William Makepeace Thackeray

 

 

 

LA FOIRE AUX VANITÉS

(Roman sans héros)

 

 

 

TOME II

 

 

 

(1848)

 

Traduction : Georges Guiffrey

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.  Sollicitude des parents de miss Crawley pour cette chère demoiselle. 4

CHAPITRE II.  Où Jim passe par la porte et sa pipe par la fenêtre. 13

CHAPITRE III.  Veuve et mère. 29

CHAPITRE IV.  Le moyen de mener grand train sans un sou de revenu. 39

CHAPITRE V.  Continuation du même sujet. 46

CHAPITRE VI.  Une famille dans la gêne. 59

CHAPITRE VII.  La nature prise sur le fait. 72

CHAPITRE VIII.  Rentrée de Rebecca dans le manoir de ses ancêtres. 81

CHAPITRE IX.  Becky au manoir de ses ancêtres. 89

CHAPITRE X.  Où l’on revient à la famille Osborne. 98

CHAPITRE XI.  Où le lecteur se trouve dans la nécessité de doubler le cap. 104

CHAPITRE XII.  Entre Londres et l’Hampshire. 111

CHAPITRE XIII.  Entre l’Hampshire et Londres. 120

CHAPITRE XIV.  Vie de misères et d’épreuves. 128

CHAPITRE XV.  Gaunt-House. 136

CHAPITRE XVI.  Où le lecteur se trouve introduit dans la meilleure société. 143

CHAPITRE XVII.  Grand dîner à trois services. 152

CHAPITRE XVIII.  Le cœur d’une mère. 159

CHAPITRE XIX.  Charade en action qu’on donne à deviner au lecteur. 167

CHAPITRE XX.  Où l’on voit au grand jour l’amabilité de lord Steyne. 181

CHAPITRE XXI.  Délivrance et catastrophe. 189

CHAPITRE XXII.  Le lendemain de la bataille. 198

CHAPITRE XXIII.  Même sujet. 206

CHAPITRE XXIV.  Georgy devient un grand personnage. 221

CHAPITRE XXV.  Des rivages du Levant. 231

CHAPITRE XXVI.  Notre ami le major. 237

CHAPITRE XXVII.  Le vieux piano. 248

CHAPITRE XXVIII.  Où l’on revient à une existence plus douce. 257

CHAPITRE XXIX.  Deux lampes qui s’éteignent. 262

CHAPITRE XXX.  Sur les bords du Rhin. 273

CHAPITRE XXXI.  Où nous nous retrouvons avec une vieille connaissance. 282

CHAPITRE XXXII.  À l’aventure. 292

CHAPITRE XXXIII.  Peines et plaisirs. 306

CHAPITRE XXXIV.  Amantium iræ. 314

CHAPITRE XXXV.  Naissances, mariages et décès. 329

À propos de cette édition électronique. 345

CHAPITRE PREMIER.

Sollicitude des parents de miss Crawley pour cette chère demoiselle.


Tandis que l’armée anglaise s’éloigne de la Belgique et se dirige vers les frontières de la France pour y livrer de nouveaux combats, nous ramènerons notre aimable lecteur vers d’autres personnages qui vivent en Angleterre au sein du calme le plus profond et ont aussi leur rôle à jouer dans le cours de notre récit.

 

La vieille miss Crawley était toujours à Brighton, où elle ne se tourmentait pas beaucoup des terribles combats livrés sur le continent. Briggs toujours sous l’influence des tendres paroles de Rebecca, ne manqua pas de lire à sa chère Mathilde la Gazette, où l’on parlait avec éloge de la valeur de Rawdon Crawley et de sa promotion au grade de lieutenant-colonel.

 

« Quel dommage, disait alors sa tante, que ce brave garçon se soit embourbé dans une pareille ornière, c’est malheureusement une sottise irréparable. Avec son rang et son mérite il aurait trouvé à épouser au moins la fille d’un marchand de bière qui lui aurait apporté une dot de 250 000 liv. sterling, comme miss Grain d’Orge, par exemple. Peut-être même aurait-il pu songer à une alliance avec quelque famille aristocratique de l’Angleterre. Un jour ou l’autre je lui aurais laissé mon argent à lui ou à ses enfants, car je ne suis pas encore fort pressée de partir, entendez-vous, miss Briggs, quoique vous soyez peut-être plus pressée d’être débarrassée de moi, et il faut que tout cela manque ; et pourquoi, je vous prie ? Parce qu’il lui a pris fantaisie d’épouser une mendiante de profession, une danseuse d’opéra.

 

– Mon excellente miss Crawley ne laissera donc pas tomber un regard de miséricorde sur ce jeune héros, dont le nom est désormais inscrit sur les tablettes de la gloire ? reprenait miss Briggs, exaltée par la lecture des prodiges de Waterloo, et toujours disposée à saisir l’occasion de se livrer à ses instincts romanesques. Le capitaine, je veux dire le colonel, car désormais tel est son grade, le colonel n’a-t-il pas assuré à jamais l’illustration du nom des Crawley ?

 

– Vous êtes une sotte, miss Briggs, répondait la douce Mathilde, le colonel Crawley a traîné dans la boue le nom de sa famille. Épouser la fille d’un maître de dessin ! épouser une demoiselle de compagnie ; car elle sort du même sac que vous, miss Briggs ; oh ! mon Dieu, je n’en fais point de différence ; seulement, elle est plus jeune et possède beaucoup plus de grâce et d’astuce. Mais, par hasard, seriez-vous la complice de cette misérable qui a attiré Rawdon dans ses filets ? C’est que vous avez toujours la bouche empâtée de ses louanges. J’y vois clair maintenant, j’y vois clair, vous êtes de complicité avec elle. Mais dans mon testament, vous pourrez bien trouver quelque chose qui vous fera déchanter, je vous en avertis. Vite, écrivez à M. Waxy que je désire le voir immédiatement. »

 

Miss Crawley écrivait alors à M. Waxy, son homme d’affaire, presque tous les jours de la semaine. Le mariage de Rawdon avait complétement bouleversé ses dispositions testamentaires, et elle était fort embarrassée pour savoir comment répartir son argent. Ces préoccupations n’étaient point causées par l’appréhension d’une mort prochaine ; au contraire, la vieille demoiselle s’était parfaitement rétablie. Il était facile d’en juger à la vivacité des épigrammes dont elle accablait la pauvre Briggs. Sa malheureuse victime montrait une douceur, une apathie, une résignation où l’hypocrisie entrait pour plus encore que la générosité. En un mot, elle s’était faite à cette soumission servile, indispensable aux femmes de son caractère et de sa condition. Et quant à miss Crawley, comme toutes les personnes de son sexe, elle savait avec un art cruel retourner dans la plaie la pointe acérée du mépris.

 

À mesure que la convalescente reprenait des forces, il semblait qu’elle cherchât à les essayer contre miss Briggs, la seule compagne qu’elle admît dans son intimité. Les parents de miss Crawley ne perdaient pas pour cela le souvenir de cette chère demoiselle ; au contraire, chacun s’efforçait à l’envi de lui témoigner par nombre de cadeaux et de messages affectueux l’énergie d’une tendresse inaltérable.

 

Nous citerons en première ligne son neveu Rawdon Crawley. Quelques semaines après la fameuse bataille de Waterloo, et les détails donnés par la Gazette sur ses exploits et son avancement, il arriva à Brighton, par le bateau de Dieppe, une boîte à l’adresse de miss Crawley. Cette boîte contenait des présents pour la vieille fille et une lettre de son respectueux neveu le colonel ; le paquet se composait d’une paire d’épaulettes françaises, d’une croix de la Légion d’honneur et d’une poignée d’épée, précieux trophées de la bataille.

 

La lettre était charmante de verve et d’entrain ; elle donnait tout au long l’histoire de la poignée d’épée enlevée à un officier supérieur de la garde, qui, après avoir énergiquement exprimé que la garde meurt et ne se rend pas, avait été fait prisonnier au même instant par un simple soldat. La baïonnette du fantassin avait brisé l’épée de l’officier, et Rawdon s’était saisi de ce tronçon pour l’envoyer à sa chère tante. Quant à la croix et aux épaulettes, elles avaient été prises à un colonel de cavalerie tombé dans la mêlée sous les coups de l’aide de camp. Rawdon s’empressait de déposer aux pieds de sa très-affectionnée tante ces dépouilles, cueillies dans les plaines de Mars. Il lui demandait la permission de lui continuer sa correspondance quand une fois il serait arrivé à Paris, lui promettant d’intéressantes nouvelles sur cette capitale et ses vieux amis de l’émigration, auxquels elle avait témoigné une si bienveillante sympathie pendant leurs jours d’épreuves.

 

Briggs fut chargée de la réponse. Elle devait adresser au colonel une lettre de félicitations et l’encourager à de nouvelles communications épistolaires. La première missive était assez spirituelle et assez piquante pour faire bien augurer des suivantes.

 

« Je sais très-bien, disait miss Crawley à miss Briggs, que Rawdon est aussi incapable que vous d’écrire une lettre pareille, que cette petite drôlesse de Rebecca lui a dicté jusqu’à la dernière virgule ; mais je n’ai garde d’aller me priver des distractions qui peuvent me venir de ce côté ; faites donc comprendre à mon neveu que sa lettre m’a mise de fort bonne humeur. »

 

Si miss Crawley ne se trompait pas en attribuant la lettre à Becky, elle ne savait peut-être pas aussi bien que les dépouilles opimes qu’on lui envoyait étaient également de l’invention de mistress Rawdon. Cette dernière les avait eues pour quelques francs de l’un de ces innombrables colporteurs qui, le lendemain de la bataille, se mirent à trafiquer ces tristes débris. Quoi qu’il en soit la gracieuse réponse de miss Crawley ranima les espérances de Rawdon et de sa femme, qui tirèrent les plus favorables augures de l’humeur radoucie de leur tante.

 

Dès que Rawdon, à la suite des armées victorieuses, eut fait son entrée dans la capitale, sa vieille tante reçut de Paris la correspondance la plus régulière et la plus divertissante.

 

La femme du recteur, non moins ponctuelle dans sa correspondance, était beaucoup moins goûtée par la vieille demoiselle. L’humeur impérieuse de mistress Bute lui avait fait un tort irréparable dans la maison de sa belle-sœur, non-seulement elle était détestée des subalternes, mais encore elle était à charge à miss Crawley. Si la pauvre miss Briggs avait eu la moindre malice dans l’esprit, elle eût trouvé une joie ineffable à annoncer à mistress Bute, de la part de sa chère Mathilde, que celle-ci se trouvait infiniment mieux depuis que mistress Bute n’y était plus ; à la prier, toujours au nom de miss Crawley, de ne plus s’inquiéter de sa santé et de ne pas quitter sa famille pour venir la voir. Plus d’un cœur féminin eût savouré à longs traits ce petit plaisir de la vengeance ; mais pour rendre justice à miss Briggs, elle ne voyait pas si loin. Son ennemie était en disgrâce ; il n’en fallait pas davantage pour émouvoir sa fibre compatissante.

 

« J’ai été bien sotte, se disait, non sans raison, mistress Bute, j’ai été bien sotte d’annoncer mon arrivée à miss Crawley dans la lettre qui accompagnait l’envoi des canards de Barbarie. J’aurais dû me présenter à l’improviste à cette vieille radoteuse, et l’enlever à ces deux harpies Briggs et Firkin. Ah ! Bute, mon ami Bute ! qu’avez-vous fait en allant vous casser le cou ! »

 

Bute avait eu le plus grand tort et ne le savait que trop !

 

Nous avons vu de quoi était capable mistress Bute quand elle avait le jeu pour elle ; sous son autorité despotique, le règne de la terreur s’était établi dans la maison de miss Crawley, mais à la première occasion il y avait eu révolte suivie de la disgrâce la plus complète. Tous les sots du presbytère prenaient texte de là pour se poser comme les victimes de l’égoïsme le plus bas, de la trahison la plus abominable ; ces sacrifices, ce dévouement pour miss Crawley n’avaient été payés que par la plus noire ingratitude.

 

L’avancement de Rawdon d’autre part, sa mise à l’ordre du jour avaient aussi jeté l’alarme dans ces âmes si charitables et si chrétiennes. Sa tante ne pouvait-elle pas se radoucir en le voyant colonel et chevalier du Bain ? Qui pouvait jurer que l’odieuse créature qu’il appelait sa femme ne finirait pas par rentrer un jour en faveur ?

 

La femme du ministre composa, sous l’inspiration de son juste courroux, un sermon sur la vanité de la gloire militaire et la prospérité des méchants, et son mari le lut à ses paroissiens, sans y comprendre un mot. Pitt se trouvait ce jour-là dans l’auditoire : il s’était rendu à l’église avec ses deux sœurs pour remplacer le chef de famille qui ne faisait plus, dans son banc seigneurial, que de fort rares apparitions.

 

Depuis le départ de Becky Sharp, ce vieux mécréant se livrait sans frein à ses instincts dépravés. Sa conduite était devenue un scandale pour le comté et un sujet de honte pour son fils. Jamais miss Horrocks n’avait étalé sur son bonnet un tel luxe de rubans. Les autres familles du voisinage avaient dû renoncer à toute espèce de relations avec le château et son propriétaire. Le baronnet allait boire chez ses fermiers, trinquait avec eux à Mudbury, et les jours de marché, il se faisait conduire à Southampton dans sa grande voiture à quatre chevaux avec miss Horrocks à sa droite.

 

M. Pitt, en ouvrant le journal, tremblait chaque matin d’y voir annoncé le mariage de son père avec la susdite demoiselle. L’épreuve était rude et pénible pour son amour-propre. Dans les assemblées religieuses dont il avait la présidence, et où il parlait d’ordinaire plusieurs heures de suite comment son éloquence ne se serait-elle pas glacée sur ses lèvres lorsqu’en se levant il entendait dans l’auditoire les réflexions suivantes :

 

« Eh ! mais, ce monsieur qui se lève, c’est le fils de ce vieux réprouvé de sir Pitt qui, dans ce moment, est sans doute à boire dans quelque bouchon du voisinage. »

 

Une fois il parlait de la triste situation du roi de Tombouctou et de ses nombreuses épouses, plongées dans les plus épaisses ténèbres de l’idolâtrie ; soudain un ivrogne, élevant la voix dans la foule :

 

« Combien, lui cria-t-il en compte-t-on dans le harem de Crawley ? »

 

Sous le coup de cette apostrophe, l’auditoire resta tout ébahi, et il n’en fallut pas davantage pour faire manquer l’effet du discours de M. Pitt.

 

Quant aux deux héritières de Crawley-la-Reine, peu s’en manqua qu’elles ne fussent livrées sans contrôle à leurs inspirations personnelles. Sir Pitt avait juré que, sous aucun prétexte il ne laisserait rentrer de gouvernantes au château. Enfin, par bonheur pour elles et grâce à l’intervention de M. Crawley, le vieux gentilhomme se décida à les mettre en pension.

 

À travers les nuances diverses qui résultaient dans les actes de chacun de la différence des caractères, on pouvait néanmoins reconnaître un redoublement d’attention à l’égard de miss Crawley de la part de ses neveux et nièces ; tous tenaient à lui témoigner leur affection de la manière la plus vive ; tous tenaient à lui donner des gages non équivoques de leur tendresse.

 

Mistress Bute lui avait adressé des canards de Barbarie, des choux-fleurs d’une grosseur remarquable, une jolie bourse et une pelote faite par ses aimables filles, avec prière à leur chère tante de vouloir bien leur garder une petite place dans son cœur.

 

M. Pitt, plus magnifique encore dans ses envois, lui prodiguait les bourriches de pêches, de raisins et de gibier. La voiture de Southampton à Brighton apportait à miss Crawley tous ces petits cadeaux qui, sous mille formes diverses, prouvaient la tendresse de ses proches. Quelquefois même M. Pitt allait lui rendre visite ; car l’humeur acariâtre et revêche de son honorable père mettait souvent sa patience à bout, et le forçait d’aller chercher au dehors l’oubli de ses soucis domestiques.

 

Un autre motif attirait encore M. Pitt à Brighton, c’était la présence de lady Jane de la Moutonnière. Nous avons mentionné plus haut les projets de mariage qui existaient entre les deux jeunes gens. Lady Jane habitait Brighton avec ses sœurs et sa mère la comtesse de Southdown, la femme forte de l’Évangile, avantageusement connue de toutes les personnes graves et sérieuses.

 

Quelques mots sont nécessaires sur cette respectable famille, mêlée aux événements de ce récit par les liens qui vont la rattacher à la famille Crawley.

 

La vie du chef de la famille Southdown, Clément William, quatrième comte de Southdown, n’offre aucune particularité bien remarquable. Il entra au parlement sous le patronage de M. Wilberforce ; y rendit quelques services à son parti, et on ne saurait mieux faire que de le ranger dans la catégorie dite des hommes sérieux.

 

Les paroles auraient peine à exprimer l’étonnement et la consternation de la vertueuse comtesse de Southdown, lorsque, après le trépas de son noble époux, elle apprit que l’héritier de la famille, son fils enfin, était membre de plusieurs clubs et avait perdu de grosses sommes au jeu, chez Wattiers et au Cocotier, qu’il avait déjà mangé une partie de son héritage, qu’il était criblé de dettes, qu’il conduisait à quatre chevaux, était commissaire dans les assauts de boxe, qu’enfin il avait une loge à l’Opéra, où il paraissait au milieu de la société la plus mal famée. Son nom était toujours accueilli par un murmure réprobateur dans le cercle de la douairière. Lady Émilie comptait quelques années de plus que son frère ; elle avait déjà pris une position éminente parmi les gens sérieux comme auteur de manuels de piété, d’hymnes spirituelles[1] et de poésies religieuses. C’était une demoiselle d’un esprit mûr et rassis qui avait jeté bien loin toute idée de mariage. Son amour pour les nègres suffisait, à lui seul, à son ardente sensibilité. La rumeur publique lui attribue un magnifique poëme dont voici le début :

 

Guidez-nous par delà les abîmes des mers,

En ces îles que brûle un soleil implacable,

Où sourit d’un ciel pur l’azur inaltérable,

Où de pleurs éternels le noir mouille ses fers.

Etc.… etc.… etc.…

 

Elle était en correspondance réglée avec les missionnaires des deux Indes. On parlait même de tendres sentiments qu’elle aurait éprouvés pour le révérend Silas Pousse-Grain, tatoué dans une de ses missions par les sauvages des mers du Sud.

 

Quant à lady Jane, pour laquelle M. Pitt, comme nous l’avons dit, brûlait d’une si belle flamme, elle était aimable et craintive, parlait peu et rougissait beaucoup. Malgré les écarts de son frère, elle continuait à l’aimer sans pouvoir s’en empêcher. De temps à autre elle lui écrivait de petites lettres à la hâte, et les jetait à la poste en cachette. Un jour, et c’était le plus terrible secret qui chargeât sa conscience, escortée de sa gouvernante, elle avait fait une visite clandestine au jeune lord, qu’elle avait trouvé – voyez à quels excès vous conduisent la débauche et le crime – en compagnie d’un cigare et d’une bouteille de curaçao ! Elle admirait sa sœur, adorait sa mère, et à ses yeux l’homme le plus aimable et plus accompli était M. Crawley, après son cher Southdown toutefois. Sa mère et sa sœur, ces deux natures d’élite, se chargeaient de trancher pour elle en toutes circonstances, et la regardaient avec ce superbe dédain que toute femme qui se retire sur les hauteurs de l’intelligence dispense toujours avec usure à ceux qu’elle voit au-dessous d’elle. Sa mère commandait ses robes, ses livres, ses chapeaux, et allait même jusqu’à penser pour elle. Suivant que milady Southdown se trouvait dans telle ou telle disposition, sa fille montait à cheval, touchait du piano ou prenait tout autre exercice. Milady aurait, sans aucun doute, laissé sa fille en tabliers à manches jusqu’à ses vingt-six ans qu’elle venait d’atteindre, s’il n’avait fallu les quitter pour la présentation de lady Jane à la reine Charlotte.

 

Quand ces dames furent installées à Brighton, M. Crawley ne visita d’abord qu’elles seules, se contentant de mettre une carte chez sa tante et de demander tout simplement à M. Bowls ou à son camarade des nouvelles de la malade. Un jour, s’étant trouvé face à face avec miss Briggs, qui revenait du cabinet de lecture, de gros paquets de romans sous le bras, une rougeur extraordinaire couvrit la figure de M. Crawley, tandis qu’il s’avançait vers la demoiselle de compagnie, pour lui dire un bonjour plus amical. Après s’être promené quelques instants avec elle, il finit par emmener miss Briggs auprès de lady Jane de la Moutonnière, et lui dit :

 

« Lady Jane, permettez-moi de vous présenter la meilleure amie de ma tante et sa plus fidèle compagne, miss Briggs, que vous connaissez déjà à un autre titre, comme auteur des Harmonies du cœur, ces charmantes poésies qui font vos délices. »

 

Lady Jane rougit beaucoup, tendit sa petite main à miss Briggs, lui fit un compliment tout à la fois très-poli et très-inintelligible, parla de son désir d’aller voir miss Crawley, du bonheur qu’elle aurait à connaître les parents et les amis de M. Pitt ; puis, avec un regard doux comme celui d’une colombe, elle prit congé de Briggs, à laquelle M. Pitt fit un salut vraiment digne de ceux qu’il adressait à la grande duchesse Poupernicle lorsqu’il était attaché comme envoyé extraordinaire à sa cour.

 

L’adroit diplomate avait bien profité des leçons du machiavélique Binkie. C’était lui qui avait donné à lady Jane l’exemplaire des poésies de Briggs, qu’il avait ramassé dans un coin à Crawley-la-Reine, exemplaire enrichi d’une dédicace adressée par cette huitième muse à la première femme du baronnet. Il avait apporté ce volume à sa fiancée, ayant d’abord eu le soin de le lire pendant la route et de marquer au crayon les passages dont la douce lady Jane devait se montrer le plus frappée.

 

M. Pitt fit briller aux yeux de lady Southdown les immenses avantages qui pourraient résulter d’une plus grande intimité de rapports avec miss Crawley ; il les lui montra surtout comme alliant à la fois l’intérêt de ce monde à celui du ciel. Miss Crawley vivait désormais seule et abandonnée ; ce réprouvé de Rawdon, par ses écarts monstrueux, par son mariage, s’était aliéné sans retour les affections de sa tante. La tyrannie intéressée de mistress Bute Crawley avait poussé la vieille fille à se révolter contre les prétentions envahissantes de sa cupide parente. Quant à lui, bien qu’il se fût abstenu jusqu’à ce jour par un orgueil exagéré peut-être de toute marque de déférence ou de tendresse à l’égard de miss Crawley, il pensait que le moment était venu d’arriver par tous les moyens possibles à arracher cette âme à l’ennemi du genre humain, et à assurer à sa personne l’héritage de sa chère parente, en sa qualité de chef de la maison Crawley.

 

Lady Southdown, la femme forte de l’Écriture, tomba d’accord sur tous ces points avec son futur gendre ; et dans l’ardeur de son zèle, la conversion de miss Crawley lui semblait l’affaire d’un tour de main. Dans ses domaines de Southdown, cette géante de la vérité ne daignait-elle pas elle-même parcourir en calèche les campagnes qu’elle voulait initier à la grande lumière ? N’envoyait-elle pas de tous côtés des émissaires chargés d’inonder le pays d’une pluie de ses manuels ? Gros-Jean recevait ainsi l’ordre de se convertir sans délai ; Petit-Pierre, de lire sa prose sans résistance ni appel au clergé régulier.

 

Milord Southdown, nature épileptique et obtuse, approuvait et ratifiait les faits et gestes de sa Mathilde. Les croyances de milady se transformant sans cesse, ses opinions variaient à l’infini, par suite de la multitude des docteurs dissidents admis dans son intimité. N’importe quiconque était dans sa dépendance, devait la suivre pas à pas et les yeux fermés. Qu’elle s’adressât, suivant son caprice du moment, au révérend Saunders Mac Nitre, le divin Écossais, ou au révérend Luke Waters, l’angélique Wesleyen, ou à Giles Jowis, le savetier illuminé, enfants, domestiques, fermiers, tout le monde était tenu d’aller, à la suite de milady, s’incliner devant eux et de dire Amen à chacune des professions de foi de ces différents docteurs.

 

Pendant les exercices de piété, milord Southdown, usant du bénéfice de son tempérament souffreteux, obtenait l’autorisation de rester dans sa chambre à boire du vin chaud, tout en écoutant lire son journal. Lady Jane était la préférée du vieux comte, mais aussi elle l’entourait des soins les plus tendres et les plus sincères. Quant à lady Émilie, auteur de la Blanchisseuse de Finchley-Common, elle peignait sous des couleurs si terribles les châtiments de l’autre monde, qu’elle jetait l’épouvante dans l’esprit craintif de son vieux père et que ses accès d’épilepsie, d’après l’avis des médecins, avaient pour principale cause les sermons de cette enthousiaste prédicante.

 

– Eh bien ! oui, j’irai la voir, répondit lady Southdown à M. Pitt, en se rendant à la logique puissante du prétendu de sa fille. Savez-vous quel est le médecin de miss Crawley ? »

 

M. Crawley nomma M. Creamer.

 

« Un praticien des plus dangereux et des plus ignorants, mon cher Pitt. La providence, dans ses adorables desseins, a permis que je lui serve d’instrument pour en purger déjà plusieurs maisons ; deux ou trois fois, malheureusement, je suis arrivée trop tard ; entre autres, chez ce pauvre général Glanders qui allait mourir entre les mains de cet âne fieffé. Grâce aux pilules de Podger, que je lui ai administrées, il y a eu quelques jours de mieux ; mais hélas ! il était trop tard pour que l’effet pût être durable ; sa mort du moins a été des plus douces ; et si la providence l’a retiré de ce monde, c’est sans doute pour son plus grand bien. Je reviens à Creamer, mon cher Pitt ; il ne peut rester auprès de votre tante. »

 

Pitt se rangea tout à fait à cet avis. Lui aussi subissait, comme les autres, l’ascendant de sa noble parente et future belle-mère. Son esprit et son estomac étaient assez robustes pour supporter également bien les remèdes spirituels et temporels de milady, les prédications de Saunders Mac Nitre comme les pilules de Podger, l’élixir de Pokey et les sermons de Luke Waters. Jamais il ne sortait sans avoir soin d’emporter sur lui une provision de ces drogues théologiques et médicales préparées par l’ignorance et débitées par le charlatanisme.

 

« Quant au traitement spirituel, continua milady, il n’y a pas de temps à perdre ; entre les mains de Creamer elle peut trépasser d’un jour à l’autre, et songez, mon cher Pitt, dans quelles tristes dispositions elle se trouve pour faire le grand voyage. Je vais lui dépêcher le docteur Irons. Vite, Jane, écrivez un mot au révérend Bartholomé Irons ; à la troisième personne, entendez-vous ? Vous lui direz que je l’engage à venir prendre le thé ce soir à six heures et demie. Voilà un ardent apôtre. Je suis sûr qu’il ne laissera pas miss Crawley s’endormir avant de l’avoir vue. Et vous, Émilie, ma chère, préparez-moi un paquet de brochures pour miss Crawley ; vous y mettrez : Une Voix dans les flammes, la Trompette de Jéricho, la Marmite cassée, joignez-y encore l’Anthropophage converti.

 

– Et la blanchisseuse de Finchley-Common, dit lady Émilie, il faut marcher droit au but.

 

– Pardon, mesdames, dit Pitt à son tour s’inspirant de sa science diplomatique, avec toute la déférence que je dois à la chère lady Southdown, je pense qu’il faudrait attendre encore avant d’amener miss Crawley sur un terrain aussi grave et aussi sérieux. Sa santé réclame des ménagements, et, en outre, elle a bien peu médité jusqu’à ce jour, sur ce qu’elle avait à faire, pour son éternité bienheureuse.

 

– Raison de plus pour se hâter, mon cher Pitt, dit lady Émilie, en se levant avec son arsenal de brochures.

 

– Une trop grande brusquerie ne réussirait qu’à l’effaroucher. Je connais assez les dispositions mondaines de ma tante pour pouvoir vous assurer qu’en voulant ainsi la convertir d’assaut, nous n’arriverions à d’autres résultats que de la faire persister dans ses voies funestes, loin d’arracher cette âme au péril qui la menace. Pour se soustraire à l’effroi, à l’ennui que vous lui inspirerez, elle jettera vos livres par la fenêtre et nous fermera sa porte au nez.

 

– Pitt, Pitt, vous appartenez aux pompes de ce monde au moins autant que miss Crawley, dit lady Émilie, en remportant ses précieuses brochures.

 

– Inutile de vous dire, chère lady Southdown, continua Pitt à voix basse, sans s’arrêter à cette interruption, combien un manque d’égards ou de prudence pourrait causer de préjudice à nos espérances sur les biens terrestres et périssables de miss Crawley. Sa fortune atteint à un chiffre de soixante-dix mille livres sterling ; pensez de plus à son grand âge, à son tempérament nerveux et délicat. Il existait un testament en faveur de mon frère le colonel Crawley ; elle l’a détruit, je le sais… Beaucoup de douceur, voilà ce qu’il faut employer pour cette âme souffrante et blessée ; évitons donc par-dessus tout ce qui tendrait à l’aigrir, à l’irriter. J’espère en conséquence que vous conclurez avec moi qu’il…

 

– Certainement, certainement, reprit lady Southdown. Jane, mon enfant, il est inutile d’écrire ce billet au docteur Irons. Puisque la santé de miss Crawley la met hors d’état de supporter les fatigues de la discussion, nous attendrons qu’elle aille mieux. J’irai toutefois la voir demain.

 

– Si vous m’en croyez, belle dame, ajouta encore sir Pitt d’un ton caressant, vous n’y conduirez pas notre ardente Émilie ; elle pousse trop loin le prosélytisme : je vous engage plutôt à prendre la douce et tendre lady Jane.

 

– Certainement, certainement, Émilie bouleverserait tous nos plans, » repartit lady Southdown reconnaissant la justesse de cette observation.

 

Pour cette fois donc la comtesse renonça à sa méthode ordinaire d’accabler sous le poids de ses indigestes et rebutants traités la victime que voulait frapper et réduire son ardeur convertissante, c’est ainsi que dans les batailles la canonnade précède toujours les charges de cavalerie française. Quoi qu’il en soit, et sans que nous puissions dire si ce fut par égard pour une santé chancelante et affaiblie, dans le désir de ne point compromettre la félicité éternelle d’une âme égarée, ou peut-être enfin, par suite de calculs intéressés, lady Southdown consentit à temporiser.

 

Le lendemain, la grande voiture de famille Southdown, portant sur ses panneaux la couronne de comte et le losange, avec des armoiries qui rappelaient les alliances avec les Binkie, s’arrêtait en grande pompe à la porte de miss Crawley. Un laquais d’une taille gigantesque, d’une mine grave et béate remit à M. Bowls, pour miss Crawley et miss Briggs, les cartes de sa maîtresse. Après cette première entrée en rapport, lady Émilie se donna, le jour même, la satisfaction d’envoyer sous bande à la demoiselle de compagnie les brochures citées plus haut, et principalement la Blanchisseuse, avec quelques autres traités à l’usage des domestiques, tels que : les Miettes de l’Office, la Poêle et le Fourneau, brochures dont le titre dit assez la haute portée !

 

CHAPITRE II.

Où Jim passe par la porte et sa pipe par la fenêtre.


Miss Briggs s’était sentie singulièrement flattée des prévenances de M. Crawley et du bon accueil de lady Jane. Aussi quand on apporta à Miss Crawley les cartes de la famille Southdown, les paroles élogieuses se pressèrent dans sa bouche sur le compte des visiteurs. La comtesse avait laissé une carte pour elle ! Il y avait là assurément de quoi rendre bien fière cette pauvre délaissée.

 

« Une carte de lady Southdown pour vous, qu’est-ce que cela signifie, miss Briggs ? pour ma part, je n’y comprends rien, » observa miss Crawley au nom de ses principes égalitaires.

 

Sa compagne lui fit humblement remarquer qu’il n’y avait aucun mal à ce qu’une dame de qualité accordât quelque attention à une honnête et pauvre fille.

 

Cette carte fut conservée précieusement dans sa boîte à ouvrage, parmi ses autres trésors du même genre.

 

Elle raconta alors à miss Crawley sa rencontre de la veille avec M. Pitt, en compagnie de sa cousine et future épouse. Elle s’étendit avec une complaisance toute particulière sur l’amabilité et la modestie de cette charmante demoiselle, sur la simplicité excessive de sa toilette, dont elle passa minutieusement en revue tous les articles, depuis le bonnet jusqu’aux brodequins.

 

Miss Crawley ne dit point à Briggs que son bavardage lui brisait la tête ; elle la laissa parler, au contraire, tant qu’elle voulut. Dès qu’elle sentait ses forces revenir, elle se mettait à désirer les visites, et M. Creamer, son médecin, ne voulant point lui permettre de retourner à Londres pour s’y plonger de nouveau dans le tourbillon des plaisirs, elle était enchantée de trouver à Brighton des éléments de société. Elle envoya donc ses cartes le lendemain, en faisant dire à M. Pitt qu’elle serait bien aise de le voir. Il se rendit à cette invitation et amena même avec lui lady Southdown et sa fille. La comtesse douairière évita de parler de l’état déplorable dans lequel se trouvait l’âme de miss Crawley, elle causa toujours avec une discrétion exquise de la pluie et du beau temps, de la guerre, de la chute de Bonaparte ; vanta surtout ses docteurs et ses drogueurs, et porta très-haut les mérites singuliers de Podger, son apothicaire de prédilection.

 

Dès cette première visite, Pitt Crawley frappa un coup de maître en démontrant, clair comme le jour, que si un injuste oubli n’avait pas à ses débuts arrêté sa carrière diplomatique, il n’y avait pas de raison pour qu’il ne pût prétendre aux postes les plus élevés. La comtesse douairière de Southdown ayant pris à parti celui qu’elle appelait l’aventurier Corse, ce monstre souillé de tous les crimes imaginables, ce misérable tyran indigne de voir la lumière du jour, etc., etc., etc. Pitt Crawley se mit à son tour à défendre l’homme de la destinée. Il dépeignit le premier consul tel qu’il l’avait vu à la paix d’Amiens, quand, lui Pitt Crawley, avait eu l’honneur de se lier avec M. Fox, ce grand homme d’État, devant le génie duquel disparaît toute dissidence d’opinion pour ne plus laisser place qu’à l’admiration la plus fervente, ce politique achevé qui avait toujours professé la plus haute considération pour l’empereur Napoléon ; son indignation s’exhala en termes les plus violents contre la conduite déloyale des alliés à l’égard de ce monarque détrôné. L’exil le plus honteux et le plus cruel n’avait-il pas été la récompense de sa foi en la parole donnée ? Et pourquoi ? pour substituer à son autorité la tyrannique domination d’un papiste effréné.

 

Cette sainte horreur de Rome et du pape assurait à M. Pitt une haute position dans l’opinion de lady Southdown, pendant que son admiration pour Fox et Napoléon le grandissait d’autre part dans l’esprit de sa tante. L’amitié de cette dernière pour cet illustre défunt a déjà été l’objet d’une digression dans l’un des premiers chapitres de cette histoire. Whig de cœur et d’âme, miss Crawley, pendant toute la durée de la guerre, avait fait cause commune avec les membres de l’opposition, et bien que la chute de l’empereur n’ait jamais fait grande impression sur les nerfs de la vieille dame, et que les malheurs de l’exilé n’aient point troublé le sommeil de ses nuits, Pitt cependant la prenait par son faible, en louant à la fois ses deux idoles. Cette courte mais énergique protestation avait suffi pour le mettre fort avant dans les bonnes grâces de sa tante.

 

« Et vous, ma chère, que pensez-vous ? » dit miss Crawley en se tournant vers la jeune demoiselle, dont l’air simple et modeste réveillait déjà toutes ses sympathies.

 

C’était, du reste, son habitude de s’enflammer toujours ainsi à première vue ; mais il faut rendre cette justice à son enthousiasme, il était aussi prompt à s’en aller qu’à venir.

 

Lady Jane rougit beaucoup, et répondit que, n’entendant rien à la politique, elle la laissait aux esprits plus profonds que le sien. Elle trouvait une grande justesse aux arguments de sa mère, ce qui n’ôtait rien à l’excellence des raisons de M. Crawley.

 

Quand ces dames se retirèrent enfin pour prendre congé de miss Crawley, celle-ci leur témoigna l’espérance que lady Southdown serait assez bonne pour lui envoyer lady Jane de temps à autre, si toutefois cette dernière voulait bien venir consoler une pauvre recluse abandonnée.

 

La douairière s’y engagea de la meilleure grâce du monde, et l’on se quitta très-bons amis.

 

« Ah ! Pitt, ne me ramenez plus lady Southdown, lui dit la vieille demoiselle à sa visite suivante. C’est en chair et en os la sotte prétention de toute votre lignée maternelle, dont le ciel me préserve comme de la peste. Quant à cette bonne petite lady Jane, vous pourrez me l’amener tant qu’il vous plaira. »

 

Pitt en fit la promesse, mais il garda pour lui ce qui concernait la comtesse Southdown. Il aurait été désolé d’ôter à cette digne matrone la conviction où elle était qu’elle avait produit sur miss Crawley l’impression la plus agréable et en même temps la plus saisissante.

 

Lady Jane se rendit volontiers à la demande de miss Crawley ; intérieurement elle n’était peut-être pas fâchée d’échapper à quelques-unes des mortelles visites du révérend Bartholomé Irons et de tous ces charlatans qui venaient bourdonner autour de la majestueuse comtesse sa mère. Lady Jane tenait fidèle compagnie à miss Crawley, elle l’accompagnait dans ses promenades, elle lui abrégeait par sa présence la longueur des soirées. C’était une si bonne et si douce nature que Firkin elle-même n’en était point jalouse ; miss Briggs aurait voulu l’avoir toujours avec elle, trouvant que son amie la ménageait beaucoup plus devant la bonne lady Jane. Et quant à miss Crawley, elle témoignait à cette jeune fille une affection et une bienveillance particulières. La vieille demoiselle lui faisait le récit de toutes ses histoires de jeunesse, mais sur un ton bien différent de celui qu’elle apportait dans ses confidences à cette petite mécréante de Rebecca. Elle eût regardé comme un manque de convenance de blesser les chastes oreilles de lady Jane par des propos un trop peu lestes : miss Crawley, au milieu de ses goûts voluptueux et mondains, conservait trop de tact pour porter atteinte à tant d’innocence et de pureté. Sa nouvelle compagne n’avait jusqu’alors reçu de témoignage d’affection que de son père, de son frère et de miss Crawley, aussi répondait-elle aux avances de cette dernière par la confiance la plus ouverte et l’amitié la plus franche.

 

Dans les longues soirées d’automne, alors que Rebecca tenait à Paris le sceptre dans les réunions des jeunes officiers de l’armée conquérante, que la pauvre Amélia… hélas ! qu’était devenue la pauvre Amélia, au cœur si profondément blessé ? Dans les longues soirées d’automne, lady Jane, assise au piano, chantait à miss Crawley de simples cantiques, de douces romances, quand déjà les feux du soleil, s’éteignant à l’horizon, ne laissaient plus au ciel que des clartés douteuses, et que la vague gémissante se brisait en mourant sur la plage. Dès qu’elle s’arrêtait, la vieille demoiselle s’éveillait en sursaut et la priait de recommencer, et Briggs, dans son coin, versait des larmes d’une volupté ineffable, tout en paraissant fort acharnée à son tricot. Délicieusement émue, elle contemplait les splendeurs de l’Océan, qui déroulait devant elle ses sombres nuances, ces lampes suspendues sur sa tête qui commençaient à s’allumer à la voûte céleste et à répandre leur éclat vacillant. Qui pourrait dire les joies mystérieuses de cette âme méditative et sensible ?

 

Pitt, renfermé dans la salle à manger avec quelques brochures sur les céréales ou la Revue des Missions, se livrait à ce plaisir traditionnel de tous les Anglais après dîner. Il buvait du Madère, se bâtissait des châteaux en Espagne, se à Adonis, et trouvait que son amour pour Jane atteignait un degré d’intensité qu’il n’avait jamais eu depuis sept ans que durait leur flamme. Ces réflexions le conduisaient insensiblement à ronfler du meilleur de son cœur. À l’heure où M. Bowls, apportant le café, troublait par la lourdeur de sa marche le sommeil de M. Pitt, celui-ci, au milieu de l’obscurité naissante, affectait de paraître absorbé dans la gravité de sa lecture.

 

« Ah ! que je voudrais trouver quelqu’un pour faire ma partie, disait un soir miss Crawley au moment où le domestique arrivait avec la lumière et le café ; la pauvre Briggs n’est pas plus en état de jouer qu’une huître, elle est si bouchée maintenant. Cette vieille fille ne manquait jamais, devant les domestiques, d’assommer la pauvre Briggs de ses réflexions désagréables. Il me semble qu’après un cent de piquet mon sommeil en serait meilleur. »

 

Lady Jane se mit à rougir jusqu’à l’extrémité des oreilles et jusqu’au bout des doigts ; puis quand M. Bowls fut parti, que la porte fut fermée, elle se hasarda à dire :

 

« Miss Crawley, je sais jouer un peu ; j’ai fait quelques parties avec mon pauvre père.

 

– Venez m’embrasser, venez vite m’embrasser, chère petite, » s’écria miss Crawley dans son ravissement.

 

Lorsque Pitt, toujours sa brochure à la main, remonta dans la pièce où se tenaient les dames, il trouva sa tante et sa future appliquant toutes les facultés de leur esprit à cette édifiante occupation.

 

La timide lady Jane rougit beaucoup ce soir-là.

 

Aucune des manœuvres de M. Pitt n’échappait à l’attention de ses chers parents du rectorat de Crawley-la-Reine. L’Hampshire et le Sussex sont limitrophes, et mistress Bute tirait parti du voisinage ; elle savait tout ce qui se passait dans la maison de miss Crawley et même plus encore. Pitt n’en quittait plus. Pitt était des mois entiers sans venir au château, où son abominable père se livrait sans réserve à sa passion pour le rhum et à de déplorables familiarités avec les Horrocks. Les progrès de Pitt auprès de sa tante portaient au comble de la rage ses excellents parents du presbytère. Tout en se gardant bien de convenir de ses torts, mistress Bute s’en voulait beaucoup d’avoir été si arrogante avec Briggs, si avare à l’égard de Bowls et de Firkin ; si bien que de tous les gens de miss Crawley, il ne s’en trouvait plus un seul qui voulût lui donner des renseignements.

 

« Aussi c’est la faute à Bute, disait-elle, revenant toujours à son argument favori ; qu’avait-il besoin de se casser le cou ? si cela n’était point arrivé, j’aurais encore cette vieille fille à merci. Ah ! monsieur Bute, je suis victime de mon devoir et de vos habitudes vagabondes et nullement orthodoxes.

 

– Mes habitudes vagabondes ! allons donc ! c’est vous qui l’avez effarouchée, Barbara, reprit l’homme de la parole sainte, je ne vous conteste pas votre adresse, mais vous avez un diable de caractère ; et puis vous serrez trop bien votre argent.

 

– Si je ne serrais pas si bien le vôtre, monsieur Bute, vous seriez déjà serré en prison.

 

– Eh bien oui ! chère amie, reprit le recteur d’un ton câlin, on rend justice à votre habileté, mais vous êtes trop regardante, entendez-vous. »

 

Le saint homme chercha au fond d’un grand verre de bière, comme un supplément d’éloquence ; puis il reprit :

 

« Quel agrément peut-elle avoir avec une poule mouillée comme ce Pitt Crawley ; un garçon qui prendrait ses jambes à son cou si une oie le regardait de travers. Quand Rawdon, un gaillard celui-là, le poursuivait à coups de fouet autour de l’écurie, Pitt se sauvait appelant papa, maman, à son secours ; un de mes garçons n’aurait qu’à le toucher du doigt pour le faire tomber. Jim me disait encore dernièrement qu’à Oxford on l’avait surnommé miss Crawley. Je dis donc, Barbara… continua le révérend après un moment de silence.

 

– Eh bien ! quoi ? dit Barbara qui se rongeait les ongles et battait la mesure sur la table.

 

– Je dis que nous pourrions bien envoyer Jim à Brighton, pour essayer s’il n’y a rien à faire auprès de cette vieille édentée. Le voilà bien près d’avoir pris ses grades à Oxford, et sauf ses deux échecs… Eh ! mon Dieu, j’ai bien été refusé aussi moi, son père, on peut dire que c’est un garçon lettré qui a reçu le baptême classique. Il s’est lié avec de bons diables comme lui, manie fort bien la rame et tire assez joliment le bâton ; c’est un gaillard, en un mot, bon à lâcher aux trousses de la vieille, et si Pitt ne trouve pas la plaisanterie de son goût, Jim n’aura qu’à lui tordre le cou. Ha ! ha ! ha !

 

– Sans doute, Jim pourrait aller la voir, répondit mistress Bute en poussant un soupir. Si seulement nous pouvions lui faire prendre une de nos filles chez elle ; mais elle ne peut pas les sentir, elle les trouve trop laides. »

 

Les jeunes filles en question, fort bien élevées du reste, mais fort disgraciées de la nature, entendaient toute cette conversation de la chambre voisine, où de leurs doigts noueux elles écorchaient sur le piano un morceau péniblement appris. Toute leur journée se passait ainsi au milieu des exercices musicaux, géographiques, historiques et instructifs. Mais ces talents d’agrément pouvaient-ils suffire à faire passer sur la pauvreté et la laideur, sur une taille petite et difforme ? Pour leur établissement mistress Bute en était réduite à ne plus compter que sur le vicaire de son mari, et encore il n’y en avait que pour une.

 

Jim, sur ces entrefaites, rentra de l’écurie ; une pipe courte et noire était passée au cordon graisseux de son chapeau. Il se mit à parler avec son père des paris engagés aux dernières courses, et la conversation des deux époux en resta là.

 

Mistress Bute n’augurait pas grand’chose de bon d’une démarche de son fils James auprès de leur vieille parente, pour elle, cette tentative n’était que le suprême effort du désespoir. Le jeune envoyé lui-même ne parut se promettre ni grand plaisir ni grand profit de la mission dont on le chargeait ; mais il se consola en pensant que sa vieille parente pourrait lui faire quelque bon cadeau qui lui permettrait de payer les plus intraitables de ses créanciers.

 

Voilà donc Jim parti par la voiture de Southampton et débarqué le soir même à Brighton, avec son porte-manteau et Chourineur son boule-dogue favori. Il était porteur, en outre, d’une immense corbeille remplie des meilleurs produits de la ferme et du verger qu’il devait offrir à miss Crawley au nom de la famille du ministre. Jugeant que l’heure était trop avancée pour se présenter de suite chez la malade, il descendit à l’auberge, et ne se rendit le lendemain chez miss Crawley qu’assez tard dans la matinée.

 

Miss Crawley n’avait point vu son neveu depuis cet âge ingrat où la voix varie, du ton grave aux notes aiguës, à travers un enrouement rauque et désagréable, où les jeunes adolescents se rasent en cachette avec les ciseaux de leurs sœurs, et où la vue des personnes d’un autre sexe produit sur eux des sensations de terreurs indéfinissables ; alors que de grandes mains et de grands pieds se rattachent, sans qu’on sache trop comment, à des vêtements qui semblent tous les jours se raccourcir un peu plus ; alors que, dans le salon, la présence des mêmes adolescents après dîner effarouche les dames qui, à la faveur des premières ombres du crépuscule, se disent tout bas leurs secrets à l’oreille ; alors qu’un certain respect pour leur innocence fort contestable, empêche entre les hommes l’échange de ces grosses plaisanteries qui ont la prétention d’être spirituelles ; alors que le père ne se gêne pas encore pour dire à son fils : Allons, Jacques, mon garçon, va voir de l’autre côté si j’y suis ; et que le jeune homme, à moitié content de retrouver sa liberté, à moitié blessé de ne pas être traité en homme, laisse les messieurs vider quelques bouteilles.

 

À cette époque, James n’avait pu encore être classé dans un genre bien défini ; mais maintenant c’était un homme et un homme accompli. Grâce à son éducation classique, il possédait ce vernis inappréciable que seule peut donner la vie universitaire. Criblé de dettes et refusé à tous ses examens, rien ne manquait à sa réputation de bon enfant ; c’était du reste un assez beau garçon. Lorsqu’il se rendit auprès de sa tante, sa mine rougissante, sa gaucherie même réussirent assez bien auprès de cette vieille fille aux affections volages ; elle aimait ces symboles de santé et d’innocence.

 

Il dit à la vieille parente qu’il était venu passer un ou deux jours à Brighton pour voir un de ses camarades de collége et… pour lui présenter ses respects, ainsi que ceux de son père et de sa mère, qui faisaient des vœux pour sa santé.

 

Pitt se trouvait dans la chambre de miss Crawley quand on annonça le nouveau venu ; il devint tout pâle en entendant son nom. La vieille dame se sentait en veine de belle humeur ; elle prit un véritable plaisir aux alarmes de M. Pitt, et s’efforça de les redoubler. Elle s’informa avec le plus grand intérêt de tous les habitants de la cure, et assura Jim que son intention était d’aller y passer quelques jours. Elle le félicita beaucoup de sa bonne mine, le trouva bien grandi, tout en regrettant que ses sœurs ne fussent pas d’une aussi belle venue que lui. Apprenant qu’il était descendu à l’hôtel, elle ne voulut pas lui permettre d’y retourner et ordonna à M. Bowls de faire apporter immédiatement chez elle les bagages de M. James Crawley.

 

« Et surtout, Bowls, ajouta-t-elle avec une grande amabilité, ayez soin d’acquitter la note de M. James. »

 

Elle lança à Pitt un regard provocateur et triomphant qui fit presque étouffer de jalousie l’infortuné diplomate. Jamais sa tante n’en avait tant fait pour lui ; jamais sa tante ne lui avait offert l’hospitalité sous son toit, et à première vue elle accordait ce bon accueil à ce goujat qui sentait le fumier.

 

« Pardon, monsieur, dit M. Bowls en s’avançant avec un profond salut ; à quel hôtel Thomas ira-t-il prendre vos bagages ?

 

– Ah diable ! dit l’adolescent en se levant tout alarmé ; je vais y aller moi-même.

 

– Le nom de l’hôtel ? dit miss Crawley.

 

– Au veau qui tette, » répondit Jacques rougissant jusqu’au blanc des yeux.

 

À ce nom, miss Crawley éclata de rire ; M. Bowls, profitant de ses prérogatives comme familier de la famille, ne put s’empêcher de l’imiter, en ayant soin de porter sa main devant sa bouche pour étouffer le bruit ; enfin le diplomate sourit du bout des lèvres.

 

« C’est que… je… je n’en connaissais pas de meilleur, dit Jacques les yeux baissés ; je ne suis jamais venu ici, et c’est le cocher qui me l’a indiqué. »

 

Or, voici la vérité : sur l’impériale de la voiture, maître Jim avait trouvé l’invincible Broaïcow, qui venait à Brighton faire assaut avec le terrible Gatecautt, et, enchanté de la conversation de son compagnon de route, il avait passé la soirée avec lui et sa société à l’auberge susdite.

 

« Je vais y aller moi-même, et payer ma note, continua Jacques, je ne voudrais pas, madame, vous laisser la charge de cette dépense. »

 

Cet acte de haute délicatesse accrut encore la belle humeur de sa tante.

 

« Allez régler ce compte, Bowls, fit-elle avec un geste impératif, et puis vous me l’apporterez. »

 

Pauvre chère dame, elle ne savait pas ce qui la menaçait !

 

« C’est que… c’est qu’il y a aussi un petit chien, dit Jacques avec un regard profondément contrit, et à cause de lui il est nécessaire que j’y aille. Il s’en prend toujours aux jambes des laquais. »

 

Ce détail excita l’hilarité générale. Briggs et lady Jane, qui s’étaient jusqu’alors tenues silencieuses pendant cette entrevue, firent tout comme les autres ; et Bowls sortit de la pièce sans ajouter un mot de plus.

 

Toujours en vue de s’amuser des tortures de son autre neveu, miss Crawley continua ses avances au jeune étudiant d’Oxford. Une fois qu’elle se mettait en train rien ne pouvait plus arrêter son amabilité et ses louanges. Pitt était invité pour ce soir-là à dîner, elle retint bien vite James pour la promenade, le fit asseoir à côté d’elle dans sa voiture et le conduisit ainsi en triomphe sur toute la plage. Pendant cette excursion elle lui débita mille compliments, elle cita des passages d’auteurs français et italiens, le traita en érudit profond, lui déclarant qu’elle était convaincue qu’il aurait la médaille d’or et prendrait un rang distingué parmi les Senior Wranglers[2].

 

« Oh ! oh ! fit avec un gros rire James, encouragé par ces compliments, des Senior Wranglers il n’y en a que dans l’autre bazar.

 

– Qu’appelez-vous l’autre bazar, mon cher enfant ? dit la vieille dame.

 

– Les Senior Wranglers sont à Cambridge et non pas à Oxford, » dit l’étudiant avec un air de connaisseur.

 

Il se disposait à devenir plus aimable et plus communicatif encore, lorsque soudain il aperçut sur la plage, dans un char-à-banc tiré par une espèce de rosse, ses amis de l’auberge habillés en jaquettes de flanelle rouge ornées de boutons de nacre, avec une recrue de trois autres messieurs du même numéro. Ils saluèrent tous le pauvre Jim, malgré ses efforts pour se dissimuler derrière sa tante. Cet incident acheva de mettre la confusion dans l’esprit du timide jeune homme, et de tout le reste de la promenade il ne fut plus en état de répondre ni oui ni non.

 

En rentrant, il trouva sa chambre toute prête, ainsi que son porte-manteau. Il put remarquer l’air grave et dédaigneux de M. Bowls, en le conduisant à la pièce où il devait coucher. Mais c’était bien M. Bowls qui préoccupait sa pensée ! Il maudissait sa destinée qui l’avait jeté dans une maison hantée par de vieilles femmes qui débitaient des lambeaux de français et d’italien et lui parlaient poésie.

 

James arriva pour le dîner, à moitié étouffé dans sa cravate blanche. Il eut l’honneur de donner la main à lady Jane pour descendre l’escalier, tandis que Crawley les suivait par derrière ayant au bras sa vieille tante, qui, sous ses couvertures, ses châles et ses coussins, avait l’air d’un ballot vivant. Briggs passa la moitié de son dîner à préparer les morceaux de la malade et à couper du poulet pour l’épagneul.

 

James ne fit pas grands frais d’éloquence, mais il se contenta d’offrir du vin à toutes les dames et absorba la plus grande partie d’une bouteille de champagne qu’on avait mise sur la table en son honneur. Quand les dames se furent retirées et que les deux cousins se trouvèrent seuls, l’ex-diplomate devint très-bon compagnon. Il interrogea James sur ses occupations au collége, sur ses projets d’avenir, et lui souhaita le succès avec une touchante effusion. Le porto semblait avoir délié la langue de James ; il raconta à son cousin sa vie, ses espérances, ses dettes, ses embarras, ses farces à l’université, tout en vidant avec la plus grande prestesse les bouteilles rangées devant lui et dégustant avec un plaisir égal le porto et le madère.

 

« Ma tante veut avant tout, dit M. Crawley, ne laissant jamais vide le verre de son cousin, que l’on se trouve ici comme chez soi. Sa maison est le temple de la liberté, James, et vous ne pouvez pas faire de plus grand plaisir à miss Crawley que d’en agir à votre fantaisie et de vous faire servir à votre goût. Je sais que vous m’en vouliez tous dans le comté parce que j’étais un tory, Miss Crawley est assez libérale dans ses idées pour respecter toutes les convictions ; elle est républicaine par principe, et méprise toutes les distinctions de rang et de naissance.

 

– Vous n’en allez pas moins épouser la fille d’un comte ? reprit James.

 

– Que voulez-vous, mon cher ? ce n’est pas la faute de lady Jane si elle sort de bonne souche, répliqua M. Pitt avec un air de suffisance ; elle aura beau faire, elle n’en sera pas moins noble, et, d’ailleurs, je suis tory, vous savez bien.

 

– Je m’entends, dit Jim ; le bon sang est toujours le bon sang. C’est que, voyez-vous, je ne mange pas au même râtelier que tous vos révolutionnaires. Que diable ! on sait ce que c’est que d’être gentilhomme. Voyez dans les courses de bateaux, voyez dans les assauts de boxe ; c’est la race qui fait tout ; voyez encore dans la chasse aux rats : qu’est-ce qui l’emporte ? ce sont les chiens de bonne race. Passez-moi donc le porto, Bowls, mon vieux, que je dise un mot à cette bouteille. Où en étais-je ?

 

– Je crois que vous en étiez aux chiens qui chassent les rats, fit Pitt en tendant à son cousin le carafon auquel il voulait dire un mot.

 

– À la chasse aux rats ? Eh bien, Pitt, aimez-vous ce spectacle ? Voulez-vous voir un chien qui sait s’y prendre pour tuer un rat ? Vous n’aurez qu’à venir avec moi chez Tom Corduroy, et je vous montrerai… Mais, bête que je suis ! s’écria Jacques en riant de sa propre sottise, chien ou rat, peu vous importe ; pour vous, ce sont des niaiseries. Le diable m’étrangle si vous êtes en état de distinguer un caniche d’un canard.

 

– Oh ! pas du tout, continua Pitt, de plus en plus prévenant. Vous parliez du sang et des priviléges attachés à une noble origine… Tenez, voici une nouvelle bouteille.

 

– Oui, le sang, dit James, en faisant disparaître la liqueur vermeille dans les profondeurs de son gosier ; il n’y a rien de tel que le sang, monsieur, chez les chevaux, les chiens et les hommes. Tenez, au dernier trimestre, avant que j’aille m’installer à la campagne, un peu avant ma rougeole, si je ne me trompe, eh bien ! j’étais avec Ringwood du collége du Christ, vous savez bien, Bob Ringwood, le fils de lord Cinqbars, nous prenions notre bière à la Cloche de Blenheim, le batelier de Banbury nous défia l’un ou l’autre à la lutte, en pariant un bol de punch, aux frais du battu. Je n’étais bon à rien, j’avais le bras en écharpe, j’étais obligé d’enrayer les roues, ma vieille rosse de jument m’avait jeté à bas deux jours auparavant. Ah ! je me suis bien cru un moment avec le bras cassé… J’étais donc hors d’état d’entrer en lutte avec lui ; mais Bob s’en est chargé : il a mis bas son habit, et le voilà campé en face du batelier. Ce n’a pas été long : en trois minutes et en quatre tournées, il lui a donné son affaire. Comme il vous l’a arrangé ! Et comment expliquez-vous cela, monsieur ? Par le sang, rien que par le sang, monsieur.

 

– Mais vous ne buvez pas, James, continua l’ex-attaché d’ambassade ; de mon temps, à Oxford, on était plus expéditif qu’on ne paraît l’être chez vous sur l’article de la bouteille.

 

– C’est bon, c’est bon, dit James en se grattant le nez et en tournant vers son cousin de gros yeux qui nageaient dans leurs orbites, pas de plaisanteries, l’ancien ; vous voudriez essayer ma capacité, vous voudriez me faire battre la campagne, mais suffit, mon maître ; in vino veritas, mon vieux. Mars, Bacchus, Apollo, virorum. Qu’en dites-vous ? La tante ferait bien d’envoyer quelques bouteilles de ce vin-là à mon très-honoré père. Savez-vous qu’il est fameux !

 

– Vous n’avez qu’à le lui demander, continua le digne élève de Machiavel, et commencez toujours par en faire votre profit, comme dit le poëte :

 

« Nunc vino pellite curas,

Cras ingens iterabimus æquor. »

 

Après cette citation, faite avec une dignité toute parlementaire, Pitt avala à peu près un doigt de vin, ayant eu soin de trinquer son verre avec grand fracas contre celui de son cousin.

 

Au rectorat, lorsqu’après dîner on débouchait une bouteille de vin de Porto, on le remplaçait, pour les demoiselles, par un petit verre de cassis. Mistress Bute avait droit à un verre sur la bouteille et l’honnête James à deux pour l’ordinaire, et le père fronçait le sourcil si par hasard on cherchait à prélever une plus large contribution sur son porto. En fils soumis, James mettait un frein à ses désirs et prenait son dédommagement soit en cassis, soit en genièvre ; il avait sa réserve à l’écurie, et là se remettait à boire en compagnie du cocher et de sa pipe. Ce n’était pas toujours bien bon, mais au moins il se rattrapait sur la quantité. James, trouvant à la fois chez sa tante la quantité et la qualité, montra qu’il appréciait l’une et l’autre et qu’il n’avait pas besoin des encouragements de son cousin pour se décider à mettre à sec la seconde bouteille que Bowls servit devant lui.

 

Lorsque le moment de prendre le café fut venu, et qu’il fallut rejoindre les dames dont il avait un si grand effroi, le jeune étudiant perdit soudain son aimable franchise et sa verve joyeuse, et retomba dans son silence et sa timidité ordinaires. Il répondit par oui et non, il fit une mine boudeuse à lady Jane, et renversa une tasse de café sur la robe de miss Briggs.

 

À défaut de parler, il bâilla plusieurs fois à se démettre la mâchoire. Sa présence répandit comme un air de tristesse et de gêne au milieu des distractions habituelles de cette petite société : miss Crawley et lady Jane en faisant leur piquet, miss Briggs en travaillant à son ouvrage, se sentaient mal à l’aise et contraintes sous ce regard fixe et aviné.

 

« Comme il est gauche et à bout de paroles ! dit miss Crawley à M. Pitt.

 

– Avec les hommes il est beaucoup plus communicatif, » répliqua sèchement notre Machiavel, fort désappointé de voir que le vin de Porto manquait son effet.

 

Jim passa une partie de la matinée suivante à écrire à sa mère le récit du brillant accueil que lui avait fait miss Crawley. Mais, hélas ! il ignorait les amères déceptions que lui préparait le jour dont il voyait lever l’aurore ; sa faveur devait être un terrible exemple de la fragilité des choses de ce monde. Jim avait oublié dans sa relation un événement bien vulgaire, mais dont la conséquence ne devait pas en être moins fâcheuse pour lui, un événement qui avait eu lieu à l’auberge du Veau qui tette, dans la nuit qui précéda l’installation de Jim chez sa tante.

 

Voici le fait : James avait l’humeur très-généreuse et, comme on dit, le cœur sur la main, surtout dans ses excursions aux vignes du Seigneur. Pour charmer les longueurs de la nuit qu’il avait passée avec l’invincible Broaïcow, le terrible Gatecautt et leurs amis, il avait fait servir à ces messieurs, par deux ou trois fois différentes, de l’eau et du genièvre, ce qui, sur la note de James, présentait un total de dix-huit verres à huit sous le verre. Le mal n’était point dans la somme des huit sous multipliés par dix-huit, mais dans la quantité de liquide que ce prix n’indiquait que trop et qui montrait sous le jour le plus fâcheux les inclinations du pauvre James. Que dut penser la tante lorsque M. Bowls, d’après ses ordres, lui rapporta la note acquittée ?

 

L’aubergiste, dans la crainte qu’on lui cherchât chicane sur l’addition, affirma que le jeune homme avait tout consommé, tout, jusqu’à la dernière goutte ; Bowls paya donc et, à son retour, montra le curieux document à mistress Firkin, qui resta toute stupéfaite d’une si prodigieuse consommation de genièvre ; puis porta la susdite note à miss Briggs, qui, en sa qualité d’intendante générale, crut qu’il était de son devoir de faire part à la très-haute et très-puissante miss Crawley d’un fait si extraordinaire.

 

Jim aurait bu douze bouteilles de bordeaux, que la vieille fille aurait encore trouvé dans les trésors de son indulgence les moyens de lui pardonner : M. Fox et M. Sheridan buvaient du bordeaux ; l’aristocratie buvait du bordeaux. Mais dix-huit verres de genièvre engloutis dans un ignoble bouchon, hanté par les boxeurs de bas étage, c’était un crime odieux, irrémissible. Bien d’autres charges allaient peser sur l’infortuné. En entrant au salon, il le remplit des parfums de l’écurie où il avait été faire sa visite à Chourineur. Dans sa promenade avec son charmant favori, il avait rencontré miss Crawley et son épagneul poussif. Chourineur avait manqué ne faire qu’une bouchée de l’infortuné quadrupède, si celui-ci, par ses cris de détresse, n’eût attiré à temps l’intervention de miss Briggs, tandis que l’inhumain propriétaire du boule-dogue se tenait les côtes à force de rire des terreurs et des cris du petit animal. Enfin, l’imprudent garçon finit, ce soir-là, par secouer tout à fait sa retenue de la veille. Au dîner, il fut d’une gaieté folle, et décocha deux ou trois épigrammes contre Pitt Crawley. Après le dessert, il but autant que le jour précédent, et, rentré au salon, débita aux dames, sans la moindre pudeur, plusieurs histoires graveleuses de l’université d’Oxford, se mit sur le chapitre des boxeurs célèbres, détailla leurs qualités musculaires, et proposa joyeusement à lady Jane de soutenir un pari pour ou contre le terrible Gatecautt, en lui laissant l’avantage du choix. Enfin, il couronna cette aimable plaisanterie en offrant à son cousin Pitt Crawley un assaut avec ou sans gants.

 

« On n’a rien de mieux à votre service, mon gaillard, lui dit-il avec un gros rire et en lui tapant sur l’épaule ; c’est mon père qui m’a fort engagé à vous proposer la lutte, et m’a dit qu’il se mettait de moitié dans le pari. Ha ! ha ! »

 

Tout en parlant ainsi, l’aimable champion jetait une œillade significative à la pauvre Briggs, et par-dessus l’épaule faisait à sir Pitt avec le pouce un geste moitié insultant, moitié railleur.

 

Tout en se sentant froissé de ce ton léger à son égard, Pitt n’était pas fâché de l’aventure. Quant à Jim, sa gaieté ne connaissait plus de frein, au moment des adieux pour aller se mettre au lit, il s’empara du bougeoir de sa tante ; et après avoir traversé la pièce d’un pas chancelant, lui adressa, sur le seuil de la porte, le sourire le plus agréable qu’un ivrogne trouve à sa disposition. Il rentra dans sa chambre avec la douce conviction que l’argent de sa tante était désormais assuré à ses parents et à leurs héritiers.

 

Sa solitude semblait devoir au moins suspendre le cours de ses bévues ; mais sur cette pente fatale, rien ne devait l’arrêter, et il trouva encore le moyen d’aggraver sa situation. La lune, caressant la mer de sa douce lumière, attira James à la fenêtre pour admirer le majestueux spectacle du ciel et de l’Océan. En ami des beautés de la nature, il pensa qu’une bonne pipe ajouterait aux jouissances de ses rêveries contemplatives.

 

« La fenêtre ouverte, la tête penchée en avant, le grand air emportera l’odeur d’une pipe, et on ne se doutera même pas que j’ai fumé. »

 

Ce qui fut dit fut fait. Mais James, encore tout étourdi de ses libations prolongées, oublia de fermer sa porte. Les rafales de la brise s’engouffrant dans la chambre, établirent un courant d’air qui porta les bouffées de tabac à l’étage inférieur, contrairement aux calculs de Jim. L’odeur de la pipe envahit toute la maison, et arriva dans toute sa force chez miss Crawley et miss Briggs.

 

Ce fut là le coup de grâce. Les Bute Crawley ne surent jamais combien de mille livres leur coûta cette pipe fumée par Jim. Firkin descendit auprès de Bowls, qui d’une voix caverneuse et sépulcrale lisait à son second la Poêle et le Fourneau. L’air effaré de Firkin fit d’abord croire à M. Bowls et à son jeune auditeur que les voleurs étaient dans la maison, et que la femme de chambre avait aperçu pour le moins leurs pieds sous le lit de sa maîtresse. Quand il fut instruit de l’affaire, en trois bonds il franchit l’escalier et se présenta chez James, qui ne se doutait de rien.

 

« Monsieur James, monsieur James, lui cria-t-il d’une voix vivement émue et qui ne manquait pas de pathétique, pour l’amour de Dieu, monsieur, quittez cette pipe ; ah ! monsieur James, qu’avez-vous fait, continua-t-il, en jetant par la fenêtre l’objet en question, ces dames ne peuvent souffrir cette odeur.

 

– Eh bien ! ces dames n’ont qu’à ne pas fumer, » répondit Jacques avec un rire de butor, et il pensait avoir fait une excellente plaisanterie.

 

Les idées de M. James se modifièrent singulièrement à ce sujet quand le lendemain le jeune subordonné de Bowls, en lui apportant ses bottes et son eau chaude pour sa barbe, lui remit, comme il était encore au lit, un billet de la main de miss Briggs, dont voici le contenu :

 

« Cher monsieur, y disait-on, miss Crawley a passé une très-mauvaise nuit qu’elle attribue à cette odeur révoltante de tabac, dont vous avez rempli sa maison. Miss Crawley se sentant par trop souffrante ce matin, me charge de vous exprimer ses regrets de ne pas recevoir vos adieux avant votre départ, et elle regrette de vous avoir fait quitter votre auberge, où, elle en a l’assurance, vous trouverez bien mieux que chez elle tout ce qui peut vous être agréable pendant le reste de votre séjour à Brighton. »

 

Ici se termina la carrière de l’honnête Jim, comme aspirant aux faveurs de sa tante. Il venait de faire sans le savoir ce dont il s’était vanté, il avait livré un assaut à son cousin Pitt, mais il sortait battu de la lutte.

 

Qu’était devenue pendant ce temps l’ancienne favorite de miss Crawley et la première engagée dans cette course aux écus ? Becky et Rawdon s’étant retrouvés tous deux en bonne santé après la bataille de Waterloo, allèrent passer ensemble l’hiver de 1815 à Paris, au milieu de tous les raffinements du luxe et des plaisirs. Rebecca calculait à merveille, et dans ses comptes l’argent qu’elle avait soutiré au pauvre Joseph Sedley pour ses deux chevaux devait fournir pendant une année au moins aux dépenses de sa maison. Du reste, il ne se présenta pas d’acheteur pour les pistolets de combat qui avaient envoyé la mort au capitaine Marker, pour le nécessaire en or et le manteau doublé de fourrure. Becky avait transformé ce dernier en une pelisse qu’elle mettait pour aller à cheval au bois de Boulogne, où tous les promeneurs s’arrêtaient pour l’admirer.

 

Nous ne parlerons que pour souvenir de l’accueil enthousiaste que lui fit son mari lorsqu’après l’avoir rejoint à Cambrai, elle se mit à découdre toutes les doublures de ses robes, et qu’il en sortit pêle-mêle montres, breloques, bijoux et valeurs de toute espèce, cachés par elle dans la ouate, pour le cas où il aurait fallu fuir de Bruxelles. Tufto n’en revenait pas, Rawdon en pouffait de rire, et jurait que de sa vie il n’avait vu jouer de tours pareils. Puis c’était un feu roulant de plaisanteries sans fin sur le compte du pauvre Joe, le tout assaisonné par la verve piquante que l’on connaît à Rebecca. L’admiration du mari pour sa femme était fort voisine de la folie ; sa foi en elle ne pouvait se comparer qu’à celle des soldats français en leur empereur.

 

À Paris, Rebecca marcha de triomphe en triomphe. Les dames françaises la trouvaient charmante ; elle parlait leur langue dans la perfection ; les imitait à s’y méprendre dans leurs modes, leur vivacité et leurs manières. Son mari, à la vérité, était une espèce de souche ; mais n’est-ce pas là le caractère de tous les maris anglais, avec une variation du plus au moins ? Et puis à Paris, comme on sait, il suffit d’un mari ridicule pour rendre une femme intéressante. Crawley n’était-il pas d’ailleurs l’héritier de la riche miss Crawley qui avait donné asile, dans sa maison, à tant de nobles émigrés français ? C’était donc la moindre chose que leurs hôtels s’ouvrissent en retour à la femme du colonel.

 

Une grande dame, à laquelle miss Crawley avait acheté, sans marchander, ses dentelles et ses bijoux, qu’elle avait souvent reçue à sa table pendant la tempête révolutionnaire, lui écrivait les lignes suivantes :

 

« Que notre chère miss vienne donc voir à Paris son neveu, sa nièce, tous ceux enfin qui lui conservent une large place dans leurs tendres souvenirs. On raffole ici de la charmante femme du colonel, de cette jolie espiègle qui nous rappelle la grâce et l’esprit de notre bien-aimée miss Crawley. Le roi l’a remarquée hier aux Tuileries, et Monsieur lui a accordé une attention qui a éveillé nos jalousies. Que n’étiez-vous là, chère demoiselle, pour voir le dépit d’une certaine milady Bareacres, qui promène dans toutes nos réunions son nez crochu et sa toque à panache, lorsque madame la duchesse d’Angoulême, l’auguste fille de nos rois et la compagne de leur exil, s’est fait présenter mistress Crawley, votre nièce et chère protégée, pour la remercier, au nom de la France, de l’intérêt et des sympathies que nos malheureux amis ont trouvés auprès de vous dans leur exil. Mistress Crawley est de toutes les fêtes et de tous les bals, bien qu’elle ne prenne pas une part active à nos danses. On ne saurait vous exprimer combien excite d’intérêt cette charmante créature, entourée des hommages les plus flatteurs et sur le point de devenir mère ! Rien qu’à l’entendre parler de vous, de sa seconde mère, comme elle vous appelle, le cœur le plus insensible et le plus dur verserait des larmes. C’est une affection bien profonde et bien vraie, et nous ne pouvons mieux faire que l’imiter dans sa tendresse pour l’aimable et vénérée miss Crawley ! »

 

Il était à craindre que cette lettre de la grande dame parisienne ne fît pas grand bien aux affaires de Becky auprès de son aimable et vénérée parente. Et en effet, la fureur de la vieille demoiselle ne connut plus de bornes quand elle apprit la situation de Rebecca et cet excès d’audace à se couvrir de son nom pour s’insinuer dans les salons à la mode. La confusion de ses pensées, son affaiblissement physique ne lui laissant plus un esprit assez présent pour pouvoir répondre à ses correspondants en français, elle dicta à Briggs dans son propre idiome une lettre furibonde où elle désavouait toutes les paroles de mistress Rawdon Crawley et la dénonçait au public comme la personne la plus dangereuse par ses artifices et ses intrigues.

 

Mais Mme la duchesse de *** ayant passé vingt ans en Angleterre, était bien excusable de ne pas comprendre l’anglais ; elle se contenta de dire à Rawdon, la première fois qu’elle le rencontra, que la chère miss lui avait écrit une charmante lettre pleine de choses aimables pour mistress Crawley. Dès lors cette dernière commença à espérer de voir tomber sous peu les ressentiments de leur vieille parente.

 

Quoi qu’il en soit des colères de miss Crawley à ce sujet, mistress Rawdon était de l’autre côté du détroit l’objet de tous les hommages comme la plus spirituelle des Anglaises. Ses soirées offraient l’aspect d’un petit congrès européen : Prussiens, Cosaques, Espagnols, Anglais et Français se donnaient rendez-vous chez elle ; car pendant ce fameux hiver de 1815, Paris était devenu le point du réunion de tout le monde civilisé. Si le quartier aristocratique de Londres avait pu voir tous les crachats, tous les cordons qui couvraient la poitrine des nobles invités de Rebecca, il n’eût pas manqué d’en éprouver la plus violente jalousie. Les plus fameux capitaines de l’époque caracolaient autour de sa voiture au bois de Boulogne, ou se pressaient dans sa petite loge à l’Opéra. Le cœur de Rawdon débordait d’orgueil, et comme à Paris il n’avait à craindre l’importunité d’aucun créancier, chaque jour ramenait quelque partie chez Véry ou chez Beauvilliers. La moitié de sa vie se passait au jeu, et sa veine se soutenait toujours. Tufto seul ne partageait pas l’allégresse générale : mistress Tufto avait pris fantaisie de venir visiter Paris ; d’autre part plus de vingt généraux faisaient cercle autour de la chaise de Becky, et elle avait à choisir entre vingt bouquets lorsqu’elle se rendait au théâtre. Lady Bareacres et tout l’état-major féminin souffraient des tortures de l’envie à voir les triomphes de cette petite parvenue, dont la langue à double tranchant laissait une plaie cuisante dans l’âme de ces chastes personnes. Mais il n’y avait rien à faire contre elle. N’avait-elle pas tous les hommes de son côté ? Cette coalition féminine ne réussissait point à dérouter l’indomptable courage de cette petite femme, et la médisance mourait dans le cercle même qui la voyait naître.

 

L’hiver de 1815 s’écoula au milieu de ces joies et de ces plaisirs pour mistress Rawdon Crawley. Elle paraissait aussi familière à cette vie de luxe et d’élégance que si depuis des siècles sa famille n’en avait jamais connu d’autre. Du reste, son esprit, ses talents, son énergie, la désignaient pour la place d’honneur dans ce monde de mensonges et de vanités.

 

Aux premiers jours du printemps de 1816, on lisait les lignes suivantes dans les colonnes du Galignani’s Messenger :

 

« Le 26 mars, mistress Crawley, femme du lieutenant-colonel Crawley, du ***e régiment des Life Guards, est accouchée d’un fils. »

 

Tous les journaux de Londres répétèrent cette nouvelle, et un jour, à déjeuner, miss Briggs faisant à miss Crawley la lecture de la feuille du matin, lui apprit par cette voie l’accroissement survenu dans sa famille. Tout prévu qu’il était, cet événement donna lieu à une crise terrible dans les résolutions de miss Crawley. La fureur de la vieille dame atteignit aux dernières limites ; elle manda sur-le-champ son neveu M. Pitt et Lady Southdown, et exigea immédiatement la célébration de leur mariage, si longtemps projeté. Elle leur annonça son intention de constituer aux jeunes époux une rente de mille livres sterlings sa vie durant ; à sa mort ses biens devaient revenir en toute propriété à son neveu et à sa chère nièce lady Jane Crawley. Waxy vint rédiger les actes, lord Southdown conduisit sa sœur à l’autel, le mariage fut célébré par un évêque, au grand désappointement du révérend Bartholomé Irons.

 

Après la cérémonie, Pitt aurait désiré partir avec sa jeune épouse, suivant l’usage des personnes de son rang. Mais la tendresse de la vieille fille pour lady Jane avait atteint un tel degré d’intensité, qu’elle déclara catégoriquement ne pouvoir se séparer de sa favorite. Pitt et sa femme vinrent donc s’établir sous le même toit que miss Crawley. Le pauvre Pitt n’eut pas fort à se louer de tous ces arrangements, car il se trouvait ainsi placé entre les boutades de sa tante d’une part, et de sa belle-mère de l’autre. Lady Southdown était venue fixer ses quartiers dans le voisinage et de là prétendait régenter toute la famille. Il fallait avaler sans mot dire ses drogues et ses brochures, et Creamer dut céder la place à Rodgers. Avant peu, miss Crawley avait perdu jusqu’à l’apparence de l’autorité, et elle devint craintive au point de ne plus dire de sottises à Briggs ; elle s’attacha de plus en plus à sa nièce et sentit ses terreurs s’accroître de jour en jour à l’approche de la mort. Espérons toutefois que les tendres soins de lady Jane adoucirent les derniers pas de sa vieille parente dans le chemin que nous avons à parcourir ici-bas à travers la douleur et la lutte.

 

CHAPITRE III.

Veuve et mère.


On reçut à la fois en Angleterre la nouvelle des deux succès remportés par l’armée anglaise aux Quatre-Bras et à Waterloo. Les Trois-Royaumes tressaillirent d’orgueil et de douleur à l’annonce de ces glorieux faits d’armes, car les chants de victoire ne pouvaient faire oublier les pleurs que l’on devait aux blessés et aux morts. Dans chaque village, dans chaque chaumière, à l’arrivée des grandes nouvelles de Flandre, c’étaient des explosions de joie à côté des sanglots et des larmes, les enivrements du triomphe mêlés au deuil et à l’affliction. Pendant qu’on parcourait avec une anxieuse avidité la liste des victimes de la guerre et qu’on apprenait par elle la mort ou le salut d’un ami ou d’un parent, on passait successivement à travers les angoisses les plus accablantes, les incertitudes de l’espoir et du doute.

