Anton Pavlovitch Tchekhov

 

 

 

LE MOINE NOIR

 

 

 

Paris, Librairie Plon, 1928

Traduction de Denis Roche

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LE MOINE NOIR.. 6

L’EFFROI   (RÉCIT DE MON AMI). 49

LE JUGE D’INSTRUCTION.. 66

LA VIEILLE MAISON  (RÉCIT D’UN PROPRIÉTAIRE). 74

LES HUÎTRES. 82

LE MENDIANT.. 88

LE PARI. 96

L’HÔTE INQUIÉTANT.. 105

FAIT DIVERS  (RÉCIT D’UN VOITURIER). 115

LA MESURE DÉPASSÉE.. 124

LE SOUS-OFF PRICHIBÈIÉV.. 131

AH ! PUBLIC ! 137

DE MAL EN PIS. 143

LE RENSEIGNEMENT.. 152

LE GROS ET LE MAIGRE.. 156

L’EXAMEN POUR LE RANG.. 159

LE POINT D’EXCLAMATION  (CONTE DE NOËL). 165

BEAUCOUP DE PAPIER  (INVESTIGATION D’ARCHIVES). 173

LA LECTURE  (RÉCIT D’UN VIEUX SINGE). 179

CES DAMES. 185

LE PORTIER INTELLIGENT.. 192

LE TRIOMPHE DU VAINQUEUR  (RÉCIT D’UN COPISTE DE 14e CLASSE, EN RETRAITE)  196

JOURNAL D’UN AIDE-COMPTABLE.. 201

LA TOURBE.. 205

LE MYSTÈRE.. 210

LA MORT D’UN FONCTIONNAIRE.. 217

L’ORATEUR.. 222

L’ÉCRIVAIN.. 227

CHUT !….. 233

UN DRAME.. 238

BRAVES GENS. 246

AU CIMETIÈRE.. 261

MESURES APPARTENANTES. 265

MM. LES INDIGÈNES  (PIÈCE EN DEUX ACTES). 271

LA FERMENTATION DES ESPRITS  (EXTRAIT DES ANNALES D’UNE VILLE). 277

LE LION ET LE SOLEIL.. 283

INTRIGUES. 290

LE CORBEAU.. 297

LE CORDONNIER ET LE MALIN ESPRIT.. 305

SOMNOLENTE HÉBÉTUDE.. 315

UN HOMME EXTRAORDINAIRE.. 321

RÊVES. 328

À propos de cette édition électronique. 340

 

LE MOINE NOIR

I

L’agrégé Anndréy Vassiliévitch Kôvrine s’était surmené, fatigué. Il ne suivait aucun traitement, mais un jour, buvant de la bière avec un ami médecin, il lui parla de sa santé, et le docteur lui conseilla d’aller passer le printemps et l’été à la campagne. Fort à propos, l’agrégé reçut une longue lettre de Tânia Péssôtski lui demandant de venir pour quelque temps à Borîssovka où elle habitait, et il décida d’accepter. Kôvrine – on était en avril – se rendit tout d’abord dans sa propriété natale de Kôvrinnka, où il resta trois semaines tout seul ; puis, quand les chemins furent praticables, il partit en voiture pour le logis de l’horticulteur réputé, Péssôtski, son ancien tuteur.

 

Il n’y avait que soixante-dix verstes de Kôvrinnka à Borîssovka ; rouler au printemps, sur une route à peine séchée, dans une confortable calèche, fut pour lui une véritable joie.

 

La maison des Péssôtski était une immense demeure à colonnes, avec des têtes de lions, des crépis qui se détachaient, et, à la porte, un laquais en habit. Un vieux parc à l’anglaise, sévère et rébarbatif, s’étendait de la maison à la rivière sur presque l’étendue d’une verste. Des pins aux racines dénudées, ressemblant à des pattes velues, croissaient sur la rive argileuse et abrupte qui le terminait. En bas l’eau scintillait, revêche ; des courlis volaient avec un cri plaintif, et l’on avait toujours l’impression qu’il fallait s’asseoir là et y écrire une ballade.

 

Près de la maison, au contraire, et dans le verger, qui, avec les serres, couvrait une trentaine d’hectares, l’impression était joyeuse et allègre, même lorsqu’il faisait mauvais temps. Nulle part il n’avait été donné à Kôvrine de voir d’aussi étonnantes roses, d’aussi beaux lis, des camélias et des tulipes multicolores – allant du blanc vif au noir de suie, – et, au total, une aussi grande richesse florale, que chez Péssôtski. À cette pointe du printemps, le luxe des massifs était encore enfoui dans les serres, mais il suffisait de ce qui fleurissait au bord des allées et, çà et là, dans les massifs, pour que l’on se crût, en se promenant au jardin, dans le royaume des tendres couleurs, surtout aux heures matinales, où, sur chaque pétale, brille la rosée.

 

Ce qui constituait la partie décorative du jardin, et ce que Péssôtski appelait, avec dédain, les bêtises, produisait jadis sur Kôvrine enfant une impression de contes de fées. Que de bizarreries n’y avait-il pas là ! Que de monstruosités et de dérisions de la nature ! Il y avait des arbres fruitiers en espaliers, un poirier, pyramidal comme un peuplier, des chênes et des tilleuls, ronds comme des boules, un pommier parasol, des arcades végétales, des monogrammes, des candélabres, et même le chiffre 1862, dessiné par des pruniers, marquant l’année où Péssôtski avait commencé à s’occuper d’horticulture. Il s’y trouvait aussi de beaux petits arbres élancés, au tronc droit et solide, comme celui des palmiers, et ce n’était qu’en les considérant avec attention que l’on pouvait y reconnaître des groseilliers ou des groseilliers épineux.

 

Mais ce qui souriait le plus dans le jardin et lui donnait un air vivant, c’était une animation continuelle. Près des arbres et des arbustes, dans les allées et dans les massifs, des gens, de l’aube au soir, grouillaient comme des fourmis, maniant des brouettes, des pioches et des arrosoirs…

 

Kôvrine arriva chez les Péssôtski un soir vers dix heures. Il trouva en grande alarme Tânia et son père. Le ciel pur, étoilé, présageait, ainsi que le thermomètre, une gelée matinale, et le jardinier Ivane Karlytch, s’étant rendu en ville, on ne pouvait s’en remettre à personne. Au souper, on ne fit que parler de gelée blanche, et on décida que Tânia veillerait et ferait, à une heure du matin, le tour du jardin pour voir si tout y était en ordre. Son père, pour la remplacer, se lèverait à trois heures, ou même avant.

 

Kôvrine resta toute la soirée avec Tânia, et l’accompagna, après minuit, au jardin. Il faisait froid. Dehors on sentait déjà fortement la fumée. Dans le grand verger, appelé « commercial », et qui rapportait par an à Iégor Sémiônytch, le père de Tânia, plusieurs milliers de roubles de revenu net, une âcre, noire, épaisse fumée, rampait contre terre, enveloppant les arbres et gardant de la gelée ces milliers de roubles. Les arbres étaient disposés en quinconces ; leurs files droites et régulières formaient comme des rangs de soldats, et cet ordre, sévère et rigoureux, joint au fait que les arbres étaient de même hauteur et avaient des têtes et des troncs semblables, rendait le tableau monotone et même triste. Kôvrine et Tânia suivaient les lignes où se consumaient des feux de fumier et de détritus de toute sorte, et, de temps à autre, ils rencontraient des ouvriers, errant dans la fumée comme des ombres. Seuls étaient en fleurs les cerisiers, les pruniers et quelques espèces de pommiers, mais tout le jardin baignait dans la fumée, et ce ne fut que près des pépinières que Kôvrine respira librement.

 

– Tout enfant, dit-il, avec un frisson des épaules, cette fumée m’a fait éternuer, mais je ne comprends pas encore comment la fumée peut préserver de la gelée ?

 

– La fumée, répondit Tânia, tient lieu de nuages quand il n’y en a pas.

 

– Et quel besoin y a-t-il de nuages ?

 

– Par ciel couvert, il n’y a pas de gelée blanche.

 

– Ah ! oui !

 

Il se mit à rire et la prit par la main. Le large visage de Tânia, transi de froid, à l’expression très sérieuse, ses sourcils, fins et noirs, le col de son manteau relevé, l’empêchant de remuer librement la tête, toute sa personne fluette, sa robe qu’elle relevait à cause de la rosée, l’émouvaient.

 

« Seigneur, pensa-t-il, que la voilà déjà grande ! »

 

– Quand je suis parti d’ici, il y a cinq ans, lui dit-il, vous étiez encore toute enfant ; vous étiez toute maigre, les jambes longues, les cheveux sur le dos ; vous aviez des robes courtes, et je vous appelais le héron… Ce que le temps opère !…

 

– Oui, soupira Tânia, cinq ans !… Depuis, que d’eau a coulé !… Avouez-le, Anndrioûcha, fit-elle vivement, en le regardant en face, vous vous êtes déshabitué de nous ? Mais que vais-je vous demander ! Vous êtes un homme, vous vivez déjà une vie intéressante, vous êtes quelqu’un… Oublier est si naturel !… Pourtant, Anndrioûcha, je voudrais que vous nous considériez comme vos proches ; nous en avons le droit.

 

– Je le fais, Tânia.

 

– Vraiment ?…

 

– Ma parole d’honneur.

 

– Vous vous étonniez ce soir que nous eussions tant de vos photographies, mais vous savez que mon père vous adore. Il me semble parfois qu’il vous aime plus que moi. Il est fier de vous. Vous êtes un savant, un homme extraordinaire ; vous avez fait une carrière brillante, et il est persuadé que vous êtes devenu tel parce qu’il vous a élevé. Je ne l’en dissuade pas ; qu’il le croie !

 

Déjà l’aube pointait. On le remarquait surtout à la netteté avec laquelle se profilaient dans l’air les volutes de fumée et les cimes des arbres. Des rossignols chantaient, et, des champs, il arrivait des cris de cailles.

 

– Tout de même, dit Tânia, il est temps d’aller se coucher. Il fait froid.

 

Elle le prit par le bras.

 

– Merci, Anndrioûcha, d’être venu, lui dit-elle. Nous ne connaissons que des gens sans intérêt, et en très petit nombre. Il n’est question ici que du jardin, puis du jardin… rien d’autre. Tige et demi-tige, fit-elle en riant, apporte, reinette, api, greffe en écusson, greffe en flûte !… toute notre vie est dans le jardin. Je ne vois en rêve que des pommes et des poires. C’est bien, évidemment, c’est utile ; mais, comme distraction, on souhaite parfois autre chose ! Il me souvient que, quand vous veniez aux vacances, la maison paraissait plus fraîche et plus claire, comme si l’on eût enlevé les housses du lustre et des meubles ; bien que fillette, je le sentais.

 

Elle parla longtemps ainsi, avec beaucoup de sentiment. Il apparut soudain à Kôvrine qu’il pourrait, durant l’été, s’attacher à ce petit être faible et bavard, s’en éprendre et en être amoureux. Dans leur double situation cela se pouvait si bien, était si naturel ! Cette pensée l’attendrit et le fit rire. Il se pencha vers la chère figure soucieuse et se mit à fredonner :

 

Onièguine, je ne puis le taire,

J’aime follement Tatiâna…[1].

 

Lorsqu’on revint à la maison, Iégor Sémiônytch était déjà levé. Kôvrine, n’ayant pas sommeil, bavarda avec son vieil hôte et retourna au jardin avec lui.

 

Iégor Sémiônytch était de haute taille, large d’épaules, le ventre gros, et avait de l’asthme ; pourtant il marchait toujours si vite que l’on avait peine à le suivre. Il avait un air extrêmement préoccupé, se dépêchait toujours et donnait l’impression que tout serait perdu s’il s’attardait une minute.

 

– Voilà un fait, mon petit… commença-t-il en s’arrêtant pour souffler. Ras terre, tu le vois, c’est la gelée, et si l’on élève de deux toises un thermomètre sur un bâton, plus de gelée ; pourquoi cela ?

 

– Ma foi, dit Kôvrine, en riant, je ne le sais pas.

 

– Hum… on ne peut pas tout savoir, évidemment… Aussi vaste que soit l’esprit on ne peut pas tout y loger. Tu t’occupes surtout de philosophie, je crois ?

 

– Oui. Je fais des cours de psychologie et m’intéresse à la philosophie en général.

 

– Et ça ne t’ennuie pas ?

 

– Au contraire ; c’est même ma raison de vivre.

 

– Allons, Dieu soit loué… dit Iégor Sémiônytch, passant la main sur ses favoris gris et réfléchissant ; j’en suis très heureux pour toi… très content, mon ami…

 

Mais soudain, prêtant l’oreille et faisant une mine terrible, il s’élança sur le côté et disparut derrière les arbres, dans les nuages de fumée.

 

– Qui a attaché ce cheval à un pommier ? l’entendit-on crier d’une voix désespérée, déchirant l’âme. Quel est le misérable, la canaille, qui a attaché un cheval à un pommier ? Mon Dieu ! mon Dieu ! on gâche, on gâte, on laisse geler, on profane !… Le jardin est perdu, fichu !… Mon Dieu !

 

Lorsqu’il revint vers Kôvrine son visage exprimait la fatigue et l’irritation.

 

– Que faire avec ces réprouvés ? dit-il d’une voix dolente en écartant les bras. Stiôpka, en conduisant du fumier cette nuit, a attaché son cheval à un pommier. Il a tortillé, le gredin, ses rênes de toutes ses forces, en sorte que l’écorce est meurtrie en trois endroits. Ça vous plaît ?… Je le lui dis, et il reste comme une bûche, les yeux ronds. Ce ne serait pas assez que de le pendre !…

 

Calmé, il prit Kôvrine dans ses bras et le baisa à la joue.

 

– Allons, Dieu soit loué, Dieu soit loué !… marmotta-t-il ; je suis très heureux que tu sois venu !… Je ne peux dire combien je le suis !… Merci.

 

De sa démarche rapide, et l’air préoccupé, Péssôtski fit ensuite le tour du jardin et montra à son ancien pupille toutes les serres, tempérées et chaudes, et les deux ruchers, qu’il appelait la merveille de notre siècle.

 

Tandis qu’ils marchaient, le soleil se leva, éclairant vivement le jardin. Il fit bon. On pressentit une journée lumineuse, gaie et longue. Kôvrine pensa que ce n’était que le commencement de mai et que l’on avait l’été devant soi, aussi lumineux, aussi gai et aussi long. Et, dans sa poitrine, tressaillit tout à coup le sentiment joyeux et jeune qu’il éprouvait, en son enfance, quand il courait dans ce jardin. Il prit à son tour le vieillard dans ses bras et l’embrassa tendrement. Émus l’un et l’autre, ils rentrèrent et se mirent à prendre du thé dans de vieilles tasses de porcelaine, accompagné de crème et d’appétissants petits pains.

 

Et ces détails rappelèrent à Kôvrine son temps de jeunesse. Le présent délicieux et les impressions du passé qui renaissaient se fondaient en lui ; il en ressentait de l’aise et de la tristesse.

 

Il attendit que Tânia s’éveillât, but du café avec elle, et alla faire une promenade ; puis, rentrant dans sa chambre, il se mit au travail. Il lut attentivement un livre, prit des notes, levant les yeux de temps à autre pour regarder soit les fenêtres ouvertes, soit les fleurs, encore humides de rosée, qui se trouvaient dans des vases sur sa table. En rabaissant les yeux sur son livre, il lui semblait qu’en lui chaque fibre tremblait et tressautait de joie.

 

II

Kôvrine continua à mener à la campagne une vie aussi agitée et nerveuse qu’en ville. Il lisait, écrivait beaucoup, apprenait l’italien, et, quand il se promenait, il songeait avec plaisir qu’il allait se remettre bientôt au travail. Il dormait si peu que chacun s’en étonnait. Si, par hasard, il s’endormait une demi-heure dans le jour, il ne dormait plus, ensuite, de toute la nuit ; puis, après une nuit sans sommeil, il se sentait alerte et gai, comme si de rien n’était. Il parlait beaucoup, buvait du vin et fumait de bons cigares.

 

Souvent, presque chaque jour, des demoiselles du voisinage venaient chez les Péssôtski. Elles jouaient du piano et chantaient avec Tânia. Parfois venait aussi un jeune homme qui jouait du violon. Kôvrine buvait littéralement la musique et le chant, s’en pénétrait presque à en défaillir, et, l’on s’en apercevait à ce que ses yeux se fermaient et que sa tête s’inclinait.

 

Un soir, après le thé, il lisait sous la véranda. Accompagnées par le violoniste, Tânia, qui avait un soprano, et une des demoiselles, un contralto, étudiaient la sérénade de Bragg. Kôvrine écoutait les paroles – les jeunes filles chantaient en russe, – sans pouvoir du tout en comprendre le sens. Ayant enfin abandonné son livre, et écouté attentivement, il comprit. Une jeune fille à l’imagination malade entendit une nuit, dans un jardin, des sons mystérieux, si beaux et si étranges, qu’elle dut les regarder comme une harmonie sacrée, incompréhensible pour nous, mortels, et qui, pour cette raison, s’en retourne aux cieux. Kôvrine sentit ses paupières se coller. Il se leva et se mit, exténué, à marcher dans le salon, puis dans la grande salle. Lorsque le chant cessa, il prit Tânia sous le bras et sortit avec elle sous la véranda.

 

– Depuis ce matin, lui dit-il, une légende me poursuit. L’ai-je lue ou entendu raconter, je ne sais ; en tout cas elle est étrange, absurde. Il faut convenir d’abord qu’elle ne brille pas par la clarté. Il y a mille ans, un moine, vêtu de noir, cheminait dans le désert, en Syrie ou en Arabie. À quelques mètres de l’endroit où il passait, des pêcheurs virent un autre moine qui marchait lentement sur l’eau d’un lac. Le second moine était un mirage. Perdez de vue maintenant toutes les lois de l’optique que la légende, semble-t-il, ignore, et écoutez ce qui suit. De ce mirage en naquit un second, du second un troisième, en sorte que l’image du moine noir se transmit à l’infini d’une couche de l’atmosphère dans l’autre. On la voyait tantôt en Afrique, tantôt en Espagne, tantôt aux Indes, tantôt dans l’extrême Nord… Elle sortit enfin des limites de l’atmosphère terrestre, et, maintenant elle erre dans l’univers entier, sans pouvoir se trouver jamais dans des conditions où elle pourrait disparaître. Peut-être est-elle maintenant dans la planète Mars ou dans quelque étoile de la Croix du Sud. Mais, ma chère, le plus intéressant de la légende, c’est que, mille années exactement après que le moine aura marché dans le désert, le mirage reviendra dans l’atmosphère terrestre et apparaîtra aux gens. Et il semble que les mille années touchent à leur fin… Aux termes de la légende, nous devons attendre l’apparition du moine noir aujourd’hui ou demain.

 

– Étrange mirage, dit Tânia à qui la légende ne plut pas.

 

– Mais le plus étonnant, reprit Kôvrine en riant, c’est que je ne peux pas du tout me rappeler où j’ai pu trouver cette légende. L’ai-je lue ? l’ai-je entendue ? l’ai-je rêvée ? Je vous jure que je ne me le rappelle pas. En tout cas elle m’intéresse. Aujourd’hui j’y pense toute la journée.

 

Laissant Tânia avec ses invités, Kôvrine sortit et se promena, pensif, près des plates-bandes. Le soleil se couchait. Les fleurs, que l’on ne venait que d’arroser, répandaient une odeur moite, irritante. À la maison, on recommença à chanter, et, de loin, le violon donnait l’impression d’une voix humaine. Kôvrine, faisant effort pour se rappeler où il avait entendu ou lu la légende, se dirigea lentement vers le parc, et arriva sans y prendre garde à la rivière.

 

Par un sentier courant sur la berge escarpée, longeant des racines dénudées, il descendit vers l’eau, faisant lever des bécassines, puis deux canards. Sur les sombres pins, çà et là, se reflétaient encore les derniers rayons du soleil couchant, mais à la surface de l’eau dormait déjà le vrai soir. Kôvrine, par une passerelle, atteignit l’autre rive. Devant lui s’étendait un vaste champ de jeune seigle, pas encore en fleur. Au loin, nulle habitation, ni âme qui vive. Il semblait que le sentier, si on continuait à le suivre, mènerait à cet endroit inconnu et mystérieux où le soleil venait de sombrer, et où s’enflammait, avec une si majestueuse ampleur, la rougeur du couchant.

 

« Quel espace, quelle liberté et quel calme, ici ! pensait Kôvrine, en suivant le sentier. Il semble que tout l’univers me contemple, se taise et attende que je le comprenne… »

 

Mais voilà que des moires courent sur le champ de seigle et le doux vent du soir effleura tendrement la tête découverte du jeune homme. Une minute après, à un nouveau coup de vent, le seigle chuchota plus fort, et l’on entendit derrière lui le sourd grondement des pins. Kôvrine s’arrêta stupéfait. À l’horizon, comme un tourbillon ou comme une trombe, se dressait, de la terre au ciel une haute colonne noire. Ses contours restaient indécis, mais il fut manifeste au premier coup d’œil que la colonne ne restait pas immobile. Elle se mouvait avec une effrayante vitesse. Elle avançait droit sur Kôvrine, et, plus elle avançait, plus elle se rapetissait et se précisait. Kôvrine, pour lui faire place, se jeta de côté, et il en eut à peine le temps…

 

Un moine, vêtu de noir, le chef blanc et les sourcils noirs, les mains croisées sur la poitrine, passa à côté de lui. Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. Ayant franchi quelque espace, il se retourna vers Kôvrine, lui fit un signe de tête et lui sourit d’une façon à la fois amicale et malicieuse. Quel visage, affreusement pâle et maigre !… Recommençant à grandir, il franchit la rivière, buta sans bruit contre la berge argileuse et les pins, et, les traversant, disparut comme une fumée.

 

– Ainsi… vous le voyez… marmotta Kôvrine, la légende est vraie.

 

Et tâchant de s’expliquer l’étrange apparition, heureux d’avoir eu la chance de voir de si près et de façon si nette non seulement le vêtement noir, mais le visage et les yeux du moine, Kôvrine, agréablement ému, rentra à la maison.

 

Dans le parc et le jardin les gens circulaient tranquillement ; à la maison, on jouait. C’était donc que Kôvrine seul avait vu le moine. Il voulut tout raconter à Tânia et à son père, mais comprit qu’ils prendraient ses paroles pour du délire et s’en effraieraient. Mieux valait se taire. L’agrégé rit bruyamment, chanta, dansa la mazurka ; il était gai, et tous, Tânia et les invités, trouvaient qu’il avait, ce jour-là, une figure rayonnante, inspirée et qu’il était très beau.

 

III

Après le souper, quand les invités furent partis, Kôvrine, entré dans sa chambre, s’y allongea sur le divan. Il voulait penser au moine. Mais une minute après Tânia survint.

 

– Tenez, Anndrioûcha, dit-elle en lui remettant un paquet de brochures et de bonnes feuilles, lisez les articles de mon père. Ce sont de beaux articles. Il écrit très bien.

 

– Oh ! comme tu y vas ! dit Iégor Sémiônytch en entrant derrière elle et riant d’un rire forcé. (Il était gêné.) Ne l’écoute pas, je t’en prie ; ne lis pas ça ! Au reste, si c’est pour t’endormir, lis-le. C’est un bon narcotique.

 

– Moi, dit Tânia avec une conviction profonde, je trouve que ce sont de beaux articles ; lisez-les, Anndrioûcha, et décidez papa à en donner plus souvent ; il pourrait écrire un cours complet d’horticulture.

 

Son père se mit à rire d’un air contraint, rougit, et dit les phrases que prononcent d’habitude les auteurs confus ; à la fin, il laissa faire.

 

– En ce cas, lis d’abord l’article de Gaucher, puis ces petits articles russes, dit-il en feuilletant les brochures d’une main tremblante ; sans cela tu n’y comprendras rien. Avant de lire mes répliques, il faut savoir à quoi je réponds. En somme, c’est du fatras… des choses ennuyeuses… Et il est temps d’aller se coucher, il me semble.

 

Tânia sortit. Iégor Sémiônytch s’assit sur le divan à côté de Kôvrine et soupira profondément.

 

– Oui, mon ami… fit-il, après quelque silence. Donc, mon aimable agrégé, j’écris des articles, j’expose et j’obtiens des médailles. On dit que Péssôtski a des pommes grosses comme la tête, qu’il fait une fortune avec son jardin, bref : « Riche et puissant est Kotchoubéy[2]. » Mais il y a lieu de se demander : à quoi bon, tout cela ? Mon jardin est en effet magnifique, un jardin modèle… Ce n’est pas un jardin, mais tout un établissement ayant une importance officielle, parce que c’est, en quelque sorte, une phase dans une ère nouvelle de l’économie rurale et de l’industrie russe ; mais à quoi bon ? À quoi cela servira-t-il ?

 

– Votre jardin est là pour répondre.

 

– Ce n’est pas ce que je veux dire ; je veux dire : Que deviendra le jardin après moi ? Moi disparu, il ne restera pas un mois dans l’état où tu le vois aujourd’hui. Le secret du succès n’est pas la grandeur du jardin ni le nombre des ouvriers ; c’est uniquement, comprends-le, que j’aime mon affaire. Je l’aime, peut-être, plus que moi-même. Regarde, je suis seul à tout faire. Je travaille du matin au soir. Je fais moi-même toute la greffe, la taille, la plantation ; tout moi-même, tout ! Lorsqu’on m’aide, je suis jaloux et je m’énerve jusqu’à en devenir grossier. Tout le secret de mon entreprise est dans l’amour : bref, l’œil du maître, ses mains, et ce sentiment que, lorsqu’on est en visite quelque part pour une heure, on n’a pas le cœur en place. On est comme une âme en peine ; on craint qu’il n’arrive quelque chose au jardin… Et quand je mourrai, qui surveillera ? qui travaillera ? Les jardiniers ? Les ouvriers ? Oui ?… Voilà donc ce que j’ai à te dire, mon aimable ami ; le plus grand ennemi en notre affaire, ce n’est pas le lièvre, ce n’est pas le hanneton, ni la gelée : ce sont les indifférents.

 

– Et Tânia ? demanda Kôvrine en riant. Se pourrait-il qu’elle fût plus nuisible que le lièvre ? Elle aime et connaît votre œuvre…

 

– Oui, elle l’aime et la connaît. Si, après ma mort, elle a le jardin et en est la maîtresse, on ne peut rien souhaiter de mieux ; mais si, à Dieu ne plaise, elle se marie… balbutia Iégor Sémiônytch, regardant Kôvrine avec effroi… C’est là qu’est le danger ! Elle se mariera, les enfants viendront, et elle n’aura plus le temps de penser au jardin. Ce que je redoute le plus, c’est qu’elle ne se marie à quelque gaillard qui, par amour du lucre, loue le jardin à des marchands ; et tout ira à vau-l’eau dès la première année !… Dans notre affaire, les femmes sont le fléau de Dieu.

 

Péssôtski fit un soupir et resta silencieux.

 

– Peut-être est-ce là de l’égoïsme, mais je vais te le dire franchement : je ne veux pas que Tânia se marie ! J’ai peur ! Il vient ici un godelureau qui racle du violon ; je sais que Tânia ne se mariera pas avec lui ; je le sais fort bien ; mais je ne peux pas le voir ! Au demeurant, je suis, mon petit, je l’avoue, un grand original.

 

Iégor Sémiônytch se leva et se mit à marcher avec agitation. On voyait qu’il voulait dire quelque chose de grande importance, mais n’osait pas.

 

– Je t’aime profondément, dit-il enfin avec résolution, en enfonçant ses mains dans ses poches, et vais te parler à cœur ouvert. J’envisage avec simplicité certaines questions délicates et dis tout droit ce que je pense ; je ne peux pas souffrir ce que l’on appelle les arrière-pensées… Je te le dis tout droit : tu es le seul homme auquel je ne craindrais pas de donner ma fille. Tu es un homme intelligent, tu as du cœur et ne laisserais pas péricliter ma chère œuvre. Et, surtout, je t’aime comme un fils… je suis fier de toi. S’il survenait quelque roman entre Tânia et toi, eh bien j’en serais très satisfait et même heureux ! Je te le dis tout droit, sans ambages, en honnête homme.

 

Kôvrine se mit à rire. Iégor Sémiônytch ouvrit la porte pour partir et s’arrêta sur le seuil.

 

– Si vous aviez un fils, Tânia et toi, dit-il, après avoir réfléchi, j’en ferais un horticulteur. Mais ce n’est là que fantaisie… Bonne nuit.

 

Resté seul, Kôvrine s’étendit à l’aise et commença à lire les articles. L’un avait pour titre : De la culture intercalaire ; un autre : Quelques mots sur la remarque de M. Z… concernant la seconde façon du sol pour un nouveau jardin ; un troisième : Encore la greffe à œil dormant, et tout dans ce même genre. Mais quel ton inquiet, inégal !… Quel emportement nerveux, presque maladif ! Voici un article au titre, semble-t-il, le plus inoffensif et au sujet indifférent ; on y parle du pommier russe, le Saint-Antoine. Mais Iégor Sémiônytch commence par les mots : Audiatur et altera pars, et finit par : Sapienti sat ! Et, entre ces deux citations, une fontaine jaillissante de mots caustiques, adressés à « l’ignorance savante de Messieurs nos horticulteurs patentés qui contemplent la nature du haut de leurs chaires », ou à M. Gaucher, « dont le succès est fait par les profanes et les dilettantes. » Puis, sans raison, le regret forcé, peu sincère, que l’on ne puisse plus battre de verges les paysans qui volent les fruits, et qui, ce faisant, endommagent les arbres…

 

« C’est un métier joli, sympathique et sain, pensa Kôvrine, mais où interviennent aussi les passions et la guerre. Il faut sans doute, qu’en toute carrière, les gens qui se vouent à une idée soient nerveux et se distinguent par une sensibilité suraiguë. Il ne peut sans doute pas en être autrement. »

 

Il se souvint de Tânia à qui plaisaient tant les articles d’Iégor Sémiônytch. Elle était petite, pâle, si maigre que l’on voyait ses clavicules. Ses yeux, largement ouverts, foncés, intelligents, regardaient toujours on ne sait où, cherchant on ne sait quoi. Sa démarche, comme celle de son père, est courte et précipitée. Elle aime beaucoup à parler, à discuter, accompagnant alors chaque phrase, même insignifiante, d’une mimique expressive, gesticulante ; elle doit être nerveuse au plus haut degré.

 

Kôvrine continua sa lecture, mais ne comprenant plus rien, s’arrêta. L’excitation agréable avec laquelle il avait, ce soir, dansé la mazurka et écouté la musique, l’alanguissait maintenant et éveillait en lui maintes idées. Il se leva et se mit à marcher dans sa chambre en pensant au moine noir. Il lui vint en tête que, s’il avait vu seul ce moine étrange et surnaturel, c’est qu’il était malade et en était déjà arrivé à l’hallucination ; cette constatation l’effraya, mais peu de temps.

 

« Je me sens bien et ne fais de mal à personne ; c’est donc, pensa-t-il, qu’il n’y a rien de mauvais dans mes visions. »

 

Et, derechef, il se sentit bien.

 

S’étant assis sur le divan, il se prit la tête dans les mains, retenant la joie incompréhensible qui remplissait son être ; puis il recommença à marcher, et, ensuite, se mit au travail. Mais les idées qu’il trouvait dans ses livres ne le satisfaisaient pas. Il souhaitait quelque chose de gigantesque, d’immense, de frappant. Vers le matin, il se déshabilla et se mit au lit ; il fallait pourtant dormir !

 

Lorsqu’on entendit les pas d’Iégor Sémiônytch se rendant au jardin, Kôvrine sonna et commanda au domestique de lui apporter du vin. Il but avec délices quelques verres de Lafitte, puis se fourra la tête sous la couverture. Sa conscience s’embruma et il s’endormit.

 

IV

Iégor Sémiônytch et sa fille se querellaient souvent et se disaient des choses désagréables.

 

Un matin, après on ne sait quelle discussion, Tânia se mit à pleurer et s’en fut dans sa chambre. Elle n’en sortit ni pour dîner, ni pour prendre le thé. Son père, l’air d’abord important et boudeur, comme s’il voulait donner à entendre que les intérêts de l’ordre, et de la justice, dépassent tout au monde, céda bientôt et se démonta. Il errait tristement dans le parc en soupirant : « Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! » Et, à dîner, il ne mangea pas une bouchée. Enfin, avec un sentiment de faute, la conscience tourmentée, il frappa à la porte fermée et appela timidement :

 

– Tânia ! Tânia ?

 

En réponse, derrière la porte, une voix faible, exténuée par les larmes, et, en même temps décidée, déclara :

 

– Laissez-moi, je vous prie !

 

L’énervement des maîtres avait sa répercussion sur tout le logis et même sur les gens qui travaillaient au jardin. Kôvrine, bien que plongé dans son travail, se sentit à la fin, lui aussi, triste et contraint. Il résolut, pour dissiper la mauvaise humeur générale, d’intervenir, et, vers le soir, il frappa chez Tânia. On le laissa entrer.

 

– Aïe, aïe !… commença-t-il sur un ton de plaisanterie, en regardant avec surprise le visage de Tânia, mouillé de larmes et couvert de taches rouges, que c’est honteux !… Est-ce donc si sérieux ? Aïe, aïe !

 

– Si vous saviez, dit Tânia, comme il me tourmente !

 

Et des larmes, des larmes amères, abondantes, jaillirent de ses grands yeux.

 

– Je ne lui ai rien dit, continua-t-elle, en se tordant les mains, rien… J’ai seulement suggéré qu’il n’est pas besoin d’ouvriers inutiles, alors que l’on peut avoir, lorsqu’on en a besoin, des journaliers… Il y a une semaine que les ouvriers ne font rien… Je n’ai dit que cela, et il est monté sur ses grands chevaux et m’a dit beaucoup de choses offensantes, profondément humiliantes… Pourquoi ça ?

 

– Laissez ça, dit Kôvrine, lui effleurant les cheveux. Vous vous êtes fâchés ; vous avez pleuré ; en voilà assez. Il ne faut pas rester irrités si longtemps ; c’est mal… d’autant plus qu’il vous aime infiniment.

 

– Il a… gâté toute ma vie, continua Tânia, sanglotante. Je ne reçois qu’offenses et… humiliations. Il me regarde comme inutile chez lui. Eh bien, il a raison ! Je partirai demain ; je me ferai télégraphiste… Qu’il en soit ainsi !

 

– Allons, allons… il ne faut pas pleurer, Tânia ! Il ne le faut pas, ma chérie… Vous êtes tous les deux emportés, irritables… C’est votre faute à tous les deux. Venez, je vais vous réconcilier.

 

Kôvrine parlait sur un ton de caresse et de conviction, et Tânia continuait à pleurer, les épaules frémissantes et les mains jointes, comme si, vraiment, un grand malheur l’eût frappée. Il la plaignait d’autant plus que son chagrin n’était pas sérieux et qu’elle souffrait profondément. Des riens pouvaient rendre cet être malheureux toute une journée et même toute la vie.

 

En la consolant, Kôvrine pensait qu’en dehors de cette jeune fille et de son père, on aurait difficilement trouvé des gens l’aimant comme quelqu’un de proche, comme un ami. Sans ces deux êtres, puisqu’il avait perdu ses parents dès sa petite enfance, il n’aurait jamais sans doute connu la gentillesse sincère, l’amour naïf, irraisonné, que l’on n’éprouve que pour les siens, les gens de son sang. Et il sentait qu’à ses nerfs à demi malades, répondaient, comme le fer à l’aimant, les nerfs de cette jeune fille qui pleurait et frémissait. Il n’aurait pas pu aimer une femme bien portante, forte, aux joues rouges ; Tânia, pâle, faible et malheureuse lui plaisait.

 

Et il caressait volontiers ses cheveux et ses épaules, lui prenait les mains, et essuyait ses larmes… Tânia cessa enfin de pleurer. Elle fut longtemps encore à se plaindre de son père, de sa vie difficile, insupportable en cette maison, suppliant Kôvrine de comprendre sa situation. Puis, peu à peu, elle commença à sourire, en soupirant de ce que Dieu lui eût donné un si mauvais caractère… À la fin elle éclata de rire, se traita de sotte et sortit de la chambre en courant.

 

Lorsque peu après Kôvrine se rendit au jardin, Tânia et son père, comme si de rien n’était, se promenaient dans une allée, et ils mangeaient tous deux du pain de seigle, saupoudré de sel, car ils avaient faim.

 

V

Heureux d’avoir aussi bien réussi dans son rôle de médiateur, Kôvrine s’en alla dans le parc. Assis sur un banc, et réfléchissant, il entendit des bruits de voiture et un rire féminin ; c’étaient des visites qui arrivaient. Quand les ombres du soir s’étendirent sur le jardin, le son indistinct du violon et les voix qui chantaient parvinrent jusqu’à lui ; et cela lui rappela le moine noir. Où, en quel pays, sur quelle planète volait maintenant cette absurdité optique ?…

 

À peine l’agrégé se souvint-il de la légende et eut-il retracé en son imagination la sombre apparition vue dans le champ de blé, que, de derrière un pin, juste en face de lui, sortit insensiblement, sans le moindre bruit, un homme de taille moyenne, la tête grise, découverte, tout vêtu de noir, nu-pieds, pareil à un mendiant.

 

Sur sa figure, pâle comme celle d’un mort, tranchaient ses sourcils noirs. Le saluant d’un signe de tête amical, ce mendiant ou ce pèlerin s’approcha sans bruit du banc, s’y assit, et Kôvrine reconnut en lui le moine noir.

 

Tous deux se regardèrent une minute, Kôvrine avec étonnement, et le moine, comme la veille, avec un air affable, un peu moqueur et rusé.

 

– Mais tu n’es qu’un mirage, lui dit Kôvrine. Que fais-tu ici et pourquoi restes-tu assis ? Cela ne convient pas à ta légende.

 

– Qu’importe ! répondit le moine au bout d’un instant, d’une voix calme, tournant le visage vers lui. La légende, le mirage et moi, tout cela est le produit de ton imagination excitée. Je suis un fantôme.

 

– Tu n’existes donc pas ?

 

– Penses-en ce que tu voudras, dit le moine avec un faible sourire. J’existe dans ton imagination, et ton imagination est une partie de la nature ; j’existe donc aussi dans la nature.

 

– Tu as une figure vieille, intelligente, extrêmement expressive, comme si, réellement, tu avais vécu plus de mille ans. Je ne savais pas que mon imagination pût créer de pareils phénomènes. Mais pourquoi me regardes-tu avec un pareil enthousiasme ? Je te plais ?

 

– Oui. Tu es du petit nombre de ceux que l’on appelle en toute justice les élus de Dieu. Tu sers la vérité éternelle. Tes pensées, tes intentions, ta science étonnante et toute ta vie portent le cachet divin, céleste, parce qu’elles sont consacrées au raisonnable et au beau, c’est-à-dire à ce qui est éternel.

 

– Tu as dit : « La vérité éternelle ?… » Mais la vérité éternelle est-elle accessible et utile aux hommes, alors qu’il n’existe pas de vie éternelle ?

 

– Il y a une vie éternelle, affirma le moine.

 

– Tu crois à l’immortalité des hommes ?…

 

– Oui, certes ! Un grand, un brillant avenir vous attend, vous autres hommes. Et plus il y aura sur la terre de gens pareils à toi, plus vite se réalisera cet avenir. Sans vous, – serviteurs du premier principe, qui vivez de façon libre et consciente, – l’humanité eût fait fiasco. En se développant de façon naturelle, elle eût longtemps attendu la fin de sa vie terrestre. Mais vous la conduirez, avec une avance de quelques milliers d’années, dans le royaume de l’éternelle vérité. C’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui repose sur les hommes.

 

– Et quel est le but de la vie éternelle ? demanda Kôvrine.

 

– Celui de toute vie : la jouissance. La vraie jouissance réside dans le savoir, et la vie éternelle dispensera des sources innombrables et inépuisables de savoir. Il est dit, en ce sens : Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père.

 

– Si tu savais, dit Kôvrine se frottant les mains de satisfaction, comme il est agréable de t’entendre !

 

– J’en suis très heureux.

 

– Mais je sais que, quand tu partiras, la question de ta réalité m’importunera. Tu es un fantôme, une hallucination. C’est donc que je souffre psychiquement et ne suis pas normal ?

 

– Et si cela était ! De quoi t’émouvoir ? Tu es malade parce que tu as travaillé au delà de tes forces et t’es fatigué. C’est donc que tu as sacrifié ta santé à l’idée, et le temps n’est pas loin où tu lui donneras même ta vie. Quoi de mieux ? C’est à quoi tendent en général toutes les natures élevées et nobles.

 

– Si je me sais atteint de maladie mentale, puis-je croire en toi ?

 

– Qui t’a dit que les hommes de génie en lesquels croit le monde entier n’ont pas vu de fantômes ? Les savants disent présentement que le génie est proche de la folie. Mon ami, seuls sont bien portants, normaux, les hommes ordinaires, la masse grégaire. Les notions de surmenage, de dégénérescence, d’« âge du nerf, » etc., ne peuvent sérieusement troubler que ceux qui mettent le but de la vie dans le présent, c’est-à-dire la masse.

 

– Les Romains disaient : mens sana in corpore sano.

 

– Tout n’est pas vérité dans ce que disaient les Romains ou les Grecs.

 

– L’élévation d’esprit, l’excitation, l’euphorie, tout ce qui distingue des gens ordinaires, les prophètes, les poètes, les martyrs de l’idée, est contraire au côté animal de l’homme, c’est-à-dire à sa santé physique. Je le répète : si tu veux rester bien portant et normal, suis le troupeau.

 

– C’est étrange, dit Kôvrine, tu me dis ce qui m’est souvent venu en tête. On dirait que tu as pénétré et entendu mes pensées intimes. Mais ne parlons pas de moi. Qu’entends-tu par la vérité éternelle ?

 

Le moine ne répondit pas.

 

Kôvrine le regarda et ne distingua pas sa figure. Ses traits s’obscurcissaient et s’effaçaient ; puis sa tête, ses mains disparurent, son corps se fondit avec le banc et le crépuscule du soir ; il disparut tout à fait.

 

« L’hallucination est finie ! se dit Kôvrine en riant… Ah ! c’est fâcheux. »

 

Il se dirigea heureux et gai vers la maison. Le peu que lui avait dit le moine noir flattait non seulement son orgueil, mais tout son être, toute son âme. Être un élu, servir la vérité éternelle, se trouver au rang de ceux qui rendront, quelque mille ans d’avance, l’humanité digne du royaume de Dieu ; autrement dit, affranchir les hommes de quelque mille ans de lutte, de péchés et de souffrances ; tout sacrifier à l’idée, – sa jeunesse, ses forces et sa santé, – être prêt à mourir pour le bien commun : quel noble et heureuse destinée !

 

Son passé se retraça dans la mémoire, pur, innocent, plein de labeur… Kôvrine, se rappela ce qu’il avait appris et ce qu’il enseignait aux autres… Et il décida qu’il n’y avait pas d’exagération dans les paroles du moine.

 

Tânia, dans le parc, venait à sa rencontre. Elle avait déjà changé de robe.

 

– Vous voilà ? dit-elle. Nous ne faisons que vous chercher !… Qu’avez-vous ? demanda-t-elle, étonnée, voyant sa figure extasiée, rayonnante, et ses yeux pleins de larmes ; que vous êtes étrange, Anndrioûcha !

 

– Tânia, je suis content ! dit Kôvrine, lui mettant la main sur l’épaule. Je suis plus que content, je suis heureux. Tânia, ma chère Tânia, vous êtes une créature extrêmement sympathique ; chère Tânia, que je suis heureux, heureux !…

 

Il lui baisa ardemment les deux mains et continua :

 

– Je viens de vivre à l’instant des minutes radieuses, éthérées, magnifiques. Mais je ne puis tout vous raconter, car vous me traiteriez de fou ou ne me croiriez pas. Parlons de vous, ma chère, ma bonne Tânia ! Je vous aime et me suis déjà accoutumé à vous aimer. Votre présence, vos rencontres dix fois par jour sont devenues un besoin de mon cœur. Je ne sais comment je pourrai me passer de vous quand je vous quitterai.

 

– Bah ! fit la jeune fille, vous nous aurez oubliés deux jours après… Nous sommes de petites gens, et vous êtes un grand homme.

 

– Non, dit-il, parlons sérieusement. Je vous emmènerai, Tânia ! Est-ce oui ? Partiriez-vous avec moi ? Voulez-vous être à moi ?

 

– Bah ! dit-elle.

 

Et elle voulut rire encore, mais le rire ne vint pas et des taches rouges apparurent sur ses joues.

 

Elle se mit à respirer précipitamment et partit vite, vite, mais non pas vers la maison ; elle s’enfonça dans le parc.

 

– Je ne pensais pas à cela… fit-elle, serrant les mains, comme désespérée ; je n’y pensais pas !

 

Et Kôvrine, la suivant, disait avec le même visage, extasié et radieux :

 

– Je veux un amour qui me prenne tout entier, et cet amour, vous seule, Tânia, pouvez me le donner. Je suis heureux, heureux !

 

Abasourdie, courbée, Tânia, ramassée sur elle-même, parut tout à coup vieillie de dix ans.

 

Et lui la trouvait belle et exprimait à haute voix son enthousiasme :

 

– Qu’elle est belle !

 

VI

Ayant appris de Kôvrine que le roman s’ébauchait et que, même, il y aurait mariage, Iégor Sémiônytch marcha longtemps de long en large, tâchant de dissimuler son agitation. Ses mains se mirent à trembler, son cou se gonfla et devint pourpre. Il ordonna d’atteler un wisky et partit à travers champs. Tânia, voyant comme il fouaillait le cheval et avait enfoncé son bonnet presque jusqu’aux oreilles, comprit son état d’esprit. Elle s’enferma dans sa chambre et pleura toute la journée.

 

Dans les forceries, les pêches et les prunes étaient déjà mûres. L’emballage et l’expédition à Moscou de ces fruits délicats exigeaient beaucoup d’attention et de peine. L’été ayant été très chaud et très sec, il avait fallu arroser chaque pied ; cela avait pris beaucoup de temps et exigé beaucoup de main-d’œuvre ; des chenilles apparurent ensuite en si grand nombre que les ouvriers, et même Iégor Sémiônytch et Tânia, les écrasaient de leurs doigts, au grand dégoût de Kôvrine. De plus, on commençait déjà à recevoir les commandes d’automne pour les fruits et les arbres, et il fallait entretenir une grande correspondance. Au plus fort du travail, quand personne, semblait-il, n’avait une minute libre, advint le temps des fauchaisons et des moissons, qui enleva au jardin plus de la moitié de ses ouvriers. Iégor Sémiônytch, fortement hâlé, rendu de fatigue, méchant, trottait du jardin aux champs et criait qu’on l’écartelait, et qu’il se logerait une balle dans la tête.

 

Ajoutez à cela les soucis du trousseau auquel les Péssôtski accordaient une grande importance. Le cliquetis des ciseaux, le bruit des machines à coudre, l’odeur des fers à repasser, et les caprices de la couturière, femme nerveuse et susceptible, faisaient tourner la tête à chacun. Comme un fait exprès, il venait chaque jour des visites qu’il fallait distraire, nourrir et même coucher. Mais tous ces tracas passèrent comme dans un brouillard. Il semblait à Tânia que l’amour et le bonheur l’avaient saisie à l’improviste, bien que, dès l’âge de quatorze ans, elle fût assurée, sans savoir pourquoi, que Kôvrine l’épouserait. Elle s’étonnait, doutait, n’y croyait pas… Ou bien une telle joie l’envahissait soudain qu’elle voulait s’envoler dans les nuages pour y prier Dieu. Ou bien elle se rappelait tout à coup qu’elle devrait, en août, quitter la maison paternelle, quitter son père ; ou encore l’idée lui venait d’on ne sait où qu’elle était nulle, insignifiante, indigne d’un aussi grand homme que Kôvrine ; et elle se retirait chez elle, s’enfermait à clé et pleurait amèrement, durant des heures. Quand il y avait des visites, il lui semblait soudain que Kôvrine était extraordinairement beau, que toutes les femmes en étaient amoureuses et enviaient son sort, à elle. Et son cœur s’emplissait d’orgueil et de ravissement comme si elle avait conquis le monde entier. Mais il suffisait que l’agrégé sourît aimablement à quelque jeune fille pour qu’elle tremblât de jalousie et se retirât chez elle ; et c’était encore des larmes. Ces nouvelles sensations la dominaient tout entière. Tânia aidait son père machinalement, sans voir ni les pêches, ni les chenilles, ni les ouvriers, ni combien vite passait le temps.

 

Il arrivait presque la même chose à Iégor Sémiônytch. Il travaillait du matin au soir, se hâtait toujours, s’emportait, s’énervait, mais tout cela en une sorte de demi-sommeil enchanté. Il semblait y avoir deux hommes en lui : l’un, le vrai Iégor Sémiônytch, se révoltant et se prenant la tête de désespoir, en écoutant le jardinier Ivane Karlytch lui exposer ce qui allait mal ; l’autre, comme à demi ivre, qui interrompait soudain brusquement une conversation d’affaires, tapotait l’épaule du jardinier, et se mettait à marmotter :

 

– Quoi qu’on dise, le sang fait beaucoup ! La mère de Kôvrine était une femme étonnante, aristocratique, extrêmement intelligente. C’était un ravissement de regarder sa bonne figure, pure et lumineuse comme celle d’un ange. Elle peignait à merveille, faisait des vers, parlait cinq langues, chantait… La pauvre, que Dieu ait son âme ! est morte poitrinaire.

 

Iégor Sémiônytch – celui qui n’était pas le vrai – soupirait, et, après un silence, continuait :

 

– Lorsque, dans son enfance, il vivait ici, lui aussi avait une figure d’ange, lumineuse et bonne. Son regard, ses mouvements et ses propos étaient aussi doux et charmants que ceux de sa mère. Et quel esprit ! Son esprit nous a toujours frappés. Ce n’est pas pour rien, il faut le dire, qu’il est agrégé ! Et dans dix ans, Ivane Karlytch, tu verras ce qu’il en sera !… Nous ne pourrons plus en approcher !

 

Mais, là-dessus, le véritable Iégor Sémiônytch se retrouvait, reprenait sa mine effrayante, se serrait les tempes et s’écriait :

 

– Ces diables ! Ils gâchent, profanent, font des abominations ! Le jardin est perdu ! Le jardin disparaît !

 

Kôvrine, sans remarquer la fiévreuse animation régnant autour de lui, travaillait avec la même ardeur. Son amour n’avait fait que mettre de l’huile sur le feu. Après chaque rencontre avec Tânia, il rentrait chez lui heureux, extasié ; avec la même passion qu’il avait embrassé la jeune fille et lui avait exprimé son amour, il se remettait à lire ou à écrire.

 

Ce que lui avait dit le moine noir sur les êtres de Dieu, la vérité éternelle, le brillant avenir de l’humanité… tout cela donnait à son travail une importance spéciale, extraordinaire ; cela remplissait son âme de fierté et du sentiment de sa propre élévation. Une ou deux fois par semaine, Kôvrine rencontrait le moine noir dans le parc ou à la maison, et s’entretenait longuement avec lui. Loin de l’effrayer, cela l’enthousiasmait, car il était déjà fermement convaincu que de semblables apparitions n’échoient qu’aux gens hors ligne, aux élus, voués au service de l’idée.

 

Une fois, pendant le dîner, le moine lui apparut et s’assit dans la salle à manger, près de la fenêtre. Kôvrine s’en réjouit et entama très adroitement avec Iégor Sémiônytch et sa fille une conversation pouvant intéresser le moine. L’hôte noir écoutait, inclinant aimablement la tête. Iégor Sémiônytch et Tânia écoutaient aussi, souriaient gaiement, sans se douter que Kôvrine parlait non pas avec eux, mais avec son hallucination.

 

Le carême de l’Assomption arriva sans qu’on s’en aperçût ; peu après, vint le jour du mariage. Sur le désir exprès du père, il fut célébré avec éclat, autrement dit marqué par une incohérente débauche qui dura deux jours. On absorba pour trois mille roubles de nourriture et de boissons, mais la mauvaise musique, venue de quelque ville, les toasts criards, les affolements de domestiques, le vacarme et la bousculade empêchèrent de déguster les bons vins et les merveilleux hors-d’œuvre commandés à Moscou.

 

VII

Par une longue nuit d’hiver Kôvrine, dans son lit, lisait un roman français ; Tânia, pas encore habituée au séjour des villes et qui avait mal de tête chaque soir, dormait depuis longtemps déjà, prononçant de temps à autre des mots incohérents.

 

Il sonna trois heures. Kôvrine éteignit et resta longtemps immobile, les yeux clos. Il ne parvenait pas à s’endormir parce qu’il faisait très chaud, lui semblait-il, dans la chambre, et que Tânia rêvait. À quatre heures et demie, il ralluma, et vit, à ce moment-là, le moine noir assis dans un fauteuil auprès de son lit.

 

– Bonjour, lui dit le moine.

 

Et après s’être tu quelques instants, il lui demanda :

 

– À quoi penses-tu ?

 

– À la gloire, répondit Kôvrine. Dans le roman que je viens de lire, il est question d’un jeune savant qui fait des excentricités et dépérit du désir de la gloire. Ce sentiment m’est inconnu.

 

– C’est parce que tu es intelligent. Tu regardes la gloire comme un hochet sans intérêt.

 

– Oui, c’est vrai.

 

– La célébrité ne te tente pas. Qu’y a-t-il de séduisant ou de positif, en effet, à ce que quelqu’un grave ton nom sur un monument funéraire pour que le temps vienne manger cette inscription avec sa dorure ? Il y a, par bonheur, trop de gens au monde pour que la faible mémoire humaine en puisse retenir les noms.

 

– Assurément, accorda Kôvrine. Et pourquoi donc s’en souvenir ? Mais parlons d’autre chose !… Du bonheur, par exemple… Qu’est-ce que le bonheur ?

 

Quand il sonna cinq heures, Kôvrine, assis au bord de son lit, les pieds posés sur la carpette, disait au moine :

 

– Dans l’antiquité, un homme s’effraya à la longue de son trop grand bonheur, et, pour se concilier les dieux, leur offrit en sacrifice son anneau préféré. Et, sais-tu, – comme il en fut de Polycrate, – le bonheur commence à m’inquiéter. Il me semble singulier de n’éprouver du matin au soir que de la joie. Elle m’emplit tout entier et étouffe tout autre sentiment. J’ignore le chagrin, la tristesse, l’ennui. Vois, je ne dors pas ! L’insomnie me tient, et je ne m’ennuie pas. Je te le dis sérieusement : je commence à être déconcerté.

 

– Pourquoi donc ? s’étonna le moine. La joie est-elle un sentiment surnaturel ? Ne doit-elle pas être l’état normal de l’homme ? Plus le développement intellectuel et moral d’un homme est élevé, plus l’homme est libre, et plus la vie lui donne de satisfaction. Socrate, Diogène et Marc-Aurèle éprouvaient de la joie, non du chagrin. Et l’Apôtre dit : « Soyez toujours dans la joie. » Réjouis-toi donc et sois heureux !

 

– Et si, soudain, les dieux se courroucent ?… dit Kôvrine en riant. S’ils m’enlèvent le confort et me contraignent à la faim et au froid, ce ne sera sans doute guère de mon goût.

 

Tânia, cependant, s’était éveillée et regardait son mari avec surprise et effroi. Il parlait au fauteuil, gesticulait et riait. Ses yeux brillaient et il y avait dans son rire quelque chose d’étrange.

 

– Mon André, lui demanda-t-elle, en le prenant par la main qu’il tendait vers le moine, avec qui parles-tu ? Avec qui, dis-le-moi ?

 

– Hein ? fit-il, troublé. Avec qui ? Mais avec lui… Regarde-le assis… dit-il en indiquant le moine noir.

 

– Il n’y a personne ici… personne !… Mon André, tu es malade !

 

Tânia attira à elle son mari, se pressa contre lui comme pour le garder des apparitions, et, de la main, lui couvrit les yeux.

 

– Tu es malade, dit-elle en se mettant à sangloter toute tremblante. Excuse-moi, chéri aimé, mais j’ai déjà remarqué depuis quelque temps que tu as l’âme troublée ; ton esprit est malade, Anndrioûcha…

 

Il trembla de la voir trembler, regarda une fois encore le fauteuil qui, maintenant, était vide, et ressentit soudain une véritable faiblesse dans les bras et les jambes. Il prit peur et se mit à s’habiller.

 

– Ce n’est rien, Tânia, murmura-t-il en tremblant. Ce n’est rien. Je suis, en effet, un peu malade… Il est temps de l’avouer…

 

– Je l’ai remarqué depuis longtemps, et papa aussi… dit-elle, essayant de comprimer ses sanglots. Tu parles tout seul, tu souris de façon étrange, tu ne dors pas. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, sauve-nous ! fit-elle avec effroi. Mais ne crains rien, Anndrioûcha, au nom du ciel, ne crains rien…

 

Elle se mit, elle aussi, à s’habiller. Et ce ne fut qu’à cette minute, en la regardant, que Kôvrine comprit tout le sérieux de son état. Il comprit ce qu’étaient le moine noir et ses entretiens avec lui ; il était clair maintenant, pour lui, qu’il était fou.

 

Kôvrine et Tânia, sans savoir pourquoi, s’habillèrent et passèrent dans le salon ; elle sortit la première, il la suivit. Ils y trouvèrent, en robe de chambre, une bougie à la main, réveillé par les sanglots, Iégor Sémiônytch, venu chez eux pour quelques jours.

 

– Ne crains rien, Anndrioûcha, disait Tânia, tremblante comme si elle avait la fièvre ; n’aie pas peur… Papa, ça passera ! Tout cela passera…

 

Kôvrine, ému, ne pouvait pas parler. Il voulait dire à son beau-père d’un ton dégagé :

 

– Félicitez-moi, je crois que je suis devenu fou…

 

Mais il ne fit que remuer les lèvres et sourit amèrement.

 

À neuf heures, le matin, on lui mit son pardessus et une pelisse ; on l’enveloppa d’un plaid et on l’emmena en voiture chez un médecin.

 

Il commença un traitement.

 

VIII

L’été revint. Le médecin prescrivit à son malade l’air de la campagne. Kôvrine, guéri, ne voyait plus le moine noir. Il ne lui restait qu’à reprendre ses forces. Demeurant chez son beau-père, il buvait beaucoup de lait, ne travaillait que deux heures par jour, n’absorbait pas de vin et ne fumait pas.

 

La veille de la Saint-Élie, on chanta à la maison l’office du soir. Quand le chantre passa l’encensoir au prêtre, il se répandit vraiment dans le grand et vieux salon comme une odeur de cimetière, et Kôvrine, se sentant triste, sortit dans le jardin. Après s’être promené sans regarder les magnifiques fleurs et être resté assis sur un banc, il se rendit dans le parc. Il atteignit la rivière, descendit sur la rive et y demeura pensif, regardant l’eau couler. Les sombres pins aux racines velues, qui, l’année précédente, l’avaient vu si jeune, si joyeux et si fort, ne bruissaient plus. Ils demeuraient immobiles et sombres comme s’ils ne le reconnaissaient pas. Tondu, il n’avait plus en effet ses longs et beaux cheveux ; sa démarche était alentie ; ses traits avaient à la fois grossi et pâli.

 

Kôvrine, par la passerelle, gagna l’autre rive. Là, où l’année précédente il y avait du blé, l’avoine était fauchée par andains. Le soleil était couché et un large halo rouge embrasait l’horizon, annonçant du vent pour le lendemain. C’était le calme absolu. Regardant dans la direction où le moine lui était apparu, Kôvrine attendit une vingtaine de minutes jusqu’à ce que commençât à pâlir la rougeur du soir…

 

Lorsqu’il rentra, las, mécontent, le service était fini. Iégor Sémiônytch et sa fille, assis sur les degrés de la terrasse, prenaient le thé. Ils causaient, mais, en apercevant Kôvrine, ils se turent, et le jeune homme conclut que l’on parlait de lui.

 

– Il est temps, il me semble, dit Tânia, que tu boives ton lait.

 

– Non, pas encore… répondit-il, s’asseyant tout en bas ; bois-en, toi ! Moi, je n’en veux pas.

 

Tânia jeta vers son père un regard inquiet et dit à son mari, comme si elle se sentait en faute :

 

– Tu as trouvé toi-même que le lait t’a fait du bien !

 

– Oui, beaucoup, dit Kôvrine souriant. Je vous félicite : depuis vendredi, j’ai encore repris une livre.

 

Il se prit fortement la tête dans les mains et dit avec angoisse :

 

– Pourquoi, pourquoi m’avez-vous guéri ? Les remèdes au bromure, l’oisiveté, les bains chauds, la surveillance, la crainte puérile pour chaque bouchée de trop, pour chaque pas, tout cela, à la fin, m’amènera à l’idiotie. Je devenais fou et faisais de la mégalomanie ; mais j’étais gai, fort, et même heureux ; j’étais intéressant et original. Je suis, à présent, plus sérieux, plus raisonnable, mais je ressemble à tout le monde. Je suis une médiocrité. Je m’ennuie de vivre… Oh ! que vous en avez agi cruellement avec moi !… J’avais des hallucinations : à qui cela nuisait-il ?… À qui, je le demande, cela nuisait-il ?…

 

– On ne sait ce que tu dis ! soupira Iégor Sémiônytch. Il est même ennuyeux de t’entendre.

 

– Eh ! n’écoutez pas !

 

La présence des gens, surtout celle d’Iégor Sémiônytch, irritait maintenant Kôvrine. Il lui répondait sèchement, froidement, et même avec grossièreté. Il ne le regardait que d’un air moqueur et avec haine. Son beau-père se troublait, toussait comme s’il était en faute. Ne comprenant pas pourquoi leurs anciennes relations, si franches et si simples, avaient changé, Tânia se pressait auprès de son père et le regardait inquiètement dans les yeux ; elle voulait comprendre, et n’y arrivait pas. Il était clair, seulement, pour elle, que leurs rapports empiraient de jour en jour, que son père, ces derniers temps, avaient fortement vieilli, et que son mari était devenu nerveux, capricieux, moins attrayant. Elle ne pouvait plus ni rire, ni chanter, ne dormait pas des nuits entières, s’attendant à quelque chose d’horrible. Elle se fatiguait tant qu’un jour elle resta évanouie, du dîner jusqu’au soir. Pendant l’office, il lui avait paru que son père pleurait, et, tandis que maintenant ils se trouvaient tous les trois sur la terrasse, elle faisait un effort pour n’y pas penser.

 

– Combien furent heureux Bouddha, Mahomet ou Shakespeare, dit Kôvrine, de ce que leurs bons parents n’aient soigné ni leur extase ni leur inspiration !… Si Mahomet eût pris du bromure, s’il n’eût travaillé que deux heures par jour et bu du lait, on ne se souviendrait pas plus de lui que de son chien. Les médecins et les bons parents abêtiront l’humanité. La médiocrité sera tenue pour le génie, et la civilisation sombrera. Si vous saviez – fit-il avec dépit – comme je vous suis reconnaissant !

 

Kôvrine ressentait un fort énervement, et, pour ne rien dire d’inopportun, il se leva brusquement et rentra vite à la maison. Nul bruit. Par les fenêtres ouvertes pénétrait l’arôme du tabac en fleurs et des belles-de-nuit. Des taches verdâtres de clair de lune s’allongeaient sur le piano à queue. Kôvrine se rappela les délices de l’été passé, lorsqu’on sentait, comme à présent, la belle-de-nuit, et que la lune brillait dans la fenêtre. Pour retrouver l’impression d’antan, il entra vite dans son cabinet, se mit à fumer un fort cigare et ordonna au domestique de lui apporter du vin. Mais le cigare lui rendait la bouche amère et le vin n’eut pas le même goût que l’année précédente. Que fait la déshabitude ! Le cigare et les deux gorgées de vin lui firent tourner la tête ; son cœur se mit à battre, et il dut prendre du bromure.

 

Avant de se coucher, Tânia lui dit :

 

– Mon père t’adore. Tu es fâché contre lui pour quelque chose qui le tourmente. Vois, il vieillit à vue d’œil. Je te supplie, au nom de Dieu, Anndrioûcha, au nom de ton père défunt, au nom de mon repos, d’être gentil pour lui !

 

– Je ne le peux, ni ne le veux.

 

– Mais pourquoi ? demanda Tânia tremblante. Explique-le-moi ?

 

– Parce qu’il n’est pas sympathique, voilà tout ! dit Kôvrine négligemment, en haussant les épaules ; mais n’en parlons pas, il est ton père.

 

– Je ne peux te comprendre ! dit Tânia se pressant les tempes, les yeux fixes. Il se passe ici, chez nous, quelque chose d’inconcevable, d’horrible. Tu n’es plus le même, tu es changé… Toi, un homme intelligent, remarquable, tu t’énerves pour des riens, tu écoutes des histoires… Tu t’agites pour de si futiles misères que, parfois, on s’en étonne, et on se demande si c’est vraiment toi… Allons, allons, continua-t-elle, s’effrayant de ce qu’elle disait et lui baisant les mains, ne te fâche pas. Tu es intelligent, bon et noble, tu seras juste envers mon père. Il est si bon !

 

– Il n’est pas bon, mais bonasse. Les oncles de vaudeville, dans le genre de ton père, aux figures débonnaires et pleines, extraordinairement hospitaliers et originaux, me faisaient rire et me touchaient dans les contes, les vaudevilles et dans la vie ; mais maintenant ils me dégoûtent. Ils sont égoïstes jusqu’à la moelle des os. Ce qui me dégoûte le plus en eux, c’est leur satiété et leur optimisme gastrique, celui du bœuf ou du sanglier.

