Publius Ovidius Naso – Ovide

 

 

 

LES MÉTAMORPHOSES

 

 

 

Traduction de G.T. Villenave – 1806

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

Chant 1

Chant 2

Chant 3

Chant 4

Chant 5

Chant 6

Chant 7

Chant 8

Chant 9

Chant 10

Chant 11

Chant 12

Chant 13

Chant 14

Chant 15

 

 

 

Chant 1

 

Inspiré par mon génie, je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers. Dieux, auteurs de ces métamorphoses, favorisez mes chants lorsqu'ils retraceront sans interruption la suite de tant de merveilles depuis les premiers âges du monde jusqu'à nos jours.

 

Avant la formation de la mer, de la terre, et du ciel qui les environne, la nature dans l'univers n'offrait qu'un seul aspect ; on l'appela chaos, masse grossière, informe, qui n'avait que de la pesanteur, sans action et sans vie, mélange confus d'éléments qui se combattaient entre eux. Aucun soleil ne prêtait encore sa lumière au monde ; la lune ne faisait point briller son croissant argenté ; la terre n'était pas suspendue, balancée par son poids, au milieu des airs ; l'océan, sans rivages, n'embrassait pas les vastes flancs du globe. L'air, la terre, et les eaux étaient confondus : la terre sans solidité, l'onde non fluide, l'air privé de lumière. Les éléments étaient ennemis ; aucun d'eux n'avait sa forme actuelle. Dans le même corps le froid combattait le chaud, le sec attaquait l'humide ; les corps durs et ceux qui étaient sans résistance, les corps les plus pesants et les corps les plus légers se heurtaient, sans cesse, opposés et contraires.

 

Un dieu, ou la nature plus puissante, termina tous ces combats, sépara le ciel de la terre, la terre des eaux, l'air le plus pur de l'air le plus grossier. Le chaos étant ainsi débrouillé, les éléments occupèrent le rang qui leur fut assigné, et reçurent les lois qui devaient maintenir entre eux une éternelle paix. Le feu, qui n'a point de pesanteur, brilla dans le ciel, et occupa la région la plus élevée. Au-dessous, mais près de lui, vint se placer l'air par sa légèreté. La terre, entraînant les éléments épais et solides, fut fixée plus bas par son propre poids. La dernière place appartint à l'onde, qui, s'étendant mollement autour de la terre, l'embrassa de toutes parts.

 

Après que ce dieu, quel qu'il fût, eut ainsi débrouillé et divisé la matière, il arrondit la terre pour qu'elle fût égale dans toutes ses parties. Il ordonna qu'elle fût entourée par la mer, et la mer fut soumise à l'empire des vents, sans pouvoir franchir ses rivages. Ensuite il forma les fontaines, les vastes étangs, et les lacs, et les fleuves, qui, renfermés dans leurs rives tortueuses, et dispersés sur la surface de la terre, se perdent dans son sein, ou se jettent dans l'océan ; et alors, coulant plus librement dans son enceinte immense et profonde, ils n'ont à presser d'autres bords que les siens. Ce dieu dit, et les plaines s'étendirent, les vallons s'abaissèrent, les montagnes élevèrent leurs sommets, et les forêts se couvrirent de verdure.

 

Ainsi que le ciel est coupé par cinq zones, deux à droite, deux à gauche, et une au milieu, qui est plus ardente que les autres, ainsi la terre fut divisée en cinq régions qui correspondent à celles du ciel qui l'environne. La zone du milieu, brûlée par le soleil, est inhabitable ; celles qui sont vers les deux pôles se couvrent de neiges et de glaces éternelles : les deux autres, placées entre les zones polaires et la zone du milieu, ont un climat tempéré par le mélange du chaud et du froid. Étendu sur les zones, l'air, plus léger que la terre et que l'onde, est plus pesant que le feu.

 

C'est dans la région de l'air que l'auteur du monde ordonna aux vapeurs et aux nuages de s'assembler, au tonnerre de gronder pour effrayer les mortels, aux vents d'exciter la foudre, la grêle et les frimas ; mais il ne leur abandonna pas le libre empire des airs. Le monde, qui résiste à peine à leur impétuosité, quoiqu'ils ne puissent franchir les limites qui leur ont été assignées, serait bientôt bouleversé, tant est grande la division qui règne entre eux, S'il leur était permis de se répandre à leur gré sur la terre !

 

Eurus fut relégué vers les lieux où naît l'aurore, dans la Perse, dans l’Arabie, et sur les montagnes qui reçoivent les premiers rayons du jour. Zéphyr eut en partage les lieux où se lève l'étoile du soir, où le soleil éteint ses derniers feux. L'horrible Borée envahit la Scythie et les climats glacés du septentrion. Les régions du midi furent le domaine de l'Auster pluvieux, au front couvert de nuages éternels ; et par-delà le séjour des vents fut placé l'éther, élément fluide et léger, dépouillé de l'air grossier qui nous environne.

 

À peine tous ces corps étaient-ils séparés, assujettis à des lois immuables, les astres, longtemps obscurcis dans la masse informe du chaos, commencèrent à briller dans les cieux. Les étoiles et les dieux y fixèrent leur séjour, afin qu'aucune région ne fût sans habitants. Les poissons peuplèrent l'onde ; les quadrupèdes, la terre ; les oiseaux, les plaines de l'air.

 

Un être plus noble et plus intelligent, fait pour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grand ouvrage. L'homme naquit : et soit que l'architecte suprême l'eût animé d'un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l'éther dont elle venait d'être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l'homme à l'image des dieux, arbitres de l'univers ; l'homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l'homme, jusqu'alors inconnue à l'univers.

 

L'âge d'or commença. Alors les hommes gardaient volontairement la justice et suivaient la vertu sans effort. Ils ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ; des lois menaçantes n'étaient point gravées sur des tables d'airain ; on ne voyait pas des coupables tremblants redouter les regards de leurs juges, et la sûreté commune être l'ouvrage des magistrats.

 

Les pins abattus sur les montagnes n'étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues. Les mortels ne connaissaient d'autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. Les cités n'étaient défendues ni par des fossés profonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrière et l'airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, ni épée ; et ce n'étaient pas les soldats et les armes qui assuraient le repos des nations.

 

La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d'elle-même. L'homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort, cueillait les fruits de l'arbousier et du cornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui tombait de l'arbre de Jupiter. C'était alors le règne d'un printemps éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence. La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l'écorce des chênes le miel distillait en bienfaisante rosée.

 

Lorsque Jupiter eut précipité Saturne dans le sombre Tartare, l'empire du monde lui appartint, et alors commença l'âge d'argent, âge inférieur à celui qui l'avait précédé, mais préférable à l'âge d'airain qui le suivit. Jupiter abrégea la durée de l'antique printemps ; il en forma quatre saisons qui partagèrent l'année : l'été, l'automne inégale, l'hiver, et le printemps actuellement si court. Alors, pour la première fois, des chaleurs dévorantes embrasèrent les airs ; les vents formèrent la glace de l'onde condensée. On chercha des abris. Les maisons ne furent d'abord que des antres, des arbrisseaux touffus et des cabanes de feuillages. Alors il fallut confier à de longs sillons les semences de Cérès ; alors les jeunes taureaux gémirent fatigués sous le joug.

 

Aux deux premiers âges succéda l'âge d'airain. Les hommes, devenus féroces, ne respiraient que la guerre ; mais ils ne furent point encore tout à fait corrompus. L'âge de fer fut le dernier. Tous les crimes se répandirent avec lui sur la terre. La pudeur, la vérité, la bonne foi disparurent. À leur place dominèrent l'artifice, la trahison, la violence, et la coupable soif de posséder. Le nautonier confia ses voiles à des vents qu'il ne connaissait pas encore ; et les arbres, qui avaient vieilli sur les montagnes, en descendirent pour flotter sur des mers ignorées. La terre, auparavant commune aux hommes, ainsi que l'air et la lumière, fut partagée, et le laboureur défiant traça de longues limites autour du champ qu'il cultivait. Les hommes ne se bornèrent point à demander à la terre ses moissons et ses fruits, ils osèrent pénétrer dans son sein ; et les trésors qu'elle recelait, dans des antres voisins du Tartare, vinrent aggraver tous leurs maux. Déjà sont dans leurs mains le fer, instrument du crime, et l'or, plus pernicieux encore. La Discorde combat avec l'un et l'autre. Sa main ensanglantée agite et fait retentir les armes homicides. Partout on vit de rapine. L'hospitalité n'offre plus un asile sacré. Le beau-père redoute son gendre. L'union est rare entre les frères. L'époux menace les jours de sa compagne ; et celle-ci, les jours de son mari. Des marâtres cruelles mêlent et préparent d'horribles poisons : le fils hâte les derniers jours de son père. La piété languit, méprisée ; et Astrée quitte enfin cette terre souillée de sang, et que les dieux ont déjà abandonnée.

 

Le ciel ne fut pas plus que la terre à l'abri des noirs attentats des mortels : on raconte que les géants osèrent déclarer la guerre aux dieux. Ils élevèrent jusqu'aux astres les montagnes entassées. Mais le puissant Jupiter frappa, brisa l'Olympe de sa foudre ; et, renversant Ossa sur Pélion, il ensevelit, sous ces masses écroulées, les corps effroyables de ses ennemis. On dit encore que la terre, fumante de leur sang, anima ce qui en restait dans ses flancs, pour ne pas voir s'éteindre cette race cruelle. De nouveaux hommes furent formés : peuple impie, qui continua de mépriser les dieux, fut altéré de meurtre, emporté par la violence, et bien digne de sa sanglante origine.

 

Du haut de son trône, Jupiter voit les crimes de la terre. Il gémit ; et se rappelant l'horrible festin que Lycaon venait de lui servir, il est transporté d'un courroux extrême, digne du souverain des dieux ; il les convoque ; à l'instant ils sont assemblés.

 

Il est dans le ciel une grande voie qu'on découvre quand l'air est pur et sans nuages ; elle est remarquable par sa blancheur ; on la nomme lactée. C'est le chemin qui conduit au brillant séjour du maître du tonnerre. À droite et à gauche sont les portiques des dieux les plus puissants ; ailleurs habitent les divinités vulgaires. Les plus distinguées ont fixé leur habitation à l'entrée de cette voie, qui, si l'on peut oser le dire, est le palais de l'empire céleste.

 

Dès que les dieux se furent placés sur des sièges de marbre, Jupiter, assis sur un trône plus élevé, s'appuyant sur son sceptre d'ivoire agite trois fois sa tête redoutable, et trois fois la terre, et la mer, et les astres en sont ébranlés ; enfin le fils de Saturne exprime sa colère en ces mots :

 

« L'empire du monde me causa de moins grandes alarmes, lorsque j’eus à le défendre contre l'audace de ces géants, enfants de la Terre, dont les cent bras voulaient soumettre le ciel. C'étaient sans doute des ennemis redoutables ; mais ils ne formaient qu'une race, et la guerre n'avait qu'un seul principe. Maintenant, sur le globe qu'entoure l’océan, je ne vois que des hommes pervers. Il faut perdre le genre humain. J'en jure par les fleuves des enfers qui coulent, sous les terres, dans les bois sacrés du Styx, j'ai tout tenté pour le sauver ; mais il faut porter le fer dans les blessures incurables, pour que les parties saines ne soient pas corrompues. J'ai, sous mes lois, des demi-dieux, des nymphes, des faunes, des satyres, des sylvains qui habitent les montagnes, divinités champêtres, que nous n'avons pas encore jugées dignes des honneurs du ciel, et à qui nous avons accordé la terre pour y fixer leur séjour. Mais comment pourriez-vous croire à leur sûreté parmi les hommes, lorsque Lycaon, connu par sa férocité, a osé tendre des pièges à moi-même qui lance le tonnerre, et qui vous retiens tous sous mon empire ? »

 

À ces mots, les dieux frémissent, et demandent à haute voix la punition éclatante d'un si noir attentat. Ainsi, lorsqu'une main sacrilège sembla vouloir éteindre le nom romain dans le sang de César, la chute de ce grand homme étonna tous les peuples de la terre, et l'univers frémit d'horreur. Alors, Auguste, tu vis le zèle des tiens, et il te fut aussi agréable que celui des dieux l'avait été à Jupiter. Ayant, du geste et de la voix, apaisé les murmures, et les dieux attentifs gardant un silence profond devant la majesté sévère de leur maître, il reprit son discours en ces mots :

 

« Rassurez-vous, le coupable a subi sa peine. Apprenez cependant et son crime et ma vengeance. Le bruit de l'iniquité des mortels avait frappé mes oreilles : je désirais qu'il fût mensonger ; et, cachant ma divinité sous des formes humaines, je descends des hautes régions de l'éther, et je vais visiter la terre. Il serait trop long de vous raconter tous les excès qui partout frappèrent mes regards. Le mal était encore plus grand que la renommée ne le publiait.

 

« J'avais passé le Ménale, horrible repaire de bêtes féroces, le mont Cyllène, et les forêts de sapins du froid Lycée. J'arrive dans l'Arcadie au moment où les crépuscules du soir amènent la nuit après eux, et j'entre sous le toit inhospitalier du tyran de ces contrées. J'avais assez fait connaître qu'un dieu venait les visiter. Déjà le peuple prosterné m'adressait des vœux et des prières. Lycaon commence par insulter à sa piété : – Bientôt, dit-il, j'éprouverai s'il est dieu ou mortel, et la vérité ne sera pas douteuse.’ Il m'apprête un trépas funeste, pendant la nuit, au milieu du sommeil. Voilà l'épreuve qu'il entend faire pour connaître la vérité : et, non content de la mort qu'il me destine, il égorge un otage que les Molosses lui ont livré. Il fait bouillir une partie des membres palpitants de cette victime, il en fait rôtir une autre ; et ces mets exécrables sont ensemble servis devant moi. Aussitôt, des feux vengeurs, allumés par ma colère, consument le palais et ses pénates dignes d'un tel maître. Lycaon fuit épouvanté. Il veut parler, mais en vain : ses hurlements troublent seuls le silence des campagnes. Transporté de rage, et toujours affamé de meurtres, il se jette avec furie sur les troupeaux ; il les déchire, et jouit encore du sang qu'il fait couler. Ses vêtements se convertissent en un poil hérissé ; ses bras deviennent des jambes : il est changé en loup, et il conserve quelques restes de sa forme première : son poil est gris comme l'étaient ses cheveux ; on remarque la même violence sur sa figure ; le même feu brille dans ses yeux ; tout son corps offre l'image de son ancienne férocité.

 

« Une seule maison venait d'être anéantie ; mais ce n'était pas la seule qui méritât la foudre. La cruelle Érynis étend son empire sur la terre. On dirait que, par d'affreux serments, tous les hommes se sont voués au crime. Il faut donc, et tel est mon arrêt irrévocable, qu'ils reçoivent tous le châtiment qu'ils ont mérité. »

 

Les dieux approuvent la résolution de Jupiter, les uns en excitant sa colère, les autres par un muet assentiment. Cependant ils ne sont pas insensibles à la perte du genre humain : ils demandent quel sera désormais l'état de la terre veuve de ses habitants ; qui désormais fera fumer l'encens sur leurs autels, et s'il convient que le monde soit livré aux bêtes féroces, et devienne leur empire. Le monarque des dieux leur défend de s'alarmer. Il se charge de pourvoir à tout : il promet aux immortels une race d'hommes meilleure que la première, et dont l'origine sera merveilleuse.

 

Déjà tous ses foudres allumés allaient frapper la terre ; mais il craint que l'éther même ne s'embrase par tant de feux, et que l'axe du monde n'en soit consumé. Il se souvient que les destins ont fixé, dans l'avenir, un temps où la mer, et la terre, et les cieux seront dévorés par les flammes, et où la masse magnifique de l'univers sera détruite par elles : il dépose ses foudres forgés par les cyclopes ; il choisit un supplice différent. Le genre humain périra sous les eaux, qui, de toutes les parties du ciel, tomberont en torrents sur la terre.

 

Soudain dans les antres d'Éole il enferme l'Aquilon et tous les vents dont le souffle impétueux dissipe les nuages. Il commande au Notus, qui vole sur ses ailes humides : son visage affreux est couvert de ténèbres ; sa barbe est chargée de brouillards ; l'onde coule de ses cheveux blancs ; sur son front s'assemblent les nuées, et les torrents tombent de ses ailes et de son sein. Dès que sa large main a rassemblé, pressé tous les nuages épars dans les airs, un horrible fracas se fait entendre, et des pluies impétueuses fondent du haut des cieux. La messagère de Junon, dont l'écharpe est nuancée de diverses couleurs, Iris, aspire les eaux de la mer, elle en grossit les nuages. Les moissons sont renversées, les espérances du laboureur détruites, et, dans un instant, périt le travail pénible de toute une année. Mais la colère de Jupiter n'est pas encore satisfaite ; Neptune son frère vient lui prêter le secours de ses ondes ; il convoque les dieux des fleuves, et, dès qu'ils sont entrés dans son palais :

 

« Maintenant, dit-il, de longs discours seraient inutiles. Employez vos forces réunies ; il le faut : ouvrez vos sources, et, brisant les digues qui vous arrêtent, abandonnez vos ondes à toute leur fureur. »

 

Il ordonne : les fleuves partent, et désormais sans frein, et d'un cours impétueux, ils roulent dans l'océan. Neptune lui-même frappe la terre de son trident ; elle en est ébranlée, et les eaux s'échappent de ses antres profonds. Les fleuves franchissent leurs rivages, et se débordant dans les campagnes, ils entraînent, ensemble confondus, les arbres et les troupeaux, les hommes et les maisons, les temples et les dieux. Si quelque édifice résiste à la fureur des flots, les flots s'élèvent au-dessus de sa tête, et les plus hautes tours sont ensevelies dans des gouffres profonds.

 

Déjà la terre ne se distinguait plus de l'océan : tout était mer, et la mer n'avait point de rivages. L'un cherche un asile sur un roc escarpé, l'autre se jette dans un esquif, et promène la rame où naguère il avait conduit la charrue : celui-ci navigue sur les moissons, ou sur des toits submergés ; celui-là trouve des poissons sur le faîte des ormeaux ; un autre jette l'ancre qui s'arrête dans une prairie. Les barques flottent sur les coteaux qui portaient la vigne : le phoque pesant se repose sur les monts où paissait la chèvre légère. Les néréides s'étonnent de voir, sous les ondes, des bois, des villes et des palais. Les dauphins habitent les forêts, ébranlent le tronc des chênes, et bondissent sur leurs cimes. Le loup, négligeant sa proie, nage au milieu des brebis ; le lion farouche et le tigre flottent sur l'onde : la force du sanglier, égale à la foudre, ne lui est d'aucun secours ; les jambes agiles du cerf lui deviennent inutiles : l'oiseau errant cherche en vain la terre pour s'y reposer ; ses ailes fatiguées ne peuvent plus le soutenir, il tombe dans les flots.

 

L'immense débordement des mers couvrait les plus hautes montagnes : alors, pour la première fois, les vagues amoncelées en battaient le sommet. La plus grande partie du genre humain avait péri dans l'onde, et la faim lente et cruelle dévora ceux que l'onde avait épargnés.

 

L'Attique est séparée de la Béotie par la Phocide, contrée fertile avant qu'elle fût submergée ; mais alors, confondue avec l'océan, ce n'était plus qu'une vaste plaine liquide. Là le mont Parnasse élève ses deux cimes jusqu'aux astres, et les cache dans le sein des nuages. C'est sur son double sommet, seul endroit de la terre respecté par les eaux, que s'arrêta la frêle barque qui portait Deucalion et Pyrrha son épouse. Ils adorèrent d'abord les nymphes coryciennes, les autres dieux du Parnasse, et Thémis qui révèle l’avenir, et qui rendait alors des oracles en ces lieux.

 

Nul homme ne fut meilleur que Deucalion ; nul plus juste que lui. Aucune femme n'égalait Pyrrha dans son respect pour les dieux. Lorsque le fils de Saturne a vu le monde changé en une vaste mer, et que de tant de milliers d'êtres qui l'habitaient il ne reste plus qu'un homme et qu'une femme, couple innocent et pieux, il sépare les nuages ; il ordonne à l'Aquilon de les dissiper ; et bientôt il découvre la terre au ciel et le ciel à la terre.

 

Cependant les vagues irritées s'apaisent. Le dieu des mers dépose son trident, et rétablit le calme dans son empire : il appelle sur ses profonds abîmes Triton, qui couvre d'écailles de pourpre ses épaules d'azur ; il lui ordonne de faire résonner sa conque, et de donner aux ondes et aux fleuves le signal de la retraite. Soudain Triton saisit cette conque cave, longue et recourbée, qui va toujours s'élargissant, et qui, lorsqu'elle retentit du milieu de l’océan, prolonge ses sons des bords où le soleil se lève aux derniers rivages qu'il éclaire de ses feux.

 

Dès que la conque eut touché les lèvres humides du dieu dont la barbe distille l'onde, et qu'elle eut transmis les ordres de Neptune, les vagues de la mer et celles qui couvraient la terre les entendirent, et se retirèrent. Déjà l'océan découvre ses rivages ; les fleuves décroissent et rentrent dans leur lit ; et selon que les eaux s'abaissent, les collines se découvrent et la terre semble s'élever. Les arbres, longtemps submergés, montrent leurs cimes dépouillées de feuillages et couvertes de limon.

 

La terre entière avait enfin reparu. À l'aspect de ce monde, immense solitude où règne un silence effrayant, Deucalion verse des larmes, et s'adressant à Pyrrha sa compagne, il lui parle en ces mots :

 

« Ô ma sœur, ô mon épouse, seul reste de toutes les femmes ! nous avons une même origine : nous fûmes unis par le sang, ensuite par l'hymen, et maintenant le malheur resserre nos nœuds. Le soleil ne voit que nous deux sur la terre ; les flots ont englouti le reste des humains : peut-être même notre vie n'est-elle pas encore en sûreté ; ces nuages suffisent pour m'épouvanter. Infortunée ! quel serait ton destin, si sans moi tu fusses échappée seule au naufrage général ? qui pourrait dissiper tes craintes et calmer ta douleur ? Ah ! crois-moi, chère épouse, si les flots n'eussent pas respecté tes jours, les flots m'auraient aussi reçu dans leur sein. Que ne puis-je, à l'exemple de Prométhée mon père, créer de nouveaux hommes, et animer l'argile comme lui ? Nous sommes à nous deux le genre humain : ainsi les dieux l'ont voulu ; et nous seuls témoignons maintenant qu'il exista des hommes sur la terre. »

 

Il dit, et tous deux pleuraient. Ils veulent sans délai implorer le secours des dieux, et consulter les oracles : ils se rendent ensemble sur les bords du Céphise, dont les eaux sont encore chargées de limon, mais qui déjà coule resserré dans son lit. Quand ils ont arrosé leurs têtes et leurs vêtements de son onde sacrée, ils dirigent leurs pas vers le temple de Thémis : le faîte en est couvert d'une mousse fangeuse ; les feux sacrés sont éteints sur les autels. Dès que leurs pieds ont touché le seuil du temple, ils se prosternent, et, saisis d'un saint effroi, ils baisent avec respect le marbre humide :

 

« Si les dieux, disent-ils, se laissent fléchir aux prières des mortels, si leur courroux n'est point implacable, apprends-nous, ô Thémis, par quel moyen la perte du genre humain peut être réparée, et montre-toi propice et secourable dans ce grand désastre de l'univers. »

 

La déesse entendit leurs vœux, et rendit cet oracle :

 

« Éloignez-vous du temple, voilez vos têtes, détachez vos ceintures, et jetez derrière vous les os de votre grand-mère. »

 

Ils restent longtemps étonnés. Pyrrha la première rompt enfin le silence. Elle refuse d'obéir aux ordres de la déesse ; et d'une voix tremblante, elle la prie de lui pardonner. Elle craint, en dispersant les os de son aïeule, d'offenser ses mânes. Cependant l'un et l'autre examinent ensemble avec attention les paroles ambiguës de l'oracle ; ils cherchent à pénétrer le sens mystérieux qu'elles enveloppent. Enfin Deucalion soulage par ces mots l'inquiétude de la fille d'Épiméthée :

 

« Ou je me trompe, ou l'oracle ne nous conseille point un crime. La terre est notre mère commune, et les pierres renfermées dans son sein sont les ossements qu'on nous ordonne de jeter derrière nous. »

 

Cette interprétation de l'oracle frappe l'esprit de Pyrrha ; mais le doute accompagne encore son espérance : tant est grande l'incertitude que leur laisse l'oracle divin ! mais que hasardent-ils ? Sortis du temple, ils voilent leurs fronts, détachent leurs ceintures, et, selon qu'il leur a été prescrit, ils marchent et jettent des pierres derrière eux.

 

Aussitôt (qui le croirait, si l'antiquité n'en rendait témoignage ?) ces pierres s'amollissent, semblent devenir flexibles, et revêtir une forme nouvelle : on les voit croître et s'allonger ; et, prenant une plus douce substance, elles offrent de l'homme une image encore informe et grossière, semblable au marbre sur lequel le ciseau n'a ébauché que les premiers traits d'une figure humaine. Les éléments humides et terrestres de ces pierres deviennent des chairs ; les parties plus solides et qui ne peuvent fléchir se convertissent en os ; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsi rapidement la puissance des dieux change en hommes les pierres lancées par Deucalion, et en femmes celles que jetait la main de Pyrrha. De là vient cette dureté qui caractérise notre race ; de là sa force pour soutenir les plus rudes travaux ; et l'homme atteste assez quelle fut son origine.

 

D'elle-même la terre enfanta sous diverses formes les autres animaux. Lorsque le soleil eut échauffé le limon qui couvrait la terre, lorsque ses feux eurent mis en fermentation la fange des marais, les semences fécondes des êtres, nourries dans un sol vivifiant comme dans le sein de leur mère, se développèrent insensiblement, et chacun de ces êtres revêtit sa forme particulière. Ainsi lorsque le Nil aux sept bouches a quitté les champs qu'il fertilise en les inondant, et qu'il a resserré ses flots dans ses anciens rivages, le limon qu'il a déposé, desséché par les feux de l'astre du jour, produit de nombreux animaux que le laboureur trouve dans ses sillons : ce sont des êtres imparfaits qui commencent d'éclore, dont la plupart sont privés de plusieurs organes de la vie ; et souvent dans le même corps une partie est animée et l'autre est encore une terre grossière. L’humide et le chaud tempérés l'un par l'autre sont la source de la fécondité, et la cause productrice de tous les êtres. Quoique le feu combatte l'onde, tout est engendré par la vapeur humide ; et l'union de deux éléments contraires est le principe de la génération.

 

Ainsi, quand la terre couverte de l'épais limon que laissa le déluge eut été profondément pénétrée par les feux du soleil, elle produisit d'innombrables espèces d'animaux, les uns reparaissant sous leurs antiques traits, les autres avec des formes inconnues jusqu'alors. Ainsi, mais comme en dépit d'elle-même, elle t'engendra, monstrueux Python, serpent nouveau, effroi des hommes qui venaient de naître, et qui de ta masse énorme couvrais les vastes flancs d'une montagne. Le fils de Latone, qui n'avait encore poursuivi que les daims et les chevreuils aux pieds légers, épuisa son carquois sur le monstre, qui vomit par ses blessures livides son sang et son venin ; et, pour conserver à la postérité le souvenir et l'éclat de ce triomphe, Apollon institua des jeux solennels qui furent appelés Pythiens. Le jeune athlète vainqueur dans ces jeux, à la lutte, à la course, ou à la conduite du char, recevait l'honneur d'une couronne de chêne. Le laurier n'était pas encore ; les feuilles de toutes sortes d'arbres formaient les couronnes dont Phébus ceignait sa blonde chevelure.

 

Fille du fleuve Pénée, Daphné fut le premier objet de la tendresse d'Apollon. Cette passion ne fut point l'ouvrage de l'aveugle hasard, mais la vengeance cruelle de l’Amour irrité. Le dieu de Délos, fier de sa nouvelle victoire sur le serpent Python, avait vu le fils de Vénus qui tendait avec effort la corde de son arc :

 

« Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé ? Elles ne conviennent qu'à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis, et qui naguère ai percé d'innombrables traits l'horrible Python qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d'arpents de terre. Contente-toi d'allumer avec ton flambeau je ne sais quelles flammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens. »

 

L'Amour répond :

 

« Sans doute, Apollon, ton arc peut tout blesser ; mais c'est le mien qui te blessera ; et autant tu l’emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessus de la tienne. »

 

Il dit, et frappant les airs de son aile rapide, il s'élève et s'arrête au sommet ombragé du Parnasse : il tire de son carquois deux flèches dont les effets sont contraires ; l'une fait aimer, l'autre fait haïr. Le trait qui excite l'amour est doré ; la pointe en est aiguë et brillante : le trait qui repousse l'amour n'est armé que de plomb, et sa pointe est émoussée. C'est de ce dernier trait que le dieu atteint la fille de Pénée ; c'est de l'autre qu'il blesse le cœur d'Apollon. Soudain Apollon aime ; soudain Daphné fuit l'amour : elle s'enfonce dans les forêts, où, à l'exemple de Diane, elle aime à poursuivre les animaux et à se parer de leurs dépouilles : un simple bandeau rassemble négligemment ses cheveux épars.

 

Plusieurs amants ont voulu lui plaire ; elle a rejeté leur hommage. Indépendante, elle parcourt les solitudes des forêts, dédaignant et les hommes qu'elle ne connaît pas encore, et l'amour, et l'hymen et ses nœuds. Souvent son père lui disait, – Ma fille, tu me dois un gendre !’ ; il lui répétait souvent, – Tu dois, ma fille, me donner une postérité.’ Mais Daphné haïssait l'hymen comme un crime, et à ces discours son beau visage se colorait du plus vif incarnat de la pudeur. Jetant alors ses bras délicats autour du cou de Pénée : – Cher auteur de mes jours, disait-elle, permets que je garde toujours ma virginité. Jupiter lui-même accorda cette grâce à Diane.’ Pénée se rend aux prières de sa fille. Mais, ô Daphné ! que te sert de fléchir ton père ? ta beauté ne te permet pas d'obtenir ce que tu réclames, et tes grâces s'opposent à l'accomplissement de tes vœux.

 

Cependant Apollon aime : il a vu Daphné ; il veut s'unir à elle : il espère ce qu'il désire ; mais il a beau connaître l'avenir, cette science le trompe, et son espérance est vaine. Comme on voit s'embraser le chaume léger après la moisson ; comme la flamme consume les haies, lorsque pendant la nuit le voyageur imprudent en approche son flambeau, ou lorsqu'il l'y jette au retour de l'aurore, ainsi s'embrase et brûle le cœur d'Apollon ; et l'espérance nourrit un amour que le succès ne doit point couronner.

 

Il voit les cheveux de la nymphe flotter négligemment sur ses épaules : Et que serait-ce, dit-il, si l'art les avait arrangés ? Il voit ses yeux briller comme des astres ; il voit sa bouche vermeille ; il sent que ce n'est pas assez de la voir. Il admire et ses doigts, et ses mains, et ses bras plus que demi nus ; et ce qu'il ne voit pas son imagination l'embellit encore. Daphné fuit plus légère que le vent ; et c'est en vain que le dieu cherche à la retenir par ce discours :

 

« Nymphe du Pénée, je t'en conjure, arrête ! ce n'est pas un ennemi qui te poursuit. Arrête, nymphe, arrête ! La brebis fuit le loup, la biche le lion ; devant l'aigle la timide colombe vole épouvantée : chacun fuit ses ennemis ; mais c'est l'amour qui me précipite sur tes traces. Malheureux que je suis ! prends garde de tomber ! que ces épines ne blessent point tes pieds ! que je ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Tu cours dans des sentiers difficiles et peu frayés. Ah ! je t'en conjure, modère la rapidité de tes pas ; je te suivrai moi-même plus lentement. Connais du moins l'amant qui t'adore : ce n'est point un agreste habitant de ces montagnes ; ce n'est point un pâtre rustique préposé à la garde des troupeaux. Tu ignores, imprudente, tu ne connais point celui que tu évites, et c'est pour cela que tu le fuis. Les peuples de Delphes, de Claros, de Ténédos, et de Patara, obéissent à mes lois. Jupiter est mon père. Par moi tout ce qui est, fut et doit être, se découvre aux mortels. Ils me doivent l'art d'unir aux accords de la lyre les accents de la voix. Mes flèches portent des coups inévitables ; mais il en est une plus infaillible encore, c'est celle qui a blessé mon cœur. Je suis l'inventeur de la médecine. Le monde m'honore comme un dieu secourable et bienfaisant. La vertu des plantes m'est connue ; mais il n'en est point qui guérisse le mal que fait l'Amour ; et mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissant pour moi-même. »

 

Il en eût dit davantage ; mais, emportée par l'effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n'entendait plus les discours qu'il avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappent ses regards : les vêtements légers de la nymphe flottaient au gré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa chevelure déployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Le jeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormais frivoles : l’Amour lui-même l'excite sur les traces de Daphné ; il les suit d'un pas plus rapide. Ainsi qu'un chien gaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s'élance rapidement après sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; il s'attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace ; le timide animal, incertain s'il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollon et Daphné, animés dans leur course rapide, l'un par l'espérance, et l'autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailes de l'Amour ; il poursuit la nymphe sans relâche ; il est déjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite ses cheveux flottants.

 

Elle pâlit, épuisée par la rapidité d'une course aussi violente, et fixant les ondes du Pénée :

 

« S'il est vrai, dit-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cette beauté qui me devient si funeste ! »

 

À peine elle achevait cette prière, ses membres s'engourdissent ; une écorce légère presse son corps délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses bras s'étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, se changent en racines, et s'attachent à la terre : enfin la cime d'un arbre couronne sa tête et en conserve tout l'éclat. Apollon l'aime encore ; il serre la tige de sa main, et sous sa nouvelle écorce il sent palpiter un cœur. Il embrasse ses rameaux ; il les couvre de baisers, que l'arbre paraît refuser encore :

 

« Eh bien ! dit le dieu, puisque tu ne peux plus être mon épouse, tu seras du moins l'arbre d'Apollon. Le laurier ornera désormais mes cheveux, ma lyre et mon carquois : il parera le front des guerriers du Latium, lorsque des chants d'allégresse célébreront leur triomphe et les suivront en pompe au Capitole : tes rameaux, unis à ceux du chêne, protégeront l'entrée du palais des Césars ; et, comme mes cheveux ne doivent jamais sentir les outrages du temps, tes feuilles aussi conserveront une éternelle verdure. »

 

Il dit ; et le laurier, inclinant ses rameaux, parut témoigner sa reconnaissance, et sa tête fut agitée d'un léger frémissement.

 

Il est dans l'Hémonie une vallée profonde qu'entourent d'épaisses forêts ; on l'appelle Tempé. C'est là que le Pénée, tombant du haut du Pinde, roule avec fracas ses flots écumeux ; forme dans sa chute rapide un humide brouillard qui arrose la cime des bois environnants, et du bruit de son torrent fatigue au loin les échos. C'est là qu'est la demeure de ce fleuve puissant ; c'est là que des rochers de son antre il commande à ses ondes et aux nymphes qui les habitent. Tous les fleuves voisins de cette contrée se rendent auprès de Pénée, incertains s'ils doivent le féliciter, ou le consoler de la perte de sa fille. On y voit le Sperchius, au front ceint de peupliers, l'Énipée, dont les eaux ne sont jamais tranquilles ; le vieil Apidane, le paisible Amphryse, et l'Éas, et tous les autres fleuves qui, terminant enfin leur course impétueuse et vagabonde, vont reposer dans l’océan leurs flots fatigués d'un long cours.

 

Le seul Inachus ne vint point. Caché dans sa grotte profonde, il grossissait ses flots de ses larmes. Il pleure Io, sa fille, qu'il a perdue, ignorant si elle jouit encore de la vie, ou si elle est descendue chez les morts ; et comme il ne l'a trouvée nulle part, il ne peut croire qu'elle existe encore : il craint même pour elle de plus grands malheurs.

 

Le maître des dieux l'avait vue lorsqu'elle revenait des bords du fleuve de son père :

 

« Ô nymphe ! avait-il dit, nymphe digne de Jupiter, quel est l'heureux mortel destiné à posséder tant de charmes ? Viens sous les ombres épaisses de ces bois (et il les lui montrait), viens, tandis que le soleil, élevé au plus haut des cieux, embrase les airs. Ne crains pas de pénétrer seule dans ces forets, retraite des bêtes farouches ; un dieu t'y servira de guide et de protecteur ; et ce ne sera pas un dieu vulgaire, mais celui-là même qui de sa main puissante tient le sceptre des cieux et qui lance la foudre. Arrête et ne fuis pas. »

 

Elle fuyait en effet. Elle avait déjà dépassé les pâturages de Lerne, et les champs et les arbres du Lyncée, lorsque le dieu, couvrant au loin la terre de ténèbres, arrêta la fuite de la nymphe, et triompha de sa pudeur.

 

Cependant Junon, abaissant ses regards sur la terre, s'étonne de voir que d'épais nuages aient changé soudain, en une nuit profonde, le jour le plus brillant. Elle reconnaît bientôt que ces brouillards ne s'élevaient point du fleuve ni du sein de la terre humide. Elle cherche de tous côtés son époux qu'elle a si souvent vu et surpris infidèle, et ne le trouvant point dans le ciel :

 

« Ou je me trompe, dit-elle, ou je suis encore outragée ! »

 

Et s’élançant du haut de l'Olympe sur la terre, elle commande aux nuages de s'éloigner.

 

Mais Jupiter avait prévu l'arrivée de son épouse, et déjà il avait transformé en génisse argentée la fille d'Inachus. Elle est belle encore sous cette forme nouvelle : Junon, en dépit d'elle-même, admire sa beauté ; mais, comme si elle eût tout ignoré, elle demande d'où elle est venue, à quel troupeau elle appartient, et quel en est le maître. Jupiter, pour mettre fin à ces questions, feint, et répond que la terre vient de l'enfanter. La fille de Saturne le prie de la lui donner. Que fera-t-il ? sera-t-il assez cruel pour livrer son amante à sa rivale ? un refus cependant le rendra suspect. Ce que la honte lui conseille, l'amour le lui défend, et l'amour sans doute eût triomphé : mais Jupiter peut-il refuser un don si léger à sa sœur, à la compagne de son lit, sans qu'elle ne soupçonne que ce n'est pas une génisse qu'on lui refuse ? Junon, l'ayant obtenue, ne fut pas même entièrement rassurée ; elle craignit Jupiter et ses artifices, jusqu'à ce qu'elle eût confié cette génisse aux soins vigilants d'Argus, fils d'Arestor.

 

Ce monstre avait cent yeux, dont deux seulement se fermaient et sommeillaient, tandis que les autres restaient ouverts et comme en sentinelle. En quelque lieu qu'il se plaçât, il voyait toujours Io, et, quoique assis derrière elle, elle était devant ses yeux. Il la laisse paître pendant le jour ; mais lorsque le soleil est descendu sous la terre, il l'enferme et passe à son col d'indignes liens. Infortunée ! elle n'a pour aliments que les feuilles des arbres et l'herbe amère ; pour boisson, que l'eau bourbeuse ; pour lit, que la terre souvent toute nue. Elle veut tendre à son gardien des bras suppliants, elle ne les trouve plus ; elle veut se plaindre, il ne sort de sa bouche que des mugissements dont elle est épouvantée. Elle se présente aux bords de l'Inachus, jadis témoin de ses jeux innocents ; à peine a-t-elle vu, dans les eaux du fleuve, sa tête et ses cornes nouvelles, elle est effrayée et se fuit elle-même. Les Naïades ignorent qui elle est ; son père même, Inachus, ne peut la reconnaître. Cependant elle suit son père, elle suit ses sœurs ; elle s’offre à leurs regards étonnés de sa beauté ; elle se laisse caresser de la main. Le vieil Inachus arrache des herbes et les lui présente ; elle lèche, elle baise les mains de son père ; elle verse des larmes. Ah ! si elle avait encore l'usage de la voix, elle implorerait son secours ; elle dirait et son nom et ses malheurs. Mais, au défaut de la voix, des lettres que son pied trace sur le sable apprennent au vieillard le destin déplorable de sa fille.

 

« Malheureux que je suis ! s'écrie-t-il suspendant ses bras au cou de la génisse gémissante, père infortuné ! est-ce donc toi que j'ai cherchée par toute la terre ? Hélas ! en ce jour je te revois et ne te retrouve pas. Ah ! j'étais moins à plaindre quand j'ignorais ton sort. Tu te tais ; tu ne réponds pas à mes plaintes. Seulement de profonds soupirs s'échappent de ton sein. Tu voudrais parler, et tu ne peux que mugir. Incertain de ta destinée, j'avais préparé pour toi les flambeaux de l'hymen ; j'attendais de toi un gendre et des neveux : maintenant c'est dans un troupeau que tu dois trouver un mari et placer tes enfants. Malheureux d'être dieu ! la mort ne peut terminer mon déplorable destin : la porte du trépas m'est fermée, et ma douleur doit être éternelle comme moi. »

 

Le monstre aux cent yeux, interrompant ces plaintes, arrache Io des bras de son père, la conduit dans d'autres pâturages, s'assied sur le sommet d'une colline, et promène autour d'elle des regards vigilants.

 

Cependant, le maître des dieux ne peut supporter plus longtemps les malheurs de la sœur de Phoronée. Il appelle son fils Mercure, né de la plus belle des Pléiades ; il lui commande de livrer Argus à la mort. Aussitôt, Mercure attache ses ailes à ses talons, couvre sa tête de son casque, arme sa main puissante du caducée qui fait naître le sommeil, et du palais de Jupiter, il descend rapidement sur la terre. Il dépose, à l'écart, et son casque et ses ailes ; il ne retient que le caducée, dont il se sert, comme un berger de sa houlette, pour rassembler un troupeau de chèvres qu'il a dérobées dans les champs, et qu'il conduit en jouant du chalumeau.

 

Séduit par l'harmonie de cet instrument nouveau :

 

« Qui que tu sois, dit le gardien préposé par Junon, tu peux t'asseoir avec moi, sur cette roche : tu chercherais vainement un meilleur pâturage pour tes chèvres, et cet ombrage frais, tu le vois, invite le pasteur. »

 

Le petit-fils d'Atlas s'assied, et d'abord, par de longs discours, il semble arrêter le jour qui s'écoule ; ensuite, par les accords lents de la flûte, il veut endormir Argus. Cependant le monstre combat le doux sommeil, et quoiqu'une partie de ses yeux en soit vaincue, l'autre veillant encore, il demande quel art a fait naître la flûte nouvellement inventée.

 

Mercure répond :

 

« Sur les monts glacés de l'Arcadie, parmi les Hamadryades qui habitent le Nonacris, paraissait avec éclat une naïade que les nymphes appelaient Syrinx. Plusieurs fois elle avait échappé à la poursuite des satyres, à celle de tous les dieux des bois et des campagnes. Elle imitait les exercices de Diane ; elle lui avait consacré sa virginité : elle avait le même port, les mêmes vêtements, et on l'eût prise pour la fille de Latone, si son arc d'ivoire eût été d'or, comme celui de la déesse ; et cependant on s'y méprenait encore. Un jour, le dieu Pan, qui hérisse sa tête de couronnes de pin, descendant du Lycée, la vit, et lui adressa ce discours… »

 

Mercure allait le rapporter. Il allait dire comment la nymphe, insensible à ses prières, avait fui par des sentiers difficiles jusqu'aux rives sablonneuses du paisible Ladon ; comment le fleuve arrêtant sa course, elle avait imploré le secours des naïades, ses sœurs ; comment, croyant saisir la nymphe fugitive, Pan n'embrassa que des roseaux ; comment, pendant qu'il soupirait de douleur, ces roseaux, agités par les vents, rendirent un son léger, semblable à sa voix plaintive ; comment le dieu, charmé de cette douce harmonie et de cet art nouveau, s'écria : – Je conserverai du moins ce moyen de m'entretenir avec toi‘ ; comment enfin le dieu, coupant des roseaux d'inégale grandeur, et les unissant avec de la cire, en forma l'instrument qui porta le nom de son amante.

 

Mais, lorsqu'il se préparait à raconter la fin de cette aventure, il s'aperçoit que tous les yeux d'Argus ont été vaincus par le sommeil. Il cesse de parler, et, les touchant de sa baguette puissante, il épaissit encore les pavots dont ils sont surchargés. Soudain, de son glaive recourbé, il abat la tête chancelante du monstre ; elle tombe et roule sur le rocher ensanglanté.

 

Tu meurs, Argus ; tes cent yeux sont fermés à la lumière ; ils sont couverts d'une éternelle nuit : Junon les recueille, et les plaçant sur les plumes de l'oiseau qui lui est consacré, ils brillent en étoiles, sur sa queue épandus.

 

Cependant le courroux de la déesse s'augmente par le meurtre d'Argus. Elle cherche une prompte vengeance. Sans cesse une furie impitoyable frappe les regards et trouble l'esprit de sa rivale ; d'aveugles terreurs remplissent son âme : elle erre et fuit épouvantée par tout l'univers. Le Nil devait être le terme de ses infortunes : arrivée sur ses bords, épuisée de lassitude, elle tombe sur ses genoux, et, repliant son col en arrière, elle tourne son front vers les cieux ; par des gémissements, des larmes et des mugissements plaintifs, elle semble se plaindre à Jupiter, et lui demander la fin de ses malheurs. Alors ce dieu, pressant dans ses bras son auguste compagne, la conjure de se laisser fléchir :

 

« Cessez de craindre, dit-il, dans l'avenir ; Io ne sera plus pour vous un sujet d'alarmes. »

 

Il le jure, et il commande au Styx d'entendre ce serment.

 

La colère de Junon s'apaise. Soudain, la nymphe reprend sa forme première ; elle est ce qu'elle avait été. Son poil s'efface ; ses cornes disparaissent ; l'orbe de ses yeux se rétrécit ; sa bouche se resserre ; ses épaules et ses mains reviennent en leur premier état ; cinq ongles séparent et divisent la corne de ses pieds : il ne lui reste de la génisse que son éclatante blancheur. Elle se relève sur deux pieds qui suffisent pour la porter : mais elle n'ose parler encore ; elle craint de mugir, et sa bouche timide ne fait entendre que des mots entrecoupés.

 

L'Égypte l'adore aujourd'hui comme une divinité bienfaisante, et ses prêtres nombreux portent des robes de lin.

 

On croit qu'Épaphus dut le jour à la nouvelle déesse, et que Jupiter fut son père. La mère et le fils partagent, en Égypte, les temples et les honneurs divins. Épaphus, et Phaéthon, fils du Soleil, avaient même âge et même caractère. Phaéthon, fier de son origine, parlait avec orgueil, et ne cédait jamais à son ami.

 

Fatigué de sa présomption :

 

« Insensé, lui dit un jour Épaphus, vous ajoutez une trop grande foi aux discours de votre mère ; cessez de vous enorgueillir d'un père supposé. »

 

Phaéthon rougit, et la honte sert de frein à sa fureur. Il va raconter à Clymène, sa mère, l'affront qu'il vient de recevoir :

 

« Plaignez-moi d'autant plus ajoute-t-il, que, malgré ma fierté, j'ai pu dévorer cet outrage sans pouvoir le repousser. Ah ! si réellement je suis issu du sang des dieux, donnez m'en une preuve éclatante. »

 

Il dit, et, se jetant dans les bras de sa mère, il la conjure par elle-même, par la tête de Mérops son époux, et par l'hymen de ses sœurs, de lui faire connaître son père à des signes certains.

 

Qui dira si Clymène fut plus touchée des plaintes de son fils, qu'elle ne fut irritée de se voir soupçonnée d'imposture ? Elle élève ses mains vers le ciel, et, fixant ses yeux sur le Soleil :

 

« Je jure, mon fils, s'écria-t-elle, par ces rayons qui nous éclairent, par ce Soleil qui nous voit, et qui nous entend, que tu es le fils de cet astre qui féconde l'univers. Si je mens, qu'il me refuse ses feux, et que sa lumière brille à mes yeux pour la dernière fois. Tu peux d'ailleurs aller facilement jusqu'au palais de ton père : l'orient, où il réside, touche aux terres que nous habitons ; et si ton courage ne te trahit point, pars, le Soleil te confirmera ta superbe origine. »

 

À ce discours, Phaéton a tressailli de joie. Il se croit déjà transporté dans les cieux. Il traverse et les régions éthiopiennes qui lui sont soumises, et les Indes placées sous la zone brûlante ; et bientôt il arrive à l'orient, au palais du Soleil.

 

Chant 2

 

Le palais du Soleil est soutenu par de hautes colonnes. Il est resplendissant d'or et brillant du feu des pierreries. L'ivoire couvre ses vastes lambris. Sur ses portes superbes rayonne l'argent ; mais le travail y surpasse la matière. Le dieu de Lemnos y grava l'océan qui environne la terre, la terre elle-même, et les cieux, voûte éclatante de l'univers.

 

On y voit les dieux des mers s'élever sur les ondes ; on y distingue Triton avec sa conque, l'inconstant Protée, et l'énorme Égéon pressant de son poids les énormes baleines. On y voit Doris et ses filles : plusieurs d'entre elles semblent fendre les ondes, tandis que d'autres, assises sur des rochers, font sécher leur humide chevelure, et que d'autres encore voguent portées sur le dos des monstres marins. Elles n'ont pas toutes les mêmes traits, et cependant elles se ressemblent ; on reconnaît qu'elles sont sœurs. La terre est couverte de villes avec leurs habitants, de forêts et d'animaux, de fleuves, de nymphes, et de divinités champêtres. La sphère brillante des cieux, ayant à sa droite et à sa gauche les douze signes du Zodiaque, couronne ce merveilleux ouvrage.

 

À peine le fils de Clymène, incertain de sa naissance, arrive au palais du Soleil, qu'il dirige ses pas vers le dieu de la lumière ; mais, ne pouvant soutenir l'éclat qui l'environne, il s'arrête et le contemple de loin. Couvert d'une robe de pourpre, Phébus est assis sur un trône brillant d'émeraudes. À ses côtés sont les Jours, et les Mois, et les Années, et les Siècles, et les Heures séparées par d'égales distances. Là paraît le Printemps couronné de fleurs nouvelles ; l'Été nu, tenant des épis dans sa main ; l'Automne encore teint des raisins qu'il a foulés ; et l'Hiver glacé, aux cheveux blancs qui se hérissent sur sa tête.

 

Assis au milieu de cette cour, le Soleil, de cet œil qui voit tout dans le monde, aperçoit Phaéton que tant de merveilles frappent de crainte et d'étonnement.

 

« Ô Phaéton, digne fils du Soleil, quel est, dit-il, le motif qui t'amène en ces lieux ? »

 

« Puissant dispensateur du jour dans le vaste univers, ô Soleil, répond Phaéton, ô mon père ! si pourtant il m'est permis de te donner ce nom, et si ma mère ne couvre pas sa faute d'un mensonge spécieux, dissipe le doute qui assiège mes esprits, et donne un gage certain de ma noble origine. »

 

Il dit : et le Soleil détachant les rayons éblouissants qui couronnent sa tête, commande à Phaéton de s'approcher ; et le pressant sur son sein, il s'écrie :

 

« Oui, tu es mon fils, et tu me mérites de l'être. Clymène ne t'a point trompé ; et, pour t'en convaincre, je suis prêt à t'accorder le don que tu demanderas. J'en atteste le Styx, à mes rayons inaccessible, mais garant redoutable des promesses des dieux. »

 

À peine il achevait ces mots, que Phaéton exprime le désir de conduire, un seul jour, le char de son père, et de tenir les rênes de ses coursiers. Le Soleil regretta son serment ; et laissant retomber trois fois sa tête sur son sein :

 

« Tes vœux indiscrets, dit-il, ont rendu mon serment téméraire. Que ne puis-je le rétracter ! Ô mon fils, le refus de mon char serait, je l'avoue, le seul que je voudrais te faire. Mais les conseils me sont au moins permis. Tu m'as trop demandé, Phaéton ! trop faible et trop jeune, tu ne pourrais réussir. Tes destins sont d'un mortel, et tes vœux sont d'un dieu. Tu oses même prétendre ce que les dieux ne pourraient exécuter ; et quelle que soit leur puissance, nul d'entre eux ne se tiendrait ainsi que moi sur ce char embrasé ; non, pas même le maître de l'Olympe, Jupiter, qui lance au loin la foudre de sa terrible main. Et cependant qu'avons-nous de plus grand que Jupiter ?

 

« Ma carrière s'ouvre par une route escarpée qu'ont peine à franchir mes coursiers rafraîchis par le repos de la nuit. Le milieu de ma course est dans les plus hautes régions du ciel ; et alors, quelque accoutumé que je sois à voir au-dessous de moi la terre et l'immensité des mers, l'effroi fait palpiter mon cœur et glace mon courage. La fin de ma carrière est si rapidement inclinée, que, pour retenir mon char, j'ai besoin d'une longue expérience ; et Téthys elle-même, lorsque je descends dans ses ondes, craint toujours que je n'y sois précipité. Mais il est encore d'autres obstacles à surmonter. Le ciel, par un mouvement constant, tourne sur son axe ; les astres sont entraînés dans sa marche rapide, tandis que seul résistant à la force qui les emporte, je suis dans les airs une route opposée.

 

« Suppose un moment que je t'ai confié mon char, que feras-tu ? pourras-tu, sans être emporté par leur rapidité, résister à l'agitation des pôles et de l'axe des cieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer sur ta route des bocages sacrés, des villes et des temples enrichis des dons offerts aux immortels ; mais tu ne trouveras partout que des périls et des monstres effrayants. Si tu suis, sans t'égarer, la véritable voie, tu passeras entre les cornes du Taureau, qui regarde à l'orient ; tu verras te menacer l'arc du Sagittaire, la gueule sanglante du Lion, et l'affreux Scorpion, dont les bras couvrent une grande partie du ciel ; et le Cancer, qui, non loin de lui, mais d'un autre côté, recourbe les siens. Comment d'ailleurs régiras-tu mes coursiers impétueux, qui font jaillir de leurs bouches et de leurs naseaux brûlants les feux qui les animent ? Moi-même, j'ai peine à les gouverner lorsque échauffés dans leur course ils résistent au frein. Ô mon fils, crains d'obtenir de ton père une trop funeste faveur. Révoque des vœux imprudents, tandis qu'il en est temps encore. Tu demandes un témoignage certain qui te fasse connaître l'auteur de tes jours : ah ! ce témoignage certain est dans le trouble de mes sens. Reconnais-y l'inquiétude d'un père. Regarde ! elle se peint sur mon front attristé. Et que ne peux-tu lire dans mon cœur, et voir de quelles tendres sollicitudes il est agité ! Cherche ce que le monde renferme de plus précieux. Choisis et demande ce qu'ont de plus rare et la terre, et la mer, et les cieux ! je l'offre à tes désirs. Je ne te refuse qu'une seule grâce, parce qu'elle serait pour toi moins un honneur qu'un châtiment. Ô Phaéton, tu crois requérir un bienfait, et c'est ta perte que tu demandes. Jeune insensé ! pourquoi me presser dans tes bras ? N'en doute point, tu seras satisfait : je l'ai juré par le fleuve des enfers : mais, encore une fois, forme des vœux moins indiscrets. »

 

Apollon a cessé de parler ; mais Phaéton rejette ses conseils. Il persiste dans sa demande, et brûle de monter sur le char de son père. Après avoir inutilement et longtemps différé, Apollon cède enfin, et le conduit aux lieux où est le char, ouvrage et présent de Vulcain. Le timon, l'essieu, les roues étaient d'or, et les rayons d'argent. Partout étincellent les pierres précieuses qui réfléchissent l'ardente lumière du Soleil.

 

Mais tandis que l'audacieux Phaéton admire la richesse du travail et celle de la matière, la vigilante Aurore ouvre les portes resplendissantes de l'orient ; elle sort de son palais de roses : et l'étoile de Vénus rassemblant les astres de la nuit, les chasse devant elle, et quitte enfin les cieux.

 

Dès que le Soleil voit sur l'univers rougir la lumière naissante, et dans elle s'évanouir le croissant de Phébé, il commande aux Heures rapides d'atteler ses coursiers. Soudain ces déesses légères obéissent à sa voix : elles conduisent les coursiers rassasiés des sucs de l'ambroisie, et qui reçoivent le frein retentissant.

 

Apollon verse une essence céleste sur le front de Phaéton, pour qu'il puisse supporter l'ardeur des feux qui l'environneront. De sa couronne rayonnante il ceint la tête de son fils ; et laissant échapper des soupirs, présage de son deuil :

 

« Si du moins, dit-il, tu daignes écouter et suivre les conseils de ton père, ô mon fils, fais plus souvent usage du mors que de l'aiguillon. D'eux-mêmes mes coursiers sont rapides, mais il est difficile de modérer leur ardeur. Garde-toi de suivre la ligne droite qui coupe les cinq zones : il est un chemin tracé par une ligne oblique sur les trois zones du milieu ; il s'y termine, et ne s'étend ni vers le pôle Austral, ni vers l'Ourse glacée. C'est là qu'il faut marcher ; là tu verras encore les traces de mes roues. Mais, afin que la terre et le ciel reçoivent une égale chaleur, prends garde de trop descendre, ou de trop t'élever dans les plaines de l'éther ; tu embraserais la voûte céleste, ou la terre serait consumée par les flammes. Le milieu est le chemin le plus sûr. Crains de te laisser entraîner, à droite, dans les nœuds du Serpent ; crains, à gauche, de toucher à l'Autel. Marche à une égale distance de ces constellations. J'abandonne le reste à la fortune. Qu'elle te favorise ; et, mieux que toi, qu'elle veille au salut de tes jours ! Mais tandis que je parle, la nuit humide a touché les bords de l'Hespérie, où s'arrête son cours. Je ne puis tarder plus longtemps ; l'univers attend ma présence. Déjà l'Aurore a chassé les ombres, elle brille : saisis les rênes ; ou si ta résolution n'est pas invincible, use de mes conseils plutôt que de mon char. Aucun danger ne te presse dans ce palais ; et puisque tu n'es pas encore assis sur mon char, objet d'une ambition trop imprudente, laisse-moi dispenser la lumière au monde, et contente-toi d'en jouir. »

 

Mais Phaéton impatient s'élance sur le char ; il s'y place, et joyeux il déploie les rênes confiées à ses mains ; il rend grâces à son père, qui, malgré lui, cédait à ses désirs.

 

Cependant les rapides coursiers du Soleil, Pyrois, Éoiis, Éthon, et Phlégon font retentir, de leurs hennissements, l'air qu'ils remplissent d'une haleine enflammée, et frappent du pied les barrières du monde. Téthys les ouvre, et ne prévoyant pas le sort de son petit-fils, elle rend libre l'immense carrière des cieux. Les coursiers s'y précipitent ; ils fendent, d'un pied vainqueur, les nuages qui s'opposent à leur passage ; et, secondés par leurs ailes légères, ils devancent les vents qui sont avec eux partis de l'orient. Ils ignorent pourquoi le char devenu plus léger n'a pas son poids accoutumé. Tel qu'un vaisseau dont le lest est trop faible devient le mobile jouet des flots, tel le char du Soleil, comme s'il était vide, roule par bonds et saute dans les airs. Les coursiers étonnés s'en aperçoivent ; ils abandonnent la route ordonnée ; ils ne courent plus dans l'ordre accoutumé. Phaéton s'épouvante ; il ne sait de quel côté tourner les rênes ; il ignore le chemin qu'il faut suivre : et que lui servirait de le savoir ? ses coursiers sont indociles à sa voix.

 

Alors, pour la première, fois, les étoiles glacées du septentrion sentirent les rayons du Soleil, et vainement elles cherchèrent à se plonger dans l'océan, qu'elles ne peuvent approcher. Le Serpent placé près du pôle, et jusqu'alors toujours engourdi, et jamais redoutable, s'échauffa, et s'anima de nouvelles fureurs. Et toi, paresseux Bouvier, malgré ta lenteur ordinaire, et malgré les soins de ton chariot, l'effroi, dit-on, hâta ta marche, et précipita tes pas languissants.

 

Du haut des airs, l'infortuné Phaéton voit la terre disparaître dans un profond éloignement. Il pâlit ; ses genoux chancellent, et, dans un océan de lumière, les ténèbres couvrent ses yeux. Oh ! qu'alors il voudrait n'avoir jamais vu les chevaux de son père, n'avoir jamais voulu éclaircir le mystère de sa naissance ! Il désirerait que le Soleil eût rejeté sa demande ; il serait content d'être appelé fils de Mérops. Mais le char l'emporte comme un vaisseau battu de la tempête, et dont le pilote impuissant abandonne le gouvernail à la fortune et aux vents. Que fera-t-il ? Il mesure, dans son effroi, et la route immense qu'il a franchie, et celle plus grande encore qu'il lui faut parcourir. Il regarde déjà loin derrière lui, l'orient, où le destin lui défend de retourner ; il regarde l'occident, où il ne doit point arriver. Incertain de ce qu'il doit faire, il frémit. Il tient encore les rênes, mais il ne les régit plus. Il ignore même le nom de ses coursiers. Il ne voit partout, dans les plaines du ciel, que des prodiges et des monstres affreux. Ici, le Scorpion prolonge en deux arcs ses bras, recourbe sa queue, et à lui seul remplit l'espace de deux signes. Il voit le monstre, couvert de sueur et d'un venin brûlant, le menacer du dard dont sa queue est armée. À cet aspect horrible, l'effroi glace sa main, et sa main laisse échapper les rênes. Aussitôt que les coursiers les sentent battre et flotter sur leurs flancs, ils s'abandonnent, et s'égarent, sans guide, à travers les airs. Ils volent dans des régions inconnues, tantôt emportant le char jusqu'aux astres de l'éther, tantôt le précipitant dans des routes voisines de la terre. Phébé s'étonne de voir le char de son frère rouler au-dessous du sien ; et déjà s'exhalent en fumée les nuages brûlants.

 

Les montagnes s'embrasent. La chaleur dessèche la terre, qui se fend, s'entrouvre, et perd ses sucs vivifiants. Les prairies jaunissent ; les arbres sont consumés avec leurs feuillages ; les moissons desséchées fournissent un aliment à la flamme qui les détruit. Mais ce sont là les moins horribles maux. Un vaste incendie dévore les cités, leurs murailles et leurs habitants ; il réduit en poudre les peuples et les nations ; il consume les forêts ; il pénètre les montagnes : tout brûle, l'Athos, et le Taurus ; le Tmolus, et l'Oeta ; l'Ida, célèbre par ses fontaines, dont la source est maintenant tarie ; et l'Hélicon, chéri des Muses ; et l'Hémus, qu'Orphée n'a pas encore illustré. L'Etna voit redoubler les feux qui s'agitent dans ses flancs ; les deux cimes du Parnasse s'enflamment, ainsi que l'Éryx, le Cynthe et l'Othrys, et le Rhodope, qui voit fondre enfin ses neiges éternelles ; et le Mimas, le Dindyme, le Mycale, et le Cithéron, destiné aux mystères de Bacchus. Les glaces de la Scythie la protègent en vain. Le Caucase est en feu. Les flammes en fureur gagnent l'Ossa, le Pinde, et l'Olympe, plus grand que tous les deux, et les Alpes, qui s'élèvent jusqu'aux cieux ; et l'Apennin, qui supporte les nues.

 

Phaéton ne voit dans tout l'univers que des feux ; il n'en peut plus longtemps soutenir la violence. Il ne sort de sa bouche qu'un souffle brûlant, semblable à la vapeur qui s'élève d'une fournaise ardente. Il voit son char qui commence à s'embraser. Il se sent étouffé par les cendres et par les étincelles qui volent et montent jusqu'à lui. Une épaisse et noire fumée l'enveloppe de toutes parts. Il ne distingue ni les lieux où il est, ni la route qu'il tient ; et il se laisse emporter à l'ardeur effrénée de ses coursiers.

 

Alors, dit-on, le sang des Éthiopiens, attiré, par la chaleur, à la superficie de leur corps, leur donna cette couleur d'ébène qui depuis leur est devenue naturelle. Alors la Libye, perdant à jamais sa féconde humidité, devint un désert de sables brûlants. Alors les nymphes, les cheveux épars, pleurèrent leurs fontaines taries et leurs lacs desséchés. La Béotie chercha vainement la source de Dircé ; Argos, celle d'Amymone ; Éphyre, celle de Pyrène. L'incendie avait atteint les fleuves au lit le plus vaste et le plus profond, le Tanaïs fumant au milieu de ses flots ; le vieux Pénée ; le Caïque baignant les champs de Teuthranie ; l'impétueux Isménos, l'Érymanthe, qui coule dans la Phocide ; le Xanthe, qui devait s'embraser une seconde fois, le Lycormas, qui roule des sables jaunes dans l'Étolie ; le Méandre, qui se joue dans ses bords sinueux ; le Mélas, qui arrose la Mygdonie ; et l'Eurotas, si voisin du Ténare ; l'Euphrate, qui baigne les murs de Babylone ; l'Oronte, qui descend du Liban ; le rapide Thermodon, et le Gange, et le Phase, et le Danube roulent des flots brûlants. L'Alphée est embrasé ; la flamme brille sur les deux rives du Sperchius. L'or qu'entraîne le Tage devient liquide, et coule avec ses eaux. Les cygnes, dont le chant harmonieux réjouit les rives méoniennes, brûlent dans les eaux du Caystre. Le Nil épouvanté remonte aux extrémités de la terre, où depuis il a caché sa source. Les sept bouches de ce fleuve sont des canaux desséchés dans des vallées stériles. Le même embrasement se communique aux fleuves de Thrace, l'Hèbre et le Strymon ; aux fleuves de l'occident, le Rhin, le Rhône, l'Éridan, et le Tibre, auquel les dieux ont promis l'empire du monde.

 

La terre est entrouverte de toutes parts ; la lumière, pénétrant au séjour des ombres, épouvante le roi des enfers, et Proserpine son épouse. L'océan resserre au loin ses rivages : une grande partie de son lit n'est qu'une plaine de sables arides. Les montagnes jusqu'alors cachées au vaste sein des mers élèvent au-dessus des flots leurs cimes, et augmentent le nombre des Cyclades. Les poissons cherchent un asile dans les gouffres de l'onde ; et les dauphins, à la queue recourbée, n'osent plus monter à la surface des eaux. Les monstres marins languissent, étendus sans mouvement, dans les profonds abîmes. On dit même qu'alors Nérée, Doris et ses filles, se cachèrent dans leurs antres brûlants ; que Neptune éleva trois fois ses bras et sa tête courroucée au-dessus des flots, et que trois fois il les y replongea, vaincu par les feux qui embrasaient les airs.

 

Cependant la Terre voyant diminuer la masse des eaux qui l'environnent, et les fontaines se retirer dans son sein, comme dans celui de leur mère commune, soulève sa tête autrefois si féconde, et maintenant aride et desséchée. Elle couvre son front de sa main ; elle s'émeut, et le monde est ébranlé ; et bientôt retombant au-dessous de sa place ordinaire, d'une voix altérée, elle exhale ces mots :

 

« Si tel est mon destin, si je l'ai mérité, puissant maître des dieux ! pourquoi la foudre oisive hésite-t-elle dans tes mains ? Si je dois périr par les feux, que ce soit du moins par les tiens ; et je me consolerai de ma ruine, sachant que tu en es l'auteur. À peine puis-je proférer ces mots. Une vapeur brûlante étouffe ma voix. Regarde sur ma tête cette chevelure que la flamme ravage. Vois l'épaisse fumée qui obscurcit mon front ; vois ces cendres ardentes qui me couvrent. Est-ce donc là le prix de ma fertilité, l'honneur que tu réservais à mes travaux ? ai-je mérité ce traitement barbare, parce que, tous les ans, je souffre que la charrue et la bêche déchirent mon sein ? parce que je fournis des pâturages aux animaux, des aliments et des fruits aux hommes, et l'encens qui sert au culte des dieux ? Mais quand j'aurais mérité de périr, que t'ont fait les ondes, et quel est le crime de ton frère ? d'où vient que les mers, dont l'empire fut son partage, décroissent et s'éloignent plus encore des régions de l'éther ? Mais si mon infortune et la sienne ne peuvent te toucher, crains au moins pour les cieux, où tu règnes. Vois les deux pôles fumants ; et si le feu les consume, les palais célestes s'écrouleront. Vois Atlas haletant, soutenir, avec peine, sur ses épaules, l'axe du monde embrasé. Et si les mers, si la terre, si les cieux sont détruits par les flammes, tout rentrera confondu dans l'ancien chaos. Dérobe donc à l'incendie ce qu'il a épargné, et veille enfin au salut de l'univers. »

 

En achevant ces mots, la Terre oppressée, ne pouvant plus soutenir l'air brûlant qu'elle respire, ni continuer ses plaintes, retire sa tête dans son sein, et la cache dans les antres les plus voisins de l'empire des morts.

 

Cependant Jupiter prend à témoin les dieux et le Soleil lui-même, que l'univers va périr, s'il ne se hâte de prévenir sa ruine. Soudain il s'élève au plus haut des cieux. C'est de là qu'il rassemble les nuages, et qu'il les épanche sur la terre ; c'est de là qu'il fait gronder et qu'il lance au loin ses foudres vengeurs ; mais il ne trouve alors ni nuages à répandre, ni pluies à faire tomber sur la terre embrasée. Il saisit sa foudre, et la lance avec force sur l'imprudent Phaéton. Du même coup le dieu le chasse de son char et de la vie ; et par le feu même il éteint les feux qui dévorent l'univers. Les coursiers du Soleil s'épouvantent ; ils bondissent en sens contraire, et les freins sont rompus. Là tombent les rênes abandonnées ; là, l'essieu arraché du timon ; ici, les rayons épars des roues fracassées ; et au loin, les débris du char qui volent en éclats. Phaéton, dont les feux consument la blonde chevelure, roule en se précipitant, et laisse, dans les airs, un long sillon de lumière, semblable à une étoile, qui, dans un temps serein, tombe, ou du moins semble tomber des cieux. Le superbe Éridan, qui coule dans des contrées si éloignées de la patrie de Phaéton, le reçoit dans ses ondes, et lave son visage fumant.

 

Les naïades de l'Hespérie ensevelissent son corps frappé d'un foudre à trois dards, et gravent ces mots sur la pierre qui couvre son tombeau :

 

« Ici gît Phaéton, qui voulut conduire le char de son père. S'il échoua dans une si grande entreprise, il périt glorieusement pour avoir beaucoup osé. »

 

Cependant le Soleil, pleurant la perte de son fils, se couvrit d'un voile sombre ; et l'on dit même que le monde, un jour entier privé de sa lumière, ne fut éclairé que par les feux de l'incendie ; ainsi ce grand désastre eut du moins alors son utilité.

 

Dès que Clymène, livrée à sa douleur profonde, eut exhalé, dans les larmes, toutes les plaintes que l'extrême malheur peut inspirer, elle meurtrit son sein ; et courut, les cheveux épars, de contrée en contrée, pour chercher les restes de son fils. Enfin elle les trouve ensevelis sur des bords étrangers. Là, prosternée, à peine a-t-elle lu son nom gravé sur le marbre, elle arrose le marbre de ses pleurs ; elle le presse sur son sein comme pour réchauffer les cendres qu'il renferme.

 

Le deuil des sœurs de Phaéton pouvait seul égaler le deuil de leur mère. Gémissantes et frappant leur sein, elles remplissent l'air de cris superflus et de plaintes que leur frère ne peut plus entendre. Nuit et jour elles l'appellent, et restent penchées sur son tombeau.

 

Déjà Phébé avait quatre fois renouvelé son croissant, elles pleuraient encore (car leur douleur était devenue une longue habitude). Un jour que Phaéthuse, l'aînée des Héliades, venait de se prosterner au pied du tombeau, elle se plaignit que ses pieds se raidissaient. La belle Lampétie, qui s'élançait pour la secourir, se trouve arrêtée par des racines naissantes. La troisième veut s'arracher les cheveux, et ce sont des feuilles qui remplissent ses mains. L'une s'écrie que son corps devient un arbre, l'autre, que ses bras s'étendent en rameaux ; et tandis que ce prodige les étonne, une écorce légère les embrasse, et montant par degrés, emprisonne leurs cœurs, leur sein, leurs épaules, leurs bras. Leur bouche encore libre, appelait, invoquait leur mère. Mais que peut-elle, hélas ! que courir, de l'une à l'autre, et les embrasser dans son désespoir. Vainement essaie-t-elle de les débarrasser de l'écorce qui les couvre. Elle rompt les tendres rameaux qui s'attachaient à leurs bras ; mais des gouttes de sang en sortent comme d'une blessure :

 

« Ô ma mère, arrêtez, s'écrie chacune de celles qu'elle a touchées, arrêtez ! épargnez-nous ! En blessant ces rameaux, c'est notre corps que vous déchirez. Adieu ! c'en est fait, adieu… »

 

Et l'écorce, s'élevant au-dessus de leurs têtes, presse et retient leurs paroles captives.

 

Mais, sous des formes nouvelles, leurs larmes coulent encore ; durcies par le soleil, elles distillent en ambre de leurs rameaux naissants, et tombent dans l'Éridan rapide, qui les recueille pour en parer les dames du Latium.

 

Le fils de Sthénélus, Cygnus, fut témoin de ce prodige nouveau. Quoiqu'il te fût uni par le sang, du côté de ta mère, ô Phaéton ! il l'était encore davantage par les nœuds de l'amitié. Il avait quitté son empire ; car il régnait sur les villes et sur les peuples de la Ligurie. Les cris de sa douleur retentissaient dans les riantes campagnes que baigne l'Éridan, à travers les arbres qui bordent son rivage, et dont tes sœurs venaient d'accroître le nombre. Soudain sa voix change et s'affaiblit. Des plumes blanches remplacent ses cheveux blancs. Son col, loin de son sein, se prolonge ; des membranes de pourpre unissent ses doigts ; un éclatant duvet couvre ses flancs. Sa bouche devient un bec arrondi ; Cygnus enfin est un oiseau : mais, timide, il n'ose s'élever dans les airs. Il semble craindre Jupiter, et la foudre injustement lancée sur son ami. Il nage dans les lacs ; il cherche les étangs, et ne se plaît que dans l'élément à la flamme contraire.

 

Cependant le Soleil pâle et sans éclat, tel qu'il nous paraît quand il est éclipsé, déteste la lumière, et le jour, et lui-même. Tout entier à sa douleur, et dans le courroux qui le transporte, il refuse son ministère au monde :

 

« Assez longtemps, dit-il, ma vie a été une tâche pénible. Je me lasse de tant de travaux, depuis le commencement des siècles sans cesse renouvelés, et toujours sans récompense. Qu'un autre désormais conduise mon char ; et s'il n'en est point qui le puisse, si tous les dieux avouent leur impuissance, eh bien ! que Jupiter lui-même saisisse les rênes ; du moins quand il les régira, ses mains laisseront reposer ses foudres si fatales aux pères. Alors il éprouvera la terrible audace de mes coursiers enflammés. Il verra s'ils méritent la mort ceux qui n'ont pu les gouverner ! »

 

Il dit, et tous les dieux s'assemblent autour de lui. Ils le conjurent de ne pas abandonner l'univers aux ténèbres. Jupiter lui-même excuse son tonnerre ; et bientôt, parlant en maître, il ajoute aux prières ses ordres absolus. Phébus rassemble ses coursiers emportés, dont la terreur agite encore les flancs. Il les dompte, il les frappe, il les presse ; il leur reproche la mort de son fils, et s'en venge sur eux.

 

Cependant le grand Jupiter parcourt la vaste enceinte des cieux ; il examine si les flammes n'ont point atteint quelques parties de la voûte azurée. Après avoir reconnu qu'elle conserve toute sa force et sa première stabilité, il abaisse ses regards sur la terre ; il considère les désastres que les hommes ont soufferts. Mais c'est l'Arcadie qui devient le premier objet de ses soins. Il lui rend ses fontaines et ses fleuves, qui avaient cessé de couler. Il revêt la terre de nouveaux gazons, les arbres d'un second feuillage, et il ordonne aux forêts dépouillées de reprendre leur parure. Mais tandis qu'il va, revient, occupé de ces soins, une nymphe de Nonacris a fixé ses regards, et soudain l'amour enflamme ses désirs.

 

Callisto ne filait point, sous ses doigts délicats, la toison des brebis ; elle n'occupait point ses loisirs à varier la forme et les tresses de ses cheveux ; mais dès qu'une agrafe légère avait attaché son léger vêtement, dès qu'une bandelette blanche avait négligemment relevé ses cheveux, ses mains s'armaient de l'arc ou du javelot ; elle volait à la suite de Diane. Nulle nymphe du Ménale ne fut plus chère à cette déesse. Mais est-il une faveur durable et sans fâcheux retours ?

 

Le soleil, dans le haut des airs, avait déjà franchi la moitié de sa carrière. La nymphe était entrée dans une forêt que les siècles avaient respectée. Là, elle détend son arc, se couche sur le gazon, et repose, sur son carquois, sa tête languissante. Jupiter la voyant fatiguée, seule et sans défense :

 

« Du moins, dit-il, Junon ignorera cette infidélité ; ou, si elle en est instruite, que m'importent, à ce prix, ses jalouses fureurs ? »

 

Soudain il prend les traits et les habits de Diane :

 

« Ô nymphe, la plus chérie de mes compagnes, demande-t-il, sur quelles montagnes avez-vous chassé aujourd'hui ? »

 

Callisto se lève, et s'écrie :

 

« Je vous salue, ô divinité que je préfère à Jupiter, et qu'en sa présence même, j'oserais mettre au-dessus de lui ! »

 

Le dieu l'écoute, et sourit. Il s'applaudit en secret de se voir préféré à lui-même. Il l'embrasse, et ses baisers brûlants ne sont pas ceux d'une chaste déesse. La nymphe allait raconter dans quels lieux la chasse avait conduit ses pas. De nouveaux embrassements arrêtent sa réponse, et Jupiter enfin se fait connaître par un crime. Callisto se défend autant qu'une femme peut se défendre. Ô Junon ! que ne vis-tu ses efforts ! elle t'aurait paru digne de pardon. Elle combattait encore ; mais quelle nymphe peut résister à Jupiter ? Après sa victoire, le dieu remonte dans les cieux. Callisto déteste les bois témoins de sa honte ; elle s'en éloigne, et peu s'en faut qu'elle n'oublie et son carquois, et ses traits, et son arc qu'elle avait suspendu.

 

Cependant Diane, suivie du chœur de ses nymphes, et fière du carnage des hôtes des forêts, paraît sur les hauteurs du Ménale ; elle aperçoit la nymphe, l'appelle ; et la nymphe s'enfuit : elle craint de trouver encore Jupiter sous les traits de Diane. Bientôt voyant s'avancer les nymphes de la déesse, elle cesse de craindre, revient, et se mêle à leur suite. Mais qu'il est difficile que les secrets du cœur ne soient pas trahis par les traits du visage ! À peine Callisto lève-t-elle ses yeux attachés à la terre. Elle n'ose plus, comme autrefois, prendre sa place à côté de la déesse, ou marcher à la tête de ses compagnes. Elle garde le silence ; elle rougit, et sa confusion annonce l'outrage fait à sa pudeur. Diane, si elle n'eût été vierge, eût facilement aperçu sa honte ; mais ses nymphes, dit-on, purent la reconnaître.

 

Phébé renouvelait, dans les cieux, son neuvième croissant, lorsque la déesse des forêts, fatiguée de la chaleur du jour, entra dans un bocage sombre, où serpentait, avec un doux murmure, un ruisseau roulant ses flots paisibles sur un sable léger. Elle admire la fraîcheur de cette retraite ; et de ses pieds effleurant la surface limpide :

 

« Puisque, dit-elle, nous sommes loin des profanes regards des mortels, baignons-nous dans cette onde qui semble nous inviter. »

 

Callisto rougit ; les nymphes détachent leurs vêtements légers. Callisto hésite ; et comme elle tardait encore, ses compagnes découvrent sa honte en découvrant son sein. Confuse, interdite, elle cherchait à se faire un voile de ses mains :

 

« Fuis loin d'ici, s'écria la déesse indignée, fuis ! et ne souille point ces ondes sacrées. »

 

Alors elle lui commande de s'éloigner des nymphes qui forment sa cour.

 

Depuis longtemps l'épouse du dieu qui lance la foudre connaissait l'aventure de Callisto ; mais elle avait renvoyé sa vengeance à des temps plus favorables ; maintenant ils étaient arrivés. Arcas était déjà né de la nymphe sa rivale. Elle n'eut pas plutôt jeté ses regards sur cet enfant, que, transportée de colère, elle s'écria :

 

« Malheureuse adultère, fallait-il donc que ta fécondité rendît plus manifestes et le crime de Jupiter et la honte de sa compagne ! Mais je serai vengée, et je te ravirai cette beauté fatale dont tu es si fière, et qui plut trop à mon époux. »

 

Elle dit, et saisissant la nymphe par les cheveux qui couronnent son front, elle la jette et la renverse à terre. Callisto suppliante lui tendait les bras, et ses bras se couvrent d'un poil noir et hérissé. Ses mains se recourbent, s'arment d'ongles aigus, et lui servent de pieds ; sa bouche, qui reçut les caresses de Jupiter, s'élargit hideuse et menaçante. Et voulant que ses discours et ses prières ne puissent jamais attendrir sur ses malheurs, Junon lui ravit le don de la parole. Il ne sort, en grondant, de son gosier, qu'une voix rauque, colère, et semant la terreur. Callisto devient ourse ; mais, sous cette forme nouvelle, elle conserve sa raison. Des gémissements continuels attestent sa douleur ; et levant, vers le ciel, les deux pieds qui furent ses deux mains, elle sent l'ingratitude de Jupiter, et ne peut l'exprimer. Combien de fois, n'osant demeurer seule dans les forêts, erra-t-elle autour de sa maison et dans les champs qui naguère étaient son héritage ! combien de fois fut-elle poussée, par les cris des chiens, à travers les montagnes ! Celle dont la chasse avait été l'exercice habituel, fuyait épouvantée devant les chasseurs. Souvent l'infortunée, oubliant ce qu'elle était elle-même, se cacha tremblante à la vue des bêtes féroces ; ourse, dans les montagnes, elle craignait les ours ; elle évitait les loups, et Lycaon son père était au milieu d'eux.

 

Arcas, ignorant le destin de sa mère, avait vu son quinzième printemps. Un jour que, poursuivant les hôtes des forêts, il avait tendu ses toiles dans la forêt d'Érymanthe, il rencontre sa mère, qui s'arrête à sa vue et paraît le reconnaître. Il s'étonne, il recule, il craint les regards immobiles de l'ourse toujours fixés sur lui. Elle le suit ; elle cherche à l'approcher ; et déjà, d'un trait mortel, il allait percer ses flancs, lorsque Jupiter, arrêtant son bras, prévient un parricide ; et commandant aux vents légers d'enlever rapidement, dans le vague des airs, et la mère et le fils, il les place dans le ciel, où ils forment deux astres voisins.

 

Junon frémit en voyant sa rivale briller à la voûte des cieux. Elle descend dans la mer au palais de Téthys et du vieil Océan, dont les dieux mêmes respectent la majesté :

 

« Vous me demandez, dit-elle, pourquoi, reine de l'Olympe, j'ai quitté les régions éthérées, et je suis descendue en ces lieux : une autre règne à ma place, dans le ciel. Accusez-moi d'imposture, si, lorsque la nuit aura répandu ses ombres dans l'univers, vous ne voyez briller, auprès du plus petit et du dernier cercle qui environne le pôle du monde, deux astres, nouvelles divinités des cieux, et de ma honte éternels monuments. Ah ! qui désormais pourrait craindre d'offenser Junon ? Qui voudra redouter ma colère, lorsque, seule des dieux, je sers et je fais triompher ceux à qui j'ai voulu nuire ? Eh ! voilà donc comment j'ai su me venger ! Oh ! combien grande est ma puissance ! Par moi punie, ma rivale cesse d'être femme : elle devient déesse ! et c'est ainsi que je châtie le crime ! et tel est donc mon suprême pouvoir ! Que Jupiter lui rende encore sa première beauté ! qu'il la dépouille de la forme hideuse dont je l'ai revêtue, et qu'il fasse pour elle ce qu'il a déjà osé pour la sœur de Phoronée ! Et pourquoi, me chassant de son lit, ne la mettrait-il point à ma place ? pourquoi ne deviendrait-il pas le gendre de Lycaon ? Ah ! si vous êtes sensibles à l'outrage fait à une déesse dont l'enfance fut confiée à vos soins, repoussez, du sein des vastes mers, ces deux astres nouveaux qu'un adultère a placés dans les cieux ; et ne souffrez pas que, par eux, soit souillée la pureté des flots soumis à votre empire. »

 

Les dieux de la mer exaucent la prière de la fille de Saturne ; elle remonte sur son char rapide, traîné par des paons, dont la queue, depuis la mort récente d'Argus, étalait le nouvel éclat de ses yeux.

 

C'est ainsi que, dans le même temps, Corbeau trop indiscret, tes plumes devinrent noires, de blanches qu'elles étaient auparavant. Ton plumage, brillant comme la neige, égalait la blancheur sans tache des colombes. Il ne cédait en rien à celle de l'oiseau vigilant dont les cris devaient un jour sauver le Capitole, à celle du cygne même qui se plaît dans les eaux. Mais ta langue te perdit ; et, pour n'avoir pu te taire, la couleur de l'ébène couvre maintenant ton plumage argenté.

 

Nulle beauté, dans la Thessalie, n'effaça celle de Coronis ; Larisse l'avait vue naître. Dieu de Delphes, tu l'aimas, tant qu'elle fut fidèle, ou du moins sans surveillants indiscrets. Mais l'oiseau qui t'est consacré découvrit son inconstance, et voulut la révéler. Inexorable témoin d'une faute cachée, il se hâtait de voler vers son maître. La Corneille babillarde le suit à tire-d'aile ; elle veut savoir le sujet de son voyage ; et l'ayant appris :

 

« Ton zèle est indiscret, dit-elle ; il te sera funeste. Écoute : et ne rejette pas mes présages.

 

« Tu vois ce que je suis ; je vais t'apprendre ce que je fus. Ma fidélité m'a perdue, et je lui dois tout mon malheur. Minerve voulant dérober aux yeux des mortels Érichthon, cet enfant né sans mère, le renferma dans une corbeille d'osier, qu'elle confia, en leur défendant de l'ouvrir, aux trois filles du double Cécrops. Cachée sous l'épais feuillage d'un ormeau, j'observais les trois princesses. Hersé et Pandrose se conformaient aux ordres de la déesse ; mais Aglauros, les raillant sur leur timide obéissance, défit les liens qui fermaient la corbeille, l'ouvrit, et fit voir à ses sœurs un enfant aux pieds de dragon. J'avais tout vu : je redis tout à la déesse ; mais quel fut le prix de mon zèle ! je perdis sa protection, et désormais elle me préféra l'oiseau funèbre de la nuit. Oiseaux, apprenez, par mon exemple, à ne pas vous perdre par votre indiscrétion. C'est, sans l'avoir recherchée, que j'avais obtenu la faveur de Minerve ; elle peut elle-même te l'apprendre ; et quelque irritée qu'elle soit contre moi, elle ne refusera pas à la vérité ce témoignage.

 

« On sait que Coronée, célèbre dans la Phocide, m'a donné le jour. J'étais princesse, et recherchée par des princes puissants ; tu vois que je mérite quelque considération : mais ma beauté me devint funeste. Un jour que, selon ma coutume, j'errais, sur nos rivages, à pas lents et incertains, le dieu des mers me vit et m'aima ; et comme, pour me rendre sensible, il perdait son temps et ses discours flatteurs, il s'irrite, il s'enflamme et me poursuit. Je fuyais abandonnant, le rivage, et je m'épuisais en vain à courir sur des sables mobiles et glissants. J'appelais à mon secours et les dieux et les hommes. Aucun mortel n'entendit ma voix. Mais j'étais vierge ; une vierge prit ma défense. J'élevais au ciel mes bras suppliants, et mes bras commençaient à se couvrir d'un noir duvet. Je voulais rejeter de mon dos la robe qui m'embarrassait dans ma fuite, et déjà des plumes la remplaçant, prenaient racine sur mon dos. Je voulais, de mes deux mains, frapper mon sein découvert ; mais déjà je n'avais plus de mains, et mon sein cessait d'être nu. Je courais, mais le sable ne fatiguait plus mes pieds délicats : j'étais portée au-dessus de la terre. Bientôt je m'élevai dans les airs ; et je dus à ma chasteté conservée, de devenir la compagne de la chaste Pallas. Mais que me sert cette faveur de la déesse, si Nyctimène, devenu hibou par un crime, me l'enlève et succède à mes honneurs ?

 

« Cette aventure, si célèbre dans toute l'île de Lesbos, te serait-elle inconnue ? Nyctimène osa souiller la couche de son père ; elle fut changée en oiseau ; mais, toujours épouvantée de son forfait, elle se dérobe aux regards, elle fuit la lumière ; elle cache sa honte dans les ténèbres, et les hôtes de l'air, la poursuivant à coups de bec, la chassent devant eux. »

 

Ainsi parla la Corneille.

 

« Que les malheurs que tu m'annonces, répondit le Corbeau, n'accablent que toi seule ; pour moi, je méprise ces sinistres présages. »

 

Il dit, et précipitant son vol, il va raconter à son maître qu'il a surpris Coronis avec un jeune Thessalien. Au récit de la trahison de son amante, le dieu frémit ; il rejette loin de lui le laurier qui couronne sa tête ; ses mains laissent échapper la lyre. Il pâlit ; l'indignation altère son visage ; le courroux le transporte ; il saisit ses armes ordinaires ; il tend son arc terrible, et d'un trait inévitable il perce ce cœur si souvent pressé contre le sien. Coronis jette un cri, arrache le fer de sa blessure, et le sang baigne ses membres délicats :

 

« Ô Apollon, dit-elle, tu t'es vengé ; mais tu devais attendre que j'eusse mis au monde l'enfant que je porte dans mon sein. Ah ! la mère et le fils périront donc ensemble frappés du même coup ! »

 

À peine elle achevait ces mots, sa vie s'écoule avec son sang, et le froid du trépas s'empare de ce corps dont l'âme vient de s'échapper.

 

Apollon regrette, mais trop tard, sa vengeance. Il se hait lui-même, rougissant d'avoir écouté un rapport téméraire, d'avoir cédé aux mouvements de sa fureur. Il déteste l'oiseau qui a révélé le crime et forcé le châtiment. Il déteste et son arc, et ses flèches, et la main qui s'en servit. Il embrasse le corps pâle et glacé de son amante. Vainement, par des soins tardifs, cherche-t-il à le réchauffer et à vaincre les destins ; vainement encore emploie-t-il tous les secrets d'un art salutaire dont il fut l'inventeur. Il voit enfin s'élever le bûcher dont les flammes vont consumer le corps de son amante. Alors il frappe l'air de ses cris et de ses longs gémissements ; car il ne convient pas que les larmes baignent le visage des immortels. Telle mugit la compagne du taureau, quand elle voit élever en l'air la massue pesante qui doit, en tombant, briser, d'un coup retentissant, la tête de la jeune victime qu'elle nourrit. Apollon répand des parfums sur le corps de son amante, il le presse de ses derniers embrassements ; et un injuste trépas est suivi par de justes douleurs.

 

Le dieu ne permit pas que le feu dévorât le tendre fruit de ses amours ; il le retira des flammes et du sein de sa mère ; et après l'avoir porté dans l'antre du centaure Chiron, il punit le Corbeau, qui attendait le prix de son zèle, en lui faisant perdre à jamais la blancheur de son plumage.

 

Cependant le centaure s'applaudissait d'être le précepteur d'un rejeton des dieux ; et l'honneur de son emploi semblait en adoucir les peines. Un jour il vit venir sa fille aux cheveux blonds, flottant épars sur ses épaules. La nymphe Chariclo lui donna le jour sur les bords d'un fleuve rapide, et la nomma Ocyrhoé. C'était peu pour elle d'avoir appris les secrets de son père. Elle connaissait aussi l'art de lire dans le livre obscur des destins. En ce moment, agitée de fureurs prophétiques, et pleine du dieu qui l'inspirait sans doute :

 

« Crois, merveilleux enfant, s'écria-t-elle en fixant le nourrisson de son père, crois pour le salut du monde. Souvent les mortels te seront redevables de la vie. Ton pouvoir ira même jusqu'à les rendre au jour qu'ils auront perdu. Mais les dieux seront jaloux de te voir opérer ce prodige, et la foudre de ton aïeul t'empêchera de le renouveler. Tout dieu que tu es, tu mourras. Tu ne seras plus qu'un corps inanimé ; mais, dans la suite, reprenant ton immortalité, tu redeviendras dieu ; et tu renouvelleras ainsi deux fois ta destinée. Et vous aussi, mon père, vous que je chéris, et qui, par la loi de votre naissance, devez voir des siècles la succession éternelle, vous regretterez de ne pouvoir mourir, alors que tous les poisons de l'hydre, circulant dans vos veines, vous feront souffrir d'horribles douleurs. Mais les dieux attendris vous soumettront à la loi des mortels, et les triples déités couperont le fil de vos jours. »

 

Il lui restait encore d'autres événements à prédire. De profonds gémissements s'échappent de son sein ; les pleurs inondent son visage ; elle s'écrie :

 

« Le destin me prévient et m'arrête ; il m'interdit l'usage de la voix. Étais-je donc assez avancée dans les secrets des dieux, pour exciter leur haine et leur vengeance ? Ah ! qu'il m'eût été plus utile d'ignorer l'art de lire dans l'avenir ! Déjà je sens s'évanouir les traits de ma figure. Déjà l'herbe me plaît pour aliment. Un mouvement inconnu m'entraîne dans les campagnes. En cavale changée, je participe de la nature de mon père ; mais pourquoi la métamorphose est-elle entière ? et pourquoi deviens-je tout à fait ce que mon père n'est qu'à demi ? »

 

Telles sont ses plaintes, dont la fin s'exhale en sons inarticulés et confus. Bientôt ce n'est plus la voix d'une femme ; ce n'est pas encore le cri de la cavale, mais la voix d'un homme qui voudrait imiter ce cri. Un instant après, ce sont de véritables hennissements. Les bras d'Ocyrhoé s'agitent sur l'herbe, ses doigts se resserrent, ses ongles s'unissent sous une corne légère ; sa bouche s'agrandit, son col s'allonge ; l'extrémité de sa robe devient une queue flottante ; ses cheveux épars ne sont qu'une épaisse crinière. Sa forme et sa voix étaient changées, et ce prodige fit aussi changer son nom.

 

Le centaure pleurait, et vainement, dieu de Delphes, il implorait ton secours. Tu ne pouvais changer l'arrêt des destins ; et, quand tu l'aurais pu, alors absent, sous l'habit d'un pâtre rustique, portant la houlette et enflant des chalumeaux, tu vivais, dans les campagnes de l'Élide et de Messénie. On dit qu'un jour, occupé de tes amours nouveaux et des tendres sons que tu modulais sur ta flûte champêtre, tu laissas tes bœufs s'égarer dans les plaines de Pylos, et que le fils de Maïa, les ayant aperçus, usa de son adresse ordinaire, et les cacha dans les bois d'alentour.

 

Un vieux pasteur fut seul témoin de ce larcin. Connu dans les campagnes sous le nom de Battus, il gardait, dans les gras pâturages du riche Nélée, ses coursiers destinés aux jeux Éléens. Mercure craignit ce témoin, et voulant le séduire :

 

« Ami, qui que tu sois, dit-il, le flattant de la main, si, par hasard, quelqu'un t'interrogeait sur ce troupeau, réponds que tu ne l'as pas vu ; et, pour récompenser ton silence et le service que tu me rendras, cette blanche génisse est à toi ; je t'en fais don ! »

 

Et il la lui donna. Battus l'ayant reçue :

 

« Soyez tranquille, dit-il, cette pierre (et il en montrait une) plutôt que moi, révélerait votre larcin. »

 

Alors Mercure feignit de s'éloigner ; et bientôt ayant changé de figure et de voix, il revint, et dit :

 

« Compagnon, n'as-tu pas vu mes bœufs aller vers ces bois ? Ne favorise point, par ton silence, le vol qu'on m'a fait. Aide-moi dans mes recherches, et je te donnerai ce taureau et sa compagne. »

 

Le vieux berger ayant comparé les deux récompenses :

 

« Ils seront, répondit-il, derrière ces montagnes ! » ; et ils y étaient effectivement.

 

Le petit-fils d'Atlas sourit :

 

« Tu me trahis, perfide ! s'écria-t-il, et c'est à moi-même que tu me livres. »

 

Aussitôt il changea cet homme parjure en une pierre, qu'on appelle aujourd'hui pierre de touche, et qui conserve la vertu de déceler, dans un riche métal, ce qu'il cache de faux.

 

Alors le dieu qui porte le caducée, soutenu sur ses ailes, plane sur l'Attique, et découvre la ville de Minerve et les frais ombrages du Lycée. C'était le jour où, selon une coutume antique, de jeunes vierges portaient sur leurs têtes, dans des corbeilles couronnées de fleurs, de pures offrandes au temple de Pallas. Le dieu les aperçoit à leur retour. Il cesse de fendre l'air en avant ; il vole en cercle autour de ces jeunes beautés. Ainsi que le milan rapide, fixant, du haut des airs, les entrailles des victimes, et redoutant les sacrificateurs dont l'autel est entouré, tournoie au-dessus de leurs têtes, n'osant s'éloigner de la proie qu'il espère, et qu'il dévore des yeux, ainsi l'agile Cyllène, volant sur les murs d'Athènes, décrit des cercles dans les airs. Autant Vesper brille parmi les astres de la nuit, autant l'éclat de Vesper est inférieur à celui de Phébé, autant la jeune Hersé surpassait toutes les vierges en beauté. Elle était l'ornement de cette fête et de ses compagnes. Le fils de Jupiter, ébloui de ses attraits, et suspendu dans les airs, s'enflamme, tel que le plomb qui, lancé par la fronde d'un habitant des îles Baléares, s'embrase dans sa course rapide, et trouve, sous les nues, des feux qu'il ne connaissait pas.

 

Abandonnant la route des cieux, Mercure descend sur la terre. Se confiant dans sa beauté, il ne prend aucun déguisement ; mais il veut que l'art relève ses grâces naturelles. Il arrange ses cheveux ; il prend soin que sa robe développe, en ondoyant, l'or et sa riche broderie ; il fait briller les ailes attachées à ses pieds ; et sa main légèrement balance la baguette qui fait naître le sommeil.

