Robert-Louis Stevenson

 

 

 

ENLEVÉ !

ou

Les Aventures de David
Balfour – Volume I

 

 

 

(1886)
Traduction Théo Varlet

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

ENLEVÉ !  MÉMOIRES SUR LES AVENTURES DE DAVID BALFOUR  en l’an 1715. 4

DÉDICACE.. 5

I  Je me mets en route pour le château de Shaws. 7

II  J’arrive au terme de mon voyage. 11

III  Je fais connaissance de mon oncle. 16

IV  Je cours un grand danger dans le château de Shaws. 22

V  Je vais à Queensferry. 29

VI  Ce qui advint à Queensferry. 35

VII  Je prends la mer sur le brick « Covenant », de Dysart. 39

VIII  La dunette. 45

IX  L’homme à la ceinture pleine d’or. 49

X  Le siège de la dunette. 57

XI  Le capitaine met les pouces. 63

XII  Où il est question du Renard-Rouge. 67

XIII  La perte du brick. 74

XIV  L’îlot. 79

XV  Le garçon au bouton d’argent à travers l’île de Mull 86

XVI  Le garçon au bouton d’argent à travers Morven.. 93

XVII  La mort du Renard-Rouge. 99

XVIII  Je cause avec Alan dans le bois de Lettermore. 104

XIX  La maison de la crainte. 111

XX  La fuite dans la bruyère : les rocs. 117

XXI  La fuite dans la bruyère : la grotte de Corrynakiegh.. 124

XXII  La fuite dans la bruyère : le marais. 130

XXIII  La Cage de Cluny. 136

XXIV  La fuite dans la bruyère : la dispute. 143

XXV  En Balquhidder. 152

XXVI  Fin de la fuite : nous passons le Forth.. 158

XXVII  J’arrive chez M. Rankeillor. 167

XXVIII  Je vais quérir mon héritage. 174

XXIX  J’entre dans mon royaume. 180

XXX  Au revoir. 186

NOTE DU TRADUCTEUR.. 189

À propos de cette édition électronique. 190

 

ENLEVÉ !

MÉMOIRES SUR LES AVENTURES DE
DAVID BALFOUR

en l’an 1715

 

Comment il fut enlevé et fit naufrage ; ses souffrances dans une île déserte ; son voyage dans les Highlands sauvages ; sa rencontre avec Alan Breck Stewart et d’autres célèbres Jacobites de la Haute Écosse ; avec tout ce qu’il a souffert du fait de son oncle Ebenezer Balfour de Shaws, ainsi appelé faussement. Écrits par lui et à présent publiés par

 

ROBERT LOUIS STEVENSON

 

DÉDICACE

 

Mon cher Charles Baxter,

 

Si jamais vous lisez cette histoire, vous vous poserez probablement plus de questions que je ne me soucierais de fournir de réponses : comme, par exemple, comment il se trouve que le meurtre Appin ait eu lieu dans l’année 1751, comment les rochers de Torr ont glissé si près d’Earraid, ou pourquoi le compte rendu imprimé du procès est muet sur tout ce qui touche à David Balfour. Ce sont des noix qu’il n’est pas dans mes possibilités de casser. Mais si vous me mettez en cause sur le point de savoir si Alan est coupable ou innocent, je crois pouvoir défendre mon texte. À ce jour vous trouverez la tradition d’Appin nettement en faveur d’Alan. Si vous vous informez, vous pourrez même entendre dire que les descendants de l’« autre homme » qui a tiré le coup de feu sont encore aujourd’hui dans le pays. Mais le nom de cet autre homme, demandez autant que vous voudrez, vous ne l’apprendrez pas ; car le Highlander donne une valeur à un secret pour lui-même et pour l’exercice consistant, comme il convient, à le garder. Je pourrais continuer longtemps pour justifier un point et en reconnaître un autre indéfendable ; il est plus honnête de confesser immédiatement à quel point je suis peu accessible au désir d’exactitude. Ce n’est pas un ouvrage pour la bibliothèque de l’écolier, mais pour la salle de classe le soir en hiver, quand les devoirs sont terminés et qu’approche l’heure d’aller se coucher ; et l’honnête Alan, qui, de son temps, était un sinistre saltimbanque avaleur de feu, n’a pas dans ce nouvel avatar d’intention plus désespérée que de distraire un jeune gentleman de son « Ovide » et de l’emmener avec lui pour un instant dans les Highlands et le siècle dernier, et de le mettre ensuite au lit avec quelques images attrayantes à mêler à ses rêves.

 

Quant à vous, mon cher Charles, je ne vous demande même pas d’aimer ce conte. Mais quand il sera plus âgé, peut-être votre fils l’aimera-t-il. Il sera peut-être heureux de trouver le nom de son père sur la page de garde ; et en attendant, il me plaît de le faire figurer là, en souvenir de bien des jours qui furent heureux et de quelques autres (qui sont peut-être aujourd’hui aussi agréables à se remémorer) qui furent tristes. S’il est étrange pour moi de regarder en arrière, à la fois dans le temps et l’espace pour me reporter à ces aventures lointaines de notre jeunesse, cela doit être plus étrange pour vous qui suivez les mêmes rues – qui pouvez demain ouvrir la porte du vieux Spéculatif, où nous avons commencé à aller de pair avec Scott et Robert Emmet et le cher et obscur Macbean – ou qui pouvez tourner au coin de l’enclos où cette grande société, les L. J. R., tient ses réunions et boit sa bière assise sur les sièges de Burns et de ses compagnons. Je crois vous voir, vous déplaçant en plein jour, apercevant avec vos yeux naturels les endroits qui sont devenus pour votre compagnon une partie du décor de ses rêves. Comme dans les intervalles des affaires d’aujourd’hui, le passé doit éveiller des échos dans votre mémoire ! Que ces échos ne s’éveillent pas trop souvent sans qu’il s’y mêle d’amicales pensées de votre ami.

 

R. L. S.

 

I

Je me mets en route pour le château de Shaws

 

Je commence le récit de mes aventures à une certaine matinée des premiers jours de juin, l’an de grâce 1751, celle où pour la dernière fois je fermai à double tour la porte de la maison paternelle. Le soleil brillait déjà sur les cimes des montagnes lorsque je descendis la route ; et quand j’atteignis le presbytère, les merles sifflaient dans les lilas du jardin, et la brume qui flottait dans la vallée au lever de l’aurore commençait à se dissiper.

 

M. Campbell, le ministre d’Essendean, m’attendait à la porte de son jardin. L’excellent homme me demanda si j’avais déjeuné. Je lui répondis que je n’avais besoin de rien. Alors il prit ma main entre les siennes, et la mit affectueusement sous son bras.

 

– Allons, Davie, mon petit, dit-il ; je vais vous accompagner jusqu’au gué, pour vous donner un pas de conduite.

 

Et nous nous mîmes en route silencieusement.

 

– Êtes-vous triste de quitter Essendean ? dit-il, après un temps.

 

– Ma foi, monsieur, dis-je, si je savais où je vais, ou ce qui doit advenir de moi, je vous répondrais ingénuement. Essendean est un endroit sympathique, et j’y ai été assez heureux ; mais je n’en suis jamais sorti. Mon père et ma mère étant morts, je ne serais pas plus près d’eux à Essendean que dans le royaume de Hongrie ; et, à dire vrai, si je me croyais destiné à me perfectionner là où je vais, j’irais très volontiers.

 

– Bien, répliqua M. Campbell, très bien, Davie. C’est donc à moi de vous dire votre bonne aventure, autant que je sache. Après le décès de votre mère, lorsque votre père (ce digne et bon chrétien) commença sa dernière maladie, il me confia une lettre qui renferme, paraît-il, votre héritage. « Dès que je serai mort, dit-il, et que la maison et le mobilier seront vendus (et c’est chose faite, Davie), remettez cette lettre à mon fils, et envoyez-le au château de Shaws, non loin de Cramond. C’est là que je suis né, et c’est là que mon fils doit retourner. Mon fils est un garçon sérieux (dit votre père) ; il peut faire le voyage sans crainte, je n’en doute pas, et il sera bien reçu partout où il ira. »

 

– Le château de Shaws ! Qu’est-ce que mon père avait à voir avec le château de Shaws ?

 

– Ma foi, je ne saurais vous le dire, Mais le nom de cette famille, petit Davie, est celui que vous portez : Balfour de Shaws. C’est une maison ancienne, probe et respectable. Votre père, d’ailleurs, était un homme de savoir comme il convenait à sa situation ; il dirigeait son école mieux que n’importe qui ; et il n’avait pas non plus les manières ni le langage d’un simple magister ; car (vous vous en souvenez) j’étais heureux de l’avoir à la cure lorsque je recevais la noblesse ; et ceux de ma famille, les Campbell de Kilremont, les Campbell de Dunswire, les Campbell de Minch, et les autres, tous gentilshommes réputés, se plaisaient en sa compagnie. Enfin, pour vous mettre en possession de tous les éléments du problème, voici la lettre testamentaire elle-même, que notre frère défunt vous adressa de sa main.

 

Il me donna la lettre, qui portait ces mots : « À Ebenezer Balfour de Shaws, Esquire, en son château de Shaws, pour lui être remise par mon fils Davie Balfour. » Mon cœur battit violemment à la pensée de l’avenir grandiose qui s’ouvrait ainsi devant un garçon de dix-sept ans, fils d’un magister de village dans la forêt d’Ettrick.

 

– Monsieur Campbell, bégayai-je, si vous étiez à ma place, iriez-vous ?

 

– À coup sûr, dit le ministre, j’irais, et tout de suite. Un vaillant garçon comme vous doit arriver à Cramond (qui est tout près d’Édimbourg) en deux jours de marche. Au pis-aller, en supposant que vos hautes relations (bien que vous leur soyez apparenté, il me semble) vous reçoivent mal, vous en serez quitte pour revenir sur vos pas, frapper à la porte du presbytère. Mais j’espère que vous serez bien reçu, comme votre pauvre père le prévoit, et que vous finirez par devenir un grand personnage… Et maintenant, mon petit Davie, avant votre départ, ma conscience m’ordonne de vous mettre en garde contre les dangers du monde.

 

Il chercha autour de lui un siège commode, avisa une grosse pierre sous un hêtre de la route, s’y installa en faisant une lippe sérieuse, et, comme le soleil tombait sur nous entre deux cimes, il étala, pour s’abriter, son mouchoir de poche sur son tricorne. Puis, l’index levé, il me mit en garde contre un grand nombre d’hérésies, qui ne me tentaient nullement, et m’exhorta à réciter attentivement mes prières et à lire la Bible. Ensuite, il me traça le tableau de la grande maison où j’allais m’introduire, et de la conduite que je devais garder avec ses hôtes.

 

– Soyez souple, Davie, dans les petites choses, dit-il. Souvenez-vous bien que, malgré votre bonne naissance, vous avez un passé rustique. Ne nous faites pas honte, Davie, ne nous faites pas honte ! Dans ce vaste château là-bas, avec toute cette domesticité, du plus grand au plus petit, montrez-vous aussi fin, circonspect, prompt d’idées et lent à parler que quiconque. Pour le laird[1]… souvenez-vous que c’est le laird ; je ne vous en dis pas plus. C’est un plaisir que d’obéir à un laird ; du moins pour la jeunesse.

 

– Oui, monsieur, peut-être ; en tout cas, je vous promets de faire tous mes efforts.

 

– Voilà qui est bien dit, répliqua gaiement M. Campbell. Et maintenant, venons-en à la matérielle, ou (pour faire un jeu de mots) à l’immatérielle. J’ai ici un paquet qui contient quatre choses. (Il le tira, tout en parlant, et non sans difficulté de la poche intérieure de son habit.) De ces quatre choses, la première est votre dû légitime : le petit pécule provenant des livres et du mobilier de votre père, que j’ai rachetés dans le but de les revendre à bénéfice au magister son remplaçant. Les trois autres sont des cadeaux que Mme Campbell et moi serions heureux de vous voir accepter. Le premier, qui est rond, vous servira surtout comme premier viatique ; mais, ô Davie, c’est une goutte d’eau dans la mer : il vous aidera durant quelques pas, puis s’évanouira comme la rosée du matin. Le second, qui est plat et carré, et chargé d’écriture, vous accompagnera dans la vie comme un bon bâton pour la route, et un bon oreiller pour votre tête dans les maladies. Et quant au dernier, qui est cubique, il vous aidera, et c’est l’objet de mes prières, à passer dans un monde meilleur.

 

Là-dessus, il ôta son chapeau, et se mit à prier à haute voix et en termes émouvants, pour un jeune homme qui s’en allait vers le monde ; puis soudain il m’attira contre lui et m’embrassa très fort ; puis me tenant à bout de bras, il me regarda d’un visage qui luttait contre la tristesse ; et puis faisant une pirouette et me criant : bon voyage, il s’en retourna par où il était venu, mi-trottinant, mi-courant. Il y avait de quoi rire pour tout autre ; mais je n’avais nulle envie de rire. Je le suivis des yeux aussi longtemps qu’il fut visible et il ne cessa de se hâter, sans se retourner une seule fois. Je compris alors qu’il avait du chagrin de mon départ ; et ma conscience me fit d’amers reproches parce que, de mon côté, j’étais au comble de la joie de quitter ce paisible coin rustique, pour m’en aller vers une grande maison animée, chez des nobles riches et respectés, et de mon nom et de mon sang.

 

« Davie, Davie, me dis-je, fut-il jamais si noire ingratitude ? Se peut-il que le seul prestige d’un nom te fasse oublier bienfaits et amis anciens ? Fi ! rougis donc ! »

 

Je m’assis sur la pierre que venait de quitter le brave homme, et j’ouvris le paquet afin d’examiner mes cadeaux. Celui qu’il appelait cubique ne m’avait pas inspiré de doutes : je savais que c’était cette petite Bible de poche. Celui qu’il appelait rond était une pièce de un shilling. Le troisième, destiné à m’aider si merveilleusement toute ma vie, en santé comme en maladie, était une petite feuille de gros papier jauni, qui portait écrite à l’encre rouge la formule suivante :

 

Pour confectionner l’eau de lis de la vallée

 

– Prendre des fleurs de lis de la vallée, les mettre dans un sachet et faire infuser. Boire une cuillerée ou deux selon le cas, de cette infusion. Elle rend la parole aux muets par paralysie de la langue. Elle est bonne contre la goutte ; elle ranime le cœur et fortifie la mémoire ; et si l’on met les fleurs dans un flacon bien bouché que l’on dépose dans une fourmilière pendant un mois, on trouve, en les retirant, un suc provenant des fleurs, que l’on garde dans une fiole. Ce suc est bon, en maladie comme en santé, et aux hommes comme aux femmes…

 

Plus bas, le ministre avait ajouté, de sa main :

 

Pour les foulures également frottez-en la partie malade ; et pour la colique, une grande cuillerée toutes les heures.

 

À coup sûr, je ris de ces naïvetés ; mais ce fut d’un rire mal assuré ; et je me hâtai de mettre mon paquet au bout de mon bâton pour aller passer le gué et gravir la colline de l’autre rive. Bientôt, en arrivant sur l’herbeuse route charretière qui traverse la lande, j’aperçus pour la dernière fois l’église d’Essendean, les arbres entourant la cure, et les grands cyprès du cimetière où mon père et ma mère étaient enterrés.

 

II

J’arrive au terme de mon voyage

 

Dans la matinée du second jour, en arrivant au haut d’une côte, je découvris tout le pays qui s’étalait devant moi, s’abaissant jusqu’à la mer. Au milieu de cette descente, sur une longue colline, la ville d’Édimbourg fumait comme un four à chaux. Un pavillon flottait sur le château, et des navires circulaient ou étaient à l’ancre dans le firth[2], c’étaient les seuls objets que, malgré la distance, je distinguais nettement ; et leur vue m’inspira un soudain regret de mon pays natal.

 

Peu après, j’arrivai devant une chaumière habitée par un berger, qui m’indiqua en gros la route de Cramond ; et, de proche en proche, je m’acheminai vers l’ouest de la capitale, par Colinton, et débouchai enfin sur la grande route de Glasgow. Là, j’eus l’agréable surprise de rencontrer un régiment qui marchait à la fois de tous ses pieds suivant la cadence des fifres, précédé par un vieux général à figure rouge monté sur un cheval gris, et suivi d’une compagnie de grenadiers, coiffés de bonnets de pape. L’orgueil de vivre m’emplit la cervelle, à voir les habits rouges et à entendre leur musique joyeuse.

 

Un peu plus loin, on me dit que j’étais sur la paroisse de Cramond, et je commençai à m’informer du château de Shaws. Ce nom paraissait surprendre ceux à qui je demandais mon chemin. Je me figurai d’abord que mon apparence rustique et la simplicité de mon costume tout poudreux s’accordaient mal avec la grandeur de l’endroit en question. Mais après avoir, deux ou trois fois, reçu la même réponse, faite du même air, je finis par comprendre que c’était le nom même de Shaw qui les interloquait.

 

Afin de me tranquilliser, je tournai ma question autrement ; et avisant un brave homme assis sur le brancard de sa charrette, qui débouchait d’une traverse, je lui demandai s’il connaissait une maison appelée le château de Shaws.

 

Il arrêta son cheval et me regarda ainsi que les autres.

 

– Oui, dit-il. Pourquoi ?

 

– Est-ce un grand château ?

 

– Sans doute. C’est un très grand château.

 

– Oui, mais les gens qui l’habitent ?

 

– Les gens ? s’écria-t-il. Êtes-vous fou ? Il n’y a pas de gens là – ce qu’on appelle des gens.

 

– Comment ! Et M. Ebenezer ?

 

– Ah ! si ! dit l’homme ; il y a le laird, si c’est lui que vous cherchez. Que pouvez-vous bien lui vouloir, l’ami ?

 

– Je m’étais laissé dire que je trouverais une place chez lui, dis-je, m’efforçant de prendre un air modeste.

 

– Hein ! s’écria le charretier, d’un ton si perçant que son cheval en tressaillit ; puis plus doucement :

 

– Ma foi, l’ami, ce ne sont pas mes affaires ; mais vous me semblez un garçon raisonnable ; et si vous voulez m’en croire, vous passerez au large de Shaws.

 

L’individu que je rencontrai ensuite était un sémillant petit homme à perruque blanche, que je reconnus pour un barbier en tournée ; et, sachant que les barbiers sont grands bavards, je lui demandai tout à trac quel genre d’homme était M. Balfour de Shaws ?

 

– Tut ! tut ! dit le barbier ; ce n’est pas un homme ; non, pas un homme du tout.

 

Et il m’interrogea fort curieusement sur mes affaires ; mais je lui tins tête comme il faut, et il s’en alla chez son prochain client sans être mieux renseigné.

 

Je ne saurais exprimer quel coup tout cela portait à mes illusions. Plus vagues étaient les accusations, moins elles m’agréaient, car elles laissaient le champ libre à l’imagination. Que pouvait bien avoir ce grand château, pour que chacun, dans la paroisse, tressautât et me regardât dans le blanc des yeux, lorsque je lui en demandais le chemin ? Quel était donc ce gentilhomme, dont la mauvaise réputation courait ainsi les routes ? Si j’avais pu regagner Essendean en une heure de marche, j’aurais abandonné sur-le-champ l’aventure, pour retourner chez M. Campbell. Mais l’ayant déjà poussée aussi loin, le simple amour-propre m’interdisait d’y renoncer avant une épreuve plus décisive ; j’étais forcé, par respect humain, d’aller jusqu’au bout ; et, malgré mon déplaisir de ces insinuations, malgré les lenteurs croissantes de mon avance, je persistai à demander mon chemin et continuai d’avancer.

 

Le soleil allait se coucher, lorsque je rencontrai une grosse femme brune, l’air acerbe, qui descendait lourdement la côte. Cette femme, lorsque je lui posai la question habituelle, fit volte-face, me raccompagna jusqu’au haut de la montée qu’elle venait de descendre, me désigna un grand bâtiment massif qui s’élevait isolé dans une prairie au fond de la vallée voisine. Le pays d’alentour était agréable, ondulé de collines basses, joliment irrigué et boisé, et couvert de moissons que je jugeai admirables ; mais le château lui-même semblait une ruine ; aucun chemin n’y conduisait ; nulle fumée ne montait de ses cheminées ; il n’y avait pas trace de parc. Mon cœur se serra.

 

– Ça ! m’écriai-je.

 

Le visage de la femme s’éclaira d’une colère mauvaise.

 

– Oui, c’est ça, le château de Shaws ! s’écria-t-elle. Le sang l’a bâti ; le sang l’a maçonné ; le sang l’abattra ! Voyez ! s’écria-t-elle encore – je crache par terre, et je lui fais les cornes. Noire soit sa chute ! Si vous voyez le laird, répétez-lui ce que vous entendez ; redites-lui que cela fait la douze cent dix-neuvième fois que Jennet Clouston a appelé la malédiction du ciel sur lui et sa maison, communs et écuries, homme, hôte et maître, femme, fille ou fils… Noire, noire soit leur chute !

 

Et la femme, dont le ton s’était haussé à une sorte d’incantation modulée, se retourna d’un bond, et disparut. Je restai cloué sur place, les cheveux hérissés. En ce temps-là, on croyait encore aux sorcières, leurs malédictions faisaient trembler ; et d’avoir vu celle-ci se rencontrer tellement à point comme un mauvais augure me détournant de pousser plus loin, – mes jambes se dérobèrent sous moi.

 

Je m’assis, contemplant le château de Shaws. Plus je la regardais, plus je trouvais jolie la campagne environnante. Elle était toute parsemée de buissons d’épine en fleur ; les troupeaux paissaient dans les prairies ; des freux volaient dans le ciel ; tout révélait une terre et un climat heureux ; et néanmoins la bâtisse qui se dressait là-bas me faisait une impression lugubre.

 

Tandis que j’étais assis au bord du fossé, des paysans passèrent, qui revenaient des champs, mais le courage me manqua pour leur donner le bonsoir. À la fin, le soleil se coucha, et alors, je vis s’élever sur le ciel jaune un filet de fumée, guère plus gros, me semblait-il, que la fumée d’une chandelle ; néanmoins, elle était là, et représentait du feu, de la chaleur, de la cuisine, et un vivant pour l’allumer. J’en fus réconforté.

 

Je me mis en route au long d’un sentier à peine visible sur l’herbe, qui conduisait dans cette direction. Il était bien minime pour être le seul accès d’un endroit habité ; pourtant, je n’en voyais pas d’autre. J’arrivai bientôt à des pilastres de pierre, auprès desquels s’élevait une loge de portier sans toit, mais surmontée d’un blason. Évidemment, on avait eu l’intention de construire là un grand portail ; mais il était resté inachevé : au lieu de portes de fer forgé, une couple de fascines étaient liées transversalement d’un tortil de paille ; et comme le parc n’avait pas de murs, ni aucune trace d’avenue, la piste que je suivais contournait le pilastre de droite, et s’avançait sinueusement vers le château.

 

L’aspect de celui-ci devenait plus sinistre à mesure que j’approchais. On eût cru voir l’aile unique d’une maison inachevée. Ce qui eût dû être l’extrémité centrale de l’aile était béant par les étages supérieurs, et profilait sur le ciel ses escaliers coupés et les assises tronquées de sa maçonnerie. Beaucoup de fenêtres n’avaient pas de carreaux, et les chauves-souris pénétraient dans la maison et en sortaient comme des pigeons d’un pigeonnier.

 

La nuit tombait, et trois des fenêtres d’en bas, qui étaient très hautes et étroites, et solidement grillées, s’éclairaient déjà des lueurs vacillantes d’un modeste foyer.

 

Était-ce donc là le palais que je croyais rencontrer ? Était-ce entre ces murs que j’allais trouver de nouveaux amis et commencer une vie de haute fortune ? En vérité, dans la maison de mon père à Essen-Waterside, le feu se voyait d’un mille loin, avec sa brillante clarté, et la porte s’ouvrait à tout mendiant qui frappait.

 

Je m’avançai avec défiance et, en prêtant l’oreille, j’entendis un bruit d’assiettes entrechoquées, et aussi une petite toux sèche et répétée, qui revenait par quintes ; mais pas un bruit de voix, pas un aboiement de chien.

 

La porte, autant que j’en pus juger dans la demi-obscurité, consistait en un panneau de bois tout hérissé de clous. Je levai le bras, tandis que mon cœur défaillait sous ma jaquette, et je frappai une fois. Puis je restai à écouter. Un silence de mort régnait dans la maison. Une minute entière, il n’y eut que le bruit léger des chauves-souris, en l’air. Je frappai une seconde fois, et tendis l’oreille de nouveau. Mon ouïe s’était alors si bien adaptée au silence que je percevais de la maison le tictac lent de l’horloge qui comptait les secondes ; mais l’habitant, quel qu’il fût, gardait une immobilité de mort, et devait même retenir son souffle.

 

J’ai presque tenté de m’encourir ; mais la colère me retint, et je me mis, en place, à faire pleuvoir une grêle de coups de pied et de poing sur la porte, et à appeler à grands cris M. Balfour. J’étais en plein travail, lorsque la toux se fit entendre au-dessus de moi. Je sautai en arrière et, levant la tête, vis une figure d’homme en bonnet de nuit, et la gueule évasée d’un tromblon, à une fenêtre du premier étage.

 

– Il est chargé, dit une voix.

 

– J’apporte une lettre, dis-je, pour M. Ebenezer Balfour de Shaws. Est-il ici ?

 

– De qui, la lettre ? demanda l’homme au tromblon.

 

– Cela ne vous regarde pas, dis-je, car j’étais de plus en plus irrité.

 

– Bon, répliqua-t-il, posez-la sur le seuil, et allez-vous-en.

 

– Jamais de la vie ! m’écriai-je. Je la remettrai en mains propres à M. Balfour, ainsi que je le dois. C’est une lettre d’introduction.

 

– Une quoi ? cria la voix, vivement.

 

Je répétai ce que je venais de dire.

 

– Qui êtes-vous donc, vous-même ? questionna-t-on enfin, après une pause considérable.

 

– Je ne rougis pas de mon nom. On m’appelle David Balfour.

 

À ces mots, je suis sûr que l’homme tressaillit, car j’entendis le tromblon heurter l’appui de la fenêtre ; et ce fut après un silence prolongé, et avec un singulier changement de ton, que l’on me posa cette question :

 

– Est-ce que votre père est mort ?

 

La surprise me coupa la respiration, et il me fut impossible de répondre. Je demeurai béant.

 

– Oui, reprit l’homme, c’est qu’il est mort, il n’y a pas de doute ; et voilà pourquoi vous venez démolir ma porte… (Encore une pause, et puis, avec méfiance :) – Allons, l’ami, je vais vous faire entrer.

 

Et il disparut de la fenêtre.

 

III

Je fais connaissance de mon oncle

 

Il se fit alors un grand riqueraque de chaînes et de verrous, la porte fut ouverte précautionneusement, et refermée derrière moi sitôt que je l’eus franchie.

 

– Allez dans la cuisine, et ne touchez à rien, dit la voix ; tandis que l’hôte de la maison s’occupait à réassujettir les défenses de la porte, je m’avançai à tâtons jusque dans la cuisine.

 

À la lueur du feu qui brûlait assez clair, je distinguai la chambre la plus nue que j’aie jamais vue. Une demi-douzaine de plats garnissaient l’étagère ; il y avait sur la table, pour le souper, une jatte de porridge[3], une cuiller de corne, et un gobelet de petite bière. En dehors des objets susdits, rien, sous la voûte de pierre de cette grande salle vide, que des coffres fermés à clef et alignés le long du mur, et un buffet d’angle à cadenas.

 

Sitôt la dernière chaîne en place, l’homme me rejoignit. C’était un individu de taille moyenne, rond de dos, étroit d’épaules, au visage terreux, et qui pouvait avoir aussi bien cinquante ans que soixante-dix. Son bonnet de nuit était de flanelle, comme la robe de chambre qu’il portait en guise d’habit et de gilet, sur sa chemise en loques. Il ne s’était pas rasé depuis longtemps ; mais ce qui me gênait surtout et m’intimidait, c’est qu’il ne voulait ni détourner les yeux de moi ni me regarder en face. Quels étaient son emploi ou sa condition, il m’était impossible de le deviner ; mais il avait plutôt l’air d’un vieux propre à rien de domestique, laissé à la garde de cette grande maison, moyennant la table et le couvert.

 

– Avez-vous faim ? demanda-t-il, le regard au niveau de mon genou. Voulez-vous cette goutte de porridge ?

 

Je lui exprimai ma crainte que ce fût là son propre souper.

 

– Oh ! dit-il ; je puis fort bien m’en passer. Je me contenterai de l’ale, pour humecter ma toux.

 

Il but environ la moitié du gobelet, sans me quitter des yeux ; puis soudain il avança la main :

 

– Voyons cette lettre.

 

Je lui dis que la lettre était pour M. Balfour, et non pour lui.

 

– Et qui croyez-vous donc que je suis ? dit-il. Donnez-moi la lettre d’Alexandre !

 

– Vous savez le nom de mon père ?

 

– Ce serait drôle que je ne le sache pas, car c’était mon frère ; et, bien que vous n’ayez pas l’air de nous aimer beaucoup, ni moi, ni ma maison, ni mon excellent porridge, je suis votre oncle, Davie mon ami, et vous mon neveu. Ainsi, donnez cette lettre, asseyez-vous, et mangez.

 

Si j’avais été plus jeune d’un an ou deux, je crois bien que la honte et l’amertume de la déception m’auraient fait fondre en larmes. En tout cas, je ne pus trouver un mot, et me contentai de lui passer la lettre ; puis je m’assis devant le porridge, sans aucun appétit, malgré mon âge. Cependant, mon oncle, penché sur l’âtre, tournait et retournait la lettre entre ses doigts.

 

– Savez-vous ce qu’elle contient ? demanda-t-il, soudain.

 

– Vous voyez bien, monsieur, que le cachet est intact.

 

– Oui, mais qu’est-ce que vous venez faire ici ?

 

– Vous donner la lettre.

 

– Non, dit-il d’un air rusé, vous avez dans doute quelque espérance.

 

– J’avoue, dis-je, qu’en apprenant que j’avais des parents à leur aise, j’ai nourri d’espoir d’en être secouru. Mais je ne suis pas un mendiant ; je ne vous demande rien, et ne veux aucune faveur qui ne me soit accordée spontanément. Car, si pauvre que je semble, j’ai des amis qui seront trop heureux de me venir en aide.

 

– Ta ! ta ! ta ! fit l’oncle Ebenezer, ne vous fâchez donc pas avec moi. Nous nous entendrons fort bien. Et sur ce, Davie, mon ami, si vous avez fini du porridge, j’en tâterai moi aussi un peu. Oui, continua-t-il, après m’avoir repris l’escabeau et la cuiller, – c’est une bonne et saine nourriture… c’est une admirable nourriture que le porridge. (Il marmotta un bout de bénédicité, et attaqua.) Votre père aimait beaucoup la viande, je m’en souviens ; il était gourmet, sinon gourmand ; mais moi, je ne fais guère que grignoter.

 

Il but une gorgée de petite bière, ce qui lui rappela sans doute les devoirs de l’hospitalité, car ses paroles suivantes furent :

 

– Si vous avez soif, vous trouverez de l’eau derrière la porte.

 

Je ne répondis pas à mon oncle, mais restai campé sur mes deux pieds, à le regarder de haut, le cœur plein de colère. De son côté, il mangeait comme quelqu’un de pressé, et jetait des coups d’œil furtifs tantôt sur mes souliers, tantôt sur mes bas rustiques. Une seule fois, où il hasarda plus haut son regard, nos yeux se rencontrèrent ; et un voleur pris la main dans le sac n’aurait pas laissé voir malaise plus intense. Cela me fit rêver, et je me demandai si sa timidité venait d’un manque trop prolongé de société, et si je ne pourrais pas, avec un peu d’effort, l’amener à disparaître, et changer ainsi mon oncle en un tout autre homme. Je fus rappelé à moi par sa voix aigre.

 

– Votre père est mort depuis longtemps ?

 

– Trois semaines, monsieur.

 

– C’était un renfermé, qu’Alexandre, – un renfermé, un silencieux. Il ne parlait déjà pas beaucoup étant jeune. Vous a-t-il dit grand-chose de moi ?

 

– Je ne savais même pas, monsieur, avant que vous me l’ayez dit, qu’il eût un frère.

 

– Mon Dieu, mon Dieu ! dit Ebenezer. Et non plus de Shaws, je suppose ?

 

– J’en ignorais même le nom, monsieur, dis-je.

 

– Quand j’y pense ! dit-il. Quel singulier caractère ! Néanmoins, il avait un air étrangement satisfait, mais était-ce de lui, ou de moi, ou de la conduite de mon père, impossible de le discerner. Mais d’évidence, il paraissait bien surmonter cette antipathie et ce mauvais vouloir qu’il avait manifesté dès l’abord à rencontre de ma personne ; car il se leva soudain, traversa la pièce, et vint me donner une tape sur l’épaule.

 

– Nous nous entendrons ! s’écria-t-il. Je suis ma foi bien aise de vous avoir fait entrer… Et maintenant, allez vous coucher.

 

À ma surprise, sans allumer ni lampe ni chandelle, il me précéda dans le corridor, s’avançant à tâtons dans les ténèbres, et respirant très fort. Nous montâmes un escalier, et il s’arrêta devant une porte, qu’il ouvrit. J’étais sur ses talons, l’ayant suivi de mon mieux tout trébuchant ; mais alors il me dit d’entrer, et que c’était là ma chambre. Je lui obéis, mais au bout de quelques pas je m’arrêtai et lui demandai une lumière pour y voir à me coucher.

 

– Tu ! tu ! dit l’oncle Ebenezer, il y a de la lune assez.

 

– Ni lune, ni étoiles, monsieur, il fait noir comme dans un four, dis-je ; je ne trouve pas le lit.

 

– Tu ! tu ! tu ! tu ! dit-il. Des lumières dans une maison, je n’aime pas ça du tout. J’ai trop peur des incendies. La bonne nuit, David, mon ami.

 

Et sans plus me laisser le temps de protester il tira la porte, et je l’entendis tourner la clef de l’extérieur.

 

Je ne savais si je devais rire ou pleurer. Cette chambre était une vraie glacière, et le lit, que je découvris enfin, humide comme un trou à tourbe ; mais j’avais heureusement apporté mon ballot et mon plaid, et me roulant dans celui-ci, je m’étendis sur le parquet, tout contre le bois de lit, et ne tardai pas à m’endormir.

 

Aux premières lueurs du jour, j’ouvris les yeux pour me retrouver dans une grande chambre, tendue de cuir gaufré, garnie de beaux meubles de brocart, et éclairée par trois grandes fenêtres. Dix ans plus tôt, ou mieux vingt, cette chambre devait être aussi plaisante que possible à qui s’y endormait ou s’y éveillait ; mais l’humidité, la poussière, l’abandon, les souris et les araignées avaient fait de la besogne depuis lors. Un certain nombre de vitres, aussi, étaient cassées ; et du reste il en allait de même pour toute la maison, au point que je soupçonne mon oncle d’avoir, à une époque donnée, soutenu un siège contre ses voisins furieux, – menés peut-être par Jennet Clouston.

 

Cependant, le soleil brillait au-dehors ; et comme j’avais très froid dans cette malheureuse chambre, je heurtai et criai, tant que mon geôlier vint me délivrer. Il m’emmena derrière la maison, où il y avait un puits avec un seau, et me dit que je pouvais « m’y laver la figure si je le désirais ». Quand j’eus fait, je retrouvai le chemin de la cuisine, où il avait allumé le feu et préparait le porridge. Il y avait sur la table deux jattes et deux cuillers de corne, mais la même unique mesure de petite bière. Mes yeux durent se fixer sur ce détail avec quelque surprise, et mon oncle dut s’en apercevoir ; car il sembla répondre à ma pensée, en me demandant si je tenais à boire « de l’ale » – comme il disait.

 

Je lui répondis que c’était en effet mon habitude, mais qu’il n’avait pas à se mettre en frais.

 

– Non, non, dit-il, il faut ce qu’il faut.

 

Il prit dans le buffet un deuxième gobelet, puis, à ma grande surprise, au lieu de tirer de la bière, il versa dans l’un des gobelets tout juste la moitié de l’autre. Il y avait dans ce geste une sorte de noblesse qui me coupa la respiration. Certes, mon oncle était avare, mais il l’était de façon si parfaite que son vice en devenait quasi respectable.

 

Notre repas terminé, mon oncle Ebenezer ouvrit un tiroir, y prit une pipe en terre et une carotte de tabac, dont il coupa la dose voulue avant de la remettre sous clef. Puis il s’assit au soleil qui pénétrait par l’une des fenêtres, et fuma en silence. De temps à autre, ses yeux venaient rôder autour de moi, et il me lançait quelque question. Une fois, ce fut : « – Et votre mère ? » et sur ma réponse qu’elle aussi était morte, « – Oui, c’était une brave femme ! » Puis, après un nouveau silence, « – Quels sont donc ces amis à vous ? »

 

Je lui racontai que c’étaient divers gentlemen du nom de Campbell. En réalité, un seul, c’est-à-dire le ministre, avait jamais fait attention à moi ; mais je commençais à croire que mon oncle ne m’estimait pas suffisamment, et, me trouvant seul avec lui, je ne voulais pas lui laisser imaginer que j’étais abandonné de tous. Il parut réfléchir ; puis :

 

– Davie mon ami, dit-il, vous avez eu là une bonne inspiration, de venir chez votre oncle Ebenezer. J’estime beaucoup la famille ; et je me conduirai comme il faut avec vous ; mais jusqu’à ce que j’aie découvert à quoi il sied de vous mettre, – magistrature, théologie, ou bien carrière militaire, pour laquelle les jeunes gens ont tant de goût, – je ne voudrais pas voir rabaisser les Balfour devant ces Campbell du Highland, et je vous prierai de tenir votre langue. Pas de lettres ; pas de messages ; pas un seul mot à personne ; ou bien… voici ma porte.

 

– Oncle Ebenezer, dis-je, je n’ai aucune raison de croire que vous me voulez autre chose que du bien. Malgré cela, je tiens à vous dire que j’ai aussi ma fierté. Ce n’est pas de mon propre mouvement que je suis venu vous trouver ; et si vous me montrez encore la porte, je vous prends au mot.

 

Il sembla tout décontenancé.

 

– Ta ! ta ! ta ! ne vous emportez pas ! Laissez-moi un jour ou deux. Je ne suis pas sorcier, pour vous découvrir une fortune au fond d’une jatte de porridge ; mais laissez-moi seulement un jour ou deux, et ne dites rien à personne, et, aussi sûr que je vis, je ferai pour vous ce qui est juste.

 

– Très bien, cela suffit. Si vous avez l’intention de m’aider, nul doute que j’en serai fort aise, et nul doute que je vous en aurai de la reconnaissance.

 

Il me sembla (trop tôt, je l’avoue) que je prenais le dessus avec mon oncle ; et je me mis tout de suite à exiger que mon lit et les draps fussent aérés et séchés au soleil ; car pour rien au monde je ne coucherais dans un pareil fumier.

 

– Est-ce ici ma maison, ou bien la vôtre ? dit-il de sa voix perçante ; mais aussitôt il se reprit : Non, non, ce n’est pas cela que je veux dire. Ce qui m’appartient vous appartient, David mon ami, et ce qui est à vous est à moi. « Le sang est plus épais que l’eau » ; et nous sommes seuls, vous et moi, à porter le nom.

 

Et là-dessus il divagua sur sa famille, et sa grandeur passée, et comme quoi son père avait entrepris d’agrandir la maison, et que lui-même avait arrêté les travaux comme un vain gaspillage… Ceci me rappela de lui faire la commission de Jennet Clouston.

 

– La boiteuse ! s’écria-t-il. Douze cent quinze fois ? C’est le nombre de jours qui se sont écoulés depuis que je l’ai fait vendre ! Parbleu, David, je la ferai rôtir sur la tourbe rouge avant de trépasser. C’est une sorcière !… une sorcière avérée ! Je veux tout de suite en parler au greffier des Assises !

 

Là-dessus, il ouvrit un coffre, et en tira un très vieil habit bleu avec son gilet, bien conservés, et un assez beau chapeau de castor, également sans dentelle. Il les revêtit ; puis, ayant pris une canne dans le buffet, il referma tout à clef. Il allait sortir, quand une idée l’arrêta.

 

– Je ne puis cependant vous laisser seul dans la maison, dit-il. Il va falloir que je vous enferme…

 

Le sang me monta au visage.

 

– Si vous m’enfermez, dis-je, vous m’aurez vu comme ami pour la dernière fois.

 

Il devint très pâle et se mordit les lèvres.

 

– Ce n’est pas le moyen, dit-il en considérant rageusement un angle du parquet, ce n’est pas le moyen de gagner mes bonnes grâces, David.

 

– Monsieur, malgré le respect dû à votre âge et à notre sang commun, je ne fais pas cas de vos bonnes grâces pour un rouge liard. On m’a appris à avoir bonne opinion de moi-même, et seriez-vous dix fois le seul oncle et l’unique famille que j’aie au monde, je n’achèterais pas votre faveur à ce prix.

 

L’oncle Ebenezer alla à la fenêtre et regarda une minute au-dehors. Je le voyais trembler et se contorsionner, comme un paralytique. Mais quand il se retourna, son visage était souriant.

 

– Bon, bon, dit-il, nous devons supporter et souffrir. Je ne sortirai pas, et tout sera dit.

 

– Oncle Ebenezer, répliquai-je, je ne comprends rien à tout ceci. Vous en usez avec moi comme avec un voleur ; vous avez horreur de m’avoir chez vous ; vous me le montrez à chaque mot et à chaque minute ; il est impossible que vous m’aimiez ; et, de mon côté, je vous ai parlé comme je ne croyais pas devoir parler jamais à personne. Pourquoi donc voulez-vous me garder, alors ? Laissez-moi m’en retourner… laissez-moi m’en retourner chez mes amis, chez ceux qui m’aiment !

 

– Non ! non, non, non ! dit-il très vite. Je vous aime beaucoup ; nous nous entendrons très fort bien ; et, pour l’honneur de la maison, je ne puis vous laisser retourner sur vos pas. Restez tranquillement ici, comme un brave enfant ; restez tranquillement ici, encore un peu, et vous verrez que nous nous entendrons.

 

– Bien monsieur, dis-je après un instant de réflexion, je resterai. Il est plus juste que je sois aidé par ma famille que par des étrangers ; et si nous ne nous entendons pas, je ferai de mon mieux pour que ce ne soit pas de ma faute.

 

IV

Je cours un grand danger dans le château de Shaws

 

Quoique si mal commencée, la journée se passa fort bien. Nous eûmes encore du porridge froid à midi, et du porridge chaud le soir : porridge et petite bière, mon oncle ne sortait pas de là. Il parla peu, et de la même façon que précédemment, me lançant une question à la fois après un silence prolongé ; mais tentais-je d’amener la conversation sur mon avenir, il se dérobait aussitôt. Dans une pièce attenante à la cuisine, où il me laissa entrer, je découvris abondance de livres, latins et anglais, qui me firent passer agréablement l’après-midi. Même, le temps s’écoula si bien en cette excellente compagnie que j’en arrivais presque à aimer mon séjour de Shaws ; mais il suffisait de la vue de mon oncle, et de ses yeux jouant à cache-cache avec moi, pour raviver toute ma défiance.

 

Je découvris quelque chose que me fit rêver. C’était une dédicace sur la feuille de garde d’un livre pour enfants (un volume de Patrick Walter), sans nul doute écrit de la main de mon père, et ainsi conçue : « À mon frère Ebenezer, pour son cinquième anniversaire de naissance. » Or, voici ce qui me déroutait : comme mon père était le cadet, il avait dû ou bien commettre une erreur étrange, ou bien savoir écrire avant sa cinquième année, d’une main experte, nette et virile.

 

J’essayai de n’y plus penser ; mais j’eus beau prendre les plus intéressants auteurs, anciens ou récents, histoire, poésie, romans, cette préoccupation de l’écriture de mon père me hantait ; et lorsque enfin je retournai à la cuisine, pour m’attabler une fois de plus devant le porridge et la petite bière, les premiers mots que j’adressai à l’oncle Ebenezer furent pour lui demander si mon père avait appris très vite.

 

– Alexandre ? Non pas, répondit-il. J’ai été moi-même bien plus prompt ; j’étais un garçon fort avancé. Oui, j’ai su lire et écrire aussi tôt que lui.

 

Je comprenais de moins en moins ; mais une idée me passa par la tête, et je demandai à mon oncle si mon père et lui étaient jumeaux. Il fit un bond sur son escabelle, et en laissant choir la cuiller de corne sur le carreau.

 

– Pourquoi diantre me demandez-vous cela ? dit-il, en m’empoignant par le revers de ma jaquette, et me regardant cette fois dans le blanc des yeux. Les siens étaient si petits et clairs, mais luisants comme ceux d’un oiseau, avec de singuliers clignotements.

 

– Que voulez-vous dire ? demandai-je, très calme, car j’étais beaucoup plus fort que lui, et ne m’effrayais pas aisément. Lâchez donc ma jaquette. Ce ne sont pas là des façons.

 

Mon oncle parut faire un grand effort sur lui-même.

 

– Parbleu, ami David, dit-il ; il ne faut pas me parler ainsi de votre père. Voilà où est votre erreur. Il se rassit tout tremblant, et fixa les yeux sur son assiette. « C’était mon frère unique », ajouta-t-il, mais sans la moindre émotion dans la voix. Puis ramassant sa cuiller, il se remit à manger, mais sans cesser de trembler.

 

Or, cette dernière scène, ces mains portées sur ma personne et cette soudaine profession d’amour envers mon défunt père dépassaient tellement ma compréhension que je fus saisi à la fois de crainte et d’espérance. D’une part, je me demandais si mon oncle n’était pas fou, et susceptible de devenir dangereux ; d’autre part, il me revint à l’esprit (tout à fait involontairement, et même malgré moi) une manière d’histoire sous forme de complainte que j’avais ouï chanter, d’un pauvre garçon qui était héritier légitime et d’un méchant parent qui l’empêchait d’obtenir son bien. Pourquoi mon oncle eût-il joué ce rôle, vis-à-vis d’un neveu qui arrivait, presque mendiant, à sa porte, s’il n’avait eu au fond du cœur une raison de le craindre ?

 

Hanté par cette idée, que je repoussais mais qui s’implantait fortement dans ma cervelle, j’en vins à imiter ses regards subreptices ; en sorte que nous étions attablés comme un chat et une souris, chacun surveillant l’autre à la dérobée. Il ne trouva plus un mot à dire, mais il était occupé à retourner quelque pensée en lui-même ; et plus je le regardais, plus j’acquérais la certitude que cette pensée était loin de m’être favorable.

 

Après avoir débarrassé la table, il tira, juste comme le matin, une pipée unique de tabac, attira un escabeau dans l’angle de la cheminée, et resta assis un moment à fumer, en me tournant le dos.

 

– David, dit-il enfin, j’y songe ; puis il fit une pause et répéta : – J’y songe. Il y a cet argent que je vous ai à moitié promis avant votre naissance… ou plutôt que j’ai promis à votre père. Oh ! rien de légal, comprenez-le ; tout juste un badinage de gentleman après boire. Eh bien ! j’ai mis cet argent de côté – grosse dépense, mais enfin une promesse est une promesse – et la somme est devenue aujourd’hui l’affaire de juste exactement… juste exactement… (il fit une pause, et balbutia) – de juste exactement quarante livres ! Ces derniers mots furent lancés avec un regard de côté par-dessus son épaule ; mais l’instant d’après, il ajoutait, dans une sorte de cri : – d’Écosse !

 

La livre d’Écosse étant la même chose que le shilling anglais[4], la différence entraînée par ce correctif était énorme. Je voyais bien, d’ailleurs, que toute l’histoire n’était qu’un mensonge inventé dans un but que je m’évertuais à deviner ; et je ne cherchai pas à atténuer le ton railleur de ma réponse :

 

– Oh ! réfléchissez un peu ! Livres sterling, plutôt !

 

– C’est ce que je dis, répliqua mon oncle ; livres sterling ! Et si vous voulez bien aller à la porte une minute, juste pour voir si la nuit est belle, je vais sortir la somme et vous rappellerai.

 

Je lui obéis, riant en moi-même de mépris, à le trouver si facile à tromper. La nuit était sombre, avec de rares étoiles au bas du ciel ; et, tandis que j’étais sur le pas de la porte, j’entendis un gémissement sonore de vent au loin sur la colline. Je prévis que le temps allait changer et se mettre à l’orage ; mais je ne devinais guère toute l’importance que cela devait avoir pour moi avant la fin de la soirée.

 

Mon oncle me rappela, puis il me compta dans la main trente-sept guinées d’or ; il avait le reste dans sa main, en petites pièces d’or et d’argent[5], mais le cœur lui manqua, et il fourra ce complément dans sa poche.

 

– Là, dit-il, cela vous apprendra ! Je suis un peu bizarre, et déconcertant pour les étrangers ; mais je ne connais que ma parole, et vous en avez la preuve.

 

Cependant mon oncle avait un air si malheureux, que je restai pétrifié devant sa générosité, et que je ne pus trouver de mots pour l’en remercier.

 

– Pas un mot ! dit-il. Pas de merci ; je n’en veux pas. Je fais mon devoir ; je ne dis pas que tout le monde en aurait fait autant ; mais pour ma part (ce qui n’empêche pas d’être prévoyant) ce m’est un plaisir de faire du bien au fils de mon frère ; et ce m’est un plaisir de penser qu’à présent nous allons nous entendre comme il sied à des amis si proches.

 

Je lui retournai le compliment de mon mieux ; mais je ne cessais de me demander ce qui allait s’ensuivre, et pourquoi il s’était dessaisi de ses précieuses guinées ; car pour ce qui était de la raison qu’il m’en donnait, un enfant n’y aurait pas cru.

 

Il me regarda de côté.

 

– Et à présent, dit-il, donnant donnant.

 

Je lui affirmai que j’étais disposé à lui prouver ma juste reconnaissance, et je m’attendais à une demande exorbitante. Néanmoins, lorsqu’il eut enfin rassemblé son courage pour parler, il se contenta de me dire (fort exactement, à mon avis) qu’il se faisait vieux et un peu cassé, et qu’il espérait me voir l’aider à tenir la maison et son bout de potager.

 

Je répondis en lui offrant aussitôt mes services.

 

– Eh bien, dit-il commençons. (Il tira de sa poche une clef rouillée.) Voici, dit-il, voici la clef de la tour de l’escalier, au bout de la maison. L’on n’y accède que de l’extérieur, car cette partie du bâtiment est restée inachevée. Allez-y, montez l’escalier ; et descendez-moi le coffre qui est en haut… Il contient des papiers, ajouta-t-il.

 

– Puis-je avoir une lumière, monsieur ? dis-je.

 

– Non, dit-il d’un air plein de ruse. Pas de lumière dans ma maison.

 

– Parfait, monsieur. L’escalier est-il bon ?

 

– Magnifique. Et, comme je m’en allais : Tenez-vous au mur, ajouta-t-il, il n’y a pas de rampe. Mais les marches sont excellentes sous le pied.

 

Je sortis dans la nuit. Le vent gémissait toujours au loin, bien que pas un souffle n’en parvînt au château de Shaws. Il faisait encore plus noir que tantôt ; et j’eus soin de longer le mur qui me conduisit à la porte de la tour d’escalier, à l’extrémité de l’aile inachevée. J’avais mis la clef dans la serrure et lui avais donné un tour, lorsque soudain, sans bruit de vent ni de tonnerre, tout le ciel s’illumina d’un vaste éclair, et les ténèbres se refermèrent instantanément. Je dus mettre la main sur mes yeux pour me réhabituer à l’obscurité ; et j’étais en fait à demi aveuglé lorsque je pénétrai dans la tour.

 

Il y faisait si noir qu’il semblait impossible d’y respirer ; mais, tâtonnant des pieds et des mains, je heurtai le mur et la marche inférieure de l’escalier. Le mur, au toucher, était de pierre lisse ; les marches, elles aussi, bien que hautes et étroites, étaient de maçonnerie polie, et régulières et fermes sous le pied. Me rappelant la recommandation de mon oncle au sujet de la rampe, je longeai la paroi de la tour, et m’avançai à tâtons, et le cœur battant, dans l’obscurité de poix.

 

Le château de Shaws avait cinq bons étages de haut, sans compter les mansardes. Néanmoins, il me sembla, en avançant, que l’escalier devenait plus aéré, et une idée plus éclairé ; et je me demandais quelle pouvait bien être la cause de ce changement, lorsqu’un deuxième éclair de chaleur s’illumina instantanément. Si je ne poussai pas un cri, ce fut parce que la terreur me serrait à la gorge ; et si je ne tombai pas, ce fut plutôt par l’intervention du Ciel que grâce à mes forces. Car non seulement l’éclair brilla de toutes parts à travers les fissures de la muraille ; non seulement je me vis escaladant un échafaudage à jour ; mais la même lueur passagère me montra que les marches étaient d’inégale longueur, et que j’avais à cet instant un pied à deux pouces du vide.

 

C’était donc là le magnifique escalier ! pensai-je ; et en même temps une bouffée de courage dû à la colère me monta au cœur. Mon oncle m’avait envoyé ici, assurément, pour courir de grands risques, – et peut-être pour mourir. Je me jurai de tirer au clair ce « peut-être », dussai-je me casser le cou. Je me mis à quatre pattes ; et, avec une lenteur de limace, tâtant devant moi pouce par pouce, et éprouvant la solidité de chaque pierre, je poursuivis mon ascension. L’obscurité, par contraste avec l’éclair, me semblait avoir redoublé, et ce n’était pas tout, car à présent les oreilles me bourdonnaient, et j’étais étourdi par un grand remue-ménage de chauves-souris dans le haut de la tour, et les sales bêtes, en voletant vers le bas, se cognaient parfois à mon corps et à ma figure.

 

La tour, j’aurais dû le dire, était carrée ; et chaque marche d’angle était constituée par une grande dalle de forme différente, pour joindre les volées. Or, j’étais arrivé à l’un de ces tournants, lorsque, en tâtant devant moi, comme toujours, ma main effleura une arête, au-delà de laquelle il n’y avait plus que le vide. L’escalier n’allait pas plus haut : faire monter l’escalier, dans l’obscurité, par quelqu’un qui ne le connaissait pas, c’était envoyer ce quelqu’un à la mort ; et, bien que, grâce à l’éclair et à mes précautions, je fusse sauf, à la simple idée du danger que je venais de courir et de l’effrayante hauteur d’où j’aurais pu tomber, mon corps se couvrit de sueur et mes membres se dérobèrent.

 

Mais je savais maintenant ce que je voulais savoir, et, faisant demi-tour, je me mis à redescendre, le cœur plein d’une colère furieuse. Comme j’étais à mi-chemin, une rafale de vent survint, qui ébranla la tour, puis s’éloigna ; la pluie commença ; et je n’étais pas encore au niveau du sol qu’elle tombait à seaux. J’avançai ma tête dans la tourmente et regardai dans la direction de la cuisine. La porte, que j’avais refermée derrière moi en partant, était à présent grande ouverte ; il s’en échappait une faible lueur ; et j’entrevis une forme debout sous la pluie, immobile comme celle d’un homme qui écoute. Et alors il y eut un éclair aveuglant, qui me découvrit en plein mon oncle, là où j’avais cru le voir en effet ; et presque aussitôt le roulement du tonnerre éclata.

 

Mon oncle s’imagina-t-il que ce bruit était celui de ma chute, ou bien y discerna-t-il la voix de Dieux dénonçant son crime, je le laisse à penser. Le fait est, du moins, qu’il fut saisi comme d’une terreur panique, et qu’il s’enfuit dans la maison, laissant la porte ouverte derrière lui. Je le suivis le plus doucement possible, et, pénétrant sans bruit dans la cuisine, m’arrêtai à le considérer.

 

Il avait eu le temps d’ouvrir le buffet d’angle et d’en sortir une grosse bouteille clissée d’eau-de-vie, et il était alors assis à la table, le dos tourné vers moi. À tout moment il était pris d’un effrayant accès de frisson ; il gémissait alors tout haut, et, portant la bouteille à ses lèvres, buvait à pleine gorge l’alcool pur.

 

Je m’avançai jusqu’auprès de lui, et soudain, abattant mes deux mains à la fois sur ses épaules, je m’écriai : « Ah ! »

 

Mon oncle poussa un cri inarticulé pareil au bêlement d’un mouton, leva les bras au ciel, et tomba sur le carreau, comme mort. J’en fus un peu affecté ; mais j’avais d’abord à m’occuper de moi, et n’hésitai pas à le laisser où il était tombé. Les clefs étaient pendues dans le buffet ; et j’étais résolu à me procurer des armes avant que mon oncle eût repris avec ses sens la faculté de me nuire. Le buffet contenait quelques fioles, de médicaments, sans doute ; beaucoup de factures et d’autres paperasses, dans lesquelles j’aurais volontiers fouillé, si j’en avais eu le temps, et divers objets qui ne pouvaient m’être d’aucune utilité. J’examinai ensuite les coffres. Le premier était plein de farine ; le second de sacs d’argent et de liasses de papiers ; dans le troisième, entre autres choses (principalement des habits), je trouvai un dirk[6] highlander rouillé et d’aspect formidable, avec son fourreau. Je cachai cette arme sous mon gilet, et retournai auprès de mon oncle.

 

Il gisait comme il était tombé, en un tas, un genou relevé et un bras allongé ; sa figure était d’un bleu étrange, et il semblait avoir cessé de respirer. La peur me prit, qu’il fût mort ; j’allai chercher de l’eau et lui en aspergeai la face. Il revint à lui : sa bouche tressaillit et ses paupières se soulevèrent. Enfin il m’aperçut, et ses yeux révélèrent une terreur qui n’était pas de ce monde.

 

– Allons, allons, dis-je, debout !

 

– Êtes-vous en vie ? pleurnicha-t-il. Oh ! mon ami, êtes-vous en vie ?

 

– Je le suis, dis-je ; mais ce n’est pas grâce à vous !

 

Il s’était mis sur son séant et tirant sa respiration avec de profonds soupirs.

 

– La fiole bleue ! dit-il… dans l’armoire… la fiole bleue !

 

Son souffle se ralentissait.

 

Je courus au buffet, et y trouvai en effet une fiole médicinale bleue, dont l’étiquette prescrivait la dose, que j’administrai en toute hâte à mon oncle.

 

– C’est mon mal, dit-il, reprenant vie peu à peu ; j’ai une maladie, David… au cœur.

 

Je le mis sur une chaise et le considérai. À vrai dire, je ressentais quelque pitié envers cet homme qui avait l’air si malade, mais j’étais plein de juste colère aussi ; et je lui énumérai les points sur lesquels je voulais des explications : – pourquoi il me mentait à chaque mot ; pourquoi il craignait de me voir le quitter ; pourquoi il n’aimait pas que l’on insinuât que mon père et lui fussent jumeaux… « Est-ce parce que c’est vrai ? » demandai-je ; pourquoi il m’avait donné cet argent auquel j’étais convaincu de n’avoir pas droit ; et enfin pourquoi il avait tenté de me faire mourir. Il m’écouta d’un bout à l’autre en silence ; puis, d’une voix entrecoupée, il me pria de le laisser se mettre au lit.

 

– Je vous le dirai demain, dit-il, aussi vrai que je vais mourir.

 

Et il était si faible que je ne pus faire autrement que de consentir. Toutefois, je l’enfermai dans sa chambre, et mis la clef dans ma poche ; puis, retournant à la cuisine, j’y fis une flambée comme elle n’en avait pas connu depuis des années ; et, m’enveloppant de mon plaid, je m’étendis sur les coffres, et m’endormis.

 

V

Je vais à Queensferry

 

La pluie tomba toute la nuit, abondamment, et le matin il souffla du nord-ouest un vent d’hiver qui emporta et dispersa les nuages. Malgré tout, le soleil n’était pas encore levé, ni la dernière étoile disparue, que je m’en allai jusqu’à la rivière où je fis un plongeon dans un endroit calme et profond. Tout revigoré de mon bain, j’allai m’asseoir à nouveau devant le feu, que je bourrai, et examinai sérieusement ma situation.