 

Tânia s’assit sur le lit et s’appuya la tête sur l’oreiller.

 

– C’est une torture, dit-elle (Et l’on sentait à sa voix qu’elle était extrêmement lasse et parlait avec peine.) Depuis l’hiver, pas une minute de repos !… Ah ! c’est affreux, mon Dieu ! Je souffre…

 

– Oui, naturellement, je suis Hérode et, toi et ton père, vous êtes les Innocents ! Naturellement !

 

Son visage parut à Tânia désagréable et laid. La haine et l’air moqueur ne lui allaient pas. Elle avait déjà remarqué qu’il manquait quelque chose à sa figure, comme si, depuis qu’il avait la tête rasée, ses traits avaient changé. Elle aurait voulu lui dire quelque chose de blessant ; mais ce sentiment d’animosité la surprit ; elle prit peur et sortit de la chambre.

 

IX

Kôvrine fut nommé professeur. Des avis annonçant sa leçon inaugurale pour le 2 décembre furent apposés dans les corridors de l’Université. Mais, au jour fixé, il prévint par télégramme le directeur des études qu’il ne ferait pas son cours, étant malade.

 

Il avait eu de l’hémoptysie ; il crachait du sang, et jusqu’à deux fois par mois il arrivait que le sang coulât en abondance, et il s’affaiblissait beaucoup. Il tombait alors dans un état de prostration. Ces hémoptysies ne l’effrayaient guère parce qu’il savait que feu sa mère avait vécu dix ans, sinon plus, avec cette même affection. Les médecins lui assuraient que ce n’était pas dangereux. Ils ne lui conseillaient que de ne pas s’émotionner, de mener une vie régulière, et de peu parler.

 

En janvier, pour la même raison, le cours fut ajourné, et, en février, il était trop tard pour commencer ; on fut obligé de le remettre à l’année suivante.

 

Kôvrine, en ce temps-là, ne vivait déjà plus avec Tânia, mais avec une autre femme de deux ans plus âgée que lui, qui le soignait comme un enfant. L’humeur du professeur était paisible, soumise. Il obéissait volontiers, et quand Varvâra Nicolâièvna (son amie s’appelait ainsi) se disposa à l’emmener en Crimée, il y consentit, bien qu’il n’attendît rien de bon de ce voyage.

 

Kôvrine et elle arrivèrent à Sébastopol le soir et s’arrêtèrent à l’hôtel pour se reposer et continuer le lendemain leur route sur Iâlta. Le voyage les avait fatigués tous les deux. Varvâra Nicolâièvna, après avoir bu du thé, se coucha et s’endormit bientôt. Mais Kôvrine ne se coucha pas. Il avait reçu, une heure avant son départ pour la gare, une lettre de Tânia et ne s’était pas décidé à l’ouvrir. La lettre était dans sa poche et, y penser, l’agitait désagréablement. Au fond de l’âme, il regardait son mariage comme une erreur. Il était satisfait de s’être définitivement séparé de Tânia, et le souvenir de cette femme qui, tant elle avait maigri, s’était à la fin changée en reliques vivantes, – et en laquelle tout semblait mort sauf de grands yeux intelligents qui regardaient avec fixité, – son souvenir ne suscitait en lui que de la pitié et du dépit contre lui-même. La suscription de l’enveloppe lui rappelait combien il avait été injuste et cruel deux années auparavant, comme il s’était vengé sur des gens tout à fait innocents du vide de son âme, de l’ennui, de la solitude et de son dégoût de la vie. Il se rappela avoir déchiré en menus morceaux sa thèse, et tous les articles écrits durant sa maladie. Jetés par la fenêtre, les morceaux s’envolaient en s’accrochant aux arbres et aux fleurs. Il voyait en chaque ligne d’étranges prétentions que rien ne justifiait, une agressivité étourdie, de l’impudence, de la mégalomanie, et cela lui faisait la même impression que s’il avait lu une description de ses défauts. Mais quand le dernier cahier fut déchiré et jeté par la fenêtre, Kôvrine ressentit soudain de la tristesse et du dépit. Il entra chez sa femme et lui dit force choses désagréables. Mon Dieu, comme il la tortura ! Une fois, voulant la faire souffrir, il lui dit que, dans leur roman, son père avait joué un rôle peu sympathique parce qu’il lui avait demandé de l’épouser. Iégor Sémiônytch ayant par hasard entendu, se précipita dans la chambre, et de désespoir ne put dire un seul mot. Il ne put que trépigner et grommeler étrangement, comme si sa langue était paralysée. Et Tânia, voyant son père, poussa un cri déchirant et tomba évanouie. C’était abominable.

 

L’écriture familière lui remémora tout cela.

 

Kôvrine sortit sur le balcon. L’air était doux et chaud, et l’on sentait la mer. La merveilleuse baie reflétait la lune et les feux. Elle avait une couleur qu’il est difficile de définir. C’était une tendre harmonie de bleu et de vert. Par places l’eau ressemblait à du vitriol, et, par places il semblait que le clair de lune épaissi remplissait la baie. Au total quel accord de couleurs ! Quelle paix, quelle tranquillité et quelle grandeur !

 

Les fenêtres, à l’étage au-dessous, étaient sans doute ouvertes, car on entendait distinctement des voix féminines et des rires. Il y avait apparemment une soirée.

 

Kôvrine, avec effort, décacheta la lettre et rentra dans la chambre. Il lut :

 

« Mon père vient de mourir. C’est à toi que je le dois, car tu l’as tué. Notre jardin disparaît ; des tiers en sont déjà les maîtres. Il arrive, autrement dit, ce que mon pauvre père redoutait tant. De cela aussi la faute te revient. Je te hais de toute mon âme et te souhaite de disparaître au plus vite. Oh ! comme je souffre ! Une douleur insupportable me brûle l’âme… Sois maudit. Je t’ai cru un homme extraordinaire, un génie. Je t’ai aimé, mais tu étais fou… »

 

Kôvrine ne put continuer à lire. Il déchira la lettre et la jeta. Une inquiétude, ressemblant à la peur, l’envahit. Varvâra Nicolâièvna dormait derrière un paravent. On l’entendait respirer. De l’étage au-dessous montaient des voix féminines et des rires, mais il semblait à Kôvrine qu’il était tout seul dans l’hôtel. Il était effrayé que Tânia, malheureuse, accablée de chagrin, le maudît dans sa lettre, et lui souhaitât la mort, et il regardait furtivement la porte, comme s’il eût craint que n’entrât à nouveau et ne disposât de lui cette force inconnue qui avait, en deux ans, occasionné tant de malheurs dans sa vie et dans celle des siens.

 

Il savait d’expérience que, lorsque les nerfs sont tendus, le meilleur remède est le travail. Il faut se mettre à son bureau, et, coûte que coûte, se concentrer sur une idée. Il prit dans sa serviette un cahier dans lequel il avait esquissé un petit travail de compilation pour un jour où il s’ennuierait en Crimée. Il s’assit et s’en occupa ; et il lui parut que son état d’esprit paisible et indifférent lui revenait. Le cahier lui suggéra une méditation sur la futilité du monde. Il pensa combien la vie coûte à l’homme en comparaison des biens minimes ou médiocres qu’elle peut lui donner. Pour obtenir, par exemple, une chaire vers quarante ans ; pour être un professeur ordinaire et formuler d’une voix dolente, ennuyeuse et lourde, des idées ordinaires – et encore empruntées à autrui, – bref, pour atteindre une situation de savant médiocre, lui, Kôvrine, avait dû étudier quinze années, travaillant jour et nuit, subir une pénible maladie psychique, passer par un mariage malheureux, et commettre nombre de sottises et d’injustices dont il eût été agréable de ne pas se souvenir. Kôvrine avait maintenant la claire conscience de n’être qu’une médiocrité, et, cela, il s’en accommodait volontiers, car, à son sens, chacun doit être satisfait de ce qu’il est.

 

Le travail l’avait presque complètement calmé, mais, sur le parquet, les morceaux de la lettre blanche l’empêchaient de concentrer son attention ; il se leva, les ramassa et les jeta par la fenêtre. Un vent léger venant de la mer les éparpilla. Derechef une inquiétude, voisine de la peur, le saisit, et il lui sembla qu’il était seul dans l’hôtel. Il sortit sur le balcon.

 

La baie, comme vivante, le regardait de ses innombrables yeux bleu-ciel, bleu-foncé, bleu-turquoise et feu ; elle l’attirait. Il faisait chaud et étouffant ; il eût été bon de se baigner.

 

Soudain, sous son balcon, à l’étage au-dessous, un violon se mit à jouer, et deux molles voix de femmes chantèrent quelque chose qu’il connaissait. La romance parlait d’une jeune fille à l’imagination maladive, qui, ayant entendu, la nuit, dans un jardin, une mélodie mystérieuse, avait décidé que c’était là une harmonie divine, incompréhensible pour nous, mortels…

 

La respiration de Kôvrine s’arrêta. Son cœur se serra de tristesse. Une suave et merveilleuse joie, qu’il avait depuis longtemps oubliée, se mit à remuer dans sa poitrine.

 

À l’autre bout de la baie, une haute colonne noire, semblable à un tourbillon ou à une trombe, apparut. La colonne courait sur l’eau avec une effrayante rapidité dans la direction de l’hôtel. Elle diminuait et noircissait sans cesse, et Kôvrine eut à peine le temps de la laisser passer…

 

Le moine, sa tête grise découverte, les sourcils noirs, pieds nus, les bras croisés sur la poitrine, passa près de lui et s’arrêta au milieu de sa chambre.

 

– Pourquoi ne m’as-tu pas cru ? lui demanda-t-il d’un ton de reproche, en regardant Kôvrine affectueusement. Si tu m’avais cru quand je te disais que tu étais un génie, tu aurais passé ces deux années d’une façon moins triste et moins plate.

 

Kôvrine, à nouveau, se croyait un génie et l’élu de Dieu. Il se souvint nettement de toutes ses conversations avec le moine noir, et voulut parler. Mais le sang, lui sortant de la gorge, coula tout droit sur sa poitrine, et, ne sachant que faire, ayant passé ses mains sur ses vêtements, ses manchettes se trouvèrent mouillées de sang. Kôvrine voulant appeler Varvâra Nicolâièvna, qui dormait derrière le paravent, fit un effort et prononça :

 

– Tânia.

 

Tombé à terre, il se souleva sur les mains, et appela à nouveau :

 

– Tânia !

 

Il appelait Tânia ; il appelait le grand jardin aux somptueuses fleurs, humides de rosée ; il appelait le parc, les pins aux racines velues, le champ de blé, son merveilleux savoir, sa jeunesse, sa hardiesse, sa joie ; il appelait sa vie qui fut si belle. Il voyait à terre, près de sa figure, une large flaque de sang, et ne pouvait plus, en raison de sa grande faiblesse, prononcer un mot. Mais un inexprimable bonheur, un bonheur infini emplissait son être.

 

En bas, sous le balcon, on jouait une sérénade, et le moine noir lui chuchotait qu’il était un génie et qu’il ne mourait que parce que son frêle corps avait perdu son équilibre et ne pouvait plus servir d’enveloppe au génie.

 

Quand Varvâra Nicolâièvna se réveilla et sortit de derrière le paravent, Kôvrine était déjà mort. Un sourire bienheureux était figé sur son visage.

 

1894.

 

L’EFFROI


(RÉCIT DE MON AMI)


Au sortir de l’Université, Dmîtri Pétrôvitch Sîline devint fonctionnaire à Pétersbourg, mais il donna sa démission à trente ans pour faire de l’agriculture. Bien qu’il y réussît, il ne m’y semblait pourtant pas y être à sa place. Je pensais qu’il eût mieux fait de retourner en ville.

 

Lorsque, hâlé, exténué, gris de poussière, il me rencontrait à l’entrée de la propriété ou à la porte du logis, lorsque, ensuite, à souper, il luttait contre le sommeil, et que sa femme l’emmenait coucher comme un enfant, ou lorsque, ayant vaincu le sommeil, il se mettait, de sa tendre voix sincère, comme suppliante, à exposer ses bonnes intentions, je ne voyais plus en lui un propriétaire et un agronome, mais un homme surmené. Et il était évident pour moi que ce qui lui importait ce n’était pas l’agriculture : il lui importait seulement que la journée fût finie, – Dieu merci !

 

J’aimais à aller chez lui et il m’arrivait de passer deux ou trois jours de suite sous son toit. J’aimais sa maison, son parc, son grand verger, sa petite rivière, et aussi sa philosophie un peu lâche et oratoire, mais nette. Je l’aimais sans doute lui-même sans le savoir au juste, car je me débrouille mal encore dans mes sentiments d’alors.

 

Sîline était intelligent, bon, sincère et pas ennuyeux ; pourtant je me rappelle très bien que, lorsqu’il me confiait ses secrets intimes, et qualifiait d’amitié nos relations, cela m’agitait désagréablement ; et je me sentais mal à l’aise. Il y avait dans son amitié pour moi quelque chose de gênant, de déplaisant ; j’eusse préféré des relations ordinaires de camaraderie.

 

Il faut dire que sa femme, Maria Serguéiévna, me plaisait infiniment. Je n’étais pas amoureux d’elle, mais sa figure, ses yeux, sa voix, sa démarche me plaisaient. Je m’ennuyais lorsque je ne la voyais pas de longtemps. Mon imagination ne se dessinait en ce temps-là personne avec autant de complaisance que cette jeune femme, belle et élégante. Je n’avais à son sujet aucune intention précise ; je ne rêvais à rien, mais, chaque fois que nous nous trouvions seuls, je me rappelais que son mari me considérait comme son ami, et j’en éprouvais de la gêne.

 

Lorsqu’elle jouait au piano mes morceaux favoris ou me racontait quelque chose d’intéressant, j’écoutais avec plaisir ; en même temps, les idées me venaient qu’elle aimait son mari, qu’il était mon ami et qu’elle me regardait comme tel ; et cela gâtait mon humeur. Je devenais terne, contraint et ennuyeux. Elle remarquait ce changement, et disait :

 

– Vous vous ennuyez sans votre ami. Il faut l’envoyer chercher aux champs.

 

Et quand Dmîtri Pétrôvitch arrivait, elle me disait :

 

– Allons, voici votre ami ; réjouissez-vous.

 

Cela dura un an et demi.

 

Un dimanche de juillet, Dmîtri Pétrôvitch et moi, n’ayant rien à faire, nous nous rendîmes au grand village de Kloûchkino pour y acheter des hors-d’œuvre, destinés au souper. Tandis que nous courions les boutiques, le soleil se coucha et le soir arriva – ce soir que je n’oublierai probablement pas de ma vie.

 

Ayant acheté un fromage qui ressemblait à du savon et du saucisson dur comme la pierre, qui sentait le goudron, nous entrâmes au cabaret pour savoir s’il y avait de la bière. Notre cocher était allé chez le maréchal, faire ferrer les chevaux ; nous lui avions dit que nous l’attendrions près de l’église. Tandis que nous faisions les cent pas, causions, nous moquions de nos achats, déambulait derrière nous, avec un air de mystère, comme un détective, un homme au surnom assez étrange : on l’appelait Quarante-Martyrs.

 

Quarante-Martyrs n’était autre que Gavrîlo Sèvérov, ou, simplement, Gavrioûcha. Il avait été quelque temps valet de chambre chez moi et je l’avais congédié pour ivrognerie. Il avait servi aussi chez Dmîtri Pétrôvitch et avait été renvoyé pour la même raison. C’était un ivrogne farouche. Toute sa vie tenait dans l’ivrognerie et était aussi dévoyée que lui-même. Il était fils de prêtre, mais, sa mère étant noble, il appartenait en conséquence à la classe privilégiée. Néanmoins, j’avais beau considérer sa figure maigrie, obséquieuse, toujours suante, sa barbe rousse qui grisonnait, son misérable veston déchiré et sa chemise rouge, je ne pouvais pas trouver en lui la moindre trace de ce que l’on appelle, dans l’usage courant, « les privilèges ». Il se donnait pour homme instruit et disait avoir étudié au séminaire. Il en avait été chassé, avant la fin de ses classes, pour avoir fumé. Il avait ensuite, disait-il, fait partie de la maîtrise de l’archevêché et passé alors deux ans dans un couvent. On l’en avait chassé aussi, non pas pour avoir fumé, mais en raison de sa « faiblesse ». Il avait parcouru à pied deux gouvernements et avait remis, on ne sait pourquoi, des suppliques au Consistoire, ainsi qu’à différentes administrations de l’État. Il était passé en jugement quatre fois. Enfin, s’étant enlisé dans notre district, il y avait été valet de chambre, garde forestier, piqueur, et gardien d’église. Il avait épousé une cuisinière veuve, de mœurs légères, et s’était définitivement englué dans la vie ancillaire, s’habituant tellement à ses commérages et à sa crasse, qu’il parlait maintenant lui-même, avec quelque soupçon, comme d’un mythe, de son origine privilégiée.

 

Au temps dont nous parlons, Quarante-Martyrs était sans place. Il se donnait pour châtreur et chasseur. Sa femme avait disparu on ne sait où.

 

En sortant du cabaret, nous allâmes vers l’église et nous nous assîmes sous le porche en attendant notre cocher. Quarante-Martyrs se tenait à distance de nous, la main devant sa bouche, de façon à tousser poliment, si besoin était.

 

Il faisait déjà noir. On sentait l’odeur âcre du serein et la lune allait paraître. On ne voyait sur le ciel pur, étoilé, que deux nuages, tous les deux au-dessus de notre tête. L’un grand, l’autre plus petit – tout à fait comme une mère et son enfant – couraient l’un après l’autre dans la direction où s’éteignaient les feux du soir.

 

– Quelle belle journée il a fait, prononça Dmîtri Pétrôvitch.

 

– Extraordinaire… dit en écho Quarante-Martyrs, toussant poliment dans sa main. Comment avez-vous daigné penser à venir ici, Dmîtri Pétrôvitch ? demanda-t-il d’une voix insinuante, voulant évidemment engager la conversation.

 

Dmîtri Pétrôvitch ne répondit pas. Quarante-Martyrs fit un profond soupir et dit doucement, sans nous regarder :

 

– Je ne souffre que pour une seule cause dont j’aurai à rendre compte à Dieu tout-puissant. Je suis certainement un homme perdu, incapable, mais, croyez-m’en sincèrement : je n’ai pas une bouchée de pain à me mettre sous la dent, et suis plus malheureux qu’un chien… Pardon, Dmîtri Pétrôvitch !

 

Sîline n’écoutait pas ; la tête appuyée sur les poings, il songeait. L’église était au bout de la rue du village, sur la rive escarpée, et nous apercevions à travers la barrière de l’enclos, la rivière, les prés, immergés au printemps, et le feu rouge d’un brasier, près duquel se mouvaient des hommes noirs et des chevaux. Au loin, au delà, il y avait encore des feux ; c’était le village ; on y chantait une chanson.

 

Sur la rivière, et, par places sur la prairie, flottait le brouillard. Ses étroits flocons allongés, denses et blancs comme du lait, glissaient sur l’eau, aveuglant le reflet des étoiles et s’accrochant aux saules. Ils changeaient à tout moment d’aspect, et il semblait que les uns s’embrassassent, que les autres saluassent ; d’autres, comme s’ils priaient, semblaient lever au ciel des bras à larges manches, comme celles des popes…

 

Ces flocons suggérèrent sans doute à l’esprit de Dmîtri Pétrôvitch des fantômes et des morts, car, se tournant vers moi, il me demanda avec un sourire triste :

 

– Dites-moi, mon cher, pourquoi, lorsque nous voulons raconter quelque chose d’effrayant, de mystérieux et de fantastique, nous en prenons le sujet non dans la vie, mais, infailliblement, dans le monde des fantômes et des ombres d’outre-tombe ?

 

– Ce qui est incompréhensible est effrayant.

 

– La vie vous est-elle donc compréhensible ? Dites-moi, la comprenez-vous mieux que le monde d’outre-tombe ?

 

Dmîtri Pétrôvitch s’assit tellement près de moi que je sentais contre ma joue sa respiration. Dans le crépuscule, son visage pâle et maigre semblait plus pâle, et sa barbe noire, plus noire que la suie. Ses yeux étaient sincères, mélancoliques, un peu effrayés, comme s’il se disposait à me raconter quelque chose d’effrayant.

 

Il me regarda et continua de sa voix suppliante, coutumière :

 

– Notre vie et l’au-delà sont pareillement incompréhensibles. Celui qui redoute les fantômes doit également avoir peur de moi, et de ces feux et du ciel, parce que, tout cela, à y bien réfléchir, est non moins incompréhensible et fantastique que les fantômes. Hamlet ne se tuait pas parce qu’il craignait de retrouver dans le sommeil de la tombe les visions qui le hantaient. Son célèbre monologue me plaît, mais, à franchement parler, il ne m’a jamais ému. Je vous avoue, en ami, que, dans des minutes d’angoisse, je me suis représenté l’heure de la mort. Ma fantaisie m’offrait mille visions des plus sombres, et il m’arrivait d’aboutir à une exaltation torturante jusqu’au cauchemar ; mais cela, je vous assure, ne me semblait pas plus effrayant que la réalité. Il faut le dire : les fantômes sont effrayants ; mais la vie l’est aussi ! Moi, mon cher, je ne comprends pas, et la vie m’effraie… Peut-être suis-je malade, anormal ? Il semble à l’homme normal, bien portant, qu’il comprend tout ce qu’il voit et entend ; mais, moi, j’ai perdu ce « il semble », et, de jour en jour, je m’empoisonne de peur. Il y a une maladie qui est la peur de l’espace ; moi je suis malade de la peur de la vie. Lorsque je suis couché dans l’herbe, et que je regarde longuement un insecte né d’hier, et qui n’a aucune conscience, il me semble que sa vie est faite d’une continuelle peur, et je me vois en lui.

 

– Qu’est-ce qui vous effraie particulièrement ? demandai-je.

 

– Tout m’effraie. Je suis, de nature, un homme superficiel et m’intéresse peu à des questions comme l’au-delà et le sort de l’humanité ; au total, je ne m’envole que rarement dans les nuages. Ce qui m’effraie surtout, c’est la vie de chaque jour, dont nul de nous ne peut se garder. Je ne suis pas capable de discerner ce qui, dans mes actions, est vérité ou mensonge, et elles me troublent. Je conçois que les conditions de ma vie et mon éducation m’ont enfermé dans un cercle étroit de mensonge, et que toute ma vie n’est rien que le souci quotidien de me leurrer et de leurrer les autres sans m’en apercevoir ; et je suis effrayé à la pensée que, jusqu’à la mort, je ne m’arracherai pas à ce mensonge… Je fais une chose un jour et ne comprends plus le lendemain pourquoi je l’ai faite. Je suis entré au service à Pétersbourg, et j’y ai pris peur ; je suis venu ici faire de l’agriculture, et j’ai pris peur aussi… Nous savons peu de choses, je le vois ; aussi, chaque jour, nous trompons-nous, sommes-nous injustes, calomnions-nous et gâtons-nous la vie des autres. Nous dissipons toutes nos forces en bêtises dont nous n’avons nul besoin, et qui nous empêchent de vivre ; et cela m’effraie parce que je ne comprends pas à qui et à quoi cela est bon. Je ne comprends pas les gens, mon cher, et je les crains. J’ai peur de regarder les moujiks ; je ne sais pour quels diables de buts élevés ils souffrent, et pourquoi ils vivent. Si la vie est une jouissance, ils sont inutiles, superflus ; si, au contraire, le but et le sens de la vie se trouvent dans le besoin et l’ignorance crasse et désespérée, je ne comprends pas à qui et à quoi est nécessaire cette torture. Je ne comprends rien ni personne. Allez donc comprendre cet individu ! me dit Dmîtri Pétrôvitch en me montrant Quarante-Martyrs. Songez-y un peu !

 

Remarquant que nous le regardions tous les deux, Quarante-Martyrs toussa poliment dans son poing et dit :

 

– Chez de bons maîtres j’ai toujours été un bon serviteur ; la cause principale de tout, c’est les boissons spiritueuses. Si maintenant on faisait attention à moi, malheureux homme que je suis, si on me donnait une place, j’en baiserais l’icône ! Je tiens mes paroles !

 

Le gardien de l’église, passant près de nous, nous regarda avec étonnement et se mit à tirer la corde pour donner l’heure ; la cloche à coups espacés et prolongés, rompant bruyamment le silence du soir, sonna dix heures.

 

– Déjà dix heures, pourtant !… dit Dmîtri Pétrôvitch. Il serait temps de partir. Oui, mon cher, poursuivit-il, en soupirant, si vous saviez comme je redoute mes pensées de chaque jour, mes pensées de la vie, dans lesquelles, semble-t-il, il ne doit rien y avoir d’effrayant ! Pour ne pas y penser, je me distrais par le travail et tâche de me fatiguer pour bien dormir la nuit. Des enfants, une femme, pour les autres c’est chose ordinaire ; et pour moi, mon cher, que c’est pénible !

 

Dmitri Pétrôvitch se pétrit le visage, gémit et se mettant à rire :

 

– Si je pouvais vous raconter, continua-t-il, quel imbécile j’ai été dans la vie ! Chacun me dit : « Vous avez une femme charmante, des enfants ravissants, vous êtes vous-même un excellent homme de famille ; » on croit que je suis très heureux, et on m’envie. Mais, puisque nous en parlons, je vais vous le dire en secret : mon heureuse vie de famille n’est qu’un tragique malentendu, et j’en ai peur.

 

Un sourire forcé enlaidit sa figure pâle. Il me prit par la taille et poursuivit à mi-voix :

 

– Vous êtes sincèrement mon ami, je crois en vous et vous estime. Le ciel nous envoie l’amitié pour que nous puissions nous confier à elle et nous défaire des secrets qui nous oppressent. Laissez-moi mettre à profit votre amicale disposition et vous dire toute la vérité. Ma vie de famille, qui vous semble si délicieuse, est mon principal tourment, mon principal effroi. Je me suis marié d’une façon singulière et bête. Il faut vous dire qu’avant mon mariage, j’aimais Mâcha de façon passionnée, et lui fis la cour pendant deux ans. Je la demandai cinq fois, et elle refusa parce qu’elle était entièrement indifférente à mon égard. La sixième fois, lorsque, éperdu d’amour, je me traînai à ses genoux et lui demandai sa main comme une aumône, elle consentit… Elle me dit alors : « Je ne vous aime pas, mais je vous serai fidèle… » J’acceptai avec enthousiasme cette condition. Je compris en ce temps-là ce que cela signifiait ; mais, à présent, j’en jure Dieu, je ne le comprends plus…

 

« Je ne vous aime pas, mais je vous serai fidèle… » Que signifie cela ?… C’est du brouillard, des ténèbres… Je l’aime autant qu’au jour de notre mariage, et il me semble qu’elle est indifférente comme auparavant ; elle est sans doute heureuse quand je pars de la maison. Je ne sais au juste si elle m’aime ou ne m’aime pas. Je ne sais, je ne sais pas. Et nous vivons sous le même toit… Nous nous tutoyons… Nous dormons ensemble. Nous avons des enfants… Notre avoir est en commun… Qu’est-ce à dire ? Pourquoi cela ?… Y comprenez-vous quelque chose, mon cher ?… Cruelle épreuve ! Comme je ne comprends rien à nos relations, tantôt je la hais, tantôt moi-même, tantôt nous deux. Tout est brouillé dans ma tête. Je me tourmente et m’hébète. Et, comme un fait exprès, elle embellit chaque jour. Elle devient étonnante… À mon sens, elle a des cheveux splendides et elle sourit comme aucune femme ne sourit. Je l’aime et sais que je l’aime sans espoir… Un amour sans espoir pour une femme dont on a deux enfants !… Est-ce compréhensible ? N’est-ce pas effrayant ? N’est-ce pas plus effrayant que des fantômes ?…

 

Il était d’humeur à parler encore longtemps, mais, heureusement, la voix du cocher retentit ; nos chevaux arrivaient. Nous montâmes en voiture, et Quarante-Martyrs, ayant enlevé son bonnet, nous installa tous les deux avec la mine d’avoir longtemps attendu l’occasion de toucher nos corps précieux.

 

– Dmîtri Pétrôvitch, dit-il la tête penchée de côté, battant fortement des paupières, permettez-moi de revenir chez vous. Faites-moi cette grâce, au nom de Dieu ! Je meurs de faim.

 

– Allons, bien, dit Sîline. Viens pour trois jours ; après, nous verrons.

 

– J’entends, monsieur ! fit Quarante-Martyrs, comblé de joie. Je viendrai aujourd’hui même.

 

Jusqu’à la maison il y avait six verstes. Dmîtri Pétrôvitch, heureux de s’être enfin ouvert à un ami, me tint par la taille tout le long du chemin, Il me disait déjà, sans amertume ni peur, et gaiement, que, si tout s’arrangeait dans sa famille, il reviendrait s’occuper de science à Pétersbourg. La tendance qui avait poussé à la campagne tant de jeunes gens doués, était, disait-il, une tendance fâcheuse. Nous avons en Russie beaucoup de seigle et de froment, mais il n’y a pas du tout de gens cultivés. Il faut que la jeunesse bien douée et saine s’occupe de sciences, d’art et de politique. Se conduire autrement est être déraisonnable. Il philosophait avec plaisir et exprimait le regret d’avoir à se séparer de moi le lendemain de grand matin, car il devait aller à une vente de bois.

 

Je me sentais mal à l’aise et triste comme si je trompais cet homme ; et, en même temps, cela m’était agréable. Je regardais l’énorme lune rouge qui se levait, et je me représentais une grande femme blonde, svelte, pâle, toujours attifée, sentant un parfum à elle qui ressemblait à du musc ; et j’avais je ne sais quelle joie à l’idée qu’elle n’aimait pas son mari.

 

Dès que nous arrivâmes, on se mit à souper. Maria Serguéiévna nous servit nos hors-d’œuvre en riant, et je trouvai qu’elle avait en effet des cheveux splendides et qu’elle souriait comme ne sourit aucune femme. J’épiais ses mouvements et voulais voir dans chacun d’eux, et dans son regard, qu’elle n’aimait pas son mari, et il me semblait que je le voyais.

 

Dmîtri Pétrôvitch commença bientôt à lutter avec le sommeil. Après souper, il resta avec nous une dizaine de minutes et dit :

 

– Faites ce que bon vous semble, mes chers ; pour moi, je dois me lever demain à trois heures. Permettez-moi de vous quitter.

 

Il embrassa tendrement sa femme, me serra la main avec force et reconnaissance, et me fit donner ma parole de revenir sans faute la semaine suivante. Pour s’éveiller à temps, il alla dormir dans le pavillon.

 

À la mode de Pétersbourg, Maria Serguéiévna se couchait tard ; j’en fus content ce soir-là, je ne sais pourquoi.

 

– Alors, commençai-je, quand nous fûmes seuls, vous allez avoir la bonté de me jouer quelque chose ?

 

Je ne me souciais pas de musique, mais ne savais comment engager la conversation. Maria Serguéiévna se mit au piano et joua je ne me rappelle plus quoi. Assis près d’elle, je regardais ses mains blanches et douillettes, et tâchais de déchiffrer sa figure froide et indifférente. Mais elle se mit à sourire à quelque idée et me regarda.

 

– Vous vous ennuyez sans votre ami, me dit-elle.

 

Je me mis à rire.

 

– Il suffirait, par amitié, de venir une fois par mois, lui dis-je, et je viens plusieurs fois par semaine.

 

Là-dessus je me levai et marchai avec agitation de long en large. Maria Serguéiévna se leva, elle aussi, et s’éloigna près de la cheminée.

 

– Que voulez-vous dire ? fit-elle, tournant vers moi ses grands yeux clairs.

 

Je ne répondis rien.

 

– Ce que vous dites est inexact, reprit-elle après avoir réfléchi. Vous ne venez ici que pour Dmîtri Pétrôvitch, et, ma foi, j’en suis heureuse. De notre temps, on voit rarement une amitié pareille.

 

« Ehé ! » pensai-je.

 

Et ne sachant que dire, je demandai :

 

– Si nous allions au jardin, voulez-vous ?

 

– Non.

 

Je sortis sur la terrasse. J’avais comme des fourmis à la tête et avais froid, tant j’étais agité. Je savais déjà, de science certaine, que notre conversation serait sans intérêt et que nous ne saurions rien nous dire de particulier, mais qu’il arriverait infailliblement, cette nuit, ce que je n’osais pas rêver ; infailliblement cette nuit, ou jamais.

 

– Quel beau temps ! dis-je à haute voix.

 

– Voilà qui m’est entièrement égal, fut la réponse.

 

Je rentrai au salon. Maria Serguéiévna était comme avant, près de la cheminée, les mains derrière le dos, pensant à quelque chose et regardant de biais.

 

– Pourquoi, demandai-je, cela vous est-il entièrement égal ?

 

– Parce que je m’ennuie. Vous, vous ne vous ennuyez que lorsque votre ami n’est pas ici ; moi, je m’ennuie toujours. D’ailleurs… cela ne vous intéresse pas.

 

Je m’assis au piano et pris quelques accords, attendant qu’elle parlât.

 

– Ne vous gênez pas, je vous en prie, dit-elle, me regardant méchamment, prête à pleurer de dépit. Si vous voulez aller dormir, allez-y. Ne pensez pas que, parce que vous êtes l’ami de Dmîtri Pétrôvitch, vous devez vous ennuyer avec sa femme. Je ne veux pas de sacrifice. Partez, s’il vous plaît.

 

Naturellement je ne partis pas. Elle sortit sur la terrasse et je restai au salon, feuilletant pendant quelques minutes la musique. Puis je sortis. Nous nous tenions l’un près de l’autre dans l’ombre des rideaux, et, au-dessous de nous, les marches étaient inondées de clair de lune. Sur les massifs et sur le sable jaune des allées s’allongeaient les noires ombres des arbres.

 

– Demain, dis-je, il faut que je parte.

 

– Évidemment, fit-elle railleuse, si mon mari n’est pas ici, vous ne pouvez pas y rester ! Je m’imagine comme vous seriez malheureux si vous tombiez amoureux de moi… Aussi, attendez, je me jetterai un jour à votre cou… Je verrai avec quel effroi vous me fuirez. Ce sera intéressant.

 

Sa figure pâle et ses paroles étaient méchantes, mais ses yeux pleins de l’amour le plus tendre et le plus passionné. Je regardais déjà cette belle créature comme ma chose, et je remarquai pour la première fois qu’elle avait des sourcils dorés, de merveilleux sourcils, comme je n’en avais jamais vus. La pensée que je pouvais à l’instant l’attirer à moi, la caresser, toucher ses splendides cheveux, me parut soudain si prodigieuse que je me mis à rire et fermai les yeux.

 

– Il est tout de même temps d’aller se coucher, dit-elle. Bonne et paisible nuit !

 

– Je ne veux pas de bonne nuit ! lui dis-je en riant et la suivant au salon. Je la maudirai, cette nuit, si elle est paisible.

 

Lui serrant la main et la conduisant vers la porte, je vis qu’elle me comprenait et était contente que je la comprisse.

 

J’entrai dans ma chambre. Il y avait sur ma table, près de mes livres, la casquette de Dmîtri Pétrôvitch, et cela me rappela son amitié. Je pris une canne et allai au jardin. Le brouillard s’y levait déjà, et, près des arbres et des arbustes, les enveloppant, erraient ces mêmes fantômes longs et étroits que j’avais vus pendant le jour sur la rivière. Quel dommage de ne pouvoir pas converser avec eux !

 

Dans l’air extraordinairement transparent, chaque feuille, chaque goutte de rosée se détachait avec netteté ; tout cela me souriait dans la paix, dans le sommeil de la nuit, et, en passant près des bancs verts, je me rappelai ces mots d’une pièce de Shakespeare : « Comme ce rayon de lune dort bien sur ce banc !… »

 

Il y avait au jardin un petit monticule ; je le gravis et m’assis. Un sentiment enchanteur m’accablait. Je savais de science certaine que j’allais à l’instant enlacer, étreindre ce magnifique corps, baiser les sourcils dorés ; et je ne voulais pas y croire. Je voulais me taquiner et regrettais que Maria Serguéiévna m’eût si peu torturé et se fût rendue si vite.

 

Mais voilà qu’inopinément de lourds pas retentirent. Un homme de taille moyenne apparut dans l’allée, et je reconnus aussitôt Quarante-Martyrs. Il s’assit sur le banc, fit un profond soupir, puis s’étant signé trois fois, s’étendit par terre. Une minute après, il se leva et se recoucha sur l’autre côté. Les moustiques et l’humidité de la nuit l’empêchaient de dormir.

 

– Ah ! la vie ! murmura-t-il. Vie malheureuse, amère !

 

En regardant son maigre corps voûté, entendant ses soupirs enroués, je me rappelai une autre vie, malheureuse et amère, qui s’était confessée à moi ce jour même ; et j’eus crainte et effroi de ma situation délicieuse.

 

Descendant du monticule, j’allai vers la maison.

 

« La vie, à son sens, est effrayante, me dis-je ; il n’y a donc pas à se gêner avec elle ; bouscule-la, et tant que la vie ne t’a pas encore écrasé, prends tout ce qu’on lui peut arracher !

 

Maria Serguéiévna était sur la terrasse. Je l’étreignis sans dire mot et me mis à baiser avidement ses sourcils, ses tempes, son cou…

 

Dans ma chambre, elle me dit qu’elle m’aimait depuis longtemps déjà, depuis plus d’un an. Elle me jurait son amour, pleurait et me suppliait de l’emmener chez moi. Je la faisais s’approcher à tout moment de la fenêtre pour voir sa figure au clair de lune ; elle me semblait un rêve exquis, et je me hâtais de la serrer bien fort pour croire à la réalité. Je n’avais pas éprouvé de longtemps de tels transports… Pourtant, au fond de l’âme, j’éprouvais un malaise, je ne savais pas où j’en étais. Il y avait dans son amour pour moi quelque chose de messéant et de pénible, comme dans l’amitié de Dmîtri Pétrôvitch. C’était un grand amour sérieux, avec larmes et serments, et je n’y voulais rien de sérieux, ni larmes, ni serments, ni projets d’avenir. Que cette nuit de lune passe dans notre vie comme un météore, – il suffit !

 

Exactement à trois heures, elle sortit de chez moi, et, tandis que, sur ma porte, je la regardais s’éloigner, Dmîtri Pétrôvitch apparut soudain, au fond du corridor.

 

En le rencontrant, elle tressaillit, et s’effaça devant lui, l’aversion peinte sur toute sa personne. Sîline eut un sourire étrange, toussa et entra dans ma chambre.

 

– Hier soir, dit-il, sans me regarder, j’ai laissé ici ma casquette.

 

Il la prit, l’enfonça de ses deux mains, puis regarda ma figure embarrassée, mes pantoufles, et dit d’une voix altérée, singulière et comme enrouée :

 

– Il est sans doute écrit que je ne dois rien comprendre. Si vous comprenez quelque chose, je… je vous en félicite… Moi, je n’y vois que du feu.

 

Et il sortit en toussotant.

 

Je le vis ensuite de ma fenêtre atteler lui-même les chevaux. Ses mains tremblaient. Il se pressait et regardait de temps à autre vers la maison ; il avait probablement peur. Il monta ensuite dans son tarantass, et, avec une étrange expression, comme s’il craignait d’être poursuivi, il fouailla les chevaux.

 

Peu après, je partis moi aussi. Le soleil se levait déjà et le brouillard de la veille se repliait timidement sur les arbustes et les collines. Sur le siège de ma voiture était assis Quarante-Martyrs. Il avait déjà trouvé le moyen de boire et débitait des propos d’ivrogne.

 

– Je suis un homme libre ! criait-il aux chevaux. Eh ! mes framboises ! Je suis citoyen honoraire héréditaire, si vous voulez le savoir !

 

L’effroi de Dmîtri Pétrôvitch, qui ne sortait pas de mon esprit, me gagnait. Je songeais à ce qui était arrivé et ne comprenais rien. Je regardais les corneilles, et il me semblait étrange et effrayant qu’elles volassent.

 

« Pourquoi ai-je fait cela ? me demandais-je, étonné et désespéré. Pourquoi est-ce arrivé ainsi et pas autrement ? À qui et pour quoi était-ce nécessaire qu’elle m’aimât sérieusement et qu’il vînt dans ma chambre prendre sa casquette ? Qu’avait à voir en cela cette casquette ? »

 

Je partis le même jour pour Pétersbourg et n’ai jamais plus revu Dmîtri Pétrôvitch, ni sa femme. On dit qu’ils continuent à vivre ensemble.

 

1901.

 

LE JUGE D’INSTRUCTION

Par un bel après-midi de printemps, un médecin de district et un juge d’instruction s’en allaient procéder à une autopsie. Le juge d’instruction, âgé d’environ trente-cinq ans, disait pensif, en regardant les chevaux :

 

– Il est, dans la nature, bien des énigmes et des obscurités. Mais, dans la vie de chaque jour, on se heurte, docteur, à des phénomènes positivement inexplicables. Je connais, tenez, quelques morts énigmatiques, étranges, que, seuls, pourraient expliquer les spirites et les mystiques, tandis qu’un homme de sens rassis ne pourra qu’en ouvrir les bras de surprise. Je connais, par exemple, le fait d’une dame très intellectuelle qui prédit sa mort, et mourut sans aucune raison extérieure, juste le jour qu’elle avait marqué. Elle dit qu’elle mourrait à tel moment et y mourut.

 

– Pas de fait sans cause ! déclara le docteur. S’il y a eu mort, il y eut cause. Pour ce qui est des prédictions, rien d’étonnant à cela. Toutes nos dames et nos femmes du peuple ont le don de prophétie et celui du pressentiment.

 

– Soit, mais la dame dont je parle était, docteur, d’un type tout différent. Rien du caractère de simple femme ou de dame, dans sa prédiction. C’était une jeune personne bien portante, sensée, réfractaire à tout préjugé. Elle avait des yeux fort intelligents, clairs et honnêtes, une figure ouverte, spirituelle, toute russe, avec une légère ironie dans les yeux et aux lèvres. Il n’y avait en elle – si vous voulez – rien d’une dame ou d’une femme du peuple, que la beauté. Elle était élancée, gracieuse, tenez, comme ce bouleau, et avait des cheveux étonnants. Pour qu’elle ne vous reste pas incompréhensible, j’ajouterai que c’était un être rempli d’insouciance, plein de la gaieté la plus communicative, et de cette bonne légèreté spirituelle que l’on ne rencontre que chez les gens réfléchis, simples et gais. Saurait-il être question ici de mysticisme, de spiritisme, de don de pressentiment ou de quelque chose de ce genre ? Cette dame se moquait de tout cela.

 

La voiture du docteur s’arrêta près d’un puits. Le juge d’instruction et le médecin se désaltérèrent, et attendirent que le cocher eût fait boire les chevaux.

 

– Alors, demanda le docteur quand la briska roula de nouveau sur la route, de quoi est morte cette dame ?

 

– Elle est morte d’une façon étrange. Un beau jour son mari entra chez elle, disant qu’il conviendrait de vendre au printemps leur vieille calèche, et de la remplacer par une voiture plus nouvelle et plus légère, et qu’il faudrait aussi changer le bricolier de gauche et mettre Bobtchinnski au timon. (C’était le nom d’un des chevaux.) La dame écouta et dit :

 

– Fais à ton gré, maintenant, peu m’importe : en été, je serai déjà au cimetière.

 

Le mari, naturellement, haussa les épaules et sourit.

 

– Je ne plaisante pas du tout, dit la dame. Je t’annonce sérieusement que je mourrai bientôt.

 

– Comment ça, bientôt ?

 

– Aussitôt après mes couches. Je les ferai et je mourrai.

 

Le mari n’accorda aucun sens à ces paroles. Il n’admettait aucun pressentiment et savait fort bien, de surcroît, que les femmes, dans une position intéressante, ont des idées bizarres et s’adonnent aux pensées funèbres. Le jour suivant, sa femme lui répéta qu’elle mourrait aussitôt après ses couches. Elle en parla ensuite chaque jour ; mais son mari riait, la traitant de bonne femme, de voyante et de possédée. La mort prochaine devint l’idée fixe de sa femme. Lorsque son mari ne l’écoutait pas, elle allait à la cuisine parler de sa mort avec la vieille bonne et la cuisinière.

 

– Il me reste peu de temps à vivre, ma bonne, disait-elle. Dès que j’aurai accouché, je mourrai. Je ne souhaiterais pas mourir si vite ; mais c’est mon destin.

 

La vieille et la cuisinière, naturellement, se mettaient à pleurer. Quand la femme du prêtre venait la voir, la dame la menait dans un coin et s’allégeait le cœur en parlant sans cesse de sa mort prochaine. Elle en parlait avec un sourire forcé, la figure méchante, sans admettre la contradiction. Elle était élégante, suivait la mode, mais cependant, en prévision de la mort prochaine, elle renonça à tout et se négligea. Elle ne lisait plus, ne riait plus, ne faisait plus de projets ; bien plus elle se rendit au cimetière avec sa tante, et y choisit avec amour l’emplacement de sa sépulture. Cinq jours avant ses couches, elle fit son testament. Ne perdez pas de vue que tout cela se passait alors qu’elle était en très bonne santé, sans nul indice de maladie, ni de danger. Les couches sont souvent difficiles, parfois mortelles ; mais chez la personne dont je vous parle tout se présentait bien ; il n’y avait aucune appréhension à avoir.

 

Toute cette histoire, à la longue, ennuya le mari. Une fois, à dîner, il perdit patience et demanda :

 

– Voyons, Nathâcha, quand ces bêtises finiront-elles ?

 

– Ce ne sont pas des bêtises ; je parle sérieusement.

 

– C’est absurde ! Je te conseille de cesser ces bêtises pour n’en avoir pas honte dans la suite.

 

Mais le terme arriva. Le mari alla chercher en ville la meilleure sage-femme. C’étaient les premières couches, elles se passèrent au mieux. Quand ce fut fait, l’accouchée voulut voir l’enfant. Elle le regarda et dit :

 

– Allons, maintenant on peut mourir.

 

Elle fit ses adieux, ferma les yeux, et une demi-heure après rendit l’âme. Elle avait gardé sa connaissance jusqu’au dernier moment. À tout le moins lorsqu’on lui donna du lait au lieu d’eau, elle murmura :

 

– Pourquoi donc me donnez-vous du lait et pas de l’eau ?

 

Voilà ce qu’il en fut. Elle mourut comme elle l’avait prédit.

 

Au bout d’un instant, le juge d’instruction soupira et demanda :

 

– Expliquez-moi donc de quoi elle est morte ? Je vous donne ma parole d’honneur que ce que je vous raconte n’est pas une invention, mais un fait.

 

Le docteur, réfléchissant, regarda le ciel.

 

– Il aurait fallu faire l’autopsie, dit-il.

 

– Pourquoi ça ?

 

– Pour connaître la cause de la mort. Cette dame n’est pourtant pas morte par suite de sa prédiction ! Selon toute vraisemblance, elle s’empoisonna.

 

Le juge d’instruction tourna vivement le visage vers le docteur et demanda, les yeux un peu clignés :

 

– D’où concluez-vous donc qu’elle se soit empoisonnée ?

 

– Je ne le conclus pas, mais je le suppose. Vivait-elle en bons termes avec son mari ?

 

– Hum… pas complètement ! Les malentendus commencèrent peu après le mariage. Il y eut un malheureux enchaînement de circonstances. La défunte avait un jour surpris son mari avec une dame… D’ailleurs, elle lui pardonna vite.

 

– Qu’est-ce qui survint le premier : la trahison du mari ou l’idée de la mort ?

 

Le juge d’instruction regarda fixement le docteur comme s’il voulait sonder pourquoi il lui posait cette question.

 

– Permettez, répondit-il au bout d’un instant. Laissez-moi me rappeler.

 

Le juge d’instruction quitta son chapeau et se passa la main sur le front :

 

– Oui, oui… dit-il, elle commença à parler de la mort peu après justement cet incident ; oui.

 

– Alors, voyez-vous, elle avait, selon toute probabilité, décidé dès alors de s’empoisonner ; mais, comme elle ne voulait sans doute pas tuer l’enfant avec elle, elle remit le suicide après ses couches.

 

– Se peut-il, se peut-il… C’est impossible. Elle avait pardonné tout de suite.

 

– Elle avait pardonné trop vite… C’est qu’elle avait en tête quelque mauvais dessein… Les jeunes femmes ne pardonnent pas si vite.

 

Le juge d’instruction sourit avec contrainte, et, pour cacher son trouble trop visible, alluma une cigarette.

 

– Se peut-il, murmura-t-il, se peut-il !… L’idée d’une pareille possibilité ne m’est jamais venue en tête… Et puis, d’ailleurs… il n’était pas si coupable qu’il le parût… Il fut infidèle d’une manière étrange, sans bien le vouloir lui-même. Il rentrait de nuit chez lui, un peu gris. Il aurait voulu caresser quelqu’un, et sa femme était dans une situation intéressante ; or voilà, le diable l’emporte, qu’il rencontra sous ses pas une dame insignifiante, bête, pas jolie, qui était venue passer chez eux trois jours… On ne peut même pas compter cela pour une trahison. L’épouse elle-même en jugea ainsi, et elle pardonna… vite… Il n’en fut même plus question entre eux dans la suite…

 

– Les gens ne meurent pas sans cause, répéta le docteur.

 

– Assurément. Mais tout de même… je ne peux pas admettre qu’elle se soit empoisonnée. Cependant il est étrange que la possibilité d’une mort pareille ne me soit jamais venue à l’esprit !… Et personne n’y pensa. Chacun était surpris que sa prédiction se fût réalisée, et la pensée de la possibilité… d’une pareille mort était bien loin… Et il n’est pas possible qu’elle se soit empoisonnée !… Non !

 

Le juge d’instruction devint songeur. L’idée de la mort étrange de cette femme ne le quitta pas, même pendant l’autopsie. En écrivant ce que lui dictait le docteur, il agitait sombrement ses sourcils et se frottait le front.

 

– Y a-t-il des poisons qui tuent en un quart d’heure, progressivement, sans aucune douleur ? demanda-t-il au médecin, lorsque celui-ci scalpait le crâne.

 

– Oui, il y en a. La morphine par exemple.

 

– Hum… c’est étrange… Je me rappelle qu’elle avait quelque drogue de ce genre-là… Mais cela se peut-il ?

 

Au retour le juge d’instruction, l’air fatigué, mordait nerveusement sa moustache et était peu disposé à parler.

 

– Voulez-vous que nous marchions un peu ? demanda-t-il au docteur ; ça m’ennuie d’être assis.

 

Au bout d’une centaine de pas, le juge d’instruction, parut-il au docteur, se sentit soudain recru, comme s’il gravissait une montagne. Il s’arrêta et, regardant le docteur avec des yeux hagards, comme enivrés, il dit :

 

– Mon Dieu, si votre supposition était juste, mais ce serait… ce serait cruel, inhumain !… S’empoisonner pour punir quelqu’un ! Mais la faute était-elle si grande ! Ah ! mon Dieu ! Pourquoi, docteur, m’avez-vous gratifié de cette maudite pensée !

 

Le juge d’instruction, désespéré, se tenant la tête, poursuivit :

 

– Ce que je vous ai raconté, c’est l’histoire de ma femme et de moi. Oh ! mon Dieu ! Soit, je suis coupable, j’ai trahi, mais est-il plus facile de mourir que de pardonner ? La voilà justement la logique des femmes ! Elle est cruelle, sans pitié… Ah ! elle fut cruelle toute sa vie ! Maintenant je m’en souviens… Pour moi, maintenant, tout est clair !

 

En parlant, le juge d’instruction tantôt levait les épaules, tantôt se prenait la tête, tantôt montait en voiture et tantôt marchait. La suggestion du docteur l’avait apparemment assommé, empoisonné. Il était perdu, las de corps et d’esprit, et, lorsqu’on fut rentré en ville, il prit congé du docteur, refusant de rester à dîner, bien qu’il lui eût promis la veille de dîner avec lui.

 

1887.

 

LA VIEILLE MAISON

(RÉCIT D’UN PROPRIÉTAIRE)


On allait démolir une vieille maison pour en construire une neuve. Je conduisais l’architecte à travers les chambres vides et lui racontais diverses choses. Les papiers déchirés, les vitres sales, les poêles sombres, tout portait les traces d’une vie récente et provoquait les souvenirs…

 

Une fois, dans cet escalier, des gens ivres descendaient un mort. Ils trébuchèrent et roulèrent en bas avec le cercueil. Les vivants s’étaient fait du mal, mais le défunt, comme si de rien n’était, restait très sérieux et dodelinait de la tête, tandis qu’on le remettait dans la bière.

 

Ce logement, aux trois portes contiguës, les demoiselles qui l’habitaient recevaient souvent du monde. Aussi étaient-elles mieux vêtues que tous les autres locataires. Elles payaient leur loyer régulièrement. La porte au fond du corridor menait à la buanderie, où, le jour, on lavait le linge. La nuit, on y buvait de la bière et on y faisait du tapage.

 

Ce logement de trois chambres est infecté de bactéries et de bacilles. Il y faisait mauvais. Ici sont morts beaucoup de locataires, et, j’affirme positivement que, sur ce logis, pèse on ne sait quelle malédiction ; avec les locataires, il y a toujours vécu quelqu’un d’invisible.

 

Je me rappelle particulièrement le sort d’une famille.

 

Figurez-vous un homme n’ayant rien d’extraordinaire, vivant avec sa mère, sa femme et quatre enfants. Il s’appelait Poutôkhine. Il était clerc de notaire et gagnait trente-cinq roubles par mois. Il ne buvait pas, était sérieux, religieux. En m’apportant l’argent du loyer, il s’excusait toujours ou d’être mal vêtu ou d’être en retard de quelques jours ; et, quand je lui remettais la quittance, il souriait d’un air bonhomme et me disait : « Pourquoi ça ? Je n’aime pas ces quittances. » Il vivait de façon modeste, mais propre. Dans cette chambre du milieu logeaient ses quatre enfants et leur grand’mère. On y préparait les repas, on y dormait, on y recevait les visites, et même on y dansait. La chambre à côté était celle de Poutôkhine. Il avait là une table sur laquelle il exécutait les travaux qu’on lui confiait, copies de rôles, de rapports, etc. Ici, à droite, habitait son sous-locataire, le serrurier Iégôrytch, homme sérieux lui aussi, mais aimant à boire. Iégôrytch avait toujours trop chaud ; aussi était-il toujours nu-pieds et en simple gilet. Il arrangeait des cadenas, des pistolets, des vélocipèdes d’enfants, et ne refusait pas de réparer des pendules à bon marché. Il fabriquait aussi des patins à vingt-cinq copeks ; mais il méprisait ce travail, se tenant pour spécialiste en instruments de musique. On voyait souvent sur son établi, au milieu de bouts d’acier et de fer, un accordéon aux touches cassées ou une trompette bosselée. Il payait à Poutôkhine deux roubles cinquante pour sa chambre, était assidu au travail et ne sortait que pour faire rougir au poêle quelque morceau de fer.

 

Quand je venais dans ce logement – ce qui était fort rare – j’y trouvais toujours Poutôkhine assis, copiant quelque chose ; sa mère et sa femme, maigre personne à la figure fatiguée, cousaient près de la lampe. La lime de Iégôrytch grinçait. Le poêle, flambant encore, chauffait beaucoup. L’air touffu sentait la soupe aux choux, les langes et l’odeur d’Iégôrytch. C’était un cadre pauvre, et, néanmoins, les figures de travailleurs, les pantalons d’enfants, pendus au long du poêle, la quincaillerie d’Iégôrytch donnaient une impression de paix, de douceur et de contentement. Dans le couloir, les enfants couraient, peignés, gais, profondément convaincus que tout va bien dans ce monde, qu’il n’y a aucune raison pour que cela cesse, et qu’il suffit pour qu’il en soit ainsi de prier Dieu matin et soir.

 

Maintenant figurez-vous, au milieu de cette même chambre, à deux pas du poêle, un cercueil dans lequel est couchée la femme de Poutôkhine. Il n’est pas de mari dont la femme vive éternellement, mais cette mort, ici, avait un caractère particulier. Lorsque j’aperçus pendant l’office la figure sérieuse du mari et ses regards concentrés, je me dis : « Eh mon ami ! »

 

Il me parut que ses enfants, que la grand’mère, que Iégôrytch et que lui-même étaient déjà marqués par l’être invisible qui habitait avec eux. En raison peut-être de ce que, étant propriétaire d’immeubles, j’ai eu quarante années durant affaire à des locataires, je suis profondément superstitieux. Je crois que si vous ne gagnez pas aux cartes dès la première partie, vous perdrez jusqu’à la fin ; si le destin doit vous balayer de la surface de la terre, vous et votre famille, il restera inexorablement constant ; le premier malheur n’est d’habitude que le début d’une longue suite de calamités. De leur nature, les malheurs sont comparables aux pierres. Il suffit qu’une seule roule du haut de la rive, pour que les autres la suivent… Bref, en sortant du Requiem des Poutôkhine, j’étais sûr que toute la famille finirait mal…

 

Effectivement, une semaine passe, et, à l’improviste, le notaire congédie son clerc et le remplace par une vague demoiselle. Et, le croiriez-vous ? Ce ne fut pas la perte de sa place qui émut le plus Poutôkhine ; ce fut précisément qu’il fût remplacé par une demoiselle, et non pas par un homme. Pourquoi une demoiselle ? Il en fut tellement choqué, que, rentré chez lui, il fouetta tous ses enfants l’un après l’autre, invectiva sa mère et se saoula à fond. Iégôrytch se saoula pour lui tenir compagnie.

 

Poutôkhine, en m’apportant son loyer, ne s’excusa plus, bien qu’il eût un retard de dix-huit jours, et, en prenant la quittance, il se tut. Le mois d’après, ce fut sa mère qui apporta l’argent. Elle ne m’en remit que la moitié et promit l’autre pour la fin de la semaine. Le troisième mois, je ne reçus pas un copek, et le gardien de la maison commença à se plaindre que les locataires du 23 ne se conduisissent pas convenablement. Mauvais symptômes !

 

Figurez-vous maintenant cet autre tableau. Un sombre matin de Pétersbourg se reflète dans ces vitres troubles. La vieille fait prendre le thé aux enfants, près du poêle. Seul, l’aîné, Vâssia, boit dans un verre. On sert le thé aux autres dans leurs soucoupes. Iégôrytch, assis sur ses talons devant le poêle, met au feu un bout de fer. Après la saoulerie de la veille, sa tête est lourde, ses yeux sont ternes ; il geint, il tremble, il tousse.

 

– Il m’a tout à fait dévoyé, ce diable-là ! grogne-t-il. Il boit et entraîne les autres…

 

Poutôkhine, assis dans sa chambre, sur son lit, – qui n’a plus depuis longtemps ni couvertures ni oreiller, – les mains fourrées dans ses cheveux, regarde à terre d’un air stupide. Il est dépenaillé, hirsute, malade.

 

– Bois, bois vite, dit la grand’mère pressant Vâssia, sans quoi tu arriveras en retard à l’école. Moi aussi, il est temps que j’aille laver les planchers chez les juifs…

 

Seule dans tout le logis, la vieille n’a pas perdu courage. Elle s’est souvenue de l’ancien temps et s’occupe de gros ouvrages. Les vendredis, elle lave le plancher chez des juifs au Mont-de-Piété ; les samedis, elle va laver chez des marchands. Les dimanches, elle court du matin au soir en quête de bienfaitrices. Chaque jour, elle a quelque travail. Elle fait du blanchissage, aide les femmes en couches, arrange des mariages, mendie. À vrai dire, dans son malheur, elle ne refuse pas de boire ; mais, après avoir bu, elle n’oublie pas son travail. Combien en est-il, en Russie, de ces courageuses vieilles, et combien de bien-être repose sur elles !…

 

Le thé pris, Vâssia range ses livres dans son sac et passe derrière le poêle, où, à côté des robes de sa grand’mère, doit être suspendu son pardessus. Une minute après, il reparaît et demande :

 

– Où donc est mon pardessus ?

 

La grand’mère et les autres enfants se mettent à chercher, mais le vêtement a disparu comme s’il eût coulé au fond de l’eau… Où est-il ? La grand’mère et Vâssia sont pâles, effrayés ; seul Poutôkhine ne bouge pas, se tait. Lui, sensible à tout désordre, il fait, cette fois-ci, semblant de ne rien voir, de ne rien entendre. C’est suspect.

 

– Il l’a vendu pour boire, dit Iégôrytch.

 

Poutôkhine se tait, donc c’est vrai. Vâssia est terrifié. Son pardessus, son magnifique pardessus, fait d’une robe de drap de sa mère morte, son pardessus à belle doublure de percale a été bu au cabaret. Et, avec son pardessus, est parti le crayon bleu qui était dans la poche latérale et le calepin sur lequel on lisait, écrit en lettres d’or : Nota bene. Il y avait aussi dans le carnet un autre crayon et une gomme, et aussi des décalcomanies.

 

Vâssia se mettrait volontiers à pleurer, mais il ne le peut pas ; si son père, qui a mal de tête, entend pleurer, il commencera à se fâcher, à taper des pieds et à flanquer des taloches et des coups ; quand il a bu, il frappe dur. La vieille prendra parti pour Vâssia, et son père la battra. Cela finira par l’intervention d’Iégôrytch, Il collètera Poutôkhine et tombera avec lui. Tous deux se rouleront à terre, s’y débattront, exhaleront une colère avinée, bestiale. La grand’mère pleurera, les voisins enverront chercher le garde-cour. Non ! il vaut mieux ne pas pleurer.

 

Puisqu’on ne peut pas pleurer, ni s’indigner tout haut, Vâssia mugit, se tord les bras, gigote, ou, se mordant la manche, la tire longtemps avec ses dents, comme un chien tiraille un lièvre. Ses yeux sont hagards, et le désespoir convulse son visage. Le voyant, sa grand’mère arrache tout à coup son mouchoir de tête, et, les yeux fixes, se met, en silence, à faire, des mains et des pieds, des mouvements incoordonnés… À ce moment s’implante, je pense, en leur tête, la claire certitude que leur vie est désormais perdue, qu’il n’y a plus d’espoir.

 

Poutôkhine n’entend pas de pleurs, qui l’énervent, mais, de sa chambre, il voit tout. Lorsque, une demi-heure après, Vâssia part pour l’école, enveloppé du châle de sa grand’mère, Poutôkhine le suit avec une mine que je renonce à dépeindre. Il veut appeler l’enfant, le consoler, lui demander pardon, lui donner sa parole d’honneur, prendre à témoin sa mère défunte ; mais il ne sort de sa poitrine que des sanglots. La matinée est froide, humide. Arrivé à l’école, Vâssia, afin que ses camarades ne disent pas qu’il ressemble à une vieille, enlève le châle et entre en classe en simple veston. Poutôkhine, rentré, sanglote, se jette aux pieds de sa mère, aux pieds d’Iégôrytch et à ceux de son établi. Puis, un peu revenu à lui, il accourt chez moi, et, s’engouant, me demande, au nom de Dieu, quelque emploi ; je l’encourage assurément.

 

– Je me retrouve enfin, me dit-il ; il est temps que je reprenne mes esprits. Assez faire de bêtises ! En voilà assez !

 

Il se réjouit et me remercie ; et moi qui, depuis que je possède la maison, ai fort bien étudié messieurs les locataires, je le regarde et ai envie de dire :

 

– Trop tard, mon vieux ; tu es déjà mort !

 

De chez moi, Poutôkhine court à l’école communale. Il fait les cent pas en attendant la sortie de son fils.

 

– Écoute, Vâssia, lui dit-il joyeusement quand l’enfant sort enfin, on vient de me promettre une place ! Patiente un peu, je t’achèterai une belle pelisse… Je t’enverrai au lycée… Au lycée ! Comprends-tu ? Je te ferai acquérir la noblesse. Je ne boirai plus ! Ma parole d’honneur, je ne boirai plus !

 

Et il croit profondément à un avenir meilleur.

 

Mais le soir vient. La vieille, revenue de chez les juifs avec vingt copeks, fatiguée, brisée, se met à laver le linge des enfants. Vâssia fait un problème. Iégôrytch ne travaille pas. Grâce à Poutôkhine, il a bu et ressent une insurmontable envie de boire encore. Dans les chambres, il fait chaud, étouffant. De l’auge, dans laquelle la grand’mère lave le linge, une vapeur s’élève.

 

– On y va ?… demande Iégôrytch sombrement.

 

Mon locataire se tait… Après que son excitation est tombée, il sent un insupportable ennui. Il lutte avec le désir de boire, avec son angoisse… Et, naturellement, la tristesse prend le dessus. Vieille histoire…

 

À la nuit, Iégôrytch et Poutôkhine sortent, et, le matin, Vâssia ne retrouve pas le châle de sa grand’mère.

 

Et voilà ce qui s’est passé dans ce logement !

 

Lorsqu’il eut « bu » le châle, Poutôkhine ne revint plus. Où a-t-il disparu ? je ne sais. Après qu’il eut disparu, la vieille d’abord se mit à boire, puis elle tomba malade. On la conduisit à l’hôpital. Quelques parents prirent chez eux les petits, et Vâssia entra dans la blanchisserie que voici. Le jour il apportait aux ouvrières les fers à repasser, et, la nuit, allait leur acheter de la bière. Lorsqu’on le chassa de la blanchisserie, une des demoiselles le prit à son service. Il courait la nuit faire on ne sait quelles commissions, et, déjà, on l’appelait le « souteneur ». Ce qu’il advint ensuite de lui, je l’ignore.