 

Dans l'intérieur du palais de Cécrops sont trois appartements où brillent l'ivoire. Pandrose, tu occupais celui de la droite ; ta sœur Aglauros avait celui de la gauche ; au milieu était celui d'Hersé. Aglauros ayant la première aperçu le dieu, osa lui demander son nom, et quel sujet l'amenait en ces lieux. Le petit-fils d'Atlas répondit :

 

« Je suis le fils de Jupiter, et celui qui porte ses décrets à travers les airs. Je ne dissimulerai pas le motif qui m'amène. Soyez seulement fidèle à votre sœur, et ne refusez pas une alliance qui doit vous honorer. C'est Hersé qui m'attire en ce palais. Favorisez, je vous en conjure, les vœux d'un amant. »

 

Aglauros lève sur lui ces yeux avides qu'elle avait osé porter sur le dépôt que Minerve lui confia ; elle exige beaucoup d'or pour le service que le dieu réclame, et l'oblige à sortir du palais.

 

Cependant la guerrière Pallas lance sur Aglauros un farouche regard. Elle soupire, et ce profond soupir soulève fortement son sein robuste et son égide redoutable. Elle se souvient que la main profane d'Aglauros a trahi son secret, lorsque, contre la foi donnée, elle découvrit à ses sœurs cet enfant né sans mère, enfanté par le dieu de Lemnos. Elle ne peut souffrir qu'elle se rende agréable à Mercure, qu'elle serve sa sœur, ni qu'elle s'enrichisse de l'or que son avarice a demandé.

 

Soudain la déesse porte ses pas vers les profondes vallées, où l'Envie a fixé son séjour. C'est un antre horrible, toujours souillé d'un noir venin, où le soleil craint de laisser entrer ses rayons ; où l'haleine des vents ne pénétra jamais ; où règne, avec la tristesse, un froid éternel, et que couvrent les humides ténèbres, et que remplissent d'épais brouillards.

 

Dès que la déesse des combats est arrivée au seuil de cet affreux palais, elle s'arrête (car il n'est pas permis aux dieux de le franchir). Du bout de sa lance elle frappe les portes, et les portes retentissantes s'ouvrent à l'instant. Elle aperçoit, au fond de l'antre, le monstre qui se nourrit de vipères, aliment de ses noires fureurs. Elle le voit, et détourne les yeux. Abandonnant alors les restes impurs de ses serpents à demi rongés, l'Envie se lève pesamment de la terre, et s'avance d'un pas incertain. À la vue de la déesse brillante de sa beauté et de l'éclat des armes qui la couvrent, elle frémit et soupire.

 

La pâleur habite sur son affreux visage ; son corps horrible est décharné ; son regard louche est sombre et égaré. Une rouille livide couvre ses dents ; son cœur s'abreuve de fiel, et sa langue distille des poisons. Le rire s'éloigne de ses lèvres, ou ne s'y montre qu'à l'aspect d'une grande infortune. Sans cesse agitée par les soucis vigilants, le sommeil fuit ses paupières ; elle souffre et s'irrite du bonheur des mortels. Elle tourmente ; elle est tourmentée elle-même : c'est son supplice. La déesse, surmontant l'horreur que le monstre lui inspire fait entendre ces mots :

 

« Verse tes poisons dans l'âme d'une des filles de Cécrops ; Aglauros est son nom. C'est tout ce que j'exige de toi. »

 

Elle dit, et soudain, frappant la terre de sa lance, elle s'élève dans les airs.

 

L'Envie suivant d'un œil oblique le vol de la déesse, fait entendre quelques murmures confus, et s'afflige du succès même qu'aura pour un autre le mal qu'elle va faire. Elle prend en main son bâton tortueux, hérissé d'épines ; un nuage noir l'enveloppe ; elle part : et, sur son chemin, les campagnes fleuries se dépouillent ; les gazons et les arbres sont flétris ; et les peuples, et les villes, et les chaumières sont couverts de vapeurs empestées. Enfin se découvre à ses regards la superbe Athènes, où fleurissent les arts, où règnent l'abondance, la paix, et les plaisirs ; et l'Envie pleure de n'apercevoir dans son enceinte aucun sujet de pleurs.

 

Cependant elle s'introduit dans le palais de Cécrops ; elle exécute les ordres qu'elle a reçus ; et portant sur le sein d'Aglauros sa main que rouillent d'affreux poisons, elle remplit son cœur d'aiguillons recourbés et déchirants. Elle souffle sur elle de noirs venins ; elle en pénètre ses os et ses entrailles ; et pour étendre leur ravage, et pour l'accélérer, elle représente aux yeux d'Aglauros, et sa sœur, et le flambeau d'hymen qui doit s'allumer pour elle, et la beauté du dieu dont l'éclat va rejaillir sur elle. Irritée par ces images, la princesse se sent tourmentée d'une rage inconnue. Elle gémit la nuit, elle gémit le jour ; un feu lent et secret la dévore. Ainsi la glace fond aux rayons d'un soleil peu ardent ; ainsi jalouse du bonheur d'Hersé Aglauros brûle comme ces herbes épineuses qui, sans jeter aucune flamme, se consument lentement en épaisse fumée. Souvent, pour ne pas voir cet hymen, elle invoque la mort ; souvent elle veut dénoncer comme un crime l'amour de Mercure au sévère Cécrops.

 

Enfin elle s'assied aux portes du palais pour en interdire l'entrée au dieu qui va se présenter. Celui-ci joint vainement aux discours les plus flatteurs les caresses et les prières :

 

« Cessez, dit-elle, je ne quitterai cette place qu'après votre départ. »

 

« J'y consens volontiers ! » répond vivement le dieu ; et de son caducée il touche les portes, qui s'ouvrent à l'instant. Aglauros veut se lever ; mais ces parties du corps que nous faisons fléchir pour nous asseoir, saisies d'une pesanteur invincible, ne peuvent se mouvoir. Elle fait d'inutiles efforts pour se redresser. Ses genoux roidis, refusent de plier. Un froid mortel engourdit ses membres, son sang est tari, et ses veines blanchissent. Tel qu'un ulcère incurable, étendant ses ravages, ajoute insensiblement aux parties malades celles qui ne le sont pas ; tel le froid de la mort, par degrés se glissant, pénètre jusqu'au sein d'Aglauros, arrête sa respiration, et ferme en elle les sources de la vie. Elle ne s'efforça point de faire entendre des cris ; et l'eût-elle voulu, sa voix n'aurait plus trouvé de passage. Déjà son col et son visage étaient durcis en pierre. Statue inanimée, elle était assise ; mais souillée des poisons de l'Envie, elle avait perdu sa blancheur.

 

Après s'être ainsi vengé de la jalousie d'Aglauros, Mercure, porté sur ses ailes rapides, abandonne les campagnes que protège Pallas, et remonte au céleste séjour. Jupiter en secret l'appelle, et, sans lui faire connaître l'objet de son nouvel amour :

 

« Mon fils, dit-il, fidèle messager de mes décrets, que rien ne t'arrête ! vole avec ta vitesse ordinaire, et descends dans cette contrée de la terre qui voit, à sa gauche, les Pléiades et que les peuples qui l'habitent appellent Sidonie. Regarde les troupeaux du roi qui paissent l'herbe sur ces montagnes ; hâte-toi de les conduire sur les bords de la mer. »

 

Il dit : et déjà, chassés dans la plaine, ces troupeaux s'avançaient vers le rivage où la fille du puissant Agénor venait tous les jours, avec les vierges de Tyr, ses compagnes, se livrer à des jeux innocents.

 

Amour et majesté vont difficilement ensemble. Le père et le souverain des dieux renonce à la gravité du sceptre ; et celui dont un triple foudre arme la main, celui qui d'un mouvement de sa tête ébranle l'univers, prend la forme d'un taureau, se mêle aux troupeaux d'Agénor, et promène sur l'herbe fleurie l'orgueil de sa beauté. Sa blancheur égale celle de la neige que n'a point foulée le pied du voyageur, et que n'a point amollie l'humide et pluvieux Auster. Son col est droit et dégagé. Son fanon, à longs plis, pend avec grâce sur son sein. Ses cornes petites et polies imitent l'éclat des perles les plus pures ; et l'on dirait qu'elles sont le riche ouvrage de l'art. Son front n'a rien de menaçant ; ses yeux, rien de farouche ; et son regard est doux et caressant. La fille d'Agénor l'admire. Il est si beau ! Il ne respire point les combats. Mais, malgré sa douceur, elle n'ose d'abord le toucher. Bientôt rassurée, elle s'approche et lui présente des fleurs. Le dieu jouit ; il baise ses mains, et retient avec peine les transports dont il est enflammé.

 

Tantôt il joue et bondit sur l'émail des prairies ; tantôt il se couche sur un sable doré, qui relève de son corps la blancheur éblouissante. Cependant Europe moins timide, porte sur sa poitrine une main douce et caressante. Elle pare ses cornes de guirlandes de fleurs. Ignorant que c'est un dieu, que c'est un amant qu'elle flatte, elle ose enfin se placer sur son dos.

 

Alors le dieu s'éloignant doucement de la terre, et se rapprochant des bords de la mer, bat d'un pied lent et trompeur la première onde du rivage ; et bientôt, fendant les flots azurés, il emporte sa proie sur le vaste océan. Europe tremblante regarde le rivage qui fuit ; elle attache une main aux cornes du taureau ; elle appuie l'autre sur son dos ; et sa robe légère flotte abandonnée à l'haleine des vents.

 

Chant 3

 

Déjà le dieu, ayant dépouillé les traits du taureau mensonger, s'était fait connaître à la fille d'Agénor ; déjà il avait abordé aux rivages de Crète, lorsque ignorant le destin de sa fille, le roi de Tyr commande à Cadmus d'aller chercher sa sœur ; et, tout à la fois père tendre et barbare, il le condamne à un exil éternel s'il ne peut la retrouver.

 

Après avoir inutilement parcouru l'univers (car qui pourrait découvrir les larcins de Jupiter !) Cadmus fuit et sa patrie et le courroux redoutable d'un père. Il consulte en tremblant l'oracle d'Apollon. Il demande quelle est la terre qu'il doit désormais habiter :

 

« Tu trouveras, dit l'oracle, dans des campagnes désertes une génisse ignorant l'esclavage du joug et de la charrue. Suis ses pas et dans les lieux où tu la verras s'arrêter, bâtis une ville, et donne à cette contrée le nom de Béotie. »

 

À peine Cadmus est descendu de l'antre qu'arrose la fontaine de Castalie, il aperçoit une génisse errante sans gardien, allant avec lenteur, et ne portant sur son front aucune marque de servitude. Il marche après elle ; il suit ses traces d'un pas rapide, adorant en silence le dieu qui le conduit.

 

Déjà il avait traversé le Céphise et les champs de Panope, lorsque la génisse s'arrête ; et levant vers le ciel son large front paré de cornes élevées, remplit l'air de ses mugissements. Elle détourne sa tête, regarde ceux qui suivent ses pas, se couche, et sur l'herbe tendre repose ses flancs. Le Tyrien prosterné rend grâces à Phébus ; il embrasse cette terre étrangère ; il salue ces champs et ces monts inconnus. Il veut sacrifier à Jupiter : il ordonne à ses compagnons d'aller puiser dans des sources vives une eau pure pour les libations.

 

Non loin s'élève une antique forêt que le fer a toujours respectée ; dans son épaisse profondeur est un antre couvert de ronces et d'arbrisseaux. Des pierres grossières en arc disposées forment son humble entrée. Il en sort une onde abondante, et c'est là qu'est la retraite du dragon de Mars : sa tête est couverte d'une crête dorée ; de ses yeux jaillissent des feux dévorants ; tout son corps est gonflé de venin ; sa gueule, armée de trois rangs de dents aiguës, agite rapidement un triple dard.

 

Les Tyriens ont à peine percé la sombre horreur de ce bois funeste ; à peine l'urne plongée a retenti dans l'onde ; le dragon à l'écaille d'azur élève sa tête hors de l'antre, et pousse d'horribles sifflements. L'urne échappe aux tremblantes mains des compagnons de Cadmus : leur sang se glace ; une terreur soudaine les a frappés. Le monstre se plie et se replie précipitamment en cercles redoublés. Il s'allonge, et ses anneaux déroulés forment un arc immense. De la moitié de sa hauteur il se dresse dans les airs, et son œil domine sur toute la forêt ; et quand on le voit tout entier, il paraît aussi grand que le Dragon céleste qui sépare les deux Ourses.

 

Soudain, soit que les Phéniciens se disposassent au combat ou à la fuite, soit qu'immobiles d'effroi la fuite ou le combat leur devînt impossible, le monstre s'élance sur eux, et les déchire par ses morsures, ou les étouffe pressés de ses nœuds tortueux, ou les tue de son haleine et de ses poisons.

 

Déjà le soleil au milieu de sa course avait rétréci l'ombre dans les campagnes, lorsque le fils d'Agénor, inquiet du retard de ses compagnons, marche sur leurs traces couvert de la dépouille du lion, armé d'une lance et d'un javelot, mais plus fort encore de son courage, supérieur à sa lance et à ses traits. Il pénètre dans la forêt : il voit ses soldats expirants, et l'affreux serpent qui, sur leur corps étendu, de sa langue sanglante avec avidité suçait leurs horribles blessures : soudain il s'écrie :

 

« Amis fidèles ! je vais vous suivre ou vous venger. »

 

Il dit : et soulevant une roche énorme, il lance avec un grand effort cette pesante masse dont le choc eût ébranlé les tours les plus élevées, et fait crouler les plus fortes murailles. Il atteint le monstre, et ne le blesse pas : d'épaisses écailles lui servent de cuirasse et repoussent le coup ; mais elles ne sont point impénétrables au javelot, qui, s'enfonçant au milieu de la longue et flexible épine du dragon, descend tout entier dans ses flancs.

 

Rendu plus terrible par la douleur, il replie sa tête sur son dos, regarde sa blessure, mord le trait qui l'a frappé, le secoue, l'ébranle, et semble près de l'arracher ; mais le fer qui pénètre ses os y demeure attaché. Alors sa plaie ajoute encore à sa rage ordinaire ; son col se grossit par ses veines gonflées ; une blanchâtre écume découle abondamment de sa gueule empoisonnée. La terre retentit au loin du bruit de son écaille. Semblable aux noires exhalaisons du Styx, son haleine infecte les airs. Tantôt se repliant sur lui-même, il décrit des cercles divers ; tantôt déroulant ses vastes nœuds, tel qu'un long chêne, il s'élève et s'étend. Soudain s'élançant comme un torrent grossi par les pluies, il renverse les arbres qui s'opposent à ses efforts. Cadmus recule lentement, l'évite, soutient ses attaques avec la dépouille du lion qui le couvre, et de la pointe de son dard écarte sa gueule menaçante. Cependant le dragon furieux fatigue, brise en impuissants efforts ses dents sur l'acier qui le déchire. Déjà la terre se souillait et l'herbe était teinte du sang qui coule de sa bouche empestée. Mais la blessure était encore légère ; et le dragon repliant sa tête en arrière pour éviter la pointe du dard, l'empêchait de s'y plonger, lorsque enfin le fils d'Agénor l'enfonçant dans sa gorge, avance sur lui, le presse, le serre, et l'arrêtant contre un chêne, perce du même trait et le dragon et l'arbre qui plie sous le poids du monstre, et qui gémit sous les coups redoublés dont le frappe sa queue.

 

Mais tandis que Cadmus promène ses regards sur le redoutable ennemi qu'il vient de terrasser, une voix invisible fait entendre ces mots :

 

« Pourquoi, fils d'Agénor, regardes-tu ce serpent qui vient de tomber sous tes coups ? Toi-même un jour tu seras serpent comme lui. »

 

À ces paroles menaçantes le héros pâlit ; la terreur lui a ravi l'usage de ses sens, et ses cheveux hérissés se dressent sur sa tête.

 

Mais Pallas, qui le protège, descend de l'Olympe à travers les airs ; elle s'offre à ses yeux, et lui ordonne d'enfouir dans la terre entrouverte les dents du dragon, qui seront la semence d'un peuple nouveau. Cadmus obéit ; il trace de longs sillons ; il y jette ces semences terribles ; et soudain, ô prodige incroyable ! la terre commence à se mouvoir. Bientôt le fer des lances et des javelots perce à travers les sillons ; puis paraissent des casques d'airain ornés d'aigrettes de diverses couleurs ; puis des épaules, des corps, des bras chargés de redoutables traits ; enfin s'élève et croit une moisson de guerriers. Ainsi, tandis qu'on les déploie, se montrent à nos yeux les décorations du théâtre. On aperçoit d'abord la tête des personnages, et successivement les autres parties de leur corps, jusqu'à ce que leurs pieds semblent toucher la terre.

 

À la vue de ces nouveaux ennemis, Cadmus étonné se disposait à combattre :

 

« Arrête, s'écrie un de ces enfants de la terre, et ne te mêle point dans nos sanglantes querelles. »

 

Il dit, et plonge son fer dans le sein d'un de ses frères, et tombe lui-même percé d'un trait mortel. Celui qui l'a frappé succombe au même instant, et perd la vie qu'il venait de recevoir. Une égale fureur anime cette nouvelle race de guerriers. Tour à tour assassins et victimes, détruits aussitôt qu'enfantés, par eux la terre est abreuvée du sang de ses enfants. Il n'en restait que cinq, lorsque l'un d'eux, Échion, par l'ordre de Pallas, jette ses armes, réclame la foi de ses frères, donne et reçoit les gages de la paix ; et compagnons des travaux de Cadmus, ils bâtissent avec lui la ville ordonnée par Apollon.

 

Déjà Thèbes était une cité florissante. Fils d'Agénor, tu pouvais voir dans ton exil la source de ton bonheur. Époux de la fille de Mars et de Vénus, père d'une nombreuse postérité, les enfants de tes enfants, si chers à ton amour, brillaient de tous les dons de la jeunesse. Mais pour les juger, il faut attendre les hommes à leur dernier jour, et nul d'entre eux avant sa mort ne peut se dire heureux.

 

Tu l'éprouvas, Cadmus, au sein de tes prospérités, lorsque ton fils vint causer tes premières douleurs. Il fut changé en cerf, et ses chiens de son sang s'abreuvèrent ; mais il n'était point coupable : le hasard seul le perdit. Une erreur pouvait-elle donc le rendre criminel ?

 

Le Cithéron était couvert du sang et du carnage des hôtes des forêts. Déjà le soleil, également éloigné de l'orient et de l'occident, rétrécissait les ombres, lorsque le jeune Actéon rassemble les Thébains que l'ardeur de la chasse avait emportés loin de lui :

 

« Compagnons, leur dit-il, nos toiles et nos javelots sont teints du sang des animaux. C'en est assez pour aujourd'hui. Demain, dès que l'Aurore sur son char de pourpre ramènera le jour, nous reprendrons nos travaux. Maintenant que le soleil brûle la terre de ses rayons, pliez vos filets noueux, détendez vos toiles, et livrez-vous au repos. »

 

Soudain les Thébains obéissent, et leurs travaux sont suspendus.

 

Non loin était un vallon couronné de pins et de cyprès. On le nomme Gargaphie, et il est consacré à Diane, déesse des forêts. Dans le fond de ce vallon est une grotte silencieuse et sombre, qui n'est point l'ouvrage de l'art. Mais la nature, en y formant une voûte de pierres ponces et de roches légères, semble avoir imité ce que l'art a de plus parfait. À droite coule une source vive, et son onde serpente et murmure sur un lit de gazon. C'est dans ces limpides eaux que la déesse, fatiguée de la chasse, aimait à baigner ses modestes attraits. Elle arrive dans cette retraite solitaire. Elle remet son javelot, son carquois, et son arc détendu à celle de ses nymphes qui est chargée du soin de les garder. Une seconde nymphe détache sa robe retroussée ; en même temps deux autres délacent sa chaussure ; et Crocalé, fille du fleuve Isménus, plus adroite que ses compagnes, tresse et noue les cheveux épars de la déesse pendant que les siens flottent encore sur son sein. Néphélé, Hyalé, Rhanis, Psécas, et Phialé épanchent sur le corps de Diane les flots limpides jaillissant de leurs urnes légères.

 

Tandis que Diane se baigne dans la fontaine de Gargaphie, Actéon errant d'un pas incertain dans ce bocage qui lui est inconnu, arrive dans l'enceinte sacrée, entraîné par le destin qui le conduit. À peine est-il entré dans la grotte où coule une onde fugitive, que les nymphes l'apercevant, frémissent de paraître nues, frappent leur sein, font retentir la forêt de leurs cris, et s'empressent autour de la déesse pour la dérober à des yeux indiscrets. Mais, plus grande que ses compagnes, la déesse s'élevait de toute la tête au-dessus d'elles. Tel que sur le soir un nuage se colore des feux du soleil qui descend sur l'horizon ; ou tel que brille au matin l'incarnat de l'aurore naissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles aux regards d'un mortel. Quoique ses compagnes se soient en cercle autour d'elle rangées, elle détourne son auguste visage. Que n'a-t-elle à la main et son arc et ses traits rapides ! À leur défaut elle s'arme de l'onde qui coule sous ses yeux ; et jetant au front d'Actéon cette onde vengeresse, elle prononce ces mots, présages d'un malheur prochain :

 

« Va maintenant, et oublie que tu as vu Diane dans le bain. Si tu le peux, j'y consens. »

 

Elle dit, et soudain sur la tête du prince s'élève un bois rameux ; son cou s'allonge ; ses oreilles se dressent en pointe ; ses mains sont des pieds ; ses bras, des jambes effilées ; et tout son corps se couvre d'une peau tachetée. À ces changements rapides la déesse ajoute la crainte. Il fuit ; et dans sa course il s'étonne de sa légèreté. À peine dans une eau limpide a-t-il vu sa nouvelle figure : Malheureux que je suis ! voulait-il s'écrier ; mais il n'a plus de voix. Il gémit, et ce fut son langage. De longs pleurs coulaient sur ses joues, qui n'ont plus leur forme première. Hélas ! il n'avait de l'homme conservé que la raison. Que fera cet infortuné ? retournera-t-il au palais de ses pères ? la honte l'en empêche. Ira-t-il se cacher dans les forêts ? la crainte le retient. Tandis qu'il délibère, ses chiens l'ont aperçu. Mélampus, né dans la Crète, et l'adroit Ichnobates, venu de Sparte, donnent par leurs abois le premier signal. Soudain, plus rapides que le vent, tous les autres accourent. Pamphagos, et Dorcée, et Oribasos, tous trois d'Arcadie ; le fier Nébrophonos, le cruel Théron, suivi de Lélaps ; le léger Ptérélas, Agré habile à éventer les traces du gibier ; Hylée, récemment blessé par un sanglier farouche ; Napé engendrée d'un loup ; Péménis, qui jadis marchait à la tête des troupeaux ; Harpyia, que suivent ses deux enfants ; Ladon, de Sicyone, aux flancs resserrés ; et Dromas, Canaché, Sticté, Tigris, Alcé, et Leucon, dont la blancheur égale celle de la neige ; et le noir Asbolus, et le vigoureux Lacon ; le rapide Aello et Thoüs ; Lyciscé, et son frère le Cypriote ; Harpalos, au front noir tacheté de blanc ; Mélanée, Lachné, au poil hérissé ; Labros, Agriodos, et Hylactor, à la voix perçante, tous trois nés d'un père de Crète et d'une mère de Laconie ; et tous les autres enfin qu'il serait trop long de nommer.

 

Cette meute, emportée par l'ardeur de la proie, poursuit Actéon, et s'élance à travers les montagnes, à travers les rochers escarpés ou sans voie. Actéon fuit, poursuivi dans ces mêmes lieux où tant de fois il poursuivit les hôtes des forêts. Hélas ! lui-même il fuit ses fidèles compagnons ; il voudrait leur crier : – Je suis Actéon, reconnaissez votre maître.’ Mais il ne peut plus faire entendre sa voix. Cependant d'innombrables abois font résonner les airs. Mélanchétès lui fait au dos la première blessure ; Thérodamas le mord ensuite ; Orésitrophos l'atteint à l'épaule. Ils s'étaient élancés les derniers à sa poursuite, mais en suivant les sentiers coupés de la montagne, ils étaient arrivés les premiers. Tandis qu'ils arrêtent le malheureux Actéon, la meute arrive, fond sur lui, le déchire, et bientôt sur tout son corps il ne reste aucune place à de nouvelles blessures. Il gémit, et les sons plaintifs qu'il fait entendre, s'ils différent de la voix de l'homme, ne ressemblent pas non plus à celle du cerf. Il remplit de ses cris ces lieux qu'il a tant de fois parcourus ; et, tel qu'un suppliant, fléchissant le genou, mais ne pouvant tendre ses bras, il tourne en silence autour de lui sa tête languissante.

 

Cependant ses compagnons, ignorant son triste destin, excitent la meute par leurs cris accoutumés ; ils cherchent Actéon, et le croyant éloigné de ces lieux, ils l'appellent à l'envi, et les bois retentissent de son nom. L'infortuné retourne la tête. On se plaignait de son absence ; on regrettait qu'il ne pût jouir du spectacle du cerf à ses derniers abois. Il n'est que trop présent ; il voudrait ne pas l'être ; il voudrait être témoin, et non victime. Mais ses chiens l'environnent ; ils enfoncent leurs dents cruelles dans tout son corps, et déchirent leur maître caché sous la forme d'un cerf. Diane enfin ne se crut vengée que lorsque, par tant de blessures, l'affreux trépas eut terminé ses jours.

 

L'univers parla diversement de cette action de la déesse. Les uns trouvèrent sa vengeance injuste et cruelle ; les autres l'approuvant la jugèrent digne de sa sévère virginité ; et chaque opinion eut ses preuves et ses raisons. La seule épouse de Jupiter songeait moins à louer ou à blâmer la déesse qu'à se réjouir des malheurs de la famille d'Agénor. Sa haine contre Europe, qui fut sa rivale, s'étendait à sa postérité. Une injure nouvelle ajoutait encore à son ressentiment. Sémélé portait dans son sein un gage de l'amour de Jupiter. Junon s'indigne et s'écrie :

 

« Pourquoi ajouterais-je encore des plaintes à celles que j'ai tant de fois vainement fait entendre ? c'est ma rivale elle-même que je dois attaquer. Je la perdrai ; elle périra, s'il est vrai que je m'appelle encore la puissante Junon ; si ma main est digne de porter le sceptre de l'Olympe ; si je suis la reine des dieux, la sœur et l'épouse de Jupiter ! Ah ! je suis du moins sa sœur ! Mais peut-être que, contente de l'avoir rendu infidèle, Sémélé ne m'a fait qu'une légère injure ? Non, elle a conçu. Ma honte est manifeste. Elle porte dans son sein la preuve de son crime ; elle veut donner des enfants à Jupiter, honneur dont moi-même à peine je jouis ! Est-ce donc sa beauté qui l'a rendue si vaine ? eh bien ! que sa beauté la perde ! et que je ne sois pas la fille de Saturne, si par son amant, par Jupiter lui-même, elle n'est précipitée dans le fleuve des enfers. »

 

Elle dit, et descend de son trône. Un nuage épais l'environne ; elle marche au palais de sa rivale. Bientôt, sous les traits d'une vieille, elle sort de la nue ; elle ombrage son front de cheveux blancs ; elle ride ses traits, courbe son corps, marche d'un pas tremblant, prend une voix cassée, et revêt enfin la figure de Béroé, qui naquit à Épidaure, et fut nourrice de Sémélé.

 

Après avoir avec adresse et par de longs détours fait tomber l'entretien sur le souverain des dieux, elle soupire et dit :

 

« Je souhaite que votre amant soit en effet Jupiter lui-même ; mais enfin je crains tout. Plus d'un mortel osa se servir du nom des dieux pour tromper des vierges innocentes. Mais si c'est Jupiter qui vous aime, cela ne suffit pas encore. Il faut qu'il vous donne un gage éclatant de son amour. Priez-le de descendre en vos bras avec tout l'appareil de sa grandeur, tel qu'il est en un mot, lorsque Junon le reçoit dans les siens. »

 

L'innocente fille de Cadmus s'abandonne aux perfides conseils de la déesse. Elle demande à Jupiter une grâce, mais sans la désigner :

 

« Choisis, dit le dieu ; rien ne te sera refusé ; et afin que tu ne puisses en douter, je le jure par le Styx, le Styx dieu lui-même et la terreur de tous les dieux. »

 

Sémélé se réjouit du mal qu'elle s'apprête. Trop puissante sur son amant, et près de périr victime d'une complaisance fatale :

 

« Montrez-vous à moi, dit-elle, avec l'appareil et la gloire qui vous suit dans le lit de Junon. »

 

Le dieu aurait voulu l'interrompre, mais ces mots précipités avaient déjà frappé les airs. Il gémit ; il ne peut annuler ni le vœu de son amante, ni le serment qu'il a fait. Accablé de tristesse, il remonte dans les cieux. Il entraîne les nuées ; il rassemble la pluie, les vents, les éclairs, le tonnerre, et la foudre inévitable. Il tâche, autant que cela lui est permis, d'en affaiblir la force. Il n'arme point son bras des feux trop redoutables avec lesquels il foudroya Typhon ; il en est de plus légers : les cyclopes en les forgeant y mêlèrent moins de flammes et de fureur. Les dieux les appellent des demi-foudres. Jupiter les saisit et descend avec tout l'appareil de sa puissance dans le palais des enfants d'Agénor. Mais une simple mortelle ne pouvait soutenir cet éclat immortel ; et Sémélé fut consumée dans les bras même de son amant. Cependant Jupiter arracha de son sein l'enfant à demi formé qui devait naître de leur amour ; et, s'il est permis de le croire, il le renferma dans sa cuisse, et l'y conserva tout le temps que sa mère aurait dû le porter. Sœur de Sémélé, Ino l'éleva secrètement dès le berceau, et le confia bientôt après aux nymphes de Nysa, qui le cachèrent dans leurs grottes profondes, et firent du lait son premier aliment.

 

Tandis que, par la loi fatale des destins, ces événements se passaient sur la terre, et que, deux fois né, Bacchus voyait paisiblement s'écouler le premier âge de la vie, on dit qu'un jour Jupiter, égayé par le nectar, oubliant les soins et les soucis du sceptre, s'amusait à de folâtres jeux avec Junon, libre alors de ses jaloux ennuis :

 

« Avouez-le, dit-il, l'amour a pour vous des transports qui nous sont inconnus ! »

 

Et Junon soutenant un avis contraire, il fut convenu de s'en rapporter à la décision de Tirésias, qui sous les deux sexes avait connu l'une et l'autre Vénus.

 

En effet, ayant un jour rencontré dans une forêt deux gros serpents par l'amour réunis, Tirésias les avait frappés de sa baguette, et soudain, ô prodige ! d'homme qu'il était il devint femme, et conserva ce sexe pendant sept ans. Le huitième printemps offrit encore les mêmes reptiles à ses regards :

 

« Si quand on vous blesse, dit-il, votre pouvoir est assez grand pour changer la nature de votre ennemi, je vais vous frapper une seconde fois. »

 

Il les frappe, et soudain, reprenant son premier sexe, il redevint ce qu'il avait été.

 

Tel fut l'arbitre choisi pour juger ce joyeux différent. Il adopta l'avis de Jupiter ; et l'on dit que Junon, plus offensée qu'il ne convenait de l'être pour un sujet aussi léger, condamna les yeux de son juge à des ténèbres éternelles. Mais le père tout puissant, pour alléger sa peine, car un dieu ne peut détruire ce qu'a fait un autre dieu, découvrit à ses yeux la science de l'avenir, et, par cette faveur signalée, le consola de la nuit qui les couvrait.

 

Bientôt devenu célèbre dans la Béotie, toujours consulté, il rendit toujours des oracles certains. La blonde Liriope fit la première épreuve de son adresse à pénétrer dans l'obscur avenir. C'est elle dont le Céphise arrêta les pas dans ses flots tortueux, elle qu'il soumit à sa violence, et qu'il rendit mère d'un enfant si beau, que les nymphes l'aimaient déjà dès sa plus tendre enfance. Narcisse était son nom. Tirésias, interrogé si cet enfant atteindrait une longue vieillesse :

 

« Il l'atteindra, répondit-il, s'il ne se connaît pas. »

 

Cet oracle parut longtemps frivole et mensonger ; mais l'aventure et le genre de mort de Narcisse, et son fatal délire, l'ont trop bien expliqué.

 

Déjà le fils de Céphise venait d'ajouter une année à son quinzième printemps : il réunissait les charmes de l'enfance aux fleurs de la jeunesse. Les nymphes voulurent lui plaire ; plusieurs jeunes Béotiens recherchèrent son amitié ; mais à des grâces si tendres il joignait tant de fierté, qu'il rejeta tous les vœux qui lui furent adressés.

 

Écho le vit un jour qu'il poussait des cerfs timides dans ses toiles, Écho, qui ne peut se taire quand les autres parlent, qui pourtant jamais ne parla la première : elle était alors une nymphe, et non une simple voix ; et cependant dès lors, quoique nymphe causeuse, sa voix ne lui servait qu'à redire, comme aujourd'hui, les derniers mots qu'elle avait entendus. C'était un effet de la vengeance de Junon. Cette déesse aurait souvent surpris dans les montagnes son époux infidèle ; mais Écho l'arrêtait longtemps par ses discours, et donnait aux nymphes le temps de s'échapper. La fille de Saturne ayant enfin connu cet artifice :

 

« Cette langue qui m'a trompée perdra, dit-elle, de son pouvoir, et tu n'auras plus le libre usage de ta voix. »

 

L'effet suivit la menace, et depuis ce jour Écho ne peut que répéter le son et doubler la parole.

 

Elle vit Narcisse chassant dans les forêts. Elle le vit et l'aima. Depuis elle suit secrètement ses pas. Plus près elle est de lui, plus s'accroît son amour. Tel le soufre léger attire et reçoit la flamme qui l'approche. Ô combien de fois elle désira lui adresser des discours passionnés, et y joindre de tendres prières ! Mais l'état où Junon l'a réduite lui défend de commencer ; tout ce qu'il permet du moins elle est prête à l'oser. Elle écoutera la voix de Narcisse, et répétera ses accents.

 

Un jour que dans les bois il se trouvait écarté de sa suite fidèle il s'écrie : Quelqu'un est-il ici près de moi ? Écho répond, Moi. Narcisse s'étonne, il regarde autour de lui, et dit d'une voix forte, Venez ! Écho redit, Venez ! Il regarde encore, et personne ne s'offrant à ses regards, Pourquoi, s'écrie-t-il, me fuyez-vous ? Écho reprend, Me fuyez-vous ? Trompé par cette voix prochaine, Joignons-nous, dit Narcisse. Écho, dont cette demande vient de combler tous les vœux, répète, Joignons-nous : et soudain, interprétant ces paroles au gré de ses désirs, elle sort du taillis. Elle avançait les bras tendus ; mais il s'éloigne, il fuit, et se dérobant à ses embrassements : Que je meure, dit-il, avant que d'être à toi ! Et la nymphe ne répéta que ces mots, être à toi !

 

Écho méprisée se retire au fond des bois. Elle cache sous l'épais feuillage la rougeur de son front, et depuis elle habite dans des antres solitaires. Mais elle n'a pu vaincre son amour ; il s'accroît irrité par les mépris de Narcisse. Les soucis vigilants la consument ; une affreuse maigreur dessèche ses attraits ; toute l'humide substance de son corps s'évapore : il ne reste d'elle que les os et la voix. Bientôt ses os sont changés en rochers. Cachée dans l'épaisseur des forêts, la voix d'Écho répond toujours à la voix qui l'appelle ; mais nul ne peut voir cette nymphe infortunée, et ce n'est plus maintenant qu'un son qui vit encore en elle.

 

Les autres nymphes qui habitent les monts ou les fontaines éprouvèrent aussi les dédains de Narcisse. Mais enfin une d'elles, élevant vers le ciel des mains suppliantes, s'écria dans son désespoir :

 

« Que le barbare aime à son tour sans pouvoir être aimé ! »

 

Elle dit ; et Rhamnusie exauça cette juste prière.

 

Près de là était une fontaine dont l'eau pure, argentée, inconnue aux bergers, n'avait jamais été troublée ni par les chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par les troupeaux des environs. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle feuille tombée des arbres n'avait altéré le cristal de son onde. Elle était bordée d'un gazon frais qu'entretient une humidité salutaire ; et les arbres et leur ombre protégeaient contre l'ardeur du soleil la source et le gazon. C'est là que, fatigué de la chasse et de la chaleur du jour, Narcisse vint s'asseoir, attiré par la beauté, la fraîcheur, et le silence de ces lieux. Mais tandis qu'il apaise la soif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévorante encore. Séduit par son image réfléchie dans l'onde, il devient épris de sa propre beauté. Il prête un corps à l'ombre qu'il aime : il s'admire, il reste immobile à son aspect, et tel qu'on le prendrait pour une statue de marbre de Paros. Penché sur l'onde, il contemple ses yeux pareils à deux astres étincelants, ses cheveux dignes d'Apollon et de Bacchus, ses joues colorées des fleurs brillantes de la jeunesse, l'ivoire de son cou, la grâce de sa bouche, les roses et les lis de son teint : il admire enfin la beauté qui le fait admirer. Imprudent ! il est charmé de lui-même : il est à la fois l'amant et l'objet aimé ; il désire, et il est l'objet qu'il a désiré ; il brûle, et les feux qu'il allume sont ceux dont il est consumé. Ah ! que d'ardents baisers il imprima sur cette onde trompeuse ! combien de fois vainement il y plongea ses bras croyant saisir son image ! Il ignore ce qu'il voit ; mais ce qu'il voit l'enflamme, et l'erreur qui flatte ses yeux irrite ses désirs.

 

Insensé ! pourquoi suivre ainsi cette image qui sans cesse te fuit ? Tu veux ce qui n'est point. Éloigne-toi, et tu verras s'évanouir le fantastique objet de ton amour. L'image qui s'offre à tes regards n'est que ton ombre réfléchie ; elle n'a rien de réel ; elle vient et demeure avec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais toi-même t'éloigner de ces lieux. Mais ni le besoin de nourriture, ni le besoin de repos ne peuvent l'en arracher.

 

Étendu sur l'herbe épaisse et fleurie, il ne peut se lasser de contempler l'image qui l'abuse ; il périt enfin par ses propres regards. Soulevant sa tête languissante, et tendant les bras, il adresse ces plaintes aux forêts d'alentour :

 

« Ô vous dont l'ombre fut si souvent favorable aux amants, vîtes-vous un amant plus malheureux que moi ? et depuis que les siècles s'écoulent sur vos têtes, connûtes-vous des destins si cruels ? L'objet que j'aime est près de moi ; je le vois, il me plaît ; et, tant est grande l'erreur qui me séduit, en le voyant je ne puis le trouver : et pour irriter ma peine, ce n'est ni l'immense océan qui nous sépare ; ce ne sont ni des pays lointains, ni des montagnes escarpées, ni des murs élevés, ni de fortes barrières : une onde faible et légère est entre lui et moi ! lui-même il semble répondre à mes désirs. Si j'imprime un baiser sur cette eau limpide, je le vois soudain rapprocher sa bouche de la mienne. Je suis toujours près de l'atteindre ; mais le plus faible obstacle nuit au bonheur des amants.

 

« Ô toi, qui que tu sois, parais ! sors de cette onde, ami trop cher ! Pourquoi tromper ainsi mon empressement, et toujours me fuir ? Ce n'est ni ma jeunesse ni ma figure qui peuvent te déplaire : les plus belles nymphes m'ont aimé. Mais je ne sais quel espoir soutient encore en moi l'intérêt qui se peint sur ton visage ! Si je te tends les bras, tu me tends les tiens ; tu ris si je ris ; tu pleures si je pleure ; tes signes répètent les miens ; et si j'en puis juger par le mouvement de tes lèvres, tu réponds à mes discours par des accents qui ne frappent point mon oreille attentive.

 

« Mais où m'égarai-je ? je suis en toi, je le sens : mon image ne peut plus m'abuser ; je brûle pour moi-même, et j'excite le feu qui me dévore. Que dois-je faire ? faut-il prier, ou attendre qu'on m'implore ? Mais qu'ai-je enfin à demander ? ne suis-je pas le bien que je demande ? Ainsi pour trop posséder je ne possède rien. Que ne puis-je cesser d'être moi-même ! Ô vœu nouveau pour un amant ! je voudrais être séparé de ce que j'aime ! La douleur a flétri ma jeunesse. Peu de jours prolongeront encore ma vie : je la commençais à peine et je meurs dans mon printemps ! Mais le trépas n'a rien d'affreux pour moi ; il finira ma vie et ma douleur. Seulement je voudrais que l'objet de ma passion pût me survivre ; mais uni avec moi il subira ma destinée ; et mourant tous deux nous ne perdrons qu'une vie. »

 

Il dit, et retombant dans sa fatale illusion, il retourne vers l'objet que l'onde lui retrace. Il pleure, l'eau se trouble, l'image disparaît ; et croyant la voir s'éloigner :

 

« Où fuis-tu, s'écria-t-il, cruel ? je t'en conjure, arrête, et ne quitte point ton amant ; ah ! s'il ne m'est permis de m'unir à toi, souffre du moins que je te voie, et donne ainsi quelque soulagement à ma triste fureur. »

 

À ces mots il déchire sa robe, découvre et frappe son sein qui rougit sous ses coups. Telle la pomme à sa blancheur mélange l'incarnat ; telle la grappe à demi colorée se peint de pourpre aux rayons du soleil. Mais l'onde est redevenue transparente ; Narcisse y voit son image meurtrie. Soudain sa fureur l'abandonne ; et, comme la cire fond auprès d'un feu léger, ou comme la rosée se dissipe aux premiers feux de l'astre du jour. Ainsi, brûlé d'une flamme secrète, l'infortuné se consume et périt. Son teint n'a plus l'éclat de la rose et du lis ; il a perdu cette force et cette beauté qu'il avait trop aimée, cette beauté qu'aima trop la malheureuse Écho.

 

Quoiqu'elle n'eût point oublié les mépris de Narcisse, elle ne put le voir sans le plaindre. Elle avait redit tous ses soupirs, tous ses gémissements ; et lorsqu'il frappait ses membres délicats, et que le bruit de ses coups retentissait dans les airs, elle avait de tous ses coups répété le bruit retentissant. Enfin Narcisse regarde encore son image dans l'onde, et prononce ces derniers mots : Objet trop vainement aimé ! Écho reprend : Objet trop vainement aimé ! Adieu ! s'écria-t-il. Adieu ! répéta-t-elle.

 

Il laisse alors retomber sur le gazon sa tête languissante ; une nuit éternelle couvre ses yeux épris de sa beauté. Mais sa passion le suit au séjour des ombres, et il cherche encore son image dans les ondes du Styx. Les naïades, ses sœurs, pleurèrent sa mort ; elle coupèrent leurs cheveux, et les consacrèrent sur ses restes chéris : les dryades gémirent, et la sensible Écho répondit à leurs gémissements. On avait déjà préparé le bûcher, les torches, le tombeau ; mais le corps de Narcisse avait disparu ; et à sa place les nymphes ne trouvèrent qu'une fleur d'or de feuilles d'albâtre couronnée.

 

Cette aventure s'étant répandue dans toutes les villes de la Grèce, rendit plus célèbre le nom de Tirésias, et donna plus de crédit à ses oracles. Le fils d'Échion, Penthée, qui méprisait les dieux, seul osa dédaigner son savoir fatidique. Il le raillait sur la perte de sa vue, et sur le sujet qui provoqua la vengeance de Junon. Alors le vieil augure secouant sa tête ornée de cheveux blancs :

 

« Que tu serais heureux, dit-il, si privé comme moi de la lumière des cieux, tu pouvais ne pas voir les mystères de Bacchus ! Un jour viendra, et déjà je pressens qu'il s'approche, où le jeune fils de Sémélé paraîtra dans ces lieux. Si ton encens ne fume sur ses autels, tes membres seront déchirés en lambeaux ; et ton sang souillera les forêts, et les mains de ta mère, et les mains de tes sœurs. Mais cette prédiction s'accomplira ; oui, tu oseras refuser au nouveau dieu les honneurs immortels ; et trop tard tu te plaindras qu'un aveugle ait pu si bien lire au livre des destins. »

 

Il dit, et le fils d'Échion le chasse avec mépris. Mais la prédiction du vieillard va bientôt s'accomplir. Bacchus arrive, et au loin tous les champs retentissent de hurlements sacrés ; la foule se précipite au devant de ses pas ; ensemble confondus les mères, les époux, les enfants, et le peuple, et ses chefs, s'empressent à ces nouvelles solennités.

 

« Dignes enfants de Mars, ô Thébains ! s'écrie Penthée, quelle fureur a saisi vos esprits ? le bruit de l'airain frappé contre l'airain, ces flûtes recourbées, et tous ces vains prestiges ont-ils tant de pouvoir ? Quoi ! vous que n'ont point effrayés le glaive des combats, la trompette guerrière, et les bataillons hérissés de dards, vous céderiez aux cris insensés de ces femmes, à ce vil troupeau qu'agite le délire du vin et le bruit des tambours ? n'êtes-vous plus ces vieux soldats qui, traversant les vastes mers, vinrent dans ces contrées fonder une nouvelle Tyr, et transporter leurs pénates errants ? livrerez-vous vos dieux sans les défendre ? et vous, jeunes Thébains, dont l'âge approche plus du mien, vous à qui sans doute le thyrse convenait moins que le fer, le pampre que le casque.

 

« Souvenez-vous encore, je vous en conjure, du sang dont vous sortez ! Imitez la belliqueuse audace du dragon qui périt pour défendre son antre et la fontaine de Mars. Ah ! combattez du moins pour votre gloire ! Le dragon vainquit des guerriers valeureux, et vous n'avez devant vous qu'une troupe lâche et efféminée. Soutenez l'honneur de votre race ! et si, par la loi des destins, Thèbes doit périr, que ses murs s'écroulent retentissant sous les coups du bélier, sous l'effort des combattants, au bruit du fer, au milieu de la flamme ! Alors nous n'aurons point à rougir de nos malheurs ; alors nous pourrons déplorer notre destin sans chercher à le cacher. Mais la cité de Cadmus serait-elle donc subjuguée par un faible enfant, qui ne connut jamais les armes, ni les combats, ni l'usage des coursiers ; qui, dans sa mollesse, ne sait que parfumer ses cheveux de myrrhe, les couronner de lierre, se revêtir de pourpre et d'habits tissus d'or ! Cessez de le suivre, et je vais le contraindre d'avouer la supposition de sa naissance, et la fausseté de ses mystères. Acrisius aura donc eu le courage de mépriser cet imposteur sacré ; il lui aura fermé les portes d'Argos ; et cet étranger ferait aujourd'hui trembler Penthée et les Thébains ! Allez, que rien ne vous arrête ! (et il commandait à ses compagnons) saisissez le méprisable chef de cette troupe ; amenez-le devant moi chargé de fers, et que mes ordres soient promptement exécutés. »

 

Il dit. Cependant Cadmus, aïeul de Penthée, Athamas, son oncle, et tous les siens, condamnent ce discours impie, et vainement s'efforcent de le détourner de sa résolution : leurs sages conseils irritent sa fureur, elle s'accroît des efforts mêmes qu'ils font pour la calmer. Tel j'ai vu le torrent rouler plus lentement, et avec moins de fracas, son onde dans les champs ouverts à son passage ; mais si des arbres, si des rochers l'arrêtent dans son cours, sa violence s'accroît encore de cet obstacle : il s'enfle, mugit, et furieux précipite ses flots.

 

Bientôt les soldats reviennent couverts de sang et de blessures. Penthée leur demande ce qu'ils ont fait de Bacchus :

 

« Nous ne l'avons point vu, répondent-ils ; mais voici un de ses compagnons, ministre de ses mystères sacrés. »

 

Et ils lui livrent enchaîné cet homme qui avait quitté l'Étrurie pour suivre le nouveau dieu.

 

Penthée lance sur lui de farouches regards, et diffère à peine son supplice.

 

« Tu périrais, s'écrie-t-il, et ta mort servira d'exemple à tes pareils. Dis-moi ton nom ; quels sont tes parents ? quelle est ta patrie ? et pourquoi t'es-tu fait le ministre de cette fausse divinité ? »

 

Le captif répond sans se troubler :

 

« Mon nom est Acétès ; mon pays, la Méonie ; je suis né de parents obscurs ; mon père ne m'a laissé ni champs que retournent les taureaux infatigables, ni troupeaux chargés d'une riche toison. Il fut aussi pauvre que moi ; il s'occupait à tendre des pièges aux avides poissons, et à les prendre bondissants au fer dont il armait sa ligne. Son métier était toute sa fortune ; lorsqu'il me l'eut enseigné : – Héritier et successeur de mes travaux, dit-il, reçois toutes les richesses que je possède.’ Et en mourant il ne me laissa que les eaux pour héritage ; c'est ce que je puis appeler le seul bien de mes pères. Bientôt las de vivre, toujours retenu sur les mêmes rochers, j'appris à gouverner le timon, j'observai l'astre pluvieux de la chèvre Amalthée, les Pléiades, les Hyades, la grande Ourse ; je connus les maisons des vents et les ports amis des matelots.

 

« Un jour que je naviguais vers l'île de Délos, je fus forcé de relâcher à Naxos : la rame propice me conduit au rivage ; j'y descends d'un pied léger, et je foule le sable humide qui le couvre. La nuit venait de replier ses voiles ; l'orient brillait des premières clartés de l'aurore : je me lève ; je commande aux nautoniers d'apporter de l'eau vive ; je montre le chemin des fontaines ; et cependant du haut d'un rocher j'observe le ciel, et je recueille la promesse des vents ; je retourne au rivage, j'appelle mes compagnons : – Me voici’, s'écria le premier Opheltès. Il amenait un enfant d'une beauté ravissante, et qu'il avait surpris dans un champ solitaire : cet enfant semble le suivre à peine ; il chancelle appesanti de sommeil et de vin. J'observe l'éclat de sa figure, son air, son maintien ; je ne reconnais rien en lui qui soit d'un mortel ; je le sens, et m'écrie : – Compagnons ! je ne sais quelle divinité se cache sous les traits de cet enfant ; mais, je n'en doute point, ses traits annoncent la présence d'un dieu. Ô toi, qui que tu sois, daigne nous protéger ; rends-nous la mer favorable, et pardonne à mes compagnons de t'avoir méconnu.’ – Cesse de l'implorer pour nous !’ reprend Dyctis, Dyctis de tous le plus agile pour monter à la cime des mâts et pour en redescendre ; Lybis, le blond Mélanthus, qui veille à la proue ; Alcimédon, Épopée, dont la voix excite les nautoniers, et commande aux rames le mouvement et le repos, tous se déclarent contre mon avis ; tant est grand chez eux l'aveugle désir d'une injuste proie ! -Non, m'écriai-je alors, je ne souffrirai point que notre vaisseau soit souillé par un sacrilège ; et plus que vous ici j'ai le droit de commander.’ Mais je résistais en vain : le plus emporté, le plus audacieux de cette troupe impie, Lycabas, banni de l'Étrurie pour un meurtre qu'il avait commis, me frappe à la gorge d'un poing ferme et nerveux ; et si je n'eusse été retenu par un câble propice, je serais tombé sans connaissance dans la mer.

 

« La troupe mutinée applaudit à cette extrême violence. Mais enfin Bacchus (car c'était Bacchus lui-même), comme si les clameurs des matelots eussent interrompu son sommeil, et dégagé ses sens de la vapeur du vin : – Que faites-vous ? dit-il, pourquoi ce tumulte et ces cris ? comment me trouvé-je au milieu de vous ? et dans quels lieux prétendez-vous me conduire ?’ – Ne craignez rien, répond celui qui était à la proue : faites-nous connaître les bords où vous voulez descendre, nous vous y conduirons.’ – Tournez, dit le dieu, vos voiles vers l'île de Naxos : c'est là qu'est ma demeure, et vous y trouverez un sol hospitalier.’

 

Les traîtres jurent par la mer et ses divinités qu'ils vont obéir : ils m'ordonnent de déployer les voiles, et de cingler vers l'île de Naxos. Elle était à droite ; à droite je dirige le vaisseau : – Insensé ! s'écrie-t-on de toutes parts ; Acétès, quelle fureur t'aveugle ! tourne à gauche.’ La plupart me font connaître leur dessein par des signes ; plusieurs me l'expliquent à l'oreille ; je frémis : – Qu'un autre, m'écriai-je, prenne le gouvernail, je cesse de prêter mon ministère au crime et à ses artifices.’ Un murmure général s'élève contre moi : – Crois-tu, dit Éthalion, qu'ici le salut de tous de toi seul va dépendre ?’ et soudain il vole au gouvernail, commande à ma place, s'éloigne de Naxos, et tient une autre route.

 

« Alors le dieu, comme s'il feignait d'ignorer leurs complots, du haut de la poupe regarde la mer, et affectant des pleurs : – Nochers, dit-il, où sont les rivages que vous m'aviez promis ? où est la terre que je vous ai demandée ? comment ai-je mérité ce traitement ? est-ce donc pour vous une grande victoire si, dans la force de l'âge, réunis tous contre un seul, vous trompez un enfant !’ Cependant je pleurais : l'impie nautonier riait de mes larmes, et la rame fendait les flots à coups précipités.

 

« Thébains ! j'en atteste Bacchus, et il n'est point de dieu plus puissant que Bacchus. Les faits que je vais raconter sont aussi vrais qu'ils sont peu vraisemblables. Le vaisseau s'arrête au milieu des flots, comme s'il eût été à sec sur le rivage. Les nautoniers surpris continuent d'agiter leurs rames. Toutes les voiles sont déployées. Inutiles efforts ! le lierre serpente sur l'aviron, l'embrasse de ses nœuds et le rend inutile ; ses grappes d'azur pendent aux voiles appesanties. Alors Bacchus se montre le front couronné de raisins : il agite un javelot que le pampre environne ; autour de lui couchés, simulacres terribles, paraissent des lynx, des tigres, et d'affreux léopards.

 

« Soudain, frappés de vertige, ou saisis de terreur, les nautoniers s'élancent dans les flots. Médon est le premier dont le corps resserre en arc, se recourbe, et noircit sous l'écaille : Quel prodige te transforme en poisson ?’ lui criait Lycabas : et déjà la bouche de Lycabas ouverte s'élargissait sous de larges naseaux. Lybis veut de sa main agiter la rame qui résiste, et sa main se retirant, en nageoire est changée. Un autre veut du lierre débarrasser les cordages, mais il n'a plus de bras, il tombe dans les flots, et les sillonne de sa queue en croissant terminée. On les voit tous dans la mer bondissant : de leurs naseaux l'eau jaillit élancée ; ils se plongent dans l'élément liquide, reparaissent à sa surface, se replongent encore, nagent en troupe, jouent ensemble, meuvent leurs corps agiles, aspirent l'onde et la rejettent dans les airs.

 

« De vingt que nous étions je restais seul, pâle, glacé, tremblant. Le dieu me rassure à peine par ces mots : – Cesse de craindre, et prends la route de Naxos.’ J'obéis ; et arrivé dans cette île, je m'empresse aux autels de Bacchus, et j'embrasse ses mystères sacrés. »

 

« J'ai longtemps écouté, reprit le fils d'Échion, le long artifice de tes discours, pour voir si ce retard pourrait vaincre ma colère. Amis, saisissez cet imposteur, et, par les tourments les plus cruels, faites-le descendre chez les morts. »

 

Soudain on entraîne Acétès ; on l'enferme dans une affreuse prison ; et tandis qu'on prépare contre lui le fer et la flamme, instruments de son supplice, d'elle-même, dit-on, la porte de sa prison fut ouverte ; et, sans être détachés, les fers tombèrent de ses mains.

 

Cependant le fils d'Échion persiste. Il n'ordonne plus d'aller, il court lui-même d'un pas rapide sur le Cithéron, où vont se célébrer les mystères de Bacchus, mont sacré, qui déjà des cris des bacchantes au loin retentissait. Tel qu'un coursier ardent, quand l'airain sonore de la trompette guerrière a donné le signal, frémit et respire le feu des combats, tel s'émeut Penthée quand les cris des Ménades remplissent les airs, et sa fureur s'anime au bruit confus de leurs longs hurlements.

 

Vers le milieu du mont est un vaste champ qu'embrassent les forêts ; mais dans son enceinte on ne découvre aucun arbre qui soit un obstacle à la vue. C'est là que, d'un œil profane, Penthée regarde les mystères sacrés. Agavé, sa mère est la première qui l'aperçoit ; et soudain, de fureur transportée, elle lui lance son thyrse, et s'écrie :

 

« Io ! voyez, mes sœurs, cet énorme sanglier qui erre dans nos campagnes : c'est moi qui vais le frapper. »

 

Elle dit : les bacchantes accourent, se rassemblent, et, rendues furieuses par le dieu qui les agite, s'élancent sur lui. Il fuit, il tremble, il ne menace plus. Déjà même il se condamne, il reconnaît son crime ; déjà blessé, il s'écriait :

 

« Autonoé, secourez-moi ! ayez pitié du fils de votre sœur ; je vous en conjure par l'ombre d'Actéon. »

 

Mais Autonoé ne se souvient plus de son fils Actéon. Elle arrache le bras qui l'implore ; Ino déchire l'autre. Infortuné ! il n'a plus de main qu'il puisse tendre à sa mère ; il lui montrait son corps sanglant et déchiré :

 

« Voyez, s'écriait-il, ô ma mère, voyez ! »

 

Mais Agavé ne peut le reconnaître. Elle jette d'affreux hurlements, secoue sa tête et ses cheveux abandonnés aux vents ; et d'une main au carnage échauffée, elle enlève la tête de son fils et s'écrie :

 

« Io ! Accourez, ô mes compagnes ! cette victoire m'appartient. »

 

Alors ces femmes cruelles dispersent ses membres sanglants. Telles, mais moins rapidement, détachées par le vent froid de l'automne, les feuilles volent dans les forêts.

 

Instruites par ce terrible exemple, les Thébaines célèbrent avec ardeur les fêtes de Bacchus, font fumer l'encens sur ses autels, et révèrent ses mystères sacrés.

 

Chant 4

 

Cependant la fille de Minyas, Alcithoé, rejette le culte de Bacchus ; elle ose nier qu'il soit fils de Jupiter, et ses sœurs sont complices de son impiété. Déjà le prêtre qui préside aux orgies ordonne de les célébrer. Il annonce que le dieu terrible qui l'inspire vengera son culte méprisé. À sa voix, les maîtresses et les esclaves, les mères et les filles, ont suspendu leurs travaux ; elles quittent leurs toiles et leurs fuseaux ; des peaux de tigre couvrent leur sein ; le pampre couronne leurs cheveux épars ; le thyrse arme leurs mains ; l'encens fume, l'hymne sacré retentit dans les airs. Ô Bacchus ! les Thébaines t'invoquent sous les noms de Bromius et de Lyéus. Elles t'appellent enfant né du feu, dieu deux fois né, dieu porté par deux mères. Elles ajoutent à ces noms ceux de Nysée, de Thyonée aux longs cheveux, de Lénéus, créateur de la vigne, de Nyctélius, de père Élélée, d'Iacchus, d'Évhan : elles te donnent enfin tous les noms que jadis la Grèce inventa pour te célébrer :

 

« Gloire, disent-elles, au dieu toujours jeune, au dieu toujours enfant ! Tu brilles au haut des cieux d'un éclat immortel. Lorsque tu dépouilles les cornes dont ton front est paré, ton visage a toute la beauté, toutes les grâces d'une jeune vierge. L'Orient est soumis à tes lois jusqu'aux dernières limites de l'Inde, jusqu'au Gange, qui voit sur ses bords des peuples inconnus. Dieu redoutable ! tu sus punir l'impiété de Lycurgue et le sacrilège de Penthée. Tu précipitas dans les flots les parjures Tyrrhéniens. Ta main presse et guide les lynx attelés à ton char. Les bacchantes, les satyres forment ton cortège. Armé d'un bâton, et chancelant sur le dos courbé de son âne, Silène te suit appesanti de vieillesse et de vin. Tu parais, et soudain retentissent de toutes parts les cris tumultueux des hommes et des femmes, le son éclatant des trompettes, le bruit des timbales, des flûtes, et des tambours. Ô Bacchus ! montre-toi propice aux vœux des Isménides et protège les Thébains, qui célèbrent avec joie tes mystères sacrés. »

 

Seules, les Minéides, à l'ombre de leurs toits, profanent par un travail téméraire les fêtes de Bacchus. Leurs doigts agiles filent la laine, ou forment de riches tissus, tandis qu'elles excitent leurs esclaves à les imiter.

 

L'une d'elle, sous un doigt délié pressant une laine légère, dit à ses sœurs :

 

« Tandis que les Thébaines interrompent leurs travaux, et s'empressent aux vains mystères de Bacchus, nous, que Pallas, déesse moins frivole, retient en ces lieux, égayons par d'agréables discours l'ouvrage utile de nos mains et, occupant nos oreilles oisives, faisons tour à tour quelque récit qui du temps et du travail puisse amuser le cours. »

 

Elle dit, ses sœurs l'applaudissent, et l'invitent à commencer.

 

Elle hésite : plusieurs fables s'offrent à sa mémoire ; le choix semble l'embarrasser. Parlera-t-elle de toi qu'honore Babylone, Dercétis, qui vis ton corps se revêtir d'écailles, et dont les Syriens placent le séjour aux marais d'Ascalon ? ou racontera-t-elle l'histoire de Sémiramis, ta fille, qui, changée en colombe, acheva sa vie sur le faîte des tours ? ou dira-t-elle comment une naïade, par la douceur de ses chants, et plus encore par la vertu de quelques plantes, transforma ses amants en poissons, et subit à son tour la même métamorphose ? ou fera-t-elle connaître pourquoi le mûrier changea ses fruits jadis blancs en des fruits teints de sang ? Elle choisit cette dernière aventure, parce qu'elle est peu connue ; et parlant et filant, elle commence en ces mots :

 

Pyrame et Thisbé effaçaient en beauté tous les hommes, toutes les filles de l'Orient. Ils habitaient deux maisons contiguës dans cette ville que Sémiramis entoura, dit-on, de superbes remparts. Le voisinage favorisa leur connaissance et forma leurs premiers nœuds. Leur amour s'accrut avec l'âge. L'hymen aurait dû les unir ; leurs parents s'y opposèrent, mais ils ne purent les empêcher de s'aimer secrètement. Ils n'avaient pour confidents que leurs gestes et leurs regards ; et leurs jeux plus cachés n'en étaient que plus ardents.

 

Entre leurs maisons s'élevait un mur ouvert, du moment qu'il fut bâti, par une fente légère. Des siècles s'étaient écoulés sans que personne s'en fût aperçu. Mais que ne remarque point l'amour ? Tendres amants, vous observâtes cette ouverture ; elle servit de passage à votre voix ; et, par elle, un léger murmure vous transmettait sans crainte vos amoureux transports.

 

Souvent Pyrame, placé d'un côté du mur, et Thisbé de l'autre, avaient respiré leurs soupirs et leur douce haleine :

 

« Ô mur jaloux, disaient-ils, pourquoi t'opposes-tu à notre bonheur ? pourquoi nous défends tu de voler dans nos bras ? pourquoi du moins ne permets-tu pas à nos baisers de se confondre ? Cependant nous ne sommes point ingrats. Nous reconnaissons le bien que tu nous fais. C'est à toi que nous devons le plaisir de nous entendre et de nous parler. »

 

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient le jour ; et quand la nuit ramenait les ombres, ils se disaient adieu, et s'envoyaient des baisers que retenait le mur envieux. Le lendemain, à peine les premiers feux du jour avaient fait pâlir les astres de la nuit, à peine les premiers rayons du soleil avaient séché sur les fleurs les larmes de l'Aurore, ils se rejoignaient au même rendez-vous.

 

Un jour, après s'être plaints longtemps et sans bruit de leur destinée, ils projettent de tromper leurs gardiens, d'ouvrir les portes dans le silence de la nuit, de sortir de leurs maisons et de la ville, et pour ne pas s'égarer dans les vastes campagnes, ils conviennent de se trouver au tombeau de Ninus ; c'est là que doit leur prêter l'abri de son feuillage un mûrier portant des fruits blancs, et placé près d'une source pure.

 

Ce projet les satisfait l'un et l'autre. Déjà le soleil, qui dans son cours leur avait paru plus lent qu'à l'ordinaire, venait de descendre dans les mers, et la nuit en sortait à son tour ; Thisbé, tendrement émue, favorisée par les ténèbres, couverte de son voile, fait tourner sans bruit la porte sur ses gonds ; elle sort, elle échappe à la vigilance de ses parents ; elle arrive au tombeau de Ninus, et s'assied sous l'arbre convenu. L'amour inspirait, l'amour soutenait son courage. Soudain s'avance une lionne qui, rassasiée du carnage des bœufs déchirés par ses dents, vient, la gueule sanglante, étancher sa soif dans la source voisine. Thisbé l'aperçoit aux rayons de la lune ; elle fuit d'un pied timide, et cherche un asile dans un antre voisin. Mais tandis qu'elle s'éloigne, son voile est tombé sur ses pas. La lionne, après s'être désaltérée, regagnait la forêt. Elle rencontre par hasard ce voile abandonné, le mord, le déchire, et le rejette teint du sang dont elle est encore souillée.

 

Sorti plus tard, Pyrame voit sur la poussière les traces de la bête cruelle, et son front se couvre d'une affreuse pâleur. Mais lorsqu'il a vu, lorsqu'il a reconnu le voile sanglant de Thisbé :

 

« Une même nuit, s'écrie-t-il, va rejoindre dans la mort deux amants dont un du moins n'aurait pas dû périr. Ah ! je suis seul coupable. Thisbé ! c'est moi qui fus ton assassin ! c'est moi qui t'ai perdue ! Infortunée ! je te pressai de venir seule, pendant la nuit, dans ces lieux dangereux ! et n'aurais-je point dû y devancer tes pas ! Ô vous, hôtes sanglants de ces rochers, lions ! venez me déchirer, et punissez mon crime. Mais que dis-je ? les lâches seuls se bornent à désirer la mort. »

 

À ces mots il prend ce tissu fatal ; il le porte sous cet arbre où Thisbé dût l'attendre ; il le couvre de ses baisers, il l'arrose de ses larmes ; il s'écrie :

 

« Voile baigné du sang de ma Thisbé, reçois aussi le mien. »

 

Il saisit son épée, la plonge dans son sein, et mourant la retire avec effort de sa large blessure.

 

Il tombe ; son sang s'élance avec rapidité. Telle, pressée dans un canal étroit, lorsqu'il vient à se rompre, l'onde s'échappe, s'élève, et siffle dans les airs. Le sang qui rejaillit sur les racines du mûrier rougit le fruit d'albâtre à ses branches suspendu.

 

Cependant Thisbé, encore tremblante, mais craignant de faire attendre son amant, revient, le cherche et des yeux et du cœur. Elle veut lui raconter les dangers qu'elle vient d'éviter. Elle reconnaît le lieu, elle reconnaît l'arbre qu'elle a déjà vu ; mais la nouvelle couleur de ses fruits la rend incertaine ; et tandis qu'elle hésite, elle voit un corps palpitant presser la terre ensanglantée. Elle pâlit d'épouvante et d'horreur. Elle recule et frémit comme l'onde que ride le zéphyr. Mais, ramenée vers cet objet terrible, à peine a-t-elle reconnu son malheureux amant, elle meurtrit son sein ; elle remplit l'air de ses cris, arrache ses cheveux, embrasse Pyrame, pleure sur sa blessure, mêle ses larmes avec son sang, et couvrant de baisers ce front glacé :

 

« Pyrame, s'écrie-t-elle, quel malheur nous a séparés ! cher Pyrame, réponds ! c'est ton amante, c'est Thisbé qui t'appelle ! entends sa voix, et soulève cette tête attachée à la terre ! »

 

À ce nom de Thisbé, il ouvre ses yeux déjà chargés des ombres de la mort ; ses yeux ont vu son amante, il les referme soudain. L'infortunée aperçoit alors son voile ensanglanté ; elle voit le fourreau d'ivoire vide de son épée ; elle s'écrie :

 

« Malheureux ! c'est donc ta main, c'est l'amour qui vient de t'immoler ! Eh bien ! n'ai-je pas aussi une main, n'ai-je pas mon amour pour t'imiter et m'arracher la vie ? Je te suivrai dans la nuit du tombeau. On dira du moins, Elle fut la cause et la compagne de sa mort. Hélas ! le trépas seul pouvait nous séparer : qu'il n'ait pas même aujourd'hui ce pouvoir ! Ô vous, parents trop malheureux ! vous, mon père, et vous qui fûtes le sien, écoutez ma dernière prière ! ne refusez pas un même tombeau à ceux qu'un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l'empreinte de notre sang ! porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifice de deux amants ! »

 

Elle dit, et saisissant le fer encore fumant du sang de Pyrame, elle l'appuie sur son sein, et tombe et meurt sur le corps de son amant.

 

Ses vœux furent exaucés, les dieux les entendirent : ils touchèrent leurs parents ; la mûre se teignit de pourpre en mûrissant ; une même urne renferma la cendre des deux amants.

 

La Minéide avait achevé. Après un court intervalle, Leuconoé commence, et ses sœurs silencieuses l'écoutent en travaillant.

 

L'amour a soumis aussi à sa puissance ce Soleil, qui féconde tout de sa lumière éclatante. Je raconterai les amours du Soleil. Comme le premier il voit tout dans le monde, le premier il avait vu l'adultère de Mars et de Vénus. Il en rougit, et découvrant au fils de Junon l'opprobre de son lit, il lui montra le théâtre de sa honte. Vulcain consterné s'indigne, laisse échapper le fer que travaille sa main, et soudain il fabrique et lime des chaînes d'airain. Il en forme des rets, tissu léger, délicat, et presque imperceptible. Le lin arrondi sur le fuseau, la toile qu'Arachné ourdit sous de vieux toits, n'égalent point en finesse ce tissu merveilleux. Le dieu de Lemnos en combine avec art les ressorts, qui doivent obéir aux moindres mouvements. Il attache ce piège au lit des deux amants ; et dès qu'ils sont réunis, il étend son réseau, les surprend, et les retient dans leurs embrassements.

 

Alors, ouvrant les portes d'ivoire de son palais, à ce spectacle il appelle tous les dieux. Il leur montre le couple enchaîné, honteux, et confus. On rapporte que les dieux rirent de cette aventure. On dit même que, dans un joyeux délire, quelques immortels osèrent souhaiter la même honte au même prix.

 

Cythérée voulut tirer de son injure une vengeance mémorable. Phébus l'avait trahie dans ses amours secrets, Phébus sera trahi dans de semblables amours. Ô fils d'Hypérion, que te servent désormais ta beauté, ton éclat, ta lumière immortelle ? Toi, dont les feux embrasent la nature, tu te sens brûler d'un feu nouveau ! Toi, dont l'œil doit embrasser le monde, tu ne vois plus que Leucothoé, et tu arrêtes sur une jeune mortelle les regards que tu dois à l'univers. Pour elle, tu parais plus tôt le matin à l'orient ; pour elle, tu descends plus tard dans les ondes. Tu prolonges les jours de l'hiver pour la voir plus longtemps. Quelquefois même tes chagrins obscurcissent tes traits. Les sombres ennuis de ton cœur se communiquent à tes rayons. Ta lumière affaiblie épouvante les humains, et ce n'est point Phébé qui te couvre de son ombre, c'est l'amour seul qui produit ta pâleur. Tu n'aimes que Leucothoé. Ce n'est plus ni Clymène, ni Rhodos, ni la brillante mère de Circé, qui règnent sur ton cœur. En vain Clytie soupire encore pour toi. En vain, depuis longtemps profondément blessée, elle gémit implorant la fin de tes mépris. Leucothoé l'emporte, et tout le reste est oublié.

 

La plus belle femme de l'Arabie, Eurynome, lui donna le jour. Elle grandit, et bientôt le temps développa ses charmes. Bientôt, par sa beauté, Leucothoé surpassa sa mère, comme sa mère surpassait les femmes de l'orient. Son père, Orchamus, qui régnait sur la Perse, était le septième descendant du vieux Bélus.

 

C'est sous l'axe de l'Hespérie que sont les pâturages des coursiers du Soleil ; ils s'y nourrissent d'ambroisie. Ces sucs délicieux leur donnent de nouvelles forces, et les délassent des fatigues du jour. Tandis qu'ils se repaissent du céleste aliment, et que la nuit étend son voile sur l'univers, Phébus, prenant les traits d'Eurynome, se rend au palais de Leucothoé. Il la voit au milieu de douze esclaves, qui filaient à la clarté des flambeaux. Après lui avoir donné quelques baisers, comme une tendre mère en donne à sa fille chérie :

 

« Je veux, dit-il, te parler en secret. Esclaves, éloignez-vous, et n'empêchez pas une mère de causer librement avec son enfant ! »

 

Les esclaves obéissent. À peine le dieu est-il seul avec elle, et sans témoins :

 

« Je suis, dit-il, celui qui mesure les jours, les saisons, et les ans ; celui qui voit tout, et par qui l'on voit tout dans le monde. Je suis l'œil de l'univers ; je vous aime, gardez-vous d'en douter. »

 

Leucothoé pâlit, sa main tremblante laisse échapper et sa quenouille et ses fuseaux. Son timide embarras l'embellit encore. En ce moment, le dieu reprend sa forme immortelle. Leucothoé est effrayée de ce changement soudain ; mais vaincue par l'éclat dont il brille, elle ne sait plus se défendre, et cède à son amant.

 

Clytie aimait encore. Son amour s'irritait, aigri par le triomphe de sa rivale. Elle voulut le publier, elle osa le dénoncer à Orchamos. Ce père cruel et sans pitié fait saisir sa fille. En vain, tendant les bras vers l'astre du jour, elle s'écrie :

 

« Il employa la violence, il triompha malgré moi ! »

 

Le barbare l'ensevelissant vivante dans la terre, d'un sable pesant fit couvrir son tombeau. Le Soleil, par la force de ses rayons, travaille à te dégager, à t'ouvrir un chemin à la lumière, à la vie. Mais, accablée sous le poids qui te couvre, nymphe infortunée, tu ne peux soulever ta tête, et déjà tu n'es plus.

 

Depuis la mort funeste de Phaéton, le dieu dont la main guide les rapides coursiers du jour n'avait point éprouvé, dit-on, de douleur si profonde. Il essaie encore, en redoublant les traits de sa lumière, de ranimer ses membres glacés, d'y rappeler la chaleur et la vie. Mais le destin jaloux s'oppose à tous ses efforts. Le dieu épanche alors sur le sable, et sur le corps de son amante, un nectar odorant ; et, après de longs gémissements :

 

« Du moins, dit-il, tu porteras ta tête vers le ciel ! »

 

En ce même moment, le corps de la nymphe s'amollit pénétré d'une essence divine, la terre en est parfumée. Un arbre dans son sein étend ses racines, perce la tombe, s'élève et distille l'encens.

 

Quoique l'amour pût excuser Clytie, quoique le repentir de sa faute fût digne de pardon, le dieu du jour s'éloigna d'elle, et la laissa tout entière en proie aux fureurs de Vénus. Désespérée, fuyant les nymphes ses compagnes, les cheveux épars sur son sein dépouillé, elle s'assied sur la terre ; et le jour et la nuit elle y reste nue exposée aux injures de l'air. Déjà Phébus avait recommencé sa carrière : insensible à la faim, à la soif, Clytie n'avait nourri son jeûne que de pleurs et de rosée ; toujours assise sur le même gazon, elle suivait dans son cours ce Soleil qu'elle adore ; et ses regards étaient continuellement tournés vers lui. Enfin ses pieds s'attachent à la terre. Son corps n'est plus qu'une longue tige sans couleur ; mais elle semble encore chercher l'astre du jour, et vers lui incessamment elle incline son diadème d'or. Ce n'est plus qu'une fleur, mais pourtant c'est encore une amante.

 

Ainsi parle Leuconoé. Ses sœurs s'étonnent au récit de ces merveilles ; les unes les révoquent en doute, les autres pensent que rien n'est impossible aux dieux : mais, par les Minéides, au nombre de ces dieux le fils de Sémélé n'est point admis. Bientôt elles se taisent ; et sur son tissu promenant sa navette d'ivoire, Alcithoé commence ce discours :

 

« Je ne dirai pas l'aventure trop connue de ce berger du mont Ida, de Daphnis, qui, par le ressentiment d'une nymphe jalouse, fut transformé en rocher ; tant l'amour méprisé peut inspirer de fureur ! Je ne vous entretiendrai pas du double sexe de Sithon. Je ne parlerai pas non plus de toi, jeune Celmis, jadis si fidèle à Jupiter, aujourd'hui devenu diamant. Je passerai sous silence et les Curètes, enfants d'une pluie féconde, et Crocus, et Smilax, qui furent changés en fleurs. Je veux, par une histoire plus agréable et moins vulgaire, fixer votre attention :

 

Apprenez pourquoi Salmacis est une source impure, pourquoi dans ses ondes l'homme s'énerve et s'amollit. On ne peut méconnaître l'effet, j'en vais conter la cause.

 

Dans les antres du mont Ida fut jadis nourri, par les naïades, un enfant fruit des amours d'Aphrodite et d'Hermès. On pouvait à ses traits facilement reconnaître l'auteur de ses jours ; il tira son nom de tous les deux. À peine avait-il atteint son troisième lustre, il abandonna les monts, berceau de son jeune âge, et loin de l'Ida, il se réjouissait d'errer dans des lieux inconnus, de voir des peuples et des fleuves nouveaux. Un instinct curieux lui rendait plus légers les travaux, les fatigues du voyage. Il avait parcouru les villes de la Lycie. Il venait de quitter cette contrée pour entrer dans la Carie, lorsqu'à ses yeux se découvre un canal immobile, dont l'onde pure et transparente permet à l'œil d'en pénétrer la profondeur. Ni le roseau des marais, ni l'algue stérile, ni le jonc aigu, n'en souillent le cristal. Cette fontaine est environnée d'une verte ceinture, abordée d'un gazon toujours frais. Une nymphe l'habite ; inhabile aux exercices de Diane, elle ne sait ni tirer de l'arc, ni suivre un cerf à la course ; et c'est la seule des naïades qui soit inconnue à la déesse des forêts.

 

On raconte que souvent ses sœurs lui disaient :

 

« Salmacis, prends un javelot, arme-toi d'un carquois, mêle à tes doux loisirs les travaux pénibles de la chasse. »

 

Mais elle ne prit ni javelot, ni carquois ; elle méprisa la chasse, et n'aima que sa solitude et son oisiveté. Tantôt elle baigne dans des flots purs ses membres délicats ; tantôt avec art elle arrange ses cheveux, ou consulte pour se parer le miroir de son onde. Quelquefois, couvrant son corps d'un tissu transparent, elle se couche sur la feuille légère, ou sur l'herbe tendre. Souvent elle cueille des fleurs ; et peut-être ce dernier soin l'occupait lorsque le jeune Hermaphrodite s'offrit à ses regards. Elle le vit, et l'aima. Elle se hâtait de l'aborder ; mais avant d'arriver à lui, elle arrange sa parure ; elle compose son visage, et son regard, et son maintien. Elle brille enfin de tout l'éclat de ses attraits.

 

« Bel enfant, lui dit-elle, croirai-je que tu sois un mortel ? es-tu dieu ? Si tu l'es, je vois sans doute l'Amour, ou, si c'est à une mortelle que tu dois le jour, ah ! combien heureuse est ta mère ! combien heureux ton frère et ta sœur, si tu as une sœur ! heureuse encore la nourrice qui t'a donné son sein ! mais heureuse surtout, et mille fois heureuse celle que l'hymen a rendu ta compagne, ou celle que tu trouveras digne de ce bonheur ! Si ton choix est déjà fait, permets du moins qu'un doux larcin soit le prix de ma flamme ; et si ta main peut encore se donner, oh ! que je sois ton épouse, et comble tous mes vœux ! »

 

La naïade se tait. Hermaphrodite rougit. Il ignore ce que c'est que l'amour ; mais sa rougeur l'embellit encore, et son visage ressemble à la pomme vermeille, à l'ivoire, qui reçut une teinte de pourpre, au rouge de Phébé, quand l'airain sonore appelle en vain, pour la délivrer, un magique secours.

 

Souvent la nymphe implore, au moins ces baisers innocents qu'une sœur donne et reçoit d'un frère. Déjà ses mains étendues allaient toucher l'ivoire de son cou :

 

« Cessez, dit-il, ou je fuis ; et j'abandonne et ces lieux et vous-même ! »

 

Salmacis a frémi :

 

« Jeune étranger, répond-elle, je te laisse ; sois libre et maître dans ces lieux ! »

 

À ces mots, elle feint de s'éloigner ; et se glissant sous un épais feuillage, elle plie un genou, s'appuie sur l'autre, regarde, et voit, sans pouvoir être vue. Se croyant seul et sans témoins, le fils de Mercure et de Vénus joue sur le gazon, va, revient, essaie un pied timide sur une eau riante et tranquille, le plonge ensuite jusqu'au talon ; et bientôt, invité par l'onde tiède et limpide, de son corps délicat il détache le vêtement léger. La nymphe le voit, l'admire, et s'enflamme. Ses yeux étincellent, semblables aux rayons que reflète une glace pure exposée aux feux brillants de l'astre du jour. À peine la nymphe diffère, elle retient à peine ses transports, et déjà éperdue, hors d'elle-même, elle brûle, et ne se contient plus.

 

Hermaphrodite frappe légèrement son corps de ses mains, et s'élance dans les flots. Il les divise en étendant les bras, et brille dans l'onde limpide comme une statue d'ivoire, comme de jeunes lis brilleraient sous un verre transparent.

 

« Je triomphe, s'écrie la nymphe, il est à moi ! »

 

À l'instant même, dégagée de sa robe légère, elle est au milieu des flots. Elle saisit Hermaphrodite, qui résiste ; elle ravit des baisers, qu'il dispute ; écarte et retient ses mains ; malgré lui, presse son sein sur son sein ; l'enlace dans ses bras, s'enlace elle-même dans les siens ; rend enfin inutiles tous les efforts qu'il fait pour s'échapper. Tel, emporté vers les cieux par le roi des airs, un serpent, la tête pendante, embarrasse de ses longs anneaux les serres et les ailes étendues de son ennemi ; tel au tronc d'un vieux chêne s'entrelace le lierre tortueux ; tel déployant, resserrant ses réseaux, le polype au fond des mers enveloppe sa proie.

 

Hermaphrodite se débat, et résiste, et refuse. La nymphe s'attache à lui, redouble ses efforts, le presse, et s'écrie :

 

« Tu te défends en vain, ingrat ! tu n'échapperas pas. Dieux, daignez l'ordonner ainsi ! que rien ne me sépare de lui, que rien ne le détache de moi ! »

 

Les dieux ont exaucé sa prière. Au même instant, sous une seule tête, les deux corps se sont unis. Tels deux jeunes rameaux, liés l'un à l'autre, croissent sous la même écorce, et ne font qu'une tige. Hermaphrodite et la nymphe ne sont plus ni l'un ni l'autre, et sont les deux ensemble. Ils paraissent avoir les deux sexes et ils n'en ont aucun.

 

Hermaphrodite s'étonne d'avoir perdu dans cette onde limpide son sexe et sa vigueur ; il lève les mains au ciel, et s'écrie :

 

« Divinités dont je porte le nom, vous, auteurs de mes jours, accordez-moi la grâce que j'implore ! que tous ceux qui viendront après moi se baigner dans ces eaux y perdent la moitié de leur sexe ! »

 

Mercure et Vénus, touchés de sa prière, daignèrent l'exaucer ; et sur ces eaux répandant une essence inconnue, leur donnèrent la vertu de rendre les sexes indécis.

 

Les Minéides ont cessé de parler : elles travaillent encore, elles méprisent Bacchus, et profanent sa fête. Tout à coup les tambours et les flûtes recourbées, à l'airain retentissant mêlent leur bruit confus. L'air est embaumé de myrrhe et de parfums. Les filles de Minyas voient verdir leurs toiles ; le lierre y serpente ; la vigne y pend en festons. En longs ceps s'arrondit la laine qui charge leurs fuseaux. Le pampre s'ourdit à leurs trames ; et de la pourpre dont brillaient les tissus, soudain les grappes se colorent. Déjà le soleil était descendu dans le vaste sein des mers. C'était l'heure où règne une clarté douteuse entre la lumière et les ombres ; l'heure où n'étant plus jour, il n'est pas encore nuit. Soudain le toit s'ébranle ; on voit briller des torches ardentes ; des lueurs effrayantes s'attachent aux lambris, et des tigres, simulacres horribles, hurlent parmi les feux.

 

Tandis que, saisies de terreur, les Minéides, fuyant la lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux, dans l'ombre et la fumée, une membrane déliée s'étend sur leurs corps rétrécis ; des ailes légères enveloppent leurs bras. L'obscurité ne leur permet pas de voir comment elles ont subi ce changement. Sans le secours d'aucun plumage, elles s'élèvent dans l'air ; elles sont soutenues par des ailes d'un tissu transparent. Elles veulent se plaindre, et leur voix n'est plus qu'un cri faible qui part d'un faible corps, un murmure aigu, seul langage permis à leurs regrets. Elles n'habitent point les forêts, mais les toits des maisons. Ennemies du jour, elles ne paraissent que la nuit ; elles volent le soir, et, compagnes de Vesper, on les nomme Vespérides.

 

Cette aventure affermit dans Thèbes le culte de Bacchus. Ino, tante de ce dieu, racontait partout et sa puissance et ses merveilles. Seule exempte des malheurs qui affligeaient sa famille, elle n'avait de chagrins que les maux de ses sœurs. Junon l'aperçut fière de son hymen avec Athamas, fière de ses enfants, et plus encore d'avoir été la nourrice d'un dieu. La déesse jalouse s'irrite de son bonheur :

 

« Eh quoi, dit-elle, le fils d'une vile adultère a pu précipiter dans la mer et changer en poissons des nautoniers qui l'avaient méprisé ! il a pu, du meurtre horrible d'un fils, ensanglanter sa mère ! il a pu donner des ailes d'une espèce nouvelle aux filles de Minée ! et Junon ne pourrait que verser des pleurs impuissants sur ses nombreux ennemis ! Est-ce donc assez pour moi ? est-ce là tout mon pouvoir ? Non, le fils de Sémélé m'enseigne lui-même ce qu'il me reste à faire. On peut prendre des leçons de son ennemi. Par le meurtre de Penthée il m'a suffisamment fait connaître ce que peut la fureur. Eh ! pourquoi Ino, agitée par d'aveugles transports, ne partagerait-elle pas les crimes de ses sœurs ? »

 

Il est un chemin enfoncé, bordé d'ifs funèbres, où règne un vaste silence, une ténébreuse horreur ; il conduit aux enfers. Là, le Styx immobile exhale de noires et d'épaisses vapeurs. C'est là que descendent les ombres des mortels qui ont reçu les honneurs du tombeau ; c'est là, dans d'immenses déserts, qu'habitent le Froid et la Pâleur ; c'est là qu'errent les mânes nouveaux, incertains de la route qui mène à la cité des ombres, au palais terrible où le noir Pluton a fixé son séjour. Cet empire redoutable a cependant mille avenues spacieuses, et par d'innombrables portes on peut y pénétrer. Semblable à l'océan, qui reçoit tous les fleuves de la terre, il rassemble toutes les âmes de l'univers. Sans cesse les âmes y arrivent, et ne l'emplissent jamais. On les voit errer dégagées de leurs corps. Les unes fréquentent le barreau, les autres la cour du souverain, les autres suivant leurs premiers emplois, imitent aux enfers ce qu'elles ont fait sur la terre, tandis que les méchants souffrent dans le Tartare des tourments, châtiments de leurs crimes.

 

La fille de Saturne (tant la haine et la colère lui font oublier sa dignité !) descend du ciel dans cet affreux séjour ; elle arrive : sous ses pieds sacrés le seuil tremble, et par son triple gosier, Cerbère pousse une triple voix. L'épouse de Jupiter appelle les trois sœurs, filles de la Nuit. Déités cruelles, inexorables, elles étaient assises devant les portes de diamant qui ferment le Tartare, et peignaient de leurs cheveux les horribles couleuvres.

 

Les Furies ayant reconnu la déesse à travers les ténèbres humides, se lèvent : le lieu qu'elles gardent est celui des tortures. Là, Tityos, couché sur la terre, où son corps occupe un espace de neuf arpents, voit ses entrailles à peine dévorées, renaissant sous le bec de l'avide vautour. C'est là, Tantale, qu'au milieu de l'onde la soif te tourmente, et que le fruit se présente et échappe à ta main. C'est là que Sisyphe incessamment roule ou retient un rocher qui retombe ; qu'Ixion se suit et s'évite en tournant sur sa roue ; et que les Danaïdes, qui donnèrent la mort à leurs époux, puisent sans relâche des ondes qui s'écoulent toujours.

 

Junon ayant jeté sur eux, sur Ixion surtout, un regard irrité, se retourne encore vers Sisyphe, et s'écrie :

 

« Pourquoi celui-ci, seul de sa famille, doit-il souffrir un supplice éternel, tandis qu'Athamas et sa coupable épouse bravent ma puissance, et sont comblés d'honneurs dans leur palais ? »

 

Elle expose alors le sujet de sa haine, celui qui l'amène et ce qu'elle désire. Elle veut que la maison de Cadmus périsse, et que les Euménides répandent tous leurs poisons dans le sein d'Athamas. Elle ordonne, prie, sollicite, et promet à la fois. Enfin elle se tait. L'horrible Tisiphone, agitant alors ses cheveux blancs, et rejetant en arrière les couleuvres qui souillent son visage :

 

« C'en est assez, dit-elle, vos ordres seront remplis. Abandonnez cet empire odieux, et remontez dans l'air pur des célestes demeures. »

 

Junon part sûre de sa vengeance ; mais, avant de rentrer dans l'Olympe, elle reçoit l'essence qu'Iris épanche sur elle, pour la purifier.

 

Cependant l'horrible Tisiphone prend sa torche fumante, et, des nœuds d'un serpent ceignant sa robe ensanglantée, elle sort des enfers. Avec elle marchent le Deuil, l'Épouvante, la Terreur, et la Rage au front égaré. Elle arrive devant le palais d'Athamas. Ses superbes portiques tremblent ébranlés, de noirs venins ses portes se ternissent, et l'astre du jour voit pâlir sa clarté. Épouvantés par ces prodiges, Athamas et son épouse se préparaient à fuir. L'inexorable Érinys se précipite au-devant d'eux, leur ferme le chemin ; étend ses bras entourés de hideuses vipères ; secoue sa tête ; et ses couleuvres agitées frémissent, roulent sur son épaule livide, ou rampent sur son front, sifflent, vomissent leur venin, et allongent un triple dard. Soudain, du milieu de ses cheveux, l'Euménide arrache deux serpents, et de sa main empestée lance l'un sur Athamas, et l'autre sur Ino. Ils errent sur leur sein et le pénètrent d'une rage cruelle. Leur corps n'est point blessé ; leur raison seule est égarée.

 

Tisiphone avait apporté avec elle des poisons plus terribles, mélange monstrueux de l'écume de Cerbère et du venin de l'Hydre ; elle y joignit les vagues erreurs, l'oubli de la raison, et le crime, et les pleurs, et l'ardeur du meurtre. Elle fit bouillir cette liqueur homicide, avec de la ciguë, dans un vase d'airain, qu'elle remplit d'un sang nouvellement répandu. Les deux époux frémissaient d'horreur. L'Euménide répand sur eux ces terribles poisons, et les pénètre de toutes ses fureurs. Elle secoue en cercles redoublés sa torche, dont la flamme en tournoyant s'agite ; et, triomphante et fière d'avoir exécuté les ordres qu'elle a reçus, elle redescend aux enfers, et délie le serpent qui lui sert de ceinture.

 

Cependant, saisi de soudaines fureurs, Athamas, dans son palais, s'écrie :

 

« Compagnons, accourez ! tendez vos toiles dans ces forêts ; j'aperçois une lionne avec deux lionceaux. »

 

Insensé ! c'est sa femme qu'il méconnaît et qu'il poursuit. Elle tient sur son sein le jeune Léarque, qui tend les bras à son père, et qui lui souriait. Il le saisit, et trois fois, comme une fronde, le roulant en cercle dans les airs, le barbare le lance et l'écrase sur le marbre sanglant. Alors Ino, d'horreur troublée, jette des cris affreux arrachés par la douleur qui l'égare, ou par la force du poison répandu dans ses veines : elle fuit échevelée, hors d'elle-même ; et, te portant dans ses bras, tendre Mélicerte, elle crie – Évohé !’ Elle appelle Bacchus. Au nom de ce dieu, l'épouse de Jupiter souriant :

 

« Reçois, dit-elle, le salaire des soins que tu pris de son enfance. »

 

Non loin s'élève et penche sur la mer d'Ionie un rocher dont la base creusée par les flots, défend ces mêmes flots des eaux du ciel et des orages. Forte de sa fureur, Ino monte sur le roc, en atteint le sommet escarpé ; et, sans craindre la mort, s'élançant avec son fils, frappe l'onde qui bouillonne et blanchit.

 

À l'aspect des malheurs non mérités de sa petite-fille, Vénus s'émeut, et adresse à Neptune cette prière :

 

« Dieu des mers, à qui échut en partage le second empire du monde, j'attends beaucoup de toi. Prends pitié des miens, déplorables jouets des flots, place-les parmi les dieux soumis à ton trident. Ce ne sera pas pour moi le premier bienfait de ta puissance. Je naquis de l'écume de l'onde, et le nom d'Aphrodite atteste que l'onde fut mon berceau. »

 

Neptune exauce ses vœux. Il dépouille les corps flottants de ce qu'ils ont de mortel ; il imprime sur leur front une majesté divine ; et changeant à la fois et leur nom et leur nature, Ino est Leucothoé, Mélicerte est Palémon.

 

Les compagnes d'Ino ayant suivi de loin ses pas en trouvent les dernières traces au sommet du rocher ; et sûres qu'elle a cherché le trépas dans l'onde, elles déplorent la chute de la maison de Cadmus, arrachent leurs cheveux, déchirent leurs vêtements, osent accuser la jalouse Junon de trop d'injustice, de trop de cruauté. La déesse s'offense, et leurs cris irritant sa colère :

 

« Eh bien ! soyez aussi des monuments terribles de ma vengeance. »

 

Elle dit, et l'effet est aussi prompt que la menace. Celle qu'un plus tendre attachement unissait à la reine s'écriait :

 

« Ô chère Ino, je vais vous suivre dans les flots ! »

 

Elle veut s'élancer et ne peut plus se mouvoir ; elle reste attachée au rocher. Une autre, dans son désespoir, veut meurtrir ses charmes, et ses bras levés sont privés de mouvement. Celle-ci étend ses mains sur l'abîme des flots, ses mains durcissent étendues. Celle-là portait ses doigts à ses cheveux, et ses doigts et ses cheveux en pierre sont changés. Toutes demeurent attachées sur le rocher, et conservent diverses attitudes. Quelques-unes pourtant voltigent sur ce rivage, nouveaux hôtes de l'air, et de leurs ailes légères rasent la surface des eaux.

 

Cependant Cadmus ignore que sa fille et son petit-fils sont au nombre des divinités de la mer. Cédant à sa douleur, vaincu par tant de revers l'un à l'autre enchaînés, par tant de prodiges dont il fut témoin, il abandonne la cité qu'il a bâtie, comme si ses désastres étaient attachés aux lieux qu'il habite, et non à sa fortune. Après avoir longtemps erré avec son épouse, compagne de son exil, il arrive au fond de l'Illyrie. Surchargés du poids des ans et des disgrâces, ces deux époux retracent à leur mémoire les premières infortunes de leur maison, et soulagent leurs peines en se les racontant.

 

« Ah ! s'écria Cadmus, était-il donc sacré ce dragon que je perçai de ma lance, lorsque je fuyais de Tyr, ce dragon dont les dents par moi semées produisirent une race de guerriers ? Dieux ! si c'est un serpent que venge avec tant de constance votre courroux, achevez, et que serpent moi-même je rampe comme lui ! »

 

Il dit, et déjà son corps se resserre et s'allonge ; sa peau se couvre d'écailles ; son dos brille émaillé d'or et d'azur. Il tombe, et ses jambes réunies se recourbent en longs anneaux. Il conservait encore ses bras : il les tend à son épouse ; et laissant couler des pleurs sur son visage, qui n'est pas encore changé :

 

« Approche, dit-il, malheureuse Hermione ! approche ; puisqu'il reste encore quelque chose de moi, touche, prends cette main, tandis qu'il me reste une main, tandis que le serpent ne m'enveloppe pas tout entier ! »

 

Il voulait poursuivre : sa langue se fend, s'aiguise en dard ; il ne peut plus parler. Il voulait se plaindre, il siffle : c'est la seule voix que lui laisse la nature.

 

Hermione se frappant, se meurtrissant le sein :

 

« Arrête, cher époux, arrête, cria-t-elle ! dépouille cette forme hideuse. Cadmus ! que vois-je ? où sont et tes pieds et tes mains ? et, tandis que je parle, que sont devenus ton corps, ton visage, et tout ce que tu fus ? Ô dieux ! pourquoi ne me changez-vous pas comme lui ? »

 

Elle se tait, et le serpent lèche sa tête, se glisse doucement sur son sein, qu'il embrassait jadis, cherche sa bouche, et s'attache à son cou. Ce prodige épouvante tous ceux qui sont présents (ce sont des compagnons de Cadmus). Ils voient Hermione presser d'une amoureuse main l'écaille du serpent. Soudain deux serpents s'offrent à leurs regards. Ils rampent côte à côte, et bientôt se perdent dans les détours d'une forêt voisine. Maintenant ils ne fuient point les hommes ; ils ne les blessent point ; et ces reptiles paisibles semblent encore se souvenir de leurs premiers destins.

 

Cependant sous cette forme nouvelle, la gloire de leur petit-fils venait les consoler. Bacchus était adoré dans l'Inde, sa conquête. La Grèce lui avait élevé des autels. Seul, quoique issu du même dieu que lui, Acrisius, le fer en main, lui défend les murs d'Argos, et refuse de le reconnaître pour le fils de Jupiter. Il conteste la même origine au héros que Danaé sa fille conçut au milieu d'une pluie d'or. Mais bientôt (tel est l'éclat de la vérité !) il se repent d'avoir outragé Bacchus et méconnu Persée. Déjà le premier brillait dans l'Olympe ; le second, tenant en main la tête de la Gorgone hérissée de serpents, s'élevait d'un vol rapide dans les airs.

 

Vainqueur du monstre, il planait sur les sables arides de la Libye : des gouttes de sang tombèrent de la tête de la Gorgone ; la terre les reçut, les anima, les convertit en serpents de diverses espèces ; et telle est l'origine de tous ceux que l'Afrique produit.