 

Cette liste sanglante se complétait chaque jour. On peut juger encore à distance du supplice cruel de ceux qui devaient attendre jusqu’au lendemain la suite de cette histoire de deuil, de l’empressement sauvage avec lequel on se disputait les feuilles encore humides de l’imprimerie. Si pour une seule bataille où nous n’avions que vingt mille hommes engagés, l’émotion était si forte dans tous les cœurs, on peut se faire une idée de l’état de l’Europe pendant vingt années de boucherie alors que chaque nation envoyait des millions d’hommes sur les champs de bataille, et que chacun d’eux, en frappant son adversaire, mettait une famille au désespoir.

 

Les nouvelles apportées par la Gazette tombèrent comme un coup de foudre dans la maison Osborne. Les jeunes filles ne cherchèrent point à dissimuler leur douleur. Le vieux père, déjà miné par un noir chagrin, s’affaissa davantage sous le poids de cette dernière infortune. Il tenta de se persuader que la main de Dieu avait frappé son fils, par suite de sa désobéissance. Il ne voulait pas encore reconnaître la sévérité de la sentence qu’il avait portée contre lui, il ne voulait pas avouer ses regrets du trop rapide accomplissement de ses menaces.

 

Parfois saisi d’une terreur subite, il frissonnait de tous ses membres, comme si une voix accusatrice lui reprochait le malheur qu’il avait appelé sur la tête de son fils. Jusqu’alors la réconciliation lui était apparue comme une vague et lointaine espérance ; la femme de son fils pouvait mourir : l’enfant prodigue pouvait rentrer au foyer domestique, et dire : « Mon père, j’ai péché. » Mais maintenant plus rien. Son fils était à l’autre bord du gouffre que l’on franchit pour l’éternité.

 

Plus il se rappelait le terrible accès de fièvre auquel chacun avait cru que son fils ne pourrait résister, il le voyait encore sur son lit, sans voix, sans mouvements, les yeux d’une fixité effrayante. Comme il s’attachait alors aux pas du docteur, comme il interrogeait ses moindres gestes avec une navrante anxiété ; et quelle joie dans son cœur, après la fin de cette terrible crise, quand son fils eut repris ses sens, quand il rouvrit les yeux pour voir son père, pour le reconnaître par un regard de tendresse. Tandis que maintenant, plus rien, pas même cette dernière espérance qui n’abandonne pas au chevet du malade condamné ; plus rien qu’un corps froid et inanimé, dont il n’avait plus à attendre les paroles de soumission que réclamait son orgueil irrité, son autorité froissée et méconnue. Car, chose pénible à dire, le cœur du vieil Osborne souffrait avant tout de la pensée que son fils l’avait quitté sans implorer son pardon, et que sa vanité n’avait plus désormais d’excuses à espérer de lui.

 

Le malheureux vieillard succombait sous le faix de cette grande infortune, sans avoir personne à qui ouvrir son cœur. On ne l’entendit pas prononcer une seule fois le nom de son fils ; il ordonna à l’aînée de ses filles de faire prendre le deuil à toute la maison. La demeure des Osborne, si joyeuse autrefois, ne devait plus de longtemps retentir des cris de fêtes et de plaisir. Il ne dit rien à son futur gendre, pour le mariage duquel on avait déjà pris jour ; celui-ci avait lu dans les traits de M. Osborne qu’il n’y avait point à le questionner, ni à hâter l’époque de la cérémonie. On se contentait d’en parler tout bas dans le salon, où le père de famille ne paraissait plus, comme s’il eût craint de donner dans ces épanchements du cœur une marque de faiblesse ou d’y trouver une condamnation de sa conduite. Du reste, le deuil fut observé avec la plus rigoureuse exactitude.

 

Trois semaines environ après le 18 juin, un ami de la maison, sir William Dobbin, se présenta chez M. Osborne, à Russell Square. Sa figure était pâle et décomposée : il demanda à voir le père de George, et fut introduit dans le cabinet du maître de la maison. Après un échange de paroles banales et inintelligibles, le visiteur finit par tirer de son portefeuille une lettre scellée d’un grand cachet rouge.

 

« Mon fils le major Dobbin, dit l’alderman après quelque hésitation, m’a fait remettre une lettre par un officier du ***e arrivé d’hier. La lettre de mon fils en renfermait une pour vous, Osborne. »

 

L’alderman déposa le paquet sur la table et Osborne, pendant une ou deux minutes, arrêta sur lui ses yeux mornes et fixes. Cette fixité de regard porta le trouble dans l’âme du visiteur, car, après coup d’œil de compassion donné à cet infortuné, il se retira sans prononcer un mot.

 

La lettre était du l’écriture ferme et décidée de George. Il l’avait faite dans la matinée du 16 juin, un peu avant de prendre congé d’Amélia. Le grand cachet rouge portait les armoiries empruntées par Osborne au Dictionnaire de la Pairie ; on y lisait pour devise : Pax in bello. Tout cela appartenait à la maison ducale avec laquelle le vieillard s’efforçait d’établir ses liens de parenté. La main qui avait signé cette lettre ne devait plus désormais tenir ni la plume ni l’épée. Le lendemain de la bataille, ce cachet dont la cire portait l’empreinte avait été dérobé au cadavre de George. Le père l’ignorait, et cependant il contemplait cette lettre avec des yeux hagards et consternés, et lorsqu’il voulut l’ouvrir, il crut un moment qu’il n’en pourrait venir à bout.

 

La lettre du pauvre George n’était pas bien longue. Un sentiment de fierté ne lui avait pas permis de s’abandonner aux doux épanchements du cœur. Il disait seulement qu’il n’avait point voulu partir pour la bataille sans faire ses adieux à son père, sans lui recommander, dans ce moment solennel, la femme et le fils qu’il laissait derrière lui. Il exprimait son repentir d’avoir déjà, par ses folles dépenses, fait une si large brèche à son héritage maternel. Il remerciait son père de tout ce qu’il avait fait pour lui, et lui promettait, quel que fût le sort que lui réservait la destinée, de se montrer toujours digne du nom qu’il portait.

 

Un sentiment d’orgueil, ou peut-être un faux respect humain, l’avait empêché d’en dire plus long ; et puis, d’ailleurs, son père pouvait-il voir les baisers dont il avait couvert l’adresse ? L’âme partagée entre d’amers regrets et des désirs de vengeance, M. Osborne laissa échapper la lettre de ses mains ; il aimait toujours son fils, mais il ne lui avait point pardonné.

 

Deux mois environ après la réception de cette lettre, les demoiselles Osborne ayant accompagné leur père à l’église, le virent se mettre à une autre stalle que celle qu’il occupait d’ordinaire pendant le service divin ; de cette place, il tenait ses yeux constamment fixés sur la partie du mur qui s’étendait au-dessus de leur tête. Les yeux des jeunes filles prirent aussitôt la même direction, et elles aperçurent un bas-relief scellé dans la muraille, où l’on voyait la Grande-Bretagne en pleurs appuyée sur une urne ; une épée brisée, un lion couché indiquaient assez que c’était quelque monument commémoratif consacré au souvenir d’un guerrier frappé au champ d’honneur. Les marbriers fabriquaient, à cette époque, quantité de ces emblèmes funèbres qu’on peut voir, pour la plupart, sur les murs de Saint-Paul, où l’orgueil humain étale jusque dans la mort l’orgueil de sa vanité.

 

Au-dessous du marbre funéraire on voyait sculptées les armes des Osborne, et une inscription ainsi conçue :

 

À LA MÉMOIRE

DE GEORGE OSBORNE, ESQUIRE

CAPITAINE AU ***e RÉGIMENT D’INFANTERIE

DE SA MAJESTÉ,

MORT À L’ÂGE DE VINGT-HUIT ANS,

EN COMBATTANT POUR SON ROI ET SON PAYS,

DANS LA FAMEUSE JOURNÉE DE WATERLOO,

LE 18 JUIN 1815.

 

Dulce et decorum est pro patria mori.

 

À cette vue, les deux jeunes sœurs éprouvèrent une telle émotion que miss Maria fut obligée de quitter l’église. Les assistants s’écartèrent respectueusement pour donner passage à ces deux jeunes filles en noir dont les sanglots n’excitaient pas moins la compassion que la douleur muette de leur vieux père, immobile à sa place devant le monument élevé à la mémoire de son fils.

 

« Peut-être songe-t-il à pardonner à mistress George, se dirent les deux filles après le premier débordement de la douleur. »

 

Les amis de la famille Osborne, qui s’étaient d’abord entretenus de la brouille entre le père et le fils, par suite du mariage de ce dernier, s’entretinrent alors des chances d’une réconciliation entre le père de George et la jeune veuve. Il y eut même des paris engagés à ce sujet dans Russell-Square et jusque dans la Cité.

 

Si les deux sœurs redoutaient de voir la maison de leur père se rouvrir à la femme de George, leurs craintes à ce sujet durent s’accroître encore lorsqu’à la fin de l’automne leur père annonça qu’il allait partir pour un voyage sur le continent. Il ne s’expliquait point sur le but de son départ, mais elles savaient qu’il devait tourner ses pas du côté de la Belgique, et elles n’ignoraient pas non plus que la veuve de George se trouvait toujours à Bruxelles. Lady Dobbin et ses filles leur avaient donné des nouvelles fort détaillées sur la pauvre Amélia. L’honnête capitaine avait remplacé le second major du régiment resté sur le champ de bataille, et le brave O’Dowd, qui, suivant son habitude, s’était distingué par son sang-froid et son courage, fut nommé colonel et chevalier du Bain.

 

Plus d’un brave soldat du ***e, si cruellement éprouvé dans les deux journées meurtrières de Waterloo et des Quatre-Bras, passa l’automne à Bruxelles pour s’y remettre de ses blessures. Plusieurs mois après ces terribles luttes, la ville présentait encore l’aspect d’un hôpital militaire. À mesure que les blessures se refermaient, les jardins et les endroits publics se remplissaient de héros estropiés qui, échappés une fois de plus à la mort, jouaient, riaient et faisaient l’amour tout comme si de rien n’était. Dans le nombre, M. Osborne en retrouva plusieurs du ***e ; leur uniforme les lui fit reconnaître. Il savait en outre les promotions et les changements comme s’il eût fait partie du régiment. Tout ce qui tenait à ce corps, à ses officiers, éveillait son plus vif intérêt. Le lendemain de son arrivée à Bruxelles, en sortant de son hôtel, il aperçut un soldat revêtu du susdit uniforme et assis sur un banc de pierre : M. Osborne s’approcha et s’assit tout ému à côté du convalescent.

 

« Étiez-vous dans la compagnie du capitaine Osborne ? demanda-t-il à cet homme ; puis il ajouta, après une pause : C’était mon fils, monsieur. »

 

Ce brave soldat était d’une autre compagnie ; mais il fit au malheureux vieillard qui lui adressait cette question un salut empreint de tristesse et de respect.

 

« C’était un de nos plus beaux et de nos plus vaillants officiers que le capitaine George, dit ensuite le soldat. »

 

Un sergent de la compagnie du capitaine se trouvait maintenant à la ville, et achevait de guérir d’un coup de feu reçu à l’épaule. Ce sergent ne manquerait pas de lui donner tous les renseignements qu’il pourrait désirer sur… sur le régiment. Mais il avait vu sans doute le major Dobbin, l’ami intime du brave capitaine, et mistress Osborne, qui se trouvait aussi à Bruxelles et dans un bien pitoyable état, à ce qu’on disait. On racontait que, pendant plus de six semaines, la pauvre femme avait été comme folle. Mais pardon, fit en terminant le soldat, monsieur doit savoir tous ces détails.

 

Osborne mit une guinée dans la main de cet homme et lui en promit une seconde dès qu’il lui aurait amené, à l’hôtel du Parc, le sergent dont il lui avait parlé. Grâce à cette promesse, M. Osborne ne tarda pas à voir le sous-officier qu’il demandait. Quant à l’autre soldat, il alla trouver un ou deux camarades, leur conta sa rencontre avec le père du capitaine Osborne, et la générosité de ce dernier, et ils se mirent à boire ensemble et à se réjouir avec les guinées qu’ils devaient à la fastueuse libéralité de cette affliction plus orgueilleuse encore que sincère.

 

En compagnie du sergent dont la blessure était presque cicatrisée, Osborne partit pour Waterloo et les Quatre-Bras. Les Anglais s’y rendaient alors par caravanes ; M. Osborne fit monter le sergent dans sa voiture et parcourut le théâtre du combat en recueillant de sa bouche les détails de ces sanglantes journées. Il vit l’endroit où, le 16, le ***e régiment était venu se mettre en ligne de bataille, l’éminence d’où il avait arrêté la cavalerie française qui chassait devant elle les Belges en déroute. Ici c’était la place où le brave capitaine avait abattu l’officier français qui voulait arracher le drapeau aux mains du jeune enseigne, au moment où les sergents préposés à la garde du drapeau venaient de tomber à ses côtés. Le jour suivant on avait fait un mouvement rétrograde, et on était venu bivouaquer derrière une éminence, où une pluie battante avait fort tourmenté l’armée pendant toute la nuit du 17. À la pointe du jour on avait fait un mouvement en avant, et l’on avait passé de longues heures à se reformer, au milieu des charges continuelles de la cavalerie ennemie et sous le feu terrible des batteries françaises. Le soir, toute la ligne anglaise avait reçu l’ordre de s’ébranler, au moment où l’ennemi battait en retraite, après avoir donné une dernière fois. C’était alors que le capitaine Osborne, excitant ses soldats du geste et de la voix, et agitant son épée avec un noble enthousiasme, avait été mortellement blessé.

 

« Le major Dobbin a fait transporter à Bruxelles le corps du capitaine, dit le sergent à demi-voix, et lui a fait rendre les derniers honneurs, comme Votre Seigneurie doit le savoir. »

 

Tandis que le soldat faisait ce récit, des paysans du voisinage, des juifs, des colporteurs se pressaient autour d’eux et leur offraient des tronçons d’armes recueillis sur le champ de bataille, des croix, des épaulettes, des cuirasses brisées, des aigles mutilés, etc.…

 

Après ce douloureux pèlerinage sur le théâtre des derniers exploits du capitaine, M. Osborne paya généreusement son guide. Le malheureux père avait déjà vu le lieu de la sépulture de son fils ; il s’y était rendu tout d’abord dès son arrivée à Bruxelles. Le corps de George reposait dans le petit cimetière de Laken, tout près de la ville.

 

Un jour, le capitaine étant allé en partie de plaisir dans les environs de Bruxelles, avait dit, sans pressentir, hélas ! une si prochaine réalisation de ses vœux, qu’il choisissait cet endroit pour s’y faire enterrer, et le capitaine Dobbin, conservant dans son cœur le désir exprimé par son ami, avait transporté le corps du jeune officier dans le lieu de repos qu’il avait désigné lui-même.

 

Au retour du champ de bataille de Waterloo, comme la voiture de M. Osborne approchait des portes de la ville, elle se croisa avec une calèche découverte où étaient assis deux femmes et un homme, et à la portière de laquelle caracolait un officier à cheval. Osborne se renfonça le plus qu’il put comme pour éviter une vue désagréable. Le sergent assis à ses côtés le regarda d’un air surpris, tout en saluant l’officier qui lui rendit machinalement son salut. Dans cette voiture se trouvaient Amélia avec le jeune enseigne à côté d’elle, et la fidèle mistress O’Dowd vis-à-vis. Oui, Amélia elle-même, mais non plus fraîche et jolie comme l’avait connue M. Osborne ; sa figure était pâle et maigre, ses beaux cheveux châtains se cachaient sous le bonnet noir du veuvage ; pauvre petite ! elle avait le regard fixe, et ses yeux cependant ne s’arrêtaient sur aucun objet ; ils se portèrent sur la figure d’Osborne lorsque les voitures se croisèrent, et pourtant elle ne le reconnut point ! Il ne l’avait pas reconnue, lui non plus, jusqu’au moment où il avait aperçu Dobbin à la portière. Oh ! alors, jamais son cœur n’avait autant senti l’étendue de sa haine pour cette femme. La voiture une fois passée, il tourna ses regards vers le sergent, et d’un œil soupçonneux et courroucé sembla lui dire :

 

« Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Vous ne savez donc pas que je la déteste, que je l’abhorre ? vous ne savez donc pas que c’est elle qui a ruiné mes espérances, réduit en fumée tous mes rêves d’orgueil ? »

 

Puis ensuite, se penchant vers le laquais placé sur le siége, il lui cria avec un gros juron :

 

« Dites donc à ce damné postillon de ne point s’endormir sur ses chevaux ! »

 

Un instant après on entendit sur le pavé le galop d’un cheval : c’était Dobbin qui courait après la voiture de M. Osborne. Revenant de la distraction où il était plongé lorsque les voitures se croisèrent, il songea alors que la figure qu’il venait d’entrevoir dans cette voiture était celle du père de George ; il se pencha alors vers Amélia pour juger de l’impression qu’avait faite sur elle la rencontre de son beau-père. La pauvre enfant n’avait rien vu. Alors William tira sa montre, et, prétextant un rendez-vous qu’il avait oublié, fit rebrousser chemin à sa monture. Cependant, d’ordinaire, il ne la quittait point ainsi au milieu de la promenade. Mais elle ne s’aperçut de rien ; elle était tout absorbée dans la contemplation du magnifique paysage, couronné à l’horizon par une verdoyante forêt ; ses yeux restaient fixés dans la direction où elle avait vu disparaître George avec son régiment.

 

« Monsieur Osborne ! monsieur Osborne ! » criait Dobbin poussant son cheval vers sa voiture et tendant la main au père de son ami.

 

Osborne ne bougea pas, mais il cria plus fort, et avec un juron plus énergique, de presser les chevaux.

 

Dobbin posa sa main sur la portière de la voiture.

 

« Il faut absolument que je vous voie, monsieur, lui dit-il ; j’ai un message à vous remettre.

 

– De la part de cette femme ? fit Osborne d’un air méprisant.

 

– Non, répliqua Dobbin ; de la part de votre fils. »

 

Osborne retomba accablé dans le fond de sa voiture. Dobbin laissa passer ce moment de douleur, et, se plaçant derrière la calèche, traversa ainsi la ville jusqu’à l’hôtel de M. Osborne, sans chercher à lui parler davantage. Une fois arrivé à l’hôtel, il suivit M. Osborne dans son appartement. C’était le même qu’avaient occupé les Crawley pendant leur séjour à Bruxelles. Que de soirées George avait passées dans ces mêmes pièces !

 

« Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine Dobbin… ah ! je me trompe, j’aurais dû dire major Dobbin… Quand les bons s’en vont, on trouve toujours assez de gens disposés à se disputer leurs chausses, dit M. Osborne de ce ton bourru qu’il aimait à prendre par moments.

 

– En effet, répliqua Dobbin, beaucoup de braves gens sont morts, et c’est précisément de l’un d’eux que j’ai à vous entretenir.

 

– Faites vite, monsieur, dit l’autre avec un juron et un froncement de sourcil.

 

– Je viens vous trouver en ma qualité de son ami le plus intime, comme l’exécuteur de ses dernières volontés. Avant de marcher au combat, il a fait son testament. Vous savez combien ses ressources étaient modiques, mais vous ignorez peut-être la déplorable situation de sa veuve.

 

– Je n’ai rien à démêler avec sa veuve, monsieur, reprit Osborne. Qu’elle aille retrouver son père. »

 

Mais il avait un interlocuteur bien résolu à ne point se fâcher, et Dobbin poursuivit sans tenir compte de sa réflexion déplacée.

 

« Connaissez-vous, monsieur, la situation de mistress Osborne ? Le terrible coup qui l’a frappée a porté atteinte à la fois à sa santé et à sa raison ; et il est fort douteux qu’elle puisse jamais se remettre. Cependant, il y a encore une chance de la voir se rattacher à la vie. Bientôt elle va devenir mère. Voulez-vous faire peser sur l’enfant la réprobation dont vous avez frappé le père ? Non, non, pour l’amour de George vous pardonnerez à cette innocente créature. »

 

Osborne éclata alors en mille imprécations contre son fils, tout en ayant soin de justifier sa conduite. Pour mieux se disculper de ses rigueurs auprès de sa conscience, il s’efforçait d’exagérer la désobéissance de son fils. On ne pouvait citer, dans les Trois-Royaumes, un père qui ait usé d’une si grande patience contre son fils rebelle et coupable, qui, avant de mourir, n’avait pas même voulu avouer ses torts. Les conséquences de son insoumission et de sa folie devaient avoir leur cours. Quant à lui, M. Osborne, il n’avait qu’une parole et s’y tenait. Il avait juré de ne jamais parler à cette femme, de ne jamais la reconnaître comme épouse de son fils.

 

« Et je vous autorise à lui répéter cela, dit-il en insistant sur ces derniers mots ; c’est une résolution dans laquelle je resterai inébranlable jusqu’à mon dernier soupir. »

 

Il fallait donc, de ce côté, renoncer à tout espoir. La veuve de George n’avait plus à compter que sur ses faibles ressources et l’assistance qui pourrait lui venir de Joe.

 

« Il n’y a pas à lui cacher ce triste résultat, pensa Dobbin avec un serrement de cœur ; car maintenant elle est indifférente à tout. »

 

En effet, cette pauvre femme restait anéantie sous le poids de son malheur : le chagrin l’avait, pour ainsi dire, privée de sentiment ; le bien ne la touchait pas plus que le mal ; et, quant aux marques de bienveillance et d’amitié qu’on s’efforçait de lui prodiguer autour d’elle, elle ne pouvait triompher de cette espèce d’assoupissement moral où l’avait plongé l’excès de sa douleur.

 

Après avoir déjà surpris et raconté quelques-unes des poignantes émotions qui déchirent ce tendre cœur, tirons le voile sur ce triste spectacle. Éloignons-nous avec précaution de cette couche d’amertume où repose cette âme affligée. Fermons doucement la porte de cette chambre confidente de ses amères souffrances ; laissons-la aux soins de ces êtres dévoués qui veillèrent au chevet de la pauvre femme jusqu’au moment où le ciel lui envoya ses consolations.

 

Il vint enfin ce jour où la veuve affligée put, dans sa joie mêlée de regrets, serrer contre son sein un enfant, un enfant dans lequel revivaient tous les traits de George, un fils beau comme un chérubin. Son premier cri fit sur elle l’effet d’une résurrection ! elle rit et pleura de joie. L’amour, l’espérance, la prière vinrent ranimer le cœur sur lequel reposait l’enfant. Amélia était sauvée ! Les médecins qui la soignaient et avaient déclaré sa vie, ou tout au moins sa raison en danger, virent dans cette crise, attendue au milieu de tant de craintes, comme le gage de son rétablissement. Ses amis furent bien récompensés de leurs inquiétudes et de leurs soins lorsque ses yeux, reprenant leur ancien éclat, purent leur témoigner dans un langage muet sa reconnaissance de leur sollicitude.

 

L’âme de Dobbin ne pouvait contenir les transports de sa joie. Ce fut lui qui ramena en Angleterre mistress Osborne sous le toit maternel, lorsque mistress O’Dowd, pour se rendre aux pressantes exhortations du colonel, quitta sa chère malade. Il y avait de quoi charmer tous les cœurs honnêtes, à voir Dobbin avec l’enfant sur les bras et la mère reconnaissante de bonheur devant les prouesses de son petit nourrisson. William fut parrain du nouveau-né. Le bon major, dont nous connaissons l’excellent cœur, apporta dès lors, chaque jour, à son petit filleul quelque cuiller, timbale, biberon ou collier de corail.

 

Le nourrir, le soigner, vivre pour lui, allait désormais devenir l’unique et seule pensée de sa mère. Pour tout au monde elle n’aurait point consenti à confier son enfant à une nourrice, à le livrer à des mains étrangères. La plus grande faveur qu’elle pouvait accorder au major Dobbin, en sa qualité de parrain, c’était, de temps à autre, de bercer l’enfant pour l’endormir. Pour elle, cet enfant était sa vie ; son bonheur devait consister désormais à lui prodiguer ses plus tendres caresses. Toutes ses affections, tout son amour se reportaient sur cette frêle et innocente créature. Avec quels transports de joie elle présentait à son nourrisson ce sein où il venait puiser la vie. Dans la nuit, sur sa couche solitaire, elle avait de ces enthousiasmes maternels que la Providence divine, avec un soin merveilleux, a réservé pour le cœur des femmes. Joies à la fois sublimes et trop humbles pour que la raison soit capable d’y rien entendre, dévouements admirables et aveugles, dont les femmes ont seules le secret.

 

William Dobbin se bornait à épier le cœur d’Amélia, à en suivre tous les mouvements. Si son amour lui donnait assez de pénétration pour en deviner les sentiments, il ne voyait, hélas ! qu’avec trop d’évidence qu’il ne s’y trouvait point encore de place pour lui ; son âme douce et patiente acceptait son sort tel qu’il lui était fait, et pour beaucoup il n’aurait pas voulu le changer.

 

Quant aux parents d’Amélia, ils pénétraient déjà sans doute les intentions du major, et paraissaient assez disposés en sa faveur. Tous les jours Dobbin allait les voir, et là passait des heures entières avec eux, avec Amélia, avec l’honnête M. Clapp et sa famille. Sous un prétexte ou un autre, il apportait des présents à chacun d’eux, et cela presque tous les jours. Il avait su se concilier les bonnes grâces de la petite fille de M. Clapp, grande favorite d’Amélia, et qui appelait Dobbin le major Sucrecandi. D’ordinaire cette petite fille remplissait les fonctions de maître des cérémonies, et introduisait notre ami auprès de mistress Osborne. Un jour celle-ci ne put s’empêcher de rire en voyant le major Sucrecandi arriver à Fulham et descendre de son cabriolet avec un cheval de bois, un tambour, une trompette et autres joujoux non moins guerriers, à la destination du petit George, à peine âgé de six mois. Ces présents étaient au moins anticipés.

 

L’enfant dormait.

 

« Chut ! » fit Amélia, craignant qu’il ne se réveillât au bruit que faisaient les bottes du major ; elle souriait en même temps de voir Dobbin trop embarrassé de ses jouets pour prendre la main qu’elle lui tendait.

 

« Descendez, petite Marie, dit-il alors à l’enfant ; j’ai à parler à mistress Osborne. »

 

Celle-ci leva sur lui des yeux tout étonnés, puis aussitôt les reporta sur le berceau de son fils.

 

« Je suis venu vous faire mes adieux, Amélia, lui dit-il en lui prenant sa main blanche et délicate.

 

– Vos adieux ! vous allez donc partir ? reprit-elle en souriant.

 

– Vous n’aurez qu’à remettre vos lettres à mes correspondants, continua-t-il, ils me les feront passer ; car vous m’écrirez, n’est-ce pas ? je vais m’absenter pour bien longtemps.

 

– Je vous donnerai des nouvelles de George, mon cher William, car vous êtes bien bon pour lui et pour moi. Regardez cette gentille figure, ne dirait-on pas celle d’un ange ? »

 

Les petites mains roses de l’enfant se serrèrent machinalement autour du doigt de l’honnête soldat, et les yeux d’Amélia brillèrent de tout l’éclat de l’orgueil maternel. Ce coup d’œil, empreint de la tendresse la plus vive et la plus ardente, porta le désespoir dans le cœur du pauvre major. Il resta quelques minutes penché vers l’enfant dans une muette contemplation ; enfin, par un suprême effort, il put trouver assez d’énergie pour dire d’une voix éteinte :

 

« Mon Dieu ! veillez sur lui.

 

– Dieu vous protége aussi, mon cher Dobbin, lui dit Amélia en relevant la tête après avoir embrassé son fils. Mais, silence ! ajouta-t-elle effrayée du bruit que faisait Dobbin pour regagner la porte. Silence ! vous pourriez éveiller George ! »

 

Bientôt le cabriolet s’éloigna, bientôt ses roues retentirent sur le pavé ; mais Amélia n’entendit rien ; rien ne pouvait distraire sa rêverie de l’enfant qui souriait dans son sommeil.

 

CHAPITRE IV.

Le moyen de mener grand train sans un sou de revenu.


Quel est l’homme assez peu observateur des faits qui s’accomplissent autour de lui pour n’avoir pas médité plus d’une fois sur les affaires de son prochain, et ne pas s’être demandé comment ce même prochain parvient, à la fin de l’année, à rejoindre les deux bouts ensemble. Ainsi, par exemple, je rencontre au Parc M. un tel se promenant en équipage à deux chevaux, avec chasseur derrière ; dans ses splendides dîners, trois laquais en livrée s’empressent autour des convives (par égard pour une maison où mon couvert est mis deux fois la semaine, je tairai le nom) ; mais je sais que cette voiture et ces chevaux ont été achetés d’occasion, et que cette valetaille est payée à prix débattu. Les deux garçons sont à Eton ; les demoiselles reçoivent des leçons des premiers maîtres ; on voyage tous les ans pendant la belle saison, et pendant la saison d’hiver on donne un bal de fondation, accompagné d’un souper des plus fins. Qu’est donc pourtant M. un tel ? – Un petit employé, aux appointements de douze cents livres sterling par an. – Mais sa femme a donc de la fortune de son chef ? – Peuh ! c’est la fille d’un petit seigneur du comté de Buckingham. Pour une dinde dont sa famille lui fait cadeau à Noël, elle loge et nourrit ses trois sœurs pendant trois mois de l’année, et ses frères descendent toujours chez elle quand ils viennent à la ville. – Mais comment donc ce brave M. un tel réussit-il à mettre l’équilibre entre son passif et son actif ? – Je suis son ami, et à ce titre vous me dispenserez de vous dire combien je suis étonné qu’il n’ait pas encore été exécuté à la Bourse. Dans le public, on se demande comment, dès l’année dernière, il n’a pas été faire un tour à l’étranger.

 

Parmi les gens de notre connaissance, il s’en trouve toujours plus ou moins dont on chercherait vainement à s’expliquer les moyens d’existence. Qui de nous n’a pas eu mainte fois l’occasion de se demander en trinquant avec son hôte, comment il pouvait payer ce vin qu’il nous faisait boire ?

 

En présence de la vie confortable que, trois ou quatre ans après leur retour de Paris, Rawdon et sa femme menaient dans un élégant hôtel de Curzon-Street, dans May-fair, il n’était pas un des convives admis à leur table qui ne se posât à leur sujet les questions que nous venons d’indiquer. Le nouvelliste sait tout par état, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et, usant de ce privilége, nous pourrions bien apprendre au public comment Crawley et sa femme trouvaient les moyens de vivre sans posséder cependant aucun revenu. Mais, connaissant les habitudes de la presse périodique qui taille à droite et à gauche et livre ensuite à ses lecteurs le fruit de ses pillages et de ses rapines, je la prie dès à présent de ne point publier mes calculs sur ce sujet, désirant, en ma qualité d’inventeur, m’en réserver la propriété exclusive et tous les bénéfices. Mon lecteur pourra, du reste, par un commerce journalier avec des personnes de la même trempe, apprendre la méthode de se donner beaucoup de bien-être sans disposer d’un sou de revenu. Toujours est-il plus sûr de ne point trop approcher les gens de cette espèce et de recevoir à ce sujet les données de seconde main, comme pour les logarithmes, où s’il fallait faire soi-même le travail, ce serait une science achetée bien cher.

 

Nous nous bornerons à donner un court aperçu des années que Crawley et sa femme vécurent à Paris au milieu de toutes les jouissances du luxe sans avoir un sou de revenu. Ce fut vers cette époque que Rawdon quitta les gardes et vendit son brevet de colonel. Dès lors les seuls vestiges qui trahissaient en lui son ancienne profession furent les moustaches qui ombrageaient sa lèvre et le titre de colonel qui se lisait sur ses cartes.

 

Nous avons déjà dit que Rebecca, une fois à Paris, n’avait pas tardé à devenir la reine du grand monde et des salons de la capitale ; quelques-uns même des hôtels les plus renommés du faubourg Saint-Germain ne dédaignaient point de lui ouvrir leur sanctuaire. Les Anglais du plus haut rang lui prodiguaient leurs hommages avec un empressement qui révoltait leurs nobles épouses ; elles suffoquaient de voir triompher ainsi cette petite parvenue. Mistress Crawley, adulée dans les salons aristocratiques et accueillie avec faveur à la nouvelle cour, passa ainsi plusieurs mois au milieu de l’enivrement de ses succès, se montrant fort disposée à regarder du haut de sa grandeur les jeunes et braves officiers que son mari aimait à fréquenter.

 

Le colonel bâillait à faire pitié au milieu des duchesses et des grandes dames de la cour. Les vieilles femmes qui jouaient avec lui à l’écarté l’étourdissaient tellement de leurs jérémiades lorsque par hasard il leur gagnait une pièce de cinq francs, que le colonel Crawley avait fini par trouver indigne de lui de s’asseoir à une table de jeu. De plus, l’esprit de leur conversation était du bien perdu pour lui, car il ne comprenait rien au français, et il se demandait parfois quel plaisir ou quel profit pouvait trouver sa femme à passer ainsi la nuit à faire la courbette devant des princesses ? En conséquence, il laissa Rebecca parfaitement libre d’aller à ces réceptions, où elle trouvait tant de charmes, et il reprit de son côté les distractions qui allaient à ses goûts avec les amis de son choix.

 

Lorsqu’on dit de certaines personnes qu’elles vivent en princes sans posséder un sou de revenu, ces mots sans un sou signifient que leurs moyens d’existence sont problématiques et qu’on ne sait pas comment elles réussissent à subvenir aux dépenses de leur maison. Notre ami le colonel, par exemple, avait reçu de la nature une vocation particulière pour tous les jeux de hasard ; on le voyait sans cesse manier les cartes, le cornet ou la queue de billard ; une pratique aussi régulière lui avait bien vite donné, dans ces divers exercices, une supériorité marquée sur tous ceux qui n’y voient d’ordinaire qu’une distraction d’un moment. La queue de billard, tout comme le pinceau, le violon ou le fleuret, réclame une étude spéciale et approfondie. Ces talents ne vous viennent point par inspiration, et pour exceller dans l’une ou l’autre chose, il faut y apporter une application persévérante et soutenue. Crawley était plus qu’un amateur, il était passé maître et maître consommé au billard ; comme un général qui sent son génie grandir avec le danger, il savait, lorsqu’une veine malheureuse le poursuivait, que les parieurs se déclaraient contre lui, il savait, disons-nous, rétablir par les ressources de son adresse et de son audace l’égalité des chances, et par des coups imprévus appeler de son côté la victoire, au grand étonnement de tous ceux qui le voyaient pour la première fois. Quant à ceux qui savaient déjà à quoi s’en tenir, ils y regardaient à deux fois avant de risquer leur argent contre un adversaire qui disposait de ressources aussi brillantes et aussi irrésistibles.

 

Son habileté aux cartes n’était pas moins grande. Bien souvent la soirée commençait pour lui par des pertes successives, et il faisait si peu d’attention à son jeu, et commettait de telles bévues, que les nouveaux venus ne se faisaient pas une bien haute idée de ses talents ; mais à mesure qu’il s’échauffait au jeu, rendu plus attentif par ses revers, il se tenait davantage sur ses gardes, et alors la partie prenait une tournure toute différente. Avant la fin de la nuit, il avait fait rendre gorge à ses adversaires ; et le fait est qu’on aurait eu peine à en citer beaucoup qui pussent se vanter d’avoir gagné contre lui.

 

Un bonheur si opiniâtre finit, comme on devait le prévoir, par provoquer l’envie et les mauvais propos des vaincus. Le duc de Wellington, ce vainqueur infatigable, qui, au dire des Français, ne devait cette continuité de victoires qu’à un enchaînement surprenant d’heureux succès, était accusé par eux d’avoir triché à Waterloo, afin de s’assurer le gain de cette grande et décisive partie. Il n’est donc pas étonnant que pour expliquer la fidélité de la fortune à l’égard du colonel Crawley, on élevât quelques soupçons sur sa bonne foi et sa loyauté.

 

On mettait une telle fureur à rechercher à Paris les émotions enivrantes du tapis vert, que les maisons de jeu ne suffisaient plus à la fièvre générale, et que l’on se donnait encore rendez-vous dans les salons particuliers, comme si les moyens manquaient ailleurs pour assouvir cette aveugle passion. Dans les délicieuses réunions du colonel, on se livrait d’ordinaire à ce déplorable amusement, au grand désespoir de cette excellente mistress Crawley. Elle ne parlait qu’avec le plus profond chagrin de l’amour de son mari pour les dés ; c’étaient des plaintes à n’en plus finir auprès de tous ceux qui venaient chez elle. Elle conjurait les jeunes gens de ne jamais toucher ni cartes ni cornet. Le jeune Green, du régiment des tirailleurs, ayant perdu au jeu une somme considérable, Rebecca, au dire de sa femme de chambre en aurait pleuré toute la nuit ; toujours d’après la même source, elle aurait supplié son mari à genoux de ne point exiger cet argent et de brûler la reconnaissance. Mais comment aurait-il pu le faire ? Il venait de perdre lui-même la même somme contre Blackstone des hussards, et le comte Punter de la cavalerie de Hanovre. Green aurait tous les délais nécessaires pour payer, mais quant à payer, il fallait qu’il s’y résignât ; demander qu’on brûlât la reconnaissance, c’était tenir un langage d’enfant.

 

Beaucoup d’officiers fort jeunes, pour la plupart, car la beauté de mistress Crawley lui attirait un cercle de jeunes adorateurs, se retiraient à la fin de la soirée après avoir payé au fatal tapis leur part de tribut plus ou moins lourde. Une réputation assez fâcheuse commença à planer sur cette maison. Les vétérans avertissaient les conscrits du danger qui les menaçait. Sir Michel O’Dowd, colonel du ***e, l’un des régiments de l’armée d’occupation ayant prévenu le lieutenant Spooney, officier du même corps, de se tenir sur ses gardes, une scène des plus violentes eut lieu au Café de Paris entre le colonel O’Dowd qui dînait avec sa femme et le colonel Crawley et mistress Crawley qui s’y trouvaient aussi à une autre table. C’était des dames qu’était parti le signal de la lutte, mistress O’Dowd avait fait un signe de mépris à mistress Crawley et traité son mari d’escroc. Le colonel Crawley envoya un cartel au colonel O’Dowd, chevalier du Bain. Le bruit de cette querelle étant arrivé jusqu’aux oreilles du commandant en chef, il appela devant lui le colonel Crawley qui préparait déjà ses pistolets si funestes au capitaine Marker, et lui tint un langage qui arrêta tout court les suites de cette affaire. Si Rebecca n’avait été se jeter aux pieds du général Tufto, Crawley recevait immédiatement un ordre de départ pour l’Angleterre. Cette aventure, du reste, le força, pendant plusieurs semaines, à chercher des adversaires en dehors de l’armée.

 

En dépit de l’habileté de Rawdon, de ses succès non interrompus, Rebecca voyait, par suite de ces très-fâcheux démêlés, leur position empirer de jour en jour, et bien qu’ils eussent le soin de ne jamais payer personne, leur petit capital ne pouvait manquer un beau matin de se trouver réduit à zéro.

 

« Le jeu, mon cher, disait-elle à son mari, est fort bon pour accroître le revenu ; mais par lui-même il ne donne pas un revenu suffisant, et puis quand on sera las de jouer, je vous le demande, que nous restera-t-il alors ? »

 

Rawdon reconnut la justesse de cette observation. Depuis quelques nuits ses invités avaient l’air d’être las de jouer avec lui, et les charmes de Rebecca avaient à peine le pouvoir de les attirer encore.

 

L’existence que menait à Paris cet aimable couple était fort agréable sans doute, mais ce n’était pas un avenir que ce délicieux enchaînement de plaisirs et d’oisiveté. Rebecca calcula que, dans son pays, elle aurait plus de chance d’établir la fortune de Rawdon sur de solides et durables fondements. Peut-être pourrait-elle réussir à le faire nommer à quelques fonctions, soit en Angleterre, soit aux colonies. Elle résolut, en conséquence, de se replier sur l’Angleterre dès que les voies lui seraient ouvertes de ce côté. Dans ce but, elle commença par faire vendre à Crawley son brevet d’officier aux gardes et liquider sa pension de retraite. Son service, comme aide de camp du général Tufto, avait cessé depuis longtemps, aussi Rebecca s’amusait-elle maintenant, dans le monde, à rire aux dépens de cet officier, de son toupet, de son corset, de son râtelier, de ses prétentions séductrices, de sa manie ridicule de croire que toutes les femmes devenaient folles d’amour pour lui à première vue. C’était maintenant à mistress Brent, aux sourcils noirs et arqués, que le général accordait toutes ses attentions. Elle était devenue l’idole au pied de laquelle il venait déposer désormais ses bouquets, ses loges à l’Opéra, ses dîners au restaurant, et toutes ses inventions galantes.

 

La pauvre mistress Tufto n’y avait rien gagné ; elle continuait à passer ses longues soirées toute seule avec ses filles, tandis que le général, tout frisé et tout parfumé, se rendait au théâtre, où l’on pouvait l’apercevoir fort empressé auprès de mistress Brent. Quant à Becky, vingt admirateurs au moins se pressaient autour d’elle, se disputant à l’envi la survivance du colonel, et avec son esprit elle n’avait pas de peine à les faire rire aux dépens de la nouvelle passion de son ancien adorateur. Cette vie oisive et élégante finissait, néanmoins, par lui inspirer la satiété et le dégoût. Les loges à l’Opéra, les dîners au restaurant n’avaient plus pour elle aucun attrait ; les bouquets ne pouvaient se mettre en réserve d’une année à l’autre, et l’on ne se nourrit pas de bijoux, de mouchoirs brodés, pas plus que de gants de chevreau ; elle sentait tout le vide des plaisirs mondains, et soupirait désormais après quelque chose de plus positif.

 

Au milieu de cet état de choses, il arriva de Londres des nouvelles qui répandirent l’allégresse et la joie parmi les créanciers du colonel. Miss Crawley, cette tante si riche dont l’immense fortune était depuis longtemps l’objet de leur convoitise, miss Crawley enfin était à toute extrémité, et le colonel n’avait tout juste que le temps d’aller recevoir son dernier soupir ; sauf à revenir ensuite chercher sa femme et son fils. Il partit donc pour Calais. Une fois dans cette ville, qu’il atteignit sans la moindre encombre, on pourrait croire qu’il se dirigea de là sur Douvres ; point du tout, il prit la diligence de Dunkerque et enfin gagna Bruxelles, son séjour de prédilection. C’est qu’en réalité il devait encore plus d’argent à Londres qu’à Paris, et préférait tout naturellement la paisible capitale de la Belgique à ces deux turbulentes cités.

 

Miss Crawley ayant quitté ce monde, mistress Crawley alla commander pour elle et le petit Rawdon le deuil le plus sévère. Elle répétait partout et bien haut que le colonel s’occupait à arranger les affaires de succession. Rien désormais ne l’empêchait plus de prendre le premier à la place du petit entre-sol qu’elle occupait dans l’hôtel. Aidé des conseils du propriétaire de l’hôtel, elle arrêta les tentures qu’il faudrait mettre dans l’appartement. Elle eut avec lui une discussion tout à l’amiable, à l’occasion des tapis. Enfin on tomba d’accord sur tout, excepté sur le prix. Après ces dispositions prises, mistress Crawley partit avec sa bonne et son fils dans une voiture que le maître d’hôtel voulut bien lui prêter. L’hôte et l’hôtesse lui envoyèrent un sourire d’adieu au moment où elle franchissait le seuil de leur maison. Le général Tufto devint furieux en apprenant son départ, et mistress Brent devint furieuse de la fureur du général. Le lieutenant Spooney en ressentit un coup qui lui porta au cœur, et le maître d’hôtel prépara ses plus beaux appartements pour le retour de cette petite enchanteresse et de son mari. Il mit de côté avec le plus grand soin les malles qu’elle avait confiées à sa garde. Mme Crawley les lui avait recommandées d’une façon toute spéciale : elles ne renfermaient cependant rien de bien précieux, ainsi qu’il put s’en convaincre en les ouvrant quelque temps après.

 

Mais avant d’aller rejoindre son mari en Belgique, mistress Crawley fit une petite campagne en Angleterre, laissant son fils sur le continent, aux mains de la bonne française.

 

La séparation de Rebecca et du petit Rawdon ne fut pénible ni pour l’une ni pour l’autre. Depuis sa naissance le jeune héritier du colonel n’avait pas été un sujet de grandes préoccupations pour sa mère. Suivant l’usage commode adopté parmi les mères françaises, elle avait placé son nourrisson chez une femme de la campagne, dans les environs de Paris. C’est là que le petit Rawdon, au milieu d’une nombreuse famille de frères de lait en sabots, avait passé d’une manière assez agréable les premiers mois de son existence. Son père dirigeait presque toujours ses promenades à cheval de ce côté, et le cœur sensible de Rawdon s’épanouissait en voyant l’espoir de sa race, rose et crasseux, criant à étourdir tous ceux qui l’approchaient et faisant des pâtés de boue sous la surveillance de la femme du vigneron, sa nourrice.

 

Rebecca ne montrait pas grand empressement à aller voir la chair de sa chair et le sang de son sang. Le petit bandit lui avait une fois taché une pelisse couleur gorge pigeon : et pour sa part, il aimait mieux les caresses de sa nourrice que celles de sa maman. Aussi lorsqu’il fallut quitter cette brave et joyeuse villageoise en qui il avait presque trouvé une seconde mère, il poussa pendant plusieurs heures des hurlements terribles. Sa mère ne parvint à l’apaiser qu’en lui promettant de le faire ramener le lendemain auprès de sa nourrice. On avait également dit à la villageoise, pour qu’elle ne se désolât point trop du départ de l’enfant, que bientôt on lui rendrait son nourrisson, et cette brave femme l’attendit pendant quelque temps avec la plus vive anxiété.

 

Les Rawdon étaient, pour ainsi dire, les précurseurs de cette race de hardis aventuriers anglais qui bientôt envahirent tout le continent, et signalèrent leur passage à travers les capitales de l’Europe par une suite d’escroqueries non interrompues. Dans ces années fortunées de 1817 et 1818, on avait encore la plus grande confiance dans la solvabilité et la délicatesse des sujets de la Grande-Bretagne, les grandes cités de l’Europe n’ayant pas encore servi de théâtre aux opérations de ces chevaliers d’industrie. Maintenant, au contraire, il n’est pas rare de voir dans une ville de France ou d’Italie quelqu’un de ces nobles compatriotes se présenter avec une tournure insolente et dégagée, cachet distinctif qu’ils portent partout avec eux. C’est à qui d’entre eux mettra le plus au pillage les hôtels où ils descendent, tirera le plus de faux billets sur des banquiers imaginaires, volera aux carrossiers leurs voitures, aux orfévres leurs bijoux, aux voyageurs leur argent, et jusqu’aux bibliothèques publiques leurs livres précieux et leurs manuscrits. Il y a trente ans, un milord anglais n’avait qu’à se présenter pour trouver du crédit partout, et le noble étranger, au lieu d’être dupeur, était dupé. Que ces temps sont loin de nous !

 

Ce fut seulement quelques semaines après le départ des Crawley, que le maître de l’hôtel où ils avaient logé pendant leur séjour à Paris, comprit l’étendue des pertes qu’il allait réaliser à cause d’eux. En vain alors Mme Marabou, la marchande de modes, se présenta plusieurs fois pour réclamer le prix de ses fournitures à Mme Crawley ; en vain M. Didelot, de la Boule-d’Or au Palais-Royal, vint demander à plusieurs reprises si cette charmante milady, à laquelle il avait vendu ses montres et ses bracelets, était enfin de retour. La pauvre femme du vigneron ne fut payée non plus que des six premiers mois pour tout le lait qu’elle avait fourni de son propre sein au vigoureux petit Rawdon. Cette pauvre femme ne reçut jamais ce qui lui restait dû : les Crawley avaient en tête bien d’autres préoccupations que de pareilles bagatelles. Quant au maître d’hôtel, pendant tout le reste de sa vie, il saisit toutes les occasions qui s’offraient à lui pour accabler de ses malédictions tous les Anglais de la terre. Il demandait à tous ses voyageurs s’ils ne connaissaient pas un certain colonel lord Crawley, voyageant avec sa femme, une petite dame très spirituelle ; et il ajoutait d’un ton mélancolique à fendre le cœur : Ah ! monsieur, ils m’ont affreusement volé !

 

Le voyage de Rebecca en Angleterre avait pour but d’arracher le plus de concessions possibles aux créanciers de son mari ; elle leur offrait 40 pour 100, à la condition que leur débiteur pourrait rentrer à Londres à l’abri de toute espèce de poursuites. Nous n’avons point l’intention d’entrer ici dans les détails de cette difficile transaction ; qu’il nous suffise de constater que Rebecca réussit à leur démontrer que la somme qu’elle était autorisée à leur offrir était tout le capital disponible de son mari, et à les convaincre que le colonel aimerait mieux passer le reste de ses jours sur le continent que de venir s’exposer à des réclamations importunes ; qu’il n’y avait aucune chance de lui voir refaire sa fortune ni d’obtenir jamais une plus large répartition que celle qui leur était offerte. À l’aide d’une si puissante logique elle décida les créanciers du colonel à accepter les offres qu’elle leur faisait. Pour quinze cents livres d’argent comptant elle racheta un total de dettes montant à plus de vingt fois cette valeur.

 

Mistress Crawley n’eut recours à l’intervention d’aucun homme de loi. L’affaire était si simple, c’était à prendre ou à laisser, ainsi qu’elle le faisait remarquer aux créanciers avec tant de justesse et d’à-propos ; bref, le marché fut conclu. M. Lévi, au nom de M. David, et M. Moïse, en celui de M. Manassé, principaux créanciers du colonel, félicitèrent sa femme de la manière expéditive dont elle savait régler les affaires et déclarèrent que les gens mêmes du métier n’avaient rien à lui apprendre.

 

Rebecca accepta ces compliments avec la plus parfaite modestie. Elle fit venir, dans la mauvaise petite auberge où elle était descendue pendant la durée de ses négociations, du xérès et des gâteaux, afin de faire politesse aux agens de ses adversaires. Et enfin, on se sépara après force poignées de main et les meilleurs amis du monde. Rebecca, sans perdre de temps, repassa le détroit pour rejoindre son mari et son fils, et apprendre au colonel l’heureuse nouvelle de son entière libération.

 

En ce qui concerne le petit garçon, nous avons dit que Mlle Geneviève n’y avait pas fait grande attention en l’absence de sa mère. Un soldat de la garnison de Calais lui ayant inspiré un tendre attachement, ce militaire l’avait fort distrait des devoirs de sa charge, et le petit Rawdon avait failli, un beau jour, se noyer sur la plage de Calais, où il s’était égaré faute de surveillance de la part de Mlle Geneviève.

 

Après quelque temps de séjour à Bruxelles, où les deux époux vécurent au milieu du luxe et de l’abondance, ayant chevaux et voitures, et donnant des dîners très-fins à leur hôtel, le colonel et sa femme quittèrent cette ville pour fuir la calomnie qui s’y acharnait contre eux comme à Paris, et ils y laissèrent, à ce que dit la chronique, pour une somme assez considérable de dettes. Telle est donc la méthode que les gens sans un sou de revenu ont à leur service pour réunir les deux bouts à la fin de l’année.

 

De Bruxelles, le colonel se rendit à Londres avec sa femme. Ce fut là surtout, dans leur maison de Curzon-Street, à May-fair, qu’ils donnèrent le plus de preuves de leur habileté à mettre en pratique les ressources ci-dessus mentionnées.

 

CHAPITRE V.

Continuation du même sujet.


Nous devons d’abord indiquer comme un des points les plus essentiels le talent de se procurer un gîte sans débourser un sou de loyer. Vous pouvez louer une maison meublée ou non meublée : si vous vous arrêtez à ce dernier parti et que vous possédiez quelque crédit chez les premiers fabricants de meubles et de tapis, vous pourrez avoir un appartement décoré et meublé avec la dernière somptuosité, l’élégance la plus recherchée, et d’après tous les caprices de votre goût ; mais en prenant l’appartement tout meublé vous aurez moins de tracas et d’ennui. Crawley et sa femme usèrent de cette dernière méthode.

 

M. Bowls n’avait pas toujours eu chez Miss Crawley la haute direction de la cave et de l’office, un autre avant lui avait joui de la confiance de la demoiselle, c’était un garçon du nom de Raggles, né sur les terres de Crawley-la-Reine et fils cadet de l’un des jardiniers. Sa bonne conduite, sa taille avantageuse, son air grave et la rondeur de ses mollets lui valurent un avancement rapide, et il passa successivement du grade de desservant d’office à celui de valet de pied, et de celui de valet de pied aux fonctions de sommelier en chef. Après avoir été un certain nombre d’années à la tête de la maison de miss Crawley, place excellente pour les gages, les profits et les occasions d’épargne, il annonça l’intention d’épouser l’ancienne cuisinière de miss Crawley qui exerçait alors avec un égal succès la profession de blanchisseuse et celle de fruitière dans une petite boutique du voisinage. La célébration clandestine de ce mariage remontait déjà à plusieurs années lorsque la première nouvelle en arriva aux oreilles de miss Crawley. La présence continuelle à la cuisine d’un petit garçon et d’une petite fille de sept à huit ans avait fini par éveiller l’attention de miss Briggs, qui avait été reporter ses soupçons à sa maîtresse.

 

Lorsque M. Raggles eut quitté le poste qu’il remplissait auprès de miss Crawley, il reporta toute sa sollicitude sur sa boutique et sur ses légumes. Il ajouta encore aux objets de son débit des œufs, de la crème, du lait, du porc frais, se bornant à vendre modestement les produits de la campagne, tandis que les autres sommeliers retirés tenaient café et commerce de vins et liqueurs. Comme M. Raggles était dans les meilleurs termes avec tous les sommeliers du voisinage et leur faisait les honneurs de son arrière boutique, décorée avec tout le luxe d’un boudoir, il trouvait facilement le moyen de placer son lait, sa crème et ses œufs auprès de ses confrères, et à la fin de chaque année, en faisant son inventaire, il pouvait constater une augmentation de bénéfices.

 

Au sein de cette existence modeste et paisible, il était parvenu, peu à peu, à amasser quelque argent. Aussi, lorsque le joli logement de garçon, situé au n° 201, Curzon-Street May-fair fut mis aux enchères, par suite du départ à l’étranger de l’honorable Frédéric Deuceace, pour être vendu avec son riche mobilier provenant des premiers artistes de Londres, nul autre, entendez-vous, nul autre que Charles Raggles ne pouvait songer à se rendre adjudicataire de la maison et de son ameublement. Il emprunta à la vérité, pour parfaire son petit capital, de l’argent à un intérêt assez élevé, à un autre sommelier, mais il paya la plus grosse part sur ses propres économies. Mistress Raggles ressentit un certain orgueil, lorsqu’un beau jour elle s’endormit dans un lit d’acajou sculpté, sous des rideaux de soie, ayant en face d’elle une glace sur chevalet, et une garde-robe si considérable, qu’il y aurait eu de quoi en habiller tous les Raggles de la terre.

 

Leur intention n’était point de garder pour eux un si somptueux local ; Raggles n’avait acheté cette maison que pour la louer. Dès qu’un locataire se présentait, il lui cédait aussitôt la place et se retirait dans sa boutique de verdurier. Néanmoins, il ne manquait jamais d’aller chaque jour à Curzon-Street pour donner un coup d’œil à sa maison, dont les fenêtres étaient garnies de géraniums, dont le marteau était en bronze sculpté. Les laquais se montraient pleins de déférence à son égard ; le cuisinier prenait les légumes chez lui, et l’appelait monsieur gros comme le bras ; et les locataires ne pouvaient faire un pas, mander d’un plat à dîner, sans que Raggles le sût aussitôt si la fantaisie lui en prenait.

 

C’était du reste un excellent homme et à la fois un heureux mortel. Sa maison lui rapportait par an un fort joli revenu ; il tenait à ce que ses enfants eussent les meilleurs maîtres, et en conséquence il ne marchandait point sur le prix. Charles était un des pensionnaires du docteur Swishtail et la petite Mathilde allait chez miss Peckover, Laurentinum-House.

 

Raggles avait un culte particulier pour tous les membres de la famille Crawley. Cette famille n’avait-elle pas été pour lui l’origine de sa vie d’aisance et de prospérité ? En conséquence, il conservait dans son arrière-boutique une silhouette de sa maîtresse et un dessin de la maison du portier de Crawley-la-Reine, faite à l’encre de Chine, de la main même de sa digne maîtresse. Le seul embellissement qu’il ait apporté à sa maison de Curzon-Street était l’image de Crawley-la-Reine au temps du baronnet Walpole Crawley. On voyait ce seigneur dans un carrosse doré, tiré par six chevaux blancs, côtoyant un étang couvert de cygnes et de barques remplies de dames à jupes bouffantes et de musiciens en perruques poudrées. Dans l’opinion de Raggles, l’univers entier n’avait pas à offrir un palais aussi magnifique, une famille aussi digne de respect.

 

Le hasard voulut que la maison de Raggles fût à louer au moment où Rawdon et sa femme revinrent à Londres. Le colonel connaissait à la fois la maison et le propriétaire. Les rapports de ce dernier avec la famille Crawley n’avaient jamais été interrompus, car Raggles venait aider M. Bowls toutes les fois que miss Crawley recevait ses amis. Ce brave homme fut enchanté de louer sa maison au colonel, et il s’offrit même pour remplir les fonctions de sommelier les jours de réception. Dans ces grandes occasions, mistress Raggles s’établissait à la cuisine et y confectionnait des dîners auxquels la vieille miss Crawley elle-même n’eût pas été indifférente. Voilà de quelle manière Crawley s’y prit pour monter sa maison sans qu’il lui en coûtât un sou. C’était sur Raggles que retombait le soin de payer les impôts et les réparations, les intérêts de l’argent emprunté, la pension de ses enfants, la nourriture des siens et même quelquefois celle du colonel Crawley ; le lot du pauvre diable était de se voir ruiné de fond en comble par le marché qu’il venait de conclure, de voir ses enfants jetés sur la paille et lui-même enfermé dans la prison pour dettes. Il faut bien toujours que quelqu’un finisse par payer pour les industriels qui savent vivre sans un sou de revenu, et le hasard avait désigné le malheureux Raggles pour suppléer aux fonds qui manquaient à l’appel dans la bourse du colonel Crawley.

 

Rawdon et sa femme donnèrent généreusement leur pratique aux anciens fournisseurs de miss Crawley qui vinrent leur faire offre de services. Les plus pauvres étaient les plus exacts. Tous les samedis, la blanchisseuse arrivait avec sa charrette pour rendre le linge à la maîtresse du logis, et en échange elle ne recevait jamais d’argent ; on la remettait toujours à la semaine suivante. M. Raggles lui-même ne se lassait point de fournir les légumes. La note pour la bière de cuisine à l’estaminet de la Gloire restera comme une curiosité parmi les choses de ce genre. La plus grosse partie des gages était due à tous les domestiques, et ils se trouvaient par là intéressés au maintien de la maison. En somme, on ne payait personne, pas plus le serrurier qui ouvrait les portes que le vitrier qui remettait les carreaux, que le carrossier qui louait la voiture, que le cocher qui la conduisait, que le boucher qui fournissait les gigots de mouton, que le charbonnier qui envoyait de quoi les rôtir, que le cuisinier qui les accommodait, que les domestiques qui les mangeaient, et en cela, soyez-en sûr, on faisait comme beaucoup de gens qui savent mener grand train sans avoir un sou de revenu.

 

Dans une petite ville, de semblables faits ne se passent point sans être remarqués. On sait la quantité de lait que le voisin prend tous les matins, combien de livres de viande ou de pièces de volaille entrent chez lui pour son dîner, tandis que dans Curzon-Street les n° 200 et 202 ne savaient très-certainement pas ce qui se passait dans la maison qui les séparait. Les domestiques se faisaient leur confidences par les fenêtres de la cuisine ; mais Crawley, sa femme et ses amis ne s’en doutaient seulement pas, et lorsque vous alliez au 201, vous y trouviez toujours bon accueil, aimable sourire, excellent dîner, à quoi s’ajoutait comme complément une amicale poignée de main de l’hôte et de l’hôtesse, sans distinction de personnes.

 

À les voir mener cette luxueuse existence, on eût dit qu’ils avaient au moins 3 ou 4.000 livres sterling de rente ; s’ils ne les avaient pas en espèces sonnantes, ils les avaient assurément par la manière dont ils savaient se faire servir. Ils ne payaient pas, dit-on, leur mouton, mais ils en avaient toujours sur leur table. La note de leur marchand de vin n’était pas acquittée, qu’en savons nous ? nulle part on ne buvait de meilleur bordeaux que chez Rawdon ; nulle part on ne servait de dîners aussi fins et aussi délicats. Ses salons, dans leur simplicité même, étaient les plus coquets que l’on pût imaginer ; et mille petites fantaisies que Rebecca avait rapportées de Paris ajoutaient beaucoup à leur élégance. Lorsque, assise à son piano, la maîtresse de céans en tirait les notes frémissantes dont elle accompagnait les accents voluptueux de sa voix, chaque invité, cédant à l’illusion, se croyait pour un moment ravi dans quelque petit paradis, et s’avouait à lui-même que si le mari était une brute, la femme du moins était charmante et les dîners du meilleur goût.

 

Rebecca, par son esprit, par sa grâce, par son adresse avait réussi à se mettre en vogue dans une certaine classe de la société de Londres. On pouvait voir à sa porte de très-modestes voitures d’où il sortait de très-grands personnages. Son équipage au parc était toujours entouré des élégants les plus à la mode. À l’Opéra, c’était une succession de visites dans sa petite loge de seconde galerie ; mais, aveu pénible à faire, les dames tournaient le dos et fermaient leur porte à la petite aventurière.

 

Les femmes dont mistress Crawley avait fait la connaissance sur le continent, non-seulement n’allaient point lui rendre visite, mais affectaient encore de ne pas la voir toutes les fois qu’elles se croisaient avec elle. C’était vraiment chose curieuse que le peu de temps qu’il avait fallu à toutes ces grandes dames pour l’oublier, et Rebecca en recevait chaque jour des preuves qui ne devaient pas la flatter infiniment. Lady Bareacres se trouvant un soir en même temps qu’elle dans le vestibule de l’Opéra, rappela ses filles à ses côtés, comme si le contact de mistress Crawley eût eu quelque chose d’impur et de contagieux, puis, battant d’un ou deux pas en retraite, elle se porta à l’avancée, et lança sur son ennemi des regards flamboyants. Mais pour faire perdre contenance à Rebecca, il fallait des regards plus flamboyants encore que ceux que pouvaient lancer les yeux éteints de cette vieille et glaciale lady. Une autre grande dame, lady de La Mole, qui plus de vingt fois, à Bruxelles, avait été se promener à cheval avec Becky, n’eut pas l’air de la voir lorsqu’elle la rencontra à Hyde-Park, dans sa voiture découverte. Enfin, mistress Blenkinsop, la femme du banquier, lui tournait le dos à l’église ; car, hâtons-nous de le dire, Becky allait maintenant très-régulièrement à l’église. C’était un spectacle fort édifiant de la voir arriver bras dessus bras dessous avec Rawdon, qui portait les deux livres de prières dorés sur tranches, et assister à la cérémonie avec un air plein de gravité et de componction.

 

Rawdon ressentait très-vivement les injures adressées à sa femme, et, dans les accès de mauvaise humeur et d’emportement qu’il en concevait, il ne parlait rien moins que de provoquer en duel les maris et les frères de toutes ces impertinentes qui n’avaient pas pour Rebecca les égards convenables. Ce n’était qu’à force de prières et par les exhortations les plus pressantes, que celle-ci parvenait à le contenir dans les bornes de la modération.

 

« Voulez-vous donc faire ma place dans ce monde à coups de pistolet ? lui disait-elle en plaisantant ; je ne suis, après tout, qu’une pauvre gouvernante, et vous un pauvre diable auquel ses dettes, sa passion pour les dés et ses autres imperfections ont donné le plus vilain vernis. Patience, nous aurons un jour autant d’amis que nous en voudrons ; mais, en attendant, calmez-vous, et écoutez les avis de celle en qui vous avez confiance. Quand nous avons appris que votre tante avait laissé tout son bien à Pitt et à sa femme, vous rappelez-vous dans quelle fureur vous êtes entré ? Pour un peu vous l’auriez dit à tout Paris, et si je n’avais pas été là pour calmer la fougue de vos emportements, Dieu sait où vous en seriez maintenant ! À la prison pour dettes de Sainte-Pélagie, peut-être. Au lieu de cela, vous voilà à Londres, dans une maison très-confortable où il ne vous manque aucune de vos aises, et cependant vous pensiez alors que vous alliez partir pour assommer votre frère, ni plus ni moins que Caïn. Convenez-en, vous auriez été trop loin, si vous aviez suivi les transports de votre colère ; toutes vos fureurs auraient été impuissantes à vous rendre l’argent de votre tante, et croyez-m’en, il nous sera bien plus profitable de nous tenir dans de bons termes avec votre frère que de nous mettre en hostilités avec lui comme ces imbéciles du presbytère. Quand votre père n’y sera plus, Crawley-la-Reine nous deviendra un séjour fort agréable pour passer la saison d’hiver. Si d’ici là nous sommes ruinés, on fera de vous un écuyer tranchant et un premier piqueur, et moi je deviendrai la gouvernante des enfants de lady Jane. Mais ruinés ! allons donc ! Avant de voir pareille chose vous aurez attrapé quelque bonne place ; ou bien la mort, emportant Pitt et son petit garçon, aura fait de vous un baronnet et de moi une milady. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, mon très-cher, et je ne désespère pas de vous assurer un avenir. Qui s’est chargé, dites-moi, de vendre vos chevaux, de payer vos dettes ? »

 

Rawdon, obligé de reconnaître que si ses affaires avaient tourné à bien, c’était à sa femme qu’il le devait, s’empressa de s’en remettre encore à elle du soin de sa conduite.

 

Lorsque miss Crawley eut dit adieu à ce monde, et que son argent, si vivement disputé de son vivant par tous ses collatéraux, fut enfin devenu le partage de M. Pitt, Bute Crawley, qui ne recevait que cinq mille livres au lieu des vingt mille qu’il espérait, entra dans une violente colère à propos de ce qu’il regardait comme une spoliation, et ne se gêna point pour dire à son neveu, avec une grande brutalité d’expression, tout ce qu’il pensait à cet égard. La querelle s’aigrissant de plus en plus, avait fini par aboutir à une rupture complète.

 

Rawdon Crawley, au contraire, dont la part se trouvait restreinte à cent livres, avait tenu une conduite tout opposée, bien capable de surprendre son frère et de charmer sa belle-sœur qui nourrissait les dispositions les plus affectueuses à l’égard de toute la famille de son mari. Il écrivit de Paris à M. Pitt une lettre où respirait la franchise et la bonne humeur.

 

Il savait bien, disait-il, que son mariage lui avait aliéné les faveurs de sa tante, et sans chercher à dissimuler qu’il eût été bien aise de la voir se relâcher un peu de ses rigueurs à son endroit, il se consolait en voyant que cet argent restait du moins dans cette branche de la famille, et il en félicitait sincèrement son frère. Il le priait de le rappeler au bon souvenir de sa belle-sœur dont il réclamait la bienveillance pour mistress Crawley ; la lettre se terminait par quelques lignes de la main de Rebecca pour M. Pitt. Elle joignait ses compliments à ceux de son mari ; elle ne pouvait oublier quelle bienveillance elle avait rencontrée auprès de M. Crawley, alors que, pauvre orpheline, délaissée, elle était tout simplement l’institutrice de ses petites sœurs, pour lesquelles elle conservait toujours la plus tendre affection. Elle lui souhaitait toutes les joies de l’intérieur, et le priait de vouloir bien offrir pour elle ses amitiés à lady Jane, sur la bonté de laquelle les éloges ne tarissaient pas. Elle espérait qu’un jour enfin elle pourrait présenter son petit garçon à son oncle et à sa tante et elle réclamait en sa faveur leur bienveillance et leur appui.

 

Pitt Crawley fit un excellent accueil à cette lettre. Jamais miss Crawley n’avait si bien reçu ces chefs-d’œuvre produits par la combinaison du style de Rebecca et de la main de Rawdon. Quant à lady Jane, elle en fut si charmée qu’elle engageait déjà son mari à partager sans retard l’héritage de sa tante en deux parts égales, dont l’une serait pour son frère.

 

À la grande surprise de la jeune femme, Pitt n’accéda point à ses désirs et garda pour lui les trente mille livres. Mais, en revanche, il écrivit à Rawdon qu’il aurait plaisir à lui donner une poignée de main quand il se déciderait à faire le voyage d’Angleterre. Il remercia mistress Crawley de la bonne opinion qu’elle avait de Jane et de lui, et promit de la manière la plus aimable de ne laisser échapper aucune occasion d’être utile au petit bambin.

 

Ainsi donc la réconciliation était complète et l’entente cordiale régnait entre les deux frères. Lorsque Rebecca vint à Londres, Pitt et sa femme en étaient partis. Plus d’une fois elle se rendit à Park-Lane pour voir s’ils avaient pris possession de la maison de miss Crawley ; mais les nouveaux héritiers n’y avaient encore fait aucune apparition. Raggles seul put lui fournir les renseignements suivants : les domestiques de miss Crawley avaient été congédiés après avoir reçu d’honnêtes gratifications ; M. Pitt ne s’était montré à Londres qu’une seule fois, où il était venu passer quelques jours pour arranger ses affaires avec les hommes de loi ; il avait vendu tous les romans français de miss Crawley à un libraire de Bond-Street.

 

Becky avait bien ses raisons pour s’enquérir ainsi et attendre impatiemment la venue de sa nouvelle parente.

 

« Quand lady Jane sera arrivée, se disait-elle dans son for intérieur, elle répondra de moi auprès de la société de Londres ; et quant aux femmes, bah ! les femmes courront après moi quand elles me verront recherchée par les hommes. »

 

 

Dans une certaine position, il est un objet aussi indispensable à une femme que sa voiture ou son bouquet, c’est une compagne. J’ai toujours admiré la sensibilité excessive de ces affectueuses créatures qui ne sauraient se passer de concentrer toutes leurs tendresses sur un objet de leur sexe doué d’une laideur raisonnable. Chez ces natures privilégiées, le principe aimant est si développé qu’elles ont toujours besoin d’avoir auprès d’elle un être sur lequel elles puissent répandre cet excédant d’amour ; aussi vous ne verrez jamais une de ces femmes paraître en public sans traîner après elle cette compagne nécessaire en robe fanée et reteinte, et toujours placée sur le second plan.

 

« Rawdon, disait Becky à une heure fort avancée de la nuit, devant un cercle d’hommes rangés autour d’un feu pétillant, car les hommes venaient chez elle finir leur nuit et trouvaient des glaces et du café provenant, ne vous en déplaise, des meilleures maisons de Londres, Rawdon, il me faut un chien de berger.

 

– Un quoi ? dit Rawdon de la table de jeu où il faisait sa partie.

 

– Un chien de berger ! dit le jeune lord Southdown, ma chère mistress Crawley, voilà une singulière idée. Pourquoi n’auriez-vous pas plutôt un chien danois ? J’en sais un en vérité qui est bien aussi grand qu’une girafe, et on pourrait presque l’atteler à votre voiture ; ou bien encore un lévrier d’Égypte, qu’en dites-vous ? J’en tiens un à votre disposition si vous en voulez ; prenez, si vous aimez mieux, un de ces petits carlins, qui entreraient dans la tabatière de lord Steyne ? J’ai vu à Bayswater un homme qui en offrait un au nez duquel vous auriez pu… Je marque le roi et je joue… au nez duquel vous auriez pu accrocher votre chapeau.

 

– Je marque la levée, dit Rawdon avec gravité.

 

Il ne s’occupait d’ordinaire que de son jeu et ne se mêlait à la conversation que lorsqu’on y parlait de chevaux ou de paris.

 

– Que voulez-vous donc faire d’un chien de berger ? continua d’un ton enjoué le jeune Southdown.

 

– Je parle au figuré, dit Becky en riant et en jetant un coup d’œil à lord Steyne.

 

– Nous expliquerez-vous cette énigme ? fit à son tour Sa Seigneurie ?

 

– Il me faut un chien pour me préserver des loups ravisseurs continua Rebecca ; j’ai besoin de compagnie.

 

– Pauvre innocente brebis ; il ne vous manquait que cela, » dit alors le marquis avec une contraction de mâchoire et une affreuse grimace qui était chez lui l’expression du rire, et, en même temps, il faisait à Rebecca des yeux en coulisses.

 

Le vieux lord Steyne était debout près de la cheminée à savourer son café ; une flamme claire et brillante répandait dans la pièce une douce et agréable chaleur. Une douzaine de bougies disposées sur la cheminée dans des candélabres en porcelaine et bronze, illuminaient d’un vif éclat la figure de Becky, étendue sur un sofa couvert d’une riche étoffe. Becky portait une robe rose, et l’on eût dit une fleur rafraîchie par la rosée du matin. La transparence de son écharpe de tulle flottant comme une vapeur autour de son cou, laissait entrevoir ses bras et ses épaules d’une blancheur éblouissante ; ses cheveux descendaient en boucles derrière ses oreilles, et son pied mignon s’échappait avec coquetterie des plis d’une robe de soie dans tout le lustre de sa nouveauté. C’était le plus joli pied, la plus jolie chaussure, le plus joli bas de soie que l’on pût trouver dans le monde entier.

 

Les bougies éclairaient aussi le crâne luisant de lord Steyne, que garnissait une frange demi-circulaire de cheveux rouges. Il avait des sourcils touffus et épais, des petits yeux injectés de sang et encadrés de rides. Sa mâchoire inférieure avançait d’une manière formidable, et quand il voulait rire il mettait à découvert deux rangées de crocs qui donnaient un aspect farouche aux contractions de sa figure. Il avait dîné ce jour-là à la table royale, et portait sa jarretière et son ruban. Sa Seigneurie avait la taille petite, l’encolure assez large et les jambes en cerceau ; il paraissait très-fier de la petitesse de son pied et de la finesse de sa cheville, et caressait sans cesse le genou qui portait sa jarretière.

 

« Le berger ne suffit donc pas, dit le noble lord, pour défendre son tendre agneau ?

 

– Le berger aime trop les cartes et le club, répondit Rebecca en riant.

 

– Voilà un Corydon de mœurs fort déréglées, reprit milord, et bien peu fait pour tenir la houlette.

 

– Je marque trois contre vous deux, dit Rawdon à la table de jeu.

 

– Regardez notre Mélibée, murmura le marquis en ricanant, n’est-il pas occupé d’une façon très-pastorale ? il est en ce moment à tondre un mouton du Southdown, une espèce de mouton bien innocent, n’est-ce pas ? Mais, ma foi, c’est une fort belle toison.

 

– Milord s’y connaît en fait de toison, » dit Rebecca en lui lançant un regard méprisant et sarcastique, car milord est chevalier de l’ordre.

 

Milord portait en effet à son cou le collier de la Toison d’or, présent qui lui venait des princes d’Espagne nouvellement rétablis sur le trône.

 

La jeunesse de lord Steyne avait été célèbre par ses intrigues amoureuses et ses gains au jeu. Il était resté deux jours et deux nuits de suite à jouer contre M. Fox. Il avait gagné de l’argent aux plus augustes personnages du royaume. Il devait, disait-on, son marquisat à un coup de dés. Aussi n’était-il pas bien aise lorsqu’on faisait allusion à ses fredaines passées. Rebecca avait donc provoqué l’orage et le voyait s’amonceler sous l’épais sourcil de milord.

 

Elle quitta la sofa, alla le débarrasser de sa tasse à café et le gratifia de son sourire le plus gracieux.

 

« Oui, reprit-elle, je veux un chien de garde ; mais, soyez tranquille, il n’aboiera pas après vous. »

 

Passant alors dans l’autre pièce, elle s’assit devant le piano et se mit à chanter une romance française d’une voix si émue et si caressante, que le noble lord, apprivoisé par la musique, ne tarda pas à aller la rejoindre, et, placé derrière elle, marqua les mouvements avec la tête.

 

Rawdon et son ami continuèrent à jouer à l’écarté jusqu’au moment où ils en eurent assez. Le colonel gagnait ; mais quelque considérables et fréquents que fussent ses gains, ces soirées, qui revenaient plusieurs fois par semaine, ne laissaient pas que d’ennuyer à la longue l’ex-dragon, qui, ne comprenant pas un mot à ce feu roulant de plaisanteries, traits couverts et allusions échangées dans ce cercle où sa femme régnait par son esprit et l’admiration qu’elle inspirait, se voyait réduit la plupart du temps à se tenir immobile sur sa chaise et silencieux comme une statue.

 

« Comment se porte le mari de mistress Crawley ? » tel était d’ordinaire le bonjour dont le saluait lord Steyne.

 

Telle était en effet sa profession reconnue dans le monde. Rawdon n’était plus le colonel Crawley, il était le mari de mistress Crawley.

 

Quant au petit Rawdon, si nous n’en avons rien dit depuis longtemps, c’est qu’il restait caché dans une mansarde située sous les combles de la maison, ou bien vivant à la cuisine au milieu des domestiques, sans que sa mère s’en souciât le moins du monde. Tout le temps que la bonne française resta au service de mistress Crawley, il passait ses journées avec elle ; et quand elle partit, le petit garçon poussa de tels hurlements dans sa chambre déserte, qu’une bonne qui couchait dans une pièce voisine alla le prendre, le mit dans son lit et parvint ainsi à le consoler.

 

Rebecca, milord Steyne et une ou deux autres personnes se trouvaient dans le salon à prendre le thé au retour de l’Opéra, lorsque les cris aigus du pauvre marmot firent retentir toute la maison.

 

« C’est mon petit chérubin qui pleure sa nourrice, dit mistress Crawley, sans se déranger aucunement pour aller voir ce qu’avait l’enfant.

 

– Et vous êtes si bonne mère que vous ne voulez pas le voir pleurer, dit lord Steyne d’un ton railleur.

 

– Bah ! répliqua mistress Crawley en rougissant légèrement, quand il sera las de pleurer il se décidera à dormir. »

 

Puis on se remit à causer de la représentation de l’Opéra.

 

Rawdon s’était esquivé un moment pour connaître la cause du chagrin de son fils, et il rejoignit bientôt la compagnie lorsqu’il eut vu l’enfant entre les mains de l’honnête Dolly qui s’efforçait de le consoler.

 

Le cabinet de toilette du colonel était situé dans les hautes régions de la maison ; c’était là qu’avaient lieu les entrevues intimes du père et du fils ; c’était là qu’ils se voyaient tout à leur aise et sans témoins ; tandis que Rawdon père se faisait la barbe, Rawdon fils, assis sur une malle, suivait les détails de cette opération avec un plaisir toujours croissant. La plus parfaite intelligence régnait entre eux ; le père apportait au fils quelques friandises du dessert qu’il cachait dans un certain étui à épaulettes où l’enfant savait fort bien les retrouver, et c’étaient des bonds et des cris de joie à la découverte de chaque trésor nouveau ; mais le petit Rawdon était obligé de modérer ses transports, car sa mère dormait à l’étage inférieur et il ne fallait pas troubler son sommeil. Comme elle se mettait au lit fort tard, elle ne se levait, par suite, que dans l’après-midi.

 

Rawdon achetait pour son petit garçon des livres d’images et remplissait sa chambre de joujoux. Les murailles étaient couvertes de gravures collées par la main paternelle et payées par Rawdon argent comptant. Quand il n’était pas de service au parc pour escorter mistress Crawley, il prenait son garçon avec lui et faisait des promenades qui duraient des heures entières. Le colonel mettait l’enfant à cheval sur ses genoux, lui laissait tirer ses grandes moustaches en guise de rênes, et la journée s’écoulait ainsi au milieu de ces jeux et de ces gambades enfantines.

 

La chambre du jeune Rawdon était très-basse, et une fois, en prenant l’enfant pour le faire sauter en l’air, le père lui heurta la tête contre le plafond ; le petit Rawdon avait alors cinq ans. M. Crawley faillit presque laisser tomber son fils, tant il fut effrayé des suites que pouvait avoir sa maladresse, et l’enfant, faisant une grimace affreuse, se disposait à pousser les cris les plus épouvantables que la violence du coup aurait du reste suffisamment excusés, lorsque son père l’arrêta tout court en lui disant :

 

« Pour l’amour de Dieu, n’allez pas éveiller votre mère. »

 

L’enfant regarda aussitôt son père d’un air piteux et lamentable, mordit ses lèvres, serra le poing, et on n’entendit pas même un soupir s’échapper de son petit cœur. Rawdon raconta cette histoire au club, à ses anciens camarades, à toute la ville.