 

Et dans cette chambre-ci vécut pendant dix ans un musicien ambulant. Quand il mourut, on trouva vingt mille roubles dans son matelas.

 

1887.

 

LES HUÎTRES

Il ne me faut pas faire un gros effort de mémoire pour me rappeler dans tous les détails le pluvieux crépuscule d’automne au cours duquel, me trouvant avec mon père, dans l’une des rues fréquentées de Moscou, je ressentis un étrange mal…

 

Je n’éprouve aucune douleur, pourtant mes jambes fléchissent, les mots s’arrêtent dans ma gorge, ma tête penche sans force sur le côté… Il était clair que j’allais incontinent tomber et perdre connaissance…

 

Si je m’étais trouvé à ce moment-là à l’hôpital, les médecins auraient inscrit sur ma tablette : fames (la faim), maladie qui ne figure pas dans les traités de médecine.

 

À côté de moi, sur le trottoir, se trouve mon père en pardessus d’été usé et en casquette tricotée, d’où sort un morceau d’ouate blanche. À ses pieds on remarque de grands et lourds caoutchoucs ; homme futile, craignant qu’on ne s’aperçoive que ces caoutchoucs chaussent ses pieds nus, mon père s’est mis aux jambes de vieilles tiges de bottes.

 

Ce pauvre et simple original que j’aime d’autant plus que son élégant pardessus d’été est plus déchiré et plus sale, est arrivé il y a cinq mois dans la capitale pour y chercher un emploi de gratte-papier. Ces cinq mois, il a arpenté la ville, sollicitant une place, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’il s’est décidé à descendre dans la rue pour demander l’aumône…

 

Devant nous se dresse une grande maison à trois étages et sur une enseigne bleue on lit le mot TRAKTIR[3]. Ma tête penche faiblement en arrière et sur le côté, et, sans le vouloir, je regarde en l’air les fenêtres éclairées. On aperçoit au travers circuler des figures humaines ; on aperçoit le côté droit d’un orgue, deux chromos, des lampes suspendues… En regardant une des fenêtres, je remarque une tache blanche. La tache, immobile, tranche crûment par ses contours rectilignes sur le fond général brun foncé ; je regarde attentivement et je reconnais une enseigne murale. Quelque chose y est écrit, mais exactement quoi, je ne distingue pas…

 

Toute une demi-heure je n’en détache pas les yeux. Le cartouche attire mes yeux par sa blancheur et semble fasciner mon cerveau. Je tâche de lire, mais mes efforts sont vains. L’étrange maladie entre enfin dans ses droits.

 

Le bruit des voitures commence à me sembler un tonnerre ; je discerne mille odeurs dans la puanteur de la rue ; dans les lampes du restaurant et les réverbères, mes yeux voient des éclairs aveuglants. La réceptivité de mes cinq sens tendus dépasse la mesure ; je commence à percevoir ce que je ne voyais pas auparavant : « Huîtres… » déchiffrai-je enfin sur le cartouche.

 

Mot étrange ! J’ai vécu sur terre exactement huit années et trois mois, et n’ai pas entendu prononcer une seule fois ce mot-là. Que veut-il dire ? N’est-ce pas le nom du patron du cabaret ? Mais les noms, on les met sur les portes et non sur les murs.

 

– Papa, demandé-je d’une voix enrouée, m’efforçant de tourner la tête du côté de mon père, qu’est-ce que ça veut dire : huîtres ?

 

Mon père n’entend pas. Il suit le mouvement de la foule et accompagne des yeux chaque passant… À son expression, je vois qu’il veut leur dire quelque chose, mais le mot fatidique pend comme un poids à ses lèvres tremblantes ; il ne peut pas s’en détacher. Mon père a même fait un pas derrière un passant, et lui a touché la manche ; mais quand celui-ci s’est retourné, il a balbutié : « pardon », et a reculé.

 

– Papa, répété-je, que veut dire : huîtres ?

 

– C’est une bête… Elle vit dans la mer.

 

Je me figurai instantanément cette bête marine inconnue. Ce devait être quelque chose d’intermédiaire entre le poisson et l’écrevisse. Comme c’est une bête de mer, on en fait évidemment une bouillabaisse, bonne et chaude, avec du poivre odorant, et des feuilles de laurier, ou une soupe aigrelette avec des cartilages, ou bien on la mange avec une sauce aux écrevisses, ou servie froide avec du raifort… Je m’imagine au net comment on apporte la bête du marché, comment on la nettoie vite et la jette vite dans la casserole… Vite, vite, parce que tout le monde a faim… horriblement faim ! De la cuisine monte l’odeur du poisson, du rôti et de la bisque.

 

Cette odeur me chatouille le palais et les narines. Je sens qu’elle envahit peu à peu tout mon corps… Le cabaret, mon père, le cartouche blanc, mes manches, tout est pénétré de cette odeur. Elle est si forte que je commence à mastiquer. Je mâche et je déglutis, comme si vraiment il y avait dans ma bouche un morceau de la bête marine.

 

Mes jambes ploient aux délices que j’éprouve, et, pour ne pas tomber, je saisis mon père par la manche et m’accroche à son pardessus mouillé… Mon père tremble et se ratatine… Il a froid…

 

– Papa, les huîtres, demandé-je, est-ce un plat maigre ou gras ?

 

– On les mange vivantes… dit mon père. Elles ont, comme les tortues, une carapace, une coquille… mais composée de deux parties…

 

La succulente odeur cesse instantanément de me chatouiller, et l’illusion disparaît… Je comprends tout maintenant !

 

– Quelle saleté, murmuré-je, quelle saleté !

 

Voilà ce que veut dire le mot huîtres !… Mon imagination sait se les dépeindre aussi dégoûtantes soient-elles ! Je m’imagine une bête ressemblant à une grenouille. La grenouille, accroupie dans une coquille, regarde avec de grands yeux brillants, et remue ses dégoûtantes mandibules. Que peut-il y avoir de plus dégoûtant pour un être humain qui a vécu sur terre huit années et trois mois ? Les Français, dit-on, mangent des grenouilles, mais les enfants n’en mangent jamais…, jamais !… Je m’imagine comment on apporte cette bête du marché dans sa coquille, avec ses pinces, ses yeux brillants et une peau visqueuse… Tous les enfants se cachent, et la cuisinière prend avec dégoût la bête par les braques, la met sur une assiette et la porte dans la salle à manger… Les grandes personnes la prennent et la mangent… la mangent vivante avec ses yeux, ses dents, ses pattes ! Et la bête crie et tâche de leur mordre la lèvre…

 

Je fais la grimace, mais… mais pourquoi mes dents commencent-elles à broyer ? La bête est dégoûtante, hideuse, effrayante, mais je la mange. Je la mange avec voracité, craignant de sentir son goût et son fumet. Je mange et je sens mes nerfs prendre de la force, mon cœur battre… Une bête est mangée, et je vois déjà les yeux brillants de la seconde, de la troisième… Je mange celle-là aussi… Je mange enfin la serviette, l’assiette, les caoutchoucs de mon père, le cartouche blanc… Je mange tout ce qui me tombe sous les yeux parce que je sens que ma maladie ne passera qu’en mangeant. Les huîtres regardent de façon effrayante et sont dégoûtantes ; je tremble en y pensant, mais je veux manger, manger !

 

Un cri s’échappe de ma poitrine :

 

– Donnez-moi des huîtres ! Donnez-moi des huîtres !

 

Et je tends les mains.

 

J’entends à ce moment-là la voix étouffée de mon père :

 

– Messieurs, aidez-nous ! Il est honteux de mendier, mais, mon Dieu, je n’ai plus de forces !

 

– Donnez-moi des huîtres ! crié-je en tirant mon père par le pan de son pardessus.

 

J’entends rire à côté de moi :

 

– Est-ce que tu manges des huîtres ? Un enfant, si petit !

 

Devant nous sont deux messieurs en chapeaux hauts de forme, et ils me regardent en riant.

 

– Toi, gamin, tu manges des huîtres ? Bien vrai ? C’est intéressant ! Comment les manges-tu ?

 

Je me souviens qu’une main robuste me traîne vers le cabaret illuminé. Une minute après une foule s’amasse autour de moi et me regarde avec curiosité en riant. Je suis à table et mange quelque chose de visqueux, de salé, laissant un goût de fraîcheur et de moisissure. Je mange avec voracité, sans mâcher, sans regarder, et je ne m’enquiers pas de ce que je mange. Il me semble que si j’ouvrais les yeux je verrais infailliblement des yeux brillants, des pinces, des dents aiguës…

 

Je me mets tout à coup à mâcher quelque chose de dur. Un craquement se fait entendre.

 

– Ha ! ha ! il mange la coquille ! dit la foule en riant. Petit sot, est-ce qu’on mange ça ?

 

Ensuite je me souviens d’une soif atroce. Je suis étendu sur mon lit et ne puis m’endormir tant j’ai une sensation d’aigreur et un goût étrange dans ma bouche qui brûle. Mon père arpente la chambre en gesticulant.

 

– Il me semble, murmure-t-il, que j’ai pris froid. Je ressens quelque chose dans la tête… comme s’il s’y trouvait quelqu’un… Ou, peut-être est-ce parce que je n’ai… pas mangé aujourd’hui… Je suis vraiment drôle, bête !… J’ai vu ces messieurs payer dix roubles pour des huîtres, pourquoi ne me suis-je pas approché et ne leur ai-je pas demandé de me prêter… quelque chose ? Ils l’auraient certainement fait…

 

Je m’endors vers le matin et vois en rêve une grenouille avec des pinces, assise dans une coquille et roulant des yeux.

 

Je suis réveillé à midi par la soif et je cherche mon père. Il marche toujours et gesticule…

 

1884.

 

LE MENDIANT

– Mon bon monsieur, ayez la bonté d’accorder votre attention à un malheureux affamé. Trois jours que je n’ai pas mangé… pas un sou pour l’asile de nuit… j’en atteste Dieu !… J’ai été huit ans instituteur rural et ai perdu mon poste par suite des intrigues du zemstvo. J’ai été la victime d’une dénonciation… Un an déjà que je suis sans place !

 

L’avoué Skvortsov regarda la figure bleuâtre, grêlée, de l’homme qui demandait, ses yeux troubles, d’ivrogne, les taches rouges de ses joues, et il lui sembla avoir déjà vu cet individu quelque part.

 

– Maintenant on m’offre une place au gouvernement de Kaloûga, poursuivit le mendiant, mais je n’ai pas les moyens d’y aller. Aidez-moi, mon bon monsieur ; faites-moi cette grâce ! Il est honteux de demander, mais… les circonstances m’y obligent.

 

Skvortsov regarda les caoutchoucs de l’individu, dont l’un était d’hiver et l’autre d’été, et tout à coup il se souvint.

 

– Écoutez, lui dit-il, il me semble vous avoir rencontré avant-hier à la Sadôvaia[4]. Mais vous m’avez dit alors que vous étiez un étudiant chassé de l’Université, et non pas un instituteur de village. Vous en souvenez-vous ?

 

– Non… non, ce n’est pas possible ! murmura le quémandeur, troublé. Je suis un instituteur de campagne. Si vous le voulez, je vais vous montrer mes papiers.

 

– Cessez de mentir. Vous vous êtes donné pour étudiant et m’avez même raconté pourquoi vous aviez été chassé. Vous vous en souvenez ?

 

Skvortsov rougit et s’éloigna du loqueteux avec une expression de dégoût.

 

– C’est vil, monsieur ! lui cria-t-il, irrité. C’est de l’escroquerie ! Je vais vous faire envoyer au poste, que le diable vous emporte ! Que vous soyez pauvre, affamé, ça ne vous donne pas le droit de mentir si impudemment, avec un pareil manque de conscience.

 

Le loqueteux prit la poignée de la porte et, comme un voleur pincé, se mit à regarder l’antichambre.

 

– Je… je ne mens pas… bredouilla-t-il… Je peux montrer mes papiers.

 

– Qui y croira ? continua Skvortsov, indigné. Exploiter la sympathie que l’on éprouve pour les instituteurs de village et pour les étudiants, c’est si bas, si lâche, si infect !

 

Lancé, Skvortsov semonça le quémandeur de la plus impitoyable façon. Le déguenillé avait, par son effronté mensonge, déchaîné son dégoût et sa répulsion. Il avait froissé ce que Skvortsov affectionnait et prisait le plus en lui-même : la bonté, la sensibilité, la commisération. Par son mensonge et son attentat à la charité, l’individu avait comme profané l’aumône que l’avoué aimait, de bonté de cœur, à donner aux pauvres. Le loqueteux se défendit d’abord, jura ses grands dieux, mais ensuite il se tut, et, confus, baissa la tête.

 

– Monsieur, dit-il, mettant la main sur son cœur, j’ai effectivement… menti !… Je ne suis ni étudiant, ni instituteur de village ; c’est une pure invention de ma part. J’ai fait partie d’un chœur de chanteurs russes, d’où j’ai été chassé pour ivrognerie. Mais que puis-je donc faire ? J’en atteste Dieu, on ne peut pas ne pas mentir ! Quand je dis la vérité, personne ne me donne. Avec la vérité, on meurt de faim et gèle sans asile. Vous avez raison, je le comprends ; mais… que puis-je donc faire ?

 

– Que faire !… Vous demandez ce que vous pouvez faire ? s’écria Skvortsov, s’approchant du guenilleux. Travaillez, voilà ce qu’il faut faire ! Il faut travailler !

 

– Travailler… je le comprends bien moi aussi, mais où trouver du travail ?

 

– Plaisanterie ! Vous êtes jeune, bien portant, robuste ; vous trouverez toujours du travail, si vous en avez envie. Mais vous êtes paresseux, gâté, ivrogne ! Vous fleurez la vodka comme un cabaret. Vous mentez comme un savetier et êtes pourri jusqu’à la moelle des os ; vous n’êtes bon qu’à mentir et à mendier. Pour que vous daigniez consentir à travailler jamais, il faudrait vous offrir un beau bureau, un bon chœur russe, une place de coulissier, où il n’y ait rien à faire qu’à toucher de l’argent ! Condescendriez-vous à faire un travail physique ? Parbleu, vous ne voudriez être ni portier, ni ouvrier d’usine ! C’est que vous avez des prétentions !…

 

– Quelle idée avez-vous, mon Dieu !… fit le mendiant, avec un sourire amer. Où en prendre, du travail physique ? Je suis trop vieux pour faire un commis, parce que, dans le commerce, il faut d’abord être apprenti ; on ne me prendra pas comme garde-cour parce que, en qualité d’intellectuel, on ne peut pas me bousculer… et, dans une fabrique, on ne me prendra pas non plus : il faut savoir un métier, et je n’en connais pas.

 

– Plaisanterie ! Vous trouvez toujours un prétexte !… Voulez-vous fendre du bois ?

 

– Je ne refuse pas, mais, aujourd’hui, les vrais fendeurs de bois eux-mêmes ne gagnent pas leur vie.

 

– Tous les paresseux raisonnent comme vous. Ils refusent ce qu’on leur propose. Voulez-vous casser du bois chez moi ?

 

– À vos ordres, je vais en casser…

 

– Bon, on va voir ça… Parfait !… On va voir !

 

Skvortsov s’élança, et, se frottant les mains, non sans mauvaise joie, il appela sa cuisinière.

 

– Tiens, Ôlga, lui dit-il, mène ce monsieur au bûcher, et qu’il casse du bois.

 

Le nécessiteux haussa les épaules comme s’il n’y comprenait rien et suivit, indécis, la cuisinière. On voyait à son allure qu’il avait accepté de casser du bois, non parce qu’il avait faim et voulait travailler, mais uniquement par amour-propre et vergogne, comme pris au mot. Il était visible qu’il était très affaibli par la boisson, qu’il était malade, et ne sentait aucune propension au travail.

 

Skvortsov se hâta de se rendre dans sa salle à manger. Des fenêtres, donnant sur la cour, on voyait le bûcher et tout ce qui s’y passait. L’avoué vit la cuisinière et le loqueteux sortir par la porte de service et, passant sur la neige sale, se rendre au bûcher. Ôlga, fâchée, considérait avec méchanceté son compagnon, et, écartant les coudes, elle ouvrit le bûcher, faisant claquer la porte avec fureur.

 

« Nous avons probablement empêché la bonne femme de boire son café, pensa Skvortsov. Quelle vilaine créature ! »

 

Il vit ensuite le pseudo-instituteur, le pseudo-étudiant, s’asseoir sur un billot, appuyer ses joues rouges sur ses poings et réfléchir. La cuisinière jeta la hache à ses pieds, cracha de dépit, et, à en juger par son mouvement de lèvres se mit à grogner.

 

Le loqueteux prit irrésolument une bûche, la plaça entre ses jambes, et frappa de la hache, mollement. La hache roula et tomba. Le miséreux la reprit, souffla dans ses mains engourdies et se mit à refrapper avec la hache, mais avec tant de prudence qu’il semblait craindre de se frapper le pied ou de se couper les doigts. La bûche roula de nouveau.

 

L’irritation de Skvortsov était déjà tombée. Il se sentait un peu mal à l’aise et honteux d’avoir contraint un homme déshabitué du gros travail, ivre, et peut-être malade, à faire, par le froid, un métier de manœuvre.

 

« Ça ne fait rien, pensa-t-il, en allant de la salle à manger à son cabinet, qu’il travaille ! Je fais ça pour son bien. »

 

Ôlga revint au bout d’une heure annoncer que le bois était cassé.

 

– Donne-lui cinquante copeks, dit Skvortsov. S’il le veut, qu’il revienne casser du bois tous les 1er du mois… Il y aura toujours du travail pour lui.

 

Le 1er du mois suivant, le loqueteux revint et gagna encore cinquante copeks, bien qu’il tînt à peine sur pieds. Ensuite il reparut souvent dans la cour, et on lui trouvait chaque fois du travail ; tantôt il ramassait la neige en tas, tantôt rangeait le bûcher, tantôt battait des tapis et des matelas. Il recevait pour sa peine de vingt à quarante copeks, et, même, une fois, on lui donna un vieux pantalon. Changeant d’appartement, Skvortsov le loua pour l’aider à déménager. Cette fois-ci le besoigneux n’était pas ivre, mais sombre et silencieux. Il touchait à peine aux meubles, marchait devant les voitures, tête baissée, n’essayant même pas de paraître affairé. Il se recroquevillait de froid, gêné quand les déménageurs se moquaient de son inaction, de sa faiblesse et de son pardessus usé de bourgeois. Après le déménagement, Skvortsov le fit appeler.

 

– Je vois que mes paroles ont agi sur vous, dit-il en lui donnant un rouble ; voici pour votre peine. Je vois que vous n’avez pas bu et que vous voulez travailler. Comment vous appelez-vous ?

 

– Louchkov.

 

– Je puis maintenant, Louchkov, vous procurer un meilleur travail. Pouvez-vous faire des écritures ?

 

– Je le puis.

 

– Rendez-vous demain avec cette lettre chez mon confrère, il vous donnera des copies… Travaillez, ne buvez pas ; n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Adieu !

 

Skvortsov, heureux d’avoir remis un homme dans le droit chemin, frappa amicalement sur l’épaule de Louchkov et lui tendit même la main quand il partit. Louchkov prit la lettre, s’en fut et ne revint plus travailler dans la cour.

 

Deux ans passèrent. Un jour, à un guichet de théâtre, Skvortsov, prenant une place, vit auprès de lui un petit homme ayant un col d’astrakan à son pardessus et un bonnet de loutre usé. L’homme demanda un billet de troisième galerie et paya en pièces de cuivre.

 

– Louchkov, est-ce vous ? demanda Skvortsov, reconnaissant son ancien casseur de bois. Alors, quoi ? Que devenez-vous ? Ça va ?

 

– Pas mal… Je travaille maintenant chez un notaire ; je gagne trente-cinq roubles, monsieur.

 

– Dieu soit loué ! C’est parfait ! Je m’en réjouis pour vous. J’en suis très, très content, Louchkov ! Vous êtes en quelque sorte mon filleul. C’est moi qui vous ai poussé dans le droit chemin. Vous souvenez-vous comme je vous ai tancé, hein ? C’est tout juste alors si vous n’êtes pas entré sous terre ? Allons, merci, mon cher, de n’avoir pas oublié mes paroles.

 

– Merci à vous aussi, dit Louchkov. Si je n’étais pas venu chez vous, je me donnerais encore pour instituteur ou pour étudiant… Oui, c’est chez vous que j’ai été sauvé, que j’ai été tiré du gouffre…

 

– Très, très heureux.

 

– Merci de vos bonnes paroles et de vos actes. Vous m’avez très bien parlé. Je vous en suis reconnaissant, ainsi qu’à votre cuisinière. Que Dieu donne la santé à cette bonne et noble femme ! Vous avez alors très bien dit ce qu’il fallait. Je vous en serai certainement obligé jusqu’à mes derniers jours ; mais, à proprement parler, c’est votre cuisinière Ôlga qui m’a sauvé.

 

– Comment ça ?

 

– Voilà. Quand je venais casser du bois chez vous, elle commençait : « Ah ! soûlaud maudit ! la mort ne veut donc pas de toi ! » Et elle s’asseyait devant moi, s’attristait, me regardait et se désolait : « Malheureux que tu es ! Tu n’as pas de bonheur ici-bas, et, dans l’autre monde, ivrogne, tu brûleras en enfer ! Infortuné que tu es ! » Et tout, savez-vous, à l’avenant ! Combien s’est-elle fait de mauvais sang et a-t-elle versé de larmes à mon sujet, je ne saurais vous le dire ! Mais, le principal, c’est qu’elle cassait le bois à ma place ! Chez vous, je n’ai pas cassé une seule bûche ; c’est elle qui le faisait ! Pourquoi m’a-t-elle sauvé, pourquoi ai-je changé en la regardant et ai-je cessé de boire ? je ne puis vous l’expliquer… Je sais seulement que, grâce à ses paroles et à ses nobles actes, une transformation s’opéra en mon âme. Elle m’a corrigé, et je ne l’oublierai jamais. Mais il est temps d’entrer, on sonne.

 

Louchkov salua et se rendit à la troisième galerie.

 

1887.

 

LE PARI

I

Par une sombre nuit d’automne, le vieux banquier allait et venait dans son cabinet, se souvenant que quinze années auparavant, il avait donné une soirée à laquelle assistaient beaucoup de gens d’esprit, en majorité des savants et des journalistes, et au cours de laquelle on avait tenu des conversations intéressantes. On y avait notamment parlé de la peine de mort, à laquelle les invités étaient presque tous hostiles. Ils trouvaient ce mode de châtiment vieilli, inconvenant en pays chrétien, et immoral ; il aurait dû, à l’avis de plusieurs, être remplacé par la réclusion à perpétuité.

 

– Messieurs, avait déclaré le banquier, je ne suis pas de votre avis. Je n’ai subi aucune des deux peines, mais pourtant, autant que j’en puisse juger a priori, je trouve la peine de mort plus morale et plus humaine que la réclusion. La mort supprime d’un seul coup, et la réclusion perpétuelle lentement. Des deux bourreaux, lequel est le plus humain ? Celui qui vous occit en quelques minutes, ou celui qui, durant de longues années, vous arrache la vie ?

 

– Les deux choses, remarqua un des invités, sont pareillement immorales parce que toutes deux reviennent au même : l’anéantissement. L’État n’est pas Dieu. Il n’a pas le droit de ravir ce qu’il ne peut pas rendre, si l’idée lui en venait.

 

Parmi les invités se trouvait un étudiant en droit, d’environ vingt-cinq ans, auquel on demanda son opinion. Il dit :

 

– La peine de mort et la réclusion perpétuelle sont également immorales, mais si l’on m’offrait de choisir, je choisirais assurément la seconde. Mieux vaut vivre n’importe comment que pas du tout.

 

Une discussion animée s’engagea. Le banquier, alors jeune et nerveux, s’échauffa soudain jusqu’à frapper la table du poing et s’écria, en s’adressant à l’étudiant :

 

– C’est faux ! Je parie deux millions que vous ne passeriez pas cinq ans en cellule !…

 

– Si vous parlez sérieusement, répondit l’étudiant, je tiens le pari que j’y resterai non pas cinq ans, mais quinze.

 

– Quinze ans ! C’est tenu ! cria le banquier. Messieurs, je parie deux millions !

 

– Entendu ! dit l’étudiant. Vous pariez deux millions, et moi ma liberté !

 

Et l’absurde, le stupide pari fut fait… Le banquier, gâté et léger, qui ne connaissait pas le nombre de ses millions, était enthousiasmé du pari. Au souper, il plaisanta l’étudiant et dit :

 

– Réfléchissez, jeune homme, tant qu’il en est temps encore. Deux millions sont pour moi une bagatelle, et vous risquez de gâcher quatre ou cinq des meilleures années de votre vie. Je dis quatre ou cinq années, parce que vous ne resterez pas enfermé davantage… N’oubliez pas non plus, malheureux, que la réclusion volontaire est bien plus pénible que la réclusion forcée. L’idée que vous aurez le droit de reprendre à tout moment la liberté empoisonnera votre existence. Je porte peine pour vous.

 

À présent, allant et venant dans son cabinet et se remémorant tout cela, le banquier se disait : « Pourquoi ai-je fait ce pari ? Quelle utilité que cet homme ait perdu quinze années et que je sacrifie deux millions ? Cela peut-il prouver que la peine de mort l’emporte sur la réclusion à perpétuité, ou lui est inférieure ? Non et non ! Bêtise ! ineptie ! C’était de ma part une lubie d’homme gavé, et, de la part de cet étudiant, pure cupidité. »

 

Le banquier se rappela ensuite ce qui était arrivé depuis cette soirée. Il avait été décidé que le juriste passerait sa réclusion, sous le plus sévère contrôle, dans un des pavillons du jardin du banquier. On convint que, pendant quinze années, il serait privé du droit de franchir le seuil du pavillon, de voir des êtres vivants, d’entendre des voix humaines et de recevoir lettres ou journaux. Il lui était loisible d’avoir un piano, de lire des livres, d’écrire des lettres, de boire à son gré et de fumer. Il pouvait, aux termes du pacte, communiquer avec le monde extérieur par un guichet fait exprès. Tout ce dont il aurait besoin – livres, musique, vins, etc., etc., – il pourrait le recevoir en n’importe quelle quantité sur des bons, mais par le guichet seulement. La convention prévoyait tous les détails pour que la réclusion fût stricte. Elle obligeait l’étudiant à demeurer enfermé exactement quinze années à partir de midi, le 14 novembre 1870, jusqu’à midi, le 14 novembre 1885. La moindre tentative du reclus pour rompre le contrat, même deux minutes avant le terme, libérerait le banquier de l’obligation de payer les deux millions.

 

La première année de sa réclusion, le jeune homme, à en juger par ses courts billets, souffrit beaucoup de la solitude et de l’ennui. Jour et nuit, dans son pavillon, on entendait le piano. Le reclus refusait vin et tabac. « Le vin, écrivait-il, excite les désirs, et les désirs sont les ennemis directs du prisonnier. Il n’est, en effet, rien de plus ennuyeux que de boire du bon vin étant seul. » Le tabac infectait l’air de sa chambre. La première année on apporta de préférence au juriste des livres à sujets frivoles, romans à intrigues d’amour compliquées, récits criminels ou fantastiques, comédies.

 

La seconde année, dans le pavillon, on entendit de la musique. Les bons ne demandaient que des classiques. La cinquième année, la musique recommença et le reclus demanda du vin. Ceux qui l’observaient par la lucarne disaient qu’il ne fit, toute l’année, que manger, boire, et rester couché ; il bâillait souvent, et se parlait d’un air fâché. Il ne lisait plus. Parfois, la nuit, il se mettait à écrire. Il écrivait longtemps, et déchirait en morceaux, le matin, tout ce qu’il avait écrit. On l’entendit plus d’une fois pleurer.

 

Au milieu de la sixième année, le détenu s’occupa assidûment de langues, de philosophie et d’histoire. Il s’en occupait avec tant d’avidité que le banquier parvenait à peine à lui procurer les livres qu’il demandait. Durant quatre années on fit venir pour lui, aux termes de ses demandes, près de six cents volumes. Au cours de cette fringale de lecture, le banquier reçut de son prisonnier la lettre suivante :

 

« Mon cher geôlier, je vous écris ces lignes en six langues. Faites-les lire à des gens compétents. S’ils n’y trouvent aucune faute, je vous supplie de faire tirer un coup de fusil dans le jardin. Ce coup de feu me dira que mes efforts n’ont pas été vains. Les génies de tous les siècles et de tous les pays emploient des langues différentes, mais brûlent tous de la même flamme. Oh ! si vous saviez quel bonheur céleste éprouve mon âme de les comprendre maintenant. »

 

Le désir du prisonnier fut accompli. Le banquier fit tirer deux fois dans le jardin.

 

Ensuite, au bout de dix années, le juriste resta assis dans le pavillon sans bouger, lisant l’Évangile. Il paraissait surprenant au banquier qu’un homme qui avait lu en quatre années six cents livres difficiles, en eût employé une tout entière à lire un livre facile à comprendre et peu long. Après l’Évangile, vint le tour de l’histoire de la religion et de la théologie.

 

Pendant les deux dernières années, le reclus lut beaucoup sans aucun choix. Tantôt il s’occupait de sciences naturelles, tantôt demandait les œuvres de Byron ou celles de Shakespeare. En même temps qu’un ouvrage de chimie ou de médecine, il envoyait des bons demandant un roman et quelque traité de philosophie ou de religion. On eût dit, à ses lectures, qu’il flottait en mer au milieu des débris d’un vaisseau, et que, voulant sauver sa vie, il s’accrochait frénétiquement à une épave, ou à une autre.

 

II

Le banquier, devenu vieux, se remémorait tout cela, et songeait :

 

« Demain à midi, il sera libre. D’après nos conventions, je devrai lui payer deux millions. Si je le fais, tout est perdu pour moi. Je suis complètement ruiné… »

 

Quinze années auparavant, le banquier ne connaissait pas le chiffre de sa fortune, mais à présent, il craignait de se demander ce qu’il avait le plus, d’argent ou de dettes ? Un jeu forcené à la Bourse, des spéculations hasardées et une ardeur qu’il n’avait pas pu dominer, même en sa vieillesse, avaient peu à peu ébranlé ses affaires. Et l’homme riche et fier, sans appréhension, sûr de lui-même, était devenu un banquier de second ordre qui tremblait à la moindre hausse ou à la moindre baisse.

 

« Maudit pari ! marmonnait le vieillard, se prenant la tête, au désespoir. Pourquoi cet homme n’est-il pas mort ? Il n’a que quarante ans. Il va me prendre tout ce qui me reste, se marier, jouir de la vie, jouer à la Bourse, et moi, tel qu’un pauvre, je le considérerai avec envie et l’entendrai quotidiennement me dire : « Je vous dois le bonheur de ma vie, permettez-moi de vous aider. » Non, c’en est trop ! La seule chose qui puisse me sauver de la faillite et de la honte, c’est la mort de cet homme. »

 

Trois heures sonnèrent. Le banquier prêta l’oreille. Dans la maison tout le monde dormait. On n’entendait que le sifflement des arbres, transis de froid. Tâchant de ne faire aucun bruit, le banquier tira de son coffre-fort la clé de la porte qui n’avait pas été ouverte depuis quinze ans. Il mit son pardessus et sortit de la maison. Le jardin était noir et froid. Il pleuvait. Un vent coupant tourmentait les arbres. Le banquier, tant qu’il fît effort, ne voyait ni la terre, ni les blanches statues, ni le pavillon, ni les arbres. Étant arrivé près du pavillon, il appela deux fois le veilleur de nuit ; il n’eut pas de réponse. Le veilleur s’était évidemment mis à l’abri du mauvais temps et sommeillait quelque part à la cuisine ou dans la serre.

 

« Si j’ai le courage d’exécuter mon dessein, pensa le vieillard, le soupçon tombera d’abord sur le veilleur. »

 

Il tâtonna dans l’obscurité les marches et la porte, et pénétra dans l’antichambre du pavillon, puis dans un petit corridor, où il fit partir une allumette. Il n’y avait personne. Il aperçut un lit sans literie, et, dans un coin, un poêle de fonte, tout noir. Les scellés de la porte du prisonnier étaient intacts.

 

Lorsque l’allumette s’éteignit, le vieillard, tremblant d’émotion, regarda par la lucarne. Une bougie éclairait faiblement la pièce où, à sa table de travail, était assis le prisonnier. On ne voyait que son dos, ses cheveux et ses mains. Devant lui, sur deux fauteuils, près de lui et sur le tapis, des livres étaient ouverts.

 

Cinq minutes passèrent sans que le détenu eût bougé le moins du monde. Quinze ans de réclusion lui avaient appris à garder l’immobilité. Le banquier frappa du doigt à la lucarne. Le reclus, même à cela, ne fit aucun mouvement. Le banquier arracha alors avec précaution les scellés et introduisit la clé dans la serrure. La serrure rouillée fit un bruit rauque, et la porte grinça. Le banquier attendait un cri immédiat d’étonnement, des pas ; mais il s’écoula deux ou trois minutes, et tout resta paisible comme avant. Le vieillard se décida à entrer.

 

L’homme assis différait des hommes ordinaires. C’était un squelette recouvert de peau, à longs cheveux, comme ceux d’une femme, et la barbe emmêlée. Son teint était jaune, terreux, ses joues creuses ; son échine était longue et étroite. La main qui soutenait sa tête pilue était si maigre et si diaphane qu’elle faisait mal à voir. Les cheveux s’argentaient déjà, et à regarder sa figure épuisée et vieille, personne n’eût cru que cet homme n’avait que quarante ans. Il dormait… Sur la table, devant sa tête inclinée, se trouvait une feuille de papier couverte d’une écriture fine.

 

« Pauvre homme ! pensa le banquier. Il dort et rêve probablement à ses millions. Je n’ai qu’à prendre ce demi-cadavre, à le jeter sur le lit et à appuyer légèrement avec l’oreiller ; la plus minutieuse expertise ne relèvera, certes, aucun indice de mort violente. Mais lisons d’abord ce qu’il a écrit là… »

 

Le banquier prit la feuille, et lut :

 

« Demain, à midi, je recouvrerai ma liberté et le droit de communiquer avec les hommes. Mais avant de quitter cette chambre et de revoir le soleil, je considère comme un devoir de vous dire quelques mots. En toute conscience et devant Dieu qui me voit, je déclare que je méprise la liberté, la vie et la santé, et tout ce que vos livres appellent les biens de la terre.

 

« J’ai attentivement étudié pendant quinze ans la vie d’ici-bas. Il est vrai que je ne voyais ni la terre, ni les gens, mais je humais dans vos livres un vin parfumé. Je chantais des chants ; je poursuivais dans les bois les cerfs et les sangliers ; j’aimais des femmes… Des beautés aériennes comme des nuages, créées par la magie de vos poètes de génie, me visitaient la nuit et me murmuraient de merveilleux contes qui me tournaient la tête. J’escaladais, dans vos livres, les cimes de l’Elbrouz et du mont Blanc, et je voyais de là le soleil se lever. Le soir, de son or pourpre, il enflammait le ciel, l’océan et le sommet des monts. J’ai vu, de là-haut, l’éclair déchirer les nuées au-dessus de moi ; j’ai vu les vertes forêts, les champs, les fleurs, les lacs, les villes ; j’ai entendu les chants des sirènes et le pipeau des bergers. J’ai touché les ailes des beaux démons qui volaient vers moi pour me détourner de Dieu… Je me suis, dans vos livres, précipité dans des ravins sans fond. Je faisais des miracles ; je tuais, je brûlais des villes ; je prêchais de nouvelles religions ; je conquérais des royaumes entiers…

 

« Vos livres m’ont donné la sagesse. Tout ce que la pensée infatigable de l’homme a créé pendant des siècles se trouve, ramassé en un petit volume, sous mon crâne. J’ai, je le sais, plus de sens que vous tous. Et je méprise vos livres ; et je méprise les biens de la terre et la sagesse. Tout est futile, périssable, illusoire, décevant comme un mirage. Autant que vous soyez fiers, sages et beaux, la mort vous effacera de la terre, ainsi que les mulots des champs, et votre descendance, votre histoire, l’immortalité de vos génies disparaîtront, gelés ou consumés, avec le globe terrestre.

 

« Vous êtes insensés, et ne suivez pas le bon chemin. Vous prenez le mensonge pour la vérité, la laideur pour la beauté. Vous seriez étonnés si, par suite de quelques circonstances, des grenouilles et des lézards poussaient sur les arbres au lieu de pommes ou d’oranges, ou si les roses rendaient une odeur de sueur de cheval ; ainsi m’étonné-je de vous qui avez échangé le ciel pour la terre. Je ne veux pas vous comprendre.

 

« Pour vous montrer en effet combien je méprise ce pourquoi vous vivez, je refuse les deux millions auxquels j’ai rêvé jadis comme au paradis, et que je dédaigne à présent. Pour me priver du droit de les posséder, je quitterai cette chambre cinq heures avant le terme convenu, et romprai ainsi notre pacte… »

 

Ayant lu cela, le banquier remit la feuille sur la table, baisa à la tête le bonhomme étrange, se mit à pleurer et quitta le pavillon. Jamais, à aucune autre époque, même aux jours de ses plus fortes pertes à la Bourse, il n’avait ressenti pour lui-même autant de mépris qu’à cette minute. Rentré chez lui, il se coucha ; mais, longtemps, l’émotion et les larmes l’empêchèrent de s’endormir…

 

Le lendemain matin les gardiens accoururent tout pâles et l’informèrent qu’ils avaient vu l’homme du pavillon sortir par la fenêtre dans le jardin, se diriger vers la porte cochère, et ensuite disparaître.

 

Le banquier se rendit aussitôt avec ses gens dans le pavillon et constata la fuite du reclus. Pour ne pas provoquer de vains bavardages, il prit sur la table la feuille de dédit, et, revenu chez lui, l’enferma dans son coffre-fort.

 

1889.

 

L’HÔTE INQUIÉTANT

Dans la basse petite isba déjetée du forestier Artiome, sous la grande icône sombre, deux hommes sont assis. C’est Artiome lui-même, moujik maigre et de petite taille, à la figure fripée et vieillotte, avec une barbe qui lui sort du cou, et un jeune chasseur de passage, grand gaillard en chemise neuve de cotonnade rouge, chaussé de hautes bottes de marais. Les hommes sont assis sur un banc près d’une petite table à trois pieds sur laquelle brûle paresseusement une bougie plantée dans une bouteille.

 

Derrière la fenêtre, noir, souffle un de ces ouragans dans lesquels la nature se détend avant l’orage. Le vent hurle avec furie et les arbres ployés gémissent douloureusement. L’une des vitres de la fenêtre est remplacée par du papier collé et l’on entend des feuilles arrachées frapper contre lui.

 

– Écoute, orthodoxe, murmure Artiome d’une voix enrouée et fluette, en regardant le chasseur, les yeux fixes et comme effrayés, voilà ce que je te dirai : je ne crains ni les loups, ni les ours, ni autres bêtes ; mais je crains l’homme. On se garde des animaux avec un fusil ou une autre arme, mais contre les méchants pas de salut.

 

– On le sait, on peut tirer sur un animal, mais va tirer sur un brigand !… Tu auras à en répondre et à aller en Sibérie.

 

– Il y a bientôt trente ans, frère, que je suis forestier, et ce que j’ai souffert de la méchanceté des hommes, impossible de le dire ! Ce qu’il en est passé de gens chez moi… Mon isba est sur la percée, le chemin est fréquenté, et il en vient des diables !… Il t’arrive le premier malfaiteur venu qui, sans quitter son bonnet, sans se signer, se jette sur toi en disant : « Donne-moi du pain, espèce de… » Et où le prendre ici, le pain ? Quel droit a-t-il de m’en réclamer ? Suis-je un millionnaire pour nourrir chaque ivrogne qui passe ? Lui, bien entendu, la colère lui emplit les yeux… Ils ont balancé leur croix de baptême, ces diables-là !… Et sans attendre davantage, pan, il t’envoie un coup sur l’oreille et répète : « Du pain ! » Et il n’y a qu’à en donner… Tu ne vas pas te battre avec ces païens-là !… Un autre t’a des épaules larges d’une toise, un poing comme ta botte, et moi, tu vois quelle est ma carrure ; on peut me tuer avec le petit doigt… Alors il briffe le pain que tu lui as donné, et se couche en travers de l’isba sans t’avoir la moindre reconnaissance… Et il y en a encore qui vous demandent de l’argent : « Dis-moi où est ton argent ?… » Quel argent puis-je avoir ? Où le prendrais-je ?

 

– Un forestier qui n’a pas d’argent !… dit le chasseur en riant ; tu touches des appointements chaque mois, et tu dois vendre du bois en cachette.

 

Artiome jeta sur le chasseur un regard effrayé et sa barbe se mit à trembler comme la queue d’une pie.

 

– Tu es trop jeune, lui dit-il, pour dire des mots pareils ; tu auras à en répondre devant Dieu. De quel endroit es-tu donc ? D’où viens-tu ?

 

– Je suis de Viâzovka, le fils de Néfède, le stâroste[5].

 

– Et tu flânes avec un fusil… Moi aussi, quand j’étais jeune, j’aimais cette distraction… Ma foi, oui !… Oh ! que nos péchés sont lourds ! fait Artiome en bâillant ; malheur !… Il y a peu de braves gens, mais des malfaiteurs et des meurtriers, il y en a tant, que Dieu nous en garde !

 

– On dirait que tu as peur de moi ?…

 

– Parbleu, oui !… Pourquoi en aurais-je peur ? Je vois les gens… je les comprends… Tu es entré, et pas d’une mauvaise manière ; tu t’es signé, tu as salué bien comme il faut… Je comprends les gens… Je peux aussi te donner du pain… Je suis veuf, je ne chauffe pas le four, j’ai vendu mon samovar… il n’y a chez moi, par pauvreté, ni viande, ni autre chose ;… mais du pain… à ta disposition.

 

À ce moment-là, quelque chose se mit à gronder sous le banc et ensuite, on entendit une bête félir. Artiome tressaillit, replia les jambes et regarda le chasseur d’un air interrogatif.

 

– C’est mon chien, dit le chasseur, qui agace ton chat. Eh ! diables, taisez-vous ! La paix !… Vous allez être battus !… Ah ! que ton chat est maigre, l’ami ! Rien que la peau et les os !

 

– Il devient vieux, l’âge de crever… Alors tu dis que tu es de Viâzovka ?…

 

– On voit que tu ne le nourris pas… Bien que ce ne soit qu’un chat, c’est tout de même un être vivant… une créature. Il faut en avoir pitié !

 

– Ce n’est pas un endroit sûr, votre Viâzovka, poursuivit Artiome, comme s’il n’entendait pas le chasseur. En un an, on y a deux fois pillé l’église… Et qu’il y ait des anathèmes pareils, hein !… Des gens, autrement dit, qui ne craignent ni les hommes, ni même Dieu… C’est trop peu que de pendre pour cela !… Au temps jadis les gouverneurs faisaient châtier par les bourreaux des gredins pareils !

 

– On peut les punir tant qu’on voudra, les fustiger à blanc, les condamner ; on n’en tirera rien. Tu n’extirperas jamais d’un méchant sa méchanceté.

 

– Sauve-nous, Mère céleste, et aie pitié de nous ! soupira le forestier, la voix entrecoupée. Garde-nous de tout ennemi et de tout adversaire. La semaine passée, à Volôvyi-Zaïmichtchi, un faucheur en a frappé un autre à la poitrine avec sa faux… Il l’a frappé à mort ! Et d’où tout cela est-il venu ? Seigneur, que ta volonté soit faite ! Un des faucheurs sort du cabaret, un autre le rencontre, ivre, lui aussi…

 

Le chasseur, qui écoutait attentivement, tressaillit soudain, allongeant le visage et prêtant l’oreille.

 

– Attends, dit-il au forestier, il me semble que l’on crie…

 

Les deux hommes, sans détacher les yeux de la fenêtre noire, se mirent à écouter. Dans le gémissement de la forêt on entendait les bruits que l’oreille perçoit dans toute tempête, en sorte qu’il était difficile de distinguer si l’on appelait au secours ou si c’était la tourmente qui geignait dans la cheminée. Mais le vent fonça sur le toit, heurta le papier de la fenêtre et apporta un distinct appel : « Au secours ! »

 

– Tu viens de parler de brigands, en voici, dit le chasseur en pâlissant et se levant. On dépouille quelqu’un !

 

– Dieu nous sauve ! bégaya le forestier, pâlissant aussi et se levant.

 

Le chasseur, les yeux vagues, regarda du côté de la fenêtre et se mit à marcher dans l’isba.

 

– Quelle nuit ! marmotta-t-il, quelle nuit ! On n’y voit goutte, juste le temps qu’il faut pour dévaliser quelqu’un. Entends-tu ? Encore un cri !

 

Le forestier regarda l’icône, et, de l’icône, reporta les yeux sur le chasseur, se laissant glisser sur le banc comme un homme accablé par une nouvelle imprévue.

 

– Orthodoxe ! dit-il au chasseur d’une voix dolente, si tu allais dans l’entrée, fermer la porte au verrou !… Il faudrait éteindre aussi !

 

– Pourquoi donc ?

 

– Ils pourraient venir ici… Ah ! nos péchés !…

 

– Il faut aller à leur secours et tu parles de fermer au verrou !… Vois quelle tête tu as ! Allons, viens !

 

Le chasseur mit son fusil à son épaule et prit son chapeau.

 

– Habille-toi, dit-il, et prends ton fusil. Flérka, ici[6] ! cria-t-il à son chien. Flérka !

 

Un chien à longues oreilles rongées, mélange de setter et de chien de paysan, sortit de dessous le banc ; il s’étira aux pieds de son maître et remua la queue.

 

– Pourquoi restes-tu assis ? cria le chasseur au forestier ; ne viens-tu pas ?

 

– Où ça ?

 

– Secourir ceux qui appellent.

 

– Où puis-je aller ? dit le forestier se ramassant. Que Dieu les aide !

 

– Pourquoi ne veux-tu pas venir ?

 

– Après notre effrayante conversation je ne ferais pas un pas dans les ténèbres… Que Dieu soit avec eux !… Que verrais-je dans la forêt que je n’y aie pas vu ?…

 

– Qu’as-tu à craindre ? N’as-tu pas ton fusil ? Viens, fais-moi ce plaisir. Entends ! on continue à crier. Lève-toi !

 

– Quelle idée as-tu de moi, mon gars ? gémit le forestier. Suis-je un imbécile pour courir à ma perte !

 

– Alors tu ne viens pas ?

 

Le forestier se tut. Le chien, qui avait sans doute entendu le cri humain, se mit à aboyer plaintivement.

 

– Viendras-tu ? je te le demande ! cria le chasseur, écarquillant les yeux avec colère.

 

– Tu insistes, ma parole ! fit le forestier, fronçant les sourcils. Vas-y toi-même !

 

– Ah ! gredin ! grogna le chasseur en se tournant vers la porte. Flérka, ici !

 

Il sortit, laissant la porte grande ouverte. Le vent s’engouffra dans l’isba. La flamme de la bougie vacilla, comme inquiète, s’aviva et s’éteignit.

 

Allant fermer la porte sur le chasseur, le forestier vit, dans la laie, un éclair illuminer les flaques d’eau, les pins avoisinants et la silhouette de l’homme qui s’éloignait ; le tonnerre gronda au loin.

 

– Saint ! saint ! saint[7] !… murmura le forestier, se hâtant de glisser dans les grands œillets de fer l’épaisse barre de bois de la porte. Quel temps Dieu nous donne !

 

Rentré dans l’isba, il revint à tâtons vers le four, se coucha, se couvrit jusqu’à la tête avec une veste de peau de mouton. Couché ainsi et tendant l’oreille de toute sa force, il n’entendait plus de cris ; mais, par contre, les coups de tonnerre devinrent de plus en plus violents et prolongés. Il entendit la grosse pluie, chassée par le vent, battre furieusement les vitres et le papier de la fenêtre.

 

– Le diable l’a emporté ! pensa-t-il en se figurant le chasseur trempé par la pluie, butant sur une racine. Parbleu, de peur, il claque des dents !

 

Mais, moins de dix minutes après, des pas retentirent et, bientôt, un coup vigoureux ébranla la porte.

 

– Qui est là ? cria le forestier.

 

– Moi, répondit la voix du chasseur. Ouvre !

 

Le forestier se laissa glisser en bas du four, chercha à tâtons la bougie, et, l’ayant allumée, alla ouvrir la porte. Le chasseur et son chien étaient trempés jusqu’aux os ; ils avaient reçu le gros de la pluie et gouttaient comme des torchons non tordus.

 

– Qu’est-ce que c’était ? demanda le forestier.

 

– Une femme, dans une charrette, avait perdu son chemin… répondit le chasseur, respirant bruyamment ; elle s’était fourrée dans les buissons.

 

– Quelle sotte ! Elle a eu peur, je pense ! Et tu l’as remise sur la route ?

 

– Je ne veux pas répondre à un lâche comme toi !

 

Le chasseur jeta sur le banc son chapeau mouillé et reprit :

 

– Je vois maintenant que tu es un lâche et le dernier des hommes. Et tu es forestier !… et tu reçois des appointements !… Tu es un misérable !… un gredin !…

 

Le forestier se rendit, avec un air gêné, vers le four, soupira, et s’y coucha ; le chasseur s’assit sur le banc, réfléchit, et s’étendit tout de son long. Peu après il souffla la bougie et se recoucha. Au moment d’un coup de tonnerre particulièrement violent, il se retourna, cracha par terre avec dépit, et dit :

 

– Il a peur !… Et si ç’avait été une femme qu’on égorgeait !… À qui était-ce de la défendre ?… Et avec ça, tu es un homme d’âge, un chrétien !… Tu n’es qu’un cochon, voilà tout !…

 

Le forestier gémit et fit un soupir profond. Flérka, quelque part, secoua fortement son corps mouillé ; des gouttes d’eau volèrent de tous côtés.

 

– Alors, dit le chasseur, tu n’aurais eu aucune peine si l’on avait égorgé une femme ? Que Dieu me tue, je ne te croyais pas ainsi !…

 

Un silence se fit. Les nuages d’orage étaient déjà passés ; on entendait au loin les coups de tonnerre, mais la pluie tombait toujours.

 

– Et si, supposons, ce n’avait pas été une femme, mais toi qui eusses crié au secours ?… reprit le chasseur. Aurais-tu été satisfait, animal, si personne n’avait couru à ton aide ? Ta lâcheté me retourne, fusses-tu lancé dans le vide !…

 

Ensuite, après un long intervalle, le chasseur dit :

 

– Si tu as peur, c’est que tu dois avoir de l’argent ! Un pauvre ne redoute rien…

 

– Tu répondras devant Dieu de paroles pareilles… dit d’une voix enrouée Artiome sur le four… Je n’ai pas d’argent !

 

– Oui, oui, raconte ! Les coquins ont toujours de l’argent. Et si tu as peur des gens, c’est que tu en as ! Je devrais te dépouiller exprès pour que tu comprennes !…

 

Artiome, sans bruit, se laissa glisser du four, alluma la bougie et s’assit sous l’icône ; il était pâle. Il ne détachait pas les yeux du chasseur.

 

– Attends un peu que je te dépouille, continua le chasseur en se levant. Tu ne le crois pas ? Il faut apprendre à vivre aux gens de ton espèce !… Dis-moi où est caché ton argent ?

 

Artiome replia ses jambes sous lui et battit des paupières.

 

– Qu’as-tu à te ramasser comme ça ? Où est ton argent ? N’as-tu plus de langue, pitre ? Réponds ! N’en as-tu pas ? Qu’as-tu à te taire ?

 

Le chasseur se dressa et s’approcha du forestier.

 

– Tu arrondis les yeux comme un hibou. Allons, donne-moi ton argent, ou je te tue avec mon fusil !

 

– Qu’as-tu à me houspiller ?… se mit à gémir le forestier. (Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.) Pour quelle raison ?… Dieu voit tout ! Tu répondras devant lui de tous ces mots-là ! Tu n’as aucun droit de me faire donner de l’argent.

 

Le chasseur regarda la figure éplorée d’Artiome, fit la moue et se mit à aller et venir dans l’isba ; puis il enfonça furieusement son chapeau sur sa tête et prit son fusil…

 

– Ah ! que tu es dégoûtant à voir ! souffla-t-il entre les dents. Je ne peux te regarder. Il était dit que je ne coucherais pas chez toi… adieu !… Eh ! Flérka !

 

La porte claqua, et l’hôte inquiétant sortit avec son chien. Artiome ferma la porte derrière lui, se signa et se coucha.

 

1886.

 

FAIT DIVERS

(RÉCIT D’UN VOITURIER)


« Tenez, mon bon monsieur, dans ce petit bois, par delà la ravine, il est arrivé une histoire… Mon défunt père – que Dieu ait son âme ! – portait à son maître cinq cents roubles argent. Nos moujiks, et ceux de Chépéliôvka, affermaient alors les terres de leur propriétaire, et mon père lui apportait le loyer d’une demi-année. Mon père avait la crainte de Dieu, lisait les Écritures, et à Dieu ne plaise qu’il eût fait de faux comptes à qui que ce soit ou eût profité de l’occasion pour le rouler. Aussi les moujiks l’estimaient-ils beaucoup, et, lorsqu’il y avait quelqu’un à envoyer en ville pour parler aux autorités ou porter de l’argent, c’est mon père qu’ils désignaient. Mon père sortait de l’ordinaire. Mais, soit dit sans lui faire offense, il avait une drôle de faiblesse : il aimait à noyer la mouche. Pas moyen de passer devant une auberge sans y entrer boire un verre ; et alors, adieu les chagrins !

 

Mon père connaissait sa faiblesse, et, lorsqu’il portait de l’argent qui ne lui appartenait pas, il m’emmenait toujours avec lui, ou emmenait ma petite sœur Anioûtka, pour ne pas se laisser surprendre par le sommeil ou laisser tomber de l’argent par mégarde.

 

À le dire en conscience, toute notre famille avait un faible pour la vodka ; je sais lire et écrire et pendant six ans ai été employé en ville dans un magasin de tabac ; je peux causer avec n’importe quel monsieur instruit ; je peux dire des paroles bien ; mais, comme je l’ai lu dans un livre, la vodka est le sang de Satan. Et c’est extrêmement vrai, mon bon monsieur ! La vodka m’a tanné la peau ; je n’ai plus la moindre idée, et, vous le voyez, je fais le voiturier comme un ignorant, comme un moujik qui ne sait pas lire…

 

Enfin, comme je vous le raconte, mon père portait de l’argent au bârine[8]. Anioûtka était avec lui, et Anioûtka, en ce temps-là, avait sept ou huit ans, bête comme on n’en voit pas, et à peine l’apercevait-on tant elle était petite. Jusqu’à Kalânntchik, tout alla bien ; mon père n’était pas ivre ; mais dès qu’il fut à Kalânntchik et entré chez Moïsséika, sa faiblesse commença à le travailler. Il avala trois petits verres et se mit à se vanter devant les gens :

 

– Je suis, dit-il, un petit bonhomme simple, et pourtant j’ai cinq cents roubles en poche ! Je pourrais, si je voulais, acheter le cabaret, toute la vaisselle, et Moïsséika, sa juive et ses petits juifs. Je peux, dit-il, tout acheter et racheter.

 

Après avoir ainsi plaisanté, il se mit à se plaindre :

 

– Orthodoxes, dit-il, il est malheureux d’être riche, d’être un marchand ou quelque chose de ce genre !… Pas d’argent, pas de soucis ! mais si on a de l’argent, il faut toujours tenir sa poche, pour que les méchants ne vous volent pas… Il est effrayant de vivre dans le monde pour qui a de l’argent…

 

Les ivrognes du cabaret écoutaient, naturellement, faisaient leurs réflexions et se tenaient pour avertis. On construisait alors le chemin de fer à Kalânntchik, et il y avait par là toute une racaille, des escouades de va-nu-pieds, en veux-tu en voilà, comme des sauterelles. Mon père y prit garde après coup ; mais il était trop tard. Un mot n’est pas un moineau : une fois envolé, on ne le reprend plus. Mon père et ma sœur, mon bon monsieur, vont par le bois, et, tout d’un coup, quelqu’un, à cheval, galope derrière eux. Mon père, on peut le dire, n’était pas un poltron, mais il eut des soupçons. Le chemin de ce bois n’est pas fréquenté ; on n’y passe que les foins et le bois : un cavalier n’a rien à y faire, surtout au moment des travaux des champs. S’il en passe un, ce n’est pas pour le bien.

 

– On dirait qu’on nous poursuit ? dit mon père à Anioûtka, on galope trop fort. À ce cabaret, j’aurais dû me taire ; eussé-je avalé ma langue ! Oïe, ma fille, j’ai un mauvais pressentiment !

 

Il réfléchit quelque temps au danger de la situation et dit à ma petite sœur :

 

– L’affaire devient mauvaise, peut-être est-ce bien une poursuite. En tout cas, ma chère Anioûtka, prends, ma petite, l’argent, fourre-le dans le pan de ta jupe et va te cacher derrière un buisson. Si ça tourne mal, si les maudits tombent sur moi, cours chez ta mère et remets-lui l’argent, qu’elle l’apporte à l’échevin. Seulement, prends garde de ne pas tomber sous les yeux de qui que ce soit. Coule-toi tantôt par les bois, tantôt par les ravins, de façon à ce que personne ne te voie. Prends tes jambes à ton cou et appelle à ton aide Dieu le miséricordieux. Le Christ soit avec toi !

 

Mon père remit à Anioûtka le paquet d’argent. Elle choisit le buisson le plus épais et s’y blottit.

 

Peu après, trois hommes à cheval foncèrent sur mon père : l’un, fort, à grosse face, chemise rouge et grandes bottes ; les deux autres, déchirés, fripés, probablement des chemineaux. Cela tourna en effet, mon bon monsieur, comme mon père l’avait prévu. L’homme à la chemise rouge, un moujik robuste, sortant de l’ordinaire, arrêta son cheval, et tous trois s’en prirent à mon père.

 

– Arrête, espèce de ci, espèce de ça ! Où est l’argent ?

 

– Quel argent ?… Va-t’en au diable !

 

– L’argent que tu portes au bârine pour le loyer. Donne-le, espèce de ci, espèce de ça, diable chauve !… ou tu vas perdre ton âme ! Tu passeras sans confession !

 

Et ils se mirent à exercer leur violence sur mon père, qui, au lieu de les supplier ou de pleurer, ou autre chose encore, se mit en colère et commença à les traiter, on peut le dire, de façon sévère.

 

– Pourquoi m’accostez-vous, dit-il, maudits ? Gens de la lie, il n’y a pas de Dieu en vous ; le choléra ne vous peut rien ! Ce n’est pas de l’argent qu’il vous faut, mais des verges, de façon à ce que le dos vous démange pendant trois ans. Déguerpissez, butors, ou je vais me défendre ! J’ai dans ma poche un pistolet à six coups !

 

Mais ces mots fâchèrent encore plus les brigands, qui se mirent à cogner mon père avec tout ce qu’ils avaient en mains.

 

Ils fouillèrent la charrette, fouillèrent mon père et lui enlevèrent même ses bottes. Quand ils virent que mon père, battu, ne faisait que jurer de plus en plus fort, ils commencèrent à le martyriser de toutes façons. Pendant ce temps-là, Anioûtka était assise dans le buisson, et, la pauvre, elle voyait tout. Quand elle vit enfin mon père tombé à terre et râlant, elle se leva et se sauva par les fourrés et les ravins, vers la maison.

 

Elle était toute petite, sans aucune raison ; elle ne connaissait pas le chemin et courait droit devant elle, sans savoir où. Il n’y avait pas dix verstes jusqu’à la maison. Un autre n’y aurait mis qu’une heure, mais un enfant, on le comprend, fait un pas en avant et deux en arrière, et il n’est pas facile de marcher pieds nus sur les épines des pins ; il faut en avoir l’habitude ; tandis que nos petites filles restaient toujours juchées à grouiller sur le poêle ou se traînaient dans la cour, et avaient peur d’aller dans les bois.

 

Vers le soir, Anioûtka arriva près d’une cahute. Elle regarde. C’était une isba, l’isba du garde forestier, derrière Soukhoroûkhovo, dans une forêt de l’État que des charbonniers affermaient. Elle frappe à la porte. La femme du garde sort. Anioûtka se met, avant tout, à fondre en larmes, et lui explique tout ce qui en était, tout franchement ; elle lui parla même de l’argent qu’elle avait. La femme du garde commence à la plaindre.

 

– Ma mignonne, ma petite baie, tu es si petite que Dieu t’a gardée ! Mon enfant chéri, entre dans l’isba. Je te donnerai au moins à manger !

 

Elle se mit à cajoler Anioûtka, la fit manger et boire, et pleura même avec elle ; et elle lui complut tellement que la fillette, figure-toi ça, lui remit le paquet d’argent.

 

– Je le cacherai, ma petite lumière, te le rendrai demain matin, et te reconduirai jusque chez toi, ma poulette.

 

La femme prit l’argent, fit coucher Anioûtka sur le poêle où séchaient des balais de bouleau, et, sur ces balais, dormait aussi la fille du garde, aussi petite que notre Anioûtka. Anioûtka nous racontait ensuite l’odeur qu’avaient ces balais : ils sentaient le miel. Anioûtka s’étendit, mais ne put dormir : elle pleurait tout bas ; elle regrettait son papa et avait peur. Seulement, mon bon monsieur, une heure ou deux passent, et elle voit entrer dans l’isba les trois brigands qui avaient torturé mon père. Celui à grosse figure, qui avait la chemise rouge, – leur chef – s’approcha de la femme, et dit :

 

– Eh bien, ma femme, nous avons supprimé une âme pour rien ! Nous avons, dit-il, tué un homme à midi. Pour l’avoir tué, nous l’avons tué, mais nous n’avons pas trouvé sur lui un liard…

 

Cet homme à chemise rouge était donc le mari de la femme.

 

– Un homme, dirent ses camarades déguenillés, a péri pour rien ; nous nous sommes mis, pour rien, un péché sur la conscience.

 

La femme les regarde tous les trois et sourit.

 

– De quoi ris-tu, sotte ?

 

– Je ris parce que je n’ai pas perdu d’âme, pas mis de péché sur ma conscience, et j’ai trouvé l’argent !

 

– Quel argent ? Que chantes-tu là ?

 

– Vois, si je chante !

 

La femme du garde défait le paquet et leur montre l’argent, la maudite ; puis elle raconta tout, comment Anioûtka était arrivée, ce qu’elle avait dit, et ainsi de suite. Les meurtriers se réjouirent, se mirent à partager, furent près de se battre ; puis ils s’attablèrent pour bâfrer. Et Anioûtka, la pauvrette, reste couchée, entend tout ce qu’ils disent et tremble comme un Juif dans la poêle. Que faire ? Elle comprit à leurs paroles que mon père était mort, restait étendu à travers la route, et il lui sembla, pauvre sotte, que les loups et les chiens le mangeaient, que notre cheval s’était enfui loin dans les bois, que les loups l’avaient mangé aussi, et qu’on allait la mettre en prison et la battre pour n’avoir pas su garder l’argent.

 

Les brigands, ayant mangé leur saoul, envoyèrent la femme chercher à boire. Ils lui donnèrent cinq roubles pour acheter de la vodka et du vin doux. Avec l’argent d’autrui ils faisaient bombance, et ils envoyèrent une seconde fois la femme chercher du vin pour boire jusqu’à plus soif.

 

– Nous ferons, braillent-ils, la noce jusqu’au matin ! Nous avons maintenant beaucoup d’argent ; il n’y a pas à ménager. Bois, mais tiens ton esprit droit[9] !

 

À minuit, quand ils furent tous absolument pleins, la femme courut pour la troisième fois chercher de la vodka. Le garde, en titubant, marcha deux ou trois fois de long en large dans l’isba.

 

– Eh bien quoi, les frères, dit-il, il faut dépêcher la petite. Si nous la laissons, ce sera le premier témoin contre nous.

 

Ils discutèrent, se concertèrent et décidèrent de ne pas laisser Anioûtka vivante, de l’égorger. Il est sûr que c’est effrayant d’égorger un innocent. Seul un ivrogne ou un fou peut prendre sur lui une pareille chose. Ils disputèrent peut-être une heure qui la tuerait ; ils s’embauchaient l’un l’autre, furent encore près de se battre ; mais personne n’acceptait. Alors ils tirèrent au sort. C’est le garde qui fut désigné. Il but encore un plein verre, fit une exclamation, et alla dans l’entrée, chercher sa hache.

 

Mais Anioûtka-la-petite avait l’œil. Bien que bête, elle inventa une chose, pensez un peu, qui ne serait même pas venue dans la tête de quelqu’un d’instruit. Ou, peut-être, Dieu eut-il pitié d’elle, et lui envoya-t-il de la raison à ce moment-là ; ou peut-être encore la peur la fit-elle plus délurée… En tout cas, tout démêlé, elle se trouva plus rusée qu’eux tous. Elle se leva sans bruit et se mit à prier. Elle prit la veste en peau de mouton dont la femme du garde l’avait couverte, et, vous le savez, la fille du garde, du même âge qu’elle, était couchée à côté d’elle sur le poêle. Anioûtka posa sa veste en peau de mouton sur cette petite, prit le caraco de la femme et le plaça sur elle. Elle fit donc un échange. Puis elle jeta le caraco sur sa tête et traversa ainsi l’isba devant les ivrognes. Eux, croyant que c’était la fille du garde, ne la regardèrent même pas. Heureusement pour elle, la femme n’était pas dans l’isba : elle était allée chercher la vodka ; autrement elle n’aurait pas échappé à la hache, car l’œil de la femme est perçant comme celui de l’autour. La femme a l’œil aigu.