 

Bientôt, entraîné dans le vague des airs, semblable à la nue chargée de pluie, errante au gré des vents, Persée voit au-dessous de lui la terre, dont le sépare un espace immense. Il vole sur tout l'univers. Trois fois il voit l'Ourse glacée, trois fois il se retrouve près des bras du Cancer. Tantôt il est emporté vers l'Aurore, tantôt aux bords de l'Occident. Déjà Vesper brillait dans les cieux. Le héros craint de se confier à la nuit. Il descend sur les terres de l'Hespérie, dans le palais d'Atlas. Il demande à prendre un repos léger, en attendant que l'étoile du matin appelle l'Aurore, et l'Aurore le retour du Soleil.

 

Atlas était fils de Japet ; il surpassait par sa taille tous les mortels. Il régnait dans les dernières régions de la terre, sur les mers qui reçoivent dans leur sein les coursiers hors d'haleine et le char enflammé du Soleil. Il possédait de nombreux troupeaux errant dans d'immenses pâturages. Aucun état voisin ne touchait à son empire ; et dans ses jardins, les arbres, à l'or de leurs rameaux, que couvrent des feuilles d'un or léger, portaient des pommes d'or.

 

« Prince, lui dit Persée, si l'éclat d'une illustre origine peut te toucher, Jupiter est mon père ; ou si tu sais priser les faits mémorables, tu pourras admirer les miens. »

 

Alors le fils de Japet se rappelle cet ancien oracle que Thémis avait rendu sur le Parnasse :

 

« Atlas, un jour viendra où tes arbres seront dépouillés de leur or ; et c'est à un fils de Jupiter que les destins réservent cette gloire. »

 

Épouvanté de l'oracle, Atlas avait enfermé ses jardins de hautes murailles ; un dragon monstrueux veillait, gardien de leur enceinte ; et l'entrée de l'Hespérie était interdite aux étrangers :

 

« Fuis, dit le prince au héros, ou crains de perdre l'honneur de tes exploits supposés, la gloire d'une naissance que tu ne dois point à Jupiter ! »

 

Il ajoute l'insulte à la menace, et tandis que Persée insiste avec douceur, mais avec fermeté, il s'avance pour le chasser de son palais.

 

Persée était trop inférieur aux forces d'Atlas, car quel mortel pourrait les égaler !

 

« Puisque, dit-il, tu, fais si peu de cas de ma prière, reçois le châtiment que tu mérites. »

 

À ces mots, il détourne à gauche sa tête, élève en l'air celle de Méduse et présente aux regards d'Atlas son visage sanglant. Soudain ce vaste colosse est changé en montagne. Sa barbe et ses cheveux s'élèvent et deviennent des forêts. Ses épaules, ses mains, se convertissent en coteaux. Sa tête est le sommet du mont. Ses os se durcissent en pierre : il s'accroît, devient immense, et, par la volonté des dieux, désormais le ciel et tous les astres reposent sur lui.

 

Cependant Éole avait renfermé les vents dans leur prison éternelle. L'étoile brillante du matin, déjà levée dans les cieux, avertissait les humains de recommencer leurs travaux. Persée reprend ses ailes, les attache à ses pieds, s'arme d'un fer recourbé, et s'élance dans les airs, qu'il frappe et fend d'un vol rapide. Il a déjà laissé derrière lui d'innombrables contrées et cent peuples divers, lorsqu'il abaisse ses regards sur les champs d'Éthiopie, sur les états où règne Céphée.

 

Là, par l'injuste oracle d'Ammon, Andromède expiait les superbes discours de sa mère. Persée la voit attachée sur un rocher, et, sans ses cheveux qu'agite le Zéphyr, sans les pleurs qui mouillent son visage, il l'eût prise pour un marbre qu'avait travaillé le ciseau. Atteint d'un feu nouveau, il admire ; et, séduit par les charmes qu'il aperçoit, il oublie presque l'usage de ses ailes. Il s'arrête, et descend :

 

« Ô vous, dit-il, qui ne méritez pas de porter de pareilles chaînes ; vous que l'amour a formée pour de plus doux liens, apprenez-moi, de grâce, votre nom, celui de ces contrées, et pourquoi vos bras sont chargés d'indignes fers ! »

 

Elle se tait : vierge, elle n'ose regarder un homme, elle n'ose lui parler. Elle eût même, si ses mains avaient été libres, caché son visage de ses mains. Du moins elle pouvait pleurer ; ses yeux se remplirent de larmes ; et comme Persée la pressait de répondre, craignant enfin qu'il n'imputât son silence à la honte qui naît du crime, elle lui dit son nom, celui de son pays, et combien sa mère avait été vaine de sa beauté. Elle parlait encore : l'onde écume et retentit ; un monstre horrible s'élève, s'avance sur l'immense océan, et fait, sous ses vastes flancs, gémir de vastes ondes.

 

Andromède s'écrie ; son père affligé, sa mère criminelle, étaient présents à ce spectacle affreux. Tous deux malheureux, ils ne sont pas également coupables. Trop faibles pour secourir leur fille, ils ne font entendre que des plaintes stériles ; ils ne peuvent que pleurer, qu'embrasser leur fille attachée au rocher.

 

« Vous aurez, dit le héros, assez de temps pour répandre des larmes ; mais nous n'avons qu'un instant pour la sauver. Si je m'offrais pour votre gendre, moi, Persée, fils de Jupiter et de Danaé, qui, renfermée dans une tour, devint féconde au milieu d'une pluie d'or ; moi, Persée, vainqueur de la Gorgone à la tête hérissée de serpents ; moi, qui, soutenu sur des ailes légères, ose m'élancer dans les airs, vous me préféreriez sans doute à tous mes rivaux ; mais je veux, si les dieux me secondent, joindre à tant de titres, pour obtenir Andromède, celui de la mériter. Que, sauvée par mon courage, elle soit à moi : telle est ma condition. »

 

Céphée et Cassiopée l'acceptent (et comment la refuser !). Ils pressent, ils conjurent le héros, et lui promettent leur fille pour épouse, et le royaume pour dot.

 

Tel qu'un vaisseau à la proue aiguë, cédant aux efforts de rameurs ardents, sillonne et fend l'onde écumante, le monstre approche, divisant les flots qui résistent ; et déjà le jet d'une fronde eût mesuré l'espace qui le sépare du rivage. Soudain, frappant de ses pieds la terre, qu'il semble repousser, le héros impétueux s'élance au haut des airs ; son ombre réfléchie voltigeait sur les eaux ; le monstre voit cette ombre et la combat. Tel que l'oiseau de Jupiter apercevant dans les guérets un serpent qui expose son dos livide aux ardeurs du soleil, l'attaque par derrière, pour éviter son dard cruel, et enfonce ses serres dans son col écaillé ; tel Persée vole, et se précipite, et fond sur le dos du monstre, et plonge tout entier son fer dans ses flancs.

Le monstre, qu'irrite une large blessure, bondit sur l'onde, ou se cache dans les flots, ou s'agite et se roule tel qu'un sanglier que poursuit une meute aboyante. Le héros, par l'agilité de ses ailes, se dérobe à ses dents avides, et de son glaive recourbé le frappe sans relâche sur son dos hérissé d'écailles, dans ses flancs, et sur sa queue, semblable à celle d'un poisson.

 

Avec des flots de sang le monstre vomissait l'onde, qui rejaillit sur les ailes du héros ; il les sent s'appesantir, et n'ose plus s'y confier. Il découvre un rocher dont le sommet domine l'onde tranquille, et disparaît quand la tempête agite les mers ; il s'y soutient, et d'une main saisissant la pointe du roc qui s'avance, de l'autre il plonge et replonge son fer dans les flancs du monstre, qui expire sous ses coups redoublés.

 

Au même instant, le rivage retentit de cris et d'acclamations qui montent jusqu'aux cieux. Céphée et Cassiopée, heureux et pleins de joie, saluent, dans le héros, leur gendre, et le proclament le sauveur de leur maison. Objet et prix de la victoire, Andromède, libre de ses fers, s'avance et vole dans leurs bras.

 

Le vainqueur purifie ses mains dans l'onde. Il dépose la tête de Méduse ; et pour qu'elle ne soit pas endommagée par le sable du rivage, il lui fait un lit de feuilles et de légers arbustes qui croissent au fond de la mer ; il en couvre la tête de la Gorgone ; et ces tiges nouvellement coupées, vives encore et remplies d'une sève spongieuse, éprouvent le pouvoir de cette tête, rougissent et durcissent en la touchant. Les nymphes de l'océan essayèrent de renouveler ce prodige sur d'autres rameaux. La même épreuve obtint le même succès. Elles jetèrent ensuite dans la mer ces tiges, qui devinrent la source féconde du corail. Depuis ce temps cet arbuste conserve la même propriété ; osier tendre et flexible sous l'onde, il durcit à l'air, et n'est plus qu'une pierre.

 

Cependant Persée élève à trois dieux trois autels de gazon : un à gauche, pour Mercure ; un à droite, pour la déesse des combats ; le troisième au centre, pour Jupiter. Il immole une génisse à Minerve, un veau à Mercure, un taureau superbe au maître des dieux. Il épouse ensuite Andromède. Il ne veut qu'elle-même pour prix de sa victoire. L'Amour et l'Hymen font briller leurs flambeaux. On verse sur les feux l'encens et les parfums. Les portiques sont ornés de festons ; dans des hymnes et dans des chœurs, sur le luth, et la lyre, et la flûte, on chante la publique allégresse. Le palais est décoré de toutes ses richesses ; les portes en sont ouvertes, et les grands de la cour prennent place au banquet de Céphée.

 

Déjà Bacchus avait égayé les convives, animé les esprits, lorsque le fils de Danaé veut connaître les mœurs et les usages des peuples Céphéens. Lyncides le satisfait, et ajoute :

 

« Maintenant, vaillant Persée, apprenez-nous par quels secours puissants, par quels prodiges vous avez pu trancher cette tête hérissée de serpents. »

 

« Sous les flancs du froid Atlas, dit le héros, il est un lieu que d'affreux et longs rochers rendent inaccessible. L'entrée en est habitée par les deux filles de Phorcus, à qui les Destins n'ont accordé qu'un œil, qu'elles se prêtent tour à tour. Tandis que l'une le remettait à l'autre, je substitue furtivement ma main à la main qui l'allait prendre, et je m'en saisis. Alors je marche par des sentiers entrecoupés ; je franchis des rochers escarpés, d'horribles forêts, et j'arrive au palais des Gorgones. J'avais aperçu partout, dans les champs, et sur mon chemin, des hommes devenus statues, et divers animaux transformés en pierres par l'aspect de Méduse. Ce visage hideux, je ne l'avais vu moi-même que réfléchi sur l'airain de mon bouclier ; et tandis que le sommeil versait ses pavots sur le monstre et sur ses couleuvres, je tranchai sa tête. Soudain Pégase, cheval ailé, et son frère Chrysaor, naquirent du sang que la Gorgone avait répandu. »

 

Persée leur apprend ensuite les dangers qui l'ont menacé dans ses voyages ; il leur dit quelles mers, quelles terres il a vues du haut des airs ; vers quels astres ses ailes l'ont emporté. Il se tait enfin, on l'écoutait encore. Un des convives demande d'où vient que, seule de ses sœurs, Méduse avait sur sa tête des cheveux hérissés de serpents.

 

Le petit-fils d'Acrisius reprend : Ce que vous demandez mérite d'être raconté. Apprenez que Méduse brillait jadis de tout l'éclat de la beauté, qu'elle fut l'objet des vœux empressés de mille amants. J'ai connu des personnes qui l'ont vue, et qui rendent ce témoignage. On dit que le dieu des mers fut épris de ses charmes, et osa profaner avec elle le temple de Pallas. La déesse rougit, détourna ses yeux modestes, et les cacha sous son égide. Pour venger ses autels souillés, elle changea les cheveux de Méduse en serpents. Maintenant même, la fille de Jupiter, pour imprimer la crainte, porte sur la terrible égide qui couvre son sein la tête de la Gorgone et ses serpents affreux.

 

Chant 5

 

Tandis que le fils de Danaé raconte ces merveilles, le palais de Céphée retentit de cris tumultueux. Ce ne sont plus les chants des fêtes de l'hymen, c'est le bruit terrible précurseur du meurtre et des combats. Le trouble et la confusion succèdent à l'allégresse, à la joie du festin. Telle frémit la tranquille surface des ondes, quand les vents déchaînés ont troublé le repos des mers.

 

L'imprudent Phinée, auteur de ce tumulte, s'avance à la tête de ses compagnons, et agitant un javelot de frêne, à la pointe d'airain :

 

« Me voici, s'écrie-t-il, perfide ravisseur de mon épouse ! me voici prêt à me venger. Ni tes ailes, ni Jupiter, que tu feins auteur de ta naissance, ne pourront te sauver de ma fureur ! »

 

Il dit, et s'apprête à lancer son javelot.

 

« Que faites-vous ? lui crie Céphée : ô mon frère ! quel aveugle transport vous entraîne ? Est-ce là le salaire dû à de tels bienfaits ? est-ce là le prix du salut de ma fille ? Ah ! si la vérité peut ici se faire entendre, ce n'est point ce héros qui vous ravit Andromède : c'est la colère des néréides ; c'est l'oracle d'Ammon ; c'est le monstre odieux qui, du sein des mers, venait la dévorer ! Vous la perdîtes dès lors qu'elle fut condamnée. Cruel ! pourriez-vous préférer qu'elle eût perdu la vie ? et la douleur d'un père vous consolerait-elle de sa mort ? C'est donc peu qu'enchaînée sous vos yeux, vous ne l'ayez secourue ni comme oncle, ni comme époux. Vous plaindriez-vous encore qu'un autre l'eût délivrée, et voudriez-vous lui arracher le prix de sa victoire ? Si ce prix paraît si cher à vos yeux, il fallait le mériter sur ce rocher même où ma fille était enchaînée. Souffrez du moins que le héros qui l'a sauvée, qui, en la sauvant, a consolé ma vieillesse, reçoive la récompense qui lui est due, que je lui ai promise, et réfléchissez enfin que ce n'est pas à vous qu'on le préfère, mais à la mort inévitable qui allait nous la ravir. »

 

Phinée se tait ; il menace de ses regards et son frère et Persée, incertain sur lequel il dirigera ses premiers coups. Il n'hésite pas longtemps, et lance sur son rival, avec la force et l'égarement de la fureur, le javelot qui s'enfonce dans le siège du héros. Soudain le héros se lève, et du même trait qu'il arrache, il eût atteint son superbe ennemi, s'il ne se fût caché derrière un autel, qui n'eût pas dû le protéger. Cependant le trait ne vole pas en vain ; il frappe au front Rhétus, qui tombe, palpite, et des flots de son sang souille les tables du festin.

 

Les compagnons de Phinée sont transportés d'une aveugle fureur. Les traits volent. On s'écrie que Céphée doit périr avec son gendre : mais Céphée s'est déjà retiré, attestant et la foi qu'il a jurée et les dieux de l'hospitalité, qu'il est innocent de ces désordres et de ces excès.

 

La guerrière Pallas vole au secours du fils de Jupiter ; elle le couvre de son égide, et soutient son courage. Athis, jeune Indien, avait suivi le parti de Phinée. Limnéé, fille du Gange, lui donna, dit-on, le jour dans ses grottes humides. Seize ans étaient son âge. Il relevait sa beauté de tout l'éclat de la parure. Vêtu d'une robe de pourpre ornée de franges d'or, il portait un riche collier ; un superbe bandeau rattachait ses cheveux parfumés de myrrhe. Quelque grande que fût son adresse à lancer au loin le javelot, il était encore plus habile à tirer de l'arc. Mais tandis qu'il le courbe avec effort, Persée saisit un tison sur l'autel, l'atteint au front, l'écrase, et le renverse expirant.

 

L'assyrien Lycabas verse des pleurs de rage, en voyant le bel Athis, qu'il aime tendrement, étendu sur le marbre, exhalant sa vie par sa large blessure. Il saisit l'arc qu'Athis avait tendu :

 

« Combats avec moi, barbare ! crie-t-il à Persée. Tu n'auras pas longtemps à t'applaudir de la mort d'un enfant et d'une victoire qui te rend plus odieux qu'elle ne t'honore. »

 

Il achevait à peine : le trait vole avec force lancé ; le petit-fils d'Acrisius l'évite, le reçoit dans les plis de sa robe, et levant sur Lycabas cette épée qu'il avait teinte du sang de Méduse, il la plonge dans son sein. L'Assyrien, tournant sur Athis des yeux qui déjà s'éteignent dans les ombres de la mort, tombe sur le corps de son jeune ami, et emporte aux enfers la consolation de le suivre et de mourir avec lui.

 

Cependant le fils de Métion, Phorbas, qui naquit à Syène, et Amphimédon de Libye, trop empressés au combat, glissent et tombent dans le sang dont le palais était inondé. Ils se relevaient : le fatal cimeterre atteint l'un à la gorge, et frappe l'autre dans les flancs. Mais il faut d'autres armes contre Érytus, fils d'Actor, qui s'avance portant, au lieu d'un javelot léger, une pesante hache d'airain. Le héros saisit sur la table, à deux mains, une urne, masse énorme, ciselée par une main savante, et la jette sur son ennemi, qui, vomissant un sang épais, presse la terre de son corps palpitant. Déjà Polydegmon, qui se disait issu de Sémiramis, Abaris, qui fut nourri sur le Caucase, Lycétus, né sur les bords du Sperchius, Hélix, à la longue chevelure, et Clytus et Phlégyas sont tombés sous les coups du fils de Jupiter. Il foule aux pieds des monceaux de morts ou de mourants.

 

N'osant combattre de près son redoutable ennemi, Phinée lui lance un second javelot, qui s'égare et va percer Idas, Idas, qui, malgré lui témoin du combat, n'avait pas combattu. Il lance un regard terrible sur Phinée, et s'écrie :

 

« Puisque tu me forces à prendre un parti, défends-toi de l'ennemi que tu viens de te faire, et paie de ton sang le mien par tes mains répandu ! »

 

Il dit, et veut lui renvoyer le fer qu'il arrache de sa blessure ; mais le sang en jaillit avec trop de violence ; il tombe, il expire sans pouvoir se venger.

 

Hoditès, qui ne reconnaît au-dessus de lui que Céphée, est abattu par Clymène ; Prothoénor, par Hypsée ; Hypsée lui-même par le Lyncide. Au milieu de cette foule au carnage échauffée, paraît Émathion, vieillard, ami de la justice, et qui craint les dieux. Le poids des ans le rend inhabile aux combats : il combat de la voix. Il maudit ces funestes divisions et ces armes impies. Mais tandis que ses mains tremblantes embrassent l'autel, Chromis fait tomber sa tête dans les feux sacrés, et son âme s'exhale dans les flammes, en murmurant des imprécations contre les meurtriers.

 

Phinée fait descendre chez les morts Ammon et Brotéas, qui furent portés ensemble dans le même sein, et qui eussent été invincibles, si le ceste eût pu vaincre l'épée. Il immole Ampycus, prêtre de Cérès, dont le front est ceint du bandeau sacré. Tu péris aussi, fils de Japet, toi qui n'étais pas né pour les jeux sanglants de la guerre, mais pour célébrer sur ta lyre les douceurs de la paix, et qui n'étais venu dans ces lieux que pour chanter l'hymen, sa fête, et ses plaisirs. Pettalus l'avait vu s'éloignant de la scène du carnage, et tenant sa lyre, arme trop inutile :

 

« Va, dit-il, avec un ris moqueur, achever tes chants dans les enfers. »

 

Il le frappe alors à la tempe gauche : l'infortuné chancelle, tombe, et les cordes de sa lyre rendent un son lamentable sous ses doigts mourants.

 

L'intrépide Lycormas ne laisse point ce meurtre sans vengeance. D'un bras nerveux il arrache de la porte une barre de fer, et frappe Pettalus, qu'il écrase, qu'il abat, comme sous la massue tombe un jeune taureau. Pélatès, qui naquit sur les bords du Cinyps, voulait arracher un autre barreau : Corythus, qui vint de la Marmarique, perce d'un trait aigu sa main, qui reste attachée à la porte. Abas l'achève en lui perçant le flanc, et, sans tomber, Pélatès expire suspendu par la main.

 

On voit périr Mélanée, qui avait suivi le parti du héros, et Dorylas, le plus riche des Nasamons, qui possédait de vastes champs, d'innombrables moissons. Le fer qui l'a blessé s'arrête dans l'aine, où les coups sont mortels. Le bactrien Halcyonée, qui l'a frappé, voyant ses yeux déjà couverts des ombres du trépas, insulte à ses derniers soupirs :

 

« De tant de champs dont tu fus le maître, qu'il te reste seulement l'espace qui couvre ton corps ! »

 

Il dit, et s'éloignait ; mais Persée va venger Dorylas ; il arrache de sa blessure fumante le javelot qu'il renvoie au Bactrien. Le fer l'atteint au front, le traverse, s'y fixe, et paraît également des deux côtés de la tête.

 

Tandis que la fortune seconde son courage, le fils de Jupiter frappe diversement Clytius et Clanis, nés d'une même mère. Un trait fortement lancé perce les deux cuisses du premier ; le second reçoit un javelot qu'il mord avec rage dans sa bouche sanglante. Persée immole Céladon, de Mendès ; Astrée qui doit le jour à une mère de Syrie, et dont le père est incertain ; Éthion, habile autrefois dans l'art de connaître l'avenir, mais qui dans ce jour n'a pu prévoir sa destinée ; et Thoactès, écuyer de Phinée ; et Agyrtès, infâme par le meurtre de son père.

 

Cependant les ennemis à vaincre l'emportent par le nombre sur ceux qui sont vaincus. À la perte d'un seul, mille sont encore acharnés. Tous combattent contre la justice, contre la foi donnée. Le héros n'a pour lui que les pleurs de son beau-père, de la reine, et de sa nouvelle épouse, qui remplissent le palais de vains gémissements. Leurs voix sont étouffées par le bruit des armes et par les cris des mourants. Bellone arrose de sang les pénates du palais, et renouvelle sans cesse la mêlée et la fureur des combattants.

 

Phinée et ses mille compagnons entourent et pressent le héros. Les traits volent autour de lui, brillent à ses yeux, sifflent à ses oreilles : telle et moins épaisse est la grêle qui tombe en hiver. Il appuie son dos contre une haute colonne, et ne pouvant plus être surpris par derrière, tourné contre la foule, il en soutient tous les efforts. Mais à la fois l'attaquent et le pressent d'un côté Molpée, de Chaonie, de l'autre le nabathéen Échemmon. Tel qu'un tigre qui, pressé par la faim, s'il entend mugir deux troupeaux dans diverses vallées, hésite sur celui qu'il doit attaquer, et voudrait les attaquer ensemble : tel Persée, incertain s'il doit frapper à droite ou à gauche, blesse enfin Molpée au-dessus du genou ; Molpée s'éloigne, et sa fuite suffit au héros. Échemmon furieux le presse ; il veut l'atteindre à la tête ; mais dans son aveugle transport il frappe la colonne, le fer se brise et vole en éclat : un éclat rejaillit et se fixe dans sa gorge. Cependant la blessure n'était pas mortelle. Échemmon frémit ; il tend des bras suppliants au vainqueur, qui enfonce dans son flanc le glaive de Mercure.

 

Voyant enfin que son courage allait succomber sous le nombre :

 

« Puisque c'est vous-mêmes qui m'y forcez, s'écria-t-il, j'emprunterai pour vous vaincre le secours de l'ennemi que j'ai vaincu. S'il me reste quelque ami parmi vous, qu'il détourne les yeux ! »

 

Et il présente à ses ennemis la tête de la Gorgone :

 

« Cherche ailleurs, dit Thescélus, quelqu'un qui se laisse effrayer par de vains prodiges ! »

 

Et levant sa main pour lancer un trait fatal, il devient marbre, et garde son attitude. Ampyx était auprès de lui : il allait frapper de son glaive le vaillant et généreux Lyncide ; son bras s'arrête immobile, et durcit étendu. Nilée, qui se vantait faussement d'être fils du Nil, et qui portait sur son bouclier les sept bouches du fleuve gravées en or et en argent, s'avance sur Persée :

 

« Regarde, lui disait-il, les preuves de ma superbe origine, et emporte aux enfers la consolation et l'honneur de mourir de ma main. »

 

Il ne peut achever ces derniers mots à demi prononcés. Sa bouche reste ouverte, mais ne peut plus faire entendre aucun son.

 

« Lâches, leur crie Éryx, ce n'est point le tête de la Gorgone, c'est l'effroi qui glace vos cœurs et vos bras. Avancez avec moi, et faites mordre la poussière à ce jeune audacieux qui n'a d'autres armes que de vains enchantements. »

 

Il voulait s'élancer : ses pieds s'attachent à la terre ; ce n'est plus qu'un rocher inanimé, qu'un simulacre de guerrier.

 

Ils avaient tous mérité ce châtiment : mais un soldat qui suivait le parti de Persée, l'imprudent Acontée, regarde par hasard, au milieu du combat, la tête de la Gorgone, et soudain il demeure immobile et transformé. Astyage, qui le croit encore vivant, le frappe de son épée, qui rebondit et rend un son aigu ; et tandis qu'il s'étonne de ce prodige, il est marbre lui-même, et conserve dans ses traits un air de surprise et d'étonnement.

 

Il serait inutile de dire tous les noms des guerriers de Phinée. Deux cents restaient encore échappés au glaive des combats : deux cents furent par la Gorgone en pierre transformés.

 

Phinée se repent enfin d'avoir allumé cette injuste guerre. Mais à quoi se résoudra-t-il ? il n'aperçoit que des simulacres inanimés, dans diverses attitudes. Il reconnaît en eux ses amis ; il les nomme, il les appelle, il invoque leur secours. Ne pouvant en croire ses yeux, il touche ceux qui sont près de lui : c'est du marbre que presse sa main. Il recule, il détourne la tété, et tendant à son ennemi des mains vaincues et des bras suppliants, il s'écrie :

 

« Tu triomphes, Persée ! écarte le visage de ce monstre, s'il fait lui-même ces prodiges ! écarte-le, je t'en conjure. Ce n'est ni la haine, ni la soif de régner qui ont armé mon bras. J'ai combattu pour une épouse. Tes droits sont tes bienfaits ; les miens sont le temps et mon amour. Je me repens d'avoir disputé ta conquête. Ô vaillant Persée, ne m'accorde plus rien que la vie. Tout le reste est à toi. »

 

Il dit, et n'ose regarder celui qu'il implore :

 

« Rassure-toi, timide Phinée, répond le héros. Je t'accorderai ce que tu demandes, ce qui est d'un si grand prix pour les lâches : tu ne périras point par le fer. Je ferai plus : tu seras un monument éternel de ma clémence. On te verra toujours dans le palais de mon beau-père ; et mon Andromède y sera consolée par ta vue de la perte d'un époux qui lui fut destiné. »

 

Il dit, et présente la tête de la Gorgone du côté vers lequel Phinée détournait ses regards effrayés. Phinée veut l'éviter : sa tête et son cou se raidissent ; ses yeux sont du marbre ; ses larmes, du cristal. Il conserve son air timide, son humble visage, ses mains suppliantes, et son front où reste empreinte la bassesse du crime.

 

Persée vainqueur revient avec son épouse dans sa patrie. Il entre dans Argos ; et vengeant Acrisius, son aïeul, trop indigne de ses bienfaits, il attaque Prétus, qui l'avait chassé du trône, et qui régnait dans ses états par la force usurpés. Ni le secours des armes, ni l'abri de ses remparts ne purent le défendre de l'aspect funeste de cette tête du monstre hérissée de serpents.

 

Et toi qui régnais sur les rochers de Sériphos, Polydectès, que tant de hauts faits, tant de renommée, et tant de travaux n'avaient pu désarmer ; toi qui nourrissais contre le héros une haine immortelle (les haines injustes n'ont point de fin), tu voulais rabaisser sa gloire ; tu prétendais que le vainqueur de la Gorgone se vantait d'un triomphe imposteur :

 

« Je vais, s'écrie Persée, donner à la vérité un témoignage éclatant. Amis ! fermez les yeux. »

 

Soudain il élève la tête de la Gorgone, et Polydectès n'est plus qu'un rocher de son île.

 

La guerrière Pallas, sœur de Persée, invisible à ses yeux, avait jusqu'alors accompagné ses pas. Mais, s'enveloppant d'une nue épaisse, elle quitte Sériphos, laissant à sa droite et Cythnos et Gyaros. Elle plane sur les mers pour abréger sa route, découvre les murs de Thèbes, s'arrête sur l'Hélicon, aborde les neuf Sœurs, et leur tient ce langage :

 

« La Renommée a porté jusqu'à moi la merveille de cette fontaine nouvellement sortie de la terre sous les pieds de Pégase. J'ai voulu voir ce prodige opéré par le coursier ailé qui naquit, en ma présence, du sang de la Gorgone. »

 

« Déesse, répond Uranie, quel que soit le motif qui vous amène, votre présence nous est toujours agréable. La Renommée n'a point semé un bruit mensonger. Oui, Pégase a fait jaillir cette onde merveilleuse. »

 

Et la muse conduit la déesse vers la source sacrée. Pallas admire le prodige de cette onde et de son origine. Elle visite l'Hélicon, ses bois antiques et sacrés, ses grottes, ses lits de verdure et de fleurs, et trouve les filles de Mnémosyne également heureuses et par leurs nobles études et par les charmes de leur séjour. Une des neuf Sœurs lui adresse alors ce discours :

 

« Si votre courage ne vous portait à de plus hautes entreprises, déesse, vous eussiez pu vous mêler dans nos chœurs. Oui : vous louez avec justice et nos travaux et notre asile. Notre destin serait plus heureux, s'il était plus tranquille. Mais il n'est rien que le crime n'ose tenter. Tout alarme des vierges timides, et la sacrilège audace de Pyrénée vient sans cesse se retracer à mon esprit troublé.

 

« Le barbare, à la tête des Thraces inhumains, s'était emparé de Daulis, des champs de la Phocide, et maintenait ses injustes conquêtes. Nous suivions le chemin du Parnasse. Il vient à nous, et nous rend les honneurs qu'on doit à des déesses (car il nous connaissait) ; mais ses hommages étaient trompeurs : – Filles de Mnémosyne, dit-il, arrêtez ici vos pas : ne craignez rien ; entrez dans mon palais ; vous y trouverez un asile contre l'orage et la pluie (il pleuvait effectivement). Souvent les dieux ont honoré de leur présence les simples cabanes des mortels.’

 

« Cédant à sa prière, et vaincues par le temps, nous entrons dans le vestibule de son palais. L'orage était dissipé. Vainqueur de l'Auster pluvieux, l'Aquilon chassait au loin les sombres nuages, et le ciel redevenait serein. Nous sortions : Pyrénée ferme les portes, et se dispose à la violence. Soudain, nous élevant sur des ailes, nous fuyons à travers les airs. Le tyran étonné veut nous suivre, et monte au sommet d'une tour : – Quelque route que vous preniez, je la prendrai moi-même.’ Il dit, et, furieux, s'élance, se précipite, et, brisé dans sa chute, il arrose la terre de son sang odieux. »

 

Ainsi parlait la muse, lorsque l'air frémit d'un bruit confus de battements ailés, et du haut des arbres une voix semble saluer Minerve. La déesse lève les yeux, et cherche d'où partent des sons si bien articulés. Elle croit qu'une voix humaine a frappé son oreille. C'était celle d'un oiseau ; c'était celle des pies qui, au nombre de neuf, déploraient leurs nouveaux destins, et, placées sur des branches élevées, imitaient de l'homme la voix et le langage.

 

Minerve s'étonne et la muse reprend :

 

« C'est depuis peu que, vaincues dans un défi, celles que vous entendez augmentent le nombre des oiseaux. Elles naquirent d'Évippé de Péonie, et de Piéros, qui règne sur les riches campagnes de Pella. Évippé invoqua neuf fois Lucine, et neuf fois féconde mit neuf vierges au jour. Fières de leur nombre au nôtre égal, elles traversent les villes de l'Hémonie et de l'Achaïe, arrivent sur la double colline, et, par ces mots, nous défient au combat : – Cessez, Thespiades, cessez d'abuser par de vains accords les esprits ignorants. Osez aujourd'hui nous disputer le prix du chant. Vous ne l'emporterez ni par votre voix, ni par votre art. Notre nombre égale le vôtre. Cédez-nous, si vous êtes vaincues, les sources d'Hippocrène et d'Aganippe ; ou recevez pour prix de la victoire les campagnes d'Émathie jusqu'aux monts couverts de neige qu'habitent les Péoniens. Que les nymphes soient les juges du combat.’ Il était peu glorieux sans doute d'accepter un tel défi ; mais il eût paru honteux de le refuser. Les nymphes prises pour arbitres jurèrent par les fleuves qu'elles jugeraient avec équité, et s'assirent sur des bancs de rocher.

 

« Alors sans que le sort eût réglé l'ordre du chant, celle des Piérides qui proposa le défi chante la guerre des géants, dégrade la majesté des dieux, et célèbre l'audace de leurs coupables ennemis. Elle raconte que Typhée, sorti des entrailles de la terre, porta la terreur aux plaines de l'éther ; que les dieux prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'aux sept bouches du Nil. Elle ajoute que, toujours poursuivis par ce monstrueux enfant de la Terre, les immortels effrayés se dérobèrent à sa fureur, sous les formes de divers animaux. Jupiter, dit-elle, devint le chef de ce troupeau ; et c'est depuis ce temps que la Libye, lui donnant des cornes recourbées, l'adore sous le nom d'Ammon. Le dieu de Délos prit la noire figure d'un corbeau ; Bacchus se cacha sous la forme d'un bouc ; on vit Diane se changer en chatte ; et Junon en génisse. Vénus se couvrit de l'écaille d'un poisson, et Mercure emprunta les traits et l'aile de l'ibis.

 

« C'est ainsi que la fille de Piérus chanta sur sa lyre la guerre des géants. Les nymphes nous invitèrent à commencer nos concerts… Mais peut-être, déesse, un soin plus important vous appelle loin de nous. »

 

« Non, répond l'immortelle ; répétez fidèlement ce que vous chantâtes ; et elle s'assied sous les ombrages verts. »

 

La muse reprend :

 

« Une seule de nous, ce fut Calliope, soutint l'honneur du combat. Elle se lève, et ceignant de lierre ses cheveux flottants, ses doigts légers préludent savamment sur les cordes de sa lyre. Elle chante, et sa voix harmonieuse s'unit à ses brillants accords.

 

– Cérès inventa le soc qui déchire et féconde la terre. L'homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plus doux, et ses premières lois. Nous devons tout aux bienfaits de Cérès. C'est elle que je vais chanter. Puissent mes vers être dignes de la déesse ! certes, la déesse est digne de mes vers.

 

‘L'île de Trinacrie couvre le vaste corps d'un géant foudroyé par Jupiter. L'orgueilleux Typhée, qui dans son audace osa lui disputer l'Olympe, gémit et souvent s'agite en vain sous cette énorme masse. Sur sa main droite est le cap de Péloros ; sur sa gauche, le promontoire de Pachynos ; sur ses pieds, l'immense Lilybée. L'Etna charge sa tête. C'est par le sommet de ce mont que sa bouche ardente lance vers les cieux des flammes et des sables hurlants. Il lutte pour briser ses fers. Il veut secouer les cités, les montagnes qui l'écrasent ; et la terre tremble jusqu'en ses fondements. Pluton lui-même craint qu'elle ne s'entrouvre, et que le jour pénétrant dans son empire n'épouvante les ombres dans l'éternelle nuit.

 

‘Il descend de son trône ténébreux. Il parcourt la Sicile, guidant les noirs coursiers qui sont attelés à son char ; il examine avec soin les fondements de l'île. Tout lui paraît solide. Aucun danger ne le menace, et sa terreur s'évanouit. Du haut du mont Éryx, Vénus aperçoit le monarque errant dans la plaine ; elle embrasse son fils, et lui dit : – Ô toi, mon appui, ma puissance, et ma gloire, Cupidon, prends ces traits qui soumettent tout à ton empire ; lance les plus rapides sur ce dieu, à qui, dans le triple partage du monde, échurent les enfers. Tu as triomphé de tous les dieux de l'Olympe, de Jupiter lui-même, des divinités de la mer, et de celui qui leur donne des lois. Pourquoi laisserais-tu tranquille l'empire des morts ? pourquoi n'y pas étendre ton pouvoir et celui de ta mère ? Il s'agit de la troisième partie de l'univers. Déjà dans le ciel on méconnaît notre puissance ; ton autorité et la mienne s'y affaiblissent tous les jours. Ne vois-tu pas la guerrière Pallas et la déesse des forêts échapper à mon pouvoir ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, nous prépare la même injure. Elle ambitionne aussi la gloire de garder sa virginité. Ah ! si je te suis chère, fais que Pluton épouse sa nièce, et partage avec elle le trône des enfers !’ Vénus dit, et l'Amour a détaché son carquois. Il y prend, sous les yeux de sa mère, un trait qu'il choisit entre mille. Il n'en est point de plus aigu, de plus certain, de plus rapide. Il courbe l'arc sur son genou : le trait acéré part, vole, et perce le cœur du farouche Pluton.

 

‘Non loin des murs d'Henna est un lac profond qu'on appelle Pergus. Jamais le Caÿstre ne vit autant de cygnes sur ses bords. Des arbres à l'épais feuillage couronnent le lac d'un berceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La terre que baigne cette onde paisible est émaillée de fleurs. Là règnent, avec les Zéphyrs, l'ombre, la fraîcheur, un printemps éternel ; là, dans un bocage, jouait Proserpine. Elle allait, dans la joie ingénue de son sexe et de son âge, cueillant la violette ou le lis, en parant son sein, en remplissant des corbeilles, en disputant à ses compagnes à qui rassemblerait les fleurs les plus belles.

 

‘Pluton l'aperçoit et s'enflamme. La voir, l'aimer, et l'enlever, n'est pour lui qu'un moment. La jeune déesse, dans son trouble et dans son effroi, appelle en gémissant sa mère, ses compagnes, et sa mère surtout. Sa moisson de lis s'échappe de sa robe déchirée. Ô candeur de son âge ! dans ce moment terrible la perte de ses fleurs excite encore ses regrets.

 

‘Cependant le ravisseur hâte ses coursiers ; il les excite et les nomme tour à tour. Il agite sur leur cou, sur leur longue crinière les rênes et le frein que rouille et noircit leur écume. Il traverse les lacs profonds, les étangs des Palices, dont les eaux bouillantes s'imprègnent du soufre qui sort de la terre ardente ; et les champs où les Bacchiades, qui de l'île de Corinthe abordèrent en Sicile, bâtirent Syracuse entre deux ports d'inégale grandeur.

 

‘Entre Aréthuse et Cyané, deux écueils forment une étroite mer. C'est là qu'habite Cyané, la plus belle des nymphes de Sicile, et le lac porte son nom. Elle s'élève, de la moitié du corps, au-dessus des eaux profondes ; elle aperçoit le ravisseur, et s'écrie : – Vous n'irez pas plus loin. Vous ne pouvez, en dépit de Cérès, être l'époux de sa fille. Il fallait la demander, et non la ravir. Moi-même (si pourtant il m'est permis de faire cette comparaison) je fus aimée d'Anapis, et je l'épousai, vaincue par ses prières, et non par cet effroi dont la jeune déesse est saisie.’ Elle dit, et étendant ses bras, elle s'oppose à son passage. Le fils de Saturne ne peut plus retenir sa colère. Il lance d'un bras nerveux son sceptre dans le fond du lac ; la terre frappée reçoit le char dans ses flancs, et lui ouvre le chemin des enfers.

‘La nymphe gémit et se plaint de l'enlèvement de Proserpine, et des droits violés de son onde. Elle conserve en secret dans son cœur une douleur que le temps ne peut guérir. Elle se fond en pleurs et se dissout dans les mêmes eaux dont elle fut la divinité. Alors on eût vu tous ses membres s'amollir, ses os devenir flexibles, ses ongles perdre leur dureté ; ses blonds cheveux, ses doigts légers, ses jambes et ses pieds délicats, se changer en limpides canaux ; ses épaules, son dos, ses flancs, et son sein, s'écouler en ruisseaux. Ce n'est plus du sang, c'est de l'eau qui court dans ses veines ; et de la nymphe de l'onde il ne reste plus rien que la main puisse presser.

 

‘Cependant, alarmée du sort de sa fille, Cérès la cherche en vain. Elle erre par toute la terre et sur toutes les mers, soit que l'Aurore, aux cheveux brillants de rosée, paraisse à l'orient, soit que Vesper ramène de l'occident le silence et les ombres. Elle allume aux feux de l'Etna deux flambeaux de sapin dont la lumière guide ses pas empressés dans les froides ténèbres de la nuit : et dès que le soleil a fait pâlir les étoiles, elle demande sa fille, et jusqu'au retour du soir la redemande encore.

 

‘Un jour qu'épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune onde propice à ses vœux, le hasard découvre à ses yeux le chaume d'une cabane. Elle frappe à son humble entrée ; une vieille paraît, et voit la déesse qui lui demande une eau pure pour se désaltérer. Aussitôt elle lui présente un breuvage d'orge et de lait qu'elle avait préparé. Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant au cœur dur la regarde avec audace, s'arrête devant elle, et rit de son avidité.

 

‘Cérès ne peut souffrir cette insulte et jette sur l'enfant, qui parle encore, le reste de son breuvage. Au même instant, son visage se couvre de taches légères. Ses bras amincis descendent vers la terre. Une queue termine son corps, qui se rétrécit, pour qu'il ne puisse nuire. Il est changé en lézard. La vieille en pleurs s'étonne de ce prodige ; elle veut le toucher ; mais il rampe, il fuit, il se cache dans des trous obscurs ; et les taches sur sa peau, semées comme autant d'étoiles, lui ont fait donner le nom de Stellion.

 

‘Je ne dirai point quelles terres, quelles mers, parcourut la déesse. L'univers manqua bientôt à ses recherches vaines. Elle revient enfin dans la Sicile ; et tandis qu'elle s'informe toujours du destin de sa fille, elle arrive au lac de Cyané. Si cette nymphe eût conservé sa première forme, elle aurait tout raconté ; mais elle n'a plus ni langue, ni voix. Elle donne cependant des indices certains. Elle montre à la déesse la ceinture de sa fille qui, tombée par hasard dans ces ondes sacrées, paraît encore à leur surface, et flotte à replis sinueux.

 

‘Cérès la reconnaît ; et comme si alors elle recevait la première nouvelle de la perte de sa fille, elle arrache ses cheveux épars, elle frappe et meurtrit son sein. Ignorant en quel lieu de la terre est Proserpine, elle maudit la terre entière, accuse son ingratitude, et la déclare indigne de ses bienfaits. Elle accable surtout de sa haine la Sicile, où elle a trouvé les premières traces de son malheur. De sa main irritée elle brise le soc et les instruments du laboureur. Elle frappe de mort le bœuf agricole, le colon innocent ; et, corrompant les germes, elle ordonne aux champs d'étouffer ceux qui leur sont confiés. Ainsi la Sicile perd sa fertilité, si célèbre dans le monde. Les semences périssent en naissant, brûlées par les feux du soleil, ou inondées par des torrents de pluie. Les astres et les vents exercent de funestes influences. D'avides oiseaux dévorent les grains que l'on confie à la terre ; et l'ivraie, le chardon, et l'herbe parasite, détruisent les moissons.

 

‘Cependant Aréthuse élève sa tête au-dessus de ses ondes. Elle écarte de la main les cheveux humides qui couvraient son visage, et s'écrie : – Mère des fruits de la terre, mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans tout l'univers, suspendez vos vengeances cruelles : cessez de ravager une contrée qui n'a point mérité votre courroux. Elle est toujours fidèle à vos lois, et c'est en dépit d'elle que son sein s'est ouvert au ravisseur. Ce n'est point ici pour ma patrie que j'implore votre pitié. Étrangère dans cette île, Pise m'a vu naître, et je tire mon origine de l'Élide. Je voyage dans la Sicile ; mais cette terre m'est plus chère qu'aucune autre ; j'y ai transporté mes pénates ; j'y ai fixé ma demeure. Ô déesse ! daignez l'épargner, et calmez votre courroux. Lorsque vous serez libre d'inquiétudes, et que votre front sera moins chargé de soucis, je vous raconterai comment, du sein de la Grèce, mon onde se fraie sous les mers, vers l'Ortygie, une route nouvelle. La terre m'ouvre son sein, je coule à travers ses cavernes profondes, et je reparais enfin dans ce lieu, où je revois le ciel si longtemps caché à mes regards. En traversant ces routes obscures et voisines des gouffres du Styx, j'ai vu Proserpine. La tristesse et l'effroi sont encore empreints sur son visage ; mais elle règne dans l'empire des ombres, et elle est la puissante épouse du roi des enfers.’ À ce discours, la déesse étonnée, pareille au marbre que travailla le ciseau, reste sans mouvement. Le dépit et la colère succèdent enfin à son égarement. Elle monte sur son char, qui l'emporte au céleste séjour, et s'arrêtant devant Jupiter, le visage baigné de larmes, les cheveux épars : – Souverain des dieux, dit-elle, je viens t'implorer pour mon sang et pour le tien. Si tu n'as point pitié d'une mère, que du moins ma fille puisse toucher le cœur de son père. Ne la punis point de me devoir le jour. Je la retrouve enfin cette fille que j'ai si longtemps cherchée, si pourtant c'est la retrouver que d'être plus certaine de l'avoir perdue ! si c'est la retrouver que de savoir où elle est ! Je puis pardonner à Pluton, pourvu qu'il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n'est plus à moi ! ta fille ne peut être la proie d'un ravisseur.’

 

‘Jupiter lui répond :

 

– Proserpine est le gage de notre amour, et l'objet commun de nos soins les plus chers. Mais, s'il faut donner aux choses leur véritable nom, l'action de Pluton est, non pas un outrage, mais un excès d'amour. Si vous consentez à son hymen, un gendre tel que lui ne saurait nous faire rougir. Sans parler de ses autres avantages, n'est-ce pas assez pour lui d'être frère de Jupiter ? Mais que lui manque-t-il ? il ne le cède qu'à moi ; et ma puissance absolue, je ne la dois qu'au sort. Si cependant vous persistez à vouloir arracher votre fille de ses bras, elle peut encore vous être rendue, pourvu qu'elle n'ait goûté à aucun fruit dans les enfers. Tel est l'arrêt des Parques inflexibles.’

 

‘Il dit, et Cérès croit déjà ramener sa fille de l'empire des morts ; mais les destins s'opposent à ses vœux. La jeune déesse a déjà manqué aux conditions prescrites. Tandis qu'elle erre à l'aventure dans les jardins de Pluton, elle cueille une grenade, en tire sept grains, et les porte à sa bouche. Ascalaphus est seul témoin de cette action de la déesse. On dit qu'une des nymphes les plus célèbres de l'Averne, Orphné, lui donna le jour dans un antre sombre qui baigne l'Achéron, son amant. Ascalaphus a vu Proserpine, il la décèle, et lui ôte ainsi tout espoir de retour.

 

‘La reine de l'Érèbe gémit, et change en un vil oiseau son profane délateur. Elle arrose sa tête de l'eau du Phlégéthon ; et sa tête ne montre plus qu'un bec crochu, des plumes, et de grands yeux. Il se dépouille de sa forme naturelle ; il s'élève nonchalamment sur des ailes jaunâtres. Sa tête grossit, ses ongles s'allongent et se recourbent. Il agite pesamment le plumage qui couvre ses bras engourdis. Hideux hibou, oiseau des ténèbres, il n'annonce que des malheurs ; il ne présente aux mortels que de sinistres présages.

 

‘Ascalaphus peut paraître avoir mérité ce prix de son indiscrétion. Mais vous, fille d'Acheloüs, d'où vous viennent, avec un visage de vierge, ces pieds d'oiseaux et ces ailes légères ? Serait-ce, ô doctes Sirènes, parce que, fidèles compagnes de Proserpine, vous suiviez ses pas lorsque dans les campagnes d'Henna elle cueillait les fleurs du printemps ? Après avoir vainement parcouru toute la terre pour retrouver la déesse, vous voulûtes la chercher sur les vastes mers, et vous implorâtes des ailes. Vous éprouvâtes des dieux faciles. Ils exaucèrent vos vœux, et pour conserver vos chants, dont la mélodie charme l'oreille, ils vous laissèrent des humains les traits et le langage.

 

‘Cependant, arbitre équitable des différends de Pluton et de Cérès, Jupiter entre elle et lui veut partager l'année. Il ordonne que Proserpine prenant place tour à tour parmi les divinités des deux empires, accorde six mois à sa mère, et six mois à son époux. Alors le calme renaît dans l'âme de Cérès, et son visage a repris son auguste sérénité. Son front, qui eût pu paraître nébuleux même au sombre monarque des enfers, s'est éclairci, pareil à l'astre du jour qui sort vainqueur des nuages qui le cachaient, et reparaît avec tout son éclat.

 

‘Maintenant qu'elle a retrouvé sa fille, la déesse, satisfaite et tranquille, veut savoir, ô belle Aréthuse, pourquoi tu quittas l'Élide, pourquoi tu devins une source sacrée.

 

‘La naïade élève sa tête au-dessus de ses ondes, et ses ondes se taisent à son aspect. Elle presse sous ses doigts son humide chevelure, et d'Alphée raconte ainsi les anciennes amours :

 

– Je fus une des nymphes de l'Achaïe. Nulle ne fut plus habile à chasser dans les forêts, à tendre des filets. Quoique je n'eusse jamais ambitionné les éloges qu'on donne à la beauté, quoique la réputation de mon courage me suffit, on vantait cependant mes appas ; mais mon innocence me faisait rougir de ces avantages, dont les nymphes tirent vanité, et le don de plaire passait pour un crime à mes yeux.

 

Un jour, je m'en souviens, je revenais de la forêt de Stymphale, accablée du poids des chaleurs, que rendaient plus pesant les travaux pénibles de la chasse ; je trouve un ruisseau dont l'onde, qui paraît immobile, erre lentement sans murmure, et permettait à l'œil de compter les cailloux que couvre son limpide cristal. Son cours est presque insensible ; et de vieux saules, de hauts peupliers, qu'entretient sa fraîcheur, l'abritent de leur ombre. Je m'approche de ses bords. Je mets un pied dans l'onde ; j'y descends ensuite jusqu'aux genoux. Je détache enfin mes vêtements légers ; je les suspends sur un saule courbé, et je me plonge dans les flots. Mais tandis que de mes mains je frappe l'onde, et l'agite, et la divise dans mes jeux, je ne sais quel murmure semble sortir du fond des eaux : je frémis, et, dans mon effroi, je m'élance sur le bord le plus prochain.

 

« Où fuyez-vous, Aréthuse ? s'écrie Alphée, d'une voix sourde, du sein des flots : où fuyez-vous ? » répéta-t-il encore. Je m'échappe nue et craintive. J'avais laissé mes vêtements sur la rive opposée. Alphée me poursuit et s'enflamme ; et l'état où il me voit semble lui promettre un triomphe facile.

 

Cependant je hâte ma fuite ; il précipite ses pas. Ainsi, d'une aile tremblante, la timide colombe fuit devant le vautour ; ainsi le vautour effraie et poursuit la timide colombe. Je cours jusqu'aux murs d'Orchomène, au-delà de Psophis. Je traverse le mont Cyllène, le Ménale, le froid Érymanthe, et j'arrive dans l'Élide. Alphée dans sa course n'était pas plus rapide que moi, mais nos forces étaient trop inégales. Je ne pouvais soutenir longtemps mes efforts, il pouvait encore continuer les siens. Cependant je courais à travers les campagnes. J'avais franchi des montagnes ombragées de forêts, des ravins, des rochers, et des lieux qui n'offraient aucun chemin.

 

Le soleil était derrière moi. Bientôt j'aperçois une ombre qui s'allonge et devance mes pas. J'aurais pu la croire une illusion née de mon effroi. Mais j'entendais sur l'arène ses pas retentissants. Déjà son haleine brûlante et pressée agitait mes cheveux. J'allais succomber à ma lassitude :

 

« O toi, Diane, m'écriai-je, entends mes vœux ! protège une de tes nymphes, s'il est vrai que souvent tu me donnas à porter ton arc et ton carquois ! »

 

La déesse entend ma prière, saisit une nue épaisse, et la jette autour de moi. Alphée me cherche en vain. Il ne me voit plus ; il ignore où je suis. Deux fois il fait le tour du nuage qui me dérobe à ses regards. Deux fois il s'écrie :

 

« Aréthuse ! ô Aréthuse ! où êtes-vous ? »

 

Quel fut alors mon effroi ! Telle est la brebis lorsqu'elle entend le loup frémir autour de son étable : tel le lièvre timide qui, caché dans un buisson, voit la meute ennemie, et n'ose faire aucun mouvement.

 

Cependant Alphée persiste. Il n'aperçoit au-delà de la nue, au-delà de ce lieu, aucune trace de mes pas. Il ne s'éloigne ni de ce lieu, ni de la nue. Tout à coup une froide sueur se répand sur mes membres affaissés. L'onde coule de tout mon corps, elle naît partout sous mes pas. Mes cheveux se fondent en rosée, et je suis changée en fontaine, en moins de temps que je n'en mets à vous le raconter. Mais Alphée m'a bientôt reconnue dans cette onde qu'il aime encore. Il dépouille les traits mortels dont il s'était revêtu. Il redevient fleuve, et veut mêler ses flots avec les miens. Diane ouvre la terre. Je poursuis secrètement mon cours dans ses antres obscurs, roulant vers l'Ortygie qui m'est chère, puisqu'elle porte le nom de la déesse qui vint à mon secours ; et c'est dans cette île que je reparais au jour pour la première fois.’

 

‘Ainsi parle Aréthuse ; et la déesse des moissons attelle deux dragons, les soumet au frein, s'élance sur son char rapide, et le faisant rouler entre le ciel et la terre, dans le vague des airs, descend dans la ville consacrée à Minerve. Elle confie son char au jeune Triptolème, et lui remettant des semences fécondes, elle lui commande de fertiliser les champs que le soc a retournés jadis, et ceux dont le soc n'ouvrit jamais le sein.

 

‘Déjà Triptolème avait traversé dans les airs et l'Europe et l'Asie. Il descend dans la Scythie, au palais de Lyncus. Lyncus régnait dans ces contrées. – Quel est, lui dit ce prince, le motif de ton voyage ? quel est ton nom ? et quelle est ta patrie ?’

 

– Triptolème est mon nom ; la célèbre Athènes est ma patrie, lui répond l'étranger. Je ne suis venu ni par terre, à travers de longs chemins, ni sur un vaisseau qui sillonna les mers : je me suis ouvert un passage dans les plaines de l'éther. J'apporte avec moi les dons de Cérès, qui, confiés aux champs, produisent une nourriture salutaire et d'abondantes moissons.’

 

‘Le barbare, jaloux d'une pareille découverte, et voulant en usurper l'honneur, reçoit Triptolème dans son palais ; et tandis que le sommeil le livre sans défense, il l'attaque le fer en main. Il allait achever son crime : Cérès le change en lynx, et ordonne au jeune Athénien de remonter sur son char, et de le guider dans les airs.’

 

« Calliope avait fini ses chants. Les nymphes, d'une voix unanime, décernent le prix aux déesses de l'Hélicon. Les Piérides vaincues murmurent l'injure et l'outrage. – Puisque, reprit la Muse, c'est peu pour vous d'avoir déjà mérité, par votre défi téméraire, un légitime châtiment, et que vous osez encore ajouter l'insulte à l'audace, la patience n'est plus en notre pouvoir ; et justement irritées, nous saurons vous punir et nous venger.’

 

« Elles écoutaient nos menaces avec un ris moqueur. Mais voulant joindre à la violence de leurs clameurs des gestes insolents, elles aperçoivent des plumes croître sur leurs doigts et sur leurs bras. Elles voient leur bouche se durcir en un bec allongé. Déjà changées en oiseaux, elles voulaient meurtrir leur sein, elles battent des ailes, et s'élèvent dans les airs. Elles vont se percher sur les arbres, et transformées en pies, elles ont conservé leur caquet indiscret et leur cri rauque et babillard. »

 

Chant 6

 

Pallas avait écouté ce récit et ces chants ; elle avait approuvé la vengeance des neuf sœurs :

 

« Mais ce n'est pas assez de louer, dit-elle ensuite en elle-même ; je dois mériter d'être louée à mon tour, et ne pas souffrir qu'on méprise impunément ma divinité. »

 

Alors elle se rappelle l'orgueil de la lydienne Arachné, qui se vante de la surpasser dans l'art d'ourdir une toile savante. Arachné n'était illustre ni par sa patrie, ni par ses aïeux : elle devait tout à son art. Natif de Colophon, Idmon, son père, humble artisan, teignait les laines en pourpre de Phocide. Née dans un rang obscur, assortie à cet époux vulgaire, sa mère n'était plus. Cependant, malgré son origine, et quoiqu'elle habitât la petite ville d'Hypaepa, Arachné, par son travail, s'était fait un nom célèbre dans toutes les villes de la Lydie.

 

Souvent les nymphes de Tmole descendirent de leurs verts coteaux ; souvent les nymphes du Pactole sortirent de leurs grottes humides pour admirer son art et ses travaux. On aimait à voir et les chefs-d'œuvre qu'elle avait terminés, et les trames que sa main ourdissait encore avec plus de grâce et de légèreté.

 

Soit qu'elle trace à l'aiguille les premiers traits, soit qu'elle dévide la laine en globes arrondie, soit que, mollement pressés, de longs fils s'étendent imitant par leur blancheur et leur finesse des nuages légers, soit que le fuseau roule sous ses doigts délicats, soit enfin que l'aiguille dessine ou peigne sur sa trame, on croirait reconnaître l'élève de Pallas. Mais Arachné rejette cet éloge. Elle ne peut souffrir qu'on lui donne pour maîtresse une immortelle :

 

« Qu'elle ose me disputer le prix, disait-elle ! si je suis vaincue, à tout je me soumets. »

 

Pallas irritée prend les traits d'une vieille. Quelques faux cheveux blancs ombragent son front, et sur son bâton elle courbe une feinte vieillesse.

 

Elle aborde Arachné, et lui tient ce discours :

 

« On a tort de mépriser et de fuir les vieillards. L'expérience est le fruit des longues années. Ne rejetez pas mes conseils. Ayez, j'y consens, l'ambition d'exceller parmi les mortelles dans votre art ; mais cédez à Pallas. Invoquez l'oubli de votre orgueil téméraire, de vos superbes discours, et la déesse pourra vous pardonner. »

 

Arachné jette sur elle un regard irrité. Elle quitte l'ouvrage qu'elle a commencé, et retenant à peine sa main prête à frapper, et la colère qui anime ses traits :

 

« Insensée, dit-elle à la déesse qu'elle ne reconnaît pas, le poids de l'âge qui courbe ton corps affaiblit aussi ta raison. C'est un malheur pour toi d'avoir vécu si longtemps. Que ta fille, ou ta bru, si tu as un fille, si tu as une bru, écoutent tes leçons. Je sais me conseiller moi-même ; et, pour te convaincre que tes remontrances sont vaines, apprends que je n'ai point changé d'avis. Pourquoi Minerve refuse-t-elle d'accepter mon défi ? pourquoi ne vient-elle pas elle-même me disputer le prix ? »

 

« Elle est venue ! » s'écria la déesse.

 

Et soudain, dépouillant les traits de la vieille, elle lui montre Pallas. Les nymphes la saluent. Les femmes de Lydie s'inclinent avec respect devant elle. Arachné seule n'est point émue ; elle rougit pourtant. Un éclat subit a teint involontairement ses traits, et s'est bientôt évanoui, pareil à l'air qui se teinte de pourpre au lever de l'Aurore, et qu'on voit blanchir aux premiers feux du jour.

 

Emportée par le désir d'une gloire insensée, elle persiste dans son entreprise, et court à sa ruine. La fille de Jupiter accepte le défi ; et renonçant à donner des conseils inutiles, elle s'apprête à disputer le prix. Aussitôt l'une et l'autre se placent de différents côtés. Elles étendent la chaîne de leurs toiles, et l'attachent au métier. Un roseau sépare les fils. Entre les fils court la navette agile. Le peigne les rassemble sous ses dents, et les frappe, et les resserre. Les deux rivales hâtent leur ouvrage. Leurs robes sont rattachées vers le sein. Leurs bras se meuvent avec rapidité ; et le désir de vaincre leur fait oublier la fatigue du travail.

 

Dans leurs riches tissus, elles emploient les couleurs que Tyr a préparées ; elles unissent et varient avec art leurs nuances légères : tel brille, en décrivant un cercle immense dans la nue, cet arc que de ses rayons le soleil forme sous un ciel orageux ; il brille de mille couleurs : mais l'œil séduit n'en peut saisir l'accord imperceptible, et séparer les nuances, qui semblent en même temps se distinguer et se confondre. Telle est la délicatesse de leur travail. Sous leurs doigts, de longs fils d'or s'unissent à la laine, et sur leurs tissus elles représentent des faits héroïques.

 

Pallas peint sur le sien le rocher de Mars, et le différend qu'elle eut avec Neptune sur le nom que porterait la ville de Cécrops. Les douze grands dieux sont assis sur des trônes élevés ; ils brillent de tout l'éclat de l'immortalité. Leurs traits indiquent leur rang et leur grandeur. Au milieu d'eux, Jupiter porte sur son front la majesté suprême du monarque de l'univers. Neptune est debout. Il frappe le rocher de son trident, et de ses flancs ouverts s'élance un coursier vigoureux. C'est par ce prodige qu'il prétend au droit de nommer cette antique contrée. La déesse se peint elle-même, armée de sa lance et de son bouclier. Le casque brille sur sa tête, et la redoutable égide couvre son sein. De sa lance elle frappe la terre, qui soudain produit un olivier riche de son feuillage et de ses fruits. Les dieux admirent ; et Pallas, par sa victoire, termine la dispute, et couronne son travail.

 

Mais afin que sa rivale apprenne, par l'exemple, ce qu'elle doit attendre de son audace insensée, elle représente dans les angles de son tissu quatre combats pareils. Les figures sont beaucoup moins grandes ; mais elles ont toutes le caractère qui leur est propre, et l'œil les distingue facilement.

 

Ici la déesse peint Hémus, roi de Thrace, et Rhodope son épouse, qui dans leur fol orgueil osèrent prendre les noms de Jupiter et de Junon. Autrefois souverains, ils sont aujourd'hui deux monts couronnés de frimas.

 

Là, elle représente le destin déplorable de la reine des Pygmées. Elle avait osé défier l'épouse du maître des dieux. Changée en grue, elle est condamnée à faire la guerre à ses sujets.

 

Plus loin, elle trace l'aventure d'Antigone, qui avait eu l'audace de se comparer à Junon. Ni les murs d'Ilion, ni Laomédon, son père, ne purent la garantir du courroux de la déesse ; et, changée en cigogne, elle est encore vaine de la blancheur de son plumage.

 

Dans le dernier coin du tissu on voit le malheureux Cyniras embrassant, dans les marches d'un temple, ses filles, ainsi métamorphosées par Junon. Il est étendu sur le marbre, et semble le baigner de ses pleurs.

 

Minerve borde enfin ce tissu de rameaux d'olivier. Tel est son ouvrage : elle le termine par l'arbre qui lui est consacré.

 

Arachné peint sur sa toile Europe enlevée par Jupiter. L'œil croit voir un taureau vivant, une mer véritable. La fille d'Agénor semble regarder le rivage qui fuit ; elle semble appeler ses compagnes, et craindre de toucher, d'un pied timide, le flot qui blanchit, gronde, et rejaillit à ses côtés.

 

Elle peint Astérie résistant, mais en vain, à l'aigle qui cache Jupiter ; Léda, qui, sous l'aile d'un cygne, repose dans les bras de ce dieu ; ce dieu, qui, sous les traits d'un satyre, triomphe de la fille de Nyctéus et la rend mère de deux enfants ; qui trompe Alcmène sous les traits d'Amphytrion ; qui devient or avec Danaé, feu pur avec Égine, berger pour Mnémosyne, et qui, serpent, rampe et se glisse aux pieds de la fille de Déo.

 

Et toi, Neptune, aussi, elle te peint auprès de la fille d'Éole, sous les traits d'un taureau. Tu plais à la mère des Aloïdes, sous la figure du fleuve Énipée ; faux bélier, tu trompes Bisaltis ; coursier fougueux, tu triomphes de la déesse des moissons ; mère du cheval ailé, Méduse, aux cheveux de serpent, t'aime sous la forme d'un oiseau, et Mélantho, sous celle d'un dauphin.

 

Elle donne aux personnages, elle donne aux lieux les traits qui leur conviennent. On voit Apollon prendre un habit champêtre, ou le plumage d'un vautour, ou la longue crinière d'un lion ; enfin, sous les traits d'un berger, il séduit Issé, fille de Macarée. Arachné n'a point oublié Érigone abusée, qui presse Bacchus caché dans un raisin ; ni Saturne, qui bondit en coursier près de Phylire, et fait naître le centaure Chiron. L'ouvrage est achevé ; la toile est ornée d'une riche bordure, où serpente en festons légers le lierre entrelacé de fleurs.

 

Pallas et l'Envie n'y pourraient rien reprendre. La déesse, qu'irrite le succès de sa rivale, déchire cette toile, où sont si bien représentées les faiblesses des dieux ; et de la navette que tient encore sa main, elle attaque Arachné, et trois fois la frappe au visage. L'infortunée ne peut endurer cet affront ; dans son désespoir, elle court, se suspend, et cherche à s'étrangler. Pallas, légèrement émue, et la soutenant en l'air :

 

« Vis, lui dit-elle, malheureuse ! vis : mais néanmoins sois toujours suspendue. N'espère pas que ton sort puisse changer. Tu transmettras d'âge en âge ton châtiment à la postérité. »

 

Elle dit, et s'éloigne, après avoir répandu sur elle le suc d'une herbe empoisonnée. Atteints de cet affreux poison, ses cheveux tombent, ses traits s'effacent, sa tête et toutes les parties de son corps se resserrent. Ses doigts amincis s'attachent à ses flancs. Fileuse araignée, elle exerce encore son premier talent, et tire du ventre arrondi qui remplace son corps les fils déliés dont elle ourdit sa toile.

 

La Lydie frémit de ce châtiment. La Renommée en porta le bruit dans les villes de la Phrygie, et le propagea dans tout l'univers.

 

Niobé, avant son hymen, et lorsqu'elle habitait encore Sipyle, dans la Méonie, avait connu la malheureuse Arachné ; mais elle apprit son malheur, qu'elle regarda comme le châtiment d'une fille vulgaire, et n'en retira pas cette leçon qu'il lui convenait de s'abaisser devant les dieux, et d'être moins superbe dans ses discours. Tout contribuait à la rendre présomptueuse et vaine ; mais quoique son amour-propre en fût flatté, ce n'étaient ni les murs bâtis aux accords de la lyre de son époux, ni le sang des dieux qui coulait dans ses veines, ni le sceptre des rois, qui l'enivraient d'un orgueilleux délire : c'étaient ses enfants ; et Niobé eût pu être la plus heureuse des mères, si elle n'eût été elle-même trop fière de ce bonheur.

 

La fille de Tirésias, Manto, qui connaît l'avenir, agitée par un esprit divin, prédisait un jour dans la rue de Thèbes :

 

« Isménides, criait-elle, courez ceindre vos têtes de laurier ! empressez-vous ! offrez vos vœux ! faites fumer l'encens aux autels de Latone et de ses enfants ! C'est Latone elle-même qui vous le commande par ma voix ! »

 

Elle dit : les Thébaines obéissent. Elles couronnent leur front du feuillage sacré. L'encens fume sur les autels, et la prière monte avec lui vers les cieux.

 

Cependant Niobé s'avance au milieu de sa nombreuse cour. On la reconnaît à sa robe de pourpre tissue d'or. Belle, malgré sa colère, elle agite sa tête superbe et ses cheveux sur son épaule ondoyants. Elle s'arrête, et promenant devant elle l'orgueil de ses regards :

 

« Quelle est, s'écria-t-elle, votre folie ? pourquoi préférer ainsi les dieux qu'on vous annonce aux dieux que vous voyez ? pourquoi Latone a-t-elle des autels, tandis que j'en attends encore ? Moi ! fille de Tantale, qui seul de tous les mortels fut admis à la table des dieux ! moi, fille d'une sœur des Pléiades, et petite-fille d'Atlas, qui sur sa tête soutient l'axe des cieux ! moi, dont le père fut fils de Jupiter ! moi, dont Jupiter est encore le beau-père !

 

« Les peuples de la Phrygie sont soumis à mes lois. Je règne dans le palais de Cadmus. Ces murs, qui s'élevèrent aux accords de mon époux, et le Thébain qui les habite, reconnaissent son pouvoir et le mien. Je possède d'immenses richesses qui s'offrent partout à mes regards. J'ai les traits et la majesté d'une déesse. Ajoutez à tant d'éclat sept filles et sept fils ; ajoutez bientôt sept gendres et sept brus ; et demandez ensuite d'où peut naître mon orgueil !

 

« Je ne sais pourquoi vous osez me préférer une Titanide, la fille de Céus, Latone, à qui la terre refusa une retraite où elle pût enfanter. Votre divinité ne put trouver un asile ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sur les mers. Elle fut exilée du monde jusqu'à ce que Délos, touchée de ses malheurs, et, pour arrêter sa course vagabonde, lui dit : – Vous errez sur la terre, comme moi sur les mers’ ; et elle lui offrit son sein mobile et flottant sur les ondes. Latone y devint mère de deux enfants. Mais ce n'est que la septième partie de ceux qui me doivent le jour. Je suis heureuse : qui pourrait le nier ? Je serai toujours heureuse : qui oserait en douter ? C'est ma fécondité qui assure mon bonheur. Je suis au-dessus des revers de la fortune. Quelque bien qu'elle puisse m'ôter, elle m'en laissera toujours plus que n'en possède Latone ; et ma félicité est trop élevée pour que rien puisse désormais en borner le cours. Quand même dans ce peuple d'enfants le destin m'en ravirait plusieurs, je ne serai jamais réduite, comme Latone, à n'en avoir que deux. Ah ! combien elle sera toujours éloignée du nombre qui me restera ! Allez donc : détachez de vos fronts ces couronnes, et cessez des sacrifices vains. »

 

Les Thébaines obéissent. Elles détachent le laurier qui ceint leurs cheveux ; elles interrompent leurs sacrifices ; mais elles continuent d'adorer la déesse en silence.

 

Latone est indignée. Elle se transporte sur le sommet du Cynthe, et parle ainsi à ses enfants :

 

« C'est en vain que je suis votre mère ! c'est en vain que, fière de votre naissance, je croyais ne céder qu'à l'auguste Junon. Je doute maintenant de ma divinité. Si vous ne les protégez, on va s'éloigner des autels où, depuis tant de siècles, on m'adresse des vœux. Mais ce n'est pas tout encore. La fille de Tantale ajoute l'insulte à son impiété. Elle ose vous préférer ses enfants ; et, imitant le crime de son père, elle ose me mépriser, se comparer à moi, et flétrir ma maternité d'un reproche odieux. Je suis à peine mère, dit-elle ! Ah ! puisse-t-elle incessamment l'être moins que moi-même. »

 

La déesse allait ajouter la prière à ce discours :

 

« C'en est assez, dit Apollon : une plus longue plainte retarderait la vengeance ! »

 

« C'en est assez ! » s'écrie Diane.

 

Et l'un et l'autre, cachés dans un nuage, s'élancent rapidement dans les airs, et arrivent sur les remparts thébains.

 

Hors des portes s'étend une plaine immense, sans cesse foulée par les chevaux rapides, sans cesse aplanie par les chars qui volent sur l'arène. C'est là que s'étaient rendus les enfants de Niobé, montés sur des coursiers ardents que pare la pourpre de Tyr, et qui obéissent à des freins d'or.

 

Tandis qu'Ismène, le premier qui fit sentir à Niobé l'orgueil d'être mère, modérant ses coursiers écumants, tourne et retourne en cercle, il jette un cri soudain. Un trait mortel le frappe et pénètre son cœur. Sa main mourante abandonne les rênes ; il penche lentement à gauche ; il tombe, et ses yeux se couvrent des ombres de la mort.

 

Au bruit du trait fatal qui siffle et résonne dans l'air, Sipyle presse son coursier : tel qu'un pilote qui, présageant la tempête, à l'aspect du nuage menaçant, déploie toutes ses voiles et appelle le rivage : tel Sipyle presse sa fuite. Mais le trait inévitable le suit ; il frémit sur sa tête, s'y fixe, et sort par sa bouche sanglante. Le cou tendu, il courait penché sur son coursier. Il glisse sur la crinière, et tombe, et roule sur l'arène.

 

L'infortuné Phédime, et Tantale, qui porte le nom de son aïeul, après avoir terminé leur course, exerçaient à la lutte leur force et leur adresse. Ils aiment ces jeux d'une jeunesse ardente et vigoureuse. Déjà leurs seins se touchaient fortement pressés. Un même trait les atteint, les perce l'un et l'autre. En même temps ils gémissent, ils tombent ; leurs corps sont encore entrelacés. En même temps ils ferment les yeux et descendent chez les morts.

 

Alphénor, qui les voit expirants, se frappe, se meurtrit, accourt, soulève leurs corps glacés, veut les réchauffer, les embrasse, et meurt dans ce pieux devoir. Un trait lancé par Apollon lui perce le sein. Le fer qu'il en retire entraîne une partie du poumon. Son sang jaillit, et son âme s'évapore dans les airs.

 

Le jeune Damasichthon ne meurt pas d'une seule blessure. Une flèche le frappe entre le genou et les nœuds souples de son jarret nerveux. Tandis que sa main veut arracher le trait fatal, un nouveau trait l'atteint à la gorge : le sang qui s'élance avec force repousse le trait, et retombe avec lui.

 

Le dernier de tous, Ilionée, élève en vain ses bras vers le ciel, et lui adresse d'inutiles prières :

 

« Pardonnez, grands dieux ! » s'écriait-il, ignorant qu'il n'en avait que deux à fléchir. Apollon fut ému ; mais il n'était plus temps. La flèche meurtrière était déjà lancée ; elle frappe légèrement au cœur de cet enfant, qui expire dans de moindres douleurs.

 

Bientôt la renommée, les cris du peuple, et le deuil de la cour, annoncent à Niobé le meurtre rapide de ses enfants ; elle s'étonne, elle s'indigne que les dieux aient eu tant d'audace et tant de pouvoir. En même temps elle apprend qu'Amphion, son époux, vient de terminer, par le fer, sa vie et sa douleur.

 

Oh ! qu'en ce moment Niobé était différente de cette reine superbe qui éloignait le peuple des autels de Latone ! Niobé, qui portait sa tête altière dans les murs de Thèbes, Niobé, enviée par les flatteurs qui formaient son cortège, de ses ennemis même pourrait maintenant obtenir la pitié. Elle presse, elle embrasse les corps glacés de ses enfants ; elle leur donne les derniers baisers. Levant ensuite vers le ciel ses bras décolorés :

 

« Jouis, s'écrie-t-elle, cruelle Latone ! jouis de ma douleur. Assouvis ton cœur de mes larmes. Repais ce cœur barbare du sang de mes enfants. Je souffre, et tu triomphes, implacable ennemie. Tu triomphes ! Mais que dis-je ? si mon malheur est extrême, moins heureuse que moi, tu me cèdes encore ; et, après tant de funérailles, je l'emporte sur toi. »

 

Elle parle, et déjà résonne dans l'air l'arc tendu par la main de Diane. Les Thébains ont frémi : Niobé seule est intrépide. L'excès du malheur ajoute à son audace. Couvertes de longs voiles de deuil, les cheveux épars, ses filles étaient debout rangées autour des lits funèbres de leurs malheureux frères. Soudain, l'une d'elles frappée arrache de son sein le trait déchirant, tombe sur le corps d'un de ses frères, et meurt en l'embrassant. Une autre s'efforçait de consoler sa mère infortunée ; elle parlait encore, elle expire atteinte par une invisible main. L'une tombe en fuyant ; une autre succombe à ses côtés ; une autre en vain se cache ; une autre tremble, et ne peut éviter son destin. Une seule restait. Sa mère la couvre de tout son corps, de tous ses habits, et s'écrie :

 

« De sept filles que j'eus, ah ! laisse-m'en du moins une : je n'en demande qu'une, et la plus jeune encore ! »

 

Mais tandis qu'elle implorait Latone, cette tendre et dernière victime expirait dans ses bras. Veuve de son époux, ayant perdu tous ses enfants, Niobé s'assied au milieu d'eux. Tant de malheurs ont épuisé sa sensibilité. Déjà le vent n'agite plus ses longs cheveux. Son sang s'est arrêté, et son visage a perdu sa couleur. Son œil est immobile. Tout cesse de vivre en elle. Sa langue se glace dans sa bouche durcie. Le mouvement s'arrête dans ses veines. Sa tête n'a plus rien de flexible ; ses bras et ses pieds ne peuvent se mouvoir. Ses entrailles sont du marbre. Cependant ses yeux versent des pleurs. Un tourbillon l'emporte dans sa patrie. Là, placée sur le sommet d'une montagne, elle pleure encore, et les larmes coulent sans cesse de son rocher.

 

Par cet exemple, tous les mortels apprirent à redouter le courroux de Latone. Tous rendirent un culte plus religieux à la mère de Diane et d'Apollon. Et comme il arrive qu'un événement récent en rappelle de plus anciens, un vieillard raconta celui-ci :

 

« Les habitants de la fertile Lycie ne méprisèrent pas impunément cette grande déesse. C'est une histoire peu connue, parce qu'elle se rapporte à des hommes vulgaires ; mais elle est cependant remarquable ; et j'ai vu l'étang, j'ai vu les lieux qui ont gardé la mémoire de ce prodige. Chargé du poids des ans, ne pouvant supporter la fatigue d'un long voyage, mon père m'avait ordonné de lui amener des bœufs de Lycie, et m'avait donné pour guide un homme de cette nation. Tandis que je parcourais ses riches pâturages, j'aperçois au milieu d'un lac un autel antique, noirci par la fumée des sacrifices, et environné de roseaux qu'agite un vent léger. Mon guide s'arrête, et d'une voix qu'affaiblit la crainte : – Sois-moi propice, dit-il !’ Je répète comme lui : – Sois-moi propice !’ et cependant, je lui demande si cet autel est consacré aux naïades, aux faunes, ou à quelque dieu de ces contrées.

 

« L'étranger me répond :

 

– Jeune homme, ce n'est pas un dieu champêtre qu'on honore sur cet autel. Il appartient à cette déesse que Junon exila de l'univers, et qui obtint à peine un asile de la pitié de Délos, île qui flottait alors errante sur les mers. Là, sous l'arbre de Pallas, Latone donna le jour à deux jumeaux divins, en dépit de l'implacable Junon. Mais bientôt après, obligée de se soustraire au courroux de sa rivale, elle fuit, emportant dans ses bras le tendre et double fruit de son amour. Elle arrive dans la Lycie, contrée fameuse par la Chimère. Un jour que le soleil lançait sur les campagnes ses feux dévorants, Latone allait succomber à la fatigue d'un long voyage, au besoin d'étancher une soif ardente ; et ses enfants avaient tari ses mamelles arides. Elle découvre enfin, dans le creux d'un vallon fangeux, une source d'eau pure. Là des rustres coupaient alors l'osier en rejetons fertile, le jonc, et les herbes qui se plaisent dans les marais. Elle approche ; elle plie un genou, et penchée sur les bords de l'onde propice, elle allait se désaltérer. Cette troupe grossière s'oppose à ses désirs :

 

– Pourquoi, dit la déesse, me défendez vous ces eaux ? Les eaux appartiennent à tous les humains. La nature, bonne et sage, fit pour eux l'air, la lumière, et les ondes. Je viens ici jouir d'un bien commun à tous. Cependant, comme un bienfait, je l'implore de vous. Mon dessein n'est pas de rafraîchir mon corps fatigué dans un bain salutaire. Je ne veux qu'apaiser ma soif. Ma bouche est desséchée ; elle laisse à peine un passage aride à ma faible voix. Cette onde sera pour moi un nectar précieux ; permettez m'en l'usage : en vous le devant, j'avouerai que je vous dois la vie. Ah ! laissez-vous toucher par ces deux enfants qui, suspendus à mon sein, vous tendent leurs faibles bras !’

 

« Et par hasard ils leur tendaient les bras.

 

« Quel cœur assez barbare eût pu rester insensible à ces douces prières ! Mais ces pâtres grossiers les rejettent, et persistent dans leur refus. Bientôt, à l'injure ajoutant la menace, ils lui commandent de se retirer. Ce n'est pas même assez pour eux. De leurs mains, de leurs pieds, ils agitent, ils troublent le lac ; ils y bondissent, et font monter à sa surface l'épais limon qui reposait sous l'onde.

 

« La colère de Latone lui fait oublier sa soif ; et, sans descendre plus longtemps à des prières indignes de la majesté des dieux, elle élève ses mains vers le ciel, et s'écrie : – Vivez donc éternellement dans la fange des marais !’ Déjà ses vœux sont accomplis. Ils se plongent dans les eaux. Tantôt ils disparaissent dans le fond de l'étang ; tantôt ils nagent à sa surface. Souvent ils s'élancent sur le rivage ; souvent ils sautent dans l'onde ; et, sans rougir de leur châtiment, ils exercent encore leur langue impure à l'outrage ; et même sous les eaux, on entend leurs cris qui insultent Latone. Mais déjà leur voix devient rauque, leur gorge s'enfle, leur bouche s'élargit sous l'injure, leur cou disparaît ; leur tête se joint à leurs épaules ; leur dos verdit, leur ventre, qui forme la plus grande partie de leur corps, blanchit ; et changés en grenouilles, ils s'élancent dans la bourbe du marais. »

 

Après qu'on eut raconté la triste aventure des pâtres de Lycie, on se rappela celle du Satyre si cruellement puni par le fils de Latone, vainqueur au combat de la flûte inventée par Minerve :

 

« Pourquoi me déchires-tu ? s'écriait Marsyas. Ah ! je me repens de mon audace. Fallait-il qu'une flûte me coûtât si cher ! »

 

Cependant tous ses membres sont dépouillés de la peau qui les couvre. Son corps n'est qu'une plaie. Son sang coule de toutes parts. Ses nerfs sont découverts. On voit le mouvement de ses veines ; on voit ses entrailles palpitantes, et l'œil peut compter ses fibres transparentes.

 

Les dieux des forêts, les faunes champêtres, les satyres ses frères, Olympus, son disciple célèbre, les nymphes, et tous les bergers de ces contrées, donnent des pleurs à son malheureux sort. La terre s'abreuve de tant de larmes ; elle les rassemble, et les faisant couler sur son sein, elle en forme un nouveau fleuve, qui, sous le nom de Marsyas, roule les eaux les plus limpides de la Phrygie, et va, par une pente rapide, se perdre dans la mer.

 

De ces vieux récits, on revient aux malheurs de ce jour. Le peuple thébain pleure la mort d'Amphion et celle de ses enfants ; mais l'orgueil de Niobé excite son indignation. On dit que Pélops, son frère, donna seul des larmes à sa mort. En déchirant ses vêtements, il découvrit son épaule d'ivoire. Lorsqu'il vint au monde, cette épaule gauche était de chair comme la droite. Son père l'ayant autrefois égorgé pour le servir aux dieux, on rapporte que les immortels rassemblèrent ses membres pour les joindre ensemble, et que n'ayant pu retrouver celui qui tient le milieu entre la gorge et le bras, ils remplirent ce vide par une pièce d'ivoire, et ranimèrent ainsi Pélops tout entier.

 

Tous les princes voisins se réunirent à Thèbes, et partagèrent son deuil. Les villes de la Grèce, Argos, et Sparte, et Mycènes où devaient régner un jour les Pélopides ; Calydon, que Diane n'avait pas encore voué à sa haine ; la superbe Orchomène, Corinthe, célèbre par son airain ; la fertile Messène, Patras, l'humble Cléones, Pylos, où devait régner le père de Nestor ; Trézène, où régna depuis l'aïeul de Thésée ; et toutes les cités que l'isthme renferme entre deux mers ; et toutes celles qui s'élèvent au-delà de l'isthme, engagèrent leurs rois à consoler la tristesse de Pélops. Athènes, qui l'eût cru ? manqua seule à ce pieux devoir.

 

Mais la guerre était à ses portes. Les barbares avaient passé les mers, et menaçaient ses remparts. Térée, roi de Thrace, arme pour sa défense. Il vient, chasse les barbares, et rend son nom fameux par cette éclatante victoire. Pandion, roi d'Athènes, veut témoigner sa reconnaissance à ce prince, fils de Mars, puissant par ses richesses et par le nombre de ses sujets. Il l'unit à sa fille Progné. Mais Junon, qui préside à l'hymen, et le dieu Hyménée, n'ont point scellé l'union des deux époux. Les Grâces n'ont point orné le lit nuptial ; les Euménides le préparent et l'éclairent de leurs torches funèbres. Un hibou sinistre profane de ses regards cette couche fatale. C'est sous cet augure que sont unis Térée et Progné. C'est ce même augure qui préside à la naissance de leur premier enfant. Cependant toute la Thrace témoigne son allégresse, et rend grâces aux dieux. Elle consacre, par des fêtes solennelles, et le jour où la fille de Pandion devint l'épouse de son roi, et le jour funeste qui marqua la naissance d'Itys ; tant l'apparence abuse souvent les faibles mortels ! Déjà le soleil avait cinq fois ramené les saisons, quand Progné, mêlant les plus tendres caresses à ses discours :

 

« Si vous m'aimez, dit-elle à Térée, et si je vous suis chère, souffrez que j'aille voir ma sœur ; ou obtenez de Pandion qu'elle vienne en ces lieux. Vous promettrez à mon père qu'elle retournera bientôt auprès de lui ; la voir et l'embrasser est la plus grande faveur que je puisse demander aux dieux, et c'est à vous-même que je peux la devoir. »

 

Elle dit, et Térée ordonne qu'on prépare ses vaisseaux. Il part ; et secondé par la rame et les vents, il arrive aux remparts de Cécrops, il entre dans le port du Pirée.

 

Après avoir donné les premiers embrassements à son beau-père ; après avoir joint sa main à sa main, il commence son discours sous des auspices funestes. Il exposait déjà les motifs de son voyage ; il faisait connaître à Pandion les vœux de Progné. Il promettait que Philomèle serait bientôt rendue à son amour : en ce moment paraît Philomèle, riche de sa parure, mais plus riche encore de sa beauté. Telles on peint les nymphes et les dryades lorsqu'elles se montrent dans les forêts, si cependant on leur suppose ces superbes ornements, cette riche parure.

 

Térée la voit et s'enflamme, comme s'allument le chaume ancien, la feuille aride, et l'herbe desséchée. Philomèle pouvait aisément séduire et plaire. Mais le naturel ardent de Térée l'excite encore. Le Thrace est prompt et violent dans ses passions, et Térée brûle emporté par ses penchants et par ceux de sa nation.

 

Dans ses désirs impétueux il médite de séduire les compagnes de Philomèle, de corrompre la fidélité de sa nourrice. Il veut la tenter elle-même par d'immenses présents ; perdre s'il le faut tout son royaume ; ou enlever la princesse, et armer pour elle tous ses soldats. Il n'est rien que n'ose son amour effréné ; et son cœur ne peut plus contenir tous les feux dont il est embrasé. Il s'irrite des délais qu'on lui oppose. Il revient avec une ardeur empressée aux vœux de son épouse ; en les disant, il exprime les siens. L'amour le rend éloquent, et si son empressement semble trahir ses feux :

 

« C'est Progné, dit-il, qui parle par ma voix ! »

 

Et il pleure, comme si Progné lui eût recommandé de répandre des larmes.

 

Dieux ! quelle nuit obscure empêche de lire dans le cœur des mortels ! Térée médite un crime, et on le croit tendre et vertueux ; on l'honore, on le loue : que dis-je ? Philomèle partage le vœu qu'il exprime ; et, pressant Pandion dans ses bras, elle demande à voir sa sœur. Elle invoque l'aveu d'un père ; elle le conjure par elle-même et contre elle-même, de ne pas rejeter sa prière.

 

Térée l'observe dans ce tendre abandon. C'est un aliment de plus à sa flamme funeste. Les bras dont elle tient son père enlacé, les chastes baisers qu'elle imprime sur son front, tout est aiguillon, tout est feu, tout augmente son délire. Il voudrait être Pandion, et s'il l'était, serait-il moins impie !

 

Enfin Pandion se laisse vaincre à leurs vives instances. Philomèle charmée rend grâce, et s'applaudit, pour sa sœur et pour elle, d'un succès qui fera la perte et d'elle et de sa sœur.

 

Déjà les coursiers du soleil se précipitant dans la voie où s'incline l'Olympe, allaient toucher la barrière de l'occident. On dresse dans le palais les tables du festin. Le vin coule à longs flots dans des coupes d'or ; et chacun s'abandonne ensuite au repos de la nuit.

 

Mais, loin de Philomèle, Térée est encore en proie à son violent délire. Il se rappelle ses traits, sa démarche, ses bras ; et, pour tout le reste, son imagination seconde ses désirs. Il se plaît à nourrir les feux dont il est dévoré ; et son trouble et ses transports éloignent de lui les bienfaits du sommeil.

 

Le jour luit, et déjà Térée est prêt à partir. Pandion l'embrasse, et lui recommande en pleurant sa chère Philomèle :

 

« Mon fils, dit-il, puisque le veulent ainsi Philomèle et Progné, puisque vous le voulez vous-même, et que la piété de mes enfants me force d'y consentir, je vous la confie. Mais, je vous en conjure, et par la foi que nous nous sommes donnée, et par les nœuds qui nous unissent, et par les dieux immortels, veillez sur elle avec la tendresse d'un père. Pressez ensuite son retour. Elle est la consolation, le doux appui de ma vieillesse. Quelque courte que soit son absence, elle sera longue pour moi. Et toi, ma chère Philomèle, si j'ai des droits à ton amour, hâte-toi de revenir auprès d'un père qui souffre déjà trop d'être séparé de ta sœur. »

 

Il disait, et en pleurant il embrassait sa fille ; et ses pleurs mêlaient un charme secret à ses tendres chagrins. Il prend la main de sa fille et la main de Térée, gage de la foi de leurs promesses. Il les serre dans ses mains. Il donne à son gendre, il donne à Philomèle de doux embrassements pour Progné, pour le jeune Itys. Il allait dire les derniers adieux : sa voix s'éteint dans les sanglots ; et son âme semble agitée par de noirs pressentiments.

 

Philomèle est placée sur le vaisseau fatal. La rame fend les flots, et la terre semble s'éloigner :

 

« Je triomphe, s'écrie Térée ! j'emporte enfin cette proie objet de tous mes vœux ! »

 

Sa joie est un délire ; et déjà il retient à peine la violence de ses transports. Le barbare a le regard sur elle, et ne le détourne jamais. Tel l'oiseau de Jupiter, sous sa tranchante serre, enlève un lièvre timide, et le porte dans son aire ; il ne craint plus de perdre sa proie, et cependant il fixe encore sur elle l'œil avide d'un ravisseur.

 

Déjà le vaisseau touche aux rives de la Thrace. Déjà les matelots fatigués sont descendus sur le rivage. Térée conduit la fille de Pandion vers une haute tour, au fond d'une forêt antique et sauvage. Il l'entraîne pâle et tremblante. Elle craint tout, elle pleure, et demande où est sa sœur. Le barbare l'enferme ; et bientôt, avouant son crime, il triomphe par la violence d'une vierge qui, seule et sans appui, implore souvent par ses cris et son père, et sa sœur, et les dieux, qui ne l'entendent pas. Elle tremble et frémit : telle la brebis timide craint encore lorsqu'un chien courageux vient de l'arracher, teinte de son sang, à la dent du loup avide. Telle la colombe, échappée au vautour, palpite en voyant son aile ensanglantée, et craint encore la serre cruelle qu'elle vient d'éviter.

 

Bientôt, revenue à elle-même, Philomèle arrache ses cheveux, se meurtrit le sein et, dans son désespoir, tendant les bras vers Térée, elle s'écrie :

 

« Barbare ! qu'as-tu fait ? Cruel ! ni les prières de mon père, ni les larmes qui les rendirent si touchantes, ni le souvenir de ma sœur, ni ma timide innocence, ni les droits sacrés de l'hymen : rien n'a pu t'arrêter. Tu as tout violé. Philomèle est donc la rivale de Progné ! Térée est l'époux des deux sœurs ! Ah ! méritais-je cette horrible destinée ! Perfide ! achève, arrache-moi la vie. Ce dernier crime manque à ta fureur. Eh ! que ne l'as-tu commis avant ton exécrable attentat ! mon ombre serait descendue sans tache chez les morts. S'il est des dieux vengeurs, s'ils ont vu mon outrage, si tout n'a pas péri avec mon innocence, tremble, je serai vengée. Je braverai la honte. Si tu m'en laisses le pouvoir, je raconterai moi-même tes forfaits ; je veux en épouvanter le monde. Si tu me retiens captive dans ces forêts, je les ferai retentir dans ces forêts. J'attendrirai ces rochers témoins de tes fureurs. Je frapperai le ciel de mes cris, et les dieux, s'il en est qui l'habitent, les dieux me vengeront ! »

 

Ces reproches, ces menaces agitent le tyran, et remplissent son âme de rage et de terreur. Emporté par l'une et l'autre, il tire le glaive qui pend à son côté ; il saisit par les cheveux sa victime, lui tord les bras, et l'enchaîne. Elle lui tend la gorge ; le glaive brille à ses yeux ; elle espérait la mort. Le monstre saisit et presse entre deux fers mordants sa langue, qui essaie encore l'imprécation et le nom de son père ; il la coupe jusques à la racine ; elle tombe, palpite, et murmure sur la terre sanglante. Telle la queue d'un serpent que le fer a coupée s'agite, et cherche en mourant à rejoindre son corps.

 

Après ce nouvel attentat, le monstre ose encore (si pourtant il est permis de le croire), il ose, dans d'horribles embrassements, profaner ce corps qu'il vient de mutiler. Il se présente ensuite devant Progné, qui lui demande sa sœur. Il verse des larmes trompeuses ; il annonce la mort de Philomèle, et sa feinte douleur achève de confirmer son récit. La reine abusée dépouille la pourpre et l'or de ses habits ; elle se couvre de longs voiles de deuil. Elle appelle en pleurant les mânes de Philomèle autour d'un vain tombeau, monument de sa douleur. Mais ce n'était pas ainsi qu'il fallait pleurer les destins de sa sœur.

 

Le soleil avait parcouru les douze signes qui partagent l'année. Que faisait Philomèle ? des gardes l'empêchent de fuir. Les murs de sa prison sont trop élevés. Sa bouche muette ne peut révéler sa funeste aventure. Mais enfin sa douleur profonde la rend industrieuse, et le génie naît de l'adversité.

 

L'aiguille mêle sur la toile des fils de pourpre à des fils blancs ; et bientôt par un art nouveau ce tissu retrace le crime de Térée et le malheur de sa victime. Philomèle confie cet ouvrage à l'une de ses femmes, et, par ses gestes, l'invite à le porter à la reine. L'esclave remplit ce message sans en connaître l'objet. Progné déroule le tissu fatal ; elle y lit la déplorable aventure de sa sœur. Elle lit, et se tait. Quelles paroles, quels cris exprimeraient l'horreur dont elle est saisie ! Mais, sans s'arrêter à verser des larmes inutiles, prête à tout entreprendre, prête à tout oser, elle roule d'affreux desseins, et médite en silence une vengeance terrible.

 

C'était le temps où les femmes de la Thrace célébraient les mystères triétériques. La nuit est consacrée à ces fêtes de Bacchus. La nuit a déployé ses voiles. La nuit, le Rhodope retentit du son aigu des instruments d'airain. La nuit, Progné sort de son palais. Elle connaît les rites des orgies ; elle prend les armes des Bacchantes. Le pampre couronne sa tête. À son côté gauche pend une peau de cerf ; elle porte sur son épaule une lance légère.

 

Terrible, agitée des fureurs de la vengeance, et feignant l'inspiration des fureurs de Bacchus, la reine parcourt les forêts ; elle est suivie de ses nombreuses compagnes. Elle arrive avec elles à la tour qui renferme Philomèle. Les échos répètent ses hurlements ; elle crie, Évohé ! brise les portes, enlève sa sœur, la revêt de l'habit des Bacchantes, couvre son front des lierres consacrés, l'entraîne épouvantée, et la conduit dans son palais.

 

L'infortunée a frémi d'horreur. Tout son sang s'est glacé quand elle a touché le seuil de ce palais funeste. Progné la mène dans un lieu retiré ; elle la dépouille des signes mystérieux des orgies, et débarrasse du lierre son front, qui pâlit de honte et de douleur. Elle veut l'embrasser, mais Philomèle n'ose lever les yeux. Elle se regarde comme la rivale de sa sœur, et tenant sa tête inclinée vers la terre, elle veut jurer, elle veut attester les dieux que sa volonté ne fut point complice de son crime, et au défaut de la voix, le geste exprime sa pensée. Progné s'enflamme et s'abandonne aux transports de sa fureur. Elle blâme les pleurs de Philomèle :

 

« Ce ne sont pas des pleurs, s'écrie-t-elle, c'est du sang qu'il s'agit ici de répandre. C'est le fer qu'il faut saisir, ou tout ce qui peut être plus terrible encore que le fer. Oui, je suis prête à tous les crimes de la vengeance. Oui, je porterai la torche dans ce palais, et sous ses toits embrasés je précipiterai le coupable Térée ; ou j'arracherai à ce tigre et la langue et les yeux ; ou le fer éteindra dans son sang son détestable amour ; ou par mille blessures, je chasserai de son corps son âme criminelle. Je médite un grand crime ; mais j'ignore encore à quel affreux dessein s'arrêtera ma vengeance. »

 

Elle parlait. Itys en ce moment vient au-devant de sa mère ; et soudain sur tout ce qu'elle peut, la vue de cet enfant l'éclaire et la décide. Elle jette sur lui un regard farouche :

 

« Ah ! que tu ressembles à ton père ! »

 

Elle dit, et se tait. Elle a conçu le crime le plus affreux : sa fureur concentrée n'en est que plus terrible.