 

L’inimitié de mon oncle ne faisait plus de doute. Sans conteste, je tenais ma vie entre mes mains, car il n’épargnerait rien pour venir à bout de me supprimer. Mais j’étais jeune et hardi, et comme beaucoup de jeunes gens élevés à la campagne, j’avais une haute opinion de mon habileté. J’étais venu frapper à sa porte, ne valant guère mieux qu’un mendiant, et à peine plus qu’un enfant ; il m’avait accueilli par la trahison et la violence ; et ce serait une belle revanche que de prendre à mon tour le dessus et de le mener comme un mouton.

 

J’étais là, le genou entre les mains, et souriant au feu. Je me voyais en imagination lui tirer ses secrets l’un après l’autre et m’impatroniser finalement chez lui comme son maître et seigneur. Le sorcier d’Essendean avait, dit-on, fabriqué un miroir dans lequel on lisait l’avenir ; ce miroir devait être fait d’autre substance que de charbon flambant ; car entre toutes les figures et les tableaux que je vis défiler devant mes yeux, il ne s’offrit pas un navire ni un matelot à bonnet de fourrure, ni une matraque réservée à ma folle tête, ni la moindre apparence de ces tribulations prêtes à fondre sur moi.

 

À la fin, tout gonflé de mes imaginations, je montai à l’étage, mettre en liberté mon prisonnier. Quand mon oncle fut levé, il me souhaita le bonjour poliment, et je lui répondis avec un sourire de hautaine suffisance. Peu après, nous étions assis à déjeuner, tout comme la veille.

 

– Eh bien ! monsieur, dis-je, d’un ton railleur, n’avez-vous plus rien à dire ? Et, comme il ne répondait pas : – Il serait temps, je crois, de nous expliquer. Vous m’avez pris pour un Jean-Tout-Cru[7] de la campagne, sans plus d’intelligence ou de courage qu’une tête de poireau, je vous avais pris pour un brave homme, ou du moins guère pire qu’un autre. Il paraît que nous nous trompions tous les deux. Quelle raison vous pouvez avoir de me craindre, de me berner, et d’attenter à ma vie… ?

 

Il bafouilla qu’il s’agissait d’une plaisanterie, et qu’il aimait beaucoup les farces ; mais, voyant que je souriais, il prit un autre ton, et me jura qu’il s’expliquerait sitôt après le déjeuner. Je lisais sur son visage qu’il n’avait pas de mensonge tout prêt, mais qu’il était à l’œuvre pour en forger un ; et j’allais, je crois, le lui dire, lorsque nous fûmes interrompus par des coups frappés à la porte.

 

J’ordonnai à mon oncle de rester assis ; j’allai ouvrir, et je vis sur le seuil un jeune garçon, presque un enfant, vêtu en matelot. À mon apparition, il se mit aussitôt à danser quelques pas d’un air de cornemuse (que je n’avais jamais entendu, ni vu), claquant des doigts en mesure, et d’un pied très expert. Cependant, il était bleu de froid ; et il avait sur le visage une expression à mi-chemin des larmes et du rire, qui s’accordait mal avec cette apparente gaieté, et qui me toucha fort.

 

– Ce qu’on s’amuse, camarade ! s’écria-t-il, d’une voix éraillée.

 

Je lui demandai avec calme ce qui l’amusait tant.

 

– Oh ! je m’amuse ! dit-il ; et il se mit à chanter :

 

Car c’est mon délice, qu’une belle nuit,

Au beau temps de l’année.

 

– Ma foi, dis-je, si vous n’avez pas d’autre commission, je vais avoir l’incivilité de vous fermer la porte au nez.

 

– Halte ! frère ! s’écria-t-il. Vous ne savez donc pas rire, ou tenez-vous à ce que je reçoive une rossée ! J’apporte une lettre du vieil Heasy-Oasy à M. Belflower[8]. (Il me montra la lettre tout en parlant.) Et j’ajoute, camarade, que j’ai cruellement faim.

 

– Eh bien ! dis-je, entrez dans la maison ; et je vous donnerai un morceau, dussé-je me passer de manger.

 

Je l’introduisis et le fis asseoir à ma place où il attaqua avidement les restes de notre déjeuner, tout en me lançant des clins d’œil et me faisant des tas de grimaces, attitude que le pauvre être considérait sans doute comme virile. Cependant, mon oncle avait lu la lettre et réfléchissait ; soudain, il se leva d’un air plein de vivacité, et me tira à part dans le coin le plus reculé de la pièce.

 

– Lisez cela, dit-il en me remettant la lettre.

 

La voici, étalée devant moi, et je la copie :

 

Auberge de Hawes, à Queensferry.

 

Monsieur,

 

Je suis ici à l’ancre prêt à larguer mes amarres, et vous envoie mon mousse pour vous en aviser. Si vous avez quelque autre commission pour les pays d’outre-mer, c’est aujourd’hui qu’il faut vous décider, car le vent nous est propice pour sortir du firth. Je ne vous cacherai pas que j’ai eu des difficultés avec votre agent, M. Rankeillor ; difficultés qui, si elles ne sont pas tôt résolues, pourraient vous attirer des ennuis. J’ai tiré un chèque sur vous, entre parenthèses, et suis, monsieur, Votre très humble et obéissant serviteur.

 

Elias Hoseason

 

– Vous voyez, David, reprit mon oncle, aussitôt que j’eus fini, je suis en affaires avec cet Hoseason, le capitaine d’un brick de commerce, le Covenant, de Dysart. Maintenant, si vous voulez que nous accompagnions ce garçon, j’irai voir le capitaine à son auberge, ou mieux à bord du Covenant, pour le cas où il aurait des papiers à signer ; et, loin de perdre du temps, nous pousserions par la même occasion jusque chez le notaire[9], M. Rankeillor. Après ce qui s’est passé, vous ne me croiriez sans doute pas sur parole ; mais vous en croirez M. Rankeillor. C’est l’agent d’affaires de la moitié de la noblesse du pays ; il est vieux, sans doute, mais très respecté ; et, de plus, il a connu votre père.

 

Je réfléchis une minute. Il s’agissait d’aller à un port d’embarquement, sans nul doute populeux, où mon oncle n’oserait tenter aucune violence contre moi ; en attendant la compagnie de ce mousse m’était une sauvegarde. Une fois là-bas, je comptais obliger mon oncle à aller chez le notaire, même si son offre actuelle n’était pas sérieuse ; et peut-être aussi, dans le fond du cœur, souhaitais-je voir de près la mer et des navires. Il faut se rappeler que j’avais passé toute ma jeunesse dans les montagnes de l’intérieur, et que je venais, deux jours auparavant, de voir pour la première fois le Forth étalé devant moi comme une dalle bleue, avec les navires faisant voile à sa surface, pas plus gros que des joujoux. Tout compte fait, ma décision fut prise.

 

– Très bien, dis-je, allons à Queensferry.

 

Mon oncle mit son habit et son chapeau, et se boucla au côté un vieux coupe-choux rouillé ; puis on éteignit le feu, et, la porte fermée, nous nous mîmes en route.

 

Le vent, établi dans ce rhumb glacial du nord-ouest, nous soufflait presque au visage. On était en juin ; l’herbe était toute blanche de marguerites, et les arbres de fleurs ; mais, à en juger d’après nos ongles bleuis et nos poignets douloureux, on se serait cru en hiver, par une gelée de décembre.

 

L’oncle Ebenezer marchait dans le fossé, se balançant de droite à gauche comme un vieux laboureur qui revient des champs. Il ne prononça pas un mot de toute la route ; et je fus réduit à la conversation du mousse. Il me raconta qu’il s’appelait Ransome, et qu’il naviguait depuis l’âge de neuf ans, mais qu’il ne savait plus actuellement son âge, car il avait perdu son compte. Il me fit voir ses tatouages, découvrant sa poitrine en plein vent malgré mes remontrances, car je croyais que c’était assez pour le tuer ; il me débita les plus affreux jurons dont il se souvint, mais plus en écolier vicieux qu’en homme ; et il se vanta d’une absurde quantité de méfaits qu’il avait soi-disant commis : larronneries, fausses accusations, voire assassinats ; mais le tout avec un tel manque de vraisemblance dans le détail, avec un accent si peu convaincu et si hésitant, que j’étais plus disposé à le plaindre qu’à le croire.

 

Je l’interrogeai sur le brick (le plus fin navire qui eût jamais navigué, affirma-t-il) et sur le capitaine Hoseason, dont il fit aussi le plus grand éloge. Heasy-Oasy (comme il l’appelait toujours) était, à l’entendre, un homme qui ne craignait rien du ciel ni de la terre ; il eût, comme on dit, « donné toutes voiles dehors en plein Jugement Dernier ». Il était grossier, farouche, sans scrupules et brutal ; ce en quoi mon pauvre mousse s’était appris à révérer les qualités de l’homme et du marin. Il n’admettait qu’un défaut dans son idole :

 

– Ce n’est pas un marin, avouait-il. C’est M. Shuan qui dirige le brick ; M. Shuan, le meilleur marin de la terre, à part la boisson ; ah ! je vous crois, qu’il boit ! Tenez, regardez ça.

 

Et, rabattant son bas, il me fit voir une large blessure fraîche et rouge qui me glaça le sang.

 

– Il m’a fait ça… C’est M. Shuan qui m’a fait ça, dit-il, avec fierté.

 

– Comment, m’écriai-je, vous supportez qu’il vous traite aussi brutalement ? Vous n’êtes pas un esclave, pour vous laisser faire ainsi !

 

– Non, dit le pauvre imbécile changeant aussitôt de ton, et je le lui ferai voir. Regardez. (Et il me montra un long poignard à gaine qu’il m’affirmait avoir volé.) – Oh ! dit-il, qu’il essaie un peu ; je l’en défie ; je l’aurai. Oh ! ce ne serait pas le premier !

 

Et il appuya son affirmation d’un pauvre, bête et vilain juron.

 

Je n’ai jamais ressenti pour quiconque en ce vaste monde pitié pareille à celle que m’inspira ce triste fou ; et je commençai à comprendre que le brick Covenant (malgré sa pieuse dénomination[10]) ne valait guère mieux qu’un enfer flottant.

 

– N’avez-vous donc pas d’amis ? dis-je.

 

Il me répondit qu’il avait eu un père dans un port anglais, j’ai oublié lequel.

 

– Lui aussi était un homme, dit-il ; mais il est mort.

 

– Au nom du ciel, m’écriai-je, ne pourriez-vous trouver une occupation honorable à terre ?

 

– Oh ! non, dit-il, en clignant, et d’un air très méfiant ; on me mettrait à un métier. Je connais un truc qui vaut deux fois mieux, ah ! oui.

 

Je lui demandai quel métier pouvait bien être aussi redoutable que le sien actuel, où sa vie était continuellement menacée, non seulement par le vent et la mer, mais par l’horrible cruauté de ceux qui étaient ses maîtres. Il avoua que j’avais raison ; puis il se mit à faire l’éloge de sa vie, et à vanter le plaisir d’aller à terre avec de l’argent en poche, et de le dépenser comme un homme, et d’acheter des pommes, et de crâner, et d’épater les pieds-boueux de gamins.

 

– Et puis, ça ne va pas si mal que ça, dit-il ; il y en a de plus mal lotis que moi ; il y a les vingt-livres. Oh ! ma mère ! Il faudrait que vous les voyiez embarquer. Tenez, j’ai vu un homme aussi vieux que vous je pense – (je lui paraissais vieux) – il avait même de la barbe… eh bien, nous n’étions pas plus tôt sortis de la rivière, et il n’eut pas plus tôt cuvé la drogue… Dieu ! comme il criait et se démenait ! Je me suis joliment payé sa tête, je vous assure ! Et puis il y a les petits, aussi : oh ! petits par rapport à moi ! Je vous assure que je les mets au pas. Quand nous emmenons des petits, j’ai une garcette à moi pour les rosser.

 

Et il continua ainsi, tant qu’à la fin je compris qu’il entendait par les vingt-livres ces infortunés criminels qu’on envoie outre-mer pour être esclaves en Amérique du Nord, ou les encore bien plus malheureux innocents qui étaient enlevés ou « trépanés[11] » (selon l’expression consacrée) pour satisfaire des intérêts ou des vengeances particulières.

 

Nous arrivâmes alors en haut de la côte, et découvrîmes le Ferry et le Hope. Le Firth de Forth, comme on sait, se rétrécit en ce point jusqu’à n’avoir plus que la largeur d’une rivière moyenne, ce qui a permis d’y établir un bac commode pour aller vers le nord, et de transformer l’autre rive en un port bien abrité pour toute sorte de navires. Juste au milieu de l’étroit se trouve une île avec des ruines ; sur la rive sud on a bâti une jetée pour le service du bac ; et à l’entrée de la jetée, de l’autre côté de la route, j’aperçus, adossée à un joli jardin de houx et d’aubépine, la maison qu’on nomme l’auberge de Hawes.

 

La ville de Queensferry est située à l’ouest, et le voisinage de l’auberge paraissait très désert à cette heure, car le bac venait juste de partir vers le nord avec ses passagers. Une yole, cependant, était amarrée le long de la jetée, avec des matelots endormis sur les bancs. C’était là, me dit Ransome, l’embarcation du navire qui attendait le capitaine ; et environ à un demi-mille du bord, et tout seul au mouillage, il me montra le Covenant lui-même. À bord, on se préparait à appareiller ; on hissait les vergues à leur place ; et le vent qui soufflait de cette direction m’apportait le chant des matelots qui halaient sur les cordages. Après tout ce que je venais d’entendre, au long du chemin, je considérai ce navire avec une réputation extrême ; et du fond du cœur je m’apitoyai sur les pauvres âmes condamnées à partir avec lui.

 

Nous nous étions arrêtés tous trois au sommet de la côte. Mais je traversai la route et m’adressant à mon oncle :

 

– Je crois devoir vous prévenir, monsieur, dis-je, que pour rien au monde je n’irai à bord du Covenant.

 

Il parut s’éveiller d’un songe.

 

– Eh ! dit-il ; Qu’est-ce que c’est ?

 

Je répétai ma phrase.

 

– Bon, bon, dit-il, nous en passerons par vos volontés. Mais pourquoi rester ici ? Il fait un froid mortel ; et si je ne m’abuse, le Covenant va bientôt prendre la mer.

 

VI

Ce qui advint à Queensferry

 

Dès que nous fûmes arrivés à l’auberge, Ransome nous fit monter à une petite chambre contenant un lit et chauffée comme un four par un grand feu de houille. À une table proche de la cheminée, un homme de haute taille, basané, l’air sérieux, était assis à écrire. En dépit de la chaleur de la pièce, il portait une lourde vareuse de mer boutonnée jusqu’au col, et un gros bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles ; et cependant je n’ai jamais vu personne, même un juge au tribunal, avoir l’air plus à son aise, ou plus attentif et maître de soi, que ce capitaine marin.

 

Il se leva tout de suite, et, s’avançant vers Ebenezer, lui tendit sa large main.

 

– Je suis honoré de vous voir, monsieur Balfour, dit-il, d’une belle voix de basse, et heureux que vous arriviez à temps. La brise est bonne, et la marée va tourner ; avant ce soir nous apercevrons le vieux réchaud à charbon[12] qui brûle sur l’île de May.

 

– Capitaine Hoseason, répliqua mon oncle, vous faites trop grand feu dans votre chambre.

 

– C’est une habitude que j’ai, monsieur Balfour. J’ai froid par tempérament ; je suis à sang froid, monsieur. Il n’y a pas de fourrure ni de flanelle – non, monsieur, et pas de rhum bouillant, capable de réchauffer ce qu’on appelle ma température. Il en va de même, monsieur, pour la plupart des gens qui ont été carbonisés[13], comme on dit, dans les mers tropicales.

 

– Bon, bon, répliqua mon oncle, nous sommes tous comme on nous a faits.

 

Mais il se trouva que cette fantaisie du capitaine joua un grand rôle dans mes malheurs. Car j’avais eu beau me promettre de ne pas perdre de vue mon parent, mon impatience de voir de plus près la mer était telle, et cette pièce étouffante m’incommodait tellement, qu’à peine m’eut-il dit de « descendre jouer une minute », je fus assez naïf pour le prendre au mot.

 

Je sortis donc, laissant les deux hommes attablés devant une bouteille et un grand tas de papiers ; et, traversant la route en face de l’auberge, je descendis me promener sur la grève. Grâce à la direction du vent, de simples vaguelettes, pas plus fortes que je n’en avais vu sur les lacs, clapotaient au long du rivage. Mais les herbes étaient nouvelles pour moi, – les unes vertes, d’autres brunes et allongées, et certaines avec des petites vésicules qui éclataient entre mes doigts. Même si avant dans le Firth, la senteur marine de l’eau était des plus prononcées et fort stimulante ; le Covenant, d’ailleurs, déployait ses voiles, appendues aux vergues en paquets ; et ce spectacle pittoresque mit en moi des désirs de lointains voyages et de pays exotiques.

 

Je regardai aussi les matelots de la yole : – solides gaillards basanés, des mouchoirs de couleur autour du cou, l’un avec une paire de pistolets fichés dans ses poches, deux ou trois armés de matraques noueuses, et tous munis de couteau à gaine. Je fis la causette avec l’un d’eux, qui avait l’air moins farouche que ses compagnons, et lui demandai quand le brick appareillait. Il me répondit qu’on lèverait l’ancre sitôt le jusant établi, et il ajouta qu’il laissait sans regret ce port dénué de tavernes et de violoneux ; mais le tout entrelardé de si affreux blasphèmes que je le quittai bien vite.

 

Cela me fit songer à Ramsome, qui me paraissait le moins mauvais de la bande, et qui ne tarda pas à sortir de l’auberge pour accourir à moi et me demander un bol de punch. Je lui répondis que je ne lui en donnerais certes pas, car pas plus lui que moi n’étions d’âge à nous accorder une boisson aussi forte. « Mais un verre d’ale, cela oui, et avec plaisir », dis-je. Il fit la grimace et me dit des injures ; mais il fut bien aise, après tout, d’accepter l’ale ; et nous nous attablâmes dans la grande salle de l’auberge, tous deux buvant et mangeant de bon appétit.

 

L’idée me vint alors que, le patron étant un homme de ce comté, je ne ferais pas mal de me le concilier. Je lui offris donc un verre, comme c’était assez l’habitude en ce temps-là ; mais il était beaucoup trop grand seigneur pour trinquer avec d’aussi piètres chalands que Ransome et moi, et il allait quitter la salle, lorsque je le rappelai pour lui demander s’il connaissait M. Rankeillor.

 

– Ça oui, dit-il, et c’est même bien un brave homme. Mais dites donc, n’est-ce pas vous qui êtes venu avec Ebenezer ? Et quand je lui eus répondu affirmativement : – Vous ne seriez pas un ami à lui ? demanda-t-il, voulant dire, à la mode d’Écosse, si je ne serais pas son parent.

 

Je répondis que non, pas du tout.

 

– Je le pensais, dit-il, et cependant vous avez comme un faux air de M. Alexandre.

 

Je hasardai l’opinion qu’Ebenezer semblait mal vu dans le pays.

 

– Pas de doute, dit l’aubergiste. C’est un méchant vieux, et il y a beaucoup de gens qui aimeraient le voir gigoter au bout d’une corde, – Jennet Clouston, par exemple, et tant d’autres qu’il a fait expulser de chez eux. Mais cela, c’était avant que le bruit ne courût au sujet de M. Alexandre ; – à propos de sa mort.

 

– Quel bruit ? demandai-je.

 

– Oh ! simplement qu’il l’aurait tué, dit le patron. Ne l’avez-vous pas ouï dire ?

 

– Et pourquoi l’aurait-il tué ?

 

– Pourquoi, sinon pour avoir le château ?

 

– Quel château ? Shaws ?

 

– Nul autre, que je sache.

 

– Quoi, l’ami, dis-je, en vérité ? Est-ce que mon… est-ce qu’Alexandre était le fils aîné ?

 

– Bien sûr, dit le patron. Autrement, pourquoi l’aurait-il tué ?

 

Et là-dessus il partit, comme il attendait impatiemment de le faire depuis le début.

 

Naturellement, j’avais deviné tout cela depuis longtemps ; mais deviner est une chose, et savoir en est une autre. Je restai abasourdi par ce coup de bonne fortune. Je pouvais difficilement me figurer que ce même pauvre garçon qui avait piétiné dans la poussière depuis Ettrick Forest, deux jours auparavant, était aujourd’hui l’un des riches de la terre, possédant un château et de vastes terres, et qu’il pouvait dès demain matin monter son cheval. Ces agréables idées, et mille autres, se pressaient en foule dans mon esprit, cependant que je regardais droit devant moi par la fenêtre de l’auberge sans faire attention à ce que je voyais. Mais à la fin mes yeux se fixèrent sur le capitaine Hoseason debout sur la jetée au milieu de ses matelots et leur parlant avec autorité. Peu après il s’en revint sur ses pas vers la maison, sans rien de cette lourdeur qui caractérise l’homme de mer, redressant sa haute taille avec une allure virile, et portant toujours sur ses traits la même expression grave et réfléchie. Je me demandai s’il était possible que les histoires de Ransome fussent réelles, et je n’y croyais plus qu’à moitié, tant elles s’accordaient mal avec l’aspect de cet homme. Mais, en réalité, il n’était pas aussi bon que je le supposais, ni du tout aussi méchant que le faisait Ransome ; car il y avait en lui deux hommes, et il laissait le meilleur à terre en mettant le pied à bord de son navire.

 

Après cela, je m’entendis appeler par mon oncle, que je trouvai sur la route avec le capitaine. Ce fut ce dernier qui m’adressa la parole, et ce (chose très flatteuse pour moi) d’un air grave, comme à son égal.

 

– Monsieur, dit-il, M. Balfour me dit le plus grand bien de vous ; et pour ma part votre mine me revient. Je voudrais demeurer plus longtemps ici, afin de faire plus ample connaissance avec vous ; mais il nous faut profiter du peu de temps que nous avons. Vous allez venir passer une demi-heure à bord de mon brick, jusqu’à ce que le jusant soit établi, et nous boirons un bol de punch ensemble.

 

Or, j’aspirais indiciblement à voir l’intérieur d’un navire ; toutefois, je ne voulais pas me jeter dans la gueule du loup, et je répondis que mon oncle et moi avions rendez-vous avec un avoué.

 

– Oui, oui, dit-il, il m’en a touché deux mots. Mais écoutez : le canot vous déposera au môle de la ville, à un jet de pierre à peine de chez Rankeillor. (Et alors, se baissant soudain, il me glissa dans l’oreille :) Méfiez-vous du vieux renard : il vous veut du mal. Venez à bord, et là je vous parlerai. (Puis, passant son bras sous le mien, il poursuivit à voix haute, en m’entraînant vers le canot :) Mais, dites-moi, que je puis-je vous rapporter des Carolines ? Un ami de M. Balfour n’a qu’à parler. Un rouleau de tabac ? Une parure de plumes indienne ? Une peau de bête fauve ? Une pipe en pierre ? L’oiseau-moqueur qui miaule absolument comme un chat ? L’oiseau-cardinal, qui est rouge comme sang ? Faites votre choix et dites ce qui vous plaît.

 

Nous étions arrivés au canot, où il me fit entrer. Je ne songeai pas à résister ; je croyais (pauvre fou) avoir découvert un bon ami et un auxiliaire, et j’étais heureux de voir le navire. Sitôt que chacun fut installé, le canot déborda et se mit en marche sur les eaux ; et je pris tant de plaisir à ce mode inédit de locomotion, j’étais si étonné en voyant, de notre position relativement basse, la côte s’éloigner et le brick grandir à mesure que nous en approchions, que je ne comprenais rien à ce que disait le capitaine, et que je dus lui répondre tout de travers.

 

Dès que nous fûmes rangés le long du bord (je restais ébahi de l’élévation du navire, du fort murmure que faisait la marée contre ses flancs, et des cris joyeux des matelots au travail), Hoseason, affirmant que lui et moi devions monter à bord les premiers, donna l’ordre d’envoyer un palan de la grand-vergue. Cet engin m’éleva en l’air et me déposa sur le pont, où le capitaine, déjà prêt à me recevoir, renfonça aussitôt son bras sous le mien. Je m’arrêtai une minute, un peu étourdi par l’instabilité de tout ce qui m’entourait, peut-être un peu effrayé, mais toutefois fort amusé par la nouveauté du spectacle. Cependant, le capitaine me désignait les apparaux les plus curieux et m’en disait les noms et l’usage.

 

– Mais où est mon oncle ? fis-je soudain.

 

– Aïe, répondit Hoseason, voilà le hic !

 

Je me sentis perdu. D’un effort désespéré je me dégageai de lui et courus aux bastingages. Là-bas, le canot ramait vers la ville, avec mon oncle assis à l’arrière. Je poussai un cri perçant : « Au secours ! au secours ! à l’assassin ! » à faire retentir les deux rives du mouillage, et mon oncle se retourna sur son banc, et me montra une face pleine de cruauté et de terreur.

 

Je n’en vis pas davantage. Déjà des mains vigoureuses m’arrachaient des lisses du navire ; puis je me crus frappé par la foudre ; je vis un grand éclair de feu, et tombai sans connaissance.

 

VII

Je prends la mer sur le brick « Covenant », de Dysart

 

Je revins à moi dans l’obscurité, souffrant beaucoup, mains et pieds liés, et assourdi par des bruits insolites. Mes oreilles étaient emplies d’une rumeur d’eaux pareilles à celle d’un énorme ru de moulin, de la pesante retombée des embruns, du tonnerre des voiles, et des cris aigus des matelots. Mon univers tantôt se haussait vertigineusement, tantôt s’enfonçait vertigineusement en moi ; et j’étais physiquement si faible et brisé, et j’avais l’esprit tellement confus, qu’il me fallut longtemps pour rattraper au vol mes idées vacillantes, tandis que la douleur me lancinait à nouveau, – pour comprendre que je devais être enfermé quelque part dans le ventre de cet infâme navire, et que la brise devait avoir renforcé en bourrasque. Avec la nette perception de mon état, un sombre désespoir s’empara de moi, joint au remords cuisant de ma folie, et à une rage furieuse contre mon oncle, qui me priva encore une fois de mes sens.

 

Lorsque je revins de nouveau à moi, le même tumulte, la même agitation violente et désordonnée continuaient de me secouer et de m’assourdir. En outre, à ma détresse et à mes douleurs s’ajoutait le malaise qu’éprouve un terrien non habitué à la mer. Durant cette période de ma jeunesse aventureuse, j’ai souffert beaucoup de maux, mais aucun ne me ravagea autant l’esprit et le corps, ou me laissa aussi peu d’espérance, que ces quelques heures passées à bord du brick.

 

J’entendis un coup de canon, et me figurai que la tempête était devenue trop forte pour nous, et que l’on tirait le signal de détresse. L’idée de la délivrance, me vînt-elle par la mort aux profondeurs de la mer, je l’accueillis avec joie. Cependant, ce coup de canon n’était pas un signal de détresse, mais (comme je l’appris plus tard) une habitude du capitaine, que je relate ici pour montrer que le plus méchant homme peut avoir son bon côté. Nous passions alors à quelques milles au large de Dysart, où le brick avait été construit, et où la vieille Mme Hoseason, mère du capitaine, était venue habiter depuis quelques années ; et qu’il fît route dans l’une ou l’autre direction, le Covenant ne passait jamais devant la ville, de jour, sans tirer le canon et hisser les couleurs.

 

Je n’avais aucun moyen d’évaluer le temps écoulé ; le jour et la nuit étaient pareils dans ce malodorant recoin des entrailles du navire où j’étais emprisonné ; et la misère de ma position doublait la longueur des heures. Je n’ai donc aucun moyen d’évaluer quel laps de temps je restai à attendre que le navire s’entrouvrît sur un écueil, ou qu’il s’enfonçât la tête la première dans les abîmes de la mer. Mais à la fin, le sommeil me déroba la conscience de mes maux.

 

Je fus réveillé par l’éclat d’une lanterne sourde qu’on approchait de mon visage. Un petit homme d’environ trente ans, avec des yeux verts et une blonde chevelure ébouriffée, était devant moi à me considérer.

 

– Eh bien, dit-il, comment ça va ?

 

Je lui répondis par un sanglot. Mon visiteur alors me tâta le pouls et le front, puis se mit à laver et panser la blessure de mon crâne.

 

– Aïe ! dit-il, un sale coup. Allons, l’ami, gai ! Tout n’est pas perdu ; vous avez mal débuté, mais cela ira mieux par la suite. Avez-vous eu à manger ?

 

Je lui répondis que je n’avais aucun appétit, sur quoi il me donna un peu d’eau et de brandy dans un gobelet d’étain, et me laissa de nouveau seul.

 

Quand il revint me voir, j’étais couché à moitié endormi, les yeux grands ouverts dans les ténèbres. Ma faiblesse était passée, mais se trouvait remplacée par un vertige et une nausée qui me semblaient presque pires. J’avais mal, en outre, dans tous les membres, et les cordes qui me liaient me semblaient être de feu. Le remugle du trou dans lequel je gisais s’était comme incorporé à moi ; et durant le long intervalle écoulé depuis sa première visite, j’avais souffert des tortures de la crainte, tantôt à cause des allées et venues des rats, qui me trottinaient jusque sur la figure, et tantôt grâce aux sinistres imaginations qui hantent le lit des fiévreux.

 

La lueur de la lanterne apparaissant par l’ouverture d’une trappe me parut être la lumière des cireux ; elle eut beau ne me faire voir que la grossière et sombre membrure du navire qui était ma prison, j’en aurais crié de bonheur. L’homme aux yeux verts fut le premier à descendre l’échelle, et je vis qu’il titubait légèrement. Il était suivi du capitaine. Aucun des deux ne prononça une parole ; mais le premier vint m’examiner et pansa ma blessure comme il l’avait déjà fait, tandis que Hoseason me dévisageait avec un regard singulièrement sombre.

 

– À présent, monsieur, voyez vous-même, dit le premier ; une grosse fièvre, pas d’appétit, l’obscurité, le défaut de nourriture… Vous comprenez ce que cela signifie.

 

– Je ne suis pas sorcier, monsieur Riach, dit le capitaine.

 

– Avec votre permission, monsieur, dit Riach, vous avez une tête saine sur vos épaules, et une langue capable d’interroger en bon écossais ; mais je ne vous laisserai aucune échappatoire ; je veux que ce garçon soit ôté de ce trou et mis dans le gaillard d’avant.

 

– Ce que vous pouvez vouloir, monsieur, ne regarde personne autre que vous, riposta le capitaine ; mais je puis vous dire ce qui en sera. Il est ici, et ici il restera.

 

– En admettant que vous ayez été payé comme il faut, dit l’autre, je vous demande humblement la liberté de dire que moi je ne l’ai pas été. Je suis payé, et pas trop, pour être le second officier de ce vieux sabot ; et vous savez fort bien que je fais de mon mieux pour gagner mon salaire. Mais je n’ai été payé pour rien autre.

 

– Si vous vouliez bien retirer votre main de la poêle, monsieur Riach, je n’aurais pas à me plaindre de vous, répliqua le capitaine ; et au lieu de jouer aux charades, je me permettrai de dire que vous ferez mieux de réserver votre haleine pour refroidir votre porridge. On a besoin de nous sur le pont, ajouta-t-il, d’un ton sec, en mettant le pied sur l’échelle.

 

Mais M. Riach le retint par la manche.

 

– En admettant que vous ayez été payé pour commettre un assassinat…

 

Hoseason se retourna sur lui, tout flambant de colère.

 

– De quoi ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que vous dites là ?

 

– Je dis apparemment ce que vous êtes capable de comprendre, dit M. Riach, qui le regardait fixement dans les yeux.

 

– Monsieur Riach, j’ai fait trois croisières avec vous, répondit le capitaine. Durant ce temps, j’ai appris à vous connaître ; je suis un homme raide, et dur aussi ; mais pour ce que vous venez de dire là ; – pouah ! – c’est d’un mauvais cœur et d’une conscience troublée. Si vous dites que le garçon va mourir…

 

– Mais oui, il va mourir ! dit Riach.

 

– Eh bien, monsieur, n’est-ce pas suffisant ? dit Hoseason. Flanquez-le où il vous plaira.

 

Là-dessus, le capitaine remonta l’échelle ; et moi, qui étais demeuré silencieux durant toute cette singulière conversation, je vis M. Riach se retourner sur lui et lui faire une révérence jusqu’à terre, évidemment dérisoire. Malgré mon état de faiblesse, je compris deux choses : que le second avait une pointe de boisson, comme le capitaine l’avait insinué, et aussi que (ivre ou non) j’avais sans doute en lui un ami appréciable.

 

Cinq minutes après, mes liens étaient coupés, j’étais enlevé sur des épaules, porté dans le gaillard d’avant, et déposé tout à trac sur un tas de couvertures, – où je commençai par perdre connaissance.

 

Ce me fut une bénédiction de rouvrir les yeux au jour, et de me retrouver dans la société des hommes. Le gaillard d’avant était assez spacieux, tout entouré de couchettes sur lesquelles les hommes de la bordée en bas étaient assis à fumer, ou couchés endormis. Comme le temps était calme, et le vent bon, le panneau était ouvert, et non seulement la claire lumière du jour, mais de temps à autre (grâce au roulis) un rai poussiéreux de soleil y pénétraient et m’éblouissaient délicieusement. Je n’eus pas plus tôt fait un mouvement, d’ailleurs, que l’un des hommes vint me donner à boire une potion réconfortante préparée par M. Riach, et m’enjoindre de rester tranquille, afin d’être vite rétabli. Je n’avais rien de cassé, ajouta-t-il : « Un bon coup sur le crâne, ce n’est rien, dit-il. L’ami, c’est moi qui vous l’ai donné ! »

 

Je restai là plusieurs jours, étroitement surveillé, et non seulement je recouvrai la santé, mais j’en vins à connaître mes compagnons. C’étaient des gens grossiers, comme la plupart des matelots, retranchés de toutes les douceurs de la vie, et condamnés à rouler ensemble sur les mers, avec des maîtres non moins cruels. Plusieurs, parmi eux, avaient navigué avec les pirates et vu des choses dont j’aurais honte même de parler ; plusieurs avaient déserté les vaisseaux du roi, et portaient autour du cou la cravate de chanvre, ce dont ils ne se cachaient pas ; et tous, comme on dit, étaient à couteaux tirés avec leurs meilleurs amis. Cependant, je n’avais été renfermé que peu de jours avec eux, et je me repentais déjà de ce premier jugement que j’avais porté sur eux à la jetée du Ferry, les déclarant de dégoûtantes brutes. Nulle catégorie d’individus n’est absolument mauvaise ; mais chacune a ses défauts et ses qualités propres ; et mes camarades de bord ne faisaient pas exception à la règle. À coup sûr, ils étaient grossiers, sans doute, et mauvais ; mais ils avaient aussi des vertus. Il leur arrivait d’être obligeants, de paraître simples même pour ma simplicité de rustique, et ils avaient quelques lueurs d’honnêteté.

 

Il y avait un homme d’environ quarante ans qui restait assis des heures au bord de ma couchette, pour me parler de sa femme et de son enfant. C’était un pêcheur, que la perte de son bateau avait contraint à naviguer au long cours. Or, des années ont beau s’être écoulées depuis, je ne l’ai pas oublié. Sa femme (qui était « jeune par rapport à lui », me répétait-il) attendit en vain le retour de son homme ; jamais plus il ne devait allumer le feu pour elle le matin, ni veiller l’enfant aux jours de maladie. En réalité, la plupart de ces pauvres gens (comme l’événement le montra) faisaient leur dernier voyage ; la mer profonde et ses poissons cannibales les ont reçus ; et il n’est pas généreux de mal parler des morts.

 

Entre autres bons tours qu’ils me firent, ils me restituèrent mon argent, qui avait été partagé entre eux ; il en manquait environ un tiers, à vrai dire, mais je fus bien aise de le ravoir, car j’en attendais grand bien dans le pays où j’allais. Le navire était frété pour les Carolines ; et il ne faut pas croire que j’y allais simplement comme exilé. Le commerce était déjà beaucoup réduit ; depuis lors, et avec la révolte des colonies et la formation des États-Unis, il a naturellement cessé ; mais en ce temps de ma jeunesse, des Blancs étaient vendus comme esclaves dans les plantations, et c’était le sort auquel mon méchant oncle m’avait condamné.

 

Le mousse Ransome (qui m’avait le premier parlé de ces atrocités) arrivait parfois de la dunette où il couchait et avait son service, tantôt avec un membre cruellement meurtri, qu’il serrait contre lui sans se plaindre, et tantôt dans des rages folles contre M. Shuan. J’en avais le cœur navré ; mais les hommes tenaient en grande estime le premier officier, qui était, disaient-ils, « le seul marin de toute la bande, et pas si mauvais que ça, une fois sobre ». De fait, je découvris qu’il y avait entre nos deux seconds un singulier contraste : M. Riach était morose, hargneux et féroce quand il était sobre, et M. Shuan n’aurait pas fait de mal à une mouche si ce n’est après avoir bu. Quant au capitaine, on me dit que la boisson n’avait aucune prise sur cet homme de fer.

 

Je m’efforçai, durant le peu de temps dont je disposai, de faire un homme, je devrais plutôt dire un garçon, de ce pauvre être, Ransome. Mais c’est tout au plus s’il avait sa raison. Il ne se rappelait rien du temps qui avait précédé son embarquement ; il savait tout juste que son père fabriquait des horloges, et qu’il avait dans un salon un sansonnet qui sifflait le Pays du Nord ; tout autre souvenir avait disparu au cours de ces années de rude labeur et de cruautés. Il se faisait de la terre ferme une idée singulière, cueillie dans des histoires de matelots : c’était pour lui un endroit où les garçons étaient mis à une sorte d’esclavage appelé métier, et où les apprentis étaient sans cesse fouettés et colloqués en d’humides cachots. Il croyait que dans les villes, un individu sur deux était un racoleur, et que dans une maison sur trois, on drogue et on assassine les gens de mer. Je lui racontai que moi-même avais été fort bien traité sur cette terre ferme qui l’épouvantait ainsi ; que j’avais été affectueusement nourri et élevé par mes parents et amis. S’il venait d’être battu, il pleurait amèrement et jurait de s’enfuir ; mais s’il était dans son humeur habituelle de cerveau brûlé, ou (plus encore) s’il avait pris un verre d’alcool dans la dunette, il ne faisait que se moquer de moi.

 

C’était M. Riach (Dieu lui pardonne) qui donnait à boire au garçon ; et sans doute le faisait-il par bonté ; mais outre que cela nuisait à sa santé, le spectacle était pitoyable de voir cette malheureuse créature abandonnée tituber, danser et bavarder à tort et à travers. Certains de nos hommes riaient, mais pas tous ; d’autres prenaient un air sombre et farouche (ils songeaient, peut-être, à leur jeunesse, ou à leurs enfants) et lui ordonnaient de cesser ses folies et de reprendre sa raison. Pour moi, je rougissais de le regarder, et je revois encore dans mes songes l’infortuné gamin.

 

Cependant, il faut savoir que le Covenant ne cessait de rencontrer des vents debout et de lutter contre des grosses mers, en sorte que le panneau était presque toujours fermé, et le gaillard d’avant éclairé par une seule lampe de roulis suspendue à un bau. Tout l’équipage était continuellement au travail ; il fallait toutes les heures établir ou réduire la voilure ; la fatigue aigrissait l’humeur des hommes ; le bruit des querelles entre couchettes ne cessait de tout le jour ; et comme je n’avais pas le droit de mettre le pied sur le pont, vous pouvez vous figurer combien j’étais las de cette vie, et impatient de la voir changer.

 

Elle allait changer, en effet, comme je vais le dire ; mais il me faut rapporter d’abord une conversation que j’eus avec M. Riach, et qui me donna du courage pour supporter mes maux. Le rencontrant à un degré favorable d’ivresse (car, sobre, il ne me regardait même pas), je lui fis jurer le secret, et lui racontai mon histoire.

 

Il affirma que c’était un véritable roman ; qu’il ferait de son mieux en ma faveur : qu’il me procurerait papier, plume et encore, pour écrire un mot à M. Campbell, et un autre à M. Rankeillor ; et que si je ne lui avais pas menti, il pariait dix contre un qu’il réussirait (avec leur aide) à me tirer de là et à me rétablir dans mes droits.

 

– En attendant, ajouta-t-il, du courage ! Vous n’êtes pas le premier, croyez-moi. Il y en a beaucoup en train de piocher le tabac, outre-mer, qui devraient monter à cheval devant leur porte, au pays ; beaucoup, des tas ! La vie n’est faite que de vicissitudes, après tout. Tenez, moi, par exemple : je suis fils de laird, et docteur plus qu’à moitié, et me voilà ici, à faire le Jacques devant Hoseason !

 

Je crus poli de lui demander son histoire. Mais il se mit à siffler.

 

– Pas la moindre histoire, dit-il. Je voulais rire, voilà tout.

 

Et il sortit du gaillard d’avant.

 

VIII

La dunette

 

Un soir, vers onze heures, un homme de la bordée de M. Riach (qui était sur le pont) descendit chercher sa vareuse ; et aussitôt après on chuchota par tout le gaillard d’avant que « Shuan l’avait eu, pour finir ». Pas besoin de nommer la victime : nous la connaissions tous ; mais nous n’avions pas encore eu le temps de nous bien enfoncer l’idée dans la tête, ni même d’en parler, quand le capot se rouvrit, et le capitaine Hoseason descendit l’échelle. Il jeta vivement un regard circulaire sur les couchettes, à la lumière vacillante de la lampe ; puis j’eus la surprise de le voir s’avancer vers moi et m’adresser la parole d’un ton bienveillant.

 

– Mon ami, dit-il, nous avons besoin de vos services dans la dunette. Vous allez prendre la place de Ransome. Allons, vite à l’arrière.

 

Il parlait encore que deux matelots apparurent au haut de l’échelle, portant Ransome entre leurs bras ; et, comme à cet instant le navire faisait une embardée, la lampe oscilla et sa lumière tomba en plein sur la face du garçon. Elle était blanche comme une cire, et on eût cru y voir une sorte d’effrayant sourire. Mon sang se figea dans mes veines, et je retins mon souffle comme si j’avais reçu un coup.

 

– Allons, vous, à l’arrière, vite, filez donc ! me cria Hoseason.

 

Et, laissant là les matelots et le garçon (qui ne parlait ni ne remuait), je grimpai l’échelle en hâte.

 

Le brick se démenait par embardées vives et capricieuses à travers une houle longue, écumeuse. Il courait une bordée sur tribord, et à gauche, sous l’arche qui faisait la grand-voile, je vis le soleil encore très haut. À cause de l’heure tardive, cela me surprit beaucoup ; mais j’étais trop ignorant pour tirer cette juste conclusion : – que nous avions contourné l’Écosse, et nous nous étions maintenant à son nord-ouest, entre les Orcades et les Shetland, après avoir évité les dangereux courants du Pentland Firth. Pour moi, qui avais été enfermé si longtemps, et ne savais rien des vents debout, je nous croyais déjà plus d’à moitié chemin de l’Atlantique. Du reste, une fois passé mon étonnement de ce soleil tardif, je n’y fis plus attention, et m’en allai le long du pont. Je courais dans l’intervalle des coups de mer, me retenant à des cordages, mais néanmoins, sans un des hommes en haut, qui avait toujours été bon pour moi, j’aurais passé par-dessus bord.

 

La dunette, où j’allais désormais coucher et servir, était élevée de six pieds au-dessus du pont, et, vu la taille du brick, de bonnes dimensions. Elle contenait une table et un banc fixés au plancher, et deux couchettes, l’une pour le capitaine, et l’autre pour les deux seconds, alternativement. Elle était du haut en bas garnie de tiroirs renfermant les effets des officiers et une partie des provisions du bord ; il y avait au-dessus un second magasin, où l’on accédait par une écoutille située au milieu du pont ; en fait, le meilleur des vivres et de la boisson, avec la totalité de la poudre, étaient réunis en cet endroit ; et toutes les armes à feu, excepté les deux caronades de bronze réglementaires, s’alignaient dans un râtelier, au fond de la dunette. La plupart des coutelas se trouvaient ailleurs.

 

Une petite fenêtre munie de deux volets latéraux, et un vasistas au plafond l’éclairaient pendant le jour ; et, dès l’obscurité, une lampe y brûlait sans interruption. Elle brûlait quand j’y pénétrai, peu brillamment, il est vrai, mais assez pour me faire voir M. Shuan assis à la table, devant sa bouteille de brandy et un gobelet d’étain. C’était un homme grand, bien bâti et très basané, et il regardait devant lui d’un air stupide.

 

Il ne s’aperçut pas de mon arrivée, il ne fit pas un mouvement lorsque le capitaine entra derrière moi et s’accouda sur la couchette voisine, en regardant le second d’un air sombre. J’avais très peur de Hoseason, et non sans raison ; mais quelque chose me disait qu’alors même je n’avais rien à craindre ; aussi je lui glissai dans l’oreille : « Comment va-t-il ? » Il hocha la tête comme s’il ne savait pas et ne voulait pas savoir, et ses traits se contractèrent.

 

Ensuite M. Riach entra. Il lança au capitaine un regard signifiant que le garçon était mort, aussi clair que la parole, et prit place parmi nous ; en sorte que nous étions tous trois muets, à dévisager M. Shuan, lequel, de son côté, restait assis sans mot dire, les yeux fixés sur la table.

 

Soudain, il avança la main pour prendre la bouteille. M. Riach s’élança, et la lui retira, plus par surprise que par violence, s’écriant, avec un juron, que cela suffisait pour aujourd’hui, et qu’il finirait par attirer la vengeance de Dieu sur le navire. Et, tout en parlant ainsi (les portes de gros temps étaient ouvertes sur leurs glissières), il lança la bouteille à l’eau.

 

M. Shuan fut debout en un clin d’œil ; il gardait son air absent, mais il était prêt à tuer, et il l’aurait fait pour la deuxième fois de la nuit, si le capitaine ne s’était interposé entre lui et sa victime prétendue.

 

– Assis ! hurla le capitaine. Brute de porc ! ne savez-vous donc pas ce que vous avez fait ? Vous avez assassiné le garçon.

 

M. Shuan sembla comprendre, car il se rassit, et porta sa main à son front.

 

– Mais, dit-il, il m’avait apporté un gobelet sale !

 

À ces mots, le capitaine, M. Riach et moi, nous entre-regardâmes une seconde d’un air effaré ; puis Hoseason marcha sur son premier officier, l’empoigna par l’épaule, le poussa sur sa couchette, et lui ordonna de se déshabiller et de dormir, comme on le ferait avec un enfant méchant. Le meurtrier se rebiffa un peu, mais il se mit en devoir d’obéir, et retira ses bottes.

 

– Ah ! s’écria M. Riach, d’une voix lugubre, vous auriez dû l’empêcher depuis longtemps. C’est trop tard, à présent !

 

– Monsieur Riach, dit le capitaine, ce qui s’est passé cette nuit ne doit jamais être connu à Dysart. Le mousse a passé par-dessus bord, monsieur ; voilà tout ; et je donnerais cinq livres de ma poche pour que cela fût vrai ! (Il se retourna vers la table.) Pourquoi diantre avez-vous jeté cette bonne bouteille ? ajouta-t-il. C’est absurde. Allons, David, donnez-m’en une autre. Elles sont dans l’armoire du bas. (Et il me tendit une clef.) Vous avez besoin aussi d’en boire un verre, monsieur, dit-il à Riach. C’était un bien vilain spectacle.

 

Tous deux se mirent donc à boire ; et, cependant, le meurtrier, qui s’était couché, se releva sur un coude pour nous examiner, eux et moi, l’un après l’autre.

 

Dès le lendemain, j’étais assez bien au courant de mes nouvelles fonctions. Elles consistaient à servir les repas, que le capitaine prenait à des heures régulières, s’attablant avec l’officier qui n’était pas de service ; tout le long du jour, il me fallait courir porter à boire à l’un ou à l’autre de mes trois maîtres ; et la nuit, je dormais dans une couverture à même le plancher, au fond de la dunette, et juste dans le courant d’air des deux portes. Ce genre de couche était fort froid et dur ; on ne m’y laissait même pas dormir tranquille ; car l’un ou l’autre s’en venait du pont chercher à boire, et, lors des changements de quart, ils s’asseyaient à deux et quelquefois trois ensemble pour faire du punch. Comment ils ne tombaient pas malades, et moi aussi, je me le demande.

 

Par ailleurs, du reste, mon service était facile. Pas de nappe à mettre ; les repas consistaient en porridge d’avoine ou en salaisons, à part deux fois la semaine où on faisait le pudding. J’étais assez maladroit ; et (faute d’avoir le pied marin) je tombais quelquefois avec ce que j’apportais ; mais M. Riach et le capitaine se montraient d’une patience remarquable. Ils s’efforçaient, croyais-je, d’apaiser leur conscience, et sans doute n’auraient-ils pas été aussi bons pour moi, s’ils n’avaient été pires avec Ransome.

 

Quant à M. Shuan, la boisson, le souvenir de son crime, ou les deux, avaient dû lui détraquer la cervelle. Il ne me paraissait plus avoir toute sa raison. Il ne s’habituait pas à ma présence, me regardait sans cesse avec de grands yeux, et, plus d’une fois, il recula devant ce que je lui servais avec une sorte de terreur. Je compris fort bien tout de suite qu’il ne se rendait pas un compte exact de ce qu’il avait fait, et dès mon second jour de dunette, j’en eus la preuve. J’étais seul avec lui, et il venait de me considérer longuement, lorsque tout à coup, le voilà qui se dresse, pâle comme la mort, et s’approche de moi, à ma grande épouvante. Mais il ne me voulait pas de mal.

 

– Vous n’étiez pas ici, avant ? interrogea-t-il.

 

– Non, monsieur.

 

– C’était un autre mousse ? redemanda-t-il ; et, sur ma réponse, – Ah ! je le pensais ! Puis il alla se rasseoir, sans un mot de plus, sauf pour réclamer du brandy.

 

On peut trouver la chose bizarre, mais, en dépit de l’horreur qu’il m’inspirait, je m’apitoyais sur lui. Il était marié, et sa femme habitait Leith ; mais j’ai oublié s’il avait ou non des enfants ; j’espère que non.

 

En somme, cette vie ne me fut pas trop pénible, tant qu’elle dura, et (comme on va le lire) ce ne fut pas long. Je mangeais comme eux du meilleur ; leurs pickles même, qui étaient la grande friandise, j’en avais ma part ; et si j’avais voulu, j’aurais été ivre du matin au soir, grâce à M. Shuan. J’avais aussi de la compagnie, – une bonne compagnie en son genre. M. Riach, qui avait fait ses études, causait avec moi comme un ami, quand il n’était pas dans ses humeurs noires, et me parlait d’un tas de choses curieuses, et souvent instructives. Même le capitaine, encore qu’il me tînt à distance la plupart du temps, se déridait parfois un peu, et me disait les beaux pays qu’il avait visités.

 

L’ombre du pauvre Ransome, en tout cas, pesait sur nous quatre, et en particulier sur M. Shuan et moi, très lourdement. Et de plus j’avais mes propres soucis. J’étais là, faisant cette vile besogne pour trois individus que je méprisais, et dont l’un, au moins, avait mérité la potence ; ceci pour le présent ; et pour l’avenir, je ne pouvais que me voir esclave parmi des nègres, à cultiver du tabac. M. Riach, par prudence peut-être, ne me laissait plus dire un mot de mon histoire ; le capitaine, à la première ouverture, m’envoya promener comme un chien, sans vouloir m’écouter. À mesure que les jours passaient, je tombais dans un désespoir plus profond, et je finis par bénir le travail qui m’empêchait de penser.

 

IX

L’homme à la ceinture pleine d’or

 

Le mauvais sort qui avait jusque-là poursuivi le Covenant ne fit que s’accentuer durant la semaine suivante. Un jour, il tenait sa route passablement ; le lendemain, il reperdait tout le chemin gagné. Finalement, nous fûmes drossés si loin dans le sud que l’on mit en panne et que l’on roula sur place toute la durée du neuvième jour, en vue du cap Wrath et de l’abrupte côte rocheuse qui le prolonge de part et d’autre. Les officiers tinrent conseil, et prirent une décision que je ne saisis pas bien, mais dont je vis le résultat : savoir que nous mîmes à profit ce vent contraire en nous dirigeant vers le sud.

 

L’après-midi du dixième jour, la houle tomba, et il survint un brouillard blanc, humide et opaque. On n’y voyait pas d’une extrémité du brick à l’autre. Chaque fois que je traversais le pont, cet après-midi-là, je voyais les hommes et les officiers accoudés au bastingage, guettant l’approche « des brisants », me dit-on ; et sans bien comprendre le mot, je flairais le danger, et j’étais ému.

 

Vers dix heures du soir, comme je servais le souper à M. Riach et au capitaine, le navire heurta contre quelque chose avec fracas, et des cris de détresse retentirent. Mes deux maîtres se levèrent d’un bond.

 

– Nous avons touché ! dit M. Riach.

 

– Non, monsieur, dit le capitaine. Nous venons simplement de couler un bateau.

 

Et ils s’élancèrent au-dehors.

 

Le capitaine avait dit vrai. Nous avions abordé dans le brouillard une barque, qui s’était ouverte en deux et avait sombré avec tout son monde, à l’exception d’un homme. Celui-ci (nous l’apprîmes par la suite) était à l’arrière comme passager, et les autres sur les bancs, à ramer. Lors de l’abordage, la poupe avait été lancée en l’air, et l’homme (il avait les mains libres, mais était empêtré d’un surtout de frise qui lui venait à mi-jambe) avait réussi s’agripper au beaupré du brick. Il fallait de la chance et beaucoup d’agilité pour se tirer d’un aussi mauvais pas. Et cependant, lorsque le capitaine l’introduisit dans la dunette, que je le vis pour la première fois, il semblait aussi frais et dispos que moi.

 

Il était de petite taille, mais bien bâti et vif comme une chèvre ; son visage exprimait la franchise, mais il était tout brûlé du soleil, et profondément grêlé de petite vérole ; ses yeux étaient singulièrement clairs et pleins d’une sorte de folie vacillante qui inspirait la sympathie et la crainte ; dès qu’il eut retiré son surtout, il déposa sur la table une paire de beaux pistolets à crosse d’argent, et je vis qu’il portait une longue épée au côté. Ses manières étaient d’ailleurs élégantes, et il complimenta fort joliment le capitaine. Bref, je pensai de cet homme, à première vue, que j’aimerais mieux l’avoir pour ami que pour ennemi. Le capitaine, de son côté, faisait ses remarques, mais il s’occupait davantage des habits que de la personne. Et en vérité, sous le surtout, il apparut d’une élégance bien raffinée pour la dunette d’un brick de commerce : chapeau à plume, gilet rouge, culotte de velours noir, habit bleu à boutons d’argent et fines dentelles d’argent ; tous vêtements de prix, quoiqu’un peu gâtés par le brouillard, et par le fait de coucher tout habillé.

 

– Je suis désolé, monsieur, pour votre barque, dit le capitaine.

 

– Il y a quelques braves gens partis au fond de l’eau, dit l’étranger, que j’aimerais mieux voir sur la terre ferme plutôt qu’une demi-douzaine de barques.

 

– De vos amis ? dit Hoseason.

 

– Des amis comme il n’y en a pas chez vous. Ils seraient morts pour moi comme des chiens.

 

– Tant pis, monsieur, dit le capitaine, toujours le regardant – il y a plus d’hommes sur la terre que de bateaux pour les y mettre.

 

– C’est ma foi vrai, s’écria l’autre, et vous me semblez un gentleman de profonde pénétration.

 

– J’ai été en France, dit le capitaine d’une telle façon qu’il voulait dire évidemment plus que sa phrase n’en avait l’air.

 

– Ma foi, monsieur, dit l’autre, il y a maints jolis garçons logés à la même enseigne.

 

– Sans doute, monsieur, dit le capitaine, et de jolis habits aussi.

 

– Oh ! dit l’étranger, est-ce par là que vient le vent ? Et il porta vivement la main à ses pistolets.

 

– Ne soyez pas si pressé, dit le capitaine. Ne faites pas un malheur avant d’en savoir la nécessité. Vous avez sur le dos un habit de soldat français et dans la bouche une langue écossaise, c’est certain ; mais il en va de même aujourd’hui pour quantité d’honnêtes gens, et qui n’en valent pas moins.

 

– Ouais ? dit le gentilhomme au bel habit. Seriez-vous du parti honnête ?

 

Il voulait dire : Êtes-vous jacobite, car de chaque côté, dans ce genre de dissensions civiles, on revendique pour soi le privilège de l’honnêteté.

 

– Ma foi, monsieur, répondit le capitaine, je suis un protestant bon teint, et j’en remercie Dieu. (C’était le premier mot quelconque de religion que je lui entendais prononcer, mais je sus plus tard qu’il était fort assidu à l’église, une fois à terre.) – Malgré cela, continua-t-il, je regrette de voir un de mes semblables mis le dos au mur.

 

– En vérité, demanda le jacobite. Eh bien, monsieur, pour être franc avec vous, je suis l’un de ces gentlemen qui eurent des ennuis vers l’an 45-46 ; et (toujours pour être franc avec vous) si je tombais entre les mains de ces messieurs de l’habit rouge, il est probable que cela irait mal pour moi. Maintenant, monsieur, j’allais en France ; il y avait un vaisseau français en train de croiser par ici afin de m’emmener ; mais nous l’avons perdu dans le brouillard… comme je souhaiterais de tout cœur que vous eussiez fait vous-même ! Et voici tout ce que je puis dire : Si vous voulez me mettre à terre là où je me rendais, j’ai sur moi le nécessaire pour vous récompenser largement de votre peine.

 

– En France ? dit le capitaine. Non, monsieur, cela je ne le puis. Mais là d’où vous venez… nous pourrions en causer.

 

Et alors, par malheur, il m’aperçut dans mon coin, et m’envoya à la cambuse chercher le souper du gentilhomme. Je ne perdis pas de temps, je vous assure. Quand je fus de retour dans la dunette, le gentilhomme avait retiré d’autour de sa taille une ceinture pleine d’espèces, et versé quelques guinées sur la table. Le capitaine regardait tour à tour les guinées, la ceinture, et le visage du gentilhomme ; il me parut fort intéressé.

 

– Moitié de cela, s’écria-t-il, et je suis votre homme !

 

L’autre rafla les guinées dans la ceinture, qu’il rajusta sous son gilet.

 

– Je vous ai expliqué, monsieur, dit-il, que pas un liard de cet or ne m’appartient. Il appartient à mon chef – (il porta la main à son chapeau) – mais tandis que je serais seulement un fidèle messager, d’en sacrifier une partie afin de sauver le reste, j’agirais comme un misérable si je rachetais ma carcasse trop cher. Trente guinées sur la côte, ou soixante, si vous me déposez dans le loch Lynnhe. Voyez si cela vous va ; sinon, tant pis pour vous.

 

– Très bien, dit Hoseason. Et si je vous livre aux soldats ?

 

– Vous feriez un marché de dupe, dit l’autre. Mon chef, laissez-moi vous le dire, monsieur, est confisqué, comme tout honnête homme en Écosse. Ses biens sont entre les mains de celui qu’on appelle le roi George, dont les fonctionnaires recueillent le produit, ou du moins essaient. Mais pour l’honneur de l’Écosse, les pauvres tenanciers n’oublient pas leur chef exilé ; et cet argent qu’ils lui envoient fait partie de ces mêmes revenus que convoite le roi George. Or, monsieur, vous me semblez comprendre les choses : mettez cet argent à la portée du gouvernement, et qu’est-ce qui vous en reviendra ?

 

– Bien peu, à coup sûr, dit Hoseason ; puis : – S’il le savait, ajouta-t-il froidement. Mais je suppose, le cas échéant, que je saurais tenir ma langue.

 

– Oui, mais je vous garde un tour ! s’écria le gentilhomme. Trahissez-moi, et je vous rends la pareille. Que l’on mette la main sur moi, et je révèle la somme.

 

– Allons, dit le capitaine, il faut ce qu’il faut. Soixante guinées, et tope. Voilà ma main.

 

– Et voici la mienne, dit l’autre.