 

Anioûtka sortit de l’isba, et, sans savoir où elle allait, partit à toutes jambes. Toute la nuit elle rôda dans la forêt ; au matin, se trouvant près de la lisière, elle courut sur la route. Dieu voulut qu’elle rencontrât le scribe Iégor Danîlytch, – Dieu ait son âme ! – Il s’en allait pêcher à la ligne. Anioûtka lui raconta tout. Pouvait-il être question de pêche ?… Il revint vite au village, rassembla les moujiks, et, dardare, on fila chez le garde.

 

On y arriva que les meurtriers étaient tous couchés à la débandade, ivres-morts, là où chacun d’eux était tombé. La femme était saoule elle aussi. Avant toute chose, on les fouilla, on leur reprit l’argent, et, lorsqu’on regarda sur le poêle – soit avec nous la force de la croix ! – la fille du garde, sur les balais de bouleaux, la tête tout en sang, gisait sous la veste de peau de mouton, tuée à la hache. On réveilla les moujiks et la femme ; on leur attacha les mains derrière le dos, et on les emmena au canton. La femme beuglait, mais le garde ne faisait que secouer la tête et demandait :

 

– Il faudrait prendre du vulnéraire, les frères ! la tête fait mal.

 

Il y eut ensuite, comme de coutume, le jugement en ville. On les punit d’après toute la sévérité des lois.

 

Voilà, mon bon monsieur, l’histoire qui est arrivée dans ce bois au delà de la ravine. On le voit à peine. Le soleil rouge se cache derrière. Je cause avec vous et les chevaux se sont arrêtés comme s’ils écoutaient aussi. Eh ! vous, mes jolis, mes bons, filez un peu ! Le bârine est un bon monsieur ; il donnera un bon pourboire. Eh ! mes pigeons !

 

1887.

 

LA MESURE DÉPASSÉE

L’arpenteur Glèbe Gavrîlovitch Smirnov arriva à la station « Gniloûchki »[10]. De la gare à la propriété qu’on lui avait demandé de borner, il restait à faire en voiture de trente à quarante verstes. (Si le conducteur n’est pas ivre et si les chevaux ne sont pas des rosses, il n’y en aura pas même trente ; mais si le conducteur est ivre, et les chevaux fourbus, ça en fera au moins cinquante.)

 

– Dites-moi, s’il vous plaît, demanda l’arpenteur au gendarme de la gare, où puis-je ici trouver des chevaux de poste ?

 

– Des chevaux de poste ? Ici, à cent verstes à la ronde, vous n’en trouverez pas ! Il n’y a pas un chien passable, encore bien moins des chevaux de poste… Où donc allez-vous ?

 

– À Dièvkino, à la propriété du général Khôkhotov.

 

– Alors, dit en bâillant le gendarme, allez derrière la gare ; il y a parfois, dans la cour, des paysans qui conduisent les voyageurs.

 

L’arpenteur soupira et se rendit à l’endroit indiqué. Après de longues recherches, des pourparlers et des hésitations, il trouva un énorme moujik, taciturne, grêlé, au cafetan déchiré, chaussé de sandales de tille.

 

– Quelle diable de charrette tu as ! lui dit l’arpenteur renfrogné, en montant dans la télègue. On ne saurait où en est le devant, ni le derrière.

 

– Qu’y a-t-il à chercher ? Où est la queue du cheval, c’est le devant, et, où est assise Votre Noblesse, c’est le derrière…

 

Le cheval était jeune, mais efflanqué, les jambes arquées, les oreilles déchirées. Quand le conducteur se souleva sur son siège et le fouetta avec la corde mise au bout de ses rênes, le cheval ne fit qu’agiter la tête ; mais lorsque l’homme jura, en le fouaillant une seconde fois, le chariot geignit et se mit à trembler comme s’il avait la fièvre ; au troisième coup, le chariot s’ébranla ; au quatrième, il se mit en route.

 

– Va-t-on marcher comme ça tout le temps ? demanda l’arpenteur, se sentant fortement secoué et s’étonnant de l’art avec lequel les conducteurs russes marient le cahotement qui vous retourne l’âme à la lenteur des pas de la tortue.

 

– On arrivera !… fit le conducteur rassurant. La jument est jeune, vive… Laissez-lui seulement le temps de s’échauffer, on ne pourra plus la retenir… Hue, damnée !

 

La nuit tombait quand la charrette quitta la gare.

 

À droite de l’arpenteur s’étendait sans limite ni fin une plaine sombre et gelée… S’y enfoncer, c’est sans doute aller au diable vauvert. À l’horizon, où la plaine disparaît et se confond avec le ciel, un rouge et froid couchant d’automne s’éteint paresseusement. À gauche de la route se dressent dans l’air qui s’obscurcit de vagues moutonnements, meules d’antan ou villages. L’arpenteur ne voyait pas ce qu’il y avait en avant, car, dans cette direction, tout le champ de sa vision était obstrué par le large dos, mal bâti, du conducteur. Il n’y avait pas de vent, mais il faisait froid, il gelait.

 

« Quel coin perdu tout de même !… pensait l’arpenteur, tâchant de couvrir ses oreilles avec le col de son manteau. Ni habitation, ni palis. Si par malheur on vous attaquait pour vous dévaliser, nul n’en saurait rien, alors même que l’on tirerait le canon !… Et ce conducteur n’est pas rassurant ! Quel énorme dos !… Si ce fils de la nature vous touche seulement du doigt, votre âme peut quitter votre corps ! Et quelle trogne bestiale, suspecte !… »

 

– Eh ! mon bon, demanda l’arpenteur, comment t’appelles-tu ?

 

– Moi ? Klîme.

 

– Dis-moi, Klîme, que fait-on par ici ? On n’y court pas de dangers ? On n’y fait pas de bêtises ?

 

– Non, rien ; Dieu nous en préserve !… Qui donc en ferait ?

 

– C’est bien qu’on n’en fasse pas… Mais, à tout besoin, dit en hâblant l’arpenteur, j’ai sur moi trois revolvers… Et un revolver, tu sais, ce n’est pas une plaisanterie ! On peut s’en tirer avec dix brigands…

 

La nuit était venue. Le chariot soudain grinçant, hurlant, tremblant, tourna à gauche, comme à regret.

 

« Où me mène-t-il ? pensa l’arpenteur. Il filait tout droit, et le voilà qui tourne à gauche. Fichtre, il va me mener, le gredin, dans quelque repaire… et… et… Il arrive de ces choses-là ! »

 

– Écoute, dit-il au conducteur, alors tu dis que par ici il n’y a pas de danger ?… Quel dommage !… J’aime à me battre avec les brigands !… Je semble maigre et maladif, mais j’ai la force d’un bœuf… Une fois, j’ai été attaqué par trois brigands… Et que crois-tu ? J’en ai tellement étrillé un que… que, imagine-toi ça, il en est mort ; et les deux autres sont allés à cause de moi en Sibérie, aux travaux forcés… D’où vient ma force, je l’ignore… J’attrape d’une main un géant dans ton genre, et… et je le flanque à terre.

 

Klîme se retourna vers l’arpenteur. Tout son visage se crispa ; il fouailla son cheval.

 

– Oui, l’ami, continua l’arpenteur, je ne conseillerai à personne de s’en prendre à moi. Non seulement le brigand y laissera bras ou jambes, mais il devra encore passer devant le tribunal. Je connais tous les commissaires et les juges. Je suis un homme en fonctions… quelqu’un dont on a besoin… Je suis en route, et les autorités le savent… Elles veillent à ce que personne ne me fasse du mal. Derrière le moindre buisson sont postés, sur tout le chemin, des officiers de policé et des centeniers… Arrête, arrête !… cria tout à coup l’arpenteur. Où vas-tu ? Où me conduis-tu ?

 

– Ne le voyez-vous pas ? Dans un bois !

 

« Effectivement, pensa l’arpenteur, c’est un bois. Et moi qui ai eu peur !… Il ne faut pourtant pas laisser voir son inquiétude… Il a déjà remarqué que j’ai peur… Pourquoi se retourne-t-il si souvent vers moi ? Il combine assurément quelque chose… Avant, il avançait à peine, toujours au pas, et, maintenant, ce qu’il galope ! »

 

– Écoute, Klîme ! Pourquoi pousses-tu si fort ton cheval ?

 

– Je ne le pousse pas… c’est lui qui va de ce train-là… Quand il s’y est mis il n’y a plus moyen de l’arrêter… Il en est malheureux lui-même d’aller si vite…

 

– Tu mens, l’ami ! Je vois que tu mens ! Seulement je ne te conseille pas d’aller si vite… Retiens ton cheval !… Entends-tu ? retiens-le !

 

– Pourquoi ?

 

– Pourquoi ?… Parce que quatre de mes collègues doivent me rejoindre. Il faut qu’ils puissent me rattraper dans ce bois… Il sera plus gai de voyager ensemble… Ce sont des gens forts… bien découplés… Chacun a son pistolet… Qu’as-tu à te retourner tout le temps, et à remuer comme sur des aiguilles ? Hein ? Moi, l’ami, je… Il n’y a pas, l’ami, à se retourner vers moi !… Il n’y a en moi rien d’intéressant… Mes revolvers, peut-être, seulement ?… Tiens, si tu veux, je peux te les montrer… Tu le veux ?…

 

L’arpenteur fit semblant de fouiller dans ses poches, et, à ce moment-là, se produisit ce à quoi il ne pouvait s’attendre malgré toute sa poltronnerie… Klîme dégringola tout à coup de la charrette et alla se jeter à quatre pattes dans le fourré.

 

– Au secours ! se mit-il à crier à pleine voix ; au secours ! Prends, damné, mon cheval et ma charrette, mais ne me tue pas !… Au secours !

 

On entendit des pas rapides qui s’éloignaient, un bruit de bois brisé ; et ce fut le silence… L’arpenteur, qui ne s’attendait pas à cela, arrêta tout d’abord le cheval, puis se rassit, se réinstalla dans la charrette et se mit à penser…

 

« Il s’est sauvé… Il a eu peur, l’imbécile… Maintenant, que faire ? Je ne puis continuer mon voyage ; je ne connais pas la route, et on va croire que je lui ai volé son cheval… Que faire ?… »

 

– Klîme !… Klîme !…

 

– Klîme !… répondit l’écho.

 

À l’idée qu’il devrait passer toute la nuit dans un bois noir, au froid, à n’écouter que des loups, l’écho et l’ébrouement du cheval efflanqué, l’arpenteur sentit son dos se crisper comme au froid d’une râpe.

 

– Mon petit Klîme ! cria-t-il, mon ami ! Où es-tu, Klîmouchka[11] ?

 

L’arpenteur cria près de deux heures. Ce ne fut qu’après s’être enroué et s’être fait à l’idée de coucher dans le bois qu’un souffle d’air apporta jusqu’à lui un faible gémissement.

 

– Klîme ! Est-ce toi, mon ami ? Partons !

 

– Tu… tu me tueras…

 

– Mais j’ai plaisanté, mon ami ! Que Dieu me punisse ! j’ai plaisanté ! Est-ce que j’ai des revolvers ? J’ai menti par peur. Fais-moi cette grâce, partons ! Je gèle.

 

Klîme, ayant sans doute réfléchi qu’un véritable brigand aurait déjà disparu depuis longtemps avec le cheval et la charrette, sortit du bois, et s’approcha avec circonspection de son voyageur.

 

– Allons, nigaud, de quoi as-tu eu peur ? J’ai… plaisanté, et tu as pris peur !… Monte !

 

– Que Dieu soit avec toi, bârine[12], grogna Klîme en montant dans la télègue. Si j’avais su, pour cent roubles je ne t’aurais pas conduit !… J’ai failli mourir de peur…

 

Klîme donna un coup de fouet au cheval… La charrette trembla… Klîme donna un second coup… la charrette s’ébranla… Au quatrième coup, quand la charrette démarra, l’arpenteur se couvrit les oreilles avec le col de son manteau et se mit à songer. La route et Klîme, maintenant, ne lui paraissaient plus dangereux.

 

1885.

 

LE SOUS-OFF PRICHIBÈIÉV

– Sous-officier Prichibèiév, vous êtes accusé d’avoir, ce 3 septembre, insulté en paroles et en fait le garde rural Jîguine, l’échevin de district Aliâpov, le centenier Iéfîmov, les notables Ivânov et Gavrîlov, et six paysans. Les trois premiers ont été insultés par vous en service commandé. Vous reconnaissez-vous coupable ?

 

Prichibèiév, vieux sous-off ridé, mal rasé, porte militairement ses mains à la couture de son pantalon et répond d’une voix rauque, étouffée, en martelant chaque mot, comme s’il commandait :

 

– Votre Haute Noblesse, monsieur le juge de paix, en conséquence de tous les articles de la loi, il se trouve une raison de certifier toute circonstance par action réciproque. Le coupable, ce n’est pas moi, mais tous les autres. Toute l’affaire est venue – Dieu ait son âme ! – d’un cadavre mort. Je m’en allais, le 3 du mois, tranquillement et noblement avec ma femme Annphîssa, et je vois sur la berge un tas de gens de toute sorte. De quel droit, demandé-je, ces gens se sont-ils attroupés là ? Pourquoi cela ? Est-il dit dans la loi que les gens doivent marcher en troupeau ? Je crie : « Dispersez-vous ! » Je me mets à bousculer les gens pour qu’ils rentrent chez eux, j’ordonne au centenier de les faire filer…

 

– Pardon, vous n’êtes ni le garde rural, ni l’ancien ; est-ce votre affaire de faire circuler les gens ?

 

– Ce n’est pas son affaire ! Pas son affaire ! crient des voix de différents coins de la salle. Il ne nous laisse pas vivre, Votre ’oblesse !… Il y a quinze ans que nous le supportons !… Depuis qu’il est de retour du service, c’est à s’enfuir du village ! Il nous a tous mis à bout !

 

– C’est justement ça, Votre ’oblesse, dit l’ancien, cité comme témoin. C’est toute la commune qui se plaint. Il n’y a pas moyen de vivre avec lui ! Que nous portions les icônes, qu’il y ait un mariage, ou, enfin, à toute occasion : partout il crie, il braille, fait du service !… Il tire les oreilles aux petits, surveille les femmes pour qu’il ne leur arrive rien, tout comme s’il était leur beau-père… Un de ces jours il a fait le tour des isbas et a donné l’ordre de ne pas chanter et de ne pas avoir de lumière le soir ; il n’y a pas, dit-il, de loi qui permette qu’on chante…

 

– Attendez, dit le juge de paix, vous aurez le temps de déposer. Que Prichibèiév continue à dire ce qu’il a à dire. Continuez, Prichibèiév !

 

– À vos ordres, monsieur ! dit le sous-officier de sa voix enrouée. Vous daignez dire, Votre Haute Noblesse, que ce n’est pas mon affaire de faire circuler les gens… Bon, monsieur !… Et s’il arrive quelque désordre ?… Est-ce que l’on peut permettre que les gens fassent du désordre ? Où est-il écrit dans la loi que l’on laisse la liberté aux gens ? Je ne peux pas le permettre, monsieur. Si je ne les fais pas circuler et ne les menace pas, qui le fera ? Personne ne connaît les véritables règlements, et, moi seul, dans tout le village, on peut le dire, Votre Haute Noblesse, je sais comment il faut traiter les gens de basse condition ; et je peux, Votre Haute Noblesse, tout comprendre. Je ne suis pas moujik, mais sous-officier fourrier en retraite, qui a servi à Varsovie, à l’état-major ; ensuite, après ma libération, daignez-le savoir, j’ai servi comme pompier ; puis, par faiblesse et maladie, j’ai quitté les pompiers, et ai servi deux ans comme portier dans un progymnase classique de jeune gens… Je connais tous les règlements, monsieur. Mais les moujiks sont des gens simples ; ils ne comprennent rien ; mais ils doivent m’écouter parce que j’agis pour leur propre bien. Prenons, par exemple, cette affaire… Je fais circuler les gens, et il se trouve sur le sable de la rive le cadavre noyé d’un homme mort. C’est en se basant sur quoi, demandé-je, qu’il se trouve là ? Est-ce de l’ordre ? Que fait le garde rural ? Pourquoi, dis-je, garde, n’as-tu pas prévenu les autorités ? Peut-être ce défunt noyé s’est-il noyé lui-même, ou peut-être est-ce une affaire qui sent la Sibérie ! Peut-être est-ce un meurtre criminel… Et le garde rural Jîguine n’y fait aucune attention ; il continue à fumer sa cigarette. « Qu’est-ce que vous avez, dit-il, à faire le donneur d’ordres ? D’où est-ce qu’il sort ? dit-il. Est-ce que nous ne savons pas, sans lui, ce que nous avons à faire ! » Conséquemment, lui dis-je, espèce d’imbécile, tu ne le sais pas, puisque tu restes là sans faire attention. « Dès hier, me dit-il, je l’ai fait savoir au commissaire rural. » Pourquoi donc ça, lui demandé-je, au commissaire rural ? En vertu de quel article du code des lois ? Est-ce que dans les affaires où il y a des noyés ou des étranglés, ou autres choses semblables, le commissaire rural peut quelque chose ? C’est là, lui dis-je, une affaire criminelle, civile… Il faut, dans cette affaire, dis-je, envoyer au plus vite une estafette à M. le juge d’instruction et aux juges, s’il vous plaît ! Et tout d’abord, tu dois dresser un procès-verbal, et l’envoyer à M. le juge de paix. Et lui, le garde rural, il ne fait qu’écouter et rire ! Et les moujiks aussi… Tous riaient, Votre Haute Noblesse. Je peux en témoigner sous serment. Celui-ci a ri, celui-là aussi, et Jîguine a ri. Pourquoi, leur dis-je, montrez-vous vos dents ? Et le garde rural se met à dire : « Les affaires comme celle-ci, ne sont pas de la dépendance du juge de paix. » Ces mots-là m’ont donné chaud… Garde rural – demande Prichibèiév à Jîguine – tu as bien dit ça ?

 

– Oui, je l’ai dit.

 

– Tout le monde a entendu comme tu as dit ça devant le simple peuple : « Ces affaires ne sont pas de la dépendance du juge de paix. » Tout le monde l’a entendu !… Cela m’a donné chaud, Votre Haute Noblesse, et, même, j’en ai eu peur. « Répète, dis-je, répète, individu, ce que tu as dit ! » Et il le répète… Moi, je me jette sur lui. « Comment, dis-je, oses-tu t’exprimer ainsi au sujet de M. le juge de paix ? Tu es garde rural, et tu vas contre l’autorité ? Hein ? Sais-tu, lui dis-je, que pour de pareilles paroles, M. le juge de paix, peut, s’il le veut, t’envoyer à la direction de la gendarmerie du gouvernement pour conduite suspecte ? Oui, sais-tu, dis-je, où M. le juge de paix peut t’envoyer pour de pareilles paroles politiques ? » Et l’échevin se met à dire : « Le juge de paix ne peut rien au delà de ses limites. Seules les petites affaires sont de sa dépendance. » Lui aussi l’a dit ; tous l’ont entendu !… « Comment donc oses-tu, dis-je, abaisser l’autorité ? Mais, dis-je, ne plaisante pas avec moi ; autrement, l’ami, ça va faire vilain ! » Autrefois, à Varsovie, ou bien quand j’étais portier au progymnase classique de jeunes gens, lorsque j’entendais des mots qui n’allaient pas, je regardais dans la rue si je n’apercevais pas un gendarme : « Viens ici, lui disais-je, cavalier, » et je lui rapportais tout. Mais là, dans un village, à qui le dire ?… La colère me prit. J’ai été choqué de ce que les gens d’à présent s’oublient dans leur fantaisie et leur désobéissance ; et j’ai levé le bras… et non pas, bien sûr, trop fort, mais comme ça, régulièrement, doucement, pour qu’il n’ose pas dire à votre sujet, Votre Haute Noblesse, de pareils mots… Le garde rural défendit l’échevin. Et moi, conséquemment, j’ai cogné le garde rural… Et ça a marché… Je me suis échauffé, Votre Haute Noblesse, mais est-ce qu’on peut se passer de cogner ? Si on ne cogne pas un imbécile, on en a le péché sur la conscience ; surtout lorsqu’il y a une raison… et s’il y a du désordre…

 

– Permettez ! Pour obvier aux désordres, il y a quelqu’un. Il y a pour cela le garde rural, l’ancien de village, le centenier…

 

– Le garde rural ne peut pas tout surveiller, et il ne comprend pas ce que je comprends…

 

– Mais comprenez bien que ce n’est pas votre affaire !

 

– Comment, monsieur ? pas mon affaire ! C’est étrange, monsieur !… Les gens font du désordre, et ce n’est pas mon affaire ! Ils se plaignent que j’empêche de chanter… Mais qu’est-ce qu’il y a de bon dans les chansons ? Au lieu de s’occuper à travailler, ils chantent… Et ils ont encore pris la mode d’allumer le soir. Il faut se coucher pour dormir, et ils causent, ils rient ! J’en ai pris note, monsieur !

 

– Qu’avez-vous pris en note ?

 

– Ceux qui ont de la lumière.

 

Prichibèiév tire de sa poche un papier graisseux, ajuste ses lunettes, et lit :

 

– Paysans qui allument le soir : Ivane Prôkhorov, Sâvva Mikîforov, Piôtre Piétrov, la femme du soldat, Choûstrova, veuve qui vit en dérèglement prohibé avec Sémiône Kîsslov… Ignate Svertchok s’occupe de sorcellerie, et sa femme, Mâvra, est une sorcière qui va, la nuit, traire les vaches des autres.

 

– Il suffit ! déclare le juge de paix.

 

Et il commence à interroger les témoins.

 

Le sous-officier Prichibèiév relève ses lunettes sur son front et regarde avec étonnement le juge de paix, qui n’est évidemment pas de son côté. Ses yeux saillants brillent ; son nez devient rouge vif. Il regarde le juge de paix, les témoins ; il ne peut pas comprendre pourquoi le juge de paix est si ému, et pourquoi, de tous les coins de la salle, on entend tantôt des murmures, tantôt des rires étouffés. Le verdict est également incompréhensible pour lui : un mois de prison.

 

– Pourquoi ça ! dit-il, ouvrant les bras, sans comprendre. Par quelle loi ?

 

Il est clair pour lui que le monde a changé et qu’il n’est plus possible d’y vivre. Des pensées sombres, déprimantes l’envahissent. Mais sorti de la salle, et voyant les moujiks qui s’assemblent et parlent de quelque chose, il met, par une habitude qu’il ne peut vaincre, les mains au long de la couture de son pantalon et crie d’une voix enrouée, furieuse :

 

– Gens, circulez !… Ne vous attroupez pas ! Rentrez chez vous !

 

1885.

 

AH ! PUBLIC !

« Fini, je ne boirai plus ! Pour rien… rien au monde !… Il est temps de se faire une raison. Il faut travailler, trimer… On aime à toucher ses appointements, donc il faut travailler honnêtement, avec ardeur, en conscience, en prenant sur son repos et sur le sommeil. Cesse de te mignarder !… Tu t’es habitué, l’ami, à recevoir tes gages sans les gagner ; et c’est mal !… C’est mal. »

 

Le contrôleur-chef Podtiâguine, après s’être fait diverses admonitions de ce genre, ressentit soudain une incoercible propension au travail. Bien qu’il fût près de deux heures du matin, il réveilla ses contrôleurs et les emmena, dans les wagons, vérifier les billets.

 

– Vos billets !… clamait-il en faisant fonctionner gaiement sa pince.

 

Enveloppées dans la demi-obscurité du wagon les silhouettes endormies sursautent, encensent de la tête et tendent les billets.

 

– Vos billets ? demande Podtiâguine à un voyageur de seconde classe, homme malingre, tendineux, emmitouflé dans sa pelisse et dans un plaid, et entouré de coussins… Vos… billets !

 

Plongé dans le sommeil, l’homme malingre ne répond pas. Le contrôleur-chef lui touche l’épaule, et répète impatiemment :

 

– Vos… billets !…

 

Le voyageur tressaille, ouvre les yeux et regarde Podtiâguine avec effroi.

 

– Quoi ?… Hein ?

 

– Je vous le demande poliment : vos… billets ! Ayez l’obligeance de…

 

– Mon Dieu ! gémit l’homme malingre avec une mine éplorée. Seigneur, mon Dieu ! Je souffre de rhumatisme… voilà trois nuits que je ne dors pas, j’ai pris de la morphine pour dormir, et vous venez me tarabuster avec vos billets ! Il faut être sans pitié !… inhumain ! Si vous saviez combien il m’est difficile de m’endormir, vous ne me dérangeriez pas pour une pareille niaiserie… C’est être sans pitié… Ça n’a pas de bon sens !… Et quel besoin avez-vous de mon billet ?… C’est même bête !

 

Podtiâguine se demande s’il faut se fâcher, et décide qu’il le faut.

 

– Vous n’avez pas à crier ici, dit-il, ce n’est pas un cabaret !

 

– Du moins, au cabaret, fait le voyageur, toussant, les gens sont plus humains. Que j’aille me rendormir maintenant !… Et, c’est étonnant : j’ai voyagé partout à l’étranger sans que personne me demande de billet, et ici, tout le temps, comme si le diable les poussait, on ne fait que ça !…

 

– Eh bien, allez-y à l’étranger si vous vous y plaisez !

 

– C’est bête, monsieur !… Oui ! Ce n’est pas assez d’empoisonner les voyageurs dans la fumée, l’excès de chauffage et les courants d’air, on veut encore, du diable, les accabler de formalités !… Il a besoin de mon billet !… Dites-moi un peu, quel zèle !… Si encore c’était sérieusement pour le contrôle, mais la moitié du train voyage sans billets !

 

– Écoutez, monsieur, dit Podtiâguine devenant rouge, veuillez répéter ce que vous venez de dire ! Si vous ne cessez pas de crier et de déranger le public, je vais être obligé de vous faire descendre à la prochaine station, et de dresser acte de la chose.

 

– C’est révoltant ! s’indignent les voyageurs. Il s’en prend à un malade !… Voyons, ayez donc de la pitié !

 

– Mais, fait Podtiâguine, s’effarant, c’est monsieur lui-même qui se fâche ! Bon, je ne prendrai pas son billet !… À votre volonté… Mais vous le savez bien, c’est mon service qui l’exige ! Ah ! bien sûr, si ce n’était pas mon service… Vous pouvez le demander au chef de gare… à qui vous voudrez…

 

Podtiâguine s’éloigne en levant les épaules. D’abord il se sent offensé et malmené, mais, ayant contrôlé deux ou trois wagons, il commence à ressentir en son âme de conducteur-chef une certaine inquiétude, ressemblant à du remords.

 

« En effet, se dit-il, je n’aurais pas dû réveiller ce malade. D’ailleurs, ce n’est pas ma faute. Ils s’imaginent que je le fais par fantaisie, par oisiveté, que ce n’est pas mon service qui l’exige… S’ils ne le croient pas, je vais leur amener le chef de gare. »

 

Une station. Cinq minutes d’arrêt.

 

Avant le troisième coup de cloche, Podtiâguine entre dans le wagon de seconde que nous connaissons. Derrière lui se montre un chef de gare, coiffé de sa casquette rouge.

 

– Voici ce monsieur, commence Podtiâguine, qui dit que je n’ai pas le droit de lui demander son billet, et… et qui s’offense. Je vous prie, monsieur le chef de gare, de lui dire si je fais mon service en demandant les billets, ou si j’agis à la légère ? Monsieur, – dit-il à l’homme malingre, – vous pouvez, si vous ne me croyez pas, demander au chef de gare !

 

Le malade sursaute comme si on le piquait, ouvre les yeux et, la mine dolente, s’accote au dossier du divan.

 

– Mon Dieu, après une seconde dose, je commençais à peine à fermer l’œil, et le revoilà !… Le revoilà !… De grâce, ayez pitié de moi !…

 

– Vous pouvez, tenez, parler avec M. le chef de gare !… savoir si j’ai ou si je n’ai pas le droit de vous demander votre billet !

 

– C’est insupportable ! Tenez, le voici, votre billet ! Le voici ! J’en prendrai cinq autres s’il le faut, mais laissez-moi mourir tranquille ! N’avez-vous donc jamais été malade ? Gens insensibles !

 

– C’est vraiment de la dérision ! s’écrie, indigné, un officier en uniforme. Je ne puis pas comprendre autrement cette insistance !

 

– Venez, fait le chef de gare, fronçant les sourcils et tirant Podtiâguine par la manche.

 

Podtiâguine hausse les épaules et suit lentement le chef de gare. « Va les contenter ! se dit-il, stupéfait. J’ai appelé le chef de gare pour que le voyageur comprenne et se calme, et le voilà qui… hurle ! »

 

Autre gare. Dix minutes d’arrêt.

 

Avant le second coup de cloche, tandis que Podtiâguine, debout au comptoir du buffet, boit de l’eau de seltz, deux messieurs l’abordent, l’un en uniforme d’ingénieur, l’autre en capote d’officier.

 

– Écoutez, monsieur le contrôleur-chef, dit l’ingénieur à Podtiâguine, votre conduite envers le voyageur malade a indigné tout le compartiment. Je suis l’ingénieur Pouzîtski[13], et voici monsieur… qui est colonel. Si vous ne faites pas des excuses au voyageur malade, nous enverrons une plainte au chef du mouvement, que nous connaissons tous les deux.

 

– Messieurs, fait Podtiâguine intimidé, mais je… mais vous…

 

– Il n’y a pas besoin d’explications. Nous vous prévenons que, si vous ne faites pas d’excuses, nous prenons le voyageur sous notre protection.

 

– Bien, je… je… Soit, je vais m’excuser… Soit !…

 

Une demi-heure après, Podtiâguine, ayant préparé une phrase d’excuses pouvant contenter le voyageur, sans rabaisser sa dignité, rentre dans le wagon.

 

– Monsieur, dit-il au voyageur, monsieur, écoutez-moi !

 

Le malade tressaille, sursaute.

 

– Quoi ?

 

– Je… comment dire ?… Ne vous offensez pas…

 

– Ah ! de l’eau !… dit le malade, étouffant, portant la main à son cœur. J’ai pris une troisième dose de morphine ; je commence à m’endormir, et… une troisième fois !… Mon Dieu, quand donc ce supplice finira-t-il ?…

 

– Je… hum… excusez-moi.

 

– Écoutez !… Faites-moi descendre à la prochaine station ; je n’en puis plus… je… je meurs…

 

– C’est mal, c’est infect ! s’irritent les voyageurs. Sortez d’ici. Vous paierez cette raillerie-là. Hors d’ici !

 

Podtiâguine fait un geste navré, soupire et sort. Il se retire dans le wagon de service, s’assied, harassé, devant la table, et gémit : « Ah ! public !… Allez le contenter ! Allez faire votre service, prendre de la peine !… Malgré soi, on se moque de tout et on se met à boire… Vous ne faites rien, on se fâche ; vous vous mettez à travailler, on se fâche aussi… Buvons ! »

 

Podtiâguine lampe d’un coup une demi-bouteille de vodka et ne pense plus au travail, ni au devoir, ni à l’honnêteté.

 

1884.

 

DE MAL EN PIS

Assis chez le maître de chapelle Grâdoussov, et tournant entre ses doigts une convocation du juge de paix, l’avocat Kaliâkine disait :

 

– Vous avez beau faire, Dossifèy Pétrôvitch, vous êtes en faute. J’ai pour vous de l’estime et reconnais vos bonnes intentions, mais je dois vous faire observer, à regret, que vous êtes dans votre tort. Oui, monsieur, dans votre tort ! Vous avez offensé mon client Déréviâchkine… Voyons, pourquoi l’avez-vous offensé ?

 

– Qui diable l’a offensé ? s’écria avec feu Grâdoussov, grand vieillard au front étroit, ne promettant guère, aux épais sourcils et portant à la boutonnière une petite médaille de bronze. Je ne lui ai fait qu’une semonce morale, pas plus ! Il faut former les imbéciles. Si on ne le fait pas, ils pullulent.

 

– Mais ce n’est pas une semonce que vous lui avez faite, Dossifèy Pétrôvitch ! Comme il l’articule, dans sa plainte, vous l’avez tutoyé en public, l’appelant âne, gredin, et ainsi de suite… Vous avez même levé le bras une fois comme si vous alliez vous porter à des voies de fait.

 

– Comment ne pas le battre s’il le mérite ? Je ne comprends pas !

 

– Mais comprenez bien que vous n’avez aucun droit de faire cela !

 

– Pas le droit ? Ah ! ça, pardon, monsieur !… Allez raconter ça à d’autres, mais ne me leurrez pas, je vous en prie. Après qu’il eut été prié, le poing sur la nuque, de quitter la maîtrise épiscopale, il est resté dix ans dans la mienne. Je suis son bienfaiteur, si cela vous intéresse. S’il est fâché de ce que je l’aie chassé de ma maîtrise, à qui la faute ? Je l’ai chassé parce qu’il fait le philosophe. Seul peut philosopher l’homme instruit, celui qui a suivi des cours, mais lorsqu’on est un sot, un esprit moyen, il faut rester dans son coin, et se taire !… Tais-toi et écoute parler les sages ! Mais lui, le butor, il tâchait toujours d’envoyer des choses extraordinaires. Pendant les répétitions ou la messe, il parlait de Bismarck ou de quelque autre Gladstone. Cette canaille, croyez-vous, était abonné à un journal ! Combien de fois, pendant la guerre russo-turque, lui ai-je flanqué sur les dents, vous ne pouvez pas vous l’imaginer ! Au lieu de chanter, il se penchait vers les ténors et commençait à leur raconter que les nôtres avaient fait sauter à la dynamite le croiseur Lufti-Djélil… Est-ce que l’on agit ainsi ? Il est agréable, évidemment, que les nôtres aient eu le dessus ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas chanter… On a le temps de causer après la messe. Bref, c’est un cochon !

 

– Par conséquent, vous l’aviez insulté aussi auparavant ?

 

– Avant, il ne s’en offensait pas. Il sentait que je faisais ça pour son bien. Il comprenait !… Il savait qu’il est mal de contredire ses anciens et ses bienfaiteurs ; mais depuis qu’il est entré comme expéditionnaire à la police, c’est fini ; il ne se voit plus où il est et a cessé de comprendre. « Je ne suis plus, dit-il, un chantre, mais un fonctionnaire. Je passerai, dit-il, l’examen d’accession aux rangs… » Et tu es un sot, lui dis-je… Tu ferais mieux de moins pousser de philosophie et de te moucher plus souvent. Ce serait mieux que de penser aux rangs. Tu n’es pas né pour eux, lui dis-je, mais pour la médiocrité… Il ne veut rien entendre !… Ne prenons que mon affaire ? Tenez, pourquoi m’appelle-t-il devant le juge de paix ? N’est-ce pas un fils de Cham ? J’étais au traktir de Samoplioûiév à prendre du thé avec notre marguillier. Il y avait des gens en masse, pas une place libre… Je regarde ; il est là assis, avec ses camarades expéditionnaires et s’enfile de la bière. Il fait le beau, lève le nez, pérore, roule les bras… J’écoute : il parlait du choléra… Hein, qu’auriez-vous fait ? Il philosophait ! Moi, savez-vous, je me tais, je patiente… Bavarde, me dis-je, bavarde… La langue n’a pas d’os… Tout à coup, par malheur, l’orgue se met à jouer… Ça l’entraîne, le goujat ; il se lève, et dit à ses amis : « Buvons à la prospérité ! Je suis fils de ma patrie, s’écrie-t-il, et slavophile de mon pays ! J’offre la seule poitrine que j’aie. Ennemis, mettez-vous sur un rang ; celui qui n’est pas de mon avis veuille paraître ! » Et il frappa la table du poing. Je n’ai pas pu y résister… Je me suis approché et lui ai dit délicatement : « Écoute, Ôssip… si, – cochon que tu es, – tu ne comprends rien, tu ferais mieux de te taire et de ne pas raisonner ! Un homme instruit peut faire le savant, mais toi reste tranquille ! Tu es un puceron, de la cendre… Je lui envoie un mot, et il en répond dix… Et ça marcha, ça marcha… Je parle pour son bien, et lui répond par bêtise… Il s’est piqué et a porté plainte…

 

– Oui, soupira Kaliâkine,… c’est mauvais. C’est parti de quelques riens, et le diable sait ce qui en est advenu. Vous êtes père de famille, un homme respecté, et il y aura un jugement, des interprétations, des racontars, des arrêts… Il faut terminer cette affaire, Dossifèy Pétrôvitch. Nous avons pour cela un moyen auquel consent Déréviâchkine. Venez aujourd’hui avec moi à six heures au restaurant Samoplioûiév quand les expéditionnaires, les auteurs, et le reste du public, devant lequel vous l’avez insulté, s’y trouvent, et vous vous excuserez. Déréviâchkine alors retirera sa plainte. Est-ce compris ? Je vous le dis en ami… Vous avez insulté Déréviâchkine, l’avez couvert de honte, et, surtout, vous avez suspecté ses sentiments dignes de louange, et, même, les avez… profanés. De notre temps, voyez-vous, on ne peut pas agir ainsi ! Il faut plus de prudence. On a donné à vos paroles une couleur, comment vous dire, qui, de notre temps… bref, ce n’est plus ça !… Il est six heures moins le quart… Voulez-vous venir avec moi ?

 

Grâdoussov hocha la tête, mais quand Kaliâkine lui eut marqué en teintes vives la « couleur » donnée à ses paroles, et ses conséquences, Grâdoussov prit peur et consentit.

 

– Écoutez bien, lui suggérait l’avocat tandis qu’ils se rendaient au cabaret, excusez-vous comme il faut, en forme. Approchez-vous de lui et dites-lui « vous »… : « Excusez-moi… je retire mes paroles. » Et autres choses dans ce genre-là.

 

Arrivant au cabaret, Grâdoussov et Kaliâkine y trouvèrent toute une assemblée. Il y avait des marchands, des acteurs, des fonctionnaires de la police, en un mot toute la « bande » habituée à y boire, les soirs, du thé ou de la bière. Au milieu de ses confrères était assis Déréviâchkine, garçon d’un âge indéterminé, rasé, de grands yeux immobiles, le nez aplati et des cheveux si rudes que, à les voir, on éprouvait le désir de se cirer les bottes… Sa figure était si heureusement tournée qu’on y pouvait tout deviner d’un coup : et qu’il était ivrogne et qu’il chantait la basse, et qu’il était bête, mais pas au point de ne pas se croire très intelligent. En voyant entrer le maître de chapelle, il se souleva et agita ses moustaches comme un chat. L’assemblée, apparemment prévenue qu’il y allait avoir une amende honorable, dressa les oreilles.

 

– Voilà… annonça Kaliâkine en entrant. M. Grâdoussov consent.

 

Le chef de chapelle dit quelques bonjours, se moucha bruyamment, devint rouge, et avança vers Déréviâchkine.

 

– Excusez-moi… marmonna-t-il sans le regarder, enfonçant son mouchoir dans sa poche. En présence de toute la société, je retire mes paroles.

 

– Je vous excuse, dit Déréviâchkine de sa voix de basse. (Et regardant victorieusement le public, il s’assit.) J’ai satisfaction… Monsieur l’avocat, je vous prie d’arrêter l’affaire !

 

– Je m’excuse, continua Grâdoussov. Excusez-moi… Je n’aime pas à faire de mécontents… Si tu veux que je te dise « vous », soit, je te le dirai… Si tu veux que je te tienne pour un homme d’esprit, soit… je m’en fiche… Je ne suis pas rancunier. Que le malin soit avec toi !…

 

– Ah ! pardon, s’il vous plaît ! Excusez-vous, mais ne m’injuriez pas !

 

– Comment ! M’excuser encore ? Je m’excuse ! Mais si je ne vous ai pas dit « vous », c’est par oubli. Je ne vais pourtant pas m’agenouiller !… Je m’excuse, et remercie même Dieu que tu aies eu l’esprit de cesser cette affaire. Je n’ai pas le temps de me traîner devant les tribunaux… De ma vie je n’ai pas eu une affaire, et ne veux pas commencer ; et je ne te conseille pas… c’est-à-dire, je ne vous…

 

– Bien sûr ! Ne voulez-vous pas boire à la paix de San-Stéfano ?

 

– On le peut… Seulement, frère Ôssip, tu es un cochon… Ce n’est pas pour t’insulter, mais c’est comme ça… pour donner un exemple… ; tu es un cochon, frère ! Quand tu as été chassé par le cou de la maîtrise épiscopale, te souviens-tu comme tu te roulais à mes pieds ? Hein ? Et tu oses porter une plainte contre ton bienfaiteur ! Tu es un groin, un groin ! Et tu n’en as pas honte ? Messieurs les clients, il n’a pas honte !

 

– Permettez, s’il vous plaît ! C’est encore des injures ?

 

– Quelles injures ? Je te dis ça seulement pour t’instruire. J’ai fait la paix et te dis pour la dernière fois : je ne pense pas à insulter… Vais-je recommencer avec, toi, démon des bois, après que tu as porté plainte contre ton bienfaiteur ? Bah ! va-t’en au diable ! Je ne veux même plus te parler ! Et si je viens de t’appeler par hasard cochon, c’est que tu en es un… Au lieu de prier éternellement pour un bienfaiteur qui t’a nourri pendant dix ans et t’a appris les notes, tu portes contre lui une plainte stupide, et tu m’envoies des diables d’avocats.

 

– Ah ! permettez, Dossifèy Pétrôvitch, dit Kaliâkine offensé, ce ne sont pas des diables qui ont été chez vous, c’est moi… Faites attention, je vous en prie !

 

– Mais est-ce que je parle de vous ? Venez même tous les jours chez moi, vous y serez le bienvenu ; seulement je m’étonne, vous qui avez terminé vos études, qui avez reçu de l’instruction, que vous défendiez ce dindon au lieu de le chapitrer ! À votre place, je le ferais pourrir en prison. Et puis, de quoi vous fâchez-vous ? Ne me suis-je pas excusé ? Que voulez-vous encore de moi ? Je ne le comprends pas. Vous en êtes témoins, messieurs les clients ; je me suis excusé et ne suis pas disposé à m’excuser une seconde fois devant une espèce d’imbécile !

 

– Vous êtes un imbécile vous-même ! cria Ôssip d’une voix rauque.

 

Et d’indignation, il se frappa la poitrine.

 

– Un imbécile, moi !… Moi ? Et c’est toi qui peux me dire ça !…

 

Grâdoussov rougit et se mit à trembler…

 

– Tu l’oses ? Attrape-moi ça !… Et, en plus de t’avoir donné une gifle, gredin, je vais porter plainte contre toi ! Je te montrerai ce que c’est qu’insulter les gens ! Messieurs, vous êtes témoins ! Monsieur l’agent, qu’avez-vous à rester là-bas et à regarder ? On m’insulte et vous regardez ? Vous touchez des appointements, et, quand il s’agit de maintenir l’ordre, ce n’est pas votre affaire ? Hein ? Vous pensez que pour vous il n’y a pas de juges ?

 

L’agent s’approcha, et l’histoire commença.

 

La semaine suivante, Grâdoussov passait devant le juge de paix pour insultes à Déréviâchkine, à l’avocat et à l’agent, ce dernier insulté pendant son service. Tout d’abord, Grâdoussov ne comprenait pas s’il était plaignant ou accusé, mais, quand le juge de paix le condamna « pour cumul » à deux mois de prison, il eut un sourire amer et grommela.

 

– Hum… on m’a insulté et je vais être emprisonné… C’est étonnant !… Il faut, monsieur le juge de paix, juger d’après la loi et non pas à votre idée. Feu votre mère Varvâra Serguéièvna, – que Dieu lui donne le royaume des Cieux ! – ordonnait de passer aux verges des gens comme Ôssip, et vous, vous leur donnez raison !… Qu’adviendra-t-il de cela ? Vous les acquittez, les gredins, et un autre les acquittera… Où donc, alors, aller se plaindre ?

 

– Le délai d’appel est de deux semaines… et je vous prie de ne pas discuter. Vous pouvez vous retirer !

 

– Évidemment… dit Grâdoussov en clignant de l’œil d’un air entendu, à présent on ne peut pas vivre de ses appointements. Malgré soi, si l’on veut manger, il faut mettre des innocents à la boîte… C’est ainsi… Il n’y a pas à récriminer…

 

– Que dites-vous bien ?

 

– Rien, monsieur… Je me parle à moi-même… au sujet de happen sie gewesen[14]… Vous pensez que, parce que vous avez une chaîne dorée, vous êtes au-dessus des lois[15] ? Ne vous inquiétez pas… Je tirerai ça au clair !

 

Il faillit y avoir une affaire d’« outrage à un juge de paix », mais l’archiprêtre de la cathédrale intervint, et l’affaire fut étouffée.

 

En faisant appel, Grâdoussov était certain non seulement d’être acquitté, mais même de faire mettre Ôssip en prison. Il le crut aussi pendant la procédure. Au tribunal il se tint tranquille, sans paroles superflues. Une fois seulement, lorsque le président lui offrit de s’asseoir, il fut offensé et dit :

 

– Est-il donc écrit dans la loi qu’un maître de chapelle s’assoie auprès de son chantre ?

 

Quand la sentence du juge de paix fut confirmée par l’Assemblée des juges[16], Grâdoussov ferma à demi les yeux…

 

– Comment ? Quoi, messieurs ? demanda-t-il. Que dois-je entendre, messieurs ? De quoi parlez vous donc ?

 

– L’Assemblée a confirmé le jugement du juge de paix. Si cela ne vous satisfait pas, vous pouvez en appeler au Sénat.

 

– Bon… Nous vous sommes, Excellence, sensiblement reconnaissant de ce jugement « rapide et juste[17] ». Évidemment des appointements ne suffisent pas pour vivre, je le comprends à merveille ; mais pardon, monsieur, nous trouverons un tribunal intègre.

 

Je ne répéterai pas tout ce que Grâdoussov débita à l’Assemblée… Présentement, on le juge pour « outrages à l’Assemblée des juges », et il ne veut rien entendre quand ses connaissances essaient de lui faire comprendre sa culpabilité… Il est convaincu de son innocence. Il croit que, tôt ou tard, on le remerciera pour la découverte des abus qu’il a faite.

 

– Rien à faire avec cet imbécile ! dit l’archiprêtre de la cathédrale, remuant désespérément les bras. Il ne comprend rien !

 

1884.

 

LE RENSEIGNEMENT

Il était midi. Le propriétaire rural Vôldyrév, grand, fort, la tête rasée, les yeux saillants, se débarrassa de son pardessus, s’essuya le front de son mouchoir et pénétra timidement dans le bureau. Les plumes grinçaient.

 

– Où puis-je avoir un renseignement ? demanda-t-il au suisse qui revenait de porter au fond de la salle un plateau avec des verres[18]. J’ai à prendre ici un renseignement et en relever copie sur le registre des arrêtés.

 

– Par ici, s’il vous plaît, monsieur ! Adressez-vous à celui-là, assis près de la fenêtre ! dit le suisse en indiquant de son plateau la dernière fenêtre.

 

Vôldyrév s’éclaircit la voix et se dirigea vers la fenêtre. Un jeune homme, paré de quatre houppes sur la tête, pourvu d’un long nez bourgeonné, vêtu d’une tunique d’uniforme déteinte, était assis à une table verte, piquetée de rouge comme le typhus. Son grand nez enfoui dans les paperasses, il écrivait. Une mouche déambulait près de sa narine droite, et il allongeait sans cesse dans sa direction la lèvre inférieure et soufflait sous son nez, ce qui lui donnait une expression très préoccupée.

 

– Pourrais-je avoir ici un renseignement pour mon affaire ? demanda Vôldyrév. En même temps je dois prendre copie, dans le registre, d’une décision du 2 mars.

 

Le fonctionnaire trempa sa plume dans l’encre et regarda s’il n’en avait pas trop pris ; s’étant assuré que sa plume ne coulait pas, il se mit à griffonner. Sa lèvre s’allongeait toujours, mais il n’avait plus à souffler : la mouche avait déménagé sur son oreille.

 

– Puis-je avoir ici un renseignement ? répéta Vôldyrév au bout d’une minute. Je suis le propriétaire Vôldyrév.

 

– Ivane Alexiéitch… – cria le fonctionnaire à un de ses voisins, comme s’il ne remarquait pas la présence de Vôldyrév, – tu diras au marchand Iâlikov, quand il viendra au commissariat, de faire viser à la police la copie de sa demande. Je le lui ai dit mille fois !

 

– Je viens au sujet de mon procès avec les héritiers de la princesse Gougoûline, murmura Vôldyrév. C’est une affaire connue. Je vous prie instamment de vous occuper de moi.

 

Le fonctionnaire, toujours sans remarquer Vôldyrév, attrapa la mouche posée sur sa lèvre, la considéra attentivement, puis la jeta à terre. Le propriétaire toussota et se moucha bruyamment dans son mouchoir à carreaux. Mais cela ne servit à rien ; on continuait à ne pas l’écouter. Le silence se prolongea deux minutes. Vôldyrév tira de sa poche un billet d’un rouble et le posa devant le fonctionnaire sur un registre ouvert. Le fonctionnaire plissa le front, tira le registre à lui, la figure préoccupée, et le ferma.

 

– Rien qu’un petit renseignement… Je voudrais savoir sur quelle base les héritiers de la princesse Gougoûline… Puis-je vous déranger un instant ?

 

Mais, occupé de ses pensées, le fonctionnaire se leva, et, se frottant le coude, alla vers une armoire. Revenu à sa place, une minute après il reprit le registre. Un rouble se trouvait dessus.

 

– Je ne vous dérangerai qu’une minute… Je n’ai besoin que d’un petit renseignement…

 

Le fonctionnaire n’entendit pas. Il se mit à recopier quelque chose.

 

Vôldyrév, fronçant les sourcils, regarda désespérément toute la gent écrivante.

 

« Ils écrivent ! fit-il, en soupirant ; ils écrivent, que le diable les emporte tous ! »

 

Et s’étant éloigné de la table du fonctionnaire au long nez, il s’arrêta au milieu du bureau, laissant, avec découragement, tomber ses bras. Le suisse, qui repassait, tenant des verres, remarqua sans doute son air déconfit, car, s’approchant, il lui demanda doucement :

 

– Eh bien ? vous avez eu votre renseignement ?

 

– Je l’ai demandé, mais on ne veut pas me parler.

 

– Donnez-lui trois roubles… murmura le suisse.

 

– J’en ai déjà donné deux.

 

– Donnez-en encore.

 

Vôldyrév revint vers la table et posa un billet de trois roubles sur le registre ouvert.

 

Le fonctionnaire attira de nouveau à lui le registre, se mit à le feuilleter, et, tout à coup, comme par hasard, leva les yeux sur Vôldyrév. Son nez se mit à luire, rougit et se plissa dans un sourire :

 

– Tiens !… Que désirez-vous ? demanda-t-il.

 

– Je voudrais un renseignement à propos de mon affaire… Je suis Vôldyrév.

 

– Très agréable, monsieur ! Pour l’affaire Gougoûline, monsieur ? Très bien, monsieur ! Alors, que désirez-vous exactement ?

 

Vôldyrév lui expliqua ce qu’il demandait.

 

Le fonctionnaire comme emporté dans un tourbillon, se ranima, donna le renseignement, ordonna que l’on fît la copie, offrit une chaise au solliciteur, et tout cela en un clin d’œil. Il parla même du temps qu’il faisait et de la récolte à venir. Comme Vôldyrév partait, il le reconduisit jusqu’au bas de l’escalier avec des sourires aimables et respectueux, ayant l’air prêt à se prosterner à chaque instant devant lui. Vôldyrév en était gêné, et, obéissant à une impulsion intime, il tira de sa poche un rouble et le glissa au fonctionnaire.

 

Et ce dernier, saluant et souriant toujours, happa le rouble comme un prestidigitateur, de telle sorte que le rouble ne fit que passer en l’air dans une lueur…

 

« En voilà des gens !… » pensa le propriétaire sortant dans la rue, et s’essuyant le front avec son mouchoir.

 

1883.

 

LE GROS ET LE MAIGRE

Deux amis, l’un gros, l’autre maigre, se rencontrèrent à la gare du chemin de fer Nicolas. Le gros venait de dîner à la gare, et ses lèvres, luisantes de beurre, étaient lustrées comme des cerises mûres. Il sentait le xérès et la fleur d’oranger.

 

Le maigre venait de descendre de wagon et était chargé de valises, de paquets et de cartons. Il sentait le jambon et le marc de café. Derrière lui se dessinaient une petite femme maigre au menton long – sa femme – et un grand lycéen avec un œil à demi fermé, son fils.

 

– Porphyriï ! ?… s’écria le gros en apercevant le maigre, – est-ce toi ?… Mon vieux, que d’hivers, que d’étés sans nous voir !…

 

– Saints du paradis ! s’exclama le maigre : Mîcha ! !… Mon ami d’enfance !… D’où sors-tu ?

 

Les amis s’embrassèrent trois fois et se regardèrent les yeux mouillés. Tous deux étaient agréablement surpris.

 

– Mon bon, fit le maigre après les embrassades, voilà ce que je n’attendais pas !… En voilà une surprise !… Mais regarde-moi bien !… Toujours aussi beau que tu l’étais ! Le même Adonis ! le même élégant !… Ah ! Seigneur, comme tu es ! Eh bien ! que deviens-tu ? Es-tu riche ? Marié ? Moi, tu le vois, je suis déjà marié. Tiens, c’est ma femme, Louisa, née Vantzenbach… luthérienne… Et c’est mon fils, Nathaniel, élève de troisième. Nathaniel, c’est mon ami d’enfance !… Nous étions ensemble au lycée.

 

Nathaniel réfléchit un peu et enleva sa casquette.

 

– Nous étions ensemble au lycée, continua le maigre. Te souviens-tu comme on te faisait la guerre ? On t’appelait Érostrate, parce que tu avais, avec une cigarette, brûlé un livre de la bibliothèque ; et moi, on m’appelait Éphialte, parce que j’étais rapporteur. Oh ! que nous étions enfants !… Ne crains rien, mon petit Nathania, approche !… Et voici ma femme, née Vantzenbach… luthérienne.

 

Nathaniel réfléchit un peu et se glissa derrière le dos de son père.

 

– Alors, mon ami, quelle est ta vie ? demanda le gros, regardant son ami avec enchantement. Où es-tu au service ? Es-tu « arrivé » ?…

 

– Oui, mon cher ; je suis depuis dix ans assesseur de collège, et j’ai le Saint-Stanislas. Mes appointements ne sont pas gros… Au reste, n’en parlons pas !… Ma femme donne des leçons de musique ; moi, je fais des porte-cigares en bois. D’excellents porte-cigares. Je les vends un rouble pièce ; si on en prend dix, ou plus, on a, tu le comprends, une réduction… On vivote comme on peut. J’étais, vois-tu, en province, et, maintenant, je suis chef de bureau ici, dans la même administration. Je viens d’être nommé. Et toi, où en es-tu ? Tu es, parbleu, déjà conseiller d’État ! Hein ?

 

– Non, mon cher, monte plus haut, dit le gros ; je suis déjà conseiller privé… J’ai deux étoiles…

 

Le maigre pâlit soudain, pétrifié ; mais bientôt sa figure s’épanouit en un large sourire. Il sembla que de sa figure et de ses yeux jaillissaient des étincelles. Il se ratatina, se courba, se fit plus étroit… Ses valises, ses paquets et ses cartons se tassèrent aussi, firent la moue. Le long menton de sa femme s’allongea encore, Nathaniel rassembla les talons et boutonna tous les boutons de son uniforme.

 

– Je… Excellence… Très agréable !… Un ami, pour ainsi dire d’enfance, et devenu tout à coup un si grand seigneur ! Hi, hi, hi !

 

– Bah, laisse ça ! dit le gros, fronçant les sourcils. Pourquoi ce ton-là ? Nous sommes amis d’enfance, pourquoi cette révérence bureaucratique ?

 

– Je vous en prie… que dites-vous ? ricana le maigre en se ratatinant encore plus. La bienveillante attention de Votre Excellence… est une sorte de rosée bienfaisante… Voici, Excellence, mon fils Nathaniel, ma femme Louisa, luthérienne, en quelque sorte…

 

Le gros voulut répliquer quelque chose, mais il y avait tant de révérences, tant de douceur, de tension respectueuse sur le visage du maigre, que le conseiller d’État privé en fut écœuré. Il se détourna du maigre et lui tendit la main pour le quitter.

 

Le maigre lui serra trois doigts, le salua de tout son corps et se mit à rire comme un Chinois : hi ! hi ! hi ! Sa femme sourit. Nathaniel rassembla les talons et laissa tomber sa casquette. Tous les trois étaient agréablement surpris.

 

1883.

 

L’EXAMEN POUR LE RANG

– Gâlkine, le professeur de géographie, a une dent contre moi, et croyez bien que je serai refusé aujourd’hui à l’examinte que je passe avec lui, – dit en se frottant nerveusement les mains, et tout en sueur, le receveur du bureau de poste de X…, Iéfime Zakhârytch Fènndrikov, homme à cheveux gris, barbu, pourvu d’une calvitie respectable et d’un ventre imposant. – Aussi sûr que Dieu est Dieu, je serai collé… Et Gâlkine est furieux contre moi, tout à fait pour des niaiseries, monsieur… Un jour, il arrive à mon guichet pour faire recommander une lettre, et se faufile à travers tout le public, voyez-vous, pour que je prenne sa lettre d’abord… Les autres après… Ça ne se fait pas !… On a beau appartenir à la classe instruite, il faut observer l’ordre et attendre son tour. Je lui en fis la convenable observation. « Attendez, lui dis-je, votre tour, monsieur. » Il devint rouge, et, depuis ce temps-là, il me poursuit comme Saül. À mon petit Iégôrouckha, il met des 1 et fait circuler en ville à mon adresse différents surnoms. Je passe une fois, monsieur, devant le cabaret Kôukhtine ; il se penche à la fenêtre, tenant une queue de billard, et crie, étant ivre, à travers toute la place : « Messieurs, voyez le timbre oblitéré qui arrive ! »

 

Pivomièdov, le professeur de langue russe, qui se trouvait avec Fènndrikov près de la porte de l’école de district et fumait avec condescendance une de ses cigarettes, leva les épaules et le rassura :

 

– Ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas d’exemple que l’on ait fait sécher aux examens des gens dans votre cas ; c’est pour la forme !

 

Fènndrikov se rassura, mais pour peu de temps. Gâlkine, jeune homme à maigre petite barbe, qui semblait avoir été en partie arrachée, vêtu d’un frac bleu tout neuf et d’un pantalon de toile, traversa l’antichambre. Il regarda sévèrement Fènndrikov, et passa.

 

Ensuite le bruit filtra que l’inspecteur arrivait. Fènndrikov se sentit devenir froid et se mit à attendre avec les transes bien connues des inculpés et des gens qui passent leurs premiers examens. Le surveillant en titre de l’école, Khâmov, se précipita au-devant de l’inspecteur. Derrière lui se lança le professeur d’histoire sainte, Zmiéjâlov, en calotte, avec sa croix pastorale. D’autres professeurs se hâtèrent aussi. L’inspecteur primaire Akhâkhov dit à haute voix bonjour à tout le monde, grommela contre la poussière de la rue, et pénétra dans l’école.

 

Cinq minutes après les examens commencèrent.

 

On examina, pour devenir maîtres d’école de village, deux fils de prêtres. L’un fut reçu, l’autre refusé. Le refusé se moucha dans un grand mouchoir rouge, attendit un peu, réfléchit et partit. On examina ensuite deux engagés volontaires de la troisième catégorie.

 

Puis sonna l’heure de Fènndrikov.

 

– Quel est votre emploi ? lui demanda l’inspecteur.

 

– Receveur au bureau de poste d’ici, Votre Haute Noblesse, répondit-il en se tenant droit et tâchant de dissimuler le tremblement de ses mains. J’ai vingt et un ans de service, Votre Haute Noblesse, et, présentement, on demande des notes pour m’accorder le rang de registrateur de collège ; ce pourquoi j’ose me soumettre à l’épreuve afférente au premier rang de la hiérarchie[19].

 

– Bon… Faites une dictée.

 

Pivomiodov se leva, toussa pour s’éclaircir la voix et se mit à dicter d’une voix grasse et pénétrante de basse, tâchant de faire broncher sur les mots qui s’écrivent autrement qu’ils se prononcent, celui qu’il examinait.

 

Mais le rusé Pivomiodov eut beau faire, la dictée fut bonne. Le futur registrateur de collège fit peu de fautes, bien qu’il eût mit plus de soins à la calligraphie qu’à la grammaire.

 

– La dictée est satisfaisante, dit l’inspecteur.

 

– J’ose porter à la connaissance de Votre Haute Noblesse, dit Fènndrikov encouragé, en guignant son ennemi Gâlkine, j’ose vous informer que j’ai étudié la géométrie dans le manuel de Davydov, et que je l’ai travaillé en partie pendant ses vacances avec mon neveu Varsonôphiï, élève au séminaire du couvent de la Trinité de Saint-Serge, dit aussi de Béthanie. J’ai étudié la planimétrie et la stéréométrie… tout le livre…

 

– La stéréométrie n’est pas dans le programme.

 

– Non ? Et moi qui ai passé un mois à l’apprendre !… soupira Fènndrikov… Quel dommage !

 

– Laissons la géométrie pour le moment. Venons à la science que vous aimez probablement comme fonctionnaire du ministère des postes. La géographie est la science des facteurs.

 

Tous les professeurs sourirent respectueusement. Fènndrikov ne convenait pas que la géographie fût la science des facteurs ; ce n’était écrit nulle part, ni dans les règlements de poste, ni dans les ordres de la recette ; mais il dit respectueusement :

 

– C’est cela même.

 

Il toussa nerveusement et attendit avec terreur les questions.

 

Son ennemi, Gâlkine, se renversa sur le dossier de sa chaise, et, sans le regarder, demanda lentement :

 

– Hum… Dites-moi quel est le régime gouvernemental en Turquie ?

 

– On sait lequel régime… le régime turc.

 

– Hum… le régime turc !… C’est une motion vague. Le régime y est constitutionnel. Quels sont les affluents du Gange que vous connaissez ?

 

– J’ai étudié le livre de Smirnov, mais, pardonnez-moi, je ne l’ai pas appris à fond. Le Gange est un fleuve qui s’écoule dans l’Inde… Ce fleuve se jette dans l’Océan.

 

– Ce n’est pas ce que je vous demande. Quels sont les affluents du Gange ? Vous ne le savez pas ? Et où coule l’Araxe ? Vous ne savez pas cela non plus ? C’est étrange… Dans quel gouvernement est Jitômir ?

 

– Route 18, paquet 121.

 

Une sueur froide couvrit le front de Fènndrikov. Ses yeux se mirent à battre et il fit un tel mouvement de déglutition qu’il sembla avoir avalé sa langue.

 

– Je vous le dis comme devant le vrai Dieu, Votre Haute Noblesse, marmotta-t-il. Le père archiprêtre peut attester… certifier… J’ai vingt et un ans de service, et, maintenant, c’est justement ce que… Je prierai éternellement Dieu pour…

 

– Bon. Laissons la géographie. Qu’avez-vous préparé en arithmétique ?

 

– L’arithmétique non plus, je ne l’ai pas préparée à fond. Monsieur le père archiprêtre peut le dire… Je prierai éternellement Dieu pour… J’ai commencé à travailler dès l’Intercession de la Vierge, et… pas de résultat… ; je suis vieux pour apprendre… Soyez bienveillant pour moi, Votre Haute Noblesse. Faites que j’aie à prier éternellement Dieu pour vous.

 

Des larmes pendirent aux cils de Fènndrikov.

 

– J’ai servi honnêtement et de façon irréprochable… Je fais mes dévotions tous les ans… Monsieur le père archiprêtre peut le certifier… Montrez votre grandeur d’âme, Votre Haute Noblesse !

 

– Vous n’avez rien préparé ?

 

– J’ai tout préparé, monsieur, mais je ne me rappelle rien… J’aurai bientôt soixante ans, Votre Haute Noblesse. Est-ce qu’on peut, à cet âge-là, être à l’affût des sciences ?… Soyez bienveillant !

 

– Il s’est déjà commandé une casquette à cocarde… glissa l’archiprêtre Zmiéjâlov en souriant.

 

– C’est bon, retirez-vous ! dit l’inspecteur.

 

Une demi-heure après Fènndrikov s’en allait, avec les professeurs, prendre le thé au cabaret Koûkhine, et triomphait. Son visage rayonnait, le bonheur luisait dans ses yeux, mais, comme il continuait à se gratter la nuque à toute minute, on voyait qu’une pensée le torturait.

 

– Quel dommage ! marmottait-il. Hein, dites-moi, de grâce, quelle bêtise de ma part !…

 

– Mais quoi donc ? demanda Pimoviodov.

 

– Pourquoi ai-je préparé la stéréométrie quand elle n’est pas dans le programme ? J’y ai passé, la gredine, tout un mois. Quel dommage !

 

1884.

 

LE POINT D’EXCLAMATION

(CONTE DE NOËL)


La nuit de Noël, Iéfime Fomitch Péréklâdine, secrétaire de collège[20], se coucha, piqué et même froissé.

 

– Laisse-moi, force impure ! s’exclama-t-il furieux, quand sa femme lui demanda pourquoi il était si sombre.