 

Cependant, Itys s'approche de sa mère. Il lève, il tend ses petits bras pour l'embrasser. Suspendu à son cou, il lui donne de tendres baisers ; il lui prodigue les douces caresses de l'enfance. Sa mère est attendrie ; la colère n'anime plus ses traits, et malgré elle, ses yeux se remplissent de larmes. Mais bientôt elle sent que dans son cœur l'amour maternel va triompher de son ressentiment. Elle détourne ses regards attendris, et les reporte sur sa sœur. Tour à tour elle regarde Itys et Philomèle :

 

« Pourquoi, dit-elle, l'un me touche-t-il par ses caresses, tandis que l'autre, privée de l'organe de la voix, ne peut se faire entendre ! Il me nomme sa mère, pourquoi ne peut-elle me nommer sa sœur ! Fille de Pandion ! vois donc quel est ton époux ! songe au sang qui coule dans tes veines ! la piété est crime envers un époux tel que le tien. »

 

Soudain, telle qu'aux rives du Gange une tigresse emporte un faon timide dans les sombres forêts, Progné saisit son fils et l'entraîne au fond de son palais ; et tandis que déjà, prévoyant son sort, il tend des bras suppliants, et s'écrie : – Ô ma mère ! ô ma mère ! ‘ et cherche à l'embrasser, elle plonge un poignard dans son cœur, sans détourner les yeux. Un seul coup avait suffi pour ce meurtre exécrable : cependant Philomèle égorge aussi cette tendre victime. Une tante, une mère déchirent ses membres palpitants, qu'un reste de vie semble animer encore. Elles en plongent une partie dans des vases d'airain. Elles placent le reste sur des charbons ardents ; et le lieu le plus retiré du palais est souillé de sang et de carnage.

 

Progné fait servir ces mets exécrables à Térée, à Térée tranquille et libre de soupçon ; et feignant un banquet sacré, où, selon un usage antique et révéré dans Athènes, sa patrie, la reine seule peut être admise auprès de son époux, elle ordonne, et tous ceux qui sont présents se retirent. Térée, assis sur le trône de ses aïeux, se repaît de son propre sang, et engloutit dans ses entrailles les entrailles de son fils ; et telle est encore son erreur qu'il demande son fils !

 

« Faites venir mon fils ! » disait-il à son épouse.

 

Elle ne peut plus contraindre une barbare joie, et impatiente de lui annoncer son malheur :

 

« Tu demandes Itys, dit-elle ! Itys est avec toi. »

 

Il regarde, il cherche autour de lui. Il appelait son fils : Philomèle, les cheveux épars, de meurtre dégouttante, s'élance, élève en l'air la tête d'Itys, et la jette à son père. Oh ! qu'elle aurait voulu pouvoir parler en ce moment, et, par ses discours furieux, exprimer l'affreuse joie d'une affreuse vengeance !

 

Le roi de Thrace repousse la table, s'écrie, et appelle à son secours les terribles Euménides. Il voudrait de ses flancs entrouverts arracher ce mets exécrable, cette partie de lui-même qu'il a dévorée. Il pleure, il s'appelle lui-même le tombeau de son fils. Bientôt, le fer à la main, il poursuit les filles de Pandion ; elles semblent voler : elles volent en effet dans les airs. Philomèle va gémir dans les forêts ; Progné voltige sous les toits ; mais elles conservent les marques de leur crime, et leur plumage est encore ensanglanté.

 

Emporté par sa douleur et par sa rage, Térée est aussi changé en oiseau. C'est la huppe. Une aigrette surmonte sa tête ; son bec, qui s'allonge, prend la forme d'un dard et sa tête est armée et menaçante.

 

Cependant Pandion ne put se consoler du triste destin de ses enfants ; et longtemps avant les jours de la vieillesse, il descendit chez les morts.

 

Le sceptre et le gouvernement d'Athènes passèrent entre les mains d'Érechthée, dont le règne fut aussi grand par la justice que puissant par les armes. Il avait quatre fils et quatre filles ; deux d'entre elles pouvaient se disputer le prix de la beauté. Aimable Procris, Céphale, petit-fils d'Éole, était votre heureux époux. Mais Borée soupira longtemps en vain pour Orithye. L'exemple de Térée et l'horreur qu'inspiraient les Thraces étaient un obstacle à son bonheur. Orithye lui fut refusée tant qu'il se borna à la demander, tant qu'il employa d'inutiles prières. Voyant enfin qu'il n'obtenait rien de ses soins respectueux, il s'abandonne à sa violence, et reprend son fougueux caractère :

 

« Je l'ai mérité, dit-il. Pourquoi me suis-je dépouillé des armes qui me conviennent, la force, la colère, et la violence ! pourquoi suis-je descendu à des prières, dont l'usage devrait m'être inconnu ! La force est mon partage : par elle je dissipe les nuages ; par elle je soulève les mers, je déracine le chêne altier, je durcis les neiges sur la terre, je fais tomber la grêle qui bat les champs désolés. C'est moi qui, dans les plaines de l'air, car c'est là le théâtre de ma fureur, c'est moi qui rencontre mes frères, et les combats, et lutte avec un tel effort, que l'éther retentit et tonne de la violence de notre choc, et que, du sein des nuages qui s'entrouvrent, jaillissent la foudre et les éclairs. C'est moi qui pénétrant dans les antres de la terre, et qui soulevant mon dos dans ses vastes cavernes, par d'immenses secousses ébranle la terre et les enfers. C'est par de tels moyens qu'il me fallait prétendre à l'hymen d'Orithye. Je ne devais point prier Érechthée, mais employer la force, et lui donner un gendre malgré lui. »

 

C'est en ces termes, ou en d'autres non moins violents, que s'exprime Borée. Il agite ses ailes, et soudain la terre est ébranlée, la mer profonde a frémi. Il déploie sur le sommet des monts sa robe, qui soulève des torrents de poussière. Il balaie au loin la terre, et enveloppé d'un sombre nuage, il embrasse de ses ailes la tremblante Orithye ; il l'enlève au milieu des airs, et dans son vol rapide les feux dont il brûle deviennent plus ardents.

 

Le ravisseur ne suspend sa course que lorsqu'il arrive aux champs de la Thrace, où il a fixé son empire. C'est dans la Thrace que la fille d'Érechthée devient épouse et mère. Elle y donne le jour à deux jumeaux qui réunirent les ailes de Borée aux attraits de leur mère. Mais on dit qu'ils ne reçurent point ces ailes en naissant, et qu'ils en furent privés jusqu'à ce que l'âge brunît l'or de leurs cheveux, jusqu'à ce qu'un poil naissant vînt altérer la première fleur de leur teint. Alors, pareils aux oiseaux, leur dos se couvrit d'un superbe plumage, en même temps que leurs joues se cotonnèrent d'un léger duvet. Et lorsque l'enfance eut fait place à la jeunesse, ils montèrent avec les Argonautes sur le premier vaisseau qui osa fendre les ondes, et voguant sur des mers inconnues, ils accompagnèrent Jason à la conquête de la toison d'or.

 

Chant 7

 

Déjà le navire qui portait les héros de la Grèce fendait les mers de Scythie ; déjà les enfants de Borée avaient délivré des cruelles Harpies le malheureux Phinée, qui, privé de la clarté des cieux, traînait une vieillesse importune dans une nuit éternelle ; et vainqueurs sous Jason de grands et de nombreux travaux, ils voyaient enfin les eaux rapides du Phase, et touchaient aux rives de Colchos.

 

Ils demandaient au roi qu'on leur livrât la toison du bélier que Phryxus laissa dans ses états ; et tandis qu'Aiétès leur fait connaître les dangers qu'ils auront à surmonter pour l'obtenir, Médée, sa fille, voit Jason, et s'enflamme. Elle combat, elle résiste : mais, voyant enfin que la raison ne peut triompher de son amour :

 

« Médée, s'écrie-t-elle, c'est en vain que tu te défends. Je ne sais quel dieu s'oppose à tes efforts. Le sentiment inconnu que j'éprouve est ou ce qu'on appelle amour, ou ce qui lui ressemble ; car enfin, pourquoi trouvé-je trop dure la loi que mon père impose à ces héros ! loi trop dure en effet. Et d'où vient que je crains pour les jours d'un étranger que je n'ai vu qu'une fois ? d'où naît ce grand effroi dont je suis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux, étouffe cette flamme qui s'allume dans ton cœur. Ah ! si je le pouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle force irrésistible j'obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l'amour m'entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l'approuve, et je suis le plus mauvais. Eh ! quoi, née du sang des rois, tu brûles pour un étranger ! tu veux suivre un époux dans un monde qui t'est inconnu ! Mais les états de ton père ne peuvent-ils t'offrir un objet digne de ton amour ? Que Jason vive, ou qu'il meure, que t'importe ! C'est aux dieux d'ordonner de son sort. Qu'il vive toutefois ! Sans aimer Jason, je puis former ce vœu. Car enfin, quel crime a-t-il commis ? Où donc est le barbare que ne pourraient émouvoir et sa jeunesse, et sa naissance, et sa vertu ? et n'eût-il pour lui que sa beauté, sa beauté suffirait pour intéresser et plaire ; et je l'avouerai, je n'ai pu me défendre contre sa beauté !

 

Mais si je ne viens à son secours, il sera étouffé par les flammes que vomissent les taureaux ; ou il deviendra la proie du terrible dragon ; ou s'il le dompte, il succombera sous les traits homicides des guerriers que la terre enfantera. Et je le souffrirais ! Une tigresse m'aurait donc portée dans ses flancs ! j'aurais donc un cœur plus dur que le bronze et les rochers ! Il ne me resterait qu'à souiller mes yeux du spectacle de son trépas ; faudrait-il encore que j'excitasse contre lui ces taureaux indomptables, ces terribles enfants de la terre, et ce dragon que jamais n'atteignit le sommeil ? Que les dieux réservent à Jason un destin plus prospère ! Mais ce n'est pas aux dieux que je dois le demander : c'est de moi que Jason doit l'attendre. Eh ! quoi, trahirais-je ainsi celui qui m'a donné le jour ! et cet étranger, que je connais à peine, sauvé par mon secours, s'éloignerait sans moi de ces rivages ; il deviendrait l'époux d'une autre que moi ; et moi, Médée, je resterais ici abandonnée à ma douleur ! Ah ! s'il était capable de cette lâche perfidie, s'il pouvait me préférer une autre femme, qu'il périsse, l'ingrat ! Mais non, cette noblesse, cette beauté, ces grâces qui brillent en lui, tout m'assure qu'il ne peut être un perfide, et qu'il n'oubliera point mes bienfaits. D'ailleurs avant de le servir j'exigerai qu'il me donne sa foi, et les dieux seront témoins et garants de ses serments. Bannis donc, Médée, une crainte frivole, et sans différer davantage, hâte-toi : Jason tiendra tout de tes mains. Des nœuds solennels l'uniront à toi pour toujours. Le nom de sa libératrice sera désormais immortel, et les mères des héros qui l'accompagnent le célébreront dans toute la Grèce.

 

« Ainsi donc je vais quitter et ma sœur, et mon frère, et mon père, et mes dieux, et la terre où je suis née ! Mais qu'est-ce que j'abandonne ? mon père est inhumain ; cette terre est barbare ; mon frère est encore au berceau ; ma sœur me favorise par ses vœux, et j'obéis au plus puissant des dieux, que je porte en mon sein. Je fais donc une perte légère, et je suis de grandes destinées. J'acquiers la gloire de sauver l'élite de la Grèce. Je vais voir des climats plus heureux, des villes dont la renommée est venue jusqu'en ces lieux, des mœurs nouvelles, des arts, et des peuples nouveaux. Je posséderai enfin ce fils d'Éson, que je préfère à ce que l'univers a de plus précieux. Heureuse avec cet époux, et chère aux dieux, dont j'égalerai la gloire, mon orgueil s'élèvera jusqu'aux cieux. Je sais que la mer est couverte d'écueils dangereux ; que Carybde, toujours redoutable aux nautoniers, engloutit, autour d'eux, et revomit l'onde tournoyante ; que l'avide Scylla a ses flancs ceints de chiens dévorants dont l'affreux aboiement retentit au loin sur les mers de Sicile. Mais unie au héros que j'aime, et reposant sur son sein, je traverserai les vastes mers sans effroi. Et que pourrais-je redouter dans ses bras ? ou, si je dois craindre, ce ne sera que pour mon époux. Ton époux ! Eh ! quoi, Médée, tu lui donnes ce nom ! ainsi tu couvres ta faiblesse du nom sacré de l'hymen ! Ah ! vois combien est horrible ce que tu médites, et fuis le crime, tandis qu'il en est temps. »

 

Elle dit : le devoir, la piété, la pudeur, se présentent à son esprit agité ; et déjà désarmé, l'amour semblait prêt à s'éloigner. Elle allait aux autels antiques que la terrible Hécate, sa mère, cache dans la secrète horreur d'un bois solitaire. Elle sentait se ralentir le feu qui la consume ; et la raison reprenait son empire : elle voit le fils d'Éson, et sa flamme se rallume. Une subite rougeur anime ses traits ; une subite pâleur les décolore. Ainsi qu'une légère étincelle cachée sous la cendre se ranime à l'haleine des vents, croît, s'étend, et forme bientôt un vaste embrasement ; ainsi l'amour affaibli dans son cœur reprend une nouvelle force à l'aspect du héros.

 

Et par hasard en ce jour la beauté de Jason paraissait relevée d'un nouvel éclat ; elle semblait excuser son amante. Médée fixe les yeux sur lui, comme si elle le voyait pour la première fois. Dans son égarement, ce n'est plus un mortel qu'elle croit voir ; elle ne peut se lasser de l'admirer. Mais quand Jason commence à lui parler, quand il prend sa main, qu'il implore son secours, d'une voix tendre et suppliante, et qu'il promet en même temps et son cœur et sa foi, les yeux de Médée se remplissent de larmes.

 

« Je sais, dit-elle, ce que je devrais faire. Ce n'est pas mon ignorance qui m'égare, c'est mon amour. Vous serez sauvé par mes soins. Mais lorsque vous aurez triomphé, songez à garder vos serments. »

 

Le héros jure par Hécate, adorée dans ce bois sous trois formes différentes. Il atteste le soleil, qui voit tout et qui donna le jour au prince qu'il choisit pour son beau-père. Il jure enfin par sa fortune et par tous les dangers auxquels il vient de s'exposer. Son amante le croit ; elle lui donne des herbes enchantées ; il apprend l'usage qu'il en doit faire ; et, rempli de joie, il va rejoindre les compagnons de ses travaux.

 

Déjà l'aurore avait fait pâlir les astres de la nuit. Le peuple de Colchos accourt vers le champ consacré au dieu Mars ; il se place sur les collines qui le dominent. Couvert d'une robe de pourpre, et portant un sceptre d'ivoire, le roi s'assied au milieu de sa cour.

 

Alors se précipitent sur l'arène les taureaux aux pieds d'airain. Ils vomissent en longs tourbillons la flamme par leurs naseaux. L'herbe que touche leur haleine s'embrase. Comme on entend les feux ardents gronder dans la fournaise, comme la chaux, par l'onde arrosée, se dissout, et bouillonne, et frémit, les taureaux roulent les feux enfermés dans leurs flancs, et les font mugir dans leurs gosiers brûlants. Cependant le fils d'Éson marche contre eux avec audace. Soudain ils lui présentent et leurs fronts terribles, et leurs cornes armées de fer. Ils frappent du pied la terre, et remplissent les airs de poudre, de fumée, et d'affreux mugissements.

 

Tous les Grecs ont frémi. Le héros s'avance. Il ne sent point des taureaux la brûlante haleine, tant les herbes qu'il reçut ont des charmes puissants ! Il flatte d'une main hardie leurs fanons pendants. Il les soumet au joug, il les presse, il les guide, et plonge le soc dans un champ que le fer n'a jamais sillonné. Le peuple admire ce prodige. Les compagnons du héros, par des cris de joie, excitent son courage. Jason prend alors les dents du dragon de Mars dans un casque d'airain ; il les sème dans les sillons qu'il vient d'ouvrir. Ces terribles semences sont imprégnées d'un venin puissant. La terre les amollit. Elles croissent, s'étendent, et forment une moisson d'hommes nouveaux. Comme l'enfant renfermé dans le sein de sa mère s'y développe par degrés, et ne vient au monde qu'après avoir reçu la forme qui lui convient, ces semences confiées à la terre ne sortent de son sein fécond que lorsqu'elles ont pris une figure humaine. Mais, ô prodige encore plus grand ! ces hommes secouent avec fierté les armes qui sont nées avec eux.

 

À l'aspect de leurs dards tournés contre le fils d'Éson, les Grecs perdent courage, et sont consternés. Médée elle-même, qui a travaillé à la sûreté du héros, frémit en le voyant seul attaqué par tant d'ennemis. Elle pâlit, ses genoux fléchissent, son sang refroidi s'arrête dans ses veines, et craignant que les sucs enchantés dont elle arma Jason n'aient pas assez de pouvoir, elle prononce des paroles magiques, elle appelle à son secours tous les secrets de son art. Jason lance un caillou pesant au milieu des guerriers. Ainsi soudain il détourne contre eux-mêmes les combats et la mort dont ils le menaçaient ; soudain ces frères belliqueux, enfants de la terre s'attaquent, se détruisent, et périssent victimes de leurs propres fureurs. Les Grecs célèbrent à grands cris la victoire de leur chef. Ils s'empressent autour de lui ; ils le serrent dans leurs bras. Et toi aussi, Médée, tu voudrais embrasser le vainqueur ; la pudeur te retient. Le vainqueur t'eût embrassée lui-même. Mais si le soin de ta renommée t'arrête, tu te réjouis du moins en secret, et ce sentiment t'est permis. Tu t'applaudis de tes enchantements, tu rends grâces aux dieux qui les ont fait naître à ta voix.

 

Jason devait encore, par les herbes enchantées, assoupir le dragon vigilant, à la tête écaillée, aux dents de fer, à la langue aux triples dards, monstre horrible qui garde la toison. Le héros verse sur lui des sucs qui ont la même vertu que les eaux du Léthé. Trois fois il prononce des mots assoupissants, qui pourraient apaiser les flots tumultueux des mers, et suspendre les fleuves dans leur cours. Un sommeil jusqu'alors inconnu charge les yeux du monstre, et le héros enlève la toison. Fier de sa conquête, et plus encore de celle dont elle est le bienfait, il remonte sur son vaisseau, et arrive avec son épouse dans les ports d'Iolchos.

 

Les mères des Argonautes, les vieillards dont ils sont les enfants, s'empressent aux autels des dieux pour célébrer leur retour. L'encens fume sur les feux sacrés. On immole les victimes aux cornes dorées ; mais, courbé, sous le fardeau des ans, et déjà penché vers le tombeau, Éson seul ne peut prendre part à la joie publique :

 

« Ô vous, dit Jason, chère épouse, à qui je dois la vie ; quoique vous ayez tout fait pour moi, quoique vos bienfaits surpassent tout ce que les mortels peuvent croire, daignez encore, s'il est au pouvoir de votre art, et que ne peut votre art ! daignez retrancher quelques ans de ma vie, et les ajouter aux ans de mon père. »

 

À ces mots, des larmes coulent de ses yeux. Témoin de sa piété filiale, Médée en est émue. Elle se rappelle le vieil Aiétès, son père, qu'elle a quitté avec des sentiments bien différents. Mais elle dissimule son émotion :

 

« Ah ! cher époux, répond-elle, ce que ta piété me demande est un crime. Pourrais-je prolonger la vie d'un mortel aux dépens de tes jours ! Hécate m'en préserve. Ta prière est injuste. Mais j'essaierai de te faire un don plus grand que celui que tu désires. Si la triple déesse me seconde, et si par sa présence elle favorise les opérations mystérieuses de mon art, je rajeunirai le vieil Éson, sans abréger le cours de tes années. »

 

Trois nuits devaient s'écouler encore avant que la lune eût pleinement de son disque arrondi les contours. Dès que brillant de tout son éclat elle montre tout entier son corps à la terre, Médée sort de son palais, la robe flottante, un pied nu, les cheveux épars sur ses épaules nues. Seule et sans témoin, elle porte ses pas incertains dans l'ombre et le silence de la nuit. Tout est dans un plein repos, et l'homme, et l'habitant de l'air, et l'hôte des forêts. Le serpent assoupi rampe sans bruit sur la terre. Le feuillage est immobile. L'air humide se tait. Seuls, les astres semblent veiller dans l'univers. Médée lève les bras vers la voûte étoilée. Elle tourne en cercle trois fois. Trois fois de l'eau d'un fleuve elle arrose ses cheveux. Elle jette trois cris affreux dans les airs, et pliant un genoux sur la terre, elle dit :

 

« Ô nuit, fidèle à mes secrets ; étoiles au front d'or, qui, avec la lune, succédez aux feux du jour ; et toi, triple Hécate, témoin et protectrice de mes enchantements ; et vous, charmes puissants ; arts magiques ; terre, qui produis des plantes dont le pouvoir est si grand ; air léger, vents, montagnes, fleuves, lacs profonds, dieux des bois, dieux de l'antique nuit, je vous invoque : venez tous à mon secours ! Par vous, quand je commande, remontent vers leurs sources les fleuves étonnés ; par vous, je brise, ou j'excite le courroux des mers ; je dissipe ou je rassemble les nuages ; je chasse ou j'appelle les vents. Mes enchantements font périr les serpents, ébranlent les forêts et les rochers, déracinent les arbres attachés à la terre. À ma voix les montagnes s'agitent, la terre mugit, les mânes sortent de leurs monuments ; et toi, lune, quoique le bruit de l'airain diminue tes travaux, je te force à descendre jusqu'à moi ; à ma voix pâlissent et le char enflammé du Soleil mon aïeul, et le char vermeil de l'Aurore. Par vous, j'ai amorti les flammes que vomissent les taureaux ; par vous, je les ai domptés et soumis au joug : ils ont frémi de sillonner la terre ; par vous, les guerriers nés du serpent se sont détruits avec leurs propres armes ; par vous j'ai assoupi ce dragon, de la toison gardien infatigable ; et la Grèce a reçu cette riche dépouille conquise par mes soins.

 

« Maintenant j'ai besoin de ces sucs puissants par lesquels l'homme, dans sa vieillesse, se renouvelle, et revient à la fleur de ses ans. Je les obtiendrai sans doute ; car les astres ne brillent pas en vain de tant d'éclat ; car ce n'est pas en vain que ce char, traîné par des dragons ailés, est descendu vers moi. »

 

En effet, ce char était descendu des plaines de l'éther. Elle y monte ; et, caressant de la main le cou terrible des dragons, elle agite les rênes légères, s'élève dans les airs, plane sur la Thessalie, sur le Tempé ; et vers les monts qui couronnent ces contrées elle abaisse son char.

 

Elle cherche les plantes que produisent l'Ossa et le haut Pélion, l'Othrys et le Pinde, et l'Olympe qui porte son front dans les nuages. Elle arrache plusieurs de ces végétaux avec leurs racines ; elle en coupe d'autres avec une faux d'airain ; elle en moissonne un grand nombre sur les rives de l'Apidane et de l'Amphryse ; elle visite celles de l'Énipée, et les ondes du Pénée, et les bords du Sperchius. Elle en trouve dans les joncs aigus qui bordent le Bébé. Elle en cueille enfin auprès de l'Anthédon, qui n'était pas encore célèbre par la métamorphose de Glaucus.

 

Déjà neuf jours se sont écoulés ; déjà la nuit couvre de son ombre la terre pour la neuvième fois depuis que Médée, portée sur son char traîné par des dragons ailés, a parcouru la Thessalie. Elle revient, et déjà les dragons ont dépouillé leur vieille écaille, rajeunis par la seule odeur des végétaux qu'elle a cueillis.

 

Elle s'arrête et descend devant la porte du palais d'Éson. Elle ne veut d'autre toit que le ciel. Elle évite les profanes regards des mortels. Elle élève deux autels de gazon, l'un à droite pour Hécate, l'autre à gauche pour Hébé ; elle les entoure de verveine et d'agrestes rameaux. Elle ouvre la terre, elle y creuse deux bassins, et plongeant le couteau dans la gorge d'une brebis noire, elle épanche son sang dans les deux fosses, répand dans l'une une coupe de vin, dans l'autre une coupe de lait chaud ; et prononçant quelques paroles magiques, elle invoque les dieux de la terre, elle conjure le roi des pâles ombres, et Proserpine son épouse, de ne pas hâter pour Éson le ciseau de la Parque homicide.

 

Quand elle eut apaisé les sombres déités par de longues prières, elle ordonne qu'on apporte le corps d'Éson auprès des magiques autels ; et l'ayant plongé par ses enchantements dans un sommeil profond qui ressemble à la mort, elle le couche sur les végétaux qu'elle vient d'étendre sur la terre. Elle commande ensuite à Jason et aux esclaves de se retirer, et d'éloigner leurs yeux profanes des mystères qu'elle va commencer. Ils obéissent. Médée, les cheveux épars, et telle qu'une bacchante, tourne autour des autels où brille un feu sacré. Elle plonge des brandons dans le sang de la victime, et les allume tout sanglants au foyer des autels. Elle purifie le vieillard trois fois par le feu, trois fois par l'onde, et trois fois par le soufre.

 

Cependant les herbes fermentent dans un vase d'airain, qui bouillonne et blanchit d'écume. C'est là qu'elle fait dissoudre les racines, les semences, les fleurs, et les sucs puissants qu'elle a cueillis dans les vallons d'Hémonie. Elle jette encore dans le vase ardent des pierres qu'elle apporta des premières régions de l'orient ; des sables que les flots de l'océan ont lavés sur ses rivages ; elle ajoute à ce mélange les humides influences de la lune qu'elle a recueillies pendant la nuit, les ailes hideuses et les chairs d'une strige, les entrailles d'un de ces loups qui, dépouillant leur forme farouche, prennent quelquefois d'un homme et la forme et la voix ; la peau légère et écaillée d'un serpent des eaux du Cynips, le foie d'un cerf déjà vieux, et la tête d'une corneille que neuf siècles avaient blanchie.

 

Après avoir rassemblé dans l'airain toutes ces matières magiques, et mille autres qui sont inconnues, elle les mêle avec une branche d'olivier sèche et nue ; et tandis qu'elle fait remonter à la surface tout ce qui est dans le fond du vase bouillant, l'olivier aride y verdit, s'y couvre de feuilles, et en sort d'olives chargé : et partout où la violence du feu fait jaillir de l'airain et tomber sur la terre l'écume et les gouttes brûlantes, l'herbe desséchée se ranime ; les fleurs et le gazon étalent la parure du printemps.

 

À la vue de ce prodige, Médée ouvre avec une épée la gorge du vieillard. Elle en fait sortir tout le sang qui coulait dans ses veines, et le remplace par ces sucs merveilleux qu'Éson reçoit par sa bouche ou par sa blessure. Sa barbe, ses cheveux que les ans ont blanchis, se noircissent soudain. Sa maigreur disparaît. Sa pâleur et ses rides s'effacent. Un nouveau sang coule dans ses veines. Il a repris sa force, sa beauté, et il s'étonne de se retrouver tel qu'il était avant d'avoir atteint son huitième lustre.

 

Bacchus, du haut de l'Olympe, a vu ce prodige. Il veut que Médée rajeunisse par le même moyen les nymphes de Nysa qui prirent soin de son enfance, et pour elles il demande cette faveur.

 

Mais il faut que l'art de Médée serve à sa perfidie. Elle feint une colère implacable contre Jason, et fuyant loin de lui, elle vient implorer un asile au palais de Pélias. Ce prince était accablé sous le poids des années. Médée est reçue par ses filles ; et bientôt, gagnant leur tendresse par sa fausse amitié, elle leur raconte tout ce qu'elle a fait pour Jason. Elle dit le rajeunissement d'Éson, et s'arrête longtemps, et comme à dessein, sur ce prodige. Alors les filles de Pélias conçoivent l'espérance de voir refleurir la jeunesse de leur père. Elles invoquent ce bienfait de Médée. Elles ne mettent point de bornes à leur reconnaissance.

 

Médée se tait pendant quelques moments. Elle paraît hésiter ; et par cette feinte irrésolution, tient en suspens leurs esprits inquiets. Elle promet enfin :

 

« Mais, dit-elle, je prétends justifier votre confiance. Donnez-moi le plus vieux des béliers qui marchent à la tête de vos troupeaux, et que par mon art il devienne à vos yeux un jeune agneau. »

 

Soudain on amène un bélier que l'âge a rendu caduc et languissant, et dont les cornes se recourbent en cercle autour de son front décharné. Médée ouvre sa gorge défaillante avec un couteau qu'elle retire à peine rougi d'un reste de sang. Elle coupe en pièces le bélier, et plonge ses membres palpitants dans un vase d'airain, où fermentent des sucs puissants. Aussitôt les membres du bélier diminuent, ses cornes tombent, et avec elles ses vieux ans disparaissent. Bientôt on entend dans le fond de l'airain un tendre bêlement ; bientôt aux yeux des sœurs étonnées il en sort un agneau qui fuit d'un pas léger, bondit, et cherche la mamelle. Les filles de Pélias admirent. Elles sont convaincues que Médée peut tenir tout ce qu'elle a promis. Elles redoublent alors et leurs instances et leurs prières.

 

Déjà le soleil avait trois fois rafraîchi ses coursiers dans les mers d'Ibérie. La nuit avait rallumé ses flambeaux radieux, lorsque la fille perfide d'Aiétès met sur le brasier un vase rempli d'eau pure et d'herbes sans vertu. Aux magiques accents de sa voix, et par ses enchantements, un sommeil profond, image du trépas, s'empare de Pélias et de la garde du palais. Elle ordonne, et les filles du roi entrent avec elle dans l'appartement de leur père, et se rangent autour de son lit :

 

« Eh bien ! dit-elle, âmes faibles, qui vous arrête maintenant ? Armez-vous de poignards ; épuisez les veines de ce vieillard, afin qu'un sang plus jeune vienne remplacer son vieux sang. Vous tenez en vos mains son âge et sa vie. Si la piété vous anime, si vous n'avez pas conçu des espérances vaines, secourez votre père. Que le fer attaque et chasse sa vieillesse, que le fer ouvre un passage à son sang refroidi. »

 

À ces mots, les filles de Pélias deviennent par piété impies, et la crainte du crime les rend criminelles. Nulle d'elles cependant n'ose regarder où elle porte ses coups. Toutes détournent les yeux, et frappent au hasard.

 

Pélias se réveille tout sanglant ; percé de coups, il se soulève sur son lit ; il voulait se sauver, et tendant ses bras affaiblis, au milieu de tant de poignards :

 

« O mes filles, dit-il, que faites-vous, et quelle fureur vous arme ainsi contre les jours de votre père ? »

 

Ces mots ont glacé leur courage, et suspendent leurs bras. Il allait poursuivre, lorsque Médée l'achève, le déchire, et le plonge dans l'airain bouillonnant.

 

Alors elle part, elle s'éloigne promptement, enlevée par ses dragons ailés ; et c'est ainsi qu'elle échappe au châtiment qu'elle a mérité. Elle fuit, et vole sur le Pélion qu'ombragent les forêts, et qu'habita le centaure fils de Philyra, sur l'Othrys, et sur les lieux rendus célèbres par l'aventure de l'antique Cérambus. Dans le temps que la terre était engloutie sous les flots, Cérambus, transformé par les nymphes en oiseau, s'enleva dans les airs, et échappa au déluge de Deucalion.

 

Médée laisse sur sa gauche Pitane, ville d'Éolie, où l'on voit le long simulacre du serpent qu'Apollon changea en rocher ; et les forêts d'Ida, où Bacchus cacha, sous la forme d'un cerf, le jeune taureau que son fils avait dérobé ; et les champs où le père de Corythe repose sous un sable léger ; et les plaines que Méra fit retentir de ses nouveaux abois ; et la ville de Cos, où régna Eurypylus, et dont les femmes virent leurs fronts s'armer de cornes menaçantes, lorsque le troupeau d'Hercule s'en éloigna ; et Rhodes, à Phébus consacrée ; et Ialysus, habitée par les Telchines, qui infectaient tout par leurs regards immondes, et que Jupiter revêtit d'écailles, et plongea dans les mers ; et l'île de Céos, et les murs de Carthée, où le vieil Alcidamas s'étonna de voir une douce colombe éclose de sa fille.

 

Plus loin, Médée voit le lac d'Hyrié, et Tempé, où venait de naître un cygne merveilleux. Phyllius, pour plaire au jeune fils d'Hyrié, lui avait fait présent de plusieurs oiseaux, et d'un lion dont il avait dompté la furie. Un taureau puissant qu'il venait de combattre était devenu sa conquête. Le fils d'Hyrié le désire et le demande ; mais, irrité de voir son amitié tant de fois méprisée, Phyllius le refuse :

 

« Tu voudras me l'avoir donné ! » dit le fils d'Hyrié, que ce refus indigne ; et il se précipite du haut d'un rocher.

 

On crut qu'il allait périr dans sa chute ; mais, nouveau cygne, sur des ailes argentées il se soutenait dans les airs. Sa mère ignore que les dieux l'ont conservé ; elle fond en larmes, et forme le lac qui porte son nom.

 

Médée reconnaît ensuite la ville de Pleuron, où la fille d'Ophis se montra fuyant sur de tremblantes ailes la mort que lui préparaient ses enfants. Elle aperçoit les champs de Calaurie, consacrés à Latone, et dont le roi et son épouse ont été changés en alcyons.

 

Elle voit à sa droite Cyllène, où Ménéphron devait commettre un inceste odieux ; et, loin de Cyllène, les lieux où Céphise pleure le destin de son petit-fils, par Apollon en phoque transformé ; et le palais où le triste Eumelus gémit sur sa fille changée en oiseau. Médée arrive enfin aux remparts de Corinthe, voisins de la source de Pirène. C'est là que, suivant une tradition antique, dans les premiers âges du monde, les premiers hommes sont éclos des plantes spongieuses qu'engendrent la pluie et l'humidité.

 

Quand la nouvelle épouse de l'infidèle Jason eut revêtu la robe empoisonnée, quand les deux mers que l'isthme divise eurent vu brûler le palais de Créon, Médée, mère impitoyable, achève son horrible vengeance, et plonge un glaive impie dans le cœur de ses enfants ; et se dérobant à la fureur de Jason, elle remonte sur son char, presse le vol de ses dragons, et descend sur les remparts d'Athènes. Cette ville vous vit aussi fendre les airs, vous, juste Phinée, vous, vieux Périphas, et vous aussi, petite-fille de Polypémon.

 

Égée reçoit Médée dans sa cour. Déjà cette faiblesse le condamne. Mais, non content de lui donner un asile, il s'unit avec elle par les nœuds de l'hymen. Thésée venait d'arriver dans Athènes. Son bras avait purgé l'isthme des brigands qui l'infestaient. Il ignorait son illustre origine. Médée conspire contre les jours de ce héros. Elle prépare l'aconit qu'elle avait elle-même jadis apporté de Scythie, et qu'on dit être né de l'écume vomie par le chien des enfers. Il est dans cette contrée une caverne dont l'entrée ténébreuse conduit à l'empire des morts. C'est par là qu'Hercule traîna l'affreux Cerbère attaché par des chaînes de diamant. Le monstre détournant ses yeux farouches, repoussait la lumière et l'éclat du soleil. Tandis qu'il résistait en vain, irrité par sa rage, et de trois aboiements épouvantant les airs, il répandit son écume sur la terre. On dit qu'elle s'épaissit, et que, nourrie et fécondée par un sol fertile, elle devint le germe d'une plante, poison terrible que les habitants des campagnes appellent aconit, parce qu'elle croît sur les rochers, et qu'elle y vit longtemps. Trompé par les artifices de son épouse, Égée avait déjà présenté ce poison à son fils, comme à son ennemi. Thésée, sans défiance, tenait déjà la coupe fatale, lorsque jetant les yeux sur l'ivoire qui garnit son épée, Égée reconnaît son fils, écarte de sa bouche le funeste breuvage, et Médée n'échappe à la mort qu'en disparaissant dans un nuage obscur formé par ses enchantements.

 

Au milieu de sa joie Égée, en retrouvant son fils, frémit encore de s'être vu près de le perdre par un crime. Il allume les feux sur les autels ; il prodigue ses offrandes aux dieux. La hache des sacrifices immole des taureaux dont les cornes sont ornées de bandelettes sacrées. Jamais jour dans Athènes ne fut célébré avec plus de pompe et d'éclat. Les grands et le peuple se mêlent ensemble aux festins. Le vin les échauffe, les inspire, et ils chantent ainsi les louanges du héros :

 

« Magnanime Thésée, le taureau des Crétois, qui désolait les plaines de Marathon, est tombé sous tes coups. Si le laboureur cultive en paix les champs de Cromyon, il le doit à ton courage, et c'est un de tes bienfaits. Les campagnes d'Épidaure ont vu succomber sous l'effort de ton bras ce géant, enfant de Vulcain, qu'armait une massue. Par toi, le cruel Procuste a cessé d'effrayer les champs qu'arrose le Céphise.

 

« Par toi Éleusis a été délivrée du farouche Cercyon. Tu purgeas l'isthme du brigand Sinis, qui faisait de sa force extraordinaire un usage si cruel. Il pouvait courber les plus gros arbres jusqu'à terre ; il y attachait ses victimes, et les arbres, en se redressant, déchiraient leurs membres dans les airs.

 

« Par toi, la mort de Sciron a rendu libre au voyageur le chemin de Mégare. La terre a rejeté ses ossements ; la mer les a revomis de son sein, et, longtemps dispersés, ils se sont durcis en rochers qui portent son nom. Si nous comptons enfin tes années et tes exploits, tes exploits surpassent tes années. C'est pour toi, héros magnanime, que nous faisons des vœux publics ; et c'est en ton honneur que ce banquet est préparé. »

 

Le palais d'Égée retentissait des vœux et des acclamations du peuple ; et partout dans Athènes on se livre à l'allégresse et à ses transports.

 

Mais il n'est point sur la terre de bonheur parfait, et toujours quelque peine vient se mêler à nos plaisirs. Tandis qu'Égée s'abandonne à la joie d'avoir retrouvé son fils, Minos le menace ; et déjà redoutable par ses vaisseaux et par ses soldats, il l'est encore davantage par sa douleur. C'est la douleur d'un père justement irrité. Il veut par la guerre venger sur les Athéniens la mort de son fils Androgée.

 

Cependant, avant de l'entreprendre, il cherche des secours et des alliés. Sur une flotte légère, il va de rivage en rivage ; il aborde dans tous les ports qui lui sont ouverts. Il engage dans sa querelle l'île d'Anaphé par des promesses, et celle d'Astypalée par la crainte de ses armes. Pour lui se déclarent la plate Myconos, Cimolus aux champs pierreux, la florissante Cythnus, et Scyros, et Sériphos, et Paros, célèbre par ses marbres ; et Sithone, que, dans son avarice impie, Arné vendit à ses ennemis. Arné est maintenant un oiseau ; et changée en corneille, aux pieds noirs, aux plumes noires, elle aime encore l'or.

 

Mais Oliaros, Didymes, Ténos, Andros, et Gyaros, et Péparèthos, fertile en oliviers, refusent leurs secours à Minos. Ce prince, tournant à gauche, aborde dans les états d'Éaque. On appelait autrefois ce pays Énopie ; mais Éaque lui donna le nom d'Égine, qui était celui de sa mère.

 

Le peuple accourt en foule, et veut connaître un prince que la renommée a rendu si célèbre. À sa rencontre s'avancent les fils du roi, Télamon, Pélée, et Phocus le plus jeune des trois. Éaque lui-même les suit d'un pas tardif, appesanti par l'âge. Il prévient le roi de Crète, et demande quel sujet l'amène en ses états. Alors Minos se rappelle son deuil, il soupire ; et ce maître de cent peuples divers répond en ces mots :

 

« Unissez vos armes aux miennes ; déclarez-vous pour un père affligé ; secondez ma pieuse vengeance. Je demande que vous consoliez des mânes affligés. »

 

« Ce que vous demandez, reprend le petit-fils d'Asopus, n'est pas en mon pouvoir. Athènes n'a point de plus fidèle alliée qu'Égine ; et cette alliance est inviolable et sacrée. »

 

« Elle vous coûtera cher ! » s'écrie Minos. Il part, et la colère anime ses traits. Mais il pense qu'il lui est plus utile en ce moment d'annoncer que de faire la guerre, et il craint d'exposer avant le temps ses forces contre le roi d'Égine.

 

On distinguait encore du rivage les pavillons crétois, lorsque, voguant à pleines voiles, entre dans le port un navire qui porte Céphale, et avec lui les vœux et les demandes des Athéniens. Depuis longtemps les Éacides n'avaient vu ce prince, mais ils le reconnaissent, lui tendent la main, et le conduisent au palais de leur père. Céphale, dont le front se pare encore des attraits de la jeunesse, s'avance tenant à la main un rameau d'olivier. À ses côtés, plus jeunes que lui, marchent les fils de Pallas, Clyton et Butès. Admis près d'Éaque, les envoyés d'Athènes exposent l'ordre qui les amène. Céphale réclame les secours que sa patrie a droit d'attendre d'un allié fidèle. Il rappelle la foi des antiques traités ; il termine son discours en annonçant que Minos prétend à l'empire de toute la Grèce, et menace sa liberté.

 

Après avoir développé avec éloquence tous les motifs de sa mission, il se tait. Éaque, s'appuyant de la main gauche sur son sceptre :

 

« Athéniens, dit-il, prenez, et ne demandez pas. Toutes les forces de mon empire sont à vous : conduisez-les ; et, s'il le faut, qu'elles marchent toutes sur vos pas. Grâce aux dieux immortels, j'ai assez de troupes pour défendre mes états, et pour secourir mes alliés. Mes états sont florissants ; et je ne pourrais excuser mon refus sur le malheur des temps. »

 

« Puisse, répond Céphale, ce bonheur toujours durer ! puissiez-vous voir augmenter sans cesse le nombre de vos sujets ! C'est avec joie que j'ai vu courir sur mon passage une jeunesse si brillante, et qui paraît d'un âge égal. Mais je cherche en vain dans votre ville ces fameux guerriers que j'y vis autrefois. »

 

À ces mots, Éaque soupire, et d'une voix que la douleur altère, il répond en ces mots :

 

« À de grands malheurs a succédé un état plus prospère. Que ne puis-je vous dire tout le mal, tout le bien que le destin m'a fait ! J'en abrégerai le récit fait sans art, pour ne pas vous fatiguer par de trop longs détails. Ces guerriers dont le souvenir se retrace à votre mémoire, ne sont plus, et la terre couvre leurs ossements. Avec eux, en même temps, ont péri presque tous mes sujets.

 

« Junon, irritée contre cette terre, qui porte le nom de sa rivale, envoya une peste cruelle qui la désola. Tant que ce mal nous parut naturel, et que la cause en fut cachée, on employa l'art pour le combattre. Mais la violence de ce fléau désastreux surpassait tous les secours, et tous les secours furent vains.

 

« D'abord, le ciel rassembla sur nos têtes des nuages épais et obscurs, qui recelaient dans leur sein des feux contagieux. Quatre fois l'inconstante courrière des nuits, réunissant les pointes de son croissant, avait rempli son cercle, et quatre fois elle avait rétréci sa surface argentée, tandis que la brûlante haleine de l'Auster n'avait cessé de souffler sur la terre des poisons dévorants. Les lacs et les fontaines en sont infectés. On voit par milliers les serpents ramper dans nos champs abandonnés, et souiller les sources de leur venin. Les premiers feux de la contagion attaquent les chiens, les oiseaux, les bœufs, et les brebis. Ils se font sentir aux hôtes sauvages des forêts. Le laboureur infortuné s'étonne de voir ses taureaux les plus vigoureux tomber dans les sillons. L'agneau perd sa toison, il bêle tristement, il sèche, tombe, et meurt. Le coursier généreux n'a plus sa noble ardeur ; il oublie les combats, et la palme, et l'arène ; il languit sur la litière où l'attend une mort sans honneur. Le sanglier a perdu sa fureur, le cerf sa vitesse ; l'ours ne se précipite plus sur les troupeaux. Tout souffre, tout périt. Les forêts, les champs, les chemins sont couverts d'animaux que l'horrible fléau moissonne. Ni les chiens, ni les oiseaux de proie, ni les loups avides, n'osent en approcher. La corruption ajoute à l'infection de l'air, et accélère les ravages de la contagion. Bientôt dans sa furie elle atteint les tristes habitants des campagnes ; elle établit son horrible empire dans les vastes cités.

 

« D'abord, elle porte dans les entrailles ses feux dévorants. Un visage ardent, une pénible et brûlante haleine annoncent leur présence. La langue est âpre, et s'épaissit. La bouche desséchée s'ouvre, et aspire, en haletant, des poisons qui vicient le sang dans les veines. Le lit irrite le mal ; un voile léger est un poids insupportable. C'est sur la terre nue qu'on s'étend ; mais la terre n'a point de fraîcheur ; elle s'échauffe encore des feux des corps qui la pressent. Rien n'arrête les progrès de la contagion. Elle attaque ceux qui travaillent à la détruire : ils périssent victimes de leur art impuissant.

 

« Ceux qui se montrent les plus empressés à donner des soins pieux marchent à plus grands pas vers la mort. Tout espoir de salut est évanoui. Tous ne voient que dans le trépas la fin de leurs souffrances. Ils cessent de se contraindre. Ils ne cherchent plus ce qui peut les sauver. Toute ressource est inutile. Ils vont nus, sans pudeur, se plonger dans les fontaines, dans les fleuves, dans les puits. Ils boivent avidement, et leur soif ne s'éteint qu'avec leur vie. Ils expirent dans les mêmes flots qui abreuvent d'autres mourants. Plusieurs, que le repos du lit tourmente, s'élancent, et, si leurs forces sont épuisées, s'ils ne peuvent fuir, ils se roulent sur la terre, hors de leurs maisons, qu'ils regardent comme des lieux funestes ; et comme ils ignorent la cause de leurs maux, ils accusent leurs Pénates, qu'ils ont abandonnés.

 

« Vous eussiez vu ces spectres, à peine se mouvant, les uns errer dans les places publiques, les autres pleurant étendus sur la terre, et, par un dernier effort, roulant leurs yeux éteints ; les autres, levant vers un ciel d'airain leurs bras appesantis, exhalant leur vie dans les lieux où le hasard conduit leurs pas.

 

« Hélas ! quels étaient alors mes vœux, et quels devaient-ils être ! Je détestais la vie. J'aurais voulu partager le sort de mes sujets. Mes yeux ne voyaient de toutes parts que des morts et des mourants. Tels des fruits trop mûrs quittent l'arbre qui les porte ; tels les glands tombent du chêne agité par les vents.

 

« Vous voyez d'ici ce temple élevé où l'on monte par de longs degrés : Jupiter y réside. Hélas ! qui ne brûla pas sur ses autels un encens inutile ! Combien de fois l'époux qui faisait des vœux pour son épouse, le père implorant pour les jours de son fils, ont-ils vu leurs prières interrompues par un trépas soudain, et sont-ils tombés devant ces autels insensibles, tenant encore dans leurs mains le reste de l'encens qu'ils devaient offrir ! Combien de fois, tandis que le prêtre, en invoquant les dieux, épanchait la coupe sacrée sur le front des taureaux qu'il allait égorger, les a-t-on vus tomber soudain, sans attendre la hache du sacrificateur ! Moi-même, lorsque j'offrais un sacrifice pour mon peuple, pour mes trois fils, et pour moi, j'entendis la victime pousser d'affreux mugissements ; je la vis tomber avant d'être frappée. Le couteau sacré d'un sang noir fut à peine trempé. Les fibres de la victime, viciées par la contagion, n'offrirent aucun présage. Elles avaient perdu leurs indices sur les secrets des dieux.

 

« J'ai vu des cadavres amoncelés devant les portiques sacrés, et jusqu'au pied des autels, comme pour reprocher aux dieux leur funeste trépas. Plusieurs, s'étranglant de leurs propres mains, préviennent l'heure fatale qui s'avance, et, par la mort, se délivrent de la crainte de la mort. On cesse de rendre les honneurs du tombeau. Les portes de la ville n'ouvrent pas un passage assez grand à tant de funérailles. Les cadavres sont abandonnés sur les places publiques, ou entassés, sans pompe, sur d'immenses bûchers. Plus de respect pour les morts. On se dispute les feux allumés pour les recevoir. Les uns sont jetés sur ces lits funèbres que pour d'autres on a préparés. Personne ne pleure sur leurs cendres. Les âmes des pères et des enfants, des jeunes gens et des vieillards, errent oubliées sur les rives du Styx. La terre ne suffit point aux tombeaux, le bois aux bûchers.

 

« Accablé par tant de maux : – Ô Jupiter ! m'écriai-je, s'il est vrai, comme on le dit, qu'Égine a su te plaire ! dieu puissant ! si tu ne rougis pas de m'avouer pour ton fils, ou rends-moi mes sujets, ou que je descende avec eux dans la nuit du trépas !‘

 

« Soudain l'éclair brille, le ciel serein tonne, et m'annonce que ma prière a été entendue : – J'accepte, m'écriai-je, ce présage. Grand dieu ! qu'il soit le signe et le gage d'un meilleur destin !’

 

« Non loin de ce palais s'élève un chêne consacré à Jupiter. Il est né d'un gland cueilli dans la forêt de Dodone. Un rare feuillage pare ses antiques rameaux. Là, je vis alors par milliers la fourmi diligente, traînant avec effort le grain qu'elle avait ramassé, et suivant, dans les rides de l'écorce, de longs et pénibles sentiers. J'en admire le nombre, et je m'écrie : – Ô père des humains, donne-moi pour repeupler cette île déserte un peuple égal en nombre à ces fourmis !’

 

« Alors le chêne robuste s'ébranle, et de ses rameaux qui s'agitent dans le calme des airs, semble sortir une voix inconnue. D'une subite horreur mes sens sont saisis. Mes cheveux se hérissent. Je baise la terre et le chêne avec respect. Je n'ose m'avouer que j'espère : j'espère cependant ; une confiance secrète accompagne mes vœux.

 

« La nuit a déployé ses voiles. Le sommeil bienfaisant fait oublier les peines du jour. Je crois voir ce même chêne devant mes yeux. C'était le même nombre de rameaux, le même nombre de fourmis, le même mouvement dont l'arbre fut agité. Il faisait pleuvoir autour de lui des légions de ces insectes laborieux que je vis, par degrés, croître, grandir, se lever de la terre, se redresser, perdre leur maigreur, le trop grand nombre de leurs pieds, leur couleur obscure, et revêtir une figure humaine.

 

« Je m'éveille je condamne cette vision, mensonge de la nuit, et j'accuse les dieux qui m'ont promis un vain secours. Cependant un bruit confus retentissait dans le palais. Je croyais entendre des voix humaines dont le son avait presque cessé de frapper mon oreille ; je doutais encore si ce n'était pas la suite des illusions du sommeil. Télamon précipite ses pas ; il entre, et s'écrie : – Venez, mon père, venez voir un prodige qui surpasse ce que l'on peut croire, et ce que les dieux vous ont fait espérer.’

 

« Je sors, et j'aperçois les mêmes hommes qu'un songe avait offerts à mes regards. Ils sont dans le même ordre où je les vis ; je les reconnais, ils s'approchent et me saluent leur roi. Je rends des actions de grâces à Jupiter. Je distribue ces hommes nouveaux dans la ville déserte et dans les campagnes dépeuplées de leurs anciens cultivateurs. Je les nomme Myrmidons, et ce nom indique assez leur origine.

 

« Vous les avez vus. Ils ont conservé les mœurs qu'ils avaient dans leur première nature. C'est une race économe, patiente dans le travail, ardente pour acquérir, et soigneuse de conserver. Égaux en âge, égaux en valeur, ils vous suivront aux combats, aussitôt que l'Eurus, qui vous a conduits heureusement sur ces rivages, aura fait place à l'Auster, qui doit vous en éloigner. »

 

Ces récits et plusieurs autres, du jour ont rempli la durée. Le soir est donné à la joie bruyante des festins, et la nuit au repos du sommeil. Déjà le soleil, à l'orient, était remonté sur son char. L'Eurus soufflait encore, et s'opposait au départ des Athéniens. Les deux fils de Pallas se rendent auprès de Céphale, et l'accompagnent chez le roi. Mais Morphée sur les yeux d'Éaque épaissit encore ses pavots. Phocus reçoit les députés d'Athènes, tandis que Télamon et son frère rassemblent les phalanges qui doivent s'embarquer. Le jeune prince conduit Céphale et les Pallantides dans l'intérieur du palais, et s'assied auprès d'eux. Il remarque dans la main de Céphale un javelot dont le bois lui est inconnu, et qui est armé d'une lame d'or. Après qu'on a parlé d'objets indifférents :

 

« J'aime, dit-il, et la chasse et la solitude des forêts. Je ne sais cependant de quel bois est fait le javelot que vous portez. Le frêne est d'une couleur plus sombre, le cornouiller est plus noueux. J'ignore de quel arbre on l'a tiré ; mais je n'en vis jamais de plus beau. »

 

« Vous en admirerez moins la beauté que l'usage, dit un des Pallantides. Il ne manque jamais le but ; jamais le hasard ne le dirige ; et de lui-même il revient sanglant dans la main qui l'a lancé. »

 

Alors, plus curieux, Phocus demande d'où vient ce javelot, qui lui a donné tant de vertu, et quel est l'auteur d'un si rare présent. Céphale le satisfait ; mais il rougit de dire à quel prix il obtint ce dard ; et s'affligeant au souvenir de la mort de son épouse, ses yeux se remplissent de larmes, et il parle en ces mots :

 

« Qui le croirait ? ce javelot, ô fils d'une déesse, est la cause de mes pleurs, et m'en fera longtemps répandre, si longtemps le destin prolonge encore mes jours. Ce javelot a perdu Céphale et son épouse ; et plût aux dieux que je n'eusse jamais reçu ce funeste présent ! Le nom d'Orythie, enlevée par Borée, est venu peut-être jusqu'à vous, Procris était sa sœur. Si l'on compare leur beauté, leur caractère, Procris était plus digne d'être enlevée. Érechthée, son père, m'unit à elle par l'hymen. L'amour nous unit par un plus fort lien. On me disait heureux : je l'étais sans doute ; et je le serais encore, si les dieux l'avaient ainsi voulu.

 

« Le second mois s'écoulait depuis notre hyménée, lorsqu'un matin l'Aurore vermeille, chassant devant elle les ombres de la nuit, me voit tendre des toiles aux cerfs timides, sur le sommet toujours fleuri du mont Hymette, et malgré moi m'enlève sur son char. Qu'il me soit permis de le dire, sans offenser cette déesse, sa bouche ressemble à la rose du matin ; elle tient l'empire riant qui sépare l'ombre et le jour ; elle se nourrit de la céleste rosée : mais j'aimais Procris ; Procris était dans mon cœur ; le nom de Procris était toujours dans ma bouche. J'alléguais à l'Aurore, et la foi des serments, et l'amour de Procris, et ses derniers embrassements, et ceux qui m'attendaient à mon retour ; et je plaignais de son lit la triste solitude.

 

La déesse s'indigne : – Ingrat, s'écrire-t-elle, cesse tes plaintes, et retourne à Procris ; mais si je lis dans l'avenir, tu voudras ne l'avoir pas revue.’

 

« Et, soudain, avec colère, elle me chasse de sa présence.

 

« Tandis que je reviens, je réfléchis sur les derniers mots de l'Aurore. Je commence à former des soupçons sur la foi de mon épouse : sa beauté, son jeune âge, les autorisent ; sa vertu les défend. Mais cependant j'avais été absent ; et la déesse, que je quittais, m'offrait elle-même un exemple peu rassurant. Hélas ! on craint tout quand on aime. Je me décide à faire mon malheur. Je veux tenter la fidélité de Procris par des présents. L'Aurore favorise ce désir insensé. Elle change mes traits ; je le sens. J'arrive dans Athènes, sans être reconnu. J'entre dans mon palais. Tout y respirait l'innocence et la vertu. On y voyait le deuil profond de mon absence.

 

« Ce fut par mille artifices, que j'obtins d'être admis auprès de la fille d'Érechthée. À sa vue, interdit et confus, je voulus renoncer à mon dessein. Je fus tenté de me découvrir de tout avouer, et de l'embrasser. Elle était triste, mais jamais la tristesse ne parut avec tant de charmes. Elle n'était occupée que du désir de me revoir. Jugez, prince, quelle était sa beauté, puisque la douleur même en relevait l'éclat. Que vous dirai-je ? combien de fois sa pudeur s'effaroucha-t-elle de mes aveux ! combien de fois me dit-elle : – J'appartiens à un seul, en quelque lieu qu'il soit ; c'est d'un seul que j'attends mon bonheur.’ Quel mortel raisonnable n'eût été satisfait d'une telle épreuve ! Insensé ! je poursuis ; j'aigris moi-même mes blessures. J'augmente mes offres, mes présents, et je promets tant, qu'à la fin elle me paraît incertaine, et je crois l'avoir vaincue : – Perfide, m'écriai-je, dans un amant déguisé reconnais un époux outragé, témoin de ton parjure.’

 

« Procris ne répond rien. La honte et le dépit semblent étouffer sa voix. Elle fuit un injuste époux, et ses indignes artifices. Irritée contre moi, détestant tous les hommes, elle errait sur les montagnes, et suivait les exercices de Diane. Son absence redouble la violence de mes premiers feux. J'implore mon pardon ; je m'avoue coupable ; je confesse que l'offre de tant de biens, de tant de trésors, m'eût fait moi-même succomber.

 

« Cet aveu désarme sa colère, et venge sa pudeur. Elle revient, et les années s'écoulent sans voir s'altérer notre bonheur. Et comme si c'eût été trop peu de se donner elle-même, elle me fait présent d'un chien que Diane a nourri. En le lui cédant, la déesse avait dit : – Aucun autre ne l'égalera dans sa course rapide.’ Elle me donne en même temps ce javelot que je porte à la main.

 

« Si vous voulez apprendre ce qu'est devenu le chien de Diane, écoutez : vous serez sans doute étonnés de ce prodige.

 

« Le fils de Laïus avait pénétré du Sphynx l'énigme jusqu'alors impénétrable ; et, renonçant à proposer ses oracles obscurs, le monstre s'était précipité du haut de son rocher. Thémis, voulant venger sa mort, envoya dans les champs thébains un nouveau monstre qui les remplit du carnage des troupeaux et des pasteurs. La jeunesse des environs s'assemble. Nous tendons au loin nos toiles. Mais le monstre agile les franchit d'un saut léger, et s'élance au-delà des barrières. On détache les limiers ; ils courent : mais, plus prompt que l'oiseau, il fuit, les trompe, et les évite.

 

« On demande à grands cris Lélape : c'est le nom du chien que m'a donné Procris. Déjà, le cou tendu, Lélape se débat dans les liens, qui l'arrêtent. Il est libre, il s'élance ; on ne l'aperçoit plus. La poussière qu'il élève sur ses pas seule indique sa course. Nos yeux le cherchent, et ne le trouvent pas. Moins rapides sont et le dard que lance un bras nerveux, et la pierre qui s'échappe en grondant de la fronde agitée, et la flèche légère que de son arc le Crétois fait voler.

 

« Une colline s'élève au milieu de la plaine. Je monte sur son sommet, et là j'admire cette course merveilleuse. Tantôt le monstre rapide est au moment d'être pris ; tantôt il paraît s'échapper à la dent de Lélape. Il fuit par cent détours. Il vole, et décrivant de vastes cercles dans la plaine, il trompe ainsi l'impétuosité de son ennemi. Lélape le presse, l'atteint, le touche, on dirait qu'il le tient : il ne tient rien ; sa gueule s'ouvre pour le saisir, et ne mord que du vent.

 

« J'ai recours à mon javelot, et tandis que ma main s'apprête à le lancer au monstre, je détourne un moment les yeux ; je les reporte ensuite dans la plaine. Mais, ô prodige ! je vois et le monstre et Lélape en marbre transformés. L'un semble fuir ; on dirait que l'autre aboie. Sans doute un dieu, s'il est vrai qu'un dieu fut présent à ce combat, les jugeant tous deux égaux en adresse, en courage, ne voulut point décider entre eux la victoire. »

 

Ainsi parle Céphale, et il se tait à ces mots.

 

« Mais quel est, dit Phocus, le crime de ce javelot ? »

 

L'Athénien répond :

 

« C'est du sein de ma félicité même qu'est né mon malheur. Je vous entretiendrai d'abord de ces temps trop tôt écoulés, dont le souvenir me sera toujours cher ; de ces temps où Procris était heureuse par moi, où j'étais heureux par elle. Nous avions les mêmes penchants, un même amour nous unissait tous deux. Elle m'eût préféré au puissant Jupiter. Vénus elle-même n'eût pu me rendre infidèle. Nos cœurs brûlaient de deux flammes égales.

 

« Dès que le soleil dorait de ses premiers rayons le sommet des montagnes, j'allais chasser dans les forêts, mais seul, sans compagnons, sans coursiers et sans limiers, sans toiles et sans filets ; j'étais assez fort de mon javelot. Quand le soleil embrasait la terre de ses feux, las de carnage, je cherchais la fraîcheur et l'ombre ; j'appelais les vents légers, qui, dans les vallons, tempèrent la chaleur du jour. J'implorais, j'attendais les zéphyrs. C'était le délassement de mes travaux.

 

« Je chantais souvent, il m'en souvient encore : – Viens, sois-moi favorable, Aure, à la fraîche haleine ; glisse-toi dans mon sein ; apaise les feux dont je brûle ; plusieurs fois je t'ai dû cette faveur.’ Peut-être ajoutais-je encore d'autres paroles qui pouvaient paraître exprimer les désirs d'un amant. En effet, je disais souvent : – Aure, tu fais mes plus chères délices, tu me ranimes, tu me soutiens. Tu me fais aimer les bois et les lieux solitaires. Que par ma bouche soit toujours respirée ta douce et bienfaisante haleine !’

 

« Un témoin indiscret entend ces paroles ambiguës. Il croit que ce nom d'Aure, que j'appelle tant de fois, est celui d'une nymphe dont je suis épris. Sur ce faux indice d'un crime imaginaire, il va trouver mon épouse, et le téméraire lui rapporte les discours qu'il a surpris. L'amour est crédule. Procris pâlit, et tombe évanouie. Revenue enfin à elle-même, elle accuse son malheur, et le destin cruel, et la foi de son époux. Elle s'afflige d'un crime supposé ; elle craint ce qui n'est pas ; elle s'effraie d'un nom qui n'a aucun objet réel. Infortunée ! elle gémit, comme si elle avait une rivale. Cependant, elle doute encore. Elle se flatte qu'on n’a pu la tromper. Elle refuse de croire au rapport qu'on lui a fait ; et si elle ne voit elle-même l'infidélité de son époux, elle ne pourra le croire parjure.

 

« L'Aurore du lendemain avait chassé les ténèbres de la nuit. Je sors, je cours dans les forêts ; et, me reposant sur l'herbe tendre des travaux de la chasse, je chante : – Aure aimable, viens me soulager. Fais-moi sentir ta douce haleine !’ À ces mots, je crois entendre je ne sais quels cris plaintifs : – Viens, ajouté-je, Aure, chère à mon cœur !’ Un bruit léger murmure encore dans le feuillage qui s'agite. Je ne doute point que ce ne soit une proie, et je lance mon dard inévitable… C'était Procris. Le dard s'était enfoncé dans son sein. – Hélas !’ s'écria-t-elle. Je reconnais la voix de mon épouse. Éperdu, égaré, je vole auprès d'elle. Je la vois mortellement atteinte, et baignée dans son sang. Je la vois retirer de son sein ce javelot que j'avais reçu d'elle. Je soulève dans mes bras criminels ce corps qui m'est plus cher que le mien… Je déchire ses tissus, je ferme sa blessure ; je veux arrêter son sang qui s'écoule avec sa vie. Je la presse de vivre. Je la conjure de ne pas me laisser coupable de sa mort.

 

« Mais déjà ses forces l'abandonnent ; et, mourante, par un dernier effort elle m'adresse ces mots : – Au nom de notre hymen, par tous les dieux du ciel, et par ceux de l'éternelle nuit où je vais descendre, Céphale, si j'ai mérité quelque reconnaissance de toi, je te conjure par cet amour cause de mon trépas, par cet amour qui vit encore en moi lorsque je péris, que jamais Aure ne me remplace, et ne souille ma couche nuptiale !’

 

« Elle dit, et je reconnais enfin qu'un vain nom a causé cette erreur si fatale. Je me justifie ; mais, hélas ! de quoi sert cette tardive lumière ! Elle succombe, et ses forces épuisées se perdent avec son sang. Tant que ses yeux s'ouvrent encore au jour, elle les tient fixés sur moi. Elle exhale enfin sur mes lèvres son âme infortunée, et j'y reçois son dernier soupir. Mais, sûre que je vivais toujours pour elle, elle semble avec moins de douleur descendre chez les morts. »

 

Le héros, en pleurant, racontait ainsi ses malheurs ; et Phocus et les Pallantides pleuraient en l'écoutant. Cependant Éaque s'approche avec Télamon et Pélée, et les soldats qu'ils ont rassemblés. Céphale reçoit ces guerriers, et se prépare à les conduire au combat.

 

Chant 8

 

Déjà l'étoile de Vénus a chassé la nuit sombre et ramené le jour. L'Eurus tombe les nuages humides s'élèvent dans les airs, et l'Auster paisible ouvre un chemin facile sur les flots mollement agités. Les envoyés d'Athènes et les soldats d'Éaque montent sur leurs vaisseaux ils partent et plutôt qu'ils n'osaient l'espérer, ils entrent au port désiré.

 

Cependant Minos ravage les côtes de Mégare. Il porte bientôt la guerre et toutes ses fureurs sous les murs de cette ville que bâtit Alcathoé, où règne Nisus, Nisus, qui, parmi ses cheveux blancs, cache un cheveu de pourpre auquel est attaché le salut de l'empire. Pour la sixième fois Phébé renouvelait son croissant, et le destin des combats, servant ou trahissant tour à tour les deux partis, tenait encore la victoire incertaine.

 

Sur les remparts de Mégare s'élevait une tour, où l'on dit que le fils de Latone déposa sa lyre d'or les murs ont retenu les sons de cette lyre. C'est là que la fille de Nisus, longtemps avant la guerre, se plaisait à lancer des cailloux légers sur la pierre sonore c'est là que, pendant la guerre, elle venait voir balancer la fortune dans les sanglants travaux de Mars. Déjà la longue durée du siège de Mégare lui avait appris les noms des principaux guerriers. Elle distinguait les soldats de Crète, et leurs armes, et leurs coursiers. Elle connaissait surtout Minos, et plus qu'elle n'eût dû le connaître. S'il couvre sa tête d'un casque surmonté d'un panache flottant, elle le trouve beau sous le casque s'il prend son bouclier où l'or étincelle, le bouclier sied à son audace s'il lance au loin un javelot, elle admire en lui l'accord de la force et de l'adresse s'il place sur son arc tendu une flèche rapide, c'est l'air et l'attitude d'Apollon quand il lance ses traits. Mais lorsque son front n'est plus armé de l'airain qui le couvre dans les combats lorsqu'il paraît revêtu d'une robe de pourpre, pressant les flancs d'un superbe coursier, et gouvernant le frein que mord une bouche écumante, alors la fille de Nisus se possède à peine, et ne peut maîtriser le trouble dont son esprit est agité. Elle porte envie au javelot qu'il touche, aux rênes que dirige sa main.

 

Souvent elle voudrait, s'il lui était permis de céder à son penchant, porter ses pas timides au milieu des escadrons ennemis, s'élancer du haut de la tour dans le camp des Crétois, ouvrir à Minos la ville de Mégare et ses portes d'airain, et faire plus encore, si Minos l'exigeait. Un jour qu'assise elle tenait ses regards attachés sur la tente du roi de Crète :

 

« Dois-je, dit-elle, me réjouir ou m'affliger de cette guerre funeste ? je ne sais. C'est un malheur d'avoir pour ennemi le héros qu'on adore. Mais si Minos n'eût point attaqué Mégare, aurais-je connu Minos ? En m'acceptant pour otage, il pourrait déposer les armes je deviendrais sa compagne et le gage de la paix.

 

« Si celle qui te donna le jour, ô le plus beau des mortels, fut aussi belle que toi, elle mérita qu'un dieu brûlât pour elle. Que je serais heureuse, si, portée sur des ailes, je pouvais traverser les airs, voler jusqu'au camp des Crétois, déclarer ma flamme, et demander à quel prix j'obtiendrais le plus tendre retour ! J'accorderais tout, tout, excepté de trahir mon père. Périsse plutôt le bonheur que j'attends, s'il doit être acheté par la trahison. Mais souvent on a vu, par la clémence du vainqueur, les vaincus plus heureux après la guerre qu'ils ne l'étaient pendant la paix.

 

« Certes, Minos a pour lui la force et la justice. Il veut venger la mort de son fils. Sa cause et ses armes l'emporteront nous serons vaincus, je le crois et si tel doit être notre destin, pourquoi Minos devrait-il à Mars une ville qu'il peut devoir à l'amour ? Ne vaut-il pas mieux qu'il triomphe sans retard, sans carnage, sans qu'il me faille trembler pour ses jours ? Ah ! Minos, je crains qu'un guerrier imprudent ne te blesse au milieu des hasards car s'il te connaissait, quel ennemi serait assez barbare pour diriger contre toi ses homicides traits ? Oui, je l'ai résolu, je te livrerai, avec moi, ma patrie pour dot. Ainsi je mettrai fin à cette guerre cruelle. Mais est-ce donc assez de le vouloir ? Une garde puissante veille aux portes de Mégare, et mon père en garde les clefs. Mon père ! infortunée ! c'est lui seul que je crains. Lui seul arrête mes desseins et s'oppose à mes vœux. Plût aux dieux que je n'eusse point de père ! Mais chacun, quand il veut, devient un dieu pour lui-même. La fortune rejette les lâches qui se bornent à faire des vœux. Une autre à ma place, brûlant des mêmes feux, eût depuis longtemps méprisé tous les obstacles, et tout osé pour les surmonter. Et pourquoi une autre aurait-elle plus de courage que moi ? Je braverais, je le sens, et le fer et la flamme je n'ai cependant à craindre, dans mon entreprise, ni la flamme, ni le fer. Il ne me faut qu'un cheveu de mon père. Ce cheveu de pourpre est plus précieux pour moi que tous les trésors. Il doit me rendre heureuse, et combler tous mes vœux. »

 

Tels étaient ses discours, quand la nuit, qui nourrit des mortels la sombre inquiétude, vient, et par ses ténèbres accroît et favorise l'audace de Scylla. C'était l'heure du premier repos, lorsque le sommeil commence à délasser les corps des fatigues du jour. Elle approche en silence du chevet de son père, et sa main, ô crime ! sa main détache le cheveu fatal. Fière de cette proie funeste, larcin sacrilège, elle l'emporte, sort de Mégare, traverse sans effroi le camp ennemi, se présente à Minos, qui frémit de la voir, et lui tient ce discours :

 

« L'amour m'a fait commettre un crime. Je suis Scylla, la fille de Nisus. Je te livre mon père et ma patrie. Ton cœur est la seule récompense que j'exige de toi. Prends ce cheveu de pourpre reçois-le comme un gage de ma foi. Ce n'est pas un cheveu seul que je te livre, c'est mon père lui-même. »

 

Elle dit, et sa main criminelle offrait cet horrible présent. Minos le repousse, et s'écrie, indigné d'un forfait aussi inouï :

 

« Fille dénaturée, opprobre de notre âge, que les dieux te rejettent de ce monde, ouvrage de leurs mains ! que la terre, que la mer te refuse un asile ! Fuis ! La présence d'un monstre tel que toi ne souillera jamais l'île qui est mon empire, et qui fut le berceau de Jupiter. »

 

Il dit : et maître de la ville, lorsqu'il a donné de sages lois aux Mégariens soumis, il ordonne à sa flotte de lever l'ancre, aux rameurs de sillonner les flots. Scylla, qui voit s'enfler les voiles, et qui perd le prix qu'elle attendait de son crime, lasse enfin de prier, se livre aux aveugles transports de sa colère et, les bras tendus vers les vaisseaux qui s'éloignent, et dans sa fureur s'arrachant les cheveux :

 

« Où fuis-tu, s'écrie-t-elle ? tu abandonnes celle par qui tu as vaincu, celle qui put te préférer à sa patrie et à son père ! où fuis-tu barbare ? ta victoire est le crime de Scylla, mais elle est aussi le bienfait que tu lui dois. Hélas ! ni mes dons, ni mon amour, n'ont pu te toucher ! ce que j'ai fait pour toi t'a rendu mon seul refuge et ma seule espérance : et si tu m'abandonnes, où sera mon recours ? ma patrie ? elle n'est plus, ou si elle est encore, ma trahison m'en a bannie sans retour mon père ? je te l'ai livré son peuple ? il doit me haïr les villes voisines ? elles redoutent l'exemple de ma trahison. Pour m'ouvrir les portes de Crète, je me suis fermé le reste de l'univers.

 

« Si tu me défends les rivages de ton île, si tu m'abandonnes, ingrat ! non, tu n'es point le fils d'Europe tu naquis dans les déserts de la Libye ou les tigres d'Arménie, ou l'horrible Charybde t'ont porté dans leurs flancs non, Jupiter n'est point ton père ta mère ne fut point trompée par le taureau qui cachait le maître des dieux. C'est une fable vaine qu'on inventa pour illustrer ton origine. Ton véritable père fut un taureau sauvage et sans amour. Ô mon père ! ô Nisus ! vengez-vous. Réjouissez-vous, peuple que j'ai trahi. J'ai mérité ma destinée, je l'avoue j'ai mérité de mourir. Que quelqu'un de ceux dont mon impiété a causé la ruine m'arrache le jour ! Mais toi, qui triomphas par mon crime, pourquoi t'es-tu chargé de le punir ? Ce crime envers mon père et ma patrie fut un bienfait pour toi. Que tu méritas bien d'avoir pour épouse cette infâme adultère qui, trompant un taureau farouche, porta dans son sein le fruit monstrueux de ses exécrables amours ! Mais, hélas ! mes cris arrivent-ils jusqu'à toi, et les vents n'emportent-ils pas avec tes vaisseaux mes plaintes inutiles ? Je ne m'étonne plus que Pasiphaé t'ait quitté pour un taureau : il n'avait pas ta barbarie. Malheureuse que je suis ! il se hâte, il s'éloigne du bord il presse les matelots l'onde retentit sous la rame. Il quitte en même temps et ma patrie et moi. Mais, ingrat ! ta résistance est vaine je te suivrai malgré toi. J'embrasserai la poupe de ton vaisseau, et je serai portée sur la vaste mer. »

 

Elle dit, et s'élance dans les flots. Elle suit les voiles de Crète l'amour soutient sa force et son courage elle atteint la flotte, et s'attache à la poupe du vaisseau de Minos.

 

Son père l'aperçoit : il planait déjà dans les airs et, couvert d'un plumage fauve, il était changé en aigle de mer. Il s'élance sur sa fille pour la déchirer à coups de bec. Saisie d'effroi, Scylla quitte la poupe, mais en tombant, elle se soutient sur l'onde, et ne l'effleure pas. Oiseau léger, elle vole, et son nouveau nom, Ciris, rappelle encore le crime qu'elle a commis.

 

La flotte de Minos rentre dans les ports de Crète le vainqueur immole cent taureaux à Jupiter, et suspend dans son palais les dépouilles des vaincus. Cependant, opprobre de son lit, fruit horrible d'un adultère odieux, le monstre à double forme croissait de jour en jour. Minos veut dérober au monde la honte de son hymen : il enferme le Minotaure dans l'enceinte profonde, dans les détours obscurs du labyrinthe. Le plus célèbre des architectes, Dédale, en a tracé les fondements. L'œil s'égare dans des sentiers infinis, sans terme et sans issue, qui se croisent, se mêlent, se confondent entre eux.

 

Tel le Méandre se joue dans les champs de Phrygie : dans sa course ambiguë, il suit sa pente ou revient sur ses pas, et détournant ses ondes vers leur source, ou les ramenant vers la mer, en mille détours il égare sa route, et roule ses flots incertains. Ainsi Dédale confond tous les sentiers du labyrinthe. À peine lui-même il peut en retrouver l'issue, tant sont merveilleux et son ouvrage et son art !

 

Enfermé dans le labyrinthe, le monstre, moitié homme et moitié taureau, s'était engraissé deux fois du sang athénien. Après neuf ans, il tomba sous les coups du héros que le sort d'un troisième tribut condamnait à être dévoré. Thésée, à l'aide du fil d'Ariane, revient à la porte du labyrinthe qu'avant lui nul autre n'avait pu retrouver. Soudain, il part avec sa libératrice il dirige ses voiles vers l'île de Naxos, et sur ce rivage l'ingrat abandonne celle qui l'a sauvé. L'écho des rochers retentissait de ses plaintes et de ses cris. Bacchus paraît, et dans les bras du dieu qui la console, le héros est oublié. La couronne d'Ariane, de son front par le dieu détachée, est lancée vers le ciel et tandis que d'un vol rapide elle fend les airs légers, les saphirs dont elle brille sont changés en étoiles : elle conserve sa forme, et se place entre Hercule à genoux et Ophinée, qu'on reconnaît au serpent qu'il tient dans ses mains.

 

Cependant Dédale, que lasse un long exil, ne peut résister au désir si doux de revoir sa patrie. Mais la mer qui l'emprisonne est un obstacle à ses désirs : – De la terre et de la mer Minos, dit-il, me ferme le passage la route de l'air est libre, et c'est par là que j'irai. Que Minos étende son empire sur la terre et sur les flots, le ciel du moins n'est pas sous ses lois.’ Il dit, et d'un art inconnu occupant sa pensée, il veut vaincre la nature par un prodige nouveau. Il prend des plumes qu'il assortit avec choix : il les dispose par degrés suivant leur longueur il en forme des ailes. Telle jadis la flûte champêtre se forma, sous les doigts de Pan, en tubes inégaux. Avec le lin, Dédale attache les plumes du milieu avec la cire, celles qui sont aux extrémités. Il leur donne une courbure légère elles imitent ainsi les ailes de l'oiseau. Icare est auprès de lui ignorant qu'il prépare son malheur, tantôt en folâtrant il court après le duvet qu'emporte le Zéphyr, tantôt il amollit la cire sous ses doigts, et par ses jeux innocents, il retarde l'admirable travail de son père. Dès qu'il est achevé, Dédale balance son corps sur ses ailes il s'essaie, et s'élève suspendu dans les airs.

 

En même temps, il enseigne à son fils cet art qu'il vient d'inventer :

 

« Icare, lui dit-il, je t'exhorte à prendre le milieu des airs. Si tu descends trop bas, la vapeur de l'onde appesantira tes ailes si tu voles trop haut, le soleil fondra la cire qui les retient. Évite dans ta course ces deux dangers. Garde-toi de trop approcher de Boötès, et du char de l'Ourse, et de l'étoile d'Orion. Imite-moi, et suis la route que je vais parcourir. »

 

Il lui donne encore d'autres conseils. Il attache à ses épaules les ailes qu'il a faites pour lui et dans ce moment les joues du vieillard sont mouillées de larmes il sent trembler ses mains paternelles il embrasse son fils, hélas ! pour la dernière fois : et bientôt s'élevant dans les airs, inquiet et frémissant, il vole devant lui. Telle une tendre mère instruit l'oiseau novice encore, le fait sortir de son nid, essaie et dirige son premier essor. Dédale exhorte Icare à le suivre il lui montre l'usage de son art périlleux il agite ses ailes, se détourne, et regarde les ailes de son fils.

 

Le pêcheur qui surprend le poisson au fer de sa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et le laboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus de leurs têtes, s'étonnent d'un tel prodige, et les prennent pour des dieux. Déjà ils avaient laissé à gauche Samos, consacrée à Junon derrière eux étaient Délos et Paros. Ils se trouvaient à la droite de Lébynthos et de Calymné, en miel si fertile, lorsque le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s'élever jusqu'au cieux, abandonne son guide, et prend plus haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes elle fond dans les airs il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit et conserve son nom.

 

Son père infortuné, qui déjà n'était plus père, s'écriait cependant :

 

« Icare ! où es-tu ? Icare ! dans quels lieux dois-je te chercher ? »

 

Il aperçoit le fatal plumage qui flotte sur les eaux. Alors il maudit un art trop funeste il recueille le corps de son fils, l'ensevelit sur le rivage, et ce rivage retient aussi son nom.

 

La perdrix, sur un rameau, fut témoin de la douleur de Dédale, lorsqu'il plaçait dans le tombeau les restes de son fils. Elle battit de l'aile, et par son chant elle annonça sa joie. C'était alors un oiseau unique dans son espèce, on n'en avait point vu de semblable dans les premiers âges. Nouvel hôte de l'air, il devait à jamais, ô Dédale, instruire de ton crime l'univers. Ta sœur, ignorant l'avenir, avait confié son fils à tes soins. À peine pour la douzième fois cet enfant voyait recommencer l'année, et déjà son esprit recevait avidement tes leçons. Un jour qu'il avait examiné l'arête des poissons, il voulut l'imiter. Il aiguisa sur le fer des dents continues, et la scie fut inventée. Il réunit, par un nœud commun, deux baguettes d'acier, dont l'une portait sur un point fixe, tandis que l'autre décrivait un cercle, et le compas fut trouvé.

 

Jaloux de l'inventeur, Dédale le précipita du haut de la tour de Pallas, et publia que sa chute était due au hasard mais Pallas, qui protège les arts, le soutint, et le couvrit de plumes au milieu des airs. Cette vigueur si prompte qu'il eut dans son esprit passa dans ses ailes et dans ses pieds. Il conserva le nom qu'il avait auparavant. Cependant cet oiseau est humble dans son essor. Il ne construit point son nid sur les rameaux d'un arbre ou sur les hauteurs, mais il vole en rasant les sillons il cache ses œufs à l'ombre des buissons, et se souvenant de sa chute, il craint de s'élever.

 

Fatigué d'un long vol, Dédale était enfin arrivé dans la Sicile Cocale y régnait : il prit les armes pour défendre Dédale, et mérita le nom de prince bienfaisant.

 

Délivrée d'un horrible tribut, Athènes célèbre la valeur de Thésée. Les portes des temples sont ornées de festons et de fleurs le peuple invoque la guerrière Pallas, le grand Jupiter, et les dieux protecteurs. Les autels sont chargés d'offrandes le sang des victimes coule, et l'encens fume et s'élève vers les cieux. La Renommée avait porté le nom de Thésée dans toutes les villes de la Grèce, et les peuples de la riche Achaïe imploraient le bras du héros dans leurs pressants dangers. Calydon, par de vives prières, invoqua son secours, quoiqu'elle eût un héros dans Méléagre, lorsque ses campagnes étaient désolées par un sanglier terrible, ministre des vengeances de Diane, et vengeur de son culte oublié.

 

On raconte que, comblé des faveurs de l'année, Oenée offrit à Cérès les prémices des fruits à Bacchus, les raisins à Minerve, l'olive. Après les dieux des champs, tous les autres dieux obtinrent aussi des sacrifices. Diane seule fut négligée aucun encens ne fuma sur ses autels abandonnés.

 

La colère agite donc aussi le cœur des immortels !

 

« Je ne souffrirai point impunément cet outrage, s'écria la déesse, et l'on ne pourra dire : On vit l'insulte, on n'en connaît pas le châtiment. »

 

Soudain, dans les champs de Calydon, elle envoie un sanglier furieux. L'Épire, dans ses gras pâturages, n'a point de taureaux qui le surpassent en grandeur, et la Sicile n'en nourrit aucun qui l'égale. Ses yeux étincellent d'un feu rouge et sanglant. Sa tête est horrible et menaçante. Son dos couvert de soies longues et épaisses, semble se hérisser de dards. De ses larges flancs découle une sueur brûlante. Les dents de l'éléphant indien sont moins terribles que ses dents. La foudre part de sa hure écumante. Son haleine brûle les feuilles, dessèche le gazon. Tantôt il foule les moissons qui sont encore une herbe naissante, espoir trompé du laboureur tantôt il détruit les épis prêts à tomber sous la faucille et l'aire et les greniers attendent en vain les dons de Cérès. Il brise et renverse les longs ceps et les grappes pendantes, et l'olive sacrée, et l'arbre qui la produit. Il étend sa fureur sur les troupeaux. Ni les bergers, ni les chiens, ne peuvent les défendre. Les taureaux les plus fiers n'osent affronter sa rage.

 

Partout l'habitant des campagnes fuit épouvanté. Il cherche un asile dans les cités, et ne se croit en sûreté qu'à l'abri de leurs remparts. Enfin Méléagre rassemble l'élite des héros de la Grèce, pour attaquer le monstre furieux.

 

À sa voix accourent les deux fils de Tyndare, célèbres, l'un par sa force dans les combats du ceste, l'autre par son adresse à conduire un coursier Jason, qui le premier sur les vastes mers osa se frayer une route inconnue Thésée et Pirithoüs, qu'unit la plus tendre amitié les deux fils de Thestius Lyncée, qui naquit d'Apharée Idas, aux pieds légers Cénée, qui, redevenu homme, n'est plus une femme timide le violent Leucippe Acaste, si adroit à lancer un javelot Hippothoüs Dryas Phénix, né d'Amyntor les deux fils d'Actor et Phylée, envoyé de l'Élide. On remarque encore parmi les compagnons de Méléagre, Télamon et le père du grand Achille le fils de Phérès le béotien Iolaüs l'infatigable Eurytion Échion, invincible à la course Lélex, de Naryx Panopée Hylée le farouche Hippase, et Nestor, qui, jeune alors, entrait dans la carrière des combats et les fils d'Hippocoön, qui viennent de l'antique Amyclées le beau-père de Pénélope l'arcadien Ancée l'adroit Ampycide Amphiaraüs, que son épouse n'a point encore trahi et la belle Atalante, l'honneur des bois du Lycée, qui vient s'associer à la gloire de tant de héros.

 

Une agrafe légère retient sa robe flottante. Un simple nœud relève ses cheveux. Sur son dos pend et résonne un carquois d'ivoire, et dans sa main est un arc, instrument de sa gloire. Telle est sa parure et quant à sa beauté, on dirait un jeune héros avec les grâces d'une vierge on dirait une vierge avec la noble audace d'un héros. Méléagre la voit, et soudain il aime, il soupire mais à son amour les dieux refusent leur aveu :

 

« Heureux, s'écrie-t-il, le mortel qu'elle jugera digne de son cœur et de sa main ! »

 

Le temps et le lieu l'empêchent de poursuivre, et son amour se tait quand la gloire l'appelle à de plus grands travaux.

 

Non loin est une forêt épaisse que le temps et le fer ont respectée. Elle s'élève de la plaine sur les collines, et domine les campagnes d'alentour. La troupe guerrière pénètre dans son enceinte. Les uns tendent les toiles, les autres lancent les chiens. Plusieurs suivent les traces du sanglier. Tous cherchent et hâtent le moment du danger.

 

Dans la forêt est une vallée profonde où les torrents formés par les pluies réunissent leurs eaux. Là croissent de toutes parts le saule flexible, l'algue rampante, le jonc des marécages, l'osier souple, et le roseau à la tige si longue et si légère. C'est du fond de ce marais que le sanglier excité s'élance avec furie. Tel l'éclair rapide déchire et fend la nue. Dans sa course violente, les arbres heurtés tombent avec fracas, et la forêt s'ébranle et retentit. Les chasseurs s'écrient d'un bras ferme ils agitent, ils présentent leurs dards armés d'un large fer. Le monstre se précipite. Il disperse, il dissipe, il frappe au hasard la meute aboyante qui voudrait en vain l'arrêter dans sa course.

 

Échion, le premier, fait partir un dard inutile. Il n'atteint qu'un érable, qu'il blesse légèrement. Un second javelot, s'il n'eût été lancé avec trop de force, se fût enfoncé dans le dos du monstre mais il vole au-delà du but : Jason l'avait lancé.

 

« Apollon, s'écrie Ampycide, si j'ai toujours chéri ton culte, si je le chéris encore, permets que ce trait ne parte pas en vain ! »

 

Autant qu'il est en son pouvoir, le dieu exauce sa prière. Le monstre est atteint, mais il n'est point blessé. Tandis que le trait fendait les airs, Diane avait arraché le fer dont il était armé.

 

Cependant le sanglier, que le bois a frappé, s'irrite, et la foudre est moins ardente. Son œil étincelle, il vomit une haleine brûlante. Tel que le pesant bélier, dirigé par de puissants efforts, bat à coups redoublés les remparts des cités, ou des tours que défendent d'intrépides soldats, tel sur ses ennemis il frappe et tombe. Il renverse Hippalmos et Pélagon, qui défendaient la droite des guerriers. On les relève, on les soustrait à sa fureur.

 

Le fils d'Hippocoön, Énésime, n'évite pas ses coups mortels. Agité de terreur, il allait fuir, lorsque le sanglier lui coupe les jarrets. Nestor, qui doit régner à Pylos, n'eût peut-être jamais vu les remparts de Troie, si, s'appuyant sur son javelot, il ne se fût élancé sur un arbre voisin. Là, sans danger, il regarde le monstre, qui, dans sa rage toujours croissante, sur le tronc d'un chêne, au meurtre exerce ses dents, semble renouveler son audace en les aiguisant, et dans la cuisse du grand Othriade enfonce leur ivoire tranchant.

 

Cependant les deux frères gémeaux, qui ne brillent point encore dans l'azur des cieux, montés sur deux coursiers plus blancs que la neige, brandissent dans l'air retentissant la pointe de leurs dards. Ils auraient sans doute atteint le monstre, s'il ne se fût jeté dans un taillis épais, également impénétrable aux traits et aux chevaux. Télamon dans ce fort le relance mais, dans son ardeur imprudente, un tronc d'arbre l'arrête il le heurte, il tombe et tandis que Pélée, son frère, le relève, Atalante pose sur la corde de son arc une flèche rapide elle part avec force lancée. Le sanglier est atteint sous l'oreille, et ses soies hérissées se rougissent d'un peu de sang. Elle s'applaudit mais Méléagre, encore plus charmé qu'elle, fut le premier, dit-on, qui vit le trait ensanglanté le premier qui le fit remarquer à ses compagnons :

 

« Oui, s'écria-t-il, l'honneur du combat vous appartient, et le prix vous est dû. »

 

Il dit, et les héros rougissent. Ils s'exhortent, et s'animent par leurs cris, et lancent sans ordre, à la fois, une foule de traits qui se choquent, se nuisent, et volent au hasard.

 

Armé d'une hache, l'arcadien Ancée, que sa fureur entraîne à sa perte :

 

« Compagnons, s'écrie-t-il, apprenez à distinguer les exploits d'un guerrier de ceux d'une femme, et cédez le prix aux miens. Que Pallas elle-même protège ce monstre et le défende avec ses armes, malgré Pallas je l'abattrai sous mes coups. »

 

Il achevait à peine ce superbe discours, il prend à deux mains sa hache à double tranchant, se dresse sur ses pieds, mesure le coup qu'il va porter, lorsque le sanglier l'attaque, et le blesse dans l'aine, où toute atteinte est mortelle. Ancée tombe ses entrailles sortent avec son sang, dont les flots souillent la terre autour de lui.

 

Le fils d'Ixion, Pirithoüs, brandissant un épieu redoutable, marche au monstre :

 

« Où vas-tu ? lui crie Thésée, ami trop cher, ô toi, la moitié de moi-même ! arrête ici le courage est forcé d'être prudent. Un excès de bravoure a fait la perte d'Ancée. »

 

Il dit, et prend un javelot d'un bois pesant, armé d'une pointe d'airain ; il le lance avec force, et le sanglier eût été mortellement atteint, si dans le feuillage touffu d'un chêne le trait ne se fût égaré.

 

Le fils d'Éson envoie aussi son javelot, qui, par un jeu cruel du hasard, se trompe de proie, perce les flancs d'un limier aboyant, s'enfonce dans la terre, et y tient l'animal attaché. Méléagre, à son tour, lance deux traits avec un succès différent : l'un tombe près de l'ennemi l'autre se fixe au milieu de son dos.

 

Tandis que, furieux, il se débat, se roule, et vomit en rugissant des flots d'écume et de sang, le héros s'avance, et l'excite, et le presse, et plonge son épieu dans ses flancs. Soudain des cris de joie s'élèvent de toutes parts les compagnons du vainqueur de leurs mains pressent sa main. Ils regardent avec horreur le monstre, qui, renversé sur la terre, y couvre un long espace ; ils craignent de le toucher encore, et de son sang ils abreuvent leurs dards.

 

Méléagre, pressant du pied la tête du sanglier :

 

« Atalante, dit-il, recevez ce prix de ma conquête, et partagez-en la gloire avec moi ! »

 

À ces mots, il lui présente la dépouille aux crins hérissés, et la hure sanglante.

 

Atalante reçoit avec joie ce don de la victoire, qui la flatte encore moins que l'hommage du vainqueur. Mais cet hommage excite l'envie, et l'on entend un murmure général. Toxée et Plexippe élèvent un bras menaçant, et s'écrient à haute voix :

 

« C'en est trop ; arrête, femme orgueilleuse, et n'usurpe pas ici nos droits et nos honneurs. Que ta confiance dans ta beauté ne t'abuse point, et crains de réclamer vainement celui qu'elle a séduit. »

 

À ces mots, ils osent lui arracher la hure et ravir à Méléagre le droit d'en disposer.

 

Le héros, s'écrie, les sens de colère éperdus :

 

« Lâches ravisseurs de la gloire d'autrui, apprenez combien les actions diffèrent de la menace ! »

 

Et il plonge son fer dans le sein de Plexippe, qui ne prévoyait pas son destin. Toxée frémit, incertain s'il doit venger son frère, ou craindre un semblable salaire. Mais tandis qu'il hésite, Méléagre lève sur lui le fer qui fume encore, et l'enfonce dans son flanc.

 

Cependant la mère du vainqueur, Althée, portait ses offrandes dans les temples des dieux. Ô douleur ! elle voit rapporter de ses frères les corps froids et sanglants. Elle s'écrie, elle remplit la ville de ses gémissements ; elle change en vêtements funèbres la pourpre et l'or de ses habits. Mais au nom du meurtrier, elle arrête ses cris, elle suspend ses larmes, et ne songe qu'à se venger.

 

Elle conservait un tison que les trois Parques jetèrent dans le foyer ardent, au moment où naquit Méléagre ; et soudain commençant à filer sous leurs doigts la trame fatale de ses jours :

 

« Enfant, dirent-elles, la durée de ce tison sera celle de ta vie. »

 

Et les noires déesses se retirèrent après cet oracle funeste. La fille de Thestius arracha promptement aux flammes ce tison qu'elles allaient consumer ; elle l'éteignit dans l'onde, et le cachant au fond de son palais, elle avait ainsi, ô jeune Méléagre, jusqu'à ce jour prolongé ton destin.

 

Elle retire ce gage de ta vie du lieu secret où il fut déposé ; elle commande qu'on prépare un bûcher, des flambeaux. Elle excite elle-même les feux que la vengeance allume. Quatre fois elle veut y plonger le tison fatal ; quatre fois elle avance, étend, et retire sa main. Elle est sœur, elle est mère : des sentiments contraires agitent et partagent son cœur. Souvent, à l'aspect du crime qu'elle prépare, elle frémit d'horreur ; souvent des feux de la colère ses yeux sont enflammés. Son visage exprime tour à tour la fureur qui menace, et ce qu'on pourrait croire une tendre pitié : et lorsque la vengeance tarit ses pleurs, l'amour maternel vient en rouvrir la source. Telle qu'au gré des vents et des courants qui la repoussent ou l'entraînent, la nacelle flotte errante, incertaine, obéissant à deux forces contraires ; telle Althée passe des emportements de la fureur aux douces émotions de l'amour maternel, et successivement étouffe ou retient ses transports.

 

Bientôt cependant elle est plus sœur que mère ; et, prête à immoler son fils aux mânes de ses frères, par trop de pitié elle devient impie et barbare. Sitôt qu'elle voit les flammes s'élever :

 

« Qu'elles consument, s'écrie-t-elle, mes entrailles ! »

 

Et saisissant le tison fatal d'une main que guide la rage, elle s'arrête devant cet autel voué aux funérailles :

 

« Triples Euménides, dit-elle, déesses des châtiments, voyez le sacrifice affreux que je vous fais. Je venge et je commets un crime ; que le meurtre soit par le meurtre expié ! Ajoutons forfaits à forfaits, cercueil à cercueil, et dans des deuils entassés perdons cette maison impie. Eh quoi ! l'heureux Oenée jouirait de la présence d'un fils comblé de biens et d'honneurs, et Thestius pleurerait ses enfants ! Non, vous pleurerez tous les deux. Ô mânes de mes frères, ombres encore sanglantes, soyez consolés : recevez dans les enfers cette victime, gage d'un hymen trop funeste. Hélas ! où me laissé-je emporter ! Ô mes frères, pardonnez aux douleurs d'une mère. Mon fils a mérité la mort : mais faut-il donc qu'il la reçoive de mes mains ! Que dis-je ? mon fils jouirait en paix de son crime, et vivant, vainqueur du monstre, fier même de votre mort, il régnerait dans Calydon ! et vous ne seriez plus que des cendres inanimées et de froides ombres dans la nuit des tombeaux ! Non, je ne le souffrirai pas. Qu'il périsse, le barbare ; et qu'en mourant il emporte avec lui l'espérance d'un père, qu’il entraîne la chute du trône, et la ruine de son pays !

 

« Mais quels horribles vœux ! qu'est devenue la pitié maternelle ? où sont les droits sacrés de la nature ? ai-je donc oublié que, pendant neuf mois, je l'ai porté dans mon sein ? pourquoi ne périt-il pas en naissant dans les premiers feux allumés par la Parque homicide ? Et plût aux dieux que je l'eusse souffert ! Tu as vécu par mes bienfaits, meurs par ton crime, et reçois-en le prix. Rends-moi ta vie, que tu me dus deux fois ; et lorsque je t'enfantai, et quand je retirai des flammes le tison infernal. Ou rejoins mon tombeau aux tombeaux de mes frères ! Je voudrais, et je n'ose me venger. Que dois-je faire ? Je vois les corps sanglants de mes frères, et cette horrible image sans cesse me poursuit ; mais la piété et le doux nom de mère déchirent mon cœur. Infortunée ! Ô mes frères, vous l'emportez avec peine, mais enfin vous l'emportez. Je vais consoler vos mânes, et moi-même après je vous suivrai. »

 

Elle dit, et d'une main tremblante, et détournant les yeux, elle jette le funeste tison dans le brasier ardent ; il gémit, ou du moins l'on croirait l'entendre et se plaindre et gémir ; et la flamme à regret semble le dévorer.

 

Absent, ignorant son destin, Méléagre se consume dans les flammes du bûcher. Par des feux inconnus il sent ses entrailles brûler ; mais à ses cruelles douleurs il oppose un grand courage. Il se plaint seulement de trouver loin des champs de la gloire un trépas sans honneur. Il porte envie aux nobles blessures qui d'Ancée ont terminé les jours. Sa voix mourante appelle son père, courbé sous le fardeau des ans, et son frère, et ses tendres sœurs, et celle qui dut être sa compagne, et peut-être aussi sa trop barbare mère. Cependant la flamme et ses douleurs redoublent leur violence ; elles s'affaiblissent ensuite ; elles s'éteignent enfin ; et l'âme de Méléagre en légère vapeur s'exhale, dès qu'une cendre blanche couvre le tison consumé.