 

« Ah ! monsieur, si vous saviez, disait-il à tous ceux qu’il rencontrait, c’est un fameux gaillard et rudement taillé que mon garçon ; il est d’une trempe solide ! J’ai presque fait entrer la moitié de sa tête dans le plafond, eh bien ! il n’a pas crié de peur d’éveiller sa mère. »

 

Une ou deux fois par semaine, cette excellente mère faisait son ascension dans les lieux élevés où son mari passait la plus grande partie de sa vie. On eût dit une poupée du Magasin des modes sur laquelle Prométhée aurait soufflé. Sur ses lèvres brillait toujours un sourire caressant ; les toilettes les plus fraîches, les écharpes, les dentelles les plus précieuses, rehaussaient encore la souplesse de sa taille et la vivacité de ses mouvements ; ses gants et ses chaussures faisaient aussi ressortir la finesse de sa main, la petitesse de son pied ; tous les jours c’était un chapeau nouveau, sur lequel les fleurs semblaient renaître et s’épanouir, ou qu’ombrageaient des marabouts d’un velouté aussi moelleux que la blanche corolle du camélia.

 

Elle faisait à son fils deux ou trois signes de tête plus propres à le tenir à distance que capables de provoquer sa tendresse ; le jeune Rawdon, tout frappé de cette merveilleuse apparition, interrompait son dîner ou quittait ses soldats de carton pour la contempler à son aise. Quand elle avait quitté la chambre, il restait après elle une odeur de rose, une espèce de parfum céleste qui indiquait le passage d’une divinité. Aux yeux de son fils, elle était une créature surnaturelle, bien supérieure à son père, bien supérieure à toutes les autres personnes qui l’approchaient, et à laquelle il fallait offrir à une certaine distance ses adorations et son encens. Lorsqu’il allait en voiture avec elle, il éprouvait comme une sorte de terreur religieuse, et toute la promenade se passait pour lui à regarder avec des yeux béants la fée si merveilleusement habillée qu’il avait en face de lui.

 

De beaux messieurs sur des chevaux fringants s’approchaient pour échanger avec elle un sourire et quelques paroles. Ses yeux avaient un éclair pour chacun d’eux ; tandis que sa main leur envoyait au passage de gracieux saluts. Pour sortir avec elle, l’enfant mettait son habit rouge tout neuf ; sa vieille jaquette couleur foncée était bonne pour rester à la maison. Parfois, en son absence, tandis que Dolly faisait le ménage, le petit Rawdon s’avançait dans la chambre à coucher de sa mère. C’était pour lui comme une demeure céleste, un séjour mystérieux où se réunissaient toutes les splendeurs et toutes les merveilles. La garde-robe offrait à ses regards ébahis des robes roses, bleues et à plusieurs reflets. Il restait dans le ravissement en face de cet écrin en bois de rose doublé d’argent, devant cette main de bronze couverte de bagues étincelantes ; un autre objet encore attirait son attention, c’était une glace sur chevalet, véritable chef-d’œuvre, dans laquelle il voyait tout juste sa petite figure étonnée et l’image de Dolly, chose bien singulière, qui, tout en paraissant suspendue au plafond, continuait à retourner et à battre les oreillers et le traversin. Pauvre petit être négligé ! le nom d’une mère est comme celui de Dieu sur les lèvres et dans le cœur de ces innocentes créatures, et cet enfant n’adorait sous ce nom qu’un marbre froid et insensible !

 

Rawdon Crawley, tout en n’ayant pas du reste une nature d’élite, possédait un certain fond de tendances affectueuses ; il savait encore trouver dans son cœur assez d’amour pour chérir tendrement sa femme et son fils. Il aimait avec passion le petit Rawdon ; Rebecca, bien qu’elle s’en fût aperçue, n’en disait rien à son mari : ce n’est pas qu’elle lui en voulût pour cela, oh ! nullement, elle avait un si bon caractère ! elle n’en conçut seulement que plus de mépris à son endroit. Le colonel rougissait devant sa femme de cette tendresse paternelle, la lui dissimulant autant qu’il le pouvait, et ne se livrant à ses transports qu’autant qu’il était tout seul avec son fils.

 

D’ordinaire il allait faire avec lui une visite matinale à l’écurie ou bien une promenade au parc. Le jeune lord Southdown, un cœur d’or qui aurait pour un peu donné le chapeau qu’il avait sur la tête, et dont la principale occupation en ce monde était d’acheter mille petites bagatelles pour les donner ensuite, avait fait cadeau au petit Rawdon d’un poney gros comme le poing, et sur ce coursier en miniature, l’enfant allait caracoler dans le parc, suivi de son père, qui ne le quittait point. Le colonel aimait à aller revoir son ancienne caserne et ses anciens camarades de Knightbridge. Parfois il se prenait à regretter sa vie de garçon. Les vieux soldats étaient bien aises de revoir leur ancien officier et de faire sauter dans leurs bras leur petit colonel. C’était une fête pour le colonel Crawley d’aller dîner à la caserne avec ses camarades.

 

« Au diable ! disait-il parfois, je ne suis pas assez fin pour elle, je le sais bien… Et puis il ajoutait : Ma femme ne s’apercevra même pas de mon absence. »

 

Il avait bien raison, son absence passait inaperçue.

 

Rebecca, du reste, ne boudait point son mari ; bien au contraire, elle lui faisait toujours bonne figure. Elle poussait même les égards jusqu’à lui dissimuler le dédain qu’elle avait pour lui ; peut-être l’aimait-elle mieux ainsi, lourd et bête, que s’il avait eu plus d’esprit. De cette façon au moins elle pouvait le prendre pour son domestique de confiance, son maître d’hôtel. Il faisait ses commissions, exécutait ses ordres sans la questionner, l’accompagnait dans ses promenades en voiture, sans faire jamais la moindre objection. Après l’avoir conduite à l’Opéra, il allait se délasser à son club pendant la représentation, et était fort exact à venir la reprendre au sortir du spectacle. La seule chose qu’il aurait voulue, c’eût été de lui voir un peu plus de tendresse pour son fils ; mais enfin il avait fini par prendre son parti sur ce sujet.

 

« Le diable m’emporte, disait-il, elle sait mieux que moi à quoi s’en tenir, car pour moi je n’y entends rien. »

 

En effet, il n’est pas besoin d’une haute portée d’esprit pour gagner aux cartes et au billard, et hors de là Rawdon n’avait aucune espèce de prétention.

 

Lorsqu’enfin arriva à Rebecca le chien de berger qu’elle avait demandé, les fonctions de Rawdon furent singulièrement allégées par la présence de ce nouvel auxiliaire. Sa femme le poussait souvent à dîner dehors et le dispensait de venir la rechercher à l’Opéra.

 

« Vous ferez bien de ne pas rester ce soir à la maison, mon cher, lui disait-elle ; vous y dormiriez d’ennui. Il viendra des hommes que vous ne pouvez sentir. Je ne les aurais point engagés s’il n’y avait là une question d’avenir pour vous ; et maintenant que j’ai un chien de berger, je n’ai pas peur de me trouver seule.

 

– Un chien de berger, un porte-respect, Becky Sharp avec un porte-respect, voilà une bonne plaisanterie, » pensait mistress Crawley en elle-même.

 

Le fait est que c’était, selon elle, une bonne plaisanterie qui excitait au plus haut point sa gaieté et sa belle humeur.

 

 

Un dimanche matin, où Rawdon Crawley faisait sa promenade ordinaire avec le petit Rawdon sur le poney, le colonel rencontra Clink, de son régiment, en train de causer avec un vieux monsieur qui tenait dans ses bras un enfant de l’âge du petit Rawdon. Le bambin avait saisi la médaille de Waterloo que portait le caporal et paraissait l’examiner avec un très grand plaisir.

 

« Bonjour, mon colonel, dit Clink en réponse au bonjour de Crawley. Voici un jeune conscrit de l’âge de notre petit colonel, continua le caporal.

 

– Son père était aussi à Waterloo, dit le vieux monsieur qui portait l’enfant, n’est-ce pas Georgy ? »

 

En même temps Georgy et l’autre enfant s’examinaient l’un l’autre avec cet air solennel et scrutateur si familier aux enfants qui se trouvent en présence d’un visage nouveau.

 

« Et dans un régiment de ligne, ajouta Clink d’un air de suffisance.

 

– Il était capitaine dans le ***e, continua le vieux monsieur avec emphase. Le capitaine George Osborne, monsieur, vous le connaissez peut-être. Il est mort sur le champ d’honneur, monsieur, en combattant l’usurpateur. »

 

La figure du colonel Crawley devint alors toute rouge.

 

« Je le connaissais parfaitement, monsieur, reprit-il alors, et sa femme, sa chère femme, comment va-t-elle, monsieur ?

 

– C’est ma fille, monsieur, » reprit le vieillard en déposant à terre le petit garçon et tirant avec un geste majestueux une carte de son portefeuille il la présenta au colonel. On y lisait l’indication suivante :

 

M. SEDLEY

 

Seul et unique agent de la compagnie du Diamant-Noir,

pour l’exploitation des charbons incombustibles.

 

S’adresser : Bunker’s Wharf Thames street et Anna Maria Cottages, sur la route de Fulham.

 

Pendant ce temps, le petit Georgy s’était approché du cheval et le regardait de fort près.

 

« Voulez-vous monter dessus, lui dit le petit Rawdon qui était alors en selle.

 

– Oui, » dit Georgy.

 

Le colonel, qui, à la suite des explications précédentes, se sentait pris d’un certain intérêt pour cet enfant, le souleva de terre et le plaça sur le poney, derrière le jeune Rawdon.

 

« Serrez bien, Georgy, lui dit-il ; prenez bien mon petit garçon par le milieu du corps ; il s’appelle Rawdon. »

 

Les deux enfants partirent d’un éclat de rire.

 

« On aurait beau chercher partout, dit alors l’excellent caporal, on ne trouverait pas deux plus jolies têtes. »

 

En même temps le colonel, le caporal et le vieux Sedley, avec son parapluie sous le bras, commencèrent à marcher à côté des enfants.

 

CHAPITRE VI.

Une famille dans la gêne.


Suivons le petit George Osborne qui dirige sa promenade à cheval du côté de Fulham ; une fois arrivés dans ce faubourg de Londres, faisons une halte pour nous informer des personnes de notre connaissance que nous y avons laissées. Qu’est devenue mistress Amélia depuis le terrible coup qui la frappa à Waterloo ? Est-elle encore vivante, est-elle consolée ? Qu’est devenu le major Dobbin dont le cabriolet était toujours en route pour aller chez elle ? Trouverons-nous là des nouvelles du collecteur de Boggley-Wollah ?

 

Quelques mots suffiront pour nous mettre au courant de ce qui concerne ce dernier : le gros Joseph Sedley était retourné dans les Indes peu après sa fuite de Bruxelles ; soit que le temps de son congé fût fini, soit qu’il craignît de rencontrer quelques-uns des témoins de son héroïsme dans les journées de Waterloo. Toujours est-il qu’il repartit pour le Bengale peu après l’installation de Napoléon à Sainte-Hélène et qu’il y rendit visite en passant à l’ex-empereur. À en juger par ce que disait M. Sedley à bord de son navire, on aurait pu supposer que ce n’était point la première fois qu’il se trouvait en face de l’aventurier corse et que, pour le moins, ce belliqueux enfant d’Albion avait pris par la barbe le général français à l’affaire du Mont-Saint-Jean. Il savait mille anecdotes sur ce fameux engagement, indiquait la position stratégique des divers régiments, et détaillait les pertes subies par chacun d’eux. À l’entendre, on aurait pu croire qu’il avait contribué pour sa large part à cette mémorable victoire, qu’il avait accompagné l’armée dans ses évolutions périlleuses, et, au fort de la mêlée, porté les dépêches du duc de Wellington. Il savait mot pour mot, et minute par minute, tout ce que le duc avait fait ou dit dans le cours de la glorieuse journée de Waterloo, et paraissait tellement au courant des faits et gestes de Sa Grâce qu’il était impossible de douter un seul instant qu’il n’eût passé toute sa journée à côté du vainqueur. Si son nom ne se trouvait point dans les listes que donnèrent les journaux à l’occasion de cette bataille, c’est qu’il ne figurait point sur les cadres de l’armée. Peut-être avait-il fini par se persuader, mieux encore qu’à ses auditeurs, que les lignes anglaises lui devaient la plus grande part de leur succès. Il n’en est pas moins certain qu’il fit aussi très-grande sensation à Calcutta, et que, pendant tout le reste de son séjour au Bengale, il ne fut plus désigné que sous l’appellation honorifique de Waterloo-Sedley.

 

Les billets qu’il avait souscrits pour solde des deux chevaux furent payés sans la moindre difficulté de sa part et de celle de ses agents. On ne l’entendit jamais rien dire sur ce marché, et quant au sort de ces malheureux quadrupèdes, on n’a aucune donnée bien positive sur la manière dont il s’en débarrassa, ainsi que d’Isidore, le domestique belge qu’on avait vu vendre un cheval gris fort semblable à celui que Jos montait quelquefois à Valenciennes pendant l’automne de 1815.

 

Les agents de Jos avaient ordre de payer chaque année à ses parents une pension de cent vingt livres sterling. C’était là, pour ces deux vieillards, leur principal moyen d’existence, car les spéculations auxquelles se livrait M. Sedley depuis sa banqueroute n’étaient point de nature à rétablir la fortune délabrée du vieil agent de change. Il essaya tour à tour de se faire marchand de vins, de charbon et commissionnaire pour les loteries, etc., etc.… À chaque nouveau commerce dont il tentait les chances, il envoyait des prospectus à ses amis, faisait mettre une nouvelle plaque de cuivre sur sa porte, et parlait avec emphase de ses espérances de reconquérir son ancien état d’opulence et de prospérité. Mais la fortune ne revient jamais à ceux qu’elle a une fois brisés et renversés. Il avait vu tous ses amis l’abandonner l’un après l’autre pour se soustraire à de nouvelles offres de charbon incombustible et d’autres denrées qui leur coûtaient assez cher. Sa femme seule, à force de le voir partir chaque matin clopin-clopant pour aller faire la bourse à la Cité, conservait seule encore quelques illusions sur les résultats de ses opérations commerciales.

 

Le soir, c’était à grand’peine que, traînant la jambe, il regagnait son humble toit. La soirée se passait pour lui dans une mauvaise petite taverne où, devant un auditoire attentif, il faisait la répartition des deniers de l’Angleterre, absolument comme s’ils eussent été à sa libre disposition. C’était merveille de l’entendre parler de millions, d’affaires de Bourse et d’escompte, la bouche toujours pleine du nom de Rothschild. Il parlait de si grosses sommes, que les principaux habitués de la taverne, l’apothicaire, l’entrepreneur des pompes funèbres, le charpentier, le clerc de la paroisse, et M Clapp, notre vieille connaissance, se sentaient saisis de respect pour son éloquence et ses capacités financières.

 

« Autrefois, monsieur, ne manquait-il pas de dire à tous les nouveaux visiteurs du café, j’étais dans une brillante position ; mon fils, monsieur, est, à l’heure qu’il est le plus important magistrat de Rangoon à la présidence du Bengale, il est appointé à quatre mille roupies par mois. Ma fille, si elle le voulait, serait femme d’un colonel. Je pourrais tirer, s’il m’en prenait fantaisie, un billet de deux mille livres sur mon fils, le premier magistrat de Rangoon, et le premier banquier de Londres me l’escompterait argent sur table ; mais, monsieur, les Sedley ont toujours eu le sentiment de leur dignité. »

 

Ne vous moquez point, ami lecteur, car il pourrait vous arriver quelque beau matin de vous trouver en pareille situation. Combien ne voyons-nous pas de nos amis rouler ainsi autour de nous dans l’abîme. La chance peut nous abandonner, nos facultés nous trahir ; nous pouvons voir notre place enlevée par de plus jeunes et de plus vigoureux champions ; et quand le tourbillon nous aura jetés sur le bord de la route, comme ces débris échoués sur la plage, les passants continueront leur chemin sans jeter un regard de commisération, ou, ce qui est pis encore, viendront nous tendre dédaigneusement un doigt et prendre à notre égard des airs protecteurs. Puis, derrière nous, nous entendrons nos amis murmurer à demi-voix :

 

« C’est un pauvre diable que ses imprudences et ses folles entreprises ont réduit à l’état que vous voyez. »

 

Mais du reste consolez-vous à la pensée que ce n’est pas une voiture ou trois mille livres de rentes qui nous mettront plus en état d’obtenir la récompense qui est la fin de cette vie, ni d’affronter le jugement de Dieu. Si les charlatans réussissent, si les escrocs et les coquins font leurs affaires, et si, par contre, les plus honnêtes gens sont le jouet de la mauvaise fortune, je dis qu’il ne faut pas s’en plaindre ni attacher aux plaisirs et aux joies de la Foire aux Vanités plus de prix qu’ils ne méritent, car il est probable que… Mais laissons là cette digression pour revenir à notre histoire.

 

Si mistress Sedley avait eu un peu d’énergie, le désastre de son mari était une occasion pour elle d’en faire preuve ; elle aurait loué une vaste maison pour y recevoir des locataires. Le vieux Sedley eût rempli le rôle de mari de l’hôtesse, il eût été le seigneur en titre, avec les fonctions d’écuyer tranchant, de majordome, comme mari de la reine du comptoir. Mais mistress Sedley n’avait pas assez d’énergie pour savoir se créer des ressources dans le malheur, et restait inerte et sans mouvement sur les écueils où la tempête l’avait jetée. L’infortune des deux vieillards était donc irréparable et sans remède.

 

Ils vivaient, du reste, sans souffrir de cet abaissement ; peut-être même étaient-ils plus fiers encore dans leur misère que dans leurs jours de prospérité. Mistress Sedley restait toujours une grande dame pour son hôtesse mistress Clapp, quand par hasard elle lui faisait l’honneur de descendre dans sa cuisine bien proprette et bien brillante. Les chapeaux et les rubans de la bonne Irlandaise, Betty Flanagan, son insolence, sa paresse, sa prodigue consommation de chandelles, de thé et de sucre étaient pour la vieille dame une distraction presque aussi absorbante que la tenue de son ancienne maison, lorsqu’elle avait à ses ordres son nègre, son cocher, son groom, son valet de pied, son maître d’hôtel et toute une légion de femmes pour la servir. C’était là, du reste, des souvenirs que la brave dame trouvait le moyen d’introduire plus de vingt fois par jour dans sa conversation. Avec Betty Flanagan toutes les bonnes du voisinage tombaient sous la haute surveillance de mistress Sedley. Elle savait ce que chaque locataire des maisons environnantes avait payé ou devait encore sur son loyer. Elle disparaissait bien vite dans le couloir de sa maison, dès qu’elle apercevait dans la rue mistress Rougemont, l’actrice, entourée d’une famille plus que suspecte. Elle hochait la tête avec un air de pitié, lorsque mistress Pestler, la femme de l’apothicaire, passait dans la carriole de son mari. Elle avait de longs entretiens avec le fruitier sur la qualité des navets, légume favori de M. Sedley. Elle surveillait de fort près la laitière et le boulanger ; allait elle-même chez le boucher, qui avait plus vite fait de vendre cent livres de viande à ses autres pratiques qu’une épaule de mouton à mistress Sedley ; elle comptait les pommes de terre rangées autour du gigot qu’on envoyait cuire, pour le repas du dimanche, chez le boulanger, et mettait ce jour là ses plus belles robes, allant deux fois à l’église et lisant le soir les sermons de Blair.

 

Le dimanche seulement, car dans le courant de la semaine ses graves occupations ne lui permettaient aucune espèce de distraction, le dimanche le vieux Sedley conduisait son petit-fils Georgy dans les parcs les plus proches ou dans les jardins de Kensington, pour voir le bel uniforme des soldats et jeter du pain aux cygnes. Georgy avait une passion pour les habits rouges ; il ouvrait de grands yeux quand le vieux Sedley lui racontait que son père avait été un vaillant soldat ; le vieillard ne manquait pas de présenter son petit-fils aux vieux sergents qu’il rencontrait avec une médaille de Waterloo sur la poitrine ; c’était, leur disait-il le fils du capitaine Osborne, du 33e, mort glorieusement sur le champ de bataille ; souvent même il régalait ces braves gens d’un verre de bière. Dans ses premières promenades il n’avait pas ménagé les gâteries au petit Georgy, et avait impitoyablement bourré l’enfant de pommes et de pain d’épice, au grand détriment de sa santé ; si bien qu’Amélia avait déclaré d’une manière formelle, qu’elle ne le laisserait plus sortir avec son grand-père si ce dernier ne s’engageait, par serment solennel, à ne plus lui payer de gâteaux, de dragées et autres friandises prohibées.

 

Entre mistress Sedley et sa fille, il s’était aussi élevé quelques petits nuages à l’occasion de l’enfant ; c’était comme un secret sentiment de jalousie entre ces deux femmes, à propos de l’objet commun de leurs affections. Un soir, dans le temps où George était encore tout petit, Amélia, occupée à travailler dans le petit salon, s’aperçut tout à coup que sa mère avait quitté la pièce ; poussée comme par un instinct maternel, elle se rendit en toute hâte dans la chambre de son fils ; l’enfant, qui jusqu’alors avait dormi d’un profond sommeil, poussait des cris lamentables, et Amélia trouva mistress Sedley occupée à lui administrer en cachette de l’élixir de Daffy. Amélia, cette femme que nous avons toujours tenue pour si douce et si inoffensive, en voyant son autorité maternelle ainsi menacée d’empiétement, sentit un frisson de colère parcourir tous ses membres ; ses joues, ordinairement pâles, se couvrirent d’une vive rougeur et reprirent l’éclat qu’elles avaient eu jadis lorsqu’elle avait été une jolie petite fille de douze ans. Elle arracha l’enfant aux bras de sa mère, saisit la bouteille, et, tandis que la vieille dame, muette de colère, la regardait tout en brandissant la cuiller accusatrice. Amélia jeta la bouteille dans la cheminée où elle alla se briser en mille morceaux.

 

« Je n’entends point, ma mère, que vous empoisonniez cet enfant avec vos drogues, criait Emmy dont l’émotion se trahissait par l’agitation convulsive avec laquelle elle berçait son enfant dans ses bras et par les regards flamboyants qu’elle lançait du côté de sa mère.

 

– Empoisonner ! Amélia, reprenait la vieille dame ; empoisonner ! songez-vous bien que vous parlez à votre mère.

 

– Georgy ne prend d’autres médicaments que ceux qui sortent de chez Pestler. M. Pestler m’a dit, du reste, que votre élixir était du poison.

 

– Courage ; de mieux en mieux. Vous m’accusez, alors, de meurtre et d’assassinat, répliqua mistress Sedley, et c’est à votre mère que vous n’avez point honte de tenir un pareil langage ! Ah ! j’ai passé par de bien rudes épreuves sur cette terre ; je suis tombée bien bas sous les coups de la fortune ; après avoir eu une voiture j’ai pu me voir réduite à aller à pied ; mais c’est la première fois que je m’entends dire que je suis une empoisonneuse, et je vous suis fort obligée de me l’avoir appris.

 

– Ma mère, dit la pauvre enfant, toujours prête à fondre en larmes, vous êtes bien sévère à mon égard. Je n’ai pas voulu dire… je croyais… Enfin, n’allez pas penser que j’aie voulu vous fâcher à cause de ce cher enfant ; mais…

 

– Allez, allez, je n’en suis pas moins une empoisonneuse, et je ne sais qui vous retient de me faire arrêter de suite et conduire de ce pas en prison. Je ne m’étais pas aperçue, cependant, que je vous eusse empoisonnée alors que vous étiez enfant ; au contraire, je vous avais fait donner la meilleure éducation, par les meilleurs maîtres qu’on puisse avoir en payant. De mes cinq enfants j’en ai perdu trois, et la fille que j’aimais de préférence aux autres, qui par mes soins a échappé au croup, à la rougeole, à la coqueluche, qui a eu tous les maîtres d’agrément possibles sans que le prix fît jamais question, que j’avais entourée de toutes les jouissances du luxe que, pour ma part, je n’ai jamais connues moi dans mon temps de jeune fille, alors que je me bornais tout simplement à honorer mon père et ma mère pour vivre longuement, à les aider dans les soins du ménage au lieu de m’enfermer toute la journée dans ma chambre comme une grande dame ; eh bien ! cet enfant de mes tendresses toutes particulières vient me dire que je suis une empoisonneuse ! Ah ! mistress Osborne ! puissiez-vous ne jamais réchauffer une vipère dans votre sein ! c’est du moins ce que je vous souhaite.

 

– Ma mère ! ma mère ! s’écriait la pauvre fille toute hors d’elle, tandis que l’enfant qu’elle tenait sur ses bras poussait à l’unisson les cris les plus épouvantables.

 

– Une empoisonneuse, juste ciel ! Allez prier Dieu, Amélia, qu’il vous pardonne ce mouvement d’ingratitude, et purifie la noirceur de votre cœur. Puissiez-vous obtenir son pardon comme je vous accorde le mien. »

 

Mistress Sedley sortit de la chambre en murmurant encore les mots de meurtrière et d’empoisonneuse, comme pour mieux attester la sincérité de sa prière au ciel et de ses dispositions charitables en faveur de sa fille.

 

À partir de ce moment, il régna toujours entre mistress Sedley et sa fille une sorte de froideur qui ne fit que croître et augmenter sans qu’il y eût jamais possibilité d’y porter remède. Le petit démêlé dont nous venons de parler avait assuré à la vieille dame une supériorité dont en maintes occasions elle sut se prévaloir sur sa fille avec cette adresse persévérante qui est le caractère distinctif de son sexe. Elle fut plusieurs semaines sans adresser la parole à Amélia, disant aux domestiques de ne plus toucher à l’enfant, parce que mistress Osborne pourrait s’en trouver blessée.

 

Elle engagea sa fille à s’assurer par elle-même qu’on ne mettait point de poison dans les soupers préparés chaque jour pour son cher nourrisson. Si par hasard les voisins lui demandaient des nouvelles du petit Georgy, elle ne manquait pas de les renvoyer à mistress Osborne. Elle se serait bien gardée de demander des nouvelles du marmot. Pour rien au monde elle n’aurait touché à l’enfant, bien qu’il fût son petit-fils : comme elle n’avait pas l’habitude des enfants, qui sait si elle n’aurait pas pu le tuer. Lorsque M. Pestler venait faire sa visite sanitaire, mistress Sedley accueillait le docteur avec un sourire moqueur, une expression sarcastique, auxquels on pouvait à peine comparer les airs de dédain de lady Thistlewood, à qui du moins le docteur ne donnait pas ses soins gratis. De son côté, Emmy était jalouse de tous ceux qui approchaient son enfant comme aucune mère ne l’a jamais été ; il suffisait pour éveiller ses susceptibilités qu’on eût chance d’obtenir quelque place dans les affections de l’enfant : elle se sentait mal à l’aise toutes les fois qu’elle voyait quelqu’un autour de son fils ; mistress Clapp, la servante irlandaise, n’avait plus la permission de l’habiller et de le soigner, elle les aurait plutôt laissés débarbouiller le portrait de son mari suspendu au-dessus de son lit, de ce même lit qu’elle avait quitté jeune fille pour devenir femme et auquel elle revenait maintenant avec de longues années devant elle pour pleurer dans le deuil et dans le silence. Mais au moins elle était mère et la tendresse maternelle lui assurait des jours de bonheur et de consolation.

 

Cette chambre était comme le sanctuaire de toutes les affections, de tous les trésors d’Amélia. C’était là qu’elle avait soigné son fils, qu’elle avait veillé sur lui avec un amour tendre et inquiet pendant les mille petites maladies de l’enfance. Dans ce cher objet de sa sollicitude elle croyait voir revivre son mari ; mais alors il se présentait à elle sans défaut, comme une apparition céleste. Dans la voix, dans le regard, dans les gestes, l’enfant lui rappelait son père ; son cœur de mère tressaillait de joie toutes les fois qu’elle serrait dans ses bras ce cher trésor, et l’enfant l’interrogeait souvent sur la cause des larmes qu’elle versait. Elle lui disait alors que c’était parce qu’il lui rappelait son père ; puis elle se mettait à lui parler de ce père qu’il avait perdu, de ce George qu’il ne connaissait pas, et l’innocente créature écoutait avec un étonnement recueilli les confidences de cette âme douce et sensible.

 

Elle lui en disait plus long qu’elle n’en avait jamais dit à George, à aucune des amies de sa jeunesse. Quant à ses parents, elle ne leur parlait point de tout cela ; pour rien au monde, elle ne voulait leur découvrir les plaies de son cœur. Le petit George ne la comprenait-il pas bien mieux qu’eux-mêmes auraient pu le faire ! C’était lui seul, lui seul, qu’elle mettait dans le secret des sentiments intimes de son cœur : pour lui elle n’avait rien de caché. La joie de sa vie était désormais dans l’amertume de ses regrets, dans les larmes qu’elle versait. C’était une âme d’une délicatesse si exquise, d’une nature si élevée que le romancier, plein de respect pour les mystères de la conscience, s’arrête devant ces chastes et pures émotions qu’il ne veut point livrer à des regards indiscrets. Nous tenons du docteur Pestler, médecin de dames, maintenant fort à la mode, propriétaire d’un magnifique carrosse vert foncé avec une maison à Manchester-Square, et à la veille de se voir nommé baronnet, que lorsqu’il fallut sevrer cet enfant, ce fut pour Amélia une désolation à amollir le cœur d’Hérode.

 

Le docteur se montrait fort tendre et fort empressé auprès de mistress Osborne ; sa femme en conçut longtemps une jalousie mortelle. Peut-être en avait-elle, du reste, des motifs assez légitimes, et dans le cercle assez restreint des amies d’Amélia, plus d’une femme éprouvait le même sentiment à son égard. C’était à qui lui en voudrait de l’admiration qu’elle inspirait à l’autre sexe, de cet amour spontané dont se sentaient épris pour elle tous les hommes qui l’approchaient, et cependant, si on leur en eût demandé le pourquoi, ils auraient été fort en peine de le dire. Elle n’avait ni beaucoup d’éclat ni beaucoup d’esprit ; elle ne possédait point une intelligence supérieure ni une beauté extraordinaire ; mais partout où elle se présentait elle touchait et charmait tous les hommes, tout comme elle excitait les dédains et les hochements de tête de ses très-charitables sœurs.

 

Sa faiblesse était sans doute ce charme qui entraînait tout le monde. On rencontrait en elle une soumission, une douceur qui semblaient implorer de chacun ses sympathies et sa protection. Au régiment, il lui avait suffi de parler à quelques-uns des camarades de George pour que tous ces jeunes officiers fussent tout prêts de mettre à son service leurs bras et leurs épées. À Fulham, dans sa petite demeure, dans son cercle si limité, elle avait su se concilier le cœur de chacun. Elle aurait eu un château, une voiture et toute une armée de domestiques, que les fournisseurs du voisinage ne lui auraient pas témoigné plus de respect quand elle passait devant leur porte ou qu’elle faisait les modestes emplettes dans leurs boutiques.

 

M. Pestler avait un rival, auprès de mistress Osborne, dans la personne de M. Linton, son jeune aide, qui avait la clientèle des bonnes et des petits marchands du quartier. M. Linton était du reste un très-gentil garçon, encore mieux accueilli que son patron dans la maison de mistress Sedley. Si quelque indisposition subite survenait au petit George, il revenait deux ou trois fois dans la même journée pour voir ce qu’avait ce petit garçon, et sans jamais réclamer rien pour prix de ses visites. Il apportait de la pharmacie pastilles de gomme, pâte de jujube et autres objets de même nature, à l’intention du petit Georgy. Il préparait pour lui des potions et des lochs comparables à l’ambroisie des dieux d’Homère, si bien que l’enfant se faisait une fête d’être malade.

 

L’aide et le patron passèrent tous deux les nuits à veiller le petit Georgy quand il fut pris de la rougeole. Sa mère éprouva alors des terreurs aussi grandes que si la rougeole eût été un mal inconnu en ce monde. Quel est l’enfant pour lequel ces deux hommes auraient consenti à en faire autant ? Étaient-ils allés passer les nuits au château voisin, lorsque les futurs héritiers de ce splendide domaine payèrent comme tous les autres le tribut obligé à cette maladie de leur âge ? Les vit-on se déranger pour la petite Mary Clapp, la fille de l’ancien commis, qui prit cette maladie du petit Georgy ? Assurément non ; ils dormirent, au contraire, chez eux du sommeil le plus paisible, déclarant que le cas n’était point grave, et que la petite Mary se guérirait toute seule. Tous leurs soins se bornèrent à lui envoyer une ou deux potions, deux ou trois doses de quinquina, sans prendre du reste aucun souci du succès de leurs médicaments.

 

Au nombre des soupirants se trouvait aussi un petit chevalier français, qui allait enseigner sa langue dans différentes écoles du voisinage et que l’on entendait toute la nuit raclant sur un violon asthmatique et jouant de vieilles gavottes aussi usées que les cordes de son instrument. Ce vieux débris de l’ancienne cour ne manquait jamais d’aller le dimanche promener sa perruque poudrée à la chapelle d’Hammersmith, et faisait par sa conduite, ses pensées et sa mise, un singulier et complet contraste avec les sauvages barbus de sa nation, que l’on rencontre aujourd’hui dans nos promenades, fronçant le sourcil et enveloppés de la fumée de leurs cigares. Toutes les fois que le chevalier de Talon-Rouge parlait de mistress Osborne, il commençait d’abord par aspirer une prise de tabac, puis secouait du bout des doigts, avec une grâce toute aristocratique, les grains qui déparaient la blancheur virginale de son jabot, et réunissant enfin ses doigts en faisceau, il les approchait de sa bouche, décrivait un demi-cercle en ouvrant la main et s’écriait : Ah ! la divine créature ! Il jurait sa parole d’honneur que lorsque Amélia se promenait dans les jardins de Brompton, les fleurs naissaient sous ses pas. Il appelait le petit George Cupidon et lui demandait des nouvelles de Vénus sa mère ; il disait à Betty Flanagan qui le regardait avec des yeux tout surpris, qu’elle était l’une des Grâces, la suivante favorite de la Reine des Amours.

 

Nous pourrions donner plus d’un exemple de cette popularité obtenue sans effort et dont Emmy était peut-être la seule à ne pas se douter. M. Binny, le mielleux et coquet ministre de l’endroit, faisait à la jeune veuve des visites assidues. Pour gagner les bonnes grâces de la mère il faisait sauter l’enfant sur ses genoux, et s’offrait à lui enseigner le latin. La sœur du ministre, qui avait la haute direction dans sa maison, lui en voulait beaucoup de ces prévenances.

 

« Que trouvez-vous donc de si séduisant dans cette petite femme ? lui disait cette auguste vestale ; quand elle vient prendre le thé ici elle ne souffle mot de toute la soirée ; c’est une pauvre créature insignifiante, à laquelle il manque un organe du côté gauche ; ce qui vous séduit en elle, messieurs, c’est sa jolie figure. Miss Grits, qui a cinq mille livres comptant, et des espérances par-dessus le marché, miss Grits a dix fois plus de vivacité. Si j’étais homme, et que j’eusse à choisir, c’est bien elle que je préférerais ; il faut avoir un bandeau sur les yeux pour ne pas voir toutes ses perfections. »

 

C’est au milieu de cette vie calme et peu mêlée d’incidents dramatiques que notre héroïne passa les sept années qui suivirent la naissance de son fils. Comme l’un des événements les plus remarquables à offrir au lecteur qui vinrent en rompre la monotonie, et rentrent presque tous dans le genre de la petite vérole dont nous venons de l’entretenir, nous citerons ici encore une autre circonstance, pour remplir consciencieusement notre devoir d’historien. Un jour, le Rév. M. Binny vint, au grand étonnement d’Amélia, lui proposer de changer son nom d’Osborne contre celui de mistress Binny. Amélia, toute rougissante, et les yeux pleins de larmes, le remercia de cette démarche ; et tout en lui témoignant sa gratitude pour les prévenances dont il les entourait elle et son fils, elle lui déclara que son cœur et ses pensées appartiendraient toujours au mari qu’elle avait perdu.

 

Chaque année, le 25 avril et le 18 juin, jours anniversaires de son mariage et de la mort de son mari, mistress Osborne s’enfermait dans sa chambre pour pleurer tout à son aise sur cette affection dont la perte était pour elle une douleur de chaque jour ; les heures de la nuit s’écoulaient pour elle dans ces tristes méditations, tandis que son enfant dormait près de son lit dans son berceau. Dans le jour, au moins, ses préoccupations contribuaient un peu à la distraire. Elle apprenait à George à lire, à écrire et à dessiner. Elle lisait elle-même des livres d’histoire pour pouvoir ensuite les lui raconter. À mesure que l’esprit de George se développait, sa mère, avec une ingénieuse sollicitude, prenait soin d’ouvrir cette jeune intelligence à la connaissance de son Créateur ; soir et matin, la mère et l’enfant unis dans cette touchante et sainte prosternation de la créature devant son Dieu, invoquaient leur Père céleste. La mère offrait comme un chaste parfum ses prières au Tout-Puissant, que l’enfant répétait après elle d’une voix encore mal assurée. Ces deux êtres priaient Dieu pour le père, le mari qu’ils regrettaient, comme s’il eût été là, dans la même chambre, à mêler ses prières aux leurs. Doux et pieux souvenirs de l’enfance, qui après de longues années écoulées font parfois tressaillir le cœur d’un bonheur indéfinissable.

 

La principale occupation d’Amélia était chaque jour la toilette de son fils ; elle l’habillait elle-même, le préparait dans la matinée pour sa promenade avec son grand-père, avant que celui-ci partît à ses affaires. Elle lui faisait de charmants petits costumes, en réunissant tous les chiffons et tous les débris de sa garde-robe de mariée, dont elle s’évertuait à tirer tout le parti possible. Mistress Osborne, au grand déplaisir de sa mère, qui depuis son désastre tenait encore plus à un certain étalage de toilette, ne portait que des robes noires et un petit chapeau de paille garni de rubans également noirs.

 

Après les soins donnés à son fils, elle consacrait tout le reste de son temps à son père et à sa mère. Elle avait même été jusqu’à apprendre le piquet pour le jouer avec le vieillard tous les soirs où il n’allait pas au club. Elle chantait pour le distraire dès qu’il en témoignait le désir, et c’était fort bon signe pour l’état de sa santé, car il ne manquait jamais de s’endormir des les premières notes. Elle écrivait sans cesse pour lui des mémoires, des lettres et des prospectus. Le vieillard avait recours d’ordinaire à elle lorsqu’il avait par exemple à informer ses vieilles connaissances qu’il était devenu l’agent de la société du Diamant noir pour l’exploitation des charbons incombustibles, et qu’il se mettait à la disposition de quiconque voudrait bien l’honorer de sa confiance pour des fournitures de charbon supérieur. Pour lui, il lui suffisait de signer les circulaires en les ornant de toutes les élégances de son paraphe. Une de ces lettres fut envoyée au major Dobbin ; mais le major, alors en résidence à Madras, n’avait nul besoin de charbon de terre. Toutefois, il reconnut bien vite l’écriture du prospectus ; ah ! combien n’aurait-il pas donné pour serrer la main qui avait tracé ces lignes ! Un second prospectus vint lui apprendre que J. Sedley et Cie ayant établi leurs comptoirs à Oporto et à Bordeaux, ils étaient à même d’offrir à tous ceux qui voudraient bien les honorer de leur confiance l’assortiment le plus complet et le plus choisi de vins de Bordeaux, de Xérès et de Porto, le tout à des prix modérés ; c’était un bon marché aussi précieux qu’extraordinaire. Dobbin se mit en quatre pour assurer le succès de cette réclame ; il poursuivit avec l’insistance la plus vive le gouverneur, le commandant en chef, les officiers de la garnison et tous ceux qu’il connaissait à la présidence, et enfin il réussit à obtenir pour Sedley et Cie une commande assez considérable, ce qui étonna beaucoup M. Sedley et M. Clapp, qui à eux deux représentaient toute la raison sociale. Mais là s’arrêta leur bonne fortune, et ils n’eurent plus de nouvelle commission, ce qui désespéra le vieil Osborne, qui déjà s’était mis en campagne pour se procurer un régiment de commis, avoir un entrepôt pour ses marchandises dans la Cité et des correspondants dans toutes les parties du globe. Mais le vieux Sedley avait perdu son goût fin et délicat de gourmet en vins. Dobbin fut en butte à toutes sortes de plaisanteries de la part de ses camarades, à l’occasion du détestable breuvage dont il s’était fait l’introducteur. Obligé d’en reprendre la majeure partie, il n’eut d’autre ressource que de le faire vendre à la criée avec une très grande perte qui retomba à son compte.

 

Quant à Joe, nouvellement promu à un poste important dans l’administration de Calcutta, il entra dans une fureur épouvantable lorsqu’il reçut par la poste une liasse de ces prospectus œnophiles, accompagnés d’une lettre de recommandation de son père. Cette lettre témoignait à Joe toutes les espérances que le vieillard fondait sur lui pour faire réussir cette affaire. Il lui envoyait en même temps une facture acquittée et une certaine quantité de vin dont il le rendait consignataire en tirant sur lui des billets pour la même somme d’argent. Joe, qui ne voulait point pour tout au monde que l’on pût supposer que son père, le père de Joe Sedley, fonctionnaire de l’administration civile de Calcutta, était marchand de vins et faisait la commission, Joe refusa ces billets avec un souverain mépris, et écrivit au vieillard une lettre pleine de duretés, où il lui défendait de jamais mêler son nom à de pareilles affaires. La lettre de change protestée revint à la maison Sedley et Cie, et pour la payer, tous les profits de l’affaire de Madras et toutes les épargnes d’Emmy y passèrent.

 

Avec une pension de cinquante livres par an, Emmy avait encore droit à cinq cents livres, qui, d’après les comptes de l’exécuteur testamentaire de son mari, se trouvaient, au moment du décès de George, entre les mains de son agent. Dobbin, en sa qualité d’administrateur des biens, avait proposé de les placer à huit pour cent dans une compagnie des Indes. M. Sedley, qui supposait au major des vues déloyales sur cet argent, s’opposa énergiquement à cet emploi ; s’étant lui-même rendu auprès de l’agent pour lui faire connaître sa volonté à cet égard, il apprit de lui, à sa grande surprise, que le reliquat du capitaine n’atteignait pas cent livres, et que les cinq cents livres en question étaient une somme à part dont le major Dobbin savait seul la provenance. Plus que jamais convaincu qu’il était sur la trace de quelque escroquerie, le vieux Sedley se mit aux trousses du major. Comme agissant au nom de sa fille, il lui demanda, d’un ton d’autorité, l’apurement des comptes de la succession. Dobbin balbutia et rougit. Sa gaucherie et son embarras confirmèrent les soupçons du vieux Sedley ; et convaincu qu’il avait affaire à un coquin, il lui dit, sans plus de détour, sa manière de voir sur sa conduite, et lui déclara tout uniment qu’il l’accusait de détenir frauduleusement des deniers appartenant à son gendre.

 

Dobbin perdit patience en présence de pareilles allégations et si la vieillesse et le malheur de M. Sedley ne lui eussent inspiré quelque retenue, il en serait probablement venu avec lui à des voies de fait dans le café même de Slaugther. Voici, du moins, les paroles qu’ils échangèrent :

 

« Vous allez me suivre là-haut, monsieur, lui cria le major ; je tiens à ce que vous m’accompagniez pour que vous puissiez vous assurer par vous-même quel est dans cette affaire, de ce pauvre George ou de moi, celui qui supporte un sacrifice. »

 

Entraînant alors le vieillard dans le cabinet qui lui servait de chambre à coucher, Dobbin tira de son pupitre les comptes d’Osborne, auxquels se trouvait attachée une liasse de billets à ordre que, pour rendre justice au capitaine, il n’avait jamais laissés en souffrance.

 

« Il a soldé tous ses billets avant son départ pour la Belgique, ajouta Dobbin, mais il ne lui restait pas cent livres en tout au moment de sa mort. Avec quelques-uns de ses camarades, nous avons réuni une petite somme provenant de nos économies amassées à grand’peine, et pour récompense vous venez nous dire que nous avons voulu faire tort à la veuve et à l’orphelin. »

 

L’embarras fut alors du côté de Sedley qui se repentit, mais un peu tard, de sa démarche inconsidérée. Dobbin néanmoins avait fait là un gros mensonge. C’était de sa propre poche qu’était sorti jusqu’au dernier shilling de la susdite somme, c’était avec ses modiques ressources qu’il avait pourvu aux frais d’enterrement de son ami, c’était lui qui avait pris à sa charge toutes les dépenses qui avaient été la conséquence forcée du malheur d’Amélia.

 

Jamais le vieil Osborne ne s’était douté de tout cela. Jamais Amélia n’en avait su plus que lui sur cette affaire ; elle s’en rapportait au major Dobbin pour tenir ses comptes, et avait accepté et ratifié toutes les écritures qu’il lui avait plu de lui présenter. Jamais, du reste, elle n’aurait pensé qu’elle lui était redevable de quoi que ce fût.

 

Fidèle à sa promesse, elle lui écrivait deux ou trois fois par an des lettres qui roulaient tout entières sur le petit Georgy. Chacune de ces lettres était un trésor pour le major, et il les amassait en véritable avare ! Il répondait avec une exactitude scrupuleuse à chaque missive d’Amélia, mais jamais il n’allait plus loin ; il lui adressait, ainsi qu’à son filleul, mille petits souvenirs de l’Inde, comme par exemple une boîte d’écharpes et un jeu d’échecs en ivoire, venant de la Chine. Les pions étaient des petits bonshommes verts et blancs avec de vraies épées et de vrais boucliers ; les cavaliers étaient à cheval, les tours étaient supportées par des éléphants.

 

Ce jeu d’échec faisait les délices de Georgy, qui confectionna sa première lettre à son parrain pour le remercier de cet envoi. Dobbin ajoutait aussi des conserves et des confitures que notre jeune espiègle allait dévaliser en cachette dans le buffet de la salle à manger, et dont il se donnait souvent de terribles indigestions. Emmy écrivit à ce propos une lettre qui amusa beaucoup le major, et lui donna surtout la satisfaction de voir qu’elle se relevait de son premier abattement et qu’elle avait par moments quelques saillies de gaieté. Dobbin expédia encore deux châles, dont un blanc pour elle et un noir palmé pour sa mère, plus deux écharpes rouges à l’intention de mistress Sedley et de George pour les préserver des rigueurs de l’hiver. Mistress Sedley estima les châles à cinquante guinées pour le moins. Elle se pavana avec le sien à l’église de Brompton, et reçut, à cette occasion, les compliments les plus flatteurs de toutes les personnes de son sexe. Le châle d’Emmy allait aussi à merveille avec sa modeste robe noire.

 

« C’est bien dommage que tant de bons procédés ne fassent rien sur elle, disait parfois mistress Sedley à mistress Clapp et aux commères de Brompton. Ce n’est pas Joe qui nous a jamais envoyé de pareils présents, il s’y reprend toujours à deux fois avant de faire quelque chose pour nous. L’amour du major pour elle crève les yeux, et toutes les fois que je cherche à la mettre sur ce chapitre, elle se prend aussitôt à rougir et à sangloter, et se retire dans sa chambre, où elle passe de longues heures en contemplation devant sa petite miniature. Cette miniature finit par m’impatienter, et je voudrais pour notre plus grand bien n’avoir jamais connu ces Osborne si bouffis de leurs écus. »

 

Les jeunes années de George se passaient ainsi dans ce petit cercle sans être jamais troublées par de bien graves incidents. En grandissant il devenait irascible, impérieux comme tous les enfants gâtés par les femmes, il exerçait un empire sans bornes sur sa faible mère qu’il aimait de toutes les forces de son âme. Il régnait dans la maison en véritable petit despote, tout le monde y subissait sa dépendance, on était tout surpris de le voir prendre avec l’âge les manières hautaines et le ton dominateur de son père. Dans les questions qu’il faisait à tort et à travers suivant l’usage de tous les enfants, son grand-père admirait la profondeur de ses remarques et la précocité de son intelligence, et le soir, à sa taverne, il racontait les merveilles de ce petit génie en herbe. L’avis des parents était qu’on aurait vainement cherché son pareil dans l’univers ; le fils avait hérité de tous les superbes dédains du père, et peut-être les trouvait-on justifiés chez lui.

 

Lorsque l’enfant eut atteint ses six ans, Dobbin commença avec lui une correspondance réglée. Le major voulut savoir si Georgy allait à l’école ; il témoignait, dans ce cas, l’espérance que son filleul ne manquerait pas d’y prendre tout de suite une place honorable. Peut-être lui donnerait-on un précepteur chez ses parents. Enfin il était d’âge à travailler comme un grand garçon, et son parrain annonçait l’intention de prendre à sa charge tous les frais de son éducation beaucoup trop lourds pour les minces ressources de sa mère. Il était facile de reconnaître que toutes les pensées du major se concentraient plus que jamais sur Amélia et son petit garçon. Par l’entremise de ses agents, Dobbin avait soin que Georgy ne manquât point d’albums, de boîtes à couleurs, de pupitres et autres objets nécessaires soit à ses plaisirs, soit à son instruction. Trois jours avant le sixième anniversaire de la naissance de George, un monsieur en cabriolet, escorté d’un domestique, s’arrêta devant la maison de M. Sedley et demanda à voir maître George Osborne : c’était M. Woolsey, tailleur de l’armée, qui venait sur l’ordre du major prendre mesure d’un habillement complet au petit George ; il se rappelait fort bien avoir eu l’honneur de travailler pour le capitaine, le père du jeune homme.

 

De temps à autre, les demoiselles Dobbin, sur la recommandation pressante de leur frère, venaient prendre Amélia dans la grande calèche de famille et la conduisaient à la promenade, elle et son petit garçon. Ce qui gâtait ces prévenances, c’étaient les grands airs protecteurs de ces dames. Amélia en était bien un peu froissée ; mais elle en prenait son parti avec une résignation parfaite, car sa nature la portait à la patience et à la soumission, et, de plus, le petit Georgy était ravi d’aller dans le grand carrosse traîné par les grands chevaux. De loin en loin, ces demoiselles demandaient à Amélia que l’enfant vînt passer une journée chez elles. Pour lui, c’était une fête toutes les fois qu’il lui arrivait pareille invitation, et il était toujours prêt à aller se promener dans un beau jardin, où il se trouvait de magnifiques raisins dans les serres et d’excellentes pêches sur les espaliers.

 

Un jour, Amélia les vit arriver toutes joyeuses. Elles apportaient, disaient-elles, des nouvelles qui ne pouvaient manquer de lui faire plaisir, c’était une chose qui intéressait vivement ce cher William.

 

« Qu’est-ce donc ? demanda Amélia avec des yeux où brillait la joie. Va-t-il donc revenir parmi nous ? »

 

Eh ! mon Dieu, non, il s’agissait de bien autre chose ; elles avaient de fortes raisons pour croire qu’il allait enfin se marier avec une parente d’une des bonnes amies d’Amélia, avec miss Glorvina O’Dowd, sœur de messire Michel O’Dowd, laquelle avait été rejoindre lady O’Dowd à Madras ; c’était une belle et charmante fille au rapport de tout le monde.

 

Amélia poussa seulement un petit cri ; puis elle déclara qu’elle était très-heureuse, mais très-heureuse de cette nouvelle. Glorvina ne pouvait manquer de posséder toutes les qualités de sa sœur ; et… en vérité Amélia était enchantée, ravie de cet événement. Amélia cédant à une de ces impulsions involontaires dont il est toujours si difficile d’expliquer la cause, prit George dans ses bras, le serra fortement contre son cœur : il y avait je ne sais quoi de convulsif dans cette caresse, et ses yeux étaient tout humides de larmes quand elle remit l’enfant à terre. Elle prononça à peine une parole pendant toute cette promenade, et pourtant elle était au comble de la satisfaction, oui, au comble de la satisfaction. »

 

CHAPITRE VII.

La nature prise sur le fait.


Il nous faut maintenant faire un retour sur nos pas pour savoir ce qu’il est advenu de quelques-unes de nos connaissances que nous avons laissées dans l’Hampshire, de ces honnêtes personnes dont les espérances furent si cruellement déçues en ce qui concernait l’héritage de leur vieille parente miss Crawley. Bute Crawley avait compté sur trente mille livres sterling pour sa part dans les biens de sa sœur : quel ne fut pas son désappointement lorsque, au lieu de cette somme, il dut se contenter de cinq mille livres, qui, après avoir servi à payer ses dettes et celles de son fils à l’Université, ne laissèrent pas grand’chose à partager entre ses quatre filles. Mistress Bute ne se douta jamais, ou, du moins, ne voulut jamais convenir que son humeur acariâtre et despotique avait été pour beaucoup dans la fâcheuse issue de cette affaire. Elle prenait le ciel à témoin qu’elle n’avait négligé rien de ce qu’il était humainement possible de faire pour s’assurer cet héritage. Était-ce sa faute si elle manquait de cette souplesse et de cette hypocrisie dont son neveu Pitt Crawley avait une si grande habitude ? Du reste, cette bonne créature lui souhaitait toutes sortes de prospérités possibles dans la jouissance de ce bien mal acquis.

 

« Cet argent du moins ne sortira pas de la famille, disait cette charitable dame à son mari. Vous pouvez bien être assuré que Pitt ne le dépensera jamais. L’Angleterre n’a jamais rien produit de plus ladre et de plus avare. C’est toujours du vice, bien que sous une autre forme que chez cet avaleur de tout bien, cet abominable Rawdon. »

 

Les premiers mouvements de sa mauvaise humeur une fois passés, Mistress Bute s’occupa de tirer le meilleur parti possible de la fortune délabrée à la tête de laquelle elle se trouvait. Elle adopta un large système de réforme et d’économie, apprit à ses filles à supporter leur pauvreté avec une âme patiente et résignée, inventa mille ingénieuses supercheries pour dissimuler son état de gêne, et quelquefois pour s’y soustraire, elle promenait ses filles dans tous les bals et réunions publiques du voisinage, avec un courage digne d’un meilleur sort. Jamais l’hospitalité n’avait été si brillante au presbytère que depuis l’ouverture de la succession de Miss Crawley. Au train de vie qu’on menait dans cette maison, personne n’aurait pu se douter de la déception que la famille avait eu à subir dans ses espérances : on ne supposait pas, en voyant mistress Bute de toutes les fêtes des alentours, que chez elle elle était dans la gêne et presque réduite à mourir de faim. Jamais ses demoiselles n’avaient étalé un tel luxe dans leurs toilettes ; elles ne manquaient pas une des réunions de Winchester et de Southampton ; elles avaient des billets pour tous les bals donnés à l’occasion des courses de chevaux ou des régates de Cowes. Leur voiture, traînée par un attelage qui quittait la calèche pour la charrue, était sans cesse à courir la grande route. Comment ne pas croire, en présence de pareils faits, que cette tante, dont on ne prononçait le nom en public qu’avec la plus tendre et la plus respectueuse gratitude, n’eût légué aux quatre sœurs une fortune colossale.

 

C’est là une manière de mentir fort commune en ce monde de vanités, et ceux qui la pratiquent, loin d’en avoir la conscience plus chargée, se regardent au contraire comme ayant fait une action méritoire et digne d’éloges. Mistress Bute du moins le pensait ainsi. À ses yeux c’était le moyen le plus sûr pour arriver à avoir un jour sa place dans le calendrier. N’était-il pas en effet fort édifiant pour les étrangers de voir le bonheur qui régnait dans cette heureuse famille ! Ses filles étaient des jeunes personnes si naturelles, si aimantes, si bien élevées ! Martha peignait les fleurs dans la perfection, et l’on voyait de ses tableaux dans toutes les ventes de bienfaisance du comté. Emma était le rossignol de la famille, et ses vers, imprimés dans la Vedette de l’Hampshire, faisaient la gloire de la colonne réservée aux poëtes. Fanny et Mathilde chantaient des duos que leur mère accompagnait au piano, tandis que les deux autres sœurs, se tenant enlacées par la taille, les écoutaient avec le ravissement d’une vive et pieuse tendresse. Mais personne n’assistait aux répétitions particulières de ces duos, alors que leur mère forçait impitoyablement ses filles à tambouriner un certain nombre d’heures par jour sur le piano. Bref, mistress Bute tâchait de faire bonne contenance en présence de sa mauvaise fortune, et par ses efforts héroïques réussissait tout au moins à sauver les apparences.

 

Sous ce rapport elle se conduisait du moins en tout point en bonne et excellente mère qui veut assurer l’établissement de ses filles, et certes il n’y avait là aucun reproche à lui adresser. Elle recevait chez elle les canotiers de Southampton, les clercs de la cathédrale de Winchester, et enfin les officiers du régiment. Elle s’efforçait aussi d’attirer dans ses filets les jeunes avocats aux assises, encourageait fortement Jim à lui amener ses compagnons de chasse. Que ne ferait pas une mère pour le bien des chers objets de sa tendresse ?

 

Entre une femme de si haute vertu et le baronnet réprouvé, que pouvait-il y avoir encore de commun ? En conséquence, il y eut rupture complète entre les deux frères. Il est vrai de dire que tout le comté était brouillé avec le baronnet, dont la vie n’était plus qu’une longue suite de scandales. L’aversion de sir Pitt pour la compagnie des honnêtes gens n’avait fait que croître avec les années. La grille du parc ne s’ouvrit plus à la voiture d’aucun homme digne d’estime et de considération, après la visite de noces que M. Pitt et lady Jane vinrent faire au baronnet.

 

Cette visite resta dans leur esprit comme un triste et douloureux souvenir auquel ils ne pensaient jamais qu’avec un secret sentiment d’horreur. Pitt pria sa femme de ne plus en parler devant lui, et lorsqu’il lui exprima cette volonté, sa voix et sa figure avaient une expression extraordinaire. Tous les renseignements qu’on a pu recueillir à ce sujet viennent de mistress Bute, qui, par des moyens à elle, parvint à se mettre au courant de tous les détails de la réception faite par sir Pitt à son fils et à sa bru.

 

À peine la voiture des jeunes époux, dans tout l’éclat de sa fraîcheur, eut-elle franchi l’entrée de la grande avenue, que M. Pitt s’aperçut, avec un sentiment de contrariété et presque de mauvaise humeur, que d’immenses trouées avaient été faites dans les deux rangées d’arbres qui bordaient l’allée, et que, sans respect pour le droit de propriété que M. Pitt avait sur eux, le vieux baronnet les taillait et les coupait d’après les inspirations de son caprice. Tout dans le parc offrait à l’œil l’aspect de la ruine et de la désolation : les allées étaient mal entretenues et semées d’ornières profondes où la voiture, en s’enfonçant, faisait jaillir la boue tout autour d’elle. Les abords de la terrasse et les gradins du perron étaient couverts d’une mousse noirâtre ; les corbeilles de fleurs, garnies autrefois des plantes les plus rares, étaient maintenant envahies par les mauvaises herbes. Les volets, livrés au souffle des vents, en suivaient la direction sur toute la façade de la maison. Ce ne fut qu’après plusieurs coups de sonnette désespérés que la porte du château s’ouvrit enfin. Les visiteurs purent apercevoir une espèce de dame en rubans gravissant l’escalier de chêne noir au moment où Horrocks introduisait l’héritier de Crawley-la-Reine et sa jeune épouse dans la demeure de ses ancêtres. Il les conduisit au cabinet de sir Pitt, comme on appelait cette pièce. Lady Jane et sir Pitt, à chaque pas qu’ils faisaient, se sentaient presque suffoqués par une forte odeur de tabac. Sous forme d’excuses, maître Horrocks glissa en passant que sir Pitt était repris de ses douleurs et souffrait beaucoup de ses reins.

 

Le susdit cabinet avait vue sur l’entrée du parc. Sir Pitt, de l’une des fenêtres qu’il venait d’ouvrir, avait engagé un bruyant dialogue avec le postillon et le domestique de son fils qui faisaient mine de décharger les bagages.

 

« Ne touchez pas à ces paquets, leur criait-il en leur faisant signe du bout de la pipe qu’il tenait à la main. C’est une simple visite, ne le voyez-vous pas, imbéciles que vous êtes. Holà ! voilà un cheval qui a la jambe bien abîmée ; conduisez-le à l’auberge de la Tête couronnée, pour qu’on la lui frotte un peu.

 

– Eh bien ! Pitt, comment va cette santé, mon cher ? Hé ! hé ! vous venez voir si la vieille carcasse de votre père est encore debout. À la bonne heure, ma belle enfant, vous avez une petite mine un peu plus gentille que les joues parcheminées de votre respectable mère. Allons, venez embrasser le vieux Pitt comme une petite fille bien sage. »

 

Cette caresse, qui sentait le tabac, faite avec une bouche hérissée d’une barbe de huit jours, ne fut pas des plus agréables pour la jeune femme, qui ne savait où elle en était. Elle se souvint heureusement fort à propos que son frère Southdown portait des moustaches et fumait des cigares, ce qui l’aida à supporter plus facilement les embrassades du baronnet.

 

« Allons, je vois que Pitt a pris du ventre, dit celui-ci après avoir donné à lady Jane cette marque de tendresse dont elle se fût bien passée ; eh bien ! ma chère, votre mari vous lit sans doute ses sempiternels sermons ? le centième psaume de l’hymne du soir, n’est-ce pas cela, maître Pitt ? Allez donc, Horrocks, vite un verre de Malvoisie et un gâteau pour lady Jane. Qu’avez-vous à rester là tout ébahi, comme un cochon dressé pour le roussir. Je ne vous engage pas à passer quelques jours avec moi ; vous vous ennuieriez trop, et vous ne m’amuseriez pas beaucoup ; un vieux racorni comme moi a des habitudes auxquelles il tient, et moi, je passe ma vie entre ma pipe et mon trictrac.

 

– Je sais jouer aussi au trictrac, dit lady Jane avec un sourire ; j’y faisais la partie de mon père et celle de miss Crawley. N’est-ce pas, mistress Crawley ?

 

– Lady Jane pourrait jouer avec vous à ce jeu qui semble avoir toutes vos prédilections, repartit Pitt d’un ton toujours solennel.

 

– N’importe, ce n’est pas là une raison pour que vous vous installiez ici ; non, non. Allez à Mudbury, où mistress Riencer sera enchantée de vous recevoir, ou bien à la cure, où Bute vous offrira à dîner. Il sera ravi de vous voir, j’en suis sûr ; il vous a une si grande obligation de lui avoir soufflé l’héritage de la tante. Ah ! ah ! vous aurez là de quoi boucher les trous du château quand j’aurai descendu la garde.

 

– Je me suis aperçu, monsieur, dit Pitt avec son arrogance habituelle, que vos gens ont fait un assez gros abattis des arbres du parc.

 

– Oui, le temps est superbe et bien agréable pour la saison, répondit sir Pitt devenu sourd comme par enchantement. Je me fais bien vieux, Pitt, si vous saviez. Le ciel vous accorde encore de longues années, mais vous n’êtes pas loin vous-même de la cinquantaine. Du reste, il ne les porte pas mal, n’est-ce pas, ma gentille lady Jane. C’est pieux, c’est sobre, enfin ça mène une vie exemplaire. Regardez-moi, je ne suis pas bien loin des quatre-vingts. »

 

Il se mit à rire, prit une prise de tabac, fit des agaceries à lady Jane et lui serra la main. Pitt chercha vainement à ramener la conversation sur la coupe des arbres. Le baronnet devenait sourd au même instant.

 

« Hélas ! je me fais bien vieux, et mon lombago m’a fait bien souffrir cette année. Je n’ai plus longtemps à passer ici-bas ; je suis bien aise que vous soyez venus me voir tous les deux. Votre figure me plaît, lady Jane ; on ne trouve point dans vos traits les airs dédaigneux et insolents des Binkie ; je veux vous donner, pour quand vous irez à la cour… »

 

Il se dirigea en même temps, non sans avoir d’abord prêté l’oreille, vers un chiffonnier dont il tira un écrin renfermant des bijoux de quelque valeur.

 

« Prenez, ma chère, dit-il à lady Jane, cela a appartenu à ma mère et n’a été porté que par ma première femme, la fille du quincaillier n’y a jamais touché, aussi vrai que je vous le dis, mais prenez et cachez vite. »

 

Au moment où il mettait l’écrin dans la main de sa bru et poussait le tiroir du chiffonnier, Horrocks entrait portant un plateau de rafraîchissements.

 

« Qu’avez-vous donné à la femme de Pitt, dit la femme aux rubans lorsque Pitt et lady Jane eurent pris congé du vieillard. »

 

Cette femme n’était autre que miss Horrocks, la fille du sommelier, objet de scandale pour tout le comté ; en un mot, la châtelaine de nouvelle création établie en souveraine à Crawley-la-Reine.

 

La faveur dont jouissait au château la dame aux rubans avait excité le mécontentement et le blâme de la famille et de tout le comté. La dame aux rubans avait un compte ouvert à la succursale de la caisse d’épargnes, située à Mudbury ; la dame aux rubans allait en voiture à l’église, se réservant pour elle seule l’usage des chevaux qui avaient fait pendant longtemps le service des domestiques du château : un simple mouvement de son caprice suffisait pour décider du renvoi de ceux-ci. Le jardinier écossais resté en possession du potager, se montrait très-fier de ses espaliers et de ses serres chaudes et se faisait un assez joli revenu du produit de la vente des fruits et des légumes au marché de Southampton ; mais un beau matin, ayant trouvé la dame aux rubans occupée à dévorer ses pêches sur ses espaliers, il reçut une paire de soufflets en réponse à quelques observations qu’il présentait au sujet de ces atteintes portées à sa propriété. Lui, sa femme, ses enfants, tous les braves serviteurs de Crawley-la-Reine n’eurent d’autre parti à prendre que de faire leurs paquets et d’abandonner au pillage ces jardins jusqu’alors si bien entretenus ; les mauvaises herbes commencèrent à croître tout à leur aise. Le parterre de la pauvre lady Crawley fut dévoré par les ronces et les épines. Il ne restait dans la vaste cuisine du château que deux ou trois domestiques tout grelottant de froid. L’écurie et l’office transformés en une espèce de solitude et ouverts à tous les vents, tombèrent en ruines. Sir Pitt passait ses nuits à se divertir avec Horrocks son sommelier, et pendant le jour il se querellait avec ses agents et dans ses lettres accablait d’injures ses fermiers, ou s’occupait lui-même de sa correspondance. Les gens de loi, les baillis qui avaient à traiter avec lui ne trouvaient accès dans le sanctuaire que par la faveur spéciale de la dame aux rubans, qui leur servait d’introductrice auprès du baronnet ; c’est ainsi que mille soucis venaient assiéger sir Pitt ; que les embarras les plus compliqués lui surgissaient de toute part.

 

M. Pitt, l’homme d’ordre et d’étiquette par excellence, ne pouvait voir qu’avec un sentiment d’horreur ce renversement de toutes les convenances. La crainte d’apprendre que l’effroyable dame aux rubans était devenue sa belle-mère, ne lui laissait plus un jour de tranquillité. Depuis la visite que nous venons de rapporter, la comtesse de Southdown fit plusieurs tentatives pour introduire dans le château les traités les plus émouvants et les plus capables de faire blanchir de terreur la tête de ce vieux réprouvé. Mistress Bute, au milieu de la nuit, allait à sa croisée pour voir si le ciel ne s’illuminait pas des rouges clartés de l’incendie dans la direction du château de Crawley. Sir G. Wapshot et sir H. Fuddleston, les vieux amis du baronnet, ne voulaient plus siéger avec lui aux assises et se détournaient de lui dans les rues de Southampton, quand ce vieux suppôt de la débauche les rencontrait et leur tendait la main. Mais rien n’y faisait, il rengainait sa poignée de main et s’en allait en riant aux éclats. Les brochures de lady Southdown avaient aussi le don d’exciter au plus haut point son hilarité. Il se moquait de ses fils, du monde, enfin de la dame aux rubans, quand par hasard elle se fâchait, ce qui arrivait encore assez souvent.

 

Miss Horrocks, une fois installée comme gouvernante dans le manoir de Crawley-la-Reine, traita ses anciens compagnons de service avec un despotisme intolérable. Tous les serviteurs l’appelaient m’ame par abréviation de madame. Une petite fille qu’elle-même avait prise à son service, s’obstinait seule à l’appeler milady, ce qui n’avait aucunement l’air de formaliser la gouvernante.

 

« Des ladies ; eh ! mon Dieu, il y en a de tous les numéros, Esther, » disait miss Horrocks en réponse à cette flatterie de sa subalterne.

 

Elle exerçait ainsi un pouvoir illimité en toute occasion et sur toutes personnes, et renchérissait peut-être encore à l’égard de son père, lui disant de ne point se laisser aller à tant de familiarité dans ses rapports avec la dame d’un baronnet.

 

Elle étudiait souvent dans le jour son rôle de châtelaine, à sa grande satisfaction personnelle et au grand divertissement de sir Pitt qui se tenait les côtes en voyant les airs et les grâces qu’elle se donnait ; et en effet rien n’était plus risible et plus voisin de la caricature que ses mignardises aristocratiques. Le baronnet, pour qui ces prétentions à l’élégance n’étaient qu’une comédie des plus bouffonnes, lui faisait mettre les habits de cour de la première lady Crawley, et lui affirmait, de manière à ne laisser aucun doute à miss Horrocks à cet égard, que ce costume lui allait à ravir, et qu’il n’y avait plus qu’à aller la présenter à la cour dans sa voiture à quatre chevaux.

 

Miss Horrocks s’était emparée de la défroque des deux défuntes, et coupait et taillait dans ce monceau de chiffons, ce qu’elle croyait pouvoir convenir à sa figure. Elle aurait bien voulu prendre aussi possession des joyaux et des bijoux des dames qui l’avaient précédée ; mais le vieux baronnet les avait renfermés dans un tiroir dont elle n’avait pu obtenir la clef, en dépit de toutes ses caresses et de toutes ses flatteries.

 

Quelque temps après le départ de cette honnête personne, il trouva au château un cahier de brouillon sur lequel elle s’exerçait dans l’art calligraphique en général et dans le tracé de son nom en particulier ; sur chaque page on pouvait lire : LADY CRAWLEY, LADY BETSY HORROCKS, LADY ÉLISABETH CRAWLEY, etc., etc.

 

Bien que les dignes habitants du presbytère ne vinssent jamais à Crawley-la-Reine, et semblassent fuir le vieux païen qui en rendait les murs témoins de ses forfaits, ils savaient néanmoins les moindres détails de ce qui s’y passait, et chaque jour s’attendaient à quelque catastrophe dont miss Horrocks n’avait pas un moins vif pressentiment. Mais, hélas ! le diable s’en mêla et lui enleva la récompense que méritaient un dévouement si désintéressé, une vertu si immaculée !

 

Un jour, le baronnet surprit Sa Seigneurie, comme il l’appelait par dérision, devant une vieille épinette enrouée, restée fermée depuis le temps où Becky Sharp y avait joué ses quadrilles. La dame aux rubans tapait les touches avec une gravité imperturbable et hurlait de toute la force de ses poumons, en croyant imiter les chants qu’elle avait jadis entendus. La petite fille de cuisine, qu’elle avait fait entrer dans la maison, se tenait auprès de sa maîtresse, ayant l’air de prendre un très-grand plaisir à cette opération musicale, et faisait aller et venir sa tête en poussant de temps à autre des exclamations admiratives.

 

« Mon Dieu, m’ame, qu’c’est beau ! que c’est bien ! »

 

Un flatteur de grande maison n’aurait pas mieux fait son métier.

 

Ce petit tableau excita, comme d’habitude, l’hilarité du baronnet. Le soir, il en parla plus de vingt fois dans son tête-à-tête avec son majordome. Miss Horrocks, très-loin d’être charmée de ce récit, tambourinait sur la table en guise d’épinette. Quant à sir Pitt, il hurlait à faire crouler les murs pour donner une idée de la puissance vocale de miss Horrocks ; et comme une si belle voix ne devait point rester inculte, il promettait à la modeste demoiselle des maîtres de chant, chose qui paraissait toute naturelle à celle-ci. Sir Pitt se montra, du reste, ce soir-là, fort gaillard et fort dispos. Il fit avec son sommelier une énorme consommation de grogs, et ne se retira dans sa chambre qu’à une heure fort avancée.

 

Une demi-heure après, toute la maison était en révolution. On voyait les lumières passer rapidement devant les fenêtres et illuminer successivement les vastes salles du château désert, dont le seigneur n’occupait d’ordinaire que deux ou trois pièces au plus. Pendant cette agitation qu’il était facile de constater du dehors, un homme à cheval galopait sur la route de Mudbury pour aller y chercher le docteur. Et pendant ce temps, ce qui prouve avec quel soin l’excellente mistress Bute Crawley se tenait toujours au courant de ce qui se passait au château, on pouvait voir, accourant du presbytère au château, le père, la mère et le fils.

 

Ils traversèrent la cour d’honneur, la salle à manger aux antiques boiseries, où se trouvaient sur une table trois grands verres et une bouteille naguère encore pleine de rhum, et qui venait de servir à la dernière orgie de sir Pitt. Franchissant rapidement cette enfilade de pièces, ils se dirigèrent vers le cabinet dont nous avons parlé, où ils trouvèrent miss Horrocks, qui, d’un air tout inquiet, cherchait au milieu d’un gros trousseau de clefs celles qui allaient aux serrures des bureaux et des commodes. Le trousseau tomba à terre, et la demoiselle aux rubans poussa un cri de terreur quand elle vit se dresser devant elle la petite mistress Bute, dont les yeux lançaient des éclairs de dessous les ténèbres de sa capote.

 

« Eh bien ! James vous êtes témoin ! vous êtes témoin, monsieur Crawley ! s’écriait mistress Bute en désignant du doigt la coupable, dont l’air effaré témoignait assez des mauvaises intentions.

 

– Il me les a données ! il me les a données ! criait-elle de toutes ses forces.

 

– Il vous les a données, misérable créature ! reprenait mistress Bute sur un ton non moins élevé. Vous pourrez attester, messieurs, que nous avons trouvé cette femme, capable de toute espèce de mal, en train de crocheter les meubles de votre frère. Je vous l’avais toujours dit qu’elle devait, tôt ou tard, finir par la potence. »

 

Betsy Horrocks, en proie à la plus vive terreur, s’affaissa sur elle-même et se mit à sangloter ; mais ceux qui savent ce que vaut la charité de certaines femmes n’ignorent point qu’elles ne sont point pressées de pardonner, et que l’humiliation de leur ennemie est un véritable triomphe pour elles.

 

« Sonnez, James, disait mistress Bute, sonnez jusqu’à ce que l’on vienne. »

 

Les trois ou quatre domestiques qui restaient dans cette maison déserte accoururent au bruit redoublé de la sonnette.

 

« Mettez cette misérable au cachot, leur dit l’énergique petite femme, nous l’avons surprise en flagrant délit de vol. Vite, monsieur Crawley, dressez le procès-verbal. Vous, Beddoes, dès demain vous la conduirez à la prison de Southampton.

 

– Ma chère, dit le recteur transformé en magistrat, je vous ferai remarquer que…

 

– Est-ce qu’il n’y a point ici de menottes, continua mistress Bute frappant du pied avec ses sabots. Autrefois il y avait ici des menottes. Où est l’abominable père de cette plus abominable fille ?

 

– Il me les a données, criait toujours la pauvre Betsy, n’est-ce pas, Esther ? oui !… sir Pitt, n’est-ce pas ?… il me les a données… vous savez… le lendemain de la foire de Mudbury. Je n’en ai que faire du reste ; reprenez-les, si vous croyez qu’elles ne soient pas à moi. »

 

Cette malheureuse tira alors de sa poche une énorme paire de boucles de souliers ; c’était une imitation en faux et la chose qui avait le plus excité sa convoitise parmi toutes les autres qu’elle avait trouvées dans le tiroir du secrétaire.

 

« Juste ciel ? Betsy, d’où avez-vous tiré tous les méchants contes que vous inventez là, répondait Esther, sa créature ; pourquoi vouloir en imposer à Mme Crawley, à cette bonne et excellente Mme Crawley, et à notre révérend ministre. (Elle accompagna ces paroles d’un salut.) Ah ! vous pouvez fouiller dans mes poches, m’ame, vous n’y trouverez que mes clefs ; soyez tranquille, c’est que, voyez-vous, je suis une honnête fille au moins, quoique née de parents pauvres ; ils vivent de leur travail, savez-vous bien ; si vous trouvez tant seulement sur moi un pauvre petit morceau de dentelle ou de soie, je veux bien ne jamais remettre les pieds à l’église.

 

– Vos clefs, pécheresse endurcie, créature réprouvée ! hurlait la vertueuse petite dame toujours abritée sous sa capote.

 

– Voici une chandelle, m’ame, voulez-vous venir voir dans ma chambre, et visiter toutes les commodes dans celle de la gouvernante ? c’est là qu’il s’en trouve un tas d’affaires, reprit de plus belle la petite Esther, continuant toujours ses saluts.

 

– Silence, je vous prie. Je connais parfaitement la chambre qu’occupe cette créature. Mistress Brown, ayez l’obligeance de m’accompagner ; vous, Beddoes, vous m’en répondez, et vous, monsieur Crawley, allez vite là haut voir si on n’assassine pas votre malheureux frère. »

 

Après ces dernières paroles, mistress Bute saisit le flambeau, et, escortée de mistress Brown, se dirigea vers la susdite chambre, qu’elle connaissait, en effet, fort bien. Quant à Bute, il monta l’escalier et trouva le docteur de Mudbury occupé, avec Horrocks au comble de l’émoi, autour du seigneur du château étendu sans mouvement dans son fauteuil, et cherchant à le rappeler à la vie à l’aide d’une saignée.

 

Le matin, de bonne heure, par les soins de la femme du ministre, une estafette fut dépêchée à M. Pitt Crawley. Cette excellente dame s’était attribué la haute direction de toutes les mesures à prendre dans les circonstances actuelles et avait veillé le vieux baronnet pendant toute la nuit. On était parvenu, avec beaucoup de difficultés, à lui rendre comme un souffle de vie, il ne pouvait plus parler, mais du moins il semblait reconnaître son monde. Mistress Bute restait à son chevet avec un courage vraiment héroïque. On eût dit qu’elle était forte à pouvoir se passer de sommeil. Ses yeux noirs restaient tout grands ouverts, tandis que le docteur ronflait du meilleur cœur dans son fauteuil. Horrocks avait fait des efforts désespérés pour maintenir contre elle son autorité ; mais mistress Bute le traita d’ivrogne et de débauché, lui enjoignit de déguerpir au plus vite de la maison, et le menaça, s’il avait le malheur de s’y montrer de nouveau, de le faire transporter à Botany-Bay avec son abominable fille.

 

Intimidé par la résolution du ton et des gestes de mistress Bute, il se glissa jusqu’à la pièce boisée où M. James, après s’être assuré qu’il n’y avait plus de liquide dans la bouteille placée sur la table, ordonna à M. Horrocks d’en apporter une autre avec des verres propres ; le ministre et son fils prirent alors place pour fêter la nouvelle venue, après quoi ils enjoignirent à Horrocks de leur remettre les clefs et de gagner la porte par le plus court chemin.

 

En présence d’un ordre aussi catégorique, Horrocks pensa que ce qu’il avait de mieux à faire était de remettre les clefs. Puis avec sa fille il délogea sans tambours ni trompettes, profitant des ténèbres de la nuit.

 

Telle fut la fin de la puissance et de la grandeur de ces deux honnêtes personnes dans le château de Crawley-la-Reine.

 

CHAPITRE VIII.

Rentrée de Rebecca dans le manoir de ses ancêtres.


L’héritier des Crawley arriva au château peu après cette première alerte, et l’on peut dire que dès lors il commençait y régner en maître. Le vieux baronnet survécut quelques mois encore à cette attaque, mais sans recouvrer assez complétement l’usage de la pensée et de la parole pour que l’autorité ne fût pas dès lors dévolue tout entière à son fils aîné. Sir Pitt, depuis longues années, empruntait sans cesse sur hypothèques, c’était autour de lui comme une armée de gens d’affaires ; chaque jour il avait avec ses fermiers des disputes qui ne manquaient jamais d’aboutir à des procès ; et quant à ces derniers, il les comptait par centaines : procès avec la compagnie des mines, procès avec la compagnie des Docks, procès avec tous ceux qui avaient avec lui le plus petit rapport. Sortir de tous ces embarras, voir clair dans ce chaos était une tâche vraiment digne de l’esprit d’ordre et de persévérance de l’ex-attaché à la cour de Poupernicle. Il se mit donc à la besogne avec la plus louable énergie.

