, passait la consigne d’un jour au jour qui le suivait dans les trois cent soixante-cinq jours.

Au fond de cette cour, un deuxième porche menait à une troisième façade, derrière laquelle des logements pour demi-pauvres venaient respirer sur une série de jardinets. Le paysage se faisait intime. Dès avant le chez-soi véritable, on commençait de s’y sentir chez soi. Et par exemple, la première fois qu’on montait l’escalier, on devinait que les demi-cercles qu’il vous imposait de tourner seraient bien vite pour vous des demi-cercles faciles ; qu’ils étaient moins les détails d’une pauvre demeure que des marques d’une mutuelle et affectueuse identification par lesquelles, vous et lui, vous reconnaissiez familiers.

Aux marches, à la corde brune qui servait de rampe, dès la première ascension, des tas d’habitudes s’associaient, que l’escalier vous induisait à prendre pour montrer à vos jambes et même à vos bras la manière de suppléer à l’éclairage, lorsque la concierge, éteignant le gaz dès neuf heures et demie du soir, ne l’avait pas encore allumé à sept. Les mauvaises odeurs elles-mêmes, pas tout à fait absentes, ne semblaient pas offensives, telles de mauvaises odeurs mal élevées, qui sont plus chez elles que vous lorsque vous passez. Elles n’assumaient pas, comme sous le porche, cette dure assurance capitaliste et industrielle. Elles restaient humblement domestiques ; elles s’excusaient presque. Elles s’associaient à d’autres d’un plus haut rang : les fricots et les lessives. Elles ne craignaient pas de se montrer avec des sœurs plus belles, douces sœurs laides dont on peut dire que ce n’est pas la faute, et que leur cœur est sans fiel.

Ainsi montait Vaton, et derrière lui Augustin, dans une maison populaire, sur un escalier plein d’accueil.

Vaton éclairait d’allumettes le trajet de son visiteur. Comme il allumait la dernière, Augustin lut sur une porte de couloir au plus haut étage, – le troisième ou le quatrième, il ne se rappelait plus, – une carte de visite ou étaient inscrits ces mots simples et grands : « Paul Vaton, homme de lettres ».

Dans la chambre, circulait une jeune fille, mince, blonde, frileuse, en un léger fichu blanc. On n’eût pu dire si son mutisme était réserve ou sournoiserie. Elle voletait entre le lit, la table et la cheminée, avec l’absence de poids d’un flocon.

– Mon amie Marguerite, ma compagne, mon inspiratrice, fit Vévé.

Pendant la seconde où elle les maintint sur lui, Augustin vit, dans les yeux de l’inspiratrice, un strabisme si léger qu’il se contentait d’accentuer, sans l’enlaidir, l’incertitude de ses doux traits, qu’elle préférait sans doute laisser dans leur imprécision enfantine, n’ayant pas l’énergie de les organiser, ni ne sachant au juste sur quoi les diriger dans la vie.

– Marguerite, il faut ouvrir, fit Vévé. Il faut toujours ouvrir.

Il secoua l’espagnolette d’un coup de poignet violent. Les nuages composaient un firmament sombre et bas. Un immense éparpillement de lumières fourmillait à ras du sol, comme si on avait secoué le ciel sur les rues.

– N’est-ce pas, expliquait Vaton, la maison domine Paris, de toute la hauteur de la butte, et nous sommes au haut de la maison.

À un pied de la fenêtre, une sorte de froid mouillant, ni pluie, ni brume, gouttait dans cette nuit. Quelques minutes après, Marguerite ferma la fenêtre derrière lui sans qu’il songeât à la rouvrir, à s’en plaindre, ni peut-être même à le remarquer.

Sur l’armoire à glace à un battant, honneur des loges de concierge, un placage boursouflé par tous les accidents de son histoire avait l’air d’avoir souffert et vécu. Entre cette armoire et la fenêtre, deux caisses d’emballage posées l’une sur l’autre formaient piédestal pour l’une des étagères peintes en rouge qui meublent les garnis d’étudiants, et le tout contenait des livres.

Vévé, fourrageant dans l’une de ces caisses, en sortit un cahier noir. Puis, avec le sourire d’un petit enfant qu’on ne grondera pas :

– Je ne t’ennuie pas ! dis ? Mais assieds-toi. Moi, je m’installerai sur le lit.

Il n’existait que deux chaises. Augustin s’assit.

Vévé lut ses vers d’une voix sourde et rauque, toute en tremblements et vibrations. Le côté sonore du phénomène disparut, l’aspect expressif demeura seul, pareil à des hachures sous une couleur grattée. Mélange d’idéalisme, de chaleur et de chimère, cette diction s’accompagnait, comme un clown imite l’écuyère, du va-et-vient rythmique de la grande barbe ridicule.

J’aime que le village où je rentre le soir,

Consente à s’effacer en contre-bas des routes,

Pour que mon pauvre cœur puisse t’embrasser toute,

Énormité du ciel, vide, intact et vert noir.

 

Qu’aucun hérissement n’interrompe la ligne

Du couchant, tranché net par le biseau des bois !

Que rien d’humain ne soit, lorsque, comme un grand cygne

Noir, émergeant des eaux, la nuit viendra sur moi.

 

Laissez-les s’enfoncer au bas niveau des plaines,

Ces toits et leurs fagots découpés aux halliers,

S’ils veulent ; – et mêler leurs saletés humaines

Moins sales que les cœurs, aux fumiers familiers.

 

Mais je permets que seule, en le soir immense, une

Pointe mystique affleure au bas du sombre bleu

Et que le cri subtil d’un clocher blanc de lune

Perce toute la nuit l’orgue sourde des cieux.

– Il y a quelque chose là-dedans, fit Augustin rêveur.

– Oh ! n’est-ce pas ? monsieur, pleura une petite voix derrière lui.

Il vit une Marguerite transfigurée, du feu dans ses yeux inégaux, ses mains jointes et serrées sur le subtil frisson de son corps.

Le visage pâli, le doux visage, pas très sûr du modelé que la vie demandait de lui, et qui, en attendant, s’abstenait et cherchait, le visage de Marguerite avait trouvé cette fois ce qu’il lui fallait dire.

– Quand Paul aura publié ses vers dans les revues, que sa comédie lyrique sera représentée, et son roman fini, alors tout le monde lui rendra justice, allez !

L’inspiratrice était là, fondue d’ardeur, palpitante d’une admiration où ne manquait pas la pitié, communicatrice des grands espoirs, les nourrissant peut-être, avec sa santé, avec son travail, ou simplement l’inépuisable coupe de son cœur.

Vévé, reprenant son air d’enfant gâté, répétait d’un ton plaintif et faussement modeste :

– Nnnon… ce n’est pas ce que je veux faire… Nnnon, ce n’est pas simple… Ce n’est pas « sssimple » ! C’est conçu simplement, oui ; peut-être ; mais dans l’expression ça se réfracte. Ça sort verbeux et chargé. Je voudrais le maintenir dans son cadre natal ; dans son raide et simple cadre natal.

Deux besognes à la fois occupaient Augustin, que leur interférence ne rendait pas aisées. La première était d’écouter Vévé ; la seconde, plus difficile, consistait à fixer, malgré un obscur et minuscule remords, quelque point en plein air dans le voisinage de Marguerite, sur une trajectoire qui frôlait son visage et lui permettait de n’en rien perdre sans toutefois la regarder.

Il faillit se rappeler une tactique semblable, un certain soir, sur la terrasse du grand domaine. Mais le souvenir n’osa pas venir assez près de lui pour le gêner.

Où l’avait-il vue ? Nulle part sans doute. Et cependant, cette minceur, ces cheveux blond tendre… Toute identification semblait bien hasardeuse.

Elle respirait oppressée, la bouche ouverte ; elle vivait évidemment ce dont rêvait l’autre. Elle devait être quelque organisme prodigieusement musical, à qui manquait l’expression, la technique, la culture, tout sauf le cœur.

– Il en a d’autres, monsieur, d’autres vers dont il est plus content.

Sa petite voix tremblait d’anxiété en produisant cette magnifique révélation.

– Les licences aux règles classiques, le singulier rimant avec un pluriel, ça t’est égal ? demanda Augustin pour dire quelque chose.

– Ça m’est égal.

– Lis-moi les autres vers.

Vévé chercha dans le cahier de ses vers avec une manière d’indolence amoureuse.

– Peut-être ceci, dit-il :

« Vers pour un voyage que je ne ferai pas : » – C’est le titre, comme dans Cyrano.

– Lis, lis.

Je ne sais pas comment sont tes cieux, ô Florence,

Or san Michele et moi ne nous verrons jamais…

Mais il hésita, s’arrêta, fit : « dzz, dzz, dzz » et dit « Nnnon ». Il y eut trois ou quatre secondes d’un silence partiel, traversé par les bruits du logement voisin.

– J’aime mieux ceci : ça s’appelle « Litanie ».

Il répéta d’un ton grave : « Litanie », et se tut comme s’il prenait un élan.

Seigneur, ayez pitié de ma timidité.

Seigneur, abritez-la du coup de poing des hommes.

Seigneur, voyez d’un œil clément ma pauvreté.

 

Dans mon complexe cœur, Seigneur, mettez de l’ordre,

Car il se liquéfie et bave sur mes mains.

Seigneur, tous les dragons du soir viennent y mordre.

 

Mes volontés, mon moi, mon cœur où rien ne dure

Ont coulé comme l’eau sur le bord des chemins,

Parmi les pots cassés, l’herbe grasse et l’ordure.

 

Je n’en puis plus, Seigneur ; sous la tâche de vivre

Je fléchis. Soyez fort et bon. Veillez pour moi,

Tandis que je prierai, les yeux sur vos saints Livres.

 

Mais ne limitez pas à mes jours vos bienfaits,

Seigneur, pitié pendant, pitié après ma vie,

Que de ses deux côtés, je trouve même paix.

– Et voilà, fit Vévé.

Marguerite le regardait pieusement, gravement, toute blanche.

– Ces vers sont les plus récents ?

– Oui, dit Vévé. Ça se voit ? Comment ? forme ou fond ?

– Les deux, fit Augustin, les lèvres serrées sans qu’il sût bien pourquoi… Dans ces tercets, à quoi rime le vers du milieu ?

– C’est exprès. Il ne rime à rien. Il fait comme moi.

Un peu de souffrance nuança le sérieux ingénu de Marguerite.

– Ne lui laissez pas dire cela, monsieur. Il se désespère lui-même. Il diminue ses propres forces !

– Les chants désespérés sont les chants les plus beaux, fit Augustin, qui s’aperçut à la fois d’un certain agacement qu’il ressentait et de la cruauté de sa réponse.

Vévé accompagna son départ.

Ils retraversèrent la série des petits jardins plâtreux, les deux porches, les odeurs chimiques. La raison sociale « Fuchs et Leneau » dit quelque chose à Augustin. Il lui sembla connaître ce nom d’une connaissance où s’associait Marguerite. C’était peut-être celui que, dans sa pensée, il orthographiait « Fuxelnod », lors des confidences du peintre nain, Vévé et lui remontèrent tous deux vers la rue d’Ulm.

« Inspiratrice », « Amie »… Avec une identique prudence, Augustin n’avait pas dit « Mademoiselle » et n’avait pas osé le ridicule « Madame ». Quoique partout ailleurs que dans le voisinage, de ces vers, et de celle aussi qui les écoutait, il n’y eût pas tant de manières à faire avec les mots.

Il s’expliquait maintenant une légère hésitation montrée par Vaton, devant la proposition de venir jusque chez lui. Elle n’avait cédé qu’à la pensée, de lire ses vers.

– Ton inspiration religieuse, Vévé, est très belle. Sera-t-elle catholique ? complètement ? dépasse-t-elle l’art ? déborde-t-elle sur la vie ? Ou te suffit-il de la rêver ?

Vévé hésitait, mettait des espaces, cherchait un moyen terme entre les théories et les confidences.

– Je me garderai de laisser tomber l’immense richesse sentimentale qu’apporte avec soi la discipline catholique. Si ces règles contraignantes servent à la fois mon cœur et mon art, c’est tant mieux et, comme tu dis, c’est le surcroît.

– Cet appétit de discipline est-il récent ?

– … Rien n’est récent dans un cœur.

– S’accompagne-t-il de pratique ? La messe ? les sacrements ?

– Je cherche les rigides règles.

Augustin pensa qu’il fallait faire attention, Vaton déployant les susceptibilités soudaines dont l’habitude ne semblait pas l’avoir quitté depuis le lycée, au contraire. Cependant, l’autre lui ayant montré Marguerite, il pouvait bien lui en parler.

– Cette jeune femme…, ton amie…, ton inspiratrice…

En même temps, il regardait Vévé pour voir comment passaient les mots.

Ils ne suscitèrent aucune objection, et même Augustin vit, avec un peu de dégoût, un sourire de fatuité douceâtre sur la figure de Vévé.

– C’est une petite employée de Fuchs et Leneau, cœur charmant, perfectibilité indéfinie. Nous communions profondément dans la même beauté.

– Alors, fit Augustin en lui disant : au revoir, je me permets de rappeler à ta recherche des rigides règles, un principe de morale qui lui a sans doute échappé…

Ils étaient à ce moment devant les grilles de l’École Normale.

Vaton se tut sous le choc, puis bredouilla quelques mots où l’on pouvait entendre : « toujours cassant », ou « règles cassantes », en tout cas le mot « cassant ».

Mais Augustin montait déjà les degrés du perron, haussant les épaules à un souvenir du Vévé d’autrefois : « Au fond des Trâââ… ppes et des Carmèèè… ls ».

Le soir, dans sa « turne », après le dîner, les deux coudes sur ses grandes feuilles de papier jaune, Augustin regarda dans son cœur.

Sa brusquerie avec Vévé l’étonnait encore, quoiqu’il ne le regrettât pas. Était-ce le déplaisant sourire de son camarade ? l’identité soupçonnée de « l’inspiratrice » avec la jeune, fille vue chez le peintre nain, dans ses visites de Saint-Vincent de Paul ? et aussi, peut-être, une douceur assez chaude sentie pour Marguerite ?… Il conclut qu’il lui faudrait s’observer, mais que pour le moment ce n’était qu’un scrupule et qu’il avait bien fait.

Puis la lumière intérieure explora d’autres champs.

Il venait de juger le cas Vaton et le sien dans la plénitude de son ancienne foi. Quelque chose de ferme, d’ancestral, d’inentamé, raidissait ses jugements moraux d’une intacte imprégnation chrétienne. Il n’imaginait pas même que sa pensée pût jamais admettre, autre chose que cette austérité.

Et pourquoi donc avait-il dit « son ancienne foi » ? De quel droit supposer la question résolue et sa foi éteinte ? Ces mises au point et rectifications incessantes engendraient une bonne part de sa lassitude.

Il toucha du coude un Vévé priant à la messe, pauvre publicain, demandant sans doute force et ordre pour son complexe cœur mordu par les dragons du soir… Et lui-même, comment priait-il ? Il se rappelait des assistances à la messe également intolérables sous leurs deux formes : quand il avait son livre et quand il ne l’avait pas. Dans le premier cas, les interprétations rationalistes montaient toutes seules des Évangiles dominicaux ; et dans l’autre il mâchait une pâture de prières ou séchées ou pleurantes, sans juste milieu. À ces messes où ni lui ni Vévé n’était le « fidèle », lequel s’élevait ? lequel tombait ? Ah ! prier pour plus de simplicité et de paix !… Puis il observa que cela aussi supposait la question résolue, qu’elle était précisément de savoir s’il y avait quelqu’un à prier, et que c’était une fois de plus le même cercle éternel.

*

* *

C’est aux événements extérieurs qu’Augustin dut la variété d’occupation et le repos dont il avait momentanément besoin. La licence ès lettres lui prit les deux derniers mois de l’année scolaire ; une situation agréable et fructueuse dura jusqu’en fin de septembre et il eut encore quinze jours à donner aux siens.

La santé morale de son père était encore en déséquilibre, secouée, cassée par les angoisses de l’attente. La nomination promise n’arrivait pas. M. Méridier commentait ce retard avec un sourire qui faisait mal.

– Elle eût dû venir beaucoup plus tôt, quoiqu’un mouvement puisse s’étendre sur plusieurs semaines. Faut-il que je commence mes paquets de livres ? ne le faut-il pas ?

Augustin prit modèle sur le calme systématique de sa mère.

– Ne te dérange en rien. S’ils te nomment en retard, ils seront bien obligés de t’accorder le temps de ton déménagement.

Mais il eut dès lors la conviction, qu’il s’efforça de présenter à son père avec le plus de douceur possible, que la nomination ne viendrait jamais. Le grand seigneur d’administration avait sans doute oublié ? Il eût fallu lui rappeler sa promesse ? l’aller voir à Paris ? ou peut-être avait-il exagéré son pouvoir ? était-il moins grand seigneur qu’il ne s’en donnait l’air ? Il n’avait pas même pu débarrasser le lycée du jeune Marguillier, encore moins l’Université.

Le Proviseur écrivit. On lui fit connaître par la cascade hiérarchique que M. Méridier serait informé en temps voulu de tous changements pouvant le concerner. Un personnage autrement considérable écrivit, qui n’était rien de moins que M. Marguillier lui-même, le père de l’élève vainement menacé. Une lettre d’un format flatteur répondit qu’il avait bien voulu attirer l’attention, etc., qu’on ne perdait pas de vue, etc., qu’un mouvement ultérieur permettrait sans doute, etc., dans des conditions toutes voisines, etc. M. Méridier étant d’importance électorale nulle, le Ministre savait que cette réponse suffirait à M. Marguillier, et M. Marguillier savait que le Ministre le savait. Il envoya sa carte à M. Méridier avec la lettre au format flatteur. Augustin se reprocha de ne pas avoir pris tout de suite la seule mesure qui pût permettre de voir clair : toucher le Directeur de l’Enseignement secondaire par n’importe lequel de ses maîtres à l’École Normale, par le philosophe R… en particulier. Il fut sur le point d’aller à Paris. Mais M. Méridier refusa que la présence de son fils lui fût retranchée, même pour quelques jours, et préféra « tout laisser faire », selon la loi des grands renonçants.

C’est ainsi que l’écartèlement de l’attente prit fin pour le pauvre père. Il s’en allait chaque après-midi vers trois heures, avec Augustin, parcourir d’une marche lente quatre kilomètres de sentiers à travers les champs. Il employa à cette occupation les derniers jours de septembre. Il expliquait ce que Poitiers ou Clermont-Ferrand, pour ne rien dire de Lyon ou de Bordeaux, eussent signifié pour lui.

– C’était le lycée de jeunes filles pour Christine. Ici, il n’y a encore rien. Elle eût préparé Sèvres. Elle est fort intelligente et d’une sensibilité qu’il est aisé de voir distinguée. Mais elle ne sait rien et tout est à faire… Ma retraite arrivera dans deux ans. Il faut tenir jusque-là. Elle se faisait une fête…

Puis un autre mot de renonçant : « Enfin !… »

Sa canne repoussait sur les bords du sentier un crottin de cheval desséché, avec quelque chose comme une douceur fraternelle et le sentiment d’une parenté.

Il existait d’autres sujets d’inquiétude. Le cousin Jules écrivit qu’il ne pourrait leur prendre qu’à un prix très réduit les prés dont le fermage tombait cette année, qu’ils étaient libres d’essayer d’autres fermiers. Il n’y fallait pas songer. Les prés en question s’englobaient dans les terres du cousin Jules de telle manière que leur irrigation, et même leur exploitation, dépendaient à peu près de lui.

Aucune leçon particulière n’ayant été, ces derniers mois, demandée au professeur, le budget devait, de ce chef, présenter des lacunes que la décision de Jules n’aiderait pas à combler.

Cependant, peu de chose en parut à l’œil nu. Mme Méridier savait concilier les facultés et les besoins. Elle gardait la même robe qu’Augustin lui connaissait depuis bien des étés. Sa coiffure offrait ce démodé doux qui lui constituait un style. Petite bourgeoise chargée de famille, elle devait faire bien des visites dans les diverses boutiques de la ville, pour découvrir en vêtements et nourriture les occasions avantageuses. Il lui fallait recouvrir d’une ingéniosité amène son économie féroce, pour que l’épicier, le boucher, le négociant en légumes et fromages, le marchand de nouveautés retinssent les paroles affreuses dont ils fouettent les clients pauvres, d’aspect bourgeois, et qu’elle pût, avec décence, ressortir de certains antres sans avoir rien acheté.

Augustin retrouvait vieillis, changés de timbres et de significations, tous les environnements de son enfance. Parfois ils lui persuadaient que c’était lui qui était resté le même, qu’eux au contraire avaient changé. Ils concentraient sur eux les rapetissements de la vieillesse. Ils avaient l’air d’avoir voyagé en arrière comme un paysage de train.

Cet encombrement de maison à petits enfants que lui rappelait sa mémoire était maintenant chose du passé. Mais d’autres soucis prenaient sa place, de poids et volumes au moins égaux, si leur substance différait. La santé de la petite Jacqueline ne s’améliorait pas. Le grand domaine avait étalé sur ses joues une pâle petite teinte rose, à peine physique, presque morale, semblable à une marque de bonne volonté.

Les assiettes que sa maman posait devant elle parurent, les premières semaines, susciter quelque chose qui, développé, eût ressemblé à de l’appétit. Puis tout s’effaça, appétit et teinte. On revit une délicate figure paisible, aux yeux bistrés, une enfant que les amusements bruyants fatiguaient autant que les promenades, jouant interminablement seule avec sa poupée, à de petits jeux silencieux. La maman tremblait, pour quand arriverait l’âge scolaire. La petite était de ces enfants qui rapportent, entre les feuillets de leur livre d’écolier, toutes les maladies traînant sur les préaux.

Ce fut aux derniers jours de septembre que les Demoiselles Savouré se présentèrent chez M. Méridier. Depuis deux ans déjà, les Ursulines avaient été bannies de la République et, parmi toutes les raisons qui empêchaient le peuple français d’être heureux, au moins ne pouvait-on plus compter leur présence. Mère Marie des Cinq-Plaies et les autres « Mères » vivaient dispersées dans les pays du Nord, Angleterre, Belgique, Hollande. Le vieux couvent logeait maintenant les pompiers, et d’ingénieuses adaptations embellissaient son architecture.

Des remises à matériel occupant l’ancien jardin des charmilles, on avait éventré les vieux cloîtres pour leur ménager un accès direct à la rue. Les latrines étaient installées dans la chapelle des Enfants de Marie. Elles comportaient six sièges à la turque et des installations sanitaires à débit d’huile, en ardoises de Trélazé. Des inscriptions pieuses ressortaient encore çà et là sous le lait de chaux qui laïcisait les murailles, s’apercevaient qu’elles suscitaient le rire, auraient bien voulu disparaître, mais ne savaient pas le chemin pour rentrer au néant. Les maçons et autres corps d’état les avaient ornées d’adjonctions plaisantes, grasses, gaillardes et démocratiques pour les réveiller un peu, leur donner des couleurs, comme on marque de rouge un cou d’agneau blanc.

M. Marguillier, votant au Sénat l’expulsion des Ursulines, eut l’intégrité de vendre son étude assez tôt pour que nul au monde, lorsqu’elle serait chargée de cette fructueuse liquidation, ne pût soupçonner son vote d’autre utilité que celle de l’État. Cependant il eût été inique que ses intérêts particuliers souffrissent de son dévouement à la chose publique. Aussi, par d’ingénieux, opulents, indécelables et justes procédés, plus perfectionnés que des contre-lettres, l’acheteur dut lui tenir compte d’une plus-value qui lui était due.

De fréquents conciliabules eurent lieu entre l’architecte départemental et M. Matruchot, le liquidateur et nouvel avoué. Ils se promenaient dans la petite rue solitaire transformée en chantier. On vit et revit la grosse serviette de M. Matruchot, sa boutonnière qu’ornaient les palmes, sa barbe blonde et gaie, tombant sur un gilet de fantaisie à pois marron, ses gestes cordiaux, vifs, incessants, enfin tout le détail de cet ensemble bien français. C’était le moment où d’autres réformes virent le jour, d’importance majeure et d’une grande technicité, au nombre desquelles il faut certainement compter le changement de nom de la vieille rue aux Prémontrés, qui devint rue Étienne-Dolet. Mais ces explications n’intéressent pas l’histoire des Demoiselles Savouré.

Les Demoiselles Savouré, dont la petite pension végétait, virent soudain affluer chez elles, au moins pendant le temps qu’on mit à construire et équiper le lycée de jeunes filles, toute la clientèle des Ursulines. Christine venait d’y prendre son Brevet élémentaire sous la direction de Mlle Savouré la jeune, lorsque ces demoiselles décidèrent de confier, sinon toute la préparation littéraire du Brevet supérieur, au moins quelques leçons, à un professeur du lycée.

« On » leur avait « fait entendre » que « ces Messieurs » verraient cette mesure d’un bon œil pour les examens futurs. Il était tout naturel qu’elles demandassent des conférences à M. Méridier, « bien pensant », dont elles avaient la grande fille, dont elles auraient les deux autres.

Mlle Savouré, l’aînée, expliquait ces circonstances à M. Méridier de ses lèvres extra-minces, encore jolies, au rose pauvre, traversées de temps à autre d’une plate langue dogmatique. Ces lèvres adaptées à l’émission de concises maximes morales, d’explications dictées et d’énonciations formalistes refusaient à peu près de se montrer en dehors de ces usages. Augustin, qui la recevait avec son père, sentait des fourmillements dans ses doigts. Il dessinait, malgré lui, la bouche ascétique, le visage froid aux rides stabilisées, le front gris pierre sous les plats bandeaux gris d’argent, et aussi cet espace trop long, simiesquement austère, ménagé par l’auteur de la nature entre ce nez et cette bouche, comme si Mlle Savouré, l’aînée, séparait les deux sens pour mieux renoncer à la volupté de s’en servir ensemble. Il explorait une haute et stricte vie, qui avait besoin d’un faciès spécial pour ne rien laisser perdre dans le monde laïque, de l’essentiel du monde cloîtré, où se réfugiaient ses rêves probables.

Au contraire, Mlle Savouré la jeune ou, comme on disait, Mlle Marie, était une figure tendre et offerte, d’une délicate mélancolie. Les premiers filets de couperose avaient eu le temps de se poser sur les convexités de son visage, restées enfantines. « Forte en littérature », elle montrait beaucoup de « style » et de sentiment, qu’on retrouvait aussi en ses leçons de piano et de tous les « arts d’agrément » qu’elle enseignait. Elle représentait, dans la sévère pension Savouré, la poésie, le chant, l’émouvante jeunesse de l’âge mûr, ce pathétique de la fantaisie étouffée sous les règles, et qui accepte de s’y éteindre.

Mlle Marie Savouré prendrait les parties du programme les plus faciles, celles que M. Méridier ne croirait pas devoir se réserver. Elle avait relevé tous les sujets donnés à l’Académie. Si M. Méridier voulait les consulter ?

Ces dames ne pouvaient offrir que très peu : bien insuffisant pour quelqu’un du mérite de M. Méridier. Mille francs par an pour deux cours d’une heure et demie chaque semaine. C’était une sorte d’œuvre, n’est-ce pas ? Et il était très vrai que les postulantes, destinées à remplacer dans les écoles les anciennes religieuses, avaient reflué chez les demoiselles Savouré pour un prix de pension purement nominal.

Elles partirent, et Mlle Marie dirigea une fois de plus vers les murs, la cheminée, les meubles et même le balai de crin du foyer, ses beaux yeux tendres et tristes, ses lèvres charnues, vives, petites, ajustées à une date de son cœur fort antérieure, en retard sur ses conquêtes morales, tournées vers un monde de désirs que son âme ne connaissait plus.

Ce projet amusa M. Méridier, lui adoucit les années si dures à passer encore au Lycée, lui parut une transition vers quelque futur bonheur.

Christine était ravie. Elle regrettait qu’il n’y eût que deux conférences par semaine. Elle se pendait à la manche de son père. Elle fixait droit sur lui les diamants de ses yeux noirs.

– Oh ! que c’est ennuyeux, mon papa !

– Quoi ? petit Cricri.

– De ne pas aller avec toi tous les matins, tous les matins, tous les matins !…

Pendue au bras de son père, lourde, câline, elle continua sur l’assonance :

– Mais ce sera pour l’an prochain, pour l’an prochain !

– « Les Enfantines. Chant premier, par Mlle Cricri, quinze ans », fit Augustin derrière elle.

Cette survivance des anciens tons protecteurs et des suffisances qui déplaisaient tant jadis à la petite fille, ne lui laissait maintenant qu’un air de confusion heureuse.

C’est ainsi qu’ils passèrent ces vacances, dont Augustin devait précieusement garder le souvenir unique.

Dès les premiers soirs d’octobre, le père rapporta trente-deux copies de thème latin à corriger.

– Passe-les-moi, dit Augustin. Je te les classerai avec la statistique des fautes.

Mais parce qu’il bénéficiait encore du repos des vacances et de la présence de son fils, parce qu’il subissait la contagion d’un art de mépriser bien plus efficace et plus savant que le sien, M. Méridier montra une hautaine et inattendue bénignité.

– Il est, dit-il debout contre la fenêtre, dans la lumière jaune du bel octobre, beaucoup plus de choses secondaires que nous ne croyons. Nous voyons tout, trop gros, trop près.

Suivit une belle citation de Bossuet sur la considération des fins dernières.

– Au chrétien, que vingt siècles de Christianisme ont à peu près mis chez tout honnête homme, cette phrase magnifique apporte de nouvelles espérances, le commencement d’une autre lumière. Et je ne sais si, prise en elle-même, séparée de ses suites radieuses, un non-chrétien ne découvre pas autant de grandeur dans sa sombre sérénité.

– Je comprends pas ! cria le jeune Pierre hargneux.

– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? demanda Augustin en se retournant.

– Ma version, pardi !

– Laisse, père, je vais lui expliquer.

L’enfant écouta de mauvaise grâce, reçut avec une froide indifférence le pronostic qu’il serait encore dernier, et dit que « tout le latin l’embêtait ».

Les journées se terminaient, ainsi qu’autrefois, par la prière que Mme Méridier disait tous les soirs contre la table de la salle à manger, comme au temps de l’enfance d’Augustin, dans ce silence où battait la pendule, battement rythmique si connu de lui, si lié à cette maison, qu’il semblait être une chose vivante et individuelle, porter comme les hommes un nom et un prénom.

Augustin voyait de près, sur le visage encore robuste de sa mère, tout un réseau de plis et de rides né depuis son dernier séjour. Il maniait du regard, comme il en eût de sa main palpé l’étoffe, cette fermeté positive en face des choses, des hommes et des devoirs, que ses traits allaient chercher dans le passé de sa famille. Mais le contact actif avec son mari et ses enfants, le jeu d’une conscience incessamment rajustée à ce qu’elle appelait « la volonté de Dieu » avaient enrichi et nuancé l’héritage.

Elle attendait que son fils communiât auprès d’elle, le lendemain dimanche, comme il faisait jadis, comme il n’avait jamais cessé de faire aux veilles des départs d’octobre.

Comment lui expliquer que tout était en lui pareil à un grand tronc, pourri du pied, prêt à filer sur les pentes ? En cet état, sans doute il pouvait bien prier, élever ses mains vers l’inconnaissable, au trop juste nom. Il pouvait prononcer le De profundis clamavi ad te, Domine, dans cette salle à manger à odeur de pain. Il pouvait dire : « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant », oh ! maintenant ! précisément maintenant !… Ces prières lui allaient bien. Elles étaient coupées à la mesure de son âme. Mais les Sacrements !…

Si toutes ses angoisses priaient avec lui, se penchaient ensemble sur ses deux poignets, elles se hérissaient devant la Sainte Table. Comment lui ferait-il comprendre cela ? Il se rappelait un désespoir tout semblable et naïvement extrême, du temps de Renan.

Quand la prière fut finie, elle demanda, comme Augustin était bien sûr qu’elle ferait :

– Tu viendras demain avec moi, à la messe de sept heures ? Nous déjeunerons après ?

Ce qui signifiait, bien entendu, « tu communieras avec moi », car Augustin retrouvait en elle ce qu’il lui avait toujours connu, une sorte de timidité à exprimer en termes clairs ses moments de plus haute vie intérieure. Tout son visage, précocement vieilli, rayonnait d’ingénuité et d’attente.

Devinerait-elle ? La verrait-il souffrir ? Irait-elle plus loin que les prétextes du refus ? Jusqu’aux lourdes raisons fondamentales ? Risquerait-elle les vains conseils ? Et combien prendrait de temps à naître la résignation immédiate et apparente ? car la résignation profonde, Augustin savait bien qu’elle ne naîtrait jamais.

Elle dit simplement, après une poignante seconde de silence :

– Mais tu viendras bien à la messe avec moi, n’est-ce pas, mon Tintin ?

Il regardait, parmi ses cheveux devenus rares, la petite mèche grise décoiffée qui tournait en virgule sur les tempes.

Elle ajouta avec une douce sérénité, faisant elle-même la demande et la réponse : « Bien sûr. » Elle lui riait d’amour, d’un grand sourire interminable, de son cher visage déjà vieux.

Il fut donc avec elle, le lendemain, à cette messe de sept heures où elle communia seule, ce dimanche-là, et le dimanche qui suivit. Elle portait son Manuel de Piété de la Jeune Fille, datant des Ursulines, où étaient inscrits son nom, les initiales J. M. J. et son numéro de pensionnaire. Elle le tenait ouvert dans ses gante noirs raccommodés au bout de tous les doigts.

Sans doute la pauvre femme n’avait pu comprendre qu’à moitié. Cette moitié suffisait, il le savait bien, pour changer le plan et l’orientation de son devoir de prière. Cependant rien ne se montrait d’une souffrance qui ne devait pas se voir, ni compter que pour la comptabilité intérieure de ses holocaustes. Tout restait simple, riant, sans ombre, paysage limpide, où son fils pouvait se promener de bout en bout, comme avant. Il sembla à Augustin qu’elle n’avait même pas compris à moitié.

Quoi d’étonnant ? Que voyait-il lui-même de précis, dans ses décisions prochaines ? Debout auprès d’elle, dominant son agenouillement, statue de raideur et d’incertitude, l’âme traversée d’indifférences, de contradictions désolées et de distractions en dérive, il considérait le chapeau vieux de plusieurs étés.

S’il avait vécu là, bourgeois de cette ville, mené une quelconque carrière, avocat, receveur d’enregistrement, pharmacien, épousé une fille de ces vieilles maisons, semblable à Marie-de-chez-nous, quels doutes se fussent jamais élevés ? Il eût été le docile enfant des traditions chrétiennes, en un monde tout clair, rapetissé, ni plus ni moins distant de l’absolu insondable. Il serait mort comme ses parents et ses grands-parents, un chapelet dans les mains. Au moment rituel, sa mère se leva parmi d’autres fidèles pour aller communier. Il la vit partir et revenir, écrasée, comme autrefois.

Un autre vicaire sortit du confessionnal qui avait abrité l’abbé Amplepuis.

Quand ils rentrèrent, le facteur apportait le maigre courrier du professeur : le Journal des Débats, un catalogue du Bon Marché, un autre de livres d’occasion. Parmi ces banalités, une enveloppe blanche de forme et qualité inusuelles pour eux.

Mme Desgrès des Sablons les priait de déjeuner jeudi. Mais Augustin devait rentrer dès le surlendemain.

– Ils arrivent tard cette année, dit son père. Il est dommage que tu la manques. Et nous aussi, bien entendu.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le train partait dans l’extrême matin. L’hôtel de France avait fait prendre la malle dès la veille. Quand Augustin se leva, au milieu de la nuit, une odeur de chocolat filtrait sous la porte ; une belle ligne couleur de paille traînait sur le plancher.

Il s’habilla, ouvrit la fenêtre. Un froid acide et cru maîtrisait l’air depuis de longues heures.

Ses parents étaient levés et aussi Christine. Ils circulaient dans l’appartement. On alluma la suspension pour le faire déjeuner. Une lampe pigeon boudait sur un coin du buffet, perdue en une plus grande lumière. On parlait de réveillon, de festivité. Sa mère avait eu le temps de faire griller du pain. Le chocolat sentait bon. Augustin riait, l’estomac serré ; rien ne voulait descendre par sa gorge. On tirait la montre comme pour un jeu. On restait parfois la bouche ouverte, la respiration coupée, au beau milieu de ce sourire qui ne cessait pas. La petite Suzanne apparut en chemise, mal éveillée, les yeux éblouis, pour embrasser son frère. « Veux-tu bien vite te recoucher, vilaine fille ! » On rit beaucoup. Allons, c’était l’heure !

Le train de quatre heures dix-sept l’emporta parmi les voyageurs de commerce, un ecclésiastique, des soldats permissionnaires et un homme gras et rose qui dormait bouche ouverte. C’était un express de longue distance, sans clientèle locale, sans paysan cantalien.

II

DU GLEICHST DEM GEIST DEN DU BEGREIFST

Le semestre qui suivit fut le plus triste de cette époque. Seul persistait, magnifique et régulier, le travail sauveur.

Augustin se proposait de soumettre à son professeur de seconde année, comme mémoire préalable à l’agrégation, une étude de la critique de Kant par Schopenhauer. Sur ces deux claviers, il avait joué avec force et finesse les variations métaphysiques habituelles. Il allait retrouver la note obtenue par son travail du trimestre précédent : « modèle d’effort pénétrant, scrupuleux et équilibré ». Il s’en réjouirait d’une joie calme. Surtout il lui saurait gré de s’être laissé explorer sans crise de conscience. Aucune critique n’y serait déchirante ; aucune négation hérétique. Augustin l’aimerait pour cela d’une amitié consolatrice, solde de quelque grand et douloureux amour.

Cette étude devait être prête pour Pâques. Elle l’était. Bien souvent, au cours de soirées heureuses, ses fiches établies, mainte page rédigée, toutes richesses engrangées pour l’approche de Pâques, Augustin pressentait avec terreur le moment où, de nouveau, il heurterait son front au problème éternel.

Or, cette fois, unique entre toutes les fois, la question ne s’égarerait point sur les hautes landes spéculatives, au modelé changeant suivant les souffles de l’esprit. Il existait un réduit précis, immodifiable, d’où on ne la délogerait pas. Une nouvelle détresse commença, dure, arrêtée, rigide parmi l’immense assemblage de détresses, fondant d’habitude l’une dans l’autre en une continuité mollasse. Elle avait un nom ; elle était liée à une date, jusqu’à laquelle elle grandissait, à partir de laquelle elle cessait d’être. Elle s’appelait « faire ses Pâques ». Ainsi comprimée entre deux jours de calendrier au lieu de pénétrer toute l’extension de sa vie, elle donnait, si immatérielle qu’elle fût, l’impression de faire mal à un endroit précis du corps.

Augustin, se rappelant la précédente année, mesurait la distance parcourue.

S’il faisait ses Pâques, c’était très simple. Il irait voir le jeune aumônier du lycée, auquel il s’était confessé dans ses premiers mois d’École Normale, au temps où il se confessait. Deux samedis lui restaient pour cela : le présent et le prochain, le premier seul assuré, l’autre pouvant être pris par un départ possible. Il fallait se décider aujourd’hui même, ce soir même, en allant livrer son mémoire ou en revenant, peu importait.

Le professeur d’Histoire de la Philosophie, à qui ce travail était soumis, demeurait sur l’un de ces quais solitaires du quartier de l’Arsenal, plein d’un soleil encore un peu banlieue, drainé et aéré par la belle Seine large d’avant l’île Saint-Louis, que taquinent des brises voyageuses, nées aux campagnes de l’Île-de-France. Le trajet prenait vingt minutes au moins, par le quartier de l’École Polytechnique et la Halle aux Vins. Augustin avait le temps de ruminer, de dialoguer avec lui-même, de parcourir les circuits d’une âcre discussion sans fin.

– Depuis les Pâques précédentes, à chaque fête ultérieure, sa désaffection des choses religieuses avait grandi.

Mais, se reprenant aussitôt :

– « Grandi » ? Nullement. Elle n’avait pas grandi. Les choses sont plus complexes. Un peu de nuances, s. v. p.

Ces débats intérieurs où il intervenait comme interlocuteur et disait : vous à « l’autre », incessants, l’excédaient. Il surprenait en lui un inexplicable attrait des solutions irréligieuses, une soif de leurs formules, même toutes faites, sommaires et frelatées, un bondissement vers elles, se donnant pour libérateur, et dont l’automatisme l’humiliait. Un complice empressé, gaffeur, d’une culture de dixième ordre, crachotait de petites interruptions, nécessitant des remises au point chaque fois renaissantes. Ce mécanisme parasitaire ne jouait qu’en une direction : l’antireligieuse, ne prenait jamais la pente inverse. Augustin l’appelait « son verbalisme à sens unique ». Il ne savait quel étrange bouillonnement agacé avait à certaines heures besoin de se répandre, et, pour cette fonction de débarras, n’importe quoi était bon, tous les argumente, toutes les qualités de pensée. C’était toujours dans le même sens que se dégradait la sienne, comme l’énergie.

L’idée d’obsession suffisait-elle à rendre compte du phénomène ? Fallait-il pousser jusqu’au diable ? Ou faire les frais d’une synthèse leibnizienne pour fondre les deux explications ? Augustin haussait les épaules et concluait qu’il fallait sortir du marécage et en finir.

Il longeait une boutique de marchand de vins au coin de la rue Blainville, derrière le lycée Henri IV. Ruelles rousses et grasses comme un ragoût. Les plâtriers d’un chantier voisin, débordant sur le trottoir, s’y nettoyaient le gosier.

La corporation est gaie. Tous les peintres sifflent. Tous les plâtriers chantent. Augustin recueillit un couplet en passant.

Et nous te donnerons

Du sucre et du bonbon.

Dieu m’a fait

Pour voler,

Gentil petit enfant…

Le chanteur aux yeux bridés de rires s’arrêta au bout de son effort de mémoire. Mais l’innocente chanson de province et d’enfance, abusée dans un café sale, put couper une minute les remâchements mornes du jeune homme qui passait là.

Immanquablement, aux veilles de fêtes, un désir de confession piquait son âme inerte. Mais il s’émoussait vite, devant la totale impossibilité de s’entendre offrir par l’aumônier l’exhortation des précédentes Pâques : « Considérez ces moments de votre vie comme une épreuve morale de même sorte que celle qui pèse sur les autres hommes : les maladies, la souffrance physique, la pauvreté. Non ; la Foi ne manque pas. Mais lorsque Dieu vous en enlèvera le sentiment, restez plus étroitement fidèle à vos pratiques et laissez passer l’épreuve. »

Hélas ! Ces conseils éclairaient-ils la question de la priorité de Marc ? des interpolations de Luc ? de la primauté de Pierre dans Matthieu ? de l’auteur et du sens de Jean ? ou les dates de Daniel ? Ce prêtre donnait ce qu’il pouvait. Il parlait dans la sérénité de son cœur. Mais autant demander à un psychiatre de guérir une appendicite.

Augustin revoyait le jeune et ascétique Abbé social, successeur de la Colombe savante sous les combles du vieux lycée, fraternellement assis sur sa chaise de cuisine, dans son mobilier d’ouvrier. Il élevait sur lui pour l’Absolution un maigre bras noir, d’où la main sortait sans manchette. Un roulement de tambour, encore audible dans ce dégradé de la hauteur, terminait au loin quelque récréation.

Tout un morceau de sa vie, peut-être le meilleur, sautait dans sa mémoire, gardé neuf pour de telles rencontres, sauvé de l’usure des temps. C’était le moment des graves enthousiasmes et des prosélytismes éperdus. Les évidences catholiques bondissaient de tous les coins du monde. Tous les mois se découvrait quelque synthèse nouvelle à base « pragmatiste », entre la science et Dieu. Toutes difficultés fondaient en un brasier central, où flambaient deux sortes de combustible : la Foi et l’Amour, beaux charbons sans fumée ni cendres. Si le vieil Abbé n’était plus là, pour continuer les leçons bibliques, on devait retrouver cela, tout seul, plus tard. Oh ! temps de Bernier Félix ! temps où les « jeunes » allaient à Dieu « avec toute leur âme », comme dans Ollé-Laprune et comme dans Platon !

La prise et l’attrait de ces années, Augustin les sentait encore lors des précédentes Pâques, en redescendant l’escalier où somnolait, rajeunie de linoléum, la majesté bourgeoise de 1830. Saint-Étienne-du-Mont abritait sa pénitence et son action de grâces, auxquelles se prêtaient mal les petites chambres de l’aumônier, à l’odeur permanente et mêlée de cuisine et de cabinets. Il portait dans son cœur le poids de l’absolution avec lenteur pieuse, douceur et gravité, fardeau sacré sur des gants rituels.

Les heures d’après passaient en une anesthésie morale, jusqu’à la communion du lendemain. Les difficultés se réfugiaient au bout de perspectives où elles perdaient leurs dimensions, parmi des vapeurs qui les absorbaient et aucun nom propre ne sortait plus de ces brumes. Elles étaient mortes ou jouaient la mort. Inquiétudes anonymes, teinte fondamentale d’une âme d’anxieux, où il n’est de réel que la couleur des verres dont il regarde la vie, elles ressemblaient à un mal de tête après un cachet.

De ce curieux phénomène, il se rappelait avoir noté, dans ses carnets, une description certainement plus commentée et moins ingénue que son souvenir d’aujourd’hui.

Bien entendu, les difficultés revenaient le lendemain et tout était à recommencer…

Il débouchait à l’extrémité du boulevard Saint-Germain, en face du pont Sully, dans le grand courant d’air de la Seine. Et le tenace dialogue reprenait entre lui-même et son double, distendu, fragmenté par la chanson des plâtriers :

– … Non. On ne peut laisser les délices, les angoisses, les regrets, les souvenirs, prendre vos décisions à votre place. Il faut les prendre soi-même et seul.

Dieu m’a fait pour voler

Gentil petit enfant…

– Dieu !… disait « l’autre », l’interlocuteur obsédant blotti au fond de lui-même, quelle relation de cet Absolu à une petite « levée » de Galilée, dans la tétrarchie d’Antipas, vers 750 après la fondation de Rome ? Quelle dérision !

– Pardon, rectifiait Augustin, je n’ai pas dit « dérision » !

L’infernale discussion recommençait ! Il haussa une fois de plus les épaules. Ce n’était qu’un maillon nouveau, dans l’insupportable, dans l’énervante chaîne.

Celui qu’il allait voir était M. D…, son ancien professeur de Première supérieure, promu à la Sorbonne depuis deux ans déjà et presque aussitôt élu à l’institut pour ses travaux considérables sur Kant. « Sans l’avoir sollicité », faisait remarquer sa fierté austère et ingénue.

Augustin travaillait pour la première fois sous sa direction, dans ses fonctions nouvelles. Sa pensée personnelle et son œuvre d’historien, ayant quelque peu attendu derrière les tâches de son métier, commençaient d’être estimées à leur prix, qui était haut.

Courtaud, trapu, concentré, très commun d’apparence, rigide et timide à la fois, on le rencontrait régulièrement chaque dimanche, à la messe de sept heures, à Saint-Louis, sans livre ni chaise, ses gros bras courts croisés, planté comme un roc, devant l’autel.

L’idée traversa Augustin de lui demander conseil, aussitôt refoulée par sa répugnance hérissée à admettre quelqu’un en tiers dans ses troubles. Et puis, qu’est-ce que cela signifiait ? L’évidence était l’évidence. Elle luisait pour tout le monde. Elle éclairait tous ceux qui avaient des yeux. C’est d’elle que venait la lumière et non de M. D… Et d’ailleurs, il connaissait bien l’homme, ses convictions religieuses profondes mais silencieuses, son manque de confidence sur les questions de vie intérieure…

Augustin sonna au cinquième étage, remit le manuscrit à une bonne aigrelette qui ne lui laissa pas dépasser l’antichambre, se rappela que le maître de céans fermait strictement sa porte les jours de semaine, et s’aperçut en descendant que ses troubles et son angoisse s’étaient atténués. Ils s’étaient consumés dans leur fatigue même. Ils avaient disparu selon leurs lois. Toujours des lois. Psychologiques ou autres. Tout le pittoresque des âmes et des choses se résoudrait un jour ou l’autre dans des lois.

Il revint directement à l’École, sans rien décider. Après tout, le Temps Pascal se prolongeait de l’autre côté des vacances. Son père n’avait-il pas dit, jadis, quelque chose comme cela ? D’ailleurs dans la légalité de l’Église, puisqu’elle avait un code des contraventions, des délits et des crimes, l’absolution emportait pardon à quelque date qu’on fût…

Il remonta le perron de l’École. Décidément, il fallait en finir.

*

* *

Augustin trouva deux plis pour lui dans le petit bureau vitré du vestibule : une lettre de Christine et un télégramme pneumatique dont la grande enveloppe le secoua.

Il serait très aimable, en même temps qu’il rendrait grand service, en venant déjeuner demain. À défaut, voudrait-il, lundi soir, prendre une tasse de thé ? Le jeune Jacques Desgrès, allant passer ses vacances de Pâques en Angleterre, avait besoin d’un compagnon, « Veuillez agréer, cher monsieur, l’assurance de mes sentiments très distingués. Préfailles Desgrès. »

Un timbrage bleu, au coin du pneumatique, donnait l’adresse et aussi le téléphone : Paris et Interurbain, coutume dont Augustin ignorait qu’elle était à cette date plus anglaise que parisienne. Ce n’était pas l’adresse propre de Mme Desgrès, mais celle de son beau-frère. Augustin entreverrait peut-être l’homme prestigieux.

De nobles bonheurs commencèrent de luire comme des feux sur les villes, dans un ciel très près de terre. À la différence des choses religieuses, les hommes pouvaient les sentir parents, consubstantiels à leurs goûts, de même étoffe que leurs désirs. La grande avenue, timbrée en bleu au coin du pneumatique, traversa lentement l’École, l’atrium délabré, le jardin mort, y logea son ombre riche et pâle.

Ce renouvellement du monde prit trois bonnes minutes. Puis le réel ressuscita, commençant par l’appareil à gaz, qui pendait dans le vestibule, un seul globe allumé, ainsi que de coutume. Sa lumière, échappée provisoirement aux transformations électriques, tremblait aux débuts de nuit, comme en un buffet de petite gare déserte.

Augustin mit sur-le-champ la réponse à la poste. Un reste des anciennes timidités lui fit éviter le déjeuner et repousser à six heures du soir la visite de lundi. Tous ces gestes achevèrent de l’épurer. Les choses avaient à son retour repris leur substance coutumière. Il ouvrit la lettre de Christine et ce fut un autre monde.

En principe, les lettres du Cantal émanaient d’elle. Le jeune Pierre ajoutait une grosse ligne banale et commandée. Mme Méridier mettait régulièrement en croisillon les mêmes questions sur sa santé, le même baiser passionné, et, sans aucun conseil religieux, la même promesse de prier la Sainte Vierge. Seuls variaient les termes, suivant les dates liturgiques auxquelles cette prière devait avoir lieu. À l’Annonciation, c’était pour lui qu’elle allait s’approcher de la Sainte Table. À la Purification, elle ne l’oublierait pas aux pieds de Jésus. À l’immaculée Conception, elle lui donnait rendez-vous dans Son cœur, selon la hardie métaphore catholique qui prend le cœur de Jésus pour une habitation.

M. Méridier envoyait habituellement de petits récits, de la même amusante élégance, où revivait le souvenir des temps de son fils. Toute déception semblait disparue. Il n’en parlait plus. Il décelait peu de chose sur lui-même.

Aucun ne racontait sa vraie vie. Dans tout ce qu’ils pouvaient dire, ils triaient ce qu’ils supposaient devoir faire plaisir à Augustin. Ils ne devinaient pas qu’il n’eût souhaité lire qu’une relation naïve et brute, un portrait simple de leurs jours.

Mais Christine voyait bien, racontait bien. Son esprit se développait extrêmement, tout en donnant l’impression de garder des parties réservées.

Cette lettre-ci parlait d’une légère fièvre dont souffrait son père. Quinze jours de vacances la feraient sans doute disparaître. Christine le trouvait incomparablement plus calme, quoique certainement très fatigué. Sa fatigue l’affaissait au lieu de le faire réagir avec ses nerfs comme jadis. Ses classes étaient-elles plus maniables ? Christine ne savait pas, ne demandait pas. Le cours Savouré le distrayait, mais il s’ajoutait à ses fatigues.

Les interprétations religieuses surabondaient dans ses lettres plus encore qu’en celles de sa mère. Christine faisait-elle exprès « d’en mettre partout », parce qu’un toucher subtil lui en révélait moins dans celles de son grand frère ? Ou bien, était-ce un trait commun à toutes les jeunes filles élevées comme elle ? Suzanne était délicieuse. « Tu verras. Douce, enjouée, d’un dévouement délicat. Bien meilleure que moi. ». Jacqueline avait encore une petite bronchite. Quant à Pierre, détestable. En latin, français, histoire, langues, dernier, régulièrement. Plus que paresseux. Buté. Hostile. « Qu’est-ce que ça me fait à moi, tout ça ?

– Alors que veux-tu faire plus tard ? – Je veux vendre ! Eh bien ! oui, dans les magasins. » Maman songeait à une école de commerce, mais la petite ville n’en avait pas. Sans doute ne se montrait-il aussi désagréable que parce qu’on lui imposait des goûts qui n’étaient pas les siens.

Ainsi s’écoulait, loin de lui, l’humble vie des bien-aimés.

S’il s’abstenait des Sacrements demandant une participation au dogme, la messe des dimanches offrait au contraire à Augustin le dernier des liens qui lui restât, un pont ménagé pour quelque problématique retour que rien ne permettait de déclarer impossible, une sorte d’assurance qu’aucune faute personnelle ne pourrait expliquer, même de très loin, son adieu. Sa douloureuse tendresse persistait pour les convictions religieuses qu’il avait tant aimées. Elles revenaient en ces jours-là ; il fallait les tromper un peu, les chloroformer, leur promettre de ne pas trop les faire souffrir quand le moment serait venu.

À l’Adoration Réparatrice, les fidèles priaient bien. Il régnait là comme un prosternement moral de ménagères pauvres et de vieilles gens, le dépouillement des ambitions et presque des désirs, un humble et tenace vouloir-vivre, toute la gerbe des précieuses forces tristes de la vie.

Augustin se reprochait de porter ses regards moins sur Dieu que sur ces orantes, pendant la rêverie métaphysique et vague qui occupait largement sa demi-heure.

La réalité chrétienne, peut-être, se trouvait là, dans cette vie des âmes priantes ; il en garderait longtemps l’attrait, sans doute jusqu’à la mort, sur les ruines du reste. Les critiques modernes, bibliques ou autres, dans leurs tentatives de réduction, ressemblaient à ceux qui décrivaient avec scrupule et minutie des ombres humaines, portées sur diverses murailles, faisaient la synthèse de ces ombres et l’appelaient homme.

La porte de la chapelle battait dans son dos.

L’extrait de saint Jean sur le jour d’Abraham qui servait d’Évangile à ce dimanche de la Passion ne lui rappelant rien de spécialement attaquant dans l’alambiqué commentaire loysiste, il le lut avec le prêtre. Mais il était rare qu’il essayât même de suivre l’Évangile : les interprétations rationalistes lui sautaient à la gorge. À la différence de l’année précédente, cette sensibilité religieuse vieillissante et dispersée se trouvait la seule qui lui fût possible. Au moins semblait-elle la seule à ce moment-là. À d’autres moments, oui, peut-être… Bien malin qui pouvait voir clair en ce gâchis, et dire l’état juste.

Il sortit au Deo Gratias final, sans attendre les prières faites au bas de l’autel. Il trouva un ciel gris mat, un air trop doux et en lui-même une sorte de paresse inutilisable. Dans ces mêmes rues calmes de petite ville morte, qui menaient à la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul le dimanche matin, tout était semblable, si semblable ! Cette similitude aussi le lassait. Rien qui ne fût lassitude. Des polytechniciens pénétraient dans l’ancien collège confisqué aux Pères Jésuites. Il pensa aux Ursulines du Cantal. Une idée d’autrefois revint, datant d’après la fameuse lecture de Renan : « Si j’avais l’immense malheur de perdre la Foi, je n’encombrerais pas comme lui de doléances esthétiques mes anciens sanctuaires. » Que faisait-il d’autre ?

De sentir une fois de plus revenir l’obsession, l’agacement fut si grand qu’il hâta le pas, souhaita fuir la Conférence, s’y ramena de force, les familles pauvres n’ayant pas à souffrir de ses troubles, quitta brusquement la rue Lhomond, pour la rue Amyot, crut s’évader d’une chambre et la porte imaginaire claqua derrière lui.

Il suivit la Conférence en une inertie sentimentale qui lui rappelait l’anesthésie de l’an dernier, après la confession. Elle en différait toutefois : une morne bonne humeur, une parodie de gaieté sonnait dans cette misère. Ce vieux monsieur à pelisse mangée, cet autre monsieur, moins vieux, gras, bénin, décoré, aucune de leurs rides constitutives ne correspondait-elle à une conjecture quelconque sur la finale de Jean ? Et le bouc à la mousquetaire de l’inspecteur des haras, quelle opinion dissimulait-il dans ses poils, sur Papias et les Logia de Matthieu ? Telle était la collaboration d’Augustin à la Conférence.

La séance levée et la prière faite, il rejoignit au patronage. Largilier qui y passait une heure tous les dimanches. Dans une cour hurlante, hérissée de cris d’écoliers, cinq ou six petits secouèrent autour de lui une innocente joie de haillonneux, gambadant et rugissant dans toute la furie de l’enfance. Il immobilisa le plus forcené.

– Et toi, qu’est-ce que tu penses du proto-Marc ?

C’était le troisième fils du maçon Badounaud. Augustin lui avait donné, l’année précédente, une paire de gants de laine. Le garçonnet leva sur lui une petite tête de loup, rousse, criblée de points de son et deux yeux bleus d’enfant, chassieux, tendres, éperdus de confiance heureuse.

– Voilà !… Si vous n’êtes comme l’un de ces petits…

Une fois de plus, Largilier et lui parcoururent en porteurs de pains l’identique ignominie des logements pauvres, revirent la pièce unique du maçon limousin, retrouvèrent occupé par d’autres le boyau du cinquième étage où le peintre nain était mort, remontèrent enfin les grasses pentes familières de la rue Mouffetard, l’âme crottée de misère.

– … Le problème n’est pas de savoir si la pratique religieuse aide ces gens, ni si elle humecte de pitié nos « riches » cultures, disait Augustin, détachant le mot. Qu’elle ait ces résultats, c’est évident. La fonction sociale remplie par la religion aura, si celle-ci disparaît, à se créer d’autres organes et voilà tout. Toute la question est celle-ci : la technique actuelle des études historiques a-t-elle fini par enfoncer le vieux catholicisme, ou tient-il le coup ? Celle-ci, et nulle autre.

Largilier avait déjà entendu Augustin lui parler de ses préoccupations bibliques d’une manière assez impersonnelle et vague. Sa brutalité à entamer le sujet le stupéfia. Les mots rendaient un son de rupture.

Rudement et sans préambule, Augustin demandait :

– Comment résous-tu, pour ton compte, le gros problème, les mille gros problèmes exégétiques ? Et d’abord les résous-tu ?

Ils remontèrent la rue Lhomond, dépassèrent la rue Amyot sur laquelle sa crise d’impatience avait aiguillé Augustin à l’aller.

À vingt mètres devant eux, un chanteur populaire faisait semblant de toucher de la guitare, mais sa fille, sans déguisement, quêtait. D’un poste de police, le planton les observait.

– Je ne suis, dit Largilier, ni spécialiste, ni hébraïsant. Mais des catholiques le sont pour moi, d’une autorité scientifique tout à fait égale à celle de leurs adversaires. Tout cela est très simple.

Il parlait avec sa douceur aimable et coutumière, répondant, non au ton de brutalité, mais à la souffrance et à l’amitié qu’il sentait derrière les paroles.

– C’est insuffisant comme analyse, ricana Augustin.

Mais deux secondes après, il prenait le bras de Largilier, avec une aisance sans gêne et fraternelle, comme pour une promenade, une flânerie devant des livres ou à une exposition.

Le chanteur populaire émettait à voix débile une chanson sentimentale sur de hasardeuses pincées de guitare. Il fallait, pour l’entendre, avoir l’oreille sur la chanson :

Nous nous en irons tous,

La désirée, la rose aux bois,

Nous nous en irons tous…

La quêteuse, qu’ils avaient prise pour sa fille, était une femme fort mince, fragile et très flétrie, qui faisait jeune sous une horrible robe à fleurs.

– Contrairement aux recherches physiques où toute la mathématique est incluse, les travaux historiques ne sont pas d’une technicité telle qu’une culture moyenne – et la nôtre – n’y puisse suivre les techniciens. Les systématisations forcées, les attitudes aprioristiques ne nous échappent pas.

Ils furent abordés par la quêteuse fragile. Augustin eut le temps de voir une bouche d’un rose noir, où manquaient toutes les dents, et ensuite de s’étonner que des détails de rencontre pussent ainsi, à chaque instant, couper ses confidences et ses troubles.

– Lassitude, diagnostiqua-t-il. Agacement. Irritation fragmentée.

La désirée, la rose au bois, revinrent vers eux sur l’aile des vents.

– En sens inverse, continua Augustin, qui chercha et donna ses deux sous, si les thèses traditionnelles aboutissent à des positions qui auraient depuis longtemps paru insoutenables, s’il s’agissait d’Adonis ou de Mithra, eh bien ! nous le voyons.

« Pourquoi s’entêtent-ils à des chansons de fleurs et d’oiseaux ? se demandait-il en même temps, se rappelant le couplet des plâtriers. »

Tout au fond, derrière la rue Rateau, par-dessus le chemin qui montait, les toits de l’École Normale surplombaient les premières brumes vertes que le printemps posait sur les arbres. Cette frange de quartiers intellectuels et de quartiers pauvres, cette muraille de couvents ininterrompus, composait un poignant paysage d’austérité et de macération autour de paroles où se préfigurait une destinée. Ces images des lieux traversaient le débat, ajoutaient à sa tristesse. Augustin les mêla longtemps en un pitoyable souvenir.

– Te serait-il aisé de préciser ta position actuelle ? demanda Largilier. Y verrais-tu un inconvénient ? En quelques mots fort généraux, naturellement.

Augustin, d’un geste d’impossibilité, embrassa toute cette topographie, et bien autre chose derrière elle. Puis, très inopinément :

– Mais oui ! fit-il, je puis. Je puis faire une coupe chronologique de mes positions successives. Le malheur est que, quand elles sont remplacées, les précédentes ne périment pas. Elles pénètrent mes positions ultérieures et dialoguent avec elles. Eh ! oui. Je ne sais jamais si mon sentiment d’aujourd’hui triomphe ou celui d’il y a six mois ; ou si celui d’un an relève sa vieille tête. L’objectivité ? Je ne sais plus ce que c’est. Ce qui m’habite, c’est un jeu de nuances, un parterre floral.

Le mouvement de la marche accentuait le haché de cette confidence, que la solitude de la rue rendait possible. Largilier ne se méprenait pas à ce ton crispé et léger. La personnalité de son ami, profonde et peu communicative, ne pouvait se confesser sans ce parti pris d’ironie, jeté sur sa torture.

– Je n’ai pas besoin de te dire que c’est tout à fait ma nature intellectuelle, n’est-ce pas ? que je suis dilettante, renanien ; que j’ai donc une grande joie augmentée du plaisir de la percevoir comme souffrance, et caetera, comme dirait notre ami Denisot (le renanien de l’école, célèbre pour son dilettantisme laborieux)… Je me suis, en son temps, appuyé au mur ruineux de la relativité des connaissances scientifiques positives…

– Aucun usage à en faire, trancha Largilier.

– Aucun, confirma Augustin.

La grille de l’École Normale s’apercevait déjà, officielle et familière. Les deux amis montaient le perron, quand l’un tira l’autre par le bras.

– Tout cela pour toi, bien entendu. Je n’ai nul désir que les Denisot de l’école viennent sonder mes reins et cœur.

Après le déjeuner, Largilier put rejoindre Augustin dans sa turne pour le café. Des gambades et des galops dans le corridor voisin avertirent que tout un groupe de normaliens sortait. Certains, déjà, partaient en vacances, et des turnes se trouvaient vides. Sur la table, Augustin avait disposé un filtre, le carton bistre d’une boîte de sucre Say, deux tasses et des cuillers d’un métal qui jouait l’argent.

Largilier s’assit. Augustin, qui triait et rassemblait des livres, sentit revenir la conversation de la matinée. Il connaissait son ami, son dédain des préparations et sa grande simplicité :

– Tes préoccupations religieuses paraissent t’assiéger sans trêve.

– Elles m’obsèdent. Je cherche souvent à n’y plus penser. Je joue à cache-cache avec elles. Elles me retrouvent vite. À ce jeu, elles seules s’amusent.

– Tiens-tu compte, dans tes jugements critiques, du caractère particulier, je veux dire l’aspect d’« obsession » que prend pour toi l’épreuve ?

Augustin pliait, dans le journal Le Temps, les livres qu’il avait triés. C’étaient les manuels et tirages à part prêtés par l’abbé Bourret.

– Cher ami, que « l’épreuve », comme tu dis, prenne cette forme ou toute autre, en quoi cela éclaire-t-il le problème du recensement de Quirinius ou le sens d’Halamah dans Isaïe ? et quant à cette obsession, il faudra bien qu’elle finisse par finir. Simple obsession, ou voix du diable, ou les deux ensemble, elle me fait aspirer au moment où aucune inquiétude de Dieu ne me tourmentera plus.

S’apercevant que, selon sa coutume, son verbalisme antireligieux forçait sa pensée, il se mordit nerveusement la lèvre inférieure.

Sur la vaste table à trois occupants, des papiers rangés, des piles de livres en demi-ordre annonçaient la fin du trimestre. La caractéristique de la pièce était une grande et belle chaise longue en osier, à coussins et couvertures, introduite là par Bruhl, après d’infinies négociations avec le surveillant général. Le grand Bruhl était d’ailleurs le dernier à s’en servir.

Largilier, bien qu’il fût l’invité, surveillait la confection du café.

– Comment font, demanda-t-il, les gens pour qui les interprétations catholiques gardent toute leur force ? J’entends les spécialistes du premier ordre, de culture générale distinguée et de longue pratique.

– Il y en a. Que te dire ? Je les ai lus.

Et dans l’un des moments de curieuse distraction qui coupaient sa tension mentale, il remarqua combien était pauvre et un peu ridicule la cravate noire toute faite de Largilier sur son terne col droit.

– En gros, de deux choses l’une : Ou ils avouent qu’il faut accepter d’ignorer, ou ils édifient des hypothèses arbitraires qu’aucun texte ne dément ni ne confirme. Au fond, toutes ces choses, c’est la même chose. En rigueur, ce qu’ils disent n’est pas faux, mais tendancieux. Ils se conduisent comme ils ne feraient dans aucun autre travail d’histoire ancienne. Ils usent d’une méthode déplorablement inobjective, où leurs convictions sont préalables, et ultérieures les discriminations qui devraient les fonder.

– Il suffit, dit doucement Largilier, qu’à la fin de l’opération, elles coïncident.

Augustin terminait son paquet de livres.

– Passe-moi la ficelle, fit-il. Dans le tiroir. Juste devant toi.

Largilier passa la ficelle.

– Tu tiens naturellement compte de ce que des récits comme la Résurrection et la Naissance virginale ne sont en rien infirmés par l’impossibilité a priori de cette Résurrection et de cette Naissance…

Augustin, dogmatique, battant la mesure détaillant comme en une leçon, interrompit :

– … Mais primo, par la contradiction des témoignages des Synoptiques entre eux et avec Jean, touchant la Résurrection et la Virginité… Non ! Attends. Je me trompe. Ce n’est pas contradiction des témoignages qu’il faut dire. C’est divergence ; présence ici, absence là ; impossibilité de superposer les récits.

Rectification et affirmation première restaient aussi sèches et impérieuses l’une que l’autre, comme en mainte réplique d’Augustin. Largilier préparait les tasses, versait le café, le sucrait, de cet air silencieusement résigné dont on évite les scènes de ménage.

– … Et deuxièmement, parce qu’une critique de ces divergences ne reste pas longtemps négative, mais devient rapidement explicatrice des conditions de croissance de la croyance en question. C’est cette analyse génétique qui est souveraine. On la voit naître, la croyance.

Ses mains, creusées en coupe et tournées vers le ciel, avaient l’air d’agiter quelque magma foisonnant.

– Ces analyses génétiques ne trouvent aucun obstacle ? aucun texte inverse qu’elles aient à écarter ? demandait Largilier de sa voix ininsistante, tandis que la fumée du café lui montait au visage.

– Ah ! certes, si ! Je reconnais que le départ des textes fait par les exégètes dits positifs prête à l’arbitraire, et aussi leurs trop commodes soupçons d’interpolations et tout le branlant de leurs hypothèses… Ah ! je le sais bien !

– En somme, les enseignements orthodoxes ne se sont jamais heurtés à une évidence inverse et contraignante ?

– Contraignante ?

– Par exemple, de cet ordre, de cette masse : César fut tué aux Ides de Mars ? Auguste vainqueur à Actium ? Enfin, l’irréductible, le roc des faits. Jamais ?

– Ce serait une grande paix, sourit Augustin.

Assis devant le service à café, il regardait fondre dans sa tasse le monticule de son sucre.

– … Que veux-tu ? conclut-il. Moi aussi, c’est le seul terrain au monde où ce qui me déciderait dans toute autre histoire ne me décide pas. Sans quoi je serais gai, fit-il avec un rire sec, forcé et navrant.

Largilier devait-il continuer ? prolonger enquêtes et insistances sur ce cœur ulcéré ? Il avait dû se dire déjà tant de choses à lui-même !… Une compétence en sens inverse, précise et détaillée, le jeune savant n’en avait pas à lui opposer. Qu’elle fût au surplus inutile en ce moment même à Augustin, la preuve en était faite. Il l’avait certainement trouvée dans des exégètes catholiques de grande science et d’exacte orthodoxie et ne s’en était pas laissé persuader, pour des raisons que son camarade scientifique n’élucidait pas nettement. Lui ne pouvait proposer que des remarques générales. Elles ne convainquent que les convaincus. Les spécialistes les dédaignent d’autant plus qu’ils sont plus jeunes dans leur spécialité.

– Une étude positive des religions anciennes, continuait cependant Largilier, par exemple d’Attis et de Mithra, a le devoir de présenter de leur surnaturel (si je puis dire) une analyse réductrice et génétique même approchée, même médiocre. Nous savons bien qu’en définitive, il se réduit. Mais pour nous, chrétiens, cette approximation dans la réduction est précisément ce que l’historien n’a pas le droit de substituer à son ignorance.

Augustin plongea ses lèvres dans un café trop chaud, reposa la tasse, se leva de nouveau, circula autour de la table, souleva un paquet de cigarettes anglaises laissé par Bruhl, l’approcha de son nez, le reposa aussi. Largilier soufflait imperceptiblement sur sa tasse.

– Cher ami, dit Augustin lentement, tous les procédés historiques de la critique indépendante, avec toute leur dose humaine d’approximation, d’arbitraire et de médiocrité, sont ceux mêmes qui seraient appliqués à tout autre chapitre d’histoire religieuse ancienne, et par exemple à ces cultes d’Adonis et de Mithra. Ils sont la méthode historique elle-même. Ils sont l’intelligence en tant qu’elle s’applique à l’histoire. Partout ailleurs, leurs conclusions seraient sans appel, et d’ailleurs sentimentalement indifférentes. Ici, elles déchirent.

– Que veux-tu ? conclut-il brusquement. Tout finira bien par finir. Tout se calme. Ne t’apitoie pas.

Il tira sa montre :

– J’aimerais prendre l’air. Au moral et au physique.

Cependant, ils ne sortirent pas. Juste à ce moment pénétrait dans la turne Paul Denisot, cheveux en brosse, noire moustache à la Guillaume, teint bronzé de toréador, vareuse d’escrime cachant le linge, et il parlait du sein de ce militarisme vestimentaire avec une absence de reliefs laborieusement exquise et la bénignité d’un sourire qui comprenait tout. Dans sa raideur désaffectée, le curieux vêtement ressemblait à un ancien gendarme qui eût reçu l’ordre d’être très doux.

– Comment ! fit-il en entrant, vous travaillez, ici ? Vous ne sortez pas ? le zèle de quelle maison de Dieu vous dévore ?

Avec une indiscrétion toute fluide, il inspectait les livres d’Augustin, toute intelligence lui étant de plein droit ouverte.

– J.-H. Holtzmann : Handcommentar zum Neuen Testament. – Stanton : Gospels as historical documents. – Jacquier : Histoire des livres du Nouveau Testament. – Filion : Biblia sacra. – Bossi : Gesu Cristo non e mai esistito.

– C’est, dit-il, une exégèse cosmopolite.

Augustin le fixait sans répondre. Largilier l’examinait d’un regard perplexe, comme un appareil pas bien connu et il avait l’air de tourner des robinets avec ses grandes mains méticuleuses. Mais lui continuait, car il lui suffisait qu’on le vît jouer à coups d’avirons, lents ou prestes, parmi les moires.

– Les crises religieuses ? C’est une noblesse. N’en a pas qui veut. Il est vraiment affreux qu’elles aboutissent. On devrait tout faire pour les entretenir. Renan n’a jamais été plus beau que dans les années d’avant 45. (Et d’autres semblables énonciations.)

Le gêneur, cependant, persistait :

– J’imagine qu’elles ont besoin d’un ciel spécial, le jour mat des Toussaints, un de ces paysages désespérés, au deuil lourd et insoulevable.

– Qui vous parle de crise ? siffla Augustin.

Puis, comme il savait que l’autre détestait le tabac, il lui tendit le paquet de Bruhl :

– Nicotinisez-vous. Vos Denisottises y trouveront des excuses.

Un geste d’effacement longuement continué, un sourire d’une confusion charmante furent les seules formes du refus.

Mais Augustin s’était déjà levé :

– Je m’excuse de vous quitter, aimable Denisot.

Puis, à Largilier :

– Viens-tu ?

Il sortit, emportant le paquet de livres de l’abbé Bourret. Une fois dans le couloir :

– Que fais-tu ? demanda-t-il.

– Je vais aux Vêpres des Bénédictines.

Augustin souhaita le suivre, pressentit de brumeuses souffrances, cacha comme d’habitude sous une banalité ce demi-désir douloureux.

– Autant là qu’ailleurs…

Ce petit couvent de la rue Tournefort leur était familier depuis les temps du Lycée. La maison vieillotte et secrète, le pêne de la porte cochère retombant pour plus de silence sur un tampon de cuir, le mystérieux rez-de-chaussée sans rideaux qu’Augustin n’avait jamais vu habité, tout ce romanesque claustral qui, autrefois, l’avait tant ému, répétait de son mieux les termes de l’ancien accueil. Mais la petite survivance était en retard. On ne lui avait pas dit. Inavertie, elle continuait les manières qui avaient plu jadis. Augustin se demanda ce qu’il faisait là.

Au fond de la chapelle, un vitrail, pourpre et violet comme un billet de banque, s’allongeait derrière les rideaux et les grilles. Des cris d’oiseaux jaillis dans un au-delà plein de jardins, traversaient le vitrail et pépiaient contre l’autel. Cinq ou six vieilles femmes priaient là, clientes de cérémonies désertes. Dans cette solitude pleine de présences et de chuchotements, Augustin finit par goûter une fatigue physique, une nonchalance, un repos, et l’envie de dormir.

Le faible harmonium émit deux ou trois notes d’attente auxquelles la psalmodie d’une vieille religieuse vint s’appuyer. D’une exaltation exténuée, ployant le col avant la fin du chant, elle ne pensait rien, n’avait ni muscles, ni nerf, ni force, et si peu des autres choses de la terre. Fille anémique du monde des sons, l’air brun des rideaux blanchissait, là où elle passait.

« Un petit couvent où toutes les religieuses sont vieilles et ne se renouvellent pas. » Augustin se rappelait avoir lu ou prononcé cette phrase autrefois, à l’âge où les sonorités n’ont besoin pour enchanter que d’un minimum de sens. « Un petit couvent où toutes les religieuses sont vieilles… Celle qui chante a peut-être cinquante ans de profession »… Mais d’autres voix, d’une matière ferme et jeune, prirent feu d’un seul coup derrière la première, flamme de veilleuse qui parut les avoir toutes allumées.

Chants charmants et transparents, on y suivait la tension dont vous montiez une sorte de colline, et l’aveu d’une fatigue gracieuse. Au cours de cette exertion, un peu de chaleur vous animait, pareille à du rose sur des joues. Chères voix humaines, poignantes et minces, plus limpides que des visages, toutes les variétés de votre effort se trahissaient : les palpitations, les nuances de volonté, les sursauts, les fléchissements et le pathétique de vos lassitudes, tout ce qui, sans vous, eût été jardin clos.

Aussi inaccessibles au vocabulaire parlé, qu’à la prise des doigts un rayon lunaire ou l’odeur d’une rose-thé, toutes les variétés de la vie mystique, ses différences innombrables et délicates, ses amoureux reproches, la terrible monotonie de la vie terrestre, le désir de la mort, et toujours et à travers tout, cette suprême distinction dans la souffrance, passaient devant ce témoin, capturées au passage et dévorées par sa faim.

Augustin écoutait leurs aveux, écrasé sur son prie-Dieu de paille. Il lui semblait les suivre docilement sans savoir où, esclave porteur de bagages, humble convers toléré.

La musique avait forcé les raides portes de son cœur. Une longue lamentation y coulait sans sanglots, faite de regrets mortels, de consolations puériles, d’exaucements supposés et du désespoir de Dieu perdu. Comme il était commode de cacher sa tête dans la nuit close de ses deux mains ! C’est ainsi qu’il entendit le Magnificat, les chants du Salut, et l’hymne du Dimanche de la Passion : Vexilla Regis prodeunt.

Encore une fois ce paradoxe, ce cercle, ce rouet, le pathétique de ces prières d’incroyant, ces mains haussées vers quel zénith ?

Encore une fois l’ardent dialogue obscur, gémissant au creux de ses plus closes retraites, cette parole intérieure indivise, où son cœur faisait les deux voix.

– Pourquoi donc me repousses-tu ? soupirait l’Ineffable. La noblesse de ton âme ?… La valeur de ta vie ?… sans but, si elles ne se dirigeaient vers mon Immensité !… Quand t’ai-je fui, lorsque tu m’as fui ?… Et combien de fois te fus-je sensible !

Que de lèvres s’ouvrirent comme les siennes pour le mot de saint Paul : « Seigneur, que voulez-vous de moi ? » qui ensuite se refermèrent ! Que de pas, y compris les siens, se perdirent, sur les chemins qui vont vers Damas !

L’intolérable vain tumulte de ce dialogue entre des ombres !… Et cette reprise de lui-même, subite, coléreuse, non moins intolérable : « Pourquoi des ombres ? qui peut dire que ce sont des ombres ? »

Ils sortirent vers quatre heures et demie. Largilier devait prendre l’omnibus Panthéon-Courcelles. C’était à cinq minutes. Le silence d’Augustin s’éternisait.

– Te rappelles-tu, finit par s’enquérir Largilier, ce que tu m’as dit sur l’impossibilité où se trouvent la plupart des hommes d’utiliser leur douleur ?

À la station terminus, deux omnibus attendaient.

Augustin fut gêné de ce que le conducteur et le contrôleur, qui allaient prendre le service, baguenaudant sur le trottoir, pussent écouter ces conversations inusuelles. Il fit deux ou trois pas hors de la portée de leurs oreilles.

– Je me suis souvent demandé, expliquait son ami, si un Ordre religieux ne naîtrait pas, dont les règles seraient précisément que ses membres adoptent la vie de ceux qui ne savent pas utiliser leur souffrance.

Il expliquait, d’une voix aussi calme que dans leur turne :

– Évidemment, ils ne pourraient se faire exprès malades d’hôpitaux, mais ils seraient travailleurs en chambre, manœuvres, locataires de taudis, occupant les compartiments économiques qui se montrent surtout générateurs de souffrances. Dieu leur donnerait, le cas échéant, la maladie par surcroît.

Augustin demanda brusquement :

– T’en sens-tu l’attrait ?

Raidi d’immobilité méditative, Largilier maintenait, serré autour de son corps, un pardessus que secouait le vent.

– L’attrait n’est rien, finit-il par dire. J’exerce des désirs purement naturels, et d’ailleurs sains, à propos de Dieu comme de toute tendance : nourriture, jeu, amitié. Ils valent ce que valent tous désirs naturels et sains. La seule maxime acceptable, pour celui que Dieu daigne appeler, c’est de s’étendre bras ouverts sur l’autel qui lui est proposé, sans choisir son autel. C’est d’une logique éperdument juste.

Augustin se dit qu’il avait bien fait d’amener la conversation hors du champ d’audition des deux employés. Il perçut la lourdeur de sa serviette sous son bras gauche, respira un froid mêlé de tiédeur, soufflé par le vent des pluies, pensa que Largilier avait dit « acceptable » au sens scientifique, expérimental du mot, mais n’eut pas le temps de répondre. Le conducteur assurait déjà son cache-nez et tapait sa galoche sur la plate-forme. Largilier rejoignit en courant. Augustin resta seul.

– Mais pourquoi donc m’a-t-il dit cela ? se demanda-t-il quand il eut commencé de réagir contre l’étrange et voilée confidence.

Un nouveau Largilier apparaissait au milieu des formes et des habitudes de l’ancien. Toujours calme, d’une gravité de paysan suisse, d’une conversation toujours générale et sans ouverture sur lui-même, ne faisant, comme on dit, de « personnalités » ni sur d’autres ni sur lui, et tout à coup cette communication et de quel ton !… avec quelle humilité d’hésitations, comme s’il s’agissait d’ouvrir chaque fois un peu plus, à sa grande répugnance, l’entrebâillement qui donnait sur son moi.

– Mais pourquoi donc m’a-t-il dit cela ?…

Une heure après, il traversait l’encombrement dominical du Luxembourg. Le trajet longeait des pelouses saturées d’eau, bordées de fleurs d’hiver. Le contact velouté et violent du vent lui jetait aux narines toute la pureté des brises atlantiques, venues d’un seul vol de trois cents kilomètres. Il pressentit le loisir des débuts de vacances, la joie d’errer dans le vent. Pourquoi y avait-il des questions bibliques ? Et comme il serait simple que tout fût douceur, promenade, nonchalance, repos !

Augustin apprit du concierge que M. l’abbé Bourret avait changé d’adresse, mais le concierge s’offrit à lui faire parvenir les livres. Parfait ! Tout continuait d’aller bien. Augustin ne tenait pas à revoir l’abbé. Le paquet de livres, une carte de visite et ses regrets. Tout était pour le mieux. Merci à la Providence des biblicisants. Mais à l’angle de deux rues, il tomba sur Bourret.

L’abbé marchait à grandes enjambées, dans ses bonnes chaussures lourdes et sa douillette à col de velours. Il venait de « donner un Salut » à un petit couvent d’à côté. Il parut enchanté de rencontrer Augustin.

– Non ? Vous n’avez pas trouvé intéressantes les brochures de Loubidoux et de Leneveux ?… Quelconques ?… Peut-être à cause de leur grand air d’innocence ?… Il n’est qu’apparent.

Il écouta en silence le jugement d’Augustin : « Elles présentent toutes les deux, curieusement identique, un mélange de polémique libre-penseuse et de plaisanteries de grand Séminaire… Ces choses méritent plus de distinction et de sérénité. »

Il souleva sa paupière de volatile, serra les lèvres, les rouvrit, et demanda subitement comme il se serait enquis de l’heure d’un train :

– Monsieur Méridier, combien faut-il de temps entre une licence, mettons d’histoire, et l’Agrégation correspondante ?

– Mais, comme ecclésiastique, dit Augustin stupéfait, vous ne seriez pas admis à la passer !

– Je sais bien. C’est un renseignement d’ordre général. Un de mes amis ayant voulu savoir…

D’autres questions suivirent sur la possibilité de bourses d’Agrégation, les perspectives qu’offrait l’Université pour un doctorat sans Agrégation, et d’autres questions paraissant viser, quoique de fort loin et avec bien des détours et faux-chemins, une situation assez analogue à celle de M. l’abbé Bourret.

Toute cette enquête fut menée au cours d’une marche lente, un peu d’obséquiosité déparant le ferme et secret visage.

Il était plus de sept heures quand Augustin quitta l’abbé, il n’avait plus le temps de retourner dîner à l’École. Il erra à la recherche de quelque restaurant populaire.

Au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel, devant les cafés qui se faisaient face, la gaieté de l’heure, le grand flux de spontané qui ruisselait devant lui, l’enveloppèrent. Il était si las de tant de tension mortelle ! Des formes de sensibilité nouvelles et plus libres, une vie morale plus ouverte, autre chose, enfin… autre chose !… un courant d’air tiède sur ses landes ! L’impulsion d’entrer dans ce café, totalement imprévue la seconde d’avant, fut semblable à un lutteur qui, préparant ses muscles pour une besogne de force, ne soulèverait qu’un broc vide.

Comme tous les dimanches soirs, dans les débuts de printemps, le café regorgeait de jeunes gens de tous les âges, dans tous les états de conservation, les traits modelés par un passionné mélange de vie sexuelle et de vie d’art. Près d’eux, des dames de diverses chevelures offraient une psychologie de peu d’apport personnel, toute générale, engendrée par l’économique de leur métier. Augustin s’entendit héler. Il se retourna vers une table logée entre le mur du fond et la porte.

Parmi cinq ou six convives dînaient Vévé et Marguerite. Il ne devina pas quel mystère financier leur permettait l’entrée de ce café plutôt cher. Les gestes de Vévé, d’une exaltation inaccoutumée, firent hésiter le nouveau convive. Vévé criait : « Une place pour toi, vieux ! »

Les formes de sensibilité nouvelles et plus libres n’ayant sans doute pas encore épuisé leur attrait, Augustin céda à l’invitation et s’assit dos au vitrage sur la banquette de moleskine rouge. L’un des jeunes gens lui fit place.

Un garçon chauve, morne et docile, d’un coup de torchon giratoire, concentra, sans les jeter, les mies de pain, feuilles de salade, empâtements de sauce en train de sécher, fit place nette sur la table et la recouvrit d’une serviette aux plis neufs.

Vévé prodiguait sur le menu des conseils diffus et ramifiés. « Mon vieux, il n’y a que si tu ne veux pas d’apéro. Alors, je te conseillerai ce bœuf. Il y a des choux et des saucisses, mon vieux, bath. À moins que tu veuilles commencer par un potage. »

Cet aspect nouveau de vulgarité basse étonna l’invité. Jamais il n’avait vu Vaton de la sorte depuis leur commun lycée. Il sentait la nourriture, l’alcool et les dents sales. Augustin se trouva châtié par la fameuse justice immanente et pensa que les formes de sensibilité nouvelles et plus libres eussent pu mieux choisir leur endroit. La conversation, un instant éteinte, reprit comme du feu après un coup de vent.

– Nous, on est presque à la gnole et au pousse, mais vous avez tout le temps de rejoindre, vous avez tout le temps de rejoindre, dit en se répétant le voisin d’Augustin, d’un ton de froideur indolente. Du train dont on marche…

Puis, comme Vévé menaçait de s’étendre de nouveau sur le menu :

– Vaton ne sait pas bien ce qu’il raconte. À votre place, je me méfierais.

Mais Vévé l’assura en quatre syllabes, dont une élidée, qu’il lui activait les fonctions d’excrétion. Il ajouta, explicatif et nuançant :

– Si je ne sais pas ce que je raconte, je sais toujours ça. Le reste des connaissances humaines, peu me chaut.

Le nouveau venu se promit de manger vite, commanda des plats tout prêts, veau rôti, pommes de terre, camembert.

– Et comme vin ? demanda le garçon chauve.

Vévé se lançait dans de nouveaux conseils : « Il en savait un, mon vieux… On ne pouvait pas venir ici sans le boire. »

Augustin dit qu’il ne prendrait que de l’eau.

Il vit Vévé amorcer avec le convive de l’extrême bout une conversation hoquetante et hargneuse. Marguerite ne disait rien. Elle maintenait son coude sur la table et sa joue sur sa main. Sa figure était aussi pâle qu’elle pouvait l’être. Elle gardait à demeure autour de ses lèvres, sur ses beaux yeux battus, incertains et passionnés, le petit sourire par lequel elle suppliait toutes choses de ne pas trop lui faire de mal, en acceptant toutefois qu’elles lui en fissent.

Augustin comprit que dans sa conversation orageuse avec le bout de table, Vévé parlait de lui. Le bout de table restait sceptique.

– Je vous dis que c’est le type le plus intelligent que j’aie connu. Il a été reçu premier à l’École Normale supérieure. Tout ce qu’il y a de bien. Du transcendant.

Confidentiel, posant en écran devant sa bouche une main aux ongles sanglants à force d’être rongés :

– Et il est pur, mon vieux. Religieux. Sait même pas comment on fait pour nocer.

Puis il acheva son petit verre de liqueur.

La justice immanente se vengeait bien.

Du fond de son écœurement, Augustin, à voix basse, interrogea Marguerite :

– Qu’est-ce qu’il a donc ce soir ?

– Il a qu’il vient de toucher « Up to date » à Auteuil. 223 fr. 25.

Elle prononçait innocemment, à la française : up comme l’oiseau et date comme le fruit. Puis elle eut une quinte de toux sifflante.

Elle serrait les épaules. La porte du restaurant lançait un coup de vent dans son dos, chaque fois qu’un client entrait ou sortait.

– Vous êtes en plein courant d’air, Marguerite.

– Oh ! ça ne fait rien, dit-elle, ce courant d’air périodique faisant probablement partie de la somme raisonnable de mal que les choses étaient autorisées à lui infliger.

Elle expliqua que, si elle voulait rester près de Paul, c’était la seule place. Quant à passer de l’autre côté, impossible. Il eût fallu déranger le dîneur qui s’y trouvait. Paul ne l’aurait pas toléré. C’était lui qui avait placé les convives. Il avait déjà bu deux absinthes, alors qu’il ne supportait aucun alcool.

Vévé tenait un autre petit verre de liqueur dans la paume de sa main transpirante. Et il parlait en même temps au public d’un ton dominateur et marécageux.

– Je peux bien vous dire. Ça, c’est le coup de chance. C’est le tournant dans le voyage, le rebroussement dans la veine de mon marbre. Déjà, hier, une strophe, vraiment réussie…

Autoritaire, presque conjugal :

– Marguerite ! comment donc déjà ?

Marguerite susurra :

– Sous un ciel…

La joue dans la main, elle fixait la nappe avec une grâce triste.

Vévé fit un « Ha ! ha ! » de comptable qui retrouve une erreur.

Sous un ciel gris mat, strié d’hirondelles

Le printemps ne sait s’il est revenu.

– Ah ! laissez pleurer mon cœur, me dit-elle ;

Il fait froid, ce soir, et mon cœur est nu.

Il rejetait sa tête en arrière, offrait son front au baiser de l’ange, abaissait en même temps les paupières d’un air de recueillement fade. Celle de ses mains qui ne réchauffait pas l’alcool caressait l’air d’une sorte de brassage onctueux.

Marguerite étouffa une nouvelle quinte de toux. Vévé continuait :

Si ton cœur est nu, revêts-le, petite,

D’un mantelet pâle aux franges d’argent…

– Monsieur ne refusera sans doute pas de vous céder sa place, interrompit Augustin en désignant un jeune homme inconnu, grêlé et myope, qui, de l’autre côté de Vévé, fixait méditativement l’ivrogne, le menton dans sa main.

– Mais comment donc ! dit le jeune homme en se levant.

– Quoi donc ? quoi donc ? cria Vévé arraché à la remémoration de la seconde strophe. Voyant que la première n’avait pas été la préoccupation unique, le cœur de la minute, il interpella Augustin dans une colère houleuse :

– Je te prie de laisser Marguerite tranquille. Tu me comprends ?

Un silence total et brusque tomba sur la table, ce qui fit ressortir le bruit du restaurant avec beaucoup de netteté.

Vévé bégayait de tremblantes, mais fort précises invectives :

– Garde tes triomphes, ta protection, tes k… k… conseils, tes lieues carrées de pureté évangélique. Trônes-y, mon vieux. Tout ton saoul. Tu m’as tout pris. L’orgueil de moi, l’énergie, tout ce qu’y a su’terre. Touche pas Marguerite, hein !

Le tremblement de sa lèvre inférieure s’amplifia sur sa barbe. Il conclut d’une voix brusquement gutturale, qui avait l’air de barboter et de râler au fond d’un trou :

– Ou ch’te fous un coup de couteau ! tandis que l’orgueil d’une rouge et virile énergie incendiait sa nuit mentale.

– Vévé, fit Augustin, blême comme sa serviette, son sang-froid luttant contre un dégoût sans nom…

Mais Vévé était remonté au style noble.

– Il n’y a pas de Vévé. Il y a M. Paul Vaton. M. Paul Vaton, c’est moi. Ça fait trop longtemps… que… que… que…

La période de l’ivresse changea de demi-onde, quitta l’exaltation pour l’avachissement. Les mots ruisselaient, de plus en plus humides et bégayants. Les derniers coulèrent sur un petit filet de salive.

– … Que Marguerite tourne… depuis longtemps, autour de toi… Oh ! elle me méprise… elle me méprise…

L’ivrogne laboura sa chevelure ; de grasses mèches latérales pendirent entre ses doigts. Ses deux coudes sur la nappe, ses épaules secouées de hoquets, il monologuait :

– Elle me méprise… elle me méprise !

Comme Augustin jetait sa serviette pour partir, il vit luire dans les yeux de Marguerite une immensité de supplications et tout l’éclat des larmes.

Mais en même temps des mots étouffés et impérieux tombèrent de haut sur sa tête.

– Il faut emmener ce monsieur. Ce n’est pas le genre de la maison. On va vous chercher un fiacre.

Marguerite, dressée et livide, demanda :

– Ça fait combien ?

Debout près d’une sorte de gérant, le garçon chauve, bon liquidateur, institua un compte rapide, bloquant les deux notes, pour plus de sûreté dans le recouvrement :

– Ce monsieur et vous deux avez consommé quarante-quatre francs vingt-cinq.

Avec une reconnaissance éperdue, Augustin se rappela le billet de cinquante francs, maintenu dans son portefeuille pour les grandes occasions et toujours intouché. Il avait à boire cette lie jusqu’au bout. Une zone de silence et d’attention se propageait derrière son dos vers les tables immédiatement voisines.

– Viens, mon petit Paul, disait Marguerite. Tu es souffrant. Tu n’es pas bien.

Aidée de l’inconnu grêlé et myope, elle l’entoura de ses bras, le souleva de la banquette. Pendant que le garçon chauve offrait une collaboration parcimonieuse et désapprouvante, le patron se retourna pour occuper l’attention des tables voisines, et expliquer d’un petit ton détaché que c’était un monsieur qui venait de se trouver un peu souffrant.

– Oh ! elle me méprise ! sanglotait Vévé, qui avait évidemment trouvé un thème sentimental lui plaisant. Marguerite, va ; laisse-moi. Quitte-moi, Marguerite. Va à lui. Reçois-la de moi. Accepte-la de moi. Je serai heureux ! oh ! heureux ! Je suis saoul de la vie… saoul…

Supporté par Augustin et par l’inconnu, il dodelinait de la tête et pleurait franchement dans sa barbe blond jaune, en répétant qu’il serait heureux. Augustin entendit en passant : « Il s’appelle Popaul. Il dit qu’il est saoul. » Un monsieur de beaucoup d’esprit prononça ; « Il a le nez creux et le ventre plein. » Une dame rousse rit avec sécheresse et hauteur. En définitive, tout se passait mieux qu’on n’eût pu le craindre. Vévé continuait de tournoyer dans une crépusculaire euphorie.

Le garçon chauve restait distant. Son index reposait sur la poignée de la porte. Il donna en passant un coup de main dédaigneux, accompagnant Augustin du bout de l’ongle, sans doute pour lui confirmer la direction où il trouverait le fiacre, ou pour protéger leur marche par l’influence émanée de son doigt. Le monsieur grêlé était rentré au café.

Quand Vévé fut dans le fiacre, Marguerite près de lui :

– Ne me laissez pas seule, fit-elle. Je ne pourrais pas le monter.

Cette douce figure blanche le suppliait de nouveau de toutes ses puissances de pathétique. Augustin dit :

– Évidemment.

Il s’assit sur le strapontin, en face d’elle.

Tendant le poing au dos du cocher, l’ivrogne parlait à mots confus et solennels :

– Tout ça, c’est la faute de Dieu. Je l’ai prié… en me frappant le cœur.

Et il montrait comment il avait fait.

Après quelques balbutiements boueusement inintelligibles, il atteignit une belle apostrophe emphatique :

– Muet, aveugle et sourd aux cris des créatures…

Il interpellait la lévite du cocher. Un mélange de pleurs et d’autres saletés continuait de déshonorer sa barbe. Augustin évitait de le regarder. Il demanda d’une voix sourde :

– Est-ce qu’il est souvent ivre, Marguerite ?

– Malheureusement, quelquefois… Et le lendemain, il est honteux… honteux…

Il remarqua qu’il venait de mettre de côté l’appellation « Mademoiselle » pour la nommer avec une douceur toute simple, par son prénom ingénu. La première fois ?… Mais non ! Pas la première fois… Pendant le dîner aussi, il l’avait appelée Marguerite.

Il la trouvait malheureuse, émouvante. Il se sentait une sourde envie de se dévouer, un peu de chaleur au cœur. La phrase ignoble : « Reçois-la de moi » l’agitait encore.

Peut-être eût-il dû montrer plus de réserve dans l’usage du prénom, mais il ne pouvait pas la « désappeler » maintenant.

Comme le fiacre, tournant le Panthéon, arrivait rue Blainville, Marguerite, penchant vers lui son visage laiteux et tendre, inclinant la tête sur l’épaule, lui dit, avec un abandon qu’augmentaient ses yeux qui ne regardaient rien.

– J’ai bien su, allez, que vous lui aviez dit de m’épouser.

Vévé entretenait avec lui-même un dialogue au-dessus de la terre.

– C’est ce qu’il a de mieux à faire, dit Augustin, exagérant la raideur. Puis trouvant le conseil court et le silence subit, il allongea la phrase :

– Ne le laissez pas boire. Faites-lui travailler son examen. Il n’est pas difficile. Qu’il renonce à ses vers pour quelques années. Vous aurez une petite place sûre, de professeur, en un collège de province, une vie tranquille…

– Il arrêtera ses vers ? dit Marguerite, frappée au cœur.

– Oui. Et le monde continuera de tourner.

Le fiacre s’arrêta. Augustin paya un franc soixante-quinze, reçut d’un geste quelconque les protestations confuses de Marguerite. Vévé montait mieux qu’on eût pu supposer les marches de son escalier cordial. La jeune fille le suivit, frileuse, frêle et sans poids.

Augustin sentait pour elle une pitié brûlante. Il se dit qu’il venait d’être dur, que son conseil la jetait à une ganache. Il s’imagina marcher sur le corps d’une Marguerite docile et sans résistance, acceptant que, de cela aussi, les choses eussent le droit de la faire souffrir. Non les choses, mais son avis à lui. Lui aussi disait : « Reçois-la de moi. » De cette psychologie compliquée et instantanée, fort heureusement rien n’était sensible à Marguerite. Vévé, continuant de se hisser, serrait à pleines mains la crasse collante de sa corde.

Devant la porte marquée : « Vaton, homme de lettres », Marguerite tira la clef et l’homme de lettres appuya au chambranle son vertige et ses nausées. Il rentra. La jeune fille se retourna vers Augustin avec cette timide et indécise grâce où se mêlent la réserve et l’offrande, lui sourit, voulut parler, hésita, dit brusquement : merci, et ferma sa porte.

Augustin redescendit en tâtonnant, dans l’escalier sans gaz qui sentait les plombs, les repas et les latrines, comme à ses visites de Saint-Vincent-de-Paul. Il s’en fallait de fort peu que ces odeurs et cette obscurité ne fussent une bonne représentation de son propre cœur.

« … Vous aurez une petite vie tranquille… » À condition que tous les facteurs sociaux, physiologiques et moraux, s’y prêtassent et cela faisait beaucoup. Il pensa à l’infinie petitesse d’énergie dont disposait ce misérable pour remuer cette immensité. Sa préoccupation de Dieu et des rigides règles, à supposer qu’elle ne fût pas purement littéraire, se réduisait à une très petite fraction de cette petitesse, un infiniment petit du deuxième ordre. Dieu ne lui parut pas, comme lors des chants, chez les Bénédictines, tout près de la conscience humaine et frappant à la vitre, mais prodigieusement loin, même dans le royaume de l’effort moral, enfoui à d’inatteignables profondeurs, sous des monceaux de déterminismes.

Il portait aussi un autre sentiment qu’il ne voulait pas voir, des sollicitations tendres et chimériques dont la chaleur lui fouettait par bouffées la figure.

*

* *

Dix heures et demie du soir. L’École dormait. Il avait été facile à Augustin de se relever sans bruit et de rentrer dans sa turne déserte. Il sentait une insomnie tenace, un grand dégoût de lui-même, la volonté d’en finir, de nettoyer tout, Vévé, la critique biblique, tout ; un appétit physique de choses nettes et de recommencements.

Bien seul, tous ses papiers ouverts et ses notes en petit tas, il lisait et écrivait. À quelque distance, sur la même table, se trouvaient une théière, une lampe à esprit-de-vin et la boîte à petits gâteaux de Bruhl.

Deux chemises de notes s’étalaient sous sa main. Une grosse bleue, avec le titre général : « Dépouillements », comportait des subdivisions et des catégories. Sur l’autre, de couleur bistre, figurait un mot grec. L’habitude de ces appellations pédantes datait de sa philosophie, et s’était continuée pendant tout le temps du grand Lycée. À cette époque, Augustin intitulait « Hûlé » toute note n’ayant pas directement un devoir scolaire pour objet. Cette chemise bistre s’appelait « Lathé biôsas », au-dessous de quoi la traduction : « cache ta vie » se devinait encore au crayon. Chacune de ces désignations remontait à la même époque. Augustin avait simplement fait resservir ces vieilles chemises, dont toute saveur de pédantisme se trouvait depuis longtemps exhalée.

Prises sur lui-même, les notes de la chemise bistre étaient en général abstraites et hors des dates ; rien n’indiquait leur temps. De quelques-unes, il se rappelait les circonstances et le pays moral. Pour beaucoup, ces détails s’effaçaient ; les analyses subsistaient suspendues à rien, alors qu’à leur naissance elles présentaient un relief qui avait à ses yeux tenu lieu d’état civil.

« La vie spirituelle dont la possibilité m’a frôlé (ceci, identifia Augustin, est une allusion à ma crise de Pascal, à ce que j’ai longtemps nommé « l’appel »), n’est pas allée plus loin que les premiers pas. Aucun motif d’absence de Foi. Mais le goût de l’indépendance dans ma pensée et dans ma vie. J’en garde cependant le vif attrait. »

Suivait une phrase de quelques mots raturés.

Augustin date tout de suite : première année de vétérance, octobre ou novembre. On devine vaguement la phrase raturée : « Goût de la vie et de sa richesse, que Dieu m’enlèverait. »

Et ceci ? ultérieur, sans doute :

« À travers la littérature et toute la sensualité contemporaines, ma sensibilité n’a pu rester toujours propre, contrairement, je crois, à Largilier. Secousses, crises, purement internes (ici des dates, des titres de livres particulièrement secouants). Ma conduite s’est gardée nette. Est-ce fréquent ? Je ne sais. Pas de statistiques. Ces secousses, dominées, lavées, confessées. Motif ? La grâce de Dieu ? Évidemment. Mais par quel mécanisme psychique ? Sans doute suis-je trop intellectuel ? Une sorte de dureté, de mépris du sensuel, surtout vu chez les autres (je me rappelle certains moments du Cantal). Et un motif peut-être aussi fort : le goût vif, presque physique, que mon cœur soit comme du linge raide et lessivé, empilé droit sur des rayons d’armoire, rigidement classé dans les chambres de Dieu. »

Quelle littérature emphatique !… Je devais être jeune, conclut Augustin. Cette fiche-là paraît ancienne, plus que je ne pensais. Mais voilà qui est plus récent : c’est de Largilier qu’il s’agit. Du reste, il est assez mêlé à toutes ces notes :

« Il a toute l’immensité scientifique pour y appuyer son « mépris. » (Quel mépris ? Je ne me souviens pas.)

« Orgueil. (Le titre est souligné.) Je crains de m’expliquer avec une note de faveur pour moi-même, ou de défaveur. Moins orgueil que joie de vivre. Si le mouvement des muscles, libre, juste et fort, doit inévitablement s’accompagner de joie (Bernier et ses ivresses de force), pourquoi pas celui des processus intellectuels ? Mais ai-je, de plus, senti l’enivrement de l’intelligence et sa morgue solitaire ? Il est fugitivement possible. »

Augustin prit le temps de décoller une adjonction de texte, maintenue avec du papier de timbres.

« La stupidité de cette accusation d’orgueil, courante chez les exégètes catholiques contre leurs adversaires. À peu près aussi hors de question que celle de mauvaises mœurs. Que je sois orgueilleux ou humble, correct ou immoral, en quoi cela éclaire-t-il le problème du texte de Matthieu au Sinaïticus ? »

– Oui, fit Augustin d’un ton de rêve.

Il replia le bequet, indécis, regardant quelque chose, il ne savait quoi, du côté de la bouilloire à thé. Une autre fiche tomba devant ses yeux, entraînée par la première. Il la retourna : « Encore Largilier… »

« Vu à ma honte, le carnet de Largilier… »

À la distance de six mois, il sentit revenir la honte. C’était le jour où Largilier ayant égaré un petit carnet de poche, Augustin l’avait trouvé, deviné le propriétaire et néanmoins entr’ouvert le carnet, sous prétexte de se confirmer son diagnostic. Il avait lu : « Je m’examinerai, et si la physique m’est une idole, je briserai l’idole. » C’était le jour même où P… (le maître de conférences de physique) avait présenté à l’Académie des Sciences le fameux mémoire de Largilier. Augustin se revoyait s’excuser auprès de lui, et l’autre lui répondre : « De toi, mon bon vieux, ça m’est égal. »

« Je briserai l’idole, continuait la fiche. Splendide. Et briserai-je aussi les études bibliques ? Si je cesse de voir, le paysage s’anéantira-t-il devant mes yeux fermés ? »

Sous le store baissé pour cacher la lumière éclairant illégalement la turne, un mince filet d’air passait, reste des bourrasques de la journée. Il faisait froid, malgré le tricot de laine que portait Augustin. Il se rappela un autre froid plus vif sous des vêtements plus lourds : le froid de janvier, quand il travaillait sa philosophie, de très grand matin, dans sa petite chambre du Cantal. Il sentit monter du fond des années, une sorte d’éclatante et bondissante innocence. Qu’il était jeune !… Il se perdit dans ses souvenirs pendant que ses doigts faisaient bouillir l’eau de sa tasse de thé. Puis il lut sans se rasseoir :

« Je suis seul, tout seul. Je ne pourrai jamais assez dire combien je suis seul. La décision est entre moi et tous ces bouquins. Même mon grand, mon cher Largilier pense avec son cœur, au lieu de penser avec son intelligence pure. Il se crée, pour cet usage particulier, une méthode de connaissance. Qu’est-ce que tout cela qu’acrobatie, que le moindre apport positif renverse ? »

– Ah ! oui, se rappelle Augustin, c’est le jour où Largilier me dit qu’il considérait Dieu, le Dieu catholique, comme une donnée, aussi « donnée », aussi point de départ que n’importe quelle donnée d’expérience ; et que si je ne voyais pas ainsi, c’est que je ne regardais pas où il fallait regarder, dans l’âme des Saints.

Il recommença d’aller et venir, de son pas lourd, dans ses pantoufles. Des horloges sonnaient quelque part dans l’imprécision de la nuit. Il ne put rien discerner de sûr, n’ayant pas saisi le commencement, mais le nombre de coups semblait considérable. Onze heures ? minuit ? Deux robes identiques dans la garde-robe des heures. La deuxième un peu plus étoffée, mieux doublée de sonneries, taillée dans un morceau plus épais de la nuit.

Réchauffé, ayant besoin de repos, il revint s’asseoir devant les chemises bistres.

– Ah ! grogna-t-il, c’est mal rangé…

À vrai dire le rangement était difficile. Augustin se trouvait devant une fiche composite, où des passages anciens semblaient utilisés et fondus dans des commentaires plus récents. D’autres au crayon, avaient été gommés et recouverts d’un nouveau texte. « Interpolations ! palimpsestes ! », fit-il, sarcastique.

L’un de ces passages datait de quatre ans. Toujours la même date, le moment des grandes effervescences religieuses. La première année du Lycée parisien et même les premières semaines. Il lut, tout haut :

« On ne comprend pas Dieu. On le vit. On ne l’enclot pas dans la logique humaine. » Et papati et patata !

Le titre général : « Temps du pragmatisme », figurait sur la chemise blanche intérieure. Il y avait là des extraits bien classés, de Blondel, de James, de Le Roy, et même du vieux Ritschl. Une appréciation commune, très ultérieure, énorme, barrait la page au verso du titre. Augustin avait écrit : « Impensable. »

« Je ne me souvenais pas, fit-il, avoir passé par tant de pragmatisme initial. C’était dans les vacances car, en pleine année, je n’avais pas le temps… Ah ! voici la conclusion (ultérieure naturellement) de toute cette niaiserie :

« C’est le Pape qui a raison. C’est Loisy qui est un âne. Selon lui, une assertion de fait pourrait être fausse, en tant qu’historique, et vraie, en tant que théologique. Obscur et logomachique. Une assertion est vraie ou fausse, simplement. Il n’y a place ni pour une catégorie tierce ni pour un « en tant que ».

C’était l’époque des premiers Loisy…

Et maintenant des effusions :

« Jours tout proches et si beaux, où aucun apport positif d’exégèse ne sera rejeté par une notion infiniment assouplie de l’inspiration biblique… De jeunes prêtres ont passé en prières la dernière nuit du XIXe siècle pour saluer au XXe l’aurore du règne de Dieu. »

C’est une citation. Elle est anonyme. Il a maintenant oublié l’auteur de cette stupidité. Un vague souvenir lui reste d’un texte italien.

Ceci, cette fois, est de lui : « Sentiment de Dieu ardent et calme. Sans lyrisme. Sans musique. Glaciale messe de l’aube. A voice is callingcalling… Thus will I answer thy call. » (Tiens ! pourquoi en anglais ? Plus émouvant ?) « Mon Dieu ! dans le travail que j’entreprends, bénissez mon humilité, mais aussi ma conscience et ma foi. »

Et au-dessous : Noël, avec un millésime. Comme une tombe. C’était à propos de la première leçon du vieil abbé Hertzog. Que d’études bibliques ont dû commencer par de telles prières…

Il jeta la main au hasard dans les autres feuillets.

« Épouvante de la lecture des premières pages d’Holtzmann… (Ah ! il se souvient !…) L’exécrable recherche du détail historico-critique fait perdre de vue l’âme de Jésus, qu’il n’est pourtant pas téméraire d’appeler la notion centrale du Christianisme. « Douceur séduisante, charme auquel il faut s’arracher… » (Cette dernière ligne était une citation d’un texte areligieux.) Mais non ! précisément, il ne faut pas s’en arracher, si elle est l’essentiel. »

Et cette autre, écrite au dos d’une enveloppe pendant la Messe, à l’Adoration Réparatrice : il se souvenait très bien :

« Goût de la vie avec Dieu… sécurité, douceur, plénitude, centre du monde, sentiment d’une chose qui vous complète et vous achève… J’arracherai cela, et jusqu’à ce que la cicatrice se fasse, je saignerai. »

Les remarques suivantes figuraient sur plusieurs feuilles extraites d’un de ces carnets quadrillés, pour comptes de blanchisseuse. C’est le pittoresque habituel de ces sortes de notes, que des comptes pour femmes de ménage s’y mêlent aux montées du Carmel. Augustin lut tout haut dans la turne déserte : « Effets de la prière », savourant la répercussion de silence qui suivit, y mêlant ses sarcasmes :

(Les phrases se succèdent comme au régiment : Une ! deux !)

« 1) La prière me fait du bien ainsi qu’un Sacrement plus faible. « … Parce Domine… »

(Pourquoi est-ce plus émouvant en latin ? et pourquoi aussi en anglais, tout à l’heure ?)

« 2) La prière ne fait que minimiser psychologiquement les difficultés. » (Je veux bien.)

« 3) Ma prière se heurte vraiment à du bois, à une sécheresse totale. Dieu m’est aussi indifférent que le cours des laines à Melbourne. »

(Non, ce n’est pas un défilé militaire ; mais comme un classement de procédés psychologiques par dégradation d’efficacité. Au surplus, de quelque nature qu’elles soient, ces confidences respirent toutes ce même mélange de douleur et de poussière.)

Et celles-ci maintenant, une série de fiches avec titre, sur papier bleuté, importation de Bruhl :

« Supplément à la notion pascalienne de l’Obscurité de Dieu.

La Douleur. Qu’elle soit, comme le dit Largilier, la matière première de la sainteté, c’est une notion qui ne m’est pas obscure. Mais il est moins satisfaisant pour l’esprit que cette matière soit généreusement distribuée à ceux qui ne pourront jamais faire de sainteté : les petits enfants, les fous, les animaux. Mes clients de Saint-Vincent-de-Paul acceptent la douleur comme le chômage et la pluie. L’explication les surprendrait beaucoup : « C’est pour vous faire mieux aimer Dieu. » Toujours la même chose ; l’obscurité près de la lumière ; une lumière partielle et voilée d’écrans. »

Le développement ne finissait pas là et il fallait tourner pour voir la suite :

« Dieu n’est ni plus ni moins absent du monde physique que du monde économique ; ni plus ni moins absent de l’un que de l’autre de tous les compartiments des sciences de phénomènes ; ni plus ni moins absent de la biologie que de l’exégèse, de la Bible que de l’Univers. Mon Dieu, si vous n’êtes Chrétien, que vous êtes caché ! »

Augustin s’arrêta, fronça le sourcil, se dit qu’il ne comprenait pas bien. En somme, Dieu était absent de toutes les sciences positives. Il n’y apparaissait qu’à travers un voile. Rien là-dedans de bien nouveau. Mais il croyait se rappeler qu’un développement devait suivre, et ne le retrouvait pas.

Il se leva, commença d’aller et venir dans la pièce, depuis le store de la fenêtre, jusqu’à la porte, furetant. Sous la table, en plein noir, une tache blanche et rectangulaire luisait. Il dut se glisser à quatre pattes, ramassa la feuille, s’essuya les genoux. Tombé d’où, ce papier ? Des chemises bleues, ou bistres ?

Le papier portait un titre : « Second supplément à la notion pascalienne du « Deus absconditus ». Provenant des chemises bistres, il avait glissé incognito sous la table. C’était le développement qui manquait. Augustin se rappelait très bien l’origine de la note. Elle datait de cette leçon sur Pascal où il avait rencontré Vévé. Une obscure honte, à motifs récents, s’étala sur la fiche.

Elle commençait par des citations des grands textes pascaliens, avec les numéros de l’édition Brunschvicg.

« Prophètes inintelligibles aux impies… Les Juifs ayant vieilli dans ces pensées terrestres… le monde ayant vieilli dans ces erreurs charnelles… Jésus-Christ est venu et ils n’ont pas pensé que ce fût lui. »

« Jésus venu dans une obscurité telle que les historiens l’ont à peine aperçu… ; Ce qui fait qu’on ne croit pas aux miracles, c’est le manque de charité… ; Dieu (ici un mot illisible) de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent dans leur cœur… ; Qu’on ne nous reproche donc pas le manque de clarté puisque nous en faisons profession…, etc. »

Au-dessous, Augustin retrouva son propre commentaire, avec des bifurcations marquées a) et b).

« Quelles pensées terrestres, quelles erreurs charnelles m’ont fait manquer de cette charité qui fait croire aux miracles ? En quoi n’ai-je pas cherché dans mon cœur ? Quelle transition, quel passage de ces textes pascaliens à ma situation présente, et comment l’exprimer en style contemporain ? Doit-on dire (alternative) :

« a) Ce Christ est obscur (pour l’historien durci dans les valeurs terrestres) d’une obscurité comparable à celle de Dieu sous le déterminisme des lois physiques. Mais si on cherche dans son cœur, on voit que ce Christ est Dieu. Et, alors une fois trouvé dans son cœur, il devient, comme dit Largilier, une donnée objective, capable d’une légitime puissance d’orientation vis-à-vis des études d’exégèse, qu’il illumine et rend probantes ?

« Faut-il donc dire : « Obscur pour l’histoire sans charité, ce Christ cesse d’être obscur au couple : histoire-charité ? »

Augustin s’appuya au dossier de sa chaise et se mit à rêver : « Je ne sais pas ce que c’est que cette union de la charité et de l’histoire. Ai-je, moi aussi, vieilli dans les pensées terrestres ? »

Sentant une légère souffrance au front et aux tempes, il s’étala autant qu’il put sur la chaise, cala sa tête dans son col de veste, étira ses jambes et ferma les veux. Un gros camion passait au galop sur le pavé de pierres, assez loin dans la rue Claude-Bernard. Le bruit s’affaiblit. Le rêveur s’amusa à en suivre longtemps la trace mince. Puis la continuité nocturne réunit ses morceaux, ressouda ses surfaces rompues, s’approfondit. Augustin s’abandonna au silence plus épais de la nuit. Il lui fallut un véritable effort pour revenir aux fiches…

« Ou faut-il dire (seconde branche de l’alternative) :

« b) En fait de transition et de passage, je n’en connais qu’un, qui est que Dieu a choisi de passer par mon intelligence ? Cela, au moins, c’est l’air libre, et la fin des entraves ? »

Il souleva la fiche, la reposa sur le tas de fiches déjà lues. Une autre pensée de Pascal figurait au dos, écrite au crayon, assez mal déchiffrable, mais il connaissait tellement tous ces textes !…

« Tout tourne en bien pour les élus, jusqu’aux obscurités de l’Écriture, car ils les honorent, à cause des clartés divines. Et tout tourne en mal, pour les autres, jusqu’aux clartés, car ils les blasphèment à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas. »

À cela pendait, en appendice :

« Se rappeler ce mot de Largilier : « Un certain fanatisme de précision scientifique, commun chez les littéraires, les empêche de savoir ignorer. »

– Toujours la même chose ! Toujours cette poésie du mystère et de l’ama nescire. Et d’ailleurs le timbre sentimental qui vibrait là l’an dernier, s’est tu !

Nouveau voyage de la fenêtre à la porte ; nouveaux arrêts pleins de rêverie, sur cette trajectoire morne ; nouveau retour aux fiches et notes, en désordre maintenant, qu’il regardait debout et les surplombant.

– Tiens ! pourquoi ai-je rattaché à ce paragraphe sur l’obscurité, cet autre marqué : Chemin de la Croix ?

La turne s’écarta, disparut, céda la place à des lieux différents, comme le vestibule avait fait la veille au profit de la grande avenue. Le souvenir s’étala en nappe devant ses yeux. Il lui fut plaisant et le reposa.

C’était une douce soirée de dimanche, aux Clarisses de l’impasse de Saxe. Augustin s’y était rendu quelques mois après l’entrée de Marie, qu’il n’avait d’ailleurs pas pu voir.

On montait trois étages d’un escalier désert. On trouvait, au lieu du grenier, une chapelle en bois et pierre, ses petits vitraux ouverts sur des jardins, toute innocence et nudité. La Présence Réelle, au milieu des feuillages et parmi les oiseaux, se laissait traverser par leurs gazouillements avec une simplicité ineffable.

Il y avait placé un chemin de croix rapide, un quart d’heure avant la bénédiction.

Pourquoi pensa-t-il là – précisément là – au problème de la douleur ? Sans doute par association de la souffrance intellectuelle aux autres formes de la souffrance ? Mais pourquoi aux Clarisses de l’impasse de Saxe, plutôt qu’ailleurs ? C’est ce dont il ne se souvenait plus.

De tous ces fragments d’un aussi proche et déchirant passé, c’était celui-là, peut-être, qu’il se rappelait avec le moins d’amertume et de peine, tout défiguré qu’il fût par une grande lacune de souvenir.

Il tourna l’une sur l’autre de nouvelles fiches sans les regarder. La dernière seule l’arrêta à cause de sa grossièreté terminale.

« Désir d’en finir. J’ai autre chose à faire dans ma vie. Besoin d’arriver à une décision définitive, finale, sans retour. Moins par volonté de savoir, de prendre une position intellectuelle acceptable, que d’en finir, et que ça me foute la paix. Dès demain. »

C’était écrit il y avait trois mois et demi. Depuis cent cinq jours, il disait : demain.

Augustin ferma décidément la chemise bistre, joignit les mains dessus, et regarda quelques minutes le ruban d’un chapeau pendu à un porte-manteau, d’un air de somnambule.

– … Il y a bien d’autres lamentations que cela, bien d’autres secousses, dont je croyais avoir gardé trace… Rari nantes in gurgite…

En somme, pure crise de pensée. Aucune sournoise question de mœurs, ni rien de semblable. Un cas type. Des gens vivent de la pensée. D’autres n’en ont cure. Je suis des premiers. C’est tout. Je ne quitte aucun monastère. Je ne défroque pas. Aucune carrière brisée. Aucun mélodrame sur cette ruine. C’est abstrait, sec et terne, comme ma vie.

Une demi-heure sonna dans quelque partie de l’air, répétée par une autre demie. Au fait, était-ce une demie ? Il se loge dans toute nuit une portion de durée inidentifiable, où les horloges ne sonnent qu’un coup. Minuit et demi ? une heure ? une heure et demie ? On ne sait pas. Aucun repère. Le jour nouveau oscille autour du pivot des heures.

Ivre de dégoût et de fatigue, d’un grand coup décidé, il ouvrit les chemises bleues. Elles contenaient les dépouillements d’un travail d’un an, continué en ses loisirs de vacances, continué également dans les intervalles de ses mémoires de seconde année, appelés « définitifs » dans l’argot de l’École, et sans se permettre d’autres diversions.

Il retrouvait là tout un classement secondaire, des sous-divisions, des paragraphes, certains avec des chemises distinctes : – date des Synoptiques ; dito, sources ; – dito, Jean ; – Date et lieu de naissance ; – davidisme ; – virginité ; – les traditions de l’enfance ; – eschatologie ; – les témoignages de la Résurrection. – Et toutes les autres difficultés de l’exégèse catholique, pointillées de références de détail, de chiffres et renvois consciencieux, comme des épingles sur un essayage : Parthenos d’Isaïe (VII, 14) ; – Esdras (IV, 7-28) ; – Theudas et Judas au cinquième des Actes ; etc.

Retournant d’un mécanisme morne ces nouvelles feuilles manuscrites, il retrouvait, séchés entre elles mais encore odorants, tous les états par lesquels il avait passé : les épouvantes, les stupeurs, les railleries à l’égard de lui-même, et aussi un sentiment grandissant de duperie, de fureur et de misère. Soudain, sans que rien l’appelât ni ne le fît pressentir, il fut traversé par le souvenir vif et parfumé de coups de vent sur les hautes prairies. Ils lui venaient si nets, ils sentaient si curieusement l’air pur et le foin coupé, que ce fut la turne avec ses trois pupitres, ses livres et ses manteaux qui lui parut inexplicable, hors de sa place, mal liée avec le reste, comme pour le couvent des Clarisses.

Peut-être la saturation et le dégoût nés de toutes ces fiches gênaient-ils son attention, joints à la fatigue de cette longue veille nocturne ? Tous les souvenirs libres et heureux allaient et venaient à travers ces fissures : une odeur de gigot froid et de serpolet, l’expression d’un scandale sur une petite figure tanagréenne et le rire du cousin Jules : « Je lui donne mes sous. Il aime peut-être mieux ça. »

Là aussi, dans la série bleue, il y avait une conclusion : « Il ne faut pas croire que les reconstructions rationalistes dites positives se présentent avec une évidence contraignante. Il y a des fuites et des claires-voies. »

Suivait une longue note : « Hypothèses rationalistes aventurées et sollicitations inconscientes de textes » avec de précises références de chiffres, et l’annotation générale : Que de fois tenté de dire : « Ces gens ne savent pas ignorer » suivant le mot de mon père, autrefois ! Mais l’interprétation critique est un phénomène de masse. Pour qu’on puisse voir la croyance naître et se magnifier, il faut évidemment que tout apport dit « positif » s’en associe d’autres et retentisse sur eux. Ce groupement d’interprétations, dont beaucoup sont individuellement faibles ou sollicitées, constitue pourtant dans son ensemble une construction historique d’une séduction telle, qu’elle est à peu près irrésistible. »

Suivait une annotation entre parenthèses : « De la critique au sein de la critique, ou de la dupante crainte d’être dupe ». Remarque prudente, se dit Augustin, et rédaction du type que nous appelions « piquant » jadis.

Puis il ferma les fiches bleues et les mit en tas sur les fiches bistre.

Était-ce fini ? Qu’est-ce qui était fini ? La lecture de ses deux groupes de fiches ? Il restait bien aussi la subdivision « Résurrection ». Mais à quoi bon ? Il avait tout cela assez présent. Pas la peine d’effectuer cette nouvelle plongée. En somme, oui, c’était fini. Et probablement aussi, sa puissance d’attention, sa netteté d’esprit, son désir de travailler encore, tout cela était fini pour cette nuit. Sa tête pesait, vertigineuse. Quelque chose en picotait l’intérieur, du côté des tempes et à l’occiput, sensation coutumière à ses insomnies. Peut-être un reste de thé survivait-il dans la théière ? La lampe à alcool était éteinte depuis longtemps. Augustin pressentit un thé très fort et refroidi. Tel quel, il le but, perçut une saveur métallique à adjonction de sucre, un parfum mélangé de thé et de foin. Peut-être était-ce lui, venu jusqu’à ses narines, déguisé, jouant l’odeur de prairie et les souvenirs de la Font-Sainte.

Qu’est-ce qu’il disait donc ? Qu’est-ce qui était fini ? cette revue d’arguments destinée à lui faire trancher le cas définitivement ? Mais n’était-elle pas finie avant de commencer ?… Ses allées et venues le ramenèrent à ce coin de bureau où ses papiers s’entassaient. Il mit à les ranger cette lenteur rêveuse dont il avait manipulé, dès le début, toutes les parties de cette histoire. Qu’est-ce qu’il y avait donc de nouveau, précisément cette nuit, qui pût lui permettre, mieux qu’à d’autres moments, de finir ?

Aurait-il la force d’écrire une nouvelle fiche ? Sans doute. L’insomnie ne touchait pas la netteté de sa pensée. Il pouvait à la fois penser et souffrir. Le flux des idées était simplement ralenti, coupé d’arrêts, de douleurs. Il suffirait de poser de temps à autre, à plat sur l’avant-bras, sa tête un peu lourde, comme pour dormir. Ou de la tenir dans sa main ouverte. Ou de l’installer sur un tas de livres assez haut, et de poser un autre livre sur le coin du papier où on voulait écrire. Ce n’était pas difficile… On commençait par noter la date, le lieu, l’heure. Le reste s’inscrivait tout seul, avec un très faible effort.

« Ce qui tranchera le cas définitivement, au fond, ce sont mes habitudes. »

« Aucune de mes difficultés n’est d’origine métaphysique. Mais c’est maintenant que celles-ci vont venir.

« Les dogmes, la Trinité, le Sacrifice du Fils au Père, le péché originel, toutes choses qu’il faut tant travailler pour charger de sens, reprendront peu à peu l’aspect étrange qu’elles auraient pour tout infidèle. Elles relèveront de la préhistoire religieuse, qui sans se poser – et pour cause – de questions sur leur valeur en soi, verra se composer lentement leurs fantastiques morceaux.

« L’agnosticisme est la seule solution du problème où manquent les données. Largilier touche Dieu du doigt et sa métaphysique se fait en conséquence. Mais moi, je perdrai peu à peu tout sentiment de Dieu, et mon édifice philosophique s’en passera.

« L’immortalité de l’âme ? Le « beau risque » ? Sur cela aussi, les sciences expérimentales, dans quelques siècles, auront peut-être leur mot à dire. Inutile de s’attendrir aux devancements de Bergson. »

Puis il prit la feuille, la relut, la critiqua : « Ce n’est pas « distingué », c’est fort plat, pas nouveau du tout. Peut-être absence de distinction et platitude sont-elles marque de vérité ?… »

Il fit deux ou trois pas, à travers la turne, formulant tout haut la contradictoire :

« Les recherches de préhistoire religieuse ? En quoi pertinentes ? Dieu ne peut-il pas « informer » et utiliser une catégorie mentale purement humaine, comme celle de sacrifice ? Il utilise bien autre chose pour des fins divines, le langage humain, le sentiment de l’amour !… Conclure… conclure !… heureux qui peut ! »

Revenu devant le papier, il le déchira en très petits morceaux inidentifiables qu’il jeta dans la caisse aux papiers. Après quoi, il dit de la même manière rêveuse : « Alors, c’était pas la peine de l’écrire. »

Levé de sa chaise, il lui fut impossible de revenir au dortoir. Sa tête tournait, sa nausée grandissait. Jamais il ne monterait l’escalier. Tout le long du mur, sous l’étagère de livres, attendaient, inoccupés, la chaise longue d’osier que Bruhl avait fait placer là, son oreiller pneumatique et ses coussins. Juste au-dessus pendait le pardessus de voyage de Bruhl, un très beau manteau de douce laine fauve. Augustin n’eut que le temps de se coucher. La position allongée atténua la nausée. Seules persistèrent les piqûres à l’intérieur du crâne, plus énervantes que douloureuses, comme d’une couronne d’aiguilles mousses. Il eut froid ; il étala sur lui le manteau de Bruhl.

Ses sensations devinrent peu à peu aériennes, détendues, légères. Le moelleux pardessus était tiède, sentait Bruhl, c’est-à-dire un arome de tabac blond et d’eau de toilette. Les préoccupations métaphysiques revinrent, mais frôlantes et allégées. « Préhistoire religieuse… Tout ça, c’est des prrrroblèmes, comme disait l’ivrogne de mes premiers jours de Paris. » Nulle envie d’aller au-delà. Des images nettes, foisonnantes et disjointes le visitèrent, flottant dans quelque chose comme un désintérêt nonchalant. Au restaurant se leva de table le jeune homme au visage grêlé. Vévé pleurait le long de sa barbe. Il pensa à Marguerite avec rapidité, attendrissement et dédain. La turne réapparut sévère et de couleur ocre. Elle chassa Vévé et le jeune homme grêlé. La chaleur veloutée du manteau de Bruhl se fit plus veloutée encore, dépassa le pardessus, s’étendit dans l’air comme une zone, devint lentement imperceptible.

Beaucoup plus tard, ayant traversé des immensités noires aussi inexplorables que l’ultra-espace, Augustin se rendit compte que peu à peu se précisait autour de lui un milieu charmant.

L’arrière-fond était une nuit rousse et blonde, d’un bonheur essentiellement esthétique sans qu’on pût dire exactement ce qu’elle avait d’heureux. Augustin la savait heureuse d’une connaissance purement sentimentale, qu’aucun fait n’incarnait. Mais un bras nu d’une distinction enivrante s’aperçut enfin sur le sombre palissandre d’un grand piano à queue. Augustin savait qu’en effet, c’était sa place, qu’il ne pouvait pas ne pas se trouver là. Il savait aussi que ce bras était celui de Mme Desgrès des Sablons ou peut-être de la jeune personne vue auprès d’elle, aux Sablons autrefois, ou plus récemment près du coupé électrique. Peu importait. Le sentiment de convenance et de certitude n’était pas moins plein. C’était comme un bras que ces dames eussent possédé en commun. Toutes ces certitudes se fondaient en un bonheur esthétique, libérateur et de cause confuse.

Un changement eut lieu, un mouvement de départ ou d’entrée, inobservé par lui, dont il sentit cependant les conséquences. La jeune femme devenait fort différente de l’obscur et irréductible souvenir qu’il gardait, même en songe, d’une Mme Desgrès des Sablons véritable.

Ainsi renouvelée, elle fit du thé. Elle tournait autour d’une table semblable à celle de la turne, avec de gros livres ouverts. Augustin voyait de dos son élégance fragile, son fichu blanc vaporeux. Il s’attendrissait de sa grâce et de sa pauvreté.

Il savait bien que c’était Marguerite.

Il parlait à Vévé, mais avec le sentiment que Marguerite écoutait de toute sa sensibilité silencieuse. Il parlait sans la regarder. Il lui jetait presque les mots par-dessus son épaule. Mais tous portaient, faisaient balle. Marguerite s’en émouvait profondément. Elle s’était émue pareillement pour Vévé, à d’autres mots, en une certaine circonstance obscure. Mais cette fois c’était pour lui qu’elle s’émouvait. Une expression dont il se servait semblait toute-puissante, chargée d’un sens profond et illuminateur, une véritable formule de génie. Marguerite la comprenait intégralement. C’était : « la vertu de la sortie droite ».

Le cœur d’Augustin débordait de bonheur et de reconnaissance.

Marguerite lui présenta une tasse de thé, et tous deux remarquèrent qu’elle était sale, garnie d’un fond de vieux thé, oublié et froid. Il vit que Marguerite le voyait. Elle sourit tout à coup d’un brûlant et sournois sourire, saisit à pleine main la masse défaite de son admirable chevelure, essuya la tasse avec ce soyeux torchon vivant et la lui tendit à boire.

Augustin retrouva sur-le-champ la turne impassible, son corps à moitié soulevé du fauteuil, le grand silence de la nuit et « la vertu de la sortie droite ». La phrase détonnait dans le milieu redevenu réel et d’ailleurs elle allait s’effaçant. Il ne lui demeurait qu’un lambeau de sens en train de disparaître. Restaient encore à voir les textes de la Résurrection ; il y pensa avec quelque chose comme de la colère. N’avait-il pas fermé les chemises et décidé de ne plus regarder aucune de ces fiches haïes ?

Tout était redevenu comme avant le sommeil. Toutefois il se trouvait mieux, ne sentait plus battre ses artères, ni les picotements d’aiguilles mousses. Une promenade dans la turne, du côté où il n’avait pas encore erré, lui montra la pendulette de voyage appartenant à Bruhl, qui battait à petits coups étouffés, plus discrets qu’une montre. La longueur de la turne était une distance suffisante pour éteindre ce faible bruit. Augustin se pencha sur elle comme sur une distraction heureuse, ce qui lui fit penser à la théorie de la distraction dans Pascal.

La pendulette marquait 3 heures 45. Il se dit qu’on se trouvait le lendemain, et que cette formule, quoique parfaitement claire, ne présentait grammaticalement aucun sens. Il avait heureusement gardé le manteau de Bruhl, car il ne faisait pas chaud.

Arrivé près de la fenêtre, le front posé sur le carreau, tout son dos fut parcouru d’un frisson glacial qui donna à son corps le rafraîchissement d’un bain froid. Il se surprit à murmurer : « le repos calme et profond de la nuit ». Le sifflement des bourrasques semblait arrêté. On n’en entendait plus. Tenté d’ouvrir la fenêtre, il se retint par crainte du bruit qu’elle ferait. Il ne fallait pas révéler sa présence. La fenêtre donnait sur les jardins de l’École, du côté de la petite rue Rateau. Aucune lumière de réverbère public n’était visible. Rien que le rouge, diffus et profond, de Paris.

À travers les carreaux passait le grondement des lourdes charrettes du matin. Il se chantonnait : « les charrettes qui vont aux Halles… » Rien ne lui restait de cette sensation de froid, dont le coupant initial était maintenant parti, mais où persistait peut-être encore quelque chose de reposant et de rasséréné, à goût de sommeil.

Eh face du Paris nocturne, ce Paris du travail ou du plaisir où Dieu comptait si peu, une conscience très inattendue de sa noblesse morale l’envahit sournoisement : « Combien peu souffrent comme moi, pour des motifs idéalistes ! » Encore dans toute la stupeur de cette niaise bouffée, il y surprit soudain une souterraine parenté avec une image d’une autre sorte, celle dont il avait repoussé l’attrait en-sautant de la chaise longue, lors de son réveil de tout à l’heure.

Perçant la vaniteuse flambée idéaliste, luisaient deux yeux de diable, deux yeux de fougue et de cynisme, ouverts sur tous ces plaisirs de la vie nocturne auxquels il venait de penser avant tout et premièrement, et non pas à la souffrance pour motifs idéalistes. Celle-ci vint, mais au second temps (il le voyait bien maintenant), poussée en avant, sur les superficies de son âme, par une automatique réaction de défense, un écran contre le feu, un mensonge prudent pour se cacher à lui-même le profond phénomène primitif. Autant, n’est-ce pas, voir clair en son cœur.

Il était évident que ses arrière-pensées avaient convoité Marguerite. Non seulement quand elle montait avec lui dans l’escalier, devant l’étrange merci troublé qu’elle lui avait jeté au nez avec sa porte, mais dans le fiacre en prononçant son prénom, au dîner lorsqu’il remarquait qu’elle avait froid et même avant, quand il s’était laissé attirer par l’invitation de Vaton. S’il l’avait accompagnée en fiacre, malgré les mots de l’ivrogne et malgré sa présence, c’était pour une sorte d’immatérielle et inavouée caresse ; peut-être même l’avait-il désirée dès leur première rencontre, lors de cette crise de jalousie à la voir admirer les vers de Vévé… Oui, n’est-ce pas ? Autant voir clair dans son cœur. Toute lumière assainit, purifie… Ce qui avait pu être indiscernable à chacun de ses moments isolés cessait de l’être devant leur ensemble.

Une suggestion trouble susurra dans sa pensée : « Désormais… peut-être… maintenant… » Il l’arrêta brutalement, en pleine pente. « Désormais quoi ? et pourquoi, maintenant ? Moins maintenant que jamais. » La petite suggestion, honteuse, riante et rabrouée, s’effaça. « Comme s’il y avait quelque chose de changé dans ma vie morale ! »

Cette indignation intérieure se mêla au désir de ne pas paraître trop vaseux, demain, quand il serait là-bas, dans la grande avenue. Il sourit du mot « demain » parce que faux. C’était « aujourd’hui » qu’il y allait. Peut-être devrait-il essayer trois heures de sommeil ? Il s’assit quelques instants encore à sa table, avant de remonter au dortoir.

« … Puritanisme congelé… Sait même pas comment on fait la noce… Il est pur, mon vieux, pur… » Puis une courte houle, qu’il laissa se calmer avec une sorte de dédain triste. « Espèce de fou ? » Est-ce qu’il y aurait « cela » aussi, cette crise sensuelle, comme appendice à sa crise de pensée ? La complexité du cœur humain suffisait-elle pour expliquer le phénomène ? et l’idée de desserrage de freins ? ou fallait-il encore pousser jusqu’au diable ? comme pour ses obsessions verbales ? « Espèce de fou ! »

La minute suivante fut de vacuité intellectuelle totale, traversée par un capricieux retour de sa phrase du rêve : « La vertu de la sortie droite. » Ses mains, qui se promenaient machinalement sur la tranche du gros Holtzmann, en retirèrent au hasard un signet débordant, qu’il déplia.

C’est là que l’attendait la dernière douleur.

Il reconnut le fragment d’une enveloppe envoyée par Christine, non le côté de l’adresse, mais l’autre. Lorsque Christine s’apercevait trop tard qu’elle avait oublié quelque chose dans le corps d’une lettre, elle l’écrivait au dos de l’enveloppe en très petits caractères. Augustin déchiffra : « C’est le 27 la fête de Maman. N’oublie pas. »

Un des sommets de l’année. Tous y communiaient régulièrement, autrefois. Même son papa les accompagnait à la messe, dans les premiers temps, et s’il ne communiait pas, il gardait autour de sa courte barbe et de ses yeux plissés une joie toute simple qui disait : « C’est que je n’en suis pas assez digne, et seulement cela. » Lui, Augustin, n’y communierait plus, n’y prierait plus, n’y connaîtrait plus personne à prier. C’était fini.

Dieu n’appelle pas tout seul, simple silhouette faite d’abstractions, de schémas, et de filigranes. Dans sa voix résonnent les plus puissantes sensibilités humaines, tout le passé d’un cœur, vingt ans de vie blottie contre ceux de chez vous.

Une sorte de fureur envahit Augustin au milieu de sa souffrance, le ressentiment d’un procédé incorrect, un coup perfide et déloyal, faussant le fameux drame d’idées pures, un vague souvenir d’avoir ainsi souffert du temps de Renan, et le sentiment que la vie se répétait.

Il torturait donc les siens, sans qu’un reproche émanât d’eux, se souvenant du silence qu’avait gardé sa mère aux dernières vacances, quand elle ne soupçonnait pas encore tout le poids de cette croix. Elle ferait des prières, et des pénitences, et des invocations pour « le fils de tant de larmes », adressées à l’autre Augustin, le grand, son « Saint Patron »… Ce terrible prénom aussi, sur ses épaules !…

L’idée lui vint tout à coup que son pauvre père souffrirait peut-être plus encore. Et pourquoi non ? Que savait-il de son âme ? Quand avait-il reçu ses confidences ? Que de très délicates remarques religieuses ne tenait-il pas de lui, qui ne s’expliquaient guère d’un incroyant ! Pourquoi tirait-il vers les négations le mystère de l’âme paternelle ? L’évasion d’Augustin, peut-être y verrait-il un malheur dont il ferait remonter l’exemple jusqu’à lui !

Debout, immobile, sur un de ces courts paliers que comporte toute souffrance, il se rappelait un beau raisonnement datant de ses premiers doutes, montés d’il ne savait quel chapitre de Renan : « Si j’avais le malheur de ne plus croire, cette pensée me rassérénerait encore, que Dieu ne me demande qu’une volonté de sincérité. » Il anticipait à faux, comme toujours. L’arrachement personnel n’est rien. Sa sincérité ? Peuh !… La belle affaire ! sa sincérité !… Il s’en fichait bien, de sa sincérité ! Il se sentait tout à fait capable d’une simulation pathétique pour les siens bien-aimés, si seulement ils s’y fussent laissés prendre !

Quelque chose luisait sur la table, un stylographe oublié par Bruhl, encore une propriété de Bruhl ; décidément on ne voyait que Bruhl. Augustin le retourna, fit jouer le mécanisme, de la plume rentrante, le reposa. Puis il se mit la tête dans les mains et éclata en sanglots.

– Eh ! ils me font rire, hurla-t-il soudain, toute l’équipe des Holtzmann, des Bauer, des Harnack, des Loisy et des Cheyne. J’attends qu’un Monsieur vienne me dire, du fond de l’histoire : « Je l’ai vue, la fosse commune où ils l’ont fourré, votre Jésus, et les deux larrons latéraux. Je les ai vus en tas l’un sur l’autre. Et le lundi de Pâques, ils s’y trouvaient encore. » Entre l’indépendance réciproque de Matthieu et de Luc dans les récits de la Nativité et l’explication par les mythes ultérieurs, la distance est, en stricte logique, immense. Si Jean se tait sur la Naissance Virginale, de quel droit affirmer pour lui qu’il la rejette ? Et pourquoi demander à Luc et à Matthieu une superposition totale ? N’ont-ils pu ignorer ? prendre chacun une partie des faits et l’exposer avec leurs procédés d’innocents ? Aucun événement historique ne tiendrait, raconté par de pareils enfants… Pauvres textes désarmés et si doux, hachés par la critique moderne !… C’est en un second sens que l’Agneau de Dieu y mourait !

Pas une affirmation rationaliste qui touchât, comme disait Largilier, le roc des faits. Ils faisaient suinter leurs preuves de la torsion des preuves contraires. Il s’agit d’induction, de phénomène de masse, de tout ce qu’on veut. De preuve directe ? Jamais.

Il eut envie de rouvrir les chemises bleues, de remonter ce Calvaire. Hélas ! Hélas ! que de fois, déjà, l’avait-il fait ! Une meute « d’évidences » hurleraient une à une, et ensuite en chœur. Il suffirait d’ouvrir, et puis de lire, et puis de souffrir une fois de plus après les autres fois, un peu moins sans doute, à chaque lecture, jusqu’à l’insensibilité finale.

… Ainsi rien, en définitive, n’était résolu ! Là encore, il avait anticipé à faux. Le chaos des décisions possibles restait chaos. Qu’il aille à la messe le dimanche ou qu’il n’y aille pas, le déterminisme de sa pensée n’en serait pas plus changé que l’univers. S’il ne décidait pas, les choses décideraient pour lui, au fond de lui, dans les mécanismes intérieurs. Tout tomberait un jour ou l’autre, comme un vieux mur. Choisir par décision positive de la volonté ! Quelle sottise ! Les choses choisissent pour vous. Si elles ont décidé de partir, elles font comme « la bien-aimée, la rose au bois », elles s’en vont.

Mais le passé qui les engendra reste. Un très ancien passé qui transcende son enfance, rejoint la longue lignée des siens, des très simples gens auxquels il doit la vie et toutes les routes morales où ses pas ont marqué. Et maintenant, il va rejoindre la vermine « libre-penseuse », les carcasses maçonniques, honte et lèpre de la France, et il fera « ami, ami » avec cette pourriture.

Ainsi, doucement, cette fois, longuement, sans la secousse des sanglots, le bras sur de gros bouquins et le front sur ses bras, le malheureux pleurait dans la nuit.

La porte de la turne s’ouvrit. Il se dressa en sursaut.

Largilier expliquait qu’il l’avait vu s’échapper du dortoir vers dix heures et demie, et pas encore vu revenir. (Et lui ? n’avait-il donc pas dormi ?) Il le pressentait ici. Il était quatre heures vingt.

Augustin fit avec ses bras un grand signe d’abandon, sans chercher à s’essuyer la figure. Puis, retrouvant ce beau mot de l’amitié :

– Devant toi, mon vieux, ça m’est égal.

Mais là, revint un peu de la vieille hauteur ironique dont il cachait toutes ses émotions.

– C’est ma nuit, comme dit Kipling. Je m’offre le luxe d’une nuit. C’est très distingué. Pareil à Jouffroy. Je crois que j’en ai eu d’autres. Mes crises sont de l’espèce nocturne.

Comme Largilier ne répondait pas :

– Je m’attendrissais, ajouta-t-il, sur une variante de ce chant que nous avons entendu ce matin. (Il se reprit) : Hier matin : « Nous nous en irons tous, la bien-aimée, la rose au bois… »

– Mon cher ami, dit Largilier, interrompant ces sarcasmes, il existe un texte de saint Thomas, je crois, et je le retrouverai : « Dieu ne laisse pas errer jusqu’à la fin ceux qui, le cherchant dans la bonne foi de leur cœur, ne l’ont pas trouvé. Il enverrait plutôt un ange… »

– Alors, dit Augustin, avec un sourire de misère, jusqu’à la venue de l’ange, je puis être tranquille…

*

* *

Un valet de chambre fit entrer Augustin dans ce petit salon Louis XVI qui s’offrait au visiteur comme un thème de rêverie calme et pleine de luxe.