 

La ville de Calydon est plongée dans le deuil. Les jeunes gens, les vieillards répandent des larmes. Le peuple et les grands gémissent. Les femmes, les cheveux épars, se meurtrissent le sein. Son vieux père, le front roulé dans la poussière, en couvre et ses rides et ses cheveux blancs. Il se plaint d'avoir vécu trop longtemps ; et sa mère coupable, armant sa main d'un poignard, se punit elle-même de son crime, et se donne la mort.

 

Non, quand le dieu qui m'inspire m'aurait donné cent bouches et cent voix, tous les dons du génie et ceux de l'Hélicon, je ne pourrais peindre le deuil des sœurs de Méléagre et de leurs tendres douleurs. Oubliant leur beauté, et meurtrissant leurs charmes, elles se penchent sur un frère qui n'est plus, cherchent à réchauffer son corps pâle et glacé, le couvrent de baisers, embrassent le bûcher où il est placé, recueillent ses cendres, les pressent sur leur sein ; et couchées sur le marbre de son tombeau, baisent son nom et le baignent de pleurs.

 

La fille de Latone se trouve enfin assez vengée. Les sœurs de Méléagre, si l'on excepte Déjanire et Gorgé, sont changées en oiseaux. Leurs bras sont de longues ailes ; un bec remplace leur bouche qui gémit, et la déesse les fait errer dans les plaines de l'air.

 

Cependant Thésée, après avoir partagé les dangers de la chasse de Calydon, reportait ses pas vers la ville où régna Érechthée. Grossi par les torrents, Achéloüs l'arrête à son passage :

 

« Digne héros, lui dit le fleuve, entrez dans ma grotte profonde. Ne vous exposez point à mes flots soulevés. Je les ai vus entraîner avec fracas les troncs déracinés, les rocs arrachés à leur base ; je les ai vus emporter étables et troupeaux. Ni la force des taureaux, ni la vitesse des coursiers, ne pouvaient surmonter mes ondes. Grossies par les neiges qui fondent des montagnes, elles ont englouti souvent le pasteur fort et nerveux dans leurs gouffres tournoyants. Attendez qu'elles décroissent en s'écoulant, et qu'elles cessent de franchir leur premier rivage. »

 

Le fils d'Égée se rend à cette invitation :

 

« Je reçois à la fois, dit-il, votre offre et vos avis. »

 

Et il entre dans la grotte d'Achéloüs.

 

Elle est creusée dans un roc de pierre ponce et dans le tuf léger. La mousse étend sous les pieds un gazon doux et frais ; et la voûte est ornée de coquillages divers en forme et en couleur.

 

Déjà le soleil avait fourni les deux tiers de sa course. Thésée et ses amis prennent place à table sur les sièges qui leur sont préparés : ici le fils d'Ixion, là le héros de Trézène, Lélex, dont l'âge a éclairci et blanchi les cheveux ; et après eux tous les compagnons du héros, que le fleuve d'Acarnanie, joyeux de recevoir un tel hôte, a jugés dignes de cet honneur.

 

Aussitôt les nymphes aux pieds nus servent les plats du festin ; elles enlèvent les mets, et font briller un vin pur dans de riches cristaux. Alors Thésée, les yeux tournés vers la vaste mer :

 

« Quelle est, demande-t-il, cette île (et il la montre de la main) on plutôt n'en aperçois-je pas plusieurs qui semblent réunies ? »

 

Achéloüs répond :

 

« Ce n'est pas non plus une seule île que votre œil aperçoit. Il y en a cinq qu'on appelle Échinades, et qui dans le lointain paraissent se confondre. Écoutez, et vous serez moins surpris des vengeances que Diane vient d'exercer à Calydon. Ces îles ont été des naïades. Un jour elles avaient immolé dix taureaux. Tous les dieux des champs étaient invités à leur fête. Je fus seul oublié. Indigné de cet outrage, j'enfle mes ondes, je les soulève telles qu'on les voit après l'orage ; et fort de ma colère et de leur fureur, je détache les forêts des champs, les champs des forêts ; et j'entraîne dans l'océan le lieu du sacrifice et les nymphes, qui alors se souvinrent de moi. Mes eaux et celles de la mer, divisant et traversant ce terrain, le partagèrent en autant d'îles que vous en voyez au milieu des flots.

 

« Plus loin cependant vous pouvez voir une île qui m'est chère : son nom est Périmèle. Je ravis ses faveurs. Elle allait devenir mère, lorsque son père, Hippodamas, pour la punir de son amour, la précipite du haut d'un rocher dans la profonde mer. Je la reçois, je la soutiens sur les vagues émues : – O toi, m'écriai-je, à qui le sort fit échoir en partage l'empire le plus voisin des cieux, puissant dieu du trident, qui vois incessamment les fleuves t'apporter à l'envi le tribut de leurs ondes, entends ma voix et reçois ma prière. J'ai perdu celle que je tiens dans mes bras ; si son père eût été plus juste et moins barbare, il se fût laissé fléchir. Moins impie, il eût eu pitié d'elle, il eût pardonné mon amour. Protège cette infortunée, que la fureur d'un père a jetée dans les flots soumis à ta puissance. Daigne lui donner une île pour retraite ; oui si tu le veux, qu'elle soit elle-même une île, et que mon onde amoureuse puisse l'embrasser dans son cours.’ Neptune incline sa tête, et l'humide élément tout entier s'émeut et se soulève. Périmèle frémit ; elle nage pourtant ; je la soutiens, je presse son sein palpitant. Soudain je sens son corps se durcir et s'étendre. Soudain la terre couvre ses membres flottants. Ce n'est plus la Nymphe que j'aimais : c'est une île nouvelle. »

 

Achéloüs se tait. Le récit qu'il achève a frappé tous les convives. Seul, superbe en ses discours, plein envers les dieux d'un mépris téméraire, le fils d'Ixion raille leur foi crédule :

 

« Ce sont, dit-il, des fables vaines que vous nous racontez. Achéloüs, vous supposez aux dieux trop de pouvoir, si vous croyez qu'il dépend d'eux de changer les corps, et de leur donner des formes merveilleuses. »

 

Tous les convives s'étonnent. Ils condamnent ce discours impie ; et le sage Lélex, dont l'âge a mûri la raison, prenant la parole :

 

« La puissance des dieux est, dit-il, immense, infinie ; et tout ce qu'ils désirent est soudain accompli. Pour vous en convaincre, écoutez : On trouve sur les monts de Phrygie un tilleul à côté d'un vieux chêne, dans un enclos qu'enferme un mur léger. J'ai vu moi-même ce lieu sacré ; car Pitthée autrefois m'envoya dans les champs de Phrygie, où régnait son frère Pélops. Non loin de là est un vaste marais, jadis terre peuplée de nombreux habitants, aujourd'hui retraite des plongeons et des oiseaux des marécages.

 

« Jupiter, sous les traits d'un mortel, et le dieu du caducée qui avait quitté ses ailes, voulurent un jour visiter ces lieux. Ils frappent à mille portes, demandant partout l'hospitalité ; et partout l'hospitalité leur est refusée. Une seule maison leur offre un asile. C'était une cabane, humble assemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuse Baucis, unis par un chaste hymen, ont vu s'écouler leurs beaux jours ; là, ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté, et par leurs tendres soins la rendant plus douce et plus légère. Il ne faut chercher dans cette cabane, ni serviteurs, ni maîtres : les deux époux commandent, obéissent, et seuls composent leur ménage champêtre.

 

« Les dieux, en courbant la tête sous la porte, sont à peine entrés dans la cabane, le vieillard les invite à s'asseoir sur un banc rustique que Baucis s'empresse de couvrir d'une étoffe grossière. Sa main écarte ensuite les cendres tièdes du foyer ; elle ranime les charbons qu'elle a couverts la veille ; elle nourrit le feu d'écorces, de feuillages ; d'un souffle pénible excite la flamme, rassemble des éclats de chêne, détache du toit d'arides rameaux, les rompt, les arrange sous un vase d'airain, et prépare les légumes que son époux a cueillis dans son petit jardin. En même temps Philémon saisit une fourche à deux dents, enlève le vieux lard qui pend au plancher enfumé, en coupe une parcelle, et la plonge dans le vase bouillant.

 

« Cependant ils amusent leurs hôtes par différents discours, cherchant à tromper l'ennui du temps qui s'écoule pendant ces longs apprêts. Un bassin de hêtre était suspendu par son anse à un vieux poteau. Philémon le remplit d'une eau tiède, et lave les pieds des deux voyageurs. Au milieu de la cabane est un lit aux pieds de saule, couvert d'une natte de jonc. Les deux époux étendent sur ce meuble antique un tapis qui ne sert qu'aux jours de fête ; il est tout usé, grossièrement tissu, digne ornement de ce lit champêtre.

 

« Les dieux daignent s'y placer. Baucis, la robe retroussée, dresse d'une main tremblante la table qui chancelle sur trois pieds inégaux ; des débris d'un vase elle étaie sa pente ; elle l'essuie, la frotte de menthe, et sert ensuite, dans des vases d'argile, des olives, des cormes confites dans du vin mousseux, des laitues, des racines, du lait caillé, des œufs cuits sous la cendre. Elle apporte un grand vase de terre et des tasses de hêtre, qu'une cire jaune a polies.

 

« Bientôt après arrive le potage bouillant, et avec lui le vin de la dernière automne. À ce premier service succède le second. Il est composé de noix, de figues sèches, de dattes ridées. On voit dans des corbeilles la prune, et la pomme vermeille, et le raisin nouvellement cueilli ; enfin un rayon d'un miel savoureux couronne le banquet. Les dieux sont surtout satisfaits de l'accueil simple et vrai qu’ils reçoivent. Les deux époux sont pauvres, mais leur cœur ne l'est pas.

 

« Cependant, ils s'aperçoivent que plus le vin remplit la coupe, moins le vase qui le contient paraît se vider. Étonnés de ce prodige, saisis d'effroi, le timide Philémon et Baucis, joignant leurs mains suppliantes, les tendent à leurs hôtes, et les prient d'excuser leur repas champêtre et ses modiques apprêts.

 

« Il leur restait une oie, gardienne de leur cabane. Ils se disposaient à l'égorger pour la servir aux dieux. Mais cet animal domestique, aidant de son aile la rapidité de sa fuite, fatigue leurs pas que l'âge a rendus trop pesants, et longtemps évite leurs tremblantes mains. Enfin il se réfugie aux pieds des immortels, qui défendent de le tuer : – Nous sommes des dieux, disent-ils ; vos voisins impies recevront le châtiment qu'ils ont mérité. Vous seuls serez épargnés. Quittez cette cabane, suivez-nous, et sur cette montagne voisine prenez votre chemin.’ Ils obéissent ; et à l'aide d'un bâton qui soutient leur corps chancelant sous le poids des années, avec effort ils gravissent du mont escarpé la pente difficile.

 

« Le jet d'une flèche eût mesuré l'espace qui les sépare encore du sommet : ils s'arrêtent, se retournent ; ô prodige ! tout était submergé. Leur cabane seule subsistait au milieu du marais.

 

« Tandis qu'ils s'étonnent, déplorant le sort funeste de leurs voisins, cette chaumière antique et pauvre, pour deux maîtres trop étroite, est un temple. Les vieux troncs qui la soutiennent sont changés en colonnes ; le chaume qui la couvre jaunit ; la surface du sol devient marbre ; le toit est d'or, et la porte d'airain : – Sage vieillard, et vous, femme d'un si pieux époux, leur dit alors avec bonté le maître du tonnerre, parlez, quels sont vos vœux ?’ Philémon confère un moment avec Baucis, et reporte aux dieux, en ces termes, le souhait qu'ils ont formé : – Souffrez que nous soyons les prêtres de ce temple ; faites que nos destins, depuis si longtemps unis, se terminent ensemble ; que je ne voie jamais le tombeau de Baucis ! que Philémon ne soit jamais enseveli par elle !’

 

« Leurs vœux sont exaucés. La garde du temple leur fut confiée, et tant qu'ils respirèrent ils desservirent ses autels. Un jour que, courbés sous le poids des ans, ils étaient assis sur les marches du temple, et qu'ils s'entretenaient des prodiges dont ils furent témoins, Baucis voit Philémon se couvrir de feuillage ; Philémon voit s'ombrager la tête de Baucis ; tandis que l'écorce s'étend et les embrasse, ils se parlent, se répondent encore : – Adieu, cher époux ! Adieu, chère épouse !’ Et l'écorce monte, les couvre, et leur ferme la voix. Le pâtre de Phrygie montre encore au voyageur les deux troncs voisins qui renferment leurs corps. De sages vieillards m'ont conté cette aventure ; ils n'avaient aucun intérêt à tromper ; j'ai dû les croire. J'ai vu des festons de fleurs pendre à ces arbres et les entrelacer ; je les ai moi-même ornés de guirlandes nouvelles, et j'ai dit : – La piété des mortels est agréable aux dieux, et celui qui les honore mérite d'être honoré à son tour.’ »

 

Lélex se tait. Son récit, appuyé par sa haute sagesse, persuade, émeut tous les convives ; Thésée surtout lui à prêté une oreille avide. Voyant qu'il écoute avec respect les merveilles des dieux, Achéloüs sur son lit se relève, et lui tient ce discours :

 

« Vaillant héros, il est des corps qui, perdant leur forme première, conservent toujours leur nouvelle figure ; il en est d'autres qui peuvent en changer à leur choix. Tel je t'ai vu, Protée, pasteur des troupeaux d'Amphitrite, tantôt mortel aimable, tantôt lion rugissant, ou sanglier farouche, ou taureau menaçant, ou serpent redoutable. Souvent tu parais arbre ou rocher ; quelquefois onde rapide, ou flamme légère et de l'onde ennemie.

 

« La fille d'Érysichthon, épouse d'Autolycus, possède encore un si merveilleux don. Son père méprisait les dieux, et jamais ne faisait fumer l'encens sur leurs autels. On dit même qu'armant d'un fer impie ses sacrilèges mains, il osa profaner une forêt à Cérès consacrée. Là s'élevait un chêne antique, qu'à son ombre prodigieuse on eût pris pour un bois tout entier. Il était orné de bandelettes, de guirlandes, de vers ; pieuses offrandes des mortels, monuments de leurs vœux exaucés. Souvent les chœurs des dryades vinrent se réunir en cadence sous ses vastes rameaux ; souvent en cercle rangées, elles embrassaient ses flancs : quinze coudées formaient son immense contour. Il dominait les arbres de la forêt, autant qu'ils s'élevaient eux-mêmes au-dessus de l'herbe croissant humblement à leurs pieds.

 

« Le fils de Triopas eût dû respecter son grand âge. Il ordonne qu'il soit abattu. On hésite, il s'irrite, et des mains d'un esclave arrachant la cognée, il s'écrie : – Peu m'importe qu'il soit cher à Cérès ; fût-il habité par Cérès elle-même, de son front superbe il va frapper la terre.’

 

« Il dit, et tandis que le fer levé, il s'apprête à porter les premiers coups, le chêne sacré tremble et gémit ; ses glands et ses feuilles pâlissent ; une froide sueur couvre son écorce, et dès que la cognée retentit sur ses flancs, le sang s'élance sur la terre : tel il jaillit de la tête d'un taureau qu'on immole à l'autel.

 

« Les esclaves frémissent de terreur. Un seul ose blâmer son maître et veut suspendre le fer dans ses mains criminelles. Érysichthon lance sur lui un farouche regard, détourne le coup qu'au vieux tronc il destine, abat la tête de l'esclave elle roule à ses pieds. Soudain il frappe et refrappe le chêne, et de son sein qu'il déchire sort une voix plaintive qui prononce ces mots : – Je suis une nymphe chère à Cérès. J'habite cet arbre, et je meurs par ton crime. Le ciel me vengera : le châtiment qu'il te réserve et que je t'annonce en périssant, réjouira mon ombre dans la nuit du trépas.’

 

« Cependant Érysichthon veut achever son crime. Le chêne sous les coups redoublés s'ébranle un câble robuste l'entraîne, il tombe, et soudain, sous sa vaste ruine, les arbres d'alentour retentissent écrasés.

 

« Les dryades épouvantées pleurent la perte de leur sœur, et la forêt de son honneur dépouillée. Elles se couvrent de vêtements funèbres, et vont, gémissantes, demander à Cérès qu'Érysichthon reçoive la peine due à son impiété. La déesse se rend à leurs prières elle agite sa tête, et les moissons s'ébranlent dans les plaines elle apprête un châtiment terrible, tel qu'il ferait plaindre le coupable, si son crime ne le rendait indigne de pitié. Elle veut le livrer en proie à la Faim dévorante. Mais comme elle ne peut elle-même aller trouver cette horrible déesse (puisque, selon la loi des destins, la Faim et Cérès ne peuvent ensemble se trouver), elle appelle une nymphe des montagnes, oréade légère, et lui parle en ces mots :

 

– Sur les confins de la Scythie glacée est un affreux désert, sans fruit et sans verdure. Là le Froid languissant, la Pâleur et la Fièvre tremblante, habitent avec la Faim aux entrailles à jeun. Va trouver l'horrible déesse, ordonne, et dans le sein de l'impie qu'elle aille se cacher. Que ni l'Abondance, ni tous mes dons ne puissent la vaincre : qu'elle triomphe de moi-même ! Ce long et difficile voyage ne doit pas t'effrayer : prends mon char, mes dragons, et vole avec eux sur les vents.’

 

« L'oréade prend le char, les dragons, et s'élève dans les airs. Elle arrive dans la Scythie, s'arrête sur le sommet escarpé du mont Caucase, dételle les rapides serpents, cherche la Faim, et la voit arrachant péniblement, avec ses ongles, avec ses dents avides, quelques brins d'herbe rare, indigente, dans un champ hérissé de rochers. Ses cheveux se hérissent et couvrent son œil éteint la pâleur siège sur son front ses lèvres sont livides ses dents aiguës, noircies par la rouille sa peau rude, au travers de laquelle on peut voir ses entrailles ses os arides et décharnés se soutiennent en squelette courbé pour ventre elle a la place que le ventre occupe. Sa poitrine se creuse, et sa gorge desséchée semble pendre à l'épine du dos. La maigreur a grossi ses articulations ses genoux pointus ont une jointure énorme, et ses talons s'enflent et s'allongent en dehors.

 

« D'aussi loin qu'elle la voit, et n'osant s'approcher d'elle, l'oréade lui transmet les ordres de Cérès. Elle s'arrête à peine, et cependant croit déjà sentir l'aiguillon de la Faim. Elle se hâte de remonter sur son char, tourne les rênes, et revole aux champs de Thessalie.

 

« La Faim, quoique dans tous les temps si contraire à Cérès, se dispose à exécuter l'ordre qu'elle reçoit. Un tourbillon rapide l'emporte au palais de l'impie. Elle entre alors que le sommeil sur ses yeux répandait ses pavots. La nuit couvrait la terre de son ombre. La faim s'étend sur lui, l'embrasse, le serre sur son sein : sa bouche impure souffle dans sa bouche et quand de son haleine les poisons dévorants ont pénétré ses entrailles et courent dans ses veines, le monstre quitte une terre pour lui trop fertile, regagne ses rochers arides et son affreux désert.

 

« Encore bercé dans les douces illusions du sommeil, Érysichthon demande et voit des mets imaginaires. Il ouvre une bouche avide, fatigue ses dents sur ses dents, et son gosier ne reçoit que du vent. Il s'éveille une faim ardente le presse et le déchire. Elle règne dans sa gorge aride et dans ses entrailles, gouffre toujours avide. Il ordonne, et sur sa table les mets se succèdent en vain. On dépeuple pour lui les airs, les forêts, et les mers. Il dévore sans cesse, demande d'autres mets, d'autres mets encore, et reste insatiable. Ce qui nourrirait un peuple tout entier ne peut lui suffire et plus il avale, il engloutit, et plus sa faim s'augmente. Tel l'océan qui boit tous les fleuves de la terre, appelle encore leurs flots. Telle la flamme croît plus elle a d'aliments tout ce qui la nourrit étend sa rage au lieu de la calmer, et consumant sans cesse, elle s'irrite en consumant : tel Érysichthon reçoit, dévore, et demande toujours. Rien ne peut apaiser l'horrible faim qui le travaille, et plus il veut l'assouvir, plus elle est implacable.

 

« Dans ses flancs, vaste abîme, il avait bientôt englouti tous les biens de ses pères. Mais sa faim croît toujours. C'est un feu violent qu'il ne peut éteindre. Cependant de tous les trésors qu'il a consommés, il lui reste une fille digne d'un autre père. Dans sa misère, il la vend elle-même. Mais elle ne peut supporter la honte de ses fers et tendant ses mains suppliantes sur le rivage où elle est assise : – Ô toi, qui triomphas de mon innocence, Neptune, s'écrie-t-elle, sauve-moi d'un indigne esclavage !’

 

« Neptune entend, exauce sa prière et tandis que son maître est non loin d'elle arrêté, le dieu change sa forme, cache son sexe, lui donne les traits d'un homme et l'habit d'un pêcheur.

 

« Son maître ne peut la reconnaître : – Ô toi, dit-il, qui, sous l'amorce trompeuse, caches l'hameçon qui pend à ta ligne, puisse, au gré de tes vœux, des flots la surface paisible t'offrir souvent une facile proie ! puisse le poisson crédule ne sentir le fer déchirant qu'après l'avoir mordu ! Mais, dis-moi, n'as-tu pas vu une esclave vêtue d'une robe grossière, en longs cheveux épars ? Tout à l'heure elle était sur ce rivage, ici même : je l'ai vue. Où puis-je la trouver ? Je n'aperçois plus la trace de ses pas.

 

« Mestra comprit alors que Neptune avait exaucé sa prière, et ravie de voir qu'on s'informât d'elle à elle-même : – Qui que vous soyez, répond-elle, pardonnez si je ne puis vous satisfaire. Attentif à ma pêche, et l'œil toujours fixé sur l'onde, je n'ai point regardé derrière moi. J'en atteste le dieu des mers : et puisse-t-il ne jamais favoriser mon art, si j'ai vu sur ce rivage un autre homme ou une autre femme que moi !’

 

« Son maître trompé la croit, et s'éloigne à grands pas alors elle reprend sa forme et ses traits.

 

« Érysichthon voyant que sa fille a le don de Protée la vend et la revend sans cesse. Ici cavale, ailleurs oiseau qui fend la nue, tantôt génisse et tantôt cerf aux pieds légers, elle échappe a ses maîtres, et fournit ainsi d'injustes aliments à la faim de son père.

 

« Mais cette faim s'accroît toujours : rien ne peut l'assouvir, et par le remède le mal s'irrite encore. Le malheureux se mord enfin dans sa rage il déchire ses membres, nourrit son corps de son corps, et se dévore lui-même.

 

« Pourquoi, continue Achéloüs, m'arrêter à des exemples étrangers ? Et moi aussi je puis me transformer. Mais mon pouvoir ne s'étend pas à tous les changements. Tantôt on me voit tel que je suis tantôt je me roule et me replie en serpent. Quelquefois, roi des troupeaux, deux cornes menaçantes s'élèvent sur mon front. Mais, que dis-je ? vous le voyez, il ne m'en reste plus qu'une. »

 

À ces mots il se tait et gémit.

 

Chant 9

 

Cependant Thésée veut connaître la cause de l'outrage fait au front d'Achéloüs. Le fleuve de Calydon soupire, et relevant ses longs cheveux négligés sur un front couronné de roseaux :

 

« Que me demandez-vous ? dit-il ; et quel est le vaincu qui ne souffre à parler de sa défaite ? J’en parlerai pourtant, puisqu’il s'agit d'une entreprise où il fut moins honteux de succomber que glorieux d'avoir osé combattre. Le grand nom de mon vainqueur me console de ma disgrâce.

 

« Peut-être avez-vous entendu parler de Déjanire. Aucune mortelle ne l'égalait en beauté. Elle fut l'objet des vœux d'un grand nombre d'amants. Je parus avec tous mes rivaux dans le palais de son père : – Accepte-moi pour gendre, m’écriai-je, ô fils de Parthaon !’ Hercule fait la même demande, et tous les prétendants se retirent. Je reste seul avec le héros. Il alléguait pour titre le sang de Jupiter, la renommée de ses travaux, tous les dangers dont Junon menaça sa vie, et qu'il eut la gloire de surmonter.

– Un dieu, dis-je à mon tour, pourrait-il sans honte céder à un mortel (car Alcide n'était pas encore assis au rang des dieux) ? Je suis le roi des eaux qui, dans leur cours sinueux, arrosent votre empire. En moi vous n'aurez point un gendre venu vers vous d'un rivage étranger. J'habiterai dans vos états ; j’en fais moi-même partie. Mes vœux seraient-ils donc rejetés parce que Junon ne me hait pas, et qu'elle ne m'impose ni supplices, ni travaux ? Et toi, rival orgueilleux, tu te vantes d'être le fils d'Alcmène ; mais ou Jupiter n'est pas ton père, ou il l'est par un crime. En lui attribuant ta naissance, tu déshonores celle qui te donna le jour. Choisis, ou d'être un imposteur, en soutenant la fable de ton origine, ou de publier toi-même la honte de ta mère.’

« Tandis que je parlais, Alcide me regardait d’un œil enflammé ; et maîtrisant à peine la fureur qui l’anime, il répond : – Je sais me battre, et non discourir. Tu peux me vaincre par ta langue, je triompherai de toi par mon bras !’ Et soudain, il s'apprête au combat. Après mes superbes discours, pouvais-je reculer ? Je rejette ma robe verdoyante ; déjà mes muscles sont tendus, mes poings arrondis, et lutteur intrépide, j'attends mon ennemi.

 

« À pleines mains de poussière il me couvre. Je jette en même temps sur lui un sable léger. Soudain il me presse de toutes parts ; tantôt à la tête, tantôt aux flancs, il me saisit, ou semble me saisir. Défendu par mon poids, je résiste et rends ses efforts inutiles. Je suis comme un rocher qui, battu par les flots en courroux, reste immobile, par sa masse affermi. Nous nous éloignons pour reprendre haleine ; nous nous rapprochons avec une nouvelle ardeur. Résolus de ne plus reculer, nous tenons ferme sur l'arène. Mes pieds touchent ses pieds, mes doigts ses doigts ; mon front heurte son front. Tels j'ai vu deux taureaux fougueux s'entrechoquer dans la plaine, tandis que la génisse, prix du combat, paisible attend son superbe vainqueur. Les troupeaux regardent avec effroi cette lutte terrible, incertains auquel des deux rivaux appartiendra l'empire du bocage.

 

« Trois fois, mais sans succès, Hercule veut délivrer sa poitrine, que sur la mienne je tiens fortement pressée. Par un quatrième effort, il me repousse, dégage ses bras ; et soudain (puisque je dois tout dire), il me surprend, me retourne, s'élance sur mon dos, et (vous pouvez m'en croire, je ne cherche point dans ce récit une gloire vaine) je crus sentir sur tout mon corps le poids d'une montagne. Inondé de sueur, j'arrache enfin mes bras des nœuds que ses bras nerveux formaient autour de moi. Il me presse sans relâche ; épuisé de lassitude, je ne puis reprendre haleine. Il me saisit à la gorge : je chancelle, je touche du genou la terre, et je mords la poussière.

 

« J'allais succomber dans cette lutte inégale. J'appelle la ruse à mon secours, et, sous les traits d'un énorme serpent, je veux tromper et vaincre mon rival. En longs anneaux mon corps roule et s'élance. Ma langue brille armée d'un triple dard, et fait entendre d'horribles sifflements.

 

« Le héros sourit, et se moquant de mon artifice : – Achéloüs, dit-il, ce fut un des jeux de mon berceau d’étouffer des serpents. Quand tu les surpasserais tous en grandeur, pourrais-tu te comparer à l'hydre que je domptai dans les marais de Lerne ? Elle tirait de nouvelles forces des coups que je lui portais. Dragon aux cent têtes, quand j'en abattais une, elle était sur-le-champ remplacée par deux autres plus terribles encore. Je domptai ce monstre, qui, toujours entier, se multipliait sous le fer, devenait plus terrible par ses défaites, et il expira sous l'effort de mon bras. Qu'oses-tu donc prétendre, lorsque te cachant sous la forme vaine d'un serpent, tu veux employer contre moi des armes qui te sont étrangères ?’

 

« Il dit : ses doigts saisissent mon cou, le meurtrissent, et je me sens pressé comme par des tenailles. Je fais de vains efforts pour m'échapper. Une seconde fois vaincu sous cette forme, il m'en restait une troisième à prendre : c'était celle d'un taureau puissant ; je la revêts, et je recommence le combat. Hercule se porte sur mes flancs, jette autour de mon cou ses bras nerveux : je l'entraîne, et, sans lâcher prise, il me suit, saisit de mon front la corne menaçante, me courbe, me renverse à ses pieds, me roule sur l'arène. Ce n'était pas assez : tandis qu'il me tient par les cornes, il en rompt une, et l'arrache de mon front. Les naïades l’ayant remplie de fruits et de fleurs, la consacrèrent, et elle devint la corne d’abondance. »

 

Le dieu finissait le récit de ces combats, lorsque, semblable à Diane, une des nymphes qui le servent s'avance, la robe retroussée et les cheveux flottants. Elle apporte cette corne féconde, et par elle de tous les trésors de Pomone couronne le banquet.

 

Cependant la nuit a replié ses voiles sombres ; et dès que les premiers rayons du soleil éclairent la cime des coteaux, Thésée et ses compagnons partent, sans attendre que le fleuve débordé roule ses flots tranquilles et soumis. Achéloüs replonge dans l'onde son front désarmé.

 

Le souvenir de son malheur l'afflige encore ; cependant, sous des couronnes de saule et de roseaux, il peut du moins déguiser son injure.

 

Mais toi, farouche Nessus, qui aimas aussi la belle Déjanire, tandis que tu fuyais avec elle, Hercule t'atteignit d'une flèche rapide, et tu péris victime de ton amour. Le fils de Jupiter retournait aux murs thébains avec sa nouvelle épouse ; il était arrivé sur les bords de l'impétueux Événus, qui, grossi par les pluies d'hiver, roulant ses flots tournoyants, opposait aux voyageurs sa terrible barrière. Tranquille pour lui-même, le héros tremblait pour Déjanire. Nessus se présente ; fier de sa force, et connaissant tous les gués du fleuve :

 

« Alcide, dit-il, confiez à mes soins la fille d’Oenée ; je la porterai sur l’autre rive, tandis que, surmontant les flots, vous pourrez nous rejoindre à la nage. »

 

Hercule lui remet son épouse pâle de crainte, redoutant et le fleuve et le centaure qui la portait. Alors le héros, chargé de son pesant carquois et de la peau du lion de Némée (car sur le bord opposé il avait déjà jeté son arc et sa massue) :

 

« Si des fleuves, dit-il, m'ont cédé la victoire, osons les vaincre encore. »

 

Il ne balance plus, et, sans chercher l'endroit où l'onde a moins de violence, il lutte contre ses efforts : il les surmonte ; et déjà il était sur l'autre rive ; il relevait son arc, lorsqu'il entend les cris de Déjanire. Nessus ravissait le dépôt, qui lui fut confié :

 

« Arrête, crie Hercule : où t’entraîne une téméraire confiance dans ta course rapide ? C'est à toi que je parle, centaure Nessus : arrête, et respecte mon bien ; et si, sans égard pour moi, tu persistes dans ton dessein, que la roue infernale de ton père t'apprenne du moins à éviter des amours criminelles ! En vain tu prétends m'échapper ; en vain tu comptes sur la vitesse de tes pieds : ce n'est pas avec les miens que je songe à t'atteindre, mais c'est avec mon arc et ce trait qui va te frapper. »

 

Il dit : l'arc siffle, et le trait a suivi sa parole ; il atteint le centaure fuyant, perce son dos, et traverse son sein : Nessus avec effort le retire. Le sang jaillit de sa double blessure, et se mêle aux poisons de l'hydre dont le dard est souillé :

 

« Ah ! du moins, dit-il en lui-même, ne mourons pas sans vengeance ! »

 

Et il donne à Déjanire sa tunique ensanglantée, comme un don précieux qui peut fixer le cœur de son époux.

 

Plusieurs années s'écoulèrent. Les grands travaux d'Alcide avaient rempli la terre de sa gloire et fatigué la haine de Junon. Vainqueur du roi d'Oechalie, le héros préparait un sacrifice à Jupiter, quand la déesse aux cent voix, qui se plaît à mêler la fiction à la vérité, et s'accroît par ses mensonges, messagère indiscrète, vient t'annoncer, ô Déjanire, que ton époux infidèle est retenu auprès d'Iole par un indigne amour.

 

Déjanire aimait, elle fut crédule. Effrayée du bruit de ces nouvelles amours, elle pleure, et ses larmes nourrissent d'abord sa douleur. Mais bientôt :

 

« Pourquoi pleurer, dit-elle ? ma rivale triomphera de mes pleurs. Elle approche : hâtons-nous. Employons, tandis qu'il en est temps, quelque moyen nouveau ; et qu'une autre n'occupe pas encore le lit de mon époux. Dois-je me plaindre ou, me taire, retourner à Calydon, ou rester en ces lieux ? abandonnerai-je ce palais pour n'être pas un obstacle à des feux criminels ? Non, je dois me souvenir, ô Meléagre ! que je suis ta sœur. Peut-être préparé-je un crime ! peut-être, en perçant le sein de ma rivale, ma vengeance y montrera-t-elle ce que peut dans sa fureur une femme outragée ! »

 

Son âme flotte incertaine entre mille projets ; elle s'arrête enfin à celui d'envoyer au héros la robe que le centaure a teinte de son sang, et qui rallumera des feux peut-être mal éteints. Elle confie ce tissu à Lichas, qui n'en connaît point le danger. Imprudente ! elle ignore elle-même qu'il doit bientôt rouvrir la source de ses pleurs. Infortunée ! elle ordonne à Lichas, elle le prie de porter à son époux ce funeste présent. Il le reçoit sans défiance, et du venin de l'hydre il couvre ses épaules. Il versait sur des feux nouvellement allumés l'encens qui montait, avec sa prière, au trône de Jupiter ; il faisait des libations de vin sur le marbre de l'autel. Soudain les feux sacrés échauffent le venin qui circule dans ses veines, et pénètre tout son corps. Quelque temps la grande âme d'Alcide souffre sans gémir un mal si violent ; mais enfin, vaincu par la douleur, il repousse l'autel, et remplit de ses cris terribles les forêts de l'Oeta.

 

Il veut soudain rejeter cette robe fatale ; mais partout où il la déchire, il déchire sa chair ; et, sans horreur, peut-on le raconter ! Ce tissu s'attache à son corps, il se colle à sa peau ; Alcide ne peut l'arracher sans dépouiller ses muscles, sans laisser à nu ses grands ossements. Son sang frémit et bouillonne comme l'onde froide où l'on plonge un fer ardent. Un poison brûlant le consume. Toujours agissants, des feux avides dévorent ses entrailles. De tous ses membres coule une sueur livide. On entend pétiller ses nerfs ; la moelle de ses os se fond et s'évapore. Enfin, levant au ciel ses bras :

 

« Ô Junon, jouis, s'écrie-t-il, jouis de mon malheur. Barbare ! vois du haut de l'Olympe ces horribles tourments, et repais de mes douleurs ton cœur impitoyable. Ou, si je puis être un objet de pitié pour mes ennemis même (car je sais trop que tu me hais), achève ; arrache-moi une vie qui m'est odieuse, qui fut destinée à tant de travaux, et toujours par toi si cruellement poursuivie ! La mort est un bienfait que je te demande ; il sera digne de ta haine pour moi.

 

« Eh ! quoi, suis-je donc le vainqueur de Busiris, qui, du sang des étrangers, souillait les temples de Jupiter ? est-ce bien moi qui étouffai dans mes bras le terrible Antée, en lui faisant perdre terre, et l'arrachant ainsi aux secours que lui donnait sa mère ? Eh ! quoi, ni les trois corps du pasteur d'Ibérie, ni la triple gueule du gardien des enfers, n'ont pu effrayer mon courage ! Sont-ce ces mains qui brisèrent les cornes du taureau des Crétois ? l'Élide a-t-elle vu mes travaux ? les ondes du Stymphale et la forêt de Parthénie en ont-elles été témoins ? est-ce moi qui, sur les bords du Thermodon, enlevai le bouclier d'or de l'Amazone et les fruits de l'arbre que gardait le dragon vigilant ? sont-ce là ces bras qui triomphèrent des centaures, qui terrassèrent l'affreux sanglier dans les champs d'Arcadie, et l'hydre aux têtes renaissantes sous le fer qui les faisait tomber ?

 

« Ainsi qu'à leur maître farouche, n'ai-je pas donné la mort aux coursiers de la Thrace nourris de sang humain, et dont les entrailles étaient remplies de membres déchirés ? Voici ces bras qui ont étouffé le lion de Némée ! voici cette tête qui du ciel soutint le fardeau ! J'ai lassé la haine de Junon sans me lasser jamais. Mais enfin elle m'envoie un nouvel ennemi que mon courage ne peut dompter, contre lequel mes traits sont impuissants. Un feu dévorant erre dans mon sein, s'allume dans mes veines, et me consume tout entier. Et cependant le cruel Eurysthée est heureux ! et les mortels osent croire qu'il existe des dieux ! »

 

Il dit, et prend sa course dans les bois de l'Oeta, tel qu'un tigre qui porte en ses flancs le javelot qui le déchire, et dans sa furie cherche le chasseur tremblant qui l'a blessé. Tantôt vous l'eussiez vu gémissant de douleur, ou frémissant de rage ; tantôt s'efforçant d'arracher ses funestes vêtements ; tantôt déracinant, brisant les arbres dans sa colère, et s'irritant contre les monts qui retentissent de ses cris ; tantôt enfin, levant des bras suppliants vers le ciel où règne son père.

 

Bientôt il aperçoit Lichas, qui, saisi de frayeur, se cache dans le creux d'un rocher ; et la douleur armant toute sa rage :

 

« N'est-ce pas toi, s'écria-t-il, toi, Lichas, qui m'apportas ce présent homicide ? n’es-tu pas la cause de ma mort ? »

 

Lichas tremble, pâlit, et d'une voix timide veut s'excuser en vain. Tandis qu'il parle, et qu'aux pieds d'Alcide il veut embrasser ses genoux, Alcide le saisit, et le faisant trois fois tourner en cercle dans les airs, avec plus de force que la baliste n'élance au loin la pierre, il le jette dans l'Eubée.

 

Suspendu dans l'espace, Lichas s'endurcit. Comme on dit que la pluie, par le froid condensée, en neige s'épaissit, forme des corps sphériques, et tombe en grêle sur la terre : ainsi lancé par un bras puissant, si l'on en croit l'antiquité, Lichas, que glace la terreur, et dont les membres ont perdu tout principe humide, est changé en rocher. C'est maintenant, dans les flots de l'Eubée, un écueil qui conserve les traits de la figure humaine. Le nocher craint d'y porter ses pas, comme s'il était encore sensible, et l'appelle Lichas. Toi cependant, illustre fils de Jupiter, tu prépares ton bûcher, tu rassembles ces antiques troncs que ton bras a déracinés. Tu remets au fils de Péan ton arc, ton immense carquois, et tes flèches, qui doivent une seconde fois trouver les destins d'Ilion ; et tandis que cet ami fidèle allume par ton ordre les feux qui vont te consumer, tu te places sur ce lit funèbre qu'ils embrasent, où tu étendis la peau du lion de Némée, où ta tête repose sur ta forte massue : et ton air est serein, comme si, couronné de fleurs, tu venais, heureux convive, prendre la coupe du festin.

 

Déjà de toutes parts la flamme pénètre le bûcher. Elle s'anime, éclate, se déploie, attaque le héros insensible à sa fureur. Tous les dieux tremblent pour le vengeur du monde. Jupiter voit leur douleur, et, d'un front sans nuage, leur adresse ce discours :

 

« Habitants de l'Olympe, je m'applaudis d'être appelé le maître et le père d'un peuple reconnaissant : j'aime à voir que de mon fils la vertu vous est chère. Et quoiqu'il ne doive cet intérêt qu'à ses travaux, il ne me plaît pas moins. Mais cessez de vous troubler. Ce bûcher qui s'allume sur l'Oeta doit peu vous alarmer. Celui qui triompha de tout saura triompher de ces flammes. Il n'en sentira la puissance que dans ce qu'il tient de sa merci. Ce qu'il a reçu de moi est éternel, impassible, et ne craint point des feux l'ardeur dévorante. Je le recevrai dans le ciel dès qu'il aura quitté sa dépouille terrestre ; et je me flatte que tous les dieux en seront satisfaits. Si cependant quelque déité voyait d'un œil jaloux ce héros assis au rang des immortels, si elle s'indignait de la récompense que je lui dois, elle reconnaîtra du moins qu'il en est digne, et malgré elle m'approuvent. »

 

Tous les dieux applaudissent à ce discours. Junon même a paru l'entendre sans déplaisir ; et si le dépit a coloré ses traits, c'est lorsque, dans ses derniers mots, Jupiter, en la désignant, a condamné sa haine.

 

Cependant les feux du bûcher ont consumé tout ce qu'ils pouvaient détruire. Il ne reste d'Alcide rien qu'on puisse reconnaître, rien de ce qu'il tenait de sa mère ; il ne conserve que ce qu'il a reçu de Jupiter. Tel qu'un serpent semble avec sa peau dépouiller sa vieillesse, et, sous une nouvelle écaille, se ranime et brille d'un éclat nouveau, tel le grand Alcide, de l'humanité déposant la faiblesse, vit dans la meilleure partie de lui-même, devient plus grand, et paraît revêtu de plus de majesté. Jupiter l'emporte dans les nues, sur un char attelé de quatre coursiers, et le place au rang des immortels.

 

Alors Atlas sentit un nouveau poids surcharger ses épaules. Cependant la colère d’Eurysthée n'était point désarmée, et sur le fils du héros sa haine poursuivait encore le père. Accablée sous le poids de l'âge et de l'ennui, Alcmène n'a plus qu'Iole à qui elle puisse confier ses chagrins, et raconter les exploits de son fils, dont le nom a rempli l'univers. Hyllus, qui reçut Iole des mains d'Alcide, lui avait donné son cœur et sa main. Elle portait dans son sein les fruits de sa tendresse, lorsque Alcmène lui tint ce discours :

 

« Puissent les dieux t'être favorables, et abréger pour toi les douleurs de l'enfantement, lorsqu'au moment d'être mère, tu appelleras Lucine à ton secours, Lucine, que la haine de Junon rendit impitoyable pour moi ! Le temps où le vaillant Alcide devait naître était arrivé. Déjà le soleil entrait dans le dixième signe. Le poids extraordinaire qui chargeait mon sein annonçait l'œuvre de Jupiter ; je ne pouvais le supporter plus longtemps. Mes horribles douleurs semblent se réveiller encore en te les racontant ; car c'est en souffrir une seconde fois que de m'en souvenir.

 

« Pendant sept jours et sept nuits, accablée par un travail horrible, et les bras tendus au ciel, j'appelais à grands cris Lucine et les dieux qui président à la naissance des mortels. Lucine enfin paraît, mais séduite et gagnée par la barbare Junon, à qui elle a promis ma mort. Dès qu'elle entend mes cris, elle vient s'asseoir sur un autel antique, aux portes du palais ; et, sur ses genoux qu'elle croise, pressant ses doigts entrelacés, elle prononce à voix basse, des mots secrets qui prolongent le travail et les douleurs.

 

« Je m'épuise en efforts. Dans mon désespoir, de vains reproches d'ingratitude accusent Jupiter. J'invoque le trépas. Mes cris auraient pu émouvoir les rochers. Les dames thébaines sont autour de moi ; elles font des vœux, et m'adressent d'inutiles consolations.

 

« Une de mes esclaves, née dans une condition obscure, la blonde Galanthis, à me servir, à me plaire constamment empressée, soupçonne que l'implacable Junon agissait pour me nuire ; et, tandis qu'elle va, vient, sort, et rentre sans cesse, elle aperçoit la déesse sous le portique assise, entrelaçant toujours ses doigts sur ses genoux croisés : – Ô qui que vous soyez, dit-elle, félicitez Alcmène : ses maux sont finis, elle est devenue mère.’ Lucine de dépit se lève à ces mots ; elle relâche ses genoux et ses doigts, et soudain je suis soulagée : Hercule voit le jour.

 

« On dit que Galanthis ayant trompé Lucine, éclata de rire ; tandis qu'elle riait encore, la déesse irritée saisit ses blonds cheveux, la renverse, et l'empêche de se relever : soudain ses bras en jambes sont changés ; elle conserve son ancienne agilité ; elle est blonde encore ; mais elle a perdu sa première forme ; et, parce que sa bouche facilita l'enfantement d'Alcmène par un mensonge, belette, elle enfante par la bouche, et fréquente familièrement les toits qu'habitent les mortels. »

 

Alcmène se tait et soupire. Elle plaint encore le malheur de cette esclave chérie ; Iole lui répond :

 

« Si le destin d'une étrangère excite ainsi vos regrets, combien vous gémirez en écoutant la déplorable aventure de ma sœur, si pourtant mes larmes et ma douleur me permettent d'en achever le récit. Dryope fut l'unique fruit de l'hymen de sa mère ; une autre me donna le jour. La beauté de ma sœur était célèbre dans l'Oechalie. Le dieu de Delphes et de Délos, épris de ses charmes, les soumit à sa puissance. Elle prit ensuite pour époux Andrémon, qu'on estimait heureux d'avoir une femme aussi belle.

 

« Il est dans un vallon un lac aux bords sinueux, que le myrte couronne. Sans prévoir sa triste destinée, Dryope, que sa piété rend plus digne de regrets, était venue offrir aux nymphes du vallon des guirlandes de fleurs. Elle portait à son cou suspendu, doux fardeau, son fils qui n'avait pas encore accompli sa première année. Elle le nourrissait de son lait. Non loin du lac croît l'aquatique lotos, dont les fleurs imitent la pourpre de Tyr ; Dryope en cueille plusieurs qui, dans les mains de son fils, serviront à ses jeux innocents. J'allais imiter ma sœur, car j'étais avec elle, lorsque je vois tomber de ces fleurs détachées quelques gouttes de sang, et les rameaux de l'arbre s'agiter et frémir. En effet, les bergers de ces contrées nous ont appris, mais trop tard, que, fuyant du dieu des jardins l'infâme poursuite, une nymphe appelée Lotis, avait été changée en cet arbre qui conserve son nom.

 

« Ma sœur ignorait cette aventure. Effrayée du prodige, elle veut fuir et s'éloigner des nymphes qu'elle vient d'adorer ; mais ses pieds prennent racine dans la terre ; elle travaille à les dégager, elle ne peut mouvoir que le haut de son corps. Une soudaine écorce l'enveloppe, et s'élève lentement jusqu'à son sein. L'infortunée veut de sa main arracher ses cheveux, et sa main se remplit de feuilles qui déjà ombragent son front. Amphyssos (c'est le nom qu'Eurytus, son aïeul, avait donné au fils qu'elle nourrit) sent les mamelles que sa bouche presse se durcir, et leur lait tari se refuse à sa faim.

 

« J'étais témoin de ce spectacle affreux ; et je ne pouvais, ô ma sœur ! te donner aucun secours. Autant que je le pus, j'arrêtai les progrès de l'écorce cruelle. J'embrassais le tronc et ses rameaux ; et, je l'avouerai, je formais le projet de m'y cacher avec toi.

 

« Andrémon, son époux, et son père infortuné, viennent dans le vallon. Ils cherchent Dryope ; ils la demandent : je leur montre le lotos. Ils baisent cette tige qui palpite ; et, prosternés, ils embrassent ses racines. Ô chère sœur ! il ne restait plus de toi que ton visage. Tes larmes baignent le feuillage qui couvre ton corps ; et tandis que ta bouche ouvre encore un passage à ta voix, tu exhales dans les airs ces paroles plaintives : – Si les malheureux sont dignes de foi, j'en atteste les dieux, innocente victime, je suis punie sans être coupable, et ma vie n'a été souillée d'aucun crime. Si mes serments sont faux, que mon tronc devienne aride, et perde son feuillage ! que je tombe sous la hache, et que je sois par le feu consumée ! Cependant détachez cet enfant de ces rameaux qui furent les bras de sa mère. Qu'une autre prenne soin de son enfance, vienne souvent l'allaiter sous mon ombrage ; qu'il y essaie ses premiers pas, ses premiers jeux ; et lorsqu'il pourra parler, qu'il me salue du nom de mère, et qu'il dise en pleurant : Ma mère est cachée sous cette écorce. Qu'il apprenne à craindre les lacs ; que des arbres il respecte la fleur ; et qu'il regarde ceux qui portent des fruits comme autant de divinités.

 

‘Cher époux, chère sœur, et vous, mon père ! adieu. Si Dryope vous fut chère, protégez mon feuillage contre le fer et la dent des troupeaux ; et, puisque je ne puis m'incliner vers vous, soulevez-vous afin de m'embrasser ; élevez mon fils jusqu'à ma bouche, et recevez mes derniers baisers. Je ne puis en dire davantage. Je sens l'écorce légère presser mon cou et monter au-dessus de ma tête. Que vos mains ne cherchent point à fermer ma paupière : déjà, sans votre pieux secours, l'écorce couvre mes yeux mourants.’

 

« Elle cesse en même temps de parler de vivre ; mais l'arbre qu'elle anime conserve longtemps dans ses rameaux un reste de chaleur. »

 

Tandis qu'Iole raconte le triste destin de sa sœur ; tandis qu'Alcmène essuie avec son pouce les larmes de la fille d'Eurytus, et qu'elle pleure elle-même en l'écoutant, un prodige nouveau les étonne et dissipe leur tristesse. Iolas s'offre à leurs yeux sous les traits qu'il eut dans son jeune âge ; à peine un léger duvet ombrage son menton : il a retrouvé la fraîcheur et les charmes de ses premiers ans.

 

C'était un don qu'avait obtenu pour son ami Hercule, nouvel époux d'Hébé ; et tandis que la fille de Junon veut jurer qu'elle n'accordera plus de semblables bienfaits, Thémis l'arrête, et lui dit :

 

« Déjà dans les murs thébains s'allume une guerre cruelle. L'orgueilleux Capanée ne sera vaincu que par les foudres de Jupiter. Deux frères divisés périront l'un par l'autre égorgés. Amphiaraüs, devin célèbre, descendra vivant dans le séjour des ombres. Son fils, pieusement parricide, vengera sa mort, en plongeant un glaive impie dans les flancs maternels. Épouvanté de son crime, privé de sa raison et de sa patrie, poursuivi par les Furies et par l'ombre de sa mère, il sera errant et vagabond jusqu'à ce que la fille d'Achéloüs, Callirhoé, sa nouvelle compagne, lui demande le collier d'or de sa première épouse : alors les fils de Phégée laveront dans son sang l'injure de leur sœur ; et, voulant hâter le jour de la vengeance, Callirhoé suppliera le puissant Jupiter d'avancer l'âge de ses enfants. Sensible à ses cris, Jupiter vous ordonnera d'exaucer sa prière, et ses fils deviendront, par vous, hommes avant le temps. »

 

Tandis que Thémis, qui connaît l'avenir, annonce ses oracles, un murmure confus s'élève dans l'assemblée des dieux. Ils demandent pourquoi les dons de la jeunesse ne seraient plus rendus à d'autres mortels déjà vieux, et chers à leur amour. L'Aurore gémit de la vieillesse de Tithon. Cérès se plaint de voir blanchir la tête de Iasion ; Vulcain demande que son fils Érichthon recommence une nouvelle vie. Vénus même s'inquiète dans l'avenir, et voudrait qu'Anchise vieilli revînt au printemps de ses jours. Il n'est point de dieu qui ne s'intéresse au sort de quelques mortels. Le trouble augmente, et la sédition allait croissant dans le murmure, quand Jupiter fait entendre sa voix :

 

« Si vous respectez encore ma puissance, à quels excès vous laissez-vous emporter ! Qui de vous, à son gré, prétendrait asservir le destin ? C'est par lui seul que d'Iolaus les ans se renouvellent. C'est à lui seul que les fils de Callirhoé devront de passer soudain de l'enfance à la force de l'âge. Cette double faveur ne peut être obtenue ni par l'ambition, ni par la force des armes. Immortels, le destin suprême vous soumet à son empire, et ce qui doit étouffer vos murmures, il m'a soumis moi-même à ses décrets absolus. Si je pouvais les changer, la vieillesse pesante cesserait de courber mon fils Éaque. Rhadamante retrouverait son jeune âge ; et Minos, dont la vieillesse affaiblit le pouvoir, verrait refleurir son règne avec sa vie. »

 

Il dit, et le calme renaît dans l'Olympe. Les dieux cessent de se plaindre en voyant Rhadamante, Éaque, et Minos près de succomber sous le fardeau des ans. Minos, qui jadis, dans la force de l'âge, avait rendu son nom redoutable à l'univers, alors accablé de vieillesse, tremblait devant le jeune fils de Déioné, l'audacieux Milet, qui, fier d'avoir Apollon pour père, envahissait les provinces de Crète, sans qu'on osât lui résister.

 

Ce fut toi-même, Milet, qui renonças à tes conquêtes. Tes rapides vaisseaux fendirent la mer Égée, et tu fondas en Asie une ville qui porte ton nom.

 

C'est là que tu vis la fille du Méandre, Cyanée, qui suivait en se promenant les détours de son père. Tu aimas cette nymphe célèbre par sa beauté, et, le même jour, de votre amour naquirent Byblis et Caunus.

 

Que l'exemple de Byblis apprenne à fuir des feux illégitimes. Byblis aima Caunus comme une amante et non comme une sœur. D'abord elle ne soupçonne point cette ardeur criminelle. Elle croit innocents les baisers que souvent elle donne. Elle presse, sans défiance, son frère dans ses bras. Elle n'attribue qu'à l'amitié trompeuse les tendres transports qu'elle éprouve. Mais insensiblement son amour croît et se révèle. C'est pour Caunus qu'elle se pare ; elle désire trop de paraître belle à ses yeux. Si elle voit à ses côtés une beauté qui puisse l'emporter sur elle, soudain elle éprouve un déplaisir jaloux ; mais la cause de ce déplaisir lui est encore inconnue. Elle ne forme aucun désir, et cependant un feu secret la dévore. Déjà elle aime à nommer Caunus son maître ; elle hait les noms du sang qui les unit ; et Caunus en l'appelant Byblis lui plaît davantage qu'en l'appelant sa sœur. Toutefois, tandis qu'elle veille, elle n'ose souiller son âme de pensers criminels ; mais pendant la nuit, livrée aux illusions du sommeil, elle voit souvent l'objet qu'elle adore ; elle croit unir son sein au sein de son amant. Elle dort, et pourtant, dans l'erreur d'un songe, elle rougit encore. Le sommeil fuit enfin de sa couche : elle se tait longtemps. Elle cherche à se rappeler l'image qui séduisait ses sens, et dans le trouble qui l'agite, elle laisse éclater en ces mots ses douloureux ennuis :

 

« Malheureuse Byblis ! que me présagent ces trompeuses illusions de la nuit ? pourquoi ces rêves que je craindrais de voir réalisés ? Quelle que soit la beauté de Caunus, le désir est un crime. Caunus me plaît pourtant, et, s'il n'était mon frère, je pourrais l'aimer ; il serait digne de moi. Pourquoi suis-je sa sœur ! Ah ! du moins, pourvu que ce dangereux délire, tant que je veille, ne trouble point ma raison, que le sommeil m'offre souvent ces illusions trop chères ! Un songe est sans témoins mais il n'est pas sans volupté.

 

« Ô Vénus ! ô Amour ! quels doux transports ravissaient tous mes sens ! quel délire agitait mon âme ! dans quel tendre abandon il me semblait cesser de vivre ! Ô souvenir délicieux ! illusions trop rapides ! nuit sitôt écoulée, et jalouse de mon bonheur ! Que ne puis-je, changeant de nom, ô Caunus, unir à toi ma destinée ! Qu'il me serait doux d'être la bru de ton père ! qu'il me serait doux de te voir gendre du mien ! Plût aux dieux que tout nous fût commun, tout, excepté la naissance ! Je te voudrais né d'un sang plus illustre que moi. Je ne sais quelle mortelle te devra le bonheur d'être mère ; mais moi, qu'un sort funeste a fait naître ta sœur, je n'aurai dans toi qu'un frère ; nous n'aurons de commun que ce qui pour jamais nous sépare.

 

« Que signifient donc ces visions mensongères de la nuit ? quelle confiance dois-je ajouter à des songes ? les songes annoncent-ils quelques présages aux mortels ? Les dieux sont plus heureux. Les dieux du moins peuvent aimer leurs sœurs. Opis partage le lit de Saturne, son frère ; Téthys, sœur de l'océan, est aussi son épouse ; et le souverain des dieux, le grand Jupiter, frère de Junon, a pu s'unir à elle par des nœuds légitimes. Mais les dieux ont leurs privilèges ; et sur leur exemple les mortels ne peuvent régler leurs penchants. Étouffons donc une ardeur criminelle ; ou bien, ne pouvant la vaincre, mourons avant que d'être plus coupable. Que le tombeau soit mon lit nuptial ; et que mon frère m'y donne son dernier adieu et ses derniers baisers.

 

« Après tout, notre union exigerait le consentement de tous deux ; et supposons que je la désire, elle paraîtrait peut-être un crime à mon frère. Cependant les fils d'Éole n'ont pas craint d'épouser leurs sœurs. Mais, que dis-je ? devrais-je connaître et citer ces exemples ? où me laissé-je emporter ? Feux impurs, éloignez-vous ! Aimons Caunus, mais comme on aime un frère. Si pourtant, le premier, il eût conçu le désir de me plaire, peut-être aurais-je été sensible à son amour. Pourquoi donc craindrais-je de lui faire un aveu que j'aurais favorablement écouté moi-même ? Mais quoi ! pourras-tu parler ? pourras-tu déclarer ta flamme ? Oui, l'amour m'y contraint ; je parlerai, j'en aurai le courage : ou si la honte retient ma voix, une lettre dira mon secret. »

 

Byblis s'arrête à cette pensée, qui fixe son esprit incertain ; elle se relève sur son lit, et s'appuyant sur son bras gauche :

 

« Il le saura, dit-elle ; apprenons-lui mon amour insensé. Hélas ! que vais-je entreprendre ? et quelle flamme brûle dans mon sein ? »

 

Elle saisit un stylet, elle tient des tablettes de cire. Elle commence et trace d'une main tremblante un difficile aveu. Elle hésite, elle écrit, et condamne ce qu'elle vient d'écrire. Elle relit, efface, change, approuve, et désapprouve ; elle prend, rejette, et reprend ses tablettes. Elle ignore ce qu'elle veut ; elle craint ce qu'elle souhaite. Sur son front, les feux d'une passion ardente se mêlent à l'incarnat de la pudeur. Elle avait écrit le nom de sœur ; elle le voit, l'efface, et le billet fatal, ainsi corrigé, est conçu en ces mots :

 

« L'amante qui t'adresse des vœux pour ton bonheur ne peut être heureuse que par toi. Je rougis, et je crains de tracer mon nom. Et si tu demandes ce que je désire, je voudrais taire ce nom, et dire mon amour. Je voudrais que mes vœux fussent exaucés avant de te nommer Byblis. Tu n'as que trop pu connaître la blessure de mon cœur. Ma langueur, ma pâleur, ma figure, mes yeux humides de larmes, mes soupirs, mes embrassements si fréquents et si doux, qui dans une sœur trahissaient une amante, tout a dû te parler de mon amour. Cependant, quoique la plaie de mon cœur soit profonde, quoiqu'une flamme secrète le consume, j'en atteste les dieux, j'ai tout fait pour dompter cette flamme. Malheureuse ! j'ai longtemps combattu. J'ai voulu repousser ses traits trop violents. Ah ! crois que ma résistance a surpassé ce qu'on pouvait attendre de la faiblesse de mon sexe. Je suis réduite à m'avouer vaincue. J'implore ton secours ; je t'adresse mes timides vœux. Seul, tu peux perdre ou sauver une amante infortunée. Choisis : ce n'est point une ennemie qui te prie ; c'est celle qui déjà unie à toi par le sang, désire l'être encore par des nœuds plus chers à son amour.

 

« Laissons à la vieillesse la science des devoirs : qu'elle recherche ce qui est permis, ce qui est crime et ce qui ne l'est pas ; qu'elle observe exactement ce que les lois prescrivent. L'amour et tout ce qu'il peut oser conviennent à notre âge. Nous ignorons encore ce qui est légitime : croyons que tout l'est pour nous, et suivons l'exemple des dieux.

 

« Surveillance de nos parents, soin de notre renommée, aucune crainte ne peut nous arrêter. Observons-nous, nous n'aurons rien à craindre. Sous le voile de l'amitié fraternelle nous cacherons les doux larcins de l'amour. J'ai la liberté de te parler en secret. Nous pouvons nous embrasser, nous donner publiquement les baisers les plus tendres, que manque-t-il encore à mon bonheur ? Ah ! prends pitié de celle qui t'aime, qui ose te le dire, et qui aurait retenu cet aveu, si Vénus tout entière ne s'était attachée à vaincre ses sens et sa raison. Prends garde enfin qu'on ne t'accuse d'avoir voulu ma mort. »

 

Telle est sa lettre. Sa main ne s'arrête que lorsque les tablettes sont remplies ; et sur la marge encore elle trace une dernière ligne. Soudain avec son anneau elle scelle son crime ; elle mouille l'empreinte de ses pleurs ; car sa langue est brûlante et desséchée. Elle appelle en rougissant un de ses esclaves, et d'une voix tremblante :

 

« Viens, esclave fidèle, prends et porte ces tablettes… »

 

Elle hésite, et, après un long silence, elle ajoute :

 

« À mon frère. »

 

En lui donnant cette lettre, elle échappe à sa main ; ce présage l'effraie ; elle envoie cependant cette lettre fatale. L'esclave saisit un moment favorable, et la remet à Caunus.

 

Il lit, frémit de colère, et, sans l'achever, jette cet écrit. À peine retient-il sa main levée sur l'esclave tremblant :

 

« Fuis, dit-il, tandis qu’il en est temps, ministre coupable d’un odieux amour. Si ta mort n’entraînait avec elle la honte de ma maison, ta mort eût déjà été le prix de ton audace. »

 

L'esclave fuit épouvanté. Il rapporte à Byblis cette réponse cruelle. Byblis pâlit en l'écoutant. Un froid glacé s'empare de son sein. Bientôt en retrouvant l'usage de ses sens, elle a repris ses fureurs, et sa bouche laisse échapper ces mots qu'interrompent ses soupirs et sa douleur :

 

« Je l'ai bien mérité. Imprudente ! devais-je faire connaître de mon cœur la fatale blessure ? devais-je me hâter de confier à des tablettes un secret qu'il eût fallu garder ? J'aurais dû, par des mots ambigus, interroger avec art le cœur de Caunus. Il fallait, comme le pilote, consulter les vents, pour voguer sur une mère sans orages. Mais j'ai livré témérairement ma voile à des vents inconnus ; et maintenant emportée à travers les écueils, triste jouet des flots, sur le vaste océan, mon œil cherche en vain le rivage ; il n'en est plus pour moi. Mon malheur ne m'était-il pas annoncé par de sinistres présages ? ces tablettes échappées à mes tremblantes mains, quand je les livrais à l'esclave, ne m'apprenaient-elles pas que mes espérances seraient trompées ; que je devais changer de jour, ou plutôt de dessein ? De dessein ! non, mais j'aurais dû choisir un jour plus favorable. Un dieu lui-même m'avertissait ; il me donnait des présages certains, mais j’étais emportée par un funeste égarement.

 

« Je devais parler moi-même, et ne pas confier mes sentiments à de froides tablettes. Je devais aller trouver Caunus, et faire en sa présence éclater mon amour. Il eût vu mes larmes, il eût vu les traits de son amante. Ma bouche eût été plus éloquente qu'une lettre, interprète muet. J'aurais pu, malgré lui, l'enlacer dans mes bras, embrasser ses genoux, à ses pieds prosternée lui demander la vie ; et, s'il m'avait repoussée, lui faire craindre de me voir expirer à ses yeux. J'aurais tout fait enfin pour triompher de ce cœur insensible, et s'il eût résisté à quelques uns de mes transports, il eût été vaincu par tous ensemble.

 

« Peut-être aussi, en me servant l'esclave aura manqué d'adresse. Il n'aura pas su l'aborder à propos ; il aura pris l'instant où Caunus n'avait ni assez de loisir, ni l'esprit assez libre. Voilà sans doute ce qui m'a nui ; car Caunus n'a pas été porté dans les flancs d'une tigresse. Il n'a pas sucé le lait d'une lionne. Il n'a pas un cœur de fer, de roc, de diamant. Je pourrai le toucher, je le crois. Poursuivons mon dessein. Je ne l'abandonnerai qu'avec ma vie. J'aurais dû sans doute ne pas l'entreprendre ; mais puisqu'en vain je voudrais rappeler le passé, je dois maintenant achever ce que j'ai commencé ; et quand même j'y renoncerais, pourrais-je espérer de faire oublier ce que j'osai prétendre ? En abandonnant mon dessein, je paraîtrais n'avoir connu qu'un amour passager. Caunus penserait que j'ai cherché à l'éprouver, que j'ai voulu lui tendre un piège. Il ne croirait jamais que j'ai parlé vaincue par le dieu qui m'a remplie de ses feux, qui m'en pénètre encore. Il ne verrait que le délire de mes sens. Enfin, quoi que je fasse, il ne m'est plus possible de paraître innocente. J'ai écrit, j'ai demandé, j'ai hasardé de téméraires vœux. Quand je n'ajouterais plus rien, je serais toujours coupable. Ce qui me reste à faire est beaucoup pour le bonheur, et bien peu pour le crime. »

 

Elle dit ; et tel est de sa raison le désordre confus, que, même en rougissant d'avoir osé, elle veut oser encore. Insensée ! elle ne connaît plus rien qui la retienne, et elle ne craint pas de s'exposer à de nouveaux refus.

 

Enfin, ne voyant plus de terme à cette passion funeste, Caunus s'éloigne de sa patrie ; il fuit et sa sœur et le crime, et va bâtir, sur des bords étrangers, une ville nouvelle. Alors la fille de Milet, qu'égare un affreux désespoir, déchire ses vêtements ; et, dans sa rage, frappe et meurtrit son sein. Elle laisse éclater, elle avoue en public son délire et sa honte. Bientôt elle abandonne ses Pénates, qui lui sont odieux. Elle suit les traces d'un frère fugitif. Telle qu'une Bacchante qui, le thyrse en main, célèbre les orgies, elle parcourt les vastes champs de Bubasis et les remplit des cris terribles de sa douleur. Elle erre dans la Carie, dans la Lycie, au milieu des Lélèges guerriers. Elle avait franchi les bois du Cragos ; elle était déjà loin des bords du Xante et de la ville de Lymire, et de ce mont fameux où la Chimère ardente, triple monstre, offre aux yeux effrayés des mortels, le corps d'un bouc, la tête et le sein d'un lion, et la queue d'un serpent. Enfin, lasse de ta poursuite, Byblis, tes forces sont épuisées, tu tombes sur la terre, où flottent tes cheveux ; aucun cri ne sort de ta bouche, et ton front presse un lit de feuilles desséchées.

 

Souvent les nymphes du pays des Lélèges ont voulu la soulever dans leurs faibles bras. Souvent elles lui conseillent d'oublier un amour malheureux. La voix de la pitié qui console n'arrive pas jusqu'à son cœur. Muette, attachée à la terre, ses ongles s'enfoncent dans le gazon qu'elle arrose de ses larmes. Touchées de son désespoir, les nymphes changent ses veines en sources intarissables ; et soudain, comme la gomme distille de l'arbre que le fer a blessé ; comme le bitume gluant sort de la terre ; ou comme les glaçons durcis par les hivers fondent aux rayons du soleil, lorsque le printemps revient sur l'aile des Zéphyrs : ainsi Byblis, toujours pleurant, se fond, s'écoule, et se change en fontaine. Sa source est au pied d'un vieux chêne ; et dans le vallon où s'épanche son onde, elle conserve le nom qu'elle portait jadis.

 

La renommée eût peut-être étonné de ce prodige les cent villes de Crète, si, dans cette île même, le destin d'Iphis eût permis d'admirer un prodige étranger. La ville de Phestus, voisine de celle de Gnosse, avait vu naître Ligdus, homme sans nom, d'une condition obscure, mais libre ; dont la fortune fut conforme à sa naissance, mais qui était irréprochable dans sa vie et dans ses actions. Sa femme allait devenir mère, lorsqu'il lui tint ce discours :

 

« Je n'ai que deux vœux à former : l'un, que tu me donnes un fils ; l'autre, que Lucine abrège pour toi les douleurs de l'enfantement. La charge d'une fille est trop pesante ; et, dans ma misère, je ne puis la supporter. Si le sort me donne une fille… je frémis… ô nature ! pardonne… je commande sa mort. »

 

Il dit, et ses larmes coulent sur son visage en donnant cet ordre barbare, et sa femme pleure en le recevant.

 

Elle conjure son époux de ne pas détruire l'espoir de sa grossesse. Ses prières sont vaines, Ligdus inflexible persiste dans son dessein. Cependant Téléthuse touchait au terme où elle doit enfanter, lorsqu'au milieu de la nuit, et tandis que le sommeil répand sur elle ses pavots, elle voit, ou croit voir s'arrêter devant sa couche, Isis, dans tout l'éclat de la pompe qui la suit. Le croissant brille sur son front, des épis dorés le couronnent. Le sceptre des rois est dans sa main. Près d'elle sont l'aboyant Anubis, la divine Bubastis, Apis, marqué de diverses couleurs ; le dieu dont le doigt prescrit le silence, les sistres harmonieux, Osiris, que toujours en vain on cherche sur la terre, et le serpent en Égypte adoré, ailleurs étranger, qui porte un venin assoupissant. Téléthuse croit veiller, voir, et entendre. Isis lui parle ainsi :

 

« Ô toi qui me fus toujours chère, cesse de t'affliger. N'exécute point l'ordre de ton époux ; et lorsque Lucine t'aura délivrée, quel que soit le sexe de ton enfant, ne crains pas de le conserver. Je suis une divinité secourable ; j’exauce qui me prie. Tu ne te plaindras point d'avoir honoré une déesse ingrate et sourde à tes prières. »

 

Elle dit, et disparaît avec sa suite.

 

Téléthuse s'éveille, et dans sa joie, levant des mains pures au ciel qu'elle implore, elle demande l'effet du songe de la nuit. Le terme arrive où elle va devenir mère. Elle se délivre sans peine de son fardeau. C'est une fille qui lui doit le jour ; Téléthuse déguise son sexe ; Ligdus croit ce qu'il désire. Une nourrice est seule confidente et complice de ce pieux mensonge.

 

Cependant Ligdus croit ses vœux accomplis ; il rend grâces aux dieux, et donne à sa fille le nom d'Iphis, que portait son aïeul. Ce nom plaît à Téléthuse ; il est commun aux deux sexes, il ne pourra tromper les mortels ; ainsi par un tendre artifice, l'épouse de Ligdus cache le sexe de son fils.

 

Telle fut la beauté d'Iphis, qu'elle convenait à l'un et à l'autre sexe. Iphis avait atteint sa treizième année, et déjà son père lui destinait pour épouse Ianthé, aux cheveux blonds, fille de Télestès, et la plus belle des vierges de Phestus. Pareil est leur âge, pareil aussi l'éclat de leurs attraits. Ensemble élevées, elles ont reçu des mêmes maîtres les mêmes leçons. Cependant un même trait les a blessées. Leur amour est égal, mais leur espoir est différent.

 

Ianthé, avec impatience, attend le jour où l'hymen doit l'unir à celle qu'elle croit un amant, et qui n'est qu'une amante. Iphis aime sans espérance ; vierge, elle brûle pour une vierge ; et cet obstacle irritant son amour, et retenant à peine ses larmes :

 

« Quel succès, dit-elle, puis-je espérer en aimant ? quelle est cette passion étonnante, et bizarre, et nouvelle ? les dieux m'ont-ils été favorables en détournant l'arrêt de mon trépas ? et s'ils voulaient me conserver la vie, devaient-ils me donner des penchants que condamne la nature ? La génisse n'aime point une autre génisse ; la jument ne recherche point une autre jument : le bélier suit la brebis ; le cerf suit la biche ; et c'est ainsi que s'aiment les oiseaux. Dans toute la nature, l'amour unit des sexes différents.

 

« Eh ! pourquoi faut-il que je vive ! La Crète ne doit-elle donc produire que des monstres ! La fille du Soleil fut éprise d'un taureau, mais il était d'un autre sexe que le sien ; et, si j'ose l'avouer, ma flamme est plus furieuse et plus désordonnée. Pasiphaé put espérer dans son égarement ; et par l'artifice de Dédale, elle ne fut point trompée dans ses infâmes amours.

 

« Rentre en toi-même, Iphis ; rappelle ta raison ; étouffe un amour insensé, puisqu'il est sans espoir. Tu sais quel est ton sexe, et tu ne peux toi-même t'abuser. Désire ce qui t'est permis, et, femme, n'aime que ce qu'une femme doit aimer. L'amour vit et se soutient par l'espoir ; mais de quel espoir le tien peut-il être nourri ? Ce ne sont ni les soins d'un surveillant incommode, ni la vigilance d'un mari jaloux, ni la sévérité d'un père, qui s'opposent à tes vœux ; Ianthé même ne te refuse rien, et cependant tu ne peux rien obtenir. Quoi qu'il puisse arriver, quand les hommes et les dieux s'emploieraient pour ton bonheur, tu ne peux être heureuse. Hélas ! tout semblait concourir au succès de mon amour. J'ai trouvé des dieux faciles ; ils m'ont accordé tout ce qui était possible. Mais, en vain, ce que je désire est le vœu de mon père, le vœu d'Ianthé, celui de ses parents : la nature, plus forte que les hommes et les dieux, s'oppose à mon bonheur, et n'est qu'à moi seule contraire. Le jour que j'ai dû désirer approche ; les flambeaux de l'hymen vont s'allumer. Ianthé doit être et ne peut être à moi. Nous sommes l'un et l'autre condamnées aux tourments de Tantale. Ô Junon, ô Hyménée, pourquoi viendriez-vous à cette triste solennité, où chacune de nous se trouvera l'épouse, et n'aura point d'époux qui la conduise à l'autel ! »

 

Elle dit, et se tait. Comme elle, Ianthé brûle. Hyménée, c'est toi que, dans ses vœux impatients, elle invoque, elle appelle. Mais ce qu'elle désire, Téléthuse le craint ; et pour l'éloigner, elle emploie tour à tour une feinte langueur, et le vain présage d'un songe qui l'effraie. Mais enfin ces délais officieux ne peuvent plus se prolonger : il ne reste qu'un jour. Téléthuse détache le bandeau qui retient les cheveux d'Iphis et les siens ; et, prosternée avec sa fille dans le temple d'Isis :

 

« Déesse, s'écrie-t-elle, toi que l'Égypte révère, que les champs de Maréotis, la ville d'Ammon, Pharos, et le Nil aux sept bouches, reconnaissent pour souveraine, sois-moi favorable, dissipe mes alarmes ! Ô déesse ! c'est toi que j'ai vue dans mon humble demeure, avec tout l'appareil qui t'accompagne en ce lieu révéré. J'ai tout reconnu, ton brillant cortège, tes sistres, tes flambeaux. J'ai reçu tes ordres puissants, je les ai suivis ; et si ma fille voit le jour, c'est à toi qu'elle le doit. Fais que je n'en sois point punie. Prends pitié d'Iphis et d'une mère infortunée. J'implore ton appui, achève ton ouvrage ! »

 

Telle fut la prière de Téléthuse, et ses larmes coulaient. Soudain elle croit voir, et ce n'est point une illusion, l'autel s'agiter, les voûtes du temple s'ébranler. Le croissant de la déesse brille d'un feu plus pur, et le sistre appendu résonne et frémit.

 

Téléthuse espère ; mais, sans être rassurée par ce présage, elle sort du temple. Iphis, qui la suit, marche d'un pas plus ferme et plus hardi. Son teint perd son éclat ; ses traits sont plus mâles, ses cheveux plus courts. Elle sent une audace nouvelle, étrangère à son sexe ; et déjà son sexe est changé. De fille que tu étais, tu deviens homme, Iphis. Allez, portez au temple vos offrandes, et pleins de confiance, rendez grâces aux dieux. Ils retournent au temple ; ils sacrifient, et laissent cette inscription :

 

« Iphis, jeune garçon, acquitte le vœu que jeune fille il avait fait. »

 

L'Aurore du lendemain avait ouvert les portes du jour. Junon, Vénus, et l'Hyménée, unissent les deux amants ; et, sous leurs auspices, Iphis devient l'heureux époux d'Ianthé.

 

Chant 10

 

L'Hymen, vêtu d'une robe de pourpre, s'élève des champs de Crète, dans les airs, et vole vers la Thrace, où la voix d'Orphée l'appelle en vain à ses autels. L'Hymen est présent à son union avec Eurydice, mais il ne profère point les mots sacrés ; il ne porte ni visage serein, ni présages heureux. La torche qu'il tient pétille, répand une fumée humide, et le dieu qui l'agite ne peut ranimer ses mourantes clartés. Un affreux événement suit de près cet augure sinistre. Tandis que la nouvelle épouse court sur l'herbe fleurie, un serpent la blesse au talon. Elle pâlit, tombe et meurt au milieu de ses compagnes.

 

Après avoir longtemps imploré par ses pleurs les divinités de l'Olympe, le chantre du Rhodope osa franchir les portes du Ténare, et passer les noirs torrents du Styx, pour fléchir les dieux du royaume des morts. Il marche à travers les ombres légères, fantômes errants dont les corps ont reçu les honneurs du tombeau. Il arrive au pied du trône de Proserpine et de Pluton, souverains de ce triste et ténébreux empire. Là, unissant sa voix plaintive aux accords de sa lyre, il fait entendre ces chants :

 

« Divinités du monde souterrain où descendent successivement tous les mortels, souffrez que je laisse les vains détours d'une éloquence trompeuse. Ce n'est ni pour visiter le sombre Tartare, ni pour enchaîner le monstre à trois têtes, né du sang de Méduse, et gardien des enfers, que je suis descendu dans votre empire. Je viens chercher mon épouse. La dent d'une vipère me l'a ravie au printemps de ses jours.

 

« J'ai voulu supporter cette perte ; j'ai voulu, je l'avoue, vaincre ma douleur. L'Amour a triomphé. La puissance de ce dieu est établie sur la terre et dans le ciel ; je ne sais si elle l'est aux enfers : mais je crois qu'elle n'y est pas inconnue ; et, si la renommée d'un enlèvement antique n'a rien de mensonger, c'est l'amour qui vous a soumis ; c'est lui qui vous unit. Je vous en conjure donc par ces lieux pleins d'effroi, par ce chaos immense, par le vaste silence de ces régions de la nuit, rendez-moi mon Eurydice ; renouez le fil de ses jours trop tôt par la Parque coupé.

 

« Les mortels vous sont tous soumis. Après un court séjour sur la terre un peu plus tôt ou un peu plus tard, nous arrivons dans cet asile ténébreux ; nous y tendons tous également ; c'est ici notre dernière demeure. Vous tenez sous vos lois le vaste empire du genre humain. Lorsque Eurydice aura rempli la mesure ordinaire de la vie, elle rentrera sous votre puissance. Hélas ! c'est un simple délai que je demande ; et si les destins s'opposent à mes vœux, je renonce moi-même à retourner sur la terre. Prenez aussi ma vie, et réjouissez-vous d'avoir deux ombres à la fois. »

 

Aux tristes accents de sa voix, accompagnés des sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes pleurent attendris. Tantale cesse de poursuivre l'onde qui le fuit. Ixion s'arrête sur sa roue. Les vautours ne rongent plus les entrailles de Tityos. L'urne échappe aux mains des filles de Bélus, et toi, Sisyphe, tu t'assieds sur ta roche fatale. On dit même que, vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménides s'étonnèrent de pleurer pour la première fois. Ni le dieu de l'empire des morts, ni son épouse, ne peuvent résister aux accords puissants du chantre de la Thrace. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres récemment arrivées au ténébreux séjour. Elle s'avance d'un pas lent, retardé par sa blessure. Elle est rendue à son époux : mais, telle est la loi qu'il reçoit : si, avant d'avoir franchi les sombres détours de l'Averne, il détourne la tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée ; Eurydice est perdue pour lui sans retour.

 

À travers le vaste silence du royaume des ombres, ils remontent par un sentier escarpé, tortueux, couvert de longues ténèbres. Ils approchaient des portes du Ténare. Orphée, impatient de crainte et d'amour, se détourne, regarde, et soudain Eurydice lui est encore ravie.

 

Le malheureux Orphée lui tend les bras, il veut se jeter dans les siens : il n'embrasse qu'une vapeur légère. Eurydice meurt une seconde fois, mais sans se plaindre ; et quelle plainte eût-elle pu former ? Était-ce pour Orphée un crime de l'avoir trop aimée ! Adieu, lui dit-elle d'une voix faible qui fut à peine entendue ; et elle rentre dans les abîmes du trépas.

 

Privé d'une épouse qui lui est deux fois ravie, Orphée est immobile, étonné, tel que ce berger timide qui voyant le triple Cerbère, chargé de chaînes, traîné par le grand Alcide jusqu'aux portes du jour, ne cessa d'être frappé de stupeur que lorsqu'il fut transformé en rocher. Tel encore Olénus, ce tendre époux qui voulut se charger de ton crime, infortunée Léthéa, trop vaine de ta beauté. Jadis unis par l'hymen, ils ne font qu'un même rocher, soutenu par l'Ida sur son humide sommet.

 

En vain le chantre de la Thrace veut repasser le Styx et fléchir l'inflexible Charon. Toujours refusé, il reste assis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes, du trouble de son âme, et de sa douleur. Enfin, las d'accuser la cruauté des dieux de l'Érèbe, il se retire sur le mont Rhodope, et sur l'Hémus battu des aquilons.

 

Trois fois le soleil avait ramené les saisons. Orphée fuyait les femmes et l'amour : soit qu'il déplorât le sort de sa première flamme, soit qu'il eût fait serment d'être fidèle à Eurydice. En vain pour lui mille beautés soupirent ; toutes se plaignent de ses refus.

 

Mais ce fut lui qui, par son exemple, apprit aux Thraces à rechercher ce printemps fugitif de l'âge placé entre l'enfance et la jeunesse, et à s'égarer dans des amours que la nature désavoue.

 

Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d'un gazon toujours vert ; mais c'était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s'y fut assis, et qu'il eut agité les cordes de sa lyre, l'ombre vint d'elle-même. Attirés par la voix d'Orphée, les arbres accoururent ; on y vit soudain le chêne de Chaonie, le peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l'ombrage frais, le coudrier noueux, le chaste laurier, le noisetier fragile ; on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, le sapin qui n'a point de nœuds, l'yeuse courbée sous ses fruits, le platane dont l'ombre est chère aux amants, l'érable marqué de diverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines, l'aquatique lotos, le buis dont la verdure brave les hivers, la bruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruits savoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeau qu'embrasse la vigne. La lyre attire enfin l'arbre d'où la poix découle, l'arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuille est le prix du vainqueur, et le pin aux branches hérissées, à la courte chevelure ; le pin cher à Cybèle, depuis qu'Attis, prêtre de ses autels, dans le tronc de cet arbre fut par elle enfermé.

 

Au milieu de cette forêt qu'on vit obéissant au charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante pyramide, jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manier l'arc et la lyre.

 

Dans les champs de Carthée errait un cerf fameux consacré aux nymphes de ces contrées. Un bois spacieux et doré orne sa tête ; un collier d'or pare son cou, flotte sur ses épaules ; attachée par de légers tissus, une étoile d'argent s'agite et brille sur son front. À ses oreilles pendent deux perles éclatantes, égales en grosseur. Libre de toute crainte, affranchi de cette timidité aux cerfs si naturelle, il fréquente les toits qu'habitent les humains. Il présente volontiers son cou aux caresses d'une main inconnue.

 

Mais qui l'aima plus que toi, jeune Cyparissus, le plus beau des mortels que l'île de Cos ait vu naître ? Tu le menais dans de frais et nouveaux pâturages ; tu le désaltérais dans l'eau limpide des fontaines : tantôt tu parais son bois de guirlandes de fleurs ; tantôt, sur son dos assis, avec un frein de pourpre, tu dirigeais ses élans, tu réglais sa course vagabonde.

 

C'était vers le milieu du jour, lorsque le Cancer aux bras recourbés haletait sous la vapeur brûlante des airs. Couché sur le gazon, dans un bocage épais, le cerf goûtait le frais, le repos, et l'ombre. Cyparissus imprudemment le perce de son dard ; et le voyant mourir de cette blessure fatale, il veut aussi mourir. Que ne lui dit pas le dieu du jour pour calmer ses regrets ! en vain il lui représente que son deuil est trop grand pour un malheur léger. Cyparissus gémit, et ne demande aux dieux, pour faveur dernière, que de ne jamais survivre à sa douleur.

 

Cependant il s'épuise par l'excès de ses pleurs. De son sang les canaux se tarissent. Les couleurs de son teint flétri commencent à verdir. Ses cheveux, qui naguère ombrageaient l'albâtre de son front, se hérissent, s'allongent en pyramide, et s'élèvent dans les airs. Apollon soupire : « Tu seras toujours, dit-il, l'objet de mes regrets. Tu seras chez les mortels le symbole du deuil et l'arbre des tombeaux. »

 

Tels étaient les arbres que le chantre de la Thrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes de l'air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errent longtemps sur les cordes de sa lyre ; il essaie des accords différents ; il chante, enfin :

 

« Muse à qui je dois le jour, que Jupiter soit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grand Jupiter. Souvent, sur des tons élevés, j'ai chanté sa puissance ; j'ai chanté la défaite des géants et les foudres vainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens.

 

« Aujourd'hui, sur des tons plus légers, je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et ces filles coupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment.

 

« Jadis le roi des immortels aima le beau Ganymède. Dès lors à l'éclat de son rang il eût préféré l'humble condition des mortels. Il prend la forme trompeuse de l'oiseau qui porte son tonnerre ; et soudain, fendant les airs, il enlève le jeune Phrygien, qui lui sert d'échanson dans l'Olympe, et verse le nectar dans sa coupe, en dépit de Junon.

 

« Et toi, fils d'Amyclès, Phébus dans le ciel t'aurait aussi placé toi-même, si l'inflexible destin l'eût permis. Du moins, autant qu'il est en son pouvoir, il te rend immortel. Toutes les fois que le printemps vient chasser l'hiver, et que la constellation pluvieuse des Poissons fait place à l'étoile du Bélier, Hyacinthe, tu renais, tu refleuris sur ta tige. Plus que tout autre, tu fus cher au dieu qui m'a donné le jour. Dans son temple placé au milieu du monde, Delphes en vain implore sa présence, tandis qu'avec toi il erre sur les bords de l'Eurotas et dans les champs de Sparte. Il oublie et son arc et sa lyre ; il s'oublie lui-même pour tendre tes filets, pour conduire tes chiens. Il gravit, sur tes pas, la roche escarpée. Il veut te plaire, et c'est sa plus douce habitude.

 

« Un jour où le soleil, au milieu de sa carrière, s'éloignait également du soir et du matin, Apollon et Hyacinthe quittent leurs vêtements, imprègnent leurs corps des sucs de l'olive, et au jeu du disque ils s'exercent tous deux. Apollon le premier lance le sien dans les airs ; il fend la nue, semble longtemps s'y perdre, retombe enfin sur la terre, et prouve du dieu l'adresse et la vigueur.

 

« Soudain à l'ardeur du jeu te laissant emporter, imprudent Hyacinthe, tu t'élances pour saisir le disque bondissant ; la terre le repousse, il va frapper ton front. Tu pâlis ; comme toi, le dieu pâlit lui-même. Il soutient ton corps qui chancelle, il cherche à ranimer sa chaleur qui s'éteint. Il étanche le sang qui s'écoule, il exprime le suc des plantes pour retenir ton âme fugitive. Mais, hélas ! son art est impuissant. La blessure est mortelle.

 

« Comme dans un jardin la violette, le pavot, ou le lis dont la tige fut blessée, languissent encore attachés à cette tige flétrie qui ne les soutient plus, inclinent leur tête, tombent et meurent sur l'herbe : tel Hyacinthe languit ; sa tête appesantie sur son épaule tombe, et retombe couchée. ‘Tu meurs, Hyacinthe, s'écrie Apollon ! tu péris moissonné dans ta fleur. Je vois ta blessure et mon crime. Tu causes ma douleur, et j'ai causé ta perte. On écrira sur ta tombe que ma main t'y précipita. Mais cependant quel est mon crime ? en est-ce un d'avoir joué avec toi ? en est-ce un de t'avoir aimé ? Que ne puis-je donner ma vie pour la tienne, ou mourir avec toi ! Mais puisque le destin me retient sous sa loi, tu vivras dans ma mémoire, dans mes vers, sur ma lyre. Tu seras immortel par moi. Tu deviendras une fleur nouvelle. On lira sur tes feuilles le cri de ma douleur. Un temps viendra où un héros célèbre sera changé en une fleur semblable, sur laquelle on lira les premières lettres de son nom.

 

« Tandis que le dieu parle encore, le sang qui rougit l'herbe n'est plus du sang. C'est une fleur plus brillante que la pourpre de Tyr ; elle offre du lis et la forme et l'éclat. Mais le lis est argenté, et l'hyacinthe en diffère par la couleur. Apollon (car il fut l'auteur de cette métamorphose) trace lui-même sur l'hyacinthe le cri de ses regrets, et ces lettres Aï, Aï, sont gravées sur cette fleur.

 

« Sparte s'honore d'avoir vu naître Hyacinthe, et de nos jours encore elle célèbre, tous les ans, sa mémoire, par des jeux antiques et solennels qui portent son nom.

 

« Mais qu'on demande à la ville d'Amathonte, féconde en trésors, si elle voudrait avoir vu naître les folles Propétides. Elle les désavoue, ainsi que ces mortels hideux qu'on appelait Cérastes, parce que des cornes s'élevaient sur leur front.

 

« Aux portes de la ville qu'ils habitaient, on voyait un autel dédié à Jupiter hospitalier, autel souillé par d'affreux sacrifices ; il est toujours ensanglanté ; l'étranger le croit rougi du sang des brebis, des génisses ; mais, bientôt détrompé, il est lui-même la victime que sur cet autel impie égorge une main sacrilège.

 

« Offensée de ces odieux sacrifices, Vénus veut s'éloigner des cités et des champs d'Amathonte : ‘Mais que m'a fait, dit-elle, une île qui m'est chère ? et quel est le crime d'un peuple à mon culte soumis ? Punissons seulement, ou par l'exil, ou par la mort, une race exécrable ; ou bien si c'est peu de l'exil, si c'est trop de la mort, choisissons pour ces monstres un autre châtiment. Changeons leur être et leur figure.’

 

« Tandis qu'elle hésite sur la nouvelle forme qu'ils doivent subir, elle arrête sa vue sur leur front de cornes armé ; et soudain en taureaux farouches les Cérastes sont transformés.

 

« Malgré ce châtiment, qui atteste la puissance de Vénus, les Propétides osent refuser l'encens à ses autels, et nier sa divinité. Vénus irritée allume dans leurs sens des flammes impudiques, et par elles commence de la beauté vénale le trafic odieux. La pudeur les avait abandonnées ; elles s'endurcissent dans le crime, et il ne fut pas difficile de les changer entièrement en rochers.

 

« Témoin du crime des Propétides, Pygmalion déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Il rejette les lois de l'hymen, et n'a point de compagne qui partage sa couche.

 

« Cependant son ciseau forme une statue d'ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé ne saurait l'égaler. Bientôt il aime éperdument l'ouvrage de ses mains. C'est une vierge, on la croirait vivante. La pudeur seule semble l'empêcher de se mouvoir : tant sous un art admirable l'art lui-même est caché ! Pygmalion admire ; il est épris des charmes qu'il a faits. Souvent il approche ses mains de la statue qu'il adore. Il doute si c'est un corps qui vit, ou l'ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à la statue des baisers pleins d'amour, et croit que ces baisers lui sont rendus. Il lui parle, l'écoute, la touche légèrement, croit sentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressant de blesser ses membres délicats. Tantôt il lui prodigue de tendres caresses ; tantôt il lui fait des présents qui flattent la beauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, des oiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées, des lis, des tablettes, et l'ambre qui naît des pleurs des Héliades. Il se plaît à la parer des plus riches habits. Il orne ses doigts de diamants ; il attache à son cou de longs colliers ; des perles pendent à ses oreilles ; des chaînes d'or serpentent sur son sein. Tout lui sied ; mais sans parure elle ne plaît pas moins. Il se place près d'elle sur des tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne de son lit. Il l'étend mollement sur le duvet le plus léger, comme si des dieux elle eût reçu le sentiment et la vie.

 

« Cependant dans toute l'île de Chypre on célèbre la fête de Vénus. On venait d'immoler à la déesse de blanches génisses dont on avait doré les cornes. L'encens fumait sur ses autels ; Pygmalion y porte ses offrandes ; et, d'une voix timide, il fait cette prière : – Dieux puissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux une épouse semblable à ma statue.’ Il n'ose pour épouse demander sa statue elle-même.

 

« Vénus, présente à cette fête, mais invisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pour présage heureux que le vœu qu'il forme va être exaucé, trois fois la flamme brille sur l'autel, et trois fois en flèche rapide elle s'élance dans les airs.

 

« Pygmalion retourne soudain auprès de sa statue. Il se place près d'elle ; il l'embrasse, et croit sur ses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cette bouche qu'il idolâtre. Sous sa main fléchit l'ivoire de son sein. Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts de l'ouvrier, la cire prend la forme qu'on veut lui donner.

 

« Tandis qu'il s'étonne, que, timide il jouit et craint de se tromper, il veut s'assurer encore si ses vœux sont exaucés. Ce n'est plus une illusion : c'est un corps qui respire, et dont les veines s'enflent mollement sous ses doigts.

 

« Il rend grâces à Vénus. Sa bouche ne presse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. La statue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le ciel et son amant. La déesse préside à leur hymen ; il était son ouvrage. Quand la lune eut rempli neuf fois son croissant, Paphus naquit de l'union de ces nouveaux époux ; et c'est de Paphus que Chypre a reçu le nom de Paphos.

 

« Cinyras fut aussi le fruit de cet hymen : Cinyras qu'on eût pu dire heureux, s'il n'eût pas été père.

 

« Je vais chanter un crime affreux. Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m'écoutez pas ; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez du fait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyez aussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l'a suivi. Je félicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d'être éloignés des climats qui furent témoins d'un forfait aussi odieux. Que l'heureuse Arabie soit féconde en amome ; que l'encens, des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes, croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, et l'arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l'a produit.

 

« Myrrha ! l'Amour même se défend de t'avoir blessée de ses traits, d'avoir allumé de son flambeau tes feux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torche infernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreux serpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dans ses enfants ; mais l'amour que tu sens est cent fois plus détestable. Tous les princes de l'Orient se disputent et ton cœur et ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux : n'excepte que celui qui t'a donné le jour.

 

« Cependant Myrrha connaît le trouble de son cœur, la honte et l'horreur de sa flamme. – Quelle fureur m'entraîne, dit-elle, et qu'est-ce que je veux ? Ô dieux immortels ! ô piété filiale ! droits sacrés du sang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, si c'est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner mon penchant. Les animaux s'unissent indistinctement et sans choix. Le taureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris. L'oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau. Ah ! l'homme est moins heureux. Il s'est enchaîné par des lois cruelles qui condamnent ce que permet la nature. On dit pourtant qu'il existe des nations où le père et la fille, où le fils et la mère, unis par l'hymen, voient leur amour croître par un double lien.

 

‘Pourquoi chez ces peuples heureux n'ai-je reçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les lois condamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer ces objets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyras mérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aime un père. Ainsi donc, si je n'étais sa fille, je pourrais aspirer à lui plaire ! Ainsi si j'étais moins à lui, il serait plus à moi ! Le lien qui nous unit s'oppose à mon bonheur. Étrangère à Cinyras, ah ! je serais plus heureuse.

 

‘Fuyons de ces lieux. Ce n'est qu'en abandonnant ma patrie que je pourrai triompher d'un penchant criminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient et m'arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à ses côtés ; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et les lui rendre, s'il ne m'est permis d'espérer rien de plus. Eh ! que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tu confondre ensemble tous les noms et tous les droits ; être la rivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de ton fils, et la mère de ton frère ? Ne crains-tu pas les sombres déités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torches sanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur des mortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime, garde-toi d'en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer les droits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funeste délire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation. Mais Cinyras a trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang. Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmes feux que moi !’

 

« Ainsi parlait Myrrha. Cependant Cinyras, hésitant sur le choix qu'il doit faire dans le grand nombre d'illustres amants qui recherchent la main de sa fille, l'interroge elle-même, lui nomme ces amants, et consulte son cœur. Elle se tait, elle rougit en regardant son père, et ses yeux enflammés se remplissent de larmes. Cinyras croit que ces larmes et ce silence expriment la pudeur et l'embarras d'une vierge timide. Il lui défend de s'affliger, il essuie ses pleurs, il l'embrasse ; et ce baiser paternel est pour elle plein de charmes. Il l'interroge encore sur le choix qu'elle doit faire : – Puisse mon époux, dit-elle, être semblable à vous !’ Cinyras loue cette réponse, qu'il est loin de comprendre : – Ô ma fille ! s'écrie-t-il, conserve toujours pour ton père la même piété !’ À ce saint nom, Myrrha baisse les yeux et reconnaît son crime.

 

« Le char de la nuit roulait dans l'ombre et le silence. Le sommeil suspendait les travaux et les peines des mortels. La fille de Cinyras veille, et brûle d'un feu qu'elle ne peut dompter. En proie à cette passion fatale, tantôt elle désespère, et tantôt elle veut tout oser. Elle rougit, elle désire, et ne sait à quel parti s'arrêter. Comme, près de sa racine, profondément par la hache entamé, l'arbre qui n'attend plus qu'un dernier coup, gémit, chancelle, ne sait de quel côté son poids va l'entraîner, et de tous côtés fait craindre son immense ruine : telle, profondément blessée, Myrrha sent s'égarer son esprit agité de mouvements divers. Elle forme tantôt un dessein, tantôt un autre : enfin, elle ne voit plus de repos pour elle et de remède a son mal que dans la mort. Elle se lève, elle veut de ses propres mains terminer sa triste destinée ; et soudain à une poutre attachant sa ceinture : – Adieu, dit-elle, cher Cinyras ! Puissiez-vous ne pas ignorer la cause de ma mort !’ Elle dit, et déjà elle attachait à son cou le funeste tissu.