 

Il venait de rentrer d’une soirée au cours de laquelle on avait dit maintes choses désobligeantes et désagréables pour lui. On avait d’abord parlé de l’utilité de l’instruction en général, puis on en vint au niveau d’instruction des fonctionnaires, et on exprima à ce sujet beaucoup de reproches, des regrets et des moqueries. Puis, des questions générales on passa, comme il est habituel dans toutes les sociétés russes, aux personnes.

 

– Ne prenons que vous, Iéfime Fomitch, lui dit un jeune homme. Vous avez une belle place… et quelle instruction avez-vous reçue ?

 

– Aucune, monsieur, répondit modestement Péréklâdine. Mais, dans notre emploi, l’instruction n’est pas nécessaire. Il n’y a qu’à écrire correctement ; cela suffit…

 

– Et où avez-vous donc appris ainsi à écrire correctement ?

 

– L’habitude, monsieur… En quarante années de service, on peut se faire la main… D’abord, naturellement, ç’a été difficile ; je faisais des fautes ; puis je me suis habitué, monsieur…, et ça marche…

 

– Et la ponctuation ?

 

– La ponctuation aussi… Je la mets correctement…

 

– Hum… dit le jeune homme, déconcerté. Mais l’habitude est autre chose que l’instruction. C’est peu que vous mettiez la ponctuation… très peu, monsieur !… Il faut la mettre avec discernement ! Si vous mettez une virgule, il faut vous rendre compte de la raison pour laquelle vous la mettez… Oui, monsieur ! Votre orthographe inconsciente… à réflexes… ne vaut pas un liard. C’est de la fabrication mécanique, et rien autre. Péréklâdine se tut et fit même un sourire modeste. (Le jeune homme était fils d’un conseiller de cinquième classe et était lui-même de la dixième.)

 

Mais à présent Péréklâdine, en se couchant, était transporté d’indignation et de colère.

 

« J’ai servi quarante ans, pensait-il, et personne ne m’a traité d’imbécile ; et là, regarde un peu, quelles critiques j’ai trouvées !… « Orthographe inconsciente… réflecturée !… Fabrication mécanique !… » Ah ! va au diable !… Peut-être que je comprends mieux que toi, sans être passé par les Universités ! »

 

Ayant adressé mentalement à son critique toutes les injures connues, et s’étant réchauffé sous sa couverture, Péréklâdine s’apaisa.

 

« Je sais… pensait-il en s’endormant… je comprends… Je ne mets pas deux points là où il faut une virgule ; donc j’entends, je comprends… Oui… jeune homme, c’est ainsi !… Il faut ne juger les vieux qu’après avoir vécu et servi… »

 

Devant les yeux clos de Péréklâdine sommeillant surgit soudain, comme un météore traversant un peuple de nuages noirs et souriants, une virgule de feu. Puis une seconde virgule apparut… une troisième ; et bientôt tout l’horizon infini et sombre, déroulé devant son imagination, se couvrit de masses compactes de virgules volantes…

 

« Ne prenons que ces virgules… continua Péréklâdine, sentant, à l’approche du sommeil, ses membres s’engourdir doucement. Je les comprends très bien… Je peux, si tu veux, trouver la place de chacune… et avec discernement, pas au hasard !… Fais-moi passer un examen, tu verras… Les virgules se mettent à différentes places ; à certaines places, il en faut ; à d’autres, pas. Plus un acte est embrouillé, plus il faut de virgules. On en met devant « qui » et devant « quoi »… Si dans un acte on énumère des fonctionnaires, il faut séparer par une virgule le nom de chacun d’eux… Je sais ça ! »

 

Les virgules dorées tourbillonnèrent et disparurent. À leur place surgirent des points ignés.

 

« Et le point se met à la fin du texte… continua à penser Péréklâdine. Là où il y a à faire une grande interruption, là où il faut regarder les auditeurs, aussi un point. Après tous les longs passages, il faut un point, de façon à ce que le secrétaire, en lisant, ne se trouve pas à bout de salive… Et le point ne se met nulle part ailleurs… »

 

Les virgules ressurgirent… Elles se mêlèrent aux points, virèrent, et Péréklâdine vit toute une suite de points-et-virgules, et de deux-points…

 

« Ceux-là aussi je les connais… pensa-t-il. Quand ce n’est pas assez d’une virgule, ou qu’un point est trop fort, on met point-et-virgule… Devant « si » et devant « en conséquence », je mets toujours point-et-virgule… Bon, et les deux-points ?… Les deux-points se mettent après les mots : « il a été conclu… décidé… » etc.

 

Les points-et-virgules et les deux-points pâlirent. Vint le tour des points d’interrogation. Ils sortirent des nuages et se mirent à danser le cancan.

 

« La belle affaire, les points d’interrogation !… Même s’il y en avait mille, je trouverais à chacun sa place. On les emploie quand on doit faire une question, ou, supposons, se renseigner sur une pièce… « Où a été porté le reliquat des sommes de telle année ? » Ou bien : « L’administration de la police trouvera-t-elle possible de transmettre la présente à Ivânov, etc., etc. ? »

 

Les points d’interrogation secouèrent affirmativement leur boucle, et, à l’instant, comme au commandement, ils se détendirent en points d’exclamation…

 

« Hum… Ce signe de ponctuation s’emploie souvent dans les lettres : « Honoré monsieur ! » ou « Votre Excellence, notre père et bienfaiteur !… » Mais dans le texte d’un document, quand donc ?

 

Les points d’exclamation s’allongèrent encore plus, et s’arrêtèrent, attendant…

 

« On les met dans les documents… quand… hum… ceci… cela… comment dire ?… Hum… Effectivement quand les met-on dans les actes officiels ? Attends… que Dieu m’en fasse souvenir… Hum… »

 

Péréklâdine, ouvrant les yeux, se retourna dans son lit. Il n’eut pas le temps de refermer les yeux que, derechef, les points d’exclamation reparurent sur le fond sombre. « Qu’ils aillent au diable !… Où faut-il donc les mettre ? songea-t-il, tâchant de chasser de son esprit ces hôtes importuns. L’ai-je oublié ? Ou bien je l’ai oublié, ou… je n’en ai jamais mis… »

 

Péréklâdine commença à se remémorer la teneur de tous les actes qu’il avait écrits pendant ses quarante années de service ; mais il eut beau faire, beau froncer le front, il ne trouva pas, dans tout son passé, un seul point d’exclamation.

 

« Quelle affaire ! pensa-t-il, quarante années durant j’ai écrit sans mettre un point d’exclamation !… Hum… Mais quand donc le met-on, ce diable allongé ?

 

La figure souriante et maligne du jeune critique apparut à travers la haie des points d’exclamation enflammés. Les points d’exclamation, riants, se fondirent en un seul, en un énorme point d’exclamation. Péréklâdine redressa la tête et ouvrit les yeux. « C’est on ne sait quoi !… pensa-t-il. J’ai à me lever demain pour la première messe, et cette diablerie ne me sort pas de la tête. Fi !… Mais… quand donc met-on ce point là ? La voilà, l’habitude !… Voilà comme tu t’es fait la main !… En quarante ans, pas un point d’exclamation ! Ah ! »

 

Péréklâdine se signa et ferma les yeux, mais il les rouvrit aussitôt : sur l’écran sombre s’allongeait toujours le grand point d’exclamation.

 

« Fi ! je ne pourrai pas dormir de la nuit !… »

 

Il appela sa femme qui se vantait fort souvent d’avoir été en pension :

 

– Marfoûcha[21] ! dit-il, sais-tu, mon âme, à quel endroit on met, en écrivant, un point d’exclamation ?

 

– Comment ne le saurais-je pas ? Ce n’est pas pour rien que j’ai été, pendant sept années, pensionnaire. Je sais par cœur toute ma grammaire. « Ce point s’emploie dans les invocations, les exclamations et les expressions de l’enthousiasme, de l’indignation, de la joie, de la colère, et autres sentiments. »

 

« Parfait !… » pensa Péréklâdine. « L’enthousiasme, la joie, la colère, et autres sentiments… »

 

Le secrétaire de collège réfléchit…

 

Quarante années il avait écrit des papiers, en avait écrit des dizaines de milliers, et il ne se souvenait pas d’une seule ligne exprimant l’enthousiasme, l’indignation, ou quelque chose de cet ordre…

 

« Et autres sentiments… » pensa-t-il. Mais dans les papiers officiels, faut-il du sentiment ? Un insensible peut les écrire…

 

À nouveau, derrière le grand point de feu, apparut le visage du jeune critique au sourire malin. Péréklâdine se souleva et s’assit sur son lit.

 

Il avait mal de tête ; une sueur froide couvrait son front… La lampe d’images brûlait doucement dans son coin ; les meubles, bien essuyés, avaient un air de fête ; tout décelait la tiédeur et la présence d’une main de femme ; et pourtant le pauvre petit fonctionnaire avait froid, était mal en train, comme s’il allait avoir le typhus.

 

Le point d’exclamation, – non plus dans ses yeux fermés, mais devant lui, dans la chambre, près de la toilette de sa femme, – dansotait moqueusement…

 

« Machine ! machine ! chuchotait la vision au fonctionnaire, avec un souffle froid. Bout de bois insensible ! »

 

Péréklâdine se recouvrit de sa couverture, mais, malgré cela, il voyait le follet. Il appuya le visage sur l’épaule de sa femme, et, de derrière l’épaule… surgit la même chose… Toute la nuit le pauvre Péréklâdine souffrit, et, le jour, la vision ne le quitta pas. Il la trouvait partout, dans ses bottines, dans la soucoupe de son verre de thé, dans sa décoration de Saint-Stanislas…

 

« Et autres sentiments… » pensait-il.

 

« Il est vrai que je n’ai jamais connu aucun de ces sentiments-là… Je vais aller à l’instant m’inscrire chez le patron… mais fait-on cela par sentiment. On le fait comme ça, pour rien… La machine à féliciter. »

 

Quand Péréklâdine fut dans la rue et appela un cocher, il lui sembla qu’un point d’exclamation se glissait sur le siège du traîneau. En entrant dans l’antichambre de son chef, il vit, à la place du suisse, le même point… Tout cela lui parlait d’enthousiasme, d’indignation, de colère… Le porte-plume lui parut aussi un point d’exclamation. Péréklâdine le prit, trempa la plume dans l’encre, et signa :

 

« Le secrétaire de collège, Iéfime Péréklâdine ! ! !

 

Et en mettant ces trois points il s’exaltait, s’indignait, se réjouissait, bouillait de colère…

 

« Tiens, pour toi ! murmurait-il en appuyant la plume ; tiens, pour toi ! tiens, pour toi ! »

 

Le point de feu s’en contenta et disparut.

 

1885.

 

BEAUCOUP DE PAPIER

(INVESTIGATION D’ARCHIVES).


« J’ai l’honneur de vous informer humblement que, le 8 décembre, une maladie a été constatée sur deux garçons, lesquels ont expliqué que les autres enfants de l’école étaient malades de la gorge, fièvre, et d’une éruption sur tout le corps. Ils vont à l’école du zemstvo de Jârovo.

 

« Le 19 novembre 1885.

 

« L’ancien du village : Iéfime KIRÎLOV. »

 

* *

*

 

« M. I.[22] Direction du zemstvo de district de N… Au médecin du zemstvo, M. Radoûchnyi.

 

« Comme suite à la communication de l’ancien du village de Kournôssovo, du 19 novembre, je vous invite, monsieur, à vous transporter à Kournôssovo et à vous employer, selon les règles de la science, à mettre arrêt, le plus rapidement possible, à l’épidémie de maladie qui, est d’après tous les symptômes, de la scarlatine. Il résulte de la communication ci-dessus citée que la maladie a commencé à l’école de Jârovo, sur laquelle je vous prie de porter votre attention.

 

« Le 4 décembre 1885.

 

« Pour le président : S. PÂRKINE. »

 

* *

*

 

« À M. le commissaire rural de la 2circonscription du district de N…

 

« Comme suite à la communication de la direction du zemstvo, n° 102, en date du 4 décembre, que je vous transmets ci-joint, je vous prie, monsieur, d’ordonner la fermeture de l’école du village de Jârovo jusqu’à la disparition de l’épidémie de scarlatine.

 

« Le 13 décembre 1885.

 

« Le médecin du zemstvo : RADOÛCHNYI. »

 

* *

*

 

« M. I. Du commissaire rural de la 2e circonscription du district de N…, N° 1011. À l’école du zemstvo de Jârovo.

 

« Le médecin de zemstvo, M. Radoûchnyi, m’a communiqué le 13 décembre courant qu’on a observé au village de Jârovo une épidémie de la maladie scarlatine, sur les enfants (ou, de diphtérie, comme l’appelle le peuple.) Pour éviter de plus tristes résultats de la susdite maladie, qui augmente progressivement, et soucieux de prendre les mesures prescrites par la loi pour prévenir et faire cesser les cas de propagation de la maladie, je me vois obligé, de mon côté, de vous prier humblement de voir si vous trouverez possible de licencier les élèves de l’école du zemstvo de Jârovo jusqu’au temps de la cessation de la maladie qui sévit, et de m’informer là-dessus en vue d’ordres subséquents.

 

« Le 2 janvier 1886.

 

« Le commissaire rural : PODPROÛNINE. »

 

* *

*

 

« À la direction des écoles primaires du gouvernement de X… À M. l’inspecteur des écoles primaires. Déclaration de l’instituteur de l’école de Jârovo, Fortiânnski.

 

« J’ai l’honneur de porter à la connaissance de Votre Haute Noblesse qu’en conséquence de la communication de M. le commissaire rural de la 2e circonscription, n° 1011, en date du 2 janvier, il est survenu au village de Jârovo une épidémie de scarlatine, ce dont j’ai l’honneur de vous informer.

 

« Le 12 janvier 1886,

 

« L’instituteur : FORTIÂNNSKI. »

 

* *

*

 

« À M. le commissaire rural de la 2e circonscription du district de N…

 

« Attendu que l’épidémie de scarlatine a cessé depuis un mois déjà, il n’existe de ma part aucun obstacle à ce que l’école du village de Jârovo soit rouverte, ce que j’ai déjà écrit deux fois à la direction du zemstvo. Je vous l’écris à vous aussi maintenant, et vous prie humblement d’adresser dorénavant vos papiers au médecin du district, car j’ai assez à faire avec la direction du zemstvo. Je suis pris du matin au soir et n’ai pas le temps de répondre à toutes vos bourdes de chancellerie.

 

« Le 26 janvier 1886,

 

« Le médecin de zemstvo : RADOÛCHNYI. »

 

* *

*

 

M. I. – À Sa Haute Noblesse M. le chef de police du district de N… Le commissaire rural de la 2e circonscription. Rapport.

 

« J’ai l’honneur de transmettre par la présente la communication de M. le médecin de district Radoûchryi en date du 26 janvier 1886, n° 31, pour la soumettre à l’examen de Votre Haute Noblesse, touchant la tradition en justice du docteur Radoûchnyi, en raison des expressions déplacées et au plus haut degré impertinentes, employées par lui dans un document officiel, à savoir : les bourdes de chancellerie. »

 

« Le 8 février 1886,

 

« Le commissaire rural : PODPROÛNINE. »

 

* *

*

 

« Extrait d’une lettre particulière de M. le chef de police au commissaire rural de la 2e circonscription :

 

« Alexéy Manouïlovitch, je vous retourne votre rapport. Cessez, s’il vous plaît, vos mécontentements continuels au sujet du docteur Radoûchnyi. Un tel antagonisme est pour le moins importun de la part d’un fonctionnaire de la police qui doit porter avant tout, dans ses relations, du tact et de la modération. En ce qui concerne le papier de M. Radoûchnyi, je n’y vois rien d’extraordinaire. J’ai déjà appris que la scarlatine a sévi au village de Jârovo et je ferai, au prochain conseil des écoles, un rapport sur les actes irréguliers de l’instituteur Fortiânnski, que je regarde comme le principal fauteur de toute cette correspondance désagréable. »

 

* *

*

 

« M. I. P. [23]. – L’Inspecteur des écoles primaires du gouvernement de X… N° 810. À M. l’instituteur de l’école de Jârovo.

 

« À votre communication du 12 janvier de cette année, je porte à votre connaissance que les études dans l’école qui vous est confiée doivent être immédiatement interrompues, et les élèves licenciés, pour conjurer la propagation ultérieure de la scarlatine.

 

« Le 22 février 1886,

 

« L’Inspecteur des écoles primaires,

 

« I. JILÈTKINE. »

 

* *

*

 

Après lecture de tous ces documents ayant trait à l’épidémie survenue au village de Jârovo, – en dehors de ceux que j’imprime il y en a encore vingt-huit, – le lecteur comprendra aisément la description ci-dessous, parue dans le n° 36 du Messager du gouvernement de X…

 

… « En ayant fini avec la mortalité excessive des enfants, passons à quelque chose de plus gai et de plus réjouissant.

 

« Hier, en l’église de Saint-Michel-Archange, a été célébré solennellement le mariage de la fille du fabricant de papier connu, M…, avec le bourgeois notable héréditaire K… Le mariage a été béni par le Père archiprêtre Kliope Gvôzdév, assisté de tout le clergé de la cathédrale. Le chœur de Krassnopiôrov a chanté. Les deux époux resplendissaient de beauté et de jeunesse. On dit que M. K… reçoit une dot évaluée à un million, et, en outre, la propriété de Blagodoûchnoé, renfermant un haras et une serre, où poussent des ananas et fleurissent des palmiers, ce qui transporte notre imagination bien loin, au sud.

 

Les jeunes époux, aussitôt après la cérémonie, sont partis pour l’étranger. »

 

Qu’il fait bon être fabricant de papier !

 

1886.

 

LA LECTURE

(RÉCIT D’UN VIEUX SINGE)


Un certain jour, dans le cabinet de notre chef Ivane Petrôvitch Sémipalâtov, se trouvait le directeur du théâtre Galamîdov, qui parlait du jeu et de la beauté de nos actrices.

 

– Je ne suis pas de votre avis, disait Ivane Pétrovitch en signant des mandats de paiement. Sôphia Ioûriévna a un talent vigoureux, original ! Elle est gentille, gracieuse… Quelle merveille !…

 

Ivane Petrôvitch voulait continuer, mais, saisi par l’enthousiasme, il ne put ajouter un mot, et fit un sourire si large et si doux que l’entrepreneur, en le voyant, se sentit du sucre dans la bouche.

 

– Ce qui me plaît en elle… hé, hé, hé, c’est l’émotion et l’agitation de son jeune sein quand elle récite des monologues… Comme elle brûle ! Comme elle brûle ! À ce moment-là, dites-le-lui, je suis prêt à tout pour elle !

 

– Excellence, veuillez signer la réponse faite au rapport du commissariat de police de Kherson au sujet de…

 

Sémipalâtov, levant sa figure souriante, vit devant lui le fonctionnaire Merdiâiév…

 

Merdiâiév, debout, les yeux saillants, lui tendait un papier à signer. Sémipalâtov fronça les sourcils. La prose coupait la poésie à l’endroit le plus intéressant.

 

– Vous auriez pu me parler de cela plus tard, dit-il. Vous le voyez, je cause… Des gens extrêmement mal élevés et peu délicats ! Tenez, monsieur Galamîdov… Vous disiez que des types de Gogol n’existent déjà plus… Et en voilà !… En quoi n’en est-ce pas un ?… Négligé, coudés percés, louchant… jamais peigné… Et voyez comme il écrit ! C’est le diable sait quoi ! Rédigeant de façon incorrecte, absurde… comme un savetier ! Regardez un peu !

 

– Oui, en effet… marmotta Galamîdov, après avoir regardé le papier… En effet !… Vous lisez probablement peu, monsieur Merdiâiév ?

 

– On ne peut en agir ainsi, mon très cher !… poursuivit notre chef. J’en ai honte pour vous ! Vous devriez au moins lire quelque chose…

 

– La lecture a une grande importance ! dit Galamîdov soupirant sans motif… Une grande importance ! Lisez, et vous verrez combien rapidement votre horizon intellectuel changera. Et vous pouvez trouver des livres où vous voudrez ; chez moi, par exemple… Je vous en prêterai dès demain, si vous voulez.

 

– Remerciez-le, mon très cher ! fit Sémipalâtov.

 

Merdiâiév s’inclina gauchement, remua un peu les lèvres et sortit.

 

Le lendemain, Galamîdov arriva à notre administration avec un paquet de livres. – C’est là que commence l’histoire.

 

La postérité ne pardonnera jamais à Sémipalâtov sa légèreté. À un jeune homme on pourrait peut-être la pardonner, mais à un conseiller d’État expérimenté, jamais !

 

À l’arrivée de l’impresario, Merdiâiév fut appelé dans le cabinet du chef.

 

– Voilà, très cher. Lisez, lui dit Sémipalâtov en lui remettant un livre. Lisez en faisant attention.

 

Merdiâiév prit de ses mains tremblantes le livre, et sortit du bureau. Il était pâle. Ses petits yeux bigles couraient inquiètement, semblant demander secours aux objets environnants. Nous prîmes le livre et nous mîmes à l’examiner avec circonspection.

 

Le livre s’intitulait : le Comte de Monte-Cristo.

 

– On ne peut rien contre sa volonté ! dit en soupirant notre vieux comptable Prôkhor Sémiônytch Boudylda. Arrange-toi d’une façon ou d’une autre ; contrains-toi !… Lis petit à petit, et, si Dieu le veut, il oublie, alors tu pourras cesser. Ne perds pas courage… Et surtout ne cherche pas à comprendre… Lis sans te plonger dans cette intellectualité…

 

Merdiâiév enveloppa le livre et se mit à écrire. Mais cette fois-ci, ça ne marchait pas. Ses mains tremblaient, ses yeux louchaient, regardant l’un le plafond, l’autre son encrier.

 

Le lendemain il arriva les yeux rouges de larmes.

 

– Quatre fois déjà j’ai commencé le livre, dit-il ; mais je n’y comprends rien… C’est je ne sais quels étrangers…

 

Cinq jours après, Sémipalâtov, en passant auprès des tables, s’arrêta devant Merdiâiév et lui demanda :

 

– Eh bien ? vous avez lu le livre ?

 

– Oui, Excellence.

 

– Qu’avez-vous lu, mon très cher ? Voyons, racontez-moi un peu !

 

Merdiâiév leva la tête et se prit à remuer les lèvres.

 

– J’ai oublié, Excellence, dit-il au bout d’une minute.

 

– C’est que vous n’avez pas lu, ou que… hé, hé, hé, vous n’avez pas lu attentivement !… Il ne faut pas lire de façon auto-ma-tique ! Relisez ! En général, messieurs, je vous fais cette recommandation : prenez la peine de lire ! Lisez tous ! Prenez des livres près de ma fenêtre, et lisez ! Paramônov, allez prendre un livre ! Podkhôdtsév, allez-y aussi, mon très cher ! Smirnov, vous aussi ! Allez-y tous, messieurs ! Je vous en prie !

 

Chacun y alla et prit un livre. Seul, Boudylda eut la hardiesse de formuler une protestation. Il ouvrit les bras, secoua la tête, et dit :

 

– Pour moi, Excellence, excusez-moi… j’aime mieux prendre ma retraite… Je sais ce qu’il arrive à lire ces critiques et ces œuvres. À cause d’elles l’aîné de mes petits-fils traite sa mère de bête et boit du lait pendant tout le carême… Excusez-moi, Excellence !

 

– Vous n’y entendez rien, lui dit Sémipalâtov, qui, d’ordinaire, passait au vieillard toutes ses incartades.

 

Mais le patron se trompait : le vieillard comprenait tout… Une semaine après nous vîmes les fruits de cette lecture. Podkhôdtsév, qui lisait le second volume du Juif errant, appela Boudylda « jésuite ». Smirnov se mit à arriver au service en état d’ivresse. Mais sur personne la lecture n’agit avec plus de force que sur Merdiâiév. Il maigrit, vieillit et se mit à boire.

 

– Prôkhor Sémiônytch, disait-il à Boudylda, faites que j’aie à prier éternellement Dieu pour vous !… Demandez à Son Excellence qu’il m’excuse… Je ne puis pas lire ! Je lis nuit et jour, ne dors, ni ne mange… ma femme n’en peut plus de lire à haute voix ; mais je n’y comprends rien !… Faites-moi cette grâce divine !

 

Boudylda osa plusieurs fois en référer à Sémipalâtov qui ne faisait que lever les bras, et qui, en passant dans les bureaux avec Galamîdov, reprochait à tous ses employés leur ignorance.

 

Deux mois s’écoulèrent ainsi, et toute cette fantaisie finit de la façon la plus lamentable.

 

Un jour, en venant à son service, Merdiâiév, au lieu de s’asseoir à sa place, s’agenouilla en plein bureau, se mettant à pleurer et dit :

 

– Pardonnez-moi, orthodoxes, de faire de la fausse monnaie !

 

Puis, entrant dans le cabinet du chef, et se remettant à genoux devant lui, il dit :

 

– Pardonnez-moi, Excellence ; j’ai jeté hier un petit enfant dans un puits !

 

Il frappa le parquet de son front et se mit à sangloter.

 

– Qu’est-ce que ça signifie ? fit Sémipalâtov étonné.

 

– Cela signifie, Excellence, dit Boudylda, les larmes aux yeux, en s’avançant, qu’il a perdu la raison. L’esprit a éclipsé son jugement. Voilà ce que les livres de votre Galamîdka[24] ont fait ! Excellence, Dieu voit tout ! Et si ce que je vous dis ne vous plaît pas, permettez-moi de prendre ma retraite. Mieux vaut mourir de faim que d’avoir sous les yeux, sur ses vieux jours, des choses pareilles !

 

Sémipalâtov devint pâle et se mit à arpenter son cabinet.

 

– Que l’on ne reçoive plus Galamîdov ! prononça-t-il d’une voix sourde. Et vous, messieurs, calmez-vous ! Je vois maintenant mon erreur. Vieux, je te remercie !

 

Et, à partir de ce moment-là, il ne se passa plus rien dans notre administration. Merdiâiév guérit, mais incomplètement ; à la vue d’un livre, il tremble encore et se détourne.

 

1884.

 

CES DAMES

Fiôdor Pétrôvitch, directeur des écoles primaires du district de N…, qui se considérait comme un homme juste et bon, recevait un jour, dans sa chancellerie, l’instituteur Vrèménnski.

 

– Non, monsieur Vrèménnski, lui disait-il, votre démission est inévitable. On ne peut pas, avec une voix comme la vôtre, continuer l’enseignement. Comment donc avez-vous perdu la voix ?

 

– J’ai bu de la bière froide étant en sueur, sifflette sourdement l’instituteur.

 

– Que c’est dommage !… Après quatorze ans de service, une histoire pareille !… Par on ne sait quelle diable de bêtise, briser sa carrière !… Que pensez-vous faire maintenant ?

 

L’instituteur ne répondit rien.

 

– Vous avez de la famille ? demanda le directeur.

 

– Une femme et deux enfants, Excellence… chuchota Vrèménnski.

 

Un silence pesa. Le directeur se leva et marcha, agité, d’un coin de la pièce à l’autre.

 

– Je ne sais que faire de vous ! dit-il. Vous ne pouvez pas rester instituteur ; vous n’avez pas encore droit à la retraite… Vous laisser partir au gré du destin, aux quatre coins du monde, n’est pas très faisable. Vous êtes de chez nous, vous avez quatorze ans de service… Nous devons vous aider… Mais comment le faire ? Que puis-je pour vous ? Mettez-vous à ma place. Que puis-je faire pour vous ?

 

Un silence pesa. Le directeur allait et venait, en réfléchissant. Vrèménnski, accablé par son chagrin, assis au bord d’une chaise, réfléchissait aussi. Tout à coup le directeur rayonna et fit même un claquement de doigts.

 

– Je m’étonne de n’y avoir pas songé plus tôt ! dit-il vite. Écoutez : voici ce que je puis vous proposer… La semaine prochaine, le secrétaire de notre asile prend sa retraite ; si vous voulez, prenez sa place ! Voilà qui vous convient.

 

Vrèménnski, qui ne s’attendait pas à pareille aubaine, rayonna lui aussi.

 

– Parfait ! dit le directeur. Écrivez aujourd’hui même une demande.

 

Après le départ de Vrèménnski, Fiôdor Pétrôvitch ressentit du soulagement et même du plaisir. Il n’avait plus sous les yeux la mine abattue du pédagogue laryngé, et il lui était agréable de se dire qu’en offrant à Vrèménnski une place vacante, il avait agi avec justice et selon sa conscience, en brave homme tout à fait convenable.

 

Mais ce bon état d’esprit ne dura guère.

 

Quand le directeur rentra chez lui et se mit à table, sa femme, Nastâssia Ivânovna, lui dit tout d’un coup :

 

– Ah ! j’allais oublier ! Nîna Serguéièvna est venue hier me demander ma recommandation pour un jeune homme. On dit que vous allez avoir une vacance à l’asile ?

 

– Oui, dit le directeur, fronçant les sourcils ; mais cette place est déjà promise. Et tu connais ma règle : ne jamais donner une place par protection.

 

– Je le sais, mais je suppose que l’on peut faire une exception pour Nîna Serguéièvna qui nous aime comme des gens de sa famille, et pour laquelle nous n’avons jusqu’à présent rien fait. Ne t’avise pas de lui rien refuser, Fédia ! [25]. Tes caprices l’offenseraient, et moi aussi.

 

– Qui recommande-t-elle ?

 

– Polzoûkhine.

 

– Quel Polzoûkhine ? Celui qui, au nouvel an, a joué Tchâtski[26] à l’Assemblée ? Ce gentleman-là ? Pour rien au monde !

 

Le directeur s’arrêta de manger.

 

– Pour rien au monde ! répéta-t-il. Dieu m’en garde !

 

– Mais pourquoi ?

 

– Comprends, ma petite, que si ce jeune homme n’agit pas directement, et a recours aux femmes, c’est un rien qui vaille ! Pourquoi ne vient-il pas me voir lui-même ?

 

Le directeur, après dîner, s’étendit dans son cabinet sur son divan, commençant à lire les journaux et sa correspondance.

 

Il ouvrit une lettre que lui adressait la femme du maire.

 

« Cher Fiôdor Pétrôvitch, écrivait-elle, vous m’avez dit une fois que je devine les cœurs et connais les gens ; vous allez en faire l’expérience. Un certain K.-N. Polzoûkhine viendra un de ces jours vous demander la place de secrétaire de votre asile. Je le connais pour un excellent jeune homme ; il est très sympathique. En vous intéressant à lui, vous vous convaincrez, etc. »

 

– Pour rien au monde ! prononça le directeur. Dieu m’en garde !

 

Après cela, il ne s’écoula pas de jour sans que le directeur reçût des lettres lui recommandant Polzoûkhine.

 

Un beau jour, Polzoûkhine lui-même se présenta. C’était un jeune homme replet, à figure de jockey, vêtu d’un complet noir tout neuf.

 

– Je ne reçois pas ici pour affaire de service, mais à ma chancellerie, lui dit sèchement le directeur après avoir écouté sa demande.

 

– Pardonnez-moi, Excellence, mais nos connaissances communes m’ont conseillé de venir vous trouver justement ici.

 

– Hum… marmotta le directeur, regardant avec haine les chaussures pointues du jeune homme… Autant que je le sache, votre père a de la fortune ; vous n’êtes pas dans le besoin ; quelle nécessité éprouvez-vous donc de solliciter cette place ? Les appointements en sont minimes.

 

– Ce n’est pas pour les appointements, c’est parce que… Et puis, c’est un service officiel…

 

– Ah ! voilà… Il me semble qu’en moins d’un mois l’emploi vous ennuiera, et il est des candidats pour lesquels cette place forme une carrière de toute la vie. Il y a des pauvres pour lesquels…

 

– La place ne m’ennuiera pas, Excellence, interrompit Polzoûkhine. Ma parole d’honneur, je ferai de mon mieux.

 

Le directeur s’irrita.

 

– Écoutez, demanda-t-il avec un sourire de mépris, pourquoi ne vous êtes vous pas adressé directement à moi et avez-vous trouvé urgent de déranger d’abord des dames ?

 

– Je ne savais pas que cela vous serait désagréable, – répondit Polzoûkhine confus. – Mais, Excellence, si vous ne faites pas cas des lettres de recommandation, je puis vous présenter des certificats…

 

Il tira de sa poche un papier et le remit au directeur. Au bas du certificat, écrit d’un style et d’une écriture de chancellerie, se trouvait la signature du gouverneur. Il apparaissait en tout que le gouverneur avait signé sans lire, pour se débarrasser de quelque personne importune.

 

– Rien à faire, je m’incline, dit le directeur après avoir lu et en soupirant, j’obéis. Remettez-moi demain une demande… Rien à faire !…

 

Et après le départ de Polzoûkhine, le directeur se laissa aller tout entier au sentiment du dégoût.

 

– Vaurien ! soufflait-il en marchant de long en large. Il a tout de même obtenu ce qu’il voulait, ce damoiseau, cet adulateur de femmes ! Vermine ! Créature !

 

Le directeur cracha avec bruit dans la porte par laquelle Polzoûkhine avait disparu ; mais il fut soudain fort gêné, car, à ce moment même, une dame entrait dans son cabinet.

 

C’était la femme du directeur de la Chambre des finances…

 

– Je viens pour une minute, rien qu’une petite minute… commença-t-elle. Asseyez-vous, compère[27], et écoutez-moi attentivement… Alors il paraît que vous avez une place vacante… Demain ou aujourd’hui, viendra chez vous un jeune homme, Polzoûkhine…

 

La dame babillait, et le directeur la regardait avec des yeux troubles, ahuris, comme un homme prêt à s’évanouir ; il la regardait en souriant, par convenance.

 

Le lendemain, recevant dans son bureau l’instituteur aphone, le directeur hésita longtemps à lui dire la vérité. Il barguignait, s’embarrassait, ne savait par où commencer et que dire. Il voulait faire ses excuses à l’instituteur, lui exposer toute la vérité, mais sa langue bredouillait comme celle d’un ivrogne. Ses oreilles bourdonnaient et il se sentit soudain offensé, et fâché de devoir, dans son bureau, jouer devant un subalterne un rôle si inepte. Il frappa tout à coup du poing sur la table, bondit, et cria, furieux :

 

– Je n’ai pas de place pour vous ! Non et non ! Laissez-moi en paix ! Ne me persécutez pas ! Laissez-moi enfin tranquille, s’il vous plaît !

 

Et il sortit de son bureau.

 

1886.

 

LE PORTIER INTELLIGENT

Debout au milieu de la cuisine, le portier Philippe fait de la morale… Des domestiques, un cocher, deux femmes de chambre, une cuisinière et deux marmitons, fils du portier, l’écoutent. Chaque matin il prêche quelque chose. Ce matin, le sujet de son homélie est l’instruction.

 

– Et vous vivez tous comme on ne sait quel peuple de cochons, dit-il, tenant en mains son bonnet à rondelle métallique… [28] Vous restez assis sur vos postérieurs, et, sauf l’ignorance, il n’y a en vous aucune trace de civilisation. Mîchka joue aux dames ; Matriôna grignote des noix ; Nikîphore bavarde en montrant ses dents ; est-ce là de l’esprit ? Il n’y a pas preuve d’esprit là dedans, mais de bêtise. Il n’y a en vous pas la moindre capacité d’idée. Et pourquoi ?

 

– C’est juste, Philippe Nicânndrytch, remarque la cuisinière. On le connaît l’esprit qu’il y a en nous ; de l’esprit de moujiks. Est-ce que nous comprenons quelque chose ?

 

– Et pourquoi, – continue le portier, – n’y a-t-il pas en vous de capacités d’esprit ? Parce que tous vous n’avez pas de véritable fond. Vous ne lisez jamais de livres et n’avez aucune entente de l’écriture. Vous devriez prendre un livre, vous asseoir et lire. Vous savez lire, pour sûr, eh bien, lisez ce qui est imprimé ! Toi, Mîcha, tu devrais prendre un livre et faire la lecture ; ça te serait utile et ce serait agréable aux autres. On s’étend sur tous les sujets dans les livres. Tu y trouveras ce qu’on dit de la nature, de la divinité, des pays de la terre, de quoi chaque chose est faite, comment se montre chaque peuple aux différentes langues ; et aussi ce que c’est que l’idolâtrie. On trouve tout dans les livres lorsqu’on en a envie. Mais cet autre reste là près du poêle et ne fait qu’avaler et boire, tout à fait comme du vrai bétail. Pouah !

 

– Il est temps que vous alliez monter votre garde, Nicânndrytch, remarque la cuisinière.

 

– Je le sais ; ce n’est pas à toi de me l’apprendre. Tenez, comme exemple, ne prenons que moi. Quelle est, à l’âge que j’ai, mon occupation ? De quoi est-ce que je contente mon âme ? Eh bien il n’y a rien de mieux qu’un livre ou qu’un journal ! Je vais commencer tout de suite ma garde, rester assis à la porte dans les trois heures ; et vous pensez que je vais bâiller ou jaboter avec les commères ! Non, je ne suis pas de cette espèce !… Je vais prendre avec moi un bon petit livre, m’asseoir et lire à mon entière satisfaction. Voilà, c’est comme ça !…

 

Philippe tira de l’armoire un petit livre débroché, et le fourra dans sa pelisse, sur sa poitrine.

 

– La voilà, mon occupation !… Dès l’enfance, j’y suis habitué. Le savoir, c’est la lumière ; l’ignorance, c’est les ténèbres[29]. Vous l’avez entendu dire, hein ? Eh bien, c’est comme ça…

 

Philippe mit son bonnet, fit « Ah ! » et sortit de la cuisine en marmonnant. Il passa la porte cochère, s’assit sur le banc et prit une mine sombre comme un nuage.

 

– Ce n’est pas des gens, mais on se sait quelle chimisterie de cochons… marmonna-t-il encore, pensant toujours à la population de la cuisine.

 

S’apaisant, il sortit le petit livre, poussa un soupir profond et commença à lire.

 

« C’est écrit on ne peut pas mieux, pensa-t-il, branlant la tête, après avoir lu la première page… Qu’il y ait des gens que le Seigneur instruise ainsi !… »

 

Le petit livre était bon, édité à Moscou, intitulé : La Culture des plantes fourragères. Nous faut-il des navets ? Ayant lu les deux premières pages, le portier secoua significativement la tête et fit un toussottement.

 

– C’est vraiment bien !

 

Ayant lu la troisième page, Philippe se mit à réfléchir. Il voulait penser à l’instruction, et, on ne sait pourquoi, aux Français. Sa tête se pencha sur sa poitrine ; ses coudes s’appuyèrent sur ses genoux ; ses yeux se fermèrent un peu. Et Philippe eut un songe.

 

Tout, voyait-il, avait changé. La terre était la même, les maisons les mêmes, la porte cochère la même, mais les gens étaient tout autres. Tout le monde était devenu sage. Il n’y avait plus un imbécile, et, dans les rues, il ne passait que des Français et des Françaises. Le porteur d’eau lui-même ratiocinait : « Je suis, je dois l’avouer, très mécontent du climat et je veux voir le thermomètre. » Lui aussi tenait en mains un gros livre.

 

– Consulte donc le calendrier, lui dit Philippe.

 

La cuisinière, quoique bête, intervenait, elle aussi, dans les conversations savantes et faisait ses remarques. Philippe se rendait au commissariat pour faire inscrire des locataires et, chose étrange, même dans cet endroit sinistre, on ne parlait que de choses intelligentes, et il y avait partout des livres sur les tables. Mais voilà que quelqu’un s’approche de Mîcha, le valet de chambre, le pousse du coude, et crie : « Tu dors ? Hein, je te le demande, tu dors ? »

 

Philippe entend une voix tonnante :

 

– Tu dors pendant ta garde, idiot !… Tu dors, vaurien, brute ?

 

Philippe sursaute et se frotte les yeux. Devant lui se trouve l’adjoint au commissaire de police du quartier.

 

– Ah ! tu dors ! je te mets à l’amende, coquin ! Je t’apprendrai à dormir quand tu es de garde, sale tête !

 

Deux heures après, le portier fut appelé au commissariat. Ensuite il revint à la cuisine.

 

Touchés par sa leçon tous les domestiques, assis autour de la table, écoutaient Mîcha qui lisait, syllabe à syllabe, quelque chose. Philippe, rouge, refrogné, s’approcha de Mîcha, frappa le livre de ses moufles, et lui dit sombrement :

 

– Ferme ça !

 

1883.

 

LE TRIOMPHE DU VAINQUEUR

(RÉCIT D’UN COPISTE DE 14
e CLASSE, EN RETRAITE)

Un jour de la semaine du carnaval, tout le monde se rendit chez Kozoûline pour y manger des crêpes de sarrasin.

 

Kozoûline ? qui c’est ?… C’est peut-être, pour vous, une inutilité, un zéro ; mais pour nous, qui ne volons pas sous les cieux, il est grand, tout-puissant, tout sage. Nous tous, qui formons pour ainsi dire son socle, nous nous rendîmes chez lui. J’y allai aussi avec papa.

 

Les crêpes étaient si merveilleuses que je ne saurais vous l’exprimer, monsieur : soufflées, aériennes, dorées. On en prend une, que le diable le voie, on l’arrose de beurre fondu, l’autre saute toute seule dans votre bouche !… Les ingrédients, les ornements et les commentaires étaient de la crème douce, du caviar frais, du saumon et du fromage blanc. Vins et vodkas, un océan.

 

Après les crêpes, on dégusta une soupe d’esturgeons, et, ensuite, des perdreaux au jus. On s’était tellement bourré que papa avait, en secret, défait les boutons de son pantalon et, afin que personne ne s’aperçût de cette liberté grande, il se couvrit de sa serviette. Alexèy Ivânytch, de ses droits de chef qui se permet tout, déboutonna son gilet et sa chemise. Après dîner, sans se lever de table, on fuma, avec la permission de l’autorité, des cigares, et l’on causa. Nous écoutions, et Son Excellence Alexèy Ivânytch parlait. Les menus sujets de la conversation étaient, pour la plupart, de caractère humoristique, carnavalesque… Le chef racontait et voulait, apparemment, sembler spirituel. Je ne sais s’il disait quelque chose de drôle ; il me souvint seulement que papa, me poussant à chaque instant du coude, me disait :

 

– Ris !

 

J’ouvrais largement la bouche, et je riais. Je fis même une fois, en riant, un glapissement, – ce qui me valut l’attention générale.

 

– C’est ça, c’est ça ! murmura papa. À merveille ! Il te regarde et il rit… C’est bien. Peut-être te donnera-t-il une place de commis.

 

– Oui, dit entre autres choses notre chef Kozoûline en soufflant et suffoquant, à présent nous mangeons des crêpes, nous briffons le caviar le plus frais, nous caressons nos femmes à la peau blanche, et nos filles sont si belles que non seulement vous, les gens discrets, vous les admirez en soupirant, mais les comtes mêmes et les princes le font. Et quel appartement avons-nous ? Hé, hé, hé !… Aussi, voyez-vous, ne vous plaignez pas, ne vous attristez pas, tant que vous n’aurez pas fini de vivre ! Tout arrive et tout change… Vous êtes maintenant, supposons, un néant, un zéro, une poussière… un raisin de Corinthe, et, qui sait ? Peut-être avec le temps tiendrez-vous aux cheveux les destinées humaines. Tout arrive !

 

Alexèy Ivânytch secoua la tête et reprit :

 

– Et avant, avant ! Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y eut ?… Je n’en crois pas ma mémoire. Pas de souliers, des culottes déchirées, l’effroi et le tremblement !… Je travaillais jadis deux semaines pour un rouble… Et on ne vous donne pas ce rouble, non ; on vous le jette, tout froissé, à la figure : Avale ça. Et chacun peut vous écraser, vous picoter, vous frapper de la hache… Chacun peut vous humilier… Vous portez un rapport, et vous voyez le petit chien, couché près de la porte ; vous vous approchez de lui, et lui prenez la patte et la lui reprenez. « Pardonnez-moi de passer devant vous ; bonjour, seigneur ! » Et le petit chien grogne contre vous : rrrr… Le suisse vous pousse négligemment le coude, et vous lui dites : « Je n’ai pas de monnaie, Ivane Potâpytch, excusez-moi ! » Et plus que de personne j’ai enduré d’affronts de ce poisson fumé, de ce… crocodile-là… de ce discret Koûritsyne que voici !

 

Et Alexèy Ivânytch indiqua du doigt un petit vieux voûté, assis à côté de mon papa. Les paupières fatiguées du petit vieux battaient, et il fumait avec dégoût un cigare. D’habitude, il ne fumait jamais ; mais, quand le chef lui offrait un cigare, il considérait comme indécent de refuser. Voyant l’index pointé vers lui, il fut très gêné et se mit à tourner sur sa chaise.

 

– J’ai eu beaucoup à endurer grâce à cette discrète personne, continua Kozoûline. J’ai été tout d’abord, voyez-vous, sous sa coupe. On m’amena à lui, effacé, paisible, ne comptant pas, et on m’installa à sa table. Et il commença à me ronger !… Aucune parole qui ne fût un coup de couteau aigu ! Aucun regard qui ne fût une balle dans la poitrine. Maintenant il se fait petit comme le vermisseau le plus miteux, et, avant, ce qu’il était ? Neptune !… Que les nuées se déchirent !… Il m’a longtemps martyrisé. Et je lui faisais ses écritures, je courais lui acheter des petits pâtés, je taillais ses plumes, j’accompagnais sa belle-mère au théâtre ; j’avais pour lui toutes les complaisances. Il m’a habitué à priser… mais oui !… Tout cela, pour lui ! Impossible autrement, me disais-je : il faut toujours que j’aie sur moi une tabatière au cas où il me demanderait une prise… Tu t’en souviens, Koûritsyne ? Feue ma vieille mère vint un jour chez lui le prier de laisser son fils, autrement dit moi, aller pour deux jours chez ma tante pour un partage d’héritage. Comme il se jeta sur elle ! Il écarquilla les yeux et cria : « C’est un paresseux, ton fils ! c’est un fainéant ! Qu’as-tu, sotte, à me regarder ? Il passera en justice ! » dit-il. Ma petite vieille revint chez elle et se mit au lit ; la peur la rendit si malade que c’est tout juste si elle n’en mourut pas…

 

Alexèy Ivânytch s’essuya les yeux de son mouchoir et lampa d’un trait un verre de vin.

 

– Il voulait me faire épouser sa maîtresse, mais, à ce moment-là… par bonheur, je tombai malade de la fièvre, et je restai six mois à l’hôpital. Voilà ce qui se passait jadis. Voilà comme on vivait ! Et maintenant… fiou !… maintenant… je suis au-dessus de lui… C’est lui qui mène ma belle-mère au théâtre. Il m’offre sa tabatière. Et le voilà qui fume un cigare. Hé ! hé ! hé !… Je lui poivre sa vie… Je la poivre !… Koûritsyne !

 

– Que désirez-vous, monsieur ? demanda Koûritsyne, se levant et prenant une attitude militaire.

 

– Représente-moi ta tragédie !

 

– À vos ordres.

 

Koûritsyne se redressa, prit un air sombre, leva la main, se contracta le visage et chevrota d’une voix rauque :

 

– Meurs, perfide ! J’ai souaffe de ton sanng !…

 

Nous éclatâmes de rire.

 

– Koûritsyne, avale-moi ce morceau de pain, sursemé de poivre !

 

Koûritsyne, gavé, prit un gros morceau de pain de seigle, le poudra de poivre, et le mâcha, au milieu d’un rire bruyant.

 

– Tout changement arrive… poursuivit Kozoûline. Assieds-toi, Koûritsyne ! Quand nous nous lèverons, tu nous chanteras quelque chose… Jadis, c’était ton heure, maintenant, c’est la mienne !… Oui… Et c’est ainsi que ma vieille mère est morte… Oui…

 

Kozoûline se leva et chancela…

 

– Et moi, continua Kozoûline, je me taisais parce que j’étais petit… effacé… Tortionnaires !… barbares !… Et maintenant c’est mon tour… Hé ! hé ! hé !… Et toi, eh ! là-bas ? toi !… C’est à toi que l’on parle, toi, le rasé !

 

Et Kozoûline pointa le doigt du côté de papa.

 

– Cours autour de la table et fais le coq.

 

Papa sourit, rougit de satisfaction et se mit à trottiner autour de la table ; je le suivis.

 

– Co-co-rico ! criâmes-nous tous les deux en courant plus vite.

 

Je courais et pensais :

 

« Je serai aide-copiste ! »

 

1883.

 

JOURNAL D’UN AIDE-COMPTABLE

– 11 mai 1863. – Glôtkine, notre comptable, âgé de soixante ans, a pris, parce qu’il tousse, du lait avec du cognac et a eu, à cause de cela, du delirium tremens. Les médecins affirment, avec l’assurance qui leur est propre, qu’il mourra demain. Je serai enfin comptable. La place m’est déjà promise.

 

 

– Le secrétaire Kléchtchov passe en jugement pour avoir porté des coups à un client qui l’avait appelé bureaucrate.

 

Ça semble décidé.

 

 

– J’ai pris de la tisane parce que j’ai de l’entérite.

 

 

– 3 août 1865. – Le comptable Glôtkine a encore mal à la poitrine. Il a recommencé à tousser et boit du lait avec du cognac. S’il meurt, sa place sera pour moi. J’ai de l’espoir, mais faible, parce que le delirium tremens, paraît-il, n’est pas toujours mortel.

 

Kléchtchov a arraché un billet des doigts d’un Arménien et l’a déchiré. L’affaire va peut-être aller jusqu’au tribunal.

 

Une vieille (Gourièvna) m’a dit hier que ce n’est pas de l’entérite que j’ai, mais des hémorroïdes internes. Il se peut bien…

 

 

– 30 juin 1867. – On écrit dans les journaux qu’il y a le choléra en Arabie. Il arrive peut-être en Russie, et alors il y aura beaucoup de postes vacants. Peut-être le vieux Glôtkine mourra-t-il et j’aurai la place de comptable. Le bonhomme est vivace. Vivre ainsi longtemps, est, à mon sens, répréhensible.

 

Que prendrais-je bien pour mon entérite ? Si je prenais des graines d’absinthe de Judée ?

 

 

– 2 janvier 1870. – Un chien a hurlé toute la nuit dans la cour de Glôtkine. Ma cuisinière Pèlaguèia dit que c’est un présage sûr et nous avons causé ensemble jusqu’à deux heures du matin. Quand je serai comptable, je m’achèterai une pelisse de raton et une robe de chambre. Je me marierai peut-être. Assurément pas avec une jeune fille, ce n’est pas de mon âge. Mais avec une veuve.

 

 

– Kléchtchov a été, hier, chassé du cercle parce qu’il a raconté tout haut une anecdote inconvenante et s’est moqué du patriotisme du membre de la délégation commerciale Ponioûkhov. On dit que ce dernier a déposé une plainte.

 

 

– Je veux aller pour mon entérite chez le docteur Botkine. On dit qu’il est bon médecin.

 

 

– 4 juin 1878. – On écrit qu’il y a la peste à Vétliânnka. On dit qu’il meurt beaucoup de gens. Glôtkine boit, à cette occasion, de la vodka infusée sur du poivre. Si la peste arrive ici, je serai sûrement comptable.

 

 

– 4 juin 1883. – Glôtkine se meurt. J’ai été chez lui et lui ai demandé pardon en pleurant d’avoir attendu sa mort avec impatience. Il m’a généreusement pardonné en pleurant aussi, et m’a conseillé de boire, pour mon entérite, du café de glands.

 

 

– Kléchtchov a encore presque failli passer en jugement. Il a engagé à un juif un piano qu’il avait loué. En dépit de tout cela il est déjà décoré de Saint-Stanislas et a le rang d’assesseur de collège[30]. C’est étonnant ce qui arrive en ce monde.

 

 

Gingembre

2

zolotniks.

 

Galanga

1

1/2

Vodka forte

1

 

Sang des sept frères

3

 

 

Mêler le tout, infuser dans un dixième de seau de vodka, et prendre un petit verre à jeun.

 

 

– 7 juin, même année. – Hier on a enterré Glôtkine. Hélas ! la mort de ce vieillard ne m’a pas profité. Je le vois en rêve chaque nuit, en chemise blanche, me faisant signe du doigt !… Oh ! malheur, malheur à moi, maudit ! ce n’est pas moi qui suis comptable, c’est Tchâlikov… Ce n’est pas moi qui ai reçu la place, mais un jeune homme, ayant la protection de sa tante qui est femme de général. Tous mes espoirs sont évanouis.

 

 

– 10 juin 1886. – La femme de Tchâlikov l’a quitté. Le malheureux se désole. Peut-être va-t-il se suicider de chagrin. S’il se suicide, c’est moi qui serai comptable. On en parle déjà. Alors tout espoir n’est pas encore perdu ; on peut vivre : le temps d’avoir une pelisse de raton n’est peut-être pas très éloigné. Pour ce qui est du mariage, je n’ai pas d’objection. Pourquoi ne pas se marier s’il se présente une bonne occasion ? Seulement il faut prendre conseil de quelqu’un. C’est une grosse décision.

 

 

– Kléchtchov a échangé ses caoutchoucs avec ceux du conseiller privé Lirmanson. Scandale !

 

 

– Le portier Païssiï conseille de prendre du sublimé dans l’entérite. Je vais essayer.

 

1883.

 

LA TOURBE

« Honoré Monsieur, père et bienfaiteur, » écrivait au brouillon le fonctionnaire Névouirazîmov composant une lettre de félicitations, « je vous souhaite de passer ce jour solennel, ainsi que bien des jours dans la suite, en bonne santé et prospérité… Et je souhaite à votre famille la même chose… »

 

La lampe dans laquelle le pétrole baissait filait et charbonnait. Sur la table, près de la main de Névouirazîmov qui écrivait, un cancrelat égaré courait inquiètement. Deux chambres au delà de la permanence, le suisse Paramone cirait pour la troisième fois ses bottes des grands jours, et avec une énergie telle que l’on entendait dans toutes les chambres le bruit de ses crachats et celui de la brosse.

 

« Qu’est-ce qu’on pourrait encore lui écrire à cette canaille ? » songea Névouirazîmov levant les yeux vers le plafond enfumé.

 

Il y vit, en cercle noir, l’ombre de l’abat-jour ; au-dessous, les corniches poussiéreuses, plus bas encore les murs, jadis peints en bleu-gris ; et la permanence lui parut si déserte qu’il eut non seulement pitié de lui-même, mais du cancrelat…

 

« Je finirai ma garde et partirai, et lui restera ici toute sa vie de cancrelat… pensa-t-il en s’étirant. Ouf ! quel ennui !… Si je nettoyais mes bottines, faut-il ? »

 

Et s’étant paresseusement étiré une seconde fois, Névouirazîmov se rendit paresseusement dans la chambre du suisse.

 

Paramone ne cirait plus ses bottes. Tenant d’une main la brosse, et de l’autre, se signant, il était debout devant le vasistas ouvert et prêtait l’oreille.

 

– On carillonne !… dit-il en un souffle à Névouirazîmov, le regardant de ses yeux fixes, largement ouverts. Déjà !

 

Névouirazîmov approcha l’oreille du vasistas et écouta. Avec l’air frais du printemps, le carillon de Pâques faisait irruption. Le grondement des cloches se mêlait au brouhaha des voitures, et, dans le chaos sonore, ne se détachait, comme un chant de ténor, que le carillon grêle de l’église voisine, en même temps qu’un rire retentissant et aigu.

 

– Qu’il y a de monde ! soupira Névouirazîmov, regardant dans la rue, où, près des lampions allumés, se succédait un glissement d’ombres humaines ; tout le monde court à la messe de minuit… Les nôtres, bien sûr, ont déjà bu et flânent en ville. Qu’il y a de rires et de discours ! Moi seul, malheureux que je suis, je dois rester ici en un jour pareil ! Et chaque année, cela m’arrive !

 

– Et qui vous force à faire des remplacements ? Vous n’étiez pas de service aujourd’hui… C’est Zâstoupov qui vous a mis à sa place… Quand les gens s’amusent, vous faites des remplacements !… C’est par ladrerie !

 

– Au diable la ladrerie ! Il n’y a pas à en avoir : deux roubles et une cravate pour tout profit !… Il s’agit de misère et non de ladrerie ! Et maintenant, tu sais, il serait bien de partir en bande pour la messe de minuit, et ensuite d’aller souper… Bien boire, bien manger, puis se fourrer au lit… À table, on briffe le gâteau pascal, tandis que le samovar chante, et l’on a, près de soi, quelque joli petit brin de femme… On avale un petit verre de vodka, et on la garde, là, au fond de sa gorge… et ça produit un délicieux effet… on se sent un homme… Ah !… dégoûtante vie ! N’importe quelle canaille passe en calèche, et tu restes là, assis, à suivre tes pensées…

 

– Chacun son sort, Ivane Danîlytch ! Si Dieu le veut, vous ferez une carrière et irez-vous aussi un jour en calèche…

 

– Moi ?… Non, voyons, l’ami, tu badines !… Je ne monterai pas plus haut que je suis, même à m’en faire crever !… Je n’ai pas d’instruction…

 

– Notre général, lui aussi, n’a aucune instruction, et pourtant…

 

– Mais avant d’en arriver là, le général a volé cent mille roubles… Et son allure, l’ami, n’est pas celle que j’ai !… On ne va pas loin avec ma dégaine. Bref, l’ami, situation sans issue… Il n’y a qu’à vivre comme ça, si l’on veut… ou à se pendre…

 

Névouirazîmov s’éloigna du vasistas et, rempli d’angoisse, se mit à aller et venir…

 

Le bruit des cloches ne faisait qu’augmenter… Il n’était plus besoin pour l’entendre d’être près de la fenêtre ; et plus le carillon devenait distinct et plus les voitures ferraillaient, plus paraissaient noirs les murs bruns de la permanence et enfumées les corniches ; et plus la lampe fumait.

 

« Si je lâchais la garde », songea Névouirazîmov.

 

Mais cette fuite ne promettait rien qui vaille… Eût-il quitté les locaux administratifs et flâné en ville, Névouirazîmov serait à la fin revenu chez lui, et, dans son logis, c’était encore pire, plus triste que dans cette permanence… Admettons qu’il eût bien, confortablement, passé ce jour-là… et puis après ? Toujours ces mêmes murs tristes, ces mêmes remplacements et ces mêmes lettres de félicitations…

 

Névouirazîmov s’arrêta au milieu de la pièce et se mit à réfléchir.

 

Le besoin d’une nouvelle vie, meilleure, lui pinça le cœur de douloureuse, d’insupportable façon… Il éprouva un désir passionné de se trouver tout à coup dans la rue, de se mêler à la foule vivante, de participer à la solennité de la fête pour laquelle s’ébranlaient toutes ces cloches et grondaient ces voitures… Névouirazîmov désira passionnément ce qu’il avait eu jadis en son enfance : un cercle familial, des figures solennelles de proches, une nappe blanche, de la lumière, de l’intimité… Il se rappela la voiture dans laquelle une dame venait de passer le pardessus dans lequel se pavanait l’économe, la chaîne d’or dont le secrétaire se parait la poitrine… Il se rappela un bon lit, l’ordre de Saint-Stanislas, des bottines neuves, un uniforme de petite tenue aux coudes pas râpés… Il se rappela tout cela parce que, de tout cela, il n’avait rien…

 

– Faut-il donc voler ? songea-t-il… Voler, supposons, n’est pas difficile, mais se cacher, ça, c’est malin… On s’enfuit, dit-on, en Amérique avec ce qu’on a volé, mais où diable se trouve cette Amérique ? Même pour voler, il est bon d’avoir de l’instruction…

 

Le carillon se calma… On n’entendit plus que le bruit lointain des voitures et la toux de Paramone. Mais l’angoisse et la colère de Névouirazîmov augmentaient, devenaient plus insupportables. Dans la chambre du Conseil, la pendule sonna minuit et demi.

 

– Écrire une dénonciation, peut-être ? Prôchkine en a fait une et a été avancé.

 

Névouirazîmov s’assit devant sa table et se mit à méditer. La lampe, dont tout le pétrole était brûlé, charbonnait fortement, menaçait de s’éteindre. Le cancrelat égaré continuait de courir çà et là sur la table, sans trouver son gîte…

 

– Faire une dénonciation, c’est possible, mais comment la rédiger ? Il faut y mettre toutes les insinuations, toutes les précautions, comme Prôchkine… Et moi, que puis-je ? Je la composerai de telle façon que tout me retombera sur le nez… Non-sens, le diable m’emporte !

 

Névouirazîmov se rompant la tête sur la façon de sortir de sa situation sans issue, porta les yeux sur son brouillon. Il écrivait la lettre à un homme qu’il haïssait de toute son âme, qu’il craignait, et dont il attendait depuis dix ans un avancement de sa place de seize roubles par mois à une place de dix-huit roubles…

 

– Ah ! fit-il, en repoussant du plat de la main, avec colère, le cancrelat qui avait eu le malheur de tomber sous ses yeux… diable, tu cours ici !… Sale bête !

 

Le cancrelat, tombé sur le dos, se mit à agiter les pattes désespérément… Névouirazîmov le saisit par une jambe et le jeta dans le verre de la lampe… Cela flamba et craqua…

 

Névouirazîmov se sentit soulagé.

 

1885.

 

LE MYSTÈRE

Le soir du lundi de Pâques, le conseiller d’État Navâguine, rentrant de faire des visites, prit la liste des gens qui s’étaient inscrits chez lui pour la regarder dans son cabinet. Après avoir quitté son manteau et bu de l’eau de Seltz, il s’installa commodément sur son divan et se mit à lire les signatures. Arrivé au milieu de la longue liste, il eut un sursaut, partit d’un éclat de rire, et, avec l’expression d’une stupeur extrême, fit un claquement de doigts.

 

– Encore !… s’écria-t-il en se frappant le genou… C’est étonnant ! Encore et encore la signature de ce Fédioukov ! Le diable sait qui c’est !…

 

Au milieu de nombreuses signatures se trouvait celle d’un certain Fédioukov. Quel individu était-ce ? Navâguine l’ignorait absolument. Il fit défiler dans sa mémoire toutes ses connaissances, ses parents et ses subordonnés, même en un lointain passé, mais ne put se souvenir de rien qui ressemblât, même vaguement, à un Fédioukov. Le plus étrange est que cet inconnu avait signé régulièrement ces trente dernières années chaque jour de Noël et de Pâques. Qui était-il, d’où venait-il, quelle mine avait-il ?… Ni Navâguine, ni sa femme, ni le suisse ne le savaient.

 

– Étonnant ! murmurait Navâguine en arpentant son cabinet. Étrange et inconcevable ! C’est on ne sait quelle cabalistique !… Appelez-moi ici le suisse ! – cria-t-il. – C’est diablement étrange !… Non, je vais tout de même savoir qui c’est !… Écoute, Grigôry, – dit-il au suisse qui entrait, – ce Fédioukov s’est encore inscrit ! Tu l’as vu ?

 

– Pas du tout…

 

– Permets, il s’est inscrit ! C’est donc qu’il a été dans l’antichambre. Il y a été ?

 

– Non, il n’y a pas été.

 

– Comment a-t-il donc pu s’inscrire s’il n’y a pas été ?

 

– Je ne peux le savoir.

 

– Et qui donc le saura ? Tu bayes aux corneilles dans ton antichambre !… Ressouviens-toi un peu ! Peut-être quelqu’un d’inconnu est-il entré ? Songes-y !

 

– Non, Votre ’cellence, il n’est venu aucun étranger. Nos fonctionnaires sont venus ; la baronne est venue chez Mme Son Excellence, les prêtres sont venus avec la croix, et il n’y a eu personne plus…

 

– Alors, quoi, il s’est inscrit invisiblement, hein ?

 

– Je ne puis le savoir ; mais il n’y a eu ici aucun Fédioukov. Cela je puis le dire comme devant l’Image…

 

– Étrange ! Incompréhensible ! Éton-n-ant !… fit Navâguine, réfléchissant. C’est même ridicule ! Un homme s’inscrit depuis déjà trente ans, et on ne peut pas du tout savoir qui c’est. C’est peut-être une farce de quelqu’un ? Peut-être quelque fonctionnaire, pour intriguer, inscrit-il en même temps que son nom celui de ce Fédioukov ?

 

Et Navâguine se mit à examiner la signature de Fédioukov.

 

La signature ample, hardie, d’une écriture à l’ancienne mode, avec des boucles et des crochets, ne ressemblait pas du tout aux autres. Elle suivait immédiatement celle du secrétaire de gouvernement, Chtoûtchkine, petit homme timoré et poltron, qui serait assurément mort de peur s’il se fût permis une plaisanterie aussi audacieuse.

 

– Le mystérieux Fédioukov, dit Navâguine à sa femme en entrant chez elle, s’est encore inscrit !… Et je n’ai pas pu arriver encore à savoir qui c’est !

 

Mme Navâguine était spirite et expliquait, par cela même, très simplement, tous les phénomènes compréhensibles et incompréhensibles.

 

– Il n’y a là rien d’étonnant, dit-elle. Voilà, tu n’y crois pas, et je t’ai dit et le répète qu’il y a dans la nature beaucoup de surnaturel que notre faible esprit n’atteindra jamais. Je suis assurée que ce Fédioukov est un esprit en sympathie avec toi… À ta place, je l’évoquerais et lui demanderais ce qu’il veut.

 

– Absurde, absurde !

 

Navâguine n’avait pas de préjugés, mais le phénomène qui l’occupait était si mystérieux que, malgré lui, toutes sortes de diableries lui venaient en tête. Il songea, toute la soirée, que ce Fédioukov incognito était l’esprit d’un fonctionnaire depuis longtemps mort, poussé à la retraite par quelque aïeul à lui, Navâguine, et qui, à présent se vengeait sur son descendant. C’était peut-être le parent de quelque clerc de chancellerie chassé par Navâguine lui-même, ou celui d’une jeune fille séduite par lui…

 

Navâguine, toute la nuit, vit en rêve un vieux fonctionnaire maigre, en uniforme râpé, le visage jaune citron, les cheveux hérissés et les yeux ternes, qui marmonnait quelque chose d’une voix funèbre et le menaçait d’un doigt osseux.