 

Et là-dessus, le capitaine sortit (un peu précipitamment, à mon avis) et me laissa seul dans la dunette avec l’étranger.

 

À cette époque (peu après 45) un grand nombre de gentilshommes exilés revenaient, au péril de leur vie, soit pour voir leurs amis, soit pour trouver de l’argent, et quant aux chefs highlanders dont les biens avaient été confisqués, il était de notoriété que leurs tenanciers se privaient afin de leur envoyer de l’argent, et les membres de leur clan affrontaient les soldats pour le recevoir, et forçaient le blocus de notre flotte de guerre pour le porter à l’étranger. Tout cela, bien entendu, je le savais ; mais j’avais là sous les yeux un homme dont la vie était compromise pour tous ces motifs et d’autres encore, car c’était non seulement un rebelle et un messager clandestin, mais il avait pris du service chez le roi Louis de France. Et comme si tout cela ne suffisait pas, il avait autour de la taille une ceinture pleine de guinées d’or. Quelles que fussent mes opinions, je ne pouvais regarder un tel homme sans un vif intérêt.

 

– Ainsi, vous êtes jacobite ? dis-je, en posant un plat devant lui.

 

– Oui, dit-il en se mettant à manger. Et vous, à voir votre longue figure, seriez plutôt un whig[14].

 

– Entre les deux, répondis-je, de crainte de le désobliger ; car j’étais en réalité aussi bon whig que M. Campbell avait pu me faire.

 

– Alors, vous n’êtes rien du tout, dit-il. Mais à mon avis, monsieur Entre-les-deux, cette bouteille-ci est vide, et ce serait dur d’aller payer soixante guinées pour qu’on vous chicane encore une goutte à boire.

 

– Je vais demander la clef, dis-je. Et je sortis sur le pont.

 

Le brouillard était toujours aussi dense, mais la houle presque entièrement tombée. On avait mis le brick en panne, car on ne savait plus au juste où l’on se trouvait, et le vent (ou le peu qui en restait) ne pouvait nous servir pour notre route. Quelques matelots guettaient encore les brisants ; mais le capitaine et les deux officiers étaient dans la coursive, leurs têtes rapprochées. Je sentis (je ne sais pourquoi) qu’ils méditaient un mauvais coup ; et le premier mot que j’entendis, en m’approchant d’eux tout doucement, fit plus que me confirmer dans cette opinion.

 

Ce fut M. Riach qui s’écria, soudain comme frappé d’une idée :

 

– Ne pouvons-nous l’attirer hors de la dunette ?

 

– Il est mieux là, répliqua Hoseason ; il n’a pas de place pour se servir de son épée.

 

– Oui, c’est vrai, dit Riach ; mais ce sera difficile d’en venir à bout.

 

– Bah ! dit Hoseason. Il suffit de nous mettre un de chaque côté de lui, comme pour causer, et de lui immobiliser les bras ; ou, si vous le préférez, monsieur, nous pouvons nous élancer par les deux portes, et le terrasser avant qu’il ait le temps de dégainer.

 

À ces mots, je fus saisis à la fois de crainte et de fureur envers ces traîtres, avides et sanguinaires individus. Ma première idée fut de fuir ; ma seconde fut plus hardie.

 

– Capitaine, dis-je, le gentilhomme demande à boire, et sa bouteille est finie. Voulez-vous me donner la clef ?

 

Tous deux tressaillirent et se retournèrent.

 

– Ma foi, voici notre meilleure chance de mettre la main sur les armes à feu ! s’écria Riach. Puis, s’adressant à moi : – Écoutez bien, David, savez-vous où sont les pistolets ?

 

– Oui, oui, dit Hoseason ; David le sait ; David est un brave garçon. Voyez-vous, David mon ami, ce Highlander là-bas est un danger pour le brick outre qu’il est ennemi juré du roi George, que Dieu bénisse !

 

Je n’avais pas encore reçu autant de David depuis mon arrivée à bord ; mais je répondis : Oui, comme si ce qu’on me disait était tout naturel.

 

– L’ennui, reprit le capitaine, c’est que toutes nos armes à feu, grandes ou petites, se trouvent sous le nez de cet homme, dans la dunette ; la poudre également. Or, si moi, ou l’un des officiers, s’en allait pour les chercher, cela lui donnerait l’éveil. Tandis qu’un garçon comme vous, David, peut facilement escamoter une poire à poudre et un pistolet ou deux. Et si vous vous en tirez comme il faut, je ne l’oublierai pas, au moment où il sera bon pour vous d’avoir des amis, c’est-à-dire quand nous arriverons à la Caroline.

 

M. Riach lui glissa quelques mots à l’oreille.

 

– Très bien, monsieur, dit le capitaine ; puis à moi : – Et songez, David, que cet homme a une ceinture pleine d’or, et vous y mettrez les doigts, je vous en donne ma parole.

 

Je lui répondis que je ferais comme il le désirait, bien que j’eusse à peine la force de parler ; et alors il me donna la clef de l’armoire aux liqueurs, et je m’en retournai lentement vers la dunette. Qu’allais-je faire ? Ces gens étaient des misérables et des voleurs : ils m’avaient ravi à mon pays ; ils avaient tué le pauvre Ransome ; devais-je encore leur tenir la chandelle pour un autre assassinat ? Mais, d’autre part, j’avais devant les yeux la crainte de la mort ; car que pouvaient un enfant et un seul homme, fussent-ils braves comme des lions, contre tout l’équipage d’un navire ?

 

J’étais encore à retourner la chose dans mon esprit, sans me fixer à rien, lorsque j’entrai dans la dunette, et vis le jacobite qui mangeait sous la lampe. À cette vue, ma résolution fut aussitôt prise. Je n’en tire nul orgueil, car ce ne fut point de mon propre mouvement, mais par une sorte d’impulsion, que je marchai droit à la table, et posai la main sur l’épaule de l’homme.

 

– Tenez-vous à être tué ? lui demandai-je.

 

Il se leva d’un bond, et ses yeux me questionnèrent mieux que s’il avait parlé.

 

– Oh ! m’écriai-je, ce sont tous assassins ici ; le navire en est plein ! Ils ont déjà tué un mousse. C’est votre tour, à présent.

 

– Ouais, dit-il ; mais ils ne m’ont pas encore ; Puis, me regardant avec curiosité : – Vous me seconderiez ?

 

– C’est bien mon intention. Je ne suis pas un voleur, encore moins un assassin. Je vous seconderai.

 

– Très bien donc ; quel est votre nom ?

 

– David Balfour ; et puis, songeant qu’un homme aussi bien vêtu devait aimer les gens distingués, j’ajoutai pour la première fois : – de Shaws.

 

L’idée ne lui vint pas de mettre en doute ma parole, car un Highlander a l’habitude de voir des gens de la plus haute noblesse dans la plus grande pauvreté ; mais comme lui-même n’avait pas de particule, la puérile vanité qu’il portait en lui se révolta.

 

– Mon nom est Stewart, dit-il, en se redressant. C’est Alan Breck qu’on m’appelle. Un nom de roi me paraît bon assez, quoique je le porte tout simple, sans aucun nom de ferme à ajouter au bout.

 

Et, après m’avoir administré cette rebuffade, comme s’il s’agissait d’un sujet de la plus haute importance, il s’occupa d’inventorier nos moyens de défense.

 

La dunette était bâtie très solidement, pour résister aux coups de mer. De ses cinq ouvertures, le vasistas et les deux portes étaient assez larges pour laisser passer un homme. Les portes, d’ailleurs, pouvaient se clore hermétiquement ; elles étaient en cœur de chêne, à coulisses, et munies de crochets pour les tenir fermées ou bien ouvertes, selon le besoin. Celle qui était déjà fermée, je l’assujettis de cette manière, et j’allais faire glisser l’autre à sa place, lorsque Alan m’arrêta.

 

– David, dit-il – car je ne puis me rappeler le nom de votre terre, et je me permettrai donc de vous appeler David tout court – cette porte ouverte est la meilleure de nos défenses.

 

– Il vaudrait mieux la fermer, dis-je.

 

– Non pas, David, dit-il. Voyez-vous, je n’ai que deux yeux ; mais aussi longtemps que cette porte sera ouverte et que j’y aurai les yeux, la plupart de mes ennemis seront en face de moi, là même où je souhaite les trouver.

 

Puis il me donna un coutelas tiré du râtelier (où il y en avait quelques-uns, outre les armes à feu), le choisissant avec grand soin, tout en hochant la tête et disant qu’il n’avait jamais vu d’aussi pitoyables armes ; et ensuite il m’attabla devant une poire à poudre, un sachet de balles et tous les pistolets, qu’il me donna ordre de charger.

 

– Et ce sera là une meilleure besogne, permettez-moi de vous le dire, pour un gentilhomme de bonne naissance, que de frotter des assiettes et verser à boire à de vils goudronnés de marins.

 

Là-dessus, il se campa au milieu de la pièce, faisant face à la porte, et, tirant sa longue rapière, fit l’épreuve du champ disponible.

 

– Il faut que je m’en tienne aux coups de pointe, dit-il, en hochant la tête, et c’est très regrettable. Cela ne convient pas à mon genre, qui est surtout la garde haute. Et maintenant, chargez-nous ces pistolets, et faites attention à ce que je vais vous dire.

 

Je lui promis de ne pas perdre un mot. J’avais la gorge serrée, la bouche sèche, les yeux troubles ; la pensée de tous ces individus qui allaient bientôt fondre sur nous me faisait battre le cœur ; et la mer, que j’entendais clapoter alentour du brick, et où je songeais que mon cadavre serait jeté avant le matin, la mer m’obsédait étrangement.

 

– Tout d’abord, combien sont-ils contre nous ? demanda-t-il.

 

Je les comptai ; et j’étais si bouleversé que je dus recommencer deux fois.

 

– Quinze, dis-je.

 

Alan siffla.

 

– Tant pis, dit-il, nous n’y pouvons rien. Et maintenant, suivez-moi bien. C’est mon rôle dans la bataille. Vous n’avez rien à y voir. Et surtout rappelez-vous de ne pas tirer de ce côté à moins qu’ils ne m’aient renversé ; car j’aime mieux dix ennemis en face de moi qu’un ami comme vous tirant des coups de pistolet dans mon dos.

 

Je lui avouai qu’en effet je n’étais pas un fameux tireur.

 

– Et voilà une brave parole ! s’écria-t-il, admirant beaucoup mon ingénuité. Maints fiers gentilshommes n’oseraient en dire autant.

 

– Mais, monsieur, dis-je, il y a cette autre porte, derrière vous, qu’ils pourraient bien enfoncer.

 

– Oui, dit-il, et c’est là une part de votre besogne. Sitôt les pistolets chargés, vous allez monter sur ce lit contre la fenêtre ; et, s’ils s’attaquent à la porte, vous tirez dessus. Mais ce n’est pas tout. Faisons de vous un soldat, David. Qu’avez-vous encore à garder ?

 

– Le vasistas, dis-je. Mais en vérité, monsieur Stewart, il me faudrait avoir des yeux de tous les côtés pour surveiller porte et vasistas ; quand j’aurai le nez à l’une, je tournerai le dos à l’autre.

 

– Très juste, dit Alan. Mais n’avez-vous pas aussi des oreilles ?

 

– À coup sûr ! m’écriai-je. J’entendrai casser le carreau.

 

– Vous avez quelques rudiments de bon sens, dit Alan, avec un sourire amer.

 

X

Le siège de la dunette

 

Mais la trêve allait expirer. Ceux du pont avaient attendu mon retour, avec une impatience croissante ; et Alan n’avait pas fini de parler, que la tête du capitaine se montra dans l’ouverture de la porte.

 

– Halte ! s’écria Alan, qui pointa son épée vers lui.

 

Le capitaine fit halte, mais sans sourciller ni reculer d’un pas.

 

– Une épée nue ? dit-il. Singulier remerciement de l’hospitalité !

 

– Regardez-moi, dit Alan. J’ai eu des rois pour aïeux ; je porte un nom de roi. J’ai sur mon blason un chêne. Voyez-vous mon épée ? Elle a tranché les têtes de plus de whigs que vous n’avez d’orteils à vos pieds. Appelez votre vermine à votre suite, monsieur, et en garde ! Plus tôt commencera la lutte, plus tôt vous goûterez de cet acier au travers du corps.

 

Le capitaine, sans lui répondre, me lança un mauvais regard :

 

– David, fit-il, je m’en souviendrai.

 

Et le son de sa voix me fit passer un frisson par tous les membres.

 

Un instant après il avait disparu.

 

– Et maintenant, dit Alan, faites bien attention, car on va en venir aux mains.

 

Alain tira son dirk, qu’il tint de la main gauche, pour le cas où l’on passerait sous son épée. De mon côté, je grimpai sur la couchette avec une paire de pistolets, et, le cœur serré, ouvris la fenêtre que je devais surveiller. Je ne découvrais qu’une petite partie du pont, mais cela suffisait à nos besoins. La mer avait calmi, la brise était constante et gonflait paisiblement les voiles ; et il régnait sur le navire un grand silence, qui me permit d’entendre un murmure de voix. Peu après, un cliquetis d’acier retentit sur le pont, et je compris que l’on distribuait les coutelas, et que l’un d’eux était tombé ; ensuite, le silence à nouveau.

 

Je ne sais si j’avais réellement peur ; mais mon cœur battait comme celui d’un oiseau, à petits coups précipités ; et mes yeux étaient si troublés que je les frottais continuellement, sans arriver à les éclaircir. D’espoir, je n’en avais aucun ; mais au contraire une sorte de rage désespérée à l’égard du monde entier, qui me faisait aspirer à vendre ma vie le plus chèrement possible. Je voulus prier, je m’en souviens, mais cette sorte de précipitation qui emportait mon esprit, comme si j’avais couru, m’empêchait de trouver les mots ; et je me bornai à souhaiter que l’affaire s’engageât et que tout fût fini.

 

Elle commença soudain par une ruée de pas et de hurlements, puis une exclamation d’Alan, un bruit de lutte, et quelqu’un poussa un cri comme s’il était blessé. Je regardai par-dessus mon épaule, et vis M. Shuan dans le cadre de la porte, croisant l’épée avec Alan.

 

– C’est lui qui a tué le mousse ! m’écriai-je.

 

– Occupez-vous de votre fenêtre ! dit Alan ; mais avant de reprendre son poste, je le vis passer son épée à travers le corps du second.

 

Ce ne fut pas trop tôt que je regardai de mon côté ; car j’avais à peine la tête à la fenêtre, que cinq hommes, portant une vergue de rechange en guise de bélier, passèrent devant moi et prirent position devant la porte, pour l’enfoncer. De ma vie, je n’avais encore tiré un coup de pistolet, et rarement un coup de fusil ; pas, en tout cas, sur mes semblables. Mais il le fallait ; et juste comme ils balançaient la vergue, je m’écriai : « Attrapez ! » et tirai dans le tas.

 

Je dus en blesser un, qui poussa un cri et recula d’un pas, tandis que les autres s’arrêtaient, un peu décontenancés. Ils n’avaient pas eu le temps de se remettre, que j’envoyais encore une balle par-dessus leurs têtes ; et à mon troisième coup (aussi peu efficace que le second) toute la bande laissa choir la vergue et s’encourut.

 

Alors, j’inspectai de nouveau l’intérieur de la dunette. Elle était remplie de fumée, grâce à mes coups de pistolet, dont j’avais encore les oreilles assourdies. J’aperçus Alan, toujours debout ; mais à présent son épée ruisselait de sang jusqu’à la garde ; et lui-même était si gonflé de son triomphe et campé dans une si fière attitude qu’il avait l’air invincible. À ses pieds, M. Shuan gisait sur le plancher, à quatre pattes ; le sang lui sortait de la bouche ; et il s’affaissait de plus en plus, effroyablement pâle. Mais tandis que je le regardais, ceux de derrière la porte le saisirent aux talons et l’entraînèrent hors de la dunette. Il dut expirer en cet instant même.

 

– Voilà toujours un de vos whigs en moins ! s’écria Alan ; puis se tournant vers moi, il demanda si j’avais fait beaucoup de besogne.

 

Je lui répondis que j’en avais touché un, le capitaine, me semblait-il.

 

– Et moi, j’en ai abattu deux, dit-il… Non ; il n’y a pas encore assez de sang versé ; ils vont revenir. À votre poste, David. Ce n’était là que la goutte avant le repas.

 

Je repris ma place, rechargeant les trois pistolets que j’avais tirés, l’œil et l’oreille aux aguets.

 

Nos ennemis étaient, non loin sur le pont, en train de discuter, à voix haute si haute que deux ou trois mots parvinrent jusqu’à moi, dominant le bruit des flots.

 

– C’est Shuan qui s’y est mal pris, disait une voix.

 

Et un autre répondit :

 

– Taisez-vous donc. C’est lui qui a « payé le poivre ».

 

Les voix se perdirent dans un murmure confus. Mais cette fois, quelqu’un parlait presque toujours seul, comme pour exposer un plan ; après quoi, il y eut deux ou trois réponses brèves, comme si les hommes avaient reçu des ordres. Je conclus qu’ils allaient revenir à la charge, et avertis Alan.

 

– C’est ce que nous devons souhaiter, dit-il. Tant que nous n’aurons pas fini par les dégoûter de nous, il n’y aura pas de sommeil ni pour vous ni pour moi. Mais à présent, attention, cela va devenir sérieux.

 

Mes pistolets étaient prêts, et je n’avais rien à faire que d’écouter et d’attendre. Durant la lutte, il ne m’était pas même resté le loisir d’avoir peur ; mais depuis que tout était tout redevenu calme, je ne songeais plus qu’à cela. L’idée des épées affilées, le froid de l’acier me hantaient ; aussi, au moment où j’entendis s’approcher des pas furtifs, et où des vêtements d’hommes frôlèrent la muraille de la dunette, je compris qu’ils prenaient leurs postes dans l’ombre, et faillis pousser un cri.

 

Cela se passait du côté d’Alan ; et je me figurais presque n’avoir plus de rôle à jouer dans le combat, quand je perçus le bruit d’une chute étouffée, sur le toit, au-dessus de ma tête.

 

Un coup de sifflet retentit. C’était le signal. Une troupe serrée s’élança, coutelas au poing, contre la porte ; au même moment, le carreau du vasistas vola en éclats, et un homme passa au travers, qui se laissa tomber sur le plancher. Avant qu’il se fût relevé, je lui avais mis un pistolet entre les deux épaules, et j’allais le tuer ; mais au contact de cet être vivant, ma chair se révolta, et je fus aussi incapable de presser sur la gâchette que je l’eusse été de m’envoler.

 

Il avait perdu son coutelas en tombant, et quand il sentit le pistolet le toucher, il se déroba vivement et me saisit à-bras-le-corps, avec un blasphème furieux ; sur quoi je retrouvai mon courage, ou ce fut peut-être la terreur qui produisit ce résultat ; mais je poussai un cri et lui déchargeai mon pistolet en pleine poitrine. Il fit entendre un affreux gémissement et roula sur le plancher. Juste alors, le pied d’un second individu, qui avait déjà passé les jambes par le vasistas, me heurta le crâne ; et aussitôt, m’emparant d’un autre pistolet, je tirai dans la cuisse de cet homme, ce qui lui fit lâcher prise et s’abattre en bloc sur le cadavre de son compagnon. Impossible de manquer le but, et inutile de viser ; je lui plaçai le pistolet sur le cœur ; et fis feu.

 

Je serais sans doute resté là, à contempler mes victimes, si Alan ne m’avait appelé à son aide et rendu à la situation.

 

Il avait jusqu’ici tenu la porte ; mais un des matelots, profitant de ce qu’il était occupé par ailleurs, s’était faufilé sous son épée, et l’avait saisi au torse. Alan le poignardait de la main gauche, mais cet homme s’accrochait à lui comme une sangsue. Un autre avait pénétré, le coutelas levé. Les visages se pressaient à la porte. Je nous crus perdus, et, brandissant mon coutelas, je tombai sur eux, de flanc.

 

Mais je n’eus pas le loisir de me rendre utile. Le lutteur lâcha prise enfin ; Alan bondit en arrière pour prendre du champ, puis chargea comme un taureau, en mugissant. Leur ramas fondit devant lui comme de l’eau : faisant volte-face, ils s’encoururent, et trébuchèrent l’un contre l’autre dans leur précipitation. L’épée étincelait à son poing comme du vif-argent et s’enfonçait dans le tas de nos ennemis en fuite ; et chaque éclair provoquait le hurlement d’un blessé. J’en étais encore à nous croire perdus, que – joie ! – tous avaient disparu, et Alan les pourchassait au long du pont comme un chien de berger ramène un troupeau.

 

Néanmoins, il fut prompt à revenir, car il était aussi prudent que brave ; et cependant, les matelots fuyaient toujours en hurlant, comme s’il était encore à leurs trousses. Nous les entendîmes dégringoler pêle-mêle dans le gaillard d’avant, et refermer le panneau derrière eux.

 

La dunette ressemblait à un charnier ; il y avait trois morts à l’intérieur, un autre expirait en travers du seuil, et nous étions là, Alan et moi, victorieux et sans blessure.

 

Il vint à moi les bras ouverts.

 

– Dans mes bras ! s’écria-t-il ; et il m’embrassa fortement sur les deux joues. David ! je vous aime comme un frère. Et dites, ami, ajouta-t-il dans une sorte d’extase, n’ai-je pas bien combattu ?

 

Puis retournant à nos ennemis, il les transperça chacun de son épée, et les jeta dehors l’un après l’autre. Ce faisant, il ne cessait de marmotter, de chanter et de siffler à part lui, comme quand on cherche à se rappeler un air ; seulement, lui, cherchait à en composer un. Il avait la figure rouge, et les yeux brillants comme un enfant de cinq ans qui a trouvé un nouveau joujou. Et alors il s’assit sur la table, l’épée au poing ; l’air qu’il composait se dégagea peu à peu avec plus de netteté ; et finalement il entonna de toute sa voix une chanson en gaélique.

 

Je la traduis, non en vers (car j’y suis inhabile) du moins en bon anglais. Il chanta souvent par la suite cet air, qui devint populaire ; je l’ai entendu, et il me l’a expliqué maintes fois.

 

Ceci est le chant de l’épée d’Alan :

Le forgeron l’a faite,

Le feu l’a durcie ;

Et elle luit au poing d’Alan Breck.

 

Ils étaient nombreux et leurs yeux brillaient,

Ils étaient prompts,

Nombreuses leurs mains ;

L’épée était seule.

 

Les daims légers s’assemblent sur les collines,

Ils sont nombreux, la colline est solitaire ;

Les daims légers s’évanouissent,

La colline reste.

 

Venez à moi des collines de bruyère,

Venez des îles de la mer,

Ô aigles à la vue perçante,

Voici votre repas !

 

Or, cette chanson qu’il composa (paroles et musique) à l’heure de notre victoire n’est rien moins que juste envers moi, qui le soutins dans la mêlée. M. Shuan et cinq autres avaient été tués tout à fait ou mis hors de combat ; mais de ceux-ci, deux étaient tombés sous mes coups, les deux arrivés par le vasistas. Quatre autres étaient blessés, dont un (et non le moins dangereux) de ma main. En sorte que, tout compte fait, j’avais ma large part de tués et de blessés, et pouvais réclamer une place dans les vers d’Alan. Mais les poètes sont obligés de penser à leurs rimes ; et en bonne prose parlée, Alan me rendait plus que justice.

 

Mais, à cette heure, je me souciais peu du tort qui m’était fait. D’abord, je ne connaissais pas un mot de gaélique ; puis, sans doute par suite de la longueur de l’attente, par suite de la fatigue de nos deux engagements, et surtout de l’horreur que je ressentais d’y avoir participé, la lutte ne fut pas plutôt achevée que j’allai tout chancelant m’asseoir sur une chaise. J’avais la poitrine tellement serrée que je respirais à peine ; je revoyais comme dans un cauchemar les deux hommes que j’avais tués ; et soudain, avant de pouvoir soupçonner ce qui m’arrivait, je me mis à pleurer et sangloter comme un enfant.

 

Alan me frappa sur l’épaule, me disant que j’étais un brave garçon, et n’avais besoin que de dormir.

 

– Je vais prendre le premier quart, dit-il. Vous m’avez bien secondé, David, d’un bout à l’autre et je ne voudrais pas vous perdre, pour Appin entier, – non, pas même pour Breadalbane.

 

Je dressai donc mon lit sur le plancher ; et il prit la première veille, le pistolet au poing et l’épée sur les genoux, durant trois heures, à la montre du capitaine qui pendait au mur. Puis il me fit lever, et je pris ma faction, durant trois heures. Elles n’étaient pas écoulées qu’il faisait grand jour. C’était une matinée calme ; une longue houle régulière nous balançait et faisait courir le sang de côté et d’autre sur le plancher de la dunette, tandis que la pluie épaisse tambourinait sur le toit. Durant tout mon quart, rien ne bougea ; et le battement de la barre m’apprit qu’il n’y avait personne au gouvernail. En fait (comme je l’appris plus tard) il y avait tant de morts et de blessés, et les autres matelots étaient d’une telle humeur, que M. Riach et le capitaine durent prendre leurs quarts alternativement comme Alan et moi, sinon le brick aurait pu se jeter à la côte sans que nul s’en souciât. Heureusement, la nuit avait été calme, car le vent était tombé dès le début de la pluie. Néanmoins, d’après la clameur des nombreux goélands qui péchaient à grands cris alentour du navire, je devinai que nous avions dérivé fort près d’une des îles Hébrides ; et à la fin, en regardant par la porte de la dunette, j’aperçus les hauts sommets rocheux de la Skye, sur la droite, et un peu plus en arrière, la bizarre silhouette de Rum.

 

XI

Le capitaine met les pouces

Alan et moi nous déjeunâmes vers six heures du matin. Le sol était jonché de verre cassé et d’affreux caillots de sang qui me coupaient l’appétit. Par ailleurs, notre situation était non seulement agréable, mais réjouissante : nous avions délogé les officiers de leur cabine, nous disposions de tous les vins et liqueurs du navire, de tout ce qu’il y avait de plus fin à manger, les pickles, par exemple, et le pain de bonne qualité. C’en était assez pour nous mettre de belle humeur ; mais le plus amusant, c’est que les deux plus assoiffés hommes que produisit jamais l’Écosse (depuis que M. Shuan était mort) se trouvaient enfermés à l’avant et condamnés à ce qu’ils haïssaient davantage : l’eau claire.

 

– Et croyez-moi, dit Alan, nous aurons de leurs nouvelles avant longtemps. On peut empêcher un homme de se battre, mais non de boire.

 

Nous étions dans les meilleurs termes. Alan, surtout, s’exprimait de la plus chaleureuse façon ; et, prenant un couteau sur la table, il coupa pour me le donner un des boutons d’argents de son habit :

 

– Je les ai eus de mon père, Duncan Stewart ; et je vous donne celui-ci en mémoire de la nuit passée. Partout où vous irez, faites voir ce bouton, et les amis d’Alan Breck seront tout à vous.

 

Il prononça ces paroles comme s’il eût été Charlemagne à la tête de ses armées ; et j’avoue que, malgré mon admiration pour sa vaillance, je courais sans cesse le danger de sourire de sa vanité ; je dis le danger, car si je ne m’étais retenu, je n’ose penser à la querelle qui en serait résultée.

 

Sitôt notre repas terminé, il fouilla dans l’armoire du capitaine pour trouver une brosse ; puis, ayant retiré son habit, il l’examina et en brossa les taches, avec une attention et une patience que je croyais réservées aux femmes. Sans nul doute, il n’en avait pas d’autre, et de plus (comme il le disait) cet habit appartenant à un roi, il convenait de le soigner royalement.

 

Du reste, quand je l’eus vu éplucher méticuleusement les brins de fil restés à la place du bouton coupé, je compris mieux toute la valeur de son cadeau.

 

Il n’avait pas fini, que M. Riach nous héla du pont. Il demandait à parlementer. Me hissant à travers le vasistas et m’asseyant sur le rebord, pistolet au poing, et le front haut, quoique en moi-même je craignisse les éclats de verre, je le hélai à mon tour et lui enjoignis de parler. Il s’avança jusqu’au coin de la dunette, et monta sur un rouleau de corde, afin d’avoir le menton au niveau du toit. Nous nous regardâmes une minute sans rien dire. M. Riach n’avait pas dû se mettre trop en avant au cours de la lutte, car il s’en était tiré avec une éraflure à la joue ; mais il avait l’air découragé et très las d’avoir passé toute la nuit sur pied, tant pour faire son quart que pour soigner les blessés.

 

– Quelle vilaine histoire ! dit-il enfin, hochant la tête.

 

– Ce n’est pas nous qui avons commencé.

 

– Le capitaine désire parler à votre ami. Ils pourraient causer par la fenêtre.

 

– Et comment savoir quelle trahison il nous réserve ?

 

– Aucune, David, répliqua M. Riach, et quand bien même il en aurait l’intention, je vous l’avoue carrément, les hommes refuseraient de le suivre.

 

– Vous en êtes-là ?

 

– Je vous en dirai davantage. Il n’y a pas que les hommes. Moi aussi, j’ai peur, David. – (Et il m’adressa un sourire.) – Non, poursuivit-il, tout ce que nous demandons est qu’on nous laisse tranquilles.

 

Je conférai avec Alan, la trêve fut accordée, et engagement pris de chaque côté ; mais ce n’était pas assez pour M. Riach, car il me pria de lui donner une goutte, si instamment et me rappelant si bien ses bontés passées, que je finis par lui tendre un gobelet contenant deux doigts de brandy. Il en but une moitié, et emporta le reste à l’autre bout du pont afin, je suppose, de partager avec son supérieur.

 

Peu après, le capitaine s’en vint (comme il était convenu) à l’une des fenêtres, et y resta sous la pluie, le bras en écharpe, la mine pâle et défaite, et l’air si vieux que je regrettai d’avoir tiré sur lui.

 

Alan lui porta un pistolet à la figure.

 

– Retirez donc ça ! dit le capitaine. N’avez-vous pas ma parole, monsieur, ou est-ce pour me braver ?

 

– Capitaine, dit Alan, je vous soupçonne de manquer à votre parole. Hier soir, après m’avoir chipoté et marchandé comme une verdurière, vous me donnâtes votre parole, et votre main pour la sceller ; or, vous savez trop bien quel fut le résultat. Le diable emporte votre parole !

 

– Bon, bon, monsieur, dit le capitaine, cela ne vous profitera guère de jurer. – (Et au vrai, le capitaine était tout à fait exempt de ce défaut.) – Mais nous avons à parler d’autre chose, continua-t-il amèrement. Vous avez bien arrangé mon brick ! Il ne me reste plus assez d’hommes pour le manœuvrer ; et mon premier officier (qui n’était pas de trop) a reçu votre épée dans le cœur et a trépassé sans dire ouf. Il ne me reste plus, monsieur, qu’à retourner au port de Glasgow, chercher des hommes ; et là (s’il vous plaît) vous trouverez des gens à qui parler.

 

– Ouais ! dit Alan ; et pardieu, je saurai leur parler, moi aussi ! À moins que personne ne sache l’anglais dans cette ville, j’ai une bonne histoire à leur conter. Quinze marins goudronnés d’un côté, et un homme avec la moitié d’un garçon de l’autre. Dites, n’est-ce pas honteux ?

 

Hoseason devint très rouge.

 

– Non ! continuait Alan, cela ne me va pas. Il vous faut juste me débarquer comme convenu.

 

– Soit, dit Hoseason, mais mon premier officier est mort – vous savez de quelle façon. Il ne reste parmi nous personne de familier avec cette côte, monsieur ; et elle est très dangereuse pour la navigation.

 

– Je vous donne à choisir, dit Alan. Déposez-moi à pied sec en Appin, ou Ardgour, ou en Morven, ou Arisaig, ou Morar ; autrement dit où vous voudrez, dans un rayon de trente milles de mon pays à moi ; partout, sauf dans un pays de Campbells. La cible est large. Si vous la manquez, c’est que vous êtes aussi nul en marine que je vous ai trouvé nul au combat. Quoi ! Les pauvres gens de mon pays passent avec leurs cobles[15] d’une île à l’autre, et par tous les temps, voire de nuit, pour tout dire.

 

– Un coble n’est pas un navire, monsieur, dit le capitaine. Cela n’a aucun tirant d’eau.

 

– Eh bien, alors, à Glasgow, si bon vous semble ! dit Alan. Rira bien qui rira le dernier.

 

– Je n’ai pas envie de rire, dit le capitaine. Mais tout ceci coûtera de l’argent, monsieur.

 

– Bien, monsieur, je ne suis pas une girouette. Trente guinées, si vous me déposez sur le rivage ; et soixante, si vous me mettez dans le loch Linnhe.

 

– Mais voyons, monsieur, nous sommes ici à quelques heures de navigation seulement d’Ardnamurchan, dit Hoseason. Donnez-moi les soixante, et je vous y dépose.

 

– Et, pour vous faire plaisir, je serai en danger d’avoir à mes trousses les habits-rouges, s’écria Alan. Non, monsieur, si vous voulez soixante guinées, méritez-les, en me mettant chez moi.

 

– C’est risquer mon brick, monsieur, dit le capitaine, et votre vie par-dessus le marché.

 

– À prendre ou à laisser, dit Alan.

 

– Seriez-vous capable de nous piloter, au moins ? demanda le capitaine qui réfléchissait, en fronçant les sourcils.

 

– Ma foi, j’en doute, dit Alan. Je suis plutôt un homme de combat (comme vous avez pu en juger) qu’un homme de mer. Mais j’ai été assez souvent pris et déposé sur cette côte pour savoir quelque chose de sa configuration.

 

Le capitaine hocha la tête, de plus en plus renfrogné.

 

– Si j’avais perdu moins d’argent par ce malheureux voyage, dit-il, j’aimerais mieux vous voir pendu plutôt que de risquer mon brick, monsieur, mais qu’il en soit comme vous le désirez. Aussitôt que j’aurai un peu de vent de côté (et cela va venir, ou je me trompe beaucoup) nous nous y mettrons. Mais il y a encore une chose. Nous pouvons rencontrer un vaisseau royal, et nous serions visités, monsieur, sans qu’il y ait de ma faute ; il y a des croiseurs devant cette côte, et vous savez pour qui. Or, monsieur, si cela devait arriver, vous me laisseriez l’argent.

 

– Capitaine, dit Alan, si vous apercevez une enseigne royale, ce sera votre affaire de fuir. Et maintenant, puisque vous êtes, paraît-il, un peu à court de brandy à l’avant, je vous propose un échange : une bouteille de brandy contre deux seaux d’eau.

 

Telle fut la dernière clause du traité. Elle fut dûment exécutée des deux parts ; et ainsi Alan et moi nous pûmes enfin laver la dunette, et effacer les traces du carnage, et le capitaine et M. Riach retrouvèrent leur bonheur, qui avait nom : boire.

 

XII

Où il est question du Renard-Rouge

 

Nous n’avions pas achevé de nettoyer la dunette, qu’une brise se leva, du N. -N. -E. Elle emporta au loin la pluie et amena le soleil.

 

Une explication est ici nécessaire, et le lecteur fera bien de suivre sur la carte. Le jour où le brouillard nous enveloppa et où nous coulâmes le bateau d’Alan, nous avions embouqué le Little Minch. Le soir après la bataille, nous étions en panne à l’est de l’île Canna, ou plus exactement entre celle-ci et l’île Eriskay située au sud de Long Island. Or, de là, pour gagner le loch Linnhe, le plus direct eût été de passer par le Sound of Mull. Mais le capitaine n’avait pas de carte ; il craignait d’aventurer son brick au milieu des îles ; et comme la brise le favorisait, il aima mieux prendre par l’ouest de Tiree et longer la côte sud de la grande île de Mull.

 

Tout le jour la brise se maintint dans la même direction, fraîchissant au lieu de diminuer ; et, dans l’après-midi, une houle s’établit, venant du large des Hébrides. Nous devions, pour contourner les îles intérieures, nous diriger vers le sud-ouest, en sorte qu’au début nous eûmes cette houle par le travers, ce qui nous fit rouler fortement. Mais après la nuit tombée, quand nous eûmes doublé la pointe de Tiree et que nous mîmes le cap plus à l’est, la mer nous venait juste en poupe.

 

Cependant, le début de la journée, avant que la houle se levât, fut très agréable ; car nous voguions sous un beau soleil, au centre d’un panorama d’îles montagneuses. Alan et moi étions assis dans la dunette avec les portes ouvertes de chaque côté (le vent venait juste de l’arrière) à fumer l’excellent tabac du capitaine. Ce fut alors que nous nous contâmes nos histoires réciproques, ce qui fut précieux pour moi, car j’appris ainsi à connaître ce sauvage pays du Highland où je devais aborder si peu de temps après. À cette époque, où la grande révolte[16] avait juste pris fin, il fallait y réfléchir à deux fois avant de se risquer sur la bruyère.

 

Ce fut moi qui donnai l’exemple, en lui racontant mes malheurs, qu’il écouta avec beaucoup de sympathie. Mais lorsque je vins à faire mention de mon excellent ami M. Campbell le ministre, Alan prit feu et déclara qu’il haïssait quiconque portait ce nom.

 

– Mais, dis-je, c’est un homme à qui vous seriez fier de tendre la main.

 

– Je ne sais trop ce que je pourrais offrir à un Campbell si ce n’est du plomb. Je tirerais volontiers sur tous ceux de ce nom, comme sur des corbeaux. Si j’étais à mon lit de mort, je ramperais sur les genoux jusqu’à la fenêtre de ma chambre pour en abattre un.

 

– Bon Dieu, Alan, m’écriai-je, que vous ont fait les Campbell ?

 

– Eh bien, vous savez que je suis un Appin Stewart, et que les Campbell depuis longtemps persécutent et exterminent ceux de mon nom ; oui, et ils nous ont arraché des terres par trahison – mais jamais à la pointe de l’épée ! cria-t-il très haut, en assenant un grand coup de poing sur la table. (Mais je n’y fis pas attention, car je savais cet argument familier aux vaincus.) Il y a bien autre chose encore, continua-t-il, et le tout du même tonneau : langage mensonger, papiers menteurs, tours de vieux routiers, et, toujours sous les apparences de la légalité, ce qui est encore plus irritant.

 

– Vous qui êtes si prodigue de vos boutons, dis-je, je doute fort que vous soyez bon juge en matière d’affaires.

 

– Ah ! dit-il, en retrouvant son sourire, j’ai reçu ma prodigalité de la même main qui m’a donné les boutons, c’est-à-dire de mon pauvre père, Duncan Stewart, béni soit-il. C’était le plus charmant homme de sa race ; et la meilleure épée des Highlands, David, ce qui revient à dire : du monde, je le sais bien, car c’est lui qui m’a enseigné à tirer. Il fit partie de la Garde-Noire[17], dès les premiers enrôlements ; et, comme d’autres gentilshommes partisans, il se faisait suivre d’un écuyer pour lui porter son fusil, dans les marches. Or, le roi, dit-on, eut envie de voir un assaut d’épée du Highland. Mon père et trois autres nobles furent choisis, et envoyés à Londres, comme les meilleurs tireurs. On les mena donc au palais où, pendant deux heures d’affilée, ils déployèrent tout l’art de l’épée, devant le roi George[18] et la reine Caroline, et Cumberland le Boucher, et un tas d’autres que j’ignore. Et quand ce fut fini, le roi (qui n’était après tout qu’un vil usurpateur) leur donna de belles paroles et leur mit en main à chacun trois guinées. Or, en sortant du palais, ils passèrent devant une loge de portier ; et mon père, se disant qu’il était sans doute le premier gentilhomme highlander qui fût jamais passé par là, crut devoir donner au pauvre portier une haute idée de sa qualité. Il déposa donc les trois guinées du roi dans la main de cet homme, comme si c’était son habitude ordinaire. Les trois autres qui le suivaient font de même ; et les voilà dans la rue, sans un penny, certains disent que ce fut un tel, le premier à gratifier le portier du roi ; d’autres, que ce fut tel autre ; mais la vérité est que ce fut Duncan Stewart, comme je suis prêt à le soutenir aussi bien avec l’épée qu’avec le pistolet. Tel était mon père, Dieu ait son âme !

 

– Il n’a pas dû vous laisser beaucoup.

 

– C’est vrai. À part mes culottes, il m’a laissé peu de chose. Et c’est pourquoi j’en suis venu à m’enrôler, ce qui a nui grandement à ma réputation, et me ferait encore plus de tort si je tombais aux mains des habits-rouges.

 

– Hé quoi ! m’écriai-je, vous avez fait partie de l’armée anglaise ?

 

– Oui, moi-même, dit Alan. Mais j’ai déserté du bon côté, à Preston-Pans[19], et cela me console un peu.

 

Je n’étais pas de cet avis, car je tenais la désertion devant l’ennemi pour une faute impardonnable contre l’honneur. Toutefois, en dépit de ma jeunesse, je sus taire ma pensée.

 

– Mais, mon ami, dis-je, c’est la peine de mort !

 

– Oui, au cas où ils me prendraient, ce serait haut et court pour Alan ! Mais j’ai dans ma poche mon brevet signé du roi de France, qui me protégerait un peu.

 

– J’en doute fort.

 

– Moi aussi, répliqua-t-il sèchement.

 

– Mais bon Dieu, mon ami, m’écriai-je, vous qui êtes un rebelle condamné, un déserteur, et un homme du roi de France, pourquoi donc revenez-vous en ce pays ? C’est braver la Providence.

 

– Bah ! je suis revenu tous les ans depuis 46.

 

– Et quoi donc vous pousse, ami ?

 

– Eh bien, voyez-vous, je m’ennuie de mes amis et de chez moi. La France est un beau pays, sans doute ; mais j’y regrette la bruyère et les daims. Et puis j’ai certaines petites commissions à remplir. Des fois, ce sont quelques gars que je ramène au roi de France : des recrues, pour tout dire ; et puis aussi un peu d’argent. Mais l’affaire la plus importante est celle de mon chef, Ardshiel.

 

– Je croyais que votre chef s’appelait Appin.

 

– Oui, mais Ardshiel est le capitaine du clan, dit-il (ce qui ne m’avança guère). Voyez-vous, David, celui qui toute sa vie a été un si grand personnage, et qui descend des rois et porte leur nom, est présentement réduit à vivre dans une ville de France comme un simple particulier. Lui qui avait quatre cents épées à sa suite, je l’ai vu, de mes yeux, acheter du beurre au marché, et le rapporter chez lui dans une feuille de chou. C’est plus qu’affligeant, c’est une honte pour nous tous de sa famille et de son clan. Il y a les petits, en outre, les enfants et l’espoir d’Appin, qui doivent apprendre à lire et à tenir une épée, dans ce lointain pays. Or, les tenanciers d’Appin ont à payer une rente au roi George ; mais leur cœur est ferme, ils sont fidèles à leur chef ; et tant par amour que par un rien de pression, et voire une menace ou deux, les pauvres gens raclent une seconde rente pour Ardshiel. Eh bien, David, c’est moi qui suis chargé de la porter. Et, frappant sur sa ceinture, il fit sonner les guinées.

 

– Ils payent donc deux fois ? m’écriai-je.

 

– Oui, David, deux fois.

 

– Quoi ! Deux rentes ? répétai-je.

 

– Oui, David. J’ai raconté une autre histoire à cette espèce de capitaine ; mais je vous dis la vérité. Et je m’étonne moi-même du peu de pression qu’il y faut. Mais cela, c’est l’affaire de mon bon parent, cet ami de mon père, James des Glens ; James Stewart, c’est-à-dire : le demi-frère d’Ardshiel. C’est lui qui ramasse l’argent et en fait la répartition.

 

Ce fut la première fois que j’entendis le nom de ce James Stewart, qui devint plus tard si fameux au temps de sa pendaison. Mais j’y fis peu d’attention sur le moment, car j’avais l’esprit trop préoccupé par la générosité de ces pauvres Highlanders.

 

– Je trouve cela noble, m’écriai-je. Je suis un whig, ou peu s’en faut, mais je trouve cela noble !

 

– C’est vrai, vous êtes un whig, mais vous êtes aussi un gentilhomme, ce qui explique vos sentiments. Toutefois, si vous apparteniez à la race maudite des Campbell, vous grinceriez des dents, au contraire. Si vous étiez le Renard-Rouge…

 

Et sur ce nom ses mâchoires se serrèrent, et il se tut. Je n’ai jamais vu de visage plus féroce que celui d’Alan après qu’il eut nommé le Renard-Rouge.

 

– Et qui est le Renard-Rouge ? demandai-je, effrayé mais pourtant curieux.

 

– Qui il est ? s’écria Alan. Eh bien, je vais vous le dire. Lorsque les hommes des clans eurent été écrasés à Culloden, et la bonne cause perdue, alors que les chevaux piétinaient jusqu’aux paturons dans le meilleur sang du Nord, Ardshiel fut obligé de fuir comme un cerf traqué sur les montagnes – lui, sa femme et ses enfants. Nous eûmes toutes les peines du monde à le faire embarquer. Et il tenait encore la bruyère, que ces gredins d’Anglais, faute de lui prendre la vie, s’attaquèrent à ses biens. On le dépouilla de ses droits, en le dépouillant de ses terres ; on arracha les armes à tous ceux du clan, qui avaient porté les armes depuis trente siècles ; oui, et jusqu’aux habits de leurs dos – tant que c’est devenu un crime de porter un plaid de tartan[20], et qu’on peut vous mettre en prison si vous avez un kilt[21] autour des jambes. Mais il y a une chose qu’ils n’ont pas pu tuer. C’est l’amour que ceux du clan portent à leur chef. Ces guinées en sont la preuve. Et alors voici qu’apparaît un homme, un Campbell, cette tête rouge de Colin de Glenure…

 

– Est-ce lui que vous appelez le Renard-Rouge ? demandai-je.

 

– Allez-vous me le reprocher, s’écria farouchement Alan. Oui, c’est lui. Il arrive, exhibe des papiers du roi George, qui le nomment soi-disant agent royal sur les terres d’Appin. Au début, il file doux, et s’efforce d’amadouer Sheamus – c’est-à-dire James des Glens, l’agent de mon chef. Mais entre temps il lui vient aux oreilles ce que je vous ai raconté ; comme quoi les pauvres manants d’Appin, fermiers, laboureurs, bouviers, se dépouillent jusqu’à leurs plaids pour trouver une seconde rente, qui est envoyée outre-mer, à Ardshiel et ses pauvres enfants. Comment avez-vous jugé cela, quand je vous l’ai dit ?

 

– Je l’ai jugé noble, Alan, répondis-je.

 

– Et vous ne valez guère mieux qu’un simple whig ! s’écria-t-il. Mais quand cela parvint à Colin Roy, le noir sang des Campbell lui bouillit dans les veines. Il grinça des dents, attablé devant son vin. Quoi ! un Stewart aurait une bouchée de pain, et lui ne pourrait l’empêcher ? Ah ! Renard-Rouge, si jamais je te tiens au bout de mon fusil, le Seigneur ait pitié de toi ! – (Alan s’arrêta pour ravaler sa colère) – Eh bien, David, que fait-il ? Il met toutes les fermes à louer. Et il se dit, dans son noir cœur : Je vais trouver d’autres tenanciers qui enchériront sur ces Stewarts, ces Maccols et ces Macrobs (car ce sont les noms de mon clan, David), et alors, pense-t-il, Ardshiel n’aura plus qu’à tendre son bonnet sur les routes de France.

 

– Et après, dis-je, qu’est-ce qui arriva ?

 

Alan déposa sa pipe, éteinte depuis longtemps, et mit ses deux mains à plat sur ses genoux.

 

– Ah ! dit-il, vous ne le devineriez jamais ! Car ces mêmes Stewarts, ces mêmes Maccols et ces Macrobs (qui avaient deux rentes à payer, l’une au roi George, par la force brutale, l’autre à Ardshiel, de bonne volonté) lui offrirent un meilleur prix que tous les Campbell de l’Écosse ; et il avait été les chercher au loin – jusqu’aux bords de la Clyde et à la Croix d’Édimbourg, – les priant et les suppliant de venir, car il y avait un Stewart à affamer et un chien de Campbell à tête rouge à favoriser !

 

– Ma foi, Alan, dis-je, l’histoire est singulière, et bien belle aussi. Tout whig que je suis, je suis enchanté que cet homme ait été battu.

 

– Lui battu ? répéta Alan. Vous ne connaissez pas les Campbells, et encore moins le Renard-Rouge ! Lui battu ? Non ; et il ne le sera pas, avant que son sang ne teigne la colline ! Mais s’il vient un jour, ami David, où je trouve le temps et le loisir de lui faire un peu la chasse, il n’y a pas assez de bruyère dans toute l’Écosse pour le mettre à l’abri de ma vengeance !

 

– Ami Alan, lui dis-je, ce n’est sage ni chrétien de proférer ces paroles de colère. Elles ne feront aucun mal à celui que vous appelez le Renard-Rouge, et aucun bien à vous. Racontez-moi simplement l’histoire. Que fit-il ensuite ?

 

– Votre remarque est juste, David, dit Alan. C’est bien vrai, que cela ne lui fait pas de mal ; et tant pis ! Mais sauf en ce qui concerne la religion (et là-dessus mon avis est tout différent, sinon je ne serais pas chrétien) je pense assez comme vous.

 

– Votre avis n’a rien à voir ici, on sait bien que la religion interdit la vengeance.

 

– Ah ! comme on sent que vous avez reçu votre éducation d’un Campbell ! Le monde serait trop beau pour eux et leurs pareils, s’il n’existait des choses comme un gars avec son fusil derrière un buisson de bruyère ! Mais revenons à l’histoire. Voici donc ce qu’il fit.

 

– Oui, dis-je, continuez.

 

– Eh bien, David, ne pouvant se débarrasser des loyaux paysans par les bons moyens, il jura d’en venir à bout par les mauvais. Ardshiel devait mourir de faim : tel était le résultat final à obtenir. Et puisque ceux qui le nourrissaient dans son exil refusaient de se laisser acheter – de gré ou de force il les chasserait. Il envoie donc chercher des gens de loi, des paperasses et des habits-rouges pour le seconder. Et les pauvres gens de ce pays durent tous faire leurs paquets et décamper, chaque fils hors de la maison paternelle, chacun loin de l’endroit où il avait été nourri et élevé, et où il avait joué dans son enfance. Et qui vint les remplacer ? Des gueux à jambes nues. Le roi George peut attendre ses rentes ; il lui faudra s’en passer et économiser le beurre sur son pain. Mais qu’importe à Colin le Rouge ? Faire du mal à Ardshiel, cela lui suffit ; s’il peut retirer le manger de la table de son chef, et les jouets des mains de ses enfants, il rentrera chez lui en chantant victoire.

 

– Permettez-moi une remarque, dis-je. Soyez sûr que s’ils recueillent moins de rentes, soyez sûr que le gouvernement a mis la main au plat. Ce n’est pas la faute à ce Campbell, ami, c’est par ordre qu’il le fait. Et si demain vous tuez ce Colin, vous en porterez-vous mieux ? Il sera aussitôt remplacé par un autre agent, juste le temps de faire la route.

 

– Vous êtes un brave garçon dans le combat, dit Alan, mais l’ami, vous avez du sang whig en vous !

 

Il parlait assez doucement, mais il y avait sous son mépris une telle colère que je crus bon de changer de conversation. J’exprimai mon étonnement de voir qu’avec les Highlands couverts de troupes, et gardés comme une ville assiégée, un homme dans sa situation pût aller et venir sans être pris.

 

– C’est plus facile que vous ne croyez, dit Alan. Un versant de colline découvert, voyez-vous, équivaut tout entier à une grand-route : s’il y a une sentinelle à un endroit, vous passez par un autre. Et puis la bruyère est d’un grand secours. Et partout il y a des maisons amies et des granges et du foin. Et encore, quand on parle d’un pays couvert de troupes, ce n’est là qu’une manière de parler. Un soldat ne couvre que juste l’espace de ses semelles de souliers. J’ai péché avec une sentinelle de l’autre côté du torrent et j’ai ramené une belle truite. Je suis resté dans un buisson de bruyère à six pieds d’une autre sentinelle, et j’ai appris de lui à siffler un air vraiment joli. Tenez, le voici.

 

Et il me le siffla.

 

– Et d’ailleurs, reprit-il, cela ne va plus aussi mal qu’en 46. Les Highlands sont ce qu’on appelle pacifiés. Rien d’étonnant, s’il ne reste pas un fusil ni un sabre, de Cantyre au cap Wrath, sauf ceux que les gens avisés ont cachés dans le chaume de leur toit. Mais je voudrais savoir, David, combien cela va durer ? Pas longtemps, dirait-on, avec des gens comme Ardshiel en exil, et au pays des gens comme le Renard-Rouge en train de siroter du vin et d’opprimer les pauvres. Mais il est difficile de savoir ce que le peuple supportera ou non… Ou comment Colin-le-Rouge pourrait cavalcader sur tout mon malheureux pays d’Appin, sans rencontrer jamais un brave garçon pour lui envoyer une balle.

 

Sur quoi Alan se mit à rêver, et resta longtemps sans rien dire.

 

J’ajoute ici, à propos de mon ami, qu’il était habile sur les instruments de musique, en particulier sur la cornemuse, et poète réputé dans sa langue ; il avait lu assez de livres français et anglais ; c’était un tireur immanquable, un bon pêcheur à la ligne, un excellent escrimeur aussi bien à l’épée qu’à son arme spéciale[22]. Quant à ses défauts, il les portait sur le visage, et je les connaissais déjà tous. Mais le pire, sa propension puérile à prendre la mouche et à chercher querelle, il s’en départit avec moi, en considération de la bataille de la dunette. Mais si ce fut parce que je m’étais bien comporté, ou parce que j’avais été le témoin de ses beaucoup plus grandes prouesses, je ne saurais le dire. Car il avait beau estimer hautement le courage chez les autres, il l’admirait surtout chez Alan Breck.

 

XIII

La perte du brick

 

Il était déjà tard dans la soirée, et il faisait aussi sombre qu’il était possible à cette époque de l’année (c’est-à-dire qu’il faisait encore très clair) lorsque Hoseason avança la tête par la porte de la dunette.

 

– Dites donc, fit-il, venez un peu voir si vous êtes capable de nous piloter.

 

– Allez-vous nous jouer un tour ? demanda Alan.

 

– Est-ce que j’ai l’air disposé à jouer un tour ? s’écria le capitaine. J’ai autre chose à penser… Mon brick est en danger.

 

À sa mine préoccupée, et surtout au ton inquiet sur lequel il parlait de son brick, nous vîmes bien que c’était sérieux ; aussi Alan et moi, sans crainte de guet-apens, sortîmes sur le pont.

 

Le ciel était clair ; il ventait dur, et il faisait cruellement froid. Le crépuscule s’attardait à l’horizon, et la lune, presque pleine, resplendissait. Le brick louvoyait au plus près, pour doubler la pointe sud-ouest de l’île de Mull, dont nous avions les sommets (que dominait Ben More, empanaché de brume) par bâbord avant. Malgré l’orientation défavorable de sa voilure, le Covenant coupait les lames à grande vitesse, tanguant et roulant, poursuivi par la houle d’ouest.

 

En somme, la nuit n’était pas trop mauvaise pour tenir la mer ; et je me demandais ce qui pouvait bien préoccuper ainsi le capitaine, lorsque le brick s’élevant soudain au sommet d’une haute lame, il désigna quelque chose en nous criant de regarder. Par le bossoir sous le vent, une sorte de fontaine jaillit sur la mer, au clair de lune, et aussitôt après nous entendîmes un rugissement sourd.

 

– Comment appelez-vous cela ? demanda le capitaine d’un air sombre.

 

– La mer qui brise sur un écueil, dit Alan. Mais nous savons où il est ; que voulez-vous de mieux ?

 

– Oui, dit le capitaine ; si c’était le seul.

 

Et, en effet, tandis qu’il parlait, une deuxième fontaine jaillit vers le sud.

 

– Là ! dit Hoseason, vous l’avez vu. Si j’avais connu ces récifs, si j’avais une carte, ou si Shuan vivait encore, ce n’est pas soixante guinées, non, ni même six cents, qui m’auraient fait risquer mon brick dans un pareil cimetière ! Mais vous, monsieur, qui deviez nous piloter, n’avez-vous rien à dire ?

 

– Je crois, dit Alan, que ces rochers sont ceux qu’on appelle les Torran.

 

– Y en a-t-il beaucoup ? demanda le capitaine.

 

– À vrai dire, monsieur, répondit Alan, je ne suis pas pilote, mais j’ai dans l’idée qu’ils occupent dix milles d’étendue.

 

M. Riach et le capitaine se regardèrent.

 

– Il y a une passe, je suppose ? dit le capitaine.

 

– Sans doute, dit Alan, mais où ? Cependant je crois me rappeler que l’eau est plus libre vers la terre.

 

– Vraiment ? dit Hoseason. Il nous faut donc serrer le vent. Monsieur Riach, il nous faut doubler la pointe de Mull d’aussi près que possible ; mais alors la terre va nous intercepter la brise, avec ce cimetière de navires sous notre vent ! N’importe ! Nous y sommes, il ne nous reste plus qu’à poursuivre.

 

Il donna un ordre à l’homme de barre, et envoya Riach à la hune de misaine. Il n’y avait sur le pont que cinq hommes, y compris les officiers ; les seuls qui fussent aptes (ou du moins aptes et de bonne volonté) pour la manœuvre. Ce fut donc à M. Riach de monter en haut, et il s’installa dans la hune, surveillant la mer et nous criant sur le pont ce qu’il apercevait.

 

– La mer dans le sud est pleine de brisants, héla-t-il ; puis, au bout d’une minute : elle semble plus libre vers la terre.

 

– Eh bien, monsieur, dit Hoseason à Alan, nous allons essayer votre route. Mais je crois que je pourrais aussi bien me fier à un violoneux aveugle. Priez Dieu que vous soyez dans le vrai !

 

– Priez Dieu que je le sois ! me dit Alan. Mais où ai-je entendu cela… Bah ! ce qui doit arriver arrive.

 

À mesure que nous approchions de la pointe, les écueils se multipliaient jusque sur notre route ; et les appels de M. Riach nous faisaient sans cesse modifier notre course. Plusieurs fois, ce fut juste à temps, car nous passâmes si près d’un récif à bâbord que la mer en brisant dessus nous envoya jusque sur le pont une averse d’embruns.

 

La nuit claire nous laissait voir ce danger aussi nettement que s’il eût fait jour, et nous en étions peut-être encore plus alarmés. Elle me laissait voir aussi la mine du capitaine qui se tenait auprès de l’homme de barre, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et parfois soufflant dans ses mains, mais toujours aux écoutes et aux aguets, et aussi ferme que l’acier. Ni lui ni M. Riach n’avaient fait bonne figure dans le combat ; mais je vis qu’ils étaient braves dans leur métier, et les admirai d’autant plus qu’Alan me parut bien pâle.

 

– Pardieu, David, dit-il, ce genre de mort ne me plaît guère.

 

– Hé quoi ! Alan ! m’écriai-je, auriez-vous peur ?

 

– Non, dit-il, en se passant la langue sur les lèvres, mais vous avouerez que cette fin est par trop froide.

 

À ce moment, après avoir beaucoup louvoyé de côté et d’autre pour éviter les récifs, quoique toujours serrant de près le vent et la terre, nous avions dépassé Iona et arrivions à hauteur de Mull. Le courant de marée à la pointe de l’île était très violent, et menaçait de jeter le brick à la côte. On mit deux hommes à la barre, et Hoseason lui-même leur donnait parfois un coup de main. Le spectacle était singulier, de ces trois hommes vigoureux pesant de tout leurs poids sur le timon, qui se révoltait comme un être vivant, et les forçait à reculer. C’est alors que nous aurions couru le plus grand danger, si la mer n’eût été libre d’obstacles sur une certaine étendue. M. Riach, d’ailleurs, annonça d’en haut qu’il voyait la mer dégagée devant.

 

– Vous aviez raison, dit Hoseason à Alan. Vous avez sauvé le brick, monsieur ; et ne l’oublierai pas quand viendra l’heure des comptes.

 

Et je crois qu’il n’en avait pas seulement l’intention, mais qu’il l’aurait fait, tant le Covenant tenait de place dans son cœur. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, les choses ayant tourné autrement qu’il ne le prévoyait.