 

Toute sa famille vint s’établir à Crawley-la-Reine, y compris même lady Southdown. Dans son ardeur de prosélytisme, elle comptait convertir tous les habitants de la cour à la barbe du ministre, et élever à côté de lui une chaire à ses prédicateurs dissidents, en dépit des fureurs de mistress Bute. Sir Pitt n’ayant point disposé de la survivance à la cure de Crawley-la-Reine, lady Southdown comptait bien, le ministre actuel une fois mort, en prendre la haute direction et faire remplir la place vacante par un de ses jeunes protégés. Notre diplomate la laissait faire à son aise tous ses petits arrangements, et restait aussi impénétrable que la statue du Silence.

 

Les terribles menaces de mistress Bute contre miss Betsy Horrocks en restèrent là ; elle fut, ainsi que ses rubans, dispensée d’aller faire visite à la prison de Southampton. Elle quitta le château pour un cabaret du village, Aux armes des Crawley, qu’Horrocks avait précédemment pris à loyer du baronnet. L’ex-sommelier ayant ensuite, avec ses économies, acheté quelques immeubles, finit par avoir une voix aux élections. Celle du ministre et de quatre voisins, se joignant à celle-là, formaient le collége électoral envoyant au parlement les deux membres pour représenter Crawley-la-Reine.

 

Il s’établit bientôt une échange de politesses entre les dames du presbytère et celles du château. Il n’est ici question que de lady Jane, car pour ce qui concerne lady Southdown, ses entrevues avec mistress Bute dégénéraient toujours en vraies batailles, si bien que ces deux dames finirent par éviter mutuellement de se rencontrer. Sa seigneurie s’enfermait dans sa chambre quand la cure venait rendre visite au château. M. Pitt n’était peut-être pas trop fâché, au fond, de se sentir de temps à autre soulagé de la présence de sa belle-mère.

 

La famille des Binkie était sans aucun doute à ses yeux la plus recommandable de l’Angleterre par sa noblesse et son bon sens ; mais les airs d’autorité qu’affectait lady Southdown, finissaient par le fatiguer et lui peser. Il était sans doute très-flatteur pour sa personne de passer encore pour un jeune homme à quarante-six ans, mais il n’en était pas moins mortifiant de ne pas se sentir à cet âge plus libre qu’un enfant. Quant à lady Jane, elle n’aurait point fait résistance à sa mère, et du reste l’amour de ses enfants absorbait toutes ses facultés. Fort heureusement pour elle, les nombreuses et importantes affaires de lady Southdown, ses conférences avec les ministres, sa correspondance avec les missionnaires de l’Afrique, de l’Asie et de l’Australie, etc., occupaient à un tel point la vénérable comtesse, qu’il ne lui restait point de temps pour songer à l’éducation de la petite Mathilde et de son petit-fils maître Pitt Crawley. Ce dernier était d’une nature maladive, et s’il était encore en vie, lady Southdown l’attribuait aux doses redoublées de calomel qu’elle lui faisait prendre.

 

Quant au vieux sir Pitt, il passait ses derniers jours de lutte avec la vie dans les appartements où était morte la dernière lady Crawley. Il était soigné par la petite Esther, remplie pour lui des soins les plus touchants et les plus infatigables. Qu’y a-t-il à comparer à la tendre sollicitude d’une garde-malade dont on paye les services ? Qui saurait mieux qu’elle battre les coussins, préparer les soupes et les tisanes ? Ces femmes passent les nuits à veiller à votre chevet, elles endurent patiemment vos plaintes et vos bourrades. Le soleil peut se lever sur la campagne sans qu’elles aient jamais envie de sortir. Elles dorment sur le canapé, elles prennent leur repas sur le coin d’une table. Elles passent de longues soirées sans autre occupation que d’entretenir le feu devant lequel on entend chanter la tisane du malade. Elles lisent religieusement le journal de la première à la dernière ligne. Et puis, elles auront à essuyer vos gronderies et vos querelles si des amis viennent par hasard leur rendre visite une fois la semaine, si elles passent en contrebande un peu de genièvre dans leur cabas. Quelle nature humaine possède un fonds assez inépuisable de tendresse pour trouver en elle le courage d’entourer de soins aussi assidus l’objet même de ses affections ? Cependant lorsqu’on donne dix livres sterling par trimestre à une garde-malade, on croit avoir été fort généreux à son endroit. M. Crawley ne donnait que la moitié à miss Esther pour être si empressée auprès du vieux baronnet ; et encore n’était-ce pas sans se faire tirer l’oreille et sans crier beaucoup.

 

Dès qu’il faisait un rayon de soleil, on sortait le vieillard dans le même fauteuil qui avait servi à miss Crawley lors de son séjour à Brighton, et qui en avait été rapporté à Crawley-la-Reine avec une quantité d’effets appartenant à lady Southdown. Lady Jane marchait toujours aux côtés du vieillard, dont elle paraissait obtenir toutes les préférences. Sa tête s’agitait, sa figure s’éclairait d’un sourire lorsqu’il la voyait entrer dans sa chambre ; si, au contraire, elle avait l’air de s’éloigner, il en exprimait son mécontentement par des sons inarticulés et confus. À peine lady Jane était-elle hors de la chambre, qu’aussitôt il éclatait en larmes et en sanglots : c’est qu’il y avait alors changement complet et à vue. La figure d’Esther, jusqu’alors souriante, devenait sombre et farouche, et à la place de ses manières douces et empressées, elle montrait le poing au vieillard et lui criait : « Silence, vieil imbécile ! » Puis en dépit de ses gémissements, elle écartait son fauteuil de la cheminée dont la vue faisait sa principale distraction. Tel était le couronnement de soixante-dix années de mensonges, d’ivrognerie, d’égoïsme et de débauche : il ne restait plus de tout cela qu’un vieillard idiot et pleurard, qu’il fallait mettre au lit, faire manger et soigner comme un enfant !

 

La nature se chargea d’apporter un terme aux fonctions de la garde-malade. Un jour, de grand matin, tandis que M. Pitt examinait dans son cabinet différentes pièces que lui avaient remises l’intendant et le bailli, on frappa à la porte, et presque aussitôt apparut sur le seuil Esther qui, après un salut assez gauche, lui annonça la nouvelle suivante :

 

« Pardon, monsieur… monsieur est mort… Ce matin, monsieur… Je faisais chauffer sa tisane, monsieur… de l’eau de gruau, monsieur… qu’il prend tous les matins, monsieur… à six heures, monsieur… et j’ai entendu comme une espèce de soupir, monsieur, et… et alors… »

 

Elle fit à Pitt une nouvelle révérence. La figure de celui-ci, toujours si pâle d’ordinaire, se couvrit d’un certain incarnat. Était-ce parce qu’il se voyait enfin maître et seigneur de Crawley-la-Reine, titulaire d’une place au parlement ? parce qu’il apercevait tout un avenir de grandeurs et dignités ?

 

« Rien désormais ne m’empêche maintenant, pensa-t-il en lui-même, d’acquitter les dettes qui surchargent mes biens. »

 

Il eut bien vite fait le calcul des obstacles à vaincre, des améliorations à apporter. Si jusqu’alors il avait laissé sans emploi l’argent qui lui venait de sa tante, c’était dans la crainte que sir Pitt, se rétablissant, ce ne fût autant de perdu pour lui.

 

Les persiennes furent fermées au château et au presbytère ; les cloches sonnèrent le glas funèbre ; l’église fut tendue de noir. Bute Crawley, par convenance, ne parut pas à un meeting qui eut lieu dans le comté à l’occasion des courses de chevaux, mais il alla tranquillement dîner chez les Fuddleston, où, tout en dégustant le Porto, on causa du défunt et de son héritier. Miss Betsy, mariée récemment à un sellier de Mudbury, poussa de grands hélas ! M. Glauber le chirurgien vint faire visite à la famille du mort, lui présenter ses respectueux compliments, et s’informer de la santé des dames. Ce décès devint l’objet de toutes les conversations à Mudbury et à l’auberge des Armes des Crawley. Le maître du lieu s’était rapatrié avec le ministre, qui, de temps à autre, visitait la salle des buveurs et fêtait l’ale de M. Horrocks.

 

« Voulez-vous que j’écrive à votre frère, ou bien vous chargez-vous de ce soin ? demanda lady Jane au nouveau baronnet.

 

– C’est à moi de lui écrire, en ma qualité de chef de la famille, lui répondit sir Pitt. Je vais l’inviter pour l’enterrement, ainsi que le veulent les convenances.

 

– Et… quant à mistress Rawdon ?… hasarda avec timidité lady Jane.

 

– Jane, Jane, fit lady Southdown, pensez-vous bien à ce que vous dites ?

 

– Bien entendu, mistress Rawdon est de moitié dans l’invitation, reprit sir Pitt avec fermeté.

 

– Une pareille chose ne se passera pas moi présente dans cette maison, reprit lady Southdown.

 

– Votre Seigneurie, répliqua sir Pitt, aura l’obligeance de se rappeler que je suis désormais le chef de la famille. Écrivez, je vous prie, lady Jane, une lettre à mistress Rawdon Crawley pour la prier d’assister à cette douloureuse cérémonie.

 

– Jane ! s’écria la comtesse, je vous défends de prendre la plume et d’écrire.

 

– Je prétends être maître ici, reprit à son tour sir Pitt, et malgré le regret mortel que j’aurais à voir Votre Seigneurie quitter ce logis, je suis décidé, ne vous en déplaise, à y régner à ma guise et d’après mes inspirations personnelles. »

 

Lady Southdown, se laissant emporter à un sublime mouvement d’indignation, demanda sa voiture et ses chevaux. Condamnée à l’exil par son gendre et par sa fille, elle allait cacher ses chagrins dans quelque lieu solitaire et ignoré, et prier le ciel de les faire revenir à résipiscence.

 

« Nous ne voulons nullement votre exil, chère maman, dit la timide Jane d’une voix suppliante.

 

– C’est bien m’exiler que d’ouvrir cette maison à une société que ne peut souffrir une femme qui possède quelques sentiments orthodoxes. Demain matin, je pars dans ma voiture.

 

– Vous allez me faire le plaisir d’écrire sous ma dictée, Jane, » lui dit sir Pitt se levant ; et il prit cette attitude d’autorité familière aux portraits d’exposition. Écrivez :

 

« Crawley-la-Reine, 14 septembre 1822.

 

« Mon cher frère. »

 

En entendant ces paroles retentir à ses oreilles comme un arrêt décisif et terrible, lady Southdown, qui avait compté sur quelque faiblesse ou quelque hésitation de la part de son gendre, se leva sur-le-champ et quitta le cabinet dans le paroxysme de l’agitation. Lady Jane regarda son mari comme pour lui demander la permission de suivre sa mère afin de la consoler ; mais Pitt la retint du regard.

 

« Rassurez-vous, elle restera ; sa maison est louée à Brighton ; plus de la moitié de son revenu est dépensé d’avance, et une comtesse qui vit à l’auberge est une femme déconsidérée. Il y avait longtemps, ma chère amie, que j’attendais l’occasion de frapper ce coup nécessaire ; et maintenant, si vous voulez bien, nous allons reprendre notre dictée :

 

« Mon cher frère,

 

« Vous deviez pressentir depuis longtemps la douloureuse nouvelle que j’ai l’affliction de vous transmettre, etc., etc. »

 

En un mot, Pitt, placé par un coup du sort, ou plutôt grâce à son mérite, comme il en était lui-même convaincu, à la tête de la fortune qui avait excité la convoitise de tous ses proches, Pitt était résolu de traiter sa famille avec les plus grands égards et d’être bon prince avec elle. Il songeait à rétablir dans son antique splendeur la maison des Crawley, et l’idée d’être le chef de cette race illustre flattait singulièrement son amour-propre. Le premier emploi qu’il voulait faire de l’immense crédit que ses qualités transcendantes et sa nouvelle position allaient lui assurer dans le comté, devait être de procurer à son frère et aux cousins Bute un établissement digne d’eux. Peut-être était-il tourmenté par un secret remords à la pensée qu’il réunissait sous sa main tous ces biens, qui pour tant de gens avaient été l’objet de si belles espérances. Son règne datait à peine de trois ou quatre jours que déjà il n’était plus reconnaissable. Son plan de conduite était arrêté. Il était déterminé à se montrer juste et serviable, à secouer le joug de lady Southdown, enfin à se maintenir dans les meilleurs termes avec tous les membres de sa famille.

 

Telle était la disposition d’esprit dans laquelle il avait écrit sa lettre à son frère Rawdon, lettre pleine de dignité et de mesure, où les plus grands mots et les phrases les plus magnifiques enchâssaient les plus splendides pensées. Il y avait assurément assez là de quoi remplir d’admiration le petit secrétaire dont la plume courait sous la dictée de sir Pitt.

 

« Il sera quelque jour un des plus grands orateurs de la chambre des Communes, pensait en elle-même la jeune femme. Que de sagesse ! que de bonté ! C’est bien en vérité un homme de génie ! c’est, il est vrai, une nature un peu froide ! mais elle est si excellente ! En vérité, il a le génie en partage. »

 

Pitt Crawley avait d’abord composé sa lettre tout à loisir et pesé chaque expression, puis il l’avait ensuite apprise par cœur, avec cette dissimulation dont les diplomates seuls sont capables, et enfin, au moment voulu, il l’avait débitée à sa femme, toute stupéfaite d’admiration.

 

Cette lettre, entourée d’un large filet noir et cachetée de cire de même couleur, fut expédiée par sir Pitt à son frère le colonel. Rawdon n’éprouva qu’une demi-satisfaction à l’arrivée de cette missive.

 

« À quoi bon aller nous enfouir dans cette assommante demeure ? se disait-il en lui-même ; je ne puis souffrir de me trouver en tête-à-tête avec Pitt après dîner ; et puis, rien que pour aller et venir il va nous en coûter vingt livres. »

 

En allant porter dans la chambre de Becky le chocolat que chaque jour il lui préparait de ses propres mains, Rawdon remit à sa femme la lettre en question, pour agir d’après son avis, comme il avait coutume de faire dans toutes les circonstances difficiles.

 

Il déposa le déjeuner et la fatale missive sur la toilette devant laquelle Becky était occupée à passer le peigne dans sa blonde chevelure. Cette petite femme, après avoir parcouru la lettre objet des terreurs de Rawdon, se redressa de toute sa hauteur en agitant cette lettre au-dessus de sa tête et criant :

 

« Victoire ! victoire !

 

– Et pourquoi victoire ? répéta Rawdon tout surpris de voir cette petite créature bondissant dans sa robe flottante et ses boucles éparses sur le cou. Le vieux ne nous laisse rien, Becky ; il m’a déjà compté ma légitime à ma majorité.

 

– N’aurez-vous donc jamais assez de bon sens pour être majeur ? lui répliqua Becky. Allons vite chez mistress Brunoy ; il me faut des vêtements de deuil, et vous, vous ferez mettre un crêpe à votre chapeau et vous vous commanderez un habit noir, car je ne vous en connais pas. Allez donc demander tout cela pour demain, et nous partirons jeudi.

 

– Mais vous ne songez pas à aller là-bas, j’imagine ? fit Rawdon tout étonné.

 

– C’est bien, au contraire, mon intention, lui répondit sa femme ; je compte sur lady Jane pour être, l’année prochaine, présentée à la cour ; et, par votre frère, vous aurez une place au Parlement. Ne verrez-vous donc jamais plus loin que votre nez, mon gros bêta ? Lord Steyne aura votre voix et celle de votre frère ; vous deviendrez secrétaire du vice-roi d’Irlande, gouverneur aux Indes, trésorier, consul, que sais-je ?

 

– En attendant toutes ces belles choses, la poste va nous coûter encore pas mal d’argent, grommela Rawdon de mauvaise humeur.

 

– Nous prendrons passage dans la voiture de Southdown, que sa qualité de membre de la famille oblige à être présent aux funérailles. Mais mieux encore que tout cela, n’avons-nous pas la diligence ? Ce n’en sera que plus modeste, et partant plus convenable.

 

– Et le petit viendra-t-il aussi avec nous ? demanda le colonel.

 

– À quoi bon ? pour payer une place de supplément ; il est maintenant trop grand pour voyager sur nos genoux. Nous le laisserons ici ; Briggs pendant ce temps lui fera une blouse noire. Allez vite et faites voir comme vous savez obéir. Dites en passant à Sparks que le vieux sir Pitt est mort, et qu’il vous reviendra grosse part dans l’héritage quand les affaires seront arrangées. Il ira bien sûr le répéter à Raggles, qui nous tourmente si fort pour son argent, et il n’en faudra pas davantage pour lui faire prendre patience. »

 

Ces ordres donnés et ces dispositions réglées, Becky se mit tout tranquillement à prendre son chocolat. Le soir, lorsque lord Steyne vint faire à Becky sa visite ordinaire, il la trouva avec sa compagne, qui n’était autre que notre amie Briggs, occupées à tailler, couper, découdre et déchirer toutes les étoffes noires dont elles pouvaient faire quelque chose pour le besoin du moment.

 

« Nous sommes, Briggs et moi, en proie à la plus vive douleur, dit Rebecca à son visiteur. Sir Pitt Crawley, le chef de la famille, est décédé ; nous avons passé toute la matinée à nous déchirer la poitrine, et maintenant, de désespoir, nous déchirons nos vieilles guenilles.

 

– Oh ! Rebecca, est-ce bien vous que j’entends ?… »

 

Briggs n’en put dire plus long, et ses yeux pleins de larmes s’élevèrent vers le ciel.

 

« Oh ! Rebecca, est-ce bien vous ?… reprit milord d’un ton tragi-comique ; ainsi donc, le vieux cuistre n’est plus de ce monde ! S’il avait mieux su ménager ses atouts, il aurait pu entrer à la chambre des Lords ; c’eût été, je gage, du goût de M. Pitt ; mais l’étoffe n’y était pas. On n’avait jamais vu pareil bélître.

 

– Un peu plus, je serais maintenant la veuve du vieux Silène, répondit alors Rebecca. Vous rappelez-vous cela, miss Briggs, ce certain jour où vous me regardiez par le trou de la serrure, et où vous l’avez vu à mes genoux ? »

 

Miss Briggs se mit à rougir sous le coup de cette apostrophe et s’empressa d’accéder au plus vite à l’invitation de lord Steyne, qui la priait d’aller préparer le thé.

 

Briggs était ce chien de berger qui devait mettre à l’abri de tout soupçon injurieux la vertu et la réputation de Rebecca. Miss Crawley en mourant lui avait assuré une petite rente viagère, et son plus vif désir eût été de rester auprès de lady Jane, si avenante pour elle comme pour tout le monde ; mais lady Southdown s’était empressée de congédier la pauvre Briggs à la première occasion qui s’était offerte à elle sans blesser les convenances.

 

Elle alla alors dans sa famille essayer la vie de campagne, mais elle ne put y tenir longtemps : elle y sentait le manque de cette société d’élite, dont désormais il lui était impossible de se passer ; ses parents étaient des petits commerçants de province qui se montrèrent plus âpres après elle à cause de ses quatre cents livres que les parents de miss Crawley ne l’avaient été auprès de la vieille demoiselle pour tout l’héritage qu’ils devaient en avoir ; si bien que pour leur échapper elle n’eut d’autre parti à prendre que de s’enfuir à Londres au plus vite, résolue à chercher de nouveau les chaînes de l’esclavage, mille fois moins lourdes à ses yeux que la liberté. Après avoir fait annoncer par les journaux qu’une demoiselle de compagnie, offrant toutes les garanties possibles, désirait, etc., elle alla chez M. Bowls attendre l’effet de ses insertions.

 

Or, par un beau jour où la pauvre Briggs rentrait à son hôtel, harassés de ses courses à l’office de publicité afin de se faire mettre dans le Times, le coquet équipage de mistress Rawdon, attelé de deux petits poneys, passa dans la rue. Rebecca le conduisait de ses mains délicates ; elle avait déjà apprécié, comme nous avons pu nous en convaincre, les excellentes qualités de la demoiselle de compagnie, son caractère toujours égal, son humeur flexible et accommodante. Dès qu’elle eut aperçu Briggs, elle dirigea ses chevaux du côté du perron de l’hôtel, passa les rênes au groom, et sautant de la voiture, elle serrait déjà les deux mains de la demoiselle de compagnie que cette dernière n’était pas encore revenue du premier moment de surprise et d’émotion.

 

Briggs se mit à pleurer, Becky à rire, et embrassa son ancienne amie dès qu’elles furent entrées dans le corridor ; ces tendresses se prolongèrent jusque dans le salon de Bowls. Les rideaux étaient de damas rouge, et au-dessus de la croisée se dessinait un aigle aux ailes déployées, portant dans ses serres une banderole sur laquelle on lisait en grosses lettres : APPARTEMENTS À LOUER.

 

Briggs entremêla son récit de ces sanglots et de ces transports si communs aux natures molles et débiles, toutes les fois qu’il s’agit d’une reconnaissance. Miss Briggs raconta toute son histoire, et Becky l’interrogea sur tous les détails de sa vie avec cette candeur et cette naïveté que nous lui connaissons.

 

Instruite de la situation de son amie et du petit legs qu’elle devait à la générosité de miss Crawley, et bien convaincue que Briggs n’était point guidée par des vues intéressées, Becky forma aussitôt sur elle des projets qui n’avaient rien que de très-flatteur. N’était-ce pas la compagne dont elle avait besoin ? Sans plus de cérémonie, elle l’invita le soir même à dîner, pour lui faire voir son petit Rawdon.

 

Mistress Bowls se hasarda à faire remarquer à la trop sensible Briggs qu’elle allait se fourrer dans la gueule du lion.

 

« Il viendra un jour où vous vous en mordrez les doigts, miss Briggs ; souvenez-vous bien de ce que je vous dis, aussi vrai que je m’appelle Bowls. »

 

Briggs promit d’être sur ses gardes : la semaine suivante, elle allait s’installer chez mistress Rawdon, et six mois n’étaient pas encore écoulés qu’elle avait déjà prêté deux cents livres à Rawdon sur son petit capital.

 

CHAPITRE IX.

Becky au manoir de ses ancêtres.


Dès que les époux Crawley furent, comme le page de Marlborough, tout de noir habillés, et qu’ils eurent prévenu sir Pitt Crawley de leur arrivée, le colonel et sa femme montèrent dans cette même diligence qui jadis avait transporté Rebecca et le défunt baronnet, lors du premier voyage de notre héroïne à Crawley-la-Reine. Neuf années s’étaient écoulées depuis, et Rebecca se rappela cependant, comme s’ils eussent daté de la veille, les événements qui avaient signalé son premier voyage.

 

Les époux Rawdon trouvèrent à Mudbury un carrosse attelé de deux chevaux, avec un cocher en deuil ; le tout envoyé à leur rencontre.

 

« Eh mais ! c’est le vieux coffre de famille dit Rebecca à Rawdon, tout en franchissant le marchepied de la voiture ; les vers ont déjà fait d’assez fortes entailles au drap. »

 

La voiture, après une course aussi rapide que le permettait la maigreur des chevaux, arriva à la grille du parc.

 

« Le châtelain, à ce qu’il paraît, a jugé à propos de faire des coupes, » dit Rawdon en jetant un coup d’œil autour de lui ; puis il retomba dans son silence ordinaire.

 

Nos deux visiteurs éprouvaient une certaine émotion en se reportant vers leur passé : Rawdon se voyait encore simple écolier à Eton ; il se rappelait sa mère, une grande femme sèche et glaciale ; la sœur qu’il avait perdue et pour laquelle il nourrissait la plus tendre affection ; puis il songeait aux roulées qu’il avait administrées autrefois à Pitt : mais ses préoccupations étaient par-dessus tout pour son petit garçon, qu’il avait laissé à Londres. Rebecca, de son côté, repassait les années écoulées, la triste époque de son enfance flétrie dans sa fleur, la manière dont elle était entrée dans la vie par la porte dérobée ; et en même temps se présentait à son esprit miss Pinkerton, Joe, Amélia.

 

L’allée d’honneur et la terrasse avaient déjà été l’objet d’un nettoyage particulier ; un écusson aux armes de la famille était suspendu au-dessus de la porte principale. Deux grands laquais à la tournure solennelle, à la taille majestueuse et en livrée de deuil, ouvrirent la portée à deux battants quand la voiture s’arrêta devant les marches du perron. Rawdon devint tout rouge, Becky devint toute pâle lorsqu’ils traversèrent l’antichambre en se donnant le bras. Mistress Rawdon pressa légèrement la main de son mari en entrant dans le salon boisé où sir Pitt et sa femme attendaient leurs hôtes. Sir Pitt et lady Jane étaient vêtus de noir, et lady Southdown avait sur la tête une espèce d’échafaudage où le jais se mêlait aux plumes. Rien ne ressemblait plus à un panache de corbillard ; c’étaient les mêmes ondulations aux moindres mouvements de Sa Seigneurie.

 

Sir Pitt avait bien jugé de l’importance qu’il fallait attacher à ses menaces de départ. Lady Southdown était demeurée au château ; mais elle se renfermait dans le silence le plus absolu lorsqu’elle se trouvait en face du couple rebelle.

 

Les deux nouveaux arrivés ne se tourmentèrent pas autrement de cette froideur affectée. La douairière était bien pour eux l’un des moindres de leurs soucis ; ce qui les préoccupait beaucoup plus, c’était la réception qu’allaient leur faire le maître et la maîtresse du logis.

 

Pitt, avec une figure quelque peu émue, s’avança vers son frère et lui serra la main ; il fit même politesse à Rebecca et la gratifia en outre d’un profond salut. Lady Jane, prenant les deux mains de sa belle-sœur, l’embrassa très-tendrement, et ses caresses firent presque venir des larmes aux yeux de notre aventurière, marque de sensibilité d’autant plus précieuse qu’elle était plus rare chez elle. Cet accueil cordial et ouvert avait été au cœur de Becky, quant à Rawdon, encouragé par ces témoignages d’affection de la part de sa belle-sœur, il frisa sa moustache et s’octroya la permission d’embrasser lady Jane, ce qui fit singulièrement rougir cette timide jeune femme.

 

« Lady Jane est un petite femme diablement gentille ! telle fut l’opinion qu’il exprima sur elle en se retrouvant seul avec sa femme ; Pitt a pris trop d’embonpoint, mais au moins il fait crânement les choses.

 

– C’est que ses moyens le lui permettent, fit Rebecca, se rangeant à l’avis de son mari. Quant à la belle-mère, on dirait une marchande de vulnéraire. Vos sœurs sont maintenant assez belles femmes. »

 

Ces jeunes demoiselles avaient quitté la pension pour assister au convoi de leur père. Sir Pitt avait pensé que, pour l’honneur du château et de sa dignité personnelle, il devait faire paraître à cette cérémonie le plus grand nombre possible de personnes en habits de deuil. Tous les gens de la maison, toutes les vieilles femmes de l’hospice, auxquelles le défunt, de son vivant, avait cherché toute espèce de mauvaises querelles au sujet des rentes qu’il leur payait, la famille du vicaire, tous ceux enfin qui dépendaient de quelque manière du château ou de la cure, furent obligés de prendre le costume de deuil. Il y avait, en outre, les hommes des pompes funèbres, au nombre d’une vingtaine au moins, portant des branches de cyprès et des brassards de soie noire, ce qui donnait un coup d’œil satisfaisant à tout l’ensemble du cortége. Mais ce ne sont là que des comparses, qui, à ce titre, ne doivent point tenir dans notre drame une plus large place.

 

Avec ses belles-sœurs, Rebecca n’eut point l’air d’oublier qu’elle avait été leur gouvernante. Après le leur avoir rappelé, elle leur demanda, de son plus grand sérieux, où elles en étaient de leurs études, les assura de son attachement passé et futur. À l’entendre, on aurait pu croire, en vérité, que depuis leur séparation Rebecca n’avait fait autre chose que de penser à elles. Ce fut là du moins ce dont Lady Crawley resta bien persuadée, ainsi que ses jeunes belles-sœurs.

 

« C’est à peine si elle est changée, disait miss Rosalinde à miss Violette, tandis que ces demoiselles s’apprêtaient pour le dîner.

 

– La couleur fauve de ses cheveux lui sied à ravir, répliquait l’autre sœur.

 

– Ils étaient bien plus clairs que cela autrefois, et je la soupçonne de les avoir teints, reprit miss Rosalinde ; elle a aussi beaucoup engraissé, ce qui ne la dépare nullement, continua Rosalinde, qui avait des dispositions à l’obésité.

 

– Au moins elle ne fait pas la grande dame avec nous et elle se souvient qu’elle a été notre gouvernante, dit miss Violette, dans l’opinion de laquelle les gouvernantes ne devaient pas chercher à sortir de leur place, oubliant que, si elle était la petite-fille de sir Walpole Crawley, elle avait aussi pour grand-père le quincaillier de Mudbury, et qu’à la rigueur une enclume aurait fort bien pu figurer dans son écusson.

 

– Nos cousines du presbytère ne me feront jamais croire que sa mère ait été une danseuse de l’Opéra.

 

– Nous n’avons pas à regarder à la naissance, répondit Rosalinde avec un esprit dégagé de tout préjugé ; je partage sur ce point l’avis de mon frère, qu’en sa qualité de membre de la famille elle a droit à nos égards. D’ailleurs, c’est bien à ma tante Bute de parler ainsi, elle qui veut marier Kate au jeune Hooper, le fils du marchand de vins ; elle a fait auprès de lui les plus vives instances pour le faire venir au presbytère et le faire entrer dans les ordres.

 

– Je ne serais pas étonné de voir partir lady Southdown ; elle lançait à mistress Rawdon des regards furibonds.

 

– Pour ma part, j’en serais enchantée ; cela me dispenserait de lire la Blanchisseuse de Finchley-Common. »

 

En achevant ces mots, Violette passa devant un corridor qui conduisait à une pièce où se trouvait une bière placée entre deux gardiens, au milieu d’une chapelle ardente, et les deux jeunes filles rejoignirent dans la salle à manger le reste de la société, que la cloche du dîner y avait réunie comme à l’ordinaire.

 

Pendant ce petit dialogue, lady Jane avait conduit Rebecca aux appartements qu’elle devait occuper et où l’on retrouvait cet ordre et ce confort que l’avénement du nouveau maître avait introduits dans tout le château. Les modestes bagages de mistress Rawdon avaient déjà été apportés dans la chambre à coucher. Lady Jane, après avoir aidé sa belle sœur à ôter son petit chapeau blanc et son manteau, lui demanda en quoi elle pouvait lui être utile.

 

« Ce que je désire par-dessus tout maintenant, lui dit Rebecca, ce serait de voir vos enfants. »

 

Les deux mères échangèrent en même temps un coup d’œil qui résumait tous les mystères de la tendresse maternelle, puis elles sortirent de la pièce en se donnant le bras.

 

Becky s’extasia beaucoup sur la petite Mathilde, qui avait à peine quatre ans, et qui était un véritable amour. Elle réserva aussi une part d’admiration pour le petit garçon, qui, âgé de deux ans au plus, était pâle de couleur, avait les yeux caves, la tête très-grosse, et auquel Becky donna un brevet de gentillesse et de beauté pour son âge.

 

« Je voudrais bien que ma mère cessât de lui administrer ses médecines, fit lady Jane avec un soupir ; leur suppression complète serait pour sa santé une excellente chose. »

 

Lady Jane entrait là dans une voie de confidence qui est un sujet intarissable pour les jeunes mères de famille. Ces épanchements intimes contribuèrent singulièrement à cimenter l’amitié des deux jeunes femmes. Au bout d’une demi-heure, elles furent les meilleures amies du monde, et le soir, lady Jane déclarait à sir Pitt que sa belle-sœur était la plus charmante et la plus aimable créature du monde.

 

Une fois maîtresse de l’esprit de la fille, l’infatigable petite intrigante combina ses efforts pour s’emparer de celui de la mère. Au premier moment où elle se trouva seule avec Sa Seigneurie, Rebecca la mit bien vite sur la question des soins à donner aux enfants ; elle lui dit qu’elle n’avait conservé son petit garçon que pour lui avoir administré le calomel à de très-fortes doses, alors que les médecins de Paris le condamnaient tous. Elle ajouta qu’elle avait l’honneur de connaître déjà lady Southdown pour avoir entendu parler d’elle au révérend Lawrence Grills dans la chapelle de May-fair, où elle allait faire ses dévotions ; ses opinions à ce sujet, donnait-elle à entendre, s’étaient bien modifiées en passant au creuset de l’infortune ; elle témoigna le désir de s’éloigner de plus en plus de la dissipation et de l’erreur au milieu desquelles elle avait vécu, pour se régler sur la conduite de personnes pieuses et exemplaires. Les instructions religieuses de M. Crawley avaient fait, ajoutait-elle, une grande impression sur son esprit, et elle s’était sentie très-édifiée en lisant la Blanchisseuse de Finchley-Common. Elle demanda des nouvelles de lady Emily, cette femme si supérieure devenue désormais lady Emily Cornmiouse et demeurant au cap avec son mari, qui avait des chances pour voir réussir sa candidature à l’évêché de Cafrerie.

 

Enfin elle acheva de se concilier les bonnes grâces de lady Southdown, en simulant une défaillance et une attaque de nerfs après les funérailles du baronnet, et en réclamant le ministère médical de Sa Seigneurie. Non-seulement la douairière vint elle-même en camisole lui apporter la drogue demandée, mais elle y joignit encore un choix de ses brochures favorites, et insista beaucoup pour que mistress Rawdon acceptât ses deux présents.

 

Becky prit les brochures avec empressement et eut l’air de trouver un grand intérêt à les parcourir ; elle soutint même avec la douairière une discussion sur certains points de doctrine, sur les moyens d’arriver au salut de son âme, espérant de cette manière épargner à son corps l’affreuse médecine qui était là toute prête. Mais, après cette digression sur les principes du dogme, l’inexorable douairière déclara qu’elle ne quitterait pas la chambre avant d’avoir vu Becky avaler sa potion ; et la pauvre Becky dut encore remercier son bourreau du regard, sans avoir pu échapper à l’impitoyable comtesse, qui se retira seulement alors en donnant sa bénédiction à sa nouvelle convertie.

 

Mistress Rawdon l’aurait bien dispensée de tant de sollicitude, et elle faisait assez piteuse mine lorsque Rawdon, entrant dans la chambre, apprit d’elle ce qui s’était passé. Il éclata de rire au récit moitié tragique, moitié burlesque de cette aventure, que Becky lui fit avec la plus franche gaieté, bien qu’elle eût été victime de la crédulité de lady Southdown. Lord Steyne et le petit Rawdon s’amusèrent beaucoup de cette histoire, quand Rawdon et sa femme furent de retour à leur maison de May-fair et que Becky leur répéta la scène que nous venons de raconter. Vêtue de son peignoir de nuit, elle nasillait un sermon du genre le plus sérieux, énumérant les vertus prodigieuses de son spécifique avec une gravité si parfaite, qu’on aurait juré voir la comtesse ornée de son nez sonore et musical.

 

« La représentation, la représentation de lady Southdown et de sa médecine noire ! »

 

Telle était chaque soir la demande générale des habitants de May-fair. Une fois dans sa vie, la comtesse douairière Southdown avait trouvé le moyen d’être amusante.

 

Sir Pitt se souvenait des marques de déférence et de respect que Rebecca lui avait jadis données ; aussi trouva-t-elle de ce côté les dispositions les plus favorables. Si le mariage du colonel n’était pas en tous points satisfaisant, au moins avait-il eu pour excellent résultat de le dégrossir et de le transformer un peu ; et d’ailleurs sir Pitt, pour sa part, n’avait qu’à s’en applaudir. L’habile diplomate s’avouait, avec une joie intérieure, que c’était ce mariage qui avait fait sa fortune ; ce n’était donc pas à lui à y trouver à redire. Les manières confiantes de Rebecca à son égard étaient bien de nature encore à accroître ses bonnes dispositions pour elle.

 

Rebecca redoublait de prévenances pour sir Pitt ; elle appelait à son aide tout son arsenal de séductions. Sir Pitt, déjà enclin à se complaire dans l’admiration et la glorification de ses talents, était enchanté de voir Rebecca lui épargner la peine d’en découvrir de nouveaux. Rebecca réussit bien vite à prouver à sa belle-sœur, par des arguments victorieux, que mistress Bute Crawley était l’auteur du mariage contre lequel elle s’était ensuite si énergiquement élevée. C’était une tactique inspirée par l’avarice à mistress Bute, qui avait espéré ainsi s’approprier toute la fortune de miss Crawley et spolier Rawdon des libéralités de sa tante. Il avait fallu son imagination perverse pour forger tant de méchants propos sur le compte de la pauvre Becky.

 

« Elle a pu réussir à nous plonger dans la gêne, disait Rebecca d’un air de résignation vraiment angélique ; mais comment en vouloir à la femme à qui je dois la perle des maris ? Son avarice d’ailleurs n’a-t-elle pas été assez punie par la ruine de ses espérances, par la perte des biens auxquels elle attachait un si haut prix ? Eh ! mon Dieu, chère lady Jane, continuait-elle sur le même ton, que me fait la pauvreté ? Dès ma plus tendre enfance j’ai été élevée à cette rude école, et ce m’est une large compensation à la gêne où je me trouve de voir que l’argent de la pauvre miss Crawley va servir à rétablir dans son antique splendeur la noble famille dont je suis fière d’être membre. Nul doute que sir Pitt ne fasse de cet argent un bien meilleur usage que s’il eût été entre les mains de Rawdon. »

 

Toutes ces paroles étaient scrupuleusement reportées à sir Pitt par sa trop confiante épouse, et ajoutaient encore à l’impression favorable qu’il avait conçue de Rebecca. Pour en donner une idée, nous dirons que, le troisième jour après la réunion de la famille pour la triste cérémonie, sir Pitt Crawley, tout en découpant une volaille, adressa les paroles suivantes à mistress Rawdon :

 

« Rebecca, vous offrirai-je cette aile ? »

 

Il n’en fallut pas davantage pour faire passer un éclair de joie dans les yeux de la petite femme.

 

Tandis que Rebecca en venait ainsi à ses fins ; que Pitt Crawley prenait les dispositions nécessaires pour la célébration des funérailles, afin qu’elles fussent en harmonie avec ses vues de grandeur et d’ambition ; que lady Jane s’occupait des enfants, dans la limite, du moins, où sa mère l’en laissait libre ; que le soleil se levait et se couchait suivant son habitude, et que la cloche du château tintait ni plus ni moins à l’heure du dîner et de la prière, le corps du seigneur défunt de Crawley-la-Reine gisait étendu sur un lit de parade, dans la pièce qu’il avait occupée de son vivant ; auprès de ces dépouilles mortelles se tenaient des mercenaires que l’on payait pour ce service. Mais du reste, nulle plainte, nul regret, excepté de la part de la malheureuse qui avait espéré longtemps se voir enfin l’épouse et la veuve de sir Pitt, et qui avait été contrainte de fuir honteusement du château où, la veille encore, elle régnait en souveraine. Avec un vieux chien d’arrêt pour lequel le vieux baronnet, dans la dernière période de son existence et jusqu’au milieu de son affaiblissement intellectuel, avait conservé une affection marquée, elle était le seul être à qui la mort du maître eût causé un chagrin réel. Aussi devons-nous ajouter que, pendant sa vie, le baronnet s’était fort peu préoccupé du soin de se faire regretter après sa mort. Il fut oublié, comme cela arrive par ceux même dont la vie a été le mieux remplie ; seulement le fut-il peut-être encore quelques jours plus tôt.

 

On peut suivre, pour s’édifier et s’instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de famille ; contempler ce cortége si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l’entrepreneur des pompes funèbres qui s’agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléance d’un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle : « Le très-cher frère que nous venons de perdre, etc.… » enfin tout l’étalage de vanités réservé pour ce jour suprême, depuis les housses de velours couvertes de larmes d’argent jusqu’à la pierre qui couvre la tombe et où l’on ne grave jamais que des mensonges.

 

Le vicaire de Bute, sortant tout frais émoulu de l’université d’Oxford, composa, en collaboration avec sir Pitt, une épitaphe latine de circonstance, qui fut gravée sur la pierre tumulaire. Ce jeune vicaire prêcha en outre un sermon remarquable, où il exhortait les survivants à savoir réprimer leur chagrin, et les avertissait, avec tous les ménagements possibles, de se préparer, quand leur tour viendrait, à franchir le seuil de ces portes terribles et mystérieuses qui venaient de se reformer sur l’homme si regrettable qu’ils avaient tant aimé.

 

La cérémonie finie, les fermiers remontèrent sur leurs chevaux pour rentrer à leurs fermes, les voitures des seigneurs voisins s’en allèrent comme elles étaient venues, et les hommes des pompes funèbres, après avoir ramassé leurs tentures, leurs velours, leurs panaches et tout l’attirail mortuaire, grimpèrent sur le char d’apparat et repartirent pour Southampton. Chacune de ces figures contristées reprit son expression naturelle dès que les chevaux eurent franchi la grille du parc, et, sur la route, on put voir à la porte de plus d’un cabaret ces sombres escouades rangées en cercle autour d’un pot de bière. Voilà tout ce qui signala le départ de sir Pitt du château où il avait été le maître pendant plus de soixante ans.

 

Le gibier était fort abondant dans les bois de Crawley, et l’on sait que la chasse à la perdrix est un délassement fort goûté de tout gentilhomme anglais qui a des prétentions politiques ; aussi, dès que les premiers transports de la douleur de sir Pitt furent passés, on le vit sortir avec un chapeau blanc garni d’un crêpe, afin de faire diversion aux idées noires qui l’assiégeaient. Il voyait avec une joie secrète et un orgueil intérieur ces champs qui désormais lui appartenaient. Quelquefois, avec un air de charmante bonhomie, il faisait sa tournée en compagnie de Rawdon et de son état-major de piqueurs. Les revenus et les immeubles de Pitt produisaient une grande impression sur l’esprit de son frère. Notre pauvre colonel à la bourse plate prit le rôle de complaisant et de flatteur du chef de la maison, et oublia son ancien mépris pour M. Pitt. Rawdon prêtait une oreille attentive et complaisante aux projets de plantation et de défrichement que lui communiquait son aîné ; de temps à autre, il hasardait un conseil sur la manière de disposer l’étable et l’écurie : il alla lui-même à Mudbury pour acheter une jument à lady Jane, et s’offrit ensuite pour la dresser. L’indomptable dragon d’autrefois était maintenant façonné au frein et se montrait le cadet le plus traitable. Il recevait souvent des nouvelles de miss Briggs, restée à Londres avec le petit Rawdon. Nous citerons ici une des épîtres de l’enfant, d’après laquelle on pourra se faire une idée des autres :

 

« Je vais bien, j’espère que vous allez bien et maman aussi, le poney va bien. Grey me met sur son dos et me conduit dans le parc ; je commence à galoper ; j’ai rencontré le petit garçon qui était monté derrière moi ; il a crié en galopant et moi je ne crie pas. »

 

Rawdon lisait ces lettres à son frère et à lady Jane, qui les trouvait charmantes. Le baronnet promit de se charger de l’éducation de son neveu, tandis que son excellente tante donnait une bank-note à Rebecca pour acheter un joujou au petit bonhomme.

 

Les jours s’écoulaient ainsi au milieu de ces distractions et de ces plaisirs que procure la vie de château ; les jeunes sœurs de sir Pitt recevaient chaque matin de Rebecca une leçon de piano. Après le déjeuner, on mettait des sabots et on allait se promener dans le parc et dans le verger jusqu’au village voisin, où l’on faisait aux pauvres gens une ample distribution des drogues et des médicaments de lady Southdown. Lady Southdown ne bougeait plus sans Rebecca, qui prenait place à côté d’elle au fond de la voiture et l’écoutait de l’air du plus profond recueillement. Le soir, Becky exécutait devant la famille assemblée des morceaux de Handel et de Haydn, ou travaillait à une immense tapisserie. À la voir, on eût dit qu’elle n’avait jamais connu d’autre manière de vivre et qu’elle devait continuer de la sorte jusqu’au jour où la mort viendrait l’enlever, dans une vieillesse avancée, à une famille nombreuse et inconsolable ; les soucis, les intrigues, les expédients, la pauvreté, les créanciers semblaient ne plus l’attendre de l’autre côté des murs du parc. Elle paraissait ne devoir plus échanger les délices de ce séjour contre une vie plus réelle de luttes et de combats.

 

« Il n’est pas bien difficile de faire la grande dame dans un château, pensait Rebecca en elle-même ; je me chargerais très-bien de ce rôle, si l’on voulait m’assurer cinq mille livres sterling de revenu. Ce n’est pas bien fatigant d’aller donner un coup d’œil aux enfants et de compter les abricots sur les espaliers, au besoin même j’irais jusqu’à ôter les feuilles mortes des géraniums, jusqu’à demander aux vieilles femmes comment vont leurs rhumatismes et faire distribuer des bouillons aux pauvres. C’est là un métier dont je m’accommoderais fort bien moyennant cinq mille livres sterling de rente. On me verrait aussi bien qu’une autre me rendre en voiture chez des voisins où je serais invitée à dîner, et suivre les modes de l’année précédente. Je paraîtrais avec avantage à l’église, dans le banc seigneurial, ou bien, mon voile baissé et dans l’embrasure de la boiserie, j’apprendrais à dormir sans en rien laisser voir : tout cela s’acquiert par l’usage. Avec de l’argent on paye ses dettes ; avec de l’argent on a le droit de faire les fiers et de nous mépriser nous autres pauvres diables, parce que nous n’avons pas le sou. Ils s’imaginent avoir fait acte de bien grande générosité pour une bank-note donnée pompeusement à notre fils, et, quant à nous qui n’en avons pas, nous ne sommes pas bons à jeter aux chiens. »

 

C’est ainsi que Becky se consolait des injustices du sort en établissant à sa manière la balance du bien et du mal.

 

Ces bois, ces prairies, ces charmilles, ces étangs, ces jardins, ces salles du vieux manoir qu’elle revoyait après une absence de sept ans, étaient l’objet de ses visites les plus curieuses. Par rapport au temps où elle se trouvait, c’était là l’époque de sa jeunesse ; car autrement avait-elle connu ce temps si doux et si pur de la jeunesse ? En se rappelant les pensées, les sentiments qu’elle avait eus alors, elle les rapprochait de ceux qu’elle avait maintenant et qu’elle devait aux frottements du monde depuis qu’elle avait vécu dans la société, qu’elle s’était élevée au-dessus de l’humble condition à laquelle le sort semblait l’avoir condamnée.

 

« C’est à ma petite cervelle, se disait tout bas Becky, que je dois d’en être venue où je suis. Du reste, pour rendre justice à l’humanité, il faut avouer qu’elle est bien bête. S’il m’en prenait envie, je ne pourrais maintenant me mêler à cette société que je fréquentais jadis dans l’atelier de mon père. Adieu, pauvres artistes, avec vos blagues à tabac et vos pipes, je ne puis plus maintenant recevoir que des lords tout chamarrés de crachats et de décorations. J’ai pour mari un gentilhomme, la fille d’un comte pour belle-sœur, et l’on me traite à ce titre avec toute espèce de considération dans la même maison où, quelques années auparavant, j’étais tout juste un peu plus qu’une servante. Mais, en vérité, ma condition présente est-elle si fort préférable à celle de la fille du pauvre peintre, qui, par ses câlineries, arrachait de l’épicier du coin un peu de cassonade et de thé ? J’aurais épousé le jeune peintre auquel j’avais tourné la tête, que je ne vois guère en quoi je serais plus pauvre que je ne suis maintenant. Ah ! si cela se pouvait, je serais toute prête à troquer ma condition et ma parenté contre une bonne petite rente en trois pour cent. »

 

C’est ainsi que Becky commençait à se pénétrer de la vanité des choses humaines et cherchait des biens plus positifs et plus solides que tout le clinquant qui les couvre.

 

Peut-être ses méditations l’eussent-elles conduite à reconnaître que l’on peut aussi bien arriver au bonheur par l’observation fidèle de la vertu, par l’accomplissement courageux de son devoir, que par la sentier détourné dans lequel elle se fourvoyait. Mais, dès que ces pensées s’élevaient dans l’esprit de Becky, elle avait hâte de s’y soustraire, avec non moins d’empressement que les demoiselles de Crawley-la-Reine en mettaient à éviter la pièce où reposaient les dépouilles mortelles de leur père. On serait, en vérité, tenté de croire que le remords est de tous les sentiments humains le plus facile à assoupir lorsque parfois il se réveille. Ce qui nous préoccupe le plus, en effet, n’est point le regret d’avoir mal fait, mais la crainte d’être trouvé en faute et d’avoir à encourir ou la honte ou le châtiment.

 

Pendant son séjour à Crawley-la-Reine, Rebecca réussit, par ses manœuvres et ses intrigues, à se faire des amis de tous ceux qui la voyaient. Lady Jane et son mari lui firent les plus pathétiques adieux. On se quitta en se promettant de se revoir bientôt à l’hôtel de Great-Gaunt-Street, dès que les réparations en seraient achevées. Lady Southdown fit un paquet de drogues à l’intention de Rebecca et lui remit une lettre pour le révérend Lawrence Grills. Pitt reconduisit ses deux hôtes jusqu’à Mudbury dans sa voiture à quatre chevaux, après avoir à l’avance expédié leur bagage dans une charrette avec renfort de gibier.

 

« C’est un bonheur pour vous d’aller retrouver votre charmant petit garçon, dit lady Crawley à sa belle-sœur au moment de la séparation.

 

– Un très-grand bonheur, » dit Rebecca en levant au ciel ses petits yeux verts.

 

Et, en effet, elle se trouvait fort heureuse de quitter ce château, dont elle ne s’éloignait pourtant pas sans un certain regret. On mourait d’ennui à Crawley-la-Reine, mais l’air y était plus pur que celui que l’on respirait à Londres. Les personnages qui l’habitaient étaient on ne peut plus monotones, mais ils témoignaient à leurs visiteurs toutes les prévenances dont ils étaient capables.

 

« Il n’y a rien de plus facile que d’être aimable lorsqu’on a du trois pour cent, » se disait Rebecca, non sans quelque apparence de vérité.

 

Les réverbères de Londres illuminaient les rues de leurs rougeâtres clartés lorsque la diligence entra dans Piccadilly. Briggs avait allumé un feu splendide pour fêter le retour de Rawdon et de sa femme, et le petit garçon était resté sur pied pour embrasser le soir même son père et sa mère.

 

CHAPITRE X.

Où l’on revient à la famille Osborne.


Voici bien longtemps que nous n’avons aucune nouvelle de notre respectable ami M. Osborne de Russell-Square. Depuis que nous l’avons quitté, les événements qu’il avait traversés n’étaient point de nature à adoucir son caractère ; tout, au contraire, semblait désormais aller à l’encontre de ses souhaits. La moindre résistance avait toujours exaspéré ce vieillard, et l’âge, la goutte, l’abandon, la ruine de ses espérances ne firent qu’augmenter chez lui cette disposition et aigrir son humeur. Ses cheveux noirs et épais blanchirent rapidement après la mort de son fils, sa figure se couperosa ; sa main tremblante pouvait à peine porter jusqu’à sa bouche son verre de porto ; ses bureaux étaient devenus un enfer pour ses commis, et le séjour de sa maison n’était guère plus tolérable.

 

Rebecca, qui priait le ciel avec tant de ferveur de lui envoyer des rentes, n’aurait point à coup sûr échangé sa pauvreté et les hasards de sa vie d’expédients contre l’argent d’Osborne, à la condition de prendre aussi ses tortures. Ce vieux grondeur avait demandé pour lui la main de miss Swartz, et avait essuyé un humiliant refus de la part des tuteurs de la jeune demoiselle, qui avaient fini par la marier au jeune rejeton d’une noble famille écossaise. Le vieil Osborne aurait consenti à épouser la femme de la plus basse extraction, pourvu qu’il pût ensuite faire passer sur elle ses colères ; mais, comme il ne trouvait personne pour accepter ce rôle peu enviable, il se mit à persécuter la fille qui restait chez lui faute d’avoir trouvé un mari. Sa victime avait un splendide équipage, de magnifiques chevaux, occupait la place d’honneur à une table couverte de vaisselle plate ; elle pouvait puiser à pleines mains dans la caisse, avait un grand laquais pour l’escorter quand elle sortait, jouissait d’un crédit illimité chez tous les premiers fournisseurs, qui la suivaient jusqu’à la porte de leurs salutations et de leurs politesses les plus empressées. En un mot, elle était entourée de tous les hommages dont on accable une riche héritière, et avec tout cela il n’y avait point de vie plus triste que la sienne.

 

Frédéric Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., avait fini par épouser Maria Osborne, non sans avoir préalablement fait à son beau-père des chicaneries et des objections sans nombre au sujet de la dot. Puisque George était mort et rayé du testament, Frédéric ne voulait plus prendre sa bien-aimée si le père de Maria n’assurait à sa fille la propriété de la moitié de sa fortune, et les retards qui furent apportés au mariage provenaient, comme il le disait, de ce qu’il ne voulait pas se laisser faire au même.

 

À cette argumentation, Osborne répondait que Frédéric avait consenti à prendre sa fille pour vingt mille livres sterling, et qu’il était bien résolu à ne pas lâcher un rouge patard de plus : tout ce qu’il pouvait ajouter, c’était sa bénédiction ; si cela ne suffisait pas à Frédéric, il n’avait qu’à s’en aller au diable. Frédéric, qui s’était bercé des plus flatteuses espérances au moment où George avait été déshérité, accusait le vieux marchand de fraude et de mauvaise foi. Il songea un instant à envoyer promener toute l’affaire. Osborne retira ses capitaux de la maison Hulker et Bullock, et alla un jour à la Bourse une cravache à la main, jurant qu’il voulait couper en deux la figure d’un certain drôle qu’il saurait bien trouver.

 

Cette rupture, du reste, ne fut que passagère ; le père de Frédéric et ses amis lui conseillèrent de prendre Maria et de se contenter de ses vingt mille livres sterling, dont la moitié était payée comptant et le reste devait être touché à la mort de M. Osborne, avec une chance éventuelle de partage pour le surplus. Frédéric se résigna en conséquence à mettre les pouces, comme il disait élégamment. M. Osborne rechigna d’abord, puis consentit enfin ; car Hulker et Bullock tenaient une place élevée dans l’aristocratie financière et avaient des relations avec les plus gros bonnets de la banque. Quelle satisfaction de pouvoir dire : « Mon gendre est de la maison Hulker, Bullock et Comp. ! » En présence de telles considérations, la célébration du mariage fut décidée.

 

Les jeunes époux eurent un hôtel non loin de Berkeley-Square et une petite villa à Roehampton, rendez-vous champêtre de presque toute la finance. Auprès des femmes de sa famille, Frédéric passait pour avoir fait une mésalliance ; ces dames oubliaient que leur grand-père sortait de l’hospice des Enfants-Trouvés : leurs maris, il est vrai, appartenaient à quelques-unes des plus nobles familles de l’Angleterre. Maria comprit que le soin de sa dignité et les noms qui figuraient sur la liste de ses visites lui imposaient l’obligation de faire oublier autant que possible la bassesse de son extraction : elle résolut, en conséquence, de voir son père et sa sœur le moins possible.

 

Elle avait, toutefois, trop de bon sens pour songer à mettre de côté ce vieillard, dont elle pouvait encore espérer une vingtaine de mille livres sterling. Frédéric Bullock, d’ailleurs, ne l’aurait point souffert. Mais, avec ses bonnes intentions, elle n’avait pas encore assez d’usage et de pratique pour savoir bien dissimuler. Elle n’invitait son père et sa sœur qu’à ses petites soirées, et les recevait avec une extrême froideur, se montrait fort rarement à Russell-Square, priait son père de quitter ce quartier, où l’on ne voyait que des gens du commun, et par là se faisait un tort énorme, malgré les efforts de Frédéric Bullock à réparer le mal par sa diplomatie. Ces puériles et ridicules niaiseries finissaient par compromettre gravement les droits de sa femme à la succession.

 

« Voilà Maria devenue trop grande dame pour daigner se montrer à Russell-Square, disait le vieillard en revenant un soir avec sa fille de chez mistress Frédéric Bullock, où ils avaient dîné tous deux. Elle invite son père et sa sœur à venir manger les restes de ses grands galas, car le diable m’emporte si ces plats n’en étaient pas à la seconde apparition ; et puis elle nous reléguera avec les gens de la cité ou quelque gratte-papier, en réservant les comtes, les lords et les ladies, et toute sa clique aristocratique, pour une meilleure occasion. Avec cela qu’elle est belle, son aristocratie !… tas de courtisans, de parasites, de pique-assiettes que tous ces gens-là ! Allons, Jack, un coup de fouet aux chevaux ; nous devrions déjà être rentrés à Russell-Square ! »

 

Puis il se rejeta brusquement dans le fond de la voiture, avec un ricanement convulsif.

 

Lorsque mistress Frédéric accoucha de son premier enfant, Frédéric-Auguste-Howard-Stanley-Devereux Bullock, le vieil Osborne fut prié d’assister au baptême et d’être le parrain du nouveau-né ; mais il se contenta d’envoyer une timbale en or pour l’enfant et vingt guinées pour la nourrice.

 

« Je voudrais bien savoir si un de leurs grands seigneurs en a jamais autant donné, » se disait-il à part lui.

 

Il refusa du reste d’assister à la cérémonie.

 

Ce magnifique cadeau fit très-grand plaisir aux Bullock. Maria en conclut aussitôt que son père avait un faible pour elle, et Frédéric entrevit déjà un splendide avenir pour son jeune héritier.

 

On peut difficilement se faire une idée des souffrances endurées par miss Osborne, lorsque dans sa solitude de Russell-Square elle voyait dans le journal le nom de sa sœur cité parmi les élégantes du jour ; la description de la toilette qu’elle portait pour sa présentation à la cour par lady Frédérica Bullock. Hélas ! en comparaison, la vie de Jane s’écoulait bien triste et bien maussade ; elle ne connaissait ces jouissances de l’amour-propre et de l’orgueil que pour en apprécier la privation. Dans l’hiver, elle avait à se lever dès le matin pour préparer le déjeuner du vieillard grondeur et bourru, qui aurait mis la maison sens dessus dessous si son thé n’avait pas été prêt pour huit heures et demie. À neuf heures et demie, son tyran se levait et partait pour la Cité.

 

Le temps qui s’écoulait alors jusqu’au dîner se passait pour elle à inspecter la cuisine, à semoncer les domestiques, à faire sa promenade en voiture, ses courses chez les fournisseurs, qui ne savaient lui témoigner assez d’égards. Elle profitait aussi de ses loisirs pour mettre ses cartes et celles de son père chez leurs respectables et ennuyeux amis de la cité, pour rester dans le salon à attendre les visites, pour confectionner une grande pièce de tapisserie au coin du feu. Quand par hasard, relevant la couverture en cuir de son vieux piano, elle en tirait des notes mal assurées, les échos troublés de la maison lui renvoyaient des modulations plaintives qui semblaient répandre autour d’elle une tristesse plus grande encore. Le portrait de George avait disparu ; il avait été monté au grenier dans une salle de débarras. Le père et la fille conservaient bien comme un secret sentiment du fils et du frère qu’ils avaient perdu ; mais ce souvenir venait machinalement à leur pensée ; jamais on ne prononçait le nom de cet être jadis si cher à leurs affections.

 

À cinq heures, M. Osborne rentrait pour le dîner ; il prenait ce repas silencieusement, en tête-à-tête avec sa fille ; il avait le plus souvent l’air morne et abattu, excepté quand il lui arrivait de tempêter et jurer contre le cuisinier, si par hasard ses ragoûts et ses sauces ne lui plaisaient pas. Deux fois par mois Osborne recevait des amis de son âge et de sa condition, et aussi peu divertissants que lui.

 

Ces invités rendaient à leur tour à M. Osborne des dîners non moins somptueux et non moins ennuyeux que les siens. Après avoir suffisamment dégusté le porto et le xérès, on allait cérémonieusement faire une partie de whist, et à dix heures et demie chacun partait dans sa voiture.

 

Au milieu de cette morne existence, un secret planait sur la vie de Jane, secret qui avait développé chez son père cette humeur morose et farouche, dont le germe se trouvait déjà dans son naturel orgueilleux et vain. Miss Wirt, la demoiselle de compagnie, aurait pu donner plus d’un détail sur cette affaire. Elle avait pour cousin un artiste, depuis très-célèbre comme peintre de portraits, mais qui à ses débuts avait été fort aise d’apprendre à dessiner aux femmes à la mode. M. Smee a oublié depuis longtemps le chemin de Russell-Square ; mais en 1818, lorsqu’il avait miss Osborne pour élève, il voyait avec bonheur s’ouvrir pour lui la porte de cette maison.

 

Smee, autrefois élève de Sharp, artiste débauché, flâneur et malheureux, mais plein d’adresse et de talent, était cousin de miss Wirt, ainsi que nous venons de le dire ; celle-ci le présenta à miss Osborne, dont la main et le cœur se trouvaient encore en disponibilité après plusieurs petites amourettes qui étaient restées en chemin. Le jeune peintre s’éprit d’une vive passion pour cette jeune demoiselle, et tout porte à croire qu’il fut payé de retour. Miss Wirt était la confidente de ces amours. Peut-être espérait-elle que son cousin, emportant d’assaut la fille du riche marchand, lui donnerait une part dans la fortune qu’il serait venu à bout de conquérir grâce à elle. Mais la triste réalité vint mettre à néant toutes ces ravissantes illusions. M. Osborne, ayant eu vent de cette affaire, rentra un jour à l’improviste et parut dans la salle de dessin sa canne de bambou à la main. Le maître et l’élève avaient la figure fort rouge et fort animée. Cela déplut à M. Osborne, qui jeta le jeune homme à la porte, en le menaçant de lui casser sa canne sur le dos si jamais il le trouvait sur son passage. Une demi-heure après, miss Wirt était congédiée ; et pour hâter son départ, M. Osborne, du haut de l’escalier, déménageait à coups de pied ses malles et ses cartons, et menaçait encore du poing le fiacre qui l’emportait.

 

Jane Osborne, à la suite de cette aventure, ne quitta pas sa chambre de plusieurs jours, et depuis lors son père ne lui permit plus les demoiselles de compagnie. Il l’avertit en outre de ne pas compter sur le moindre schelling de sa part si elle se mariait sans son consentement. Il lui fallut donc refouler bien loin les espérances que Cupidon avait soulevées dans son cœur. En conséquence, elle s’était résignée, tant que vivrait son père, au genre de vie que nous venons de décrire, et avait pris son parti de rester vieille fille. Pendant ce temps, sa sœur continuait à avoir chaque année un enfant auquel elle donnait des noms de plus en plus beaux, sans que cette augmentation de petits Bullock contribuât au maintien de l’affection entre les deux sœurs.

 

« Jane et moi vivons dans une sphère tout à fait distincte, disait mistress Bullock, mais elle n’en est pas moins une sœur pour moi ! »

 

Or, il ne faut pas beaucoup de pénétration pour comprendre ce que voulait dire ce : Elle n’en est pas moins une sœur pour moi !

 

Nous avons dit quelques mots de la vie que menaient avec leur père les demoiselles Dobbin dans leur belle villa de Denmark-Hill, où le petit George Osborne se faisait fête d’aller cueillir des pêches et des raisins. Les demoiselles Dobbin allaient souvent à Brompton voir la chère Amélia, et entretenaient des relations de visites avec leur ancienne amie de Russell-Square, mistress Osborne. C’était sans doute par déférence pour les désirs de leur frère, le major, que ces demoiselles montraient tant d’égards pour mistress Osborne. Le major ne désespérait pas de voir quelque jour le vieil Osborne revenir de son entêtement et reconnaître enfin pour son héritier le fils de George. Les demoiselles Dobbin tenaient miss Osborne au courant des affaires d’Amélia ; miss Jane savait par elles tous les détails de l’existence de mistress Osborne avec son père et sa mère ; de cette manière elle se trouvait renseignée sur la pauvreté et le dénûment de cette malheureuse famille. Ces demoiselles s’étonnaient en commun que des hommes comme le brave major, comme ce cher capitaine Osborne, eussent pu s’amouracher d’une créature aussi insignifiante, qui du reste n’avait point changé et était toujours restée une minaudière et une pimbêche. Quant au petit garçon, c’était le plus franc démon qui fût au monde.

 

Il n’est pas une femme dont le cœur ne soit accessible aux grâces aimables de l’enfance ; les humeurs les plus revêches sont toujours prêtes à se dérider en présence de ces petits êtres si charmants et si mutins.

 

Amélia, cédant un jour aux vives instances des demoiselles Dobbin, permit au petit George d’aller passer la journée à Denmark-Hill. En l’absence de son fils, elle employa la plus grande partie de son temps à écrire au major Dobbin. Elle le complimenta sur les bonnes nouvelles qu’elle avait apprises à son sujet par l’intermédiaire de ses sœurs, lui envoya ses vœux pour son bonheur et celui de la femme qu’il avait choisie, et le remercia de toutes les preuves d’amitié qu’elle avait reçues de lui dans son malheur. Elle lui donnait aussi des nouvelles particulières du petit Georgy, lui annonçant qu’il était allé passer la journée à Denmark-Hill. Elle soulignait beaucoup de passages de la lettre, et terminait en signant Son amie affectionnée, Amélia Osborne. Par un oubli qui ne lui était pas ordinaire, elle ne le chargeait de rien pour lady O’Dowd, dont elle désignait la sœur par ces seuls mois soulignés la fiancée du major, et adressait au ciel des vœux et des prières pour son bonheur en mariage. La nouvelle de ce mariage lui permit de secouer la réserve qu’elle avait jusqu’alors observée vis-à-vis du major. Elle saisit avec empressement cette occasion de lui exprimer avec toute la vivacité de la reconnaissance la chaleur de ses sentiments ; et quant à être jalouse de Glorvina !… Allons donc, Amélia s’en serait voulu à elle-même d’en avoir eu seulement l’idée.

 

Ce soir-là, George revint tout joyeux dans la voiture de sir William Dobbin, conduite par le vieux cocher de la maison. George avait au cou une jolie chaîne en or, au bout de laquelle pendait une montre. Il raconta à sa mère que c’était une vieille dame, un peu laide, qui la lui avait donnée, tout en le couvrant de ses larmes et de ses baisers. Cette vieille dame ne lui plaisait pas beaucoup ; il aimait encore mieux les raisins ; mais il préférait par-dessus tout sa maman. Un secret mouvement de terreur fit tressaillir Amélia ; cette âme timide frémit sous l’atteinte d’un triste pressentiment en apprenant que son fils avait vu quelqu’un de la famille Osborne.

 

Miss Osborne, car c’était elle, rentra de son côté pour dîner avec son père. Le vieillard avait fait ce jour-là une excellente affaire ; aussi se montrait-il presque de bonne humeur, ce qui contribua encore à lui faire remarquer l’air troublé et attristé de sa fille.

 

« Qu’y a-t-il donc, miss Osborne ? » daigna-t-il lui demander.

 

Celle-ci éclata alors en sanglots :

 

« Ah ! monsieur, lui dit-elle, j’ai vu le petit George ; il est beau comme un ange ! c’est tout son portrait ! »

 

Le vieillard, placé en face d’elle, ne répondit pas, rougit beaucoup et commença à trembler de tous ses membres.

 

CHAPITRE XI.

Où le lecteur se trouve dans la nécessité de doubler le cap.


Il faut que le lecteur se transporte maintenant avec nous à plusieurs milliers de lieues du pays qui jusqu’ici a servi de théâtre aux événements de cette histoire. Nous franchissons les mers et nous nous trouvons dans nos possessions anglaises de l’Inde, à la station militaire de Bundlegunge. C’est là, en effet, que nous devons retrouver nos anciens amis du brave *** e, désormais sous les ordres du colonel sir Michel O’Dowd. Les années n’avaient pas trop maltraité ce robuste officier, comme il arrive d’ordinaire pour les hommes doués d’un solide estomac, d’un heureux caractère et d’une quiétude d’esprit que ne sauraient troubler les opérations intellectuelles.

 

Peggy O’Dowd, l’héritière des Maloneys, est toujours telle que nous l’avons jadis connue, le même désir d’obliger inspire ses pensées et ses paroles. Son humeur ardente, impérieuse et despotique, s’exerce principalement sur son Mick bien-aimé ; en un mot, elle est le grenadier des femmes de son régiment. Quant au major, il n’est point encore marié, et ce n’est point la faute de mistress O’Dowd, qui a décidé dans sa sagesse que Glorvina serait la femme de notre ami Dobbin, et n’a rien négligé pour faire réussir ce mariage. En effet, Glorvina ne répondait-elle pas parfaitement aux prétentions que pouvait élever le major ? n’était-elle pas une jolie fille aux couleurs roses, aux cheveux d’ébène, aux yeux célestes, une amazone aussi capable de mener le cheval que le piano, et possédant en un mot tout ce qui était nécessaire au bonheur de Dobbin ? Sans doute elle était bien plus faite pour lui convenir que cette pauvre et chétive Amélia, dont il n’avait pas cessé d’être le fervent et fidèle adorateur.

 

« Il suffit de voir comme Glorvina défile à la parade dans un salon, disait mistress O’Dowd, pour se convaincre que cette pauvre petite mistress Osborne n’est pas en état de soutenir la comparaison. Elle a la tournure d’une oie qui boite. Mon cher major, si vous m’en croyez, Glorvina est la femme qu’il vous faut : vous êtes une espèce de marmot qui avez besoin d’être un peu secoué ; et puis Glorvina descend de l’illustre race des Maloneys et des Molloys, et, croyez-moi, ce sont là de nobles et anciennes familles avec lesquelles on doit s’estimer toujours très-fier de s’allier. »

 

Avant de s’attaquer au major Dobbin, les charmes conquérants de Glorvina s’étaient déjà essayés contre bien d’autres. Elle avait eu des amourettes avec tous les officiers à marier, avec tous les célibataires éligibles. À Madras, un capitaine, puis un nabab, étaient venus accroître le nombre de ses adorateurs, sans qu’aucun d’eux eût aspiré à un plus grand bonheur. Dans les fêtes de la présidence, Glorvina n’avait jamais manqué ni de danseurs ni de fidèles, mais ils s’en étaient tous tenus là et aucun n’avait poussé jusqu’au mariage.

 

Malgré les querelles qui se renouvelaient sans cesse et à tout propos entre lady O’Dowd et Glorvina, et qui vingt fois par jour auraient fait perdre patience à Mick, s’il n’avait été un véritable saint de bois, ces deux dames s’entendaient toujours dès qu’il s’agissait de marier le major Dobbin, et elles étaient résolues à ne point le laisser en paix qu’elles n’en fussent venues à leurs fins. Glorvina, poussée par ses défaites précédentes au courage du désespoir, soumit Dobbin à un siége en règle. Elle lui chantait sans relâche des ballades irlandaises, prenait son bras pour aller se promener sous les frais ombrages des bosquets de citronniers. Sa voix était si douce, ses gestes si pittoresques, que l’homme le moins sensible n’aurait pu y résister. À chaque instant elle demandait à Dobbin si le chagrin n’avait pas fané la fleur de ses jeunes années, et elle paraissait toujours prête à verser des larmes au récit des dangers et des expéditions militaires du major.

 

Nous savons déjà que l’honnête garçon s’amusait à jouer de la flûte pour son agrément particulier. Glorvina voulut à toute force qu’il l’accompagnât sur le piano, et lady O’Dowd se retirait discrètement et sans avoir l’air de rien, quand elle voyait les jeunes gens dans le feu de l’exécution. Glorvina exigea que le major l’escortât tous les matins à la promenade, et chacun pouvait assister à leur départ et à leur retour. Glorvina inondait le major de petits billets, lui empruntait ses livres, marquant à grands coups de crayon les passages où la passion s’exprimait avec le plus d’ardeur ; elle se servait de ses chevaux, de ses domestiques, de son argenterie, de son palanquin. Comment ne pas expliquer de pareils faits par quelque secret engagement ? comment les deux sœurs du major, auxquelles il en revenait toujours quelque chose, ne se seraient-elles pas imaginé que leur frère allait incessamment contracter les nœuds de l’hymen ?

 

Mais ces ruses et ces manéges ne faisaient rien sur l’impassible Dobbin, qui conservait un sang-froid des plus désolants. Il éclatait de rire si parfois un de ses camarades s’avisait de le railler sur l’attention non équivoque que lui accordait miss Glorvina.

 

« Vous ne voyez pas, disait-il, que ce qu’elle en fait, c’est uniquement pour s’entretenir la main ; elle s’exerce sur moi tout comme sur le piano de mistress Tozer ; elle prend ce qu’elle rencontre sous sa main, et voilà tout. Je suis trop vieux, trop détraqué pour une aussi jolie femme que Glorvina. »

 

Et il n’en continuait pas moins à se promener à cheval avec elle, à lui copier des romances, à lui transcrire des vers sur des albums et à faire sa partie, le tout avec la plus extrême soumission ; car, dans les garnisons de l’Inde, les jeunes officiers n’ont point d’autre occasion de s’occuper, lorsqu’ils ne se sentent pas de goût pour la chasse à la bécassine et au cochon, ou pour les distractions du jeu, de la pipe ou de la bouteille.

 

Malgré les instances de sa femme et de sa belle-sœur, le colonel O’Dowd se refusa catégoriquement à interroger le major sur ses intentions définitives, pour le déterminer à mettre un terme aux lamentables tortures d’une innocente jeune fille. Le vieux soldat déclara très-nettement qu’il n’entendait entrer pour rien dans le complot.

 

« Hé, ma foi, disait-il, le major à son âge sait ce qu’il doit faire ; s’il avait bien envie de vous avoir pour femme, il saurait bien vous demander. »

 

D’autres fois il le prenait sur le ton de la plaisanterie, et disait que Dobbin, se trouvant encore trop jeune pour être à la tête d’une maison, avait écrit à sa maman une lettre pour lui en demander la permission. Loin de se prêter, du reste, au manége et aux intentions de ces dames, le brave Mick alla un jour jusqu’à avertir confidentiellement le major de prendre garde à lui et de se tenir sur la défensive.

 

« Attention, Dobbin, lui dit-il, attention, mon garçon ; ces femmes-là mitonnent quelque grand coup ; j’ai vu ma femme qui tirait d’une malle deux robes fraîchement arrivées d’Europe ; l’une des deux, en satin rose, était pour Glorvina. Tout cela, Dobbin, c’est pour vous forcer à vous avouer vaincu, si toutefois les femmes et le satin peuvent avoir raison de vous. »

 

Mais ni la beauté des traits ni le luxe de la toilette n’étaient capables d’ébranler le major ; la pensée d’une seule femme occupait tout l’esprit de l’honnête garçon, et cette femme, nous pouvons le dire, n’était point miss Glorvina O’Dowd, malgré sa robe de satin rose. C’était la douce et modeste créature vêtue de noir, qui ne parlait guère que lorsqu’on s’adressait à elle, dont la voix n’avait aucune ressemblance avec celle de Glorvina ; c’était la douce et tendre mère assise auprès du berceau de son enfant et invitant le major par un sourire à contempler avec elle ce cher trésor de sa tendresse ; c’était la jeune fille aux joues roses entrant dans le salon de Russell-Square avec une chanson sur les lèvres ou suspendue au bras de George, et la figure resplendissante d’amour et de bonheur. Cette image ne quittait plus l’honnête major ; elle l’accompagnait partout dans le jour et le suivait dans son sommeil, à son chevet. Bien que le major ne fatiguât ni le public ni ses amis des confidences de son amour, et bien qu’il n’en perdît ni le boire ni le manger, ses sentiments du moins n’avaient ni changé ni vieilli, et, tandis que ses années s’accroissaient, que l’on pouvait apercevoir quelques fils d’argent au milieu de sa brune et épaisse chevelure, son amour conservait toute la séve et la fraîcheur que gardent au cœur de l’homme les souvenirs d’enfance.

 

Mistress Osborne, comme nous l’avons dit, avait écrit au major pour le complimenter avec la plus cordiale franchise de son prochain mariage avec miss O’Dowd.

 

« Votre sœur, lui disait Amélia, a eu la bonté de venir me voir pour m’apprendre l’heureux événement au sujet duquel je vous prie d’accepter mes plus sincères félicitations. Je ne doute pas que la jeune personne à laquelle vous allez unir votre vie ne soit en tout point digne de devenir la femme d’un homme aussi bon et aussi dévoué que vous. Que peut vous offrir une pauvre veuve, sinon les prières et les vœux qu’elle forme du fond du cœur pour votre prospérité ? George embrasse bien son cher parrain ; il espère que vous ne l’oublierez pas. Je lui ai dit que vous alliez prendre de nouveaux engagements avec une personne qui mérite certainement toutes vos affections ; mais, bien que de tels engagements soient sans contredit les plus forts, les plus sacrés, et dominent tous les autres, je suis assurée cependant que la veuve et l’orphelin dont vous avez été jusqu’ici l’ami et le protecteur continueront à avoir une petite place dans votre cœur. »

 

Toute la lettre était sur le même ton et portait à chaque ligne comme l’empreinte du parfait contentement de celle qui l’avait écrite. Elle arriva par le même bâtiment qui apportait de Londres à lady O’Dowd son arsenal de toilette.

 

Dobbin, comme en s’en doute, l’ouvrit de préférence à toutes celles qui lui arrivaient de la capitale de la Grande-Bretagne ; mais elle produisit sur son esprit un si fâcheux effet, qu’après cette lecture il prit en haine et Glorvina et sa robe rose et tout ce qui la touchait de près ou de loin, et se mit à pester contre les commérages féminins et contre le beau sexe en général. Ce jour-là, tout lui apparut en noir : à l’inspection, il trouva la chaleur accablante, et son service lui sembla une odieuse corvée. En vérité, était-ce bien la besogne d’un homme doué de raison que d’user sa vie à examiner des batteries de fusil et à faire prendre l’alignement à des espèces de bûches ? Les causeries de la caserne lui parurent plus fastidieuses que jamais. Après tout, que lui importait à lui, qui arrivait grand train à la quarantaine, le nombre de bécassines tuées par le lieutenant Smith, ou les mérites de la jument de l’enseigne Brown ? Il se sentait pris de dégoût pour les robustes plaisanteries que l’on faisait à la table des officiers ; il n’était plus d’âge à rire des propos drôlatiques tenus par l’aide chirurgien et les jeunes officiers, bien qu’ils eussent encore le don d’exciter la gaieté du vieil O’Dowd à la tête chauve et au nez rouge, et que ce vieux militaire les entendît répéter, toujours les mêmes, depuis trente ans. Obligé à vivre entre les lourdes saillies de la table des officiers et les querelles et les scandales du salon des dames, son existence lui devenait insoutenable, et il ne pouvait y penser sans rougir.

 

« Amélia, se disait-il alors, Amélia ! pouvez-vous bien me faire des reproches, à moi qui vous suis toujours resté fidèle ? si seulement vous aviez voulu répondre aux sentiments que j’éprouvais pour vous, je ne serais point ici à traîner une misérable existence. Ne trouvez-vous d’autres récompenses pour tant de dévouement et de fidélité que des souhaits et des félicitations sur mon mariage avec cette pimpante Irlandaise ? »

 

Ah ! le pauvre William se sentait alors bien chagrin et bien triste ; plus que jamais il souffrait des tortures de l’isolement. Il aurait voulu en avoir fini avec la vie, avec les vanités et les déceptions dont elle est semée, tant la lutte lui paraissait désespérée et douloureuse, tant l’horizon se montrait à lui sous de sombres aspects ! Sa nuit se passa au milieu des plus cruelles insomnies, ne sachant s’il se déciderait à partir pour l’Angleterre. Fidélité, amour, constance, rien n’avait touché le cœur insensible d’Amélia ; et on eût dit qu’elle fermait à dessein les yeux pour ne point voir tant d’amour.

 

« Amélia, s’écriait-il au milieu du silence de la nuit, songez que vous êtes la seule que j’aie aimée, que j’aime encore au monde, malgré votre cœur de marbre, malgré votre indifférence après les soins que je vous ai donnés dans des temps de douleur et de souffrance, malgré ces sourires que vous aviez sur les lèvres au moment de nos adieux et qui semblaient me dire que vous ne pensiez déjà plus à moi avant même que je vous eusse quittée. »

 

Ah ! sans doute Amélia aurait eu pitié de lui, si elle l’avait vu dans le triste état où elle venait de le jeter. Le major crut trouver une consolation, un adoucissement à ses tortures en relisant toutes les lettres qui lui venaient d’Amélia, depuis ses lettres d’affaires touchant le petit capital qu’elle croyait tenir de son mari, jusqu’aux moindres billets d’invitation, au moindre carré de papier sur lequel se trouvait un délié de sa main. Ces lettres étaient toutes empreintes d’une froideur qui ne laissait point de place à l’espérance.