 

Peu s’en fallut que Navâguine n’eût une congestion cérébrale. Deux semaines durant, il fut taciturne, renfrogné, marchant sans cesse en réfléchissant. À la fin, vainquant son amour-propre et son scepticisme, il dit sourdement à sa femme, en rentrant chez elle :

 

– Zîna, évoque Fédioukov !

 

Réjouie, la spirite ordonna de lui apporter une feuille de carton et une soucoupe ; elle fit asseoir son mari auprès d’elle et se mit à officier. Fédioukov ne se laissa pas attendre longtemps.

 

– Que te faut-il ? demanda Navâguine.

 

– Repens-toi… répondit la soucoupe.

 

– Qui étais-tu sur la terre ?

 

– Un égaré…

 

– Tu vois ! murmura la femme. Et tu n’y croyais pas !

 

Navâguine s’entretint longtemps avec Fédioukov, puis il évoqua Napoléon, Annibal, Asskotchénnski[31], sa tante Klâvdia Zakhârovna ; et tous lui donnèrent des réponses brèves, mais pertinentes et pleines d’un sens profond. Il s’intéressa pendant près de quatre heures à la soucoupe et s’endormit tranquillisé, heureux d’avoir fait connaissance avec un monde mystérieux, nouveau pour lui. Après cela, il s’occupa chaque jour de spiritisme, expliquant aux employés de sa chancellerie qu’il y a, au total, dans la nature, beaucoup de surnaturel et de miraculeux, sur quoi nos savants devraient depuis longtemps porter leur attention. L’hypnotisme, le médiumisme, le bichopisme[32], le spiritisme, la quatrième dimension, et autres brumes, le possédèrent complètement, en sorte que, à la grande joie de sa femme, Navâguine lisait des livres spirites ou s’occupait de la soucoupe, faisait tourner les tables et cherchait à expliquer les phénomènes surnaturels. À son exemple, tous ses subordonnés s’occupèrent de spiritisme, et, avec tant d’ardeur, que le vieil économe en devint fou et envoya, par planton, le télégramme suivant : « À la direction des impôts, en enfer. Sens que me transforme en malin esprit. Que faire ? Réponse payée. Vassîli Krinolînnski. »

 

Après avoir lu plus d’une centaine de brochures, Navâguine ressentit un désir violent d’écrire lui aussi quelque chose sur la question. La rédaction lui prit cinq mois, et, à la fin, il produisit un énorme rapport intitulé : Mon opinion à moi aussi. L’article terminé, il résolut de l’envoyer à une revue spirite.

 

Le jour où l’on devait envoyer cet écrit lui est resté très en mémoire. Navâguine se rappelle qu’en cet inoubliable jour se trouvaient dans son cabinet son secrétaire, qui recopiait l’article, et le sacristain de la paroisse voisine, appelé pour affaire. La figure de Navâguine rayonnait. Il regardait avec amour sa création, palpait son épaisseur, souriait béatement, et disait à son secrétaire :

 

– Je crois, Philippe Serguèitch, qu’il faut l’envoyer recommandé. C’est plus sûr.

 

Ensuite, levant les yeux vers le sacristain, il lui dit :

 

– Mon bon, je vous ai fait venir pour affaire. Je mets mon jeune fils au lycée et ai besoin de son acte de baptême. Ne pourrait-on pas l’avoir vite ?

 

– Fort bien, Votre Excellence ! dit le sacristain. Fort bien, je comprends.

 

– Ne pourrait-on pas l’avoir pour demain ?

 

– Bien, Votre Excellence ! Soyez tranquille ! Demain même, ce sera fait. Voulez-vous envoyer demain à l’église quelqu’un pour le prendre avant vêpres ? J’y serai. Donnez l’ordre de demander Fédioukov. Je ne m’absente jamais…

 

– Comment dites-vous ? ! s’écria le conseiller d’État en pâlissant.

 

– Fédioukov, monsieur.

 

– Vous… vous êtes Fédioukov ?… demanda Navâguine, écarquillant les yeux.

 

– Précisément, Fédioukov.

 

– C’est vous… vous qui vous inscrivez dans mon antichambre ?…

 

– Précisément, avoua le sacristain, confus. Quand nous venons avec la croix pour les prières, Votre Excellence, je m’inscris toujours chez les grands dignitaires… J’aime ça… Quand je vois, excusez-moi, la feuille dans l’antichambre, je ressens l’envie folle d’y inscrire mon nom…

 

Navâguine, dans une muette hébétude, ne comprenant rien, n’entendant rien, se mit à aller et venir dans son cabinet. Il tâta la portière de la porte, agita deux ou trois fois la main droite, comme un jeune premier danseur apercevant sa bien-aimée, eut un sourire stupide et montra du doigt l’espace.

 

– Ainsi, demanda le secrétaire, j’envoie tout de suite l’article, Votre Excellence.

 

Ces mots rappelèrent à lui Navâguine. Il regarda son secrétaire et le sacristain, d’un air ahuri, se souvint de tout, et, frappant du pied avec fureur, s’écria d’une voix aiguë, chevrotante :

 

– Laissez-moi en paix. ! En paix… je vous dis ! Que voulez-vous de moi ? Je ne le comprends pas !

 

Le secrétaire et le sacristain sortirent du cabinet et ils étaient depuis longtemps dans la rue que Navâguine trépignait encore et criait :

 

– Laissez-moi en paix !… Que voulez-vous de moi ? Je ne comprends pas ! Lai-ssez-moi-en-paix !…

 

1887.

 

LA MORT D’UN FONCTIONNAIRE

Par un beau soir, un expéditionnaire de chancellerie non moins beau, Ivane Dmîtritch Tcherviakov[33], assis au second rang des fauteuils d’orchestre, regardait, les yeux dans ses jumelles, les Cloches de Corneville. Il se sentait au faîte de la béatitude. Mais soudain…

 

Dans les récits on trouve souvent : « soudain. » Les auteurs ont raison ; la vie est si remplie d’inattendu… Mais soudain sa figure se plissa, ses yeux dansèrent, sa respiration s’arrêta ; il enleva sa jumelle, se pencha, et… atchi ! Il éternua comme vous voyez.

 

Il n’est défendu à personne, et où que ce soit, d’éternuer. Les moujiks, les maîtres de police, et, parfois même, les conseillers privés éternuent. Chacun éternue. Tcherviakov, sans se troubler le moins du monde, s’essuya de son petit mouchoir, et, en homme poli, regarda autour de lui pour voir s’il n’avait pas, de son éternuement, dérangé quelqu’un.

 

Mais à l’instant il eut lieu d’être confus.

 

Il s’aperçut qu’un vieux monsieur, assis devant lui au premier rang, marmonnait en essuyant avec soin, de son gant, sa tête chauve et son cou. En ce vieux monsieur, Tcherviakov reconnut le haut fonctionnaire du ministère des Voies de communication, Brizjâlov, qui avait rang de général.

 

« Je l’ai éclaboussé ! se dit Tcherviakov. Ce n’est pas mon chef, il est d’une autre administration ; mais c’est tout de même ennuyeux. Il faut s’excuser. »

 

Tcherviakov eut un toussotement hésitant, se pencha en avant et murmura à l’oreille du général :

 

– Pardon, Excellence ; je vous ai éclaboussé sans le vouloir.

 

– Ce n’est rien… ce n’est rien…

 

– Au nom de Dieu, pardonnez-moi ! Je… je ne l’ai pas fait exprès !

 

– Ah ! je vous en prie ! Laissez-moi écouter !

 

Tcherviakov se troubla, sourit bêtement et se remit à regarder. Il regardait, mais n’éprouvait plus de béatitude. L’inquiétude commença à le travailler. Pendant l’entr’acte, il s’approcha de Brizjâlov, tourna autour de lui, et, vainquant sa timidité, marmotta :

 

– Je vous ai éclaboussé, Excellence… Pardonnez-moi… Ce n’est pas que…

 

– Ah ! cessez ! Je l’ai déjà oublié et vous me répétez toujours la même chose !… dit impatiemment le général, dont là lèvre inférieure remua.

 

« Il a « oublié », et il y a de la malice dans ses yeux, pensa Tcherviakov en regardant soupçonneusement le général. Et il n’en veut pas parler. Il faudrait lui expliquer que je ne voulais pas du tout… que c’est la loi de la nature, ou bien il pensera que j’ai voulu cracher sur lui… S’il ne le pense pas à présent, il le pensera plus tard… »

 

Rentré chez lui, Tcherviakov raconta à sa femme son involontaire impolitesse. Il lui sembla que sa femme n’attachait pas assez d’importance à ce qui s’était passé. Elle s’en effraya un peu, mais, quand elle apprit que Brizjâlov n’était « pas de l’administration » de son mari, elle se tranquillisa.

 

– Va tout de même t’excuser, lui dit-elle ; sans cela il croira que tu ne sais pas te tenir en public.

 

– C’est justement… Je me suis excusé, mais il a été étrange… Il n’a pas dit un mot qui vaille… Et on n’a pas eu le temps de parler.

 

Le lendemain, Tcherviakov revêtit son uniforme neuf, se fit couper les cheveux et alla s’expliquer chez Brizjâlov… En entrant dans le salon d’attente, il y vit beaucoup de monde, et, au milieu des solliciteurs, le général qui avait déjà commencé à recueillir les suppliques. Après avoir questionné quelque personnes, Brizjâlov leva, à son tour, les yeux sur Tcherviakov.

 

– Hier, à Arcadia, Excellence, si vous vous souvenez, – commença, comme s’il faisait un rapport, l’expéditionnaire, – j’ai éternué, et… vous ai éclaboussé sans le vouloir… Pardonn…

 

– Quelle bagatelle… ma parole ! fit le général… Que désirez-vous ? demanda-t-il à une autre personne.

 

« Il ne veut même pas me parler ! se dit Tcherviakov en pâlissant. C’est donc qu’il est fâché… Non, on peut pas laisser ça comme ça !… Je vais lui expliquer… »

 

Quand le général en eut fini avec le dernier visiteur, et voulut rentrer dans son appartement, Tcherviakov fit un pas vers lui et se mit à marmotter :

 

– Excellence, si j’ose déranger Votre Excellence, c’est précisément, si je peux dire, par un sentiment de regret… Je ne l’ai nullement fait exprès, vous daignez le savoir vous-même !

 

Le général eut mine de vouloir pleurer et fit un geste accablé :

 

– Mais vous vous moquez tout bonnement de moi, mon cher monsieur ! dit-il en disparaissant derrière sa porte.

 

« Quelle moquerie y a-t-il là ? songea Tcherviakov. Il n’y en a aucune ! C’est un général et il ne peut pas comprendre… S’il en est ainsi, je ne m’excuserai plus devant ce fier-à-bras. Que le diable l’emporte ! Je lui écrirai, mais ne viendrai pas ! Ma parole, je ne viendrai pas ! »

 

Ainsi songeait Tcherviakov en revenant chez lui ; mais il n’écrivit pas de lettre au général. Il réfléchit, réfléchit sans pouvoir trouver ce qu’il fallait mettre, en sorte qu’il dut, le lendemain, aller s’excuser de vive voix.

 

– Je suis venu hier déranger Votre Excellence, – se mit-il à balbutier quand le général leva sur lui ses yeux interrogateurs, – non pas pour me moquer, comme vous avez daigné le dire. Je m’excusais, pour vous avoir fait une éclaboussure en éternuant… Je ne songeais pas à me moquer… Oserais-je le faire ? Si nous nous mettions à rire, c’est qu’alors il ne resterait aucun respect pour les hauts personnages…

 

– Dehors, file ! hurla tout à coup le général, devenu bleu et se mettant à trembler.

 

– Quoi, monsieur ? murmura Tcherviakov, fondant de terreur.

 

– Dehors, file ! répéta le général se mettant à trépigner.

 

Dans le ventre de Tcherviakov, quelque chose se décrocha. Ne voyant, n’entendant rien, il recula vers la porte, sortit et se traîna lentement chez lui… Ayant machinalement regagné sa demeure, sans quitter son uniforme neuf, l’expéditionnaire s’étendit sur son canapé… et mourut.

 

1883.

 

L’ORATEUR

On enterrait un beau matin l’assesseur de collège[34] Kirille Ivânovitch Vavilônov, mort de deux maladies fort répandues en notre pays : une méchante femme et l’alcoolisme. Lorsque le cortège funèbre partit de l’église pour le cimetière, l’un des collègues du défunt, Poplâvski, sauta en traîneau et se rendit au galop chez son ami Grigôry Pètrôvitch Zapôïkine, homme jeune, mais déjà assez populaire.

 

Zapôïkine, comme beaucoup de lecteurs le savent, possède le rare talent de prononcer, à l’improviste, des discours pour mariages, jubilés, enterrements. Il peut parler à volonté, en s’éveillant, à jeun, abominablement ivre, dans le délire de la fièvre. Son verbe coule uniforme, égal et abondant, comme l’eau d’un robinet. Il y a dans son lexique oratoire bien plus de mots émus qu’il n’y a de cancrelats dans le premier cabaret venu. Zapôïkine parle toujours avec éloquence et longueur, en sorte que, parfois, surtout aux dîners de noces de marchands, on est obligé, pour l’arrêter, de recourir à la police.

 

– J’arrive chez toi en courant, l’ami, commença Poplâvski, qui le trouva à la maison. Habille-toi à l’instant et viens ! L’un des nôtres est mort ; nous l’accompagnons de ce pas dans l’autre monde ; alors il faut, l’ami, lui dire en forme d’adieu quelque petite chose… Tout notre espoir est en toi. Si c’était quelqu’un de négligeable qui fût mort, nous ne t’aurions pas dérangé ; mais c’est le secrétaire… le pilier d’une chancellerie, en un certain sens. Il est difficile d’enterrer un pareil oiseau sans discours.

 

– Ah ! fit Zapôïkine en bâillant, le secrétaire, cet ivrogne !

 

– Oui, l’ivrogne. Il y aura au repas des crêpes, des hors-d’œuvre… On te paiera ta voiture… Allons, mon âme, viens débiter sur sa tombe une machine un peu cicéronienne, et quel remerciement tu recevras !

 

Zapôïkine consentit volontiers. Il ébouriffa ses cheveux, prit un air de mélancolie, et sortit avec Poplâvski.

 

– Je le connais votre secrétaire, dit-il en montant en traîneau. Un finaud et un animal comme il y en a peu, Dieu ait son âme !

 

– Allons Grïcha[35], il ne faut pas insulter les morts.

 

– Ça, bien sûr ; aut mortuis nihil bene[36]. Mais c’était tout de même un filou.

 

Les amis rejoignirent le cortège et s’y mêlèrent. Les porteurs marchaient lentement, en sorte qu’ils eurent le temps d’entrer trois fois dans des débits et d’avaler dans chacun un petit verre pour le repos de l’âme du défunt.

 

Au cimetière on chanta un Requiem. Dociles à l’usage, la belle-mère, la femme et la belle-sœur du défunt pleuraient beaucoup. Lorsqu’on descendit le cercueil dans la fosse, sa femme s’écria même : « Laissez-moi aller avec lui ! » Mais elle n’entra pas avec son mari dans la fosse, se souvenant sans doute de sa pension de veuve. Ayant attendu que tout fût calme, Zapôïkine se porta en avant, promena les yeux sur l’assistance, et débuta :

 

– En doit-on croire ses yeux et ses oreilles ? N’est-ce pas un horrible rêve que ce cercueil, ces figures en larmes, ces gémissements et ces cris ? Hélas ! ce n’est pas un rêve, et la vue ne nous trompe pas !… Celui que nous vîmes, il y a si peu de temps, si alerte, si juvénilement frais et sain ; celui qui, il n’y a pas longtemps, pareil à l’abeille infatigable, portait, sous nos yeux, son miel dans la ruche de l’ordre général ; celui qui… celui-là même est maintenant changé en poussière, en un mirage palpable ! La mort impitoyable a posé sur lui sa main rude, au moment où malgré son âge déclinant, il était encore en pleine floraison de forces et de radieux espoirs. Perte irréparable ! Qui nous le remplacera ? Nous avons beaucoup de bons fonctionnaires, mais Prokôty Ôssipovitch était unique. Il était du fond de l’âme dévoué à son honnête devoir, ne ménageant pas ses forces, ne dormant pas les nuits ; désintéressé, incorruptible… Comme il dédaignait ceux qui voulaient le soudoyer au détriment des intérêts généraux… ceux qui, au moyen des biens séduisants de la vie, essayaient de l’amener à manquer à son devoir ! Oui, Prokôfy Ôssipytch distribuait sous nos yeux ses faibles appointements à ses collègues les plus pauvres, et vous venez d’entendre à l’instant les gémissements des veuves et des orphelins qui subsistaient de ses deniers. Dévoué aux charges de son office et aux bonnes œuvres, il ne connaissait pas les joies de la vie et avait même renoncé au bonheur familial. Vous savez que jusqu’à la fin de ses jours il resta célibataire ! Et qui nous le remplacera en tant que camarade ? Je vois, comme s’il était sous mes yeux, son visage rasé, attendri, tourné vers nous avec un bon sourire. J’entends sa voix douce, tendre, amicale. Paix à ton corps, Prokôfy Ôssipytch ! Repose-toi, honnête et noble tâcheron !

 

Zapôïkine continua, mais les auditeurs commençaient à chuchoter. Son discours avait plu à tout le monde, fait couler quelques larmes, mais bien des choses y parurent étranges. Tout d’abord il était incompréhensible que l’orateur appelât le défunt Prokôfy Ôssipytch, tandis que celui qui gisait là s’appelait Kyrille Ivânovitch. En second lieu on savait que le défunt avait toute sa vie été en guerre avec sa femme légitime et ne pouvait, par conséquent, être appelé célibataire. En troisième lieu, il portait une épaisse barbe rousse, ne s’était jamais rasé, et il était incompréhensible que l’orateur eût parlé de sa figure rasée. Les auditeurs se regardaient perplexes, levaient les épaules…

 

– Prokôfy Ôssipytch ! continua l’orateur inspiré, en regardant la fosse, ton visage n’était pas beau, il était même laid ; tu étais taciturne et dur ; mais nous savions tous que, sous cette enveloppe, battait un cœur honnête, amical !

 

Bientôt les auditeurs remarquèrent en l’orateur lui-même quelque chose d’étrange. Ses yeux se fixèrent sur un point ; il se mit à s’agiter, à remuer lui aussi les épaules ; soudain il se tut, ouvrit la bouche, étonné, et se retourna vers Poplâvski.

 

– Écoute, mais il est vivant !… fit-il avec un regard effaré.

 

– Qui est vivant ?

 

– Prokôfy Ôssipytch ! Le voici près de cette tombe !…

 

– Il n’a jamais été mort !… C’est Kyrille Ivânytch[37] qui est mort.

 

– Mais tu m’as dit que votre secrétaire était mort !

 

– Kyrille Ivânytch était lui aussi secrétaire. Tu t’es trompé, farceur ! Prokôfy Ôssipytch, c’est vrai, était avant notre secrétaire ; mais il est passé, il y a deux ans, chef de la seconde division.

 

– Que le diable s’y reconnaisse !

 

– Pourquoi t’arrêtes-tu ? Continue, c’est pénible !

 

Zapoïkine se tourna vers la fosse et reprit, avec la même éloquence, son discours interrompu. Près du monument, en effet, se trouvait Prokôfy Ôssipytch, vieux fonctionnaire au visage rasé. Il regardait l’orateur et fronçait les sourcils, courroucé.

 

– Comment as-tu fait ton compte !… disaient en riant les employés à Zapôïkine en revenant avec lui après la cérémonie Tu as enterré un homme vivant !

 

– C’est mal, jeune homme ! maugréa Prokôfy Ôssipytch. Pour un mort votre discours était peut-être bon ; mais adressé à un vivant, monsieur, c’est une pure dérision ! Songez un peu à ce que vous avez dit ! « Désintéressé, incorruptible, ne prenant pas de pots de vin !… » On ne peut dire ça d’un vivant que par moquerie. Et personne ne vous a demandé, messire, de parler de mon physique ! Aussi laid et difforme que je puisse être, pourquoi parler de ma figure à tout un public ? C’est injurieux, monsieur !

 

1886.

 

L’ÉCRIVAIN

Dans la chambre contiguë au magasin de thé du négociant Iérchakov, est assis à un haut pupitre le patron lui-même, homme jeune, mis à la mode, l’air fatigué, et qui a apparemment mené une vie agitée. À en juger par sa large écriture ornée, sa coiffure à la Capoul et l’odeur fine de son cigare, il n’est pas étranger à la civilisation européenne.

 

Toutefois, cette culture se dévoila encore bien mieux lorsqu’un apprenti, venant du magasin, annonça :

 

– L’écrivain est ici !

 

– Ah !… Fais-le entrer… Et dis-lui de laisser ses caoutchoucs au magasin.

 

Une minute après entra un vieux bonhomme grisonnant, chauve, en pardessus déteint, la figure rouge et marbrée de froid, avec cette expression de débilité et d’irrésolution habituelle aux gens qui boivent non pas beaucoup, mais constamment.

 

– Mes hommages… dit Iérchakov sans se retourner. Quoi de bon, monsieur Geïnime ?

 

Iérchakov confondait les mots « génie » et « Heine »[38], et, par suite, il appelait toujours le vieillard Geïnime, au lieu de Heïnime.

 

– Alors voilà, monsieur, répondit Heïnime ; j’apporte la petite commande. C’est déjà prêt, monsieur…

 

– Si vite !

 

– En trois jours, Zakhare Sémiônytch, on peut écrire non seulement une annonce, mais tout un roman. Il suffit d’une heure pour une annonce.

 

– Pas plus ? Et tu marchandes toujours comme si tu prenais un travail pour une année !… Allons, montrez-moi votre composition.

 

Heïnime tira de sa poche quelques bouts de papiers froissés et griffonnés au crayon, et s’approcha du pupitre.

 

– C’est encore un brouillon, monsieur, dit-il… en lignes générales, monsieur… Je vais vous le lire, monsieur. Suivez-moi attentivement, et vous m’indiquerez les erreurs qu’il pourrait y avoir. Il est facile de se tromper, Zakhare Sémiônytch… Croyez-le, j’ai composé des réclames pour trois magasins à la fois… Shakespeare lui-même en eût perdu la tête.

 

Heïnime mit ses lunettes, leva les sourcils et commença à lire d’une voix mélancolique comme s’il déclamait :

 

– « Saison 1885-1886. – Z. S. Iérchakov, dépositaire de thés de Chine dans toutes les villes de la Russie d’Europe et d’Asie, et à l’étranger. Maison fondée en 1804… ». Tout cela est le préambule, vous comprenez, qui sera encadré d’ornements et d’armoiries. J’ai composé des armoiries pour un marchand qui a pris pour son prospectus les armes de différentes villes. Vous pouvez en faire autant, Zakhare Semiônytch. Et j’ai inventé pour vous cet ornement : un lion tenant dans sa gueule une lyre… Mais, continuons : « Deux mots à nos anciens clients. – Honorés messieurs. Ni les événements politiques de ces derniers temps, ni la froide indifférence qui pénètre de plus en plus toutes les couches de notre société, ni l’ensablement du Volga, dont parlait si récemment la meilleure partie de notre presse, rien ne nous déroute ! L’existence ancienne de notre maison, et les sympathies que nous avons su acquérir, nous donnent la possibilité d’adhérer solidement au sol, et de ne pas changer notre système, adopté une fois pour toutes, tant dans nos relations avec les propriétaires de plantations de thé que dans l’exécution consciencieuse des commandes. Notre devise est bien connue. Elle s’exprime en ces mots brefs, mais significatifs : Conscience, bon marché, promptitude !… »

 

– Bien ! très bien ! interrompit Iérchakov, se remuant sur sa chaise. Je ne m’attendais pas à ce que vous composiez ça ainsi. C’est adroit ! Seulement, voilà, mon cher ami… Il faut y mettre une manière d’ombre… embrumer en quelque façon… faire une sorte de passe-passe… Nous publions, n’est-ce pas, que la maison vient de recevoir un envoi de thés frais de la première récolte du printemps, saison 1885 ?… Mais il faut, en outre, indiquer que ces thés, récemment reçus, étaient depuis trois ans déjà dans nos dépôts, bien qu’il ne nous soient arrivés de Chine que la semaine dernière…

 

– Je comprends, monsieur… Le public ne s’apercevra pas de la contradiction. Au commencement de l’annonce, nous écrirons que les thés viennent d’arriver, et, à la fin, nous dirons ceci :

 

« Possédant de grandes réserves de thé qui ont acquitté les anciens tarifs de douane, nous pouvons, sans préjudicier à nos intérêts, les céder aux prix de l’an passé… » Et ainsi de suite. Puis, sur l’autre page, sera le prix courant. Là encore, il y aura des armes et des ornements… Et au-dessous, en gros caractères : « Prix courant des thés aromatiques choisis de Fou-Tchan, de Khia-khta et Baï-Ho, arrivés de nos plantations, récemment acquises… » Reprenons, monsieur… « Nous appelons l’attention des véritables amateurs des thés de Lian-Sin, parmi lesquels : l’Emblème de la Chine, ou l’Envie des concurrents (3 r. 50) jouit de la plus grande et de la plus méritée faveur. Parmi les thés à odeur de roses, nous recommandons surtout : la Rose du Mikado, 2 roubles, et les Yeux de la Chinoise, 1 r. 80 c… » Après les prix on parlera, en petits caractères, de la vente au détail et de l’expédition. Là aussi on parlera des remises et des primes. « La plupart de nos concurrents, voulant allécher la clientèle, lui lancent un appât dans le genre des primes. Nous protestons, quant à nous, contre ce révoltant procédé, et nous proposons à nos acheteurs, non sous forme de prime, mais gratis, toutes les attractions dont nos concurrents régalent leurs victimes. Toute personne ayant fait chez nous un achat d’au moins 50 roubles, choisit et reçoit franco un des cinq objets suivants : une Théière en métal anglais, Cent cartes de visite, le Plan de Moscou, une Boîte à thé ayant la forme d’une Chinoise nue, et le Livre : la Surprise du fiancé ou le Fiancé sous l’auge, récit d’un conteur gai. »

 

La lecture terminée, Heïnime, après avoir fait quelques corrections, transcrivit rapidement l’annonce et la remit à Iérchakov. Puis un silence s’établit… Les deux hommes se sentaient gênés comme s’ils eussent commis une vilenie.

 

– M’ordonnez-vous de toucher l’argent de mon travail à présent ou plus tard ? demanda timidement Heïnime.

 

– Quand tu voudras, même tout de suite… répondit négligemment Iérchakov. Passe au magasin et prends ce que tu voudras pour cinq roubles cinquante.

 

– Je voudrais toucher en argent, Zakhare Sémiônytch.

 

– Je n’ai pas l’habitude de payer en argent ; je paie tout le monde en thé et en sucre, vous, les chantres, dont je suis marguillier, et les dvorniks[39].

 

– Est-ce que l’on peut, Zakhare Sémiônytch, comparer mon travail à celui des dvorniks et des chantres ? Mon travail est d’ordre intellectuel.

 

– Quel travail ? Tu t’assieds, tu écris, et ça y est ! L’écriture n’est bonne ni à manger ni à boire ; c’est une vétille ; ça ne vaut même pas un rouble.

 

– Hum… comme vous raisonnez là-dessus !… dit Heïnime, froissé… Ça ne se boit, ni ne se mange… Vous ne vous rendez peut-être pas compte qu’en composant cette annonce j’ai souffert dans mon âme ? On écrit, et l’on sent que l’on induit en erreur toute la Russie… Donnez-moi de l’argent, Zakhare Sémiônytch !

 

– Tu m’ennuies, frère. C’est mal d’insister ainsi !

 

– Bon. Alors je vais prendre du sucre en poudre. Vos commis me le rachèteront à 8 copeks la livre ; j’y perdrai quarante copeks ; mais que faire ? Portez-vous bien, monsieur.

 

Heïnime se retourna pour sortir, mais s’arrêtant à la porte, il fit un soupir et dit sombrement :

 

– Je trompe la Russie, toute la Russie !… Je trompe ma patrie pour une bouchée de pain. Ah !

 

Et il sortit.

 

Iérchakov alluma un havane, et, dans sa chambre, se répandit encore plus un arôme d’homme cultivé.

 

1885.

 

CHUT !…

Ivane Iégôrovitch Krassnoûkhine, petit collaborateur d’un journal, revint chez lui, tard, dans la nuit, maussade, grave et particulièrement absorbé. On eût dit qu’il s’attendait à une perquisition ou songeait au suicide. Ayant fait quelques grands pas dans sa chambre, il s’arrêta, hérissa ses cheveux et dit, du ton de Laërte s’apprêtant à venger sa sœur :

 

– Éreinté, l’âme fatiguée, au cœur une angoisse accablante, mets-toi pourtant à ton bureau et écris !… Et cela s’appelle une vie !… Pourquoi personne n’a-t-il encore décrit le torturant partage de l’écrivain, qui, triste, doit faire rire la foule, ou, joyeux, verser des larmes de commande ? Je dois être folâtre, spirituel, d’une froide indifférence ; mais, figurez-vous que la tristesse m’accable ou, supposons que je sois malade, que mon enfant se meure, ou que ma femme accouche !…

 

Il débita cela en brandissant les poings et roulant les yeux… Puis, entré dans la chambre à coucher, il réveilla sa femme.

 

– Nâdia, dit-il, je me mets à écrire… je t’en prie, que personne ne me dérange ! On ne peut pas écrire quand les enfants pleurent, que les cuisinières ronflent… Veille aussi à ce que j’aie du thé et… du beefsteak, ou n’importe… Tu sais que je ne peux pas écrire sans avoir du thé… Le thé est la seule chose qui me soutienne quand je travaille.

 

Revenu dans sa chambre, le journaliste quitta lentement sa redingote, son gilet et ses bottines, puis, avec l’expression de l’innocence outragée, s’installa à son bureau.

 

Sur son bureau, il n’y a rien de fortuit, de courant, de simple : tout jusqu’au moindre petit bibelot, y porte un caractère de réflexion et de sévère exposé de principes. Des petits bustes et des portraits de grands écrivains. Un volume de Biélînnski avec une page cornée. Un occiput, servant de cendrier. Une page de journal, négligemment pliée, mais en sorte que l’on aperçoive un passage entouré de crayon bleu, avec, en marge, écrit en grosses lettres, le mot : « Vil ! » Il y a aussi une dizaine de crayons frais taillés et des porte-plumes avec des plumes neuves, évidemment préparés de façon à ce que les événements externes et les imprévus, tel qu’une plume cassée, ne puissent pas interrompre, même une seconde, la liberté de l’essor créateur…

 

Krassnoûkhine se renverse sur le dos de son fauteuil, ferme les yeux, et se plonge dans la méditation de son sujet. Il entend sa femme traîner ses pantoufles claquantes et fendre du menu bois pour le samovar. Elle n’est pas encore tout à fait réveillée ; on le devine à ce que le couvercle du samovar et le gros couteau lui glissent sans cesse des mains. On entend bientôt le sifflement du samovar et le grésillement de la viande qui cuit. Sa femme ne cesse pas de fendre du bois et de faire claquer le couvercle et les portes du poêle.

 

Krassnoûkhine tressaute tout à coup, ouvre des yeux effrayés et se met à humer l’air.

 

– Mon Dieu, de la vapeur de charbon ! gémit-il, le visage douloureusement contracté. De la vapeur ! Cette femme insupportable s’est promis de m’empoisonner ! Au nom de Dieu, dites-moi si je puis écrire dans de pareilles conditions ?

 

Il court à la cuisine et y pousse des cris dramatiques. Lorsque, peu après, sa femme, marchant avec précaution sur la pointe des pieds, lui apporte un verre de thé, il est, comme devant, assis dans son fauteuil, les yeux clos, plongé dans son sujet. Il ne bouge pas, se tambourine légèrement le front avec deux doigts, et fait mine de n’avoir pas remarqué la présence de sa femme. Sur son visage, toujours l’expression de l’innocence outragée.

 

Telle une petite fille à laquelle on a fait présent d’un éventail coûteux, Ivane Iégôrovitch coquette longtemps avec lui-même avant d’écrire le titre, fait des mines, des manières… Il se serre les tempes, – tantôt se crispe, retire les pieds sous son fauteuil comme s’il souffrait, tantôt ferme languissamment les yeux comme un chat couché sur un canapé… Enfin il avance, non sans hésitation, la main vers son encrier et, comme s’il signait une condamnation à mort, écrit le titre…

 

– Maman, dit la voix de son fils, de l’eau !

 

– Chut !… fait la mère. Papa écrit ! Chut !…

 

Papa écrit vite, vite, sans ratures ni arrêts, ayant à peine le temps de tourner les pages. Les bustes et les portraits d’écrivains connus regardent sa plume qui court rapidement ; ils ne bougent pas et semblent penser : « Ah ! l’ami, que tu es bien doué ! »

 

La plume grince :

 

– Chut !

 

– Chut ! soufflent les écrivains lorsqu’un coup de genoux les fait trembler sur la table.

 

Krassnoûkhine se redresse tout à coup, pose la plume et écoute… Il entend un murmure égal et monotone… C’est, dans la chambre voisine, le locataire Fôma Nicolâévitch qui prie.

 

– Écoutez ! lui crie Krassnoûkhine, ne pourriez-vous pas prier moins haut ? Vous m’empêchez d’écrire !

 

– Pardonnez-moi… répond timidement Fôma Nicolâévitch.

 

– Chut !

 

Ayant écrit cinq petites pages, Krassnoûkhine s’étire et consulte sa montre.

 

– Mon Dieu, déjà trois heures ! Les gens dorment, et… seul, il faut que je travaille !

 

Brisé, rendu, la tête penchée sur le côté, il rentre dans la chambre à coucher, réveille sa femme et lui dit d’une voix languissante :

 

– Nâdia, donne-moi encore du thé ! Je… me sens faible !

 

Il écrit jusqu’à quatre heures du matin et eût volontiers écrit jusqu’à six, si son sujet n’eût été épuisé. La coquetterie, les manières avec lui-même, devant des objets inanimés, loin d’un œil observateur et indiscret, son despotisme et sa tyrannie sur la petite fourmilière placée par le destin sous son autorité, font le sel et le miel de sa vie. Et comme ce despote, ici, chez lui, ressemble peu au petit homme effacé, muet, sans talent, que nous sommes accoutumés de voir dans les bureaux de rédaction !

 

– Je suis si fatigué que je ne vais sans doute pas m’endormir, dit-il en se couchant. Notre travail, ce travail de forçat, maudit, ingrat, harasse moins le corps que l’âme… Je devrais prendre du bromure… Ah ! Dieu le voit, si ce n’était ma famille, j’abandonnerais ce travail… Écrire à commandement, c’est horrible !

 

Il dort jusqu’à midi ou une heure, profondément, excellemment… Ah ! comme il aurait encore dormi, quels rêves il eût faits, comme il se serait épanoui, s’il était un écrivain connu, un directeur de journal ou même un éditeur !

 

– Il a écrit toute la nuit ! chuchote sa femme, le visage effaré. Chut !

 

Personne n’ose ni parler, ni marcher, ni frapper. Son sommeil est une chose sainte pour l’infraction de laquelle le coupable paiera cher.

 

– Chut ! entend-on dans l’appartement. Chut !

 

1886.

 

UN DRAME

– Pâvel Vassîliévitch, annonça le domestique, il y a là une dame qui vous demande. Elle attend depuis une heure déjà…

 

Pâvel Vassîliévitch venait de déjeuner. Entendant parler d’une dame, il se renfrogna et dit :

 

– Qu’elle aille au diable ! Dis que je suis occupé.

 

– Pâvel Vassîliévitch, c’est déjà la cinquième fois qu’elle vient !… Elle dit qu’elle a absolument besoin de vous voir… Elle pleure presque.

 

– Hum… allons, bon… prie-la d’entrer dans mon cabinet.

 

Pâvel Vassîliévitch revêtit lentement sa redingote, prit un porte-plume, et, faisant mine d’être très occupé, passa dans son cabinet. La visiteuse l’y attendait déjà. C’était une dame grande, forte, la figure rouge, charnue, portant lunettes, d’aspect très respectable et habillée mieux que comme il faut (elle avait une tournure à quatre bourrelets et un chapeau haut, orné d’un oiseau roux). En voyant le maître de la maison, elle fit rouler ses yeux sous son front et croisa les mains d’un air suppliant.

 

– Vous ne vous souvenez certainement pas de moi, commença-t-elle visiblement troublée, d’une haute voix de ténor. Je… j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance chez les Khroûtski… Je suis Mme Mourâchkine…

 

– Ah… mmm… Asseyez-vous ! En quoi puis-je vous être utile ?

 

– Voyez-vous, continua la dame en s’asseyant et se troublant encore plus, je… vous ne vous souvenez pas de moi ?… Mon nom est Mourâchkine… Voyez-vous, je suis une grande admiratrice de votre talent, et je lis vos articles avec délices… Ne croyez pas que je vous flatte… Dieu m’en garde !… Je vous rends seulement ce qui vous est dû… Je vous lis toujours, toujours… Je ne suis pas étrangère, moi-même, au métier littéraire… c’est-à-dire, évidemment, je n’ose pas m’appeler écrivain, mais… cependant il y a aussi une goutte de miel dans ma ruche… J’ai publié à différentes reprises trois contes d’enfants… vous ne les avez certainement pas lus… J’ai aussi beaucoup traduit, et… et feu mon frère collaborait au Diélo[40].

 

– Bien, madame… eu… eu… en quoi puis-je vous être utile ?

 

– Voyez-vous… (Mme Mourâchkine baissa les yeux et rougit.) Je connais votre talent… vos façons de voir, Pâvel Vassîliévitch, et je voudrais avoir votre opinion, ou, plutôt, votre avis… vous demander un conseil… Il faut vous dire, pardon pour l’expression[41], que j’ai accouché d’un drame, et, avant de l’envoyer à la censure… je désirerais avoir votre opinion.

 

Nerveuse, avec l’expression d’un oiseau capturé, Mme Mourâchkine fouilla dans sa robe et en retira un grand et gros cahier. Pâvel Vassîliévitch n’aimait que ses articles ; ceux des autres, qu’il devait lire ou écouter, lui faisaient l’effet d’une bouche de canon braquée droit sur son visage. En voyant le cahier, il s’effraya et se hâta de dire :

 

– C’est bien, laissez-le… Je le lirai.

 

– Pâvel Vassîliévitch, dit d’une voix languissante Mme Mourâchkine, se levant et croisant ses mains d’un air suppliant, vous êtes occupé, je le sais… Chacune de vos minutes est précieuse, et je vois qu’à l’instant, dans votre cœur, vous m’envoyez au diable. Mais… soyez bon, permettez-moi de vous lire mon drame tout de suite… Ayez cette gentillesse !

 

– Très heureux… balbutia Pâvel Vassîliévitch, mais… madame, je… je suis occupé… Il faut que je… parte immédiatement.

 

– Pâvel Vassîliévitch ! fit la dame, gémissante. (Et ses yeux se remplirent de larmes.) Je vous demande un sacrifice ! Je suis effrontée, importune, mais ayez de la générosité ! Je pars demain pour Kazan, et voudrais connaître aujourd’hui votre opinion. Faites-moi don, je vous en supplie, d’une demi-heure d’attention !

 

Pâvel Vassîliévitch était, dans l’âme, une chiffe et ne savait pas refuser. Quand il lui parut que la dame était prête à éclater en sanglots et à tomber à ses genoux, il se sentit gêné et se mit à marmotter, déconcerté :

 

– Bien, soit… Je vous écoute… Pour une demi-heure, je suis à vous.

 

Mme Mourâchkine poussa un cri joyeux, enleva son chapeau, s’assit et commença à lire. Elle lut qu’un domestique et une femme de chambre, en faisant un salon luxueux, parlaient longuement d’une demoiselle, Anna Serguéiévna, qui avait construit dans un village une école et un hôpital. Lorsque le domestique sortit, la femme de chambre prononça un monologue, exposant que l’instruction est la lumière et que l’ignorance c’est les ténèbres ; puis Mme Mourâchkine fit revenir le domestique au salon et l’obligea à débiter un long monologue sur son maître, un général qui, ne supportant pas les opinions de sa fille, se préparait à la marier à un riche Gentilhomme de la chambre, lequel trouvait que le salut du peuple est dans la complète ignorance. Quand les domestiques furent partis, survint la demoiselle en personne, qui annonça aux spectateurs qu’elle n’avait pas dormi de la nuit en pensant à Valentin Ivânovitch, le fils du pauvre maître d’école, et qui aidait gratuitement son père malade. Valentin avait étudié toutes les sciences, mais ne croyait ni à l’amitié, ni à l’amour. Il ne connaissait pas de but à la vie et avait soif de la mort. Il appartenait donc à la demoiselle de le sauver…

 

Pâvel Vassîliévitch écoutait et songeait, rempli de tristesse, à son cher divan… Il contemplait méchamment Mme Mourâchkine, sentait sa masculine voix de ténor frapper son tympan, ne comprenait rien, et pensait :

 

« C’est le diable qui t’a amenée !… J’ai bien besoin d’écouter ton fatras !… Est-ce ma faute si tu as écrit un drame ?… Seigneur, quel gros cahier ! En voilà un châtiment ! »

 

Pâvel Vassîliévitch aperçut le panneau où pendait le portrait de sa femme et se souvint qu’elle lui avait ordonné d’acheter, et de lui apporter à leur villa, cinq mètres de ruban, une livre de fromage et de la poudre dentifrice. « Pourvu que je n’aie pas perdu l’échantillon de ruban ! pensa-t-il. Où l’ai-je bien fourré ? Je crois qu’il est dans mon veston bleu… Ces sales mouches ont eu le temps de couvrir de points le portrait de ma femme. Il faudra dire à Ôlga de laver le verre… Elle lit la scène XII, c’est donc que le premier acte va bientôt finir. Par une pareille chaleur et avec la corpulence de cette viande de boucherie, l’inspiration est-elle possible !… Au lieu d’écrire des drames, elle ferait mieux d’avaler une soupe glacée et d’aller dormir à la cave… »

 

– Ne trouvez-vous pas, demanda soudain Mme Mourâchkine, levant les yeux, que ce monologue est un peu long ?

 

Pâvel Vassîliévitch n’avait pas entendu le monologue. Il fut gêné et dit d’un ton d’excuse, comme si c’eût été lui-même et non la dame qui eût écrit :

 

– Non, non, pas du tout… C’est très bien.

 

Mme Mourâchkine rayonnante de joie, continua à lire :

 

« ANNA. – L’analyse vous ronge. Vous avez cessé trop tôt de vivre par le cœur et vous vous êtes confié à la raison.

 

VALENTIN. – Qu’est-ce que le cœur ? Une notion anatomique. C’est l’expression convenue de ce qui s’appelle « les sentiments ». Je n’admets pas ça.

 

ANNA, troublée. – Et l’amour ? Serait-il, lui aussi, un produit de l’association des idées ? Dites-le-moi sincèrement : Avez-vous jamais aimé ?

 

VALENTIN, amèrement. – Ne touchons pas aux vieilles blessures, pas encore guéries. (Un silence.) À quoi pensez-vous ?

 

ANNA. – Il me semble que vous êtes malheureux. »

 

Pendant la scène XVI, Pâvel Vassiliévitch eut un bâillement et fit à l’improviste, avec ses dents, le bruit sec que produisent les chiens attrapant des mouches. Il s’effraya de ce bruit incongru, et, pour le dissimuler, prit une expression d’attention touchante.

 

« La scène XVII !… Quand donc sera-ce la fin ? pensa-t-il. Ah ! mon Dieu, si ce martyre dure encore dix minutes, je crie au secours ! C’est insupportable ! »

 

La dame se mit enfin à aller plus vite, et, élevant la voix, elle lut : « Rideau. »

 

Pâvel Vassiliévitch eut un soupir de soulagement, il allait se lever, mais Mme Mourâchkine tourna vite une feuille et poursuivit sa lecture.

 

« Acte deuxième. – La scène représente une rue de village. À droite l’école, à gauche l’hôpital.

 

Sur les marches de ce dernier sont assis villageois et villageoises. »

 

– Pardon… interrompit Pâvel Vassîliévitch. Combien d’actes en tout ?

 

– Cinq, répondit Mme Mourâchkine.

 

Et, tout de suite, comme si elle craignait que son auditeur ne partît, elle continua rapidement :

 

« Valentin regarde par la fenêtre de l’école. On voit au fond de la scène des villageois qui portent leurs hardes au cabaret. »

 

Comme un condamné au supplice, persuadé que la grâce est impossible, Pâvel Vassîliévitch n’attendait plus la fin et n’espérait rien. Il tâchait seulement que ses yeux ne se fermassent pas et que l’expression d’attention ne le quittât pas… L’avenir… lorsque la dame aurait fini sa lecture et partirait… lui semblait si lointain, qu’il n’y pensait même pas…

 

La voix de Mme Mourâchkine résonnait dans ses oreilles :

 

– Trou-tou-tou-tou… Trou-tou-tou-tou… Jjjjj.

 

« J’ai oublié de prendre du bicarbonate pensait-il… Qu’est-ce que je dis bien ? Ah ! du bicarbonate… Je dois avoir de l’entérite… C’est étonnant, Smirnôvski lampe toute la journée de la vodka et n’a jusqu’à présent rien… Tiens, un oiseau qui se pose sur la fenêtre… C’est un moineau… »

 

Pâvel Vassîliévitch fit un effort pour décoller ses paupières tendues, bâilla sans ouvrir la bouche et regarda Mme Mourâchkine. Elle devenait flou, vacillait devant ses yeux, eut trois têtes et grandit jusqu’au plafond…

 

« VALENTIN. – Non, permettez-moi de partir.

 

ANNA, effrayée. – Pourquoi ?

 

VALENTIN, à part. – Elle a pâli. (À Anna.) Ne me forcez pas à dire mes raisons. Dussé-je mourir, vous ne le saurez pas !

 

ANNA, après un silence. – Vous ne pouvez pas partir !… »

 

Mme Mourâchkine se mit à s’enfler, enfla comme une masse et se fondit dans l’air gris du cabinet. On ne voyait que sa bouche qui remuait. Elle devint tout d’un coup petite comme une bouteille, vacilla et s’enfonça avec la table tout au fond de la pièce…

 

« VALENTIN, tenant Anna dans ses bras. – Tu m’as ressuscité. Tu m’as renouvelé comme la pluie, au printemps, renouvelle la terre qui s’éveille ; mais… il est trop tard, trop tard… Un mal incurable me ronge… »

 

Pâvel Vassîliévitch tressauta et fixa de ses yeux ensommeillés et troubles Mme Mourâchkine. Il la regarda une minute, immobile, comme s’il ne comprenait rien.

 

« Scène XI. Les mêmes. Le baron, le commissaire de police rurale et les témoins.

 

« VALENTIN. – Emmenez-moi.

 

ANNA. – Je suis à lui. Emmenez-moi aussi ! Mais emmenez-moi donc ! Je l’aime ! Je l’aime plus que la vie !

 

LE BARON. – Anna Serguéièvna, vous oubliez qu’en agissant ainsi, vous perdez votre père !… »

 

Mme Mourâchkine recommença à enfler… Regardant sauvagement autour de lui, Pâvel Vassîliévitch se souleva, poussa un cri guttural extraordinaire, saisit sur son bureau un lourd presse-papier, et, ne se contenant plus, en frappa de toute sa force la tête de Mme Mourâchkine.

 

– Ligotez-moi, dit-il une minute après aux domestiques accourus. Je l’ai tuée !

 

Les jurés l’acquittèrent.

 

1886.

 

BRAVES GENS

Il était une fois, à Moscou, Vladîmir Sémiônytch Liâdovski.

 

Il avait fait son droit et était employé au contrôle d’un chemin de fer ; mais si vous lui aviez demandé de quoi il s’occupait, ses grands yeux brillants vous eussent regardé, droit et clair, à travers son lorgnon à monture d’or, et une voix douce, veloutée et blésante de baryton vous eût répondu :

 

– Je m’occupe de littérature.

 

À sa sortie de l’Université, Vladîmir Sémiônytch avait inséré un bulletin théâtral dans un journal ; des bulletins, il passa à la bibliographie, et, un an après, il publiait, dans ce même journal, un feuilleton hebdomadaire.

 

Un pareil début ne veut pas dire que Vladîmir Sémiônytch fût un amateur, ni que ce travail fût occasionnel. Quand je voyais sa maigriotte et proprette personne, son grand front et sa longue crinière, quand j’écoutais ses propos, il me semblait toujours qu’indépendamment de ce qu’il écrivait, sa littérature lui était aussi organique que le battement de son cœur, et que, dès le sein même de sa mère, tout son « programme » était déjà en germe en son cerveau. Dans sa démarche, dans ses gestes, dans sa façon de secouer la cendre de sa cigarette, ce programme se lisait de A à Z avec toute son exagération extérieure, sa pauvreté et son honnêteté.

 

On voyait en Liâdovski « un homme qui écrit, » même lorsque, avec un air inspiré, il déposait une couronne sur la tombe d’une célébrité, ou lorsque, avec une expression solennelle, il recueillait des signatures pour une Adresse. Sa passion de faire connaissance avec des gens de lettres connus, sa faculté de trouver du talent même là où il n’y en a pas, son continuel enthousiasme, son pouls à 120 pulsations, l’ignorance de la vie, l’agitation proprement féminine avec laquelle il se dépensait aux concerts et aux soirées littéraires, donnés au profit de la jeunesse des écoles, sa sympathie pour toute jeunesse : tout cela lui aurait donné une réputation de « littérateur, » même s’il n’eût pas écrit des feuilletons.

 

Il était l’écrivain à qui il va très bien de dire : « Le petit nombre que nous sommes ! » ou « Qu’est-ce que la vie sans lutte ? En avant !… » – bien qu’il n’eût jamais lutté avec personne et n’eût jamais marché en avant… Lorsqu’il se mettait à parler des choses idéales, Liâdovski ne le faisait pas non plus avec fadeur. À chaque Sainte-Tatiâna, le jour anniversaire de l’Université, il se grisait et mêlait sa voix fausse au chant du Gaudeamus, et, à ce moment-là, sa figure illuminée et suante semblait dire : « Voyez, je suis ivre ; je fais la bombe ! » – Et cela aussi lui allait bien.

 

Vladîmir Sémiônytch croyait sincèrement à son droit d’écrire et à la légitimité de son programme. Il ne connaissait aucun doute et semblait très content de lui-même. Une seule chose le peinait : le journal auquel il collaborait avait peu d’abonnés et ne jouissait pas d’une réputation sérieuse. Mais Vladîmir Sémiônytch avait confiance que, tôt ou tard, il entrerait dans une grande revue où il se déploierait et montrerait sa force. Et ces lumineux espoirs dissipaient sa légère affliction.

 

Je fis connaissance, chez cet aimable homme, de sa sœur, une femme-médecin du nom de Vièra Sémiônovna. Dès la première rencontre, l’air las et extrêmement maladif de cette femme me frappa. Elle était jeune, bien faite, les traits réguliers, un peu rudes, mais, comparée à son frère, remuant, joyeux et bavard, elle paraissait difficile, molle, négligée et maussade. Ses mouvements, ses sourires, ses paroles avaient quelque chose de froid, de contraint, d’apathique. Elle ne plaisait pas. On la considérait comme fière et bornée. Mais, au fond, elle me semblait se reposer.

 

– Mon cher ami, me disait souvent son frère en soupirant, rejetant ses cheveux en arrière d’un beau geste d’écrivain, ne jugez jamais les gens sur l’apparence. Voyez ce livre : il y a longtemps qu’on le lit, il est corné, déchiré, il a traîné dans la poussière comme une chose inutile, mais, ouvrez-le, il vous fera pâlir et pleurer. Ma sœur ressemble à ce livre-là. Tournez la couverture, regardez dans son âme, et l’effroi vous prendra. En quelque trois mois, Vièra a subi des épreuves suffisantes pour une vie tout entière.

 

Vladîmir Sémiônytch, regardant autour de lui, me prenait par la manche, et se mettait à chuchoter :

 

– Vous savez qu’à la fin de ses études, elle épousa par amour un architecte. Ce fut tout un drame. À peine étaient-ils mariés depuis un mois, son mari – pfut ! – meurt du typhus. Ce ne fut pas tout. Elle prend le typhus en soignant son mari, et lorsque, à sa convalescence, elle apprit que son Ivane était mort, elle s’administra une forte dose de morphine. Sans l’énergie de ses amies, ma Vièra serait au paradis. Dites-moi, n’est-ce pas un drame ? Et ma sœur ne ressemble-t-elle pas à un premier sujet qui a déjà joué les cinq actes de sa vie ? Le public reste pour le vaudeville final, soit ! mais le premier sujet n’a plus qu’à rentrer chez lui se reposer.

 

Après ses trois mois de malheur, Vièra Sémiônovna vint s’installer chez son frère. Elle n’aimait pas la pratique médicale qui ne lui donnait pas de satisfaction et la fatiguait. Elle ne donnait d’ailleurs pas l’impression de bien connaître son affaire, et, pas une fois, je ne l’entendis parler de quoi que ce soit, ayant trait à la médecine.

 

Elle avait abandonné la médecine et achevait, dans le silence et l’inaction, comme une prisonnière, tête basse et bras pendants, de consumer sa jeunesse veule et incolore. La seule chose qui ne lui fût pas indifférente et mît quelque lueur dans le crépuscule de sa vie était la présence, près d’elle, de son frère qu’elle aimait. Elle l’aimait, aimait son programme, avait la dévotion de ses feuilletons, et, lorsqu’on lui demandait ce qu’il faisait, elle répondait d’une voix baissée, comme si elle eût craint de le réveiller ou de le déranger : « Il écrit !… » Lorsqu’il écrivait, elle restait d’habitude assise près de lui, ne quittant pas des yeux sa main qui écrivait ; elle ressemblait, à ces moments-là, à un animal malade qui se chauffe au soleil…

 

Un soir d’hiver, Vladîmir Sémiônytch écrivait pour son journal un feuilleton de critique. Vièra Sémiônovna, assise comme d’habitude auprès de lui, regardait sa main courir. Le critique écrivait vite, sans arrêts ni ratures. La plume grinçait, crissait. Près de la main écrivante se trouvait l’exemplaire, frais coupé, d’une grosse revue.

 

Il y paraissait une nouvelle rustique, signée de deux initiales. Vladîmir Sémiônytch en était enthousiasmé. Il trouvait que l’auteur avait parfaitement pris le ton approprié au récit, rappelait Tourgueniev dans les descriptions, était sincère, et connaissait à merveille la vie paysanne. Vladîmir Sémiônytch ne connaissait cette vie-là que par ses lectures et les on-dit, mais ses sentiments et une conviction intime lui donnaient foi au récit. Il prédisait à l’auteur un brillant avenir et l’assurait attendre la fin de son récit avec une grande impatience ; et ainsi de suite…

 

– Admirable récit ! déclara-t-il en s’appuyant au dossier de sa chaise et en fermant les yeux de plaisir. L’idée en est au plus haut point sympathique !

 

Vièra Sémiônovna le regarda, bâilla et lui posa soudain une question imprévue… Elle avait, au demeurant, l’habitude de bâiller nerveusement le soir et de poser des questions brusques et courtes, souvent hors de propos.

 

– Volôdia[42], demanda-t-elle, que signifie la non-résistance au mal ?

 

– La non-résistance au mal ? repartit le frère en ouvrant les yeux.

 

– Oui, comment l’entends-tu ?

 

– Voici, ma chère. Figure-toi que des brigands t’attaquent et veulent te voler, et qu’au lieu de…

 

– Non, donne-moi une définition concrète.

 

– Une définition concrète ? Hum… Eh bien, voilà ! fit Vladîmir Sémiônytch, hésitant. La non-résistance au mal est la non-participation à tout ce que, dans la sphère morale, on nomme le mal.

 

Cela dit, le critique se pencha sur sa table et se remit à lire la nouvelle œuvre d’une femme. La nouvelle exposait la dure situation, tombant sous le coup de la loi, d’une dame vivant sous le même toit que son amant avec son enfant illégitime. L’idée, l’affabulation et l’exécution plaisaient à Vladîmir Sémiônytch. En résumant le sujet, et en détachant les meilleurs passages, il ajoutait :

 

« N’est-ce pas que tout cela est vrai comme la réalité, que cela est vivant et pittoresque ! L’auteur est non seulement un conteur artiste, mais un fin psychologue qui sait lire dans l’âme de ses personnages. Ne prenons pour exemple que la description fort en relief de l’état d’âme de l’héroïne, au moment où elle rencontre son mari. » Et ainsi de suite.

 

– Volôdia, dit Vièra Sémiônovna l’interrompant. Une singulière idée m’occupe depuis hier. Je songe sans cesse à ce que nous deviendrions si l’on édifiait la vie humaine sur les principes de la non-résistance au mal ?

 

– Rien, probablement. La non-résistance au mal ouvrirait libre carrière à la volonté criminelle, et, sans parler de la civilisation, il ne resterait pas sur la terre une seule pierre debout.

 

– Et que resterait-il donc ?

 

– Les Bachi-bouzouks et les maisons de tolérance… Dans mon prochain feuilleton, je parlerai peut-être de cela. Merci de m’y faire songer.

 

Et la semaine suivante, mon ami tint parole. C’était l’époque, après 1880, où, dans notre société et notre presse, on se mit à parler de la non-résistance au mal, du droit de juger, de punir et de combattre, l’époque où quelques personnes de notre milieu se mirent à se passer de domestiques, à partir pour labourer à la campagne, à renoncer à l’usage de la viande et à l’amour charnel.

 

Après avoir lu le feuilleton de son frère, Vièra Sémiônovna réfléchit et dit en levant un peu les épaules :

 

– Très gentil ! Mais je ne comprends pourtant pas tout. Il y a par exemple dans les Gens de la cathédrale, de Léskov, un jardinier original qui sème à l’intention de tout le monde, les acheteurs, les pauvres et les voleurs. Agit-il raisonnablement ?

 

Vladîmir Sémiônytch comprit, à l’expression du visage de sa sœur et à sa voix, que son feuilleton ne lui avait pas plu, – et, presque pour la première fois de sa vie, son sentiment d’auteur vibra. Il répondit avec un peu nervosité.

 

– Le vol est un acte immoral. Semer pour les voleurs, c’est leur reconnaître le droit à l’existence. Que dirais-tu si, en fondant un journal, et en en déterminant les rubriques, j’avais aussi en vue, en dehors des idées honnêtes, le chantage ? Je devrais, d’après la logique de ce jardinier, faire une place aux maîtres chanteurs, ces coquins de la pensée. Est-ce ça ?

 

Vièra Sémiônovna ne répondit rien. Elle se leva, se traîna paresseusement vers le divan et s’y étendit.

 

– Je ne sais, je ne sais rien ! dit-elle pensive. Tu as probablement raison. Mais il me semble, je le sens, que, dans notre lutte contre le mal, il y a quelque chose de faux, comme s’il s’y trouvait quelque chose d’inexprimé ou de caché. Nos façons de non-résistance au mal font peut-être partie, Dieu le sait ! du nombre des préjugés si profondément ancrés en nous que nous n’avons plus la force de nous en passer, et que nous ne pouvons plus en juger sainement.

 

– Comment l’entends-tu ?

 

– Je ne sais comment t’expliquer. Peut-être l’homme se trompe-t-il en pensant qu’il a le droit de lutter avec le mal, comme il se trompe, par exemple, en pensant que son cœur a la forme d’un as de cœur. Il se peut que, pour lutter contre le mal, nous ayons le droit d’agir non pas par la force, mais par le contraire de la force ; autrement dit, si tu ne veux pas, par exemple, que l’on te vole ce tableau, ne le cache pas, mais donne-le…

 

– Intelligent, très intelligent ! Si je veux épouser, par intérêt, une fille de marchand riche, elle doit elle-même, pour m’empêcher de commettre cet acte méprisable, s’empresser de m’épouser !

 

Le frère et la sœur causèrent jusqu’à minuit sans se comprendre. Si un tiers les eût écoutés, il n’aurait guère conçu ce qu’ils voulaient tous les deux.

 

Le soir, d’ordinaire, le frère et la sœur restaient à la maison. Ils n’avaient ni famille, ni connaissances et n’éprouvaient pas le besoin d’en avoir ; ils n’allaient au théâtre que pour les pièces nouvelles, – c’était alors l’usage des écrivains ; – ils n’allaient pas aux concerts parce qu’ils n’aimaient pas la musique.

 

– Penses-en ce que tu voudras, dit le lendemain Vièra Sémiônovna ; pour moi, la question est en partie décidée. Je suis profondément convaincue que je n’ai aucun droit de m’opposer au mal dirigé contre moi-même. Ce droit ne se fonde sur rien. On veut me tuer, soit ! Si je me défends, cela n’améliorera pas le meurtrier. Il ne me reste qu’à décider la seconde partie de la question : comment envisager le mal dirigé contre mes proches ?

 

– Vièra, dit Vladîmir Sémiônytch en riant, ne te surexcite pas. La non-résistance au mal devient, je le vois, ton idée fixe.

 

Il voulait tourner en plaisanterie ces ennuyeuses conversations, mais le temps n’était plus à la plaisanterie : il riait jaune. Sa sœur ne s’asseyait plus auprès de sa table à écrire et ne suivait plus dévotement des yeux la main qui écrivait. Vladîmir Sémiônytch sentait chaque soir que, derrière son dos, sur le divan, était étendu un être en désaccord avec lui.

 

Et son dos lui semblait en bois et engourdi, et, en son âme, il passait du froid. L’amour-propre des auteurs est rancunier, implacable ; il ne connaît pas le pardon. Et la sœur de Vladîmir Sémiônytch était la première personne et la seule qui eût décelé et agité en lui ce sentiment inquiet. Telle une grande caisse de vaisselle qu’il est aisé de déballer, mais que l’on ne peut plus remballer ensuite telle qu’elle était.

 

Des semaines, des mois passèrent, et la sœur, ferme dans ses idées, ne s’asseyait plus auprès de la table de son frère.

 

Un soir d’automne, Vladîmir Sémiônytch écrivait un feuilleton. Il analysait une nouvelle dans laquelle une maîtresse d’école de campagne refuse d’épouser un homme riche et intellectuel qu’elle aime, et qui l’aime, uniquement parce que, à son sens, le mariage l’empêcherait de continuer sa pédagogie.

 

Vièra Sémiônovna, étendue sur le divan, songeait à on ne sait quoi.

 

– Mon Dieu ! dit-elle en s’étirant, quel ennui ! Que la vie passe lente et vide ! Je ne sais que faire de moi, et tu gâches tes meilleures années à on ne sait quoi ! À la façon d’un alchimiste, tu retournes un tas de vieilles choses inutiles à qui que ce soit ! Ah ! mon Dieu !

 

Vladîmir Sémiônytch laissa tomber sa plume et se retourna lentement vers sa sœur.

 

– Tu es ennuyeux à voir ! continua-t-elle. Le Wagner de Faust exhumait des vers de terre, mais c’est, du moins, qu’il cherchait un trésor ; toi, tu cherches des vers pour eux-mêmes.

 

– Très vague, ce que tu dis !

 

– Oui, Volôdia, tous ces jours-ci j’ai longuement, péniblement réfléchi, et je me suis persuadée que tu es un obscurantiste, un routinier. Demande-toi ce que peut t’apporter ton travail assidu et consciencieux ? Dis-le moi ? quoi ? De toutes les vieilleries que tu farfouilles, on a depuis longtemps déjà extrait tout ce que l’on en pouvait tirer. Bats de l’eau dans un mortier, distille-la, tu n’en pourras pas dire plus long que les chimistes…

 

– Ah ! vraiment !… dit en traînant Vladîmir Sémiônytch. Oui, tout cela est vieillerie parce que ce sont là des idées éternelles, mais, à ton sens, qu’y a-t-il donc de nouveau ?

 

– Tu te mêles de travailler dans l’ordre intellectuel ; c’est à toi d’inventer quelque chose de nouveau : ce n’est pas à moi de te l’apprendre.

 

– Je suis un alchimiste !… fit le critique étonné et révolté, les yeux à demi clignés et moqueurs. L’art et le progrès, c’est de l’alchimie ! ?

 

– Vois-tu, Volôdia, il me semble que si, vous tous, les gens de pensée, vous vous dévouiez à la solution des grands problèmes, toutes ces petites questions, sur lesquelles tu peines, seraient résolues d’elles-mêmes, accessoirement. Lorsqu’on monte en ballon pour voir une ville, on voit naturellement aussi les champs, les villages et les rivières. Lorsqu’on fabrique de la stéarine, on obtient comme sous-produit de la glycérine. Il me semble que la pensée moderne est stationnaire, est fichée en place. Elle est préconçue, lente, timide. Elle craint un vaste essor gigantesque, comme nous redoutons, toi et moi, de gravir une haute montagne. Elle est conservatrice.

 

De pareilles conversations laissent des traces. Les relations du frère et de la sœur empiraient chaque jour. Le frère, quand sa sœur était là, ne pouvait plus travailler et s’irritait de la savoir étendue sur le divan, lui regardant le dos. La sœur continuait à se crisper maladivement et à s’étirer, lorsque, essayant de faire revivre le passé, il tâchait de lui faire partager ses enthousiasmes.