 

– Appuyez d’un point en dehors, héla M. Riach. Récif au vent !

 

Mais à la même minute le flux s’empara du brick et lui déroba le vent. Les voiles retombèrent, inertes. Le navire fut emporté comme un jouet, et presque aussitôt il talonna contre un écueil avec une violente secousse qui nous fit tous tomber à plat sur le pont et faillit projeter M. Riach à bas de sa hune.

 

Je fus debout à l’instant. Le récif sur lequel nous avions touché était situé tout proche de la pointe sud-ouest de Mull, en face d’une petite île appelée Earraid, qui surgissait, basse et noire, à bâbord. Tantôt les lames déferlaient en plein sur nous ; tantôt elles ne faisaient qu’engager plus avant sur le récif le pauvre brick, que nous entendions se disloquer à mesure ; et les claquements des voiles, les sifflements du vent, l’écume emportée dans le clair de lune complétaient si bien ce tableau d’épouvante, que je dus en perdre à moitié la tête, car je me demandais si tout ce qui se passait était bien réel.

 

Je m’aperçus bientôt que M. Riach et les hommes s’affairaient autour de la yole, et, toujours dans le même état d’absence, je courus à leur aide. Mais dès que j’eus mis la main à la besogne, je recouvrai ma lucidité. La tâche n’était pas aisée, car la yole était amarrée au milieu du pont, et tout encombrée de cordages, et le déferlement des coups de mer m’obligeait sans cesse à lâcher prise ; néanmoins nous peinions comme des chevaux, de toutes nos forces.

 

À ce moment, les blessés capables de se mouvoir se hissèrent par le canot d’échelle et vinrent nous assister, et ceux qui ne pouvaient bouger de leurs couchettes me perçaient le cœur en nous suppliant à grands cris de les secourir.

 

Le capitaine ne faisait rien. Il semblait frappé de stupeur. Il se tenait aux étais, parlant tout seul et gémissant à chaque fois que le navire retombait sur l’écueil. Son brick lui était plus cher que tout au monde ; il avait pu assister, de longs jours, au supplice du pauvre Ransome ; mais à présent qu’il s’agissait de son brick, on eût dit qu’il partageait sa souffrance.

 

De tout le temps que nous travaillâmes autour de l’embarcation, je me rappelle une seule chose : que je demandai à Alan quel était le pays dont nous apercevions la côte ; et il répondit que c’était le pire possible pour lui, car ce territoire appartenait aux Campbell.

 

Nous avions chargé un des blessés de veiller aux lames et de nous avertir de leur venue. Or, nous allions enfin mettre le canot à la mer, quand cet homme poussa un cri : « Pour l’amour de Dieu, tenez bon ! » Nous comprîmes, à son intonation, qu’il s’agissait d’un coup de temps plus qu’ordinaire ; et en vérité la lame qui survint était si monstrueuse qu’elle enleva le brick et le laissa retomber sur le flanc. Je ne sais si le cri vint trop tard, ou si je me tenais mal ; mais la soudaine inclinaison du navire me projeta par-dessus les bastingages dans la mer.

 

Je m’enfonçai et bus un coup ; puis je revins à la surface, entrevis la lune, et coulai de nouveau. On dit que la troisième fois est la bonne. En ce cas, je ne dois pas être fait comme tout le monde, car je ne veux pas écrire combien de fois je coulai, et combien de fois je remontai. Cependant, j’étais roulé, battu, asphyxié par l’eau que j’avalais ; et le tout m’ahurissait au point que je n’avais ni peur ni regret.

 

À la fin, je m’aperçus que j’étais cramponné à une pièce de bois, grâce à laquelle je flottais à peu près. Alors je restai tranquille dans l’eau, et commençai à revenir à moi.

 

C’était la vergue de rechange que j’avais saisie, et je m’étonnai de voir à quelle distance du brick elle m’avait dérivé. Je hélai le brick ; mais il était évident qu’on n’entendait pas mes cris. Le navire tenait bon, mais j’étais trop loin et trop bas situé pour voir si le canot avait enfin été mis à la mer.

 

Tout en hélant le brick, je m’aperçus qu’entre lui et moi il y avait un espace exempt de grosses lames, mais qui était tout blanc sous la lune et couvert de remous. Parfois cette zone se déplaçait en bloc, de côté, comme la queue d’un serpent vivant ; parfois elle disparaissait entièrement, puis se remettait à bouillonner. Je ne devinais pas de quoi il s’agissait, et je m’en effrayai d’abord davantage, mais je compris bientôt que ce devait être le « raz » ou courant de jusant qui m’avait emporté si vite et roulé si rudement, et qui, à la fin, comme fatigué de ce jeu, m’avait rejeté avec la vergue sur sa limite extrême, vers la terre.

 

J’étais alors immobile, et m’aperçus bientôt que l’on peut mourir de froid aussi bien qu’en se noyant. Le rivage d’Earraid était tout proche ; j’apercevais au clair de lune les taches sombres de la bruyère et les roches pailletées de mica.

 

Il serait singulier, me dis-je, que je ne puisse aller jusque-là !

 

Je ne savais pas nager, car la rivière d’Esson était faible dans notre voisinage ; mais en m’appuyant des deux bras sur la vergue, et en lançant des coups de pied, je vis bientôt que j’avançais. L’exercice était rude, et mes progrès terriblement lents ; mais au bout d’une heure occupée à ruer et barboter, je me trouvai assez avancé entre les pointes d’une baie sablonneuse dominée par des collines basses.

 

La mer était tout à fait paisible ; on n’entendait pas de ressac ; la lune resplendissait ; mais je songeai que je n’avais jamais vu endroit si désert et lugubre. C’était pourtant la terre : l’eau devint si peu profonde que j’abandonnai ma vergue et m’avançai à pied dans le gué. Étais-je plus las que reconnaissant, je ne sais ; les deux, en tout cas : fatigué comme je ne l’avais jamais été avant cette nuit, et reconnaissant comme j’espère l’avoir été souvent, quoique jamais avec plus de motif.

 

XIV

L’îlot

 

Mon arrivée à terre inaugura la plus malheureuse période de mes aventures. Il était une heure du matin, et bien que le vent fût intercepté par la terre, la nuit était glaciale. Je n’osai m’asseoir, de crainte de geler, mais je retirai mes souliers et marchai çà et là sur le sable, pieds nus et me battant les flancs désespérément. Pas un bruit d’homme ni de bétail ; pas un chant de coq, bien que ce fût le temps de leur premier éveil ; les lames seules brisaient au loin, me rappelant mes dangers et ceux de mon ami. Cette promenade au long de la mer, à cette heure matinale, et dans cet endroit désert, m’inspirait une sorte de terreur.

 

Dès que le jour pointa, je remis mes souliers et grimpai sur une colline – la plus rude escalade que j’entrepris jamais, – ne cessant de trébucher entre de gros blocs de granit, ou sautant de l’un à l’autre. Quand j’atteignis le sommet, l’aurore était venue. On ne voyait plus trace du brick, qui avait dû être soulevé de l’écueil et sombrer. Le canot, également, était devenu invisible. L’océan était vide de voiles ; et sur l’espace que je découvrais de la terre, n’apparaissaient ni un homme ni une maison.

 

Je n’osais penser à ce qui était advenu de mes compagnons, et j’avais peur de regarder plus longtemps ce paysage vide. D’ailleurs, la fatigue, mes habits mouillés, et mon estomac qui commençait à crier famine me tourmentaient suffisamment. Je me mis donc en route vers l’est, dans l’espoir de découvrir une maison où je pourrais me réchauffer, et peut-être avoir des nouvelles de ceux que j’avais perdus. Au pis-aller, je réfléchis que le soleil, une fois levé, aurait vite fait sécher mes vêtements.

 

Je dus bientôt m’arrêter devant une coupure du rivage, une sorte de crique par où la mer semblait s’enfoncer très loin dans les terres, et comme je n’avais aucun moyen de traverser cette crique, il me fallut changer de direction afin de la contourner. La marche était toujours très dure ; en fait, non seulement Earraid tout entier, mais la partie avoisinante de Mull (appelée le Ross) n’est qu’un chaos de blocs de granit entremêlés de bruyère. Au début, la crique allait se rétrécissant comme je l’avais prévu ; mais bientôt, j’eus la surprise de la voir s’élargir de nouveau. Je me grattai la tête sans découvrir la vérité ; mais à la fin, en arrivant sur une élévation, je compris soudain que j’avais été jeté sur une petite île déserte, et que la mer salée m’entourait.

 

Au lieu du soleil qui, en se levant, m’aurait séché, ce fut la pluie qui tomba, mêlée à un brouillard épais ; et ma situation devint lamentable.

 

J’étais sous la pluie à frissonner, me demandant ce que j’allais devenir, lorsque je m’avisai que la crique était peut-être guéable. Je retournai au point le plus étroit et m’avançai dans l’eau. Mais à moins de trois yards du bord, je m’enfonçai brusquement jusque par-dessus les oreilles ; et si je n’y restai pas, je l’attribue à la providence plutôt qu’à mon adresse. Je n’en fus pas plus mouillé (c’était impossible), mais j’eus encore plus froid, et la perte de ce nouvel espoir me rendit plus malheureux.

 

Et alors, tout d’un coup, je me rappelai la vergue. Elle, qui m’avait transporté parmi le jusant, me ferait certainement passer en sûreté cette petite crique paisible. J’entrepris donc avec audace de traverser l’île, pour chercher la vergue et la rapporter. Ce fut un voyage extrêmement pénible, et si l’espoir ne m’avait pas soutenu, je me serais jeté à terre sans plus rien tenter. La soif, causée par l’eau salée, ou par un début de fièvre, me tourmentait, et je dus faire halte pour boire un peu de l’eau bourbeuse accumulée par la pluie dans une crevasse.

 

J’atteignis enfin la baie, plus mort que vif ; et au premier coup d’œil je compris que la vergue s’était éloignée vers le large. Je m’avançai pour la troisième fois, dans la mer. Le sable était lisse et ferme, et s’abaissait graduellement ; je marchai dans l’eau jusqu’au moment où elle atteignit mon cou et où les vaguelettes me mouillèrent le visage. Mais à cette profondeur mes pieds commençaient à perdre prise, et je n’osai m’aventurer plus loin. Quant à la vergue, je la voyais se balancer tout tranquillement à quelque vingt pieds devant moi.

 

Je m’étais bien comporté jusque-là ; mais à cette suprême déception je regagnai le rivage, et me jetai sur la grève en pleurant.

 

Le temps que je passai sur l’île est pour moi un si affreux souvenir qu’il m’est impossible d’y insister. J’ai lu des histoires de naufragés, mais ils ont toujours les poches pleines d’outils, ou bien une caisse de provisions est jetée à terre avec eux, comme par un fait exprès. Mon cas était tout différent. Je n’avais rien dans les poches que de l’argent et le bouton d’Alan ; et, élevé dans l’intérieur du pays, j’étais aussi dépourvu de savoir que de ressources.

 

Je n’ignorais pas, toutefois, que les coquillages sont considérés comme bons à manger ; et sur les rochers de l’îlot, je trouvai une grande quantité de patelles, que j’eus d’abord beaucoup de peine à arracher de leurs places, ignorant qu’il était nécessaire de faire vite. Il y avait encore de ces petits coquillages que nous appelons des « boucs[23] », et dont le nom correct est bigorneau. De ces deux genres-là, je fis toute ma nourriture, les dévorant froids et crus comme je les trouvais ; et j’étais si affamé qu’au début ils me parurent délicieux.

 

Peut-être n’était-ce pas la bonne saison, ou peut-être y avait-il une mauvaise influence dans la mer aux alentours de mon île. En tout cas, je n’eus pas plutôt mangé mes premières poignées que je fus pris de vertiges et de nausées, et passai quelque temps dans un état voisin de la mort. Un second essai de la même nourriture (je n’en avais pas d’autre) me réussit et me rendit des forces. Mais aussi longtemps que je fus sur l’île, je ne sus jamais ce qui m’attendait après avoir mangé ; parfois tout allait bien, et parfois je tombais dans un malaise affreux ; et je ne pus jamais reconnaître quelle espèce déterminée de coquillages m’était nuisible.

 

Tout le jour, la pluie tomba à flots ; l’île en était trempée comme une éponge ; impossible d’y découvrir un endroit sec ; et quand je me couchai cette nuit-là, entre deux blocs de rocher qui formaient une sorte de toit, mes pieds trempaient dans une flaque.

 

Le deuxième jour, je parcourus l’île dans toutes les directions. Pas une place qui en valût mieux que l’autre ; tout était rocs et désolation ; rien de vivant que des volatiles que je n’avais pas le moyen de tuer, et des goélands qui hantaient les écueils en quantité prodigieuse. Mais la crique, ou canal, qui séparait l’île de la terre principale du Ross, s’ouvrait au nord sur une baie, laquelle à son tour donnait dans le détroit d’Iona. Ce fut là dans ce voisinage que j’établis mon home ; quoique si j’avais réfléchi à ce seul mot de home, en pareil lieu, j’aurais sûrement éclaté en sanglots.

 

Mon choix ne manquait pas de bonnes raisons. Il y avait dans cette partie de l’île une sorte de cabane, ressemblant à une hutte à cochons, où les pêcheurs venaient dormir au besoin ; mais le toit de gazon avait fini par tomber à l’intérieur, si bien que la cabane n’offrait aucun abri, moins même que mes rochers. Fait plus important, les coquillages dont je vivais croissaient par là en grande abondance ; à marée basse, j’en pouvais ramasser un boisseau d’un coup : et c’était là une commodité évidente. Mais l’autre raison était plus intime. Je ne pouvais m’accoutumer à cette affreuse solitude, et ne cessais de regarder tout autour de moi (comme un homme pourchassé) partagé entre la crainte et l’espérance de voir arriver une créature humaine. Or, d’un peu plus haut, sur le monticule dominant la baie, je découvrais au loin sur Iona une grande église antique et des toits de maisons. Et de l’autre côté, sur le bas pays du Ross, je voyais monter de la fumée, matin et soir, comme s’il y avait une demeure cachée dans un creux de terrain.

 

Je pris l’habitude de contempler cette fumée, lorsque j’étais mouillé et glacé et à demi affolé par la solitude ; et je pensais à ces gens assis au coin du feu, tant que le cœur m’en brûlait. Je faisais de même pour les toits d’Iona. Bref, cet aperçu des habitations des hommes et de leur vie familière avait beau aiguiser mes souffrances, il maintenait par ailleurs l’espoir en vie, et m’aidait à manger mes coquillages crus (qui me devinrent bientôt un objet d’écœurement) et me préservait de l’espèce d’effroi que je ressentais une fois seul parmi les rocs inertes, les oiseaux, la pluie, et la mer froide.

 

Je dis que cette vue maintenait l’espoir en vie ; car je ne croyais pas possible qu’on pût me laisser mourir sur les côtes de mon pays natal, en vue d’un clocher et des fumées des habitations. Mais le deuxième jour se passa ; et tant que dura la lumière, je ne cessai de guetter l’apparition d’un bateau sur le Sound ou d’hommes sur le Ross, mais aucun secours ne s’approcha de moi. Il pleuvait toujours, et je me réfugiai dans le sommeil, aussi trempé que possible, avec un cruel mal de gorge, mais un rien consolé, peut-être, d’avoir dit bonsoir à mes proches voisins, les gens d’Iona.

 

Charles II affirmait qu’on pouvait passer la nuit dehors un plus grand nombre de jours de l’année en Angleterre que nulle part ailleurs. C’est bien le point de vue d’un roi, ayant un palais à sa disposition et des rechanges de vêtements secs. Mais il a dû être plus favorisé, durant sa fuite de Worcester, que moi sur mon île misérable. Nous étions au cœur de l’été, et pourtant la pluie dura plus de douze heures, et le temps ne s’éclaircit que l’après-midi du troisième jour.

 

Ce fut le jour des événements. Dès le matin, j’aperçus un daim rouge, un mâle pourvu d’une belle paire d’andouillers, debout sous la pluie au plus haut de l’île ; mais il ne m’eut pas plus tôt vu me lever de dessous mes rochers, qu’il détala dans la direction opposée. Je me dis qu’il avait passé le détroit à la nage ; mais je n’imaginai pas ce qui pouvait bien attirer un être vivant sur Earraid.

 

Un peu plus tard, comme je ramassais mes patelles, je fus surpris de voir une pièce d’or tomber à mes pieds sur un rocher et rebondir jusque dans la mer. Quand les matelots m’avaient rendu mon argent, ils avaient gardé, outre un bon tiers de la somme totale, la bourse de cuir de mon père ; si bien que depuis lors je portais mon or à même une poche fermée par un bouton. Je compris alors que cette poche devait être trouée, et j’y portai la main précipitamment. Mais c’était là barricader l’étable après que la vache a été volée. J’avais pris la mer à Queensferry avec près de cinquante livres ; à présent, je ne retrouvais plus que deux guinées et un shilling d’argent.

 

Il est vrai que je ramassai un peu plus tard une troisième guinée, qui brillait sur un espace gazonné. Le tout faisait une fortune de trois livres quatre shillings, monnaie anglaise, pour un garçon, l’héritier légitime d’un domaine, qui était à cette heure mourant de faim sur la pointe extrême des sauvages Highlands.

 

Cet état de mes affaires acheva de me démoraliser ; et de fait ma situation, ce troisième matin, était réellement pitoyable. Mes habits s’en allaient en lambeaux, mes bas en particulier n’existaient pour ainsi dire plus, et j’avais les jambes dénudées ; mes mains étaient complètement ramollies à force d’être mouillées ; ma gorge me faisait très mal, ma faiblesse devenait extrême, et l’affreuse nourriture à laquelle j’étais condamné m’inspirait un dégoût tel que sa seule vue me soulevait le cœur.

 

Et cependant, le pis était encore à venir.

 

Il y a, vers le nord-ouest d’Earraid, un roc de bonne hauteur que (pour son sommet plat et la vue qu’il donnait sur le Sound) j’avais pris l’habitude de fréquenter. Car je ne restais guère à la même place, sauf pour dormir ; ma misère ne me laissait pas de repos, et je ne faisais que me harasser par de continuelles et vaines allées et venues sous la pluie.

 

Néanmoins, dès que le soleil se dégagea, je m’étendis sur le haut du roc pour me sécher. Le réconfort du soleil est une chose inexprimable. Il me fit envisager avec espoir ma délivrance, dont j’avais commencé à douter ; et je promenais mes regards avec un intérêt nouveau sur la mer et le Ross. Au sud de mon roc, une avancée de l’île me cachait le large, de sorte qu’un bateau pouvait fort bien s’approcher à mon insu de ce côté jusqu’aux abords immédiats.

 

Or, tout à coup, un lougre à voile brune et monté par deux hommes déboucha de cette pointe, le cap sur Iona. Je le hélai, puis tombai à genoux sur le roc en levant les bras et adressant des prières aux pêcheurs. Ils étaient assez proches pour m’entendre ; je distinguais même la nuance de leurs cheveux ; et il n’est pas douteux qu’ils me virent, car ils me crièrent quelque chose en gaélique, et se mirent à rire. Mais le bateau ne se détourna pas, et continua de faire voile, sous mes yeux, vers Iona.

 

Je ne pouvais croire à semblable perversité, et courant le long de la côte de roc en roc, j’invoquais leur pitié à grands cris. Ils étaient déjà hors de portée de ma voix, que je continuais mes appels et mes signaux ; et quand ils eurent disparu, je pensai que mon cœur allait éclater. De toute la durée de mes tribulations, je ne pleurai que deux fois. Une première, quand je dus renoncer à atteindre la vergue, et la deuxième, lorsque ces pêcheurs firent la sourde oreille à mes cris. Mais cette fois, je pleurai et hurlai comme un enfant gâté, arrachant le gazon avec mes ongles, et m’égratignant la figure contre la terre. Si un désir suffisait à tuer, ces deux pêcheurs n’auraient pas vu le matin, et je serais probablement mort sur mon île.

 

Ma rage un peu tombée, il me fallut manger de nouveau, mais ce fut avec un dégoût presque insurmontable. Évidemment, j’aurais mieux fait de m’abstenir, car ma pêche m’empoisonna de nouveau. Je ressentis les mêmes souffrances que la première fois : ma gorge douloureuse m’empêchait presque de déglutir, il me prit un accès de frissons violents, dont mes dents s’entrechoquaient ; et ma sensation de malaise dépassait tout ce qu’on peut exprimer en écossais ou en anglais. Je me crus prêt à mourir, et me recommandai à Dieu, pardonnant à tous, y compris mon oncle et les pêcheurs. Dès que je me fus ainsi résigné au pis, une sérénité descendit en moi ; je remarquai que la nuit serait belle, que mes vêtements étaient presque secs ; bref, que j’étais en meilleure posture que jamais, depuis mon atterrissage sur l’île ; et je finis par m’endormir, avec une pensée de gratitude.

 

Le lendemain (mon quatrième jour de cette affreuse existence) je sentis que mes forces physiques étaient presque épuisées. Mais le soleil brillait, l’air était doux, et ce que je réussis à manger des coquillages me profita et ranima mon courage.

 

J’étais à peine de retour sur mon roc (c’était ma première occupation, sitôt après avoir mangé) que j’aperçus un bateau qui descendait le Sound, le cap, me semblait-il, dans ma direction.

 

Je me mis aussitôt à espérer et à craindre démesurément ; car je me figurais que ces hommes s’étaient repentis de leur cruauté et revenaient à mon secours. Mais une autre déception comme celle de la veille était plus que je n’en pouvais supporter. Je tournai donc le dos à la mer, et ne la regardai pas avant d’avoir compté plusieurs centaines. Le bateau se dirigeait toujours vers l’île. Après cela, je comptai jusqu’à mille, le plus lentement possible, mon cœur battant à rompre. Et alors je n’eus plus de doute : il s’en venait droit sur Earraid !

 

Je ne pus me contenir davantage, et courus au bord de la mer, où je m’avançai, d’un roc à l’autre, tant que je pus aller. C’est merveille si je ne me noyai pas ; car au moment où je fus forcé de m’arrêter enfin, mes jambes flageolaient, et ma bouche était si sèche qu’il me fallait l’humecter avec de l’eau de mer, avant d’être capable de héler.

 

Cependant, la barque approchait ; je reconnus alors que c’était la même barque et les mêmes hommes que la veille. Je le voyais à leurs cheveux, que l’un avait d’un jaune pâle et l’autre bruns. Mais cette fois il y avait avec eux un troisième personnage qui semblait être d’une condition supérieure.

 

Dès qu’ils furent à portée d’appel, ils amenèrent la voile et restèrent sur place. En dépit de mes supplications, ils n’approchèrent pas davantage, et, ce qui m’effraya le plus, le nouvel homme poussait des hi-hi de rire tout en parlant et me regardant.

 

Puis il se leva dans la barque et m’adressa un long discours, débité avec volubilité et de grands gestes de la main. Je lui répondis que j’ignorais le gaélique. Cela parut l’irriter beaucoup, et je commençai à soupçonner qu’il s’était figuré parler anglais. En prêtant mieux attention, je saisis à plusieurs reprises le mot « quelconque » ; tout le reste était du gaélique, et je n’y entendais pas plus qu’à du grec ou de l’hébreu.

 

– Quelconque, dis-je, pour lui montrer que j’avais saisi un mot.

 

– Oui, oui… oui, oui, dit-il, en regardant les autres, comme pour leur dire : « Vous voyez bien que je parle anglais », et se remit dur comme fer à son gaélique.

 

Cette fois, je cueillis au passage un autre mot, « marée ». Alors, j’eus une lueur d’espérance. Je me rappelai qu’il désignait continuellement avec sa main la terre ferme du Ross.

 

– Voulez-vous dire qu’à marée basse… ? m’écriai-je, sans pouvoir achever.

 

– Oui, oui, dit-il. Marée.

 

Là-dessus, je tournai le dos à leur barque (où mon conseilleur avait recommencé à hennir de rire), refis par sauts et par bonds, d’une pierre à l’autre, le chemin par où j’étais venu, et traversai l’île en courant comme je n’avais jamais couru. En moins d’une demi-heure, j’arrivai sur les bords de la crique ; et en vérité, elle s’était réduite à un mince filet d’eau, où je m’élançai. Je n’en eus pas plus haut que les genoux, et pris pied sur l’île principale avec un cri de joie.

 

Un garçon élevé au bord de la mer ne serait pas demeuré un jour entier sur Earraid, car c’est ce qu’on appelle une île de marée, et sauf en période de morte-eau, on peut y accéder ou la quitter deux fois en vingt-quatre heures, soit à pied sec, soit, au pis-aller, en se déchaussant. Même moi, qui voyais la marée baisser et monter sous mes yeux dans la baie, et qui même attendais le reflux pour ramasser mes coquillages, – même moi, dis-je, si j’avais un peu réfléchi, au lieu de me révolter contre mon sort, j’aurais eu tôt fait de pénétrer le mystère et de m’évader. Rien d’étonnant à ce que les pêcheurs ne m’aient pas compris. L’étonnant, c’est plutôt qu’ils aient deviné ma déplorable illusion, et qu’ils se soient dérangés pour revenir. J’étais resté exposé au froid et à la faim sur cette île durant près de cent heures. N’eussent été les pêcheurs, j’aurais pu y laisser mes os, par sottise pure. Et même ainsi, je l’avais payé cher, non seulement par mes souffrances passées, mais par ma situation actuelle : j’étais fait comme un mendiant, je pouvais à peine marcher, et je souffrais beaucoup de la gorge.

 

J’ai vu des méchants et des sots, beaucoup des deux ; et je crois que les uns et les autres expient à la fin ; mais les sots d’abord.

 

XV

Le garçon au bouton d’argent à travers l’île de Mull

 

Le Ross de Mull, sur lequel je venais d’arriver, était raboteux et sans chemin frayé, juste comme l’île que je venais de quitter : ce n’était que boue, bruyère et grosses pierres. Il y a peut-être des routes dans ce pays, pour ceux qui le connaissent bien ; mais, pour ma part, je n’avais d’autre flair, ni d’autre point de ralliement que Ben More.

 

Je me dirigeai tant bien que mal sur la fumée que j’avais vue si souvent de l’île ; ma fatigue extrême et les difficultés du chemin m’empêchèrent d’atteindre avant cinq ou six heures du soir la maison au fond du petit creux. Elle était basse et allongée, recouverte de gazon et bâtie en pierre sans mortier ; et devant, sur un tertre, un vieux gentleman était assis, fumant sa pipe au soleil.

 

Grâce au peu d’anglais qu’il savait, il me fit comprendre que mes compagnons de bord étaient arrivés à terre sains et saufs, et qu’ils avaient cassé la croûte dans cette maison même.

 

– Y en avait-il un, demandai-je, vêtu comme un gentilhomme ?

 

Il me répondit que tous portaient de grands surtouts grossiers ; toutefois, celui qui était venu seul portait culottes et bas, tandis que les autres avaient des pantalons de matelots.

 

– Ah ! dis-je, et il avait sans doute aussi un chapeau à plume ?

 

Il me répondit que non, et qu’il était nu-tête, comme moi.

 

Je crus d’abord qu’Alan avait perdu son chapeau ; mais ensuite je me souviens de la pluie, et jugeai plus vraisemblable qu’il l’avait mis à l’abri sous son surtout. L’idée me fit sourire, tant parce que mon ami était sauvé, qu’à cause de sa fatuité en matière de costume.

 

Mais le vieux gentleman, se frappant le front, s’écria que je devais être le garçon au bouton d’argent.

 

– Mais oui, répondis-je, un peu étonné.

 

– Eh bien, alors, dit le vieux gentleman, je suis chargé de vous dire que vous devez rejoindre votre ami dans son pays, près de Torosay.

 

Il me demanda ensuite comment je m’en étais tiré, et je lui contai mon histoire. Un homme du sud aurait certainement ri ; mais ce vieux gentleman (je l’appelle ainsi à cause de ses manières, car il n’avait que des loques sur le dos) m’écouta jusqu’au bout sans manifester autre chose qu’une compassion sérieuse. Quand j’eus fini, il me prit par la main, m’introduisit dans sa cahute (c’est le mot) et me présenta à sa femme comme si elle eût été la reine et moi un duc.

 

La bonne ménagère posa devant moi un pain d’avoine et un coq de bruyère froid, tout en me tapotant l’épaule et me souriant, car elle ne savait pas l’anglais ; et le vieux gentleman (pour ne pas être en reste) me fit un punch très fort de leur eau-de-vie locale. Tout le temps que je mangeai, et ensuite en buvant le punch, je pouvais à peine croire à mon bonheur ; et la maison, bien qu’elle fût obscurcie par la fumée de la tourbe et pleine de trous comme une écumoire, me faisait l’effet d’un palais.

 

Le punch me procura une forte transpiration et un sommeil sans rêves ; les bonnes gens me laissèrent dormir ; et il était près de midi, le lendemain, lorsque je repris la route, la gorge déjà en meilleur état, et mon courage tout à fait restauré par le bon gîte et les bonnes nouvelles. J’eus beau presser le vieux gentleman, il ne voulut pas accepter d’argent, et il me donna même un vieux bonnet pour me couvrir la tête ; mais je reconnais volontiers que je ne fus pas plus tôt hors de vue de sa maison, que je lavai soigneusement ce cadeau dans une fontaine au bord de la route.

 

Et je me disais : « Si ce sont là les sauvages Highlanders, je souhaiterais voir mes compatriotes aussi sauvages. »

 

Non seulement j’étais parti tard, mais je dus me fourvoyer la moitié du chemin. À la vérité, je rencontrai beaucoup de gens, grattant leurs misérables carrés de terre incapables de nourrir un chat, où paissaient des vaches minuscules, de la taille à peu près d’un baudet. Le costume du Highland étant interdit par la loi depuis la rébellion, et le peuple condamné au vêtement des basses-terres, qu’il détestait, la variété des accoutrements faisait un curieux spectacle.

 

Les uns allaient nus, à part un paletot flottant ou surtout, et portaient leur pantalon sur l’épaule comme un fardeau inutile ; d’autres s’étaient confectionné un simulacre de tartan avec d’étroites bandes d’étoffe bigarrée cousues ensemble comme un couvre-pied de vieille femme ; d’autres encore portaient toujours le philabeg[24] du Highland, mais, à l’aide de quelques points faufilés entre les jambes, l’avaient métamorphosé en une sorte de pantalon hollandais. Tous ces déguisements étaient prohibés et punis, car on appliquait la loi avec sévérité, dans l’espoir de briser l’esprit de clan ; mais dans cette île perdue au bout du monde, il y avait peu de gens pour y faire attention, et encore moins pour l’aller raconter.

 

Tous semblaient être dans une grande pauvreté ; chose sans doute naturelle, à présent que l’on avait mis fin à la rapine, et que les chefs ne tenaient plus table ouverte. Les routes (jusqu’à cette piste rustique et sinueuse que je suivais) étaient infestées de mendiants. Et là encore je notai une différence avec la partie du pays où j’étais né. Car nos mendiants du Lowland – même ceux en robe, patentés – avaient une manière à eux de basse flagornerie, et si vous leur donniez un patard, en réclamant la monnaie, ils vous rendaient poliment un liard. Mais ces mendiants du Highland se drapaient dans leur dignité, ne demandaient l’aumône que pour acheter de la prise (à leur dire) et ne rendaient pas la monnaie.

 

À coup sûr, je ne m’en souciais guère, à part l’intérêt que cela m’offrait chemin faisant. Mais ce qui m’ennuyait davantage, peu de gens savaient l’anglais, et ceux-là (à moins qu’ils ne fussent de la confrérie des mendiants) n’étaient guère désireux de mettre leur anglais à mon service. Je savais que j’allais à Torosay, et je leur redisais le mot avec un geste d’interrogation ; mais au lieu d’un geste de réponse, ils me répliquaient par une kyrielle de gaélique qui m’ahurissait ; il n’y a donc rien d’étonnant si je déviai de la bonne route aussi souvent que je la suivais.

 

Enfin, vers huit heures du soir, et déjà recru de fatigue, j’arrivai à une maison isolée où je demandai l’hospitalité. Je venais d’essuyer un refus, lorsque je m’avisai de la puissance de l’argent dans un pays aussi pauvre, et présentai une de mes guinées entre le pouce et l’index. Aussitôt, l’homme de la maison, qui avait jusque-là fait semblant d’ignorer l’anglais et m’avait chassé de son seuil par gestes, se mit à parler aussi clairement qu’il en était besoin, et consentit, moyennant cinq shillings, à me donner le gîte pour la nuit et à me guider le lendemain jusqu’à Torosay.

 

Je dormis mal cette nuit-là, dans la crainte d’être volé ; mais je n’avais pas besoin d’avoir peur, car mon hôte n’était pas larron, mais simplement très pauvre et des plus fourbes. Il n’était pas seul dans sa pauvreté, car le matin il nous fallut faire environ cinq milles jusqu’à la maison de ce qu’il appelait un riche homme pour changer une de mes guinées. Ce riche l’était peut-être pour Mull ; on ne l’aurait guère jugé tel dans le sud ; car il dut réunir toutes ses richesses, – la maison fut retournée de fond en comble et un voisin mis à contribution, avant de parfaire une somme de vingt shillings en argent. Le shilling de reste, il le garda pour lui, soutenant qu’il oserait à peine avoir chez lui « sous clef » une somme aussi importante. D’ailleurs, il se montra fort poli et bien élevé, nous fit asseoir tous deux avec sa famille pour dîner et prépara du punch dans un beau saladier de porcelaine, ce qui réjouit mon coquin de guide à un point tel qu’il ne voulut plus repartir.

 

J’étais prêt à me mettre en colère, et pris à témoin le riche homme (il s’appelait Hector Maclean) qui venait d’assister à notre marché et au paiement des cinq shillings. Mais Maclean avait pris sa part du punch et il jura qu’aucun gentleman ne quitterait sa table une fois le saladier préparé. Il ne me resta plus qu’à me rasseoir et à écouter des toasts jacobites et des chants gaéliques, jusqu’à l’heure où tout le monde fut ivre et où chacun s’alla coucher dans son lit ou dans la grange.

 

Le jour suivant (quatrième de mes pérégrinations) nous fûmes sur pied avant cinq heures ; mais mon coquin de guide se remit aussitôt à boire, car il était trois heures quand je parvins à le faire sortir de la maison, et cela (comme on va le voir) pour aboutir à un autre désagrément.

 

Aussi longtemps que nous descendîmes un val de bruyère qui s’allongeait devant la maison de M. Maclean, tout alla bien ; si ce n’est que mon guide regardait sans cesse derrière lui, et lorsque je lui demandais pourquoi, il me répondait par une grimace. Mais à peine avions-nous franchi la crête d’une colline et perdu de vue les fenêtres de la maison, il me dit que j’avais Torosay juste devant moi et qu’un sommet (qu’il me désigna) était mon meilleur repère.

 

– Peu m’importe, dis-je, puisque vous venez avec moi.

 

L’impudent fourbe me répondit en gaélique qu’il ne savait pas l’anglais.

 

– Mon bon ami, dis-je, je m’aperçois que votre anglais va et vient facilement. Dites-moi ce qui pourrait le ramener. Est-ce encore de l’argent qu’il vous faut ?

 

– Cinq shillings de plus, dit-il, et je vous y conduis.

 

Après quelque réflexion, je lui offris deux, qu’il s’empressa d’accepter, mais il tint absolument à les avoir en main tout de suite, – « pour la chance », comme il disait, bien que ce fût plutôt pour le malheur.

 

Les deux shillings ne le menèrent pas beaucoup plus loin qu’un nombre égal de milles, au bout desquels il s’assit au bord de la route et retira ses brogues[25] de ses pieds comme pour se reposer.

 

J’étais à présent chauffé au rouge.

 

– Ha ! dis-je ; vous ne savez plus l’anglais ?

 

Il me répondit cyniquement :

 

– Non.

 

Ma colère déborda, et je levai la main pour le frapper. Lui, tirant un couteau de dessous ses haillons, se ramassa sur lui-même en soufflant comme un chat irrité. Alors, emporté par ma colère, je m’élançai sur lui, détournai son couteau de la main gauche et le frappai de mon poing droit sur la bouche. J’étais un garçon robuste et très en colère et lui un tout petit homme : il tomba pesamment à mes pieds. Par bonheur, il lâcha son couteau dans sa chute.

 

Je le ramassai, ainsi que les brogues, lui souhaitai le bonjour, et me remis en route, le laissant pieds nus et désarmé. Je riais tout seul, chemin faisant, car j’étais assuré d’en avoir fini avec le drôle, pour plusieurs raisons. D’abord, il savait bien qu’il n’aurait plus de mon argent ; puis les brogues ne valaient guère dans ce pays que quelques sous ; et enfin, le couteau, – en réalité un poignard, – était de port interdit par la loi.

 

Après une demi-heure de marche environ, je rattrapai un homme grand, déguenillé, qui allait assez vite, mais en tâtant devant lui avec un bâton. C’était un aveugle ; et il me raconta qu’il était catéchiste, ce qui eût dû me rassurer. Mais sa physionomie me prévenait contre lui : elle était sombre, menaçante et fausse ; et, de plus, je vis l’acier d’une crosse de pistolet dépasser le rabat de sa poche de paletot. Le port de cet objet entraînait une amende de quinze livres sterling à la première contravention, et la déportation aux colonies en cas de récidive. Je ne voyais pas non plus très bien la nécessité d’être armé pour enseigner la religion, ni ce qu’un aveugle pouvait faire d’un pistolet.

 

Je lui racontai mes démêlés avec mon guide, car j’étais fier de mon exploit, et ma vanité fut plus forte que ma prudence. La mention des cinq shillings le fit se récrier si haut que je résolus de passer les deux autres sous silence, et me félicitai de ce qu’il ne pût me voir rougir.

 

– C’était donc trop, demandai-je, assez penaud.

 

– Trop ! s’écria-t-il. Hé quoi, je vous guiderai moi-même jusqu’à Torosay pour un coup d’eau-de-vie. Et vous aurez le plaisir de ma société (celle d’un homme instruit) par-dessus le marché.

 

Je lui répondis que je ne voyais pas très bien comment un aveugle pouvait servir de guide ; mais il se mit à rire et dit que son bâton valait pour lui des yeux d’aigle, ajoutant :

 

– Dans l’île de Mull, en tout cas, où je connais par cœur chaque pierre et chaque buisson de bruyère. Ainsi tenez, dit-il en agitant son bâton de droite et de gauche comme pour s’en assurer, – par là-bas coule un torrent, et il provient de cette petite colline qui a sur son sommet une pierre penchée ; et c’est juste au pied de cette colline que passe la route de Torosay ; et le chemin où nous sommes, destiné aux troupeaux, est tout piétiné, tandis que l’herbe y pousse, à la traversée de la lande.

 

Je dus reconnaître qu’il avait raison de tous points, et lui avouai mon étonnement.

 

– Ha ! dit-il, ceci n’est rien. Croiriez-vous qu’avant la promulgation de la loi, et quand on avait des armes dans le pays, je savais tirer. Oui, je savais ! s’écria-t-il, puis, d’un air sournois : – Si j’avais quelque chose qui ressemblât à un pistolet, je vous montrerais comment je fais.

 

Je lui répondis que je n’avais rien de ce genre, et m’écartai de lui davantage. Il ne savait pas que son pistolet dépassait alors très visiblement de sa poche, et que je voyais reluire au soleil l’acier de la crosse. Mais par bonheur pour moi, il n’en savait rien, et, se figurant que l’arme était cachée, il mentait effrontément.

 

Il se mit ensuite à me poser des questions insidieuses, pour savoir d’où je venais, si j’étais riche, si je pouvais lui changer une pièce de cinq shillings (qu’il avait à cette heure même dans sa poche, affirmait-il) ; et cependant il ne cessait d’appuyer dans ma direction, tandis que je m’efforçais de l’éviter. Nous cheminions alors sur une sorte de piste à bestiaux herbeuse, qui franchissait les collines vers Torosay, et nous changions de côté sans arrêt, tels des danseurs dans un chassé-croisé. J’avais si clairement le dessus que je m’enhardis, et pris un réel plaisir à ce jeu de colin-maillard ; mais le catéchiste se mettait plus en colère à mesure, et finalement il lança des jurons en gaélique et s’efforça de m’envoyer son bâton dans les jambes.

 

Alors je lui annonçai qu’à vrai dire j’avais un pistolet tout comme lui, et que s’il n’obliquait pas vers le sud à travers la colline, je lui ferais sauter la cervelle.

 

Il devint aussitôt des plus polis ; et après avoir un moment tâché de m’amadouer, sans succès, il me maudit une fois de plus en gaélique, et s’éloigna. Je suivis du regard ses enjambées parmi les flaques et la bruyère, qu’il tapotait avec son bâton, jusqu’à ce qu’il eût tourné le bout d’une colline et disparu dans le prochain creux. Puis je me remis en route vers Torosay, trouvant bien plus agréable d’être seul que de voyager avec cet homme de savoir. J’avais joué de malheur, ce jour-là, car ces deux hommes dont je venais de me débarrasser, l’un après l’autre, étaient les pires que je rencontrai jamais dans les Highlands.

 

À Torosay, sur le Sound de Mull et orientée vers la terre ferme de Morven, il y avait une auberge dont le patron était un Maclean, et, paraît-il, de très grande famille ; car dans les Highlands plus que chez nous encore, on estime que tenir une auberge est un métier distingué, à cause peut-être qu’il participe de l’hospitalité, ou encore parce qu’on y est ivrogne et fainéant. Il parlait bien anglais, et découvrant que j’avais quelque instruction, m’essaya d’abord en français, où il me battit sans peine, puis en latin, où nous fûmes, je crois, égaux. Cet agréable tournoi nous mit dès l’abord sur un pied amical ; et je m’assis à boire du punch avec lui (ou, pour être plus exact, je m’assis et le regardai boire) tant qu’il fut ivre au point de pleurer sur mon épaule.

 

Comme sans y songer, je lui montrai, pour voir, le bouton d’Alan ; mais je me rendis compte qu’il ne l’avait ni vu ni connu. D’ailleurs, il avait quelque grief contre la famille et les amis d’Ardshiel, et avant d’être ivre, il me lut une satire, en très bon latin, mais des plus mordantes, qu’il avait composée en vers élégiaques contre une personne de ce nom.

 

Quand je lui parlai de mon catéchiste, il branla la tête, et me dit que j’avais eu de la chance de m’en dépêtrer.

 

– C’est un homme des plus dangereux, dit-il, que ce Duncan MacKrieg ; il sait tirer au jugé à plusieurs yards, et on l’a souvent accusé de vols sur les grands chemins, et une fois même d’assassinat.

 

– Mais le bouquet, dis-je, c’est qu’il se prétend catéchiste.

 

– Et pourquoi pas ? répliqua mon hôte. Il l’est bien en effet. C’est Maclean de Duart qui l’a nommé à ces fonctions, à cause de son infirmité. Mais peut-être est-ce regrettable, car il est toujours par les routes, allant d’un endroit à un autre pour faire réciter leur catéchisme aux jeunes personnes ; et sans nul doute, c’est pour le pauvre diable une grande tentation.

 

Finalement, lorsqu’il fut incapable de boire davantage, notre homme me conduisit à un lit, où je me couchai d’excellente humeur, ayant traversé la plus grande partie de cette longue et recourbée île de Mull, d’Earraid à Torosay, et fait cinquante milles à vol d’oiseau, mais (vu mes erreurs) beaucoup plus près de cent, en quatre jours et sans trop de fatigue. Du reste, je me trouvais en bien meilleures dispositions, de corps et d’esprit, au bout de cette longue marche, que je ne l’étais au commencement.

 

XVI

Le garçon au bouton d’argent à travers Morven

 

Il y a un service régulier de bateau entre Torosay et Kinlochaline sur la terre ferme. Les deux rives du Sound sont dans le pays du puissant clan des Macleods, et ceux qui traversèrent avec moi appartenaient presque tous à ce clan. D’ailleurs, le patron du bateau s’appelait Neil Roy Macrob ; et comme le clan des Macrobs se rattachait à celui d’Alan, et qu’Alan lui-même m’avait envoyé passer l’eau ici, je tenais beaucoup à causer en particulier avec Neil Roy.

 

Sur ce bateau encombré, la chose était naturellement impossible, et le passage fut une opération très longue. Il n’y avait pas de vent, et comme le bateau était mal équipé, nous ne pouvions manœuvrer que deux avirons d’un bord, et un de l’autre. Les hommes s’évertuaient, néanmoins, avec assez de zèle, les passagers leur donnaient parfois un coup de main, et tout le monde soutenait la cadence avec des mélopées de mer en gaélique. Et ces chants, l’air salin, la bonne humeur et la gaieté générales formaient, par ce beau temps, le plus agréable spectacle.

 

Mais il y eut un épisode douloureux. À l’entrée du Loch Aline, nous rencontrâmes un grand navire de haute mer, à l’ancre. Je supposai d’abord que c’était là un des croiseurs royaux qui surveillaient cette côte, été comme hiver, afin d’empêcher toute communication avec les Français. Mais de plus près on s’aperçut que le navire était marchand ; et ce qui me surprit davantage, non seulement ses ponts, mais aussi la rive, étaient tout noirs de monde, et des canots faisaient continuellement la navette entre la terre et le navire. De plus près encore, nous entendîmes s’élever une vaste rumeur de deuil, les gens du bord et ceux du rivage s’adressant les uns aux autres des appels et des lamentations, à percer le cœur.

 

Alors je compris que c’était là un bateau d’émigrants destiné aux colonies américaines.

 

Notre embarcation vint se ranger sous sa muraille, et les exilés s’appuyèrent aux bastingages, pleurant et tendant les bras vers mes compagnons, parmi lesquels ils comptaient des amis. Je ne sais combien de temps aurait duré la chose, car ils semblaient n’avoir pas conscience du temps, mais à la fin, le capitaine du navire, qui avait l’air à demi éperdu (ce qui n’avait rien d’étonnant) parmi ces cris et cette confusion, vint à la coupée, et nous ordonna de nous éloigner.

 

Là-dessus, Neil démarra, et le chanteur principal de notre bateau entonna un air mélancolique, qui fut repris aussitôt, à la fois par les émigrants et par leurs amis du rivage, en sorte que de toutes parts résonnaient comme des lamentations funèbres. Je voyais couler les larmes sur les joues des hommes et des femmes du bateau, cependant qu’ils maniaient leurs avirons ; et les circonstances comme la musique de ce chant (celui qu’on appelle Lochaber no more[26]) me touchaient moi-même profondément.

 

À Kinlochaline, je tirai Mac Neil à part sur le rivage, et lui dis que je le croyais fermement un des hommes d’Appin.

 

– Et pourquoi pas ? dit-il.

 

– Je cherche quelqu’un, dis-je ; et j’ai dans l’idée que vous devez avoir de ses nouvelles. Il s’appelle Alan Breck Stewart.

 

Et, très sottement, au lieu de lui faire voir le bouton, je m’efforçai de lui glisser un shilling dans la main.

 

Il se recula.

 

– Vous m’offensez gravement, dit-il ; et ce n’est pas du tout une façon de se conduire entre gentlemen. L’homme dont vous demandez des nouvelles est en France ; mais quand bien même il serait dans ma poche, et que vous ayez la panse pleine de shillings, je ne voudrais pas que l’on fît mal à un cheveu de sa tête.

 

Je sentis que je m’y étais pris à rebrousse-poil, et, sans perdre de temps à m’excuser, je lui fis voir le bouton dans le creux de ma main.

 

– Très bien, très bien, dit Neil ; mais je crois que vous auriez dû commencer par là. Enfin, si c’est vous le garçon au bouton d’argent, tout va bien, et j’ai l’ordre de veiller à ce que vous arriviez à bon port. Mais si vous voulez me permettre de vous parler net, il y a un nom que vous ne devez jamais prononcer : c’est celui d’Alan Breck ; et il y a une chose que vous ne devez jamais faire : c’est offrir votre sale argent à un gentleman highlander.

 

Il ne m’était pas très facile de m’excuser, car je ne pouvais guère lui dire (c’était pourtant la vérité) que je n’aurais jamais songé qu’il pût prétendre à la qualité de gentleman, avant qu’il me l’eût dit. Neil, de son côté, ne tenait pas à prolonger la conversation, mais seulement à remplir ses instructions et en avoir fini avec moi ; et il s’empressa de m’indiquer mon chemin. Je devais passer la nuit à Kinlochaline, à l’auberge publique ; traverser Morven le lendemain jusqu’à Ardgour, et m’arrêter le soir chez un certain John de la Claymore, qui était averti de mon arrivée ; le troisième jour, passer un loch[27] à Corran et un autre à Balachulish, et puis demander James des Glens à Aucharn en Duror d’Appin. Il y avait à passer l’eau plusieurs fois, comme on a pu voir ; car dans toute cette contrée la mer s’avance profondément dans les montagnes et enserre leurs contreforts. Le pays en est d’autant plus facile à défendre et malaisé à parcourir, mais aussi plus abondant en paysages extraordinairement farouches et grandioses.

 

Neil me donna plusieurs autres avis : ne parler à personne en chemin, éviter les whigs, les Campbell et les habits-rouges ; quitter la route et me cacher dans la bruyère si je voyais venir quelqu’un de ces derniers, « car il n’est jamais bon de se rencontrer avec eux » ; et bref, de me comporter comme un voleur ou un agent jacobite, ce pour quoi Neil me prenait peut-être.

 

L’auberge de Kinlochaline était plus misérable que la dernière étable à cochons de la terre, pleine de fumée, de vermine et de silencieux Highlanders. Je fus peu satisfait, non seulement de mon gîte, mais de moi-même, pour m’être aussi mal comporté avec Neil, et je songeais que je serais aussi bien dehors. Mais je me trompais, comme je devais voir bientôt, car je n’étais pas d’une demi-heure à l’auberge (me tenant sur le seuil la plupart du temps, pour éviter la fumée de tourbe qui me piquait aux yeux) qu’un orage éclata tout proche, les torrents se gonflèrent sur la petite colline où se trouvait l’auberge, et une extrémité de la maison fut envahie par un véritable fleuve. Les logements publics étaient plutôt mauvais par toute l’Écosse, en ce temps-là, mais je trouvai quand même singulier, en quittant le coin du feu pour gagner mon lit, de devoir patauger dans l’eau jusque par-dessus les chevilles.

 

Je m’étais mis en route depuis peu, le lendemain matin, lorsque je rejoignis un petit homme trapu, d’allures solennelles, qui marchait à pas comptés, les orteils en dehors, lisant parfois dans un livre et parfois marquant la page avec son doigt, et vêtu simplement et décemment, d’une façon quasi cléricale.

 

Je trouvai en lui un nouveau catéchiste, mais tout différent de l’aveugle de Mull ; car il était de ceux-là envoyés, par la Société d’Édimbourg pour la Propagation de la Foi chrétienne, évangéliser les coins les plus sauvages des Highlands. Il s’appelait Henderland ; il parlait la langue traînante du Sud, que j’aspirais d’entendre ; et non seulement nous étions du même pays, mais nous nous découvrîmes bientôt un autre lien de commun intérêt. Car mon excellent ami, le pasteur d’Essendean, avait consacré ses loisirs à mettre en gaélique un certain nombre d’hymnes et de livres pieux, dont Henderland usait dans son ministère, et qu’il tenait en haute estime. C’était même un de ces livres qu’il avait à la main lorsque je le rencontrai.

 

Nous marchâmes de compagnie jusqu’à Kingairloch. Chemin faisant, il s’arrêtait pour causer avec tous les passants et les laboureurs que nous rencontrions ou dépassions ; et j’avais beau ignorer le sujet de leurs entretiens, je compris que M. Henderland devait être bien aimé dans la région, car j’en vis beaucoup tirer leur tabatière de corne, et y prendre une prise avec lui.

 

Je le mis au courant de mes affaires, autant que je le jugeai à propos ; c’est-à-dire autant qu’elles ne concernaient pas Alan. Je lui donnai Balachulish comme l’endroit où je me rendais, pour retrouver un ami ; car je réfléchis que Aucharn, voire même Duror étaient trop compromettants, et auraient pu le mettre sur la voie.

 

De son côté, il me parla beaucoup de son œuvre et des gens qu’il fréquentait, prêtres fugitifs et jacobites, de la loi de désarmement, du costume, et de maintes autres curiosités du pays et de l’époque. Il se montra modéré, blâma le parlement sur divers points, et spécialement parce que la loi punissait ceux qui portaient le costume, de façon plus sévère que ceux qui portaient des armes.

 

Cette modération m’inspira le désir de l’interroger sur le Renard-Rouge et les tenanciers d’Appin ; car ces questions, me disais-je, semblaient assez naturelles dans la bouche d’un voyageur qui se rendait dans ce pays.

 

C’était, à son dire, une déplorable affaire.

 

– On se demande, ajouta-t-il, où les tenanciers trouvent l’argent, car ils meurent de faim à la lettre… (Vous n’auriez pas sur vous une prise, monsieur Balfour. Non ? Du reste, mieux vaut que je m’en abstienne.) Mais ces tenanciers (comme je vous le disais) sont sans aucun doute en partie contraints. James Stewart de Duror (celui qu’on appelle James des Glens) est le demi-frère d’Ardshiel, le capitaine du clan ; et c’est un homme devant lequel on s’incline très bas, et qui mène les gens à la baguette. Et puis il y a celui qu’on nomme Alan Breck…

 

– Ah ! m’écriai-je, parlez-moi donc de lui !

 

– Que dire du vent qui souffle où il veut ? dit Henderland. Il est ici et là ; ici aujourd’hui, et parti demain ; un vrai chat de bruyère. Il serait à nous guetter de ce buisson là-bas que cela ne m’étonnerait nullement… N’auriez-vous pas par hasard quelque chose qui ressemble à une prise, monsieur Balfour ?

 

Je lui répondis que non, et qu’il m’avait déjà demandé plusieurs fois la même chose.

 

– C’est fort possible, dit-il en soupirant. Mais je trouve singulier que vous n’en ayez pas… Cependant, comme je vous le disais, c’est un hardi et dangereux compère que cet Alan Breck ; et bien connu pour être le bras droit de James. Sa vie est déjà mise à prix ; il est sans aucun scrupule ; et je me demande, au cas où un tenancier hésiterait à payer, s’il ne lui planterait pas son dirk dans l’estomac.

 

– Vous nous donnez de lui une triste idée, monsieur Henderland, dis-je. S’il n’y a rien autre chose que de la crainte des deux côtés, je me soucie peu d’en connaître davantage.

 

– Non pas, dit M. Henderland ; il y a de l’amour aussi ; et une abnégation à faire honte aux gens comme vous et moi. Leur conduite ne manque pas de beauté, non peut-être au point de vue chrétien, mais au point de vue humain. Alan Breck lui-même, d’après tout ce que j’ai entendu dire, est un chevalier digne de respect. Tel grippe-sous hypocrite qui siège au premier rang de l’église, dans notre partie du pays, et qui passe pour bon aux yeux du monde, est peut-être bien pire que ce dévoyé verseur de sang humain. Oui, certes, nous avons des leçons à recevoir d’eux… Vous allez peut-être croire que j’ai vécu trop longtemps dans les Highlands, ajouta-t-il, avec un sourire.

 

Je lui répondis que je n’en croyais rien ; que j’avais vu beaucoup de choses louables chez les Highlanders ; et que, pour tout dire, M. Campbell lui-même était Highlander.

 

– Oui, dit-il. Il est ma foi de bonne race.

 

– Et que va faire l’agent du roi ? demandai-je.

 

– Colin Campbell ? Fourrer sa tête dans un guêpier.

 

– Il va donc mettre dehors les tenanciers de force, à ce que j’entends ?

 

– Oui. Mais l’affaire a eu des hauts et des bas, comme on dit. D’abord, James des Glens s’est rendu à Édimbourg, et a obtenu de l’avocat (un Stewart, bien entendu, – ils tiennent tous ensemble comme les doigts de la main) de faire suspendre la procédure. Et puis Colin Campbell est revenu à la charge, et l’a emporté devant les Barons de l’Échiquier. Et à cette heure on me dit que demain on fera déloger les premiers des tenanciers. L’opération doit commencer à Duror, sous les fenêtres mêmes de James, procédé qui ne me paraît guère sage, à mon humble avis.

 

– Croyez-vous qu’ils fassent résistance ? demandai-je.

 

– Ma foi, dit Henderland, ils sont désarmés, – ou censés l’être, – car il y a toujours une quantité d’acier caché en de bons endroits. Et puis Colin Campbell fait intervenir les soldats. Mais malgré tout, si j’étais de sa femme, je n’aurais pas de repos qu’il ne soit rentré chez lui. Ce sont de drôles de clients, ces Appin Stewart.

 

Je lui demandai s’ils étaient pires que leurs voisins.

 

– Que non pas, dit-il. Et c’est le plus triste de l’histoire. Car si Colin Roy réussit à faire exécuter sa volonté en Appin, il lui faut tout recommencer dans le pays voisin, que nous appelons Mamore, et qui appartient aux Camerons. Il est agent du roi pour les deux, et dans les deux il devra expulser les tenanciers ; et, à vous parler franchement, monsieur Balfour, je suis persuadé que s’il échappe aux uns, il recevra la mort chez les autres.

 

Nous continuâmes de la sorte à causer et à cheminer la plus grande partie du jour. Enfin, M. Henderland, après m’avoir dit tout le plaisir qu’il prenait à ma société, et sa joie d’avoir rencontré un ami de M. Campbell (« que je me permettrai, ajouta-t-il, d’appeler : ce doux chantre de notre Sion covenantaire »), me proposa d’abréger mon étape, et de passer la nuit sous son toit, un peu au-delà de Kingairloch. À vrai dire, cette offre me combla de joie, car je n’avais pas grand goût pour Jean de la Claymore, et depuis ma double mésaventure, d’abord avec le guide, et puis avec le patron gentleman, j’appréhendais un peu la rencontre de nouveaux Highlanders. Je me hâtai donc d’accepter, et arrivai dans l’après-dînée à une petite maison isolée sur la rive du Linnhe Loch. Le soleil avait déjà quitté le flanc dénudé des montagnes d’Ardgour, mais brillait encore sur celles d’Appin ; le loch était paisible comme un lac, à part les mouettes qui piaillaient alentour de ses bords ; et tout le paysage avait un aspect étrangement solennel.

 

Nous ne fûmes pas plutôt arrivés à la porte de sa demeure, que M. Henderland, à ma grande surprise (car j’étais alors accoutumé à la politesse des Highlanders), me dépassa brutalement, se précipita dans la maison, saisit un pot et une petite cuiller de corne, et se mit à fourrer de la prise dans son nez en quantité démesurée. Puis il éternua copieusement, et me regarda avec un sourire un peu niais.

 

– C’est un vœu que j’ai fait, dit-il. Je me suis promis de n’en jamais avoir sur moi. Sans doute la privation est grande ; mais quand je songe aux martyrs, non seulement du Covenant écossais, mais des autres lieux de la chrétienté, je rougis de ma mortification.

 

Quand nous eûmes mangé (et le porridge avec du lait battu formaient toute la nourriture du bonhomme), il prit un air grave et me dit qu’il avait à remplir son devoir envers M. Campbell, c’est-à-dire s’enquérir de l’état de mon âme devant Dieu. Je le trouvais un tantinet ridicule ; mais il n’avait pas encore parlé depuis longtemps que mes yeux se mouillèrent de larmes. Il y a deux choses dont on ne se lasse jamais, la bonté et l’humilité ; nous n’en découvrons guère dans ce monde si dur, chez les gens froids et arrogants ; mais M. Henderland avait sur les lèvres leur langage authentique. Et malgré la fatuité que m’inspiraient mes aventures, dont je m’étais tiré, comme on dit, tambour battant, il m’eut vite fait tomber à genoux auprès d’un simple et pauvre vieillard, à notre commune satisfaction.

 

Avant d’aller nous mettre au lit, il m’offrit, en guise de viatique, six pence, pris à une réserve minime qu’il gardait dans le mur de torchis de sa maison. Je restai interdit devant cet excès de bonté. Mais il me pressa tellement que je crus plus convenable d’accepter, et je le laissai en conséquence plus pauvre que moi.