 

« Mais des murmures confus ont frappé les oreilles de sa nourrice, qui repose près de son appartement. La vieille se lève, ouvre la porte, voit les funèbres apprêts, s'écrie, meurtrit son sein, arrache et déchire la ceinture fatale. Elle pleure ensuite, embrasse Myrrha, et veut enfin connaître la cause de son désespoir.

 

« Myrrha se tait, immobile, et les yeux baissés, accusant en secret le zèle pieux qui vient retarder son trépas. La nourrice redouble ses prières, et découvrant sa tête blanchie par les ans, son sein aride et flétri, elle la conjure par les soins qu'elle prit d'elle au berceau, par ce sein dont le lait fut son premier aliment, de confier son secret à son amour, à sa foi. Myrrha soupire, se détourne, et gémit. La nourrice la presse encore de rompre le silence : – Parlez, dit-elle, et souffrez que je vous sois utile. Ma vieillesse, encore active, ne peut m'empêcher de vous servir. Si l'amour est le mal qui fait votre tourment, je trouverai dans les plantes et dans des paroles magiques un remède certain. Si par quelque maléfice vos esprits sont troublés, j'emploierai pour vous guérir les charmes les plus puissants. Si la colère des dieux s'est appesantie sur vous, on peut les apaiser par des sacrifices. Que dois-je craindre encore, et qui peut vous affliger ? Tout vous rit ; la fortune de votre maison est à l'abri des revers. Votre mère vit, ainsi que votre père heureux de votre amour.’

 

« Au nom de son père, Myrrha pousse un profond soupir. La nourrice ne soupçonne encore aucun crime ; mais elle attribue ce soupir à l'amour. Elle insiste, elle conjure Myrrha de rompre le silence. Elle la prend en pleurant sur ses genoux chancelants ; elle la serre dans ses bras par l'âge affaiblis. – Je le vois, dit-elle, vous aimez. Mes services vous seront utiles ; bannissez toute crainte. Je saurai vous cacher de votre père.’ À ces mots, furieuse, égarée, Myrrha s'arrache des bras de sa nourrice, et pressant son lit de son front : – Éloigne-toi, s'écrie-t-elle, et respecte la honte qui m'accable. Éloigne-toi, ou cesse de me demander la cause de ma douleur ! Ce que tu veux savoir est un crime odieux.’

 

« La nourrice frémit, et lui tendant des bras de vieillesse et de crainte tremblants, elle se prosterne suppliante à ses pieds. Elle emploie tour à tour la prière et la crainte. Elle menace de révéler ce qu'elle a vu, le lien fatal à la poutre attaché ; elle promet au contraire de servir l'amour dont le secret lui sera confié.

 

« Myrrha lève la tête, elle baigne de ses pleurs le sein de sa nourrice, elle veut parler, et sa voix se refuse au pénible aveu qu'elle va faire. Enfin, couvrant son front de sa robe, elle dit : – Ô trop heureuse ma mère, épouse de Cinyras !’ Elle s'arrête, et gémit. Mais la nourrice n'a que trop entendu cet aveu commencé. Tous ses membres frémissent d'horreur, et ses cheveux blanchis se hérissent sur sa tête. Elle épuise tous les raisonnements pour vaincre une passion si détestable. Myrrha reconnaît la vérité, la sagesse de ses avis ; mais elle est sûre de mourir, si elle renonce à son amour : – Vivez donc, dit enfin la nourrice ! Oui, vous posséderez…’ Elle n'ose ajouter votre père ; elle se tait, et confirme sa promesse en attestant les dieux.

 

« C'était le temps où les femmes, en longs habits de lin, célébraient les fêtes de Cérès, et offraient à la déesse les prémices des fruits et les premiers épis. Pendant les neuf jours de ces solennités, elles devaient s'abstenir de la couche nuptiale. Avec elles Cenchréis, épouse de Cinyras, assistait à la célébration des mystères sacrés.

 

« Tandis que la reine abandonnait ainsi le lit de son époux, l'artificieuse nourrice, trouvant le roi échauffé des vapeurs du vin, lui peint sous un nom supposé une amante réelle, et vante ses attraits. Interrogée sur son âge : – C'est, dit-elle, celui de Myrrha.’ Elle reçoit l'ordre de l'amener. Elle rejoint Myrrha : – Réjouissez-vous, ma fille, s'écrie-t-elle, la victoire est à nous !’ Mais une joie parfaite ne remplit point le cœur de la triste Myrrha. Il est troublé de sinistres présages, et cependant elle se réjouit : tant sont grands le désordre et la confusion de ses sens !

 

« La nuit avait ramené le silence et les ombres. Le Bouvier roulait obliquement son char entre les étoiles de l'Ourse. Myrrha marche à son crime. La lune, au front d'argent, la voit, se détourne, et s'enfuit. De sombres nuages voilent les astres, et la nuit a caché tous ses feux. Icare, le premier, tu couvris ton visage, ainsi que ta fille Érigone, qu'auprès de toi plaça sa piété.

 

« Trois fois en marchant le pied de Myrrha tremble et chancelle. Trois fois un hibou funèbre semble l'avertir et la rappeler par ses cris. Sans écouter ce sinistre présage, elle avance et poursuit. L'obscurité profonde l'encourage. Ce qui lui reste de pudeur dans les ténèbres s'évanouit. D'une main, elle s'appuie sur sa nourrice ; de l'autre, qui se meut en avant dans l'ombre, elle interroge le chemin. Elle touche enfin la porte de l'appartement où repose son père : elle l'ouvre, elle entre, elle frémit. Ses genoux tremblants fléchissent : son sang s'arrête dans ses veines ; elle pâlit ; son courage l'abandonne. Plus elle est près du crime, plus le crime lui fait horreur. Elle se repent d'avoir trop osé. Elle voudrait pouvoir, sans être reconnue, revenir sur ses pas ; mais, tandis qu'elle hésite, la vieille l'entraîne par le bras, et, la conduisant près du lit de Cinyras : – Je vous la livre, elle est à vous !’ dit-elle, et sa main les unit.

 

« Cinyras reçoit ainsi sa fille dans son lit incestueux. Il attribue la frayeur qui l'agite aux combats de la pudeur. Elle tremblait : il la rassure. Peut-être aussi, par un nom à son âge permis, il l'appelle : ma fille ! elle répond : mon père ! afin que rien, pas même ces noms sacrés, ne manque à leur forfait.

 

« Myrrha sort du lit de son père, portant dans son flanc le fruit d'un inceste odieux. La nuit du lendemain voit renouveler son crime ; plusieurs autres nuits en sont les complices et les témoins. Enfin Cinyras veut voir cette amante inconnue. Un flambeau qu'il tient lui montre et sa fille et son crime. Saisi d'horreur, la parole expire sur ses lèvres ; soudain il saisit son épée suspendue auprès de son lit. Le fer brille.

 

« Myrrha fuit épouvantée. Les ténèbres la protègent ; elle échappe à la mort. Elle erre dans les campagnes ; elle traverse celles de l'Arabie fertile en palmiers, celles de Panchaïe. Elle voit neuf fois croître et décroître le disque de Phébé. Enfin, succombant sous le poids de son sein et de ses longues courses, elle s'arrête aux champs de la Sabée. Incertaine dans les vœux qu'elle a formés, lasse de vivre, et craignant la mort, elle s'écrie : – Ô dieux ! si vous êtes touchés de l'aveu des fautes des mortels et de leur repentir, je reconnais avoir mérité ma peine, je me soumets au châtiment que m'a réservé votre colère. Mais, afin que ma vue ne souille pas les yeux des humains, si je reste sur la terre ; ni les regards des ombres, si je descends dans leur triste séjour, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi de la mort ; et, changeant ma forme et ma figure, faites qu'en même temps je sois et ne sois plus !’

 

« Le coupable qui se repent trouve toujours quelque divinité propice. Du moins les derniers vœux de Myrrha furent exaucés par des dieux bienfaisants. Elle parlait encore, et ses pieds s'enfoncent dans la terre ; des racines en sortent, serpentent, affermissent son corps. Nouvel arbre, ses os en font la force : leur moelle est moelle encore ; la sève monte et circule dans les canaux du sang. Ses bras s'étendent en longues branches, ses doigts en légers rameaux ; sa peau se durcit en écorce. Déjà l'arbre pressait son flanc, couvrait son sein, et, croissant par degrés, s'élevait au-dessus de ses épaules. Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l'écorce, et y cache sa douleur.

 

« Mais, quoique en perdant sa forme, elle ait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore ; un parfum précieux distille de l'arbre qui porte son nom, et le rendra célèbre jusque dans les siècles à venir.

 

« Cependant le fruit d'un coupable amour avait crû, et cherchait à s'ouvrir le tronc qui renferme sa mère. Le tronc s'enfle ; Myrrha sent les douleurs de l'enfantement ; mais elle n'a plus de voix pour les exprimer, pour appeler Lucine à son secours. L'arbre en travail se recourbe, gémit, et des larmes plus abondantes semblent couler de son écorce.

 

« La compatissante Lucine approche des rameaux ; elle y porte les mains, et prononce des mots puissants et favorables. L'arbre se fend, l'écorce s'ouvre, il en sort un enfant. À ses premiers cris, les naïades accourent, le couchent sur l'herbe molle, arrosent son corps, et l'embaument des pleurs de sa mère. Il pourrait plaire même aux yeux de l'envie. Il est semblable à ces amours que l'art peint nus sur la toile animée ; et si l'on veut que l'œil trompé s'y méprenne, qu'on donne un carquois à Adonis, ou qu'on l'ôte aux amours.

 

« Oh ! comme le temps insensible et rapide en son cours emporte notre vie ! que de nos ans qui s'écoulent la trace est passagère ! Adonis, né de son aïeul et de sa sœur, naguère enfermé dans un arbre, naguère le plus beau des enfants, bientôt adolescent, bientôt jeune homme, et chaque jour en beauté se surpassant lui-même, déjà plaît à Vénus, et va venger sa naissance et sa mère.

 

« Un jour l'enfant ailé jouait sur le sein de la déesse. Sans y songer, d'un trait aigu, il la blesse en l'embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils, mais la blessure est plus vive qu'elle ne le paraît, et la déesse y fut d'abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d'Adonis, elle oublie les bosquets de Cythère ; elle abandonne Paphos, qui s'élève au milieu de la profonde mer ; elle cesse d'aimer Cnide, où le pêcheur ne promène jamais sur l'onde une ligne inutile ; elle déserte Amathonte, célèbre par ses métaux ; le ciel même a cessé de lui plaire. Elle préfère au ciel le bel Adonis. Elle le suit, elle l'accompagne en tous lieux : elle qui jusqu'alors aimant le repos, le frais, et l'ombre des bocages, n'était occupée que des soins de sa beauté, que de la parure qui peut en relever l'éclat ; aujourd'hui, telle que Diane, un genou nu, la robe retroussée, elle erre sur les monts et sur les rochers ; elle court dans les bois, dans les plaines ; elle excite les chiens ; elle poursuit avec Adonis une timide proie, le lièvre prompt à fuir, le cerf aux bois rameux, le daim aux pieds légers ; mais elle craint d'attaquer le sanglier sauvage ; elle évite le loup ravisseur, l'ours par sa force terrible, et le lion qui se rassasie du carnage des troupeaux.

 

« Toi-même, Adonis, elle t'avertit ; mais de quoi servent les conseils ! Elle te conjure de ne pas exposer tes jours : – Réserve, dit-elle, ton courage contre les animaux qu'on attaque sans péril. L'audace contre l'audace est téméraire. N'expose point, cher Adonis, une vie qui m'est si chère. Ne poursuis pas ces fiers animaux par la nature armés, et crains une gloire acquise au prix de mon bonheur. Ton âge et ta beauté, qui ont triomphé de Vénus, ne pourraient désarmer ni le lion furieux, ni le sanglier au poil hérissé. Les hôtes des forêts n'ont pour être touchés de tes charmes, ni mon cœur, ni mes yeux. Les sangliers violents semblent porter dans leurs défenses la foudre inévitable. La colère du lion est plus vaste et plus terrible encore. Je hais cette race cruelle : si tu en demandes la cause, je te la dirai ; tu seras étonné de l'antique prodige d'un juste châtiment. Mais, fatiguée d'une course nouvelle et pénible pour moi, je suis hors d'haleine. Ce peuplier nous offre une ombre favorable ; ce gazon nous invite au repos. Asseyons-nous sur le gazon, à l'ombre du peuplier.’

 

« Elle dit, et s'assied ; et pressant à la fois l'herbe tendre et son amant, et reposant sa tête sur son sein, elle commence ce récit, qu'elle poursuit, qu'elle interrompt souvent par ses baisers. – Le nom d'Atalante a peut-être frappé ton oreille. Elle surpassait à la course les hommes les plus légers. Ce qu'on en raconte n'est point une fable, elle les surpassait en effet ; et on n'eût pu dire ce qu'on devait admirer davantage en elle : ou sa vitesse, ou sa beauté. Un jour, par elle consulté sur le choix d'un époux, l'oracle lui répond : ‘Crains un époux, fuis l'hymen ; mais tu ne le fuiras pas toujours ; et sans te priver du jour, l'hymen te privera de toi-même.’

 

‘Par cet oracle épouvantée, Atalante fuyait les hommes et vivait dans les forêts ; mais, poursuivie par les vœux des prétendants, elle leur imposa cette loi : ‘Je ne dois appartenir qu'à celui qui m'aura vaincue à la course. Entrez en lice avec moi. Je serai le prix et l'épouse du vainqueur ; mais le vaincu périra : telle est la loi du combat.’

 

‘Cette loi était dure et cruelle ; mais tel est l'empire de la beauté, que les prétendants voulurent en foule entrer dans la carrière.

 

‘Spectateur du combat, Hippomène était assis sur la barrière : ‘Et c'est à travers tant de dangers qu'on cherche une épouse ! s'écriait-il. Il condamnait l'imprudence et l'amour des concurrents. Mais il aperçoit Atalante ; elle lève son voile ; et dès qu'il la voit, telle que je suis, ou telle qu'on pourrait toi-même t'adorer sous les traits d'une femme, il est ébloui, il admire, et levant les mains, il s'écrie : ‘Amants, dont j'ai blâmé la flamme, pardonnez à mon erreur ; le prix auquel vous aspirez ne m'était pas connu !’ Il s'enflamme en voyant, en louant Atalante. Il fait des vœux pour qu'aucun des prétendants ne la devance à la course ; il craint de trouver un rival heureux : ‘Eh ! pourquoi, dit-il, ne tenterais-je pas aussi les hasards du combat ? les dieux favorisent ceux qui savent oser.’ Tandis qu'il parle encore, Atalante part et s'élance : l'oiseau dans son vol a moins d'agilité. La flèche que le Scythe a lancée ne fend pas plus vite les airs. Alors même les charmes d'Atalante brillent de plus d'éclat aux regards d'Hippomène. La rapidité de sa course augmente sa beauté. Sa robe flottante découvre ses pieds agiles ; sur ses épaules, ses cheveux voltigent en arrière emportés par les vents. Sous un léger tissu, son genou se dessine ou se découvre. Animée par la course, un rouge délicat nuance ses traits : telle on dirait reflétée sur l'albâtre une gaze à Sidon colorée.

 

‘Mais tandis qu'Hippomène admire, Atalante touche le but fatal, triomphe, ceint de laurier sa tête virginale ; les vaincus gémissent et se soumettent à la loi terrible du combat.

 

‘Cependant, sans être épouvanté du trépas qu'ils reçoivent, Hippomène s'élance, s'arrête au milieu de la lice. Là, tenant les yeux attachés sur les yeux d'Atalante : ‘Pourquoi, dit-il, cherchez-vous une gloire facile contre des hommes sans vertu ? Courez avec moi dans la carrière. Si je dois à la fortune la palme du combat, vous n'aurez à rougir ni de votre défaite, ni de votre vainqueur. Je suis fils de Mégarée qui règne à Oncheste, et petit-fils du dieu des mers. Mon courage n'est point au-dessous de ma noble origine ; et si je succombe, votre victoire sur Hippomène vous assure une gloire immortelle.’

 

‘Il dit, et la fille de Schénée le regarde, et son cœur est ému. Elle semble incertaine si elle doit désirer de vaincre, ou d'être vaincue.

 

‘Quel dieu cruel et jaloux l'oblige, disait-elle, à rechercher mon hymen au péril du trépas ? Ah ! mon hymen est d'un moindre prix. Ce n'est pas la beauté de ce jeune étranger qui me séduit ; elle serait cependant digne de me toucher. Mais il est encore dans un âge si tendre ! Ce n'est pas lui, c'est son âge qui m'intéresse ; c'est son audace intrépide et son courage que ne peut effrayer l'aspect du trépas ; c'est le sang des dieux qui coule dans ses veines ; c'est surtout son amour et ce généreux dessein de m'obtenir par la victoire, ou de périr si le sort me refuse à ses vœux.

 

‘Tandis que tu le peux encore, jeune étranger, éloigne-toi. Fuis un hymen sanglant. La recherche de ma main est funeste et terrible. Il n'est point de princesse qui, plus heureuse qu'Atalante, refuse de s'unir à toi par les plus doux liens. Mais d'où naît ce tendre intérêt que je prends à son sort, lorsque tant d'autres princes ont déjà succombé ? Qu'il meure, s'il le veut, puisque ces tragiques exemples n'ont pu l'épouvanter ; qu'il meure, puisqu'il est si las de vivre.

 

‘Il mourra donc parce qu'il a voulu vivre pour moi ! un indigne trépas deviendra le prix de son amour ! Ah ! ma victoire sera cruelle et peu digne d'envie. Mais cependant qu'on n'accuse que lui… Puissent les dieux te faire renoncer au danger où tu cours ! ou si ta raison t'abandonne, que tes pieds soient donc plus vites que les miens ! Malheureux Hippomène ! pourquoi m'as-tu connue ! Tu méritais de vivre ; et si, moins infortunée, les destins jaloux ne me défendaient l'hymen, toi seul aurais fixé mon sort et fait ma destinée.’

 

‘Elle dit, et déjà, par l'Amour d'un premier trait blessée, elle désire, et ignore ; elle aime, et ne sait pas encore ce que c'est que l'amour.

 

‘Mais déjà le peuple et le père d'Atalante demandent par leurs cris que la course commence. Alors le petit-fils de Neptune m'invoque, et m'adresse cette prière : ‘Ô Cythérée, soutiens mon courage, préside à mon entreprise, et protège des feux que tu viens d'allumer.’ Les Zéphyrs favorables m'apportent ses vœux ; je vois et je plains ses dangers. Mais les secours étaient pressants : un moment pouvait perdre Hippomène.

 

‘Il est à Chypre, dans le vallon le plus fertile, un champ que les habitants de l'île ont appelé champ de Tamasus, et que leurs ancêtres m'ont consacré en l'ajoutant aux terres qui dotent mes autels. Au milieu de ce champ s'élève un arbre dont les bruyants rameaux agitent des feuilles et des pommes d'or. J'avais, sans dessein, cueilli trois de ces pommes ; je les tenais encore : invisible pour tout le monde, excepté pour Hippomène, je l'aborde, je lui remets ces fruits, et de ce don je lui prescris l'usage.

 

‘Les trompettes avaient donné le signal. Hippomène et Atalante s'élancent de la barrière. Une égale ardeur les anime ; leurs pieds légers volent sur l'arène et l'effleurent sans la toucher. On dirait qu'ils pourraient courir à pied sec sur la profonde mer, ou sur les moissons de Cérès, sans courber les épis. Les spectateurs applaudissent ; ils excitent Hippomène ; ils s'écrient : ‘Courage, jeune étranger ! presse tes pas, sers-toi de toutes tes forces ; hâte ta course, et tu vaincras.’ Peut-être en ce moment, Atalante n'est-elle pas moins flattée de cette faveur publique que le héros qui en est l'objet. Ah ! combien de fois, trop légère, et redoutant de vaincre, elle retarda son élan trop rapide ! combien de fois tournant la tête pour voir l'étranger, elle reprit à regret sa course vers le but fatal !

 

‘Déjà de fatigue accablé, le fils de Mégarée ne tirait plus qu'une haleine pénible de sa bouche desséchée. Il se voyait encore bien loin du terme de la lice. Alors il lance dans l'arène une des pommes d'or. Atalante s'étonne, admire, saisit l'or qui roule. Hippomène la devance, les spectateurs applaudissent, et leurs cris remplissent les airs. Mais, reprenant sa course rapide, Atalante répare le temps qu'elle a perdu : Hippomène est derrière elle. Il jette un second fruit ; elle y court, le ramasse, revole, et le fils de Mégarée est encore devancé. Déjà le but n'était plus éloigné : ‘Maintenant, s'écrie Hippomène en s'adressant à moi, déesse, qui m'as fait ces dons, sois-moi favorable.’ Il dit, et lance obliquement et au loin son dernier fruit dans la carrière.

 

‘Atalante, incertaine, paraît hésiter ; j'excite son désir ; elle se détourne, elle court après le fruit roulant, et le saisit ; je le rends plus pesant dans ses mains. Retardée par ce poids et par le détour qu'elle a fait, Atalante est vaincue ; et, pour ne pas rendre ce récit plus long que la course, Hippomène triomphe. Atalante est sa conquête et son épouse.

 

‘Dis-moi, bel Adonis, ne méritais-je pas sa reconnaissance et son encens ? Oubliant mes bienfaits, l'ingrat négligea de m'offrir son encens et ses vœux. Indignée de ce mépris, voulant venger le droit de mes autels, et ne pas les voir, dans l'avenir, sans culte et oubliés, je vouai à ma vengeance les deux coupables époux.

 

‘Ils passaient un jour près du temple qu'au fond d'un bois sacré Échion fit bâtir à la puissante mère des dieux : la fatigue d'un long voyage les invitait au repos. J'allume dans leurs sens des feux hors de saison.

 

‘Près du temple, taillé dans le roc, et recevant une faible lumière, est une grotte profonde, asile consacré, ou les prêtres ont déposé les simulacres en bois des dieux antiques. Hippomène pénètre dans cet antre avec son épouse. Ils le profanent, et les dieux détournent leurs regards. La déesse au front couronné de tours allait précipiter les coupables dans les ondes du Styx. Mais ce châtiment paraît trop doux à sa vengeance. Soudain l'ivoire de leur cou de crins fauves se hérisse. Leurs doigts s'arment d'ongles durs et tranchants. Leurs bras en pieds sont transformés. Le poids entier de leur corps sur leur sein tombe et se réunit. Une longue queue se traîne sur leur trace. La colère sur leur front imprime ses traits. Ils ne parlent plus, ils rugissent. Leurs palais sont les antres et les forêts. Lions terribles aux humains, ils mordent le frein de Cybèle, qui les soumet et les attelle à son char.

 

‘Fuis-les, cher Adonis ; fuis, avec eux, tous ces monstres sauvages, qui, sans craindre la poursuite du chasseur, lui présentent un front menaçant, et le défient au combat. Ah ! crains que ton courage ne nous perde tous deux.’

 

« Elle dit, et sur un char attelé de cygnes s'élève dans les airs. Mais le courage rejette les conseils timides. Les limiers d'Adonis poursuivaient un sanglier farouche, forcé dans sa retraite, et déjà prêt à sortir de la forêt. Le jeune fils de Cinyras l'atteint et le blesse d'un trait obliquement lancé. Le monstre furieux secoue le dard ensanglanté, poursuit le jeune chasseur tremblant qui fuit, et cherchait un asile ; il lui plonge dans l'aine ses terribles défenses, le jette et le roule expirant sur l'arène.

 

« Sur son char fendant encore les airs, Vénus n'avait point atteint le rivage de Chypre. Les gémissements d'Adonis frappent son oreille. Elle dirige vers lui ses cygnes et son char ; et le voyant du haut des airs, sans vie, baigné de son sang, elle se précipite, arrache ses cheveux, frappe et meurtrit son sein.

 

« Après avoir longtemps accusé les destins : – Il ne sera point, s'écria-t-elle, tout entier soumis à vos lois. Le nom de mon cher Adonis et les monuments de ma douleur auront une durée éternelle. Sa mort, tous les ans pleurée dans des fêtes solennelles, rappellera mes pleurs. Le sang d'Adonis en fleur sera changé. Si, jalouse de Mentha, Proserpine put changer cette nymphe en plante de son nom, ne pourrais-je pas opérer le même prodige en faveur de mon amant’ ! Elle dit, et arrose de nectar ce sang qui s'enfle, pareil à ces bulles d'air que la pluie forme sur l'onde. Une heure s'est à peine écoulée, il sort de ce sang une fleur nouvelle, que la pourpre colore, et qui des fruits de la grenade imite l'incarnat. Mais cette fleur légère, sur sa faible tige, a peu de durée ; et ses feuilles volent jouet mobile du vent qui l'a fait éclore, et qui lui donne son nom.

 

Chant 11

 

Tandis qu'autour de lui, par le charme de ses vers, Orphée entraîne les hôtes des forêts et les forêts et les rochers, les ménades, qu'agitent les fureurs de Bacchus, et qui portent en écharpe la dépouille des tigres et des léopards, aperçoivent, du haut d'une colline, le chantre de la Thrace, des sons divins de sa lyre accompagnant sa voix. Une d'elles, dont les cheveux épars flottent abandonnés aux vents, s'écrie :

 

« Le voilà ! le voilà celui qui nous méprise ! »

 

Et soudain son thyrse va frapper la tête du prêtre d'Apollon. Mais, enveloppé de pampre et de verdure, le thyrse n'y fait qu'une empreinte légère, sans la blesser. Une autre lance un dur caillou, qui fend les airs, mais, vaincu par les sons de la lyre, tombe aux pieds du poète, et semble implorer le pardon de cette indigne offense. Cependant le trouble augmente. La fureur des ménades est poussée à l'excès. La terrible Érynis les échauffe. Sans doute les chants d'Orphée auraient émoussé tous les traits ; mais leurs cris, et leurs flûtes, et leurs tambourins, et le bruit qu'elles font en frappant dans leurs mains, et les hurlements affreux dont elles remplissent les airs, étouffent les sons de la lyre : la voix d'Orphée n'est plus entendue, et les rochers du Rhodope sont teints de son sang.

 

D'abord, dans leur fureur, les bacchantes ont chassé ces oiseaux sans nombre, ces serpents, et ces hôtes des forêts, qu'en cercle autour du poète la lyre avait rangés. Alors elles portent sur lui leurs mains criminelles. Tel l'oiseau de Pallas, si par hasard il erre à la lumière du jour, voit les oiseaux se réunir contre lui, et le poursuivre dans les plaines de l'air. Tel le matin, dans le cirque romain, où il va devenir la proie des chiens, un cerf léger est entouré d'une meute barbare. On voit les ménades à l'envi attaquer Orphée, et le frapper de leurs thyrses façonnés pour un autre usage. Elles font voler contre lui des pierres, des masses de terre, des branches d'arbre violemment arrachées. Les armes ne manquent point à leur fureur.

 

Non loin de là, des bœufs paisibles, courbés sous le joug, traçaient dans les champs de larges sillons. D'agrestes laboureurs, d'un bras nerveux, avec la bêche ouvraient la terre, et préparaient les doux fruits de leurs pénibles sueurs. À l'aspect des ménades, ils ont fui, épouvantés, abandonnant, épars dans les champs, leurs bêches, leurs longs râteaux, et leurs hoyaux pesants : chacune s'en empare. Dans leur fureur, elles arrachent aux bœufs même leurs cornes menaçantes, et reviennent de l'interprète des dieux achever les destins. Il leur tendait des mains désarmées. Ses prières les irritent. Pour la première fois, les sons de sa voix ont perdu leur pouvoir. Ces femmes sacrilèges consomment leur crime ; il expire, et son âme, grands dieux ! s'exhale à travers cette bouche dont les accents étaient entendus par les rochers, et qui apprivoisait les hôtes sauvages des forêts.

 

Chantre divin, les oiseaux instruits par tes chants, les monstres des déserts, les rochers du Rhodope, les bois qui te suivaient, tout pleure ta mort. Les arbres en deuil se dépouillent de leur feuillage. De leurs pleurs les fleuves se grossissent. Les naïades, les dryades, couvertes de voiles funèbres, gémissent les cheveux épars.

 

Ses membres sont dispersés. Hèbre glacé, tu reçois dans ton sein et sa tête et sa lyre. Ô prodige ! et sa lyre et sa tête roulant sur les flots, murmurent je ne sais quels sons lugubres et quels sanglots plaintifs, et la rive attendrie répond à ces tristes accents. Déjà entraînées au vaste sein des mers, elles quittent le lit du fleuve bordé de peupliers, et sont portées sur le rivage de Méthymne, dans l'île de Lesbos. Déjà un affreux serpent menace cette tête exposée sur des bords étrangers. Il lèche ses cheveux épars, par les vagues mouillés, et va déchirer cette bouche harmonieuse qui chantait les louanges des immortels. Apollon paraît, et prévient cet outrage. Il arrête le reptile prêt à mordre ; il le change en pierre, la gueule béante, et conservant son attitude.

 

L'ombre d'Orphée descend dans l'empire des morts. Il reconnaît ces mêmes lieux qu'il avait déjà parcourus. Errant dans le séjour qu'habitent les mânes pieux, il y retrouve Eurydice, et vole dans ses bras. Dès lors, l'amour sans cesse les rassemble. Ils se promènent à côté l'un de l'autre. Quelquefois il la suit, quelquefois il marche devant elle. Il la regarde, et la voit sans craindre que désormais elle lui soit ravie.

 

Cependant Bacchus regrette et veut venger la mort du poète qui chantait ses mystères sacrés. Soudain dans les forêts, il enchaîne les pas des ménades sanguinaires. Leurs pieds s'allongent en racines tortueuses, et se plongent dans la terre, plus ou moins profondément, suivant le degré de fureur qui les anima dans leur crime.

 

Semblables à l'oiseau qui, surpris dans un piège adroitement tendu, se plaint, et, en se débattant, resserre lui-même le lacet dont il veut se dégager : plus, dans leur effroi, les ménades s'agitent pour arracher leurs pieds de la terre qui les retient, plus leurs pieds s'enfoncent dans la terre, et leurs efforts sont vains. Elles cherchent où sont leurs pieds, et leurs doigts, et leurs ongles : déjà leurs jambes ne sont plus que des tiges. Dans leur douleur, elles veulent se frapper, et ne frappent qu'un tronc d'arbre. Bientôt l'écorce s'élève et couvre leur sein. Leurs bras verdissent et s'étendent ; on les prendrait pour des rameaux ; et ce ne serait pas se méprendre.

 

Mais ce n'est pas assez pour Bacchus. Il déserte les champs de la Thrace ; et, suivi d'un chœur plus fidèle à ses lois, il visite le Tmole, fertile en raisins, et les bords riants du Pactole, fleuve qui, dans ce temps, ne roulait point un sable d'or envié des mortels. Les satyres et les bacchantes forment le cortège du dieu. Mais Silène est absent. Des pâtres de Phrygie l'ont surpris chancelant sous le poids de l'âge et du vin. Ils l'enchaînent de guirlandes de fleurs, et le conduisent à Midas, qui régnait dans ces contrées. Ce prince avait appris du chantre de la Thrace et de l'athénien Eumolpe les mystères de Bacchus. Il reconnaît le nourricier, le fidèle ministre de ce dieu. Il célèbre l'arrivée d'un tel hôte par une orgie pendant dix jours et dix nuits prolongée ; et lorsque l'aurore vient, pour la onzième fois chasser les astres de la nuit, il ramène le vieux Silène dans les champs de Lydie, et le rend au jeune dieu qu'il a nourri.

 

Satisfait d'avoir retrouvé son compagnon, Bacchus permet à Midas le choix d'une demande. Mais ce prince qui doit mal user de ce don, le rendra inutile :

 

« Fais, dit-il, que tout se change en or sous ma main. »

 

Sa demande est accordée, mais le bien qu'il vient de recevoir lui deviendra funeste ; et le dieu regrette que son souhait n'ait pas été plus sage.

 

Midas se retire transporté de joie, et se félicite de son malheur. Il veut sur le champ essayer l'effet des promesses du dieu. Il touche tout ce qui s'offre devant lui. D'un arbre il détache une branche, et il tient un rameau d'or. Il croit à peine ce qu'il voit. Il ramasse une pierre, elle jaunit dans ses mains. Il touche une glèbe, c'est une masse d'or. Il coupe des épis, c'est une gerbe d'or. Il cueille une pomme, on la dirait un fruit des Hespérides. Il touche aux portes de son palais, et l'or rayonne sous ses doigts. À peine reçoit-il l'onde liquide qu'on verse sur ses mains, c'est une pluie d'or qui eût pu tromper Danaé.

 

Tandis que tout est or dans sa pensée, qu'il contient à peine sa joie et son espoir, les esclaves dressent sa table et la chargent de viandes et de fruits ; mais le pain qu'il touche, il le sent se durcir. Il porte des mets à sa bouche, et c'est un or solide sur lequel ses dents se fatiguent en vain. L'onde pure que dans sa coupe il mêle avec le vin, sur ses lèvres ruisselle en or fluide.

 

Étonné d'un malheur si nouveau, se trouvant à la fois riche et misérable, il maudit ses trésors. L'objet naguère de ses vœux devient l'objet de sa haine. Au sein de l'abondance, la faim le tourmente, la soif brûle sa gorge aride. L'or qu'il a désiré punit ses coupables désirs.

 

Il lève au ciel les mains ; il tend ses bras resplendissant de l'or qu'ils ont touché ; il s'écrie :

 

« Ô Bacchus ! pardonne : je reconnais mon erreur. Pardonne, et prive-moi d'un bien qui m'a rendu si misérable ! »

 

Les dieux sont indulgents. Bacchus écoute favorablement l'infortuné qui s'accuse, et lui retire un si funeste présent :

 

« Pour que tes mains, dit-il, ne soient plus empreintes de cet or, si mal à propos demandé, va vers le fleuve qui coule près de la puissante ville de Sardes. Prends ton chemin par le mont escarpé d'où son onde descend ; remonte vers sa source ; plonge ta tête dans ses flots écumants, et lave à la fois et ton corps et ton crime. »

 

Midas arrive aux sources du Pactole. Il s'y baigne ; soudain l'onde jaunit ; le fleuve reçoit la vertu qu'il dépose, et depuis il roule un sable d'or ; l'or brille à sa surface, sur ses rives, et dans les champs qu'il baigne de ses flots.

 

Désormais, ennemi des richesses, Midas n'aime plus que les champs et les bois. Il suit le dieu Pan, qui dans les antres des montagnes a fixé son séjour ; mais il conserve un esprit épais, et bientôt sa sottise lui deviendra encore funeste. Le Tmole, dont le sommet s'élève dans la nue et domine au loin les mers, voit à ses pieds, d'un côté, les tours de la superbe Sardes ; de l'autre, les murs de l'humble Hypaepa. C'est là qu'au son de ses pipeaux légers, Pan attire les nymphes d'alentour, et par ses chants rustiques amuse leurs loisirs. Il ose préférer ses pipeaux à la lyre. Il défie Apollon, et le dieu du mont est pris pour juge de ce combat inégal.

 

Sur son roc assis, le vieux Tmole, pour mieux les écouter, écarte la forêt qui couvre sa tête. Une couronne de chêne ombrage seule son front, et sur ses tempes profondes pendent des festons de feuilles et de glands. Puis, s'adressant au dieu des bergers :

 

« Le juge est prêt, dit-il. »

 

Pan souffle aussitôt dans ses pipeaux rustiques, et charme, par son aigre harmonie, l'oreille grossière de Midas, présent à ce combat. Le dieu pris pour juge tourne ensuite sa tête vers Apollon, et la forêt a suivi ce mouvement.

 

Apollon se lève le front couronné de lauriers au Parnasse cueillis, et revêtu d'une longue robe que Tyr vit teindre dans ses murs. Son attitude seule annonce le dieu de l'harmonie. D'une main savante, il touche l'instrument de sa gloire. Ravi par la douceur de ses accords, le vieux Tmole prononce que la flûte champêtre est vaincue par la lyre.

 

Tel est son jugement ; les nymphes et les bergers applaudissent ; Midas seul le trouve injuste, et le condamne. Le dieu de Délos ne peut souffrir que des oreilles si grossières, de l'oreille de l'homme conservent la figure. Il les allonge, il les couvre d'un poil grisâtre ; elles ne sont plus fixes, et peuvent se mouvoir. C'est le seul changement que Midas éprouve. Il n'est puni que dans sa partie coupable. Il a seulement des oreilles d'âne.

 

Il les couvre avec soin. Une tiare de pourpre descend sur ses tempes, et cache son affront. Mais il n'a pu le soustraire aux regards de l'esclave dont l'emploi consiste à couper ses cheveux. N'osant révéler ce qu'il a vu, et néanmoins ne pouvant se taire, l'esclave s'éloigne, creuse la terre, et dans le trou qu'il a fait, murmurant à voix basse, il confie la honte et le secret de Midas. Il recouvre de terre ces mots indiscrets, comme s'il eût voulu les ensevelir, et se retire en silence. Mais bientôt, en ce lieu même, on vit croître d'innombrables roseaux ; et lorsque après le terme d'une année, ils eurent acquis toute leur force et toute leur hauteur, ils trahirent celui qui les avait fait naître, et dès que le Zéphyr agitait leurs cimes légères, ils redisaient ces mots confiés à la terre : Le roi Midas a des oreilles d'âne.

 

Après s'être vengé, le dieu quitte le Tmole. Il s'élève dans les airs, il franchit l'Hellespont, et descend dans les campagnes où règne Laomédon.

 

Entre le promontoire de Sigée, qui est à droite, et celui de Rhétée, qui s'avance sur les flots, est un autel antique consacré à Jupiter Panomphée. Là le dieu de Délos voit Laomédon élevant, avec de longs efforts, les murs de la naissante Troie ; ouvrage immense, difficile, qui demande de grands trésors. Apollon et le dieu dont le trident apaise ou soulève les mers, ont pris la forme humaine. Ils bâtissent les remparts de Pergame, et sont convenus avec Laomédon du prix de leurs travaux.

 

L'ouvrage est achevé. Laomédon refuse le salaire promis, et, pour comble de perfidie, il ajoute le parjure à l'infidélité :

 

« Tu seras puni ! » s'écrie le dieu du terrible trident ; et soudain vers les rives de l'avare Troie, il incline toutes les eaux de son empire. Les champs de Phrygie ne sont plus qu'une vaste mer. L'espérance du laboureur est détruite, et les flots emportent les trésors de Cérès.

 

Mais ce n'est pas assez pour sa vengeance. La fille de Laomédon d'un monstre marin doit devenir la proie. Déjà elle est enchaînée sur un rocher. Hercule la délivre. Il réclame les coursiers promis à son courage. Deux fois parjure, Laomédon refuse le salaire d'un tel bienfait ; et par le héros indigné, Pergame est prise et saccagée.

 

Télamon, qui dans ce combat a partagé la gloire et les dangers d'Alcide, reçoit la main d'Hésione pour prix de sa valeur. Frère de Télamon, Pélée, époux d'une déesse, n'était pas moins fier du nom de son beau-père, que de celui de son aïeul ; car si plusieurs mortels ont eu Jupiter pour père, quel autre que Pélée a pour épouse une immortelle !

 

« Déesse de l'onde, dit un jour à Thétis le vieux Protée, – Cesse de fuir l'hymen. De toi doit naître un héros qui, par l'éclat de sa gloire, effacera la gloire de son père, et dont le nom sera plus grand que le sien. »

 

La beauté de Thétis n'avait que trop su plaire au souverain des dieux. Mais voulant que le monde n'ait rien de plus grand que Jupiter, il craignit de s'unir à la reine des mers, et commanda que Pélée, son petit-fils, recherchât cette déesse, et devînt son époux.

 

Il est dans la Thessalie un large bassin en forme de croissant, dont les deux bras s'avancent dans la mer. Il offrirait aux nautoniers un port tranquille, si ses eaux étaient plus profondes, mais à peine couvrent-elles un sable léger. Le rivage sec et solide ne garde point l'empreinte des pieds du voyageur ; rien n'y retarde ses pas. L'algue ne croît point sur ses humides bords. Non loin est un bois de myrtes et d'oliviers ; une grotte est au milieu : fut-elle creusée par la nature, ou bien est-elle l'ouvrage de l'art ? C'est ce qui paraît douteux. Mais on dirait plutôt que l'art voulut imiter la nature. Thétis, c'est dans cet antre qu'un dauphin te portait souvent, nue, assise sur son dos. C'est là que Pélée te surprit un jour sans défense, vaincue par le sommeil. Ta pudeur combattait son amour ; ses prières étaient vaines, il a recours à la force, il te serre dans ses bras : tu aurais succombé, si tu n'eusses opposé à la violence la ruse, en trompant ses regards sous des formes nouvelles. Oiseau, tu voulais fuir, il te retient ; tu deviens arbre, il embrasse ton écorce. Enfin tu parais sous les traits hideux d'une tigresse tavelée : le fils d'Éaque s'épouvante, et te laisse échapper de ses bras.

 

Il invoque alors les divinités des mers. Il fait des libations de vin dans les ondes ; il les rougit du sang d'une victime, et l'encens fume sur le rivage. Bientôt le vieux Protée s'élevant sur les flots, lui tient ce discours :

 

« Éacide, l'hymen objet de tes vœux doit s'accomplir. Mais il faut surprendre Thétis dans son antre endormie. Il faut l'enchaîner par des liens qu'elle ne puisse rompre. Quelque forme qu'elle prenne, ne crains rien. Retiens-la captive dans tes chaînes et dans tes bras, jusqu'à ce qu'enfin elle ait repris ses véritables traits. »

 

Il dit, et se replongeant au vaste sein des mers, les derniers mots qu'il prononce expirent dans les flots.

 

Le dieu du jour, achevant sa carrière, inclinait déjà son char aux bords de l'Hespérie, quand la belle néréide, sortant du sein de l'onde, vient dans l'antre accoutumé se livrer au doux repos. À peine Pélée a-t-il attaché et saisi ses membres délicats, elle s'éveille, prend mille formes vaines ; et s'apercevant qu'elle est enchaînée, elle étend ses bras qu'elle ne peut dégager ; elle gémit et s'écrie :

 

« Tu l'emportes, les dieux favorisent ta victoire. »

 

Alors elle reprend sa forme naturelle. Le héros l'embrasse, elle cède à ses vœux, et dans ses flancs porte le grand Achille.

 

Heureux époux, heureux père, qu'eût-il manqué au bonheur de Pélée, si du sang de Phocus, son frère, il n'avait rougi ses mains ! Coupable de ce grand crime, banni du toit paternel et de sa patrie, il trouve un asile dans la terre de Trachine. Là, cher à ses sujets, prince ami de la paix, règne Céyx, fils de l'astre du matin, et dont le front pur offre l'image de son père. Mais alors la douleur altérait l'éclat de sa beauté. Il pleurait le triste destin de son frère.

 

Pélée arrive accablé de fatigue et d'ennuis. Il entre dans la ville suivi de peu des siens. Il a laissé, non loin de son enceinte, dans un vallon, à l'ombre d'un épais feuillage, ses bœufs et ses troupeaux. Dès que l'entrée du palais lui est permise, il aborde le roi, tenant en main un rameau d'olivier couvert d'un voile, à la manière des suppliants. Il dit son nom, sa naissance, et ne tait que son crime. Il donne un prétexte à sa fuite, et demande un asile ou dans la ville, ou dans les environs. Céyx lui répond avec bonté :

 

« Mes états sont ouverts à tout le monde. Je ne règne point sur un peuple inhospitalier. Mais si le moindre étranger est favorablement accueilli, que ne devez-vous point attendre de l'éclat de votre nom et de votre origine ! Il est inutile de me prier plus longtemps. Tout ce que vous demandez vous est accordé. Regardez-vous comme ayant votre part de tout ce qui m'appartient. Que ne puis-je, hélas ! vous voir en des jours plus heureux ! »

 

Il dit, et il pleurait. Pélée et ses compagnons le pressent de raconter la cause de sa douleur. Il leur tient ce discours :

 

« Peut-être croyez-vous que cet oiseau qui vit de rapine et porte le carnage et l'effroi dans les plaines de l'air, a toujours été revêtu d'un plumage. Naguère encore c'était un homme, et, sous sa forme nouvelle, il conserve l'audace, la férocité, la violence qu'il eut sous le nom de Daedalion. Ainsi que moi, il eut pour père l'astre qui appelle l'aurore et qui le dernier s'enfuit devant les feux du jour. Je cultivai la paix, j'aimai l'hymen et ses tendres liens. Mon frère n'aima que les guerres cruelles. Il vainquit des rois, il subjugua des peuples puissants, comme il poursuit maintenant, sous sa forme nouvelle, les colombes timides aux remparts de Thisbé. Chioné était sa fille. Elle avait quatorze ans ; et son jeune âge et sa beauté de mille amants lui valurent l'hommage.

 

« Apollon et le fils de Maia, revenant l'un de Delphes, l'autre, du mont Cyllène, en même temps ont vu Chioné, en même temps ils sont atteints d'une flamme imprévue. Apollon jusqu'à la nuit diffère ses plaisirs. Mercure, plus impatient, touche Chioné de son caducée, et soudain à ce dieu le sommeil la livre sans défense. Déjà la nuit semait d'étoiles l'azur des cieux ; Apollon, à son tour, paraît sous les traits d'une vieille, et sous cette forme, il trompe la fille de Dédalion.

 

« Neuf mois s'écoulent : elle devient mère de deux jumeaux. Fils de Mercure, Autolycus est, comme son père, fertile en ruses, adroit dans toute espèce de vol. Il peut changer le noir en blanc, changer le blanc en noir. Fils du dieu des vers et de l'harmonie, Philammon devient célèbre par ses chants et par sa lyre.

 

« Mais que sert à Chioné d'avoir su plaire à deux immortels ! que lui sert d'être mère de deux enfants renommés, d'être née elle-même d'un père puissant, et de compter le grand Jupiter parmi ses aïeux ! La gloire est-elle donc l'écueil de beaucoup de mortels ! Elle perdit Chioné. Insensée ! elle se préfère à Diane ; elle ose mépriser sa beauté. La déesse indignée s'écrie : – Tu ne pourras du moins méconnaître mon pouvoir !’ Soudain elle courbe l'arc vengeur, la flèche siffle, et va percer sa langue criminelle. Chioné veut se plaindre, et fait d'inutiles efforts. Elle perd ensemble et sa voix, et son sang, et la vie.

 

« Ô malheur ! ô nature ! quelle fut alors ma douleur ! Cependant je cherche à consoler un frère qui m'est cher. Mais, plus sourd à mes discours que ne l'est un rocher au bruit des flots écumants, il pleure sans cesse le trépas de sa fille. Dès qu'il voit son corps dans les feux du bûcher, il veut lui-même y terminer sa déplorable vie. Trois fois il s'élance, trois fois on le retient. Enfin il s'échappe, il fuit à travers les champs, tel qu'un taureau piqué par des frelons. Il presse ses pas dans les lieux mêmes où aucun sentier n'est tracé. Bientôt, il ne paraît plus courir comme un mortel. Ses pieds semblent ailés. Nul ne peut l'atteindre. Le désespoir double sa vitesse : il va chercher la mort. Il arrive au sommet du Parnasse, et se précipite. Apollon a pitié de son sort. Changé en oiseau, Dédalion se soutient dans les airs. En bec crochu sa bouche est allongée. Ses doigts recourbés deviennent des serres cruelles. Son courage est le même, et sa force est plus grande que son corps. Maintenant, épervier cruel, il fait à tous les oiseaux une guerre sanglante, et leur porte sans cesse le deuil dont il est affligé. »

 

Tandis que de son frère, Céyx raconte en ces termes la merveilleuse histoire, Onétor, né dans la Phocide, gardien des troupeaux de Pélée, accourt tout hors d'haleine :

 

« Ô Pélée ! Pélée ! s'écrie-t-il, je vous apporte une nouvelle funeste. »

 

« Quel que soit le malheur que tu viennes m'apprendre, parle ! » dit le héros.

 

Cependant il ne peut cacher le trouble qui l'agite, et Céyx écoute en frémissant.

 

Onétor reprend en ces mots :

 

« Tandis qu'au milieu de sa carrière, le soleil était également éloigné des portes de l'aurore et des bords de l'occident, j'avais conduit vos bœufs fatigués du vallon au rivage. Les uns, sur les genoux couchés, contemplaient l'immense surface des mers ; les autres erraient à pas tardifs sur l'arène ; plusieurs en nageant élevaient leur tête au-dessus de l'onde.

 

« Non loin de ces bords est un temple agreste où ne brillent ni le marbre, ni l'or, et qu'un bois antique et sombre environne. Il est consacré à Nérée et aux nymphes de la mer : je l'ai su d'un pêcheur qui séchait ses filets sur le rivage. Près du temple, des saules épais couvrent un marais que le flux de la mer a formé. Soudain l'air mugit de longs hurlements qui portent la terreur dans les lieux d'alentour ; et du bois marécageux s'élance un loup terrible, monstre énorme à la gueule béante, souillée d'écume et de sang. Ses yeux étincellent d'un feu rouge et ardent. La faim et la rage l'excitent également ; mais il cherche à assouvir sa faim bien moins que sa rage. Il fond sur vos troupeaux ; il les déchire, il veut tout égorger. En vain nous prétendons arrêter sa furie. Plusieurs de mes compagnons expirent sous sa dent cruelle. Le rivage, et l'onde, et le marais, sont rougis de sang, et retentissent de douloureux mugissements. Mais tout retard est funeste. Ce n'est pas le temps de délibérer. Armons-nous, courons, et réunissons nos efforts pour sauver ce qui reste. »

 

Ainsi parle Onétor. Pélée est peu touché de la perte de ses troupeaux ; mais il se souvient de son crime. Il sent que la néréide, mère de Phocus, a voulu le punir du meurtre de son fils, et qu'elle s'est vengée.

 

Céyx ordonne aux siens de saisir leurs redoutables traits. Il veut lui-même marcher à leur tête : mais Alcyone, son épouse, attirée par le bruit des armes, accourt, rejetant en arrière ses cheveux qu'elle n'a pas eu le temps d'arranger. Elle embrasse Céyx ; elle emploie la prière et les larmes, en le conjurant d'envoyer des secours sans s'exposer lui-même, et de sauver deux vies en conservant la sienne.

 

« Ô reine, dit Pélée, dissipez ces touchantes et pieuses frayeurs. L'offre des secours de Céyx suffit à mes désirs. Je ne veux point contre le monstre employer les armes des combats. Aux divinités des mers j'adresserai mes vœux. »

 

Près du rivage est une tour élevée qui, la nuit, par des feux allumés, annonce un doux asile aux vaisseaux égarés, battus par la tempête. Céyx y monte avec Pélée. Ils voient, en gémissant, les bœufs déchirés, morts ou mourants sur l'arène, et le monstre encore affamé de carnage, sa gueule dégouttante, et ses longs poils hérissés et sanglants.

 

Les bras tendus vers l'empire des mers. Pélée conjure Psammathé de lui pardonner un crime qu'il déteste, et d'avoir pitié de son malheur. Mais elle ne se laisse point fléchir aux prières de l'Éacide, et jamais il n'aurait désarmé sa colère, si Thétis n'eût enfin rendu la néréide plus propice aux vœux de son époux. Cependant, par la soif du sang échauffé, le monstre poursuivait son vaste carnage ; mais tandis que d'un bœuf qu'il déchire il mord le cou nerveux, en marbre il est changé. Il conserve ses traits hideux, il n'a perdu que sa couleur : celle du marbre annonce que ce n'est pas un loup, et qu'il n'est plus à craindre.

 

Le destin ne permet pas à Pélée de s'arrêter plus longtemps dans les états de Céyx. Errant et fugitif, il arrive enfin aux champs de Magnésie, où Acaste l'expie du meurtre de son frère.

 

Cependant, Céyx, inquiet et troublé par le prodige de son frère en oiseau transformé, et par ceux dont il vient d'être témoin, ô vain désir de l'homme d'interroger ! veut aller consulter l'oracle de Claros, car l'impie Phorbas, avec ses Phlégyens, de l'oracle de Delphes infestait les chemins. Il te fait connaître son pieux dessein, tendre et fidèle Alcyone. Un froid soudain a glacé tous tes sens. Ton visage du buis prend la pâleur. Les pleurs coulent sur tes joues décolorées. Trois fois tu t'efforces de parler, et trois fois tes larmes ont arrêté ta voix. Enfin, elle laisse échapper ces douces plaintes qu'entrecoupent ses pleurs et ses sanglots :

 

« Cher époux, quel est donc le crime de ton Alcyone ! Qui a pu changer ainsi ton cœur ! Que sont devenus et cette tendre inquiétude, et ces soins empressés, et ton premier amour ! Tu peux déjà t'éloigner de moi, tranquille et sans regrets. Déjà un voyage lointain occupe ta pensée. Déjà tu m'aimes mieux absente. Ah ! du moins, si tu n'allais traverser les mers fertiles en naufrages, je m'affligerais sans doute, mais je ne craindrais pas ; et mes ennuis alors seraient sans pénibles alarmes. Mais la mer, la triste image de la mer m'épouvante. Hier encore, sur ses bords, j'ai vu les débris d'un naufrage. Souvent j'y ai lu de vains noms inscrits sur des tombeaux. Qu'une fausse confiance ne t'abuse point parce qu'Éole est ton beau-père. Il tient les vents renfermés dans des prisons profondes. Il peut, quand il le veut, calmer les flots soulevés. Mais lorsqu'une fois déchaînés, les vents règnent sur l'onde, ils osent tout. Ils agitent et la terre entière et le vaste sein des mers. Au ciel même ils déclarent la guerre, et leur choc impétueux fait jaillir de la nue embrasée la foudre et les éclairs. Plus je les connais (et je les connais bien ; enfant, je les ai vus souvent dans le palais de mon père), plus je les crois redoutables. Que si mes prières ne peuvent t'émouvoir, cher époux ; si rien ne peut te détourner de ce funeste voyage, permets du moins que je te suive. Errant tous deux sur les flots, les dangers que je craindrai pour toi me seront moins pénibles ; je les partagerai, nous les supporterons également, voguant ensemble sur le vaste abîme des mers. »

 

Céyx est attendri par ce discours et par les pleurs de son épouse. Il l'aime comme il est aimé d'elle. Mais son dessein est pris. Il ne veut ni retarder son voyage, ni souffrir qu'Alcyone en coure les dangers. Que ne lui dit-il pas pour rassurer son cœur timide, et calmer ses alarmes ! Mais ses efforts sont vains. Il apporte enfin quelque calme à sa douleur, il la fléchit en ajoutant ces mots :

 

« Le temps que je passe loin d'Alcyone est toujours long pour moi. Je te jure par l'astre du matin qui m'a donné le jour, que si les destins le permettent, je serai de retour avant que la lune ait deux fois arrondi son croissant. »

 

Il la console ainsi par ses promesses ; elle espère. On équipe un vaisseau dans le port. En le voyant son cœur est agité de sombres présages. Ses yeux se remplissent de larmes. Elle embrasse Céyx. Enfin, éplorée, éperdue, d'une voix mourante, elle lui dit un dernier adieu, et tombe évanouie.

 

Cependant les matelots empressés craignent de vains retards, et la rame, à coups égaux, redoublés, frappe et sillonne les flots. Alcyone rouvre ses yeux baignés de larmes. Elle voit Céyx, qui, debout sur la poupe, lui parle du geste ; elle le voit, et lui répond. Cependant le vaisseau s'éloigne. Déjà aux regards des deux époux les objets se confondent. Alcyone cherche à suivre de l'œil, sur la plaine azurée, la voile au haut du mât flottant, et qui s'enfuit et disparaît. Elle rentre au palais ; elle mouille de ses pleurs sa couche solitaire. Le lieu, les objets qui l'environnent renouvellent sa douleur. Tout l'avertit, tout lui rappelle que Céyx est absent d'auprès d'elle.

 

Déjà le vaisseau est en pleine mer. Les vents enflent la voile. Le matelot suspend la rame oisive. Il élève les antennes, déploie toutes les voiles, et se confie à la faveur des vents.

 

Le vaisseau voguait à une égale distance de Trachine et de Claros. Pendant la nuit, la mer s'enfle et blanchit. L'Auster impétueux souffle avec plus de violence.

 

« Baissez les antennes, s'écrie le pilote ! pliez les voiles ! »

 

Il commande, mais la fureur des vents empêche d'obéir, et le bruit des vagues écumantes ne permet point qu'on entende sa voix. Plusieurs cependant, de leur propre mouvement, se hâtent de retirer les rames, d'autres de munir les flancs du navire, d'autres de détendre les voiles. Celui-ci pompe l'eau qui pénètre, et rejette les flots dans les flots ; celui-là enlève les antennes, tristes jouets des vents. La tempête augmente. De toutes parts les vents se combattent avec furie. Ils soulèvent et bouleversent l'onde. Le pilote frémit : il avoue qu'il ne sait plus ce qu'il faut ordonner et ce qu'il faut défendre ; tant le mal est grand et surmonte son art. L'air retentit des cris des matelots, du bruit sifflant des cordages, du choc des flots contre les flots, des éclats de la foudre qu'allument les vents. Tantôt la mer s'élève, semble toucher aux cieux, et mêler son onde à l'onde des nuages ; tantôt les flots précipités au fond de leurs abîmes en arrachent le sable brillant, en prennent la couleur, et bientôt paraissent plus noirs que les ondes du Styx. Quelquefois la mer s'aplanit, et soudain elle mugit blanchissante d'écume. Le vaisseau de Trachine suit tous les mouvements de l'onde. Tantôt emporté comme sur le sommet d'une montagne, il voit au-dessous de lui les profonds abîmes et les gouffres des enfers ; tantôt précipité dans les profonds abîmes, des gouffres des enfers il semble porter ses regards vers les cieux. Souvent, par les vagues frappés, ses flancs d'un bruit affreux retentissent, pareils aux remparts qu'ébranle la baliste ou le fer du bélier.

 

Tel qu'on voit un lion multipliant sa force par la vitesse de sa course, se précipiter sur les traits des chasseurs, tels les flots excités, soulevés par la fureur des vents, attaquent les flancs du navire, et s'élèvent au-dessus des mâts. Déjà toutes les pièces s'ébranlent, les coins se relâchent, le bitume tombe et aux vagues funestes ouvre plus d'un passage. La pluie en torrents s'échappe de la nue. Le ciel tout entier semble descendre dans la mer. La mer tout entière semble monter vers les cieux. Leurs eaux se mêlent et se confondent. La voile mouillée par les vagues, s'appesantit. Tous les astres ont disparu. Sur les flots règne une nuit affreuse, épaissie de ses ténèbres et de celles de la tempête : la foudre les divise et les traverse de ses feux étincelants, et par ces feux l'onde semble embrasée.

 

Cependant les flots pressent le navire et vont pénétrer dans ses flancs. Comme dans l'assaut d'une ville, un soldat plus intrépide que ses compagnons, après s'être élancé à plusieurs reprises vers des murs vaillamment défendus, animé par la gloire, seul entre mille, arrive au faîte des remparts, et en fait la conquête : tel entre les flots qui battent le navire, le dixième flot, plus vaste et plus terrible, s'élance, roule, et tombe dans ses flancs, comme dans une forteresse prise d'assaut. D'autres flots tentent de le suivre, d'autres flots entrent après lui. Les nautoniers frémissent : le tumulte est pareil au tumulte d'une ville assiégée en dehors, attaquée en dedans. L'art est impuissant, le courage succombe, et chaque vague qui s'avance, s'élève, et tombe, offre la mort aux pâles matelots.

 

L'un s'abandonne aux larmes ; l'autre est immobile et glacé d'effroi. Celui-ci nomme heureux ceux que la sépulture attend après le trépas. Celui-là, invoquant les dieux, lève ses bras tremblants vers les cieux qu'il ne voit pas, et dont vainement il implore l'appui. Tous songent en pleurant à des parents qu'ils chérissent ; ils regrettent des enfants, tendres gages de leur hymen, leur maison, et tout ce qu'ils ont abandonné.

 

Céyx pleure Alcyone. Le nom d'Alcyone est le seul qui sorte de sa bouche. Il ne regrette qu'elle, et se croit pourtant heureux d'en être séparé. Il voudrait tourner les yeux vers sa douce patrie, à sa maison adresser un dernier regard. Mais dans cette horrible agitation d'une mer en furie, il ne sait où trouver et sa patrie et sa maison ! La tempête qui redouble les ténèbres, tout le ciel voilé par des nuages sombres, d'une double nuit lui présentent l'image.

 

Le choc d'un horrible tourbillon brise le mât, brise le gouvernail. Fière de ces dépouilles, une vague puissante s'enfle et s'élève, semble regarder, en vainqueur, les flots qui grondent autour d'elle, et sur le vaisseau se précipite et tombe avec le même poids, le même fracas que le Pinde ou l'Athos, si, arrachés de leurs vieux fondements, ils s'écrouleront dans le gouffre des mers. Le navire est englouti. Les nochers, pour la plupart entraînés dans l'abîme, ne reparaissent plus à sa surface, et dans les flots terminent leurs destins. Les autres s'attachent aux débris du navire dispersés sur les eaux. De cette main dont il porta le sceptre, Céyx saisit une rame flottante. En vain il appelle à son secours Éole dont il est le gendre, et l'astre du matin qui lui donna le jour. Mais plus souvent encore il invoque, il appelle Alcyone, Alcyone sans cesse occupant sa pensée, et comme présente à ses tristes regards. Il souhaite du moins que ses restes glacés portés par les flots sur le rivage de Trachine, y soient recueillis par une épouse et si tendre et si chère. Triste jouet des vagues, tant que sa tête s'élève au-dessus d'elles, il prononce le nom d'Alcyone ; il le murmure dans les flots. Mais en noir tourbillon l'onde s'élève sur sa tête, se courbe en arc, se crève, et l'engloutit.

 

Son père est dans le deuil ; on ne peut le reconnaître en cette nuit funeste ; et ne pouvant abandonner les cieux, il cache son front obscurci dans de sombres nuages.

 

Cependant Alcyone ignore son malheur ; elle compte et les nuits et les jours. Elle hâte le travail des vêtements qu'elle prépare pour son époux, et de ceux dont elle veut se parer à son retour. D'un espoir inutile abusée, elle offre aux dieux des sacrifices ; tous les jours l'encens fume sur leurs autels. Elle fréquente surtout le temple de Junon ; elle invoque cette déesse pour un époux qui n'est plus. Elle demande qu'il vive, qu'il revienne promptement, qu'il lui soit fidèle. Hélas ! le dernier de ses vœux peut seul être exaucé.

 

Junon ne peut souffrir qu'Alcyone lui adresse encore des prières pour un époux qui n'est plus, et voulant de son autel écarter ses mains funestes et des vœux superflus :

 

« Iris, dit-elle, de mes volontés fidèle interprète, pars, vole rapidement au palais du Sommeil ; ordonne-lui d'envoyer vers Alcyone un songe qui, sous les traits de Céyx, lui fasse connaître son naufrage et sa mort. »

 

Elle dit. Iris a revêtu sa robe aux mille couleurs ; elle part ; son arc brillant trace sa route. Elle vole vers l'antre du Sommeil.

 

Près du pays des Cimmériens, un mont creusé en voûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite et palais solitaire. Soit que le soleil se lève à l'orient, soit qu'il arrive au milieu de sa carrière, ou que vers l'Hespérie il abaisse son char, jamais ses rayons ne pénètrent l'obscurité de ces lieux. D'humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine les éclaire. Jamais le chant du coq n'y appelle l'aurore. Jamais le silence n'y est troublé par la voix des chiens vigilants, par celle de l'oiseau qui, plus fidèle encore, sauva le Capitole. On n'y entend jamais le lion rugissant, l'agneau bêlant, ni l'aquilon sifflant dans le feuillage, ni l'homme et ses clameurs. Le repos muet habite ce désert. Seulement du fond de la caverne obscure, sort un ruisseau, image du Léthé, qui, sur les cailloux roulant une onde paresseuse, par son doux murmure appelle le sommeil. Autour de l'antre croissent diverses plantes et fleurissent d'innombrables pavots. La nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répand dans l'univers. Rien ne défend l'entrée de ce palais ; aucune garde n'y veille. Une porte tournant sur ses gonds du dieu fatiguerait l'oreille. Au fond s'élève un lit d'ébène fermé d'un rideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesse repose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formes vaines, sont couchés des songes, égaux en nombre aux épis des champs, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse sur le rivage.

 

Iris écarte, de ses mains, les songes fantastiques ; elle entre : les feux dont brille son écharpe de ce palais éclairent les ténèbres. Le dieu ouvre à peine et referme ses yeux appesantis. Plusieurs fois il se soulève sur sa couche et retombe. Plusieurs fois son menton se relève et sur son sein redescend. Enfin il s'arrache à lui-même, et sur un bras languissamment penché, il reconnaît la déesse, et demande quel motif l'amène dans ces lieux :

 

« Sommeil, dit-elle, repos de la nature ; ô toi, des dieux le plus paisible ; Sommeil, paix de l'âme, doux remède aux peines qu'elle endure ; qui du corps répares la fatigue et lui rends sa vigueur : commande aux songes, qui du vrai sont l'image fidèle, d'aller à Trachine, sous les traits de Céyx, apprendre à la triste Alcyone le naufrage de son époux. Tel est l'ordre de Junon. »

 

Iris a rempli son message, et s'envole soudain. Elle ne pouvait plus résister à la vapeur assoupissante qui déjà se glissait dans ses sens. Elle remonte au céleste séjour, sur cet arc brillant qui l'avait amenée.

 

Parmi ses mille enfants, le Sommeil choisit Morphée habile à revêtir la forme et les traits des mortels. Nul ne sait mieux que lui prendre leur figure, leur démarche, leur langage, leurs habits, leurs discours familiers. Mais de l'homme seulement Morphée représente l'image. Un autre imite les quadrupèdes, les oiseaux, et des serpents les replis tortueux. Les dieux le nomment Icélos, les mortels Phobétor. Un troisième, c'est Phantasos, emploie des prestiges différents. Il se change en terre, en pierre, en onde, en arbre ; il occupe tous les objets qui sont privés de vie. Ces trois songes voltigent, pendant la nuit, dans le palais des rois, sous les lambris des grands ; les autres, songes subalternes, visitent la demeure des vulgaires mortels. Ce n'est point à ces derniers que le Sommeil s'adresse. Il n'appelle que Morphée. Il le charge de remplir les ordres de Junon, et succombant aux langueurs du repos, il retombe sur sa couche, abaisse sa paupière, et s'endort.

 

Morphée vole à travers les ténèbres. Son aile taciturne ne trouble point le silence de l'air. Dans un instant il arrive aux remparts de Trachine. Il dépose son plumage sombre, prend les traits de Céyx, et, sous cette forme, nu, livide, et glacé, il s'arrête devant le lit de la triste Alcyone. Sa barbe est humide, et l'onde a mouillé ses cheveux épars. Il se penche sur le lit, et le visage baigné de larmes :

 

« Malheureuse épouse, dit-il, reconnais-tu Céyx ? La mort a-t-elle pu changer mes traits ? Regarde : c'est ton époux, ou plutôt c'est son ombre. Tes vœux, chère Alcyone, ne m'ont été d'aucun secours. J'ai cessé de vivre. Cesse d'espérer que je puisse être rendu à ton amour. Au sein de la mer Égée, la tempête a surpris mon vaisseau ; bientôt submergé, les vents l'ont englouti dans les ondes. J'appelais en vain Alcyone lorsque ma bouche a reçu le flot mortel. Tu ne vois point en moi l'auteur suspect d'une fausse nouvelle. Elle ne te parvient point par les bruits vagues de la renommée. C'est moi-même qui viens après mon naufrage te faire connaître mon triste destin. Éveille-toi, lève-toi, donne des larmes à ma mort. Revêts des voiles funèbres, et ne laisse point mon ombre descendre dans les enfers, sans avoir reçu le tribut de tes larmes. »

 

Ainsi parle Morphée. Sa voix est celle de l'époux d'Alcyone. Il paraît verser des larmes véritables. Son geste est semblable au geste de Céyx.

 

Alcyone gémit ; elle pleure, elle agite ses bras en dormant. Elle veut embrasser son époux, et c'est l'air qu'elle embrasse :

 

« Demeure, s'écrie-t-elle, où fuis-tu ? Nous irons ensemble chez les morts. »

 

Troublée par la voix et par l'image de Céyx, elle s'éveille. Ses esclaves ont entendu ses cris ; une lampe à la main, elles accourent : Alcyone cherche l'ombre à ses yeux apparue. Ne la trouvant plus, ses mains meurtrissent son visage, elle déchire son sein et les voiles légers qui le couvrent, elle s'arrache les cheveux ; et lorsque sa nourrice fidèle veut connaître le sujet de sa douleur :

 

« Tu n'as plus d'Alcyone, dit-elle, Alcyone n'est plus ; elle est morte avec son cher Céyx. Ne la console point, il a fait naufrage, il est mort ! Je l'ai vu, je l'ai reconnu. Comme il s'éloignait, je lui ai tendu les bras pour le retenir près de moi. L'ombre a fui ; mais c'était une ombre réelle, l'ombre manifeste de mon époux. À la vérité ses traits étaient changés. Son front n'avait plus cet éclat qu'il reçut de l'astre du matin. Hélas ! je l'ai vu pâle, nu, les cheveux dégouttants. Là, je l'ai vu paraître. Voici l'endroit même où le malheureux Céyx s'est arrêté (et son regard semble chercher encore les traces de l'ombre). Ah ! c'était là ce que me présageaient mes craintes, ma douleur, lorsque je te conjurais de ne pas me quitter, de ne pas te confier à la fureur des vents. Pourquoi, devant périr, avec toi refusas-tu de me conduire ! Il m'eût été plus doux de te suivre, de ne passer aucun instant de ma vie séparée de toi. La mort même n'eût pu nous désunir. Maintenant, absente du naufrage, avec toi j'y péris ; je roule dans les flots qui t'ont englouti, et sans me posséder, la mer m'a reçue dans son sein. Ah ! que mon cœur soit plus cruel que les gouffres de l'onde, si je consens à prolonger mes jours, si je cherche même à combattre ma douleur ! Mais je ne la combattrai point. Époux infortuné ! je ne t'abandonnerai pas. Maintenant du moins, je puis t'accompagner ; et si nos ossements ne sont pas rejoints dans le même tombeau, du moins nos noms s'y toucheront à jamais réunis. »

 

La douleur ne lui permet pas d'en dire davantage. Sa voix s'étouffe dans les sanglots, et de son cœur oppressé sortent de longs gémissements.

 

Le jour luit. Elle sort du palais, elle court au rivage, elle revoit l'endroit fatal où s'embarqua Céyx. Elle s'arrête :

 

« C'est ici, dit-elle, que j'ai reçu ses embrassements et son dernier baiser ! »

 

Et tandis que son âme est occupée du souvenir de ces tristes adieux, tandis que sur la mer elle promène un regard inquiet, elle aperçoit dans le lointain, flottant sur l'onde, un objet inconnu qui semble un cadavre glacé. Elle ne peut d'abord distinguer ce qu'il est. Mais les flots l'approchant davantage, et quoiqu'il soit encore éloigné, elle reconnaît le corps d'un malheureux qui a péri dans le naufrage. Elle donne des larmes à son triste destin.

 

« Ô qui que tu sois, dit-elle, que je te plains ! et que je plains ton épouse, s'il te reste une épouse ! »

 

Cependant ce corps flotte plus près du rivage. Plus elle regarde, plus ses sens sont émus. Il approche ; déjà elle peut reconnaître ses traits. Elle regarde… C'était son époux :

 

« C'est lui-même ! s'écrie-t-elle. »

 

Et déchirant son visage et sa robe, arrachant ses cheveux, tendant ses mains tremblantes :

 

« Est-ce ainsi, cher époux, est-ce ainsi que tu devais m'être rendu ! »

 

Sur les bords de la mer est une digue, ouvrage de l'art, qui brise à ses pieds la première impétuosité des flots, fatigue et rompt leur violence. Elle y vole ; on s'étonnerait qu'elle pût y monter, mais elle vole en effet. De ses ailes naissantes elle frappait les airs légers ; oiseau plaintif, elle effleurait les vagues, et son bec aigu jetait un cri lugubre et gémissant. Elle vole à son époux ; elle presse, elle embrasse de ses ailes ce corps froid et glacé qu'elle aime, et de son bec cherche et caresse sa bouche. Témoin de ce prodige, le peuple ignore d'abord si Céyx a senti ses baisers, ou si le mouvement des ondes a soulevé sa tête ; il les avait sentis. Les dieux, touchés de leur malheur, en oiseau changent aussi le tendre époux d'Alcyone. Dans leurs nouveaux destins, ils conservent leur premier amour ; ils sont toujours unis. Au milieu de l'hiver, pendant sept jours calmes et sereins, l'Alcyon couve les tendres fruits de l'hymen dans des nids suspendus sur les mers. Alors le nautonier ne craint point les tempêtes. Éole enchaîne les vents, il les retient au fond de leurs cachots, et veut que ses petits-fils puissent éclore sans péril sur des flots unis et paisibles.

 

Un vieillard les voyant voler sur les plaines des mers, applaudit à des amours fidèles conservés si longtemps. Un autre vieillard, si ce n'est le même, dit alors :

 

« Voyez-vous cet oiseau qui plonge sa tête dans l'onde ? »

 

Et il montrait un plongeon aux longs pieds, au long cou.

 

« Il sort du sang des rois ; et si vous voulez connaître son origine, il compte pour aïeux Ilus, Assaracus, Ganymède, qui verse aux dieux l'ambroisie ; le vieux Laomédon, et Priam, qui a vu les derniers jours de Troie. Il fut frère d'Hector, et peut-être si dans son printemps il eût pu se défendre de son destin funeste, il aurait égalé la gloire d'Hector, quoique d'Hector Hécube fût la mère, et qu'Éaque eût été enfanté secrètement dans les forêts d'Ida, par Alexirhoé, nymphe champêtre qui du Granique avait reçu le jour.

 

« Ésaque haïssait le tumulte des villes ; il fuyait des cours la pompe ambitieuse, et se plaisait sur les monts solitaires, dans les champs, séjour du paisible bonheur. Il se montrait rarement au palais de son père. Mais son cœur n'était point sauvage et inaccessible aux traits de l'amour. Il aimait Hespérie, fille du fleuve Cébrène, et la cherchait dans les forêts. Un jour il la rencontre sur les rives du Cébrène. Elle séchait au soleil ses longs cheveux épars. La nymphe se voit surprise, et fuit, telle qu'une biche effrayée fuit devant le loup ravissant, telle que la canne aquatique devant l'épervier s'éloigne et laisse derrière elle l'étang qu'elle habitait. Le héros troyen poursuit Hespérie. L'amour le rend plus rapide ; la crainte rend la nymphe plus légère.

 

« Mais, hélas ! un serpent caché sous l'herbe mord le pied d'Hespérie, et de sa dent aiguë le poison terrible porte dans ses veines un rapide trépas. En même temps elle cesse de courir et de vivre. Ésaque, au désespoir, et l'appelle et l'embrasse. Il se repent, il se repent de l'avoir poursuivie. – Mais, s'écrie-t-il, pouvais-je prévoir ce malheur ? J'ai souhaité de vaincre, mais non pas à ce prix. Infortunée ! deux ennemis t'ont perdue, le serpent qui te donne la mort, et moi qui l'ai causée. Ah ! que je sois plus coupable que lui, si j'hésite encore à venger ton trépas par le mien.’

 

« Il dit, et d'un rocher dont les flots ont creusé la base, il s'élance dans la mer. Thétis, touchée de son malheur, le soutient dans sa chute. D'une aile naissante il effleure l'onde, et la mort qu'il appelle est refusée à ses vœux. Il s'indigne de conserver une vie odieuse, et voyant que son âme impatiente de quitter sa demeure, y est malgré lui retenue, il s'élève d'un vol rapide, et de nouveau s'élance dans les flots. La plume le soutient. Furieux, il se plonge et se replonge au fond des mers, cherchant le chemin du trépas, qu'il ne trouve jamais. L'amour a causé sa maigreur. Sa jambe est effilée. Sur un long cou sa tête s'éloigne de son corps. Il aime l'onde et tire son nom de son empressement à s'y plonger et replonger sans cesse. »

 

Chant 12

 

Priam pleure la mort d'Ésaque. Il ignore que, sous la forme d'un oiseau, son fils vit encore et vole dans les airs. Hector et les princes ses frères lui élèvent un tombeau, qui n'a pu recevoir sa cendre, où son nom seul est gravé. On ne voit point Pâris à cette pompe funèbre. Il allait bientôt ramener à Troie l'épouse de Ménélas, par lui ravie, et avec elle une guerre longue et sanglante : mille vaisseaux, toutes les forces de la Grèce conjurée suivaient le ravisseur ; et la vengeance eût été rapide, si le tumulte des vents n'eût rendu les flots ennemis, et retenu tous les Grecs dans l'Aulide.

 

Suivant l'usage antique, les Grecs préparaient un sacrifice à Jupiter. À peine la flamme brillait-elle sur l'autel, ils voient sur un platane voisin, ramper, monter un serpent tortueux. Au sommet de l'arbre est un nid, qui recèle huit oiseaux qu'un léger duvet couvre à peine encore. Le serpent les saisit ; il saisit aussi la mère, qui, pour les défendre, volait autour du nid éplorée et plaintive ; et il les engloutît dans son avide sein.

 

Témoins de ce prodige, tous les Grecs ont frémi. Mais le fils de Thestor, de l'avenir interprète fidèle, Calchas, s’écrie :

 

« Nous triompherons ! descendants des Pélasges, réjouissez-vous ! Ilion tombera, mais le terme de nos travaux est encore éloigné. Neuf ans de guerre nous sont prédits par ces neuf oiseaux que le serpent a dévorés. »

 

Il dit ; et soudain le serpent qui rampe sur le tronc du platane, se durcit en marbre, et le marbre conserve la forme du serpent.

 

Cependant le violent Nérée domine encore sur les mers d'Aonie. Il retient les Grecs impatients dans les ports de l'Aulide. On croit que Neptune protège Troie, et veut sauver les murs qu'il a bâtis ; mais Calchas ne le croit pas. Il sait, il déclare que, par le sang d'Iphigénie, le courroux de Diane doit être apaisé. L'intérêt de tous triomphe enfin de la tendresse paternelle, et, dans Agamemnon, le roi l'emporte sur le père. Prêts à verser son sang, les sacrificateurs pleurent et frémissent ; la déesse est désarmée. Un nuage épaisse se répand autour de l'autel ; au milieu du sacrifice, des chants et des prières, Iphigénie est enlevée ; et, à sa place, Diane substitue une biche.

 

Ainsi la déesse est apaisée par une victime plus digne d'elle. Sa colère et celle des flots cessent en même temps. Soudain mille voiles s'enflent sous des vents favorables, et les Grecs, après de longs travaux, touchent enfin aux rivages de Troie.

 

Entre le ciel et la terre, et le vaste océan, s'élève un antique palais, au milieu de l'univers, aux confins des trois mondes. Là, dans les régions les plus lointaines, l'œil peut tout découvrir. Là l'oreille peut entendre la voix de tous les humains : c'est le séjour de la Renommée ; incessamment elle veille sur la plus haute tour de ce palais, dont nulle porte ne ferme l'entrée. On y voit mille portiques jour et nuit ouverts, et le toit qui le couvre par mille issues laisse passer le jour. Ses murs sont un airain sonore qui frémit au moindre son, le répète et le répète encore. Le repos est banni de ce palais ; on n'y connaît point le silence. Ce ne sont point cependant des cris, mais les murmures confus de plusieurs voix légères, pareils aux frémissements lointains de la mer mugissante ; pareils au roulement sourd qui, dans les noires nuées de la tempête, lorsque Jupiter les agite et les presse, prolonge les derniers éclats de la foudre mourante. Une foule empressée sans cesse assiège ces portiques, sans cesse va, revient, semant mille rumeurs, amas confus de confuses paroles, mélange obscur du mensonge et de la vérité. Les uns prêtent une oreille attentive à ces récits frivoles ; les autres les répandent ailleurs. Chacun ajoute à ce qu'il vient d'entendre, et le faux croît toujours. La résident la Crédulité facile et l'Erreur téméraire, la vaine Joie, la Crainte au front consterné, la Sédition en ses fureurs soudaine, et les Bruits vagues qui naissent des rapports incertains. De là, la Renommée voit tout ce qui se passe dans le ciel, sur la terre, et sur l'onde, et ses regards curieux embrassent l'univers.

 

Elle avait publié le départ de l'armée redoutable qui menaçait les remparts d'Ilion. Les Troyens ne sont point surpris sans défense. Ils s'opposent à la descente des Grecs, ils défendent leurs rivages. Protésilas, tu tombes le premier sous la lance d'Hector. D'autres exploits, funestes aux guerriers de la Grèce, signalent la valeur encore inconnue de ce héros. Les Troyens apprennent aussi à connaître, par les leurs qui succombent, le courage des guerriers qu'ils ont à combattre. Déjà le promontoire de Sigée est rougi du sang des deux partis. Déjà Cycnus, fils de Neptune, a terrassé mille ennemis. Debout sur son char, déjà le fier Achille combat et renverse avec sa lance des bataillons entiers. Dans la mêlée, c'est Hector ou Cycnus qu'il cherche et qu'il appelle. Il rencontre Cycnus ; le destin lui réservait Hector pour la dixième année. Il excite ses coursiers, il les anime par sa voix, pousse son char contre le Troyen, et dans ses mains terribles agitant ses redoutables traits :

 

« Qui que tu sois, dit-il, jeune guerrier, emporte dans la nuit du trépas la consolation de tomber sous les coups d'Achille. »

 

Soudain un pesant javelot a suivi sa parole ; mais, quoique avec force, avec adresse lancé, il atteint Cycnus sans le blesser, et le fer aigu s'émousse sur son sein. Achille est étonné :

 

« Fils d'une déesse (car ta renommée te fait assez connaître), ne sois plus surpris, s'écrie le héros troyen, si je suis sans blessure. Ce casque aux crins flottants, et ce bouclier dont mon bras est chargé, ne me sont d'aucun secours. Ils servent à me parer, et non à me défendre. Si je les quittais, je n'en serais pas moins invulnérable. Fils d'une néréide, tu peux vanter ta superbe origine : moi, je dois le jour au dieu puissant qui commande à Nérée, à ses filles, et qui règne sur le vaste Océan. »

 

Il dit, et lance contre Achille un javelot qui perce l'airain de son bouclier, pénètre jusqu'au neuvième cuir, et s'arrête au dixième. Le héros, indigné, l'arrache, et d'un bras nerveux fait voler contre Cycnus un second trait plus fort et plus terrible ; mais, en atteignant Cycnus, le trait s'émousse et tombe sans le blesser. Achille porte alors sa lance contre le Troyen : mais sa lance est impuissante, quoique Cycnus en reçoive l'atteinte, en écartant à dessein son bouclier.

 

Achille est furieux. Tel, dans les jeux du cirque, s'irrite un taureau, lorsqu'il s'élance, plonge sa corne terrible dans la pourpre à ses yeux agitée, et reconnaît qu'il n'a porté que de vaines blessures. Le héros doute si sa lance dégarnie du fer a trompé l'effort de son bras ; le fer tient à la lance :

 

« C'est donc mon bras qui est affaibli, s'écrie-t-il, puisqu'il ne peut contre un ce qu'il a pu sur mille ! Certes, il eut plus de vigueur lorsque le premier je renversai les remparts de Lyrnèse ; lorsque je remplis de carnage Ténédos et Thèbes, où régna Éétion ; lorsque les flots du Caïque furent rougis du sang des peuples qui demeuraient sur ses bords ; lorsque enfin Télèphe deux fois éprouva cette lance ! Mais que dis-je ? tous ces Troyens que je vois étendus sur le rivage sont tombés sous mes coups ; ils attestent ce qu'a pu cette main, ce qu'elle peut encore. »

 

Il dit, et, comme s'il eût douté de ses premiers exploits, il dirige sa lance contre Ménétès, soldat né dans la Lycie ; du même coup perce sa cuirasse et son cœur. Ménétès tombe et roule mourant sur l'arène sanglante. Achille retire sa lance, et s’écrie :

 

« Voilà la main, voilà le fer avec lesquels je viens de vaincre. Employons-les contre mon superbe ennemi ; et que les dieux m'accordent le même succès ! »

 

Il dit, et tourne contre Cycnus sa lance inévitable ; il l'atteint à l'épaule gauche ; le fer y retentit repoussé comme par un mur d'airain, comme par un rocher. Cependant Achille voit sur la cuirasse du Troyen quelques traces de sang ; il s'en réjouit en vain : Cycnus n'est point blessé. C'est le sang de Ménétès qui rougit son armure.

 

Transporté de fureur, Achille s'élance de son char ; et l'épée à la main il vole au Troyen, qui l'attend avec une assurance tranquille. Il perce son bouclier, il fend son casque et sa cuirasse ; mais le fer retentit sur son corps, et s'émousse sans l'entamer. Achille ne se possède plus. Trois et quatre fois de son bouclier pesant il le frappe au visage. Cycnus recule, Achille le presse, et le trouble, et l'accable ; il l'étourdit et le frappe sans relâche. La terreur le saisit ; il voit devant ses yeux égarés des ténèbres flottantes. Il portait en arrière ses pas, son pied rencontre une pierre ennemie, il chancelle, il tombe avec violence. Achille fond sur lui. Il le presse de tout le poids de son vaste bouclier ; de son genou nerveux il comprime son sein ; les courroies de son casque, il les enlace à sa gorge fortement étreinte, et Cycnus perd en même temps et l'haleine et la vie. Achille allait enlever au vaincu son armure ; mais il ne voit plus qu'elle. Le dieu des mers venait de changer Cycnus en cet oiseau blanc qui conserve son nom.

 

Ces premiers travaux et ces premiers combats amènent une trêve de plusieurs jours. La guerre a suspendu ses fureurs ; et, tandis que les Troyens veillent sur leurs remparts, et les Grecs dans leurs retranchements, le vainqueur de Cycnus veut célébrer son triomphe, et sacrifie une génisse à Pallas. La flamme sacrée dévore les entrailles de la victime ; la fumée du sacrifice, accepté par les dieux, s'élève jusqu'aux astres : c'est la part des immortels ; le reste est servi sur la table d'Achille.

 

Les rois grecs y prennent place. Ils se nourrissent des chairs rôties de la victime. Le vin étanche leur soif et chasse leurs soucis. Ni la lyre, ni les vers, ni la flûte, ne charment leurs loisirs ; mais c'est en discourant qu'ils prolongent la nuit. Les combats sont le sujet de leurs entretiens. Ils racontent leurs exploits, ceux de leurs ennemis. Ils aiment à dire les dangers par eux cherchés et surmontés : car sur quel autre objet pourrait parler Achille et de quel autre objet pourrait-on entretenir Achille ?

 

Son combat avec Cycnus est le plus long sujet de leurs longs entretiens. Chacun s'étonne comment, impénétrable à tous les traits, le corps du Troyen pouvait, repoussant les plus rudes atteintes, émousser le fer le plus tranchant. C'est ce que les Grecs admiraient, ce qu'Achille lui-même ne pouvait concevoir.

 

Mais Nestor prenant la parole :

 

« Cycnus, dit-il, est le seul mortel de votre âge que vous ayez vu braver le fer, et le seul à tous les coups invulnérable. Ce prodige n'est pas nouveau pour moi. Dans mon printemps, j ai vu Cénée recevoir sur son corps mille traits sans en être blessé. Perrhèbe le vit naître, il remplit l'Othrys de ses exploits ; mais ce qui dans Cénée était plus étonnant encore, Cénée était né fille. »

 

Surpris de la nouveauté de ce prodige, tous les convives demandent à Nestor qu'il en conte l’histoire :

 

« Parlez, dit Achille, parlez, éloquent vieillard, oracle de notre âge. Chacun de nous a le même désir de vous entendre. Dites ce qu'était Cénée, comment son sexe fut changé, dans quels combats, par quels exploits il se fit connaître à vous, et quel fut son vainqueur, si toutefois il put avoir un vainqueur ? »

 

« Quoique, reprend Nestor, la vieillesse pesante ait émoussé mes sens, quoique j'aie oublié beaucoup de faits mémorables dont mon jeune âge fut témoin, j'en ai cependant retenu un plus grand nombre ; mais de tous ceux que j'ai vus, soit dans la paix, soit dans la guerre, aucun n'est plus présent à ma mémoire que celui dont vous allez entendre le récit. Ma longue vie m'a rendu spectateur de mille événements. J'ai vu deux cents hivers, et maintenant le troisième âge commence pour moi.

 

« Cénis, fille d'Élatus, célèbre par ses charmes était la plus belle des vierges de Thessalie. Elle fut en vain recherchée par les princes les plus riches des villes voisines, et des villes de vos états, Achille, car elle y prit naissance. Pélée peut-être eût aussi désiré sa main ; mais Thétis votre mère était déjà donnée ou promise à ses vœux. Cénis fuyait l'hymen. Un jour qu'elle errait solitaire sur le rivage des mers, le dieu qui en tient l'empire triompha de sa pudeur. C'est du moins ce que publiait la Renommée. Pour prix de sa victoire :

 

– Tu peux, dit Neptune, former des souhaits ; ne crains point un refus, parle, ils seront accomplis.’

 

« C'est aussi ce que la Renommée publiait.

 

– Mon affront, répond-elle, me fait former cet unique vœu, de ne pouvoir plus désormais en souffrir de pareils. Que je ne sois plus femme et tu m’auras tout accordé !’

 

Cénis a prononcé d'un ton plus mâle les derniers de ces mots. Sa voix pourrait passer pour celle d'un homme : elle est homme en effet. Déjà le dieu des mers avait exaucé sa prière, et, par un nouveau don, il veut que le corps de Cénis soit impénétrable et ne puisse succomber sous le fer. Heureux de son nouveau destin, Cénis parcourt les champs du Pénée, et ne se livre qu'à de nobles travaux.

 

« Le fils de l'audacieux Ixion venait d'épouser Hippodamie. Les centaures cruels, enfants de la nue, invités au festin, avaient pris place, suivant leur rang, à la table dressée dans un antre spacieux, environné d'arbres touffus. Les rois de Thessalie étaient présents, et moi-même avec eux. L'air retentissait au loin des cris confus inspirés par la joie. On chantait l'hyménée, et les feux sacrés brûlaient dans le parvis.

 

« Hippodamie paraît, brillante de sa beauté et de l'éclat de ses atours. Un cortège nombreux de jeunes mères et de matrones la suit. Nous félicitons Pirithoüs, nous célébrons le bonheur qui l'attend ; et ce doux présage semble au moment même démenti. Le plus sauvage des sauvages enfants de la nue, Eurytus, échauffé par le vin, s'enflamme encore à la vue d'Hippodamie, et d'une double ivresse éprouve les transports.

 

« Soudain les tables sont renversées, le désordre est extrême. Le violent Eurytus saisit aux cheveux la belle Hippodamie. En même temps les centaures enlèvent les femmes que le choix ou le hasard fait tomber sous leurs mains. C'est le désordre d'une ville prise d'assaut. L'antre profond retentit de cris déchirants. Nous nous levons, et Thésée le premier s’écrie : – Eurytus, quelle est ta fureur insensée ! Je vis, je suis présent, et tu oses outrager Pirithoüs ! Ne sais-tu pas que l'offenser, c'est m'offenser moi-même !’

 

« Le héros n'a point ainsi parlé en vain. Il s'élance, il écarte tout ce qui s'offre à son passage, il arrache Hippodamie aux ravisseurs furieux. Eurytus se tait. Et comment pourrait-il par de vains discours justifier son crime ? Mais il lève sa main audacieuse sur le vengeur de Pirithoüs ; il le menace au visage, et le frappe à la poitrine.

 

« Près de là était un vase antique, énorme, dont diverses figures ornaient les contours. Malgré son poids, le puissant fils d'Égée le saisit et le lance à la tête de son ennemi. Eurytus tombe, roule et se débat sur l'arène, vomissant à la fois par sa bouche, sa cervelle et des flots de sang et de vin. Irrités du meurtre de leur frère : – Aux armes ! s'écrient les centaures, aux armes !’ Le vin échauffait leur courage. Leurs premières armes sont les coupes fragiles et les vases du festin, qui, destinés à de plus doux emplois, volent de toutes parts soudainement changés en instruments de guerre et de carnage.

 

« Le fils d'Ophion, Amycus, ose le premier dépouiller l'autel domestique de ses dons. Il saisit un candélabre où pendent plusieurs lampes allumées ; il l'élève en l'air, comme la hache des sacrifices prête à tomber entre les cornes d'un taureau, et frappe au front le Lapithe Céladon. Ses os brisés s'enfoncent dans sa tête. Ses yeux sortent sanglants de leur orbite ; son nez repoussé descend dans son palais, et sa figure n'a plus rien qu'on puisse reconnaître. Pelatès, qui naquit à Pella, arrache le support d'une table, en frappe encore Céladon, le terrasse, et plonge son menton dans son sein. Le Lapithe vomit ses dents mêlées dans des flots d'un sang noir, et, par une double blessure, descend dans les enfers.

 

« Grynée, placé près de l'autel où l'encens fume encore, et tournant sur lui des regards furieux : – Pourquoi, s'écrie-t-il, craindrais-je d'employer ces armes !’ Et soudain il soulève dans ses bras l'autel où brûlent les feux sacrés, et le lance au milieu des Lapithes. Cette énorme masse tombe, écrase Brotéas et Orios, fils de la nymphe Mycalé, dont les charmes puissants forçaient, disait-on, la lune à descendre du ciel. – Qu'une arme s'offre à mes regards, crie Exadius, et ton crime aura son châtiment.’ Il dit, et des branches d'un pin, il arrache un bois de cerf voué à Diane. Il enfonce ce double dard dans les yeux du centaure. L'un de ces yeux s'attache au trait qui l'a percé ; l'autre roule sur le visage, et le sang figé le retient dans la barbe.

 

« Rhœtus enlève de l'autel le tison sacré, qui brûle encore, atteint Charaxus, et brise sa tempe droite, que protège en vain sa blonde chevelure. Sa chevelure s'enflamme, pareille aux chaumes embrasés. Le sang qui sort de sa blessure, pénétré par les feux dévorants, bouillonne avec un bruit terrible, tel que le fer étincelant, saisi dans les brasiers d'une forge, avec des tenailles recourbées, plongé dans l'eau, siffle et fait autour de lui frémir l'onde fumante. Cependant Charaxus éteint la flamme avide qui dévore ses cheveux épais ; il élève de la terre, il charge sur ses épaules le seuil d'une porte qui eût fait gémir l'essieu d'un char sous son poids. Mais cette masse l'accable ; il ne peut la lancer sur son ennemi ; elle retombe et écrase Cométès, son compagnon, placé trop près de lui.

 

« Rhœtus fait éclater sa joie : – Puissent les tiens, dit-il, contre nous déployer la même force, et se signaler par de mêmes exploits !’ À ces mots, il lui fait avec le tison fumant une seconde blessure. Il le frappe, il le refrappe encore, et fracasse son crâne, dont les débris se fixent dans son cerveau.

 

« Vainqueur, il attaque Evagrus, et Corythus, et Dryas. Corythus, dont un léger duvet ombrage à peine le menton, expire le premier sous ses coups. – Quelle gloire te revient de la mort d'un enfant ?’ s'écrie Evagrus. Il achevait ces mots, Rhœtus enfonce le tison brûlant dans sa bouche, et la flamme l'étouffe et consume son sein. Il te poursuit aussi, impétueux Dryas, et fait devant toi tournoyer ses homicides feux. Mais trop fier de ses premiers succès, son orgueil l'abuse. Tu le perces de ton épieu à l'endroit où la tête se joint à l'épaule. Il gémit, il arrache avec effort le bois de sa blessure, et fuit laissant sa trace teinte de son sang.

 

« On voit fuir en même temps Ornéus et Lycabas, et Médon blessé à l'épaule droite, et Pisénor et Thaumas, et Merméros, naguère vainqueur à la course de tous ses compagnons, mais qui, blessé dans le combat, s'éloigne d'un pas lent et tardif. Avec eux fuyaient aussi Pholus, Mélaneus, Abas, chasseur redoutable aux sangliers, et le devin Astylos, qui vainement avait voulu détourner les centaures de ce combat, dont d'avance il connaissait l'issue. Nessus, effrayé, s'éloignait des dangers : – Arrête, et ne fuis point, lui dit Astylos ; le destin te réserve pour les flèches d'Alcide !’

 

« Mais Eurynomus, Lycidas, Aréos, Imbreus n'évitent point la mort. Ils osent attendre Dryas, et tombent sous ses coups. Et toi, Crénéus, tu fuyais, il t'atteint ; tu veux regarder en arrière, et le fer pénètre dans ton front, entre les yeux, et les couvre des ombres du trépas.

 

« Au milieu de ce tumulte affreux, plongé par le vin dans un sommeil léthargique, Aphidas est étendu sur la peau d'un ours que l'Ossa vit croître dans ses forêts ; il tient d'une main tremblante une coupe à demi répandue. Phorbas le voit agiter cette arme inutile, et secouant son javelot : – Va, dit-il, aux ondes du Styx mêler le vin que tu as bu.

 

« Il parle et lance son javelot. Le fer dont il est armé atteint à la gorge Aphidas sur le dos renversé. Il ne sent point le coup mortel qui le frappe. Son sang coule à grands flots sur sa couche, et rejaillit dans la coupe qu'il tient.

 

« Je vis Pétréus s'efforcer d'arracher de terre un chêne chargé de tous ses glands. Tandis qu'il l'embrasse, le secoue, et l'ébranle, la lance de Pirithoüs l'atteint dans les flancs, le perce d'outre en outre, et le cloue à l'arbre qu'il voulait arracher. On dit aussi que Pirithoüs triompha de Lycus, que Chromis tomba sous ses coups. Mais leur trépas lui valut moins de gloire que la défaite de Dictys et d'Hélops. Hélops est atteint à la tempe droite d'un javelot qui pénètre à travers ses oreilles. Dictys fuyait tremblant devant le fils d'Ixion qui le presse. Du haut d'un roc escarpé il tombe, se précipite, brise du poids de son corps le tronc d'un orme, et laisse ses entrailles éparses sur ses vastes débris.