 

Chaque soir elle se plaignait de l’ennui, parlait de la liberté de la pensée et des routiniers. Emportée par ses nouvelles idées, Vièra Sémiônovna démontrait que le travail dans lequel son frère se plongeait était un parti pris, une vaine tentative des esprits conservateurs pour prolonger ce qui avait déjà fait son temps et disparaissait de la scène du monde. Ses comparaisons n’en finissaient pas. Elle comparait son frère tantôt à un alchimiste, tantôt à un clerc vieux-croyant, qui préférerait mourir plutôt que de céder à la persuasion…

 

Un changement, peu à peu, se marqua dans sa vie. Elle pouvait rester des journées et des soirées entières allongée sur le canapé sans rien faire, sans lire, – à penser seulement, – et son visage prenait l’expression froide et sèche que l’on voit aux personnes n’ayant qu’une idée, et qui croient profondément. Elle se mit à refuser les services de la domestique. Elle faisait elle-même son ménage, descendait les ordures, nettoyait ses bottines et ses robes. Son frère ne pouvait pas voir sans irritation, ni même sans haine, sa figure glacée lorsqu’elle se mettait au gros ouvrage. Dans ce travail, toujours fait avec quelque solennité, il voyait quelque chose de tendre et de faux ; il y voyait à la fois du pharisaïsme et de la coquetterie morale. Et, sachant qu’il ne pouvait plus la convaincre, il la taquinait et la chicanait à la façon d’un écolier.

 

– Tu ne t’opposes pas au mal, mais tu t’opposes à ce que j’aie une bonne ! lui disait-il, caustique. Si avoir une bonne est un mal, pourquoi donc y résistes-tu ? Ce n’est pas logique !

 

Il souffrait, se révoltait, et, même, ressentait de la gêne. Il en ressentait quand sa sœur commençait à faire ses sottises devant des étrangers.

 

– C’est horrible, mon cher ! me confessait-il, remuant les bras de désespoir. Il se trouve que notre premier sujet s’est mis à jouer aussi le vaudeville. Elle névropathise jusqu’à la moelle des os… J’en ai pris mon parti, qu’elle pense ce qu’elle voudra, mais pourquoi parle-t-elle, pourquoi m’irrite-t-elle ? Si elle songeait combien il est peu récréatif de l’entendre !… Qu’éprouvé-je, lorsqu’elle ose invoquer, de façon sacrilège, pour soutenir son errement, l’enseignement du Christ ? J’étouffe ! J’ai la fièvre lorsque ma sœurette, se mettant à prêcher son dogme et tâchant d’interpréter l’Évangile en son sens, omet à dessein l’expulsion des marchands du Temple. Voilà ce que c’est, mon vieux, que le manque de développement, le manque d’esprit ! Voilà ce que produit la Faculté de médecine, qui ne donne pas une culture générale.

 

Une fois, rentrant de son journal, Vladîmir Sémiônytch trouva sa sœur en pleurs. Assise sur le divan, la tête inclinée, elle se tordait les mains, et d’abondantes larmes coulaient au long de ses joues. Le bon cœur du critique se serra de douleur. Des larmes lui coulèrent aussi des yeux ; il voulut amadouer sa sœur, lui pardonner et lui faire demander pardon, et recommencer à vivre comme par le passé… Il se mit à ses genoux, couvrit de baisers sa tête, ses mains, ses épaules. Elle sourit, sourit d’un air indéfinissable, amer, et Vladîmir Sémiônytch, poussant un cri de joie, prit sur sa table une revue et dit avec feu :

 

– Hourra ! Vivons comme précédemment, Vièrotchka ! Que Dieu nous bénisse ! Quelle jolie petite chose je t’ai apportée ! En guise de champagne de la réconciliation, viens que nous la lisions ensemble ! C’est une belle, merveilleuse chose !

 

– Ah ! non, non !… s’effraya Vièra Sémiônovna, en éloignant ce livre. Je l’ai déjà lue. Il ne faut pas, il ne faut pas.

 

– Quand donc l’as-tu lue ?

 

– Il y a un an ou deux ans ; il y a longtemps… je la connais, je la connais !

 

– Hum ! dit froidement son frère, en lançant la revue sur la table, tu es une fanatique !

 

– C’est toi qui en es un, pas moi ! C’est toi !

 

Et Vièra Sémiônovna se remit à pleurer. Son frère, debout devant elle, regardait ses épaules qui tremblaient, et pensait. Il ne pensait pas aux maux de la solitude qu’éprouve chacun qui commence à repenser de façon nouvelle, par soi-même. Il ne pensait pas aux souffrances inévitables en toute révolution mentale sérieuse, mais à son objectif tourné en dérision, et à son amour-propre d’auteur froissé.

 

À partir de cela, il eut envers sa sœur une attitude froide, négligemment moqueuse, et il la supportait dans son appartement comme on supporte de vieilles parasites. Elle avait cessé de discuter avec lui et répondait à toutes ses instances, ses moqueries et taquineries par un silence condescendant qui l’irritait encore plus.

 

Un matin d’été, Vièra Sémiônovna entra chez son frère en costume de voyage, une sacoche passée à l’épaule, et l’embrassa froidement au front.

 

– Où vas-tu donc ? lui demanda Vladîmir Sémiônytch étonné.

 

– Au gouvernement de N…, faire la vaccine.

 

Le frère sortit pour l’accompagner.

 

– Voilà ce que tu as été chercher, railleuse ! murmura-t-il. As-tu besoin d’argent ?

 

– Non, merci. Adieu.

 

Sa sœur lui serra la main et s’éloigna.

 

– Pourquoi ne prends-tu pas de voiture ? lui cria Vladîmir Sémiônytch.

 

La doctoresse ne répondit pas.

 

Son frère regarda son imperméable brun, le balancement de sa taille à la démarche paresseuse. Il se contraignit à faire un soupir, mais sans réveiller en lui de sentiment de pitié. Sa sœur était déjà une étrangère pour lui ; et lui aussi était un étranger pour elle. Tout au moins ne se retourna-t-elle pas une fois.

 

Rentré chez lui, Vladîmir Sémiônytch s’assit tout aussitôt à sa table et commença un feuilleton.

 

* *

*

 

Je ne vis plus une seule fois ensuite Vièra Sémiônovna. Où est-elle maintenant ? Je ne sais. Vladîmir Sémiônytch continua à écrire ses feuilletons, à déposer des couronnes, à chanter Gaudeamus, à valeter pour « la caisse de secours mutuels des collaborateurs des éditions périodiques de Moscou ».

 

Un beau jour, il tomba malade d’une congestion pulmonaire. Il fut alité d’abord trois mois chez lui, puis à l’hôpital Galîtsyne. Une fistule se forma à un de ses genoux. On parla de l’envoyer en Crimée. On ouvrit une souscription à son profit. Mais il n’alla pas en Crimée ; il mourut. Nous l’enterrâmes au cimetière de Vagânnkovo, dans la partie gauche, celle où l’on enterre les artistes et les gens de lettres.

 

Nous nous trouvions un jour entre gens de plume au restaurant Tatare. Je racontai que j’avais vu récemment, au cimetière de Vagânnkovo, la sépulture de Vladîmir Sémiônytch. Elle était complètement abandonnée. La fosse était presque affaissée, la croix tombée. Il convenait d’y mettre ordre et de recueillir pour cela quelques roubles…

 

Mais on m’écouta avec indifférence, on ne me répondit pas un mot, et je ne reçus pas un copek. Personne ne se souvenait plus de Vladîmir Sémiônytch. Il était complètement oublié.

 

1886.

 

AU CIMETIÈRE

« Où sont aujourd’hui ses intrigues, ses arguties, ses tours, ses concussions ? »

 

HAMLET.

 

– Messieurs, le vent se lève, le jour baisse, n’est-il pas temps de filer avant que ça tombe ?

 

Le vent courut sur le feuillage jaune des vieux bouleaux, et, des feuilles, se déversa sur nous une grêle de grosses gouttes. L’un de nous glissa sur le sol argileux, et, pour ne pas tomber, se retint à une grande croix grise :

 

Il lut :

 

« Le conseiller honoraire et chevalier des ordres Iègor Griaznoroûkov… »[43].

 

– Je connaissais ce monsieur, dit-il… Il aimait sa femme, portait une décoration de Saint-Stanislas, ne lisait rien… Il avait bon estomac… En quoi n’était-ce pas une bonne vie ? Il n’aurait pas dû mourir, semblait-il ; mais hélas, le sort le guettait… Il fut victime, le malheureux, de sa faculté d’observation. Une fois, en écoutant aux portes, il reçut un tel coup à la tête qu’il en eut un ébranlement au cerveau (il en avait un), et il mourut. Et ainsi, sous cette dalle, gît un homme qui, dès l’enfance, détesta les vers et les épigrammes… Comme par dérision, tout son monument funèbre est bardé de vers… Quelqu’un vient !

 

Un homme en pardessus râpé, à la figure rasée, bleu pourpre, nous frôla. Il avait sous le bras une demi-bouteille de vodka et, de sa poche, sortait un bout de saucisson, plié dans du papier.

 

– Où est, demanda-t-il d’une voix éraillée, la tombe de l’acteur Moûchkine ?

 

Nous le menâmes vers la tombe de Moûchkine, mort depuis deux ans.

 

– Vous êtes fonctionnaire ? lui demandâmes-nous.

 

– Non, monsieur, acteur… Aujourd’hui, il est difficile de distinguer un acteur d’un attaché au Consistoire, vous l’avez justement remarqué… C’est caractéristique, – bien que pas tout à fait flatteur, peut-être, pour l’attaché.

 

Nous trouvâmes difficilement la fosse de l’acteur Moûchkine. Elle était affaissée, couverte de mauvaises herbes et avait perdu figure de fosse… Une petite croix à bas prix, caduque, recouverte d’une mousse noircie par le froid avait un air vieux et triste, comme malade.

 

Nous lûmes :

 

« À l’oubliable ami Moûchkine. »

 

Le temps avait effacé le in, corrigeant ainsi le mensonge des hommes.

 

– Les camarades et les journalistes, – soupira l’acteur – faisant une prosternation et touchant la terre de ses genoux et de son bonnet, avaient réuni une somme pour lui élever un monument…, et… ils l’ont bue, les chéris…

 

– Comment ça ? ils l’ont bue !

 

– Très simple… On recueillit de l’argent, on imprima la chose dans les journaux… et on le but… Je ne dis ça pour juger personne, mais parce que cela est… À votre santé, mes anges ! À votre santé, et à lui le souvenir éternel !

 

– À boire on s’abîme la santé, et le souvenir éternel n’est que tristesse. Dieu nous accorde un souvenir temporaire ! Le souvenir, qu’y a-t-il à le chercher ?

 

– Vous avez raison, monsieur. Moûchkine était connu. Il y avait, derrière son cercueil, une dizaine de couronnes, et le voilà déjà oublié !… Ceux à qui il était cher l’ont oublié ; mais pas ceux à qui il a fait du mal… Moi, par exemple, je ne l’oublierai pas dans les siècles des siècles parce que je n’ai reçu de lui que du mal ! Je n’aime pas ce défunt-là.

 

– Quel mal vous a-t-il donc fait ?

 

– Un mal énorme, soupira l’acteur. (Et l’expression d’une offense amère se répandit sur son visage.) Il a été pour moi un malfaiteur, un brigand. Dieu ait son âme ! C’est en le regardant et en l’écoutant que j’ai voulu être acteur. Son art m’a fait sortir de la maison paternelle. Il m’a séduit par la vaine gloriole artistique. Il m’avait beaucoup promis, et ne m’a procuré que larmes et chagrin… Amer est le sort de l’acteur ! J’y ai perdu la jeunesse, la sobriété et la ressemblance divine… Pas un sou vaillant, des talons tournés, des franges et des pièces à mon pantalon ; une face rongée comme par les chiens !… Dans la tête, libres pensées et déraison… Il m’a fait perdre la foi, le gredin !… Encore s’il avait eu du talent ! Mais non, je me suis anéanti pour rien… Il fait froid, estimables messieurs… N’en voulez-vous pas ?… Il y en aura pour tout le monde… Brrr !… Buvons à son repos ! Bien que je ne l’aime pas, et bien qu’il soit mort, je n’ai que lui au monde ; je suis comme l’oiseau sur la branche. Je viens le voir pour la dernière fois… Les médecins disent que je mourrai bientôt pour avoir trop bu ; je suis venu lui dire adieu. Il faut pardonner à ses ennemis…

 

Nous laissâmes l’acteur converser avec feu Moûchkine, et poussâmes plus loin. Une petite pluie froide tombait.

 

En tournant la grande allée, poudrée de gravier, nous rencontrâmes un enterrement. Quatre porteurs cramponnés à des laisses de calicot blanc – des feuilles mortes collées à leurs bottes boueuses, – portaient un cercueil brun. La nuit était venue et ils se dépêchaient, butant, et secouant le mort…

 

– Il n’y a que deux heures que nous nous promenons ici et c’est déjà le troisième que l’on porte… Si nous rentrions, messieurs ?

 

1884.

 

MESURES APPARTENANTES

Le soleil de midi éclaire une de ces petites villes en surnombre que, selon l’expression du directeur de la prison, on ne peut trouver, même au « télescope », sur aucune carte. Paix et quiétude… Partie de la mairie, dans la direction du marché, la commission sanitaire avance lentement. Elle se compose du médecin de la localité, de l’inspecteur de police, de deux délégués de la mairie et d’un représentant du commerce. Des agents de police suivent respectueusement…

 

Le chemin que parcourt la commission est, comme celui qui conduit en enfer, pavé de bonnes intentions. Les membres de la commission, agitant les bras, s’entretiennent de la malpropreté, de la puanteur de la ville, des mesures qu’il convient de prendre, et autres thèmes de mise en temps de choléra. Les conversations sont d’un intérêt si élevé que le commissaire de police, qui ouvre la marche, éprouve tout à coup de l’enthousiasme et déclare en se retournant :

 

– Voyez-vous, messieurs, nous devrions nous réunir ainsi plus souvent et traiter des questions sérieuses. C’est agréable, et l’on se sent en bonne société ; tandis qu’autrement, nous ne faisons que nous disputer ; oui, ma parole !

 

– Par qui allons-nous commencer ?… demande au médecin le représentant du commerce, du ton d’un bourreau qui choisit sa victime. Si nous commencions, Anikîta Nicolâïtch, par le magasin d’Ochèïnikov ? C’est un filou… Il est bon de l’attraper. On m’apporte l’autre jour de chez lui du gruau de sarrasin, et on y a trouvé, excusez-moi, des crottes de rats. De l’affaire, ma femme n’a rien pu manger…

 

– Eh bien ! fait le docteur, indifférent, s’il faut commencer par Ochèïnikov, commençons par lui.

 

Les membres de la commission pénètrent dans le « Magasin de thé, de sucre, de café et autres marchandises d’épicerie d’Ochèïnikov », et sans longs préambules, ils procèdent sur-le-champ à leur inspection.

 

– Tiens, tiens ! dit le docteur examinant des pyramides artistement édifiées avec des morceaux de savon de Kazan, quelles babylones de savon tu as construites !… Quelle invention tu montres !… Eh, eh, eh ? qu’est-ce que c’est que ça ?… Voyez, messieurs ! Démiane Gavrîlytch coupe avec un même couteau le pain et le savon !

 

– Ce n’est pas ça qui donnera le choléra, Anikîta Nicolâïtch ! objecte judicieusement le marchand.

 

– C’est vrai, mais c’est tout de même répugnant ; moi aussi, je prends mon pain chez toi.

 

– Pour les personnes bien, il y a un couteau spécial, soyez sans crainte, monsieur !… Qu’allez-vous penser ?…

 

Le commissaire de police cligne ses yeux myopes sur le jambon, le gratte longtemps de l’ongle, le renifle avec bruit, puis, l’ayant tâté du doigt, demande :

 

– En as-tu parfois qui ait de la strychnine[44] ?

 

– Que dites-vous ?… De grâce !… Cela se peut-il ?

 

Le commissaire, confus, laisse le jambon et regarde, les yeux clignés, les prix courants d’Asmôlov et Cie[45]. Le représentant du commerce plonge la main dans un tonneau de sarrasin et y sent quelque chose de doux, de velouté… Il y porte les yeux, tandis qu’une tendresse s’épand sur son visage.

 

– Minets… minets !… marmotte-t-il… Mes tout-petits !… Couchés dans le gruau, le museau en l’air, ils se dorlotent !… Tu devrais, Démiane Gavrîlytch, m’envoyer un de ces matous.

 

– C’est faisable… Voici, messieurs, si vous voulez les examiner, les hors-d’œuvre… Voici des harengs, du fromage, du dos d’esturgeon fumé… si vous daignez le voir… L’esturgeon est arrivé jeudi… c’est tout ce qu’il y a de bon… Mîchka, passe-moi un couteau !

 

Chacun des membres de la commission se coupe un morceau d’esturgeon, le sent, le goûte.

 

– Je vais en goûter un morceau, moi aussi… dit, comme à part lui, le patron de la boutique. J’ai par là une petite bouteille qui traîne. Il faudrait lamper quelque chose avant de goûter l’esturgeon… Ça donne un autre goût… Mîchka, passe-moi un peu la petite bouteille !

 

Mîchka, les joues gonflées, les yeux sortis, débouche la bouteille et la pose avec bruit sur le comptoir.

 

– Boire avant d’avoir mangé !… fait le commissaire de police se grattant la nuque en hésitant ; enfin, tout de même, un verre !… Mais dépêche-toi, Démiane Gavrîlytch. Nous n’avons pas de temps à perdre avec ta vodka.

 

Un quart d’heure après, les membres de la commission, essuyant leurs lèvres, et se servant d’allumettes comme de cure-dents, se dirigent vers le magasin de Golorybénnko. Comme un fait exprès, impossible de passer… Cinq commis, la face rouge et suante, roulent hors du magasin un tonneau de beurre.

 

– Passez à droite !… Par le bord… tire, tire !… Pousse un bois dessous !… Ah ! sacré diable !… Reculez-vous, Votre Noblesse ! Nous pourrions vous écraser les pieds !

 

Le tonneau, coincé dans la porte, n’avance plus… Les commis pèsent sur lui avec force et poussent de tous leurs muscles, en soufflant bruyamment et jurant à pleine gorge. Lorsque, après de pareils efforts, et une suite de longues exhalaisons, la pureté de l’air est sensiblement diminuée, le tonneau roule enfin ; mais, à l’encontre des lois de la nature, il roule en reculant et s’immobilise à nouveau dans la porte, Les exhalaisons recommencent.

 

– Fi ! s’écrie le commissaire, crachant de dégoût… Allons chez Chiboûkine ! Ces diables vont haleter jusqu’au soir.

 

Le magasin de Chiboûkine se trouve fermé.

 

– Mais il était ouvert ! disent étonnés les membres de la commission en se regardant. Quand nous entrions chez Ochèïnikov, Chiboûkine rinçait, sur le seuil de sa porte, une bouilloire en cuivre. Où est-il ? demandent-ils à un mendiant planté près du magasin clos.

 

– La charité, au nom du Christ, à un pauvre estropié ! marmonne le mendiant d’une voix enrouée. Selon votre bonté, messieurs les bienfaiteurs… pour le repos de l’âme de vos parents…

 

Les membres de la commission agitent les bras et s’éloignent, sauf le délégué de la mairie Plioûnine, qui donne un copek au mendiant, se signe vite, comme effrayé de quelque chose, et court rejoindre la compagnie.

 

Deux heures après, la commission revient. Les membres paraissent fatigués, exténués. Ils n’ont pas couru en vain : un des agents porte solennellement un éventaire couvert de pommes pourries.

 

– Maintenant, après nos justes labeurs, dit le commissaire en guignant l’enseigne : Cave rhénane de vins et de vodkas, il serait bien de se rafraîchir, de se fortifier un peu.

 

– Ma foi, ça ne gâterait rien ! Entrons si vous voulez.

 

La commission descend les marches de la cave et prend place autour d’une table ronde aux pieds tors. Sur un signe du commissaire de police, une bouteille apparaît sur la table.

 

– Dommage qu’il n’y ait ici rien à manger, dit le représentant du commerce, buvant et se refrognant ; ne pourrais-tu pas, du moins, nous donner un bout de concombre !… Du reste…

 

Le représentant se tourne vers l’agent à l’éventaire, choisit la pomme la moins gâtée, et se met à la manger.

 

– Tiens, fait le commissaire étonné, il y en a même qui ne sont pas trop pourries !… Donne, que j’en choisisse une ! Pose ici l’éventaire… Nous allons choisir les meilleures et les peler ; les autres, tu pourras les détruire. Anikîta Nicolâïtch, servez-vous ! Oui, il faudrait nous réunir plus souvent et causer. Sans cela on vit dans un désert où il n’y a aucune culture… ni cercle, ni relations… une véritable Australie, pas autre chose !… Servez-vous, messieurs !… Docteur, une pomme ! Je l’ai pelée exprès pour vous !

 

*

* *

 

– Votre Noblesse, demande l’agent au commissaire quand il sort de la cave avec la commission, qu’ordonnez-vous de faire de l’éventaire ?

 

– L’é… ventaire !… Quel éventaire ?… Ah ! je comprends… Détruis-le avec les pommes… C’est de la contagion !…

 

– Les pommes, vous avez daigné les manger…

 

– Ah ! oui… très bonnes ! Écoute… Va à la maison prévenir Maria Vassîliévna de ne pas se fâcher… Je ne vais passer qu’une petite heure… chez Plioûnine, à dormir… Tu comprends ? Dormir… Les étreintes de Morphée… Sprechen sie deutsch, Ivane Anndréitch.

 

Et levant les yeux au ciel, le commissaire secoue la tête avec amertume, écarte les bras et dit :

 

– Toute notre vie est comme ça !

 

1884.

 

MM. LES INDIGÈNES

(PIÈCE EN DEUX ACTES)


ACTE Ier

SÉANCE DE CONSEIL MUNICIPAL

 

LE MAIRE, remuant les lèvres et se grattant dans l’oreille. – Alors, maintenant, messieurs, ne vous plaira-t-il pas d’entendre l’avis du capitaine des pompiers, Sémione Vavîlytch, spécialiste en la partie ? Qu’il nous donne les explications, et nous délibérerons.

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Je comprends ainsi la chose… (Il se mouche dans un mouchoir à carreaux.) Dix mille roubles assignés au chapitre des pompiers font peut-être une somme, mais… (Il essuie sa tête chauve) ce n’est là qu’une apparence. Ce n’est pas une somme mais un rêve, une atmosphère ! Assurément on peut, même pour dix mille roubles, avoir un poste de pompiers ; mais quel poste ?… Un poste pour rire, pas autre chose… Voyez-vous… le principal dans la vie de l’homme, c’est la tour des pompiers, et tout savant vous le dira. Or, notre tour municipale, à le déclarer catégoriquement, ne vaut rien, parce qu’elle est basse. Les maisons sont hautes (Il élève la main), elles cachent la tour, et ce n’est pas seulement les incendies que l’on ne peut pas voir… si seulement on apercevait le ciel !… Je talonne les pompiers, mais s’ils ne voient pas, est-ce leur faute ? Venons ensuite à l’article équestre et à la considération des tonneaux… (Il déboutonne son gilet, soupire et continue son discours sur le même ton.)

 

LES MEMBRES DU CONSEIL MUNICIPAL, à l’unanimité. – Ajouter deux mille roubles au chiffre prévu.

 

(Le maire ordonne une suspension de séance d’une minute pour l’expulsion d’un reporter).

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Bien, messieurs ; vous êtes donc en train de décider que notre tour soit surhaussée de deux archines… Bon !… Mais si l’on se place à ce point de vue et en ce sens, que dans la question sont engagés des intérêts généraux, et en quelque sorte gouvernementaux, je dois remarquer, Messieurs les membres du conseil municipal, que si l’on met dans l’affaire un entrepreneur, vous devez avoir en vue que cela reviendra à la ville deux fois plus cher, parce que l’entrepreneur cherchera son propre intérêt, et non l’intérêt général. Si au contraire on construit en entreprise privée, sans se presser ; alors, si, supposons, les briques coûtent quinze roubles le mille, et qu’on les fasse conduire avec les chevaux des pompiers, et si (Il lève les yeux au plafond comme pour calculer de tête) si l’on achète cinquante poutres de douze archines et de cinq verchoks d’épaisseur… (Il calcule.)

 

LES MEMBRES DU CONSEIL, à une écrasante majorité. – Confier l’exhaussement de la tour à Sémione Vavîlytch, et, dans ce but, lui assigner une première somme de quinze cent vingt-trois roubles, quarante-quatre copeks !

 

LA FEMME DU CAPITAINE DE POMPIER, assise dans le public, chuchote à sa voisine. – Je ne sais pas pourquoi mon Sènia[46] assume sur lui tant d’embarras ! Avec sa santé, aller s’occuper de constructions !… Et c’est gai aussi d’avoir toute la journée à flanquer des horions aux ouvriers !… On gagnera à cette réparation une misère, quelque cinq cents roubles, et il y a de quoi s’y gâter la santé pour mille. Sa bonté le perd, l’imbécile !

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Bien, Messieurs… Venons maintenant à parler du personnel. Naturellement, en tant que personne, on peut le dire, intéressée, (Il prend un ton gêné) je ne puis que faire observer… que cela m’est… m’est entièrement égal… Je ne suis plus jeune ; je suis malade ; d’aujourd’hui pour demain, je puis mourir. Le docteur m’a dit que j’ai de l’endurcissement dans les entrailles, et que, si je ne prends pas garde à ma santé, une veine peut se rompre dans mon intérieur, et moi mourir sans repentir…

 

MURMURE DANS LE PUBLIC – À chien, mort de chien.

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Mais je ne me soucie pas de moi ; j’ai assez vécu, Dieu merci ! Il ne me faut rien. Une seule chose m’étonne et… et même m’offense… (Il laisse tomber désespérément les bras.) On sert pour ses seuls appointements, de façon honnête, sans tache… on ne connaît de repos ni jour ni nuit, on ne ménage pas sa santé, et… et pourquoi tout cela, on ne le sait pas ! Pourquoi est-ce que je me tracasse ? Quel intérêt ?… Je ne parle pas pour moi, mais de façon générale : personne ne vivra avec de pareils émoluments !… Un ivrogne acceptera l’emploi, mais un homme actif, sérieux, aimera mieux mourir de faim que d’aller, pour de pareils appointements, se forger des tracas avec des chevaux et des pompiers… (Levant les épaules.) Quel intérêt y a-t-il bien ! Si les étrangers voyaient nos façons de faire, je pense que nous en recevrions pour notre compte dans toute la presse étrangère… En Europe occidentale, prenons par exemple Paris, il y a dans chaque rue une tour-vigie, et l’on donne chaque année, comme gratification aux capitaines de pompiers, l’équivalent de leurs appointements annuels. Là-bas, il vaut la peine de servir !…

 

LES MEMBRES DU CONSEIL. – Allouer à Sémione Vavîlytch, à titre de gratification spéciale pour ses longs services, deux cents roubles !

 

LA FEMME DU CAPITAINE DES POMPIERS chuchote à sa voisine. – C’est bien qu’il ait insisté !… Pas bête ! Ces jours-ci nous étions chez le père-doyen, et y avons perdu au stoss cent roubles. Et maintenant si vous saviez comme nous les regrettons !… (Elle bâille.) Ah ! que nous les regrettons !… Il serait temps maintenant de rentrer prendre le thé.

 

ACTE II

AU PIED DE LA TOUR-VIGIE, LA GARDE

 

LA SENTINELLE AU HAUT DE LA TOUR, criant en bas. – Eh ! ça brûle à la scierie. Sonne l’alarme !

 

LA SENTINELLE EN BAS. – C’est maintenant que tu t’en aperçois ? Il y a déjà une demi-heure que le monde y court, et tu ne t’en avises que maintenant, farceur ! (Profondément convaincu.) Mettre un imbécile en haut ou en bas, c’est tout pareil ! (Il sonne l’alarme.)

 

(Trois minutes après apparaît en déshabillé à la fenêtre de son appartement, qui se trouve en face de la tour-vigie, le capitaine des pompiers, les yeux gonflés de sommeil.)

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Où est-ce que ça brûle, Dénisse ?

 

LA SENTINELLE EN BAS, prenant l’attitude militaire et saluant. – À la scierie, Votre ’oblesse !

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS, secouant la tête. – Dieu nous en garde ! Le vent souffle ; il fait si sec !… (Avec un geste tombant.) Que Dieu nous en préserve ! C’est une vraie malédiction que ces sinistres !… (S’étant passé la main sur le visage.) Écoute, Dénisse… Dis-leur, l’ami, d’atteler et de partir… Et moi j’y vais tout de suite… J’arriverai un peu après… Il faut que je m’habille, choses et autres…

 

LA SENTINELLE EN BAS. – Mais il n’y a personne pour partir, Votre ’oblesse ! Tous sont sortis. Anndréy seul est ici !

 

LE CAPITAINE, effrayé. – Où sont-ils donc, les gredins ?

 

LA SENTINELLE D’EN BAS. – Makare a fait un ressemelage et est allé le porter au diacre, dans le faubourg. Vous avez envoyé vous-même, Votre ’oblesse, Mikhaïlo vendre l’avoine… Iégor est allé, avec les chevaux de la caserne, conduire de l’autre côté de la rivière la belle-sœur du surveillant… Nikîta est saoul.

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Et Alexéy ?

 

LA SENTINELLE D’EN BAS. – Alexéy est allé pêcher les écrevisses parce que vous avez daigné lui en donner l’ordre tantôt. Vous lui avez dit que vous aurez demain du monde à dîner.

 

LE CAPITAINE DES POMPIERS, secouant la tête avec dégoût. – Allez faire votre service avec des gens pareils !… Grossièreté, manque d’instruction… ivrognerie !… Si les étrangers voyaient cela, on nous en donnerait dans les revues étrangères !… Là-bas – ne serait-ce qu’à Paris, – les pompiers galopent sans cesse dans les rues et écrasent les gens. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas d’incendie, ils galopent ! Ici, la scierie brûle, c’est un danger, et il n’y a personne au poste, comme si… le diable les avait tous avalés. Non, nous sommes encore fort loin de l’Europe ! (Se tournant vers sa chambre. Tendrement.) Mâchénnka, prépare mon uniforme !

 

1884.

 

LA FERMENTATION DES ESPRITS

(EXTRAIT DES ANNALES D’UNE VILLE)


La terre était comme une fournaise. Le soleil d’après-midi brûlait avec tant de force que même le thermomètre Réaumur, accroché dans le bureau de l’employé de la régie, s’affola. Il marqua 35°8 et s’arrêta, perplexe… Comme de chevaux poussés à fond, la sueur coulait du corps des habitants et séchait sur eux. On n’avait pas la force de l’essuyer.

 

Sur la grande place du marché, en vue des maisons aux volets complètement clos, marchaient deux naturels, les chefs de la Trésorerie Potchéchîkhine et l’agent d’affaires Ôptimov, correspondant du Syn otêchéstva[47].

 

Ils marchaient et se taisaient à cause de la chaleur. Ôptimov aurait voulu critiquer la mairie en raison de la poussière et de la saleté de la place du marché, mais connaissant l’humeur pacifique et les opinions modérées de son compagnon, il se taisait.

 

Au milieu de la place, Potchéchîkhine s’arrêta soudain et se mit à regarder le ciel.

 

– Que regardez-vous, Evple Serapîonytch ?

 

– Les sansonnets sont revenus. Je regarde où ils vont se poser. Il y en a des nuages et des nuages. Si, une supposition, on tirait un coup de fusil au milieu, et on allait ramasser… Ils se posent dans le jardin du Père archiprêtre !

 

– Pas du tout, Evple Sérapiônytch ! Ce n’est pas chez le Père archiprêtre mais chez le Père diacre Vrâtoâdov[48]. En tirant de l’endroit où nous sommes, on n’en tuerait aucun ; le petit plomb n’y porterait pas. Et pourquoi les tirer, dites-moi ? L’oiseau, il est vrai, mange les fruits, mais c’est une créature, une émanation divine. Un sansonnet, par exemple, chante… Et pourquoi le fait-il, je vous le demande ? C’est pour louer qu’il chante ! Toute créature loue le Seigneur… Mais non !… Il semble que c’est chez le Père archiprêtre qu’ils se sont posés !…

 

Trois vieilles pèlerines, besace au dos, en sandales de tille, passèrent sans bruit devant les causeurs. Après avoir regardé d’un air interrogateur Potchéchîkhine et Ôptimov qui regardaient attentivement, on ne savait pourquoi, la maison du Père archiprêtre, elles raccourcirent le pas, et, s’étant un peu écartées, contemplèrent une fois encore les amis et se mirent, elles aussi, à regarder la maison du Père archiprêtre.

 

– Oui, poursuivit Ôptimov, vous avez raison. Ils se sont posés chez le Père archiprêtre. Dans son jardin, les cerises sont déjà mûres. Ils sont allés les picorer.

 

Du portillon de la maison curiale, sortit le Père archiprêtre, Vossmistîchièv[49] et, avec lui, le diacre Evstigniéï. Voyant l’attention dirigée sur lui et ne comprenant pas ce qu’on regardait, il s’arrêta, et, comme le diacre, se mit à regarder en l’air pour comprendre.

 

– Il faut espérer, dit Potchéchîkhine que le Père Païssy fera la cérémonie. Que Dieu l’assiste !

 

Les employés de la fabrique Poûrov, venant de se baigner, passèrent entre les amis et le Père archiprêtre. Voyant l’attention du Père Païssy fixée vers les hauteurs célestes, et les pèlerines immobiles, les yeux levés en l’air, ils s’arrêtèrent et regardèrent au même endroit. Un petit garçon qui conduisait un aveugle fit de même, ainsi qu’un moujik qui roulait un tonneau de harengs pourris, afin de les verser, en tas, sur la place.

 

– Il faut supposer, dit Potchéchîkhine, que quelque chose est arrivé. Un incendie, peut-être ? Mais on ne voit pas de fumée ! Eh ! Kouzma ? cria-t-il au moujik arrêté, que se passe-t-il là-bas ?

 

Le moujik répondit quelque chose que Potchéchîkhine et Ôptimov n’entendirent pas. Au seuil des portes de toutes les boutiques, les commis apparurent ; les peintres, qui repeignaient le magasin de grains du marchand Fertikoûline, quittèrent leurs échelles et se joignirent aux ouvriers de la fabrique ; le pompier qui, pieds nus, tournait sur la vigie, s’arrêta, et, après avoir un peu regardé, descendit ; la tour resta vide. Cela semblait suspect.

 

– N’y a-t-il pas un incendie quelque part ?… Mais ne bousculez pas, cochons du diable !

 

– Où voyez-vous un incendie ? Quel incendie ?… Messieurs, circulez ! On vous le demande poliment.

 

– Ce doit être en dedans que ça brûle.

 

– Il parle de politesse et vous bouscule ! Ne jouez pas des bras ! Bien que vous soyez Monsieur le chef de police, vous n’avez aucun droit de faire aller vos bras pour nous pousser.

 

– Il a marché sur mon cor. Puisses-tu être écrasé !

 

– Qui a-t-on écrasé ? Amis, on a écrasé un homme !

 

– Pourquoi cet attroupement ? À quel propos ?

 

– Votre Noblesse, on a écrasé un homme !

 

– Où ?… Circulez, Messieurs, je le demande poliment !… On te le demande poliment, butor !

 

– Tu peux pousser les moujiks, mais n’ose pas toucher les nobles ! N’y porte pas la main !

 

– Est-ce que ce sont des êtres humains ? Est-ce qu’on peut leur faire entendre une parole polie, à ces diables-là ?… Sîdorov, cours chercher Akîme Danîlytch ! Vivement ! Messieurs, ça va être mauvais ! Quand Akîme Danîlytch va être ici, vous allez voir !… Toi aussi, Parfione, tu es ici ?… Toi, un aveugle, un saint homme !… Il ne voit rien, mais il va où il y a la foule, et n’obéit pas !… Smirnov, prends le nom de Parfione !

 

– Bien… Et faut-il prendre aussi celui des ouvriers de Poûrov ? Tenez, celui qui a la joue enflée, c’est un de chez Poûrov !

 

– Ne prends pas jusqu’à nouvel ordre le nom de ceux de Poûrov ; demain c’est la fête ![50].

 

Les sansonnets, au-dessus du jardin du Père archiprêtre, s’élevèrent en une nuée noire, mais Potchéchîkhine et Ôptimov ne les voyaient plus. Ils regardaient toujours en l’air, tâchant de comprendre pourquoi cette foule s’était amassée et ce qu’elle regardait. Akîme Danîlytch arriva. Mâchant quelque chose et s’essuyant les lèvres, il hurla en fendant la foule :

 

– Les pompiers, préparez-vous ! Vous, circulez !… Monsieur Ôptimov, circulez, ou ce sera mauvais aussi pour vous ! Au lieu d’écrire dans les journaux diverses critiques sur des gens bien, vous devriez vous comporter plus sérieusement ! Les journaux n’apprennent rien de bon !

 

– Je vous prie de ne pas toucher à la presse ! dit Ôptimov, s’échauffant. Je suis littérateur et ne vous permettrai pas de toucher aux publicistes, bien que, par devoir civique, je vous estime comme un père et un bienfaiteur !

 

– Pompiers, arrosez !

 

– Il n’y a pas d’eau, Votre Noblesse !

 

– Pas de réplique ! Allez chercher de l’eau !… Vivement ! Vivement !

 

– On n’a rien pour aller en chercher, Votre Noblesse ! Le major est allé conduire sa tante avec les chevaux des pompiers.

 

– Circulez !… Arrière, que le diable t’emporte ! As-tu attrapé ça ? Prends le nom de ce diable !

 

– Le crayon est perdu, Votre Noblesse…

 

La foule ne faisait que grossir et grossir. On ne sait quelles proportions elle eût atteintes, si, dans le cabaret de Grièchkine, on n’avait pas eu l’idée de faire jouer le nouvel orgue, tout récemment arrivé de Moscou. En entendant le Tirailleur, la foule, emballée, se pressa vers le cabaret.

 

Ainsi personne ne sut pourquoi la foule s’était amassée, et Ôptimov et Potchéchîkhine avaient déjà oublié les sansonnets, vraie cause de l’événement. Une heure après la ville était redevenue calme, inerte ; on n’y voyait qu’un seul homme : le pompier qui montait sa faction sur la tour.

 

Le soir de ce même jour, Akîme Danîlytch, assis dans l’épicerie de Fertikoûline, y buvait une limonade au cognac, et écrivait :

 

« En dehors du rapport officiel, j’ose adresser en mon nom particulier une petite note à Votre Excellence. Père et bienfaiteur, ce n’est que grâce aux prières de votre vertueuse épouse, qui habite une villa bien située, près de notre ville, que l’affaire n’a pas atteint des proportions extrêmes. Je ne puis décrire tout ce que j’ai enduré en ce jour ! Les mesures prises par Krouchènnski et le major des pompiers Portoupèiév ne peuvent trouver les mots qui leur conviennent. Je suis fier de ces dignes serviteurs de la patrie. Quant à moi, j’ai fait tout ce que peut un faible homme qui ne souhaite que le bien du prochain, et, me trouvant maintenant à mon foyer familial, je remercie avec des larmes Celui qui a empêché l’effusion du sang. Les factieux, vu le manque de preuves, sont encore enfermés, mais je pense les relâcher dans une huitaine ; c’est par ignorance qu’ils ont enfreint le règlement ! »

 

1884.

 

LE LION ET LE SOLEIL

Dans une des villes du versant oriental de l’Oural, le bruit se répandit qu’un haut dignitaire persan, du nom de Rakhat-Hélam, venait d’arriver et était descendu à l’hôtel du Japon.

 

Ce bruit ne fit aucune impression sur la population : un Persan était arrivé, bon ! Seul le maire, Stépane Ivânovitch Koûtsyne, apprenant par le secrétaire de la commission municipale l’arrivée de l’hôte de marque, se mit à réfléchir et demanda :

 

– Où va-t-il ?

 

– À Paris ou à Londres, je crois.

 

– Hum… Alors c’est un gros personnage ?

 

– Qui, diable, le sait !

 

Revenu chez lui, le maire, après avoir dîné, se remit à réfléchir, et réfléchit cette fois-ci jusqu’au soir. L’arrivée d’un Persan de distinction l’intriguait beaucoup. Il lui sembla que c’était le sort lui-même qui lui envoyait ce Rakhat-Hélam, et que le moment était enfin venu de réaliser son rêve intime et passionné. Il se trouvait que Koûtsyne avait deux médailles, le Saint-Stanislas de 3e classe, l’insigne de la Croix-Rouge et celui de la Société de sauvetage. Outre cela, il s’était fait faire une breloque, – un fusil en or et une guitare croisés, – et cette breloque, passée dans la boutonnière de son uniforme[51] et ressemblant de loin à quelque chose de particulier et de beau, produisait l’effet d’une décoration. On sait que plus on est médaillé et décoré, plus on désire l’être – et le maire souhaitait depuis longtemps déjà recevoir l’ordre persan, le Lion et le Soleil. Il le souhaitait passionnément, follement.

 

Il savait que, pour recevoir cette décoration, il n’était nécessaire ni de combattre, ni de faire un don à un asile, ni de rendre des services électoraux : il ne fallait qu’une occasion favorable. Et il lui semblait qu’à présent cette occasion se présentait.

 

Le lendemain, à midi, ayant donc revêtu toutes ses décorations et sa chaîne municipale, Koûtsyne se rendit à l’hôtel du Japon. Le sort le favorisa. Lorsqu’il entra dans sa chambre, le Persan de distinction était seul et oisif. Rakhat-Hélam, un grand Asiatique à long nez de bécasse, les yeux à fleur de tête, coiffé d’un fez, assis par terre, fourrageait dans sa valise.

 

– Je vous demande pardon de vous déranger, commença Koûtsyne en souriant. J’ai l’honneur de me présenter à vous. Je suis le citoyen héréditaire et chevalier des ordres Stépane Ivânovitch Koûtsyne, maire de cette ville. Je considère de mon devoir d’honorer en votre personne le représentant, pour ainsi dire, d’une puissance amie et voisine.

 

Le Persan se retourna et murmura quelque chose en très mauvais français, qui résonna comme des coups de bâtonnet sur une planche de bois.

 

– Les frontières de la Perse, – continua Koûtsyne, débitant le compliment qu’il avait préparé, – confinent étroitement aux limites de notre vaste patrie ; aussi des sympathies pour ainsi dire mutuelles m’incitent-elles à vous exprimer ma solidarité.

 

Le noble Persan se leva et murmura à nouveau quelque chose en sa langue de bois. Koûtsyne, qui ne savait pas de langue étrangère, fit de la tête signe qu’il ne comprenait pas.

 

« Comment vais-je m’entretenir avec lui ? pensa-t-il. Il serait bien d’envoyer chercher immédiatement un interprète ; mais la chose est délicate. On ne peut pas parler de ça devant témoins. L’interprète jaserait ensuite en ville. »

 

Et Koûtsyne se mit à se rappeler les mots étrangers que la lecture des journaux lui avait appris.

 

– Je suis le maire de la ville… marmotta-t-il. Autant dire : lord-maire… municipale… Voui ?… Comprénez ?…

 

Il voulait exprimer en paroles ou par la mimique sa position sociale et ne savait comment s’y prendre. Un tableau pendu au mur avec une grosse inscription : la Ville de Venise, le tira d’embarras. Il montra du doigt la ville, puis sa tête, ce qui, à son sens, voulait dire : « Je suis le maire de la ville[52] ». Le Persan ne comprit rien, mais sourit et dit :

 

– Biene, moussié… biene…

 

Une demi-heure après, le maire tapait sur les genoux et l’épaule du Persan et disait :

 

– Comprénez ? Voui ? Comme lord-maire et municipalé, je vous propose de faire un petit promenage… Comprénez ? Promenage…

 

Koûtsyne, de l’index, toucha Venise et, avec deux doigts, fit le mouvement de deux pieds qui marchent. Rakhat-Hélam, qui ne détachait pas les yeux des médailles de Koûtsyne, ayant probablement compris que c’était le personnage le plus important de la ville, comprit le mot « promenage » et sourit aimablement. Puis tous deux prirent leurs pardessus et sortirent de la chambre.

 

En bas, près de la porte du restaurant, Koûtsyne pensa qu’il serait bon de régaler le Persan. Il s’arrêta, et, lui montrant les tables, dit :

 

– D’après la coutume russe, il ne serait pas mal… purée, entrecôte… Champagne, etc. Comprénez ?

 

L’hôte de distinction comprit, et, peu après, ils étaient tous les deux dans le meilleur cabinet du restaurant, mangeant, et buvant du champagne.

 

– Buvons à la prospérité de la Perse ! disait Koûtsyne. Nous autres, Russes, nous aimons les Persans… Bien que nous soyons de religions différentes, les intérêts communs, les sympathies pour ainsi dire mutuelles… Le progrès… Les marchés de l’Asie… les conquêtes pacifiques, pour ainsi dire…

 

Le Persan de distinction buvait sec et mangeait avec appétit. Il toucha de sa fourchette le dos d’un esturgeon fumé, et, hochant la tête avec ravissement, il dit :

 

– Bonne !… Bienne !…

 

– Ça vous plaît ? demanda le maire, réjoui. Bienne ? Voilà qui est parfait !

 

Et, s’adressant au garçon, il dit :

 

– Loûka, mon petit, fais envoyer à Son Excellence, dans sa chambre, deux dos d’esturgeons fumés, des meilleurs !…

 

Ensuite le maire et le haut dignitaire persan allèrent visiter la Ménagerie. Les habitants virent leur Stépane Ivânovitch, rouge d’avoir bu du champagne, gai, très satisfait, conduire le Persan dans les rues principales et au marché, lui montrer les curiosités de la ville. Il le fit monter aussi sur la tour des pompiers.

 

Les habitants virent, entre autres, leur maire s’arrêter près des portes de la ville, ornées de têtes de lions, montrer d’abord à son hôte les lions, puis, au-dessus de la porte, le soleil, puis sa poitrine, puis à nouveau, le lion et le soleil. Et le Persan, remuant la tête en signe d’adhésion, souriait, en montrant ses dents blanches.

 

Le lendemain matin le maire se rendit à la commission municipale. Les employés savaient évidemment déjà quelque chose, et devinaient ; car le secrétaire, s’approchant, lui dit avec un sourire moqueur :

 

– Il y a, chez les Persans, une coutume. Lorsqu’un hôte d’importance arrive, on doit, pour lui, égorger de ses propres mains un mouton.

 

Peu après on remit à Koûtsyne un paquet arrivé par la poste. Le maire le décacheta et y vit une caricature.

 

On avait dessiné Rakhat-Hélam, et, devant lui, à genoux, le maire en personne, qui, lui tendant les bras, disait :

 

« En signe d’amitié des deux empires, la Russie et l’Iran, par respect pour vous, vénéré ambassadeur, je me serais égorgé moi-même comme un mouton, mais, excusez-moi, je suis : un âne. »

 

 

Le maire ressentit une désagréable impression, telle qu’une douleur au creux de l’estomac. Mais cela dura peu. À midi, il était à nouveau chez le Persan de marque, le régala à nouveau, et, en lui faisant voir les curiosités de la ville, le ramena à la porte de pierre, – et, derechef, il lui montrait tantôt le lion, tantôt le soleil, et tantôt sa poitrine. On dîna à l’hôtel du Japon. Après le dîner, le cigare à la bouche, tous deux rouges, heureux, ils remontèrent sur la tour des pompiers, et le maire voulant évidemment offrir à son hôte un spectacle rare, cria d’en haut à la sentinelle qui déambulait en bas :

 

– Sonne l’alarme !

 

Mais l’alarme n’eut pas de suite, car à ce moment les pompiers se trouvaient au bain.

 

Le maire et son hôte soupèrent à l’hôtel de Londres, et le Persan partit après le souper.

 

En le conduisant au train, Stépane Ivânovitch l’embrassa trois fois, selon la coutume russe, et même eut aux yeux quelques larmes.

 

– Saluez la Perse. Dites-lui que nous l’aimons !

 

Il s’écoula un an et quatre mois.

 

Il y avait une forte gelée, près de trente-cinq degrés au-dessous de zéro et un vent pénétrant. Stépane Ivânovitch marchait dans la rue, la pelisse ouverte, et il lui était désagréable que personne ne le croisât et ne vît sur sa poitrine le Lion et le Soleil…

 

Il ressentait un malaise ; en dedans, il brûlait et son cœur battait d’inquiétude. Il désirait maintenant la décoration serbe « Takova ». Il la désirait passionnément, à en souffrir.

 

1887.

 

INTRIGUES

Ordre du jour de la séance :

 

a) Élection du président de la société.

 

b) Examen de l’incident du 2 octobre.

 

c) Rapport du docteur M.-N. von Brone, membre actif.

 

d) Affaires courantes.

 

 

Le docteur Chèlestov, auteur de l’incident du 2 octobre, s’apprête à se rendre à la séance. Il est depuis longtemps devant sa glace et tâche de donner à sa physionomie une expression lasse. S’il arrive à la réunion avec une figure émotionnée, tendue, rouge ou trop pâle, ses ennemis pourront s’imaginer qu’il attache une grande importance à leurs intrigues. Si son visage, au contraire, est froid, impassible, comme endormi, – le visage des gens qui sont au-dessus de la foule et sont fatigués de la vie, – tous ses ennemis, en le voyant, ressentiront en secret de l’estime pour lui et penseront :

 

Il a levé son chef insoumis

Plus haut que la colonne de Napoléon ![53].

 

En homme qu’intéressent peu ses ennemis et leurs disputes, il arrivera à la séance le dernier. Il entrera dans la salle sans bruit, se passera d’un air harassé la main dans les cheveux, et, sans regarder personne, s’assoira au bout de la table. Prenant la pose d’un auditeur qui s’ennuie, il bâillera presque imperceptiblement, atteindra un journal et se mettra à le lire… Tous ses confrères parleront, discuteront, s’emporteront, se rappelleront à l’ordre les uns les autres ; lui, se taira et parcourra le journal.

 

Et quand enfin son nom reviendra de plus en plus souvent, et que la brûlante question sera chauffée à blanc, il lèvera sur ses confrères ses yeux ennuyés et las, et dira, comme à regret :

 

– On me force à parler… je ne m’y suis pas préparé, messieurs, aussi excusez-moi ; mon discours sera un peu décousu. Je commence ab ovo… À la séance précédente, quelques estimés confrères ont déclaré que ma tenue n’était pas, aux consultations, celle qu’ils désiraient qu’elle fût, et ont exigé de moi des explications. Trouvant les explications superflues et l’accusation peu délicate, j’ai demandé à être rayé du nombre des membres de la société, et suis parti. Mais maintenant que l’on dresse contre moi une nouvelle série d’accusations, je vois, avec peine, que je ne pourrai pas éviter les explications ; alors, soit, je vais m’expliquer !

 

Et, jouant négligemment avec un crayon ou avec sa chaîne de montre, il dira qu’en effet, au cours des consultations, il élève parfois la voix et interrompt ses confrères sans tenir compte de la présence d’étrangers ; il est vrai aussi, qu’une fois, à une consultation, en la présence des médecins et des parents du malade, il a demandé au patient : « Quel est l’imbécile qui vous a prescrit de l’opium ? » Rarement une consultation passe sans incident… Mais pourquoi ? C’est très simple. Aux consultations, il est toujours stupéfait, lui, Chèlestov, du bas niveau de science de ses confrères. Il y a, en ville, trente-deux médecins, et la majorité d’entre eux en sait moins long qu’un étudiant de première année. Il n’y a pas loin à chercher des exemples. Évidemment nomina sunt odiosa, mais, en séance, on est entre soi, et, pour ne pas paraître parler sans preuves, on peut citer des noms. Chacun, par exemple, sait que l’estimé confrère von Brone a crevé, avec une sonde, l’œsophage de la femme du fonctionnaire Sériôjkine…

 

À ce moment, von Brone bondira, agitera les bras et hurlera :

 

– Confrère, c’est vous qui l’avez crevé, ce n’est pas moi ! C’est vous ! Je vous le prouverai !

 

Chèlestov, impassible, continuera :

 

– Chacun sait aussi que l’estimé confrère Jîla a pris pour un abcès le rein flottant de l’artiste Sémiramîdine, et lui a fait une ponction d’essai, d’où est résulté promptement son exitus lethalis. L’estimé confrère Bezstroûnnko, au lieu d’enlever l’ongle incarné d’un orteil du pied gauche, a enlevé l’ongle sain du pied droit. Je ne puis pas ne pas vous rappeler aussi le cas où notre estimé confrère Terkharîants a cautérisé les trompes d’Eustache du soldat Ivânov avec tant de zèle que les membranes du tympan en éclatèrent toutes deux. Je rappelle à ce propos que ce même confrère, en extrayant une dent à un malade, lui a démis la mâchoire inférieure et ne la lui a remise en place qu’après que le patient eût consenti à lui payer cinq roubles pour ce faire. L’estimé confrère Koûritsyne est marié à la nièce du pharmacien Groummer, et s’entend avec lui. Chacun sait aussi que le secrétaire de notre société, le jeune confrère Skoropalîtélny, vit avec la femme de notre très estimé et respectable président Gustav Gustâvovitch Prekhtel… Du bas niveau scientifique, je passe aux fautes de caractère éthique. Encore mieux ! L’éthique, messieurs, est notre point sensible, et, pour ne pas sembler parler sans preuves, je vous nommerai notre estimé confrère Pouzyrkov, qui, se trouvant chez la colonelle Tréchtchînnski, le jour de sa fête, a raconté, paraît-il, que ce n’est pas Skoropalîtélny, mais moi, qui vis avec la femme de notre président. C’est ce qu’ose dire ce même monsieur Pouzyrkov que j’ai surpris l’an dernier avec la femme de l’estimé camarade Znobiche !

 

À propos du docteur Znobiche… Qui donc jouit de la réputation d’un médecin chez lequel il n’est pas tout à fait sans danger que les dames se fassent soigner ? Znobiche ! Qui a épousé pour sa dot une fille de marchand ? Znobiche !… Et pour ce qui est de notre président, entouré de l’estime de tous, il pratique en secret l’homéopathie et reçoit des Prussiens de l’argent pour espionnage. Être espion prussien, est même son ultima ratio… »

 

Quand les docteurs veulent paraître savants et éloquents, ils emploient deux expressions latines : nomina sunt odiosa et ultima ratio. Chèlestov ne parlera pas latin, mais français, allemand, comme on voudra ! Il mettra tout au clair ; il arrachera les masques des intrigants. Le président se fatiguera d’agiter sa sonnette. Les estimés confrères quitteront leur place, hurleront, agiteront les bras… Les confrères de confession juive se formeront en groupe et vociféreront :

 

– Gal-gal-gal-gal-gal[54]

 

Chèlestov, sans donner garde à rien, poursuivra :

 

– Pour ce qui est de la société en sa composition et son ordre actuels, elle doit inévitablement périr. Tout, en elle, est exclusivement basé sur les intrigues. Intrigues, intrigues et intrigues ! Victime de cette continuelle intrigue démoniaque, je me vois obligé d’exposer ce qui suit… »

 

Il l’exposera, et son parti applaudira, se frottant triomphalement les mains.

 

Et voilà qu’au milieu du vacarme inimaginable et des coups de tonnerre commencera l’élection du président. Von Brone et Cie font bloc pour Prekhtel, mais le public et les médecins bien pensants sifflent et crient :

 

« À bas Prekhtel ! Nous demandons Chèlestov ! Chèlestov ! »

 

Chèlestov acceptera de poser sa candidature, mais à la condition que Prekhtel et von Brone lui présentent des excuses pour l’incident du 2 octobre.

 

Derechef un bruit inimaginable s’élèvera ; derechef les estimables confrères de confession juive se formeront en groupe, et feront « gal-gal-gal »… Prekhtel et von Brone, indignés, finiront par demander à ne plus faire partie de la société. À merveille !

 

Voilà Chèlestov président. Avant tout, il nettoiera les écuries d’Augias… Znobiche, dehors ! Terkharîants, dehors ! Les estimés confrères de confession juive, dehors !… Il fera de telle sorte, avec son parti, qu’en janvier il ne restera pas dans la société un seul intrigant. À la clinique de la société, il ordonnera avant tout de repeindre les murs de la salle de consultations et d’y pendre cet avis :

 

« Expressément interdit de fumer. »

 

Puis il chassera l’infirmier et l’infirmière. Il ne prendra plus les médicaments chez Groummer, mais chez Khriachtchambjîtski, et il proposera aux médecins de ne faire aucune opération en dehors de sa surveillance, ainsi de suite… Et, le principal, il fera mettre sur ses cartes de visite : « Président de la société des médecins de N… »

 

Ainsi rêve Chèlestov devant sa glace, à la maison. Mais voilà que la pendule sonne sept heures et lui rappelle qu’il est temps d’aller à la séance. Il se réveille de ses doux rêves et se hâte de se donner un air las ; mais, hélas, c’est en vain. Sa figure n’obéit pas. Elle s’allonge, prend un air stupide, comme la tête d’un petit chien de garde gelé ; veut-il la rendre sérieuse, elle se tire et exprime la perplexité. Il lui paraît à présent qu’il ne ressemble plus à un petit chien, mais à une oie, Il baisse les paupières, cligne les yeux, gonfle ses joues, fronce le front ; mais, quoi qu’il fasse, c’est tout autre chose que ce qu’il voudrait. Telles sont sans doute les qualités propres de sa figure : on ne peut rien en faire. Son front est étroit, ses yeux, petits, papillotent comme ceux d’une marchande rusée ; sa mâchoire inférieure est bêtement, ineptement projetée en avant. Ses joues et sa chevelure sont comme s’il venait d’être chassé à coups de pied de la salle de billard, il n’y a pas une seconde, par un confrère.

 

Chèlestov regarde cette figure qui est la sienne, enrage, et il commence à lui sembler que sa figure elle-même intrigue contre lui. Il va dans l’antichambre, s’y couvre, pour sortir, et il lui semble que sa pelisse, que ses caoutchoucs et que son bonnet intriguent eux aussi…

 

– Cocher ! crie-t-il, à la clinique !

 

Il donne vingt copeks, et ces intrigants de cochers en demandent vingt-cinq… Il monte en voiture, il part, et le vent le fouette au visage ; la neige fondue lui colle les yeux ; le cheval marche à peine ; tous se sont mis d’accord et intriguent.

 

Intrigues, intrigues et intrigues !

 

1887.

 

LE CORBEAU

Il n’était pas plus de six heures du soir, lorsque, passant devant une grande maison à trois étages, le lieutenant Strékatchov, qui se promenait en ville, jeta par hasard les yeux sur les rideaux roses du premier étage.

 

« C’est ici, se souvint-il, qu’habite Mme Doudou… Il y a déjà longtemps que je ne suis pas allé chez elle ; si je montais ? »

 

Mais avant de résoudre la question, Strékatchov tira son porte-monnaie et y jeta un regard timide. Il n’y vit qu’un rouble froissé, qui sentait le pétrole, un bouton, deux copeks, et rien d’autre. « Maigre ! fit-il. Mais, peu importe ; je vais monter et rester un instant. »

 

Une minute après, Strékatchov était dans l’antichambre, aspirant à pleine poitrine un épais bouquet de parfums et de savon à la glycérine. Cela sentait encore autre chose que l’on ne peut définir, mais que l’on odore dans tout appartement habité par une femme seule : mélange de patchouli et de cigare.

 

Quelques manteaux, un waterproof, et un chapeau haut de forme, reluisant, étaient pendus aux patères.

 

Entrant dans la grande pièce, le lieutenant y aperçut ce qu’il y avait vu l’année précédente : le piano avec des morceaux de musique déchirés, un vase avec des fleurs fanées, une tache de liqueur sur le parquet.

 

Une porte conduisait au salon ; l’autre, était celle de la chambre à coucher de Mme Doudou, dans laquelle elle jouait au piquet avec le maître de danse Vrônndi, bonhomme ressemblant beaucoup à Offenbach. Au delà du salon on voyait une porte dans le cadre de laquelle apparaissait un coin de lit avec un rideau de mousseline rose. C’est là que demeuraient les « pensionnaires » de Mme Doudou : Barbe et Blanche.

 

Dans la salle, il n’y avait personne. Le lieutenant se dirigea vers le salon où il trouva un être vivant.

 

Devant une table ronde, vautré sur un canapé, était assis un jeune homme aux cheveux raides, aux yeux bleus troubles, la sueur froide au front, et l’expression de sortir d’une fosse profonde où il aurait eu froid et peur. Le jeune homme était vêtu avec recherche d’un costume neuf en serge, portant encore les traces du fer. Une breloque pendait sur sa poitrine. Il avait des escarpins vernis, à boucles, et des bas rouges. Il tenait appuyées sur ses poings ses joues bouffies, et regardait d’un regard éteint une bouteille d’eau de Seltz posée devant lui. Sur une autre table, traînaient quelques bouteilles et une assiette d’oranges.

 

Regardant le lieutenant qui entrait, l’élégant jeune homme ouvrit largement les yeux et la bouche. Strékatchov, étonné, fit un pas en arrière…

 

Il reconnut avec peine, dans le damoiseau, le secrétaire d’administration Filionnkov, que, pas plus tard que le matin, il avait fortement tancé au bureau pour un papier sans orthographe, dans lequel le scribe avait écrit le mot chou avec une lettre changée et une lettre de trop.

 

Filionnkov se leva lentement, les mains appuyées sur la table. Une minute durant, il ne détacha pas ses yeux de la figure du lieutenant et devint même bleu par suite de l’effort qu’il faisait.

 

– Comment donc te trouves-tu ici ? lui demanda Strékatchov sévèrement.

 

– C’est aujourd’hui, Votre Noblesse, bredouilla le secrétaire, en baissant le regard, un anniversaire de naissance… Étant donné l’obligation militaire générale qui a égalisé tout le monde…

 

– Je te demande comment tu te trouves ici ? dit l’officier, élevant la voix. Et quel est ce costume ?

 

– Je sens, Votre Noblesse, ma faute ; mais… étant donné que l’obligation militaire générale… que la militaire obligation générale a égalisé tout le monde… et qu’avec cela je suis tout de même un homme instruit, je ne peux assister au jour de naissance de Mlle Barbe en tenue de simple soldat. Aussi ai-je revêtu ce costume, répondant mieux à mon usage domestique, car je suis autant dire citoyen notable héréditaire.

 

Voyant que les yeux du lieutenant devenaient de plus en plus fâchés, Filionnkov se tut, baissant la tête comme s’il s’attendait à recevoir immédiatement un coup sur la nuque. Le lieutenant ouvrit la bouche pour dire les mots : « Hors d’ici ! » mais, à ce moment-là, une blonde aux sourcils relevés, en robe de chambre jaune-vif, entra au salon.

 

Reconnaissant le lieutenant, elle fit un cri perçant et courut à lui :

 

– Vâssia !… Un officier !

 

Voyant que Barbe (c’était l’une des pensionnaires) connaissait le lieutenant, le secrétaire se retrouva et se remit. Écartant les doigts, il sortit de derrière la table et agita les mains.

 

– Votre Noblesse ! commença-t-il vite, en s’engouant, j’ai l’honneur de vous féliciter à l’occasion de l’anniversaire d’un être aimé ! À Paris, on ne trouverait pas la pareille. En vérité, c’est du feu ! Je n’ai pas regretté trois cents roubles, et lui ai fait faire, à l’occasion de son jour de naissance, cette robe de chambre. Votre Noblesse, du champagne ! À la santé de la nouvelle-née !

 

– Où est Blanche ? demanda le lieutenant.

 

– Elle va venir tout de suite, Votre Noblesse ! répondit le secrétaire, bien que la question ne lui fût pas adressée, mais à Barbe. À l’instant ! Une jeune fille à la compréné, à révoir, consommé[55] ! Ces jours-ci un marchand est arrivé de Kostroma et lui a lâché cinq cents roubles. Est-ce une paille, cinq cents roubles ? J’en donnerais bien mille pour qu’elle se plie agréablement à mon caractère. Est-ce bien raisonné ? Votre Noblesse, veuillez accepter !

 

Le secrétaire tendit au lieutenant, ainsi qu’à Barbe, des coupes de champagne et but un verre de vodka. Le lieutenant, à peine eut-il bu, se reprit tout de suite :

 

– Tu prends, je le vois, dit-il, trop de libertés. Pars d’ici, et va dire à Démiânov de te mettre aux arrêts pour vingt-quatre heures.

 

– Votre Noblesse pense peut-être que je suis un pourceau quelconque ? Vous le pensez ?… Seigneur !… Mon père est bourgeois honoraire héréditaire, chevalier des ordres !… Mon parrain, si vous voulez le savoir, fut un général… Et vous croyez que, parce que je suis secrétaire d’administration, je suis un porc ?… Encore un verre, je vous prie… bien mousseux… Barbe, avale ! Ne te gêne pas. On peut payer pour tout. L’instruction générale a égalisé tout le monde. Un fils de général ou de marchand fait son service comme un moujik. Moi, Votre Noblesse, j’ai été au lycée, à l’école réale, et à l’école de commerce… et j’ai été chassé de partout !… Barbe, avale ! Prends ce beau billet arc-en-ciel[56]et envoie chercher douze bouteilles !… Votre Noblesse, encore un verre !

 

Mme Doudou, dame grande et forte, à mine de vautour, apparut. Derrière elle trottinait Vrônndi, ressemblant à Offenbach. Peu après, Blanche entra elle aussi, petite brune de dix-neuf ans, la figure sévère, le nez grec, évidemment une juive. Le secrétaire tira encore cent roubles.