 

XVII

La mort du Renard-Rouge

 

Le lendemain, M. Henderland me trouva un homme possédant une barque à lui, et qui devait, l’après-midi même, traverser le Linnhe Loch pour aller pêcher sur la rive d’Appin. Il obtint de me faire emmener par cet homme, qui était de ses ouailles ; et de cette façon, il m’épargna une longue journée de voyage, et le coût de deux traversées que j’aurais dû autrement effectuer par les bacs publics.

 

Il était près de midi quand nous débordâmes. Le ciel était sombre, chargé de nuages, et le soleil luisait par de brèves éclaircies. Les eaux du loch étaient très profondes et calmes, presque sans rides. Je dus en porter quelques gouttes à mes lèvres, afin de me convaincre qu’elle était réellement salée. Les montagnes de chaque bord étaient hautes, abruptes et nues, très sombres et sinistres dans l’ombre des nuages, mais mille petits cours d’eau y faisaient une dentelle d’argent lorsque le soleil les éclairait. Je trouvais ce pays d’Appin un pays bien farouche, pour voir des gens l’aimer autant que faisait Alan.

 

Il n’y eut qu’un seul incident notable. Nous venions de nous mettre en route, lorsque le soleil donna sur une petite masse rouge se déplaçant le long de la rive, vers le nord. Ce rouge ressemblait beaucoup à celui des habits de soldats ; de temps à autre aussi, de brèves étincelles et des éclairs en jaillissaient, comme si le soleil frappait sur de l’acier poli.

 

Je demandai à mon batelier ce que ce pouvait être ; et il me répondit que c’étaient sans doute des soldats rouges appelés de Fort-William en Appin, contre les pauvres tenanciers du pays. Cette vue m’attrista ; et soit à cause de mon souci d’Alan, soit par une espèce de prémonition, j’avais beau ne voir les troupes du roi George que pour la deuxième fois, je ne les portais pas dans mon cœur.

 

Nous arrivâmes enfin si près de la pointe qui forme l’entrée du Loch Leven, que je priai mon batelier de m’y débarquer. Cet homme (qui était honnête et se souvenait de sa promesse au catéchiste) aurait bien voulu me transporter jusqu’à Balachulish ; mais comme c’eût été m’éloigner de ma destination secrète, j’insistai, tant que je fus déposé à terre sous le bois de Lettermore (ou Lettervore, car j’ai entendu prononcer des deux façons), dans le pays d’Alan, Appin.

 

Ce bois était formé de hêtres, qui poussaient sur un flanc de montagne abrupt et crevassé dominant le loch. Il était percé de trouées garnies de fougères, et traversé en son milieu, du nord au sud, par une route ou voie cavalière, au bord de laquelle se trouvait une fontaine. Ce fut là que je m’assis pour manger du pain d’avoine de M. Henderland, et réfléchis à ma situation.

 

J’y fus harcelé, non seulement par une nuée de moustiques féroces, mais par les doutes de mon esprit. Que devais-je faire ? Pourquoi aller rejoindre un homme comme Alan, peut-être un assassin ? Ne serait-il pas plus sage de regagner tout droit le pays du sud, par ma simple jugeote et à mes frais ? Que penseraient de moi M. Campbell et même M. Henderland, lorsqu’ils viendraient à connaître ma folle présomption ? – Tels étaient les doutes qui m’assaillaient alors, plus véhéments que jamais.

 

Comme j’étais assis à réfléchir de la sorte, je perçus, venant du bois, le bruit d’une troupe d’hommes et de chevaux ; et peu après, au tournant de la route, quatre voyageurs parurent. Le chemin était à cette place si étroit et mauvais qu’ils marchaient en file et menaient leurs montures par la bride. Le premier était un grand gentleman à cheveux rouges, au visage impérieux et congestionné, qui tenait son chapeau à la main pour s’éventer, car il était suant et hors d’haleine. À son correct vêtement noir et à sa perruque blanche, je reconnus le second pour un notaire. Le troisième était un valet, et plusieurs pièces de son costume étaient de tartan, ce qui me fit voir que son maître appartenait à une famille highlander, et était en outre ou bien hors la loi, ou bien en singulièrement bonne odeur auprès des autorités, car le port du tartan était contraire à la loi. Eussé-je été mieux au courant de ces choses, j’aurais vu que son tartan était aux couleurs d’Argyle (ou Campbell). Ce serviteur avait un portemanteau volumineux bouclé sur son cheval, et un filet de citrons (destinés à la confection du punch) pendu à l’arçon de sa selle : – coutume assez générale chez les voyageurs aimant leurs aises, dans cette partie du pays.

 

Pour le quatrième, qui fermait la marche, j’avais déjà vu son pareil, et je reconnus tout d’abord en lui un huissier du sheriff.

 

Je n’eus pas plutôt vu venir ces gens, que je me résolus (sans raison déterminée) à poursuivre mon aventure ; et quand le premier fut arrivé à ma hauteur je me levai d’entre les fougères et lui demandai la route d’Aucharn.

 

Il fit halte et me considéra, d’un air que je trouvai singulier ; et puis, se tournant vers le notaire, – « Mungo, dit-il, beaucoup tiendraient bon compte de cet avertissement. Me voici sur la route de Duror pour l’affaire que nous savons ; et voici un jeune homme qui sort tout juste de la fougeraie, et s’enquiert si je suis sur la route d’Aucharn.

 

– Glenure, dit l’autre, ce n’est pas là un sujet de plaisanterie.

 

Tous deux s’étaient alors rapprochés de moi et me considéraient de près, tandis que les deux suivants s’étaient arrêtés à distance environ d’un jet de pierre.

 

– Et qu’allez-vous chercher en Aucharn, dit Colin Roy Campbell de Glenure, celui qu’on nommait le Renard-Rouge, car c’était lui que j’avais arrêté.

 

– L’homme qui y demeure, dis-je.

 

– James des Glens, dit Glenure, pensivement. Puis, au notaire : Croyez-vous qu’il rassemble ses gens ?

 

– En tout cas, dit le notaire, nous ferons mieux de rester ici, et d’attendre que les soldats nous rejoignent.

 

– Si c’est pour moi que vous vous inquiétez, dis-je, sachez que je ne suis ni de ses gens ni des vôtres, mais un honnête sujet du roi George, qui ne doit rien à personne et qui ne craint personne.

 

– Fort bien dit, ma foi, répliqua l’agent royal. Mais si je puis me permettre une question, que fait cet honnête homme aussi loin de son pays ? Et pourquoi se rend-il chez le frère d’Ardshiel ! J’ai de l’autorité ici, je dois vous le dire, je suis agent du roi pour plusieurs de ces domaines, et j’ai douze pelotons de soldats sous mes ordres.

 

– J’ai comme entendu raconter dans le pays, dis-je, un peu piqué, que vous êtes un monsieur pas commode.

 

Il me regardait d’un air indécis.

 

– Eh bien, dit-il, votre langage est hardi ; mais je ne déteste pas la franchise. Si vous m’aviez demandé la route de chez James Stewart en tout autre jour que celui-ci, je vous l’aurais indiquée, en vous souhaitant bon voyage. Mais aujourd’hui… hein, Mungo ?

 

Et il se retourna vers le notaire.

 

Mais précisément comme il se retournait, un coup de feu partit de plus haut sur la colline ; et, comme la détonation nous parvenait, Glenure tomba sur la route.

 

– Ah ! je suis mort ! s’écria-t-il, à plusieurs reprises.

 

Le notaire l’avait relevé et le tenait entre ses bras, tandis que le serviteur se penchait sur lui en se tordant les mains. Alors, le blessé promena de l’un à l’autre des yeux égarés, et il se fit dans sa voix un changement qui allait au cœur.

 

– Prenez garde à vous, dit-il, je suis un homme mort.

 

Il s’efforça d’écarter ses vêtements comme pour chercher sa blessure, mais ses doigts glissaient sur les boutons. Après quoi, il poussa un grand soupir, sa tête roula sur son épaule, et il trépassa.

 

Le notaire n’avait pas dit un mot, mais son profil était aiguisé comme une plume à écrire et blanc comme la face du mort ; le serviteur éclata en sanglots, tel un enfant ; et moi, de mon côté, je restais à les regarder, béant d’horreur. L’huissier du sheriff, dès la détonation, avait aussitôt couru au-devant des soldats, pour hâter leur venue.

 

À la fin, le notaire déposa le mort dans son sang sur la route, et se releva en titubant.

 

Ce fut peut-être ce mouvement qui me rappela à moi-même ; car il ne l’eut pas plutôt exécuté que je me mis à escalader la colline, en m’écriant : « À l’assassin ! à l’assassin ! »

 

Si peu de temps s’était écoulé que, parvenu au haut de la première pente, d’où l’on découvrait une partie des montagnes, j’aperçus, à une faible distance, l’assassin en fuite. C’était un gros homme, vêtu d’un habit noir à bouton de métal et portant une longue carabine.

 

– Par ici ! m’écriai-je, je le vois !

 

Là-dessus, le meurtrier jeta un bref regard par-dessus son épaule et se mit à courir. Un instant après, il fut caché par une étroite lisière de hêtres ; puis il réapparut plus haut, grimpant comme un singe, car la pente redevenait très raide ; puis il s’enfonça derrière un contrefort, et je ne le vis plus.

 

Tout ce temps, je n’avais cessé, moi aussi, de courir, et je me trouvais à une assez grande élévation, lorsqu’une voix me cria d’arrêter.

 

J’étais à l’orée du bois supérieur, de sorte qu’en faisant halte pour regarder en arrière, j’aperçus toute la partie découverte de la colline au-dessous de moi.

 

Le notaire et l’huissier du sheriff se tenaient un peu plus haut que la route, criant et gesticulant pour me faire revenir ; et à leur gauche, les habits-rouges, mousquet au poing, débouchant isolément du bois inférieur, commençaient l’escalade.

 

– Pourquoi voulez-vous que je revienne ? m’écriai-je. Avancez !

 

– Dix livres à qui attrapera ce garçon ! cria le notaire. C’est un complice. Il était aposté ici pour nous arrêter à causer.

 

À ces mots (que j’entendis très distinctement, bien qu’ils fussent adressés aux soldats, et non à moi), je fus saisi d’un nouveau genre de terreur. En effet, c’est une chose de courir le péril de sa vie, et c’en est tout à fait une autre de courir à la fois le péril de sa vie et celui de son honneur. La menace, en outre, était venue si soudainement, comme le tonnerre dans un ciel clair, que j’en restais tout ébaubi et déconcerté.

 

Les soldats commencèrent à s’égailler ; les uns couraient ; d’autres épaulèrent leurs armes et me couchèrent en joue ; et cependant, je restais immobile.

 

– Cachez-vous ici derrière les arbres, dit une voix toute proche. Sans bien savoir ce que je faisais, j’obéis ; et à cet instant, les détonations retentirent et les balles sifflèrent entre les hêtres.

 

À l’abri de leurs fûts, je trouvai Alan Breck debout, une canne à pêche à la main. Il ne me donna pas de bonjour, car ce n’était pas l’heure des civilités ; il dit seulement : « Venez ! » et se mit à courir le long du flanc de montagne, vers Balachulish ; et moi, comme un mouton, je le suivis.

 

Tantôt nous courions entre les hêtres ; tantôt nous nous arrêtions derrière de légers bossellements du flanc de montagne ; ou bien nous allions à quatre pattes dans la bruyère. C’était une course mortelle : mon cœur semblait prêt à éclater entre mes côtes ; et je n’avais ni le temps de réfléchir ni le souffle pour parler. Je me souviens seulement de ma surprise à voir Alan se redresser par instants de toute sa hauteur pour regarder en arrière ; et à chaque fois, il nous arrivait du lointain une grande huée et des cris de soldats.

 

Un quart d’heure plus tard, Alan fit halte, se tapit dans la bruyère, et se tourna vers moi.

 

– Maintenant, dit-il, c’est pour de bon. Faites comme moi, si vous tenez à votre peau.

 

Et à la même allure, mais cette fois avec beaucoup plus de précautions, nous revînmes sur nos pas en traversant le flanc de montagne par le chemin déjà parcouru, mais peut-être un peu plus haut ; tant qu’enfin Alan se laissa tomber à terre dans le bois supérieur de Lettermore, où je l’avais trouvé d’abord, et resta plaqué, le nez dans les fougères, à panteler comme un chien.

 

Mes flancs me faisaient un tel mal, j’avais la tête si vertigineuse, la langue me sortait de la bouche, si brûlante et sèche, que je m’abattis à côté de lui, comme mort.

 

XVIII

Je cause avec Alan dans le bois de Lettermore

 

Alan revint à lui le premier. Il se leva, alla jusqu’à la lisière du bois, regarda un peu au-dehors, et puis revint s’asseoir.

 

– Eh bien, dit-il, la poursuite a été chaude, David.

 

Je ne lui répondis rien, et ne relevai même pas la tête. J’avais vu commettre un assassinat ; j’avais vu un grand gentleman plein de vie et de force supprimé, en un instant ; l’horreur de ce spectacle me poignait encore, mais ce n’était là qu’une partie de mes soucis. Ce meurtre avait abattu l’homme haï d’Alan ; et voilà qu’Alan se dissimulait derrière les arbres et fuyait devant les soldats. Que sa main eût tiré, ou que sa tête eût ordonné, cela ne faisait pas grande différence. À mon sens, mon unique ami dans cette contrée sauvage était criminel au premier chef ; il me faisait horreur ; je ne pouvais plus le regarder en face ; j’aurais aimé mieux me retrouver seul, abandonné sous la pluie dans mon île, que parmi la tiédeur de ce bois, aux côtés d’un meurtrier.

 

– Êtes-vous encore fatigué ? demanda-t-il.

 

– Non, dis-je, le nez toujours dans les fougères ; non, je ne suis plus fatigué, à présent, et je peux parler. Vous et moi, il faut nous séparer. Je vous aime beaucoup, Alan, mais vos voies ne sont pas les miennes, non plus que celles de Dieu ; et le résumé de tout cela est que nous devons nous séparer.

 

– Tout de même, David, je ne me séparerai pas de vous sans raison plausible, dit Alan, avec une profonde gravité. Si vous savez quelque chose contre ma réputation, le moins que vous puissiez faire, en faveur d’une vieille connaissance, est de me le dire ; et si vous avez seulement pris en dégoût ma compagnie, c’est à moi de juger si je suis insulté.

 

– Alan, dis-je, à quoi bon tout ceci ? Vous savez très bien que cet homme, ce Campbell, est là-bas couché dans son sang sur la route.

 

Il resta un moment silencieux, puis :

 

– Avez-vous jamais ouï conter l’histoire de l’Homme et des Bonnes-Dames ? – euphémisme par lequel il désignait les fées.

 

– Non, dis-je, et je n’ai aucun désir de l’entendre.

 

– Avec votre permission, monsieur Balfour, je vous la conterai tout de même, dit Alan. L’Homme, il faut que vous le sachiez, avait été jeté sur un rocher en mer, où il paraît que les Bonnes-Dames avaient coutume de venir se reposer, quand elles passaient en Irlande. Ce rocher se nomme le Skerryvore, et n’est pas loin de l’endroit où nous fîmes naufrage. Eh bien, l’Homme se lamentait et demandait à revoir son petit enfant avant de mourir, à si grands cris que la reine des Bonnes-Dames eut pitié de lui, et envoya un oiseau qui rapporta l’enfant dans un sac et le déposa à côté de l’Homme durant son sommeil. Quand donc l’Homme s’éveilla, il y avait à côté de lui un sac, et dans ce sac quelque chose qui remuait. Eh bien, c’était un de ces messieurs qui mettent toujours les choses au pis ; et, pour plus de sûreté, il planta son poignard au beau milieu du sac. Après quoi il l’ouvrit, et trouva son enfant mort. J’ai comme une idée, monsieur Balfour, que vous ressemblez beaucoup à cet homme.

 

– Voulez-vous dire que vous n’avez pas trempé dans ce crime ? m’écriai-je en me dressant à demi.

 

– Je vous dirai tout d’abord, monsieur Balfour de Shaws, entre nous, que si je m’en allais pour tuer un gentleman, ce ne serait pas dans mon propre pays, afin d’attirer des ennuis sur mon clan ; et je ne me trouverais pas sans épée ni fusil, et avec une longue canne à pêche sur l’épaule.

 

– C’est ma foi vrai ! dis-je.

 

– Et maintenant, reprit Alan, qui tira son dirk et posa la main dessus d’une certaine façon, – je jure sur le Saint-Acier que je n’ai eu ni dessein ni rôle, ni acte ni pensée dans cette chose.

 

– J’en rends grâces à Dieu ! m’écriai-je. Et je lui tendis la main.

 

Il ne parut pas la voir.

 

– Et voilà bien des embarras pour un Campbell, dit-il. Ils ne sont pas si rares, que je sache.

 

– Du moins, repris-je, vous ne pouvez m’en vouloir réellement, car vous savez bien ce que vous m’avez dit, sur le brick. Mais la tentation et l’action sont deux, j’en rends grâces au Ciel encore une fois. Nous pouvons tous être tentés ; mais ôter la vie à quelqu’un, de sang-froid, Alan ! (Je restai une minute avant de pouvoir ajouter :)

 

– Et savez-vous qui a commis ce crime ? Connaissez-vous l’homme à l’habit noir ?

 

– Je ne me souviens pas trop de son habit, dit Alan, d’un air malicieux ; mais j’ai dans l’idée qu’il était bleu.

 

– Bleu ou noir, le connaissez-vous ? dis-je.

 

– En conscience, je ne pourrais le jurer. Il a passé tout près de moi, je l’avoue, mais par un singulier hasard, j’étais juste occupé à rajuster mes brogues.

 

– Pouvez-vous jurer que vous ne le connaissez pas, Alan ? m’écriai-je, mi en colère, mi-tenté de rire de ses dérobades.

 

– Pas encore, dit-il ; mais j’ai une mémoire étonnamment douée pour l’oubli, David.

 

– Et pourtant, dis-je, il y a une chose que j’ai vue clairement, c’est que vous vous exposiez avec moi pour attirer les soldats.

 

– C’est fort possible, dit Alan ; et ainsi ferait n’importe quel gentleman. Vous et moi étions innocents du fait.

 

– Raison de plus, puisque nous étions soupçonnés à tort, pour ne pas nous en mêler ! L’innocent doit à coup sûr passer avant le coupable.

 

– Ma foi, David, il reste à l’innocent quelque chance d’être acquitté en justice ; mais pour le gars qui a tiré la balle, je crois que sa vraie place est dans la bruyère. Ceux qui n’ont trempé dans aucune petite difficulté doivent se bien mettre dans l’esprit la situation de ceux qui n’ont pas eu ce bonheur. La religion, du reste, nous l’ordonne. Car, si c’était l’inverse, et que le camarade que je n’ai précisément pas bien vu eût été à notre place, et nous à la sienne (ce qui n’avait rien d’impossible), je crois que nous lui serions joliment obligés nous-mêmes d’avoir attiré les soldats à ses trousses.

 

Devant cette obstination d’Alan je renonçai. Mais il avait l’air si naïf, et il était tellement convaincu de ce qu’il disait, et prêt à se sacrifier pour ce qu’il jugeait être son devoir, qu’il me fermait la bouche. Les paroles de M. Henderland me revinrent, que nous pouvions nous-mêmes recevoir des leçons de ces sauvages Highlanders. Or, je venais de recevoir la mienne. La morale d’Alan était sens dessus dessous ; mais il était prêt, telle qu’elle fût, à lui sacrifier sa vie.

 

– Alan, dis-je, je n’affirmerai pas que c’est ainsi que je comprends la religion, mais tout de même, je vous approuve. Et, pour la deuxième fois, je vous tends la main.

 

Alors il me la prit entre les deux siennes, disant que je l’avais bien sûr ensorcelé, car il n’était rien qu’il ne me pardonnât. Il prit ensuite un air très sérieux, pour me dire que nous n’avions pas de temps à perdre, mais devions l’un et l’autre fuir loin de ce pays ; lui, parce qu’il était déserteur, et que tout Appin allait être fouillé comme un appartement, et chacun forcé de rendre bon compte de ses faits et gestes ; et moi, parce que je me trouvais sans nul doute impliqué dans l’assassinat.

 

– Oh ! dis-je, tenant à lui donner une petite leçon, je ne crains pas la justice de mon pays.

 

– Comme si c’était votre pays ! dit-il. Ou comme si vous deviez être jugé ici, dans un pays de Stewarts !

 

– C’est toujours l’Écosse.

 

– Ami, vous m’étonnez parfois. C’est un Campbell qui vient d’être tué. Eh bien, le procès aura lieu à Inverara, la capitale des Campbells ; avec quinze Campbells sur le banc du jury, et le plus gros Campbell de tous (c’est-à-dire le Duc) siégeant au-dessus d’eux. Justice, David ? La même justice, exactement, que Glenure a rencontrée ce tantôt sur la route.

 

Cela m’effraya un peu, je l’avoue, et m’eût effrayé davantage encore si j’avais pu deviner l’exactitude des prédictions d’Alan ; car il n’exagérait que sur un point, et il y eut seulement onze Campbells au jury ; il est vrai que les quatre autres eussent été aussi dans la main du Duc, et qu’en fait la chose n’avait guère d’importance. Cependant, je m’écriai qu’il était injuste envers le duc d’Argyle, lequel (tout whig qu’il fût) n’en était pas moins un sage et honnête gentilhomme.

 

– Bah ! dit Alan, notre homme est un whig, sans doute ; mais je ne puis nier qu’il fut toujours un bon chef pour son clan. Et que dirait ce clan, s’il voyait un Campbell tué, sans personne de pendu, avec leur propre chef comme président du procès ?… Mais j’ai souvent remarqué, ajouta-t-il, que vous autres du bas-pays n’avez pas le discernement très net de ce qui est bien ou mal.

 

Là-dessus, je finis par éclater de rire, et, à ma surprise, Alan fit chorus, d’un rire aussi franc que le mien.

 

– Allons, allons, dit-il, nous sommes dans les Highlands, David ; et quand je vous dis de courir, croyez-m’en, courez. Sans doute la chose est dure, de se cacher et d’avoir faim dans la bruyère, mais il est encore plus dur d’être bouclé dans une prison d’habits-rouges.

 

Je lui demandai de quel côté nous allions fuir ; et quand il m’eut répondu : « vers les Basses-Terres », je fus davantage incliné à me joindre à lui ; car, en somme, j’étais impatient de m’en retourner et de prendre ma revanche sur mon oncle. En outre, Alan me paraissait tellement persuadé qu’il ne saurait être question de justice dans l’affaire, que je finissais par craindre qu’il n’eût raison. De toutes les morts, celle qui me plairait la moins est encore le gibet ; et l’image de cette sinistre machine se peignait dans mon cerveau avec une netteté extraordinaire (telle que je l’avais vue jadis figurée au haut d’une ballade populaire), et elle m’ôtait tout appétit pour les cours de justice.

 

– Je risquerai la chose, Alan, dis-je, j’irai avec vous.

 

– Mais songez-y, dit Alan, ce n’est pas une mince affaire. Vous coucherez sur la dure et sans abri, vous aurez maintes fois l’estomac creux. Votre lit sera celui du coq de bruyère, et votre vie celle du daim pourchassé, et vous dormirez les armes à la main. Certes, ami, il nous faudra jouer des jambes, avant d’être à l’abri. Je vous dis cela dès le départ, car cette vie m’est bien connue. Mais si vous me demandiez quelle autre chance il vous reste, je vous répondrais : Aucune. Ou bien prendre la bruyère avec moi, ou bien être pendu.

 

– Le choix est facile, dis-je ; et nous échangeâmes une poignée de main.

 

– Et maintenant, donnons encore un peu de fil à retordre aux habits-rouges, dit Alan.

 

Et il m’entraîna vers la lisière nord-est du bois.

 

En regardant entre les fûts, on découvrait un vaste versant de montagne, qui dévalait très abrupt dans les eaux du Loch. C’était un terrain difficile, hérissé de pierres branlantes, de bruyères et de souches de hêtres ; et tout là-bas, vers Balachulish, de minuscules soldats rouges s’en allaient par monts et par vaux, plus petits à chaque minute. Leurs cris avaient cessé, et j’aime à croire qu’ils avaient d’autre emploi pour le peu qui leur restait de souffle ; mais ils s’attachaient toujours à la piste, et nous croyaient sans doute devant eux.

 

Alan riait tout seul en les regardant.

 

– Ouais, dit-il, ils seront plutôt las avant d’être au bout ! Et donc vous et moi, David, pouvons nous asseoir et manger un morceau, et respirer un brin, et boire une lampée à ma gourde. Ensuite nous irons à Aucharn, chez mon parent James des Glens, où je dois prendre mes habits, mes armes, et de l’argent pour notre voyage. Et alors, David, nous pourrons crier : « À nous, Fortune ! » et nous couperons par la bruyère.

 

Nous restâmes donc pour manger et boire, en un lieu d’où l’on voyait le soleil s’abaisser sur un panorama de ces grandes et farouches montagnes désertes où j’étais désormais condamné à errer avec mon compagnon. Ce fut en partie alors, en partie plus tard, chemin faisant vers Aucharn, que nous nous contâmes réciproquement nos aventures. Je rapporterai ici de celles d’Alan ce qui me paraît le plus intéressant ou utile.

 

Aussitôt que la lame eut passé, il courut aux bastingages, il m’aperçut, me perdit de vue, me redécouvrit, ballotté dans le raz ; et finalement, il m’entrevit m’agrippant à la vergue. Ce détail lui donna l’espoir que je finirais bien par arriver à terre, et lui inspira de laisser derrière lui ces indications et ces messages qui m’avaient amené (pour mes péchés) jusqu’en ce malencontreux pays d’Appin.

 

Cependant, ceux qui étaient restés sur le brick avaient mis à la mer la yole, et deux ou trois matelots y avaient déjà pris place, quand survint une deuxième lame, plus haute que la première, qui enleva le brick et l’aurait sans doute envoyé au fond, s’il n’avait rencontré une saillie de roc, où il resta échoué. Quand il avait touché d’abord, ç’avait été par l’avant, de sorte que la poupe était restée jusqu’ici la plus basse. Mais cette fois la poupe fut projetée en l’air, et l’avant plongea sous les flots ; et à l’instant, l’eau commença de s’engouffrer dans le gaillard d’avant comme un ru de moulin.

 

Je vis Alan pâlir rien qu’à me conter la suite. Car il y avait deux hommes cloués par leurs blessures dans les couchettes ; et ceux-ci, devant l’invasion de l’eau et s’imaginant que l’on sombrait, se mirent à pousser des cris si déchirants que tous ceux qui se trouvaient sur le pont se jetèrent pêle-mêle dans la yole et s’éloignèrent à force de rames. Ils n’étaient pas à deux cents yards, que survint une troisième lame de fond. Le brick, soulevé, fut dégagé du récif ; ses voiles s’enflèrent pour une minute, et il sembla s’élancer à leur poursuite, mais en s’abaissant toujours sur l’eau ; il s’enfonçait de plus en plus, comme si une main l’eût tiré par en dessous ; et à la fin, la mer se referma sur le Covenant, de Dysart.

 

Tout le temps qu’ils ramèrent vers le rivage, personne ne parla, car ces cris de détresse les avaient frappés d’horreur ; mais à peine eurent-ils mis le pied sur le rivage que Hoseason sembla se réveiller d’un songe, et leur enjoignit de s’emparer d’Alan. Ils rechignaient à cette besogne, qui ne les tentait guère ; mais Hoseason, se démenant comme un beau diable, leur criait qu’Alan était seul, qu’il avait sur lui une grosse somme, qu’il avait causé la perte du brick et la noyade de leurs compagnons, et que ce serait faire d’une pierre deux coups, en se procurant la richesse et la vengeance. Ils étaient sept contre un ; cette partie du rivage n’offrait pas de rochers où Alan pût s’adosser ; et les matelots se mirent en devoir de le cerner.

 

– Et alors, le petit homme aux cheveux rouges… je ne sais plus comment il s’appelle.

 

– Riach, dis-je.

 

– C’est ça, dit Alan, Riach ! Ce fut lui qui intervint en ma faveur, demandant aux hommes s’ils ne craignaient pas la justice, et ajoutant : « Parbleu, je soutiendrai moi-même cet homme des Highlands. » Ce n’était pas un trop mauvais petit homme, ce petit homme aux cheveux rouges. Il avait quelques rudiments d’honnêteté.

 

– C’est vrai, dis-je, il a été aimable pour moi à sa manière.

 

– Et il le fut pour Alan aussi, ma parole, j’ai trouvé que sa manière avait du bon ! Mais voyez-vous, David, la perte du bateau et les cris de ces pauvres gens l’avaient fort impressionné, cet homme ; et je pense que c’était à cause de cela.

 

– Je le croirais volontiers, dis-je, car il était aussi enragé que les autres, au début. Mais comment Hoseason prit-il la chose ?

 

– J’ai idée qu’il dut la prendre fort mal, dit Alan. Mais le petit homme me cria de m’enfuir, et, vrai, je jugeai son avis excellent, et je m’enfuis. Quand je les aperçus pour la dernière fois, ils étaient tous ensemble en un groupe sur le rivage, comme des gens qui ne s’accordent pas trop bien.

 

– Que voulez-vous dire par là ? demandai-je.

 

– Eh bien, on jouait des poings, et je vis un homme s’affaisser comme une masse. Mais je trouvai inutile de m’attarder. Voyez-vous, cette extrémité de Mull est une terre de Campbells, et ne vaut rien pour un gentleman de ma sorte. N’eût été ce détail, je serais demeuré à vous attendre moi-même, et bien entendu, j’aurais donné un coup de main au petit homme. – (Il était amusant de voir Alan insister sur la taille de M. Riach, car, à vrai dire, l’un n’était guère plus petit que l’autre.) – Ainsi, continua-t-il, je pris mes jambes à mon cou, et à chaque fois que je rencontrais quelqu’un, je lui criais qu’il y avait un naufrage sur la côte. Ah ! mon ami, ils ne restaient guère à me tarabuster de questions ! Si vous les aviez vus galoper vers le rivage ! Et une fois là, ils constataient qu’ils avaient eu l’agrément de courir, ce qui est très bon pour un Campbell. J’imagine que ce fut un châtiment pour le clan que le brick ait coulé d’un bloc, sans se mettre en pièces. Mais ce fut un malheur pour vous, quand même ; car si quelques débris avaient été jetés à la côte, ils l’auraient explorée en long et en large et vous auraient bientôt découvert.

 

XIX

La maison de la crainte

 

La nuit tomba comme nous marchions toujours, et les nuages, qui s’étaient un peu dissipés dans l’après-midi, se rassemblèrent plus denses, de sorte que l’obscurité devint, pour la saison, fort profonde. Notre chemin passait au flanc de montagnes abruptes ; et bien qu’Alan continuât à s’avancer d’un pas assuré, je ne voyais pas du tout comment il se dirigeait.

 

À la fin, vers dix heures et demie, nous arrivâmes en haut d’une lande, et découvrîmes des lumières au-dessous de nous. On eût dit que la porte ouverte d’une maison répandait un flot de clarté, foyer et chandelles réunis ; et tout autour de la maison, cinq ou six personnes circulaient précipitamment, munies chacune d’une torche allumée.

 

– Il faut que James ait perdu la tête, dit Alan. Si c’étaient les soldats, au lieu de vous et moi, il serait dans de beaux draps ! Mais j’imagine qu’il a posté une sentinelle sur la route, et il sait parfaitement que des soldats ne découvriraient pas le chemin par où nous sommes venus.

 

Et il siffla par trois fois, d’une façon particulière. Ce fut un singulier spectacle, de voir, au premier coup, toutes les torches s’immobiliser, comme si leurs porteurs étaient saisis de crainte ; et, au troisième, le va-et-vient reprendre comme devant.

 

Après avoir ainsi rassuré le monde, nous descendîmes la bruyère, et fûmes accueillis à la porte de la cour (car l’endroit ressemblait à une ferme cossue) par un grand bel homme de cinquante ans passés, qui interpella Alan en gaélique.

 

– James Stewart, dit Alan, je vous prierai de parler écossais, car ce jeune gentilhomme qui est avec moi ne connaît pas notre langue. Voici, dit-il en passant son bras sous le mien, un jeune gentilhomme des Basses-Terres, et un laird dans son pays, en outre, mais je crois plus sain pour lui de ne pas prononcer son nom.

 

James des Glens se tourna un instant vers moi, et me salua de façon courtoise ; puis s’adressant de nouveau à Alan :

 

– Voilà un terrible malheur, s’écria-t-il, qui causera bien des maux à notre pays.

 

Et il se tordait les mains.

 

– Bah ! répondit Alan, il vous faut accepter l’aigre avec le doux, ami. Colin Roy est mort : tenez-vous pour satisfait.

 

– Certes, dit James ; et par ma foi, je voudrais qu’il fût encore vivant ! C’est très joli de se bouffir et de fanfaronner avant le coup ; mais à présent que la chose est faite, Alan, qui va en subir les conséquences ? Le malheur est arrivé en Appin, – songez-y, Alan ; c’est Appin qui doit payer ; et je suis chargé de famille.

 

Pendant cet entretien, je regardais les serviteurs qui m’entouraient. Les uns, montés sur des échelles, fouillaient dans le toit de chaume de la maison et des bâtiments de la ferme, d’où ils extrayaient des fusils, des sabres et autres armes de guerre ; d’autres les emportaient, et je comprenais, aux coups de pioche résonnant plus bas dans la lande, qu’on les y enterrait. Malgré leur activité à tous, aucune méthode ne réglait leurs efforts ; on s’arrachait un même fusil, on s’entre-heurtait avec les torches allumées ; et James se détournait sans cesse de son entretien avec Alan pour crier des ordres que personne n’avait l’air d’entendre. Les visages, à la lueur des torches, semblaient ravagés de hâte et de panique ; et les voix, sans s’élever plus haut qu’un chuchotement, avaient une intonation à la fois anxieuse et irritée.

 

À ce moment, une fille sortit de la maison, portant un gros paquet ; et j’ai souvent ri, depuis, à me rappeler de quelle façon l’instinct d’Alan fut mis en éveil par un seul aspect.

 

– Qu’est-ce que cette fille tient là ? demanda-t-il.

 

– Nous mettons un peu la maison en ordre, Alan, dit James, à sa manière inquiète et tant soit peu flagorneuse. On va fouiller Appin aux lumières, et nous devons avoir tout comme il faut. Nous enterrons quelques fusils et sabres dans la mousse, voyez-vous ; et ce paquet, je pense, doit contenir votre uniforme français. Nous allons l’enterrer, n’est-ce pas ?

 

– Enterrer mon uniforme français ! s’écria Alan. Que non, ma foi ! Et, s’emparant du paquet, il se retira dans la grange pour se vêtir, après m’avoir recommandé à son parent.

 

James m’emmena dans la cuisine, et s’assit avec moi devant la table, souriant d’abord de façon tout hospitalière. Mais bien vite il reprit son air préoccupé, et, les sourcils froncés, se rongea les ongles. À peine si, de temps à autre, il se rappelait ma présence ; et alors il m’accordait un mot ou deux, avec un sourire gêné, puis retombait dans ses craintes personnelles. Sa femme, assise au coin du feu, pleurait, le visage entre ses mains ; son fils aîné, accroupi à terre, parcourait un grand monceau de papiers, et de temps en temps il en brûlait un dont il surveillait jusqu’au bout la combustion ; cependant, une servante à face rouge farfouillait dans la pièce, aveuglée par la peur, et ne cessant de geindre à mesure ; et de temps à autre l’un des hommes de la cour avançait la tête et demandait des instructions.

 

À la fin, James n’y tint plus, et, s’excusant de l’impolitesse, me demanda la permission de se retirer. « Je suis d’ailleurs de piètre compagnie, monsieur, dit-il, mais il m’est impossible de songer à autre chose qu’à ce terrible malheur, et aux suites qui vont sans doute en résulter pour trop d’innocents. »

 

Un peu plus tard, il s’aperçut que son fils brûlait un papier qu’à son avis il eût fallu conserver ; et son irritation éclata et devint pénible à voir. Il bourra le garçon de taloches répétées.

 

– Est-ce que vous devenez fou ? s’écria-t-il. Voulez-vous donc faire pendre votre père ?

 

Et, oubliant ma présence, il s’emporta contre lui longuement, en gaélique. Le jeune homme ne répondit rien ; mais la femme, au mot de pendre, ramena son tablier sur son visage et sanglota plus fort.

 

Tout cela était bien triste à voir et à entendre pour un étranger comme moi, et je fus enchanté du retour d’Alan. Il était redevenu lui-même dans son uniforme français, bien que, à vrai dire, celui-ci fût à présent trop usagé et délabré pour mériter encore l’épithète de beau. Je fus alors emmené par un autre des fils qui me donna les vêtements de rechange qui m’étaient depuis si longtemps nécessaires, ainsi que des brogues highlanders en cuir de daim, un peu gênantes au début, mais très commodes au pied après quelque usage.

 

Lorsque je rentrai, Alan avait dû raconter son histoire, car il semblait convenu que j’allais fuir avec lui et tous étaient occupés de mon équipement. On nous donna une épée à chacun et des pistolets, en dépit de mes protestations à l’égard de la première, dont j’ignorais le maniement ; et avec ces armes, quelques munitions, un sac de farine d’avoine, une casserole de fer et une gourde d’eau-de-vie française, nous fûmes prêts pour la bruyère. L’argent, toutefois, manquait. Il me restait environ deux guinées, la ceinture d’Alan avait été confiée à d’autres mains, et ce fidèle messager n’avait plus que dix-sept pence pour toute fortune ; et quant à James, il avait, paraît-il, tellement dépensé en voyages à Édimbourg et frais de justice pour ses tenanciers, qu’il ne put réunir plus de trois shillings cinq pence et demi, presque uniquement en billon.

 

– Ce n’est pas assez, dit Alan.

 

– Il vous faut trouver une cachette sûre ici auprès, dit James, et me le faire savoir. Vous avez à déguerpir au plus vite, Alan, voyez-vous. Ce n’est pas l’heure de se laisser arrêter pour une guinée ou deux. Ils vont à coup sûr relever votre piste, à coup sûr vous poursuivre et, je le crains fort, à coup sûr vous imputer le malheur d’aujourd’hui. Si cela vous concerne, cela me concerne également, moi qui suis votre proche parent et vous ai reçu chez moi pendant que vous étiez dans le pays. Et si l’on s’en prend à moi… (il s’arrêta pour se mordre les doigts, tout pâle). Ce serait une triste chose pour nos amis, que je vienne à être pendu !

 

– Ce serait un triste jour pour Appin, dit Alan.

 

– Ma gorge se serre, rien que d’y penser, reprit James. Ô ami, ami… ami Alan ! vous et moi avons parlé comme des insensés ! s’écria-t-il en cognant du poing sur le mur, à ébranler la maison.

 

– C’est ma foi vrai, dit Alan ; et mon ami des Basses-Terres ici présent (il me désigna d’un hochement de tête) m’a donné sur ce chef un bon avis, que j’aurais dû écouter.

 

– Mais voyez, reprit James, du même ton que précédemment, si l’on vient à m’inquiéter, Alan, c’est alors que vous aurez besoin d’argent. Car avec tout ce que j’ai dit et ce que vous avez dit, les soupçons pèseront véhémentement sur nous deux. Y aviez-vous songé ? Eh bien, vous n’avez qu’à me suivre ici dehors et vous verrez que j’ai dû apposer une affiche contre moi-même ; il me faudra offrir une récompense pour votre capture ; oui, je le devrai, moi ! C’est un singulier procédé à employer entre d’aussi bons amis que nous ; mais si je suis rendu responsable de cet affreux malheur, il me faudra me défendre, ami. Le comprenez-vous ?

 

Il parlait avec une vivacité plaintive, et tenait Alan par le revers de son habit.

 

– Oui, dit Alan, je le comprends.

 

– Et il vous faudra quitter le pays, Alan, – oui, et l’Écosse aussi, – vous et votre ami des Basses-Terres également. Car il me faudra faire afficher votre ami des Basses-Terres. Vous le comprenez, Alan, dites que vous le comprenez !

 

Je crus voir Alan rougir un peu.

 

– C’est un coup singulièrement rude pour moi qui l’ai amené ici, James, dit-il en rejetant la tête en arrière. – Cela équivaut presque à faire de moi un traître.

 

– Mais, Alan mon ami ! s’écria James, regardez les choses en face. Il sera affiché de toute façon ; Mungo Campbell ne manquera pas de le faire ; qu’importe si je l’affiche aussi ? Et puis, Alan, je suis chargé de famille.

 

Il y eut une courte pause ; après quoi il ajouta :

 

– Et d’ailleurs, Alan, ce sera un jury de Campbells.

 

– Il y a ceci de bon, dit Alan d’un air pensif, que personne ne sait son nom.

 

– Et personne ne le saura, Alan ! Je vous en donne ma parole, s’écria James, exactement comme s’il eût en effet connu mon nom et renoncé à un avantage. – Mais seulement quel costume il avait, de quoi il avait l’air, et son âge, et cætera. Je ne puis faire moins.

 

– Le fils de votre père m’étonne, s’écria Alan avec sévérité. Serait-ce pour le vendre que vous faites un cadeau à ce garçon ? Est-ce pour le livrer ensuite que vous lui avez changé ses habits ?

 

– Non, non, Alan, dit James. Non, non : le costume qu’il a retiré, – les habits dans lesquels l’a vu Mungo.

 

Mais il me parut légèrement interdit ; car il se rattachait au moindre fétu, et ne cessait tout le temps, je crois bien, de voir les faces de ses ennemis héréditaires siégeant au tribunal et sur le banc des jurés, avec le gibet à l’arrière-plan.

 

– Eh bien, monsieur, me dit Alan, que dites-vous de tout cela ? Vous êtes ici sous la sauvegarde de mon honneur, et c’est mon rôle de veiller à ce que rien ne soit fait que ce qui vous plaira.

 

– Je n’ai qu’un simple mot à dire, répliquai-je, car je suis parfaitement étranger à cette discussion. Mais le vulgaire bon sens nous ordonne de rejeter la responsabilité sur celui à qui elle incombe, c’est-à-dire, dans le cas présent, sur l’homme qui a tué. Affichez-le, comme vous dites, dirigez sur lui le pourchas ; et que d’honnêtes et innocents individus puissent se montrer sans crainte.

 

Mais à cette proposition, Alan et James se récrièrent d’horreur, m’adjurant de tenir ma langue ; il n’y avait pas à y songer, ajoutèrent-ils ; car que diraient les Camerons ? (ceci me confirma dans l’idée qu’un Cameron avait sans doute fait le coup), et ne voyais-je donc pas que le garçon pourrait être pris ? – « Vous n’y pensiez sûrement pas ? » conclurent-ils, avec un sérieux si ingénu que les bras m’en tombèrent et que je désespérai de les convaincre.

 

– Très bien donc, dis-je, affichez-moi si cela vous amuse, affichez Alan, affichez le roi George ! Nous sommes tous les trois innocents, et il paraît que c’est justement ce qu’il vous faut. Mais en tout cas, monsieur, dis-je à James, me ressaisissant après ce léger accès d’humeur, je suis l’ami d’Alan, et si je puis être utile à ses amis, je ne renâclerai pas devant le danger.

 

Je crus d’autant plus opportun de céder de bonne grâce que je voyais le trouble d’Alan ; et de plus (me disais-je en moi-même) sitôt que j’aurais le dos tourné, ils ne manqueraient pas de m’afficher, comme ils parlaient, que j’y consentisse ou non. Mais sur ce point je vis que je me trompais ; car je n’eus pas plus tôt achevé ma phrase que, d’un bond, Mme Stewart se levait de son fauteuil, courait à nous, et venait pleurer d’abord sur mon épaule, puis sur celle d’Alan, remerciant Dieu de notre bonté envers sa famille.

 

– Quant à vous, Alan, ce n’était rien que votre devoir strict, dit-elle. Mais pour ce garçon qui, en arrivant ici, nous a vus sous un aussi triste jour, et a vu le père faire figure de solliciteur, lui qui aurait plutôt le droit de commander à l’instar d’un roi, – pour vous, mon garçon, reprit-elle, j’ai le cœur navré de ne pas savoir votre nom, mais je me rappelle vos traits ; et aussi longtemps que mon cœur battra dans ma poitrine, je ne cesserai de penser à vous et de vous bénir.

 

Et là-dessus elle m’embrassa et de nouveau éclata en sanglots, au point que j’en demeurai confus.

 

– Allons, allons, dit Alan, d’un air un peu sot. Le jour vient de très bonne heure en ce mois de juillet ; et demain il y aura un joli remue-ménage en Appin, une jolie cavalcade de dragons, et on criera : « Cruachan[28] » et les habits-rouges courront ; cela doit nous engager, vous et moi, à partir au plus vite.

 

On se sépara donc, et nous nous remîmes en route, appuyant un peu à l’est, par une belle nuit douce et obscure, et à travers le même pays accidenté que précédemment.

 

XX

La fuite dans la bruyère :
les rocs

 

Nous marchions et nous courions alternativement ; et à mesure que le matin approchait, nous marchions moins souvent et courions davantage. Bien que le pays semblât, à première vue, un désert, il s’y trouvait des cabanes et des chaumières habitées. Nous dûmes passer à côté d’au moins vingt d’entre elles, nichées aux lieux les plus secrets des montagnes. En arrivant à l’une de ces maisons, Alan me laissa sur la route et alla lui-même heurter au mur et parler un moment à la fenêtre avec le dormeur qu’il avait réveillé. C’était afin de communiquer les nouvelles ; et la chose était, dans ce pays, si bien considérée comme un devoir, qu’Alan dut faire halte et s’en acquitter au cours même de sa fuite pour la vie ; et chacun s’en acquittait si bien que dans plus de la moitié des logis où il s’adressa, on était déjà au courant du meurtre. Dans les autres, autant que je pus comprendre (car je restais à distance et l’on parlait une langue étrangère), la nouvelle était reçue avec plus de consternation que d’étonnement.

 

En dépit de notre hâte, le jour pointait, que nous étions encore loin de tout asile. Il nous trouva dans une vallée fantastique, parsemée de rochers, où courait une rivière torrentueuse. Des montagnes farouches l’encaissaient ; il n’y venait ni herbes ni arbres ; et j’ai souvent imaginé, depuis, que cette vallée pouvait bien être celle de Glencoe[29], où eut lieu le massacre au temps du roi Guillaume. Mais quant au détail de notre itinéraire, je l’ignore absolument ; notre chemin suivait tantôt des raccourcis, tantôt de grands détours ; notre allure était précipitée, nous voyagions surtout de nuit ; et les noms de lieux par lesquels on répondait à mes questions étant en gaélique, je les ai oubliés depuis longtemps.

 

Les premières lueurs du matin, donc, nous découvrirent cet affreux paysage, et je vis le front d’Alan se plisser.

 

– Ce n’est pas l’endroit qui nous convient, me dit-il. On viendra forcément par ici.

 

Et il se mit à courir plus vite jusqu’au bord de l’eau, en un point où la rivière était coupée en deux bras par trois rochers. Elle se précipitait avec un épouvantable bruit de tonnerre qui me résonnait dans le ventre ; et un nuage d’embrun flottait sur le courant. Sans regarder ni à droite ni à gauche, Alan s’élança d’un bond sur le rocher du milieu, s’y laissa retomber à quatre pattes pour se retenir, car le rocher n’était pas large, et il aurait pu facilement passer par-dessus. Je n’avais pas encore eu le loisir d’évaluer la distance ou de comprendre le danger, que je l’avais suivi, et qu’il m’avait empoigné et arrêté.

 

Nous étions donc là, côte à côte sur un étroit rocher tout glissant d’embrun ; il nous restait un bras encore plus large à sauter, et la rivière mugissait tout alentour de nous. Quand je me vis là, une affreuse nausée de crainte m’envahit, et je me cachai les yeux, de la main. Alan me secoua ; je le voyais parler, mais le bruit du rapide et le trouble de mon esprit m’empêchaient de l’entendre ; je m’aperçus toutefois que son visage rougissait de colère, et qu’il frappait du pied le rocher. Le même coup d’œil me montra les eaux profondes, et l’embrun suspendu dans l’air ; aussi je me voilai de nouveau la face, en frissonnant.

 

L’instant d’après, Alan m’avait mis aux lèvres la gourde d’eau-de-vie et il m’obligeait d’en boire la valeur d’un gobelet, ce qui me fit remonter le sang au cerveau. Puis, se faisant un porte-voix de ses mains qu’il appliqua contre mon oreille, il cria : « Pendu ou noyé ! » et, me tournant le dos, il sauta par-dessus le deuxième bras du courant, et prit terre sans encombre.

 

J’étais alors sur le rocher, ce qui me laissait plus de place ; l’eau-de-vie chantait à mes oreilles ; j’avais encore sous les yeux ce bon exemple, et juste assez de raison pour discerner que si je ne sautais pas sans retard, je ne sauterais pas du tout. Je fléchis sur mes jarrets et m’élançai, avec cette espèce de fureur désespérée qui tient parfois lieu de courage. En vérité, ce furent mes mains seules qui atteignirent l’autre bord ; elles glissèrent, se rattrapèrent, glissèrent de nouveau ; et j’allais retomber dans le courant, lorsque Alan me saisit, d’abord par les cheveux, puis au collet, et, d’un grand effort, m’attira sur la rive.

 

Sans dire un mot, il reprit sa course à toutes jambes, et il me fallut me remettre debout et courir derrière lui. J’étais fatigué, avant cela, mais je me sentais affreusement brisé, et à moitié ivre de l’eau-de-vie ; je trébuchais tout courant, un point de côté horrible me lancinait ; et lorsque Alan fit halte sous un gros roc qui se dressait parmi beaucoup d’autres, ce ne fut pas trop tôt pour David Balfour.

 

Un gros roc, dis-je ; mais c’étaient en réalité deux blocs qui s’arc-boutaient par leurs sommets, de vingt pieds de haut chacun et, à première vue, inaccessibles. Même Alan (qui paraissait doué de quatre mains) dut s’y reprendre à deux fois pour arriver au haut. À la troisième tentative, et en se mettant debout sur mes épaules, et de là s’élançant avec une telle violence que je pensai avoir l’échine rompue, il réussit à y prendre pied. Une fois là-haut, il me tendit son ceinturon de cuir ; et avec l’aide de ce ceinturon et d’une couple de crevasses où se posa mon pied, je me hissai à côté de lui.

 

Je découvris alors pourquoi il était monté là ; car les deux blocs, étant un peu creusés à leurs sommets qui se rejoignaient, formaient une sorte d’assiette ou de coupe, où trois et même quatre hommes auraient pu se cacher à l’aise.

 

Cependant, Alan n’avait pas prononcé une parole, mais il avait couru et grimpé avec une frénésie de hâte farouche et muette qui indiquait chez lui la crainte de quelque danger imminent. Même quand nous fûmes tous deux sur le roc, il ne dit rien, non plus qu’il ne dérida son front soucieux : il se tapit tout à plat, et, ne gardant qu’un œil au-dessus du rebord de notre lieu d’asile, promena tout autour de l’horizon un regard investigateur. L’aurore était venue, très pure ; nous découvrions les flancs pierreux de la vallée, et son fond parsemé de rochers, et la rivière qui serpentait d’un bord à l’autre et formait de blanches cascades ; mais pas la moindre fumée d’habitation, et nul être vivant, que des aigles croassant alentour d’une falaise.

 

Alors enfin Alan se dérida.

 

– Oui, dit-il, à cette heure nous avons une chance ; puis me regardant avec quelque ironie : Vous n’êtes pas un fameux sauteur !

 

Je dus rougir d’humiliation, car il ajouta aussitôt :

 

– Bah ! je ne vous en blâmerai guère. Avoir peur d’une chose et pourtant l’accomplir, c’est ce qui fait l’homme brave par excellence. Or, il y avait là-bas de l’eau, et l’eau est capable de m’intimider moi-même. Non, non, ajouta-t-il, ce n’est pas vous qui êtes à blâmer, c’est moi.

 

Je lui en demandai la cause.

 

– Parce que je me suis conduit comme un imbécile, cette nuit. Pour commencer, je me suis trompé de route, et cela dans mon pays natal d’Appin ; aussi, le jour nous a surpris où nous n’aurions pas dû être ; en conséquence, nous nous trouvons ici exposés à quelque danger et à plus d’inconfort. Et ensuite (ce qui est le pire des deux, pour qui est familiarisé avec la bruyère comme moi) je suis parti sans bouteille à eau, et nous sommes condamnés à passer ici tout un long jour d’été sans rien à boire que de l’alcool pur. Vous pouvez croire que c’est là une petite affaire ; mais avant la tombée de la nuit, David, vous m’en direz des nouvelles.

 

J’étais fort désireux de lui donner meilleure opinion de moi, et lui offris, s’il consentait à vider l’eau-de-vie, de descendre et de courir jusqu’à la rivière, remplir la gourde.

 

– Non, dit-il, je ne voudrais pas gaspiller ce bon alcool. Il nous a rendu cette nuit un fameux service, car sans lui, à mon humble avis, vous seriez encore perché sur cette pierre là-bas. Et qui plus est, vous avez pu remarquer (vous, si observateur) qu’Alan Breck Stewart a peut-être marché un peu plus vite qu’à son ordinaire.

 

– Vous ! m’écriai-je, vous couriez à tout rompre.

 

– En vérité ? Eh bien, dans ce cas, je vous garantis qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Et maintenant, assez causé ; faites un somme, garçon, et je veillerai.

 

Je m’installai donc pour dormir. Un peu de terre tourbeuse s’était amassée entre les sommets des deux blocs, et il y poussait quelques fougères, dont je me fis un lit. Le dernier bruit que je perçus était le croassement des aigles.

 

Il pouvait être neuf heures du matin, lorsque je fus réveillé brutalement par Alan, dont la main me comprimait la bouche.

 

– Chut ! susurra-t-il. Vous ronfliez.

 

– Eh mais, dis-je, surpris de lui voir le visage anxieux et assombri, – où est le mal ?

 

Il lança un coup d’œil par-dessus le rebord du roc, et me fit signe de l’imiter.

 

Le soleil était haut et ardait dans un ciel sans nuages. La vallée apparaissait nette comme une peinture. À environ un demi-mille en amont se trouvait un campement d’habits-rouges ; ils étaient rassemblés autour d’un grand feu, sur lequel plusieurs faisaient la cuisine ; et tout près, sur le haut d’un roc presque aussi élevé que le nôtre, se tenait une sentinelle, dont les armes étincelaient au soleil. Tout le long de la rivière, vers l’aval, d’autres sentinelles se succédaient, ici très rapprochées, ailleurs plus largement espacées ; les unes comme la première, debout sur des points culminants, les autres au niveau du sol et se promenant de long en large, pour se rencontrer à mi-chemin. Plus haut dans la vallée, où le terrain était plus découvert, la chaîne de postes se prolongeait par des cavaliers, que nous voyions au loin marcher de côté et d’autre. Plus bas, c’étaient encore des fantassins ; mais comme le cours d’eau s’y enflait brusquement par l’adjonction d’un fort affluent, ils s’espaçaient davantage, et surveillaient uniquement les gués et les pierres de traverse.

 

Je leur jetai un simple coup d’œil et me recouchai aussitôt à ma place. C’était un spectacle étrange, de voir cette vallée, si déserte à l’aube, tout étincelante d’armes et parsemée d’habits et pantalons rouges.

 

– Vous le voyez, David, dit Alan, c’est bien ce que je craignais : ils surveillent les bords du torrent. Ils ont commencé d’arriver voilà environ deux heures ; mais, ami, vous êtes un rude dormeur ! Nous sommes dans une mauvaise passe. S’ils montent sur les versants de la vallée, ils n’auront pas besoin de longue-vue pour nous découvrir ; mais si par bonheur ils ne quittent pas le fond, nous pouvons nous en tirer. Les postes sont plus clairsemés, en aval ; et, vienne la nuit, nous tâcherons de passer entre deux.

 

– Et qu’allons-nous faire jusque-là ? demandai-je.

 

– Rester ici, et rissoler.

 

Cet authentique mot écossais, rissoler[30], résumait en effet l’histoire de cette journée que nous avions alors à passer. On doit se souvenir que nous étions sur le sommet dénudé d’un bloc de rocher, telles des châtaignes à la poêle ; le soleil tombait d’aplomb sur nous, impitoyablement ; le roc devint brûlant au point que l’on pouvait à peine en supporter le contact ; et le minuscule espace de terre et de bruyère qui restait un peu plus frais ne pouvait recevoir que l’un de nous deux à la fois. Nous nous relayâmes pour rester couchés, sur le roc nu, position fort analogue à celle du saint qui fut martyrisé sur un gril ; et je vis une singularité frappante dans le fait que, sous la même latitude et à peu de jours d’intervalle, j’eusse pu souffrir si cruellement, d’abord du froid sur mon île, et à présent de la chaleur sur ce rocher.

 

Cependant, nous manquions d’eau, et n’avions à boire que de l’alcool pur, ce qui était pis que rien ; mais nous tenions la gourde aussi fraîche que possible, en la plongeant dans la terre, et nous trouvâmes quelque soulagement à nous humecter de son contenu les tempes et la poitrine.

 

Tout le jour, les soldats ne cessèrent de s’activer dans le fond de la vallée, tantôt à relever les sentinelles, tantôt à envoyer des patrouilles en reconnaissance parmi les rocs. Ceux-ci étaient en si grand nombre que chercher des hommes entre eux équivalait à chercher une aiguille dans une botte de foin, et, vu l’inutilité de la tâche, elle se trouvait exécutée avec peu de soin. Pourtant, nous voyions les soldats fouiller les bruyères de leurs baïonnettes, ce qui me donnait froid dans le dos, et de temps à autre ils rôdaient alentour de notre rocher, et nous osions à peine respirer.

 

Ce fut dans cette occasion que j’entendis pour la première fois parler bon anglais. Un homme s’en vint poser la main sur la face ensoleillée du bloc sur lequel nous étions, et la retira aussitôt avec un juron. « Je vous garantis que c’est chaud ! » dit-il ; et je fus surpris de l’entendre manger la moitié des mots et chanter pour ainsi dire en parlant, et aussi de cette singulière manie d’élider les h. J’avais déjà, il est vrai, entendu Ransome ; mais il empruntait ses façons à toutes sortes de gens, et il parlait si mal en somme, que j’attribuais le tout à son enfantillage. Mon étonnement fut d’autant plus fort, de retrouver cette manière de parler dans la bouche d’un homme fait ; et au vrai, je ne m’y suis jamais habitué, pas plus d’ailleurs qu’à la grammaire anglaise, comme peut-être un œil très exercé pourrait çà et là le découvrir jusque dans les présents mémoires.

 

La fastidiosité et les souffrances de ces heures passées sur notre rocher ne firent que s’accroître à mesure que le jour s’avançait ; le roc devenait toujours plus brûlant et le soleil plus féroce. Nous avions à supporter des vertiges et des nausées, avec des douleurs aiguës comme des rhumatismes. Je me rappelai alors, et me suis souvent rappelé depuis, ces vers de notre psaume écossais :

 

La lune durant la nuit ne te blessera pas,

Non plus que, de jour, le soleil.

 

Et ce fut bien réellement par la permission de Dieu que nous n’attrapâmes d’insolation ni l’un ni l’autre.

 

À la fin, vers deux heures, le supplice était devenu intolérable, et en outre de la douleur à subir, il nous fallait résister à une tentation. Car le soleil était à cette heure un peu dans l’ouest, et il y avait un espace d’ombre sur le flanc de notre rocher, qui était le côté invisible aux soldats.

 

– Autant une mort que l’autre, dit Alan. Et se laissant glisser par-dessus le rebord, il sauta à terre du côté de l’ombre.

 

Je le suivis sans hésiter, et m’étendis aussitôt de mon long, tout épuisé et vertigineux de cette interminable torture. Nous demeurâmes sans bouger une heure ou deux, courbaturés de la tête aux pieds, anéantis, et exposés sans remède aux yeux de tout soldat qui fût passé par là. Mais personne ne vint, car tous prenaient l’autre côté ; si bien que notre rocher demeurait notre égide, même dans cette nouvelle situation.