 

« Apharée accourt pour le venger. Il détache du rocher une masse énorme, et veut, avec effort, la lancer contre le héros. Thésée le prévient, fracasse avec sa massue les os gigantesques de son bras, et n'a pas le temps, ou, le voyant hors de combat, dédaigne de lui donner la mort. Le héros saute sur la croupe du puissant Bienor, centaure qui jusque-là n'avait porté que lui-même. D'un genou nerveux, il presse ses flancs ; de sa main gauche il saisit sa chevelure flottante ; il le frappe à la tête des nœuds de sa massue et brise son front menaçant. Avec cette arme terrible, il abat encore Nédymnus, et Lycopès adroit à lancer un javelot, et Hippasos dont la barbe épaisse descend sur son sein, et Riphée qui surpasse en hauteur les arbres des forêts, et Térée qui aimait à prendre des ours sur les monts de Thessalie, qui les chargeait sur ses épaules, et les portait vivants et grondants dans l'antre qu'il habitait.

 

« Démoléon, que ces exploits indignent, prétend en arrêter le cours. Il réunit tous ses efforts pour déraciner un pin altier qu'un siècle affermissait sur sa base. Ne pouvant l'arracher, il le rompt et le lance à la tête du héros. Cette masse l'eût écrasé, mais il se détourne et l'évite, inspiré par Pallas : c'est du moins ce qu'il voulait faire croire lui-même. Cependant le coup ne fut pas vain. Il atteint le superbe Crantor, et rompt son sein, son épaule, et ses flancs.

 

« Achille, ce Crantor fut l'écuyer de votre illustre père. Le roi des Dolopes, Amyntor, vaincu par Pélée, le lui donna pour gage de la paix et de la foi jurée. Pélée le voit étendu et déchiré d'une triple blessure. – Cher Crantor, s'écrie-t-il, reçois la victime que je vais immoler à tes mânes sanglants.’

 

« Il dit, et d'un bras nerveux que la vengeance anime, il lance à Démoléon un javelot qui s'enfonce dans ses os et frémit dans ses flancs. Le bois est arraché avec effort par le centaure, mais le fer reste engagé dans son sein. La douleur accroît sa rage. Malgré sa blessure, il se cabre contre son ennemi, l'attaque, et le frappe de la corne de ses pieds. Sous ses coups redoublés le casque et le bouclier retentissent. Le héros se défend ; il se couvre de son bouclier. Il soutient les assauts du monstre, et du même dard perce le double sein de l'homme et du cheval.

 

« Déjà Pélée avait vaincu Phlégréos et Hylès. Iphinoüs et Clanis étaient tombés sous ses coups. Dorylas, qui, d'une peau de loup couvrant sa tête horrible, avait armé ses mains de deux cornes de bœuf, double dard abreuvé du sang des Lapithes, expira aussi sous les traits du héros : – Vois, disais-je au centaure, combien tes armes sont moins sûres que le fer !’ et je lui lance mon javelot. Ne pouvant l'éviter, il veut couvrir son front, et sa main à son front est clouée. On s'écrie. Placé plus près que moi du monstre, Pélée, qui le voit à lui-même attaché, déjà vaincu par sa blessure, plonge son glaive dans ses flancs. Le centaure se cabre ; lui-même arrache ses entrailles, les traîne à terre, les foule sous ses pieds, dans leurs nœuds engage ses jarrets, et tombe et roule expirant sur l'arène.

 

« Ta beauté, si toutefois ta forme peut mériter ce nom, ne te sauve point, jeune Cyllare, au milieu de ce tumulte affreux. Un blond duvet commence à briller sur ton menton. L'or de tes blonds cheveux sur ton cou se déroule flottant. La fraîcheur de ton teint montre un heureux mélange et de force et de grâce. Ta tête, tes bras, tes mains, ton buste entier, semblent être l'ouvrage d'un habile artiste. Tout ce qui est homme en toi est parfait ; tout ce qui tient du coursier n'est pas moins admirable. Si l'on te donne la tête et le cou du cheval, tu égaleras en beauté le coursier de Castor. Ta croupe est élégante, ton poitrail noble et relevé ; ton poil a le noir luisant du jais ; ta queue et tes jambes sont d'une blancheur éclatante.

 

« Parmi les filles des centaures, mille avaient voulu lui plaire. Mais la seule Hylonomé obtint de lui un tendre retour. De toutes ses compagnes, hôtesses des forêts, elle est la plus aimable. Son amour, ses serments, ses caresses, ont subjugué Cyllare. Elle est aussi belle que lui. L'ivoire lisse ses cheveux légers ; elle y place le romarin, ou la violette, ou les roses ; quelquefois des lis blancs les couronnent. Chaque jour, dans l'onde pure d'une fontaine qui rafraîchit les bois de Pagasa, deux fois elle plonge sa tête, deux fois elle baigne son corps. Une riche fourrure s'attache avec grâce sur son épaule, ou descend à gauche sur son sein. Une tendresse égale unit les deux amants ; ils errent côte à côte sur les montagnes ; la nuit, le même antre les réunit. Ils étaient venus ensemble au festin des Lapithes, et côte à côte ils combattaient tous deux.

 

« Un trait part à leur gauche ; on ignore qui l'a lancé. Il s'y enfonce au-dessous du sein de Cyllare ; il effleure son cœur : à peine est-il retiré, son cœur et son corps sont glacés par le froid du trépas. Hylonomé le reçoit mourant dans ses bras. Elle étend sa main sur sa blessure et cherche à la fermer ; elle joint sa bouche à sa bouche, et veut retenir son âme fugitive. Il expire : soudain elle remplit l'air de ses plaintes douloureuses, que les cris des combattants empêchent d'arriver jusqu'à moi. Elle incline son sein sur le fer qui vient de percer Cyllare, et tombe et meurt en embrassant son époux.

 

« Je crois voir encore devant mes yeux l'effroyable Phacocomès, qui, de la dépouille de six lions, couvre en lui les flancs de l'homme et du cheval. Il lance un arbre que quatre bœufs attelés sous le joug auraient peine à mouvoir. Il atteint à la tête Thectaphos, fils d'Olénos. Sa tête est fracassée. Sa cervelle s'échappe par ses yeux, par son nez, par ses oreilles. Tel entre des joncs passe et sort un laitage pressé. Telle à travers les trous d'un crible, coule et s'exprime une épaisse liqueur.

 

« Tandis que le centaure s'apprête à dépouiller de ses armes son ennemi, j'accours. Pélée en fut témoin, et je plonge mon épée dans ses flancs. Chthonius et Télébous expirent aussi sous mes coups. Chthonius était armé d'un bois fourchu ; Télébous portait un javelot dont il me blessa. Voyez : la cicatrice antique paraît encore. C'est alors qu'on eût dû m'envoyer au siège de Pergame. Alors j'aurais pu retarder les triomphes du grand Hector, et le vaincre peut-être. Mais, en ce temps, Hector n'était point encore ou n'était qu'un enfant ; et maintenant la vieillesse ennemie trahit mon courage.

 

« Vous parlerai-je de Périphas, vainqueur de Pyraethus à double forme ? Dirai-je Ampyx, qui, d'une lance sans fer, perce l'affreux visage de Échélus dressé sur ses quatre ; et Macarée du Péléthronium, qui, brandissant un levier pesant, frappe et renverse le lapithe Erigdupus ? Je me souviens que Nestor enfonça son javelot dans les flancs de Cymélus. Ne croyez pas que le fils d'Ampyx, Mopsus, ne se montre habile qu'à prédire l'avenir. Le centaure Hoditès, atteint par ses flèches rapides, veut en vain s’écrier : un dard attache sa langue à son menton, et son menton à sa poitrine.

 

« Cénée seul avait fait descendre aux enfers cinq des enfants de la nue, Styphélus, Bromus, Antimaque, Élymus, et Piractès, dont une hache armait les mains. J'ai oublié quelles furent leurs blessures ; il n'est resté dans ma mémoire que le nombre des vaincus et les noms qu'ils portaient.

 

« Le plus grand et le plus fort des centaures, Latrée, accourt, fier de porter la dépouille de l'émathien Halétus, qui tomba sous ses coups. Il n'est plus jeune et n'est pas vieux encore. Ses cheveux commencent à blanchir. Il porte un bouclier, un casque, une longue pique, comme les guerriers macédoniens, et promenant ses regards sur l'une et l'autre troupes des combattants, il agite ses armes, décrit un vaste cercle en caracolant, et, fier, impétueux, prononce ces mots-y qui se perdent dans le vague des airs :

 

« Eh quoi ! Cénis, souffrirais-je que tu combattes encore ! car à mes yeux, Cénis, tu seras toujours une femme. As-tu donc oublié ton origine ? Ne te souvient-il plus comment d'un autre sexe tu reçus l'apparence trompeuse, et de quelle injure ce don fut le prix ? Songe que tu naquis femme, songe à ton affront. Retourne à ta quenouille, reprends tes fuseaux, tords le fil entre tes doigts, et laisse aux hommes les combats et les dangers. »

 

« À peine il achevait ce superbe discours, Cénée lance son javelot, qui l'atteint à l'endroit où, cessant d'être homme, il commence à devenir cheval. La douleur le rend furieux. De sa longue pique, il frappe et refrappe la tête nue de son jeune ennemi ; mais la pique rejaillit comme la grêle qui bat le toit d'une maison, comme la pierre légère qui bondit sur un tambour. Le centaure l'attaque de plus près. Il veut dans ses flancs enfoncer son épée, mais ses flancs sont impénétrables : – Et néanmoins, s'écrie-t-il, tu n'échapperas pas. Si la pointe du fer est émoussée, son tranchant va t'immoler.’

 

« Il dit, présente de côté le glaive, mesure de son large tranchant les flancs de Cénée, il frappe, et ses coups semblent retentir sur le marbre ou l’airain : son fer se brise et vole en éclats.

 

« Après avoir ainsi, pendant quelque temps, offert son corps invulnérable aux terribles armes du centaure étonné : – Voyons, dit enfin Cénée, si contre toi mon glaive aura plus de vertu.’ Soudain il le plonge tout entier dans les flancs de Latrée ; il le tourne, le retourne, et dans la blessure même il fait d'autres blessures,

 

« Les centaures furieux, poussant d'horribles cris, se réunissent tous contre un seul ennemi. Ils lancent mille dards qui sifflent, frappent Cénée, s'émoussent, et retombent. Cénée n'est blessé d'aucun trait, aucun trait n'est rougi de son sang. Ce nouveau prodige étonne les centaures : – Ô honte ! s'écrie Monychus, un peuple entier est vaincu par un seul homme qui mérite à peine ce nom. Que dis-je ? il est homme par son courage, et ce qu'il fut autrefois, nous le sommes aujourd'hui. De quoi nous servent nos vastes corps et notre double force ? de quoi nous sert que la nature ait réuni dans nous les deux êtres les plus puissants ? Faudra-t-il nous croire encore nés d'une déesse, et fils d'Ixion, qui jusqu'à Junon même osa porter ses téméraires vœux ? Nous sommes vaincus par un ennemi moitié homme et moitié femme ! Faites rouler sur lui des rochers, des arbres, des montagnes ! Ensevelissez-le vivant sous l'immense dépouille des forêts ! Que cette masse le presse, l'étouffe, et lui tienne lieu des blessures qu'il ne peut recevoir ! ‘

 

« Il dit, et soulevant avec violence un arbre que l'impétueux Auster avait déraciné, il le lance à son ennemi. Son exemple est suivi. En peu de temps, l'Othrys est dépouillé de sa forêt ; le Pélion n'a plus d'ombre. Cénée enseveli, haletant sous ces vastes débris, soulève sur ses épaules le faix qui l'accable. Mais les arbres s'amoncelant au-dessus de sa bouche, au-dessus de sa tête, l'air qu'il respirait cesse de soutenir ses forces. Il est près de succomber. Il fait encore de vains efforts pour se dégager, pour renverser la forêt sous laquelle il gémit, et parfois il l'agite, il la soulève encore : tel on voit l'Ida s'ébranler par de sourds tremblements.

 

« Le doute environne le destin de Cénée. On croit qu'étouffé sous les dépouilles de l'Othrys et du Pélion, il est descendu dans le sombre Tartare. Mais le fils d'Ampyx, le devin Mopsus, est d'un avis contraire. Il a vu sortir du milieu des troncs entassés sur le héros, un oiseau revêtu d'un plumage fauve et qui s'est élevé dans les airs. Moi-même aussi j'ai vu cet oiseau merveilleux pour la première et la dernière fois. Mopsus, qui suit des yeux, du cœur, et de la voix, son vol léger autour de notre troupe, et qui l'entend jeter de grands cris : – Je te salue, dit-il, ô toi, honneur du nom lapithe, Cénée, homme unique entre tous les hommes, et maintenant unique entre tous les oiseaux !’ Ce prodige est cru sur la foi de Mopsus. Cependant la douleur de sa perte irrite encore notre colère. Nous nous indignons, d'avoir vu contre un seul s'armer tant d'ennemis ; et nos glaives ne cessent de s'abreuver de sang et de carnage, qu'après que la plupart des centaures sont tombés sous nos coups, ou que la fuite et la nuit ont dérobé le reste à la mort. »

 

Tlépolème a écouté le récit de ce combat, où le vieux roi de Pylos n'a oublié que les exploits du grand Alcide. Il ne peut taire le chagrin qu'il éprouve :

 

« Sage vieillard, dit-il, je m'étonne que vous n'ayez rien dit d'Hercule, qui m'a donné le jour, et de la gloire qu'il acquit dans ce combat mémorable. Il m'a souvent conté que la défaite des centaures fut due à son courage. »

 

Nestor soupirant à ces mots :

 

« Pourquoi, dit-il, me contraindre à retrouver le souvenir de mes malheurs, à réveiller dans mon cœur des chagrins assoupis par les ans ; à déclarer ma haine pour votre père, et les outrages qu'il m'a faits ? Il est trop vrai, grands dieux ! que ses exploits s'élèvent au-dessus de la foi des mortels, qu'il a rempli l'univers de son nom. Mais je voudrais me taire sur sa gloire : car enfin, nous ne louons ni Déiphobe, ni Polydamas, ni même le grand Hector : et qui peut vouloir louer son ennemi !

 

« Hercule renversa jadis les remparts de Messène. Il détruisit Élis et Pylos, qui n'avaient point mérité sa vengeance. Il porta le fer et la flamme au palais de mon père ; et sans parler de toutes les victimes qu'il immola dans ce funeste jour, nous étions douze enfants de Nélée, déjà l'espoir et l'orgueil de la Grèce ; les douze enfants, moi seul excepté, tombèrent sous ses coups. On peut concevoir qu'ils aient succombé sous l'effort de son bras. Mais la mort de Périclymène peut être un sujet d'étonnement. Neptune, auteur de notre race, avait donné à Péryclimène le pouvoir de prendre, de quitter, de reprendre à volonté les formes qu'il voulait choisir.

 

« Il avait déjà, sous vingt aspects divers, combattu sans succès contre Alcide. Il revêt enfin la forme de l'oiseau que chérit Jupiter, et dont les serres sont armées de la foudre. Avec la force de l'aigle, de son bec aigu, de ses ailes, de sa tranchante serre il déchire le visage de son ennemi, et, vainqueur, s'élève dans les airs. Hercule tend son arc trop sûr de ses coups. Il l'atteint à l'endroit où l'aile au corps est attachée. La blessure est légère ; mais les nerfs rompus se détendent ; le mouvement se ralentit ; la force au vol nécessaire manque ; les ailes appesanties ne peuvent plus s'étendre sur l'air, ni l’embrasser : il tombe, et le trait, à peine rougi de sang, pressé par le poids de son corps, s'enfonce dans ses flancs, et ressort par son gosier.

 

« Maintenant, illustre chef de la flotte des Rhodiens, jugez si je dois vanter les hauts faits de votre père ! Mais ce n'est qu'en les taisant que je veux venger mes frères ; et votre amitié, Tlépolème, sera toujours chère à Nestor. »

 

Ainsi parle le sage vieillard. Sa douce éloquence charme les héros. Le vin remplit encore les coupes du festin, et le reste de la nuit est donné au sommeil.

 

Cependant le dieu qui de son trident soulève ou modère les flots, gémit sur le sort de Cycnus, son fils, changé en oiseau. Il conserve contre le fier Achille une haine implacable. Déjà, depuis le siège de Troie, un second lustre allait s'accomplir, lorsque Neptune adresse ce discours au dieu qu'on adore à Sminthe :

 

« Ô toi qui, de tous les fils de mon frère, m'es le plus cher, toi qui élevas avec moi les murs d'Ilion, désormais impuissants, ne gémis-tu pas de voir ces tours prêtes à s'écrouler ! ne plains tu pas tant de héros expirés qui n'ont pu les défendre ! et, pour ne pas te les rappeler tous, ne crois-tu pas voir l'ombre gémissante d'Hector traîné sous ces remparts ? Et cependant, plus cruel que la guerre même, l'impitoyable Achille, qui détruit notre ouvrage, Achille vit encore ! Qu'il s'offre à moi, et je lui ferai connaître ce que peut mon trident ! Mais puisqu'il ne nous est pas donné de combattre notre ennemi de près, prends ton arc, atteins-le d'un trait caché qu'il n'aura pas prévu. »

 

Apollon va remplir le vœu de Neptune. Il partage sa haine et, caché dans un nuage, il descend au milieu des bataillons troyens. Il voit Pâris lancer quelques faibles dards, çà et là dans la plaine, contre des Grecs inconnus et sans nom. À ses regards le dieu se fait connaître :

 

« Pourquoi, dit-il, perdre tes flèches sur des guerriers vulgaires ! S'il te reste quelque amour pour ta patrie, tourne-les contre Achille, et venge ainsi tes frères égorgés ! »

 

Il dit, et lui montre le fils de Pélée dont la lance renverse et moissonne les Troyens. Il tourne lui-même l'arc du Phrygien contre le héros, et sa main trop sûre dirige le trait inévitable. Ce fut la seule joie que goûta le vieux Priam depuis la mort d'Hector. Ainsi, vainqueur de tant de héros, Achille, tu péris par la main du lâche ravisseur d'Hélène. Si le destin avait réservé ta vie aux armes d'une femme, tu eusses mieux aimé tomber sous la hache d'une Amazone.

 

Déjà le héros invincible dans les combats, qui fut la terreur des Phrygiens, la gloire et le bouclier des Grecs, a été placé sur le bûcher funèbre. Le même dieu qui forgea son armure la consume. Il n'est plus qu'un peu de cendre, et du grand Achille il reste je ne sais quoi qui ne peut remplir une urne légère. Mais que dis-je ? Achille vit toujours. L'univers tout entier est plein de sa gloire. C'est l'espace qui convient à la renommée de ses actions immortelles, et cette partie de lui-même n'est point descendue dans les enfers.

 

Le bouclier d'Achille excitant dans le camp des Grecs une noble querelle, fait assez connaître quel était ce héros. Les armes sont disputées par les armes. Ni Diomède fils de Tydée, ni Ajax fils d'Oïlée, ni l'Atride Ménélas, ni Agamemnon lui-même qui commande à tous les Grecs, ni tant d'autres illustres capitaines n'osent prétendre à ces nobles dépouilles. Les fils de Télamon et de Laërte, Ajax et Ulysse, se présentent seuls pour les disputer.

 

Agamemnon, qui craint le ressentiment du vaincu, ne veut point prononcer entre les deux rivaux. Il convoque les chefs de l'armée, qui prennent place au milieu du camp, et sont établis juges de ce grand différend.

 

Chant 13

 

Tous les chefs ont pris place. Les Grecs sont rangés en cercle autour d'eux. Ajax se lève, fier d'un immense bouclier : impatient et fougueux, il jette un regard farouche sur le rivage de Sigée, sur la flotte renfermée dans le port ; et, les bras levés vers les cieux :

 

« Ô Jupiter, s'écrie-t-il, c'est donc devant les vaisseaux que je plaide ma cause, et c'est avec Ulysse que l'on me compare, Ulysse que ces mêmes vaisseaux ont vu fuir, lorsque, prêt à les embraser, le terrible Hector ne fut repoussé que par moi ! Vaudrait-il donc mieux savoir discourir que combattre ! Il m'est aussi difficile de bien parler, qu'il l'est à Ulysse de bien agir ; et, autant je l'emporte sur lui par les armes, autant par la parole il l'emporte sur moi.

 

« Cependant, ô Grecs, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de vous retracer mes exploits, vous les avez vus. Qu'Ulysse fasse donc connaître les siens, qui n'ont eu de témoins que lui seul et la nuit. Le prix que je demande est grand, je l'avoue : mais un tel concurrent en abaisse l'honneur ; il y en a peu à l'obtenir dès qu'Ulysse a osé y prétendre. Déjà même sa gloire est assez grande, puisque, quoique vaincu, l'on dira qu'il me fut comparé.

 

« Mais moi, si ma valeur était moins connue, je pourrais me prévaloir des droits de ma naissance. Je suis fils de Télamon, compagnon d'Alcide ravageant les murs d'Ilion ; compagnon de Jason au rivage de la Colchide. Ulysse eut pour père Éaque, qui donne des lois aux ombres silencieuses dans le noir royaume où Sisyphe roule sans cesse un énorme rocher. Le souverain des dieux reconnaît Éaque, et l'avoue pour son fils. Mais Ajax voit aussi dans Jupiter le second de ses aïeux. Que cependant ici soit estimé peu l'honneur de cette illustre origine, si je ne le partage point avec le grand Achille. Achille était fils du frère de mon père : c'est donc l'héritage d'un frère que je réclame. Mais toi ! né du sang de Sisyphe, et qui lui ressembles par tes artifices et par tes larcins, à quel titre veux-tu mêler des noms étrangers aux noms des Éacides ?

 

« Parce que j'ai pris les armes avant lui, sans y avoir été forcé par un dénonciateur, est-ce pour cela qu'on me refuserait ces armes ? et en jugerait-on plus digne celui qui se présenta le dernier ; celui qui, couvrant sa lâcheté d'une feinte folie, se tint éloigné des périls jusqu'à ce que le fils de Nauplius, Palamède, plus rusé qu'Ulysse, mais trop imprudent, découvrit son infâme artifice, et l'entraîna dans les combats qu'il voulait éviter ? Celui qui refusa de s'armer obtiendrait le plus noble prix de la valeur ! Et j'en serais honteusement privé, quand je peux le regarder déjà comme mon héritage, moi qui accourus aux premiers dangers !

 

« Et plût aux dieux que la démence d'Ulysse eût été véritable, ou du moins que la Grèce n'en eût pas soupçonné l'imposture, et que ce conseiller du crime n'eût point vu les remparts d'Ilion ! Malheureux fils de Péan, nous ne t'aurions pas perfidement abandonné dans Lemnos. Là, comme on le raconte, caché dans des antres sauvages, tu attendris les rochers par tes gémissements. Tu demandes aux dieux que le fils de Laërte reçoive le châtiment mérité : fassent les dieux que tes prières ne soient pas vaines ! Hélas ! ce héros, un des chefs de la Grèce, lié avec nous par les mêmes serments, seul héritier des flèches d'Hercule, tourmenté par un mal cruel, dévoré par la faim, n'ayant pour nourriture que la chair des oiseaux, pour vêtement que leur plumage, exerce contre les habitants de l'air ces mêmes traits réservés pour les destins de Troie. Cependant Philoctète vit encore, parce qu'il n'a point suivi Ulysse sur ces bords.

 

« L'infortuné Palamède aurait mieux aimé avoir été abandonné ainsi ; se souvenant trop bien que Palamède avait eu le malheur de déjouer sa folie simulée, Ulysse l'accusa de trahir la cause des Grecs. Il supposa le crime, et le prouva en montrant à nos yeux l'or que lui-même il avait enfoui dans la tente de ce guerrier. C'est ainsi que, par l'exil, ou par la mort, Ulysse affaiblit notre armée ; c'est ainsi qu'Ulysse combat, et c'est ainsi qu'il se rend redoutable.

 

« Fût-il plus éloquent que Nestor, il n'effacerait point à mes yeux la honte d'avoir abandonné ce vieillard dans le combat. Prêt à succomber, son coursier blessé, et le poids des ans trompant son courage, Nestor appelait Ulysse à son secours. Nestor fut trahi par son compagnon ; et ce n'est point ici un crime supposé ; le fils de Tydée sait si j'en impose ; plusieurs fois lui-même il appela Ulysse par son nom, et reprocha vainement à cet ami pusillanime sa fuite et son abandon.

 

« Mais les dieux tiennent toujours ouvert l'œil de leur justice sur les actions des mortels. Bientôt Ulysse eut besoin pour lui-même du secours qu'il avait refusé à Nestor. Il méritait d'être abandonné ; il avait donné l'exemple et fait la loi. Il appelle ses compagnons, j'accours : je le vois pâle et tremblant devant la mort présente à ses regards. J'oppose aux ennemis mon vaste bouclier, il couvre son corps renversé sur l'arène, et je sauve un lâche, action sans gloire pour Ajax.

 

« Si tu persistes à prétendre aux armes d'Achille, viens encore aux mêmes lieux où je sauvai tes jours. Que je t'y retrouve au milieu des mêmes ennemis, avec tes blessures et ta frayeur accoutumée : cache-toi derrière mon bouclier, et là, dispute ensuite contre moi !

 

« Lorsque je l'eus délivré, trop blessé pour combattre et pour se soutenir, il sut trouver des forces pour la fuite, et aucune blessure ne retarda ses pieds légers. Hector paraît, et entraîne avec lui les dieux dans la mêlée. Partout où il se montre, Ulysse, tu n'es pas seul épouvanté ; les plus braves pâlissent, tant Hector apporte avec lui de terreur ! Je saisis une roche pesante et le renverse au milieu de son vaste carnage. Et comme il demandait qu'un de nous vînt se mesurer avec lui en combat singulier, c'est moi seul qui ai osé le faire ; vous avez alors fait des vœux pour mon sort, Achéens, et vos prières ont été exaucées. Voulez-vous savoir l'issue de ce combat ? sachez qu'Hector ne m'a pas vaincu.

 

« Voilà que les Troyens portent contre notre flotte et le fer et la flamme. Où étais-tu alors, Ulysse, avec ton éloquence ? Grecs, c'est moi qui fis de mon corps un rempart à vos mille vaisseaux, seul espoir de votre retour. Donnez les armes d'Achille pour tant de vaisseaux conservés. Et s'il m'est permis de parler sans détour, je ferai plus d'honneur à ces armes qu'elles ne m'en apporteront. Notre gloire est unie : les armes d'Achille ont plus besoin d'Ajax, qu'Ajax n'a besoin d'elles.

 

« Que le roi d'Ithaque oppose à mes exploits l'assassinat de Rhésus et la mort du lâche Dolon et le Palladium enlevé avec le prêtre Hélénus : il n'a rien entrepris au grand jour ; il doit tout à la nuit, et n'a rien fait sans le secours de Diomède. Si vous accordez les armes d'Achille pour prix de ces travaux obscurs, partagez-les du moins, et que Diomède ait la meilleure part. Mais pourquoi les donner à Ulysse, qui agit sans combat, dans les ténèbres, et ne sait que tromper par ses artifices un ennemi peu prévoyant ! L'or dont ce casque étincelle trahirait sa marche et ses stratagèmes au milieu des ombres de la nuit. Sa tête fléchirait d'ailleurs sous ce casque pesant. Son bras débile ne pourrait soutenir cette forte lance ; et ce bouclier, où Vulcain grava l'image entière du monde, ne convient point à une main timide qui ne semble faite que pour le larcin.

 

« Insensé, pourquoi demandes-tu des armes qui doivent t'accabler ? Si les Grecs trompés te les accordent, elles ne te rendront pas plus redoutable à l'ennemi, mais elles offriront l'enlèvement facile d'un riche butin. Le poids de ces armes ralentira ta fuite (car c'est à fuir que tu excelles, ô le plus lâche des mortels !). Ajoute que ton bouclier, qui a vu si peu de combats, est encore entier, tandis que le mien, ouvert par mille traits, demande un successeur.

 

Enfin, à quoi bon discourir ? Qu'on nous mette à l'épreuve en nous faisant agir ; que l'on jette au milieu des ennemis les armes du héros ; commandez-nous d'aller les chercher et accordez-les à celui qui les rapportera. »

 

Le fils de Télamon avait cessé de parler. Son dernier défi excite parmi les Grecs un murmure favorable. Le fils de Laërte se lève : il tient d'abord les yeux baissés vers la terre ; il regarde ensuite les chefs impatients de l'entendre. Il parle, et, dans son discours, la grâce ne masque point l'éloquence.

 

« Si les dieux avaient écouté vos vœux et les miens, l'héritier de ces riches dépouilles ne serait pas incertain. Achille, tu jouirais de tes armes, et nous jouirions de toi-même. Mais puisque les destins cruels nous ont envié ce bonheur (et à ces mots, il parut essayer quelques larmes), qui peut plus justement prétendre à l'armure d'Achille que celui qui donna Achille à la Grèce ? Que l'esprit dur et grossier d'Ajax, qu'il vante lui-même, ne soit pas un titre en sa faveur ; et que mon génie, qui vous fut toujours utile, ne me nuise point aujourd'hui. Que mon éloquence, si j'ai de l'éloquence, n'irrite point l'envie, lorsque après l'avoir employée si souvent pour l'intérêt commun, je m'en sers une fois pour moi seul. On ne doit point refuser de faire usage de ses propres biens, car je regarde comme étant à peine à nous la naissance, les aïeux, et ce que nous n'avons pas fait nous-mêmes. Mais puisque Ajax se glorifie d'être l'arrière-petit-fils de Jupiter, à Jupiter aussi se rattache mon origine. Nos degrés sont égaux. Je suis fils de Laërte, et Laërte eut pour père Arcésius, né de Jupiter. Mais, parmi les miens, on ne trouve ni coupable, ni banni. Mercure, qui reconnaît ma mère pour sa fille, m'a transmis une seconde noblesse, et, des deux côtés, j'ai des dieux pour ancêtres.

 

« Mais ce n'est ni parce que ma mère rend ma naissance plus illustre que celle d'Ajax, ni parce que l'auteur de mes jours ne s'est point souillé du meurtre de son frère, que je demande les armes d'Achille. Ne nous jugez que sur nos actions. Que ce ne soit pas un avantage pour Ajax que Télamon soit frère de Pélée. Les degrés du sang ne doivent point fonder nos droits : c'est au mérite seul à les établir. Si cependant on voulait rechercher dans l'ordre du sang le premier héritier d'Achille, le père de ce héros, Pélée, vit encore, et Pyrrhus est fils d'Achille. Qu'on porte donc ces armes à Phthie ou à Scyros. Teucer n'est pas moins qu'Ajax le cousin d'Achille. Mais demande-t-il ces armes ? et s'il les demandait, les obtiendrait-il ? C'est par les faits qu'il faut y prétendre. Il me sera difficile de rappeler tous les miens. Je suivrai cependant l'ordre des temps.

 

« Thétis, mère d'Achille, prévoyant la mort prématurée de son fils, cacha son sexe sous l'habit d'une vierge, et ce déguisement trompa les Grecs, et Ajax avec eux. C'est moi qui, parmi de frivoles atours, mêlai des armes, dont la vue devait émouvoir le courage d'un héros. Ses vêtements étaient encore ceux d'une compagne de Déidamie, quand il saisit le bouclier et l'épée : – Fils d'une déesse, m'écriai-je alors, les destins réservent à ton bras la chute de Pergame. Que tardes-tu à venir renverser ses tours et ses remparts ?’ Et, saisissant sa main, je l'entraîne, et conduis un grand courage à de grandes actions. Ainsi, tout ce qu'a fait Achille, c'est à moi que vous le devez. Ainsi, croyez que c'est par ma lance que Télèphe fut abattu, que Télèphe vaincu et suppliant conserva la vie. Croyez que la ruine de Thèbes fut mon ouvrage ; que Lesbos, Ténédos, Chrysé et Cilla, villes consacrées à Apollon, devinrent ma conquête ; que j'ai pris Scyros, que j'ai fait tomber les murailles de Lyrnèse. Et, passant sous silence tant d'autres exploits, c'est moi qui ai donné à la Grèce celui qui pouvait seul vaincre Hector : c'est donc par moi que l'illustre Hector a péri. Je demande ces armes pour prix de celles qui me firent reconnaître Achille ; je lui donnai des armes pendant sa vie ; je réclame les siennes après sa mort.

 

« Lorsque l'injure d'un seul eut armé toute la Grèce, et que nos mille vaisseaux étaient retenus dans l'Aulide par le silence des vents, un oracle inhumain ordonnait qu'Agamemnon immolât sa fille innocente au courroux de Diane : Agamemnon refusait d'obéir ; il accusait les dieux, et le père l'emportait sur le roi. C'est moi qui fis céder sa tendresse à l'intérêt commun. Maintenant, je l'avoue, et qu'Atride ne s'offense pas de cet aveu, le succès était difficile devant un juge séduit par l'amour paternel. Mais l'intérêt des peuples de la Grèce, l'affront de son frère, et la dignité du sceptre remis dans ses mains l'emportent enfin, et il consent qu'un peu de sang achète tant de gloire. Je suis envoyé au-devant de Clytemnestre. Il ne s'agissait plus d'exhorter, de persuader une mère : il fallait la tromper. Si Ajax eût pris ma place, nos voiles dans l'Aulide attendraient encore les vents.

 

« Député par les Grecs, j'entre avec audace dans les remparts de Troie. Je vois la cour superbe de Priam : elle était alors pleine de guerriers. Je parle, avec assurance, au nom de toute la Grèce, qui m'a rendu son interprète. J'accuse Pâris, je redemande Hélène et les trésors enlevés avec elle. Priam est ému, Anténor est persuadé. Mais Pâris et ses frères, et les complices de l'enlèvement d'Hélène peuvent à peine contenir leur fureur. Ménélas, tu t'en souviens, et ce jour te vit partager ce premier péril avec moi.

 

« Il serait trop long de rappeler tous les services que vous ont rendu ma sagesse et mon bras pendant la durée de cette longue guerre. Après les premiers combats, les Troyens se tinrent longtemps renfermés derrière leurs murailles. La carrière de Mars ne s'ouvrit plus au courage : enfin, à la dixième année, nous avons combattu. Que faisais-tu cependant, toi qui ne connais que la lance et l'épée ? Quels étaient les services alors par toi rendus ?

 

« Si tu cherches les miens : je dressais des pièges à l'ennemi ; je fortifiais notre camp ; je consolais le soldat, je l'exhortais à supporter patiemment les ennuis d'une si longue guerre ; j'indiquais les moyens de trouver des vivres ; j'enseignais l'art de combattre, et j'étais envoyé partout où les besoins de l'armée appelaient ma présence.

 

« Cependant, trompé par un songe qu'il croit envoyé par Jupiter, Agamemnon ordonne de lever le siège. L'autorité de Jupiter peut lui servir d'excuse. Mais Ajax s'oppose-t-il au départ des Grecs ? Exige-t-il que Pergame succombe ? Demande-t-il à combattre, seule gloire à laquelle il puisse prétendre ? Pourquoi n'arrête-t-il pas les soldats qui déjà regagnent les vaisseaux ? Pourquoi ne prend-il pas les armes ? Pourquoi ne donne-t-il pas l'exemple à l'armée ? Ce n'était pas trop pour celui qui ne sait que vanter ses exploits. Mais, que dis-je ? toi-même, Ajax, je t'ai vu fuir, et j'ai rougi, lorsque, tournant le dos à Troie, tu préparais les voiles pour un honteux départ. Aussitôt je m'écrie : – Que faites-vous ; où fuyez-vous ? Quelle démence vous entraîne, et vous fait abandonner Troie prête à succomber ! Qu'allez-vous remporter dans la Grèce, si ce n'est la honte, après dix ans de travaux !’ Par ce discours et par d'autres encore que l'indignation rend éloquents, je ramène les Grecs, déjà montés sur les vaisseaux, et se préparant pour le retour.

 

« Le fils d'Atrée convoque ses compagnons paralysés par la terreur ; même alors le fils de Télamon n'ose pas ouvrir la bouche ; et cependant Thersite avait bien osé lancer contre les rois des paroles insolentes. Je me lève, j'excite contre les Troyens les chefs indécis et troublés ; et, à ma voix, les Grecs retrouvent leur vertu. Dès ce moment, tout ce qu'Ajax a pu faire de grand devient mon ouvrage, puisque je l'ai rappelé de la fuite aux combats.

 

« Enfin, quel est celui des Grecs qui te vante et s'associe avec toi ! Mais Diomède me communique tous ses projets ; il écoute mes conseils, et toujours se croit sûr du succès, ayant Ulysse pour compagnon. C'est un honneur sans doute d'être seul choisi par Diomède entre tant de guerriers. Le sort ne m'avait point désigné pour le suivre, lorsque, méprisant les dangers de la nuit et du nombre des ennemis, nous marchons, et j'immole Dolon, qu'un projet pareil au nôtre avait conduit vers les tentes des Grecs ; mais je ne lui donnai la mort qu'après l'avoir contraint de révéler tout ce qu'il savait, et je connus les desseins secrets de la perfide Troie.

 

« Je savais tout, je n'avais plus d'enquête à faire ; je pouvais retourner sur mes pas avec la gloire que je m'étais promise. Mais c'était peu pour moi : je marche aux tentes de Rhésus, et, au milieu de son camp, je le plonge avec ses compagnons dans les ombres éternelles. Alors, satisfait et triomphant, je reviens, monté sur le char du vaincu et chargé de ses dépouilles. Maintenant, refusez-moi les armes d'Achille, d'Achille dont le traître Dolon demandait les chevaux pour prix des périls d'une nuit, et qu'Ajax vous paraisse plus digne de les obtenir.

 

« Rappellerai-je les bataillons du lycien Sarpédon que ravagea mon épée, lorsque je renversai dans des flots de sang Céranos fils d'Iphitus, Alastor et Chromius, Alcandre et Halius, Noémon et Prytanis ? Citerai-je Chersidamas et Thoon, et Charops, et Ennomos conduit par des destins cruels, et tant d'autres guerriers moins célèbres que mon bras a fait tomber sous les remparts de Troie ! Mes blessures attestent ma valeur, et leur place est honorable. Ô Grecs, ne croyez pas à de vains discours, mais voyez (et en même temps il découvre son sein), voyez ce cœur toujours dévoué à vos intérêts ; mais, en dix ans de guerre, quel sang le fils de Télamon a-t-il versé pour vous ? Son corps est sans blessures. Qu'importe cependant, s'il assure avoir pris les armes pour défendre nos vaisseaux contre les Troyens et Jupiter lui-même ? Il l'a fait, je l'avoue : ce n'est point mon usage de ternir méchamment les grandes actions. Mais qu'Ajax ne prétende pas s'attribuer à lui seul la gloire qui est commune à tous, et qu'il daigne au moins vous en laisser une part. Patrocle, couvert des armes d'Achille, et pris pour ce héros lui-même, repoussa mieux qu'Ajax les Troyens dont les flammes menaçaient nos vaisseaux.

 

« Ajax se vante d'avoir osé seul accepter le défi d'Hector. Mais il oublie Agamemnon, et d'autres, et moi-même. Il ne se présenta que le neuvième, et ne fut choisi que par le sort. Mais enfin, quel fut, vaillant Ajax, l'événement de ce combat ? Hector se retira sans aucune blessure.

 

« Ô douleur ineffaçable ! pourquoi suis-je obligé de rappeler ce jour où, avec Achille, tomba le rempart de la Grèce ! Ni mes larmes, ni mon accablement, ni mes périls, ne m'empêchèrent de relever son corps couché dans la poussière. Ce fut sur ces épaules que je portai le grand Achille, sur ces épaules que je portai les armes du héros, ces mêmes armes que je demande à porter encore. Mes forces suffisent donc pour un si noble poids ; et si vous me jugez digne de cet honneur, je puis du moins en sentir, en reconnaître le prix.

 

« Thétis, dans sa tendre ambition pour son fils, n'aurait-elle fait fabriquer ces armes immortelles où Vulcain déploya tout son art, que pour qu'elles devinssent la parure d'un soldat ignorant et grossier ! Connaîtrait-il seulement ce que le ciseau grava sur ce bouclier, l'Océan et la Terre, les Astres et les Cieux ; les Pléiades, les Hyades, l'Ourse, qui ne descend jamais dans l'onde, tant de cités diverses, et la brillante épée d'Orion ? Il demande des armes, qui seraient une énigme pour lui.

 

« Il m'accuse d'avoir fui les travaux de Mars, et de n'y avoir pris part que lorsqu'ils étaient commencés. Mais il ne s'aperçoit pas qu'il insulte au magnanime Achille ! S'il appelle crime une feinte, Achille et moi avons feint tous les deux. Si c'est une faute d'être venu tard devant Troie, j'y suis venu avant Achille. Je fus retenu par la tendresse d'une épouse, Achille l'était par celle d'une mère. Les premiers moments leur furent donnés : le reste vous appartint. Et, si je ne pouvais l'excuser, je ne craindrais pas un crime qui m'est commun avec le grand Achille. Cependant, cet Achille fut découvert par l'adresse d'Ulysse, mais Ulysse l'a-t-il été par l'adresse d'Ajax !

 

« Je ne m'étonne point qu'il ait lancé sur moi les traits de sa langue grossière. Grecs, il ne vous a pas épargnés vous-mêmes. S'il est honteux pour moi d'avoir accusé Palamède d'un crime imaginaire, est-il glorieux pour vous de l'avoir condamné ? Mais le fils de Nauplius ne put justifier son crime : il était évident. On ne se borna point à vous parler de sa trahison, vous la vîtes ; et le prix qu'il en avait reçu fut mis devant vos yeux.

 

« Quant à l'abandon de Philoctète dans Lemnos, ce n'est pas moi qu'il faut en accuser : Grecs, défendez votre cause. Je l'avoue, j'ai donné le conseil : vous avez ordonné. Je voulais, sauvant au fils de Péan les fatigues du voyage, les travaux de la guerre, laisser à ses maux cruels un calme nécessaire. Il consentit lui-même à ne pas vous suivre, et il vit encore. Mon avis ne fut pas seulement sincère, il fut heureux : il suffisait qu'il fût sincère.

 

« Mais puisqu'un oracle le demande pour renverser les murs de Troie, ne m'envoyez point à Lemnos : c'est Ajax qu'il faut charger de cette mission. Son éloquence saura calmer un furieux qu'aigrissent la colère et de longues douleurs ; ou bien l'adroit Ajax réussira par quelque autre artifice. Mais on verra le Simoïs remonter vers sa source, l'Ida dépouillé de son feuillage, et les Grecs s'armer pour les Troyens, avant que l'industrie d'Ajax soit utile à vos intérêts, si je les abandonne.

 

« Farouche Philoctète, quelque irrité que tu sois contre les Grecs, contre Agamemnon et moi-même, malgré les imprécations et la haine dont tu me poursuis ; quoique tu ne cesses de dévouer ma tête, de demander que le ciel m'offre à ta colère, et que tu aspires à te rassasier de mon sang, en devenant maître de mon sort comme je le fus du tien, j'irai cependant te chercher : je te persuaderai de me suivre ; ou du moins, secondé par la fortune, je saurai m'emparer de tes flèches, comme je m'emparai du devin Hélénos ; comme par lui je connus les réponses des Immortels et les destins d'Ilion ; comme j'enlevai le Palladium dans le temple de Minerve, au milieu des Troyens. Et Ajax ose se comparer à Ulysse ! Les oracles l'annonçaient, Troie était imprenable, si elle conservait l'image de Pallas. Où est le superbe Ajax ? Que servent les discours si fiers de ce grand capitaine ? Pourquoi craint-il, lorsque Ulysse ose marcher dans les ténèbres, se confier à la nuit, traverser les gardes ennemies, pénétrer non seulement dans Ilion, mais dans sa haute citadelle, enlever la statue de la déesse, et l'emporter à la vue des Troyens. Sans cette heureuse audace, vainement Ajax aurait couvert de sept cuirs son vaste bouclier. Dans cette nuit, je triomphai de Troie ; je vainquis Troie, en la réduisant à n'être plus invincible.

 

« Cesse, Ajax, de me rappeler, en ce moment, Diomède par ton geste et par tes murmure. Sans doute Diomède a sa part de gloire dans mes exploits. Mais toi-même, étais-tu seul, lorsque, couvert de ton bouclier, tu défendis nos vaisseaux ! Une foule de guerriers t'accompagnaient, et je n'en avais qu'un avec moi. Si Diomède ne savait que la valeur cède à la prudence, et qu'être invincible n'est pas un titre pour prétendre aux armes d'Achille, il les eût demandées. Et le fils d'Oïlée, plus modeste que toi, le terrible Eurypile, le généreux fils d'Andramon, Idoménée, et Mérionès, nés dans la même patrie, prétendraient à cette récompense ; le frère du puissant Atride aurait les mêmes droits. Tous ces braves, qui ne te cèdent pas en valeur, ont cédé à ma prudence. Ton bras peut servir dans les combats, mais il a besoin que mes conseils le dirigent. Tu n'as qu'une force aveugle, je prévois l'avenir. Tu peux combattre, mais le fils d'Atrée choisit avec moi le temps du combat. Le corps seul agit en toi, dans Ulysse c'est la sagesse ; et autant le pilote qui gouverne le vaisseau est au-dessus du rameur, et le chef d'armée au-dessus du soldat, autant je l'emporte sur toi. Cependant mon génie n'est pas supérieur à mon courage, et l'un et l'autre ont la même vigueur.

 

« Illustres chefs de la Grèce, donnez donc ces armes à qui veilla toujours pour le salut de l'armée. Que cet honneur soit la récompense de tout ce qu'il a fait d'utile dans cette longue guerre. Déjà nous touchons au terme de nos travaux. J'ai détruit l'obstacle qu'opposaient les destins. J'ai pris Pergame, en rendant sa conquête possible. Je vous conjure donc par l'espérance commune, et par ces remparts qui vont s'écrouler. Je vous conjure par les dieux que j'ai ravis aux Troyens, par le génie et la prudence qu'il faudra consulter s'il reste encore à tenter quelque entreprise difficile et hardie pour achever les destins de Troie : souvenez-vous d'Ulysse ; et si vous me refusez les armes d'Achille, donnez-les à cette déesse. »

 

Et à ces mots, il montra la statue fatale de Minerve.

 

Les chefs de l'armée applaudirent. On vit alors ce que peut l'art savant du langage, et l'éloquent Ulysse emporta les armes du vaillant Achille. Ajax, qui soutint seul tant de fois et le fer et la flamme, Hector et Jupiter, ne peut soutenir l'affront qu'il a reçu. Ce guerrier invincible est vaincu par la douleur. Il saisit son épée :

 

« Du moins, dit-il, ce fer m'appartient. Mais Ulysse le demanderait-il encore ! Je n'ai plus qu'à m'en servir contre moi : il fut souvent rougi du sang phrygien ; qu'il le soit enfin de celui de son maître ; et qu'Ajax ne puisse être vaincu que par Ajax ! »

 

Il dit, et enfonce le glaive dans son sein jusque-là sans blessure. On fit de vains efforts pour arracher le fer ; le sang, jaillissant avec violence, put seul le repousser. La terre que ce sang rougit fit éclore, sur une tige verte, une fleur de pourpre pareille à celle qui naquit du sang d'Hyacinthe. Le mêmes lettres tracées sur les feuilles, dans l'une expriment un nom, et dans l'autre une plainte.

 

Ulysse, après sa victoire, s'embarque pour Lemnos, terre infâme où jadis les hommes qui l'habitaient, furent tous égorgés par ordre d'Hypsipylé, fille de Thoas. Maître des flèches d'Hercule, et suivi de Philoctète, Ulysse revient sous les remparts de Troie.

 

Enfin les derniers travaux de cette longue guerre s'achèvent. Troie et Priam tombent en même temps. Hécube, épouse infortunée, après avoir tout perdu, perdit encore la forme humaine, et, par des aboiements nouveaux, épouvanta les airs sur des rives étrangères.

 

Ilion brûlait aux bords où l'Hellespont s'allonge, se resserre et s'enferme entre deux mers. L'autel de Jupiter avait bu le vieux sang de Priam. Traînée par les cheveux, la prêtresse d'Apollon, Cassandre, tendait vers le ciel de suppliantes mains. Prix injurieux de la victoire, les mères Troyennes, embrassant, tandis qu'elles le peuvent encore, les autels des dieux de leur patrie, et réfugiées dans les temples embrasés, en sont arrachées par le vainqueur. Le jeune Astyanax est précipité du haut de ces tours d'où sa mère lui montrait si souvent Hector combattant pour lui et pour le trône de ses aïeux.

 

Déjà le souffle heureux de Borée invite les Grecs à partir. Les voiles s'enflent et frémissent. Le pilote veut qu'on profite de la faveur des vents :

 

« Adieu, Troie ! on nous arrache de ton sein ! » s'écrient les Troyennes captives.

 

Elles embrassent la terre qui les vit naître, et quittent les toits fumants de leur patrie. Hécube, quel spectacle ! Hécube arrive la dernière. Ulysse l'entraîne : il l'a trouvée errante au milieu des tombeaux de ses fils, et baisant leurs froids ossements. Elle a pu du moins avaler les cendres de son Hector ; elle les emporte dans son sein, et n'a laissé sur le monument que ses cheveux blancs et ses larmes, seules offrandes aux mânes de son fils.

 

Sur la rive opposée aux lieux où fut Troie, est le pays habité par les Thraces. C'est là que régnait le riche Polymestor. Priam lui avait confié secrètement Polydore pour éloigner cet enfant des périls de la guerre : sage précaution, s'il n'eût pas envoyé avec son fils de riches trésors, qui devaient tenter l'avarice et l'inviter au crime. Lorsque les destins de Troie furent accomplis, le roi des Thraces, s'armant d'un glaive impie, égorgea le jeune prince commis à ses soins ; et, comme s'il eût pu cacher le forfait avec le corps de la victime, il précipita, du haut d'un rocher, Polydore dans la mer.

 

Surpris par la tempête, les Grecs arrêtent leurs vaisseaux dans les ports de la Thrace ; et, tandis qu'ils attendent une mer plus tranquille et des vents favorables, soudain la terre s'ouvre, et l'ombre du grand Achille apparaît, terrible et menaçante ; tel que le héros était pendant sa vie, lorsqu'il osa, dans sa violence, tirer l'épée contre le fier Atride.

 

« Grecs, dit-il, vous partez, et vous oubliez Achille ! La mémoire de mes actions est ensevelie avec moi ! Qu'il n'en soit pas ainsi ; et, afin que mon tombeau ne reste pas sans honneur, je demande, pour apaiser mes mânes, le sacrifice de Polyxène. »

 

Il dit, et les Grecs, obéissant à l'ombre impitoyable, arrachent des bras de sa mère Polyxène, dernière consolation qui restait à sa douleur. Cette princesse, que son courage élève au-dessus de son sexe et de son malheur, est conduite en victime sur la tombe d'Achille. Digne fille des rois, elle arrive à cet autel barbare, et voyant les funestes apprêts du sacrifice, Néoptolème debout, qui tient le couteau sacré, et attache sur elle ses regards :

 

« Répands, dit-elle, ce sang illustre et pur : que rien ne t'arrête ; plonge le fer dans ma gorge ou dans mon sein (et en même temps elle présente l'une et l'autre). Polyxène craint moins la mort que l'esclavage. Mais aucune divinité ne peut être apaisée par ce sacrifice inhumain. Je voudrais seulement que ma mère trompée put ignorer ma mort. Ma mère trouble seule la joie que m'offre le trépas ; et cependant, ce n'est pas ma mort qui doit l'affliger, c'est sa vie. Vous, ô Grecs, éloignez-vous : laissez-moi descendre libre chez les morts. Si ma prière est juste, ne portez point sur moi vos mains, et respectez mon sexe. Quels que soient les mânes que vous cherchiez à apaiser, mon sacrifice leur sera plus agréable, devenu volontaire. Si mes derniers vœux peuvent vous toucher, écoutez la fille de Priam et non votre captive. Rendez à ma mère mon corps sans rançon. Que l'or ne rachète point le triste droit du tombeau, accordez-le à ses pleurs. Autrefois elle avait des trésors, et s'en servait pour racheter ses enfants. »

 

Polyxène se tait : le peuple ne peut retenir ses pleurs, elle retient les siens. Le sacrificateur lui-même est attendri, et plonge à regret le couteau dans le sein qui s'offre à ses coups. La victime chancelle et tombe ; et son front conserve encore une noble fierté. En tombant, elle songeait à ranger ses vêtements, et ce dernier soin est le triomphe de la pudeur.

 

Les captives Troyennes reçoivent son corps : elles se rappellent avec douleur tous les fils de Priam égorgés, tout le sang qu'une seule famille a versé. Elles pleurent sur toi, jeune Polyxène, sur vous aussi, naguère épouse et reine, mère de tant de princes, gloire et image de la féconde Asie ; maintenant mise à si bas prix dans le butin de Troie, qu'Ulysse vous dédaignerait pour son esclave, si vous n'étiez la mère d'Hector. Le nom d'Hector suffit à peine pour donner un maître à sa mère. Hécube presse dans ses bras ce corps sanglant où fut une âme et si pure et si grande. Elle pleure sur ces restes inanimés, comme elle avait pleuré sur sa patrie, sur ses enfants, sur son époux. Elle arrose de ses larmes l'endroit qu'a percé le fer. Ses lèvres pressent les lèvres de Polyxène ; elle frappe son sein, qu'elle a si souvent meurtri dans ses longues douleurs, et, traînant ses cheveux blancs dans le sang glacé de sa fille, le cœur oppressé, elle éclate en longs regrets, et surtout en ces mots :

 

« Ô ma fille, cher et dernier objet de la douleur de ta mère ! il ne me reste plus rien à perdre, ô ma fille, tu n'es plus. Je vois dans ton sein ta blessure et la mienne. Le glaive a donc moissonné tous mes enfants ! il a aussi tranché ta vie. Je croyais du moins que ton sexe te préserverait du fer ennemi, mais ton sexe même n'a pu te défendre. Le destin qui a fait périr tous tes frères ne t'a point épargné ! Ce destructeur de tous les miens, l'impitoyable Achille, te donne aussi la mort. Quand il tomba sous les traits de Pâris et d'Apollon : – Enfin, m'écriai-je, Achille n'est plus à craindre !’ Je me trompais : il était encore redoutable pour moi. Sa cendre même dévore ma race, et je trouve un ennemi dans son tombeau. Mon sein n'a donc été fécond que pour assouvir la fureur du petit-fils d'Éaque ! Le superbe Ilion est tombé : sa chute achève le malheur de l'Asie, sans achever le mien. Ilion existe encore pour moi seule, et le cours de mes infortunes n'est pas terminé. Autrefois, reine puissante par mes richesses, par mes enfants, par mes gendres, par mon époux : maintenant, arrachée aux tombeaux de mes fils, pauvre esclave, traînée en exil, on me conduit à Pénélope, qui, me chargeant de vils travaux, et me montrant aux mères d'Ithaque, dira : – Voilà l'illustre mère d'Hector ! voilà l'épouse de Priam !’Après tant de pertes cruelles, toi qui seule consolais les douleurs de ta mère, on te sacrifie aux mânes de l'implacable Achille. Je t'ai donné le jour pour être immolée en victime à notre ennemi. Pourquoi ne puis-je mourir ! et qu'attends-je encore ? Que me réserves-tu, vieillesse odieuse ? Que me réservez-vous, dieux cruels ? Ne prolongez-vous les tristes jours de ma vie que pour me faire voir de nouvelles funérailles ? Qui l'eût dit qu'après la chute de Pergame, Priam eût pu se croire heureux ! Il le fut par sa mort. Ô ma fille, il n'a point vu ton funeste trépas, et il perdit en même temps et le trône et la vie.

 

« Mais, ô fille des rois, ta pompe funèbre sera-t-elle digne de ta naissance, et ton corps reposera-t-il dans le tombeau de tes aïeux ! Non, telle n'est point la fortune de la maison de Priam. Les pleurs de ta mère, un peu de sable sur des bords étrangers, c'est tout ce qui te reste. Nous avons tout perdu. Et si je puis encore supporter le peu de jours réservés à ma vie, c'est pour Polydore, confié au roi de Thrace qui règne en ces contrées ; Polydore, si cher à sa mère, et maintenant le seul de mes enfants ! Mais que tardé-je à laver dans l'onde le corps de Polyxène, et le sang qui souille son visage ! »

 

Elle dit, et, arrachant ses cheveux blancs, marche vers le rivage d'un pas mal assuré :

 

« Troyennes, s'écrie-t-elle, donnez, donnez une urne ! »

 

L'infortunée s'apprêtait à puiser une eau limpide : elle aperçoit étendu sur le sable le corps de Polydore ; elle voit son sein déchiré par le fer du tyran. Les Troyennes jettent un cri d'horreur : Hécube est muette ; la douleur dévore et ses pleurs et sa voix. Immobile, et telle qu'un rocher insensible, tantôt elle attache ses yeux égarés vers la terre, tantôt elle les lève menaçants vers les cieux. Souvent elle regarde le visage de Polydore, souvent ses blessures, ses blessures surtout. Sa fureur s'irrite et s'enflamme ; et, comme si elle était reine encore, elle arrête sa vengeance, et ne songe plus qu'à punir le tyran.

 

Telle qu'une lionne à qui l'on vient d'enlever le lionceau qu'elle allaitait encore, suit sur le sable, sans apercevoir le ravisseur, la trace de ses pas : telle Hécube, emportée par la rage et par la douleur, oubliant ses années et non son courage, va trouver le détestable artisan du meurtre de son fils. Elle demande à lui parler, et feint d'avoir à lui confier un nouveau trésor pour Polydore.

 

Le barbare la croit. Trompé par l'espoir d'une nouvelle proie, il la suit dans un lieu écarté ; et avec une douceur hypocrite, composant son visage :

 

« Hécube, dit-il, hâtez-vous de remettre de nouveaux trésors pour votre fils. Tout l'or que Priam m'a déjà confié, tout celui que je vais recevoir, lui seront fidèlement remis : j'en jure par les dieux. »

 

À ce discours perfide, ce serment sacrilège, Hécube le regarde d'un œil farouche, et armée de toute sa fureur, se jette sur lui, appelle ses compagnes, enfonce ses doigts dans les yeux du tyran, et les arrache de son front. La rage fait sa force ; elle plonge ses mains dans les sanglantes orbites, et déchire encore, non les yeux qui n'y sont plus, mais la place où ils étaient.

 

Irrités du malheur de leur maître, les Thraces poursuivent les Troyennes, et lancent contre elles les pierres et les traits. Hécube arrête un des cailloux roulants, le mord avec un rauque murmure, et, voulant parler, elle aboie. Le lieu qui vit ce changement existe encore : il en a pris son nom. Hécube, sous sa nouvelle forme, conserve le souvenir de ses malheurs, et remplit les champs sithoniens de ses tristes hurlements. Son infortune émut de compassion les Grecs ses ennemis, comme les Troyens dont elle fut la reine. Tous les dieux en eurent pitié, et la sœur et l'épouse de Jupiter avoua même que la mère de Pâris méritait une autre destinée.

 

Quoique l'Aurore ait favorisé les armes des Troyens, elle ne peut cependant s'affliger ni de la chute d'Ilion, ni des malheurs d'Hécube. Un soin plus pressant l'agite, elle déplore ses propres infortunes. Elle a vu son fils Memnon tomber aux champs phrygiens, sous les traits d'Achille. Elle l'a vu, et cette vive couleur dont elle brille à l'Orient en ouvrant les portes du jour, s'est effacée, et de sombres nuages ont voilé les cieux. Mère désolée, elle ne peut soutenir la vue du bûcher préparé pour son fils. Les cheveux épars, elle court en désordre embrasser les genoux de Jupiter, et lui adresse ce discours, qu'interrompent ses sanglots et ses larmes.

 

« Déesse inférieure à toutes les divinités qui habitent l'Olympe (puisque les mortels m'ont élevé si peu de temples dans l'univers), je viens néanmoins, comme déesse, non pour te demander des autels, des fêtes, de l'encens, des sacrifices ; et pourtant tu jugeras que j'ai droit d'y prétendre, si tu considères combien je te suis utile, en veillant aux bornes de la nuit, et l'empêchant, par les premiers rayons du matin, d'étendre son empire. Mais ce n'est pas ici le soin dont je suis occupée ; et l'état actuel de l'Aurore ne lui permet pas de rechercher ces honneurs mérités. Memnon mon fils n'est plus. Il s'arma vainement pour la défense de Priam, son beau-père ; et, à la fleur de ses ans (ainsi, dieux, vous l'avez voulu !), sa valeur a succombé sous celle d'Achille. Maître des Immortels, honore ses funérailles de quelque prodige qui console son ombre, et soulage ainsi la douleur d'une mère.

 

Jupiter exauce sa prière, et lorsque le bûcher de Memnon s'écroule dans les flammes, de noirs tourbillons de fumée obscurcissent les airs, pareils à ces brouillards nés du sein des fleuves, que les rayons du soleil ne peuvent pénétrer. La cendre vole, se réunit, se condense, et forme un corps qui reçoit du feu la chaleur et la vie. Sa légèreté lui donne des ailes : d'abord masse informe, pareille à un oiseau, bientôt oiseau véritable, le bruit de son vol agite l'air ; et, en même temps, naît de la même cendre un peuple ailé de frères. Trois fois ils volent en cercle autour du bûcher, et trois fois ils frappent lugubrement l'air des mêmes cris. Au quatrième vol, ils se séparent en deux troupes ennemies, se font une guerre cruelle, exercent avec fureur leurs becs et leurs ongles aigus. Ils se heurtent les uns contre les autres, se déchirent, fatiguent leurs ailes, et, comme des victimes guerrières, tombent et s'ensevelissent dans la cendre qui les fit naître, attestant ainsi par leur courage qu'ils tirent leur origine d'un héros. Ce héros leur donne aussi son nom : on les appelle Memnonides, et lorsque le soleil a parcouru ses douze signes, ils reviennent, tous les ans, honorer par un semblable combat le tombeau de Memnon.

 

Ainsi, quand l'univers plaint la malheureuse Hécube, l'Aurore est occupée de ses propres douleurs. Aujourd'hui même elle pleure encore son fils, et ses larmes tombent en rosée sur la terre.

 

Cependant les destins ne permettent pas que tout l'espoir de Troie périsse avec ses remparts. Le fils de Vénus emporte sur ses épaules les dieux de sa patrie, et son père aussi sacré pour lui que les dieux. Parmi tant de richesses, le pieux Énée n'a choisi que cette religieuse proie et son fils Ascagne. Il part des rives d'Antandros ; sa flotte fugitive est emportée sur les mers. Il fuit les affreux rivages de la Thrace, où fume encore le sang de Polydore ; ses voiles sont livrées à des vents propices, et il entre avec ses compagnons dans le port de Délos.

 

Anius, prêtre d'Apollon et roi de cette île, le reçoit dans le temple et dans son palais. Il lui montre la ville, les autels du dieu dont il est le pontife, et les deux arbres que Latone embrassait quand elle devint mère. Après avoir offert l'encens, fait des libations de vin dans la flamme sacrée, et brûlé, suivant l'usage, les entrailles des bœufs égorgés, ils entrent dans le palais, et, assis à table sur des tapis de pourpre, ils joignent aux présents de Cérès les dons de Bacchus. Alors le pieux Anchise, adressant la parole à Anius :

 

« Ô pontife, choisi par Apollon, me trompé-je ? Lorsque pour la première fois je vis ces lieux, vous aviez, autant qu'il m'en souvient, un fils et quatre filles. »

 

Anius, laissant tomber tristement sa tête ornée de bandelettes de lin, répond :

 

« Vous ne vous trompez pas, magnanime héros ! Vous m'avez vu père de cinq enfants ; et aujourd'hui, telle est l'inconstance des choses humaines ! je puis presque dire qu'il ne m'en reste aucun : car de quel appui pour ma vieillesse peut être un fils absent ? Il règne pour moi dans l'île d'Andros, qui a pris son nom. Apollon lui a donné la science de l'avenir. Mes filles avaient reçu de Bacchus des dons au-dessus de leurs vœux et de toute croyance. Sous leurs mains, à leur gré, tout se changeait en épis, en grappes, en olives : elles étaient une source féconde de biens.

 

« Dès qu'Agamemnon, le destructeur de Troie, est instruit de ce prodige (et croyez que les malheurs d'Ilion ont aussi rejailli sur moi), il vient, à main armée, arracher mes filles de mes bras. Il leur ordonne de nourrir la flotte des Grecs avec le don qu'elles reçurent des dieux : elles prennent la fuite ; deux se retirent vers l'Eubée, deux cherchent un asile dans Andros, auprès de leur frère. Des soldats paraissent, et mon fils est menacé d'une guerre cruelle s'il ne les remet entre leurs mains. La tendresse fraternelle cède à la crainte, Andros livre ses sœurs ; mais sa faiblesse est excusable : il n'avait, pour défendre ses états, ni Énée, ni Hector, qui, pendant dix ans, ont retardé votre ruine.

 

« Déjà les Grecs préparaient des liens pour les bras de leurs captives : elles lèvent leurs bras libres encore vers les dieux : – Puissant Bacchus, s'écrient-elles, prête-nous ton appui !’ Et le dieu qui fut leur bienfaiteur leur accorda son secours, si cependant c'était les secourir que de me les enlever par un prodige ! Je n'ai pu savoir alors, et maintenant je ne puis dire, comment elles changèrent de forme : leur changement et mon malheur me sont seulement connus. Elles prirent des ailes, et volèrent dans les airs, pareilles aux blanches colombes consacrées à Venus, dont vous fûtes l'époux. »

 

Après que le temps du repas a été rempli par ce discours et par d'autres encore, les Troyens quittent la table et se livrent au sommeil. Le lendemain, ils se lèvent avec le jour, et vont consulter l'oracle, qui leur ordonne d'aller chercher leur antique mère et les rivages habités par leurs premiers aïeux. Anius les accompagne jusqu'au port, et leur fait de riches présents. Il donne un sceptre au vieil Anchise, une chlamyde et un carquois à son petit-fils Ascagne ; à Énée, un vase que Thersès lui envoya jadis des rives de l'Ismène, comme gage de l'hospitalité qu'il en avait reçu. C'est l'ouvrage d'Alcon d'Hyla. Le ciseau de cet artiste y a gravé de grands événements. On y voit une ville : les sept portes qu'on peut distinguer sont mises à la place de son nom, et le font assez connaître. Devant ses remparts, une pompe funèbre, des tombeaux, des feux, des bûchers, et des femmes, le sein nu, les cheveux épars, annoncent un deuil public. Les Naïades paraissent pleurer et regretter leurs fontaines taries. Les arbres desséchés sont dépouillés de leur feuillage. Les chèvres rongent une herbe pauvre sur des rochers arides. On aperçoit, au milieu de Thèbes, les généreuses filles d'Orion : l'une tend sa gorge au fer qui va l'immoler ; l'autre elle-même plonge un poignard dans son sein. Elles se dévouent pour le salut du peuple. On voit leurs corps sanglants portés en pompe dans la ville. La flamme les consume sur le bûcher élevé dans la place publique ; et, afin que la race des deux vierges soit immortelle, on voit s'élever de leur cendre deux jeunes héros. La renommée leur a conservé le nom de Couronnes, et ils conduisent la pompe funèbre de leur mère.

 

Tous ces tableaux sont gravés sur le vase antique, et l'acanthe en festons dorés relève ses bords. Les Troyens offrent à leur hôte des présents égaux à ceux qu'il a faits. Comme prêtre et comme roi, il reçoit un vase où se conserve l'encens, une patère, et une couronne d'or.

 

Les Phrygiens, se souvenant qu'ils tirent leur origine de Teucer, font voile vers la Crète ; mais la contagion les écarte bientôt de cette île, et ils abandonnent les cent villes qui l'ont rendue célèbre. Ils désirent les rivages de l'Ausonie ; mais l'hiver et ses tempêtes dispersent leurs vaisseaux. Forcés de relâcher aux îles Strophades qu'habitent les Harpies, ils en sont repousses par l'effroi qu'inspire l'obscène Aëllo. Déjà ils ont laissé derrière eux les rivages de Dulichium, Samos, Ithaque, et le rocher de Nérite, où règne le perfide Ulysse. Ils découvrent les murs d'Ambracie, que jadis se disputèrent les dieux. Ils voient le juge de ce grand différend transformé en rocher. Ils aperçoivent le temple d'Apollon, qui s'élève sur le promontoire d'Actium ; les chênes parlants de Dodone et les champs de Chaonie, où, changés en oiseaux, les fils du roi Molossus échappèrent aux flammes en volant dans les airs.

 

Ils côtoient les campagnes voisines des Phéaciens, qui abondent en fruits délicieux, et abordent en Épire, aux remparts de Buthrote, où règne l'augure Hélénus, et qui, nouvellement bâtie, offre l'image de Troie. Le fils de Priam, ayant dévoilé aux Troyens leur avenir, ils abordent dans la Sicile, qui par trois promontoires, s'avance dans la mer. Pacchynos regarde au midi l'Auster au front nébuleux. Lilybée reçoit, au couchant, la douce haleine des Zéphyrs ; et Péloros voit l'empire de Borée, et l'Ourse qui jamais ne descend dans les mers.

 

C'est là qu'arrivent les Troyens. Conduits par la rame et par un vent propice, leurs vaisseaux entrent dans le port de Zancle pendant la nuit.

 

À droite, Scylla ; à gauche, Charybde, qui jamais ne repose, rendent cette mer redoutable aux nautoniers. Charybde dévore et revomit les vaisseaux qu'elle vient d'engloutir. Scylla élève la tête d'une vierge sur un corps que ceint une meute aboyante ; et si les poètes n'ont pas toujours écrit de vaines fables, c'était une vierge autrefois. Plusieurs jeunes gens recherchèrent sa main ; mais, insensible à leur amour, compagne chérie des filles de l'onde, elle allait leur conter les feux trahis de ses amants. Un jour qu'elle tressait les cheveux de Galatée, cette nymphe lui dit en soupirant :

 

« Du moins, Scylla, vous êtes recherchée par des hommes qui ne sont pas indignes d'être aimés, et vous pouvez impunément mépriser et rejeter leurs vœux. Mais, moi, fille de Nérée, et que Doris a portée dans son sein, ayant pour appui le cortège innombrable de mes sœurs, je n'ai pu me soustraire à la poursuite ardente du cyclope qu'en me précipitant dans les flots. »

 

Elle dit, et sa voix expire dans les larmes. Scylla les essuie avec sa main d'albâtre. Elle console la déesse, et lui dit :

 

« Achevez, Galatée. Vous savez combien vous m'êtes chère. Ne me cachez pas plus longtemps la cause secrète de vos douleurs ! »

 

Et la néréide poursuit ainsi son discours.

 

« Acis était fils de Faune et d'une nymphe, fille du Syméthus. Il était cher à son père, à sa mère : il m'était plus cher encore. Le bel Acis n'aimait que moi. À peine il avait seize ans, un duvet léger commençait à se montrer sur ses joues colorées. Je l'aimais, et Polyphème me poursuivait sans cesse de son amour. Si vous demandez ce qui l'emportait de ma haine contre le cyclope, ou de ma tendresse pour Acis : mon cœur était également rempli de ces deux sentiments. Ô Vénus, que ton pouvoir est grand, et ton empire absolu ! Ce monstre farouche, l'horreur des forêts mêmes, que nul mortel n'aborda jamais impunément, qui méprise et l'Olympe et ses dieux, est soumis a ta puissance. Épris de mes charmes, il brûle de tes feux. Il oublie ses troupeaux et les antres qu'il habite. Déjà, Polyphème, tu prends soin de te parer. Tu cherches à me plaire. Tu peignes avec un râteau ta rude chevelure. Ta barbe hérissée tombe sous une faux. Tu te mires dans l'onde, tu cherches à adoucir les traits affreux de ton visage. Tu perds ton ardeur pour le meurtre, ta cruauté, ta soif immense du carnage, et les vaisseaux abordent en sûreté vers ton rivage et s'en éloignent sans danger.

 

« Cependant le fils d'Eurymus, Télémus, cet augure qui tire du vol des oiseaux d'infaillibles présages, descend en Sicile, et voit sur l'Etna le terrible Polyphème : – Prends garde, lui dit-il, à l'œil unique que tu portes à ton front ; il te sera arraché par Ulysse.’ Le cyclope rit de cette prédiction : – Ô le plus insensé des augures, s'écrie-t-il, tu te trompes : cet œil, un autre déjà me l'a ravi.’ C'est ainsi qu'il méprise une prédiction pour lui trop véritable. Tantôt, pour me voir, il précipite sa marche, et le rivage gémit sous ses pas pesants ; tantôt, vaincu par la fatigue, il va chercher le repos dans ses antres profonds.

 

« Il est un rocher dont la cime allongée s'élève sur la mer, et que les vagues frappent à sa base des deux côtés. C'est là que l'amoureux cyclope monte et qu'il vient s'asseoir. Ses troupeaux, qui ne l'ont plus pour conducteur, le suivent encore. Il pose à ses pieds le pin qui lui sert de houlette, et dont on eût pu faire le mât d'un vaisseau ; il prend une flûte énorme, composée de cent roseaux : il souffle dans l'instrument champêtre, et l'onde frémit, et les monts retentissent. J'étais cachée dans une grotte, où, penchée sur le sein d'Acis, j'entendis de loin les chansons du cyclope ; je les ai retenues ; il disait :

 

– Galatée, tu es plus blanche que la feuille du troène, plus fleurie que les prés émaillés. Ta taille est plus élancée que l'aulne ; ton sein a plus d'éclat que le cristal. Tu es plus vive qu'un jeune chevreau ; plus polie que le coquillage lavé par les flots ; plus agréable que le soleil dans l'hiver, que la fraîcheur de l'ombre dans l'été ; plus vermeille que la pomme, plus majestueuse que le haut platane, plus brillante que la glace, plus douce que le raisin dans sa maturité, plus moelleuse que le duvet du cygne, et que le lait caillé ; et, si tu ne me fuyais point, plus belle pour moi que le plus beau jardin.

 

‘Mais aussi cette même Galatée est plus farouche que les taureaux indomptés, plus dure qu'un chêne antique, plus trompeuse que l'onde, plus souple que les branches du saule et de la vigne sauvage, plus insensible que ces rochers, plus impétueuse que le torrent, plus fière qu'un paon superbe, plus cuisante que la flamme, plus piquante que les chardons, plus cruelle que l'ourse quand elle devient mère, plus sourde que les mers agitées, plus impitoyable qu'un serpent foulé par l'imprudent voyageur ; et, ce que je voudrais bien pouvoir t'enlever, non seulement tu es plus agile que le cerf effrayé par les chiens aboyants, mais encore plus rapide dans ta fuite que le vent et l'oiseau dans les airs.

 

‘Cependant, si tu me connaissais bien, tu te repentirais de m'avoir fui ; tu condamnerais tes refus ; tu chercherais à me retenir près de toi. Cette partie de la montagne et ces antres ouverts dans la roche vive sont à moi. On n'y sent point les chaleurs brûlantes de l'été, ni l'âpre froidure de l'hiver. J'ai des arbres dont les rameaux plient sous le poids de leurs fruits. J'ai des vignes chargées de raisins que l'or jaunit, et j'en ai que la pourpre colore. C'est pour toi que je les garde. Tu cueilleras toi-même, de tes doigts légers, la fraise née à l'ombre des bois, les cornes qui mûrissent dans l'automne, et la prune au suc noir, et d'autres diversement colorées, pareilles à celles que l'art imite avec la cire.

 

‘Si je suis ton époux, les châtaignes ne te manqueront point ; tu auras des fruits en abondance ; et mes arbres s'empresseront de te les offrir. Tous ces troupeaux m'appartiennent : beaucoup d'autres errent dans les vallons, ou cherchent l'ombre des bois, ou reposent dans les antres qui leur servent de bercail. Si tu m'en demandes le nombre, je l'ignore : c'est le berger pauvre qui compte ses troupeaux. Mais ne m'en crois pas lorsque je parle de la beauté de mes brebis : viens, et vois toi-même. À peine peuvent-elles soutenir leurs mamelles que gonfle un lait pur. Mille tendres agneaux, mille chevreaux bondissants remplissent mes bergeries. J'ai toujours du lait en abondance : j'en conserve une partie liquide ; l'autre s'épaissit en fromages.

 

‘Tu ne te borneras pas à jouir de ces plaisirs innocents, et de dons vulgaires, tels que de jeunes daims, des lièvres, des chèvres, des colombes, des nids d'oiseaux enlevés sur la cime des arbres. J'ai trouvé, sur les hautes montagnes, deux petits ours qui pourront jouer avec toi. Ils sont si ressemblants qu'à peine on peut les distinguer ; je les ai trouvés, et, en les prenant, j'ai dit : ‘Ils sont pour celle qui m'a charmé.’

 

‘Lève donc au-dessus des flots azurés ta tête brillante, ô Galatée ! Viens, ne dédaigne pas mes présents. Je me connais : je me suis vu naguère dans l'onde transparente, et, en me voyant, ma beauté m'a plu. Regarde la hauteur de ma taille : Jupiter n'est point plus élevé dans les cieux (car vous avez coutume de parler du règne de je ne sais quel Jupiter). Une chevelure épaisse couvre mon front altier, et, comme une forêt, ombrage mes épaules. Que si mon corps est couvert de poils hérissés, ne pense pas que ce soit une difformité. L'arbre est sans beauté, s'il est sans feuillage. Le coursier ne plaît qu'autant qu'une longue crinière flotte sur son col. L'oiseau est embelli par son plumage, la brebis par sa toison : ainsi la barbe sied à l'homme, et un poil épais est pour son corps un ornement.

 

‘Je n'ai qu'un œil au milieu du front ; mais il égale un bouclier en grandeur. Eh quoi ! le soleil ne voit-il pas, du haut des cieux, ce vaste univers ? Et cependant il n'a qu'un œil comme moi. Ajoute que Neptune, à qui je dois le jour, règne dans l'empire que tu habites : je te donne Neptune pour beau-père. Sois sensible à mes maux, exauce les vœux de celui qui t'implore. Toi seule as dompté Polyphème : et moi, qui méprise Jupiter, et le ciel, et la foudre brûlante, ô fille de Nérée, je tremble en ta présence ; et ta colère est pour moi plus terrible que la foudre.

 

‘Je souffrirais plus patiemment tes mépris, si tu rejetais les vœux de tous tes amants. Mais pourquoi, méprisant ma flamme, es-tu sensible à celle d'Acis ? Pourquoi, aux baisers de Polyphème, préfères-tu les baisers d'Acis ? Qu'il soit, je le veux, fier de sa beauté, et, ce que je ne voudrais pas, qu'il te plaise aussi, Galatée, pourvu qu'il tombe entre mes mains : il sentira quelle force enferme un si grand corps. J'arracherai ses entrailles, je disperserai dans les champs ses membres palpitants, je les jetterai dans les flots où tu fais ton séjour ! et qu'il puisse ainsi s'unir à toi ! Car enfin, je brûle, et mes feux toujours méprisés deviennent plus ardents. Tous ceux de l'Etna me semblent transportés dans mon sein avec leur violence ; et toi, Galatée, tu n'es pas touchée de ma douleur !’

 

« Après ces inutiles plaintes, il se lève, je l'observais : et, tel qu'un taureau furieux à qui on enlève sa génisse, il ne veut plus rester sur son rocher ; il erre dans les forêts, et sur la montagne, dont il connaît tous les détours. Enfin, il m'aperçoit avec Acis. Trop imprudents, nous étions loin de craindre ce malheur : – Je vous vois, s'écria-t-il, mais c'est pour la dernière fois que l'amour vous rassemble !’ Sa voix, aussi effroyable que peut l'être celle d'un cyclope en fureur, fait mentir l'Etna. Saisie d'épouvante, je me plonge dans la mer. Le fils de Syméthus avait pris la fuite ; il s'écriait : – Viens à mon secours, ô Galatée ! ô mon père ! ô ma mère, secourez-moi, et recevez dans vos ondes votre fils qui va périr.’

 

« Le cyclope le poursuit ; il détache de la montagne un énorme rocher, il le lance : et, quoiqu'une des extrémités de cette masse atteigne seule Acis, elle l'écrase et le couvre tout entier. Hélas ! je fis pour lui tout ce que les destins permirent, et je le ramenai à sa première origine. Sous le roc, le sang d'Acis coulait en flots de pourpre : sa couleur s'efface par degrés ; c'est bientôt l'eau d'un fleuve qu'ont troublée la pluie et les orages ; c'est enfin l'eau d'une source limpide. La pierre s'entrouvre, et de ses fissures sortent des roseaux à la tige élancée. Dans le creux du rocher l'onde bouillonne et murmure ; elle jaillit de ses flancs. Mais, ô prodige ! du sein de la source un jeune homme s'élève : son front est paré de cornes naissantes, et des joncs le couronnent : c'était Acis, mais devenu plus grand. L'azur des flots colorait son visage : c'était Acis, changé en fleuve ; et ce fleuve a conservé son nom. »

 

Galatée cesse de parler. Les nymphes qui l'ont écoutée se dispersent et nagent dans de paisibles mers. Scylla revient, elle n'ose se confier à l'élément liquide. Tantôt elle se promène sans vêtement sur le rivage ; tantôt elle rafraîchit son corps fatigué dans les antres secrets où la mer porte une onde tranquille.

 

Glaucus paraît, fendant les flots azurés. Nouvel habitant de l'empire de Neptune, il vient de changer de forme à Anthédon, près de l'Eubée. Il voit Scylla, l'aime et la suit. Il lui tient tous les discours qui peuvent l'arrêter dans sa fuite : elle fuit cependant ; et la crainte rendant ses pieds plus légers, elle court. Elle arrive au sommet d'un rocher immense qui domine le rivage, et dont la cime, dépouillée d'ombrage, est penchée sur la mer. C'est là qu'elle s'arrête et cesse de craindre. Ignorant si c'est un monstre ou si c'est un dieu qu'elle voit, elle observe sa couleur bleuâtre, les longs cheveux flottants sur son dos, et la partie inférieure de son corps, recourbée en replis tortueux. Glaucus, qui s'aperçoit de sa frayeur, s'appuie au rocher sur lequel elle est assise.

 

« Je ne suis, dit-il, ô jeune vierge, ni un monstre, ni une bête cruelle : je suis un dieu des eaux. Mon pouvoir ne le cède point à celui de Protée. Triton et Palémon, fils d'Athamas, n'ont pas des droits plus grands que les miens. Autrefois cependant je n'étais qu'un simple mortel. Mais, accoutumé à l'empire de Neptune, je m'exerçais depuis longtemps sur ses bords. Tantôt je tirais sur le sable mes filets chargés de poissons ; tantôt, armé d'un long roseau, et assis sur un rocher, je dirigeais l'hameçon sur les flots.

 

« Il est un rivage que d'un côté borne l'onde amère et de l'autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n'offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante. Jamais la diligente abeille n'y vint chercher le suc de ses fleurs. Jamais les nymphes ne les cueillirent pour en former des guirlandes, et jamais elles ne tombèrent sous la faux du l'agriculteur. Le premier de tous les mortels je m'assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m'occupe à ranger, à compter sur l'herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l'appât trompeur, ô prodige inouï, qu'on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l'inventer ! À peine mes poissons ont touché l'herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s'ils nageaient dans l'élément liquide ; et, tandis que je regarde et que j'admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s'élancent dans la mer.

 

« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l'auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? – Mais cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l'instinct d'une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : – Adieu, m'écriai-je, terre que j'abandonne pour toujours !’ Et je m'élance dans là profonde mer.

 

« Les dieux qui l'habitent me reçoivent et m'associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j'ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête.

 

« Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m'est inconnu. Dès que j'eus repris mes sens, je me vis revêtu d'une forme qui n'était plus la mienne : mon esprit même était changé. Alors, pour la première fois, j'aperçus cette barbe azurée, cette longue chevelure qui balaye les mers, ces larges épaules, ces bras de la couleur des eaux, et ces cuisses réunies, courbées en queue de poisson. Mais que me sert ce changement ! Que me sert d'avoir su plaire aux dieux de la mer, et d'être un de ces dieux moi-même, si tu n'es point touchée de mon amour ! »

 

Tandis qu'il parlait encore, et qu'il s'apprêtait à poursuivre, Scylla s'échappe et fuit. Glaucus s'indigne, et, irrité de ses mépris, il fend l'humide plaine, et se rend au palais merveilleux de Circé.

 

Chant 14

 

Déjà le dieu qui habite les ondes de l'Eubée a laissé derrière lui l'Etna assis sur le corps des géants, et la terre des cyclopes où le soc et des bœufs attelés n'ouvrent point de sillons. Déjà Glaucus s'est éloigné de Zancle et de Rhégium qui s'élève sur le bord opposé, et de ce détroit fameux en naufrages, resserré entre les confins de l'Ausonie et ceux de la Sicile : il fend, de sa main puissante, les flots de la mer Tyrrhénienne, aborde les collines couvertes de plantes où règne Circé, et arrive à son palais rempli d'animaux immondes ou sauvages. Dès qu'il aperçoit la fille du Soleil, qu'il l'a saluée, et en a été salué à son tour :

 

« Déesse, dit-il, prends pitié d'un dieu qui t'implore. Car toi seule, si je t'en parais digne, peux me rendre plus légères les peines de l'amour. Qui mieux que moi reconnaît le pouvoir des plantes, puisque c'est par elles que j'ai changé de nature ? Apprends la cause du mal qui me possède. Sur le rivage d'Italie qui regarde Messine, j'ai vu, j'ai aimé Scylla ; et, je rougis de le dire, promesses et prières, caresses, amour, elle a tout méprisé. Ô toi ! s'il est quelque vertu dans les paroles magiques, que ta bouche sacrée les prononce ; ou si la force des plantes l'emporte, emploie celles dont tu as éprouvé les charmes les plus puissants. Je ne te demande ni d'affaiblir mon amour, ni de guérir ma blessure : il ne s'agit point d'éteindre mes feux, il faut qu'elle les partage. »

 

Il dit, et Circé (car aucune mortelle ne fut plus prompte à s'enflammer à de tels discours, soit que la source de ce penchant soit en elle, soit que Venus ait voulu se venger du Soleil en livrant sa fille aux fureurs de l'amour) répond en ces termes :

 

« Tu ferais mieux de suivre la femme qui ne te fuirait pas, qui désirerait ce que tu désires, et brûlerait avec toi des mêmes feux. Certes, tu méritais d'être aimé. Tu pouvais toi-même prétendre à te voir recherché ; et, si tu promettais du retour, crois-moi, tu serais recherché encore. N'en doute point, et que ta confiance naisse de ta beauté. Moi, déesse et la fille brillante du Soleil, moi à qui les enchantements de la voix et des herbes donnent tant de pouvoir, je désire d'être à toi. Méprise donc qui te méprise, aime celle qui t'aime, et venge d'un même coup, toi d'une ingrate, et moi d'une rivale. »

 

« Ah ! reprit Glaucus, on verra les forêts verdir au sein des mers, et l'algue marine croître sur les montagnes, avant que mon amour pour Scylla soit changé ! »

 

La fille du Soleil est indignée, et ne pouvant, ni ne voulant perdre le dieu qu'elle aime, sa haine s'enflamme contre celle qu'il lui préfère. Soudain, dans la fureur de ses feux méprisés, elle choisit d'exécrables herbes, en exprime les sucs horribles, et prononce, en les broyant, des paroles infernales. Elle prend sa robe d'azur, traverse la foule des bêtes immondes qui la flattent sur son passage, s'éloigne de sa cour, et, se dirigeant vers Rhégium, s'élance sur les vagues agitées que séparent les deux rives, marche comme sur un rivage solide, et court à pieds secs sur le sommet des flots.

 

Il était une grotte arrondie, aux détours sinueux, où, loin des feux du jour et du courroux des vagues, lorsque au milieu de sa carrière, le Soleil raccourcissait les ombres Scylla venait chercher, dans une onde tranquille, la fraîcheur et le repos. Circé infecte l'antre, et le souille de ses poisons les plus puissants ; elle y répand les sucs qu'elle a tirés de ses racines funestes, murmure, à trois reprises, des mots mystérieux et nouveaux, et neuf fois répète ses noirs enchantements.

 

Scylla vient, et déjà elle était à moitié descendue dans l'onde, lorsqu'elle se voit entourée de monstres hurlants. D'abord elle ne croit pas qu'ils fassent partie de son corps : elle s'éloigne, fuit et craint leur rage écumante ; mais, en fuyant, elle entraîne les monstres : elle cherche ses flancs, ses jambes, et ses pieds : partout à leur place elle ne trouve que des gueules de Cerbère, qu'une horrible ceinture de chiens aboyants sans parties inférieures, attachés par le dos autour de son corps.

 

Glaucus pleura celle qu'il aimait ; il détesta l'amour de Circé et l'usage qu'elle avait fait de son art si funeste. Scylla ne quitta point le lieu témoin de son malheur ; et bientôt elle se vengea de sa rivale en faisant périr les compagnons d'Ulysse. Elle allait aussi submerger les vaisseaux des Troyens, lorsqu'elle fut changée en rocher, écueil redoutable qu'on voit encore dans cette mer, et que le nautonier évite d'approcher.

 

Les Troyens, à force de rames, s'étaient éloignés de Scylla et de l'avide Charybde. Déjà ils voyaient les rivages de l'Ausonie, lorsque la tempête les jette sur les Syrtes africains : Didon y reçoit Énée dans son palais : elle l'aime ; et lorsque cet époux trop cher l'abandonne, elle ne peut plus supporter la vie. L'infortunée, feignant un sacrifice aux dieux, fait élever un bûcher, s'étend sur ce lit funèbre, s'y perce le sein, et, trompée par Énée, trompe elle-même toute sa cour.

 

Après avoir quitté les nouveaux murs qui s'élèvent au milieu des sables de la Libye, Énée est reporté vers le mont Éryx, où le reçoit Aceste, son ami. Il offre un sacrifice sur le tombeau de son père, et se rembarque sur les vaisseaux, où, par ordre de Junon, Iris avait porté la flamme. Il laisse bientôt derrière lui le royaume d'Éole, et les îles où le soufre enflammé s'élance dans les airs, et les écueils des perfides Sirènes. Privé de son pilote, Palinure, il côtoie les îles d'Inarimé, de Prochyté, et de Pithécuses aux stériles rochers, qui a conservé le nom de ses habitants.

 

Le souverain des dieux, irrité de la mauvaise foi et des parjures des Cercopes, fit prendre à ce peuple trompeur la figure d'un animal difforme, et, sous de nouveaux traits, les Cercopes parurent différer de l'homme et lui ressembler. Leurs membres se contractèrent, leur nez s'aplatit, presque effacé de leur front ; Jupiter sillonna leur visage de vieilles rides, couvrit leur corps d'un poil fauve, et les relégua dans cette île. Déjà il leur avait ôté l'usage de la parole, dont ils ne se servaient que pour le parjure, et il ne leur laissa, pour pouvoir se plaindre, qu'un rauque murmure.

 

Après avoir franchi ces îles, et laissé à droite les murs de Parthénope, à gauche le tombeau du trompette Misène, Énée aborde aux rivages de Cumes, qu'infecte l'algue marécageux. Il pénètre dans l'antre de la Sibylle antique, et la prie de le conduire, par l'Averne, auprès des mânes de son père. La Sibylle lève enfin les yeux qu'elle a longtemps tenus baissés vers la terre, et, pleine du dieu qui l'agite et l'inspire :

 

« Tu demandes, dit-elle, de grandes choses, héros célèbre dont le bras s'est signalé par l'épée, dont la piété a été éprouvée dans les flammes. Mais rassure-toi, ta prière est accordée. Je vais te conduire : tu verras les demeures de l'Élysée, et les derniers royaumes du monde, et l'ombre de ton père. Il n'est point de chemin inaccessible à la vertu. »

 

Elle dit, et, montrant le rameau d'or dans la forêt de la déesse de l'Averne, elle commande au héros de le détacher du tronc : il obéit, et vit les richesses du formidable Pluton, les mânes de ses aïeux, et la vieille ombre du magnanime Anchise. Il connut les lois de l'empire des morts, et les dangers qui l'attendaient dans de nouvelles guerres. Revenant sur ses pas, toujours guidé par la Sibylle, Énée trompe, en s'entretenant avec elle, la fatigue du retour.

 

Tandis qu'à travers d'épais crépuscules, il poursuit cet horrible chemin :

 

« Que tu sois, dit-il, une déesse favorable aux mortels, ou que tu sois seulement une mortelle agréable aux dieux, je t'honorerai toujours comme une divinité, et je reconnaîtrai que, par toi, j'ai pu descendre aux sombres lieux où règne la mort, et m'échapper vivant de son empire. Pour des bienfaits si grands, dès que j'aurai revu la lumière des cieux, j'élèverai des temples en ton honneur, et l'encens fumera sur tes autels. »

 

La Sibylle le regarde, soupire, et dit :

 

« Je ne suis point déesse : ne juge point digne de l'honneur de l'encens une faible mortelle. Et, afin qu'ignorant mon destin, tu ne t'égares, apprends qui je suis. L'immortalité m'était promise par Apollon, des jours sans fin m'étaient offerts pour prix de ma virginité. Mais, tandis qu'il espère, et que, par ses dons, il cherche à me séduire : – Choisis, dit-il, vierge de Cumes, forme des vœux, et tes vœux seront accomplis.’ Je lui montre du sable amassé dans ma main, et je le prie, insensée que j'étais, de m'accorder des années égales en nombre à ces grains de poussière.

 

« J'oubliai de demander, en même temps, le don de ne point vieillir ; cependant il me l'offrait, il me promettait une jeunesse éternelle, si je voulais répondre à ses désirs. Je rejetai les dons d'Apollon, et je suis vierge encore. Mais l'âge le plus heureux a fui ; la pesante vieillesse est venue d'un pas chancelant, et je dois la supporter longtemps ; car, quoique déjà sept siècles se soient écoulés devant moi, il me reste à voir encore trois cents moissons et trois cents vendanges, avant que mes années égalent en nombre les grains de sable qui mesurent ma vie. Le temps viendra où un plus long âge raccourcira mon corps, où, consumés par la vieillesse, mes membres seront réduits à la plus légère étendue. Alors je ne paraîtrai avoir pu ni charmer un dieu, ni mériter de lui plaire. Peut-être Apollon lui-même ne me reconnaîtra plus, ou il niera de m'avoir aimée. Et tel sera mon changement, qu'invisible à tous les yeux, je ne serai connue que par la voix : les destins me laisseront la voix. »

 

Tandis que la Sibylle parlait ainsi, le héros troyen, traversant les chemins profonds de l'Averne, sort enfin du royaume des morts, et rentre dans la ville de Cumes. Il fait aux dieux les sacrifices accoutumés, et aborde au rivage qui ne portait pas encore le nom de sa nourrice.

 

Là, dégoûté de ses longs voyages, s'était arrêté Macarée, né à Ithaque, et l'un des compagnons du sage Ulysse. Il venait de reconnaître Achéménide, qui fut abandonné sur les rochers de l'Etna. Surpris de le retrouver et de le revoir vivant :

 

« Quel hasard, ou quel dieu, dit-il, a conservé Achéménide ? Comment un Grec se trouve-t-il sur une flotte barbare ? et quelle terre cherches-tu avec les Troyens ? »

 

Achéménide, que ne couvrent plus de vils lambeaux attachés avec des épines, Achéménide, redevenu lui-même, répond :

 

« Que je revoie encore l'horrible Polyphème et le sang humain découlant de ses lèvres, si les vaisseaux d'Ithaque et si ma patrie me sont désormais plus chers que les Troyens, si je respecte moins Énée que mon père ! Jamais, quoi que je puisse faire, je ne reconnaîtrai assez les bienfaits de ce héros. Si je te parle et si je respire, si je vois le ciel et sa vive lumière, puis-je être ingrat et oublier que c'est à lui que je le dois ! C'est par lui que ma vie ne s'est point éteinte dans la bouche du cyclope ; et maintenant je puis mourir, mon corps sera reçu dans un tombeau, et non dans les entrailles de ce monstre.

 

« Juge, à moins que la frayeur ne m'eût ôté tout sentiment, quel fut mon désespoir, lorsque, abandonné sur le rivage, je vous vis gagner la haute mer ! Je voulus crier, mais je craignis de me livrer à l'ennemi : la voix d'Ulysse avait été presque fatale à votre vaisseau. Je vis le cyclope déraciner et pousser dans les ondes un immense rocher. Je le vis jeter, de son bras gigantesque, des rocs énormes, qu'on eût dit lancés par des machines de guerre ; et je frissonnai, craignant que les flots soulevés par ces masses, n'engloutissent, ou que ces masses elles-mêmes ne brisassent votre navire, oubliant, en ce moment, qu'il ne me portait pas.

 

« À peine la fuite vous avait dérobés à une mort horrible, le cyclope furieux parcourt tout l'Etna et le remplit de ses gémissements. Privé de son œil, il écarte de la main les arbres pour s'ouvrir un passage, heurte les rochers, et, tendant ses bras ensanglantés sur l'onde, s'emporte en exécrations contre les Grecs : – Oh ! s'écriait-il, si quelque hasard me ramenait Ulysse ou quelqu'un de ses compagnons, sur qui s'exerçât ma colère, dont je pusse dévorer les entrailles, et de ma main déchirer les membres palpitants ; dont le sang inondât ma gorge altérée, et dont les ossements brisés criassent sous mes dents, combien la perte de mon œil me deviendrait insensible ou légère !’

 

« Ainsi parla le cyclope en ajoutant d'autres imprécations. Je pâlissais d'horreur voyant son visage souillé de carnages récents, ses mains cruelles, la vaste orbite où fut son œil, ses membres effroyables, et sa barbe épaissie dans le sang humain. La mort était devant mes yeux, mais la mort était le moindre de mes maux. Déjà je me voyais, surpris par le monstre, descendre vivant dans ses entrailles. J'avais toujours présente l'horrible image du temps où je l'avais vu saisir deux de mes compagnons, meurtrir trois ou quatre fois leurs corps sur la terre, se jeter sur eux comme un lion affamé, dévorer leurs membres déchirés, leurs intestins, leurs chairs encore vivantes, la moelle de leurs os brisés, et les engloutir dans son avide sein. La terreur m'avait envahi, et le sang s'était arrêté dans mes veines, en voyant le monstre mâcher ces mets funestes, les rejeter de sa bouche, et les vomir entassés dans des flots de vin.

 

« Je ne voyais dans ma misère que l'attente d'un sort pareil. De longs jours s'écoulèrent, tandis que, caché, tremblant au moindre bruit, craignant la mort et désirant de mourir, n'ayant pour assouvir ma faim que le gland, l'herbe, et les feuilles des forêts ; je vivais seul, privé de tout, sans espoir, réservé aux souffrances et à la mort. Enfin, j'aperçus au loin un navire, je courus au rivage, mes gestes suppliants excitèrent la pitié, et un Grec fut reçu sur un vaisseau troyen.