Durant l’attente, cette grâce générale consentit à se répartir sur des détails : une table de marqueterie blonde à galerie de cuivre, le marbre pur d’une pendule et la longue caresse de ses bronzes entre deux chandeliers fluets, le pétillement des grandes bûches sur les chenets à guirlandes, un secrétaire aux panneaux en vieux laque du Japon, le raide dossier gracile des chaises. Un peu de Louis XV parut à Augustin persister dans le canapé et les fauteuils. Il se promit de regarder les caractères du style de transition. Puis il se reconnut gêné et ridicule, mit fin aux analyses, revint des morceaux à l’ensemble, au fin gris vaporeux détaché des détails, bruni de nuit vers les très hautes corniches, endormies dans leur rêve à part. Il crut indiscret d’aller regarder ce Greuze et aussi le Lancret galant qui lui faisait pendant. Il n’osa même pas s’approcher pour lire les noms sur les vieux cadres.

Un parfum délicat, momentané et persistant à la fois, l’avertissait que tout ce charme était approprié, défendant à la rêverie de s’y étaler complètement.

Il lui suffisait de goûter, dans son unité, un début de Louis XVI rigide et fin, aussi défini comme moment historique d’ancien régime et de passé mondain, aussi individuel, aussi savoureux pour le palais, l’œil et l’intelligence qu’une couleur ou un goût.

Mme Desgrès des Sablons entra, et comme à toutes les autres rencontres cette grâce diffuse et anonyme fut fixée, trouva le centre d’où rayonner. Du même coup elle devint accessoire, simple cadre d’une haute et radieuse vie. Le moment d’orgueil résorbé et de timidité raide que traversait immanquablement l’Augustin d’autrefois, s’abrégea, ne fut plus guère qu’un temps de raison, un simple rappel des jours de jadis.

Une des élégances de Mme Desgrès des Sablons, ce qu’Augustin, manque de pratique et de monde, ne savait pas au juste, mais sentait d’ensemble, comme l’harmonie de ce salon Louis XVI, c’était ce plain-pied familier qu’elle aimait prendre pour ceux avec qui elle ne se déplaisait pas. Elle sautait tous les échelons sociaux, des années d’âge, d’immenses différences d’argent, de science du monde et de loisir. Elle composait, pour quelques minutes factices et fortunées, une atmosphère commune, un milieu fermé, un fluide combiné exprès pour deux personnes, heureuses d’être elles deux, et qui se dissocierait ensuite.

Tout cela se trouvait dans le mince : « Ah ! comment allez-vous ? » dont elle salua Augustin.

Puis elle s’assit, le fit asseoir, lui expliqua qu’il y avait fort longtemps qu’elle avait essayé de l’avoir, que toutes ses invitations s’étaient trouvées dédaignées (Augustin, confus, ne se rappela pas qu’il y en eût plus d’une et s’abstint de le dire). Elle ajouta que c’était vraiment une chance. Sur cette dernière syllabe – la même qu’autrefois, aussi délicieusement prolongée – éclata l’ancien rire de musique et de cristal.

Faute de comparaison, Augustin ne pouvait pas sentir séparément, isolée du reste, cette simplicité qui restait toute spontanée, non soulignée de conscience d’elle-même, ne faisant pas exprès de se faire apercevoir. Il n’en goûtait pas à part le charme extrême. Il le confondait avec tous les autres qui constituaient Mme Desgrès des Sablons. Il s’en enchantait à dose maîtrisée, restant soigneusement dans la zone externe de l’admiration, sur le versant esthétique.

Il se rappelait, d’un souvenir demi-amusé, demi-craintif, les termes forts dont, pour un sentiment plus vif, il s’était gourmandé, jadis.

Ce qui l’émerveillait, c’est qu’elle pût à chaque rencontre reproduire quelque peu des rencontres anciennes, en les renouvelant inépuisablement. Elle n’était pas ce soir la jeune femme du parc des Sablons, il y avait quatre ans. Elle n’était pas la nonchalante porteuse de fourrures qui marchait près de son coupé ; encore moins, bien entendu, le ténu et brillant fantôme de son enfance. L’idée ne lui venait pas que sa propre sensibilité contribuait peut-être à retailler ces facettes.

Quelque chose humectait ce soir son habituelle ironie mondaine, saine et ensoleillée, où se mélangeaient des sécheresses et des arômes de praline, comme en sa voix. Elle devenait vaguement confuse, presque amie ; elle restait rieuse et d’une séduction infinie.

Son inexpérience sociale poussait Augustin à lui attribuer à titre de propriété personnelle, tenant exclusivement à son anatomie et à son âme, les nuances spéciales que la très grande fortune ne pouvait manquer d’ajouter à sa grâce, à sa saveur et à son esprit. Il l’érigeait sur les hauts lieux réservés de la vie, radieusement seule et plus haut que ses adorations.

Au reste, le souvenir de trop lourdes périodes, l’interminable souffrance morale dont il sortait, devant tant de liberté heureuse et de beauté, le tentait de placer son allégement actuel à peu près partout où n’était pas Dieu.

Un monsieur entra, de taille moyenne, plutôt mince, à peine grisonnant, – sauf une curieuse mèche, presque blanche, – avec un air de réflexion pénétrante, extrêmement calme.

– Ah ! Henri, dit Mme Desgrès des Sablons, venez nous aider.

Il avait cet aspect d’autorité impersonnelle, méthodique et lointaine, de ceux qui ne commandent pas directement aux hommes, mais par l’intermédiaire d’une accumulation de réalités abstraites, puissantes et chargées d’argent, de statistiques, de mémoires, d’études techniques, de rapports, que de vastes organismes internationaux à leur service ont pris, sur leur ordre, la peine d’établir et de clarifier pour eux. Et aussi par la médiation d’une foule d’intermédiaires d’un grade élevé, à travers lesquels leur haute puissance solitaire se diffuse, se répartit et finit par devenir invisible aux unités de dimensions moyennes ou petites qui en dépendent de si loin.

Il ignora Augustin, qui s’était levé ; il s’arrêta devant sa bergère à elle, et lui sourit d’un sourire inattendu qui éclaira ce mince et maîtrisant visage.

– Je ne vous ai pas vue, dit-il, ni ce matin, ni à déjeuner.

– Alors, Henri, dites-moi bonjour maintenant.

Et avec une grâce décidée, tout son buste élevé vers lui, mais sa belle tête riante penchée presque en sens inverse, comme si elle ne consentait pas tout à fait, elle lui jeta aux lèvres une merveilleuse main.

Comme c’était désormais le moment convenable pour s’apercevoir de la présence d’Augustin, il vint à lui, lui tendit les doigts, lui indiqua silencieusement un fauteuil, le fixa de cette bienveillance attentive et fatiguée qu’on prend quand on accepte de perdre un quart d’heure pour l’avantage d’un autre, et qu’on n’en ignore pas la rareté et l’extrême prix.

Augustin se trouvait contre les énormes rideaux tirés devant la fenêtre, en face d’« Henri » et de Mme Desgrès. Elle écoutait, maintenant, rejetée dans sa bergère, pleine d’abandon, de loisir et de repos, le maître de toute décision étant là, désormais, et elle, n’ayant plus que la tâche d’ajouter, aux sécheresses techniques, sa fraîche présence inépuisable.

Augustin ne se rassasiait pas de regarder le personnage très considérable qui était là. Il imaginait le nombre des gens, de par le monde, chefs de banque, grands industriels, directeurs de compagnies de commerce, qui eussent désiré d’un grand désir ces dix minutes d’entretien tranquille. Il voyait passer lentement, comme sur un fond d’œil, des usines, des fonderies, des bateaux, le fourmillement des grands ports du monde, de vastes sous-sols bancaires de ciment et d’acier.

Il se rappelait cette amusante boutade de Bruhl, alors que, tout occupé à chercher dans les annuaires des bureaux de poste ce qui se rattachait à Mme Desgrès des Sablons, et ayant lu le nom de M. Henri Desgrès suivi de peu intelligibles signes et autres obscures initiales, il avait demandé à son camarade s’il le connaissait.

– M. Henri Desgrès ? Que veux-tu en faire ? Nous n’avons rien à attendre de lui que le résultat automatique de ses concentrations.

Puis dédaigneusement :

– C’est un des deux ou trois hommes les plus riches de France. Parles-en à mon père. Quant à moi… pfut !…

Tout en prêtant à son interlocuteur la pleine attention nécessaire, Augustin ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette nette et pesante courtoisie appliquée à discuter dans ses conseils d’administration les modalités d’une absorption, les constitutions de grands consortiums et la collaboration de ses affaires hydroélectriques, de ses chemins de fer et de ses banques. Il parlait comme tout autre homme, simple et bien élevé.

– Je vous demande, monsieur, de vouloir bien accompagner mon fils en Angleterre, où il va passer deux semaines. Il a quinze ans. Il parle assez convenablement anglais et allemand. Il entrera peut-être à Polytechnique. Du moins les anciens Polytechniciens ont la faiblesse de croire à pareil attrait chez leurs fils.

Augustin le vit allonger le bras vers la cheminée et presser un bouton.

– Sa culture reste malheureusement utilitaire. J’entends qu’il dose exactement son effort sur le résultat visé sans se laisser de marge. La méthode n’est pas mauvaise, mais la visée est basse. Pour le moment, c’est le baccalauréat. Je désire qu’il prenne de l’Angleterre des notions naturellement sommaires, mais non fausses, et intellectuellement excitantes.

Le même domestique qui avait introduit Augustin entra de nouveau.

– Priez M. Jacques de descendre.

– J’ai besoin de quelqu’un qui puisse lui donner l’élan et la direction de cet élan ; donc de quelqu’un presque aussi jeune que lui, infiniment plus cultivé et (avec un sourire d’excuse mondaine et d’autorité mêlées) d’une distinction morale et intellectuelle parfaite. Mme Desgrès, ma belle-sœur, à qui j’ai la reconnaissance de vous avoir découvert pour moi, n’a aucun doute que vous ne soyez tout cela.

– Aucun doute, fit-elle, en un petit rire ravissant.

Jacques descendit, fut présenté. Mais en même tempe que lui, une grande fillette de dix ou douze ans entra lentement, rejoignit Mme Desgrès des Sablons, lui entoura le cou de ses bras, lui posa sa joue sur les cheveux.

– Bébé, dit Mme Desgrès des Sablons, ne me décoiffez pas, je vous prie, et cessez de me ligoter.

Cela d’une élégance de ton très sèche, très Louis XVI, qu’une tendresse sous-jacente réchauffait par le dedans.

Bébé embrassa Mme Desgrès, mit un tabouret contre sa bergère, lui encercla les genoux d’un petit bras de propriétaire, tint attachés sur Augustin deux yeux profonds, méditatifs et qui ne se baissèrent pas.

La calme parole reprit en face d’eux :

– Si M. Méridier est libre, faites votre plan et partez demain. Inutile de perdre un jour.

Augustin dit qu’il était libre.

Le rapide de midi arrivait à sept heures trente, à Victoria ou à Charing Cross. Dans les deux cas, ils descendraient au Savoy. Pour éviter les bruits de la cour d’entrée sur le Strand, ils demanderaient des chambres sur le quai. M. Desgrès décrocha le récepteur d’un minuscule téléphone intérieur.

– Donnez-moi le grand Chaix.

Il lui fut apporté par un jeune homme glabre, fin et silencieux. Jacques feuilleta les pages internationales et découvrit qu’on arrivait à Charing Cross.

– Henri, dit Mme Desgrès des Sablons, si vous n’allez pas avec eux…

M. Desgrès leva simplement la main, d’un geste qui rappelait à Augustin ceux par lesquels son père exprimait le renoncement à la lutte contre des destinées trop fortes. Le rapprochement le fit sourire de tristesse.

– … D’ailleurs, je ne suis pas sûr que Jacques en serait enchanté.

Jacques protesta. Mme Desgrès des Sablons reprit, d’un air qu’Augustin trouva d’une séduction extrême, comme lorsqu’elle lui avait donné sa main à baiser :

– Si vous n’allez pas avec eux, Henri, pourquoi ne nous accompagneriez-vous pas jusqu’à Lyon ? Nous y trouverions Jeanne et Colette, puisque Paul ne nous suivra certainement pas. Nous prendrions un rapide quelconque au lieu du Rome-Express.

– Élisabeth, voici mon relevé, fit-il avec un de ses courts et rares sourires.

Et, tirant de sa poche un petit carnet de maroquin noir, très plat :

– Demain matin, neuf heures, à Lyon pour le conseil de la Lyonnaise. À deux heures, conseil des Tissages. J’ai fait mettre les deux le même jour. Après-demain, un jour de voyage, repos. Jeudi : Düsseldorf. Trois jours. Lundi : retour ici par Bruxelles. Je m’excuse de cette nomenclature.

Augustin regardait cette figure, toute de maîtrise de soi et des autres, où aucune énergie n’avait besoin de ressortir, n’étant pas quelque chose de postiche qui existât à part de son activité et de son intelligence et dût s’y ajouter après coup, dans les muscles, les sourcils, le ton de voix et les mots de théâtre.

– Êtes-vous tout à fait sûr de faire tout ce que vous pouvez pour ne pas vous fatiguer, Henri ?

– Je ne fais rien de ce qu’autrui peut faire à ma place. Je ne signe même pas mes chèques. Peut-être suis-je moins utile à mes affaires que je ne crois. Elles sont assez grandes personnes… Au fond, c’est moi qui ai besoin d’elles.

– Quitterez-vous bientôt Paris, madame ? osa demander Augustin dans le silence qui suivit.

– Demain après-midi, fit-elle faiblement.

Puis sa voix changea. À la pureté délicate et presque câline dont elle parlait à son beau-frère, une gaieté superficielle et extérieure se substitua.

– Nous, c’est-à-dire Mlle Anne de Préfailles, ici présente, et moi.

– Et consentante, interrompit Jacques, en retard de deux mots.

Il ajouta :

– Plus connue sous le nom de Bébé.

– Mais qui ne l’aime pas, dit l’enfant posée et fine.

Sa voix d’une si spontanée distinction, et son calme de grande personne, firent qu’Augustin regarda avec plus d’attention ses admirables yeux bleu sombre. Puis, comme elle était néanmoins fort jeune, elle se leva de son tabouret et recommença d’entourer le cou de sa tante avec ses petits bras éperdus.

– Bébé, voulez-vous bien ne pas m’étrangler complètement avant notre commun départ !

Elle desserra l’étreinte et lui confia à l’oreille d’une voix jalouse et passionnée que tout le monde entendit :

– Excepté quand sa tante le prononce.

Toute cette scène respirait une sorte de bonheur silencieux plus riche que les mots et qui circulait sous eux comme un courant sous-marin. M. Desgrès s’y reposait très évidemment. Il enveloppait sa belle-sœur d’un regard concentré, un peu triste, coupé de rares demi-sourires, dont rien ne distrayait l’avidité tranquille. Sa parole avait pris une teinte douce et comme restreinte, dans ce même calme qui avait tant frappé Augustin.

– Vous descendez à l’Excelsior. Le lieu est l’un des plus délicieux de la Rome moderne, en avril, au milieu de tous ses jardins. Et vous voudrez bien me téléphoner, vous, mademoiselle de Préfailles, ajouta-t-il avec un sourire amusé.

– Mlle de Préfailles n’oubliera pas son oncle Henri, dit Mme Desgrès, d’un air de visage qui n’était destiné qu’à lui.

Il semblait à Augustin qu’elle n’avait jamais été plus belle, d’une beauté qui n’était que la fleur de sa longue élégance héréditaire, de son charme et de sa santé même. Tout à côté de ces traits permanents, plus personnelle et fugitive qu’eux, on ne savait quelle timidité rieuse lui donnait, en plus des autres, toutes les grâces de la faiblesse. Elle paraissait comme réchauffée et presque portée par ces sortes d’effluves émanés du profond sentiment silencieux qui l’enveloppait assez visiblement.

Elle dit d’une voix rêveuse :

– Anne, parmi toutes les belles choses que vous verrez…

– Je voudrais, dit l’enfant, qu’on m’explique pourquoi ces choses seront belles.

Augustin sourit. Jacques éclata de rire.

– Il faut, dit Mme Desgrès des Sablons, demander cela à M. Méridier qui sait tout.

La petite fille tourna vers Augustin ses admirables yeux d’un bleu assez farouche, mais sans lui parler.

– Vous partez déjà ? lui dit-on, comme il se levait. J’aurais aimé que vous dîniez avec nous. Vous voyez tous les convives.

Les difficultés et les regrets dansèrent ensemble devant les yeux d’Augustin… Quoique ses vacances fussent en théorie commencées, il y aurait, à rentrer tard, des difficultés d’heures… il faudrait aller sur-le-champ s’habiller, revenir…

– Madame, dit-il, je n’ai jamais été plus désolé d’un horaire d’École…

Quand il la connut mieux, il sut qu’elle ignorait sereinement certains obstacles de la vie et mainte autre chose difficile, comme les distances, le temps, les règlements, le fait qu’on pût ne pas avoir dans son gousset le prix d’une voiture, ni peut-être dans son trousseau de quoi s’habiller pour le soir.

Quand il salua M. Henri Desgrès, celui-ci demanda avec amabilité :

– Connaissez-vous, parmi vos camarades scientifiques, quelqu’un qui fût… d’une grande distinction d’esprit ? Je veux dire qui connût parfaitement sa technique et la dépassât, d’un esprit imaginatif et rigoureux à la fois ?

– J’en connais un, monsieur.

– Ah ! s’il voulait entrer dans les affaires en sortant de l’École, je le lui faciliterais.

Augustin sourit intérieurement de la simplicité voulue avec laquelle il minimisait sa complexe puissance.

– Monsieur, je le lui dirai. Je ne suis pas sûr qu’il n’entre pas à Saint-Sulpice ou dans quelque Ordre religieux.

– Ah ! dit M. Desgrès avec le même calme.

Un haut maître d’hôtel passa Augustin à un autre domestique dans lequel il ne reconnut pas celui qui l’avait introduit. Transmis ensuite à un valet de pied qui stationnait au rez-de-chaussée, dans l’énorme vestibule, il se rappelait que des tournants se le passaient ainsi, il y avait quatre ans, dans les couloirs du vieux Lycée. Au reste, de ce voyage, peu de chose surnagea : peut-être des verdures sous des tapisseries, l’habile dissimulation d’un ascenseur, et certainement la froideur du décor, dans cet écrasant escalier de marbre où sonnaient des débuts d’échos. Il était six heures et demie du soir.

Très haut, au niveau de leurs cintres, une petite lumière solitaire brillait dans une des torchères des deux porches cyclopéens qui ouvraient sur la rue. Comme il entendait crier ses pas sur le gravier de la cour, il se demanda assez naïvement laquelle des deux portes cochères s’ouvrirait et par quel mécanisme. Son entrée ne lui laissait aucun souvenir de ce détail, si étrange que cela fût.

Il fut prévenu par un timbre pur, qui parut avoir volé au-devant de ses pas, muet et de toute manière insensible, pour venir éclater contre le pavillon du concierge en deux petites bulles d’un son doré, dont l’effet magique fut précisément de donner à Augustin issue sur le monde extérieur.

Il éprouvait un sentiment profond et confus dont il n’était pas sûr qu’il ne fût un très grand bonheur. Il aurait aimé autrefois que les Destins lui présentassent l’Angleterre isolée, sans transition, dans un dépaysement intégral. Elle lui venait, au contraire, comme un prolongement de ce salon Louis XVI, pareille à une mondanité extrême et raffinée, qui, ayant atteint ses limites, devait, pour se dépasser, bondir dans l’exotisme.

Mais maintenant, du couple : salon Louis XVI-Angleterre, le premier terme surtout était proéminent et d’une évocation infinie. Il en aimait tout, collectivement. Mme Desgrès des Sablons et la qualité sociale de sa cavalière grâce, où se trouvaient fondues la décision, l’hésitation, une manière de timidité fraternelle et hardie jointe à une certaine insatisfaction de désirs, pressentie déjà autrefois, mais dont il lisait peut-être le secret aujourd’hui. Et cette longue fillette fine et grave « plus connue sous le nom de Bébé », cette sérénité sans sourire posée sur ce visage d’enfant.

Qui étaient Jeanne et Colette ? Qui était Paul ? M. Desgrès des Sablons s’appelait Paul. Il ne semblait pas manquer à l’atmosphère sentimentale de ceux qui étaient là.

Peut-être en aimait-il surtout cette obscure perception de puissance et tous les intérêts d’une vie accablante, sans aucun rapport avec ce qu’il avait connu jusqu’alors. Mais précisément, cette hétérogénéité lui plaisait. Ainsi laissé en dehors, il lui semblait être mieux placé pour en manipuler les épaisseurs, les sentir étoffées et somptueuses. Tous ses pressentiments imaginatifs, que son manque d’information laissait plus ou moins voisins des romantismes et des mirages, conquéraient la qualité suréminente qui s’appelle le réel.

Au-dessous de cette superstructure, soubassement aux teintes neutres ayant la dureté, la résistance et le genre de beauté de la pierre, l’immense pouvoir financier légitimement incarné en l’un des authentiques rois modernes du monde, l’emplissait de respect et d’une sorte de silence. En de rares lieux dominateurs, aux points d’inflexion des grandes courbes statistiques, la souveraineté de ses décisions personnelles, nourries d’une documentation si vaste qu’elles semblaient impersonnellement techniques, modifiait les déterminismes économiques là où il avait voulu. Si la destinée qui s’ouvrait à Largilier lui avait été offerte, à lui, Augustin, il ne lui eût pas préféré Saint-Sulpice.

Toutes ces choses gonflaient son cœur d’une volupté multiple, ardente, incroyablement nouvelle, embrassant toutes les autres et spéciale à la fois, étoffe où toutes les joies sont taillées et qui est la passion de vivre.

Le fait que cette vie était en grande partie imaginaire ne le gênait pas. Les Chimères ont de beaux yeux.

Les intellectuels ne remplissent guère que par l’imagination les formes trop spacieuses de la vie ; c’est ainsi que Balzac était grand homme d’affaires, grand industriel, grand avoué et nabab. Que toutes ces choses existassent hors de lui, et inatteignables, qu’importait à Augustin ? Elles existaient. Et où était Dieu là-dedans ?

La vraie tentation d’après les crises de Foi n’était pas, il le voyait bien, l’appel puéril des Marguerites, mais la force et la beauté d’un monde que la puissance humaine développait toute seule, sans l’aide de Dieu.

Le vent tiède de la Semaine Sainte lui soufflait quelques gifles de pluie. Des automobiles projetèrent obliquement, de chaque côté des allées cavalières, l’eau tombée sur la chaussée. Le mot de Romain Rolland, « la vie dépasse Dieu », qu’il avait méprisé jadis et jugé inepte, lui revint en mémoire et se vengea. Dieu ! Qu’espérons-nous rencontrer sous nos mains, dont nous puissions remplir ce mot démesuré ? Nous y mettons de pauvres objets grêles, des vérités morales de sens commun, du mysticisme de couvent, rien de l’immensité des choses. Glaciale cause première, chassée des libres déterminismes humains, l’infinitude des sciences expérimentales et la riche complexité de l’action la dépassaient également. Il trouva qu’il avait avancé depuis la veille sur le chemin de l’agnosticisme.

Dans le balancement habituel de ses pensées, l’impartiale contradictoire se présenta à lui :

Du gleichst dem Geist den du begreifst…

Boutroux paraphrasait d’habitude en un sens antiidéaliste ce vers de Gœthe : « tu crois que ce qui est, c’est ce que tu conçois ». Mais cette contradiction pendait, il le sentait bien, dans le vide.

Augustin se dit qu’il avait à peine le temps de rentrer, eut des désirs de taxi-autos (ils commençaient à cette date à circuler dans Paris), se railla de ces goûts de luxe et sauta dans le tramway jaune. Chemin faisant, il pensa à la distinction désarmée des siens, aux antipodes de celle-ci et non moins grande, se rappela brusquement son père et sa légère défaillance de santé, espéra qu’aucune éventualité fâcheuse ne se produirait pendant son absence, mais se promit d’écrire, dès ce soir, les dates du voyage et le nom de l’hôtel.

Le lendemain, vers neuf heures, un pli porté à la main lui fut remis. On y lisait, dactylographié au-dessous d’un timbrage bancaire : « D’ordre de M. Henri Desgrès, nous avons l’honneur de vous faire parvenir un chèque en francs, de… (suivaient des chiffres, des numéros, des noms de Banque) ; un autre en livres sterling, payable à Londres (suivaient des renseignements similaires), deux billets de première classe Paris-Londres, via Calais-Douvres, et les suppléments ci-inclus de cabine et Pullman. Veuillez, pour la bonne règle, nous en accuser réception par bordereau ci-joint, etc. »

Augustin trouva ces chiffres considérables et dépassant de beaucoup le traitement paternel. De beaux mots chargés de brouillard et de bruits de mer tintèrent à ses oreilles. Il décida de prendre le taxi convoité la veille pour gagner du temps, débarqua sur les boulevards, devant un immeuble de grande Banque qui lui parut babylonien, pensa que c’était la première lois qu’il encaissait un chèque, erra sous des voûtes d’une hauteur de cathédrale et d’une couleur de veau d’or, fut envoyé après un périple fort long à l’un des guichets jouant le marbre où il lut ; « Dispositions à payer », sur un registre à colonnes et à chiffres. Il s’étonnait que les caissiers s’occupassent des dispositions morales de leurs débiteurs et leur donnassent des notes comme en classe, lorsqu’un monsieur lui cria : « Datez ! signez au dos ! mettez pour acquit ! » Ce faisant, il se sentit nager au cœur des complications économiques.

Comme il classait ses billets de banque avec la prudence des bonnes gens du Cantal, ses yeux se portèrent sur des sortes de dictionnaires rattachés par une chaînette à de hauts pupitres pour écrire debout. Ouvert, le volume montra ce qu’il était : un annuaire financier. La page donnait la liste des Présidents de Conseils d’Administration des valeurs admises au Parquet. Il chercha « Desgrès (II. G. M.), né à Lyon, le… » Il fit le compte de l’âge, c’était cinquante et un ans.

Suivaient des signes de décorations, de nombreuses autres abréviations, et le titre : Ingénieur des Mines. Puis des adresses à Paris, à Lyon et des noms de châteaux. L’adresse de Lyon ne lui dit rien. Derrière l’indication « Régent de la Banque de France », venait un cliquetis de mots inconnus : Banque de Lyon et de Genève pour l’industrie électrique. – Banque hypothécaire franco-algérienne. – Banque du Congo belge. – Énergie électrique Lyon-Rhône. – Distribution d’Électricité Lyonnaise. – Gaz de Lyon. – Énergie électrique Marseille-Nice et Littoral. – Produits chimiques et Bauxites. – Énergie électrique algérienne et coloniale.

Autant de terræ incognitæ.

Y figuraient aussi des références à des conseils d’administration de deux ou trois très grandes banques, des charbonnages français, d’autres belges, des mines de cuivre du Congo belge, un des grands réseaux de chemins de fer français, et quelques autres où se lisaient des noms de ports et de territoires canadiens. Augustin ferma le livre et le mit en place.

Il revit le froid et attentif visage si calme, l’air de fine autorité pesante, et aussi le regard concentré, triste et persistant dont il entourait Mme Desgrès des Sablons. Il conclut que les annuaires financiers ne savaient, au fond, pas grand’chose.

*

* *

Quelques lettres aux enveloppes simplettes, de papier pauvre et bleu, de format dit commercial, partirent presque tous les soirs du Cantal, dans les premiers jours de l’absence. Les irrégularités postales firent qu’Augustin en reçut plusieurs à la fois.

Il les lisait toutes au breakfast, dans la salle à manger du Savoy, d’où dégringolaient des terrasses, devant son porridge, son jambon d’York, ses fruits de Californie, sa confiture d’oranges, son haddock et ses œufs pochés. Sur les jardins du fastueux hôtel étagés jusqu’à l’Embankment, sur la large Tamise gonflée, sur les paysages industriels de la rive sud, les briques jaunes des bâtiments en faux gothique et la masse de Waterloo Station, riait le délicat soleil de l’Angleterre. Aux deux faces du Savoy, côté fleuve et côté Strand, glissait à bruit doux la vie du grand Londres impérial, d’un mécanisme huilé et somptueux.

Les lettres étaient cette fois écrites par sa mère. Tout le monde allait bien, sauf son papa, toujours souffrant. La préoccupation de ne pas effrayer les enfants, de représenter tout avec douceur, de ne pas assombrir le voyage se fût peut-être montrée dans ce texte, pour des yeux critiques et pessimistes. On y lisait des « heureusement » trop vagues, des « espoirs dans le repos des vacances », des souhaits pour le « beau voyage ».

Augustin annonça qu’ils partaient dans trois jours pour Cambridge et Oxford, qu’ils repasseraient par Londres au retour, et que l’hôtel ferait suivre toute la correspondance. Pour son père, il parlait des marbres Elgin, des Déesses sereines et respirantes, couleur de miel. Il venait de leur porter « ses prières ». Il les aimait presque mieux en leur humble sous-verre, telles qu’elles pendirent longtemps aux murs du cabinet paternel, pour leur commun amour.

À Cambridge, dans le quadrangle d’entrée de King’s College vidé par les congés de Pâques, devant la façade latérale de la Chapelle, et davantage sous les éventails de ses voûtes, Jacques changea d’idée. Pris de passion pour le gothique anglais, il désira faire la tournée des villes à cathédrales. Après Ely et Peterborough, on remonta vers Lincoln et Durham. On revint sur Oxford, Salisbury, Winchester. On vit Canterbury juste avant le retour, sans repasser par Londres. L’hôtel n’eut pas à faire suivre aux lettres le détail de ces déplacements et les retourna sur Paris.

Vers le début de la deuxième semaine, les lettres bleues partirent du Cantal tous les jours. Même elles changèrent de tactique. Elles voyagèrent deux par deux. L’une s’arrêta rue d’Ulm. L’autre s’en fut jusqu’au Savoy, vit ce qu’elle put de Londres, du fond de son sac postal, dans les voitures écarlates du service de Sa Majesté. Rembarquée pour la France, elle revint trouver sa compagne, rue d’Ulm, sur la tablette du concierge, derrière les vitres de l’étroite cage en verre. Une dépêche fit de même. Une seconde dépêche resta à Paris, ainsi qu’une troisième, partie le dimanche matin. Toutes trois accumulèrent l’une sur l’autre leur petit message dédaigné.

Augustin rentra à Paris le dimanche, vers neuf heures et demie du soir. La limousine déposa d’abord Jacques dans l’hôtel de la grande avenue. Il n’y avait personne. M. Desgrès ne s’y trouvait pas. Ces dames restaient en Italie. Augustin ressentit une légère amputation de son bonheur. La voiture le ramena à travers le Paris de dix heures du soir.

Sa déception passée, il s’abandonnait aux visions qui, sortant de lui, débordaient sur les larges avenues nocturnes. Tout éclatait de promesses puissantes et confuses. Peut-être l’âme désignée pour les plus hautes richesses reposait-elle en cette enfant sérieuse et magnifique, d’une grâce qu’elle ignorait, qui tenait à la race et descendait plus profond que la personnalité. Celle-ci ne se l’était pas encore annexée ; elle flottait autour, comme en réserve, méconnue de ce « moi » d’enfant.

– Je voudrais qu’on m’expliquât pourquoi c’est beau…

L’automobile fuyait sur un boulevard Saint-Germain désert où mordaient les bouches noires des rues latérales. Elle doubla deux tramways, l’omnibus du Panthéon, enfila le nouveau boulevard Raspail. Mais là, le chauffeur se trompa, longea le Lutetia, tomba rue de Vaugirard, où un fardier le ralentit et le força de stopper devant l’institut Catholique. Il dut rouler lentement quelques minutes derrière le fardier.

La lourde chapelle Louis XIV, d’une masse écrasée, déversa tous ses secrets administratifs et mystiques sur Augustin en plein rêve. Elle eut le temps de le baigner d’amertume et de rancœur, de le rendre aux souvenirs de la douloureuse nuit. Il s’agaça de l’enfantillage. Contre qui, cette rancune ? Contre toute la masse de son ancienne vie pieuse, qui n’avait pas su le protéger ? Mais qu’est-ce que la vie de Dieu, dans l’âme ? Si la Bible est le champ clos des lois historiques, l’âme est celui des lois psychologiques. Ni l’un ni l’autre n’atteint l’Absolu. Aucune rancune contre l’inconnaissable : ni de rêverie parmi ses brumes. Dans ces reflets d’émotions passées, pareils à des photographies de mortes, trop de douleur se cache. Augustin n’en remuerait pas volontiers le souvenir. Tout est maintenant bonheur, convalescence, repos…

Il sauta de voiture, prit son bagage, franchit la cour et le vestibule, avança la tête dans la petite cage en verre et trembla devant son courrier : des lettres dont il ne compta pas le nombre, par terreur d’en voir autant, et trois dépêches posées sur elles. Raide d’attente et ses mains engourdies, les fibres de ses muscles devançaient l’intelligence, pressentant une horreur que celle-ci ignorait encore.

La première dépêche portait : « Obsèques lundi neuf heures. » Une autre : « Très malade. Urgent revenir. » La troisième : « Père pieusement décédé cette nuit onze heures. Tendrement unis dans prières. »

Toute sa pensée demeurait impénétrable à ces nouvelles, désensibilisée, et comme durcie de cocaïne. Le vestibule, le gaz qui tentait ainsi que d’habitude de monter l’escalier du directeur et s’arrêtait au tournant, la porte du parloir, restaient inaffectés, immobiles, tout à fait comme à leur ordinaire quoique pas très sûrs de leur assiette, dans un paysage qui commençait de devenir tourbillonnant et vertigineux.

Deux choses étaient en conflit dans son cœur : le tissu des environnements accoutumés, si naturels et si doux, et l’innommable horreur qui, perçant son chemin à travers ces vieilles choses stables, devenait le réel, ne l’était pas encore. Aucune souffrance positive. Rien qu’un coup à assommer, une sorte de suffocation, un temps mort. Jusqu’à ce que montât enfin des profondeurs connexes du corps et de l’âme, souveraine et ravageante, l’onde de douleur qui avait impassiblement pris tout le temps nécessaire à se former.

Augustin sentait une gêne intolérable, comme d’habits trop courts, d’un col sanglé et étranglant. Tandis que gonflait en lui une houle de cris sauvages, il devait se taire et ne pas crier. Ces lamentations de démence (qui sont justement une soupape contre la démence), défense de leur donner issue. Ordre de les rejeter à l’intérieur. Rien de cela n’était public… Il serra les mâchoires, sentit contre ses tempes le mal qu’y faisaient ses poings. Il fit un sourd petit bruit rauque et ce fut tout.

Un grand morceau de lui, cœur, poitrine, il ne savait, se détachait de son corps, dans sa matérialité sanglante. Il en percevait la déchirure, baveuse, mal coupée. Il tendait des bras de fou vers ce qui s’arrachait ainsi, comme s’il pouvait l’empêcher de partir, le réajuster, refaire avec les morceaux l’unité de la vieille vie. C’étaient des cris si simples qu’il lui fallait refréner, des clameurs presque animales… Où donc avait-il déjà éprouvé, il y avait peu de jours, une sensation d’arrachement semblable ?… Mais où donc, grand Dieu ?…

Des inquiétudes urgentes et vagues, des nodosités obscures, gonflaient sous l’horreur principale… L’une d’elles creva, déversa son contenu au beau milieu de tout le reste : « Le train ! le train ! Il fallait prendre le train !… » Il se vit courir vers de grands globes blancs.

Cependant le chaos s’ordonnait : « Il faut savoir exactement. » Il manipula les dépêches avec des mains qui tremblaient, sentit revenir l’horreur et la folie, dont il maîtrisa les débuts d’une décision violente : « Pieusement décédé cette nuit… » C’était samedi ! Voyons ! Non, vendredi. C’était avant-hier… Elles n’ont rien écrit depuis ! Mais si ! mais si ! Elles ont écrit… Mais c’est dimanche… irrégularité des distributions uniques… « Enterrement lundi… »

Ce fut ce mot d’enterrement que l’horreur choisit pour se faire traîner de nouveau en plein jour mat et blanc. Le mot le plus cru, le plus matériel, le goût de terre et de pluie, le vernis du cercueil et les cordes, son pauvre père là… La poussée fut telle qu’elle éventra les digues et se déversa dans les premiers sanglots qu’il eût encore sanglotés. L’idée d’un refuge le traversa : le même coin du parloir où il avait pleuré sur les rideaux, dans l’enivrement de son ancien triomphe. Il y put crier à l’aise, taper du pied, pleurer longuement sous la vieille poussière.

Le souvenir du chemin de fer lui sauta à la gorge. Dix heures un quart ! Il fallait partir. L’heure de l’express de nuit ? Il n’en savait rien. Il courrait sa chance. L’argent ? Le reste du chèque français était là. Heureusement. Gratitude. Sentiment d’une grâce matérielle comme un cadeau du Ciel, dans la naïveté d’autrefois… Où donc, déjà cette chance d’avoir trouvé de l’argent à point nommé dans sa poche ? Le restaurant, Vévé… Dérision et honte…

Il traina sa douleur chez le surveillant général, froidement. Chance qu’il fut là. Chance aussi que dans le parloir fût restée la valise. Pas à passer au dortoir, essuyer des apitoiements… Il y a du pyramidon dans la valise…

Augustin s’installa dans l’obscur coin brun d’un compartiment de troisième classe, fraternel comme une vieille chambre. De doux Pullman horribles ricanaient dans ses tout proches souvenirs.

Peu de voyageurs. Le flot de Pâques avait cessé. D’ailleurs, il coulait en sens inverse. En fin de vacances, les courants de rentrée confluent vers Paris. Le remuement des sacs et des valises s’était apaisé assez vite. Les oreillers à louer, dans leur chariot blanc, disparurent à l’extrémité du quai nocturne.

Une foule de détails physiques, mal de tête, soif, sueur, objets pris ou oubliés, honteux de se faire occuper de soi, tenaient cependant leur petite place à côté de sa douleur. Ballottée par l’anxiété de l’horaire et la course en fiacre, celle-ci se trouvait comme à un moment neutre. Elle était une grosse chose pesante, ni feu ni déchirure, monstre lourd, mystérieusement placé en un point commun au corps et à l’âme. Une implacable immensité de souffrances tenait dans cette petite place, attendant on ne savait quel déclenchement.

Une idée bondit dans sa conscience, l’éclairant comme une fusée, juste ce qu’avait fait la pensée du train. Les lettres !… Si extraordinaire que ce fût, il ne les avait pas lues encore ! Les lettres étaient là, dans sa poche, l’une d’elles ouverte. Comment ouverte et quand ? Sans doute sous le gaz du vestibule, dans les quelques minutes de véritable somnambulisme qu’il avait traversées, au moment d’aller pleurer dans les rideaux du parloir. Mais il n’en gardait aucun souvenir. L’épouvante de ces premiers moments était telle qu’il n’avait nul désir de les faire renaître.

Une voix de soldat, rude et triste, sentant le plein air et le vin de caserne, chantonna :

Mon capitaine me dit ;

– « Es-tu bon militaire ? »

Le train passa les immédiates banlieues, prit la demi-vitesse qui avait si longtemps signifié la libération des voyages, et tentait de la signifier encore, mêlée au frais de la nuit.

– Mon fusil à la main,

Je me défendrai bien…

Augustin se leva exaspéré et s’en fut occuper au fond du couloir, près de l’accordéon des passages, un petit coin sous la veilleuse, dans le voisinage des cabinets à demi ouverts et pleins d’eau. Là, il lut les pauvres lettres lugubres.

Pendant qu’il se promenait parmi le double luxe de l’Angleterre et de l’inquiétude métaphysique, savourant de vaporeuses et magnifiques synthèses, poésie, biblicisme, gothique perpendiculaire, carillons anglicans sur les spongieuses pelouses de Kew Gardens (et très loin, tout au bout des pistes, de vagues préconstructions passionnelles) ; tandis qu’il voyageait en une totale indépendance des contraintes de la vie, corps glorieux de l’éther économique, les siens souffraient un martyre obscur, humble et accepté. De courtes pages très douces racontaient l’histoire, si brève jusqu’à l’aggravation subite.

« … Papa a passé une bien mauvaise nuit… Il a dormi un peu le matin. Le docteur est venu deux fois. Ne tarde pas trop à rentrer… Il a eu un peu de délire…

« … Il a pris Pierre pour toi… Il a parlé de toi comme si tu étais encore au Lycée, et dit que tu n’aurais pas le temps d’écrire tous tes devoirs demain… »

La préparation se faisait cette fois. Elle rendait vraisemblable la nouvelle, lui rapportait le passé qu’elle n’avait pas eu jusqu’ici. Les événements revenaient du néant. Le temps les rendait l’un après l’autre, comme des noyés. Augustin comprenait, mettait les choses ensemble. Elles s’engendraient, se ramifiaient, constituaient peu à peu cet arbre d’où, comme le plus naturel des fruits, tomberait la mort.

« … Nous sommes angoissés. Papa, comme tu le sais, ne communiait jamais. Maman n’a jamais su depuis combien de temps, il ne faisait plus ses Pâques. Prie bien pour lui, mon cher Augustin, prie bien pour nous… »

Heureusement, maintenant, il ruisselait de larmes. Il se mouchait, toussait, éternuait dans ses sanglots, sans témoin, au coin du wagon brun-ocre. Personne pour le gêner dans cette besogne, qu’on ne fait bien que seul. La douleur pouvait écraser de toutes les pressions possibles son pauvre cœur. Les larmes étaient là, maintenant, salvatrices. Aucune plaie supplémentaire qui n’en fût une source. Il pleurait à pleines joues, sereinement.

Certains détails rendaient des sons à part, dans le grand hurlement de la souffrance. Ils apportaient leur douleur spéciale, inconfondable, parmi tous les coups de couteau dont il sentait le fil.

« Depuis notre dernière lettre, Papa était extrêmement faible, mais il se reconnaissait bien mieux. S’il était ici, a-t-il dit de toi, je ne pourrais le voir mieux que je ne le vois maintenant. Maman a proposé de faire revenir l’abbé B… (C’était lui qui avait succédé à Amplepuis.) Papa a bien voulu. Il a reçu l’Extrême-Onction en pleine conscience. Il a communié. Il a prié avec nous. L’abbé vient de sortir, il y a une demi-heure. Papa s’est assoupi… »

« Faire revenir l’abbé B… » Où donc a-t-on dit qu’il était venu déjà ?… Mais Augustin se sent incapable de partir à la recherche de cet événement dans la sinistre série des lettres… D’ailleurs, c’était l’une des dernières phrases de la dernière lettre… Elle venait juste avant les prières et les détresses terminales. Écrit le vendredi soir. C’était bien cela.

Et puis la dépêche : « Décédé pieusement cette nuit onze heures… »

Il lui semblait avoir atteint provisoirement le fond de ce chaudron de souffrances. La pensée ne lui venait pas que c’était un palier entre deux tourments, et qu’il aurait besoin, au cours des jours prochains, de bien d’autres paliers semblables. Il se croyait parvenu à une sorte de paix désespérée.

Un précaire équilibre commençait maintenant de s’établir entre le réel modifiable et l’inadaptation de ses désirs. Le niveau de ceux-ci baissait, d’un glissement doux, sans pression, ni bouillonnements, ni rupture de pente. Ils n’étaient plus des désirs, mais de simples évocations, des cris devant des images. Il ne « voulait » plus, il se rappelait seulement. De violents souvenirs venaient de tous les passés où s’était trouvé son père, avant les années de fatigue et de semi-vieillesse. Le temps des thèmes latins ; les voyages au lycée ; plus loin encore : les matinées de neige, de catéchisme et de chocolat ; et puis d’autres moments aussi, de ce présent savoureux qu’est l’enfance, ce que les adultes, faute d’autre mot, appellent sa fraîcheur. Tous les souvenirs religieux faisaient corps avec eux, s’y trouvaient associés, acceptés. Tout se fondait dans l’ingénuité de Foi d’une adolescence frêle et pleine de Dieu. Il tendait les bras vers ce double passé.

Ses pauvres yeux brûlés se fixaient sur la nuit. Un ciel nettoyé, glacé, sans lune, plein de dures étoiles, un ciel d’aigre avril, dominait des masses nocturnes inscrutables et galopantes.

Les espoirs métaphysiques de la survie qui s’échelonnaient depuis « Phèdre » et « les Lois » jusqu’aux espérances bergsoniennes, n’étaient-ils qu’une immense berceuse pour sanglots d’homme ? Juste de quoi émousser aux arêtes le granit des tombeaux ? Pourquoi un vaste Dieu inconnu n’absorberait-il pas fraternellement, avec tous ceux qui ont cru le trouver, ceux qui l’ont cherché en vain, dans les larmes ? et les ténèbres de la terre ?

Le carreau où il appuyait son front lui transmettait tout le froid paysage extérieur, comme il avait fait déjà, il y avait deux semaines, à la fin de la lugubre nuit.

VI

CANTICUM CANTICORUM

I

LE RETOUR

« Augustin Méridier, professeur à la Faculté des Lettres, Lyon. » – L’homme d’équipe lut ce nom et ce titre sur une valise qu’il venait de décharger des bagages et qu’il livrait. Le propriétaire était ce jeune homme de trente à trente-cinq ans, arrêté sous l’horloge extérieure, regardant le paysage. Un gros garçon niais et rose, en bras de chemise, chargeait des malles sur un omnibus d’hôtel.

Augustin constata que ni sa mère ni sa sœur n’étaient venues l’attendre. C’était un torride début d’été. Il aimait cette température à cause de ses rhumes incessants. Mais il en craignait la fatigue pour sa mère, et le bébé de Christine avait dû retenir sa sœur à la maison. Dans l’appartement frais et vide, l’appartement d’autrefois, les deux femmes restaient seules, désormais, sa sœur dans un quasi-veuvage, pire qu’un veuvage, seules parmi les restes de tous les événements que plus de dix ans de durée, dont cinq ans de guerre, avaient amoncelés sur toutes les vies et sur leurs vies.

Augustin demanda : « Pourriez-vous prendre cette valise avec vous et la déposer en passant chez Mme Méridier, rue de l’Abbatiale ? » Un Monsieur rasé, d’une gravité commerciale, vêtu d’un cache-poussière beige, s’introduisit dans la boîte roulante.

Le garçon regarda la Légion d’honneur d’Augustin et sa jeunesse, puis resta indécis. Son esprit se composait d’un certain nombre d’impulsions et d’images que toute nouvelle venue désorganisait. Par exemple, on allait de la gare à l’hôtel, ou réciproquement, à certaines heures, porteur de malles d’une variabilité quotidienne mais attendue. On remontait la rue de l’Abbatiale, sans y arrêter.

La sonorité des roues changeait ; l’air plus froid tombé de la haute Abbatiale rafraîchissait les joues jusqu’à l’horloge quadrangulaire, exactement. Après quoi, le soleil rebrûlait. Les roues retrouvaient le son mat primitif et quatre caisses d’oranger composaient sur un trottoir d’hôtel modeste, un boqueteau qui était le signal visuel de l’arrêt. Des couleurs plus vives, écarlate ou jaune cru, pouvaient s’y joindre, rayonnées du chapeau des dames qui attendaient sous cet ombrage.

Quarante sous passèrent de la main d’Augustin dans celle du cocher, geste créateur de pacte solennel à forme indécrite.

Immédiatement l’action de déposer une valise chez Mme Méridier devint sœur des actions quotidiennes, participa des travaux et des jours. Même, comme la dimension variable des malles, ou les taches d’écarlate et de jaune dans le carré des orangers, elle présenta ces qualités d’inattendu et toutefois de parfaitement ajusté aux circonstances, où les moralistes voient l’essence de l’esprit.

« Je vas la déposer en passant, si Monsieur veut, dit le cocher. »

Ce « si Monsieur veut » était prétention et non servilité. Il signifiait l’habitude que croyait avoir le cocher des formes employées dans de plus grands hôtels, où des compagnies de voyageurs riches s’abattent, le temps de faire constater leur race différente, pondre un pourboire dans des paumes et reprendre vol.

Le cocher refit les gestes du départ. Le Monsieur beige se réjouit en sa boîte roulante et la petite place retomba dans la torpeur de l’été.

Les bâtiments de la gare ne cherchaient point à paraître soignés, ni n’esquissaient d’architecture. Ils étaient plats et innocents. Ils tendaient la main aux premières maisons du quartier neuf que les chemins de fer font naître à la lisière des très petites préfectures : aux Hôtels de la Gare, du Roulage, des Voyageurs, aux Charbons et Transports, au ciment armé d’un garage et à quelques autres bâtisses plus petites, juste sorties de terre et pas encore adultes. Un boulevard de la Gare, rigide et rectiligne, les portait toutes à la fois comme au bout d’un manche et les soumettait à l’agrément du chemin de fer.

Calée sur ses deux faces, entre ce boulevard et le bâtiment du P. O., la cour de la gare s’ouvrait sur ses côtés aux routes qui arrivaient des étendues rurales, et y retournaient après un stage dans l’agglomération des hommes. Elles venaient de traverser un fourmillement de jardins, sentiers, fossés d’eau et clôtures, soigneusement semé de hangars et de petits ateliers, pour qu’on ne les confonde pas avec les véritables champs. Elles ne gardaient aucun secret pour Augustin, les lui ayant tous confiés un à un, au cours des promenades avec son père, ayant tout dit et tout montré. Il connaissait quels murs, fatigués de veiller autour de trop minuscules héritages, avaient croulé de pur ennui, et rien n’existait plus des dispositions anciennes qu’un buissonnement de ciguës, de pariétaires, de ronces et de pierrailles. Mais il savait quels autres, érigeant des crépis tout blancs, renfrognés de culs de bouteilles coupants et incorruptibles, montaient d’intègres gardes autour de tonnelles dont on ne voyait que le faîte, symboles de cœurs très fermés.

Le sac à main d’Augustin posé à terre, le long de son pied gauche, attendait que prît fin la rêverie de son maître. Mais elle partit sur d’autres routes, joua au hasard parmi les repères bousculés, embrouillant les transitions et les fils que le réel avait soigneusement disposés d’avance pour la commodité des recherches. Enfin le bras s’inclina sur le sac. Ils traversèrent, l’un portant l’autre, toute la longueur de la place, sous un ciel d’un blanc de fournaise, concentré, à soixante-dix degrés de hauteur, en une région sans contour défini, incandescente et infixable. Autour de ses pieds, des ombres s’ouvraient et se fermaient comme des ciseaux noirs.

Le long de l’immense Abbatiale, la rue fuyait, fjord de fraîcheur entre deux à pic. La falaise de gauche était le granit roux des murs romans. Des croisillons découpés entre les contreforts éclairaient, près de terre, l’air noir des cryptes. En haut, les vieilles pierres sacrées prenaient un rose sans âge. L’on aimait croire qu’elles n’avaient jamais été regrattées, restaurées, remplacées par d’autres plus neuves, ni même rescellées. Le temps qui ne savait couler commodément qu’au ras du sol, par le canal des rues, là où il trouvait des maisons à mordre, s’était arrêté pour ces hautes pierres, les laissant intactes, dans leur amorphe azur, depuis le jour, distant de huit siècles, où elles avaient quitté leurs échafaudages médiévaux.

La falaise de droite était le mur moderne qui bornait l’enclos du Sacré-Cœur. Offensé des chiens et des hommes, décrépit après dix ans, pelé par place, fait de matériaux sans race, il opposait une absence de réponse humble et têtue à l’interrogatoire que le gros œuvre d’en face adressait à cette pouille. Mais par-dessus sa crête de jeune mur sénile, le doux capitonnage des verdures, élastique, continu, regonflait à chaque printemps. Des marronniers, des lilas, qui devaient, vus d’en bas, s’arrondir en berceaux concaves, présentaient par-dessus la muraille un moutonnement d’ouates vertes pareil à l’envers des nuages du côté qui regarde le zénith, et que les peintres connaissent bien puisqu’ils lui superposent des Déesses.

Un paysage de grottes, de flocons, de volutes, de duvets, toutes sortes de choses molles et rondes, qui d’habitude ne se montraient qu’en gris trianon ou blanc doré, teintes de vert cette fois, cachait dans ses creux d’inaccessibles nids. À cette fête, où les oiseaux s’égosillaient pour de profonds bonheurs de quelques semaines, la grande muraille d’en face assistait sans comprendre, froide comme pierre, perdue dans son passé.

Telle se trouvait en général, la fraîcheur de l’Abbatiale au cœur de l’été. Mais à l’instant où Augustin y passait, à cette date précise de cet été particulier, des chants de Vêpres se firent jour comme ils purent, à travers les vitraux et les porches. Ils sortirent dans un plein air mal fait pour eux, perdant au cours de la traversée, leurs riches volumes vibrants, la fermeté de leur corps et tous les caractères secondaires qui les faisaient exister comme sons. Seule restait, affaiblie et ténue, leur essence musicale mystérieuse.

Augustin découvrit qu’il n’avait pas pensé à l’heure des Vêpres et que sa mère devait sans doute s’y trouver. Il eut l’idée d’entrer pour attendre, préféra rester au plein jour, choisit d’entrer, entra. S’il y avait salut, ce serait long.

Petites filles autrefois, avant que fût passé tout ce passé, des jeunes filles chantaient, au même harmonium, les mêmes chants. Les chanteuses d’alors étaient mères, étaient veuves. Agiles, les chants avaient sauté d’une paire à l’autre de ces belles lèvres interchangeables, au retour des mêmes encoches sur la circonférence du temps.

Dans ses rares apparitions d’après guerre, c’était la première fois qu’il tombait en plein dimanche, droit dans des vêpres molles qui se laissaient percer et traverser sans réagir que par des chants.

Il déposa tout sur la même chaise, son sac, son chapeau et les alluvions de tant de saisons, qu’il fallait réfléchir pour trouver leur nombre et planter sur elles le chiffre juste.

Il revit la Fondation Thiers, les premiers travaux de sa thèse, le séjour auprès d’un philosophe illustre et vieillissant, et de ses jardins au Bois de Boulogne une correspondance par les oiseaux. Il revit l’année d’Allemagne, les temps d’Heidelberg… Les sons coulaient sur son âme, juste à la surface de contact entre ce présent et ce passé, entre ce passé et d’autres, infiniment plus reculés, et plus subtils. Solution qui s’évapore en déposant ses poudres, ces chants abandonnaient leur grand lyrisme sémitique, leur voisinage de cèdres et d’encens rituel, cette saveur de Palestine et les alentours des années où il l’avait pour la première fois essayée sur sa langue. Il ajoutait sa vieillesse personnelle à celle de ces chants, comme on jetterait un caillou sur les Pyramides, pour les hausser.

Et puis, c’était la guerre, si courte pour lui. Toute sa compagnie prise, d’un coup de filet, quelque part près de Charleroi, le départ pour l’Allemagne, blessé. Sa grande chance : le Docteur scandinave, visiteur neutre de prisonniers, connu par lui à Paris, puis à Heidelberg. Bénéfice : trois ans de Lausanne ; les villas d’Ouchy, celle de « Mon Repos » cachées dans leur parc, plus vertes que leurs verdures ; l’Université sur la haute colline, – et il y professa ; – de vieilles rues protestantes, merveilleusement propres et les toits du XVIe siècle qu’enjambent les ponts contemporains ; la cathédrale expurgée, raclée de catholicisme ; l’outremer foncé du Léman sous tous les gris possibles aux brumes ; le bleu romantique des Alpes, les pics, aiguilles, hörner, nadeln, pizzi et guglie, crêtés, malgré la différence des langues, du même blanc de neige : violent tableau qu’aucun chant d’église n’entamait plus. Tout au sud, sur d’autres pentes, Évian, Thonon, Yvoire, la rive interdite de la patrie.

Trois choses arrivaient de France : des journaux censurés, des correspondances caviardées, et le vent d’ouest, libre mais vide. Ces malheureuses lettres arrêtées aux frontières, rudoyées, avilies de toutes manières, découpées au ciseau comme « dentelles » d’enfants par l’arbitraire des auxiliaires de deuxième classe, dans la poussière des contrôles postaux, apportèrent la mort de la frêle Jacqueline, le départ aux armées du jeune Pierre, qui voulait « vendre » et n’aimait pas le latin, et puis sa mort, le dernier mois avant l’armistice ; Christine, Sévrienne, puis Universitaire, mariée à un blessé de guerre mal remis qui paraissait charmant ; un certain son de glas dans les lettres maternelles ; dans celles de Christine une pauvre tendresse sans emploi, depuis trop longtemps en attente…

Oui, il y avait bien un salut : il ne l’éviterait pas. Il n’apercevait pas sa mère. Ses regards cependant ne se trompaient point de chapelle, ni ne s’égaraient entre les piliers…

Son retour en France, à l’armistice, ses belles thèses de Doctorat passées, un autre livre prêt pour l’impression, ses fiches rassemblées pour un troisième, et pas mal de billets de Banque suisses en train de hausser… Il versa dix sous à une jeune quêteuse modeste et inconnue et deux seulement à la loueuse de chaises, qui ignorait la valeur des sous nouveaux.

Une fois rentré en France et sa chaire de Faculté obtenue, c’était le départ pour Harvard, parmi les professeurs d’échange que la République envoyait outre-Atlantique en propagandistes. Et de nouveau l’élargissement des horizons au prix d’un continuel éloignement des siens.

Le blessé de guerre de Christine, maintenant très guéri, très gai, très léger, toujours charmant, toujours sur la voie d’affaires splendides, sa fuite, sur un pas de danse, avec une demoiselle aussi gaie, aussi légère, leur double départ vers d’autres bonheurs… Toute vie n’étant qu’un jeu, il lui laissait en gage, comme à pigeon vole, un petit garçon de trois semaines. Ces nouvelles tenaient dans une triste lettre de France, non contrôlée cette fois.

Christine, rentrée dans la vieille maison, commençait entre son enfant et ses occupations professionnelles au lycée de jeunes filles, une vie déveloutée de joies, mais non pas de sérénité ni d’une sorte de monotone bonheur.

Enfin Suzanne, l’effacée, la secrète, les voyant tous trois rassemblés, sûrs à peu près du lendemain, entrant dans l’Ordre religieux que toute son adolescence avait désiré, passant à sa jeunesse la consigne de désirer encore, immédiatement lancée dans les parties neuves de la Terre, séparée du Cantal par des mois de voyages, un large écartement des méridiens, une ouverture plus large encore et vaguement sanglante, peut-être dans son propre cœur, sûrement dans un autre, qu’elle laissait pour ne plus revoir.

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Augustin vint au-devant de sa mère comme elle se hâtait vers le bénitier. Elle parla la première, après les baisers. Ses mots, d’un provincialisme naïf, son fils ne les entendait jamais que dans ce coin de France. Il pouvait croire qu’ils ne servaient qu’entre eux. Ils attendaient, imperceptiblement plus usés, à chacun de ses successifs retours. Ils étaient les seuls où elle fût à l’aise, les seuls à pouvoir habiller son âme des vêtements unis qu’elle aimait. Elle en revêtait tous ses sentiments, des plus simples aux plus profonds, rebelles aux paroles, comme un tissu de laine est selon les besoins ou les températures, fichu d’épaule, ou coiffure, ou couverture de lit, mais jamais rien exactement.

Elle parlait de la chambre qu’elle avait préparée, des côtelettes « premières » achetées pour le dîner qu’elle appelait souper, ainsi qu’au vieux temps, demandait de quelle manière il préférait ses œufs. Le sentiment qui unit les mères aux enfants, inchangé depuis les premières années, voulait qu’on fît semblant de croire que les conditions matérielles du bonheur n’avaient pas changé davantage, et qu’elles consistaient encore après une semaine entière de sagesse, à manger de la confiture de groseilles au lieu de fromage, avec le pain de son goûter.

Sa capote de tulle, qu’elle ne modifiait plus depuis longtemps, indiquait un deuil continu, fait tantôt de deuils véritables et tantôt de leurs intervalles. À un certain âge, les couleurs n’ont plus grand chose à vous faire croire. On n’est plus dupe de leur langage. On sait que tous les coloris de ce monde ne dispensent d’aucun des renoncements nécessaires à préparer l’autre : travail austère. Le noir est la couleur de ce vêtement de travail.

Sous cette capote, Augustin scrutait le vieux visage. Son cœur se serrait devant chacun de ces regards à la fois limpides et clignotants, tant ils disaient leur volonté de rester dans la joie, comme on rompt le jeûne un jour de fête, – et aussi le désir de ne rien voir des années écoulées entre le passé des tout petits et la minute présente – et même la prétention de s’assurer la complicité de l’avenir, le temps n’étant sans doute qu’indifférent bain neutre, qui ne peut changer les êtres chéris.

Une pensée lui venait, qu’il repoussait avec violence. Il lui interdisait de se montrer, la condamnait à l’inexistence, la rejetait dans sa nuit. Docile, elle rentrait aux régions aveugles. Mais une vapeur noire montait de son invisibilité, maculant toutes les autres, épanouies dans la lumière. C’était l’appréhension des changements qu’avaient commencés la souffrance et l’âge sur le vieux visage aimé. L’horrible idée lui montrait que les jours de sa mère diminuaient en nombre, approchaient de la fin, que les chers yeux voilés se fermeraient sous une fatigue suprême et que l’impersonnalité des choses serait plus forte que son cœur.

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L’ombre des maisons formait sous leurs pas de longs rectangles réguliers, gris de sable, autant de tapis sans épaisseur étendus au pied des façades nord. Les maisons d’en face dormaient, assommées sous les coups de soleil, tous volets clos, tous stores descendus. Des triangles de cette même couleur sable, pendaient sous les balcons ou les saillies, en tabliers mal coupés.

Ils marchaient tous deux, lentement, dans les plates-bandes d’ombre. Une pâtisserie en pitchpin aux courbes modem-style rajeunissait les pierres d’une vieille maison Renaissance. Augustin ne reconnut pas l’emplacement Duperrier. Le nouveau négociant, négligemment appuyé de l’épaule entre ses portes ouvertes, enroulait sur l’autre l’une de ses grosses jambes. Rasé de près, il s’honorait d’une chemise propre, phénomène hebdomadaire qui dépendait, sans qu’il s’en doutât, de la circonvection de la Lune autour de la Terre. Mais il n’avait ni faux-col, ni veston. Pleinement conscient de ces lacunes, il les tolérait avec une démocratique aisance, témoignant par là que son esprit libéré n’acceptait des accessoires dits dominicaux que la chemise et le menton nets, rejetant les autres. Hiérarchie de valeurs dont Augustin s’attarda à rechercher la plus vraisemblable origine dans la philosophie du XVIIIe siècle.

Lorsque passa Mme Méridier, le pâtissier porta sa lourde main à la hauteur nécessaire pour déplacer sa casquette, s’il en avait eu une, tout le reste du corps restant immobile. Ce geste trahissait une certaine nuance, une certaine intention dans la politesse. Il exprimait le souvenir que gardait le pâtissier d’un achat de tartelettes ou d’éclairs au café encore tout proche. Il était une prestation que les usages faisaient due en outre de la fourniture. Mais on ne savait quoi de trop négligent dans le déplacement de cet avant-bras, et comme conséquence de trop léger dans le salut, témoignait d’un respect de volume moindre et de poids insuffisant. C’était le signe dont le pâtissier stigmatisait les achats uniques, qu’on ne renouvellerait pas avant de longs mois.

Ils montèrent les trois marches en pierre d’un perron arrondi. L’anneau de fer forgé, piqueté de rouille, représentait un serpent se mordant la queue. Les vieilles habitudes prirent la main d’Augustin et la placèrent aux vieux endroits. L’effort tangentiel du poignet, le velouté rugueux de cette rouille, ressuscitèrent un grand morceau de passé et il devina l’odeur qui allait suivre. Elle était là, tapie derrière la grosse porte, jointe pour toujours au bruit de ses pas sur les dalles. Elle parut chargée de tant d’adolescence, de tant de souvenirs de son père, qu’il dut fermer les yeux pour empêcher le jour actuel de les traverser. Tout le vernis de sa vie récente, il le laissait sur le seuil, pour le reprendre à son départ. À chacun de ses rares et courts séjours, c’était ainsi.

Jusqu’à un mètre du sol environ, un soubassement de peinture ocre régnait aux murs du vestibule et tournait avec l’escalier. Sur le reste de la muraille, depuis la limite de l’ocre jusqu’aux marches supérieures dont on voyait monter l’envers, la peinture passait au jaune café au lait. Foncée ou claire, la même fumée familière l’embuait, aussi peu déplaçable qu’une concession à perpétuité. Au fond du vestibule, en face de la première marche, s’ouvrait la grande porte de cuisine des maisons bourgeoises d’autrefois. Les fumées dont l’escalier portait la marque venaient de là.

Déchue et louée, comme tout le reste de la maison, cette cuisine servait de dépôt à un marchand de grains et de pommes de terre. Lui-même logeait au premier. On voyait quelquefois passer dans l’escalier sa silhouette de vieux garçon voûté, robuste, un peu ours, et qui ne saluait jamais. Ses dépôts, ses hangars pour camions, prenaient jour sur une ruelle paysanne conduisant vers des jardins ; leurs faîtes s’apercevaient de l’ancienne chambre d’Augustin, sur l’autre côté de la courette. La cuisine n’était qu’un accessoire pour lui ; il avait pris le premier étage par surcroît, lors de l’extension de son commerce au début de la guerre ; il occupait ainsi deux ou trois pièces d’un appartement désert.

Cette cuisine ne s’ouvrait qu’aux jours de marché ou de foire. Une impasse latérale la bordait, toujours humide et l’eau qui y coulait semblait brune. Le marchand de grains avait conduit jusqu’au sol et transformé en porte une des fenêtres, pour rouler de plain-pied avec la rue les « diables » de pommes de terre, qui ne pouvaient franchir les marches du perron. Il entrait chez lui par là, montait à son premier par un escalier intérieur, et disparaissait de l’horizon domestique.

L’autre fenêtre restait ce qu’elle avait toujours été. Son croisillon de barreaux tors, ses vitres verdâtres aux araignées permanentes, la laissaient, nettoyages à part, très semblable à son aspect ancien, lorsque la maison menait sa vie bourgeoise opulente et sûre, aux temps royalistes et censitaires. On voyait encore sur la pierre de l’imposte demi-ronde, des initiales rongées de rougeâtres lichens et la date 1819.

Par l’entrebâillement de sa porte, les regards d’Augustin avaient jadis jeté maint coup de filet dans le gris souris de cette cuisine, et les prises grossissaient chaque fois. Mais elles n’étaient que de pommes de terre, de « grains et graines », uniques habitants d’aujourd’hui. Bien plus riches et plus réelles les belles prises imaginaires ramenaient des morceaux d’un savoureux passé inconnu. Des choses pour contes de nourrice naissaient à une violente vie : l’édifice grinçant des ferronneries grasses, sous la hotte de la cheminée ; les landiers, batteries, broches et tourne-broches ; l’ordonnance des bassines par taille décroissante, comme des demoiselles de pensionnats ; le billot de bois brut, et dans la fumée des sarments, la cataracte des natures mortes. Plus que tout, le reflet des cuivres, bougeant quand on marchait, un alignement de miroirs fauves et circulaires, par lesquels regardaient les faces déformées de nabots cuisiniers, tombés des légendes allemandes dans cette cuisine Louis XVIII. Toute l’adolescence d’Augustin s’était bercée de ces rêves.

Mme Méridier montait lentement, s’appuyant à la rampe et soufflant à cause de son cœur.

– Vois-tu, mon chéri, dit-elle une fois le palier atteint, je respire fort, parce que je suis vieille. Mais je vais très bien. Je voudrais que tu ailles aussi bien que moi.

Puis elle vit la valise :

– Ah ! ta valise ! Qui te l’a portée ? Tu as bien fait de ne pas te fatiguer sous ce grand soleil… Combien lui as-tu donné ? N’est-ce pas trop ?

Augustin ne s’étonnait pas : cela n’était que souci austère, montrant l’inquiétude de son argent à lui, et, par transparence, l’indifférence qu’elle avait eue toute sa vie pour sa propre peine. Son souffle s’était apaisé, mais elle restait pâlie, ce qui faisait plus émouvantes les rides autour des vieux yeux purs.

La porte de l’appartement s’ouvrit et Christine parut, portant un bébé d’un peu plus d’un an.

– Je te demande pardon de n’être pas venue t’attendre, mais ce petit Monsieur s’y est opposé.

Le bébé, ensaucissonné de molleton, semblait un gros ver blanc cylindrique, muni d’une paire de pattes qu’il agitait. Augustin baisa avec crainte la petite tempe mystérieuse et reçut l’un dans l’autre ce contact velouté et cette odeur de bébé.

– Oh ! Monsieur, ne louchez pas, dit la jeune mère, comme les deux lumières violettes se rapprochaient du petit nez.

Augustin interprétait, excusait.

– Il ne louche pas. Il explore le monde dans les limites où il peut. Il n’accepte pas purement et simplement les couleurs qui lui sont soumises.

– Alors, vous serez intelligent ? dites, Monsieur.

Le bébé tournait les yeux vers le haut de la fenêtre où une figure éclatante et bleuâtre l’intéressait.

– Non ! Non ! C’est trop vif pour vous ! Regardez plutôt par terre.

Devant l’embrasure de la croisée, une coulée de lumière solaire, d’un or franc et naïf, oignait la pierre du corridor et dans tout l’espace entre lui et la surface bleue, des particules dansaient.

– Ce trapèze couleur bouton d’or lui est un être vivant. Il en est confondu d’émerveillement. Serrez les doigts de votre oncle, petit. Serrez-les fort !

Augustin tâchait de loger, entre les faibles phalanges, son gros doigt d’adulte, lorsque la petite figure se rida. La chose jaune d’or fut rejetée avec fureur et mépris. Des forces physiologiques souveraines crevèrent la mince vie de relation et le bébé éclata en cris déchirants et désespérés.

– Qu’est-ce qu’il a ? qu’est-ce qu’il a ? s’affolait Augustin.

– Oh ! c’est très simple. Il est exactement quatre heures treize. Eh ! bien, Monsieur attend son goûter depuis treize minutes.

– Vraiment ? C’est pour ces treize minutes…

– Mais oui ! C’est la raison de ce grand, de ce grrr… and concert.

Le visage de sa sœur tout plissé de sourires et penché sur la petite tête, hochait de gauche à droite et de droite à gauche, pour montrer au bébé que sa maman, en dépit de toutes considérations contraires, entrait pleinement dans son gros chagrin. À chaque hochement tremblaient des épingles dans le massif chignon noir un peu desserré.

Un demi-jour vert-bleu d’été emplissait l’appartement. La dévorante lumière où baignait tout l’extérieur étincelait par minces barres d’or blanc entre les lames des persiennes closes et la fraîcheur naissait du seul contraste entre cette fournaise et cette ombre. On entendait des gonds de placard et des heurtements de carafe. Les arbres du jardin balançaient un faible grisé visible à travers la transparence des persiennes. Tout était silence, calmes gestes domestiques. Sur un fauteuil, au coin de la fenêtre, derrière les feuilles d’un palmier d’appartement, enfoui entre des bras et des genoux, le bébé tétait avec des bruits digestifs ingénus.

Christine regarda son frère, par-dessus l’enfant blotti. Son teint assez terne, ses lèvres charnues, un peu grosses, avec une ombre de moustache, tout cet ensemble honnête et sans grand charme, deux yeux noirs magnifiques, brillants d’intelligence et de culture, le vivifiaient.

– Il dormirait si je le laissais faire, disait-elle du petit garçon repu et assoupi. Mais il faut le peser. C’est mon châtiment de ne pouvoir me décider à le sevrer.

– Ah ! parfaitement, fit Augustin, qui n’avait rien compris. Le bébé criait sur son panier à pesée, qui lui redressait la tête, tandis que sa maman manipulait sur l’autre plateau les poids de cuivre.

– Là, là, c’est fini. C’est fini. C’est très bien. Vous avez pris 150 grammes. Oh ! non, ce n’est pas si triste. N’ayez pas ces sanglots excessifs.

Elle saisit l’un des côtés de la couchette, la vieille mère s’empara de l’autre et Augustin regardait avec la gaucherie masculine cette collaboration de deux femmes autour d’un berceau.

Bébé dormait dans l’ancienne chambre de Christine, sa chambre de jeune fille qu’elle avait reprise. Le lit de fer étroit et tendu, la cotonnade blanche d’une netteté conventuelle trahissaient l’abandon de sa sœur d’une manière si douloureusement insultante qu’Augustin en reçut la sensation directe comme un coup de bâton. Cette jeune femme de trente ans retrouvait la chambre virginale de sa quinzième année avec les mêmes détails des meubles, les mêmes cris de tiroir, les mêmes rayures du sommier, et, accrochées à ces choses, les habitudes dont s’étaient accompagnés les premiers lyrismes de ses rêves. Son âme de jadis lui revenait, cruellement contemporaine de sa maturité, et démentie par elle… Mais Augustin pressentit qu’il oubliait l’enfant.

Dans le petit lit d’osier où il était porté, ses plaintes qui avaient atteint d’emblée les notes extrêmes, retombaient aux tons résignés et impuissants, désespérant d’être exaucés. Christine penchée sur la petite bouche criante lui parlait d’un timbre changé, pareil à un sourd roucoulement, gonflé de tendresse sous ses surfaces. Graduellement, le bébé se mit à l’unisson du murmure. Ses plaintes se firent de moins en moins hautes, ne furent plus qu’une émission traînante de la petite voix qui se souvenait d’avoir été désolée, continuait par pure inertie et prenait lentement le rythme d’avant le sommeil, inspirateur des anciens berceaux.

– Il va dormir, dit tout bas Augustin.

Mais Christine ne répondit pas. Sa voix changea une fois encore, passa au chant assourdi. Le dernier mot parlé, le premier mot chanté ne furent pas plus discernables que ne l’est au moment d’un vol, l’insertion d’une mince tranche d’espace entre le sol et l’oiseau planeur.

Gute ruhe, gute ruhe… Du, die augen zu…

Augustin reconnut les douces syllabes de la berceuse de Schubert.

Les mots, les sons, le timbre, cette accumulation de sourdes voyelles veloutées, tout ce rythme de wiegenlied présentaient juste le contact subtil et cotonneux nécessaire à séparer d’une conscience de bébé les images et sensations du plein jour. Une sorte d’aile battait au-dessus de la petite forme tourmentée qui s’apaisait pour dormir.

Gute ruhe, gute ruhe… Du, die augen zu…

Christine se redressa et dit à demi-voix : « Il dort ».

Augustin comprit enfin ce que l’enfant était pour sa sœur. Rien ne restait d’autres chagrins. Nul besoin de discipline stoïque et raidie ; plus de blessure, aucune plaie, la douce petite vie ayant tout cicatrisé. Cette soif de tendresse avait enfin trouvé où boire.

Ils restèrent tous les trois à table après leur repas.

Christine ayant desservi, la vaisselle attendait à la cuisine où la femme d’ouvrage ne la retrouverait que le lendemain. Les compotiers, la crème au gâteau de Savoie, tout ce qu’Augustin était censé n’avoir jamais cessé d’aimer, avaient reintégré les placards. Christine parla d’allumer, mais il fit signe que c’était bien inutile. Un jour de semaine, la vieille mère eût continué de tricoter, sans voir, sa paire de bas pour enfants du premier âge. Mais comme c’était dimanche, elle garda sur ses genoux, dans une oisiveté dont elle avait gêne, ses mains qui, conservant la forme de leurs occupations, semblaient s’excuser de faire pour rien les gestes du travail.

Tout était très semblable et tous trois sautaient par-dessus bien des ans. Les souvenirs d’odeurs réédifiaient les anciennes chambres à fruits ; cette lame de parquet craquait comme jadis aux mêmes jointures. Augustin ne se rappelait pas avoir jamais vu le temps s’en aller si doucement, sans ride quelconque sur son miroir, ne sachant de quel côté couler, faute de pente. Telles des fillettes trop sages, les minutes s’endormaient sans jaser.

Ils voyaient toucher à sa fin ce soir de juin, si longtemps rose et calme, alangui par l’heure d’été. Les massifs d’arbres des immédiats espaces n’osaient bouger dans l’extrême soir, prenaient des teintes noir olive, et semblaient l’envers de quelque couleur. Vus de près, limitrophes, presque maniables et familiers, ils peuplaient les cantons du ciel les plus rapprochés des jardins. Derrière eux dans les creuses profondeurs, des apparences infiniment vastes développaient avec une lenteur immense les phénomènes de la véritable nuit. Christine, assise à contre-fenêtre, n’était plus qu’une silhouette immobile et tassée, soulevée à rythme égal.

– Mon Tintin, dit la vieille femme, avec l’abréviation d’autrefois, nous allons faire la prière. Tu veux la dire avec nous, n’est-ce pas ? C’est pour remercier la Sainte Vierge de ton arrivée et lui demander d’être une mère pour mes deux enfants.

– Excellente idée, fit Augustin du ton de plaisanterie dont il cachait ses attendrissements.

Il avait déjà constaté cette forme d’esprit chez sa mère. Elle consistait à croire que tout ce qu’on sentait en lui de fermé aux dogmes catholiques, ne leur était contraire que superficiellement, recouvrait des réalités profondes entièrement conformes, quoique discernables aux seuls yeux maternels. Et c’était pour Augustin lui-même, une épreuve que d’ignorer cette conformité.

Cette attitude ne s’affirmait dans aucune phrase directe mais toutes l’impliquaient. Rien, d’ailleurs, en sa mère ne prétendait arracher au secret de leur vie autonome les émotions, les doutes, les désirs, propriété d’Augustin et de personne d’autre. Elle sentait bien qu’elle ne pouvait pas, qu’elle n’eût pas compris. Elle acceptait doucement de ne pas pouvoir et de ne pas comprendre…

– Dieu sait bien reconnaître la bonne volonté, disait-elle, même quand nos pauvres yeux de la terre ne l’aperçoivent pas. Ah ! celui-là…

La comparaison ne s’achevait pas. Ce qui était très philosophique, car avec qui comparer Dieu ?

Augustin se rappelait s’être demandé jadis, dans les mois qui suivirent sa crise et la mort de son père, comment il s’y prendrait pour minimiser à ces femmes la grande transformation de sa pensée. L’amertume qu’elles risquaient d’en ressentir lui était intolérable. Il haïssait les intransigeances dont il avait eu quelques exemples. Elles protégeaient, habituellement, des pensées d’une qualité fort médiocre et des cœurs bas.

Or, cette croyance de sa mère rendait tout bien plus facile. D’ailleurs, pensait parfois Augustin, avec une légèreté qui l’attristait lui-même, « rien n’était tout à fait aussi lourd ni aussi sérieux qu’on le supposait. Les traditions tenaient à peu près toutes seules dans les pays, et les habitudes dans les familles. Il ne fallait en rien bousculer l’aménité des transitions »…

Il se rappelait les crises d’autrefois, les déchirements, les fameuses « nuits ». Certainement, si ces débats se présentaient maintenant, il ne ferait pas la dépense de tant de tragique. Le manque de sérieux renanien, phénomène général, dépassait Renan, simple forme de transition évitant les « saltus » que déconseille la nature. Comme tout était plus simple ! S’il ne s’agissait que de petits gestes de pratique, il leur tendait ses mains dociles et tous ses consentements.

Cependant, comme aux Vêpres de l’Abbatiale, la monotonie de la prière aidait sa rêverie :

« … Toute l’information textuelle d’Hamelin et de Rodier, toute la poésie métaphysique de Ravaisson, mais aussi une sorte d’âpreté et de sérénité mêlées, dans les incessantes comparaisons avec les points de vue modernes… » Augustin se rappelait en souriant ce compte rendu de sa thèse sur Aristote, dû à un grand universitaire, son juge de thèse. Dans la seconde édition du volume, il était justement en train de baisser la teneur de cette âpreté.

Il remuait ces pensées et d’autres semblables, pendant les litanies de la Sainte Vierge. Il avait pris une chaise, retourné le dossier contre lui, logé sous sa rotule l’arête du siège. L’autre jambe, oblique et raidie, servait d’arc-boutant à ce système mécanique. Des complicités au fond de ses muscles et de ses tendons, lui rendaient ces gestes faciles. Elles avaient déjà disposé ses mains sur l’anneau de fer piqueté de rouille.

… Lui-même, d’ailleurs, n’était pas sans avoir évolué dans ses négations. Paradoxalement, ce qui le terrifiait jadis, dans les grandes luttes de son âme, avait perdu sa poésie noire, et tout le prestige de la terreur. Ses adorations étaient bien passées pour sa vieille maîtresse, la critique biblique. Les vraisemblances hasardeuses et le laisser-aller de ses suppositions, les hardiesses arbitraires et tout l’hypothétique des ponts factices (fort légitimes, ce qu’ils supprimaient devant l’être a priori et par quelque hypothèse que ce fût), se montraient sans voile et dans leur faiblesse, maintenant qu’ils ne menaçaient plus grand’chose, toute métaphysique chrétienne étant tombée, comme il l’avait prévu. De la suspicion dont il frappait mainte exégèse dite positive, aucune discipline religieuse ne profitait plus. N’avait-il pas écrit dans ses années de Lausanne et repris ensuite pour les « Proceedings » d’Harvard, quelques dures pages vigoureuses, sur la manière dont la critique biblique dite « rationaliste » dépassait le positif pur ?

Il y avait une distance que ces Messieurs avaient tort d’oublier, entre l’extrême portée de leurs sondages et le roc des faits. Il n’était pas mauvais qu’un logicien de métier le leur dît, d’un ton fort détaché, sans autre but qu’une critique exacte de leur instrument de connaissance…

… Les images bibliques évoquées par sa mère chatoyaient dans la ciselure de leurs adjectifs : turris davidica, turris eburnea, domus aurea… Chaque invocation tournait et retournait le bijou millénaire, tirait un éclair versicolore de la pierre précieuse et incorruptible. Il devait falloir un nombre de répétitions considérables, et la destinataire à qui l’on demandait d’intercéder, dormait sans doute au fond d’un palais hiératique, visible du sommet d’un nombre rituel de collines dont chacune formait autel pour une incantation.

Un moment vint où la prière changea de teneur, ce dont Augustin fut averti par une soudaine descente de ton sur les paroles : « afin que je connaisse mes péchés comme je voudrais les connaître à l’heure de ma mort, au Jugement de Dieu ». Pendant l’habituel silence de récollection, Augustin prit à la fois conscience d’une intolérable gêne autour de sa rotule et d’un épaississement de la nuit. Il plia, redressa ce malheureux genou à plusieurs reprises et très lentement par respect pour les orantes ; honteux d’avoir des rotules à déplacer et des tendons à remettre en ordre, quand il s’agissait de « larmes amères, pour pleurer nos péchés par Jésus-Christ votre cher Fils et notre Rédempteur ».

Son père remuait ainsi ses rotules autrefois. Sans doute aussi entrelardait-il de rêves identiques les prières qu’il consentait à suivre. Il est vrai qu’il lui arrivait bien d’y fumer !

Quand tout fut de nouveau en paix dans le domaine de ses jambes, Augustin s’abandonna au sentiment de la nuit. Depuis les profonds massifs anonymes, de petits souffles venaient jusqu’à l’intérieur de la chambre. Il n’y avait pas de lune encore. Tout était transparent et impénétrable, d’une décevante limpidité. Les souffles eux-mêmes portaient des odeurs trop diluées pour qu’on pût sur elles mettre le juste nom. Elles sentaient les herbes et la terre. Des émotions pareillement indistinctes et douces, l’effleuraient, à base de gratitude, de regrets, de tendresse et de repos. C’est tout ce qu’on pouvait lire sur le visage voilé des génies bleus, fils du silence et de la nuit.

Christine se leva. La prière était finie. Sa mère restait à genoux, quelques minutes encore, prolongeant d’une audience privée l’entretien officiel, ce qui était chez elle une coutume. Puis ils s’embrassèrent tous les trois et se souhaitèrent le bonsoir avec des mots tout simples, pleins des plus vieilles habitudes de leurs vies.

II

LA VISITE ET LE BAMBIN

Poursuivi par la prière, et mille choses d’autrefois, Augustin ne se mit pas au lit immédiatement.

Il n’habitait plus la petite chambre où toute son adolescence avait couché. Il occupait celle de son père sur la même façade de la maison, et utilisait la table à écrire où celui-ci s’installait jadis. Banale mais large, les épreuves de sa deuxième édition d’Aristote s’y étalaient à leur aise. Il travaillait assez tard, à l’une de ces vieilles lampes dites à modérateur, très lentes à prendre flamme, mais fixes et douces, dont l’huile brûlait avec une couleur jaunie et une petite odeur qu’il aimait.

Lorsque Augustin se souvenait de son père, il lui était, quoique d’une manière différente, presque aussi présent qu’aux jours d’après la mort. Dans les premiers mois du deuil, certains détails du disparu faisaient irruption en lui avec la netteté de la présence, porteurs des vrais contours de la vie, un peu plus jaunes seulement. Des yeux clignés, ridés, besiclés, horriblement inexistants, fixaient les siens. Sa barbe grise, blondie de tabac, remuait. D’avance, l’oreille s’ajustait à sa voix. Les sens d’Augustin refusaient d’ajouter foi à la pensée raisonnable, préférant en croire de vieilles habitudes qu’il n’avait aucun moyen de convaincre de cette mort. Il se donnait l’ordre impérieux de penser sur-le-champ aux références bibliographiques de ses auteurs d’agrégation et il lui semblait prendre à pleines mains pour la redresser de force, une partie tordue et sanglante de son cœur.

À cette époque, la vie était bien dure pour une femme de professeur mort avant sa retraite, et chargée d’enfants. On avait mordu sur le capital. Des titres de rente trois pour cent perpétuel, des obligations à lots du Crédit Foncier, toutes valeurs mobilières de petites gens, étaient parties l’une après l’autre. Les tentacules de Jules avaient enserré un nouveau lot de terre. Augustin collabora selon son habitude par des travaux de vacances, jusqu’à sa magnifique agrégation. Puis Christine sortit de Sèvres et l’étreinte se desserra quelque peu. Toutes ces choses déposaient sur les arêtes aiguës du souvenir d’impalpables et bienfaisantes petites vases.

Il arrivait que, par les repères marqués sur l’échelle des anniversaires, sa pensée, redescendue à l’horreur des premiers jours, vît une forme raide et fraîche s’étendre horizontalement sur un fonds de ténèbres. Mais il suffisait d’écarter doucement ces coups de lance trop vifs pour que la présence de son père lui fût rendue mieux que dans la matérialité du premier chagrin. Il l’apercevait, comme ce chagrin, prisonnier d’images trop précises, ne pouvait pas le lui montrer. Il le reconstituait sur un long espace de temps, à la fois dans son âge mûr et dans sa jeunesse. Il le devinait même à des moments qu’il n’avait pas connus, et jusqu’en sa propre nature à lui, Augustin, malgré toutes leurs différences, grâce à certains gestes hérités, à telle nuance de pensée, à telle manière de prendre les questions, qu’il lui devait.

Retrouverait-il plus tard, « dans l’autre monde », suivant la terminologie chrétienne, la personnalité de son père, ce que le vieux catéchisme appelait son « âme » ? Il constatait en lui-même, confondues, inconnexes, sans qu’il eût le pouvoir de choisir, côte à côte avec les tendances mécanistes, d’autres pressentiments, conservés, à défaut de pensée nette, par l’attrait des plus hauts désirs. Chassés de tout territoire historique positif et arpenté, fuyant toujours plus loin, vol d’oiseaux pourchassés, vers les régions réservées et inexplorables, ils gardaient cependant une actualité obstinée, leur envergure géante, un grand plumage blanc étalé sur le ciel.

Dans la débâcle de ses croyances, par une sorte de contagion de positivisme, il avait bien cru dire adieu à ces questions-là pour jamais. Elles persistaient cependant, solidement crochetées à sa pensée. Il l’avait écrit : rien n’était fait dans la science de la vie, tant qu’il restait à y intégrer la mort.

Pour lui personnellement, il eût accepté l’extinction des feux après la comédie, la destruction de l’épiphénomène, le coup de balai aux sanctions manquées et aux désirs faillis. Cet attrait des solutions matérialistes, même mal fondées, était à base de renoncement, d’impassibilité, de froide résignation stoïque, comme après un impossible amour. Qu’ici « impassibilité » voulût dire : « qui a beaucoup pâti », qui pâtit encore et qui cache son jeu, peu importait. C’était son affaire. Hors du domaine public. La genèse des idées et leur valeur sont deux. En ce qui le concernait, il acceptait le néant.

Mais non pas pour ceux qu’il aimait. Non pour cette extension de son âme qu’étaient les siens. Contre la mort déjà venue, contre une autre peut-être proche, qu’il repoussait de toute sa force, le dos contre la porte qu’elle ouvrirait bien un jour, aucune impassibilité n’était possible. Croyances et désirs ruisselaient ensemble de son cœur.

Un matin Christine entra brusquement, les bras nus, portant, devant sa robe, le tablier caoutchouté des lavages.

– M. et Mme Desgrès des Sablons font visite à maman. Elle est écrasée sous cet honneur. Viens lui aider.

Augustin se rappela que des bruits de sonnettes et de portes avaient, quelque temps auparavant, traversé les épreuves d’Aristote et les références de Rodier. En d’autres régions de lui-même, d’autres morceaux de banquise dégelèrent et partirent sur les eaux.

La mort de son père, une sorte d’illogique rancune qu’il leur gardait de la coïncidence, le hasard des voyages et des absences, avaient singulièrement ralenti le rythme des rencontres entre les Desgrès et Augustin. Il n’avait fait qu’entrevoir, à de rares reprises, Mme Desgrès des Sablons.

– Oui, continuait Christine. J’ai pu fuir presque tout de suite. Bébé m’a été très utile en cette circonstance. Je crois bien que c’est la première fois de ma vie…

Elle rit, et remonta un bourrelet d’étoffe sur d’assez jolis avant-bras.

Dans le froid salon inutilisé dont sa mère venait d’interrompre le sommeil en ouvrant les persiennes, il l’aperçut, « elle », dans son fauteuil, immobile en sa longue élégance ? identique, et toute nouvelle, à cause de bien des changements de détails, et aussi de ce lieu où elle ne s’était encore jamais montrée.

Il la vit sereinement souriante à quelque chose qui n’était exactement ni ce que lui disait Mme Méridier, ni ce que bourdonnait l’importante présence masculine qui l’accompagnait, ni ce qu’elle regardait d’une fixité distraite, à travers les fenêtres et au-dessus des rideaux.

Cet ensemble de conversations et d’occupations, elle le trouvait peut-être juste et adapté, peut-être l’inverse ; il était d’ailleurs indifférent qu’il fût ceci ou cela. Sa vertu se bornait à extraire de Mme Desgrès des Sablons un sourire de bienveillance universelle, qu’elle servait sans variété à toutes les circonstances diverses dont pouvait se composer au gré des jours et de son mari, l’ennui le plus paisiblement accepté.

Tout, indifféremment, pouvait être favorisé de ce sourire si général : des meubles, des glaces de cheminée, la vieille figure de Mme Méridier ou ses paroles. Elle devait le mettre comme elle eût, en d’autres circonstances, mis des chaussures de promenade, un costume de cheval ou une robe du soir. Elle ne redescendit de ces cimes lointaines, ne redevint individuellement terrestre qu’en voyant entrer Augustin. Elle lui demanda de ses nouvelles avec cette formule anglaise qui n’attend pas de réponse :

– Comment allez-vous ? et comme il y a longtemps !

Augustin revit, avec quelque chaleur dans l’admiration, ce visage resté merveilleux, que tant de hauteur mêlée à son charme limitait à l’ironique détachement, sans lui laisser jamais atteindre rien qui approchât de la mélancolie.

Un début de maturité s’y discernait déjà, à quelque chose de moins ferme dans la chair, un plissé commençant autour des tempes, et dans ses ondulations blondes des reflets argentés naissants, minces, linéaires, qu’elle ne dissimulait nullement et qui étaient une autre beauté. Elle lui marquait un intérêt qu’il ne voyait pas sans émotion. Il regretta de n’avoir pas à ses yeux les habitudes mondaines françaises qui lui eussent permis de lui baiser la main.

Mais il fut sensible, à ce moment même, à une sorte d’influence et de volonté d’absorption émanant du fauteuil qui bornait à gauche Mme Méridier : M. Desgrès des Sablons venait de se lever.

Augustin vit se tendre vers lui les coutures visibles d’un gros gant de voiture couleur tan, pendant que voletait à ses narines un souvenir-effluve de tabac en cigare, pointillé d’eau de Cologne et de cosmétique très délicat. Il subit le choc mou d’une voix pesamment dominatrice, qui lui sembla l’imitation d’une autre voix parente, rendant, celle-ci, le son du maître, mais caché, sec et juste. La voix actuelle se bornait à une approximation superficielle, faite d’un matériau inférieur et moins fin. Des touches savoureusement provinciales s’y maintenaient, préservées exprès, collant sur cet ensemble de vie parisienne comme sur le miroir d’un vernis gras.

M. Desgrès des Sablons parlait seul dans un désert dont sa voix variée et considérable occupait provisoirement tout l’espace. Il donnait l’impression de ne pas consentir volontiers à en céder une parcelle pendant qu’il parlait. Mme Méridier avait senti pleinement et d’emblée tout le poids de cette visite. Elle introduisait dans la pièce comme des coups de vent venus de pays étrangers, apportés par M. Desgrès des Sablons, véhiculés par lui, devant lesquels l’atmosphère de son groupe à elle, soudain personnifiée et prenant chair, en profitait pour se retirer à reculons, toute pénétrée de respect.

Au cours de cette retraite, Mme Méridier prononçait des : « Oui, Monsieur » ; « merci, Monsieur », par lesquels elle continuait de manifester qu’elle existait, quoiqu’il n’y eût rien de quoi elle dut spécialement remercier, les intentions bienveillantes marquées par cette visite, – (et que M. Desgrès des Sablons laissait descendre sur elle par grâce pure, comme la bonté de Dieu dans le catéchisme) – étant vides de contenu et valant par leur forme seule. Mais Mme Méridier, en sa simplicité, semblait les serrer contre son cœur, de peur d’en rien laisser perdre.

M. Desgrès des Sablons, par une certaine lenteur et hésitation de sa voix, témoignait de quelque étonnement devant tant d’humilité. Il paraissait désirer plus de relief. Peut-être pour que ses favorables dispositions en reçussent un prix accru, pareilles à la pluie de Jupiter qui ne tombe que sur les hauts lieux ; ou parce que les précautions que des principes collectifs de conduite lui avait prescrites pour mettre en toute circonstance sa caste hors d’atteinte, en devenaient inutiles et presque ridicules, ressemblaient à des efforts musculaires démentis par le vide inattendu d’un récipient qu’on croyait plein.

Aussi, dès son arrivée, Augustin eut à se faire jour à travers une insistance filante, appuyée et pâteuse, dont M. Desgrès des Sablons sollicitait Mme Méridier, un peu comme un chat tapote, pour la faire mouvoir, une souris terrifiée.

Tel un maître, entre deux mains plates, fixant sur son devoir la tête d’un élève inattentif, le sentiment des convenances tourna brusquement Augustin vers le sens clair des sons qu’émettait l’homme. Il y discerna des « très heureux de », des « Mme Desgrès sera enchantée de », des « Oui, oui, trop bons souvenirs », des « me rappelle avec trop de plaisir » et autres pareilles formules portées à la surface de la voix grasse, bénéficiant chemin faisant de toutes ses intentions et de toutes ses moires.

Ces « très » émis à bouche large, sur des « è » à l’extrême limite de l’ouverture, ces « oui, oui » prononcés ouè, ouè, ces nasales, en notes de gong sous points d’orgue, Augustin comprenait qu’ils étaient simples phénomènes de vie collective, et caractéristiques de groupes ; que M. Desgrès des Sablons n’était pas libre de ne pas les produire ; qu’ils lui étaient aussi imposés que le parfum léger, la parenthèse parfaite des moustaches roux-gris, et les gants de voiture. Augustin se demandait s’il y avait vraiment autre chose, lorsqu’il découvrit la valeur de deux solennels yeux bleu froid, ouverts au centre des directions diverses d’où se dispersaient de petites rides. Derrière leur rideau de paupières, de l’air dont on se redresse pour déguster une liqueur, ils se retournaient soudain vers quelque point central d’une tête renversée contre le dossier du fauteuil. Ils semblaient chargés d’aller y contrôler les paroles prononcées par les lèvres, de constater leur conformité avec certains critères généraux d’éducation et de tenue qui eussent résidé dans l’encéphale. Après quoi, ramenés derechef sur Augustin au retour de ce voyage intérieur, sûrs d’eux-mêmes cette fois et pleins d’une objectivité officielle, ils lui garantissaient définitivement cette conformité.

À ce moment, les deux mains du maître imaginaire ayant de nouveau immobilisé l’attention d’Augustin, il s’aperçut qu’on lui suggérait de séjourner un certain temps sur des pelouses parcourues d’allées sablées, piquées de massifs fleuris, où des gens en tout semblables à M. Desgrès des Sablons passaient des minutes fortunées.

Il arrivait à Augustin de ne pouvoir se défaire de cette manière de couper son esprit en deux parts : l’une produisant les réponses à peu près exigées par les lieux et les circonstances, tandis que l’autre prenait, à regarder son interlocuteur, ce plaisir de prévision et d’accompagnement, né de l’exécution sûre et infaillible d’un système de gestes attendus, marqué même çà et là, pour plus de perfection, par l’imprévisibilité de la vie.

Le caractère qui frappa ensuite Augustin dans sa reconstitution de M. Desgrès des Sablons, fut un net relevé d’étoffes grises sur la chaussette couleur bruyère. Après avoir épousé le relief de sa grosse cheville, elle plongeait en une chaussure jaune conservant à travers des traces de services et de crème à chaussure, l’entière précision de sa coupe première. Le tout constituait un pied qui, parce que la jambe était croisée très haut et que le propriétaire de ce pied, étalé dans le fauteuil, occupait beaucoup de place en longueur, se tendait vers Augustin comme une main.

Sortie du gant de voiture à une époque qu’Augustin ne pouvait préciser, faisant parfois avec son ancienne enveloppe, des gestes où l’on retrouvait, spaciales et muettes, les inflexions mêmes de la voix, la véritable main, tachetée, couverte de poils blonds, tombait mollement d’un immobile bras gauche calquant le bras du fauteuil, et avait l’air de s’écouler.

L’échange de paroles continuait entre la moitié d’Augustin qui s’en tirait très honorablement et M. Desgrès des Sablons tout entier. Le sujet, après avoir passé sur des visions de château, semblait revenu au thème primitif, de plaisirs actuels associés à un remémoré de plaisirs anciens perçus en la compagnie du père d’Augustin : « Monsieur votre Père… vraiment grands services… bien aimable de nous rendre… esprit dans des idées excellentes… perte très ressentie, vraiment… avons tous… »

À ce moment de la conversation M. Desgrès des Sablons, enfin recomposé au cours d’explorations de durées diverses, minutieuses, quoique conduites sans méthode, émergea enfin de tout le relief dont il était susceptible, et Augustin mit à lui parler une attention entière et rajeunie.

C’était le moment où l’édifice impeccable et faiblement parfumé des cheveux se penchait en arrière d’un angle très petit mais toutefois perceptible, tandis qu’un sourire non plus seulement bienveillant, mais empreint d’un sentiment d’égalité avec Augustin et en exprimant une surprise ravie, soulevait sur les dents la lèvre supérieure et par elle, la parenthèse des poils.

– Mais vous, cher Monsieur, disait M. Desgrès des Sablons, vous occupez une chaire à nos Facultés. Ce serait un couronnement de carrière pour bien d’autres. C’est un début pour vous. Et il ajoutait :

– Parfait !… parfait !…

Il prononçait : « pâ… fait, pâ… fait », donnant ainsi à la dernière syllabe ce ton de l’attente, cette surélévation des phrases interminées, qui signifiait : « Mais quoi donc ! vous avez fait une dictée absolument sans faute ! Que n’allez-vous accomplir maintenant ! » – Ou encore : « Mais allez donc ! Rien ne saurait me surprendre de vous ! » – Ou aussi qui semblait donner la voie libre à quelque jeune athlète de la classe des espoirs, dont la performance eût été précisément suspendue par la crainte respectueuse de surprendre M. Desgrès des Sablons.

Et sur ce, tombèrent les mots pour lesquels ils étaient là. Ils tombèrent sans nulle transition, qu’un court et banal adverbe, toute transition étant, pour M. Desgrès des Sablons, un problème non de rédaction mais de convenances, et celles-ci consistant en ce que M. Desgrès des Sablons avait déjà « payé » – et d’avance – une visite d’un quart d’heure.

– Précisément, dit-il, ma nièce Préfailles, la fille de mon beau-frère, (d’un ton éteint) : l’officier de marine tué devant Dixmude… passe un examen fin juin ou dans les tout premiers jours de juillet. J’aurai même l’indiscrétion de la recommander à votre bienveillance.

Et il termina par un large rire sans gaieté.

– Mlle de Préfailles passe quel examen, Monsieur ?

En dépit d’un « hon ! » initial, le renseignement menaçait de ne pas sortir aisément de la bouche grande ouverte, lorsque du fauteuil qui bornait Mme Méridier sur la droite, une réponse vint sur les ailes d’une voix curieusement maîtresse d’elle-même, assurée et charmante, qu’Augustin ne s’était jamais lassé d’entendre et d’admirer.

– C’est une licence ès lettres, partie philosophie, tout à fait votre spécialité, Monsieur. Et le latin l’inquiète fort.

Comme si l’obstruction du gosier de M. Desgrès des Sablons venait de céder sous un coup de bistouri, il reprit avec vélocité, juste à la fin de l’explication technique :

– Oui ! cette petite s’est passionnée pour ça. Oh ! elle a tout de même eu la bonne idée de ne pas nous en occuper trop. La saison mondaine ne l’intéressait pas. Enfin !… ce sont les nouveaux goûts, ajouta-t-il, tourné vers Mme Méridier, comme en un regret confidentiel qu’elle se trouvait sans doute plus particulièrement adaptée à comprendre.

L’air du salon avait changé. Essentiellement composé jusqu’alors des effluves issus de M. Desgrès des Sablons, fait d’un rare mélange individuel, avec valeur de groupe, de ses tournures de phrases, de sa voix, de son cosmétique et du soleil de ses pelouses, il admit des souvenirs d’un temps plus ancien, où celle qui « s’était passionnée pour ça », n’était encore qu’une enfant aux profonds yeux purs.

Ceux de M. Desgrès des Sablons, paternes, attendris, condescendants, allaient et venaient d’Augustin à sa mère. Le geste qui accompagnait « passionnée pour ça » signifiait : « il faut savoir céder aux enfants ». Dans le morceau sur la saison mondaine et les goûts nouveaux, qu’il paraissait se plaindre et s’excuser à la fois de ne pas avoir, il semblait qu’une similitude d’âge et de cœur réunît dans le groupe des goûts anciens M. Desgrès des Sablons et Mme Méridier, regardant avec de bénévolents hochements de tête le groupe des goûts nouveaux personnifié par Augustin et Mlle de Préfailles.

– Madame, dit Augustin, laissant décidément tomber son époux, voulez-vous me permettre une question ? Où et sur quel programme Mlle de Préfailles s’est-elle préparée et où passe-t-elle ?

– Mais à Lyon. Elle s’est préparée très simplement. De novembre à janvier où nous sommes à Lyon, elle allait aux Facultés Catholiques qui sont à dix minutes d’automobile.

– Vous l’avez, dit M. Desgrès, très souvent accompagnée. Jamais vous n’avez convenu que c’était vingt minutes au moins.

Augustin comprit qu’il devait aimer les rectifications dures et faciles et faire montre de précision à peu de frais. Le même ressentiment de la remarque leur vint à tous deux, son interlocutrice et lui.

– Le temps, dit Augustin, a ses raisons morales de s’étirer de se contracter. Les chronomètres n’en rendent pas compte.

– En hiver, dit Mme Desgrès des Sablons, d’une lente voix ininsistante, le froid le contracte certainement.

– En revanche, Madame, de mars à juin, vous avez dû noter des dimensions inverses à vos voyages aux Facultés.

– Je vous dirai que je n’en saurai jamais rien, parce que nous sommes alors à Paris, où notre installation est près de celle de mon beau-frère. C’est à partir d’elle que, pendant l’été, j’aurais dû compter le temps.

Deux brèves petites notes de son léger rire de cristal, tintèrent dans l’air du salon.

Puis elle continua :

– À Paris, ma nièce a travaillé avec Mgr Hertzog, le professeur de l’Institut Catholique. Est-ce que vous le connaissez ?

– Il doit avoir plus de soixante-dix ans. Il était l’abbé Hertzog, et aumônier de notre lycée lorsque je l’ai connu. Il a été gravement malade. Je l’ai beaucoup aimé…

Comme ce souvenir trop personnel amenait un temps de silence, il ajouta :

– Il a dû être un excellent professeur pour Mlle de Préfailles.

Puis revenant au vieil aumônier :

– Doux, ascétique, presque immatériel…

– C’est bien lui, dit Mme Desgrès des Sablons.

Sensible aux valeurs morales comme à une forme supérieure du décor de la vie, elle continua :

– Il est tout à fait exquis.

Puis, se souvenant soudain :

– Qui donc nous a dit qu’il se présentait à une Académie ?

– Il joue fort bien aux échecs, dit M. Desgrès des Sablons en parfaite innocence, sans se rendre compte que sa phrase se liait malgré lui à la précédente. Mais cette juxtaposition fit rire Mme Desgrès des Sablons.

– Non, non, non, non, non ! protesta tout à coup la clairvoyance tardive de son époux, tandis que son sourire bourbonien s’attribuait ainsi la paternité d’un mot qu’il n’avait pas voulu. Ce sens est fort loin de ma pensée.

Mais il avait conscience qu’il venait de s’exprimer, comme toujours, avec un bonheur spontané et il montrait qu’il ne considérait pas comme impossible une familiarité avec les questions d’élection à l’Institut, lorsque quelque circonstance de religion ou de société les haussait à un degré de visibilité suffisant.

– Monsieur, fit Mme Desgrès des Sablons, voulez-vous me laisser espérer que vous serez assez aimable pour nous amener aux Sablons Madame votre mère et votre sœur, pour une après-midi ou pour un déjeuner, cet été, où nous y serons souvent ?

L’acuité d’Augustin, cependant fort grande, fut insuffisante à lui permettre de lire en Mme Desgrès des Sablons.

L’évident intérêt qu’elle lui portait ne s’étendait qu’avec difficulté à sa mère et à sa sœur, quoiqu’elle fût préparée au sacrifice de les recevoir. Mais elle vit qu’elle ne courait aucun risque. Mme Méridier et même Christine qui eussent malaisément éludé le déjeuner, s’il s’était présenté daté, précis, net de tout contexte, absorbable et glissant comme une pilule, susceptible seulement d’un oui ou d’un non, que leur timidité rendait, pour des raisons différentes, presque également impossibles, reculeraient devant une invitation dont elles devaient elles-mêmes fixer la date, et qu’un artifice de rédaction mondaine associait à une après-midi entière, interminable et déclassée.

Et en effet, Augustin répondit pour elles :

– Je suis très touché, Madame. Mais ma mère ne sort guère depuis longtemps. Ma sœur est très prise par son petit garçon. J’ai moi-même bien peu de temps…

La dernière affirmation était d’une inexactitude morale qui lui serrait le cœur, à cause de sa crainte d’être pris au mot.

Au reste, toute cette bruissante broussaille d’excuses fut balayée par un geste aimable et souverain, présentant à la consommation d’Augustin un gâteau fait de sincérités et de simulations pétries ensemble et indiscernables.

– Il m’eût été agréable d’avoir ces deux dames une après-midi, et bien facile de les faire prendre, je vous assure. (Mme Desgrès des Sablons comptait qu’Augustin ne scruterait pas de trop près ces conditionnels passés). Mais vous, Monsieur, dont tout le temps ne se passe pas dans les livres, nous en avons aux Sablons toute une bibliothèque. Vous viendrez les lire sous des ombrages que nous trouvons le moyen de conserver à peu près verts. Grâce à l’heure d’été, nous dînons en des soirs ravissants. Vous vous laisserez tenter et je vous serai d’autant plus reconnaissante que vous tarderez moins.

Elle se leva d’un grand mouvement harmonieux, dont Augustin subit la complexe grâce, ainsi que jadis, mais sans l’ancien trouble. La souple et comme inconsistante étoffe de sa jaquette gris fer, ayant épousé austèrement les formes de son buste, se permettait sur l’évasement des hanches, deux plis d’une lassitude savante, ajustée et longue. Enfin, toutes avances faites, tous sourires achevés et toutes choses réglées, revenant désormais pour tout le monde au sentiment tranquille de sa situation sociale et de sa très vaste fortune, la grande dame rendit à son visage son expression et sa position naturelle, qui était : redressé, avec une certaine nuance permanente d’ironie dans la certitude de soi, la hauteur et la beauté.

Cependant M. Desgrès des Sablons ayant supplié Mme Méridier de ne pas prendre la peine de l’accompagner, s’était, avec une lenteur pompeuse, incliné au niveau de ses mains. Ils descendirent tous les trois le large et doux escalier de province.

Comme Mme Desgrès des Sablons paraissait s’attarder auprès d’Augustin, son époux prit le parti de marcher le premier en profil perdu. Il les devança à la porte. Là, il partagea ses regards entre les deux causeurs qui s’éternisaient et un grand cheval bai brun dont un cocher à livrée grise contenait le piaffant ennui.

Pour certains courts trajets autour des Sablons, il avait le caprice de conserver l’usage de la voiture à cheval, car il conduisait bien.

Il captait des bribes de conversation :

– Les projets de M. Desgrès le retiendront sans doute ici de juin à novembre…

Et aussi :

– Juin est le plus beau moment des prairies… Et nous avons bien de la chance de vous y rencontrer.

Augustin donnait des éclaircissements :

– Mes derniers cours finissent au début de juin ; les premiers examens commencent dès la fin de ce mois. Tout l’intervalle, je le passe ici…

La conversation qui paraissait finie, rebondit :

– Il faut bien du talent, disait-elle, pour écrire sur Oxford un livre qui ne le défigure pas…

– Ce peuple est le seul qui sache encore bâtir en gothique. Peut-être vous rappelez-vous, Madame, le dessin du beffroi que Bodley destinait à Christ Church…

M. Desgrès des Sablons semblait piaffer comme le cheval.

Remontant le perron, Augustin entendit :

– Ma chère Élisabeth, ce n’est pas seulement en automobile que vous ignorez comment passe le temps.

*

* *

– Veux-tu aller déjeuner aux Sablons ? demanda Augustin à Christine ?

Celle-ci se mit à rire :

– J’espère que tu nous as vigoureusement excusés, Bébé et moi ?

Bébé venait d’être lavé. Magnifique, tout rose, d’un ingénu éclat de chair neuve, qu’il ignorait avec la plus grande modestie, il battait des bras et dès jambes, couché sur le dos, haletant, coupant de « heu !… heu !… » ses souffles rapides.

– Comme vous avez eu raison, Oncle, d’attendre, pour venir nous voir, la fin de votre belle visite !… Dites, Monsieur, nous aurions eu des choses bien sales, à montrer à notre oncle.

Et cessant de parler au nom du petit garçon, reprenant le ton normal d’un récit joyeux :

– Seigneur ! me suis-je dit en défaisant les langes, qu’est-ce que nous allons trouver là-dessous !

Puis, consolatrice :

– Mais non ! mais non ! ce n’était pas si sale. C’était de bien belles selles. Des selles que nous avons faites de notre mieux… Gardez-nous un instant, Oncle, pendant que maman ira chercher notre biberon.

Penché sur le bébé, Augustin sentit de faibles griffes fouiller ses cheveux.

Le biberon arriva. Bébé lâcha les cheveux, devint frénétique, projeta de petits bras vers le repas, l’amenant à lui à travers l’air et toutes les difficultés de la pesanteur, par la seule intensité de ses forces morales. Mais dès qu’il eut bu, son expression changea. Il regarda la chambre et les visages familiers qui l’épiaient, comme autant d’objets n’ayant plus rien à lui offrir. Il eut l’air repu, désabusé, revenu de tout, désenchanté de la vie. Ses traits exprimèrent la plénitude d’un contentement blasé, la satisfaction normale mais trop connue de ce qu’un flux tiède, épais, à touche de velours et goût de lait, fît descendre quelque part, dans les cantons de la petite conscience particulièrement sensibles à la tiédeur et à la plénitude, l’assurance de la perfection, du correct ajustement de toutes choses, et la monotonie née du bonheur. Un peu de bon lait ruisselait et bavait au coin des petites lèvres. Cet état d’âme dura jusqu’à l’arrivée d’un bruit digestif inconvenant et ingénu :

– Ha ! dit Christine. C’est le second moment.

L’innocente vie présentait ainsi les temps de la nutrition et les forces morales, emmêlés l’un à l’autre, sur le même plat enfantin.

Tout redevint bien, désormais, tout fut dans l’ordre. Le désenchantement et la replétion, doublures l’un de l’autre, se dispersèrent et fondirent dans un Univers optimiste, tout entier nourricier. Le bébé essaya de prendre un air fin et même matois, comme si téter jusqu’à plus soif était une bonne farce qu’il avait faite, mais qu’il ne pût la soutenir, faute de forces, parce qu’il était trop petit.

Augustin ne cessait d’admirer l’inimaginable simplicité de cette petite âme active et sa fraîcheur prodigieuse. Son corps, la fenêtre, ses pieds, un linge étendu, blanc et irrégulier, tout était indifféremment neuf, sans usage antérieur, né sans doute en même temps que lui, dans l’été de l’année précédente ; tout pouvait parler, se taire, répondre. Les petites jambes, dressées vers le plafond, s’incurvaient vers la tête. Les petons retrouvaient les menottes pour une exploration passionnante qu’interrompit net la vue d’un crayon rouge sortant de la poche de l’oncle.

L’étonnant crayon rouge ! Le riche, le complexe, le vivant, le silencieux crayon ! Bébé prend des expressions diverses devant le crayon : stupeur désarmée, air ambigu, sourcils froncés, ou du moins effort pour le faire, vain et mal marqué, sur cette petite figure lisse.

Un doigt minuscule et boudiné touche l’air quelque part autour du crayon. Ce n’est qu’un essai. On recommencera. Un coup long, un coup court, et le troisième droit sur le crayon. Ça y est… C’est dur, c’est rond, froid,… étonnant crayon !…

– Oncle ! dit sa maman, donnez-nous nos effets, notre petit lainage qui pend dans le soleil, voyez-vous, là contre la fenêtre ! (Les hommes ne trouvent jamais rien !)

Pendant qu’elle agrippe le lainage du bras qui tient déjà l’enfant, l’autre dessine les gestes classiques de la chanson des bébés ! « Ainsi font, font, font, les petites marionnettes. »

Mais c’est de l’ingénuité pour adulte, de la naïveté pour adulte, de celles que les adultes croient qui conviennent aux petits enfants. – Parlez-moi plutôt du crayon !

Sa vertu dépasse de beaucoup ce que vous croyez qu’elle est. Il vient d’un merveilleux pays ; il en a rapporté quelque chose qui coule le long de lui. Il est en vie, bien entendu. Peut-être qu’en le touchant longtemps et comme il faut, il finira par révéler ce qu’il tait. Cette communion avec la splendeur du crayon rouge dépasse ce qu’un bébé peut supporter de recueillement. Elle finit par éclater en un tremblement extatique des mains, des pieds, de tout.

Tout à coup, prenant son temps, donnant en termes décisifs ses ordres à l’Univers, il émet un énorme « heu ! » explosif. Satisfaction totale. Ce « heu » exprime un système d’idées limpide, clos. Tout s’y trouve. Tout est dit. Tous les problèmes du crayon sont fixés. Bébé est libéré. Aristote a parfaitement compris cela.

Se sentant désormais en un monde sans secret, dans des bras sûrs et doux, Bébé fait à celle qui le portait un de ces sourires de dépendance innocente et d’abandon total qui sont, pour les adultes, le plus fort appel de la première enfance et sa plus prenante douceur : « Je suis tout petit. Je n’ai qu’à étendre en résolution mes membres non utilisés encore. C’est mon appât. »

Augustin retrouvait le mot éternel : « Si vous n’êtes comme l’un de ces petits… »

Il repose maintenant dans sa laine écumeuse, ni assis, ni allongé. À sa place un adulte aurait de lourds os à étendre, un système nerveux à apaiser. Mais non pas lui. Tout prêt pour des jeux surprenants, il pousse l’air entre ses gencives roses et nues, comme une petite locomotive, il revient aux heu ! heu !… les varie de gr… gr… et lâche pour finir ce riche : Heu ! interminable, beau vocable, plein de sens et de suc, expression de grand artiste dont les moyens ont égalé le rêve.

Christine le soulevait très haut, le balançait, le tripotait, posait ses deux petits pieds nus sur ses joues à elle et sur ses lèvres, improvisant et chantonnant :

Dans cette maison, Mesdames, Messieurs,

Nous avons un petit garçon…

Il sait dire : gr… il sait dire : heu !

Et tous les mots de sa leçon !

Dans cette maison.

Elle s’inclinait à droite pour « Mesdames », à gauche pour « Messieurs », balançant Bébé dans ses bras. Après quoi, elle le serra contre sa poitrine en une molle douceur ardente, craignant de trop appuyer.

Elle jeta par-dessus son épaule, et sans regarder Augustin :

– Oncle, vous ne savez pas ? Voici ce que vous dit Bébé : N’allez pas faire vos cours de philosophie dans votre Faculté, Oncle. C’est Bébé qui va s’en charger. Bébé saura dire ce qu’il faut. Vous entendez, Oncle : heu ! heu ! heu !

Et aussi, la malicieuse :

– Oncle, n’allez pas aux Sablons, pour y déjeuner avec les belles dames. C’est Bébé qu’on a invité. On n’a pas besoin de vous, Oncle ; Bébé fera les compliments qu’il faut.

Elle s’assit enfin dans le grand fauteuil qu’elles avaient, sa mère et elle, introduit dans la salle à manger ; il lui servait quand elle voulait étaler Bébé sur ses genoux.

Elle touchait, du bout d’un doigt chatouilleur, la petite poitrine, faisant : non ! non ! non ! avec la tête, agitant des versiculets-grelots :

Il bambino

Piccolino

Dorme et sogna nel lettino.

À chaque rime claquaient les baisers. Elle embrassait le nez, le front, la poitrine, le ventre…

Ma un bacino

Sul musino,

Scocca, e ride il birichino.

Bébé riait en effet sa joie de vivre, de toute sa petite bouche où perçaient les dents, et le timbre de son rire rendait les sons de la plus grêle enfance.

Christine se pencha une fois de plus sur la transparente chair en une ivresse contenue et la même douceur dont elle l’avait serré sur sa poitrine :

– On trouve sous les lèvres une petite rose et c’est une joue, on trouve sous les lèvres une petite joue et c’est une rose…

Augustin la quitta sur ce bruit de baisers.

III

LE DÉJEUNER

C’était un mois plus tard, après la mi-juillet, toutes besognes scolaires terminées et l’année finie.

Ce jour-là, jour du déjeuner aux Sablons, Augustin devait rencontrer Mlle de Préfailles pour la seconde fois. La première était ce fameux examen pour lequel M. et Mme Desgrès des Sablons lui avaient fait l’honneur de venir le voir.

Seul dans sa chambre, Augustin s’habillait lentement, évitant toute brusquerie, tout ce qui pouvait effaroucher ses souvenirs, fausser ou casser les rayons de ce beau matin lumineux, qui perçaient les ombres de la chambre.

… Sur les bancs de chêne universitaire, un groupe d’abbés, plusieurs rustiques, maigres, tondus ras, noircissait la partie gauche de l’amphithéâtre, et l’un fixait Augustin avec des yeux de charbon dur. De l’autre côté, à droite, cinq ou six demoiselles et une dame mûre bavardaient. Les autres candidats s’entassaient sur les bancs d’en-haut comme sur une branche supérieure où ils eussent été plus à l’abri. Détaché, lancé en avant, tel un chef de file, un vieil étudiant, peut-être répétiteur de lycée, avalait d’inquiétude sa salive, et sa pomme d’Adam velue, douée d’autonomie, montait et descendait à chaque bouchée, en un faux-col lassé de vivre.

Isolée, immédiatement sous la chaire, séparée d’eux tous par tant de places vides et de bien autres espaces, parfaitement calme, gardant sans y penser, parmi ses timidités ou ses méditations, une sorte d’indifférence et glaçante élégance, attendait une grande jeune fille inconnue.

Sur le dépoli des carreaux, passait le plumeau des feuillages. Le pépiement d’un oiseau solitaire criblait le silence de ses piqûres ; un soleil onctueux de Jardin des Plantes départemental, enduisant l’extérieur de cet aquarium, filtrait par ses interstices. Sommeil d’Université provinciale, et les fragments de philosophie technique servaient de rêves.

Que faisiez-vous là, mademoiselle de Préfailles (Anne-Élisabeth-Marie-Armelle), inaccompagnée, anxieuse, immobile avec tant de grâce ? Qu’allait-on mettre dans la colonne encore vide, contre cette parenthèse chuchotant à l’oreille la confidence de vos prénoms ? Qu’est-ce qui parlerait par vos délicates lèvres volontaires, si l’on en croyait le regard qu’on avait osé jeter sur vous, une fraction de seconde, pour retrouver la grave et merveilleuse enfant d’autrefois ? Comment s’exprimerait le mystère de votre âme, visible au choix étonnant que vous aviez fait d’être là, en des occupations où les jeunes filles de votre ressemblance n’avaient pas encore coutume de se présenter, au lieu de poursuivre sur toutes les routes le miroitement des destinées heureuses ? De quels heurtements habiles, toucher les portes de vos châteaux intérieurs ?

Elle se tint debout devant son intérêt violent et refréné. Comme dans les minutes précédentes, une réserve, une hauteur dans l’attrait, que sa conscience claire ne prenait certainement pas la peine d’avoir, avaient néanmoins habité son corps, ainsi des supplications amollirent ses seules attitudes ; il ne savait quoi de jeune, gracile et fléchissant, dans les longues lignes de sa beauté. Des prières traversaient ses douces surfaces. Sur le rebord de la chaire, un gant d’antilope gris serrait l’autre d’une crispation permanente. Des respirations portaient jusqu’à lui leur goût d’eau pure, avec des mots restreints, éteints et d’ailleurs justes, sur le schéma des concepts dans la théorie Kantienne de la connaissance, étranges à entendre de cette jeune fille-là.

Augustin s’agaçait un peu et s’apitoyait à la fois. Mais la lumière bleu sombre d’admirables yeux approfondis de timidité dominée, l’avertirent que ce n’était pas tout à fait les sentiments qu’il convenait qu’on offrît à Mlle de Préfailles. Derrière lui, dans l’amphithéâtre, il percevait une sourde admiration silencieuse. On a des sens, qui discernent ces choses-là.

Vraiment sa tâche, à lui était difficile. Il ne regardait pas la jeune fille. Professionnellement, c’était préférable. Et de plus, il n’osait pas. Il ne regardait rien, pas même cette jaquette doublée de soie blanche, ce costume de jeune fille, qui le troublait. C’était bien difficile. Il y avait entre eux soixante centimètres d’air confiné, où il reléguait son regard durci, maintenu aux refuges techniques.

Un instant il s’interrompit dans un éclaircissement qu’il donnait, eut l’air de réfléchir. En réalité, il tremblait un peu. Trop contrôlée, l’émotion ternissait sa voix, la faisait professoralement sèche. Il intimidait Mlle de Préfailles et le sentait. Il se contenta de dire que c’était compris avec précision et très convenablement exposé. Ce qui rendit la jeune fille à son irritante distinction lointaine pendant que se baissaient ses yeux.

Moins par la vue que par une sorte de sensibilité suraiguë et de rayonnement invisible, il percevait les multiples sens de ce visage : glaciale et d’une beauté trop visible, comme un Winterhalter classique ; – sportive, solitaire, voyageuse, jeune fille au lévrier, patricienne pour peintre anglais ; – finesse française aux sourcils Watteau… Elle devait vivre successivement en des moments divers, toutes ces vies. À ses profondes réactions innées, tenait peut-être ce noli me tangere, rappelant la fillette de sa première jeunesse ; dans l’ordinaire de sa vie, sans doute était-elle trop charmante, naturelle et sérieuse pour en avoir besoin.

Il se souvint s’être demandé – ah ! presque malgré lui et pendant bien peu de secondes – à quel type d’histoire d’art ou de légende, faisait penser ce rien de hauteur et de mélancolie ? et en même temps cet effacement, ce silence de princesse captive, tant d’éclat involontaire, indiqué à peine et aussitôt dédaigné.

Un vieil appariteur boitillant des deux jambes, mais davantage de la gauche, apporta des papiers administratifs jaunes et de grand format, qu’il fallait signer dans le coin de droite et aussi en marge. Il repartit vers des couloirs aux portes matelassées.

La deuxième interrogation commençait : celle de philosophie pure. Augustin proposa le pragmatisme et les théories contemporaines sur la valeur de la science, qui se trouvaient au programme. Pendant que, très discrètement guidée par lui, elle exposait avec les noms et références attendus cette philosophie bien connue, toute la tension de son visage changea de sens interne. Augustin vit se terminer la période officielle des récitations. Une âme passionnée de vie intérieure et de ses correspondances métaphysiques sortit de ses cachettes de chair, élargit ses yeux, vivifia et durcit à la fois leurs lueurs bleues.

Augustin sentit qu’il allait peut-être résoudre l’énigme de Mlle de Préfailles et de sa présence sur ces bancs.

Entre elle et lui, les soixante centimètres d’air se chargèrent de réalité religieuse privée, profonde, appartenant en propre à la fine et grave jeune fille qu’il voyait devant lui, mystérieuse. Par une étonnante fortune, il avait charge officielle de recevoir ses confidences. Cela supposait avec elle une parenté d’une rare essence, momentanée, intime, forcée, dont il thésaurisait avec une froide avidité les gouttes précieuses.

Pour quel usage ? Certainement de riches souffrances ultérieures (puisqu’il la reverrait), dont il serait trop heureux de souffrir. Elles commençaient déjà de tâter le terrain et pousser leurs racines, en d’immaîtrisables demi-jours.

Il redessinait avec Anne et pour elle le contour des théories de James (« Je suis heureux que vous l’ayez lu, Mademoiselle »). Il les distinguait de théories voisines et semblables. Il lui prenait presque sur la bouche pour les remodeler, ses idées à elle, fraîches, saines et sans muscle, comme des corps d’enfant.

Elle l’écoutait d’un air qu’il n’avait pas prévu dans ses hypothèses et ses classifications de tout à l’heure : une attention tendue, fermée et ravissante, deux fines dents pinçant les belles lèvres, deux yeux d’un calme ardent en un visage figé, le désir de s’ouvrir tout entière à sa pensée, à sa pensée seulement.

– Contre quoi se défend-elle ? se disait Augustin avec agacement et une paradoxale antipathie subite, que son ton refléta.

– Mais enfin, Mademoiselle, cette « religious experience » dont parle James, vous venez de m’indiquer très justement son caractère personnel et incommunicable, et la différence d’avec ce que les sciences positives appellent « expérience », valable pour toute raison humaine et non pas seulement pour vous seule ou pour moi seul (cette réunion : vous-moi… peut-être trop osée ?… Augustin se rappelle une ou deux secondes de grand trouble). Cette expérience, selon James, nous révélerait Dieu d’une révélation contagieuse pour autrui, non à la façon d’une participation rationnelle mais par les « voies où souffle l’esprit ». Ce sont chemins extralogiques : contagions sentimentales, revivals, tout ce que vous voudrez. Et vous et moi (curieuse répétition, d’une formule jugée dangereuse !) nous sommes d’accord sur son insuffisance dialectique… Et qu’y a-t-il à signer encore ?… Ne puis-je tout signer à la fois ?

– Il y a encore ça, dit le vieil appariteur, qui se révèle bègue et diffuse en outre l’odeur du tabac caporal.

Ni l’un ni l’autre n’ont vu revenir le messager boiteux, ni ne le verront repartir par les bruns vestibules.

– Cette méthode n’atteint que des privilégiés ; mais même introspectivement, peut-on dire qu’elle traduit chez eux un sentiment de présence de Dieu ?

Ses yeux à lui, brillants d’autorité, de maîtrise et d’intelligence, la dominent cette fois, l’intimident et la soutiennent en même temps.

Le ton de l’examen a certainement changé. Ce n’est plus un simple exposé qui est demandé à la jeune fille ; c’est peut-être même plus que sa pensée personnelle : un peu de son cœur.

… Déjà trois semaines ont passé depuis ces moments, où son souvenir s’enfonce. Avec sa netteté de professionnel, Augustin retrouve ses réponses et les siennes à elle, dans la précision de leur lumière incolore, en leur abstraction technique extraordinaire sur ces lèvres, comme un champion d’échecs reconstitue son jeu depuis le premier coup. Il revoit la blancheur rosée du délicat visage attentif et volontaire, cet air de réserve et d’ardeur. Mais où donc a-t-il rencontré déjà ce type de beauté ? vers lequel chercher des passés historiques ?

L’enquête continue, sous son apparence objective :

– Cette notion qu’ont décrite Myers et James, cette apothéose d’un inconscient magnifié, transformé en instrument d’intuition, n’est guère positive, est infirmée par toutes les recherches sur l’inconscient. Mais de plus, toute prétendue expérience de la présence de Dieu n’est-elle pas faite, au fond, d’éléments qu’une connaissance positive de type psychique peut analyser, dans aucun desquels elle ne trouve Dieu ? Pour James, lui-même, il y a continuité des simples troubles psychiques avec sentiment de présence – où il serait évidemment injurieux de voir Dieu, – jusqu’aux émotions des grands mystiques. Pour Delacroix aussi. Pour Janet aussi, naturellement. C’est le postulat de tous leurs travaux. Il n’est pas, dans les moments les plus privilégiés de ces consciences où, dit-on, habite Dieu, d’autres composantes que celles de la conscience naturelle, normale ou anormale. Ces moments exceptionnels, ils s’édifient sous nos yeux, avec les matériaux des moments les plus pauvres. Et la psychologie positive ne dispose pas d’autre source d’intuition, ni d’autre instrument pour sauver la « spécificité » de ces communications avec Dieu.

– C’est peut-être que la psychologie positive, bornée à l’étude expérimentale de l’individualité humaine y est insuffisante ?

(Ces mots trop techniques, ce visage d’une froide élégance pure, Augustin ne songe plus à s’étonner de les trouver ensemble).

– Pouvez-vous préciser votre pensée, Mademoiselle ?

Un silence que, faute de mieux, remplissent les chuchotements des candidats. L’inquiétude subite et réprimée de ces traits où tout se lit, remplit Augustin de remords, mêlés au désir d’épuiser les étranges aveux.

– Mademoiselle votre pensée est certainement intéressante. Développez-la seulement. Prenez tout votre temps.

Les premiers mots sortent dans un faible souffle. Mais on revoit vite cette fermeté fine et cette franchise dans la grâce qui font naître d’habitude au fond du cœur des hommes de violents instincts de vie à deux et la volupté d’un enivrement partagé, en des paysages confidents.

– Si, par impossible, dit-elle, un chimiste ignorait la vie, il ne verrait nulle différence entre les éléments chimiques du protoplasme cellulaire et les autres molécules qui sont hors des protoplasmes, un peu plus de complexité seulement.

– Il les verrait cependant dans un ordre spécial, dont la matière inerte n’a pas l’habitude : il les verrait organisés. Cela suffirait pour lui permettre de constituer deux catégories différentes, même s’il ne rattachait la seconde à aucun autre phénomène de la vie. Il est vrai que s’il sait déjà les voir dans un ordre spécial…

Il osa lui sourire, et il la conviait à compléter.

Elle comprit et compléta.

– … C’est qu’il a au préalable l’idée d’un groupement ordonné suivant un plan, c’est-à-dire au fond, l’idée de vie. De même celui qui ignore Dieu ne voit dans l’âme des Saints qu’hallucinations, morcellement de personnalité, pour tous les phénomènes de contact entre une âme et une Présence dont il n’a pas l’idée. Et en effet, quelle autre source auraient-ils pour lui ?

– Fort bien, Mademoiselle. Si je jette sur le sol toutes les lettres de l’Odyssée, leur regroupement fortuit ne différera en aucune façon du poème d’Homère pour quelqu’un qui ne sait pas le grec :

Puis il durcit, et précise sa pensée à elle :

– Comme il n’y a de conscience que pour l’observateur conscient, il n’y a de sainteté qu’aux yeux du croyant. Tout instrument de connaissance s’arrête aux réalités de son ordre, ignore les ordres supérieurs.

C’est bien ce qu’elle voulait dire. Cette formule ferme l’entoure, la soutient, la porte. Elle s’y appuie et s’y repose. Augustin rencontre le regard bleu, chargé de puissances spirituelles et d’intelligente gratitude, et toute sa prise sur lui n’est pas due à sa seule beauté. Il redresse avec violence un fléchissement sentimental d’une douceur ardente.

– Ne trouvez-vous pas, Mademoiselle, que cette conception parfaitement soutenable, parfaitement dégagée par vous, enferme le croyant en un subjectivisme bien strict, à l’abri des critiques, mais impuissant aux conversions ?

Derrière la jeune fille, une tache noire protrude avec prudence, se développe en épaule, attire à elle une large oreille, des cheveux en velours ras, la moitié d’un front, un œil unique, énorme… C’est l’un des Abbés qui écoute.

– « Impuissant » ? fait-elle. Mais des complicités lui aident. Si la pensée de l’incrédule est le plus souvent inaccessible, à une certaine hauteur morale, son cœur appelle Dieu.

– Soit, dit Augustin doucement. À cause d’une certaine inertie des habitudes intellectuelles, la pensée de l’homme dans les premiers moments de l’expérience religieuse, ne fait jamais que la théorie de l’état précédent, tandis que l’état suivant perce déjà parmi ses inquiétudes. Ce retard de la théorie sur l’invention ne me déplaît pas. J’admets fort bien aussi « à une certaine hauteur morale ». Dieu est une prime. M. Boutroux dans son Introduction à Zeller a cette phrase tout aristotélicienne : (Je cite de mémoire, mais son texte n’est pas fort loin de cela.) « Lorsque, dit-il, l’être a atteint toute la perfection dont sa nature est capable, cette nature ne lui suffit plus. Il a acquis l’idée claire du principe supérieur dont cette nature s’inspirait sans le savoir. C’est ce nouveau principe qu’il a désormais l’ambition de développer. » – Vous vous rappelez peut-être, Mademoiselle ?

Non. Mlle de Préfailles n’a jamais lu l’introduction à Zeller. Sa respiration, coupée net, le dit sans ambage. Elle paraît chassée d’un Éden. Augustin la rassure avec une douceur où rien d’autre ne se voit.

– Vous avez le droit de ne pas l’avoir lue. Ne sont à votre programme ni Aristote ni les Présocratiques.

Il lui semble la protéger d’un bras fort et invisible. C’est le seul bonheur qu’il se permette.

– Mais comme vous voyez, nous sommes en pleine métaphysique, hors de toute atteinte de l’introspection. Vous pourriez me dire, il est vrai, que celle-ci en est cependant la source inavouée…

Il attend, amical et suggérant, comme déjà il s’était montré :

– Et aussi qu’elle la confirme, continue-t-elle. Le mot de Pascal : « Tu ne me chercherais pas »… ne rend-il pas l’idée de ce principe supérieur qu’on cherche sans le savoir… ?

Ainsi, en fin d’examen, durant quelques étranges secondes, ils s’entretinrent intimement tous les deux.

Une âme humaine est normalement inexplorable. Mais de celle-ci venaient de monter pour lui de belles idées adolescentes, graciles et passionnées, qu’il se sentait encore, après trois semaines, le désir de serrer comme des personnes, entre ses bras.

Le silence où demeurait à présent Mlle de Préfailles indiquait que cette intimité venait de prendre fin et qu’il n’y avait aucune chance au monde pour qu’elle recommençât jamais.

Tout ce que dix merveilleuses minutes avaient fait paraître secondaire et de pur accompagnement : la nette élégance de la jaquette gris clair, le gant d’antilope froissé, l’inexistence résolue des parfums, se mit à revivre… Se permettrait-il une plus longue émotion autour de cette passante, d’où pouvaient naître tant de songes et de douloureux désirs ? Mais la puissante psychologie postiche que projettent les prismes de la beauté, n’est que ce qui reste quand l’être réel est parti… Augustin écrivit sous ses yeux le 14 et le 16 qui sanctionnaient ses réponses dans les colonnes respectives des deux épreuves, tandis qu’elle attendait muette et opprimée. Il entrevit le rose pastel qui se répandit en remerciement sur ses traits. Il pensa que dix points d’avance devaient la tranquilliser largement sur son épreuve de latin. Il ne la regarda pas s’en aller. Peut-être le silence subit des occupants des trois bancs supérieurs venait-il de ce qu’elle passait devant eux.

L’amphithéâtre s’était dépouillé de tout intérêt et même de tout sens. La minute d’après lui en rendit un : l’apparence qu’il devait présenter pour le balayeur matinal : vide, sale, à goût de poussière ; et aussi l’inattendue et point désagréable dérision des fleurs qui survivent aux fêtes, et du décor qui s’éternise autour d’une soirée où rien ne se passe plus.

Il crut bien se rappeler, parmi des souvenirs jamais oubliés de la première rencontre, contemporaine de ses dix-sept ans, une comparaison de deux âges, murmurant en lui, malgré lui, toute seule, se poussant de nouveau en ce moment unique et après tant d’années… Ridicule !

Il sourit de lui-même, ne s’indigna point, ne prit point, comme autrefois, la peine de rejeter cette offre d’un bien volé. N’était-il pas beaucoup plus sage, plus froidement sarcastique, plus vieux ?

– Monsieur Fontaine !

C’était le maître répétiteur dont la pomme d’Adam montait et redescendait.

Augustin revint de ce long voyage et retrouva sa chambre parce que ses mains, ses yeux, ses habitudes, à peu près compétents pour la mise en place des chaussures, des bretelles ou des tibis sur la chemise, se refusèrent à sélectionner seuls la cravate. De plus, ils n’avaient pu deviner qu’il ferait chaud : le faux-col choisi par eux à gauche du tiroir accoutumé fléchirait le long du chemin. Réveillé, le rêveur enleva ce col, le roula avec sa cravate, y substitua un faux-col mou.

Un désastre : la coupe de cheveux datait de quinze jours ! Pas le temps de courir chez le coiffeur ! Un vaste pan dans l’horizon du bonheur fut caché par cette disgrâce.

Augustin se résigna amèrement. La bicyclette, en vingt minutes de course, empoussiérerait ses chaussures. Il les essuierait à de l’herbe. Le temps passait. Les encombrements de la vie matérielle, ce faux-col, ces chaussures, les coups de brosse de chaque côté de la raie méticuleuse, tout cela s’arrangeait ensemble, brins de jonc très humbles autour de panerées merveilleuses. Chaque minute de cet avant-midi, de cette heure, en elle-même toute simple et toute ordinaire, anticipait sur d’autres minutes étincelantes. Le morceau irrégulier de ciel, les feuillages massés sous les fenêtres, semblables au premier abord à ce qu’ils avaient coutume d’être vers dix heures du matin, contenaient dans leur substance divinement rajeunie par la nuit, des odeurs végétales entièrement neuves, essayant leurs premières forces. Le soleil humide et tout frais montait des pentes d’un cristal bleu, fait d’une seule pièce homogène et immense, où l’eau des grands lavages nocturnes n’avait pas encore tout à fait séché.

Sans doute, depuis longtemps, aucun lilas ne survivait plus, ni aucune de ces fleurs qui seront des cerises, des pêches, des pommes ou des amandes. De même avait disparu ce qui marque sur les calendriers de fleuristes la deuxième partie du printemps. Mais tout ce que ces jonchées pouvaient contenir de candeur et de virginité, désincarné de leur corps de plante, réfugié lors de leur mort, dans l’âme permanente des paysages, en sortait aujourd’hui, affranchi de son support végétal, corps glorieux du monde des fleurs, de même substance que les émotions, capable de les nourrir et de les accroître, constitué comme elles d’enivrement et d’ironie.

Augustin se sentait ridicule. Mais quoi ?… Ce ne serait pas pour bien longtemps ; il pouvait souffrir un peu ; pure question de tenue ! Cette souffrance n’était pas très dangereuse, ni lui très dupe. Capté, lié, il pouvait casser les fils à tout moment, s’il se débattait bien. Sur les bas-côtés d’une route nationale ravagée d’automobiles, il pédalerait très lentement pour maintenir ces gouttes de lyrisme dans son cœur plein et lucide, les empêcher de déborder. En marge de cette route rectiligne, plantée d’ormes classiques, dans les accotements herbus, on trouvait, sans les chercher beaucoup, des esquisses de petits sentiers submergés sous la dernière vague de la vaste houle des prairies. Cette route droite était sa vie. Il s’était égaré une heure dans le plus beau de ces sentiers. Et peut-être que tout était fauché maintenant, depuis cette fin de juin où il l’avait vue, sauf justement quelques souvenirs, comme des touffes oubliées.

Un quart d’heure avant le moment raisonnable de partir, Augustin décida d’aller revoir Bébé qu’il avait entendu pleurer pendant la nuit.

Bébé était à peu près consolé. Il suçait son biberon avec rancune et bouderie. Il s’alanguit dans les bras qui le prirent, au lieu de rire à la vie comme à l’ordinaire.

– Nous sommes grognon, Oncle. Nous avons deux dents qui vont percer. Cela change tout, voyez-vous. Nous ne sommes qu’un tout petit, mal fait pour la douleur.

« J’en ai pour une demi-heure de pleurnicherie, avant qu’il dorme, continua Christine. Ce n’est pas dans ses habitudes. Je n’aime pas beaucoup cela. Je sais bien que le temps est anormalement chaud… »

La cuisine où il vint ensuite embrasser sa mère restait assez fraîche cependant.

Elle épluchait minutieusement un plat d’épinards. Elle avait mis des besicles de presbyte à monture de fer. Il vit luire dans ses yeux son éternelle tendresse irrassasiée.

– Ne te presse pas trop ; ne prends pas chaud ; ne tombe pas ; repose-toi bien !

« Repose-toi » ! Âme maternelle, doucement ascétique, pour qui, presque aucun plaisir ne valant qu’on l’éprouve, le plaisir qui s’offre à son fils prend l’excuse d’un repos ! Augustin connaît ces mots, et leur riche sens intérieur. Un peu honteux de lui-même, conscient d’être fait de fumées, le monde enchanté ferme sans bruit ses grandes portes d’or, devant la densité de ce dénuement magnifique !

*

* *

Le parc où marchait Augustin l’arrêta, comme jadis, dès les immédiats vingt mètres, lors de sa première et lointaine visite. Une zone d’appropriation privée s’y différenciait soudainement, plus nette encore qu’autrefois, dans la beauté générale de la terre. Non qu’il y eût défense formelle de passer, brandissement du Code civil. Mais l’équilibre des retraites et des avancées, la concavité calculée des rideaux forestiers, l’amenuisement des avenues entre des hêtres pourpres qui servaient de pylônes initiaux et le bleuté des points de fuite, tout trahissait une ordonnance pensée, avant d’être peinte en vert et roux, sur la table rase des étendues.

Un mutisme chargé de réserve vous écoutait marcher.

Propriété privée aussi, l’étincelant silence du plein midi. Au ras des pièces d’eau, sur la cime rugueuse des futaies, partout où elles pouvaient trembler contre un arrière-fond bleu, des stries incolores chatouillaient l’air chaud.

Secoué d’émotions confuses, Augustin s’intimidait, s’attardait, cherchait des atermoiements. C’est alors qu’il trouva les roses.

De chaque côté de l’allée centrale, elles se disposaient en corbeilles ovales et ordonnées. C’était leur seconde ou troisième floraison. Bénéficiant de fréquents arrosages, un liseré privilégié de prairies bordait autour d’elles les roux tapis de fin juillet. Augustin planta ses chaussures dans les mottes de terres souillées des fumiers du printemps où les pétales des roses, depuis longtemps mortes et tous leurs parfums restitués, rentraient dans le cycle de la matière. Il lisait sur des rectangles en zinc, des noms d’une platitude transfigurée par la magnificence des fleurs et le sens complexe de leurs parfums. La rose Mac Arthur était d’écarlate foncé ; la Comtesse de Derby saumon ; une autre, ayant pour premier nom Mélanie et le second illisible, disposait presque à ras du sol de multiples petitesses écarlates. La rose Rayon d’Or développait des pétales aériens, bulleux, pudiques, plus délicats que tous les tissus des hommes, passés du blanc à l’abricot par des cures prolongées de soleil. Une « Duchess » écossaise logeait un gros cœur d’un rouge de rideaux, parmi des pétales extérieurs triangulaires et retournés.

Augustin multipliait les interprétations autour de l’odeur de rose, encerclant d’approximations parlées sa confidence délicieuse et intraduisible. De chacune des fleurs montait le même enivrement de fête, une joie lyrique simplifiée, stylisée et toute la naïveté de bonheur d’une princesse enfant. Leur fête se donnait à quelque distance du sol, en des palais floraux transparents, dans la couche d’air qui couvre les prairies. C’est là qu’elles exhalaient cet émerveillement candide et continu, cet enivrement de se sentir aimé, qui est l’essentiel de leur parfum, la similitude humaine la plus proche de son impénétrable limpidité.

Mais les variétés naissaient au second regard. Sur ce fond commun d’odeur de rose, se posaient suivant les espèces, un goût de poivre, de thé, d’épices, de miel, une odeur de mai et de reposoir et même une vague exhalaison d’encre.

Le tout, dilué dans une sorte d’eau plus limpide que toutes les sources, venue tout droit de fontaines célestes sans passer par la terre, gardant de l’azur dans ses souvenirs. Tantôt posé à plat sur la superficie glacée de l’arôme, tantôt fondu en pleine épaisseur, indiscernablement mêlé à ses empâtements, tout le détail sentimental de l’odeur changeait comme sa substance. Il offrait à goûter l’alanguissement, la gravité, la lassitude d’un bonheur continu, des adjonctions de mélancolie, d’extrême adolescence, de larmes sereines, mille aveux couverts, mille facettes morales subtilement distinctes dans l’impossibilité de toute dénomination. De l’une des espèces, à l’improviste, sortit une odeur grasse, crémeuse, sensuellement violente, lourde et un peu commune, sans la suprême distinction coutumière des roses.

D’une psychologie toute florale, moins dense que l’autre, aérienne et poreuse, logeant entre ses mailles de belles lacunes d’air, ces créatures royales menaient une vie dénuée de vouloir-vivre et chargée de lyrisme, par une superfluité divine qui eût conféré aux roses des valeurs sentimentales, en outre des coloris et des parfums.

Psychologie étonnamment éphémère aussi, en sa complexe opulence. L’odeur des roses jeunes s’appauvrissait vite et l’accoutumance la tuait. Aux fleurs de trois jours, une sorte de vieillesse végétale s’introduisait dans l’arôme, lui imposait de n’exprimer, de plus en plus, que la physiologie de la pourriture.

Toutes ces foisonnantes rêveries jaillissaient dans cet immense silence éblouissant de midi, qu’Augustin percevait comme une sensation positive. Mais elles se nourrissaient bien plus encore de ses indécisions angoissées.