 

S’il se fût trouvé là une douce et aimable créature capable de lire dans ce noble cœur et de comprendre tout ce qu’il se trouvait de grandeur et de délicatesse dans sa réserve, le prestige qui environnait Amélia se serait peut-être évanoui tout naturellement, et l’amour de Dobbin aurait eu désormais des destinées calmes et paisibles. Mais le major n’avait alors d’autres rapports d’intimité que ceux auxquels s’efforçait de le provoquer la fringante Glorvina, la brillante Irlandaise aux boucles d’ébène ; et, il faut le dire, cette altière beauté songeait bien moins à s’assurer l’amour du major que ses adorations. Elle avait entrepris là une tâche bien difficile et bien ingrate, à en juger d’après les moyens auxquels elle était obligée d’avoir recours pour en venir à ses fins.

 

Peu après l’arrivée des toilettes de Londres, et peut-être en vue de leur faire honneur, lady O’Dowd et les femmes des autres officiers du régiment royal donnèrent un bal aux régiments de la compagnie des Indes et aux fonctionnaires civils de la station. Glorvina y parut au milieu des pompes éblouissantes de sa robe de satin rose, de cette robe qui devait frapper le coup décisif ; le major, présent à cette fête, errait à l’aventure dans les salons du bal, et il n’eût pas même su dire le lendemain quelle était la couleur du satin. Glorvina, la rage dans le cœur, accepta pour danseurs les moindres officiers de la garnison, espérant irriter la jalousie de Dobbin ; mais le major n’en parut point jaloux. Il ne témoigna pas même de mauvaise humeur lorsque M. Bangles, capitaine de cavalerie, offrit son bras à Glorvina pour la conduire à la salle du souper. Ce n’était ni les manéges de la coquetterie, ni de jolies robes, ni de belles épaules qui pouvaient quelque chose sur la fibre sensible du major, et Glorvina n’avait rien autre chose à offrir.

 

À eux deux, ils donnaient l’exemple de la vanité des choses humaines ; ils désiraient, chacun de leur côté, ce qu’il ne leur était point donné d’avoir. La désolation et le désespoir de Glorvina se manifestaient par des torrents de larmes. Son affection pour le major, disait-elle en sanglotant, avait été plus vive qu’aucune de celles qu’elle avait ressenties pour les autres.

 

« Ah ! ma bonne Peggy, disait-elle à sa belle-sœur dans leurs moments d’entente et de bonne harmonie ; ah ! ma bonne Peggy, il me brisera le cœur ; toutes mes robes me deviennent trop larges, je ne serai bientôt plus qu’un squelette. »

 

Tandis que le major prolongeait ainsi le supplice de cette malheureuse, et, loin de demander sa main, ne tâchait même pas d’en devenir amoureux, un autre bâtiment arriva d’Europe, d’où il apportait des lettres, parmi lesquelles il s’en trouva une pour cet homme au cœur de granit. Cette lettre portait un timbre plus ancien que celui des missives apportées par le dernier navire, et elle venait de chez lui. Dobbin reconnut aussitôt l’écriture de sa sœur, qui mettait le plus grand soin à entasser dans sa correspondance toutes les plus mauvaises nouvelles, et lui adressait de petits sermons avec une franchise vraiment fraternelle ; aussi son cher William, étant malheureux tout le reste du jour quand il lui arrivait de lire les épîtres de sa sœur, ne se pressait jamais beaucoup d’en rompre le cachet ; pour cela il attendait de se sentir en bonne disposition. Il y avait à peine quinze jours qu’il venait d’écrire à sa sœur une lettre de remontrances à propos des absurdes racontages dont elle avait été entretenir mistress Osborne, et il avait, de plus, fait réponse à la mère de George, afin de la détromper sur les bruits mensongers qui avaient circulé sur son compte, et l’assurer qu’il n’entrevoyait point, quant à présent, de changement probable dans sa position actuelle.

 

Deux ou trois jours après l’arrivée de ce second paquet de lettres, le major était allé passer la soirée chez lady O’Dowd, où il s’était montré fort aimable, et Glorvina s’était persuadée qu’il avait écouté avec plus d’attention qu’à l’ordinaire l’Écho du Glacier ou l’Enfance du Ménestrel, et une ou deux autres romances de choix qu’elle réservait spécialement pour lui. En réalité, il n’avait pas plus écouté la belle Glorvina que le hurlement des chacals que l’on entendait grogner dans le voisinage de la maison ; mais, comme toujours, la pauvre fille aimait à se bercer d’une illusion qui lui était chère. Le major, après avoir joué une partie d’échecs avec elle, pendant que le chirurgien faisait celle de mistress O’Dowd, prit congé de ces dames à son heure ordinaire et regagna son gîte.

 

Sur sa table, il trouva la lettre encore intacte de sa sœur, qui renfermait probablement son contingent ordinaire de reproches ; il la prit, et presque honteux de son insouciance, il se disposa à passer une heure désagréable en tête-à-tête avec cette chère sœur, qui, à une telle distance, trouvait encore le moyen de lui être parfaitement déplaisante. Une heure environ s’était déjà écoulée depuis que le major avait quitté la maison du colonel. Maître Mick dormait du sommeil inaltérable du juste, et Glorvina avait caché ses boucles d’ébène dans leur prison de papier brouillard. Lady O’Dowd, elle aussi, avait regagné la chambre nuptiale, située au rez-de-chaussée ; tout à coup la sentinelle, qui veillait à la porte de l’officier supérieur, vit le major Dobbin accourir hors d’haleine et la figure bouleversée. Il se dirigea vers la maison du colonel, et, sans faire attention au planton, s’approcha des fenêtres de la chambre à coucher :

 

« Colonel O’Dowd ! cria-t-il alors de toute la force de ses poumons.

 

– Grand Dieu ! c’est le major, dit Glorvina en laissant apercevoir sa tête, qui ressemblait à une grappe de papillotes.

 

– Eh bien, Dob, qu’y a-t-il, mon garçon ? reprit le colonel, pensant qu’il y avait au moins le feu à la caserne, ou qu’il était arrivé un ordre du quartier général.

 

– Il me faut… un congé pour… pour retourner en Angleterre, reprit Dobbin ; j’y suis rappelé immédiatement pour des affaires de famille très-urgentes.

 

– Juste ciel ! qu’est-il arrivé ? se dit Glorvina communiquant son tremblement à ses papillotes elles-mêmes.

 

– Il faut que je parte cette nuit, sur-le-champ, » continua Dobbin.

 

Le colonel se leva et vint échanger quelques paroles avec lui.

 

En arrivant au post-scriptum de la lettre de miss Dobbin, le major y avait trouvé la nouvelle suivante, seule cause de l’alerte dont nous venons de faire part au lecteur :

 

« J’ai été voir hier notre vieille connaissance, mistress Osborne et sa famille. Vous savez dans quelle misérable demeure vivent ces pauvres gens depuis la banqueroute du père ; M. Sedley a placé une plaque de cuivre sur la porte de cette méchante habitation et se livre au commerce du charbon. Le petit George, votre filleul, est un charmant enfant, quoiqu’il ait de grandes dispositions à l’insolence et à l’entêtement. Nous nous occupons de lui suivant votre désir, et nous l’avons présenté à sa tante miss Osborne qui a été enchantée de le voir. Son grand-père, je ne parle point du banqueroutier, mais de M. Osborne, de Russell-Square, qui est presque tombé en enfance, semble disposé à se radoucir à l’égard de l’enfant de votre ami et à oublier les erreurs de la désobéissance du père. Amélia serait assez disposée à lui en faire l’abandon. Elle commence à se consoler de la mort de son mari, et dans peu doit épouser le révérend M. Binney, ministre à Brompton. C’est un pauvre mariage, mais mistress Osborne commence à être sur le retour ; j’ai déjà aperçu quelques cheveux gris sur sa tête ; quant à son moral, il va infiniment mieux ; et votre petit filleul fait le diable à la maison. Ma mère me charge de vous transmettre ses amitiés, auxquelles je joins celles de votre dévouée sœur.

 

« Anna Dobbin. »

 

CHAPITRE XII.

Entre Londres et l’Hampshire.


Le grand hôtel des Crawley, situé Great-Gaunt-Street, vit de nouveau briller sur sa façade l’écusson de la famille, en signe de deuil et comme témoignage de la douleur que causait la mort de sir Pitt Crawley ; toutefois on pouvait remarquer jusque dans cet emblème héraldique un éclat inaccoutumé qui, aussi bien là que dans tout le reste de la maison, n’avait jamais existé du vivant du dernier baronnet. La couche noirâtre et antique qui donnait à la maison un aspect maussade et triste, avait disparu pour laisser voir l’écarlate des briques, qu’encadraient gaiement des filets de plâtre. Le lion de bronze servant de marteau, avait été redoré à neuf et les grilles repeintes. En un mot, cette demeure, autrefois la plus sinistre de Gaunt-Street, était devenue la plus coquette de tout le quartier. La transformation avait eu lieu avant même que dans l’Hampshire les premiers jets de la verdure eussent remplacé les feuilles jaunâtres qui couvraient les arbres de Crawley quand le vieux sir Pitt traversa, pour la dernière fois, l’avenue du château.

 

Chaque jour on voyait arriver une petite femme dans un coupé de même taille, pour surveiller les travaux qui se faisaient dans cette maison. Une vieille fille, escortée d’un petit garçon, s’y rendait aussi chaque jour ; le petit garçon et la vieille fille étaient miss Briggs et le petit Rawdon, chargés tous deux d’inspecter les embellissements qui transformaient la maison de sir Pitt, de surveiller les ouvrières, de couper et coudre les rideaux et les tentures, de passer en revue et secrétaires et commodes, et tous les réduits où se trouvaient entassées les reliques poudreuses de la famille, avec les faux bijoux qui avaient brillé sur la tête de plusieurs générations féminines, enfin de faire l’inventaire de la porcelaine, de la verrerie et autres objets qui garnissaient les tablettes de l’office.

 

Dans tous ces arrangements, mistress Rawdon Crawley avait la haute main ; elle tenait de sir Pitt un plein pouvoir. Son bon plaisir décidait seul de la vente, de l’achat ou de la suppression ; elle avait ainsi l’occasion de faire preuve de bon goût et elle en était enchantée. Ces réparations avaient été décidées à la suite d’un voyage de sir Pitt à Londres, où il était venu voir ses hommes de loi, et avait passé une semaine à Curzon-Street, dans la maison de son frère et de sa belle-sœur.

 

Il s’était fait d’abord descendre à l’hôtel ; mais Becky, instruite de l’arrivée du baronnet, se transporta en personne auprès de lui, et une heure après le ramenait en triomphe à Curzon-Street. Comment refuser une hospitalité offerte avec tant de franchise et par une aussi aimable petite créature. Becky prit la main de Pitt et la serra avec toute l’effusion de la reconnaissance, lorsqu’il eut accepté sa proposition.

 

« Merci, lui dit-elle en abaissant sur lui un regard qui fit rougir le baronnet. Voilà qui va rendre Rawdon bien joyeux. »

 

Elle voulut s’assurer par elle-même que rien ne manquait dans la chambre de sir Pitt, que les domestiques avaient eu soin d’y porter ses paquets ; enfin elle y vint elle-même avec le seau à charbon à la main. Le feu flambait déjà dans la cheminée. On avait installé Pitt dans la chambre de miss Briggs, qui était allée prendre ses quartiers à l’étage supérieur.

 

– J’étais sûre que vous ne pourriez me refuser de venir ici, lui disait-elle avec des yeux rayonnant de plaisir.

 

Et, en effet, elle était ravie de pouvoir lui donner l’hospitalité chez elle. Becky s’arrangea de manière à ce que Rawdon fût obligé d’aller prendre deux ou trois fois ses dîners dehors. C’était pour le baronnet de délicieuses soirées que celles qu’il passait dans le tête-à-tête avec Becky et avec Briggs. Becky surveillait elle-même la cuisine et la confection des plats qui avaient la préférence de son cher beau-frère.

 

– Comment trouvez-vous ce salmis ? lui disait-elle ; je l’ai fait moi-même à votre intention. Je sais encore bien d’autres friandises, et ce sera pour quand vous viendrez encore me faire visite.

 

– Tout ce que vous touchez devient parfait entre vos mains, disait le galant baronnet, et ce salmis est des meilleurs.

 

– Quand on est à la tête d’un pauvre ménage, reprenait alors Rebecca avec une pointe de bonne humeur, on doit chercher tous les moyens de se rendre utile. »

 

À quoi son beau-frère répondait alors qu’elle aurait été digne d’épouser un empereur, et que cette habileté dans les soins domestiques était assurément des plus précieuses chez une femme.

 

Sir Pitt était naturellement porté à faire, à part lui, une comparaison fâcheuse entre sa belle-sœur et sa femme ; il ne pouvait oublier une certaine pâtisserie que lady Jane lui avait servie à dîner et qui était la plus détestable chose dont il eût jamais goûté.

 

Pour assaisonner le salmis fait avec les faisans de lord Steyne, Becky servit à son beau-frère une bouteille de petit vin blanc que Rawdon lui avait apporté de France et qu’il s’était procuré pour rien, à ce que disait celle qui le versait. Ce vin, en effet, provenait des fameuses caves du marquis de Steyne, et il ramena bien vite la chaleur aux joues glacées du baronnet et ranima les forces de cette débile créature.

 

Lorsque la bouteille fut vidée, Becky prit son beau-frère par la main pour le conduire dans le salon. Après l’avoir fait asseoir sur le sofa, au coin du feu, elle eut l’air de prendre le plus grand intérêt aux tirades qu’il se mit à lui débiter. Quant à elle, pendant ce temps, assise à côté de lui, elle ourlait une chemise pour son cher petit garçon. Mistress Rawdon ne manquait jamais de tirer cette chemise de sa boîte à ouvrage toutes les fois qu’elle voulait se donner une contenance humble et vertueuse. Le petit Rawdon était devenu trop grand pour cette chemise longtemps avant qu’elle fût terminée.

 

Rebecca écoutait sir Pitt, causait avec lui, chantait pour le distraire, et savait si bien le flatter et le prendre qu’il était enchanté lorsqu’à la fin du jour, ayant fini avec ses hommes d’affaires, il rentrait à Curzon-Street et y goûtait les plaisirs du coin du feu. Les hommes de loi y trouvaient aussi leur compte, car sir Pitt commença dès lors à leur faire grâce des discours jusqu’alors interminables qu’il leur adressait. Le moment du départ fut pour lui fort douloureux et fort pénible ; elle lui faisait signe de la main avec une grâce charmante, tandis que la voiture s’éloignait, et lui, de son côté, agitait son mouchoir. Quant à elle, ce fut encore une occasion de faire croire qu’elle versait des larmes, tout au moins elle essuya ses yeux. Dès que Pitt eut perdu de vue cette ravissante petite femme, il rabaissa sa visière sur sa figure, s’enfonça dans son coin, et se mit à réfléchir qu’elle l’avait entouré de tous les égards dont il était digne sans contredit ; que Rawdon était un imbécile de n’avoir pas su apprécier une pareille femme comme elle le méritait, et qu’enfin sa femme à lui était une niaise et une sotte auprès de cette séduisante petite Becky. Becky avait peut-être contribué pour beaucoup à réveiller toutes ces idées dans son esprit, mais quand et comment, on serait en peine de le dire, tant la petite enchanteresse mettait toujours de grâce et d’habileté dans sa manière de se conduire. Avant le départ de sir Pitt, il avait été convenu que les deux familles se réuniraient à la campagne pour célébrer la Noël.

 

« Que n’avez-vous trouvé le moyen de lui tirer un peu d’argent ? dit Rawdon d’un ton boudeur à sa femme, quand le baronnet fut parti ; il m’eût été bien agréable de donner un petit à-compte à ce pauvre Raggles, en vérité, je vous le jure, car je m’en veux de laisser ainsi ce pauvre diable à découvert de si fortes avances. Sans compter que quelque beau matin il pourrait bien nous mettre dans la rue pour louer à d’autres.

 

– Dites-lui, répondit Becky, qu’aussitôt les affaires de Pitt arrangées, on payera toutes les dettes. En attendant vous pouvez lui remettre un petit à-compte ; c’est un billet que Pitt avait laissé pour son neveu. »

 

En même temps elle tirait de sa poche et présentait à son mari le bank-note que son beau-frère avait laissé pour le jeune héritier de la branche cadette des Crawleys. Nous devons cette justice à Rebecca, qu’elle avait sondé auprès de Pitt le terrain sur lequel son mari aurait voulu la voir s’aventurer, mais qu’elle avait dû s’arrêter dès les premiers pas dans cette exploration délicate. En effet, la moindre allusion à leurs embarras suffisait pour rembrunir aussitôt la figure de sir Pitt et lui donner un air gêné ; il s’étendait alors en longs discours sur l’état de pénurie où il se trouvait lui-même, et ne tarissait point en plaintes sur l’inexactitude de ses fermiers dans leurs payements, sur la situation embarrassée des affaires de son père, sur les dépenses qu’avait occasionnées le décès du vieillard, sur l’obligation de purger toutes ses hypothèques, sur les nombreux emprunts qu’il avait déjà faits à ses banquiers et à ses agents. Le nouveau baronnet en sortit par un adroit détour, il donna à sa belle-sœur un bank-note pour son petit garçon.

 

Pitt soupçonnait bien la détresse à laquelle devait en être réduite la famille de son frère ; un diplomate aussi consommé et aussi pénétrant que lui avait dû deviner sur le champ que la famille Rawdon était dénuée de toute ressource, et il se sentait en proie à de secrets remords en songeant que c’était lui qui avait accaparé l’argent qui, selon toutes les prévisions, aurait dû revenir à son jeune frère. La simple équité lui disait, qu’en bonne conscience, il était tenu à quelque compensation envers ses parents dépouillés. Un homme au courant des convenances, doué de bon sens, remplissant ses devoirs religieux et ayant appris son catéchisme, un homme enfin qui s’appliquait à mener une vie régulière en ce monde, ne pouvait se dissimuler que l’héritage qui l’avait mis à la tête de toute la fortune l’avait en même temps constitué le débiteur de son frère.

 

Mais de pareilles restitutions sont toujours pénibles à faire, et un homme d’ordre et de sens souffre toujours de se voir réduit à écorner si largement son capital. On veut bien gaspiller son argent pour se faire une réputation de libéralité, pour se procurer tous les plaisirs imaginables, tels qu’une loge à l’Opéra, des chevaux, de grands dîners et même la petite gloriole de faire la charité, pourvu que ce soit en public ; mais on débattra le prix de la course avec un cocher de fiacre, et on refusera une obole à un parent dans la détresse. C’est en conséquence de ces dispositions innées dans l’humanité, que sir Pitt, tout en reconnaissant que son devoir l’obligeait à faire quelque chose pour son frère, remettait à un autre temps le soin d’y réfléchir.

 

Becky, de son côté, savait le fond que l’on doit faire sur les instincts généreux du prochain ; elle se trouvait déjà très-satisfaite des procédés de Pitt à son égard ; lui le chef de la famille, ne l’avait-il pas reconnue pour sa belle-sœur ; s’il ne lui donnait rien maintenant, il lui vaudrait par la suite quelque chose qui certainement est aussi précieux que l’argent, à savoir, le crédit. Raggles, témoin de la bonne harmonie qui régnait entre les deux frères, se montrait déjà plus coulant envers les époux Rawdon, et puis ne venait-il pas de recevoir un léger à-compte, et ne lui avait-on pas fait entrevoir que, dans un assez bref délai, il en recevrait un nouveau, plus considérable encore.

 

En payant à miss Briggs les intérêts échus à la Noël pour la petite avance qu’elle avait faite à Rebecca, celle-ci lui dit en confidence qu’elle avait consulté sir Pitt, fort au courant des questions financières, sur le meilleur placement que Briggs pourrait faire du reste de son petit capital. Sir Pitt, après de mûres réflexions, avait trouvé pour Briggs quelque chose de sûr et d’avantageux ; car sir Pitt ne pouvait oublier que miss Briggs avait été l’amie de sa chère tante Crawley et l’avait veillée jusqu’au dernier soupir, et à ce titre elle avait droit à l’affection de tous les membres de la famille. En conséquence, avant de quitter la ville, Pitt avait bien recommandé que Briggs tînt son argent tout prêt, afin de saisir l’occasion qu’il avait en vue. La pauvre Briggs ajouta une entière confiance à l’air candide, à la joie avec laquelle Rebecca lui annonça cette nouvelle. Cette attention de sir Pitt la toucha au plus haut degré ; c’était pour elle un bonheur inespéré. Comment eût-elle songé autrement à retirer son argent du trois pour cent ; et puis c’était surtout la manière délicate dont le service était rendu. Briggs promit donc de voir le jour même son homme d’affaires, afin que son petit pécule fût prêt au moment opportun.

 

L’honnête fille fut si reconnaissante de tant d’intérêt de la part de Becky et de son digne mari le colonel, qu’elle consacra presque toute la moitié de son revenu d’une année à acheter une jaquette de velours au petit Rawdon, qui, pour le dire en passant, n’était plus d’âge ni de taille à porter une jaquette de velours, mais bien à prendre le pantalon et la veste.

 

C’était un joli enfant à la figure ouverte et riante, aux yeux bleus et animés, à la chevelure bouclée et flottante, au cœur sensible et généreux, fort disposé à aimer tendrement tous ceux qui témoignaient de l’affection à lui, à son poney, à lord Southdown qui le lui avait donné. Quand il voyait arriver cet excellent jeune homme, sa figure devenait toute rouge de plaisir ; il ne voulait pas non plus qu’on fît de peine au groom qui soignait son poney, à la cuisinière qui lui préparait des friandises pour son dîner et lui racontait le soir des histoires de revenants, à Briggs qu’il faisait enrager par ses gamineries, à son père surtout, dont nous signalons l’attachement pour le petit homme comme chose surprenante et presque incroyable d’une pareille nature. Lorsque le bambin eut atteint ses huit ans, il n’avait plus de tendresse et d’affection que pour son père ; quant au prestige séduisant à travers lequel sa mère lui était d’abord apparue, il s’évanouit bien vite à ses yeux. À peine lui adressait-elle la parole une fois par hasard, elle l’avait pris en aversion ; l’enfant avait eu la rougeole et la coqueluche, il ne lui en fallait pas davantage pour la dégoûter de la maternité. Un jour, il était descendu de sa demeure aérienne, attiré par la voix de sa mère qui chantait pour distraire lord Steyne. L’enfant s’était glissé sur la pointe du pied jusqu’à la porte du salon ; tout à coup la porte s’entr’ouvrit et laissa apercevoir le petit espion qui écoutait, plongé dans l’extase et le ravissement.

 

Sa mère s’élança sur lui, lui administra deux ou trois paires de soufflets, au milieu des éclats de rire du marquis, que cette scène de brusquerie et de vivacité de la part de Rebecca eut l’air d’amuser beaucoup. Le pauvre enfant s’enfuit auprès de ses amis de la cuisine, où il alla cacher ses pleurs et ses sanglots.

 

« Ce n’est pas parce qu’elle m’a battu, disait-il d’une voix entrecoupée, mais… c’est que… »

 

Et alors les sanglots et les pleurs, recommençant de plus belle, emportaient comme une avalanche le reste de ses paroles. C’était le cœur du pauvre enfant qui avait le plus souffert de ce rude accueil.

 

« Pourquoi ne veut-elle pas que je l’écoute chanter, puisqu’elle chante bien pour ce vieux monsieur à tête chauve qui a de si grandes dents ? »

 

Ces paroles étaient entrecoupées par des explosions de rage et de douleur. La cuisinière regardait la femme de chambre, la femme de chambre regardait le cocher d’un air goguenard et malicieux. Le terrible et sévère tribunal qui siége à la cuisine, et auquel rien n’échappe dans aucune maison, se trouvait en ce moment assemblé pour prononcer sur le compte de Rebecca.

 

Après cette petite aventure, l’aversion de la mère pour le fils se changea en haine. La présence de l’enfant dans la maison était devenue un supplice pour elle, en accusant à tout moment son indifférence pour son fils ; et, par un retour tout naturel et tout simple, la défiance, la crainte et l’esprit de révolte s’emparèrent dès lors du cœur de l’enfant. Depuis le jour des soufflets, une antipathie profonde s’éleva entre ces deux êtres pour croître de plus en plus par la suite.

 

Lord Steyne n’aimait pas davantage cet enfant : quand il le rencontrait il avait toujours à son adresse ou un coup d’œil menaçant ou une mordante raillerie ; et le petit Rawdon, sans se laisser intimider, se campait fièrement devant lui et se risquait même jusqu’à lui montrer le poing par derrière. Il le regardait comme son ennemi, et de tous ceux qu’il voyait chez sa mère, c’était celui qui soulevait le plus sa colère. Un jour, le valet de chambre le trouva dans l’antichambre, écrasant à coups de poing le chapeau de lord Steyne ; le valet de chambre raconta cette espièglerie au cocher de lord Steyne ; le cocher la répéta au valet de monsieur et à tous les domestiques de l’office. À quelque temps de là, mistress Rawdon Crawley étant venue à une des fêtes données par milord, le portier, qui se tenait sur la porte de sa loge, les domestiques, qui se croisaient dans la cour, les laquais, en habits blancs, qui répétaient de salle en salle le nom du colonel et de mistress Crawley, se faisaient de petits signes d’intelligence comme des gens qui savent à quoi s’en tenir, ou du moins qui croient le savoir. Le valet qui circulait avec le plateau de rafraîchissements s’avança vers elle pour lui en offrir, et se divertit ensuite à ses dépens avec le gros maître d’hôtel en culotte courte qui l’accompagnait pour recevoir les verres. C’est une bien terrible chose que cette inquisition exercée par les domestiques, par ce tribunal sans appel qui avait frappé Rebecca d’une sentence plus inflexible encore qu’autrefois celles du Vehmgericht.

 

Nous dirons plus encore ; ils eussent cru à l’innocence de Rebecca, que sa réputation n’en n’aurait pas été moins compromise. Alors que l’on voyait briller à la porte de l’enchanteresse les lanternes de la voiture du marquis de Steyne jusqu’à des minuit passé, comme disait Raggles d’un ton dolent, cela accusait Rebecca bien plus hautement que toutes ses coquetteries et ses intrigues.

 

Sans qu’il en coûtât rien à sa vertu, nous aimons à le croire, Rebecca s’agitait et se donnait beaucoup de mal pour arriver à avoir ce qu’on appelle une position dans le monde ; mais il n’en est pas moins vrai que déjà les domestiques avaient prononcé contre elle un verdict réprobateur, et qu’elle était sous le coup d’une fâcheuse suspicion. C’est ainsi que l’araignée, après avoir laborieusement tissu la toile qui doit fournir à son existence, est emportée d’un coup de plumeau avec le chef-d’œuvre qu’elle vient de faire.

 

Un jour ou deux avant Noël, Becky partit avec son mari et son fils pour aller passer les fêtes à Crawley-la-Reine, dans le manoir de ses ancêtres. Becky aurait volontiers laissé son petit bambin à la maison, et c’est ce qui serait arrivé à l’enfant, sans les vives instances de lady Jane et les reproches qui lui venaient de Rawdon au sujet de son insouciance et de sa froideur pour son fils.

 

« C’est le plus bel enfant de l’Angleterre, disait Rawdon à sa femme d’un ton de reproche, et votre épagneul semble avoir la préférence dans vos affections. Il ne sera pas pour vous un bien grand embarras à Crawley, on l’enverra avec les bonnes, et pour le voyage, je le prendrai sur la banquette à côté de moi.

 

– Où vous ne serez pas fâché d’aller vous-même pour fumer vos affreux cigares, répliqua mistress Rawdon.

 

– Je me rappelle un temps où vous ne faisiez pas la petite bouche, lui répondit alors son mari. »

 

Becky ce jour-là était bien disposée.

 

« C’est qu’alors je n’étais que surnuméraire, entendez-vous, gros bêta, et maintenant je suis en titre ; emmenez Rawdy, si cela vous plaît : je vous conseille même de lui donner un cigare pendant que vous êtes en train. »

 

M. Rawdon jugea avec sa pénétration habituelle qu’un cigare n’était pas suffisant pour aider son bambin à supporter les froids de l’hiver ; en conséquence, assisté de Briggs, il l’emmaillotta soigneusement dans des châles et des couvertures, puis on le hissa sur l’impériale de la diligence, et nos voyageurs se mirent en route par une matinée sombre et brumeuse. L’enfant était ravi de voir se lever l’aurore et d’aller à la maison, comme disait encore son père. C’était pour le petit Rawdon une véritable partie de plaisir. Les mille petits incidents de la route étaient pour lui l’occasion d’une intarissable gaieté ; son père ne laissait aucune de ses questions sans réponse, et lui disait à qui appartenait cette grande maison qu’on apercevait sur le bord de la route et le parc qui l’avoisinait. Sa mère, à l’intérieur de la voiture, où elle se trouvait avec sa femme de chambre, ses fourrures, son manteau, son flacon d’essence, se donnait des airs à faire croire que c’était la première fois qu’elle voyageait dans une voiture publique ; aucun de ses compagnons de route n’aurait pu s’imaginer que, dix ans auparavant, elle avait été obligée de se mettre sur l’impériale pour donner sa place à un voyageur payant.

 

Il faisait déjà nuit lorsqu’on arriva à Mudbury ; le petit Rawdon fut transporté à moitié endormi dans la voiture de son oncle. Il regarda avec des yeux ébahis les grilles de fer qui roulaient sur leurs gonds à l’approche de la voiture, les piliers blanchis à la chaux et surmontés de la colombe et du serpent. La voiture s’arrêta enfin devant le perron du château, qui brillait d’un air de fête en l’honneur de la Noël. La porte d’entrée s’ouvrit pour les nouveaux arrivés. Un grand feu pétillait dans l’âtre et un tapis couvrait les dalles disposées en damier.

 

« C’est le vieux tapis de Turquie, qui était autrefois dans la grande galerie, se disait Rebecca tout en embrassant lady Jane. »

 

Puis elle échangea avec sir Pitt un salut plein de gravité ; quant à Rawdon, qui avait fumé tout le long de la route, il se tint à une certaine distance de sa belle-sœur, dont les deux enfants s’étaient approchés de leur petit cousin. Mathilde l’avait déjà pris par la main après l’avoir embrassé, et Pitt Binkie Southdown, héritier présomptif du nom et de la fortune, s’était planté devant lui et le toisait du haut en bas à la façon des roquets qui examinent un boule-dogue.

 

La maîtresse de la maison conduisit ses hôtes dans les chambres qui leur étaient destinées et où pétillait déjà un feu des plus réjouissants.

 

Les demoiselles Crawley ne tardèrent à arriver auprès de mistress Rawdon, sous prétexte de venir voir si elles ne pourraient lui être de quelque utilité, mais en réalité pour avoir le plaisir de passer en revue les toilettes que ses malles renfermaient, et qui, bien que noires, étaient du moins à la dernière mode de la capitale. Ces demoiselles la mirent au courant de toutes les améliorations apportées dans le château, du départ de la vieille lady Southdown, de la popularité de Pitt, de sa dignité enfin à porter le nom de Crawley. La cloche du dîner s’étant fait entendre, la famille se réunit dans la salle à manger. Le petit Rawdon fut placé à côté de sa tante que ses gâteries rendaient l’idole de tous les enfants. Sir Pitt fit mettre à sa droite sa belle-sœur à laquelle il témoignait des attentions particulières.

 

Le petit Rawdon mangea de fort bon appétit et avec la gravité d’un petit monsieur.

 

« J’aime bien dîner ici, dit-il à sa tante à la fin du repas, en souriant à cette femme si bonne et si affectueuse ; oui, j’aime bien dîner ici.

 

– Et pourquoi ? fit la douce lady Jane.

 

– Parce que, chez nous, je dîne à la cuisine ou bien avec Briggs, » répondit le petit Rawdon.

 

Becky était trop occupée à complimenter le baronnet de la beauté, de l’esprit, de l’expression fine et vive du jeune Pitt Binkie, admis à table au moment du dessert, et placé à côté de sir Pitt, pour entendre les trop justes plaintes qui sortaient de la bouche de son enfant à l’autre extrémité de la table.

 

En sa qualité de visiteur, et pour fêter sa première soirée au château, le petit Rawdon eut la permission d’attendre le thé. Une fois les tasses enlevées, un livre à tranches dorées fut placé devant sir Pitt ; tous les domestiques entrèrent dans la pièce, et sir Pitt lut à haute voix la prière du soir. Cette pieuse cérémonie était, hélas ! pour le petit Rawdon chose toute nouvelle et inconnue.

 

La présence du nouveau baronnet s’était déjà fait sentir dans le château par de nombreuses améliorations. Becky, toutes les fois qu’elle était en compagnie de sir Pitt, ne manquait jamais de trouver tout charmant et délicieux. Quant au petit Rawdon, dont les deux enfants s’étaient emparés pour le conduire partout, il se croyait, au milieu de ses ravissements, transporté dans un palais des Mille et une Nuits. C’était une suite sans fin de longues galeries, de chambres d’apparat ornées de tableaux, de moulures et de porcelaines. Ils montrèrent au petit Rawdon la chambre où leur grand-père était mort, et dont ils ne franchissaient jamais le seuil qu’avec un certain effroi.

 

« Qu’est-ce que c’était donc que ce grand-père-là ? » leur demanda le petit Rawdon.

 

Les enfants lui racontèrent que c’était un homme qui était très-vieux, très-vieux, qu’on le traînait dans un fauteuil roulant, et ils lui montrèrent une fois ce fauteuil, qui était resté dans une serre du jardin depuis l’époque où leur grand-père avait été emporté dans une église bien loin, bien loin, et dont on voyait briller le clocher au-dessus des ormes du parc.

 

Les deux frères occupèrent plusieurs matinées à aller rendre visite aux changements qu’une entente économique et intelligente des affaires avait suggérés à sir Pitt. Tout en passant cette inspection, soit à pied, soit à cheval, ils s’entretenaient de différentes choses qui les intéressaient fort tous les deux. Pitt eut soin de répéter sur tous les tons à Rawdon que ces travaux avaient nécessité de sa part de gros emprunts ; qu’un propriétaire rural en était bien souvent réduit à courir après vingt livres.

 

« Vous voyez, disait sir Pitt avec un air de bonhomie, les réparations qu’on vient de faire à la loge du concierge, eh bien ! il me serait aussi impossible de payer le maçon avant le mois de janvier que de prendre la lune avec les dents.

 

– Si vous voulez, je vous ferai cette avance, mon cher Pitt, » dit Rawdon d’un air désappointé.

 

Les deux frères entrèrent alors dans la loge, au-dessus de laquelle on apercevait les armes de la famille nouvellement sculptées, et où la vieille Lockise se trouvait pour la première fois à l’abri du vent et de l’eau, grâce aux réparations qu’on venait d’y faire.

 

CHAPITRE XIII.

Entre l’Hampshire et Londres.


Pitt Crawley ne s’était pas borné, dans ses nouveaux domaines, à boucher les trous des murs et à restaurer la loge du portier. En homme de tête et de sens, il avait cherché à rétablir la popularité de son nom, si gravement compromise, et à relever la réputation des Crawley de l’abaissement où l’avait plongée la conduite honteuse du vieux réprouvé auquel il succédait. Peu après la mort de son père, sir Pitt fut nommé député par les électeurs de son bourg, et fit tous ses efforts pour remplir dignement le mandat qui lui était confié, en souscrivant toujours pour une forte somme dans toutes les œuvres de bienfaisance du comté. Il alla rendre de fréquentes visites aux gros bonnets de la localité et n’omit aucun moyen pour prendre dans l’Hampshire et dans le royaume le rang auquel il se croyait appelé par ses prodigieuses capacités. Lady Jane, d’après les instructions de son mari, se lia d’intimité avec les Fuddleston, les Wapshot et autres baronnets du voisinage. On pouvait maintenant voir leurs voitures se presser vers l’avenue du château, et tous étaient contents de s’asseoir à la table du château, dont la cuisine était trop bonne pour ne pas être un peu de la façon de lady Jane.

 

Pitt et sa femme allaient à leur tour dîner chez leurs voisins avec un courage qui surmontait et la distance et l’inclémence du ciel. Bien que sir Pitt se fût point ce qu’on appelle un bon vivant, car il était d’un caractère froid et la faiblesse de son tempérament s’opposait à tout excès, il se regardait cependant comme obligé, par sa position, à être affable et accueillant pour tous ; et lorsqu’une migraine ou un mal de tête était pour lui la conséquence d’un dîner trop prolongé, il se posait alors en martyr de son devoir. Il parlait agriculture, lois sur les céréales et politique avec la petite noblesse du comté. En fait de braconnage, il professait maintenant une rigueur inflexible, lui qui jadis aurait pu sur ce point passer pour avoir les idées très-libérales. Ce n’était pas qu’il chassât ou qu’il aimât la chasse ; ses goûts calmes et paisibles le disposaient plutôt aux études et aux travaux de cabinet. Mais il pensait qu’il fallait travailler à l’amélioration de la race chevaline dans le comté, et pour cela veiller à la conservation des renards. Il était de plus enchanté de procurer à son ami sir Huddlestone-Fuddlestone l’occasion de faire une battue sur ses terres et de voir, comme par le passé, toutes les meutes des environs se réunir à Crawley-la-Reine.

 

Au grand déplaisir de lady Southdown, il manifestait chaque jour des tendances de plus en plus anglicanes, ne prêchant plus en public, et ne paraissant plus dans les réunions dissidentes, mais se rendant, comme tout le reste des fidèles, à l’église reconnue. Il faisait visite à l’évêque, fréquentait tout le clergé de Winchester, et il poussait même la condescendance jusqu’à faire la partie de whist du vénérable archidiacre Trumper. Quel supplice pour lady Southdown de le voir suivre une voie en si grande opposition avec le véritable esprit de Dieu ! Ce fut bien pis encore lorsque, au retour d’une cérémonie religieuse qui eut lieu à Winchester, le baronnet annonça à ses jeunes sœurs que, l’année suivante, il les conduirait aux bals du comté. Elles lui auraient volontiers sauté au cou pour l’embrasser. En cette circonstance, lady Jane se renferma dans son rôle de soumission. Combien elle s’applaudissait intérieurement de n’avoir qu’à obéir ! La vieille douairière écrivit sans retard au Cap à l’auteur de la Blanchisseuse de Finchley-Common, et lui fit la plus lamentable description des entraînements de sa fille cadette vers les pompes de Satan. Sa maison de Brighton se trouvant alors vacante, elle s’enfuit dans cette retraite au bord de la mer, sans que son départ laissât de bien grands regrets à ses enfants.

 

Nous sommes assez bien informés pour savoir aussi que Rebecca écrivit une lettre respectueuse à milady, où elle se rappelait humblement à son souvenir, et lui parlait de la vive impression que ses pieux entretiens avec elle, à sa précédente visite, avaient laissée dans son cœur ; elle s’étendait aussi très-longuement sur les marques d’intérêt que milady lui avait données lors de sa courte indisposition, et l’assurait que tout à Crawley-la-Reine lui rappelait son amie absente.

 

Les changements que l’on pouvait remarquer dans la conduite de sir Pitt, et qui profitaient si bien à sa popularité, étaient en grande partie le résultat des conseils de l’astucieuse petite femme de Curzon-Street.

 

« Non, sir Pitt, lui disait-elle pendant tout le temps qu’il fut chez elle à Londres, vous ne vous confinerez point dans le rôle de gentilhomme campagnard ; rappelez-vous bien ce que je vous dis, sir Pitt, c’est moi qui vous le dis, il vous faut quelque chose de plus élevé ; je vous parle comme une personne qui a mieux que vous le secret de votre ambition, qui sait apprécier vos talents. Vous chercheriez en vain à les mettre sous le boisseau, ils éclatent aux yeux de tous ceux qui vous approchent, comme ils ont éclaté aux miens. J’ai montré à lord Steyne votre brochure sur les céréales ; il la connaissait déjà à fond, et m’a dit que le conseil des ministres était unanime pour la regarder comme le travail le plus sérieux et le plus complet qui ait paru sur cette matière. Le ministre a les yeux sur vous, et je sais qu’il désire vous voir prendre une part active aux affaires ; votre place est marquée au parlement, vous passez pour l’homme le plus éloquent de l’Angleterre, on se souvient encore de vos discours à Oxford. Allez, allez à la chambre représenter les intérêts du comté, et vous y serez maître souverain avec le vote et le bourg dont vous disposez déjà. J’ai tout vu, j’ai pénétré les secrets de votre cœur, sir Pitt, et si mon mari avait votre intelligence, comme il a votre nom, je suis sûre que j’aurais encore su me rendre digne de lui ; mais, ajoutait-elle avec un sourire, je suis du moins votre belle-sœur, et à ce titre, malgré l’humilité de ma condition, je vous porte le plus tendre intérêt. Qui sait si la souris ne pourra pas un jour rendre service au lion ? »

 

Ces paroles laissaient Pitt Crawley dans l’admiration et l’enthousiasme.

 

« Voilà au moins, disait-il en lui-même, une femme qui vous comprend : ce n’est pas Jane qui aurait ouvert cette brochure sur les céréales. Elle qui n’a pas l’air de se douter de mon ambition et de mes talents. Ah ! ah ! on se rappelle mes discours à Oxford ; ah ! messieurs, parce que je dispose d’un bourg et que j’ai un siége au parlement, vous commencez à penser à moi. Ce lord Steyne, qui l’année dernière ne daignait pas m’honorer d’un coup d’œil à la cour, a fini par découvrir qu’il pouvait bien y avoir quelque chose dans Pitt Crawley ; mais cependant c’est le même homme, mes beaux messieurs, que vous négligiez naguère encore, l’occasion seule jusqu’ici avait manqué. Allez, allez, on vous montrera qu’on sait parler et agir aussi bien qu’on écrit. Achille ne se révéla qu’après qu’on lui eut présenté des armes ; ces armes qui m’avaient manqué jusqu’ici, je les tiens maintenant, et le monde aura bientôt des nouvelles de Pitt Crawley. »

 

On comprendra pourquoi notre diplomate, naguère si revêche, se montrait désormais si facile et si affable ; si assidu au service religieux et aux assemblées de bienfaisance, si empressé auprès des doyens et des chanoines, si disposé à donner et à accepter à dîner ; si poli à l’égard des fermiers les jours de marché ; si préoccupé des affaires du comté, pourquoi enfin aux fêtes de Noël le château offrit le spectacle d’une animation et d’une gaieté inusitées depuis longues années.

 

On profita de cette solennité pour réunir toute la famille : les Crawley du rectorat furent invités au château. Rebecca mit autant d’abandon et de franchise dans ses rapports avec mistress Bute que si le moindre nuage ne s’était jamais élevé entre ces deux femmes. Rebecca s’occupa de ses chères demoiselles avec le plus vif intérêt, et se montra tout émerveillée de leurs progrès en musique ; elle les pria avec instance de répéter un de leurs grands duos, et mistress Bute fut naturellement contrainte de montrer toute espèce d’égards à la petite aventurière, sauf à critiquer ensuite avec ses filles la déférence ridicule que Pitt témoignait à sa belle-sœur. Jim, placé à table à côté d’elle, déclara que c’était une véritable enchanteresse, et toute la famille du recteur tomba d’accord que le petit Rawdon était un charmant enfant. On respectait en lui l’héritier éventuel au titre de baronnet, car entre lui et ce titre il n’y avait qu’un enfant malingre et souffreteux, le petit Pitt Binkie.

 

Quant aux enfants ils furent bientôt les meilleurs amis du monde. Pitt Binkie était encore un trop petit roquet pour oser aller se frotter à un mâtin de la taille de Rawdon. Et Mathilde, à cause de son sexe, était l’objet des galanteries de son jeune cousin, à la veille d’avoir ses huit ans et de porter des vestes. Par les prérogatives de l’âge et de la taille, Rawdon obtint donc le commandement de la troupe des marmots, et ses deux jeunes compagnons lui témoignèrent, dans leurs jeux, toute espèce de condescendance. Ce temps passé à la campagne fut pour lui un véritable temps de fêtes et de plaisirs. Le parterre le charmait moins que la basse-cour ; aussi son plus grand bonheur était-il de visiter le colombier, le poulailler et l’écurie. Il se débattait toutes les fois que les demoiselles Crawley voulaient l’embrasser ; mais il se laissait faire plus volontiers par lady Jane. Il aimait à partir avec elle au moment où les dames laissaient les messieurs en tête-à-tête avec le bordeaux, et préférait même sa main à celle de sa mère. Rebecca, s’apercevant que la tendresse maternelle était de mode au château, appela un soir son fils sur ses genoux et l’embrassa devant toutes les autres dames.

 

Tout surpris de cette étrange démonstration, l’enfant se prit à trembler et à rougir en regardant sa mère, comme il lui arrivait lorsqu’il était fortement ému.

 

« Vous ne m’embrassez jamais comme ça, maman, lui dit-il, quand nous sommes chez nous. »

 

Cette remarque fut suivie d’un profond silence. Chacun semblait mal à son aise, et Becky lança à son fils un regard qui n’exprimait pas précisément la tendresse. Rawdon était fort reconnaissant à sa belle-sœur pour l’affection qu’elle témoignait à son fils. Quant à Lady Jane et à Becky, il n’y eut pas, cette fois, dans leurs rapports, cette amitié et ce laisser aller qu’on avait pu remarquer à la première visite de Rebecca, alors qu’elle s’efforçait de se concilier les bonnes grâces de tous. Les deux réflexions du petit Rawdon avaient jeté un peu de froid entre ces deux femmes ; peut-être aussi sir Pitt se montrait-il trop plein d’attentions pour Becky ?

 

Le petit Rawdon, du reste, comme il convenait à son âge et à sa taille, préférait la société des hommes à celle des femmes, et ne se lassait jamais d’accompagner son père à l’écurie, lorsque le colonel allait y fumer son cigare et que Jim se joignait à lui pour partager cette distraction. Rawdon était aussi très-intime avec le garde-chasse du baronnet ; leur goût commun pour les toutous fut le principe de cette touchante liaison. Un jour, M. James, le colonel et le garde-chasse étant allés tuer des faisans, emmenèrent avec eux le petit Rawdon. Une autre fois, ces quatre personnages se donnèrent le plaisir d’une chasse aux rats dans un grenier ; ce fut pour le petit Rawdon une distraction aussi neuve que divertissante. On boucha certaines issues dans la grange ; on introduisit les furets dans les autres, et, au milieu du plus grand silence, chacun attendit à son poste, le bâton levé et prêt à frapper. Le petit terrier de M. James, le célèbre Forceps, se tenait immobile et la patte en l’air, écoutant avec grande anxiété les petits cris poussés par les rats dans leur tanière. Enfin, avec le courage du désespoir, ces victimes dévouées à la mort s’élancèrent de leur souterrain. Le terrier se chargea de l’un, le garde-chasse assomma l’autre, et le petit Rawdon, dans son ardeur à frapper, manqua le rat, mais tua à moitié un furet.

 

Mais la grande journée fut celle d’une chasse à courre pour laquelle sir Huddlestone-Fuddlestone rassembla ses meutes à Crawley-la-Reine. Le petit Rawdon était dans l’extase de ce coup d’œil. À dix heures et demie, Tom Moody, le piqueur de sir Huddlestone-Fuddlestone, arrivait au grand trot par l’avenue du château, escorté d’une meute nombreuse. Les traînards étaient stimulés par deux valets en livrée écarlate, deux robustes gaillards qui, de leur vigoureuse monture, lançaient avec une adresse merveilleuse les coups de fouets aux récalcitrants, et savaient atteindre à l’endroit sensible ceux qui, s’écartant du gros de la bande, donnaient aux lièvres et aux lapins qui leur partaient sous le nez, une attention déplacée.

 

Voici ensuite le petit Jack, fils de Tom Moody, pesant cinquante livres et ayant quatre pieds de taille, hauteur qu’il ne doit jamais dépasser. Il est perché sur un grand cheval de chasse auquel on peut compter les côtes et qui est couvert d’une selle énorme. C’est l’animal favori de sir Huddlestone-Fuddlestone. D’autres chevaux montés par de jeunes grooms arrivent dans toutes les directions et précédent leurs maîtres, qui ne tarderont pas à les rejoindre.

 

Tom Moody s’avance jusqu’à la porte du château ; là il est reçu par le sommelier, qui lui offre un coup, ce qu’il refuse. Puis, toujours à la tête de sa meute, il va se placer dans un coin réservé de la pelouse, où ses chiens se roulent sur l’herbe, jouent entre eux et se montrent les dents, ce qui pourrait dégénérer en des luttes sanglantes, s’ils n’étaient réprimés par la voix de Tom, dont les paroles sont soutenues par l’argument irrésistible du fouet.

 

Les chevaux arrivent toujours portant sur leur dos de petits garçons de la taille de Jack ; ils ne tardent pas à être suivis des jeunes seigneurs du voisinage, crottés jusqu’aux genoux et montés sur des rosses efflanquées.

 

Ils entrent dans le château pour boire une goutte d’eau-de-vie et présenter aux dames leurs hommages. Ceux qui sont d’une humeur moins chevaleresque, ou qui ont plus l’usage des parties de chasse, se débarrassent de leurs bottes crottées, enfourchent leurs chevaux et se réchauffent le sang par un galop préparatoire sur la pelouse. Puis ensuite ils se rassemblent autour de la meute et causent avec Tom Moody des événements de la dernière partie, des mérites de Briffaut et de Tartaro, de la position des fourrés et de la rareté des renards.

 

Bientôt apparaît sir Huddlestone, monté sur un fringant coursier ; il se dirige vers le château, où il entre pour présenter ses civilités aux dames ; puis comme il est très-ménager de ses paroles, il s’occupe aussitôt des dispositions à prendre pour la chasse. On amène les chiens devant le château ; le petit Rawdon descend pour les voir de plus près. Les caresses qu’ils lui font lui causent un certain effroi, il a peine à se défendre contre leurs coups de queue, et manque à chaque instant d’être renversé au milieu de leurs luttes que Tom Moody a toutes les peines du monde à réprimer du geste et de la voix.

 

Enfin, sir Huddlestone, avec toute la lourdeur dont il est capable, a enfourché son coursier favori.

 

« Allons, Tom, dit le baronnet, poussons une reconnaissance du côté de la Croix du diable, le fermier Mangle m’a assuré qu’il avait vu de ce côté deux renards. »

 

Tom Moody sonne alors une fanfare et s’élance au trot, suivi de la meute, des piqueurs, des jeunes gens de Winchester, des fermiers du voisinage et de tous les gens de la campagne, qui assistent à la chasse en sabots, et pour qui ce jour est une véritable fête. Sir Huddlestone forme l’arrière-garde avec le colonel, et tout le cortége se déroule dans les profondeurs de l’avenue.

 

Le révérend Bute Crawley a trop le sentiment des convenances pour se montrer en équipage de chasse sous les fenêtres de son neveu. Aussi, au détour d’une allée, il débouche comme par hasard, monté sur son vigoureux cheval noir, au moment où sir Huddlestone passe avec toute la chasse ; Bute se joint au digne baronnet, et le cortége a bientôt disparu aux yeux émerveillés du petit Rawdon, qui reste encore quelques minutes tout ébahi sur le perron.

 

Si l’on ne peut dire que, dans le cours de ce mémorable voyage, le petit Rawdon ait conquis l’affection particulière de son oncle, naturellement froid et sévère, toujours enfermé dans son cabinet, plongé dans les livres de lois, entouré de baillis et de fermiers, du moins il réussit à se concilier les bonnes grâces de ses trois tantes, la châtelaine et les deux sœurs de Pitt, des deux enfants du château et de Jim, dont sir Pitt encourageait les démarches auprès de l’une de ses jeunes sœurs, en lui faisant entendre d’une manière non équivoque qu’il le présenterait pour succéder à son père, quand le fort chasseur de renards viendrait à laisser la place vacante. Jim avait, pour sa part, renoncé à ce genre de divertissement ; il se contentait de chasser la bécassine et le canard sauvage, ou bien de faire la guerre aux rats pendant les congés de Noël. Puis, lorsqu’il retournera à l’université, il tâchera de s’y faire bien noter. Il a déjà dépouillé les habits verts, les cravates rouges et toutes les parures qui sentent le monde : on voit qu’il se prépare à changer de condition. C’est ainsi que sir Pitt sait s’acquitter de ses devoirs de famille d’une façon économique et facile.

 

Avant la fin des fêtes de Noël, le baronnet avait fini par prendre l’héroïque résolution de donner à son frère un nouveau mandat sur ses banquiers. Ce petit cadeau ne s’élevait pas à moins de cent livres sterling. Dans le premier moment, il en avait beaucoup coûté à sir Pitt pour se décider à cet acte de générosité ; mais une douce satisfaction s’était ensuite emparée de lui à la pensée qu’il était le plus magnifique et le plus libéral des hommes. Rawdon et son fils partirent le cœur bien gros. Les dames furent presque bien aises de se quitter. Becky alla de nouveau se livrer à Londres aux occupations au milieu desquelles nous l’avons trouvée au commencement du chapitre précédent. Grâce à son active surveillance, l’hôtel Crawley, Great-Gaunt-Street, fut en quelque sorte rajeuni, et se trouva prêt à recevoir sir Pitt et sa famille, lorsque le baronnet arriva dans la capitale pour y remplir ses devoirs parlementaires et prendre dans le pays la haute position à laquelle le désignait son vaste génie.

 

Dans le cours de la première session, ce vétéran de la diplomatie ne laissa rien transpirer de ses projets, et n’ouvrit les lèvres que pour présenter une pétition des habitants de Mudbury ; mais on le voyait fort assidu aux séances, comme un homme qui veut se mettre au courant de la routine et des affaires de la chambre. Chez lui, il s’absorbait dans la lecture de toutes les brochures qui paraissaient. La pauvre lady Jane était dans des transes mortelles ; elle craignait de voir son mari perdre la santé par l’excès des veilles et du travail. Pitt se lia avec les ministres et les chefs de son parti, bien résolu à prendre rang d’ici à peu d’années parmi les sommités de la chambre.

 

Le caractère doux et timide de lady Jane avait inspiré à Rebecca un mépris que cette petite créature avait peine y dissimuler. La bonté simple et ouverte de lady Jane fatiguait notre amie Becky, et il était impossible qu’il n’en transpirât pas quelque chose et que l’on ne finît pas par s’en apercevoir. Sa présence était aussi pour lady Jane un motif de gêne et de contrainte ; son mari ne se lassait point de causer avec Becky. Elle avait cru remarquer entre eux des signes d’intelligence, tandis que Pitt n’avait jamais rien à lui dire et ne traitait jamais avec elle de si hautes questions ; il est vrai qu’elle n’y comprenait rien, mais toujours est-il mortifiant d’en être réduit à se taire, de sentir que le mieux qu’on puisse faire, c’est de garder le silence ; et cela quand une petite intrigante comme mistress Rawdon sait effleurer tous les sujets, à une réponse toujours prête, et ne manque ni de finesse dans la raillerie ni d’à-propos dans le trait. La solitude et le délaissement paraissent plus pénibles et plus cruels encore par le spectacle de ce monde de flatteurs qui se presse autour d’une rivale.

 

À la campagne, lorsque lady Jane racontait des histoires aux enfants accoudés sur ses genoux, y compris le petit Rawdon qui avait pour elle une grande affection, Becky n’avait qu’à entrer dans la chambre avec son sourire satanique et son coup d’œil méprisant, pour que la verve conteuse de la pauvre lady Jane se trouvât aussitôt tarie. Toutes ses candides et naïves idées se dispersaient alors sous une impression de crainte, comme ces jolies fées des livres de l’enfance s’enfuient à l’approche d’un mauvais génie. Il lui était impossible d’aller plus loin en dépit des exhortations de Rebecca, qui, d’un ton moqueur, l’engageait à continuer sa délicieuse histoire. Les douces pensées, les joies pures et simples étaient insupportables à mistress Becky et antipathiques à son humeur. Elle détestait les gens qui y trouvaient leur plaisir ; elle n’avait que dédain pour l’enfance et ceux qui aiment l’enfance.

 

« C’est bon pour ceux que cela amuse, de faire des contes bleus aux enfants, disait-elle à lord Steyne en caricaturant lady Jane au milieu de son cercle de bambins ; mais je ne puis souffrir cet étalage de sensiblerie maternelle.

 

– Pas plus que le diable n’aime l’eau bénite, répondit le noble lord avec une grimace, qui, sur sa figure, était l’expression du rire. »

 

Aussi ces deux dames ne cherchaient pas beaucoup à se voir, si ce n’était quand la femme du frère cadet avait à mettre à contribution celle du frère aîné. Elles ne se voyaient jamais sans se dire mon amour et mon cœur, mais elles s’évitaient le plus possible. Quant à sir Pitt, à travers les occupations qui le surchargeaient, il savait encore trouver quelques instants dans la journée pour se rencontrer avec sa belle-sœur.

 

Avant de se rendre à l’un de ses premiers dîners officiels, il s’était arrangé de manière à se faire voir à sa belle-sœur sous l’uniforme et avec les insignes diplomatiques qu’il portait à la légation de Poupernicle.

 

Becky trouva que son costume lui allait à merveille et l’admira presque autant que sa femme et ses enfants, auxquels il avait donné une représentation particulière. Il était une fois de plus pour elle, à ce qu’elle lui dit, la preuve évidente que, pour bien porter l’habit et la culotte de cour, il fallait être de race. Ne se sentant pas d’aise de ces paroles, Pitt donna un coup d’œil complaisant à ses mollets, qui, à vrai dire, étaient aussi minces que la courte épée qui lui battait aux flancs, et il n’hésitait pas à croire qu’avec de tels auxiliaires il n’était pas un cœur qui pût lui résister.

 

À peine eut-il le dos tourné que mistress Rawdon fit sa caricature qu’elle montra à lord Steyne dès qu’il fut arrivé. Le noble lord emporta cette esquisse, tout émerveillé de sa ressemblance avec l’original. Il avait fait à sir Pitt Crawley l’honneur de le reconnaître chez mistress Becky ; et avait traité de la manière la plus gracieuse le nouveau baronnet, membre du parlement. Pitt fut frappé de l’ascendant que sa belle-sœur exerçait sur le noble pair, de la manière facile et vive avec laquelle elle se mêlait à la conversation, du plaisir que les autres hommes de sa société paraissaient prendre à l’écouter.

 

Lord Steyne n’avait-il pas dit au baronnet qu’il ne doutait pas qu’il fût appelé à fournir une brillante carrière dans la vie publique, et qu’on attendait avec impatience son premier discours pour juger de ses qualités oratoires. Great-Gaunt-Street tire son nom d’un palais des lords Steyne, situé dans Gaunt-Square. Par suite de ce voisinage, milord espérait que, dès son arrivée à Londres, lady Steyne s’empresserait d’établir des rapports d’amitié avec lady Crawley. Au bout de deux jours, il mit sa carte chez son voisin, bien que les deux familles vécussent depuis plus d’un siècle dans le même voisinage sans que l’une daignât seulement s’enquérir de l’existence de l’autre.

 

Au milieu de ces intrigues, de ces réunions élégantes de gens d’esprit et de nobles personnages, Rawdon sentait chaque jour davantage le vide et l’isolement dans lesquels il vivait. On le poussait de plus en plus à aller au club, à faire des dîners de garçon avec ses anciens amis, à aller et venir suivant son bon plaisir, sans que jamais on le soumît à ce sujet à la moindre enquête. Il allait souvent à Gaunt-Street avec son petit garçon, et restait là avec lady Jane et ses enfants tout le temps que sir Pitt restait à la chambre des Communes ou mettait à en revenir.

 

L’ex-colonel passait des heures entières dans l’hôtel de son frère, parlant peu, ne bougeant point, et pensant moins encore. On ne pouvait lui faire plus grand plaisir que de le charger d’une commission, de l’envoyer aux informations sur un domestique ou sur un cheval, de le prier de découper les morceaux pour le dîner des enfants. Le taureau était dompté et se pliait au joug ; Dalila avait fait tomber la chevelure de Samson et chargé ses membres de chaînes. À la place de cet étourdi dont le sang brûlait les veines, il n’y avait plus qu’un gentilhomme lourd, épais et grisonnant.

 

La pauvre lady Jane savait que Rebecca avait attelé sir Pitt à son char, et cependant, toutes les fois qu’elle rencontrait mistress Rawdon, ces deux femmes ne manquaient pas de s’appeler ma chère ou mon cœur.

 

CHAPITRE XIV.

Vie de misères et d’épreuves.


Nos amis de Brompton fêtaient aussi la Noël à leur manière, c’est-à-dire d’une façon assez triste.

 

Sur les cent livres de rente qui formaient son modeste revenu, la veuve d’Osborne était dans l’habitude d’en abandonner les trois quarts à son père et à sa mère, pour couvrir ses dépenses et celles de son petit garçon. En y joignant cent vingt autres livres envoyées par Jos, ces quatre personnes, servies par une bonne Irlandaise qui faisait en même temps le ménage de Clapp et de sa femme, parvenaient à passer leur année tant bien que mal, et pouvaient encore de temps à autre offrir le thé à un ami. Malgré les orages et les épreuves qu’ils avaient eus à traverser, cette consolation leur restait dans leur détresse, que rien du moins ne les empêchait de marcher encore la tête haute. Sedley n’avait rien perdu de son ascendant sur la famille de Clapp, son ex-commis. Clapp se souvenait du temps où, reçu dans la salle à manger, on lui versait un verre de bière qu’il buvait à la santé de mistress Sedley, de miss Emmy et de M. Joseph, absent dans l’Inde. Les années n’avaient fait qu’ajouter au prestige de ces souvenirs, et toutes les fois qu’on l’appelait de la cuisine pour prendre le thé ou le grog avec M. Sedley, il disait avec un soupir :

 

« C’était le bon temps, monsieur, quand nous faisions ainsi. »

 

Puis, avec un air de gravité respectueuse, il buvait à la santé des dames comme aux jours de la plus grande prospérité ; à son sens, il n’y avait pas, en musique, de talent comparable à celui de Mme M’élia ; personne ne la valait pour la beauté ; jamais il n’aurait consenti à s’asseoir devant Sedley, même au club ; jamais il n’aurait souffert qu’en sa présence on parlât mal de son patron. Il avait vu, disait-il, les plus grands personnages de Londres donner des poignées de main à M. Sedley. Il l’avait connu dans le temps où, tous les jours, on pouvait le voir à la Bourse, donnant le bras à Rothschild ; enfin, pour son compte, il lui était redevable de tout.

 

Clapp avait pu, grâce à sa belle écriture et à la forme de ses jambages, trouver un emploi peu après le désastre de son maître.

 

« Un petit poisson comme moi, disait-il, trouve toujours assez d’eau pour son usage. »

 

Un associé de la maison dont le vieux Sedley avait été obligé de se retirer fut enchanté d’employer M. Clapp et de reconnaître ses services par de larges appointements. Tous les amis opulents de Sedley s’étaient discrètement éclipsés les uns après les autres ; cet humble et modeste serviteur lui resta seul fidèle jusqu’au bout.

 

Il fallait toute l’économie et le soin que la pauvre veuve y mettait, pour suffire, avec la faible portion de revenu qu’elle se réservait, à habiller son cher enfant comme il convenait de l’être au fils de George Osborne, à payer les mois de la petite pension où, après une vive répugnance et bien des craintes et des luttes secrètes, elle s’était enfin résignée à envoyer le petit bonhomme. Plus d’une fois elle avait veillé bien avant dans la soirée pour étudier les leçons, déchiffrer les grammaires et les livres de géographie, afin d’enseigner ensuite à George ce qu’elle venait elle-même d’apprendre. Elle avait même touché au latin, se berçant de la douce illusion qu’elle finirait par en savoir assez pour apprendre enfin cette langue à George.

 

Vivre loin de lui toute la journée, le livrer à la férule d’un maître d’école, aux bourrades de ses camarades, c’était, pour ainsi dire, comme un second sevrage aux yeux de cette bonne mère si sensible, si craintive, si faible. Pour lui, au contraire, il se faisait fête d’aller à l’école ; c’était chose nouvelle, et il n’en fallait pas plus pour lui plaire. Cette insouciance du jeune âge blessait le cœur maternel, qui souffrait cruellement de la séparation, et aurait voulu voir son enfant un peu plus chagrin de la quitter ; puis les remords la prenaient ; elle se reprochait de pousser l’égoïsme jusqu’à désirer de voir son fils malheureux.

 

George fit de rapides progrès à l’école que dirigeait le révérend M. Binney, l’ami et fidèle admirateur de sa mère. Sans cesse il rapportait à sa mère des prix et des témoignages de son application. Le soir, il avait à lui conter les mille histoires de l’école : il lui disait que Lyons était un bon enfant ; que Sniffin allait cafarder ; que le père de Steel fournissait la viande à la maison ; que la mère de Golding venait le chercher le samedi en voiture ; que Neat avait des sous-pieds à son pantalon, et demandait alors quand on lui en mettrait au sien ; que l’aîné des Bute était si vigoureux que, bien qu’il fût seulement dans la classe des commençants, on le croyait en état de rouer de coups M. Ward, le maître surveillant. Amélia était au fait de tout le personnel de l’école aussi bien que George lui-même. Le soir, elle l’aidait à faire ses devoirs, et elle se donnait autant de mal pour ses leçons que si elle avait eu le lendemain à comparaître en personne devant la figure sourcilleuse du maître.

 

Une fois, après une bataille avec M. Smith, George revint chez sa mère avec un œil poché et lui fit, ainsi qu’à son grand-père, enthousiasmé de son courage, le plus pompeux récit de la valeur qu’il avait déployée en cette circonstance ; mais, pour dire la vérité, son héroïsme n’avait rien d’extraordinaire, et le désavantage lui était resté. Amélia, toutefois, n’a point encore pardonné au pauvre Smith, qui est maintenant un paisible apothicaire dans Leicester-Square.

 

Tels étaient les soins innocents, les tranquilles occupations au milieu desquels se passait la vie de la tendre Amélia. Un ou deux cheveux blancs sur sa tête, un léger sillon qui commençait à se creuser sur ce front pur et noble étaient les seuls indices des progrès du temps. Elle souriait à ces marques des années écoulées.

 

« Qu’importe cela, disait-elle, à une vieille femme comme moi. »

 

Toute son ambition était de vivre assez pour voir son fils comblé de gloire et d’honneurs, comme cela ne pouvait manquer de lui arriver. Elle conservait précieusement ses cahiers, ses dessins, ses compositions pour les montrer aux intimes de son petit cercle, comme s’ils eussent porté déjà l’empreinte du génie. Elle confia quelques-uns de ces chefs-d’œuvre aux demoiselles Dobbin, pour les montrer à miss Osborne, la tante de George, qui devait les faire voir à M. Osborne lui-même, afin d’arracher au vieillard quelques remords de son excès de sévérité à l’égard de celui qui n’était plus.

 

Pour elle, toutes les fautes, toutes les coupables faiblesses de son mari étaient désormais ensevelies avec lui dans la tombe. Elle ne se souvenait plus que de l’amant passionné qui l’avait épousée au prix de tant de sacrifices, que du noble et vaillant guerrier qui la serrait dans ses bras au moment de partir pour le champ de bataille et d’aller mourir pour son roi. Du haut du ciel, le héros devait sourire à l’enfant qu’il avait laissé près d’elle pour la consoler et lui rendre le courage.

 

Nous avons vu déjà l’un des grands-pères de George, M. Osborne, enfoncé dans son large fauteuil de Russell-Square, devenir chaque jour plus violent et plus fantasque ; nous avons vu aussi comment sa fille, avec de beaux chevaux, une belle voiture, avec tout l’argent qu’elle désirait pour s’inscrire en tête de toutes les œuvres charitables, était cependant la femme la plus délaissée, la plus malheureuse et la plus persécutée. Ses pensées la reportaient toujours vers le fils de son frère, charmante vision trop vite évanouie. Elle aurait voulu pouvoir se rendre dans son bel équipage à la maison qu’il habitait, et, en allant faire tous les jours sa promenade solitaire au Parc, elle regardait dans toutes les allées comme pour voir si elle ne l’apercevrait pas.

 

Sa sœur, la femme du banquier, daignait de temps à autre lui faire une visite à Russell-Square. Elle amenait avec elle deux enfants souffreteux confiés à une bonne qui prenait des airs de grande dame. Mistress Bullock détaillait à sa sœur, du ton le plus futile et le plus léger la liste de ses nobles et illustres connaissances, en accommodant le tout avec le caquetage insignifiant qui a cours dans les salons du monde. Son petit Frédéric était l’image vivante de lord Claude Dollypood ; sa petite Maria avait attiré l’attention de la baronne de…, dans une promenade que les enfants avaient faite à Roehampton. Sa sœur devrait bien décider leur père à faire quelque chose pour ces petits chérubins. Le petit Frédéric avait déjà sa place marquée dans les Horse Guards, mais il fallait lui constituer un majorat, et M. Bullock suait sang et eau pour arriver à acheter une terre. Restait encore à pourvoir à l’établissement de la fille.

 

« Je compte sur vous, ma chère, disait à sa sœur mistress Bullock, car ce qui me reviendra de la fortune de notre père devra passer à l’héritier du nom, suivant l’usage. Cette chère Rhoda Macmull, aussitôt que son beau père, lord Casteltoddy, sera mort, et il ne peut aller bien loin avec ses attaques d’épilepsie, cette chère Rhoda se propose de purger d’hypothèques tous les biens des Casteltoddy, et de constituer un majorat au petit Macduff Macmull ; notre petit Frédéric aura aussi son majorat. Dites donc à notre père qu’il mette chez nous l’argent qu’il a placé à Lombard-Street ; ce n’est pas bien à lui de s’adresser à Stumpy et à Rowdy. »

 

Après ces beaux discours, où la bassesse et la vanité, si singulièrement accouplées, faisaient presque tous les frais, mistress Frédéric Bullock donnait à sa sœur un baiser où l’affection n’entrait pas pour grand’chose ; puis, entraînant à sa suite ses deux poupons maladifs, elle remontait en voiture.

 

Les visites de cette reine de la mode à Russell-Square ne faisaient que gâter un peu plus ses affaires. À chaque fois son père mettait de nouvelles sommes chez Stumpy et Rowdy. Elle se donnait des airs protecteurs devenus vraiment intolérables. D’un autre côté, la pauvre veuve qui, dans son humble habitation de Brompton, veillait sur son cher trésor, ne se doutait pas de quelle convoitise il était ailleurs l’objet.

 

Le soir où Jane Osborne raconta à son père qu’elle avait vu son petit-fils, le vieillard ne dit pas un mot, mais au moins ne montra pas de colère, et, au moment de se séparer, il lui souhaita le bon soir d’une voix un peu plus tendre qu’à l’ordinaire. Il réfléchit sans doute sur ce qu’elle lui avait dit et prit des informations sur sa visite chez les Dobbin, car environ quinze jours après il lui demanda ce qu’elle avait fait de la petite montre française et de la chaîne qu’elle portait d’habitude à son cou.

 

« Mais, monsieur, elle était à moi, je l’avais payée de mon argent, dit-elle avec un premier mouvement d’effroi.

 

– Allez en commander une autre, une plus belle encore s’il se peut, » dit le vieillard ; et il retomba dans son silence accoutumé.

 

Les demoiselles Dobbin redoublaient d’instance auprès d’Amélia pour que George vînt plus souvent passer ses journées auprès d’elles. Sa tante manifestait pour lui une vive tendresse ; peut-être son grand-père lui-même finirait-il par se laisser attendrir en faveur de l’enfant. Amélia ne devait point contrarier les chances si favorables qui se présentaient pour son fils. Non sans doute, mais elle n’accueillait toutes ces belles espérances qu’avec un cœur défiant et soupçonneux ; les absences de son enfant étaient pour elle un temps bien pénible à passer, et à son retour elle le fêtait comme s’il venait d’échapper à quelque grand danger. S’il lui rapportait de l’argent, des jouets, sa mère regardait tous ces présents d’un œil inquiet et jaloux ; elle le questionnait toujours pour savoir quels hommes il avait vus.

 

« Je n’ai vu, disait l’enfant, que le vieux cocher qui m’a conduit dans la voiture à quatre chevaux, et M. Dobbin, qui avait un beau cheval bai, un habit vert, une cravate rouge et un fouet à pomme d’or. Il m’a promis de me conduire à la Tour de Londres et de me mener voir avec lui les chasses de Surrey. »

 

Enfin, un jour le petit George raconta à sa mère qu’il était venu un vieux monsieur aux épais sourcils, au large chapeau, avec une grande chaîne d’or et des breloques ; qu’il était arrivé pendant que le cocher faisait faire à George le tour de la pelouse sur le poney gris, et qu’après dîner ce monsieur lui avait fait raconter son histoire, et qu’alors sa tante s’était mise à pleurer.

 

« Car elle pleure toujours, ma tante, » ajouta le petit bonhomme.

 

Tel fut ce soir-là le récit de George à sa mère. Amélia avait désormais la certitude que l’enfant avait vu son grand-père. Dès lors elle attendit avec les plus poignantes angoisses la proposition qu’elle pressentait déjà, et qui, en effet, ne tarda pas à venir. M. Osborne offrait de prendre l’enfant chez lui, et, à cette condition, il lui léguerait toute la fortune dont son père aurait dû hériter. Il proposait en outre de faire une rente à mistress George Osborne pour lui assurer une vie honorable ; et dans le cas où mistress George viendrait à se remarier, suivant le projet qu’on lui en prêtait, il ne lui retirerait point cette rente. L’enfant, bien entendu, vivrait avec son grand-père à Russell-Square ou partout où il plairait à ce dernier de le conduire ; de temps à autre on enverrait le petit George chez mistress Osborne, pour ne pas la priver tout à fait de son fils. Ces propositions furent remises à mistress Osborne, dans une lettre qu’on lui apporta un jour où sa mère était sortie et où son père s’était rendu à la Cité, comme à son ordinaire.

 

Il n’est guère possible de citer dans toute sa vie que deux ou trois circonstances où elle se mit en colère, mais l’homme d’affaires de M. Osborne put voir ce qu’elle était alors. Quand elle eut parcouru la lettre dont M. Poe était porteur, elle se leva dans un état d’exaltation nerveuse, déchira le papier en mille morceaux et le foula aux pieds.

 

« Me remarier !… vendre mon enfant !… Mais peut-on bien avoir l’audace de m’insulter à ce point ! Dites à M. Osborne que sa lettre est une infamie, entendez-vous, monsieur, une infamie… Voilà ma seule réponse, et vous pouvez la reporter à qui vous envoie. »

 

Et après un profond salut elle sortit de la chambre, en laissant l’homme de loi tout stupéfait.

 

À leur retour, ses parents ne remarquèrent point son trouble et son émotion, et jamais elle ne leur ouvrit la bouche sur cette entrevue. Ils avaient à se préoccuper, d’ailleurs, de bien d’autres affaires auxquelles l’affectueuse et tendre Amélia prenait aussi le plus vif intérêt. Son vieux père s’adonnait toujours à ses manies de spéculation. Nous avons déjà vu quel avait été entre ses mains le sort de la Société Œnophile ; ses courses dans la Cité n’en continuaient pas moins avec une infatigable persévérance. Il germait toujours dans cette malheureuse tête quelque projet d’entreprise nouvelle dont l’auteur augurait un si heureux succès qu’il s’y embarquait en dépit des remontrances de M. Clapp ; il n’avouait jamais à son fidèle commis la gravité et l’étendue de ses engagements qu’après l’insuccès de l’affaire. C’était aussi pour M. Sedley un principe inflexible que les affaires d’argent ne devaient point être traitées devant les femmes ; aussi mistress Sedley et mistress Osborne n’avaient aucun soupçon des misères qui s’accumulaient sur leur tête, jusqu’au moment où le malheureux vieillard fut conduit par la nécessité à leur faire des aveux successifs.

 

Les dépenses de ce modeste ménage, payées d’abord régulièrement toutes les semaines, ne furent plus soldées et formèrent bien vite un total effrayant. Le vieux Sedley déclara enfin à sa femme, avec une figure bouleversée, que les valeurs qu’il attendait de l’Inde lui avaient fait défaut. Comme celle-ci avait par le passé acquitté ses factures avec une rigoureuse exactitude, deux fournisseurs auxquels cette pauvre femme demandait un délai en témoignèrent durement leur déplaisir, bien qu’ils se montrassent beaucoup plus patients envers des pratiques moins régulières. La petite contribution qu’Emmy payait de si bon cœur sans jamais en demander l’emploi, permit du moins à cette pauvre famille de se soutenir tant bien que mal au milieu des privations et de la misère. Les six premiers mois se passèrent ainsi sans trop de peine, le vieux Sedley présentant toujours une perspective de gains immanquables, et qui devaient remettre ses affaires à flot.

 

Au bout de six mois l’argent n’arrivait point, et les affaires s’embrouillaient de plus en plus. Mistress Sedley, devenue infirme avec l’âge, était tombée dans la tristesse et l’abattement et passait ses journées à la cuisine, auprès de mistress Clapp, à ne rien dire ou à pleurer. Le boucher devenait intraitable ; l’épicier prenait des airs d’insolence ; le petit George se plaignait des dîners. Amélia se serait bien contentée pour elle d’un morceau de pain, mais elle ne pouvait supporter l’idée que son fils manquait de quelque chose, et elle lui achetait mille petites friandises sur ses économies personnelles, afin que l’enfant ne pâtît point.

 

Enfin, c’étaient tous les jours de nouvelles histoires telles que les gens dans l’embarras en ont toujours à leur disposition. Une fois, ayant été recevoir sa pension, Amélia demanda à ses parents de lui abandonner un petit supplément sur la somme qu’elle leur comptait afin de pouvoir payer le prix des nouveaux habits qu’elle faisait faire au petit George.

 

On lui annonça alors que l’on n’avait point encore reçu la rente que Jos était dans l’usage de payer ; qu’il régnait dans la maison un état de gêne dont Amélia aurait dû s’apercevoir depuis longtemps, comme le lui dit sèchement sa mère, si ses préoccupations n’eussent pas été uniquement pour M. Georgy. Elle ne répondit pas un seul mot à ses reproches, mais remit tout son argent à sa mère et resta dans sa chambre, où elle versa un torrent de larmes. Son cœur saigna bien cruellement, lorsqu’il lui fallut, ce jour même, décommander les vêtements de son fils, dont elle se promettait un si bel effet pour la Noël, et dont elle avait discuté la coupe et décidé la forme dans maintes conférences tenues à ce sujet avec une petite modiste de ses amies.

 

Mais il lui fut surtout pénible d’annoncer cette résolution au petit George, qui en poussa des cris de désespoir. Ses camarades avaient tous des habits neufs à la Noël, et ils ne manqueraient pas de se moquer de lui ; il voulait avoir des habits neufs ; elle les lui avait promis. La pauvre veuve, pour toute réponse, le couvrit de baisers et se mit à raccommoder les habits râpés de l’enfant, en les arrosant de ses larmes. Une inspiration lui vint : peut-être par la vente de quelques-uns des bien modeste bijoux qu’elle possédait encore, pourrait-elle trouver le moyen de se procurer les précieux habits. Il lui restait son châle de l’Inde que Dobbin lui avait envoyé, et elle se souvint d’une boutique où l’on tenait des articles de l’Inde et où elle en avait acheté autrefois avec sa mère, dans ses jours de grandeur et d’opulence. Ses joues reprirent leur incarnat, ses yeux brillèrent de joie dès qu’elle eut découvert cette ressource inespérée. Ce matin-là elle fut heureuse en embrassant George. Lorsqu’il partit pour la pension, elle le suivit des yeux avec un sourire de fierté et l’enfant devina que ce regard cachait pour lui de bonnes nouvelles.

 

Elle enveloppa le châle dans un mouchoir, qui lui venait également du major, dissimula le paquet sous sa pelisse, et partit d’un pas léger et joyeux pour sa petite expédition. Rien ne pouvait arrêter sa course rapide, et les passants se retournaient tout étonnés de voir cette petite dame, au teint rose et frais, marcher en si grande hâte. Amélia calculait déjà l’emploi du prix de son châle ! Avec les vêtements elle pourrait encore donner à George les livres qu’il désirait depuis longtemps et payer le semestre de sa pension ; elle achèterait aussi un manteau pour son père en remplacement de sa grande redingote, si vieille et si usée. Elle ne s’était point trompée sur la valeur du cadeau du major ; le tissu en était des plus beaux et des plus fins, et le marchand trouva qu’il y gagnait en lui donnant vingt guinées.