 

Peu à peu nous recouvrâmes quelques forces ; et comme les soldats s’étaient alors rapprochés de la rivière, Alan fut d’avis que nous pourrions tenter de fuir. À ce moment, je n’avais plus peur que d’une chose au monde : retourner sur le rocher ; tout le reste m’était égal. Nous nous mîmes donc aussitôt en ordre de marche, et entreprîmes de nous glisser d’un roc à l’autre successivement, tantôt rampant à plat ventre dans l’ombre, tantôt galopant dans l’intervalle, le cœur sur les lèvres.

 

Après avoir exploré méthodiquement ce côté de la vallée, et peut-être alourdis par la touffeur de l’après-midi, les soldats s’étaient fort relâchés de leur vigilance, et somnolaient à leur poste ou ne surveillaient plus que les rives du torrent ; aussi, de la façon que je viens de dire, descendant la vallée et obliquant un peu vers la hauteur, nous nous éloignâmes par degrés de leur voisinage. Il eût fallu avoir cents yeux tout autour de la tête, pour rester caché sur ce terrain inégal et à portée de voix de toutes ces sentinelles dispersées. Lorsque nous avions à franchir un espace découvert, la promptitude ne suffisait pas, il fallait encore scruter à l’instant, outre les embûches de tout le paysage, la solidité de chacune des pierres sur lesquelles nous devions poser le pied ; car l’après-midi était tombé à un silence tel qu’un simple caillou faisait, en roulant, le bruit d’un coup de pistolet, et réveillait tous les échos des hauteurs et des précipices.

 

Au coucher du soleil, en dépit de l’allure si lente de nos progrès, nous avions déjà parcouru quelque distance, bien que la sentinelle sur le roc fût toujours visible. Mais nous arrivâmes alors devant un objet qui nous fit oublier toutes nos craintes. C’était un torrent profond et rapide qui se précipitait devant nous, pour rejoindre le courant principal.

 

Nous nous jetâmes à terre sur son bord et plongeâmes dans l’eau nos têtes et nos bras ; et je ne saurais dire ce qui était le plus délicieux, du grand frisson éprouvé au contact de la torrentueuse fraîcheur ou des avides gorgées que nous en avalions.

 

Nous restâmes là (cachés par les rives), buvant coup sur coup, nous baignant le torse, laissant pendre nos poignets dans l’eau vive, jusqu’à ce que la fraîcheur les endolorît, et pour finir, ainsi admirablement revigorés, nous sortîmes le sac à farine et fîmes le drammach dans notre casserole de fer. Ce mets – simple pâte de farine d’avoine délayée dans l’eau froide – ne laisse pas d’être fort appétissant pour quelqu’un d’affamé ; et quand il n’y a pas moyen de faire du feu, ou si l’on a (comme dans notre cas) toute raison de n’en pas faire, le drammach est le meilleur soutien de ceux qui ont pris la bruyère.

 

Sitôt la nuit tombée, nous nous remîmes en route, d’abord avec les mêmes précautions, puis bientôt avec plus de hardiesse, nous redressant de tout notre haut et allant d’un bon pas. Le chemin était très compliqué, suivant des flancs de montagne abrupts, et longeant des précipices ; des nuages s’étaient rassemblés, au coucher du soleil, et la nuit était froide et obscure ; aussi je marchais sans grande fatigue, mais dans une crainte continuelle de tomber ou de rouler à bas des pentes, et sans soupçonner rien de notre direction.

 

La lune se leva comme nous étions encore en route ; elle était à son dernier quartier, et resta longtemps voilée de nuages ; mais à la fin, elle se dégagea claire et me montra une foule de sombres cimes montagneuses, tandis qu’elle se reflétait loin au-dessous de nous dans le bras étroit d’un loch maritime.

 

À cette vue, nous fîmes halte tous deux, moi frappé d’étonnement de me trouver à pareille hauteur et marchant (me semblait-il) sur les nuages ; Alan pour vérifier sa direction.

 

Il fut apparemment satisfait, et il dut à coup sûr nous juger hors de portée des oreilles ennemies ; car toute la dernière partie de notre course nocturne, il trompa l’ennui du chemin en sifflant des tas d’airs, guerriers, joyeux, mélancoliques ; airs de danse qui faisaient accélérer le pas ; airs de mon pays du sud qui faisaient aspirer au retour et à la fin de mes aventures ; et tous, parmi les grandes montagnes sombres et désertes, nous tenaient compagnie le long du chemin.

 

XXI

La fuite dans la bruyère :
la grotte de Corrynakiegh

 

Si tôt que vienne le jour, au début de juillet, il faisait encore noir quand nous atteignîmes notre but, une gorge à la cime d’une haute montagne, avec un ruisseau courant au milieu, et d’un côté une grotte peu profonde creusée dans le rocher. Des hêtres formaient en ce lieu un joli petit bois, qui se changeait, un peu plus loin, en sapinière. Le torrent était plein de truites, les bois de pigeons de roche ; sur l’autre flanc de la montagne, des huppes sifflaient sans arrêt et les coucous étaient nombreux. Du débouché de la gorge, nous dominions une partie de Mamore, et le loch maritime qui sépare Appin de ce district ; ce paysage, vu d’une telle hauteur, faisait mon délice et mon admiration.

 

La gorge se nommait le Heugh de Corrynakiegh ; et bien que, vu son élévation et sa proximité de la mer, elle fût soudain plongée dans les nuages, elle ne laissait pas d’être un lieu plaisant, et les cinq jours que nous y restâmes se passèrent agréablement.

 

Nous dormions dans la grotte, sur un lit de bruyère que nous coupions à cet effet et recouvert par le vaste surtout d’Alan. Il y avait, à un détour de la gorge, un endroit profondément caché, où nous nous risquions à faire du feu ; de sorte que nous pouvions nous réchauffer quand les nuages nous enveloppaient, et cuisiner du porridge chaud et faire griller les petites truites que nous attrapions à la main vers les pierres et les rives en surplomb du torrent. C’était là, du reste, notre plus grand plaisir et notre principale occupation ; et tant pour garder notre farine en prévision des mauvais jours que par un esprit de divertissante rivalité, nous passions une bonne partie de nos journées au bord de l’eau, le torse nu, et farfouillant dans l’eau à la recherche de ces poissons. Les plus gros que nous prîmes pesaient bien un quart de livre ; mais leur chair était très savoureuse, et une fois grillée sur les charbons, il s’en fallait d’une simple pincée de sel qu’elle ne fût exquise.

 

Alan ne laissait point passer une occasion de m’apprendre à user de mon épée, car mon ignorance le désolait ; et je crois aussi, comme je le battais souvent à la pêche, qu’il n’était pas fâché de passer à un exercice où il m’était si évidemment supérieur. Cette supériorité, il la déployait un peu plus peut-être qu’il n’eût fallu, car il me harcelait durant ces leçons de criailleries incessantes, et me pressait de si près que j’étais persuadé qu’il allait me donner de sa lame au travers du corps. Je fus souvent tenté de lui tourner les talons, mais néanmoins je tins bon, et tirai quelque profit de son enseignement ; ne fût-ce que de tomber en garde avec un air d’assurance, – et il n’en faut souvent pas davantage. Aussi, bien que je ne parvinsse jamais à satisfaire mon maître, je n’étais pas trop mécontent de moi-même.

 

Cependant, il ne faut pas croire que nous négligions notre affaire capitale, c’est-à-dire notre fuite.

 

– Il se passera du temps, me dit Alan le premier matin, avant que les habits-rouges s’avisent d’explorer Corrynakiegh ; il nous faut donc à présent faire dire à James qu’il doit nous trouver de l’argent.

 

– Et comment le lui faire dire ? demandai-je. Nous sommes ici dans un désert, et nous n’osons plus en sortir. À moins que les oiseaux du ciel ne deviennent nos messagers, je ne vois pas comment nous pourrions faire.

 

– Ouais ? dit Alan. Vous n’êtes guère un homme de ressource, David.

 

Et il se mit à réfléchir, en considérant les tisons du feu. Puis, ramassant un bout de bois, il en façonna une croix, dont il noircit les quatre extrémités sur les charbons. Après quoi, il me regarda d’un air un peu gêné.

 

– Voudriez-vous me prêter mon bouton, dit-il. Cela peut avoir l’air un peu bizarre, de redemander un cadeau, mais j’avoue que cela m’ennuierait d’en couper un autre.

 

Je lui donnai le bouton. Il le noua sur la lanière arrachée à son surtout, dont il s’était servi pour assembler la croix ; et quand il eut complété son œuvre en y attachant un petit rameau de hêtre et un de sapin, il considéra le tout avec satisfaction.

 

– Maintenant, dit-il, il y a un petit clachan (ce qu’on appelle un hameau, en Angleterre), pas très loin de Corrynakiegh, et il se nomme Koalisnacoan. Là demeurent quelques amis à moi auxquels je confierais ma vie, et d’autres dont je ne suis pas tout à fait aussi sûr. Voyez-vous, nos têtes valent de l’argent ; James lui-même a dû les mettre à prix ; et quant aux Campbells, ils n’épargneront rien pour nuire à un Stewart. S’il en était autrement, je redescendrais moi-même à Koalisnacoan, et remettrais ma vie entre les mains de ces gens, d’un cœur aussi léger que je confierais mon gant à d’autres.

 

– Mais les choses étant ainsi ?

 

– Les choses étant ainsi, je serais peu désireux qu’ils me voient. Il y a de mauvaises gens partout, et, qui pis est, des gens faibles. Quand donc l’obscurité reviendra, je me faufilerai jusque dans ce hameau et irai déposer cet objet que je viens de fabriquer à la fenêtre d’un bon ami à moi, John Breck Marccoll, métayer d’Appin.

 

– Parfait, dis-je ; et quand il aura trouvé cet objet, que pensera-t-il ?

 

– Eh bien, dit Alan, il serait à souhaiter qu’il eût un peu plus de jugeote, car j’ai ma foi bien peur qu’il n’y voie pas grand-chose. Mais voici ce que j’ai eu dans l’esprit. Cette croix ressemble à la croix goudronnée, ou croix de feu, qui est le signal du rassemblement, dans nos clans ; mais il comprendra bien que le clan ne doit pas se soulever, car ma croix sera posée sur sa fenêtre, sans aucune inscription. Il se dira donc en lui-même : Le clan ne doit pas se soulever, mais il se passe quelque chose. Puis il verra mon bouton, et qu’il a appartenu à Duncan Stewart. Et alors il se dira en lui-même : Le fils de Duncan est dans la bruyère et il a besoin de moi.

 

– Bon, dis-je, c’est entendu. Mais à supposer qu’il se le dise, il y a pas mal de bruyère depuis ici jusqu’au Forth.

 

– Très juste, dit Alan. Mais alors John Breck verra la branche de hêtre et le rameau de sapin, et il se dira (s’il a la moindre jugeote, ce dont malheureusement je doute) : Alan doit être caché dans un bois où il y a des sapins et des hêtres. Alors, il pensera : La chose n’est pas tellement commune dans ces parages ; et puis il viendra nous donner un coup d’œil dans Corrynakiegh. Et s’il ne le fait pas, David, le diable peut bien l’emporter, pour ce que je me soucie de lui, car il ne vaudrait pas alors le sel de son porridge.

 

– Eh, ami, dis-je pour rire un brin, vous êtes très ingénieux ! Mais ne serait-il pas plus simple de lui laisser quelques mots d’écrit ?

 

– Votre observation est excellente, monsieur Balfour de Shaws, dit Alan, plaisantant à son tour. Oui, ce serait à coup sûr beaucoup plus simple pour moi de lui écrire, mais ce serait pour John Breck un rude travail que de me lire… Il lui faudrait aller à l’école pendant deux ou trois ans, et possible serions-nous fatigués de l’attendre.

 

Cette nuit-là donc, Alan emporta sa « croix de feu » et la déposa sur la fenêtre du métayer. Il revint tout soucieux ; car les chiens avaient aboyé et des gens étaient sortis des maisons, et il avait cru entendre un cliquetis d’armes et voir un habit-rouge venir sur l’un des seuils. À tout événement, nous nous tînmes le lendemain sur la lisière du bois et guettâmes, afin, si c’était John Breck qui arrivait, de nous trouver là pour le guider, et si c’étaient des habits-rouges, d’avoir le temps de déguerpir.

 

Vers midi, un homme apparut, gravissant le flanc pelé de la montagne, en plein soleil, et surveillant en même temps les environs, de dessous sa main en visière. Alan, dès qu’il le vit, siffla ; l’homme se détourna et s’avança quelque peu vers nous ; alors mon ami lança un autre « pîîp ! » et l’homme se rapprocha encore ; et ainsi, de proche en proche, les coups de sifflet le guidèrent jusqu’à nous.

 

C’était un petit homme haillonneux, hirsute et barbu, d’environ quarante ans, fortement marqué de petite vérole, et l’air à la fois endormi et farouche. Bien que son anglais fût très mauvais et rudimentaire, Alan (suivant sa très noble coutume chaque fois que je me trouvais là) ne lui permit pas d’employer le gaélique. Peut-être ce langage étranger le fit-il paraître plus rustre qu’il ne l’était en effet ; mais je crus voir qu’il avait bien médiocre bonne volonté de nous servir, et que le peu qu’il en avait provenait de la crainte.

 

Alan prétendait lui faire porter un message à James ; mais le métayer ne voulut pas entendre parler de message. « Il oublier lui », dit-il, de sa voix graillonnante, et, faute d’une lettre, il se laverait les mains de nous.

 

Je m’attendais à voir Alan pris au dépourvu, car nous n’avions pas de quoi écrire dans ce désert. Mais il était plus inventif que je ne l’imaginais. Il chercha dans les bois tant qu’il eût trouvé une rémige de pigeons de roche, qu’il tailla en guise de plume ; il se fit une manière d’encre en délayant un peu de poudre de sa poire dans quelques gouttes d’eau du torrent ; et déchirant un coin de son brevet militaire de français (qu’il gardait dans sa poche, comme un talisman contre le gibet) il s’assit et écrivit ce qui suit :

 

Cher Parent,

Veuillez envoyer l’argent par le porteur à l’endroit qu’il sait.

Votre affectionné cousin, À. S.

 

Et il remit le papier au métayer qui promit de faire toute diligence, et, l’emportant avec lui, redescendit la hauteur.

 

Il fut trois longs jours parti, mais dans l’après-midi du troisième, vers cinq heures, nous entendîmes sortir du bois un coup de sifflet, auquel Alan répondit, et le métayer remonta le bord du cours d’eau, en regardant après nous de droite et de gauche. Il semblait moins lourd que l’autre fois, et de fait, il était apparemment bien aise d’en avoir fini avec une aussi dangereuse mission.

 

Il nous apportait les nouvelles du pays : celui-ci grouillait d’habits-rouges ; on découvrait des armes, et le pauvre monde avait des ennuis chaque jour ; et James avec plusieurs de ses serviteurs étaient déjà emprisonnés à Fort-William, véhémentement soupçonnés de complicité. Le bruit courait de tous côtés qu’Alan Breck avait tiré le coup de feu ; et il y avait un arrêté contre lui et moi, stipulant cent livres de récompense.

 

Le tout était aussi mauvais que possible, et le petit billet que le métayer nous remit, de la part de Mme Stewart, était d’une tristesse déplorable. Par ce billet, elle conjurait Alan de ne pas se laisser prendre, lui affirmant que, s’il tombait aux mains des troupes, elle le tenait, ainsi que James, pour mort. L’argent qu’elle nous envoyait était tout ce qu’elle avait pu réunir ou emprunter, et elle priait le ciel qu’il nous suffit. Enfin, elle joignait à son envoi une des affiches qui donnaient notre signalement.

 

Nous parcourûmes celui-ci avec beaucoup de curiosité et une crainte non moins grande, en partie comme on se regarde dans un miroir, en partie comme on regarderait dans l’âme d’un canon de fusil braqué sur soi, pour juger si sa visée est correcte. On nous décrivait Alan comme « un homme petit, grêlé, remuant, de trente-cinq ans à peu près, portant chapeau à plumes, habit à la française, bleu, à boutons d’argent, et à dentelles fort détériorées, gilet rouge et culottes de peluche noire » ; et moi comme « un garçon grand et fort d’environ dix-huit ans, portant un vieil habit bleu en haillons, un vieux bonnet de Highlander, un long gilet de laine grossière, des culottes bleues ; jambes nues, souliers des Basses-Terres, sans empeigne ; parle comme un Lowlander ; de barbe, point ».

 

Alan était très flatté de voir ses beaux effets si bien décrits et détaillés ; toutefois, quand il en arriva au mot « détériorées », il eut pour ses dentelles un coup d’œil plutôt mortifié. Pour moi, je trouvai que je faisais bien piètre figure sur l’affiche ; mais j’en étais d’ailleurs assez heureux, car depuis que j’avais quitté ces nippes, le signalement avait cessé d’être un danger pour devenir une source de sécurité.

 

– Alan, dis-je, il vous faudra changer de costume.

 

– Non, ma foi ! dit Alan, je n’en ai pas d’autre. Ce serait du joli, si je retournais en France avec un bonnet.

 

Cela me fit faire une autre réflexion ; à savoir que, si je venais à me séparer d’Alan et de ses vêtements révélateurs, je serais à l’abri d’une arrestation, et pourrais, sans plus me cacher, aller à mes affaires. Et ce n’était pas tout ; car à supposer que l’on m’arrêtât une fois seul, il n’y avait contre moi guère de présomption ; mais à supposer que je fusse pris en société de l’assassin présumé, mon cas prendrait mauvaise tournure. Par générosité, je m’abstins de dire mon avis sur ce sujet ; mais je n’en pensais pas moins.

 

J’en pensai d’autant plus encore, lorsque le métayer tira d’une bourse verte quatre guinées d’or, plus la majeure partie d’une cinquième, en petites pièces. C’était, à vrai dire, au-delà de ce que je possédais. Mais Alan, avec moins de cinq guinées, devait aller jusqu’en France ; moi, avec deux à peine, je ne dépasserais pas Queensferry, en sorte que, toutes proportions gardées, la société d’Alan était non seulement un danger pour ma vie, mais un fardeau pour ma bourse.

 

Mais il n’y avait aucune considération de ce genre dans l’honnête cervelle de mon compagnon. Il se figurait me servir, m’aider, me protéger. Et que pouvais-je faire, sinon enrager en silence et courir ma chance avec lui ?

 

– C’est bien peu, dit Alan, mettant la bourse dans sa poche, mais cela suffira pour ce que j’ai à faire. Et maintenant, John Breck, vous allez me rendre mon bouton, car ce gentilhomme et moi nous remettons en route.

 

Mais le métayer, après avoir fouillé dans la sacoche de crin pendue devant lui, à la façon highlander (quoique par ailleurs il portât le costume des Basses-Terres, avec un pantalon de matelot), se mit à rouler des yeux ahuris, et prononça enfin : « Son idée, il l’aura perdu », voulant signifier qu’il croyait l’avoir perdu.

 

– Quoi ! s’écria Alan, vous auriez perdu mon bouton, qui appartint à mon père avant moi ? Mais je vais vous dire ce que j’ai dans l’idée, John Breck, j’ai dans l’idée que c’est là le pire coup que vous ayez fait depuis le jour de votre naissance.

 

Et, tout en parlant, il se mit les mains à plat sur les genoux, et regarda le métayer, avec un sourire sur les lèvres, mais dans les yeux cette lueur dansante qui prédisait malheur à ses ennemis.

 

Peut-être le métayer était-il honnête ; ou bien il avait eu intention de le tromper, et alors, se trouvant seul avec nous deux dans un lieu désert, il revint à l’honnêteté comme au procédé le plus sûr ; du moins, et soudain, il retrouva le bouton, qu’il rendit à Alan.

 

– Eh bien, cela vaut mieux pour l’honneur des Maccolls, dit Alan. Puis à moi :

 

– Voici mon bouton que je vous rends et je vous sais gré de vous en être séparé, ce qui va bien de pair avec toutes vos amitiés envers moi.

 

Puis il prit très chaleureusement congé du métayer :

 

– Car, dit-il, vous m’avez fort bien servi, et avez hasardé votre tête, et je vous considérerai toujours comme un brave homme.

 

Finalement, le métayer s’en alla d’un côté ; et Alan et moi (ayant rassemblé nos effets) partîmes par un autre, pour reprendre notre fuite.

 

XXII

La fuite dans la bruyère :
le marais

 

Après sept heures d’une marche pénible et ininterrompue, nous atteignîmes, au début de la matinée, la fin d’une chaîne de montagnes. Devant nous s’étalait une plaine basse, entrecoupée et déserte, que nous avions à traverser. Le soleil, qui venait de se lever, nous donnait en plein dans les yeux ; une brume légère et ténue flottait comme une fumée à la surface du marécage ; si bien que (disait Alan) vingt escadrons de cavalerie auraient pu s’y trouver à notre insu.

 

Aussi, en attendant que la brume se levât, nous nous arrêtâmes dans un creux de la pente, fîmes le drammach et tînmes conseil de guerre.

 

– David, dit Alan, voici le hic. Resterons-nous ici jusqu’à la nuit, ou pousserons-nous de l’avant, à tout hasard ?

 

– Ma foi, dis-je, je suis assez fatigué, mais je pourrais encore marcher autant pourvu qu’alors nous soyons au bout.

 

– Oui, mais nous n’y serons pas, dit Alan, ni même à moitié. Voilà notre situation. Appin, c’est pour nous la mort sans phrases. Au sud, tout appartient aux Campbells, et il n’y faut pas songer. Au nord… eh bien, il n’y a pas grand-chose à gagner en allant au nord ; ni pour vous, qui désirez atteindre Queensferry, ni pour moi, qui veux aller en France. Cela étant, il nous reste l’est.

 

– Va pour l’est ! dis-je assez gaiement ; mais je me disais en moi-même : « Oh ! l’ami, si seulement vous adoptiez un point de compas et m’en laissiez prendre un autre, cela vaudrait mieux pour tous les deux ! »

 

– Eh bien donc, à l’est, voyez-vous, nous avons les marais, dit Alan. Une fois là, c’est pile ou face. Sur cette étendue plate et rase, où se cacher ! Viennent les habits-rouges à monter sur une hauteur, ils vous découvriront à des milles ; et le diable soit des sabots de leurs chevaux, ils vous rattraperont comme pour rire. Ce n’est pas là un bon endroit, David ; et même, je dois ajouter qu’il est plus mauvais de jour que de nuit.

 

– Alan, dis-je, écoutez ce que j’en pense. Appin équivaut pour nous à la mort. Nous n’avons ni l’un ni l’autre trop d’argent, et guère non plus de farine ; à force de chercher, ils finiront bien par découvrir où nous sommes ; le risque est égal, et je vote pour aller de l’avant jusqu’à ce que nous tombions.

 

Alan fut enchanté.

 

– Il y a des fois, dit-il, où votre genre est un peu trop original et whig pour convenir à un gentilhomme de ma sorte, mais il y a d’autres moments où vous vous montrez plein d’esprit ; et c’est alors, David, que je vous aime comme un frère.

 

La brume se leva et se dissipa, nous laissant voir une étendue de pays aussi vide que la mer ; seuls, les oiseaux de marais et les courlis piaulaient par-dessus, et dans la distance, vers l’est, une harde de daims faisait des points mobiles. Une partie de cette étendue était rousse de bruyère ; le reste, coupé de fondrières, d’étangs et de trous à tourbe ; ici, la bruyère était noircie par le feu ; plus loin, toute une forêt de sapins morts dressaient encore leurs squelettes. On ne vit jamais plus lugubre désert ; mais il était du moins libre de troupes, ce qui était pour nous le principal.

 

Nous descendîmes donc dans cette plaine et entreprîmes d’atteindre, par un chemin fastidieusement contourné, sa limite orientale. Tout autour (il ne faut pas l’oublier) s’élevaient les cimes de montagnes d’où nous pouvions être à chaque instant découverts ; il convenait donc de nous tenir dans les parties creuses du marais, et quand celles-ci nous écartaient de notre direction, de n’avancer sur la surface nue qu’avec d’infinies précautions. Parfois, durant des demi-heures entières, il nous fallait ramper d’un buisson à l’autre, tels des chasseurs qui vont surprendre un daim. C’était de nouveau une journée pure, avec un soleil éclatant ; l’eau de notre gourde à eau-de-vie fut bientôt épuisée ; et, ma foi, si j’avais pu imaginer ce que cela signifiait, de ramper la moitié du temps à plat ventre et de marcher, le reste, plié en deux, j’aurais sans doute reculé devant une entreprise aussi harassante.

 

À peiner, puis nous reposer pour peiner encore, la matinée se passa ; et vers midi nous nous couchâmes dans un épais fourré de bruyère, pour dormir. Alan prit le premier quart ; et il me sembla que je venais à peine de fermer les yeux quand il m’éveilla pour prendre le second. Nous n’avions pas de montre pour nous renseigner ; et afin d’en tenir lieu, Alan ficha dans le sol une baguette de bruyère : dès que son ombre atteindrait un point déterminé vers l’est, je saurais qu’il était temps de l’éveiller. Mais j’étais alors si recru que j’aurais bien dormi douze heures d’affilée ; j’avais le goût du sommeil dans la gorge ; mes membres dormaient tandis même que mon esprit veillait ; la chaude senteur de la bruyère avec le bourdonnement des abeilles sauvages, se liguaient pour m’engourdir ; et de temps à autre une secousse me traversait et m’apprenait que je venais de sommeiller.

 

La dernière fois que je me réveillai, il me sembla revenir de plus loin, et je crus voir que le soleil avait fait beaucoup de chemin dans le ciel. Je regardai la baguette de bruyère, et faillis pousser un cri, car j’avais trahi ma consigne. J’étais éperdu de crainte et de honte ; et à ce que je vis, en regardant autour de moi sur le marais, mon cœur cessa de battre. Car, sans nul doute, un corps de cavaliers était survenu pendant mon sommeil, et ils arrivaient sur nous du sud-est, développés en éventail et poussant leurs chevaux çà et là parmi les fourrés de bruyère.

 

Lorsque je réveillai Alan, il jeta un coup d’œil aux soldats d’abord, puis au repère et à la position du soleil, et fronça les sourcils en me lançant un bref regard, à la fois menaçant et inquiet. Mais ce fut là tout le reproche que je reçus de lui.

 

– Qu’allons-nous faire ? demandai-je.

 

– Nous allons jouer les lièvres, dit-il. Voyez-vous cette montagne là-bas ? – et il m’en désignait une à l’horizon nord-est.

 

– Oui, dis-je.

 

– Eh bien donc, dirigeons-nous dessus. Elle se nomme Ben Adler ; c’est une montagne âpre et déserte, pleine de trous et de bosses, et pourvu que nous y soyons avant le matin, nous sommes sauvés.

 

– Mais, Alan, m’écriai-je, il nous faudra couper au beau milieu de ces soldats qui arrivent !

 

– Je le sais, dit-il, mais si nous nous laissons rabattre sur Appin, nous sommes deux hommes morts. Ainsi donc, David mon ami, du nerf !

 

Là-dessus il se mit à courir à quatre pattes, d’une vélocité incroyable, comme si c’eût été là son allure naturelle. Cependant, il ne cessait de faire des détours, en suivant les parties basses du marais qui nous dissimulaient le mieux. En de certains endroits, les buissons avaient été brûlés, ou du moins atteints par le feu ; et il nous montait à la figure (car nous avions le nez près de terre) une poussière aveuglante et asphyxiante, aussi subtile que de la fumée. Nous n’avions plus d’eau depuis longtemps ; et cette façon de courir à quatre pattes entraîne une faiblesse et une fatigue écrasantes, qui vous brisent les membres et font se dérober vos poignets sous votre poids.

 

De temps à autre, il est vrai, quand nous trouvions un fourré convenable, nous nous y arrêtions pour souffler, et, en écartant les branches, nous regardions derrière nous les dragons. Ils ne nous avaient pas vus, car ils ne se détournaient pas. Ils étaient un demi-régiment, peut-être, et couvraient bien deux milles de terrain, qu’ils battaient à fond, à mesure de leur avance. Je ne m’étais pas éveillé trop tôt : une minute de plus et il nous aurait fallu fuir sous leur nez, au lieu de leur échapper latéralement. Même dans ces conditions, la moindre anicroche pouvait nous perdre ; et à chaque fois qu’un coq de bruyère s’enlevait des buissons avec un claquement d’ailes, nous gardions une immobilité de mort et n’osions plus respirer.

 

La douleur et la faiblesse de mes membres, l’épuisement de mon cœur, les égratignures de mes mains et l’irritation de ma gorge et de mes yeux dans la fumée continuelle des cendres et de la poussière m’étaient bien vite devenus tellement insupportables que j’aurais volontiers renoncé à poursuivre. Seule, la crainte d’Alan me prêtait une sorte de courage artificiel qui me permettait d’avancer. Quant à lui (et l’on doit se souvenir qu’il était encombré de son grand surtout), son visage avait d’abord passé au cramoisi, mais à la longue ce cramoisi se marbra de taches blanches ; il avait la respiration rauque et sifflante ; quand nous faisions halte et qu’il me chuchotait ses avis à l’oreille, sa voix était méconnaissable. Mais par ailleurs il n’avait aucunement l’air abattu, il ne perdait rien de son agilité, et j’étais émerveillé de son endurance.

 

À la fin, comme la nuit tombait, nous entendîmes un bruit de trompettes, et, regardant derrière nous, entre les bruyères, nous vîmes la troupe faire son rassemblement. Quelques minutes plus tard, le feu était allumé et le camp dressé pour la nuit vers le centre de la plaine.

 

À cette vue, je priai et suppliai Alan qu’il nous permît de nous coucher et de dormir.

 

– Il n’y aura pas de sommeil pour nous cette nuit ! répondit-il. Une fois reposés, ces dragons là-bas vont vous cerner le marais, et personne ne sortira plus d’Appin que la gent ailée. Nous venons de l’échapper belle, et vous voudriez nous faire perdre ce que nous avons gagné ! Non, non, il faut que le jour, en se levant, nous trouve, vous et moi, en lieu sûr au haut de Ben Adler.

 

– Alan, dis-je, ce n’est pas la bonne volonté, c’est la force qui me manque. Si je pouvais, j’irais ; mais, aussi sûr que je vis, je n’en peux plus.

 

– Très bien, dit Alan, je vous porterai donc.

 

Je le regardai, croyant qu’il plaisantait ; mais non ! le petit homme était parfaitement sérieux ; et je rougis de le voir si résolu.

 

– Laissez ! dis-je, je vous suis.

 

Il me lança un coup d’œil qui signifiait : « Bravo, David ! » et se remit à courir de toute sa vitesse.

 

La nuit avait amené quelque fraîcheur et même un peu (mais guère) d’obscurité. Le ciel était sans nuages ; nous étions encore en juillet, et très haut dans le nord ; au plus sombre de la nuit, il aurait fallu de bons yeux pour lire, mais néanmoins j’ai vu souvent des journées d’hiver plus sombres en plein midi. Une rosée dense tombait et trempait la plaine comme de la pluie ; et elle me ranima tout d’abord. Quand nous fîmes halte pour souffler et que j’eus le loisir de contempler autour de moi la nuit claire et douce, les profils comme endormis des montagnes, et derrière nous le feu, réduit par la distance à un point brillant sur le marais, une exaspération soudaine me saisit de devoir me traîner ainsi misérablement et manger de la poussière comme un ver.

 

D’après ce que j’ai lu dans les livres, je crois que bien peu de ceux qui tinrent jamais une plume ont réellement connu la fatigue, sinon ils l’auraient décrite plus fortement. Je n’avais plus souci de ma vie, ni passée ni future, et je me souvenais à peine qu’il existât un garçon nommé David Balfour ; je pensais non plus à moi, mais uniquement à chacun de mes pas, dont le suivant me paraissait devoir être le dernier, avec désespoir, – et à Alan, la cause de tout, avec haine. Alan possédait la vraie méthode militaire : c’est le rôle de l’officier de faire en sorte que ses hommes continuent à exécuter les choses sans savoir pourquoi, et dans des circonstances où, si on le leur permettait, ils se coucheraient sur place et se laisseraient tuer. Et je pense que j’aurais fait un assez bon simple soldat, car, durant ces dernières heures, il ne me vint pas à l’idée que j’eusse la liberté de faire autre chose qu’obéir jusqu’au bout, et mourir en obéissant.

 

Le jour vint peu à peu, après des années, me sembla-t-il. Nous avions alors passé le plus fort du danger et pouvions marcher debout comme des hommes, au lieu de ramper comme des bêtes. Mais quel couple nous devions faire, miséricorde ! allant courbés en deux comme des aïeuls, butant comme des enfants et pâles comme la mort. Nous n’échangions plus un mot ; chacun serrait les dents et regardait fixement devant lui ; chacun levait le pied et l’abaissait comme ceux qui soulèvent des poids, dans une fête de village ; et tout cela, parmi les piaulements des oiseaux de marais et tandis que la lumière grandissait peu à peu à l’orient.

 

Alan, dis-je, faisait comme moi. Non pas que je lui accordais un seul regard, car j’avais trop à faire de surveiller mes pas ; mais parce que évidemment il devait être aussi abruti de fatigue que moi et qu’il regardait aussi peu ou nous allions, sans quoi nous ne nous serions pas jetés en aveugles dans une embuscade.

 

Voici comment la chose arriva. Nous descendions une pente de lande broussailleuse, Alan ouvrant la marche, et moi d’un pas ou deux en arrière, tels un violoneux et sa femme, quand soudain il se fit un remuement dans les bruyères : trois ou quatre individus en haillons surgirent, et, une seconde plus tard, nous étions couchés sur le dos, un poignard chacun à la gorge.

 

Peu m’importait, je crois ; la souffrance causée par ce traitement brutal n’était rien en comparaison de celles qui m’emplissaient déjà ; et j’étais trop heureux d’avoir cessé de marcher, pour me soucier d’un poignard. Je regardais à l’envers la face de l’homme qui me tenait, et je la revois toute hâlée de soleil, avec des yeux très brillants, mais je n’avais pas peur de lui. J’entendis Alan parler tout bas en gaélique avec un autre ; et ce qu’ils pouvaient dire m’était bien égal.

 

Ensuite les poignards se relevèrent, on nous prit nos armes et on nous assit nez à nez dans la bruyère.

 

– Ce sont les gens de Cluny, dit Alan. Nous ne pouvions mieux tomber. Nous n’avons qu’à rester ici avec ces sentinelles avancées, jusqu’à ce que le chef soit prévenu de notre arrivée.

 

Or, Cluny Macpherson, le chef du clan Vourich, avait été l’un des promoteurs de la grande rébellion, six ans auparavant ; sa tête était mise à prix, et je le croyais depuis longtemps en France avec les autres chefs de ce parti vaincu. Malgré ma fatigue, je me réveillai à moitié, d’étonnement.

 

– Quoi, m’écriai-je, Cluny est encore ici ?

 

– Mais oui, il y est ! dit Alan. Toujours dans son pays, et gardé par son clan. Le roi George ne pourrait mieux faire.

 

J’allais lui en demander plus, mais Alan me donna mon congé.

 

– Je suis un peu fatigué, dit-il, et j’aimerais bien faire un petit somme.

 

Et, sans plus de mots, il se laissa rouler face contre terre dans un épais buisson de bruyère et s’endormit instantanément.

 

Je n’aurais su l’imiter. Vous avez entendu des sauterelles bruire dans l’herbe, aux jours d’été ? Eh bien, je n’eus pas plus tôt fermé les yeux que mon corps, et surtout ma tête, mon estomac et mes poignets me parurent pleins de sauterelles bruissantes ; et je dus rouvrir mes yeux aussitôt, et m’agiter et me retourner, et me relever et me recoucher, et regarder le ciel qui m’éblouissait, ou les sauvages et répugnantes sentinelles de Cluny qui regardaient par-dessus la crête de la lande et conversaient en gaélique.

 

Telle fut la façon dont je me reposai, jusqu’au retour du messager. Cluny, rapporta-t-il, désirait nous voir ; il nous fallut nous relever et repartir. Alan était d’excellente humeur, son somme l’avait remis, il avait très faim, et envisageait agréablement la perspective d’un coup à boire et d’un plat de collops[31] chauds dont le messager lui avait dit deux mots. Pour ma part, la seule mention de nourriture me donnait la nausée. À ma mortelle fatigue s’ajoutait à présent une sorte de légèreté vertigineuse qui ne me permettait pas de marcher. J’allais tout de travers, comme un ivrogne ; le sol me semblait inconsistant comme une nuée, les montagnes légères comme des plumes, et l’air, plein de remous comme un torrent, m’emportait de çà de là. Enfin, une sorte d’effroi désespéré m’accablait, et j’aurais pleuré de me sentir en cet état.

 

Je vis Alan froncer les sourcils en me regardant ; et, le croyant fâché, j’éprouvai, à l’instar d’un enfant, une crainte irraisonnée. Je me rappelle aussi que je souriais, et ne parvenais pas à ne plus sourire, malgré tous mes efforts, car je sentais cette manifestation déplacée. Mais mon excellent compagnon n’avait dans l’esprit que bonté à mon égard ; deux des hommes me prirent sous les bras, et je fus emporté à une allure rapide (ou du moins qui me parut telle, car elle devait être assez modérée, en fait) à travers un dédale de torrents à sec et de ravins, au cœur de cette mélancolique montagne de Ben Adler.

 

XXIII

La Cage de Cluny

 

Nous arrivâmes enfin au bas d’un bois excessivement abrupt, qui escaladait la pente rocailleuse d’une montagne couronnée par une falaise nue.

 

– C’est ici, dit un de nos guides.

 

Et nous commençâmes l’ascension.

 

Les arbres se cramponnaient à la pente comme des marins aux étais d’un navire ; et leurs troncs semblaient être les montants d’une échelle que nous gravissions.

 

Tout en haut, et juste à l’endroit où la falaise jaillissait des ramures, nous trouvâmes cette bizarre demeure, connue dans le pays sous le nom de la Cage de Cluny. On avait réuni plusieurs troncs par un entrelacs de petites branches, fortifié de pilotis leurs intervalles et garni de terre battue en guise de plancher le terrain enclos par cette barricade. Un arbre, qui sortait du flanc de la montagne, constituait, tout en vie, la maîtresse-poutre du toit. Les murs étaient de branchages tressés et revêtus de mousse. La forme générale de la maison était celle d’un œuf ; et elle se trouvait à demi suspendue et reposait à demi, comme un nid de guêpes sur un buisson de ronces, dans ce fourré de l’abrupte pente.

 

L’intérieur pouvait contenir à l’aise de cinq à six personnes. Une saillie de roc avait été ingénieusement transformée en âtre ; et la fumée, s’élevant le long de la falaise et se confondant presque avec sa teinte, devait être peu à peu invisible d’en bas.

 

Ce n’était là qu’une des cachettes de Cluny ; il avait encore des grottes et des souterrains en divers lieux du pays ; et, d’après les rapports de ses éclaireurs, il passait de l’un à l’autre selon que les soldats se rapprochaient ou s’éloignaient. Par cette manière de vivre, et grâce à l’affection de son clan, non seulement il était demeuré toute cette période en sûreté, alors que tant d’autres avaient fui ou avaient été pris et tués, mais il demeura encore quatre ou cinq années avant de passer finalement en France, sur l’ordre exprès de son maître. Il ne tarda pas à y mourir, et il est curieux de songer qu’il dut y regretter sa Cage du Ben Adler.

 

En arrivant sur le seuil, nous le trouvâmes assis devant la cheminée de roc, en train de surveiller les apprêts culinaires. Il était vêtu très simplement, avec un bonnet de nuit à fronces qui lui couvrait les oreilles, et fumait une mauvaise pipe écourtée. Néanmoins, il avait les allures d’un roi, et ce fut avec majesté qu’il se leva pour nous recevoir.

 

– Allons, monsieur Stewart, avancez, monsieur, dit-il, et introduisez votre ami dont je ne sais pas le nom.

 

– Et comment allez-vous, Cluny, dit Alan. J’aime à croire que vous vous portez à merveille, monsieur. Et je suis honoré de vous voir, et de vous présenter mon ami le laird de Shaws, M. David Balfour.

 

Alan, lorsque nous étions seuls, ne pouvait mentionner mon titre, sans un soupçon d’ironie ; mais avec des étrangers, il faisait résonner les syllabes comme un héraut d’armes.

 

– Entrez tous deux, messieurs, dit Cluny. Soyez les bienvenus sous mon toit. Cette demeure, certes, est bizarre et rustique ; mais j’y ai reçu, monsieur Stewart, une personne royale… vous savez sans doute de qui je veux parler. Nous boirons un coup à votre santé, et dès que ce mien maladroit de cuisinier aura apprêté les collops, nous dînerons et ferons une partie de cartes, comme il convient à des gentilshommes. Ma vie est un peu monotone, dit-il, en versant l’eau-de-vie ; je vois peu de monde, et reste à me tourner les pouces et à me remémorer un grand jour qui est passé, et à attendre cet autre grand jour qui, nous l’espérons tous, est en bon chemin. Et ainsi donc, je vous propose cette santé : À la Restauration !

 

Nous choquâmes nos verres, et bûmes. Assurément, je ne souhaitais pas de mal au roi George ; et si lui-même eût été là en personne, il aurait probablement fait comme moi. Je n’eus pas plutôt absorbé la goutte, que je me sentis beaucoup mieux, et je pus regarder et écouter, encore un rien obnubilé, peut-être ; mais plus avec le même effroi irraisonné ni la même détresse mentale.

 

Le lieu était à coup sûr bizarre, comme notre hôte. Au cours de sa longue vie cachée, Cluny avait acquis toutes sortes de manies, à l’instar d’une vieille fille. Il avait sa place déterminée, où nul autre ne devait s’asseoir ; tout dans la Cage était rangé avec un ordre immuable, que personne ne devait troubler ; sa principale fantaisie était la cuisine, et tout en nous congratulant, il ne cessait de surveiller la confection des collops.

 

De fois à autre, il allait voir ou recevait chez lui sa femme et un ou deux amis sûrs, sous le couvert de la nuit ; mais la plupart du temps, il vivait dans une complète solitude, et ne parlait qu’à ses sentinelles ou à ses clients, qui le servaient dans la cage. Le matin, dès son réveil, l’un d’eux, qui était barbier, venait le raser, et lui apporter les nouvelles du pays, dont il était des plus friands. Curieux comme un enfant, il posait des questions sans fin ; certaines réponses le secouaient de rires homériques, et il pouffait encore, à se les rappeler, des heures après le départ du barbier.

 

Néanmoins, ses questions n’étaient pas toujours d’un caractère oiseux ; car il avait beau être séquestré de la sorte, et, comme les autres gentilshommes terriens de l’Écosse, dépouillé de pouvoirs juridiques, il n’en exerçait pas moins sur son clan une justice patriarcale. On venait jusque dans sa cachette lui soumettre des litiges ; et les hommes de son pays, qui se moquaient de la Cour d’assises, déposaient leurs rancunes et payaient des amendes, sur un mot de ce hors-la-loi confisqué et pourchassé. Lorsqu’il était en colère, ce qui lui arrivait souvent, il donnait ses ordres et lançait des menaces de châtiment, à l’instar d’un roi ; et ses clients tremblaient et rampaient devant lui comme des enfants devant un père trop vif. À son entrée, il leur serrait à chacun la main, cérémonieusement, tout en faisant, comme eux, le salut militaire. Bref, j’avais là une belle occasion de voir un peu fonctionner le mécanisme intérieur d’un clan écossais ; et ce, avec un chef proscrit, fugitif, dont le pays était occupé par des troupes qui galopaient de tous côtés à sa recherche, quelquefois à un mille de sa retraite ; et alors que le dernier de ces pauvres hères qu’il taxait et menaçait aurait gagné une fortune en le livrant.

 

Ce premier jour, sitôt que les collops furent prêts, Cluny, de sa main, exprima dessus le jus d’un citron (car il était bien approvisionné en friandises de ce genre) et nous invita à nous mettre à table.

 

– Ce sont les pareils, dit-il, en parlant des collops, que j’ai servis à Son Altesse Royale, dans cette maison même ; jus de citron à part, toutefois, car, à cette époque-là, nous étions trop heureux d’avoir à manger, sans nous soucier de raffinements. Et il y avait plus de dragons que de citrons dans mon pays, en 46.

 

Je ne sais si les collops étaient réellement très bons, mais le cœur me levait, à les voir, et j’y touchai à peine. Cependant, Cluny nous racontait des anecdotes ayant trait au prince Charles dans la Cage, citant les paroles mêmes des interlocuteurs et se levant de sa place pour nous faire voir où se tenait chacun. De tout ce qu’il dit, je conclus que le prince était un aimable et spirituel garçon, comme il convient au descendant d’une race de rois policés, mais que sa sagesse était loin de valoir celle de Salomon. Je soupçonnai également que, durant son séjour dans la Cage, il s’enivra souvent ; ainsi donc, le vice qui a depuis, d’un commun accord, ruiné sa santé avait dès lors commencé de se manifester.

 

Nous avions à peine fini de manger que Cluny sortit un vieux paquet de cartes crasseuses, tels qu’on en trouve dans les auberges de dernier ordre ; et ses yeux s’allumèrent quand il nous proposa de faire une partie.

 

Or, c’était la une des choses que l’on m’avait enseignées, dès mon enfance, à éviter comme un déshonneur : mon père soutenait que ce n’était le propre ni d’un chrétien ni d’un gentilhomme d’exposer son bien et de convoiter celui d’autrui, selon les combinaisons de bouts de carton peint. Sans doute, j’aurais dû plaider ma fatigue et l’excuse était bien suffisante ; mais je crus de mon devoir d’affirmer mes principes. Je dus rougir très fort, mais je parlai avec fermeté et déclarai que, sans prétendre à juger autrui, c’était là, à mes yeux, une matière où je n’avais rien à voir.

 

Cluny s’arrêta de mêler les cartes.

 

– Que diable veut dire ceci ? s’exclama-t-il. Ce langage est bon chez des whigs collet-monté ; mais pas sous le toit de Cluny Macpherson !

 

– Je mettrais ma main au feu pour M. Balfour, dit Alan. C’est un gentilhomme honnête et courageux, et je tiens à ce que vous vous rappeliez qui vous le dit. Je porte un nom royal, dit-il, en mettant son chapeau de côté, et moi comme tous ceux que j’appelle mes amis sont de bonne société pour les plus huppés. Mais ce gentilhomme est las, et ferait mieux de dormir ; s’il n’a pas envie de jouer aux cartes, cela ne doit nous déranger ni vous ni moi. Et je suis tout prêt, monsieur, à jouer n’importe quel jeu que vous puissiez nommer.

 

– Monsieur, dit Cluny, sous ce pauvre toit qui est le mien, je tiens à ce que vous sachiez que tout gentilhomme peut suivre son bon plaisir. Si votre ami a la fantaisie de se tenir la tête en bas, libre à lui. Et si lui, ou vous, ou n’importe qui, n’est pas entièrement satisfait, je m’estimerai honoré d’aller dehors avec lui.

 

Je n’avais aucune envie de voir ces deux amis se couper la gorge à mon occasion.

 

– Monsieur, dis-je, je suis très fatigué, comme le dit Alan ; et, qui plus est, comme vous avez sans doute des fils, je vous dirai qu’il s’agit d’une promesse faite à mon père.

 

– Suffit, monsieur, suffit, dit Cluny.

 

Et il me désigna un lit de bruyère dans un coin de la Cage. Néanmoins, il restait assez mécontent, et me regardait de travers en grommelant. Et il faut bien avouer que tant mes scrupules que la façon de les exprimer fleuraient le covenantaire et se trouvaient fort déplacés chez de farouches jacobites des Highlands.

 

Une singulière pesanteur, due à l’eau-de-vie, ou peut-être à la venaison, m’accablait ; et à peine couché, je fus pris d’une sorte de fièvre, qui ne me quitta plus de toute la durée de notre séjour dans la Cage. Tantôt j’étais bien éveillé et comprenais ce qui se passait ; tantôt le bruit des voix, ou celui des ronflements, faisait pour moi la rumeur d’un torrent lointain ; et les plaids accrochés au mur se contractaient et se développaient tour à tour comme les ombres que le foyer projetait sur le plafond. J’ai dû aussi parler ou m’écrier, car je me rappelle mon étonnement aux réponses que je recevais de temps à autre ; toutefois, je n’étais pas hanté par un cauchemar déterminé, mais par une terreur confuse, profonde et horrifiante, – terreur que m’inspiraient et le lieu où je me trouvais, et le lit où j’étais couché, et les plaids pendus aux murs, et les voix, et le feu, et moi-même.

 

Le client-barbier, qui était aussi docteur, fut mandé pour me donner ses soins ; mais comme il parlait gaélique, je n’entendis rien à son diagnostic, et j’étais trop accablé pour en demander la traduction. Je savais seulement que j’étais malade, et cela me suffisait.

 

Je fis peu attention à ce qui m’entourait, tant que je restai dans ce triste état. Mais Alan et Cluny passaient presque tout leur temps à jouer aux cartes, et je suis sûr qu’Alan avait dû gagner, au début ; car il me souvient de m’être relevé sur mon séant et de les avoir vus absorbés dans leur jeu, avec une pile étincelante d’au moins soixante ou cent guinées sur la table. Cela faisait un effet étrange, de voir toute cette richesse dans un nid accroché à la falaise et entrelacé à des arbres vivants. Et même alors, il me sembla qu’Alan jouait bien gros jeu, lui, qui ne possédait au monde qu’une bourse verte et l’affaire de cinq livres.

 

Le deuxième jour, la chance tourna. Vers midi, je fus comme à l’ordinaire éveillé pour le dîner, et comme à l’ordinaire refusai de manger, et l’on me fit boire une potion où le barbier avait mis infuser des plantes amères. Le soleil, pénétrant par la porte ouverte de la Cage, m’éblouissait douloureusement. Cluny, assis devant la table, mordillait le parquet de cartes. Alan, penché sur mon lit, approcha de mes yeux son visage ; et le trouble de la fièvre me le fit voir de la plus monstrueuse grosseur.

 

Il me demanda de lui prêter mon argent.

 

– Pour quoi faire ? dis-je.

 

– Oh ! un simple prêt, répondit-il.

 

– Mais pourquoi ? répétai-je. Je ne comprends pas.

 

– Fi ! David ! voudriez-vous me refuser un prêt ? Certes, je l’aurais refusé, si j’avais eu ma lucidité ! Mais tout ce que je désirais alors était qu’il éloignât son visage, et je lui remis mon argent.

 

Le matin du troisième jour, alors que nous avions déjà passé quarante-huit heures dans la Cage, je m’éveillai en meilleures dispositions d’esprit, encore très faible et las, mais voyant les choses de leurs dimensions exactes et sous leur aspect normal de tous les jours. J’avais même de l’appétit ; je me levai spontanément de mon lit ; et après, avoir déjeuné, m’avançai jusqu’au seuil de la Cage et m’assis à l’extérieur, au haut du bois. Le ciel était gris, l’air fade et insipide ; et je passai toute la matinée comme dans un rêve, que troublaient seules les allées et venues des éclaireurs de Cluny et des serviteurs apportant provisions ou rapports ; car à cette heure le danger était loin, et il tenait pour ainsi dire cour ouverte.

 

Lorsque je rentrai, Alan et lui avaient déposé leurs jeux et questionnaient un client. Le chef, se retournant vers moi, m’adressa la parole en gaélique.

 

– Je ne sais pas le gaélique, monsieur, dis-je.

 

Or, depuis l’affaire des cartes, tout ce que je disais avait le privilège d’agacer Cluny.

 

– Votre nom a plus de sens que vous, en ce cas, dit-il avec irritation, car il est de bon gaélique. Mais voici la chose. Mon éclaireur rapporte que la voie est libre dans le sud, et il s’agit de savoir si vous aurez la force de repartir ?

 

Les cartes étaient sur la table, mais plus l’or ; rien qu’un tas de petits papiers écrits, tous du côté de Cluny. Alan, d’ailleurs, avait un drôle d’air, comme assez mal satisfait ; et je fus saisi d’un pressentiment.

 

– Je ne sais si j’ai toutes les forces qu’il faudrait, dis-je, en regardant Alan ; mais le peu d’argent que nous avons doit nous mener très loin.

 

Alan se mordit la lèvre inférieure, et baissa les yeux.

 

– David, dit-il enfin, j’ai tout perdu : telle est la simple vérité.

 

– Mon argent aussi ?

 

– Votre argent aussi, dit Alan avec un soupir. Vous n’auriez pas dû me le donner. Je deviens fou quand je touche un jeu de cartes.

 

– Ta ta ta ! dit Cluny. Tout cela était pour rire ; ce serait trop absurde. Naturellement, vous allez ravoir votre argent, et même le double, si vous me le permettez. Que je le garde, moi ? que je puisse gêner en quelque chose des gentilshommes dans votre situation ? Ce serait là une chose singulière ! s’écria-t-il.

 

Et il se mit, en rougissant beaucoup, à extraire l’or de sa poche.

 

Alan ne dit rien, et continua de regarder à terre.

 

– Voulez-vous venir un instant avec moi jusqu’à la porte, monsieur ? dis-je à Cluny.

 

Il me répondit qu’il en serait fort aise, et me suivit à l’instant, mais d’un air confus et la tête basse.

 

– Et maintenant, monsieur, dis-je, j’ai d’abord à vous remercier de votre générosité.

 

– Absurdité des absurdités ! s’écria Cluny. Où voyez-vous de la générosité ? Je n’y vois, moi, qu’un malheureux incident ; mais que voulez-vous que je fasse, – enfermé dans ma cage comme dans un rucher, – sinon atteler mes amis à une partie de cartes, lorsque j’en trouve l’occasion ? Et s’ils perdent, bien entendu, on n’irait pas s’imaginer…

 

Il n’acheva pas.

 

– Oui, dis-je, s’ils perdent, vous leur rendez leur argent ; et s’ils gagnent, ils emportent le vôtre dans leurs goussets ? J’ai dit que je reconnaissais votre générosité ; mais pour moi, monsieur, avouez que la situation a quelque chose de pénible.

 

Il régna un bref silence, au cours duquel Cluny sembla sur le point de parler, mais il ne dit rien. Cependant il rougissait de plus en plus.

 

– Je suis jeune, dis-je, et je vous demande un avis. Conseillez-moi comme si j’étais votre fils. Mon ami a loyalement perdu cet argent après vous avoir loyalement gagné une somme beaucoup plus forte ; puis-je accepter qu’on me la rende ? Est-ce vraiment ce que je dois faire ? Quoi que je fasse, vous voyez vous-même que cela doit paraître dur à quiconque est doué d’amour-propre.

 

– C’est assez dur pour moi également, monsieur Balfour, dit Cluny, et vous m’avez tout l’air de m’avoir tendu un méchant piège. Je n’admettrais pas que des amis soient venus chez moi pour recevoir des affronts ; non, s’écria-t-il avec une irritation soudaine, pas plus que pour leur en infliger.

 

– Vous voyez donc, monsieur, que je n’avais pas tellement tort, et que le jeu est une triste occupation pour des gentilshommes. Mais j’attends toujours votre réponse.

 

À coup sûr, si jamais Cluny détesta quelqu’un, ce fut David Balfour. Il me considéra d’un œil belliqueux, et le défi lui monta aux lèvres. Mais il fut désarmé, soit par ma jeunesse, soit par son propre sens de la justice. À coup sûr, l’affaire était humiliante pour nous tous, et pour Cluny en particulier ; sa conduite lui fit d’autant plus d’honneur.

 

– Monsieur Balfour, dit-il, je vous crois trop subtil et trop covenantaire, mais vous avez malgré cela l’étoffe d’un parfait gentilhomme. Sur ma foi d’honnête homme, vous pouvez prendre cet argent, – c’est là ce que je dirais à mon fils, – et voici ma main qui en répond.

 

XXIV

La fuite dans la bruyère :
la dispute

 

Nous passâmes le loch Errocht sous le couvert de la nuit, et gagnâmes, le long de sa rive orientale, non loin de l’embouchure du loch Rannech, une autre cachette, où nous conduisit un des clients de la Cage. Ce garçon portait notre bagage, avec par-dessus le marché le grand surtout d’Alan, et trottait allègrement sous ce faix, dont la moitié m’écrasait à l’ordinaire, comme un robuste poney de montagne porte sa plume à l’oreille ; c’était pourtant un homme que j’aurais, en combat loyal, cassé en deux sur mon genou.

 

L’allégement était grand, certes, de marcher les mains libres ; et sans cela, peut-être, et la sensation résultante de liberté et d’alacrité, je n’aurais pas marché du tout. Je ne faisais que relever de maladie, et rien dans l’état de mes affaires n’était bien propre à me donner du cœur à la fatigue ; nous voyagions, comme je l’ai dit, parmi les plus lugubres déserts de l’Écosse, sous un ciel chargé de nuages, et la division couvait aux cœurs des voyageurs.

 

Nous fûmes longtemps sans rien dire, marchant côte à côte ou l’un derrière l’autre, tous les deux d’un air rogue ; moi irrité et blessé dans mon amour-propre, et tirant mon peu de forces de ces deux sentiments violents et coupables ; Alan irrité et honteux, honteux d’avoir perdu mon argent, irrité de ce que j’avais si mal pris la chose.

 

Le désir de la séparation ne m’en trottait que plus dans la cervelle ; et plus je l’approuvais, plus je rougissais de mon approbation. C’eût été une belle action, et généreuse certes, pour Alan, de se tourner vers moi et de me dire : « Allez-vous-en, je suis dans le plus extrême danger, et ma compagnie ne fait rien qu’augmenter le vôtre. » Mais que moi j’allasse me tourner vers cet ami qui à coup sûr me chérissait, et lui dire : « Vous courez un grand danger, le mien est beaucoup plus faible, votre amitié m’est un fardeau ; allez-vous-en, supportez tout seul vos risques et vos malheurs… » Non, c’était impossible ; et j’avais les joues brûlantes, de l’imaginer seulement dans mon for intérieur.

 

Et pourtant, Alan s’était conduit comme un enfant, et voire pis ; comme un enfant perfide. M’avoir soutiré mon argent alors que j’étais presque inconscient ressemblait fort à un vol ; et pourtant il était ici, faisant route avec moi, sans un sou vaillant, et, à ce que je pouvais voir, tout disposé à vivre sur l’argent qu’il m’avait contraint de mendier. Au vrai, j’étais prêt à le partager avec lui, mais j’enrageais de le voir ainsi escompter ma bonne volonté.

 

Je ne sortais pas de ces deux considérations ; et je n’aurais pu ouvrir la bouche sur l’une ou l’autre sans faire preuve de la plus noire ingratitude. Je fis donc ce qui était presque aussi mal : je ne disais mot, et ne jetais même pas un regard sur mon compagnon, si ce n’est du coin de l’œil.

 

À la fin, comme nous avions traversé le loch Errocht et cheminions en terrain uni, où la marche était aisée, il ne put supporter plus longtemps mon silence, et se rapprocha de moi.

 

– David, dit-il, cette façon de prendre un petit incident n’est guère amicale. J’ai à vous exprimer mes regrets, et voilà tout. Et maintenant, si vous avez quelque chose à dire, allez-y.

 

– Oh ! répliquai-je, je n’ai rien à dire.

 

Il parut déconcerté, ce qui m’enchanta bassement.

 

– Non ? reprit-il, d’une voix un tant soit peu tremblante, même quand j’avoue que j’ai eu tort ?

 

– Évidemment, vous avez eu tort, dis-je, d’un ton glacé ; et vous reconnaîtrez que je ne vous ai fait aucun reproche.

 

– Aucun, dit-il ; mais vous savez fort bien, que vous avez fait pis. Faut-il nous séparer ? Vous l’avez déjà proposé une fois. Allez-vous le répéter une seconde ? Il y a suffisamment de montagnes et de bruyère d’ici aux deux mers, David ; et j’avoue que je n’ai pas grand désir de rester où l’on ne tient pas à m’avoir.

 

Cette phrase me perça comme un glaive, et me sembla mettre à nu ma déloyauté.

 

– Alan Breck ! m’écriai-je ; puis : – Me croyez-vous capable de vous tourner le dos dans votre urgente nécessité ? Vous n’oseriez pas me le dire en face. Toute ma conduite serait là pour vous démentir. Il est vrai que je me suis endormi dans le marais ; mais c’était de fatigue ; et il est mal à vous de me le reprocher…

 

– C’est ce que je n’ai pas fait, interrompit Alan.