Elles étaient un refuge, une manière d’occuper le temps. Elles rendaient possibles et excusaient à la fois des atermoiements infinis. Augustin n’avançait pas. Il restait planté dans la terre meuble. Il se donnait le prétexte d’épuiser des impressions qu’il sentait artificiellement riches, arbitraires, exagérées. Il s’attendrit sur le dernier rosier de roses blanches.

D’un blanc de linge, dépouillé non seulement de toute couleur accessoire, mais même de tout parfum, l’extrême pointe de l’exploration n’y découvrait que la présence profonde, sourde et mielleuse des pollens, voisine, quoiqu’en moins épais, de l’enivrement des lys. Des étamines orangé pâle transparaissaient à travers les pétales clos formant voûte, sur le cœur délicat des roses.

Cette odeur passionnée, pure et insensuelle, des roseraies différait du parfum d’autres fleurs : l’œillet par exemple qui est plein d’esprit, d’ironie cavalière et d’intelligence, d’un parfum poivré, hardi et mordant, comme un son d’alto ; encore plus d’odeurs communes et grumeleuses, le chèvrefeuille ou le lilas, épaisses, liquoreuses, mal décantées, chargées de toutes sortes de voluptés criardes en outre de leur essence de lilas ou de chèvrefeuille, qui étant l’unique est l’inexprimable…

Augustin releva la tête, regarda l’heure, s’évada de la roseraie, tendu, tremblant, ridicule, brûlant de l’envie de fuir très loin de la présence pressentie.

Une observation rétrospective permettait de localiser le phénomène aux premiers pas qu’il avait faits sur les graviers du parc, dès l’abandon de la bicyclette. À la pensée d’Anne de Préfailles, dont jouait si souvent sa mémoire, lorsque l’éloignement en rendait le maniement inoffensif, succédait Anne véritable, réelle et toute proche. La plus éperdue timidité, et la plus haineuse, lui contractait la gorge. Comme à certains moments de l’examen, il la détesta. L’attente brisait son souffle. Insoucieuse de cette géhenne, en désaccord scandaleux avec elle, une émotion lourde, douce, insupportable, gonflait, pour quel futur éclat ?

Des coups de vent passaient, sentant les forêts, précurseurs des changements de temps. Venus de nulle part, ils commençaient d’exister au milieu même des prairies, soulevaient des feuilles, les reposaient, se reposaient eux-mêmes, rentraient dans l’air, indiscernables.

Une fois franchie l’ultime corbeille de roses, se proposèrent comme nouvelle protection, des massifs de rhododendrons tassés contre le sol, ballons défleuris où persistaient les mille traits des pistils. Mais après ? Un grand espace découvert, juste sous le perron, où elle se trouverait peut-être, à moins qu’elle ne fût dans quelque vestibule, derrière cette énorme porte en glaces et fer forgé, ridicule en un vieux château !… Au plus tard, il l’apercevrait en un vague salon Louis XVI (puisque cette époque s’associait à elle), assise sur quelque bord de canapé, banale comme un portrait historique, une de ses fines chaussures pendant de haut ; il pourrait revoir aussi, relevés cette fois, interrogateurs, d’une indifférence délicate, sous ses sourcils Watteau, les regards dont il n’avait vu que l’anxiété… Et puis, non ! ce n’était pas le type, du moins pas entièrement. Il finirait bien par identifier, dans son origine historique exacte cet irritant mélange : décision, dédaigneuse grâce, rêverie, attention tendue et glaciale ardeur.

Cette confusion de délice et d’angoisse à la fin l’exaspéra. Il serra les poings et les mâchoires, aucune autre utilisation musculaire ne se présentant. Il cria, comme il avait fait à seize ans : « Il y a ici une demoiselle et il y a moi. Et rien de commun entre nous deux. Rien. » Il fut tenté par : « Je ne l’aime pas », mais s’arrêta court devant cet explosif. Ses violences verbales s’accrurent. « J’étais libre et net. Je nettoierai cette glu. » La petite déesse insultée, le regarda, comme pendant l’exposé de Kant. Il s’agenouilla au fond de lui-même, juste devant le canapé d’où les minces souliers de daim gris pendaient de haut. L’émotion douce et lourde continuait de gonfler et de gêner sa poitrine.

Anne ne parut pas entre les derniers massifs, ni sur le perron, ni dans le hall d’entrée. Augustin put se glisser sur le damier des carreaux gris et bleus, contourner des zèles ancillaires, gagner un cabinet de toilette, extraire le faux-col de ses réserves, vérifier la raie des cheveux, resserrer puis relâcher sa cravate avec une minutie agacée. L’eau jaillit d’une bouche de nickel, doucha ses poignets, rebondit sur la porcelaine d’un lavabo immense. Des sonorités de gong s’enflèrent et moururent, répétant l’expérience des nœuds et des ventres. Ces lieux se fermaient par une porte de plein acajou, tel un salon de paquebot. Comme on crie : « Le Roi boit », aux épiphanies, elle retentit pour sa sortie, d’un bruit de canon qui occupa tout le volume des vestibules et déborda jusqu’aux étages.

Introduit dans le grand salon, tout son visage se pétrifiait de fermeté dure, et aussi tout ce qui, de son cœur, lui restait soumis et accessible : bien peu de chose, guère plus qu’un faible morceau de sa surface.

Très loin, droit devant lui et face à la porte par où il était entré, de hautes baies lui rendirent au premier regard des parties du parc verticales, encadrées et pendues, entièrement nouvelles où il ne retrouvait rien de la demi-heure précédente. Entre elles et lui, se multipliait un mouvement coloré, à base de roux sombre et grenat, entre de hautes parois blanches. L’air foisonnait d’intonations mondaines, de déplacements glissés, de groupes debout, ingénieusement répartis entre des fauteuils immobiles et habités. Il voyait mieux, à mesure qu’il avançait, l’ensemble de rides arrangées, de cheveux gris composés, d’airs d’attendre, les lèvres bues du dedans et l’inquisition des regards, tous attributs communs à un certain nombre de vieilles dames qu’il ne se soucia pas de séparer en êtres distincts.

Longue, indolente, l’un de ses bras jouant avec une chose d’or, sorte de bijou à ciselures, Mme Desgrès des Sablons, penchée vers l’une des vieilles dames, l’écoutait avec un de ces sourires distraits et ravissants, dont la bénéficiaire ne se rendait pas compte qu’ils survivaient à la conversation et se trouveraient prêts pour d’autres, toutes pareilles. Ceux-mêmes qui sentaient qu’elle ne leur concédait qu’une amabilité fournie par un sens mondain d’une justesse ancestrale et parfaitement fondue à sa substance, lui savaient respectueusement gré de la leur accorder, à défaut d’un intérêt personnel trop précieux et inatteignable, qui devait bien exister cependant pour quelqu’un.

Développée sur la bergère et pur chef-d’œuvre, la ligne de son bras ajoutait à la souplesse fixe du meuble, une autre momentanément aussi reposée, mais toute précaire et presque frémissante, marquée au coude, au poignet délicat, à l’attache de l’épaule, par l’immobile bondissement de la vie.

Dès qu’elle aperçut Augustin, tout l’intérêt inemployé qui errait dans ses articulations et autour de ses prunelles, précisa franchement son sourire, éclaira ses regards, fit qu’elle lui tendit d’un mouvement presque affectueux cette longue main pleine et fine, qu’il se rappelait avoir vu baiser. Geste spontané, où il sentit pour la première fois se relâcher l’intolérable tension de son cœur.

Ses sentiments jouèrent plus libres ; leur tas desserré s’aéra. Il retrouva certains vieux dons d’imagination l’apparentant à son père, à la fois ironique et cérémonieuse. Quelque part derrière lui, dans une portion d’espace où il avait cru identifier tant bien que mal, en passant, l’angle d’un billard et une tapisserie à motif chinois, en entendait pérorer les hommes.

Une voix en particulier, par sa profonde basse étudiée tranchait sur les autres. Elle dépassait le respectable, atteignait le grave, effleurait le solennel. Elle prononçait : « Il fera, je crois, fort beau temps », d’une voix qui descendait jusqu’aux racines de l’honneur. Elle creusait des sépulcres pour cendres de cigarettes. Mais Augustin ne l’entendit pas longtemps.

M. Desgrès des Sablons s’étant sur-le-champ détaché du groupe des hommes, vint à lui avec un accueil où le ressentiment de le voir arriver en retard se marquait par une politesse glaciale et un empressement méticuleux. L’effet en fut cependant atténué, d’abord par la totale inattention d’Augustin, puis par l’attraction involontaire qu’exerçait sur lui, ainsi qu’il l’avait fait à la première visite, le timbre de voix de M. Desgrès des Sablons. Il laissait couler comme d’un pressoir, des voyelles mellifluentes, pâteuses, et si longuement filées qu’elles donnèrent du nez dans l’annonce du maître d’hôtel, la coupant net dès la seconde syllabe. Mais elles payèrent cette victoire de pertes graves, parmi lesquelles on doit compter la continuité de leur flux, leur syntaxe et cette dignité incomparable que M. Desgrès des Sablons avait eu dessein de leur conférer et qui s’en fut par lambeaux, chacun ne portant plus que des traces, encore reconnaissables, il est vrai, de leur pompe première.

M. Desgrès des Sablons ne s’entêta point. Pendant que recommençait le maître d’hôtel, il pirouetta, s’éloigna d’Augustin comme d’un inconnu, le laissa imprésenté et, portant sur sa physionomie le subit épanouissement de mille onctueuses attentions, vint arrondir son gros bras vers l’une des vieilles dames qui entouraient Mme Desgrès des Sablons.

Comme une nébuleuse procréant des planètes, la masse amorphe des invités lançait des couples en avant toutes les deux ou trois secondes. Leur formation commençait en mouvements irréguliers par lesquels le couple se différenciait au sein de la nébuleuse, puis ses deux moitiés, accrochées l’une à l’autre, partaient dans le sillage du couple précédent.

Au bras d’un vieux Monsieur que ses favoris coupés ras faisaient ressembler à un avocat de daguerréotype, Mme Desgrès des Sablons attendit longuement. Augustin se demandait quel rôle lui était dévolu dans la création de ces couples, avec qui il devrait partir, quel procédé l’on trouverait pour l’en informer, lorsqu’il sentit un désarroi, une sorte d’orage mental où tourbillonnaient toutes ses pensées. En même temps battaient dans sa poitrine à grands coups d’un marteau mou, de simples chocs physiques au sens mal précisé, avertisseurs d’on ne savait quoi encore et qui mirent un temps appréciable pour se révéler les secousses premières d’une muette et dévorante joie. Ah ! minute terrible, minute comblée ! que de fois, plus tard, il se tourna vers vous !

Anne était près de lui, debout, l’attendant, laissant voir par un certain attrait où s’exprimait cette attente, que c’était elle qu’Augustin devait conduire. Elle prit son bras. De lourdes ondées chaudes montèrent une à une et rythmiquement de ses profondeurs corporelles. Elle marchait du côté des fenêtres entre le jour et lui. Elle portait une robe d’une belle ligne toute pure, sans fleur, sans rien.

Pendant l’intervalle infiniment court où il osa franchement la regarder, il vit d’abord le luisant satiné de son profil contre la lumière, puis comme elle se retournait sous son regard, une sorte de délicate retenue sur la fine matité de son visage, dans des modelés délicieux. Elle marchait avec lenteur, d’un mouvement doux, indolent, continu. Il la vit, – debout et libre – plus belle que ses souvenirs, plus belle qu’il ne l’eût jamais supposée.

Psychologie provisoire, créée, projetée au-devant d’elles par cette vertu qu’ont les formes ; description instantanée des âmes dans le vocabulaire des seules apparences ; exaltation des longues lignes, lisse pureté des surfaces que n’altère aucun empâtement de laideur ou de vieillesse ; confidences faites par l’élégance des courbes, regards jetés sur l’âme par toutes les fenêtres de la beauté, psychologie d’anticipation, peut-être fausse, peut-être fidèle, plus puissante immensément que la connaissance directe et véritable, psychologie prometteuse des plus brûlants bonheurs, vous avez l’inexpliqué pouvoir de descendre en un éclair au fond du cœur d’Augustin, au fond de tout cœur qui devant vous s’expose, anesthésiant, brûlant, fondant, résorbant sur votre passage tout l’équilibre sentimental antérieur, pour le reconstruire d’un seul coup sur un type asservi, prosterné, adorant.

Pendant le temps que dura cette réfection de lui-même, tout ce que purent pour Augustin ses puissances rationnelles fut de lui jeter des suggestions de sens commun, conseils d’attitude et de tenue aisément réalisables, tels que « se dominer », « ne pas se faire remarquer », « ne pas la regarder comme ça » conseils qui se maintinrent tenaces et insubmersibles sur les bouillonnements du torrent émotionnel.

L’équilibre nouveau pacifiant son âme regroupée, l’état de choc passa. L’ondée sanguine cessa de battre dans d’hypersensibles vaisseaux de chair. Ce fut repos, fin des troubles, plénitude. Une jeunesse étale et radieuse se répandit sur son cœur. La complicité de toute son âme dans cet asservissement, et toutes ses forces concourantes, firent qu’il se sentit maître désormais de taire aussi longtemps qu’il le voudrait le secret de feu. Il dominait pleinement ses réactions et les conseils d’attitudes corporelles retardaient.

Son sang-froid calcula avec le plus souriant désespoir que quarante pas, cinquante au plus, lui étaient alloués pour marcher ainsi auprès d’elle, à la toucher, dans le bruit de sa robe. Il se sentit une humble et anonyme gratitude que ces pas fussent lents.

Il fut d’une gaîté aimable et même vive, et d’un naturel peut-être trop parfait. Ils échangeaient avec la liberté la plus aisée, des paroles d’une facilité riante qui lui semblaient portées et flottantes sur un docile lac d’or. Il osait regarder Anne avec la familiarité respectueuse que donnent les relations suivies. Il s’y exerçait. Et tantôt la pâleur d’un teint de nymphéa posé en transparent sur le rose profond de la vie, tantôt la personnalité délicate des lèvres ou la douce et confuse épaisseur de la chevelure, tantôt cet air, non pas de hauteur (comme il avait cru) mais d’infamiliarité rêveuse, et tantôt toutes ces choses ensemble daignaient descendre, chargées de caprice, de royauté et d’indifférence, visiter au fond de son cœur les domaines qu’elles s’étaient asservis. L’énervement de cette visite souveraine se fût peut-être alors dénoncé en ce qu’il lui coupait une seconde la parole et le souffle, le laissait bouche ouverte, raidi de recueillement, ou l’obligeait à fermer les yeux.

Un champ de sensibilité tremblait autour de son corps, et le centre en était cette impression de pesée passive et légère de la main d’Anne sur son bras. Il sentit assez vite qu’il lui était interdit de regarder cette jeune main.

Esclave clairvoyante, la pensée d’Augustin commentait, dans les quelques secondes de repos qui lui étaient parfois allouées : « La première sensation fut d’un choc physique pur et simple, bouleversant, indolore et sans joie. L’inondation de bonheur n’est venue qu’après, vague chaude en retard sur l’autre. Ce bonheur dans l’asservissement semble l’essentiel de l’état nouveau. » Ces pensées aisées jouaient sans effort, en un milieu intérieur d’une douceur à s’évanouir, mêlée d’une terrible joie timide et de vague crainte.

Anne rappelait son effroi de l’examen, remerciait : « Comme vous avez été bon ! » Se reprenant : « instructif et bon » ! Mais lui, ramené par force en arrière, vers ces temps où elle ne pouvait éprouver à son égard qu’appréhension et banale gratitude, où lui-même ne trouvait en elle que l’attrait d’anciens souvenirs et la sourde émotion d’un présent inconnu, sentit dans son bonheur un infinitésimal début de souffrance, provenant de ce qu’Anne paraissait vouloir se maintenir dans ces moments périmés. Cette souffrance ne s’effaçait pas dans sa gaieté. Mais il concevait l’idée juste et subtile que celle-ci lui était une ressource, lui permettait de se montrer agréable, se trouvait sans doute le seul moyen pour que sa compagnie lui fût un plaisir de quelques minutes, et il la continua malgré la discordance avec la plainte profonde de son cœur.

Il ironisait avec elle. Il exagérait ses ressources en tons mondains, il adoptait leurs tours de phrases, leurs caractères stylistiques : « Mais comment ! Mademoiselle, mais c’était extrêmement bien ! Vraiment, vous aviez fait à tout cela l’honneur de vous en inquiéter ? »

Ils traversèrent de ce pas lent et pathétique plusieurs petits salons successifs. La vie d’aujourd’hui qui utilisait cette vaste résidence d’autrefois, avait laissé la salle à manger dans l’aile consacrée aux cuisines, tout entière losangée de vieilles pierres blanches et bleu d’ardoise. Au contraire, le grand salon ouvrait sur la façade centrale ses portes-fenêtres Louis XVI. C’était tout un voyage d’aller de l’un à l’autre, bien plus long que cinquante pas. Une suite de pièces étroites, hautes et fraîches, vivifiées de faïences sur de vieux meubles et de reflets sur des espagnolettes, s’éclairaient de couleurs fauves et brunes, touchées de violet, uniformément refroidies par la clarté bleu nord et gris de pierre qui tombait des baies creusées par l’évasement des murailles.

L’odeur de l’été, l’odeur de plein air et de foin, y pénétrait, exquise sans doute, mais transitoire, n’appartenant pas à l’essence des êtres. Plus tenaces, cachées dans les boiseries, autour des glaces et dans toutes les choses anciennes, de fins et vieillots parfums persistaient parmi ces retraites, surmontés quand passaient les souffles, victorieux après leur départ.

Augustin continuait de pousser à petits coups, avec une hardiesse tremblante, dans l’intervalle de respirations mal sûres, quelques remémorations des seuls moments qu’ils eussent en commun.

– Avez-vous remarqué, Mademoiselle cette lumière vert de mer où nous avons baigné deux heures ?

– J’y ai baigné moins longtemps, vous beaucoup plus, sans doute ?

– Il n’y manquait même pas le monstre marin.

– Le… quoi ?

– Vous ne vous rappelez pas sa double claudication ?

– Mais oui, pauvre homme.

En même temps et sous ces mots il continuait d’être sensible à un radical renouvellement de toutes choses. Rien n’était le même, l’air qui rafraîchissait sa gorge, ni l’effort que la pesanteur demandait à ses muscles, ni l’essence même de la lumière, qui au lieu d’être constituée comme auparavant et depuis, d’un or inerte et matériel, éclairait une immensité de promesses merveilleuses, encloses dans les morceaux successifs du présent.

Certaines particularités d’Anne, qu’il avait remarquées dès les premières minutes, l’enivraient, à les retrouver, de gratitude et de délices. Par exemple, cette façon spéciale de commencer ses phrases, une attaque hésitante sur la première syllabe, suivie d’un débit qui s’affermissait, comme si elle prenait le parti de parler parce qu’il le fallait bien, avec une fermeté toujours en retard sur la timidité du premier contact. Elle avait aussi une manière pure, inquiétante et glacée de lever ses fins sourcils dans l’attente d’une explication, comme s’il ne pouvait exister entre elle et son interlocuteur qu’une conversation simplement lucide, une curiosité intellectuelle désespérément impersonnelle et calme.

Augustin tremblait d’anxiété dans ses interprétations d’Anne, et la manière dont devrait s’y conformer sa servitude adorante, – premiers pressentiments d’orage dans le prodigieux azur de cette joie.

Une gratitude spéciale persistait, venue du poids léger de la main nue. Elle continuait de reposer sur l’étoffe laineuse de son veston, idole aux veinules bleues, indifférente et souveraine, un peu comme la pureté, la froideur et la grâce qui étaient l’âme cachée des traits d’Anne reposaient sans le savoir sur le coussin de son pauvre cœur.

Des bruits de chaise et d’argenterie s’entendaient dans la salle à manger, maintenant en vue. Les voix y prenaient déjà le ton chaud des arrivées, quand le pressentiment du filet pommes mousseline, des dindonneaux et des vins de Beaune remue déjà dans leur timbre. À mesure qu’Augustin avançait il voyait augmenter ses dimensions et s’efforcer vers le parfait ovale, un vaste secteur de bois fauve et verni portant toutes sortes de reflets captés dans ses carafes, les uns posés en croissant sur leur rotondité, les autres diffus dans leur profondeur vineuse ou incolore.

Un sentiment de départ et d’adieu lui étreignant le cœur, fit naître en son amour une nuance toute nouvelle et plus humble, perdue jusqu’alors dans tant de lyrisme. Cette promenade si courte, dans de vieux petits salons frais, avait suffi pour donner à cet amour l’enracinement d’une habitude, tant, à certains moments, nous vivons vite. Il lui fut déchirant de voir briser cette présence de cinq minutes. Comme la lumière est révélatrice des ténèbres et d’elle-même, la douceur de la vie à deux lui fut montrée juste au moment où cessait cette vie et il s’aperçut qu’il ne l’avait pas éprouvée jusque-là. Un éperdu désir d’être auprès d’Anne, d’elle seule et pas d’une autre, postérieur au commencement de son amour, aussi fort que le désir même de rester en vie, surgissait de lui comme une faim, précisée par le goût, pour la suite d’un repas à peine commencé. Ce n’était plus la totale annihilation de sa personne, mais sa résurrection furieuse et exigeante, comme partie d’un groupe de deux instantanément créé par cette tendresse née de l’adoration, au sein du multiforme amour.

Au cours de ce changement, comme ils étaient enfin arrivés dans la salle à manger, Anne ayant à lui montrer la place où il devait s’asseoir, fixa sur lui de purs yeux de lumière, des yeux qu’il n’eut pas le temps de plus longuement définir. Il reçut le coup directement, de face. L’âme souveraine de son âme, désincarnée, penchée à l’extrême bord du regard, quitta enfin le prestige des lignes et des teintes et les enveloppes de la beauté, pour lui infliger, toute vive et sans intermédiaire, la brûlure d’une communion.

Engoncé et silencieux, Augustin s’en fut vers le siège qui lui était assigné, loin d’elle. Une main, assurément étrangère à ses préoccupations, lui poussa contre les jarrets une chaise lourde.

Assis, il réfléchit, s’orienta. Il rassemblait sa pensée et ses forces. Il palpait deçà, delà, ses idées claires, la froideur de son jugement, son sens du vraisemblable, toutes les parties qui avaient résisté, tout ce qui ressemblait aux bonnes choses objectives, de même nature que le goût de son pain, l’argent poli, lourd et froid de sa fourchette. Il sondait la « blessure » et son rôle probable sur sa vie. Il demeurait stupide à mesurer sa profondeur. Il venait de subir un choc dont la violence lui était radicalement nouvelle et imprévisible, en dépit de toutes les préparations antérieures, qu’il ne se dissimulait pas. Ce choc l’atteignait après de longues attentes, vers la fin de sa seconde jeunesse et tout près de l’âge mûr. À toutes les anticipations et tous les rêves, qu’il parachevait, il joignait une certaine positivité tragique… Et puis, non ! tout cela n’était que mots, des mots, des mots…

De la stupeur, du silence, voilà ce qui peuplait sa pensée. Rien d’autre en lui que ce vide même, et l’étonnement d’être là, à cette table, parmi ces gens, dans leur inassimilable étrangeté. Certes, il ne se méprenait pas sur le caractère provisoire de cette inertie sentimentale, et le peu de stabilité de ce curieux repos. Il durerait ce qu’il durerait. La crise faisait semblant de cesser subitement. Elle prenait son élan avant de revenir ; elle reviendrait. Tout le contenu prosaïque et coutumier de ses pensées restait en place, à la fois méconnaissable et intouché, morceaux d’une digue demeurés, entre deux immenses poussées de la mer.

Un domestique présenta des œufs glacés à goût de crevettes et de mayonnaise. Un autre tendait une saucière supplémentaire. Un savoureux pain de campagne, rassis et naïf, formait une dissonance étudiée, un peu comme les losanges gris et bleus du pavement, dans les rebords que ne couvraient pas les tapis, ou bien encore (visible entre les Aubusson à bordures de bouquets et guirlandes) le magnifique appareil de pierres qui constituait les murailles dans cette très ancienne partie du château, disposition qu’Augustin n’avait jamais rue. Le maître d’hôtel commençait de pencher avec un rituel respect un vin splendide et mystérieux.

Onctueuse, dense, des éléments de ruse cachés dans son volume, la voix de M. Desgrès des Sablons, empâtant le milieu de la table, domina l’inertie d’Augustin, vainquit cette sensation opprimante de bouleversement intérieur et d’étrangeté. Elle le ramena au spectacle des hommes et des choses. Entre lui et ce centre sonore, s’interposait une masse crêpelée de cheveux gris dont il voyait rarement et mal son accompagnement de traits féminins. En revanche il avait tout loisir de contempler deux mains truffées de taches rousses ; qui se croisaient devant l’assiette en interminable benedicite. Petit elfe malicieux, l’une de ces mains profitait du moment où on ne la voyait pas, pour pétrir une boulette de pain et la déposer brunie sur le rebord de l’assiette.

Lorsque M. Desgrès des Sablons s’adressait à cette dame, sa voix s’assourdissait de déférence, plus que pour sa voisine de gauche, qui s’accommodait sans doute d’une plus grande familiarité dans le respect.

À la droite de Mme Desgrès des Sablons, à la place d’honneur, le vieil avocat aux favoris qu’on appelait « Monsieur le Président » se trouvait à moitié caché d’Augustin par un buissonnant surtout de glaïeuls et de muffliers.

– Je me permettrai de vous recommander ce vin d’Anjou, monsieur le Président. Redonnez-donc de ce vin à monsieur le Président.

M. le Président releva, du plat de grosses truites meunières qu’on venait de lui présenter, le miroitement de son lorgnon bon marché et l’on entendit son organe nasal de vieux renard de plaidoirie :

– Mais, mais, mais, mais, mais, trrrrr…ès volontiers ! C’est quoi donc, déjà ? fit-il, avec un petit « jà » traînard.

– Coulée de Séran, dit le maître d’hôtel, d’un ton mat de confidence, ajoutant un chiffre d’années qu’Augustin n’entendit pas.

M. Desgrès des Sablons portait son attention par temps sensiblement égaux, de sa voisine de droite à sa voisine de gauche, et de celle-ci à M. le Président, en un cycle tripartite où chaque interlocuteur avait approximativement droit à un tiers de la masse totale. Quand la vieille dame de droite, sa dose absorbée et le rite accompli, était délaissée bouche béante, elle retournait vers M. Desgrès des Sablons le chignon gris crêpelé et faisait bénéficier Augustin, avant qu’elles ne refroidissent, de ses intentions aimables laissées sans emploi.

– Ah ! oui, celui-ci est bon ! avoua le Président, d’un ton d’expert hargneux destiné à faire croire qu’il n’eût pas hésité le cas échéant, à dire : « C’est médiocre. »

Sa pupille gauche, blottie aux creux de plissements sagaces, allait chercher sous sa paupière l’exacte spécification de la saveur, tandis que l’autre pupille, au delà des poutres et des solives, fixait les hautes parties de l’air, comme un œil de poule.

– Il est, dit-il, d’un goût ample, ardent, étoffé, qui se développe dans la bouche… haristocratique !

Puis rendant décidément les armes aux qualités dûment détaillées du grand vin, y allant d’une capitulation globale et sans réserve :

– Premier ordre ! fit-il.

– Évidemment, il reste un peu local, regretta M. Desgrès des Sablons. C’est un handicap peu mérité.

– C’est tout simplement le meilleur cru de l’Anjou ! fit une voix solennelle et conventionnellement distinguée qu’Augustin se souvint d’avoir déjà entendue avant le déjeuner.

– Ho ! Ho ! je le connais bien ! fit le Président du ton de celui à qui « on ne la fait pas », avec des H plus aspirés encore que pour « haristocratique » et qui ressemblaient à une toux.

Et il roula sans cérémonie une autre gorgée dans sa bouche, à droite, à gauche, sur le devant, comme un gargarisme d’eau de Botot.

– M. le Président n’est pas vigneron pour rien ! fit remarquer le voisin de gauche de Mme Desgrès des Sablons, penché par delà son assiette pour attraper un regard du vieux légiste.

Mais celui-ci appartenait à la grande race sur laquelle la flatterie ne mord pas. Tout au plus, témoignage des résistances vaincues, encourage-t-elle l’action.

– Il y a bien ce qu’ils appellent le Quart de Chaume, dans les côtes du Layon, du côté qui tombe droit sur la rivière. Peuh !… C’est gai, je veux bien, spirituel, franc d’attaque. Mais fich… ch… trre !… la coulée de Séran, c’est la coulée de Séran !…

Et sentant un besoin d’étendard, il maintint en l’air un morceau de truite, empalé sur sa fourchette.

– Tout de même, monsieur le Président, faisait la seconde place d’honneur dont la spécialité semblait être de s’assurer de faciles assentiments dans le domaine des vérités premières, tous les vins d’Anjou ne valent point les coteaux du Layon !

– Rien de ce qui vient plus au sud ne vaut le coteau du Layon, spécifia le vieil avocat, d’un ton sec où se confirmait l’expérience gourmande de toute une race.

Ces ex-petits bourgeois de jadis, procureurs ou vignerons dans les très anciens temps, reproduisent encore aisément, s’ils sont assez vieux, les traits ancestraux. Ils les retrouvent avec volupté, malice, orgueil et nostalgie.

– Les bonnes gens de par là-bas le savent bien, confirma-t-il, ridant tout le côté gauche de la figure, celui dont l’œil s’était cligné (le droit, inaffecté, servant de témoin). Faut les entendre vous dire : « Ce vin-là, l’est point si bon. N’a-t-in goût. In goût de piarre à fusil. »

Après quoi, il resta immobile dans son sourire sec, refoulant les poils blancs de ses favoris plaqués ras. Et les initiés, ou ceux qui savaient lire dans ces signes, pouvaient y voir certaines caractéristiques de l’homme et de sa carrière : la ruse initiale, dont il n’avait rien perdu, si ce n’est la feinte humilité, depuis longtemps inutile ; l’orgueil précis et savouré de chacune de ses étapes vers une situation politique de premier ordre : conseiller municipal, maire, conseiller général, président du Conseil général, sénateur, ancien ministre, le plaisir de goûter cette carrière par les deux bouts à la fois, gourmet politique juxtaposant dans la même bouchée les hors-d’œuvre et les fruits.

M. Desgrès des Sablons, la deuxième place d’honneur, trois ou quatre autres bouches serviles, de coupe, de fourrure et d’importance diverses, s’épanouirent à différents degrés d’ouverture. Mme Desgrès des Sablons, elle-même, daigna quitter sa rieuse apparence de songe.

Baignée, d’habitude, dans un milieu spécialement fait à son usage, mi-observation détachée, mi-rêverie, elle conservait, lorsqu’elle tombait ainsi du ciel, une manière exquise de garder quelque chose des nuages, par exemple une place qu’elle ne daignait pas fixer au juste entre le zénith et la terre, entre le réel et l’impossible. Elle y joignait alors, à l’usage de son interlocuteur, des étonnements, un intérêt, une bienveillance délicieusement nonchalante, avec un peu de raillerie pour lui, peut-être pour elle-même et sans doute pour tout le monde. Le Président, le voisin de gauche, et tous ceux à qui elle les destinait, recevaient ces marques d’intérêt avec une gratitude appréciante, confuse, presque amoureuse. Le Président l’intéressait comme une force dont elle n’eût, certes, attendu nul danger et bien peu de contacts, sauf précisément le fait qu’il était l’objet même de son observation.

– Quand avez-vous pris le temps d’aller jusqu’en Anjou, monsieur le Président ? dit-elle (et du ton de Barberine :) si loin d’ici !… On vous imaginait dans vos fonctions d’homme d’État, aussi à l’aise aux Ministères que dans votre étude, autrefois, partout chez vous, n’étant jamais que chez vous… (Augustin se mordit les lèvres pour le Président qui ne se les mordit point et sans doute ne comprit pas). Et voici que vous trouvez le temps d’apprécier les vins d’Anjou et leurs vignerons !

Elle riait légèrement, avec l’habituelle perfection mondaine de ce rire de perles qui n’insistait jamais.

M. Desgrès des Sablons éprouva, une fois de plus, pour sa femme un mélange mal filtré d’admiration, de griefs, d’inquiétude, n’ayant pas encore tout à fait compris la haute qualité de cette indolence, la science qu’elle avait d’en sortir, sa profonde sûreté de jeu et son attrait infini.

Cet intermède de Bacchus paysan fut bienfaisant à Augustin. Les réalités rurales se présentèrent à lui crues, savoureuses et vierges, d’une réalité moins âpre qu’aux Planèzes, d’une complexité plus riche, plus près de la gaîté du vin. Elles parurent fraîches à sa fièvre, tandis que les habitudes d’observation et de curiosité dont il ne fit pas grâce à M. le Président et même ses tentatives pour deviner qui il était, lui rendirent le goût de la prose, regonflèrent ses vieilles défiances du lyrisme, un peu affaissées.

Peut-être qu’il aimait un fantôme… Sa ridicule puissance d’émotion l’avait peut-être doué de vie… « Elle est quoi ? Je n’en sais rien !… Aimable ? froide ? sensible ? jalouse ? spirituelle ? mélancolique ? musicienne ? généreuse ? orgueilleuse ? Je n’en sais rien ! » Il émit deux ou trois tristes rires silencieux.

À table, autour de lui, les conversations continuaient comme il les avait vues commencer. Lui-même y mêlait son mot, à droite, à gauche, comme on entretient une causerie par pure politesse, sans intérêt et l’esprit ailleurs. Cette causerie-là, n’interrompait pas beaucoup son monologue intérieur.

Tout cela était chimère, un rêve de fou, à mille lieues du possible. Il lui semblait voir les milles lieues désolées, des plaines de sables roux et de buissons secs. S’en aller ? le départ ? la fuite ? le conseil classique ? la vieille ordonnance de médecine morale déjà formulée aux premières pages du Télémaque ?… Il se servit de vin, d’eau, y plongea les lèvres, reposa le verre avec lenteur sans avoir bu. S’il fallait souffrir, autant le faire devant elle.

La tapisserie en face de lui était belle, quelque bergerade d’après Boucher. Elle faisait grand effet, sur ce noble appareil de pierres ; les arbres bleus, les rondes chairs mythologiques, tout cela était très bien. Il poussa encore cette sorte de rire silencieux dont il se raillait lui-même.

… D’autres passantes avaient pourtant traversé, sans plus, le long ascétisme de sa vie : des filles d’Universités étrangères, de montagnes, de villes d’eaux, charmantes aussi et dignes de susciter des amours… (Au fait, pourquoi cette sensibilité élective, cette prédilection des environnements étrangers ?)… Voici Interlaken, la terrasse du Victoria Hôtel, les fauteuils vert d’eau, chevauchés de piolets. Devant le triangle de la Jungfrau couleur de rose, reconnaissable à son immobilité parmi les nuages, une jeune Norvégienne blonde lui explique en allemand la beauté des neiges de son pays. Fallait-il chercher plus haut de plus ténus fantômes ?… La Marie de chez nous ? Marguerite ? petites inconsistances ? fleurs séchées, mortes et ensevelies, et, pour l’une au moins, on ne savait en quel herbier ?… Nostalgies religieuses, dépaysement des amours, exotismes sociaux, goûts des départs et de l’ailleurs, ô cœur insatisfait ! que toutes vos poussées vont ensemble !

Il se surprit en un agenouillement intérieur comme à la scène d’insultes après la flânerie dans les roses. À quoi bon ce verbiage et ces comparaisons sur sa joie et sa souffrance ? Toutes les deux étaient un fait, une dure positivité subie, comme il avait dit tout à l’heure, sans ombre de lyrisme. Elles étaient un fait.

Elles ne l’empêchaient point de parler, de prêter son attention à ses deux voisines, de l’étendre jusqu’à Mme Desgrès des Sablons, ni d’apprécier le Chambertin qu’on lui servait et de le marier à une tranche de poularde entourée d’un rissolé de gras.

Parfois, cependant, il ne savait trop pourquoi, les respirations qui entraient à certaines minutes dans sa poitrine lui faisaient mal. Elles tremblaient, se brisaient sous de petits spasmes. Il sentait alors, non pas superficiellement comme un cours d’eau sous une crue, mais par gonflement partant des profondeurs, une masse de souffrances remonter jusqu’à sa gorge. Anne était loin de lui. Ah ! si loin ! Non pas seulement à l’autre bout de la table, derrière un impassable enchevêtrement de cristaux, de fleurs et de têtes humaines ! lointaine d’un bien autre lointain ! Encore respirait-elle, pour le moment, dans le même air que lui, par la grâce d’un des plus grands hasards du monde. Mais dans quelques jours et même dans quelques heures !… et toutes ces distances n’étaient rien devant la vraie distance… !

Il eut véritablement pendant quelques minutes une faim d’elle furieuse, et à la pensée de sentir de nouveau sur son veston la petite main nue, il défaillait sur sa chaise… Puis ce paroxysme passa ; la tension de son désir abaissée et tout son cœur revenu à la sourde douleur permanente, ses pensées reprirent l’apparence ordinaire, capable de donner le change à la dame de droite ou à la dame de gauche, suivant les alternances d’amabilité de M. Desgrès des Sablons.

Par crainte de déceler des sentiments qui lui semblaient crever tous les yeux, Augustin s’était interdit de regarder à travers le hérissement floral, rosé, orange ou blanc, au delà duquel commençait le pays enchanté où vivait Anne. Il ne pouvait pas. Il n’osait pas. Mais, tapi dans sa timidité, son désir suppliait ; le désir de regarder une seconde dans les interstices des fleurs, et d’y voir, tantôt penchées sur son assiette, tantôt rejetées en arrière ou agitées d’une position à l’autre, les longues ondulations naturelles de la chevelure d’Anne. Il cédait à l’obsédante prière, puis remmenait de force une satisfaction altérée de recommencements.

M. Desgrès des Sablons semblait avoir cessé les battements de ses attentions pendulaires. Au lieu d’oindre successivement ses deux voisines du contact gras de sa voix, il la concentrait sur M. le Président, chargée d’intentions, ennoblie d’allusions et d’arrière-pensées :

« Selon lui, il y aurait place pour… dirait-il des prétentions… mais elles ne blesseraient aucune des légitimes susceptibilités qu’il était, vous entendez bien, tout le premier à reconnaître… oui, dont il reconnaissait tout le premier, le bien fondé ;… des prétentions ? des positions pour mieux dire, où pourrait s’affirmer le bon sens et la modération de nos populations rurales. En restant à mi-chemin des solutions qui risquent d’être téméraires… »

Sa grosse main aux ongles soigneusement ovalisés, modelait, par-dessus son verre à Bourgogne, le vague de l’air.

Des propos de ton très noble trouvèrent place à la fin de cet exposé doctrinal, coupés et encouragés à la fois par tous ces assentiments joyeux des fins de repas, que lui jetaient le Président, la seconde place d’honneur et d’autres voix encore. « Il n’était », n’est-ce pas, « que de mettre de l’ordre dans la maison », et aussi de faire apparaître le « vrai visage » de la France agricole, et de « se pencher » sur lui.

Délaissée, en disponibilité, la voisine d’Augustin venait de découvrir qu’il pouvait rafraîchir d’assez confus souvenirs qu’elle avait gardés d’un unique voyage d’Italie. Ce n’était même pas un voyage de noce. Son mari ne l’y avait conduite que bien plus tard, sur de plaintives et permanentes instances, quand cette prodigalité ne risquait plus de compromettre une situation suffisamment assise.

– Qui est-elle donc ? se demandait Augustin, jusqu’à ce qu’il s’avisât de déchiffrer, comme il put, le petit carton blanc indicateur de sa place, qu’elle faisait tourner entre ses doigts, comme elle avait, au début du déjeuner, roulé et fait tourner sa mie de pain. Il lut : Mme Marguillier, et comprit tout.

À ce moment, le Président criait de sa voix de tête :

– Mon cher, le Conseil général ne peut conférer à sa Commission départementale que des délégations spéciales, et non générales, – temporaires, et non permanentes. Les applications de ce principe fourmillent au Dalloz.

Sa cuiller, porteuse de glace (framboise et pistache), s’était arrêtée net, à mi-chemin de la bouche, chargée de granulations fondantes.

– Vous me direz que les espèces sont anciennes. Évidemment. Il n’y a plus d’annulations, pour ce motif qu’il n’en est plus besoin.

– Elles sont mortes dans leur triomphe, dit Mme Desgrès des Sablons, avec une mélancolie suave, en regardant les glaïeuls.

Mme Marguillier continuait de s’épancher à mi-voix. Perçant les lyrismes solidifiés de sa jeunesse, ses souvenirs vivaient encore, tièdes et jaillissants. Sur les coussins rouges d’un wagon d’Italie, des étiquettes précautionneuses et calligraphiées, marquetaient des valises : elles portaient le nom, la profession d’« avoué plaidant », la résidence, les gares soulignées deux fois, et les hôtels à l’encre rouge. Tout était minutieux, méthodique et semblable à lui. Il étudiait la numération italienne dans la grammaire d’Otto, pour pouvoir vérifier ses notes d’hôtel, et tentait d’évaluer le rendement des enclos de vignes en Ombrie. Mais ses chères imaginations à elle, préfigurées, brossées de frais, sorties des tiroirs, étaient parties d’avance, en fourriers, sur toutes les routes espérées, ayant charge de lui préparer pour les résignations futures quelques semaines d’une magnifique et exceptionnelle vie.

Elle ne savait pas qu’elles allaient rentrer bredouilles, inutilisées, ne s’étant posées nulle part, colombes qui n’ont vu que le désert des eaux. Elle ignorait que ce fût le sort de tous les romanesques. Elle se disait : « Je ne puis croire que nous sommes en Italie », attendant sans doute pour l’y faire croire, des sensations d’espèce neuve, provenant d’autres viscères, d’une rétine nouvelle, de papilles olfactives récemment en usage ou d’un labyrinthe auriculaire tout frais.

Mais la docilité silencieuse dont se marquait jadis le sentiment du devoir chez les petites provinciales, la récompensa quand elle revint. L’essaim de ses rêveries l’attendait dans la maison de l’« avoué plaidant », entre les feuillets, reliés en basane, de ses recueils de musique, ou sur les touches de son piano droit. Elles bondirent, dès son retour, sur les beaux noms sonores, les étoffèrent, les chargèrent de moments imaginés qu’elle crut avoir vécus. Elle finit par penser que le temps seul lui avait manqué et non pas un sixième sens, ou des facultés différentes, ou le bonheur de l’au-delà, dès l’en deçà.

– Enfin ! ma fille Marie-Louise sera plus heureuse… Et elle montrait d’un coup de menton timide une demoiselle courtaude et pacifique qui riait tout bas, à un bout de table.

– Ah ! San Galgano, soupirait-elle, et San Gimignano, la ville aux mille tours ! Nous sommes allés là en partant de Sienne, dans une carriole avec des grelots.

– Vous iriez maintenant en autocar, disait Augustin, par un petit service assez malodorant, qu’ils ont installé entre Sienne et Massa Maritima, mais les abruptes petites collines ocres et vertes sont bien restées les mêmes.

Il parla de cette civilisation municipale, que pour bien goûter, disait-il, il fallait avoir vécu dans le Midi de la France.

Elle disait « oui, oui » éperdument, indifférente à la question des municipes, ouverte à la seule musique qui l’intéressât. Ces noms magnifiques, Massa Maritima, Monte Oliveto Maggiore, San Galgano, vibrants de romanesque, s’ajustaient sur des régions sentimentales laissées dégarnies depuis le fameux voyage. Cher voyage, dont l’un des caractères était que, comme certains sacrements de l’Église, la grâce ne s’en conférait qu’une fois, et l’autre qu’il vous laissait une soif inextinguible après qu’on avait bu.

Mais Augustin n’avait parlé que pour Anne. Elle revenait avec lui de San Galgano, du Palais Pitti, de cette petite chapelle de San Domenico à Sienne, où des bougies d’autel enfument la fresque du Sodoma. Il l’avait menée partout où il est possible, devant la jeune fille qui ne sait pas qu’on l’aime, de goûter, en tremblant un peu, la beauté du monde, partout où il avait promené lui-même autrefois, tout seul et sans jeune fille, ses riches idées générales, leurs discriminations historiques et les attentes de son cœur. Un mot d’Anne enfant, ne l’avait pas quitté : « Je voudrais qu’on m’explique pourquoi c’est beau ».

Lorsque les regards d’Augustin se frayèrent une fois encore, un chemin timide et prudent dans l’épaisseur de la corbeille, à travers sa verdure écarlate et rosée, il distingua la courbe de son bras, nu depuis le coude jusqu’à la douce main vivante, Anne faisait tourner un quartier de fruit au bout de sa fourchette à dessert, avec une paresse indécise, comme si elle avait à choisir entre des alternatives dont aucune ne lui plaisait complètement. Mais auprès d’elle, et plus nette qu’il ne l’avait encore vue, une figure de vieux gentilhomme se penchait, déférente, chevaline, de l’espèce dite « distinguée », dont elle semblait goûter assez la conversation. Une gaieté libre et rieuse animant la partie du visage qu’Augustin ne pouvait complètement apercevoir, venait jusqu’aux régions visibles, éclairer l’extrême bord du profil perdu.

Dans le déséquilibre de son cœur, une pensée prenait forme, se chargeait lentement de ces interrogations et suspicions qui foisonnent autour d’un amour.

Le vieux Monsieur à tête de clubman ou de colonel cessait parfois de s’adresser à Anne pour tourner ses yeux sur les autres convives. Augustin surprit un de ces regards. Il lui parut morne et vitreux, loin de la table, loin des invités. Dans sa figure, vieillie, mais de noble aspect, inégalement brunie et semée de tâches molles, marquait déjà la physiologie des déclins.

Anne ne devait pas sourire pour ce vieux Monsieur-là. Mais il représentait un autre côté de sa vie, celui des quotidiennes relations mondaines qu’Augustin ne connaissait pas. Elle n’était pas toujours occupée de licence de lettres, ni de psychologie mystique. Il y avait bien des jours où elle devait vivre comme toutes les filles de son monde, libre, brillante, admirée. Elle souriait à des aspects ignorés de lui, délassée des choses que lui connaissait, heureuse, et comme Augustin ne se rappelait pas qu’elle eût jamais souri pour lui.

Un petit génie noir passa dans les chapelles intérieures vouées au culte d’Anne, pour éteindre une à une des lampes d’or. Celle que William James avait allumée, celle qui était dédiée aux débuts de phrases tremblants, celle qui servait d’ex-voto pour les futurs voyages. Ces extinctions étaient lentes, hésitaient. Le petit génie noir tremblait et pleurait devant les sacrifices.

Le Président, par-dessus sa grappe de raisins, pérorait cette fois d’une voix conventionnelle, intermédiaire entre l’intime et l’officiel, chauffée par les crus et les desserts.

– Ce projet, dirai-je à notre hôte, aurait toutes les chances. Je le souhaiterais pour mon plaisir personnel, pour le Conseil général, et qui sait après ? Je pourrais dire sans témérité : pour le bien de toute cette région.

Une candidature Desgrès des Sablons naissait, prenait forme et consistance. Quant à la couleur, on verrait plus tard. Peut-être vert agricole, ou rose, ou écarlate, ou même tripartite et mêlée. Elle éclairait déjà la noble figure bourbonienne de M. Desgrès des Sablons ; elle y prenait le truchement d’une douce modestie, destinée à conquérir le cœur des personnes qui, dans nos nécessaires inégalités sociales, pouvaient avoir été moins que lui favorisées par la Providence.

Toute cette partie de la table, depuis la gauche de M. Desgrès des Sablons jusqu’au bout, et de ce bout jusqu’au Président se trouvait noyée dans ce déferlement de considérations politiques. L’autre partie, quoique atteinte, elle aussi, par le raz-de-marée, maintenait à sec certaines éminences rocheuses où l’on reprenait pied.

Isolées sur ces refuges, quelques voix se lançaient de l’une à l’autre, par-dessus les eaux, des sortes d’amarre pour conversations submergées. Elles visaient en général Mme Desgrès des Sablons, et relancées par elle, rejoignaient le lanceur d’origine.

– Mais vraiment, disait-elle, avec ce rien de hauteur dans l’ironie qui, succédant sans la moindre transition à une camaraderie tout unie de propos, donnait tant de saveur à son commerce, M. Méridier n’a aucune opinion sur cette ascension d’hiver au Mont Blanc ? Il a la cruauté de nous le faire croire ?

Augustin rattacha le propos à quelques lambeaux volants qui, peu de minutes auparavant, avaient frappé ses oreilles d’un heurt mou, ne pénétrant pas. Sur leurs morceaux aboutés, il mit le couple de vieilles étiquettes : la montagne, la mer. Il commença un « Mon Dieu, Madame », tellement imprécis qu’un geste de la main suffisant à en épuiser le contenu, il n’eut plus rien à y ajouter.

Cette région des entretiens familiers fut heureusement arrachée à l’horreur d’une fissuration par un susurrement de Mme Marguillier, perceptible pendant une accalmie.

– Moi, soupirait-elle, je n’aime pas la montagne à cause du vertige, ni la mer à cause du mal de mer. Je sais combien c’est ridicule, mais c’est comme ça.

Et elle imprima une confusion de petite fille à ses traits de bourgeoise riche, vieillissante et sensible.

Mme Desgrès des Sablons accueillit l’antique sujet avec la même sympathie qu’un neuf, avec plus d’égards, peut-être même, et l’espèce de bienveillance qu’on montre à un vieillard fatigué.

– Ce n’est pas ridicule. N’est-ce pas, Monsieur, que ce n’est pas ridicule ?

– Si l’on en croit Montaigne, ce n’est pas ridicule, dit Augustin d’une façon aimable quoique agacée, et sans d’ailleurs pouvoir comprendre pourquoi il avait émis ce pédantisme.

– Comme M. Méridier vous met tout de suite en bonne compagnie ! Et que dit Montaigne du vertige ?

– Il nous parle des montagnes de deçà, ce qui veut dire, selon M. Villey, les Pyrénées françaises, et il assure que leur grande profondeur lui donne horreur et tremblement des jarrets et des cuisses.

– Et comme vous savez avec précision de quelle partie du corps vous tremblez…

Un seul coin paraissait également à l’abri de la conversation politique et de l’autre : celui où le vieux Monsieur à tête de juge pour concours hippique s’isolait de plus en plus avec Anne, hors du multiple brouhaha qui ronflait dans cette fin de déjeuner. Augustin distinguait sa raie élégante, entre les cheveux restés gris-blond. Cette même déférence mondaine qui haussait et baissait la longue tête noble, montrait la raie de face ou de bout, comme un sentier ou comme un Y.

Que pouvait-il donc dire, qui appelât la mobilité moqueuse et spirituelle de ces sourires ? Au prix de leur liberté ravissante, tout ce qu’il avait recueilli, lui, était formel et compassé.

– Le côté Houdon et Watteau, se dit-il avec une froideur furieuse. Je pressentais son existence. Je suis heureux de l’avoir vu de loin !

Ce vieux Monsieur avait peut-être pouvoir de rappeler des choses de sa petite enfance ? ou d’une adolescence que lui, Augustin, n’avait pas connue ? D’autres le pouvaient comme lui, plus jeunes, élégants, intimes, à qui suffisait une allusion dans des dialogues d’initiés, confidences dont il était rejeté… Il continuait à voix tranquille des conversations mortelles, coupées de monologues saccadés, sans que rien transpirât d’un chagrin qui l’étranglait.

… « Il pouvait bien souffrir un peu. Souffrir pour souffrir, autant souffrir devant elle. » N’était-ce pas ses propres paroles ? Eh bien ! il était servi. Il souffrait bien. D’une souffrance faite de torsion physique, de désespoir et de stupeur.

Il but un verre d’eau froide, émit pour l’usage de Mme Marguillier des propos de l’espèce aimable, puis se tut cinq minutes, le temps de laisser réédifier lentement quelques parties suffisamment résistantes de son moi démantelé.

Non, il ne pouvait souffrir ainsi ; il fallait en finir. Il y avait bien un moyen d’en finir. Il trouverait. Ces accès sont violents, mais ils passent, ils passent !… La conquête de l’indifférence ! combien de temps prendrait-elle ? Grand Dieu ! combien de temps ?

Il crut bien en sentir l’amorce : une sorte de délaissement ravageant, vaguement libérateur, appuyé et nourri de sarcasmes :

– … Les sentiments les plus raisonnables, sur lesquels quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes fondent leurs foyers, ne me suffisent pas, apparemment. Les lyrismes, les mirages, les bonheurs romanesques chers à Mme Marguillier, tous les paradis sociaux vont m’être donnés par un « apax » du destin, pour mon usage privé, par une convergence unique des déterminismes du monde. C’est ce qu’attend mon sens du vraisemblable !

Ce mélange de dérision et de verbalisme lui fut salubre, ou il le crut. Pour la première fois depuis que durait ce déjeuner interminable, il s’imagina respirer, à longues respirations déblayantes et tremblées, quelque chose comme de l’air naïf et tout simple, le souffle des montagnes, un parfum de prose et de grand vent.

Certes, il devait prévoir quelques retombées brusques et déchirantes ! Pourquoi donc Anne eut-elle ce geste d’extrême et inconsciente grâce, portant d’un long mouvement spiralé sa main vers un côté de sa chevelure, juste quand Augustin ayant décidé qu’il ne regarderait plus, regardait encore pour la dernière fois ?… Il dut s’appuyer avec lenteur contre le dossier de sa chaise, la poitrine réduite et le cœur serré, un sourire quelconque sur le visage.

La manipulation des bols d’eau s’était à peu près arrêtée avec le bruissement du service et le pivotement huilé des portes d’office. Le chœur désordonné des voix sonna brusquement contre un silence qu’on entendit. Les domestiques avaient changé d’attitude. Les quatre livrées circulaient encore à pas imperceptibles ; mais le maître d’hôtel, le dos ostensiblement plaqué contre la grande porte blanche, bombant la cuirasse de sa chemise d’habit, haut, impassible, sculptural, pensait à son propre déjeuner.

Quelques conversations particulières traînèrent, entretenues par Mme Desgrès des Sablons pendant tout le temps dont deux ou trois dames avaient besoin pour achever leur confiserie. Augustin entendit de vagues réflexions sur les salons de peinture.

Comme pour tout ce qu’elle estimait poétique ou compliqué, elle interpella Augustin qui pensait ne plus avoir à parler, et sa réponse lui parut la queue maladroite d’un chapitre fini.

– Si la sérénité s’exprime par des lignes droites ? Oh ! je ne sais pas, Madame, fit-il, d’un ton assez nonchalant. Je croirais volontiers qu’il est des sérénités de plusieurs sortes. Je me rappelle avoir trouvé sereine une montagne bouleversée de plis et de rochers, dans un soir très pur. Certaines acceptations de souffrances sont d’une grande sérénité.

– Combien de temps dure l’acceptation ? demanda-t-elle avec une douceur de rêve. Mais elle se leva tout de suite, sans attendre la réponse, comme le Pilate johannique.

Augustin vit se dresser son long buste élégant inclus jusqu’alors sous le niveau commun, de son côté de la table. Elle mit en même temps une indifférence cordiale à expliquer au Président que les considérations politiques gagnaient à être développées au salon, devant une tasse de café.

– Madame, dit le vieux Sénateur, debout près d’elle et lui donnant le bras, ces considérations réclament quelque chose d’un peu plus chaud que le café.

Il pensait à un verre d’Armagnac ou de chartreuse verte (il avait la chance d’en posséder encore), et tout épicurisme en général lui était une joie minuscule et solide, nullement perdue dans la vaste saveur de ses satisfactions politiques. Plus que celles-ci, elle conservait, à l’encontre d’ordonnances médicales, un attrait de fruit défendu. Elle se prenait tel un plaisir libertin, relevé, comme disent les cuisiniers, de traces de malice et de défi. Du vieil héritage janséniste, ce qui persistait, c’était cette pincée de poivre.

– Monsieur le Président, dit-elle amusée, votre Bénédictine vous attend, ou votre grand-Marnier ou tout ce qui vous plaira, pour rougir vos opinions, qui d’ailleurs, je crois, n’en ont pas besoin.

Sa raillerie glissait, légère et d’un charme infini. Lui, continuait de plaisanter sur les opinions et les liqueurs, comme un maire rural tourne son chapeau. Il méprisait le mari, mais Mme Desgrès des Sablons savait jeter au travers de ses longs et durcissants succès quelque chose qui, si extraordinaire que ce fût, ressemblait à de la timidité. Parmi toute sa séduction, qu’il sentait violemment, il lui trouvait ce qu’il appelait des « airs », des « attitudes », qu’il ne pouvait rattacher à aucun désir de « tenir sa distance », car la distance se tenait bien toute seule. Il ne comprenait pas très bien. C’était d’ailleurs situé fort loin de ses prises, en des cantons de lui mal connus. Pour trouver le vrai sens de ces « attitudes » ou de ces « airs », il eût fallu beaucoup plus que de la finesse juridique, de l’habileté manœuvrière, ou la connaissance de son monde politique, dont il ne manquait nullement.

La surrection de Mme Desgrès des Sablons coupant brusquement le verbalisme d’Augustin, le jeta dans une véritable tornade de timidité et de terrible espérance. Anne allait reprendre son bras. Son cœur lui présenta des puissances de souffrir rafraîchies, toutes neuves, prêtes pour de futures servitudes et le plus vorace bonheur éphémère. Il se lança au-devant d’elles. Et rien d’autre ne compta plus.

Mais cette joie n’eut pas le temps de déferler sur lui. Un incident changea l’ordre du cortège. Le maître d’hôtel, dans sa hâte à désencombrer le chemin des couples, s’était jeté sur les chaises d’un mouvement si brusque que le pied de l’une d’elles s’emmêla sur le tapis à quelque chose qui, devait être un fil électrique. Il dut quitter ses gants ; on vit tâtonner sa grosse main rouge, tandis que M. Desgrès des Sablons posait sur lui son œil magnifique et à fleur de tête, lourd de silence et de mépris. Mais quand reprit le cortège, les couples se trouvèrent dérangés.

La voisine de droite d’Augustin, engagée dans une conversation avec lui, l’immobilisa, tandis qu’un autre, peut-être le vieux colonel, conduisait Anne.

Comme un rideau sur une fin de féerie, une résignation stoïque et déchirante s’abattit sur Augustin. Il sourit avec une amabilité toute simple à la vieille dame à allure de douairière avec laquelle il s’entretenait. Il continua de parler sur les salons de peinture, articles de revue et auteurs bien pensants, qui étaient la pâture de sa vie intellectuelle à elle, comme le voyage d’Italie l’avait été de sa vie sentimentale pour Mme Marguillier. La vieille dame lui en sut grand gré. Puis elle prit le bras d’un autre et partit. Désorganisés, les derniers couples se reformèrent comme ils purent. L’incidence du chômage tomba sur Mlle, Marie-Louise Marguillier. Inemployé aussi, Augustin lui offrit le bras. Simplette, boulotte et familière, ininfluencée par Paris, la jeune fille lui confia de bonnes petites vérités de sens commun et des drôleries de province.

Augustin lui parlait comme à la surface de son âme, avec une aisance automatique et fébricitante et assez de silences interposés pour que, sous la pellicule glacée des apparences, une sorte de chant pût se dérouler, plein de rythme, de fureur, de tendresse et de désespoir.

Langen

Und bangen

In schwebender Pein

Himmeloch jauchzend

Zum Tode betrubt,

Glücklich allein

Ist die Seele die Hebt.

De tous les moments qui composèrent ces heures de délice et de martyre, ceux qu’occupa ce long retour fiévreux à un bras dérisoire, dans tous les endroits traversés ce matin par ses inquiétudes éperdues, furent peut-être les plus ironiques, les plus violents et les plus ravagés. Les mêmes petits salons anciens dont le souvenir l’étranglait, cette gageure de conversation automatique et brillante, hachant les vers de Gœthe, une envie de crier, de pleurer ou de rire, vraiment c’était d’un comique extrême, unique dans son histoire, et il valait la peine d’avoir passé par là.

Glücklich allein

Ist die Seele die liebt…

Dans le grand salon, le même coloré, fastueux, horrible chaos de tapis, de fleurs, de peintures, de feuillages de parc, dans la perspective des baies et des glaces, se proposait comme à sa venue. Il rendit à Marie-Louise sa révérence et promena quelque temps entre les chaises sa détresse, sa dérision de lui-même, sa lassitude de tout.

Très loin, dans l’autre axe du salon, en un groupe de personnes où se trouvaient le vieux Monsieur et d’autres plus jeunes debout près d’elle, la grâce d’Anne était enivrante. Augustin, à cette distance, put la regarder franchement, sans danger. Il la voyait de profil. Elle ne s’occupait pas de lui, ne savait plus s’il existait, ne lui était plus rien.

Il la détaillait d’une observation glaciale et furieuse, insolemment extérieure, déchirée, antithétique, avec de courtes poussées éperdues.

– Qui êtes-vous, au tréfonds de vous-même ? – telle que vous m’apparûtes, princesse de neige et de mélancolie, au mysticisme inexplorable ? – ou telle que maintenant vous vous montrez, dans le ruissellement de votre rire, mutine et presque bondissante, posant comme une bergère d’idylle, sans peser, vos pieds légers sur les tapis ?… Tant de pureté et tant d’éclat, un cœur si riche et de tant de mystère, tant de race dans toutes les attitudes et toutes les cachettes de la vie…

Là, il se dit qu’il faisait des phrases et qu’il divaguait. C’était beaucoup plus simple. Infiniment plus simple. Il n’avait, dès qu’il le pourrait, qu’à s’excuser et partir. L’assurance qu’il ne verrait probablement plus aucun de ceux qui étaient là, qu’il s’arrangerait bien pour cela, lui parut le complément naturel de sa misère, et aussi une sorte de vengeance à leur égard à tous, de toute cette peine qui l’accablait. Un peu comme on se suicide, moins par désespoir pur que pour se venger de l’être par qui l’on a tant souffert, et qui l’apprendra lorsqu’il sera trop tard.

Il découvrit entre deux jardinières de Copenhague, la couverture saumon d’une Revue des Deux Mondes. C’était parfait. Excellente lecture. D’une puissante neutralité. Elle l’occuperait jusqu’à ce qu’il fût possible de partir.

« Jean Maldonat. – La vie d’Université et l’incroyance humaniste en 1564. » C’était, avec titre et sous-titre, une étude autour d’un nom chargé de fournir à l’idée générale le minimum de romanesque né d’une personne particulière et de ses aventures. Le travail juxtaposait, suivant les bonnes traditions normaliennes, un certain « piquant » d’exposition, à une fastidieuse critique de méthodes et de sources, d’autant plus pesante qu’elle jouait la légèreté.

L’auteur était Jean-Paul Denisot, dont Augustin se rappelait le laborieux dilettantisme. Ce qui remonta dans sa pensée, ce fut ce spectacle de vieux quartiers populaires, si souvent contemplés de sa turne en troisième année, au dernier étage de l’école, tandis qu’ils rêvaient, Bruhl et lui, devant le paysage le plus mélancolique de Paris. La pauvreté des couvents qui s’y éteignaient plus ou moins, les vieux arbres, dans la distance, au fond des cours brunes, le sommeil des ruelles aïeules, toutes ces choses agonisant à ses pieds dans les diminutions diverses de la misère, bordaient la plus intense vie intellectuelle et augmentaient d’autant la hauteur de son planement sur le monde.

Que tout cela semblait loin ! C’étaient les années de Largilier, de sa grande crise de croyance, du premier et du plus cruel de ses deuils. Toute cette poudre de passé ennoyait bien des arêtes, même les plus vives. Notre cœur se fatigue, heureusement. À travers cette profonde épaisseur de temps, nos joies, nos douleurs, nos amours finissent à peu près toutes par sauter de l’actuel dans la mémoire et de celle-ci au néant.

Ces pensées lui furent bienfaisantes, plus que le verbalisme de tout à l’heure. Il se sentit plus froidement solitaire, plus refoulé sur lui-même, plus irrémédiablement lointain. La lecture de Denisot elle-même lui servit. Il prit plaisir au tri des matériaux, à l’élimination des solidités factices. Remise en mouvement, l’efficace mécanique mentale lui redonnait, à petites doses tranquilles, le goût des réalités impersonnelles, indépendantes de son propre cœur, dépassant de haut les contingences sentimentales et le caprice des minutes passionnées. Sur elles seules le temps ne mordait pas. Cette esquisse si pauvre sur Maldonat, lumignon perdu dans les illuminations de l’intelligence, participait, quoique indigne, du cortège d’Athèna.

Pendant que bruissait le vaste salon et que des billes de billard sonnaient quelque part dans ses prolongements, il osa défier toutes les formes de sa longue détresse. Il accentua l’abandon d’Anne dont il avait tant souffert, et son propre martyre. Il dressa sous ses regards le spectacle de la jeune fille toute glace et réserve pour lui, toute grâce et délice pour les autres… Qu’est-ce qu’il lui avait fait ? il avait dû probablement la regarder comme un idiot, sans s’en rendre compte. Mais où ? à table ? ici ? à son bras ?… D’ailleurs qu’importait, maintenant ?

Il se battait contre son amour. Il lui semblait piétiner des roses, massacrer des choses précieuses par rage qu’elles ne fussent pas à lui, déchirer des émotions inretrouvables. Elles s’écartaient de lui tristement, suppliantes merveilleuses heurtées par des crosses de soldats. Comme un musicien se casserait la tête sur des équations d’acoustique, il mêla de calculs et de chiffres les chants de son déchirant amour… « Oui, par quel coefficient d’après-guerre multiplier le chiffre de fortune représenté par le genre de vie qu’il avait sous les yeux ? » Il se déclara fou, malade, détraqué, atteint d’une secousse bien décrite, cataloguée, guérissable… Certes, c’était une expérience incomparable, qu’on ne payait pas trop de tant de souffrances…

Glücklich allein…

Ist die Seele die liebt.

Cette Revue des Deux Mondes, lecture commode, peut-être n’était-il pas très aimable, ni très bien élevé, de s’y ensevelir… Il entendait quelques tintements de tasses à café, des éclats de voix particuliers dans le bruit général… Dix minutes encore peut-être et il pourrait partir.

Au fond, la seule vraie Anne, unique, précieuse et toute à lui, Anne glaciale et passionnée, c’était celle de l’examen, souvenir que rien ne lui arracherait jamais. Il trouva un mot pour la désigner. Il l’appela : Anne de l’Apparition. Tout le reste ne comptait plus.

Le choc fut très court, dramatique : une seconde de paralysie, et puis toute une reconstitution foudroyante, et les forces nécessaires pour se posséder dans une terrible joie. Anne était devant lui, à deux pas. Il se sentit composer son visage pour une amitié gaie et toute simple, qui était ce qu’elle devait aimer et la seule chance de garder un contact quelconque avec elle. Il lui fut même possible d’entrer à plein, jusqu’en ses claires profondeurs, dans le bleu vivant de ses prunelles et de s’abîmer en leur lumière.

Elle dit simplement :

– Peut-on interrompre votre Revue des Deux Mondes ?

Elle portait une tasse de café dans les mains. Sans attendre la réponse elle demanda :

– Combien de sucres ?

Il eut le temps de se dire que c’était là un autre moment pathétique qui ne lui serait pas accordé deux fois. Il lui fallait concentrer toute son âme dans cette mince lame de durée.

Elle était fine et svelte, à peu près aussi grande que lui. En trois coups, d’œil, comme une brute, il rafla tout ce qu’il put de ce velouté de pâleur et d’ombre qui était son visage, et sur la belle tête penchée, les ondulations de cheveux châtains aux courbes tendres, réunies en un chignon bas, comme dans les statues de baigneuses du XVIIIe siècle. Le bleu des yeux était plus clair et léger qu’il n’eût pensé. Il razzia tout, sans discrétion, sans retenue. Peut-être qu’elle était blessée ?

Avec une certaine douceur gracieuse, dans sa réserve de toujours :

– Mais comme vous restez loin ! dit-elle.

Elle n’était pas blessée. Mais lui, crucifié de remords. Idiot, goujat ! C’était une simplicité toute unie, qu’il fallait devant elle !

Il répondit d’éperdus mots quelconques :

– Loin ? Oh ! Voyez ! je n’ai pas su m’arracher à de belles pages, d’un de mes anciens condisciples…

– Elles sont vraiment bien ?

Il vit se lever d’interrogation les admirables sourcils Watteau.

– Non ! fit-il d’une brusquerie cordiale et presque camarade, qui ne dut pas lui déplaire.

Ses regards n’exprimaient qu’une respectueuse amitié, tout ordinaire, toute franche, une joie tranquille ; c’étaient, en somme des regards très réussis.

Elle lui sourit de nouveau. Ils se quittèrent.

Augustin restait immobile, en une sorte de recueillement. Ses paupières semblaient abaissées sur ce qu’il lisait. Agenouillement, prosternement intérieur ? Les deux, sans doute, et des pleurs qu’il fallait cacher. La tasse de café lui fut d’un grand secours.

Il la reposa sur la table avec la Revue, entre les deux Copenhague. Maintenant, il pouvait partir ; il s’en irait en une gratitude infinie. Que toutes choses restassent désespérées, il le savait bien. Peu importait. Il l’avait vue douce, bonne, pitoyable, ce qu’elle était, enfin. Elle l’avait senti écarté, loin. Son dernier sourire le brûlerait longtemps.

Entre lui et Mme Desgrès des Sablons, des groupes de meubles et de jambes dessinaient un long chemin sinueux.

Aux premiers pas qu’y fit Augustin, la haute porte double s’ouvrit sur le hall d’entrée. Ce qui s’introduisit d’abord par ce rectangle soudain, ce fut un domestique dont la figure inerte prolongea le vestibule. Un Monsieur gras, presque jeune, solennel, vint ensuite, qui fit en clignotant deux pas préliminaires, se logea dans l’œil un monocle et s’immobilisa. Après quoi, ayant donné à son visage, par le moyen de cet instrument d’optique, une expression raidie et inflexible, il sembla sommer la société présente de lui révéler l’emplacement où se cachait la maîtresse de maison.

Sur une réponse invisible, le monocle abandonné à lui-même tomba d’une chute verticale heureusement arrêtée par une moire de soie, et perdit dès lors toute importance et tout intérêt. On n’en parlera plus. Les pas maintenus en réserve reprirent leur cours et le portèrent cette fois vers Mme Desgrès des Sablons, cependant que son visage par sa dureté de pierre, avertissait les personnes qui, se trouvant sur son chemin auraient été tentées d’intervenir, qu’il ne souffrirait d’elles, au cours de ce trajet, nulle interférence, qu’il les considérait, d’ailleurs, comme de simples effigies assises, des sphinx bordant l’avenue où se posaient ses pas.

Arrivé à destination il dessina avec son corps un arc de cercle au bout duquel pendirent, protubérantes, caricaturales, presque détachées de tout le reste, ses lèvres. En même temps, à cette minute précise, comme en l’absence de ses yeux, clos, et de toute vie sur son visage, ces lèvres se trouvaient la seule expression possible de son âme, il lui fut donné par leur intermédiaire, de poser cette âme en un grand recueillement sur la longue main parfaitement belle que Mme Desgrès lui abandonna avec un ennui exquis.

Ceci fait, demi-incliné, sans prendre le temps de se redresser, il salua de la même manière la vieille douairière qu’il appela « ma tante », et envoya, droite et gauche, vers les autres dames qui reposaient là, un oblique geste d’œil rapide, furtif et vitrifié.

Après quoi enfin, heureusement déchargé d’une responsabilité immense, il tourna de cent quatre-vingts degrés, se trouva face à face avec M. Desgrès des Sablons venu au-devant de lui, qu’il appela « mon oncle », ne fut plus que poignées de main, épanouissements, frétillements, clignotements et sourires, qui ordonnèrent par rapport à l’idée abstraite de devoir accompli, les précoces petites rides de son gras visage vieilli et jeunet.

Ce fut un soulagement général. Le grand salon reprit sa vie, le groupe des dames sa calme mobilité.

– Je m’excuse encore, disait-il. J’arrive deux heures trop tard. Je viens de parcourir depuis ce matin trois cent quatre-vingt-dix kilomètres.

Il expliquait des moyennes et des itinéraires. Il avait commis l’erreur de passer par la nationale en rechargement. On ne l’y reprendrait plus.

C’est vers ce moment qu’Augustin, terminant lui aussi un voyage, mais plus court, débarquait près de Mme Desgrès des Sablons et se heurtait au Monsieur gras.

– Monsieur Méridier, nomma Mme Desgrès des Sablons avec l’indolence dont elle eût dit n’importe quoi.

Comme elle ne présentait pas l’autre, réservant en général à ces formalités un accomplissement distraitement lassé et paresseusement incomplet, il se présenta lui-même.

– Vicomte Olivier de Louviers-Baulny.

Un ancien souvenir, bien connu d’Augustin : le jeune homme aux treize idées, que son père préparait autrefois au baccalauréat. Augustin se rappela subitement avoir entendu à peu près ce nom pour le vieux Monsieur chevalin et la Douairière. Cherchant que lui dire, il put mettre la main sur un Marquis de Louviers-Baulny, ambassadeur à Vienne aux environs de 18… On parla de papiers de famille, d’un grand-Oncle, marquis actuel, d’une assez belle collection de quelque chose.

Le Vicomte se mit une main derrière le dos, regarda tomber son pantalon sur ses guêtres, toussa, fixa l’air au-dessus de son interlocuteur, sans desserrer ses lèvres. Ses yeux se mélancolisèrent, prirent du vague. Comme Augustin ne le quittait pas malgré tous ces avertissements et qu’aucun tiers ne se trouvait là pour couvrir sa fuite, avec un dernier geste qui tenait de l’indication topographique, de l’excuse et de l’adieu, il murmura : « Je pense que je vais saluer Mlle de Préfailles que je vois là-bas, près de mon oncle. » Un coup de stylet, fin et profond, frappa Augustin, pénétra la cuirasse.

Le maître d’hôtel, en pas d’un silence savant, parcourait le grand salon à la recherche des tasses à café, posées sur tous les meubles possibles. Immobilisant les cuillers d’une pression de son pouce contre les soucoupes, il portait les tasses avec une fermeté pieuse et les posait sans bruit sur le plateau, comme de petits œufs tout pareils.

Quand l’énorme plateau fut complètement garni il le souleva et l’emporta vers de lointaines issues. Ainsi qu’Augustin, mais avec une bien autre autorité, par une science infaillible et inconsciente, logée tout entière dans ses muscles, il choisissait au milieu des invités et des meubles, sans paraître les voir, des clairières désencombrées, tandis que la double courbe de ses bras de chaque côté d’une épine dorsale immobile et ployée, témoignait d’une haute technicité.

C’était le moment où Augustin s’approchait de Mme Desgrès des Sablons et s’inclinait devant elle.

– Mais est-ce que vous nous quittez déjà, Monsieur ? Quelle mauvaise idée !… (Avec cette correction grammaticale méticuleuse et articulée, qui n’était qu’une des formes de sa calme possession de soi) : Nous élevons contre elle les plus fortes objections. Rasseyez-vous. Et même, je crois, asseyez-vous. Mettez-vous en frais. Soyez le plus aimable que vous pourrez. Plaisez-nous extrêmement.

Augustin admira la surprenante et impérieuse amabilité de cet ordre où, par une sorte de chef-d’œuvre, toutes les nuances de l’intérêt que lui portait une grande dame, se trouvaient indiquées avec une délicatesse qui le faisait croire né de sa fantaisie et de son plaisir. Il se voyait dominé par de beaux yeux rieurs et pénétrants où ne se marquait aucune curiosité mais un peu d’attente, dont on ne pouvait dire s’ils dédaignaient de savoir ou s’ils savaient. Pleins d’une bienveillance assez autoritaire, il n’y manquait même pas une lointaine sorte d’amusement et de bonté.

Ce fut pour Augustin une minute dont il eut consolation et douceur. Après quoi, il la sentit rejoindre le reste des choses qui entouraient Anne, s’ensevelir avec elles dans ce même sentiment général d’à quoi bon, de froid, d’étranger, d’aboli.

Il se figea dans les commodes formes mondaines :

– Hélas ! Madame… des occupations odieuses mais inexorables… Et comme je suis désolé…

Mais voici qu’au bout lointain du grand salon, dans ce coin d’où venaient des fumées de Havane, un départ autrement considérable se prépare. Serrant des mains, tournant de tous côtés sa figure hargneuse et futée, l’air d’explorer toutes les cartes d’un jeu, M. Marguillier distribue de droite et de gauche les signes de l’adieu. Il s’avance dans la longue jaquette provinciale et ennoblissante, dont aucun ministère n’a pu le guérir. M. Desgrès des Sablons l’accompagne. Le profond tapis assourdit l’éclat de ses pas de maître. Mais son visage ?… Oh ! son visage !… Remodelé par la lumière des élections prochaines qu’il porte déjà sur ses méplats, il avance dans une solennité isolante, comme une lune adorée par des idolâtres.

– Comment ! fait Mme Desgrès des Sablons, M. le Président nous quitte aussi ? Mais comme ils sont ennuyeux, tous ces gens si occupés.

Et Mme Marguillier présentant elle-même des signes d’agitation :

– Oh ! mais vous, Madame, nous vous retenons jusqu’au thé. Nous vous ramènerons. Comme ce serait aimable ! Et Mlle Marie-Louise aussi !

Béate et douillette, Mme Marguillier s’installa pour jusqu’au thé. Mlle Marie-Louise, rondelette et bon enfant, sur qui la vie de Paris n’avait pas mordu, sortit de derrière sa mère et y rentra.

Tout le salon s’agite dans le bouleversement de cette grande retraite. Anne déjà tournée vers sa tante qu’elle se prépare à rejoindre, la regarde de loin, tout étonnement et hésitation. La longue élégance de ses bras, les courbes momentanées de sa robe pure et nue, dessinent une manière d’immobile pas de danse, dont Augustin, désintéressé désormais et renonçant, maître de son désespoir bien mieux qu’auparavant, capte en un seul éclair la fugitive et inoubliable beauté.

Incliné devant Mme Desgrès des Sablons, il échange avec elle ces mots gais et charmants qui ne résonnent bien qu’aux alentours des départs. Anne va l’entendre pour la dernière fois. Il termine là une histoire incomparable, mais finie. Il désire donner l’impression qu’il s’en va avec reconnaissance, décision, sérénité, comme d’un beau soir de fête, l’œil enchanté encore, mais pour de très longs jours. Il parle, trop bien peut-être, sans ces efforts de modestie dont il est coutumier (détestant « qu’on s’occupe de lui »), avec tous ses moyens, qui sont vastes, en une sorte de fièvre amusée.

Il se rappela plus tard qu’il s’agissait de voyages et d’impressions exotiques : « Elles n’ont pas besoin, disait-il, de l’aide des langues étrangères, étant émotions pures et sans mots, précisément faites d’inconnu et d’étrangeté. » Il ne sut jamais pourquoi ni à quelle occasion ce sujet-là avait surgi.

– Adieu, Madame, fit-il à demi-voix, et encore toute ma gratitude.

Anne, debout derrière sa tante, appuyait ses deux bras nus sur le dossier de la bergère. Elle écoutait Augustin parler.

Il eut le temps de revoir la lumière bleue, de s’étonner que ses yeux fussent de nouveau bleu sombre, comme au début du déjeuner et comme autrefois, et qu’ils pussent à leur gré changer.

En secret au fond de lui-même, une voix sèchement appréciative demandait : « Furse ou Watteau ? Comme je ne la verrai plus, je ne saurai jamais. »

– Au revoir, Monsieur, fit Mme Desgrès des Sablons, avec une affabilité simple et charmante. Oh ! Monsieur ! dès à présent… nous attendons Mgr Hertzog pour l’une des semaines prochaines. Vous serez certainement libre de venir. Nous en aurons une vraie joie. Et bien entendu, vous nous reviendrez d’ici là.

Augustin fit brusquement :

– J’en serai profondément ravi, Madame.

De grands heurts sourds, lourds, mats, providentiellement placés sous la limite de l’audition, battirent au fond de son misérable bonheur, trempé de remords, de lassitude, d’épuisement et d’un blanchâtre recommencement d’espérance.

Il allait souffrir encore ! Il savoura le goût boueux des décisions impuissantes.

Mais, ô stupeur ! N’est-ce pas la voix de M. le Président qui se fraye un chemin dans la broussaille des phrases de son hôte, au cours d’une conversation finale entre les portes ? Tel un rude bûcheron qui donne deux coups aux bons endroits, il répète ses mots, comme toujours lorsqu’il est content.

– Augustin Méridier ! Tiens ! tiens ! Mais oui ! mais oui ! Comment n’ai-je pas reconnu ? Vous êtes le fils de Jacques Méridier, le professeur. C’est bien ça, c’est bien ça ! Votre père était un bon ami à moi, il y a quarante ans. Mais vous sortez ? vous sortez ?

Comme si la cordialité de M. Marguillier, pareil à l’être d’Aristote, ayant acquis toute la perfection de son principe sentait que ce principe ne lui suffisait plus, le Sénateur frappa brusquement Augustin sur l’épaule :

– Tu feras route avec moi. Je tutoyais bien ton père, fit-il devant l’étonnement réprimé de l’interlocuteur.

Quoi donc ? quoi donc ? M. Desgrès des Sablons donne l’ordre d’appeler la voiture de M. le Président ? Inutile, bien inutile. Elle est là-bas, au bout du parc. On va la rejoindre à pied. À pied.

La considération de M. Desgrès des Sablons pour Augustin a singulièrement monté de température. Augustin fait partie du même groupe virtuel que le Sénateur, président du Conseil général, ancien ministre de la Justice, chef réel et occulte du Département, vice-Président du Sénat, et puis qui sait après ?

Seulement ses gestes n’ont pas encore bien compris comment ils doivent s’ajuster à la situation nouvelle. L’expression des prunelles à fleur de tête, l’huile grasse de la voix, l’avant-bras sur la savante dissimulation du ventre et la froide poignée de main au bout de cet avant-bras, tout cela retarde sur l’empressement de ses pensées. Mais ça se rejoindra, ça se rejoindra.

– Au revoir, cher Monsieur, dit le Sénateur. Tout à fait enchanté. Et soyez sûr que la combinaison est très viable et que je vais m’y employer.

Elle flotte en l’air, la combinaison. Elle vole, invisible, diabolique, dans le seigneurial vestibule de pierre aux raides coffres anciens. Et tous ensemble, coffres, vestibule et parois de pierre font comprendre avec un sérieux glacial qu’ils ne s’assimilent pas la combinaison, et se rendormiront pour ne pas la voir, dans leur sommeil et leur passé.

Augustin accompagne le vieux Sénateur. Il tourne la tête, en passant, vers les corbeilles de roses. Tout le matin lui revient avec leur parfum, des différences sentimentales immenses, le renouvellement de toute sa vie. L’impression totale est d’étrangeté infinie, d’invraisemblance que toutes ces choses puissent continuer l’état antérieur, vieux de quelques heures. Il sent l’impossibilité d’attendre huit jours, le bonheur d’être autorisé à revenir encore, la souffrance physique de l’absence d’Anne. Il en fléchit ; en défaille… Il est vrai que ces choses uniques tolèrent des marges : le recul subit de son âme vers les anciens temps, cette lointaine période de la vie de son père et ce dur vieil homme rusé qui marche auprès de lui.

Le Sénateur ignore les corbeilles de roses. Cette voix âpre, hargneuse et disséquante, dont Augustin a palpé le mordant pendant tout le déjeuner, elle se fait entendre adoucie d’amitié. Pour ces grands arrivistes, montés à peu près aussi haut qu’ils peuvent espérer, sans le besoin désormais de la dureté initiale, l’amitié est un luxe qu’ils s’offrent comme tous les autres luxes, sur le tard.

Oui, le Président avait beaucoup connu son père. Ils mangeaient ensemble, dans la même pension du quartier latin, l’un boursier d’agrégation, l’autre clerc d’avoué. Ça lui avait rendu un sacré service, à lui, Marguillier. « J’ai vu le droit autrement, et l’histoire, et l’art de parler, et la psychologie collective, comme disait ton père, et tout. »

Augustin imaginait aisément tous ces temps d’ancienne Sorbonne : la précision brillante de son père, éclairant ceux qui avaient besoin de sa lumière, désintéressée, se suffisant à elle-même comme toute beauté, – et l’autre, l’utilisateur, absorbant le travail des autres.

– Je l’ai retrouvé ici avec joie ; peut-être ne l’ai-je pas assez aidé… Il faisait si peu de bruit… il sollicitait si peu !

Le cœur d’Augustin se serra. Les convictions religieuses étaient commodes et bienfaisantes, qui permettaient de répondre : « Il est maintenant au-dessus de vos offres et de vos secours. »

Il demanda des nouvelles de Marguillier Gustave et de son frère.

– L’un tué en Champagne, dit le Sénateur avec une sèche tristesse. L’autre, que veux-tu ?… Il compte sur son père…

À ce moment, tomba du ciel, subit et inattendu, comme un tonnerre, le choc sous lequel Augustin vacilla :

– Cette petite Préfailles !… fit Marguillier « Elle est bien charmante ! Qu’est-ce qu’ils vont en faire ?

Augustin, de son mieux, lutta contre l’affolement de sa poitrine. Il craignait que son compagnon ne s’en aperçût. Crainte vaine. Les politiciens d’esprit juriste, même de premier ordre, comme celui-ci, ont une psychologie spontanée directe et dure, qui n’est guère orientée que par leur arrivisme. C’est un puissant faisceau de phare dardé sur l’ennemi. Hors du faisceau, nuit totale. Marguillier eût pris pour fatigue et coup de soleil tout trouble qu’il eût pu voir.

Le Président continua, sans se douter de quoi que ce fût :

– Bien entendu, c’est Desgrès qui a toute la fortune. Et elle n’est fichtre pas mince. Les Préfailles, beau vieux nom en train de s’éteindre. J’aurai vu les derniers feux.

Qu’est-ce qu’ils vont faire de cette petite ? On disait sa mère exquise. On dit ça de toutes les filles mortes jeunes. Son père n’avait que sa solde. Desgrès a des enfants du premier lit, mariés, et des neveux de tous les côtés, Louviers-Baulny, et autres. Suivit un grommellement, de grammaire confuse, mais de sens clair : « Ni héritière à saisine, ni successeur irrégulier. Alors quoi » ?

Dans le terrible bouleversement de son cœur, Augustin voyait poindre une sorte de lueur au fond des impasses de son dur et douloureux amour. Il fallait parler d’elle, d’un ton détaché, quelconque, honorablement froid. Il y avait quelque chose qu’il fallait demander.

– Ces deux Louviers-Baulny… ils me semblaient pourtant faire avec elle un groupe assez intime…

Quelle brise, quel souffle inconnu, quel Dieu plein de pitié pousse le Président vers la droite réponse, comme sur un beau chenal balisé ?

– Non. Pas l’impression qu’elle fasse l’erreur de sa Tante.

Puis, détaillant, gourmand et méthodique :

– Paul Desgrès, celui qu’on appelle Desgrès des Sablons, s’est payé une fille d’une beauté célèbre. Je l’ai connue, à vingt ans. Bon Dieu ! qu’elle était brillante, et racée, et splendide, et tout !

– Elle l’est encore, murmura Augustin, heureux de cet alibi dans son amour.

– La petite tient d’elle. Moins de brillant, peut-être, moins de « cravache » ; plus de charme et plus de touchant. Elle aurait moins de défense et laisserait voir qu’elle n’est pas heureuse… Avec l’autre, tout est voilé… Me demande ce qu’ils en feront…

L’allée était longue. La conciergerie, pas encore en vue. Le gravier crissait sous leurs quatre souliers. Les paroles de Marguillier sonnaient assez sèchement dans ces larges espaces pleins de soleil.

Tout en Augustin était chaos. Il démêlait quelques linéaments en un tourbillon d’émotions sauvages, incapable de savoir ce qu’elles étaient essentiellement : joie ou douleur, terreur ou espoir, une sorte de honte de voir manipuler avec ce sans-gêne l’image qu’il n’évoquait qu’avec des agenouillements, l’impossibilité de retenir sur le versant raisonnable le devancement frénétique de ses rêves, les jours qu’il faudrait encore attendre, des craintes éperdues et le début d’un ouragan d’espérance, que les propos de Marguillier anéantirent de nouveau.

– Et puis, je crois que nous disons des bêtises. Il y a le grand Desgrès. Évidemment !…

Sur ce chapitre, le vieil avoué local devenu homme d’État, si sommaire en valeurs morales qui devaient mal jouer sur ses cordes, s’étendait, voyait clair, détaillait avec volupté.

Il rappela les vieilles histoires de la génération précédente. C’est son étude, – du moins celle du prédécesseur, – qui avait licité la vente « des Sablons et autres immeubles », aux grands soyeux de l’époque : Desgrès et Compagnie. « Desgrès », c’était Desgrès. « Et Compagnie », c’était aussi Desgrès. Un vieux Monsieur à barbe blanche, robuste, très simple, portant sa valise lui-même, dont on n’avait su qu’après, la personnalité. Là tradition s’en conservait dans l’étude.

– Maintenant Desgrès, c’est Henri. C’est l’aîné des fils. Il était déjà très riche quand il a commencé d’être riche. Paul disparaît dans l’ombre de son frère.

Un bourdonnement de termes d’argent semblait enclore en passant les bois, les hectares de prairies et tout le rond du ciel.

Marguillier expliquait les puissantes sociétés d’énergie électrique de Strasbourg à la Méditerranée, techniquement, financièrement, commercialement, les plus fortes de France. « Ça c’est la base. Et puis le jeu des annexes et des filiales, le financement par ses propres banques, les arrangements de production arrachés aux grands consortiums »…

– Depuis la guerre, bien entendu, il y a les extensions suédoises, canadiennes et celle de l’Afrique du Nord. Pendant la crise de vingt et un, il a tué autour de lui toute affaire moyenne, comme un gros arbre.

Ici un coup de coude dans les côtes d’Augustin, accompagnant un mot prononcé les mâchoires serrées, qui eût ravi Harpagon :

– Et la prrrrr… udence de tout cela !… l’absence de dispersion, les réserves gigantesques et les dividendes lents !

Soudain le Président abandonna ce ton vif, ces yeux de loup-cervier, ces manipulations fictives, par des mains courbées en plateaux de balances. Les propos qui suivirent prirent une froideur objective, l’indifférente précision dont on expose des réalités monétaires infiniment au-dessus de vous, par exemple les chapitres d’un budget d’État.

– Un des vingt ou trente hommes les plus riches du monde…

À peu près les termes de Bruhl autrefois. Augustin pensa que les financiers se renouvelaient peu.

– J’ai entendu évaluer – par des gens qui doivent savoir (et à une date donnée, sans quoi, ça n’a pas de sens)… Mais soudain s’interrompant, allongeant en une sorte de moue ses deux lèvres rasées – À quoi bon ? fit-il.

Il termina sur ce petit silence, pour laisser à la seule sorte de rêverie qu’admît sa pensée, le temps de se développer et de s’étendre. Ce qu’il oubliait de dire, petit détail pas à l’échelle des grandes lignes de l’histoire, c’est qu’il existait dans quelques lointaines dépendances de M. Henri Desgrès, perdus en sa masse économique immense, en des conseils d’administration gras, tranquilles et peu visibles, certains postes, occupés par quelqu’un du nom de M. Marguillier.

Augustin haussa les épaules le plus discrètement qu’il put. Marguillier ne savait rien, en dépit de tout ce cliquetis autour d’une des vastes puissances du monde. Il n’avait pas vu de petites choses, ignorées de tout bilan, cachées en d’autres compartiments de l’activité humaine, la main admirable, jetée passionnément à ses lèvres, ni la longue fillette aux yeux bleu sombre, ni l’immobile et impassible tendresse dont il les enveloppait toutes les deux.

Il poussa, à lèvres closes, un long soupir filé et interminable. Tout occupé d’examiner de loin sa voiture maintenant en vue, Marguillier ne le remarqua pas.

Le chauffeur sauta du siège et tint la portière. Augustin entendit : « Je ne t’emmène pas, parce que… » Et ici une raison qu’il n’écouta pas, parente de celles qui l’avaient empêché jadis d’aider efficacement son père. Il dit qu’il avait sa bicyclette et remercia. La voiture décrut sur la route. Augustin se recouvrit.

Lorsqu’il s’agit, pour reprendre sa bicyclette, de rentrer dans ce parc qu’il venait de traverser, il crut ne pas supporter de revoir ce rond de nature où elle reposait ses yeux, ce cadre d’air vide et vaste où elle respirait.

Que l’avenir fût ceci ou cela, possible ou impossible, atroce ou heureux, c’était dans le présent qu’il était, son immaîtrisable présent passionné. Il ramassa d’une avidité égale toutes les images d’Anne, même celles dont il avait tant souffert. La longue marche éperdue dans les salons frais, la spirale de sa main montant vers la chevelure, le regret : « comme vous restez loin », la compagnie des Louviers-Baulny, la dernière attitude : les bras sur la bergère puis, droit dans le sien, le grand regard pur et tout ce haut attrait inaccessible, à cause duquel il avait commencé de l’aimer.

Il dut réprimer le désir de s’abattre sur la pelouse à plat ventre, d’y cacher sa tête, et aussi de serrer son cœur à deux mains à cause de l’intolérable, de la mortelle douceur qu’il y sentait.

IV

NE L’ÉVEILLEZ PAS AVANT QU’ELLE NE VEUILLE

Les coups de cloche de la première messe finirent par atteindre le dormeur à travers de noires épaisseurs de repos. Des morceaux de lui-même s’agglutinaient peu à peu autour de la lumière centrale et se séparaient des illusions. La nuque, les tempes, le bras droit sur lequel avait dormi la tête, tous les emplacements choisis par la fatigue l’étaient maintenant par la clarté. Des bulles de sons tombaient des cloches et venaient crever dans le grand jour. Réveillé, Augustin retrouva dans l’air, l’attendant, l’immense lyrisme qu’il avait quitté pour dormir.

Le matin lui présenta cette transformation de toute chose, ces surfaces décapées, rajeunies, virginales, revêtues par un monde frais créé et moite encore, par les feuilles, par le ciel sur les jardins, par le soleil sur les murettes, d’un or blanc mouillé de nuit. Des réserves de fraîcheur insoupçonnables remontaient de la profondeur des choses pour s’étaler sur leur superficie magnifique. Depuis quatre jours exactement, depuis son retour des Sablons, durait cet enivrement, à chaque instant refréné. Il l’obligeait à parler lentement à table, de crainte d’exaltation et de chant, à repousser de ses épreuves d’Aristote une distraction souveraine, à tempérer l’éclat de son regard, et parfois il lui coupait le souffle.

Augustin sentit sur ses cuisses nues le froid de six heures du matin, sous ses pieds celui du parquet, puis les beaux frissons glacés que l’eau lui faisait courir sur la nuque, l’occiput et les tempes, et jusqu’aux profondeurs cérébrales.

Rien de plus net que sa pensée. Son amour l’occupait tout entière. Il l’encombrait. Il l’expropriait. Il devait l’écarter doucement parce qu’il faut bien s’occuper des autres choses de l’existence, répondre aux lettres qu’on reçoit, corriger des épreuves de livres, manger, continuer sans trop de distractions la conversation des siens. Il restait alors au fond de lui, comme l’emballage trop volumineux d’un secret cadeau précieux qu’on n’ouvre pas encore, qu’on range avec de grandes précautions pour un peu plus tard, quand on sera seul.

Toute recherche pour savoir d’où venait, comment se composait cet amour, lui paraissait factice, suspecte d’arbitraire et de littérature, indigne de sa fraîcheur splendide. Qui savait ? qu’importait ? Chaque moment est créateur. Son amour courait fort et droit comme un grand vent. Il était plénitude, simplicité, renouvellement de tout. Pas d’autres racines que les puissances d’aimer de son ascétique et abstraite jeunesse. Un printemps immense et venu tard.

Tout y était plein, beau, parfait. Tout s’y trouvait des désirs de son cœur, par une sorte de merveille ou de miracle. Malgré son refus de regarder il était bien forcé de voir les choses. Peut-être avait-il besoin d’exotisme géographique ou social, comme aux jours de Grindenwald et de l’étudiante norvégienne : mais l’essentiel n’était pas là. Cet amour absorbait les longs prestiges de son enfance, mais transférés, devenus adultes, rendus sérieux et ineffables. Il le voyait bien à la lumière des temps antérieurs. Toutes ses belles émotions de toujours, avaient gravité autour des Sablons, s’étaient tournées vers ce pays de fées, intimidant et passionné. Ce renouvellement de sa vie ramifiait ses solides racines dans la substance même de sa vie. Il était moite de l’humus natal. Tous ses chemins s’y rendaient, toutes les promenades où marquaient, près des pas de son père, les traces mal effacées de ses souliers d’enfant. Comme tous ceux nourris aux moelles familiales, cet enfoncement dans l’enfance était essentiel à la plénitude de son amour.

Était-ce trop tôt ? Pouvait-il y retourner aujourd’hui ? Il avait bien entendu : « Et naturellement revenez nous voir dans l’intervalle »… Il se rappelait ces mots de lumière. Il faudrait sans doute téléphoner, demander si l’on était visible… Il défaillait de timide ivresse et d’imaginer les grands espaces de parc qui la devanceraient.

Mais cela n’était que puérilité. Des terreurs autrement profondes lui coupaient les jarrets.

Anne restait, par chance immense, à peu près intouchée dans ce formidable milieu d’argent. Elle avançait inaccompagnée, pure et seule, hors des grands édifices du capitalisme contemporain. Mais enfin !… Ses alentours sociaux, les mille charmes de sa vie, la distinction de sa sensibilité, ses habitudes incontrariées, personnelles et héréditaires, conservaient plus que des reflets de cette inabordable puissance : un peu de son aspect souverain. Augustin tremblait que les grandes chaires de Sorbonne parussent bien peu de chose, même avec les prolongements internationaux dont elles ne manquent pas aujourd’hui, ou les élections à l’Institut qu’il se surprit à désirer d’une manière ridicule et prématurée…

D’autres angoisses, plus graves encore, se glissaient dans ses chants, silences subits séparant les notes.

Autrefois, pendant la triste nuit, au temps de la grande épreuve religieuse, redoutant la douleur des siens, il s’était jugé fort capable, comme il disait, de simulations pathétiques. Sans même tenir compte de la manière dont la tendresse de sa mère avait résolu le problème, peut-être n’avait-il pas besoin de telles simulations. Il exagérait son agnosticisme. Qu’avait-il donc à simuler ? – La prière à Dieu ? – Si se rendre perméable à une Réalité Première, distincte des hommes, les aimant, quêtant leur amour d’une obscure et puissance quête, était une prière, – il priait ! Pas un mot du Pater qu’il ne pût prononcer avec soumission. Si la spécificité des phénomènes de sainteté lui paraissait obscurément possible, si l’étrange charme de la vie des Saints lui étreignait le cœur, de cette manière aussi il priait ! S’il sentait entre l’âme de sa mère et celle de ces Saints une simple différence de degré en sorte qu’il pût presque toucher ceux-ci par celle-là, il priait, il regrettait, il aimait ! Le flux divin, inarrêté, plus mince seulement, contournant pour entrer en lui des vannes qu’il gardait closes, ruisselait par le canal des siens… Était-il absolument nécessaire d’affirmer sur ce qu’il regrettait et aimait, des certitudes que ne comportait pas l’expérience ?

Si chercher Dieu, c’est l’avoir trouvé, désirer l’adorer, c’est l’adorer déjà. Y-a-t-il d’autres manières d’aimer l’inconnaissable ? Et quel autre sens donner à ces mots : « Croire en Dieu » ?

Toutes ces croyances chéries, privées de leurs anciennes certitudes historiques, nullement démenties pour autant, conservaient leur puissance de persuasion émotive, si elles perdaient l’étreinte syllogistique. Hors le devoir d’aimer Dieu d’un imprécisable amour et de continuer ainsi en sa conscience la tendance profonde du Réel hiérarchique, hors une exacte austérité de vie et le respect fraternel des hommes, – qu’il pratiquait, – elles n’avaient plus rien à exiger de lui. Tout au contraire, elles donnaient. Elles offraient leur poésie, leur tendresse, une profondeur naïve dans leur traduction du mystère humain, une certaine ardeur de charité que l’homme n’eût pas connue sans elles. Il lui semblait même que ce fût une infériorité et comme un vague déshonneur, que d’être admis à recevoir plutôt qu’à donner.

Telle était sa pensée religieuse, au moins telle il la voyait. Mais que risquait-elle de paraître, pour ses yeux à elle, lorsqu’il aurait à la lui soumettre candidement ? La jugerait-elle un obstacle à sa foi ? ou un secours ? Exigeait-elle plus ? Une parfaite communauté d’âme ?… Ah ! qui pouvait savoir ?

Même lorsqu’il avait eu à juger professionnellement ses réponses, était-il sûr de n’avoir rien dit qui l’eût blessée ? Un tel examen, à supposer qu’il retrouvât la froideur de la voir ainsi devant lui, serait aujourd’hui au-dessus de ses forces. Il lui jetterait en bloc, toutes ses pensées et toutes ses émotions et toute sa culture, pour qu’elle en compose elle-même ce qu’elle voudrait avec ses mains.

Pour cette vraisemblable exigence religieuse, il l’aimait plus chèrement, avec plus de pathétique et d’inquiétude. Sa pensée gracile, juvénile et tenace lui était chère comme la continuation vers de plus hauts refuges, de la grâce parfaite de son corps, comme une force de beauté qu’à la différence de l’autre, elle eût choisie. Il lui expliquerait qu’il aimait ainsi sa pensée ; qu’il l’aimait de grand amour.

Un lent pas endormi le mena vers le rideau de lustrine qui cachait maintenant les livres de son père, gardés là pour ses travaux de vacances. Il trouva la Bible et l’ouvrit. Il se rappelait, au Cantique des Cantiques, des versets d’une splendeur passionnée : « Mets un sceau sur ton cœur ; mets un sceau sur ton bras »… Non, ce n’était pas ce qu’il cherchait. Mais peu importait… La phrase suffisait, était juste : son sceau à elle lui marquait le bras et le cœur.

Il tourna quelques pages, retrouva les mots prodigieux :

« Tu m’as ravi le cœur, ma sœur fiancée ; tu m’as ravi le cœur d’un seul de tes regards jardin fermé, source fermée, source scellée, arbre à encens, source de jardins, puits d’eaux vives, ruisseau qui coule du Liban »… Et aussi : « Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent… Soutenez-moi avec des fleurs. Fortifiez-moi avec des pommes, car je suis malade d’amour ». Il mit des signets entre les feuilles et replaça le livre derrière le rideau de lustrine.

La plénitude de cet amour le confondait. Il ne savait trop quel chemin prendre pour faire monter vers Dieu sa gratitude ni quel sens exact donner au terme : bénédiction. Tout cela palpitait entre ciel et terre. La douceur de certains mots lui était littéralement intolérable : celui de « petite Anne », celui de « fiancée ». Ils produisaient un arrêt du cœur réel, senti, d’une ou deux secondes. Dans sa poitrine, en attente et ne servant à rien, une sorte de velours intérieur trop chaud, s’étalait, contre lequel battait ce cœur. Il pensait aux vieilles images : feu, blessure, tant raillées ; c’était bien cela cependant.

Quand s’étaient présentés pour la première fois, le lendemain du déjeuner, ces mots insoutenables, il avait été heureux d’être seul, pour se mettre à genoux contre sa table, comme en ses anciennes prières, la tête dans ses bras, et ne plus rien voir que la nuit.

Une porte de couleur marron, armée de ces loquets qu’on ne fait plus depuis longtemps, donnait dans la chambre. Elle ne fermait jamais bien parce que le loquet retombait sur une large ferrure usée. Les coups de vents, qui venaient dès septembre par les cheminées de la vieille maison, l’agitaient de bruits au timbre ancien. S’ils vous éveillaient, le sommeil interrompu revenait vite : le dormeur retrouvait les entours familiers présents au creux des nuits calmes ; ils lui confirmaient qu’il n’y avait rien de nouveau, que tout était bien, qu’il pouvait retomber aux niches tièdes du sommeil.

Aussi chaud que la veille, mais avec de courtes brises subites et des nuages pommelés qui sentaient l’automne, le matin entrait par la fenêtre, soufflait sur la table à écrire, inspectait une page, la lançait à terre de dépit de la voir blanche. Le bruit des petits ménages se continuait dans les cours voisines, et Marie, la femme d’ouvrage, faisait crier, pour l’ouvrir, la porte rouillée du jardin.

La vie de la maison, commençante, peuplait l’air de huit heures, quand les fraîcheurs disparaissent avec l’invasion des bruits pratiques, et que le jour ressemble à un grand garçon trop jeune, à l’âge ingrat de sa vie, un peu d’acné juvénile sur son visage adolescent. Une première tache de soleil s’élargissait sur le parquet.

À travers les portes fermées passaient depuis quelques temps des cris de tout petit qui semblaient ne devoir jamais cesser mais soudain s’éteignirent. Des frappements de pas s’approchèrent. Le loquet s’ouvrit.

– Augustin, dit sa mère, après le premier baiser du matin, Christine voudrait que tu demandes au Docteur de venir voir Bébé.

Et comme Augustin s’étonnait :

– Les mamans s’inquiètent vite, tu sais. Outre son mal de dents, il a aussi un peu de diarrhée. Christine craint, avec ces chaleurs… Mais pas tout de suite, quand tu auras déjeuné. Tu lui dirais de venir assez vite, sans que cela gêne l’heure des autres malades. Tu le trouverais encore chez lui. Il pourra arranger ensemble ses visites.

Une des règles spontanées de son existence était en effet de se mettre à la place de ceux à qui elle avait affaire, de chercher ce qui leur était commode, ce qu’ils pouvaient penser ou sentir. Elle leur prêtait sa propre délicatesse. Elle était ingénieuse à assumer, dans leur intérêt à eux, des gênes subtiles et inattendues. Ce mélange d’intérêts contradictoires prêtait quelque désordre à ses indications.

Christine confirma ces légères inquiétudes.

D’abord Bébé restait grognon. Il buvait mal. On entendait parler de diarrhée estivale, de gastro-entérite. Enfin elle voulait en avoir le cœur net.

Augustin y fut sur-le-champ.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lui fut-il répondu. C’est pour Mme Méridier ? Non ? Pour le petit ? J’aime mieux ça.

Augustin rapporta une promesse de visite, ce matin même. Comme il s’installait devant son café servi dans la cuisine, la grosse Marie entra, porteuse de deux brocs d’eau.

C’était une femme énorme, à grands bras rouges. Elle s’efforçait de modérer, à cause des sommeils de Bébé, une voix qui offrait lors des émissions à plein volume, la masse et le métal d’une petite cloche. Elle devait rester quatre heures par jours, mais habituellement demeurait un peu plus. Elle commençait ses journées en montant le charbon, le bois et l’eau. On la prenait d’une fontaine située dans la cour, sous la fenêtre de l’ancienne chambre d’Augustin et qui coulait tout le temps. Elle remplissait quatre brocs le matin, quatre aussi l’après-midi, à cause des lavages et des bains de Bébé. Le dimanche elle ne faisait pas le reste du ménage, ne venait que pour l’eau et encore par complaisance pure.

Mme Méridier la payait tous les jours, par habitude de pauvre ; et aussi pour ne pas faire de comptes, malgré les recherches compliquées de petite monnaie. Elle regardait, au moment de payer, le vieux réveil qui marquait l’heure sur la hotte de la cheminée, Marie, alors, gonflée de cafés au lait surérogatoires, disait régulièrement, de sa voix formidable et adoucie :

– Ça ferait bien cinq minutes de plus que l’heure, ou dix minutes. Mais faut pas les compter, allez ! Faut les laisser faire. Elles ont bien le temps.

Non moins régulièrement, Mme Méridier mettait une dizaine de sous supplémentaires dans la vaste main mollie de consentement, rosie par les savonnages, truffée d’endroits restés terreux. »

Cette scène se reproduisait toujours la même, en une totale imperméabilité à la lassitude du déjà vu. Les plaisanteries les plus aimées sont celles qui gardent la trace des anciens rires. L’assurance de trouver, aux lieux et temps où on sait qu’ils sont, les gestes et les mots familiers, engendre une paix qui a son charme. On circule dans la vie les yeux fermés. C’est le placement en obligations des petits bonheurs.

La grande Marie dit un : « Bonjour, Msieur » où éclatait la protection animale d’un mastiff pour un roquet de luxe. Elle lui avait demandé tous les jours, pendant toute une semaine, si « comme ça, il s’accoutumait », ajoutant chaque fois : « c’est tant mieux, pauvre ». Elle lui rappelait, en plus vaste, plus doux, plus indolent, moins hargneux, la Catherine d’autrefois. Elle lui ressemblait dans la taille au-dessus, avec les qualités et défauts, spontanés et automatiques, des femmes de ménage de grand format.

Elle vida, pour le bain, la bouillotte du fourneau, la remplit de ses brocs et regarda Augustin manger. Son air de protection s’accentuait à mesure qu’elle détaillait les poignets minces, le visage osseux, fin et froid, les accès, assez rares il est vrai, d’une toux légère que sa mère n’aimait pas mais dont il plaisantait.

Puis elle redescendit chercher la seconde série de brocs d’eau.

Placée en face de lui, de l’autre côté de la table, sa mère lui racontait, à mesure qu’ils venaient à sa pensée, les détails de son emploi du temps. Elle se levait d’habitude pour la messe de six heures et demie, dont elle sortait vers sept. Aujourd’hui elle était rentrée tout de suite à cause de Bébé : mais d’habitude elle passait chez le boucher, qui ouvrait vers ce moment. On lui pesait la viande, qui attendait, dans son papier jaune, que la grande Marie la portât en venant, parce que c’était sur son chemin. Le marchand de légumes ouvrait, à peu près vers cette même heure, la porte au vitrage poussiéreux d’un rez-de-chaussée qui sentait la cave et le terreau. Donnant sur la place, il ne prenait pas la peine d’étaler au marché. Les gens venaient regarder chez lui comme au prolongement des étalages. Il enveloppait, dans des journaux locaux pleins d’un baveux socialisme pour classes agricoles, les légumes verts et les carottes qu’achetait Mme Méridier. La grande Marie les portait avec la viande et le lait, car aucun de ces marchands d’après guerre, faisant fortune en deux ans, ne prenait la peine de livrer à domicile les marchandises qu’ils donnaient à leurs amis pour de l’argent.

Faire ainsi rapporter ses achats par la femme d’ouvrage était une idée d’Augustin. Cette solution excellente et qui diminuait son effort, Mme Méridier ne l’avait adoptée qu’après bien des hésitations, et seulement parce que, quand elle remontait à son second étage, chargée du poids de ses paniers, à pas souvent arrêtés, son vieux cœur n’en pouvait plus. Beaucoup de motifs menus et puissants s’étaient dressés à l’encontre. Quelques-uns s’avouaient : la femme d’ouvrage profiterait certainement pour son propre usage du temps de ces commissions ; les marchands changeraient peut-être les morceaux qu’elle avait choisis. Mais d’autres ne se révélaient pas, agissaient par sourdes poussées, montant sans paroles du fond de ses habitudes morales : faire porter ses paquets, comme Madame Une telle, ou Madame Une autre telle, ce n’était pas bien dans sa position, c’était presque « se donner des airs ». Elle avait cédé, non pour les raisons d’Augustin, mais pour lui faire plaisir. L’esprit d’indifférence aux satisfactions de la terre se marque aussi bien en leur utilisation qu’en leur dédain. L’humiliation de paraître avoir l’air de « se donner des airs » en valait une autre, était même meilleure puisque, sortant des circonstances et non de sa volonté, elle était plus exempte de tout amour-propre.

Ainsi le lui disait un Recueil de saint François de Sales, habillé comme un livre d’école, qui était la lecture de ses moments de loisir.

Une longue habitude de vie intérieure la dispensait même, Augustin le voyait bien, de ce tâtonnement filandreux qu’il poussait autour des sentiments de sa mère. Elle allait aux formes les plus humbles de l’humilité, tout droit, par une sorte d’attraction ou de pesanteur.

Lorsque Augustin surprenait sa mère dans ses occupations du matin, les jours ordinaires qu’aucune visite de médecin ne marquait, elle interrompait pour l’embrasser un chapelet continu. Il fallait que ses lèvres à lui fussent appliquées sur le velours rétracté des vieilles joues, pour qu’il cessât d’entendre les « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure… ». Ils s’asseyaient l’un près de l’autre devant cette table de cuisine chargée, et y restaient longtemps. Christine ne faisait que traverser la pièce avec des accessoires d’enfant. Les occupations de la grande Marie la refoulaient quelque part du côté du bûcher, du jardin ou du petit lavoir aménagé près de la fontaine. L’air gardait toute la journée cette même couleur grise et douce. Les deux hautes fenêtres de la cuisine donnaient au nord, dans des parties de ciel où le soleil ne se montrait pas. On ne devinait le temps qu’il faisait qu’à la plus ou moins grande limpidité de ce coin de ciel.

Tout, dans la vie domestique de Mme Méridier, se passait par répétitions régulières fondées sur de toutes petites commodités. Le café du matin était dans ce pot brun, au coin de droite de la cheminée, « parce que, vois-tu, je le trouve là dès que j’ai allumé ». La poudre à café de midi logeait au contraire à l’autre bout, « parce que c’est plus près de la bouillante et que je puis le faire tout en surveillant le reste du dîner ». Elle disait « dîner » comme dans les horaires d’autrefois. Elle ajoutait avec un sourire de fatigue candide et de transparence sans réserve : « Comme ça, quand je serai morte, on saura où est tout et on ne se trompera pas. »

La vie de cette vieillesse se retirait des extrémités où la personnalité était la moins engagée, les abandonnait aux mécanismes de l’habitude. Elle se concentrait aux choses essentielles, au cœur du cœur. Son activité corporelle aussi se ralentissait, se limitait aux régions principales, les frontières les plus lointaines de l’action peu à peu abandonnées à l’automatisme. Le bruit même de sa vie diminuait. Les pas se suivaient plus doucement dans les pantoufles chaudes que Christine lui avait achetées. Des gants invisibles et lourds enveloppaient ses vieilles mains.

Augustin se défendait contre une inquiétude qui forçait ses portes : Peut-être Christine, qu’occupaient sa vie professionnelle et son petit garçon, ne se rendait-elle pas assez compte du vieillissement de sa mère ? Mais il se jugeait impertinent, comme si elle n’avait pas de place suffisante pour les deux tendresses. Encore une histoire de paille et de poutre. Christine était toujours auprès d’elle et lui constamment absent…

Le médecin vint à l’heure dite. Augustin suivit de grands pas masculins, en route pour la chambre où vivaient Christine et Bébé.

Planté à côté du berceau, le Docteur palpait, auscultait, faisait les gestes qui explorent les surfaces explorables, enchâssait des bouts de question dans ces morceaux de silence où se cachent les incertitudes et le pressentiment de l’inconnu. Augustin se cachait derrière les deux femmes, hors de toute compétence et aussi, à sa honte, hors de cette simplification subite qui chasse de l’âme maternelle tout autre contenu que la sensation du petit qui souffre.

L’examen dura quelque temps. Le papier de la chambre avait des fleurettes qui faisaient suranné. Une grosse mouche à viande prit plusieurs fois son vol vers le ciel et buta chaque fois comme une petite balle, contre l’obstacle mystérieux des vitres. L’envie de la tuer démangeait Augustin.

Le médecin se redressa lentement, produisant ces petits bruissements de souffles, d’articulations, d’habits, de tout ce qui bruit quand les hommes bougent.

– Il n’a pas l’air trop mal, ce petit bonhomme ! Non, je ne trouve pas, vraiment.

Toute chose redevint graduellement familière, perdit cette apparence solennelle que lui avait fait revêtir l’attente. Les muscles se relâchaient, prêts au sourire pour quand il le faudrait. Il ne fallait pas tout à fait encore.

– Pas de fièvre, n’est-ce pas ?

– 37,2 ce matin.

– Oui. Au faible degré où je les constate, tous ces petits symptômes ont bien peu d’importance, je vous assure.

Le sourire du médecin, ses hochements de tête, le pianotage de ses doigts, ajoutent même à la parole médicale un timbre qui manque aux mots, une nuance de confiance en soi, de dédain d’aussi médiocres troubles, qui se prennent pour une maladie. Au total, nulle inquiétude.

Augustin l’en croit sur parole. C’est la différence avec Christine. Une mère ne laisse pas ainsi partir les sujets de crainte sans les avoir sondés, vidés, secoués, brossés et retournés à fond, exorcisés de tous les possibles. Les lourds yeux noirs restent fixes, immenses, fouillant, pleins d’une interrogation inapaisée. Le Docteur a-t-il bien pu jauger, comme cela, en dix minutes, tout ce qu’a craint, sans le pouvoir préciser, la longue continuité maternelle ?

Pour le moment, ce corps de Bébé repose sans douleur dans le plus impuissant tassement. Rien qu’un duvet de cheveux marron, des lèvres émouvantes de petitesse, conservant dans l’intervalle des biberons la contraction de téter. Le biberon est sur la cheminée, aux trois quarts vide, dédaigné par elles avant d’être fini. Elles ne savent pas que, le moment de boire venu, quelque chose, on ne sait quoi, caché au fond de la maladie, leur déconseillera les douces tétées.

Oui. Le Docteur le voit bien, le biberon. Il entre dans la catégorie des choses qui s’expriment par un haussement d’épaules et des souffles du nez : phu !… phu !

– Et les bouillies ?

– Elles passent. Mais il ferme la bouche après quatre ou cinq cuillerées, et pleurniche ou grognonne, Toujours la même chose.

– Voyons les selles.

Une fade et douceâtre selle de Bébé se délivre des linges jaunes. Le médecin élargit ses narines, renifle pour découvrir dans l’homogénéité de l’odeur de selle, des veinules intermittentes, acides ou fétides, qui pourraient peut-être s’y rencontrer. Ils sont là tous quatre, penchés sur la serviette, Augustin avec une vague fierté de devoir accompli. Il est frappé par de petites perles laiteuses prises dans les viscosités jaune d’œuf.

– Ces granulations ? fait-il d’un ton qui révèle toute l’importance de la découverte… Il ne doit pas digérer très bien.

Le médecin néglige de répondre.

– Où en est-il de ses dents ?

Pendant que Bébé crie, les grosses mains ouvrent les petites lèvres avec autant de douceur, en vérité, que pourraient le faire les doigts de Christine elle-même.

– Ou…i !

Un beau Oui, cette fois, net, sec, final. Pas de ces Oui, traînés et mous, où toutes les craintes peuvent se terrer dans une voyelle qui n’en finit pas. Un Oui définitif, qui barre toutes les routes. On ne passe plus après un tel Oui.

– Tout ce que je vois, Madame, c’est un peu d’inappétence additionnée de grognonnerie et d’un petit, tout petit début d’entérite. Il est en pleine crise dentaire. Pas de crise dentaire qui n’amène ces très légers symptômes secondaires, par les chaleurs que nous traversons. Il n’est pas en train, évidemment.

Et, persuasif :

– Voyons, un tout petit laxatif. Un centigramme de calomel dans une cuillerée d’eau. Une cuillerée à soupe. Et son biberon coupé d’eau, à moitié. (Ouvrant les dix doigts, en subit éventail) : Tout simplement.

Avec une rudesse cordiale, et on ne savait quoi de plus :

– Ah ! ces mamans ! Affaiblissons d’un degré l’éclat de ces yeux noirs. Ils en verront d’autres jusqu’à ce qu’il ait vingt ans !

Une espèce de bonheur lent descend sur les traits de Christine. Il les détend et les éclaire. Juste quand elle se préparait à consentir à l’anxiété sa place accoutumée, comme votre côté s’incurve contre un coude dur, voici qu’elle est partie, enlevée soudain, laissant une place vide encore sensible. Car elle n’est pas si loin en arrière, qu’on ne voie sa pointe d’ombre, projetée sur la route où passeront les jours à venir.

Le nez du Bébé se plissa pour un éternuement minuscule.

Le médecin qui ignorait Augustin pendant l’examen, ne causait maintenant qu’avec lui. Il le regardait d’un regard fixe, assez perçant. Ils parlaient du temps que prend la préparation des différentes carrières : en médecine, dans l’enseignement, dans le droit. Augustin lui offrit de quoi écrire, mais il tira de sa poche un bloc où étaient imprimés ses heures de consultations, son numéro de téléphone et, en évidence, son titre d’ancien interne des hôpitaux de Lyon. Ses mains étaient maigres, petites et très velues.

Il dit brusquement :

– Ha ! je me sauve.

Il salua. Ses jarrets et son bas-ventre esquissèrent un début de bond. Le malade suivant commença de remuer dans ses perspectives, mêlé d’impressions diverses provenant d’une automobile neuve.

Ce malaise de Bébé, quoique léger, changea quelque chose aux dispositions d’Augustin. Il empêcha qu’il pût parler à sa sœur et lui demander conseil comme il en avait eu l’intention, dans les circonstances nouvelles qui bouleversaient sa vie. Il eût voulu savoir d’elle ce qu’une jeune fille aux sentiments religieux très marqués pouvait supporter de dissemblances avec quelqu’un qui… comment dire ?… Poser la question était déjà fort malaisé, à cause des difficultés auxquelles se heurtait la description du « quelqu’un ». Mais la tâche devenait impossible, de traverser d’un trait aussi flou les inquiétudes de Christine, quelque excessives qu’elles fussent.

Adorations solitaires et réflexions discriminatrices s’ensevelirent ainsi l’une et l’autre dans le même silence passionné.

Après la visite du médecin, tout retomba au calme. Il était trois heures du soir, moment consacré aux travaux de couture et de raccommodage, palier entre les occupations de l’après-déjeuner et de l’avant-dîner, période douce de la journée, l’heure où Augustin travaillait le mieux. Il la passa près des deux femmes. Christine, mal rassérénée, se levait souvent de sa chaise pour aller voir dormir l’enfant. Tout n’était que paroles basses, blancheur du linge au creux des paniers, petit bruit que font les aiguilles. Ces heures-là n’auraient pas eu de date, sans le cadran de la pendule. Leur intimité rappelait des journées d’autrefois, si réelles et si tendrement reconstruites aussi, que n’étant exactement ni actuelles ni abolies, elles pouvaient se suspendre indifféremment à tous les barreaux du passé. Elles n’avaient pas de place fixe sur l’échelle du temps.

– Augustin, dit la vieille mère, avec l’autorité naïve de jadis, donne-moi mes lunettes qui sont sur le rebord du buffet.

Elle tricotait en effet sans voir, mais ses yeux très baissés ne pouvaient coudre qu’avec d’assez fortes lunettes et dans du blanc.

Il les apporta, s’installa pour quelques minutes près des couturières, sur une chaise voisine des leurs, pour boire une dernière gorgée à cette coupe du recueillement et de l’effacé.

Sentant déjà le frémissement léger des départs, puissamment aspiré vers une bien autre splendeur, il ne se rassasiait pas de ces mots humbles : « mes lunettes qui sont sur le buffet ». Ils lui semblaient la formule chiffrée d’un sens véritable et ésotérique. Quelque chose comme : « Nous sommes ta vie profonde, et tes vrais bien-aimés. »

Cette monotonie des choses domestiques, si semblables d’un jour à l’autre et si simples, parlait comme le verset de l’Imitation : « Que ne pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez où vous êtes ? Voici le ciel, la Terre, les quatre éléments. C’est d’eux que tout est fait. » Elles lui disaient aussi : « Nous formons, à nous toutes, une vie complète et enclose. Ce que tu prends pour des limites, ce sont des appuis. »

Menues habitudes qui vous disposez avec tant de calme et d’intimité, de vous souvent vint ce désir : ne jamais sortir de votre compagnie, par changements de lieux ou de destinée, mais au contraire, continuer parmi vous un vieillissement insensible et partagé.

Même cet après-midi particulier du début de septembre, avec toute l’immensité qu’Augustin comprimait dans son cœur, quelque interlocuteur paradoxal de ses dialogues intérieurs proposait des répliques qui, à d’autres moments, eussent été entendues. Il n’était pas très sûr qu’une certaine chose, sonnant comme l’essentiel, ne se trouvât pas entre les murs de la salle à manger, comme ce matin, sur les dalles de cette cuisine calme. De moindre volume et d’autant de masse, peut-être équilibrait-elle sur l’autre plateau le poids et la beauté du monde… Ainsi Augustin pouvait-il surprendre de petites clochettes pures perçant à travers les immenses orgues de son amour.

Simples jeux d’une sensibilité intelligente, riche et contrastée. Ils avaient leur équivalent dans le royaume des idées, où Augustin connaissait par éducation et entretenait par métier le souci de voir tous les côtés du possible. Ce goût de l’ama nesciri se heurtait à la saveur du vaste monde, prenait force et attrait en cette opposition. Il poussait au point privilégié du contraste optimum.

Il s’exténua, pâlit, éteint par l’autre lumière. Seules restaient là sa mère et sa sœur, dans leur vêtement de chaque jour, en train de coudre de petits points blancs, rapides et méticuleux. Il les embrassa et la force de l’appel l’emporta vers ailleurs.

*

* *

– Madame et Mademoiselle se promènent en ce moment dans l’allée du bord de l’eau. Madame a fait donner l’ordre de prier Monsieur de les rejoindre.

À cent mètres de là, commençait le tunnel creusé par l’allée du bord de l’eau, dans des futaies en pleine verdure, à peine touchées de l’automne. « Monsieur » en prit le chemin.

Une timidité terrifiée s’arrangeait comme elle pouvait avec la décision qui raidissait Augustin. Il marchait vers les nobles hêtres en victime ayant cessé de se débattre. Un paysage de prairies et de bois, posé par grands pans paresseux dans cette limpide fin d’été, sollicitait une rêverie passive et large, sans prétendre qu’à un rôle secondaire et marginal dans la vie de ces minutes. Le dur noyau était ce sentiment d’irrévocable et de tendu qu’Augustin imposait à ses craintes.

Pendant la demi-heure de bicyclette entre la dernière maison de pépiniéristes-maraîchers où finissait le faubourg et les premières rondeurs des futaies des Sablons, il avait tâché de mettre un ordre net et tranché dans ses décisions et dans ses attentes. Nulle raison d’espérer que deux rencontres pussent suffire pour qu’une jeune fille s’intéressât à lui. Il n’avait pas à sa disposition, jouant son jeu, plaidant pour lui, huilant vers lui toutes les pentes, les suggestions de la beauté… Il sourit de cette remarque accessoire. Il n’aurait qu’à offrir à toutes les demandes possibles, s’il y en avait, une docilité sans obstacles, et sous l’extérieur d’un plaisir très simple, s’abandonner silencieusement à toutes les délices d’aimer. Ce mot même le blessait comme bovariste, et romantique, et banalisant. Mais quel autre prendre ? Quel autre aussi ardent et vorace ?

Il eût voulu offrir une conscience transparente, hypersensible, toute nue, sans surcharge, sans mot. Et aussi ne gêner en rien ses attentes à elle ni ses habitudes, ne pas s’en faire remarquer. Un gouffre secret sous une amitié. Tous ces désirs ne s’arrangeaient pas très bien ensemble.

Une chose éclatait aux yeux. Aucune démarche, aucune tentative, si indirecte qu’elle fût et si lointaine, ne pouvait venir de lui. Toute initiative émanerait d’elle. Cela au moins était limpide. Tout le reste sentait la chimère, l’impossible, quoiqu’il ne pût préciser exactement ce qui était chimère, ce qui était impossible.

Il le savait par expérience : tous les moments où il se disposait à la voir, des troubles, incertitudes, controverses avec lui-même, les ravageaient. Il n’y manquait aucune forme de l’angoisse ni du désespoir. Mais tout disparaissait en sa présence dans une immense lumière. C’était la loi des cœurs passionnés.

Avant qu’il pénétrât dans le demi-jour des arbres, une nouvelle onde de timidité lui persuada qu’il était nécessaire de développer quelques mouvements légers, n’importe lesquels, de paraître dégagé et libre. Il renoua sa cravate. Il se retourna pour apprécier l’horizon. Il pensa à sa bicyclette, s’efforça d’en concevoir de l’inquiétude, se rassura. Autour de lui tout démentait cette agitation. Le déploiement des prairies restait vide. Des nuages précis et frais parcouraient le ciel. Ce paysage était en attente, inoccupé, prêt à toutes confidences et à les loger toutes dans sa vaste douceur. Augustin s’enfonça sous les arbres.

Mme Desgrès des Sablons tenait son ombrelle fermée dans son gant gris de Suède, à demi-retroussé, légèrement maculé à l’index. La corne blonde de l’autre bout dessinait des arabesques dans la couche d’air, à quelques centimètres du sol. Augustin marchait à sa droite. De l’autre côté était Anne. Il tremblait vaguement. Peut-être que ce tremblement s’apercevait et sa trop grande joie, et l’invraisemblable ivresse de pouvoir la voir toute seule, affamé égoïste, sans compagnie que lui-même, juste elle-même aussi, sans salon, sans personne, dans la solitude des bois qu’elle aimait. Il pensa que ce serait sans doute infiniment rare et s’en désespéra dès la première minute de sa joie. Anne se penchait parfois légèrement en avant pour l’écouter.

Il l’avait fixée dès les premiers moments, d’une avidité enregistreuse et désespérée, s’abreuvant pour toute la promenade, à une coupe qu’ensuite on lui eût enlevée. Entre l’abstention et la voracité, un moyen terme viendrait bien, il ne savait comment encore. Cette image de pâleur rosée, précise s’il osait vouloir, lui suffirait dans l’intervalle.

L’illusion qu’elle donnait lors du déjeuner, d’être faite d’une matière délicate et sans pesanteur, ne gardant qu’un minimum de contact avec la terre, il lui semblait comprendre ce qui la produisait. Elle provenait du calme d’une démarche sans hâte, si parfaitement fondue et continue d’une seconde à l’autre, que la belle promeneuse n’était à aucun moment plus agissante ou plus reposée. Les deux bras s’allongeaient dans une immobilité docile, le cou s’inclinait d’un fléchissement de tige florale, comme si, ne déployant que juste l’effort nécessaire à cette lente et douce avancée, il ne lui en restait plus assez pour tout autre mouvement qu’une légère flottaison rêveuse sur la liquidité du temps. Il s’inquiétait aussi de ce mutisme, plus marqué qu’aux premières rencontres.

Tout le début de la visite ne fut pourtant qu’agrément aimable, et l’immense allée silencieuse y prêtait son cadre démesuré. Les chaussures d’Augustin craquaient sur ce sable semé de silex, brindilles de bois mort et mousses rases, parure des allées de châteaux très bien tenues, où peu de voitures passent.

Mme Desgrès des Sablons allait de la même marche lente, avec plus de nonchalance physique et moins de rêve, en une sorte d’indifférence de se trouver là ou ailleurs, ce jour-là ou le lendemain, parmi des moments tous semblables et d’une prose stabilisée, agréables au surplus et dont aucun n’invitait à chercher quoi que ce pût être derrière lui. Augustin avait appris à ses yeux, à son visage et à son corps la manière d’exprimer une certaine aisance mêlée de gaîté, où se dissimulait très suffisamment son mélange habituel d’angoisse et de délice. Ses regards aussi connaissaient le moyen-terme cherché, et la technique exacte. L’art de regarder Anne leur était venu tout seul, par une sorte de don, comme le génie. Avec un parfait naturel et sans paraître les voir, il dévorait chacun des mouvements arrondis, un peu las et coulants de son jeune corps.

La violence secrète de ce bonheur débordait autour de lui dans l’étendue des futaies. Elles avaient l’air de l’accepter, d’être complices, de fermer sur lui leurs yeux. Quand tout serait fini, on retrouverait là toutes ces choses, si on osait y repasser. Car ce bonheur finirait, évidemment. Il durerait ce qu’il durerait. En attendant, Augustin le respirait, l’expirait. Il pénétrait en lui, par ses respirations de fièvre : de minces filets d’air, restreints et hachurés. D’où venait cette petite souffrance qui l’accompagnait ? de sa précarité ? de toute l’angoisse cachée dans sa joie ? Même sans cette angoisse, Augustin sentait qu’il aurait encore souffert. Peut-être alors d’un simple excès de joie, d’une joie trop aiguë, impossible à nommer à moins de toute une périphrase, comme « extrême, intolérable et douloureux bonheur apporté pour quelques heures seulement par cette sorte de brûlure qu’est la présence réelle ».

Heureusement baissée de pression et de violence par le voisinage de Mme Desgrès des Sablons, mais non pas changée de nature, pénétrée par elle d’un plaisir modéré, presque affectueux et plus tiède, cette joie devenait supportable, ce qu’elle n’eût pas été à l’état pur et brûlant. Augustin n’eût jamais pu être agréable, trouver le ton et le langage naturels. Il n’eût pu dire avec simplicité : « ce lieu est charmant », lorsqu’il vit le rideau latéral des arbres se reculer, admettre entre lui et l’allée, le miroir allongé d’un étang couleur de bronze.

Mme Desgrès des Sablons, dans le détachement d’un haut rêve ironique, dispensa son regard de l’inutile effort des accommodations, ce qui l’emplit automatiquement de la poésie des lointains.

– Ce sont d’assez belles futaies. Je ne doute pas qu’on ne les rase un jour, dit-elle, d’avance pleine de sérénité.

– Et l’on assécherait ce doux pays des lacs ?

– Cette petite Anne est vraiment indulgente pour six pieds d’eau mêlés de vase…

– Je les préfère aux vrais pays des lacs…

Anne sourit à sa tante avec une sorte de câlinerie, de caresse, où revivaient de doux souvenirs qu’elles auraient eus en commun.

Augustin dépassa la marque délicate qu’il s’était lui-même imposée sur ces chemins mal sûrs :

– Quelle vertu a donc ce pays, Mademoiselle, pour être ainsi préféré ?

C’était bien dit. Dans la finale bémolisée, rien ne marquait ni le feu de sa poitrine qu’il avait fallu éteindre, ni le courage qu’il avait dû rassembler pour faire face à ce terrible mot de « Mademoiselle ».

Avec un mortel anonymat d’expression elle répondit :

– Oh ! je ne pourrais pas dire… On a toujours des souvenirs d’enfance, ou d’adolescence, qui embellissent les lieux.

Puis le visage retrouva sa rêveuse et désespérante réserve, tandis que les pas légers créaient alternativement à droite et à gauche de sa robe, de souples plis passagers.

Augustin savait bien, et comprit une fois de plus, qu’elle pouvait le faire souffrir infiniment. Devant la belle et froide jeune fille, il sentit les premières pointes d’une détresse qui lui rappela les pires moments du déjeuner.

Il ligota sa douleur, sauta sur elle, jugula sa tête de pleureuse, se dominant avec efficacité, obscur plaisir, et cette sorte de fraîcheur qui suit un danger évité.

Il a commis une faute. Quoi d’étonnant qu’il ne figure pas encore parmi les intimes qui connaissent les raisons particulières de ses amitiés ! Il en est le témoin. C’est déjà beaucoup. Qu’il y puise les motifs d’une gratitude infinie !… Est-ce qu’il n’aime pas tout d’elle ? Réserve, abandon, joie, souffrance, en vrac, en tas ? Tout, pourvu qu’elle soit présente !

Moralité : ne jamais lui parler de sujets directement personnels. Il ne sait pas le faire. Il ne le peut pas. Parler « en général », sur ces sujets qu’on appelle « divers ». Y être gai, amusant, et aussi, profond, tout ce qu’il pourra. Tout cela ensemble, et bien d’autres choses. Qu’elle y prenne ou dédaigne ce qu’elle voudra, exactement comme pour sa vie !

Ainsi il peuplait le silence où elle le laissait.

– Voyez donc, dit Mme Desgrès des Sablons, pointant vers la pièce d’eau le bout de son ombrelle, voyez remuer ces eaux qu’on croirait immobiles.

De faibles rides rondes naissaient continuellement et s’élargissaient autour de points qui pustulaient sur le glacis bronzé. La peau du petit lac recevait en mille endroits des piqûres de moustiques et les véhiculait jusqu’à ses rives sur des vaguelettes circulaires.

Anne glissant la main sous le bras de sa tante jouait avec la partie retroussée et festonnée de son gant.

– Ce sont, dit Mme Desgrès des Sablons, des moucherons qui frôlent les eaux.

– Isolément, dit Anne, leurs trajets ne sont pas gracieux. Mais ce foisonnement de lignes brisées n’est pas sans vie ardente, ni sans beauté.

Augustin dit en souriant qu’en effet ce n’était pas la vraie grâce, selon M. Bergson. Puis il se haït de ce pédantisme. Les « sujets divers » donnaient mal… ! Nouvelle détresse ! Vraiment, il était bien moins maître de lui, et dans un trouble plus grand qu’au temps du déjeuner.

Mais Mme Desgrès des Sablons eut la bonté de demander dans cette même langueur estivale, ce qu’était cette vraie grâce, que M. Bergson semblait connaître si particulièrement.

– Elle est faite de lignes courbes, dont le changement de direction incessant, fondu et sans heurt exprime sympathie, accueil, effort des hommes et des choses vers nous.

(Autant continuer maintenant, puisqu’il est commencé, ce ridicule développement professoral !)

– Vraiment, dit Mme Desgrès des Sablons, souriant aux profonds entrelacs aériens, est-ce que vous saviez cela, petite Anne ?

– C’est ce qui explique, continuait Augustin, le pathétique de certaines danses…

– Est-ce que vous dansez, Monsieur ?

– Je n’ai, Madame, que des opinions de spectateur. Les évolutions de danseuses, leurs penchements d’épaules, de tête, de corps, de bras arrondis vers vous, vous présentent une offrande d’elles-mêmes qui est l’extrême grâce. Vos désirs, vos rêves, ceux mêmes que vous ne vous êtes pas dits, prennent corps devant vos yeux sans que vous puissiez comprendre par quel sortilège la danse a pu en prendre conscience avant vous, les capter et vous les offrir.

– Oh ! vous rappelez-vous, Anne, la petite fille qui danse dans le tableau de Romney ? La petite fille isolée à la partie droite du tableau de Romney ?

– Children of Earl Gower, dit Anne avec cette perfection spontanée de phonétique anglaise qui suppose des nurses longuement persistantes et sachant leur métier. Et comme ces souvenirs lui plaisaient, elle leur sourit à travers le temps.

– La danse, dit Augustin, s’enfuit le moment d’après, emportant ses offrandes. Elles n’étaient pas pour nous. Elles n’étaient pour personne en particulier. Mais notre sensibilité ne pouvait les lire sur le dessin des lignes sans croire aussi qu’elles lui étaient destinées : condition sine qua non de la lecture. L’œil voit que l’Univers s’en croit aussi le centre… C’est le pathétique de la danse, que cette offrande et ce refus mêlés.

… (Rage de ces pédantismes ! Rage désespérée ! Il a pourtant mis çà et là des points de suspension pour n’avoir pas l’air plus qu’il ne fallait de réciter ce couplet de cuistre, qu’il avait honte de poursuivre !)

– Petite Anne, vous rappelez-vous ce que nous avons trouvé sur le visage de cette petite fille ? n’était-ce pas timidité câline ? Rappelez-vous, petite Anne, c’est vous qui l’avez trouvé…

– Toute beauté humaine, lâcha Augustin dans une audace folle et subite, est une offrande de bonheur qui ne s’adresse à personne en particulier, bien qu’elle soit recueillie par ceux que le hasard place devant elle.

Il fut pris, comme sanction, d’une angoisse aussi terrible que l’avait été son bonheur.

Est-ce qu’il devenait aliéné ? Est-ce qu’il perdait la tête ? Est-ce qu’il n’avait pas osé la regarder en lui parlant de beauté ?… Ainsi qu’au déjeuner, revinrent les conseils impérieux : Des convenances ! de la tenue ! trouver sur-le-champ d’autres mots gais, gris, insignifiants, tout simples !

Il les trouva. Ils baissèrent le ton de ce qu’il venait de dire. Ils se fondirent même assez bien avec les mots antérieurs.

Elles continuaient cependant de marcher le long de cette allée à vaste courbe, identiques, surnaturellement calmes et inaffectées, dans la même intimité tranquille où il se sentait spontanément admis. Ses craintes étaient excessives, évidemment. Aucune allusion n’avait été sentie ; aucune même, en réalité, n’existait… Rien n’était changé de leur amabilité. Il se détendit et, sous ses précautions continues, accepta peureusement de savourer sans trop d’inquiétude cette sorte d’ensoleillement enchanté qu’étalait sur toute chose son immense fièvre heureuse.

– Au fond, disait Mme Desgrès des Sablons, on trouverait autour de tous les villages, ces arbres, ces eaux, ce ciel entre les branches… Ce qui fait peut-être… (elle chercha quelque temps)… l’essentiel du luxe, ce n’est pas la jouissance de choses spéciales, c’est de pouvoir se réserver une zone d’expansion privée dans la jouissance des choses communes.

Et elle le regardait en parlant.

Augustin admira cette hauteur d’indolence, cette élégante absence de geste, juste une petite élévation momentanée de sa belle main gantée.

Il l’admira et s’y rafraîchit.

Debout, et un peu en retrait d’Anne, dans tout le prestige des lieux auxquels son scepticisme semblait ne pas tenir, avec le tacheté d’ombre et de soleil qu’un peintre eût posé sur sa robe pour exprimer l’idée d’une châtelaine de parc et de sous-bois, elle était la déesse appréciante et désenchantée de ces solitudes de luxe, dont toute humanité commune eût été refoulée.

C’est ainsi qu’à certains moments son ton de voix, ses paroles reflétaient comme une image d’elle-même qui eût été la véritable, rarement montrée : calme, maîtresse d’elle, charmante sans doute, mais plus intelligente encore, de bon sens net et de poésie bannie, coupant l’aile à tous rêves, y compris les siens.

– C’est en effet un grand luxe, admit Augustin, que de pouvoir à notre gré attirer ou écarter les hommes…

– Peut-être n’est-ce pas la méthode la plus juste ni la meilleure dans nos relations avec eux, dit Anne.

– Peut-être abuseraient-ils de toute autre, petite Anne socialisante, suggéra Mme Desgrès des Sablons.

Puis, tournée vers Augustin.

– Mon beau-frère appelle ainsi sa nièce.

Augustin sentit une sorte de confiance, de resserrement des liens qui momentanément les unissaient. Il soutenait un sourire d’indifférence héroïque. On ne savait, grâce aux branches, de quelle couleur était le ciel ni ce qu’il admettait déjà des tons du soir.

– Oncle Henri me raille trop, dit Anne, un peu de confusion sur le visage.

À qui, au juste, parlait-elle ? À sa tante ? À Augustin ? au sol sableux de l’avenue ? Lui s’angoissait de ces visibles timidités dominées, plus profondes qu’aux premiers jours.

– S’il ne s’agit que d’écarter les promiscuités, continuait-elle, c’est peut-être de l’autre côté qu’il faut chercher, par exemple, vers les dénuements franciscains. On est trop sûr qu’ils seront peu partagés.

Elle sentit qu’elle parlait seule, et reprit avec cette hésitation initiale qui avait ravi Augustin quand il la conduisait à déjeuner, et qu’il thésaurisait dans les débuts de son amour :

– La jouissance des biens matériels ne doit pas donner une forme d’âme essentiellement différente de celle que crée leur simple désir.

– Les dénuements franciscains !… dit Mme Desgrès des Sablons, les yeux sur les feuillages, sans daigner rien joindre à cette phrase énigmatique et interminée, qui resta finalement suspendue dans le sous-bois comme une autre couleur diaprée, sans descendre sur rien. Elle eut le temps d’y trembler un certain nombre de minutes pendant qu’ils se taisaient tous les trois.

Augustin sentit qu’on avait passé la psychologie des apparences et de la beauté ou plutôt que celle-ci ne trompait pas. Il osa contempler directement (il l’eût fait de tout autre) ce visage d’une perfection délicate à chaque instant traversée et rompue d’hésitations, de grâce et de pensée. Faisant retomber plus haut ses souvenirs, il se rappelait d’autres réponses tremblantes et décidées dans la forme charmante de leur courage. Il lui semblait comprendre enfin ce qu’était Mlle de Préfailles, bien mieux que lorsqu’il balançait entre Furse et Watteau. Il s’enchantait de tant de retenue et de sûreté d’elle-même, d’ardeur, de gravité, et de quelque chose comme un idéalisme nostalgique.

Il voyait agir et jouer, sous ses yeux, la ligne d’un long atavisme de séductions impérieuses, le don de susciter les amours et les grands dévouements passionnés, d’enjuguer les hommes, de les atteler aux chars de belles causes historiques, poétiques et perdues, sans autre salaire que l’immense joie de la servir.

Toute la physionomie des héroïnes d’autrefois, nées aux marges vendéennes, dans le pays d’où venait son nom, revivait en elle sans qu’elle le sût. Identique, mais assouplie à l’intellectualité moderne, elle joignait une intelligence déliée au rare métal de leur volonté fine, à leur cœur romanesque et charmant. Telle aïeule de miniature, princesse de rêve et de passion, beauté pensive et ravissante, avait regardé les sombres hommes de ses landes, de ce regard qui les changeait en héros.

L’œil d’Augustin descendit de la petite tête héraldique jusqu’aux chaussures de daim gris mat. Elles se mouvaient avec cette délicatesse précise et continue qui évoquait un contact floral. Sur le sol, aux places touchées, Augustin souhaita de mettre ses lèvres. Seul, il l’eût certainement fait. Il sourit de lui-même. Il se dit qu’il avait bien compris.

Il se jugeait sans exaltation, se voyait nettement, connaissait sa servitude. Elle l’avait aidé à comprendre. Il savait que si Mlle de Préfailles lui avait fait l’honneur de désirer de lui quoi que ce fût, à peu près rien n’eût compté au monde, et que c’était ainsi.

Sans souci de pédantisme, il reprit la pensée d’Anne, comme il l’avait fait déjà, il y avait un mois, – puisque cela lui avait plu. – Il expliqua que le niveau moral moyen des hommes dépendait en effet pour la plus grande part des facteurs économiques, au point qu’une école de science sociale (due à l’abbé de Tourville) en avait fait l’instrument d’une psychologie collective vraiment explicatrice. Il les avait vus agir sur les Planèzes. À peu près seules, les âmes vouées aux grands idéalismes (le plus grand de tous était le religieux) échappaient à l’entraînement des déterminismes humains. Elles conquéraient le détachement, et l’autonomie par surcroît. Seuls les Saints étaient libres et créateurs.

Il s’inquiéta cependant quand il eut fini. N’avait-il pas développé trop longtemps, une assez quelconque pensée ? Il la supplia, moins que tout bas, sans parole, d’avoir pitié de son angoisse cachée et de son trouble. Elle avait écouté les yeux baissés.

Mme Desgrès des Sablons fit sauter la conversation très loin de l’abbé de Tourville. Elle cita Assise, la piazza, San Francesco, le portique du cloître et l’église inférieure, l’hôtel Subasio et l’horizon de Pérouse, enfoncé dans un couchant si doux.

– Quel était donc ce mets singulier et délicieux qu’ils nous ont servi ? vous rappelez-vous, petite Anne ?

Des visions riches et précises d’art et de voyage, (celles-dont Augustin avait dédié quelques miettes à Mme Marguillier) s’offrirent dans une liberté heureuse, tout leur secret caché, rien ne s’en trahissant qu’une animation soumise à deux ou trois imprévus contrôles, et peut-être, çà et là, un peu trop d’inexplicable joie. Et encore ? qui pouvait dire ?… L’émotion née de Giotto avait le droit d’être grande, et aussi l’effet de tant d’autres belles choses secouantes, expliquées avec détachement et une sorte de souriante poésie brusque. Anne semblait se plaire extrêmement.