 

Folle de joie et de bonheur, elle se rendit bien vite avec ses richesses dans une des meilleures librairies de Londres, et y fit les emplettes qui devaient combler les désirs de George ; puis elle rentra à Brompton en proie aux plus doux transports. Sur la première page des volumes, elle mit de son écriture la plus soignée : Donné à George Osborne, le jour de Noël, par sa mère bien affectionnée. Les livres subsistent encore avec cette touchante inscription.

 

Elle voulut placer elle-même les livres sur le pupitre de son fils, afin qu’il pût les voir à sa rentrée de l’école ; mais, en sortant de sa chambre, elle rencontra dans le couloir sa mère, dont les regards furent attirés par la dorure de ces charmants petits volumes, reliés avec le plus grand luxe.

 

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

 

– Des livres pour George, répondit Amélia en rougissant ; je… les lui avais promis pour sa Noël.

 

– Des livres ? s’écria la vieille femme avec indignation, des livres, quand nous manquons ici de pain ! des livres, quand, pour assurer notre nourriture et celle de votre fils, pour épargner à votre père l’ignominie de la prison, j’ai vendu jusqu’au moindre bijou, j’ai ôté mon châle de mes épaules, j’ai fait argent de tout, et même de nos couverts ! Aucun sacrifice ne m’a coûté pour que nos fournisseurs au moins n’aient pas le droit de nous insulter ! Et il fallait payer le loyer à M. Clapp, un si honnête homme, si poli, si prévenant, et qui d’ailleurs, lui aussi, a ses charges à supporter ! Amélia ! Amélia ! vous me brisez le cœur avec vos livres, avec votre enfant, dont vous avez causé la misère pour ne pas consentir à vous en séparer ! Dieu veuille, Amélia, que vous soyez plus heureuse même que je ne l’ai été moi-même ! Voilà Jos qui abandonne son père dans ses chagrins et dans sa vieillesse ; voilà George, dont l’avenir pourrait être assuré, qui, un jour, pourrait se voir très-riche… qui va à l’école avec une montre d’or et une chaîne autour du cou, tandis que mon pauvre vieux mari n’a pas un shilling dans sa poche ! »

 

Le discours de mistress Sedley se termina par des sanglots et des pleurs qui retentirent dans toute la petite maison et arrivèrent aux oreilles des autres femmes, qui n’avaient pas perdu un mot de tout cet entretien.

 

« Oh ma mère ! ma mère ! s’écria la pauvre Amélia, vous ne m’aviez rien dit de tout cela… je lui avais promis ces livres… j’ai vendu mon châle ce matin même. Tenez, voici l’argent ; prenez tout !… »

 

En même temps, d’une main tremblante, elle tirait de sa poche ses précieuses pièces d’or, qu’elle mettait dans les mains de sa mère, d’où plusieurs s’échappèrent pour rouler jusque sur les marches de l’escalier.

 

Amélia rentra ensuite dans sa chambre, et là s’abandonna au plus violent désespoir en présence de sa misère, dont elle concevait maintenant toute l’étendue. Ah ! elle le voyait bien maintenant, son égoïsme causait seul la ruine de son fils. Son obstination l’empêchait seule d’avoir la richesse, l’éducation, le rang auxquels il pouvait prétendre, auxquels l’appelait sa naissance. Déjà, par amour pour elle, le père s’était précipité dans l’abîme ; voudrait-elle y retenir le fils, maintenant qu’elle avait un seul mot à dire pour ramener l’aisance dans sa famille, pour élever son fils à la fortune ? Ah ! c’était là une réalité bien poignante pour son pauvre cœur blessé !

 

CHAPITRE XV.

Gaunt-House.


Tout le monde sait que l’hôtel de lord Steyne à Londres est situé Gaunt-Square, sur cette place où vient aboutir Great-Gaunt-Street, cette même rue dans laquelle nous avons conduit Rebecca à sa première visite en qualité d’institutrice chez le baronnet maintenant défunt. En regardant par-dessus les grilles, qui entourent les sombres feuillages du jardin situé au milieu du Square, vous apercevrez les malheureuses gouvernantes des enfants étiolés qui s’amusent autour du rond de verdure au centre duquel s’élève la statue de lord Gaunt, ce héros qui succomba à la bataille de Minden et qui se trouve là pour sa gloire représenté en bronze avec une perruque à trois marteaux et un costume à la romaine. Gaunt-House occupe tout un côté du Square, et sur ses trois autres faces s’étendent de spacieuses et sombres demeures dont les croisées sont taillées dans la pierre ou encadrées dans des briques rouges. On dirait que le jour a regret de pénétrer dans ces tristes et incommodes habitations. Les mœurs hospitalières semblent les avoir aussi désertées avec ces laquais tout habillés d’or et de soie, ces coureurs armés de torches qu’ils plaçaient dans les mains de fer que l’on aperçoit encore sur les côtés du perron.

 

Les noms gravés sur des plaques de cuivre ont fait invasion jusque dans le Square : ce sont ceux de docteurs, de banquiers, d’industriels de tout genre. C’est là un spectacle aussi peu réjouissant que la vue de l’hôtel de milord Steyne.

 

Tout ce que je connais de ce vaste manoir, c’est sa façade avec sa grande porte de fer et ses colonnes rongées par le temps. Quelquefois apparaît sur le seuil la face rouge et rechignée d’un robuste et gros concierge. Au-dessus du mur d’enceinte se dessinent les mansardes et les cheminées, dont on ne voit maintenant sortir la fumée qu’à de bien rares intervalles. En effet, lord Steyne passe sa vie à Naples, et préfère la vue du golfe de Caprée et celle du Vésuve au sinistre aspect des murailles de Gaunt-Square.

 

À vingt pas de là, dans New-Gaunt-Street, il existe une petite porte bâtarde qui sert d’entrée aux écuries de Gaunt-House. Son extérieur n’a rien assurément de bien propre à la faire distinguer des autres portes d’écurie ; mais plus d’un coupé mystérieux s’est arrêté à cette porte, s’il faut en croire le petit Tom Eaves, véritable gazette de tous les commérages de la ville.

 

« Le prince de Galles et la Perdita ont souvent passé par cette porte, mon cher monsieur, me disait-il souvent ; elle s’est aussi plus d’une fois ouverte pour le duc de *** et Marianne Clarke. C’est par là que l’on arrive aux fameux petits appartements de lord Steyne. Une des pièces est tout ivoire et satin blanc, une autre est tout ébène et velours noir. Il y a une petite salle à manger copiée sur celle de Salluste, à Pompeï, et peinte par Cosway ; il y a une charmante petite cuisine avec une batterie en argent et des broches en or. Philippe-Égalité s’amusa à y rôtir des perdrix une certaine nuit où il gagna au jeu cent mille livres sterling à un très-célèbre personnage. La moitié de cet argent servit à attiser le volcan révolutionnaire, et l’autre à acheter le marquisat de lord Gaunt et son ordre de la Jarretière ; quant au surplus… »

 

Mais il n’entre point dans notre cadre de dire à quoi fut employé le surplus, bien que le petit Tom Eaves, qui a mis son nez partout, puisse nous donner le détail du surplus par livre, sou, maille et denier.

 

Outre cet hôtel à la ville, le marquis avait des châteaux et des palais dans tous les coins des Trois Royaumes. On en peut voir la description dans le Guide du Voyageur en Angleterre : le château de Strongbow, avec bois et forêts, dans le Shanon-Shore ; le Gaunt-Castle, dans le Cammarthewshire, qui servit de prison d’État à Richard II ; le château de Gauntley, dans l’Yorkshire, où se trouvent, dit-on, cent tasses à thé, toutes en argent, pour le déjeuner des hôtes de la maison, et tout le reste à l’avenant ; Stillbrook, dans l’Hampshire, modeste métairie dont l’ameublement faisait l’admiration de tous les visiteurs, et qui a été vendue, après décès, à la criée.

 

La marquise de Steyne descendait de l’ancienne et illustre famille des Caerlyon, marquis de Camelot, restés toujours fidèles à leur religion depuis la conversion du vénérable druide dont ils sont issus, et dont les tables généalogiques remontent à l’arrivée du roi Bruce dans notre île. De temps immémorial les mâles de cette race s’appellent Arthur, Uthers et Caradocs. La plupart ont conspiré, comme c’était leur devoir, et ont péri sur l’échafaud. La reine Élisabeth fit mourir du dernier supplice l’Arthur de son époque, qui, après avoir été chambellan de Marie Stuart, portait les missives de la reine captive aux Guises ses oncles. Le cadet servait sous le Balafré. Pendant la captivité de Marie, les membres de cette famille furent de tous les complots. La fortune de la maison fut grandement entamée par l’armement qu’elle fit contre les Espagnols du temps de l’invincible Armada ; par les amendes et les confiscations dont il frappa Élisabeth pour avoir donné asile aux prêtres réfractaires et s’être obstinément refusée à abjurer l’hérésie papiste. Sous le règne de Charles Ier, le chef de la famille fléchit devant les arguments théologiques du prince convertisseur ; sa fortune profita de cette faiblesse d’un moment et recouvra sa splendeur passée ; mais, sous le règne de Charles II, le comte de Camelot revint à la foi de ses ancêtres, et leur sang et leur fortune s’épuisèrent au service de cette sainte cause, tant qu’il resta un Stuart pour se mettre à la tête des généreux courtisans du malheur.

 

Lady Marie Caerlyon fut élevée dans un couvent de Paris, où elle eut pour marraine la dauphine Marie-Antoinette. Dans tout l’éclat de sa beauté on l’avait mariée ou plutôt vendue à lord Gaunt qui, étant venu pour se distraire à Paris, avait gagné des sommes considérables au milieu des orgies auxquelles on se livrait dans le palais de Philippe-Égalité. Le fameux duel du comte de Gaunt avec le comte de La Marche, des mousquetaires gris, était attribué, par la rumeur publique, aux prétentions que cet officier, d’abord page et ensuite favori de la reine, avait élevées à la main de la belle lady Mary Caerlyon. Elle épousa le comte de Gaunt à peine remis de sa blessure, et vint habiter Gaunt-House et figurer pour quelque temps à la cour du prince de Galles. Fox en fut amoureux ; Morris et Sheridan lui dédièrent des vers ; Malmesbury la poursuivit de prévenances ; Walpole la déclara charmante, et la duchesse de Devonshire en tomba jalouse. Mais bientôt elle renonça aux plaisirs et aux joies du monde, au tourbillon par lequel elle s’était d’abord laissé emporter. Après la naissance de son second fils, elle voua sa vie aux pratiques austères de la dévotion. Cela explique comment lord Steyne, qui aimait par-dessus tout le plaisir et ses folies, ne resta pas longtemps après son mariage auprès d’une femme toujours plongée dans les larmes et le silence.

 

Tom Eaves, déjà cité, et dont le nom ne se mêle à cette histoire que pour les renseignements qu’il a pu nous procurer sur l’histoire secrète des habitants de Londres, Tom Eaves m’a communiqué, sur le compte de milady Steyne, des détails particuliers que je livre, sous toute réserve, à l’appréciation du lecteur.

 

« Les humiliations (c’est lui qui parle), les humiliations que cette femme a dû essuyer dans son intérieur sont de nature à faire dresser les cheveux sur la tête. C’est-à-dire qu’on me mettrait plutôt en morceaux avant que de me faire consentir à admettre dans la société de mistress Eaves les femmes que lord Steyne recevait à sa table. »

 

Tom Eaves mentait ; Tom Eaves aurait sacrifié sa dignité et sa femme pour obtenir un salut, voire même un dîner de ces dames.

 

« Or, vous devez bien penser, ajoutait Tom Eaves, qu’il y avait un motif pour qu’une femme aussi fière qu’une reine, et auprès de qui les Steyne ne sont en noblesse que de petits garçons, se pliât sans murmurer au joug que lui imposait son mari ; eh bien ! moi je vais vous dérouler tout ce mystère. Je vous dirai donc que, pendant l’émigration, un certain abbé de La Marche, qui se trouvait ici et qui prit part à l’affaire de Quiberon avec Puisaye et Tinténiac, était le même colonel des mousquetaires gris qui se battit en 86 avec le marquis de Steyne ; que la marquise et lui se revirent à la suite de ce duel, et qu’en apprenant sa mort au débarquement de Quiberon, lady Steyne s’adonna à ces pratiques de dévotion excessive qu’elle n’a plus quittées depuis. Toute cette histoire est fort dramatique, et rappelez-vous bien ce que je vous dis, fit Tom Eaves avec un branlement de tête, le ciel n’envoie point tant de malheurs à qui n’a rien à se reprocher. Si cette femme courbe ainsi la tête, c’est que le bât la blesse quelque part. »

 

Ainsi donc, si M. Eaves est aussi bien renseigné qu’il le prétend, voilà une femme obligée de dérober au public, sous la sérénité de sa figure, les tortures morales et les secrètes angoisses qui lui déchirent le cœur. Ah ! mes amis, si nos noms ne sont point inscrits au livre d’or de la noblesse, consolons-nous en pensant que dans notre noble et humble condition la Providence au moins n’a point suspendu au-dessus de nos têtes de pareils châtiments qui, sous la forme d’un recors, d’une maladie héréditaire ou d’un secret de famille, font payer bien chèrement cette vaisselle d’or et ces coussins de satin.

 

En comparant sa condition avec celle de très-haute et très-puissante dame de Caerlyon, marquise de Gaunt, le dernier des malheureux doit, toujours suivant M. Eaves, trouver des motifs de remercier le ciel de son sort. Pères ou fils qui n’avez l’héritage ni à léguer ni à recueillir, vous ne pouvez manquer d’être en bons termes avec votre famille, tandis que l’héritier d’un grand nom comme celui de milord Steyne, par exemple, doit, par un sentiment bien naturel, voir avec des regrets mêlés de haine celui qui détient des biens dont il voudrait déjà pouvoir disposer.

 

Ces réflexions ont conduit Tom Eaves à mettre toute sa fortune en viager ; de cette manière il évite à ses neveux et nièces de mauvaises pensées à son endroit ; et n’ayant plus aucun motif de défiance contre eux, il tâche de dîner chez eux le plus souvent possible.

 

La différence de religion mettait encore dans cette famille un cruel obstacle aux épanchements si doux qui, d’ordinaire, resserrent les liens de l’affection entre les mères et les enfants. Son amour pour ses fils redoublait chez lady Gaunt ses craintes et ses inquiétudes. L’abîme qui la séparait d’eux était infranchissable. Il lui était défendu de leur tendre sa faible main pour les attirer dans cette croyance hors de laquelle elle ne voyait point de salut. La pauvre mère espérait que le plus jeune au moins, l’enfant et ses prédilections, finirait par se réconcilier avec l’Église catholique ; mais, hélas ! de cruelles et dures épreuves étaient réservées à cette pauvre femme, qui les accepta comme le juste châtiment de son mariage avec un protestant.

 

Milord Gaunt épousa, comme le savent tous ceux qui ont mis le nez dans un dictionnaire de la Pairie, lady Blanche Thistlewood, fille de la noble famille de Bareacres, déjà nommée dans cette très-véridique histoire. Une aile de Gaunt-House fut affectée au jeune couple, car le chef de famille tenait à exercer son autorité et à l’exercer souverainement. Le fils, héritier futur de la fortune et des titres, vivait peu dans son intérieur et faisait assez mauvais ménage avec sa femme ; il souscrivait tous les billets qu’on lui présentait, se souciait peu de grever l’héritage qu’il devait recueillir un jour, et ne cherchait qu’à accroître par tous les moyens possibles le trop modeste revenu que lui faisait son père.

 

Au grand désespoir de lord Gaunt et pour la plus douce satisfaction de son ennemi naturel, nous voulons dire de son père, lady Gaunt ne lui donna point d’enfants. On songea en conséquence, à faire revenir lord George Gaunt, qui s’occupait à Vienne de valse et de diplomatie, et on le maria avec l’honorable Jeanne, fille unique de John Jones, baron du Vide-Gousset, et à la tête de l’importante maison de banque sous la raison sociale Jones, Brown et Robinson. De cette union il naquit plusieurs fils et filles qui n’ont rien à faire dans cette histoire.

 

Les premiers temps de cette union furent assez fortunés. Milord George Gaunt non-seulement lisait couramment, mais écrivait d’une façon passable ; il parlait le français avec une facilité merveilleuse et passait pour l’un des plus fins valseurs de l’Europe. Ses talents personnels, l’intérêt qu’il avait dans la maison de banque de son père, semblaient devoir en outre lui donner accès aux honneurs et aux postes les plus élevés. Sa femme ne demandait pas mieux que de vivre au milieu des cours et sa fortune la mettait en état de charmer, par la splendeur et l’éclat de ces réceptions, les capitales où la conduiraient les fonctions diplomatiques de son mari. On avait pensé à lui pour en faire un ministre plénipotentiaire ; avant peu il allait être nommé ambassadeur, et déjà les paris étaient engagés à ce sujet au Café des Étrangers, lorsque soudain les bruits les plus bizarres commencèrent à circuler sur le compte du secrétaire d’ambassade. À un grand dîner diplomatique chez son ambassadeur, il se leva sur sa chaise au milieu du repas en s’écriant que le pâté de foie gras était empoisonné ; à un bal donné à l’hôtel de l’envoyé de Bavière, le comte de Springbook-Hohenlaufen, il arriva la tête rasée et en habit de capucin ; et ce n’était pourtant point un bal masqué, ainsi que quelques personnes ont voulu le faire croire. C’est singulier, se disait-on tout bas ; on a remarqué les mêmes symptômes chez le grand-père : c’est dans le sang, à ce qu’il paraît.

 

Sa femme revint en Angleterre et se fixa à Gaunt-House. Lord George abandonna son poste diplomatique sur le continent, et peu après on put lire dans la gazette sa nomination au Brésil ; mais des gens bien informés prétendent qu’il n’est jamais revenu de cette expédition au Brésil, parce qu’il n’y est jamais allé. Le fait est qu’il avait disparu de la surface du globe, et qu’à en croire les propos de quelques mauvaises langues, le Brésil aurait été pour lui une maison de santé, Rio-Janeiro, un cabanon formé par quatre murailles, et George Gaunt, confié au soin d’un gardien, aurait été créé par lui chevalier de la camisole de force.

 

Deux ou trois fois par semaine sa mère, en expiation de ses fautes, allait de grand matin rendre visite au pauvre idiot. Parfois il éclatait de rire à son approche, et son rire faisait encore plus de mal que ses cris. D’autres fois elle trouvait le brillant diplomate du congrès de Vienne s’amusant avec un jouet d’enfant ou berçant dans ses bras la poupée de la fille de son gardien. Dans ses moments lucides il reconnaissait sa mère, mais le plus souvent il fixait sur elle un regard vague et douteux, et alors on eût dit que sa mère était aussi bien effacée de son souvenir que sa femme, ses enfants, ses projets de gloire, d’ambition, de vanité.

 

C’était là un mystérieux héritage, une terrible transmission du sang ; et déjà, chez plusieurs membres de la famille, ce terrible mal avait révélé sa présence. Cette race antique était frappée dans son orgueil comme les Pharaons dans leur premier né. Le sceau funeste de la réprobation et du malheur avait été imprimé sur le seuil de cette maison sans que la couronne et l’écusson gravés sur la porte aient pu l’en défendre.

 

Les enfants d’un père qu’ils ne devaient plus revoir se développaient et grandissaient sans avoir conscience de la fatalité qui pesait sur eux. Dans leurs jeunes années, ils parlaient de leur père et faisaient mille projets pour l’époque de son retour ; ensuite le nom de cet homme mort de son vivant se trouva moins souvent sur leurs lèvres, et finit par ne plus être prononcé. Un accablement terrible s’emparait de cette vieille et malheureuse femme lorsqu’elle venait à penser que le père de ces enfants pouvait, avec ses dignités, leur avoir transmis l’opprobre de son sang, et elle vivait toujours au milieu de la crainte de voir se manifester en eux les indices de l’horrible malédiction qui avait frappé ses ancêtres.

 

Ce sinistre pressentiment poursuivait aussi lord Steyne. Il s’efforçait de repousser l’affreux fantôme qui assiégeait son chevet, de s’étourdir par les fumées du vin et les bruits de l’orgie. Quelquefois il parvenait à perdre de vue cette vision terrible au milieu des tourbillons du plaisir et des dissipations du monde ; mais, vains efforts ! le fantôme reparaissait dès qu’il se trouvait seul, et devenait plus menaçant avec les années.

 

« J’ai étendu ma main sur ton fils, disait-il, pourquoi ne te frapperais-je pas aussi. Demain mon seul caprice peut t’ouvrir une prison comme il a fait pour ton fils George. Que demain je te marque au front, et il faudra dire adieu à tes plaisirs et à tes dignités, à tes amis et à tes flatteurs, à tous ces raffinements du luxe entassés autour de toi. Et tu échangeras tout cela contre quatre murailles, un gardien et une paillasse, comme il est arrivé pour George Gaunt. »

 

Milord ne sachant comment se soustraire aux menaces de cet ennemi invisible, et gémissant sous le poids de cette main de fer appesantie sur lui, cherchait à la défier du moins par les hommages du monde et ses plaisirs bruyants.

 

L’opulence et la splendeur régnaient dans sa maison ; mais sous ces vastes lambris dorés, couverts d’écussons et de sculptures, on aurait en vain cherché le bonheur. C’était l’hôtel où se donnaient les plus belles fêtes de Londres ; mais en même temps où il se trouvait le moins de contentement, si ce n’est pour les joyeux convives, qui s’asseyaient à la table de mylord. Peut-être, s’il n’eût pas été un si grand personnage, aurait-on fui sa société ; mais, dans la Foire aux Vanités, le tarif des fautes varie suivant les rangs. On s’y prend à deux fois avant de condamner un homme d’une position aussi élevée que lord Steyne. Les censeurs les plus médisants, les sages les plus austères, pouvaient se scandaliser tout bas du genre de vie de milord Steyne ; mais tous s’empressaient de répondre aux invitations qu’il leur adressait.

 

« C’est un bien vilain homme que ce lord Steyne, disait lady Slingstone ; mais tout le monde y va ; je n’aurai qu’à veiller d’un peu plus près sur mes filles.

 

– Je dois tout à sa seigneurie, disait le révérend docteur Trail, qui, déjà évêque, songeait encore à monter plus haut. »

 

Mistress Trail et ses filles auraient plutôt manqué d’aller à l’église qu’aux soirées de sa Seigneurie.

 

« Sa morale est un peu relâchée, disait le petit Southdown à sa sœur, qui l’interrogeait timidement sur Gaunt-House, d’après les terribles récits qu’elle en avait entendu faire à sa mère ; mais que diable voulez-vous ? il a dans sa cave le meilleur champagne de toute l’Europe. »

 

Quant au baronnet sir Pitt Crawley, le rigoureux observateur des bienséances, le président des meetings apostoliques, eh bien ! il ne lui serait jamais venu à l’idée de ne point aller chez lord Steyne.

 

« Jane, disait le baronnet à sa femme, soyez sûre que nous ne pouvons mal faire en nous montrant dans des maisons où l’on rencontre des personnes comme l’évêque d’Ealing et la comtesse de Slingstone. Le lord lieutenant d’un comté, ma chère, est un homme parfaitement digne de considération. D’ailleurs, George Gaunt a été mon camarade d’enfance ; il était attaché avec moi à l’ambassade de Poupernicle. »

 

Tout le monde, en un mot, venait payer son tribut d’hommages à ce haut et puissant seigneur ; tous ceux du moins qu’on y appelait. Eh ! mon Dieu ! cher lecteur, ne vous en défendez pas ; vous et moi y serions allés si nous avions reçu un billet d’invitation.

 

CHAPITRE XVI.

Où le lecteur se trouve introduit dans la meilleure société.


Les égards de Becky pour le chef de la famille devaient enfin trouver leur récompense, qui, sans avoir une valeur matérielle et appréciable par poids et par mesure, était néanmoins, de la part de Becky, l’objet d’une convoitise bien plus ardente que des avantages qui s’estiment en nature. Becky ne tenait pas absolument à mener une vie honnête et irréprochable ; mais ce à quoi elle tenait, c’était à jouir de la considération qui en est la suite et qui ne s’obtient, comme on le sait, dans le grand monde qu’à la condition de s’être fait présenter à la cour en robe traînante avec plumes et diamants. Du moment où le lord chambellan vous a marquée au poinçon de la vertu, vous pouvez être mise en circulation dans le monde comme une femme de bon aloi. Comme ces marchandises mises en quarantaine qu’on ne laisse sortir qu’après les avoir arrosées de vinaigre aromatique, de même il suffit, pour plus d’une femme de réputation équivoque, de traverser l’atmosphère royale pour se trouver par là même purifiée de tout principe délétère et malsain.

 

C’est bon pour milady Bareacres, milady Tufto, mistress Bute Crawley et toutes autres qui ont eu des rapports avec mistress Rawdon-Crawley de se récrier à la pensée que cette petite aventurière a été faire sa révérence au souverain. Qu’elles soutiennent tant qu’elles voudront que du vivant de l’excellente reine Charlotte on n’aurait point vu chose pareille ; mais du moment où mistress Rawdon a reçu son brevet de bonne vie et mœurs du prince le plus gentilhomme de l’Europe, on serait mal reçu à douter un moment de la réalité de sa vertu.

 

Ce fut un jour de triomphe pour mistress Rawdon-Crawley que celui où le paradis royal ouvrit enfin ses portes à ses angéliques vertus, alors que sous le patronage de sa belle-sœur elle fit son entrée dans ce séjour après lequel elle soupirait depuis si longtemps. Au jour pris et à l’heure dite, sir Pitt et sa femme, dans leur grande voiture d’apparat tout fraîchement remise à neuf pour l’installation du baronnet comme grand shérif de son comté, s’arrêtèrent devant la petite maison de Curzon-Street. Raggles observait tout de sa boutique avec un sentiment de satisfaction, depuis les magnifiques plumes dont il apercevait les ondulations à travers les vitres de la voiture, jusqu’aux énormes bouquets qui s’épanouissaient sur la poitrine des laquais en livrée neuve.

 

Sir Pitt, en brillant uniforme et une épée au côté qui lui battait dans les jambes, descendit en personne de voiture. Le petit Rawdon, la figure collée à la fenêtre, souriait et faisait des signes d’intelligence à sa tante, qui attendait dans le carrosse. Pitt ressortit bientôt de la maison, conduisant par la main une dame empanachée, à demi voilée dans une écharpe blanche, et relevant d’une manière pleine de grâce une robe de brocart à queue traînante ; elle monte dans la voiture avec une aisance toute princière et comme une personne qui avait l’habitude d’aller à la cour. Elle jeta un sourire sur celui qui tenait la portière, puis sir Pitt monta aussitôt après elle.

 

Rawdon enfin ne tarda pas à paraître. Il avait endossé son ancien uniforme, qui n’avait que trop souffert des injures du temps et pouvait à peine renfermer l’excédant de son embonpoint. Un moment Rawdon faillit être obligé de se rendre en voiture de place au palais de son souverain ; mais, grâce à l’insistance de son excellente belle-sœur, on finit par l’admettre dans la voiture. Les banquettes étaient très-larges ; les dames n’avaient pas besoin d’une bien grande place, elles en seraient quittes pour serrer un peu leurs robes sur leurs genoux. Ils partirent donc très-fraternellement tous quatre ensemble et bientôt rejoignirent la file des voitures qui se pressaient dans la direction du vieux palais de briques où la fidèle noblesse du royaume de la Grande-Bretagne allait déposer ses hommages au pied du trône sur lequel brillait l’astre bienfaisant que nous avait donné les Brunswick.

 

Pour un peu Becky, s’adressant à ce peuple qui formait la haie des deux côtés des voitures, lui aurait envoyé ses bénédictions par la portière, tant son esprit s’exaltait à la pensée de la haute position qu’elle venait de conquérir dans le monde. Becky avait aussi ses faiblesses, comme on le voit ; Becky était de la nature de ces êtres qui tiennent plus aux qualités qu’on est en droit de leur contester qu’à celles qu’ils possèdent en réalité. Becky tenait surtout à passer pour une femme honorable et à être honorée, et voilà le but qu’elle poursuivait avec une persévérance qui allait jusqu’à l’obstination et qui, comme nous venons de le voir, était enfin couronnée par le succès.

 

Il y avait des moments où, dominée par cette pensée, et prenant au sérieux son rôle de grande dame, elle oubliait que ses tiroirs étaient vides, que les créanciers assiégeaient sa porte, que les fournisseurs se mettaient du concert, et qu’il n’y avait pas un endroit où elle pût reposer sa tête à l’abri de toute réclamation. Plus la voiture approchait du palais, plus Becky prenait des airs majestueux, imposants, résolus ; ce fut au point que lady Jane ne put s’empêcher d’en sourire. Sa démarche d’impératrice nous donnerait tout lieu de croire que si le hasard lui eût placé un diadème sur la tête, notre petite aventurière aurait joué son rôle tout comme une autre.

 

Le costume de cour que portait mistress Rawdon le jour de sa réception à Saint-James pourrait fournir matière à la plus délicieuse et à la plus élégante description. Tandis que c’est chose commune de voir, parmi la population féminine qui se presse dans les salons de Saint-James aux jours de réception, de vénérables matrones qui ont besoin des brouillards de novembre et des clartés vacillantes du lustre pour produire leurs charmes douteux et leurs appas fardés, la beauté de Rebecca n’avait nul besoin de ces lumières discrètement ménagées ; la fraîcheur de son teint ne redoutait point l’éclat du soleil ; sa toilette, que maintenant on trouverait peut-être ridicule et surannée, faisait, il y a une trentaine d’années, l’admiration de la foule, et lui valut un triomphe complet le jour de sa présentation. La bonne petite lady Jane elle-même avait été forcée de reconnaître ce succès et d’avouer avec le plus vif chagrin, en regardant sa parente, qu’elle n’avait point autant de goût que mistress Becky.

 

Elle ne se doutait guère, cette simple et naïve femme, de l’étude, de la méditation, nous dirons même du génie que mistress Rawdon avait apportés dans la confection de cette toilette. Rebecca pouvait rivaliser pour le goût avec la première modiste de l’Europe ; elle avait autant d’adresse à son service qu’il en manquait à lady Jane.

 

Tandis que cette dernière ouvrait des yeux tout grands pour mieux voir la magnifique robe de brocart et les merveilleuses dentelles qui lui servaient de garniture, Becky disait d’une voix négligente que ce brocart était un vieux reste, que cette dentelle provenait d’une occasion, et qu’elle avait tout cela depuis un siècle.

 

« Mais, ma chère mistress Crawley, c’est toute une fortune que vous avez là sur vous, » répondit lady Jane en portant les yeux sur sa dentelle, qui n’était pas, à beaucoup près, aussi belle que celle de Rebecca.

 

Elle fut un moment tentée de lui dire qu’elle ne comprenait pas comment elle trouvait le moyen d’avoir de si belles toilettes ; mais elle arrêta tout court cette pensée sur ses lèvres, parce qu’elle la trouva désobligeante.

 

Il est fort probable, cependant, que lady Jane aurait dérogé, en cette circonstance, à la douceur ordinaire de son caractère si elle avait su l’histoire mystérieuse de la robe, que voici dans toute sa réalité : Alors que mistress Rawdon avait plein pouvoir de sir Pitt pour tout ranger dans la maison, elle avait, en examinant différents tiroirs, découvert de la dentelle et des robes de brocart provenant des châtelaines défuntes ; les trouvant à sa convenance, elle les avait emportées chez elle et fait mettre à la taille de sa petite personne. Briggs avait bien vu tout cela, mais elle s’était gardée de lui adresser aucune question et ne l’avait point trahie par d’indiscrets rapports. Il y a même lieu de croire qu’elle approuvait sa conduite, comme aurait fait à sa place toute fille dévouée.

 

« Où donc vous êtes-vous procuré ces diamants, Becky ? » lui demanda son mari en admirant les pierreries qui étincelaient avec profusion à son cou, et qu’il voyait pour la première fois.

 

Becky rougit un peu et prit un air maussade ; Pitt Crawley rougit aussi de son côté et regarda par la portière. C’était de lui, en effet, qu’elle tenait une partie de ces brillants ; le baronnet avait du reste complétement oublié d’en donner avis à sa femme.

 

Becky regarda son mari, puis ensuite sir Pitt, d’un air insolent et triomphateur qui semblait dire : Voyez, si je voulais vous trahir, il ne tiendrait pourtant qu’à moi.

 

« Je vous le donne à deviner, se décida-t-elle enfin à dire à son mari. Dites un peu, où pensez-vous que je me les sois procurés ? À l’exception toutefois de l’épingle que m’a donnée depuis longtemps déjà une personne qui m’est bien chère, puisque vous voulez le savoir, je les ai loués à M. Polonius. Vous ne vous imaginez pas, je pense, que tous ces diamants qu’on voit à la cour appartiennent à ceux qui les portent, comme il en est pour ces magnifiques pierreries que lady Jane a sur elle, et qui, j’en suis sûre, ont infiniment plus de prix que celles que vous voyez à mon cou.

 

– Ce sont des bijoux de famille, » dit sir Pitt toujours fort mal à l’aise.

 

Cette conversation continua sur le même ton jusqu’au moment où la voiture s’arrêta enfin à la porte du palais, où le souverain recevait ses sujets en grand cérémonial.

 

Les diamants qui avaient excité l’admiration de Rawdon ne retournèrent jamais chez M. Polonius ; jamais on n’alla les rendre à l’honnête marchand ; ils furent enfouis dans une petite cachette dont Becky seule avait le secret, dans un vieux pupitre que lui avait donné Amélia, et où elle tenait en réserve une foule de petits objets soit utiles, soit précieux, et dont son mari ignorait entièrement l’existence. Ne rien savoir ou au plus ne savoir qu’à demi, tel est le rôle de presque tous les maris, tandis que celui des femmes est de leur cacher le plus qu’elles peuvent. Ah ! mesdames, mesdames, combien n’avez-vous pas de comptes secrets chez les modistes, de robes et de bracelets que vous ne mettez qu’en tremblant ! Et pour que vos maris n’y voient que du feu, vous les étourdissez de vos caresses, vous les endormez par vos sourires, si bien qu’ils ne reconnaissent plus la robe neuve de la veille, et qu’ils sont loin de se douter que cette écharpe jaune que vous prétendez être reteinte leur coûte plus de cinquante guinées.

 

Rawdon ignorait donc l’histoire des pendants d’oreille de sa femme aussi bien que de la magnifique rivière qui scintillait sur ses épaules ; mais lord Steyne, l’un des grands dignitaires de la couronne, l’un des illustres défenseurs du trône d’Angleterre, que l’on voyait dans la royale demeure avec son ordre de la Jarretière, ses plaques, ses colliers et ses cordons, qui entourait cette petite femme de prévenances toutes particulières, savait très-bien l’origine de ces diamants et aurait pu indiquer d’une manière précise celui qui les avait payés.

 

En s’approchant d’elle pour la saluer, il se mit à sourire et lui cita un vers de la boucle de cheveux sur les diamants de Belinde :

 

Que le juif convoite et l’infidèle adore !

 

« Mais j’espère que Sa Seigneurie ne se compte pas parmi les infidèles ? » fit la petite dame avec un hochement de tête significatif.

 

Les dames qui se trouvaient dans le voisinage se mirent à chuchoter tout bas ; plusieurs messieurs s’en mêlèrent aussi en voyant l’attention particulière que le noble lord accordait à la petite aventurière.

 

Ce n’est point à une plume aussi débile et aussi novice que la nôtre qu’il appartient de retracer les merveilles de l’entrevue de Rebecca Crawley, née Sharp, avec son gracieux et puissant souverain. Un sentiment de respect et de convenance nous défend de porter des regards scrutateurs et indiscrets dans cette pièce honorée par la présence du monarque. Passons, passons rapidement et en silence, après nous être inclinés comme nous devons le faire, devant ce maître auguste et respecté.

 

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après cette entrevue, il ne se trouvait pas à Londres de cœur plus dévoué à la personne du roi que celui de Becky. Elle avait sans cesse le nom du roi à la bouche ; sans cesse elle parlait de son extérieur gracieux et bienveillant. Elle se rendit chez Colnaghi et lui demanda à voir ce qu’il avait de plus beau, quelque chef-d’œuvre de l’art, peu lui importait le prix. Elle s’arrêta enfin à un portrait où notre gracieux monarque est représenté avec un manteau garni de fourrures, une culotte et des bas de soie. Elle avait aussi un autre portrait peint sur une broche ; ses amis étaient étourdis de ses éloges perpétuels sur l’urbanité et la beauté du monarque. Qui sait ? Peut-être apercevait-elle le rôle d’une Maintenon ou d’une Pompadour !

 

Après sa présentation, ce fut surtout chose divertissante que de voir ses airs prudes et d’entendre le langage précieux qu’elle affectait. Elle avait été jusqu’alors en rapport avec plusieurs personnes d’une réputation équivoque ; mais une fois rangée au nombre des femmes honnêtes, elle rompit toute relation avec ces vertus suspectes ; elle n’eut plus l’air de reconnaître lady Crackenbury lorsque celle-ci la saluait de sa loge, et elle détournait la tête en apercevant à la promenade mistress Washington-White.

 

« C’est à chacun de savoir tenir son rang dans le monde, disait-elle souvent ; c’est un grand tort que de fréquenter des personnes dont la réputation n’est pas parfaitement intacte. Mon Dieu ! je plains de tout mon cœur cette pauvre lady Crackenbury ; mistress Washington-White est une excellente personne et si vous aimez à faire votre whist, allez dîner chez elle ; mais pour moi, je ne le puis… il y a des convenances. Smith répondra que je suis sortie, si ces dames viennent à se présenter. »

 

Tous les journaux rendirent compte de la toilette de Becky ; ce n’était que plumes, dentelles et diamants. Mistress Crackenbury se mordit les lèvres en lisant cet article, et au milieu de son petit cercle adulateur se répandit en sarcasmes contre les grands airs de sa rivale. Mistress Bute Crawley fit venir de la ville un numéro du Morning-Post et donna avec ses filles un libre cours aux généreux transports de son indignation.

 

« Il ne vous manque que des cheveux rougeâtres, des yeux verts et une danseuse de corde pour mère, disait mistress Bute à l’aînée de ses demoiselles qui avait une chevelure couleur de suie, une toute petite taille et un long nez, pour avoir de magnifiques diamants et pour être présentée à la cour par votre cousine lady Jane. C’est un malheur pour vous d’appartenir à une honnête famille, ma chère enfant. Tâchez de vous en consoler en pensant au noble sang qui coule dans vos veines et aux principes de vertu et de probité qu’on a pris soin de vous inculquer. Moi, la femme du frère cadet d’un baronnet, je n’ai jamais élevé mes prétentions jusqu’à me faire présenter à la cour… Il y en a bien d’autres qui n’y auraient jamais été si cette bonne reine Charlotte n’était pas morte ! »

 

C’est ainsi que ladite femme du recteur s’efforçait de donner le change à son chagrin. Quant à ses filles, de gros soupirs s’échappaient de leur poitrine, et elles révèrent toute la nuit présentation et pairie.

 

Peu de jours après ce grand événement, un nouvel hommage non moins flatteur fut rendu à la vertu de Rebecca. La voiture de lady Steyne s’arrêta devant la porte de M. Rawdon Crawley, et le laquais, après avoir fait retentir la porte sous un redoutable coup de marteau, remit deux cartes sur lesquelles on lisait les noms de la marquise de Steyne et de la comtesse de Gaunt. Ces deux petits morceaux de carton auraient été couverts des dessins des plus grands maîtres ou enroulés chacun de cent mètres de malines, que Becky ne les eut pas contemplés avec une plus vive satisfaction.

 

Les cartes de lady Steyne et de lady Bareacres ! Rebecca marchait dès lors de pair avec toutes les ladies du royaume !

 

Deux heures après environ, milord Steyne était chez Rebecca. Il se mit à tout inspecter, suivant son habitude, et il trouva les cartes de sa femme s’étalant avec orgueil dans la coupe du salon. On aurait pu alors remarquer sur sa figure cette grimace dédaigneuse qui lui était familière toutes les fois qu’il découvrait quelques nouvelles petitesses de l’humaine nature. Becky ne tarda pas à le rejoindre. Pour recevoir les visites de sa seigneurie, sa toilette était toujours irréprochable, ses cheveux étaient parfaitement lisses ; elle ne négligeait aucune des ressources de la coquetterie féminine, mouchoirs, tabliers, écharpes et pantoufles de maroquin, tout était mis en œuvre et elle savait avec un art étudié prendre les airs les plus enivrants, les poses les plus voluptueuses. Quand par hasard elle était surprise, elle s’enfuyait dans sa chambre à coucher, jetait un coup d’œil à son miroir et ne tardait pas à reparaître au salon.

 

En voyant milord Steyne examiner d’un air sardonique le contenu du vase de Chine, elle ne put s’empêcher de rougir.

 

« Ah ! bonjour, monseigneur, lui dit-elle ; vous le voyez, ces dames ont passé par ici. Vous êtes bien aimable d’être venu ; je vous demande pardon de vous avoir fait attendre… J’étais occupée dans la cuisine à confectionner un pudding.

 

– Je le savais déjà, lui répliqua son noble visiteur ; je vous avais aperçue à travers les barreaux de la fenêtre, quand la voiture s’est arrêtée à la porte.

 

– On ne peut rien vous cacher, monseigneur, lui dit-elle.

 

– Allons donc ! reprit son interlocuteur en souriant ; mais cette fois-ci, du moins, j’ai eu bonne vue, petite hypocrite que vous êtes ! Croyez-vous donc que je ne vous ai pas entendu descendre de là-haut où, j’en suis sûr, vous étiez à vous mettre du rouge sur les joues ; c’est une recette que vous ferez bien de donner à milady Gaunt, qui a toujours le teint si pâle. Vous avez beau mentir, je vous ai entendu ouvrir la porte de votre chambre à coucher, et aussitôt vous êtes descendue.

 

– Me ferez-vous donc un crime de ne vouloir paraître à vos feux qu’avec tous mes avantages ? » répondit mistress Rawdon d’une voix dolente.

 

En même temps elle passait son mouchoir sur ses joues pour montrer que, si elles étaient rouges, c’était des couleurs de la pudeur et de l’innocence. Toutefois il ne faudrait pas en jurer, car il existe de certains vermillons qui ne disparaissent point sous le frottement du mouchoir et résistent aux larmes elles-mêmes.

 

« Eh bien ! lui dit alors le vieux gentilhomme, vous tenez absolument à devenir une dame de grand ton. Vous ne me laisserez ni paix ni cesse que je ne vous aie poussée dans le monde. Mais, insensée que vous êtes, quel rang y pouvez-vous tenir ? vous n’avez pas un sou vaillant !

 

– Vous nous ferez avoir une place, repartit Becky avec la promptitude de l’à-propos.

 

– Vous n’avez pas d’argent, et vous voulez lutter contre ceux qui en regorgent. Pauvre pot de terre, prenez garde au courant où vous pourriez trouver des pots de fer pour vous heurter et vous briser. Mais les femmes sont toutes de même, ou plutôt chacune soupire et se tourmente pour des choses qui sont loin d’en valoir la peine. Ainsi donc, c’est bien décidé, vous tenez à avoir vos entrées à Gaunt-House, et vous serez toujours après moi tant que je ne vous en aurai pas ouvert la porte. N’allez pas croire toutefois qu’on s’y amuse autant qu’ici ; à peine y aurez-vous mis le pied que vous y bâillerez déjà, j’en suis sûr. Ma femme est aussi gaie qu’une lady Macbeth et mes filles que des statues sépulcrales. J’ai peur tous les soirs en m’endormant dans ce qu’ils appellent ma chambre à coucher : on dirait un grand catafalque avec de grandes peintures faites pour épouvanter les gens. Je couche dans un petit lit de fer avec un matelas de crin comme un véritable anachorète. Ne me trouvez-vous pas la tournure d’un anachorète ? Allons, voyons, on vous invitera la semaine prochaine. Mais gare aux femmes et tenez-vous bien ; autrement vous serez forcé d’en essuyer de dures. »

 

C’était là un discours de bien longue haleine pour un homme de la trempe de lord Steyne ; et cependant il en avait déjà débité bien d’autres ce jour-là même, et toujours au profit de mistress Rawdon.

 

Briggs, assise à une table à ouvrage, levait de temps à autre les yeux au ciel, et poussait de profonds soupirs en entendant traiter son sexe avec tant de légèreté.

 

« Si vous ne me débarrassez pas de cet odieux cerbère, murmurait à demi-voix lord Steyne en lançant par-dessus son épaule un regard farouche du côté de la demoiselle de compagnie, eh bien ! je me charge de l’empoisonner.

 

– Mon chien mange toujours dans la même assiette que moi, dit Rebecca avec un sourire malicieux et s’amusant beaucoup des airs furibonds de milord et de sa colère contre la pauvre Briggs, qui le gênait dans son tête-à-tête avec la jolie femme du colonel. Enfin mistress Rawdon eut pitié de son adorateur, et, s’adressant à Briggs, l’engagea à profiter du beau temps pour mener promener le petit George.

 

– Il m’est impossible de la congédier, » dit alors Becky à lord Steyne après un moment de silence et d’une voix pleine de tristesse.

 

Ses yeux, en même temps, se remplirent de larmes, et elle détourna la tête.

 

« Je vois ce que c’est, dit le noble milord ; vous lui devez des gages ?

 

– Si ce n’était que cela, dit Becky en baissant les yeux ; mais je l’ai ruinée.

 

– Ruinée ? eh bien ! reprit alors son interlocuteur, elle n’est plus bonne qu’à mettre à la porte.

 

– Voilà ce que vous feriez, vous autres hommes, dit Becky d’une voix lamentable ; mais les femmes n’ont pas des cœurs de roc comme les vôtres. L’an dernier, lorsqu’il n’y avait plus qu’une guinée dans la maison, elle nous a donné toutes ses économies. Elle ne sortira d’ici que lorsque notre ruine complète, ce qui ne sera plus bien long, nous aura mis dans l’impossibilité de la nourrir, ou bien lorsque nous lui aurons rendu tout ce que nous avons reçu d’elle.

 

– Et cela monte à combien ? » dit le noble lord avec un épouvantable blasphème.

 

Becky, réfléchissant à l’opulence et à la générosité de son interlocuteur, lui indiqua le double en sus de la somme qu’elle avait empruntée à Briggs.

 

À cette déclaration, la colère de lord Steyne se traduisit en une nouvelle expression non moins énergique, sur quoi Rebecca pencha un peu plus sa tête de côté et redoubla de sanglots.

 

– Il n’y avait plus rien à faire ; il a bien fallu s’y résigner. Je n’ai point osé le dire à mon mari. Il m’en coûterait la vie s’il l’apprenait. Ce secret que vous venez de m’arracher, je l’avais jusqu’ici caché à tout le monde. Que devenir maintenant ? Ah ! milord ! je suis bien malheureuse ! »

 

Lord Steyne, pour toute réponse, se contenta de battre sur les vitres et de se ronger les ongles ; enfin, il enfonça son chapeau sur sa tête et sortit brusquement de la chambre. Rebecca ne quitta son attitude de femme malheureuse et désolée que lorsque la porte se fut refermée et qu’elle eut entendu s’éloigner la voiture de lord Steyne. Alors elle se redressa avec une joie triomphante, et une expression malicieuse brillait dans ses petits yeux verts. Elle fut prise d’un grand accès de rire qu’elle eut toutes les peines du monde à calmer, et enfin elle s’assit à son piano, sur lequel elle fit courir ses doigts avec une si merveilleuse agilité que les passants s’arrêtèrent sous ses fenêtres pour écouter cette ravissante harmonie.

 

Le soir même on apporta à Becky deux billets de Gaunt-House. L’un contenait une invitation à dîner faite au nom de lord et de lady Steyne, pour le vendredi suivant, tandis que dans l’autre se trouvait un petit carré de papier gris avec la signature de lord Steyne, et à l’adresse de MM. Jones Brown et Robinson, banquiers.

 

À diverses reprises, pendant la nuit Becky eut des mouvements d’hilarité qu’elle expliqua à Rawdon par le plaisir d’avoir enfin ses entrées dans Gaunt-House, et de se trouver face à face avec les maîtresses de l’endroit. Mais en vérité, c’était bien autre chose qui fermentait dans cette petite tête. Devait-elle se libérer envers Briggs et lui donner son congé ? Devait-elle, au grand étonnement de Raggles, aller lui payer sa note ? La tête reposée sur l’oreiller, elle agita successivement toutes ces graves questions, et le jour suivant, tandis que Rawdon allait faire sa visite matinale à son club, mistress Rawdon, avec un voile et une robe des plus simples, se rendit en fiacre à la Cité et se présenta à la caisse de MM. Jones et Robinson. Elle fit passer par le guichet le billet dont nous avons parlé, et on lui demanda alors comment elle voulait en toucher la valeur.

 

Elle répondit de sa plus douce voix qu’elle désirait avoir cent cinquante livres sterling en plusieurs billets, et le reste en un seul. En passant à son retour près de l’église Saint-Paul, elle s’arrêta pour acheter une magnifique robe de soie noire pour Briggs, cadeau qu’elle accompagna d’un baiser et d’aimables paroles.

 

De là elle se rendit chez M. Raggles, s’informa de ses enfants avec un intérêt tout particulier, et enfin lui donna cinquante livres à compte. Puis elle alla trouver le carrossier chez lequel elle louait ses voitures, et en lui remettant une somme semblable :

 

« J’espère, lui dit-elle, que vous profiterez de la leçon, et qu’au prochain jour de réception vous ne nous mettrez pas dans la fâcheuse nécessité de nous entasser quatre dans la voiture de mon beau-frère pour nous rendre à la cour, parce qu’il vous aura plu de ne pas m’envoyer ma voiture. »

 

Il y avait eu, à ce qu’il paraît malentendu pour la dernière réception, ce qui avait failli réduire le colonel à l’affront de se présenter en cabriolet bourgeois au palais de son souverain.

 

Une fois ces affaires terminées, Becky rentra dans sa chambre et fit visite au certain pupitre qu’Amélia lui avait donné autrefois, et qui renfermait toutes sortes d’objets utiles ou précieux. Ce fut dans cette petite réserve qu’elle plaça l’autre billet qu’elle venait de toucher chez MM. Jones et Robinson.

 

CHAPITRE XVII.

Grand dîner à trois services.


Dans la même matinée où nous venons de voir Rebecca vaquer si discrètement à ses affaires, lord Steyne, qui d’ordinaire ne voyait les dames de la maison qu’aux jours de réception ou lorsqu’il les rencontrait par hasard dans la cour, lord Steyne, disons-nous, se présenta chez elles, comme elles prenaient leur thé avec les enfants, et combattit vaillamment pour la cause de Rebecca.

 

« Milady Steyne, dit-il, montrez-moi votre liste d’invitations à dîner pour vendredi. C’est fort bien ; vous allez maintenant, s’il vous plaît, m’écrire un billet pour le colonel et mistress Crawley.

 

– Blanche, écrivez, dit lady Steyne toute suffoquée ; lady Gaunt, écrivez…

 

– Non, jamais je n’écrirai à cette femme, » dit lady Gaunt, grande et orgueilleuse personne qui, après avoir levé les yeux au ciel, les rabaissa ensuite vers le parquet.

 

Il était, en effet, difficile de soutenir le regard de lord Steyne lorsqu’il lui arrivait de rencontrer de la résistance quelque part :

 

« Qu’on emmène les enfants, » dit-il en tirant le cordon de la sonnette.

 

Les pauvres enfants avaient une telle peur de lui qu’ils s’empressèrent d’obtempérer à cet ordre. Leur mère aussi se disposait à les suivre.

 

« Vous pouvez rester, lui dit alors l’inexorable despote. Milady Steyne, continua-t-il, voulez-vous avoir l’obligeance d’aller vous mettre à votre bureau et d’écrire cette lettre d’invitation pour vendredi.

 

– Pour moi, je n’assisterai point à ce dîner, dit lady Gaunt ; Je retournerai chez mes parents.

 

– Je ne demande pas mieux, pourvu que vous n’en reveniez plus. Vous trouverez, du reste, à Bareacres, une société fort aimable dans celle des huissiers et des recors, et de la sorte, je me verrai débarrassé d’un seul coup et des aumônes que je suis obligé de faire à vos parents et de vos grands airs tragiques. C’est bien à vous, en vérité, à prendre ici le ton du commandement ; à vous, aussi pauvre d’esprit que vous l’êtes d’argent. On vous a pris pour faire des enfants, et vous n’êtes pas même bonne à cela. Gaunt a de vous par-dessus la tête ; et il n’est personne ici, excepté vous, qui ne désire vous voir dans l’autre monde. Si vous veniez à trépasser, Gaunt ne serait pas long avant d’en prendre une autre.

 

– Plût au ciel que j’eusse cessé de vivre ! répondit milady, les yeux troublés à la fois par les larmes et la colère.

 

– J’admire, en vérité, ces scrupules de vertu et de pudeur, alors que ma femme, dont tout le monde connaît l’existence immaculée, n’élève aucune objection contre la présentation de ma jeune protégée mistress Crawley. Milady Steyne peut vous le dire ; la plus honnête femme a souvent les apparences contre elle, et la calomnie se charge du reste ; c’est toujours à l’innocence qu’elle s’attaque. Du reste, si vous le désirez, madame, je pourrais retrouver quelques petites anecdotes sur milady Bareacres qui vous prouveraient que vous auriez mauvaise grâce à y regarder de trop près.

 

– Frappez-moi plutôt, si tel est votre bon plaisir, monsieur ; les coups me seront moins sensibles que de telles injures, » reprit lady Gaunt.

 

Milord Steyne trouvait une satisfaction sans égale toutes les fois qu’il pouvait trouver l’occasion de torturer ainsi sa femme et sa fille.

 

« Ma toute belle, reprit-il, je suis gentilhomme, et, à ce titre, je ne porterai jamais la main sur une femme, si ce n’est toutefois pour la caresser. Je voulais seulement redresser certains petits travers de votre nature. Mesdames, vous êtes trop orgueilleuses et péchez singulièrement contre l’humilité chrétienne. Qu’est-ce que signifient tous ces grands airs ? de la douceur, de la modestie, s’il vous plaît, mes chères brebis. Demandez à lady Steyne, elle peut vous le dire, cette aimable mistress Crawley, si calomniée de toutes parts, est une femme parfaitement innocente, un modèle de vertu, entendez-vous ? Son mari n’a peut-être pas une fort bonne réputation ; mais, après tout, celle des Bareacres vaut-elle donc mieux ? Que direz-vous d’un homme qui ne paye jamais quand il perd, qui vous a dépouillée de l’héritage que vous deviez avoir, et qui vous a laissée sans le sou et à ma charge ? La naissance de mistress Crawley n’est pas brillante, mais il ne faudrait peut-être pas remonter bien loin pour trouver la nuit des temps dans laquelle se perdent les ancêtres de certaines personnes.

 

– Mais, milord, s’écria lady George, la fortune que j’ai apportée dans votre famille…

 

– Eh bien ! reprit le marquis avec un regard hautain et dur, c’est le prix auquel vous avez acheté une succession éventuelle : que Gaunt vienne à mourir et votre mari héritera de tous ses droits, vos enfants après lui, et qui sait où cela peut s’arrêter ? Ainsi donc, mesdames, ayez pour votre usage de la vertu, de la fierté tant qu’il vous plaira, mais, je vous prie, faites-moi grâce de ces airs-là. Quant à la réputation de mistress Crawley, je ne veux pas me faire, à moi, à cette irréprochable personne, l’injure de laisser supposer qu’il y a lieu de la défendre, vous aurez donc l’obligeance de lui faire l’accueil le plus cordial, ainsi qu’à toutes les personnes que je trouve à propos d’amener dans l’hôtel. Et qu’est-ce donc que cet hôtel ? fit-il avec un rire satanique accompagné d’un blasphème, quel en est le maître ? et qu’y trouve-t-on donc ? Ce temple de la pudeur n’est-il pas à moi ? et s’il me prenait fantaisie d’y amener toute la population de Newgate ou de Bedlam, je vous jure, entendez-vous, qu’il faudrait vous résigner à lui faire bon accueil. »

 

Après cette rigoureuse semonce, comme lord Steyne était dans l’habitude d’en faire pour remettre son harem au pas, suivant son expression, lorsqu’il manifestait quelques velléités d’insubordination, les pauvres femmes, obligées de courber la tête, n’eurent plus qu’à se ranger au parti de l’obéissance. Lady Gaunt écrivit l’invitation qu’exigeait d’elle le noble lord ; puis, avec sa belle-mère, et sous le poids de la plus profonde humiliation, elles allèrent déposer leurs cartes chez mistress Rawdon, ce qui causa un vif plaisir à l’innocente créature.

 

Nous pourrions citer des familles de Londres qui auraient sacrifié une année de leurs revenus pour jouir d’une si haute faveur. Mistress Frédérick Bullock, par exemple, se serait bien traînée sur les genoux, de May-fair à Lombard-Street, si elle eût été sûre d’entendre sortir de la bouche de lady Gaunt et de lady Steyne ces magiques paroles : « Nous vous invitons pour vendredi prochain. » En effet, ce n’était point une de ces cohues, de ces grands bals de Gaunt-House où la foule se mêle et se confond ; mais c’était une petite réunion bien intime, bien mystérieuse, où les privilégiés ont l’honneur d’être admis, honneur dont ils doivent se féliciter tout le reste de leur vie.

 

Lady Gaunt avait droit, par sa beauté, ses dédains, sa chasteté, à une place élevée parmi les plus vains de ce monde. L’exquise courtoisie avec laquelle lord Steyne la traitait en public charmait tous ceux qui en étaient témoins, et les plus difficiles étaient obligés de reconnaître que l’illustre lord était un gentilhomme accompli et avait le cœur bien placé.

 

Les dames de Gaunt-House demandèrent du renfort à lady Bareacres contre l’ennemi commun. Lady Gaunt envoya chercher sa mère par une de ses voitures, car tous les équipages de la noble comtesse avaient été saisis par les baillis. Ses bijoux, sa garde-robe étaient devenus la proie des impitoyables enfants d’Israël. Le château de Bareacres était en leur pouvoir avec ses peintures de prix, son splendide ameublement et tous les magnifiques chefs-d’œuvre de Van Dyck, de Reynold, de Lawrence ; la nymphe dansante de Canova, faite à la ressemblance de lady Bareacres, mais de lady Bareacres dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, tandis que maintenant il ne restait plus d’elle qu’une pauvre vieille édentée et chauve : la robe fanée après les jours de fête. Son seigneur et maître, peint jadis par Lawrence, vers la même époque, en uniforme des hussards de Thistlewood, avec un grand sabre dans les jambes et le château de Bareacres dans le lointain, n’était plus maintenant qu’un pauvre diable râpé sur toutes les coutures et cachant sous une perruque presque aussi dépouillée que sa tête les flétrissures des années. Le matin il se faufilait dans quelque mauvaise taverne, et le soir il allait tout seul prendre son dîner au club. Il n’était plus très-empressé de dîner chez lord Steyne. Autrefois rival heureux de ce dernier dans la carrière du plaisir, il voyait désormais les rôles intervertis. Le petit lord Gaunt de 1785 était maintenant un gros personnage, tandis que Bareacres n’offrait plus que le triste spectacle de sa ruine et de sa décrépitude. Il devait trop d’argent à lord Steyne pour oser se présenter devant son vieux camarade, et lorsque celui-ci se sentait en verve de belle humeur, il ne manquait jamais de demander malicieusement à lady Gaunt pourquoi son père ne venait plus la voir.

 

« Voici quatre mois qu’il n’a mis les pieds ici, lui disait lord Steyne. Je puis compter par mon livre de dépense chacune des visites de Bareacres. Il s’est bien chargé de faire sortir tout l’argent que l’autre beau-père a apporté dans la maison. »

 

 

Le narrateur du présent récit n’en a pas bien long à dire sur les illustres personnages que Becky eut l’honneur de rencontrer à son entrée dans la haute société. Nous citerons cependant le prince de Peterwaradin et sa femme. Son Excellence a la taille prise dans une ceinture étroitement serrée. Sur sa poitrine, bien dessinée par l’uniforme militaire, étincelle une plaque chargée de pierreries. Le boyard porte autour du cou le collier rouge de la Toison d’or, et possède d’innombrables troupeaux.

 

« Regardez-le bien, dit Rebecca à l’oreille de lord Steyne ; le chef de sa race devait être un mouton. »

 

En effet, son air solennel, sa démarche mesurée, sa figure blafarde et son collier, donnaient à Son Excellence tout l’air d’un vénérable mouton à clochettes.

 

Nous citerons encore M. John Paul Jefferson Jones, attaché à l’ambassade américaine et correspondant du Démagogue de New-York. Espérant se faire bien venir des maîtres de la maison, il profita d’un moment de silence pendant le dîner pour demander si son cher ami George Gaunt se plaisait toujours beaucoup au Brésil.

 

Toutes les fois que le colonel se trouvait, comme en cette circonstance, au milieu d’une société délicate et choisie, il se mettait à rougir ni plus ni moins qu’un garçon de seize ans au milieu des compagnes de sa sœur. L’honnête Rawdon manquait complétement de cette habitude du monde que l’on n’acquiert que dans la société des femmes. Au club, à la caserne il n’avait pas besoin de se gêner. Là il entrait, sortait, fumait et jouait au billard tout à son aise. Ce n’est pas que dans son temps aussi il ne se soit trouvé en rapport avec le beau sexe, mais il y avait déjà longtemps de cela, et les habitudes que l’on peut contracter dans les boudoirs en question ne préparent nullement à celles qu’il faut avoir pour faire bonne contenance dans un salon. Le colonel était alors dans ses quarante-cinq ans. En cherchant bien, sa mémoire pouvait lui fournir le souvenir d’une demi-douzaine de femmes qu’il avait connues avant l’incomparable créature à laquelle il s’était uni par les liens de l’hyménée. Mais, à l’exception de cette dernière et de son excellente belle-sœur lady Jane, dont l’aimable caractère l’avait séduit et entraîné, le colonel était au supplice auprès de toutes les autres femmes. À Gaunt-House, il ne desserra les dents de tout le dîner que pour faire remarquer que le temps était à l’orage. Becky avait bien songé à le laisser à la maison ; mais les convenances exigeaient qu’à son entrée dans le grand monde son mari fût à ses côtés, comme le bouclier et le rempart de sa vertu et de son innocence.

 

Au moment où l’on annonçait mistress Crawley et son mari, lord Steyne était allé à sa rencontre, lui avait fait un grand salut et l’avait présentée à lady Steyne et à ses belles-filles. Ces dernières lui avaient fait une révérence des plus profondes et des plus cérémonieuses. Quant à la mère, elle avait tendu la main à la nouvelle arrivée ; mais cette main était aussi glaciale que le marbre d’un tombeau.

 

Becky la prit néanmoins avec un air d’humilité et de reconnaissance, et avec un salut qui aurait pu faire honneur au meilleur des maîtres de danse, elle s’inclina presque jusqu’à terre, puis elle rappela avec une présence d’esprit admirable que milord Steyne avait été autrefois l’ami et le protecteur de son père, et que dès son enfance elle avait été élevée à révérer et à bénir le nom des cette famille. En effet, lord Steyne pouvait bien avoir acheté deux tableaux au malheureux Sharp, et l’orpheline avait l’âme trop sensible à la reconnaissance pour oublier jamais un pareil bienfait.

 

Il fallut aussi renouveler connaissance avec lady Bareacres. La femme du colonel lui fit une profonde révérence, à laquelle l’orgueilleuse comtesse ne répondit que par une froideur pleine de dédain.

 

« Il y a bientôt dix ans, lui dit Becky, en femme qui sait ne rien perdre de ses avantages, que j’ai eu l’honneur de faire à Bruxelles la connaissance de Votre Seigneurie ; c’était, je crois, au bal de la duchesse de Richmond, la veille de la bataille. J’ai vu Votre Seigneurie ailleurs encore, c’était avec lady Blanche, sous la porte cochère de l’hôtel où vous vous étiez mises dans votre voiture en attendant des chevaux. J’espère que vous avez sauvé tous vos diamants ? »

 

Tout le monde se regarda. Ces fameux diamants avaient été saisis par les créanciers, à ce qu’il paraît, et Becky probablement n’en savait rien. Rawdon Crawley se retira dans l’embrasure d’une fenêtre avec lord Southdown, et celui-ci ne tarda pas à pouffer de rire au récit que lui fit Rawdon de lady Bareacres trépignant dans sa voiture et épuisant les promesses et les prières auprès de mistress Crawley pour en obtenir des chevaux.

 

« Maintenant, pensa Becky, cette femme n’est plus à craindre pour moi. »

 

Lady Bareacres échangea avec sa fille des regards où se mêlaient la terreur et la colère, et se dirigea vers une table où elle se mit à regarder un album dont elle tourna les feuillets avec la plus grande rapidité.

 

Lorsque le noble habitant des bords du Danube fut arrivé, on se mit à parler français. Lady Bareacres ainsi que les jeunes dames virent, à leur grande mortification, que mistress Crawley possédait cette langue bien mieux qu’elles, et la parlait avec bien plus de grâce et de facilité. Becky avait connu, en 1816 et 1817, des magnats hongrois qui faisaient partie de l’armée alliée ; elle s’enquit de ses amis d’autrefois avec le plus touchant intérêt. Le noble étranger s’imagina de suite que c’était quelque femme d’une haute distinction. En passant du salon à la salle à manger, le prince et la princesse demandèrent à lord Steyne et à la marquise le nom de cette petite dame qui parlait si bien le français.

 

Ces quatre personnes conduisant la tête de la colonne, toute la société se rendit dans la salle du banquet. En tête de ce chapitre, nous avons annoncé un dîner à trois services ; dans le désir qu’il soit tout à fait selon le goût du lecteur, nous laisserons à son imagination le soin d’en composer le menu.

 

Becky avait bien compris que pour elle le moment critique serait celui où les dames se trouveraient seules après dîner, car alors il lui faudrait soutenir tout l’effort du combat. La position de la petite femme, en effet, devenait alors très-difficile, et elle put reconnaître combien lord Steyne avait eu raison en lui disant que la société de ces femmes d’un rang supérieur au sien ne lui offrirait rien de bien agréable. Je ne connais rien de plus impitoyable qu’une femme dans ses haines à l’égard d’une autre personne de son sexe. Becky allait l’éprouver. Lorsque la pauvre petite Becky se trouva toute seule en tête-à-tête avec ces grandes dames, elle voulut s’approcher de la cheminée et rejoindre le reste de la société, mais ces dames battirent aussitôt en retraite et allèrent prendre position autour d’une table couverte de gravures ; Becky ayant dirigé ses pas de ce côté, elles se replièrent vers la cheminée. Elle voulut parler à l’un des enfants et se livrer à un de ces transports de tendresse comme il lui en prenait subitement de temps à autre et seulement en public : la mère rappela au plus vite son enfant. Enfin on traita l’intruse avec tant de dureté que lady Steyne la prit en compassion et alla causer avec la pauvre rebutée.

 

« Lord Steyne, lui dit-elle, tandis qu’une rougeur passagère colorait la pâleur de ses joues, lord Steyne m’a dit que vous chantez à ravir ; voudriez-vous bien nous faire entendre votre talent ?

 

– Je ne désirais que l’occasion de pouvoir vous être agréable soit à vous, soit à milord Steyne, » dit Rebecca avec une sincère reconnaissance ; et en même temps elle s’assit au piano et se mit à chanter.

 

Elle joua les mélodies religieuses de Mozart, que lady Steyne affectionnait particulièrement, et avec une telle douceur et un sentiment si vif de l’harmonie, que cette dame s’approchant du piano vint s’asseoir à côté d’elle et que de grosses larmes lui coulèrent des yeux en l’écoutant. Il est vrai qu’en compensation, à l’autre extrémité de la pièce, on ne se gênait pas pour rire tout haut et causer d’une manière bruyante. Mais lady Steyne n’y prenait pas garde, sa pensée l’emportait ailleurs ; elle la ramenait aux jours de son enfance et la faisait remonter à travers quarante années de douleurs et d’isolement, au temps où elle était encore dans son couvent, quand l’orgue de la chapelle faisait retentir les mêmes notes à son oreille. C’était l’organiste, c’était la sœur de la communauté qu’elle aimait le plus, qui lui avait appris ces airs dans des jours de félicité trop vite écoulés. Pendant une heure elle avait pu se croire au temps de sa jeunesse, pendant une heure elle avait reconquis le bonheur si pur et si doux du premier âge. Elle sortit de ce rêve en sursaut lorsque les deux battants de la porte s’étant ouverts elle entendit les éclats de rire de lord Steyne et la bruyante gaieté des hommes qui revenaient au salon.

 

D’un regard le maître de la maison devina ce qui s’était passé en son absence, et, pour la première fois de sa vie, éprouva un mouvement de bienveillance pour sa femme. Il alla lui parler et l’appela par son nom de baptême, ce qui fit de nouveau rougir cette pâle et triste figure.

 

« Ma femme vient de m’apprendre que vous avez chanté comme un ange, » dit milord Steyne à Becky.

 

Mais il existe deux espèces d’anges, et chacun a, dit-on, sa manière particulière de charmer les cœurs et les esprits. Le reste de la soirée fut un véritable triomphe pour Becky ; elle chanta à ravir, et les hommes firent cercle autour du piano. Ses ennemies furent laissées dans leur coin. M. Paul Jefferson s’approcha seul de lady Gaunt, et pour lui être agréable ne trouva rien de mieux à lui dire, sinon que son amie avait une voix ravissante et qu’elle possédait un talent unique.

 

CHAPITRE XVIII.

Le cœur d’une mère.


La muse anonyme qui nous dicte ce récit va quitter maintenant les hautes régions dans lesquelles elle vient de s’élever pour pénétrer sous l’humble toit que John Sedley occupe à Brompton, et décrire des événements qui montrent sous un autre jour les misères de la nature humaine. Là aussi se sont glissés les soucis, la défiance, le désespoir. Mistress Clapp, au fond de sa cuisine, boude en cachette son mari qui ne sait pas se faire payer ses loyers et excite ce brave homme à user de toute la rigueur de ses droits contre son ancien ami et patron. Mistress Sedley ne va plus visiter sa propriétaire dans cette retraite ; c’est qu’aussi elle n’est plus en position de patronner mistress Clapp. D’ailleurs comment montrer de la condescendance envers une femme à qui l’on doit environ quarante livres, et qui vous rappelle sans cesse vos dettes ? La servante irlandaise est toujours dans les mêmes dispositions de respect et de prévenance, mais mistress Sedley ne veut plus voir en elle qu’insolence et ingratitude ; et comme le voleur qui croit voir à chaque coin de rue un agent de la force publique, elle s’imagine trouver dans les moindres gestes et les moindres paroles de cette jeune fille des intentions railleuses et satiriques provoquées par sa triste situation de fortune.

 

Miss Clapp, devenue avec le temps une grande et belle fille, était, au dire de cette vieille femme aigrie par le malheur, une petite effrontée d’une impudence sans bornes. Mistress Sedley ne pouvait comprendre cette tendresse qu’avait pour elle Amélia et les motifs qui l’engageaient à s’enfermer avec elle dans sa chambre et la prendre pour la promenade. Tel était l’effet de la pauvreté sur le caractère de cette femme autrefois si douce et si égale dans son humeur. Elle ne savait aucun gré à Amélia des égards dont sa fille ne cessait de l’entourer, et elle n’y répondait que par des brusqueries et des rebuffades. Le grand reproche qu’elle lui faisait, c’était son amour, son orgueil maternel pour son fils, qui lui faisait négliger les auteurs de ses jours. La maison, du reste, avait un aspect morne et sombre, depuis que Jos n’envoyait plus à ses parents la pension qu’il leur faisait autrefois. Déjà même l’indigence et la faim commençaient à s’y faire sentir.

 

En présence de cette vie de privations continuelles, Amélia se creuse la cervelle pour découvrir quelque moyen d’adoucir tant de souffrance et de douleur. Donnera-t-elle des leçons ? se mettra-t-elle à faire de l’enluminage ou de la lingerie ? Mais qu’y a-t-il dans le travail d’une femme, c’est tout au plus si au bout du jour elle peut arriver à gagner quatre sous. Enfin, elle se décide. Elle achète deux cartons de Bristol tout encadrés de dorures ; sur l’un, elle dessine un berger en veste rouge à la face rose et souriante, qui se détache sur un paysage à la mine de plomb ; sur l’autre carton elle fait une bergère qui traverse un petit pont ; son chien la suit par derrière. Elle ombre le tout de son mieux ; puis alors elle retourne chez le marchand qui lui a vendu le papier, espérant qu’elle le trouvera plus disposé qu’un autre à lui racheter les peintures qu’elle vient d’y faire. Mais à la vue de ces dessins, le marchand a grand peine à comprimer un sourire dédaigneux qu’attirent sur ses lèvres ces ébauches informes d’une main inexpérimentée. Du coin de l’œil il regarde la pauvre veuve qui attend dans la boutique, puis bientôt remet les cartons dans leur enveloppe de papier gris et les rend à celle qui les lui a apportés, au grand étonnement de miss Clapp qui, de sa vie, n’a jamais vu de pareils chefs-d’œuvre, et qui croyait bien qu’on allait offrir au moins une guinée de chaque dessin. Elles font ainsi toutes les boutiques de Londres, et, à chaque visite, c’est une nouvelle déception, un nouveau serrement de cœur. En général on les éconduit avec politesse ; cependant ; dans quelques maisons, on les repousse avec brutalité. Voilà donc encore une dépense inutile, une dépense dont l’argent est autant de pris sur le nécessaire. Les dessins restent à miss Clapp, qui en orne sa chambre et les tient toujours pour des merveilles.

 

Après de grands efforts de réflexion, Amélia parvient enfin à tracer de sa plus jolie écriture la réclame suivante :

 

« Une dame sachant l’anglais, le français, la géographie, l’histoire et la musique, désirerait donner des leçons à de jeunes demoiselles. S’adresser dans la maison de M. Brown. »

 

Elle remet cette affiche au marchand de couleurs qui lui avait vendu son papier de Bristol et qui consent à la mettre en évidence dans sa boutique. La poussière et les mouches ont bien vite jauni le papier. Amélia, dans l’espoir d’une bonne nouvelle, passe souvent devant la porte, mais le marchand ne lui fait aucun signe d’entrer, et lorsqu’elle va lui faire de petites emplettes, il n’a jamais rien à lui dire. Faible et sensible créature, tu n’es point faite pour le tumulte et les luttes de ce monde de vanités !

 

Chaque jour Amélia devient plus soucieuse et plus triste ; ses yeux inquiets ne quittent plus son enfant, qui ne sait comment interpréter la singulière expression des regards de sa mère. Elle se lève au milieu de la nuit et se glisse furtivement dans la chambre de Georgy pour voir si on ne le lui a point enlevé. C’est à peine si elle ferme l’œil. Une pensée unique l’obsède et l’épouvante. Les longues nuits se passent pour elle dans les larmes et les prières ; elle s’efforce d’écarter la pensée qui l’accable et la torture, à savoir qu’il lui faut se séparer de son enfant, qu’elle seule fait obstacle à sa fortune et à son bonheur. Mais un pareil sacrifice est au-dessus de ses forces, quant à présent du moins ! elle verra plus tard. Si cette perspective est déjà si pénible, que sera la réalité !

 

Une pensée assiège bien son esprit, une pensée qui la bouleverse et la fait rougir ; elle pourrait bien abandonner son revenu à ses parents en épousant le ministre qui l’attend toujours, se retirer chez lui avec son fils ; mais son amour et un sentiment de pudeur s’opposent à ce sacrifice ; elle repousse cette idée comme un sacrilège ; cette âme si pure et si candide voit presque un crime dans cette pénible pensée.

 

Ce combat intérieur que nous venons de décrire en quelques mots, livra pendant plusieurs semaines l’âme d’Amélia aux plus cruels déchirements. Pendant tout ce temps, elle étouffa ses douleurs en elle-même, car à qui aurait-elle pu les confier ? Bien qu’elle se refusât de toutes ses forces à reconnaître la nécessité de céder, cependant cet ennemi contre lequel elle soutenait une lutte désespérée, gagnait chaque jour du terrain et faisait sans cesse de nouveaux progrès. Ces tristes vérités qui pressaient son cœur en silence, finissaient par y jeter de profondes racines. En songeant à la pauvreté et à la misère qui les environnaient déjà de toutes parts, au besoin et à l’humiliation auxquels elle livrait ses parents, elle se convainquait de la faiblesse des arguments par lesquels elle aurait voulu se persuader encore qu’elle pouvait garder auprès d’elle le cher trésor de son amour.

 

Sous le coup de ces terribles épreuves, de ces cruelles anxiétés, elle avait écrit à son frère pour le conjurer de rendre à ses parents la petite pension qu’il leur avait servie jusque-là ; elle lui peignait avec toute l’éloquence de la vérité le dénûment et l’abandon auxquels ils en étaient réduits. Hélas ! la pauvre femme ignorait tout ce que la réalité avait encore d’amer et de navrant. Jos n’avait pas cessé d’envoyer exactement la même somme à ses parents ; mais elle allait désormais se perdre entre les mains d’un usurier de la Cité. Le vieux Sedley avait vendu ses droits à cette rente pour se procurer un petit capital et se livrer à de nouvelles entreprises chimériques. Emmy calcula avec une poignante douleur le temps qui allait s’écouler avant qu’elle reçût une réponse. Quant au bon major qui se trouvait alors à Madras, elle ne lui faisait point part de ses chagrins et de ses soucis. Elle ne lui avait plus écrit depuis la lettre où elle le félicitait sur son prochain mariage ; mais du moins elle pensait avec un sentiment de désespoir que le seul ami qu’elle avait toujours trouvé fidèle et dévoué se trouvait précisément loin d’elle à l’heure de la détresse.

 

Un jour enfin, où l’horizon paraissait plus menaçant encore, où les créanciers se montraient plus pressants que jamais, où sa mère se livrait aux boutades de son humeur revêche, où son père paraissait plus triste et plus sombre qu’à l’ordinaire, où chacun des habitants de la maison se fuyait et s’évitait comme pour se soustraire à la triste et douloureuse réalité, le père et la fille se trouvèrent seuls un moment. Amélia espéra ranimer le courage de son père en lui parlant de la lettre qu’elle avait écrite à Jos, de la réponse qu’elle attendait d’ici à trois ou quatre mois. Malgré son insouciance, Jos avait le cœur bon et ne se sentirait pas la force de lui refuser quand il saurait dans quelle déplorable situation se trouvait sa famille.

 

Alors le malheureux vieillard avoua à sa fille toute la vérité, la rente n’avait pas cessé d’être payée par son fils, mais il avait eu l’imprudence de l’aliéner ; le cœur lui avait manqué pour annoncer plus tôt cette nouvelle à Amélia. En voyant, à cet aveu, la figure consternée de sa fille, le pauvre vieillard pensa qu’il devait y voir un reproche sur sa dissimulation trop prolongée.

 

« Hélas ! lui dit-il, d’une voix suppliante et les yeux attachés sur le sol, vous n’aimerez plus maintenant votre vieux père.

 

– Oh ! mon père, s’écria Amélia en lui passant les bras autour du cou et en le couvrant de ses baisers, oh ! mon père, une pareille pensée a-t-elle pu se présenter à votre esprit ! Je ne puis avoir devant les yeux que votre bonté et votre tendresse, et si vous avez agi de la sorte, c’était sans doute pour notre plus grand bien. Ah ! si je vous en parle, ce n’est pas à cause de l’argent, mais c’est… Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, et donnez-moi la force de supporter cette épreuve ! »

 

Puis, au milieu de ses sanglots, elle couvrit son père de baisers, et finit par sortir de la pièce. Son père n’entendit rien à ces paroles vagues et incohérentes, à cette explosion de douleur, à cette brusque sortie.

 

Elle se résignait ; elle acceptait son arrêt ; l’enfant allait la quitter pour passer en d’autres mains, où peut-être il ne serait pas longtemps avant de l’avoir oubliée. L’objet de son amour, son cher trésor, sa joie, son espérance, sa vie, son orgueil, son idole, elle allait perdre tout cela, et alors elle n’aurait plus qu’à rejoindre George dans le ciel, et de là à veiller avec lui sur cet enfant et attendre le jour où il se réunirait à eux.