 

« Mais toi-même, ô le plus cher de mes compagnons, apprends-moi tes aventures, celles d'Ulysse et de tous ceux qui se sont confiés à la mer avec toi. »

 

Alors Macarée raconte que le fils d'Hippotas, Éole, qui règne dans la profonde mer de Toscane, et tient les vents enchaînés dans de vastes cavernes, les avait enfermés dans des peaux de bœuf, et remis au roi d'Ithaque ; qu'ayant reçu ce don merveilleux, le vaisseau vogua neuf jours sous un ciel favorable ; qu'on apercevait déjà la terre désirée, quand, à la dixième aurore, les compagnons d'Ulysse, se laissant vaincre à leur cupidité, et croyant trouver les outres pleines d'or, les avaient déliées ; que les vents s'en étaient échappés en fureur, et qu'entraînant le vaisseau en arrière ils l'avaient fait rentrer avec eux dans le port d'Éolie.

 

« Nous arrivons, dit Macarée, dans la ville des Lestrygons, qu'avait fondée Lamus ; Antiphate y régnait. Je suis député vers lui avec deux de mes compagnons : mais à peine puis-je me sauver par une prompte fuite. Un autre s'échappe avec moi : le troisième a déjà teint de son sang la bouche impie du Lestrygon. Il nous poursuit, il excite les siens : ils courent au rivage, et, lançant des poutres et des rochers, submergent les hommes et les vaisseaux. Un seul de ces derniers, celui qui me portait avec Ulysse, est préservé du naufrage. Après avoir longtemps déploré la perte de nos compagnons, nous abordons cette terre que tu vois d'ici dans le lointain. Ne vois jamais que dans le lointain cette terre funeste, où je suis descendu. Et toi, fils d'une déesse, et le plus juste des Troyens (car les travaux de Mars ayant cessé, tu ne dois plus être appelé notre ennemi), Énée, crois-moi, fuis aussi la terre de Circé.

 

« Après avoir attaché notre navire au rivage, ne pouvant oublier Antiphate et le farouche cyclope, nous refusions d'aller en avant et d'entrer sous des toits inconnus. Le sort fixa le choix de ceux qui seraient envoyés. Le sort me désigna avec le fidèle Polytès, Euriloque, et Elpénor, qui aimait trop le vin. Dix-huit autres compagnons partent avec nous. Arrivés aux portes du palais de Circé, mille loups, et avec eux des ours et des lions, accourent, s'avancent, et d'abord la terreur nous saisit ; mais nous n'avions rien à craindre ; leurs dents ne menaçaient nos corps d'aucune blessure : ils agitaient l'air de leurs queues caressantes, et, en nous flattant, accompagnaient nos pas. Les femmes de Circé nous reçoivent, et, à travers des portiques de marbre, nous conduisent à leur souveraine. Elle est assise dans une magnifique salle, sur un trône éclatant, vêtue d'une robe blanche que couvre un riche tissu d'or.

 

« Les néréides et les nymphes forment sa cour. On ne voit point la laine s'étendre sur leurs fuseaux ; elles ne conduisent point de longs fils sous leurs doigts agiles : elles arrangent des plantes, rassemblent et séparent, dans des corbeilles, des fleurs éparses sans ordre, et des herbes de diverses couleurs : c'est là l'ouvrage que leur reine exige d'elles. Circé connaît l'usage de chaque plante, et les effets qu'on obtient de leur mélange ; elle les retourne, les pèse, et les examine attentivement.

 

« Dès qu'elle nous aperçoit, après le salut reçu et rendu, un doux sourire nous accueille, et comble nos vœux. Soudain, elle ordonne qu'on prépare une boisson où se mêlent à l'orge brûlé, le miel, le vin, et le lait caillé. Elle y ajoute furtivement des sucs inconnus et que nous cache la douceur du breuvage. Nous recevons les coupes que présente sa main, et, tandis que, dévorés par une soif ardente, nous buvons tous ensemble, la déesse cruelle touche légèrement nos fronts de sa baguette. Soudain, j'ai honte de le dire, mon corps commence à se hérisser d'un poil rude ; déjà je ne puis plus parler : au lieu de mots, je ne forme qu'un rauque murmure. Mon front se courbe vers la terre. Je sens ma bouche se fendre et se durcir en long museau ; mon cou s'enfle sous les plis de mes chairs, et de la même main qui venait de saisir la coupe, je forme des pas : telle était la force de ce breuvage ! On m'enferme dans une étable avec mes compagnons. Nous voyons Euryloque qui seul a conservé sa figure : seul il avait refusé la coupe fatale qui lui fut présentée ; et, s'il l'eût acceptée, il serait encore comme nous changé en vil pourceau : Ulysse n'eût point appris par lui notre infortune, et il ne serait pas venu, prêt à nous venger.

 

« Le héros avait reçu du dieu qui porte le caducée une fleur dont la feuille est blanche, la racine noire, et que les dieux appellent 'moly'. Fort du pouvoir de cette plante, et muni d'avertissements célestes, il entre dans le palais de Circé. Invité au breuvage trompeur, il tire l'épée, repousse la coupe, et épouvante la déesse, dont la baguette cherche en vain à effleurer ses cheveux. Bientôt Circé donne au héros et sa main et sa foi. Ulysse est reçu dans son lit, et demande pour dot à sa femme qu'elle lui rende ses compagnons.

 

« Circé répand sur nous les sucs puissants d'une herbe qui ne peut nuire, tourne sur notre tête sa baguette en sens contraire, et fait entendre des mots opposés à ceux qu'elle avait prononcés. Tandis qu'elle poursuit son chant magique, nos corps, soulevés par degrés de la terre, se redressent ; nos soies tombent, nos pieds cessent d'être fendus en deux cornes, nos épaules renaissent, et nous avons retrouvé nos coudes et nos bras. Nous embrassons en pleurant Ulysse, qui pleure avec nous. Longtemps nous nous attachons à son cou, et nos premières paroles expriment notre reconnaissance.

 

« Circé nous retint un an entier dans son île. Pendant ce long séjour, je fus témoin de beaucoup de prodiges, et beaucoup d'autres me furent racontés. Voici, parmi ces derniers, ce que j'ai appris d'une des quatre femmes que la déesse emploie à ses horribles mystères. Cette suivante, pendant que sa maîtresse était retenue auprès d'Ulysse, me fit voir la statue d'un jeune homme, en marbre blanc, portant sur sa tête un pivert, placée dans un asile sacré, et parée d'un grand nombre de couronnés. Je voulus savoir et je demandai quel était ce jeune homme, pourquoi il était honoré comme dans un temple, et ce que signifiait l'oiseau qui surmonte sa tête :

 

– Écoute Macarée, dit cette femme, connais, par ce que je vais te dire, jusqu'où s'étend le pouvoir de Circé, et prête-moi une oreille attentive.

 

‘Picus, fils de Saturne, régna dans l'Ausonie. Il aimait les coursiers et leur ardeur belliqueuse. Sa beauté était celle que tu vois dans cette image, et que l'art a su rendre fidèle. Son esprit égalait sa beauté. Il n'avait pu, depuis sa naissance, voir quatre fois les jeux qu'on célébrait dans l'Élide, et déjà il avait attiré les regards des dryades nées sur les montagnes du Latium. Déjà il avait enflammé les naïades des fontaines, et celles de l'Albula et du Numicius, et celles qui se jouent dans les ondes de l'Anio ; de l'Almo, qui achève si vite son cours ; du Nar, si rapide dans le sien, du Farfarus, qui coule sous d'épais ombrages ; celles enfin qui habitent l'étang placé dans le bois consacré à Diane et les lacs d'alentour. Il dédaigna toutes ces nymphes ; une seule avait su lui plaire : fille de Janus au double front et de Vénilia, on la disait née sur le mont Palatin.

 

‘Quand l'âge eut mûri sa beauté nubile, elle préféra Picus à tous les Latins, et devint sa compagne. Elle avait une beauté rare, mais sa voix était plus rare encore, et le charme de ses chants la fit appeler Canente. Sa voix agitait les arbres, attendrissait les rochers, rendait les tigres caressants, arrêtait le cours des fleuves, et le vol des oiseaux dans les airs.

 

‘Un jour qu'elle modulait des sons ravissants, Picus était sorti de son palais ; il poursuivait le sanglier dans les bois, pressait les flancs d'un coursier rapide, tenait en main deux javelots, et portait une chlamyde de pourpre attachée par une agrafe d'or. La fille du Soleil était venue dans les mêmes forêts : voulant cueillir des herbes nouvelles sur les fertiles collines des Laurentins, elle avait quitté les campagnes qui portent son nom.

 

‘Cachée dans un taillis, elle voit le jeune prince et demeure interdite : les herbes qu'elle avait cueillies s'échappent de son sein. Un feu violent s'allume dans ses veines. Dès qu'elle a pu se reconnaître dans les soudains transports qui l'agitent, elle se décide à faire éclater ses désirs. Mais la vitesse du coursier de Picus et la garde qui l'environne l'empêchent d'approcher : ‘Et cependant, s'écrie-t-elle, quand tu serais emporté par les vents, tu ne m'échapperas pas, si je me connais bien moi-même, si toute la vertu des plantes n'est pas évanouie, et si je ne suis trompée par mes enchantements.’

 

‘Elle dit, et, formant l'image sans corps d'un sanglier fantastique, elle lui commande de courir devant le roi, de paraître se retirer dans l'épaisse forêt où les arbres trop rapprochés n'offrent au cavalier aucun passage. Soudain, Picus trompé court après l'ombre d'une proie. Il s'élance au dos fumant de son coursier, et, poursuivant une espérance vaine, erre d'un pied rapide dans la haute forêt. Alors la fille du Soleil commence ses charmes magiques. Elle dit des mots funestes, elle invoque des dieux inconnus, dans des chants plus inconnus encore, avec lesquels elle a coutume de troubler le visage argenté de la lune et d'envelopper d'épais nuages la tête de son père. À ses accents formidables, le ciel se couvre de ténèbres, et de noires vapeurs s'exhalent de la terre. Les compagnons de Picus errent au hasard dans cette nuit soudaine, et les gardes sont dispersés.

 

‘Saisissant l'occasion et le moment : ‘Ô le plus beau des mortels, s'écrie l'enchanteresse, je te conjure par ces yeux qui ont les miens, par cette beauté qui force une déesse à te supplier, réponds à mes feux, reçois pour beau-père le Soleil, qui voit tout, et, trop insensible, ne méprise pas la Titanide Circé.’

 

‘Elle dit, et Picus repousse froidement la déesse et ses vœux : ‘Qui que tu sois, répond-il, je ne puis être à toi. Une autre me possède, et je désire qu'elle me possède toujours. Je n'offenserai point les droits sacrés de l'hymen par des amours étrangères, tant que les destins me conserveront la fille de Janus !’

 

‘Ayant longtemps encore, mais en vain, essayé la prière, Circé s'écrie enfin : ‘Tes dédains ne resteront pas impunis : tu ne reverras plus Canente. Tu connaîtras ce que peut une femme, une amante outragée, quand cette amante, quand cette femme est Circé.’

‘Alors elle se tourne deux fois vers l'orient, deux fois vers l'occident. Elle touche trois fois Picus de sa baguette, et fait entendre des mots magiques, trois fois répétés. Picus fuit : il s'étonnait de la rapidité de sa course ; il voit que son corps a des ailes. Nouvel oiseau, il s'élance indigné dans les forêts du Latium, perce d'un bec dur les chênes noueux, et, dans sa rage, blesse leurs rameaux. Ses ailes ont conservé la pourpre de la chlamyde qu'il portait, et, dont l'agrafe nuance d'or son col et son plumage. Picus, dans sa nouvelle forme, n'a conservé de l'ancienne que son nom.

 

‘Cependant, ses compagnons, qui l'appelaient à grands cris et le cherchaient en vain, rencontrent Circé (car déjà la déesse avait éclairci les airs, et permis aux vents et au soleil de dissiper les nuages). Ils l'accusent du crime dont elle n'est que trop coupable, redemandent leur roi, se disposent à la violence, et présentent leurs dards. En même temps Circé répand des poisons devant elle, évoque la nuit et les dieux de la nuit, l'Érèbe et le Chaos, et adresse à Hécate de magiques hurlements. Ô prodige ! la forêt change de place, la terre gémit, les arbres pâlissent, l'herbe des pâturages distille des gouttes de sang ; on entend mugir les collines ; les chiens aboient, d'horribles serpents rampent sur la terre, et l'on voit des mânes légers voltigeant dans les airs. Les soldats épouvantés frémissent. Circé, de sa baguette trempée dans le suc des poisons, touche leurs fronts étonnés : tous prennent aussitôt la forme de divers animaux des forêts ; et nul d'entre eux n'a conservé sa première figure.

 

‘Déjà le char du soleil presse à l'occident les rivages de Tartesse, et l'époux de Canente est en vain attendu par elle. En vain Canente l'appelle et le cherche des yeux. Ses esclaves et le peuple parcourent la forêt, portant d'inutiles flambeaux. Ce n'était pas assez, pour la nymphe, de verser des pleurs, d'arracher ses cheveux, de faire entendre de longs gémissements. Elle donne cependant tous ces témoignages de la douleur. Mais bientôt elle se précipite hors du palais, et, privée de sa raison, s'égare au hasard dans les campagnes du Latium.

 

‘La nuit couvrit six fois la terre, et six fois le soleil ramena la lumière, tandis que l'infortunée, sans sommeil et sans aliments, erre à l'aventure sur les collines et dans les vallons. Enfin le Tibre la vit, vaincue par la lassitude et par le malheur, assise sur ses bords. Triste et plaintive, d'une voix affaiblie dans les larmes, elle modulait sa douleur. Tel autrefois le cygne mourant chantait ses funérailles. Enfin, consumée par sa peine, desséchée jusque dans les sources de la vie, elle se dissout insensiblement et s'évanouit dans les airs. Mais la renommée a rendu célèbre le lieu témoin de cette aventure, et les Muses anciennes de l'Ausonie, lui conservant le nom de la nymphe, l'appelèrent Canente.’

 

« De semblables merveilles ont été apprises ou vues par moi dans le cours d'une année. Amollis dans le repos, nous avions oublié les fatigues de Neptune. Le départ est ordonné, le vent enfle les voiles. La Titanide nous avait prédit des routes incertaines, de vastes travaux, et les longs périls d'un élément perfide. Je craignis, je l'avoue, et, descendu sur ce rivage, je m'y suis attaché. »

 

Macarée avait terminé son récit. Énée enferme les cendres de sa nourrice dans une urne, et fait graver cette épitaphe sur le marbre de son tombeau :

 

« Ici, le héros pieux que j'ai nourri a brûlé dans les flammes du bûcher qu'il lui devait, le corps de Caïète, après l'avoir sauvé des flammes de Troie. »

 

Le héros coupe ensuite les câbles qui retiennent le vaisseau au rivage. Il évite et la vue et les artifices de Circé. Il arrive vers le bois épais où le Tibre porte à la mer ses ondes que le sable a jaunies ; et, reçu sous le toit de Latinus, fils de Faune, il devient l'époux de sa fille. Mais cet hymen s'achète par la guerre ; il faut combattre un peuple belliqueux. Turnus, en fureur, redemande Lavinie, qui lui fut promise par son père.

 

Toute la Toscane arme contre le Latium. La victoire est longtemps disputée. Chaque parti accroît sa force des forces de l'étranger. Plusieurs peuples combattent pour les Rutules, plusieurs pour les Troyens. Énée n'a pas inutilement appelé le secours d'Évandre ; mais Vénulus, que Turnus envoie, s'est en vain rendu dans la nouvelle ville qu'a bâtie Diomède ; ce prince s'était établi dans l'Iapygie, où il avait épousé la fille de Daunus, et élevé de superbes remparts.

 

Lorsque Vénulus, exécutant les ordres de son maître, invoque l'appui du héros d'Étolie, ce dernier le refuse. Il ne veut point exposer au hasard des combats les peuples de son beau-père, et les Grecs qui l'ont suivi sont en trop petit nombre pour les armer :

 

« Mais, afin, dit-il, que vous ne puissiez voir, dans mon refus, une vaine excuse, je vais retracer ici le cours de mes malheurs, quoique des pleurs amers doivent suivre encore ces tristes souvenirs. Ilion et ses superbes tours avaient péri dans les flammes ; le héros de Naryx, en outrageant une vierge, venait d'attirer, sur tous les Grecs, le châtiment que lui seul méritait : nos vaisseaux sont emportés par les vents sur des mers ennemies ; nous souffrons et la foudre et la nuit et la pluie, le courroux du ciel et celui des flots, et Capharée comble enfin nos revers. Mais, sans rappeler, dans leur ordre successif, nos funestes aventures, il vous suffira de savoir qu'alors Priam lui-même eût pu croire la Grèce digne de pitié. Cependant le secours de Pallas me sauve du naufrage ; mais bientôt je suis chassé de ma patrie. Vénus a cruellement vengé son ancienne blessure, et j'ai soutenu tant de pénibles travaux sur les mers et dans les champs de la guerre, que j'ai souvent appelé heureux mes compagnons engloutis par la tempête et les écueils de Capharée, et que j'ai regretté de n'avoir pas péri avec eux.

 

« Enfin, mes compagnons, vaincus par les longs périls de Mars et de Neptune, demandent un terme à leurs travaux. Mais le violent Acmon, que tant de malheurs irritent encore, s'écrie : – Amis, que reste-t-il maintenant qui puisse étonner votre courage ! De quels maux plus grands, quand elle le voudrait, pourrait encore nous frapper Cythérée ? On peut faire des vœux quand un sort plus funeste est à craindre. Mais lorsque les maux sont extrêmes, la crainte n'a plus de place, et la sécurité naît de l'excès même du malheur. Que Vénus m'entende, peu m'importe ! Que sa haine atteigne, comme elle l'a fait, tous les compagnons de Diomède ! Nous méprisons tous la haine de Vénus : une grande force est pour nous dans notre désespoir.’

 

« C'est par de tels discours qu'Acmon irrite encore la déesse, et réveille son ancienne colère. Quelques Grecs seuls ont applaudi, Acmon est blâmé par le plus grand nombre. Il allait poursuivre : sa voix et le passage de sa voix ont moins d'étendue. Ses cheveux se changent en duvet qui couvre son col et son dos et son sein. Ses bras sont emplumés, ses coudes se replient en ailes légères ; de longs doigts remplacent ses pieds, et sa bouche se durcit en bec aigu et prolongé.

 

« Lycus, Idas, Rhéxénor, Nyctée, Abas, regardent et s'étonnent ; mais tandis qu'ils s'étonnent, ils subissent, et d'autres avec eux, le même changement. La plupart de mes compagnons s'élèvent dans les airs, et volent autour du vaisseau, en battant des ailes. Si vous demandez quelle est la forme de ces oiseaux douteux, ce ne sont pas des cygnes, mais ils ressemblent aux cygnes par leur blancheur.

 

« Enfin j'arrivai sur ces bords, et, gendre de Daunus, j'ai reçu de lui les campagnes arides de l'Iapygie, que j'habite avec le faible reste de mes compagnons. »

 

Ainsi parle Diomède. Vénulus s'éloigne de ses états. Il traverse le pays des Peucétiens, et entre dans les campagnes de Messapie. Il y voit des antres ombragés par des arbres touffus ; une eau pure distille des rochers, et de faibles roseaux croissent dans cette onde. C'est la demeure du dieu Pan : jadis c'était celle des nymphes.

 

Un berger d'Apulie les ayant épouvantées par sa présence soudaine, elles fuirent ; mais bientôt, cessant de craindre, elles revinrent et méprisèrent le pâtre grossier qui les suivait encore. Elles formaient en chœur des pas cadencés, il insulte à leur danse, veut l'imiter par des sauts rustiques, et mêle à des propos obscènes d'abjectes injures : il ne se tut que, lorsque, enveloppant son corps par degrés, l'écorce d'un olivier sauvage eut pressé son gosier. Cet arbre fait encore connaître l'âpre caractère du berger, et, dans ses fruits amers, exprime la rudesse de son langage.

 

Vénulus, de retour, apporte le refus de Diomède. Privés de son appui, les Rutules continuent la guerre avec fureur : elle coûte beaucoup de sang aux deux partis. Turnus porte la torche avide sur la flotte des Troyens : le feu menace ce que l'onde a épargné. La poix, la cire, et les autres aliments de l'incendie, étendent leur ravage. Déjà les flammes montaient des mâts jusqu'aux voiles, et la fumée s'élevait du banc des rameurs en épais tourbillons, quand la mère des dieux se souvient que les vaisseaux d'Énée sont construits avec les pins du sommet de l'Ida. Soudain le bruit des clairons, les sons de la trompette, remplissent les airs, annoncent sa présence ; et, portée sur un char traîné par des lions soumis :

 

« Turnus, s'écrie la déesse, ta main sacrilège allume de vaines flammes ; je ne souffrirai point qu'elles consument des arbres nés dans les forêts qui me sont consacrées. »

 

Elle dit, le tonnerre gronde, et du sein d'épais nuages tombent des torrents, de pluie et de grêle. Les vents, fils du géant Astrée, se livrent une affreuse guerre, et, dans leurs chocs rapides, troublent les cieux et soulèvent les mers. L'un d'eux, dans sa furie qu'excite la déesse, rompt les câbles qui retiennent au rivage la flotte des Troyens. Cybèle entraîne les vaisseaux et les plonge au sein de l'onde. Le bois s'amollit, et prend les formes d'un corps humain. Les poupes recourbées sont des visages riants ; les rames, des jambes et des pieds qui sillonnent les flots ; les flancs, un sein arrondi ; les carènes, l'épine du dos ; les antennes, des bras ; les cordages, de longues chevelures. Ces nouvelles naïades conservent la couleur bleuâtre des navires, et jouent paisibles dans les flots qu'elles ont cessé de craindre. Nées sur les monts, elles nagent mollement dans la mer. Elles ne se souviennent plus de leur origine, mais elles n'ont point oublié leurs longs périls sur l'élément perfide, et souvent elles se plaisent à soutenir, de leurs mains, les vaisseaux battus de la tempête, pourvu qu'ils ne soient pas montés par des Grecs : le souvenir de la chute de Troie leur rend les Grecs odieux. Elles virent avec joie les débris du vaisseau d'Ulysse ; elles virent avec joie le vaisseau qu'il avait reçu d'Alcinoüs se durcir en rocher, et son bois grossir le nombre des écueils.

 

Après que les vaisseaux troyens eurent été changés en nymphes, on crut que la terreur de ce prodige porterait Turnus à terminer la guerre. Mais il persiste. Chaque parti a ses dieux, et, ce qui vaut les dieux, de grands courages. Et déjà, belle Lavinie, ce n'est plus ni toi, ni le royaume que tu apportes en dot, ni le sceptre de leur beau-père, que désirent les deux rivaux : ils n'aspirent qu'à vaincre ; et la honte de céder prolonge les combats. Enfin, Vénus voit triompher les armes de son fils ; Turnus tombe, et la ville d'Ardée, puissante sous Turnus, tombe avec lui. Lorsqu'un feu barbare l'a dévorée, et que ses toits sont ensevelis sous des cendres brûlantes, de ses débris s'élève un oiseau qu'on vit alors pour la première fois. Son aile éployée frappe et fait voler la cendre des murailles ; son cri lugubre, sa maigreur, sa couleur pâle, tout offre en lui l'emblème d'une ville détruite. Il conserve le nom d'Ardée, et, volant autour de ses ruines, il déplore son destin.

 

Déjà la vertu d'Énée avait désarmé les dieux et les vieilles haines de Junon elle-même. Il était temps que le fils de Cythérée, après avoir fondé le riche empire d'Iule, allât prendre sa place dans le ciel. Vénus, qui a brigué déjà le suffrage des immortels, enlace ses bras au cou de Jupiter :

 

« Ô mon père, dit-elle, dans aucun temps je ne t'ai vu insensible à ma prière. Daigne m'être encore plus favorable, aujourd'hui : accorde à Énée, qui, étant né de mon sang, te reconnaît pour son aïeul, un rang parmi les immortels : fût-ce le dernier, je m'en contenterai, pourvu qu'il l'obtienne. C'est assez pour lui d'avoir vu une fois le royaume des mânes et traversé les fleuves des enfers. »

 

Les dieux applaudissent. Junon ne montre plus la fierté d'un visage immobile, et donne son aveu avec un doux sourire. Jupiter répond :

 

« Tu mérites, ma fille, d'obtenir l'honneur que tu demandes, et celui pour qui tu l'implores en est digne : il t'est accordé. »

 

Il dit, et Vénus, dans sa joie, rend grâce à son père. Aussitôt, sur un char que traînent des colombes, elle fend les airs légers, et descend sur le rivage des Laurentins, aux bords où, couronné de roseaux, le Numicius roule ses paisibles eaux dans les mers voisines. La déesse lui commande d'enlever tout ce qu'Énée a de mortel, et d'entraîner dans son cours silencieux cette dépouille sous ses flots.

 

Le fleuve obéit : il sépare tout ce que le héros tenait de la terre ; l'essence divine reste. Vénus répand sur le corps ainsi purifié un baume céleste, parfume le visage d'ambroisie et de nectar, et fait d'Énée un dieu que les Romains honorent sous le nom d'Indigète, et qui a chez eux un temple et des autels.

 

Après Énée, Ascagne, qui porte aussi le nom d'Iule, réunit sous ses lois Albe et le pays latin. Il eut pour successeur Silvius, dont le fils hérita du nom et du sceptre antique de Latinus. Ce sceptre passa successivement aux mains d'Alba et de son fils Épytus. Capétus et Capys régnèrent ensuite, mais Capys régna le premier. Tibérinus reçut d'eux l'empire, et, s'étant noyé dans l'Albula, il lui donna son nom. Ses enfants furent Rémulus et le fier Acrota. Rémulus, qui était l'aîné, voulut imiter la foudre, et fut consumé par elle ; Acrota, plus sage que son frère, laissa le trône au vaillant Aventin. Celui-ci fut enseveli sur la montagne qui avait été le siège de son empire, et qui conserve son nom.

 

Déjà Procas tenait le sceptre sur le mont Palatin. Sous son règne vivait Pomone. Parmi les hamadryades du Latium, aucune ne fut plus habile dans la culture des jardins, aucune ne connut mieux celui des vergers ; et de son art vient le nom qu'elle porte. Elle n'aime ni la chasse dans les forêts, ni la pêche au bord des rivières. Seuls les champs et les arbres, chargés de fruits, peuvent lui plaire. Sa main n'est point armée du javelot : elle porte une faucille recourbée, et tantôt élague des branches inutiles, tantôt émonde des rameaux qui s'étendent trop loin ; tantôt insère, dans l'écorce entrouverte, une tige étrangère, et fait porter à un arbre des fruits qui croissent sur un autre. Elle prévient la soif des plantes, et arrose les filaments recourbés d'une racine amie de l'onde : ce sont là ses plaisirs et ses soins. Elle ignore l'amour, mais craignant la rudesse de l'habitant des champs, elle entoure ses jardins de remparts de verdure, et en défend l'entrée aux hommes qu'elle fuit.

 

Que ne tentèrent point, pour conquérir ses charmes, les satyres, jeunesse folâtre et dansante ; les Pans, dont le pin couronne la tête ; Silvain, toujours jeune dans ses vieilles années ; et le dieu difforme des jardins, qui de sa faux écarte les voleurs ! Vertumne, avec plus d'amour, n'était pas plus heureux. Combien de fois, pour chercher les regards de Pomone, il prit l'habit du rude moissonneur, et courba sa tête sous le poids des gerbes ! Combien de fois, couronné de guirlandes de foin, il offrit l'image du faucheur sortant de la prairie ! Souvent, armé d'un aiguillon, il semblait ramener de la charrue des bœufs au pas tardif ; souvent, la serpe en main, on eût dit qu'il venait d'émonder un arbre ou de façonner la vigne. Parfois, chargé d'une échelle, il paraissait aller cueillir des fruits. Tantôt, avec l'épée, c'était un soldat ; tantôt, avec la ligne, c'était un pêcheur. C'est ainsi que, cent fois, changeant de forme, il parvenait à voir Pomone, et à contempler les trésors de sa beauté.

 

Un jour, ayant couvert sa tête d'une coiffe peinte, et entouré ses tempes de cheveux gris, il s'appuie courbé sur un bâton, et sous les traits flétris d'une vieille, pénètre dans les jardins de Pomone. D'abord, il admire la beauté des fruits, et plus encore celle de la nymphe qui les cultive. À la louange succèdent quelques baisers, mais des baisers tels qu'une vieille n'en donna jamais. Il s'assied ensuite sur un tertre que couvre un gazon frais, et regarde les arbres dont les rameaux chargés de fruits plient inclinés vers la terre. Non loin, un ormeau spacieux soutient une vigne où les grappes abondent : il loue l'union de la vigne et de l'ormeau :

 

« Si cet arbre, dit-il, fût resté sans compagne, il ne porterait qu'un feuillage stérile ; et que pourrait-on lui demander de plus ? Si la vigne ne se reposait point attachée à ses bras, elle ramperait sur la terre. Et cependant, peu touchée de cet exemple, vous fuyez l'hymen et ne songez à vous unir à aucun mortel. Et plût au ciel que vous le voulussiez ! Ni la fameuse Hélène, ni cette Hippodamie qui causa la guerre des Lapithes, ni l'épouse d'Ulysse, audacieux avec les timides, n'eussent vu un plus grand nombre de poursuivants. Maintenant même que vous dédaignez, en les fuyant, ceux qui recherchent votre main, mille encore aspirent à vous plaire ; et, dans ce nombre, sont des dieux et des demi-dieux, tous ceux qui ont fixé leur séjour sur les montagnes d'Albe.

 

« Mais, si vous êtes sage, et si vous voulez un hymen heureux, écoutez les conseils d'une vieille qui vous aime plus que tous vos amants, et plus que vous ne pensez : rejetez des flammes vulgaires, et choisissez Vertumne pour époux. Je réponds de sa foi ; car il ne se connaît pas mieux que je ne le connais moi-même. Ce n'est point un volage qui promène ses feux de climat en climat. Il ne se plaît qu'aux lieux où vous êtes. On ne le voit point, tel que l'inconstante foule des amants, s'attacher à la dernière femme qu'il a vue : vous serez son premier et son dernier amour. À vous seule il a consacré son cœur et sa vie. Ajoutez qu'il est jeune, qu'il a reçu le don de la beauté, et celui de prendre toutes les formes qu'il désire. Ce que vous ordonnerez qu'il soit, et vous pouvez tout ordonner, il le sera.

 

« D'ailleurs, n'aime-t-il pas ce que vous aimez ? Si vous cultivez des fruits, il en a les prémices, et ils lui sont plus doux, offerts de votre main. Mais ce ne sont plus aujourd'hui les fruits cueillis dans vos vergers, ni les plantes que vous cultivez, ni toute autre chose que Vertumne désire : c'est vous-même. Prenez pitié de son amour, et croyez que, présent en ces lieux, c'est lui qui vous implore par ma bouche. Craignez les dieux vengeurs, et la reine d'Idalie, qui punit les cœurs insensibles, et Némésis, qu'on n'offensa jamais impunément. Et, pour vous inspirer plus de crainte, je veux vous raconter, car un long âge m'a beaucoup appris, une histoire connue dans toute la Chypre : elle pourra facilement vous toucher, et vous rendre moins fière.

 

« Iphis, né d'une famille obscure, avait vu jadis Anaxarète, sortie du sang illustre de Teucer : il l'avait vue, et les feux de l'amour avaient pénétré tous ses sens. Après avoir lutté contre leur violence, il reconnut que la raison ne pouvait triompher. Il courut, en suppliant, au palais d'Anaxarète, confia son amour malheureux à la nourrice, et la conjura, par les soins qu'elle avait pris des premiers années de sa maîtresse, de la rendre favorable à ses vœux. Il flatta de mots caressants toutes les esclaves, et, d'une voix inquiète, implora leur appui. Souvent il confia sa pensée à des tablettes chargées de les transmettre ; souvent il attacha aux portes du palais des couronnes arrosées de ses larmes ; souvent, couché sur le seuil, il rendit la nuit confidente de sa tristesse, et des peines de son amour.

 

« Mais, plus sourde que les flots de la mer qui s'élèvent quand l'astre des chevreaux est à son couchant ; plus dure que le fer sorti des forges du Norique, et que le marbre au sein de la carrière, Anaxarète méprise Iphis ; elle rit de son amour, ajoute au dédain l'injure et l'outrage, et défend même l'espoir à son amant.

 

« L'impatient Iphis ne peut soutenir les tourments d'une longue douleur, et, devant la porte d'Anaxarète, il lui adresse, en ces mots, une plainte dernière :

 

– Tu l'emportes, Anaxarète ! Enfin tu ne seras plus importunée de mes plaintes et de mes ennuis. Prépare de joyeux triomphes ! Fais entendre le cri de paean ! Couronne ta tête de lauriers ! Tu l'emportes, et je meurs. Réjouis-toi, barbare ! Tu seras du moins contrainte de me louer en quelque chose, et d'avouer que je méritais d'être aimé. Souviens-toi que mon amour n'a point fini avec ma vie, et que je vais perdre en même temps cette double lumière. Ce n'est pas la renommée qui viendra t'apprendre ma mort. Moi-même, n'en doute pas, je serai présent devant toi : tu verras mon corps inanimé, et tes yeux jouiront de ce spectacle. Et vous, dieux puissants ! si vous prenez quelque intérêt au destin des mortels, souvenez-vous de moi ! Je n'ai plus à vous adresser d'autre prière. Faites que je vive dans un long avenir, et donnez à ma mémoire ce que vous avez retranché de mes jours.’

 

« Il dit, et levant ses yeux chargés de pleurs et ses bras que la douleur a pâlis, vers les portes que si souvent il orna de guirlandes, il attache à leur sommet un cordeau, et s'écrie : – Voilà donc, voilà les liens qui te plaisent, barbare !’ À ces mots, passant la tête dans le nœud, et le visage encore tourné vers elle, il s'élance : le corps, par son poids, serre le nœud fatal, et reste suspendu.

 

« Agité par le mouvement convulsif de ses pieds, la porte semble rendre des sons plaintifs et gémissants : elle s'ouvre, et laisse voir Iphis expirant. Les esclaves s'écrient et le détachent, il n'est plus temps. Ils le portent à la maison de sa mère, car son père ne vivait plus. Elle le reçoit dans son sein, elle embrasse ses membres glacés, et, après avoir donné un long cours aux larmes et aux paroles des mères malheureuses ; après avoir fait tout ce qu'elles font dans les douleurs extrêmes, elle conduit dans la ville, et les yeux en pleurs, les funérailles de son fils, qu'attend le bûcher, prêt à le consumer.

 

« La maison de l'insensible Anaxarète se trouvait par hasard sur la voie de la pompe funèbre. Le bruit du deuil et des sanglots parvient à ses oreilles. Mais déjà un dieu vengeur l'agite, elle se trouble : – Voyons, dit-elle, cet appareil lugubre.’ Elle monte au lieu le plus élevé de son palais, et se place à une fenêtre ouverte. Mais à peine elle a vu le malheureux Iphis sur sa couche funèbre, ses yeux se durcissent, le sang de ses veines a disparu, la pâleur la couvre ; elle s'efforce de porter ses pieds en arrière, et reste immobile ; elle veut détourner la tête, et ne peut la mouvoir ; la dureté du marbre, qui fut dans son cœur, envahit, par degrés, tout son corps.

 

« Ne pensez pas que ce soit une fable. Salamine conserve encore la statue qui cache Anaxarète, et dans cette ville est un temple consacré à Vénus Spectatrice. N'oubliez donc pas, aimable nymphe, cette aventure. Déposez votre fierté, je vous en conjure, et unissez-vous à votre amant. Ainsi, puissent les gelées du printemps respecter les boutons des arbres de Pomone, et les vents rapides ne pas en emporter les fruits ! »

 

Alors le dieu qui sait prendre toutes les formes, et qui venait de parler en vain, se dépouille de sa fausse vieillesse, reprend les grâces du jeune âge, et se montre à la nymphe tel que brille le soleil sortant du sein des nuages qui obscurcissaient son éclat. Il se préparait à employer la force, mais la force n'est plus nécessaire. La beauté du dieu vient de charmer Pomone, et son cœur partage enfin les transports qu'elle inspire.

 

Après la mort de Procas, le violent Amulius usurpe l'empire, et Numitor, son frère, qu'il en avait chassé, est rétabli sur le trône, dans sa vieillesse, par la valeur de ses petits-enfants. Romulus jette les fondements de Rome pendant qu'on célébrait les fêtes de Palès. Tatius et les Sabins lui déclarent la guerre. Tarpéia leur ouvre le chemin du Capitole. Mais le châtiment suit le crime, elle périt étouffée sous les boucliers entassés sur son corps. Les Sabins s'approchent en silence, tels des loups cruels et ravissants. Ils viennent surprendre les Romains, livrés au sommeil, et se présentent aux portes que Romulus avait fermées d'un bras puissant. Une de ces portes est ouverte par Junon, et tourne sans bruit sur ses gonds : Vénus seule l'entend, et l'aurait refermée, s'il était permis à un dieu de détruire l'ouvrage d'un autre dieu. Les naïades de l'Ausonie habitaient alors une fontaine limpide auprès du temple de Janus. La déesse réclame leur secours : elles accueillent sa juste prière, ouvrent toutes les sources dont les eaux s'étendent et forment un liquide rempart. Cependant le temple de Janus n'est pas encore inaccessible, et les flots n'en ferment pas tous les chemins. Les naïades chargent de soufre la fontaine et allument le bitume dans ses canaux souterrains. Une vapeur brûlante s'élève à la surface ; cette onde qui naguère le disputait en fraîcheur à celles qui descendent des Alpes, ne le cède pas en violence au feu même, et les doubles portes du temple fument atteintes de ses flots bouillants. Ainsi Rome est en vain ouverte aux Sabins ; un nouveau fleuve les arrête, et donne aux Romains le temps de se reconnaître et de s'armer. Romulus marche à leur tête ; le combat s'engage ; la terre est bientôt couverte de morts des deux partis, et le glaive impie mêle le sang du gendre à celui du beau-père. Enfin, on cesse de combattre, la paix termine la guerre, et Tatius partage le trône de Romulus.

 

Tatius n'était plus, et Romulus donnait aux deux peuples d'égales lois, lorsque, déposant son casque, Mars s'adresse, en ces termes, au puissant souverain des dieux et des hommes :

 

« Il est temps, ô mon père, puisque l'empire romain est affermi sur ses grands fondements, et qu'un seul maître y donne les lois ; il est temps, en m'accordant la récompense que tu m'as promise, et dont mon fils est digne, de l'enlever de la terre, et de le placer dans le ciel. Un jour, en présence des dieux assemblés, tu dis : – Romulus viendra s'asseoir parmi les immortels.’ Je m'en souviens, et cette promesse solennelle est gravée dans mon cœur par la reconnaissance. Qu'elle reçoive enfin son accomplissement ! »

 

Jupiter consent : il enveloppe les airs de nuées obscures, et, par le tonnerre et la foudre, effraie l'univers. À ce signal, Mars connaît que sa demande est accordée. Appuyé sur sa lance formidable, le dieu qui ne connaît point la crainte, s'élance sur son char sanglant, hâte du fouet ses coursiers rapides, précipite obliquement leur route dans les airs, descend et s'arrête sur le sommet du mont Palatin, qu'ombrage un bois épais. C'est là qu'en ce moment Romulus rendait au peuple les oracles de sa justice ; le dieu l'enlève, et ce que son corps eut de mortel s'évanouit dans les airs, comme la balle de plomb lancée par la fronde s'embrase et se perd dans la nue. Le front du héros a pris l'éclat de la majesté des dieux, et, plus digne de l'encens de la terre, il est tel qu'on le voit dans son temple, sur le mont Quirinus.

 

Cependant Hersilie pleurait la mort de son époux. Junon commande à Iris de descendre par le chemin éclatant et courbé qui marque son passage, et de consoler, par le discours suivant, cette veuve affligée :

 

« Ô le premier ornement du Latium et du peuple latin, vous qui fûtes digne d'être la femme du grand Romulus, et qui l'êtes maintenant du nouveau dieu des Romains, cessez vos pleurs, et, si vous désirez revoir votre époux, suivez-moi dans ce bois sacré qui couvre de sa verdure le mont Quirinus, et de son ombre le temple du roi de Rome. »

 

Iris obéit, et, glissant sur la terre par l'arc où se nuancent toutes les couleurs, elle adresse à Hersilie le discours prescrit par Junon. La reine, levant à peine un œil modeste :

 

« Déesse, dit-elle, car quoiqu'il me soit difficile de dire qui vous êtes, je dois penser que vous n'êtes pas une simple mortelle ; conduisez, ô conduisez-moi, montrez-moi mon époux ; et si les destins permettent que je le voie encore une fois, je croirai avoir vu le ciel même. »

 

Aussitôt elle marche avec la déesse vers la colline sacrée. Une étoile, descendue des régions de l'éther, s'arrête devant Hersilie, et, entourant ses cheveux d'une vive lumière, l'élève, remonte, et disparaît avec elle dans les airs. Le fondateur de Rome la reçoit dans ses bras, change en même temps sa nature et son nom ; il l'appelle Hora, et c'est aujourd'hui la déesse que les Romains honorent réunie à Quirinus.

 

Chant 15

 

Cependant on cherche un mortel digne du poids de l'empire, et qui puisse succéder au grand Romulus. Messagère du vrai, la voix publique appelle au trône le pieux Numa. Ce n'était pas assez pour lui d'avoir étudié les mœurs et les usages des Sabins ; son vaste génie embrasse des objets plus élevés, et veut connaître la nature des choses. Entraîné par cette ardeur de savoir, il s'éloigne de Cures, sa patrie, et visite la ville célèbre où Croton reçut le grand Alcide. Il demande quel fut le Grec qui vint élever ces remparts sur les rivages de l'Ausonie ; et un vieillard, né dans cette contrée, instruit de ses fastes antiques, lui répond en ces mots :

 

« On raconte que le fils de Jupiter et d'Alcmène, riche des dépouilles de l'Ibérie, et des troupeaux enlevés à Géryon, arriva, après une heureuse navigation, des bords de l'océan aux rives laciniennes ; que, laissant ses bœufs errer dans de gras pâturages, il entra sous le toit hospitalier de Croton ; qu'il s'y reposa de ses longs travaux ; et qu'en partant, il dit à son hôte : – Cet endroit deviendra une ville pendant la vie de ton petit-fils.’ Et l'événement justifia cette prédiction.

 

« Il y avait, dans l'Argolide, un Grec nommé Myscélos : il était fils d'Alémon ; et, de son temps, aucun mortel ne fut plus agréable aux dieux. Une nuit, tandis qu'il reposait dans un sommeil profond, Hercule lui apparaît, et dit : – Hâte-toi, quitte ta patrie, va, et cherche les rives de l'Esar aux ondes sablonneuses.’ Il ajoute à l'ordre la menace ; et le châtiment suivrait le refus d'obéir. En même temps disparaissent le sommeil et le dieu.

 

« Le fils d'Alémon se lève. Ce qu'il vient de voir et d'entendre occupe sa pensée. Des sentiments contraires l'agitent. Un dieu ordonne son départ, et la loi le défend. La mort est la peine réservée à celui qui veut changer de patrie.

 

« Le soleil venait de cacher dans l'océan son front radieux, et la nuit, au-dessus de ses voiles sombres, élevait sa tête étoilée. Le même dieu se montre à Myscélos ; il répète le même ordre, les mêmes menaces, et en ajoute de plus terribles encore. Myscélos tremble, et se prépare à porter ses pénates dans un pays nouveau. Le bruit de ce départ se répand bientôt dans la ville. Myscélos est accusé de mépriser les lois de son pays. Le crime est prouvé, les témoins sont inutiles. Pâle et tremblant, il lève les yeux et les mains vers le ciel : – Ô toi, s'écrie-t-il, que tes douze travaux ont fait asseoir parmi les immortels, viens à mon secours ; car, si je suis coupable, toi seul as fait mon crime.’

 

« C'était, chez les Grecs, une coutume antique d'employer, dans les jugements criminels, de petits cailloux noirs et blancs, ceux-ci pour absoudre, ceux-là pour condamner. C'est ainsi que fut jugé Myscélos. Des cailloux noirs furent seuls jetés dans l'urne impitoyable. Mais, quand elle fut renversée pour compter les suffrages, toutes les pierres noires étaient devenues blanches. Par ce prodige, Hercule rendit la sentence favorable, et le fils d'Alémon fut renvoyé absous. Après avoir rendu grâces au fils de Jupiter, il s'embarque et vogue, par des vents favorables, sur la mer d'Ionie. Il laisse derrière lui Tarente, bâtie par les Lacédémoniens, et Sybaris, et le Nééthé, qui arrose les champs de Salente, et le golfe de Thurium, et Némésé, et les campagnes d'Iapyx. Après avoir côtoyé presque toutes les terres de l'Italie qui regardent les mers, il trouve enfin les bouches de l'Esar, où le destin l'appelle. Non loin du rivage, un tombeau couvrait les pieux ossements de Croton. C'est là que Myscélos élève les murs de la ville qu'Hercule lui a commandé de bâtir, et qui a pris le nom du sage enseveli sur ces bords. C'est ainsi qu'une tradition certaine explique l'origine de Crotone, fondée par les Grecs, sur les confins de l'Italie. »

 

Numa vit, dans cette ville, un homme de l'île de Samos, qui, fuyant sa patrie et ses maîtres, s'était volontairement exilé par haine de la tyrannie. Quelque éloigné qu'il fût des régions célestes, il s'élevait, par la méditation, jusqu'aux astres, et voyait, des yeux de l'esprit, ce que la nature refuse aux regards des humains. Arrivé, par la pensée et par de savantes veilles, à la connaissance de toutes choses, il les faisait connaître aux hommes réunis pour l'entendre ; et, tandis qu'en l'admirant ils écoutaient en silence, le sage expliquait l'origine du monde et les principes des êtres ; ce qu'était la nature, ce qu'était la divinité ; de quelle manière se formaient et la neige et la foudre ; si c'était Jupiter ou le choc des vents dans la nue qui produisait le tonnerre ; ce qui faisait trembler la terre ; par quelle loi les astres se mouvaient, et tous les mystères cachés aux mortels. Le premier, il défendit de servir sur les tables des animaux égorgés, et il exposa le premier, en ces termes, une doctrine plus admirée que suivie :

 

« Cessez, mortels, de souiller vos corps de ces aliments coupables. Vous avez les moissons des champs ; vous avez des fruits qui font courber sous leur poids les arbres des vergers. Pour vous le raisin se gonfle et mûrit dans la vigne. Il est des légumes d'un goût exquis ; il en est d'autres que le feu rend plus tendres et plus savoureux. Ni le lait, ni le miel que parfume le thym, ne vous sont défendus. La terre prodigue vous offre ses plus doux trésors, et vous fournit des aliments exempts de sang et de carnage.

 

« Il n'appartient qu'aux animaux de se nourrir de chair : encore tous n'en font-ils point usage. Le cheval, la brebis, et le bœuf, vivent de l'herbe des prairies. Mais ceux qui sont d'un naturel farouche et sanguinaire, les tigres d'Arménie, les lions prompts à la colère, les ours et les loups, aiment les aliments sanglants. Ah ! c'est un grand crime de confondre des entrailles dans des entrailles, d'engraisser un corps d'un autre corps, et de ne conserver la vie d'un être que par la mort d'un autre !

 

« Quoi ! parmi tant de biens que la meilleure des mères, la terre, produit pour vos besoins, vous n'aimez qu'à porter vos dents cruelles sur des animaux égorgés, qu'à mordre des blessures, et qu'à imiter les barbares cyclopes ! Ne pouvez-vous faire cesser que par la destruction des êtres, les jeûnes d'un estomac vorace et déréglé !

 

« Dans cet âge antique, que nous avons appelé l'âge d'or, l'homme vivait content du fruit des arbres, des plantes champêtres ; et jamais il ne souilla sa bouche de sang. Alors l'oiseau balançait, sans danger, ses ailes dans les airs ; le lièvre errait sans frayeur, dans les campagnes ; la crédulité du poisson ne l'attachait point à l'hameçon funeste. Aucun être n'employait, aucun ne craignait ni les pièges, ni la fraude : tout était en paix. Mais celui, quel qu'il soit, qui, le premier abandonnant l'innocente frugalité de cet âge, plongea des chairs dans son avide sein, ouvrit le chemin du crime. C'est, je veux le croire, par le carnage des bêtes féroces que le fer commença à être ensanglanté. Mais c'était assez de leur donner la mort. Il est permis, je l'avoue, d'ôter la vie aux animaux qui menacent la nôtre : on pouvait les tuer, mais il ne fallait pas s'en nourrir. On alla plus loin encore. On croit que le pourceau mérita d'être la première victime immolée, parce qu'il détruisait les semences et ruinait l'espoir de l'année. Le bouc fut sacrifié sur l'autel de Bacchus, parce qu'il avait offensé la vigne : ces deux animaux trouvèrent ainsi la peine de leur faute.

 

« Mais quelle peine méritiez-vous, innocentes brebis, troupeaux paisibles dont les mamelles pendantes se gonflent, pour l'homme, d'un nectar délicieux ; dont la molle toison lui fournit ses vêtements ; et dont la vie est, plus que la mort, utile à ses besoins ? Quel mal a fait le bœuf, animal sans fraude et sans artifice, simple, incapable de nuire, et né pour les plus durs travaux ? Ah ! ce fut un ingrat, indigne des dons de Cérès, celui qui, le premier, détela du joug fumant l'animal agricole pour l'égorger ; qui frappa de la hache son col usé par de rudes travaux, en retournant si souvent la terre, et faisant produire aux champs tant de riches moissons ! Mais ce n'était pas assez de commettre un si grand crime : l'homme a voulu y associer les dieux ; et il ose croire que le sang des génisses est agréable aux immortels !

 

« Une victime sans tache, remarquable par sa beauté, car sa beauté lui devient funeste, est parée de bandelettes et conduite à l'autel. Là, elle entend des prières qu'elle ne comprend pas. Elle voit placer sur son front, au milieu de ses cornes dorées, les fruits de la terre, qu'elle a cultivée. Le couteau, qu'elle a déjà peut-être aperçu dans l'eau limpide préparée pour le sacrifice, la frappe : aussitôt on arrache de son sein les entrailles vivantes, et on les interroge pour y trouver le secret des dieux.

 

« D'où vient à l'homme cette faim si grande des aliments défendus ? Ô mortels ! je vous en conjure, renoncez à ces festins barbares. Écoutez et retenez mes avertissements : lorsque vous mangez la chair de vos bœufs égorgés, sachez et souvenez-vous que vous mangez vos cultivateurs.

 

« Et, puisqu'un dieu m'ouvre la bouche, je suivrai les mouvements qu'il m'inspire, je découvrirai les secrets qu'Apollon a cachés dans mon sein ; je dévoilerai ceux du ciel même, et les oracles dont il m'a rempli. Je vais chanter de grandes choses, trop longtemps ignorées, et que l'esprit de nos pères n'a pu pénétrer. Je vais monter parmi les astres, quitter la terre, séjour de l'erreur, marcher sur les nuées, m'asseoir sur les vastes épaules d'Atlas ; et, de là, regardant les mortels errants, sans que la raison les guide, et livrés à des terreurs frivoles, les rassurer contre la crainte de la mort, et dérouler devant eux les lois immuables de leurs destinées.

 

« Faibles mortels, que glace l'effroi du trépas, pourquoi craindre le Styx et l'empire des ombres, fables inventées par les poètes, vaines expiations d'un monde imaginaire ? Soit que le corps périsse consumé dans les feux du bûcher, soit que le temps le détruise, ne croyez pas qu'il souffre quand il n'est plus. Les âmes ne meurent point : sorties de leurs premières demeures, elles passent et vivent dans de nouvelles habitations. Moi-même, je m'en souviens, pendant la guerre de Troie, j'étais Euphorbe, fils de Panthous ; le plus jeune des Atrides me perça le cœur de sa forte lance : j'ai reconnu naguère, au temple de Junon, dans la ville d'Argos, le bouclier dont alors mon bras était armé.

 

« Tout change, rien ne meurt. L'âme erre d'un corps a un autre, quel qu'il soit : elle passe de l'animal à l'homme, de l'homme à l'animal, et ne périt jamais. Comme la cire fragile reçoit des formes variées, et change de figure sans changer de substance : ainsi j'enseigne que l'âme est toujours la même, mais qu'elle émigre en des corps différents. Dans vos appétits déréglés, craignez donc de devenir impies. Je le déclare au nom des dieux, prenez garde, par le meurtre détestable des animaux, de chasser de leur nouvel asile les âmes de vos parents. Que votre sang ne se nourrisse point de votre sang.

 

« Et, puisque, porté sur une vaste mer, j'ai livré aux vents toutes mes voiles, je dirai : Rien n'est stable dans l'univers : tout varie, tout n'offre qu'une image passagère. Le temps lui-même roule comme un fleuve dans sa course éternelle. Le fleuve rapide et l'heure légère ne peuvent l'arrêter. Mais, comme le flot presse le flot, chassant celui qui le précède, et chassé par celui qui le suit, ainsi les moments s'écoulent, se succèdent, et sont toujours nouveaux. L'instant qui vient de commencer, n'est plus ; celui qui n'était pas encore arrive : tous passent, et se renouvellent sans cesse.

 

« Voyez la nuit, qui s'avance, tendre vers le jour, et les ombres s'effacer dans la lumière. Lorsque tout repose encore dans la nature, l'azur du ciel n'est pas celui dont le ciel se colore au moment où l'étoile du matin paraît sur son char d'albâtre. Cet azur prend une autre nuance, quand l'aurore, qui précède le jour, sème de roses la carrière qu'elle va livrer au soleil. Le soleil lui-même paraît environné de pourpre, quand, le matin, il s'élève de la terre inférieure, et quand, le soir, il y redescend. Mais, au milieu de sa course, sa lumière est plus éclatante, parce que, dans les hautes régions, l'air, plus pur, est dégagé des vapeurs de la terre. L'astre de la nuit offre aussi des aspects différents : dans sa croissance, il est plus petit, et, dans son décours, il est plus grand la veille que le lendemain.

 

« Voyez l'année, se partageant en quatre saisons, imiter ainsi, dans son cours, les âges de la vie. Au commencement du printemps, elle a la faiblesse de l'enfant à la mamelle. Alors le grain, herbe tendre et fragile, croît et charme l'espoir du laboureur. Tout fleurit, la campagne riante est émaillée de mille couleurs ; mais les plantes n'ont encore aucune énergie. Devenue plus robuste, l'année passe du printemps à l'été, semblable au jeune homme dans toute sa vigueur. Aucun âge n'est plus fort, plus fécond, plus ardent. L’automne succède : il n'a plus la ferveur de l'âge précédent ; c'est celui du calme et de la maturité : il tient le milieu entre la jeunesse et la vieillesse, et, déjà sa tête commence à blanchir. Enfin le vieil hiver arrive d'un pas tremblant, dépouillé de ses cheveux, ou n'en ayant plus que de blancs.

 

« C'est ainsi que nos corps changent sans cesse : ce que nous étions hier, ce qu'aujourd'hui nous sommes, demain nous ne le serons plus. Il fut un temps où, simple germe, espoir incertain de l'homme encore à naître, nous habitâmes dans le sein d'une mère. La nature soigna son ouvrage : elle ne voulut pas que notre corps restât toujours resserré dans les flancs qui l'enfermaient, et sa main puissante nous ouvrit les portes de la vie. L'enfant à peine a vu le jour, il est sans force, et ne peut se mouvoir. Bientôt, semblable au quadrupède, il marche sur ses pieds et sur ses mains. Peu à peu, tremblant, et mal affermi sur ses jambes, il cherche un appui qui le soutienne, il est debout ; il devient fort et léger ; sa jeunesse s'envole, il traverse l'âge moyen de la vie, et, par une pente rapide, est emporté au couchant de ses jours. La vieillesse dissout la force de l'âge précédent. Milon, chargé d'années, pleure en voyant pendre et languir, sans vigueur, ces bras naguère nerveux et puissants, semblables aux bras d'Hercule. Elle pleure aussi, la fille de Tyndare, en apercevant, dans la glace fidèle, les rides de son visage ; et elle se demande comment elle a pu être deux fois enlevée.

 

« Temps, qui dévores ce qui existe ; et toi, vieillesse envieuse, vous détruisez tout ; et ce que la lime de l'âge a sourdement usé, vous le consumez par une lente mort.

 

« Ce que nous appelons éléments n'a pas plus de stabilité ; écoutez : J'enseignerai les changements qu'ils éprouvent.

 

« Le monde éternel contient quatre corps élémentaires : deux, la terre et l'eau, sont pesants, et descendent entraînés par leur propre poids. Les deux autres, privés de toute gravité, l'air, et le feu, plus pur que l'air, s'élèvent sans résistance. Quoique distants et séparés, ces corps sont le principe de toutes choses. Eux-mêmes se changent l'un en l'autre : la terre se dissout en eau, l'eau se résout en vapeur légère ; et l'air, devenu plus subtil, brille parmi les feux éthérés. Par une révolution constante et contraire, tous ces corps reviennent dans leur premier état : en se condensant, le feu se change en air, l'air en eau, l'eau en argile. Aucun corps ne conserve sa forme primitive. La nature, qui renouvelle sans cesse les choses, ne fait que substituer des formes à d'autres formes. Croyez-moi, rien ne périt dans ce vaste univers ; mais tout varie et change de figure. Ce qu'on appelle naître, c'est commencer d'être autre chose que ce qu'on était auparavant ; et ce qu'on appelle mourir n'est que cesser d'être ce qu'on était ; et, quoiqu'il y ait changement perpétuel de forme et de lieu, la matière existe toujours.

 

« Je ne pense pas que rien puisse durer sous la même apparence. C'est ainsi qu'après le siècle d'or est venu le siècle de fer. C'est ainsi que divers pays ont changé de fortune. J'ai vu ce qui fut jadis un terrain solide être maintenant une mer. J'ai vu des terres sorties du sein des ondes, et des conques marines loin des bords d'Amphitrite : une vieille ancre a été trouvée sur de hautes montagnes. Des torrents rapides ont creusé des vallons dans les plaines. Les inondations ont fait descendre des collines au sein des eaux. Des marais sont devenus des champs sablonneux ; et des terres arides sont aujourd'hui des marécages. La nature ouvre ici de nouvelles sources ; elle en tarit d'autres ailleurs. Les secousses de la terre ébranlée ont fait naître des fleuves, et en ont desséché plusieurs. Ainsi le Lycus, englouti dans la terre, se remontre plus loin, et semble sortir d'une source nouvelle. Ainsi l'Erasinus se perd dans un gouffre profond ; et, après avoir conduit paisiblement ses flots souterrains, reparaît plus vaste dans les plaines d'Argos. Ainsi, l'on raconte que le fleuve Mysus, ennuyé de sa source et de ses premiers rivages, va, sous le nom de Caïque, couler dans des pays lointains. Tantôt l'Amenanus roule, en Sicile, son onde sablonneuse ; tantôt son lit est desséché, et sa source paraît tarie. Jadis on buvait les eaux de l'Anigros ; elles sont devenues pernicieuses, si toute croyance n'est point ravie aux poètes, depuis qu'atteints par les flèches d'Hercule, les centaures entrèrent dans ce fleuve pour laver leurs blessures. Les ondes de l'Hypanis, qui descend des montagnes de la Scythie, d'abord douces et pures, se chargent, dans leur cours, de sel et d'amertume.

 

« Antissa, Pharos, et Tyr bâtie par les Phéniciens, ont eu pour ceinture les mers : aucune de ces villes n'est une île aujourd'hui. Les anciens habitants de Leucade ont vu joint au continent leur territoire qu'entourent les flots. Zancle était, dit-on, réunie à l'Italie, avant que l'océan, séparant ces deux terres, n'eût entraîné la Sicile au milieu de ses ondes. Si vous cherchez Hélicé et Buris, villes de l'Achaïe, vous les trouverez sous les eaux. Le nautonier montre encore leurs murs inclinés et leurs débris submergés.

 

« Près de Trézène, où régna Pitthée, s'élève une colline où aucun arbre n'offre son ombrage : c'était jadis une campagne fertile, unie dans sa surface. Par un prodige, dont le récit même est horrible, les vents furieux, enfermés dans des cavernes obscures, cherchant à respirer, luttant en vain pour s'ouvrir le chemin de l'air et de la liberté, et ne trouvant dans leur prison aucun passage à leur haleine, enflèrent et distendirent cette terre, comme le souffle de la bouche enfle une vessie ou une peau de bouc. Cette enflure resta dans la campagne ; elle a la forme d'une haute colline, et s'est durcie avec le temps.

 

« Je pourrais ajouter ici beaucoup d'autres exemples qui vous sont connus, ou dont vous avez entendu parler : je n'en citerai qu'un petit nombre. L'eau ne reçoit-elle et ne donne-t-elle pas des formes différentes ? Ton onde, ô fontaine d'Ammon, froide au milieu du jour, est brûlante au lever et au coucher du soleil. On dit que, dans une fontaine du pays des Athamanes, le bois s'enflamme, s'il y est plongé lorsque en son déclin la lune resserre son croissant. Les Cicones ont un fleuve dont l'eau pétrifie les entrailles de celui qui la boit, et change en rocher tout ce qu'elle touche. Le Crathis, et le Sybaris, qui arrose ces campagnes, donnent aux cheveux la couleur de l'ambre et de l'or.

 

« Mais, par un prodige plus étonnant, s'il est des eaux qui changent les corps, il en est aussi qui changent les esprits.

 

« Qui n'a pas entendu parler de l'onde obscène de Salmacis, et de ce lac d'Éthiopie, dont les eaux rendent furieux celui qui en a bu, ou le plongent dans un vaste sommeil ? Quiconque se désaltère à la fontaine de Clitorium déteste le vin et n'aime que l'onde pure, soit qu'il y ait dans cette fontaine une vertu contraire à Bacchus, soit, comme le racontent les indigènes, que le fils d'Amythaon, après avoir, par ses enchantements et par ses herbes, arraché aux Furies les Prétides étonnées, ait jeté dans la source ces médicaments si puissants sur la raison, et que l'eau en ait reçu le pouvoir d'inspirer cette horreur pour le vin. Les ondes du fleuve Lynceste produisent un effet contraire : celui qui en a trop bu chancelle comme un homme enivré du jus de la treille.

 

« Il est, dans l'Arcadie, un lac aux eaux douteuses ou suspectes : les anciens l'ont appelé Phénéos ; craignez l'usage de ces eaux : elles sont nuisibles pendant la nuit, et sans danger pendant le jour. Ainsi les lacs, et les fleuves ont des propriétés différentes et des effets divers. Il fut un temps où l'île d'Ortygie flottait sur les ondes ; maintenant elle est assise au sein des mers. Le navire Argo craignit les Symplégades errantes, et les flots qu'elles soulevaient en s'entrechoquant. Aujourd'hui l'une et l'autre sont stables, immobiles, et résistent aux vents.

 

« L'Etna, brûlant dans ses fournaises de soufre, ne vomira pas toujours des feux, et n'en a pas toujours vomi. Car si la terre est un animal, elle vit ; elle a, en divers lieux, des bouches nombreuses pour sa brûlante haleine ; et toutes les fois qu'elle est ébranlée par quelques secousses, elle peut fermer, dans une contrée, ses canaux souterrains, et en ouvrir d'autres ailleurs. Si les vents légers, comprimés dans des antres profonds, lancent des rochers dont le choc étincelant enflamme des matières qui recèlent les principes du feu, ces vents peuvent abandonner leurs cavernes, qui alors se refroidiront. Et si les feux souterrains s'allument d'eux-mêmes dans le soufre et dans le bitume, un jour cette source doit tarir ; la terre épuisée cessera de fournir ces aliments : consumés par les siècles, ils manqueront à la voracité du gouffre, qui, ne pouvant s'en passer, verra ses feux éteints.

 

« On dit qu'à Pallène, dans les pays hyperboréens, il existe des hommes dont les corps, neuf fois plongés dans le marais Tritonien, se couvrent de plumes légères. Je ne puis croire à ce prodige, ni à ce qu'on raconte de ces femmes de Scythie qui, versées aussi dans l'art des enchantements, peuvent, en se teignant du suc de certaines herbes, se convertir en oiseaux. Si l'on doit croire aux choses merveilleuses, c'est du moins à celles qui sont prouvées.

 

« Ne voyez-vous pas les corps qui sont tombés en dissolution par le temps ou par la chaleur, se convertir en insectes ? Si un taureau assommé est enterré par vous dans une fosse, l'expérience a prouvé ce fait, il sortira de ses entrailles en dissolution des abeilles amies des fleurs. Elles aimeront les champs comme celui qui les fit naître ; elles seront laborieuses, et l'espérance conduira leur travail. Le coursier belliqueux qu'on enfouit dans la terre, engendre des frelons. Ôtez au cancre, ami de l’onde, ses serres recourbées, couvrez de terre le reste de son corps : vous verrez s'en élancer un scorpion qui vous menacera de sa queue à double dard. La chenille agreste, comme l'ont remarqué les laboureurs, roule ses fils blancs sur une feuille, et, s'enfermant dans le tissu qu'elle file, quitte sa forme et devient papillon.

 

« Dans le limon des marais, une semence féconde engendre la grenouille : d'abord, c'est un corps informe et sans pieds ; bientôt la nature lui donne des cuisses dont elle se sert pour nager ; et, afin qu'elle puisse s'élancer sur le rivage et dans l'onde, ses parties postérieures sont plus hautes que celles de devant. L'ours qui vient de naître n'est qu'une masse de chair ébauchée, à peine vivante. Sa mère, en le léchant, façonne ses membres et lui fait prendre une forme pareille à la sienne. N'avez-vous pas vu la mouche ouvrière du miel, d'abord fœtus informe enfermé dans la cire hexagonale, recevoir plus tard ses pieds déliés, et plus tard ses ailes légères ?

 

« Qui croirait que l'oiseau de Junon, dont la queue porte l'image des astres, que l'oiseau qui tient les foudres de Jupiter, que les colombes de la déesse de Cythère, et tout le peuple ailé, puissent éclore et sortir du sein d'un œuf, s'il n'avait vu ce phénomène ?

 

« Il est des hommes qui croient que lorsque l'épine dorsale a pourri dans la tombe, la moelle humaine se change en serpent.

 

« Tous ces prodiges ont cependant un principe qui les produit ; mais il est sur la terre un oiseau unique qui s'engendre et se renouvelle lui-même : les Assyriens l'appellent le phénix. Il ne se nourrit ni d'herbes, ni de fruits : il vit des larmes de l'encens et des sucs de l'amome. Quand il a vu cinq siècles marquer le terme de sa vie, il construit, de ses ongles et de son bec, un nid sur les hautes branches d'un chêne ou sur la cime tremblante d'un palmier ; il le remplit de légères tiges de cannelle, de nard, de myrrhe et de cinname, se couche sur ce bûcher odorant, et meurt dans les parfums. On raconte qu'un jeune phénix renaît alors des cendres de son père, et qu'un même nombre de siècles doit marquer son existence. Lorsque l'âge lui a donné des forces, et qu'il peut charger ses ailes, il dégage du poids du nid les rameaux de l'arbre, enlève ce pieux fardeau, l'emporte dans les airs, arrive dans la ville du soleil, et, devant les portes sacrées du temple de ce dieu, dépose le tombeau de son père et son propre berceau.

 

« Si tous ces faits offrent des nouveautés merveilleuses, le pouvoir de changer de sexe doit paraître plus surprenant. Ne devons-nous pas admirer l'hyène qui est femelle et mâle tour à tour ; et le caméléon, nourri d'air et de vent, qui soudain prend la couleur de tous les objets qu'il touche ? L'Inde soumise donna le lynx au dieu des vendanges ; on rapporte que tout ce que rejette la vessie de cet animal se congèle et se durcit en pierre : c'est ainsi que le corail, plante molle et flexible sous l'onde, se pétrifie aux premières impressions de l'air.

 

« Le jour finirait, et Phébus aurait plongé ses coursiers haletants dans l'onde, avant que j'eusse raconté les divers changements de toutes choses. Les temps changent eux-mêmes. Nous voyons des nations s'élever, et d'autres tomber. Ainsi, la superbe Troie, si riche en hommes et en trésors, qui put répandre tant de sang dans un siège de dix années, humble maintenant, n'offre plus que d'antiques ruines, et ne montre, pour toutes richesses, que les tombeaux de ses habitants. Sparte a été célèbre, Mycènes florissante ; la ville de Cécrops, et les murs bâtis par Amphion ont eu leur puissance et leur éclat. Aujourd’hui Sparte est un sol misérable ; Mycènes et ses hautes tours n'existent plus. Que reste-t-il de Thèbes, où régna Oedipe ? une fable. Que reste-t-il d'Athènes, où régna Pandion ? son nom et son souvenir.

 

« Déjà la renommée annonce que, sur les bords du Tibre, qui descend de l'Apennin, Rome, bâtie par les Troyens, pose les fondements immenses d'un grand empire. Cette ville aura ses révolutions en s'agrandissant, et sera un jour la maîtresse du monde. Ainsi l'ont dit les poètes et l'ont annoncé les oracles. Si je m'en souviens, lorsque Énée déplorait ses destins douteux, dans les derniers temps de Troie, Hélénus, fils de Priam, lui adressa ce discours :

 

– Fils d'une déesse, si mon art de prédire les choses futures t'est assez connu, tu vivras, et Troie ne tombera pas tout entière. La flamme et le fer t'ouvriront un chemin. Tu emporteras les restes de Pergame, et tu trouveras des bords étrangers plus amis des Troyens et de toi que ta propre patrie. Je lis, dans le livre des destins, qu'aux enfants de la Phrygie est promise une ville qui s'élèvera au-dessus de toutes celles qui ont été, qui sont encore, ou qui seront dans la suite des temps. Pendant plusieurs siècles, elle devra sa puissance à ses illustres citoyens ; mais un descendant d'Iule la rendra maîtresse de l'univers. Quand la terre aura possédé ce héros, les dieux en jouiront à leur tour : le ciel l'attend après sa mort.’

 

« Telles furent, je me les rappelle, les prédictions faites par Hélénus à Énée, qui porta ses pénates avec lui. Je me réjouis de voir renaître, dans Rome, mon ancienne patrie : ainsi la victoire des Grecs aura fait la grandeur des Troyens.

 

« Mais, pour ne pas m'écarter plus longtemps du but où je tends dans ma course, le ciel et tout ce qu'il embrasse, la terre et tout ce qu'elle renferme, sont soumis à d'éternels changements. Nous-mêmes, portion passagère du monde, nous subissons les mêmes lois, puisque nous sommes non seulement des corps, mais aussi des âmes légères, qui peuvent avoir pour demeure le sein de l'hôte farouche des forêts ou celui du paisible animal qui paît dans le bocage. Conservons donc, au lieu de les détruire, ces corps qui ont peut-être reçu l'âme d'un père, d'un frère, d'un parent, d'un homme du moins ; et n'allons pas renouveler le festin de Thyeste.

 

« Ne s'accoutume-t-il pas au crime, ne se prépare-t-il pas à répandre le sang humain, l'impie qui enfonce le couteau dans la gorge d'une génisse, et dont l'oreille reste insensible à ses mugissements ; qui peut égorger un chevreau, et l'entendre vagir comme un enfant ; qui peut se nourrir de l'oiseau que sa main a nourri ? Qu'il y a peu loin de cette cruauté au meurtre, à l'homicide ! et que facilement elle en ouvre le chemin !

 

« Ainsi, que le bœuf laboure, et ne puisse imputer sa mort qu'à la vieillesse. Que la brebis nous donne sa toison pour nous défendre des attaques du froid Borée. Que la chèvre présente ses mamelles gonflées à la main qui les presse. Que la baguette, enduite de glu, cesse de tromper l'oiseau trop crédule. N'enfermez plus, dans une enceinte, le cerf timide, effrayé par les plumes présentées à ses regards. Ne cachez plus l'hameçon sous une amorce perfide. Détruisez les animaux nuisibles, mais contentez-vous de les détruire. N'allez pas vous en nourrir, et ne prenez que des aliments convenables à l'homme. »

 

On rapporte qu'après avoir recueilli avec soin ces leçons et d'autres encore, Numa retourna dans sa patrie. Appelé au trône des Latins, il prit les rênes de l'empire. Inspiré par la nymphe dont il était l'heureux époux, éclairé par les conseils des Muses, il enseigna les rites sacrés, et fit aimer les arts de la paix a un peuple féroce et ami de la guerre.

 

Lorsque, courbé sous le poids d'un grand âge, il eut achevé son règne avec sa vie, les femmes du Latium, le peuple, et le sénat, pleurèrent sa mort. La nymphe Égérie, s'éloignant de la ville de Rome, se retire dans la sombre forêt d'Aricie. Là, par ses gémissements et ses sanglots, elle trouble le culte de Diane, établi par Oreste. Combien de fois les nymphes de la forêt et les nymphes du lac cherchèrent, par de tendres soins, à consoler sa douleur ! Combien de fois le fils de Thésée lui dit :

 

« Cessez, cessez vos pleurs. Votre destinée n'est pas la seule qui soit à plaindre. Jetez les yeux sur des malheurs pareils, le vôtre vous paraîtra moins difficile à supporter. Et plût aux dieux que, par d'autres exemples que le mien, je pusse soulager vos ennuis ! Mais mon exemple pourrait suffire.

 

« Vous avez sans doute entendu parler d'un Hippolyte qui périt victime de la crédulité de son père, et des artifices d'une marâtre impie. Vous allez être étonné, vous m'en croirez à peine : je suis cet Hippolyte. Jadis la fille de Pasiphaé, qui voulut m'engager à souiller le lit de mon père, feignit que j'avais tenté le crime conçu par elle, et, soit dans le dépit de ses feux méprisés, soit qu'elle craignît d'être accusée par moi, elle osa m'accuser elle-même. Mon père m'exila d'Athènes, malgré mon innocence, et, par ses imprécations, appela sur ma tête la haine des dieux.

 

« Debout sur mon char, je fuyais vers Trézène, où Pitthée prit soin de mon enfance. Déjà j'étais arrivé sur le rivage de Corinthe : soudain la mer se soulève, des flots immenses s'entassent, montent et s'inclinent courbes comme une montagne. L'horrible vague mugit, s'ouvre à son sommet, et, se brisant avec furie, chasse de ses flancs un taureau armé de cornes redoutables. Le monstre s'élève, de la moitié du corps, sur l'onde jaillissante. Il rejette des flots élancés de sa gueule et de ses naseaux. Mes compagnons épouvantés ont fui ; mon âme n'est point ébranlée : qu'avais-je à craindre de plus terrible que mon exil ? Mes coursiers ardents tournent la tête vers la mer ; leurs oreilles se dressent et leurs crins se hérissent. L'aspect du monstre les trouble, les effraie ; ils précipitent le char à travers les rochers escarpés. Vainement ma main veut gouverner les rênes : ils ne craignent plus le mors, qu'ils blanchissent d'écume. Je penche en arrière mon corps, je tire et tends les guides ; et mes efforts eussent dompté la fureur des coursiers, si, heurtée contre un arbre, vers le point où elle tourne rapidement sur son essieu, une roue ne se fût brisée en éclats. Je suis précipité du char : vous eussiez vu mes pieds embarrassés dans les rênes, mes entrailles vivantes traînées au loin, mes nerfs s'attacher aux ronces, mes membres épars emportés par les coursiers, ou laissés sur la plage ; mes os, en se brisant, rendre un son terrible, et mon âme fatiguée s'exhaler dans ces affreux tourments : il ne restait de moi aucune partie qu'on eût pu reconnaître, et tout mon corps n'était qu'une blessure.

 

« Maintenant, ô nymphe, pouvez-vous ou voudrez-vous comparer votre malheur an mien ? J'ai vu les royaumes privés du jour, et j'ai lavé mes membres déchirés dans les ondes du Phlégéthon. Mais la vie ne m'eût point été rendue sans l'art puissant du fils d'Apollon : je la dus à la vertu de ses plantes, en dépit de Pluton indigné. Alors, craignant que ma présence, qui manifeste un si grand bienfait, n'excite encore contre moi les fureurs de l'envie, Diane m'enveloppe d'un nuage épais ; et, afin que je puisse être vu sans danger pour mes jours, elle augmente mon âge, altère et change tous mes traits. Elle hésite longtemps entre la Crète et Délos pour fixer mon séjour ; mais enfin, renonçant à Délos, à la Crète, elle me transporte dans ces lieux, et m'ordonne de quitter un nom qui peut me rappeler le cruel souvenir de mes coursiers : – Tu fus Hippolyte, dit-elle ; sois Hippolyte encore sous le nom de Virbius.’ Depuis ce temps, j'habite cette forêt : mis au rang des dieux inférieurs, je vis caché sous la protection de la déesse, et je sers ses autels. »

 

Cependant le deuil d'Égérie ne peut s'affaiblir dans le récit de malheurs étrangers. Couchée au pied d'une montagne, elle ne cesse de fondre en larmes, jusqu'à ce que, touchée de sa pieuse douleur, la sœur d'Apollon fait de son corps une fontaine, et change ses membres mortels en ondes éternelles.

 

Ce prodige émut les nymphes d'Aricie. Le fils de l'Amazone n'en fut pas moins surpris que ce laboureur tyrrhénien, lorsqu'il aperçut, dans son champ, une glèbe, sans que le soc l'agitât, se mouvoir d'elle-même, se dépouiller de sa forme, prendre celle d'un homme, et commencer la vie en ouvrant la bouche pour prédire l'avenir. Les indigènes l'appelèrent Tagès. Il enseigna, le premier, aux Étrusques, l'art de connaître les choses futures.

 

Romulus ne fut pas moins étonné quand il vit le javelot par lui lancé sur les collines du Palatin s'attacher à la terre, s'affermir sur des racines nouvelles, et non sur le fer dont il était armé, se couvrir de feuillage, n'être déjà plus un dard, mais un arbre à la tige flexible, donnant au peuple, qui admire ce prodige, une ombre inattendue.

 

Tel fut encore l'étonnement de Cipus, lorsque, dans l'onde du Tibre, il vit les cornes récentes dont son front était armé : il les vit, et d'abord, refusant sa foi à ce qu'il crut une image trompeuse, il porta souvent ses doigts à son front, toucha ce qu'il avait vu, et cessa d'accuser ses yeux d'imposture. Il revenait à Rome, vainqueur des ennemis ; il s'arrête, et, levant ses yeux et ses bras vers le ciel :

 

« Dieux, s'écrie-t-il, quel que soit l'événement qu'annonce ce prodige, s'il est heureux, qu'il soit pour ma patrie et pour le peuple romain ; s'il est funeste, qu'il soit pour moi seul. »

 

Il dit, et, sur des autels de gazon, l'encens fume pour apaiser les dieux. Le héros fait, avec la patère, des libations de vin, immole deux brebis, et, dans leurs entrailles palpitantes, cherche l'explication du prodige. L'haruspice tyrrhénien, qui les interroge avec lui, entrevoit de grands événements, d'abord obscurs et confus ; mais, lorsqu'il détourne des fibres de la victime son regard perçant, qu'il porte sur le front de Cipus :

 

« Ô roi, s'écrie-t-il, je te salue ! Oui, Cipus, ces lieux et les citadelles du Latium obéiront à tes lois. Hâte-toi : marche vers ces murs dont les portes s'ouvrent devant toi : ainsi les destins l'ordonnent. À peine entré dans Rome, tu seras roi, et tu porteras longtemps un sceptre pacifique. »

 

Cipus étonné recule, et, d'un air sombre, détournant ses regards de Rome :

 

« Puissent les dieux, s'écrie-t-il, chasser loin de moi de tels présages ! Je m'imposerai pour toujours un juste exil, avant que le Capitole me reçoive comme roi d'un peuple libre. »

 

Il dit, et soudain il convoque le peuple et le sénat. Cependant il cache le présage funeste sous le laurier de la paix qu'a donné la victoire ; il monte sur un tertre que ses soldats robustes viennent d'élever, et, après avoir, selon l'usage antique, invoqué les dieux :

 

« Romains, dit-il, ici même est un homme qui, si vous ne le chassez de la ville, sera votre roi. Cet homme, je vous le désignerai plutôt par un signe que par son nom : des cornes s'élèvent sur sa tête. L'augure vous avertit que, s'il entre dans Rome, il y donnera ses lois. Il pouvait y paraître, les portes étaient ouvertes ; je l'en ai empêché ; et cependant personne ne lui est attaché de plus près que moi. Romains, défendez-lui votre ville ; et si vous le jugez coupable, chargez-le de fortes chaînes ou mettez fin à vos alarmes par la mort du tyran. »

 

Tel que les sifflements de l'Eurus dans une forêt de pins, ou tel que le bruit sourd des flots de la mer, entendu dans le lointain ; tel est le murmure qui s'élève dans l'assemblée du peuple romain. Mais au milieu des confuses clameurs de la foule frémissante, une voix s'élève, et crie :

 

« Quel est cet homme ? »

 

Tous se regardent les uns les autres, et cherchent des yeux l'homme que son front et l'oracle désignent. Cipus, reprenant la parole :

 

« Celui que vous cherchez, le voici ! »

 

Et, ôtant sa couronne, malgré le peuple, qui veut l'en empêcher, il découvre son front, chargé du signe funeste.

 

Tous ont baissé les yeux, tous font entendre des gémissements ; et, qui le croirait, le peuple regarde à regret ce front couvert de gloire ; et, ne pouvant souffrir qu'il reste plus longtemps sans honneur, il lui rend et replace lui-même le laurier qui le couvrait.

 

Ô Cipus ! puisque vous ne pouviez plus entrer dans Rome, le sénat voulut honorer votre vertu, et vous décerna autant de terrain que pouvait en enfermer un sillon tracé par la charrue depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, et fit graver, sur les portes d'airain de la ville, votre image, pour perpétuer la mémoire de cet événement.

 

Maintenant, inspirez-moi, divinités protectrices des poètes, Muses, qui savez toutes choses, et que ne peuvent tromper les voiles de la vaste antiquité. Apprenez-moi de quelle contrée le fils de Coronis fut amené dans l'île qu'embrasse le Tibre, et comment Rome le mit au nombre de ses dieux.

 

Jadis une contagion cruelle avait corrompu l'air du Latium ; ses habitants erraient comme des spectres languissants. Fatigués de funérailles, voyant tous les efforts humains inutiles, et tout l'art de la médecine impuissant, ils implorent le secours céleste, et envoient à Delphes, située au milieu du monde, consulter l'oracle d'Apollon. On invoque une réponse favorable ; on le prie de sauver les Latins, et de finir les malheurs de Rome. Alors le temple et le carquois du dieu, et le laurier qui le couronne, tout tremble à la fois, et, du fond du trépied mouvant, sort une voix qui remplit tous les cœurs d'épouvante :

 

« Romains, dit-elle, ce que vous demandez ici, vous pouviez et vous devez le demander dans un lieu plus près de vous. Dans le deuil qui vous afflige, ce n'est point d'Apollon que vous avez besoin, mais du fils d'Apollon. Allez sous d'heureux auspices, et appelez mon fils dans votre ville. »

 

Quand le sénat auguste a connu la réponse de l'oracle, il s'informe du lieu où l'on adore le jeune fils d'Apollon, et des ambassadeurs partent pour Épidaure. Dès que le vaisseau qui les porte a touché le rivage, ils se présentent devant le conseil des Grecs ; ils le prient de donner à Rome ce dieu dont la présence dans l'Ausonie doit mettre un terme à tant de funérailles, et font connaître l'oracle infaillible qui l'a prononcé.

 

Les avis des Grecs sont partagés : les uns pensent qu'on ne peut refuser le secours que Rome demande ; les autres, en plus grand nombre, conseillent de ne point priver Épidaure d'un si puissant appui, et de ne pas livrer le dieu qui la protège.

 

Tandis qu'on délibère, le crépuscule succède aux derniers rayons du jour, et la nuit enveloppe la terre de ses ombres. Le dieu salutaire, ô Romain qui viens le demander, t'apparaît au milieu de ton sommeil : tu le vois tel qu'il est dans son temple, tenant un bâton champêtre dans sa main gauche ; de la droite, caressant sa longue barbe, et, d'une voix paisible, il t'adresse ces mots :

 

« Cesse de craindre : j'irai. Je changerai les traits sous lesquels on m'honore. Regarde ce serpent dont les nœuds embrassent mon bâton : attache sur lui tes regards, pour bien le reconnaître : je prendrai sa forme, mais je serai plus grand, et tel qu'il convient aux corps célestes de se montrer. »

 

Soudain le dieu disparaît avec la voix ; avec la voix et le dieu le sommeil a disparu, et le jour suit la fuite du sommeil.

 

L'aurore avait chassé les astres de la nuit ; incertains de ce qu'ils doivent résoudre, le peuple et ses chefs s'assemblent dans le riche temple du dieu : ils le prient de faire connaître, par des signes célestes, le séjour qu'il veut habiter. À peine ils ont fini de prier, caché sous la forme d'un serpent, le dieu lève sa tête émaillée d'or, et annonce sa présence par de longs sifflements. Il s'avance ; et la statue, et l'autel, et les portes, et le marbre du parvis, et le faite doré du temple, sont ébranlés. Il s'arrête au centre, se dresse et s'élève de la moitié de son corps, et promène autour de lui des yeux étincelants. Le peuple frémit épouvanté. Le prêtre, dont des bandelettes de lin ceignent la tête, a reconnu la divinité, et s'écrie :

 

« C'est le dieu, c'est le dieu lui-même ! Mortels ici présents, adorez et priez. Et toi, divinité bienfaisante, que ton aspect nous soit propice, et protège les peuples qui révèrent tes autels ! »

 

Chacun adore et répète les paroles du pontife. Les Romains invoquent Esculape, et le prient de la voix et du cœur. Favorable à leurs vœux, et pour annoncer qu'ils sont exaucés, trois fois il agite les écailles de sa crête, et, trois fois vibrée, sa langue fait entendre trois sifflements. Alors, glissant sur les degrés du temple, il tourne en arrière sa tête, regarde les autels antiques qu'il va abandonner, et salue sa demeure et son temple accoutumés. Son corps immense serpente et roule en cercles sur la terre jonchée de fleurs ; il traverse la ville, et arrive aux remparts qui défendent le port ; il s'arrête : ses regards sereins s'attachent sur la foule qui l'a suivi avec respect, et il monte, en rampant, sur le vaisseau latin. Le navire sent le poids de la divinité : les Romains se réjouissent de le voir pressé par un dieu ; ils immolent un taureau sur le rivage, et lèvent l'ancre qui retient la nef couronnée de fleurs.

 

Un vent léger enfle les voiles. Le dieu se redresse, repose sa tête sur la poupe, et regarde les ondes. Le vaisseau, sous la douce haleine des zéphyrs, vogue sur la mer d'Ionie, et, au lever de la sixième aurore, il fend les flots qui baignent l'Ausonie. Il dépasse Lacinium, célèbre par le temple de Junon ; et le golfe de Scylacium ; s'éloigne de l’Iapygie, laisse à gauche, à force de rames, les rochers d'Amphrise ; à droite les monts de Célennie ; côtoie Rométhium, et Caulon, et Narycie ; surmonte tous les dangers de ces mers difficiles ; double le promontoire de Pélore ; poursuit sa route devant le royaume d'Éole, devant Témèse, riche de ses métaux, devant Leucosie, et Paestum, au doux climat, que parfument les roses. Il cingle vers Caprée, et le promontoire de Minerve, et les collines de Sorrente, si fertiles en vins généreux ; et la ville d'Héraclée, et celle de Stabies, et celle de Parthénope, séjour des doux loisirs. Il laisse derrière lui le temple de la Sibylle de Cumes, Baïes et ses fontaines brûlantes ; Literne, dont la campagne est couverte de lentisques ; le Volturne, qui roule tant de sable avec ses flots ; Sinuesse, où l'on voit tant de blanches colombes ; Minturne et son air pesant ; Caïète, où le pieux Énée ensevelit sa nourrice ; Formium, où régna le cruel Antiphate ; Thrachas, qu'un marais environne ; et la terre de Circé, et le rivage resserré d'Antium.

 

Les Romains tournent leurs voiles vers ce rivage, car les flots de la mer étaient alors trop agités : le dieu déroule les cercles de son corps, se replie en immenses volumes, s'étend, et entre dans le temple de son père, élevé sur ces bords. Quand le calme est rétabli sur l'onde, le dieu d'Épidaure quitte les autels d'Apollon, et, après avoir joui de l'asile paternel, il sillonne le sable de sa bruyante écaille, rampe vers le navire, s'appuie sur le gouvernail, et repose sa tête sur la poupe, jusqu'à ce qu'abordant Castrum, aux champs sacrés de Lavinium, il se montre à l'embouchure du Tibre.

 

C'est là que tout un peuple, que les hommes et les femmes, et les vierges qui gardent les feux de Vesta, accourent au-devant du dieu, et le saluent de joyeuses clameurs. Tandis que le navire remonte rapidement les eaux du fleuve, des autels sont dressés sur les deux rives ; partout l'encens brûle, des nuages de parfums s'élèvent dans les airs, qui retentissent ; et la victime frappée échauffe le couteau de son sang. Enfin le navire entre dans Rome, reine superbe du monde. Le serpent s'élève en rampant au haut du mât ; promène autour de lui sa tête, et regarde quelle demeure il devra choisir.

 

Le Tibre, dans son cours, se divise en deux parties : il laisse au milieu de ses flots un espace de terre qu'environnent deux bras d'égale largeur, et forme une île qui porte son nom. C'est là qu'en descendant du vaisseau latin, le serpent se retire. Il reprend sa figure céleste ; sa présence met fin au deuil du Latium, et il devient le dieu conservateur de Rome.

 

Mais Esculape n'est, dans nos temples, qu'un dieu venu de l'étranger : César, né dans Rome, est dieu dans sa patrie. Sans égal dans la guerre comme dans la paix, ce n'est pas plus à ses travaux guerriers achevés dans la victoire, au sage gouvernement de l'état, au cours rapide de ses conquêtes, qu'aux vertus de son fils, qu'il doit d'avoir été changé en comète, et de briller parmi les astres : car, dans tout ce que César a fait, sa gloire la plus éclatante est d'être père d'Auguste.

 

Est-il, en effet, plus grand d'avoir dompté les Bretons que protègent les mers, d'avoir conduit ses vaisseaux triomphants sur le Nil, qui voit croître le papyrus, et se divise en sept canaux, d'avoir soumis au peuple romain le Numide rebelle, Juba l'Africain, et le Pont, encore tout plein du nom de Mithridate ; d'avoir obtenu quelquefois et souvent mérité les honneurs du triomphe ; que d'avoir eu pour fils ce grand homme par qui, ô dieux ! vous avez tout fait pour le monde, en le soumettant à ses lois ? Afin qu'Auguste ne sortît pas d'un sang mortel, il fallait faire un dieu de César. Quand la mère d'Énée a vu se préparer l'apothéose du souverain pontife, quand, en même temps, elle a vu les apprêts de sa mort cruelle, et les conjurés aiguisant leurs poignards, elle pâlit d'épouvante, et, s'adressant à tous les dieux, qu'elle va trouver :

 

« Voyez, dit-elle, quels noirs complots sont tramés contre moi ! avec quelle fureur on attaque le dernier rejeton d'Iule et de mon sang ! Serai-je donc la seule déesse toujours livrée à de justes alarmes ! Blessée par la lance calydonienne du fils de Tydée, j'ai vu tomber, mal défendus, les remparts de Troie. J'ai vu mon fils, battu par les tempêtes, errer longtemps sur les mers, descendre au séjour des ombres, soutenir de grandes guerres contre Turnus, et, s'il faut dire la vérité, de plus grandes guerres contre Junon. Mais pourquoi rappeler aujourd'hui les antiques maux que les miens ont soufferts ! La crainte de ceux qu'on prépare encore ne permet plus le souvenir de ceux qui sont passés. Vous voyez les glaives impies aiguisés contre moi. Ah ! détournez-les, je vous en conjure ; repoussez le crime, et ne souffrez point que le feu sacré de Vesta s'éteigne dans le sang de son pontife. »

 

C'est ainsi que Vénus, dans son deuil, remplit le ciel de plaintes inutiles : mais les dieux en sont émus ; et, ne pouvant changer les décrets immuables des trois antiques sœurs, ils annoncent leur douleur par des signes certains.

 

On raconte qu'annonçant un grand crime, le cliquetis des armes fut entendu dans de noires nuées ; que le son terrible des trompettes et des clairons retentit dans les airs. Le dieu du jour voila son visage, et ne semblait donner à la terre alarmée qu'une pâle lumière. On vit souvent, au-dessous des astres, des torches flamboyantes ; souvent des gouttes de sang tombèrent mêlées avec la pluie. L'étoile brillante du matin offrit, sur son front, la couleur livide du fer, et le char de la lune parut ensanglanté. Le hibou, sombre oiseau du Styx, fit entendre, en mille lieux, de sinistres présages ; en mille lieux on vit pleurer l'ivoire. On dit que le silence des bois sacrés fut troublé par des chants lugubres et des voix menaçantes. Aucune victime ne paraissait agréable aux dieux. La fibre interrogée annonçait de grands tumultes prochains. On trouva même, dans des flancs palpitants, la partie supérieure du foie coupée. On ajoute qu'on entendit, au milieu des ténèbres, des chiens hurlants dans le forum, autour des maisons et des temples des dieux. On vit errer des mânes silencieux, et la ville ébranlée trembla sur ses fondements.

 

Mais les avis des dieux ne peuvent ni prévenir la trahison, ni vaincre les destins qui vont s'accomplir. Des glaives nus sont portés dans le sénat, qui s'assemble au palais de Pompée ; et, dans Rome, aucun autre lieu n'a paru préférable pour le meurtre de César.

 

Alors Vénus frappe son sein d'albâtre de ses deux mains. Elle veut envelopper César du nuage éthéré dans lequel elle enleva Pâris à la fureur de Ménélas, et déroba Énée au glaive de Diomède. Mais son père lui parle en ces termes :

 

« Ma fille, prétends-tu seule surmonter le destin insurmontable ? Entre, tu le peux, dans le palais des trois sœurs : tu y verras le sort des mortels gravé sur des tables de fer et d'airain, immuables, éternelles, qui bravent et le choc des cieux et mes foudres terribles, et ne craignent ni ruine, ni changement. Tu y trouveras, écrits sur le diamant, qui résiste aux siècles, les destins de tes descendants : moi-même je les ai lus et recueillis dans ma mémoire : je vais te les apprendre, afin que tu n'ignores plus l'avenir de ta postérité.

 

« Ô ma fille, celui pour qui tu t'affliges a rempli les temps qui lui furent donnés ; César a achevé les jours qu'il dut à la terre : il faut que César soit reçu parmi les dieux du ciel, et qu'il ait, dans le monde, des autels. Ce seront tes soins, et ceux de son fils, qui, héritier de son nom, portera seul, après lui, le poids de l'empire. Il vengera, dans les champs de Mars, la mort de son père, et aura pour lui son courage et les dieux. Modène assiégée, et ne pouvant plus se défendre, lui devra son salut. Pharsale le verra ; les champs de Philippes seront encore teints du sang des Romains. Il triomphera d'un grand nom dans les mers de Sicile. Une reine d'Égypte, fière d'être la femme d'un général romain, tombera dans son fol orgueil, et aura menacé en vain d'asservir à Canope notre Capitole.

 

« Qu'est-il besoin de dénombrer les nations barbares qu'embrassent les deux océans ? Tous les peuples de la terre obéiront à ses lois, et la mer lui sera soumise.

 

« Lorsque il aura donné la paix à la terre, il appliquera ses soins aux lois civiles. Législateur juste et sage, c'est par son exemple qu'il réglera les mœurs : étendant ensuite ses regards sur les temps à venir, et sur sa postérité, il ordonnera que le fils de sa chaste épouse porte en même temps son nom et son empire ; et, lorsque ses années auront égalé ses actions, enlevé aux demeures éthérées, il prendra place auprès de ses aïeux.

 

« Va cependant recevoir l'âme de César, prête à s'échapper dans le meurtre qui se prépare ; fais-en un astre tutélaire, et que le dieu Jules veille, du haut du ciel, sur le forum et sur le Capitole. »

 

Jupiter se tait : Vénus, invisible à tous les yeux, descend et s'arrête au milieu du sénat. Elle sépare du corps de César l'âme de ce grand homme, et, l'empêchant de s'évaporer dans les airs, l'emporte vers les astres. En s'élevant, la déesse la voit s'embraser, se ceindre de feux éclatants, et la laisse échapper de son sein. Ce nouvel astre s'envole au-dessus de la lune, et brille en étoile, traînant, dans un long, espace, une chevelure enflammée. C'est du ciel que voyant les hauts faits d'Auguste, César avoue qu'ils sont au-dessus des siens, et qu'il se réjouit d'être surpassé par lui.

 

Mais quoique Auguste défende qu'on préfère ses actions à celles de son père, la renommée, libre, et qui ne reconnaît point de lois, leur donne, malgré lui, la préférence, et, sur ce point seul, s'obstine à lui être contraire. Ainsi le fier Atride est moins illustre qu'Agamemnon ; ainsi Thésée l'emporte sur Égée ; ainsi Achille s'élève au-dessus de Pélée ; et, pour citer des exemples dignes, par leur grandeur, de mon sujet, ainsi Saturne est inférieur à Jupiter. Jupiter commande dans le ciel et règne sur les trois mondes ; la terre est soumise à Auguste : tous deux sont souverains et pères de l'Univers.

 

Dieux, compagnons d'Énée, qui, avec lui, vous ouvrîtes un chemin à travers le fer et la flamme ; dieux indigètes ; Quirinus, fondateur de l'empire romain ; Mars, père de l'invincible Romulus ; Vesta, consacrée parmi les pénates de César ; Apollon, qu'on voit, avec Vesta, au nombre de ses dieux domestiques ; et toi, Jupiter Tarpéien, dont l'autel est dans le Capitole ; et vous tous, dieux immortels, qu'il est permis, et qu'il convient aux poètes d'implorer : ah ! retardez et reculez loin de notre âge le jour où, abandonnant le monde qu'il gouverne, Auguste ira s'asseoir parmi les dieux ! et qu'alors il reçoive et accueille les vœux des mortels.

 

Enfin, je l'ai achevé cet ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni les flammes, ni le fer, ni la rouille des âges ! Qu'il arrive quand il voudra ce jour suprême qui n'a de pouvoir que sur mon corps, et qui doit finir de mes ans la durée incertaine : immortel dans la meilleure partie de moi-même, je serai porté au-dessus des astres, et mon nom durera éternellement. Je serai lu partout où les Romains porteront leurs lois et leur empire ; et s'il est quelque chose de vrai dans les présages des poètes, ma renommée traversera les siècles ; et, par elle, je vivrai.