Son amour variait ainsi avec chaque circonstance, à chaque tournant sur sa route, à chaque détail nouveau de paysage moral. En tous ces changements il semblait toucher des sommets indépassables, qu’il dépassait. Dévorant des moments uniques, Augustin perdait presque le sentiment de leur précarité, la crainte que tout ne fût chimère. Il comprenait le bonheur chrétien comme un rejaillissement éternel. Le ton, sauf deux ou trois petites erreurs certainement inaperçues, continuait d’être parfait, plaisant, d’une semi-camaraderie respectueuse. Les yeux d’Anne se fixèrent sur les siens, pour la première fois, lui sembla-t-il, avec quelque chose imitant la sécurité d’une ancienne amitié, et dans cette amitié une nuance de plaisir, de confiance, de repos.

Il lui semblait ne pouvoir désirer plus, que c’était là un pas immense, qui devait sans doute combler tous ses vœux. Au sein de cette joie, il se sentait désirer encore…

Directement exposé aux limpides feux bleu-sombre, ceux-ci ne pouvaient se retenir d’offrir, comme il l’avait lui-même expliqué, les riches promesses de ce bonheur lyrique, postulat de toute beauté. Mais ils ne le savaient pas. De toutes ces idées trop générales pour être allusives, elle n’avait rien pris pour elle, heureusement. Toutes ses puissances de séduction et de conquête s’exerçaient en une indifférence presque dédaigneuse, en tout cas sans qu’elle y fît attention. Elles n’exprimaient presque rien d’elle-même, étaient simplement les pouvoirs spontanés d’une beauté héréditaire et le chef-d’œuvre, transmis, de son corps. Mais son âme personnelle et réfléchie, si elle n’ignorait pas ces dons (et comment l’eût-elle pu ?) semblait plutôt les restreindre et les confiner au profit de qualités d’un autre ordre, comme sa franchise d’accueil, le naturel de ses paroles et leur sérieux charmant, de visibles profondeurs morales, une amitié fidèle, droite et lente à naître.

– Il faudrait, dit Mme Desgrès des Sablons, avec ce mélange de caprice et d’indifférence dans le choix des sujets, qui était si bien d’elle, il faudrait demander à M. Méridier. Nous irons sans doute voir les ruines des Bois-de-Chaudefonds. Comme vous seriez aimable d’y venir avec nous. Vous auriez de si belles choses à nous dire…

– C’est assez mal accessible, réfléchit Augustin, d’une voix qui semblait chercher, s’arrêter, balbutier, alibi commode d’une émotion qui l’étouffait.

– C’est à deux heures de voiture.

– Et à une heure et demie de marche à travers les bois.

– Ravissant ! dit Anne, en plein rêve.

– Nous choisirons un très beau jour après nos déplacements du début d’octobre… si M. Méridier est libre.

– Certainement, Madame, fit sa rude hâte immaîtrisée.

Un contrôle subit sur lui-même le gela pendant quelques secondes. Après quoi :

– Certainement jusqu’en novembre, Madame, nuança-t-il d’un timbre encore sourd.

– Il reste, je crois, quelques très nobles choses ? demandait Mme Desgrès des Sablons. Nous ne les connaissons pas.

– Ce sont, expliquait Augustin, les ruines d’une abbaye cistercienne, perdue en des ravins et des solitudes que la forêt a totalement reconquis. Elles forment maintenant les plus beaux lieux de rêverie. (Il n’arrivait pas encore à sentir comme réelle, cette incroyable espérance.)

Ils étaient arrêtés tous les trois, dans une partie de l’allée assez découverte, à une certaine distance déjà de l’étang de bronze.

– L’abbaye, en pleine école auvergnate, montrait des pénétrations clunisiennes. Naturellement peu de choses en restaient, mais révélatrices. La hardiesse bourguignonne était reconnaissable, plus belle à son goût que l’ogive écrasée de la Chaise-Dieu. Il suffisait de se rappeler la splendeur de Cluny. Toute la flamme du gothique, et plus de mesure. Toute la noblesse du plein cintre, ses certitudes de pensée, sa sérénité. S’il fallait des symboles, c’était le chant d’une voix magnifique, égale et sans cri.

Il parlait avec une lenteur cherchante, raffinée, paresseuse, écorçant un rameau de bois tombé qu’il venait de trouver sur l’allée, ce qui semblait transmettre à ses mots une sorte d’intérêt hésitant.

– J’avoue, devant le très beau roman cistercien du XIe siècle, Bourgogne ou Normandie, des joies aussi grandes que celles du gothique, aussi chargées de sens divin. Leur sérénité me fait penser à d’admirables prières de saint Thomas d’Aquin, si rationnellement mystiques dans leur beau latin lourd ; il était, il est vrai, dominicain et du XIIIe siècle.

Anne manifestait son émotion intellectuelle par ce silence d’une tension docile cette passionnée, cette sorte de rétraction attentive, qu’il connaissait bien.

– Comme ces gens-là devaient être heureux ! dit Mme Desgrès des Sablons en reprenant sa marche lente.

– Leurs spéculations religieuses comportaient une solution, exacte pour leur temps, des problèmes de l’Homme et de l’Univers. Parfaitement sûrs de Dieu, sous leurs grands cloîtres calmes, toute leur pensée, toute leur sensibilité s’enfermaient dans ces circonférences parfaites. Nous leur imaginons un bonheur de paradis… En fait, trop de textes de la fin du XIe ou du XIIe siècles nous montrent, comme aujourd’hui, un assez gros déchet de passions humaines et le voisinage de quelques saints…

– Serez-vous longtemps à Lyon ? demanda Mme Desgrès des Sablons.

Dérouté par la brusquerie de l’enquête, Augustin chercha sa portée avant d’y répondre.

Avec cette autoritaire netteté dont elle marquait parfois sa conversation familière, elle explique sa question.

– Je veux dire : votre carrière vous laissera-t-elle longtemps dans une ville de province ? Quand vous mènera-t-elle à Paris ? N’appelez à votre secours aucune modestie.

– Madame, dit-il avec détachement, on crée en ce moment à la Sorbonne des maîtrises de conférences avec assez de facilité pour qu’on m’ait offert l’une d’elles. J’ai été nommé en juillet dernier pour la rentrée de novembre. Je ne retournerai pas à Lyon. Quelques petites choses, deux ou trois assez mornes livres que j’ai faits, ont donc trouvé quelque bienveillance… Un autre verra le jour dans trois mois. D’autres, sont à plus longue échéance, mais maintenant j’aurai le temps. Voilà, Madame. Aucune modestie n’entache ces aveux.

Elle gardait cette froideur élégante qui était dans sa manière et s’accentuait avec l’estime où elle tenait les gens.

– Ces ouvrages doivent être longs à faire, dit-elle.

– Les méthodes de travail actuelles sont complexes. On ne peut guère étudier la philosophie des IIe et IIIe siècles et les mouvements d’idées religieuses qui en dérivent – ce qui est ma partie, – sans y employer aussi l’histoire, le droit romain du principat, les droits locaux s’il se peut, et les linguistiques d’Asie Mineure ; toutes ces disciplines (sauf exception, bien entendu) de seconde main et par les résultats. Cependant le travail reste long. On ne pourrait se contenter d’études littéraires pures, ni philosophiques pures, ni historiques ou théologiques pures ; tout cas concret les réunit toutes.

Desserrant l’étreinte qui le garottait depuis le début, un peu d’air libre souffla. Augustin se rappelait la détente du médiocre Maldonat, à la fin de l’opprimant déjeuner. Pas pour longtemps. Il n’eût pu dire pourquoi ce fut soudain un subit nuage froid, dans ce soir d’été. Il connut une autre forme d’inquiétude : il avait été prétentieux. Oui, c’était cela. Prétentieux… Pour tout. Pour Bergson, pour Assise, pour Chaudefonds, pour ses livres. Il avait forcé toutes les notes, dans son désir d’intéresser Anne. Tout était à refaire. Il eut un inexprimable petit sourire brisé. Il improvisa de la visite un résumé sans espoir.

Cependant son interlocutrice mit un baume :

– Ce que j’aurais aimé tenter si j’avais été garçon. Anne au moins pourra comprendre vos livres, ceux qui ont paru et ceux qui viendront.

– Oh ! ma tante, dit Anne avec une confusion de modestie aussi spontanément ravissante que l’était tout à l’heure son immobilité passionnée. Je me figurerai les comprendre.

– Mademoiselle Anne, fit Augustin qui s’arrêta net une seconde, le souffle coupé par l’idée qu’il employait cette appellation au lieu de « Mademoiselle de Préfailles », Mademoiselle Anne les lira, j’espère, avec d’autant moins d’ennui que…

La fin de la phrase tourbillonna, s’abattit. Il désira dire : « que leurs tendances profondes correspondront aux siennes », ou peut-être même « qu’ils seront écrits pour être lus par elle ». Ces deux idées lui brûlaient les lèvres. Il sentit l’impérieuse nécessité de sortir de là, n’importe comment, sur-le-champ. Il trouva la platitude : « que je souhaiterais les écrire moins sèchement techniques et plus humains », regrettant amèrement la première rédaction qu’avait arrêtée sa timidité.

Il se montrait gauche et raide, encore une fois. À tout hasard il sourit de son petit sourire docile, touchant et inajusté. Tout cependant semblait s’être parfaitement passé, tout paraissait naturel, grâce sans doute à la fluidité d’une conversation où Mme Desgrès des Sablons, n’insistait jamais.

– Nous approchons de la fin de l’allée, dit-elle.

Aucune échappée sur le ciel n’était encore visible. Mais le blanc verdi des lisières entrait comme par une porte ouverte dans la chambre close des bois.

Dépassant les derniers arbres, l’allée du bord de l’eau continua entre des pelouses. Augustin vit s’en retourner le tunnel des futaies, périmé et plein de nuit verte. On était en plein air. Une odeur sèche et très diluée de prairie grillée et de feuille morte, portée sur un velours d’air à fond neutre, prévalait sur l’odeur des bois. On ne pouvait dire la minute précise où elle était née.

Avec le plus grand désir de savoir pourquoi la question de sa carrière avait été posée, Augustin n’avait nul moyen de résoudre le problème. Deux seules choses étaient plus douloureusement claires que jamais. L’impossibilité morale absolue de prendre l’initiative d’aucune démarche. L’impossibilité sentimentale non moindre de ne pas épuiser jusqu’à leur dernière goutte les enivrements de la présence dans toutes les occasions où la présence lui serait donnée. Les questions sur sa carrière ? Pure amabilité évidemment, sujet de conversation pris parmi ceux qui étaient censé intéresser Augustin davantage, choix bien naturel puisqu’il avait fait figure de pédant.

Ils continuaient leur marche lente, heureuse et de grand loisir. Elles parlaient de sujets qui lui étaient naturellement étrangers, des dates et lieux de villégiature, les courses où l’oncle Paul avait engagé ses chevaux, la prochaine arrivée de l’oncle Henri, et aussi des noms d’artistes à qui on pourrait demander de venir pour lui faire de la musique. Augustin en connut quelques-uns. Pas un instant la conversation ne cessa de se tenir entre eux trois et non entre elles deux, sans qu’il s’y sentît étranger, ni qu’elle semblât se donner la peine de rien expliquer spécialement pour lui. Art admirable. Le ton d’intimité et d’amitié paraissait l’essentiel et suffisait à jeter toutes lumières utiles sur des sujets quelconques, inconnus.

Le château se montra par un côté qu’Augustin ne connaissait pas encore, gris granit, très haut, avec des préparations d’arbustes étalées sur le sol comme des exordes très ornés. Des ronflements d’automobile, sectionnant la promenade, inaugurèrent le dernier tronçon.

– Qu’est-ce qu’on entend là-bas ?

– Une visite qui vient ou qui repart.

Les deux dames continuèrent sans hâte au rythme antérieur de leur pas.

Augustin sentait depuis quelque temps déjà l’approche des dernières minutes. Indifférente à toute autre réflexion de ses voix intérieures, à toute idée nette ou troublée, à toute espérance, ou en l’air ou fondée, à tout reproche, à tout ce qui n’était pas directement elle-même, la chaleur de la présence d’Anne possédait entièrement son cœur, et le sentiment qu’elle allait finir le serrait à la gorge. Leur pas marquait sur un sable au ratissement méticuleux. De nouveaux grondements d’automobile se répercutèrent contre les façades, logeant dans chaque note son double. Augustin se découvrit, s’arrêta, attendit immobile, comme au déjeuner. Mme Desgrès des Sablons fut quelques secondes à comprendre qu’il lui disait adieu.

Il lui sembla qu’elle le regardait avec cette même bienveillance amusée, calmement clairvoyante, qu’elle avait montrée au moment du déjeuner, avec ces yeux charmants et fatigués où un rien de domination ne pouvait s’empêcher de se faire sentir.

– Nous ne vous donnerons même pas une tasse de thé ? fit-elle, tandis que sa souple ligne longue s’appuyait à l’ombrelle. Nous avez-vous vraiment consacré toutes les minutes que vous nous destiniez ? N’en sauriez-vous perdre d’autres ?

Une fois de plus Augustin admira l’aisance de cette sympathie de grande dame, et cette imperceptible ironie, sa marque, qui se discernait à l’élégance même de la phrase, à son allure « écrite » et à sa lenteur.

Mais il n’y put porter qu’une attention courte : dans les yeux d’Anne un sourire commençait, qui n’irait pas jusqu’à s’épanouir. Ce fut un autre anéantissement, une autre offrande, un cri intérieur, un nouvel agenouillement qu’elle ne saurait pas.

Prisonnier de sa décision première, il la maintint à cause de cette impuissance des timides et des sentimentaux, et aussi de la totale impossibilité où il se sentit de voir Anne au milieu d’autres personnes, lui-même confondu avec elles, secondaire, affreusement partagé, brûlé de souffrance et de bonheur.

– Eh bien ! donc, au revoir, cher Monsieur. Croyez bien que nous avons trouvé cette visite trop courte. N’est-ce pas, petite Anne ?

– Assurément, fit Anne avec une amitié gracieuse et toute simple, qui donna à Augustin ce même coup au cœur qu’il avait déjà éprouvé quand il s’était sentit pâlir, lors des renseignements du vieux Marguillier.

– L’Abbé Hertzog nous arrive… quel jour de la semaine prochaine, petite Anne ?… Et vous, Monsieur ? quel jour pourrez-vous venir dîner avec lui ? Nous désirerions que ce fût assez vite. Bien entendu, je vous ferai prendre. Vous ne pourriez venir tout habillé sur votre bicyclette. Mais vous viendrez nous revoir auparavant.

Une partie, la moins importante, du stock d’attention d’Augustin, saisit, reconnaissable sous la prétérition, l’indication de tenue de mondaine et d’habit du soir, et la but comme un pneumatique.

L’autre partie, la plus grosse, était une complexité affolée où tout se mêlait : stupeur, inquiétude, crainte de n’être pas à temps pour faire venir de Lyon sa tenue de soirée, anxiété de déplaire, une joie douce à pleurer, l’ironie de tant de romanesque, une peur de se voir deviné, foudroyante et délicieuse, un raide commandement d’avoir à se tenir, une moquerie fraternelle qui le regardait de tous les coins du ciel.

La poignée de main d’Anne fut nette, chaude, cordiale, l’invitant à ne rien chercher derrière elle, dans la direction de profondeurs absentes. Mais qu’elle le voulût ou non, elle déposa sur l’épiderme d’Augustin la douceur mortelle de son effleurement de velours.

Ce contact séjourna quelque temps sur l’emplacement où il était né, Augustin prenant la précaution de le protéger contre le souffle du vent. Suffisamment invisible dans l’ombre, sous la protection des premiers arbustes, en une chapelle de branchage à ras du sol, il se composa un air distrait, puis, osant s’agenouiller devant sa propre main, la porta d’abord doucement puis frénétiquement à ses lèvres.

Sentant l’impossibilité de revenir par les bords du petit lac, il retourna le long des lignes d’accès déjà explorées, par les roseraies, où, tremblant du pressentiment d’Anne, il avait trouvé des sens compliqués au parfum des roses.

Les rosiers aux pétales pourris, tombés dans les fumiers du printemps, offraient, comme on repasse un plat, leur identité désuète devant la différence des jours.

Un membre de phrase pur et cristallin sur « les dénûments franciscains » lui revint avec le timbre exact de la parole d’Anne. Il y avait donc, dans le fait qu’elle fût absente, des degrés, et certains d’entre eux, les plus miséricordieux, la laissaient devant lui vivante et touchable. Il se jugea ineptement timide de n’être pas resté pour le thé ; il l’aurait vue une demi-heure encore. Il fallait tout faire plutôt que partir. C’était trop tard.

Et puis, grand Dieu ! qu’importait ?

Cette absence n’était rien ; tous ces détails n’étaient rien ; ces joies elles-mêmes n’étaient rien ; il se trouvait séparé d’Anne par des distances formidables que les renseignements du vieux Marguillier ne diminuaient pas et, même sans ces distances, les dissemblances religieuses le faisaient trembler. Anne ne pouvait être qu’une de ces jeunes filles, exigeantes d’une totale union d’âme. Enfin s’il n’y avait ni ceci, ni cela, ni autre chose, il restait les mille formes de l’inconnu. Par-dessus les forêts et les prairies, l’immense et indifférent espace déferla sur sa solitude désespérée.

On était aimable pour lui… Qu’est-ce que cela signifiait : Une fantaisie de mondaines à goûts intellectuels ?… Il se rappelait l’arrêt d’un coupé, certain soir, à la sortie des cours de Sorbonne, autrefois.

Ce déséquilibre, ce ballottement fiévreux qui le brisait, cette reconstitution forcenée de son âme autour d’une présence, ce passage incessant de l’extrême joie à l’extrême peine dans le minimum de temps, dans l’intervalle de quelques battements de cœur, dans la durée d’une même brûlure, tout ce chaos et ce ravage moral, il eût plutôt cru que ces choses venaient après de longues secousses passionnelles et la lassitude d’interminables mois. Faux renseignements ; méprise d’un cœur plus jeune qu’il ne pensait…

Il marchait entre de marginales formes vertes, ivre d’amertume, de sarcasmes, de déchirement et de vain amour.

Où avait-il lu : « vos mains sentent le miel, la neige et les roses » ? Peut-être nulle part…

V

IN PSALMIS ET HYMNIS ET CANTICIS

L’après-midi de ce jour, Christine, dans la toilette rapide qu’elle n’avait pas quittée depuis le matin, mais un peu plus rassurée parce que Bébé semblait mieux et dormait depuis quelques jours, muni de biberons pleins, entra chez Augustin portant deux cartes de visite, de ce type grossier et bon marché qu’on vendait avant guerre pour un franc quarante-cinq.

– Ce sont deux abbés, dit-elle.

– Comment est-il ici ? fit Augustin lui rendant l’une des cartes, qu’elle lut tout haut.

– Ce n’est pas le fils du cousin Jules ?

– C’est lui.

– Il aurait pu le dire, demander à voir Maman… Quelle idée peu aimable !… Enfin ! il ne m’a pas tenue longtemps…

– Autant qu’il m’en souvienne, il est assez difficile de qualifier les idées de l’abbé Bourret, et pas très aisé non plus de les découvrir.

Le plus important des visiteurs n’était pas lui.

Debout dans le salon dont les fenêtres venaient d’être ouvertes, Augustin vit avec émotion le limpide visage ascétique de Mgr Hertzog, dont rien ne marquait sur la soutane le rang épiscopal.

Très vieilli, il n’avait gardé des jours anciens que la candeur de son âme inchangée, toujours prêt pour cette chasse aux Âmes qui était sa vie. Un corps aminci, réduit au minimum de substance, de rares cheveux totalement blancs, de doux yeux fatigués, ayant vieilli autant qu’on pouvait vieillir, avaient l’air d’avoir devancé son âge et d’attendre, au bout d’une très longue route, son cœur et sa pensée qui n’auraient pas l’un et l’autre tout à fait fini de la parcourir.

De n’avoir fait aucun effort pour le rencontrer à Paris lorsque l’Institut Catholique l’avait appelé, Augustin conçut un long remords. Quelques lourds souvenirs, l’horreur d’un an de luttes, tant de secousses auxquelles était mêlée la mort de son père, quoique sans autre connexion qu’un lien superficiel d’époque, formaient un barrage qu’il n’avait pas remonté.

Mais il connaissait assez l’ancien aumônier pour savoir qu’il n’y avait en lui que le désir de lui ouvrir les bras. Il l’eût certainement fait, sans une coutume, parente des habitudes monastiques, de restreindre toute manifestation sentimentale et même d’atténuer l’amitié des yeux.

L’abbé Bourret restait en arrière, l’air souriant, modeste et confit d’un simple guide, d’un introducteur. Sur son visage d’autrefois, la paupière inférieure complètement ouverte, rideau de classeur en ce moment descendu, laissait passer luisant et bonhomme, un regard tout naïf, cordial et même gai. Ses cinquante-cinq ans ressemblaient à ses quarante ans.

Dans le premier silence entre Augustin et l’Évêque, il leur fut d’un grand secours.

– Je ne fais que devancer, pour montrer à Mgr Hertzog le chemin de votre maison, la longue visite que je me permettrai ultérieurement, dit-il, en une pesante discrétion de rusticité ecclésiastique. Il maintenait en même temps son chapeau devant sa poitrine d’une forte main blanche et rousse, où persistaient les tavelures de la terre.

Il donnait l’impression de chercher comment aborder un certain rivage.

– Dois-je vous féliciter ? finit-il par demander d’un ton énigmatique qui porta à Augustin un coup violent et lui fit froncer les sourcils. Puis il se trouva stupide ; il pensait à Anne à propos de tout. Ce ne pouvait être « cela ».

– Le bruit court dans les milieux informés que vous passez à la Sorbonne. C’est je crois, l’une des nominations les plus précoces aux grandes maîtrises de conférences. Nul plus que moi…

Augustin remercia. C’était exact. À chaque étape de sa carrière, avant et après guerre, une carte de l’abbé, tenace et félicitante l’avait rencontré, sans qu’il eût jamais revu le scripteur.

La conversation s’établit entre Augustin et Mgr Hertzog ; ils parlèrent de Largilier, Bernier, Zeller.

– J’avoue que je ne les ai pas revus, dit Augustin qui sut un gré obscur à l’Évêque de ne pas insister sur cette époque.

De sommaires renseignements, lui arrivèrent : Bernier, missionnaire en Chine, tué là-bas, ou peut-être pendant la guerre, on ne savait trop. Zeller, vicaire dans une paroisse de banlieue. Largilier, entré chez les Jésuites.

Augustin entrevit des préparations aux grandes Écoles scientifiques, dans quelque « rue des Postes » pour des classes massive de soixante élèves.

– Je regrette, fit-il, que les Jésuites l’emploient à cet usage.

L’abbé Bourret rectifia.

– La Compagnie ne coupe pas les pierres avec des rasoirs. Le Révérend Père Largilier donne trois heures de cours à l’Institut Catholique. Un point, c’est tout. Il passe tout son temps dans les laboratoires. On ne bousille pas un futur prix Nobel.

La paupière inférieure remonta à sa place habituelle, en garde-fou devant la pupille ; l’œil retrouva l’air de raillerie défensive et secrète. Mais l’abbé déjà était debout. Il partit avec des excuses anticipées couvrant sa visite future. Augustin et Mgr Hertzog se trouvèrent seuls.

L’Évêque se dit si ravi de le revoir qu’il avait voulu devancer les quelques heures où les châtelains des Sablons les réuniraient. Il était heureux aussi de la manière dont Mme Desgrès lui avait parlé d’Augustin. Le doux nom ardent fut prononcé en passant. Mgr Hertzog n’avait aucune raison de l’omettre et la réserve farouche et palpitante de son interlocuteur s’accommodait encore mieux d’une mention cursive que d’un complet silence.

Augustin n’osa cependant demander ce qu’il brûlait de savoir, ce qui lui semblait jeter sur Anne la plus claire lumière : pour quelles raisons les études de philosophie avaient-elles plu à Mlle de Préfailles ? Il l’eût pu sans risque : Mgr Hertzog n’avait en dehors du souci exclusif et religieux des âmes, aucune curiosité psychologique proprement dite, aucun regard sur les sensibilités pour elles-mêmes. Son immense érudition dans les choses du passé le laissait désarmé devant les âmes du présent. Là, Dieu seul comptait, et ce qui, dans ces âmes, aimait et désirait Dieu ou pouvait un jour l’aimer ou le désirer. Augustin connaissait bien cette simplification candide.

Quand il crut avoir suffisamment préparé les abords, l’ancien Aumônier demanda avec une inquiétude touchante :

– J’espère, mon cher ami, que l’Église Catholique vous comptera parmi ses sympathisants.

– Monseigneur, ma sympathie n’est pas douteuse.

La réponse marquait quelque tristesse, un léger regret de ce doute. Et cependant l’incertitude de l’Évêque était juste.

L’indifférence objective de livres où Augustin s’était expliqué en métaphysique, sans aucune référence, sans aucune allusion, ni aucune sympathie pour le christianisme, même quand le sujet l’appelait, ni dans son « Aristote », ni dans « Plotin et son temps », une certaine dureté qu’il avait montrée dans la discussion des thèses où il était juge, l’absence connue de toute pratique confessionnelle, qu’il ne reprenait que pour faire plaisir aux siens, toutes ces choses constituaient à cet égard de suffisants indices.

Si l’on voulait trouver en son œuvre des sympathies religieuses, d’ailleurs fort générales, il fallait se référer à une critique profonde et très remarquée de l’interdiction Kantienne d’utiliser l’idée de cause hors des intuitions empiriques qui figurait à sa deuxième thèse ; ensuite, à de très belles pages de sa conclusion d’« Aristote » sur un certain aspect de la finalité. Qu’elle parût, ce que tendaient à en faire les théories contemporaines, sans intelligence, sans conscience et sans but, cela n’intéressait que l’étude des mécanismes par lesquels elle se réalisait. Réalisée, elle n’en étalait pas moins l’effort inconcevablement gigantesque qu’avait fait l’Univers pour se hausser jusqu’à la conscience humaine, à partir de pareilles profondeurs d’inanimé. Utilisation de la noble pensée Bergsonienne.

Était-il interdit de se demander en termes de conscience humaine, si cet effort était en vain ?

Cela appelait le théisme, sans plus.

Peut-être pouvait-on les trouver aussi, ces sympathies religieuses, dans cet article paru en une Revue suisse, repris aux Proceedings d’Harvard, puis assez largement répandu ailleurs, où il maltraitait quelques positions caractéristiques de biblicisme dit positif. Dure et cassante critique de logicien, d’ailleurs toute négative.

Sa fermeté de grand professionnel de la pensée abstraite, sa parfaite connaissance de ce dont il parlait, une connaissance de l’hébreu très honorable aussi, quoiqu’elle ne fût point d’un spécialiste de métier, avaient rendu le coup assez lourd pour ceux sur qui il portait.

Mais à cette date, ce n’était là, dans sa pensée religieuse, que motifs de suspension et d’attente, loin qu’on y pût voir le principe des solutions nouvelles. Et que cette attitude parût déjà ancienne au principal intéressé, à cause de ses dispositions sentimentales actuelles, comment l’Évêque pouvait-il le savoir ?

Encore moins devinait-il le sens profond de la conversation qu’engagea Augustin, où celui-ci pensait malgré lui à un autre confident, une autre âme, à laquelle il se sentait lié par les plus forts liens passionnés.

On entendait dans la rue, juste sous la fenêtre ouverte, des piaffements de cheval, de longues discussions féminines sur un trajet en voiture, et de capricieux pleurs d’enfant.

L’Évêque était assis devant lui, très blanc, minuscule, le front baissé, mais les yeux sur les siens, les mains enfouies dans ses manches comme dans les anciens manchons de dames. Il écoutait.

Augustin rappelait les conclusions de sa brochure d’Harvard :

L’histoire, disait-il, comme telle, est indifférente au miracle. Nul exégète positif qui ne l’affirme… Et, cependant, pour une intelligence dressée à mettre strictement de côté la personnalité du Christ, le terrain miraculeux joint aux lacunes historiques des exposés évangéliques, est le diagnostic même des créations légendaires et mythiques et le problème devient d’expliquer la naissance et le bourgeonnement de telles créations.

Le sans-gêne dans les maniements de textes, les fragilités d’analyses et les paralogismes, que j’ai montrés nombreux, s’expliquent ainsi, et s’excusent. Pour de simples formations mythiques nées de collectivités dites créatrices, aucun autre procédé n’est possible. Ceux-ci ne prennent la place d’aucun autre. Ils n’usurpent rien.

Infidèles aux textes, mais pour une fidélité plus savante, les méprisant en vue d’une estime plus profonde, toutes ces approximations, hypothèses et avant-vérités, ne sont que le substitut d’un récit impossible et d’une vérité qui ne se discerne plus.

L’Évêque appuyait sur lui avec un fin et rêveur sourire, ses yeux de vieux savant, sceptiques de constructions humaines, et qui avaient tant lu ! Tant de noms propres se glissaient pour lui derrière ces allusions et ces phrases générales, avant que de disparaître à peine murmurés !

– Pour l’intelligence contemporaine, bardée de positivisme, continuait Augustin, c’est le chemin direct, la route nationale où le trafic actuel roule tout seul, tant elle court droite, descendante et tentatrice : À la descente, tous les diables aident. Inutile pour se le cacher de joindre les mains devant les yeux. Croire est harassant. Nier, c’est rentrer dans l’expérience commune. Aussi nier est toujours plus facile.

À ce moment, les tenaces pleurs d’enfant, qui montaient de la rue, s’exagérèrent. Tout à coup, au milieu même de son exposé, Augustin sentit un soulagement brusque que l’enfant qui criait ne fût pas Bébé. Il comprit alors l’intérêt qu’il avait pris à l’incident. Exorcisé, le bruit disparut.

– Je n’ai pas fini, Monseigneur. Ou bien (et c’est l’alternative) un désir de Dieu, un respect étonné du Christ sollicite déjà l’intelligence (attrait des Saints, bienfait social, sens métaphysique du divin ou parade contre la mort, quelle que soit cette sollicitation et de quelque gris que soit cette aube). Le Christ se laissant voir en lumière historique suffisante, quoique mêlée d’ombres, le premier devoir (de logique et de respect) est alors de déclarer ces ombres obscures et non pas destructrices. Un témoignage obscur n’est pas un témoignage inverse. Tout essai de sauter des méthodes aux essences est tricherie. Il n’y a pas d’escalier pour la chambre au-dessus.

Il parlait avec cette netteté paradoxale et anguleuse qui était sa marque. Il s’en défiait d’habitude mais aussi l’accentuait pour peu que l’exposé fût polémique ou passionné. Elle affectait jusqu’aux muscles de ses mains et de ses mâchoires. Il lui arrivait de parler sans desserrer les dents.

– En ce qui concerne ces points obscurs, fit-il, s’ils n’éteignent pas nos autres lumières, eh bien ! il faut accepter d’ignorer. C’est le sens de la profonde formule catéchistique, nullement enfantine ni tautologique : « nous croyons parce que Dieu l’a dit ». Après tout, nous ne comprenons pas tout Dieu, même en ses textes. Il n’est pas plus encerclable dans la Bible que dans l’Univers.

Ces grands mots tombèrent dans le silence étendu entre les deux hommes, faisant des cercles qui eurent tout le temps de s’étaler puis de s’effacer tant qu’il dura.

– Voilà, Monseigneur, les deux seules routes possibles.

Cependant je reste entre les deux : l’une où je ne suis plus, l’autre où je ne suis pas, où me poussent d’obscurs désirs et des besoins moraux.

… Tout cela semblait droit, limpide. En dépit des apparences, celui qui se confiait là sentait une grande anxiété sourde, et la gêne d’un peu de honte. Réprimée pendant l’exposé, cette poussée se fit jour, s’étala. Il se sentit rougir.

Il savait trop quel nom portaient ces obscurs désirs et ces besoins moraux. Plutôt que cet affaissement sentimental des anciennes disciplines de son intelligence, il eût compris les « conversions » brusques, le renversement subit qu’ont fait quelques saints : se jeter d’un seul coup en Dieu malgré toutes les poussées inverses… Aucune générosité de cœur n’ayant pu l’y conduire, ni la constante nostalgie de l’ancienne foi, il était scandaleux qu’un fléchissement passionnel l’y sollicitât maintenant. Le regretter ne servait à rien au monde. Il ne savait même pas quels violents et confus espoirs, à défaut du seul espoir véritable et impossible, se mêlaient à ces confidences si nourries d’idéalisme, si spécieuses, si apparemment inspirées du seul souci des intérêts éternels. Il craignait que sa rougeur ne se vît.

Mais Mgr Hertzog était debout, doux visage de pensée pure, que la méditation faisait lumineux et laissait ingénu. Cœur sans défense, qu’on trompait si bien, il ne savait pas soupçonner les motifs sous les propos, ni les visages d’hommes sous les masques dialectiques.

– « Tout tourne en bien pour les élus, dit-il en partant, jusqu’aux obscurités de l’Écriture, car ils les honorent à cause des clartés divines… »

Augustin termina la pensée célèbre :

– « Tout tourne en mal, pour les autres, jusqu’aux clartés car ils les blasphèment, à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas ».

Lorsqu’ils sortirent sur le palier, des pleurs d’enfant vinrent de l’intérieur, cette fois. Augustin s’arrêta une seconde, écouta, continua de descendre, mena jusqu’à la rue le vieil homme menu et blanc.

Arrêté dans le courant d’air de la porte ouverte, comme Mme Desgrès des Sablons à sa première visite, l’Évêque terminait :

– L’exégète pour qui l’âme de Jésus est le problème essentiel se sépare des autres, même dans les recherches positives. La véracité de Jésus est argument capital. Et c’est un « fait » aussi, que l’étrange attrait du Christ.

Il ne vit pas le petit nuage sur le visage d’Augustin, reflet de tant d’exégèses et d’inoubliables suspicions.

Ce fut très momentané. Presque « un temps de raison ». De nouveau, son grand souci l’envahit.

– Après tout, se disait-il, en remontant, ses scrupules exagéraient. Il avait parlé pour « elle ». Il le savait bien. Avec le secret espoir que ses paroles lui seraient rapportées. Mais les mécanismes de l’évidence n’en fonctionnaient pas moins, jugeant des apports dont peu importaient les sources ni s’ils étaient ou non humectés de tendresse humaine.

Les chaleurs revinrent presque tout de suite, après quelques heures d’une pluie fumante, qui ne rafraîchit rien.

Bébé ne pouvait aller beaucoup mieux, évidemment. Augustin notait les températures, la proportion des biberons absorbés, la qualité des selles et presque le nombre de gémissements, en des sortes d’équation dont l’inconnue ne se dégageait guère. Il y avait au moins un élément de pronostic favorable : la diarrhée cessait. Le reste de l’amélioration viendrait en son temps.

Mais l’histoire changeait pour Christine. Au vrai, il y avait deux Christine. Une était faite d’idées à peu près claires et pouvant s’énoncer. Elle pensait et parlait troubles dentaires, biberons, bouillies. Elle était tendue, optimiste et méticuleuse. Mais une autre Christine doublait la première, imperméable aux raisonnements de type médical que multipliait Augustin. Une grosse boule d’anxiété lui gênait continuellement quelque chose autour de l’aorte, permanente, et d’une lourde pesée inerte. Christine mangeait avec, dormait avec, en d’absurdes nuits hachées.

Si l’enfant malade pleurnichait, régurgitait le biberon, se retournait, grognant, après huit ou dix succions, toutes ces réactions par quoi la petite vie innocente n’exprimait que transitoire malaise animal, apportaient à la mère une souffrance d’une bien autre richesse, où s’intéressait toute la multiplicité de son cœur, suivant cette cruelle loi d’amplification qui régit tous les amours.

Si le Bébé buvait au contraire de bon appétit, – ce qui pouvait coïncider avec une heure plus fraîche du jour, avec un repas antérieur à rattraper, – les répercussions changeaient de sens. Elles se développaient vers une joie non pas pure et sans mélange, mais inquiète et pleine de la peur des espoirs trop beaux.

Un jour que le Bébé avait vomi, on revit se pencher sur l’enfant le dos du médecin. Ses mains velues l’assirent sur le berceau, tâtèrent le rose plissé des petites cuisses.

– Je trouve, docteur, qu’il a maigri. Si ! Si ! il a maigri.

– Molli un peu, tout au plus. Le pli que fait le doigt dans l’épaisseur des cuisses est peut-être un peu plus lent à se remplir. Le poids ? Baissé de quelques grammes, je suppose. La température ? Cet après-midi 37° 5, hier 37° 8. Oui, petite poussée fébrile. Avec cette chaleur, que voulez-vous que cela prouve ?

Puis redressé, souriant, d’une autorité qui repousse d’avance toute objection contre l’imprécision forcée de ses pronostics :

– Franchement, je ne puis rien dire encore. Je reviendrai.

Et à une angoisse de Christine qu’il saisit au vol dans ses profonds yeux noirs :

– Naturellement non, il n’y a rien à craindre. Mais avec ces petits-là on fait toujours un peu de médecine vétérinaire. Comme ils ne peuvent parler, il faut laisser aux choses le temps de parler pour eux. Plus de diarrhée, me dites-vous ? Plutôt un peu de constipation ?

Et, d’un ton qu’Augustin trouve nettement encourageant :

– Ah !

Il sort de sa poche le bloc déjà vu, écrivant et donnant en même temps quelques éclaircissements sur la manière de prendre « voyons ! une toute petite potion au citrate de soude ».

– Et je repasserai… dans trois jours, vous réconforter.

Comme Augustin le reconduisait, il s’arrêta un peu à la porte, parla de tout autre chose, des étudiants de leur époque commune, qu’ils avaient tous les deux par hasard rencontrés.

– Vous vous rappelez un tel ? et tel autre ? Il citait des camarades de médecine ayant oscillé entre Paris et Lyon.

– Appiat ? mais fort bien.

– Il m’a dit vous avoir connu. Il est installé quelque part, pas très loin d’ici. Et un autre ? un drôle de corps. Non ; pas dans la médecine. Attendez ! On l’appelait Verlaine, et un autre nom, avant Verlaine. Il existe toujours, me disait Appiat. Vague professeur libre, je ne sais plus où. Hà ! je me sauve…

Et ce fut la seconde visite.

La petite chair continua de souffrir avec une naïveté désarmée. La conscience rudimentaire, posée là en attente, pour de riches développements futurs, ne pouvait que marquer, on ne savait contre quoi, la souffrance la plus vaine et la plus ignorante, comme un lapin que saigne un furet donne en l’air des coups de griffe vagues et sur rien.

– En somme, pensait Augustin, quoi de décidément grave ? La situation, méthodiquement analysée, ne montre rien. Je comprends très bien les inquiétudes de Christine, mais enfin !…

Le matin au lever, quand il embrassait sa sœur, il lui demandait :

– Pas de changement ? Pas d’aggravation ?

Christine eût pu dire à son gré : « Le seul fait qu’il n’y a pas de changement est grave. » Ou encore : « Je ne sais plus ce qui est grave ou ce qui ne l’est pas. » Mais elle haussait simplement les épaules, sans rien dire que : « il a telle température », ou : « il a bu tel volume de lait. » Augustin comparant les phrases banales au visage assombri qui les prononçait, trouvait qu’elle exagérait un peu.

Avec la vieille mère, Christine était tout autre, lui montrant la même confiance tyrannique, tranquille et absolue que Bébé mettait en elle-même. Ses plus profonds instincts de sensibilité sautaient par-dessus trente ans d’intervalle. Elle pensait tout haut devant elle, laissait balbutier ou pleurer ses inquiétudes et ses réflexions dans un dialogue tellement spontané qu’elle eût pu le conduire toute seule. Avec la plus implicite assurance, elle disposait autour d’elle l’amour de sa mère comme jadis le duvet tiède et sans poids couvrant son lit d’enfant. Elle avait une manière de prendre moralement toute la place, telle une fillette dans son lit. Chacune de ses poussées d’émotion suscitait naturellement un émoi maternel sans même qu’elle y pensât.

Parfois une crainte venue de source différente la frappait en éclair, illuminait des fonds d’un autre noir. Elle se disait qu’elle eût dû atténuer les chocs dont elle heurtait ce vieux cœur. Une sorte d’appel vers une protection surhumaine lui faisait murmurer : « Pas tout à la fois, mon Dieu » ! Même il arrivait qu’elle le murmurât devant sa mère. Augustin finit par le lui dire, sans une suffisante douceur, ce dont ils s’attristèrent tous les deux.

– Somme toute, quoi ? Il fait chaud et ses dents percent.

Il lut dans les yeux de Christine une sorte de surprise dans la peine, qui lui serra le cœur.

– Oui, c’est vrai, fit-elle. Je devrais faire plus attention. Puis, très doucement : « Prie Dieu que je me trompe. »

Il crut voir quelque vague ressemblance avec les désaccords de leur adolescence, quand il raillait les Religieuses qu’elle aimait. Sans la crainte de paraître railler aussi Christine, il eût repris à son compte le mot du médecin : « Affaiblissez l’éclat de ces yeux noirs ; vous en verrez d’autres, jusqu’à ce qu’il ait vingt ans. »

Les jours qui suivirent lui donnèrent raison. Bébé prit plusieurs biberons, les garda, dormit. « La potion au citrate fait son effet, pensa Augustin. Nous finirons par en voir la fin. »

Ce mieux paru durer. Christine put revenir coudre dans la salle à manger, les après-midi, avec une imitation de la tranquillité d’autrefois. On revit un peu de l’ancien sourire de perspicacité indulgente.

– J’ai des excuses à offrir, fit-elle, un matin. J’ai oublié de dire que j’avais vu Mme Marguillier dans la rue. Il y a bien quinze jours. Je suis bien coupable.

– Ah ! fit Augustin, sans sortir de sa rêverie.

– Je rapporte trois phrases essentielles. J’ai d’ailleurs oublié les autres…

Premièrement : « J’ai eu le plaisir de déjeuner auprès de Monsieur votre frère, que je ne connaissais pas. Comme il est agréable ! Marie-Louise était ravie ! Vraiment ravie ! (D’un ton de très brave femme, ce qu’elle est d’ailleurs.)

Deuxièmement : (Avenante, presque insistante.) Mais vous ne venez donc jamais nous voir ? Ni lui non plus ? Au moins un dimanche après-midi, pour une tasse de thé ?

Troisième phrase, d’un air confidentiel cette fois, très « entre nous » (Christine, leva verticalement le petit doigt de la main droite) : « Marie-Louise est très sérieuse, vous savez. Oh ! très sérieuse ! »

– Voilà, conclut-elle. J’ai dit l’essentiel.

Puis, sur la pointe de ses chaussures silencieuses, elle s’en fut au berceau. Mais son frère n’avait cure de Marie-Louise.

– Peut-être est-ce une illusion, il me semble presque qu’il recommence d’engraisser un peu, fit-elle en revenant, avec ce beau regard pathétique des mères, qui sourit et supplie à la fois.

*

* *

L’automobile traversait la petite ville. Augustin mit la main sur le bouton d’éclairage intérieur et éteignit. Il avait dix minutes au plus, selon ses calculs, pour calmer son émotion, relâcher l’étreinte enserrant sa poitrine, retrouver une manière normale de respirer et de sentir.

La voiture gagna les boulevards circulaires des anciens remparts. Le pinceau des phares caressait successivement chaque tronc de platane, fouillait l’intrados des feuillages, frôlait le square d’entrée, ses buissons, ses statues, son monument aux morts et la femme nue et casquée qui menaçait le bâtiment de la petite vitesse de deux seins personnifiant la guerre et la victoire.

La voiture montrait sur la chaussée des rugosités insoupçonnées, faisait sortir des variétés subtiles de vert blafard et de ton pierre, et les rendait à la nuit. Puis elle se lança sur la route rectiligne.

Le bord de nuit, infiniment tiède, commençait d’épaissir et se devinait stellaire. Mais Augustin ne regardait pas. Tous ces vestibules d’heures enchantées le sollicitaient en vain de se détendre, d’être perméable au bonheur.

Deux jours après l’arrivée de Mgr Hertzog, étant allé aux Sablons comme on le lui avait demandé, il n’y avait pas trouvé Mlle de Préfailles. Il mit trois minutes à comprendre. Après quoi une douleur violente le mordit comme une bête. Violente, mais non brutale : moqueuse au contraire, ironique, lui présentant une plaisanterie féroce, silencieusement taillée aux mesures de ses vœux. Il sut néanmoins rester assez longtemps pour Mme Desgrès et quelques visiteuses. Il fut d’une gaîté simple, agréable, sans aucune gêne, tout au moins allégée de l’étranglante timidité de son amour.

Dans cette voiture, au parfum ténu qu’il reconnaissait en tremblant, gardant sous ses yeux fermés la violente image des beaux lieux dont il savait bien que cette fois elle ne serait pas absente, il sentait revenir cette timidité désespérée. Elle avait marqué tous les moments qui précédaient la présence et ne faisait pas d’exception pour celui-ci.

Elle le garrottait comme elle avait toujours fait. Elle s’annexait en passant un certain sentiment de guindé, dû à sa toilette du soir, fort inusuelle dans cette petite ville et que quelques passants avaient aperçue.

Contre cet ilot inerte et résistant, déferlaient des flots d’une intoxicante émotion heureuse, mêlée de défaillances de respiration et d’une brûlure d’espérance. Tous ces mouvements s’accommodaient entre eux sans qu’il y pût rien. Ils se promenaient en lui, entraient, sortaient, forçaient les passages : lui, était passif et possédé. Il pouvait aussi peu s’opposer à leurs allées et venues qu’à la marche de la voiture. Il sentait fuir les minutes de l’inutile trésor de temps qui lui restait encore, enfoncé dans les coussins, acceptant, les yeux fixes, cette angoisse mortelle et bienheureuse.

Il regardait la casquette raide que portait le chauffeur, s’intéressait à sa forme spéciale et aux parements blancs de la livrée. De profondes parties sombres épaississaient l’espace du côté des Sablons et l’on devinait les futaies. La voiture y fut à angle vif, siffla la conciergerie à une distance impérieuse, la jeta derrière elle, glissa sous le tunnel noir des feuillages, d’une douceur bruissante, docile et luxueuse.

*

* *

Débarqué trop tôt, la solitude momentanée du grand salon lui fut accueillante. Marqués de souvenirs, mais prêts pour d’autres sens, les emplacements particuliers où il avait vécu se représentèrent : le coin de la Revue des Deux Mondes, celui des Copenhague, le voisinage du grand piano d’où les couples étaient partis, le dossier du fauteuil où Anne avait appuyé ses bras. Le reste retrouvé de toutes ses souffrances lui parut étranger et présent à la fois : il s’y reconnaissait, sentait les différences, se demandait combien de jours avaient passé depuis qu’il avait souffert à chacun de ces emplacements-là. Il était raidi de restreinte et d’attente.

Un feu bien inutile pétillait et flambait dans une énorme cheminée Louis XIII, dont il n’avait pas encore eu l’occasion d’examiner les détails. Le valet de pied regroupa longuement les bûches avant de le laisser seul. Lui s’agaçait de ces manipulations sans fin, désirant retendre son plastron, son gilet, retoucher sa cravate.

Enfin l’homme partit et Augustin ne sut plus si la chaleur de l’air venait de ce feu, de cette nuit trop tiède ou de tout son trouble.

Une dame en robe crème entra. Elle lui parut massive, fermée, inaccueillante. Trente à trente-cinq ans environ. Ils se saluèrent silencieusement. Elle ne peupla en rien cette haute solennité déserte.

Mgr Hertzog apparut ensuite, douce figure à cheveux de neige et, dans sa soutane strictement noire, d’une minceur osseuse d’adolescent. Il augmenta la confusion d’Augustin par le souvenir des précisions religieuses dont celui-ci lui avait paru demander d’être à la fois le confident et le véhicule. Mais l’Évêque vint à lui avec cette douce affection de type monastique, où toute tendresse est tue.

Augustin sut par lui que M. Desgrès des Sablons se trouvait en voyage, qu’on était très peu de monde, qu’il tombait dans une totale intimité parce que…

Ils s’interrompirent, se retournèrent ensemble vers la porte qui s’ouvrait. Et ce fut regroupement, simplification radicale de son cœur, joie, ascension, abandon de tout le reste du monde.

Augustin acceptait la servitude adoratrice en toute clairvoyance et soumission. Les vraisemblables douleurs ultérieures ne comptaient pas, n’importaient pas, fumaient d’avance dans l’holocauste. De sentir ainsi envahie toute la capacité de souffrir et d’aimer d’un cœur d’adulte grave et intact lui était une joie distincte et spéciale, ménagée dans la plénitude de sa joie. Il fallait seulement s’occuper d’atténuer le feu dangereux de son regard. La chaleur de fièvre localisée dans sa poitrine et qui y resterait tout le soir pouvait demeurer où elle était. On ne la voyait pas.

Cette discipline sur lui-même, cette prudence acharnée pour ne laisser voir qu’enjouement et gaîté lui permirent de saluer ensemble, avec les mêmes mots et le même sourire, dans une délicate gratitude générale et un plaisir inséparé, Anne et Mme Desgrès des Sablons.

– Comment allez-vous ce soir, dit celle-ci ? Venez vous mettre ici. La nuit est exquise. Vous n’avez pas trouvé ? Vous ne semblez pas l’avoir vue ?

L’interpellé expliqua que la nuit, comme la musique, se sentait assez bien les yeux fermés. Fort honorablement, il s’affligea ensuite d’apprendre qu’il ne pourrait saluer M. Desgrès des Sablons.

– Il est parti pour huit jours. Mais vous verrez mon beau-frère, qui nous est arrivé hier.

Augustin se trouvait dans un quadrilatère de fauteuils dont Mgr Hertzog occupait l’un. Il avait, parmi ses essais, découvert une formule de liberté aimable et de loisir. Gardant les yeux fixés sur Mme Desgrès des Sablons, il continuait de ne voir Anne que par les franges de sa vision, se permettant tout au plus deux ou trois coups d’œil naturels, droits, riants, plus libres qu’en la visite des bords de l’eau. La chaleur de son émotion était d’une telle permanence, que, comme du bonheur devenu visible et matérialisé, elle le baignait et le supportait en une sorte de milieu vivant.

Mme Desgrès des Sablons appuyait à l’oreille de la bergère sa belle tête d’une mélancolie relevée de sourire, dans le ton général d’abandon apparent et de langueur qu’elle aimait. Un brillant solitaire luisait sur un exquis soulier de satin noir porté en l’air assez avant et assez haut par l’entrecroisement des jambes, sous une robe d’une légèreté pure et savante, dont les plis mouillés flottaient et s’appliquaient à la fois.

Mais Augustin discernait en elle ce soir-là, un certain raffinement de soumission et même de faiblesse, une nuance de moelleux, qu’en son armature quotidienne de hauteur languide et d’ironie, la grande dame n’avait pas coutume de montrer.

Tout chez elle exprimait à l’état de dilution extrême, de vagues regrets d’on ne savait trop quoi, fort conciliables avec le sourire, pas très affirmés, pas très sûrs non plus que quelque chose de précis valût la peine d’être regretté, hors le regret général inhérent à toute vie. Et sans doute, si du moins tout était comme autrefois, était-ce là plus que l’apparence, la nature véritable que ses sentiments devaient nécessairement revêtir sous le pesant regard de renoncement et de puissance qui l’envelopperait bientôt.

Augustin évoquait le jour lointain, jamais oublié, où il l’avait déjà vue ainsi en face de son beau-frère, avec ce même bonheur de docilité, toutefois sans cette grâce pathétique de l’extrême beauté déjà touchée, mais non encore vaincue par des déceptions irrémédiables et par le temps.

Il lui arrivait d’appeler à la conversation, d’un ton délicieux d’amabilité paresseuse, la dame en blanc crème du début, qui avait tendance, non pas au maussade, mais au retranché et à l’absent. Augustin se rappelait de semblables invitations pleines d’une bienveillance indolente, envoyées d’un bateau, par des voyageuses couchées parmi des coussins, à des amis restés sur la rive. C’était un dimanche d’été. Le bateau remontait la Tamise en longeant les pelouses de Kew Gardens. Étendu sur ces pelouses, Augustin se sentait néanmoins emporté dans un rythme de rames, perdant le sens des fixes berges, bercé d’inexistantes vagues, en dérive sur une sorte d’immatérielle extension des flots.

La dame en blanc crème, sèchement souriante et presque dégelée, répondait par une phrase qui amorçait une autre question, mais déjà son interlocutrice ne l’entendait plus.

Tout près d’elle, à la toucher, sur un tabouret large et bas dont elle n’occupait qu’un angle, Anne était assise, splendeur de pensive jeunesse. L’attention d’Augustin, sans paraître dirigée sur elle, ne la quittait pas, la perçait de son acuité froide et ardente, absorbant la merveille spontanée de l’attitude et de la minute : on ne savait quoi de rêveur et de silencieux, dont une soudaine familiarité rieuse faisait par moment éclater le vernis.

Entrelacées sur ses genoux, prêtes à se disjoindre, dans l’immobilité instable de la vie, il contemplait deux mains pâles et parfaites, leur satiné mouvant, le vague dessin bleuâtre de leurs veinules. Tout le souple jeune corps était penché et comme déversé du côté où s’entrelaçaient les mains, en cette pose sculpturale et classiquement belle de jeune fille assise aux bras nus.

Mais cette enivrante image d’abandon et de songerie était démentie par l’arc délicat, aisément tendu des lèvres, la lèvre inférieure parfois mordillée, les sourcils soudain rapprochés sur la pureté du front, comme si la belle rêveuse s’impatientait de ce que le charme des formes ne se prêtât pas à exprimer ce que la pensée désirait dire, que le langage spontané des belles lignes la laissât indifférente, jusqu’à désirer s’en désencombrer.

Comme il avait remarqué, à la première rencontre, l’inexistence de tout parfum, Augustin constatait l’absence de tout éclat cherché, de toute surcharge volontaire, de tout ce qui se fût surajouté à la primitive et naturelle limpidité de ce cristal. Tandis que son raffinement héréditaire, l’élégance atavique que recélaient ses membres et ses attitudes réalisaient seuls et si naturellement une sorte de plénitude éblouissante, on pressentait le souhait obscur de rester comme au-dessous de ses moyens, la défense de parler trop haut, imposée à une trop évidente beauté. Un attrait d’effacement l’habitait, un goût de réserve et de retraite. Un certain effort, dont elle n’avait peut-être pas elle-même une connaissance parfaitement claire, comprimait l’épanouissement de ces dons de mondanité brillante qu’elle eût, comme sa tante, laissés si aisément éclater au moindre de ses gestes et en ses ravissantes immobilités.

Pensant aux rêveries franciscaines de l’allée des bords de l’eau, à d’autres évocations encore, Augustin murmurait d’un murmure bas et éperdu : « Princesse de France au Carmel. »

Jamais elles ne lui avaient paru toutes les deux plus amies, plus prochaines. Cette intimité délicieuse, incroyable encore, il y avait trois semaines, dans le timbre juste qu’eût souhaité son plus effréné désir, traversait l’éblouissement de cet amour pour déposer sur ses marges comme une douceur d’amitié.

Lorsque Anne, cessant de lui parler, se tournait vers sa tante ou vers la dame en blanc crème, Augustin se donnait à un enivrement lucide et désespéré : « Jamais, jamais ! se disait-il ; absurde rêve. Et la vie qui suivra sera mort et tombeau. » Mais il suffisait qu’elle revînt à lui avec cette liberté amie à laquelle il ne s’habituait pas pour que cette proximité lui parût de nouveau la forme radieuse et naturelle de sa vie.

Il avait, croyait-il, admirablement saisi ce ton de bonheur léger qui lui paraissait avec raison l’unique possible. Une seule fois, il lui fallut, le souffle coupé, s’interrompre au milieu d’une phrase, se reconquérir, paraître chercher à se rappeler un mot. Il venait d’imaginer brusquement, d’une poussée pleine de douceur et de feu, cette petite tête abandonnée contre son épaule, ses joues à lui frôlées par la douce chevelure, et tous deux penchés l’un contre l’autre, en leur tendresse légitime et bénie, écoutant il ne savait quoi dans la nuit.

C’est à ce moment qu’il dut se lever, geste imité par Mgr Hertzog.

Pendant les quelques minutes que M. Henri Desgrès mit à atteindre le fauteuil d’où le regardait venir sa belle-sœur, Augustin comprit que les circonstances allaient lui permettre de voir le personnage qui entrait, hors de son cadre de prestige et de puissance, saisi dans sa nudité humaine, dans son privé, dans son repos, presque sans aucune référence à son internationale, formidable et diffuse fortune, hormis celles qui ne pouvaient manquer de filtrer à travers ce visage de calme autorité méditative et par les seules syllabes de son nom.

Se rappelant les circonstances où il l’avait vu pour la première fois et celles aussi d’aujourd’hui, Augustin ne pouvait même pas dire si la vie lui était heureuse.

Il sentait que si ses très faibles perspectives dépendaient de quelqu’un qui ne fût pas Anne, c’était de cet homme, autant que de Mgr Hertzog. Il se réjouit du roman obscur qui planait sur son existence. Peut-être l’adoucirait-il pour lui. Puis il se connut inconcevablement petit et ridicule, eut envie de fuir n’importe où, avec sa honte et son désespoir.

Il le voyait aller à elle sans hâte, avec l’habitude, ni impassible, ni hautaine, souveraine seulement, d’ignorer, lorsqu’il entrait dans un lieu où elle se trouvait, toute autre chose que sa présence.

– Est-ce que je suis en retard ? demanda-t-il debout devant son fauteuil, juxtaposant la tranquille insignifiance de ces mots à cette immobilité chargée de puissance qui, – tant elle savait se faire délicate et tendrement grave, – avait l’air de laisser vivre ceux qu’il aimait dans tout le détail de leur vie autonome, et de s’abstenir de les résorber.

– En retard, Henri ?…

Les points de suspension semblaient contenir un sens sentimental qu’elle ne voulait pas achever, une valeur de phrase mélodique en suspens, que l’auditeur pouvait appliquer à son gré à cette soirée-là, ou à la vie.

Ils furent momentanément liés par un seul sourire, qui leur eût appartenu en commun, qui n’eût fait que varier de qualité tout le long de la trajectoire entre les deux visages, pour devenir sur ses lèvres à elle fémininement délicieux, toute intimité et toute offrande, peut-être mélancolique mais certainement radieux.

Avait-il vieilli ? Le gris de ses cheveux s’était accentué, atténuant la singularité de la mèche presque blanche. Il avait séché, presque condensé un corps resté mince, accentué l’air de méditation de son sévère et singulier visage. Cette apparence d’absorption et d’austérité qu’Augustin se rappelait si bien, se retrouvait là – bien qu’il y fût pour son repos, bien qu’à cette étape de sa vie, et de leur enracinement, ses énormes affaires aux secrètes opulences consolidées pussent être gouvernées de plus loin, avec une hiérarchie plus autonome d’organismes intermédiaires, un contact personnel rare, spécialisé aux décisions les plus hautes, réservé aux vastes attentions lointaines et aux dominations invisibles. C’est ainsi qu’il avait vieilli, si c’était là vieillir.

Augustin et Mgr Hertzog restaient debout, inaperçus. Anne ayant pris son bras s’appuyait à lui, câline, dans sa robe du soir en crêpe bleu de lin, aérienne, lunaire, au décolleté pur. Le couturier avait eu la sagesse de n’apporter à l’admirable étoffe presque aucune adjonction, mais simplement de dégager les souples courbes longues endormies dans la substance des soies. Lui, sans besoin de la regarder, ne se tournait pas vers elle. Il lui suffisait de la sentir là, partie intégrante et familière de tout un ensemble très aimé, symbole des bonheurs normaux que la vie accordait bien à d’autres, qu’il acceptait qu’elle lui refusât.

Il vint saluer Mgr Hertzog et Augustin avec cette courtoisie sobre et un peu restreinte qui était dans sa manière, ce dernier sans plus d’étonnement après quinze ans que s’il l’eût quitté la veille. Puis tourné vers la dame en robe crème, il lui envoya un « Bonsoir Mademoiselle », d’une cordialité cursive, qu’elle accepta avec une sorte de froid dont on n’eût pu dire s’il était guindé ou intimidé, tous ses sentiments fusionnant dans le même mutisme.

Anne reprit son tabouret, tourné maintenant vers le fauteuil où il s’était assis, gardant cette même attitude confidente et charmeuse. Ils se mirent à parler à voix couverte tous les deux.

Pendant ce temps, Mgr Hertzog racontait d’une jeune fille qu’Augustin comprit être sa petite-nièce :

– Elle était, quoique amateur, une pianiste de premier ordre. Fort entraînée, quatre ou cinq heures par jour, depuis l’âge de dix ans, et le feu sacré. Elle demanda à son fiancé :

« Vous aimez la musique, André, n’est-ce pas ? – Ah ! non. Ça, non ! » Elle ferma son piano à clef et ne l’a plus rouvert depuis.

Mme Desgrès des Sablons demanda languissamment :

– Trouvez-vous ce sacrifice très extraordinaire, chère Mademoiselle, ce renoncement de la fiancée ?

Professionnellement, répondit la dame en blanc crème, de sa voix dure et timide, je ne pourrais évidemment le faire, mais même comme amateur je crois que c’est au fiancé que j’aurais renoncé.

– Mais une fiancée, continua Mme Desgrès, doit s’estimer heureuse, si la vie ne lui impose que de fermer son piano.

M. Henri Desgrès demandait à Anne d’un ton bienveillant et assourdi :

– Quelle est celle de ces œuvres qui est tienne, petite Anne, personnellement tienne ?

Anne eut une hésitation de modestie confuse :

– Les individus ne sont rien, Oncle Henri.

– Je veux dire : Quelle est celle de ces œuvres qui ne se ferait certainement pas si la promotrice, non contente de n’être rien, y ajoutait l’idée de ne rien faire ?

Mgr Hertzog vint au secours d’Anne :

– L’École normale secondaire d’Enseignement libre de jeunes filles ne se fera qu’avec le concours de Mlle de Préfailles et non autrement.

– N’est-ce pas votre avis, Monsieur ? demanda Mme Desgrès des Sablons qui continuait sa propre conversation, sans que la grammaire indiquât si « l’avis » portait sur cette école ou sur la fiancée qui avait fermé son piano.

– Madame, fit Augustin avec un sérieux peut-être excessif, ces moments relèvent de la psychologie des hautes températures. Toutes les réactions sont changées et le mot de « sacrifice » n’a plus de sens.

– Peut-être ! fit-elle, tandis que ses yeux exploraient d’une indifférence caressante un très bel Hubert Robert suspendu en face d’eux, ses grands arbres ébranchés, ses colonnes rompues, et un beau soir d’or et d’orange tendu derrière ses architectures en ruines.

– Au moins se ferait-elle plus lentement, continuait Anne dans l’autre compartiment de la conversation, et songez, Oncle Henri, quels seraient vos regrets et votre absence de mérite !

– Ils seraient énormes, dit-il de cet air calme où la plaisanterie et la tendresse restaient toutes deux en dedans.

– Je sais que vous n’aimez pas les dossiers incomplets, Oncle Henri. J’ai donc fait établir tous ces devis au mieux de ma capacité administrative.

Il feuilletait avec détachement et sérieux un assez mince dossier de devis et de plans.

– Voici qui comporte certainement clarté d’esprit et sens commun. Une fois assurées ces immobilisations, telles qu’elles figurent là, l’œuvre doit faire ses frais ?

– Oui, Oncle Henri, fit-elle, tandis qu’Augustin s’immobilisait à regarder respirer ces fines lèvres volontaires, tout ce mélange d’intelligence et d’une sorte de candeur, que la belle suppliante présentait à Oncle Henri.

Il ferma le dossier et le lui remit.

– Je ne retiens que vos desiderata, que je remplirai, petite enfant. Je me substituerai totalement à ces devis.

– Ils ne vous serviront à rien, Oncle Henri ? dit-elle avec simplicité.

Mais lui penchait sur elle ce curieux regard décoloré, ce singulier visage sans joie, émacié, ascétique, des grands manieurs d’or de la planète.

– J’ai des services d’études immobilières. Tu permets qu’ils travaillent ? Ils présenteront leurs propres plans à tes acceptations.

– Oncle Henri, dit Anne qui l’embrassa deux fois à pleines joues, je vais remettre tout cela à votre « filtre », voulez-vous ? avec le mot que vous me dicterez.

Augustin s’étonna de ce terme conventionnel, détaché par elle, et de sens inconnu. Comme elle ajoutait à demi-voix : « Je n’ai pas de stylo », et qu’il était à l’affût, il se leva et lui tendit le sien.

– Vous voulez bien que j’écrive avec ? fit-elle, supprimant « Monsieur », familiarité qui l’incendia de gratitude. Il émit un « Pourquoi non ? Mademoiselle ? » un peu sourd, mais parfaitement naturel.

Il la sentait amie, confiante, plus encore qu’au bord de l’eau.

La conversation de sa belle-sœur n’avait pas échappé à M. Henri Desgrès.

– Je proteste, dit-il à la demoiselle en robe blanc crème, contre votre mot de tout à l’heure. Si pauvre de substance qu’il soit, le fiancé doit être plus riche que la musique. Il est un apport extérieur. Il existe hors de votre cœur. Il y ajoute.

– Voulez-vous sonner, petite Anne chère ?

L’annonce du maître d’hôtel, qui devait sans doute attendre, suivit immédiatement.

– Venez, chère Mademoiselle, dit Mme Desgrès des Sablons. Ces Messieurs détestent manger froid.

Les trois dames s’en allèrent ensemble. M. Henri Desgrès suivit, entre Mgr Hertzog et Augustin.

Il parvenait, grâce à des procédés où il commençait d’être expert, à mener la conversation de front avec le brûlant souvenir d’une autre promenade dans des circonstances semblables. Il se rappelait ces minutes, la terrible nouveauté du bonheur qui les avait marquées et aussi, sélection de détails parmi les autres, la caresse des petites brises et leur odeur de foin.

Son amour, maintenant stabilisé, achevé de construire, édifice central de la totale transformation de son âme, il le retrouvait sous les formes qu’il avait encore à cette date, frêle, neuf et dévorant, tel qu’il le combattait au milieu de ses premières joies, et tel aussi qu’il l’avait laissé au passage dans les petits salons déserts. Ils ressemblaient à un coin magique de la terre, où le matin aurait conservé la fraîcheur mordante de sa naissance au lieu de se diluer comme ailleurs et de se perdre dans le blanc du jour.

Mais il n’avait pas le temps de s’abandonner à ces souvenirs. M. Henri Desgrès l’interrogeait. Il fallait répondre. Il fallait répondre bien. Avec une modestie mêlée de sang-froid. M. Henri Desgrès paraissait le connaître assez pour qu’Augustin pût croire qu’on lui avait parlé de lui, ce qui était naturel, à cause du voisinage de Mgr Hertzog. Comme tous les grands utilisateurs de la spécialité des autres, il l’interrogeait sur ce qu’il était vraisemblable qu’Augustin sût le mieux, l’organisation des recherches économiques dans les Universités américaines où il avait professé, sujet que lui-même n’ignorait pas non plus.

Augustin répondait, aussi précis, sobre et significatif qu’il le pouvait, et il lui semblait passer un examen technique d’économie générale, où les dépassements de programme étaient les bienvenus.

– Je rends grâce, disait M. Desgrès, aux limites d’âge plutôt prématurées des concours, de ne m’avoir pas laissé aborder les théories économiques avant les faits, mais en même temps qu’eux.

– Pour moi, dit Augustin, j’ai dû y venir d’un point de vue abstrait, presque méthodologique. C’est un défaut d’universitaire. Ils ne voient des choses que leur idée platonicienne.

– De plus, dit M. Desgrès, ils sont serviles envers toute étude technique qui leur est présentée. S’ils la critiquent et la prolongent, c’est d’habitude en des directions non viables.

– Ils ont, envers les faits, servilité et indocilité à la fois. Sauf les grandes exceptions, bien entendu, que leur éducation n’enferme pas.

– Mais vous, Monsieur, le désir des manipulations effectives n’a-t-il jamais traversé votre vie de pur intellectuel ?

– Je colonise, dit Augustin résigné, un autre coin du monde, tandis que M. Desgrès, souriant d’un court demi-sourire, s’effaçait pour laisser passer Mgr Hertzog par l’une des portes de ces petits salons dont on n’avait ouvert qu’un battant.

Ainsi interrogé, avec une sorte de déférence qui l’intimidait, Augustin ne pouvait pas n’y pas sentir la courtoisie de cet homme, « déjà très riche quand il avait commencé de devenir riche », suivant la profonde formule de Marguillier. Et aussi ce mélange de modération et de maîtrise par lequel M. Henri Desgrès, sur des sujets un peu en dehors de ses préoccupations habituelles, se maintenait lui-même en des limites de précision au-delà desquelles il semblait ne pas désirer juger. Il se demandait ce qu’eût donné cet esprit froid, robuste, plein de mesure dans sa hardiesse, s’il avait, comme on dit, fait de la science pure, au lieu de passer aux entreprises industrielles immenses et à la poésie des incalculables fortunes.

– Je ne reste jamais aux États-Unis, disait sa voix si calme, plus de deux ou trois semaines à chacun de mes voyages, et je ne prends pas le temps, malgré mes désirs, de dépasser mes buts immédiats. Mais j’ai un projet que je vous confie. À soixante-dix ans, quand naîtront mes premiers loisirs, je me ferai inscrire comme étudiant à Harvard ou à la Sorbonne.

Un souvenir sauta dans la pensée d’Augustin, une scène de saveur toute voisine. C’était à Londres, peu après la fin de la guerre. Augustin revoyait les longs salons aux plafonds bas, les boiseries acajou, les fauteuils de club anglais, de la fondation Edmond de Rothschild. Le général Weygand avait accepté d’y dîner, avec l’Attaché militaire. Son capitaine d’ordonnance, magnifique et solennel, paraissait le vrai Général. Et le général Weygand, qui revenait à cette date de sa mission célèbre en Pologne, tout simple, effacé, d’une parole fine et calme, ressemblait à un capitaine inconnu.

M. Henri Desgrès émit un de ses courts demi-sourires :

– Je le reconnais là, fit-il, sans aucune allusion au compliment indirect qui lui était fait.

Le dîner intime des six convives autour de la table réduite, dans cette salle à manger colossale, se poursuivit avec le même apparat de domestiques, le même raffinement de menu, l’identique, précaire et vivante splendeur des fleurs, rehaussée de l’éclat mort et permanent des cristaux et de l’argenterie. Toutes ces choses, retrouvant Augustin, lui rappelaient qu’elles conservaient par devers elles des sens raffinés, dissimulés à leur première rencontre, alors qu’elles dérogeaient en la compagnie de M. et Mme Marguillier.

M. Henri Desgrès prit au milieu de la table la place de son frère. Augustin dut encore, pour voir Anne, traverser la même corbeille de surtout floral, prolongée cette fois par les candélabres des deux bouts. Auprès de lui s’assit la dame en robe blanc crème, dont il savait enfin qu’elle était une pianiste fort connue, aux nombreux « récitals » dans les grandes salles de Paris, au Queen’s Hall, ainsi qu’à Aix et à Vichy. Intelligente, positive, assez sèche d’appréciation et de pensée, elle ressemblait à ces techniciens qui, n’aimant pas à parler de leur technique avec des incompétents, ne savent cependant les entretenir d’autre chose. Augustin trouva le moyen de l’intéresser en lui parlant de la cherté des prix dans les capitales étrangères, à New-York en particulier, où il n’avait pourtant pas eu grand chose à payer.

Grâce au petit nombre des convives et à leur intimité, la table vibrait d’une unique conversation heureuse. Augustin pouvait parler à Anne par-dessus le haut et court buisson des fleurs, lui répondre, être admis par elle à une radieuse amitié.

Mgr Hertzog agitait le thomisme, la High Church, Lord Halifax, et la statistique des conversions. Il décrivait le Père Martindale, le Jésuite d’Oxford et la petite maison où il demeurait dans l’une des ruelles de pauvres gens qui persistent au voisinage des collèges célèbres. À peine distinguait-on de la rue sa chapelle minuscule et perdue. Augustin remit la conversation sur Pusey, dit que rien n’était plus pathétique et plus mystérieux que la conversion de ces très belles âmes, toujours sur le point de se faire et ne s’achevant jamais. Il s’aperçut soudain qu’il venait de parler en catholique, avec le même esprit et les mêmes mots qu’avant la grande crise, d’il y avait quinze ans.

Parfois des noms de parents ou d’amis qu’Augustin ignorait, traversaient les propos. Mais loin de le rendre étranger ils le haussaient lui-même à leur intimité, qu’ils élargissaient d’inconnu. Le monde autour d’Anne était plus large, voilà tout. Il y avait plus de place, beaucoup plus de place, autour des détails de son grand amour.

– Jacques ? Il est à Angkor, dit M. Henri Desgrès. Avec sa femme. Dans l’architecture des capitales Khmères. J’imagine que c’est à Cambridge que cette graine a poussé, fit-il tourné vers Augustin et faisant allusion à leur première rencontre. Ce voyage d’Angleterre m’amène à subventionner une mission d’études de l’art Cambodgien. C’est une conséquence à laquelle je n’avais pas songé.

– On ne saurait, dit Mme Desgrès des Sablons, cristalline et railleuse, empêcher les Desgrès de nourrir des ambitions planétaires…

– C’est à vous qu’on doit cet exil ? et cette furie de savoir ? jeta Anne à travers les fleurs.

Devant cette vivacité familière jamais entendue encore, Augustin sentit, rapide et court, un arrêt au cœur, et cette sorte de fraîcheur et de défaillance qui est la perception interne du pâlissement. Revenu de ce choc, il osa une remarque qui lui parut d’une hardiesse infinie.

– Mademoiselle Anne, dit-il, je me rappelle une petite fille (il dut s’arrêter, se ressouvenant des sombres yeux violets de jadis)… qui disait : « Je voudrais qu’on m’apprenne pourquoi ces choses sont belles. » Cette petite fille se rendait à Rome au moment même où M. Jacques partait pour l’Angleterre.

– J’ai vraiment dit cela, fit-elle, tandis qu’Augustin retrouvait cette fois l’aspect Watteau des admirables sourcils se levant sur son front pur et pâle, comme si elle s’étonnait de ne pas se souvenir.

Augustin eut le sang-froid de décroiser les mains, de les ouvrir en éventail, pour dire que c’était là des faits, de positifs et ineffaçables faits, contre lesquels nos étonnements ultérieurs ne pouvaient rien.

Il osa ajouter :

– Il y avait là aussi une certaine furie de savoir…

– Je me souviens très bien, fit M. Henri Desgrès.

– Oh ! vous, Oncle Henri, votre mémoire m’a toujours fait peur…

Augustin aussi s’effrayait. Le prénom déjà prononcé à la précédente visite, fugitif alors et inaperçu, venait de s’étaler en pleine lumière, inenlevable, systématique, visible et en relief comme une chose. L’allusion à la mémoire impressionnante de M. Henri Desgrès l’inquiétait autant. La sienne, à lui Augustin, n’était-elle pas exposée aux mêmes épithètes ? Sa phrase sur la psychologie des hautes températures lui semblait voltiger encore dans les airs, retomber sur lui et s’y appliquer comme à la fiancée. Peut-être quelqu’un de ceux qui écoutaient faisait-il déjà l’application.

Mais le sourire si simple, presque confus avec lequel elle le regarda fit qu’il dut s’occuper hâtivement d’une besogne quelconque, comme de mordre à une bouchée de pain, ou de palper ses boutons de plastron. Une fois de plus il goûta la parenté de l’angoisse et de l’extrême bonheur sans qu’il pût distinguer entre les deux claviers. Il sentait brusquement (et s’exaspérait de la sentir comme illusoire et cruelle) la première lueur d’espérance, embrumée encore et luisant à travers toutes les vapeurs du possible. Elle l’aveuglait de terreur, de gratitude et d’une immaîtrisable joie. À l’éventuelle et banale issue des larmes, comme à tous les sentiments trop tendus, se mêlait un singulier désir : se cacher, fuir la présence, s’évader du rayonnement immédiat, emporter son amour comme une chose volée, pour mieux et plus librement la contempler, s’enivrer de son image, et se rouler dans cette ivresse. Il dut freiner durement pour se garer des paradoxes fous, se retenir aux régions moyennes du sens commun, de la conduite normale et de la tenue.

Ainsi chantait-il, l’une après l’autre, toutes les strophes du chant éternel.

– Enfin que fait Paul ? demanda M. Henri Desgrès avec cette sympathie un peu méprisante dont on parle d’un très vieil enfant. Je suppose que c’est son coup de fusil ? fit-il pendant qu’il mangeait son aile de faisan.

Mme Desgrès des Sablons expliqua avec détachement, et en accentuant la pente de quelques tiges de dahlias, que les démarches électorales étant encore trop lointaines, Paul pouvait consacrer tout son temps à son écurie de courses et que, pour le moment, il était à Maisons-Laffitte.

Autour d’eux, le service continuait, dans son méticuleux silence. Augustin voyait verser le Romanée-Conti, et de nouvelles argenteries lourdes remplacer sans bruit sa fourchette et son couteau. La conversation se continuait au-dessus de tous ces gestes des muets génies serviles.

– M. Marguillier, continuait-elle, en accentuant plaisamment ce nom falot, doit le présenter à quelque chose. Paul m’en a longuement expliqué l’importance. J’imagine qu’il le redoute vaguement.

– Bien peu de chose à craindre, dit M. Henri Desgrès avec une certaine hauteur amusée.

Puis tourné vers Augustin, avec sa voix d’affaires et d’assemblées générales, qui équilibrait les membres de phrase :

– J’ai dû faire ajouter une section spéciale à nos contentieux administratifs pour étudier, dans chaque cas particulier les moyens légaux de conserver à ces Messieurs du Parlement, aux conseils d’administration qu’on leur entrouvre, les situations qu’ils me supplient en secret de leur maintenir après s’être, par leurs votes, interdit eux-mêmes de les occuper.

Rendu par ce petit discours à l’attention des choses ambiantes, Augustin marquait les différences. En face de « Paul » auprès du Marguillier réel et déjeunant, il avait admiré de tout son cœur l’ironie délicieuse et cordiale de Mme Desgrès des Sablons. Mais ici, le ton changeait. Il témoignait, pour ces personnages accessoires, plus absents que par leur seule absence, d’un délicat intérêt et tout à fait inexplicable, jusqu’à ce qu’on comprît que cet intérêt ne visait pas les choses sur lesquelles il paraissait porter : M. Marguillier, les élections, le « vrai visage », des classes rurales représenté par M. Desgrès des Sablons, que c’était un alibi d’intérêt, qu’il regardait autre chose, ailleurs, et peut-être des sujets à jamais informulables.

À leur défaut, tous autres propos convenaient, étant tous indifférents, simples prétextes à conversations lentes, pénétrées d’on ne savait quelle subtile mélancolie charmeuse.

Augustin croyait bien se rappeler (dans la première entrevue qui l’avait tant frappé, quand déjà il remarquait ces jeux de la restreinte, du bonheur et du secret) qu’elle paraissait alors plus libre, plus gaie peut-être, étant plus jeune. Cette « on ne savait quelle subtile mélancolie » n’existait pas encore. Comme elle avait dit elle-même avant le dîner, ces deux-là s’étaient rencontrés « en retard ».

Lui au contraire ne perdait rien de son habituelle maîtrise de tout lui-même, et il eût fallu une profonde expérience de ce regard posé, pénétrant et froid, pour y discerner la douceur et l’attention tendre dont il observait, en face de lui, la longueur splendide d’un bras nu donnant du flou à l’inclinaison des dahlias.

Et ceci introduisait pour Augustin, dans les interstices de son amour, comme un autre chant différent et voisin, un autre sentiment profond, stabilisé, partagé, noble et renonçant.

L’évidente souveraineté de cet homme respectait les parterres intérieurs, juste comme sa culture générale s’arrêtait sur les sols techniques qui n’étaient pas les siens, aux bornes qu’il s’était lui-même tracées. C’était, dans les deux cas, la même sauvegarde des terres réservées ; et cette distinction de pensée, cette modération, ce sens presque esthétique des limites, cette mesure gardée dans la puissance, constituaient avant le christianisme, l’essentiel de la vie morale…

Augustin retrouvait les termes de Marguillier et ce ton de comptable dont il tentait de mesurer le volume financier de l’un des trente ou quarante hommes les plus riches du monde, sa stabilité pesante et ancienne, « quelques-unes des affaires les plus solides de France, aux ramifications les plus sûres, les plus capables de multiplication spontanée » ; et tous les autres mots employés à décrire l’un des grands millionnaires d’Europe.

Il ne pouvait faire qu’il ne vît cette auréole complexe et formidable autour de l’homme d’une distinction si gardée, protégé contre tout le reste des choses par la volonté de son repos solitaire. Hormis cette professionnelle du piano, engagée ici, à son intention, il n’y avait que Mgr Hertzog et lui, Augustin, admis parmi ces gens, dans leur familiarité simple et charmante. M. Henri Desgrès gardait le souci aimable de le maintenir dans une apparence d’égalité avec lui, sur une même surface plane, sans montée ni descente entre les idées qu’ils échangeaient.

Il jugea infiniment invraisemblables les renseignements brutaux de Marguillier. « Ni héritière à saisine, ni successeur irrégulier, alors quoi ») Raisonnements de liquidateur judiciaire et de tribunal civil, vrais peut-être à son échelle, mais à son échelle seulement. Le voisinage de cette immensité économique laissait-il douter des « biens de fortune » qui d’une manière ou d’une autre, se déverseraient sur Anne, et de la très haute classe sociale où elle se marierait ? La familiarité même de cet accueil ne montrait-elle pas qu’on l’estimait sans danger ? Las de ces raisonnements cent fois ressassés, un flot de désespoir souverain, glacé, définitif cette fois et indiscutable, s’abattit sur son cœur.

Sans doute. Mais comme il lui était aussi impossible de ne pas vivre toute sa vie dans le voisinage d’Anne, dans la douceur de son amitié, comme l’intimité d’Anne (bonheur ou martyre, peu importait) lui était une irrassasiable faim, eh bien ! il chercherait !… Une forme de dévouement total, permanent, très caché, aussi long que la vie se découvrirait bien. Il était possible d’arranger cela. Ces phénomènes si rares existaient. Un cas tout semblable dans ses différences, se trouvait sans doute devant ses yeux !

Comment avait-il appelé l’attachement de ces deux qui étaient là ? – « Noble et renonçant » ? Était-ce exact ? Il se le demandait.

Leur double tendresse passionnément inassouvie s’était-elle finalement satisfaite de savoir qu’ils pouvaient passer leurs deux vies presque côte à côte, de connaître qu’ils étaient moralement tout l’un pour l’autre, et ne seraient jamais que ce « tout » là ?…

Cependant le fait même qu’ils ne cachaient pas devant Anne, lui, sa muette passion profonde, elle, une sorte de caresse triste et câline, lui semblait leur correction intérieure. Toute autre solution était impossible à cause d’Anne, à cause de cette petite vie claire et grandissante qui accompagnait la leur depuis les premiers jours.

L’ardeur absorbée, clairement vue autrefois, avait dû se tourner en dévouement absolu et finalement tranquille, s’était noyée dans cette eau sourde. Ces choses se voyaient parfois… Existait-il d’autres moyens d’expliquer ce qui restait inexpliqué et le demeurerait sans doute à jamais, dans ce discret double amour ?

Cette correction morale, cette sensibilité sans geste et sans aveu, Augustin croyait les comprendre, les soupeser. Toute cette grave hérédité de grand bourgeois lyonnais avait engendré ce qu’il fallait d’orgueilleuse restreinte de soi et de domination sur son cœur pour rendre possible ce profond drame sans drame.

Et puis toutes les complications, les dissimulations, les pertes de temps, la particulière bassesse d’un tel adultère, est-ce que cela ressemblait à ce puissant ? C’était le brisement de tout obstacle, ou rien. Peut-être l’avaient-ils débattu, « elle et lui » ?

– Même pas ! pensait Augustin. – Sans rien de la profondeur religieuse d’Anne, il semblait qu’à sa place à « elle », une âme lyrique et romantique eût fléchi. Mais elle avait bien trop de finesse, de clarté d’esprit, de sagesse, de sang-froid, d’ironie à l’égard des choses, un sens trop juste de ce qu’il y a, au fond, de tolérable dans toute souffrance, un jugement trop héréditairement sûr et fin des forces sociales et du monde, trop de hautaine élégance dans sa merveilleuse et douloureuse vie… Comme il avait compris Anne de Préfailles, il semblait à Augustin qu’il pénétrait aussi celle qui avait été autrefois Élisabeth de Préfailles, qu’il interprétait comme il convenait ce mélange de fantaisie, de tristesse, de positivisme et de beauté. Il répéta, parce que les mots lui parurent chargés de sens et d’écho : « Dévouement absolu et finalement tranquille ». Il faudrait trouver cela pour Anne, il ne savait comment encore, mais c’était de cela qu’avait faim son pauvre cœur esclave ; de cela se composerait sa vie.

M. Henri Desgrès mangeait avec un plaisir fort visible l’incomparable bombe glacée aux pêches et au moka que le maître d’hôtel venait de lui présenter.

– Je suis ravie que cette glace vous plaise, Henri, dit sa belle-sœur, avec ce grain de tendre et imperceptible malice dont elle n’arrivait jamais à débarrasser tout à fait ses amitiés les plus violemment chères. Et peut-être, cette mince teneur d’ironie ravissante était cela même qui avait semé en lui, voici combien d’années, le germe de la permanente tendresse vaine ?

Lorsqu’ils se levèrent de table, Augustin fut redevable à Mme Desgrès des Sablons d’une nouvelle secousse dans sa passion brisante.

Comme elle venait de parler à Mgr Hertzog et qu’il ouvrait encore sur elle ses vieux yeux ingénus, elle prit doucement son bras avec cette docilité envers ses impulsions immédiates qui était tellement elle-même. Augustin vit qu’on s’en retournerait par couples. Ce fut un affolement puis un orage de bonheur. Anne vint prendre son bras avec la plus simple amitié. M. Henri Desgrès avait offert le sien à la pianiste et attendait.

Augustin retrouva les valets de pied immobiles et le maître d’hôtel sculptural. Il eut envie de lui faire un signe, de le supplier de ne tirer cette fois aucun fil électrique. Il se sentait une gaîté jamais connue, une frénésie de rire et de bondir. Il entendait sa voix de cristal humain. Il lui semblait la cajoler, l’entourer d’il ne savait quoi d’immatériel et pourtant velouté, propre à caresser les voix, dont il aurait eu la disposition et la formule. Jamais il n’eût pensé que ce qu’il aurait à refréner ce pouvait être la gaîté.

Ils s’en revinrent par les petits salons :

– Vous ne connaissiez pas Oncle Henri ? demandait-elle.

Augustin s’étonna intérieurement. La fameuse première entrevue d’il y avait quinze ans n’avait donc fait aucune impression sur elle ? Le rappel de la phrase célèbre : « Je voudrais qu’on m’explique pourquoi ces choses sont belles », ne lui disait donc rien de précis ? restait inidentifié ? Sans doute bien d’autres voyages à Rome avaient eu lieu avant et après. Une fine douleur profonde traversa tant de joie. Mais elle n’était pas de force et s’y noya. Il expliqua comment il connaissait M. Henri Desgrès.

– Oh ! dit-elle soudain, avec une confusion rieuse, plus charmante que si elle se fût souvenue tout de suite. Mais oui ! Je me rappelle maintenant. Ce début de carrière archéologique vous a frappé beaucoup ?

– Énormément, avoua-t-il, tandis qu’il riait lui-même, d’une joie surveillée et surabondante, d’une joie de grand amour.

Ils parlaient presque bas, comme pour un complot plaisant, comme pour échapper à l’attention « d’Oncle Henri ». Sur les beaux vieux parquets bruns, maintenus sans tapis, Augustin entendait son pas calme et régulier battre comme un métronome. Il lui semblait marquer la mesure d’une chanson pour rire. Il répétait mentalement un refrain ridicule, inventé sur le moment même : « Pas à pas – c’est le pas – de la marche milliardaire… »

– Je l’aime extrêmement, disait-elle. Il est très bon. D’une bonté singulière, qui ne se soucie pas de reconnaissance. Tous ses dons sont anonymes.

Augustin rappela cependant le don des quinze millions, offerts d’un seul coup, pour les laboratoires scientifiques, et signé de son grand nom.

– Il y avait une raison particulière, fit-elle, avec un geste de la tête, d’une élégance flexible et décidée, nouvelle en elle.

– La main gauche ignorant les générosités de la main droite. Dispositif d’une commodité extrême. On peut faire signer le même chèque à chacune de ses mains.

– Ne raillez pas, exigeait-elle dans cette même voix étouffée et rieuse. Ce n’est pas bien.

Ce demi-secret de leurs mots, cet aspect de confidence, si nouveau, l’enivrait. Il était un de ces incessants bonheurs secondaires qui jaillissaient de son immense bonheur.

Il désira passionnément commencer la phrase qui viendrait par « Mademoiselle Anne » afin que l’habitude en fût prise aussi, pour elle, une fois pour toutes, et qu’une sorte de droit lui fût acquis à la douce appellation. Elle s’était déjà présentée deux fois, un peu aidée, un peu poussée peut-être. Mais au moment de la prononcer, une main invisible lui garrotta la gorge et il manqua les mots. Il dit seulement :

– Il y a peu de jours, nous passions dans les mêmes salons, et des filets de brise venaient jusqu’à nous.

Mais elle dédaigna le paysage, heurta plus profond :

– Je crois que nous nous connaissons mieux aujourd’hui. Ne trouvez-vous pas ?

Il dut attendre une fois de plus que s’apaisât le désordre de son misérable souffle. « Terne, simple, cordial » : il se répétait ces injonctions, avec une violence héroïque. Et ce serait ainsi tout le long de cette marche intolérable et bienheureuse.

Jetée sur la robe bleu de lin, une écharpe de gaze recouvrait les épaules et le bras nu. D’un poids léger et cependant sensible, la main se laissait porter sur le noir mat de sa manche, non pas comme un oiseau capté, ainsi qu’elle avait fait la première fois, mais comme un oiseau resté aérien, gracile et prêt au vol, posé pour son plaisir sur un rameau momentané. Les résolutions violentes étant, au moins pour un laps de temps court, celles qu’il tenait le mieux, il réussit à s’abstenir complètement de regarder cette main.

– Mademoiselle Anne, dit-il soudain, vous aurez besoin de beaucoup d’aide pour vos cours, vos leçons, que sais-je ? Vous ne pouvez avoir tout votre monde encore.

– Mgr Hertzog a rassemblé un début de cadres, juste pour un prélude, et le prélude est plein de trous.

– Un prélude pour flûte, fit-il, en un pitoyable jeu de mots tremblant. Vous aurez besoin de quelqu’un pour boucher les trous. Utilisez-moi.

Il subit le pur et sombre violet des yeux qu’elle leva sur lui, et l’étonnement grave qu’on voyait jadis à ses regards d’enfant. Il la vit ardente, candide, entendue, délicate, pleine de Dieu, belle à en mourir. Il s’agenouilla, il se prosterna, il s’anéantit devant elle, une fois de plus, dans l’incognito de son cœur.

– Vous nous rendriez ce service ? dit-elle.

Trouver en ces occasions les mots ternes et précis qu’il fallait, cela il le pouvait, comme aussi se taire et fermer les yeux. Là où il ne pouvait plus, c’était dans les questions du genre de tout à l’heure : « Il me semble que nous nous connaissons mieux, ne trouvez-vous pas ? »

Il dit qu’il stopperait tous les trous qu’on voudrait, ou qu’il pouvait faire tout ce qu’on voudrait ; il ne se rappela pas longtemps la phrase exacte. Peu importait. Il sentait un bonheur plein de renoncement, large, pleurant et doux.

À ce moment, Mme Desgrès des Sablons se tournant à demi vers eux, jeta par-dessus son épaule et tout en marchant :

– Ces petits salons solitaires me semblent assez froids et tristes. J’aurais pu faire allumer dans ces cheminées.

– Froids et tristes, Madame ? fit Augustin avec stupeur.

– Non ? vous ne trouvez pas ?

Et elle reprit au bras de l’Évêque l’alanguissement de sa marche lente.

… Ainsi les timbres de son amour changeaient encore. C’était un incessant jaillissement de variations, des veines nouvelles dans son marbre, d’imprévues flammèches dans ses feux. Augustin ne s’en étonnait plus. Cet amour était une puissance de création continue de réalités ardentes. Qu’elles fussent bonheur ou l’inverse, Dieu ! que c’était secondaire ! il l’avait vérifié bien des fois. Elles comprenaient joie, souffrance et tout leur intervalle. Tout brûlait dans le même feu. Elles pouvaient bondir d’une extrémité à l’autre de son cœur… L’impossibilité définitive de lui demander de se fiancer jamais, le déchirement tranquille d’une belle plaie, sainement saignante, mais aussi une vie voisine de la sienne et presque côte à côte, un long avenir où il ne la quitterait pas, une amitié absolue, sûre et ravissante, avec d’immenses possibilités de souffrir, toutes ces choses qu’il avait enfin trouvées prenaient pour le moment la forme du plus violent bonheur. Peu importaient les formes de plus tard.

Il avait été fort habile de se proposer ainsi. Habile ? Oh ! non. C’était bien venu tout seul. Il s’était jeté sur l’occasion, comme sur un verre d’eau l’homme qui meurt de soif. C’est après coup qu’avait surgi cette complicité sournoise cachée dans le mécanisme des choses. « Voulez-vous que je bouche les trous, mademoiselle Anne ? »… Ainsi rêvait-il dans les dernières minutes où il la conduisait. Il lui semblait sortir de tempêtes immenses, toucher enfin les plages d’une terre de sérénité.

Dans le grand salon d’où ils étaient partis, juste contre la vaste porte des vestibules, totalement déplacé à cause de son simple veston gris, aussi retranché que la pianiste avant le dîner, Augustin vit un Monsieur de petite taille, décoré, l’œil aigu, sûr de lui, méthodique comme un classeur. Il s’avança vers M. Henri Desgrès.

– Qu’est-ce que c’est, Lamont ? dit celui-ci avec sa courtoisie habituelle, nuancée de familiarité.

– Monsieur, nous n’avons pas cru devoir écarter à lundi cette demande d’entrevue sans vous en référer, à cause de la personnalité du demandeur.

Comme Augustin regardait Anne, elle lui dit à demi-voix :

– Quelqu’un du filtre.

– Une demande de rendez-vous personnelle ?

– Personnelle, Monsieur.

M. Desgrès prit la longue dépêche et commença de la lire avec un léger recul de presbyte.

– Mademoiselle Anne, commença Augustin à voix sourde, qu’appelle-t-on le « filtre » ?

– Des ingénieurs et chefs de service d’Oncle Henri, chargés de ne laisser passer que les affaires d’urgence absolue, pendant qu’il se repose, et de donner aux autres une solution d’attente.

Ils rirent de nouveau tous les deux, sans autre raison que leur gaîté.

Le maître d’hôtel portait le café, les liqueurs, les cigares dans des argenteries diverses et sur un plateau plus maniable que celui qu’Augustin connaissait déjà.

– Élisabeth, dit M. Henri Desgrès, vous intéresserait-il de recevoir ici Sir Cecil Royston, et sans doute Lady Royston ? L’homme est devenu de premier ordre, et Lady Royston a de très beaux souvenirs de voyage et la réputation d’être la femme de Londres qui s’habille le mieux.

– Qu’est-ce que c’est que Sir Cecil Royston ?

C’était le « chairman » d’une Compagnie pétrolière célèbre, « la deuxième du monde ».

– Et en quoi est-il « devenu » de premier ordre ? demanda sa curiosité ininsistante et sa plus totale absence d’intérêt.

Mais il n’était pas dans les habitudes de M. Henri Desgrès de répondre légèrement à rien.

– Il a gardé parmi ses très vastes affaires l’allure du prospecteur colonial par quoi il a commencé. Il ne dominait pas suffisamment ses bureaux d’études, qui manipulent les idées générales à sa place. Il s’en est rendu compte et amendé. Il a aussi gardé, en survivance des temps héroïques, une tendance au coup de poing et à l’intimidation, qui vous amusera.

– Est-ce qu’il a tenté de vous intimider à coups de poing, Henri ? demanda-t-elle, comme elle se fût enquis d’un terrassier, en combien de pelletées il comptait niveler le Mont Blanc.

– Non, dit M. Henri Desgrès, sans même sourire. Il me télégraphie de Londres, pour me demander mon jour, « au plus tôt ». J’avoue qu’il m’impose sa hâte, mais cela ne peut guère compter comme coup de poing.

– Henri, dit-elle, nous ne serons seuls ensemble que six jours à peine. Nul doute que je n’apprécie les poings de Sir Cecil et les robes de Lady Royston… Laissez-moi ne trouver tout cela parfait que le septième jour…

Il ferma le dossier qui contenait la dépêche et le tendit à Lamont.

– Je ne verrai pas Sir Cecil avant lundi prochain. Télégramme personnel. Aimable. Comme le sien : « Je m’excuse de. » Un mot aussi pour Lady Royston : « Je serais ravi. »

– Monsieur Lamont ! fit Anne, comme il sortait.

Elle lui tendit le dossier examiné avant le dîner.

Il l’ouvrit, comprit, fit un salut d’une politesse parfaitement aisée, sortit.

– Henri, dit Mme Desgrès des Sablons, je me sens coupable. Cette maison est tellement la vôtre. Donnez-moi la joie de sentir que vous y faites exactement ce que vous voulez.

– C’est très bien ainsi, sourit-il. Votre intuition a vu juste. Ce n’est pas moi qui ai besoin de lui.

Augustin avait rejoint l’ancien coin de la Revue des Deux Mondes pour savourer les différences, retrouver la vieille détresse, par une sorte de raffinement de son cœur exigeant ; et aussi pour être seul quelques instants loin de sa présence immédiate et pouvoir mieux s’enivrer d’elle, selon l’étonnant désir éprouvé pendant le dîner.

L’arrangement de l’éclairage découpait dans l’immense salon des espacements choisis, séparés, chacun plein d’une sorte d’intimité lumineuse.

Aidée de la pianiste, Anne circulait autour des tasses de café. Lui la regardait, en une froide ivresse immobile.

Il revoyait accomplies, enrichies d’imprévisible, toutes les promesses de l’enfance et de la race : de pures lignes admirables, une longue grâce passionnée, ce profond éclat de pâleur splendide qui appelle la comparaison des fleurs, les nymphéas, les magnolias, les lys. Il se repaissait de sa vue, tout à son aise. La distance effaçait l’indiscrétion de ses regards. Il dévorait tout, d’une ardeur précise et désespérée, jusqu’au merveilleux crêpe bleu éteint, et son reflet secondaire gris perle et blanc d’argent, visible aux plis, dans les lumières, et fondu en sa substance.

Cette robe aux plissés purs haussait jusqu’au buste la grâce stylisée, un peu sèche, que lui avait donnée le grand couturier. Mais arrivée là, par un fort intelligent raffinement de l’artiste, elle semblait renoncer à tout effet qui lui eût été propre, s’ajustait aux minces épaules avec l’extrême finesse docile et le moelleux d’un tissu sans poids, et laissait finalement à autre chose qu’elle, le soin de chanter l’hymne de la beauté humaine.

Autour du plateau, tous les rites connus s’accomplissaient de nouveau. Augustin vit Anne le regarder de loin, une tasse dans les mains en un ravissant effroi de cette longue distance qui les séparait. Il vint au-devant d’elle, d’une promptitude sans hâte.

– Merci. Vous me sauvez des périls du voyage. Et je ne vous arrache cette fois à aucune Revue des Deux Mondes. Vous buvez du café le soir ?

C’était non, mais il dit oui. Il l’aurait devant lui, s’occupant de lui, plus longtemps. D’une manière ou de l’autre il ne dormirait pas. Qu’elle eût gardé souvenir de sa solitude, au jour du déjeuner, lui fut d’une douceur ineffable.

Elle plongea au sucrier d’admirables doigts de chair pâle qui le firent trembler.

Le pauvre sourire dont il la remerciait, si peu audacieux, si peu insistant, fou d’amour et d’humilité, prenait, sur son austère visage de grand technicien de l’intelligence, un charme de gauche jeunesse qu’elle sentit peut-être sans qu’il s’en aperçût. Elle ne le quitta pas, préféra appeler de loin Mgr Hertzog, au lieu de le rejoindre.

– J’ai deux belles chances ce soir. D’abord Oncle Henri m’enlève l’École des mains et me la rend toute faite. Puis M. Méridier vient de nous offrir sa collaboration et son aide dans nos besoins.

Elle disait « moi » pour Oncle Henri, et « nous » pour M. Méridier. Augustin se murmura pour lui-même : « Date manibus lilia plenis ».

– Cette nuit de pleine lune doit être superbe, affirmait M. Henri Desgrès. Est-ce qu’il vous plairait, Élisabeth, que nous voyions la nuit ?

Il vint un autre valet, de la série qui étant de garde après dîner, dînait avant. Toute sa race paysanne persistait dans son menton en galoche, faisant curieux ménage avec sa très élégante livrée d’été. Augustin pensa à l’abbé Bourret. On entendit contre les façades le claquement des persiennes repris par d’autres façades. La dernière réplique, d’une ténuité extrême, s’éteignit dans une nuit vide et démesurée.

– Oncle Henri, dit Anne, M. Méridier est en train de nous expliquer en quoi une École à buts religieux doit s’accommoder d’une philosophie indépendante comme la sienne.

– Plus que s’accommoder, mademoiselle Anne. Cette indépendance est la condition de toute philosophie, même chrétienne.

Et la gravité douce et tendue avec laquelle il lui parlait pouvait s’interpréter comme un hommage à l’intelligence qui perçait dans sa grâce attentive… Nul doute qu’elle ne pût pleinement s’interpréter ainsi.

– L’exemple le plus clair est celui de l’historien de la philosophie, mon maître Victor Delbos, que j’ai très aimé. Il est mort sans donner sa mesure, qui était grande. Sa foi catholique se prolongeait de suites métaphysiques qu’il ne disait guère, étant un peu atteint de timidité dogmatique. Mais elles transparaissaient l’une et l’autre sous son œuvre historique, et lui constituaient comme des plans de profondeur. Ces deux registres de sa pensée, le métaphysique et le religieux étaient certes tous les deux acceptables comme ses études positives, mais pour d’autres raisons : – je dirai intellectuelles et extra-intellectuelles à la fois. Il n’y avait pas passage forcé, mais au contraire du surajouté, de son œuvre d’histoire positive, qui seule valait universellement, à ses affirmations métaphysiques, et de celles-ci aux religieuses. Si ces trois étages communiquaient, c’était seulement par escaliers intérieurs : par preuves morales et attraits vifs. Or il le savait bien et même il le montrait, étant l’homme le plus probe qui fût. En sorte qu’une partie essentielle de son apostolat de chrétien, était l’admirable conscience professionnelle avec laquelle il n’en exagérait pas la portée.

M. Henri Desgrès le regardait « délivrer » ce petit discours d’un air d’en apprécier la fermeté et toutes les qualités de métier, quoiqu’il n’eût aucune raison apparente de savoir le mérite qu’elles avaient de rester intouchées et surnageantes sur la tempête de son cœur.

– Je crois, dit-il, que c’est la seule forme d’apostolat que j’accepterais.

On savait d’ailleurs, qu’en cette matière, il ne dépassait pas l’étape « sympathie ».

– Tout ce qu’un étudiant catholique doit attendre d’un maître à qui il demande un soutien pour ses croyances, c’est la conscience professionnelle avec laquelle il exposera une pensée qui doit avoir de solides prolongements vers Dieu. Une pensée théiste. Cela je le donnerai. Le surajouté doit l’être par l’auditeur.

– Sans cela, dit Anne, il n’y aurait pas Foi ! La Foi catholique est une Foi.

– La Foi catholique est une Foi, reprit Augustin répétant Anne d’un ton sourd et rude et le front baissé, pour éviter les ardents yeux sombres posés sur lui ; – se demandant s’il avait dit assez pour l’empêcher de prendre son goût des choses religieuses pour une Foi, au sens fort, s’il n’était pas resté en deçà de la sincérité absolue qu’il fallait éperdument lui offrir ; – et aussi parce qu’il ne l’avait jamais vue plus passionnément belle, et transparente jusqu’à l’âme, et qu’il désirait se jeter à terre devant elle, baiser le bas de sa robe et lui tendre désespérément les bras.

– Il n’y aurait pas non plus, dit Mgr Hertzog, de reconnaissance à Dieu pour le don de Foi, qui est, d’une certaine façon, gratuit, comme le don même de la vie…

– En somme, conclut Augustin, l’humble manière qu’a notre pauvre pensée de connaître Dieu serait changée, et le croyant vivrait en Éden.

Anne retrouvait les fermes formules qui la soutenaient, il y avait deux mois…

On sentait pénétrer dans le salon une odeur d’eau froide et de parterres nocturnes, émanée, semblait-il, des terrasses immédiates, mais née en réalité à une longue distance et atténuée sur la route. Avec un peu de fraîcheur dans le dos, qui lui donnait envie de tousser, c’était tout ce qu’Augustin, tourné contre la nuit, percevait des espaces extérieurs qu’elle emplissait. Toutes les lumières du salon, lustres, appliques, feux électriques répartis sur les tables, prirent une touche sèche et une patine artificielle, en face du vaste bleu encore invisible qui commençait à se faire sentir de partout.

– Vos élèves de Lyon vous regretteront, dit M. Desgrès après la phrase sur l’Éden.

– Ceux de Paris seront heureux, continua Mme Desgrès des Sablons. Ainsi va le monde.

Augustin revenait après ce long discours à son timide sourire un peu gauche, séduisant sans qu’il le sût. On entendait la pianiste tirer du clavier de jolis sons d’attente, glissés, en velours, aperçus à travers des brumes.

– Je vous propose d’écouter Mademoiselle, fit Mme Desgrès des Sablons.

– Donnez-nous de l’ombre, nous réclamons de l’ombre, exigeait M. Henri Desgrès, affectant volontiers un autoritarisme plaisant avec les personnes qu’il aimait.

L’énorme lustre, les appliques des glaces et des cheminées, de pesants candélabres à cristaux, transformés pour ampoules électriques, d’autres luminaires des temps plus récents, adjoints aux précédents, posés çà et là sur les meubles, d’autres encore, cachés en bordure de tableaux illustres, s’éteignaient successivement.

On entendait de tous les coins du vaste salon : « Celle-ci aussi ? – Oui, petite Anne. – Et ceci ? – Oui, petite Anne. » Une tapisserie de scène de chasse, aux perspectives trop profondes, aux premiers plans tassés, au ciel un peu vide, très lumineuse à cause de cela, fut la dernière à partir. La luminosité baissait chaque fois d’un degré brusque. Il n’y eût bientôt plus que de l’ombre, et les appliques du piano éclairèrent comme les veilleuses dans la grande Abbatiale de jadis.

Augustin s’était placé vers l’une de ces baies ouvertes sur le parc. Admirable point de vue, retiré, central. Le dos de la pianiste faisait écran contre le halo rose. Anne, assise près d’elle, immobile, attentive, flexible, comme auprès de sa tante avant le dîner, baignait dans ce sombre rose. Lui, voyait vaguement le fauteuil où Mgr Hertzog était seul, et aussi le canapé où les deux autres se parlaient à voix basse à l’extrême frange de la lumière. Lui-même, la pleine ombre l’absorbait, isolé, invisible, face à face avec ses sentiments ; il se trouvait très libre d’en mesurer les ravages et les renouvellements, de se demander où il en était, où il allait, et de se répondre qu’il n’en savait rien.

Il s’était dit, il y avait quelques semaines, au début de tout ce déchirant lyrisme, se rappelant M. Henri Desgrès, sa belle-sœur, et la juxtaposition de leurs deux vies manquées, que ce n’était pas lui qu’on verrait jamais tourner enchaîné, autour d’un impossible amour. Or, c’était cela même que, sur leur modèle, il allait faire – si toutefois on le lui permettait. De se savoir ainsi asservi, il savourait une joie reposée, totale, consubstantielle à son âme, pleine comme l’accord parfait, augmentant à mesure qu’il en éprouvait les ressorts, occupant tout son volume intérieur comme on se carre dans un fauteuil. C’était ainsi.

Suivant les lois passionnelles, la décision acceptée lui laissait un grand calme, avec un peu de distance, de réaction, de recul et de froid pour se comprendre et se juger, – à condition, bien entendu, que « se juger » signifiât « se soumettre » et consentir. Il consentait, mais voyait clair.

On était en pleine chimère et, selon les règles de tout irréel, le heurt avec la dure vérité des choses, un jour ou l’autre, viendrait bien. Chimère que cette nuit, que cette lune, lieux communs de tous les développements romantiques. Chimère, que cet astre en laiton clair qui fait les paysages bleus. Chimère que l’assimilation de sa conduite à celle de ces deux autres, à ce « drame sans drame », dont il ne savait rien. Tout était chimère, hors la voracité de son cœur.

Peut-être aurait-il dû commencer d’aimer suivant des voies raffinées, à développements lents ? avec des débats, des retours, et tous les jeux classiques des anatomies sentimentales, des jalousies génératrices, et des tactiques de froideur ? Quelque chose avait choisi autrement pour lui, dans les hérédités de sa vie, dans son cœur affamé et simple, de « Planézard » des hautes terres.

Quant à savoir s’il serait heureux ou torturé, et même ce qu’il était en ce moment juste, que d’autres, plus malins, le disent. Lui ne pouvait pas. Il allait vivre au jour le jour, et d’heure en heure, recueillant l’une après l’autre les joies que ces heures lui abandonneraient, chevauchant le présent en équilibriste, indifférent aux deux versants du temps.

Huit ou dix notes brillantes, cristallines et solitaires, sortirent enfin du grand piano, belles de leur seul timbre magnifique. Elles éclatèrent, moururent, non pas en une décroissance uniforme, mais par extinction ondulée, éloignement spiralé de lutins giratoires et danseurs, occupant alternativement sur chaque spire un point plus proche, un point plus loin des hommes.

Augustin sentit que la musique allait être homogène à tout ce que renfermait son amour ; mais, de plus, délicatement suggestive d’émotions différentes, ce qui est le propre de toute sympathie et de toute consolation. Elle lui serait confidente et douce. Même le fait qu’elle allait naître de cette nuit comme du seul milieu possible, l’apparentait à ses propres moments passionnés. Le recueillement nécessaire à la musique conseillant même qu’on fermât les yeux, une nuit spéciale, interne, humaine, ajoutée à la nuit sidérale, ferait le vide autour des sons pour les introduire en une âme déblayée et rendue déserte, propre à toute empreinte qu’ils y allaient déposer.

Cependant les suggestions du grand piano durent au préalable s’assurer de leur conformité avec l’état de sensibilité précis et violent où se trouvait leur auditeur et du synchronisme de leurs deux mesures. Elles échouèrent d’abord à percer son émotion compacte. La pianiste débuta par une pièce de tambourins et de grelots, bouderie de comédie, trompettes de toréadors, artifices de sons maintenus sur une matité terne, comme de longs aveux sournois, ombres moites ménagées dans les soleils de la rousse Espagne. Aucune de ces choses ne pénétrait comme elles eussent fait jadis. Aucune ne se reflétait sur les facettes de son trouble. Augustin n’avait que faire des gaîtés castillanes et des décors roux.

Mais le second morceau fut très différent. Faute d’une culture qu’il n’avait pas, Augustin ne put savoir quelle composition précise de Chopin, quelle ballade, quelle valse ou quelle nocturne se jouait là, mais ceux qui l’écoutaient semblaient le connaître parfaitement. Sans préparation, ni rien qui la fît pressentir, une phrase d’une limpidité impérieuse, perçant toutes clôtures de chair et de langage, entra en lui comme un archange en un jardin. Cette fois la musique avait compris. Elle extrayait son amour des cachettes où il se nourrissait en souffrant, elle l’en dépossédait, le purifiait de l’obscur et de l’individuel, le lui rendait expliqué, ennobli d’universel, tout en le laissant lié à lui d’une sorte de filiation tremblante.

Ce mélange de sérénité, de bouleversement, de bonheur et de désespoir qu’il avait renoncé à caractériser et à nommer, même à grands traits essentiels (« que d’autres, plus malins, le disent ! ») cet amalgame où les deux extrêmes se confondaient en une inexprimable exaltation commune, la pénétration fulgurante et minutieuse de la musique en avait tout de suite découvert la nature et lui en faisait explorer les détails. Augustin ne savait plus qui devançait, qui était devancé, de son cœur ou de la musique, qui s’exprimait de lui ou d’elle, des grands thèmes interprétants ou de l’interprété (qui était lui-même) tant la lame de personnalité séparante se montrait traversable, tant le jeu de ses propres mouvements passionnés glissait clair et facile, sur la surface huilée des sons. À cause de cela même, au milieu de son exaltation, il jouissait d’une sorte de loisir. Spectateur reconnaissant de sa propre émotion, il restait passif, conduit, porté. Il pleurait de passion, mais aussi de gratitude. Des larmes saccadées, retenues et libérées à la fois, déchargeaient un cœur prodigieusement compris et consolé.

Il arrivait que la musique rusât, grande coquette. Elle s’offrait et se refusait à la fois. Les phrases souveraines, le mystère de leurs intervalles constitutifs, leur si simple et transparente structure, se laissaient précéder de balbutiements préalables au lieu d’entrer droit en son cœur. Ainsi portées comme au bout d’un rameau trop long, trop mince, elles balançaient longtemps leur fruit avant de le laisser choir dans sa bouche. Pressenti ainsi à plusieurs reprises, le motif attendu, doublait son efficacité par son attente. Lorsqu’il apportait, longtemps désiré, enfin obtenu, l’apaisement d’une tension intolérable, il y avait longtemps qu’il apaisait déjà. À un moment antérieur, dès avant que fût entendu le chant d’exaucement miséricordieux, un mécanisme fraternel, tout prêt à agir et préparé d’avance, avait commencé de libérer les larmes et la sérénité.

Mais Augustin se rendit vite compte de la différence immense entre les émotions ordinaires et leurs homonymes de la musique, et qu’il fallait changer le sens de ce dernier mot : sérénité.

La sérénité ordinaire et extramusicale différait de la forme passionnée qu’exprimait la musique, autant qu’un métal, du même métal incandescent. L’une évoquait les moralités grises et pratiques, toutes les surfaces plates de la vie. Mais, l’autre, cette variété violente et sacrée de la sérénité, prise en mains par l’orchestre ou le piano, enlevée à des hauteurs du ciel, chargée d’éclairs et de puissances divines, on ne pouvait l’entendre sans un emportement de sanglots.

Il arrivait que cette sérénité fût grandement obscure. Augustin ne savait parfois si elle signifiait bonheur, extase, ravissement dans l’exaucé ou si renonçant à jamais aux paradis refusés, elle fermait les yeux en un abandon de toute vie terrestre, une désolation exaltée, une paix claustrale et comme une ivresse d’oubli.

Certaines phrases énigmatiques et ardemment belles restèrent pleines d’un sens émotif inidentifiable. Avant qu’il eût pu explorer les interprétations possibles, celles-ci fondaient sur sa langue. Rien ne restait de la déesse : qu’un vague parfum de son passage, un tombeau vide, et ses voiles blancs.

Tout au plus pouvait-il reconnaître en ce mystère musical, non pas une allusion claire à tel bonheur ou à telle souffrance, par exemple, en ce qui le concernait, le désespoir des premiers jours, la folle joie des petits salons, les prosternements passionnés devant Anne et tous les tremblements de sa timidité, au bord de l’eau ou parmi les roses, mais une sorte de type général dont on savait peut-être en gros s’il était joie ou tristesse, mais qu’il n’était possible de suivre par l’intelligence que jusque-là seulement, les pas dans ses premiers pas.

À partir d’eux le motif vivait de son existence propre : la vie de la musique divine et illimitée, dans le monde des émotions sans nom. Augustin sentait parfois passer des compléments accessoires, brusquement clairs, à qui il eût aimé demander si l’idée principale signifiait comme eux, tendresse, gratitude, aveu, ou promenade dans les bois, si elle se chantait les yeux levés ou les yeux clos. Forcé de subir passivement ces motifs inéclairés, – les plus beaux respiraient une gravité suprême, – Augustin finit par comprendre la vanité de désirer savoir ce qu’ils dédaignaient de donner. Mieux valait les remplir de son histoire privée, les illuminer de ses propres feux. Ils devenaient une invitation à telle rêverie, le doigt blanc d’un génie tendu vers telle route. Ils offraient des squelettes d’émotions que c’était à lui d’incarner. En sorte que ces thèmes si sombres et si beaux qui lui serraient le cœur, admettant largement ses adjonctions personnelles, Augustin ne pouvait jamais dire sa propre part et la part de la musique dans la matière première d’un sanglot.

Il pensa aux « schèmes affectifs » d’Hanslick, aux « sentiments généraux » de Schopenhauer, connut le remord d’avoir perdu des minutes en une abstraite barbarie et cessé, pendant ce temps, de penser à la musique et à son amour.

Il y eut à ce moment une sorte d’entracte, un temps de repos pendant lequel personne ne bougea. Anne était à peine visible aux marges du halo rose, simplifiée et stylisée par l’ombre. Les occupants du canapé y demeuraient et Mgr Hertzog les avait rejoints. Un certain chuchotement émana d’eux, puis tout redevint silence et attente. Tout se tint prêt pour les reprises de la musique. Seule habitante de ce salon disproportionné, elle refoulait sur les bords les cinq ou six consciences écoutantes, submergées par elle et fondues dans la nuit. Totalement caché par le triangle d’ombre d’une porte-fenêtre, Augustin put jusqu’à l’assèchement complet de ses paupières, tourner impunément le dos au canapé et regarder l’espace.

Encore tout remué de musique, plein de thèmes sourds et vastes, cet espace offrait à aimer une sorte d’âme innocente et immense, non concentrée en un moi. Dans ce royaume des fluidités bleues, paradoxalement émanées de l’astre en or, les bords immédiats des bois composaient des môles massifs, imperçables, couleur de néant noir. Entre eux et les allées immédiates s’étalaient des nappes lunaires géométriques, d’une fixité mortuaire, d’un blanc crémeux vaguement jauni. Singulières heures. Exactement comme les mouvements de son cœur lui avaient paru généralisés et pacifiés par la musique, ses souffrances devenaient un fragment momentané de la grande souffrance fondamentale, coextensive à tout désir, et à la vie. Belle souffrance grave, toute pénétrée d’intelligence, large plaie indolore, d’où coulait calmement du sang. Les obstacles définitifs s’accumulant entre lui et Anne étaient conçus par son acceptation désespérée comme d’une nécessité égale à celle qui ramenait à dates fixes devant ses yeux cette banalité stellaire, incomestible et vide.

Rappelé un peu trop tard à la musique, il n’entendit, de la totalité d’un titre, que le mot « adieu ».

C’était un morceau d’une clarté extrême. Au bout d’une dispute amoureuse, pareille à une discussion de petits oiseaux, une prière brûlante et puérile suppliait en vain l’obscur Veto prohibant cet amour. Une autre la suivait, de semblable ligne mélodique, fragile et cette fois sans cri. Son manque d’épine dorsale, ses muscles brisés, sa douceur d’enfant, suffisaient à peine à maintenir l’écartement de notes sans cesse retombantes et le suppliant la savait d’avance inutile. Mais comme il n’avait pas complètement détaillé toutes les plaintes de son chagrin, qu’il en restait encore dont il fallait bien qu’il se libérât, elles se lamentaient toutes seules derrière un dos tourné, inentendues, hors de tout espoir, en un monologue qui ne suppliait plus. Des souffles froids, de beaux sons liquides et couleur de lune, visions de départ et voyages de nuit, entraient par des portes déjà ouvertes sur la route où « lui » ou « elle » s’en irait. Une berline roulait sur du sable.

Augustin eut tout le temps d’éclairer pleinement le motif, de le pénétrer, le palper, conquête sur les précédentes obscurités dédaigneuses, et même le marquer d’un nom. Ce fut le thème de l’inexaucement. Comme on se cache en un coin pour mourir, la mélodie choisit l’extrémité du clavier, les touches hautes, et s’y tordit les mains devant l’inexorable, en d’acides notes d’agonie dont la pianiste goûtait l’aigreur avec ses doigts.

Bien qu’il n’eût pas spontanément souhaité cette plainte un peu lâche, Augustin l’aima cependant d’un amour de contagion et de sympathie, en synchronisme momentané avec son cœur.

Un gros insecte devait bourdonner quelque part autour du halo rose. On l’entendait dans le léger silence dont se coupaient les plaintes puériles.

Très différent fut le morceau qui suivit. La pianiste décrivit sans partition, avec une magnifique certitude de grande professionnelle, ses multiples hachures et sa longue complexité ardente. Augustin vit Anne quitter le piano, glisser de son joli pas flexible et continu, se blottir près de sa tante, et l’une et l’autre se parler tout bas.

C’était une rhapsodie hongroise de Liszt. Présentés seuls, directs et initiaux, ces thèmes collectifs et populaires n’eussent rien fourni à ses rêveries que le plein air, la vie nomade, l’éperdu galop de chasseurs effrénés, du lait aigre, des fumées de camp, des rythmes de farouches danseurs.

Mais ils naissaient après des orages passionnés dont la mélodie ne gardait rien qu’un contrecoup d’exaltation et de lassitude, comme un désir de paix et d’oubli. On ne savait quels orages. C’était le secret de la musique. Peut-être eût-on pu voir plus net. Peut-être y était-on convié. Augustin préféra l’émotion inéclairée. Il se sentit frère de celui qui, pour reposer son âme tourmentée, avait choisi ce rond de tentes dans les steppes, ces chœurs de danse villageoise, cette insouciance nomade, ces simples et sauvages amours. C’était leur contraste avec de hauts bonheurs impossibles qui donnait précisément à ces liesses immédiates, simplettes et sans désir, une valeur de consolation, absente de leur nature et qu’elles n’eussent d’elles-mêmes jamais eue.

Grand mystère que de simples vibrations d’air fissent des sons ; merveille non moins grande et jamais expliquée que toute cette profonde sincérité renonçante pût suinter de sourds demi-tons très monotones, de sonorités paysannes et mates, sans variété ni richesse, semblables à des frappements de bois pleins de platitude, de furie et de rythmes suants.

Cette suggestion d’apaisement fut douce à Augustin, pareille à une descente sur un courant sans secousse, à une poussée de larmes sans sanglots. Une fois encore la musique fouillait dans son cœur, non son cœur actuel mais celui qu’il aurait un jour. En avance, elle laissait entrevoir il ne savait quels lointains apaisés. Il était déjà bien beau qu’elle pût lui faire accepter l’idée qu’à une date fort brumeuse de l’avenir, un changement possible pouvait frapper l’un de ces grands amours d’une force d’éternité. Elle ne la rendait, au surplus, tolérable que parce qu’elle prolongeait un de ses aspects actuels, le désir d’effacement, l’abnégation, le dévouement muet, qu’elle l’inondait d’attendrissements sur lui-même, qu’elle lui présentait, transition insidieuse, un apaisement crépusculaire aussi poétique, aussi riche d’âme que le plein soleil de son amour.

Par mutation brusque ou subit tournant dans son vol, la musique changea. Elle cessa de jouer sur ses fibres sensibles et s’en fut ailleurs. Il en fut heureux. Il était grand temps qu’il s’occupât d’arranger ses yeux. Il avait abondamment, ridiculement pleuré ; avec un manque de maîtrise sur lui dont il avait honte. Il avait pleuré de bonheur, pleuré d’abandon, pleuré de renoncement, pleuré d’apaisement, et d’oubli, pleuré de tout. Le danger d’être découvert le pénétrait d’une confusion infinie. Il n’écouta plus, s’en fut chez lui, pensa à des choses calmes, aux siens, à Christine, à l’enfant malade, au détail de ses prosaïques jours.

Il entendit les dernières notes. Elles arrivèrent séparées, distinctes, comme au début, mais conclusives cette fois, et d’un sentiment rendu inintelligible par tout ce qu’il n’avait pas écouté.

Les auditeurs se levèrent et la lumière reconquit l’espace, remontant par sauts inverses les degrés qu’elle avait descendus. Ceux qui retombaient au réel, après ces explorations de l’imaginaire, retrouvaient l’identité des occupations suspendues, leurs habits de tous les jours, le même jardin à bêcher. Mais non pas Augustin. Ces grandes crises d’un univers de passion et d’orage, étaient son réel à lui. Ce qu’il revoyait dans l’état où il l’avait laissé, c’était sa vie transformée, l’imprévisibilité de son avenir, et pour le présent un mélange consolidé de chaos et de certitude. Il tremblait que le rouge de ses paupières ne se vît.

Vers le fond du salon, la porte s’ouvrit, et le maître d’hôtel qui avait attendu la fin de la musique parut, portant des verres de citronnade. M. Henri Desgrès dit simplement : « Merci Mademoiselle ». À quoi il joignit, montrant les fenêtres ouvertes sur la nuit :

– Les salles de concert faussent la musique. Il lui faut des cadres comme celui-ci.

À Mgr Hertzog avouant avec ingénuité : « Comme on aimerait que ces grands musiciens nous disent les sentiments qu’ils portaient dans leurs cœurs », il répondit : « S’ils le pouvaient, il n’y aurait pas besoin de musique », d’un ton froid et assez sombre, qui, venant de lui, sonnait, sans qu’il le voulût le moins du monde, comme un ton de maître à subordonné.

Peut-être n’était-ce aussi qu’émotion refrénée et désir momentané de se sentir seul.

Tous parlaient, d’ailleurs assez bas, avec des hésitations, des brièvetés, des silences. Les fragiles inspirations musicales, nées et développées dans la nuit, n’avaient pas encore achevé de mourir, et il était convenable d’entourer de recueillement pieux et de respect, les belles vapeurs sonores en train de s’évanouir dans la lumière.

Augustin dit qu’on se sentait en face d’une interprétation si parfaite qu’au bout de quelques mesures toute idée d’intermédiaire disparaissait. On se trouvait devant l’œuvre même, tant ses intentions semblaient se réaliser toutes seules et fidèlement. Cette exécution ressemblait à une glace ronde éclairant la musique et large ouverte sur son cœur. Le visage glacé de la pianiste eut un sourire de remerciement plutôt que de plaisir. « Cependant, dit-elle, ces grands Steinway ont peut-être un peu trop d’éclat ; je préférerais parfois un simple Pleyel. »

Le plateau des citronnades les réunit, tous les six. La pianiste n’avait pas éteint les deux ampoules roses. Leur halo persistait oublié. M. Henri Desgrès parlait maintenant à Mgr Hertzog d’un air d’amitié et d’aménité parfaites.

Anne mêlait des sucres, agitait des cuillers au fond de longs verres fins, avec lenteur et un léger bruit de cristal. Augustin immobile et silencieux s’absorbait sur le jeu de la jeune main pure et le mouvement giratoire de la petite cuiller en vermeil.

Elle leva les yeux sur lui, renversa imperceptiblement la tête, lui sourit.

Augustin sentit dans sa conversation une nuance singulière. C’était bien cette même familiarité douce et riante qu’elle lui avait déjà montrée depuis le début du dîner. Mais il s’y ajoutait une sorte de timidité heureuse tout à fait imprévue, très différente de cette fine réserve glaçante de leurs premières relations, pleine de naturel et d’amitié. Belle avec simplicité, indifférence et presque par surcroît, sa beauté comme l’interprétation musicale de tout à l’heure, n’était que l’ouverture limpide par laquelle on regardait son âme. Il mettait à l’écouter une précision attentive, une docilité grave, soumise et forcenée, muette, et pareille aux eaux profondes qui ne se révèlent que par des verdures ; – et elle l’acceptait. D’ailleurs toutes ses réponses à lui restaient admirablement simples, calculées, réfléchies, et, comme il se l’était dit à lui-même, « camarades ». Peut-être eût-il été sage aussi d’amollir cette tension du regard, la fixité dont il buvait ses gestes, et de ne pas croire suffisante la discrétion qu’il mettait à maintenir ses ardents yeux tristes, le plus souvent possible au-dessous des siens.

Anne avouait qu’elle avait été extrêmement touchée par le Chopin des « Adieux ». Elle dit : « Ce long duo qu’est cet adieu, ce dialogue de deux cœurs qui se séparent. » Augustin fut frappé de cette impression. Anne avait cru voir que deux personnes souffraient également… Lui n’entendait qu’une seule plainte, les duos évidents n’étant que citations, chargées d’interrompre et d’alléger ce long remâchement de douleur. Anne avait souffert avec sa sympathie. Lui souffrait pour son compte. Cela faisait la différence. Son interprétation était comme elle, tendre et fraîche, et ainsi qu’il l’avait jugée jadis de sa pensée, gracile comme un corps d’enfant.

Il se trouvait admirablement placé pour observer en lui un fait jamais produit encore avec cette intensité : le phénomène des deux paroles, la conversation sur deux registres : celui des mots réellement prononcés, visibles et sortant des lèvres, et le profond murmure des phrases intérieures.

– J’ai cru à une plainte unique, disait sa conversation claire. J’ai tiré à moi toute la couverture. J’ai senti en égoïste, comme ceux qui ne partagent pas.

Elle s’immobilisa une seconde :

– Ah ! sourit-elle, c’est plus profond.

Elle accepta une rectification identique pour la rhapsodie de Liszt, n’ayant pas deviné les orages passionnés qui précédaient la chanson des steppes :

– Il faudra que nous réentendions tout cela, dit-elle, et ce « nous » le brûlait au cœur.

Confuse et riante, elle fit allusion aux conciliabules tenus pendant l’exécution de Liszt :

– Je m’accuse aussi de trop de distractions…

Elle jouait avec l’extrémité de l’écharpe bleue, sa petite tête penchée un court instant sur l’épaule, évitant à demi ce regard qui la buvait, un pâle rose pastel étendu sur le visage, en une expression qu’il n’avait pas vue encore.

Mais la voix intérieure parlait, sur d’autres timbres :

– Mademoiselle Anne et mon amie, peut-être faudrait-il que vous soyez moins douce, moins ravissante et moins bonne à la fois, afin que tout cela soit moins difficile pour moi…

M. Henri Desgrès montrait à la pianiste cette déférence qu’il avait pour tout technicien sachant son métier, jointe à la séduction incherchée de son aménité autoritaire :

– Ces préludes, disait-il, sont sans doute ceux qui furent écrits à la Chartreuse de Valdemosa ?

Augustin n’avait plus qu’une pensée dont la préoccupation grandit à mesure que s’approchait l’adieu. Tous les mots, tous les gestes d’Anne, tous les timbres de sa voix, s’en emparer comme dans la pureté de l’état naissant, à la seconde même où il les entendait, en garder non le souvenir, mais la sensation prolongée, ainsi qu’il avait fait pour le contact de sa main, s’en retourner, seul avec eux, les yeux fermés.

Le valet de pied à touche paysanne annonça que la voiture était avancée. Il était bien plus tard que l’heure à laquelle Augustin avait prié qu’on voulût bien le ramener. Debout dans cette conversation hachée et précaire des départs, il crut voir qu’on ne lui demandait pas, comme jusqu’alors, de revenir. Il souffrit violemment, domina sa souffrance, se dit que devant cette hospitalité amie, une nouvelle visite était heureusement plus qu’une obligation de forme.

– Y a-t-il un jour où vous me permettrez de venir vous remercier, Madame ?

Il ne s’était jamais senti plus raidi et plus angoissé.

– Oh ! mais, naturellement, quand vous voudrez, fit-elle, et son expression lui rappela celle de sa prise de congé d’après le déjeuner : un demi-sourire qu’Augustin connaissait bien, où sa royauté mondaine se mélangeait de pénétration, d’amusement et d’esprit. Le fléchissement de grâce, l’exquise, l’imperceptible offrande, qu’il connaissait bien aussi, étaient réservés au haut seigneur calme, debout près d’elle.

– Mais revenez vite. Outre le plaisir que nous en aurons, Mgr Hertzog et mon beau-frère partent dans très peu de jours, nous les suivons et vous risqueriez de ne revoir personne jusqu’à la mi-octobre.

Augustin partit dans ce coup de vent glacé.

Lorsqu’elles traversèrent avec lui le grand vestibule, on leur tendit à toutes deux des vêtements légers ressemblant à des manteaux de tourisme et de montagne, où elles se blottirent avec la même rétraction frileuse. Elles s’avancèrent sur le perron, face à la nuit. Ce vêtement changeait Anne. Haute, libre, sportive, d’une patricienne et rêveuse élégance, elle semblait debout sur la terrasse d’un hôtel d’altitude donnant sur des glaciers. Beaucoup plus bas, au pied de balustres et de marches courbes, une longue voiture attendait.

Éclairant l’ensemble des pelouses, les façades et les premiers développements du parc, repoussée çà et là par des noirs vigoureux et impénétrables, faussant toutes les valeurs, la lumière fixe et dédorée de la pleine lune s’étalait devant leurs yeux comme une sorte de jour.

Ce qui frappait était le prodigieux silence, l’absence presque totale de détails, cette psychologie de somnolence et ce paysage de léthargie. Un couan-couan métallique de canards ou de quelque autre bête sauvage s’entendit du côté des étangs. Un souffle à peu près continu, très lointain, perceptible si on y faisait attention, devait passer ou naître sur les bois, seule chose qui pouvait bruire.

Anne se prit à murmurer :

Come to the window, sweet is the night air,

sans fixer les yeux sur personne, soit qu’elle choisît de ne rien préciser dans cette vapeur de songes, d’émotions et de désirs où l’avait jetée la musique, soit qu’elle préférât ne pas distinguer ce soir entre les trois qui étaient là, et fermer les yeux devant l’obscure douceur uniforme montant de leur triple et différente amitié.

Augustin acheva la citation de Shelley :

Where the sea meets the moon blanch’d land.

sans regarder quoique ce fût, comme elle-même avait fait.

La poésie modela l’amplitude de la nuit en embrasure de fenêtre et coin de feu.

Il eut un geste de modestie quelconque devant le compliment de Mme Desgrès des Sablons :

– M. Méridier sait à peu près toute chose, je crois.

Il se tenait découvert, immobile, son manteau mis, étranglé par l’adieu, mais terrifié aussi de se deviner lié à Anne, par-dessous ces silences, en une violente émotion commune, dont nul autre qu’eux-mêmes n’était confident.

– Savez-vous ce que vous devriez faire ? dit Mme Desgrès des Sablons. Passez par l’allée des étangs. Allez-y voir le reflet de la pleine lune. Il est d’un romantisme qui vous ravira. Vous aussi. Henri. Ou plutôt, allez-y exprès et revenez-en.

– Et vous aussi, dit Anne en l’entourant de son bras.

– Et nous aussi, fit-elle.

La douce et longue voiture y fut en quelques souffles.

Nul ne parlait. Sur le siège du fond, Anne était blottie entre « Oncle Henri » et sa tante. En face d’eux, sur un siège pivotant, Augustin regardait droit devant lui, à l’infini, tout son visage immobile et fermé. Le pressentiment d’une sympathie que la dernière attitude d’Anne lui montrait grandissante, continuait d’épouvanter son âme.

Ils virent la nouvelle forme du paysage lunaire sans prendre le temps de descendre. La surface de l’étang et l’entourage des bois baignaient dans une vapeur dorée d’incantation. L’ensemble du ciel et des eaux formait une seule imprécision immense, une fluidité coupée par la noirceur horizontale des rives. Sur le chemin de lune, un glacis ondulé de rides et vaguelettes remuait, criblé d’étincelles, de clinquant, de paillettes, de résilles et de filets de feu, comme pour une fête donnée sous les eaux. La lune du ciel restait fixe et parfaitement ronde au centre de son néant noir-bleu. Mais la lune des eaux, pareille à une lanterne vénitienne, tremblante et ovalisée, dansait dans le vent de nuit au milieu de cette verroterie, et menaçait de prendre feu.

Mme Desgrès des Sablons dit avec une extrême élégance d’articulation et quelque lenteur mélancolique :

– Tout ce décor, assez conventionnel, ne laisse pas de vous toucher…

Pour voir ce paysage, Anne dut quitter l’adossement capitonné du fond. Augustin vit se pencher entre lui et la glace latérale, le pelucheux manteau de montagne et la douce surface de ses cheveux. Il était assez près d’elle pour en sentir le léger parfum humain. Mais il se recula sur le strapontin d’un mouvement d’apparence fortuite, en une impassibilité égale à celle de M. Henri Desgrès.

Lorsqu’ils revinrent, Mgr Hertzog les attendait sur le perron. Coiffé, en douillette, muni d’un paquet de lettres, il paraissait vouloir profiter du voyage pour les porter, jusqu’à la gare, à l’express de nuit. Augustin ne comprit pas. N’aurait-on pu l’en charger lui-même, ou le chauffeur ? Il se désola. Il avait un besoin fou de solitude. La perspective d’une conversation, même raréfiée, même réduite à trois mots, le meurtrissait.

Le valet de pied de tout à l’heure, porteur d’une panerée de roses vint la placer près du chauffeur. L’explication tomba du haut du perron :

– Ces roses sont pour votre mère et votre sœur, puisque ces dames ne consentent pas à venir les chercher. Dites à votre mère tout le plaisir que nous fait l’amitié de son fils.

La puissante voiture fila, en une douceur de fuite où s’évanouissait tout son poids. Les yeux fermés, enfoncé dans le capitonnage à la place juste où s’était appuyée Anne, Augustin s’absorbait dans un silence forcené. Il devina vaguement le passage de la conciergerie, l’arrivée sur la route, la saveur différente de la nuit, l’odeur plate et rustique des terres. C’est là qu’il reçut le coup qui l’écrasa.

– Monsieur Méridier, dit Mgr Hertzog qui n’avait pas encore parlé, je viens d’être chargé par Mme Desgrès, – il y a, dirai-je quelques minutes ? – d’une mission auprès de vous, qui ne peut, je crois, que vous être agréable.

Brusquement penché en avant, Augustin fixa l’Évêque.

– Je dirai tout de suite l’essentiel. Une démarche de vous, en vue d’obtenir la main de Mlle de Préfailles serait examinée avec sympathie.

Cette sensation qu’il avait déjà éprouvée, qu’il croyait être celle dont on perçoit intérieurement la lividité du visage, revint, grandit avec une douceur d’évanouissement. L’Évêque parut parler d’une voix très assourdie, derrière un monceau de coton. Puis Augustin se retrouva renversé en arrière, dans les profonds coussins Pullman, en un vertige finissant, plein de faiblesse, de chaleur glacée et de saccades de larmes mêlées au martellement désordonné de son cœur. La pensée du chauffeur le traversa en éclair, mais entre lui et l’intérieur de la voiture, une haute cloison capitonnée, porteuse d’épaisses glaces coulissantes, le rassura.

– Mon enfant ! mon enfant ! disait l’Évêque, dont les deux mains s’étaient posées sur son bras, j’aurais dû prendre plus de ménagements. À mon âge, on ne soupçonne pas…

La voiture lancée sur la route nationale jetait derrière elle les troncs de platane et leurs feuillages. Les lumières de la ville s’apercevaient déjà droit devant eux.

– Je ne vous cacherai évidemment rien, Monseigneur, dit Augustin d’un débit encore faible, en s’essuyant largement le visage. Cette petite scène a parlé pour moi…

– Écoutez, mon enfant. Vous me permettez de vous appeler ainsi, n’est-ce pas ?

Puis tandis qu’il gardait une main sur la sienne, il ouvrit de l’autre la glace coulissante :

– Voulez-vous passer par la gare d’abord.

Le chauffeur inclina la tête.

– … Sans quoi, nous n’aurions pas le temps, expliqua-t-il en fermant la glace.

– Voici les paroles de M. Henri Desgrès, Mme Desgrès étant présente : « Ce jeune homme ne parlera jamais. La première démarche doit venir d’ici. »

– Deux mots, Monseigneur, interrompit Augustin. Pour vous seul. Jamais, en effet, je ne me serais permis de penser à Mlle de Préfailles comme à une fiancée. Je m’étais même promis la première fois, de ne jamais retourner là-bas. À supposer que j’aie pu, ajouta-t-il sourdement…

Mgr Hertzog écoutait sans interrompre, tel un récit difficile au confessionnal. Augustin dut remonter jusqu’aux dires de Marguillier, jusqu’aux folles possibilités entrevues. Puis, comme au Palais, il « passa » les aveux, jusqu’au bout. En grande honte et sincérité il expliqua quels espoirs insensés animaient l’exposé de la pensée religieuse qu’il lui avait présentée il y avait quelques jours, d’aspect si objectif, si désintéressé, si nourri de motifs éternels…

– Maintenant, vous savez tout.

La voiture stoppa près de l’octroi. Un gabelou gras, manchot, à médaille militaire, un foulard remplaçant le faux-col, tenta hors de son rez-de-chaussée deux pas traînards, pleins d’une nonchalance sans façon. Mais le chauffeur fit : « Non, non ! » de sa tête correcte et redressée.

– Il n’y a, fit l’Évêque, en tout cela aucune faute. Et peut-être la Providence a-t-elle voulu me faire donner ainsi par vous les renseignements qui m’étaient nécessaires et qui, bien entendu, m’ont été demandés. Voici la phrase de Mlle de Préfailles, que je vous rapporte fidèlement, telle qu’elle a été prononcée il y a bien peu… Il chercha l’unité de mesure » « Heures » était beaucoup trop long ; « minutes » indiquait trop visiblement les causeries sur le canapé durant la musique ; il se borna à : « bien peu de temps ». – « Je n’ai pas de raison, a-t-elle dit, de cacher mes sentiments. Cependant j’ai besoin de causer avec M. Méridier souvent, longtemps. Je veux le connaître. Je déciderai après. » – Vous n’êtes donc pas autorisé à penser à elle comme à une fiancée.

La voiture ralentissait sur le cailloutis roulé qui servait de pavé à la petite ville. Elle longea des maisons sombres, des boutiques aux volets clos, et les premiers déballages pour la foire du lendemain.

Augustin leva le bras avec quelque chose qui ressemblait à du désespoir.

– Je vous supplie de dire, Monseigneur, tout ce que vous savez de moi. C’est si simple ! Vous me connaissez comme moi-même. En dehors de mes travaux, de mes réalisations de carrière, il n’y a rien en moi (avec une pudeur lourde à remuer) aucun secret, aucune vie seconde, rien que ma famille, que les miens, et que… mon attachement passionné. (Il trouvait intolérable de dire : mon amour). Au point de vue religieux, dit-il à voix sourde, qu’on ait pitié de ma bonne volonté !

Avec cette gravité que les laïques prennent pour du solennel et qui n’est qu’évaluation des responsabilités, faite aux mesures religieuses :

– J’ai attesté, mon enfant, dit l’Évêque, la parfaite honorabilité de votre âme et la permanence de vos recherches de Dieu.

Le chauffeur prit les lettres, s’en fut à la boîte, dont il souleva le couvercle d’une dédaigneuse main gantée.

Des omnibus d’hôtel attendaient. Deux hommes, tenant chacun en main une poignée de malle, barrèrent la largeur d’une porte de leur maladresse instantanée. Un paysan à blouse gonflée, comptait des sous dans sa main. Des gens tournant le dos à la gare apportèrent cette curiosité flemmarde et bon enfant dont ils regardent les voitures de très haut luxe. « C’est-y ça qu’on appelle des Rol Rouace ? – Sûr. T’as qu’à voir le capot », dit l’autre, renseigné. Ainsi servi, le nom exotique ressembla à une viande rare, préparée à la sauce au vin et aux frites, dans une auberge du pays.

Les phares balayant de nouveau toute la longueur de l’avenue, firent sortir de l’ombre des squelettes de tentes et des carrioles de forains.

– Monseigneur, je vous rappellerai un mot de Largilier, au moment de mes plus tristes doutes : « Dieu ne laisse pas sans secours nos bonnes volontés. Il enverrait plutôt un ange. » Il refréna toute assimilation avec celle qui voulait le connaître et déciderait après. L’assimilation était là cependant, au bout de sa perspective, l’attirant comme un astre inconnu.

– J’ai le désir de passer toute ma nuit en prières. Je sens la sourde présence et la terreur de Dieu.

Devant la maison, le chauffeur débarqua les roses. À la lumière du réverbère, Augustin y vit trembler des gouttelettes d’eau. Il retrouva dans sa poche de portefeuille le billet de dix francs qu’il y avait glissé à même, au départ. L’élégant chauffeur l’accepta avec un formalisme distant.

La porte refermée, Augustin monta, portant la corbeille. Il ne voyait que les roses blanches et les roses thé, la nuit éteignant les variétés pourpres. Il se rappelait les moments hostiles de la première visite où il s’était, par timidité, tant attardé devant les roses.

C’étaient elles maintenant qui venaient à lui, petits symboles. Elles prenaient les devants, ainsi qu’avait daigné faire celle qui ne s’était pas encore promise, avec une clairvoyance, une condescendance, une douceur qui l’écrasaient.

L’extrême distinction de leur parfum de poivre et de praline, d’une végétale et mondaine innocence, montait avec lui dans la vieille demeure. Inerte, anesthésié, Augustin perdait pied en un bonheur sans rivage. La gaîté de son corps le devançait. Il ne savait quelle légèreté incroyable commençait de bondir et de bouillonner dans ses muscles. Il continuait cependant de monter lentement, porteur des roses d’automne, en un recueillement encore terrifié, incomplètement éclairé par les premiers feux d’une effrayante joie.

VII

L’OFFICE DES MORTS

I

LE CRI DANS LA NUIT

Ce fut quelques heures seulement après la rentrée d’Augustin.

Cette nuit-là, le Destin parla très haut.

Christine dormait en une fauve lueur rougeâtre qui imitait la veilleuse, lui ressemblait en plus éteint, était une sorte de veilleuse pour songes. Il existait un objet qu’elle devait absolument trouver, un objet indispensable à Bébé. Elle cherchait en une chambre très différente de sa chambre véritable, familière cependant et le sentiment de cette différence se promenait à travers le rêve.

Elle ne voyait rien. Elle tâtonnait en des coins d’ombre rouge. Une voix disait : « Ce n’est pas là. Ni là. Ni là. » Quelle voix ? Celle d’Augustin, qui est dans la chambre. Il prend despotiquement la recherche en main. Il emporte dans ses bras quelque chose et elle suit comme elle peut, de ses jambes lourdes. Qu’est-ce donc qu’il emporte dans ses bras ? On voit son dos déjà loin. Elle suit mal, avec de lourdes jambes inremuables.

Un petit gémissement, un soupir. Qui vient d’où ? Mais d’où vient-il, grand Dieu ? Mais naturellement de ce qu’Augustin emporte dans ses bras malgré tous ses efforts à elle, et son angoisse de suivre, et le souvenir de vieilles rancunes. Il emporte Bébé dans ses bras.

Tout s’immobilise. Une sorte de panne dans la machinerie du songe. Un coup de vent balaie les images vaines. D’autres, d’étoffe plus forte, remontent des magasins noirs. C’est dans la vraie chambre, à la lumière de la veilleuse véritable, que battent les derniers pas de la fuite d’Augustin, dans la chambre garnie de la grande armoire et du berceau de Bébé. Le petit soupir entendu surnage à peu près seul dans la liquidité nocturne retrouvée, d’un rougeâtre redevenu réel.