 

Tout hors d’elle-même, et sans presque savoir ce qu’elle faisait, Amélia mit son chapeau, et partit au-devant de George par la route qu’il suivait d’habitude pour revenir de l’école et où sa mère allait souvent à sa rencontre. C’était un jour de demi-congé, on était alors au mois de mai ; les feuilles commençaient à couvrir les arbres, le ciel était pur et transparent. L’enfant, dès qu’il aperçut sa mère, courut au-devant d’elle pour l’embrasser ; un air de santé et de joie était répandu sur sa figure ; son paquet de livres pendait à son côté, retenu par une courroie. En un clin d’œil, il fut suspendu à son cou, la serrant étroitement dans ses bras. Oh ! alors elle sentit toute sa résolution faiblir. Quel cœur assez barbare aurait pu songer à séparer ces deux êtres ?

 

« Qu’avez-vous donc, ma mère, lui demanda-t-il, vous êtes toute pâle ?

 

– Ce n’est rien, mon enfant, » répondit-elle en l’embrassant.

 

Ce soir-là, Amélia fit lire à haute voix, par son fils, l’histoire de Samuel que sa mère Anne porta au grand prêtre Élie pour qu’il fût consacré au Seigneur. Il lut aussi le cantique d’actions de grâce qu’Anne chanta dans le temple en l’honneur de celui qui fait les riches et les pauvres, qui exalte ou qui humilie, où Dieu promet au malheureux de le tirer de son abaissement et menace le riche dans sa puissance. Il lut ensuite le chapitre où l’on voit la mère de Samuel faisant un vêtement pour son fils et le lui apportant chaque année au temple en venant sacrifier, et la mère de George laissant parler son cœur, fit à George, avec ses naïves inspirations, le commentaire de cette touchante histoire. Anne aimait tendrement son fils, mais fidèle au vœu qu’elle avait fait, elle le consacra au Seigneur, et certes, elle ne l’oubliait pas, puisque dans sa retraite elle lui filait une tunique de laine ; et Samuel non plus, n’oubliait pas sa mère ; et celle-ci fut bien heureuse lorsqu’au bout de quelques années, et les années passent rapidement, elle put se retrouver avec son fils, grandi en sagesse et en vertu.

 

Amélia adressa à l’enfant cette petite instruction d’une voix douce et solennelle et parvint assez longtemps à réprimer ses larmes ; mais lorsqu’elle en fut venue à parler de leur réunion, alors elle éclata en sanglots, alors la douleur l’étouffa, alors elle serra l’enfant contre son sein, l’entourant de ses bras et versant sur lui de saintes et précieuses larmes.

 

Désormais sa résolution était arrêtée, elle prit en conséquence les dispositions nécessaires pour l’exécuter. Miss Osborne recevait à quelques jours de là une lettre d’Amélia. Il y avait bien longtemps que cette adresse ne s’était trouvée sous la plume d’Amélia, et en traçant ce nom, elle se rappelait sa jeunesse, ses amours, son bonheur évanoui. Miss Osborne rougit beaucoup et regarda son père qui, dans son fauteuil à l’autre extrémité de la table était plongé dans une morne tristesse.

 

Amélia lui exposait avec simplicité les motifs qui l’avaient déterminée à changer de résolution à l’égard de son fils ; de nouveaux malheurs étaient venus fondre sur son père et avaient achevé sa ruine. Ses propres ressources étaient si modestes qu’elles suffisaient à peine pour soutenir ses parents et par suite étaient loin de procurer au petit George les avantages d’éducation auxquels il pouvait prétendre. Malgré ce qui lui en coûtait à se séparer de lui, elle s’y résignait cependant avec l’aide de Dieu et pour le bien de son fils. Elle savait d’ailleurs que les personnes auxquelles elle allait le confier ne négligeraient rien pour son bonheur. Puis elle dépeignait son caractère tel qu’elle le voyait avec ses yeux de mère : c’était, disait-elle, une nature ardente, toujours prête à se révolter contre la sévérité et la contradiction, et facile à conduire par la douceur et la bonté. Enfin elle demandait, en post-scriptum, qu’on lui assurât par lettre la possibilité de voir son fils aussi souvent qu’elle le désirait, c’était la seule condition à laquelle elle consentirait à se séparer de son fils.

 

« Elle courbe donc enfin la tête, madame l’orgueilleuse, dit le vieil Osborne, quand sa fille, d’une voix tremblante, eut achevé la lecture de cette lettre. C’est évident, elle crève de faim ; eh ! mon Dieu, j’étais bien sûr qu’elle finirait par là. »

 

Afin de ne rien perdre de sa dignité dans la joie du triomphe, il prit son journal suivant son habitude, mais sans rien lire de ce qu’il avait devant les yeux. Il grommelait et jurait en lui-même ; enfin il jeta cette feuille de côté, et fronçant le sourcil, il alla dans son cabinet d’où il revint au bout d’un instant, et jetant alors à miss Osborne une clef qu’il venait de prendre :

 

« Allons, vite, préparez, lui dit-il, la chambre qui est au-dessus de la mienne.

 

– Oui, monsieur, » répondit-elle toute tremblante.

 

C’était la chambre de George, qu’on n’avait pas ouverte depuis dix ans. On y trouva encore les papiers, les habits, les mouchoirs, les cravaches, tout l’attirail de pêche et de chasse de celui qui l’avait précédemment occupée ; un manuel de la manœuvre des troupes était sur la table avec le nom de George sur la couverture ; il y avait aussi un petit dictionnaire, dont il se servait pour écrire ; une Bible que sa mère lui avait donnée, tout cela pêle-mêle avec une paire d’éperons et un encrier desséché et couvert de la poussière de dix années. Que de changements dans les personnes et dans les choses pendant ces dix années qui venaient de s’écouler. On voyait encore un cahier de brouillon tout couvert des traces capricieuses de son écriture.

 

Miss Osborne se sentit tout émue en entrant dans cette pièce, suivie des domestiques ; elle se laissa tomber, toute pâle et presque sans connaissance, sur le lit qui avait servi autrefois à George.

 

« Cela va bien, mon doux Seigneur, disait à demi-voix la femme de charge ; voilà le bon vieux temps qui revient. Ah ! madame, ce pauvre petit chérubin va-t-y être bien ici ! Ce n’est pas, madame, qu’il n’y ait des gens à qui ça n’arrondira pas la figure. »

 

En même temps elle souleva l’espagnolette, ouvrit la fenêtre, et l’air du dehors entra à pleines bouffées dans la chambre.

 

« Il faudra qu’on porte de l’argent à cette femme, dit M. Osborne avant de sortir ; j’entends qu’elle ne manque de rien ; envoyez-lui d’abord cent livres. Mais seulement qu’elle ne s’avise pas de mettre les pieds ici, non morbleu ! je ne le voudrais pas pour tout l’argent qui se trouve à Londres. Cela bien entendu, je vous charge de la tenir à l’abri du besoin, et de veiller à ce que tout se passe pour le mieux. »

 

Après ces courtes recommandations, M. Osborne laissa sa fille pour se rendre, suivant son habitude, dans la Cité.

 

Le soir de ce jour-là, Amélia, en embrassant son père, lui remit entre les mains un billet de cent livres.

 

« Tenez, voici de l’argent, mon cher père, lui dit-elle ; puis se tournait vers sa mère qui grondait son fils : Ah ! ne soyez pas si dure avec Georgy, il ne doit plus rester bien longtemps avec nous… »

 

Il lui fut impossible d’en dire davantage ; elle se retira en silence dans sa chambre. Fermons discrètement la porte sur cette âme accablée par le chagrin qui cherche un refuge dans la prière. En présence de tant d’amour et de tant de douleur, le mieux est de laisser chacun à ses propres pensées.

 

Le lendemain, miss Osborne vint voir Amélia comme elle lui avait annoncé dans sa réponse ; cette entrevue fut pleine d’effusion et de cordialité ; un regard et quelques mots de miss Osborne suffirent pour prouver à la pauvre veuve que de ce côté, du moins, il n’y avait pas à craindre qu’on cherchât à la supplanter dans le cœur de son fils. Malgré sa froideur, miss Osborne avait le cœur sensible et bon. Sa mère n’eût peut-être pas été aussi tranquille si elle avait vu sa place remplie par une rivale plus engageante, plus jeune, plus affectueuse, plus communicative. Miss Osborne, de son côté, en se reportant à ses souvenirs sur le passé, se sentait vivement émue de l’air morne et triste de cette pauvre mère qu’elle voyait ainsi courbée sous l’affliction. Les deux belles-sœurs arrêtèrent d’un commun accord les préliminaires du traité.

 

Le lendemain, à son retour de l’école, George trouva sa tante à la maison ; Amélia les laissa ensemble et se retira dans sa chambre. Elle voulut essayer ce que seraient pour elle les douleurs de la séparation, comme Jane Grey qui, dit-on, passa le doigt sur le tranchant de la hache qui allait couper le fil de ses jours. Le temps s’écoula en pourparlers, en visites, en préparatifs ; la pauvre veuve usa des plus grandes précautions pour instruire George du changement qui allait s’opérer dans sa manière de vivre ; elle pensait qu’en apprenant cette nouvelle, il allait se livrer à la désolation, il eut plutôt l’air de s’en réjouir ; la pauvre mère alla cacher ses douleurs dans sa chambre. Quant au bambin, il fit grand tapage auprès de ses camarades d’école de son élévation prochaine, il leur annonça qu’il allait vivre avec son grand’père, le père de son père, non point celui qui venait le chercher quelquefois à sa pension ; qu’il irait à une bien plus belle école, enfin quand il allait être riche il se proposait d’acheter des boîtes de couleurs et des tartes aux pommes. Oui, cet enfant était bien tout le portrait de son père, comme se le disait sa mère dans sa tendresse, sans croire cependant juger aussi vrai.

 

Par affection et par égard pour notre chère Amélia, nous ne ferons point l’histoire des derniers jours que George passa chez ses parents de Brompton.

 

Il brilla enfin ce jour où un splendide équipage s’arrêtant devant la modeste maison des Sedley, prit les paquets du petit George au milieu desquels figuraient maints souvenirs de tendresse maternelle ; tout était déjà prêt depuis longtemps et attendait dans la cour. George portait des habits pour lesquels le tailleur était venu lui prendre mesure quelques jours auparavant. Il s’était levé avec l’aube pour revêtir ses beaux vêtements neufs et sa mère l’avait entendu de sa chambre à coucher. Pauvre femme ! elle avait pleuré toute la nuit dans le silence de l’insomnie. Les jours précédents elle avait tout préparé elle-même pour ce pénible moment, avait acheté mille petits objets à l’usage de son fils, avait mis son nom sur ses livres et son linge, enfin elle s’était efforcée par ses paroles de lui adoucir cette séparation. Pauvre mère ! elle tenait à se persuader que son enfant avait besoin d’être consolé au moment de la séparation.

 

Quant à Georgy il ne songeait qu’au plaisir du changement, peu lui importait le reste ! Par mille petites remarques blessantes pour le cœur maternel, il montrait à la pauvre veuve combien peu il s’affligeait de la quitter. Il lui disait qu’il viendrait la voir sur son poney, qu’il la prendrait avec lui en voiture qu’il la conduirait au parc et qu’elle ne manquerait plus de rien. Force fut bien à la pauvre Amélia de se contenter de ces démonstrations de tendresse où perçait surtout l’égoïsme ; elle tâcha d’y voir cependant le témoignage d’une vive affection de la part de son fils. Certainement il l’aimait bien ; tous les enfants d’ailleurs en sont là : la nouveauté les entraîne, ce n’était point de l’égoïsme de sa part, c’était tout au plus du caprice. Du reste, il était si naturel que son fils eût envie de goûter des joies et de l’orgueil du monde. Elle-même par égoïsme, par une tendresse aveugle, ne l’avait-elle pas jusqu’ici privé des avantages et des jouissances auxquels il pouvait prétendre ?

 

C’est ainsi que la pauvre Amélia se préparait par une douleur silencieuse et contenue au départ de son enfant bien-aimé. Que de longues heures elle avait passées à tout mettre en ordre pour ce terrible moment ; George la regardait faire comme s’il eût été étranger à tout cela. Des pleurs avaient coulé sur ses malles, des cornes avaient été faites à certains passages de ses livres. Ses vieux joujoux, ses souvenirs, ses trésors d’enfant avaient été empaquetés avec un soin tout particulier, et le bambin ne montrait que la plus complète indifférence. Il souriait, l’ingrat, tandis que sa mère avait le cœur brisé. Ah ! c’est quelque chose de bien merveilleux et de presque divin que ces trésors inépuisables de tendresse qu’ont les mères pour leurs enfants !

 

Encore quelques jours, et Amélia a consommé le sacrifice ; le Seigneur n’a point envoyé un ange pour arracher la victime à l’autel, l’enfant maintenant jouit des grandeurs de la fortune, tandis que la veuve n’a plus d’autre compagne que sa tristesse.

 

Rassurez-vous cependant, l’enfant la visite souvent. Il vint la voir sur un poney, et un domestique l’accompagne ; son grand-père est tout fier de le voir caracoler à côté de sa voiture. Amélia voit toujours George avec tendresse, mais il lui semble que ce n’est plus son fils comme autrefois. Quant à lui, il passe souvent à cheval devant la porte de son ancienne pension, pour que ses camarades n’ignorent point l’opulence de sa nouvelle position. Au bout de deux jours, il avait toute la morgue des gens à écus. Il est né pour commander, se disait sa mère, c’est l’image vivante de son père.

 

Nous sommes maintenant dans la belle saison. Le soir, lorsqu’il ne vient pas voir sa mère, celle-ci se rend dans la Cité ; la longueur de la route ne l’effraye pas. Assise sur un banc qui fait face à la maison de M. Osborne, elle regarde à travers les grilles qui entourent le jardin. Cette place a pour elle un charme tout particulier : elle peut voir de là les croisées du salon resplendissantes de lumière ; vers neuf heures, elle aperçoit de la lumière dans la chambre de George : elle la connaît bien, il la lui a indiquée. Quand la lumière disparaît, alors Amélia se met en prière ; elle élève vers Dieu son âme humble et aimante ; puis elle rentre chez elle dans le silence et l’abattement. Ces longues courses la fatiguent beaucoup, mais peut-être en dormira-t-elle mieux, car alors elle pourra rêver à son petit Georgy.

 

Un dimanche, elle s’était rendue, comme d’habitude à Russell-Square ; là elle avait devant elle la maison de M. Osborne, et les cloches faisaient entendre dans les airs de joyeux carillons. George sortit avec sa tante pour aller à l’église. Un petit balayeur lui demanda l’aumône : le laquais qui portait les livres de prières voulut repousser l’enfant ; mais George s’arrêta et lui donna une pièce d’argent. Dieu bénisse le petit Georgy ! Emmy fit le tour du square et s’approchant du pauvre balayeur lui donna aussi son denier, puis elle se mit à suivre miss Osborne et son fils jusqu’à l’hospice des Enfants-Trouvés où elle entra avec eux. Elle s’assit dans la chapelle à une place d’où elle pouvait apercevoir la tête de George au dessous du monument funéraire de son mari. Plusieurs centaines d’enfants unissaient leurs voix fraîches et pures, et chantaient les louanges du Tout-Puissant ; cette hymne de gloire et d’adoration faisait tressaillir d’une joie candide et douce l’âme du petit George. Sa mère fut quelque temps sans le voir au milieu des larmes qui voilaient sa vue.

 

CHAPITRE XIX.

Charade en action qu’on donne à deviner au lecteur.


Une fois que Becky eut réussi à se faire admettre aux soirées de milord Steyne, cette estimable créature obtint dès lors, dans les salons, toute la vogue à laquelle elle aspirait depuis longtemps. Les maisons les plus réputées et les plus considérables lui furent ouvertes ; et elle alla en si hauts lieux, que l’écrivain et le lecteur de ce roman doivent renoncer à y pénétrer avec elle.

 

L’admission de Becky chez lord Steyne eut pour résultat immédiat que Son Excellence le prince de Peterwaradin s’empressa de renouveler connaissance avec le capitaine Crawley, lorsque, le lendemain, il le rencontra au club, et que, passant auprès de la voiture de Becky, à Hyde-Park, il lui fit un profond salut. Mistress Crawley ne tarda pas non plus beaucoup à être invitée, avec son mari, aux petites réunions que le prince avait à l’hôtel du Levant, qu’il occupait en l’absence du propriétaire. Le marquis de Steyne s’y trouvait aussi, et il voyait avec satisfaction le succès de sa protégée.

 

À l’hôtel du Levant, Becky se trouvait en contact avec les plus nobles personnages et les plus grands politiques de l’Europe contemporaine. Parmi tant d’autres, nous citerons le duc de La Jabotière, ambassadeur du roi très-chrétien, et qui est devenu depuis ministre de ce monarque. Le noble duc n’eut pas plus tôt fait la connaissance de Becky, qu’elle devint la commensale ordinaire de l’ambassade française, où il n’y eut plus de bonnes parties sans l’aimable et ravissante mistress Rawdon Crawley.

 

M. de Truffigny, de Périgord, et M. Champignac, tous deux attachés à l’ambassade française, s’enflammèrent à première vue pour la séduisante épouse du colonel ; et à leur retour en France, suivant l’usage de leur nation, comme ont fait tous les Français qui les avaient précédés en Angleterre, et comme le feront tous ceux qui les suivront, ils racontaient qu’ils y avaient laissé une foule de malheureuses, parmi lesquelles la charmante Mme Rawdon, avec laquelle ils étaient au mieux.

 

Mais nous avons des motifs pour ne pas croire aveuglément à cette assertion. Champignac aimait avec passion l’écarté, et faisait, dans le cours de la soirée, une série de parties avec le colonel, tandis que Becky, dans la pièce voisine, chantait des romances à lord Steyne. Quant à Truffigny, il n’osait se montrer à l’hôtel des Étrangers, par suite des affaires d’argent qu’il avait avec le maître de l’endroit. Et puis, quelle raison Becky aurait-elle eue d’abaisser ses regards sur l’un ou l’autre de ces deux jeunes gens, et de leur accorder des faveurs spéciales. Elle les laissait faire ses commissions, acheter ses gants et ses bouquets, lui offrir des loges à l’Opéra, et multiplier autour d’elle les soins et les attentions : c’était fort bien, mais elle ne s’en amusait pas moins à leurs dépens lorsqu’ils s’avisaient de lui parler anglais devant lord Steyne. Alors elle se moquait d’eux à leur barbe, en les complimentant avec le plus grand sang-froid sur leurs progrès dans la langue anglaise, ce qui ne manquait jamais de faire sourire son noble protecteur. Truffigny fit cadeau d’un châle à Briggs pour gagner à sa cause la confidente de Becky, et la chargea d’une lettre, que la trop naïve demoiselle remit à sa maîtresse en présence d’une nombreuse assistance. Becky fit circuler le poulet dans toutes les mains, et le contenu amusa beaucoup ceux qui en prirent connaissance. Tout le monde le vit, à l’exception de Rawdon, qu’il était inutile de mettre au courant de tout ce qui se passait dans la petite maison de May-Fair.

 

Avant peu Becky vit accourir chez elle non-seulement ce qu’il y avait de plus comme il faut, pour nous servir d’une expression usitée parmi les étrangers en tournée à Londres, mais encore ce que l’Angleterre possédait de plus huppé ; et par ce mot nous n’avons point en vue des gens plus ou moins vertueux, plus ou moins spirituels, plus ou moins bêtes, plus ou moins riches, plus ou moins nobles, mais tous ceux que l’on peut comprendre dans cette expression comme il faut, et sur le compte desquels ce seul mot dit tout.

 

Lady Fitz-Willis, lady Slowbore et autres personnes du même calibre avaient fait chez lord Steyne les avances les plus bienveillantes à mistress Crawley. Le soir même tout Londres le savait, et ceux qui autrefois criaient haro sur cette honnête personne restaient désormais bouche close. Wenham, légiste et bel esprit, âme damnée de lord Steyne, allait partout redisant les louanges de Rebecca. L’impulsion une fois donnée, les plus hésitants finirent par aller au-devant d’elle, et dès lors sa position se trouvait prise parmi les gens comme il faut. Mais, mes chers lecteurs, ne vous pressez pas trop d’envier le sort de Rebecca : la gloire de ce monde, comme on dit, est bien passagère. L’expérience a démontré depuis longtemps que les plus heureux sont toujours les plus éloignés du soleil ; Becky, qui avait pénétré dans les boudoirs de la mode ; Becky, qui s’était trouvée face à face avec le grand George IV, Becky avouait par la suite que tout ici-bas n’est que fumée et vanité.

 

Nous passerons rapidement sur cette partie de son histoire ; car il nous serait aussi impossible de la raconter qu’à un profane de dévoiler les rites de la franc-maçonnerie, et de crainte de faire du grand monde un portrait peu ressemblant, nous aimons mieux n’en rien dire du tout et garder nos opinions pour nous.

 

Becky, par la suite, a souvent entretenu ses amis de cette époque de sa vie de ce temps où elle fréquentait à Londres les salons de la mode et de l’aristocratie. Elle s’enivra d’abord des fumées de l’orgueil, des applaudissements du triomphe, mais elle se lassa bien vite de cette monotonie du succès. Ce fut d’abord pour elle une occupation des plus attrayantes que la préparation de ces jolies toilettes, de ces parures séduisantes. Ce n’était du reste que par un sublime effort d’intelligence qu’elle pouvait établir l’équilibre entre ses faibles ressources et les impérieuses nécessités de la coquetterie ; qu’elle pouvait se procurer les toilettes indispensables pour se montrer à ces grands dîners, à ces réunions élégantes, pour se mêler à cette société d’élite avec laquelle elle se retrouvait tous les jours. Il s’agissait de marcher de pair à égal avec ces jeunes gens à la cravate irréprochable, aux bottes vernies, aux gants jaunes, avec ces hommes à la belle prestance, aux boutons dorés, à l’air noble, aux manières tout à la fois polies et hautaines ; avec ces jeunes filles blondes, roses et timides ; avec ces respectables matrones à la taille élevée et majestueuse, belles encore malgré les années et toutes ruisselantes de diamants. Les anciennes amies de Becky la voyaient d’un œil d’envie et de haine, tandis que la pauvre femme s’avouait déjà tout bas à elle-même qu’elle en avait bien assez.

 

« Je donnerais bien maintenant quelque chose pour être délivrée de tout ce monde, se disait-elle quand elle se trouvait seule. J’aimerais mieux, je crois, en vérité, être la femme d’un ministre et faire l’école gratuite du dimanche, ou même être une simple cantinière voyageant au milieu des bagages du régiment, que de parader ainsi dans ces salons. Il serait infiniment plus gai d’avoir une jupe courte et un maillot et de danser sur des tréteaux à la foire.

 

– Et je suis sûr qu’il y aurait foule pour vous voir, » lui disait lord Steyne en riant.

 

Car Becky avait coutume de confier au noble lord, avec sa franchise ordinaire, les ennuis et les dégoûts de sa nouvelle situation, et pour sa part il y trouvait un sujet de divertissement.

 

« Rawdon, continuait Becky, en s’abandonnant à sa veine méditative, Rawdon remplirait parfaitement le rôle d’écuyer ou de maître de cérémonie ; vous m’entendez, je veux dire celui qui est au milieu du manége, en grandes bottes, avec un habit boutonné, et qui fait claquer le fouet. Ce rôle irait très-bien à sa lourdeur, à son ampleur, à ses allures militaires. Je me souviens encore d’une fois où mon père m’avait, dans ma jeunesse, conduite à la foire de Brookgreen ; au retour, je me fabriquai une paire d’échasses et me mis à danser dans l’atelier, aux grands applaudissements de tous les élèves.

 

– J’aurais bien voulu voir cela, lui dit lord Steyne.

 

– Et moi, je ne demanderais pas mieux que de recommencer, répondit Becky, c’est pour le coup que lady Blinkey ouvrirait des yeux tout grands et que lady Grizzel la prude nous ferait voir toutes ses rangées de dents ! Mais, silence, voici Pasta qui chante. »

 

Becky s’était fait la loi de se montrer toujours pleine d’attention pour les artistes que l’on appelait dans ces soirées aristocratiques ; elle allait les chercher jusque dans le coin où ils se retiraient en silence, leur serrait la main, leur faisait fête en présence de tout le monde. N’était-elle pas une artiste, elle aussi, comme elle disait avec tant de vérité. Enfin, grâce à sa franchise et à ses airs de camaraderie avec eux, elle finissait toujours par en arriver à ses fins, et ils n’avaient jamais mal à la gorge quand il s’agissait de chanter chez elle, ou de lui donner des leçons gratis.

 

Vous avez beau en paraître surpris, la petite maison de Curzon-Street avait ses soirées musicales. À de certains jours de la semaine une longue file de voitures avec leurs lanternes éblouissantes encombrait la rue, au grand désespoir du n° 100, dont le sommeil était incessamment troublé par le tapage des roues et le bruit du marteau. De gigantesques laquais accompagnaient ces voitures, et l’antichambre de Becky suffisait à peine pour les contenir, la plupart étaient obligés d’aller prendre domicile dans les cabarets voisins, d’où les appelaient ensuite de petits gamins lorsque leurs maîtres les demandaient pour partir. Les plus grands élégants de Londres se marchaient sur les pieds en gravissant l’étroit escalier de Becky, tout en souriant en eux-mêmes de l’idée qu’ils avaient de venir s’égarer jusque-là. Plusieurs dames du grand ton, d’une vertu à toute épreuve et d’une sévérité sans égale, venaient se faire voir dans ce petit salon et entendre les artistes qui, donnant à leur voix le développement ordinaire, chantaient à faire crouler la maison. Le lendemain on lisait dans le Morning-Post, à l’article des Causeries des salons, le passage suivant :

 

« Le colonel Crawley et sa femme ont reçu hier à dîner une société d’élite. On y remarquait Leurs Excellences le prince et la princesse Peterwaradin ; Sa Hautesse Papouchi-Pacha, ambassadeur turc, accompagné de Kibob-Bey, drogman de l’ambassade. La marquise de Steyne, le comte de Southdown, M. Pitt et Lady Jane Crawley, M. Wagg, etc.… Après dîner il y a eu grande soirée, à laquelle ont assisté la duchesse douairière de Stilton, le duc de La Gruyère, la marquise de Chester, le comte de Brie, le comte Alexandre de Strachino, etc., etc., etc. » Nous laissons à l’imagination du lecteur le soin de compléter comme il lui plaira celle liste aristocratique.

 

Dans ses rapports avec les gens de haute volée, notre petite enchanteresse montrait une franchise et une humilité adroite qui ne tardait pas à lui concilier les personnes qui avaient d’abord conçu pour elle la plus vive prévention. Une fois dans un des premiers hôtels de Londres, où elle mettait peut-être trop d’affectation à parler français avec un ténor de cette nation, lady Grizzel Macbeth jeta sur les deux causeurs un regard dédaigneux et sarcastique.

 

« Vous parlez le français dans la perfection, lui dit d’un air pincé lady Grizzel, qui se piquait de parler fort bien cette langue, mais qui ne pouvait se défaire d’un accent écossais des plus désagréables.

 

– Pourrais-je ne pas le savoir, dit Becky d’un ton modeste et en baissant les yeux vers la terre ; je l’ai appris en pension, et de plus ma mère était Française. »

 

Lady Grizzel fut attendrie par l’humilité de cette petite femme. Tout en déplorant les fatales tendances d’un siècle égalitaire qui laissait arriver des personnes de toute condition dans les rangs supérieurs de la société, elle reconnaissait du moins que mistress Rawdon avait le tact nécessaire pour se conduire et ne pas sortir de la place que sa naissance lui avait assignée. Cette noble dame avait du reste une excellente nature, faisait de larges aumônes aux malheureux, mais dans son esprit borné et mesquin, elle s’était persuadée, mon cher lecteur, qu’elle était d’une pâte bien préférable à vous et moi.

 

Lady Steyne, elle-même depuis la scène du piano, avait aussi subi l’ascendant de Becky, et peut-être au fond n’éprouvait-elle pas pour elle une trop vive répugnance. Les jeunes dames de la maison de Gaunt avaient aussi fini par se radoucir ; deux ou trois fois, mais inutilement, elles avaient cherché à susciter des affaires à Becky. Quand Becky se voyait attaquée, elle prenait un air ingénu et candide à la faveur duquel elle ripostait par les plus cruelles méchancetés, qui laissaient tout étourdis ceux qui d’abord avaient pensé l’humilier et la réduire au silence.

 

M. Wagg, le bel esprit, le boute-en-train de la maison, l’écuyer tranchant de milord Steyne, reçut des dames de la maison la mission délicate de faire contre Becky une charge à fond de train. Ce vaillant champion de la petite coterie féminine, jetait à ses protectrices un regard souriant et vainqueur, et il clignait de l’œil comme pour leur dire : Attention ! nous allons bien nous amuser. En effet, il ouvrit le feu contre Becky qui mangeait tranquillement sa soupe. La petite femme prise à l’improviste, mais toujours équipée pour le combat, se mit en garde sur-le-champ, et riposta avec une vigueur qui fit rougir de honte M. Wagg ; puis elle se remit à manger son potage avec un calme et un sourire placide.

 

Le protecteur de M. Wagg, lord Steyne, qui le recevait à sa table et lui prêtait de temps à autre un peu d’argent, lança au pauvre diable un regard à le faire rentrer sous terre, et qui manqua presque de lui tirer des larmes. En vain, pendant tout le reste du dîner, il tourna vers milord des regards piteux et suppliants, celui-ci ne lui adressa plus la parole de tout le repas, tandis que les dames, se détournant de lui, avaient l’air de le désavouer. Becky, par commisération, fit tout ce qu’elle put pour lui offrir les moyens de se mêler à la conversation générale. Et ensuite il passa de la sorte six semaines sans être invité à dîner, et Fiche, l’homme de confiance de milord, auprès duquel M. Wagg se montrait fort empressé, lui annonça que celui-ci était bien résolu dans le cas où pareil fait se renouvellerait, à remettre certains billets entre les mains de ses hommes d’affaires et à en faire poursuivre l’exécution immédiatement. Wagg pleurnicha auprès de M. Fiche, réclama son intercession auprès de son maître et composa, en l’honneur de mistress Rebecca Crawley, un magnifique poëme qui parut dans la revue intitulée : le Bilboquet des beaux esprits, dont il était le rédacteur en chef. Enfin, dans tous les lieux où il rencontrait son héroïne, il s’efforçait par mille attentions diverses, de regagner ses bonnes grâces. Au club, il flattait et cajolait Rawdon, et enfin il obtint de nouveau l’autorisation de revenir à Gaunt-House. Becky lui fit bon visage, et n’eut point l’air de lui garder rancune du passé.

 

Le grand visir de Sa Seigneurie, son confident intime, M. Wenham, qui avait un siége au parlement et une place à la table de milord, se montra beaucoup plus prudent et beaucoup plus avisé que M. Wagg à l’égard de la nouvelle favorite, malgré son antipathie innée pour tous les parvenus. M. Wenham était un tory forcené, un aristocrate de vieille roche, bien qu’il eût pour père un petit marchand du nord de l’Angleterre. M. Wenham l’accabla de prévenances et de politesses, et lui témoigna une déférence excessive qui causait à Becky un bien plus grand embarras que des attaques franches et ouvertes.

 

On se demandait aussi dans la société élégante d’où venaient aux Crawley tout cet argent qu’ils dépensaient en toilettes et en fêtes ; ce mystère provoquait de temps à autre de petits chuchotements et devenait un texte de mauvais propos pour plus d’un commentateur satirique. Les uns affirmaient que sir Pitt avait abandonné à son frère une portion de revenu considérable, il fallait avouer en ce cas que Rebecca avait pris sur le baronnet un grand ascendant ou que ce dernier avait bien changé avec les années. De mauvaises langues cherchaient à faire croire que Rebecca était dans l’habitude de lever des contributions forcées sur les amis de son mari ; qu’elle se présentait chez celui-ci les larmes aux yeux et lui racontait qu’on venait de saisir ses meubles, ou bien qu’elle se jetait aux genoux d’un autre, lui déclarant qu’elle et son mari n’avaient plus à opter qu’entre la prison ou la mort s’ils ne trouvaient pas sur-le-champ de quoi payer leurs billets échus. Le bruit courait qu’elle avait fait de nombreuses dupes avec ce genre de comédie ; sans vouloir en dresser ici la liste, nous pouvons dire que si elle avait tout l’argent qu’on l’accusait d’avoir emprunté, extorqué ou dérobé, elle aurait disposé d’un capital suffisant pour mener une vie honnête et pour… mais n’anticipons pas sur la suite de cette histoire.

 

Ce que nous pouvons affirmer, c’est que la pauvre Becky, sur laquelle on faisait courir de si vilains bruits, se conduisait, après tout, en bonne ménagère, et qu’à force d’intelligence, elle parvenait à n’avoir à sa charge, les jours de réception, que l’éclairage de son appartement. Les bois de Stillbrook et les serres de Crawley-la-Reine lui fournissaient tout le gibier et tous les fruits dont elle avait besoin. Les caves de lord Steyne étaient à sa disposition, et les cuisiniers du noble lord venaient les jours de gala, s’installer dans sa petite cuisine, où arrivait à profusion, d’après l’ordre de leur maître, tout ce qui pouvait flatter le palais le plus délicat. Y avait-il donc là matière à répandre ces mauvais bruits sur le compte de la pauvre Becky ?

 

Si l’on voulait bannir du monde tous ceux qui font des dettes ou qui ne les payent pas ; si on voulait entrer dans les détails de la vie intime de chacun, faire le compte de son voisin et lui tourner le dos parce qu’on n’approuve pas l’emploi qu’il fait de ses revenus, la Foire aux Vanités deviendrait bientôt une affreuse solitude, un séjour inhabitable ! Tous les hommes seraient en guerre perpétuelle, et les bienfaits de la civilisation seraient bien vite mis à néant !

 

Non, non, ce n’est point ainsi qu’il faut vivre ; il faut montrer les uns pour les autres beaucoup de charité et de tolérance, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. Dites du mal de votre voisin tant qu’il vous plaira, traitez-le de fripon et de coquin ; mais ne l’envoyez pas à la potence pour cela, et, au contraire, tendez-lui la main si vous le rencontrez dans la rue. Il a un bon cuisinier, cela suffit. N’en voilà-t-il pas assez pour oublier tous ses torts ? C’est à ces seules conditions que le commerce peut prospérer, la civilisation fleurir, la paix se consolider, les tailleurs inventer de nouvelles coupes et de nouvelles broderies, et le propriétaire du clos Laffite trouver un honnête bénéfice sur la vente de ses vins.

 

À cette époque, les charades en action, genre d’amusement emprunté à la France, faisaient fortune en Angleterre ; c’était le grand plaisir du moment. Elles fournissaient à bien des femmes l’occasion de produire leur beauté, et à un nombre beaucoup plus restreint de se signaler par leur esprit. Lord Steyne, à l’instigation de Becky qui se reconnaissait peut-être en possession des qualités que nous venons d’indiquer, lord Steyne disons-nous, résolut de donner à son hôtel une fête où ces miniatures dramatiques devaient avoir les honneurs de la soirée.

 

Nous demanderons au lecteur la permission de l’introduire dans cette brillante réunion, et ce ne sera point sans une certaine tristesse, car nous craignons bien, hélas ! que ce ne soit pour la dernière fois.

 

Une des extrémités de la magnifique galerie de tableaux de Gaunt-House avait été disposée en amphithéâtre. Elle avait, du reste, déjà servi à cet usage au temps du roi George III, et l’on pouvait voir encore un portrait du marquis de Gaunt, en perruque poudrée et en rubans roses, vêtu d’une tunique romaine, remplissant le rôle de Caton dans la tragédie du même nom par M. Addison, représentée devant LL. AA. RR. le prince de Galles, l’évêque d’Osnabruch et le prince William-Henry, tous trois enfants, comme les acteurs. Deux ou trois vieilles décorations furent descendues du grenier et remises à neuf pour la circonstance présente.

 

Le jeune Bedwin Sands, qui revenait d’un voyage en Orient, fut chargé du soin d’organiser la représentation. Savez-vous bien qu’il ne faut pas badiner avec un homme qui a voyagé en Orient, qui a publié un in-quarto et passé plusieurs semaines sous une tente, dans le désert. L’in-quarto contenait plusieurs gravures représentant Sands en costumes orientaux ; l’auteur avait ramené des pays de l’aurore un nègre aussi effrayant par sa mine que celui de Brian de Bois-Guilbert. Lui, son nègre et ses costumes reçurent à Gaunt-House un excellent accueil, comme une très-bonne acquisition dans la circonstance actuelle.

 

Voici d’abord la première charade : Un officier turc (on suppose que les janissaires existent encore, et que le turban, cette ancienne et majestueuse coiffure des vrais croyants n’a point été remplacée par un bonnet sans caractère), un officier turc est couché sur un divan, où il fume une narguilé. (Par égard pour les dames, on s’est contenté de mettre dans le fourreau une pastille du sérail.) Le seigneur turc bâille à se démonter la mâchoire, et donne mille autres signes non équivoques d’ennui et de paresse. Il frappe des mains, et aussitôt apparaît Mesrour, le chef des eunuques, les bras nus, des anneaux aux oreilles, un yatagan à la ceinture, enfin tout l’attirail oriental dans ce qu’il y a de plus magnifique et de plus terrible. Il s’incline avec respect et en silence devant son seigneur et maître.

 

Un frémissement d’effroi et de plaisir s’étend sur toute l’assemblée. Les dames se parlent bas à l’oreille. Cet esclave noir était un cadeau fait à Bedwin Sands par un pacha d’Égypte, en échange de trois douzaines de bouteilles de marasquin. Il avait eu autrefois à coudre maintes odalisques dans des sacs de cuir, pour les précipiter dans le Nil.

 

« Qu’on fasse entrer le marchand d’esclaves, » dit le voluptueux enfant de Mahomet.

 

Mesrour introduit le marchand d’esclaves. Le marchand conduit une femme voilée ; il lève le voile. Un murmure approbateur circule dans la salle : sous un brillant costume oriental, on a reconnu la charmante mistress Winkworth à la longue chevelure, aux yeux fendus en amande. Ses boucles d’ébène sont entremêlées de diamants et de pierreries ; elle porte pour bracelets et pour colliers des piastres attachées l’une à l’autre. Le musulman exprime par un affreux sourire qu’il est satisfait de la beauté de l’esclave. Celle-ci alors se jette à ses genoux, le supplie de la rendre aux montagnes qui l’ont vue naître, où l’attend son fiancé, où il pleure sans doute sa Zuleika. Vaines prières qui n’ont aucun empire sur le cœur endurci d’Hassan ; il rit en pensant au désespoir du fiancé. Zuleika se couvre la face de ses deux mains et s’affaisse sur elle-même avec toute l’éloquence du désespoir ; tout semble perdu pour elle, lorsque soudain apparaît Kislar-Aga.

 

Kislar-Aga apporte une lettre du sultan. Hassan reçoit de la main de l’envoyé le firman redoutable et le porte à son front. Une pâleur mortelle monte à sa figure tandis qu’une joie féroce éclate sur celle du nègre, qui, pour ce second rôle, a revêtu un autre costume.

 

« Pitié ! pitié ! » s’écrie le pacha.

 

Mais Kislar-Aga, en faisant une affreuse grimace, lui présente le cordon de soie. La toile tombe au moment où Hassan a déjà autour du cou le terrible cordon.

 

Hassan dans la coulisse crie alors aux assistants.

 

« Première partie en deux syllabes. »

 

Mistress Rawdon Crawley, qui va jouer dans la charade, s’approche de mistress Winkworth et lui fait compliment du goût exquis et de la beauté de son costume.

 

Bientôt commence la seconde partie. La scène est toujours en Orient. (Hassan a quitté son costume du Levant pour l’habit d’Europe. Il est dans la salle auprès de Zuleika dans une attitude qui témoigne de la bonne intelligence qui règne entre eux, et quant à Kislar-Aga, il s’est transformé en un esclave noir des plus pacifiques.) Nous voici maintenant dans le désert, le soleil se lève et les Turcs se tournent du côté de l’Orient et impriment leur front sur le sable. Comme on n’a pu se procurer de dromadaire, l’orchestre tourne victorieusement la difficulté en jouant l’ouverture de la Caravane. Sur la scène est une énorme tête égyptienne ; à la grande surprise des voyageurs, elle fait entendre une certaine harmonie ; elle chante des chansons comiques de la composition de M. Wagg. Les voyageurs orientaux disparaissent en formant une sarabande.

 

« Seconde et dernière partie, deux syllabes, » cria la tête égyptienne.

 

Enfin la toile se lève de nouveau et le dernier acte commence. Cette fois le théâtre représente une tente grecque. Sur un lit est étendu un vaillant guerrier. Au-dessus de sa tête sont accrochés son casque et son bouclier : ils peuvent se reposer maintenant : Ilion est détruit, Iphigénie immolée, Cassandre prisonnière dans le palais. Le pasteur des peuples, représenté par le colonel Crawley, qui n’a jamais su de sa vie ce que c’était que la prise d’Ilion et la captivité de Cassandre, ronfle sur son lit à Argos. Une lampe suspendue au plafond projette sur le guerrier assoupi ses clartés vacillantes ; l’épée et le bouclier renvoient aussi une lueur lugubre ; l’orchestre joue le terrible morceau de l’opéra de Don Juan au moment de l’entrée du commandeur.

 

Égisthe, la figure pâle et bouleversée, arrive sur la pointe des pieds. Quelle est cette sinistre apparition qui suit ses mouvements à travers les ténèbres et semble le tenir sous sa funeste influence ? Égisthe lève le bras pour frapper la noble victime qui présente à ses coups homicides sa poitrine à découvert ; il va frapper, mais non, sa main n’ose s’abaisser sur le roi des rois, sur le vainqueur d’Ilion. Clytemnestre alors se glisse dans la chambre comme un fantôme, ses bras sont d’une blancheur éblouissante, ses longs cheveux flottent en désordre sur ses épaules, sa figure est couverte d’une pâleur mortelle, ses yeux jettent un éclat sinistre et terrible qui fait tressaillir tous ceux qui la regardent.

 

Un frisson glacial a parcouru tous les assistants.

 

« Mon Dieu ! dit-on tout bas, c’est mistress Rawdon Crawley. »

 

Avec un geste de mépris sublime, elle arrache le poignard aux mains d’Égisthe, s’avance vers le lit, et aux reflets de la lampe on voit le poignard levé sur la tête du guerrier qui sommeille ; la lampe s’éteint alors, un gémissement inarticulé se fait entendre, un silence de mort règne sur la scène.

 

L’obscurité mêlée à la terreur de cette scène a vivement impressionné le public. Rebecca a joué son rôle avec une vérité si effrayante que les spectateurs restent comme frappés de stupeur à leur place jusqu’au moment où les lampes se rallument au milieu des applaudissements partis de tous les points de la salle.

 

« Brava ! brava ! crie le vieux Steyne d’une voix stridente qui domine toutes les autres. Morbleu ! murmurait-il entre ses dents, elle aurait bien été capable de jouer le rôle au sérieux. »

 

Les spectateurs redemandent tous les acteurs ; les cris de : l’auteur ! Clytemnestre ! se font entendre par-dessus les autres. Agamemnon, n’osant s’aventurer sur la scène avec la tunique classique, reste dans les coulisses avec Égisthe et les autres acteurs de ce petit drame. M. Bedwin Sands s’avance alors conduisant par la main Zuleika et Clytemnestre. Un grand personnage veut à toute force être présenté à la charmante Clytemnestre.

 

« Et maintenant, qu’elle lui a planté le poignard dans le cœur, il lui faut un autre mari ? observe avec beaucoup d’à-propos Son Altesse Royale.

 

– Mistress Rawdon Crawley a été saisissante dans son rôle, » ajoute lord Steyne.

 

Becky le regarde en riant avec un air joyeux et moqueur qu’elle accompagne de ses plus gracieuses révérences. Les domestiques arrivent avec des plateaux couverts de rafraîchissements, et les acteurs disparaissent de nouveau pour se préparer à une seconde charade.

 

Les trois syllabes de celle-ci sont jouées de la manière suivante :

 

Pour la première syllabe on voit le colonel Crawley, chevalier du Bain, qui sort de l’écurie avec un chapeau à grands bords, un bâton, un long manteau et une lanterne. Il traverse la scène en criant l’heure qu’il est. Dans une chambre on aperçoit deux vieilles têtes qui jouent leur cent de piquet, et il est à croire que ces deux bonshommes ne s’amusent pas beaucoup, car ils bâillent sans interruption. Un petit groom leur passe leur robe de chambre, et une bonne pour tout faire, représentée par l’honorable lord Southdown, apporte deux chandeliers et une bassinoire. Quand la bonne s’est acquittée de ses fonctions et qu’elle est repartie, les deux vieux mettent alors leur bonnet de nuit, le groom vient fermer les volets, on entend grincer le pêne dans la serrure. Toutes les lumières s’éteignent, et la musique joue : Dormez, dormez, chers amours.

 

« Première syllabe[3] ! » crie une voix dans la coulisse.

 

Seconde syllabe : Les lampes se rallument comme par enchantement, la musique joue l’air connu de Jean de Paris : Ah ! quel plaisir d’être en voyage ! La décoration n’a pas changé, si ce n’est que sur la façade de la maison on aperçoit un écusson aux armes des Steyne ; les sonnettes font un bruit infernal ; au rez-de-chaussée on voit un homme qui présente à un autre une longue pancarte de papier ; celui-ci tape du pied, montre le poing et manifeste par des gestes non équivoques qu’il trouve l’addition trop forte. « Garçon, ma voiture ! » crie un autre sur le seuil de la porte ; et en même temps il caresse le menton de la fille d’auberge, représentée par l’honorable lord Southdown, et cette fille semble ne pouvoir pas plus se consoler de son départ, que jadis Calypso ne se consolait du départ d’Ulysse. Clic clac ! clic clac ! on entend le galop des chevaux et le fouet des postillons. Hôtelier, fille d’auberge et garçons, tous se précipitent à la porte ; mais au moment où l’étranger de distinction va faire son entrée dans la maison, la toile baisse, et une voix invisible crie aux assistants :

 

« Seconde syllabe ! »

 

Pendant que tout se dispose pour la représentation de la troisième syllabe, l’orchestre exécute une symphonie nautique : Sur les dunes, Mon beau navire, Quand les flots courroucés. La nature de la musique annonce qu’on va être témoin d’un épisode maritime. Au moment où le rideau se lève, on entend le tintement d’une cloche : « Mettez le cap à la côte », crie une voix ; les passagers se montrent d’un air fort soucieux les nuages, qui sont représentés par un rideau noir ; tous les marins branlent la tête, comme pour témoigner de leur inquiétude. Lady Langouste, représentée par l’honorable lord Southdown, avec son épagneul sous un bras, son sac de nuit sous l’autre et son mari assis près d’elle, s’efforce de se retenir à un cordage. Plus de doute, on est sur un vaisseau.

 

Le capitaine, sous les traits duquel on reconnaît le colonel Crawley, chevalier du Bain, porte un chapeau à cornes et un télescope. Il retient avec la main son chapeau sur la tête, et ses vêtements s’agitent autour de lui comme s’ils étaient soulevés par le vent. Au moment où il laisse son chapeau afin de regarder au large avec le télescope, le chapeau est emporté par le vent, aux grands applaudissements de toute la salle. La bise est forte, à ce qu’il paraît. La musique l’exprime par des sifflements et des roulements de plus en plus menaçants ; les matelots ne passent sur le pont qu’en trébuchant, pour indiquer la violence du roulis. Le surveillant du navire traverse la scène en portant six baquets ; il se hâte d’en placer un à la portée de lady Langouste ; lady Langouste pince son chien, qui se met à hurler d’une façon vraiment lamentable ; elle tire de sa poche son mouchoir pour le porter à sa bouche et s’élance du côté de sa cabine ; la musique fait entendre des accords de plus en plus précipités qui expriment la violence de l’ouragan. Ainsi s’achève la troisième syllabe.

 

Il existait alors un ballet nommé le Rossignol, dans lequel Montessu et Noblet s’étaient fait une réputation, et que M. Wagg avait transporté sur la scène anglaise en le métamorphosant en opéra, et en adaptant aux airs du ballet des vers de sa façon, comme il savait les faire. Ce ballet fut exécuté avec les costumes français à l’ancienne mode ; le petit lord Southdown arriva sur la scène avec l’accoutrement d’une vieille femme et s’appuyant sur la canne de rigueur.

 

Une fraîche et pure mélodie sortait d’une cabane de carton entourée de roses et de treillage.

 

« Philomèle, Philomèle, » s’écrie la vieille, et Philomèle apparaît aussitôt.

 

Tonnerre d’applaudissements ! Philomèle n’est autre que mistress Rawdon, qui, les cheveux poudrés et des mouches sur la figure, a l’air de la plus ravissante petite marquise que l’on puisse imaginer.

 

Philomèle arrive toute rayonnante de joie, et fredonne un air des plus vifs avec cette innocence qui caractérise les vierges de théâtre ; Philomèle fait une révérence.

 

« Pourquoi, mon enfant, lui dit sa mère, êtes-vous donc toujours à rire et à chanter ? »

 

Aussitôt elle répond par de nouveaux accords :

 

LA ROSE SUR LE BALCON.

 

Sur le balcon voyez ma rose,

Ma jeune rose qui rougit :

Sous les pleurs dont le ciel l’arrose

En s’éveillant elle sourit.

Les vents d’hiver l’ont effeuillée ;

Mais le printemps qu’elle invoquait

Rend à sa tige dépouillée

Sa rouge fleur, son vert bouquet.

D’où vient à son calice une si fraîche haleine ?

D’où vient à son beau front cette pourpre soudaine ?

C’est que le gai soleil brille de feux nouveaux,

C’est qu’on entend dans l’air la chanson des oiseaux.

 

Le rossignol, qui du bocage

Charme l’écho mélodieux,

Avait cessé son doux ramage,

Et dans les bois silencieux

Naguère on n’entendait sous l’ombre

Que la bise aux sifflets aigus,

Qui va battant d’une aile sombre

Le tronc plaintif des arbres nus.

D’où vient, me dites-vous, que l’oiseau du bocage

Aux échos attentifs a rendu son ramage ? »

C’est que le gai soleil brille de feux nouveaux ;

C’est que les arbres nus poussent de verts rameaux.

 

Dans ce concert de la nature,

Tout suit son penchant et ses lois ;

L’arbre reprend sa chevelure,

La fleur son teint, l’oiseau sa voix ;

Et moi, quand partout la jeunesse

Revêt ses riantes couleurs,

Quand de ses feux le ciel caresse

L’oiseau, la verdure et les fleurs,

De ses plus gais rayons le soleil me pénètre ;

Un bonheur inconnu s’éveille dans mon être ;

Je sens s’ouvrir mon âme à des transports nouveaux,

Et je mêle ma voix à l’hymne des oiseaux.

 

Pendant les repos entre chaque couplet de cette petite romance, la vieille femme à laquelle s’adresse la petite chanteuse, et dont les épais favoris sont encadrés dans un bonnet de femme, semble très-désireuse de manifester sa tendresse maternelle à l’ingénue créature qui remplit le rôle de la jeune fille. À chaque baiser qu’il parvient à lui prendre, les joyeux éclats de rire de l’assemblée l’encouragent à une nouvelle tentative, et tandis que l’orchestre exécute une symphonie qui prétend imiter le ramage de plusieurs oiseaux, un cri général s’élève de toute la salle ; on demande bis de toutes parts. Les applaudissements redoublés et une pluie de bouquets témoignent assez du succès remporté ce soir-là par le rossignol (NIGHTINGALE). La voix de lady Steyne domine tous les bravos. Becky, le rossignol, ramasse toutes les fleurs qu’on lui a jetées et fait aux spectateurs un gracieux salut, digne de l’actrice la plus renommée.

 

Lord Steyne était au paroxysme de l’admiration, l’enthousiasme de ses hôtes égalait, du reste, le sien. On ne songeait guère maintenant à la séduisante houri aux yeux noirs, dont l’apparition dans la première charade avait été accueillie avec un si vif plaisir ! Elle était deux fois plus belle que Becky, et cependant cette dernière l’avait complétement éclipsée. De toutes parts on se confondait en éloges sur mistress Rawdon ; on la comparait aux actrices les plus en renom et l’on s’accordait à dire avec quelque raison que si elle avait embrassé la carrière théâtrale elle serait arrivée certainement au premier rang. Son triomphe fut complet, et les derniers accents de cette voix émue et vibrante s’éteignirent au milieu d’une tempête de bravos et de trépignements.

 

Aux plaisirs de la scène succéda le bal, et chacun à l’envi se disputa l’honneur de danser avec Rebecca ; elle était ce soir-là le point de mire de tous les hommages. Le prince royal jura sur son honneur qu’il la tenait pour une petite merveille et rechercha de toutes manières son entretien. L’âme de Becky débordait d’orgueil ; elle voyait déjà se presser devant elle la fortune, les distinctions, la renommée. Elle pouvait désormais disposer de lord Steyne comme d’un esclave, il ne quittait plus ses pas, daignait à peine adresser la parole à ses autres invités et réservait pour elle seule tous ses compliments, toutes ses attentions. Elle conserva au bal son costume de marquise et dansa le menuet avec M. de Truffigny, secrétaire de M. le duc de La Jabotière. Si M. le duc s’abstint de danser avec elle, ce ne fut que par un sentiment de sa dignité personnelle et par égard pour son caractère diplomatique ; toutefois, il déclara à qui voulait l’entendre, qu’une femme qui savait parler et danser comme mistress Rawdon, aurait pu se présenter comme ambassadrice dans toutes les cours de l’Europe.

 

Appuyée sur le bras de M. Klingenspohr, cousin du prince Peterwaradin et attaché à son ambassade, elle s’élança au milieu du tourbillon de la valse. Le prince, tout hors de lui et ne poussant point le respect de l’étiquette aussi loin que le diplomate français, le prince voulut aussi faire un tour de valse avec cette charmante créature ; le voilà donc avec Becky, pirouettant dans la salle de bal, tandis que les glands de ses bottes à revers et les diamants suspendus à sa veste de hussard voltigent autour de lui, jusqu’au moment où Son Excellence, tout hors d’haleine, se voit forcée de demander grâce. Papouchi-Pacha lui-même n’eût pas mieux demandé que de danser avec Becky, si la valse eût été un peu plus connue des enfants de Mahomet. De toutes parts, on faisait cercle pour la voir danser, et Taglioni n’aurait pas obtenu des applaudissements plus frénétiques. L’enivrement était général. Rebecca le partageait bien, soyez-en sûr. Elle écrasait ses rivales de ses airs hautains et triomphateurs. Quant aux beaux yeux de la pauvre Zuleika, ils ne pouvaient lui servir qu’à une seule chose, à pleurer sa défaite et à la pleurer dans la solitude et l’abandon.

 

Le véritable, le grand triomphe de Becky fut au souper, où sa place était marquée à la table du prince royal, si enthousiaste d’elle, et au milieu des plus éminents personnages de cette réunion. Le service s’y faisait dans de la vaisselle d’or, et Becky n’aurait eu qu’à en exprimer le désir pour voir, comme une autre Cléopatre, les perles mêlées à son vin de Champagne. Le prince de Peterwaradin lui eût donné la moitié des pierreries qui couvraient son uniforme pour un seul regard de ces yeux si pleins d’éclairs. La Jabotière parla d’elle à son gouvernement. Quant aux dames qui soupèrent aux autres tables dans de la vaisselle d’argent, et qui avaient remarqué les attentions que lord Steyne prodiguait à Becky, elles bouillaient de rage et de dépit.

 

Rawdon Crawley n’était pas autrement satisfait de tous ces triomphes, et il éprouvait un sentiment pénible à reconnaître à sa femme tant de supériorité sur lui.

 

Quand l’heure du départ fut venue, tous les jeunes gens firent cortége à Becky jusqu’à sa voiture. Le nom de mistress Rawdon, répété à travers les flots de la foule qui stationnait aux abords de l’hôtel, parvint jusqu’à son cocher, qui ne tarda pas à arriver au trot dans la cour splendidement éclairée, et s’arrêta au pied du perron. Rawdon fit monter sa femme en voiture ; il aima mieux, quant à lui, s’en aller à pied avec M. Wenham, qui lui avait offert un cigare.

 

Après avoir pris du feu à l’un des gamins qui se pressaient à la porte de l’hôtel, Rawdon partit au bras de son ami Wenham. Deux personnes se détachèrent alors de la foule, et suivirent à distance les deux promeneurs. Au bout d’une cinquantaine de pas, l’un de ces hommes, s’approchant de Rawdon, lui frappa sur l’épaula et lui dit :

 

« Pardon, colonel, j’aurais un mot à vous dire en particulier. »

 

Pendant ce temps, l’autre individu donnait un coup de sifflet, et, à ce signal, un des fiacres qui stationnaient à la porte de Gaunt-House s’avança en criant sur son essieu ; en même temps, celui qui avait donné le coup de sifflet, faisant un demi-tour, se campait droit en face du colonel.

 

Le brave officier comprit que toute résistance était inutile et qu’il tombait aux mains des recors ; il recula d’un pas et sentit s’abaisser sur lui la main de l’homme qui lui avait d’abord frappé sur l’épaule.

 

« Nous sommes trois contre un, ainsi donc suivez-nous, lui dit celui qui lui fermait la retraite.

 

– Ah ! c’est vous, Moss, fit le colonel, qui paraissait reconnaître son interlocuteur. Combien vous faut-il ?

 

– Une bagatelle, dit M. Moss, auxiliaire ordinaire du shériff de Middlesex, cent soixante-six livres sterling huit pences, à la requête de M. Nathan.

 

– Pour l’amour de Dieu, Wenham, prêtez-moi seulement cent livres, dit le pauvre Rawdon, j’en ai une soixantaine chez moi.

 

– Je n’ai pas seulement dix livres vaillant, lui répondit le pauvre Wenham ; adieu et au revoir, mon bon ami.

 

– Adieu, » fit Rawdon avec tristesse.

 

Wenham disparut dans les ténèbres, et Rawdon Crawley continua son cigare dans la voiture qui le conduisait à Temple-bar.

 

CHAPITRE XX.

Où l’on voit au grand jour l’amabilité de lord Steyne.


Dans ses moments de générosité, lord Steyne ne faisait point les choses à demi, et les Crawley avaient pu en juger mieux que tous autres. Sa Seigneurie avait poussé la sollicitude jusqu’à se préoccuper de l’avenir du petit Rawdon, et avait fait entendre à ses parents qu’il était temps de l’envoyer à l’école. À cet âge, qu’y avait-il de plus profitable que l’émulation d’élève à élève, et ce premier frottement qui développe et le corps et l’esprit ? Le père objecta que ses moyens ne lui permettaient pas de faire entrer son fils dans une bonne pension ; la mère ajouta que Briggs était pour lui le meilleur maître qu’il pût avoir, et qu’elle l’avait poussé déjà assez loin dans l’anglais, le latin et les autres connaissances que l’on pouvait exiger à cet âge-là ; mais les propositions libérales du marquis de Steyne ne laissaient point de place à la réplique. Sa Seigneurie était administrateur du fameux collége de Whitefriars, autrefois couvent de moines de l’ordre de Cîteaux.

 

Bien que Rawdon n’eût jamais étudié d’autre livre que l’Almanach des Courses, et qu’il n’eût conservé d’autres souvenirs de ses humanités que celui des coups de férule qu’il avait reçus dans sa jeunesse à Eton, il éprouvait néanmoins pour les études classiques ce respect qu’il convient à tout gentilhomme anglais de ressentir, et se réjouissait à la pensée que son fils allait se bourrer de science et mériter de trouver place quelque jour dans la famille des savants. Malgré sa tendresse excessive pour son fils, malgré les mille liens qui l’attachaient à Rawdy et lui faisaient trouver en lui une consolation et une société, le colonel cependant consentit en bon père, à se séparer de lui et à faire le sacrifice de ses affections, de son bonheur, au bien-être et aux intérêts de son fils. Hélas ! il ne mesura l’étendue du sacrifice qu’au moment de la séparation.

 

Après le départ du petit garçon, il fut pris d’une tristesse et d’un abattement qu’il aurait vainement cherché à dissimuler, et dont n’approchait point le chagrin de l’enfant, ravi de ce changement d’existence et des nouvelles amitiés qu’il se permettait de faire. Becky se mit à rire quand le colonel, dans son langage inculte et décousu, voulut exprimer la douleur que lui causait le départ de l’enfant. Le pauvre garçon en ressentit plus vivement encore la perte qu’il faisait ; plus d’une fois il lui arriva de jeter un regard de tristesse sur le lit abandonné où couchait le petit garçon. C’était le matin surtout qu’il souffrait le plus de la privation de son fils. En vain il essayait d’aller faire tout seul la promenade qu’il faisait jadis avec le petit Rawdy : il était vivement affecté de cet isolement. Son seul plaisir fut alors dans la fréquentation des gens qui avaient les mêmes sentiments de tendresse que lui pour son fils. Il allait passer de longues heures auprès de l’excellente lady Jane, et causait avec elle de la bonne mine et des mille qualités de cet enfant bien-aimé.

 

La tante aimait beaucoup le neveu, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, et sa fille n’aimait pas moins son cousin ; aussi pleura-t-elle beaucoup lorsqu’il fallut se séparer. Le colonel sut un gré infini à la mère et à la fille de ces marques de tendresse, et leur sympathie l’encouragea à s’abandonner, en leur présence, à la vivacité de ses affections paternelles. Dans ses conversations intimes, il mettait à découvert les meilleurs et les plus honnêtes mouvements de son âme. Avec l’affection de lady Jane, il gagnait encore son estime par les sentiments qu’il lui manifestait et qu’il était obligé d’étouffer en présence de sa femme. Désormais, les deux belles-sœurs se voyaient le moins possible. Les affectueuses dispositions de lady Jane ne réussissaient qu’à faire sourire Rebecca, tandis que la nature douce et bienveillante de cette dernière ne pouvait que se révolter d’une sécheresse de cœur aussi grande.

 

Les mêmes causes tendaient à opérer une scission semblable entre Rawdon et sa femme, bien qu’il fît tous ses efforts pour se faire illusion à ce sujet. Rebecca, du reste, s’inquiétait fort peu de l’éloignement qu’elle inspirait à son mari. Existait-il au monde un être ou une chose capable de la toucher ou de l’émouvoir ? Son mari était à ses yeux un esclave, ou au moins son très-humble serviteur ; après cela, qu’il fût triste ou chagrin, elle s’en préoccupait fort peu et l’accueillait toujours avec le dédain sur les lèvres. Sa pensée dominante était de se grandir dans l’opinion du monde et de jouir des plaisirs qu’il peut procurer ; elle était bien du reste d’un tempérament à y prendre une position élevée.

 

L’honnête Briggs fut chargée de préparer le trousseau du petit Rawdon. Molly, la femme de chambre, sanglotait en disant adieu au petit bambin, Molly, toujours bonne et fidèle, bien que depuis longtemps on ne lui payât plus de gages. Mistress Becky ne voulut point prêter sa voiture à Rawdon pour accompagner son fils à la pension. Un équipage dans la Cité, par exemple ! un fiacre était bien assez bon. Becky ne chercha point son fils pour lui donner une dernière caresse avant le départ, et Rawdy ne chercha pas davantage sa mère pour l’embrasser. Et pourtant il donna un baiser à sa vieille Briggs, à l’égard de laquelle il se montrait très-économe de caresses, et il s’efforça de la consoler de son mieux en lui promettant de venir tous les dimanches à la maison pour qu’elle pût le voir tout à son aise. Tandis que le fiacre se dirigeait du côté de la Cité, l’équipage de Becky arrivait au grand trot au Parc, dans les allées duquel l’élégante petite femme se mit à se promener, entourée d’une douzaine de jeunes élégants, tandis que le père et le fils franchissaient le seuil de l’ancien collége, et que Rawdon, après y avoir laissé l’objet de ses plus chères affections, revenait accablé de la tristesse la plus légitime et la plus honnête que le pauvre garçon eût éprouvée depuis son jeune âge. Il rentra chez lui la tête basse et la mort dans le cœur ; il dîna tout seul avec Briggs, qu’il traita fort bien et à laquelle il montra beaucoup de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’elle témoignait au petit garçon. Et puis il s’en voulait, au fond de sa conscience, pour les emprunts faits à Briggs et pour la part qu’il avait eue dans les fourberies de sa femme. Ils causèrent longuement du petit Rawdon, car Becky ne rentra que pour s’habiller et ensuite aller dîner en ville. Rawdon, de son côté, partit tout chagrin pour aller prendre le thé avec lady Jane et lui rendre compte de la manière dont il s’était exécuté, du courage et de la résolution du petit Rawdon dans cette conjoncture.

 

Comme protégé de lord Steyne, comme neveu d’un membre des Communes, comme fils d’un colonel chevalier du Bain, dont le nom se lisait souvent dans le Morning-Post à l’article Causeries des salons, les hauts fonctionnaires du collége se montrèrent fort disposés à traiter l’enfant avec bienveillance. Il avait les poches remplies d’argent et le dépensait à régaler ses camarades de tartes à la groseille et autres friandises. Les samedis il venait chez son père, pour qui c’était le plus beau jour de la semaine. Quand il était libre, Rawdon conduisait l’enfant au théâtre, ou l’y envoyait avec le domestique. Rawdon était ravi de lui entendre raconter ses histoires de pension, ses batailles avec ses camarades. Avant peu, il finit par savoir le nom de tous les maîtres et de la plupart des enfants aussi bien que le petit Rawdon lui-même ; et il s’efforçait de ne point paraître non plus trop étranger à la grammaire latine, lorsque son fils lui faisait part du point où il en était arrivé.

 

« Travaille, mon garçon, lui disait-il, en prenant un air de gravité ; en ce monde, un homme ne vaut que par son travail ; c’est par le travail seul qu’on arrive. »

 

Les dédains de mistress Crawley à l’égard de son mari devenaient de jour en jour plus visibles.

 

« Faites ce qu’il vous plaira… allez dîner où bon vous semble… allez prendre votre bière ou votre absinthe au café comme il vous plaira, si mieux n’aimez aller geindre auprès de lady Jane ; seulement n’attendez pas que j’aille me faire du mauvais sang à cause de cet enfant. Il faut bien que je prenne soin de vos affaires, puisque vous ne savez pas en prendre soin vous-même. Où seriez-vous maintenant, je vous le demande, si je vous avais abandonné à vos propres forces ? quelle mine feriez-vous dans le monde, si je n’avais toujours été là pour vous diriger ? »

 

Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans tous les salons où allait Becky, on s’inquiétait peu du pauvre Rawdon, et que même maintenant on invitait la femme sans le mari. Quant à mistress Rawdon, il semblait désormais qu’elle n’eût jamais vécu en dehors du grand monde, et, lorsque la cour prenait le deuil, elle se mettait en noir de la tête aux pieds.

 

Une fois qu’il eut été pourvu à l’avenir du petit Rawdon, lord Steyne, qui portait aux affaires de Crawley le même intérêt que si elles eussent été les siennes, trouva que le départ de Briggs serait une réforme utile au budget des dépenses ; Becky était d’ailleurs assez entendue pour tenir elle-même sa maison. Il a été dit dans un précédent chapitre que le noble lord avait fourni à sa protégée les moyens de payer l’emprunt fait à Briggs, et celle-ci n’en continuait pas moins à rester à Curzon-Street. Milord en tira la fâcheuse conclusion que mistress Crawley avait employé son argent à quelque autre usage que celui pour lequel il le lui avait si libéralement donné. Lord Steyne ne poussa pas la simplicité jusqu’à demander à Becky une explication à ce sujet : il était sûr d’avance qu’elle aurait mille excellentes raisons à lui opposer pour justifier l’emploi de cet argent ; mais il résolut toutefois d’en avoir le cœur net, et conduisit cette affaire avec une délicatesse et une habileté merveilleuses.

 

Un jour où mistress Rawdon était à la promenade, milord se présenta au petit hôtel de Curzon-Street. Il demanda à Briggs une tasse de café, lui raconta qu’il avait de bonnes nouvelles du petit collégien ; enfin il manœuvra si bien qu’au bout de cinq minutes il sut d’elle que tout ce qu’elle avait reçu de mistress Rawdon se bornait à une robe de soie, cadeau qui avait fait tressaillir son cœur de reconnaissance.

 

Milord souriait en écoutant ce récit candide et naïf ; la vertueuse Rebecca lui avait en effet dépeint dans le plus grand détail la satisfaction que Briggs avait éprouvée en recevant son argent, qui se montait à une somme de onze cent vingt-cinq livres. Becky lui avait en outre indiqué le placement de cette somme, lui avait exprimé sa douleur d’avoir eu à se séparer d’un aussi joli capital.

 

« Qui sait, avait pensé la petite enchanteresse, si milord ne se laissera point aller à ajouter quelque chose encore ? »

 

Mais milord s’était abstenu d’une pareille générosité, persuadé, sans aucun doute, qu’il s’était déjà montré assez libéral.

 

Ces premières confidences excitèrent la curiosité de milord, qui demanda alors à miss Briggs des détails sur l’état de ses affaires, et la candide créature fit au noble lord un exposé fidèle de sa situation. Elle ne lui fit grâce d’aucun détail, depuis le legs que lui avait laissé miss Crawley. Ce qui lui donnait, pour cette partie de son avoir, une entière sécurité, c’est que M. et mistress Rawdon avaient bien voulu faire des démarches auprès de sir Pitt pour assurer, par son entremise, un placement des plus avantageux. Milord demanda à Briggs quel était le chiffre de la somme qu’elle avait ainsi confiée aux mains du colonel ; elle lui dit qu’elle montait à six cents et quelques livres.

 

Mais à peine l’honnête Briggs eut-elle donné tous ces détails à lord Steyne, qu’elle se repentit de son indiscrète franchise et pria milord de n’en rien dire à M. Crawley. Le colonel était si bon pour elle, M. Crawley pourrait se trouver offensé de son bavardage et lui rendre son argent ; et où trouver alors un placement aussi sûr et aussi avantageux ?

 

Lord Steyne lui promit en riant de ne point abuser de ces communications, et, lorsqu’il la quitta, il paraissait d’une bonne humeur qui ne lui était pas ordinaire.

 

« Quel démon ! se disait-il en lui-même ; quelle merveilleuse nature pour la comédie et l’intrigue ! Il s’en est fallu de bien peu que l’autre jour encore, avec ses cajoleries, elle n’ait réussi à m’arracher de nouveaux subsides. Elle rendrait des points à toutes les femmes de son espèce que j’ai rencontrées dans ma vie, et cependant j’en ai vu de bien des sortes ; mais toutes étaient bien novices à côté d’elle, et moi-même je ne suis qu’un enfant, qu’un jouet entre ses mains, une tête folle qui, avec elle, ne sait plus ce qu’elle fait. Pour l’intrigue et le mensonge, il n’y a personne qu’on puisse lui comparer ! »

 

Cette nouvelle preuve d’adresse accrut considérablement l’admiration que Becky inspirait au noble lord : faire donner de l’argent, ce n’était rien ; mais en faire donner deux fois plus qu’on n’en a besoin et ne payer personne, c’était là le beau, le sublime de la chose. « Crawley lui-même, pensait milord, n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, il a fort bien joué son rôle dans cette intrigue. À l’expression de sa figure, à sa manière d’être, qui aurait pu croire qu’il était pour quelque chose dans tout ce trafic d’argent ? et cependant c’est lui qui a fait tirer à sa femme les marrons du feu pour en profiter ensuite. »

 

Pour nous, qui sommes dans le secret, nous avons pu voir que, sous ce rapport, milord se trompait singulièrement. Cette croyance, du reste, modifia singulièrement la manière d’être de milord à l’égard du colonel, il supprima désormais tous ces semblants d’égards qu’il avait eus jusque-là pour le mari de Becky. Jamais le protecteur de mistress Crawley n’aurait été s’imaginer que cette petite dame avait gardé l’argent pour elle ; et quant au colonel Crawley, il le jugeait d’après les autres maris qu’il avait rencontrés dans le cours de son existence, si mêlée d’aventures amoureuses. Milord avait acheté tant d’hommes dans sa vie, qu’on pouvait bien lui pardonner de croire que le colonel était aussi vénal que les autres.

 

À la première occasion où lord Steyne se trouva seul avec Becky, il s’empressa d’un ton de belle humeur de lui faire compliment de la manière adroite et fine dont elle savait se procurer l’argent dont elle avait besoin. Bien que Becky fût prise au dépourvu, son embarras ne fut pas long ; cette estimable créature n’avait recours au mensonge que lorsqu’elle n’avait pas d’autre voie pour se tirer d’affaire ; mais alors elle s’en acquittait avec le plus parfait aplomb. Au bout d’une seconde, elle avait trouvé une histoire très-plausible et des mieux appropriées à la circonstance, qu’elle se mit à débiter à lord Steyne : elle lui avoua que dans ses déclarations précédentes elle l’avait trompé, indignement trompé, mais à qui la faute ?

 

« Ah ! milord, continua-t-elle, vous ne saurez jamais toutes les tortures, toutes les souffrances qui ont assiégé mon sommeil dans le secret de mes nuits. Devant vous, je suis gaie et joyeuse ; mais qui vous dira tout ce qu’il me faut endurer lorsque vous n’êtes plus là pour me protéger ? Mon mari, par les menaces et les traitements les plus barbares, m’a forcée de vous demander cette somme, et, dans la prévision de vos questions à ce sujet, il m’a dicté d’avance ce que j’aurais à vous répondre ; il a pris cet argent que vous m’avez remis, me disant qu’il se chargeait de payer Briggs ; m’était-il permis de douter de sa parole ? Pardonnez à un homme aux abois le tort qu’il vous a fait, et prenez en pitié la plus malheureuse des femmes. »

 

En prononçant cette tirade pathétique, mistress Rawdon fondait en larmes. Jamais la vertu persécutée n’avait étalé une douleur aussi séduisante.

 

Le protecteur et la protégée, pendant une promenade en voiture qu’ils firent ensuite à Regent’s-Park, eurent ensemble une longue conversation dont il est inutile de rapporter ici les détails. Ce qu’il suffit de savoir, c’est qu’en rentrant chez elle, Becky courut à sa chère Briggs avec une figure rayonnante, et lui annonça qu’elle lui apportait de bonnes nouvelles. Lord Steyne était bien le plus noble et le plus généreux des hommes ; il ne cherchait que les occasions et les moyens de faire le bien. Maintenant que le petit Rawdon était placé au collége, elle avait désormais moins besoin d’un aide et d’une compagne. Son cœur saignait à la pensée de se séparer de sa chère Briggs, mais l’économie la plus stricte lui était imposée par les difficultés de sa position. Ce qui adoucissait ses regrets, c’était la pensée que sa chère Briggs allait, grâce à la générosité de lord Steyne, se trouver dans une position bien préférable à celle qu’elle pouvait lui offrir dans sa modeste demeure. Mistress Pilkington, l’intendante de Gauntley-Hall, était, par suite des années et des rhumatismes, dans un état de faiblesse qui ne lui permettait plus d’exercer la surveillance nécessaire dans un aussi vaste château. Il fallait donc songer à la remplacer ; c’était une position magnifique. La famille allait tout au plus une fois en deux ans à Gauntley. Pendant tout le reste du temps, l’intendante était reine et maîtresse dans ce magnifique domaine ; elle tenait table ouverte et recevait la visite du clergé des environs et des personnes recommandables de tout le comté ; en fait, elle était la dame châtelaine de Gauntley. Les deux intendantes qui avaient précédé mistress Pilkington avaient épousé les vicaires de Gauntley, et s’il n’en était pas advenu de même pour mistress Pilkington, c’est qu’elle était la tante du vicaire actuel. En attendant sa nomination définitive, elle n’avait qu’à aller voir mistress Pilkington et s’assurer par elle-même que c’était une position qui lui conviendrait.

 

Les mots nous manquent pour décrire avec quels transports de reconnaissance Briggs accueillit cette nouvelle. La seule condition qu’elle mit à son acceptation fut que le petit Rawdon viendrait la voir au château ; cette promesse ne coûtait pas beaucoup à Becky. Lorsque Rawdon rentra, elle courut lui annoncer cette bonne nouvelle ; Rawdon fut ravi, enchanté : il se sentait débarrassé d’un grand souci, celui du remboursement de Briggs. Toutefois, son esprit n’était pas encore parfaitement satisfait. Il raconta au petit Southdown ce que lord Steyne avait fait, et le petit Southdown le regarda d’un air qui éveilla dans son esprit de nouveaux soupçons.

 

Il fit part à lady Jane de cette nouvelle marque de bonté que venait de lui donner lord Steyne ; en apprenant cela, lady Jane prit une physionomie toute singulière, et il en fut de même de sir Pitt.

 

« Elle est trop vive, trop… gaie, dirent-ils à Rawdon ; vous avez tort de la laisser courir ainsi toute seule les fêtes et les réunions. Il faudrait l’accompagner partout où elle va, ou au moins mettre quelqu’un auprès d’elle, quand ce ne serait qu’une des sœurs de Crawley-la-Reine, et encore, pour une femme comme elle, il n’y aurait pas là de quoi la retenir beaucoup. »

 

Sans doute il était nécessaire que quelqu’un fût auprès de Becky. Mais l’honnête Briggs ne devait pas pour cela laisser échapper l’offre brillante qui lui était faite. Elle prépara donc ses paquets et se disposa à se mettre en route. Voilà comment les deux postes avancés du ménage de Rawdon tombèrent aux mains de l’ennemi.

 

Sir Pitt alla un jour chez sa belle-sœur pour démêler les motifs du départ de Briggs et s’éclairer également sur quelques autres points non moins délicats. Vainement elle tenta de lui faire comprendre combien était nécessaire pour son mari la protection de lord Steyne, combien il serait cruel de priver Briggs des avantages qu’on lui offrait ; les cajoleries, les sourires, les caresses de Becky ne purent avoir raison de sir Pitt, et il eut quelque chose de fort semblable à une querelle avec Becky, pour laquelle il professait naguère encore une si haute admiration.

 

Il lui parla de l’honneur de la famille, de la réputation immaculée des Crawley. Il lui reprocha avec indignation l’accueil trop facile qu’elle faisait à tous ces jeunes Français, à tous ces jeunes étourdis à la mode, enfin à lord Steyne lui-même dont la voiture semblait avoir pris racine à sa porte et qui passait chaque jour des heures entières en tête-à-tête avec elle. On commençait à jaser dans le monde de l’assiduité de ces visites. Comme chef de la famille, il la suppliait d’être plus réservée dans sa conduite. Mille bruits fâcheux circulaient déjà sur son compte. Lord Steyne, malgré sa haute position et la supériorité de son talent, était un homme dont les attentions ne pouvaient que compromettre une femme. Il la priait, la conjurait, et, s’il le fallait, lui commandait, en sa qualité de beau-frère, d’apporter la plus grande retenue dans ses rapports avec le noble lord.

 

Becky promit tout ce que lui demanda sir Pitt ; mais lord Steyne continua à lui rendre d’aussi fréquentes visites que par le passé, et la colère de sir Pitt en redoubla. Je ne sais trop si lady Jane fut bien aise ou fâchée de cette brouille survenue entre son mari et sa belle-sœur. Lord Steyne continua ses visites, sir Pitt cessa les siennes, et sa femme fut aussi d’avis de couper court à tout rapport avec le noble lord et de refuser pour la soirée des charades l’invitation que lui avait adressée la marquise ; mais sir Pitt jugea qu’il convenait de s’y rendre, Son Altesse Royale devant s’y trouver.

 

Sir Pitt se retira du moins de très-bonne heure, et sa femme s’applaudit intérieurement de ce prompt départ. Becky avait à peine dit quelques mots à son beau-frère et n’avait pas même daigné reconnaître sa belle-sœur. Pitt Crawley déclara que c’était une petite impertinente, et flétrit avec une grande énergie d’expression l’inconvenance de ces jeux scéniques et de ces travestissements burlesques dans lesquels sa belle-sœur avait figuré. Les charades une fois terminées, il prit à part son frère Rawdon, et le tança vertement d’avoir été se compromettre dans de pareilles mascarades et d’avoir permis à sa femme de se produire dans ces honteuses bouffonneries.