 

– Mais à part cela, continuai-je, qu’ai-je fait pour que vous m’égaliez à un chien par une telle supposition ? Je n’ai jamais manqué à un ami, jusqu’à cette heure, et il n’y a pas de raison pour que je commence par vous. Il y a entre nous des choses que je ne puis oublier, même si vous le pouviez.

 

– Je ne vous dirai qu’un mot, David, dit Alan, avec beaucoup de calme, c’est que je vous ai longtemps dû la vie, et qu’à présent je vous dois de l’argent. Vous devriez tâcher de me rendre ce fardeau léger.

 

Cette parole était bien faite pour me toucher, et elle le fit d’une certaine manière, mais qui n’était pas la bonne. Je sentis que ma conduite était mauvaise ; et je devins non seulement irrité contre lui, mais irrité contre moi par-dessus le marché. J’en fus d’autant plus cruel.

 

– Vous voulez que je parle, dis-je. Eh bien donc, je parlerai. Vous reconnaissez vous-même que vous m’avez rendu un mauvais service ; j’ai maintenant un affront à avaler ; je ne vous l’avais jamais reproché, je ne vous en avais jamais rien dit ; c’est vous qui commencez. Et voilà que vous me blâmez de n’être pas disposé à rire et à chanter, comme si je devais être heureux de cet affront. Ne faudra-t-il pas tout à l’heure que je vous en remercie à genoux ! Vous devriez songer un peu plus à autrui, Alan Breck. Si vous songiez davantage à autrui, vous parleriez sans doute moins de vous ; et quand un ami qui vous chérit a laissé, sans un mot, passer une offense, vous devriez bien n’y plus faire allusion, au lieu de la transformer en une arme pour lui briser le cœur. De votre propre aveu, c’est vous qui étiez à blâmer ; ce n’est donc pas à vous de me chercher noise.

 

– Cela va bien, dit Alan ; plus un mot.

 

Et, retombés dans notre silence antérieur, nous arrivâmes au bout de notre étape, mangeâmes et nous couchâmes, sans avoir prononcé une parole.

 

Le lendemain à l’aube, le client de Cluny nous passa de l’autre côté du loch Rannoch, et nous donna son avis sur le chemin qu’il croyait le meilleur pour nous : – gagner aussitôt les hautes régions des montagnes ; faire un crochet par les sources des glens[32] Lyon, Lochay et Dorchart, et descendre vers les Basses-Terres par Kippen et la rive méridionale du Forth[33]. Alan n’aimait guère cet itinéraire qui traversait le pays de ses ennemis jurés, les Campbells Glenorchy. Il objecta qu’en appuyant vers l’est, nous serions tout de suite chez les Athole Stewarts, une race de ses nom et parenté, quoique soumise à un autre chef, et que nous arriverions ainsi par un chemin beaucoup plus direct et facile au but de notre course. Mais le client, qui était aussi le principal éclaireur de Cluny, trouva réponse à tout, dénombrant les corps de troupes cantonnées dans chaque district, et alléguant, pour finir (à ce que je crus comprendre) que nous ne serions nulle part aussi peu inquiétés que dans un pays de Campbells.

 

Alan céda enfin, quoique à regret.

 

– C’est l’une des contrées les plus arides de l’Écosse, dit-il. Il n’y a rien par là que je sache, si ce n’est de la bruyère, des corbeaux et des Campbells. Mais je vois que vous êtes un homme de sens ; qu’il en soit fait selon votre désir !

 

Nous suivîmes donc cet itinéraire ; et durant la plus grande partie des trois nuits, nous voyageâmes parmi des cimes de montagnes et des sources de rivières torrentueuses, ensevelis fréquemment dans le brouillard, battus par un vent et une pluie presque continuels, et pas un seul instant réjouis par un rayon de soleil.

 

Le jour, nous nous couchions pour dormir dans la bruyère ruisselante ; la nuit, nous escaladions sans trêve des pentes à nous casser le cou, au long d’affreux précipices. Nous nous trompions quelquefois de chemin ; nous étions quelquefois enveloppés dans un brouillard si dense qu’il nous fallait attendre qu’il s’éclaircît. Du feu, on n’y pouvait songer. Notre seule nourriture était le drammach et un morceau de viande froide que nous avions emporté de la Cage ; mais quant à la boisson, Dieu sait que l’eau ne nous manquait pas.

 

Ce furent des heures abominables, rendues plus odieuses encore par le caractère sinistre du temps et du pays. Je ne cessais d’avoir froid ; je claquais des dents ; j’avais un fort mal de gorge, comme sur mon île ; un point de côté, qui ne me quittait pas, me lancinait ; et quand je m’endormais sur ma couche humide, c’était pour revivre en imagination les pires de mes aventures, – pour voir la tour de Shaws dans la lueur de l’éclair, Ransome emporté à dos d’homme, Shuan agonisant sur le plancher de la dunette, ou Colin Campbell s’efforçant de déboutonner son habit. Après ces cauchemars, je me réveillais au crépuscule, pour m’asseoir dans le même trou d’eau où j’avais dormi, et manger le drammach froid ; la pluie me chassait au visage ou me dégoulinait le long du dos en ruisselets de glace ; le brouillard nous enveloppait sinistrement de ses plis, – ou bien, si le vent soufflait, il s’entr’ouvrait soudain et nous découvrait l’abîme de quelque val ténébreux où des torrents se précipitaient à grand bruit.

 

La rumeur d’une infinité de cours d’eau s’élevait de toutes parts. Cette pluie incessante avait débondé les sources de la montagne ; chaque ravine se dégorgeait comme une citerne ; chaque torrent était en pleine crue et son lit débordé. Durant nos courses nocturnes, leurs voix solennelles emplissaient les vallées, tantôt de roulements de tonnerre, tantôt de rugissements furieux. Je comprenais alors l’histoire du Kelpie des Eaux, ce démon des rivières, que la légende a enchaîné au torrent, où il gémit et hurle, en l’attente de l’infortuné voyageur. Alan et moi finissions par y croire, ou tout comme ; et quand le fracas du torrent s’élevait au-dessus de son diapason ordinaire, je ne m’étonnais plus (j’étais toutefois encore un peu scandalisé) de voir mon ami faire le signe de croix à la façon des catholiques.

 

C’est à peine, au cours de ces errances affreuses, si nous eûmes la moindre communication, même en paroles. Il est vrai que je n’aspirais plus qu’au tombeau, et c’est là ma meilleure excuse. Mais en outre j’ai toujours été d’un naturel rancunier, lent à m’offenser, plus lent à oublier l’offense, et j’étais alors exaspéré autant contre moi que contre mon compagnon. Durant presque deux jours, il se montra d’une inlassable complaisance ; muet, mais toujours prêt à me venir en aide, et toujours espérant (je le voyais très bien) que ma lubie se dissiperait. Durant ce même temps, je me renfermai en moi-même, à ruminer ma colère, repoussant avec rudesse ses offres de service, et n’arrêtant pas plus mes yeux sur lui que s’il eût été un buisson ou une pierre.

 

La deuxième nuit, ou plutôt l’aube du troisième jour, nous trouva sur une hauteur des plus pelées, en sorte qu’il nous fut impossible de suivre notre programme habituel et de nous coucher aussitôt pour manger et dormir. Avant que nous eussions atteint un abri, le ciel, de gris était devenu très clair, car malgré la pluie persistante, les nuages passaient plus haut ; et Alan me regarda en face, avec quelques signes d’inquiétude.

 

– Vous devriez me laisser porter votre paquet, dit-il, pour la neuvième fois peut-être depuis que nous avions quitté l’éclaireur au bord du loch Rannoch.

 

– Je le porte très bien, je vous remercie, dis-je, froid comme glace.

 

Alan rougit fortement :

 

– Je ne vous l’offrirai plus, dit-il. Je ne suis pas un homme patient, David.

 

– Je n’ai jamais dit que vous l’étiez, répondis-je, tout juste comme l’eût fait ridiculement un gamin de dix ans.

 

Alan ne me répliqua rien, mais sa conduite répondit pour lui. Il y a tout lieu de croire que, dorénavant, il s’accordait l’absolution plénière pour l’aventure de chez Cluny ; et, remettant son chapeau de côté, il marcha d’un air crâne, sifflant des airs, et me lançant des sourires obliques et provocateurs.

 

Nous devions, la troisième nuit, traverser l’extrême ouest du pays de Balquhidder. Il faisait pur et froid, il y avait de la gelée dans l’air, et un vent du nord qui dispersait les nuages et faisait briller les étoiles. Les torrents étaient gros, bien entendu, et emplissaient toujours les ravins de leur tumulte ; mais je notai qu’Alan ne songeait plus au Kelpie, et qu’il était d’excellente humeur. Quant à moi, le beau temps arrivait trop tard ; j’avais couché dans la boue si longtemps que (selon le mot de la Bible) mes habits mêmes « avaient horreur de moi » ; j’étais rompu de fatigue, affreusement mal à l’aise et cousu de douleurs et de frissons ; le froid du vent me transperçait, et son bruit m’emplissait les oreilles. Ce fut dans ce triste état que j’eus à supporter de la part de mon compagnon quelque chose qui ressemblait fort à une persécution. Il parlait beaucoup, et jamais sans allusion piquante. « Whig » était le meilleur qualificatif qu’il trouvât à me donner. « Voici, disait-il, voici un fossé à sauter pour vous, mon petit whig ! Vous êtes un si fier sauteur ! » Et ainsi de suite, tout le temps avec une voix railleuse et perfide.

 

C’était bien ma faute, à moi et à personne d’autre, je le savais ; mais j’étais trop misérable pour me repentir. Je me sentais incapable de me traîner beaucoup plus loin ; avant peu, il me faudrait me coucher pour mourir sur ces montagnes détrempées, comme un mouton ou un renard, et mes os blanchiraient là comme ceux d’un animal. Ma tête se perdait, sans doute ; mais peu à peu je prenais goût à cette idée, je trouvais enviable de mourir ainsi, seul dans le désert, où les aigles farouches environneraient mes derniers moments. Alan regretterait alors sa conduite, me disais-je ; il se souviendrait, après ma mort, de tout ce qu’il me devait, et ce souvenir lui serait une torture. Je continuai donc de la sorte, comme un petit sot et un mauvais cœur d’écolier malade, à nourrir ma vengeance contre un frère humain, alors que j’aurais dû plutôt me mettre à genoux et demander pardon à Dieu. Et au contraire, à chacune des attaques d’Alan, je m’applaudissais. « Ah ! me disais-je, je vous apprête mieux que cela ; quand je me coucherai pour mourir, vous croirez recevoir un soufflet au visage. Ah ! quelle revanche, alors ! ah ! comme vous regretterez votre ingratitude et votre cruauté ! »

 

Cependant, mon état empirait toujours. Une fois déjà, j’étais tombé : mes jambes s’étaient dérobées subitement sous moi, et la chose avait frappé Alan sur le coup ; mais je fus si vite relevé, et me remis en marche d’un air si naturel, qu’il eut bientôt oublié l’incident. Des bouffées de chaleur me parcouraient, avec de soudains frissons. Mon point de côté devenait intolérable. Enfin, je sentis que je ne pouvais me traîner plus loin ; et là-dessus, le souhait me vint tout à coup d’en finir avec Alan, de donner libre cours à ma colère, et de terminer ma vie d’une façon plus rapide. Il venait justement de m’appeler « whig ». Je fis halte.

 

– Monsieur Stewart, dis-je, d’une voix qui vibrait comme une corde de violon, vous êtes plus âgé que moi, et devriez savoir vous tenir. Croyez-vous qu’il soit bien sage ou spirituel de me jeter au nez mes opinions politiques ? Je m’imaginais que, lorsqu’ils différaient sur ce point, c’était le propre des gentlemen de différer avec politesse ; et par ailleurs je puis vous le dire, je suis capable de trouver une ironie meilleure que certaines des vôtres.

 

Alan s’était arrêté me faisant face, le chapeau de côté, les mains dans les poches de sa culotte, la tête un peu sur l’épaule. Il m’écouta, avec un sourire mauvais que je distinguais au clair d’étoiles ; et quand j’eus fini de parler, il se mit à siffler un air jacobite. C’était l’air composé en dérision de la défaite du général Cope à Preston-pans :

 

Hohé, Johnnie Cope, marchez-vous toujours ?

Est-ce que vos tambours sont toujours battants ?

 

Et il me revint à l’esprit que, le jour de cette bataille, Alan faisait partie de l’armée royale.

 

– Pourquoi choisissez-vous cet air, monsieur Stewart ? dis-je. Est-ce pour me faire souvenir que vous avez été battu des deux côtés.

 

L’air s’arrêta sur les lèvres d’Alan.

 

– David ! dit-il.

 

– Mais il est temps que ces manières cessent, continuai-je ; et je tiens à ce que vous parliez désormais civilement de mon roi et de mes bons amis les Campbells.

 

– Je suis un Stewart… reprit Alan.

 

– Oh ! dis-je, je sais que vous portez un nom royal. Mais il faut vous rappeler que, depuis que j’ai été dans les Highlands, j’ai vu pas mal de gens dans le même cas ; et le moins que je puisse dire de ces gens-là, c’est qu’ils ne feraient pas mal de se débarbouiller.

 

– Savez-vous bien que vous m’insultez ? dit Alan d’une voix très grave.

 

– Je le regrette, dis-je, car je n’ai pas fini, et si l’exorde de mon sermon vous déplaît, je crains fort que sa péroraison ne vous plaise guère non plus. Vous avez été poursuivi sur le champ de bataille par les hommes de mon parti ; le divertissement n’est pas du meilleur goût, de venir braver un garçon de mon âge. Whigs et Campbells, les uns et les autres vous ont battu ; vous avez fui comme un lièvre devant eux. Il vous convient de ne parler d’eux qu’avec respect.

 

Alan demeurait parfaitement immobile, et les pans de son surtout claquaient au vent derrière lui.

 

– C’est un malheur, dit-il. Voilà des choses qu’on ne peut laisser passer.

 

– Je ne vous demande rien de tel. Je suis prêt tout comme vous.

 

– Prêt ?

 

– Prêt, répétai-je. Je ne suis ni vantard ni fanfaron comme certains que je pourrais nommer. Allons !

 

Et, tirant mon épée, je tombai en garde ainsi qu’Alan lui-même me l’avait enseigné.

 

– David ! s’écria-t-il. Êtes-vous fou ? Je ne puis tirer l’épée contre vous, David. Ce serait un véritable meurtre.

 

– Vous l’aviez prévu quand vous m’insultiez, dis-je.

 

– C’est vrai ! s’écria Alan.

 

Et il resta une minute, la main à son menton, qu’il tourmentait, comme examinant un problème insoluble.

 

– C’est la pure vérité, dit-il, en tirant son épée.

 

Mais je n’avais pas encore engagé ma lame, qu’il rejeta la sienne loin de lui et se laissa tomber à terre.

 

– Non, non, répétait-il, non, non… je ne peux pas, je ne peux pas.

 

À cette vue, le restant de ma colère s’échappa de moi ; et je ne fus plus que malade, triste, hagard, et m’étonnant de moi-même. J’aurais donné tout au monde pour reprendre ce que j’avais dit ; mais, une parole une fois lâchée, qui peut la rattraper ? Je me rappelai toute la bonté et le courage passés d’Alan, comment il m’avait aidé, ranimé et soutenu durant nos mauvais jours ; et puis mes insultes me revinrent, et je vis que j’avais perdu pour jamais cet ami si dévoué. En même temps, le malaise qui pesait sur moi me parut redoubler, et ma douleur au côté devint aiguë comme un glaive. Je pensai m’évanouir sur place.

 

Alors, il me vint une idée. Nulle excuse ne pouvait effacer ce que j’avais dit ; inutile d’y songer, aucune ne couvrirait l’offense ; mais là où une excuse était vaine, un simple cri d’appel au secours était capable de me ramener Alan. J’abdiquai mon amour-propre :

 

– Alan ! dis-je ; si vous ne me secourez pas, je vais mourir ici même. Il se dressa d’un bond, et me regarda.

 

– C’est la vérité, repris-je. J’en suis à ce point. Oh ! être sous un toit… j’y mourrais plus content.

 

Je n’avais pas à jouer la comédie ; que je le voulusse ou non, je parlais d’une voix larmoyante capable d’attendrir un cœur de pierre.

 

– Pouvez-vous marcher ? demanda Alan.

 

– Non, dis-je, pas tout seul. Cette dernière heure, mes jambes faiblissaient sous moi ; j’ai au côté un point pareil à un fer rouge ; je respire à peine. Si je meurs, me pardonnerez-vous, Alan ? Au fond du cœur, je vous aimais toujours… même quand j’étais le plus en colère.

 

– Chut ! chut ! dit Alan. Ne dites pas cela ! David, mon ami, vous savez bien… (Il ravala un sanglot). – Je vais vous passer mon bras autour de la taille, continua-t-il, oui, c’est cela même qu’il faut faire ! Maintenant, appuyez-vous sur moi, fort. Dieu sait où il y a une habitation ! Nous sommes en Balquhidder, pourtant ; il n’y doit pas manquer de maisons, ni voire de maisons amies… Cela va-t-il mieux comme ça, David ?

 

– Oui, dis-je, je peux marcher ainsi ; et je pressai son bras de ma main.

 

Il faillit de nouveau sangloter.

 

– David, dit-il, je suis un très méchant homme ; je n’ai ni raison ni bonté ; j’avais oublié que vous n’étiez qu’un enfant ; je ne voyais pas que vous alliez mourir tout debout. David, vous tâcherez de me pardonner, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! ami, ne parlons plus de cela ! dis-je. Nous n’avons ni l’un ni l’autre à nous faire de reproches, voilà tout. Il nous faut souffrir et supporter, ami Alan… Oh ! mais que mon point me fait mal ! N’y a-t-il pas de maison quelque part ?

 

– Je vous trouverai une maison. David, dit-il avec force. Nous allons descendre ce ravin ; il doit à coup sûr s’y trouver des maisons. Mon pauvre petit, ne seriez-vous pas mieux sur mon dos ?

 

– Oh ! Alan ! dis-je ; avec mes douze bons pouces de plus que vous !

 

– Pas tant que cela, s’écria-t-il, avec un sursaut. Peut-être l’affaire d’un pouce ou deux… Je ne veux pas dire toutefois que je suis réellement ce qu’on appelle un homme grand… Et après tout, ajouta-t-il, en baissant le ton d’une manière risible, quand j’y réfléchis, je crois que vous pourriez avoir raison… Oui, ce peut être un pied, ou pas loin… ou même davantage, peut-être, qui sait !

 

Il était délicieusement drôle d’entendre Alan ravaler ses mots par crainte d’une nouvelle dispute. J’aurais ri, si mon point ne m’en eût empêché ; mais si j’avais ri, je pense que j’aurais pleuré en même temps.

 

– Alan ! m’écriai-je, pourquoi êtes-vous si bon avec moi ? Pourquoi vous souciez-vous d’un si ingrat individu ?

 

– Ma foi, je ne sais, dit Alan. Car je me figurais précisément vous aimer à cause que vous ne vous disputiez jamais… et voilà qu’à présent je vous en aime davantage !

 

XXV

En Balquhidder

 

À la porte de la première maison que nous rencontrâmes, Alan frappa, geste qui était peu sûr dans une telle région des Highlands, que les Bruyères de Balquhidder. Nul grand clan n’y prédominait ; rien qu’une foule de petites branches et de débris sans cohésion, et ce qu’on nomme « des gens sans chef », refoulés par l’avance des Campbells dans le pays sauvage qui s’étend vers les sources du Forth et de la Teith. Il s’y trouvait et des Stewarts et des Maclarens, ce qui revenait au même, car les Maclarens suivaient à la guerre le chef d’Appin et ne faisaient qu’un avec ce dernier clan. Beaucoup aussi appartenaient à ce vieux clan proscrit et sans nom des Macgregors à tête rouge. Ils avaient toujours été mal vus, et alors pis que jamais, car ils se trouvaient isolés de tous les partis et factions de l’Écosse entière. Leur chef, Macgregor de Macgregor, était en exil ; son plus immédiat successeur pour cette partie du clan habitant Balquhidder, James More, le fils aîné de Rob Roy, était prisonnier dans le château d’Édimbourg, et attendait son procès, ils étaient en dissension avec Hautes et Basses-Terres, avec les Grahames, les Maclarens et les Stewarts ; et Alan, qui embrassait la querelle de tout ami, voire éloigné, désirait vivement les éviter.

 

Le hasard nous favorisa, car la maison que nous rencontrâmes appartenait aux Maclarens. Alan y fut non seulement le bienvenu à cause de son nom, mais on l’y connaissait de réputation. On me mit au lit sans plus tarder, et un docteur fut mandé, qui me trouva dans un bien triste état. Était-ce un bon docteur, ou faut-il l’attribuer à ma robuste jeunesse, – mais je ne fus alité qu’une semaine, et, dès la fin du mois, j’étais tout disposé à reprendre la route.

 

Cependant mon ami refusa de m’abandonner, malgré toutes mes instances ; et à vrai dire, la témérité de son séjour prolongé faisait un sujet d’étonnement pour les deux ou trois amis qui étaient dans le secret. Il se cachait de jour dans un creux de bruyère, sous un petit bois ; et de nuit, quand la voie était libre, il venait me rendre visite dans la maison. Inutile de dire que j’étais heureux de le voir ; notre hôtesse, Mme Maclaren, n’estimait rien de trop bon pour un tel hôte ; et comme Duncan Dhu (c’était le nom de notre hôte) possédait chez lui une cornemuse, et qu’il aimait beaucoup la musique, ma convalescence fut pour ainsi dire une longue fête, et nous avions pris l’habitude de faire de la nuit le jour.

 

Les soldats nous laissaient tranquilles ; une seule fois, une colonne de deux compagnies et quelques dragons passa dans le bas de la vallée, où je pus les percevoir de mon lit, par la fenêtre. Le plus étonnant, c’est qu’aucun magistrat ne vint m’interroger, et qu’on ne me posa aucune question sur l’endroit d’où je venais ni celui où j’allais ; et en ces temps agités, on ne s’inquiéta pas plus de moi que si j’avais été dans le désert. Pourtant, bien avant mon départ, ma présence était connue de tous les habitants de Balquhidder et des hameaux avoisinants ; beaucoup venaient me voir, et ceux-ci (à la mode du pays) communiquaient les nouvelles à leurs voisins. Les affiches, d’ailleurs, avaient été imprimées. Il y en avait une d’épinglée au pied de mon lit, où je pouvais lire mon propre portrait, si peu flatteur, et, en gros caractères, le prix du sang auquel était estimée ma vie. Duncan Dhu, avec tous ceux au courant de mon arrivée en compagnie d’Alan, ne pouvaient garder aucun doute sur ma personnalité ; et les autres avaient certainement leurs soupçons. Car j’avais bien pu changer de vêtements, mais non d’âge et de figure ; et les garçons des Basses-Terres âgés de dix-huit ans n’étaient pas si communs dans cette partie du monde, et surtout dans ces temps-là, pour qu’on pût manquer d’établir un lien entre les choses, et de me retrouver sur l’affiche. C’était bien le cas, du reste. Ailleurs, on garde un secret entre deux ou trois amis intimes, et quelquefois il transpire ; mais chez ces membres de clan, un secret dit à toute une région sera gardé tout un siècle.

 

Il n’arriva qu’un incident digne d’être mentionné ; ce fut la visite que je reçus de Robin Oig, l’un des fils du notoire Rob Roy. On le recherchait de tous côtés sous l’inculpation d’avoir enlevé une jeune femme de Balfron et de l’avoir épousée (affirmait-on) de force. Il ne s’en promenait pas moins dans Balquhidder, à l’instar d’un gentilhomme entre les quatre murs de sa propriété. C’était lui qui avait tué James Maclaren aux brancards de sa charrue, et la querelle n’était pas vidée ; néanmoins il pénétrait sous le toit de ses ennemis comme un voyageur de commerce entre dans une auberge publique.

 

Duncan eut le temps de me glisser le nom du visiteur ; et nous nous entre-regardâmes avec inquiétude. Il faut savoir que l’heure approchait de la venue d’Alan ; il était peu probable que l’un et l’autre se convinssent ; et toutefois si nous cherchions à l’avertir ou à lui faire un signe, nous ne manquerions pas de mettre sur ses gardes un homme aussi compromis que le Macgregor.

 

Il déploya en entrant beaucoup de politesse, mais comme s’il les adressait à des inférieurs ; il tira son bonnet à Mme Maclaren, mais le renfonça sur sa tête pour parler à Duncan ; puis, ayant ainsi bien établi les distances (croyait-il) il s’approcha de mon lit et s’inclina.

 

– On m’a dit, monsieur, que vous vous nommez Balfour.

 

– Je m’appelle David Balfour, dis-je, pour vous servir.

 

– Je vous dirais bien aussi mon nom, monsieur, répondit-il, s’il n’était un peu terni depuis quelque temps ; et peut-être vous suffira-t-il de savoir que je suis le propre frère de James Mac Drummond ou Macgregor, dont vous ne pouvez manquer d’avoir ouï parler.

 

– Certes, dis-je, un peu intimidé, non plus que de votre père, Macgregor-Campbell.

 

Et je me mis sur mon séant et lui fis une inclination, de mon lit ; car je crus bon de le féliciter, au cas où il serait fier d’avoir un père hors la loi.

 

Il s’inclina à son tour, et reprit :

 

– Mais ce que j’ai à vous dire, monsieur, le voici. En l’année 45, mon frère souleva une partie de la « gregara » et mit en ligne six compagnies pour frapper un coup du bon côté ; et le chirurgien qui suivait notre clan et guérit la jambe de mon frère quand elle eut été cassée, à l’échauffourée de Preston-Pans, était un gentilhomme qui se nommait précisément comme vous. C’était le frère de Balfour de Baith ; et si vous êtes à un degré quelconque parent de ce gentilhomme, je suis venu pour nous mettre, moi et mes gens, à votre service.

 

Il faut dire que je n’en savais pas plus de ma généalogie qu’un chien d’horticulteur ; mon oncle, il est vrai, s’était targué de nos hautes attaches ; mais elles n’avaient rien à voir dans le cas présent ; et il ne me resta que la mortification amère d’avouer mon ignorance.

 

Robin me signifia d’un ton sec qu’il regrettait de s’être trompé, me tourna le dos sans ombre de salut, et tandis qu’il se dirigeait vers la porte, je l’entendis parler de moi à Duncan comme d’un « vaurien de sans-famille qui ne connaissait pas son père ». Tout irrité que je fusse de ces expressions, et honteux de mon ignorance, je ne pus m’empêcher de rire, à voir un homme sous le coup de la loi (il fut dûment pendu trois ans plus tard) si pointilleux sur les origines de ses connaissances.

 

Juste sur le pas de la porte, il se trouva nez à nez avec Alan qui entrait ; et tous deux firent un pas en arrière pour se considérer en chiens de faïence. Ni l’un ni l’autre n’avaient guère de carrure, mais tous les deux semblèrent en vérité se gonfler d’orgueil. Tous deux portaient une épée, et, d’un geste de la hanche, ils en dégagèrent la poignée, de façon à l’avoir toute prête sous la main.

 

– Monsieur Stewart, je pense, dit Robin.

 

– Ma foi, monsieur Macgregor, ce n’est pas un nom dont il faille rougir, répondit Alan.

 

– Je ne vous savais pas dans mon pays, monsieur.

 

– J’ai dans l’idée que je suis dans le pays de mes amis les Maclarens, dit Alan.

 

– Reste à savoir, répliqua l’autre. On pourrait dire deux mots à ce sujet. Mais j’ai ouï conter, je crois, que vous saviez vous servir de votre épée.

 

– Si vous n’êtes pas sourd de naissance, monsieur Macgregor, vous en aurez ouï conter bien davantage. Je ne suis pas le seul qui sache tirer l’épée en Appin ; et cette fois où mon parent et capitaine, Ardshiel, eut un entretien avec un gentilhomme de votre nom, il n’y a pas si longtemps, je n’ai pas ouï conter que le Macgregor ait eu le dessus.

 

– Parlez-vous de mon père ?

 

– Ma foi, ça ne m’étonnerait pas, dit Alan. Le gentilhomme en question avait le mauvais goût d’ajouter Campbell à son nom.

 

– Mon père était vieux, répliqua Robin. Le combat était inégal. Vous et moi ferions mieux la paire, monsieur.

 

– J’y pensais, dit Alan.

 

J’étais presque sorti de mon lit, et Duncan s’était rapproché de ces deux coqs de combat, tout prêt à intervenir s’il devenait utile. Mais quand cette parole fut prononcée, c’était le cas ou jamais ; et Duncan, à vrai dire, un peu pâle, se jeta entre eux.

 

– Messieurs, dit-il, je vois la chose tout autrement. Voici ma cornemuse, et vous voilà deux gentilshommes qui en jouez, paraît-il, excellemment. On discute depuis longtemps la question de savoir qui de vous en joue le mieux. L’occasion est bonne de la résoudre.

 

– Eh bien, monsieur, dit Alan, toujours s’adressant à Robin, dont il n’avait point encore détourné les yeux, pas plus que Robin de lui, – eh bien, monsieur, j’ai ouï dire, moi aussi, quelque chose de ce genre. Êtes-vous musicien, comme on dit ? Sonnez-vous un peu de la cornemuse ?

 

– J’en joue comme un Macrimmond ! s’écria Robin.

 

– Ce qui n’est pas peu dire, répliqua Alan.

 

– J’ai dit des choses plus hardies, et contre de plus forts adversaires.

 

– Il est facile d’en faire l’épreuve, conclut Alan.

 

Duncan Dhu se hâta de décrocher la cornemuse qui constituait le meilleur de son bien, et plaça devant ses hôtes un gigot de mouton et une bouteille de cette boisson nommée « Atholl brose », et qui est faite de vieux whisky, de miel épuré et de crème, longuement mixtionnés, dans l’ordre et les proportions voulus. Les deux ennemis étaient encore tout prêts à la querelle ; mais ils s’assirent, de part et d’autre du feu de tourbe, avec un excessif déploiement de politesse. Maclaren les pressa de goûter son gigot et la « brose de la maîtresse de maison », ajoutant que sa femme était une Athole et possédait un renom universel pour son habileté dans la préparation du breuvage. Mais Robin repoussa ces présents de l’hospitalité, comme mauvais pour le souffle.

 

– Je vous ferai observer, monsieur, dit Alan, que je ne me suis rien mis sous la dent depuis tantôt dix heures, ce qui pour le souffle doit être pis que toutes les broses d’Écosse.

 

– Je ne prendrai sur vous aucun avantage, monsieur Stewart, répliqua Robin. Mangez et buvez ; je ferai de même.

 

Ils mangèrent tous les deux un peu de gigot et burent un verre de brose à la santé de Mme Maclaren ; puis, après beaucoup de cérémonies, Robin prit la cornemuse et joua quelques notes d’une manière entraînante.

 

– Oui, vous savez jouer, dit Alan ; et prenant l’instrument des mains de son rival, il joua d’abord le même air, d’une façon identique à celle de Robin, puis se perdit en des variations qu’il ornait à mesure de ces fioritures en notes d’agrément, chéries des cornemuseurs, et qu’ils nomment « gazouillis ».

 

J’avais pris plaisir au jeu de Robin, mais celui d’Alan me ravit.

 

– Ce n’est pas trop mal, monsieur Stewart, dit son rival ; mais vous ne montrez guère d’imagination dans votre gazouillis.

 

– Moi ! s’écria Alan ; et le sang lui monta au visage. Je vous en donne le démenti !

 

– Vous reconnaissez-vous donc battu sur la cornemuse, dit Robin, que vous cherchez à la remplacer par l’épée ?

 

– Voilà qui est fort bien dit, monsieur Macgregor, répliqua Alan ; et provisoirement (il appuya sur le mot avec force) je retire mon démenti. J’en appelle à Duncan.

 

– Vous n’avez besoin d’en appeler à personne, dit Robin. Vous êtes meilleur juge que tous les Maclarens de Balquhidder ; car c’est la vérité de Dieu que vous êtes un très passable joueur, pour un Stewart. Donnez-moi la cornemuse.

 

Alan la lui donna ; et Robin entreprit d’imiter et de corriger quelques-unes des variations d’Alan, qu’il se rappelait parfaitement.

 

– Oui, vous êtes musicien, dit Alan, d’un air pensif.

 

– Et maintenant, soyez juge vous-même, monsieur Stewart, dit Robin.

 

Et reprenant les variations dès leur début, il en fit quelque chose de tout nouveau, avec tant d’ingéniosité et de sentiment, et avec une imagination si originale et une telle subtilité dans les notes d’agrément, que je fus émerveillé de l’entendre.

 

Alan, tout rouge, se mordait les doigts d’un air sombre, comme s’il eût reçu un affront sanglant.

 

– Assez ! s’écria-t-il. Vous savez jouer… contentez-vous de cela.

 

Mais Robin, d’un geste, réclama le silence, et entama un air de pibroch[34], sur une cadence lente. Le morceau était joli en soi, et joué avec noblesse ; mais il paraît aussi qu’il était spécial aux Appin Stewarts, et fort aimé d’Alan. Dès les premières notes, ses traits se détendirent ; quand la mesure s’accéléra, il ne tint plus en place sur son siège ; et bien avant la fin du morceau, toute trace de sa colère avait disparu, et il n’avait plus de pensée que pour la musique.

 

– Robin Oig, dit-il, quand celui-ci eut terminé, vous êtes un grand cornemuseur. Je ne suis pas digne de jouer dans le même royaume que vous. Par mes os ! Vous avez plus de musique dans votre poche que moi dans ma cervelle ! Et bien qu’il me reste l’idée que je serais capable de vous en montrer d’une autre avec le froid acier, je vous le dis d’avance, – cela me ferait de la peine. Je n’aurais pas le cœur de transpercer un homme qui sait sonner de la cornemuse aussi bien que vous.

 

La querelle était vidée. Toute la nuit, la brose circula et la cornemuse passa de main en main ; et les trois hommes étaient fort émus par ce qu’ils avaient bu, avant que Robin songeât à s’en retourner.

 

XXVI

Fin de la fuite :
nous passons le Forth

 

Le mois d’août, comme je l’ai dit, n’était pas encore terminé, mais il était fort avancé, le temps restait beau et chaud et promettait une récolte abondante et précoce, quand je fus déclaré apte à partir. Notre argent avait tant diminué qu’il importait avant tout de nous hâter ; car, faute d’arriver bientôt chez M. Rankeillor, ou s’il ne nous secourait pas dès notre arrivée, nous n’avions plus qu’à mourir de faim. Alan était persuadé, en outre, que la surveillance devait s’être beaucoup relâchée ; et la ligne du Forth, voire même le Stirling Bridge, le principal des ponts qui franchissent le fleuve, devaient être gardés avec une vigilance médiocre.

 

– C’est un axiome capital en matière militaire, dit-il, d’aller où l’on vous attend le moins. Notre difficulté, c’est le Forth ; vous savez le dicton : « Le Forth a bridé le sauvage Highlander. » Eh bien, si nous cherchons à contourner ce fleuve par sa source et à redescendre par Kippen ou Balfron, c’est exactement là qu’ils nous attendrons pour nous mettre le grappin dessus. Mais si nous coupons droit à ce vieux pont de Stirling, je gage mon épée qu’on nous laisse passer sans nous inquiéter.

 

La première nuit donc, nous nous arrêtâmes à Strathire, dans la demeure d’un Maclaren ami de Duncan, où nous couchâmes le 21 du mois, et nous en repartîmes vers la tombée de la nuit pour l’étape suivante. Le 22, nous dormîmes dans un fourré de bruyère, sur le flanc du mont Uam Var, en vue d’une harde de daims. Ces dix heures de sommeil, par une belle journée chaude et éventée, sur un terrain bien sec, furent les plus agréables que j’aie jamais goûtées. Cette nuit-là, nous rencontrâmes l’Allan Water et descendîmes son cours. En arrivant sur l’arête des hauteurs, nous découvrîmes sous nos pieds tout le Carse de Stirling, étalé comme une crêpe avec au milieu la ville et le château sur sa colline, et la lune se reflétant sur les eaux du Forth.

 

– Maintenant, dit Alan, si cela vous intéresse, vous revoilà dans votre pays. Nous avons franchi la limite des Highlands à la première heure ; et à présent, lorsque nous aurons passé cette eau sinueuse, nous pourrons jeter nos bonnets en l’air.

 

Sur l’Allan Water, tout auprès de son confluent avec le Forth, nous trouvâmes un petit îlot de sable tout plein de bardanes, de séneçons et autres plantes basses, juste suffisantes à nous couvrir si nous restions couchés à plat. Nous y dressâmes notre camp, sous les canons du château de Stirling, dont les tambours battaient à l’occasion de quelque revue de la garnison. Des moissonneurs travaillèrent tout le jour dans un champ qui bordait la rivière, et nous entendions le bruit des faux sur les pierres à aiguiser, avec les voix des gens, et même leurs paroles. Il convenait de rester cachés et de nous taire. Mais le sable de notre petite île était chaud de soleil, les plantes vertes donnaient de l’ombre à nos têtes, nous avions à boire et à manger en abondance, et pour couronner le tout, nous étions en vue du port.

 

Dès que les moissonneurs eurent quitté le travail et que le crépuscule commença de tomber, nous retournâmes à gué sur la rive et nous nous dirigeâmes vers le pont de Stirling, en traversant les champs et passant sous les clôtures.

 

Le pont se trouve juste au pied de la colline du château. C’est un vieux pont haut et étroit, avec des poivrières tout le long du parapet ; et l’on peut imaginer avec quel intérêt je l’examinai, moins comme lieu célèbre dans l’histoire que comme représentant les portes de la liberté pour Alan et pour moi. La lune n’était pas encore levée quand nous arrivâmes ; quelques lumières brillaient sur la façade de la forteresse, et au-dessus, dans la ville, quelques fenêtres éclairées ; mais tout était parfaitement tranquille, et il ne semblait pas y avoir de sentinelles pour garder le passage.

 

J’allais pousser de l’avant, mais mon ami fut plus avisé.

 

– Tout a l’air bien paisible, dit-il ; mais malgré cela nous allons nous mettre en observation derrière un talus, pour voir.

 

Nous attendîmes un quart d’heure, des fois chuchotant, ou bien restant à écouter, sans rien entendre que le clapotis des flots contre les piles du pont. Finalement survint une vieille femme clopinant sur une canne à béquille. Elle s’arrêta non loin de notre cachette, marmottant quelque chose à part elle et se plaignant de la longueur du chemin ; puis elle se mit à grimper la forte rampe qui donne accès au pont. La femme était si minuscule dans cette nuit si noire, que nous l’eûmes bientôt perdue de vue ; mais nous entendions décroître peu à peu le bruit de ses pas et de sa canne, et la toux qui lui prenait par accès.

 

– Elle doit avoir traversé, maintenant, susurrai-je.

 

– Non, dit Alan, son pas sonne toujours creux sur le pont.

 

Et juste alors : – Qui vive ! cria une voix, et nous entendîmes la crosse d’un mousquet résonner sur les dalles. Il faut croire que la sentinelle s’était endormie, et nous aurions pu essayer de passer inaperçus ; mais à présent, elle était éveillée, et la chance perdue.

 

– Cela n’ira jamais, dit Alan. Cela ne peut, cela ne peut pas marcher pour nous, David.

 

Et, sans rien ajouter, il s’éloigna en rampant à travers champs ; et un peu plus loin, lorsqu’on ne put plus nous voir, il se remit debout et prit une route qui se dirigeait vers l’Est. Je n’y comprenais rien ; et de fait, l’amère déception que je venais de subir m’empêchait d’être satisfait de rien. Il n’y avait qu’un moment, je me voyais déjà frappant à la porte de M. Rankeillor pour réclamer mon héritage, comme un héros de romance, et je me retrouvais ici, vagabond pourchassé, du mauvais côté du Forth.

 

– Eh bien ? dis-je.

 

– Eh bien, dit Alan, que voulez-vous ! Ils ne sont pas aussi bêtes que je l’imaginais. Nous avons encore le Forth à passer, David, – maudites soient les pluies qui l’ont engendré et les versants de colline qui l’ont guidé !

 

– Et pourquoi nous diriger vers l’Est ?

 

– Oh ! un hasard ! on ne sait jamais. S’il nous est impossible de passer le fleuve, il nous faut examiner ce que nous pouvons faire avec le firth[35].

 

– Il y a des gués sur la rivière, et pas sur le firth, dis-je.

 

– À coup sûr, il y a des gués, et même un pont, ricana Alan ; mais à quoi bon, si tout est gardé ?

 

– Eh bien, dis-je, mais une rivière se passe à la nage.

 

– Pour ceux qui savent nager, répliqua-t-il ; mais je ne pense pas que vous ni moi soyons fameux dans cet art ; et quant à moi, je nage comme une brique.

 

– Ce n’est pas pour vous contredire, Alan, repris-je, mais je crois que vous voyez les choses en noir. S’il est difficile de passer une rivière, il saute aux yeux qu’il l’est encore plus de passer un bras de mer.

 

– Mais il existe des bateaux, dit Alan, ou je me trompe beaucoup.

 

– Oui, et il existe aussi de l’argent, dis-je. Mais comme nous n’en avons ni l’un ni l’autre, c’est juste comme s’ils n’avaient jamais été inventés.

 

– Croyez-vous ? dit Alan.

 

– Je le crois.

 

– David, vous êtes un homme de peu d’imagination et d’encore moins de foi. Mais laissez-moi affûter mes esprits, et si je ne réussis pas à obtenir un bateau, ni à l’emprunter, ni à le voler, eh bien ! j’en fabriquerai un !

 

– Ah ! Ah ! je vous vois venir, dis-je. Mais il y a autre chose : si nous passons un pont, il n’ira pas le raconter ; mais si nous passons le firth, le bateau restera où il ne devrait pas être ; – on verra que quelqu’un l’y a conduit… et tout le pays avoisinant sera en rumeur.

 

– Ami, s’écria Alan, si je fais un bateau, je ferai quelqu’un pour le ramener ! Ainsi donc, ne me tarabustez plus de vos niaiseries, mais avancez (car c’est ce qui nous reste à faire) – et laissez Alan réfléchir pour vous.

 

Toute la nuit, en conséquence, nous longeâmes la rive nord du Carse, sous les hautes cimes du mont Ochil, passant auprès d’Alloa, de Clackmannan et de Culross, que nous évitâmes. Vers dix heures du matin, affamés et éreintés, nous atteignîmes le petit clachan de Limekilns. Ce hameau est situé tout au bord de l’eau, en face de la ville de Queensferry, mais de l’autre côté du Hope. Des fumées s’élevaient de la ville et du hameau, ainsi que des villages et des fermes, de toutes parts. On faisait la moisson ; deux navires étaient à l’ancre, et des embarcations allaient et venaient sur le Hope. Le spectacle était pour moi des plus plaisants ; et je ne pouvais me rassasier de contempler ces belles pentes vertes et cultivées et tout ce monde affairé dans les champs et sur les eaux.

 

Malgré tout, sur la rive sud, se trouvait la maison de M. Rankeillor, où je ne doutais pas que m’attendît la fortune ; et j’étais ici, moi, sur la rive nord, revêtu de piètres nippes d’un aspect barbare, avec trois shillings d’argent pour tout potage, ma tête mise à prix, et pour seule compagnie un individu hors la loi.

 

– Alan, dis-je, et penser que là-bas de l’autre côté se trouve tout ce que le cœur peut désirer ! Et les oiseaux traversent ; et les bateaux aussi… Tout le monde traverse, sauf moi ! Oh, ami, quel crève-cœur !

 

À Limekilns, nous entrâmes dans un petit cabaret, qu’une simple branche pendue par-dessus la porte désignait comme tel, et nous achetâmes un peu de pain et de fromage, d’une fille de bonne mine qui était au comptoir. Nous fîmes un paquet de nos vivres et les emportâmes dans l’intention d’aller les manger sous un bosquet du rivage, que l’on apercevait à un tiers de mille plus loin. Tout en marchant, je ne cessais de regarder l’autre rive et de pousser des soupirs. De son côté, Alan s’était mis à rêver. Enfin, il s’arrêta.

 

– Avez-vous fait attention à la fille qui nous a vendu ceci ? dit-il, en tapant sur le pain et le fromage.

 

– Sans doute, répondis-je, elle a l’air d’une bien brave fille.

 

– C’est votre avis, s’écria-t-il. Ami David, voilà de bonnes nouvelles !

 

– Au nom de tout ce que nous vénérons, pourquoi cela ? dis-je. Qu’en peut-il résulter de bon ?

 

– Eh bien, dit Alan, avec un de ses plaisants regards, j’avais quasi espéré que cela pourrait nous faire avoir ce bateau.

 

– Le contraire serait plus vraisemblable, dis-je.

 

– Cela vous plaît à dire. Je ne prétends pas que la fille devienne amoureuse de vous, je veux seulement qu’elle s’apitoie sur vous, David. À quelle fin, il n’est pas du tout nécessaire qu’elle voie en vous un phénix de beauté. Voyons (et il m’examina curieusement). Je vous aimerais un peu plus pâle ; mais à part cela, vous convenez bien à mon dessein : – vous avez un air tout à fait réussi de chemineau haillonneux, et on dirait que vous avez dérobé votre paletot d’un épouvantail à moineaux. Allons, chaud ! retournons au cabaret pour avoir notre barque.

 

Je le suivis tout riant.

 

– David Balfour, dit-il, vous êtes à votre manière un très drôle de gentilhomme, et non moins drôle est l’emploi que je vous réserve ici. Mais si vous avez quelque amitié pour mon cou (sans parler du vôtre) j’aime à croire que vous voudrez bien prendre cette affaire au sérieux. Nous allons jouer une comédie qui n’est guère, au fond, moins grave pour nous deux, que l’échafaud. Ne l’oubliez pas, je vous prie, et conduisez-vous en conséquence.

 

– Bon, bon, fis-je, ce sera comme vous le désirez.

 

Aux approches du hameau, il m’obligea de prendre son bras et de m’appuyer dessus en feignant d’être recru de fatigue ; et quand il poussa la porte du cabaret, il semblait me porter à demi. La fille (comme il était naturel) parut étonnée de notre prompt retour ; mais Alan ne prit pas le loisir de lui donner des explications ; il me fit asseoir, demanda une tasse d’eau-de-vie qu’il me fit avaler à petites gorgées, puis rompant le pain et le fromage, il m’aida à manger comme une bonne d’enfants : le tout avec un air sérieux, inquiet, prévenant, qui en eût imposé à un juge. Rien d’étonnant si la fille se laissa prendre à la scène que nous jouions, du pauvre gars malade et harassé, avec son très affectueux ami. Elle s’approcha de nous et se tint adossée à la table voisine.

 

– Est-ce qu’il a du mal ? demanda-t-elle enfin.

 

À ma vive surprise, Alan la regarda avec une sorte de fureur.

 

– Du mal ? s’écria-t-il. Il a marché plus de centaines de milles qu’il n’a pas de poils au menton, et couché plus souvent dans la bruyère humide que dans des draps secs. Du mal, qu’elle dit ! Assez de mal, dirait-on ! Ah bien oui, du mal !

 

Et il continua de ronchonner tout seul, en me donnant à manger d’un air bourru.

 

– Il est bien jeune pour cela, dit la fille.

 

– Trop jeune, dit Alan sans la regarder.

 

– Il ferait mieux d’aller à cheval, dit-elle.

 

– Et où voulez-vous que je lui trouve un cheval ? s’écria Alan, qui se tourna vers elle avec la même irritation feinte. – Faudrait-il pas que je le vole ?

 

J’aurais cru que ces rebuffades allaient la faire fuir, comme en effet elles lui clouèrent la bouche un moment. Mais mon ami savait très bien ce qu’il faisait ; et malgré sa naïveté en certaines matières, il avait un grand fonds de malice pour des affaires de ce genre.

 

– Vous n’avez pas besoin de me dire, hasarda-t-elle enfin, que vous êtes des nobles.

 

– Eh bien, dit Alan, un peu radouci (contre sa volonté peut-être) par cette réflexion ingénue, et quand bien même nous le serions ? Avez-vous jamais ouï dire que d’être noble vous mette de l’argent dans les poches ?

 

Elle poussa un soupir comme si elle-même eût été quelque grande dame dans le malheur.

 

– Non, dit-elle, c’est bien vrai.

 

Je m’irritais cependant du rôle que je jouais, et restais muet, entre la honte et l’amusement ; mais là-dessus il me fut impossible de me contenir davantage, et je priai Alan de me laisser, ajoutant que je me trouvais mieux. Les mots me restaient dans la gorge, car j’ai toujours détesté de prendre part à des mensonges ; mais mon embarras lui-même fut un trait de vérité de plus, et la fille attribua évidemment ma voix rauque à la faiblesse et à mes fatigues.

 

– N’a-t-il donc pas d’amis ? dit-elle, des larmes plein la voix.

 

– Si fait ! dit Alan, à condition de les rejoindre ! – des amis, de riches amis, des lits pour s’y coucher, de bonnes choses à manger, des docteurs pour le soigner, – et voici qu’il lui faut patauger dans la boue et dormir dans la bruyère comme un mendiant.

 

– Et pourquoi cela ? dit la fille.

 

– Ma chère amie, dit Alan, je ne puis vous le dire sans danger ; mais au lieu de vous le conter, voici ce que je vais faire : je vais vous siffler un bout de cet air.

 

Et, s’allongeant en travers de la table, et sifflant pour qu’on l’entendît à peine, mais avec beaucoup de sentiment, il lui glissa quelques mesures de « C’est Charlie mon bien-aimé[36] ».

 

– Chut ! dit-elle, en regardant vers la porte.

 

– Voilà pourquoi, dit Alan.

 

– Si jeune ! s’écria la fille.

 

– Il est vieux assez pour…

 

Et Alan se frappa de l’index un coup sur la nuque, afin de signifier que j’étais vieux assez pour perdre ma tête.

 

– Ce serait une honte infâme, s’écria-t-elle, toute rouge.

 

– C’est ce qui arrivera, néanmoins, dit Alan, si nous ne trouvons un moyen.

 

La fille, se détournant, s’encourut hors de la pièce et nous laissa seuls : Alan, mis en belle humeur par la réussite de ses ruses, et moi très fâché d’être qualifié de jacobite et traité comme un enfant.

 

– Alan, m’écriai-je, je n’en supporterai pas davantage.

 

– Il faut vous résigner, pourtant, ami David. Car si vous découvrez le pot aux roses, à cette heure, vous tirerez peut-être votre vie du feu, mais Alan Breck est un homme mort.

 

La chose était si évidente que je me contentai de soupirer, et mon soupir servit le dessein d’Alan, car il fut entendu par la fille qui s’en revenait tout courant avec une assiette de pudding blanc une bouteille d’ale forte.

 

– Pauvre agneau ! dit-elle.

 

Et elle n’eut pas plus tôt posé l’assiette devant nous, qu’elle me flatta l’épaule d’un petit geste amical, comme pour me réconforter. Puis elle nous pria de manger, sans plus rien avoir à payer, car l’auberge lui appartenait, ou du moins à son père, qui était parti pour la journée à Pittencrieff. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois, car du pain et du fromage sont froide nourriture, et le pudding avait une odeur exquise ; et tandis que nous étions à manger, elle reprit sa place contre la table voisine, nous considérant et réfléchissant d’un air préoccupé, tout en tiraillant les cordons de son tablier.

 

– Je vois que vous avez la langue un peu longue, dit-elle enfin à Alan.

 

– Peut-être, dit Alan, mais, voyez-vous, je sais à qui je m’adresse.

 

– Ce n’est pas moi qui vous trahirai, dit-elle, si c’est cela que vous voulez dire.

 

– Non. Cela ne vous ressemblerait pas. Mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire : vous pourriez nous aider.

 

– Je ne saurais, dit-elle, secouant la tête. Non, je ne saurais.

 

– Même si vous en aviez la possibilité ?

 

Elle ne répondit rien.

 

– Écoutez, ma fille, dit Alan, il y a des barques dans le royaume de Fife, car j’en ai vu deux (au moins) sur le rivage, en arrivant par ce bout de la ville. Or, si nous pouvions avoir une barque pour passer en Lothian sous le couvert de la nuit, et un individu discret, de la bonne sorte, pour ramener cette barque et se taire, il y aurait deux âmes sauvées, – la mienne très vraisemblablement, – la sienne sans le moindre conteste. Faute de cette barque, il ne nous reste que trois shillings au monde ; et où aller, et que faire, et quelle autre perspective nous reste-t-il que la corde du gibet, – je vous en donne ma parole, je l’ignore ! Nous laisserez-vous dans le besoin, bonne fille ? Irez-vous vous coucher dans votre lit tiède et penser à nous, quand le vent hurlera dans la cheminée et que la pluie fouettera le toit ? Irez-vous manger votre repas devant un bon feu et songer à ce mien pauvre gars malade, en train de se mordre les poings de froid et de faim, sur la lande nue ? Malade ou bien portant, il lui faut marcher ; avec la mort qui le tient à la gorge, il lui faut trimarder sous la pluie au long des routes ; et lorsque, couché sur les froides pierres, il rendra le dernier soupir, il n’aura d’amis auprès de lui que moi et Dieu.

 

À cet appel fait à sa pitié, je vis la fille bouleversée, tentée de nous secourir, et craignant pourtant de n’aider que des malfaiteurs. Je me décidai donc à intervenir et à vaincre ses scrupules en lui avouant une part de la vérité.

 

– Connaissez-vous, dis-je, M. Rankeillor, du Ferry ?

 

– Rankeillor le notaire ? dit-elle. Je crois bien.

 

– Eh bien, dis-je, c’est chez lui que je vais ; ainsi, jugez si je suis un malfaiteur ; et je vous dirai de plus que, malgré l’atroce méprise qui met ma vie en danger, le roi George n’a pas de meilleur ami que moi dans l’Écosse entière.

 

Son visage s’éclaircit, tandis que celui d’Alan s’assombrissait.

 

– En voilà plus que je n’en demandais, dit-elle. M. Rankeillor est un homme connu.

 

Et elle nous pressa de terminer notre repas, puis de sortir au plus vite du hameau pour aller nous cacher dans le petit bois du rivage.

 

– Et fiez-vous à moi, ajouta-t-elle. Je trouverai bien moyen de vous faire passer l’eau.

 

Sans rien attendre de plus, nous lui donnâmes une poignée de main, torchâmes l’assiette, et repartîmes dans la direction de Limekilns, jusqu’au bois. Il était constitué par une vingtaine de sureaux, d’aubépines, plus quelques jeunes frênes, d’un feuillage trop peu dense pour nous dissimuler aux passants de la route ou de la plage. Il nous fallut y rester, cependant, et faire contre mauvaise fortune bon cœur, grâce au temps radieux et chaud, à nos fermes espoirs de délivrance, et discutant surtout ce qu’il nous restait à faire.

 

Nous n’eûmes, de tout le jour, qu’une seule alerte ; un cornemuseur ambulant vint s’asseoir auprès de nous dans le bois. C’était un ivrogne au nez rouge, aux yeux chassieux, qui portait dans sa poche une énorme flasque de whisky, et qui nous raconta longuement tous ses démêlés avec un tas de gens, depuis le Lord président de la Cour de Session qui lui avait refusé justice, jusqu’aux baillis d’Inverkeithing, qui lui en avaient donné plus qu’il n’en désirait. Il était impossible qu’il ne conçût pas de soupçons à voir deux hommes rester toute une journée cachés dans un fourré, sans prétexte plausible. Tant qu’il demeura là, ses questions indiscrètes nous mirent sur des charbons ; et quand il fut parti, comme il n’était pas homme à tenir sa langue, notre impatience devint extrême de partir aussi.

 

Le soleil se coucha dans le même ciel pur ; la nuit tomba, paisible et douce ; des lumières apparurent dans les maisons et les hameaux, puis, l’une après l’autre, s’éteignirent ; mais il était passé onze heures et nous éprouvions depuis longtemps les tourments de l’attente, lorsque nous entendîmes un bruit d’avirons grinçant sur leurs tolets. Nous regardâmes sur l’eau et vîmes la fille elle-même qui ramait vers nous dans une barque. Elle n’avait voulu confier nos affaires à personne, pas même à son amoureux si elle en avait un, mais sitôt son père endormi, elle était sortie de la maison par la fenêtre, et, dérobant la barque d’un voisin, s’en était venue toute seule à notre secours.

 

Je ne savais, dans ma confusion, trouver de paroles pour la remercier ; mais elle n’était pas moins confuse à l’idée de les entendre. Elle nous supplia de ne pas perdre de temps et de nous taire, disant (très justement) que tout dépendait pour nous de la promptitude et du silence ; et au bout de quelques minutes, elle nous déposa sur la rive du Lothian, non loin de Carridon, nous serra les mains à tous deux, et reprit le large, ramant vers Limekilns, sans que fût dit un mot de son service non plus que de notre gratitude.

 

Même après son départ, nous ne trouvâmes rien à dire, et de fait, aucune parole n’eût été à la hauteur de semblable bonté. Mais Alan resta un moment sur la plage à hocher la tête.

 

– C’est une bien brave fille, dit-il enfin. David, c’est une bien brave fille.

 

Et une heure plus tard, comme nous étions couchés dans une dépression du rivage et que je dormais à moitié, il s’étendit de nouveau en considérations sur l’excellence de son naturel. Pour ma part, je ne sus que me taire, car la naïveté de cette fille m’emplissait le cœur de remords et de crainte : remords pour ce que nous avions abusé de son ignorance ; crainte de l’avoir peut-être impliquée dans les dangers qui nous menaçaient.

 

XXVII

J’arrive chez M. Rankeillor

 

Le lendemain, nous décidâmes qu’Alan disposerait de son temps jusqu’au coucher du soleil, mais qu’à l’heure où il commence à faire noir, il se cacherait dans les champs du bord de la route, auprès de Nowhalls, et n’en bougerait pas avant de m’avoir entendu siffler. Je lui proposai comme signal « La chère maison d’Airlie », que j’aimais beaucoup ; mais il objecta que l’air était trop connu, et qu’un paysan quelconque pourrait le siffler par hasard ; et il m’apprit au lieu de cela un court fragment d’un air des Highlands qui n’a cessé de me hanter depuis et me hantera sans doute à mon lit de mort. Chaque fois qu’il me revient, je me trouve reporté à ce dernier jour de mes incertitudes, et je revois Alan assis au fond du creux de sable, sifflant et battant la mesure avec un doigt, tandis que ses traits se dégageaient peu à peu dans l’aube grise.

 

Je fus avant le lever du soleil dans cette longue rue de Queensferry. C’était un bourg bien construit, avec des maisons en pierre de taille, recouvertes d’ardoise pour la plupart ; un hôtel de ville moins beau, je pense que celui de Peebles, et une rue de moins grand air ; mais néanmoins le tout réuni me fit rougir de mes vieilles hardes.

 

À mesure que le matin s’avançait, les feux commencèrent à s’allumer, les fenêtres à s’ouvrir, les gens à sortir des maisons ; et cependant mon souci et ma détresse ne faisaient que croître. Je voyais bien à présent que je manquais absolument de base, que je n’avais aucune preuve certaine de mes droits, pas plus que de mon identité. Si mes espoirs n’étaient qu’un leurre, je me trouverais amèrement déçu et engagé dans une mauvaise passe. Même si tout marchait au gré de mes désirs, il faudrait sans doute du temps pour faire valoir mes prétentions ; et de quel temps disposais-je, avec moins de trois shillings en poche, et sur les bras un condamné à embarquer et faire évader ? Certes, si mon espérance se brisait, cela pourrait bien finir pour l’un et l’autre par le gibet. Et tout en continuant à me promener çà et là et voyant des gens me regarder de travers de la rue ou des fenêtres, et me désignant de la tête en parlant de moi avec des sourires, je fus pris d’une crainte nouvelle, savoir qu’il pourrait bien ne m’être pas facile d’arriver à m’entretenir avec le notaire, et à plus forte raison de le convaincre de ma véracité.