C’est bien Bébé qui a gémi. Son souffle agite imperceptiblement l’arc mou des lèvres, au rythme rapide de l’enfance. Il faut pour le voir être tout près, penché sur les bleuâtres petites paupières. Christine lui rit d’amour et de pitié, sur la pointe extrême d’une tendresse dont les pleurs mêmes n’abaisseraient pas la tension.

La nuit est tiède et douce. Très grand silence. Trois heures du matin. Tous les bruits s’étalent entre des marges spacieuses. Les battements sourds envoyés à travers la maison par la pendule de la cuisine laissent passer le déclic métallique qui précède le chant des heures.

Un espoir en la Sainte Vierge habite ces moments noirs d’avant l’aurore : le sentiment qu’il existe, quelque part, pour Christine et son petit enfant, en d’imprécises régions conçues sur le modèle du très haut espace, une sorte de copie agrandie de sa tendresse, un réservoir de puissance à peu près infini, et, dans l’arrière-fond, un sourire royal qui ne dirait pas son secret.

L’intuition s’accentue sur les mots : « Pleine de grâce » et : « Priez pour nous maintenant », de l’Ave Maria.

L’express de quatre heures du matin, dépouillé de son acuité déchirante par d’immenses étendues nocturnes, siffle et diminue dans des parties confuses de la nuit.

À ce moment, Bébé poussa l’inoubliable cri.

Christine en sentit d’abord la pénétration indolore et filante avant l’affolement et la terreur. Un cri aigu, brutal, subit, d’animal qu’on égorge durant son sommeil. Il y eut un mouvement de la petite main entre le front et la couverture. Puis l’enfant se calma et se rendormit.

L’affreux désarroi maternel heurtait autour de lui toutes les parois du possible. Ce ne peut être une piqûre, une coupure. Une dent qui perce n’amène pas ce cri. La lampe éclaire les yeux clos et l’intact visage enfantin. C’est autre chose. C’est la vieille horreur innommée qui se bat, on ne sait où, contre la vie, dans les profondeurs d’un corps d’enfant. « Mais quoi donc ? mon Dieu ! Mais quoi donc ? Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! » Christine sanglote à petites secousses sur ses deux mains pressées et jointes.

Elle n’est pas seule à avoir entendu. Des portes s’ouvrent, dans ce silence qu’elle trouvait si doux. Augustin arrive, ardent visage d’insomnie : « Qu’est-ce que c’est donc ? C’est Bébé qui a crié comme ça ? » – La vieille maman aussi est venue. Elle a jeté un peu de laine sur l’anatomie pitoyable de sa vieillesse ; elle est coiffée d’un bonnet. Ses cheveux gris-fer, embrouillés par la nuit, tombent sur des yeux d’une tendresse si calme devant la douleur, ancienne connaissance. Il est bien naturel qu’elle soit là, de jour, de nuit. Cette porte s’est ouverte et elle est venue. Quoi de plus simple ?…

Mais sa présence qui continuait si bien les soucis de Christine, qui semblait moulée sur eux, se montre brusquement comme il convient que sa fille la voie, dans sa réalité indépendante, à la seule lumière de la santé de sa mère. C’est une vieille femme malade, qui ne devrait pas se trouver au milieu de la nuit au chevet d’un enfant.

– Va te recoucher, pauvre Maman. Va vite. Que veux-tu ? Nous ferons revenir le médecin. Augustin ira le chercher.

Les bras de Christine se referment sur le vieux corsage de laine.

Puis, entassant d’un seul coup toutes ses anxiétés dans un compartiment qui lui appartiendrait en propre, où seule elle aurait pour le moment, le droit de pénétrer et de s’affoler tout son saoul, sans que personne y regarde, faisant pour se mêler à autre chose, un effort héroïque :

– Es-tu content de ton dîner, Augustin ? t’y es-tu intéressé ?

Ils s’en retournent tous les deux, la grand’mère et l’oncle vers les chambres obscures. Augustin croit sentir, venant de la cuisine où il a déposé leurs tiges dans l’eau, un ténu parfum de roses, petit rappel d’une immense insomnie lyrique.

Christine se retrouve seule.

Les rideaux s’agitent d’une ondulation longue, qui descend d’en haut jusqu’au sol. Il fait du vent. Le premier vent de l’aube. De très faible amplitude, né sur place et finissant à quelques centimètres, il remue les rideaux comme un doigt.

Ce cri a changé toute chose. Christine sent maintenant, perceptible dans l’air même de la chambre, un effrayant danger inconnu, comme une présence masquée, capable elle aussi de remuer des rideaux, du bout de ses doigts.

Toutes les craintes d’avant n’étaient rien. C’est maintenant qu’elles commencent.

Il va falloir voir juste, se battre dur. Des puissances d’action désespérées se lèvent au cœur de Christine, quelque chose d’une gravité, d’un sérieux écrasants.

Le chapelet de tout à l’heure, c’était, autant dire rien… une broderie, une musique, une espèce de fleur en un vase, tout ce que vous voudrez de léger. Il faut une prière forcenée, profonde, inlassable, capable d’ébranler Dieu.

Christine est à genoux sur la descente de lit, contre son lit défait. Une neuvaine de messes avec communions ? malgré de terribles difficultés d’horaire ?… Une autre neuvaine, de reconnaissance, après la guérison… un départ pour Lourdes, et pour Lisieux, plus tard ? Ce sont des « moments ». Il faudrait, dans la direction de Dieu, comme une prière perpétuelle, une tension permanente ; il faudrait qu’elle prenne chaque matin et pour tout le jour, le sentiment d’un besoin de Dieu éperdu, précis, spécial, dans l’immense besoin général : « Seigneur, celui que vous aimez est malade. » Il y a des spécialistes de ces supplications-là. Elle écrirait aux Clarisses, où est Marie…

Ainsi pénètre-t-elle le monde de la prière, avec cette intensité, cette clarté dans la profondeur, qu’elle partage avec Augustin en d’autres royaumes que lui, des royaumes où il n’entre pas.

Dans la longue raie verticale que fait l’entrebâillement de la fenêtre, une grandissante dilution de la nuit tend au noir gris, au gris de brume, au gris de l’aube. L’horloge envoie à travers les briques les coups d’une heure dont le compte a commencé trop tard, peut-être cinq, peut-être six heures du matin. Malgré quelques petits gémissements, Bébé n’a pas cessé de dormir.

*

* *

– Vous avez fort bien fait, Madame. Pour toute nouvelle inquiétude, il faut évidemment m’appeler.

Les quatre adultes sont là, autour du berceau. C’est le plein jour et toute l’apparence défaite des appartements dans le désordre du matin. Le médecin, d’un œil fixe, distrait, suit quelque immobile rêverie.

– Fort bien fait. En somme, récapitule-t-il : ce cri, qui vous a frappé, comme s’il avait reçu une blessure ; et aussi naturellement, les vomissements de lait. Quatre biberons bien bus, n’est-ce pas ? et le cinquième rejeté, mais là, franchement. Envoyé net, droit, comme un beau jet (Son geste dessine la parabole).

Puis, adressé au Bébé, un ton de reproche amical, comme d’une chose qu’on n’eût pas cru de lui :

– Voyez-vous ça !

Un air de plaisanterie, mais qui reste noble, mesurée, condescendante, imprègne l’interrogatoire. Personne ne la goûte, il est vrai, aucun des adultes ; ni, naturellement, la petite forme somnolente. Un jeu bizarre se joue, qui change les symboles et les âges. Toute l’attitude du médecin, son détachement, sa légèreté, son apparente songerie n’est qu’enfantillage. C’est elle, la petite forme, qui possède le secret des pensées sévères. Sous les paupières mauves, ces graves yeux d’enfant malade mènent une rêverie tellement lointaine et si peu terrestre qu’aucun adulte ne pourrait se hausser à ces altitudes de méditation solitaire, au-delà de la crainte et de l’espérance.

– Voulez-vous que je le démaillotte, Docteur ?

– Oh ! un instant, Madame. Je pourrai très bien prendre son pouls, comme l’enfant est là, sans le déranger.

Ses yeux s’arrêtent non seulement sur son remontoir, mais aussi sur la brassière respirante, la fixent, la pénètrent, reviennent au chronomètre, ont l’air de retourner chercher une sorte de point de repère quelque part au fond de sa propre tête, à lui le médecin. Quoique aucun de ses muscles ne bouge, on voit très bien la double vie du regard : intérieur, – projeté devant lui, – et de nouveau intérieur.

Il faut que ce soit chose bien complexe, pleine de subtilités et d’inconnues algébriques, que de prendre le pouls d’un petit enfant.

– Assieds-toi, Maman, fait Augustin à voix basse, en lui glissant une chaise.

La vieille femme fait : « Non, non » de la tête, puis s’assied. Le Docteur prononce des : « Oui, évidemment, oui », et autres remarques pareillement illuminantes. Son visage n’a pas quitté son air de distraction, de paresse active et capricieuse.

C’est ce silence qui est insupportable et aussi cette technique de recherches où Augustin n’a aucun repère, dont il ne sait même pas si quelque chose la distingue d’avec les simples gestes de l’incertitude et les explorations du hasard. À quoi s’amuse cet homme ? Il redresse lentement de petits genoux pliés, il allonge un corps pelotonné ; parfois, c’est la surrection des jambes maintenues à angle droit avec le buste pour mieux montrer leur amollissement et les longs plis de peau inutile. L’absence de connexion est vraiment trop marqué entre des jambes d’enfant, des vomissements et un cri.

C’est du hochet en forme d’anneau, pendu au petit berceau, qu’il joue maintenant, le médecin. Augustin reconnaît ce vieil anneau d’ivoire, familier à sa vie d’autrefois. De très anciens moments, décollés de tout passé précis, remontent d’une enfance ressuscitée.

Les yeux de l’observateur, ces fixes et profonds yeux d’énigme et de recherche, ne perdent pas de vue ceux de Bébé. Toute la puérilité factice du début, disparue de partout ailleurs s’est comme réfugiée dans le langage et sur les lèvres, en une exaspérante imitation du parler enfantin.

– Beau zouzou. Il est beau, le zouzou. Il est beau.

Le médecin l’agite, le balance, l’expose contre le jour, réveille un minuscule grelot d’argent qui rend un grêle son de jouet et de Noël.

Le Bébé le suit un instant, puis, dédaigneux, retombe dans sa rêverie.

Étranges minutes !… Toutes ces puérilités, chargées de sens obscurs, mariées à cette solennité d’un regard d’enfant, semblaient du tragique pour marionnette. Augustin sentait suinter et couler en lui une petite angoisse fine. Après tout, on ne savait jamais !… Les portes de la cuisine battirent. À travers trois pièces désertes vint le bruit des brocs pleins raclant sur des pierres. La grande Marie était là.

Logée au creux de la nuque, avec une grande douceur technique et maternelle, la main du médecin hochait imperceptiblement la petite tête comme par plaisanterie, pour obéir aux règles d’un jeu, pour s’assurer que le pivot était bien graissé.

– Il est fort bien sur son oreiller, ce Bébé-là. Ah ! oui, oui, ou…i ! ! Il est bien !

Mais Bébé ne goûta pas le jeu. Une grimace de déplaisir plissa le coin de ses lèvres et la lumière des yeux perdit toute portée métaphysique.

Comme le médecin continuait son inoffensive taquinerie, la faible voix gémit. Christine contenait une sorte de tension tremblante.

– Il ne faut pas l’ennuyer, dit le médecin, gêné comme d’une maladresse. Laissons-le ce petit, qui n’a pas envie de jouer.

Il se leva.

– Rien de bien décisif, fit-il en regardant Christine droit dans les yeux, comme si toute question d’elle dût s’arrêter net, au bouclier de ce regard.

Et hâtif, d’une seule traite, sans interruption possible :

– Donnez-lui régulièrement toutes les trois heures, la petite cuillerée de potion, oui, la même au citrate de soude, contre les vomissements. N’oubliez pas le bain tous les soirs. Donnez-lui en un autre cette nuit s’il est agité, s’il crie, comme il a fait.

– Docteur, fait Christine, mais enfin cette maladie qui continue après cette entérite guérie…

– Oh ! ça, pour ces crises-là, vous savez, mon avis est qu’il n’y a qu’à attendre.

Et il cherche…

– Christine, dit la grand’mère, il n’y a plus de potion.

Il cherche autour de lui, par terre, dans l’air, à hauteur d’homme. Ses gants ? Non. Quoi donc alors ? C’est une chose qu’il cherche à dire. Il la cherche comme si elle existait parmi les choses touchables.

– Je voudrais… oui, peut-être ! On pourrait essayer une petite piqûre apaisante qui réussit assez bien dans des crises comme celles-ci, qui calme la douleur, utile aussi dans les convulsions sans gravité qu’on peut craindre. Oh ! une petite piqûre, sans aucun danger, répète-t-il (la petitesse étant sans doute garante de l’innocuité). Vous allez peut-être chez le pharmacien, Monsieur ? pour la potion ? Descendez avec moi.

– Oui, fait Augustin étonné.

– Je vous expliquerai en route ce qu’il faut commander pour cette petite piqûre… Voyons ! voyons ! Madame. Il ne faut pas être pâle comme cela. Il faut être plus raisonnable.

Christine, détournée du médecin, d’Augustin, de toute la chambre, regarde sa mère, et face à la familiarité du vieux visage, laisse pleurer, en rares larmes spasmodiques, par doses distinctes et brûlantes, le désespoir d’un pressentiment sans-nom.

– Voyons ! voyons ! Madame, continue le médecin.

– Ma petite Christine, fait Augustin, posant sa main sur une épaule secouée.

Et son ton dit : « C’est si disproportionné avec le danger réel » ! Cette désapprobation sort de toute son attitude, en des sortes de mots silencieux.

Il se tourne vers sa mère pour la prendre à témoin, pour chercher un appui à son opinion, pour lui conseiller à elle aussi la tranquillité nécessaire. Mais sur le vieux visage gris pierre passa un bouleversement muet, où toutes les douleurs, l’actuelle, celles d’autrefois, celle pressentie, se mêlaient dans une longue science de la souffrance.

Ce ne fut qu’un instant, non vu par Christine, à peine saisi d’Augustin et par hasard. Sur-le-champ, les réquisitions de l’activité – (Christine qui peut regarder, Bébé qui peut avoir besoin de tout) – reconquièrent la pauvre femme, rejettent hors de son présent ce grand pressentiment sombre, dont Augustin ne sait s’il est plus infondé ou plus terrifiant.

– Monsieur, fait le médecin à Augustin, à peine dans la rue, je vous ai demandé de descendre parce que je vous dirai à vous ce que je n’ai pas dit à ces dames…

Deux yeux fixes, droit dans les siens, expriment une attention stupide et d’une immobilisante intensité. Il existe ce qu’on appelle le cours normal et raisonnable des choses, des affirmations comme « le sol est dur », « je suis en vie ». Elles sont le sens commun, les bonnes vérités solides. Elles vous soutiennent de leur fort appui. Du moins l’ont-elles fait jusqu’à la minute précédente. Or précisément voici qu’elles commencent de paraître singulières, comme si elles allaient se mettre à tourner. C’est toujours ainsi, quand change le monde.

Augustin voit la voiture neuve du médecin. Elle est belle. Elle est garée un peu plus loin, dans un renfoncement du trottoir, à cause des charrettes de paysans qui encombrent la rue. Ils s’y dirigent, le médecin et lui. Il est tout naturel qu’ils s’y dirigent. Ils la dépassent. Ils marchent tous deux à pas lents, vers des endroits quelconques, on ne sait où.

Les quelques mots qui suivent augmentent le relief et le poids des premiers ; leur donnent une densité de choses véritables et le droit de développer désormais en une lente vraisemblance tous leurs dons d’épouvante.

– Je voudrais me tromper. Je ferai à cet enfant ce soir ou demain une ponction lombaire, pour être bien sûr, mais je crains de l’être déjà.

Dans la pensée d’Augustin à la fois raidie et effondrée, tous les bruits de la rue entrent, avec aussi peu de résistance que dans la chambre d’un mort. Des gens passent. Un homme conduit un cheval à la main, et fait : « Holà ! ho ! Holà ! ho » ! Une grosse ménagère crie : « Je lui avais bien dit ! Je lui avais bien dit ! »

C’est au milieu de mots pareils, et tout simples, de toutes ces choses qui restent les mêmes, contre des carrioles, des maisons, des empilements de fromages sur le bord des trottoirs, exactement comme dans toutes les foires, dans cet ensemble inaffecté, que de terribles explications techniques, des phrases sans chaleur ni froid, d’une brutalité impassible vont la remettre debout, cette conscience inerte et qui s’effondre, sous un martellement de poings durs.

– Nous sommes des hommes, n’est-ce pas ?… Vous n’êtes pas la pauvre mère…

Suivent tous les termes de cette vérité, objectifs, multiples, détaillés, convergents, à laquelle, en d’autres domaines Augustin avait conduit jadis sa dure et orgueilleuse douleur.

– Le beau cas classique. Tous les symptômes : somnolence, amaigrissement continu et lent, cri dans la nuit, bien connu, bien décrit, qui a un nom, raideur douloureuse de la nuque, intolérance d’aliments, vomissement sui generis, sans effort, en fusée, qui a un nom, lui aussi, irrégularités du pouls et de la respiration, – commençants, je le veux bien ; troubles oculaires, commençants, eux aussi. Et cependant ! Vous avez vu, n’est-ce pas, ce manque de parallélisme dans la vision latérale ? le droit interne de son œil gauche est déjà paralysé.

Horreur ! Horreur !

– Nous ferions mieux de descendre du trottoir un instant.

Un homme en blouse bleue y marche devant lui, sans regarder, porteur d’un sac énorme, grisâtre et qui sent le grain. Il n’est pas malade. Il est lourd, rouge, fort. Il sue.

– Attention ! attention ! Cette voiture nous écraserait bel et bien !

Et quelques pas plus loin un coup de chapeau respectueux à une vague passante en noir.

Le monde continue d’exister comme auparavant pour le médecin.

Une épouvantable lumière commence de luire, lampes successives dans une suite de caveaux : ce coin-là, cet autre… Bien sûr, Augustin a vu ce geste de la main sous la nuque, ces jeux puérils avec le hochet. Mais sous les toutes petites formes qu’avaient choisi de prendre les énigmes mortelles, il ne les résolvait pas ! Ce médecin qui croit qu’il a vu, lui, Augustin ! Mais il n’a pas vu ! Là aussi, ne voient que ceux qui sont préparés à voir… Banalités de méthodologies scientifiques qui passez, reconnaissables pour qui vous a tant aimées !…

Rien dans son esprit qu’une sorte de passivité foudroyée, une sensation d’assommé, une perte brusque de toutes les vraisemblances de la vie.

– En deux mots, je crains… je fais plus que craindre… la méningite tuberculeuse. Où a-t-il pu la prendre ? Ça, c’est une autre histoire. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’a. Ça ne pardonne jamais ! jamais ! jamais !

Trois petits coups secs donnés de haut en bas, par son poing droit fermé, comme trois coups de pompe.

Augustin eut le soubresaut purement physique de l’animal capturé.

– Mais enfin, Docteur il y a huit jours, il y a quinze jours, quand je vous ai appelé pour la première fois, vous auriez dû le dire !… tentez tout ! Appelez un confrère en consultation ! Je ne sais pas, moi !

Le médecin haussait les épaules avec une lenteur infinie. Toujours les mêmes, ces réflexes de la douleur, chez l’homme de haute culture et chez le paysan. C’est le déterminisme du désespoir.

– Cher Monsieur, c’était mortel dès la première présence du bacille de Koch, il y a huit jours, il y a quinze jours, dès le vomissement initial, quand il a pour la première fois sali son berceau. Mais pour révéler leur sens les faits prennent du temps. On ne fait pas de ponction pour un seul vomissement ! Il avait quarante sens possibles. Vous êtes tombé sur le mortel.

Puis la seconde partie de la réponse :

– Un de mes confrères d’ici ? Je ne crois pas leur supplément de lumière très désirable. (Augustin se rappelle Christine parlant de compétences douteuses ou d’habitudes vieillies… faible apport en effet.) Je vous aurais volontiers indiqué un confrère de Clermont ou de Saint-Étienne, que nous aurions eu demain.

Soudain, net et coupant, avec un brusque retour aux techniques :

– Écoutez, Monsieur, c’est inutile. Je ferai ce soir même une ponction lombaire qui tranchera la question.

– Ah ! qui tranchera ?…

– Oui. On peut toujours courir la chance que ce soit une méningite cérébro-spinale.

– Ce serait une chance ?

– Je n’y crois guère. Le microscope dira si le liquide a le bacille de Koch ou s’il ne l’a pas. Et s’il l’a, il est parfaitement vain d’appeler le Président de l’Académie de Médecine ou qui que ce soit au monde.

Tout ce qu’il a à dire est dit, y compris sa légère réaction d’orgueil de médecin assez jeune, au visage d’arriviste intelligent, plus compétent que ses confrères… Moment très court, que la pitié recouvre vite.

– Je vous dis tout cela. Monsieur, pour que vous puissiez laisser la pauvre mère à ses illusions le plus longtemps possible, et l’assister quand la vérité se découvrira.

Avec une douceur inattendue :

– Votre mère va bien ?

Augustin répond machinalement :

– Je n’ai rien remarqué que cet essoufflement…

Assez sec, et pressé :

– Oui, dyspnée d’effort, battements de cœur, un peu de tout ! Il faut faire attention ! De ce côté-là, non plus une émotion n’est pas très indiquée. Enfin !…

Augustin commença de subir des heurts de foule nombreux durs, subits, de gros heurts matériels : de brancards, de coudes, de perches en bois. La vie de cette foule agricole et rurale agitait devant ses yeux des couleurs, des formes, des mots qu’il ne comprenait plus. Interpellé, injurié par des gens dans ces remous, rien ne traversait sa torpeur et ses ouates. Pas même un mot qu’il se disait à lui-même. Il se répétait qu’il fallait aller à la pharmacie, oui évidemment la pharmacie. Il sentait le flacon vide dans sa poche, poli et rond. Il respirait d’une poitrine étroite. Il finit par se dire qu’il ne faisait vraiment pas assez attention, qu’il valait mieux longer les maisons. Longer les maisons, n’est-ce pas ; c’était plus sûr. Un gros instinct, comme celui de respirer, d’ouvrir les yeux, pas beaucoup plus compliqué, se chargeait à peu près de le conduire sur les sentiers creusés dans cette masse humaine. Il marchait seul, en marge de foules vaines, en un terrible cercle de silence, que tous les bruits du monde ne traverseraient pas.

Il se disait aussi : « C’est incroyable ! C’est incroyable ! » Le mot s’étalait largement dans ce cercle de silence, avait l’air d’y faire des ronds ou des échos. En face de lui, ou à ses côtés, la fontaine, les maisons, les réverbères, les bonnes choses fidèles, les bonnes choses démenties, restaient debout dans leurs emplacements de toujours.

« Ce n’est pas possible ! C’est incroyable » ! ainsi parlaient les bonnes grosses vérités quotidiennes, les vérités qui ne savent rien.

Il marcha ainsi quelques pas, une trentaine, devant trois ou quatre façades de maison, jusqu’à une charrette qu’on finissait de charger.

Soudain il se sentit furieux, d’une haine à la fois retenue et exaspérée. Furieux contre cette foule, contre sa gêne, ses bruits, ses odeurs de basse-cour et de paille, toutes les parties de son métier de foule. Furieux d’une fureur obscure, comme d’un mauvais procédé à son égard, d’un grief personnel, indépendant de la mort de l’enfant.

Il réagit contre les heurteurs, ceux qui écrasaient ses pieds, ceux qui le poussaient de l’épaule, ceux qui lui criaient de faire attention, dans leur odorant patois gras. Il réagit moins par mépris infini que par invectives intérieures.

Tous ces gens-là vivaient. Ce qu’ils faisaient s’appelait « vivre ». Vivre, c’était l’instinct de s’ajuster à tout ça, de vendre, de rire, de ruser, de manger de la viande, de crier « huo » à des chevaux. Il y avait entre eux et la mort une espèce de glace sans tain, où se silhouettaient leurs gestes. Mais ils ne voyaient donc pas l’autre, la grande chose noire, derrière la glace ? Ils se ruaient, de-ci, de-là, sur les places de commerce. Imbéciles ! Elle s’arrêterait bien, leur ruée ! pourtant. Elle buterait bien contre la chose noire, un jour !

Tous cachaient sous leurs habits des points malades et hors d’usage, des luttes de microbes, de petits boutons rouges et d’autres saletés, tapies à l’intérieur de leurs blouses.

Il y avait une chose accrochée à chaque unité de ces foules, d’autres foules, de toutes les foules, une chose accrochée, à tous les degrés d’intériorité, d’incognito et de souffrance, dans tout le mouvement et le bruit de leurs vies, souverainement calme elle-même et liquidatrice, qu’on appelle la Mort. Et puis sa fureur se dégonfla, s’aplatit…

Pourquoi cette rage qu’il avait eue ? quelle rage ? et contre qui ? Est-ce qu’il ne savait pas les règles du jeu ? Elles étaient terriblement froides, et simples, et connues de toujours. Il y avait dans cette rage-là qu’il venait d’avoir, quelque chose d’obscur et de singulier, une révolte inepte qu’il ne comprenait pas.

Un gros homme le heurta, prospère, beaux brodequins de chasse, loupe dans le sourcil. Il se laissa heurter. Il marchait de nouveau dans une grande douceur affaissée, une passivité inerte…

– Pardon, Madame !

C’est une forte femme en caraco de laine, exhalant une violente odeur de parfumerie bon marché. Elle est devant la pharmacie, juste devant. Elle empêche de passer. Elle encombre la porte. Quelque chose est peut-être déjà dans son cœur ou dans ses reins, quelque part sous son caraco de laine, quelque chose qu’elle ne sent pas.

– Pardon, Madame !

Augustin se glisse avec une sorte d’excuse, entre elle et la porte qui tinte, d’un tintement vieillot et long. Il y a beaucoup de monde, venant de la foire. Le pharmacien a des dents cariées, des rides, une calotte d’un noir sale, une barbe malade. Lui aussi mourra.

Il y a des eaux de toilette et des brosses à dents, chez le pharmacien, dans une vitrine. Augustin les regarde. Le pharmacien dit :

– Et vous, Monsieur ?

Sans quoi, Augustin laisserait prendre son tour, indéfiniment.

Il comprend qu’il devra revenir pour la potion ; il a l’idée de demander un flacon de teinture d’iode. Il doit en falloir pour cette « petite » piqûre… Il ne sait pas trop ce dont il a l’idée. Il a besoin de faire effort pour parler.

Cette ouate, où tout s’étouffe, où tout se résorbe. Augustin voit bien d’où elle vient. Il n’est pas la mère, comme dit le médecin ; il n’est pas bandé et tendu dans l’action. Il est laissé de côté sur le bord du lac noir, en contemplatif, avec toute liberté de sonder son horreur. C’est peut-être de cela que vient cette sensation d’inertie, de brume, d’ouate. De cela ou d’autre chose…

Revenir ce soir chercher la fiole de potion ? Réentendre ces gens parler au pharmacien de leur toux, de leur mal au ventre ou aux reins, tous les essais pour rire, toutes les hypocrisies de la mort ? autant remplir la fiole à la fontaine… Quelques spasmes lui raidissent la gorge, des sanglots ou peut-être des rires. Tout, autour de lui, a goût de mort. Sa langue s’agite dans la bouche. Il lui semble mâcher quelque chose, quelque cendre à goût de cadavre ; il ne sait pas s’il la crache ou l’avale. Ses lèvres se relèvent de dégoût. Peut-être est-il d’autres formes de douleur morale ? C’est ainsi qu’est la sienne pour le moment.

Il faut se hâter, les deux pauvres femmes attendent. Que leur dire ? comment sur sa figure, mettre l’expression postiche qu’il faut ?… Il va lentement, à travers l’affreuse foule de tous ces gens promis au plus froid silence, un jour.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

– Augustin, dit Christine, ton courrier est là. Et l’abbé Bourret est venu te demander. Il reviendra.

– Ah !

Et trouvant là un sujet auxiliaire :

– Il a été convenable, cette fois ?

Christine fit un geste d’indifférence.

– Comment va Bébé ?

– Toujours de même. Quelques cuillerées de semoule ont passé. Il dort. Il dort beaucoup.

– Cet odieux tapage ne le réveille pas ?

La foire continuait sa rumeur intarissable. Une partie de ce bruit, pleine de cassure et d’éclats, entrait directement par les carreaux, tout droit, sans plus se gêner que la lumière. L’autre partie montait par les planchers. Elle venait des « diables », ou petits chariots à main, que le marchand de grains et de pommes de terre faisait rouler dans la grande cuisine, au rez-de-chaussée. Ce son-là, sourd et acceptable, par moments, on n’y pensait plus, il s’effaçait, faisait semblant de s’en aller tout à fait. Revenu brusquement, on s’apercevait qu’il n’avait jamais cessé d’être là, et le flux des nouveaux bruits charriait par surcroît tout l’arriéré inentendu.

Christine demanda, avec la puissance de persuasion des larmes :

– Le docteur t’a confié quelque chose de spécial ? Dis ? Oh ! dis, Augustin ? Il vaut mieux que je le sache, vois-tu. Je t’en prie. Je t’en prie ! Si c’était une méningite, il souffrirait, n’est-ce pas ?

– Il souffrirait des méninges, évidemment.

Il fallait répondre non pas seulement aux mots, mais aux deux mains tordues, aux durs yeux brillants, au tremblement des lèvres, à tout ce qui, dans le corps de Christine, trahissait à la fois la soif et l’horreur de savoir.

Prête pour les mots du mensonge, la pensée d’Augustin avait bondi, agile, aux solutions :

– Il a parlé d’un autre traitement si rien ne s’améliorait. La ponction de cet après-midi va lui montrer si c’est vraiment nécessaire. Mais il n’en faut pas rester à un seul avis. En dehors de lui, il n’y a personne à consulter ici. On lui demandera qui appeler. Il fut sur le point de préciser : à Saint-Étienne ou à Clermont. Il se retint d’effrayer par cette évocation de distance. Cependant, il le faudrait bien, dans quelques heures. Il se borna à dire : ailleurs.

Tout ce verbiage d’insincérité, croûte protectrice, posée sur l’intelligence, gardait une sécheresse révélatrice, et comme un parfum de fleurs artificielles. Comment ne s’en apercevait-elle pas ? Combien de temps l’horreur de savoir et la frénésie d’espérer l’aveugleraient-elle ? Combien durerait le doux et précaire tampon du mensonge ?

On pouvait le rapetasser, l’épaissir de simulations et de vraisemblances, le doubler de molleton, le poser sur les yeux contre la lumière et sur le cœur contre les coups de couteau. Quel enfantillage ! Un jour arriverait bien où, fatigué, insuffisant, percé par le frottement quotidien des choses dures, il laisserait finalement passer le regard pur et simple de la Mort.

Augustin avait gardé dans sa main le courrier. Il rejoignit sa chambre. C’était un nouveau paquet d’épreuves à corriger, l’accusé de réception d’épreuves précédentes, des journaux, deux lettres d’Universités étrangères, un livre reçu en hommage et des catalogues d’éditeurs, le courrier habituel des professeurs de Faculté en vacances. Il le rangea sans le lire. Sur la table s’étalait une liasse de fiches. La dernière datait de trois jours : « Le mysticisme métaphysique du XIIe livre, le Dieu qui meut tout par amour, paraît sinon méconnu, au moins minimisé dans l’exposé d’Hamelin. » Il fit de ces fiches un paquet, qu’il plaça au coin gauche de la table ; puis se ravisant, il le mit à droite, machinalement. Il sortit, rentra, laissa s’écouler les heures.

Le même sentiment d’étrangeté l’enveloppait, comme tout ce qu’il avait vu depuis le matin, dans la rue, chez le pharmacien, dans la maison, partout.

Qui donc avait bâclé sa chambre ? La grosse Marie, sans doute : un lit recouvert à la hâte ; l’eau des brocs et cuvettes jaillie, en marécage, mal essuyée sur le plancher. Il aperçut, sur la cheminée, le verre de cuisine qu’il avait pris la veille en rentrant pour y placer deux roses.

Ses bras se levèrent en geste de crucifiement et de désespoir.

Choisies dans la panerée, la veille au soir, il se rappelait, mi-boutons, mi-fleurs, elles s’étaient en quelques heures changées en roses adultes, pesantes, et presque fatiguées. Elles s’inclinaient déjà. Elles s’inclineraient encore. On les balaierait dans les fumiers. Ce qu’elles avaient représenté, elles ne le représenteraient plus. Mais la masse de ce qu’elles ne représentaient plus continuait d’exister depuis le matin, en allusion déchirante et radieuse, d’une lumière obstinée, traversant le goût de mort.

Il s’assit face à la table, les deux coudes sur son papier sans bouger, la tête dans les mains. Il pleura devant le doux et ardent visage aux pâleurs de magnolia, tel qu’il l’avait vu la veille au soir, à quelques moments privilégiés et bénis, tendre, gracieux, tourné vers lui pour toujours. « Tu m’as ravi le cœur, ma sœur fiancée, soror, sponsa mea… Lève-toi, mon amie et viens, car voici que l’hiver est fini »… Ivre d’amertume, il se laissa lentement glisser sur les genoux. Il s’aperçut qu’il suppliait Anne, qu’il lui tendait un cœur qui n’en pouvait plus de tristesse et du désir d’être consolé. Ce qui se trouvait atteint c’était non pas son amour, plus violent encore s’il était possible, mais le bonheur né de son amour, tout le bonheur d’hier, entré en masse et d’un seul coup dans la zone noire. Il lui était désormais impossible de percevoir directement en leur fraîcheur première les anciens moments éperdus. C’était cela, le motif inavoué qui suscitait ce matin, il le voyait bien maintenant, cette obscure fureur devant la mort. Il le voyait parce qu’elle recommençait.

Le bruit infernal de la foire, aussi fort comme volume, changeait de timbre et de sens. Agressif, coupant, toute la matinée, il commençait le fléchissement de l’après-midi. On entendait le départ des camions et des carrioles, le beuglement des bestiaux emmenés. Les voix rurales aussi avaient changé. Détendues de la préoccupation des ventes et rendues à leur matière première, elles laissaient transsuder une certaine chaleur mouillée, à goût de bière et de vin. L’éclat de ces voix gagnait jusqu’aux courettes, où les arrière-rez-de-chaussée servaient d’annexes, en temps de presse, pour les débits et les cafés.

Augustin revoyait des moments détachés de cette première partie de la nuit, avant le cri de l’enfant et le remue-ménage dans les chambres. Il les retrouvait presque intacts, à peine touchés par la mémoire, tels qu’ils ne seraient jamais plus, tels qu’ils eussent continué d’être sans la Mort.

C’était une splendeur de bonheur passant le bonheur proprement dit, l’exaltant, l’élargissant à des dimensions qui franchissaient son expérience, mais non pas la douce complicité de l’Univers. À travers un orgueil rapetissant et désavoué, c’étaient les suprêmes réalisations terrestres, la plénitude d’un paradis humain. Et même Dieu s’y joignait, accepté, ayant longtemps frappé aux portes, trouvant la clef enfin, apparaissant comme à l’heure et dans la mesure choisie par l’Homme, prolongeant le paysage de sa vie, l’ennoblissant d’éternité.

Il dut se dresser juste à temps pour reprendre l’aspect normal, se jeter sur sa toilette, avoir l’air de se laver. Christine entrait.

– Augustin, fit-elle. C’est de nouveau l’abbé Bourret. Je l’ai mis au salon.

– Bien, cria-t-il, de sa cuvette.

Il pensa que Christine avait dû ouvrir la porte, elle ou sa mère, parmi tous leurs troubles, et il eut tant de pitié…

L’abbé était debout dans le salon, tenant son sac d’un noir ecclésiastique.

Il tombait dans de bien pénibles circonstances. On craignait que l’état du petit malade fût moins satisfaisant ; Augustin allait sans doute partir pour Clermont ; aucun train n’était commode ; des voitures, peut-être…

Il ne poussa pas plus loin ses confidences, n’étant guère en humeur de subir des consolations. L’abbé exprima des sympathies de sens commun, formula des espoirs, rassembla des données d’expérience confuses sur les maladies d’enfant, et subitement fournit un renseignement opportun.

– Mon frère, celui qui fait le commerce des bestiaux, est ici. Il doit repartir ce soir, pour Brioude je crois, en tout cas, une gare d’express. Il a une forte voiture. Vous seriez à Clermont demain matin à la première heure et peut-être ce soir. Il ne part pas avant six heures. Je ne pense pas qu’il refuse de vous prendre. Mais il faut que je lui explique.

La porte s’ouvrit devant Christine.

– Augustin, le Docteur est là. Monsieur l’abbé, nous aurions bien besoin que vous priiez à l’une de vos messes pour notre pauvre petit garçon.

Le corps noir et le visage froid s’inclinèrent. Un mélange de sourire et d’angoisse sortait par les yeux de Christine et s’en allait vers un abbé dont eût dépendu le sort de l’enfant.

– Je vous reverrai, monsieur Méridier. J’aurai l’occasion de vous dire ce que j’ai à vous dire, puisque je descendrai sans doute vers Brioude avec vous.

Comme ils s’en retournaient, Augustin vit soudain d’où venait une odeur sentie pendant toute la visite, poignante jusqu’à lui couper par deux fois la parole. Sur une commode à laquelle il avait tourné le dos, jetées en hommage à une statuette en plâtre du Sacré-Cœur, ligotées en affreux bouquet paysan, étouffées, meurtries, ridicules, les pauvres roses achevaient de mourir.

– Ah ! il dort encore, dit le médecin, d’un air de satisfaction, comme si le Bébé rendait, par bonne volonté pure, un service qu’on lui eût demandé. Eh bien ! il faut tout de même aller le voir.

Il parlait trop, affectant une indifférence de touche-à-tout. La foire était bonne, l’ascension des prix du bétail continuait. Il avait eu une peine énorme à se débarrasser des paysans, même pour une demi-heure. Curieuse physiologie paysanne qui les envoie tous consulter pour les foires, qui les rend tous malades à date fixe. Il semblait que si le médecin revenait deux fois le même jour voir son petit malade, ce fût par caprice, pour rien, pour le seul plaisir de bavarder.

– Nous allons, dit-il, le déranger le moins possible. Non, Madame. Ne le touchez pas. Laissez, laissez.

Ils étaient là de nouveau, comme ce matin, tous les quatre parmi des choses identiques, même place du petit berceau, de la toilette d’enfant, de la cuvette et de l’éponge jaune. La terrible confidence n’avait rien changé à ces surfaces. Christine donnait à voix basse quelques indications de température, de durée de sommeil. Augustin entendit un « 38 degrés encore » qui devait se rapporter au moment où il attendait chez le pharmacien, aux environs de midi.

Le médecin avait posé une chaise tout contre le berceau. Sa grande main immobilisait l’avant-bras de l’enfant. L’oreille près du petit visage, absorbé par on ne savait quelle comparaison obscure de cette respiration et de ce pouls de Bébé, il écoutait avec un plissement bizarre des paupières rapprochées, comme pour supprimer tout l’inutile de son champ d’attention, aiguiser son regard et voir l’invisible.

Ses mains, d’une douceur maternelle, découvrirent le petit malade sans secouer, supprimant simplement des contacts. Le visage réduit, aux paupières blêmes, devint accessoire. Le reste du Bébé apparut, fondu, ramolli, tourné vers le demi-jour de la muraille, d’une petitesse désespérée, au-delà de tout secours humain.

Pendant ce temps, des mots bon garçon continuaient leur jeu, tentaient de faire croire que l’attitude en chien de fusil où il avait trouvé Bébé provenait d’un hasard, d’un caprice amusant des cuisses misérables.

– Non ? tiens ? vous ne voulez pas ? vous préférez ne pas vous asseoir ? Eh bien ! on vous laissera comme vous êtes ; on vous remettra tout de suite dans le dodo…

Mais personne ne faisait plus attention à ce rideau de mots vains.

– Madame, dit le médecin, vous avez une petite casserole et une lampe à alcool pour faire bouillir cette aiguille à ponction ? Oh ! une casserole très petite, grande comme cela…

La petitesse de la casserole était sans doute aussi garante d’innocuité.

La grand-mère s’en fut chercher l’objet désiré, et la forme enfantine rendue au repos, revint à sa somnolence et à ses gémissements.

– J’aimerais mieux… fit le médecin hésitant…

L’on ne sut pas tout de suite ce qu’il aimerait mieux. La vieille dame présentait la casserole, un peu d’eau, une lampe à alcool. Il expliqua qu’il fallait laisser bouillir cinq minutes, bien pleines, que c’était une piqûre nullement douloureuse, de quelques secondes seulement.

Il regardait sa propre main, la passait sur son menton net, s’inspectait les ongles, comme si quelque chose y eût déteint. Après quoi il dit ce qu’il préférait : c’était que Christine n’y assistât pas.

Il essuya un refus formel. Christine se mettrait où l’on voudrait, demeurerait immobile, mais suppliait qu’on la laissât là. Elle y resta en effet, comme au Stabat Mater.

– Pourquoi pas ? après tout ? Asseyez-vous donc, Madame, bien sagement. Tout cela est si simple !…

On entendit des bruissements d’eau et les frottements interminables d’un lavage de mains. Puis les gestes de la technique régnèrent seuls, coupés de mots précis et froids, à l’adresse d’Augustin.

– Approchez cette petite table. L’oreiller dessus. Couchez-y l’enfant, sur le côté. Là. Couvrez-le, qu’il n’ait pas froid. Votre main sous le creux poplité. Oui, le jarret.

Immobile autant que Christine, ses mains sur l’émouvante chair, Augustin se rappelait quelques mots si différents, tout récents encore : « Dans cette maison, Mesdames, Messieurs, nous avons un petit garçon… » Un frémissement froid passa sur ses reins.

Il voyait un tube de verre, des reflets sur ce tube de verre, une fine ligne de nickel, toutes les choses chargées de répondre un oui ou un non mécanique. L’irrépressible curiosité de la technique médicale, refoulait en lui, malgré lui, tout le reste. Il lui semblait voler quelque chose des angoisses dues au Bébé.

– Maintenez-le !

Un équilibre d’impulsions et de retenues descend de l’épaule sur son bras, s’arrête juste à la surface des paumes… Sous une brusque secousse de la grosse main précise, l’enfant pousse une petite plainte. Guêpe subtile, la technique a piqué juste.

– C’est fini.

Rejoint aux premiers reflets par le guet d’Augustin, quelque chose coule dans le tube de verre, en filet continu, puis goutte à goutte, puis une dernière goutte solitaire. Le fond du tube emprisonne un fluide d’une pureté de cristal.

– C’est tout. Vous pouvez recoucher l’enfant.

À l’autre bout de la pièce, face à la fenêtre, pendant les longs et tendres rites de la remise au berceau, le dur regard médical interroge cette transparence où vibrent des secousses.

Durant une sinistre seconde gonflée de sens horrible, Augustin voit deux mains s’écarter, deux paupières qui s’abaissent, et sur tout le visage du médecin une sorte de fixité funèbre. La pendule sonne trois heures du soir à coups espacés et faibles d’un mécanisme usé. Christine reborde le berceau.

Quelques mots lents, d’une maîtrise magnifique :

– Un peu moins bon que je n’espérais… Besoin d’analyse, naturellement. Oui, le laboratoire de l’Hôtel-Dieu à Clermont.

Et quelques autres encore, dont Augustin ne se ressouvint jamais.

Il précéda le médecin qui partait. Toutes choses restaient les mêmes. Les portes grincèrent aux angles d’ouverture où elles grincent toujours. Christine suivit, froide et ardente. Et comme si cette minute exaltée doublait son attention générale et lui évitait toute négligence :

– Je vous remercie, Docteur, vous avez été bon.

Dans la rue, le médecin expliqua :

– Cette transparence d’eau cristalline est caractéristique dès avant le laboratoire. Il faut tout de même y aller. Je ne puis voir, à l’œil nu, les lymphocytes.

Puis, avec netteté :

– Je me suis hâté de susciter cette idée de laboratoire et de consultant. Votre sœur aurait l’impression qu’on n’a pas fait tout ce qu’on a pu. Mais c’est en vain… Peut-être dix, peut-être douze jours… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

Augustin fit signe qu’il comprenait.

– J’aurai Clermont au téléphone, dans trois quarts d’heure. Venez me voir à ce moment. Ces jours de foire sont terribles.

Il abandonna Augustin à lui-même.

Celui-ci tourna lentement autour de lui, regarda l’heure, remit la montre dans sa poche, émit une expiration longue mêlée de sifflement, se dit qu’il allait falloir chercher l’abbé. L’idée de cette recherche cheminait parmi d’autres, qu’il essayait de remuer, lâchait, reprenait avec une fatigue immense. Il pensait aussi à Christine : « Ça va bien changer sa vie… Qu’est-ce qu’elle va faire maintenant ? » Il resiffla son sifflement mêlé de soupirs. Puis il s’aperçut qu’il venait de parler du pauvre Bébé déjà comme s’il n’était plus.

Une jeune femme le fixa. Il s’en aperçut. Elle porta ses yeux sur un autre point sans les baisser. « Qu’est-ce qui la prend, celle-là ? Elle doit croire que j’ai mal fait ma foire ? perdu de l’argent ? »

Des mots de sa sœur lui revenaient eu mémoire : « Bébé, Bébé, fera les compliments qu’il faut. » Des câlineries italiennes sonnaient sur des rythmes légers :

Il bambino,

Piccolino

Dorme e sogna nel lettino.

Bébé gazouillait, il riait… encore tous ces verbes au passé.

Il arracha de lui ces souvenirs : l’abbé, la gare, les trains supplémentaires… voilà à quoi il fallait penser. L’abbé avant ; non la gare. Il n’était pas sûr que ce frère de l’abbé voulût le prendre. L’abbé n’avait pas l’air si rassuré !

Il changeait les décisions et les emplois du temps, en reclassements harassés. Un ardent petit soleil blanc jaune, de vent du Midi, chauffait comme une lentille. Où avait-il déjà entendu des plaintes sur cette sorte de chaleur-là ? Recru de fatigue, il marchait parmi les tas de plumes, de légumes rejetés, de pourriture de paille, d’œufs cassés, charriés par le flux mercantile, déposés là sur les trottoirs, sur la chaussée, par le retrait des eaux.

Oui, où donc avait-il entendu ces plaintes ?

Elles lui semblaient déjà anciennes, inexaucées, avec une nuance spéciale de désormais inutiles… Il y avait aussi deux mains jointes, et la table de la salle à manger. Aaah ! oui il se rappelle maintenant. C’était quand on commençait de soigner le petit Bébé pour la prétendue entérite. « Cette chaleur, disait Christine, ne finira donc pas ! » – Eh bien ! elle peut continuer, maintenant.

Ce matin, le choc de la mort, une longue stupeur écrasante… ce soir des réactions fragmentaires et médiocres, pourquoi ? oui, pourquoi ? peuh !…

La gare se révéla beaucoup moins facile à consulter qu’Augustin ne croyait. L’encombrement des guichets le fit renoncer à rien demander de ce côté-là. Des affiches d’horaires, malicieuses et hors de portée, se cachaient en outre derrière l’amoncellement de grands paniers à volailles et d’emballages à claires-voies pleins de porcelets. Des poulets écrasés, privés d’eau, stoïques, dédaignaient de se plaindre et haussaient sur leurs yeux leur paupière inférieure, comme l’abbé Bourret. D’autres, portés par des paysans, sortaient une tête inerte que la marche de leurs porteurs rejetait en arrière. Posés sur le sol parmi les immondices et les crachats, ils faisaient comme les hommes : ils attendaient la mort.

Contournant ces amoncellements, Augustin gagna un coin où il pût lire les heures de trains sur un indicateur local, à couverture verte, au milieu des réclames de maisons de commerce et d’hôtels. Des beuglements de bestiaux et tamponnements de wagons retentissaient sur les voies de la petite vitesse.

Neussargues ?… Oui, il y a un train. On arrive à 20 h. 17, mais on couche là. Le lendemain un train atteint Arvant à 8 h. 30. Mais celui d’Arvant sur Clermont est parti à 8 h. 22. Phénomène bien connu. Voyons de l’autre côté : Mauriac, Bort, Eygurande. Il y a un départ, mais dans vingt minutes. C’est même pour cela que tous ces gens attendent. Augustin n’aurait jamais le temps de revoir le médecin. Inutile d’essayer. De rudes auberges, des draps râpeux passent en fantômes entre les chiffres, et aussi des halètements de locomotives dans des gorges schisteuses et des paysages de nuit. Si la voiture du marchand de vaches le met à Brioude avant 22 h. 47, il aura le soir même l’express de Clermont. À défaut, un interminable train mixte, partant très avant l’aube, l’y déposerait encore à 8 heures et demie du matin… C’est la solution !

Lugarde, Bort, Embort, noms romantiques de son enfance, sa mère en parlait souvent autrefois. Ils faisaient penser aux Planèzes, aux pèlerinages, au grand domaine, à la Marie de chez nous. Il la vit, souvenir grêle d’avant les plénitudes, merveille d’une saison de vacances, partie d’un passé déjà plein de morts. Il remontait aux choses très anciennes, vierges de drames, le plus loin possible d’aujourd’hui.

Un train de marchandises défila interminablement, les wagons se passant de l’un à l’autre des heurtements géminés. Ainsi descendaient des montagnes les grands courants économiques faits de passions humaines mécanisées, tressées en quelque chose d’autre, paillassons où rien ne reste du libre jonc des eaux. Ils survivaient aux décès, les englobaient dans leurs jeux ; ils savaient comment faire. Ils continuaient leurs cours déterministes, des pères aux fils, en contournant la mort.

Là, dans cette gare, Augustin eut, de revoir Anne, une grande soif soudaine, douce et déchirante, une agonie de désir qui balaya tout le paysage qu’il avait sous les yeux, et l’envoya souffrir là-bas, dans celui où il n’était pas. Resté à l’arrière-plan pendant la plus grande partie de la journée, tiède, tendre et discret, ce désir connaissait cependant des paroxysmes. C’en était un.

Il ne lui apparaissait qu’en ce moment même, mais il avait en réalité poussé devant cette boîte aux lettres de gare, du souvenir des lettres jetées la veille, et d’une sorte de torsion de son pauvre cœur.

… Un quart d’heure encore, avant d’aller revoir le médecin ; un quart d’heure à employer de la gare à l’auberge, sur le parcours indiqué par l’abbé…

Devant lui marchait un gros homme ; un employé l’accompagnait, qui serra d’un air entendu son énorme main rousse. Augustin reconnut l’homme du matin, la grande blouse noire, les admirables chaussures, la loupe sur l’œil, et cette mâchoire de bête bien nourrie dont la force sommeille sous la graisse. Qu’était-il venu faire ? Signer les papiers couleur de paille des expéditions de bestiaux ? La nuque lourde et les épaules évoquant les fardeaux qu’elles auraient dû porter, roulaient avec une sorte de houleuse souveraineté, due à ce que le personnage précisément n’en portait plus.

L’homme s’arrêta devant de nouveaux emballages à claires-voies pleins de porcelets roses. Une luxueuse et cavalière odeur de cigare se maria au relent porcin.

Une demi-heure plus tard, Augustin savait ce qu’il désirait savoir.

D’abord aucun garage ne lui louerait de voiture : « Pensez-vous, à cette heure ? Fallait le dire ce matin ! demain si vous voulez ! Mais ce soir, toutes nos voitures sont sorties. »

Un point fixé. Et d’une. Ensuite, le confrère de Clermont l’attendait vers midi, recevrait l’analyse faite le matin même, partirait sur-le-champ pour le Cantal, y serait vers trois heures et demie, rentrerait chez lui à neuf heures du soir.

Augustin ruisselait de sueur, une chaleur de fièvre au fond de la gorge, une grande pesanteur dans les jambes, le désir de s’étendre, et un espace désert, jauni, vidé, étalé devant ses regards par la fatigue et le chagrin.

Quand il rentra, son sac de voyage était ouvert sur une chaise ; près de lui, un petit tas de linge et de laine, et les préparatifs d’un repas froid.

Sa mère commença des explications.

– Augustin, je t’ai mis trois mouchoirs, un gilet de flanelle, une chemise de nuit, faux-col, manchettes et ta trousse de toilette. Maintenant quand tu voudras manger…

C’était le portrait des petits voyages, avec les couleurs d’il y avait quarante ans !

– Si les buffets sont fermés, si tu as faim en route, je t’ai mis des madeleines aux œufs et du café au lait. C’est très nourrissant. Je n’ai rien placé encore, pour que tu regardes ce qu’il y a…

Plus fatiguée que lui, non comme lui, d’une lassitude subite et momentanée, mais de la permanente fatigue de la vieillesse, dont mourait son corps, elle la dominait en cherchant son souffle.

Que faire ? conseiller le repos ? Autant valait lui tendre une chaise. Comme si tout ne devait pas recommencer, après l’enfantillage de ce secours !

Christine l’affecta d’une autre manière : comme Augustin remuait les mots en carton-pâte, expliquant qu’il comptait ramener vers trois heures le médecin consultant, homme très compétent… bon espoir… trois semaines encore… ajoutant, pour plus de crédibilité, des remarques sur l’horaire des trains, elle vint lui serrer entre les mains ses maigres et hautes épaules, et se mit à pleurer contre le revers de son veston. Hélas ! Il lui sembla qu’elle pleurait d’un air dont toute espérance n’était pas bannie !

Il agita des « allons, voyons ! », « il ne faut pas », bouillie dont sa vieille mère arrêta la coulée :

– Augustin ! nous allons commencer la neuvaine à Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus. Veux-tu t’y joindre avant de partir ?

C’était la dévotion nouvelle, poussée sur l’un de ces incessants bourgeonnements de Saints qui paraissaient à Augustin (quand il dosait, dans les crépuscules de ses théories, tous les « pour » et tous les « contre »), le phénomène le plus impressionnant de la vie catholique, objet des explications les plus insuffisantes de la part des psychologues dits positifs.

Ce qui touchait le plus peut-être, était son humble utilitarisme, ce rappel des mots si simples : « Seigneur, celui que vous aimez est malade », cette très vieille demande de toutes les âmes, les chrétiennes et les autres, d’être allégées de ce que la terminologie catholique appelle les « croix ».

Mais il éprouva dès ce moment, en une lucidité acide et accablée, le désespoir de ces deux femmes quand expirerait le laps de temps naïvement alloué à la venue des lettres de grâce : la sommation de guérir était pour dans neuf jours !

Il est vrai qu’on y entendait aussi parler de « mérites gagnés par nos propres souffrances, joints aux mérites de Jésus et des Saints », et toutes les paraphrases du mot éternel :

« Que ce calice s’éloigne de moi. Néanmoins que votre volonté soit faite et non la mienne ! »

Augustin se dit alors que le neuvième jour pouvait venir pour ces femmes, et pas plus que le grondement finissant de la foire, les dernières convulsions de la douleur et de la mort ne rompraient leur vie intérieure.

Il prit le temps, avant de partir, de passer cinq minutes dans sa chambre et d’écrire d’un seul jet :

« Madame. Nous avons les plus graves inquiétudes pour la santé de mon petit neveu. Je vais à Clermont, chercher un consultant. Comment vous exprimerai-je mon émotion infinie ? Je ne le sais, ni dans combien de jours. À l’hommage de mon profond respect, oserai-je joindre Madame, toutes mes tremblantes gratitudes ? »

Il ne relut pas. Il eût relu sans fin. Mais les mots s’agitaient dans sa tête.

Trop de réserve ? pas assez de réserve ? il ne savait pas. Infinie, tremblantes ?… les mots ne lui plaisaient pas. Sa timidité héritée s’exprimait en des tons froids, détestait tout ce qui ressemblait à un jour sur son cœur. Il ferma cependant l’enveloppe sur cette lettre obscure. D’abord parce qu’il n’avait pas le loisir d’en écrire une autre. Puis, parce qu’elle était vraie. Ensuite parce qu’il tremblait devant bien des choses, y compris la Mort, et à cause du remords qu’il sentait, d’y mêler son bonheur.

En partant, il jeta un dernier regard sur ce qui restait des roses.

II

SACERDOS IN ÆTERNUM

Augustin et l’abbé se trouvèrent devant l’hôtel comme l’horloge de la gare, visible au bout de l’avenue, marquait six heures moins dix.

À l’extrême bord du trottoir, plusieurs tonneaux coupés en deux, juste au milieu de la bonde, abritaient un fusain en chacune de leurs moitiés, constituant, comme leurs homologues, les tonnelles de banlieue, une retraite d’intimité avinée, un coin de campagne pour buveurs. Le trottoir tolérait des tables rondes et des chaises. Un banc vert passé, marqué « Allez frères », amputé d’un pied, équilibré par un bloc de bois, offrait ses courbes, vieux mutilé bienveillant. Augustin posa son sac et attendit.

Un portail immense s’ouvrait aux voitures et aux chevaux. Des dépendances considérables s’étendaient derrière l’immeuble, remises, écuries, vastes cours baignées dans une odeur de foin, de poules et de bestiaux. Des paysans passaient, guidaient des chevaux, criaient en mots patois violents, dépensaient le surcroît d’âpreté accumulé pour la foire, comme on dilapide les derniers sous d’une monnaie étrangère avant de rentrer en France.

Par la fenêtre ouverte, Augustin voyait très bien le gros homme de ce matin et de la gare, cubique, puissant, assis devant une table parmi des blouses bleues. Il l’avait pressenti : c’était lui. Avec une autorité ennuyée, il manipulait des billets de banque que les paysans logeaient dans leurs poches d’un geste de plonger aux grandes profondeurs.

– Ah ! fit l’abbé qui semblait ne pas oser approcher, mon frère en a pour un quart d’heure encore.

L’opération finie, la table dégagée et cinq ou six verres, remplis d’un liquide rouge vif, consommés sans doute aux frais de l’homme quoiqu’il n’y mît point les lèvres, Augustin le vit se lever sans regarder ses buveurs, d’une surrection massive et morne.

C’est alors que l’abbé l’aborda.

Pendant qu’il exposait leur parenté et leurs désirs, en un compte rendu coupé par les grognements du marchand de bestiaux, Augustin ne pouvait s’empêcher de goûter la congruence de cette voix de feutre, cette épaisse absence de gestes, l’animalité repue des mâchoires et les énormes doigts roux de manieur de vaches.

– Monsieur, fit Augustin quand l’abbé eut parlé, je vous remercie de bien vouloir…

– Mais moi, dit l’homme fixant le petit ruban de la Légion d’honneur que portait Augustin, je ne sais pas si je vas vous emmener, moi. Je ne suis pas un service public. Il y a des garages. C’est pas pour les chiens. S’il fallait qu’on emmène tous les cousins et toutes les cousines…

Il parlait de sa voix sourde et enrouée qui ne devait pas s’entendre à trois pas : toute vibration en surcroît, toute nuance, tout attrait humain, perdus dans ces sonorités obscures comme des sculptures sous des sables.

Augustin se sentit poignardé. L’urgence du départ, la vie fuyante de Bébé, des morceaux dépareillés d’horaire, la vision d’un express filant au bord de nuit, mêlés dans sa tête, s’imprégnèrent d’une vague saveur d’insulte. Il tourna les talons, jugeant toute excuse inutile. Mais l’abbé le rappela presque aussitôt par la fenêtre.

– Monsieur Méridier ! Monsieur Méridier !

– Ben oui, faisait l’homme quand Augustin rentra, comme il y a tout de même un de mes toucheurs de bœufs qui est forcé de rester ici ce soir, pour des bêtes « que j’y pensais pas », je peux vous donner sa place, si vous voulez. La décoration d’Augustin continuait de l’intéresser. Peut-être l’avait-elle décidé !

Et d’un ton qui était un adoucissement quoiqu’il n’y parût guère :

– C’est pour la gare de Brioude ? Oh ! vous y serez avant l’express de Clermont !

Augustin remercia ce rouage économique à peine assez différencié pour constituer une personne humaine. Le visage rouge et blond, rasé de près, lavé de frais, soigné, sentait une vague odeur d’eau de toilette. Une partie de l’œil gauche luisait sous la grosse verrue. Un peu bigle aussi, il semblait à la remorque du premier, en retrait sur quelque bas-côté de la route où l’autre filait droit.

– Restez-là, restez-là ! fit-il. Et il l’ignora désormais.

Il acheva de régler ses notes au comptoir, rédigea et remit des ordres écrits à deux gars en blouse, fit des comptes, sortit, se planta debout, face à l’enfilade des cours, au beau milieu de la porte cochère, et cria d’une voix de graisse et de basalte, un rauque appel dont la première syllabe devait remonter à des temps d’une très antique histoire :

– Haou ! Dzulot ! Pregno ton volant, et aména-té.

Des paysans le saluèrent avec cette déférence qu’ils devaient jadis marquer aux grands propriétaires, tempérée par le pataugement dans les mêmes étables.

La voiture vint. Augustin reconnut cette marque voyante et fort chère qui garnissait la page entière d’un illustré de luxe avec le dessin d’une automobile, d’une dame seule, d’un chauffeur et d’un pékinois, arrêtés tous les quatre devant un perron à colonnes. Elle tremblait à souffles très doux, toutes ses lignes fondues en des résultantes d’une pesante et volante élégance. Mais, sur les tapis et les housses, se dispersait en désordre un monceau déshonorant de sacs, de paquets, de boîtes métalliques, de caisses en bois étiquetées « fragile » et trois gros pains de six livres. Une peau de bique couvrait le tout. L’odeur de foin et d’avoine nuançait la respiration du pétrole. Quelques graines sortaient de la déchirure d’un sac.

– Allez ! allez ! dit l’homme à l’abbé et Augustin qui faisaient des manières à qui franchirait le premier les sacs. Vous vous direz bonjour demain. J’ai quatre arrêts en cours de route.

Il s’installa, embraya, démarra, sans s’occuper de Julot, qui dut courir après la voiture, et l’envahir au vol. Deux dos de peaux de bique, l’un neuf, celui de Julot, l’autre râpé, celui du patron, dressèrent deux gonflements jumeaux.

La voiture erra autour des carrioles et des troupeaux de moutons. Elle tâtait les creux, contournait les éventaires, les tentes de la fin du jour. Tous ces tassements paysans se fussent maintenus hermétiques devant une automobile inconnue, mais se révélaient perméables et meubles pour la sienne, d’où partaient des jovialités patoises et ces cris sans articulation dont on parle aux bœufs.

On attendit quelques minutes au passage à niveau. Augustin put loger ses jambes parmi les sacs, puis le doux paysage désarticulé se mit à couler sur chaque rive de la route.

Enfoncé dans le capitonnage, son coude appuyé au bras de fauteuil émergeant de la paroi, relâché des inquiétudes matérielles qui le tendaient depuis deux heures, Augustin s’abandonnait à quelque chose comme une désolation mêlée de repos.

Ce n’était pas là qu’il voyageait, sur cette route que longeait la rivière, avec cet abbé mystérieux et ces deux peaux de bique barrant un horizon qu’il ne regardait pas, mais dans une autre voiture presque semblable, séparée de lui par vingt-quatre heures à peine, et une effroyable distance entre les jours. Il supportait immobile, appuyé sur son coude et les yeux fermés, une souffrance pareille au brisant d’une douleur physique.

L’air gardait ce même goût mouillé de prairie et de soir. Un pelucheux manteau de montagne se pencha devant lui d’une transparence de fantôme. Tout au plus se surprit-il à taper nerveusement du pied.

Il entendit l’abbé lui parler, vit le creux de sa main posé en entonnoir contre ses lèvres.

– Nous allons bien. Nous serons dans les gorges assez vite.

Il fit un vague signe remerciant.

Par des gorges toutes pareilles à celles de son enfance, on atteindrait de hauts plateaux dont il faudrait redescendre pour retrouver les vallées larges où passent les chemins de fer. Du moins il le croyait. Mais le profil des routes et les pays traversés furent plus complexes que ce schéma.

Le glissement de toute chose le sollicitait. Aux deux côtés de la voiture filaient des apparences sans matière : troncs d’arbres, remontées de prairies, maisons pleines de soir, plantées au bord des routes : une rapide fuite sans secousse leur enlevait toute masse avec le temps de la sentir. Cette revue de la terre docile finissait par appeler le voyageur vers les formes torpides de la souffrance. Rien ne s’arrêtait de ce dont l’essence est de couler : ni le temps, ni les douleurs, ni les délices, ni la vie.

Un chien se jeta contre la roue avant et fit retraite, hurlant, la patte pendante. La peau de bique de Julot penchée vers le patron demanda, flatterie obscure :

– De quoi qu’y se plaint ? L’en a encore trois de bonnes.

Ce fut la seule conversation de cette partie du voyage.

L’ascension, maintenant, se faisait continue dans des paysages découverts et vastes dont Augustin pouvait en se retournant sonder la moitié descendante, verte de la verdure intense des pays d’eau, peinte en or et rose par ce soir, calme de cet extrême calme d’avant le crépuscule. La voiture y courait d’une fuite effleurante, maîtresse des montées, frôlant les chemins de ferme amorcés à la route. Leurs chaos de noisetiers, pareils à des bouts du monde ou à des reposoirs, n’occupaient jamais que l’extrême arête d’un présent rapide, exagéraient le fugitif des choses, disparaissaient à peine aimés.

On s’arrêta à deux d’entre eux, un petit nombre de minutes. Julot resta près de la voiture. Bourret revint chaque fois, seul ou accompagné, écrivant des notes en un carnet à chaîne.

On déboucha enfin sur les hauts plateaux solitaires. Chargés d’un riche passé d’enfance et de jeunesse, antérieurs à tous les épisodes de sa souffrance, ils se firent complices des moments inertes que celle-ci traversait miséricordieusement.

De rugueuses prairies de tourbe glissaient des deux côtés, derrière des boqueteaux de hêtres tenaces, tourmentés de vents perpétuels et semblables à des broussailles, gardant même dans les calmes, l’aspect hirsute de la tempête. Derrière ce premier rideau, dans la profondeur des pâturages, les pitons phonolithiques, imitaient des ruines féodales. Ils fuyaient, d’une contre-fuite plus lente, trop gros pour aller vite, moins dociles aux suggestions de rapidité lancées par la voiture.

Puis le terrain changea pour des sols moins farouches. La route ondula entre des prairies soignées, semblables au grand domaine d’autrefois, désertes, tous les troupeaux depuis longtemps rentrés. Quelques-unes, très encloses, ayant déjà le recueillement et l’immobilité de la nuit, ressemblaient à des tombes. Des coupures subites, la rupture des franges latérales jetaient le regard dans le sud-ouest vers de vastes horizons pleins de tous les violets du soir. D’une distance de cinquante lieues montait le sourire paresseux des plaines, la saveur et les formes des autres pays. À la fin du jour, des gens devaient regagner ces villes, retrouver des familles joyeuses, allumer des lampes dans des maisons. Il ne semblait pas qu’on y dût souffrir.

Toute la peine d’Augustin s’était comme ramassée en une boule inconfortable et lourde, vaguement douloureuse, qui avait été déchirante, recommencerait de l’être, mais dans l’intervalle savait s’effacer ou s’adoucir. L’acuité même avec laquelle il sentait ces pays, sa manière de les parsemer de petites villes heureuses, lui montrait qu’il les parcourait avec Anne. Le danger de l’enfant, la tristesse des siens restaient dans sa ville à lui et dans sa maison, à chaque tour de roue plus lointains. Tout le paysage de son âme se couvrait d’une fine poudre de tristesse, vapeur gris perle et jaune soir, chaude par en-dessous, jusqu’à ce que le seul étonnement de ce demi-bonheur le soumît de nouveau aux forces funèbres.

L’abbé coupait ce mutisme de rares renseignements topographiques. On était dans un autre compartiment des hautes plaines. On allait vite. On trouverait bientôt le point culminant. Augustin s’en apercevait au froid incisif de l’altitude, entrant par la glace ouverte. Puis on aborderait le versant est, et la descente des gorges. Tous ces renseignements, donnés à mi-voix, d’un ton calmement anonyme, s’entendaient d’un siège à l’autre : Augustin ne perdit aucun son du patois que Bourret lançait à Julot avec la dureté et la brusquerie des bourrades qu’évoquait son nom.

Les deux frères différaient-ils tant ? Celui dont il voyait le dos de peau de bique, et l’autre, en laine noire, qui lui parlait de routes, de versants montagneux, de géographie ?

On trouvait aisément la parenté fondamentale, malgré l’aspect général plus maigre et moins trapu. Même construction du dos, de la tête, des mâchoires, même attaque préventive du regard ; ici, plus de dureté interrogative, là, plus de sarcasme et de silence, mais les circonstances de leur vie expliquaient cette différence. Cette vie religieuse de l’abbé, tant de réserves avaient dû l’envahir, tant de restrictions, de dosages, de remparts !

– Qui est l’aîné de vous deux ? demanda Augustin.

Puis il se rappela que c’était l’abbé.

– Moi, de beaucoup, fit-il à voix basse et avec un instinct de prudence un peu ridicule.

La course continua sur l’est, souple et forcenée. Dans peu de temps toute la masse des terres descendrait sur l’Allier d’un mouvement général immense, masqué par des déchirures et des caprices. Chaque motif avait pouvoir de discuter la loi de l’ensemble, de protester par des ressauts, des fantaisies gracieuses ou abruptes. La route enfilait des vallées subordonnées, aux remontées et contre-pentes inattendues. Les dykes phonolitiques dressaient leurs soudaines collines, des coulées de basaltes tertiaires dilapidés croulaient, et le soir très avancé teignait leurs crêtes d’un vague rose de nuit.

De toute la magnificence occidentale longtemps devinée derrière leurs épaules, les voyageurs ne recevaient que ces terminaisons roses, survivances disparaissantes de cette immense conque orange et feu dont ils avaient fui le centre à travers tant de pays. Augustin se rappelait des velléités de se retourner, douces et vaines, arrêtées par ce sentiment d’à quoi bon qui corrompait tout.

Ils roulèrent encore quelque temps avant de prendre latéralement un chemin vicinal, fine route brune où pour la première fois s’allumèrent les phares. On stoppa sur un chemin creusé d’ornières sèches.

Julot sauta, tint la portière. Bourret, plus lourd, fit rebondir la longue voiture, allégée de lui.

– Vègne, Dzulot.

Docile à l’ordre, Julot s’enfonça derrière son maître dans le chemin terreux.

– Où vont-ils ? fit Augustin.

– Toujours dans des domaines, pour le bétail à vendre. Il a pris Julot. Ça durera longtemps.

L’abbé s’écarquillait les yeux pour regarder dans l’intérieur des terres.

– Ça m’est égal, dit Augustin. Mon train est à dix heures trois quarts. Autant attendre sur ce bout de colline.

L’abbé déjà frappait du pied le sol pour se réchauffer. Augustin le vit traverser une haie de sorbiers, grimper sur un pré d’assez forte pente. Il se leva, enjamba la caisse marquée « fragile » et le rejoignit. La première route, celle qu’ils venaient de quitter, se devinait vaguement dans la distance, très au-delà du chemin vicinal. Sa ligne, gris cendre, descendait vers des masses boisées, traversant la transparence teintée de la nuit. Elle redevenait le motif central de ces froids et hauts espaces subitement échappés au rôle accessoire de décor où les rejetait la course en voiture, rendus à l’existence en soi, à leur puissante solitude, à leur immensité.

– Votre frère paraît très occupé ?

– Il court les pays. C’est son métier.

Une lueur délicate, d’un pâle jaune cuivre, qui n’existait pas, il y avait un quart d’heure, suintait de la nuit. Elle étendait sur la route des ombres exsangues et inconsistantes mais qui épaissiraient. C’était la première lumière de la lune. Tranchée du côté rond par un coup de ciseau parfaitement circulaire, légèrement baveuse sur l’autre, encore toute proche de la pleine lune, de minute en minute plus lumineuse, elle montait.

Augustin ne se sentit pas la force de supporter une conversation sur la vente des vaches. Violemment rejeté, une fois de plus, aux souvenirs de la veille, il sentait pleinement, comme jamais depuis des heures, la fraîche et affreuse proximité des moments gâchés, massacrés par le goût de mort. Il s’irrita de cet aspect fantomatique et désespéré que prenait autour de lui toute chose, cet éperon de prairie couleur de cendre, cette désolation farouche, cette petite brise de cimetière. Il restait vivant ; son bonheur vaincrait cette horreur, un jour ou l’autre. Puis ce partage d’avec les siens, cette impression de refuge dans les hauteurs, lui fut intolérable. Mais un déchirant désir grandissait, absorbait ces secousses et ces troubles, devenait unique : parler à Anne, lui dire les choses qu’il avait trouvées pour elle hier, pendant la nuit, se faire consoler par elle et lui baiser les deux mains. La voir, grand Dieu ! la voir ! sentir enfin abreuvée, la longue, la dévorante soif de la voir !

L’abbé le rejoignit sans rien remarquer de sa figure crispée.

– Les marchands de vaches gagnent ce qu’ils veulent. Deux mille huit cents, trois mille, c’était le prix des bêtes ce matin. Il revendra trois mille trois, quatre ou cinq, à la Villette ou à Vaise. Le transfert ne mange pas cinq cents francs par bête ; ni les frais de commissionnaires, ni l’octroi, ni les droits de marché. À deux ou trois cents bêtes par semaine, comptez.

Un foulard noir d’étoffe mince liait son grand chapeau. Ses deux poings enfoncés dans les longues poches ecclésiastiques, tendaient la douillette sur ses reins. Il gonflait le dos sous le vent du soir. Il continua tout seul, nullement gêné par l’absence de réponse.

– Il a pris, en secondes noces, la petite-fille du père Thomassin. Il continue les affaires depuis que le vieux est mort. À l’heure qu’il est, c’est le plus gros marchand de bestiaux de la montagne et des Planèzes, où il y en a de gros.

Augustin revit Bourret, tel qu’il s’était montré ce matin à la gare. Il revit un autre homme beaucoup plus ancien, qui maintenant était mort. Des mots de l’abbé, inaperçus d’abord dans la pleine horreur de son chagrin, captés tout de même, revinrent, montrèrent leur couleur paysanne : « Le transport ne mange pas », « il a pris la petite-fille », « à l’heure qu’il est ».

Il calculait, calcul mécanique et facile, dont les articles automatiquement rapprochés cheminaient tout seuls à travers sa souffrance. Sur les bases indiquées par l’abbé, le chiffre d’affaires devait atteindre trente à quarante millions.

Il comprenait l’énigme de cette voiture de haut goût, sous son chargement paysan, la marque à la mode et le bric-à-brac de métairie, les pains, les remèdes à bêtes, les caisses d’où sortait la paille, tout ce qu’on emportait vers les domaines, autrefois, aux vrais temps rustiques, dans les tape-culs et les carrioles à veaux.

Ce site de paix nocturne et de fourmillements stellaires, ces bruissements continus et lointains, les forts et faibles dus au vent, toutes ces choses abritaient les hommes les plus contemporains et les plus âpres, en train de commercer, de disputer, de s’enrichir. On se les fût si bien figurées uniquement peuplées d’inquiétudes métaphysiques, de considérations sur les fins dernières et les destinées. Elles bouillonnaient au contraire de toutes les activités de ce monde. Il y existait deux registres, comme aux tympans des porches. Augustin ne le savait-il pas ? N’avait-il pas eu déjà ce spectacle ? Pourquoi en gardait-il ce même émerveillement ?

Redescendu sur la route, l’abbé allait et venait comme sous un préau de séminaire, son masque d’Ibère dur et noir gravé comme une eau-forte par la lune. Il mordait dans un morceau de pain et de porc salé, à coups de dents enveloppants qui emportaient chaque fois un vaste morceau de la surface du pain.

Il entama en mots obscurs, non parce que voilés mais parce que touffus et coléreux, une hargneuse histoire de succession, entre son frère et lui, qui durait depuis la mort du cousin Jules. Il y était question d’un partage d’ascendant véritablement inique, masqué par un imbroglio de ventes fictives, de soultes factices, d’un amoncellement de couvertures cachant des opérations réelles, impénétrables à toute expertise.

– Mais je vous ennuie avec tout cela ?

Puis, oublieux de l’excuse, il recommençait immédiatement :

– N’est-ce pas, moi je suis le curé. Je n’ai besoin de rien, pas vrai ? De quoi est-ce que j’ai l’air ? pleurer après de l’argent ?

Augustin regardait avec plus de curiosité que de compassion cette ombre noire sur ce bout de route. Entre les jours anciens où il galopait, petit garçon sauvage, sur les prairies des domaines, et le moment présent où, dans l’odeur des vaches et des foires, sur une route du Haut-Cantal, il débondait inopinément, les trente ans de séminaire semblaient postiches. Les traits essentiels de la race s’étaient-ils jamais effacés ? Ne se lisaient-ils pas dans cette vie de prêtre, pour qui savait lever les couvercles et regarder dessous ?

Mais c’était plus complexe encore : Augustin flaira brusquement cette odeur de mystère qu’exhale l’âme humaine pour les olfactions bien faites.

– Laissons, faisait l’abbé.

Et baissant la voix, entraînant Augustin plus loin de la voiture, trouvant le moyen d’être plus secret et de multiplier jusqu’en ces solitudes, les précautions autour de ses confidences :

– Je me prépare, dit-il, à quitter l’Église.

Augustin s’arrêta net, le regarda dans le blanc de lune, stupéfait, moins de l’aveu que de ce qu’il eût été entraîné à le dire.

– Je vous demande bien entendu le secret à l’égard de tout le monde. Un secret total. Absolu. Pour personne au monde vous ne savez rien.

Il lui étreignait l’avant-bras, et lui soufflait dans la figure une haleine de jambon.

– Ma thèse de doctorat est finie. Elle coupera naturellement tous les ponts. Il faut que je trouve une carrière universitaire tout de suite, dès ma thèse. J’ai besoin qu’on m’aide. Il fallait bien que je vous en parle tôt ou tard. Autant maintenant.

– Comprenez, reprit-il avec une violence sourde, entre le départ de l’Église et l’entrée dans une carrière régulière, il y a un temps neutre, une période de déclassement, qui déshonore un homme. J’ai vu des prêtres ne s’en pas relever. J’ai des raisons pour n’en pas vouloir. Je suis peut-être « brûlé », soupçonné, peu m’importe ! Aucun soupçon ne compte quand on n’est sûr de rien.

Il se tut sur ces mots obscurs.

Un espace intérieur aussi noir et profond que l’autre s’étendit devant Augustin.

Ils allèrent, muets tous les deux, s’asseoir en face des bois devinés, sur une levée de terre qui séparait la route des prairies descendantes. L’abbé se mit à enfoncer le bout de son parapluie dans la terre molle du fossé et à l’en extraire. Il faisait assez de lune pour qu’on vît les petits trous noirs.

Augustin ne savait trop comment débrouiller un nombre de questions considérables. Négation totale ? demi-foi ? raisons théoriques ? historiques ? ni l’une ni l’autre, peut-être ? alors, les mœurs ?… et les dates de tout cela ? celles des premiers doutes, et des autres ?…

Que c’était étrange ! retrouver ici sur l’accotement d’un chemin de nuit, dans l’une des tortures de sa vie, le souvenir d’une ancienne et différente torture, en embuscade auprès d’un certain kilomètre d’une route inconnue ! Qu’il était étrange de se trouver là, près de cet homme et de réentendre, dites par un autre, toutes ces choses de son passé !

– Vous n’avez pas froid, monsieur Méridier ?

– Froid ? Non. Je pense à ce que vous me dites. Je compare à d’autres évolutions, à d’autres crises de demi-foi.

Il s’aperçut cependant qu’il venait d’avoir une respiration un peu frissonnante, avec deux ou trois coups de sa toux fiévreuse, et de trembler des épaules.

– La demi-foi, disait l’abbé, ça se trouve plutôt chez les laïques, mais c’est fort rare chez le prêtre. Là, c’est tout ou rien, n’est-ce pas ? La demi-foi, pouh ! On a des hésitations, puis faut bien que ça finisse…

– Est-ce que vous dites encore votre messe, monsieur l’abbé ? demanda Augustin. Frappé par l’ironie de l’appellation, il fut trop tard pour la retenir.

– … Faut bien que ça finisse, reprit l’abbé sans répondre. Je ne dis pas que ça ne traîne pas quelque temps avant de finir.

Ils retombèrent dans leur silence.

À ce moment, une voix de garçonnet, juste et rude, se fit entendre à droite de la route du côté de maisons probables, derrière cette haie de sorbiers et de noisetiers qui ménageait un autre inconnu dans l’inconnu de la nuit. Elle atteignit des notes très hautes, y tremblota, redescendit à mi-côte, trembla de nouveau et regagnant l’horizontale y prit une sérénité instable et provisoire, faisant penser aux migrations des montagnards, aux nostalgies des autres pays, aux désirs de l’ailleurs, à toutes les insatisfactions de l’espace.

– C’est un « vedelier » qui a dû descendre de quelque montagne d’estives. La maison est toute proche.

– Les « demi-foi », dit Augustin, quelques-uns s’y bercent, d’autres s’y ensanglantent. D’autres attendent tout simplement la fin du phénomène. Mais chaque cas est passionnant.

– Passionnant ? fit l’abbé d’un air à la fois bourru et dédaigneux. La curiosité est au contraire bien épuisée sur ces cas. Loisy est parti au bon moment. Ça n’intéresse plus personne. Le seul point qui compte est de savoir ce que devient celui qui s’en va.

Il refit les petits trous dans la terre du fossé avec le bout de son parapluie pendant quelques minutes. Puis, sans transition d’aucune sorte, ni rien pour les annoncer, il dévida des souvenirs en regardant les petits trous.

– Quand ça commence-t-il ? Est-ce qu’on sait jamais ? Qui s’en souvient ?… J’ai un cas présent à ma pensée :

Il s’agit d’un de mes amis, plus jeune que moi de trois ou quatre ans. Il est à la Trappe maintenant, et même je crois abbé de sa Trappe. C’est un sensible, un imaginatif, un idéaliste. Nous venions d’entendre aux Hautes Études une leçon sur les témoignages du séjour de Jean à Éphèse. C’est de ces détails qu’on se souvient, du pittoresque, des incidents, plus que des « demi-foi » proprement dites. La sienne est d’ailleurs remontée assez vite de sa fraction à l’entier. Quant à retrouver l’histoire de ce qui a jalonné ces variations numériques… Et cependant si !

On découvre des repères. Je me souviens qu’au sortir de cette conférence, il devait pleuvoir ou bruiner. Je m’en souviens à cause de cette tristesse de ce quartier, qu’il me faisait remarquer, parce que moi, je ne suis pas très sensible à ces choses. Pour moi, la pluie, c’est la pluie, et l’absence de Foi, c’est l’absence de Foi.

Lui était d’une tristesse terrible, qui déteignait naturellement sur le spectacle de ces rues. Nous allions entre l’Odéon, le Luxembourg, et cette percée nouvelle qu’on a faite depuis vers le boulevard Saint-Michel. « Quel paysage de fatigue intellectuelle et nerveuse, d’immoralité sexuelle acceptée (l’abbé fit voltiger sa main en l’air), de scepticisme général ! Quel décor pour une crise ! »… Voilà ce qu’il me disait. Évidemment, nous passions entre des hôtels borgnes, des rez-de-chaussée de pseudo-blanchisseuses, et la pluie tombait.

Oui, j’ai un peu senti là le trou noir, je pourrais dire, laissé par la fuite de tout, devant lequel tremblait mon ami. Je l’ai senti grâce à lui. Bien sûr, j’ai eu d’autres moments, puisque vous voulez savoir, mais je me rappelle surtout celui-là.

Ce fut ainsi, sur le chemin amorcé par l’histoire d’un autre, qu’il s’en fut vers sa propre histoire.

– Je me souviens même de quoi nous parlions, et je vous dirai pourquoi. Nous parlions des versets au chapitre I de Luc, sur la naissance virginale, interpolés en faveur d’une notion messianique postérieure à la notion de Matthieu, qui est celle d’une élection née du baptême, repoussée également par Jean au profit de la thèse de l’incarnation du Logos, par Paul au profit de la manifestation par la Résurrection. Je pensais aux recensions de Schmiedel des manuscrits de Luc.

Je vous dirai qu’il n’y a pas de prêtres, ni peut-être de fidèles (j’entends ceux qui pensent) qui n’aient connu ce que le catéchisme appelle les tentations contre la Foi. Vous savez le conseil qu’on ne manque pas de donner : « Chasser ces pensées, prier Marie Immaculée, protester au fond de son cœur de son attachement à la Foi de la Sainte Église, etc. » Le Manuel à l’usage des clercs des grands Séminaires, au chapitre des Études ecclésiastiques, y consacre un nombre de pages qui augmente à chaque édition. Ces conseils ne fonctionnent, – ce n’est pas à vous que je l’apprendrai, – qu’au début des recherches d’exégèse ; puis ils périment, dès que vos études ont passé l’étape « tentation », pour entrer dans la catégorie du travail scientifique pur et simple.

– Il serait peut-être prudent de se lever, fit Augustin.

L’abbé qui regardait dans le vague, sa grande bouche ouverte, se tourna brusquement du côté où se trouvait la voiture.

– Simplement parce qu’il fait froid, expliqua Augustin, et qu’il vaudrait mieux marcher un peu.

Les deux mains au fond de ses poches de douillette, les bras tendus dans toute leur longueur, geste habituel à tous les prêtres, l’abbé commença de marcher avec les épaules.

– Nous étions, je me souviens dans cette partie du Luxembourg où se trouve ce groupe en bronze ; vous savez : un homme avec des ailes transporte dans ses bras une grosse femme avec une palme, et la présente à un buste. Cela m’avait toujours paru assez sottement conventionnel. Ce fut ce mot : conventionnel, qui me frappa. Il passa d’un sujet à l’autre, étant bon pour les deux. Conventionnels, les points de vue orthodoxes de nos manuels de séminaires, conventionnel l’avis de prier Marie Immaculée et Saint Joseph. Quelle Marie ? d’avant ou d’après l’interpolation au premier chapitre de Luc ? Quel Joseph ? Celui de Luc, qui revient à Nazareth planter ses choux ? ou celui de Matthieu qui pousse sa pointe en Égypte ? Tout cela était conventionnel…

Augustin fit entendre ce léger hum ! nasal qui ressemble à un petit rire triste. C’était précisément l’un des points qui lui avaient jadis paru cruciaux. Il l’avait repris comme typique dans la longue et stricte discussion de son article de Lausanne et d’Harvard, qu’il appelait « Paralogismes de la Critique Biblique » concluant que son historicité positive n’était ni constatable par les croyants, ni contestable contre eux.

– Oui, enfin ! fit-il, en une exclamation obscure et excédée.

– Ah ! mais je ne veux pas dire, coupa l’abbé qui se méprit, que je n’avais rien vu de cela auparavant. Non. Ce qui fut vraiment nouveau pour moi à cette heure-là, c’est l’état de sécheresse froide où je sentis que toutes ces choses me laisseraient désormais.

Je pensais à tout cela sans rien dire, ne sachant pas exactement où en était mon confrère, ou plutôt sachant bien qu’il combattait encore avec lui-même, dans cette lutte où les plus sentimentaux d’entre nous s’ensanglantent, comme vous le disiez tout à l’heure. Nous débouchions en face d’une petite rue d’où l’on voyait Saint-Sulpice, ou plus précisément la muraille latérale de l’église. J’entendis mon confrère dire à voix haute : « Magnificat anima mea Dominum ». Il en était resté à notre conversation sur le texte de Luc, bien que nous eussions cessé d’en parler depuis dix minutes.

Puis il se mit à commenter le Cantique marial d’une manière désespérée qui me toucha : « Alors, ton âme ne magnifiera plus, le Seigneur, ô Vierge sainte et douce »… Je me rappelle que je répondis : « Ni ton esprit n’exultera plus en Dieu ton Sauveur. » Une minute après, il reprenait : « Ecce enim ex hoc beatam me dicent omnes generationes… oui, toutes les générations, ô Vierge, jusqu’à la nôtre qui l’aura dit la dernière, et maintenant voici que c’est fini ! »…

J’entendis une sorte de respiration bruyante et saccadée. Je me retournai pour le regarder. Il pleurait en pleine rue, brutalement. Il est vrai que ce sont des rues très désertes, qu’il n’y avait personne, et qu’il ne risquait rien.

C’est une tristesse dont je me suis toujours souvenu.

Il devait rester huit ou dix jours encore avec nous avant d’entrer à la Trappe. Et, entre parenthèses : ah ! qu’il prêchait bien !

L’abbé donna un coup de son gros soulier à un caillou rond égaré sur la route, comme il devait faire autrefois aux balles de caoutchouc sur les cours de récréation.

– Ce soir-là, continua-t-il, oui, c’est bien ce soir-là, on nous lisait à dîner le premier volume des Persécutions de Paul Allard et les textes qui établissent, selon lui, le séjour de Pierre à Rome. Nous étions dans ce réfectoire carrelé, aux vastes voûtes de couleur ocre plein d’odeurs de cuisine, ennobli des portraits en pied de quatre supérieurs. Je me revois clairement dans ce réfectoire, grâce à un petit fait, tout simple, auquel je n’avais jamais auparavant porté attention. J’étais le dernier de la table. J’avais un voisin à droite, aucun à gauche. Je me sentais à moitié libre, à moitié engagé. Engagé dans cette vie collective où l’on nous lisait Paul Allard. Libre aussi d’y mener ma propre vie intérieure et de n’y admettre personne. Il me parut que c’était la seule chose à faire pour le moment, jusqu’à ce que j’aie pu voir et décider.

– Au fond, dit Augustin avec douceur, vous avez senti ce soir-là moins la fuite de vos convictions (qui était sans doute bien antérieure) que la nécessité de la matérialiser dans un changement de vie.

– Si vous voulez, accorda l’abbé d’un ton indifférent, dont Augustin comprit ensuite la raison : en fait l’abbé n’avait rien changé dans l’extérieur de sa vie.

Nous eûmes ce soir-là après dîner (je ne puis dire à quelle occasion), un salut assez lugubre pour moi dans une chapelle en fer à cheval, intime, austère, elle aussi voûtée de jaune. Ma place n’était pas face à l’autel, mais à la grande allée qui y mène ; il me fallait faire quart-de-tour pour voir l’autel. À genoux, la tête dans mes mains, je ne regardais donc pas le tabernacle ; je me regardais, si je puis dire, moi tout seul, j’étais face à face avec ma solitude. Je ne suis pas très musicien. Les phrases mélodiques du salut m’avaient paru jusqu’alors admirables, mais c’était par tradition et docilité. Je me souviens que M. Vincent d’Indy nous avait fait une conférence sur elles (Je m’en souviens d’autant mieux que j’ai l’habitude de prendre des notes à ces conférences-là). Il les trouvait lentes, tendres, veloutées, rationnelles et extatiques, pleines d’une sorte de tristesse heureuse et d’un lyrisme dominé. Ça fait beaucoup de choses, et enfin « velouté », et la « tristesse heureuse », je ne sais pas trop ce que ça veut dire. Mais enfin, soit ! Or, les mots m’apparurent au contraire et tout d’un coup, entièrement inertes, d’une mortelle sécheresse abstraite. Je les mettais à mesure en français pour mieux voir leur platitude scolastique cachée sous du mauvais latin. « Que l’antique document cède la place au nouveau rite… ; comme il procède de l’un et de l’autre, que la louange entre eux soit égale. » Comment avais-je pu m’émouvoir de ce latin-là ?

Je ne me rappelais pas m’être jamais senti aussi sec, aussi froidement sec et hostile, quoique tout prêtre connaisse ses moments de sécheresse, bien entendu, comme contre-partie de ses exaltations. Je n’ai pas besoin de vous dire que rien de cela ne se voyait et que j’étais juste un numéro parmi les autres dans cette suite de dos courbés et de surplis blancs. Je me disais surtout qu’il serait prudent de prendre le temps de me retourner et de ne pas perdre ma vie une seconde fois.

Je ne sais pas comment je me suis revu au grand séminaire de Saint-Flour. Évidemment c’était une réaction, une remontée vers des formes de piété naïve, où la Foi était un sixième sens comme on dit. (Je ne me souviens plus où j’ai vu ces mots.) Mais pourquoi cette réaction me ramena-t-elle au souvenir de Saint-Flour ? J’aurais pu trouver tout autant, en mes retraites d’Issy et mes premiers séjours aux Carmes, dans les petites chapelles perdues aux labyrinthes des corridors. Je suis allé choisir Saint-Flour. Je m’en rappelai les formules pour l’examen de conscience en latin : « Peccavi contra fidem, si irreverenter, vel nimis curiose, in mysteria fidei inquisivi. » Ce sont les formules par lesquelles l’Église se défend à Saint-Flour. Je ne me figurais même pas la vraisemblance de ce péché. J’ai lu de belles pages de vous, dans la Revue des Deux Mondes, sur la piété intellectuelle du XVIIe siècle. « Tout était clair dans ces grands édifices froids du dogme, églises immenses et sans vitraux, ouvertes sur des campagnes géométriques. » C’était bien ainsi dans ma pensée. Cette formule m’en semblait le portrait.

– Je me rappelle, fit Augustin.

En réalité, l’abbé se trompait. Il ne pouvait savoir. Ces pages extraites pour la Revue des Deux Mondes, par la piété filiale d’Augustin provenaient de la thèse de son père, la pauvre thèse qui n’avait jamais vu le jour.

L’abbé lui présentait, ainsi altérés, ses propres angoisses à lui, Augustin, et ses souvenirs de famille, expropriation bizarre de choses qu’il avait cependant toutes raisons de croire siennes, strictement, exclusivement siennes. Déformée, changée de timbre, transposée en un ton de sécheresse coléreuse, inéclairée surtout, coupée de tout commencement et de toute racine, Augustin entendait une nouvelle rédaction de sa fameuse nuit !

– Pureté du dogme et de la vie allaient ensemble, continuait l’abbé. Je n’ai eu aucun mal à me défendre contre les tentations charnelles, non aucun. Et puis quoi ? les trois quarts de ces troubles proviennent de ce qu’on met là de la poésie, du velouté, comme dit M. Vincent d’Indy. Mais les petits paysans ont vu vêler les vaches, n’est-ce pas ? et ils ont aidé. La question des mœurs se pose en général à des convictions déracinées ou ébranlées. Il est rare qu’on commence par elle.

Les tentations de l’esprit étaient juste la même chose, juste aussi aisées à combattre. Pureté, pauvreté, incuriosité, s’appliquent indifféremment à la vie intellectuelle et à la vie morale au Séminaire de Saint-Flour et à ceux qui lui ressemblent. Mais peut-être que je vous ennuie…

Ils allaient et venaient, en effet, d’une manière assez morne sur la route.

– Que voulez-vous ? Le domaine est en pleine terre à un quart d’heure du chemin, au moins autant que je puisse voir. Ça fait une demi-heure en comptant le retour. Une autre demi-heure de marchandages… Nous avons le temps de parler.

Augustin l’assura qu’il l’intéressait plus profondément encore qu’il ne pensait.

– Je ne sais pas non plus pourquoi l’on fixa ce soir-là le texte de la méditation pour le lendemain. Ce n’est ni la coutume ni le lieu. Peu importe, n’est-ce pas ?… Il suffit de savoir que ce soir-là ce fut le cas. On lit le sommaire dans les « Méditations » d’Hamon. Quelques professeurs l’utilisent aussi. Je me souviens de ce texte. C’était : Perdam sapientiam sapientium ; et prudentiam prudentium reprobabo de la première aux Corinthiens.

Je fus naturellement frappé, sur le moment, de la coïncidence avec mes propres pensées. J’éprouvai presque un retour de ces anéantissements, de ces silences intérieurs que nous ressentons devant ce qu’une longue habitude de sensibilité nous fait considérer comme des manifestations directes de la protection de Dieu.

Ce n’est que plus tard, dans la nuit qui suivit, que je me remémorai combien ces textes-là sont fréquents, que je n’avais que l’embarras du choix entre ces maximes agnostiques, que ç’aurait pu être aussi bien le Sinite illos, cæci sunt et duces cæcorum du XVe chapitre de Saint-Matthieu ou le Quicumque non acceperit regnum Dei sicut puer de Luc ou l’Ego sum veritas, ou n’importe quel autre de ceux de Jean, et qu’il y avait bien trois chances sur cinq que je tombe sur l’un d’eux. J’exagère ; mais il y en avait beaucoup.

– Ce grand nombre faisait disparaître l’effet de surprise, mais il augmentait peut-être l’importance de la leçon, dit Augustin en regardant à ses pieds.

– Tiens ! j’aurais dû y penser en effet, dit l’abbé avec un petit rire. Mais depuis longtemps déjà je connaissais l’agacement de trouver des maximes morales au lieu de renseignements historiques.

Enfin ! J’anticipe ici de quelques heures, car ce n’est que dans ma chambre que je pouvais m’apercevoir de tout cela.

L’oraison mentale de Saint-Sulpice, vous savez qu’elle comporte ce que la rédaction traditionnelle qui remonte à M. Olier appelle la préparation la moins éloignée, et qu’il distingue à la fois de la plus éloignée et de la prochaine. Vous savez aussi qu’elle consiste à penser dès le soir au sujet donné, à y repenser le matin en s’habillant et à se tenir en un grand silence et recueillement, depuis la prière du soir jusqu’à l’oraison.

Naturellement les nécessités intellectuelles du professorat m’avaient fait départir de ces règles et de bien d’autres, dès avant mes études bibliques. D’ailleurs on n’y est pas obligé sous peine de péché. Aussi, sans plus songer à la méditation, cherchai-je, en entrant, mes notes pour un article que j’étais en train de faire sur les textes concernant le séjour de Jean à Éphèse. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il devenait, depuis quelque temps déjà, difficile pour moi d’écrire sur l’Ancien ou le Nouveau Testament. Mon enseignement se bornait d’ailleurs à des conférences de grammaire hébraïque et j’évitais à peu près toutes les questions où j’aurais risqué d’être très mal à l’aise. Enfin ce n’est pas le point.

Je me rappelle que je me préparai le bol de lait condensé que je prends le soir avec un peu de cacao. Ma chambre était maintenue tiède par le feu que je laisse brûler à combustion douce, jusque vers une heure du matin. Je me rappelle tout cela parce que je fus saisi par cette impression de bonheur austère et douillet à la fois, que vous avez eu l’air de me reprocher lors de votre visite.

– Je ne vous ai certainement pas trouvé malheureux, accorda Augustin, avec un sourire que la nuit laissa invisible.

– Tout d’un coup, je repensai à la première aux Corinthiens. Je me dis que « la sagesse des sages » est la même en histoire, que l’historien soit assis sur un escabeau de religieuse Clarisse ou dans le fauteuil d’un club anglais, où d’ailleurs je n’ai jamais été. Par conséquent mon confort ou mon inconfort ne faisaient rien à l’affaire. Je n’étudiais pas les questions historiques avec mes mortifications ni avec mes jeûnes, ni avec mes prières, ni avec mon action de grâces d’après ma messe, mais avec les règles de la méthode historique comme j’aurais étudié le Code des Wisigoths ou la Constitution d’Athènes. Peut-on mettre en jeu une autre science que celle des savants ? une autre prudence que celle des prudents ? Pouvais-je me dire : « Si j’étais laïque, si j’étais Harnack ou Havet, ou qui vous voudrez, telles indications comporteraient telle conclusion. Elles en ont une autre parce que je porte un vêtement noir et long avec beaucoup de petits boutons ? »

Augustin se répétait que c’était étrange : les mêmes idées, presque les mêmes mots qu’il avait lui-même tant de fois mâchés jadis, ce même appel – clause de style – aux maximes de méthodologie très générales conçues comme régissant sans besoin de retouches particulières, ni d’ajustement aux problèmes spéciaux, tous les cas historiques indistinctement, alors qu’en réalité, tout en restant, au tréfonds, identiques, elles se remodèlent à chaque application. Oui, tout y était, sauf, bien entendu, l’argument de la soutane aux petits boutons.

– Je me rappelle, continuait l’abbé, m’être mis à la fenêtre, l’avoir ouverte, m’être appuyé au barreau de bois recouvert de zinc. Une de vos phrases aurait pu me revenir à la pensée : « Dieu a choisi de passer par nos intelligences. » Je me suis mis à marcher de long en large dans ma chambre. Je disais : « Et voilà ! Eh bien, oui, voilà » ! Mais je ne pouvais rien trouver d’autre. « Tout est noir devant moi, pensais-je ; tout est noir derrière moi. Et moi au milieu, déraciné de tout mon passé, entamant un avenir inconnu. Eh bien ! voilà ! Il y a longtemps que ça couvait. La coquille a cassé, à la fin. Et puis voilà ! »

J’ai dû rester quelque temps à marcher, sans émotion quelconque, disant comme un imbécile : « Et voilà ! Et puis voilà ! » Après un certain temps de marche, je fus étonné par le bruit de mes souliers que je n’avais pas quittés. Je m’imaginais, réveillant mon voisin de dessous, mon voisin d’à côté, stupéfiant le séminaire. Je sentis une extrême confusion, ce qui, après les heures que je venais de passer, me fit rire. Je mis mes pantoufles et continuai ma promenade solitaire avec des coups étouffés sur le plancher.

Ils en entendront bien d’autres, me dis-je.

J’avais pensé autrefois, dans des ennuis identiques : « Ça se tassera. » Mais alors, j’eus une double idée, là, en me promenant sur mes pantoufles. D’abord qu’il était impossible que « ça » continue de se tasser toujours. Il y avait une limite où ça deviendrait incompressible et ce serait la presse qui casserait. Puis, qu’il était inutile de prendre la chose au tragique et qu’il fallait se donner le temps d’aviser. Au sérieux, oui. Non au tragique. À quoi bon, n’est-ce pas ?

– Évidemment, dit Augustin, d’une manière vague, pensant que cette fois, la « nuit » de l’abbé différait de sa propre « nuit ». C’était à quelle date toute cette… il fut sur le point de dire « toute cette histoire », mais préféra la forme plus correcte : « toute cette discussion avec vous-même » ? Après la première visite que je vous ai faite ?

L’abbé eut un « oui » cotonneux tout de suite tempéré de rajustements. « Peut-être, fit-il, je mêle un peu les époques. »

Depuis quelque temps il semblait à Augustin qu’il ne suivait plus ses confidences dans la même ligne que lui et les pas dans ses pas, mais sur une sorte de trajectoire parallèle et contrôlante. Il recoupait ce récit avec ses propres souvenirs : Mathurin Loubidoux, Toussaint (ou peut-être Patrice ?) Leneveux, pseudonymes campagnards cités par l’abbé à leur première entrevue, d’un tel ton de complaisance qu’il soupçonnait pour la première fois l’identité des deux personnages et de l’abbé Bourret lui-même. S’il en était ainsi, la crise semblait bien plus complexe, et plus ancienne qu’il ne la décrivait.

– Naturellement, fit-il, tâtant le terrain, cette crise de doute définitive, a dû être précédée de quelques autres.

– Certes, dit l’abbé, toute entreprise d’études bibliques est une crise depuis son début, et peut-être ma mémoire confond-elle les détails. Ce qui est sûr c’est que je me sentais à ce moment si peu prêt à quitter officiellement l’Église que je dus me donner à moi-même comme le spectacle de la décision suprême. Je ne pouvais la prendre qu’à condition de me familiariser au préalable avec elle. – « Voyons, me disais-je, j’ai défroqué. Je suis libre. Je suis parti d’ici. Que faire ? » – Aller chez moi quelque temps, dans le Cantal, me passa par la tête. Mais j’en sentis sur-le-champ la totale impossibilité. Tous les liens se tendirent, qui me ficelaient à cette soutane. Mon père, mon frère, mécréants réels, étaient catholiques traditionnels. Je n’aurais pas un sou d’eux. Mon retour gênait leur règlement d’affaires et la disposition des biens. Tout le côté mystique de la famille, toutes les femmes, auraient fait bloc avec eux. Ma mère aurait cru voir le diable. Pire : ce diable était son enfant. Un de mes confrères, que je connais bien, a voulu sauter le pas. Deux mois après, il entrait dans un couvent faire pénitence : sa vieille mère était en train de mourir du coup moral qu’elle avait reçu. Elle mourut malgré la pénitence. Je n’ai pas besoin de dire que cette mort y mit fin.

Et puis qui sait ? Est-on jamais sûr de ne jamais se repentir ? Tenez ! Je connais un prêtre sorti de l’Église, excommunié, marié, avec enfants, non baptisés naturellement, qui se cache d’eux pour aller à la messe tous les dimanches et beaucoup d’autres jours que le Bon Dieu fait !

– Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez perdu votre mère, monsieur Bourret ?

– La première année de la guerre. Et quant à rester à Paris, y suivre le destin classique des anciens prêtres ? entrer dans l’Université ? Je n’avais pas de titres, aucun. Même pas une modeste licence. J’ai dû m’en occuper depuis.

J’avais l’air très résolu, n’est-ce pas ? Et quand je vous raconte tout cela, ce sont les parties dures qui restent, comme le squelette dans les cadavres. Toutes les choses molles s’effacent. Eh bien ! cependant, il y en avait.

Quand je décidai de me coucher et que je regardai mon réveil, il pouvait être dans les trois heures du matin. Je le montai pour cinq heures et demie, qui est l’heure de mon lever habituel. Autant dormir deux heures et demie que pas du tout. J’étais dans mon alcôve, très sombre, où se trouve aussi ma toilette. Aussi y avais-je une lampe. J’eus faim. Mon premier mouvement, instantané, fut de repousser cette envie de manger, comme une chose aussi impossible que de me jeter par la fenêtre. La pratique quotidienne, pendant trente ans, du jeûne eucharistique, nous est seconde nature. Je réfléchis que mon jeûne n’avait pas grand sens, désormais. Je me coupai un morceau de chocolat. Je dus le cracher, de la bouche dans ma cuvette. Je me retrouvai tout bête devant ce morceau de chocolat craché.

La fête de ce jour était Saint-Jean de la Croix, commun d’un confesseur non pontife. Je ne sais comment cela se fit. J’eus des réflexions, des rêveries, exactement comme j’aurais pu les avoir à mon Séminaire de Saint-Flour, dans la simplicité de mon incompétence, avec trois ou quatre confrères qui me ressemblaient. C’étaient des âmes douces, humbles, pures, exclusivement occupées d’amour de Dieu. De belles âmes mystiques.

Comprenez. Si je n’ai pas connu le grand amour, la faim de Dieu, j’ai assez connu de prêtres, j’ai confessé assez de religieuses qui l’avaient. Mon confrère le Trappiste était ainsi. Un autre aussi, parti aux Missions Étrangères. D’autres aussi entrés au ministère paroissial où ils s’usent vite. Ils ne sont d’ailleurs pas plus à l’abri des tentations que moi.

Assis sur mon lit, dans cette paresse d’avant dormir, gardant devant les yeux le désert de ma vie, je me mis à penser que moi aussi, s’il me fallait chercher des responsabilités, mon attitude morale avait été… euh !… sinon exaltée comme la leur, au moins saine. J’avais eu, moi aussi, mes ferveurs.

Je revoyais mon enfance, mes années de petit Séminaire, de grand Séminaire, rude vie dont je ne sentais même pas la rudesse, du froid partout, dans nos dortoirs, sur nos mains, dans les traîneaux dont nous parcourions nos neiges, dans tous ces grands hivers qu’on ne connaît plus ; du froid même dans nos familles : jusqu’à ce que j’en vis d’autres, je les croyais toutes dures et austères comme la mienne. Mon Séminaire était encore ce qu’il y avait de plus chaud. Il me semblait distingué, affectueux, intellectuel. Historiquement, philosophiquement, moralement, il était ce qui se faisait de mieux, jusqu’à ce que j’aie vu autre chose, là aussi.

J’avais, dans ce séminaire, le sentiment d’une ascension sociale et morale à la fois, une promotion dans tous les ordres de Dieu…

Marchant à grandes enjambées dans la lumière de la lune, son squelette solide pointant sous la soutane, tout cet air de paysan robuste persistant sous sa culture et sa complexe vie, et son ombre, derrière lui, comme un diable noir, l’abbé gardait quelque chose de romantique et de sauvagement beau.

– Voyons ! qu’est-ce que Dieu pouvait loyalement attendre de moi, dans cette espèce de contrat passé avec lui, tout à la fin d’une adolescence et au début d’une jeunesse dont je vous montre les composantes ?

J’ai entendu prêcher une fois l’abbé d’une Trappe bavaroise. Il parlait français avec un fort accent allemand. Il disait : « Une dame s’attristait de sentir pour son petit chien plus d’amour que pour Dieu. Que voulez-vous ? Elle était dans son droit. On ne commande pas son cœur. Il suffisait qu’elle fût prête à faire pour Dieu des sacrifices qu’elle n’eût pas faits pour son petit chien. »

Ne les avais-je pas faits, ces sacrifices ? Une vie régulière, pleine de mon devoir professionnel, exacte, scrupuleuse, sans intérêt ni ambition… Était-ce ma faute si mon cœur se portait aussi peu vers Dieu que celui de la dame au petit chien ?

Et d’ailleurs, que j’en ai vus de prêtres, aimant Jésus de grand amour au début de leur vocation, ardents, pauvres, courant les patronages et les retraites de monastères ; entraîneurs de « jjj… eunes », comme ils disent, ascètes, gais, jeûneurs, socialisants, sentant mauvais de la bouche, enthousiastes et un peu fous, que j’en ai connus, qui sont partis !…

Je me répétai cela, ni assis ni debout, indécidé dans mon alcôve, me supposant en faute ainsi qu’on suppose un problème résolu, et cherchant les conditions de la faute, comme j’aurais cherché celles de la solution.

Alors, tout d’un coup, je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne sais pourquoi. Fatigue ? Pitié sur moi-même ? Je trouverais bien des raisons après coup, n’est-ce pas ? Je fus à genoux devant ce lit à édredon rouge. Parfaitement. Je sentis des émotions et des détresses qui me jetèrent à genoux. Remarquez qu’il y avait bien longtemps que je ne prenais même plus mon prie-Dieu pour lire mes prières et mes psaumes, car je continuais de les lire, évidemment avec les transformations de sens nécessaires à me les rendre intelligibles. Et cependant, je me trouvai à genoux. Je criai : « Pitié ! pitié ! Faites luire la lumière ! » Je m’imaginai, avec la fraîcheur de mes premières années d’ordination, tenir le corps de Notre-Seigneur dans mes mains comme à la sainte Messe, dans cette proximité terrifiante, à laquelle des confrères m’ont dit ne s’être jamais habitués : « Si j’étais un saint, comme je vous regarderais, ô Jésus-Messie-Dieu ! » Naturellement je sentis présentes toutes les conclusions critiques sur Messie et sur Dieu, mais j’écrasais leur ténacité d’une ténacité plus grande : « Vous aussi vous me regarderiez comme vous avez regardé l’homme qui vous avait appelé Bon ». (Et ce texte en effet est un des plus beaux de saint Marc.) « Comme tous mes doutes, je ne sais comment, fuiraient devant vos certitudes ! »

Ce texte de Marc me parut chargé d’applications à mon cas, comme le Sapientia sapientium et comme les autres. C’est entre le Christ et moi que fut le dialogue de Marc : Tu connais les commandements ? – Je les ai pratiqués. – Vends tout ce que tu possèdes, puis viens et suis-moi. – Cela aussi Seigneur, je l’ai fait, ou presque. (Je pensais à ma médiocrité actuelle, ma médiocrité future, tous les sacrifices d’argent de l’avenir.) – Les sacrifices d’argent ne sont pas les seuls. – Vendrai-je donc aussi mon intelligence ? Puis-je la donner aux pauvres ? Faut-il la jeter aussi sur votre autel ?

Je ne sentais ni hostilité, ni attrait, rien qu’une docilité ennuyée, un peu factice, une sorte d’impossibilité triste : « Vos textes ne comprennent pas tout, ô Maître. La vie est plus complexe que de votre temps. Vous n’êtes plus au point. »

Je pensais aussi au mot de l’Imitation : « Si vous voulez que je sois dans les ténèbres, soyez béni. Si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez aussi béni. » Sans doute, mais il est aussi un texte sur l’« aveugle qui conduit l’aveugle ». Tous ces textes moraux, susciteurs d’émotions, sont comme elles, obscurs, multiples, contradictoires ; aucun n’est lumière pour l’intelligence ! Allons donc ! Je le savais bien !

C’est à cela qu’aboutissait ce petit accès de sensibilité, à une pitié critique et railleuse qui dominait les textes moraux. J’aurais pu prévoir. C’était le même « moi » que je trouvais partout, parce que c’étaient les mêmes choses. Ma sensibilité ne changeait rien aux choses.

Allons ! allons ! allons ! allons ! fallait-il que je fasse appel à la vieille expérience de l’Église, que je devais pourtant connaître ? à son intellectualisme solide ? à sa méfiance du sentiment ? Je souris de moi-même et je me relevai.

Serait-ce la dernière crise ? Y en aurait-il d’autres ? Qui pouvait dire ? Me réveillerais-je en sursaut, rêvant de l’enfer comme tel autre que je connais ? Qui pouvait prévoir ? Une formation morale de prêtre est lente à disparaître. Loisy le sait bien. Renan a de ces phrases sur la longue odeur des cires qu’on vient d’éteindre, ou quelque chose comme ça.

Je ne sais si l’on est « sacerdos in aeternum », mais on l’est certainement pour longtemps.

– Monsieur Bourret, commençait Augustin, soucieux de voir clair dans cette longue histoire…

Mais l’abbé, tourné vers la voiture, cria :

– Je crois que quelque chose vient là-bas.

Des lanternes remuaient sur le petit chemin de ferme par lequel le marchand de bestiaux était parti. L’une, jaunâtre, se balançait près de terre, à côté d’une autre, plus haute, fixe, blanche, électrique.

– Il faut se dépêcher, dit l’abbé. S’il ne nous voyait pas, il partirait sans nous. Et il s’enfuit vers les lumières d’une course bruyante et engoncée.

La nappe des grands phares domina la lune, montra une route rugueuse, alluma des feuilles vertes. La machine se mit à trembler en silence, comme devant l’auberge. Debout près d’elle, l’abbé n’était qu’un tas de drap noir, capricieux et érigé.

L’enrouement de Bourret, se mêla au patois paysan. Presque toutes les bêtes étaient vendues, mais on disputait encore pour quelques-unes.

– Mène que mon lot à la gare demain, Julot, dit Bourret. Allez, faut partir. Le Monsieur décoré qu’est là, il est pressé d’avoir son train. Et moi non plus, j’ai pas le temps d’attendre.

Vint le débat classique des champs de foire. Le paysan qui a vendu se fait intermédiaire.

– Monsieur Bourret, allons ! Donnez cinquante pistoles de plus, que diable !

Et l’autre paysan lève son bras au ciel devant les Destins écroulés :

– Les aura point pour cinquante pistoles de plus ; non, que je te dis !

Comme Bourret enjambe le marchepied, revirement tragique. Le paysan dégage toute responsabilité en face du désastre :

– Prenez-les ! Ça ne vous portera pas bonheur, fait-il d’un ton de funérailles et de fin du monde.

Mais l’indifférence de Bourret ramène à leur volume exact ces gonflements de théâtre.

– Julot, tu marqueras aussi le second lot et tu le mèneras avec le premier.

Le gros portefeuille à chaînette s’ouvrit de nouveau pour la sortie des billets de mille, comptés dans le cône éclatant des grands phares.

Le paysan solennel changea d’aspect, devint bonhomme.

– Vous avez les bêtes pour pas cher.

– Pas meilleur marché qu’à la foire, dit Julot.

– Il le sait bien, fit Bourret dédaigneux.

Le paysan avait en effet l’air de quelqu’un qui le sait bien.

La grande nuit était pleine de commerce, d’étables chaudes, d’argent et de critique biblique. La voiture tourna. Les phares, au cours de leur révolution explorèrent le côté des étables. Un coq, trompé, chanta en pleine nuit, puis se tut, humilié de son erreur. On entendit des phrases hétérogènes, mêlées de français et d’une phonétique patoise intranscriptible. La machine quitta le chemin vicinal, rejoignit la grande route et fila vers les gorges. Il était dix heures moins le quart.

Augustin s’était renfoncé parmi les capitons. La voiture descendait en d’admirables bois dont il devinait la beauté au volume des troncs frappés par les phares et leur rectitude de colonnes.

Julot resté à la ferme, aucun dos en peau de bique ne cachait plus les profondeurs d’un paysage noir, limité et infini à la fois. Le pinceau des phares tournant dans les obscurités latérales, balayait des bois instantanés, verdâtres et laiteux.

Un gros morceau de sa jeunesse réapparaissait pour Augustin dans ce décor théâtral et tragique. La crise exégétique de jadis, rafraîchie, aiguisée, proéminait parmi d’autres douleurs. Plus loin encore, du fond de son enfance, des gorges toutes semblables remontaient, décharnées, sans substance, pleines de puériles joies disparues. Tous ces souvenirs personnels traversaient les confidences de l’abbé.

Plus il y pensait, plus elles lui semblaient singulières et suspectes. Il revint à l’identité soupçonnée, Loubidoux, Leneveux, Bourret. L’abbé plaçait cette crise après sa première visite à lui, Augustin. Très près alors, puisqu’il avait, dès l’année suivante, déménagé de la fameuse chambre ? Tenait-il à conserver l’apparence orthodoxe qu’il s’était donnée lors de cette première visite ? Augustin le pensa. Il pressentit, que dès cette époque et depuis longtemps déjà, Bourret, ayant cessé de croire, dissimulait. Des crises de sensibilité avaient-elles pu apparaître ultérieurement, telles qu’il les décrivait ? Ou au contraire des hésitations antérieures étaient-elles retouchées par sa mémoire ? Devait-on aller plus loin ? Croire à une simple mise en scène ? à l’étrange joie de la vie double ? Ou s’arrêter à des enjolivements, sur fond de sincérité, d’une profondeur involontaire…

Augustin était incapable de choisir parmi les hypothèses et d’ailleurs qu’importait ? Des mots étonnants, sans que l’abbé le voulût, jetaient un jour sur la nature exacte de sa « crise », ne fût-ce que cette idée incroyable de « contrat avec Dieu ».

– Dites-moi, monsieur Bourret, fit-il à demi-voix, cette carrière universitaire dont vous me parliez…

Mais l’abbé fit un geste apeuré, minuscule et hâtif. Rappelé au silence, Augustin se retourna vers le beau paysage exalté par la nuit. Des immobilités blanches apparaissaient au hasard des tournants, pleines de cette sérénité de cimetière qui l’avait tant frappé. Humanisées, détendues par la longue descente, près de leur fin, les gorges présentaient des clairières d’air qu’on devinait à travers la nuit.

Augustin se reposait malgré lui. La fatigue miséricordieuse apportait une fin provisoire à tant de brisements, de secousses et d’angoisses. Même ses curiosités sur la psychologie de l’abbé, s’émoussaient. Il se sentait lassé profondément, jusqu’aux moelles, de tout ce qui ressemblait à la question exégétique, secousse de leurs deux existences. Elle ne pénétrait pas au soubassement des choses. Elle ignorait la métaphysique de l’Éternité et toute métaphysique. Plus impuissante que ces phares, elle n’éclairait en rien les parois noires qui bordent toute vie. Elle était muette sur la mort.

Dans l’avant-paysage fouillé par les grands phares, surgit un pont couvert de ronces. La voiture ralentit, le franchit, prit sa courbe, émergea dans le blanc lunaire. Le fond des gorges fut atteint, coupé perpendiculairement, dépassé, et le torrent libéra un court instant toute l’ampleur d’un beau son sauvage. Une prairie plate apparut, s’étala, se laissa deviner grasse et molle, bordée de peupliers sortant des vapeurs nacrées d’une rêverie de limbes, pleine des douces flûtes tristes de la nuit. En arrière et de plus en plus loin, décroissait une succession de blancs de lune et de noirs violents, où se plaignaient les eaux.

La petite route tordue par les gorges se redressait, jouait aux grandes routes, et ne trompait personne, gardant le souvenir de trop de villages. Elle disparut, bue par une autre beaucoup plus vaste, à la mesure des très grandes distances et d’une rectitude non jouée. Ses platanes bordiers, les uns immenses, d’autres tout jeunes, d’autres morts, les phares les frôlaient avec une impartiale fugacité.

– Dix minutes encore, dit l’abbé.

Les pierres kilométriques grossirent, devinrent rondes et larges. Des chemins de vergers naquirent du flanc fécond de la route et se perdirent dans la lune. De grands murs unis commencèrent de tomber tout droit, d’aplomb, dans leur soulignement d’ombre.

Aucun des trois hommes ne parlait. Bourret alluma une cigarette tout en maintenant la main sur le volant. Une odeur de tabac pénétra l’intérieur de la voiture.

Les maisons clairsemées se supplémentaient d’immenses portails rougeâtres ayant l’air d’accessoires. Pareils aux post-scriptum des lettres ils contenaient cependant l’essentiel, à en juger par les haquets à tonneaux des terres vinicoles qui stationnaient devant eux.

La voiture filait d’un glissement ralenti, rapide encore. Les maisons se rapprochèrent, se tassèrent. La route se ramifia en rues. Tout dormait du sommeil des petites villes où il n’y a ni foire ni fête locale, rien que des bourgeois dans des lits chauds. Une avenue parut, barrée à angle droit par une bâtisse longue, à prolongements latéraux. On vit des ombres remuantes piquées de falots. La douce et belle voiture s’arrêta. Les phares s’éteignirent. C’était la gare.

– Eh ben ! M’sieu. On vous a tout de même mené à temps pour votre train. Eh ?

Et comme Augustin le remerciait de l’avoir conduit jusqu’à la gare :

– C’est que j’ai à y faire. Ma journée n’est pas finie. Prendre quelque chose ? Beuh, oui. Pas d’alcool. Demandez-leur du café au lait, bon et chaud.

Il ouvrit une barrière, disparut vers les voies, avec cette maîtrise sans façons qu’il avait partout.

Augustin commanda son café au lait bon et chaud, puis se promena avec l’abbé sur la partie du quai où s’ouvrait le buffet, en proie à ce désœuvrement et cette passivité que donne l’attente des trains dans les petites gares désertes. Ils agitaient les possibilités d’une carrière universitaire un peu en marge, quelque maîtrise de conférences consolatrice, où l’abbé pourrait sentir se terminer honorablement, comme il disait, son contrat avec Dieu.

– Je vois signalé, dit l’abbé, un article de vous : « Paralogismes de la critique biblique. » Mais il n’est pas facile de se le procurer.

– J’en publierai une édition française.

– On dit qu’il est d’une critique trop strictement logique ?

– Elle ne saurait l’être trop, dit Augustin.

Ils longeaient un bâtiment d’aiguilleurs bâti en bois et sentant le goudron. Le luisant des rails passait au jaune paille sous l’incidence des réverbères, puis se compliquait du côté des aiguilles.

– Il porte sur quoi ? demanda l’abbé.

– Qu’il n’y a pas « une » méthode historique. Et que « penser avec les règles de la méthode historique » a peu de sens, si on ne précise laquelle. Ménageons l’individualité des cas.

Deux sonnettes de gravité différente tremblaient côte à côte, comme une clochette de vaches, et l’autre de brebis. L’abbé fit : « Ah ! »

– De plus, j’y analyse quelques paralogismes nés de l’oubli de cette maxime. Ou si vous préférez, en termes moins pédants, quelques cas-types, où l’exégèse dite rationaliste s’exagère la portée de sa critique.

Il s’arrêta, regarda au fond du buffet, et se mit à parler comme pour lui-même :

– À côté de deux ou trois grandes affirmations directes de Jésus sur sa filiation divine, que vous frapperez de suspicion si vous voulez, vous n’en soupçonnerez pas du même élan deux ou trois cents autres, où cette filiation est suggérée avec une sorte de prudence humaine. Ou alors, c’est votre a priori, qui soupçonnera, ce n’est plus la critique.

– Au fond, dit l’abbé rêveur, c’est Renan qui a vu juste. Le surnaturel, c’est devenu impensable, qu’est-ce que vous voulez ?… Ce qu’il faut dire, c’est que c’est impossible, parce que c’est impossible.

– C’est certainement une raison, fit Augustin avec une hauteur pleine d’aménité.

Ce fut sur ce quai que les retrouva Bourret. Ils entrèrent dans le buffet où un bleuâtre lait aqueux refroidissait sous un éclairage poussif.

La grande fille rousse, magnifique et insolente qui, voyant un jeune homme de mine trop bien élevé et un curé, ne s’était pas donné la peine de faire mieux, dut sur un ordre brutal et bousculant, allumer le grand feu, reprendre sa chicorée tiède et son lait anémique, faire griller son pain, y joindre du beurre, apporter à part du vrai lait brûlant et du café fort. De son chef, la fille y joignit des brioches.

Bourret en baigna une, se la mit d’un seul coup dans la bouche, sous la moustache dégoûtante de bon lait fumeux. Le café, son absorption cuisante et râpeuse, son étalement sur l’estomac en savoureuse tache, l’épanouirent, lui donnèrent envie de parler, de se sentir s’épandre dans un groupe. La journée était finie. Il étala sur la table ses coudes et sa pensée, largement.

– J’ai mon train complet pour Paris-Bestiaux. Tout va bien. Tout est prêt. Je fais partir demain. Ça va. Vous brûlez pas. Vous avez le temps. Y a du retard. Vous ne prenez pas de café ?

Augustin qui buvait son lait pur, expliqua que le café, à cette heure, l’eût empêché de dormir.

– Moi, m’en faudrait bien un litre pour que je sente quelque chose.

Il calculait en monologuant, mais tout haut :

– Treize bêtes ce matin. Quatre-vingt-trois bêtes à la foire. Sept, deux et vingt-trois en remontant. Total : Cent vingt-huit. Faut se remuer.

– Ne le plaignez pas, monsieur Méridier, dit l’abbé. Il gagne ce qu’il veut.

La grosse figure à la loupe se pencha en arrière en une sorte de réflexion lente, et le ferme regard remontait en même temps sous la paupière pour des méditations du seul type qu’il connût.

– Il y en a qui vous disent : « Un marchand de bestiaux qui ne gagne pas ses cinquante mille francs par semaine est un imbécile. » Eh bien ! moi, je peux vous dire : non !

Le chiffre retentit en un grand silence.

– S’agit pas seulement pour sortir ces chiffres, de jauger sa vache, d’un coup d’œil, à trois livres près. Pouh ! qu’est-ce que c’est que ça ? Tout marchand de bestiaux sait le faire.

Il s’essuya les lèvres du dos de sa main, puis tira son mouchoir et se moucha. Il ne mêlait pas les deux fonctions.

– Tout marchand de bestiaux sait le faire, confirma-t-il en une transition pesante. S’agit d’opérer sur un chiffre d’affaires vaste, de savoir vos mouvements de bêtes, vos débouchés et vos prévisions de prix, dans les au-delà de la Villette et même à l’étranger, de deviner quand vous ne savez pas et de tomber juste, et de deviner de préférence deux ou trois jours avant les autres. Faut aussi que vos transports et que vos assurances marchent comme al’doivent, que vos embarqueurs embarquent comme y savent que vous le faites vous-même ; que vous ne maqui… maquignonniez pas avec votre clientèle, même si vous le pouvez, parce que ça ne sert pas deux fois. Et il n’y en a pas beaucoup qui ont tout ça ensemble, je vous le garantis.

Augustin reconnaissait cette voix massive qui avait dompté la grande fille rousse, qui s’adaptait, sans bavure ni manque, à sa fonction de crier des ordres aux troupeaux, ou aux hommes qui leur ressemblent.

– … Et alors, oui, fit-il, en un sourd claironnement d’épopée, ils font leurs cinquante billets par semaine, si la chance les aide, sur les pentes des abattoirs !

Que devenaient les vieux récits sur le secret paysan ? Certes, celui qui osait avouer de pareils chiffres dépassait l’étape de ces secrets-là. Augustin sortit de ces pérégrinations de pensées pour demander d’un ton doux et dénué d’ironie à payer la triple consommation.

L’abbé expliqua à son frère la carrière et la situation de leur parent, et l’autre comprit parfaitement.

– Quand j’étais jeune, fit-il, je n’avais pas envie d’apprendre. Heureusement. J’aurais fait quéqu’instituteur, quéque percepteur, quéqu’agent-voyer. Ou j’aurais vendu des Oremus comme celui-ci.

L’abbé étendit un sourire docile et noir entre le gros homme et le fond de son propre cœur.

– Tout ça, continuait Bourret, c’est médiocre, c’est de la petite instruction. Je donne à mon fils la grosse. Je crois qu’il y mord. Autrement, je le ramènerais aux bêtes. Je l’ai mis au lycée Louis-le-Grand parce qu’on m’a dit que c’était le premier de Paris.

Quand Augustin dans son compartiment d’express, eut mangé ses dernières madeleines, baissé les glaces, éteint la lampe, étendu son corps sur les coussins bleus, il sentit abonder librement dans ses jarrets, dans ses cuisses, dans sa tête, une fatigue qu’il ne dominait plus.

Il frissonnait. De chaud ? de froid ? il ne savait. Il frissonnait pleinement, à son aise, d’un frisson enfin affranchi de toute restreinte et libre de vibrer. Il eut à faire un effort d’une difficulté immense pour se lever, remonter la glace contre le froid.

Le lourd express s’attardait sur ces lignes de montagne. Le voyageur sentit un certain bien-être sous son pardessus étalé. Les grands wagons battaient sous lui à coups rythmiques, amortis par les coussins et bientôt par l’indolence et l’alanguissement de son corps et de sa pensée.

… L’attitude du marchand de bestiaux envers la mort consistait à l’ignorer sereinement ainsi que toute préoccupation d’au-delà et d’éternité. Deux ou trois jours avant le grand passage, il serait temps d’aviser. Juste deux ou trois jours avant. Les prêtres diraient à ce moment les deux douzaines de mots qu’il faut… Ainsi le voulait son sûr instinct, pratique et carnassier. Son positivisme englobait la mort.

… À quoi bon penser à d’autres, qu’aux choses heureuses et bien-aimées ? Augustin se rappela le dernier sourire d’Anne avec une précision merveilleuse, celui qui l’avait violemment ému, lorsqu’elle avait dit : « Je m’accuse aussi de trop de distraction » et qu’une teinte rose animait son visage.

Il prit le temps d’en détailler, une fois de plus, le déchirement inépuisable.

Il faisait clair sous ses paupières fermées, malgré la chaleur de sa tête et cette sensation circulaire d’épines émoussées.

Quelque chose, contre son corps, le gêna, persistant, dur, plus fort que son demi-sommeil. Il ouvrit son pardessus, déplaça le tube de bois du laboratoire, rentra aux chambres funèbres. Mais il s’en arracha, s’étendit de nouveau sous le pardessus, dans la même reposante fatigue, désira Anne d’un désir tendu, continu et doux. Il la désira jusqu’aux pleurs. Elles ruisselèrent sur ses joues paisiblement et sans secousse.

III

SI VOUS NE VOYEZ DES SIGNES

L’automobile qui menait Augustin et le médecin de Clermont s’arrêta chez le médecin local à trois heures du soir. Augustin s’en fut à pied rejoindre sa mère et sa sœur.

Il se rappelait une Christine aux yeux durcis, à l’air d’attente tragique. Il la retrouva moins tendue, presque espérante.

– Bébé va mieux. Mais maman m’inquiète. Elle est au lit. Il faudra la montrer aussi au docteur.

Augustin pressentit d’étranges jours.

– Bébé a dormi doucement, continuait Christine, avec quelque chose de changé, de moins accablé par ce sommeil. Figure-toi qu’il a bu hier soir après ton départ. Il a bu un biberon qu’il a gardé. Ce matin, autre biberon. Tu sais comme il se recroquevillait contre la muraille. Eh bien ! ce matin, il semblait presque chercher la lumière.

Puis rencontrant les yeux de son frère et toute l’affection qu’ils contenaient, elle montra cette brusquerie sentimentale qui la caractérisait, ces explosions, longtemps contenues, éclatant enfin devant une tendresse :

– Mon Dieu ! que tout cela finisse ! que tout cela finisse ! ô mon Dieu !

Qui avait raison ? cette amélioration incroyable ou l’analyse recueillie au laboratoire ce matin même ? Augustin s’en redisait les termes : lymphocytose, présence du bacille de Koch, et le commentaire restreint et inexorable essuyé pendant la première partie de cet interminable retour.

Le nouveau médecin était grisonnant, fluet, glacial. Il marchait obliquement, semblait toujours en train de passer par une porte entrouverte. Il écouta Christine sans desserrer les lèvres, puis, d’un ton doux, inclinant la tête déprécativement, pour atténuer ce que cette exigence avait d’excessif, après tant d’explications :

– Voyons le petit malade.

Christine demanda :

– Faut-il le réveiller ?

– Nous sommes bien forcés.

Le nouveau venu fit les gestes de l’autre : introduction de la main sous la nuque, soulèvement du buste, petits jeux devant les yeux, tous rites maintenant sortis du mystère médical, associés pour toujours à leur sens mortel.

– Dans son bain, continuait Christine, il est resté d’une souplesse naturelle, comme autrefois ; seulement sa maigreur est extrême ; il a presque fondu, pauvre petit.

Tournée vers le petit garçon, elle répétait les gestes gracieux d’avant la maladie, quand elle lui faisait plaisamment : « non ! non » ! en hochant la tête et plissant les yeux.

C’est alors que Bébé à son tour sourit d’un petit sourire pâle et faible, plein de bonne volonté : « Je veux bien montrer mon plaisir d’être dans tes bras. Je veux bien te sourire, du profond abîme où lentement je retourne. ». Puis le visage blanc revint à son grave rêve inintelligible.

Devant Christine, le nouveau médecin convint d’une certaine amélioration, mais la nia ensuite devant Augustin.

– Ces rémissions, Monsieur, sont malheureusement classiques. La seule chose à faire est d’empêcher cet enfant de trop souffrir et de préparer sa mère.

Puis ce retour sur soi, si naturel aux médecins et dont les parents s’étonnent toujours :

– Nous autres, consultants de cas désespérés, notre position est très difficile. Nous ne pouvons refuser de venir ; ce serait inhumain. Et nous savons ces voyages si vains !

C’était autour de lui, évidemment, de son déplacement à cent kilomètres, de sa position en deuxième juridiction que tout tournait pour le moment. Mais quoi ? Cet homme disait ce qu’il devait dire, et ne pouvait rien de plus.

Augustin le précéda chez sa mère, tandis qu’il parlait à Christine.

Le buste dressé contre une pile d’oreillers, la vieille femme respirait difficilement, tous ses efforts concentrés dans cette occupation laborieuse.

– Oh ! il ne fallait pas me mener l’autre. Celui d’ici suffisait bien. Il ne fallait pas. Il va prendre plus cher.

– Le prix sera presque le même.

– Oh ! il ne sera pas le même.

Puis, craignant de ne pas paraître assez reconnaissante :

– Viens m’embrasser, mon chéri. Tu as pensé à ta vieille mère ? Elle sera bientôt guérie, comme autrefois.

– Ne parle pas inutilement. Ne t’occupe de rien pendant cinq ou six jours. Nous sommes en train de soigner le petit, qui va mieux.

Mais ses yeux à elle se portaient à droite et à gauche, regardaient si tel détail clochait dans la chambre, ou n’était pas rangé comme elle estimait qu’il dût être.

– Augustin, dit-elle, tu cacherais les pantoufles.

Naturellement ce qui faisait l’intense originalité de cette chambre, elle ne le voyait pas.

Des rideaux vieillis, mangés d’anciens soleils, pendaient du plafond, formaient tapisserie, rejetés entre le mur et le bois du lit. La malade, assise dans ce lit, portait une chemise de nuit en grosse flanelle de coton à rayures beiges, qui lui montait jusqu’au menton. Un chapelet à grains énormes, de la taille d’une noix, disposé en cœur stylisé, décorait le fond du lit. Le crucifix pendait à la pointe inférieure de ce cœur. Un second crucifix en bois brun, vulgaire, bon marché, un crucifix de mission, s’appliquait contre le mur face au lit. Une image du Sacré-Cœur, dans un cadre de bois peint en noir dominait la porte. On ne la voyait qu’en sortant. Même alors, l’œil s’arrêtait plutôt sur une autre image de métal d’un identique Sacré-Cœur, cloué à même la porte, avec la devise : « Instaurer le règne du Christ dans cette maison. » Les autres murs exposaient des cadres semblablement peints en noir, une Notre-Dame de Lourdes coloriée, populaire, et une assez belle et ancienne gravure sur bois de sainte Thérèse. Un tableau bizarre, aquarelle de facture enfantine, représentait des sortes de violettes autour desquelles on lisait en une calligraphie de primaire et une encre ocrée par le temps : « Bonne Fête. Notre-Dame de la Font-Sainte. Septembre 1882 ». D’autres images de piété, noires, coloriées, dentelées, rassemblées au hasard de mille circonstances, en une période de trente années, pendaient par des épingles un peu partout.

Cette naïve surabondance de garnitures pieuses, Augustin n’en remarquait plus la pauvreté singulière et vieillotte au bout de deux ou trois jours. Mais, devant cette venue de médecins, elles lui semblèrent d’un tel dépouillement, d’une telle candeur de sœur converse, qu’elles en étaient comme rejetées hors de la vie contemporaine, dans un recul de plus de cinquante ans.

Tous les meubles, sortis d’un atelier de menuiserie cantonal bien avant l’époque des grands magasins, avaient été lancés dans le monde à un moment imprécisable de l’ancien temps. On ne lui avait rien acheté lors de son mariage. Quelqu’aïeule, quelque vieille tante de grand domaine avait déversé sur elle ces meubles meublants d’une hérédité rustique : le lit, la commode, la forte armoire de paysanne riche, la table de nuit, portant déjà les fioles des maladies, une autre table en bois blanc couverte d’une serviette, avec pot-à-eau et cuvette en faïence blanche.

Un rond de papier jauni découpé pour le tuyau d’un poêle absent, masquait un trou dans le tablier de la cheminée. Pas de pendule sur cette cheminée, mais une statue de la Sainte Vierge en plâtre, entre deux beaux chandeliers de cuivre ciselés, d’un Louis XVI très net, encore que provincial et lourd. Entre la Vierge et le chandelier de droite un autre crucifix sur pied noir, en bois, voisinait avec un réveil bon marché. Tout cet ensemble se reflétait dans une glace pour chambre de bonne.

Augustin cacha sous le lit deux pantoufles propres, pauvres et très usagées.

Les médecins entrèrent. Christine leur expliqua que la veille, après le départ de son frère, sa mère avait commencé d’étouffer. Le matin, s’étant levée avec son habituelle dureté pour elle-même, les palpitations et suffocations la reprirent comme elle haussait les bras pour se coiffer. Le docteur, venu pour Bébé, trouva deux malades à soigner.

Une blessure particulière déchirait Augustin, au milieu de sa souffrance générale. C’était toujours la même chose : jamais il ne s’ajustait exactement à ceux qu’il aimait. À quelques dix jours avant la mort de l’enfant, se plaçait affreusement l’espérance de ses fiançailles. De même, pendant qu’il descendait au flanc des gorges, hier soir, la pensée pleine des récits de l’abbé, devant lui l’immensité lunaire et la noble forêt, sa mère, ici, commençait de souffrir, et sa sœur voyageait d’un malade à l’autre au milieu de la nuit.

Le médecin mince et grisonnant maintenait un perpétuel clin de paupières et pinçait les lèvres, écoutant les mots murmurés par le confrère du Cantal : « vieille hyposystolique, surmenages, émotions ». Christine avait ses yeux immenses et cernés des jours de grande fatigue. On entendait, très loin dans la campagne, le ronflement d’une machine à battre.

Le Docteur étranger mit l’oreille et les mains un peu partout sur cette poitrine, tandis qu’au-dessus de sa calvitie distinguée, cerclée de cheveux gris bien peignés, faiblement parfumés, la vieille femme continuait d’ouvrir sa bouche bleue pour procéder au travail de la respiration. On découvrit les pieds, les jambes qu’Augustin s’émut de trouver très gonflées. Christine rebordait soigneusement les couvertures. Le médecin, regarda dans la table de nuit, demandant :

– Y a-t-il longtemps que ces urines n’ont pas été vidées ?

Enfin, d’une voix froide, extrêmement polie, ayant l’air d’offrir des excuses aux assistants, à son confrère, à la malade :

– Nous ne dérangerons pas davantage madame Méridier.

– C’est vous, Monsieur, qui avez été bien bon de vous déranger, dit-elle en haletant.

– Pardon ? Comment ? fit le médecin qui saisit mal. Comprenant soudain que cette pauvre vieille femme pensait à être aimable et reconnaissante, il eut un sympathique sourire dans ces mêmes tons froids.

Tandis qu’ils se retiraient pour s’entretenir, selon l’usage, Augustin revint avec Christine vers la salle à manger.

– … La pendule n’est pas en retard ? demanda-t-il.

Après tout, n’est-ce pas, n’importe quelle question était bonne. Il suffisait d’y mettre une tranquillité naturelle. Il était donc indifférent qu’on parlât d’une pendule en retard, de ceci, de cela, ou d’autre chose, ou même de la machine qui battait dans les champs.

Il sentait à plein sa grande fatigue. Les mots vacillaient en lui, ainsi que les idées. Il décida qu’il prendrait quelque drogue pour dormir, quand on serait à la nuit.

Le médecin consultant changea la situation réciproque de ses deux jambes croisées.

– Il y a en quelque sorte deux traitements pour Madame votre mère. Le traitement physique établi dans l’ordonnance que nous allons vous remettre, et le traitement moral, non moins important.

Ses yeux tournaient autour de lui cherchant où il avait pu mettre l’ordonnance, mais il finit par voir que son confrère la pliait.

– Non moins important. Son cœur cède. Il touche à sa fin. Une asystolique n’a pas impunément les émotions qu’elle a eues ces jours-ci.

Augustin s’imaginait voir un assemblage de vapeurs orageuses d’où la vérité sortait par tragiques éclairs. Il dut faire effort pour écouter purement et simplement les explications.

– Pour elle, continuait le médecin avec un certain choix d’expression, la formule classique est la suivante : pas d’autre mouvement du cœur que les mouvements strictement indispensables à la vie. Avec le régime et le traitement, peut-être aurons-nous la chance de voir passer la crise. Je dis : peut-être. Cette vie dépend des précautions morales que vous prendrez. Les opinions absolues ne sont jamais vraies, mais faites comme si elles l’étaient.

Il se leva, ce qui le fit paraître plus petit.

Augustin avait de nouveau senti passer le mensonge.

Il se leva aussi, le remercia, lui demanda le chiffre de ses honoraires.

– Mille francs, dit-il d’une voix faible et distincte.

Reconduit jusqu’à la rue, il sortit avec son air de toujours se couler par une porte entrouverte, mince, bien mis, funèbre.

Augustin remonta l’escalier lentement, comme si la lenteur de sa marche empêchait de s’évaporer quelque réflexion profonde qui eût occupé en ce moment son âme. En réalité, il se bornait à penser qu’il lui faudrait changer de chambre, peut-être coucher dans la salle à manger. Comme il mettait sa main sur le vieux bouton usé qui tournait presque jusqu’au bout de sa révolution avant de dégager le pêne, le premier déferlement du désespoir le saisit là, sur place. Comment venu ? Tout seul ? lentement gonflé, comme une goutte d’eau tombant d’un robinet ? pendant les réflexions profondes et creuses de l’escalier ? ou devant ces vieilles choses matérielles, l’escalier, la rampe, le pêne, qui resteraient les mêmes dans le bouleversement de tout, qui continueraient leur vie de pauvres choses affectueuses, quand la maison serait hideusement vide de toutes les présences bien-aimées ?

Cela vint comme un tourbillon et passa aussi vite, parce qu’Augustin vit un urgent devoir d’en arracher sa pensée. Il fallait voir clair, agir net, dans toute la partie du traitement où il était possible d’agir. Toutes ces réflexions n’avaient pas grand sens. Telles quelles, cependant, déversant sur lui leur charge d’énergie, elles étaient bonnes. Il s’y accrochait.

Comme il entrait chez la malade, il distingua d’avec la voix habituelle de Christine, d’autres mots familiers et étranges, des mots interrompus, sifflés, coupés de prises d’air. C’était la nouvelle manière dont parlait sa mère.

– Ils sont partis, fit-il d’un ton calme et naturel. Je suis content de te l’avoir amené. Il a confirmé tout le traitement de l’autre, indiqué le temps approximatif que tu mettrais à te remettre.

– Combien a-t-il pris ?

– Oh ! pas plus que pour Bébé seul, dit Augustin paisiblement. Sa course en voiture et une centaine de francs en plus. Laisse, maman, repose-toi. Ne t’inquiète pas.

Elle avait, à portée de sa main, une petite sonnette de salle à manger qu’il se rappela avoir vue autrefois.

Quand ils furent tous deux seuls, sa sœur et lui :

– Qu’ont-ils dit de Bébé ? demanda Christine.

Sa voix était précise, décidée, presque une voix d’affaires. Si l’émotion se voyait, c’était au tremblement des lèvres. Mais il n’élevait les yeux que jusqu’à ses mains, qui s’étreignaient.

– Il n’y a qu’à continuer, fit-il, très calme.

– Il ne dort pas en ce moment. Il n’est plus couché en oreille, en demi-cercle. Il est détendu. Il me regarde.

Elle proposait toutes ces descriptions partielles comme si leur total eût signifié « convalescence ». Elle dit même :

– Pendant que vous parliez, figure-toi qu’il m’a souri encore une fois.

– Dis-moi, Christine, fit soudain Augustin, Maman a souffert toute la nuit. Qui l’a veillée ?

– Mais moi, naturellement.

– Explique-moi pour quelle heure tu veux le biberon de Bébé, quelle quantité de lait tu lui donnes, ainsi qu’à Maman, puis va te reposer. Dors quelques heures.

Mais Christine parla d’autres tâches.

– Je voudrais transporter, dans la salle à manger, le berceau de Bébé et un lit. En laissant ouverte la chambre de Maman, je pourrais à la fois veiller Maman et Bébé.

Augustin dit qu’il y avait pensé lui-même. Cependant la solution de Christine était meilleure.

– Je me serais fait aider par la grosse Marie, continua-t-elle. Mais nous tombons mal. Imagine-toi qu’elle est fiancée. Oui. Elle vient de me l’apprendre. À un garçon boucher expéditeur, ou quelque chose de la sorte. À eux deux, ils prendront en outre le débit de marchand de vins où elle sert, les dimanches et jours de marché.

Augustin ricana, fit : Pouh ! Ils avaient autre chose à faire qu’à s’occuper de ce mariage grotesque. Il imagina en fiancée l’énorme femme, lui mit sur le dos la robe blanche des mariages, recommença de faire : « Pouh ! »

– Elle m’aidera maintenant une heure et demie par jour seulement, et pour me débarrasser, et pendant une semaine encore.

C’était impossible, évidemment. Il fallait s’occuper de découvrir une aide permanente, femme d’ouvrage ou bonne, avec une garde pour la nuit. Mais Christine craignait qu’on n’en pût trouver de quelques jours. Ils roulèrent à eux deux un lit dans la salle à manger. Et elle y dormit deux heures.