 

– Dépense ! Que tout y passe !… Permettez-moi, en témoignage de mes sentiments, de briser cette jardinière !

 

Mme Doudou se mit à dire que, présentement, toute jeune fille honnête peut trouver un parti sortable, mais qu’il est inconvenant que les jeunes filles boivent. Si elle le permettait à ses pensionnaires, c’est qu’elle espérait que les hommes présents étaient sérieux ; les autres, elle ne leur aurait pas permis de rester céans.

 

Le vin et le voisinage de Blanche tournèrent la tête au lieutenant ; il perdit de vue le secrétaire.

 

– Musique !… cria à tue-tête Filionnkov. Faites de la musique ! En vertu de l’ordonnance numéro 120, je vous propose de danser… Plus bas, plus bas ! – continua-t-il à crier à pleine gorge, ne croyant pas que c’était lui-même qui criait, mais quelqu’un d’autre. – Pas si haut ! Je désire qu’on danse ! Vous devez vous plier à mon caractère ! Une cachucha ! la cachucha !

 

Barbe et Blanche se concertèrent avec Mme Doudou. Le vieux Vrônndi se mit au piano. La danse commença.

 

Fillionnkov, battant la mesure avec ses pieds, suivait des yeux les mouvements des quatre pieds féminins et hennissait de plaisir.

 

– Vas-y ! Ça y est ! Allume ! Arrache ! On dirait que vous êtes gelées !

 

Peu après, toute la compagnie partit en landau pour l’Arcadia[57], Filionnkov était avec Barbe, le lieutenant avec Blanche, Vrônndi avec Mme Doudou. On prit une table, et on commanda un souper. Filionnkov but tant qu’il s’enroua et perdit la faculté de remuer les bras. Sombre, il restait assis, et disait, les yeux clignants, comme s’il allait pleurer :

 

– Qui suis-je ? Suis-je un homme ? Je suis un corbeau… Citoyen honoraire héréditaire,… faisait-il ironiquement, tu es un corbeau, et pas un ci… ci… toyen !…

 

Étourdi par le vin, le lieutenant le remarquait à peine. Une fois seulement, apercevant dans une buée sa tête d’homme ivre, il fronça les sourcils et dit :

 

– Je vois que tu prends trop de liberté…

 

Mais il perdit aussitôt la faculté de lier les idées et trinqua avec lui.

 

De l’Arcadia, on alla au jardin Krestôvski[58]. Là, Mme Doudou prit congé de la jeunesse en disant qu’elle comptait absolument sur l’honnêteté des hommes ; et elle partit avec Vrônndi.

 

Ensuite, pour se rafraîchir, les fêtards demandèrent du café avec du cognac et des liqueurs, puis du kvass et de la vodka avec du caviar frais. Le secrétaire, se barbouillant la figure de caviar, dit :

 

– Me voilà maintenant un Arabe ou quelque chose dans le genre du mauvais esprit.

 

Le lendemain matin, le lieutenant se sentant la tête lourde et la bouche brûlée et sèche, se rendit à son bureau. Assis à sa place, Filionnkov, en uniforme, cousait des papiers de ses mains tremblantes. Son visage était lugubre, rugueux et gris comme un pavé ; ses cheveux, comme des soies, se hérissaient de tous côtés ; ses yeux se fermaient. Apercevant le lieutenant, il se leva péniblement, fit un soupir, et s’immobilisa au « fixe ». Le lieutenant, l’air méchant et non dégrisé, se détourna d’un coup et se mit à son travail. Le silence dura une dizaine de minutes, mais ses yeux rencontrèrent tout à coup les yeux troubles du secrétaire, et il lut tout dans ces yeux : les rideaux rouges, la danse effrénée, l’Arcadia, le profil de Blanche…

 

– Avec l’obligation militaire générale… marmotta Filionnkov… lorsque… même des professeurs font le service militaire… lorsqu’on a égalisé tout le monde… et que l’on a même la liberté de l’opinion…

 

Le lieutenant voulut le tancer, l’envoyer à Démiânov ; mais, laissant tomber sa main, il y renonça en disant à mi-voix :

 

– Ah ! va-t’en au diable !

 

Et il quitta le bureau.

 

1885.

 

LE CORDONNIER ET LE MALIN ESPRIT

C’était la veille de Noël. Maria, couchée sur le poêle, ronflait depuis longtemps déjà ; il n’y avait plus du tout de pétrole dans la petite lampe ; mais Fiôdor Nîlov restait toujours au travail.

 

Il eût depuis longtemps quitté son ouvrage pour aller se promener, mais le client de la rue Kolokôlnaïa, qui lui avait commandé des tiges de bottes, il y avait deux semaines, était venu la veille, s’était fâché et lui avait enjoint de finir absolument ses chaussures pour le temps de la première messe.

 

– Quelle vie de forçat ! maugréait Fiôdor. Il y a des gens qui dorment depuis longtemps ; d’autres se promènent ; et, toi, comme Caïn, reste assis à tirer le ligneul pour Dieu sait qui…

 

Afin de ne pas s’endormir tout d’un coup, Fiôdor tenait à tout instant une bouteille sous son établi et buvait au goulot ; et à chaque gorgée, il branlait la tête et disait tout haut :

 

– Pourquoi, dites-le-moi, je vous en prie, mes clients se promènent-ils tandis que je suis obligé de coudre du cuir pour eux ?… Parce qu’ils ont de l’argent et que je suis pauvre ?…

 

Il haïssait tous ses clients, surtout celui de la rue Kolokôlnaïa. C’était un homme d’aspect sombre, à longs cheveux, la figure jaune, avec de grandes lunettes bleues et une voix enrouée. Il avait un nom allemand impossible à prononcer. Impossible de comprendre de quelle condition il était et de quoi il s’occupait. Lorsque, il y avait deux semaines, Fiôdor était allé lui prendre mesure, son client, assis à terre, pilait quelque chose dans un mortier. Le cordonnier n’eut pas le temps de dire bonjour que le contenu du mortier s’enflamma et brûla d’une flamme vive et rouge ; cela sentit le soufre et les plumes brûlées ; et la chambre s’emplit d’une épaisse fumée rose, en sorte que Fiôdor éternua cinq ou six fois. En revenant ensuite chez lui, il pensait : « Un homme craignant Dieu ne s’occuperait pas de pareilles choses ! »

 

Lorsqu’il n’y eut plus rien dans la bouteille, Fiôdor posa les bottines sur la table et se mit à réfléchir. Il appuya sur son poing sa tête alourdie et se mit à songer à sa pauvreté, à sa vie dure, sans issue, puis aux riches, à leurs grandes maisons, à leurs voitures et à leurs billets de cent roubles…

 

Comme il serait bien, le diable les patafiole ! si les maisons de ces riches se fendaient du haut en bas, si leurs chevaux crevaient, si leurs pelisses et leurs bonnets de zibeline pelaient ! Comme il serait bien que ces riches devinssent peu à peu des pauvres, n’ayant rien à manger, et que le pauvre savetier devînt riche et en fît voir à sa guise, la veille de Noël, aux cordonniers pauvres !

 

Ainsi pensant, Fiôdor se rappela tout à coup son travail, et ouvrit les yeux.

 

« En voilà une histoire, pensa-t-il, en regardant les bottines. Les tiges sont cousues depuis longtemps et je reste toujours ici. Il faut les porter à mon client. »

 

Il plia son ouvrage dans une lustrine rouge, prit son manteau et sortit.

 

Il tombait une neige fine et drue qui piquait la figure. Il faisait froid, sombre, glissant. Les becs de gaz brûlaient d’un feu terne, et, dans la rue, cela sentait, on ne sait pourquoi, si fort le pétrole, que Fiôdor ressentit de l’irritation dans la gorge et se mit à tousser. Çà et là, sur le pavé, des riches passaient en voiture et chacun d’eux tenait un jambon et une grosse bouteille de vodka. Des demoiselles riches, six dans les voitures et les traîneaux, regardaient le cordonnier, lui tiraient la langue et criaient en riant : « Mendiant ! mendiant ! »

 

Derrière lui, venaient des étudiants, des officiers, des marchands et des généraux qui le houspillaient : « Ivrogne ! Ivrogne ! Bouif incrédule ! Cœur de tige ! Mendiant ! »

 

Tout cela était offensant, mais Fiôdor se taisait et ne faisait qu’en cracher de dépit. Mais soudain, il rencontra le maître bottier, Koûzma Lébiôdkine, de Varsovie, qui lui dit :

 

– J’ai épousé une femme riche. J’ai des ouvriers travaillant chez moi, et toi tu es un mendiant, tu n’as rien à manger.

 

À ces mots, Fiôdor n’y tint plus et se mit à courir après lui.

 

Il le poursuivit jusqu’à ce qu’il fût dans la Kolokôlnaïa. Son client habitait à la quatrième maison d’angle un appartement tout en haut. On y parvenait après avoir traversé une longue cour noire, grimpé un escalier très glissant qui branlait sous les pieds.

 

Fiôdor trouva, comme deux semaines auparavant, son client assis à terre, pilant quelque chose dans un mortier.

 

– Votre Noblesse, lui dit Fiôdor d’un air sombre, j’apporte vos bottes.

 

Le client se leva, et, sans dire un mot, se mit à les essayer. Voulant l’aider, Fiôdor ploya un genou et lui quitta sa bottine droite, mais il se retira aussitôt et recula avec effroi vers la porte : son client, au lieu d’un pied, avait un sabot de cheval.

 

« Eh, pensa Fiôdor, en voilà une histoire ! »

 

Il aurait dû, avant tout, se signer, et, laissant tout en plan, s’enfuir. Mais il réfléchit instantanément qu’il rencontrait le Mauvais Esprit pour la première fois et, apparemment, la dernière de sa vie, et qu’il serait bête de n’en pas profiter. Il fit effort et résolut de tenter sa chance. Croisant les mains derrière le dos pour ne pas se signer, il toussota respectueusement et commença :

 

– On dit qu’il n’y a rien au monde de plus sale et de pire que le Mauvais Esprit, mais je comprends, Votre Noblesse, que le Mauvais Esprit est plus instruit que qui ce soit. Le diable a, faites excuse, des sabots de bête et une queue, mais il a dans sa tête plus d’esprit que n’importe quel étudiant.

 

– Je t’aime pour de semblables propos, lui dit le client, flatté. Merci, cordonnier. Que veux-tu donc ?

 

Le cordonnier se mit, sans désemparer à se plaindre de son sort et à avouer qu’il avait envié les riches dès sa plus tendre enfance. Il trouvait offensant que tous les hommes ne vécussent pas pareillement dans de grandes maisons et n’eussent pas de beaux chevaux. Pourquoi, par exemple, est-il pauvre ? En quoi le cède-t-il à Koûzma Lébiôdkine, de Varsovie, qui a sa maison à lui et dont la femme porte chapeau ? Il a comme lui, un nez, des mains, des pieds, une tête, une échine, pareils à ceux des riches. Pourquoi est-il obligé de travailler, quand les autres s’amusent ? Pourquoi a-t-il, pour femme, Maria, et non pas une dame parfumée ? Il a eu souvent l’occasion de voir, dans les maisons de ses riches clients, de belles demoiselles ; mais elles ne font aucune attention à lui, riant seulement parfois, et chuchotant entre elles : « Quel nez rouge a ce cordonnier ! » Maria, il est vrai, est bonne et travailleuse, mais elle est sans instruction ; elle a la main lourde et cogne dur, et, quand il arrive de parler devant elle de politique ou de quelque chose d’intelligent et qu’elle s’en mêle, elle dit d’atroces bêtises.

 

Le client l’interrompit :

 

– Bref, que désires-tu ?

 

– Je demande, Votre Noblesse, Diable Ivânytch, s’il ne serait pas de votre bonté de faire de moi un homme riche ?

 

– Soit. Mais, tu sais que pour cela il faut que tu me vendes ton âme ! Avant que les coqs aient chanté, signe-moi ce papier.

 

– Votre Noblesse, quand vous m’avez commandé des tiges, je ne vous ai pas demandé d’argent d’avance. On ne réclame le prix que quand la commande est prête.

 

– Allons bon ! consentit le client.

 

Soudain, une lueur vive brilla dans le mortier. Une épaisse fumée rose s’épandit, et cela sentit le soufre et les plumes brûlées. Quand la fumée fut dissipée, Fiôdor se frotta les yeux et vit qu’il n’était plus Fiôdor le cordonnier, mais un autre homme ayant un gilet à chevalière et un pantalon neuf, et qu’il était assis dans un fauteuil, devant une large table. Deux laquais, avec de grandes inclinations, le servaient, et disaient :

 

– Mangez à votre appétit, Votre Noblesse !

 

Quelle richesse !… Les domestiques servirent un gros quartier de mouton rôti et un plein légumier de concombres, puis ils apportèrent dans un poêlon une oie braisée, et, peu après, du porc bouilli avec une garniture de raifort. Et que tout cela se passait noblement, dans les formes ! Fiôdor, comme un général ou un comte, buvait avant chaque plat un grand verre de vodka. Après le porc, on lui servit du gruau à la graisse d’oie, puis une omelette au lard et du foie grillé. Et il ne cessait pas de s’extasier en mangeant.

 

Et quoi encore ?… On lui servit aussi une pâte levée, fourrée d’oignons et des navets à l’étouffée avec du kvass. « Comment les messieurs n’éclatent-ils pas de tant manger ? » songeait-il. Pour finir on lui servit un grand pot de miel.

 

Après le dîner, le diable à lunettes bleues surgit et lui demanda en s’inclinant :

 

– Le dîner vous a-t-il plu, Fiôdor Panntélèitch ?

 

Mais, Fiôdor, tant il était ballonné, ne put prononcer un seul mot. Sa digestion était lourde, pénible, et, pour se distraire, il se mit à examiner sa botte gauche.

 

– Pour de pareilles bottes, pensa-t-il, je ne prenais pas moins de sept roubles cinquante copeks. Quel cordonnier a fait ces bottes ? demanda-t-il.

 

– Koûzma Lébiôdkine, répondit le domestique.

 

– Fais venir cet imbécile !

 

Koûzma Lébiôdkine, de Varsovie, arriva promptement. Ayant, par respect, marqué un temps d’arrêt à la porte, il demanda :

 

– Que désire Votre Noblesse ?

 

– Silence ! lui cria Fiôdor, en frappant du pied. Ne déraisonne pas et rappelle-toi ta condition de cordonnier, rappelle-toi qui tu es ! Idiot ! Tu ne sais pas faire des bottes ! Je vais te casser la figure ! Pourquoi es-tu venu ?

 

– Pour toucher mon argent.

 

– Quel argent te faut-il ? Va-t’en ! Reviens samedi. Domestique, pousse-le dehors !

 

Mais il se souvint à l’instant de la façon dont ses clients l’avaient traité lui-même et se sentit mal à l’aise. Et, pour se distraire, il tira de sa poche un gros portefeuille et se mit à compter son argent.

 

Il y en avait beaucoup, mais Fiôdor en voulait davantage, le diable à lunettes bleues lui apporta un autre portefeuille plus bourré que le premier, et Fiôdor en voulait encore plus. Et plus il comptait, moins il était satisfait.

 

Le soir, le Mauvais Esprit lui amena une dame de haute taille, à forte poitrine, habillée de rouge, et lui dit que c’était sa nouvelle femme. Jusqu’à minuit, il ne fit que l’embrasser et manger des pains d’épices. Couché, la nuit, sur un moelleux lit de plumes, il se retournait d’un côté sur l’autre, ne pouvant s’endormir. Il redoutait quelque chose.

 

– Nous avons beaucoup d’argent, disait-il à sa femme, attends-toi à ce que les voleurs viennent. Tu devrais, avec une bougie, regarder partout.

 

Il ne ferma pas l’œil de toute la nuit. Il se levait à tout instant pour voir si son coffre était intact. De bon matin, il fallait aller à la première messe. À l’église, les riches et les pauvres sont traités de même. Quand Fiôdor était pauvre, il disait en priant : « Seigneur, pardonne-moi, pécheur que je suis ! » Devenu riche, il disait la même chose. Quelle différence y avait-il donc ? Et à sa mort, on n’enterrerait pas le riche Fiôdor dans l’or et les diamants, mais dans la même terre noire que le dernier des pauvres. Fiôdor brûlerait dans le même feu que les cordonniers. Tout cela lui semblait offensant, et, en outre, il ressentait dans tout le corps le poids de son dîner, et au lieu de prières, il lui venait en tête toute sorte d’idées au sujet de son coffre, des voleurs, de son âme perdue, vendue…

 

Il sortit de l’église en colère. Pour chasser ses mauvaises pensées, il se mit à chanter à tue-tête. Mais à peine avait-il commencé qu’un agent accourut et lui dit, en portant la main à sa visière :

 

– Bârine[59], les messieurs ne chantent pas dans la rue. Vous n’êtes pas un cordonnier.

 

Fiôdor s’adossa à la barrière et se mit à penser de quelle façon il pourrait bien se distraire.

 

– Bârine, lui cria le garde-maison, ne vous appuyez pas trop contre la barrière. Vous allez salir votre pelisse.

 

Fiôdor entra dans un magasin et s’y acheta le plus bel accordéon qu’il y eût ; puis il sortit dans la rue et en joua. Tous les passants se le montraient du doigt et riaient.

 

– Et encore c’est un monsieur ! le raillaient les cochers. On dirait un cordonnier…

 

– Les messieurs se permettent-ils de faire du tapage ? lui dit un agent. Il ne vous manquerait que d’aller au cabaret !

 

Les mendiants l’entouraient de toutes parts :

 

– Bârine, au nom du Christ, lui criaient-ils, faites-nous la charité. Faites-nous l’aumône !

 

Naguère, alors que Fiôdor était cordonnier, les mendiants ne faisaient aucune attention à lui ; maintenant, ils ne le laissaient pas passer.

 

À la maison, sa nouvelle femme, vêtue d’une blouse verte et d’une jupe rouge, vint au-devant de lui. Il voulut la caresser et déjà levait la main pour lui donner un bon coup sur le dos, mais elle lui dit fâchée :

 

– Moujik ! Malappris ! Tu ne sais pas te tenir, avec les dames ! Si tu m’aimes, baise-moi la main, mais je ne te permets pas de me battre.

 

– Quelle vie infernale, songea Fiôdor. Et des gens vivent ainsi !… On ne peut ni chanter, ni jouer de l’accordéon, ni caresser sa femme… Fi !

 

À peine s’était-il assis pour prendre du thé avec sa dame, que le Malin Esprit aux lunettes bleues survint et dit :

 

– Allons, Fiôdor Panntélèitch, j’ai entièrement tenu ma parole, maintenant signez mon papier et veuillez me suivre. Vous savez à présent ce que c’est que de vivre dans la richesse. En voilà assez !

 

Et il entraîna Fiôdor en enfer, droit dans la fournaise. Les diables en volant accouraient de tous côtés et criaient :

 

– Imbécile ! Idiot ! Âne !

 

En enfer, cela sentait tellement le pétrole qu’on pouvait en suffoquer.

 

Et tout à coup, tout disparut. Fiôdor ouvrit les yeux. Il vit son établi, les bottes et sa lampe en fer-blanc. Le verre en était noir, et, du petit feu rouge de la mèche, une puante fumée sortait comme d’une cheminée. Près du cordonnier se tenait son client à lunettes bleues, qui criait, furieux :

 

– Imbécile ! Idiot ! Âne ! Je t’en ferai voir ! Filou ! Tu as pris ma commande il y a deux semaines, et mes bottes ne sont pas encore prêtes ! Tu crois que j’ai le temps de courir chez toi cinq fois par jour pour mes bottes ? Misérable ! Animal !

 

Fiôdor releva la tête et se remit aux bottes. Le client fut longtemps encore à crier et à le menacer. Lorsque, enfin, il se calma, Fiôdor lui demanda sombrement :

 

– Quel est donc votre métier, bârine ?

 

– Je fais des feux de bengale et des fusées ; je suis pyrotechnicien.

 

On sonna la première messe, Fiôdor livra les bottes, en toucha le prix et se rendit à l’église.

 

Dans la rue, il croisait des voitures et des traîneaux à tablier de peau d’ours. Sur le trottoir allaient et venaient des gens du peuple, des marchands, des officiers, des dames… Mais Fiôdor ne les enviait plus, ne maugréait plus contre le sort. Il lui semblait maintenant que riches et pauvres sont pareillement mal. Les uns peuvent aller en voiture, les autres chanter à pleine gorge et jouer de l’accordéon ; mais, en somme, la même chose attend tout le monde : la tombe. Et il n’est, dans la vie, rien qui vaille la peine que l’on cède au diable la plus petite partie de son âme.

 

1899.

 

SOMNOLENTE HÉBÉTUDE

Audience du tribunal d’arrondissement.

 

Au banc des accusés est assis un monsieur d’âge moyen, au visage amaigri, inculpé de dilapidations et de faux. Un greffier maigre, étroit de poitrine, lit l’acte d’accusation d’une voix grêle et éteinte. Il ne tient compte ni des points ni des virgules, et sa lecture monotone ressemble à un bourdonnement d’abeilles ou au murmure d’un ruisseau. Au ronron d’une pareille lecture, il fait bon rêver, évoquer ses souvenirs, dormir… Les juges, les jurés, le public sont hérissés d’ennui… Nul bruit. Parfois seulement dans le corridor du tribunal on entend des pas réguliers, ou bien l’un des jurés, bâillant, tousse dans son poing, en se retenant…

 

Le défenseur, sa tête bouclée appuyée sur sa main, somnole doucement. Au bourdon du greffier, ses idées ont perdu leur suite et vagabondent.

 

« Tout de même, songe-t-il, en levant ses paupières alourdies, que cet huissier a un grand nez ! Fallait-il que la nature gâtât ainsi une figure intelligente ! Si les gens avaient des nez de deux ou trois toises, on en serait embarrassé ; il faudrait agrandir les maisons… »

 

L’avocat secoue la tête comme un cheval qu’une mouche pique, et continue à penser.

 

« À présent que fait-on chez moi ? À pareille heure, d’habitude, ma femme, ma belle-mère, les enfants, tout le monde est à la maison… Les petits, Kôlka et Zînnka, sont pour sûr maintenant dans mon cabinet. Kôlka, debout sur le fauteuil, la poitrine appuyée contre la table, dessine sur mes papiers. Il a déjà dessiné un cheval à museau pointu, avec un point en guise d’œil, un homme au bras étendu et une petite maison de travers ; Zînnka aussi, est près de la table ; elle allonge le cou pour tâcher de voir ce que son frère a dessiné…

 

« – Dessine papa ! lui demande-t-elle.

 

« Kôlka entreprend mon portrait. Il a déjà dessiné un bonhomme, il ne reste qu’à lui ajouter une barbe noire ; et me voilà au naturel. Puis Kôlka se met à chercher des images dans le code, et Zîna arrange la table. Elle aperçoit la sonnette, elle sonne ; elle voit l’encrier, il faut qu’elle y mouille son doigt ; si l’un des tiroirs est ouvert, il faut qu’elle y farfouille. Tout à coup l’idée d’être des Indiens envahit les deux enfants, et, en même temps, celle qu’il peut très bien se cacher des ennemis sous ma table. Tous deux se fourrent sous la table et crient, piaulent, s’y amusent jusqu’à ce que la lampe ou un vase tombe. Aïe !… Et maintenant aussi la nourrice marche sans doute gravement au salon avec notre troisième œuvre… Cette troisième œuvre braille, braille sans cesse… »

 

– D’après les comptes de Kopélov, d’Atchkâssov, de Zimakôvski et de Mme Tchîkine, bourdonne le greffier, les intérêts n’ont pas été payés, et la somme de 1 425 roubles 41 copeks a été ajoutée au reliquat de 1883…

 

Les pensées de l’avocat continuent à vaguer.

 

« Et peut-être, à la maison, dîne-t-on déjà, songe-t-il. Il y a à table ma belle-mère, ma femme, Nadia, son frère Vâssia, et les enfants… Le visage de belle-maman reflète, comme de coutume, la préoccupation stupide, avec une expression de dignité. Nâdia, maigre, déjà flétrie, mais le teint encore idéalement blanc et transparent, est à table avec la mine d’avoir été forcée de s’y asseoir. Elle ne mange rien et a l’air malade. Le souci est répandu sur son visage, comme sur celui de sa mère. Et il y a de quoi ! Elle a sur les bras les petits, la cuisine, le linge de son mari, les invités, les mites des pelisses, l’entretien des relations, le piano… Que de devoirs, et, en fait, combien peu de travail ! Nâdia et sa mère ne font absolument rien. Si par désœuvrement elles arrosent les fleurs, ou, pour se distraire, se disputent avec la cuisinière, elles en gémissent de fatigue deux jours de suite, et parlent de travaux forcés… Mon beau-frère Vâssia mâche lentement et se tait d’un air morne parce qu’il n’a eu aujourd’hui qu’un 1, en latin. C’est un garçon tranquille, prévenant, reconnaissant ; mais il use tant de souliers, de pantalons et de livres que c’en est affreux… Les enfants font certainement des caprices ; ils demandent du vinaigre et du poivre, se plaignent l’un de l’autre, laissent sans cesse tomber leurs cuillers. Rien que d’y penser, la tête tourne !… Belle-maman et ma femme sont de sévères observatrices du bon ton… Dieu vous garde de mettre les coudes sur la table, de tenir votre couteau dans votre poing, ou de manger avec ! Et que les domestiques ne s’avisent pas de présenter les plats du côté droit, mais bien du côté gauche !… Tous les mets, y compris le jambon aux petits pois, sentent la poudre de riz et les bonbons acidulés. Tout est mauvais, fade, misérable… Pas l’ombre de bonnes soupes aux choux et de gruau, que je mangeais quand j’étais garçon. Ma belle-mère et ma femme parlent continuellement français ; mais quand il est question de moi, belle-maman se met à parler russe, car un homme aussi peu sentimental, aussi insensible, aussi éhonté et grossier que moi, n’est pas digne que l’on parle de lui dans la douce langue française…

 

« – Le pauvre Michel, dit ma femme, a probablement faim. Il n’a pris ce matin qu’un verre de thé, sans le moindre bout de pain, et est parti en courant pour le tribunal.

 

« – Ne t’inquiète pas, ma petite, dit méchamment ma belle-mère ; un pareil homme ne se laissera pas mourir de faim. Il a déjà, je parie, été cinq fois à la buvette. On en a organisé une au tribunal, et l’on demande toutes les cinq minutes au président de faire une suspension. »

 

« Après dîner, belle-maman et ma femme parlent de réduire les dépenses… Elles calculent, inscrivent et trouvent au bout du compte que les dépenses se sont monstrueusement accrues. On fait venir la cuisinière, on recompte avec elle, on lui fait des reproches ; une dispute commence pour cinq copeks… Larmes, paroles venimeuses !… Puis, on fait les chambres, on change les meubles de place ; et tout cela par pur désœuvrement. »

 

– L’assesseur de collège Tchérépkov a déclaré, bourdonne le greffier, que bien qu’on lui ait envoyé l’avis numéro 811, il n’a pourtant pas reçu les 46 roubles 2 copeks qu’il devait recevoir, ce qu’il a immédiatement déclaré.

 

« Lorsqu’on réfléchit, raisonne et pèse tous les détails – continue à penser l’avocat, – les bras vous tombent et l’on envoie tout au diable… On se fatigue, on s’abêtit, on s’asphyxie tellement tout le long du jour dans cette vapeur d’ennui et de banalité, que l’on veut, malgré soi, s’offrir au moins une bonne minute de repos. On se défile chez Natâcha, ou, quand on a de l’argent, chez les tziganes, pour y oublier tout… et parole d’honneur, on oublie tout ! Au diable vauvert, hors de la ville on se vautre sur un divan en cabinet particulier. Les Asiatiques chantent, sautillent, beuglent, et on se sent l’âme toute retournée par la voix de cette fascinante, terrible et enragée Glâcha-la-tzigane… Douce, gentille, merveilleuse Glâcha !… Quelles dents, quels yeux,… quel dos ! »

 

Et le greffier bourdonne, bourdonne, bourdonne toujours… Dans les yeux de l’avocat tout commence à se fondre et à danser. Les juges et les jurés se replient sur eux-mêmes, le public papillote, le plafond s’abaisse et remonte… Les pensées dansent aussi, et enfin rompent leur fil… Nâdia, belle-maman, le long nez de l’huissier, le prévenu, Glâcha… tout danse, vire et s’enfuit loin, loin, loin…

 

– C’est bon, murmure doucement l’avocat en s’assoupissant… c’est bon… On s’étend sur le divan, et tout est confortable… tiède… Glâcha chante…

 

Un dur appel retentit :

 

– Monsieur le défenseur !

 

« Tout est bien… tiède… Ni belle-mère, ni nourrice… pas de soupe qui sent la poudre de riz… Glâcha est bonne, gentille… »

 

Le même appel se répète :

 

– Monsieur le défenseur !

 

Le défenseur tressaute et ouvre les yeux : Glâcha-la-tzigane le regarde tout droit, fixement, de ses yeux noirs. Ses lèvres succulentes sourient ; sa belle figure bistrée rayonne.

 

Stupéfait, incomplètement réveillé, croyant à un rêve ou à une apparition, l’avocat se lève lentement, et, bouche bée, regarde la tzigane.

 

– Monsieur le défenseur, demande le président, n’avez-vous pas de question à poser au témoin ?

 

– Ah… oui ! madame est témoin… Non je… je n’ai rien… je n’ai rien à demander.

 

L’avocat redresse la tête et se réveille tout à fait. À présent, il comprend que c’est bien la tzigane Glâcha qui est là debout ; elle a été convoquée comme témoin.

 

– Pardon ! fait-il à haute voix, j’ai tout de même une question à poser… Témoin… demande-t-il à Glâcha, vous faites partie du chœur tzigane de Kouzmitchov ? Dites-nous si le prévenu venait souvent dans votre cabaret ?… Parfaitement… Et vous rappelez-vous s’il payait lui-même chaque fois, ou si les autres payaient pour lui ? Je vous remercie… ça suffit.

 

L’avocat avale deux verres d’eau, et sa somnolence se dissipe tout à fait…

 

1887.

 

UN HOMME EXTRAORDINAIRE

Une heure du matin.

 

À la porte de Maria Pétrôvna Kôchkine, vieille fille sage-femme, s’arrête un monsieur grand, en manteau à pèlerine et à capuchon, coiffé d’un chapeau haut de forme. On ne distingue, dans l’obscurité automnale, ni sa figure, ni ses bras ; mais, jusque dans sa manière de toussiller et de tirer la sonnette, on le devine sérieux, positif et autoritaire.

 

Au troisième coup de sonnette, la porte s’ouvre et Maria Pétrôvna apparaît en personne.

 

Un pardessus d’homme barre son jupon blanc ; la petite lampe à abat-jour qu’elle tient à la main colore en vert sa figure ensommeillée, semée de taches de rousseur, verdit son cou tendineux et ses cheveux roussâtres qui s’échappent de son bonnet.

 

– Puis-je voir la sage-femme ? demande le monsieur.

 

– C’est moi, monsieur. Que désirez-vous ?

 

Le monsieur entre dans le vestibule et Maria Pétrôvna a devant elle un homme bien pris, d’âge mûr, à beau visage rude, à favoris touffus.

 

– Je suis l’assesseur de collège Kiriâkov[60], dit-il. Je viens vous demander de vous rendre auprès de ma femme, mais, s’il vous plaît, le plus vite possible.

 

– Bien, monsieur, consent la sage-femme. Je m’habille tout de suite. Prenez la peine de m’attendre dans le salon.

 

Kiriâkov quitte son manteau et entre au salon. La lumière verte de la petite lampe éclaire parcimonieusement des meubles mesquins à housses blanches rapiécées, de maigres fleurs et les montants de la fenêtre, au long desquels grimpe du lierre… Cela sent le géranium et l’acide phénique. La pendule tictaque timidement, comme si elle se trouvait gênée devant un étranger.

 

– Me voici prête, monsieur ! dit Maria Pétrôvna en entrant cinq minutes après dans le salon, déjà habillée, lavée et alerte. Partons.

 

– Oui, dit Kiriâkov, il faut se presser… Et, à propos, une question utile : combien prendrez-vous pour votre peine ?

 

– Je ne sais vraiment pas… fait Marie Pétrôvna, confuse, en souriant. Ce qu’il vous plaira…

 

– Non, je n’aime pas ça, dit Kiriâkov, regardant la sage-femme froidement, sans bouger. Une bonne convention vaut mieux que de l’argent. Je n’ai besoin ni de votre argent, ni vous du mien. Pour éviter tout malentendu, il vaut mieux nous entendre d’avance.

 

– Vraiment, je ne sais pas… Il n’y a pas de prix fixe.

 

– Je travaille et suis habitué à rémunérer le travail d’autrui. Je n’aime pas l’injustice. Il me serait également désagréable de ne pas vous payer assez ou que vous exigiez de moi plus qu’il ne faut ; aussi j’insiste pour que vous disiez votre prix.

 

– Mais c’est selon !

 

– Hum ! en présence de vos hésitations qui me sont incompréhensibles, je dois fixer moi-même un prix. Je puis vous donner deux roubles.

 

– De grâce, que dites-vous !… s’écria Maria Pétrôvna, rougissant et reculant. J’en ai même honte… Plutôt que de prendre deux roubles, j’opérerais gratis. Cinq roubles, si vous voulez…

 

– Deux roubles, pas un copek de plus. Je n’ai pas besoin de ce qui est à vous, mais je n’ai pas l’intention de payer plus qu’il ne faut.

 

– À votre idée, monsieur ; mais je n’irai pas pour deux roubles…

 

– Aux termes de la loi, vous n’avez pas le droit de refuser.

 

– Bon, je vais y aller gratuitement.

 

– Gratis, je ne veux pas. Tout labeur mérite salaire. Moi aussi je travaille, et je comprends…

 

– Je n’irai pas pour deux roubles, monsieur… déclara doucement Maria Pétrôvna. Gratis, si vous voulez…

 

– En ce cas je regrette beaucoup de vous avoir dérangée pour rien… J’ai l’honneur de vous saluer.

 

– Quel homme vous êtes, vraiment !… dit la sage-femme, accompagnant Kiriâkov dans le vestibule. Si vous y tenez tellement, soit, j’irai pour trois roubles.

 

Kiriâkov fronça le sourcil, réfléchit deux bonnes minutes en regardant le plancher d’un air absorbé, puis il prononça résolument « Non » ! et sortit.

 

La sage-femme étonnée et déconcertée ferma la porte sur lui, et rentra dans sa chambre.

 

« C’est un bel homme, sérieux, mais, mon Dieu, qu’il est étrange ! » pensa-t-elle en se couchant.

 

Une demi-heure ne se passa pas que l’on resonna. La sage-femme se leva et vit dans son vestibule ce même Kiriâkov.

 

– Désordres étonnants ! fit-il. Personne aux pharmacies. Ni les agents, ni les garde-maisons ne connaissent les adresses des sages-femmes, en sorte que je suis dans la nécessité d’accepter vos conditions. Je vous donnerai trois roubles, mais… je vous préviens qu’en louant une bonne ou en utilisant les services de quelqu’un, je pose comme condition qu’il ne sera pas question au moment du paiement, de suppléments, de pourboires, etc. Chacun doit recevoir ce qui lui revient.

 

Maria Pétrôvna sans davantage écouter Kiriâkov sentait déjà qu’il l’ennuyait, la dégoûtait, que ses paroles égales, mesurées, lui opprimaient l’âme. Elle mit son manteau et sortit avec lui. L’air était serein, mais froid ; il faisait tellement noir que l’on voyait à peine les feux des réverbères. La boue giclait sous les pieds. La sage-femme eut beau regarder, elle ne vit pas de fiacre.

 

– Ce n’est probablement pas loin ? demanda-t-elle.

 

– Pas loin, répondit sombrement Kiriâkov.

 

On passa une petite rue, une autre, une troisième. Kiriâkov marchait, et, en son allure, on sentait le sérieux et le positif.

 

– Quel affreux temps ! essaya de dire la sage-femme.

 

Mais Kiriâkov se tut gravement. Il s’efforçait visiblement de marcher sur des pavés lisses de façon à ne pas salir ses caoutchoucs.

 

Enfin, après une longue marche, la sage-femme pénétra dans un vestibule. On aperçut une vaste pièce bien meublée. Dans les chambres, même celle où gisait la patiente, il n’y avait personne… Pas de ces parentes ni de ces vieilles femmes qui se trouvent en veux-tu en voilà à tout accouchement. Seule s’agitait, comme une brûlée, la cuisinière, le visage ahuri, effrayé. On entendait de forts gémissements.

 

Trois heures s’écoulèrent… Maria Pétrôvna, assise auprès du lit de l’accouchée, chuchotait quelque chose. Les deux femmes avaient déjà eu le temps de faire connaissance, de s’entendre, de potiner, de pousser des ah et des oh…

 

– Il ne faut pas que vous parliez ! disait la sage-femme, s’inquiétant.

 

Et elle posait elle-même questions sur questions.

 

Mais voilà que la porte s’ouvrit et Kiriâkov entra, doucement, sérieusement. Il s’assit sur une chaise et se mit à lisser ses favoris. Un silence tomba… Maria Pétrôvna regarde timidement son beau visage impassible, ligneux, et attend qu’il parle ; mais il se tait obstinément, pensant à on ne sait quoi. Après avoir vainement attendu, la sage-femme se décide à entamer la conversation. Elle prononce la phrase que l’on est habitué de dire aux couches :

 

– Allons, Dieu merci, voilà un être de plus au monde !

 

– Oui, c’est agréable, – fait Kiriâkov, conservant sa figure de bois, – bien que pour avoir beaucoup d’enfants, il faille avoir beaucoup d’argent. Un enfant ne naît pas nourri et vêtu.

 

Une expression de faute apparaît sur la figure de l’accouchée comme si elle avait mis au monde un être sans permission, par pur caprice. Kiriâkov se lève en soupirant et sort avec gravité.

 

– Quel mari vous avez là, mon Dieu !… dit la sage-femme à l’accouchée. Qu’il est sérieux, rien ne le fait sourire !…

 

L’accouchée raconte qu’il est toujours ainsi. Il est honnête, juste, raisonnable, intelligemment économe, mais tout cela dans des proportions si extraordinaires que les simples mortels en étouffent. Ses parents rompent avec lui, les domestiques ne restent pas plus d’un mois, il n’a pas de relations, et sa femme et les enfants surveillent avec effroi chacun de leurs pas. Kiriâkov ne bat personne, ne crie pas, il a beaucoup plus de qualités que de défauts ; mais, lorsqu’il sort, chacun chez lui se sent plus à l’aise et plus dispos. Pourquoi en est-il ainsi ? L’accouchée elle-même ne peut le comprendre.

 

– Il faut bien nettoyer les bassines et les mettre dans le débarras, dit Kiriâkov en rentrant dans la chambre. Il faut aussi serrer ces flacons. Ils serviront.

 

Ce qu’il dit est tout simple et ordinaire, mais la sage-femme elle-même se sent démontée sans savoir pourquoi. Elle commence à avoir peur de cet homme et tressaille chaque fois qu’elle entend son pas.

 

Le matin, s’apprêtant à partir, elle voit dans la salle à manger le petit garçon de Kiriâkov, lycéen pâle, à cheveux courts, qui boit du thé… Près de lui est debout son père qui énonce de sa voix mesurée et égale :

 

– Tu sais manger, sache aussi travailler. Tu viens d’avaler, et tu n’as sans doute pas réfléchi que chaque bouchée de nourriture coûte de l’argent et que l’argent s’acquiert par le labeur. Mange en y pensant…

 

La sage-femme regarde la figure abêtie du petit garçon et il lui semble que l’air même est épais et que peu s’en faut que les murs ne s’écroulent, ne pouvant pas supporter la lourde présence de cet homme extraordinaire. Perdue de peur, et mue déjà d’une forte haine pour cet homme, Maria Pétrôvna prend ses paquets et se hâte de partir.

 

À mi-chemin, elle se rappelle qu’elle a oublié de toucher ses trois roubles, mais après s’être arrêtée un instant et avoir réfléchi, elle fait un geste tombant et continue son chemin.

 

1898.

 

RÊVES

Deux centeniers amènent au district un de ces vagabonds qui disent ne plus se souvenir de leur identité. L’un des centeniers, trapu, la barbe noire, est planté sur des jambes extraordinairement courtes. Si on le regardait par derrière, il semblerait que ses jambes prissent naissance plus bas que chez les autres hommes. L’autre, est grand, maigre, long comme une perche, avec une barbe clairsemée, de couleur roux sombre.

 

Le premier marche en se dandinant, regarde de tous côtés, mordille soit une paille, soit sa manche, se bat les hanches, et ronronne comme un chat : il a, en un mot, un air insouciant et léger ; l’autre, au contraire, malgré sa figure maigre et ses épaules étroites, a l’air sérieux, honnête et positif. Il ressemble, de visage et d’allure, aux popes des vieux croyants ou aux guerriers des vieilles icônes. Dieu, « en raison de sa sagesse, a agrandi son front », c’est-à-dire qu’il est chauve – ce qui augmente encore la ressemblance indiquée. Le premier centenier s’appelle Anndréy Ptâkha ; le second, Nicânndre Sapôjnikov.

 

L’homme qu’ils accompagnent ne répond nullement à l’image que l’on se fait des vagabonds. C’est un petit homme malingre, maladif, aux traits minces, ternes, extrêmement vagues. Ses sourcils sont clairsemés, son regard est doux et soumis. C’est à peine s’il a une moustache, bien qu’il ait déjà dépassé la trentaine.

 

Il marche timidement, voûté, les mains engagées dans ses manches. Le col de son mauvais pardessus en drap râpé, qui n’est pas un pardessus de moujik, est relevé jusqu’aux bords de sa casquette, et seul son petit nez rouge ose regarder le monde de Dieu. Il parle d’une voix aiguë et caressante, toussote à chaque instant. Il est difficile, très difficile de voir en lui un vagabond qui cache son nom. C’est plutôt un fils de pope, pauvre, malchanceux, abandonné de Dieu, un scribe chassé pour ivrognerie, un fils ou un neveu de négociant qui, après avoir essayé ses faibles forces au théâtre, rentre à la maison pour jouer le dernier acte du fils prodigue ; peut-être, à en juger par la patience obstinée avec laquelle il lutte contre la gluante boue d’automne, est-ce un de ces novices fanatiques, qui courent les monastères russes, cherchant opiniâtrement, sans la trouver, « la vie paisible et innocente ».

 

Les piétons marchent depuis longtemps sans pouvoir sortir d’un étroit coin de terre. Devant eux cinq toises de route fangeuse et noire ; derrière eux, autant ; aussi loin que l’on regarde, une insondable muraille de brouillard blanc.

 

Ils marchent, ils marchent, mais c’est la même terre. La muraille n’est pas plus près ; le lopin de terre reste le même. Ils entrevoient un pavé blanc, un trou, une brassée de foin échappée par un passant. Une trouble flaque d’eau miroite, ou bien tout à coup, apparaît devant eux une ombre aux contours incertains ; plus on approche, plus elle est petite et noire. Encore un pas, et c’est un poteau de route déjeté, aux chiffres effacés, ou un pauvre bouleau, trempé, nu comme un mendiant de grand chemin. Le bouleau, du restant de ses feuilles jaunies, chuchote quelque chose. Une feuille se détache et tombe paresseusement sur la terre…

 

Et à nouveau le brouillard, la boue, l’herbe rousse au bord de la route. Aux herbes, pendent de mauvaises larmes troubles. Ce ne sont pas ces paisibles larmes de joie que pleure la terre au printemps, en retrouvant et accueillant le soleil d’été et avec quoi elle abreuve à l’aube les cailles, les râles de genêt et les bécassines, sveltes, aux becs effilés. Les pieds des marcheurs s’enlisent dans la boue lourde et collante. Chaque pas demande des efforts.

 

Anndréy Ptâkha, un peu excité, dévisage le vagabond et s’efforce de comprendre comment un homme vivant, et qui n’a pas bu, peut ne pas se souvenir de son nom.

 

– Tu es orthodoxe ? lui demande-t-il.

 

– Orthodoxe, répond docilement le vagabond.

 

– Alors tu as été baptisé ?

 

– Bien sûr, je ne suis pas un Turc… Je vais à l’église, je fais mes dévotions et ne mange pas gras quand c’est défendu. Je pratique exactement la religion…

 

– Comment donc t’appelles-tu ?

 

– Appelle-moi comme tu voudras, mon garçon…

 

Ptâkha lève les épaules, et, dans sa totale incompréhension, se bat les hanches. L’autre centenier, Nicânndre Sapôjnikov, se tait gravement. Moins naïf que Ptâkha, il sait parfaitement les raisons qui obligent un chrétien à cacher son nom aux hommes. Sa figure expressive est froide et sévère. Il marche à l’écart, sans consentir à un futile bavardage avec ses compagnons. Il tâche, semble-t-il, de montrer à tous et à chacun, et même au brouillard, son importance et sa pondération.

 

– Dieu sait pour qui il faut te prendre ! insiste Ptâkha. Un moujik, tu ne l’es pas, et un bârine[61] non plus ; tu es comme qui dirait entre les deux. Un de ces jours, je lavais un tamis dans un étang et j’ai attrapé une vermine grosse comme le pouce, ayant des côtes et une queue ; j’ai cru d’abord que c’était un poisson ; puis je vois – fût-elle crevée ! – qu’elle avait des pattes. Était-ce une vermine ou un poisson ? Le diable aille distinguer !… Toi, c’est pareil… De quelle condition es-tu ?

 

– Je suis moujik, de race paysanne, soupire le vagabond. Ma mère était serve. D’aspect, c’est vrai, je ne ressemble pas à un moujik parce que mon brave sort l’a voulu ainsi. Ma mère était bonne chez des seigneurs, et on la gâtait. Et comme je suis son sang et sa chair, je vivais avec elle dans la maison des maîtres. Elle me soignait, me dorlotait et avait en tête de me faire passer de ma simple situation à celle d’homme bien ; je dormais dans un lit ; je mangeais chaque jour un vrai dîner ; je portais des culottes et des bottes à la façon d’un petit noble ; on me servait à manger comme à ma mère. Avec l’argent que les maîtres lui donnaient pour s’habiller, ma mère me vêtait… Ma vie était bonne ! Combien j’ai mangé de bonbons et de biscuits quand j’étais petit !… Avec le total, on pourrait acheter un beau cheval. Ma mère m’apprit à lire et à écrire ; dès mon enfance, elle m’avait inspiré la crainte de Dieu et elle m’a si bien formé que je ne puis prononcer aucun gros mot de moujik. Je ne bois pas de vodka, mon garçon ; je m’habille proprement et peux me tenir comme il faut dans la bonne société. Si ma mère est encore vivante que Dieu lui donne la santé, et si elle est morte, Seigneur, reçois son âme dans Ton Royaume où les justes reposent !

 

Le vagabond découvrit son chef aux poils rares, leva les yeux en l’air et se signa deux fois.

 

– Donne-lui, Seigneur, dit-il d’une voix traînante, plutôt celle d’une vieille que celle d’un homme : donne-lui une place radieuse, une place de grand repos… Accorde Seigneur, à ton esclave Xénia, ta miséricorde ! Sans mon aimable mère, je serais à présent un simple moujik, sans intelligence. À présent, mon garçon, quoi qu’on me demande, je comprends tout, – l’écriture profane et la sacrée, toute sorte de prières et le catéchisme – ; et je vis d’après les Écritures… Je ne fais pas de mal aux gens, j’entretiens ma chair dans la sagesse et la pureté ; j’observe les carêmes et je mange chaque chose en son temps. Un autre n’a en tête que le plaisir, la boisson et le beuglement ; et moi, quand j’ai le temps, je m’assieds dans un coin et je lis un livre… Je le lis et je pleure ; je pleure…

 

– Pourquoi pleures-tu ?

 

– C’est si touchant… Je ne paye que cinq copeks pour un petit livre, et je pleure et je gémis à l’infini…

 

– Ton père est-il mort ? demanda Ptâkha.

 

– Je ne sais pas, mon garçon. Je ne connais pas mon père, et il n’y a pas à s’en cacher. J’ai idée à ce sujet que je suis un enfant illégitime. Ma mère ayant passé toute sa vie près des maîtres ne désirait pas épouser un simple moujik…

 

– Et elle s’est laissée tomber dans les bras d’un bârine ! dit Ptâkha en riant.

 

– Elle ne s’est pas gardée, c’est vrai ; elle était pieuse, craignait Dieu, mais elle n’a pas gardé son innocence ; évidemment c’est un péché, un grand péché, il n’y a pas à dire ; mais à cause de cela j’ai peut-être en moi du sang noble : je ne suis peut-être moujik que de nom, et, en fait, je suis un noble monsieur.

 

Le « noble monsieur » dit tout cela d’une voix suave et douce, plissant son petit front étroit et émettant, avec son petit nez rouge et gelé, des sons grinçants.

 

Ptâkha l’écoute, le suit, étonné, du coin de l’œil, et ne cesse de lever les épaules.

 

Au bout d’environ six verstes, les centeniers et le vagabond s’assirent au haut d’une côte pour se reposer.

 

– Un chien même se rappelle son nom, marmonne Ptâkha ; moi on m’appelle Anndrioûchka[62], lui Nicânndre. Chaque homme a un nom de baptême et ne peut jamais l’oublier. En aucun cas !

 

– Qui a besoin de savoir mon nom ? soupire le vagabond en appuyant une joue sur son poing. Et quel profit en tirerais-je ? Je le dirais si on me permettait d’aller où je veux, mais si je le dis ce sera pire qu’à présent. Je sais la loi, frères orthodoxes. Je ne suis maintenant qu’un vagabond qui a oublié son nom, et le pis qui puisse m’arriver, c’est qu’on m’envoie en Sibérie orientale et qu’on me donne trente ou quarante coups de verges ; si, au contraire, je dis mon véritable nom et ma condition, ils m’enverront encore aux travaux forcés. Je le sais.

 

– As-tu été aux travaux forcés ?

 

– J’y ai été, cher ami ; j’ai eu pendant quatre ans la tête rasée et j’ai porté les fers.

 

– Pour quel fait ?

 

– Pour meurtre, brave homme. Quand j’étais encore un jeune garçon, dans les dix-huit ans, ma mère, par mégarde, a mis, au lieu de sulfate de soude, de l’arsenic dans le verre du bârine. Il y avait beaucoup de boîtes dans l’office… Ce n’était pas difficile de se tromper…

 

Le vagabond soupira, secoua la tête et dit :

 

– Elle était pieuse, mais qui connaît l’âme d’autrui ? C’est une forêt profonde. Peut-être le lui versa-t-elle par mégarde, et, peut-être, ne put-elle pas supporter en son âme que le bârine ait approché de lui une autre servante… J’étais jeune alors, et ne comprenais pas tout… Je me souviens que le bârine avait pris une nouvelle maîtresse et ma mère s’en chagrinait beaucoup. Eh bien, notre affaire ne dura pas moins de deux ans. Ma mère fut condamnée à vingt ans, et moi, vu ma jeunesse à douze ans seulement…

 

– Et toi, pourquoi donc ?

 

– Comme complice. C’est moi qui avais présenté le verre au bârine. C’était toujours ainsi ; ma mère préparait le sulfate, et je le servais. Mais, frères, je vous dis tout cela comme à des chrétiens, devant Dieu ; ne le racontez à personne.

 

– Personne ne nous questionnera, répondit Ptâkha. Alors, autrement dit, tu t’es enfui des travaux forcés ?

 

– Je me suis enfui, cher ami. Il y eut quatorze d’entre nous qui s’enfuirent, que Dieu leur donne la santé ! En s’enfuyant, ils me prirent avec eux. Maintenant, mon garçon, raisonne en conscience ; que gagnerais-je à dévoiler ma condition ? On me renverrait aux travaux forcés. Et quel forçat est-ce que j’y fais ? Je suis un homme délicat, maladif, j’aime à dormir et à manger proprement. Quand je prie Dieu, j’aime à allumer une veilleuse ou un cierge et à ce que l’on ne fasse pas de bruit autour de moi. Quand je me prosterne jusqu’à terre, j’aime qu’il n’y ait par terre ni saletés, ni crachats. Et je fais quarante prosternations matin et soir pour ma mère. (Le vagabond enleva sa casquette et se signa.) Eh bien ! qu’on m’envoie en Sibérie orientale, dit-il ; cela, je ne le crains pas.

 

– On y est donc mieux ?

 

– C’est une tout autre chose. Aux travaux forcés on est comme des écrevisses dans une corbeille de tille, à l’étroit, serrés, pressés ; on n’a pas de quoi respirer ; c’est un véritable enfer ; un enfer – préserve-nous-en, Reine des Cieux ! – Là-bas, tu es un brigand et on te traite en brigand, plus mal que n’importe quel chien. Aux travaux forcés, on ne peut ni dormir, ni manger, ni prier Dieu, mais la relégation, c’est autre chose. Je me ferai avant tout inscrire à la commune comme les autres. D’après la loi, l’État doit me donner un lot… oui, oui… La terre, là-bas, est pour rien, exactement comme la neige ; on prend ce qu’on veut. On me donnera, mon garçon, de la terre à labourer, de la terre à jardin et de la terre à bâtir… Je me mettrai à labourer, semer. J’achèterai du bétail et toute l’installation ; j’aurai des abeilles, des moutons, des chiens… J’aurai un chat de Sibérie pour que les souris ne mangent pas mon bien… Je me charpenterai une isba, frères ; j’achèterai des icônes… Si Dieu veut, je me marierai, aurai des enfants.

 

Le vagabond devise et regarde non pas les centeniers, mais dans le vague. Aussi naïfs que soient ses rêves, il les exprime d’un ton si sincère et si inspiré qu’on a peine à n’y pas croire. Un sourire tord sa petite bouche ; sa figure, ses yeux et son petit nez sont comme figés et perdus, à l’avant-goût délicieux du bonheur lointain. Les centeniers écoutent le vagabond et le regardent sérieusement, non sans sympathie ; ils y croient aussi.

 

– Je ne crains pas la Sibérie, continue à marmonner le vagabond. La Sibérie c’est comme la Russie. C’est le même lieu, le même tsar qu’ici ; on y parle chrétien, comme toi et moi. Seulement, là-bas, il y a plus d’espace libre et les gens vivent plus à l’aise. Tout y est mieux. Les rivières de là-bas, disons par exemple, sont plus belles que celles d’ici. Du poisson, du gibier, il y en a en veux-tu en voilà ! Et pour moi, frères, le premier de tous les plaisirs, c’est la pêche. Ne me donnez pas de pain si vous voulez, mais laissez-moi assis avec une ligne, ma parole ! Je pêche à la ligne au poisson vif, à la nasse, et, pendant la débâcle, je pêche à l’épervier. Je ne suis pas assez fort pour lancer l’épervier, alors je loue un moujik pour cinq copeks. Et alors, seigneur, quelle joie ! Tu attrapes une lotte ou une chevaine, c’est comme si tu voyais ton frère ! Et entends-le, il y a une adresse pour chaque poisson. On attrape l’un au petit poisson, l’autre à la larve, un troisième avec une grenouille, un autre avec une sauterelle ; il faut savoir tout cela.

 

« Prenons la lotte, par exemple. La lotte n’est pas un poisson délicat ; elle mordra même à une perche. Le brochet aime les goujons ; la grémille aime le papillon. Pêcher la chevaine dans un rapide, il n’y a pas de plus grand plaisir. Tu lances ton fil à distance, sans plomb, avec un papillon ou un hanneton, pour que l’appât surnage ; tu es dans l’eau sans pantalon et tu lances ta ligne au fil de l’eau, et la chevaine mord ! Seulement, il faut s’arranger pour qu’elle n’arrache pas l’appât, la maudite ! Dès qu’elle a touché la ligne, tire. Il n’y a pas à attendre. C’est affreux ce que j’ai pris de poissons dans ma vie !… Quand nous nous sommes évadés, les autres forçats dormaient dans les forêts ; moi pas ; j’étais entraîné vers la rivière ; et les rivières, là-bas, sont larges, rapides, les bords escarpés. C’est magnifique. Sur les rives, il y a des forêts sombres. Les arbres sont si hauts que, lorsqu’on en regarde la cime, la tête vous tourne. Aux prix d’ici, chaque sapin vaudrait dix roubles.

 

À l’afflux désordonné des rêves, des pittoresques images du passé, au doux avant-goût du bonheur, le pitoyable individu se tait. Il remue à peine les lèvres, comme s’il murmurait tout cela pour lui seul ; un sourire béat, céleste, ne quitte pas ses traits. Les centeniers se taisent.

 

Ils songent, tête basse… Dans la paix automnale, lorsqu’un froid et morne brouillard s’élève de terre, et se glisse dans l’âme, lorsqu’il reste planté devant les yeux comme un mur de prison et atteste à l’homme la limite de sa volonté, il est doux de penser aux larges fleuves rapides, aux rives plantureuses et abruptes, aux forêts infranchissables, aux steppes illimitées. Lentement, paisiblement, l’imagination vous retrace comment, le matin, à l’aube, alors que le carmin de l’aurore n’a pas encore quitté le ciel, un homme, pareil à une petite tache, avance sur la rive escarpée et déserte. Les sapins séculaires qui étagent leurs masses sur les deux côtés du torrent, regardent maussadement cet homme libre, et grondent sévèrement. Des racines, d’énormes pierres, des fourrés épineux lui barrent le chemin ; mais, robuste de corps, l’esprit alerte, il ne s’effraie ni des sapins, ni des pierres, ni de sa solitude, ni de l’écho bruyant qui répercute chacun de ses pas.

 

Les centeniers se dessinent les tableaux d’une vie libre qu’ils n’ont jamais vécue. Ils se remémorent confusément les images de ce qui leur a été raconté il y a longtemps, ou, peut-être, Dieu le sait, cette représentation d’une vie libre leur est-elle venue avec la chair et le sang de leurs libres aïeux !

 

Nicânndre Sapôjnikov, qui n’avait pas encore soufflé mot, rompit le premier le silence. Enviait-il le bonheur illusoire du vagabond ou sentait-il en son âme que ces rêves de bonheur ne s’accordaient pas avec le brouillard gris et la boue noire ; il regarda sévèrement le vagabond, et dit :

 

– Tout cela, frère, est bel et bon ; seulement, tu ne piétineras pas jusqu’à ces endroits bénis. À quoi penses-tu ? Tu feras quelque trois cents verstes et tu rendras ton âme à Dieu. Vois donc comme tu es chétif. Tu as à peine fait six verstes et tu ne peux plus souffler.

 

Le vagabond se tourne lentement vers Nicanndre, et son sourire disparaît. Il regarde, apeuré, et comme coupable, la figure compassée du centenier. Il se souvient apparemment de quelque chose et baisse la tête. Un nouveau silence plane… Les trois hommes songent…

 

Les centeniers font effort pour embrasser de leur imagination ce que Dieu seul peut contempler : cet effroyable espace qui les sépare du pays libre et enchanté. Dans la tête du vagabond, se pressent des tableaux nets et clairs, plus effroyables que l’espace. Devant lui se dessinent au net la traînerie judiciaire, les prisons d’étapes, celles du bagne, les barques de transport, les ennuyeux arrêts en cours de route, les rigoureux hivers, les maladies, les morts de camarades…

 

Le vagabond cligne les yeux d’un air coupable, essuie de sa manche son front où perlent des gouttelettes, et il respire comme s’il venait de sortir d’un bain de vapeur trop chaud ; puis, de son autre manche, il s’essuie le front et regarde craintivement autour de lui.

 

– Vraiment, tu n’y arriveras pas à pied ! reconnaît Ptâkha. Es-tu un marcheur ? Regarde-toi ! Tu n’as que la peau et les os ; tu mourras, frère !

 

– Bien sûr qu’il mourra ! dit Nicanndre. Comment pourrait-il vivre ? On le fourrera tout de suite à l’hôpital. Ce que je dis est vrai.

 

L’homme qui cache son identité regarde avec effroi les figures impassibles et sévères de ses sinistres compagnons, et, sans ôter sa casquette, les yeux écarquillés, se signe rapidement…

 

Il tremble, secoue la tête et se convulse tout entier, comme une chenille sur laquelle on a marché…

 

– Allons, dit Nicanndre en se levant, il est temps de partir. Nous nous sommes reposés.

 

Une minute après, les piétons marchent sur la route boueuse. Le vagabond est encore plus voûté et il a enfoncé plus profondément ses mains dans ses manches.

 

Ptâkha se tait.

 

1886.

 

 

 

 

 


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Janvier 2009

 

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– Dispositions :

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– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

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[1] Erguénii Onièguine, opéra de Tchaïkovski, d’après Poûchkine (Tr.)

[2]Vers de Poûchkine, dans Poltâva. (Tr.)

[3] Cabaret, restaurant. (Tr.)

[4] Rue des Jardins. (Tr.)

[5] Le syndic, le bailli. (Tr.)

[6] En français. – Le chien porte un nom qui semble venir du français : Flérka bête qui a un bon flair. (Tr.)

[7] Invocation russe au moment de l’orage, empruntée au Sanctus et à Isaïe, VI, 3. (Tr.)

[8] Maître, seigneur. (Tr.)

[9]Expression proverbiale. (Tr.)

[10] Très infime bourgade évidemment, dont le nom bizarre évoque une idée de croupissement et de pourriture. (Tr.)

[11] Diminutif de Klîme. (Tr.)

[12] Maître, seigneur. (Tr.)

[13]Ce nom correspond à quelque chose comme : bedonneux, bedonnant. (Tr.)

[14]À peu-près russe sur une expression allemande qui sous-entend que l’on a touché indûment de l’argent. (Tr.)

[15] Les juges de paix ne pouvaient siéger que revêtus d’une chaîne dorée, insigne de leur fonction. (Tr.)

[16] Juridiction d’appel des affaires de justice de paix. (Tr.)

[17] Termes de style. (Tr.)

[18] Ce sont des verres de thé. En Russie comme en Orient, les fonctionnaires et employés se font servir du thé pendant leur travail. (Tr.)

[19]Le receveur des postes veut dire le premier rang par en bas, car le rang de registrateur de collège est le quatorzième. (Tr.)

[20] C’est-à-dire un fonctionnaire de la dixième classe. (Tr.)

[21] Diminutif de Marfa (Marthe). (Tr.)

[22] Ministère de l’Intérieur. (Tr.)

[23] Ministère de l’Instruction publique. (Tr.)

[24]Diminutif de dénigrement. (Tr.)

[25] Diminutif de Fiôdor. (Tr.)

[26] Personnage de Malheur à l’esprit, de Griboièdov. (Tr.)

[27] La dame a été marraine d’un enfant dont le directeur fut le parrain, ou d’un enfant de sa famille ; circonstance que les Russes se rappellent toujours affectueusement. (Tr.)

[28] Insigne de sa fonction de portier. (Garde-maison, garde-cour, dvornik.) (Tr.)

[29] Proverbe. (Tr.)

[30] Huitième degré de la hiérarchie. (Tr.)

[31] Écrivain oublié. (1820-1879.) (Tr.)

[32] Un certain Bichop donna des séances publiques de spiritisme en Russie. (Tr.)

[33]Ce nom équivaut à petit ver. (Tr.)

[34] Fonctionnaire de la huitième classe, ayant le rang de major (Tr.).

[35]Diminutif de Grigôry. (Tr.)

[36] L’orateur écorche sensiblement, on le voit, le peu de latin qu’il peut savoir. (Tr.)

[37]Forme plus familière pour Kyrille Ivânovitch. (Tr.)

[38] La prononciation russe remplace l’h par le g, et le nom de Heine – bien prononcé à l’allemande, – devient, en russe, Gaïné. D’où sa confusion avec le mot génie. (Tr.)

[39] Garde-cours, portiers. (Tr.)

[40] Revue qui paraissait à Pétersbourg. (Tr.)

[41]En français dans le texte. (Tr.)

[42]Diminutif courant de Vladimir. (Tr.)

[43] Le nom, qui jure avec les titres qui le précèdent, et fait tableau, veut dire : Les mains sales. (Tr.)

[44] Sic, pour trichine évidemment. (Tr.)

[45]Fabrique de tabacs connue. (Tr.)

[46] Diminutif de Sémione. (Tr.)

[47] Le Fils de la patrie.

[48] Tchékhov donne toujours à ses moindres personnages les noms les plus amusants ; celui du Chef de la Trésorerie, Potchéchîkhine, évoque une idée de démangeaison ; celui du P. Vrâtoâdov signifie : les Portes de l’enfer, etc. (Tr.)

[49]Les membres des familles sacerdotales ont des noms empruntés aux choses d’église ; Vossmistîchièv veut dire Huit-versets. (Tr.)

[50] Le jour de leur fête, les commerçants donnaient – jadis – des gratifications à la police. (Tr.)

[51] Dans la Russie d’avant la révolution, les maires, dans les villes, avaient naturellement un uniforme. (Tr.)

[52] La tête et le maire s’expriment en russe par le même mot, ce qui fournit un calembour constant. (Tr.)

[53]Vers de Pouchkine. (Tr.)

[54] Imitation consacrée de la prononciation gutturale et de la volubilité juives. (Tr.)

[55] Le citoyen héréditaire défile, en les prononçant à la russe, tous les mots de français qu’il connaît. (Tr.)

[56]Billet de 100 roubles. (Tr.) 

[57] Jardin de plaisance, portant le même nom en diverses villes de Russie. (Tr.)

[58] Autre établissement de plaisir. (Tr.)

[59] Seigneur. (Tr.)

[60] Fonctionnaire de huitième classe. (Tr.)

[61] Seigneur, monsieur. (Tr.)

[62] Diminutif d’Anndréy. (Tr.)