 

Pour tout au monde je n’aurais eu l’audace d’interpeller quelqu’un de ces respectables bourgeois ; je rougissais à l’idée de leur parler ainsi affublé de haillons poudreux ; et je me figurais que si je leur demandais la maison d’un si grand personnage que M. Rankeillor, ils m’éclateraient de rire au nez. J’errais donc de çà et là, par la rue, sur le port, comme un chien qui a perdu son maître, avec, pour ainsi dire, un rongement intérieur, et parfois un mouvement de désespoir. Il faisait grand jour, pour finir ; il pouvait être neuf heures du matin ; j’étais éreinté de rôder de la sorte, et m’étais par hasard arrêté devant une très belle maison du côté de la terre, une maison ornée de belles fenêtres aux vitres brillantes, des arabesques fleuries sur les frontons, des murs fraîchement crépis, et un chien de chasse assis sur le seuil, à bâiller comme un propriétaire. Or, j’étais ainsi à envier ce muet animal, quand la porte vint à s’ouvrir, et il en sortit un homme au visage malicieux, vermeil, aimable et posé, à lunettes et perruque bien poudrée. Mon accoutrement était tel que personne ne pouvait jeter les yeux sur moi sans me regarder une seconde fois, et ce gentleman parut si frappé de mon extérieur misérable, qu’il s’en vint droit à moi et me demanda ce que je faisais là.

 

Je lui répondis que j’étais venu à Queensferry pour une affaire, et prenant soudain courage, je le priai de m’indiquer la maison de M. Rankeillor.

 

– Eh bien, dit-il, c’est précisément celle dont je viens de sortir ; et par un bien singulier hasard, M. Rankeillor, c’est moi.

 

– Alors, monsieur, dis-je, j’ai à vous demander la faveur d’un entretien.

 

– J’ignore votre nom, dit-il, et ne vous connais pas.

 

– Je m’appelle David Balfour.

 

– David Balfour, répéta-t-il, en haussant le ton avec surprise. Et d’où arrivez-vous, monsieur David Balfour ? demanda-t-il en me regardant avec sévérité dans le blanc des yeux.

 

– J’arrive de maints endroits fort singuliers, monsieur ; mais il vaudrait mieux, je crois, que je vous dise quoi et comment d’une façon plus privée.

 

Il sembla réfléchir un peu, se tenant la lèvre entre les doigts et laissant errer son regard tantôt sur moi, tantôt sur la chaussée.

 

– Oui, dit-il, cela vaut mieux sans doute.

 

Et il me fit entrer chez lui ; cria à quelqu’un d’invisible qu’il serait occupé toute la matinée, et m’emmena dans une petite pièce poussiéreuse pleine de livres et de dossiers. Là, il s’assit et me fit asseoir ; mais je crus le voir jeter un coup d’œil légèrement inquiet tour à tour sur sa belle chaise et sur mes haillons sordides.

 

– Et maintenant, dit-il, si vous avez quelque affaire, je vous prie d’être bref et d’en venir tout de suite au point essentiel. Nec gemino bellum trojanum oritur ab ovo[37]…, comprenez-vous ? dit-il, avec un regard pénétrant.

 

– Je suivrai même jusqu’au bout le précepte d’Horace, monsieur, répondis-je en souriant, et je vous amènerai tout de suite in medias res[38].

 

Il eut un signe de tête satisfait, et au vrai, sa citation latine était destinée à m’éprouver. Malgré cela, et bien que je me sentisse un peu encouragé, le sang me monta au visage quand j’ajoutai :

 

– J’ai toute raison de me croire des droits au titre de Shaws.

 

Il prit un registre sur un rayon, et l’ouvrit devant lui.

 

– Et alors ? dit-il.

 

Mais je restais là sans plus savoir que dire.

 

– Allons, allons, monsieur Balfour, dit-il. Où êtes-vous né ?

 

– À Essendean, monsieur, le 12 mars 1733.

 

Il parut suivre sur un registre ce que je disais ; mais je ne savais où il voulait en venir.

 

– Vos père et mère ? dit-il.

 

– Mon père fut Alexandre Balfour, maître d’école du village, et ma mère Grâce Pittarow ; sa famille devait être d’Angus.

 

– Avez-vous quelques papiers prouvant votre identité ?

 

– Non, monsieur ; mais ils sont entre les mains de M. Campbell, le ministre, et on pourrait facilement le faire venir. M. Campbell, en outre, répondrait pour moi ; et je ne crois pas que même mon oncle oserait me renier.

 

– Vous parlez de M. Ebenezer Balfour ? dit M. Rankeillor.

 

– Lui-même, dis-je.

 

– Que vous avez vu ?

 

– Par qui j’ai été reçu dans son propre château.

 

– Avez-vous jamais rencontré quelqu’un du nom de Hoseason ?

 

– Oui, pour mes péchés, dis-je ; car c’est grâce à lui et à mon oncle que je fus enlevé en vue de cette ville, emmené sur mer, où je fis naufrage ; et c’est après mille tribulations diverses que me voici aujourd’hui devant vous sous ces misérables haillons.

 

– Vous fîtes naufrage, dites-vous, reprit M. Rankeillor. Où cela ?

 

– En vue de l’extrémité sud de l’île de Mull, dis-je. L’île sur laquelle je fus jeté se nomme Earraid.

 

– Ah ! dit-il, en souriant, vous êtes plus fort que moi en géographie. Mais jusqu’ici, je dois reconnaître que cela concorde en tous points avec mes autres renseignements. Mais vous dites que vous fûtes enlevé ; en quel sens ?

 

– Au sens textuel du mot, monsieur. Je me rendais chez vous, quand je fus attiré à bord du brick, assommé de coups, jeté à fond de cale, et j’ignorai tout jusqu’à ce qu’on eût pris le large. On me destinait aux plantations ; sort auquel, grâce à la Providence, j’ai échappé.

 

– Le brick s’est perdu le 27 juin, dit-il, consultant son registre, et nous voici le 24 août. Il y a là une lacune considérable, monsieur Balfour, de deux mois. Elle a déjà inquiété beaucoup vos amis ; et j’avoue que je ne serai pas satisfait que vous ne l’ayez comblée.

 

– Ma foi, monsieur, dis-je, ces deux mois n’ont été que trop bien remplis ; mais avant de poursuivre, j’aimerais être sûr que je parle à un ami.

 

– Nous tournons dans un cercle vicieux, dit l’avocat. Je ne puis être convaincu avant de vous avoir entendu. Je ne puis être votre ami avant d’être renseigné comme il faut. Si vous étiez plus confiant, cela vaudrait mieux pour vous. Et vous savez, monsieur Balfour, que nous avons dans ce pays un proverbe disant que ceux qui font le mal craignent aussi le mal.

 

– Vous ne devez pas oublier, monsieur, dis-je, que j’ai déjà souffert de ma confiance ; et que je fus embarqué comme esclave par l’homme même (si j’ai bien compris) dont vous gérez les affaires.

 

Je n’avais cessé de gagner du terrain avec M. Rankeillor, et je prenais plus d’assurance à mesure. Mais à cette saillie, que je lançai en souriant presque, moi aussi, il se mit à rire.

 

– Non, non, dit-il, cela ne va pas aussi mal, Fui, non sum[39]. J’ai été, en effet, l’agent d’affaires de votre oncle ; mais depuis que vous (imberbis juvenis custode remoto[40],) avez été courir la prétentaine dans l’ouest, il a passé beaucoup d’eau sous les ponts ; et si les oreilles ne vous ont pas tinté, ce n’est pas faute qu’on ait parlé de vous. Le jour même de votre naufrage, M. Campbell est arrivé dans mon bureau, vous réclamant à tous les vents. J’ignorais votre existence, mais j’avais connu votre père ; et d’après certaines choses de compétence (nous y viendrons tout à l’heure) j’étais disposé à craindre le pis. M. Ebenezer admit vous avoir vu ; il déclara (ce qui semblait improbable) vous avoir remis des sommes importantes ; et que vous étiez parti pour le continent d’Europe, dans l’intention de parfaire votre éducation, ce qui était plausible et digne d’éloges. Interrogé pourquoi vous ne l’aviez pas fait savoir à M. Campbell, il déposa que vous aviez exprimé le plus vif désir de rompre avec votre passé. Interrogé à nouveau sur le lieu de votre résidence, il affirma qu’il l’ignorait, mais vous croyait à Leyde. J’ai ici la minute de ses réponses. Je ne suis pas absolument certain que quelqu’un le crut, poursuivit M. Rankeillor en souriant ; et du reste il goûta si peu certaines de mes expressions, qu’il me mit à la porte de chez lui. Nous ne savions plus que faire ; car, en dépit des soupçons que nous pouvions garder, il n’y avait pas ombre de preuve. Juste à point, arrive le capitaine Hoseason, avec l’histoire de votre noyade ; tout était donc terminé sans autres conséquences que le chagrin de M. Campbell, le préjudice causé à ma bourse, et une nouvelle tache à la réputation de votre oncle, qui n’en avait nullement besoin. Et maintenant, monsieur Balfour, vous avez compris la marche des choses, et pouvez juger jusqu’à quel point vous avez lieu de vous fier à moi.

 

En réalité, il se montra plus pédantesque que je ne puis l’exprimer, et intercala une foule de citations latines, dans son discours ; mais celui-ci fut débité avec une belle franchise du regard et du geste, qui réussirent presque à vaincre ma défiance. De plus, je pouvais voir qu’il me traitait désormais comme si j’étais à l’abri du soupçon ; et ce premier point de mon identité paraissait bien établi.

 

– Monsieur, dis-je, en vous contant mon histoire, je vais remettre la vie d’un ami à votre discrétion. Donnez-moi votre parole qu’elle vous sera sacrée. En ce qui me concerne, je n’ai pas besoin d’autre garantie que votre mine.

 

Il me donna sa parole avec le plus grand sérieux.

 

– Mais, ajouta-t-il, voilà de bien inquiétants préliminaires ; si votre histoire contient quelque entorse à la légalité, je vous prie de vous souvenir que je suis homme de loi, et de glisser légèrement.

 

Je lui narrai mes aventures dès le début, et il m’écouta les lunettes sur le front et les yeux fermés, en sorte que je le croyais parfois endormi. Mais loin de là ! pas un mot ne lui échappait (je le constatai ensuite) et j’étais émerveillé tant par sa promptitude que par la précision de sa mémoire. Même les baroques noms gaéliques, si peu familiers, qu’il entendait pour la première fois, il les retint, et me les rappela des années plus tard. Mais quand je vins à prononcer tout au long le nom d’Alan Breck, il se passa une scène curieuse. La renommée de ce nom avait en effet couru toute l’Écosse, avec les nouvelles du meurtre d’Appin et l’offre de récompense, et il ne m’eut pas plus tôt échappé que le notaire se trémoussa dans son fauteuil et ouvrit les yeux.

 

– À votre place, monsieur Balfour, je ne dirais pas de noms sans motif sérieux, surtout les noms highlanders, dont beaucoup sont contraires à la loi.

 

– C’est vrai, dis-je, j’aurais peut-être mieux fait de me taire ; mais l’ayant laissé échapper, il ne me reste qu’à continuer.

 

– Pas du tout, dit M. Rankeillor. Je suis un peu dur d’oreille, comme vous avez pu le remarquer ; et je ne suis pas sûr du tout d’avoir saisi le nom correctement. Nous appellerons votre ami M. Thomson, si vous le voulez bien, – afin d’éviter les commentaires. Et à l’avenir, j’agirai de même avec tout Highlander que vous pourrez avoir à mentionner, – qu’il soit mort ou vivant.

 

Je comprenais très bien qu’il avait dû entendre comme il faut le nom, et qu’il avait déjà deviné que j’en arrivais au meurtre. Qu’il préférât simuler ainsi l’ignorance, ce n’était pas mon affaire ; je me bornai donc à sourire, ajoutai que ce nom n’avait guère la tournure highlander, et passai. Pour toute la suite de mon histoire, Alan fut M. Thomson ; ce qui m’amusa d’autant plus qu’il eût lui-même goûté ce subterfuge. De même, James Stewart devint le parent de M. Thomson ; Colin Campbell, M. Glen ; quant à Cluny, lorsque j’en fus à cette partie de mes aventures, je l’affublai du nom de « M. Jameson, chef highlander ». C’était la farce la plus évidente, et je m’étonnais que le notaire tînt à la prolonger ; mais, au fait, elle était bien dans les mœurs de l’époque, alors qu’il y avait deux partis dans l’État, et que les gens paisibles, sans opinions bien tranchées à eux, cherchaient tous les moyens pour éviter de froisser l’un et l’autre.

 

– Bien, bien, dit le notaire, après que j’eus fini, c’est un vrai poème épique, une odyssée véritable que votre histoire. Il vous faudra, monsieur, la mettre en bon latin, lorsque vos études seront plus avancées ; ou même en anglais, si vous voulez, quoique pour ma part je préfère la langue classique, plus vigoureuse et expressive. Vous avez beaucoup roulé : quae regio in terris[41]… quelle paroisse d’Écosse (traduction libre) n’a pas retenti de vos exploits ? Vous avez montré d’ailleurs une propension singulière à vous mettre dans de fausses positions ; mais aussi, après tout, à vous y bien comporter. Ce M. Thomson me paraît un gentilhomme non dénué de précieuses qualités, quoique peut-être un peu sanguinaire. Il ne me déplairait pas le moins du monde qu’avec tous ses mérites) il fût au fond de la mer du Nord, car cet homme, M. David, nous est un cruel embarras. Mais vous avez parfaitement raison de lui manifester pareil attachement ; sans nul doute, il vous a prouvé le sien. It comes[42] – pouvons-nous dire ; – il fut votre sincère ami ; et non moins paribus curis vestigia figit[43] car j’ose dire que vous n’aviez qu’une pensée au sujet de la potence. Mais baste, ces jours sont heureusement révolus ; et je crois (selon toute humaine vraisemblance) que vous allez voir la fin de vos maux.

 

Tout en moralisant de la sorte sur mes aventures, il me regardait avec tant de bonne humeur et de bienveillance que je contenais à peine ma satisfaction. J’avais été si longtemps errant parmi des gens sans aveu, à faire mon lit sur les montagnes et à ciel ouvert, que j’étais au septième ciel de me retrouver assis sous un toit, dans une maison bien tenue, à causer amicalement avec un gentleman bien vêtu. J’en étais là de mes réflexions lorsque mes yeux tombèrent sur mon ignoble défroque, et la confusion me ressaisit aussitôt. Mais le notaire vit mon regard et comprit. Il se leva, cria dans la cage d’escalier de mettre un second couvert ; car M. Balfour resterait à dîner, et me conduisit à une chambre à coucher située à l’étage supérieur. Une fois là, il mit devant moi de l’eau et du savon, avec un peigne ; il sortit des vêtements qui appartenaient à son fils ; puis, me disant à tantôt, il me laissa faire ma toilette.

 

XXVIII

Je vais quérir mon héritage

 

Tant bien que mal, je modifiai mon aspect ; et je fus enchanté en me regardant au miroir, de trouver que le chemineau était un souvenir du passé, et que David Balfour était ressuscité. Toutefois, je rougissais un peu de la métamorphose, et surtout de mon costume d’emprunt. Quand j’eus fini, M. Rankeillor vint me prendre sur l’escalier, me complimenta, et me remmena dans son bureau.

 

– Asseyez-vous, monsieur Balfour, dit-il, et maintenant que vous ressemblez un peu plus à vous-même, voyons quelles nouvelles je puis bien avoir à vous conter. Vous vous demandez, à coup sûr, ce qui a pu se passer entre votre oncle et votre père. À coup sûr, l’histoire est singulière ; et je rougis presque de vous l’exposer. Car, ajouta-t-il, avec un réel embarras, tout repose sur une histoire d’amour.

 

– En vérité, dis-je, cette histoire me paraît incompatible avec mon oncle.

 

– Mais votre oncle, M. David, n’a pas toujours été vieux, répondit le notaire, et, ce qui vous étonnera peut-être davantage, il n’a pas toujours été laid. Il avait bel air, et galant ; on se mettait aux portes pour le regarder passer sur son cheval fringant. Je l’ai de mes yeux vu, et, je le confesse ingénument, pas toujours sans envie ; car je n’étais qu’un garçon du commun, tout ainsi que mon père ; à l’époque, c’était un motif de Odi te, quia bellus es, Sabelle[44].

 

– Cela me fait l’effet d’un rêve, dis-je.

 

– Évidemment, dit le notaire, vous êtes jeune. Mais ce n’est pas tout, car il avait un caractère à lui qui semblait annoncer de grandes choses. En 1715, voilà-t-il pas qu’il s’enfuit pour aller rejoindre les rebelles. Ce fut votre père qui courut à sa poursuite, le trouva dans un fossé, et le ramena multum gementem[45], à la risée de tout le pays. Mais majora canamus[46] – les deux jeunes gens devinrent amoureux de la même dame. M. Ebenezer, qui était le joli-cœur et le chéri, – le gâté aussi, – ne pouvait aucunement douter de son triomphe ; et lorsqu’il découvrit son erreur, il poussa des cris de paon. Tout le pays le sut ; tantôt il restait à la maison, malade, avec tous ses benêts de parents autour de son lit, à pleurer ; tantôt il rôdait de cabaret en cabaret, et déposait ses tristesses dans le giron de Tom, Dick et Harry. Votre père, M. David, était un exquis gentilhomme, mais faible, d’une faiblesse déplorable. Il prit toutes ces folies au sérieux ; et un beau jour – excusez du peu ! – il renonça à la dame. Elle n’était pas si sotte, cependant ; c’est d’elle que vous tenez sans doute votre parfait bon sens ; et elle refusa d’être ainsi ballottée de l’un à l’autre. Ils allèrent tous deux la supplier à genoux ; et pour finir elle les mit tous deux à la porte. Cela se passait en août ; mon Dieu ! l’année même où je sortis du collège. La scène dut être du plus haut comique !

 

Je songeais à part moi que c’était là une sotte affaire, mais sans oublier que mon père y était mêlé.

 

– Sans doute, monsieur, a-t-elle eu sa note de tragédie ? répondis-je.

 

– Mais non, pas le moins du monde, riposta le notaire. Car la tragédie suppose quelque objet appréciable de dispute, quelque dignus vindice nodus[47] ; et ce beau coup-là était simplement dû à la pétulance d’un jeune âne qu’on a trop gâté, et qui aurait eu besoin plutôt d’être dûment sanglé et bâté. Mais ce n’était pas l’avis de votre père ; et pour finir, de concession en concession de la part de ce dernier, et d’un paroxysme à l’autre d’égoïsme sentimental chez votre oncle, ils en vinrent à conclure une espèce de marché, dont vous n’avez éprouvé que trop les fâcheux résultats. L’un prit la dame, l’autre le titre. Or, monsieur David, on parle beaucoup de charité et de générosité ; mais dans la triste condition humaine, je me dis souvent que tout va pour le mieux quand un gentleman consulte son homme d’affaires et use de tous les moyens que la loi lui offre. En tout cas cette prouesse donquichottesque de votre père, injuste en soi, a engendré une infinie ribambelle d’injustices. Vos père et mère ont vécu et sont morts pauvres ; vous avez été pauvrement élevé ; et pendant ce temps-là, de quel bon temps ont joui les tenanciers sur le domaine de Shaws ! Et je pourrais ajouter (si cela m’importait en rien) quel bon temps pour M. Ebenezer !

 

– Pourtant, le plus curieux de tout, dis-je, c’est que le caractère d’un homme puisse changer à ce point.

 

– Exact, dit M. Rankeillor. Et toutefois j’imagine que cela se fit assez naturellement. Il ne pouvait se figurer avoir joué un beau rôle. Ceux qui étaient au courant lui battaient froid ; les autres, voyant un frère disparaître et l’autre succéder à son titre, firent courir des bruits d’assassinat ; et ainsi, de toutes parts il arriva qu’on le fuyait. L’argent était sa seule consolation. Il se mit donc à chérir l’argent. Il était égoïste durant sa jeunesse, il est toujours égoïste aujourd’hui qu’il est vieux ; et le résultat de toutes ces belles manières et de ces sentiments délicats, vous les avez éprouvés.

 

– C’est parfait, monsieur, dis-je, mais dans tout ceci, qu’est-ce que je deviens ?

 

– Le domaine est à vous, sans conteste, répondit le notaire. Peu importe ce que votre père a signé ; vous héritez du patrimoine[48]. Mais votre oncle est homme à défendre l’indéfendable ; et c’est, j’imagine, votre identité qu’il révoquerait en doute. Un procès est chose toujours coûteuse, et un procès de famille chose toujours scandaleuse ; en outre de quoi, si l’un ou l’autre de vos hauts faits avec votre ami M. Thomson venaient à être connus, nous pourrions bien nous brûler les doigts. L’enlèvement, à coup sûr, serait un bel atout dans notre jeu, pourvu toutefois que nous fussions à même de le prouver. Mais il peut être difficile à prouver ; et bref, mon avis est de passer un compromis avec votre oncle, peut-être même lui laissant Shaws où il s’est impatronisé depuis un quart de siècle, et de vous contenter, pour l’heure, d’une honnête provision.

 

Je lui répondis que je ne demandais pas mieux que d’être accommodant, et que je répugnais naturellement à laver en public le linge sale de la famille. Et alors (à part moi) je commençai à entrevoir les premiers linéaments du plan que nous devions mettre en œuvre par la suite.

 

– Le principal, dis-je, est de lui faire peur avec l’enlèvement.

 

– À coup sûr, dit M. Rankeillor, et si possible en dehors des tribunaux. Car, notez-le, monsieur David, nous trouverions bien des hommes du Covenant qui jureraient de votre séquestration ; mais une fois devant les juges, il nous serait impossible d’arrêter leur déposition, et ils lâcheraient certainement un mot ou deux de votre ami M. Thomson. Chose que (d’après ce que vous avez laissé entendre) je ne crois nullement désirable.

 

– Eh bien, monsieur, dis-je, voici mon idée. Et je lui développai mon projet.

 

– Mais ceci impliquerait ma rencontre avec le Thomson, dit-il, quand j’eus fini.

 

– Je le crois, en effet, monsieur.

 

– Diable ! diable ! s’écria-t-il, en se frottant les sourcils. Non, monsieur David, j’ai bien peur que votre plan soit irréalisable. Je n’ai rien à dire contre votre ami, M. Thomson : je ne sais rien contre lui et si je savais quelque chose, – notez-le, monsieur David, – il serait de mon devoir de le faire arrêter. Or, je m’en remets à vous : est-il sage que nous nous rencontrions ? Il peut avoir quelque chose à se reprocher. Il peut ne vous avoir pas tout dit. Il ne s’appelle peut-être même pas Thomson ! s’écria le notaire, avec un clignement ; car il y a de ces individus qui vous ramassent leur nom au bord des routes, comme d’autres grappillent des baies de houx.

 

– C’est à vous de décider, monsieur, répliquai-je.

 

Mais il était clair que mon plan le séduisait, car il demeura tout pensif jusqu’à ce qu’on nous appelât pour dîner en compagnie de Mme Rankeillor, et cette dame nous eut à peine laissés seuls devant une bouteille de vin, qu’il se remit à discuter ma proposition. Quand et où devais-je retrouver mon ami M. Thomson ; étais-je assuré de sa discrétion ? À supposer que nous venions à bout de piper le vieux renard, consentirais-je à ceci et cela ? – telles furent les questions, et d’autres du même genre, qu’il me posait à de longs intervalles, tout en dégustant son vin, tout pensif. Quand j’eus résolu ses doutes, à son apparente satisfaction, il tomba dans une méditation plus profonde, en oubliant même son bordeaux. Il prit ensuite un crayon et une feuille de papier, et se mit à écrire en pesant chaque mot ; enfin, il appuya sur un timbre, et son clerc parut.

 

– Torrance, dit-il, vous me rédigerez ceci dans les formes, pour ce soir ; et quand vous aurez fini, vous aurez l’obligeance de vous tenir prêt avec votre chapeau à nous accompagner, ce monsieur et moi, car on aura sans doute besoin de vous comme témoin.

 

– Hé quoi ! monsieur, dis-je sitôt le clerc sorti, vous risquez la chose ?

 

– Ma foi, on le dirait, me répondit-il en remplissant mon verre. Mais assez parlé affaires. D’avoir vu Torrance me rappelle une joyeuse petite aventure d’il y a quelques années, un jour où j’étais allé procéder avec ce brave nigaud à la Croix d’Édimbourg. Nous avions été chacun de notre côté, et lorsque arrivèrent les quatre heures, Torrance avait bu un coup de trop, et il ne reconnaissait plus son maître ; et moi, qui avais oublié mes lunettes, j’y voyais si peu sans elles, que, je vous en donne ma parole, je ne reconnaissais pas mon clerc.

 

Et il se mit à rire de tout son cœur.

 

Je lui avouai que la rencontre était bizarre, et souris par complaisance ; mais ce qui m’étonna beaucoup, tout au long de l’après-midi, il ne cessa de revenir et d’appuyer sur son anecdote, qu’il ressassait avec des détails et des rires toujours nouveaux ; si bien que je ne savais plus, à la longue, que croire, et rougissais de la niaiserie de mon ami.

 

Environ l’heure que j’avais fixée à Alan, nous quittâmes la maison, M. Rankeillor et moi, bras dessus bras dessous, suivis par Torrance qui portait l’acte dans sa poche et à la main un panier fermé. Dans la traversée de la ville, le notaire distribua des saluts à droite et à gauche, et fut arrêté vingt fois par des gentlemen qui l’entretenaient des intérêts publics ou de leurs affaires privées ; et je vis à quel point il était populaire dans le comté. Enfin, les maisons dépassées, nous nous dirigeâmes le long des quais vers l’auberge Hawes et l’embarcadère du bac, théâtre de mon infortune. Je ne pus voir l’endroit sans émotion, me rappelant combien de ceux qui s’y étaient trouvés avec moi ce jour-là avaient disparu depuis : Ransome, préservé ainsi, j’aimais à le croire, du mal à venir ; Shuan, parti où je n’oserais le suivre ; et les pauvres âmes que le brick avait entraînées avec lui lors de son suprême plongeon. À tous ceux-là, j’avais survécu ; et j’avais traversé indemne toutes ces épreuves et ces mortels dangers. Mon seul sentiment eût dû être la gratitude ; et pourtant, il me fut impossible de considérer ces lieux sans compassion pour autrui et sans un frisson d’horreur rétrospective.

 

J’en étais là, lorsque soudain M. Rankeillor, poussant un cri, porta sa main à sa poche, et se mit à rire.

 

– Eh bien, dit-il, si ce n’est pas grotesque. Après tout ce que j’ai dit, voilà que j’ai oublié mes besicles !

 

Là-dessus, naturellement, je pénétrai le sens de son anecdote, et vis que s’il avait laissé chez lui ses lunettes, c’était à dessein, de façon à se donner l’avantage de l’aide d’Alan, sans l’inconvénient de le reconnaître. Et de fait, c’était bien imaginé ; car (à supposer que les choses vinssent à tourner mal) comment Rankeillor eût-il pu jurer de l’identité de mon ami, et comment eût-on pu le forcer à porter un témoignage contre moi ? Malgré tout, il avait mis du temps à s’apercevoir de cet oubli, et il avait entretenu et reconnu assez de gens au cours de notre traversée de la ville ; et je ne doutais pas qu’il n’y vît très convenablement.

 

Dès que nous eûmes dépassé le Hawes (où je reconnus le patron qui fumait sa pipe sur le seuil, et m’étonnai de ne pas le trouver plus vieilli), M. Rankeillor changea l’ordre de marche, passa derrière Torrance et m’envoya en éclaireur. Je gravis la pente, sifflant de temps à autre mon air gaélique ; et à la fin j’eus la joie d’obtenir une réponse et de voir Alan se lever de derrière un buisson. Il était un peu démoralisé d’avoir passé tout un long jour à rôder par le comté, et fait un triste repas dans une auberge proche de Dundas. Mais au seul aspect de mes vêtements, son visage se rasséréna ; et lorsque je lui eus fait part de la prospérité de mes affaires, et du rôle que j’entendais lui faire jouer pour le reste, il devint tout à coup un nouvel homme.

 

– Vous avez eu une excellente idée, dit-il, et je dois ajouter que vous n’auriez pu mettre la main sur quelqu’un de plus propre à tout arranger qu’Alan Breck. Ce n’est pas une chose (notez-le) que n’importe qui pourrait faire, il y faut un gentleman de sens. Mais j’ai idée que votre notaire languit de me voir.

 

Donc, je hélai à grands gestes M. Rankeillor, qui arriva seul et que je présentai à M. Thomson.

 

– Monsieur Thomson, enchanté de faire votre connaissance, dit-il. Mais j’ai oublié mes besicles ; et notre ami, M. David que voici (il me frappa sur l’épaule) vous dira que je suis quasi aveugle et que vous ne devrez pas être surpris si je vous croise demain sans vous reconnaître.

 

Il croyait, par ce discours, faire plaisir à Alan ; mais la fatuité du Highlander était prête à s’insurger devant moins que cela.

 

– Eh bien, monsieur, dit-il d’un ton rogue, je dirai que la chose importe d’autant moins que nous nous rencontrons ici pour une fin particulière, qui est de faire rendre justice à M. Balfour : et à ce que je puis augurer, il est peu vraisemblable que nous ayons jamais, vous et moi, d’autres relations. Mais j’accepte votre excuse, qui était fort opportune.

 

– Je n’en attendais pas moins de vous, monsieur Thomson, dit Rankeillor cordialement. Et maintenant, comme vous et moi sommes les principaux acteurs dans cette entreprise, il est nécessaire que nous soyons bien d’accord : à quelle fin je vous prierai de me donner le bras, car, tant à cause de l’obscurité que par le défaut de mes besicles, je n’y vois guère à me conduire. Quant à vous, monsieur David, vous trouverez en Torrance un agréable conteur. Je dois néanmoins vous rappeler qu’il est tout à fait superflu qu’il en sache plus, tant sur vos aventures que sur celles de M… hum ! de M. Thomson.

 

En conséquence, tous deux nous précédèrent, enfoncés bientôt dans leur conversation, et Torrance et moi leur fîmes escorte.

 

La nuit était tout à fait tombée quand nous arrivâmes en vue du château de Shaws. Dix heures devaient être sonnées ; il faisait doux et obscur, avec un agréable zéphyr du sud-ouest dont le bruit dans les feuilles couvrait celui de nos pas ; et en approchant, nous n’aperçûmes aucune trace de lumière sur toute la façade. Sans doute, mon oncle était-il déjà au lit, ce qui convenait mieux pour notre plan. À une cinquantaine de yards de la porte, nous chuchotâmes nos dernières dispositions ; puis le notaire, Torrance et moi, nous avançâmes en silence et nous dissimulâmes derrière l’angle de la maison. Dès que nous fûmes en place, Alan marcha vers la porte sans se cacher et se mit à frapper.

 

XXIX

J’entre dans mon royaume

 

Durant plusieurs minutes, Alan heurta sur l’huis à tour de bras, sans que ses coups éveillassent d’autres échos que ceux de la maison et du voisinage. À la fin, cependant, je perçus le bruit d’une fenêtre qu’on relevait doucement. À l’obscure clarté du ciel, il devait voir Alan debout comme une ombre noire, sur le perron ; les trois témoins étaient cachés entièrement à ses regards ; de sorte qu’il n’y avait là rien de susceptible d’alarmer un honnête propriétaire. Néanmoins, il scruta d’abord en silence son visiteur, et quand il parla, sa voix eut un accent de menace.

 

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il. Ce n’est pas une heure pour les gens convenables ; et je n’ai rien à faire avec les hiboux de nuit. Que venez-vous faire ? J’ai ici un tromblon.

 

– Est-ce vous monsieur Balfour ? répliqua Alan, faisant un pas en arrière et regardant au-dessus de lui dans les ténèbres. Prenez garde avec ce tromblon ; c’est dangereux quand ces outils-là explosent.

 

– Que venez-vous faire ? et qui êtes-vous ? reprit mon oncle, avec colère.

 

– Je n’ai aucune envie de crier mon nom à tout le voisinage, dit Alan ; mais ce que je viens faire est une autre histoire, car cela vous regarde plus que moi ; et si vous y tenez pour de bon, je vais le mettre en musique et vous le chanter.

 

– Et de quoi s’agit-il ? demanda mon oncle.

 

– De David, répondit Alan.

 

– De quoi, de quoi ? s’écria mon oncle, d’une voix toute changée.

 

– Faut-il vous dire le reste du nom ?

 

Il y eut un silence ; puis :

 

– Je crois qu’il vaut mieux vous faire entrer, dit mon oncle avec une hésitation.

 

– Je le suppose, dit Alan, mais reste à voir si j’y consentirai. Or, je vais vous dire ce que je pense. Je pense que c’est ici sur le pas de la porte que nous devons conférer de cette affaire ; et ce sera ici ou nulle part ; car je tiens à vous faire comprendre que je suis un gentilhomme aussi roide d’échine que vous, et de meilleure famille.

 

Ce changement de ton déconcerta Ebenezer ; il resta un moment à le digérer ; puis il dit :

 

– Bon, bon, il faut ce qu’il faut !

 

Et il referma la fenêtre.

 

Mais il mit longtemps à descendre l’escalier, et plus longtemps encore à déverrouiller la porte, envahi de regrets (je suppose) et de nouveaux accès de crainte, toutes les deux marches et à chaque verrou et barre. À la fin, pourtant, les gonds grincèrent, mon oncle se glissa au-dehors, et, comme Alan s’était reculé d’un pas ou deux, s’assit sur la marche supérieure du perron, toujours armé de son tromblon.

 

– Et souvenez-vous que j’ai ici mon tromblon, et que si vous avancez d’un pas vous êtes mort.

 

– Voilà un discours bien civil, dit Alan, pas de doute.

 

– Mais aussi, dit mon oncle, ce n’est pas une façon de faire, et il faut que je me tienne prêt à tout. Et puisque nous nous comprenons tous les deux, vous pouvez dire ce qui vous amène.

 

– Eh bien, dit Alan, vous qui êtes si malin, vous n’aurez pas manqué de voir que je suis un gentilhomme des Highlands. Mon nom n’a rien à voir dans l’affaire ; mais le comté de mes amis n’est pas loin de cette île de Mull, dont vous avez ouï parler. Or, un bateau a fait naufrage de ce côté ; et un beau jour qu’un gentilhomme de ma famille était à chercher du bois pour son feu sur les sables, il rencontra un jeune homme à demi noyé. Il le fait revenir à lui ; et, de concert avec d’autres gentilshommes, il le prend et l’enferme dans un vieux château en ruine où, depuis ce jour, il n’a cessé d’être une grande cause de dépense pour mes amis. Mes amis sont un tantinet sauvages, et moins scrupuleux au sujet de la loi que tels que je pourrais nommer ; et découvrant que le jeune homme avait des relations convenables, et qu’il était votre propre neveu, monsieur Balfour, ils m’ont demandé de venir un peu vous voir et conférer avec vous de cette matière. Et je puis vous dire avant toute chose que, si nous ne tombons d’accord sur les conditions, il est peu vraisemblable que vous entendiez plus jamais parler de lui. Car mes amis, ajouta Alan avec simplicité, ne sont pas très versés dans les belles manières.

 

Mon oncle s’éclaircit la gorge.

 

– Je m’en soucie fort peu, dit-il. Ce n’était qu’un mauvais garnement, et je ne veux plus rien avoir à démêler avec lui.

 

– Oui, dit Alan, je vois où vous voulez en venir : vous faites semblant de n’en avoir cure, afin de diminuer sa rançon.

 

– Non, dit mon oncle, c’est la vérité vraie. Je ne me soucie aucunement du jeune homme, et je ne paierai pas la moindre rançon, et vous pouvez faire de lui des choux ou des raves, pour ce que j’en ai cure.

 

– Baste, monsieur ! dit Alan. « Le sang est plus épais que de l’eau », nom d’un diable ! Vous ne pouvez décemment abandonner le fils de votre frère ; et si vous le faisiez, et qu’on vînt à le savoir, vous ne seriez pas très populaire dans votre voisinage, ou je me trompe beaucoup.

 

– Je ne suis déjà pas très populaire, de toute façon, répliqua Ebenezer ; et je ne vois pas comment on viendrait à le savoir. Pas par moi, en tout cas ; non plus que par vous ni vos amis. Ainsi donc, voilà du verbiage inutile, mon bon.

 

– Ce sera donc David qui racontera tout, dit Alan.

 

– Comment ça ? dit mon oncle vivement.

 

– Oh ! c’est tout simple, dit Alan. Mes amis garderaient sans doute votre neveu aussi longtemps qu’il y aurait quelque apparence de tirer de l’argent de lui ; mais faute de cela, je suis bien persuadé qu’ils le laisseront aller où il voudra, et que le diable l’emporte !

 

– Oui, mais c’est que je ne tiens guère à cela non plus, dit mon oncle. Je ne verrais pas volontiers la chose.

 

– Je le pensais bien, dit Alan.

 

– Et pourquoi donc ? demanda Ebenezer.

 

– Eh bien, M. Ebenezer, à ce qu’il me semble, c’est de deux choses l’une : ou bien vous aimez David et vous payez pour le ravoir ; ou bien vous ne manquez pas de bonnes raisons pour n’avoir pas envie de lui, et vous payez pour que nous le gardions. Le premier cas étant éliminé, reste donc le deuxième, et je serais fort désireux que vous disiez oui, car cela ferait un joli sou dans ma poche et dans celles de mes amis.

 

– Je ne comprends pas très bien, dit mon oncle.

 

– Non ? dit Alan. Eh bien, écoutez : vous ne tenez pas à ravoir le jeune homme ; alors, que voulez-vous qu’on fasse de lui, et combien êtes-vous disposé à payer ?

 

Mon oncle ne fit pas de réponse, mais s’agita désespérément sur son siège.

 

– Allons, monsieur, s’écria Alan. Je tiens à vous faire savoir que je suis gentilhomme ; je porte un nom royal ; je n’ai pas envie de faire le pied de grue à la porte de votre maison. Ou bien répondez-moi civilement, et cela sur-le-champ ; ou, par le pic de Glencoe ! Je vous passe trois pieds de fer au travers des boyaux !

 

– Eh, l’ami ! s’écria mon oncle en se redressant, donnez-moi une minute ! Qui vous fâche ainsi ? Je ne suis qu’un homme tout simple, et non un maître à danser ; et je m’efforce d’être civil, autant qu’il est moralement possible. Quant à votre discours farouche, il ne vous fait pas honneur. Des boyaux ! dites-vous ? Que deviendrais-je sans mon tromblon ?

 

– De la poudre et vos vieilles mains ne sont rien que l’escargot vis-à-vis de l’hirondelle, comparé à l’acier brillant aux mains d’Alan, dit l’autre. Avant que votre doigt vacillant ait trouvé la détente, ma garde résonnera sur votre bréchet.

 

– Eh, l’ami ! qui songe à le nier ? dit mon oncle. Agissez à votre guise, je ne vous contredis pas. Dites-moi seulement combien vous voulez, et vous verrez que nous nous entendrons fort bien.

 

– Ma foi, monsieur, je ne désire rien qu’un marché honnête. En deux mots voulez-vous que le jeune homme soit tué ou séquestré ?

 

– Ô Seigneur ! s’écria Ebenezer. Seigneur mon Dieu ! quel langage est-ce là ?

 

– Tué ou séquestré ? répéta Alan.

 

– Oh ! séquestré, séquestré, vagit mon oncle. Pas de sang, s’il vous plaît.

 

– Comme vous voudrez ; mais ce sera plus cher.

 

– Plus cher ? Irez-vous souiller vos mains d’un crime ?

 

– Baste ! dit Alan, les deux sont un crime. Et tuer est plus facile, plus bref et plus sûr. Garder le jeune homme est besogne fâcheuse et fastidieuse.

 

– Je tiens à ce qu’il soit gardé, cependant, répliqua mon oncle. Je n’ai jamais rien eu à faire avec quoi que ce soit de moralement mauvais et je ne vais pas commencer pour faire plaisir à un sauvage Highlander.

 

– Vous êtes singulièrement scrupuleux, dit-il.

 

– Je suis un homme de principes, dit Ebenezer, simplement ; et si je dois payer pour cela, je paierai. Et d’ailleurs, ajouta-t-il, vous oubliez que le jeune homme est le fils de mon frère.

 

– Bon, bon, dit Alan. Causons maintenant du prix. Je ne vois pas très bien comment je le fixerai. J’aimerais d’abord avoir quelques petits détails. J’aimerais savoir, par exemple, ce que vous avez donné à Hoseason la première fois.

 

– Hoseason ! s’écria mon oncle, ahuri. Pourquoi ?

 

– Pour enlever David, dit Alan.

 

– C’est un mensonge ! c’est un mensonge noir ! Il n’a jamais été enlevé ! Il a menti par sa gorge, celui qui vous a raconté cela ! Enlevé ? jamais de la vie !

 

– Ce n’est pas ma faute, ni la vôtre, dit Alan, ni celle de Hoseason, si l’on ne peut se fier à lui.

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria Ebenezer. Hoseason vous a-t-il raconté ?

 

– Voyons, sinistre crapule, comment le saurais-je autrement ? s’écria Alan. Hoseason et moi sommes associés ; nous partageons les bénéfices ; aussi vous pouvez voir combien cela vous sert de mentir. Et je vous dirai tout franc que vous avez fait un marché de dupe, en laissant un homme comme le marin pénétrer si avant dans vos affaires privées. Mais il est trop tard pour y remédier ; et il vous faut vous coucher comme vous avez fait votre lit. Et la question présente est celle-ci : combien lui avez-vous donné ?

 

– Vous l’a-t-il dit ? demanda mon oncle.

 

– Cela me regarde, dit Alan.

 

– Eh bien, dit mon oncle, peu m’importe ce qu’il vous a raconté, il en a menti, et la vérité solennelle de Dieu est celle-ci : je lui ai donné vingt livres. Mais je serai tout à fait franc avec vous : à part cela il devait vendre le jeune homme à la Caroline, ce qui lui eût rapporté davantage encore, mais pas de ma poche, voyez-vous.

 

– Merci, monsieur Thomson, c’est tout à fait suffisant, dit le notaire en s’avançant.

 

Et puis, avec beaucoup de politesse :

 

– Bonsoir, monsieur Balfour, dit-il.

 

Et : – Bonsoir, oncle Ebenezer, dis-je.

 

Et : – Charmante nuit, monsieur Balfour, ajouta Torrance.

 

Mon oncle ne prononça pas une parole, d’un sens ni de l’autre ; mais il resta assis à sa place sur la marche supérieure du perron à nous regarder comme un homme changé en statue. Alan lui retira son tromblon ; et le notaire, le prenant par le bras, le fit lever du seuil, l’emmena dans la cuisine, où nous le suivîmes tous, et l’assit sur une chaise devant l’âtre où le feu s’éteignait parmi les tisons à demi consumés.

 

Une fois là, nous restâmes tous à le considérer un moment, fort réjouis de notre succès, mais éprouvant néanmoins une sorte de commisération devant la honte de cet homme.

 

– Allons, allons, monsieur Ebenezer, dit le notaire, il ne faut pas vous laisser abattre, car je vous garantis que nous ne vous ferons pas des conditions trop dures. En attendant, donnez-nous les clefs de la cave, et Torrance ira nous chercher une bouteille de vin de votre père, à l’occasion de cet événement.

 

Puis, se tournant vers moi et me serrant la main :

 

– Monsieur David, dit-il, je vous souhaite toute la prospérité possible dans votre nouvelle fortune, que je crois méritée.

 

Et puis, à Alan, avec une malice piquante :

 

– Monsieur Thomson, je vous fais mon compliment ; vous avez conduit les choses avec une parfaite maestria ; mais en un point vous avez tant soit peu dépassé les limites de ma compréhension. Dois-je entendre que votre nom est James ? ou Charles ? à moins que ce ne soit George, peut-être ?

 

– Et pourquoi serait-ce un de ces trois noms-là, monsieur ? riposta Alan, se redressant comme s’il eût flairé une offense.

 

– C’est, monsieur, que vous parliez d’un nom de roi, reprit Rankeillor, et comme il n’y eut jamais de roi Thomson, ou que, du moins, sa renommée n’est pas venue jusqu’à moi je me figurais que vous faisiez allusion à votre nom de baptême.

 

C’était là probablement le coup qu’Alan devait ressentir le plus vivement, et je dois avouer qu’il le prit très mal. Il ne répondit rien, mais se retira dans le fond de la cuisine, où il s’assit, boudant. Mais je m’en allai le retrouver, lui pris la main, et le remerciai d’avoir été l’instrument principal de mon succès ; et alors il retrouva peu à peu son sourire, et se laissa enfin persuader de se joindre à la société.

 

Cependant, on avait rallumé le feu et débouché une bouteille de vin ; on tira du panier un bon souper, auquel Torrance et moi fîmes honneur, ainsi qu’Alan. Le notaire et mon oncle passèrent dans la pièce voisine pour délibérer. Ils restèrent enfermés une heure ; durant ce laps de temps, un accord fut conclu, et mon oncle et moi scellâmes le contrat d’une cérémonieuse poignée de main. Aux termes de cet acte, mon oncle s’engageait à solder les honoraires de M. Rankeillor et à me payer les deux tiers nets du revenu annuel de Shaws.

 

Ainsi le mendiant de la ballade était de retour chez lui ; et quand je me couchai cette nuit-là sur les coffres de la cuisine, j’étais un homme riche et portant un nom dans le pays. Alan, Torrance et Rankeillor dormirent et ronflèrent sur leurs dures couches ; mais pour moi qui avais passé sous le ciel et sur la terre et les cailloux tant de jours et de nuits, et souvent l’estomac vide et dans la crainte de la mort, cet heureux changement dans ma situation me démoralisa plus que nulle autre des néfastes vicissitudes qui l’avaient précédé ; et je restai jusqu’à l’aube à regarder les reflets du feu au plafond et à faire des plans d’avenir.

 

XXX

Au revoir

 

En ce qui me concernait personnellement, j’étais arrivé au port, mais j’avais toujours Alan sur les bras, Alan à qui j’étais si redevable, et je voyais sous un jour tout nouveau le meurtre, et James des Glens. Sur ces deux chapitres, je m’ouvris à Rankeillor, le lendemain matin vers six heures, en nous promenant de long en large devant le château de Shaws, d’où l’on découvrait à perte de vue les champs et les bois qui avaient appartenu à mes ancêtres et qui m’appartenaient aujourd’hui. Tout en discutant ces graves questions, mes yeux parcouraient ce paysage avec délices et mon cœur bondissait d’orgueil.

 

Sur l’évidence de mon devoir à l’égard de mon ami, le notaire n’avait aucun doute ; je devais à tout prix l’aider à quitter le pays. Au sujet de James, néanmoins, il était d’un avis différent.

 

– M. Thomson, dit-il, est une chose, et le parent de M. Thomson en est une tout autre. Je connais mal les faits, mais je présume qu’un haut seigneur (que nous appellerons, si vous voulez bien, le duc d’A. [49]) a quelque chose à voir, et doit même éprouver quelque animosité contre lui. Sans doute, le duc d’A. est un parfait gentilhomme ; mais, monsieur David, timeo qui nocuere deos[50]. Si vous cherchez à lui ravir sa vengeance, souvenez-vous qu’il y a un moyen de supprimer votre témoignage : c’est de vous mettre sur la sellette. Vous y seriez à la même sauce que le parent de M. Thomson. Vous me répondrez que vous êtes innocent ; mais ne l’est-il pas aussi, lui ? Et pour vous, un procès capital devant un jury highlander, concernant une querelle highlander, et avec un juge highlander comme président, vous conduirait tout droit à la potence.

 

Or, j’avais déjà fait toutes ces réflexions et je ne leur trouvais pas de réponse satisfaisante ; ce fut donc en toute sincérité que je répondis :

 

– En ce cas, monsieur, je n’ai d’autre perspective que la corde, n’est-ce pas ?

 

– Mon cher garçon, s’écria-t-il, allez au nom de Dieu, et faites ce que vous croyez juste. Il serait triste à mon âge d’aller vous conseiller de choisir la sécurité avec la honte. Je retire ce que j’ai dit, et m’en excuse. Allez et faites votre devoir, et soyez pendu, s’il le faut, comme un gentilhomme. Il y a de pires choses au monde que d’être pendu.

 

– Guère, monsieur, dis-je en souriant.

 

– Si fait, monsieur ! s’écria-t-il, beaucoup. Et il vaudrait mieux pour votre oncle (sans chercher plus loin) qu’il fût à gigoter honorablement au bout d’une corde.

 

Puis il rentra dans la maison (toujours fort animé, et visiblement très content de moi) pour m’écrire deux lettres, qu’il commentait à mesure.

 

– Celle-ci, me dit-il, est pour mes banquiers, la Société des Lins Britanniques, et elle ouvre un crédit à votre nom. Consultez M. Thomson, il trouvera des moyens ; et ce crédit vous permettra de les réaliser. Vous serez, j’en suis persuadé, bon ménager de vos finances ; mais en faveur d’un ami comme M. Thomson, je ne reculerais pas devant la prodigalité. Du reste, pour son parent, voici le meilleur moyen ; vous allez trouver l’avocat général pour lui raconter votre histoire et lui offrir votre témoignage ; qu’il l’accepte ou non, c’est une tout autre affaire, qui dépend du duc d’A., afin que vous arriviez bien recommandé chez le Lord Avocat, je vous donne ici une lettre pour un homonyme à vous, le lettré M. Balfour de Pilrig, un homme que j’estime. Cela fera meilleur effet que vous soyez présenté par une personne de votre nom ; et le laird de Pilrig est très considéré dans le monde judiciaire et se trouve en bons termes avec le Lord Avocat Grant. À votre place, je ne le harcèlerais pas de détails ; et même (ne l’oubliez pas) je juge inutile que vous parliez de M. Thomson. Prenez exemple sur le laird : c’est un bon modèle ; avec l’Avocat général, soyez discret ; et, en toutes ces matières, puisse le Seigneur vous guider, monsieur David !

 

Là-dessus, il prit congé de nous et se mit en route avec Torrance pour le Ferry, cependant qu’Alan et moi nous dirigions vers la ville d’Édimbourg. Tout en marchant au long du sentier, et encore quand nous fûmes arrivés à hauteur des piliers et de la loge inachevés, nous regardâmes une dernière fois le château de mes pères. Il se dressait dans sa nudité vaste, sans une fumée, tel un lieu inhabité ; mais à l’une des fenêtres du haut, la mèche d’un bonnet de nuit frétillait de haut en bas et d’avant en arrière, tel un lapin au bord de son terrier. Je n’avais reçu guère de bienvenue lors de mon arrivée, et moins encore d’amabilités durant mon séjour ; mais mon départ fut suivi longuement des yeux.

 

Nous cheminions, Alan et moi, avec lenteur ; nous avions peu de goût pour causer, voire pour parler. La même idée nous obsédait l’un et l’autre, savoir : que l’heure de notre séparation était proche ; et le souvenir de tous les jours passés m’accablait de mélancolie. Nous parlâmes néanmoins de ce qu’il convenait de faire ; et il fut résolu qu’Alan resterait dans le comté, tantôt par ci, tantôt par là, mais venant une fois par jour à un endroit désigné où je serais à même de communiquer avec lui, soit en personne, soit par messager. Entre-temps, j’irais trouver ce notaire Appin Stewart, homme par conséquent digne de toute confiance, à qui je m’en remettrais pour nous dénicher un bateau et ménager à Alan un embarquement sûr. Le tout ne fut pas plus tôt réglé que la parole sembla nous faire défaut ; et mes tentatives de badinage avec Alan sur son nom de M. Thomson, et les siennes avec moi, sur mes nouveaux habits et mon domaine, laissaient trop voir que nous étions plus près des larmes que du rire.

 

Nous arrivâmes sur la colline de Corstorphine, et quand nous fûmes près du lieu dit le Repos-bien-gagné, d’où l’on découvre les étangs de Corstorphine et au loin la ville avec son château sur la hauteur, nous fîmes halte, car nous comprîmes tacitement que c’était là où nos chemins divergeaient. Il me répéta encore une fois ce qui avait été convenu entre nous : l’adresse du notaire, l’heure à laquelle je pourrais trouver Alan chaque jour, et la façon dont devrait s’annoncer quiconque s’en viendrait vers lui. Je lui donnai ensuite tout l’argent que j’avais (deux ou trois guinées reçues de Rankeillor) afin qu’il ne mourût pas de faim dans l’intervalle, et nous restâmes un moment à regarder Édimbourg en silence.

 

– Allons, au revoir, dit Alan, qui me tendit sa main gauche.

 

– Au revoir, dis-je.

 

Et je donnai à sa main une légère pression, puis redescendis la côte.

 

Aucun de nous ne regarda l’autre en face, et aussi longtemps qu’il resta en vue je ne jetai pas un seul regard sur l’ami que je laissais derrière moi. Mais en me dirigeant vers la ville, je me sentis infiniment perdu et esseulé et dus résister à la tentation de m’asseoir au bord du fossé et de pleurer comme un enfant.

 

Il était près de midi lorsque je passai devant l’église de l’Ouest et le Marché-aux-Herbes pour pénétrer dans les rues de la capitale. La hauteur démesurée des bâtiments, élevés de dix à quinze étages, les étroites voûtes d’entrées qui vomissaient à chaque instant du monde, les marchandises aux étalages des boutiques, la circulation et la rumeur incessantes, les mauvaises odeurs et les beaux habits, et cent autres détails trop infimes pour les mentionner, me frappaient d’une sorte d’hébétude, au point que je laissais la foule m’emporter de çà de là ; mais tout le temps je ne cessais de penser à Alan, resté là-bas au Repos-bien-gagné, et tout le temps (bien qu’on dût me croire plutôt enchanté de ces belles choses et de leur nouveauté), le remords, eût-on dit, comme d’une mauvaise action me rongeait le cœur, telle une dent de glace.

 

La main de la Providence conduisit ma dérive, et je me trouvai aux portes de la Société des Lins Britanniques.

 

NOTE DU TRADUCTEUR

 

Ainsi se termine, de façon en apparence quelque peu abrupte, l’ouvrage de Robert Louis Stevenson qui porte en anglais le titre de Kidnapped !

 

Sans le scrupuleux respect du texte que j’ai toujours observé à l’égard du Maître écossais et dont je ne puis me départir ici plus qu’ailleurs, il eût été facile de modifier le dernier chapitre et d’adapter la fin du volume aux habitudes courantes du lecteur français. Quelques pages auraient suffi, pour montrer David Balfour accueilli à la banque avec les honneurs dus à son rang et remis en possession de sa fortune, tandis que l’ami Alan était embarqué à prix d’or et passé en sûreté de l’autre côté de l’eau.

 

Mais le respect de Stevenson n’est pas seul en cause, et un autre motif m’a encore engagé à donner ce chapitre tel quel. Les pages que je viens d’esquisser en un sec schéma, l’auteur lui-même les a écrites, avec sa magie coutumière… Seulement, cette « conclusion » forme le début d’un autre livre ; car, à peine sorti de la banque, David Balfour va entrevoir l’aimable Catriona, fille d’un chef highlander proscrit, et cette simple rencontre remet tout en cause. Être un riche « laird » terrien ne compte pas, devant l’amour qui naît. L’entrée en possession de l’héritage et du titre n’est plus de la sorte un dénouement, mais bien un point de départ nouveau : l’intérêt rebondit… et les admirateurs de Stevenson – tous ceux donc qui viennent de lire le présent volume – ne peuvent manquer d’aller chercher la continuation des Aventures de David Balfour dans Catriona publié dans la même collection. Avec quantité d’épisodes passionnants, amoureux ou terribles, où reparaît en premier plan la curieuse et attachante figure d’Alan, on y trouvera, comme l’annonce le sous-titre :

 

« Les tribulations de David Balfour relatives à l’assassinat d’Appin ; ses démêlés avec le lord Avocat-Général Grant ; sa captivité sur la Roche de Bass ; son voyage en Hollande et en France ; plus ses rapports singuliers avec James More Drummond ou Mac Gregor, fils du fameux Rob Roy, et avec sa fille Catriona, – le tout écrit par lui-même et mis aujourd’hui en lumière par Robert Louis Stevenson. »

 

T. V.

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2007

 

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[1] Titre du lord, en Écosse.

[2] Les firths sont des golfes étroits et profonds, analogues aux fjords de Norvège, qui indentent le littoral de l'Écosse Dans le nord de ce pays, on les appelle lochs.

[3] Bouillie cuite, généralement de farine d'avoine.

[4] C'est-à-dire environ 1 fr. 25 (1886), au pair, tandis que la livre anglaise (livre sterling) valait 25 francs de la même époque.

[5] La guinée valant 21 shillings et la livre sterling 20, ce reste des 40 livres faisait 23 shillings de 1886.

[6] Sorte de poignard.

[7] Johnnie Raw.

[8] « Tout-doux » et « jolie-fleur », à peu près pour : Hoseason et Balfour.

[9] C'est ainsi que je rendrai le lawyer anglais, sans équivalent réel en français.

[10] Le covenant (1637) était l'acte d'association par lequel les presbytériens s'engageaient à repousser les tentatives de Charles Ier pour introduire en Écosse le rite anglican.

[11] Kidnapped or trepanned.

[12] Éclairage des phares d'Angleterre, au XVIIIème siècle.

[13] Carbonadoed.

[14] Whig ou whigamore était un terme familier pour désigner ceux qui étaient attachés au roi George (R. L. S.).

[15] Petite embarcation employée pour la pêche (R. L. S.). À peu près notre « lougre ».

[16] Ou deuxième insurrection « jacobite » (1745-47), en faveur du prétendant Jacques-Édouard Stuart, exclu du trône par la révolution de 1688.

[17] Formée après la première insurrection des jacobites écossais (1715-1716).

[18] George II(1727-1760) ; la reine Caroline, son épouse, princesse allemande ; le duc de Cumberland, leur ministre, mérita son surnom par son effroyable cruauté, à la bataille de Culloden (27 avril 1746) où fut écrasée la deuxième insurrection jacobite.

[19] Ou plus exactement Preston, à 12 kilomètres à l'Est d'Édimbourg, où Charles-Édouard, fils aîné du Prétendant, à la tête des montagnards écossais, battit les troupes royales, le 2 octobre 1745.

[20] L'étoffe dite « écossais », à carreaux.

[21] Le jupon court des highlanders.

[22] La « claymore », espèce de sabre particulière à l'Écosse.

[23] Buckies, vu leur forme de cornes, sans doute.

[24] Ou kilt, jupon court des montagnards écossais.

[25] Espèce de chaussure grossière, généralement en peau de daim, propre aux Highlanders.

[26] « Lochaber, je ne te verrai plus », chant populaire en Écosse.

[27] Ce terme désigne, en Écosse, aussi bien un lac qu'un bras de mer étroit et allongé (firth, clans le Sud).

[28] Cri de ralliement des Campbells (R. L. S.).

[29] En celtique : Vallée des larmes, où Mac-Jan de Glencoe et sa tribu, au nombre de 50, furent massacrés en trahison par ordre du capitaine Campbell, le 13 janvier 1692, sous le règne de Guillaume III.

[30] Birstle.

[31] Sorte de fricandeau de venaison.

[32] Terme générique désignant aussi bien une rivière, un torrent que leur vallée.

[33] Fleuve dont l'embouchure forme le golfe considérable du Firth of Forth.

[34] La musette écossaise.

[35] Le golfe profond, embouchure dudit fleuve.

[36] Charlie is my darling, chanson jacobite.

[37] Ne pas faire commencer la guerre de Troie à l'œuf de Léda.

[38] Au cœur du sujet.

[39] Je l'ai été et ne le suis plus.

[40] Imberbe jouvenceau libre de gardien.

[41] Quel pays au monde.

[42] Il fut un compagnon de route.

[43] Il vous emboîta le pas avec des soucis égaux.

[44] Je te déteste, Sabellus, parce que tu es beau garçon (Catulle).

[45] Tout en pleurs.

[46] Chantons de plus hauts sujets (Virgile).

[47] Un nœud justifiant la vengeance.

[48] On rappelle que le droit d'aînesse est toujours en vigueur dans le Royaume-Uni.

[49] Le duc d'Argyll (R. L. S.)

[50] Je crains les dieux capables de nuire.