À son réveil, Bébé but, sinon avec appétit, du moins sans rejeter le lait. Il se laissait proposer la fiole, restait lui-même immobile et abandonné. En somme, il paraissait mieux. Christine, agenouillée près du berceau, un des bras arrondi autour de l’oreiller, l’autre tenant le biberon, nourrissait l’enfant, attentive et prosternée. Repu, sans souffrance, le misérable petit visage connut cette détente que la jeune mère appelait sourire. Christine le recueillit dans ses yeux et l’offrit à Augustin par-dessus le berceau.

Le jour commençait de baisser. La machine agricole avait cessé de battre depuis longtemps.

– Écoute, dit Augustin, je vais passer chez les Sœurs du Bon-Secours. As-tu quelque chose d’autre à me confier ?

Il avait un irrésistible besoin de se sentir dehors. Outre son désespoir et cette continuelle impression de mort, l’obligation du mensonge, du miséricordieux mensonge, l’étouffait. Puisqu’il fallait aller chez ces Religieuses, autant le faire tout de suite.

Le Couvent du Bon-Secours somnolait dans une ruelle en cul-de-sac, au nord de l’Abbatiale, non loin de la place de l’Évêché qu’on voyait jadis des fenêtres de M. Rubensohn. C’était une congrégation de garde-malades qui se recrutait presque exclusivement dans la petite demi-bourgeoisie et la classe paysanne, un Ordre simple, un peu rustique, rappelant l’abbé Amplepuis.

Admis dans un parloir prodigieusement ciré, Augustin feuilleta dix minutes un recueil de photographies de Notre-Dame de Lourdes, revit d’un air distrait le paysage classique, le buisson des cierges, la rangée des béquilles suspendues, la triple église, sa rampe d’accès, et le plâtre bleu, blanc et or sur le rocher célèbre. L’album n’ayant plus de secret pour lui, il se leva, conduisit vers la muraille des pieds précautionneux et des jambes perpendiculaires. Un sorte de gravure de propagande se trouvait là, intitulée : « Lisez ! méditez ! » et au-dessous, en caractères de plus en plus gros, comme chez les oculistes : « Éternité ! Éternité ! Éternité ! » Des bruits de conversation traversaient une porte fermée. Augustin s’en retourna vers Lourdes. Il se constatait en état d’anxiété complexe et continue.

La Supérieure parut enfin, et ce furent les paroles que Christine craignait : « Non. Il n’y avait pas pour le moment de Sœur disponible. Elles sont trop demandées ; il y a trop de malades. Peut-être, quand il y en aurait… » Elle fit un vague geste de promesse.

Augustin la trouva dure, commune, administrative et soupçonneuse. Elle imitait probablement quelque commis de bureau qui avait dû l’impressionner. On ne rencontrait ses yeux qu’au fond d’un petit tunnel formé par le tuyautage raidi de sa coiffe godronnée. Un crucifix énorme et incommode, planté dans la piécette de son tablier monastique, lui raidissait le buste.

Tout à coup, il entendit avec stupeur des mots pleins de pitié.

– Il vous faudrait bien quelqu’un, pauvre Monsieur. Je vais chercher, et si je ne trouve pas de Sœur je trouverai quelqu’un d’autre.

Il vit alors ce qu’il n’avait pas bien vu : en ces yeux soupçonneux logeait une bonté de rude femme populaire, de l’espèce active et insentimentale, de celle qui met la main à la pâte et travaille pour le voisin comme pour elle, ne distinguant pas entre les deux. La même fixité enquêteuse et policière durcissait son regard. Seulement elle ne s’adressait pas à lui, comme il avait cru. Bien plus générale, elle visait toutes les peines de la vie, tous ses maux, ceux qu’elle avait vus et soignés, ceux qu’elle soupçonnait possibles, et qui pouvaient indifféremment se trouver dans les corps ou dans les cœurs d’hommes. Elle était une parade anticipée contre les circonstances, une manière de se préparer d’avance à leur heurt. Augustin s’était simplement trouvé sur la trajectoire de ce regard combatif.

Quand il revint, Christine travaillait à la cuisine, un bol entre les mains et une serviette à raies rouges. De l’eau bouillait sur le fourneau à pétrole.

– Je voudrais t’aider, fit-il.

Sur ses indications, il tailla du pain, pela des pommes de terre, jeta les morceaux à mesure, dans la casserole où bouillait la soupe. Christine, de temps en temps, s’en allait sur la pointe des pieds jusqu’au berceau où Bébé dormait sous une gaze. La grosse Marie n’était pas venue, ce soir-là.

Ils dînèrent dans la cuisine. L’assiette de Christine était à un bout de la table, près du fourneau à pétrole. Christine expliquait : « Je t’ai mis un œuf à la coque ; il est très frais. Il y a aussi une côtelette froide de midi. » Les choses continuaient leur petit train humble. Ils passèrent à l’eau leurs quatre assiettes, leurs deux verres, les fourchettes : on ne savait à quelle heure la grosse Marie pourrait venir demain. Ils échangeaient quelques mots ternes, parlaient de litres de lait, de strophantus, comptaient le nombre de crises identiques que leur vieille mère avait faites déjà.

Dans cette existence désorganisée, l’activité de Mme Méridier manquait brusquement comme toutes les choses dont on ne se rend compte qu’en face du trou creusé à leur place. Augustin se sentait brisé d’angoisse, d’inconfort, de remords et de pauvreté. Longtemps à l’avance, il eût dû penser aux maladies possibles, ne pas laisser les siens à la merci d’une femme d’ouvrage, les installer autrement. Il avait préféré s’attendrir sur de savoureux ébionismes évangéliques. Toujours la même chose. Lorsqu’on peut voir, on ne regarde pas. Lorsqu’on regarde, il est trop tard.

Ils trouvèrent la malade inquiète, absorbée. Elle multipliait les questions de détail : si Christine avait bien su préparer le dîner comme il fallait ? avec quels morceaux de viande ? si elle ne s’était pas trompée de café ? elle faisait : « dz ! dz ! dz ! » ajoutait : « Quand on n’est pas là ! » Elle demanda si Marie pouvait revenir, et combien de jours, si le boulanger connaissait d’autres femmes d’ouvrage, et si on était allé le voir. Elle se rassura un peu qu’Augustin y eût pensé. Elle avait l’air changée, tourmentée, assombrie.

D’innombrables préoccupations minuscules pesaient sur elle : « Que cela tombe mal ! mon Dieu ! » Aux réponses de Christine, elle répliquait : « Ce n’est pas cela qu’il eût fallu. » Elle reparla aussi à Augustin de l’argent de son voyage de ce qu’avait pris le médecin. Elle manifestait pour d’infimes détails une anxiété pénible à voir et qu’on ne lui connaissait pas quand elle allait bien. Puis elle se tut quelques minutes. Après quoi, elle limita ses questions à la santé de Bébé, s’il avait bu, s’il avait vomi, ou « rendu » comme elle disait. Elle parut satisfaite des bonnes nouvelles, et ferma les yeux.

Après les soins pour la nuit, quand sa mère eut bu la dernière tasse de lait, Augustin assistait au défilé usuel des formules priantes, à la neuvaine, aux invocations rituelles à Marie, lorsqu’un état de fatigue subit et vertigineux le força de s’asseoir. Une lassitude de quarante-huit heures l’accablait.

– Je voudrais me coucher, dit-il à Christine. Je te supplie de m’éveiller quand tu te coucheras à ton tour.

« Oui, oui, fit-elle, va vite. » Mais quand il revit le premier petit jour, après un sommeil fiévreux et écrasé, il s’aperçut qu’elle l’avait laissé dormir sans le réveiller.

Le dimanche qui suivit, – troisième jour de l’amélioration, – la tyrannie des petites occupations humbles fut plus pesante encore. La grande Marie ne vint pas. Christine avait heureusement trouvé de bon matin le domestique du marchand de grains. Il aiderait pour les grosses besognes, comme de monter le charbon et l’eau. Christine décida d’allumer le fourneau et d’aller chercher le lait avant la messe. L’eau du bain s’apprêterait et son frère pourrait surveiller l’ébullition du lait pendant qu’elle-même serait à l’église. Le beau soleil des jours précédents s’était caché. Il faisait brumeux et frissonnant. Augustin allait et venait en toilette sommaire, dans un appartement en désordre, une salle à manger où l’on avait dormi. Le fourneau commençait de ronfler dans la cuisine.

Ce fut à cette heure matinale que le surprit le docteur.

Une fois fermée la porte entre la chambre de sa mère et la salle à manger où était Bébé, les deux hommes regardèrent l’enfant. Très calme, le visage réduit et amaigri, les bras à plat le long du corps, dans leur courbe naturelle, le petit malade fixait, on ne savait quoi, d’un air de gravité et de refus des joies, poignant.

– Quand je pense que sa mère le trouve mieux !

– Si l’enfant souffre et se plaint, dit le médecin sans répondre, vous le mettriez dans un bain tiède, – et de temps en temps, des cuillerées d’eau sucrée.

– Mais il boit ses biberons, en ce moment !

– Oui, oui, évidemment. Tant qu’il les boira, qu’il les boive !

La voix était dure et sourde, un peu impatiente de cette comédie que la maladie s’amusait à jouer. On sentait une fois de plus le tragique de cette lutte entre des bacilles et des cellules d’enfant, cette souillure des valeurs morales par un fourmillement immonde.

– Voyons votre mère, dit le médecin.

Il demanda la quantité de lait et de tisane, le nombre des granules de strophantus, les émissions urinaires. Il palpa les jambes et les pieds.

– Eh bien ! dit-il avec une autorité qui commandait à la fois à la maladie et au malade, ça ne va pas plus mal, loin de là ! Il faudra être plus sage quand on vous aura guérie, hein !

À ce moment, deux événements se produisirent simultanément.

D’abord un bruissement lointain de liquide, une odeur de roussi fade et vaguement sucrée, de lait bouillant débordant sur le feu. Ensuite, comme son frère courait pour juger du désastre, Christine entra. Elle le vit, un torchon en main, le manche de la casserole dans ce torchon, courbé, grotesque, ne sachant où déposer l’objet, ni sur un fourneau où foisonnait une pellicule rousse, ni sur la table qu’il eût salie, ni en l’air où évidemment il n’eût pas tenu.

– Le Docteur est auprès de maman, fit-il à tout hasard, pour changer la conversation.

– Est-ce qu’il reste beaucoup de lait ? s’enquit-elle après le départ du médecin, avec une gaîté équivoque et cette pitié amusée dont elle accueillait autrefois les maladresses de son frère.

– Écoute, dit-elle après inspection, il y a environ trois quarts de litre de parti. Mes biberons sont prêts, heureusement. Mais il n’en reste pas tout à fait assez pour Maman et nous ne pourrons en avoir d’autre que ce soir. Encore faudra-t-il aller le chercher. Nous déjeunerons autrement. Nous prendrons du fromage, de la confiture… Nous avons des trésors infinis.

Ce ton serra le cœur d’Augustin.

Il signifiait une sorte de légèreté, de retour aux temps heureux et comme d’élan dans l’espérance. On y devinait, plus que la veille, une confiance mystérieuse, presqu’un remerciement.

– Que s’est-elle dit, pensait Augustin, pendant ses prières et sa communion ?

Agenouillée près du berceau, elle parlait à Bébé, d’une pauvre voix mal sûre :

– Nous sommes réveillés, Oncle. Nous allons mieux, beaucoup mieux. Nous ne disons pas encore gr… gr… euh… euh… Mais nous le dirons bientôt. Nous mettons nos petites mains dans notre bouche pour savoir si elles ont le même goût qu’avant la maladie… Parce que bientôt nous serons guéris, la Sainte Vierge va nous guérir…

Ici, Bébé plissa son petit nez et éternua.

– Oncle, nous n’aimons pas l’odeur que vous avez mise dans la chambre. Vous savez, cette odeur de lait brûlé. C’est celle-là que nous n’aimons pas.

Elle tournait vers l’enfant une face immolée, riante et éperdue. Augustin s’en fut vers sa mère, le visage grimaçant.

La pauvre femme trouvait le moyen de sommeiller, malgré les sifflements épuisants de sa bouche ouverte. Elle reprenait le repos qu’avait interrompu le médecin. Un bol de lait vide surmontait la table de nuit. Des peaux de lait bouilli collaient au bol. L’ouverture de la fenêtre, masquée par le rideau, suffisait à donner à cette chambre un peu d’air, ce qui l’empêchait de trop sentir le renfermé et le malade. Christine avait pris ce soin avant d’aller à la messe. Augustin s’assit sur une chaise basse juste en face du lit pour mieux la regarder dormir, mais elle lui fit sans parler un petit signe avec les yeux.

La visite du médecin l’avait fatiguée. Sur ses vieux traits naissaient des traits nouveaux : des taches d’un bleu mort, le pincement des narines, l’ouverture continuelle et lassée des lèvres, toute la partie inférieure du visage tendue en avant comme dans certaines faces d’aveugles. Les épaules se haussaient à chaque respiration. La maladie ajoutait ces détails, d’apparition très récente, à l’apport plus ancien et permanent de l’âge. Il la regardait sans parole, le cœur comprimé comme dans des mains.

Ils déjeunèrent au café et au beurre, sans lait. Augustin essuya une vaisselle réduite au minimum. Bébé ramené dans son ancienne chambre, Christine soumit la salle à manger à un balayage rapide. Ils décidèrent de faire cuire à l’eau, sans les peler, les pommes de terre du déjeuner de midi. Christine s’excusait de cette vie simplifiée.

– Si Dieu me laisse mon enfant, tout cela est bien peu de chose.

Revenu vers sa mère, il lui vit cette expression qu’il connaissait, un air de malice timide auquel se prêtaient tant bien que mal les tissus déformés.

– Tu es devenu femme de ménage ? dit-elle avec lenteur.

Lui, sentit cette nausée morale, née dix minutes auparavant des paroles de Christine : « Nous sommes réveillés, Oncle, nous allons mieux. »

La pauvre femme aussi trouvait qu’elle allait mieux :

– Je voudrais, fit-elle avec ce débit morcelé qui devenait maintenant le sien, que tu me donnes mon livre de messe qui est dans l’armoire.

Il se leva pour atteindre le vieux livre fatigué. Il reconnut l’étoffe noire où les maisons religieuses taillent leurs couvertures et dont l’un des plats se termine par un volet et une boutonnière. Le livre contenait des images, des rubans-signets, des Sacrés-Cœurs, des photographies de personnes mortes depuis longtemps, un portrait de son père découpé et collé sur du papier épais, au-dessous d’une prière écrite à la main.

– C’est quel Dimanche après la Pentecôte, demandait-elle ? Il y a un ruban bleu pour le marquer.

– J’ai changé le ruban de page, avoua Augustin, conscient d’un manque de respect dans le maniement du signet. Il dut chercher la date liturgique.

Les premiers feuillets portaient une table des fêtes mobiles. Mais le dernier millésime se trouva bien antérieur à l’année présente, le livre datant de sa jeunesse ou même de son temps de pensionnat. Augustin remontait le long des pierres milliaires, tâchant de trouver son chemin par les Évangiles :

« Le Royaume des Cieux est semblable à un Roi qui faisait les noces de son Fils… » Non. Il avait lu cela un Dimanche précédent à la Messe de huit heures, sur la chaise voisine de celle de sa mère.

– Ce doit être le vingtième dimanche, dit-elle.

Il tourna quelques pages. Le livre sentait le linge, les anciennes armoires et une inidentifiable odeur démodée.

Elle désira lire elle-même. Il mit la main sur les vieilles lunettes aux verres raclés, dépolis, ébréchés sur les bords, qu’elle ne renouvelait pas. Il se rappela s’être dit qu’il lui ferait la surprise de les lui renouveler. C’était encore et toujours la même chose : ce renouvellement non plus n’aurait pas le temps de venir. Un coup de stylet amorti, comme enveloppé de linge, le frappa au cœur. Sa mère se fatiguait à lire, sous ces lunettes impossibles. Les vieux yeux au bleu laiteux faisaient de leur mieux, construisaient les rayons dans leurs milieux transparents, inscrivaient les mots religieux au fond de leur rétine. Il en serait ainsi pendant quelques jours encore… Elle avait retrouvé sa douceur.

Augustin se mit à chercher les parties de la messe variables et les inséra dans les prières générales qui figuraient au début du livre. Il lisait en latin, mais croyant le français plus commode pour elle, il passa à la traduction qui faisait face, puis lassé de ces paraphrases cotonneuses, traduisit directement.

À sa grande surprise, elle préféra le latin.

– Je sais bien ce que ça veut dire, à force de voir le français tout près.

Était-elle violentée dans ses habitudes des grises rédactions ecclésiastiques, par un français trop neuf ? Il le supposa.

Il lui lut ainsi les textes en leur ordre : le Confiteor, le Kyrie, le Gloria ; puis, dans la partie du livre marquée du ruban, une Collecte, une Épître, qu’il traduisit, parce que le texte devait lui être moins familier.

Son visage à elle gardait un recueillement de pierre et des esquisses de mots agitaient ses lèvres et son cou.

Il tomba sur le passage célèbre : « Loquentes vobismet ipsis in psalmis et hymnis, et canticis spiritualibus, cantantes et psallentes in cordibus vestris Domino. »

« Il faudra, se dit-il, que je cherche à quelle époque ils ont fait choix de ce morceau des Éphésiens. » Il se rappelait la théorie de la lettre circulaire, la table des ressemblances avec l’Épître aux Colossiens, des phrases de Sabatier sur l’apôtre Paul et l’hypothèse de l’amplification d’Holtzmann… Qu’importait tout cela ? Le primordial, l’essentiel, ce n’était pas ce hérissement de suppositions, mais cette espèce de lumière toute blanche émanée de la phrase merveilleuse. Ainsi parlait-il en son cœur double.

L’émotion admirante devint si forte qu’il s’arrêta quelques secondes après le point final. Ce texte irradiait le plus audacieux refus d’apercevoir la douleur essentielle à toute chose, un conseil éperdu de joie, le dépassement de toutes les données des sens et le don de voir à travers la mort. C’était cela le primordial, ces conseils de divine joie. Il finissait par sentir un étonnant mélange de mort et de joie.

La porte fit entendre ce bruit de gonds, qu’elles trouvent le moyen d’émettre toutes les fois qu’on désire leur silence, dans les maladies ou la nuit. Christine parut, un petit tricot de laine à la main. Augustin reprit sa lecture. Christine s’assit auprès de lui et joignit les mains. Heureusement il n’était pas superstitieux : les aiguilles à tricoter tombèrent en croix sur le tricot de laine. Il lut le Graduel, puis l’Alleluia, puis l’Évangile, selon saint Jean, qu’il traduisit comme l’Épître : « Il y avait un officier du Roi, dont le fils était malade à Capharnaüm… ».

Arrivé à la phrase : « Il le pria de descendre pour guérir son Fils qui était à la mort… », le sentiment des coïncidences devint si poignant, le Bébé mourant dans la chambre à côté se présenta à lui d’une manière si cruelle qu’il dut interrompre sa lecture avant que l’émotion n’en fît éclater la surface. C’était un piège-à-loup, un traquenard des textes sacrés. Il se leva, parut chercher son mouchoir, sortit, disant du ton le plus ordinaire : « Un petit instant », et criant dans son cœur : « Comment Christine supporte-t-elle cela ? »

Il s’en fut dans sa chambre, se jeta sur ses épreuves d’Aristote, lut avec une impassibilité violente : « Le livre Lambda de la Métaphysique reprend ce que la Physique disait de l’Acroasis, mais les deux démonstrations ne coïncident que par un circuit dont il importe de tracer avec netteté la courbe… » Cette douche froide le pénétra, le glaça quelques secondes. Il revint, reprit ses récitations d’une voix dont l’impersonnalité se trouvait suffisamment reconquise. Le chapelet reposant sur le petit tricot blanc, cachait la croix des aiguilles. L’air que respirait la malade entrait avec un certain bruit par l’ouverture de ses lèvres.

« Jésus lui dit : « Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez point ». – L’Officier du Roi lui dit : « Seigneur, venez avant que mon enfant ne meure. » – Jésus lui dit : « Va, ton enfant vit ». Christine continuait de « supporter cela ».

Mais lui, l’émotion lui bloqua la gorge, l’empêcha d’entamer la suite : « Repose-toi, fit Christine à voix basse. Je vais te remplacer. »

Elle lut le Credo, puis le psaume de l’encensement : « Que ma prière monte vers toi comme l’encens, et mes mains levées comme le sacrifice du soir. » Puis le psaume du lavement des mains : « Je me laverai les mains parmi les innocents et j’assiégerai tes autels, Seigneur. » Prodigieuse poésie ! Il se sentait ébloui par cette lumière… Et en effet, Christine lisait bien. Elle y mettait le ton, la familiarité des longues habitudes, une voix imprégnée, macérée, saturée de prières.

Elle quitta sa chaise pour le Sanctus et s’agenouilla sur la descente de lit. À ce moment les cloches commencèrent de sonner la fin de la Grand’Messe, la grosse cloche, les cloches plus petites, chantant et dansant… Leur bourdonnement puissant, incessamment nourri et vivifié par l’éclatement des belles sphères sonores, avait l’air de sonner dans la chambre même, l’emplir de surfaces vibrantes.

La rêverie d’Augustin traversait les cloches, traversait les prières. Elle s’y posait, les quittait, s’y reposait sans effort, s’y appuyait entre deux vols.

Il constatait comme il ne l’avait jamais fait leur étonnante concordance avec les situations morales, leur pouvoir de répondre à la multiforme angoisse humaine. Une vertu coulait d’elles, comme jadis des vêtements du Christ. Dans la même minute ou presque, il rencontrait toutes les formes de la résignation, de l’apaisement et de l’espérance : le Fiat Voluntas tua du Pater, le Da propitius pacem, le souhait de paix : « Pax Dominus sit semper vobiscum » et aussi la réponse du Christ : « Pacem meam do vobis, pacem relinquo vobis ». Il pensa à l’adjonction : « Mais non pas comme le monde la donne. »

La réponse à sa question de ce matin sauta à sa pensée : « Que s’est dit Christine pendant sa messe et sa communion, qui puisse expliquer sa confiance inexplicable ? » – Nul doute que ce ne fût la parole de Jésus à l’Officier royal : « Va, ton fils vit ». Elle avait dû l’accepter comme un tout, comme un bloc, à peine entamée par l’effrayante réserve : « Si vous ne voyez des signes et des prodiges. » Il le savait : l’horreur qui ensanglanterait dans huit jours ces deux femmes n’éteindrait pas leur clarté intérieure. Elles se trouvaient avec Jésus dans l’union la plus intime et la plus étroite. Elles iraient jusqu’où il voudrait les emmener, fût-ce en plein Calvaire. Sur ce chemin sanglant, elles porteraient avec docilité les conditions de leur vie, comme un porteur d’eau ses brocs d’eau aux bras.

Augustin ne sentait plus rien de précis ; rien qu’un courant tranquille et doux qui rejetait la santé et les formes habituelles du bonheur dans la catégorie des choses secondaires sans avoir la possibilité ou peut-être le courage de mettre quoi que ce fût à la place ; une grande attente déserte, comme un Avent sans fin.

Il se reprocha brusquement de n’être pas allé ce matin à la messe, avant ou après Christine. Non qu’il s’y reconnût lié par quelque obligation, mais parce qu’il s’y rendait les autres dimanches avec sa mère, et que l’absence d’aujourd’hui soulignait par trop sa condescendance de ces autres dimanches. Condescendre !… en vérité ! Il sentait un fort mépris de lui-même. Au fond, il avait moins le sentiment de l’existence et de la paternité de Dieu que le respect des âmes qui éprouvaient ce sentiment-là ! Quel son confus rendent ces mots : « Croire en Dieu » !

Quand la messe fut finie, Augustin demanda ce qu’était ce petit fichu de laine.

– C’est pour Bébé, fit Christine. Pendant sa convalescence, je voudrais lui faire passer au jardin les beaux jours que nous aurons encore en octobre. Mais aujourd’hui c’est dimanche et je ne puis pas tricoter.

– Ah ! oui, dit Augustin, après deux ou trois secondes. Il ajouta : « Dimanche, en effet ; le repos dominical », d’une Voix atone et étranglée.

Ils baignèrent l’enfant qui s’abandonnait en somnolant. Devant les membres mous, le petit ventre creusé, Christine fixa sur son frère ce navrant sourire qui demandait pardon d’espérer et désirait en même temps qu’on l’y encourage.

– J’aurai du mal, fit-elle, à le remonter de là.

– Évidemment, acquiesça Augustin, de la même voix étranglée.

Ils vidèrent à eux deux le bassin de zinc. L’eau allait et venait d’une seule masse en une direction qui croisait celle des deux poignées. Augustin réfléchit qu’elle risquait d’éclabousser le parquet. Beaucoup de remarques inertes le traversaient ainsi.

– Tu devrais te coucher, dit-il à Christine, quand ce fut fini. Au moins deux ou trois heures ; autrement tu ne tiendras pas. Je suffirai à surveiller Bébé et à donner le lait de Maman. J’irai ensuite chercher le lait frais pour remplacer celui du matin.

Elle s’étendit sur son lit, tout habillée, et dormit d’un de ces épais sommeils noirs, tyranniques et d’une grande profondeur de repos. Augustin put circuler dans l’appartement, s’occuper de sa mère, lui parler. Les cloches de Vêpres sonnèrent avec leur habituelle violence. Rien n’éveilla Christine. On vint frapper à la porte du vestibule. Augustin répondit.

C’était une vieille femme épaisse et toute simple qui recueillait parfois le sou des chaises à l’église. Augustin se rappela vaguement l’avoir vue dans les anciens temps.

Elle marchait à petits pas pour ne pas faire de bruit. Elle portait une coiffure de laine noire tricotée, des galoches vernies, un corsage noir très propre, d’où sortaient ses deux mains croisées sur un tablier de cotonnade, noir aussi à cause du Dimanche. Elle ne se fût pas sentie endimanchée, sans tout ce noir. Au dos de son corsage de pauvre femme, une sorte de coupure naïve ornée de deux boutons, formait un début de basque, dédiée à ceux qui eussent pu désirer un ornement dominical quelconque, ennoblissant sa toilette, la haussant d’un degré au-dessus de ce qu’elle était tous les jours. Elle quitta ses galoches et entra sur ses bas.

Mère Euphrasie du Bon-Secours, lui avait dit qu’on aurait besoin d’elle pour veiller. Elle offrait de veiller une nuit sur deux. « Pas toutes les nuits, pauvre, parce qu’elle avait tous ses ménages à faire et tout ça, n’est-ce pas ? Cependant si elle avait su que ce fût ici, elle serait bien venue sans se le faire dire par le Bon-Secours. » Elle avait changé de quartier après la mort du père Rambaud. Elle ne savait plus rien.

Augustin reconnut la mère Rambaud d’autrefois. Elle demanda : « Et alors, c’est vous qui êtes le fils ? »

Sachant qu’il y avait deux malades au lieu d’un, elle souleva de son tablier, sans les disjoindre ses deux avant-bras et ses mains, en signe de résignation désolée.

Quand elle fut partie, qu’il eut donné à sa mère le bol de lait périodique, se fut assuré qu’elle était bien couverte, qu’elle avait bien chaud, Augustin se vit de nouveau seul. Un silence compact, illimité, interrompu par rien, chuintait dans ses oreilles. Si le temps infini, désencombré de matière, se mettait à exister pour lui-même, et à couler, c’est sans doute ainsi que coulerait le temps.

Il s’approcha de son fauteuil, hésita, et au lieu de s’y asseoir s’en fut vers sa fenêtre, regarder les brumes. Il était indifférent qu’il portât ici ou là, cette lourdeur qui pesait à la fois sur son cœur moral et sur son cœur de chair.

Il y avait une fiche sur sa table : « On sait le rôle de la dialectique dans la position des aporiai »… Là, devant ces pluvieuses brumes qu’il voyait de sa fenêtre, il imagina les aporiai au sens étymologique du mot, escarpements parmi les rochers, absence de passages et de cols, routes difficiles percées dans des bois. Puis sa pensée se trouva envahie par son grand bonheur impossible, par son désespoir propre, personnel à lui-même, refoulé en ses plus désolés jardins clos. Il revit Anne, son long et pelucheux manteau de montagne ; les ruines de l’Abbaye où il devait la conduire, les routes difficiles des « aporiai », le chemin sinueux à travers les bois, la lumière du sourire bien-aimé. « Tu m’as ravi le cœur, ma sœur fiancée… » Il revint s’asseoir à sa table, abattit sa tête sur ses deux avant-bras, en une crise de désespoir muet, vidé de toute protestation et de toute colère…

Il eut juste le temps de se lever et de se remettre, comme l’autre fois. Christine réveillée, allait et venait. Il la trouva près du berceau. Elle n’avait rien à dire que les simples choses accoutumées : Bébé dormait, comme toujours ; leur mère semblait reposer un peu ; il était heureux que la mère Rambaud pût les aider ; c’était peut-être l’heure d’aller chercher le lait en remplacement de celui du matin.

Elle expliqua le chemin des fermes. Le mieux était de prendre une bouteille vide, la dissimuler dans un sac à main et la rapporter pleine de lait, comme font les paysans. Augustin prit un sac à main et s’en fut par la ville. Il y avait encore deux ou trois heures de jour.

Il fallait gagner le faubourg, contourner les terrains maraîchers par des sentes garnies d’orties et de détritus, et l’on tombait tout de suite sur l’immense campagne de prairies entourant la petite ville et débordant sur elle. D’antiques chemins supplantés par des routes survivaient là, pour les débouchés ruraux. Ils desservaient des fermes dont l’emplacement traditionnel n’avait pas changé non plus depuis de très anciens temps. On les retrouvait sur les vieilles cartes, les minutes notariées et les plans d’autrefois.

Naturellement, c’était inévitable, il le pressentait, il l’aurait juré : il avait parcouru ce chemin-là, où il s’engageait, dans leurs promenades avec son père. Il retrouva dans la cour où il dut entrer, des morceaux spécialement choisis de son passé, d’une netteté à la fois précise et effacée : le soir empourpré d’un jour chaud, des miettes de pain de seigle dans un bol de lait à goût d’herbage, la vague odeur vertigineuse d’un grand char de foin laissé là…

– Du lait ? lui dit-on ? Ça serait du lait frais que vous voudriez ? C’est qu’on le met tout de suite cailler, voyez-vous. Gn’y en a pas.

C’était une jeune femme d’une beauté vulgaire, rouge et hardie, en équilibre splendide sur de fines chaussures à peine maculées par le fumier de ferme, princesse rustique des jours nouveaux.

Augustin comprit son erreur, s’expliqua.

– Ah ! c’est pour une « pratique » ? Mme Méridier de la rue de l’Abbatiale ? Et c’est vous qui êtes le fils ?

La phrase même de la mère Rambaud, celle qu’il eût sans doute trouvée partout, chez chacun de ces gens, transformés ou non par la guerre. Leur même besoin de références jugeait indispensable de scruter les nouvelles poussées, de palper leur trajet jusqu’aux anciens troncs.

– On vous en donnera, fit-elle…

Augustin repassa devant les granges, les odeurs d’étables et toutes les associations d’un passé mort. Le litre de lait pesait à son bras. Comme toutes les fois que le hasard les lui imposait depuis quelques semaines, ce subit afflux d’occupations humbles jetait son esprit dans des réflexions singulières, sur le prix de la pauvreté, les besognes modestes, les âmes simples, les vies restreintes, tout ce qu’il appelait le côté « russe » des perspectives morales. Il en constituait une sorte de classe générale comprenant tous les dépourvus et tous les déficients, toutes les catégories de la vie morne. Nul doute cependant que ces effectifs ne participassent à l’essentiel occulte des valeurs. Comme l’Énigme Sacrée ne leur proposait, au bout de son bras obscur, aucun des prénoms du bonheur empirique, ni la beauté, ni l’indépendance, ni la joie, ni la santé, ni l’intelligence, ce ne pouvait être qu’une réalité fondamentale affreusement profonde, sur laquelle ils avaient à bâtir tant bien que mal l’édifice de leur vie. Et nous aussi, semblablement… Il repoussa, lassé, tout ce romantisme de la souffrance, simple contrecoup de sa prostration morale, automatisme inerte simulant la réflexion et la pensée, matière à bourrer le vide des minutes, signe de fatigue, comme les obsessions d’autrefois.

Les promeneurs habituels des dimanches encombraient les rues et les routes ; des troupes de jeunes filles, rieuses, fraîches, d’une honorabilité évidente, groupes d’Enfants de Marie sortant des Vêpres, barraient toute la largeur des chemins en se donnant le bras.

Il tira sa montre devant la porte ; il était parti depuis deux heures. Trois quarts d’heure à l’aller, un peu moins pour revenir, parce qu’il savait sa route, une demi-heure passée à attendre, c’était bien le compte…

Remonté chez lui, le lait posé dans la cuisine, Christine lui confia d’un certain air ironique et flatté, honorée à la fois, et se raillant de l’être :

– Nous venons d’avoir une visite.

Augustin se sentit pâlir. C’était l’expression exacte dont elle avait annoncé la venue de M. et Mme Desgrès des Sablons, en des temps tellement différents (quoique tout proches) qu’ils constituaient comme une autre partie de sa vie. Et aussi cet air de respect postiche et de railleuse semi-envie que les gens de petite bourgeoisie à la fois cultivée et pauvre – (et même ceux d’entre eux qu’aucune jalousie n’habite) – prennent presque infailliblement pour parler des classes sociales fort au-dessus de la leur, et qu’ils ne voient qu’en passant.

– Mme Desgrès des Sablons, qu’accompagnait une belle jeune fille de grande mine et, je dois le dire, d’une parfaite séduction de simplicité. Mlle de Préfailles ?

Ceci d’un ton interrogatif et en tournant la tête vers Augustin qui ne répondait pas.

Elle vit une figure d’une blancheur livide, deux yeux ardents et ravagés.

Son sourire, sans disparaître tout à fait, se figea, se dépouilla de sens. Une lueur nouvelle grandit en elle, éclaira tout. Il lui fallait parler cependant, Augustin gardant un silence affreux.

– Ces dames savaient que Bébé était malade. Je leur ai appris que Maman l’était aussi et que nous passions de bien mauvais jours.

Le mutisme acharné d’Augustin la força de continuer :

– Mme Desgrès m’a répondu – (Christine faisait des efforts pour retrouver les mots exacts) – : « Voulez-vous dire à votre frère notre très profonde sympathie et tous nos espoirs, et les accepter aussi pour vous, Madame. » Enfin une phrase dont l’amabilité m’a frappée. Elle a ajouté : « Nous quittons les Sablons pour une semaine. » Mlle de Préfailles a précisé : « Pour une semaine juste. » Elle-même a repris : « pour une semaine juste. Si votre frère veut bien à notre retour venir nous dire que vos inquiétudes sont passées, il sait combien nous en serons heureuses. »

– Quand sont venues ces dames, exactement ? finit par demander Augustin.

– Tu étais sorti depuis dix minutes à peine.

– Elles n’ont pas dit quand elles partaient au juste ? ni où, évidemment ? insistait Augustin sans s’inquiéter de ce qu’exprimait son visage.

Il était six heures du soir. On se trouvait au bord d’une nuit brumeuse, pleine des premiers froids d’octobre, arrivés subitement.

– Ce n’est pas si loin, dit Christine en hésitant. Si tu voulais…

Il fixa à travers la fenêtre un morceau de ciel brun.

– Non ! non ! non ! cria-t-il d’une bouche qui grimaçait de violence. On ne court pas après le bonheur quand les siens souffrent.

Ce fut le seul aveu qui passa ses lèvres. Il quitta la cuisine d’un air têtu et désespéré.

Cinq minutes après, revenant avec l’ardent visage égaré du début :

– Je voudrais savoir… (un arrêt d’une fraction de seconde) les paroles exactes de Mlle de Préfailles.

– Celles mêmes que j’ai dites. Elles sont restées cinq minutes seulement. Visiblement, elles craignaient de gêner. C’était Mme Desgrès des Sablons qui parlait. Mlle de Préfailles me regardait avec une attention continue, et… comment dire ? – une sorte de timidité dans la sympathie.

Christine planta dans les yeux de son frère un regard profond et mal sûr. Oserait-elle ? Elle osa.

– Je l’ai trouvée extrêmement charmante.

– Je te remercie, ma petite Christine, dit-il d’un ton sourd, mais décidé et final. Et il rejoignit sa chambre.

Ils n’en reparlèrent plus de la soirée, ni de longtemps.

La mère Rambaud vint vers huit heures, comme elle l’avait dit. Sa douceur ferme, arracha à Christine et Augustin la vaisselle qu’ils commençaient. Elle travaillait avec soin, vite et sans bruit, de ses mains à tout faire, robustes, boudinées, crevassées, où remuait toute une géographie de plis.

Il fut convenu qu’elle s’étendrait pour se reposer, dans le lit de la salle à manger. Christine lui expliqua en quoi consistaient les soins très simples que nécessitait sa mère. Elle écoutait, docile. Quand Mme Méridier la remercia d’être venue, d’une faible voix entrecoupée, qui prenait du repos entre chaque syllabe, elle répondit, assez mystérieusement : « C’est bien mon tour. » Pendant la prière, elle se tint en arrière de la famille, à genoux entre les portes, comme un donateur.

Bien entendu, Christine se réserva les soins nocturnes de Bébé. Il allait moins bien depuis quelques heures, depuis le retour d’Augustin, semblait-il.

– Je le trouve rouge et chaud, fit Christine.

Elle prit sa température. Il se plaignait faiblement. Elle reprit cet air absorbé qu’Augustin lui avait vu quelques jours auparavant et toute autre préoccupation cessa de compter pour elle. Elle entendit à peine la mère Rambaud lui dire : « Y aurait bien la Marie Boudet, mais elle est si drôle. »

Augustin avait, sans mot dire, porté tout le soir son chagrin ravageant, mêlé à la sourde douceur opiniâtre de se dire qu’elle était venue. Accentué parfois jusqu’à l’intolérable, cet état de sensibilité ne laissait pas de ressembler à quelque chose comme du bonheur. Alors il avait honte de lui-même. Une fois de plus il s’apparaissait en face des circonstances en un désaccord total et coupable, qui était par lui-même une douleur. Il vivait comme en deux parties : l’une où il s’occupait de sa mère, lui portait le lait et la tisane, l’écoutait respirer, trouvait, comme Christine, Bébé assoupi, rouge et grimaçant ; – mais tout cela, pas avec tout lui-même, pas avec tout son cœur. Un large morceau restait indisponible, pris par cet affreux mélange de douleur et de joie. Son air de distraction le montrait, et cette sorte de regard intérieur qui l’empêchait de voir devant lui ; mais naturellement personne n’était là pour s’en apercevoir.

Il se retira, laissant ouverte la porte de sa chambre, et commença d’aller et venir sur ses pantoufles. Ces voyages le ramenant régulièrement devant l’armoire, il l’ouvrit, creusa une place parmi les livres et les papiers, et y logea toutes les fiches d’Aristote, d’un seul coup, en masse, en bloc, comme un moellon. Une subite mauvaise odeur de pétrole lui vint aux narines. Sa lampe charbonnait. Sa mère, d’habitude, garnissait les lampes. Christine n’avait pas pensé à le faire. On ne peut penser à tout. Il souffla dans le verre toute sa rage et sa détresse. Par la porte venait la lointaine lueur de la salle à manger.

Soudain, comme il avait déjà fait quelques heures auparavant, il s’abattit contre le lit, à genoux, la tête dans les mains. Il fut tout aux Sablons, en douleur et frénésie. Il commençait à se familiariser avec ce geste d’effondrement, de détente et de désespoir.

Pas un des mots de sa sœur qui ne fût entré en lui, comme une brûlure. « Une belle jeune fille de grande mine, d’une parfaite séduction de simplicité, cette attention continue, cette timidité dans la sympathie », c’était le portrait des premiers moments d’Anne, de celle qu’il avait appelée Anne de l’Apparition.

Il pleura devant elle, et presque sur sa main, délicate et parfaite, que Christine avait touchée. Il pleura effondré sur ses mains. Le regret de n’être pas parti, comme le suggérait Christine, le crucifia. Il aurait vu Anne, une fois encore, su où elle allait. Peut-être eût-il osé dire que ce départ le glaçait. Il la voyait partir, lui-même abandonné sur le commencement de ses routes. Le bout de ses chaussures frappait la descente de lit, à petits coups enragés. Il lui semblait qu’elle s’en allait de sa vie. Il fut calmé, – momentanément – par l’invraisemblance de cette horreur. Un peu de raison entra en lui, et de renoncement, mais sur un seul point, un point précis : si l’occasion de la voir lui était encore offerte, il s’abstiendrait, comme il avait dû s’abstenir. Il avait bien fait ce qu’il avait fait… Ainsi pleurait le malheureux.

L’odeur de la lampe éteinte l’incommoda. Par la fenêtre entrait une hargneuse brume et la morsure glacée de la nuit. Il frissonna, de froid, de fièvre, ou de l’atrocité de ces jours. Il sentait une fatigue et un épuisement mortels.

Étendu dans son lit, sa cuillerée de soporifique absorbée, une chaleur maladive occupa son crâne, les articulations du coude, des genoux, de la nuque. L’oreiller, sous la tête lourde, lui fut doux. Dormit-il une minute ? un peu plus ? Il perdit possession de lui-même, puis goûta derechef la douceur de l’oreiller. Le fourmillement des articulations s’était atténué. Le contact de ses draps le quitta de nouveau, pendant que se régularisait l’automatisme velouté du souffle.

… Après bien longtemps, le nouveau domaine où il marchait fut éclairé par une lampe glauque et mate, à la suite de circonstances multiples, confuses, épuisantes à comprendre. Du reste, elles disparurent. Il marchait près d’un personnage incertain, lié à lui par une tendre sympathie timide. Il voyait surtout les jambes. Le rêve lui dit que c’était son père. Mais ce n’était pas tout à fait son père. Ils allaient entre des troncs d’arbres noirs, dans des gorges très subites, sur des chemins menant vers des bestiaux… Oh ! restez, bien-aimée, car c’est vous. Vos petits pieds sont en brume, mais vos mains sont claires et je les vois. – Vous pouvez maintenant me baiser les mains. – C’est elle qui l’a dit, mais peut-être que c’est seulement mon grand désir. C’est pourquoi quelque chose empêche… Votre présence est d’un précaire affreux. Je sens, à je ne sais quoi, que vous allez partir, à je ne sais quel hérissement de choses tristes… Chassée par un grand cri… une ruée de bestiaux sortant des gorges, des cornes de vaches, des cornes de vaches !… Un grand cri, qui fit le pont entre le songe et le réveil.

Augustin rentra dans l’angoisse, parmi ce fourmillement de mots sans aucun sens. L’angoisse l’attendait. Il n’eut qu’à la reprendre ainsi qu’on reprend ses pantoufles.

C’est Bébé qui a crié, exactement comme il y a quelques jours, du même cri d’enfant poignardé. On entend des pas, des portes de placard ; il est facile de suivre Christine aux voyages de la lumière ; le reflet vient jusque dans sa chambre.

Ha ! ha ! ha ! c’en est fini, cette fois, des dissimulations de la Mort !

– C’est Bébé qui a crié ?

Christine fait oui, du menton, sans dire mot. Elle parle assez, avec ses lèvres serrées et ses yeux tragiques.

– Il a gémi toute la nuit, explique la mère Rambaud.

Sa main placée en écran devant la lampe projette sur le mur une autre main immense qui couvre l’enfant, le berceau, un large pan de papier brun. Le lit de Christine est défait. Les plis du drap, le rejet de la couverture, le creux de l’oreiller restent tels que les a laissés son corps sautant du lit.

IV

LA VOIX QUI PLEURAIT DANS RAMA

La grosse Marie entra en se frottant les mains pour se défendre d’un froid qui commençait d’être engourdissant.

– Cette fois-ci, Messieurs et Dames, c’est l’arrière-saison.

Ayant demandé si « ça n’allait pas mieux » elle commença dans la maison ses bruits coutumiers.

Pour qui eût senti les différences, ils manifestaient cependant on ne savait quoi de plus libre, de moins englué de pesanteur et d’inertie. Les portes se fermaient, les brocs d’eau se posaient sur la pierre, avec une soudaineté franche, alerte et vaguement gaie, sur laquelle le deuil d’à côté ne mordait pas. La grosse Marie allait se marier.

Au cas où vous l’eussiez par hasard ignoré, ou peut-être oublié, vous auriez pu le deviner aussi à un relent de pâte à l’œillet pour les mains et d’eau pour les cheveux, qu’elle s’était mis en l’honneur du dimanche, et qui semblait si tenace et de si bonne qualité qu’il voltigeait encore le lundi dans ses coups de jupe. Ainsi le garçon boucher expéditeur qui la « fréquentait » pouvait comprendre qu’il ne prenait pas seulement une fille solide et lourde en viande, mais une qui savait porter toilette, aimait la bonne odeur et ferait bien dans un café.

Aucune de ces considérations simples et saines n’intéressait les trois personnes enchaînées aux dernières heures d’un enfant mourant.

La grosse Marie resta peu de temps. Lorsque le médecin vint, elle était déjà partie. Penché très bas sur le berceau, il examina, comme tous les matins, l’enfant couché dans la position d’avant « l’amélioration », jambes pliées, dos rond, tournant contre la lumière un affreux petit visage rouge et contracté.

Le plus triste désordre déshonorait cette pièce, dont Augustin avait aimé dans les premiers jours la netteté ascétique. Au milieu de la cheminée, un biberon attendait, inentamé, refroidi, qu’on ne regardait plus. Des linges ou des étoffes, on ne savait quoi, gonflaient en petit tas mou au pied du lit, hâtivement recouvert, portant, sous le jeté, des bosses diffuses. La masse des brumes, ouatée et mate, circulant derrière les fenêtres, remplissait la chambre d’un blanc horizontal.

Bébé gémit quand le médecin passa la main sous son petit corps et qu’il essaya de prendre son pouls. Le médecin n’insista pas.

– C’est une rechute grave ? demanda Christine d’une voix dure.

Augustin écoutait comme il allait mentir, mais il laissa tomber la question, parla de température, se fit montrer la courbe, opposa un ton froid à ses durs yeux noirs pathétiques.

– Il ne boira pas beaucoup de lait, j’en ai peur. Vous pourriez lui préparer de l’eau sucrée. S’il souffrait pour avaler, vous humecteriez ses lèvres ? Ça suffira pour quelques jours. Comment va votre mère ? même état ?

Ils y furent tous les trois. Même état, en effet. Pourquoi vouliez-vous qu’il changeât ? Toute chose restait, identique. La même mèche aux reflets d’argent sale passait sous le bonnet de nuit. Christine la replaça doucement et lui baisa le front. La vieille femme, assise sur le lit sans traversin, pour que le dos s’appliquât directement aux oreillers tassés contre la muraille se réchauffait de couvertures et fichus de laine, toujours croulants.

Le médecin remplaça le strophantus par la théobromine.

– Faut-il maintenir la fenêtre entrouverte par ce temps glacial ?

– Oui. Mais faites du feu. Et couvrez-la bien. Mieux que cela.

Puis il partit comme tous les jours.

C’était dans l’escalier où Christine, retournant à l’enfant, ne les suivait pas, que les confidences avaient coutume de s’échanger. Une tradition se formait. Elle réglementait jusqu’au timbre de voix dont se servaient les deux hommes. Ils n’eussent pas eu l’idée de parler sans façon ni précaution, de la manière ouverte dont on demande par exemple : « Comment allez-vous » ? Il fallait baisser le ton, faire choix d’un murmure bas et sourd, afin que l’escalier ne pût rien rapporter au palier, ni celui-ci à la salle à manger.

Une fois attaquée sur ce mode mineur, la conversation continuait jusque dans la rue, avec des arrêts, des reprises, des « sur place » et des hâtes, selon les heures. Cette fois, ce fut plus bref.

– Si l’enfant ne crie pas trop quand on le met au bain, essayez de l’y mettre. Si vous voyez une souffrance inutile, dissuadez-en votre sœur. Et c’est tout. Ça peut durer encore de cinq à huit jours. Plutôt cinq que huit.

Augustin fixait d’une attention immobile une tache de rouille rugueuse et rousse qui rongeait la balustrade.

– Quant à votre mère, dosez-lui le choc, hein ! Son myocarde n’est pas en état de le supporter, vous le pensez bien. Oh ! non !

Il prolongea, fila, nuança cet : Oh !

Augustin murmura d’une voix flottante et déracinée :

– Est-ce qu’il y a un danger mortel ?

Comme ce mot le pétrifiait, il s’aperçut qu’en avance sur sa sensibilité, sa pensée seule avait redouté cette mort.

Le médecin eut un geste d’incertitude, puis se mit à parler comme pour lui-même :

– Inutile de suractiver le cœur. Déblayer l’engorgement veineux et les barrages de la circulation, ça suffit pour le moment présent. Combien de temps durera ce moment ? Ce n’est pas moi qui peux le dire. Du lait, des diurétiques, avant le coup de fouet de la digitale… Votre mère allait un peu mieux ?

– Elle parlait mieux ; elle se couchait presque.

– Voilà ! Elle respirait couchée ! Elle urinait ! Voilà ! voilà !

À chaque voilà, une secousse de la main triomphait d’un contradicteur virtuel :

– C’est cette nuit ? ce matin ? qu’elle a recommencé d’étouffer ?

– Ce matin, devant l’aggravation de l’enfant.

Le médecin projeta le menton en avant et écarta subitement les deux bras :

Le geste disait : « Devancés ! » La voix se borna à un conseil :

– Ménagez-lui le choc ! C’est une question de vie ou de mort.

Revenant de conduire le médecin, Augustin s’arrêta à la porte de l’appartement, eut un souvenir de cellier et de bûches, redescendit trois marches, se souvint de la clef, remonta.

– Je voudrais la clef du bûcher.

Christine le regarda, égarée.

– Pour faire du feu dans la chambre… Je commanderai un poêle à bois, mais nous ne l’aurons que demain.

– Ah ! oui, fit Christine.

Augustin entra dans le jardin, fut pénétré par la gluante brume, tourna à deux reprises une clef dure, respira un air de caveau et de poussière de bois, venant des bûches entassées sur un sol d’ancienne écurie où la rigole centrale marquait encore. Il s’écorcha les mains à des nœuds et des échardes, remonta fatigué, à pas lents. Il sentait le poids du bois et la douleur des échardes.

D’inertes idées gonflèrent autour de cette souffrance. Toujours les mêmes idées, sur la vertu des besognes humbles, le prix de la pauvreté et autres romantismes tolstoïens. « Chercher son eau, chercher son pain, couper son bois, monter son bois, comme les petites gens de chez moi autrefois. On le porte avec des os, avec des chairs, avec des muscles, qui touchent d’un côté aux choses humbles et de l’autre à l’esprit, comme une bêche touche à la terre et de l’autre côté touche à la main… Un grand luxe, quand tout cela obéit bien, se place où il faut, se fait oublier… »

Il continuait de monter en serrant les bûches.

Il les maintint à grand’peine, en serrant très fort. Elles s’abattirent sur le seuil même. Il les releva une à une.

Évidemment, une femme d’ouvrage à demeure était indispensable, une domestique, une garde pour la journée et la nuit. Il l’avait fait demander la veille par la mère Rambaud, et de nouveau par le boulanger. On devait bien trouver, dans cette population de paysans riches, quelque ancienne rentière en train de mourir de faim sur ses Emprunts russes ou son Turc unifié, une vieille femme d’autrefois, définitivement plongée – et pour cause – dans la profondeur des fameuses choses humbles…

Augustin descendit pour chercher des brindilles et des fagots dans un autre coin du bûcher.

Par la force des choses, en cet incroyable désarroi matériel, son esprit dut se peupler de pensées nouvelles et de préoccupations de ménage, comme de couvrir son lit, vider les eaux de toilette, faire bouillir des bassines d’eau, disposer sur la table de cuisine ce qui ressemblait à un déjeuner. Christine en prendrait ce qu’elle pourrait… Elle ne pouvait s’occuper elle-même de toutes ces besognes.

La malheureuse le faisait cependant. Son frère la surprit, retournant son lit à lui, qu’elle trouvait bâclé. Déjà le traversin chevauchait deux chaises juxtaposées. Il dut se précipiter pour l’arrêter.

– Laisse, laisse, disait Christine, de cet air sombre et absorbé qu’elle ne quittait plus. Il faut bien que ces choses se fassent.

Ils s’y mirent tous les deux.

Elle ajouta de la même voix perdue :

– Peut-être aurons-nous quelqu’un cet après-midi. La mère Rambaud a une personne en vue.

Elle avait l’air de remplir avec une sorte de résignation mêlée de rage toutes les tâches qui l’arrachaient au berceau.

Peu de temps après, comme il venait de lui faire avaler par force quelque affreux déjeuner sommaire :

– Je ne sais plus que faire pour Bébé, dit-elle. Il a une fièvre terrible. Il gémit dès que je le touche. Je ne sais si je dois lui donner un bain.

– Je le laisserais tranquille, fit Augustin qui se rappela le conseil du médecin. Peut-être un peu d’eau sur le front et les lèvres…

Elle ne tarda pas à le rappeler :

– Il me semble que Bébé louche, que ses regards chavirent.

Mais pour observer deux pupilles inégales et deux yeux divergents, il fallait chercher attentivement dans les blanches ténèbres du berceau. Le nouveau trouble ne s’était montré qu’à une investigation maternelle minutieuse, constante et agenouillée, pour laquelle ne comptait pas sa propre crucifixion.

– C’est peu de chose, dit Augustin en se relevant. Je ne vois rien de bien spécial.

Il avait conscience de la douceur tremblante avec laquelle il mentait.

Un très léger soubresaut agita le petit bras sur la couverture. Christine se remit à humecter les lèvres de l’enfant. Augustin la quitta pour l’autre malade, puisque ainsi s’écoulaient leurs jours.

Il ne pénétrait chez sa mère que sur la pointe du pied, comme s’il fallait respecter l’impressionnant silence qui commençait de régner dans l’appartement. Il arrangea le feu, renouvela le bois qui se consumait vite. Une claire flamme voltigea sur les bûches, parmi les fumées à goût de terreau et l’ébullition des gouttelettes sur les écorces. La température ne s’élevait guère. Un courant d’air léger, qui sentait la brume, agitait les rideaux et persistait dans les sifflements du feu.

Christine survint, appuya un bol de lait contre les lèvres de la malade, refit l’arrangement des oreillers, embrassa sa mère, partit.

Les bouffissures blafardes s’élargissaient sur le visage et sur le cou, et sans doute sur tout le reste d’un corps qui se préparait à vivre tout seul de son côté, de quelque vie laide et monstrueuse. Sa pensée, sa tendresse, tout ce qui constituait sa mère, avait à s’arranger de cela, pendant que c’était encore possible. Les deux yeux bleu passé continuaient le vieux sourire tendre, réalité spirituelle engluée dans des chairs qui ne s’y intéressaient plus.

Ce fut ce sourire qu’Augustin surprit au passage, comme il se relevait, ayant rebâti l’édifice du feu. Il s’approcha, dégagea un bras qui remuait dans le tas informe des couvertures, approcha son oreille pour qu’elle n’eût pas à parler trop fort.

Les draps de lit, pas frais, sentaient l’urine.

– Ta pauvre sœur, dit-elle, va passer par une épreuve…

Puis émettant tout naturellement sa prière comme une autre forme de la respiration :

– Oh ! mon Dieu ! s’il n’y avait pas Vous !

Ainsi elle soupçonnait ; elle savait. Nul besoin de rien lui cacher quand le temps viendrait.

– Je voudrais que le Bon Dieu me laisse quelques jours pour la consoler un peu.

Augustin dit qu’il ne fallait songer qu’à guérir. Mais il vit que cette pensée la laissait aussi étrangère que les boursouflures du visage l’étaient à son sourire triste et tendre.

– Quand tu sortiras, continua-t-elle, mais ne sors pas exprès, tu iras chez M. le Curé lui demander de venir me donner la Sainte Communion et l’Extrême-Onction.

Ce grand mot d’Extrême-Onction descendit en lui avec une magnificence solitaire, flambeau qui, sans s’éteindre, s’enfoncerait sous de profondes eaux. Lentement naissait et prenait corps une certaine chose grave, imprécise, d’immense hauteur au-dessus de la vie, devant quoi la Mort elle-même paraissait secondaire et même traversable.

Il ne put que parler très simplement, comme elle-même.

– Quand veux-tu te confesser ? Ce soir ? demain ?

– Si M. le Curé pouvait venir demain, avant que j’aie pris le lait ?

– Tu pourrais communier en Viatique, fit-il, réprimant tout attendrissement devant ce scrupule qui lui ressemblait tant.

– Peut-être qu’il faudrait la permission ?

– Je la demanderai pour toi.

Ce n’était même pas le mot sérénité qui convenait pour cette attente de la mort. Il était trop poétique, trop endimanché. Il différait trop des modestes sentiments quotidiens. Cette attente de la mort, d’une telle simplicité, et si calme, ressemblait à toutes les autres attentes, celle de la nourriture, celle du coucher, celle du lendemain qui suivrait la nuit ! À la suite de la pauvre malade, Augustin s’y sentait pénétrer de plain-pied, tout naturellement. Il lui semblait qu’elle fût assise sur sa chaise d’église, un peu en avance pour la messe, en un recueillement mêlé de repos. Bientôt la clochette sonnerait ; elle s’agenouillerait ; elle entrerait dans les formes réfléchies de la prière. Cette attente de la mort n’était-elle pas ainsi ? N’en pouvait-on parler avec elle comme elle en parlait elle-même ? Cette vieille femme cheminait d’un rythme si doux sur le morceau de chemin qui lui restait encore, qu’elle ne risquait guère de forcer, à cause de cette promenade au soir tombant, les battements de son cœur.

Dans la rue, c’était un ciel bas et froid d’où la brume semblait partie. Mais elle n’avait fait que changer d’étage. Elle devait traîner et s’effilocher, pas beaucoup plus haut que les cheminées. Il faisait presque nuit. Il y avait pour cinq minutes de chemin jusqu’à la cure.

Augustin retrouva le trottoir du jour de la foire, lorsque dans la première épouvante, apercevant sous tous les personnages de la comédie économique, les squelettes qui soutenaient les gestes, il opposait à chacun des passants qui ne s’en doutaient pas, le pronostic de leur propre mort.

Un mot de sa mère lui revint au coin de la vieille place du marché, devant la pharmacie où il avait tant attendu.

– Oh ! mon Dieu, s’il n’y avait pas Vous !

Il s’entendit murmurer presque à voix haute : « S’il y a Lui, il est bien caché. »

Jamais il n’avait été moins maître de tout ce qui circulait sur ses chemins de pensée. En ce moment, c’était ce Schopenhauer banalisé qui ruisselle dans la littérature, mêlé aux souvenirs du Deus absconditus, cher aux Pascalisants. Sans doute d’autres visiteuses obséderaient à leur tour ce cœur qui ne choisissait pas… Il retrouvait les lassitudes de jadis.

Les maisons le guidaient, barraient son trajet aux endroits qu’il fallait, lui ouvrait les correctes issues latérales. Il se fiait à cette complicité de son corps avec les maisons. Il coulait entre ces rives dont elles bordaient sa route. Un ecclésiastique, venant en sens inverse sur le trottoir d’en face, donna dans sa direction un coup de son grand chapeau. Il l’aperçut vaguement dans l’obscurité, à travers sa fatigue et sa rêverie.

Une figure de piété imprimée sur métal, ne tenant plus qu’à un clou, ayant pivoté autour de ce clou, pendait, la tête en bas contre une porte. C’était là.

– Monsieur le Curé ? Ça tombe mal, cria la domestique au bonnet tuyauté. Elle se lança en une broussaille d’explications.

M. le Curé ne devait rentrer que le lendemain à onze heures, mais par compensation sans doute, M. l’Abbé venait de partir et n’y serait peut-être pas demain matin.

– C’est juste qu’une nuit, n’est-ce pas. Et pour les malades, il y a M. le Chanoine, l’ancien Curé de… (elle cita une autre paroisse). Il est retiré, il y voit pas beaucoup, on le prévient quand il faut et il confesse encore un peu. Il y a aussi l’autre M. l’Abbé, celui de Paris, qui est pour quelques jours ici. Il ne vous refusera pas. Attendez que, pauvre.

Elle tira violemment sur la corde d’une sonnette qui retentit dans les étages.

Pleine d’une bonne volonté confuse, elle demanda quel âge avait sa mère et branla la tête. Elle s’attristait, montrant cette spontanéité de l’âme populaire, qui met à peu près tout en commun, les sentiments, l’usage des objets, jusqu’à la confidence de maladies que cachent les bourgeois. À tout hasard, Augustin lui demanda si elle ne connaissait pas une bonne, mais bien entendu, elle n’en savait pas. Derrière elle, s’amorçait un couloir carrelé où pendaient les douillettes.

Un grand abbé noir descendit l’escalier sonore. Il s’arrêta net devant Augustin qui reconnut l’abbé Bourret.

– C’est vrai, pensa-t-il. Les huit jours qu’il devait encore passer ne sont pas finis…

L’abbé le fit entrer dans un salon dont le plancher blanchâtre venait d’être lavé. Quelques chaises de paille le meublaient, avec des gravures religieuses et une sorte de secrétaire en bois teinté et verni. Le haut, abritant un rayonnage de livres, était séparé d’une partie inférieure fermée, par un abattant qui formait table.

– Le premier vicaire, changé de poste, n’est pas encore remplacé et il n’y a plus de troisième vicaire. Le nombre des vocations va diminuant, ce qui se répercute même dans les paroisses de villes des diocèses les moins touchés. Mais vous savez, en cas de danger de mort, j’aurais pu moi-même…

Augustin se demanda s’il avait bien compris. L’abbé faisait tourner une clef autour de son index. Il avait ce sourire immobile et prolongé qui intriguait tellement Augustin dans leurs premières rencontres.

– Mais oui, fit-il. N’importe quel Jus canonicum

Son œil chercha sur les étagères du meuble verni.

– Autant celui-ci qu’un autre.

Il se leva pour prendre un in-octavo broché de bleu.

Augustin assistait muet à l’étrange scène.

– C’est le Catéchisme du Concile de Trente. Voyons. (Il émit le Heueueu des attentes)… Chapitre 8 de la deuxième partie. Paragraphe 13.

D’une voix chantante et officielle :

– « S’il y a danger de mort et qu’on n’ait pas la faculté de se confesser à son propre prêtre, l’Église, de crainte que quelqu’un ne périsse dans ces circonstances, permet à n’importe quel prêtre, unicuique sacerdoti, d’absoudre de toute sorte de péché. » N’importe quel prêtre. Fût-il privé du pouvoir de juridiction. Fût-il interdit. Même Loisy pourrait confesser votre mère. Sacerdos in aeternum.

Se retournant il fut fermer d’une poigne robuste la fenêtre d’où venait un vent coulis.

Le livre bleu s’ouvrait sur l’abattant, couché sur le ventre, et sa couverture regardait le plafond.

– Maintenant continua l’abbé, quant à la qualité du ministre… Ah ! non ! Ça c’est dans l’autre volume.

Il ferma le livre, le remit en place, chercha le tome deux, reprit son ton de lecture officielle :

– Les ministres, dans l’exercice de leur fonction n’agissent point en leur nom propre, mais Christi personam gerunt ; ils jouent le rôle du Christ, comme dans une pièce de théâtre, qu’ils soient bons, qu’ils soient mauvais, pourvu qu’ils emploient la forme et la matière voulues par l’Église et qu’ils aient l’intention de faire ce qu’a voulu faire l’Église.

L’Église en est restée à une époque formaliste du Droit, commentait-il. Formalisme d’une grande utilité d’ailleurs…

Sauf l’irritant sourire qui lui aiguisait le visage, il faisait penser au cousin Jules expliquant devant l’auberge de la Font-Sainte : « Faut la transcription. »

L’étonnement d’Augustin l’arracha pour quelques minutes à ses troubles.

– Tous les traités de Droit Romain s’expliquent là-dessus monsieur Bourret, fit-il. Mais si vous me permettez cette remarque, c’est l’intention qui, dans votre cas, me paraît déficiente.

L’abbé qui replaçait les deux livres se retourna :

– Déficiente ? Comment cela ? Mon intention en tant qu’homme est hors de question et d’enquête ; mon intention en tant que prêtre seule compte ; elle est sans défaut.

– Je ne discuterai pas, dit Augustin avec une extrême douceur, cette illusion psychique. Et il se leva.

– Mais d’ailleurs, voyez vous-même. (L’abbé retira le livre qu’il venait de ranger,) Tenez, même page ; quelques lignes plus loin : « Même Judas Iscariote… fit-il d’une bouche qui trouva l’art d’insérer dans son soupir primitif un autre et plus profond sourire. Même Judas Iscariote… »

Quelqu’un frappa à la porte d’un heurt dur, en même temps que se levait derrière l’huis, un grand cri indistinct et urgent. L’abbé ouvrit.

– Faut manger la soupe, annonça la bonne.

L’abbé referma.

– « Même Judas Iscariote avait baptisé plusieurs dont nous ne lisons pas qu’aucun ait du être rebaptisé. Tandis que le baptême de Jean-Baptiste dut être redonné par les disciples de Jésus… » Je vous dis cela, parce que vous craignez peut-être qu’en restant dans l’Église provisoirement, je ne manque en quelque sorte à mon contrat… Si, j’ai bien vu ! Si, si, si !

– J’attendrai monsieur le Curé, dit Augustin, demain s’il vient ; sinon après-demain.

– Mais, reprit l’abbé, comme s’il terminait une plaisanterie et retombait aux choses sérieuses, je vous demanderai mon confrère le chanoine B…, mon ancien professeur au grand Séminaire, qui a gardé de l’attachement pour moi.

Il replaça le livre, effaça un pli qui se formait sur la couverture et ouvrit la porte.

Augustin sentit l’odeur d’une soupe aux choux et aux haricots, et salua en passant la vieille bonne.

Les aveux du voyage nocturne, sous le grand sceau du secret, – et, d’autre part, toutes ces apparences conservées : les sacrements, les messes, l’habitation à la cure, quelle juxtaposition étrange ! Un mois avant, Augustin eût cherché à comprendre cet extraordinaire plaisir de mystification flegmatique. Mais maintenant, à la pensée de cet homme confessant sa mère, une sorte de dégoût physique lui montait à la bouche et l’occupa jusqu’à la maison.

Quand il rentra, il vit la nouvelle femme d’ouvrage. Elle était noire et de petite taille, l’œil et le nez également aigus. Elle tournait autour des sujets de conversation, donnait des conseils médicaux, citait un autre enfant en exemple. « Les médecins l’avaient abandonné, Madame. Pour dire la vérité, il était un peu plus grand. Eh bien ! il l’a guéri avec de l’eau magnétique ! Cet « il » devait se rapporter à un personnage déjà nommé avant l’arrivé d’Augustin. »

Comme on ne lui répondait pas, elle s’arrêta en une résignation pincée.

Elle s’appelait elle-même, Madame : Madame Boudet. Elle nommait son défunt époux : Monsieur Boudet. « Monsieur Boudet, expliquait-elle, disait à ces Messieurs ». « Monsieur Boudet » devait être quelque employé subalterne de la mairie, peut-être le concierge. Et « ces Messieurs » représentaient la partie des hiérarchies administratives françaises qui constituait au-dessus de Monsieur Boudet une sorte de cylindre fait de rondelles successives et superposées.

Bien qu’il fût la plus basse et peut-être même le morceau de sol qu’elle recouvrait, Monsieur Boudet luisait de la gloire et du prestige de toute la colonne. Ce prestige étant impersonnel, abstrait comme la République, et par conséquent insécable, chacune des rondelles et leur assiette bénéficiaient de lui tout entier.

Augustin pensa au mot de la mère Rambaud : « Il y aurait bien la Marie Boudet, mais elle est si drôle ! »

Au demeurant peu importait le pittoresque de cette honorabilité susceptible. Ils avaient besoin d’un minimum de service pour leurs chambres hâtives et leurs repas squelettiques. Mme Boudet suffisait. Elle pouvait même faire en plus quelques petits savonnages. Elle viendrait à dix heures, resterait dans l’après-midi de trois à sept. Elle dit d’un ton sec qu’elle ne veillait pas.

D’ailleurs elle ne serait pas allée dans toutes les maisons, vous comprenez bien.

Augustin rendit compte à sa mère de ses démarches ecclésiastiques, promit pour le lendemain la visite du Curé, ou celle du Vicaire, ou celle du Chanoine, expliqua avec précision les présences et les absences du clergé paroissial. Il se rappelait qu’elle aimait lorsqu’elle allait bien, qu’on lui rapportât avec minutie le détail des besognes domestiques qu’elle confiait. C’était moins un contrôle des tâches exécutées qu’une impression de communauté et comme de fusion de cœur avec celui de ses enfants qui était l’exécutant.

La chambre était douce, chaude. Un poêle à bois, en faïence bleue, livré et posé pendant l’absence d’Augustin, luisait sous la lampe.

Celle-ci partageait la pièce en noires opacités capricieuses, refoulées par des sortes de golfes d’une faible couleur d’or marron et de contour imprécisable.

Dans la salle à manger l’abat-jour portait un rectangle de papier supplémentaire qui couvrait d’ombre le petit berceau. Christine refusa les sardines que Mme Boudet servit, refusa le potage aux pommes de terre et au lait. Assise près de l’enfant, elle s’enfonçait dans une absorption silencieuse.

Augustin lui offrit de partager la veille, lorsque Mme Boudet fut partie, la mère Rambaud ne venant qu’une nuit sur deux. À sa surprise, elle accepta avec une docilité brisée.

– Tu vois, dit-elle, Bébé n’a besoin que de bien peu de chose : lui humecter les lèvres d’eau sucrée, baigner sa petite tête chaude, c’est tout ce que je puis faire. Je n’ose pas le remuer.

Il fut convenu qu’elle dormirait la seconde partie de la nuit.

Augustin sommeilla presque tout de suite, et jusqu’à deux heures du matin. Les plus lassantes images faisaient corps avec sa fatigue. L’abbé parlait devant des prélats du Concile de Trente en camails pourpre à fourrure d’hermine, sous des bonnets vénitiens. Augustin suivait d’une tension d’esprit extrême d’horribles choses sophistiques. Des abbayes romanes, se voûtèrent sur son rêve ; Anne passa près de lui sans le voir, sachant cependant qu’il était là ; un mélange de souffrance et de joie brûla sa poitrine. Il se réveilla sur cette douleur et toussa.

Il se rappela le jour où, revenant de la seconde visite, il avait tourné son lit de façon à mieux voir le côté du paysage où se trouvaient les Sablons. Il y regarda malgré l’heure, se heurta aux ouates noires et trembla devant l’épaisseur, l’hostilité, l’impossible opacité de la nuit. Le sentiment d’une identique impossibilité de ses désirs le poignit deux ou trois secondes. Mais il était fou ! rien n’avait changé, rien ne devait changer de ses espérances, de cette douce brûlure continue, mêlée d’angoisse et de désirs. Il plongea son front dans la cuvette, sentit comme toujours la rénovation glaciale et fit de nouveau face à la vie.

Une raie verticale de lumière dorée bordait la porte de sa chambre, traînant un bout de queue à l’intérieur.

Dans la demi-lueur où baignait la pièce, Augustin vit une Christine violemment simplifiée, osseuse, enfantinement pathétique et les immenses yeux noirs qu’elle avait petite fille. Comment tenait-elle la malheureuse ?

– N’entre pas voir Maman, fit-elle. J’en viens. Elle semble dormir.

Elle fut s’étendre tout habillée. Lui s’assit à son tour sous le rond de lampe jaune.

Il pensa qu’il pourrait indifféremment prendre le fauteuil ou s’allonger sur le lit. Périodiquement, il se lèverait pour poser sur les lèvres de la petite victime la goutte d’eau sucrée qui tantôt serait léchée et tantôt resterait là. Cette ébauche de front derrière lequel les bacilles continuaient leur multiplication de vermine, il l’humecterait et l’essuierait tour à tour.

Il pensait quoi ? il éprouvait quoi ? Rien qu’une fatigue mortelle, qui faisait choix pour mieux se faire sentir du moment où il appuyait la tête contre le dossier du fauteuil. Elle plongeait bien plus profondément que le corps, plus bas que cet amas de jointures dolentes. Il ne se donnerait certainement pas la peine de se rendre compte de quoi il souffrait, de quoi il était fatigué. Qu’est-ce que c’est que se rendre compte ?…

Comme il retournait vers Anne et son rêve, un souvenir lui revint : les buées sur l’étang, dans la lune, aux Sablons : elles étaient en or. Au bas des gorges, sur la prairie : de nacre et d’argent. Or c’étaient les mêmes. C’est ainsi qu’on « se rend compte. »

Sur la table se trouvait un petit pot, laissé par Christine. Il le saisit, le sentit : du café. Une tasse, une tasse et demie, peut-être. Il but à même le pot ce café fort et froid où restait un peu de marc.

À côté, le bol vide où sa sœur avait bu. Une mouche noyée dans la soucoupe.

– Oui, qu’est-ce que c’est que se rendre compte ?

… Bien sûr, naturellement. En pouvait-il douter ? Les préoccupations religieuses se retrouvaient là. C’était pour elles le moment des moments. Elles jouaient leur jeu. Obsédantes, comme jadis, mais en d’autres cantons de l’universelle inquiétude, errant sur d’autres plages : le royaume des fins, de la mort et de l’éternité. Extraordinaire ténacité de ce problème des fins ! Toujours là, à toute heure, dans la brume, dans le soleil, dans la nuit, au bûcher sous la charge des bûches, parmi les rues de la petite ville, dans le déchirement, ou l’inertie, ou l’excitation, ou la lassitude, sous son propre nom, ou sous un autre, sous le pseudonyme de la vie humble ou d’autres déguisements, l’éternel problème des fins le fixerait comme un grand visage jusqu’à ce qu’il réponde. Augustin le suppliait, l’interpellait : « De grâce, laisse-moi ! Est-ce cette nuit-ci que je te résoudrai, au chevet de ce petit moribond ? »

Lui s’écartait un instant, revenait vite, parlait par allusions, par incidentes, utilisait les occasions, – et Dieu sait s’il en manquait dans cette maison de mort ! Augustin recevait chaque fois comme un frappement de doigt sur l’épaule.

Parfois la question des questions n’avait besoin de prononcer aucun mot. Une simple couleur de sensibilité, à base de désolation, de dégoût, d’anxiété et de monotonie. Cela voulait dire : « Je suis là. »

Cette nuit-ci parmi toutes les nuits, il lui semblait qu’il eût pu dessiner – voyez-vous, là ? – en noir sur là toile cirée, les causes secondes en troupeau, oh ! emmêlées, effroyablement emmêlées. Mais attendez, cela n’est rien. Ajoutez : nécessaires, calculables, impassibles, pareilles à la multiplication des bacilles derrière le front de cet enfant. C’est à travers cette cohue qu’il faut que l’âme et l’immortalité percent leur passage vers l’Éternel. Ah ! ne lui demandez pas comment. Il ne sait pas. Il est trop fatigué pour répondre. Tout ce qu’il peut, c’est de figurer, avec le pouce, de petites broussailles sur la toile cirée.

À genoux devant le berceau, il effleure d’un baiser léger l’enfant qui se meurt. Du velours moite, de petits cheveux, des yeux déjà vidés, une odeur urineuse et douceâtre, voilà ce qui vient à sa rencontre et aussi le rappel d’une chose charmante qu’avait trouvée Christine, et dont il est quelques minutes à se souvenir : « On trouve sous ses lèvres une petite joue et c’est une rose ; on trouve sous ses lèvres une petite rose et c’est une joue. » Oui, c’est bien ce qu’elle avait dit.

… Une goutte d’eau sucrée, un linge humecté d’eau froide, fameuses barrières pour retenir l’âme de ce côté-ci de la vie. Où va-t-elle cette âme ? et même où est-elle en ce moment ? Il y a trois semaines, elle éclatait de vie, elle savait mille façons minuscules et forcenées de se soumettre le monde. Et maintenant, elle replie ses ailes d’une certaine manière inconnue. Le langage des causes secondes ne l’exprime pas. Il n’est fait que pour l’expérience commune, où ne se voit rien de Dieu. Sur aucun clavier, il ne pourrait jouer autre chose. Toutes les touches casseraient sous le coup de poing du Titan.

À sept heures et demie du matin, dans le désordre des pièces non faites, on sonna. Augustin se trouva devant un gros vieux prêtre robuste, couperosé, le cheveu dru et gris…

– Je viens porter la Sainte Communion à Madame votre Mère, dit-il. Après quoi, il attendit en un recueillement si extraordinaire qu’il paraissait factice, ressemblait à une paralysie ou à une cécité subite.

Christine, prise de court, se hâtait. Augustin n’ayant jamais assisté aux cérémonies de l’Extrême-Onction, ne servait à rien.

Il voyait des déploiements de linges, des déblaiements de tables, d’autres mouvements rapides et silencieux dont il ne devinait pas le but. Une voix sourde et précise lui jeta : « Allume deux bougies », puis : « un verre à pied, propre ». Il exécuta de confiance la règle des rites inconnus. Dans la salle à manger, le vieux prêtre gardait sa raideur hiératique. Mais un surplis blanc le revêtait cette fois, et une longue étole bordée d’or. Il y avait un grand manteau noir posé sur le dossier d’une chaise.

Auprès de la malade, les deux bougies, les linges blancs, le buis du Dimanche des Rameaux et le verre d’eau bénite composaient un petit autel.

Christine introduisait le prêtre en s’effaçant.

– Maman désirerait se confesser, lui dit-elle de la voix respectueuse et sourde qu’elle eût prise pour se confesser elle-même. Mais il répondit simplement : « Pax huic domi », ce qu’il supplémenta au bout de quelques secondes par cet autre souhait latin : « Et omnibus inhabitantibus in ea ». C’était un répons et il avait attendu qu’on le lui énonçât : une faute, de ne pas l’avoir fait. En d’autres circonstances, Christine n’y eût pas manqué.

Elle tournait fébrilement les pages d’un recueil de prières recouvert de papier gris comme un livre d’écolier. On n’avait pas eu le temps de renouveler le feu. Il faisait très froid. Augustin ferma doucement la porte. Le vieux prêtre debout, massif, faisait écran devant la fenêtre, contre les hachures d’une pluie neigeuse.

Augustin le vit s’avancer, s’agenouiller en face du petit autel. Devant ces flammes exsangues des bougies de plein jour il pencha sa tête de loup gris. Un miroitement d’or luisait entre les bougies. Christine répondait aux versets latins sur l’aspersion par l’hysope et la blancheur passant celle des neiges. Mais bientôt elle fit signe à Augustin. Comme il ne comprenait pas, elle dut lui dire tout bas de partir. Le vieux prêtre s’asseyait déjà au pied du lit.

– Qui est-ce ? demanda Augustin de l’autre côté de la porte.

– Le chanoine B… fit Christine.

Puis ce sentiment que, malgré les pires appréhensions, une femme n’évite jamais :

– Oh ! je suis confuse de ce désordre ! Je suis confuse !

Loin de prendre fin, le désordre conquit d’autres provinces, envahit des placards et des rayonnages, se prolongea en cris de vieilles serrures et de gonds. Christine reparut portant des accessoires étranges : un paquet d’ouate qu’elle se mit à défaire, à morceler, à pelotonner, une assiette, de la mie, de l’eau, comme pour un repas d’oiseau.

Lorsque le Chanoine ouvrit la porte, Augustin comprit que tout ce qui lui avait jusqu’alors paru recueillement n’en était que l’imitation et l’ombre. Il le retrouvait en sa plénitude sur les immobiles traits de sa mère, dans l’expression de gravité immensément profonde que l’âme arrivait à imposer par sa seule présence, à toute cette chair empâtée et bleuie, vivant déjà dans le gâchis qui lui plaisait.

Le discours du vieil homme fit passer devant Augustin les mêmes évocations de mort dont s’écrasait sa propre pensée, mais séparées de cette inépuisable épouvante, où il vivait depuis six jours. Il les vit asservies, simplifiées, forcées d’entrer sous les gabarits nouveaux, ressortissant du stock d’idées générales, à la fois administratives et surnaturelles aménagées en vue de l’absorption de la Mort, de son intégration dans les permanences. C’étaient de grands thèmes théologiques, pleins de dogme, de raison, de maîtrise de soi, et d’une humble assurance en la paternité de Dieu.

Le vieux prêtre parlait en des formes de phrases déjà anciennes, qui eussent trahi chez d’autres une légère affectation d’archaïsme, mais représentaient en réalité la manière dont quelque Directeur qu’il avait aimé devait encore professer l’éloquence, dans les séminaires lyonnais de sa jeunesse. Avec cette maîtrise des textes sacrés, traditionnelle dans ce qu’on appelait autrefois, non pas le Gallicanisme, mais l’Église de France, ce prêtre septuagénaire, un peu voûté et de ventre gros, encore vigoureux et large d’épaules, le visage fibrillé sous des cheveux gris qui ne blanchissaient pas, se montrait tel que l’avaient fait cinquante ans d’austérités, un règlement sacerdotal ponctuellement suivi, les secrètes mortifications intérieures et les grands jeûnes de jadis. Il était un de ces Curés des temps conservateurs et concordataires, chefs de paroisse un peu stricts, un peu rigoristes dans la direction des âmes, mais plein de prudence, de bon sens et d’autorité tranquille, de ceux qu’il fallait d’abord connaître, comme disent les bonnes gens, mais dont on ne savait, ensuite, si l’on ressentait pour eux plus d’affection ou plus de respect.

Un problème : Comment cet homme, l’ancien professeur de l’abbé Bourret au grand Séminaire, qui avait gardé des relations avec lui, qui le connaissait, n’en perçait-il pas la cuirasse ?

Sans doute, parce qu’il devait voir Bourret fort rarement, ensuite parce qu’il était bon, et que cette qualité admirable, la plus haute de toutes, peut-être pour l’avoir, faut-il payer rançon.

Le Chanoine communia la malade. Christine était à genoux. Augustin s’y jeta aussi, un peu en retard. Christine se leva avec une douceur soudaine sans qu’il comprît pourquoi, mais ensuite il la vit présenter aux lèvres de sa mère l’un des verres d’eau préparés, tandis que son autre bras entourait l’oreiller où reposait la tête.

On entendait à travers la salle à manger le bruit des brocs d’eau sur la pierre, le heurt des galoches, toutes les sonorités produites par la grosse Marie et huit heures du matin. Augustin attira le dossier d’une chaise et s’y appuya. Il sentait un début de vertige et se rappela qu’il n’avait pas mangé. Christine, retombée à genoux, gardait le buste rigidement droit.

Elle dialoguait en latin avec le vieux prêtre. Il s’agissait de la puissance du Diable et de l’imposition des mains. Les formules classaient les fautes par régions d’origine avec une grande simplicité, comme des crus et des denrées. Le cours des paroles s’interrompait quand le Chanoine saisissait les cotons préparés, ou qu’incombaient à Christine des opérations douces et lentes, comme de découvrir les pieds en écartant les draps. L’effort vocal reprenait quand le pouce traçait les petites croix d’huile. Augustin ne se rappela pas si le nombre en avait été de six ou sept. Dans la formule répétée six ou sept fois aussi, revenait le même mot : « et suam piissimam », avec la monotonie d’une chanson d’ouvrier.

Grande assurance, que de guérir ainsi l’âme de la langueur et de l’infirmité nées de ses fautes, et que la formidable paternité de Dieu agît, par le moyen de ces petites croix d’huile !

Toutes ces choses étaient d’une telle simplicité !

En partant le prêtre, pencha sur l’enfant son lourd visage de demi-aveugle :

– Vous avez double inquiétude, Madame.

– Monsieur le Chanoine, pour mon petit enfant, ce ne sont plus des inquiétudes, dit Christine d’une voix ravagée et respectueuse.

Comme il avait l’air d’attendre une explication, elle éclata en bredouillements reniflés, où l’on entendait le mot : Calvaire.

Le vieux prêtre lui épargna toute dénégation. Mais quand il voulut la consoler, parlant de la conquête immédiate du Ciel, citant le « Sinite parvulos » et le « Me autem propter innocentiam meam suscepisti », Augustin sentit que les mots ne traversaient pas les épaisses parois de cette souffrance. Une douleur irritante et supplémentaire naissait de cet effort vain.

Le vieil homme ne s’y trompa point.

– Mon enfant, dit-il, il est réellement des circonstances où les seules conduites possibles sont les conduites héroïques. Bien peu de martyrs ont cherché le martyre. Tous l’ont accepté cependant. Il est assuré que certaines parties de notre pauvre vie sont d’autant plus aisées qu’elles sont plus aveuglément abandonnées à Dieu, comme si le degré ordinaire et moyen des vertus nous était moins praticable que la sainteté que Dieu paraît exiger de nous. Si c’est votre lot, ne vous en plaignez pas.

Il s’inclina cérémonieusement, sans leur tendre les doigts, saisit son gros parapluie mouillé qui gouttait sur le palier, et sa vieille main rouge commença de descendre le long de la rampe.

Restée entre les portes de la cuisine, la grosse Marie expliqua d’une voix où sonnait le plein air des pluies :

– Quand j’ai vu M. le Curé, j’ai bien pensé que ça n’allait pas mieux.

Puis cherchant quelque temps, la bouche ouverte, elle trouva :

– Ça serait bien à désirer que ça aille mieux.

C’était une sympathie. Augustin l’entendit ajouter pour Christine, le détail des diverses besognes qu’elle avait déjà faites ; tous les matins les mêmes. Il n’y avait là rien de nouveau, sauf peut-être ce vague désir de la grosse Marie de présenter, au moins par là, quelque contrepartie au Destin.

– Je vas toujours finir de monter mon bois. Après, je savonnerai mes « lanceaux ».

Le médecin vint comme tous les jours.

Bébé était à chaque instant souillé de sueurs et de selles diarrhéiques. Christine ne savait pourquoi puisqu’il ne buvait plus.

Le docteur écoutait, distrait. Il abandonna le poignet de l’enfant avec la même douceur qu’il avait mis à le prendre disant tout bas : « Incomptable ».

Penché à un certain angle, sur ce petit visage d’un rose sinistre, il examina les pupilles à travers les paupières entrouvertes. Les deux autres, debout auprès de lui, comprirent. Redressé, il devança toute interrogation.

– Nous sommes bien désarmés, Madame.

– Donnez-moi quelque chose pour l’empêcher de souffrir, dit-elle, d’une voix sourde au calme mortel.

Le médecin eut l’air de se jeter sur cette idée :

– Il ne souffre pas, je puis vous l’affirmer.

Il cherchait autre chose pour ne pas partir sur ce silence. Tourné vers Augustin, avec cette gravité durcie, que les maîtres de cérémonies prennent aux grandes obsèques :

– Tout se passe pour lui dans des régions physiologiques, plus bas que la conscience.

Gauches réponses, qui s’entêtaient à ne pas mentionner la visiteuse noire, lui laissaient la charge de s’annoncer elle-même officiellement, quand tous ses précurseurs déjà se promenaient par la chambre. Le vieillard aux croix d’huile savait mieux parler de la Mort.

Dans la chambre voisine, après l’examen de Mme Méridier, le médecin se redressa en soufflant du nez. Il regarda dans l’angle du plafond, avec des yeux rapetissés, plissés, pleins de distraction, de bonhomie et presque d’amusement :

– Quel affreux temps, fit-il. D’ailleurs à sept cents mètres, en pleine montagne !… Mais il fait bon ici. Ce feu marche bien.

Les longues pluies glacées sifflaient contre le mur. Quelques gouttes hardies tombèrent dans la pièce par l’entrebâillement de la fenêtre. L’air était âpre et tiède, comme une caresse rageuse.

– Allons, Madame, c’est très bien. Nous allons vous laisser reposer un peu, puis je viendrai dans l’après-midi pour vous faire respirer mieux.

Mais dans le vestibule, tout changea :

– Écoutez, Monsieur, votre mère ne va pas du tout. Le cœur faiblit beaucoup plus qu’il n’est normal, même dans son état.

Ils durent attendre qu’achevât de monter Mme Boudet. On voyait croître et se détailler sa coiffure en coques de satinette noire. Elle adressa aux deux hommes un de ces saluts pleins de froideur, de dignité, de conscience de soi dans l’effacement qui n’appellent pas de réponse, ni n’en désirent. La minceur de ses lèvres tirées les assurait qu’elle souhaitait ne rien écouter de ce qu’ils disaient. Elle les contourna sans les regarder et referma doucement la porte.

– Votre mère fait un œdème volumineux. Jamais la digitale ne passera là-dedans. Et il faut qu’elle passe. Il n’est que temps. Je viendrai cet après-midi pour la saigner. Je ne vois pas d’autre moyen de crever ces barrages.

En rentrant Augustin dit à voix sourde que leur mère n’allait pas du tout.

– Le médecin reviendra ce soir pour la saigner.

Christine leva sur lui des yeux durs et fous.

Il s’aperçut que malgré l’état de sa mère, malgré toutes ses inquiétudes, malgré l’Extrême-onction, elle n’avait jamais entièrement cru au dénouement final.

La présente crise, en un peu plus grave, ne ressemblait-elle pas aux autres crises ? Elle savait quels soins donner et à quelles heures. Elle l’avait fait d’autres fois. Elle se reposait sur ces habitudes, s’en rassurait obscurément. Toutes les manipulations matérielles, lavages, petits repas de lait, remèdes, arrangements de couvertures et d’oreillers, étaient presque les seules occasions qui l’amenaient auprès de sa mère. Elle y venait avec une douceur humble comme si elle cherchait à se faire pardonner ses absences, sûre cependant de faire tout ce qu’il fallait. Le service rendu, elle embrassait la malade, d’un baiser long et effleurant et retournait près du berceau.

Ce fut cette vue trop optimiste des choses que dissipèrent les pronostics médicaux. Pour la première fois devant Christine les paysages d’une double épouvante se déroulèrent dans leur ampleur et leur impassibilité.

Elle allait et venait, déchiquetée de détresse et de stupeur. Elle ouvrait des placards, les refermait, ne sachant ce qu’elle y venait prendre. Elle entrait dans sa chambre, en ressortait d’un air égaré. Augustin l’y surprit, agenouillée, la tête enfouie, les épaules agitées de petites secousses. Un continuel : « Ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible ! » pleurait sans arrêt en elle. Il y pleurerait longtemps encore, plein de cette invraisemblance dont s’accompagnent toutes les morts, comme avait fait jadis pour Augustin la mort de son père, et comme elles font toujours.

Christine se demanderait si elle ne rêvait pas. Elle heurterait chaque fois sa pensée à la même inexorable et identique réponse, chaque fois du même heurt dur. Jusqu’à ce que, rouée de coups, vidée de forces, ramenée face au mur et s’y cassant la tête, toute protestation contre l’incroyable finît par s’affaiblir et s’éteindre. Elle vivrait alors dans l’atmosphère nouvelle et dans sa solitude, sans plus oser s’en étonner, l’acceptant comme seule véritable, avec de rares crises de paroxysme, quand apparaîtraient par exemple les images de l’ancien bonheur encore humides de vie, et aussi quelques survivances de stupeur démente, comme un sanglot d’enfant grondé qui n’en finit plus.

Les allées et venues de Mme Boudet chez le pharmacien, l’étalement des langes passés au savon par la grosse Marie et que l’autre ensuite faisait sécher, des espèces de repas qu’elle présentait aux heures accoutumées, toutes ces occupations remplirent en apparence le temps.

Assez tard dans la soirée vint le premier avertissement.

La vieille mère soulagée, avait bu deux bols de lait, pour apaiser la soif de la saignée ; elle reposait. Il régnait dans l’appartement cette oisiveté qui traîne autour des maladies. Augustin finit par gagner brusquement sa chambre. Il ouvrit les portes de l’armoire, retrouva les éternelles fiches. La dernière, qui portait une ligne transversale barrant un paragraphe, s’appelait « Sterêsis dè kai éxis ». Cela du moins était dur, froid, sec, géométrique, indolore. Cela ne pleurait pas. Avec suffisamment d’entêtement, sa pensée pourrait peut-être s’en occuper une heure ou deux ? Encore serait-ce de peu de service, sa douleur, pareille à un organe de son corps, montrant une structure et des exigences qu’il ne pouvait modifier qu’à condition d’en éprouver une autre douleur. L’image de ce qui se passait à côté revint toute seule, obstinée, tyrannique, porteuse de détails de lit et de berceau. Il jeta sur les autres la fiche « Sterêsis dè kai éxis », et s’en fut tapoter la vitre.

Des stries obliques remplissaient l’espace dans la direction où s’étaient portés tant de fois ses yeux et son cœur désespérés.

Il sentit comme une colère contre il ne savait qui ou quoi, une dureté furieuse, une rancune de volé, un désir fou de ne plus penser qu’à elle, de crier : « assez ! assez ! » à tout le reste, de fermer sur lui, s’il l’eût pu, les portes du monde. Il comptait quatre, non cinq, non, il disait bien, quatre jours, depuis le moment où il avait manqué irréparablement sa visite. Quatre jours de silence noir. Revoir l’endroit du salon où elle s’était trouvée, l’escalier où elle avait parlé à Christine, sentir le parfum de sa tante, associé à elle… quel enfantillage !… La tête posée sur la vitre, il se laissait aller au doux et déchirant besoin de sa présence, au désir de se faire consoler, mêlé à la certitude qu’aucune chose ne serait jamais plus ce qu’elle aurait pu être, que toute joie tomberait désormais pour lui sur une âme saccagée, sur un avenir massacré par cette double mort.

D’autres sentiments encore attendaient qu’il voulût bien s’occuper d’eux. C’étaient des remords. Se surprendre attentif à son bonheur personnel, retomber sur son amour comme sur une surface de stabilité, pour recommencer le jeu après maldonne, penser à la beauté possible ou impossible de sa vie, quel emploi de temps, devant cette torture des siens !

À sa stupeur, il lui arriva de constater une haine subite pour son amour, non pour celle qu’il aimait ni pour sa souveraineté ineffable, mais pour son amour, comme s’il pouvait le désincarner de celle qu’il aimait, le faire vivre à part d’elle et de lui, entité monstrueuse. Il détesta cet amour, et le ligotage de son cœur à ce moment spécial de son existence. Haine suivie de cet agenouillement fictif et de ce repentir éperdu, dont il avait senti la douceur au fond de lui-même, quand il désespérait qu’elle s’intéressât jamais à lui, aux premiers jours qu’il l’aimait.

Il fixait une empreinte graisseuse, dont son front avait marqué la vitre, et qu’on voyait encore malgré le début de la nuit.

Il se sentit touché doucement à l’épaule : Christine le regardait d’un étonnant visage calme et tragique : « Je crois que c’est la fin », dit-elle.

Bien que la chambre tournât vaguement autour de lui, Augustin eut cependant besoin d’un certain nombre de secondes pour comprendre de quoi c’était la fin. Il se jeta tout de suite sur cette forme de consolation qu’utilisent les médecins :

– Il ne souffre pas ?

– Je ne crois pas, fit-elle, avec ce même calme de crucifixion.

Mais lui ne trouva pas de différence entre ce moment et les précédents du même souffle misérable, pas plus qu’il n’avait rien discerné de précis avant d’être averti, à travers la fente des petites paupières mauves. Rien n’avait changé dans la position où s’étaient par hasard arrêtés les derniers mouvements volontaires, après lesquels il n’y en aurait plus d’autre.

Il voyait, assise et de profil, une Christine aux mains jointes dont les épaules montaient et descendaient avec une douceur régulière. Ils restèrent là un certain temps.

La porte du palier claqua, des pas lourds et précautionneux s’approchèrent. C’était la mère Rambaud. On entendit des bruits de conciliabule. Mme Boudet partait. La veille, au moment de partir, elle était venue dire avec une inutile précision de détails : « Je prépare du café au lait. Madame le prendra quand elle voudra. Tout est prêt. Il n’y a plus que telle autre chose à faire. Le couvert est mis dans la cuisine. » Minutie d’information oiseuse et insistante destinée à faire remarquer la perfection de son service et la discrétion qu’elle mettait à ne pas la signaler autrement. Augustin lui dit assez rudement :

– Oui, Madame Boudet, ça va bien.

Dans la conversation qui se prolongeait avec la mère Rambaud, il crut entendre :

– M. Boudet disait à ces Messieurs…

Mais sans doute, c’était dans sa tête à lui que traînait la rengaine. L’air rusé, familier et sordide dont elle parlait à la mère Rambaud s’accordait mal à ce formalisme pincé qu’elle n’employait que pour eux.

Elle s’en alla, marge grotesque, sous la grande frise de la Mort. L’on put entendre de très loin battre la porte de la rue.

Vint pour sa mère, le moment des remèdes et du lait. Il prépara le feu de la nuit, assujettit l’ouverture de la fenêtre, fixa l’écran de la veilleuse.

Comme il l’embrassait, en l’effleurant, à la manière de Christine, il entendait quelques mots bredouillés : « … dire à Christine de ne pas oublier… pour demain »… Il s’agissait d’une des occupations périodiques de leur petit ménage, du temps que Bébé allait bien. « Il fallait que Christine dise combien de minutes elle voulait faire cuire la bouillie, parce que… » Les autres mots furent insaisissables.

C’était la première fois qu’il constatait ce commencement de délire. Un sentiment de culpabilité, un amer reproche recommença dans son cœur. Pauvre négligée ! Christine, tout à l’autre douleur ; lui, visité de brûlants désespoirs, aucun totalement à elle, pendant le peu de jours où ils l’avaient encore. Il la regarda respirer. La disposition de la veilleuse l’enveloppait d’une ombre dont on ne voyait sortir que le nez et les attaches du bonnet de nuit gonflant sous le menton.

Christine n’avait pas quitté le berceau.

La mère Rambaud les trouva là, leur apporta deux bols de potage, les posa sur la table auprès d’eux.

– Il faudrait bien que Madame mange un peu, dit-elle à Augustin. Il est tard, voyez-vous. Elle ne pourra pas rester comme ça sans manger.

Elle parlait d’une voix basse pleine de peine, de pitié, et de la notion nette des irréductibles choses matérielles, plus fortes que les souffrances. Elle s’en fut avec une douceur lourde et sans bruit. La fumée du potage sentait une honnête odeur de navets, d’oignons et de pommes de terre.

Comme il lui conseillait de manger et de se reposer, Christine lui fit signe que non.

– Vois-tu, en ce moment, je l’ai encore à moi. Je puis le regarder encore. Laisse-moi. Je te réveillerai peut-être bientôt.

Il lui porta cependant aux lèvres le bol de bouillon, qu’elle but.

Couché, ivre de fatigue, sa chambre lui parut extrêmement froide et déserte. Il prit juste le temps de monter sa montre. Abandonnée à l’oreiller, sa tête commença, comme d’habitude, de sentir des piqûres intérieures qui cette fois ne diminuèrent pas. Il retrouvait les insomnies nerveuses d’autrefois.

Deux fortes cuillerées de valériane lui firent au bout de trois quarts d’heure perdre le contact des draps. Il savoura l’enveloppement d’un écrasant repos. Les grandes ailes noires qui l’opprimaient se déprirent de lui.

… Augustin écarte maintenant de molles barrières pour retrouver la présence de sa sœur. Non pas Christine, mais son autre sœur, Suzanne, partie pour la Chine, il y avait bien longtemps. Il se sent une certaine vigueur reposée. Il nage dans des eaux presque blanches, sous une curieuse voûte blanche, et il rêve qu’il rêve, et qu’il a déjà vu de pareilles choses en rêve. Il bat ces eaux blanches d’un effort graduellement inutile, car elles cèdent, changent de nature, deviennent aériennes et entrent comme toute chose dans la grande remise en place des fins de songe.

Les rideaux revenus du néant, bordent son lit, comme tous les matins. Seule persiste cette lueur blanche qui tombe d’un plafond curieusement lumineux et mat. Augustin se lève, gagne la fenêtre. Tous les jardins sont sous la neige, une neige précoce de la mi-octobre, tombée toute la nuit.

Il a dormi comme une masse, six heures de suite.

Des arbres isolés, d’autres en bouquets percent le blanc absolu des neiges. Ils en soulèvent des lambeaux qu’ils portent sur leurs épaules, manteaux splendides et guenilleux, seul incident sur la molle étendue immaculée. Le ciel gris jaune ne compte plus. Toute lumière est ramenée au sol, captée et absorbée par la neige. D’instinct, Augustin cherche sous les arbres les ombres bleutées spéciales aux pays de neige. Mais il n’en voit pas. Seules, aux moyennes distances, des points privilégiés, des paillettes éblouissantes, d’une petitesse atomique, ressemblent à des rugosités de la lumière.

La grande douleur s’est réveillée plus tard que lui de quelques minutes, et c’est devant ce spectacle qu’elle le rejoint.

Christine devait l’appeler pendant la nuit. Que s’est-il passé derrière ces portes puisqu’elle n’est pas venue ? Son cœur se contracte sous cette mystérieuse poigne dure dont il a maintenant l’habitude, pendant que l’eau glacée lui brûle le visage, lui engourdit les mains sur le linge.

À pas lents, confus de sa bonne nuit, Augustin s’approche de Christine affaissée contre le berceau. La lampe à pétrole, à demi remplie la veille au soir, se trouve maintenant presque pleine. On a dû pendant la nuit la renouveler. Il a fallu remuer, ouvrir des portes. Rien de tout cela n’est venu jusqu’à lui.

– Comment va l’enfant ?

Toujours de même. Provisoirement laissé de ce côté-ci de la vie, on ne sait pourquoi ni pour combien de temps. Christine s’explique de cette même voix basse, comme s’il y avait dans la chambre quelqu’un à ne pas réveiller.

– Je ne fais rien. J’essuie sa sueur. J’humecte ses petites lèvres… Il peut passer dans une heure, une demi-heure. Je reste près de lui.

Mais il ne passa pas. On vit recommencer l’horrible insipidité du jour. La grosse Marie monta le lait, le bois, l’eau. La seule différence fut l’insolite raclement de ses sabots pleins de neige.

Quand elle parut dans l’encadrement de la porte, ses grands bras désœuvrés conservant la courbure dont ils portaient les bûches, elle ne demanda pas si « alors ça n’allait pas mieux ». Elle vint simplement dire, avec un certain respect dans sa voix assourdie, que puisqu’il n’y avait pas de bain à faire chauffer, ni de « lanceaux » à laver, eh bien ! n’est-ce pas, tant vaudrait qu’elle s’en irait bientôt parce qu’il fallait « balyer » la neige sur le devant de porte de la boucherie et de l’auberge. Peut-être qu’elle ne viendrait plus. Elle pouvait pas dire. « Ces messieurs et dames verraient bien. Ils avaient quelqu’un maintenant. »

Le médecin traversa la salle à manger comme une chambre mortuaire, atténuant le bruit de ses chaussures, honteux d’être pesant et bien portant.

Augustin sentait sur son pardessus une odeur râpeuse d’air humide, pur et glacé, pendant qu’il bavardait près de Mme Méridier.

– Curieux temps, faisait-il. Vrais jours d’hiver-Le bonhomme qui lave ma voiture m’a dit ce matin qu’il n’avait pas vu ça depuis 1892. Ça durera quatre ou cinq jours peut-être, le temps de vous maintenir au lit, Madame.

Il s’inclina devant Christine avec une sorte de respect et ignora le berceau.

Mais dans l’escalier :

– Le cœur est le même, le pouls est le même. Les jambes gardent leur œdème. Le mieux qu’elle croit sentir est tout subjectif, et la trompe. Que fera la digitale là-dedans ?

Il leva les yeux et les bras.

– Digitaline cristallisée, n’est-ce pas ? Quarante gouttes. C’est un produit fixe, défini. Vingt gouttes le matin, autant l’après-midi. L’important est qu’elle absorbe ses gouttes en un seul jour. Et ne pas renouveler, sous peine d’effets d’accumulation, vous me comprenez. On verra dans deux ou trois jours si le remède a prise sur le cœur.

Augustin toussa d’une petite toux quinteuse. Le médecin baissait les yeux sur la pierre noircie par la neige fondante des sabots de Marie. Il les releva, les planta droit sur le tousseur.

– Vous n’avez pas de fièvre ?

– Je suis fatigué, évidemment, fit Augustin d’un ton vague.

Il était sorti sans pardessus, le soir de la brume, pour aller chercher le Chanoine. C’était peut-être cela ?

Mme Boudet partie, leur déjeuner absorbé, la digitaline prise, ils se trouvèrent de nouveau seuls tous les deux, au pire moment de ces après-midi mornes. L’enfant continuait de vivre. Christine avait repris sa faction affreuse. Sur cette façade de la maison où l’on n’entendait rien de la rue, le silence ne s’étalait pas comme aux jours ordinaires. Il était ouaté, mat, aussi absolu que le blanc des neiges. Les sons isolés qui entraient là, le sifflet du chemin de fer, l’aboi des chiens, les fontaines dans les courettes, un bêlement de chèvre qui s’y joignit par grand hasard, perdus, déracinés de tout, voltigeaient en pleine atmosphère, entre le ciel et des lieues de neige sourde. La pendule battait comme pendant la nuit.

C’était l’heure où Augustin prenait de son désespoir la photographie la plus détaillée et la plus clairvoyante, où il se sentait aussi le plus isolé, le plus séparé, dans l’affliction des siens. Il était singulier que cette grande solitude se plaçât toujours dans la seconde demi-journée, vers trois heures du soir.

Un vide d’attention étrange faisait ressortir, autant que ces bruits sur ce calme mortel, certains détails du paysage : les ténus glacis bleus cherchés en vain le matin, et sur le ciel jaune noir, des plages d’un blanc tendre et puissant, imprégnées d’ensoleillement diffus. Jamais il n’avait connu plus total abandon. De grandes étendues désolées d’avenir ressemblaient à ces champs déserts, mornes et scintillants.

Il reconnut dans le chant complexe de ses souffrances le timbre déchirant qui annonçait comme toujours l’approche de son ancien bonheur. Alors, il s’écarta de la fenêtre, reprit sa place auprès de celle que la mort torturait d’une torture plus simple.

Peine nouvelle dans la catégorie de peines : l’attente d’une mort qui ne veut pas venir. Elle s’est annoncée, mais on a pris pour elle un de ses avant-courriers terribles. Elle est capricieuse princesse, et ne rend pas compte de ses desseins. Le cœur des mères doit tisser, détisser, recoudre, découdre ses sacrifices, pour rien, pour le bon plaisir de la Mort. Peut-être leur impose-t-elle d’atteindre un état moral rare et haut dont il faut s’y prendre à plusieurs fois pour engranger l’entière richesse. Peut-être désire-t-elle que chacun de ses aller et retour porte un coup particulier sur la malade de la chambre voisine, celle qui à coup sûr mourra de cette mort ?

L’attente dura toute la journée, commença de mordre sur la nuit. À la demande d’Augustin, Mme Boudet dut aller prier la mère Rambaud de les aider à veiller encore cette fois, bien qu’elle fût venue la nuit précédente. Elle s’y rendit sur-le-champ, sans terminer sa vaisselle et sans dire bonsoir. Personne n’y fit attention. La mère Rambaud fut là un quart d’heure après.

« Oh ! ce n’était pas à cause de la fatigue. Elle était bien habituée. Elle dormait le jour, « une couple d’heures ». Heureusement, l’Adèle pourrait la remplacer un peu cette nuit-ci. Précisément elle lui avait demandé »… L’Adèle devait être quelque voisine, vivant sans doute avec elle en un constant échange de services, toutes portes ouvertes, dans le communisme de la pauvreté.

Christine remercia la mère Rambaud en mots d’une douceur et d’une humilité qui étonnèrent Augustin. Elle prit avec une reconnaissance anormale, le bol de potage qu’elle absorbait jusqu’alors d’une résignation mécanique. Augustin se rappelait par contraste le masque immobile, la stupeur tragique des premiers jours, une sorte de glace ardente où se durcissait au début son regard, et les accusations muettes obscurément proférées par toutes les attitudes de son corps. Dans la prière, dite comme tous les soirs auprès de leur vieille mère, les mots qui parlaient de la Mort furent comme des mots de cantique. Il y en avait beaucoup. Augustin s’inquiétait de cette exaltation.

La malade retombée à l’état d’avant la saignée, sifflait ses souffles, à angle droit sur son lit.

L’arrangement d’Augustin fut que Christine ne veillerait pas seule. Lui ou la mère Rambaud l’assisterait. Elle accepta de se coucher la première. Au moindre changement dans la respiration de l’enfant, on devait l’appeler.

Elle s’en fut avec cette même étonnante douceur. Entre les montants de la porte elle tituba, se redressa. Augustin entendit crier son sommier. La mère Rambaud se prépara à dormir une couple d’heures, comme elle disait.

Au bout de ce temps, elle fut de nouveau devant Augustin. Elle avait mis pour la nuit, au lieu de son bonnet tuyauté une coiffe blanche sans bords qui lui arrondissait sa bonne et terreuse figure.

– Il faut aller vous coucher vous aussi, pauvre Monsieur.

Néanmoins il s’attarda quelque temps auprès du berceau où le petit tas de chair qui avait été Bébé se préparait à la dispersion dans l’universelle vie. Un carré de papier sombre faisait, comme tous les soirs, écran sur la lampe. L’extrême silence ruisselait comme un bruit. L’état de l’enfant ne changeait pas. Ils se mirent à parler à voix basse au-dessus du petit moribond.

La mère Rambaud expliqua qu’elle avait perdu cinq enfants :

– Il y en eut un qui resta près de dix jours ; l’on croyait qu’il allait passer tous les jours et il ne passait pas…

La vieille femme maintenait sur lui de pacifiques yeux usés, dans sa tête couleur de pot de terre :

– Les médecins ne savaient pas ce qu’il avait, voyez-vous. C’était le mal de la Mort. Contre le mal de la Mort, on ne peut rien, n’est-ce pas ?

Ses deux mains contre la ceinture de son tablier, devant les poches qu’elle avait là, y faisaient sonner des clés et des sous. Ces mains s’ouvraient dans les plis de leur travail quotidien.

– Le Bon Dieu est bien le Maître, pas vrai ? Il en sait plus long que nous. Il n’y a qu’à s’incliner et à se soumettre.

Le dernier membre de phrase, partie de sermons qu’elle avait entendus, paraissait d’une rusticité un peu moins fruste dans l’humilité du reste. Mais la mère Rambaud n’y sentait aucune différence.

La nuit s’écoula, ramena le même matin de neige. L’enfant respirait toujours. La grosse Marie eut le temps de revenir. C’était, dit-elle, la dernière fois. Elle raconta qu’un peu de neige était encore tombée, recouvrant les chemins tracés la veille dans les rues. Il y en avait un bon pied dans les champs. Le médecin aussi reparut, fit les gestes ordinaires, serra les lèvres devant l’enfant, laissa tomber les bras pendant les confidences de l’escalier. La grosse Marie voulait repartir, ne tenait plus en place, attendait, pour s’évader, Mme Boudet qui ne venait pas.

– Je vas la « quarre », fit-elle.

Elle dégringola l’escalier, pesante et légère, comme une énorme gloire.

Une demi-heure après, on vit s’introduire, la silhouette noire, restreinte et raidie de Mme Boudet.

– Puisque ce n’était pas à elle qu’on avait demandé de rester la nuit précédente, n’est-ce pas, c’est qu’on n’avait plus besoin de ses services ?… Elle n’avait pas cru devoir s’imposer.

Elle leva sur Augustin un visage où la susceptibilité blessée souffrait dans ses yeux gris.

Augustin regardait les antiques gants de coton noir, aux reprises infinies, la coiffure de lainage noir, ornée d’une satinette noire rougie de vieillesse, tout cet ensemble pauvre et décent. Le mot de la mère Rambaud lui revint : « Elle est si drôle ! »

Elle-même les avait prévenus qu’elle ne veillait pas. Il commençait de le lui rappeler, quand Christine, survenant, lui prit la main entre les deux siennes.

– Oh ! Madame Boudet, fit-elle avec sa douceur de martyre, ne nous abandonnez pas. Nous sommes trop heureux des services que vous pouvez nous rendre. Vous voyez qu’ils ne sont pas superflus…

Elle montrait le petit berceau et l’interminable agonie.

Mme Boudet changea la position de ses lèvres, soupira et rentra dans sa cuisine.

– Elle ne voulait pas veiller d’abord, parce qu’elle ne nous connaissait pas et se défendait. Puis elle s’est attachée à nous. Que veux-tu ? Il faut comprendre…

Et tout reprit comme avant, dans l’attente.

Vers midi, Christine vint dire à Augustin, étonné de la prévision et du laps de temps :

– Je le garderai jusqu’à trois heures du soir.

Elle conservait dans sa main un chapelet et un petit foulard de soie blanche, froissé.

Un peu avant trois heures, elle appela à voix subite :

– Augustin !

Bébé respirait d’une manière singulière. Il produisait quelques hoquets inégaux, courts, subits et d’une violence croissante, séparés du groupe suivant d’inspirations par une interminable pause inerte.

– Je crois, dit Christine, que mon enfant bien-aimé s’en va vers Dieu.

Elle était livide, le bord des yeux presque rose vif. On sentait passer de solennelles minutes irremplaçables, les dernières de cette petite vie. Quelque chose raidissait Augustin comme un corset de fer.

Deux respirations nouvelles ne durent pas mener l’air bien bas dans la mince poitrine. Un autre hoquet, puis l’immobilité. Un hoquet encore, puis une immobilité qui ne finit plus. L’attente se prolonge quelque temps. Il devient invraisemblable qu’un autre hoquet revienne. Plus rien n’agitera jamais le petit thorax.

À genoux devant le berceau, Christine renversa la tête à un angle qu’Augustin n’eût pas cru possible, et fit en même temps entendre une série de gloussements saccadés, comme d’un rire retenu. Il alla très doucement fermer la porte de sa mère.

Lorsqu’il revint, sa sœur se trouvait dans une position singulière. Un de ses bras entourait sauvagement le berceau, l’autre tombait le long d’elle. Affaissée à même le parquet, son attitude tenait de l’agenouillement et de l’écrasement, comme ces corps de guerriers morts, traînés par des vainqueurs antiques. On voyait une tache blanche sur le plancher : la paume de sa main renversée. Augustin mit un genou sur une chaise, qui craqua d’un bruit sec et disproportionné.

Il sentait le besoin d’un recueillement terrible, qui n’était possible que les yeux clos.

« … Une plaisanterie de la Mort. Les hommes s’étaient bien effrayés. Mais elle ? la voici simplement venue, puis repartie. C’était bien simple. Rien même n’avait pu ni venir, ni repartir. La petite conscience était morte bien avant les derniers hoquets. Qu’est-ce que la Mort ? Quand vient-elle ? Il n’existe pas une personnification qu’on appelle la Mort… »

Mais il savait bien que sa pensée ne pénétrait point très profond dans les immensités funèbres, passait à peine les premiers pas et tâtonnait autour du seuil.

Il se rappela les improvisations de Christine : « Dans cette maison, Mesdames, Messieurs, Nous avons un petit garçon. Dans cette maison »… Il éclata en sanglots reniflés. La chambre était étonnamment calme.

V

L’HOMME QUITTERA SON PÈRE ET SA MÈRE

– Occupe-toi de Maman, dit Christine. Il ne faut pas qu’elle se doute. Mme Boudet m’aidera pour la toilette.

Ses yeux d’une humidité lumineuse et hagarde, son visage livide, endormi en une sorte de détente sereine lui donnaient un air de langueur et presque de bonheur vague, absurdement déplacé, invraisemblable et un peu fou.

Les soins pour la vieille mère étaient de plusieurs sortes. Des uns, Augustin s’acquittait seul. Mais d’autres, plus intimes, véritables soins d’infirmière, incombaient à Christine. Elle fut longue à venir. Augustin entendait des bruits d’armoire, de toilette et d’eau. Il tremblait d’avoir des explications à donner. L’assoupissement de sa mère, une attention qui allait s’émoussant l’empêcheraient sans doute de trop creuser les vraisemblances.

En effet, Christine put s’occuper d’elle sans qu’aucune question fût posée. Elle resta fort peu de temps. La tête légèrement baissée, maintenue à contre-jour pour que sa mère ne vît pas ses yeux, elle n’était qu’effacement, douceur, restriction de gestes. Augustin la suivit lorsqu’elle quitta la chambre et revint vers l’enfant mort.

Ramené auprès du lit de Christine et dans son ancienne chambre, il ne reposait plus sur le côté droit comme l’avait trouvé le dernier souffle, mais à plat sur le berceau. Ce blanc de cire, sur le blanc de linge, différent de lui, cette immobilité parmi trente centimètres de lainages et de couches de lin, c’était tout ce dont avait besoin la Mort pour sculpter son étonnante imitation d’éternité.

Christine l’avait somptueusement vêtu d’une de ces longues capes de bébés, en soie et dentelles, traditionnelles aux anciens baptêmes. Augustin l’avait vue à sa plus jeune sœur, celle pour laquelle on allait autrefois passer les vacances au grand domaine. En réalité, la cape était bien plus ancienne, ayant orné d’autres baptêmes, le sien, celui de ses frères et sœurs, celui d’autres enfants avant lui. Des suites familiales reculées, de charmantes innocences baptismales, flottaient autour du Bébé mort.

La cape recouvrait de très petits pieds, plus petits qu’un doigt d’homme, des bas d’enfant en laine blanche, des chaussons à pompons. Il n’était pas difficile de les deviner sous le léger gonflement des dentelles. L’émaciation du corps donnait l’illusion d’un enfant encore plus jeune. Des bras d’une exigüité poignante se réunissaient sur un ruban de soie blanche d’où pendait la croix, longtemps vue aux rideaux du berceau.

Un puissant Christianisme sauvegardait non seulement toute réalité spirituelle, mais par surcroît tous ces gracieux détails de mort enfantine. Il les soulevait sur une immobile et surnaturelle houle, les maintenait provisoirement hors d’atteinte, hors de portée de la Mort. Le monstre avait mordu trop bas, en pleine matière. Tous les attraits terrestres des Bébés, qui imprègnent leurs corps et leurs petits gestes, ne semblaient pas morts mais seulement inutiles désormais à ce bébé-ci, isolés de lui et sans emploi, n’ayant pas encore eu le temps de s’en séparer tout à fait, et pareils à des roses blanches coupées d’un rosier, puis momentanément reposées sur l’arbuste.

Augustin eut l’idée de quelque accessoire floral, charmant et mélancolique, qui eût dû se trouver autour de l’enfant.

– Comme il est beau, dit Christine dont l’invraisemblable sourire, fixé sur son petit enfant, suivait en réalité quelque triste et doux rêve de limbes. Comme il est beau !

Deux bougies brûlaient dans les chandeliers de cuivre ciselé et guilloché, pris par Christine sur la cheminée de sa mère, Augustin ne savait quand ni comment. Elles brûlaient contre le soir blanchâtre, devant ce début de nuit neigeuse, qu’il sentait sans le voir, le dos tourné et les yeux sur l’enfant.

– On doit, continuait Christine d’une voix liquide et sans consonne, dire sa prière devant lui comme devant un ange.

Elle s’agenouilla. Ses lèvres frôlèrent les petites mains. Elle redressa son buste, parut, sans cesser l’agenouillement, s’asseoir sur ses talons pour contempler son enfant de plusieurs distances successives, tout près, un peu plus loin, de nouveau tout près, de ce même sourire perdu. D’en bas, elle levait sur Augustin des yeux sans larmes. Elle n’avait pas encore pleuré depuis les rares sanglots convulsifs qui suivirent immédiatement la mort.

Augustin se demandait comment finirait l’absurde douceur exaltée de ce lyrisme funèbre, et ce qui suivrait.

– On ne l’emportera pas dans ce manteau-ci, continuait-elle, mais dans sa petite robe de baptême. Il avait tellement maigri, n’est-ce pas ? J’ai pu la lui remettre. Dieu me le redemande dans la robe où je le lui ai donné.

Un jaune très pâle commençait d’être sensible dans la chambre. C’était la lumière des bougies. La nuit se trahissait ainsi sur le petit cadavre. Mais Christine ne remarquait rien, emportée dans les exaltations de la Mort.

– Est-ce que Dieu n’aime pas autant que moi mon petit enfant ? Pour assurer son éternité bienheureuse, si Dieu me demande de me crucifier avec Lui, rien que moi… (Christine leva cette main dédaigneuse qu’Augustin avait tant de fois vu lever à son père) moi toute seule avec mon chagrin… je peux.

Et lentement, séparant les syllabes, notant une coïncidence d’importance extrême :

– Dieu me l’a redemandé aujourd’hui, vendredi, à trois heures du soir.

Augustin, comprit tout à coup l’obscure indication de ce matin : « Je le garderai jusqu’à trois heures » et l’allusion qu’elle venait de faire à Dieu, qui lui demandait de se crucifier avec Lui. Ces deux circonstances confluaient en une commune évocation de la mort de Jésus.

Il était trop clair qu’elle devait interpréter mystiquement toutes les rencontres.

– Pas de péché à expier, pas de miséricorde à solliciter, il est parti dans son innocence, encore tout mouillé du baptême…

Avec une lenteur sourde et éperdue, et l’air dont elle avait dit : « Qu’il est beau », elle joignit les mains, statue de l’extase :

– … Mon petit enfant bien-aimé !

C’était trop présumer de ses forces. Elle n’eût pas dû dire le mot, quoiqu’il lui brûlât les lèvres. Que lui vint-il du fond du néant ? du fond de l’impossible et de l’imaginaire ? des petits bras pressant son cou ? des mains de Bébé griffant ses joues ? Augustin la vit pencher la tête, ainsi que pour dormir, perdre son assiette, s’affaisser sur le plancher avec mollesse, comme un tas de linge.

Il fallut l’étendre, la baigner d’eau, appeler Mme Boudet, chercher où était le vinaigre… Ils virent tout à coup, largement ouverts, ces grands yeux étonnés et tout neufs des fins d’évanouissement.

Ils la soulevèrent du plancher. Elle accepta d’aller s’étendre sur un lit. La nuit s’épaississait.

Elle accepta aussi, une heure après, la drogue que lui porta Mme Boudet dans une tisane chaude. Elle repoussa avec pitié l’idée de dormir ailleurs qu’auprès de son enfant. Augustin en partant, crut la voir qui pleurait sur l’oreiller, sans crispation, en une douceur inerte.

La mère Rambaud était venue. Pour la question litigieuse des veilles, tout se passa très bien avec Mme Boudet et sans nouvelle pique. Elle se proposa même pour aller le lendemain avertir la couturière et la Béate. Augustin se fit expliquer. C’était la vieille femme qui passait dans les maisons pour inviter aux messes des morts. Sur le point de partir, elle affirma qu’elle ne voulait pas « déranger » Christine pour lui redire sa sympathie, mais elle pria Augustin de vouloir bien le faire en son nom, en un style distingué pour carte de visite.

Quand Augustin revint de la chambre où sifflait Mme Méridier, un bol de liquide fumait sur la table, à son intention avec une trempette de pain beurrée. C’était la cuisine de la mère Rambaud. Il avala ce liquide et la partie mouillée du pain, mordit dans le reste puis le laissa. Le liquide était chaud, onctueux, à goût d’œuf.

– Je pourrai vous réveiller dans trois ou quatre heures, dit la mère Rambaud. Je sais bien ce qu’il faut à votre mère.

Augustin fit : « Oui » de la tête. La mère Rambaud remporta le bol et le reste du pain beurré.

Il prit juste le temps d’enlever ses pantoufles et se jeta sur son lit. Sa souffrance était simple, cette fois : une sensation de poids, d’étreinte et de désert. Il eut des crises de larmes courtes, nullement apaisantes et qui semblaient agitées du même frisson que lui. Il avait froid. Ne pas s’être déshabillé était une erreur ; on ne dormait pas comme cela, tout bonnement, en enlevant ses pantoufles et son faux-col. C’était de ce froid qu’il frissonnait. La fenêtre avait dû s’ouvrir et rester ouverte. Il fut la fermer, reçut sur le visage le souffle glacial et cru de la nuit et s’en retourna souffrir.

Était-ce avant-hier ? était-ce hier qu’on avait donné à sa mère les quarante gouttes de digitale ? Il perdait ses repères. Toutes choses semblaient tourner et se confondre. Sa mère était vraiment épuisée. Le médecin avait bien dit deux jours pour l’effet de la digitaline… On devrait commencer de voir… Elle avait murmuré quelques confuses paroles sur cette absence d’amélioration de l’enfant. Confuses ? ou simplement mal entendues. Il ne savait pas.

L’image de sa sœur fut devant lui tout à coup, sa pauvre sœur, ses inquiétantes exaltations mystiques et ses yeux d’extase mortuaire. « L’heure et le jour du Calvaire : vendredi à trois heures du soir. » Dieu ne lui était pas ce qu’il était pour sa mère : aussi calmement, aussi naturellement doux.

Il se revit lui-même sortant de cette chambre, véritablement saoul de souffrir, buvant de nouveau ce liquide à goût d’œuf, rencontrant le regard de la mère Rambaud… À elle aussi Dieu était calmement et naturellement doux. Quelques âmes ne perdent jamais le sentiment de la paternité de Dieu. Mais d’autres ont besoin d’intermédiaire lyrique entre le désespoir et la soumission. Lui eût été de la sorte, ne se serait soumis qu’à travers une exaltation. Sa vieille idée que le seul terrain d’exploration correcte du phénomène religieux est l’âme des Saints lui parut insuffisante. Les âmes plus modestes comptaient aussi, les classes moyennes de la sainteté.

Il dormit d’un sommeil fort léger, plein de trous et de rêves, occupé de Christine, de sa mère, de l’enfant mort. Christine allait et venait avec des bougies, s’agenouillait, était sur le point de s’abattre. En somme des peintures très voisines de celles de la veille, sans toutefois la sensation d’étreinte et de brûlure qui voulait bien l’abandonner pour quelques heures.

Maintes démarches l’attendirent, le matin du samedi : passer chez le médecin, à l’église, à la mairie, aux pompes funèbres. Une petite liste avec des numéros lui fut commode. Y figura aussi le magasin de nouveautés pour les vêtements, les gants noirs, le crêpe. Sous les roues des voitures giclait une boue de neige fondue.

Les trottoirs gelés glissaient. Mieux valait marcher sur la chaussée, dans une neige salie, refoulée. Des femmes balayaient, riaient, s’interpellaient sur ce singulier hiver. Les claquements de sabots jouaient des airs précis et vifs de castagnettes. Des enfants à cache-nez se poursuivaient dans la neige. Des cris d’une joie grêle et sauvage sortaient d’un préau de maison d’école. La ville, gênée, désorientée par ces encombrements de neige, se frottant les yeux, mal réveillée dans un air neuf et blanc, manipulait avec gaîté et maladresse un vaste jouet prématuré, à elle offert par un père Noël trop pressé.

Des ruelles écartées, donnant sur les jardins et les champs, portaient deux ornières uniques et de rares fers de chevaux sur leur solitude immaculée.

En face de la poste, Augustin s’arrêta, hésita, repartit.

– Mais non ! Je ne puis pas écrire sans savoir l’heure de l’office. Et d’ailleurs !…

Il laissa en l’air ces mots interminés, d’un chagrin houleux, obscur et déchirant.

La couturière vint vers dix heures. À cette même heure, à peu près, se montra la Béate. Elle esquissa dans le vestibule, puis dans la salle à manger quelques pas d’un silence si extraordinaire qu’Augustin regarda ses chaussures : comme la mère Rambaud à la première visite, elle avait laissé ses galoches sur le palier et, par convenance, marchait sur ses bas. Ils étaient roux, couleur des moutons du pays, matelassés d’une véritable tapisserie, aux talons et aux orteils.

Augustin lui dressa une liste d’une dizaine de noms comprenant quelques survivants du temps de son père et des relations de cette époque. Il l’assura que sa sœur lui en donnerait davantage.

– J’irais bien sans qu’on me le dise, fit la Béate ; mais si j’allais, des fois, chez des gens que vous soyez pas du même bord…

Augustin lui affirma que tout irait bien.

Le médecin revint le soir. C’était sa seconde visite de la journée. L’absence d’Augustin dans la matinée l’avait privé de la première.

Il continua ses explorations sur le misérable corps. La vieille femme haletait laborieusement, s’essayait à parler avec un effort infini. Augustin continuait de ne pas saisir très bien ses mots. Il était question de flacons de sirop, de Christine, de croix, ou peut-être de l’expression « je crois ». Elle tournait vers Augustin les bouffissures de son visage et ses yeux bleu passé, anxieux d’être compris. Lui, multipliait d’une voix calme l’acquiescement verbal, se disant que les dernières pensées de sa mère lui échapperaient sans doute.

– Nous allons, dit le médecin, vous faire une nouvelle saignée, Madame, pour vous soulager mieux.

En sortant, il expliqua :

– C’est malheureusement la quasi-vacuité du système artériel, que voulez-vous ? Toutes les veines turgescentes, et aussi le foie. Vous avez vu ? La digitale ne paraît pas agir.

– Qu’est-ce qu’elle devrait faire ?

– La quantité d’urine augmenterait ; l’œdème se résorberait ou du moins commencerait. Je ne parle pas des modifications cardiaques, que vous ne pouvez pas voir.

Augustin demanda si après cette seconde saignée on lui redonnerait de la digitale.

– Mais vous l’empoisonneriez, Monsieur, cria l’autre. Laissez-lui le temps d’éliminer la première dose !

Augustin faillit dire qu’il était bien naturel qu’il ne sût pas, puis se tut. À quoi bon, n’est-ce pas ?

– Non ! non ! non ! non ! fit ensuite le médecin à Christine qui lui parlait tout bas. Quelque pénible que ce soit, abstenez-vous.

Il serra leurs mains et sortit, silencieux dans ses snow-boots.

– Que lui as-tu demandé ? fit Augustin quand il fut parti.

– Si je devais révéler la mort de Bébé et les obsèques.

Le lendemain après sa visite – très matinale, ce qui lui arrivait parfois le dimanche, – le médecin demanda à Christine si elle se chargerait de faire des piqûres d’huile camphrée. La malade allait évidemment mieux : après la saignée elle avait dormi mais elle se sentait très faible malgré la caféine, et l’on ne savait jamais.

– S’il y avait une défaillance, vous n’auriez sans doute pas la possibilité de me faire appeler ? N’hésitez pas à pratiquer vous-même la piqûre.

Cependant la pauvre vieille mère se croyait mieux. La possession de sa pensée et de ses mots, semblait revenue. Elle retrouva, pour parler à ses enfants et les regarder, ses yeux tendres et épuisés. Puis cette tendresse parut se concentrer sur Christine et la choisir dans le groupe qu’ils formaient tous les deux. Christine se pencha vers elle pour l’embrasser. Mais le vieux bras fit effort pour lui entourer le cou. Quand Christine voulut se relever, ce bras insista, la serra contre ses joues. Christine les sentit mouillées. Elle entendait de tout près les souffles que la vieille femme lui poussait contre la figure. Elle l’embrassa de nouveau très doucement, sur sa joue veloutée, mouillée, à goût de sel. La vieille femme se mit à lui parler très bas, d’un ton de confidence. Resté trop en arrière, Augustin ne comprenait pas, attendait. À ce moment sonna le deuxième coup de la messe de huit heures, suscitant les souvenirs d’un calme bonheur prodigieusement lointain : il datait de quinze jours.

Christine se redressa et se tourna vers son frère :

– Augustin, Maman demande que nous portions sous ses yeux le corps de Bébé.

Il y eut un profond silence qui dura longtemps.

On n’entendit que le pétillement du bois dont Augustin venait de garnir le petit poêle.

– Elle savait, dit Christine, quand ils revinrent dans la salle à manger.

Un tourbillon de souffrances et de pensées contradictoires encombra le cœur d’Augustin. Ces allées et venues du samedi, ces chuchotements, ces bruits de sonnettes à la porte avaient dû lui faire comprendre, et puis cette subite absence de lavages, de bains, de soins, ce silence sur les jours précédents. Cependant la vue du petit enfant mort lui serait certainement une grave secousse supplémentaire… Il lui semblait qu’il allait tuer sa mère.

– Maman a déjà vu bien des morts, dit Christine. La pensée de la mort lui est familière. La mort, c’est la présence de Dieu pour dans quelques heures. C’est le plus grand des Sacrements…

Ils portèrent tous les deux le berceau à travers la chambre de Christine et la salle à manger. Augustin marchait à reculons, se retournait pour éviter les chaises et les tables, se heurtait, à chaque pas, au désordre et au provisoire. Sans avoir besoin de se consulter, ils évitèrent le poêle qui chauffait déjà.

Ils placèrent le berceau contre l’armoire bloquée ainsi, pour quelque temps. Il fallait en effet le déposer sous les yeux de la vieille mère afin qu’elle pût le voir sans se retourner. Elle joignit les mains. Son menton sembla mâchonner. Des larmes grossissaient et coulaient sans qu’elle y prît garde des deux côtés de son nez pincé et de ses lèvres inertes. Elles tombaient dans l’entrebâillement de la chemise. Les bougies donnaient une lueur singulière à cause de la pénétration d’une lumière extérieure presque éblouissante, d’un blanc minéral et d’un éclat de porcelaine, uniforme et ne se concentrant autour d’aucun soleil.

Christine lut les prières de la messe exactement comme l’autre dimanche. Sa mère avait dû le lui demander en même temps que le transport du petit enfant. Ces deux dimanches, le précédent et l’actuel se ressemblaient, se répétaient, s’efforçaient d’aplatir entre eux tout le temps de la semaine, et de s’appliquer l’un contre l’autre. Mais ils ne le pouvaient pas entièrement, à cause du petit mort.

Certes, Christine avait raison. Depuis les lointaines années où les tâches de la vie la reçurent toute fraîche, jeune fille aux nattes calmes autour d’une figure lisse, l’habitude de s’oublier soi-même, la constante soumission à la volonté de Dieu, la défiance instinctive des joies terrestres, préparaient sa mère à toutes les épreuves lorsqu’elles se représenteraient et l’y égalaient naturellement. La grande douleur des départs éternels ne faisait qu’épaissir autour de certains moments privilégiés la gravité générale de toute vie. La mort ne recelait aucun mystère. Elle était, comme disait le catéchisme, « la séparation de l’âme d’avec le corps », sa comparution en « jugement particulier », devant le « Tribunal de Dieu ». Ne s’y présentait-elle pas à toutes ses communions ?

Christine fit mention de la messe des anges au début d’octobre et lut l’Évangile où Jésus appelait à lui un petit enfant : « Sinite parvulos ». Quand le vieux Chanoine citait ce texte, Augustin ne s’était pas imaginé qu’il fût liturgiquement si prochain.

Les deux cintres où posait le tulle lui cachaient la figure de cire. Il voyait juste l’extrémité du grand manteau de baptême avec le faible renflement des petits pieds.

Ce qui frappait dans ces heures, c’était leur silence et leur vide. Il ne s’y passait aucun incident extérieur, aucun événement, rien presque, qui commençât et qui finît. Elles n’avaient pas l’air faites du temps. Le temps s’y écoulait perceptiblement contre une autre réalité plus profonde et fixe, cachée derrière la durée. Il charriait indifféremment et entraînait tous ces événements superficiels qui ne faisaient pas corps avec cette réalité profonde.

De timides sonnettes tintèrent. Des visiteurs vinrent. Augustin dut les recevoir, Christine suppliant qu’on ne l’arrachât pas de la place qu’elle occupait entre sa mère et son enfant. Il les écoutait, leur présentait des remerciements et des excuses formalistes. On entendait des conversations à voix sourde, des mots de sympathie très semblables, et le pas des gens qui descendaient. Ces choses se posaient comme des poussières sur l’invisible superficie du temps et il les emportait en coulant.

Mme Boudet leur fut précieuse. Elle se montra zélée, adroite, attentive, maintenant qu’elle avait obtenu plein hommage et toute la considération dont elle était altérée.

Parfois Augustin, gagnant à pas silencieux l’embrasure de la fenêtre venait appliquer au carreau, en une attitude qui lui devenait habituelle, sa pauvre tête vertigineuse. Il retrouva le souvenir d’un rêve qu’il avait fait, il ne savait même plus lequel de ces jours : celui de la nage dans des eaux blanches. Il réfléchissait peu ; il ne « remuait » pas d’idées ; il se sentait, sauf à de courts moments, à peu près inerte. Il subissait sans réagir une écrasante pesée de tragique et d’éternel.

Lorsqu’il s’arrachait aux remémorations passives de ses songes, il se disait parfois : « Il arrive qu’on ait besoin d’éternité, comme on a besoin de pain, d’eau et de sommeil. Un peu moins souvent, seulement. On ne dit point qu’elle nous soit donnée, mais simplement qu’on en a besoin ». Un marécage noir, une boue profonde, où c’était bien en vain qu’il eût voulu tomber à genoux, c’est tout ce qu’il trouvait pour exprimer cette confrontation de ses données et de ses désirs. Un mot de la messe de ce matin lui revenait, tout seul, sans être appelé par l’automatisme de ses piétés antérieures : « Non sum dignus, non sum dignus… » Pas entièrement « dignus ».

Car il ne s’agissait point, n’est-ce pas, de confondre comme Spinoza, l’intemporalité des opérations logiques avec l’éternité ? Il avait écrit quelque chose là-dessus, – quelque chose de métaphysique, quand il arpentait ces royaumes secs, ivre de pensée pure et de solitude, jadis.

C’était à deux heures, qu’on devait mettre l’enfant en bière. Inutile pour sa mère d’ajouter au premier choc, un second. On le transporta de l’autre côté de la maison, où se trouvaient le salon et la chambre inhabitée. Au retour, Augustin prit un couteau à la cuisine, descendit et gagna le jardin sous la neige.

La vieille grille céda, lui couvrant les mains de rouille mouillée. Il marcha dans la poussière de neige, jusqu’à de lourdes broderies blanches pesant sur des arbustes. Il coupa des buis, des branches de houx, trouva à y joindre de petites boules blanc crème et d’autres rouges. Cela fit un assez gros buisson, d’une pure et amère odeur de terre, de neige et d’écorce. Il avait peine à porter la brassée qui lui masquait le sol. Il reprit le chemin de la maison, le nez dans l’odeur. Un souvenir violent le déchira d’une douleur passionnée, brutale et toute terrestre. Tout son corps se souvenait, sa nuque, ses poignets, et jusqu’aux muscles de ses bras. Pendant quelques minutes rien n’exista qu’une souffrance sauvage ; rien ne compta, ni maladie ni mort. Il y avait combien de jours ? Exactement treize. Il montait ce même escalier, comme aujourd’hui, sans voir le sol, avec cette même lenteur, cette même fraîcheur d’odeurs végétales, et, sur son bras, le poids des roses.

Pendant qu’il coupait ces plantes au jardin, une Religieuse était venue, qu’il trouva avec Mme Boudet, en train de fermer les persiennes. Déjà des bougies brûlaient à côté d’un crucifix en un cadre de peluche, qu’on avait dépendu et posé à plat sur la table.

Ils arrangèrent ces branches et ces feuillages sur des chaises, sur cette table, et même par terre, autour du berceau.

La Sœur était une petite femme lourde, rustique et décidée. La bonne Mère l’avait envoyée en apprenant le décès. Heureusement qu’elle s’était trouvée libre ce jour-là. » Augustin regardait remuer, au côté gauche de son menton, une excroissance verruqueuse d’où sortaient des poils blancs.

L’odeur du terreau et des bois écorcés emplissait cette chambre, autrefois déserte. Elle changeait ainsi d’apparence. Elle prenait cet aspect d’avant-funérailles, cet air de solennité sociale et de gravité compassée que les hommes se hâtent de substituer au sentiment pur et simple de la Mort.

C’est là que vinrent les gens de la mise en bière. On entendit approcher leurs voix sourdes, leur rythme de porteurs et le plomb de leurs pieds.

Augustin voulut écarter Christine doucement, mais sa main lui fit : non. D’un oblique regard rapide, il eut le temps de revoir l’immobilité extatique, un apaisement incroyable des traits, une sorte de lumière de larmes dans ses yeux absents fixés sur le Bébé, regardant en réalité on ne savait quoi ni où, peut-être rien sur terre. Toujours pas de pleurs, mais un ou deux frissons pareils à un sanglot fragmenté, réduit à ses vibrations élémentaires. Elle resta ainsi face à l’enfant mort, jusqu’à sa disparition sous le couvercle.

Augustin pensa à demander qu’on le fît appeler, si quelque chose survenait. On ne pouvait compter sur cette tension exaltée. Elle fléchirait. Elle avait fléchi déjà. La bonne Sœur devait rester auprès de Christine pour l’assister. Augustin eut cependant l’idée d’adresser sa demande à Mme Boudet pour ménager ses susceptibilités et qu’elle n’eût pas l’air de venir en second dans les consignes de la confiance. Christine s’était affaissée sur les genoux, mains jointes, l’air poignardé et les yeux clos. Augustin la quitta bouleversé. À la porte il se retourna pour la regarder encore, mais ne vit que deux semelles qui passaient sous sa jupe.

Revenu vers sa mère, il entendit au bout de quelques minutes son nom partir comme un sifflement ou un murmure chuinté, des oreillers où reposait la malade. À travers les déformations que commençait la mort, quelque chose parut vouloir sourire sur son visage. Lui aussi sourit.

Elle parla d’une voix faible et coupée, mais distincte, peut-être à cause de la caféine et de l’huile camphrée qui la soutenaient.

– Ta pauvre sœur va se trouver bien seule.

Il lui sembla qu’elle se reprenait : « Je sais bien que tu lui aideras. »

Il avait sa main tout près de la sienne à elle, il la sentait se poser sur son bras, comme pour plus d’intimité dans le conseil : « Quand tu te marieras prends une jeune fille bien simple, bien pieuse… » Une informe houle gonfla en lui, mais déjà sa mère parlait d’autre chose : « Quand je serai morte, vous ne me mettrez rien de beau. À quoi bon, pour pourrir ? En haut de l’armoire, le paquet ; Christine sait. Il est tout prêt ; Christine sait le nombre de messes qu’il faudra commander. »

Il lui porta aux lèvres son mouchoir parce qu’elle toussait et s’embarrassait la gorge. Mais elle n’avait pas tout dit.

Elle attendit quelque temps comme pour prendre son élan, puis sans préparation :

– Tu communieras avec ta sœur pour ta pauvre mère, n’est-ce pas ?

Augustin sentit un coup au cœur aussi fort que le premier, quand elle avait parlé de la jeune fille simple et pieuse, et de plus, un mélange de dégoût de lui-même et de froid désespoir.

– Pas tout de suite, si tu veux, continuait-elle. Mais plus tard, quand tu te sentiras préparé… Lorsque je serai morte, je prierai bien mieux pour toi, vois-tu, parce que ce que je ne comprends pas maintenant, je comprendrai.

Il lui fallut souffler encore. Elle ne pouvait pas dire beaucoup de mots à la fois. Dans l’intervalle, ils restaient là, tous les deux, en un effrayant silence où l’on n’entendait que ses souffles.

– Qu’est-ce que quelques années ? fit-elle… Rien, ne dure longtemps. Nous serons tous réunis un jour dans la vue de Dieu, avec ton pauvre père… Tu verras…

Ce fut ce « tu verras » à la fin, qui lui creva le cœur. Elle se servait habituellement de ces mots pour lui promettre les petites récompenses enfantines, les petites surprises qu’elle lui ménageait. Il les avait entendus sur la place de l’Abbatiale, le premier jour de son retour.

Il fit semblant de chercher brusquement quelque objet sur le parquet et put sangloter hors de sa vue, en une désolation courte et emportée. Il croyait devoir pleurer vite. Cependant, les pauvres yeux de sa mère ne voyaient plus grand’chose. Se redresser n’était pas dangereux.

Sa parole s’embarrassa bientôt. Augustin comprit encore : « Tu tousses toujours beaucoup ». Puis il fut question d’un sirop que le médecin aurait ordonné à Augustin de prendre. Elle devait confondre dates et circonstances : le médecin n’avait jamais conseillé de sirop à Augustin. « On n’a pas pensé à t’en acheter », dit-elle, mais d’un ton plus doux que celui dont elle laissait entendre que les choses n’allaient pas bien quand elle ne se trouvait pas là pour s’en occuper.

Elle était visiblement à la limite de ses forces. Sa tête s’affaissa de côté dans les oreillers.

Ce furent les dernières paroles intelligibles prononcées par Mme Méridier. Elle but avec docilité et fatigue, après la théobromine, le bol de lait que Christine lui maintint contre la bouche. Mais elle ne l’acheva pas. Christine lui essuya les lèvres. Elle avait rejoint sa mère peu de temps après Augustin et désormais n’en partit plus.

Assise tout contre le lit, un petit livre noir sur ses genoux, elle gardait entre ses mains, l’une des mains aux ongles bleuis. Par cette caresse du contact, pendant que sa mère la sentait encore, passaient des communications moins fatigantes que la parole.

Un moment vint où Christine se retourna vers Augustin pour lui demander à voix sourde : « Fais un peu de feu ». Augustin rechargea le poêle. Il ne faisait cependant pas froid. Ce n’était pas le froid de la chambre que Christine commençait de sentir sur la main qu’étreignaient les siennes.

Quand il revint de renouveler là provision des bûches, sa sœur débitait d’une voix volontairement monotone : « Nous méditerons pendant cette dizaine l’agonie de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers. » Elle eut à réciter les deux parties des Ave, sa mère ne pouvant naturellement plus répondre. Elle trouva dans le petit livre noir, pour la méditation annoncée, une formule qui devait remonter au temps de M. Olier : « Résigné à subir cette loi de votre justice, j’accepte la mort en expiation de tant de forfaits que j’ai commis et en union avec mon Sauveur. Que je meure donc, ô mon Dieu ! dans le temps, le lieu et la manière qu’il Vous plaira de m’ordonner… »

Augustin était assez familier avec la phraséologie des livres de dévotion pour ne pas trouver comique ce terme de « forfait » appliqué aux minuscules fautes de sa pauvre mère, mais il estima brutale et cruelle cette évocation directe de la Mort. Quand sa mère lui avait-elle demandé la terrible prière, que sans doute Christine n’eût jamais d’elle-même osé prononcer tout haut ? Peut-être dans les longues veillées, lorsqu’elles s’entretenaient de sujets pieux, en chrétiennes qui savent où elles vont ? quand elles parlaient de la Mort comme d’une chose qui vient tout naturellement, ainsi que la nuit à la fin du jour ? La prière continuait, d’une voix aussi égale qu’un murmure, comme un très doux tapis de sons sur lequel eût cheminé le sommeil. On entendit craquer le bois dans le poêle. Augustin occupait le fauteuil, le menton dans ses mains, profondément immobile.

« Ma communion quand je serais préparé, pensait-il, pauvre femme ! jamais elle n’avait osé entrer si clairement dans ma vie intérieure… Fameuse vie intérieure !… Fameux jardins clos !… Méritent vraiment qu’on se gêne pour y entrer !… Ma communion quand je serais prêt… une jeune fille pieuse et douce… » Sa vie avec Anne, ce qu’il appelait « son déchirant bonheur », lui apparut colorée d’une autre teinte, d’une teinte de soir. Il pensa qu’ils aimeraient tous deux, quand ils seraient deux et que viendrait leur tour, d’accepter ensemble la douce mort, comme on prend un morceau de pain.

Un petit filet de feu jaune blanc, subtil et rectiligne traversa la chambre en biais, fixa une tache lumineuse droit sur l’armoire. Le soleil avait enfin percé les nuages. La rêverie d’Augustin lui figura des ruisseaux élémentaires à la surface mollie des neiges. Il s’affligea de cette distraction puis la comprit inévitable. De longues minutes d’une patience horrible commenceraient bientôt d’abonder autour de cette agonie ; des distractions toutes pareilles les hanteraient. Cela aussi faisait partie de l’ensemble des choses qu’il fallait accepter doucement. Il n’était pas libre de ne pas apercevoir ce soleil jaune qui jouait l’arrière-automne, ni tous les autres détails de cette grande paix.

Un peu après cinq heures, au bord de nuit, la malade eut une syncope. La tête se jeta brusquement en arrière, écrasa les oreillers. Christine la redressa, et tendit en même temps l’autre bras à Augustin en demandant : « De l’éther. » Puis les souffles retrouvèrent leur régulière faiblesse.

Augustin n’alla pas tout de suite se rasseoir. Il s’en fut à la fenêtre, les mains derrière le dos, contempler un paysage inattendu, triste et splendide.

De grandes buées traînantes, à la fois nacrées, mauves et roses, gonflaient et moutonnaient à la surface fumante de la neige, sous un ciel bas d’un gris éblouissant. Entre leurs haillons effilochés, des déchirures à ras du sol le découpaient en morceaux fixes d’une porcelaine éclatante. Cette riche buée, rose en surface, opaline en profondeur, quel feu obscur la colorait ? quels jeux secrets de la lumière ?

Augustin s’étonnant de cette vaporisation directe des neiges, cherchait d’où venait ce rose, puisque tout le ciel était gris. Mais il cessa bientôt de se demander quoique ce fût.

Christine maintint un bol de lait aux lèvres de sa mère mais la malade ne parut pas s’en apercevoir. La Religieuse vint manger. Mme Boudet la remplaça auprès du cercueil. Augustin et Christine avalèrent un œuf sur le plat, avec autant d’appétit que du chanvre. Mme Boudet partit. La mère Rambaud prit sa place. Ces minces événements étaient tout ce qui se passait dans la maison.

À neuf heures, Christine appela, d’une douceur brusque et rapide :

– La petite casserole, la seringue, l’alcool et l’ouate !

Il cherchait affolé. Mais la même voix lui fixa une direction raide, un axe fixe dans les formes mouvantes.

– Sur la commode, devant les livres, à droite…

Christine fit la piqûre. Puis on vit se réinstaller cette respiration misérable qui ne devait guère conduire l’air plus bas que la gorge et faisait penser à un poisson juste retiré de l’eau et encore vivant.

Augustin recueillit des indications à voix basse : « faire rebouillir la seringue, la nettoyer d’abord, faire aller et venir le piston comme ceci »… Et soudain :

– Non. Écoute : Prie la Sœur de venir. La mère Rambaud la remplacera.

Il dut traverser la salle à manger. Toutes les portes étaient ouvertes ; Mme Boudet avait pu partir, la mère Rambaud arriver, sans qu’on ait rien entendu. Mme Boudet avait négligé de fermer derrière elle, ce qui augmentait encore l’aspect de désordre donné à l’appartement par les incessants changements de lits et le provisoire des solutions domestiques. Très sûre d’elle, maintenant, dans la maison, Mme Boudet devait sans doute moins se gêner ? Peut-être avait-elle voulu simplement rester à portée d’appel ?

Il revint auprès de Christine et vit la Sœur faire les mouvements qu’il n’avait pas sus.

… Disgrâce des mains maladroites… D’autres mains, jadis souffrirent de cette même gaucherie. C’était dans une pièce voisine et très petite, au cœur de son adolescence, au moment de l’ancien « appel ». Des mains humiliées, pleines de bonne volonté, sachant mal porter les remèdes, les mains de son père malheureux. Ne se souvient-il pas ? Et au contraire, celle qui, toutes besognes faites, s’en va maintenant par les étroits passages, veillait alors autour de son lit de convalescent…

Les larmes dont il est secoué, dans ce fauteuil où il a pris refuge, sont autres que celles qu’il a jusqu’alors versées. Elles n’ont plus ce goût de désolation et de déchirement. Elles ressemblent… comment dire ? à une collaboration. C’est bien cela. Elles acceptent et collaborent. Jamais, plus qu’en ce moment, il ne s’est rapproché de son ancienne âme, celle qu’il a laissée, dans cette pièce voisine et très petite, pour qu’après de longs circuits de vie, il vienne la reprendre un jour.

Doux Être fort et fraternel, ô Jésus, qui que vous soyez, maître de la souffrance, vous qui avez bu, jusqu’à la lie, le tragique des minutes dernières, vous qui l’aviez « appelé » autrefois, à quelles conditions maintenant consentiriez-vous à le consoler ?

Dans la salle à manger, sonne une pendule traînante, qui n’eu finit plus. Cinq heures ? Cette pendule se trompe. On a oublié de la monter. Elle jette une heure quelconque avec les restes de ses forces.

– Augustin !

Augustin reconnaît la voix saccadée et brève. Il l’a entendue, lors de l’autre mort.

– L’alcool !… La seringue !

La figure qui souffre n’est plus celle de sa mère mais une autre, étrange et inconnue : De transformantes tuméfactions violettes, une bouche de folle, grande ouverte, des yeux effrayants et nouveaux, pleins d’une angoisse qu’il n’a jamais vue.

Augustin est incapable d’aider. Il vacille. Il sanglote à petit bruit, comme de l’eau bout. Mais la Sœur, impérieuse, le devance, l’écarte. Il entend : « Tenez la lampe » ! Il reçoit, repose, il ne sait où, l’assiette où sont la seringue et les morceaux cassés de l’ampoule. Il a dû poser la lampe quelque part. Il se rappelle avoir cherché un endroit d’où elle ne pourrait blesser ces yeux de terreur, qu’il ne connaît pas.

Les deux femmes qui entourent la malade la lui cachent tant l’une que l’autre. Augustin devine au lieu de voir. Il devine que les bras de Christine, soutenant sa mère, passent en ceinture lâche, par-dessus son cou, ses épaules, et ses derniers souffles. Elle presse à la fois contre son corps le corps de sa mère et l’oreiller, d’une mollesse qui craint de toucher. De quelque côté qu’on tente de tourner ce lit, un obstacle vous rejette, ou Christine, ou la bonne Sœur, ou l’empilement des oreillers, ou le barrage des rideaux ; on ne sort pas d’un mélange d’ombre et de jaune vague. Un respect terrifié arrête cette circumnavigation tremblante… Il y a longtemps que l’injection est faite. Pourquoi des deux femmes s’éternisent-elles là ?

Christine se redressa enfin, très lentement. Glaciale et hiératique, elle commença d’enlever les oreillers, celui d’en haut d’abord, et puis les autres. La Sœur agenouillée ou vautrée, soutenait quelque chose. Augustin vit sortir une vieille couverture rayée qui servait de coussin. Les deux femmes purent faire glisser doucement en avant le corps de Mme Méridier, pour l’étendre à la fin dans une attitude horizontale et poser sa tête sur le dernier oreiller gardé pour la recevoir. La Sœur aidait avec une précieuse et inémotive efficacité.

Alors Augustin comprit. Il fut s’agenouiller à un angle de lit, où il ne gênerait pas tous ces mouvements. Il mordit le drap du traversin et se le logea dans la bouche.

À ce moment une voix glapissante le fit sauter :

« Je vous recommande à Dieu tout puissant, mon très cher frère (se reprenant soudain), ma très chère sœur, et je vous remets entre les mains de Celui dont vous êtes la créature. Que la troupe glorieuse des Anges… »

La voix changea son timbre sur ces derniers mots. La bonne Sœur s’efforçait d’atteindre par des secousses, dans le fond d’une interminable poche, son mouchoir, qui voisinait avec un trousseau de clefs et de petits objets en métal.

« … Vienne au-devant de votre âme. Que le Sénat des apôtres qui doit juger avec Dieu tout l’Univers, vous fasse un accueil favorable… »

Elle devait glapir de la sorte les prières du matin et du soir, dans les orphelinats de petits garçons.

Augustin s’était levé, puis penché sur ce lit changé de forme. Il semblait qu’il y eût encore un peu de sueur au front où il posa ses lèvres. Une odeur de lit, de chemise de nuit, de vieillesse sortait du corps de sa mère. Le visage était tiède ; une fente fixe luisait entre les paupières fermées.

La Religieuse avait déplacé la lampe et enlevé l’abat-jour. Il chercha machinalement quelque abri contre cette grosse lumière crue. Le dossier du fauteuil qui faisait ombre, l’attira dans cette ombre.

Il connut qu’on lui touchait l’épaule.

– Augustin, dit Christine, laisse-nous un instant.

Les lèvres de sa sœur rentraient : une dureté supplémentaire et momentanée s’exprimait sur son visage. Il ne sut pas que c’était par pitié de voir sa figure à lui, blanchâtre et ravagée, et ses cheveux où logeaient des barbes de duvet venues du traversin.

– Il nous faut faire la toilette mortuaire. Va-t’en. Demande à la mère Rambaud de venir et prends sa place.

La bonne Sœur avait déjà retroussé ses manches sur des avant-bras très blancs et pleins de tendons. Augustin voulut sortir, se retourna, hésitant, n’eut pas le courage de regarder dans son ensemble la forme horizontale, vit ce qui était le plus visible et le plus près de lui, une vieille main restée à demi ouverte, à peu près comme lorsqu’elle travaillait. Il vint mettre ses lèvres sur un velouté déjà un peu refroidi, se releva avec une certaine violence et s’en fut vers la porte. Il fut tenté de remettre à la place où elle les cherchait d’habitude, les lunettes de sa mère oubliées sur la commode.

La porte de la cuisine entrebâillée, battait, et celle du palier, peut-être même celle du jardin. De grands vents doux commençaient de se lever. On entendait dans la distance le sifflet de ces vents et le battement des portes.

Comme il traversait le vestibule, guidé par une vague lumière de bougies sortant de la chambre au cercueil, un corps mou heurta sa jambe, suivi d’un sourd petit galop, vite arrêté. Il eut une peur brutale, immaîtrisable. Puis les choses reprirent lentement leur cours et leur place. C’était sans doute un chat, venu d’en-bas par toutes ces portes ouvertes. Il renvoya la mère Rambaud de l’autre côté de l’appartement.

Les deux bougies tremblotaient d’une manière fatigante, produisant des sautes continues d’ombre et de lumière. Le petit cercueil au drap blanc devant la cheminée, sur des tréteaux très bas, semblait négligé comme un mort secondaire, seul en face d’une chaise vide. L’alcôve était tout à fait sombre. On sentait vaguement, dans la partie enfoncée, un épaississement de l’obscurité qui s’éclaircissait au contraire sur le devant, laissant deviner un lit. Augustin ne put s’empêcher d’imaginer là quelque autre forme horizontale. Les vents violents et doux qui montaient d’en bas soufflaient jusque dans la chambre.

Une sensation de mort, de fin de tout, presque aussi matérielle qu’une saveur, occupait sa bouche, comme elle avait fait en pleine rue dans la stupeur du premier diagnostic médical. Ainsi qu’alors, il lui semblait la mâcher. Ce n’était pourtant que l’odeur des bougies mêlée à celles des houx et des autres branches vertes qu’il avait lui-même portées. Un grossier dessin de larmes noires sur le drap mortuaire signifiait le chagrin, en style de sacristain. Une des bougies cessa de vaciller mais il ne s’en rendit compte que lorsque l’autre s’arrêta à son tour, peu d’instants après.

Il perçut en même temps l’immobilité de la lumière et l’aspect qu’elle donnait à la chambre : tranquillité de quelques minutes imitant le calme éternel.

Un vieil automatisme tenta de le jeter par des issues qu’un long usage avait polies, vers le scandale de la douleur, l’hostilité d’un Univers où l’âme humaine est un raccroc, une réussite de hasard. Mais rien de tout cela, trop petit, ne s’égalait à l’immense énigme. Et d’ailleurs… y avait-il une heure qu’il avait prié le Christ ? Une heure et demie peut-être ? Tout son cœur était chaos.

La même fatigue extrême qu’il traînait depuis quelques jours le ressaisissait sur sa chaise, incommode, faute de dossier convenable et faute d’accoudoir. Il eut envie de la porter dans le coin de l’armoire pour s’adosser à l’angle, mais il eut peur, nettement, positivement peur de la forme qui pouvait se trouver sur le lit de l’alcôve, immobile, ne respirant pas. La secousse de tout à l’heure, le heurt du chat contre ses jambes, avait peut-être soulevé ce brouillard émotif pas encore affaissé. Il retrouvait très bien, dans la vaste pièce déserte, précisément au coin de la grande armoire, les endroits que jadis fuyaient ses peurs d’enfant… Il n’y avait là cependant qu’un pauvre Bébé mort dans un cercueil trop grand, couvert de larmes ridicules, et de petites boules rouges et blanches parsemant un feuillage amer. Il alla, d’un pas délibéré, adosser sa chaise à l’armoire, et abandonner sa tête à une tournoyante et nauséeuse immobilité.

Sa détresse trouvait dans son immensité même et dans sa plénitude, une sorte d’affaissement et de dégoût de tout, qui simulait le repos.

Depuis combien d’années n’avait-il plus couché là, en cette chambre inhabitée ? dans une couchette qu’il se rappelait très bien, auprès de cette alcôve ? certainement depuis le temps des premiers catéchismes.

Peut-être à cause de la chambre ou d’une vague similitude sentimentale, il se rappelait les grands débondements de pleurs qui suivaient les gronderies et les réconciliations au temps de la jeunesse de sa mère, les lits défaits, les blottissements dans ses bras. Un couplet de chanson naïve lui revint, à cause de son timbre de départ et d’adieu, qu’il répéta en une fatigue immense, mêlée de fièvre, de souvenirs, et de désespoir :

Nous nous en irons tous

La Désirée, la Rose au Bois,

Nous nous en irons tous…

Ce fut là que le surprit la Sœur.

– Monsieur, vous pouvez venir maintenant. Moi, je vas continuer de veiller ici. Seulement faudra faire venir l’Agathe Rambaud pour qu’on soit ensemble ; parce que notre règle nous défend d’être une seule Religieuse à veiller les morts. Quoique pour un petit enfant, n’est-ce pas, il n’est pas venu de diable dans la pièce, puisqu’il n’y a pas eu de jugement particulier.

Augustin s’en alla, fort étonné que la mère Rambaud s’appelât Agathe.

Il regagna l’autre chambre, où vacillaient aussi des bougies. Malgré le tremblement de ses jambes et la fuite verticale de ses genoux, il lui fallait bien avancer vers ce décor classique des avant-funérailles.

Elle était là, bleuâtre, plombée, déjà lisse, et très immobile. Pour la première fois, depuis cinquante ans, elle ne pensait pas à ses enfants, ni à son mari, ni à aucun des siens. Elle était libérée d’eux, rendue à elle-même, plongée dans un impénétrable repos, proie du terrible demi-sourire funèbre. Il fallait que ce qui l’occupait en ce moment fût bien essentiel pour rejeter à l’accessoire et au dédaigné les plus absorbants amours de sa vie. Affaissé au pied de ce lit, presque sous le surplomb du corps, il sentait qu’il ne s’écraserait jamais assez bas. Ce n’était plus seulement la collaboration dans les larmes, mais dans le détachement de tout, dans une terrifiante concentration de son cœur. La Mort supprimait tous les secondaires, autant dire tout ce qui peuple et meuble la vie, ce sans quoi elle nous serait aussi invisible que l’air pur. Elle supprimait tout ce qui occupe le cœur terrestre des pauvres hommes, même l’amour des mères et des enfants, tout ce qui n’est pas le rapport suprême, lequel ne se manifeste pas moins dans les anéantissements que dans les créations. Une chose simple, la Mort ? Oh non ! Nullement simple… Une vague gratitude, se mêlait à la conscience qu’il avait de ne point se trouver totalement immergé comme il eût pu l’être, dans l’océan des épouvantes, pas entièrement abandonné, mais au contraire obscurément soutenu, maintenu à flot, il ne savait par quoi au juste, sur les profondeurs de la Mort.

Des mains l’effleurèrent en avertissement, arrêtèrent le frissonnement de ses épaules. Ce n’était pas Christine mais la mère Rambaud. Elle lui montrait Christine. Celle-ci paraissait chercher quelque chose autour d’elle, à droite, à gauche, avec une curieuse apathie. Augustin la vit juste cesser cette recherche et se laisser aller dans le fauteuil. Sa tête s’inclina, d’abord sur le côté puis sur la poitrine. Elle finit par rester immobile en une position très inconfortable qui stupéfia Augustin, jusqu’à ce qu’il eût compris qu’elle s’évanouissait, comme devant le berceau de son enfant.

La ranimer prit du temps, plus que l’autre fois. Lorsqu’elle revint à elle, somnolente et d’une blancheur absolue, il fallut la soutenir, la conduire à sa chambre, l’aider à s’étendre toute vêtue sur son lit. Quand ce fut terminé, Augustin renvoya la mère Rambaud auprès de celle qui ne devait pas veiller seule.

Il revint, dans la pensée qu’il n’avait pas autre chose à faire qu’être auprès de ce pauvre corps, comme s’il pouvait là, mieux qu’ailleurs, participer à ces réalités essentielles dont elle vivait désormais. C’était une sorte de communication qu’il eût eu encore avec elle, un long ruban dont l’autre bout allait la rejoindre.

Prier pour elle ?… Des trois personnes qui le pouvaient, sa sœur dormait épuisée, la Religieuse et la mère Rambaud veillaient auprès du petit mort. Et sur ses lèvres à lui, quel sens aurait le De Profundis ? C’était lui, le loin de Dieu, le privé de lumière, le vrai mort. C’est lui qui criait « dans les profondeurs ». C’était pour lui, non pour sa mère, qu’il devait demander à Dieu de ne point observer de trop près les iniquités des hommes, de peur que personne ne pût soutenir.

Il sursauta. Quelqu’un cherchait à forcer la fenêtre.

La peur qu’il avait cru laisser de l’autre côté de la maison revint. Elle l’immobilisa, lui rida la peau du dos, l’habita jusqu’aux moelles. On trouvait quelque chose comme cela dans la Bible, il ne savait où. Comment avait-il osé mordre les draps et le traversin ? En ce moment, il n’eût pas pu à cause de sa peur.

Puis il comprit. La fenêtre était entrouverte pour faire partir la chaleur du poêle, incommode dans la chambre d’un mort. Le vent traversait les volets clos et ébranlait cette fenêtre. Ces grands vents du Midi enveloppaient la maison, la poussaient avec une vaste force molle. Toutes les neiges devaient ruisseler sur un grand nombre de jardins noirs.

Mais toute autre chose eût été mise à profit par sa dépression nerveuse. L’au-delà, pour le regarder, faisait choix d’un visage : les traits, en train de rajeunir, de cette morte. La couche d’air où elle avait rendu le dernier soupir restait encore dans la chambre. Cet air expiré, peut-être l’aspirait-il en cette minute même. Il finissait par se faire de sa mère une conception déchirante et enfantine. Il l’imaginait rejetée aux pays de grande désolation, de mutisme, de nuit, de gravité éternelle. Elle était tyrannisée, refoulée de force dans sa petite chambre sous la terre, et elle continuait d’une façon très mystérieuse d’y sentir et d’y souffrir sans paroles. D’où venait cette étrange absence de domination sur lui-même ? De sa fatigue infinie ? de ces vents fous autour de ce silence ? de sa solitude ? Il comprit le mot de la bonne Sœur : une Religieuse ne doit pas rester seule à veiller les morts.

Certes ! solitaire ! bien sûr, il l’était. Si le face à face avec Dieu est le rapport essentiel, sans Dieu, tout est solitude. Dès qu’on a compris cela, tout ce qui n’est pas Lui vous laisse radicalement, incurablement solitaire. Il l’eût été partout, dans les foules, dans les grands bonheurs, sous tous les bouillonnements de la vie, dans l’ignorance même de cette solitude. La Mort ne faisait que la mettre en lumière, mais elle existait avant. Elle était consubstantielle à l’Être.

Le bruit de sa toux peuplait la chambre. Il devait être entre quatre et cinq heures du matin, on ne pouvait pas savoir. Aucune montre n’était montée, ni aucune pendule. On avait tout oublié. Il évaluait au jugé, à la quantité de nuit qui avait passé. Il sortit pour aller chercher son manteau.

Christine, qui venait de se relever, se trouvait dans la salle à manger avec la mère Rambaud.

– Je viens voir si on n’a pas besoin de moi par ici. L’autre peut bien veiller toute seule un quart d’heure. Ça ne lui fera pas tourner les sangs, dit-elle, avec cette familiarité des petites gens pour les Sœurs en qui ils sentent leur propre classe sociale et un genre de vie dune dureté semblable.

Il fut convenu qu’il irait se coucher à son tour, jusqu’au matin. La mère Rambaud et la Religieuse veilleraient dans la chambre de la morte, Christine s’en irait près de son enfant.

– Il faudra bien les réunir ici ou là-bas, dit sa calme voix de rêve. Nous ne pouvons séparer ainsi nos affections.

Dans sa triste chambre où aucun volet n’était mis, Augustin put voir entrer par la fenêtre le commencement du petit matin. En allant ouvrir, une poussière d’eau l’effleura, frange extrême du plein fouet des pluies. Il resta quelque temps à goûter leur parfum élémentaire, calmant, comme tout ce qui, dans l’Être, se classe assez au-dessous de la conscience : les végétaux, les minéraux, les neiges… Des brouillards volumineux et bas fuyaient ; d’obliques pluies sifflantes occupaient le ciel gris fumée.

Il fut entendu qu’on retarderait les obsèques. Les deux cérémonies se feraient ensemble, le mardi matin, sous un seul catafalque. Naturellement, l’office serait celui de l’enterrement des adultes. L’Église, expliqua le Curé, ne prie pas pour les petits enfants, mais se réjouit de leur entrée au Ciel.

En passant devant la poste, Augustin téléphona aux Sablons. C’était un devoir. Que ce fût aussi un trouble violent, une compensation ardente et désespérée, il n’y pouvait rien… Apprenant que « Madame et Mademoiselle étaient attendues pour aujourd’hui », il décida de télégraphier.

Comme il achevait d’écrire l’adresse bien-aimée, le mot de sa mère lui revint : « Prends une jeune fille simple et pieuse ». Il était à jamais trop tard pour lui expliquer.

La neige fondante ruisselait sur les rues. Augustin marchait comme l’avant-veille, dans la même boue noire éclaboussante.

La mise en bière eut lieu le lundi soir. La jeunesse habituelle de la Mort lissait le visage de sa mère, et sa sérénité atteignait le début du sourire. Elle vivait d’une douce vie fantastique dont les couleurs normales eussent été le blanc et le violet pâle. Ces couleurs ne semblaient pas provenir des tissus, ni des rémissions musculaires, mais d’une sorte de sensibilité mélancoliquement heureuse qui eût constitué l’état normal et provisoire des âmes, dans les premiers jours de leur autre vie. Autour du chapelet sur lequel gauchissaient ses doigts, Christine avait disposé des plantes vertes, comme lui-même, pour l’enfant. La bonne Sœur avançait, reculait, inclinait la tête, clignait des yeux, cherchait, pour mieux voir, la bonne position et la meilleure distance. L’ayant trouvée, elle dit : « Ah ! c’est une belle morte ! »

Lorsque entrèrent les hommes, on retrouva Christine affaissée auprès de son enfant, comme deux jours auparavant, un bras passé autour du petit cercueil, la tête tombant sur la poitrine, broyée et buvant aux plus épaisses lies. Augustin la releva avec douceur. On mit les deux cercueils l’un près de l’autre comme Christine avait demandé.

Quand il revint, dans cette chambre livrée au désordre post-mortuaire, Augustin vit l’armoire ouverte et le poids du corps encore inscrit sur les draps. Il s’assit sur le prie-Dieu entre les battants de l’armoire, noyé en une inondation de sanglots. Ses suprêmes paroles murmuraient encore parmi ses misérables derniers souffles, et c’était exactement à cinq pas : « La mort n’est rien. Nous serons tous réunis dans la vue de Dieu, tu verras. » Il pleurait en un bouillonnement de rage et de sérénité. Puis ce paroxysme passa, comme ils le font tous.

Il se retrouva humant l’odeur de l’armoire, un parfum de lavande et d’autres odeurs, sorties d’anciens sachets. En se relevant, le tiroir ouvert heurta sa tête et lui fit mal. De vieilles lettres y étaient classées, écrites par des tantes depuis longtemps mortes, parlant d’un projet de mariage concernant des cousines qu’il ne se rappelait même plus. D’autres lettres d’une calligraphie enfantine, s’étalaient sur du papier à fleurs, pour anniversaires. Il y en avait de lui, de Christine, de ses frères et sœurs morts ou partis, en paquets, sous des liens blancs. La douleur de sa tête traversait leur lecture. Il découvrit une photographie de sa mère, toute jeune, seize ans peut-être, un petit visage rural, virginal et farouche. Son père l’avait-il jamais connue ainsi ? Au dos, la photographie portait : « Marguerite Gerfaut. Enfant de Marie, Couvent des Ursulines, Mauriac (Cantal), Numéro 79. » Pour retrouver des traits pareils, aussi ronds, aussi lisses, il fallait se rappeler son visage d’avant la mise en bière et le terrifiant rajeunissement de la Mort.

Il trouva aussi un instantané de son père pris par un collègue, ce qui expliquait qu’il n’en n’eût jamais reçu le double. L’affaiblissement des derniers mois s’y lisait sur les traits, les yeux, le sourire aux coins tombants. Toute la nuit en wagon ressuscita, cette nuit d’il y avait près de vingt ans, quand il avait senti au moment des plus atroces doutes, sa détresse soutenue et comme prise en mains, il croyait se rappeler, par le seul désir d’un souverain secours. Au moins, était-ce bien ainsi ? Il fouillait avec opiniâtreté sa mémoire… ce devait bien être ainsi. Mais il fallait se défier de la mémoire… peut-être ne faisait-il que reculer dans le passé le désir des minutes présentes, tellement se trouvaient semblables ce présent et ce passé : ses deux parents partis, le même voile sur les ultimes destinées, le même voile et les mêmes désirs… Quelque chose de plein et d’éternel pleurait gravement dans son cœur. Ah ! tenez ! nul ne sait, nul ne peut dire ; nulle véritable certitude ne passe celle de la petite chanson :

Nous nous en irons tous

La Désirée, la Rose aux Bois,

Nous nous en irons tous…

Pour la nuit, il eut autant de docilité que Christine en avait montré la veille. Épuisé, il toussait et tremblait. Il prit du sirop acheté à cause du désir de sa mère. La vieille Rambaud chauffa son lit. Une lourde dose de soporifique l’assomma et le fit dormir.

Une forme de douleur officielle et glacée régna le lendemain, dès les premiers pas hors de la chambre. Mme Boudet, déjà venue, circulait affairée et silencieuse. La pauvre femme avait rendu service, après tout. Il avait été injuste pour elle, ainsi qu’on l’est toujours, plus ou moins, avec tout le monde. Comme il croisait la petite femme noire, sur le palier, il lui prit la main et lui dit merci. La mère Rambaud aussi était là. Des formes en deuil commençaient de monter les escaliers. Une solide pluie continue s’était installée pour la journée. Il rejoignit, dans la chambre aux deux cercueils, la grande statue noire qu’était Christine.

Pendant la cérémonie, étourdi de fatigue et de soporifique, il se vit séparé de Christine par l’assez stupide protocole des funérailles. Confinée avec les femmes, des amies, des collègues l’entouraient. Lui, connaissant moins de monde, tout seul sur le banc de devant, se levait ou s’asseyait automatiquement selon les moments de la messe. Ainsi se traduisait pour chacun d’eux, d’une manière différente, leur absence de parents et leur vie de fonctionnaires sans racines. Il se rappela soudain, mais trop tard, la fameuse phrase de la préface des morts : Vita mutatur, non tollitur. Quand l’officiant l’avait-il dite ? Il n’eût pu d’ailleurs l’entendre passer, même s’il avait fait attention. La sombre splendeur des musiques religieuses frôlait, sans la pénétrer, sa torpeur accablée ; le plain-chant mollissait, s’émoussait contre elle, devenait pareil aux ronflements des grands vents.

À l’absoute il vit bien plus de monde qu’il n’eût pensé, bien plus que n’eût laissé croire la vie lointaine et dédaigneuse qu’il avait menée après ses grands concours. Quelques-unes de ces figures lui étaient connues, pleines ou maigres, avec la forme habituelle et les plis de leur visage, leurs cheveux ou leur calvitie, leurs préoccupations de tous les jours, un certain reflet de leur métier. Le formalisme de ces sympathies ne laissait pas de lui faire quelque vague plaisir.

Le nombre d’hommes qui passèrent devant lui fut moindre que celui des femmes pour Christine. Quelques silhouettes traversèrent sa distraction écrasée : Mme Marguillier, l’honnête et courtaude Marie-Louise, d’autres encore sur lesquelles il ne put mettre le nom juste. Vers le milieu du défilé, deux dames, qui venaient de saluer Christine, se détachèrent du groupe des femmes et vinrent à lui. Il les vit et ce fut la première éclaircie de lumière, et un terrible bouleversement de son cœur. Il vit sa haute ligne fine, son pur et sérieux visage, tout ardeur et pitié. Elle lui donna la main la première, devançant sa tante, avec une douceur, une lenteur, qui le firent éclater en sanglots fous, réprimés avec la maîtrise qu’il avait toujours sur ses gestes. C’étaient des sanglots de bonheur et d’amertume. Elle était là. Il la revoyait enfin après toute la longue histoire de ces douze terribles jours. Les deux morceaux de sa vie, ou de ce qui en restait, allaient pouvoir se rejoindre, s’abouter par-dessus la mort. Une gratitude humble et éperdue, pas à la mesure de la terre, lui sembla monter jusqu’à Dieu, visible à travers le bonheur plus qu’à travers la Mort.

Pendant le voyage au cimetière, il expérimenta cette nouvelle forme de la douleur, la douleur heureuse. Tous ses scrupules étaient anéantis par la présence dévorante. Il souffrit désespérément que sa mère ne l’eût pas connue. Quand il serrait les mâchoires, c’était de cela : « Prends une jeune fille pieuse et simple. » Elle l’était, et de plus, une profondeur de richesse morale, une splendeur de grâce, le feu d’une passion infinie et toutes les prises d’un consumant amour.

Heureusement qu’on entoure Christine, pensait-il. Lui était tout seul, juste à l’arrière du corbillard. Aux ralentissements, le groupe suivant marchait sur ses talons. Il entendait des fragments de conversation tout à fait ordinaires, comme ceux qui parsèment les salles d’attente, les cafés, les bureaux de tabac. Il en surprit un, qu’on cherchait à étouffer.

– La Marie-Louise ; la fameuse Marie-Louise…

– Ça ne ferait pas un vilain mariage !

– Moins que l’autre !

– Évidemment.

La pluie compacte et permanente battait les parapluies. Il marchait comme dans deux éponges, avec sa continuelle envie de tousser et le sang à la tête.

À la porte du cimetière, le dernier tas de neige amassé par les boueux, noirci, sableux, était en train de fondre contre les pieds-droits du portail. Dix ou douze longs cyprès pliaient d’une seule ligne sous les coups de vent, en subites courbes sifflantes. Les feuilles restant sur les platanes s’éparpillaient du côté des voitures. La pluie ruisselait sur les fleurs artificielles et les tas de terre. Elle giflait les basaltes bleus et les granits polis des grands caveaux.

Augustin rejoignit Christine et se tint auprès d’elle quand on descendit le petit cercueil au-dessus de l’autre. Malgré le maître des cérémonies, il fut auprès d’elle aussi pour le défilé. Sous les opaques plis droits du crêpe, il l’aperçut comme il l’avait déjà vue, livide, inerte et les yeux clos. Il craignit un instant qu’elle ne s’évanouît comme elle avait fait par deux fois à la maison, mais la pauvre femme allait tenir jusqu’au bout.

Il serra des mains, dit : merci. Et puis il les revit, toutes les deux. On les saluait, sous les parapluies, avec un respect discret, non exempt de coups d’œil obliques et d’une chuchotante curiosité. Mme Desgrès des Sablons parla la première, souverainement insoucieuse de ce que des personnes à côté pussent entendre :

– Dès que vous le pourrez, dès que votre chagrin vous le permettra, venez, n’est-ce pas, vous et votre sœur…

– Comme je voudrais que l’amitié pût vous consoler…

Mais il y fit moins attention. Il venait de recueillir en plein cœur, de celle qui n’avait pas parlé, un sombre et fraternel regard, ce qui lui fit une seconde fermer les yeux, comme aux plus émouvantes minutes heureuses.

Avertie du sentiment de son frère, Christine eut peut-être une vague lueur de reconnaissance, bien qu’aucune parole ne parût pouvoir traverser une pareille épaisseur de deuil.

Quand tout fut fini, et qu’avec Christine, Augustin s’approcha du vieux landau fossile qui devait les reconduire, les deux dames les regardaient de loin. Elles semblaient les avoir attendus l’un et l’autre, désirer peut-être leur parler. Il vit leur longue voiture les emporter sous la pluie.

Comme ils rentraient chez eux, dans ce désert des retours d’enterrement, les femmes d’ouvrage commençaient de balayer et ranger, tant Mme Boudet dont le service cessait, que la mère Rambaud qui conservait le sien. Christine les embrassa l’une après l’autre. Puis ses yeux, sortant de sous le voile, se fixèrent attentivement sur Augustin.

– Tu ne vas pas bien. Couche-toi. Laisse-moi te soigner.

Qu’elle oubliât ainsi sa propre douleur et que ce fût là sa première parole, il en fut touché profondément.

Il se sentait épuisé, en effet, jusqu’à la limite des forces. Dans sa chambre, pour quitter ses chaussures et ses bas, il se baissa devant sa table de toilette. En cette position, il fut surpris par un accès de toux très particulier, plus déchirant que les autres, et en outre foisonnant et asphyxiant, comme s’il avait avalé de travers. Sa bouche se trouva pleine d’un liquide chaud ayant le goût d’une cuiller en fer ; ses joues se gonflèrent, le flot grossit. Il serra les lèvres pour le garder jusqu’à la cuvette. Il dégorgea à plusieurs reprises un beau sang vermeil, dont il y avait bien en tout deux verres ce qui lui causa une grande stupeur. Il pensa à prendre son verre à dents, à se laver la bouche. L’eau glacée fit disparaître ce goût de sang chaud qui l’écœurait.

VIII

SACRIFICIUM VESPERTINUM

I

CLOCHES DE GLOIRE ET D’HYMEN

Deux faits parurent à Augustin des plus étranges dans son étrange nouvel état.

Le premier fut que les affreux jours dont il sortait à peine lui semblèrent recommencer. Leurs détails revinrent un à un ; il les reconnaissait au passage.

En sa propre chambre, à lui, Augustin, en face du lit où on le maintenait, le fumiste vint installer le poêle à bois des maladies, comme il l’avait installé pour sa mère. Dans le tablier de la cheminée, à grands bruits douloureux, il inséra une lame percée d’un orifice rond. Le verni bleu du petit poêle recommença de luire. Christine laissait la fenêtre ouverte, exactement comme il avait fait lui-même et il retrouvait le même mélange de chaleur douce et de filets de vent : Des bols de ce perpétuel lait de malade apparurent aussi dans les mains de Christine, entre ses deux mains à lui, sur sa table de nuit, exactement comme pour sa mère. Mais on lui présentait ce lait froid, presque glacé.

Fallait-il accuser la Mort de manque d’imagination ? ou d’une intention positive de monotonie ? Peut-être désirait-elle être reconnue à la répétition des procédés ? Une ressemblance ténébreuse, plus mystérieuse que la parenté, le liait-elle à la pauvre morte ? Cette hypothèse le visitait de préférence à la tombée du jour, plus propre, sans doute, à meubler les insomnies de ses premières nuits.

Le passage de la lampe à la veilleuse était pour sa pensée une crise. Elle le lançait en plein songe. Psychisme de station couchée, se disait-il ; psychisme de fatigue et de nuit.

Cette forme de vie, si inattendue, prolongeait tellement les dernières semaines de sa mère, qu’en ces mornes soirs désœuvrés il n’aurait pu dire à quel relais se placer dans le cours des jours, à quel cran faire sa mise au point. Dissociées, disjointes, ses idées réfléchies coulaient comme de petits noyaux au fil liquide des rêves. Les événements précédents revenaient : les dernières respirations de la mourante, le fantastique des neiges, la photographie de Marguerite Gerfaut, Enfant de Marie, et la misérable forme de sa sœur prostrée dont il voyait les deux semelles. Il surprenait l’impulsion subite d’aller porter son lait à la pauvre malade. Il ne savait presque plus, d’elle ou de lui, qui était vivant, qui était mort.

– J’ai une bonne santé mentale, pensait-il, heureusement.

Le second fait qui le frappa fut ce regard de médecin, amical, appuyé, rieur, tout semblable à ceux qu’il se rappelait fort bien avoir déjà subis sur le palier. Il venait d’entendre, discrets, heurtant la seule poitrine, les petits coups rituels frappés par une main sur les phalanges de l’autre. La figure du médecin se levait d’une auscultation soigneuse et lente. Elle était encore un peu rouge de s’être baissée.

– Ce que vous avez ? Oh ! un petit trouble pulmonaire. Nous en reparlerons dans quelques jours quand vous serez mieux. Vous pouvez bien attendre ce peu de temps ? Non ?

Il subit ainsi deux ou trois visites mystérieuses et gardées.

Qu’y aurait-il au bout de ces quelques jours, lorsque prendrait fin cette station étendue que le médecin lui imposait ? Son lever, ou l’ajournement de la vie verticale ? L’incertitude qui l’eût agacé et rongé autrefois, au temps des vouloirs durs, l’amollissait de faiblesse.

Psychologie couchée, se répétait-il. En réalité, désir de repos laissé par tant de nuits, conscience d’une fatigue immense, adhérence passive et épuisée des membres aux draps, goût du lit, enfin ce qu’il fallait pour qu’en un corps dont tout sentiment de pesanteur était parti, la fièvre pût trembler à petits bouillons imperceptibles.

Elle s’arrêtait vers le milieu de la nuit. Augustin sentait le froid des sueurs. Christine lui passait un gilet de flanelle étalé à cet effet devant le poêle. C’est pour cela qu’il acceptait la veilleuse.

À de certains moments privilégiés des heures noires, le poids qui l’accablait quittait sa proie, le libérait, s’élevait brusquement de son cœur. Sans raison ; par le plus gratuit des coups d’ailes. Même les choses le sentaient. Les couvertures se faisaient tièdes et légères, l’édredon devenait ami. Une certaine douceur connue, attendue, descendait sur lui, l’enveloppait, l’emportait loin de la chambre et de toute souffrance. Il avait le choix entre les images heureuses.

Tantôt c’était la valse de l’adieu, lorsque Anne tournait les pages de la musique, et qu’invisible lui-même, il s’enivrait librement de la voir en cette pénombre rose. Ou bien il la reconduisait à son bras, cachant le bondissement des plus folles joies. Ou bien encore il recevait en plein cœur son pur et douloureux regard et se jetait à genoux dans la boue du cimetière, ivre de gratitude, de deuil et de remords. Elle n’avait jamais cessé d’être auprès de lui, quoiqu’il se languît d’elle jusqu’aux frénésies. Il ne savait au juste, dans cette fluidité nocturne, quand s’effaçaient les images de la veille, quand commençaient celles des songes. Il ne faisait que changer ses manières de la voir. Les beaux dialogues ardents qu’il conduisait avec elle dans la solitude de la nuit !

Au matin, tout était fort différent. Vers neuf ou dix heures, bien reposé, la tête à plat sur son lit, tout son courrier sur ses genoux, le monde redevenait pour lui, solide, pourvu d’angles, et froid. Des pensées, à la fois nettes et très arbitraires, le visitaient incessamment, baignées dans une préoccupation constante, aiguë ou mousse, coupante ou ouatée, à des degrés divers de domination et de contrôle et dont il se surprenait parfois à trembler. Il comptait le nombre des jours, et devançait la convalescence. Il encerclait d’hypothèses méthodiques l’incertitude. Jamais il n’avait souffert de bronchites pareilles. Pneumonie ? congestion ? Il se perdait dans les catégories pulmonaires. Une chose le rassurait : il allait mieux. Vermeils pendant les premières vingt-quatre heures, les crachements s’étaient faits noirâtres, puis rouille. Puis toute couleur inquiétante avait cessé. Il pouvait s’adosser à l’oreiller. Il commençait de voir clair dans ses projets et ses espérances. Il désirait Anne, hors des images désormais, d’un cœur positif, reposé, et brûlant. La boîte de papier à lettres était là, attendant qu’il sût avec précision ce qu’il devait écrire. Puis il se rejetait soudain dans son oreiller, brisé d’inquiétudes…

Un jour mat et très gris tombait d’une étendue nuageuse compacte, qu’aucun vent ne poussait. Complètement dénudés par la dernière tempête, tous les arbres qu’on voyait de la fenêtre se projetaient contre ces nuages dans l’immobile minutie d’une photographie. Le paysage aussi attendait.

Parfois, au cours d’une lassitude plus grande, il s’affaissait de nouveau sur son lit et s’y abandonnait comme pour dormir. Il entendait la mère Rambaud aller et venir. Il prêtait l’oreille aux bruits du ménage, plus grêles qu’autrefois dans un appartement trop vaste et devenu désert. Sans autre transition que de courtes minutes obscures, il se sentait percé d’une douleur simple, et enfantine : l’étreinte du total départ, du terminé, du « jamais plus », la suppression définitive de la pauvre morte.

Enfin un matin spécial parmi tous ces matins, où Christine entrait avec le médecin qu’elle accompagnait régulièrement, Augustin comprit qu’il saurait.

Il remarqua combien sa sœur était amaigrie et rigide. Sa pâleur semblait sur sa figure moins un trait nouvellement acquis qu’une teinte constitutionnelle, installée là pour toujours. Tout ce qu’elle faisait paraissait être fait en une distraction continue, dont elle sortait à temps cependant pour les diverses actions de son ménage. Seules, les conversations avec son frère l’arrachaient à cette absorption paisible et assez uniforme où ne se reconnaissait aucun maximum, aucune acuité spéciale et momentanée de souffrance.

Augustin se rassit sur le lit ; il rassembla autour de lui les couvertures pour se caler. Il se sentait une défensive mêlée de fermeté et d’assurance. S’il fallait déblayer les mensonges, il les déblaierait. Il ne tolérerait pas pour son compte ce bandeau laineux posé sur les yeux de Christine jusqu’à deux ou trois jours avant la mort. Jamais la grande inquiétude n’avait pesé plus lourd sur une conscience plus décidée. Il avait légèrement froid entre les épaules.

Tout fut bien plus simple qu’il ne pensait.

– Évidemment, vous devez savoir.

Assis en face de lui, le médecin avait suffisamment parlé de crachoirs, de température, de tout ce qui n’était pas le principal.

– Vous devez savoir, parce que votre collaboration est essentielle au traitement et à la guérison.

Il s’expliquait avec une curieuse lenteur, comme s’il prenait le temps de juger de l’effet sur sa figure. Augustin, qui regardait Christine, sentit qu’elle savait.

– … Une guérison infiniment probable, si vous consentez à user des méthodes qu’il faut…

– Allez, allez donc, Docteur, fit Augustin que tant de précautions glaçaient. Tout ce que je demande, c’est la vérité nette.

Il disait ces mots sans le calme qu’il eût souhaité. Il les criait avec ses nerfs.

– Vous avez de petites lésions tuberculeuses, principalement au sommet gauche, voilà tout. Vous en guérirez, comme tant d’autres ont guéri. C’est une loi de type statistique.

Ce qu’Augustin vit uniquement à ce moment-là, c’était les lèvres du médecin, ces belles lèvres incarnates, saines et riantes, et aussi la persistance de l’attention, dans le rire de ses yeux. Juste derrière lui, en partie coupé par sa silhouette, il ne pouvait pas faire autrement que d’apercevoir l’ensemble de la glace sur la cheminée, et même le luisant du poêle bleu. Mais tout s’absorbait en un grand vide subit, rien ne surnageait, sauf précisément ces petits détails insignifiants, et parmi eux les lèvres rouges. Il les voyait remuer pour parler. Mais les mots versaient leur charge près de lui et non en lui, dans ce grand vide, un peu à côté de son intelligence. S’il en comprenait le sens c’était après coup, par retardement, parce qu’ils n’étaient pas des bruits quelconques, mais portaient avec eux des idées claires, qu’on ne pouvait s’empêcher de saisir.

– Au stade où vous êtes, continuait le médecin, cinquante pour cent des malades ordinaires guérissent, et quatre-vingts pour cent des malades dociles, intelligents, persévérants et… fortunés ; et ne vous plaignez pas, vous êtes dans la bonne colonne. La tuberculose n’est pas une maladie démocratique, que voulez-vous ? Au fond, quelles maladies le sont ? La démocratie est une conquête de la conscience. La vie ne la connaît pas.

Il prenait alternativement à témoin Augustin et Christine, les enveloppant tous deux dans le bel épanouissement de sa bonne humeur. Augustin enfoncé dans son lit, le corps brisé, la bouche ouverte, les muscles morts, sentait à l’endroit du biceps, une manière de douleur légère, de contusion en train de guérir, comme d’un coup qu’il aurait reçu autrefois avec une barre de fer. En même temps gonflait en son cœur une protestation coléreuse et désespérée : moins contre la vérité, qui ne le pénétrait pas encore complètement, que ces accessoires plus à sa portée : ce ton faussement léger, cette sociologie déplacée, cette envie trop visible de parler d’autre chose, ces lèvres rouges.

– Voyez, déjà il ne crache plus de sang. Alimentez-le, Madame, ce malade-là. Ce n’est pas un de ces malades que la fièvre nourrit, comme disent les bonnes gens. De braves petits plats, œufs frais, bonne viande. Il aime les nouilles ? oui ? Donnez-lui en. Sans excès, bien sûr ; la suralimentation est passée de mode. Et puis, repos. Au lit. Pour le moment, du moins. Douce température, bon air, fenêtre ouverte. Parfait.

C’est là-dessus qu’Augustin demanda d’un ton dur et froid, qui le surprit lui-même, et qu’il eut le temps de juger sot :

– Tout cela est fort bien. Mais je désire avoir l’analyse des crachats… Je veux être sûr. Positivement sûr.

– Les signes cliniques sont assez sûrs, dit le médecin, après quelques secondes de silence. Mais naturellement, je ne puis pas vous les exposer.

Tourné vers Christine, il prononça, avec quelque chose comme une pitié amicale :

– Naturellement aussi, nous ferons analyser les crachats. Le grand public intelligent est toujours ainsi : laboratoire égale certitude. Et réciproquement : certitude n’égale que laboratoire. C’est une opinion qu’ont consolidée les vulgarisations contemporaines de la médecine.

Et il ouvrait les deux mains avec indulgence. Beaucoup de médecins ont besoin de commenter au chevet des lits. Il était de ce nombre. Tourné vers le malade, il reprit son sourire… Sans être trop forts, les battements de son propre cœur étaient perceptibles à Augustin.

– Allons, allons ! Préoccupez-vous surtout de votre guérison. Le diagnostic, c’est mon affaire. Nous étudierons ensemble le lieu et la date des mesures définitives.

Et sans se rendre compte qu’il se répétait :

– Vous guérirez comme d’autres ont guéri.

Comme il partait, traînant entre les portes. Augustin surprit de son lit, en un intérêt désespéré :

– Il était ici à Pâques ? n’est-ce pas ?… Et il toussait ? déjà à Pâques ?… il toussait ? Il est resté ici combien de temps ? combien de jours à peu près ?

Puis le bruit des pas décrut ; des gonds lointains crièrent. Augustin s’enfonça complètement dans le lit et ferma les yeux.

L’analyse fut connue dès le lendemain. Un peu avant midi, quand le médecin vint, il la révéla. Il cita avec une légèreté négligente, un certain nombre de bacilles par champ. « Le type même des bacilloses curables. » C’était bien ce qu’il pensait.

À un obscurcissement de sa lumière intérieure, Augustin s’aperçut que malgré l’effrayante dépression morale qui durait depuis la veille, il avait continué d’espérer contre toute espérance. Les mots « bacillose », « tant de bacilles de Koch par champ » frappaient un endroit laissé douloureux par la révélation précédente. Mais cette douleur singulière se mêlait d’invraisemblance, de passivité, de tranquillité stupide comme si on lui eût dit seulement : « Il est dix heures et demie, il fait beau », ou telle autre phrase également atone. C’était à travers cette épaisseur d’inertie qu’il percevait vaguement de l’inexorable, du définitif, du final.

La lutte entre cette finalité et la conscience qui se refusait à l’admettre, il la connaissait bien déjà. Seulement, ce qui, dans les affreux jours antérieurs, lui avait paru à jamais terminé, l’était par comparaison avec d’autres choses qui, elles, persistaient dans l’effondrement du reste : sa propre vie et les perspectives de son bonheur. Un égoïsme involontaire (il s’en rendait compte) avait ainsi vicié, à sa honte, les finalités précédentes, et même les plus profondément senties, comme la perte de sa mère, ses derniers adieux, et le sentiment de l’universelle mort.

D’ailleurs même maintenant, même assommé par la révélation totale, il ne discernait pas très bien tout ce qui était terminé. Un trou vertigineux se creusait devant ses regards, sur les bords duquel il lui semblait se défendre de tomber. Il entendait, sans tout à fait croire qu’il s’agît de lui :

– Voici, Monsieur. En deux mots, mon conseil est celui-ci : Soignez-vous dans un sanatorium, puisque vous pouvez le faire. Mettons un an si vous voulez, peut-être plus. Qu’est-ce que deux ans ? Vous êtes en pleine jeunesse.

Augustin continuait de se taire.

– Bien entendu, il faut d’abord que vous alliez consulter, à Lyon par exemple, ou à Paris. Je vous parle de Lyon parce que je le connais bien. Et puis, c’est à mi-chemin de la Suisse où sont des Sanatoria excellents. Toutes indications de radiographies, de cures, de sanatorium, vous seront offertes par les spécialistes que vous consulterez.

– Indications de… ? demanda Augustin passivement.

– De radiographies, de cures, de sanatorium, reprit le médecin en soignant son articulation.

Le visage d’Augustin gardait une rigidité et un blafard de calcaire. Les encouragements du médecin glissaient sur lui et lénifiaient une région où il n’était pas.

– Évidemment, il faut de la bonne volonté et même du courage. Pas plus que pendant la guerre ; pas plus que dans bien d’autres circonstances de la vie. (Il faillit ajouter : Pas plus que vous n’en avez à côté de vous. Son geste désignait Christine, mais il retint les paroles). Si vous allez à Leysin, beaucoup de médecins que vous y verrez sont eux-mêmes des guéris. Vous ferez comme eux.

– Vous m’envoyez là-bas, quand ? finit par demander Augustin d’une voix morte. Demain ? après-demain ?

Le médecin sursauta, puis d’un ton qui contrastait avec son apparente légèreté antérieure :

– Dix jours, monsieur Méridier ! Dix jours, au moins ! Et au repos complet ; musculaire, intellectuel, moral. Demain ! Il faut tout de même que vous soyez en état de supporter le voyage. Demain !

Une vague pitié plissait sa paupière et serrait ses lèvres saines. Il avait l’air de rappeler doucement à la raison un enfant malade et un peu gâté.

Lorsque Christine, revenant d’accompagner le médecin, se retrouva devant ce pâle visage crispé, elle comprit cette fois, dans sa valeur physiologique et son plein sens médical, cet aspect d’extrême distinction ascétique et ardente qui frappait sur la physionomie de son frère. Très peu de chose suffisait pour lui en donner désormais la clef : un détail physique bien mince : le faible rose momentané qui colorait ses pommettes. Mais elle s’effrayait, peut-être plus encore, de cet air de froideur, d’abandon de tout, de désespoir total et d’immobile furie muette.

La pauvre femme s’assit près de lui, sur la chaise que venait de quitter le médecin, cherchant que dire pour atténuer ce choc dont elle ne s’expliquait pas la violence. Elle pensait à suggérer que c’était au fond peu de chose : deux années à passer en Suisse au milieu du loisir et des pays de montagne qu’il aimait. Elle s’arrêta à temps. Dans l’écroulement de papiers qui parsemait le lit et la table aux livres, elle aperçut, bien en évidence, sortant d’une boîte de papier à lettres ouverte, une enveloppe portant l’adresse des Sablons. Elle reclassa doucement les feuilles, ferma la boîte et la remit en place. Elle venait de mesurer l’inintelligible épaisseur de ce désespoir.

– Ôte-moi cela, je te prie, entendit-elle.

Elle hésita, ne sut pas très bien ce qu’il fallait ôter, demanda s’il ne désirait plus écrire.

Il fut quelques minutes avant de répondre, d’une voix douce et basse, qu’elle ne comprit que parce qu’elle savait d’avance de quoi il s’agissait :

– Qu’est-ce que tu veux que j’écrive ? Qu’on n’entendra plus parler de moi ? que je m’en vais ? Tu veux que j’écrive cela ?

Brusquement prise pour confidente, touchée jusqu’aux profondeurs, à une place où elle avait bien cru qu’aucune douleur ne pouvait descendre une seconde fois, elle hésita autour des mots :

– Augustin, d’autres se sont mariés après deux ou trois ans de soins.

Elle citait des noms. Mais il retomba dans son mutisme.

Sachant combien son frère était habituellement sobre d’expansions, Christine ne s’en étonna pas. Elle comptait cependant sans l’énervement de la faiblesse et de la maladie.

– Je n’avais pas trop de tout, finit-il par avouer. Santé, carrière, espérances, enfin tout. Je ne puis pas lui dire : « Je suis tuberculeux. Acceptez-moi néanmoins et attendez-moi. »

Elle vit que sa mâchoire inférieure tremblait légèrement.

– Peut-être elle accepterait, insista Christine.

– Justement parce que peut-être elle accepterait…

Puis, d’une voix dure et formaliste :

– Je m’excuse de t’occuper de cela au milieu de tes propres tristesses…

C’était un trait de son frère que ces sécheresses inattendues, une manière de ramener violemment des confidences exceptionnelles à la ressemblance de récits ordinaires, de les dépouiller à la fois de leur tragique et de leur intimité. Ainsi cette sensibilité fermée n’avait pas l’air de s’être épanchée, d’avoir laissé paraître quoi que ce fût de personnel et de réservé.

Christine n’osait demander aucun éclaircissement : elle touchait des régions où tout contact était douleur. Explorant seule, elle remonta vers un temps qui, bien que tout proche, semblait d’une autre ère et d’un autre monde.

Où en étaient exactement son frère et Mlle de Préfailles ? Quelle étape des affections passionnées ? simple intérêt ému de sa part à elle ? plus peut-être ? quant à lui, il éclatait aux yeux que c’était passion profonde, tardive et transformante, où s’engageait sa vie entière et par conséquent sa mort. Quelles paroles prononcées ? plus que des espérances ? un début d’engagement ? Il l’aurait dit sans aucun doute.

– Mais là, elle se reprit et rectifia : « il l’aurait dit pourvu qu’il en eût trouvé l’occasion, dans ces épouvantables jours. »

Christine osa remonter vers les moments les plus hideux. Elle conduisit sa recherche sous la torrentielle pluie jaune, contre le caveau de granit poli où ils s’étaient appuyés. Elle revit la belle jeune fille qui était venue, et cette sorte de réserve et presque de distance que sa fine et sombre élégance prenait dans cette foule, sans qu’elle eût besoin de s’en apercevoir ; et au-dessus de cette attitude destinée à tout le monde le beau regard direct, pitoyable et fraternel, et cet élan dont elle avançait vers son frère…

Mais n’inventait-elle point ? Qu’avait-elle bien pu voir à travers cette carapace de crêpe, sous l’écrasement d’une désolation absolue, dans ce goût de mort et de fiel qu’elle avait encore sur les lèvres ? Elle le sentit de nouveau exactement comme la première fois, avec cette même torsion sauvage de son cœur… Il était imprudent de revivre ces heures, et il lui fallut pour en revenir plus de temps qu’elle ne pensait.

– Je crois, dit-elle enfin, avec une hésitation saccadée, que toute jeune fille noble et charmante accepterait…

Elle osa même le mot ardent :

– Qu’est cela quand on aime ?

Reçut-il un coup ? Pouvait-elle interpréter ainsi ce mélange d’agitation et d’effort sur lui-même ? Il semblait dans l’obligation de reconquérir, à chaque mot, son calme.

– Même si nous étions fiancés, énonça-t-il lentement, mon devoir le plus strict serait de m’effacer. À plus forte raison…

Christine connaissait son frère jusqu’en ses habitudes verbales. Elle savait que si l’affirmation commençait par : « mon devoir le plus strict », il était invraisemblable qu’elle dût jamais changer. Le souvenir des tortures, qu’elle était allée chercher, lui revint, mais enveloppé cette fois de l’immense interprétation religieuse qui les avait élevées au-dessus de toutes les forces terrestres, destructrices ou constructrices, de mort ou de vie.

– Nos deux routes, dit-elle, mènent au même lieu.

Devant le parti pris de se taire que manifestait son frère, elle acheva :

– Au Calvaire.

Sur le visage d’Augustin parut une moue excédée.

Mais pour Christine aussi, il s’agissait du « plus strict devoir ». Puisqu’il fallait apparemment, pour les relations de son frère et de Dieu, prendre les mêmes précautions, user des mêmes discrétions et contournements qu’en toute autre tactique psychique, l’idée lui vint, en une irrépressible poussée que la meilleure base de départ était sa propre douleur. Si Dieu la lui avait donnée, c’était pour qu’elle servît…

– Si je n’avais pas été, dit-elle, plus que maintenue, supportée par cette pensée du Calvaire, je serais sans doute folle ou morte.

Une pauvre petite phrase bien calme, sans emphase, de celles qu’on prononce les deux mains posées à plat sur les genoux…

– Si l’après-mort, repartit Augustin, nous apporte Dieu, c’est évidemment sans commune mesure. Et si elle ne nous apporte rien, nous ne saurons jamais qu’elle ne nous apporte rien.

Il se tut sur cette dureté.

Christine avait atteint ce jour-là, le fond des parties pénétrables. Le reste n’était pas entre ses mains. La malheureuse femme dut cependant reprendre la conversation du début, dans des conditions que l’obscurité des confidences de son frère rendait difficile. « Si nous étions fiancés… » Cela signifiait qu’ils ne l’étaient pas, mais aussi sans doute qu’ils l’étaient presque.

– Augustin, fit-elle, il faut que je t’en parle encore. Statistiquement, comme on dit, tu as les plus grandes chances. Les vraisemblances sont pour que tu guérisses complètement. Alors, si elle n’est pas mariée…

Augustin fit une grimace de souffrance harassée.

– Alors, continua la pauvre Christine, ne coupe pas les ponts. Il doit y avoir une manière d’écrire ta lettre. Il faut bien que tu en écrives une, ne fût-ce que pour dire que tu pars.

– C’est bien, fit-il, après quelques respirations pénibles. J’écrirai.

Ce fut le lendemain soir seulement, sous la lampe, qu’il demanda, en tendant une lettre à Christine :

– Est-ce cela ?

Il y avait sur la table et sur le lit, beaucoup de morceaux déchirés, en tas les uns sur les autres. Il paraissait n’avoir obtenu qu’après un certain nombre d’essais, ce ton de sécheresse décolorée où il avait pleinement éteint tout ce qu’il devait dire :

Christine lut :

« Madame, je suis resté souffrant depuis la triste cérémonie. Je me trouve néanmoins obligé de partir pour Paris. Je vous prie d’accepter notre gratitude infiniment profonde, pour une sympathie qui nous a touchés, ma sœur et moi, beaucoup plus que je ne puis l’exprimer et je mets à vos pieds, Madame, l’hommage de mon profond respect. »

– C’est la fin de tout, dit Christine laissant tomber la lettre au bout d’un bras vertical.

– C’est la fin de tout.

– Elles ne comprendront pas…

– Viendra bien un jour où elles comprendront. Veux-tu fermer l’enveloppe ? tu serais bien aimable. Moi, n’est-ce pas, je n’ose plus rien lécher.

Les journées qui suivirent furent les pires de la période. Il but, mangea, assez peu, avec une docilité mécanique et des mercis formalistes. Non qu’il se plaignît de rien. Mais ses quelques rares paroles banales manifestaient une sorte de dureté furieuse, une pétrification de sa sensibilité et de sa conscience.

Quand le médecin revint, il ne put que répéter :

– Pensez à votre guérison. Dirigez votre pensée sur ce moment-là. Interdisez-vous les méditations sur le temps présent.

Et à demi-voix, toujours entre les portes :

– Faites attention à son moral, Madame. Il perd cinquante pour cent de ses chances. Ha ! ce n’est pas la première fois que je le constate ! Les hommes n’ont pas le ressort des femmes !

Il s’en fut, sur cette autre loi de type statistique.

Augustin s’était retourné contre le mur.

L’après-midi, il pria sa sœur de fermer les volets de sa chambre.

– Mais l’air ?…

– Alors, mets-les sur le crochet.

Puis il donna cette explication :

– Ce paysage m’est intolérable.

Christine se souvint qu’il avait précisément disposé son lit en vue de ce paysage, exprès pour en avoir le détail sous les yeux. C’était le même qu’on voyait aussi de la salle à manger, devant lequel il aimait tant se tenir.

C’est plus tard seulement qu’elle comprit. Ce qui s’apercevait dans la campagne, c’était une plaine longue, enserrée entre des pics, hirsute, sale, d’une douceur violette et terreuse, surprise en plein rangement dans le désordre d’après les moissons, par la subite immobilité de l’hiver. La neige récente, fondue partout ailleurs, persistait en plein ciel, sur la bosse des montagnes. Bien plus bas qu’elles, et plus proches, ironiquement humaines, on découvrait les teintes vaguement mauves des premières futaies dépendant des Sablons, filamenteuses et allégées par l’hiver.

Depuis qu’il avait disposé son lit pour surveiller le paysage, la porte d’entrée de sa chambre échappait à peu près à Augustin. Circulant sans aucun bruit dans ses pantoufles, Christine pouvait jeter un coup d’œil sur lui sans être remarquée. Elle apercevait son frère couché sur le côté, crispé, ou bien étendu sur le dos, inerte, ainsi qu’un gisant, ou tourné contre la muraille en un mutisme forcené. Elle surprit une fois de petits gémissements rythmiques, étouffés par le drap qu’il maintenait dans sa bouche. Une autre fois, il grimaça, comme de douleur physique : une violente migraine ou une crise de foie ; les yeux fermés, la face crispée, il comptait en même temps quelque chose sur ses doigts.

Elle put même entrer, sortir, renouveler doucement le bol de lait sans qu’il fît attention à ses courtes présences. Elle crut entendre à l’une de ces visites des mots qui lui parurent comme un début de délire, et qui l’effrayèrent : « Ce n’est pas le plafond qui tourne, c’est le pôle. »

Consulté, le médecin dit que cela lui semblait impossible et qu’elle avait dû mal comprendre. Et en effet, elle ne l’entendit plus. Elle se rappelait l’inquiétant avis. « Il perd cinquante pour cent de ses chances. » Mentalement, elle suppliait Dieu qu’il ne fût pas, jusqu’au bout, de ces âmes que durcit la douleur.

Elle put se croire exaucée subitement.

Le lendemain, lors du premier déjeuner, son frère lui parut inexplicablement changé. Il lui parla d’un ton doux, presque timide, comme s’il avait une demande difficile à lui adresser, et même quelque pardon à obtenir. Du reste il ne dit rien qui se rapportât à sa maladie ; encore moins à la lettre qu’il avait écrite. À son grand étonnement, il la pria dès que le médecin fut arrivé, de lui atteindre un portefeuille qu’il disait avoir laissé dans un veston, lui-même accroché à la penderie de l’ancienne chambre aux deux cercueils.

Seul devant le médecin, il demanda avec hâte et netteté :

– À votre avis, j’étais porteur de bacilles dès longtemps avant cette hémoptysie ? Dès Pâques, par exemple ?

– Peut-être même avant, dit l’autre.

Ils se regardaient tous les deux, les yeux également luisants et fixes. Après quelques secondes d’une sorte de duel muet :

– C’est moi, dit Augustin, qui ai tué l’enfant de ma sœur.

Le médecin, pourtant fort maître de ses ripostes, mit une dizaine de secondes à trouver :

– Vous avez rêvé cela cette nuit ? Vous auriez mieux fait de dormir.

Mais sa rudesse parut factice au malade. D’ailleurs celui-ci négligea toutes diversions et embranchements latéraux.

– Elle ne l’ignore pas ? Non, n’est-ce pas. Oui, je sais. Vous ne me répondrez rien.

– Je ne répondrai rien, parce que je ne sais rien, ni moi ni personne.

Mais Augustin n’écoutait pas. Il se rappelait la question :

« Il toussait depuis Pâques ? » Il revoyait dans les derniers jours de l’enfant, certains rapides regards jetés sur lui par le médecin, et même un autre, par sa sœur, après un accès de ce qu’on appelait sa toux de fatigue.

On entendit Christine revenir.

Quand le médecin fut parti, Augustin continua de cette même voix timide :

– Ton congé est de quinze jours ?… Oui, heureusement. Peut-être pourrai-je t’en faire donner un second. M. Rubensohn est à la Direction de l’Enseignement secondaire. Il faut bien que les relations servent.

Cette idée de congé venait là sans grande liaison avec le reste. Rien ne l’appelait ni ne l’annonçait. Ce sujet de conversation ressemblait à ceux qu’on hasarde lorsqu’on pense à tout autre chose, à quoi on ne veut pas avoir l’air de penser.

Christine portait encore la toilette qu’elle mettait le matin pour la messe : une robe de laine noire, informe, râpée sous l’avant-bras, son voile simplement rejeté en arrière, et non défait. Elle allait et venait, tranquille, pâle et bien portante, sorte de Religieuse funèbre.

Il la regardait poser sur la table de nuit une assiette vaguement sucrée.

Elle lui parlait toujours de la même voix égale. Il était en train de penser qu’il avait eu raison de dire au médecin qu’elle « savait ».

Il lui prit tout d’un coup les mains.

– Je ne pourrai jamais assez te remercier.

Christine sentait la chaleur fiévreuse de ses mains.

– Tu fais tout. Tu laves jusqu’à ces crachats. Que deviendrais-je si tu n’étais là, toi et ton Calvaire ?

Il vit descendre sur lui un sourire dépourvu de toute joie.

– N’importe quelle infirmière en ferait autant.

– Tu oublies tes propres souffrances… Et…

Après une hésitation, il acheva simplement :

– Que n’oublies-tu pas ?

Cette demi-clarté fut tout ce qu’il crut possible et l’allusion tourna court.

Il lui tenait toujours les mains. Il porta à ses lèvres ces mains osseuses et délicates, spontanément ployées en forme de coupe. Il les lui baisa, l’une et l’autre, d’un long baiser interrompu et repris, comme s’il y avait bu. Puis, les laissant retomber :

– Je ne puis t’embrasser autrement. Va te laver les mains à l’alcool. Va, je te prie.

Il y avait un flacon d’alcool camphré sur la toilette. Christine dut obéir et s’y passer les mains.

Ce fut le lendemain qu’on répondit des Sablons. L’enveloppe était grande, gris pâle et portait : « Faire suivre. » Christine la remit à son frère, bouleversée d’inquiétude réprimée. Il lit, pâlit à l’extrême limite de la lividité, puis lui tendit la lettre sans un mot. Il s’était rejeté sur l’oreiller, la bouche ouverte et ne regardant rien.

Christine pensa que son chagrin à elle ne pouvait plus augmenter. Il était achevé, total, parfait. Au contraire celui de son frère serait toujours en train de varier. Il y aurait comme des vallonnements, des dépressions, un retour peut-être aux surfaces planes, et aussi de grands bouleversements semblables à celui-ci.

Elle n’osait pas lire la lettre. Que pouvait-elle contenir ? L’étonnement de ce départ inattendu ? l’espoir qu’aucune tristesse nouvelle ne le motivait ? Il lui semblait deviner et palper les idées dans leur vêtement d’écriture mondaine, sous le timbrage gris foncé du papier lourd.

Ce n’était pas tout à fait ce qu’elle pensait.

Immédiatement après le « Cher Monsieur » on annonçait qu’elles partaient elles-mêmes dans très peu de jours. Suivait sans transition, l’espoir que ce faire-suivre lui parviendrait. Cela prenait trois lignes juste. Après quoi, un second alinéa contenait :

« Sans doute aurons-nous le plaisir de vous rencontrer cet hiver, et je vous prie de croire à l’assurance de mes sentiments très distingués et sympathiques. Préfailles Desgrès. »

Il n’y avait rien entre les deux alinéas, celui du commencement et celui de la fin.

Christine inspectait la lettre comme si quelque chose avait pu s’échapper de l’enveloppe ouverte, quelque chose comme une autre phrase, une phrase médiane qu’elle n’eût pas vu tomber, dont la place fût restée vide. Mais il n’y avait rien que cela.

… Ce regard d’une douceur fraternelle, l’avait-elle réellement aperçu ? se l’était-elle figuré ? n’existait-il que dans les confidences de son malheureux frère ? Christine ne savait plus…

Il était là, immobile, encore tout blanc. Des surfaces luisantes suintaient sans effort de sous ses paupières, s’étalaient sur son visage et paraissaient ne pas couler.

Il demanda d’une voix banale, indifférent à cette stagnation de larmes, comme si ce phénomène purement physiologique ne l’intéressait pas :

– Nous sommes mardi, aujourd’hui ?

– Nous sommes mercredi, fit Christine.

La lettre encore grande ouverte dans ses mains, elle continuait de se dire : « Ce n’est pas possible !… Je ne comprends pas ! » Une minute se passa de la sorte.

– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? interrogea-t-il sans tourner la tête, continuant de diriger sur quelque chose de vague, vers le plafond, son visage mouillé.

Elle s’aperçut, à sa confusion, que sa voix, qu’elle croyait basse, l’avait cependant atteint. Bien entendu elle ne trouva rien à répondre.

– Il devrait exister, commença-t-il, de cette fluide et rêveuse parole dont il usait volontiers pour ses monologues métaphysiques, une sensation spéciale, chargée d’exprimer la dérive des minutes, comme il en existe une pour le sucré, le chaud, le joyeux. Ce serait la conscience d’une certaine puissance de fuite, de descente vers le butoir final.

Il cherchait en même temps autour de lui, sous son oreiller et son traversin, d’un air distrait et agacé.

– Les périodes dont se compose la vie, minutes, jours, mois, peu importe, nous ne voyons passer d’elles que les événements qu’elles portent sur leur dos.

Il découvrit à la fin son mouchoir, le tira, se moucha.

– Il est étrange que nous ne sentions pas fuir l’essence même de notre vie…

Christine se demandait combien de temps durerait, cet effort singulier pour dériver la douleur vers les thèmes généraux et métaphysiques.

D’une manière ou d’une autre les choses s’arrangent pour ne pas durer longtemps…

Ce fut sur ces mots qu’il fléchit. Étendu sur l’oreiller il n’eut pas à changer. Mais Christine entendit et vit de longs sanglots mêlés aux saccades de toux chaude et de crachats roses, et deux poings rageurs, pressés contre sa poitrine.

Avec ces crachats roses, la fièvre revint, l’abattement et les sueurs nocturnes. Le médecin exigea huit jours encore, un retour au lait froid, l’extension à plat sur le lit.

– Nous nous sommes trop pressés, disait Christine, d’un ton aussi calme que s’il se fût agi d’un point fautif dans une tapisserie ou dans un tricot.

Comme elle s’en retournait, emportant ce morne et éternel bol vide, au fond duquel demeurait un reste bleuâtre, elle entendit une fois sa voix plaintive :

– Ne me laisse pas trop seul.

Elle l’abandonnait bien peu cependant. Tout le temps qu’elle ne passait pas dans d’autres chambres, à classer, à mettre de l’ordre après ces longs bouleversements des maladies et des morts, à préparer le déménagement qu’elle prévoyait, elle prit l’habitude de le lui consacrer totalement.

Il manifestait l’état d’esprit des malades, une fatigue à la fois agacée et docile, le goût tout nouveau des plaintes et des épanchements, le besoin d’une présence autour de lui. Elle ne l’avait jamais vu ainsi.

D’ailleurs rien n’était plus variable que sa désolation. Un désarroi général s’étendait sur ses journées mais non pas uniformément. Il diversifiait ses aspects et ses secousses, la force de son attaque ou sa langueur, et aussi la conscience qu’il avait de lui-même. Sa forme principale finit par être une recherche obsédante, tourmentée, réprimée puis reprise, menée pendant des heures, comportant tous les degrés d’attention et de lassitude. Elle se fragmentait de confidences hachées et sans ordre, et aussi de mutismes subits aussi clairs que ses confidences.

Qu’avait-« elle » pu croire ? qu’avait-« elle » pensé ? qu’avait-« elle » souffert ? Car enfin, elle avait bien réagi d’une manière quelconque en face de ces deux lettres affreuses, à supposer qu’elle les eût connues.

Qu’une personne comme sa tante, énigmatique, dédaigneuse, indolente et déçue, exerçant son ironie jusque sur ses propres déceptions, – que celle-là, du fond de son suspect drame sans drame, lui eût adressé ce chef-d’œuvre de hauteur et de nonchalance, il le comprenait. Mais « elle » ?

Les renversements sentimentaux étaient inintelligibles, venant d’elle. Ils ne lui ressemblaient pas. Ils n’étaient pas elle !… Lui avait-on communiqué sa lettre ? Avait-elle lu la réponse ? Et quand ? Qu’avait-elle pensé ? Et que pensait-elle en ce moment même ?

Un morceau de salon fleuri, ombreux, doré, d’une précision à toucher les meubles, se laissa traverser d’allées de parc, de corbeilles de salle à manger, et d’un timbre de voix qui sonnait dans son cœur avec un horrible bonheur déchirant.

Oui, que faisait-elle à ce moment même ? Juste à ce moment, cinq heures du soir ? juste quand s’assombrissait sa chambre de malade et que Christine commençait d’allumer de l’autre côté de la porte ? Où allait-elle ? Où était-elle ? Qui lui parlait maintenant dans les endroits où elle était ? Détails stupides devant la distance infinie qui les séparait désormais et toute la suite des infernales années où elle ne serait pas… Elle aurait dû venir voir !… Elle aurait dû ! « Vous auriez dû ! » Il vit avec un rire de rage qu’il n’avait pas cessé d’espérer hypocritement qu’elle viendrait, même aux pires moments du « plus strict devoir », même en sa pauvre lettre funèbre, même dans la stupidité du premier choc et le mortel orgueil de sa réaction première. Pas une de ces choses d’où ne suintât une manière d’obscure et misérable espérance… « Vous auriez dû venir, ou alors ne pas faire dire ce que vous avez fait dire !… On ne fait pas dire cela… Et puis, d’ailleurs, après tout, Hertzog avait-il bien compris ?… » Le souvenir du retour dans cette voiture le noyait maintenant sous une montée de honte, et la main maigre de Mgr Hertzog sur son bras, et ce coup d’œil vers le chauffeur, et la révélation fulgurante, et la simplicité qu’il avait eue de s’en évanouir.

Un mot réapparut dans une sorte de rire : « les infernales années où elle ne serait pas… » Combien d’années pensait-il donc vivre ? Oh ! fou ! fou ! fou !

Puis tout cessa, la rage, le sarcasme et la honte. Non pas l’un après l’autre mais tous ensemble, se desserrèrent et tombèrent les liens sinueux de cette enquête enragée. Il ne sut jamais pourquoi les temps du grand domaine revinrent, tout seuls, par détente, par lassitude, par contraste des jours heureux. Ils étaient vides et purs, comme sa jeunesse, pleins de vent et de soleil. Ses parents vivaient et sa pauvre vieille foi. Il y avait le cousin Jules. Il y avait la Font-Sainte ; et une jeune fille simple, reposante et belle aussi, qu’il avait cru aimer une semaine, jadis.

– Tu ne veux pas de lampe ? vint demander doucement Christine.

Il fit « non » de la tête. Son lit était caché dans l’angle d’ombre que formait la porte ouverte sur la salle à manger éclairée. Il surprit le regard de sa sœur posé sur lui à travers cette ombre qu’elle essayait de percer. Il se retourna brutalement contre la muraille.

Puis la douleur elle-même s’interrompit. Elle cessa avec une inexplicable soudaineté, fut suivie d’une étonnante minute de calme. Il sut seulement que la souffrance était partie, sans qu’il l’eût sentie partir, sans qu’il comprît comment. Elle n’était plus là : c’était tout ce qu’on pouvait dire. Il traversait une période indolore et miséricordieuse, pareille à celles qui coupent les rages de dents. Il se dit que c’était une rémission nerveuse ou mentale ; il en avait besoin. D’ailleurs, elle passerait, elle aussi ; mais il avait la paix pour le moment, jusqu’à ce que soit de nouveau rafraîchie sa faculté de souffrir.

Lorsque Christine revint une demi-heure après, de son même pas sourd et doux, il était profondément immobile. Elle s’approcha, se pencha, prit le temps de voir et d’habituer ses yeux. Il dormait. Il lui sembla qu’un brin de duvet s’agitait avec régularité sur son drap, devant son visage, quoique, naturellement, elle ne pût voir. C’était trop sombre.

La montre pendue à son chevet continuait sa petite fièvre méticuleuse.

La nuit fut presque bonne. Sa dose de soporifique lui fit un long sommeil. Dans l’inertie reposée du matin, il se sentit vaguement confus. Ne pouvait-il éviter de tourner sa pensée vers les côtés inabordables ? Peut-être même aurait-il pu la veille ? Il suffisait d’un petit effort, n’est-ce pas ? d’une petite sollicitation vers autre chose. Il avait écrit la lettre qu’il devait écrire. Il avait eu raison. Que voulait-on qu’il fît d’autre ? et de quoi se plaignait-il ? que se fût produit ce qu’il avait cherché ? qu’aucune exception spéciale ne lui fût réservée dans la destinée générale des hommes ?… Il n’était qu’un faible, un lâche… Ce qu’il fallait faire de ces beaux jours précieux, c’était de les mettre ensemble, comme au milieu d’un linge blanc, puis nouer ensemble les quatre bouts. Et c’était fini…

Il sentit gonfler et déborder des profondeurs de ce mot « fini », une inondation de désespoir, comme la veille, exactement comme la veille, mais cette fois, un mou, pluvieux, indéfinissable désespoir… Un faible et un lâche !… Il avait pourtant l’exemple devant lui !… Un faible et un lâche. Ces deux mots avaient une sorte de mollesse tactile, une saveur, comme un mois auparavant le mot de mort, et il les retournait aussi dans la bouche. Ils avaient le goût des pleurs, des résignations plates, des renoncements abandonnés, tout un écœurant mélange de chagrins, d’attendrissements, et d’anciens bonheurs. Dans quelques années on ne saurait plus si ses moments heureux avaient été véritables, ou espérés, ou rêvés ; on ne saurait plus bien. Tout serait confus. On ne distinguerait plus. Alors à quoi bon distinguer maintenant ? Il n’y avait qu’à laisser le tout dans son irréalité misérable. Car c’était bien la forme que cette aventure aurait prise plus tard, s’il y avait eu un plus tard, lorsqu’il eût été vieux, s’il avait pu devenir vieux ! Ah ! fou, fou, fou !… C’était ça, son désespoir…

Une nausée morale soulevait sa poitrine. Le désordre où il se sentit plongé lui fut subitement insupportable ; désordre de son lit, de sa chambre, de sa pensée ; tous les désordres dans un même désordre… Hier, c’était le thème de l’amertume et de l’insulte, aujourd’hui, celui des résignations fades. Il y avait ainsi des thèmes variables avec son degré d’excitation ou d’inertie, peut-être avec les heures, ou sa dose de sommeil, ou les associations de ses idées. Ah ! le dégoût de tout et le dégoût de tous ! Quand donc aurait-il la paix et le long silence autour de sa grande misère ? un reclassement de ses motifs tel qu’il pût fournir, juste pour quelques mois, une acceptation tout unie, plus encore que celle de Christine, quelque chose comme l’acquiescement de la mère Rambaud, et même plus bas encore, un plat consentement de brute ? Il s’enfonça d’un mouvement enragé dans un oreiller qui sentait la sueur et la plume. En même temps, un de ses coups de bras abattit la couverture sur la tasse, la jeta à terre, la cassa. Christine put venir, appelée par ce bruit de vaisselle, relever les morceaux, les emporter, sans qu’il sortît de sa furie inerte.

Enfin, d’un jaillissement spontané, une consolation naquit très simple, souveraine et désespérée. Le désespoir faisait pont, une pile dans cette boueuse souffrance, mais l’autre, déjà sur les terrains glacés. Il lui semblait passer sur l’arche unique de ce pont. Les termes de la consolation étaient si simples, en effet, si extraordinairement simples, qu’ils s’étaient laissé cacher sous toutes les bigarrures du momentané : pas étonnant que leur efficacité eût échappé à sa vue ! Mais ces bigarrures ne tenaient pas. On les grattait de l’ongle et les termes de la consolation ressortaient. Ils étaient ceux-ci : au bout d’un certain nombre de mois, vous entendez bien, – de mois ! – il serait mort.

Que la mort fût ceci ou cela, chargée ou non de divinité, terminaison ou espérance, elle présentait une caractéristique infiniment simple et élémentaire, qui était de mettre fin à sa vie. Ce qui le séparait d’Anne, ce n’était pas tant « le strict devoir », la loyauté, la délicatesse, tout le contenu secondaire de son tendre et tragique amour, c’est le fait qu’il allait mourir. Lettres glaciales, abandon, oubli, qu’est-ce que tout cela, grand Dieu ! Le tout était de bien s’en pénétrer, de bien se le fourrer dans la tête, – car il convenait, n’est-ce pas, de choisir des termes familiers et populaires, ceux mêmes qu’eût employés la pauvre mère Rambaud.

Ainsi cédaient autour de lui toutes les contre-pressions des choses. Les livres ? ses livres ? sa carrière ? Nausée ! Nausée et néant ! la curiosité métaphysique ? qu’importe à ceux qui dans trois mois iront voir ? même nausée et même néant. Toute sa vie, il en voyait le symbole sous ses yeux : une tasse cassée, une chambre silencieuse, et cet appartement désert… Ce qui l’attendait hors de sa vue, à l’autre bout de ce ruban mal tendu, long de trois mois, c’était la vieille mort, amie des hommes, solide camarade, une bonne et brave mort tranquille, la seule chose au monde qui ne trompât point…

Ce jour-là, Christine le trouva très calme, très lointain, très sombre.

L’après-midi du lendemain, il prononça quelques mots qui frappèrent Christine. Il recommença de parler sur des sujets généraux et impersonnels, où figuraient les stoïciens du second siècle, leur indifférence dogmatique, la distance où ils étaient de Zénon le Phénicien ou l’hymne de Cléanthe.

Assise auprès de lui, Christine classait les correspondances reçues à l’occasion de leur deuil, et s’occupait d’y répondre.

– Ne te fatigue pas, conseillait-elle.

Il répondit :

« Je ne crache plus de sang » et continua ses cogitations.

– Sans doute cherchant un point central pour leur âme, ils avaient moins besoin de dogmatique que de sérénité. L’une ne mène pas à l’autre. Sans la soif, j’ignorerais que j’ai besoin d’eau. Mais ma soif, ne fait pas que j’ai de l’eau à boire…

Il sembla à Christine que même en ses pauvres moments calmes, son frère désirait surtout la reconquête purement utilitaire d’un équilibre moral perdu ; qu’il cherchait moins « le royaume de Dieu et sa Justice » que la sérénité qui en eût été le surcroît. Rien n’indiquait que ce point de vue central dont avait besoin son âme, il s’efforçât de le trouver sur les cimes chrétiennes. Christine se demandait s’il l’y chercherait jamais. Elle s’en désolait secrètement et cette peine prenait place parmi les autres.

Il s’étendit de nouveau à plat sur son lit, masque immobile et tout blanc. Christine ne pouvait deviner qu’il y avait aux Sablons trop de souvenirs de conversations et de musiques où sonnait ce mot de sérénité.

Dans une confession avant la messe du matin, elle reçut du vieux chanoine presque aveugle, une réponse à ses inquiétudes.

« Sans besoin même d’invoquer l’obscurcissement de la Paternité de Dieu dans les grandes douleurs, les incrédules de type intellectuel, sont ceux dont la conversion demeure la plus difficile. En général, ils ne vont guère au delà de la sympathie, de la parenté des tendances. Ils s’en tiennent là. Cela se comprend. Ils sont assez subtils pour penser dans tous les sens. Arrive bien un moment, cependant, où ils se trouvent au pied du mur et doivent conclure et se décider. Ne perdez pas courage, mon enfant. Outre que les âmes de prière ne désespèrent jamais, il faut bien que votre douleur serve à quelque chose. »

Elle reçut comme le choc d’une brusque lumière. La formule était celle même qu’elle avait découverte toute seule pour son propre usage, quelques jours auparavant. Dieu la lui confirmait. Elle se trouvait dans la Chapelle de Saint-Joseph, dite aussi Chapelle des Enfants de Marie, suivant que le fidèle pensait à son identité liturgique ou à ses utilisations. Le beau confessionnal de noyer ciré, gonflé de volutes et de courbes, sombre, fauve et pareil à quelque énorme armoire, luisait dans une nuit colorée par un vitrail touffu d’apôtres, prophètes et donateurs.

Contre le fer forgé des grilles, une profonde bouche de calorifère, jamais chauffée, sentait le terreau et les catacombes. C’était le lieu le plus sombre de la cathédrale, et on s’y trouvait bien pour méditer.

Christine pensa qu’il existait au moins un bon signe : elle pouvait laisser sentir à son frère ce souci constant et discret de ses intérêts éternels, sans qu’il se raidît contre cette tactique. Ce qu’il avait accepté de sa mère (avec une certaine condescendance cachée en sa tendresse) il l’acceptait maintenant d’elle. Dans ses pires amertumes des derniers jours, dont aucune n’échappait à Christine, elle avait pu réciter à son chevet la prière du soir, comme autrefois sa mère. Certes, pour les solutions chrétiennes, sa sympathie accentuée pendant ces mois-ci venait de reculer et de gravement s’affaiblir, tant par brusque indifférence générale à sa vie antérieure, que par répulsion positive et violente contre tout ce qui prétendait plus ou moins se substituer à son bonheur perdu. Et peut-être aussi, comme disait le chanoine, par cette éclipse de la Paternité divine, née des grandes douleurs. Christine le sentait bien. Et cependant il n’en écoutait pas moins tout le détail de la lente prière avec un somnolent respect. Il lui arrivait même de répondre au de Profundis.

Cette attitude d’Augustin ne lui était pas venue par transitions imperceptibles. Elle existait à partir d’une certaine date précise et brusque. Christine ignorait pourquoi. C’était le soir même du jour où il lui avait humblement baisé les mains.

Elle se prit à rêver sur elle-même, ses propres destins et le ravage de sa vie. Elle quitterait bientôt cette vieille Abbatiale, sa petite ville et sa maison. Pour toujours ? Elle ne savait pas. Pour aller où ? Elle ne savait pas. De sa pauvre âme mutilée, tout s’échappait, sauf le centre, comme eût dit son frère. Augustin pensait que la possession de ce centre lui apporterait consolation et sérénité. Mais elle ! elle l’avait ce centre, et sa possession ne la consolait pas. Dans les coups de couteau subits de la souffrance, elle le sentait ce centre, ferme contre son cœur comme une colonne obscure. Elle s’y appuyait, en éprouvait la rigidité dure et douce. Mais il ne la consolait pas. Les soins qu’elle rendait à son frère, le souci de son âme en péril, oui heureusement, ces devoirs l’occupaient encore, et la tenaient debout.

Elle vit sortir le vieux chanoine de son confessionnal et disparaître vers, la sacristie sa silhouette robuste et voûtée.

Au bout de quelques jours, Augustin put passer toutes les après-midi dans le vieux fauteuil de la salle à manger. Ils y avaient tous les deux dormi bien des nuits, pendant la double maladie. Ils le connaissaient depuis l’enfance. Il était plein de souvenirs qu’on ne se donnait pas la peine de rappeler, tellement ils étaient présents et faisaient corps avec l’étoffe. Il sentait la vieille cigarette comme un homme. Il avait presque figure humaine. Ses bras ressemblaient à des bras.

Auprès du fauteuil, sur une petite table portative, se trouvaient un horaire de chemins de fer, une boîte de papier à lettres et « La Princesse de Clèves », brochée, entr’ouverte, et retournée contre la table. Augustin avait défense de travailler. Il lisait, usait les heures. Christine passait devant lui à pas silencieux, sans paraître remarquer les crispations fugitives ou le durcissement momentané de son visage. Le déménagement commençait déjà d’être visible, çà et là dans l’appartement.

– Augustin, entendit-il, en passant à Paris tu aimerais peut-être voir ton ami Largilier ? Veux-tu que je lui écrive de ta part ?

Il réfléchissait, quand un coup de sonnette très inattendu le fit tressaillir.

– La mère Rambaud répondra, dit Christine.

Elle entra en effet, tenant la carte de l’abbé Bourret.

– Reçois-le, je te prie, fit Augustin excédé. Je regrette. Je suis souffrant. Qu’il te dise ce qu’il veut.

À peine partie, il souhaita la rappeler. Elle devait associer à l’idée de Bourret l’histoire de la fausse guérison, la consultation, le voyage à Clermont-Ferrand, et tout ce rappel d’affreux jours. Mais déjà elle n’entendait plus.

– Voici, dit-elle à son retour. Textuellement, ou peu s’en faut. Je rapporte ces paroles avec d’autant plus de fidélité qu’aucun moyen ne m’est donné d’interpréter leur obscurité.

« La personne dont M. Bourret a entretenu M. Méridier revient de Paris. Elle a appris que dès son Doctorat passé, il serait possible qu’une conférence aux Hautes-Études lui fût confiée. M. Méridier sera probablement au jury du Doctorat. Cette personne repart pour Paris et demande quand elle pourra y rencontrer M. Méridier. Elle aurait à l’entretenir de bien des choses. » Voilà, termina Christine. J’ai dit, à tout hasard, un des jours de la semaine prochaine. On préviendra la personne, si c’est impossible.

– La personne a pris sa décision, à la fin ? fit Augustin. C’est dommage, tout son romanesque s’en va.

Il revoyait l’automobile sur la haute route du Cantal, en face du chemin de ferme, dans les profonds bruns nocturnes ; – et l’âme non moins ténébreuse qui avait choisi de se manifester là.

– La personne est romanesque ?

– Comme toute énigme. Résolue, elle est platitude. Si tu veux me rendre le service d’écrire à Largilier, je le verrai bien volontiers.

Un jour vint enfin où le médecin se montra pour la dernière fois. Il annonçait l’heure et le jour du grand spécialiste parisien. Augustin pouvait partir. Le médecin conseillait le voyage le plus confortable possible, bien entendu.

Tandis que Christine remerciait, lui demandait de bien vouloir préparer sa note d’honoraires, annonçait la possibilité d’une longue absence, Augustin, qui le considérait, discernait un certain air de triomphe mal explicable, luisant dans ses sclérotiques. Il lui semblait que ce n’était pas (ou que ce n’était plus) le grand choc du triomphe, quand l’homme étant d’un côté, le triomphe de l’autre, ils n’ont pas encore eu le temps de se compénétrer. Ce triomphe, quoique tranquille et calme, l’imbibait cependant d’une obscure allégresse, l’humectait en ses profondeurs. Il érigeait son attitude, ensoleillait jusqu’au sentiment qu’il avait de son corps et de ses habits, jusqu’à l’aisance avec laquelle il portait son volume de chairs. Bien sûr, des traces de cet état nouveau s’étaient depuis quelques jours rendues perceptibles sur la physionomie du médecin. Mais les petits indices ne se voient jamais qu’après les gros.

Il ne montrait plus cette contention d’esprit professionnellement limitée au malade, ignorante du reste du monde. Il soignait de haut, en un optimisme lumineux, avec une facilité à laquelle suffisait la moindre partie de lui-même. L’autre, arrachée aux tâches praticiennes, voguait en d’incorruptibles cieux.

Il prononça, en un épanouissement de vie heureuse :

– Soignez le moral de votre frère, Madame. De plus en plus. Je n’aime pas cet air d’indifférence à la vie. Faites-lui en reprendre le goût.

Il s’en fût, donnant explicitement le prétexte, et inconsciemment l’exemple, méconnaissant candidement l’ironie de pareils mots, laissé par sa technique aussi loin qu’il pouvait l’être des deux grands deuils qui l’écoutaient.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Ils partirent pour Paris le soir du lendemain. L’ancien Hôtel de France devenu le « Grand Hôtel et de France » envoya son autobus prendre trois malles de livres et de vêtements. L’express de Paris passait à neuf heures. On l’appelait « express » quoiqu’il employât les deux premières heures à se traîner sur une ligne sinueuse, desservant des localités de petite industrie renouvelées par la houille blanche. Des usines ronronnaient au ras des torrents, dans de hautes vallées boisées et magnifiques.

Dès cinq heures du soir la mère Rambaud était venue aider. Augustin allait et venait par les chambres, taciturne et absorbé. Il avait fait un très petit choix parmi les souvenirs. Il emportait la photographie de Marguerite Gerfaut, Enfant de Marie, n 79, ainsi que l’instantané de son père, pris quelques mois avant sa mort.

Il vit Christine plier pour la mère Rambaud de petits vêtements en lainage, de ceux qu’on appelle « vêtements pour le premier âge » dans les catalogues de grands magasins. Elle posa sur la pile un mantelet blanc inachevé, où le peloton et les aiguilles tenaient encore, fait de cette laine duveteuse qui gonfle sur les berceaux. Augustin fut quelques secondes avant de l’identifier, tellement il paraissait audacieux qu’il fût là. C’était le tricot qu’elle destinait à la convalescence, pendant les beaux jours d’octobre que Bébé devait passer au jardin.

– Vous prendrez cela aussi, fit-elle de son ton uni et bas, peut-être un peu plus bas que d’habitude.

Elle lia le petit paquet avec une extrême lenteur, une sorte de caresse interminable. Augustin se sentit trembler. Il est vrai qu’il était encore bien fatigué, et qu’il se tenait debout depuis longtemps.

La mère Rambaud remercia sans emphase ni déploiement de sensibilité, avec un sens naturel de la mesure et cette distinction populaire d’autrefois, en femme qui a l’habitude du malheur et sait comment le prendre.

Elle devait emporter avec elle et remettre au notaire les clefs de la maison. Christine se débarrasserait-elle tout de suite de l’appartement ? Chercherait-elle un sous-locataire ? Elle ne savait encore. Les circonstances en décideraient. Une seule chose était certaine : elle ne l’habiterait plus.

– J’ai oublié de dire à Madame, avertit la mère Rambaud lorsqu’ils partaient déjà. Madame sait ce qu’on dit du Docteur ?

Elle continua d’une voix admirative et désintéressée, avec une douceur de traits qui était, par elle-même, du respect.

– Qu’il épouse la demoiselle à M. Marguillier, Mlle Marie-Louise, celle qui a été élevée à Paris. Et on dit aussi qu’il se portera comme député.

Dans les libres cieux imaginaires sonnaient des cloches de gloire et d’hymen. Ils partirent sur cette musique de bonheur terrestre.

L’autobus du Grand Hôtel croisa dans son trajet l’ancienne rue aux Prémontrés, devenue rue Étienne-Dolet, là où les roues changeaient de son dans les vieux omnibus. Juste à ce coin de maison, quatre mois auparavant, il avait rencontré celle qui sortait des Vêpres. Quelque chose commença de lui serrer le thorax d’une étreinte permanente. La disparition de sa mère n’était qu’un, parmi des changements écrasants. Les nouveaux mois qu’il entamait lui semblaient faire une vie singulière, grave, brève, et sans but, une sorte d’appendice à sa vie finie, une enveloppe de temps dont on avait mal pris les mesures, laissée trop longue pour son contenu, et pendant derrière lui. Elle ressemblait à ce paysage d’hiver, qu’en ouvrant pour la dernière fois sa fenêtre, au moment de partir, il venait de regarder désespérément, avant d’abattre sur lui les volets pour toujours. Sauf eux deux, il n’y avait personne dans la voiture.

Lorsqu’ils eurent atteint le compartiment des couchettes, Augustin fit observer qu’il était peut-être inutile de préparer les deux lits supérieurs, ceux d’en bas devant suffire. Il eût préféré n’avoir pas ce toit sur les yeux. Mais le contrôleur, qui n’avait reçu aucun pourboire, remarqua d’un ton pincé que d’autres voyageurs pouvaient survenir. Ça ne leur était pas défendu ! Il n’avait pas loué les quatre couchettes.

– Bien ! bien ! fit Augustin qui toussa de sa toux fatiguée. L’autre, plus petit que lui, le regardait de bas en haut, roulant son crayon entre deux doigts prétentieux, en gants jaunes râpés, un début de sourire relevant les courts poils raides de sa moustache. D’ailleurs personne d’autre ne vint.

Une fois étendu, sous la tiédeur de la couverture, les oreillers installés, la glace demi-ouverte, dans l’air violet de la veilleuse, Augustin sentit, plus fortement encore que dans l’autobus, cette déprise du réel et cet allègement de tout.

La masse de la vie était tombée derrière lui, d’un bloc. Le surplus pouvait indifféremment consister en ceci ou cela, appartenir à lui ou à un autre. Il importait peu. De jeunes officiers circulaient dans le couloir et fumaient. Il entendit des conversations vives, des éclats d’un rire facile, des récits de chasse et le nom des Sablons s’y trouvait.

La secousse fut profonde mais parut brève. Elle eut l’air de s’enfoncer, de disparaître, de couler d’un cours souterrain. Juste un peu de nervosité dans la manière dont il se releva, s’assura que la porte du compartiment était fermée, mit le verrou et puis se réinstalla, brûlé de désespoir et de délice.

C’était l’image des lieux qui, cette fois, restait vague. Mais « elle » au contraire se manifestait par un doux et léger sentiment de présence et la pesée de sa main sur son bras. La première palpitation de leurs mots imaginaires précisa le rêve : elle venait pour lui dire adieu.

Elle s’était désolée de la réponse dure, désolée aussi de sa lettre inintelligible. Se pouvait-il autrement ? avait-il pu croire ? Les mots qu’ils échangeaient, leurs plaintes, leurs larmes, tout ce bonheur trempé et ruisselant lui montraient qu’elle savait enfin, qu’elle avait deviné.

Jamais ses regards ne s’en emparèrent, ne la possédèrent aussi bien. La lumière bleu foncé de ses yeux lui riait avec tristesse, candeur et rectitude. Il apercevait dans leur détail les deux ou trois douces ondes de sa chevelure, sentait de nouveau le parfum que dans la voiture il avait refusé de sentir. Elle dut se pencher vers lui pour lui parler et, dans le mouvement qu’elle fit, appuyer sur sa robe ses deux frêles mains longues, aux veines bleues dans leur couleur chair.

Les voyageurs du couloir s’étaient arrêtés juste devant la porte du compartiment à couchettes. L’intolérable gaîté de leur bavardage troubla le rêve. Violemment rejeté à sa solitude, à la matérialité atroce de son abandon, le malheureux se sentit perdu en une désolation furieuse. Il souffrait comme sur son lit, huit jours plus tôt, dans toute la furie du premier chagrin, dans tout son corps, et tout son cœur, comme il s’était bien promis de ne plus jamais souffrir.

Toutes les consolations qui tour à tour s’étaient montrées fécondes, la dureté, le stoïcisme, la mort étaient fétus dans la tempête. Il faut des moments propices, des sortes d’appels lancés par la fatigue même de la souffrance, pour que ces considérations fonctionnent. Hors de là, elles cassent comme des flèches contre un cuirassé.

– J’ai été une bête, criait-il d’une voix basse et forcenée. Je n’avais qu’à expliquer, avouer. Peut-être eût-elle accepté de me laisser guérir. Je serais au moins revenu vivre autour d’elle, dans son voisinage et dans l’air qu’elle eût respiré.

Il se rappelait les mots : « Vous nous rendriez ce service » ? et j’ai « deux belles chances ce soir », et le timbre de la voix qui les avait prononcés.

Il expérimenta là une de ses pires épreuves. Christine sur l’autre couchette l’entendait se tourner et se retourner par saccades et pleurer sourdement. Elle remit en silence sur lui la couverture qu’il avait fait tomber. Le train circulait dans les gorges avec une grande lenteur, en des échos de cathédrale.

Puis ce paroxysme une fois de plus s’affaissa, plus lentement toutefois qu’il n’avait coutume de le faire, sans cet arrêt subit qu’il avait comparé à la fin brusque d’un mal de dents. Il sentait se perdre, en une saveur de cendres, de lourdes et décroissantes traînées de douleur. Il finit par rester immobile, inerte, souffrant d’une souffrance fixe et désespérée.

Lorsque revint l’image bien-aimée, ce retour se montra supportable et plus doux. C’était au grand salon des Sablons, appelé par ses souvenirs de tout à l’heure : « J’ai deux belles chances ce soir. » Elle était assise sur le tabouret bas et large : une sorte de velours de pénombre masquait son ardent visage délicat, mais ses deux mains qu’il trouvait si belles étaient comme il les avait vues, enlacées en pleine lumière sur ses genoux croisés. Il était à peu près agenouillé devant elles, à portée de les baiser et n’osait pas.

– Vous auriez peut-être accepté d’attendre, ô bien-aimée ! (Il lui fallut le temps de supporter le choc de ces mots). Mais vous voyez bien… je ne pouvais pas… Vous vous fussiez cru liée par des liens plus forts, précisément à cause de mon malheur.

Le mot « bien-aimée » lui ayant paru affaibli, il le remplaça. En une ivresse verbale, une frénésie de prosternement, il lui dit, séparant les syllabes, qu’il l’a-do-rait, au sens plein, au sens théologique, au sens d’anéantissement servile, d’absorption passionnelle souveraine, de désir de rien autre au monde, qu’il croyait toute la religion qu’elle eût voulu qu’il crût, – et qu’est-ce que ça lui faisait ?

Attentive, mal visible, juste assez présente pour entendre, elle semblait accepter qu’il lui parlât ainsi.

– Je vous ai fait souffrir, reprenait-il ; peut-être vous n’avez pas compris…

C’était l’éternelle allusion aux lettres, le triste thème inépuisé.

Presque subitement, il se lassa de ce dialogue imaginaire, de ce boursouflement, de toute cette fouille des pires blessures qui n’était qu’une autre manière dont il ne cessait d’en occuper son cœur. Il avait été frappé, laissé pour mort, jeté par terre. Qu’on l’y laisse tranquille et que ce soit tout ! Il ne sentait même plus la force de dire : « quelques mois encore » et « rien ne dure longtemps ». Il s’épuisait et se reposait à la fois dans une douleur morne, durable et somnolente, mêlée d’une lassitude sans nom.

Des stations étaient passées. Le train commençait de prendre de la vitesse. Les grands intervalles sans arrêt naîtraient bientôt. Il y avait peut-être une heure, une heure et demie qu’il se trouvait là, dans ce wagon bien suspendu où nul choc ne passait aux couchettes. Tout glissait en une lourde douceur sans secousse, sur une surface unie, sous laquelle battait le puissant rythme martelant.

On n’entendait plus depuis longtemps que ce grand pilonnement nocturne brisé aux aiguillages, reprenant après eux sa même phrase sans fin, abaissant d’un degré l’acuité de la conscience souffrante, l’inclinant vers le mécanique, le monotone et l’engourdi.

L’épuisement d’après les crises s’emparait d’Augustin, l’affaissement bien connu, imitant la paix. Lui aussi passerait. L’odeur des bois, de la pluie, de la nuit, entrait par la glace baissée, inremarquée jusqu’alors, pareille à ces motifs ternes et neutres que les musiciens maintiennent soigneusement auprès des paroxysmes.

Il pensa à remonter sa montre et la présenta non pas à la veilleuse, mais à un filet de lumière qui venait du couloir et luisait dans le bâillement vertical et doré du store. La montre marquait onze heures vingt. Il connut quelques moments de clarté et de calme inéprouvés depuis des mois, antérieurs à ce long temps de passion et de douleur. Peut-être était-ce, enfin revenu, l’instant d’efficacité pour sa vieille connaissance, l’idée de la rigide et solennelle Mort.

Une demi-heure après Christine l’entendit rire, d’un rire bas, âpre et saccadé. Il était en train de marmonner des phrases suspendues, comme « grand amour mélodramatique » et aussi « que d’histoires ! » et « quel manque de mesure ! » qu’il présentait à sa pensée comme autant d’échantillons à choisir mais dont elle ne retenait aucun. Elle en prit un enfin, une pièce complète à beaux reflets archaïques : « Au fond, si je cherche bien, quelqu’un de mes ancêtres paysans, croquant, valet d’armée, manant cultivateur, a dû nourrir au fond de son cœur naïf quelque dévouement falot, éperdu et inépuisable pour une jeune suzeraine du temps jadis. »

II

COMME UN HOMME QUE SA MÈRE CONSOLE

L’ascenseur les déposa au quatrième étage d’une grande maison, en l’une des avenues qui partent de l’Étoile. Le valet de chambre les mit dans un salon d’aspect glacial et compassé d’où une demoiselle vint les tirer. Elle portait une blouse blanche, un voile de tête blanc marqué d’une croix rouge, aux lèvres une touche d’écarlate. Elle les fixa d’un regard cru, dur et direct. Après quoi, son petit menton levé, ses gros yeux baissés, une mèche de cheveux insolemment blonde sortie du voile et arrondie à poste fixe au-dessus du sourcil gauche, elle prit l’air suffisamment dédaigneux, officiel et enviable gardé pour les rapports avec la clientèle.

Elle les précédait par des corridors tapissés de livres où surabondaient les collections étrangères, les reliures en toile des volumes allemands et américains. Les deux joues de sa croupe un peu forte se balançaient sur de hauts talons fins, en petits équilibres alternés.

Très loin, dans d’autres parties de l’appartement, on entendait des cris et des pleurs d’enfant.

– Vous avez fait bon voyage, monsieur Méridier ? demanda une voix prenante et distante à la fois.

Le grand médecin maintenait sur lui, derrière ses lunettes rondes, un regard souriant, attentif et aigu, où nul élément passif ou subi n’avait l’habitude de figurer.

Sous les drus cheveux gris, le visage osseux, presque jeune, présentait des détails d’une irrégularité célèbre.

– J’ai là, dit-il, l’éventant entre deux doigts, la lettre d’un médecin que je ne connais pas, mais dont l’examen clinique est bien fait. Il s’accompagne d’ailleurs des analyses bactériologiques indispensables.

Augustin reconnut l’écriture du médecin cantalien. Il s’attardait à palper cette voix. Retenue, nuancée, d’une cordialité réelle mais vite retirée, un rien de combativité dangereuse y circulait sourdement sous une articulation de professionnel.

La fenêtre déversait un air sans soleil. Augustin regarda l’énorme casier d’acajou ciré qui occupait l’angle de la pièce et s’articulait avec d’autres casiers de fiches. Classés, mais débordants, des entassements de papiers, de livres, d’albums, prolongeaient la surabondance des corridors, foyers de proximité et d’actualité dans l’ensemble d’une documentation colossale.

– Mais, je vous connais, monsieur Méridier, disait le médecin, comme Augustin expliquait sa profession, son genre de vie, son histoire. Vous étiez là-bas (il parlait de l’Université américaine où Augustin avait professé) à peu près au moment où je m’y suis trouvé moi-même, pour moins de temps que vous évidemment. Et j’ai vu aussi votre nomination à la Sorbonne.

C’était une de ses coquetteries de paraître n’ignorer que le moins de choses possibles en dehors de la médecine. Sa culture générale, fort vaste, refoulée depuis par sa technicité, ne s’alimentait plus que dans ses repos, mais elle aérait, équilibrait ses travaux et luisait dans leurs interstices. Contrairement à mainte autre contribution humide et nuageuse, les siennes étaient classiques pour la limpidité de l’air qu’on y respirait. Elles amusaient aussi par leur ton polémique, leur sincérité cassante et des démentis dont rien n’émoussait le coupant.

– Oui, continuait-il, ils ont de bien beaux laboratoires.

Puis brusquement :

– Voyons, Monsieur, remontons au déluge. Vous avez souffert de quoi depuis votre enfance ?

Pendant qu’il écrivait sur ses grandes fiches quadrillées, Augustin l’emmena à travers les bronchites d’Allemagne et de Suisse, jusqu’à la crise de Pâques, aux souffrances morales, aux fatigues, et à l’hémoptysie des derniers jours.

Le médecin posa sur la maladie de l’enfant deux questions seulement, enveloppées mais précises, comme des coups de poing de champion sous le gant. Augustin vit bien qu’il avait deviné et sentit un grand froid… Mais l’autre quitta le sujet miséricordieusement. Christine conservait son air d’incompréhension impénétrée.

À ce moment, d’ailleurs, on sonna au téléphone.

– Lui-même, fit son formalisme caressant.

– Ou…i ! Ah ! oui ! Ah ! non !… Non ! Je ne puis pas. Je vais demain en consultation à Pau. Mais Breuil vous donnera très bien cette consultation-là ! Oui, le Docteur Breuil, médecin des Hôpitaux, l’un de mes assistants… Airvault, dites-vous ? Vous préférez le Dr Airvault ? Airvault si vous voulez. (La voix se faisait déjà d’une politesse agressive). Prévenez-le, l’un ou l’autre et à temps. Ils sont fort occupés… Après-demain ? (avec une courtoisie ironique) Mais comment donc ? Le doyen se ferait un plaisir de déplacer mon cours ! Oui ! Ou…i ! Enfin !… Au revoir.

Augustin l’observait téléphonant. Qu’est-ce qui semblait jeune en lui ? Aucun trait en particulier, ni leur ensemble. Peut-être cet aspect de force et de sûreté de soi, non pas en face des choses elles-mêmes, ni des problèmes qu’elles lui posaient (il était beaucoup trop intelligent pour cela), mais à l’encontre des opinions ; que ses collègues soutenaient sur elles. Sa combativité se réfrénait quelquefois, par respect pour lui-même, jamais pour eux. Il s’exprimait avec une politesse cinglante et nuancée qui lui faisait beaucoup d’ennemis, dont il déclarait n’avoir cure. Tout cela n’était pas jeune. Augustin s’était trompé en le croyant tel.

Mais il dut interrompre ses réflexions et se déshabiller. Entre deux rangées de livres, disposé de telle sorte qu’il échappait aux entrants, un très beau tableau, qui ressemblait à un Sisley, crevait l’une des parois de cette bibliothèque écrasante. Par la brèche (et rappelant à Augustin des souvenirs), entraient les détails d’une violente lumière de neige, coupée de plaques d’un bleu glacial et dilué, à ras du sol sous un puissant ciel brun.

– Voulez-vous venir par ici, Monsieur ? Vous aussi, Madame. Mais certainement.

On parcourut un autre couloir tapissé d’autres livres, qu’Augustin vit mal, tout à la pensée des neiges.

La nouvelle salle était sombre, faiblement teintée de rouge, d’une température tiède et agréable. De grands appareillages électriques peuplaient cette ombre, et derrière les premiers plans, des prolongements pleins de secret. Augustin aperçut en dernier lieu les lourds rideaux noirs revêtant la fenêtre. On toucha son bras : une demoiselle mince, grave et jolie, toute blanche, l’air hiératique d’une vierge technicienne. Elle lui appliqua la poitrine contre une petite paroi carrée par gestes légers et sans paroles. La lumière rouge s’éteignit brusquement. Dans son dos gonfla un murmure profond et musical. Christine avait disparu. Le médecin avait disparu. Par-dessus une sorte de tablier qui lui montait jusqu’au menton, Augustin ne voyait rien qu’une place indistincte du noir. Il devinait qu’une chose massive, courbée, s’agitait devant lui et aussi à sa gauche. Tout se passait entre ce murmure musical et cette chose courbée. Tout, c’est-à-dire, le mystère électrique, cette lumière perceuse de parois, son étrangeté verdâtre, et les petites taches blanches et noires aperçues dans la nuit d’un poumon d’homme.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de tousser ?… Encore. Je vous remercie.

La chose massive et courbée remuait avec des bruits de corps humain dans des habits. Ces mots lui firent perdre toute incertitude et tout anonymat, redevenir le médecin qu’elle n’avait jamais cessé d’être.

De brèves phrases techniques furent jetées à l’autre bout de la pièce, vers une silhouette bossue, aux contours fondus, penchée en une posture inintelligible. Mais l’habitude de la nuit, son attention plus grande et l’occasion montrèrent à Augustin, l’espace d’une seconde, une incandescence rouge sombre et minuscule que la silhouette masquait. Il supposa la demoiselle en train d’écrire sous la dictée.

La chambre s’éclaira avec une soudaineté éblouissante. Le médecin apparut ganté de gants lourds, ocellé de lunettes énormes. La demoiselle fit avancer le bâti contre lequel s’appuyait le patient. De minces doigts sollicitèrent son bras et son épaule.

– De cette manière, disait-elle. Poings sur les hanches. Coudes en avant. (Dédaigneuse et sybilline) : respirez ; n’expirez pas. La voix était prétentieuse, déplaisante, en désaccord avec l’aspect de la jeune fille.

Un bruit criard, extrêmement bref, éclata.

– C’est tout, dit le médecin qui déposa ses gants.

Augustin et sa sœur revenus dans le cabinet au Sisley, reprirent place devant le grand bureau. Un faible roulement de voiture montait de l’avenue. Le médecin maintint quelque temps son front dans ses mains.

– Dites-moi, monsieur Méridier, fit-il avec une brusquerie égale à celle de la lumière électrique dans sa salle d’examen : voulez-vous aller à Leysin ?

Et comme Augustin, pris de court, ne répondait pas :

– Vous y passerez le temps qu’il faudra. La vie n’y est pas austère. Le pays est délicieux. Vous êtes séparé des Dents du Midi par des vallées très creuses, où les nuages s’amoncellent, mais vous les dominez baigné par un radieux soleil. Peut-être ne connaissez-vous pas Leysin ?

Augustin avoua qu’il ne connaissait pas Leysin.

– Prenez un congé de deux ans, que voulez-vous ? S’il vous faut plus, nul doute qu’on ne vous le prolonge.

Sa bibliothèque dégorgea une liasse de prospectus luxueux. Des illustrations photographiques donnaient le paysage typique des Alpes, le rude velours des sapins, les grands draps blancs des neiges, bien tendus et sans plis, mis à sécher sur les pentes, un air de festivité générale, de luxe, de joie et de brillants hivers.

– Vous serez soigné fort attentivement par des spécialistes suisses de premier ordre, et, sous leur direction, par des médecins français, venus, comme vous, pour s’y guérir et qui y sont restés.

Il pressa l’un des boutons de son appareil téléphonique compliqué.

La petite jeune fille du vestibule entra, bloc en main, abaissant sa paupière sur un visage de recueillement excessif. Stylomine expectant, elle s’installa devant une tablette glissante, logée dans la face latérale du vaste bureau. Il dictait très vite des mots qu’elle prenait en sténographie. Les premiers : « Je soussigné », puis l’indication de sa personnalité partirent dans un grommellement indistinct où fourmillaient les « et cetera ». Puis lentement :

« M. Méridier ; Emme, é, ère, i, dé, i, é, ère, présente des lésions pulmonaires bilatérales, dont l’origine tuberculeuse, confirmée par l’analyse bactériologique, ne fait pas de doute. M. Méridier a besoin d’un congé de très longue durée pour se soigner dans un Sanatorium. »

Augustin se sentait la plus inerte indifférence, traversée de visions des Alpes. La technique voulait pour lui, décidait pour lui. Elle dessinait sur la surface externe de son âme toutes les arabesques de l’espérance, sans moyen de savoir que l’intérieur était mort.

– Il ne semble nullement nécessaire que Madame votre sœur séjourne avec vous. S’il était cependant possible qu’elle ne fût pas trop loin…

Puis, avec un sens des retouches miséricordieuses, qui ne lui manquait pas :

– Pour elle-même, ajouta-t-il, autant que pour vous.

Augustin espéra pouvoir lui obtenir un poste dans un lycée frontière : elle faisait, elle aussi, partie de l’Université.

Un grelottement étouffé monta du téléphone.

– La radiographie est visible ? Bien.

Elle vint, encore mouillée, entre deux jolis doigts de la vierge technicienne, les trois autres incurvés et levés dans les airs, en pattes de moustiques. Posée sur un verre dépoli, frappée en-dessous d’un violent éclairage doré, caillebottée, grisée, coupée du cercle pâle des côtes, elle étalait des hiéroglyphes d’une langue non traduite : un vide blanc grossièrement triangulaire, et des traînées blanchâtres sur du mou de chat grisaillé.

Augustin faisait effort pour se reconnaître dans cette chose étrange. Il tenta des essais verbaux : « Ça, c’est moi, qui suis là ; oui, c’est moi, c’est bien moi, la partie de moi qui crache et tousse, et aussi l’autre (soupçonnant que le vide triangulaire pouvait être son cœur) qui m’envoie à la fois des émotions et du sang. » Cela dura bien dix secondes. L’inconnue générale de la vie était là devant ses yeux, réfractée, morcelée en toutes ces petites énigmes photographiques.

– Vous recevrez l’avis de Leysin en cinq ou six jours au plus tard. Cette radiographie, bien entendu, vous y précédera. Vous devriez y être vous-même sous huit jours. Ne tardez pas.

– Bien, Monsieur, fit Augustin debout et rhabillé. Je vous remercie. Si je ne guéris pas, quelles sont les limites de temps entre lesquelles je puis être emporté ?

Le visage du grand médecin devint brusquement pitoyable et presque affectueux.

– Monsieur Méridier, ce que vous demandez ne présente pas beaucoup de sens. Toutes les vraisemblances médicales sont pour que vous guérissiez. J’ai envoyé à Leysin des malades plus touchés que vous. Ils ont guéri. Vous vous guérirez. C’est au sens actif que je parle. Votre discipline psychique ira de pair avec l’autre. Vous me comprenez. Qu’est-ce qu’un an ou deux de recueillement ? Une richesse de plus dans l’épanouissement de votre vie.

Augustin insista, d’une gravité calme.

– J’ai besoin de considérer les deux hypothèses : guérison et l’inverse, simple prudence et aménagement correct de mon existence.

Déjà d’autres coups de sonnette avaient tremblé dans le vestibule.

Le médecin se tenait debout en un sombre veston soigné. Son sourire était identique, mais cette permanence même, jointe à l’immobilité de son attente, se chargeait de signification : ses habitudes de défense contre les usurpateurs de son temps transparaissaient sous sa parfaite politesse.

Sa voix ne fut pas tout à fait exempte de cette hauteur nuancée qu’en face d’une contradiction il n’était jamais totalement maître de retenir.

– Monsieur, tous les délais sont possibles, entre quelques semaines et quelques années, si en fait d’aménagements corrects, vous négligez celui de votre guérison.

Il revint vite au ton ordinaire :

– Comment êtes-vous installé ici ?

– Un petit appartement, rue d’Assas, au bout d’une cour très large, entre le Luxembourg et des jardins. J’ai eu la chance de le trouver en juillet dernier, lors de ma nomination.

– De l’air et de la lumière. Fort bien. Ne vous fatiguez pas pendant ces huit jours. Mangez bien, sans excès. Quatre repas par jour. Je vous permets les démarches strictement nécessaires, chez vos éditeurs, je suppose, ou dans l’administration universitaire. Il faut avoir l’esprit en paix. Pas d’autre ordonnance que cette feuille. (Il lui tendit un papier lithographié.) Le traitement est à Leysin.

De nouvelles sonneries tintèrent.

Tandis que le valet de chambre passait le pardessus :

– Madame, dit le médecin, auriez-vous l’obligeance de me suivre une minute ? Le temps de signer ce certificat et de vous le remettre.

Quelques instants après, seulement, Augustin fit réflexion qu’il n’avait qu’à signer la feuille devant eux.

Dans l’ascenseur ils lurent les grands titres, masqués par les « et cetera ».

« Je soussigné, Professeur à la Faculté de médecine de Paris, médecin de l’hôpital… » C’est, dit Augustin, ce qu’il a dicté devant nous.

Puis souriant :

– Cette chose à part, qu’il t’a dite ? Il faut m’entretenir le moral, ou quelque confidence semblable ?

Christine sourit à son tour.

– Il m’a certainement dit qu’il fallait t’entretenir le moral.

Ils firent quelques pas indécidés sur le trottoir.

– Il est trois heures et demie. Peut-être pourrions-nous passer au Ministère, rue de Grenelle ?… Non, je ne suis pas fatigué. Il nous recevra certainement sans demande d’audience, du moins s’il a le temps.

Christine obtint cependant qu’ils attendissent le lendemain. Il fallait bien employer ces filandreux huit jours.

Ils traversèrent l’avenue pour trouver un taxi. Un des bas côtés formait allée cavalière. Des fers à cheval, pleins de pluie marquaient dans la terre molle. Un groupe les éclaboussa. L’homme paraissait un professeur d’équitation. Une grande fillette de douze à treize ans montait auprès de lui. À chaque secousse, d’une seule masse, sa chevelure s’élevait et s’abattait.

Cette fin de pluie, ces allées cavalières, cet horizon jaune derrière le Trocadéro rappelaient un paysage très semblable, bien lointain, lourd de tristesse et d’avenir. Au temps dont il se souvenait, elle était encore une petite fille délicate, fine, d’une beauté assez farouche et toute la hauteur de l’enfance. Il le savait maintenant : c’était jusqu’à cette époque qu’il fallait faire remonter son amour. Aujourd’hui il n’y avait plus rien. Il devait en prendre son parti, avec une maîtrise de soi ferme et funèbre.

– Alors, tu ne veux vraiment pas me confier ce qu’il t’a recommandé ? fit-il avec un sourire détaché, qui provenait, sans que Christine pût le savoir, de la formule du médecin sur « l’épanouissement de sa vie ».

Pouvait-elle répéter le pronostic chargé de réserves ?

– La situation est sérieuse, Madame. Surtout, je n’aime pas chez votre frère cette apparence morale déprimée, ce calme froid et cet air mort.

– De bien manger, dit-elle, et bien dormir.

Les heures du lendemain, toutes officielles, apportèrent à Augustin la satisfaction qu’il désirait. Le déplacement et le congé de sa sœur furent réglés ; le sien était de droit.

Depuis sa philosophie, il n’avait entretenu avec M. Rubensohn que des relations sans contact. Ils s’envoyaient leurs livres, s’écrivaient aux promotions, aux événements heureux. Un invisible vieux ciment consolidait ces moellons.

Un huissier désagréable, assis devant une immense fenêtre grise, commença par leur refuser l’admission, disant que M. le Directeur de l’Enseignement secondaire ne recevait les professeurs que sur audience. Le garçon négligea ostensiblement la carte d’Augustin, l’abandonna au coin d’une vaste et grossière table où nulle tache d’encre ne pouvait marquer puisqu’elle était peinte en noir. Au milieu d’officiels plis jaunes, classés par taille, il prit le temps de terminer, dans un journal pour boutique de coiffeur, un article à dessins roses. Mais un coup de sonnette le fit se précipiter sur les cartes et sauter de sa chaise, avant qu’Augustin et Christine n’eussent fini de goûter l’harmonie de ces gris et noir, de ces jaune et rose.

Revenu, l’huissier sélectionna obséquieusement le couple en deuil parmi d’autres gens qui attendaient.

Il maintint ouverte l’énorme porte directoriale, eut le temps de voir M. Rubensohn venir au-devant de son visiteur, lui prendre le bras et l’épaule avec une affection tout à fait tendre et l’installer dans l’un des fauteuils. Peut-être même l’entendit-il dire : « Comme il y a longtemps, cher ami ! »… Sa caressante insistance sur les diphtongues les emplissait de regrets, de doux reproches et de câlinerie.

La pensée pleine de l’ancien Rubensohn, Augustin en sentait dégrader lentement l’image et faisait, sans le vouloir, le tri des choses conservées.

Le regard avait changé d’horizon, de rêve et de portée. Il s’était rabattu vers la terre et ses complexes jeux. L’homme gardait la peau glabre, fine et blanche de jadis. Il était gras, dominateur avec lassitude, jouant la satiété du bonheur, d’une sûreté d’élégance et d’une science de la sobriété vestimentaire qui montrait ici, comme autrefois dans sa classe, la même absence de parenté avec ses entours, et que sa vraie vie n’était pas là.

Il écoutait tout le récit d’Augustin, l’interrompant de courtes demandes, avec la plus attentive amitié.

Ce qui avait fui, c’était la jeune gravité, l’ascétisme intellectuel, le temps des mains méditatives, ployées en berceau devant le front osseux. Il avait trouvé mieux que la certitude : l’inutilité de la chercher. Sa sérénité s’en trouvait affinée. Il devait vivre en un phénoménisme exquis.

L’extrême noblesse et la mélancolie avec laquelle il leur était apparu autrefois, recouvraient peut-être des désirs terrestres, des émois précurseurs existant dès cette date, quoiqu’ils ne se fussent montrés qu’ensuite, par précipitation sans doute, au sein d’un cœur primitivement transparent. Peut-être, au contraire, n’étaient-ils nés réellement que plus tard, des impures besognes de la vie.

Beau cas d’évolution, pensait Augustin. Mais qui pouvait le décrire, que lui-même ?

– Attendez, cher ami, fit-il au cours du silence qui suivit.

Il pressa sur son téléphone.

– Monsieur Le Friant ? Ici, M. le Directeur. Oui, moi-même. J’aurais besoin que vous veniez. Immédiatement.

– Un de mes chefs de bureau, expliqua-t-il. Une connaissance des textes (il rit)… héroïque !

Il avait eu pour Christine, en lui montrant un second fauteuil, l’inclination de déférence formaliste d’un homme bien élevé, infiniment superficielle. Seule, son regard l’eût certainement traversée sans la voir (à moins qu’elle n’eût été jolie), percevant à la place son état civil, les pièces de son dossier, son écorce administrative, tout, sauf elle-même.

Augustin se rappelait sa carrière forte et singulière. Une chaire de Faculté, un siège de député occupé deux ans, un bref Rectorat avant sa Direction, la parfaite intelligence de manœuvrier et la parfaite intelligence tout court avec laquelle il avait présidé, dirigé, conclu mainte conférence épineuse… Il était étrange qu’il s’accommodât de cette Direction. Mais l’était-il moins qu’il eût accepté jadis cette année de philosophie provinciale, dont il avait fallu à cette date toute l’ingénuité d’Augustin et celle de son père pour ne pas s’étonner ?

Cet homme devait cacher des creux insoupçonnés, des caprices de destinées, de soudaines lassitudes d’action et des besoins de retraite morale avant de rebondir. Peut-être sa satiété dépassait l’apparence ?

Augustin pensait au peu qu’il savait de sa vie privée. Marié ? divorcé ? Il gardait un vague souvenir de quelque chose.

Un petit homme entra, voûté mais inégalement, un haussement d’épaule installé à demeure à gauche de son pauvre cou. Inégalement rasé aussi, et, de ses moustaches démodées et longues, l’une s’effilait en yatagan correct, mais l’autre ne pouvait pas, renonçait, tombait en parapluie et l’on devinait les gouttes d’eau. Il s’assit sur une chaise en face d’Augustin, familier, timide, armé.

Christine comprit ainsi clairement, si elle ne le savait déjà, que l’administration se partageait en deux : la partie utile, soubassement florentin, rugueux, d’inremuable masse, percé de trous prudents et de rares regards. Puis portée par lui, la superstructure, légèreté, lumière, dentelles de Venise, et l’ascension jusqu’aux Dieux.

M. Le Friant connaissait la teneur des lois non écrites et l’immuable scénario : le Directeur se réservait l’onction de l’accueil, le baume des consolations, tout le charme des regrets, mais le dernier mot était pour lui, chef de bureau, bon chien de garde, fidèle, grondant, réglementaire et final.

Qu’avait-il besoin de régularité anatomique, de nettoyage vestimentaire ni d’aucun mérite accessoire ? Il tirait vie de ses textes exclusivement. Il avait leur austérité hérissée, leur solidité immatérielle, leur poids de monument.

– Madame Andraud-Méridier ? dit-il d’un petit ton bredouilleur, quand fut venu son tour de parler. Ah ! oui, madame Andraud-Méridier. Je sais parfaitement.

Il prononçait : « Ch’sais p’faitement » et hochait la tête. Des dates précises traversèrent son débit. Il avait une mémoire des détails prodigieuse.

– Congé déjà accordé pour raisons qui sentent la faveur. Tout à fait impossible de le prolonger. Impossible aussi d’examiner une demande de changement de poste en ce moment.

Et d’un ton assourdi, pour lui-même cette fois, pour convaincre sa conscience, la prendre à témoin, la prier de mesurer un peu, si elle pouvait, la profondeur de l’impossibilité, aspirant sa remarque du fond d’un abîme :

– H’en ce moment !

Il cita des dates de décisions ministérielles, sur les mouvements de personnel, les délégations et les congés.

Il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Il ajouta un haussement de son épaule déformée et ce branlement de tête, droite et gauche, qui marque la pitié. Pitié pour les difficultés personnelles de la requérante, qu’il devinait, et aussi pour le peu d’apparence qu’elle se pénétrât jamais des textes réglementaires, deux choses également déplorables. C’est ainsi que son cœur mêlait les compassions.

– Qu’elle nous fasse parvenir une demande régulière par voie hiérarchique ! conclut-il en une explosion qui souleva ses petits bras.

– Le brave homme ! pensait Augustin.

La main grasse et fine de M. Rubensohn tapotait son menton d’un geste de pianiste, faisant valoir l’indépendance de son doigt annulaire.

– Mon cher monsieur Le Friant, vous n’avez pas bien compris ce qui vous est demandé, fit-il avec une douceur consolatrice, nuancée, ponctuée à miracle.

Une mortifiante suspension de quelques secondes eut largement le temps de développer toute sa saveur d’humiliation :

– Je ne vous prie pas, M. Méridier ne vous prie pas de nous apporter vos propres décisions. Je vous invite à m’indiquer simplement les possibilités matérielles, c’est-à-dire : vacances de poste, ou existantes ou à faire naître, dans les conditions que sollicite Mme Andraud-Méridier et de me soumettre ensuite la rédaction administrative de la disponibilité momentanée que je lui accorde.

Sa guêtre grise se balançait entre la chaise de M. Le Friant et son propre fauteuil, à cinquante centimètres du sol, au bout d’un pantalon parfait.

Augustin vit derrière le lorgnon scintillant du chef de bureau, s’affoler son œil servile et rigoureux.

– Bien, monsieur le Directeur, fit-il, je vais vous soumettre l’état des chaires et postes pouvant répondre aux desiderata, dans les académies de Lyon, Grenoble et Besançon, et vous renseigner sur chacun.

Il trottina vers la porte. Sa petite jaquette tombait sans taille, comme un rideau, le long de son dos défectueux.

Une bûche craqua dans le vaste feu. Il eut le temps, avant de sortir, de poser le pied sur une étincelle qu’il releva, encore fumante, et il la portait dans ses mains, comme pour un jugement de Dieu.

L’état des postes étalés devant leurs yeux, ils comparèrent les distances par Genève et Lausanne. Un arc de cercle définissait le lieu géométrique des pays possibles. Annecy, Chambéry, Lons-le-Saunier, Besançon, comme tout cela était indirect ! Il y avait Bourg. C’est vrai, il y avait Bourg. Mais Bourg, peuh ! Bourg !… ce n’était que Bourg ! Tandis que Lyon, au contraire, Lyon !… Eh ! bien, c’était Lyon ! Et Bourg était-il beaucoup plus près de Genève ?

– Acceptez Lyon, Madame. Si grande ville ! De plus, vous retrouveriez là le passé de votre frère.

M. Le Friant fut incomparable. Il rappela à M. le Directeur, combien, dans les grandes villes, le jeu des vacances et des délégations comportait de ramifications et de moelleux. Il fit apparaître sous un jour différent les hérissements du maquis légal. Les décrets, règlements, décisions et toutes les insertions aux Bulletins Officiels, dégelés, se fluidifièrent. Certes, tout le monde pouvait les connaître, eux et chacune de leurs parties. Mais leurs combinaisons et carambolages, l’extension de leurs dispositions, les subtils échanges et prêts d’articles qu’ils se consentaient en clignant des yeux, voilà où le jeu révélait ses finesses, fête pour l’esprit, tactique de champions et d’as. Des commodités administratives insoupçonnées surgirent, prirent corps. Des réactifs secrets et puissants décelèrent les promesses de permanence dans les situations provisoires. Des panneaux qu’on eût cru d’une seule pièce, se désarticulèrent, mirent au jour des tiroirs cachés. Des textes desséchés s’humectaient en des mains tièdes, bourgeonnaient.

Augustin était un peu confus. On avait l’air d’attendre les commodités de Christine. Suivant la vieille expression fatiguée, le réel débordait ses cadres ; l’administration se désossait comme la nature.

– Veux-tu prendre une voiture et rentrer seul ? demanda Christine. Je voudrais voir Marie Gerfaut, avenue de Saxe.

– Nous irons ensemble. Il fait doux, je n’ai pas froid !

La voiture partait déjà vers les Invalides.

– De quoi souris-tu ? fit Christine.

– De cette bonne volonté des choses, de toutes ces facilités refusées à notre père autrefois.

Ce fut la partie avouée de sa réponse. L’autre, il la tut. Il eût aimé savoir si Christine souhaitait réellement s’épancher seule auprès de sa cousine, parler avec elle d’autres formes de vie, possibles dès qu’il ne serait plus : – ou si son idée n’était qu’habileté innocente pour l’attirer dans l’émotion d’une visite religieuse ? Deux hypothèses vraisemblables, et peut-être vraies toutes les deux.

Le taxi continuait son chemin par des rues silencieuses ; entre un chevet d’église, des maisons de rapport démodées, des magasins bruns sans apparence, et les portails fermés de nobles vieux hôtels. Il contourna les Invalides, descendit vers les parages de l’École militaire, promena son petit halètement dans des quartiers déblayés et nus.

Ils descendirent devant un cul-de-sac creusé dans la paroi gauche de l’Avenue de Saxe. L’immeuble de pierre au fond de l’impasse faisait penser à un pensionnat ou à une maison de force, mais toute une série de croix sculptées aux linteaux démentaient ces assimilations.

Personne ne vous demandait où vous alliez. Personne ne s’occupait de vous ni ne vous rencontrait. On montait un escalier plein d’échos et de solitude, en une rêverie de Belle au bois dormant. Au faîte, une porte ouvrait droit sur une chapelle, soulevée au haut de cet escalier vertical et sans issue, bouton porté par une haute tige, pour une floraison en plein ciel.

Augustin retrouvait, défraîchis, de plus courte taille, pleins de charme encore, tous les souvenirs de sa première visite, au temps du grand lycée, il y avait quinze ans.

Une vieille petite religieuse riante, au visage couperosé, les reçut à l’entrée, les installa sur un banc de cette chapelle, les y fit attendre comme au salon. Augustin reconnut les simili-vitraux découpant sur le bleu leurs compartiments lancéolés que traversaient des trajectoires d’oiseaux. Même le frottement d’un balai sur quelque plancher invisible ne lui était pas complètement nouveau. Dans toutes les inutiles visites dont il se souvenait, un balai avait frotté là.

Comme il portait les yeux sur l’autel, il vit se lever lentement du sol un tas de bure, couleur croûte de pain. C’était la tourière qui venait de baiser en se prosternant, le pavé du chœur.

– Est-ce qu’il y a quelque chose de spécial ? demanda Augustin. Une exposition du Saint-Sacrement ? Je ne sais quoi ?

– Non ! Elles se prosternent toujours ainsi devant le Tabernacle.

– Ton parapluie vient d’en faire autant, fit-il avec sa même indifférence détachée.

Christine ramassa le parapluie tombé dans l’allée centrale.

– Voulez-vous venir ? demanda la tourière, d’un air riant et continu de bonheur sans cause.

Ils passèrent dans des couloirs étroits, entre des murs blanchis de chaux traditionnelle, sur des planchers lavés, d’une propreté invraisemblable. Ils longeaient des maximes morales imprimées sur ces murs, en lettres noires pour étiquettes d’emballeur. Quelques-unes ne dépassaient pas le versiculet pieux, mais d’autres, denses et fortes, étincelaient de splendeur biblique. Augustin s’arrêta devant celle-ci : « Pourquoi la terre et la cendre s’élèvent-elles d’orgueil » ? C’était une citation de l’Ecclésiaste avec l’indication du verset.

Une grille en bois, basse et longue, occupait toute la largeur du parloir où ils entrèrent.

– Notre Mère Vicaire va venir, annonça la tourière au souffle ravi, comme si elle leur offrait une place gardée au paradis.

– L’assistante de l’Abbesse, expliqua Christine. C’est une charge que Marie remplit depuis deux ans.

Augustin se sentait dans un silence si pur qu’il entendait le bruit de sa montre.

– Au fond, fit-il, en cette impression de bonheur décoloré que laissent tous les cloîtres, on doit pouvoir vivre très bien ici. Je m’en accommoderais.

Il parlait tout bas, comme si des paroles trop fortes devaient marquer sur ce grand calme et rayer sa surface.

Une statuette bleue de l’espèce bon marché décorait une encoignure. Comme il se retournait vers les autres parois, il lut cette maxime, juste dans son dos : « Cherchez-moi et vous vivrez, dit le Seigneur » (Amos). Il trouva que l’Ancien Testament donnait beaucoup.

On entendit des glissements de targette et le bruit roulé de plusieurs verrous. Sans secousse et bien graissé, un rideau de bois, derrière la grille, se repliait panneau par panneau. Quelqu’un prononça : « Loué soit N.-S. Jésus-Christ » d’un ton récitatif et conventionnel. Augustin vit une grande forme debout devant eux, et d’une couleur singulière. Elle n’était pas grise, ni jaune, ni brun clair, plutôt soupe mitonnée. Oui, c’était bien cela. Soupe mitonnée. Un voile hermétique à raides plis noirs tombait devant le visage.

Il ne savait pas s’il apercevait de face ou de dos la silhouette simplifiée. Il n’était même pas sûr qu’elle eût dit : « Loué soit N. S. Jésus-Christ ». Peut-être était-ce autre chose qu’il convenait de faire, ou une autre personne qu’il fallait louer.

De très grande taille, massive, hommasse, la religieuse laissait deviner une anatomie de manœuvre. Cette grille, cette bure, cette noire rigidité voilée, et vingt ans d’intervalle, avaient transformé la Marie de chez nous. Les souvenirs d’autrefois, lancés à la rencontre, ne trouvaient plus rien, revenaient comme la colombe. Ces yeux de fantôme à travers les voiles se maintenaient sur Christine et l’ignoraient lui. Au dessus d’une autre inscription noire, deux pieds en plâtre orangé, nus, à hauteur d’homme et fleuris de roses décoraient le mur derrière la Vicaire. La grille cachait le reste de la statue. Elle semblait surprise en pleine ascension.

De ternes mots de couvents et de bonnes femmes expliquaient « les intentions du bon Dieu qui peuvent paraître dures mais sont pour notre bien », ou la nécessité d’obéir « à sa sainte Volonté », et autres lieux communs de sympathie pieuse. « Votre mère était tellement bien préparée, n’est-ce pas ? et quant à l’enfant, le voilà auprès du bon Dieu bien avant nous. C’est un petit voleur de Paradis. » Monotonie de consolations où rien ne distinguait la Mort d’une simple bronchite, d’une perte d’argent, de la pluie ou des autres « intentions du bon Dieu ».

Hors de la visite et délaissé par la conversation, Augustin s’approcha avec le plus de silence qu’il put de l’angle droit formé par les murailles. Il y fit glisser sa chaise et s’y appuya. Le dossier de la chaise et la muraille formèrent comme un réduit, où, enserré de deux côtés, il put reposer son dos et ses épaules.

Pourquoi ces consolations l’avaient-elles surpris ? Elles étaient ce que pouvait dicter à ces femmes la prédominance presque monstrueuse d’un motif-centre, d’un motif-roi. Pour qu’elles possédassent sur Dieu la fameuse preuve expérimentale, il suffisait que leur cœur pût sentir suprême ce que leur pensée jugeait suprême. Si Augustin l’avait pu lui-même, l’angoissante question du reclassement de ses motifs se trouvait résolue. Mais il ne pouvait pas.

On a pourtant besoin de motifs, même pour trois mois de vie, de quoi conduire entre deux œillères, sur ce tout petit bout de route, la rosse humaine bien fouaillée. En lui, au contraire, règne le désordre d’une chambre de mort, la chambre funèbre d’il y a trois semaines, et il se perd dans le tas des valeurs qui ne serviront plus.

Derrière la clôture, les consolations s’étaient faites plus tendres : « Depuis que j’ai reçu votre dépêche, toutes mes communions ont été pour vous, ma chérie. Ne croyez pas que je ne comprenne pas. Dieu n’a pas défendu de pleurer. » On croyait sentir passer la tendresse retenue et l’ascétique douceur d’un baiser arrêté par les grilles.

Ce silence et cette paix arrachaient Augustin aux moments actuels, le rendaient au passé, le lançaient sur les pistes des calmes anciens jours. Sans doute, ce passé tenait de Marie un certain charme autour duquel il avait rêvé autrefois. Mais ce charme n’eût pas moins existé sans Marie ni personne pour le soutenir, solitaire et diffus dans une luminosité déserte. Que son adolescence avait été belle, riche, pleine d’attentes, si naturellement hiérarchique et en ordre qu’il ne s’en était pas aperçu ! Il fallait, pour le lui apprendre, tous les chaos qui avaient suivi. Elle se nommait piété, raison, froideur ardente ! douces années ! De petites visites pâles font : toc ! toc ! à ses vitres, de l’extrême bout de leur doigt blanc. Voici la lumière orangée d’un fanal d’écurie, le frappement d’un sabot de cheval, le froid matin vert, l’onglée d’août sur les hauts plateaux, et cette tasse d’eau à goût d’herbe et de fer blanc, qu’a refusée jadis la grande femme voilée, debout devant l’entrecroisement de ses grilles…

C’était la fin de sa jeunesse heureuse, le meilleur morceau dans la comédie de sa vie, la dernière scène de l’Acte Un.

Un bruit singulier s’était déjà fait entendre, qu’il commença seulement de remarquer : glissement régulier et racleur d’une varlope abattant des copeaux. Brr ! crran ! brr ! crran ! Quel bruit insolite dans une telle maison ! Une autre chose aussi étonnait : de l’encoignure où se trouvait Augustin, comme il plongeait les yeux obliquement de l’autre côté du treillis, il crut apercevoir le rebord extrême d’une étoffe de bure, ni pliée, ni rangée, jetée en tas sur une chaise de coin, dans la partie clôturée du parloir, désordre bien peu conventuel ! Puis sa songerie oublia bientôt le bruit de varlope et l’étoffe de bure.

Il parcourait sa vie en une indifférence détachée, pleine d’ironie et d’indolence, et ne la connaissait sienne que parce qu’il la voyait plus clairement.

La dernière scène de l’Acte un ! Et voici l’Acte deux. Autres lieux, autres costumes. Ce qu’on est convenu d’appeler le drame de pensée pure. Le coude appuyé sur le dossier de sa chaise, Augustin dessine avec son index de vagues décors tremblés.

Premier tableau : la critique positive détruit le Christianisme du jeune héros. Scène de nuit : dramatique et concentrée. Deuxième tableau : la critique de la critique positive détruit la critique positive. Scènes morcelées, multiples et molles, diluées sur bien des jours. On voit fuir à tire d’ailes le grand Génie blanc des certitudes. Exeunt : la Critique biblique et le Génie blanc. Musique du Crépuscule des Dieux.

Acte trois : l’apparition de l’Ange. L’ange reconquiert le jeune héros. Mgr Hertzog est là pour la dernière scène et la bénédiction nuptiale. « Donne-moi ta pensée et reçois mon amour. » Tentatrice !… Musique de mariage. Musique pathétique. Musique de sarcasmes, de ridicule et de sanglots.

Quel beau sujet ! Cornélien, renanien, un peu bébète. Grave erreur du Destin dramaturge qui n’a pas vu le beau sujet ! Quel besoin d’un quatrième acte ? et pourquoi ce nouveau personnage, le plus banal, le plus ressassé du monde qui court la rue en carrosse noir, et des chevaux teints… Exit : l’Ange. Intrat : la Mort. Maladroit !

La furie de douleur des jours précédents revenait sous une autre forme… Augustin se leva, s’approcha de la grille, échangea avec la Vicaire des mots aimables et quelconques qui le forcèrent de se calmer. Une cloche sonna dans quelque corridor perdu.

Comme la Religieuse fermait les panneaux, il eut le temps, de voir un spectacle singulier. Le paquet de bure, jeté en tas sur la chaise, en un coin du parloir grillé, remua. Un pied pur, de chair pâle, vivante cette fois, sortit de l’étoffe, en agita les plis pour les regrouper, rentra sous la bure. Ils partirent sur cette image étrange. Elle l’accompagna quelque temps, dans les remous de sa tristesse, le long des couloirs nus et déserts, bordés des lettres noires, pour étiquettes et pour maximes.

– Voici trois lignes d’Isaïe, dit Augustin s’avançant vers une partie du corridor où ils n’avaient pas encore pénétré :

Christine dut l’attendre. Il venait de s’attarder devant l’inscription, s’étant prêté au long retentissement de ces trois lignes dans son cœur.

– Pourquoi ce bruit de varlope qu’on entendait ?

– Elles ont une Sœur qui fait leur menuiserie.

– Et qu’est-ce donc que ce pied nu qui remuait sous cette robe ?

– L’auditrice qui accompagne toute Religieuse appelée au parloir. Elles font en effet le sacrifice de leur intimité.

Christine répondait comme un guide ou comme un catéchiste. Mais il n’avait demandé des renseignements que pour éviter une question sur le motif de son retard à la rejoindre. Lui ne faisait pas le sacrifice de son intimité. Il était tout au verset d’Isaïe : « Comme un homme que sa mère console, ainsi je vous consolerai. Je vous porterai sur mon sein, et je vous balancerai sur mes genoux. »

Puis il s’en détacha avec indifférence, au moment même de l’attrait.

La fin de la journée passa très vite. Fatigué de ces deux visites successives, bien qu’il eût pris le temps de goûter et de s’étendre aux heures fixées par le médecin, Augustin se coucha fiévreux.

Christine lui porta une lettre d’Italie, venue par le courrier du soir.

– Tu ne verras pas ton ami Largilier. Il est à Rome pour deux mois encore.

Augustin avait eu le temps de penser à un autre correspondant possible, et d’en supporter d’absurdes et humiliants battements de cœur.

La lettre annonçait qu’à son retour d’Italie, Largilier viendrait le voir en quelque lieu qu’il fût.

De longues heures après, en un état de sensibilité bien différent, il se connut au centre d’une compagnie très gaie. La maison tremblait tout entière, de cris, de taquinerie, de danses et de chœurs enfantins.

Des enfants entouraient un établi de menuisier, chantants et dansants, frères des petits chanteurs des cantorie de Florence. Visible par saccades entre les guirlandes de leurs bras, une sorte de religieuse mécanique, un automate voilé, varlopait avec furie, en une envolée de jupes couleur de pain. Vues malgré le voile, ses lèvres remuaient tout le temps, – naturellement puisqu’elle priait. L’important était ce rythme, ces chants, ces mouvements d’une grâce dansante : « et ri ! et rrran ! ma sœur menuisière ! » Les copeaux tombaient avec les Ave.

Christine se détacha en tournant du groupe des enfants danseurs, et sa petite tête rieuse fouettait l’air de ses deux tresses.

Un couple brumeux et singulier qu’il n’avait pas vu encore, qui venait de naître, tout seul, de rien, commençait de tourner : deux personnes pesantes, relevant pour valser les mêmes lourdes robes couleur de pain. Chose étrange, elles valsaient pieds nus.

Quelqu’un demanda :

– Vous ne reconnaissez pas Mère Marie des Cinq Plaies et Mère Marie des Trois Mages ?

Les deux Mère Marie tournoyaient au bras l’une de l’autre, montrant, par périodes égales, comme des phrases, deux visages fous et suants.

Une autre voix dit :

– Elles dansent bien.

C’était M. Rubensohn. Il se promenait avec son père et l’Évêque. Pourquoi l’Évêque ? Mais Augustin sentait qu’il était tout à fait naturel qu’il fût là.

M. Rubensohn exposa la théorie bergsonienne de la grâce, dans un paysage d’une jeunesse merveilleuse où sous le nom de rue aux Prémontrés se trouvait en réalité une avenue toute nouvelle et inconnue, M. Rubensohn expliquait que cette Abbaye des Bois de Chaudefonds, liée, on ne savait pourquoi, à cette leçon sur la grâce, datait en réalité du début du XVe, du temps des enfants chanteurs. Mais comment avait-il su qu’Augustin s’était rendu à cette abbaye, puisqu’il était bien sûr de n’avoir fait que le rêver ?

Puis tout s’évapora dans la plus lumineuse joie.

Ils virent Anne à cheval, adolescente, radieuse et les cheveux flottants, comme Augustin l’avait déjà vue, il ne savait où. Son père dit avec une politesse cérémonieuse et surannée qu’ils allaient avoir l’honneur de saluer Mlle de Préfailles. Mais Augustin savait bien qu’elle n’était venue que pour lui.

L’air était d’une beauté incroyable, rafraîchi d’un soleil édénique et de petites brises qu’on sentait. Anne dit qu’elle les lui ferait partager et le sens était très clair. Mais il fallait se hâter ; le train allait partir et c’était la raison de cette tension dans l’attente. Ils partiraient ensemble. Il ne fallait pas s’évanouir cette fois. L’essentiel de la conversation religieuse qu’elle avait désiré d’avoir avec lui, n’était plus la difficulté biblique, mais la question de la douleur. Les circonstances amenaient ce glissement de points de vue. Lui expliquer cela sans déformation logique, quoiqu’en plein rêve, il le sentait horriblement fatigant. Du reste une sourde poussée inclinait toute chose vers le réveil. Elle lui tendit une petite main gantée de gris, d’une précision touchable ; il se courba pour y mettre ses lèvres en une explosion de gratitude et de sanglots. Elle le regardait tendrement de ses yeux violet sombre, pleins de promesses et d’éclat.

Il s’éveilla sous la violente douceur de ces regards, retrouva la chambre nocturne.

Il n’avait jamais fait de plus beau rêve. L’apercevoir dans la fraîcheur et la fantaisie d’un long songe était un bonheur bon à prendre. Il savourait sa présence comme s’il la voyait encore et pleurait doucement dans son oreiller, ce qui lui était facile puisqu’il s’était réveillé en larmes. L’émotion du rêve durait plus longtemps que ses images, qui se délabraient lentement.

Il fut fier de la manière dont il avait supporté ce rêve. Ni furie, ni âcreté, ni refus idiot d’accepter l’inéluctable mais une large douleur ruisselante où commençait enfin de pénétrer la conviction qu’il ne la verrait plus. Elle sortait de sa vie, devenait une ombre. Une cassure arrachait de lui ces trois mois pathétiques. Ni son existence à elle, ni la sienne, ne se rencontreraient plus. Les idées d’apaisement, de renoncement, de fin de tout, se mêlèrent.

« When to the sessions of sweet silent thought

« I summon up remembrance of things past. »

S’il avait dû vivre un certain nombre d’années, après mainte crise intercalaire, ces grands vers qu’il aimait se seraient bien présentés un jour. Mais la mort rendait tout plus simple !

Une longue barre dorée, inattendue, verticale entre plafond et sol marquait la porte de Christine. Elle avait d’un seul coup fait pivoter et remis en place la topographie confuse où son réveil laissait la chambre. Il était six heures et demie du matin. Il fut entr’ouvrir la fenêtre, reçut le froid de l’aube, se recoucha, ramena son édredon jusqu’au menton. Christine pour entendre le cas échéant son appel, laissait jour et nuit la porte simplement appliquée contre le chambranle, sans la fermer.

Il l’entendit partir, étouffant tous les bruits possibles, le cri des serrures, le craquement des parquets et des gonds. Il sentit l’impression physique de la solitude : heureusement elle ne serait pas longue à rentrer.

Elle s’en allait ainsi tous les mains, une fois à Montmartre, une fois à Notre-Dame des Victoires, et aussi à un petit couvent voisin, commode, qui servait de pension de famille pour bonnes et filles de service. Elle rentrait toujours à huit heures, lui préparer son déjeuner. Rien n’était moins mystérieux que ses matinées. Elle ne lui lassait rien ignorer.

Il croyait bien maintenant qu’elle avait fait exprès de l’amener voir Marie. Elle avait tenté de lui conduire Larguilier. Elle l’eût entraîné à Montmartre si sa santé le lui avait permis. Elle ne lui infligeait aucune conversation religieuse, aucune suggestion, aucun conseil, mais accumulait devant lui tout ce qui pouvait lui en parler. Il voyait suffisamment clair cette douce tactique. Elle avait pris son âme en charge. Naturellement pour rien au monde, il n’eût laissé sentir le moindre déplaisir de ce qui n’était même pas une insistance, simplement une présence orientée. D’abord parce qu’il aimait qu’on s’occupât de lui par faiblesse de malade, ensuite parce qu’il l’aimait elle-même, enfin parce qu’il avait tué son enfant.

Christine maintenait auprès de lui, non loin d’une lampe à esprit de vin et d’une boîte d’allumettes, un pot de thé au lait et des biscottes beurrées. Il fallait cinq minutes pour faire chauffer ce petit repas. Il demeurait là, vaguement odorant, invisible dans la nuit, discret, hors de contact mais à portée de son bras s’il voulait l’étendre ! bon symbole de ses prières à elle.

Des voitures de laitiers passèrent à toute vitesse sur le macadam de la rue d’Assas.

Les fantastiques matériaux du rêve revinrent traverser son informe songerie : les Bois de Chaudefonds, la sœur menuisière, la danse des Marie aux pieds nus, Anne à cheval adolescente et radieuse. Et aussi, la partie logique de la trame romanesque, celle qui l’avait tant fatigué : la question biblique disparue, remplacée par le problème de la douleur.

Le petit génie raisonneur qui veille et s’agite dans les songes avait trouvé pour lui ce résumé assez juste.

Affaissé dans son lit, sans mouvement, sans désir, sur le bord du sommeil, toutes les couches successives de son corps pesant sur la dernière, celle qui touchait les draps, dans un accablement plein de repos, il ne se plaignait plus. De quoi se fût-il plaint ? Il comptait dans sa vie cinq ou six heures d’un bonheur effréné, n’est-ce pas la moyenne humaine ? Il avait son compte. Il lisait en lettres noires sur du plâtre de muraille : « Comme un homme que sa mère console, ainsi je vous consolerai. Je vous porterai sur mon sein, et je vous bercerai sur mes genoux. »

Avant de se rendormir, il eut le temps de murmurer que c’était une splendeur.

Le premier jour où la concierge vit revenir Christine vers huit heures du matin, elle se dit que « ça tombait bien » et qu’elle lui éviterait la peine de monter le courrier. Le second jour la confirma dans cette pensée. Le troisième, ce fut plus commode encore : Christine s’avança d’un pas dans la loge. Un bébé d’un an environ dormait dans son berceau.

– C’est le vôtre ? demanda Christine comme elle recevait les journaux.

La concierge vit cette forme en grand deuil sourire au berceau de fort loin, comme si elle n’osait pas s’approcher et préférât rester hors de toute communication et de tout contact.

Désormais, elle prit l’habitude de venir tous les matins offrir ce même sourire de fantôme. La concierge ne savait pas si elle aimait beaucoup cela.

C’était une assez jolie femme mince, une brune aux yeux durs, de fines lèvres passées au rouge, l’air d’une danseuse espagnole ou d’une actrice pour rôles tragiques. Le sergent de ville, son époux, déjeunait au coin de la table.

– Il n’y a pas besoin de demander de qui elle est en deuil, celle-là !

Le sergent de ville, tout en mangeant, lisait en parfaite quiétude le Petit Parisien, plié et appuyé contre une carafe.

Deux jours après, Christine porta pour le Bébé un léger paquet, qu’enveloppait un papier du Bon Marché. Devant la donatrice, la concierge déploya de petits bas de laine et des chaussons garnis de ruban bleu ciel, dont elle ne savait naturellement pas qu’ils étaient semblables à ceux du Bébé mort.

Elle remercia, hésitante, et d’une sécheresse réservée.

– Je n’ai pas envie de lui mettre jamais ça ! dit-elle, derrière son dos.

– Pourquoi pas ? demanda d’une bouche déjà occupée, le sergent de ville, gras, blond, mou, plus jeune qu’elle.

– Je ne veux pas lui porter malheur.

Le sergent de ville pouffa, ce qui troubla la descente d’une solide bouchée de pain beurré arrosée de café au lait.

Les choses rentrées dans l’ordre, il s’expliqua sur cette hilarité en termes d’argot, où figurait une sorte de doublet du verbe charrier, accompagné d’un nom de fleurs.

Le lendemain, la concierge tendit le courrier à Christine à travers un carreau de sa loge, d’un grand air de dignité froide et sans ouvrir la porte. Il en fut ainsi tous les jours suivants. Christine perdit l’habitude de s’arrêter.

Elle traversait la vaste et large cour aux pavés d’une autre époque, quand elle entendit un pas ferme se hâter après elle. Quelqu’un la salua. Elle reconnut le grand abbé Bourret.

– Peut-être que j’arrive un peu tôt, dit-il, mais j’ai pensé que M. Méridier devait avoir bien des occupations dans la journée, et la concierge me dit que vous n’êtes pas là pour longtemps.

– Mon frère est en effet souffrant, ce mois-ci, à la suite de toutes nos peines.

Et se rappelant que cette excuse avait déjà servi dans le Cantal :

– Il n’est pas encore bien remis, et je ne sais pas si…

Mais on n’arrêtait pas l’abbé Bourret avec des points de suspension. Il avait besoin, absolument besoin de voir M. Méridier. Deux mots seulement. Il ne venait d’ailleurs que pour prendre rendez-vous avec lui.

Il fut convenu qu’il reviendrait à trois heures.

Christine dit qu’elle lui avait trouvé une gaîté toute nouvelle, et comme un air qui lui allumait le visage.

Quand il sonna, à trois heures, elle le mit dans une salle démeublée, garnie d’un poêle, d’une glace au cadre chocolat, et de deux caisses d’emballage non ouvertes, d’où sortait de la paille. Le parquet gardait trace d’un ancien linoléum. Une banale gravure, cadeau de la Belle Jardinière, pendait par un seul angle, à une partie mal accessible du mur.

Comme Christine apportait une chaise en s’excusant de ce désarroi, l’abbé l’interrompit par la plus inattendue des indiscrétions :

– Le désarroi ne durera sans doute pas longtemps, dit-il d’un air fin.

Christine cherchait à comprendre.

– J’ai entendu dire, Madame, qu’il y aurait sans doute un mariage entre votre frère et une bien grande héritière.

Il lui riait droit dans la figure, de ses deux yeux noirs, durs et brillants comme des minéraux. Christine se sentit pâlir.

– C’est un bien magnifique mariage, continuait-il.

Mais elle avait eu le temps de se reprendre :

– Je ne sais absolument pas de quoi vous voulez parler.

– Ah ! bien, bien ! dit l’abbé, gêné. Je l’ai cependant entendu dire par des gens renseignés. Peut-être que j’en parle trop vite ? Excusez-moi. Je désirais être le premier à l’en féliciter.

– Vous savez, insista-t-il avec cette gaucherie qui tente de réparer le manque de tact, il faut excuser la province. M. Méridier ne s’en apercevait pas. Mais il était très surveillé là-bas.

– Surveillé ? fit Christine avec hauteur.

– Je veux dire remarqué, observé. Enfin il ne passait pas inaperçu, n’est-ce pas. C’est quelqu’un…

Lorsqu’elle l’introduisit auprès de son frère, Augustin était blanc comme elle ne l’avait vu qu’au temps des plus grandes crises. À demi couché sur sa chaise longue de type transatlantique, entre des coussins et une couverture, il présentait cette figure glaciale et serrée des moments où il se dominait.

Christine se dit qu’il avait dû entendre.

Mais pas plus qu’on n’arrêtait l’abbé par des points de suspension, l’apparence de la maladie chez son interlocuteur ou le froid de son accueil ne l’empêchait de parler de ses intérêts personnels, quand il était venu pour cela.

Il s’attrista, s’excusa de déranger, promit d’être bref, et ayant par cette promesse, rempli tout son devoir de brièveté, commença de s’expliquer longuement.

– Ma thèse est acceptée. L’impression est une question de deux mois. Je la passerai vers Noël. M. G… (il citait le nom d’un spécialiste de l’histoire religieuse) me disait avant-hier que des subventions me seront sans doute accordées. Mais je ne les attends pas pour imprimer.

L’abbé laissait à Augustin quelques secondes pour répondre, ce qu’il ne fit pas. Un feu de boulets brûlait. La fenêtre s’ouvrait sur un air de début d’hiver.

– Une thèse, continuait l’abbé, avec mention très honorable (qui dépend du jury naturellement mais qu’il n’est pas excessif d’espérer, me dit M. G…) m’ouvrirait une chaire provisoire aux Hautes Études, et peut-être une maîtrise de conférences ultérieure d’Histoire des Religions dans une Université de province. Cette matière ne sera pas toujours réservée à Paris.

Il montrait devant ces futures positions officielles, une familiarité déférente, gourmande et toute neuve, et un peu du respect avec lequel il eût, jeune prêtre, cité le nom de Monseigneur. Prolongeant cette conversation où il parlait seul :

– J’ai demandé si vous seriez du jury.

– « Très vraisemblablement, m’a dit M. G… M. Méridier joint à une connaissance profonde et directe de la philosophie antique, sa partie, et à une richesse de documentation historique qui n’est pas absolument rare, un sens des complexités du mental et une aperception du positif dans les subtilités religieuses qui le sont infiniment plus. C’est une précieuse recrue pour la Sorbonne. »

Je ne puis que répéter, conclut-il, en une formule où la flatterie sentait le fumet des anciens persiflages, mais ne faisait cependant que marquer sa gaîté nouvelle. Je ne suis pas juge à ces hauteurs.

Il se rejeta contre le dossier, étala deux jambes robustes qui tendirent la soutane, joua du pied dans son soulier gauche, fit une petite inclinaison avec sa tête et attendit.

La fatigue, le silence de son interlocuteur parurent lui être perceptibles. Mais il savait juger secondaire ce qui était secondaire, comme tous les grands hommes d’action.

– Permettez-moi un étonnement, monsieur Bourret. Comment passerez-vous votre thèse ? soutane ou veston ?

– Hé ? fit l’abbé interloqué.

Il rit d’une sorte de rire d’attente, et, Augustin continuant de se taire, reprit avec cette docilité des solliciteurs :

– Soutane ou veston ? Soutane, certainement. Quoique suspect, je n’ai pas à faire le premier, le geste de l’expulsion. Ensuite, en veston, ma thèse ne laisse en quelque sorte apparaître qu’une compétence personnelle, rejetant dans l’ombre ce que j’appellerai ma compétence de métier. Il n’y a pas de petits avantages.

Et d’ailleurs, même en veston, je garderai ma soutane au fond de mon placard…

Il fit, en se frottant les mains, un bruit de peau sèche et souleva sa paupière inférieure, de son vieux sourire gardé.

– … Au fond de mon placard. Sait-on jamais ?

Il laissa la phrase mourir sur cette répétition et cette ironie. L’attitude énigmatique de son juge de thèse l’intriguait sans rien diminuer de son euphorie.

– Monsieur Méridier, fit-il enfin d’un air de familiarité bonhomme, naturellement, je compte sur vous pour une mention très honorable.

Mais Augustin se disait simplement qu’il ne devait pas se laisser dicter ses réponses par la colère où l’avait jeté l’intolérable immixtion de l’abbé :

– Vous vous constatez suspect, monsieur Bourret ?

– Je ne fais plus de cours à l’institut Catholique ; je suis refoulé dans une aumônerie : une première messe à six heures du matin… Je confesse les Sœurs, je confesse les bonnes dont s’occupent les Sœurs… Je prononce de petits sermons, ma foi, fort goûtés : ne pas être indélicat… ne pas être convoiteux… et puis, n’est-ce pas, ces vieux sixième et neuvième. Cet antique décalogue est plein de sens commun. On se rencontre toujours avec lui. Il n’y a pas tant de manières de prêcher la morale.

– C’est le couvent de la rue B… que vous desservez ? demanda Augustin tenu en arrêt par la phrase de l’abbé sur « les bonnes dont s’occupent les Sœurs ».

Il pensait à Christine qui communiait là.

Bourret sentit une méprisante désapprobation informulée.

– Les bonnes sœurs n’en subissent aucun préjudice. Ma consécration est valable. Mon consentement de prêtre reste parfait. Je suis le serviteur à qui l’on dit : « Faites ceci » et il le fait.

Il recommençait la théorie exposée déjà dans la Cure, près de l’Abbatiale.

– Oui, enfin ! coupa Augustin.

– Autre chose, dit l’abbé et presque aussi importante. Toute exégèse véritable nous étant interdite, maint article, mainte brochure ont dû paraître sous des noms de guerre. On ne laisse pas de s’y égayer quelque peu sur les incompétences, les concordances arbitraires et autres innocences des exégètes officiels. On use à leur égard d’impertinences que d’autres personnes pourraient trouver excessives et peu courageuses sous un masque. Ces auteurs-couvertures, qui rendirent peut-être des services, vont cesser d’exister.

– « On » va tuer Mathurin Loubidoux et Toussaint Leneveux ? Je regretterai ces prénoms paysans, fit Augustin, scrutant en une sorte de rêverie, cet abbé nouveau.

L’espèce de noblesse obscure que lui conférait son ancienne réserve, le secret de sa vie et tous les dessous qu’on y sentait, la régularité hautaine de ses habitudes d’intellectuel monastique, tout cet abbé d’autrefois se dégradait devant ses yeux. Un côté mystificateur et d’une gaîté à froid, apparaissait à la place, toutes barrières déjà tombées ou sur le point de l’être.

Les plaisanteries entendues à la Cure, s’expliquaient ainsi, et les railleries dont foisonnaient Loubidoux ou Leneveux, que leur pesanteur de grand séminaire empêchait seule d’être féroces. Augustin se rappelait le cousin Jules, son étrange plaisir des duperies impassibles, le sarcasme tranquille et prolongé qu’il servait à Thomassin.

– Je vous demanderai de ne rien révéler de ce que vous pourrez… il hésita, faillit dire : savoir, aiguilla sur : soupçonner. Je n’aimerais pas trop que fussent connus, du moins pour le moment, et avant ma nomination, ces excès de littérature pseudonyme. J’ai peur que l’Université n’y voie un manque de sincérité.

Lui énoncerait-il de vaines maximes prudhommesques ?… Déjà Bourret commençait de vivre très loin sur des terres différentes, un peu comme la foule qui garnissait la foire, dans la grasse vie des gens heureux. À quoi bon ce ressentiment pour la maladresse de tout à l’heure ? Sa « gaffe » principale était de faire, sous son vêtement métaphysique, partie de ces gars solides, positifs, matériels, lourdement ignorants de tous les messages de la Mort.

– Et vous changerez de carrière pour Noël ? interrogea Augustin avec quelque froideur dans la nonchalance.

– Et je changerai de carrière. À cinquante-cinq ans ! Trente-cinq ans de perdus !

Il se mit à parler d’un ton changé, moitié monologue, moitié conversation, agitant des spectres de vies dilapidées, mêlant les allusions, les silences et les hésitations :

– Moi aussi, j’aurais pu monter par les grandes Écoles, professer en Amérique, oui… Enfin !

Augustin sentit couler le petit filet d’envie. Il se contenta d’ajouter à sa précédente rumination sur l’inutilité des maximes solennelles, une nouvelle rallonge silencieuse :

– … Et dans trois ou quatre mois, cet homme ne m’enviera plus.

À ce moment, il entendit l’interrogation par laquelle l’abbé vivant et véritable demandait la permission de se pousser du coude parmi toutes ces images d’un abbé reconstitué.

– Qu’en pensez-vous, monsieur Méridier ?

– J’essaie de rattacher à vous vos a priori d’historien, fit-il, de ce même ton émacié et sans poids, dont il parlait à Christine des Stoïciens, du temps fugitif et du butoir final, insoucieux de ce tournant brusque dans la conversation antérieure, indifférent à la stupeur de Bourret.

Il considérait l’abbé, subitement immobilisé, observateur et près de la parade, pour une attaque qu’il n’avait cependant aucune raison d’attendre, mais qu’il sentait, sans se l’expliquer, venir depuis le début. Sa prudente paupière inférieure était en place devant sa pupille. On ne savait quel détail d’œil ou de lèvres rendait narquoises même ses immobilités.

– Dans mon cas, et si je comprends bien, fit-il avec lenteur, ces a priori sont simplement les lois de toute vraisemblance positive. Les exégètes orthodoxes, pour s’en mettre à l’abri, n’ont qu’une chose à dire, de quoi ils ne se font pas faute : c’est que rien n’est impossible à Dieu.

Mais Augustin ne pouvait répondre en ce moment. Il sortait précautionneusement de sa couverture un mouchoir où quelque chose semblait caché. Le geste de se retourner pour se servir d’un mouchoir appartenait aux rites populaires des bienséances. Il était paysan et probablement pratiqué par l’abbé. Augustin conclut qu’il devait passer inaperçu. Il se retourna pour cracher dans son crachoir. Ce lui fut un repos de quelques minutes où il reprit haleine. Puis il balaya l’objection d’une pâle main dédaigneuse :

– Un exégète orthodoxe est aussi bon logicien que vous. Il peut invoquer la Toute-Puissance de Dieu pour la réalité d’un fait, mais jamais pour sa preuve.

Il sentait une chaleur rugueuse dans sa poitrine, une envie de tousser encore, une restreinte agacée et une furieuse gêne générale où couvaient des motifs obscurs.

Tout à coup, étonné lui-même à mesure qu’il parlait, il se vit lancé sur de vieilles pistes.

– Vraisemblance positive ! C’est justement ce qui est en question ! Peut-être sommes-nous hors de l’expérience commune et des vraisemblances positives ! Peut-être est-ce un cas unique ? Peut-être, après tout, s’agit-il du Fils de Dieu ! On ne peut savoir d’avance ! Réservez l’hypothèse ! Dites comme mon maître Lavisse : « Moi, historien, je ne sais pas ce qui s’est passé le matin de Pâques. Mais la face du monde en a été changée. » Il faut quelque proportion entre l’effet et la cause. On ne change pas avec rien la face du monde !

… Bien sûr, dans son âme normale, il n’eût pas jeté à l’abbé ce système de vues abstraites, polémique et méprisant, cette apologétique de pure logique historique, inintelligiblement jaillie de ses scepticismes accablés. Ce qui criait en lui, il le savait bien, ce n’était nul souci d’Église ou d’âme, mais une émeute de motifs personnels qu’il avait crus domptés, une vieille aversion mêlée de mésestime, ce goût de fiel du filet d’envie, l’affreuse intrusion du début, le torturant secret de son cœur, avili, jeté en pâture, tombé au domaine public.

Il lui semblait qu’il n’y eût rien dans la chambre, que sa toux, son silence et un grand Bourret noir, aux yeux aigus.

Gêné par ce silence, il continua d’un ton de colère nerveuse et de hauteur excédée :

– Vous avez le droit de choisir vos a priori. Mais rendez-vous en compte ! La conscience des postulats est l’acte essentiel de l’intelligence ! Dites au moins que deux histoires sont possibles, selon l’a priori que vous choisissez ! Mais vous, votre choix est fait ! Non par vous, mais par toutes les parties sèches, toutes les branches mortes de votre âme. Et naturellement vous ne comprenez pas !

Comme Bourret le regardait, tranquille, bien portant, un peu étonné, de cet œil attentif et tendu qui cherche le mot des énigmes, l’interpellation culmina toute seule, éclata dans cet air orageux :

– J’appelle mort celui dont les traits de vie collective, origine, classe, métier, – joints naturellement aux tendances physiologiques – épuisent le psychisme. Or, si complexe que vous fassent les cases secrètes creusées en vous par la longue nécessité de dissimuler, monsieur Bourret, au fond, c’est peut-être vous qui êtes mort.

– Je suis heureux que vous n’alliez pas jusqu’au Jam fœtet, fit Bourret, souriant, et d’un parfait sang-froid.

Mais déjà, en ses vicissitudes sentimentales immaîtrisées, Augustin regrettait cette apostrophe, à peine proférée.

Non que Bourret pût en saisir les racines et le sens profond. Sous la forme de phrase : « C’est peut-être vous qui êtes mort », quelle apparence qu’il pût deviner l’autre personne qu’il eût été plus vraisemblable de voir mourir ? Mais parce que lui, Augustin, se sentait profondément humilié de sa propre violence : cet automatisme de l’emportement, si rare chez lui, semblant souligner là une intrusion qu’il eût impérieusement fallu mépriser.

Dans une partie de son cœur fort indifférente à la carrière de Bourret et à son positivisme historique, il entendait une pauvre parole sourde et triste :

– Je ne me contrôle pas ! Je ne me possède pas ! Suis-je déjà si bas ? Et qu’importe que cet homme ait dit ce qu’il a dit, lui ou un autre ? Qu’importe qu’il pense ceci ou cela de Jésus ?

Il retomba sur sa chaise-longue, immobile, le mouchoir sur la bouche, toussant, tandis que Bourret, devant l’étrange violence d’une scène dont il devinait obscurément quelques motifs, le regardait sans songer à partir. C’est ainsi que les trouva Christine. Elle avait dû venir, attirée par les bruits de toux et les paroles hautes.

– Je crains que tu ne te fatigues, fit-elle. M. l’abbé qui te voit souffrant et pas encore remis, acceptera fort bien que tu ne lui parles pas davantage.

Bourret s’excusa, gêné, tourné tantôt vers Augustin et tantôt vers sa sœur.

Il était désolé d’avoir fatigué M. Méridier. Il espérait le voir se rétablir bien vite. Les grippes, n’est-ce pas, étaient si mauvaises, que cela n’avait rien de bien étonnant. Lui-même avait été un peu touché.

Il partit à reculons, son chapeau velouté pressant sa ceinture, tandis qu’Augustin lui lançait de sa chaise longue :

– Je regrette que ces questions générales nous aient entraînés un peu loin du point spécial qui vous intéressait. Si je puis vous rendre service, je le ferai.

– Je ne me suis pas dominé, se plaignit-il à Christine. J’ai été violent. J’ai laissé parler mon agacement et ma faiblesse…

Une singulière remémoration lui revenait, de la conversation entendue dans le cortège funèbre, derrière les deux cercueils :

– La Marie-Louise ? Ça ferait pas un vilain mariage !

– Moins que l’autre !

Ces cancans, qui visaient-ils ?…

Il n’y pouvait alors prêter nulle attention, ficelé qu’il était par toutes les ligatures de la mort. Quels mariages ? Celui du médecin d’abord, et ensuite peut-être le sien ? Était-ce cela ?

Il fut s’étendre sur son lit, se reposa, s’apaisa, se réhabitua au dédain.

L’abbé cependant descendait le vieil escalier sans tapis, d’un pas distrait, occupé de pensées confuses et de perspectives auxquelles il ne se faisait pas.

Il avait parfaitement aperçu ce que contenait le mouchoir.

Les yeux fixés, sans le voir, sur un paillasson d’escalier, il s’accorda un moment de silence pour bien peser le mot avant de reprendre ce mélange de monologue et de rêverie. Puis avec une clairvoyance qui eût montré à Augustin qu’il s’exagérait la mort de Bourret :

– Ma parole ! Ça sent la conversion d’avant le grand voyage…

Il émit un petit rire du bas-ventre, qu’ignora son visage. Il ressentait une émotion troublante et singulière. D’abord de l’inquiétude pour sa mention. Puis un apaisement sentimental presque agréable, et une manière de satisfaction de conscience, amenée par la fin d’un de ces bonheurs anormaux, vaguement blessants, qui n’échoient jamais qu’à autrui. La descente de ce haut destin à un niveau plus près des hommes n’était qu’obscure remise en ordre. Cependant la joie douceâtre et acidulée qui s’insinuait dans son sentiment de la justice baissa de niveau, disparut, il ne sut point par quelle fêlure. Ayant atteint l’étage au-dessous, il s’arrêta non par dessein précis de s’arrêter, mais par une sorte de songerie, une exténuation de son désir de marcher.

En face de lui, par une fenêtre de palier, on pouvait voir au-dessus des jardins, la coupole de son petit couvent. Il ôta son chapeau, se passa la main sur le front, siffla trois notes mélancoliques, quelque chose comme heu ! heu ! ho ! et s’enfonça quelques minutes en une distraction immobile.

Les murailles, paillassons de palier, postes d’eau des étages, tous les immédiats alentours disparurent de son champ visuel.

Au-dessous de lui, dans le même escalier, la concierge montait sur ses pantoufles. Elle trouva ce grand abbé, tête nue, le chapeau sous le menton, fixant elle ne savait quoi, par la fenêtre, avec une attention perdue.

– Monsieur le Curé cherche quelque chose ? fit-elle soupçonneuse, et le regard noir.

L’abbé bredouilla : Non, non, non, et se recoiffa. Ses yeux reprirent vie. Il redescendit calmement.

Pendant la nuit, deux intuitions visitèrent Augustin dans la tiédeur de son lit.

L’une se reliait, il ne savait par quels filets ni quels canaux souterrains, au Couvent des Clarisses et à la grande phrase sur l’homme que sa mère console. Peut-être s’il avait cherché, eût-il trouvé le plan des canaux. Trop fatigué pour cela… Au surplus, l’important était l’intuition et non ses sources.

Il était faux que, pour le conquérir, Dieu lui eût tendu en appât son malheureux amour, comme il avait eu la sottise de le croire. Pour s’emparer du morceau de sucre dont une vieille dame les tente, les petits chiens sautent en l’air et se dépassent eux-mêmes. Mais c’est une psychologie de vieille dame et de petit chien.

Telle fut la première intuition.

La seconde naquit en d’autres cantons de sa solitude.

Tout finissait par se savoir. Tout se savait. L’homme qui était venu ce soir, dont l’indiscrétion le bouleversait encore, cet homme avait su. Mme Desgrès des Sablons aussi avait su. Tous deux n’avaient pas su la même chose, mais tous deux avaient su. Ce qu’elle avait dû savoir, c’était la raison pour laquelle il restait étendu dans sa chambre obscure, aux volets clos. Tout se sait. Les gens parlent. Alors, ce qu’elle avait écrit se comprenait. Ce qu’elle avait dû écrire d’elle-même et sans le dire à Anne, était bien.

Étendu, très immobile, profondément calme, sous une grande nappe funèbre, il ne voyait rien devant les yeux ni dans sa pensée qu’une impénétrable épaisseur de noir. Le noir final, la grande fin de tout, viendrait bientôt, où s’éteindrait toute souffrance, toute joie, toute conscience, le monde extérieur, le monde intérieur, l’idée de Dieu, et toutes les autres… Ce serait la fin de l’histoire, enfin ! Et un calme tel !… Plus calme que la pierre, que le vide de l’espace, plus calme que tout ce qui était calme… Quel repos ! (Pffu ! cette histoire de sucre et de petit chien !) Peut-être même n’avait-il pas besoin de ce reclassement de son pauvre cœur, qu’il avait tant cherché… ce goût de néant suffisait bien. Quel calme !…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le lendemain arriva l’enveloppe de Leysin. Augustin en retira des photographies, des papiers-pelure portant des chiffres imprimés et ces surcharges à l’encre rouge déjà vues chez le grand médecin.

« Restaurant, hall, salon, bibliothèque, cinématographe, ascenseur. »

Augustin faisait le geste des énumérations inépuisables.

– Les prix s’entendent en argent suisse pour un séjour minimum d’une semaine… Parfait ! Tu pourras rester huit jours !

Comme chez le médecin, des images de tourisme faisaient de leur mieux pour le caresser, lui chanter la chanson des voyages, du départ pour les beaux pays.

– Voyons ! Il y a une différence de prix entre les chambres à l’ouest ou à l’est, et d’autre part les chambres au midi avec galerie de cure privée. Et c’est au midi, exactement un peu sud-ouest, qu’on a tout cet horizon de montagnes… C’est bien là qu’il nous faut aller…

Il chantonnait sur un petit air ni gai ni triste, indifférent et inachevé… « C’est-é-é bien là qu’il nous faut-o-o t’aller. »

Sur le long radeau des nuages, la Dent du Midi ressemblait à un énorme M un peu lâche, en équilibre entre deux bandes du ciel.

Augustin calculait au dos du prospectus les émoluments du congé de longue durée et l’adjonction de ses revenus personnels.

– Au change actuel, en comptant 360 jours, ça fait 25.000 francs, ce qui est très raisonnable, et je trouve fort heureux qu’on ait bien voulu s’occuper de mes placements en dollars pendant mon séjour d’Harvard, envié par l’abbé.

Il revoyait le visage aigu et rasé du « lecturer » de sciences économiques, lancé, depuis, dans la grande politique internationale, passionné alors de vie financière et de métaphysique à la fois. Il se rappelait leurs longues causeries en face des pelouses et des bâtiments néo-gothiques :

– … Oh ! but my boy, you’re but a baby, a mere baby, a dreamer of a baby, a scientific, metaphysical baby…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Ils furent à Lyon trois jours, le temps pour Augustin de se procurer les passeports, reprendre contact avec sa banque, retirer ses titres et clore ses comptes.

– Je disposerai tout cela autrement, disait-il à Christine, dans son petit appartement de la Guillotière. Tu n’en sortirais pas des transferts après décès et des formalités d’income-tax.

La mort lui était un motif de mise en ordre, un classement particulièrement méthodique, presque une opération de comptabilité.

Il méditait cependant une démarche à la Faculté des Lettres, qu’il cacha à Christine.

Face au Rhône et plein de la gravité lyonnaise, le sombre palais universitaire, où il entrait pour la dernière fois, lui laissa l’impression nullement désagréable d’une masse de passé donné en bloc, en vrac où des détails luisaient.

– Mais restez donc dans mon cabinet, fit le vieux secrétaire à barbiche blanche, quand Augustin lui eut demandé de voir deux ou trois copies des dernières licences. Elles sont encore là. Je vais faire porter la liasse devant vous.

– Certainement non ! fit son interlocuteur déjà debout contre la porte.

Il suivit le commis dans la pièce où des liasses reposaient ficelées, sous le velours des poussières.

– Je vous remercie. Je serai très bien ici.

C’était une petite pièce d’archives, déserte, donnant sur la grande salle où les commis travaillaient.

Dans son dos luisait une triste fenêtre dépolie, toute semblable à celle qui éclairait l’huissier de M. Rubensohn.

Assis, le front dans la main, il cherchait parmi des copies aux noms maintenant visibles, une fois enlevé le volet de l’anonymat. Une furieuse émotion de type réprimé, un recul de cinq terribles mois, une violente levée de fantômes, lui jetèrent ensemble et l’un dans l’autre des désirs de crier, de s’agenouiller, de vomir, d’abattre son front sur ces papiers, de se rouler dans ce passé. « Elle » était revenue, réservée, glaciale et merveilleuse, telle qu’il l’avait intimidée bien malgré lui, à leur première rencontre, de son regard troublé et autoritaire à la fois. Il éprouva dans son irrésistible force, le bienfait, le repos, la consolation de la Mort.

– Allons ! Il faut se hâter !

Il enleva la copie de philosophie et dans une autre liasse celle d’histoire de la philosophie. Cinq pages chacune, de cette claire écriture délicate qu’il n’avait bien vue que là. Son petit doigt avait passé sur chacune des lignes.

Que prendre ? des prélèvements ? la feuille simple d’une composition, la feuille double de l’autre ? Qui en serait lésé ? Qui constaterait ? Toutes ces copies continueraient de dormir sous leur poussière. Nul regard de commis, de bibliothécaire, d’archiviste, ne les exhumerait jamais. Que par chance inouïe, au cours de changements de locaux, la liasse fût collationnée et trouvée incomplète, quelqu’un écrirait : « Incomplet » au crayon bleu et ce serait là un nouvel état de choses, une entité administrative jouissant d’un droit à l’existence aussi grand que le premier état. Il y aurait même incorrection à compléter cette liasse par la suite.

Il se ravisa et froidement prit les deux copies entières, réenveloppa, reficela le paquet avec un soin extrême et dans les anciens plis.

Sous le soleil anémique de l’arrière-saison, l’énorme Rhône roulait entre des tas de sable où jouaient de petits enfants.

Il se souvenait d’heures identiques, d’autres jeux d’enfants sur des tas de sable, un jeune homme promenant ses inquiétudes religieuses dans la solitude des très grandes villes, les eaux d’un autre fleuve, plus fin et comme paresseux où chatoyait l’hiver.

Entre ces deux moments si semblables, une immensité d’événements abolis.

III

JACOB ET L’ANGE

La grosse infirmière blonde introduisit Largilier vers deux heures du soir.

Augustin dut déblayer les traits nouveaux : la soutane, le chapeau de « curé », le ruban des décorations militaires, pour retrouver l’essentiel du visage d’autrefois. Sous un gris de cheveux trop récent pour n’être pas transparent, l’ancienne nuance blonde de lin s’apercevait encore. L’ascétisme du sourire, la méditation continue du regard rentré, s’accommodaient des petites rides, du teint brouillé couleur de son, de la calvitie naissante qui formait tonsure, beaucoup mieux qu’autrefois de traits plus jeunes. Ce visage avait enfin conquis sa forme.

– C’est bien lui, dit Augustin, d’un ton de familiarité gaie.

Tout cependant n’était pas joie ni fraîcheur d’un passé retrouvé. Bien d’autres choses s’y fondaient : le demi-remords de relations détendues, de correspondances dont la réponse était restée en route, une chaleur d’amitié lentement éteinte, et plus encore : un sentiment dont Augustin n’eût pu dire s’il était plaisir, amertume, envie et admiration mêlés, si singulier que cela fût.

Largilier approchait son visage si près qu’Augustin comprit subitement qu’il allait l’embrasser. L’émotion le gêna au lieu de l’aider. Il hésita pour les premiers mots, qui furent plaisantins, ou banalement lyriques, ou non moins banalement extraits des « guides bleus ».

– Cela me paraît drôle de t’appeler « mon Révérend Père »… As-tu aisément trouvé le Sanatorium ?… Tu es venu par Sion, Martigny, Aigle ?… As-tu remarqué au sortir du funiculaire tous ces cubes blancs de sanatorium, non pas verticaux mais penchés en arrière, pour un baiser d’extase au soleil ? Simple effet d’optique. C’est le voyage en funiculaire qui les renverse, non l’extase…

Puis le sujet changea :

– Oui, on le soigne beaucoup, le jeune malade à pas lents…

Il montrait la masse des couvertures que la boule d’eau chaude soulevait à ses pieds.

– J’ai une occupation passionnante. J’explore mon état de santé. Thermomètre matin et soir, et dans l’intervalle, d’autres normes par moi constituées : fatigue de mes jarrets, raccourcissement des distances que je parcourais, trajectoires changées : d’abord dehors, puis à la chambre, suppression de la descente à la salle à manger, variation de mon appétit, son maximum, son minimum, ses changements de signe, variations dans mes vues générales des choses…

Augustin observait en même temps l’effet de ces confidences dans le tendre et attentif regard de son ami, mais celui-ci ne marquait ni pitié ni incertitude, s’étant défait de ces inutiles accessoires : la pitié, l’incertitude.

– Ma sœur Christine t’a raconté ? finit-il pas dire d’un ton de fatigue et de sérieux, moins fatigue physique que lassitude de cette mise en scène.

Installé sur sa commode chaise-longue face au balcon de cure, sur les jambes de douces couvertures velues, il savourait la détente de son pauvre corps.

– Laisse-moi te voir un peu, voyons… sors de là ; ne te mets pas contre le jour, fit-il du fond des coussins et des laines.

Il promenait les yeux sur la soutane de Jésuite dont les bras laissaient passer, sans manchettes, les ingénieuses mains de savant expérimental.

Quel Largilier lui était le plus présent et le plus cher ? Celui de la cour grand A ? aux jours de Bernier Félix et du premier Hertzog ? Augustin s’en rappelait de rares paroles volontiers cassantes, des sourires d’une bonté nullement ingénue. Il avait été long à goûter ce « taupin » transfuge et prestigieux, passionnément aimé par la suite.

À l’École, sa vie intérieure s’était faite plus riche et plus séparée, malgré la simplicité avec laquelle il permettait qu’on y accédât ; peut-être à cause de cette simplicité. D’ailleurs l’écart intellectuel grandissait entre les deux amis. L’immense ésotérisme des sciences contemporaines étendait entre eux un espace dont Augustin se rendait compte qu’il ne le franchirait pas. Jamais plus de profondeur et de respect ne s’était mêlé à une amitié. La grande crise de sa Foi l’avait attiédie. Non de son côté à lui, Largilier, mais parce qu’Augustin enveloppa dans la même rancune les disciplines religieuses et ceux qu’il avait aimés avec elles.

Il n’eût pu dire pourquoi il se rappelait un détail qui l’avait amusé autrefois. Le jeune savant détestait qu’on lui fît perdre son temps. Son aménité avait trouvé un moyen d’exprimer cette haine, une façon particulière d’arrêter, quand il ne pouvait le faire autrement, les conversations oiseuses. Ses yeux gris, méditatifs et froids, cessant de s’intéresser à ce que disait l’interlocuteur, le prenaient lui-même, les détails de son corps et de son visage, comme objet d’une exploration excédée.

De cet air de hauteur involontaire, sûre défense – Jean-Paul Denisot, le Renanien de l’École, en savait quelque chose – rien ne restait sans doute, et il ne semblait même pas qu’elle lui fût de nouveau possible.

Augustin mit ses deux mains à plat sur sa poitrine.

Je suis atteint des deux côtés, ce qui m’interdit les traitements mettant un poumon au repos momentané. On a aussi cessé les exhortations, – du moins, j’ai cru le voir : mon moral essentiel, ma collaboration indispensable, on ne me guérirait pas sans moi, bref, tous les coups de fouet. D’ailleurs, mes hauts, mes bas, ma collaboration, mon moral… !

Et il observait de nouveau quel effet lui faisaient ces paroles.

Largilier avait déjà vu le médecin : son pronostic sonnait encore dans ses oreilles : « … Que voulez-vous ?… La première condition est d’avoir envie de vivre. » Il laissa reposer son ami, en un silence qui dura quelques minutes.

– Ma sœur ne t’a rien dit ? demanda Augustin, faisant sans la soulever, pivoter sa tête sur l’oreiller. Rien que de venir me convertir ? C’est déjà beaucoup.

– Elle m’a dit que tu avais éprouvé de grandes peines et que ma visite te ferait du bien.

Il aima cette discrétion dans la pitié. Il se sentait faible, d’émotion facile, agacé plutôt qu’irritable, présentant ce qu’il appelait lui-même ce psychisme de la maladie, qu’il avait montré devant l’abbé Bourret coupé d’intervalles inertes, peuplé d’une sorte d’insensibilité intermittente, stoïque et funèbre. Un assez grand renouvellement de son âme, peu bruyant mais profond, lui venait cependant de la présence de son ami.

– Je crois que je préférerais qu’elle t’ait dit… Tu ne comprendras pas, il va falloir que je t’explique ; d’ailleurs les réserves, les secrets, c’est comme toute appropriation : arrive un moment où ça n’a plus de sens… il faut bien qu’on parte dépouillé et nu…

Largilier, dans ces phrases hachées, de sens obscur, de valeur sentimentale assez claire, vit ce qu’il fallait y voir : les approches et les hésitations des grandes secousses émotives. Mais Augustin ne sentait qu’une chose : il allait connaître de nouveau, comme déjà dans les confidences entrecoupées fournies à Christine, le bonheur de retrouver, tiède et neuf, de beaux filets de sang. Il allait revoir Anne exactement comme en ses songes, disparue de sa vie, devenue parcelle de l’imaginaire, dans la fraîche inatteignabilité de l’impossible.

Cependant il commençait mal, par pudeur de savoir où prendre.

– Ce n’est pas qu’à proprement parler, je souffre. J’ai des moments de fureur, d’autres d’insensibilité, plus souvent ces derniers.

Sa vieille défiance contre tout verbalisme émotif lui fit dire :

– Je m’excuse de tant de romanesque et je fais bien des manières pour raconter des choses finies.

Le récit commença plein d’interruption, de faiblesses, de caprices de débit.

Tout s’avouait ensemble, tout ruisselait : les aveux confus brisés de pudeurs, les incises, les retours sur soi-même, les arrêts subits, suivis d’analyses pour expliquer son cas comme celui de tout autre, feindre qu’il y fût moins engagé…

Il suspendait, reprenait, fléchissait dans son obscure histoire, laissant jaillir ses confidences en saccades d’artère coupée où marquerait le rythme des battements de cœur.

– Repose-toi, recueille-toi, fit calmement Largilier.

– Je me domine si peu maintenant, disait le malheureux. En même temps, il sentit qu’il n’aimait pas ce verbe « se recueillir » d’aspect trop religieux.

Opportunément, la grosse infirmière blonde entra portant une bouillotte chaude, la lui mit aux pieds, refit sa couverture, reprit la bouillote froide, ouvrit largement la fenêtre, la referma à demi, dosant la teneur de lumière. Des tintements de grelots montaient de la rue où donnait la galerie de cure, des rires, des phrases allemandes, ou cet anglais banal qui court dans tous les lieux de tourisme et plaît comme un autre grelot.

– Schlittenfahrt ? fit-il à l’infirmière.

Elle dut défaire son dosage de lumière, se pencher sur la galerie de cure, regarder.

Elle revint, rose, large, épanouie, expliquant en allemand qu’en effet c’était un départ en traîneaux pour les pistes. Lui aussi, sourit-elle, lorsqu’il serait mieux, il irait.

– Elle aime qu’on lui parle allemand, fit Augustin, et vous en récompense par ses pronostics.

Après sa sortie, il put recommencer avec plus de froideur et de méthode.

– Il faut que je t’explique mieux, que je te dise qui. (Ni noms, ni prénoms, il n’avait rien dit). Tu es devant des ombres.

C’était plus simple à raconter qu’il n’eût supposé. Le grand nom de M. Henri Desgrès n’était ignoré de personne. Encore moins des savants qui connaissent les immensités économiques où se ramifient les techniques de science pure. Largilier savait là-dessus tout ce qu’il fallait savoir. De plus, si Mgr Hertzog s’était naturellement tu sur toutes les intimités où Augustin se trouvait mêlé, il était bien naturel aussi qu’il fît appel à Largilier pour l’organisation scientifique des Écoles normales secondaires libres, annexes des Universités Catholiques. Le nom de Mlle de Préfailles fut prononcé comme il devait l’être.

– Alors tu vois de qui il s’agit, et c’est bien.

Ses confidences ainsi aérées et toute son âme ouverte, ce fut désormais très facile. Un flot large coula, d’un cœur repris par tous les enivrements du passé.

– J’ai cru, mon Dieu, l’aimer presque depuis toute mon enfance. Bien que les émotions dont elle était le centre ne s’appliquassent pas initialement à elle.

Il commença d’expliquer, s’arrêta :

– Non, c’est inutile. Peu importe ce transfert. Il me suffit de dire que dès longtemps avant sa venue, toute mon adolescence était pleine d’elle, et toute ma jeunesse l’avait désirée. C’est là, si tu veux, mes premiers foyers.

Dans les jours du début, comme il ne me semblait pas qu’aucun espoir fût possible, ni que rien lui permît de me remarquer jamais, j’ai commencé de beaucoup souffrir…

Ce m’est une grande peine de parler… Non dans le sens de douleur, mais plutôt d’émotion, de fatigue émotive, d’une sorte de joie imbécile, tu comprends bien ; une peine douce, d’une brûlante douceur stupide…

Il ferma les yeux comme s’il la goûtait.

Largilier fit signe qu’il comprenait. Ces diversions hachées, ce commentaire auquel son ami s’attardait autour du plus déchirant et douloureux bonheur, étaient moins une confidence nouvelle, qu’un relâchement dans ses confidences. Moins intime, il constituait une effraction moins sensible, une tension moindre de son cœur, que le récit direct : « Je l’ai vue ainsi, de telle manière, dans telle robe, j’ai tel jour senti son bras sur le mien, elle a eu tel geste, dit tel mot, » C’était un palier, c’était un repos.

D’ailleurs Augustin reprit, dès que son calme fut revenu au niveau nécessaire :

– Ces temps de froideur et de souffrance, je les aime bien. Et aussi les jours de sa toute petite adolescence. Ils ne m’ont pas déçu, ne m’ont pas trompé, ne m’ont rien promis. Glacialement étrangère, presque autant que maintenant… peu importe, c’est ainsi que je l’aimais. J’ai eu la joie de souffrir tout mon saoul devant elle. Les temps d’après ne comptent plus.

Quelque chose d’eux semblait bien compter encore cependant, et bouillonner dans les aveux.

– Prié chez eux à plusieurs reprises, je l’ai revue, longtemps revue…

Du reste, les plus violents moments furent tus. Il s’écarta des lieux enflammés où le sol brûlait encore et brûlerait jusqu’à la toute prochaine fin. Il frôla la nuit lunaire, le bouleversement des préaveux, tout ce fugitif ineffable.

Il s’énervait cependant, et sifflait ses consonnes :

– Moi aussi, je l’ai lu, le Cantique des Cantiques, à genoux, la face tournée vers là-bas…

Largilier vit lentement virer vers lui un visage blanchâtre et grimaçant, semblant compter le nombre de secondes après lequel il aurait le droit de ne plus se retenir, d’éclater en sanglots.

– Ces souvenirs t’appartiennent, fit-il avec le même calme.

Augustin s’arrêta, prit le temps de s’apaiser, ce qui fut long. Les mains se détendirent, la respiration se refit à peu près paisible. D’autres sujets, voisins, se présentèrent, qu’il prit provisoirement.

– L’émotion ?… « de toi à moi, ça m’est égal, mon vieux ». Ne te rappelles-tu pas ?

Et comme Largilier cherchait :

– Je me souviens mieux que toi. Lorsque tu m’as vu frotter mes yeux rouges, à quatre heures du matin en turne de seconde année, sur des extraits du brave Holtzmann…

– Est-ce moi qui ai dit cela ?

– C’est moi, mais parce que tu l’avais dit le premier, dans d’autres circonstances, quand j’ai lu sur ton carnet. As-tu oublié ?

Chaud encore de ses confidences, il prenait plaisir à gêner Largilier, comme une sorte de rançon.

– Et moi qui me serais fait volontiers Jésuite, pour continuer de vivre avec toi !

– Je me souviens, fit Largilier avec un sourire tout simple.

Augustin retomba dans l’appui de ses oreillers.

– Ces souvenirs m’appartiennent ?… Ah ! mon ami ! Je ne sais même plus à quoi je pense quand je pense à eux.

Il fit le geste de palper de la fumée.

Reprenant d’un ton de récit, sans souci apparent que d’être clair :

– Le soir même, en rentrant dans la voiture qui nous ramenait, Mgr Hertzog et moi, j’appris de lui que ce que j’appellerai ma candidature pouvait être agréé. On désirait m’étudier davantage. Je n’avais pas caché toutes les composantes de mes incertitudes, ce mélange d’agnosticisme, d’inquiétude métaphysique, ce goût de vie morale et l’attrait d’un Dieu inscrutable. On souhaitait néanmoins me connaître mieux.

– Qu’est-ce que je lui aurais dit ? fit-il rejetant les couvertures et s’appuyant sur le coude. Oui, quoi ?

Quelque chose comme ça :

Que la critique de la critique a beau effondrer la critique, elle ne nous rend pas à l’état initial ? Que je restais éloigné du catholicisme, non par conviction inverse, mais par habitude de m’en passer, par goût de parler positif ? comme un enfant enlevé aux siens trop jeune (ma comparaison n’est pas, là, très exacte) ne les déteste pas, ne les rejette pas, les oublie simplement ?

J’aurais terminé par l’aveu :

– Mais tout cela était avant ?

Il commença deux ou trois coups d’un triste et âcre rire en se rejetant sur ses oreillers.

– Je n’en parle pas assez doucement, avec la gratitude qu’il faut…

Le grelot des traîneaux s’était tu.

Le cou et la tête abandonnés en arrière, dans un traversin mou qui épousait sa nuque, Augustin semblait écouter une extraordinaire absence de vie qui pénétrait le sanatorium et la rue. Le relief des rares bruits s’enchâssait dans une immense ouate inerte.

Quand prit fin le mutisme nécessaire, Largilier le vit tourner vers lui son sourire livide :

– C’est là que je me relie à toi.

Le Jésuite chercha à comprendre, fit le geste de toute ignorance : élever les sourcils sur un visage étonné.

– Mais si. Tu m’as dit : « Dieu ne laisse périr aucune âme de bonne volonté. Il enverrait plutôt un ange. » Tu te rappelles ?

Largilier ne se rappelait pas exactement ; mais telle était bien la pensée de saint Thomas.

– Oui, enfin ! dit Augustin avec un certain ressentiment mélancolique.

Eh bien ! j’ai senti la présence de l’ange. Je n’ai pas eu un amour de brute, tout lyrisme et musique.

Ce me fut une nuit d’enivrement religieux, une nuit pleine de Dieu, une nuit de résurrection, mes Pâques, le sommet des béatitudes terrestres, plus un grand feu jeté par les autres.

Je sentais une sorte d’épouvante que Dieu daignât s’occuper de moi individuellement. Une fulguration à moi destinée, portant mon nom et mon adresse, traversant tous les déterminismes, perçait mon cœur au point juste. Le grand texte classique : « telle goutte de sang pour toi », je le transformais : « pour toi, telle étincelle du buisson ardent ». Même les mots qui l’appelaient, elle seule, rendaient le son de Dieu : « Tu m’as ravi le cœur, ma sœur fiancée, d’un seul de tes regards, d’une seule des perles de ton collier… Détourne de moi tes yeux car ils me troublent »… Naturellement, j’écartais les plus violents, les moins prononçables du Cantique…

Sauf, à l’aube, un bout de sommeil noir, cet enivrement d’humilité triomphale et foudroyée dura toute la nuit. Ah ! j’oublie les roses, un parfum intermittent venu de mes roses…

Largilier vit ses mains sortir de la couverture, se rejoindre et se renverser en tordant leurs doigts. Il entendit une toux quinteuse et secouante. Quatre ou cinq petits coups au plus. Puis d’une voix sourde :

– Donne-moi de l’eau froide.

Le verre d’eau se trouvait sur la table de nuit, avec la fleur d’oranger et le sucre. Largilier fit le mélange et le lui porta.

– Merci. J’aurais préféré de l’eau pure. Mais ça ne fait rien. Pleurer me brûle un peu. Rire aussi.

Il but lentement, avec des souffles entre les gorgées. Du sucre non fondu resta au fond du verre. Sa voix revint à une calme lassitude.

– Christine t’a dit tout le reste. Dans la même semaine, son petit garçon et ma mère sont morts entre nos bras. En rentrant du cimetière, j’ai craché du sang, incidents communs à toute vie. Il faut qu’ils nous frappent sur l’épaule pour qu’on ose y voir un destin singulier, un manque de simplicité, une sorte d’exagération dans l’attitude du monde envers nous…

Restait une partie des aveux non dite, un débris particulier surnageant sur ce désastre, suivant la loi des grandes douleurs. Il le prit par le bout le plus lointain, le plus funèbre et le plus doux.

– Dans cette boue glacée du double enterrement, je la revois encore, ma presque fiancée. On nous avait dit nous attendre, Christine et moi. J’ai vu leur geste d’attente, debout contre leur voiture. J’ai tous ces détails nets pour jamais, mon « jamais » à moi, bien entendu. Un « jamais » de trois mois. Notre accablement n’a pas eu l’audace d’aller se faire consoler.

– Des gens guérissent de ce que j’ai… Pouvais-je proposer à Mlle de Préfailles trois ans d’attente ? Évidemment, non, n’est-ce pas ?

– Évidemment, fit Largilier.

– Évidemment…

Sa décision avait été beaucoup plus dure et immédiate, sans cette fade hésitation d’espérance qu’il lui prêtait aujourd’hui. Il le savait bien. Il était plus faible, voilà tout. Et il remodelait un peu ses souvenirs, quêtait un pauvre conseil rétrospectif…

Comme le silence, cette fois, durait plus que d’habitude, Largilier levant sur lui les yeux, vit qu’il pleurait sans secousse ni effort, sans rien cette fois qui pût le brûler. Rien non plus pour se cacher, ni mouchoir, ni détournement de tête, rien du mécanisme social des pleurs. Elles coulaient tranquillement de ses yeux fermés, sur ses joues non rasées, de chaque côté de ses oreilles. Il se mit à tâter autour de ses poches, sans s’essuyer le visage.

– Je voudrais te montrer leur lettre affreuse… Eh ! non ! c’est dans un autre veston… eh ! non, c’est dans un portefeuille qui se trouve dans l’armoire… D’ailleurs peu importe.

Il tremblait d’anxiété fébrile et d’asthénie.

– J’ai cassé tout lien… elles ont dû voir là de l’inexplicable, une sorte d’insulte… Peu importe… peu importe… Ce qui sauve tout, c’est la mort. Elle console de la vie. Je compte les jours et je les barre, comme à la caserne. Peut-être je m’en irai plut tôt, je déserterai. Christine restera seule. C’est elle qui a deviné que j’aimerais te voir. Moi, je ne savais pas. C’est tout. Je t’ai pris beaucoup de temps.

– Mon temps ? fit Largilier s’arrachant lentement à l’oppression de ce cauchemar. J’ai demandé la permission d’être auprès de toi tout le temps que je te serai nécessaire.

… Les plus grands dons scientifiques, des perspectives d’institut et de prix Nobel, et « j’ai demandé la permission » comme un petit écolier ! Une vigoureuse saveur de bouffonnerie arracha au malade deux ou trois secousses d’un rire désolé.

Mais Largilier ne s’en inquiéta pas.

– Les approches de la mort ? fit-il les deux mains méditativement jointes, supportant un visage aux yeux baissés. On a tort d’attribuer à cette proximité une importance unique. Elle ne change pas nos devoirs. Nous faut-il aimer Dieu davantage parce que nous allons mourir ou détester plus fortement nos fautes ? La loi de toute vie se fait-elle plus contraignante précisément à la fin de la vie ? Et si nous venions à récupérer un certain nombre d’années, nous faudrait-il moins aimer Dieu ? C’est une grande bénédiction que d’être prévenu de sa mort. Tous nos motifs se simplifient, subissent une hiérarchie que nous ne discutons plus.

– Tous les motifs en suspension dans la vie se précipitent sauf un. Nul doute que ce ne soit très commode. Et parfait si leur élimination et la nôtre étaient contemporaines, mais c’est le temps entre les deux… Écoute !…

Largilier écoutait en effet cet incessant mélange de sarcasme et de misère. Mais le petit rire forcé ramena la toux et la brûlure. Le malade de nouveau posa ses paumes à plat sur la poitrine, tendit une main, reçut le verre d’eau froide et le but lentement.

– Écoute, reprit Augustin quand fut reconquis l’équilibre respiratoire, je voudrais te faire comprendre.

Il eut l’air de compter la distance, de prendre son élan avant de sauter dans un sujet qu’il avait ruminé tant de fois depuis deux mois.

– J’ai eu un vertige physique qui m’a fait peur. C’était un des premiers soirs après ma lettre et leur réponse. Cette sensation m’a pris au lit. J’ai bien vu que j’effrayais Christine. Je me suis cru à l’intérieur d’une sphère tournante. Qu’est-ce qui tournait ? Ma chambre ? Mon rideau de fenêtre ? Le plafond ? Impossible de le dire. Je les voyais stables et tournants à la fois et cette contradiction me donnait la nausée. Leur mouvement giratoire arrêté par mes rectifications, recommençait quand elles fléchissaient. C’est sur leur modèle, à ces objets tournants, que j’ai senti vaciller des choses plus personnelles : ma conscience d’être au lit, la sensation de mes draps, et celle de mon crâne ; puis mes habitudes d’esprit les plus permanentes, je ne pourrais préciser lesquelles, peut-être l’idée que je me trouvais dans un monde stable, parmi des choses classées et intelligibles, et aussi mon pouvoir de faire un raisonnement, de prévoir. Tout, – sans que je puisse dire ce qu’était ce tout – semblait quitter la surface plate où cela reposait, et la quitter en rond. J’ai effrayé Christine qui posait son lait froid sur la table de nuit. Je disais : « Ce n’est pas le plafond qui tourne, mais le pôle », voulant dire mon pôle mental.

Elle est revenue à plusieurs reprises, doucement, croyant que je ne l’entendais, ni ne la voyais.

– Je crains que tu ne te fatigues, dit Largilier. Cesse de parler. Repose-toi.

Augustin fit : non ! de la tête.

– Il y a une technique de la vie réduite, une technique de la toux, du crachat, de l’effort verbal. C’est la première chose qu’on apprend ici. D’ailleurs, t’y voir m’apporte une petite exaltation, tu le devines bien.

Le vertige né de ma faiblesse et de mon estomac vide, je ne m’en serais pas préoccupé. Mais le point de départ n’était pas physique, quoique ce fût sur des sensations visuelles qu’il m’ait été perceptible. J’extériorisais un vertige moral. Je m’en rendais compte. L’essentiel était une souffrance morale véritablement nauséeuse. Je vis là, – j’en pris mesure, – le bouleversement de cette partie de mon moi qu’étaient mes motifs et mes valeurs morales. Tous mes crochets étaient cassés, toutes les prises de mon âme, santé, bonheur, carrière, tout. Que veux-tu ? les unes ni les autres ne se prêtent aux simplifications de la mort.

En termes de psychologie pédante, j’ai fait, comme disent les psychiatres, un déséquilibre du sentiment du moi, de forme très légère. Ç’a été décrit. Un Beitrag quelconque dans une Archiv allemande. Je la retrouverais si je voulais.

Je filais vers un inconnu que je ne sentais pas être Dieu, différent aussi de l’anéantissement pur et simple. Comme ma nausée morale avait enfanté une rotation de lit et de plafond, ce départ vers un monde inconnu procréa lui aussi quelque chose de matériel : le glissement sur les parois lisses d’une immense cuve, et aussi un nombre limité et précis de minutes, ruisselant à petit bruit d’eau sous mon lit. Tout cela ne m’a pas effrayé, mais m’a montré l’obligation de conquérir un nouveau pôle pour ce monde où je ne me retrouvais plus. Il en faut un, si peu qu’on dure. Jusqu’à ma mort, j’ai besoin d’un centre, comme j’ai besoin de manger. La plus violente faim fut à la date de mon vertige, mais il y en eut d’autres, avant et depuis.

On heurta à la porte, un heurt cotonneux, comme d’une main gantée. Elle s’ouvrit, sans qu’Augustin eût besoin de parler.

La grosse infirmière blonde entra, portant sur un plateau le goûter de quatre heures et sous l’autre bras une bouillotte chaude. Elle avait dû heurter la porte, du genou.

– Déjà ? fit Augustin.

Des biscottes enduites de beurre et de confiture, des toasts, deux tasses de cacao sur une table passée au ripolin blanc frôlèrent la chaise longue. Puis l’infirmière changea la bouillotte comme la première fois, fit à Augustin un large sourire d’Allemande, eut envie de parler, fut sans doute intimidée par le visiteur et partit.

– Je n’avais jamais pensé que mes motifs dussent finir avant moi, que nous ne mourrions pas ensemble. Trouve-moi un motif qui transcende mes dernières semaines, ou mes derniers mois, l’unité de temps ne compte pas.

À peine posés, le cacao et le pain grillé s’étaient mis à donner ce petit fumet des réveils qui traverse l’odeur des lits.

– Je voudrais, fit Augustin, que tu m’écartes un peu ça.

Quand « ça » fut écarté, Largilier le vit hausser lentement par-dessus la chaise longue, deux maigres jambes chaussées de pantoufles, se lever, assurer sa main au dossier et recommencer dans la blanche chambre ripolinée un de ces voyages entre fenêtre et lit, dont il devait peupler, tant bien que mal, les après-midi désertes.

– Prends une de ces tasses, dit-il en passant. Le chocolat suisse est bon.

– Je crains encore que tu ne te fatigues, l’avertissait Largilier, comme le pilonnement sourd et glissé des pantoufles allait et venait.

Se retrouvant près du lit, il s’y étendit sans répondre, la tête sur le coude et le coude sur l’oreiller, ce qui obligea Largilier à installer sa chaise auprès de lui, sous le feu de ses yeux ardents, restés impérieux jusque dans leur détresse, à bien peu de distance des osseuses pommettes rose fièvre.

– Tu n’as pas de rabat ? dit-il, indiquant la soutane : Ah ! oui, tout ça c’est romain.

Puis retour aux timbres graves :

– J’ai peur de t’exposer des désirs impossibles : la paix de tes dogmes sans tes dogmes, ta stabilité sans tes étais ? Que veux-tu, mon ami, il faut voir les choses comme elles sont, et la mort n’y change rien.

– Dis-moi, fit Largilier, quand tu as souhaité me voir (je serais d’ailleurs venu de toute manière), qu’as-tu le plus souhaité ? as-tu voulu l’ami, et toléré le prêtre ? ou désiré l’un et l’autre à la fois ? et seulement l’un plus que l’autre ? Ne cherche pas trop superficiellement. Laisse parler tes sincérités profondes.

Ils s’entretenaient d’une voix assez sourde, presque tout bas, se trouvant si près l’un de l’autre que le souffle d’Augustin tombait sur les mains de Largilier, posées sur le rebord du lit. Il en sentait le coup de chaleur périodique.

– Si j’ai voulu un ami ? Pas Ixe, ni Ygrec, ni Zède. Pas l’incompréhension des gens à bonheurs terrestres… Si j’ai voulu un prêtre ? Pas le chanoine B…, ni Amplepuis, ni des professionnels du sermon (Avec une brusque violence, devant le fantôme de ses « fiançailles ») : Pas Hertzog ! J’ai voulu prêtre et ami. Ensemble. Un ami qui fût prêtre, oui, probablement. Pour que je puisse devant lui m’agacer librement. Voilà.

Largilier voyait aller, venir, geste chasseur de mouches, une maigre main blanchâtre aux ongles bombés. Il comprit que son ami commençait une de ces impatiences de malade, qu’il ne lui connaissait pas.

– … S’il n’a à me proposer qu’une nouvelle application de ses dogmes, aussi fatiguée que les autres, je veux pouvoir lui dire : « Il vaut mieux que tu t’en ailles, vois-tu »… Il ajouta tremblant et la mâchoire dure :

– Qu’il ne profite pas de mon désarroi !… Qu’il ne me jette pas à la tête ses hypothèses catholiques !… Qu’il ne prenne pas sa revanche sur moi avec les cartes truquées de la mort… Pas ça ! pas ça !

Il ouvrit encore et ferma deux ou trois fois la main droite, fléchit tout à coup, laissa retomber sa tête dans l’oreiller, continua de siffler : « Pas ça », du fond de sa lassitude, et pianota une sorte de mesure sur le drap, pendant quelques secondes.

La figure grisonnante, au teint brouillé, couleur de son, restait inaffectée, immobile et douce sous l’orage. Augustin sentit un commencement de remords.

– Cette « sortie », te montre ce que je suis devenu. Tu ne m’en veux pas, dis ?

– Je prends ton âme telle que Dieu me la présente.

– Une réponse de Révérend Père. Je veux celle de l’ami.

– T’es bébète, fit Largilier.

Augustin eut une sorte de vague détente des traits, intermédiaire entre le sourire, l’indifférence et l’ennui.

– Oh ! non, finit-il par dire, en une conversation à la fois décousue et logique. On ne m’« a » pas facilement. Moi-même, je ne m’« ai » pas facilement. Dans ce débat entre le Dieu catholique et moi, j’ai toujours fait en sens arrière à peu près le même nombre de pas qu’en avant. Trois mois de la vie des miens m’ont porté assez près de ses sanctuaires. La grande houle de mon bonheur m’avait jeté sur leurs seuils. La douleur m’a repoussé aux zones glacées. Non, il n’est pas très facile de savoir ce qu’on veut dire quand on affirme croire en Dieu.

Il saisit les barreaux métalliques de son lit, sentit leur froid, se haussa sur leur point d’appui.

– Ce lit me lasse. J’y transpire. J’y étouffe. Tantôt chaud, tantôt froid, comme mes pensées.

Il se leva péniblement, fantôme aux couvertures, recommença de promener dans la chambre son incessant caprice vite lassé. Largilier se demandait s’il était ainsi tous les jours ou seulement ce jour-là, par énervement et à cause de lui. Il le rejoignit près de la galerie de cure, face à la dérive des nuages qu’ils regardèrent ensemble.

– J’aurais voulu que tu voies les cimes…

Ce qui s’apercevait, dans la capricieuse disposition des neiges, c’était un paysage splendide et théâtral : l’énorme vallée du Rhône, les débouchés perpendiculaires, bleuâtres et devinées, la Gryonne, l’Avençon, la Grande Eau, très bas dans les brumes du début du soir. Des ouates confuses obstruaient tous ces creux. Et les cimes aussi restaient obstinément cachées, le plafond des nuages décapitant les pentes blanches. Mais aux moyennes hauteurs, neigeuses ou violettes dans le désordre romantique des montagnes, des villages s’apercevaient, bâtis à la mode du pays, sur des ressauts perdus le long des pentes, pleins de sensibilité suisse : une sorte de liberté pastorale, casanière et chantante, rude et douce, blottie contre les monts.

– Il y a trop de neige cette année, fit-il agacé. Des brumes, des brumes ! Rien que des brumes ! On dirait mon cœur.

Oui, j’aurais voulu que tu voies ces cimes… Enfin ! des cimes d’un autre ordre ne te sont pas refusées. Moi, la douleur m’a rejeté aux mécanismes impassibles du monde. D’ailleurs je ne te dis cela qu’avec les catégories les plus basses de ma pensée, et pour que tu voies tout.

… Comment saisir cette pauvre âme contradictoire et ravagée ? parmi ces caprices de sensibilité, ces sautes de sujets cette suite continue d’excitations et de fatigues, d’argumentations et d’affaissements, de refus et de désirs ? Largilier avait-il été trop dur en lui parlant d’emblée de la mort ? Son ami n’était cependant pas de ceux à qui l’on déguise ni édulcore, ni qu’on convainc par atténuations, ni pour qui l’on grisaille les vigoureux noirs funèbres.

– La douleur ! dit le jeune Religieux d’une voix de gorge douce et sourde, ah ! c’est le grand mot et le grand scandale.

Revenu s’étendre, les pieds sur la bouillotte, Augustin répondit par un geste très ironique, court mais fort vaste, embrassant la pièce, le bâtiment, la ville et l’espace. Largilier continuait dans la plus profonde immobilité méditative, penchant sur la chaise longue un dos courbé de vieil homme, baissant les paupières sur un regard intérieur dont il eût été à peu près indifférent qu’il vît les couleurs du monde ou qu’il fût aveugle.

– Aucun Saint ne s’en est inquiété ni laissé distraire. Ils vivent d’elle, ils la sollicitent. Quelle autre mesure mesurerait leur amour ? Atteindre Dieu par la voie des joies, on s’y heurte à trop de concurrences. Par celle des douleurs, on L’y trouve, pur et seul.

Augustin se remémora sa vieille formule : « Douleur, matière première de la Sainteté. »

– Mon âme n’est pas de cette sorte, fit sa voix excédée, et c’est de moi qu’il s’agit.

– Ce n’est ni de toi, ni d’eux, ni d’aucun en particulier. Il s’agit de chercher, sur les données les plus claires, les traces de Dieu dans l’âme humaine. Si tu n’es pas un Saint, tu sais reconnaître une vie de Saint, quand elle t’est présentée. Tu n’es pas renfermé dans ton habitat propre. Tous les novices ont l’œil sur l’effigie des Saints ; tous les Saints, sur l’effigie du Christ.

Augustin dit qu’il n’ignorait pas ce curieux attrait de la vie des Saints, la plus haute poésie de la terre.

– La douleur révèle sa vraie nature aux réactifs de la sainteté. Pour Faber, qui s’y connaît, certains moments privilégiés suppriment presque la Foi. Il y a d’identiques transformations des douleurs.

– J’ai peut-être vu le début d’une… rêva Augustin qui pensait à Christine.

– Même à notre niveau d’hommes faibles, elles commencent à prendre un sens, redeviennent une partie de notre moi dominé et compris, et non une prolifération folle de l’âme.

Tous les mécanismes impassibles du monde, rien n’est plus facile que d’en croire Dieu absent. Ils ont cependant été supportés par lui, en fait, à une certaine heure du temps humain, historiquement, devant des yeux de gens qui ont vu, sous des poings qui ont frappé, et des bouches qui ont craché. Dieu s’est infligé, dans leurs inadaptations et leurs injustices, tous les déterminismes de la Terre, la passion, la souffrance, la mort, avant de nous les imposer.

Les souples mains dociles de savant expérimental commencèrent de numéroter quelque chose dans l’air.

– Il a pris le corps humain, la physiologie humaine, l’économique de la pauvreté, les modes de vie des basses classes, l’ânesse pour luxe et la poussière des voyages à pied ; le type social semi-nomade : pêcheurs et bergers ; les plats de poisson et les pains d’orge, le parasitisme de l’apostolat…

Il parlait avec la plus extrême simplicité et, sauf l’élévation numératrice des doigts sans la moindre intention de geste, rien qui passât le timbre d’une sourde exhortation de confessionnal. Augustin remarquait cependant un certain goût d’images concrètes et familières, qu’il n’avait pas jadis. « Technique des instructions et sermons ?… ou méthode des méditations selon Saint Ignace ?… Je ne puis pas décider. »

– J’ai entendu, continuait Largilier, ce sermon populaire dans une église d’Italie : « On le coudoyait sans le connaître : – Qui c’est, là-bas ? – C’est chose… chose… comment, déjà ? Jésus, le fils de l’artisan à domicile vous savez bien, le « type » qui prêche entre les barques et les jardins. Il fait encore son bout d’effet sur les étrangers, mais nous autres on le connaît. Où a-t-il passé, aujourd’hui ? Quelque part, au bord du lac. Il raconte ses petites histoires. Il y a toujours du monde pour les écouter. Il pousse les porcs à l’eau. – Faudrait pas qu’il fasse ça aux miens ! »

C’est bien, en effet, sous ce vêtement humain de déterminisme et de misère, scandale de l’expérience commune, qu’il propose aux Saints, sur deux mains d’homme percées, deux morceaux d’un réel effrayant : le sens de Dieu et celui de la douleur. Combien d’entre eux sont morts de son terrible amour !

Augustin, pour mieux voir Largilier, tourna lentement la tête dans son oreiller, ce qui fit un léger bruit de plumes molles, perdu parmi ses souffles.

– Il a pris, continua le jeune prêtre, les catégories sociales de son pays et de son temps ; les obligations rituelles, les codes pénaux, la forme des peines capitales, les images et récits d’un Israélite de Palestine, l’exposition de ses idées et de ses actes par des procédés d’innocents.

Il a bronché. Il est tombé comme un autre. La pesanteur joue sur lui. Pour lui aussi, les pierres sont dures et les madriers lourds. Il a sué en travaillant.

Il a sué du sang d’homme à Gethsémani, émis des exsudats humains sous le coup de lance du Calvaire. Le microscope ne s’y tromperait pas. Il a souffert avec des nerfs d’hommes tous les détails d’une mort d’homme, la soif des hémorragies, l’immobilité terrible de la Croix. Ses poumons ont jeté leur dernier soupir, comme pour tous les morts.

Il a souffert avec son âme d’homme, l’amertume des œuvres humainement brisées, l’accablement des grandes défaites, les rires des gens, les branlements de tête, ce ridicule sur ses dernières heures, tout ce qu’il goûtait déjà dans la lie du calice, à un jet de pierre des dormeurs. Sa mère lui pleurait sur les pieds.

Il a subi le délaissement de son Père, l’abandon de Dieu, la sécheresse et le désert des dérélictions absolues : cette croix sur la Croix, cette mort dans la mort.

C’est tout cela, accepter la terre. Il s’est fait passible, mortel, très lentement connu.

Jamais je ne contemplerai assez l’abîme de la Sainte Humanité de mon Dieu.

… Bien des moments, depuis trois mois, avaient paru à Augustin uniques et inretrouvables, vraiment singuliers, spéciaux dans l’éphémère. Mais aucun n’eut le caractère étrange de cette méditation dans un sanatorium, où s’entrelaçaient si curieusement le déterminisme expérimental et le donné divin, les causes secondes et l’Éternité.

Un autre trait vint s’ajouter à la riche personnalité de la minute. Aucune n’y manqua des irisations du précaire, tout ce qui composait cette gaîté des maisons de cure, à substance superficielle et si mince, pellicule de neige, de flirts, de mort et de musiques. Les traîneaux à grelots rentraient des pistes. On joua du piano dans un rez-de-chaussée voisin. Des rires, l’éclat des voix, toutes les apparences heureuses montaient jusqu’aux étages. Les notes rondes et claires ruisselèrent sur le lit blanc de neiges, et, dans leur intervalle, revenait cette purification de tout contexte sonore, cet isolement des sons sur un fond mat de silence absolu.

Augustin perdit pendant sa courte distraction plusieurs phrases de Largilier. Lorsqu’il rejoignit, celui-ci parlait de la douleur subie par Dieu-démonstrateur, imposée par Dieu-législateur. Du point de vue théorique, la coexistence de la douleur et de la paternité de Dieu, comme l’origine de l’énergie, comme la pénétration de la matière dans la conscience, et leur existence même, à l’une et à l’autre, constituait l’une des données primitives de l’Univers : – pas plus obscure ni pas moins. – Mais pour des âmes pénétrées du Christ-Dieu, cette coexistence sort des préoccupations pratiques autant que des atteintes : c’est un problème mort.

Tout émotion et respect, Augustin écoutait le jeune religieux, l’homme rasé, gris-blond, à demi chauve, de taille médiocre et de nuque maigre, ce grand scientifique, ce mystique, peut-être ce saint, cet homme de la plus haute double vie, son ami.

– J’ai, disait Largilier, entendu d’un ex-athée, cette formule singulière : « Sans le Christ, j’aurais la haine de Dieu. » Qu’il me garde de ce blasphème, dont je devine toutefois les racines. Loin que le Christ me soit inintelligible, s’il est Dieu, c’est Dieu qui m’est étrange s’il n’est le Christ.

… Lui aussi, Augustin, jadis avait senti son cœur sollicité par la sainte Humanité de Jésus. Cette rencontre s’expliquait comme toutes les rencontres : le sujet flottait dans l’air religieux contemporain. Il avait sur les âmes la prise la plus naturelle et la plus forte. Des « fiches » lui étaient consacrées parmi celles qu’il avait relues dans la fameuse nuit. Dans le cristal adamantin des dogmes, c’était la facette qui frappait l’âme moderne, scientifique et mystique ensemble. La nature humaine de Jésus, subissant les déterminismes que Sa nature divine avait Elle-même institués, se soumettait au mécanisme social des expositions historiques lacunaires. Curieux pont suspendu entre la douleur et la question biblique, les entrelacs des lois positives le supportaient comme des filins.

– Tu n’avais jamais pressenti que tu te ferais Jésuite ? demanda Augustin, comme le silence vibrait encore… autrefois dans nos années d’École ?

– Non, fit Largilier.

– Figure-toi que je t’ai imaginé fondant un Ordre… ou l’ai-je conjecturé d’après une conversation que nous tenions ensemble ?

Avait-il vu réellement toutes ces images ou en inventait-il : un contrôleur d’omnibus et un receveur, écoutant leur dialogue religieux, sa gêne à lui, la totale indifférence de Largilier parlant devant eux à voix haute, un omnibus démarrant, les bouts d’un foulard voltigeant sur le cou de Largilier qui courait ?

– J’y ai pensé. Une connaissance plus exacte de moi-même m’a montré que ce projet dépassait mes forces.

Sans donner l’impression de désirer rien céder, il parlait visiblement de lui-même dans le moins de mots possibles.

– Comment as-tu su qu’il dépassait tes forces ?

– Très simplement. L’abbé Hertzog me connaissait par ses propres observations et par les aveux et comptes rendus, que je n’avais qu’à lui présenter docilement.

Augustin vit les deux mains ouvertes qu’il étendait.

– Il t’a imposé ta décision ?… Oui, je connais le cliché : ta liberté se parfait et se meurt à la fois.

– Si on cherche l’abandon à Dieu, autant commencer dès la décision même.

– Je vois, dit Augustin, battant du bout des doigts le bras aplati de la chaise longue, comme il avait auparavant battu son drap de lit… Nous constituions dans ce lycée universitaire, un joli noyau mystique. C’est fort rare, mais ça arrive.

Avec une indiscrétion tenace :

– Il t’a imposé d’être Jésuite ?

– Non. Un directeur n’est pas un Supérieur d’Ordre. Il se contente d’apporter les secours d’une bonne tête, de deux yeux désintéressés et d’un cœur qui aime Dieu.

– Que comportaient ces aveux et comptes rendus qui fût spécialement pro-Jésuite ? continua le policier. Quelle part de ta sensibilité s’accordait à leur règle ? Le Manrèse ? Le « Perinde ac cadaver » ? Y a-t-il eu clarté intuitive ? véritable appel nominal ? simple convergence de réflexions ? quoi et où ?

Il tourmentait Largilier, comme il avait tourmenté jadis Christine adolescente. Mais Largilier s’y prêta avec son habituel mépris des réserves et une parfaite simplicité d’aveu.

– Le moyen a été plus simple. D’une part les conditions de ma plus grande utilisation. De l’autre, une totale absence d’attraits sensibles, aucun appât, aucune pente, aucun motif humain.

– Alors, je ne comprends plus.

– Alors, il a bien fallu comprendre que c’était ce dépouillement d’attraits sensibles que Dieu voulait de moi.

Augustin se tut un long moment. Pourquoi désormais demander les conditions de temps ? de lieu ? la date exacte ? Qu’importaient les anecdotes ? N’avait-il pas le cœur des confidences ? l’aveu central ? Il lui semblait lire une seconde fois dans le carnet égaré.

– Moi aussi, finit-il par dire, d’une voix d’hésitation, de regret et de mélancolie, j’ai peut-être, jadis, été infidèle à quelque formidable désir…

Ces confessions coupées de silences, ce profond calme, cette lumière du soir dont on ne savait si elle était verte ou rose, tout semblait chargé de provisoire, de bientôt fini, de déclin accepté et de vague aurore.

Mais à ce moment, le corridor se mit à vibrer sous des pas qu’accompagnaient des sifflets et des rires. Les gens heureux qui venaient parurent vouloir s’arrêter juste à la porte d’Augustin. Puis ils reprirent leur promenade.

– C’est le moment de leur thé. Dans les débuts ils entraient souvent. Moins maintenant.

Sur la petite table ripolinée, les deux tasses s’étaient depuis longtemps refroidies. La pile de toasts restait entière et dédaignée.

– Manges-en un ou deux, qu’on ait l’air d’y avoir touché. Sans quoi, nous aurions des plaintes en allemand et l’énoncé d’une compassion.

Ils furent devancés par l’infirmière blonde.

– Nichts mehr gegessen ? fit-elle d’un petit ton triste mal accordé à sa grosseur.

La présence de Largilier l’intimida encore, coupa les ailes à la compassion. Elle se borna à lever ce doigt dont on menace les petits enfants. Le fade foin de ses cheveux d’allemande débordait, sous le bandeau de son front. Elle remporta le plateau dans sa main droite renversée, tandis qu’à gauche, s’accentuait, compensateur, l’évasement de sa hanche.

– À quelque profondeur que me touchent tes appels, disait Augustin d’une voix qu’idéalisait sa faiblesse, leur sérénité n’est pas la seule qui s’offre à moi. Un appel identique part de bien d’autres pôles de la pensée. Le Christianisme est puissance libératrice… parmi d’autres ! Ce qui me le murmure à l’oreille, c’est ma longue habitude de ranger les thèses catholiques, côte à côte avec les concurrentes, sous les mêmes mesures. Peut-être le néant a sa sérénité ? Peut-être la mort la plus sereine est la plus menaçante pour l’immortalité ? Peut-être que je n’ai pas su le voir le soir de mon vertige, et qu’il ne faut pas chercher de fond aux cuves où l’on tombe ? peut-être ne sont-elles que parois lisses et glissement éternel ?

– Bien entendu, d’une éternité mesurée par le nombre des minutes qui ruisselaient sous ton lit ?

– Bien entendu, et heureusement.

Quittant ses coussins, Augustin se retourna vers Largilier d’un demi-tour pénible et lui prit les deux mains, tandis que dans son dos un oreiller s’effondrait.

– Vois-tu, il n’est aucune des sollicitations de Dieu qui n’ait déclenché en moi sa contrepartie de thèses adverses, automatiquement, comme une deuxième demi-onde.

– Un cœur indécis, avec un esprit éclairé, cela existe. Les vieilles incroyances ont leur inertie, que, selon les incrédules, les croyances seraient seules à connaître. Une croyance inentretenue s’écroule. Une incroyance somnolente demeure.

– Je veux bien… fit le malade avec une grimace lassée. En tout cas, la chiquenaude suprême me manque. Des marais où je me meurs aux hauts lieux où tu m’appelles, je ne m’élancerai pas, faute d’ailes. Je ne connais même pas cette espèce de repos intellectuel qu’est l’acceptation de l’incertitude, dans les choses, douteuses par leur nature, vers lesquelles tu veux m’entraîner. J’ai l’incertitude de mon incertitude.

Il parlait sans entrain, ni ardeur, ni sentiment de la nouveauté de quoi que ce fût.

Largilier s’aperçut que les deux mains qui tenaient les siennes pesaient. Augustin se levait encore. Il semblait chercher à ranger sa couverture, à gonfler ses coussins. Puis ses pieds rejoignirent le sol. Peut-être il plantait là toute discussion, en ayant pour le moment assez.

Il s’approcha de la galerie de cure.

– Il n’y a plus de nuages, fit-il.

Leur départ découvrait un ciel mauve et vert citron aux puretés extrêmes. Un filet de rose cernait le contour d’une immense merveille rugueuse, dépolie, mate et d’un bleu d’eau sale, vaguement translucide, comme une verrerie d’art.

– La Dent du Midi, d’où pendent des glaciers.

– Je vois, murmura Largilier.

Parmi les hautes dents de scie, entre les deux branches du V formé par une échancrure, reposait, très nette et minuscule, une sorte de tache de peinture, d’un blanc absolu.

– Qu’est-ce donc ? demanda Largilier.

– Tu l’as vu ? Je voulais justement te le laisser découvrir. C’est lui.

– Lui ?

– Le Mont-Blanc, fit Augustin une main accrochée à la crémone et l’autre en arche de pont sur la vitre. La fenêtre lui ayant enfin donné tout ce qu’il attendait d’elle, il revint sur la chaise longue. Largilier compta que c’était la quatrième fois qu’il se déplaçait ainsi.

– Quand j’ai pu sortir, après la première semaine de lit qu’ils m’ont imposée, nous avons pris une voiture, Christine et moi. À cette date j’allais mieux que maintenant. Nous nous sommes fait conduire bien au-dessus de Leysin, par un chemin forestier, déjà enfoui sous les premières neiges, qui s’amorce au Grand Hôtel. Il mène aux Chalets et à la Tour d’Aï à travers des sapinières. En hiver, on ne le trace, en coupant la neige, que jusqu’à une étable au tiers de la route.

À mesure que nous montions, à tous les endroits où la vue crevait la barrière des sapins, ce point blanc que tu vois fixé et collé au fond des dentelures, grossissait, se compliquait, débordait les autres cimes, remplissait les cantons les plus inhumains de l’espace. Nous assistions, stupéfaits, à la naissance d’un monde inconnu.

C’est le Mont-Blanc, vu par sa face Nord-Est, par Argentière, le glacier du Géant, et toutes les aiguilles, de l’Aiguille Verte au Mont Maudit. Bien entendu, on ne peut les apercevoir, mais seulement de ternes creux bleus, de hautes vallées ombrées, une matière hirsute et supraterrestre, libérée du poids, de la solidité, de l’utilisation, de toutes les matérialités du monde.

Je voudrais que tu ailles le voir par un beau soir découvert.

Largilier dit qu’il irait. Il faisait doux.

– Nous sommes restés devant lui longtemps. Un troupeau de vaches sortait de l’étable ou y rentrait, piétinant dans la neige. J’étais bien, enveloppé de laine, une bouillotte aux pieds et les mains dans des moufles. Autour de nous des morceaux de l’Alpe pastorale, les beuglements et bousculades des vaches, des sons fêlés de clarines, très différentes de celles du Cantal, des odeurs de bestiaux, les plus douces, les plus pacifiques après celles des neiges. Notre cœur n’était pas là, tout entier pris par la grande cime pure. (Il poursuivait, les yeux plissés, son souvenir). Nous échangions des symbolismes que tu devines. Dans l’état où nous nous trouvions tous les deux, il suffisait de bien peu de chose pour nous déprendre des griffes de la terre : deux doigts de blanc fixe et la suprême altitude des Alpes.

Il la montrait du menton, dans sa réduction minuscule.

– C’était la première fois que je voyais Christine sortir de son calme affreux, s’intéresser à quelque chose depuis la mort de son enfant.

Elle n’arrachait pas ses yeux de la cime souveraine. Elle l’affirmait clémente, purificatrice, simplifiante, pleine de Dieu. Je la disais sans âme, invinciblement lointaine et dédaigneuse, au-dessus de toute vie, sans passage, sans chemin, d’une interminable stupidité. Je l’interpellais, la personnifiais :

– Tu suggères des solutions de sérénité sans dire leur nom. Si tu le sais, dis-le.

C’était il y a un mois. Ma première promenade et la seule. L’homme qui nous conduisait se retourna.

– Maintenant, nous ne pouvons aller plus avant : faudrait des traîneaux.

La route où nous avions passé n’était qu’une tranchée rayée d’ornières terreuses, creusées entre deux falaises d’épaisse neige mate. Au delà toute tranchée s’arrêtait, les deux falaises se rejoignaient. Plus rien qu’un champ de neige.

Nous avions vu tout ce que nous voulions voir. L’homme retourna sa voiture vers Leysin.

– C’est ainsi, conclut Augustin, que je contredisais Christine, par taquinerie peut-être, car je n’étais pas bien sûr que mes pensées, au fond, ne fussent pas les siennes, ni ne le suis encore.

Dans la chambre, la nuit commençait de brunir la lumière.

– As-tu, demanda Largilier, assez présente à ton souvenir la vie du Curé d’Ars ?

– Je crois, dit Augustin, après un silence de quelques secondes, pendant lesquelles il s’étonna du manque de transition.

– Tu aurais pu, pèlerin d’Ars, venir dans sa petite église, peut-être vers une heure du matin. C’est l’heure où il commençait d’accorder ces consultations morales, ces entretiens particuliers qu’on venait lui demander de tous les coins de France.

– J’aurais pu. J’y aurais du moins accompagné Christine.

– Le Curé d’Ars t’aurait dit : « Mon ami commencez par vous agenouiller ici et confessez-vous. »

Il y a trois petites différences, très accessoires. Les pécheurs s’en allaient vers lui, et c’est moi qui ai dû me déplacer. Ensuite c’étaient des pécheurs chargés de fautes graves et j’oserai dire que très probablement tu ne l’es pas. Enfin, c’était un Saint.

Il vit les yeux d’Augustin vrillés sur lui.

– Mais comme c’est Jésus-Christ lui-même qui t’absoudra, l’âme du Curé d’Ars et la mienne sont, en ce qui regarde la sainteté, à égale distance de cet Infini.

Je te dis donc, ainsi que l’eût fait le Saint : « Reste étendu comme tu es. Mais recueille-toi ; nulle oreille ne peut nous surprendre. Je vais t’entendre en confession. »

Augustin commença de chercher dans les paroles de Largilier un autre sens que le sens naturel, évidemment impossible. Mais tout autre sens n’était pas moins impossible et d’ailleurs sans relation quelconque avec leur conversation.

Largilier, assis, gardait les mains jointes, les lèvres serrées, les yeux clos. Il attendait. Augustin sentit bouillonner un immense trouble, une tempête de colère et de pitié, et presque le recommencement de son ancien vertige.

Il se rappelait des prêtres, assis sur une chaise, exactement comme celui-ci, en des occasions où les confessions se passaient hors des confessionnaux, par exemple dans le petit réduit à odeur de cuisine où se tenait autrefois l’aumônier du lycée. Largilier était si près qu’il voyait les marques rousses de sa figure.

– Je ne me trompe pas ? demanda-t-il avec un tremblement bégayé. Tu veux que sans la Foi au Sacrement… C’est trop peu dire, sans une Foi quelconque sentie par moi, et même sans sérieux…

– Sans la Foi au Sacrement, mais non sans Foi quelconque, puisque tu désires Dieu avec une partie de ton cœur quoique non pas avec ton cœur tout entier, je te dis ce que le Curé d’Ars disait à ceux que conduisaient vers lui d’obscurs désirs de paix : « Mon ami, mettez-vous ici, et confessez-vous. »

Largilier venait de parler avec la plus grave douceur et une sorte de tendre autorité qu’Augustin ne lui avait jamais connue.

Alors la houle changea de nature, devint épouvante. Augustin s’en aperçut, comprit en même temps qu’il ne résistait pas comme il aurait cru, ce qui augmenta son trouble. Il criait d’une pauvre voix basse : « Je ne suis pas préparé, voyons ! Je n’ai pas le cœur au point ! J’ai besoin de voir clair. Aie tout de même un peu de pitié !… »

– Ton profond désir, que ta pensée déforme, par fausse pudeur, par manque de sincérité simple dans l’aveu de tes poussées intérieures, par crainte d’un réel trop beau, eh bien ! je ne dépasse rien en t’affirmant que Dieu l’agrée comme préparation.

Augustin resta suffoqué de silence, trop écrasé pour répondre, et le grand tacticien qui le violentait s’emparait de ses silences comme d’acquiescements.

Tout refus s’appuyait sur une résistance déjà fléchissante et que des complicités minaient au fond de lui. D’autres forces en lui, malgré lui, trahissaient ; un murmure spontané, presque audible, chuchotait : « Hors des rives, en pleine eau, hors des rives, en pleine eau », par répétitions continues et tenaces, diminuant chaque fois la distance entre lui et l’invraisemblable. En même temps, un autre éclairage, une sorte de jour intérieur, des rayons partis d’un foyer nouveau regroupaient ses points de vue et même toute son âme. La stupeur d’Augustin venait de cet envahissement lumineux. Il n’était pas purement dogmatique ni doctrinal. Il était autre chose : une approche très longtemps terrifiante, agréée enfin. Elle quittait tous voiles. On en parlait ouvertement. Elle n’effrayait plus. On voyait grandir et se préciser la couleur orange et noire qu’elle envoyait au-devant d’elle, par-delà les porches de la Mort.

– Pour l’aveu de tes péchés, je t’aiderai. Une confession générale portant sur une longue période de vie, ne comporte, par la nature de la mémoire, qu’une précision assez lointaine. Mais de cela, je suis juge. Et cet aveu fait, je t’interdirai, même en pensée, d’y revenir. Tes deux devoirs, d’être docile envers Dieu et d’assurer la paix de ton cœur, se confondront. Pour ta contrition, le fait même que tu m’écoutes avec bonne volonté en est une suffisante preuve. C’est plus qu’un sentiment que tu offres à Dieu. C’est tout toi-même dans un seul acte, ta pauvre âme tout entière, douloureuse et tourmentée, affamée de repos.

Ainsi se continuait ce mélange de calcul, d’audace, de confiance et de joie, comme le plus habile et le plus libre des chants.

Largilier vit Augustin rejeter lentement sa couverture, découvrir ses jambes, sa bouillotte, se redresser. Il l’observait de l’autre côté de la chaise-longue. Aux premiers efforts de l’agenouillement, il se leva en hâte, courut à lui, mit sous ses genoux des coussins. Augustin disait : « Laisse ! laisse ! » Largilier releva et étendit sur son dos une des couvertures douces et chaudes, tombée devant la chaise-longue.

– Ferme la porte à clef, entendit-il, parmi de petits sanglots, mêlés de toux et de mouchures.

Mais il dut pencher l’oreille sur lui. Augustin parlait bas, pleurait d’émotion, d’agacement, de désarroi, de dépit et de joie, cœur contraint et consentant.

– Je ne sais même pas si je dois m’accuser de ma longue incrédulité. Je n’en sais rien !

Largilier dut se tenir tout près de lui, deviner ses paroles et ses sentiments, l’envelopper d’une caresse morale protectrice, perspicace et robuste.

– Bien sûr, mon cher ami, le jeu de l’intelligence n’enferme en soi ni faute ni mérite. Il est pure technicité. La faute ne fut pas de conclure aux lumières de tes prémisses, mais de n’avoir pas éclairé ailleurs. Compare. En un danger mortel au corps, les hommes tranchent tout lien, bouleversent vie, carrière, viennent ici deux, trois ans. Tout, disent-ils, sauf la mort. On ne conserve pas Dieu à un prix moindre. L’équivalent en une grave crise d’âme était de tout jeter dans la bataille, quitter l’École s’il eût fallu, épuiser auprès des grands spécialistes catholiques leur technique et leur foi. On ne met pas Dieu au second rang. On n’est pas calculateur des moindres frais, ni opportuniste, ni léger, quand il s’agit de Dieu.

– Quitter l’École ?… Celui qui lui parlait ne l’avait-il pas fait !…

Ainsi Augustin s’entendit-il dire au fond de lui-même.

Après quoi, tout devint secondaire : non seulement, le dépit, le désarroi initial, l’énervement et le trouble qui ne persistaient plus qu’en souvenirs, vagues comme des brumes-témoins, mais aussi cet acquiescement : « … ne l’avait-il pas fait ? » et même la suite des aveux, la partie technique de la confession. Tout était secondaire, remplissage, manière de combler un discret, miséricordieux et écrasant silence. Une présence le dominait, différente de toute réalité terrestre, Reine de l’Être, donnée dans le temps, transcendant tous les temps, à laquelle il confiait à la fois sa pauvre âme infiniment lasse et les morceaux rongés qui restaient de sa vie.

– Tort fait au prochain ? demandait Largilier.

Augustin fit : non, de la tête, sans cesser de porter attention à ses réponses et de subir cette lumière.

– Luxure ? impureté ?

Augustin prit le temps de reconnaître et d’explorer cette sorte d’honorabilité austère, marque de son exceptionnelle vie, cette rigidité orgueilleuse, survivance de son adolescence et de sa première jeunesse, qui avait traversé ses longues années d’absence et d’inadoration.

– Chasteté de vie, fit-il tout bas. Moindre chasteté de cœur.

Du reste, tout allait très vite. Largilier posait les questions essentielles, les grandes ouvertures générales sur cette bonne volonté. Le pénitent était faible, il ne fallait pas l’occuper longtemps.

En péchés capitaux, ceci sans nul doute qu’il voyait clairement dans cette limpide lumière inexorable : une sûreté de soi omniprésente, étayante, hautaine, tranquille, qu’il n’avait entrepris de tempérer que depuis peu d’années ; toute pénétrée d’intelligence, et orgueilleuse de sa modestie même ; une conscience pleine et dure de sa valeur et de ses réalisations terrestres. Le souvenir de ses conversations avec l’abbé Bourret le suivit ici, la cursive et dédaigneuse pitié avec laquelle il lui jetait des remarques qui eussent pu être bienfaisantes, qui peut-être l’auraient été…

Incontestablement, l’incroyance l’avait durci. Il n’avait commencé de céder, de sentir « l’autre ordre et supérieur » que devant la profonde humilité des deux femmes auprès desquelles, parfois, il venait vivre.

Comme l’aveu se terminait, on frappa à la porte essayant de l’ouvrir. Largilier dut se lever, parler à travers la porte, demander qu’on attendît. Revenu, il n’ajouta que quelques mots.

– Je vais te donner une très courte pénitence : un seul Pater et un acte de Charité, dit très lentement, dans ton lit, en exercice destiné à te faire sentir la présence de Dieu : c’est une chose si simple ! Elle se voit comme la lumière du jour.

Dès la fin de l’aveu, la Présence qui l’opprimait augmenta sa douceur violente. Les mots latins de l’Absolvo le heurtèrent comme des balles. Agenouillé, il se prosterna en pensée, tomba à terre, fit un cercle par terre, sa tête touchant ses genoux, écrasé, d’un anéantissement sans nom. Il était le grain de sable des textes bibliques, un grain de sable conscient qui eût devant lui vu tout le rivage, toute la mer, et par delà, la planète ; et par delà encore, l’énormité démente de l’espace, et dans le suprême au-delà, le Roi de tous les Absolus, ou selon la formule qu’il aimait : « Celui qui s’est fait Dieu. »

Il put encore murmurer : « preuves expérimentales… expérimentales… » Et aussi : « Moi qui demandais un centre pour ma pauvre vie »… Perdu dans cette puissante douceur, il cessa bientôt de se demander quoi que ce fût.

Il sentit que Largilier le prenait sous le bras.

Enveloppé de ses couvertures, il sourit et claqua des dents.

– Il faut vous mettre au lit, Monsieur, dit l’infirmière que Largilier fit entrer. Vous dînerez couché.

Largilier et elle l’aidèrent à se déshabiller. Ils passèrent le vêtement de nuit sur le dos voûté et le chapelet des vertèbres. Dans le lit, les frissons augmentèrent quelque temps, puis se calmèrent.

Quand ils furent de nouveau seuls, Largilier se mit à genoux devant son malade et l’embrassa pour la seconde fois.

– Tu communieras demain l’ouvrier de la onzième heure ? demanda Augustin d’un pauvre sourire.

Puis, il regarda partir la petite taille et la nuque creuse de l’ami qui était venu.

La lumière éteinte, la solitude, retrouvée, revinrent les grandes nappes de la lumière intérieure. Il s’arrêtait à cette pensée de la « onzième heure ». Il s’énumérait les inquiétudes qu’elle supprimait : le lent effort ultérieur, après que serait passée la présence de Dieu, le patient travail de refonte de soi, la lutte de toutes les heures contre les tentations, les reculs, les dégoûts, la dure conquête de l’humilité ; tout ce qu’on appelle la persévérance des conversions lui était rendu facile. Il présenterait à Dieu ses mains vides, simplement chargées de son cœur transformé.

– Je saute tout, se disait-il ; une fuite vers Dieu par les raccourcis. J’imite – en plus mal – le Bébé mort.

De son lit, il aurait pu, s’il s’était redressé, voir un vaste morceau du paysage nocturne. Huit jours plus tôt, il l’eût fait. Ce qui lui vint à l’esprit fut ce grand texte de Saint Luc : « Reste avec nous Seigneur, parce qu’il se fait tard. »

Très loin, visible dans sa rêverie comme à ras des terres, parmi les lacis des choses antérieures, vingt ans de vie intellectuelle et toute la minutie de ses réflexions sur des ombres, il ne lui était pas difficile de retrouver, caché ainsi qu’en un coffret de bois précieux laissé par un mort, tout ce qui restait d’inapaisé dans le violent roman de son pauvre cœur.

Mais il fallait évidemment avoir quelque chose à offrir à Celui qui restait « parce qu’il se faisait tard ».

– « Donne-moi tout ! »

S’il donnait « tout » c’était avec une joie sanglotante d’avoir effectivement « tout » à donner. La sienne ne serait pas une acceptation inerte de la mort. Même à la onzième heure, on travaille encore. Mais les mêmes grâces abrègent à la fois les vies et les passions terrestres.

Commençant de dire l’acte de Charité, il prononça à débit lent : « Parce que vous êtes infiniment bon et infiniment aimable. » Comme le lui avait prescrit Largilier, il se laissait pénétrer par la présence de Dieu, cette chose si simple.

IV

VITA MUTATUR

C’était une quinzaine environ après le passage de Largilier.

Le Père Jésuite, laissant de côté la ligne directe par Lausanne et Dijon, revint à Paris par Lyon, à cause de Christine. Entre le train de Genève et le rapide pour Paris, un battement de près d’une heure et demie devait lui permettre de la voir et de lui parler.

À travers le dédale d’une gare en reconstruction, où l’on heurtait à chaque instant des sacs de ciment et des cloisons en planches, il la conduisit dans la salle d’attente encombrée et l’installa sur une banquette en bois, près de la porte. La salle était pleine de débris de déjeuners et de sacs posés par terre. Des soldats, déplacés pour les permissions, s’entassaient près des illustrés des Messageries Hachette. D’autres incidents : des sifflets qui voyageaient sous les voûtes de verre, les contrôleurs criant les départs, de grands martellements métalliques et un continuel et confus écoulement de foule, composaient des fonds de sons précis ou brumeux.

Largilier avait vu, avant de partir, le Docteur P…, médecin-directeur du Sanatorium. Naturellement ses termes spéciaux donnèrent de la maladie une description technique : « C’est une poussée granulique générale, de pronostic très sombre. Au début sans doute était-ce moins grave. Et peut-être aussi aurais-je essayé… Heu !… (Il n’expliqua pas ce qu’il aurait essayé, soit que l’exposé fût trop technique, ou que l’essai lui-même lui parût problématique et inutile). Que voulez-vous ? Quelque chose en lui a, dès le commencement, refusé de vivre. (Répétant une formule qu’il semblait aimer) : La première condition pour guérir, c’est d’avoir envie de vivre… Quelles perspectives ? un mois, trois semaines, qui peut dire »…

– Je l’ai toujours pensé, fit Christine de sa voix éteinte.

– Il s’est confessé dans de vifs sentiments d’amour de Dieu. Il a communié. C’est une grande grâce. Il est bien connu que la reconquête de la Foi est fort difficile quand elle a été perdue par indocilité de l’intelligence. Et la douleur n’est pas toujours une aide, loin de là.

C’est ainsi qu’ils parlaient à voix sourde, dans leur petit coin sale, eau morte en retrait des grands fleuves humains.

Les gens qui venaient là jetaient parfois un coup d’œil sur ces deux isolés en noir absolu. Les conversations s’arrêtaient involontairement devant eux. Autour de leur banquette, devant ce morceau de plancher souillé de papiers gras, de pelures de bananes et d’oranges, qu’eux-mêmes ne voyaient pas, un cercle de curiosité fugitive s’établissait.

Un groupe de garçons rasés et de filles peintes, quelque troupe d’acteurs en tournée, entra, essaya des effets de hauteur lente, observant si on les regardait et s’exerçant en même temps à ignorer ces regards. L’un d’eux, osseux, trop grand, pâle de bien des pâleurs, portant des pattes le long de l’oreille, vit le couple en deuil, dit : « Nom de Dieu ! » avec flegme et sans hausser la voix, comme s’il annonçait : « il est trois heures ». Puis il toucha le bois de la porte. Protégé par cette conjuration préalable contre toute malchance dans sa tournée théâtrale, il continua vers les Messageries Hachette une marche de roi déchu.

Largilier tira sa montre :

– Nous avons trente-cinq minutes encore.

Avec cette absence de ménagements dans l’interrogation qu’Augustin connaissait bien :

– Vous allez être totalement seule, Madame. Que ferez-vous ?

– J’aurais rejoint ma cousine aux Clarisses, mais je suis séparée de mon mari et la loi civile nous divorcera.

– Alors, Dieu vous évite toute recherche. C’est un grand appui que de connaître exactement quelle est sa volonté. Il est vrai qu’il vous enlève aussi le secours de l’évasion et du changement de vie. Vous resterez dans votre lycée, quel que soit l’attrait de l’adieu au monde. Ce n’est pas cela qui vous est demandé, mais de vous prêter à la vie des autres, comme si elle contenait votre propre joie, de reconquérir pour vous-même la joie spirituelle, – assez différente de l’autre, – de vous réintégrer dans l’optimisme de Dieu…

Puis il s’en alla vers ses propres sacrifices.

Partie à six heures des Brotteaux, le samedi qui précéda Noël, Christine longeait le lac Léman vers une heure du soir. Elle traversait, sur la rive suisse, ces beaux paysages du Haut-Lac qui sont parmi les plus romantiques d’Europe. Cet hiver-là, Noël fut radieux. Le bel express électrique fuyait sans secousse, en un soleil d’hiver éblouissant. Dans le long wagon suisse, verni comme un énorme jouet, le compartiment se trouvait occupé pour partie par une famille composée du père, de la mère, d’une nurse et de cinq enfants, dont le tout petit, secouant ses jambes de mille manières, faisait force mouvements qui n’étaient pas encore des pas. Les parents aussi paraissaient jeunes, la femme quelconque, le mari décidé et intelligent.

Les enfants ne se tenaient pas de joie. Il fallait leur expliquer pourquoi certains endroits du lac étaient bleus, tandis que d’autres, tout voisins, restaient verts ; pourquoi on n’était pas sur ce bateau qui passait, au lieu d’être en chemin de fer ; et aussi comment s’appelaient les villes qu’ils entrevoyaient sur la rive française, dans une brume de perle et d’argent. Christine entendit successivement les beaux noms frais d’Évian, Maxilly, Meillerie, Saint Gingolph, lieux charmants, étirés sur leurs élastiques prairies-éponges, entre le bleu du lac et les éperons boisés couleur de rouille, au-dessous d’admirables neiges fixées par le gel, mêlées aux immobiles coloris tendres de montagnes rosées ou gris de lin.

Cette hivernale splendeur d’or blanc n’était pas fixe et immobile. Elle tremblait de vibrations transparentes et se recréait à tout instant. Ce tableau de montagnes, d’eau, de neige et de lumière, que Christine ne pouvait aimer que d’une manière dérivée, à travers une immensité de renoncements à chaque instant reconquis, s’ajustait au contraire à merveille aux autres, à leur jeunesse et à leur vie.

Elle ne devait pas considérer le bonheur offert à ses yeux comme le second terme d’une comparaison dont le premier eût été son propre abandon et son désert, mais comme réellement du bonheur dont elle avait à prendre sa part, en acceptant la volonté divine dans sa double forme inégale. C’est ce que Largilier lui avait expliqué.

Il en était ainsi même si les gens heureux allaient l’ignorer elle-même à jamais, comme ceux qui étaient là, même s’ils la repoussaient, comme la femme du concierge, même s’ils ne devaient lui garder aucune gratitude au monde, ce qui était le destin probable de tous les enfants que son métier lui demandait d’équiper pour la vie.

Le Bébé (garçon ou fille, on ne savait) se débattit entre les bras de sa nurse, tenta de poser pied à terre, prétendit partir pour le vaste monde, fut recapturé, et tout pleurant, son petit dos arqué de fureur, réinstallé sur des genoux casaniers. Christine pensa : « Quelques mois encore, et il eût été ainsi. » Puis elle cessa de regarder les enfants, le lac, les paysages du soleil et de l’hiver.

Elle descendit de son lent wagon à crémaillère vers quatre heures du soir, à Leysin-Feydey, sur une rue toute blanche, parmi des cubes blancs bordés de fleurs de Noël.

Dès qu’elle revit Augustin, un coup de stylet dans la poitrine l’avertit qu’elle venait bien tard. Une maigreur nouvelle sculptait son visage, le réduisait aux parties dures et aux grands yeux. Il ne se levait plus. Christine fut déchirée du regret de n’être pas restée. Elle n’était partie qu’afin qu’il se crût assez bien pour se passer de sa présence. Hélas !

Il lui sourit, la remercia, s’assura qu’elle demeurerait toutes les vacances de Noël, demanda si sa chambre était proche de lui. Il parla avec précision, netteté, indifférence à son propre état, infiniment plus calme et rasséréné qu’elle ne l’avait quitté, peut-être même qu’elle ne l’avait connu. Deux oreillers relevaient sa tête ; ses respirations étaient courtes, petites doses d’air, minces et sans volume, destinées à couler quelques jours encore. Les yeux de Christine se portèrent sur la main d’une pâleur bleue qu’il étendait sur le drap de lit.

C’était l’avant-veille de Noël, quand l’année prend cette paresse des eaux près de leur embouchure. Des jours très lents, tous pareils, coulaient en une identique oisiveté de fête. Les hôtels-sanatorium brillaient de gaîté, vibraient de musiques. Depuis les vastes halls du « Grand-Hôtel » ou du « Mont-Blanc », jusqu’aux établissements dits « populaires », en passant par tous les intermédiaires pour classes moyennes, échelonnés le long des pentes, sur une neige qui durerait six mois, tous s’ornaient d’arbres, de fleurs, de pianos, de gramophones, de demoiselles et de tasses de thé. L’année conservait pour ces jours une sorte de température toute morale, une bouffée spéciale de chaleur humaine, chargée de pénétrer partout et de dégeler ce qu’elle pourrait.

Un piano montait jusqu’à Augustin par les fenêtres ouvertes, banal instrument pour musiquette et danse. Augustin dit qu’il lui plaisait, parce que, superficiel, il ne cherchait pas à donner le change, se contentant d’agiter, à quelques centimètres du sol de creux petits pantins colorés.

Christine s’était proposé de rester auprès de lui pendant toute la longueur de ces heures. Ce lui fut très commode. Il put parler de ce dont il avait à parler, sans se presser, chaque chose en son temps, avec de longs silences et des repos. Christine discernait comme un certain plaisir, dans cette possession de lui-même, dans le jeu toujours net de son intelligence, luttant contre tant de faiblesse, dans le classement méthodique de ses idées, juste un peu souligné et qui sentait l’effort. Mais quoi ? C’était la nature de son frère. Il la garderait jusqu’au bout.

Il commença d’expliquer, avec sang-froid et méthode, comment leur compte-joint permettrait à sa sœur de retirer de la Banque Fédérale, succursale de Leysin, sans aucune difficulté, et (c’était la différence avec la législation française) sur simple signature… Devant les pauvres yeux fixes de Christine, il s’interrompit, prit le temps de lui offrir un long sourire naturel, pressa la main posée le long de la sienne, sur le lit :

– « N’est-ce pas ? il faut bien parler de cela. »

Autre chose : dans le carton : « Personnel », à Lyon, se trouvait une chemise bleue marquée : Déclaration de succession. Il l’avait faite lui-même. Tout y était expliqué. Il ne fallait pas que Christine fût embarrassée…

Elle se rappela en effet de grandes feuilles blanches sur lesquelles il avait travaillé, les derniers jours de Lyon. « Mais oui, il fallait parler de cela. Sur d’autres sujets, infiniment plus poignants, ils avaient bien conquis le calme. »

Puis il dut prendre un long repos. Christine lui suréleva la tête, essuya sa sueur, entendit : « lave-toi les mains ».

L’infirmière vint apporter, étalé sur un plateau, un déjeuner pour deux personnes, solide et appétissant. Des œufs à la coque, du poulet au riz, de la compote de pruneaux et une cafetière. La compote parut au malade inerte mais absorbable. Le poulet au riz auquel pendait un lambeau de peau rissolée, brun doré, couleur de jus, évoqua des choses épaisses, répulsives, et l’odeur de poulaillers sales.

– J’aurais peut-être pris un peu de riz, sans ce voisinage de viande…

Il commença de creuser avec paresse quelques bouchées dans le riz sous-jacent, aux endroits où le jus n’avait pas pénétré.

Vers quatre heures du soir, après le temps du repos, la grosse infirmière allemande lui monta un courrier où les lettres et brochures commençaient de se faire rares. Christine fit sauter la bande d’un journal français de tendance bourgeoise et universitaire, dont l’abonnement l’avait suivi à Leysin. Elle lut tout haut le sommaire pour attirer son attention. Adossé à ses oreillers, l’air perdu dans la contemplation d’un rectangle de ciel que lui déversait la grande baie, il ne répondait pas. Elle parcourut de l’œil les six pages.

– Soutenance de thèses : M. Bourret vient d’être reçu Docteur ès-lettres avec mention honorable. Est-ce que c’est lui ?

Il fit : oui, des paupières, ajoutant :

– J’aimerais savoir qui était du jury.

– Veux-tu que j’écrive à Largilier pour le lui demander ? dit Christine, soucieuse de satisfaire ce caprice de malade et craignant vaguement qu’il n’eût pas le temps de recevoir la réponse.

Augustin sourit, remua l’index de gauche à droite.

– Toutes les obscurités de l’Écriture et toutes ses clartés tomberont ensemble, s’entraînant l’une l’autre, sur un versant ou sur un autre, selon le côté où sera ton cœur.

Christine ne put naturellement comprendre cette maxime subite.

– Ton cœur ? fit-elle, choisissant de faire éclairer une petite obscurité, au sein de la grande.

– Au sens pascalien ; au sens d’intuition. Le « cœur » : celui qui sait qu’il y a trois dimensions dans l’espace et aussi celui qui « sent » Dieu.

Un peu partout autour d’eux, on commençait d’entendre gazouiller, ou rugir, ou chantonner des musiques de phonographes mêlant les jazz et les chants de Noël.

– Écoute. J’aurais voulu rééditer (on me le demande) mes Paralogismes de la Critique biblique. Avec une conclusion positive. Je devais l’envoyer à Largilier. Mais naturellement je ne puis plus. Il faut se connaître. C’est-à-dire, dans mon cas, connaître son corps, fit-il avec un sourire d’une grande paix.

Il pria sa sœur d’ouvrir l’armoire. Elle trouva sur un rayon, du papier blanc au format de ses anciennes fiches.

– J’ai pu juste écrire trois pages, dans une grande aisance. Imagine quelqu’un marchant avec des muscles terrestres, contre une pesanteur moindre, dans la Lune ou dans Mars. Un mélange d’aisance et d’épuisement… Je conclurai par référence à Pascal. Je voudrais que tu écrives.

Stupéfaite, Christine exprima quelques craintes.

– Non. Je sais parler sans fatigue. Protester me fatiguerait plus.

Elle s’assit et écrivit docilement sous sa dictée, tout près du lit, à contre-jour, dans cette chambre toute blanche, dont tous les murs réfléchissaient l’immense lumière du ciel.

Dès les premières phrases, Christine leva les yeux sur lui une seconde. Mais il était tout à sa pensée, ne regardait rien d’autre. Elle le vit, bien appuyé, son front supporté par une main enfouie elle-même dans l’oreiller, sans le moindre effort physique, tout immatérialité et pâleur.

Les idées jaillissaient, se disposaient toutes seules, grâce à une acuité intellectuelle née de l’affaiblissement de son corps et de cette exaltation des derniers jours. Elles semblaient voler sans poids charnel, en une fluidité de musique. Christine pensait à des oiseaux océaniques, spécialistes des grands vols, planant sans autre élan que l’inépuisable effet d’un premier battement d’ailes.

Puis il continua, s’associant Pascal, le liant à ses propres raisons en petits ensembles serrés :

– « Les Juifs ayant vieilli dans ces pensées terrestres, une terre grasse, des temples bien bâtis pour y offrir des bêtes, et le Messie pour les rendre maîtres du monde… Le monde ayant vieilli dans ces erreurs charnelles… etc. » Largilier retrouvera le texte exact.

« Pensées terrestres, erreurs charnelles », ce sont leur « positivisme », leur « historicisme » à eux. Indifférent que l’âme soit agrafée aux parties de la pensée d’où Dieu est absent, par l’appât des biens temporels ou par les procédés des sciences de la matière : deux formes du royaume terrestre, illégitimes hors du terrestre.

« Jésus venu dans une obscurité telle que les historiens (anciens) l’ont à peine aperçu »… les lois économiques de la bassesse sociale (acceptées par lui) le cachaient à leurs techniques terrestres.

« Jésus venu dans une obscurité telle que les historiens (modernes) l’ont à peine aperçu ; les lois sociologiques de l’intechnicité des témoignages (acceptées par lui) le cachent à leurs techniques terrestres.

« Il eût dû assumer les critères terrestres : apparat royal, témoignages établis par l’École des Chartes. Il est venu. Ils n’ont pas cru que ce fût lui… »

À ce moment derrière la mince cloison de briques éclata un Noël composite et charmant. Augustin sourit, renonça à parler, fit signe à Christine d’écouter. C’était un Adeste entrecoupé de Minuit chrétien, tous les morceaux faisant bon ménage, s’arrangeant de se joindre et de se mêler : carillons, hautbois, harpes ; musiques d’une aigreur enfantine, couleur de neige, de feuilles et de baies rouges, fondues ensemble et agglutinées dans la profonde nuit de Noël.

On croyait recommencer toute sa vie, la reprendre par l’autre bout, par les jours qui touchent à l’enfance.

La musique s’arrêta, rendit à Augustin sa pensée.

– « … Ils n’ont pas cru que ce fût lui. La « charité » le leur eût fait apercevoir. »

« Toutes les obscurités de l’Écriture et toutes ses clartés… tomberont ensemble, s’entraînant l’une l’autre sur un versant ou sur un autre, selon le côté où sera ton cœur. »

Veux-tu relire ? Ce phonographe m’a gêné.

Christine lui relut d’un bout à l’autre, à voix lente, très articulée pour le fatiguer moins.

– Un peu solennelle, peut-être, la dernière phrase ? Et aussi un peu obscure ?

Christine fit non de la tête.

– Une autre pensée de Pascal, étincelante, l’explique : « Tout tourne en bien pour les Élus, même les obscurités de l’Écriture, car ils les honorent… »

Christine reprit sous la dictée :

« Les textes d’une époque, écrits avec les procédés de cette époque et de ses classes sociales. Tout inspirés qu’ils soient, ce vent ne les souffle pas hors de leur temps natal. Ils restent les enfants du temps empirique. »

« L’intechnicité des témoignages, source des obscurités. Les techniques terrestres les réduisent et tout surnaturel avec elles. Mais elles en sont châtiées, car il ne leur est donné d’établir à la place aucune vérité de leur ordre ; et dans l’ordre divin, hors des obscurités, les clartés accablent ; et l’arbitraire des réductions et des paralogismes fait trembler. »

Il dut s’interrompre pour cracher. Christine devina, atteignit le crachoir, le lui reprit, le referma. Ainsi s’unissaient les pensées d’outre-mort, les musiques d’un jour et les dégradations corporelles en un beau mélange, bien concentré.

« Une technique indifférente et vierge d’influences, aux prises avec les obscurités, au lieu de réduire accepterait d’ignorer.

« Mais une technique supérieure accepte d’ignorer et d’« honorer » ; c’est-à-dire ajoute foi aux obscurités, à cause de ces clartés qui accablent.

« Tout tourne en bien aux Élus, même les obscurités, car ils les honorent à cause des clartés divines. Tout tourne en mal pour les autres jusqu’aux clartés, car ils les blasphèment à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas. »

« Car il y a toujours du préalable : Dieu ou la terre ».

– Voilà. C’est tout.

Ce fut là que l’infirmière ouvrit, leur plaça selon le rite quotidien le thé sous les narines, leur rit d’un large optimisme aimable et s’en fut.

Augustin accepta un gâteau mis à mollir dans le thé.

Le phonographe voisin s’était tu. Les occupants prenaient leur thé dans les salons d’en bas. Les dernières mesures d’un jazz lointain continuaient, caquetantes, étouffées, mixture de thèmes ; et leurs vagues composites venaient battre ce haut îlot solitaire. Il était cinq heures du soir.

Christine rangeait dans l’armoire les nouvelles fiches, sur des fiches anciennes qui s’y trouvaient déjà.

Il suivait ses mouvements et la manière soigneuse dont elle rangeait les papiers.

– Ce sont deux autres liasses, dit-il, à lui envoyer aussi.

Christine lut tout haut sur l’une : Deux cas de devancement pratique de la certitude. Des explications la rejoignirent entre les deux battants ouverts de l’armoire laquée.

– J’y compare le pari de Pascal avec une démarche toute voisine : les confessions de semi-incrédules. Les conditions d’humilité docile, évidentes dans les secondes, éclairent aussi le premier.

Elle avait fermé l’armoire et s’était rapprochée de lui pour ne pas le fatiguer. Il cessa de la regarder, contempla un fin nuage rose feu, long comme un radeau, le bas parfaitement lisse, le haut présentant la surface rugueuse d’une croûte de pain, que la glace de l’armoire découpait pour lui dans le vaste soir.

– Oui, toujours des conditions, des causes secondes, un mécanisme mental, ce psychisme positif dont s’accommode Dieu. Ceux qui voient clair traversent ce mécanisme. Les autres s’y engluent, le croient suprême et non pas seulement instrumental. Toujours la même opposition. Toujours deux manières de comprendre. Et c’est pourquoi l’on convainc si peu.

Sa pauvre voix coupée par les arrêts logiques et les reprises de souffle chuchotait dans cette petite chambre trop blanche, médicale et standardisée. À la fois maîtrisante et exténuée, pleine d’une intelligence désincarnée et déjà éternelle, persistait la raide précision de jadis. Christine pensa qu’il l’aurait jusqu’à la fin et que c’était sa manière de mourir debout. Elle entrouvrit les lèvres et fléchit les épaules, invisiblement.

La tête supportée dans ses hauts oreillers, tout son poids supprimé, Augustin continuait dans cette lucidité et ce vide facile que donnent les extrêmes faiblesses et les jeûnes :

– Naturellement on m’accusera de fléchissement intellectuel, d’asthénie mentale in extremis.

Comme elle protestait :

– Oh ! fit-il avec ce sourire assez hautain qu’elle connaissait…

Après quelques secondes de silence :

– C’est une épreuve dont la Mort m’évite l’orgueil.

Une des réflexions qui avait suivi sa confession à Largilier lui revint aux lèvres : « Une fuite vers Dieu par les raccourcis. » Mais à cause de Christine il retint la suite : « J’imite, en plus mal, le petit Bébé mort. »

Comme elle partait, il parla lui-même de la Communion de Noël.

– C’est entendu avec le desservant, fit-elle. Il arrivera incognito après sa première messe.

À peine prononcé, elle regretta ce mot : « incognito ». Mais son frère avait compris. Le Sanatorium désirait éviter toute cérémonie et même toute présence trop visiblement religieuse non pour son caractère religieux mais à cause des inévitables associations mortuaires.

Il la remercia sans lui demander d’explication, et la laissa partir.

Ainsi se cachaient-ils l’un à l’autre ce qui les eût remués tous les deux.

Une agréable surprise vint le lendemain, vers onze heures, un peu avant l’heure de son déjeuner. Le médecin assistant venait de passer. Tous les gestes de prise de température et d’auscultation avaient mis une fois de plus en mouvement la mécanique des soins. Très précis, parce que très proche, un véritable morceau d’orchestre perça la faible épaisseur de ces constructions bon marché et les musiciens semblaient jouer dans la chambre.

– C’est un gramophone. Il est bien meilleur qu’hier. Ils ont renouvelé leurs disques. Le Grieg qu’ils nous donnent est parfait.

Ce fut le soir de ce jour qu’il reçut l’Extrême-Onction. Avec application, attention soutenue donnée aux rites, comme si un devoir intellectuel se superposait au devoir moral. Mais le cérémonial, qui était long, fut coupé de courtes défaillances. On dut à deux ou trois reprises le laisser en repos. Il sentait de tout petits vertiges, purement physiques cette fois, et très passagers.

Le jour d’après, ce fut Noël. Augustin se trouva un peu mieux. Christine put lui donner le Missel, l’appuyer et le relever devant ses yeux. Le médecin assistant, dans les quelques minutes qu’il accorda à Christine derrière la porte, lui apprit que de courts paliers pouvaient couper cette descente continue et que la journée serait douce probablement.

C’était un homme jeune, pesant, à tête rase et presque sphérique.

– D’ailleurs, fit-il d’une phrase amorphe et miséricordieuse… dénouement généralement bref, facile, sans agonie…

Il la fixait, derrière ses lunettes circulaires, de deux gros yeux ronds, immobiles et bon enfant.

Le temps n’avait jamais été plus beau. L’énorme fenêtre s’ouvrait sur un hiver incandescent. Le vaste creux du ciel, d’un azur vif et comme rieur, saturé de blanc solaire, vibrait de danses internes et d’une sorte de froide furie de vie.

– Je puis rester seul, dit Augustin, quand vinrent les deux heures de repos et de silence qui suivaient le déjeuner. Promène-toi. Va aux Vêpres de Noël. Jouis de la neige.

Dans le hall transformé en sapinière et salon de fleurs, Christine rencontra le médecin directeur, dont celui qu’elle voyait le matin était l’assistant. Craignant pour son frère la fatigue de toute cette gaîté, elle lui demanda si sa petite fête durerait longtemps.

– Longtemps ? Non. Elle ne débordera pas sur le temps des repos. Vous aurez un peu de musique de trois et demie à six. Nos malades ne pourraient pas supporter plus, ni moins de gaîté.

Il avait quitté sa blouse blanche professionnelle. Il apparaissait dans le veston de tout le monde, à la fois raide, timide et distingué. Ses yeux étaient doux et fins, et sa figure « faisait jeune ».

– Il y a quelques semaines, je vous aurais encore proposé de l’emmener de Leysin. Maintenant, bien entendu, c’est impossible… Huit jours ? trois jours ? Ah ! qui peut dire ? Il répétait les renseignements de ses lettres et ceux qu’elle devait à Largilier.

Christine se rappela qu’à deux reprises, en un mois, les lettres du médecin lui avaient en effet présenté cette suggestion discrète : l’inutilité d’un plus long séjour et le départ. Comme Augustin ne pouvait se retirer qu’en un second sanatorium, que ce paysage de montagne lui plaisait, qu’il n’avait pas d’autre « pays aimé », la suggestion tomba toute seule, détail perdu dans l’amplitude du désastre.

Mais Christine comprenait maintenant : cet air général de gaîté et de fête, la nécessité de dissimuler la venue du prêtre aux lits des moribonds, ce petit sourire froid d’un médecin, d’ailleurs aimable, l’éclairaient. Ni dans les chambres où ils dorment, ni dans les statistiques où ils figurent, les hôtes des sanatoriums n’aiment le voisinage des camarades glacés, raidis et horizontaux.

Lorsque l’ascenseur la remonta à l’étage, les sons du gramophone étaient si parfaits qu’on se figurait entendre un piano. Augustin avait pu s’en distraire sans fatigue. Christine en fut heureuse pour lui. Elle le trouva couché comme elle l’avait laissé. Il ne semblait pas avoir bougé pendant toute son absence. Mais un second coup d’œil le lui montra, sous cette immobilité trompeuse, ravagé de souffrance et de désespoir, comme aux pires jours du Cantal, au moment des deux lettres, avant la simili-résignation et le lent épaississement de la couche de cendres.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, saisie.

Il se contenta du vieux geste hérité de son père, pour signifier la feinte indifférence à d’impossibles bonheurs. Mais le geste, cette fois, ne souleva pas grand’chose : juste le poignet, une main d’une blancheur crayeuse, et le bout de ses doigts déformés.

Le piano s’était arrêté. Christine n’en gardait que le souvenir d’un rythme imprécis aux sonorités rares et charmantes.

– Je voudrais que tu puisses me procurer quelques roses.

– Des roses ? fit-elle, supprimant à peu près l’étonnement que lui causait ce caprice de malade.

Elle se rappela un magasin de fleurs, à droite, en montant vers le Grand-Hôtel et la chapelle catholique, entre une papeterie et un marchand d’objets de tourisme : une allée charmante, dans de noires verdures et ces fleurs d’hiver qui s’accommodent des neiges. Le magasin serait-il ouvert un jour de Noël ? Elle s’arrangerait toujours pour y pénétrer. Ne désirait-il rien d’autre ? Non, il ne souhaitait que quelques roses.

Cette secousse sentimentale, de motifs inconnus, semblait un gros recul sur ses résignations et l’achèverait peut-être. Était-ce la première depuis le départ de Largilier ? d’autres l’avaient-elles précédée ? Son cœur devait aller et venir, des moindres résignations aux plus grandes, comme le sien à elle, plus vivement sans doute à cause de sa faiblesse immaîtrisable et de ses moindres assises de sérénité.

Elle trouva les roses. Par chance singulière, le fleuriste restait seul ouvert entre tous les magasins de la rue montante, à cause des incessantes demandes de fleurs, rameaux de sapin, touffes de gui, houx aux baies rouges, et tout cet extraordinaire goût de légendes, de clochettes et de chansons que les verdures foncées donnent aux neiges.

Elle choisit de belles roses peu odorantes, « pour ne pas fatiguer un malade ».

Mais Augustin devait au contraire se plaindre de leur manque de parfum.

Elle le retrouva, demi-soulevé sur son lit, la tête dans sa main, harassé. Elle le remit au lit. Sur la table de nuit, on venait d’installer le plateau de thé. Comme elle lui en proposait, il fit : non ! de la tête. Elle disposa les roses dans ce qui se trouvait de récipients : les verres à toilette, les verres d’eau, le fond du lavabo, sous les robinets de nickel.

Mais la sensibilité momentanée qui les avait souhaitées s’était sans doute épuisée. Il n’y prit aucune attention, les regarda à peine et parut se jeter dans une frénésie de tristesse et de souvenirs.

– Je voudrais que tu demandes aux gens d’à côté… Ils ne refuseront pas… ils venaient me voir autrefois… de recommencer ce qu’ils jouaient il y a une heure. Et du Chopin s’ils en ont.

Christine revint, portant l’appareil, des aiguilles et trois disques, qu’elle posa sur le fauteuil avec précaution.

– Elles descendent au hall, disent-elles, « mais si votre frère désire de la musique, rien n’est plus simple que de lui prêter l’instrument. »

Elle parlait d’un ton neutre quelconque, dans sa grande inquiétude cachée, sans chercher la manière juste, ni trop essayer de consoler une douleur dont elle pénétrait à peu près les causes sans les préciser exactement. Elle acceptait d’être passive, spectatrice d’une souffrance qu’elle savait en gros, dont elle n’aimait pas deviner le détail, sentant que cette souffrance achevait son frère.

Elle posa le disque sur l’appareil.

D’une sensibilité riche et nourrie, mais sans culture musicale technique, Christine interprétait en littéraire, tout en suivant d’une attention émoussée, comme un livre qu’elle eût rencontré dans quelque cabinet d’attente. Elle crut reconnaître le thème de la nature apaisante, avec quelque chose de changé. Transformé, repeint, chassé de France, il devenait celui de l’exotisme et de la consolation.

C’était une nature steppique et sauvage, pleine de chants nomades, de clameurs sous les tentes, de torches, d’ébrouements et de galops ; et aussi des frappements de tambourins, des plaintes de flûtes, des heurts sur des poêlons et de grandes fumées.

Une âme trahie et raffinée se plaisait là, cherchait ces fortes émotions frustes. Cette violente vie rudimentaire la nettoyait de l’autre. Elle s’y refaisait un autre bonheur. Il viendrait bientôt. On sentait comme un nouveau matin, percer dans ces crépuscules.

Des chants religieux eussent mieux valu pour qui avait épuisé toute vie terrestre : Franck, Palestrina, Lassus, du plain-chant, toute musique à sens surnaturel, mais qui savait dès ici-bas commencer d’être belle… Ce n’était pas ce que son frère avait préféré.

– Veux-tu aussi Chopin ? demanda-t-elle timidement, quand fut terminée la rhapsodie de Liszt et qu’elle eut enlevé le disque ?

Il se fit dire les titres et puis fit encore « non » comme pour la tasse de thé.

Le plateau du dîner suscita ce mouvement de répulsion nerveuse qu’elle commençait de connaître. Elle demanda qu’on montât du café au lait, qu’il accepta. Elle mangea elle-même hâtivement et s’assit auprès de lui sans parole.

La pauvre femme ne savait plus de quelle souffrance elle souffrait au juste. Tout était réuni et mêlé en une confusion de douleurs. Le premier coup qui l’avait frappée paraissait durer encore et continuer simplement son élan d’une façon cruellement longue, qui eût eu besoin, pour se développer, de plusieurs mois et de plus d’une victime. La souffrance changeait de forme : elle diminuait d’acuité, mais augmentait de volume. Une chape de plomb posée sur elle, s’opposait aux heurts nouveaux, comme une callosité providentielle développée par l’aptitude à souffrir. Si elle ne retrouvait plus l’affolement des premières, dans les nouvelles épreuves, celles-ci épaississaient néanmoins un peu plus l’impénétrable rideau qui la séparait du monde.

La musique des danses et des chansons s’était atténuée. On l’entendait encore vaguement à travers les étages.

– Veux-tu que je dise la prière avec toi ? demanda-t-elle très bas, la bouche contre son oreille ?

– Oui, fit-il, et il l’écouta avec un recueillement épuisé.

Des pas sonnaient, que les tapis trop minces assourdissaient mal, et des bruits de portes fermées. Des malades regagnaient leurs chambres et passaient en sifflant des airs. Le sanatorium par degrés retombait au silence. Elle se pencha sur son frère, l’embrassa et lui dit adieu pour la nuit.

Le lendemain, beaucoup plus calme, il lui parut mieux. Il accepta le thé et la crème qu’on lui servit, avec deux gâteaux secs. La visite médicale fut faite par le médecin distingué et doux qu’elle avait vu la veille et non plus par son assistant. Christine assista à la prise de température, à l’auscultation. Celle-ci fut si légère qu’elle ressemblait à un effleurement, à une marque de sympathie qu’il eût donné avec son oreille, faute de le pouvoir autrement.

– Vous ne souffrez pas ?

– Nullement. Cracher me fatigue.

Christine avait en effet remarqué que sa toux remuait une sorte de colle graillonnante dans sa poitrine encombrée. Elle voulut porter le crachoir à ses lèvres, sans remarquer le signe de dénégation du médecin.

– Non, fit Augustin avec son habituel souci de précision, émouvant à ces minutes. Ce n’est pas la prise du crachoir, c’est l’acte de cracher qui m’épuise.

Il désira que Christine lui lût la Messe de Saint-Étienne, premier martyr, ne pouvant la lire lui-même comme il avait fait pour celle de Noël.

– Cela ne te fatiguera pas ?

– Au contraire.

Puis avec un sourire de détente :

– Largilier m’a expliqué que les Saints portaient leur douleur à bras tendu… Un peu d’optimisme thérapeutique ?…

Christine sourit, puisqu’il semblait le désirer. La Messe finie, il la pria de prendre un papier jaune dans le tiroir de son armoire.

– Si tu veux le garder en souvenir de moi, tu me feras plaisir.

Elle déplia et lut :

« Faculté des lettres de Lyon. » Et sur les blancs de l’entête : « de Préfailles (Mademoiselle), Anne, Élisabeth, Marie, Armelle. »

Elle fut longue à comprendre comment ce papier se trouvait là, puis sentit naître sur son visage à elle, un autre triste demi-sourire, long à s’éteindre.

– Écoute, fit-il.

Elle s’approcha, pour ne pas l’obliger à parler avec trop de peine.

– Prends tous ceux de mes livres que tu désireras.

Christine avait admiré combien sa bibliothèque était déjà riche. Elle occupait deux pièces de son petit appartement de Lyon.

– Lui envoyer les autres pour son École risquerait de la troubler ? Largilier décidera.

Il parlait avec ces sifflements et graillons embarrassés qu’elle avait remarqués. C’était à peine une respiration. Il semblait s’efforcer d’avaler de l’air à petites gorgées, comme avait fait leur mère ; ce symptôme s’aggravait même depuis la veille.

Cependant il s’expliquait, avec une netteté épuisée :

– Hier le choc était trop fort. Aujourd’hui je supporte. Cette musique de Liszt, nous l’avons aimée ensemble, nous devions l’entendre de nouveau tous les deux. Une heure avant qu’on me donnât le panier des roses.

Christine se rappelait dates et coïncidences, revoyait le départ de son frère, le soir du dîner. Mais aucune image ne lui revenait de cette corbeille de roses. Elle cherchait en vain, déplaçant de féroces souvenirs.

Comme toute l’amertume de cette recherche se montrait sur son visage, elle surprit la grande pitié de son regard à lui, fixé sur elle. Ils comprirent tous deux.

Quelques cuillerées de consommé furent acceptées au déjeuner de midi. Mais l’obligation de lever la tête fatigua le malade. On lui glissa un second oreiller. Il resta ainsi une heure environ. Christine pensa qu’il aurait plaisir à revoir le paysage qu’il aimait. Les colossales épaisseurs calcaires édifiaient dans le ciel de hauts autels d’une noblesse angélique. La Dent du Midi, le Chamossaire, les Diablerets, sans le plus petit nuage au-dessus des crêtes, sans le moindre coton pendu à leur flanc, disposaient leurs blancs fixes contre un azur aux puretés incroyables, dépassant celles de l’été.

Christine mit sa tête au niveau de celle de son frère.

– Inutile, fit-il, quand il eut compris ce qu’elle voulait.

Une demi-heure après, elle dut s’approcher encore :

– J’ai tout… je pouvais mourir brutalement… loin de toi… C’est beaucoup de miséricorde…

– Arrête-toi, dit doucement Christine.

Mais il termina, néanmoins, avec une sorte de sourire :

– … On dira aussi : « euphorie in extremis… »

Vers quatre heures, Christine assise à toucher son lit, vit qu’il la cherchait. Elle se déplaça pour qu’il n’eût pas à tourner la tête. Il la maintenait sous son regard, plein d’épuisement, de possession de soi et de paix.

Elle eut l’intuition qu’il désirait une union de prières, peut-être celles des agonisants. Mais, sans doute, il se lasserait à les suivre. Elle entreprit le chapelet.

Il maintint sur sa sœur ce même sourire sans effort, qui persista bien qu’il fermât les yeux.

De douces petites inconsciences commençaient de l’engloutir, dont il remontait pour retrouver une pensée liquide, lumineuse, un peu vide, sur un immanœuvrable corps de plomb. Il aurait peut-être remué les doigts, s’il l’eût voulu très fort.

Des « Je vous salue Marie, pleine de grâce », d’une matité limpide, ceux de Christine, en appelaient d’autres, ceux d’autrefois (sur des routes, dans des bois montants). Sa mère, très jeune, comme dans le temps de ces Ave Maria, dit : « Quand je serai morte, je comprendrai. » Le passé, le présent, fusionnaient. Il n’y avait plus de durée. Bien sûr, s’il eût voulu très fort, il aurait aussi séparé ces moments qui s’agglutinaient.

Il respirait à petites bouchées, sorties d’une poitrine dense, indolore, hors d’usage.

Une courte inconscience, de nouveau le reposa.

Il en revint sur les mots : « Maintenant » et « à l’heure de la mort » de l’Ave Maria. De même sens, désormais, ils se confondaient. Il sut qu’ils se confondaient. Il n’avait jamais pensé qu’ils pussent se confondre. Ce lui fut surprise, élargissement, repos dans la clarté, comme la fin des bois montants.

Il repensa : « … in extremis ». Il sentait qu’un autre mot précédait ces deux mots. Mais il ne put se rappeler lequel.

Il eût souhaité faire une certaine chose dans cette douce clarté tendre. Il ne pouvait, à cause de sa faiblesse. Et même cette tentative le fatiguait, ajoutait à sa sueur. Une transpiration profuse et continue le gênait, lui refroidissait le dos. On n’aurait pas le temps de lui essuyer ce dos. Il savait qu’on n’aurait pas le temps, qu’il ne pouvait plus le demander, qu’on ne devinerait pas. Rien de ce qui exigeait un effort, il ne le pouvait plus.

Mais voici que cette chose qu’il eût souhaitée s’accomplit toute seule : d’elle-même, dans son autonomie de pensée flottante, cette faiblesse eut l’idée de « s’offrir à Dieu », comme lui-même avait appris à le faire de ses peines, autrefois. Il sentit que c’était cela, précisément cela, qu’il avait voulu.

Cette « offrande à Dieu » et la sueur froide de son dos, se mêlaient un peu, confusément.

Et de nouveau, la brume l’engloutit.

Dit avec lenteur et attention, de cette voix sourde et nette, propre à ne pas fatiguer un malade, où s’éteignait toute sonorité, le chapelet de Christine devait bien prendre une demi-heure, avec les commentaires qui séparaient les dizaines.

Quand il fut achevé, elle s’aperçut à une indéfinissable inertie de la figure, à l’inconscience mécanique et hachée de la respiration, à la fixité d’ouverture des paupières, que son frère ne devait plus rien suivre.

À ce moment, l’infirmière entra, posa le thé de cinq heures, dut prendre cette immobilité pour du sommeil et se retira en évitant tout bruit de porte.

Ce fut ainsi, vers six heures du soir, qu’il entra dans la douce et miséricordieuse mort.

Christine se leva lentement ; elle commença d’aller fermer la porte-fenêtre, se ravisa, la rouvrit, s’aperçut qu’elle agissait comme une somnambule, revint vers le corps, le regarda longtemps, vit s’établir des traits d’une jeunesse auguste.

Elle admirait combien, malgré l’effrayant creusement des tempes et du visage, il restait beau de noblesse austère, d’une sorte d’autorité qui commençait d’être riante, à laquelle s’étaient jointes quelquefois bien des nuances de hauteur, de ce calme très pur, fixé dans le marbre des morts. Tous ces dons, exaltés par la définitive immobilité que cette solitaire gardait maintenant l’habitude de voir au bout de toutes ses tendresses, la pauvre âme tourmentée par l’absence de Dieu jusqu’aux miséricordes finales, n’en avait désormais plus besoin. Ils demeuraient là, confiés au visage, pareils à des vêtements bien pliés, rangés pendant le sommeil.

C’était plus beau encore, que l’« autre », celle qui n’avait jamais répondu, devait peut-être le voir, avant les dégradations de la maladie, dans leurs courtes préfiançailles, quand ils s’enivraient ensemble aux mêmes chants, et que, goûtant l’hommage total, sans doute elle inclinait la tête, réfléchissait, et ne refusait pas.

Christine s’anéantissait sous une écrasante sensation de détachement de tout, d’absence de larmes, de table rase et de désert, où absolument rien de la présence de Dieu n’était visible. Nul doute qu’il ne fût là cependant au plus creux de cette ombre. Un jour quelconque de ceux qui allaient suivre, elle réentendrait le dialogue de toute consolation :

– Où étiez-vous, Seigneur, pendant ces amertumes ?

– Près de toi.

Elle le savait, mais de science inerte. La chape de plomb pesait de tout son poids sur ses épaules. Elle se sentait prodigieusement seule.

Londres, 1921-Leysin, 1929.

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Juin 2012

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