 

Rawdon l’assura qu’il se tiendrait pour averti à l’avenir. Déjà, sous l’influence des avis de son frère et sa belle-sœur, il était presque devenu le modèle et l’exemple des vertus domestiques. Il avait abandonné le club et le billard et ne quittait plus la maison ; il accompagnait Becky dans toutes ses promenades en voitures et, coûte que coûte, il la suivait dans tous les salons. Toutes les fois que lord Steyne faisait sa visite à Curzon-Street, il était sûr d’y rencontrer le colonel. Quand Becky voulait sortir seule, ou qu’elle recevait des invitations sans qu’il y en eût pour son mari, celui-ci y mettait un veto absolu ; et dans ces occasions la voix du colonel prenait une expression qui commandait l’obéissance. La petite Becky paraissait charmée de ce redoublement de galanterie de la part de Rawdon, et, si parfois il était grondeur, elle ne lui rendait point la pareille. Dans le monde, comme dans le tête-à-tête, elle avait toujours pour lui un sourire sur les lèvres et veillait à tout ce qui pouvait contribuer à son plaisir ou à son divertissement. La lune de miel était passée depuis longtemps, et cependant c’était toujours de la part de Becky mêmes prévenances, même gaieté, même franchise et même confiance.

 

« Que je suis contente, lui disait-elle à la promenade, de vous avoir ici à mes côtés au lieu de cette vieille folle de Briggs ! Sortons toujours ainsi ensemble, mon cher Rawdon, que ce serait gentil et que nous serions heureux, si nous avions seulement un peu de fortune ! »

 

S’il s’endormait après dîner dans son fauteuil, il ne trouvait point en face de lui, à son réveil, une figure boudeuse, maussade et portant l’expression du reproche ; sa femme, au contraire, lui envoyait ses plus frais et ses plus caressants sourires, puis le couvrait de baisers et de tendresses. Alors il ne s’expliquait plus les soupçons qui avaient pu naître dans son cœur. Des soupçons ? oh, jamais ! ces doutes absurdes, ces craintes aveugles n’étaient que les fantômes d’une jalousie ridicule. Elle l’aimait avec ce même amour passionné qu’elle lui avait toujours témoigné, et, si elle marchait au milieu des triomphes du monde, il ne fallait en accuser que la nature, qui l’avait faite pour attirer les cœurs partout où elle se présentait. Y avait-il une femme capable de causer, de chanter ou de faire quoi que ce soit comme elle ? « Ah ! si seulement, se disait alors Rawdon, elle avait un peu de tendresse pour son fils ! » Mais la mère et le fils n’avaient point une inclination bien vive l’un pour l’autre.

 

Ce fut au milieu de ces incertitudes et de ces anxiétés que survint l’incident mentionné au dernier chapitre, et que l’infortuné colonel se trouva retenu prisonnier loin de chez lui.

 

CHAPITRE XXI.

Délivrance et catastrophe.


Nous avons laissé l’ami Rawdon dans un fiacre, se rendant, en compagnie de M. Moss, à cette maison trop hospitalière, dont les portes s’ouvrent spontanément à bien des gens qui s’en passeraient volontiers. Les premiers rayons de l’aube commençaient à dorer le faîte des cheminées de Chancery-Lane, lorsque le roulement du fiacre éveilla les échos d’alentour. Un petit juif, à la chevelure aussi rutilante que le soleil levant, introduisit la compagnie dans l’intérieur de la maison. M. Moss fit à Rawdon les honneurs de ce manoir, et lui demanda obligeamment s’il ne désirait pas quelque chose de chaud après cette course matinale.

 

Le colonel était loin d’être aussi consterné de l’aventure que bien d’autres l’eussent été à sa place, en se trouvant dans une maison de détention, sous les grilles et les verrous, au sortir d’un palais rempli des femmes les plus séduisantes. Rawdon, il est vrai, avait déjà été plusieurs fois le pensionnaire de M. Moss. Si nous n’avons pas cru nécessaire de mentionner dans le cours de ce récit ces petites misères de la vie domestique, c’est qu’il n’y a là rien que de très-vulgaire pour un gentleman qui mène grand train sans un sou de revenu.

 

Lors de sa première visite à M. Moss, le colonel était encore garçon, et avait dû sa délivrance à la générosité de sa tante. La seconde fois, la petite Becky l’avait tiré des griffes des recors, grâces aux ressources de son esprit et de son bon cœur ordinaire. Elle avait emprunté une partie de l’argent au petit lord Southdown, et, à force de cajoleries, avait obtenu du marchand de châles, bijoux, robes et lingerie, qu’il se contenterait pour le reste d’un billet à longue échéance, souscrit par Rawdon. Dans ces deux circonstances, Rawdon avait été pris et relâché avec toute espèce d’égards, et il avait été l’objet de la plus stricte politesse. Aussi Moss et le colonel étaient-ils dans les meilleurs termes l’un à l’égard de l’autre.

 

« Vous allez retrouver, colonel, votre ancienne chambre, et tout le reste en parfait état, disait, en homme qui sait vivre, le recors à son prisonnier. On a toujours eu soin de la tenir bien aérée et de n’y mettre que des gens comme il faut. L’avant-dernière nuit elle était occupée par l’honorable capitaine Famish, du 5e dragons. Au bout de quinze jours sa tante l’en a fait sortir ; c’était, disait-elle, pour le mettre à la raison qu’elle l’avait fourré ici. Mais, en attendant, il mettait drôlement, je vous le promets, mon champagne à la raison ; tous les soirs il y avait gala ; on arrivait de tous les clubs de la capitale et on faisait sauter crânement les bouchons de champagne ; et il venait de bons diables, je vous en réponds, et auxquels un verre de vin ne fait pas peur. Mistress Moss tient toujours sa table d’hôte à cinq heures et demie ; on fait ensuite de la musique ou l’on joue aux cartes… Dans le cas où vous voudriez bien nous faire l’honneur de votre présence…

 

– C’est bon, je sonnerai si j’ai besoin de vous, » dit Rawdon ; et il alla tranquillement se coucher.

 

Comme vieux soldat, il ne se laissait point abattre par les revers de la fortune. Un homme d’un caractère moins aguerri, et par conséquent de moins de sang-froid, aurait envoyé une lettre à sa femme au moment même où on lui mettait la main sur le collet.

 

« Mais, pensa Rawdon, à quoi bon aller troubler son sommeil ? elle ne s’apercevra seulement pas si je suis ou non rentré ; il sera assez tôt de la prévenir lorsqu’elle aura dormi et moi aussi. De quoi s’agit-il ? De cent soixante-dix livres ? Ce serait bien le diable si elle ne trouvait pas à décrocher quelque part cette bagatelle. »

 

Ce fut au milieu de ces réflexions et après avoir donné sa dernière pensée au petit Rawdon, que le colonel s’endormit dans ce lit dont le capitaine Famish avait été le dernier occupant. Il était dix heures environ lorsqu’il se réveilla. Le petit garçon aux cheveux rouges lui apporta avec une sorte de fierté enfantine un nécessaire en argent pour se faire la barbe. Le manoir de M. Moss, bien qu’ayant un aspect un peu sombre, ne manquait pas cependant d’un certain air de splendeur. On remarquait sur les étagères de vieux plateaux en argent qui avaient leur éclat, des porte-liqueurs auxquels on pouvait faire le même reproche, des boiseries jadis dorées et sur lesquelles pendaient des rideaux de satin d’un jaune fané, qui servaient à cacher à l’œil les barreaux des fenêtres. Sur les murailles, de grands cadres écornés et dédorés entouraient des paysages et des sujets de sainteté. Le déjeuner du colonel lui fut apporté dans cette argenterie noire et splendide dont nous venons de parler. Miss Moss, jeune fille aux yeux vifs et encore tout empapillotée, demanda avec un sourire au colonel, en lui présentant la théière, s’il avait passé une bonne nuit. Elle lui donna aussi le Morning-Post où se trouvaient les noms de tous les grands personnages qui avaient figuré la nuit précédente à la fête de lord Steyne. On y faisait un brillant éloge de cette fête et du succès qu’avait obtenu la belle et charmante mistress Rawdon Crawley dans les différents rôles qu’elle avait remplis.

 

Le colonel se mit à jaser de la façon la plus intime avec sa geôlière, qui s’était assise sur le bord de la table dans une pose pleine de grâce et de nonchalance ; elle portait à ses pieds de vieux souliers de satin éculés et des bas qui lui tombaient sur les talons. Le colonel Crawley finit par demander une plume, de l’encre et du papier, et bientôt miss Moss arriva, portant entre l’index et le pouce la feuille de papier désirée. Combien de pauvres diables avaient tracé à la hâte sur ces petits carrés blancs les formules de supplication les plus ardentes, et, se promenant de long en large dans ce détestable repaire, avaient attendu avec impatience le messager chargé de la parole de délivrance ! Qui n’a reçu de ces lettres dont le pain à cacheter est encore humide, dont chaque mot est l’expression d’une âme mortifiée et malheureuse ? Rawdon, du reste, n’éprouvait aucune inquiétude sur le sort de sa missive.

 

« Chère Becky, écrivait-il, j’espère que vous avez bien dormi. Ne vous tourmentez pas si je ne vous ai pas apporté votre café ce matin ; la nuit dernière, comme je m’en revenais avec mon cigare, il m’est arrivé un accident. J’ai été coffré par Moss de Cursitor-Street, et c’est sous les lambris dorés de son splendide salon que je vous écris la présente, de ce même salon où je me suis trouvé dans la même position il y a deux ans. Miss Moss m’a apporté le thé. Elle a pris beaucoup d’embonpoint. Suivant son ordinaire, elle a toujours ses bas sur les talons.

 

« Il s’agit du billet de Nathan ; il y en a pour cent cinquante livres sterling, cent soixante-dix avec les frais. Envoyez-moi mon nécessaire et des habits ; je suis en chaussons de bal et en bas de soie blancs, c’est-à-dire dans le même état que ceux de miss Moss. Vous trouverez dans les tiroirs du secrétaire soixante-dix livres ; vous n’aurez qu’à aller en offrir soixante-cinq à Nathan, en lui demandant un renouvellement. Promettez-lui de prendre du vin ; nous en trouverons bien toujours le placement dans nos dîners. Mais point de tableaux, surtout ; il les vend trop cher.

 

« S’il ne veut pas se prêter à cette combinaison, cherchez dans vos hardes ce que vous pouvez vendre ; il faut absolument avoir réuni cette somme ce soir : d’abord parce qu’il n’est pas fort agréable de demeurer ici ; et puis, ensuite, parce que c’est demain dimanche, sans compter que les lits ne sont pas très-propres, et qu’en outre cela pourrait donner des idées aux autres créanciers. Je suis bien aise que cette aventure ne soit pas tombée le samedi de sortie de Rawdon. Je vous embrasse bien.

 

« Tout à vous,

 

« R. C.

 

« P. S. Ne tardez pas trop à venir. »

 

Cette lettre écrite et cachetée fut portée par un de ces messagers qui sont toujours à attendre dans le voisinage de l’établissement de M. Moss. Tranquille désormais de ce côté, Rawdon descendit dans le préau, où il fuma son cigare avec un grand calme d’esprit.

 

Il calcula qu’il fallait bien trois heures à Becky pour mener à bonne fin cette négociation et faire ouvrir les portes de sa prison ; ce temps s’écoula pour lui de la manière la plus agréable, à fumer, à lire le journal et à boire à la cantine avec un de ses amis, le capitaine Walker, qui se trouvait dans le même cas que lui ; ces deux messieurs se livrèrent aux cartes un terrible assaut, dans lequel les chances restèrent égales des deux côtés.

 

Les heures se passaient pourtant sans que Rawdon vît revenir son ambassadeur, et Becky n’arrivait pas davantage.

 

À l’heure ordinaire de cinq heures et demie, la table d’hôte de M. Moss fut servie pour ceux des locataires de la maison qui avaient de quoi payer leur écot. Ils se réunirent dans le splendide salon dont nous avons déjà parlé, et avec lequel communiquait la chambre temporairement occupée par M. Rawdon. Miss Moss, qui alors s’était débarrassée de ses papillotes, fit les honneurs d’un gigot de mouton bouilli aux navets, et le colonel en mangea de très-bon appétit. On lui proposa ensuite, pour fêter sa bienvenue, de faire sauter le bouchon d’une bouteille de champagne ; il s’y prêta de très-bonne grâce : les dames burent à sa santé, et miss Moss lui lança une œillade des plus gracieuses.

 

Au milieu du repas, on entendit retentir la sonnette de la porte ; le jeune garçon aux cheveux rouges se leva pour aller répondre, et il annonça en revenant que l’ambassadeur de Rawdon lui avait rapporté un paquet avec une lettre qu’il remit à son adresse.

 

« Ne vous gênez pas, colonel, je vous prie, » dit M. Moss en accompagnant ces paroles d’un signe de la main.

 

Le colonel ouvrit la lettre d’une main tremblante. C’était un charmant petit billet sur papier rose parfumé, avec un joli cachet de cire verte.

 

« Mon pauvre bichon, écrivait mistress Crawley, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, ne sachant ce qu’était devenu mon vieux monstre. Je n’ai pu prendre un peu de repos qu’après avoir envoyé chercher ce matin M. Blench, car je grelottais la fièvre. Il m’a prescrit une potion, et a défendu à Finette qu’on me dérangeât sous quelque prétexte que ce fût. C’est ainsi, mon bon mari, que votre messager, qui a bien mauvaise mine, à ce que dit Finette, et qui sent le genièvre, a été obligé d’attendre dans l’antichambre jusqu’au moment où j’ai sonné. Jugez, mon pauvre mari, dans quel état m’a mise votre lettre presque indéchiffrable.

 

« Toute malade que j’étais, j’ai envoyé aussitôt chercher une voiture, et, à peine habillée, sans avoir le courage de prendre mon chocolat (car je n’ai de plaisir à le prendre que lorsque c’est mon vieux monstre qui me l’apporte), je me suis fait conduire au galop chez Nathan. Je l’ai vu ; j’ai eu beau pleurer, gémir, me jeter à ses pieds, rien n’a pu attendrir cet homme exécrable. Il lui fallait tout son argent, disait-il, ou autrement il était décidé à retenir mon vieux monstre en prison. Alors je suis rentrée avec l’intention d’aller faire une triste visite à ma tante, pour aller mettre entre les mains de cette chère tante, avec ce qui s’y trouve déjà, les hardes et les bijoux qu’il me serait possible de réunir. Le bélier de Bulgarie était chez moi avec milord ; ils venaient me complimenter du talent que j’avais montré dans mon rôle. Paddington n’a pas tardé à les suivre, puis Champignac, puis son ambassadeur, chacun m’apportant ses compliments et ses fadeurs. J’étais à la torture, soupirant après le moment où je serais débarrassée de ces importuns, et comptant les minutes qui prolongeaient la captivité de mon pauvre prisonnier.

 

« Quand ils ont été partis, je me suis jetée aux pieds de milord, je lui ai dit que nous allions tout engager et l’ai supplié de me prêter deux cents livres. Il s’est mis à jurer et à tempêter comme un furieux, et m’a dit de ne pas faire la sottise de rien mettre en gage, en m’assurant qu’il aviserait à me venir en aide. Là-dessus il est parti, en me promettant qu’il m’enverrait demain matin ce dont j’avais besoin. J’attends l’exécution de sa promesse pour aller trouver mon vieux monstre et lui porter un baiser bien tendre

 

« De son affectionnée,

 

« BECKY.

 

« P. S. J’écris dans mon lit, car j’ai la tête et le cœur bien malades. »

 

Lorsque Rawdon eut terminé cette lettre, sa figure se couvrit d’une telle rougeur, ses regards devinrent si farouches, que le reste des convives ne douta pas un moment que cette missive renfermât de mauvaises nouvelles. Tous les soupçons contre lesquels il avait lutté jusqu’alors vinrent de nouveau assaillir son esprit. Elle n’avait pas su aller vendre ses bijoux, et elle trouvait le temps de faire des gorges chaudes sur les compliments et les flatteries qu’elle recevait pendant qu’il était en prison. En cherchant bien, ne pourrait-il pas découvrir quelle main l’avait poussé sous les verrous ? Wenham était avec lui au moment de son arrestation, et alors… Il frémissait de s’arrêter à de pareils soupçons. Il quitta la salle à manger, l’esprit tout en désordre, et courut s’enfermer dans sa chambre ; il ouvrit son pupitre, fit courir sa plume sur le papier sans trop savoir ce qu’il écrivait, et envoya ces quelques lignes à sir Pitt ou lady Crawley, et chargea le même commissionnaire de les porter sur-le-champ à Gaunt-Street, de prendre un cabriolet au besoin ; il y avait une guinée pour lui s’il lui rapportait la réponse avant une heure.

 

Dans ce billet, il suppliait son frère et sa sœur, pour l’amour de Dieu, au nom de son fils et de son honneur, de le tirer de la triste situation dans laquelle il était tombé ; il était en prison, il avait besoin de cent livres pour recouvrer sa liberté, il les suppliait de venir le délivrer.

 

Après avoir expédié sa lettre, il revint prendre sa place à table et demanda du vin. Sa conversation bruyante, ses éclats de rire stridents avaient quelque chose d’étrange et de sinistre. À plusieurs reprises il partit d’un ricanement convulsif en songeant à ses terreurs. Cette heure se passa pour lui à boire et à faire le guet, cherchant à saisir le moindre bruit qui lui annonçât la voiture qui allait lui rapporter sa destinée.

 

À l’expiration du temps fixé, il entendit un bruit de roues devant la porte, et le jeune garçon aux cheveux rouges sortit avec son trousseau de clefs. Une dame attendait dans le salon des visiteurs.

 

« Le colonel Crawley ? » demanda-t-elle d’une voix toute tremblante.

 

Après lui avoir fait un signe d’intelligence, le garçon referma la porte extérieure sur elle, puis il revint dans la salle à manger, où il dit à Crawley :

 

« Colonel, on vous demande. »

 

Rawdon quitta la pièce d’un bond et descendit au parloir, laissant tous les autres convives occupés gaiement à sabler le champagne ; un faible rayon de lumière tombait à travers la fente de la porte sur cette dame, qui paraissait fort agitée.

 

« C’est moi, Rawdon, lui dit-elle d’une voix tremblante dont elle cherchait à déguiser l’émotion ; c’est moi, Jane. »

 

Rawdon en croyait à peine ses yeux et ses oreilles. Il s’élança vers elle, la serra dans ses bras, articula quelques remercîments inintelligibles, puis, s’appuyant sur son épaule, donna un libre cours à ses sanglots. Quant à elle, elle ne comprenait rien à cette émotion.

 

Il ne fut pas difficile d’obtenir la quittance de M. Moss. Ce brave homme éprouva cependant un certain déplaisir ; il avait bien compté avoir le colonel pour convive pendant toute la journée du dimanche. Jane, toute rayonnante de joie et de bonheur, fit sortir Rawdon de la prison de dettes et l’emmena dans la voiture qu’elle avait prise pour hâter le moment de sa délivrance.

 

« Mon cher Rawdon, lui dit-elle, Pitt était parti pour un dîner politique lorsque votre lettre est arrivée, et alors je n’ai pas hésité ; je suis venue vous chercher moi-même. »

 

En même temps elle lui serrait la main. Peut-être fut-il très-heureux pour Rawdon que sir Pitt ait eu ce jour-là ce devoir ministériel à remplir. Rawdon ne trouvait pas de paroles assez énergiques pour témoigner à sa belle-sœur toute sa reconnaissance. Cette vivacité de sentiments troublait un peu la pauvre petite lady Jane.

 

« Ah ! lui disait-il dans un transport de candeur, vous ne savez pas combien je suis changé depuis que je vous connais et que j’ai mon petit Rawdy. Il a bien fallu que je changeasse un peu, parce que, voyez-vous, je sens là-dessous quelque chose… J’éprouve… enfin… »

 

Il laissa sa phrase inachevée, mais lady Jane le comprit néanmoins, et le soir même, après son départ, assise auprès du berceau de son enfant, elle pria humblement le ciel pour le pauvre pécheur accablé du poids de ses égarements.

 

En sortant de chez elle, Rawdon se dirigea au pas de course vers Curzon-Street. Il était alors neuf heures du soir ; il traversa comme un fou les rues, les carrefours, jusqu’au moment où il s’arrêta enfin tout haletant devant la porte de sa maison. Il recula d’un pas pour s’appuyer sur la grille ; puis, levant avec angoisse les yeux du côté des croisées, il vit le salon tout resplendissant de lumière ; et pourtant ne lui avait-elle pas écrit qu’elle était au lit et malade ? Il resta immobile pendant quelque temps, et la lumière descendant des fenêtres éclairait sa figure pâle et décomposée.

 

Il tourna sa clef dans la serrure et entra dans la maison. Des éclats de rire partaient de l’étage supérieur. Rawdon portait encore le costume qu’il avait le matin même au moment de son arrestation. Il monta l’escalier sur la pointe du pied ; arrivé à la dernière marche, il s’appuya un moment sur la rampe. Point de bruit dans la maison, on avait donné congé à tous les domestiques. Rawdon prêta de nouveau l’oreille : il entendit des éclats de rire se confondant avec une voix qui chantait. C’était Becky qui redisait la romance de la nuit précédente. Une voix rauque criait : « Brava ! brava ! » Cette voix était celle de lord Steyne.

 

Rawdon ouvrit la porte et entra. Il vit au milieu de la pièce une petite table dressée, un souper servi, des vins, de l’argenterie. Lord Steyne était étendu sur le sofa, et Becky assise à côté de lui. L’épouse coupable portait une toilette ravissante de coquetterie et de volupté ; sur ses bras, à ses doigts, étincelaient les bracelets et les bagues ; à son corsage brillaient les diamants que lord Steyne lui avait donnés. Le noble lord tenait une de ses mains dans la sienne, et se penchait pour y déposer un baiser. Mais déjà Becky était debout ; car, glacée de terreur, elle venait de voir devant elle la pâle figure de Rawdon.

 

Puis aussitôt elle essaya de sourire comme pour fêter la venue de son mari ; mais ce fut seulement une horrible contraction dans les traits de son visage. Lord Steyne se leva aussi en grinçant des dents, la face livide, les regards bouleversés, la fureur dans les yeux.

 

Lui aussi essaya de rire ; il fit un pas en avant et tendit la main à Rawdon.

 

« Ah ! vous voilà de retour ! eh ! comment vous portez-vous, colonel ? »

 

La figure de lord Steyne était affreusement contractée, bien qu’il s’efforçât de faire bon visage à l’indiscret qui troublait la fête.

 

En voyant l’expression peinte sur la figure de Rawdon, Becky s’était élancée au-devant de lui.

 

« Je suis innocente, Rawdon ! s’écriait-elle ; devant Dieu, je vous le jure, je suis innocente ! »

 

En même temps elle se suspendait à ses mains, aux pans de son habit, et ses bagues et ses bracelets étincelaient à l’éclat des lumières.

 

« Je suis innocente ! je suis innocente !… Dites-lui donc que je suis innocente ! » s’écriait-elle de nouveau en se tournant vers lord Steyne.

 

Mais lui, pensant qu’il était victime d’un guet-apens, était aussi furieux contre la femme que contre le mari.

 

« Vous innocente ! hurlait-il avec d’épouvantables jurements ; vous innocente ! lorsque tous ces bijoux que vous avez sur le corps, je les ai payés jusqu’au dernier ! vous innocente ! lorsque je vous ai compté plusieurs milliers de livres sterling que ce misérable partageait avec vous, et dont il a déjà mangé sa part ! Innocente ! oui, à la façon de votre mère, cette vertu d’Opéra, ou de votre escroc de mari. Ne croyez pas m’intimider, comme cela vous a réussi auprès de beaucoup d’autres. Allons, monsieur, laissez-moi passer ! »

 

Lord Steyne saisit en même temps son chapeau ; ses yeux lançaient des éclairs et jetaient à son ennemi des regards insultants. Il se dirigea en même temps vers Rawdon, ne doutant pas que ce dernier ne se hâtât de lui livrer passage.

 

Mais Rawdon, se précipitant sur lui, le saisit par la cravate, et lord Steyne à moitié suffoqué s’affaissa sur lui-même, sous la pression de cette vigoureuse étreinte.

 

« Vous mentez comme un chien, lui dit Rawdon ; vous mentez comme un lâche et un infâme ! »

 

Et en même temps, du revers de sa main, il frappa le noble pair sur les deux joues, et l’envoya, à quelques pas de lui, retomber tout sanglant sur le plancher. Tout ceci s’était fait avant même que Rebecca eût le temps de s’interposer. Malgré la crainte qui faisait fléchir tous ses membres, elle admirait cependant son mari dans sa vigueur, dans son énergie et dans son triomphe.

 

« Approchez, » lui dit Rawdon.

 

Aussitôt elle obéit.

 

« Retirez tout ceci. »

 

Elle se mit à défaire les bracelets qu’elle avait aux bras, les bagues qui garnissaient ses doigts ; sa main pouvait à peine les contenir ; alors elle leva les yeux vers son juge comme pour l’interroger du regard.

 

« Jetez-moi par terre tous ces bijoux du diable, » lui dit-il.

 

Elle les laissa tomber à ses pieds. Rawdon lui arracha encore la broche qu’elle portait au corsage, et la lança à la tête de lord Steyne. La broche fit au front du noble lord une large entaille dont il conserva la marque jusqu’à sa mort.

 

« Suivez-moi, dit Rawdon à sa femme.

 

– Ah ! ne me tuez pas, Rawdon, » lui dit-elle d’une voix suppliante.

 

Il se mit à ricaner d’un rire étrange et sauvage.

 

« Je veux savoir si cet homme en a menti pour ce qu’il a dit de l’argent comme pour ce qu’il a dit de moi. Parlez, en avez-vous reçu de lui ?

 

– Non, dit Rebecca, c’est-à-dire…

 

– Vos clefs ! » reprit Rawdon.

 

Et ils sortirent ensemble.

 

Rebecca lui avait donné ses clefs, à l’exception d’une seule, espérant qu’il n’y ferait pas attention. C’était la clef du petit pupitre qu’Amélia lui avait donné autrefois et qu’elle tenait soigneusement caché. Rawdon ouvrit toutes ses boîtes, bouleversa toute sa garde-robe, jeta pêle-mêle sur le plancher tous les chiffons qui s’y trouvaient renfermés. Enfin il trouva le pupitre, et força sa femme à l’ouvrir. Ce pupitre renfermait ses papiers, à elle, des lettres d’amour déjà anciennes, toutes sortes de petits bijoux et d’objets à l’usage des femmes. Il contenait aussi un portefeuille rempli de bank-notes dont la date remontait déjà, pour quelques-uns, à une dizaine d’années ; mais dans le nombre il s’en trouvait un tout récent, le billet de mille livres que lord Steyne lui avait donné.

 

« C’est lui qui vous l’a donné ? demanda Rawdon.

 

– Oui, répondit Becky.

 

– Il l’aura aujourd’hui même, fit Rawdon ; car déjà le jour commençait à poindre, plusieurs heures s’étant écoulées dans ces recherches minutieuses. Avec le reste je m’arrangerai pour payer Briggs, qui a montré tant de tendresse à l’enfant, et pour acquitter les autres dettes. Quant au surplus, vous me ferez savoir où il faudra vous l’adresser. Il me semble, Becky, que vous auriez bien pu prendre sur cette réserve cent livres sterling pour me tirer de prison, moi qui ai toujours partagé avec vous.

 

– Je suis innocente, » répétait Becky.

 

Mais, sans daigner ajouter un mot, Rawdon la laissa seule.

 

Les premiers feux du soleil pénétraient alors dans la chambre, où cette femme se trouvait comme frappée d’immobilité ; ils éclairaient ces malles ouvertes, ces hardes dispersées dans tous les coins de la pièce ; ces robes, ces plumes, ces écharpes, ces bijoux, monceau de vanités qui n’offrait plus qu’un triste spectacle de ruines et de débris ! La chevelure de Becky tombait en désordre sur ses épaules, sa robe était arrachée à la place qu’occupait sa broche de diamants. Elle avait entendu Rawdon descendre les escaliers, elle l’avait entendu refermer la porte sur lui. Elle savait qu’il ne reviendrait plus, qu’il était parti pour toujours. Songeait-il à commettre un suicide ? Non, pas du moins tant qu’il ne se serait pas battu avec lord Steyne. Alors les pensées de cette malheureuse se reportèrent sur sa vie passée, sur les vicissitudes qu’elle avait traversées. Que de misères et de luttes pour aboutir à l’abandon et au désespoir ! Il ne lui restait plus que le poison pour en finir avec toutes ses espérances, ses intrigues, ses dettes, ses triomphes. Ce fut au milieu de ces réflexions que la trouva sa femme de chambre, créature que lord Steyne avait placée auprès d’elle.

 

« Mon Dieu, madame, qu’est-il donc arrivé ? » fit-elle en la voyant les yeux secs et les mains crispées au milieu de cette scène de désolation.

 

Et nous le demanderons comme elle. Qu’était-il donc arrivé ? était-elle coupable ? était-elle innocente ? Innocente, elle l’était, à l’en croire, du moins. Mais comment supposer que la vérité pût se trouver sur de pareilles lèvres ? Comment croire, en cette circonstance, à la pureté de ce cœur si dépravé ? Sa femme de chambre tira ses rideaux et insista avec un air d’intérêt et de sollicitude pour qu’elle se mît au lit, ce qu’elle finit par faire ; puis cette femme passa dans l’autre pièce, et rassembla tous les bijoux qui jonchaient le sol depuis le moment où Rebecca s’en était dépouillée sur l’ordre de son mari, et où lord Steyne s’était échappé de la maison.

 

CHAPITRE XXII.

Le lendemain de la bataille.


La maison qu’habitait sir Pitt Crawley, dans Great-Gaunt-Street, était au milieu de ses préparatifs du dimanche, lorsque Rawdon, toujours dans le même costume de bal qu’il n’avait pas quitté depuis deux jours, heurta en passant la femme qui balayait l’escalier, et entra précipitamment dans le cabinet de son frère. Lady Jane, en peignoir du matin, était à l’étage supérieur dans la chambre des enfants, occupée à surveiller leur toilette ; puis, prenant ces petits êtres sur ses genoux, elle leur faisait réciter leur prière. Elle ne négligeait jamais de leur faire remplir régulièrement ce pieux devoir, avant la prière en commun, présidée par sir Pitt lui-même, et à laquelle assistaient tous les gens de la maison. Rawdon s’assit près du bureau du baronnet, où se trouvaient des brochures, des lettres disposées avec un ordre parfait, des paperasses, des imprimés soigneusement étiquetés, des cartons pour les factures et les correspondances. On voyait encore sur le bureau une Bible, le Quaterly Rewiew, l’Annuaire de la Cour. On s’apercevait que tout cela avait passé sous l’œil du maître.

 

Au premier coup de neuf heures que sonna la grande pendule en marbre noir, sir Pitt apparut sur le seuil de la porte de son cabinet, frais comme une rose, le menton bien rasé ; on eût dit une figure de cire plantée sur une cravate à l’empois. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et parfumés ; il avait achevé ses ongles tout en descendant l’escalier d’un pas majestueux, et sous sa robe de chambre couleur cendrée il possédait tout à fait la mise d’un gentilhomme anglais de vieille roche. Il fit un mouvement de surprise en apercevant dans son cabinet le pauvre Rawdon avec les vêtements en désordre, les yeux injectés de sang, les cheveux tout hérissés. Il pensa d’abord que son frère était ivre et que c’étaient là les traces d’une orgie.

 

« Mon Dieu ! Rawdon, lui dit-il, que voulez-vous avec cette figure toute décomposée ? qui vous amène de si bonne heure ? pourquoi n’êtes-vous point chez vous ?

 

– Chez moi ! dit Rawdon avec un rire sauvage ; n’ayez pas peur, Pitt, j’ai mon sang-froid. Fermez la porte, j’ai à vous parler. »

 

Pitt ferma la porte et revint à son bureau, se plaça dans un fauteuil à côté de son frère, et se mit à limer ses ongles avec une dextérité sans égale.

 

« Pitt, reprit alors le colonel après une pause, c’en est fait de moi : je suis perdu sans ressources.

 

– C’est la fin que je vous avais toujours prédite, s’écria le baronnet d’un ton bourru et en battant le rappel avec ses ongles, dont le poli lui paraissait désormais satisfaisant. Vous ne viendrez pas me dire que je ne vous ai pas averti. Il m’est impossible de rien faire pour vous : tout mon argent est engagé, les cent livres à l’aide desquelles Jane vous a tiré de prison, je les avais promises pour demain à mon homme d’affaires, et leur absence va me jeter dans un grand embarras. Ce n’est pas qu’en ce qui dépend de moi je refuse de vous venir en aide ; mais pour ce qui est de payer vos créanciers, c’est tout comme si je m’engageais à acquitter la dette publique ; ce serait une folie, une folie sans nom. Tâchez de vous arranger avec eux. C’est triste, j’en conviens, pour une famille, mais cela se voit tous les jours. La semaine dernière, Georges Kiteley, fils de lord Bugland, a fait une convention de ce genre, et le voilà, comme on dit, blanchi à neuf, et cela sans bourse délier pour son père. Ainsi donc…

 

– Ce n’est point d’argent qu’il s’agit, fit Rawdon d’une voix rauque ; je ne viens point vous parler de moi, et vous ne pouvez douter du motif qui m’amène.

 

– Qu’y a-t-il donc ? dit Pitt en respirant plus librement.

 

– C’est pour mon fils que je viens réclamer votre appui, fit Rawdon d’une voix émue. Promettez-moi d’avoir soin de lui quand je n’y serai plus. Votre chère femme a toujours été bien bonne pour lui et il l’aime plus que sa… Damnation sur cette femme ! Tenez, Pitt, vous savez que j’étais destiné à avoir un jour l’héritage de miss Crawley ; mais on m’a encouragé dans mes extravagances et dans ma paresse, et sans cela j’aurais été un homme tout autre. Au régiment, je ne me suis pas encore acquitté trop mal de mon affaire ; et quant à cet héritage, vous savez comment je l’ai perdu et où il est passé.

 

– Après les sacrifices que j’ai faits pour vous, l’assistance que je vous ai donnée, répliqua sir Pitt, une pareille allusion me semble déplacée dans votre bouche. C’est à vous et non à moi qu’il faut vous en prendre.

 

– Tout est fini de ce côté, dit Rawdon, tout est fini maintenant. »

 

Il prononça ces paroles avec un sourd frémissement qui fit tressaillir son frère.

 

« Mon Dieu ! Y a-t-il quelqu’un de mort ? demanda Pitt avec un accent de pitié et d’inquiétude.

 

– J’en aurais terminé avec la vie, continua Rawdon sans prendre garde à ces paroles, si ce n’avait été mon petit Rawdy. Je me serais déjà coupé la gorge après avoir tué ce misérable gueux. »

 

Toute la vérité se dévoila alors à sir Pitt, et il comprit que c’était à la vie de lord Steyne que Rawdon en voulait. Le colonel fit alors à son frère, d’une voix brève et émue, le récit de toute cette affaire.

 

« C’était, lui dit-il, un complot tramé entre elle et lui. Les recors auxquels j’étais signalé m’ont arrêté au moment où je sortais de chez lui. Alors je lui ai écrit de m’envoyer de l’argent ; elle m’a répondu qu’elle était malade, au lit, et m’a engagé à attendre jusqu’au lendemain ; et en rentrant à l’improviste, je l’ai trouvée couverte de diamants de la tête aux pieds, en compagnie de cet infâme. »

 

Alors il lui dépeignit, au milieu de l’agitation la plus vive, sa lutte avec lord Steyne, et montra à son frère qu’après ce qui s’était passé il ne restait pas deux partis à prendre ; par conséquent, il devait se tenir prêt pour la rencontre qui ne pouvait manquer d’avoir lieu.

 

« Et comme le dénoûment peut m’être fatal, fit Rawdon d’une voix émue, et que mon fils n’a point de mère, c’est sous votre garde, c’est sous celle de Jane que je le remets, et assurément vous le traiterez comme s’il était votre enfant. »

 

Le frère aîné se sentit profondément touché ; il serra la main de Rawdon avec une cordialité qui ne lui était pas ordinaire, et Rawdon essuya du revers de sa main ses paupières humides.

 

« Merci, frère, lui dit-il ; j’ai maintenant votre parole, et cela me suffit.

 

– C’est un engagement d’honneur, » répondit le baronnet.

 

Rawdon tira alors de sa poche le petit portefeuille qu’il avait trouvé dans le pupitre de Becky, et dont il sortit un paquet de billets de banque.

 

« Tenez, dit-il à son frère avec un amer sourire, voici six cents livres pour Briggs, qui a toujours été si bonne pour l’enfant ; vous ne me croyiez pas si riche, n’est-ce pas ? C’est l’argent qu’elle nous avait prêté ; je me suis toujours senti mal à l’aise en recevant l’argent de cette pauvre femme. Quant au surplus, que j’ai emporté dans le premier moment, on peut le rendre à Becky pour qu’elle se tire d’affaire avec… »

 

Tout en parlant ainsi, il prenait dans le portefeuille les autres billets pour les remettre à son frère ; mais ses mains tremblaient si fort, il était si ému que le portefeuille lui échappa, et qu’il en sortit le billet de mille livres, la plus terrible et la dernière des pièces accusatrices qui déposaient contre Becky.

 

Pitt se baissa pour le ramasser, tout étonné de l’importance de la somme.

 

« Celui-là me regarde, dit Rawdon ; je compte bien loger une balle dans la tête du propriétaire de ce chiffon. »

 

Il goûtait une joie intérieure en pensant à la satisfaction qu’il aurait à mettre ce billet en guise de bourre par-dessus la balle avec laquelle il voulait tuer le marquis.

 

Ensuite les deux frères se serrèrent une dernière fois la main et se séparèrent. Lady Jane, ayant appris que le colonel se trouvait dans le cabinet de son mari, attendait dans la pièce voisine l’issue de leur entretien avec la plus vive anxiété. La porte de la salle à manger ayant été laissée entr’ouverte comme par hasard, elle put voir les deux frères sortir du cabinet. À ce moment, elle s’avança, tendit la main à Rawdon, et lui dit que c’était bien à lui de venir leur demander à déjeuner, bien qu’à sa longue barbe, à sa figure bouleversée, aux sombres regards de son ami, elle pût juger que ce n’était point de déjeuner qu’il avait été question entre eux. Rawdon s’excusa sur un engagement antérieur ; il serra fortement la petite main que sa timide belle-sœur lui tendait, et Jane le suivit d’un regard plein de compassion, en voyant à ses traits qu’il s’agissait de quelque grand malheur. Mais il partit sans prononcer un mot, et sir Pitt n’entra avec elle dans aucune explication.

 

En quittant Great-Gaunt-Street, toujours en proie à la même agitation, Rawdon se dirigea vers Gaunt-House, et fit gémir le lourd marteau qui étale sur la porte cochère sa tête de Méduse ; à ses coups redoublés accourut une espèce de Silène à la face enluminée, à la veste rouge galonnée d’argent, qui remplissait dans l’hôtel les fonctions de portier. Cet homme, épouvanté du désordre qui régnait dans la tenue du colonel, lui barra le passage comme s’il eût craint que cet étrange visiteur ne voulût forcer l’entrée. Mais le colonel lui présenta une de ses cartes, et lui ordonna de la remettre à lord Steyne, en lui faisant remarquer qu’elle portait son adresse et en lui disant qu’il serait toute la journée, à partir d’une heure, à Regent-Club, et que c’était là, et non chez lui, qu’il fallait aller le chercher quand on voulait le trouver. Cet homme, à la face rubiconde, regarda partir le colonel avec des grands yeux surpris et étonnés, comme firent les passants qui, dans leurs habits de dimanche, commençaient à remplir les rues dès cette heure matinale. Le gamin, avec son air mutin et joyeux, l’épicier qui bâillait sur sa porte, le cabaretier qui fermait ses volets pendant la durée du service, croyaient voir quelque fou échappé de Bedlam, et les quolibets pleuvaient sur l’infortuné au moment où, arrivant enfin à la station des voitures, il se décida à prendre un fiacre et dit au cocher de le conduire à la caserne de Knightsbridge.

 

Les cloches se répondaient de tous les points de la capitale, lorsque Rawdon arriva au terme de sa course ; et, s’il s’était rendu compte de ce qui se passait autour de lui, il aurait reconnu Amélia, qu’il avait vue autrefois, se dirigeant de Brompton vers la paroisse de Russell-Square. Les écoliers se rendaient en rangs à l’église, et dans les faubourgs, les rues et les voitures étaient remplies de gens qui allaient chacun du côté où les appelait le plaisir. Le colonel était en proie à de trop vives préoccupations pour remarquer ce mouvement. En arrivant à Knightsbridge, il alla droit à la chambre de son vieil ami et camarade le capitaine Macmurdo, et fut fort satisfait de le trouver à la caserne.

 

Le capitaine Macmurdo était un ancien officier qui avait eu sa part de gloire à la journée de Waterloo ; son régiment l’aimait beaucoup, et la médiocrité de sa fortune l’avait seule empêché d’arriver aux grades supérieurs. Il méditait tranquillement sur les douceurs du lit en savourant sa grasse matinée.

 

Lorsque Rawdon ouvrit la porte, ce vénérable guerrier aux cheveux gras et grisonnants portait sur la tête un foulard de soie, au-dessus de la lèvre une moustache teinte et un nez bourgeonnant.

 

Rawdon ayant annoncé au capitaine qu’il venait lui demander un service d’ami, il ne fut pas besoin d’une plus longue explication pour que celui-ci comprît parfaitement de quoi il s’agissait. Il avait déjà conduit plusieurs affaires du même genre avec une grande prudence et une grande habileté. Son Altesse Royale, de si regrettable mémoire, lorsqu’elle commandait en chef, professait à ce sujet la plus grande estime pour le capitaine Macmurdo ; enfin, c’était à lui qu’avait recours tout homme d’honneur lorsqu’il se trouvait dans une passe difficile.

 

« Et le motif, mon vieux Crawley ? lui dit son ancien camarade. Est-ce encore pour quelque affaire de jeu comme celle où nous avons fait mordre la poussière au capitaine Marker ?

 

– Il s’agit de… de ma femme, » répondit Crawley en baissant les yeux et en devenant tout rouge.

 

Le capitaine fit claquer sa langue.

 

« J’ai toujours pensé, reprit-il, qu’elle finirait par vous jouer quelque tour. »

 

En effet, au régiment et dans les clubs, il y avait eu plus d’un pari engagé sur le sort probable réservé au colonel Crawley. Ces suppositions étaient une conséquence naturelle de la légèreté que mistress Rawdon étalait dans sa conduite ; mais, au sombre regard par lequel Rawdon accueillit cette observation, Macmurdo comprit qu’il ne fallait pas insister davantage sur ce sujet.

 

« N’y aurait-il donc pas moyen d’en sortir autrement, mon vieux ? reprit le capitaine avec plus de gravité. Sont-ce seulement des soupçons, dites, ou bien avez-vous des lettres ? Ne pourriez-vous pas tenir cela secret et caché ? En pareille circonstance, le mieux est ne point faire de bruit quand c’est possible… Il a fallu y mettre de la complaisance pour ne s’en apercevoir que maintenant, continua le capitaine en se parlant à lui-même, et il se rappelait les mille propos tenus à la table des officiers, d’où la réputation de mistress Crawley était bien souvent sortie en morceaux.

 

– Pour des gens comme nous, reprit Rawdon, il n’y a pas deux manières de terminer cette affaire, entendez-vous ? Ils avaient eu soin de se débarrasser de moi, de me faire arrêter ; je me suis échappé, et je les ai retrouvés seuls en tête-à-tête. Je l’ai appelé lâche et menteur ; enfin, je l’ai frappé et envoyé à terre.

 

– Il a eu ce qu’il méritait, répondit Macmurdo ; mais vous ne m’avez pas encore dit son nom ?

 

– C’est lord Steyne, répliqua Rawdon.

 

– Ah ! diable ! un marquis ! on disait qu’il… c’est-à-dire, c’était vous qui…

 

– Quel galimatias est-ce là ? cria Rawdon ; voulez-vous dire qu’on aurait exprimé des doutes en votre présence sur la vertu de ma femme ? Pourquoi alors ne m’en avez-vous rien dit, Mac ?

 

– Le monde est si médisant, mon pauvre vieux ! répliqua l’autre ; à quoi bon aller vous répéter des propos d’écervelés sur votre compte ?

 

– Vous avez manqué aux devoirs de l’amitié, » lui dit Rawdon ; et, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il se couvrit la figure de ses deux mains et donna un libre cours à sa douleur.

 

Ce spectacle toucha profondément son vieux compagnon d’armes.

 

« Allons, courage, mon vieux, dit le vieux Mac ; grand ou petit, il aura une balle dans la tête, ce gibier du diable. Et quant à votre femme, que voulez-vous ? c’est toujours la même histoire.

 

– Ah ! vous ne savez pas combien je l’aimais, dit Rawdon d’une voix sourde. Je la suivais comme un petit chien. Je lui donnais tout ce que j’avais. Je me suis condamné à l’indigence pour l’épouser ; j’ai engagé jusqu’à ma montre pour satisfaire à ses moindres fantaisies. Pendant ce temps, elle faisait bourse à part, et enfin elle m’a refusé cent livres pour me tirer de prison. »

 

Il raconta alors à Macmurdo, dans un langage plein de dignité, malgré ce qu’il avait de confus, tous les détails de cette histoire. Macmurdo était tout surpris de cette agitation extraordinaire, qu’il s’efforçait de calmer par ses réflexions adoucissantes.

 

« Elle peut être innocente, après tout, lui disait-il ; n’est-ce pas là ce qu’elle soutient ? Ce n’est pas la première fois qu’elle se trouvait seule chez elle avec lord Steyne.

 

– Sans doute, répondait Rawdon avec tristesse, mais voici qui ne prouve pas en faveur de son innocence. » Et il montrait au capitaine le billet de mille livres qu’il avait trouvé dans le portefeuille de Becky. « Voilà ce qu’il a donné, et elle ne m’en a rien dit, et c’est lorsqu’elle avait cet argent-là entre les mains qu’elle a refusé de venir me tirer de la prison où j’étais enfermé. »

 

Le capitaine fut obligé de convenir qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas très-clair.

 

Pendant cet entretien, Rawdon avait envoyé le domestique du capitaine Macmurdo à Curzon-Street, avec ordre de se faire donner des habits et du linge, dont le capitaine avait grand besoin. Pendant l’absence de cet homme, Rawdon et son ami avait composé à grand’peine et à coups de dictionnaire une lettre destinée à lord Steyne. Le capitaine Macmurdo, au nom du colonel Crawley, avait l’honneur de se mettre aux ordres du marquis de Steyne, et lui annonçait qu’il avait reçu plein pouvoir de lui pour arrêter les conditions du combat que Sa Seigneurie, il n’en faisait aucun doute, serait la première à réclamer, et qui, d’après la manière dont les choses s’étaient passées, lui paraissait inévitable. Le capitaine Macmurdo, usant toujours des formes les plus polies, priait lord Steyne de lui désigner un de ses amis avec lequel, lui, le capitaine Macmurdo, pourrait s’entendre. Il finissait en exprimant le désir que le duel eût lieu dans le plus bref délai possible.

 

Le capitaine ajoutait en post-scriptum qu’il avait entre les mains un billet de banque d’une valeur considérable, que le colonel Crawley avait de fortes raisons pour supposer qu’il appartenait au marquis de Steyne, et qu’il désirait l’envoyer à l’adresse de son propriétaire.

 

Pendant que cette lettre s’élaborait, le domestique du capitaine était de retour de sa commission à la maison du colonel ; mais il ne rapportait ni le sac de nuit ni le porte-manteau qu’on l’avait envoyé chercher, et sa figure exprimait une stupéfaction comique.

 

« Ils ne veulent rien donner, dit-il alors ; la maison est au pillage, ils ont tout mis sens dessus dessous ; le propriétaire veut retenir tous les effets pour sa garantie. Les domestiques boivent le vin dans le salon ; et on dit que… que vous êtes parti en emportant l’argenterie, colonel. » Puis, après une pause, il ajouta : « Il y a déjà un domestique qui a disparu. Simpson, qui a l’air fort excité par la boisson, crie bien fort que rien ne sortira de la maison qu’on ne lui ait payé ses gages. »

 

Le récit de cette petite insurrection domestique surprit Rawdon, et le fit sourire par la diversion qu’elle apportait à ses tristes préoccupations. Les deux officiers s’amusèrent beaucoup de cet orage qui s’élevait autour des débris de cette fortune renversée.

 

« Je suis bien aise au moins que le petit ne soit plus chez moi, dit Rawdon en se rongeant les ongles. Vous le rappelez-vous, Mac, lorsqu’il venait au manége et qu’on lui faisait monter le sauteur ? comme il se tenait bien dessus !

 

– C’est vrai qu’il avait un petit air crâne, » reprit l’excellent capitaine.

 

Le petit Rawdon se trouvait pour le moment dans la chapelle de Whitefriars, au milieu d’une rangée de petits garçons en robe comme lui ; et certes il n’écoutait pas le sermon avec grande attention ; mais il pensait bien plutôt à sa sortie du samedi suivant, calculant que son père viendrait le chercher comme d’habitude et le mènerait peut-être au spectacle.

 

« Ce sera un fameux gaillard que ce garçon-là, continua Rawdon en pensant toujours à son fils. Vous me promettez, Mac, que, si cela tourne mal pour moi, si j’y laisse ma peau, je puis compter que… que vous irez le voir, n’est-ce pas ? Ah ! je puis dire que j’aimais bien cet enfant-là. Que voulez-vous, mon pauvre vieux ! Tenez, vous lui donnerez ces boutons d’or de ma part, c’est tout ce qui me reste. »

 

Il se couvrit la face de ses deux larges mains, et les larmes en tombant sur ses joues y traçaient un sillon brûlant. M. Macmurdo, que l’émotion gagnait aussi, ôta son foulard de soie et s’en servit pour essuyer ses yeux.

 

« Descendez et faites-nous préparer à déjeuner, dit-il à son domestique. Que voulez-vous, Crawley ? des oignons et des sardines ? Commandez. Clay, vous allez donner des habits au colonel ; nous avons toujours été tous les deux de la même taille. Mon vieux Rawdon, il n’y avait pas d’aussi fins cavaliers que nous, lorsque nous sommes entrés au régiment. »

 

Macmurdo se tourna alors contre le mur, et, reprenant la lecture de son journal, laissa Rawdon à sa toilette, pour commencer la sienne lorsque son ami aurait terminé.

 

Comme il s’agissait d’un lord, le capitaine Macmurdo apporta un soin particulier à cette opération. Il cira ses moustaches, leur donna le brillant des jours de fête, mit une cravate empesée et son plus beau ceinturon de buffle. Les jeunes officiers, en le voyant arriver pour le déjeuner dans un si brillant costume, lui en firent leur compliment, et lui demandèrent s’il allait se marier et si Crawley était son témoin.

 

CHAPITRE XXIII.

Même sujet.


Becky n’était point encore revenue de la stupeur et de l’abattement où l’avaient jetée les événements de la nuit précédente, que déjà les cloches des églises voisines annonçaient le service du matin ; alors sortant avec peine de son lit, elle alla tirer le cordon de la sonnette pour appeler sa femme de chambre française que nous avons vue auprès d’elle quelques heures auparavant.

 

Mistress Rawdon Crawley agita vainement la sonnette. Personne ne répondit à son appel, et bien que le cordon finît par céder à la violence de ses secousses, Mlle Fifine ne fit point son apparition. En vain sa maîtresse, en camisole de nuit, le cordon à la main et les cheveux en désordre, s’aventura jusque sur le palier, et appela à plusieurs reprises Mlle Fifine, celle-ci ne se présenta point.

 

En effet, elle n’était plus dans la maison depuis plusieurs heures, et, suivant l’expression française, elle avait brûlé la politesse à ses maîtres. Après avoir rassemblé tous les bijoux qui couvraient le parquet du salon, Mlle Fifine était montée dans sa chambre, avait fait ses paquets, les avait ficelés, était sortie pour aller chercher un fiacre, avait descendu elle-même ses bagages sans demander l’assistance des autres domestiques, qui la lui auraient probablement refusée, car ils la détestaient cordialement, et, sans dire adieu à personne, elle s’était éloignée de Curzon-Street.

 

Dans la conviction intime de Mlle Fifine, le ménage de ses maîtres était une maison démontée, où il ne lui restait plus rien à faire. Beaucoup de gens, en pareille circonstance, auraient fait leurs paquets et pris un fiacre comme Mlle Fifine, mais, moins prévoyants ou moins heureux qu’elle, ils n’auraient peut-être pas, comme elle, su mettre en lieu sûr non-seulement leurs biens propres, mais encore quelques débris de ceux de leur maîtresse, si toutefois l’on peut dire que cette dernière ait jamais eu quelque chose à elle.

 

Non-seulement Mlle Fifine emporta les bijoux ci-dessus mentionnés, mais, de plus, certaines robes sur lesquelles elle avait depuis longtemps jeté son dévolu ; item quatre candélabres Louis XIV richement décorés ; item six albums ou keepsakes dorés sur tranche ; item une tabatière en or qui avait appartenu à la Dubarry ; item un charmant petit buvard garni de perles, sur lequel Becky composait d’ordinaire de charmants petits billets roses. Tout cela s’était envolé de Curzon-Street avec Mlle Fifine, avec le service en argenterie disposé sur la table pour le souper que Rawdon était venu interrompre si mal à propos. Mlle Fifine n’avait laissé derrière elle, comme étant trop peu portatifs, que les pelles et les pincettes, les glaces de cheminées et le piano en bois de rose.

 

Peu de temps après, on put voir dans une boutique de modiste de la rue du Helder, à Paris, une femme qui avait toute l’apparence extérieure de Mlle Fifine. Sa maison, l’une des mieux achalandées de la capitale, était placée sous la protection de milord Steyne. Cette femme parlait toujours de l’Angleterre comme d’un pays livré à la plus insigne mauvaise foi ; elle disait à ses demoiselles de magasin qu’elle avait été affreusement volée par les naturels de cette île. Un sentiment compatissant pour de si touchantes infortunes, avait sans doute déterminé le marquis de Steyne à traiter avec générosité Mme de Sainte-Amaranthe : nous souhaitons qu’elle ait tout le succès que mérite sa vertu.

 

Mistress Crawley, indignée de ne point voir ses domestiques répondre à ses coups de sonnette, et entendant un grand tumulte et un grand tapage à l’étage inférieur, s’enveloppa dans sa robe du matin, et d’un pas majestueux s’avança vers le salon d’où partait le bruit.

 

La cuisinière, la figure noircie par la fumée de ses fourneaux, s’était installée dans un magnifique sopha couvert d’étoffe perse à côté de mistress Raggles, à laquelle elle versait du marasquin. Le groom qui portait les billets doux de Becky, et grimpait derrière sa voiture avec une si grande légèreté, fourrait en ce moment ses doigts dans un plat de crème, tandis que le laquais causait avec Raggles, dont la figure exprimait la douleur et le désespoir. Bien que la porte fût ouverte, et que Becky, à quelque pas de là, criât de toute la force de ses poumons, personne ne répondait à son appel.

 

« Allons, mistress Raggles, encore une petite goutte, disait la cuisinière au moment où Becky arrivait sur la porte, enveloppée de sa robe de chambre de cachemire blanc.

 

– Simpson ! Trotter ! criait la maîtresse de la maison au comble de la fureur, vous restez là les bras croisés, pendant que je vous appelle ? Vous avez l’impudence de vous asseoir devant moi sur mon sopha ? Où est la femme de chambre ? »

 

Effrayé par cette apostrophe imprévue, le groom retira ses doigts de sa bouche ; mais la cuisinière, saisissant le verre de marasquin, dont mistress Raggles déclarait avoir assez, en avala le contenu tout en jetant à Becky des regards provocateurs par-dessus les bords dorés du verre. Ce supplément de liqueur sembla redoubler encore l’insolence de l’insurgée.

 

« Votre sopha ! Ah ! par exemple, dit le cordon bleu révolté, votre sopha ! vous voulez dire celui de mistress Raggles. C’est le sopha de milord et de mistress Raggles, entendez-vous ? Ils l’ont payé à beaux deniers comptants, et il leur coûte assez cher, allez ! S’il me prenait fantaisie d’y rester jusqu’à ce qu’on me payât mes gages, je pourrais y demeurer longtemps ; et, après tout, pourquoi pas ? Ah ! ah ! ah ! »

 

Là-dessus elle se versa un verre de liqueur, et l’avala avec une grimace insolente et moqueuse.

 

« Trotter ! Simpson ! jetez-moi cette ivrognesse à la porte ! hurla mistress Crawley.

 

– Mettez l’y vous-même si vous voulez, répondit Trotter le laquais ; payez-moi mes gages, et je vous laisserai bien libre de m’y envoyer aussi. Je vous assure que nous ne serons pas longs à déguerpir.

 

– Croyez-vous donc que vous êtes ici pour m’insulter tous les uns après les autres ! s’écria Becky furieuse ; quand le colonel Crawley va rentrer, je lui… »

 

Cette menace, loin d’effrayer les domestiques, ne fit que provoquer de bruyants éclats de rire de leur part. Raggles toutefois ne s’en mêla point, tout absorbé qu’il était par ses tristes préoccupations.

 

« Il ne reviendra pas, répliqua milord Trotter ; il a envoyé chercher ses affaires ; mais je n’ai point voulu les livrer malgré le consentement qu’y donnait M. Raggles. Il n’est pas plus colonel que moi, voyez-vous ; et maintenant qu’il a pris la clef des champs, vous voudriez faire comme lui. À vous deux, vous faites la paire ; vous voulez escroquer le pauvre monde, mais il faut en rabattre, ma belle dame ; payez-nous nos gages, vous dis-je, payez-nous nos gages. »

 

Il était évident, à la tournure chancelante de M. Trotter, à sa prononciation pâteuse, qu’il avait demandé à la bouteille son courage et ses inspirations.

 

« Monsieur Raggles, dit alors Becky au comble de l’exaspération, me laisserez-vous insulter de la sorte par cet ivrogne ?

 

– Voyons, Trotter, pas tant de tapage, dit le petit Simpson. Entendez-vous, Trotter ? »

 

Il souffrait de l’humiliation de sa maîtresse, et il réussit à lui éviter les injures qu’allait lui attirer l’épithète d’ivrogne appliquée au laquais.

 

« Ah ! madame, disait Raggles, j’aurais pu vivre bien longtemps sans croire qu’un pareil malheur fût possible. Je connais la famille Crawley depuis que je suis né. Je suis resté pendant trente ans chez miss Crawley en qualité de sommelier, et je n’aurais jamais pensé que ce serait un des membres de cette famille-là qui me mettrait sur la paille. (Le pauvre diable, en disant ces mots, avait les yeux remplis de larmes.) Pouvez-vous seulement me donner un shilling pour tout ce que vous me devez ; voilà quatre ans que vous demeurez dans cette maison ; c’est moi qui ai fourni à l’entretien de votre table, c’est moi qui vous ai donné la vaisselle et le linge, vous avez chez moi une note de lait et de beurre qui monte à deux cents livres ; c’est moi qui vous ai fourni tous les œufs pour vos omelettes, toute la crème pour votre épagneul.

 

– Et à côté de ça, reprit la cuisinière, elle se moquait pas mal que son enfant, qui est son sang et sa chair, ait de quoi seulement manger à sa faim. Il y a beaux jours que sans moi le pauvre martyr serait mort de faim.

 

– On l’élèvera pour l’amour de Dieu, » dit alors M. Trotter avec un hoquet bachique.

 

L’honnête Raggles, continua d’une voix lamentable à énumérer ses griefs. Il ne disait que trop vrai, Becky et son mari l’avait ruiné. Il avait des billets à payer la semaine suivante, et pas un shilling en caisse ; on allait le déclarer en faillite, le chasser de sa boutique, le chasser de sa maison, par ce qu’il avait eu la faiblesse de se fier à la parole d’un Crawley. Ses larmes et ses gémissements ajoutèrent encore à l’arrogance de Becky.

 

« C’est donc un complot contre moi, s’écria-t-elle d’un ton d’aigreur. Que prétendez-vous ? Si je ne vous paye pas aujourd’hui, vous n’avez qu’à repasser demain, et tout sera soldé. Je croyais que le colonel avait réglé vos comptes ; mais vous pouvez être sûrs qu’il le fera demain. Je vous le déclare sur l’honneur, il est parti ce matin emportant quinze cents livres dans sa poche. Il ne m’a rien laissé. Allez lui faire vos jérémiades. Donnez-moi mon chapeau et mon châle, et je vais aller le trouver. Ce matin nous avons eu une dispute ; vous avez l’air, du reste, d’en savoir aussi long que moi à ce sujet ; mais, je vous le jure, vous serez tous payés. Il vient d’obtenir une excellente place, laissez-moi seulement aller le trouver. »

 

L’audacieux sang-froid de Rebecca laissa Raggles et ses compagnons tout surpris et comme pétrifiés, et ils se regardèrent les uns les autres sans plus savoir où ils en étaient. Pendant ce temps, Rebecca étant remontée dans sa chambre, s’habillait elle-même sans avoir le moins du monde besoin de l’assistance de sa femme de chambre. Elle se rendit ensuite dans la chambre de Rawdon, y trouva les paquets tout faits avec l’ordre, au crayon, de les livrer lorsqu’on viendrait pour les prendre. Elle se dirigea de là dans la mansarde de la femme de chambre : le pillage était complet et les tiroirs parfaitement vides. Elle se ressouvint alors des bijoux restés sur le parquet, et ne douta plus un instant que cette femme ne les eût emportés dans sa fuite.

 

« Mon Dieu, s’écria-t-elle alors, fut-il jamais malheur pareil au mien ? Tout perdre, lorsqu’on est à la veille de tout gagner ! Tout espoir est-il donc évanoui pour moi sans retour ? Non, non ! j’entrevois encore une dernière chance de salut. »

 

Après avoir achevé sa toilette, elle sortit seule, mais sans avoir à essuyer les injures qui l’avaient assaillie le matin. Il était alors quatre heures : elle se dirigea à pied à travers les rues de Londres, car elle n’avait pas d’argent pour payer une voiture, et elle ne s’arrêta que devant la porte de sir Pitt Crawley. Avant d’entrer, elle demanda si lady Jane était chez elle, et elle apprit avec satisfaction qu’elle se trouvait alors à l’église. Sir Pitt était renfermé dans son cabinet et avait défendu sa porte. Mais rien ne put l’arrêter : en dépit de l’obstacle que lui opposait le cerbère en livrée, elle s’élança vers le cabinet de sir Pitt, où le baronnet resta pendant quelques secondes, tout surpris de cette apparition soudaine. Il devint tout rouge à sa vue, et fit un mouvement en arrière en lui jetant un regard qui exprimait à la fois la crainte et la répulsion.

 

« Ah ! ne me regardez pas ainsi, Pitt, lui dit-elle ; au nom de votre ancienne amitié. Non, je ne suis point coupable ; devant Dieu, je ne suis point coupable. Oui, malgré ces apparences qui sont contre moi, malgré ce concours de circonstances qui déposent contre moi, c’est au moment où j’allais voir toutes mes espérances réalisées que tout vient à s’écrouler autour de moi.

 

– C’est donc vrai, ce que j’ai vu dans le journal, dit sir Pitt, qu’un article du même jour avait grandement surpris.

 

– Rien de plus vrai. Lord Steyne m’en a donné la première nouvelle vendredi soir, à ce bal de funeste mémoire. Depuis six mois on le remettait toujours de promesses en promesses. M. Martyr, le secrétaire d’État des colonies, lui avait annoncé la veille que la nomination était signée ; et sur ces entrefaites est arrivée cette malheureuse arrestation, et puis cette déplorable bataille. Tout mon crime est d’avoir été trop dévouée aux intérêts de Rawdon. Il m’est arrivé plus de cent fois de recevoir lord Steyne tout seul. Quant à cet argent dont Rawdon ignorait l’existence, je ne l’avais mis en réserve que parce que je n’osais point le confier à Rawdon, car vous savez combien il est dissipateur. »

 

Elle continua sur le même ton à lui débiter une histoire qui témoignait de son art parfait, et qui agita profondément les fibres sensibles de son tendre et cher beau-frère. Voici en quelques mots le résumé de l’histoire qu’elle lui fit : Becky reconnaissait avec la plus touchante franchise et la plus parfaite contrition, que s’étant aperçue des sentiments qu’elle avait inspirés à lord Steyne (et nous disons en passant que cet aveu fit beaucoup rougir sir Pitt), elle avait résolu, tout en sauvegardant sa vertu, de tirer profit, pour elle et sa famille, de la passion naissante du noble pair.

 

« Ainsi, pour vous je voyais déjà la pairie, dit-elle à son beau-frère dont la rougeur redoubla encore ; nous avions même déjà eu avec lord Steyne quelques conversations à ce sujet. Vos talents et l’intérêt que vous porte le noble lord, rendaient plus que probable le succès de mes démarches, lorsque ce coup pénible est venu renverser toutes nos espérances ; et, je ne crains pas de l’avouer, mon but principal était de mettre mon bien-aimé à l’abri de toutes poursuites, mon mari, que j’aime en dépit de tous ses soupçons, de ses durs traitements, mon mari que je voulais affranchir de la pauvreté et de la ruine suspendues sur nos têtes. Sachant quels étaient les sentiments de lord Steyne pour moi, continua-t-elle en baissant les yeux, j’avoue que je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui plaire, bien entendu dans les limites permises à une honnête femme, afin de me mettre en crédit auprès de lui. Vendredi matin seulement est arrivée la nouvelle de la mort du gouverneur de Coventry-Island, et aussitôt milord s’est empressé de faire donner la place à mon mari. Je lui réservais cette surprise, il en aurait lu la nouvelle dans les journaux de ce matin. Au lieu de cela, au moment même où milord s’offrait généreusement à désintéresser les créanciers de mon mari, Rawdon est rentré à la maison et aveuglé par ses soupçons, il s’est livré contre lord Steyne à toute la violence de son caractère. Mon Dieu ! mon Dieu ! vous savez ce qui est arrivé. Ah ! mon cher Pitt, ayez pitié de moi, c’est vous qui aurez le mérite de me réconcilier avec mon mari. »

 

Alors Becky, se jetant à genoux, accompagnait ses paroles de larmes et de sanglots, et prenant la main de sir Pitt, la couvrait des baisers les plus passionnés.

 

Ce fut dans cette situation que lady Jane trouva le baronnet et sa belle-sœur lorsqu’au retour de l’église elle accourut tout droit au cabinet en apprenant que mistress Rawdon y était enfermée avec son mari.

 

« Je m’étonne que cette femme ait l’audace de passer le seuil de cette maison, » dit lady Jane pâle d’indignation et tremblante de colère.

 

Lady Jane, aussitôt après le déjeuner, avait envoyé aux renseignements sa femme de chambre qui avait eu des détails par Raggles et les autres gens de la maison. Ceux-ci lui en avaient raconté bien plus long encore qu’ils n’en savaient sur cette histoire ainsi que sur beaucoup d’autres.

 

« Mistress Crawley, continua lady Jane, s’est sans doute trompée de maison, car sous ce toit demeure une honnête famille. »

 

Sir Pitt tressaillit, tout surpris de l’énergique apostrophe de sa femme ; et Becky, toujours à genoux, serrait d’autant plus fort la main de son beau-frère.

 

« Dites-lui, continuait-elle en s’adressant à lui, dites-lui qu’elle ne sait point ce qui s’est passé, dites-lui que je suis innocente, mon cher Pitt.

 

– Je vous assure, ma chérie, que vous êtes injuste envers mistress Crawley. – Cette parole de sir Pitt permit à Rebecca de respirer plus librement. – Et en vérité je crois qu’elle est…

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria lady Jane dont la voix était émue par l’indignation et dont le cœur battait avec violence. Vous avez devant vous la plus méprisable des femmes ; une mère sans cœur, une épouse sans foi ! jamais elle n’a eu la moindre tendresse pour son enfant qui venait se réfugier auprès de moi et me raconter les mauvais traitements qu’il avait à subir de sa mère. Jamais elle ne s’est présentée dans une famille sans y porter avec elle le trouble et la désolation, sans chercher à ébranler les affections les plus saintes par ses pernicieuses séductions et ses impudents mensonges. Elle a trompé son mari comme elle a trompé tout le monde ; c’est une âme souillée par la vanité, la débauche et les crimes de toute espèce. Son contact me fait horreur. Je tiens mes enfants hors de sa vue…

 

– En vérité, lady Jane, s’écria sir Pitt en se levant, un pareil langage…

 

– Sir Pitt, continua lady Jane, sans que sa voix perdît de sa fermeté, j’ai rempli envers vous mes devoirs de fidèle épouse. Je vous ai gardé la foi du mariage comme si je l’avais jurée à Dieu lui-même ; j’ai été une femme soumise comme toute femme doit l’être à son mari ; mais la soumission la plus légitime a des bornes, et je vous déclare que je ne permettrai pas que cette femme trouve asile sous le toit que j’habite. Si elle y reste plus longtemps, je pars de suite avec mes enfants ; elle n’est pas digne que l’on pratique à son égard les prescriptions de la charité chrétienne. C’est à vous, c’est à vous de choisir entre elle et moi. »

 

Après ces énergiques paroles, lady Jane se retira épuisée de la sortie qu’elle venait de faire et laissa Rebecca et sir Pitt tout surpris de tant de fermeté. Becky, loin de regretter ce qui venait de se passer, en était, au contraire, satisfaite.

 

« Tout cela vient de la broche en diamants que vous m’avez donnée, » dit-elle à sir Pitt en lui laissant aller la main.

 

Peu de temps après, lady Jane, qui épiait à la fenêtre de son cabinet de toilette, la vit sortir de chez le baronnet, mais elle avait obtenu de lui qu’il irait voir son frère et tâcherait de l’amener à une réconciliation.

 

Rawdon trouva les jeunes officiers assis déjà à la table commune ; ils l’eurent bien vite décidé à partager leur repas, et il finit par fêter aussi bien que les autres les cuisses de poulet et l’eau de Seltz destinées à refaire l’estomac délicat des jeunes guerriers. La conversation fut telle qu’elle devait être au milieu de cette vive jeunesse, elle roula sur les principaux incidents du jour. On parla du prochain tir au pigeon et des paris engagés à cette occasion ; de Mlle Ariane, de l’Opéra français, abandonnée comme son homonyme et consolée par un jeune lion. On parla d’un combat de boxe entre l’invincible Boucher et le redoutable Broaïcott. Le jeune Tandyman, héros de dix-sept ans, qui, à force de pommade et de soins, espérait faire germer une magnifique paire de moustaches, avait été témoin du combat et parlait de la manière la plus pertinente de la vigueur des combattants, de la souplesse de leurs muscles. Il n’y avait environ qu’une année que le jeune cornette était si fort sur les questions de boxe ; auparavant, il mangeait encore de la bouillie et recevait le fouet à Eton.

 

On parla ainsi de danseuses, de demi-vertus et de parties fines jusqu’au moment où Macmurdo vint se joindre à la conversation. Il semblait avoir oublié le proverbe latin qui recommande de respecter l’innocence de la jeunesse, et se mit à débiter les histoires les plus égrillardes avec aussi peu de retenue que le plus mauvais sujet. Rien ne l’arrêtait, ni ses cheveux gris, ni les jeunes oreilles de son auditoire. Mac était renommé comme conteur ; mais ce n’était pas précisément un homme fait pour la société des dames, ou, si l’on veut, ses jeunes camarades le présentaient à leurs maîtresses plutôt encore qu’à leurs mères. Il était difficile de mener une existence plus modeste que la sienne, mais il s’en contentait, et, en toutes circonstances, il répondait à l’appel de ses amis avec sa bonne et joyeuse nature, toujours simple et sans ambition.

 

Avant que Mac eût terminé son copieux déjeuner, la plupart de ses jeunes compagnons s’étaient levés de table. Le jeune lord Wainas fumait une immense pipe d’écume de mer, le capitaine Hugues s’époumonait à faire brûler son cigare, et le fougueux petit Tandyman, retenant son terrier entre ses jambes, faisait une partie de cartes avec le capitaine Deuceace. Il ne passait pas un instant sans être à gagner ou à perdre avec quelqu’un. Mac et Rawdon partirent pour le club sans que personne eût pu soupçonner leurs préoccupations, et même ils avaient pris comme les autres leur part de ces folles et rieuses conversations. Et pourquoi en auraient-ils agi autrement ? est-ce que tous les jours, dans la vie, ce ne sont pas des fêtes, des éclats de rire, des orgies à côté des plus tristes événements ? La foule sortait des églises au moment où Rawdon et son ami traversèrent Saint-James-Street et arrivèrent au club.

 

Les vieux barbons qui, d’ordinaire dans les clubs, se postent sur le balcon et de là lorgnent et grimacent en regardant les passants, qui s’amusent de leur mine bizarre, ne garnissaient point encore leur rampe de velours. La salle de lecture était presque vide, et il ne s’y trouvait encore qu’un habitué inconnu de Rawdon, et un autre envers lequel il restait débiteur d’une petite somme perdue au whist ; aussi n’était-il pas bien pressé d’engager la conversation avec lui ; un troisième personnage lisait le Royaliste, feuille célèbre par sa médisance et son attachement au roi et à l’Église. Ce lecteur, replaçant le journal sur la table, et levant les yeux sur Crawley, lui dit d’un air affectueux :

 

« Crawley, recevez nos sincères félicitations.

 

– Que voulez-vous dire ? fit le colonel étonné.

 

– L’Observateur en parle tout aussi bien que le Royaliste.

 

– De quoi ? » s’écria Rawdon rouge jusqu’aux oreilles et croyant déjà la presse au courant de ses affaires avec lord Steyne.

 

Smith regarda avec un sourire de surprise la figure terrifiée du colonel, qui, prenant la feuille, se mit à parcourir le passage qu’on lui indiquait. M. Smith et M. Brown, le joueur de whist, avec lequel Rawdon était en compte, venaient justement du colonel quelques minutes avant son arrivée.

 

« Cela lui arrive fort à propos, avait dit Smith, car je crois que Crawley n’a plus un shilling vaillant.

 

– C’est une rosée bienfaisante dont tout le monde ressentira les effets, dit Brown, car je compte bien qu’il va s’acquitter envers moi.

 

– À quelle somme s’élève le traitement ? demanda Smith.

 

– À deux ou trois mille livres, répondit son interlocuteur, mais on n’a pas à en jouir longtemps, c’est un climat qui dévore son monde. Liverseege y est mort au bout de dix-huit mois, et en six semaines celui qui l’avait précédé avait eu son affaire.

 

– Son frère est, dit-on, un habile homme ; moi, je ne l’ai jamais trouvé qu’un homme insupportable… vaniteux… tout rempli de lui-même ; selon la rumeur publique, ce serait lui qui aurait fait avoir la place au colonel.

 

– Lui ! reprit M. Brown en ricanant, allons donc, c’est lord Steyne qui lui vaut cela.

 

– Que voulez-vous dire par là ?

 

– Une femme vertueuse est le plus beau présent que le ciel puisse faire à un mari, » répondit l’autre interlocuteur par une phrase à double entente ; puis il se remit à lire les journaux.

 

Mais revenons à Rawdon. Nous l’avons laissé lisant le Royaliste, et tout surpris d’y trouver les lignes suivantes :

 

Gouvernement de Coventry-Island.

 

« Les dernières dépêches que nous a apportées de cette île le brick Yellow-Jack de la marine royale, capitaine Yaunders, contiennent la nouvelle de la mort de sir Thomas Liverseege. Il a succombé aux fièvres qui sévissent à Swamptown. Sa perte sera vivement regrettée par tous les habitants de cette florissante colonie. Nous apprenons que ce gouvernement a été offert au colonel Rawdon Crawley, chevalier du Bain et l’un des officiers les plus distingués de notre armée. L’intérêt de nos possessions lointaines réclame la présence d’hommes qui joignent à une bravoure éprouvée des talents administratifs, et nous ne doutons point que celui qui a été choisi par le secrétaire d’État au département des colonies, pour remplir le poste devenu vacant par une mort si regrettable, ne réunisse toutes les qualités nécessaires pour s’acquitter dignement de ses nouvelles fonctions. »

 

« Coventry-Island ! Où placez-vous cela ? Qui vous a désigné à ce gouvernement ? Dites donc, vous m’emmènerez comme secrétaire, mon vieux camarade, » dit le capitaine Macmurdo en riant.

 

Tandis que Crawley et son ami, en proie à la même surprise, cherchaient à s’expliquer le mystère de cette affaire, le garçon du club apporta au colonel une carte sur laquelle se trouvait le nom de M. Wenham. Il demandait à voir le colonel Crawley. Le colonel et son second passèrent dans une autre pièce pour recevoir celui qu’ils considéraient à juste titre comme l’envoyé de lord Steyne.

 

« Ah ! mon cher monsieur Crawley, que je suis aise de vous voir, dit M. Wenham avec un sourire caressant, comment vous portez-vous ? »

 

Et il serra la main de Crawley d’une façon toute cordiale.

 

« Vous venez, je pense, de la part de…

 

– Précisément, dit M. Wenham.

 

– Alors voici mon ami, le capitaine Macmurdo, des life-guards.

 

– Enchanté, en vérité, de faire la connaissance du capitaine Macmurdo, » reprit M. Wenham.

 

Et il fit un nouveau sourire et tendit de nouveau sa main au capitaine Mac, qui se contenta de présenter un doigt recouvert d’un gant de peau de buffle, et à faire à M. Wenham un salut très-froid, peu capable de déranger l’économie de sa cravate. Il était sans doute vexé d’avoir à traiter avec un pékin, et trouvait que lord Steyne aurait bien pu lui envoyer pour le moins un colonel.

 

« Je laisse à Macmurdo tout pouvoir pour agir en mon nom, dit alors Crawley ; il connaît mes intentions, et je me retire afin que vous soyez plus à votre aise pour traiter de cette affaire.

 

– C’est fort bien, dit Macmurdo.

 

– Pourquoi vous en aller, mon cher colonel, reprit à son tour M. Wenham ; puisque c’est à vous, à vous en personne que je demande l’honneur d’un entretien auquel la présence du capitaine Macmurdo ne peut qu’ajouter un nouvel attrait. Pour ma part, capitaine, j’espère que notre conversation se terminera tout à l’amiable et d’une manière fort différente de celle que le colonel Crawley semble lui assigner d’avance.

 

– Hum ! fit le capitaine Macmurdo, et il ajouta en lui-même : Au diable tous ces pékins ! ils sont toujours pour les arrangements à l’amiable et les fleurs de rhétorique. »

 

M. Wenham s’empara d’un fauteuil, sans attendre qu’on le lui offrît, puis il tira un morceau de papier de sa poche et continua.

 

« Vous avez certainement lu, colonel, la nouvelle que répètent tous les journaux de ce matin. Le gouvernement fait par là l’acquisition d’un homme dévoué, et si vous acceptez cette place, comme il n’y a pas à hésiter à le faire, vous aurez un excellent traitement. Trois mille livres par an, un climat délicieux, un palais magnifique, une souveraine puissance dans la colonie, et la certitude d’un avancement prochain. Recevez, je vous prie, mes sincères félicitations. Vous connaissez sans doute, messieurs, le puissant protecteur auquel mon excellent ami est redevable de cette haute marque de bienveillance ?

 

– Du diable si je le sais, dit le capitaine, tandis que Rawdon rougissait jusqu’aux oreilles.

 

– C’est à l’homme le plus généreux, le plus serviable qui soit au monde, en même temps qu’il est un des personnages les plus influents de ce pays ; c’est à mon excellent ami le marquis de Steyne.

 

– Nous nous verrons en face et à quinze pas de distance, avant que je prenne sa place, fit Rawdon en murmurant entre ses dents un gros juron.

 

– Vous en voulez à mon noble ami, dit M. Wenham avec un calme imperturbable ; mais au nom du bon sens et de la justice je vous demanderai pourquoi.

 

– Pourquoi ! s’écria Rawdon tout surpris.

 

– Pourquoi ! fit le capitaine en frappant le parquet de sa canne.

 

– En vérité, messieurs, fit Wenham avec le plus agréable sourire, considérez, je vous prie, la chose comme des gens du monde, comme des honnêtes gens doivent la voir, et dites alors si les torts ne sont pas de votre côté. Après une absence de quelque temps, vous rentrez chez vous, et vous y trouvez, qui ? lord Steyne soupant avec mistress Crawley. Qu’y a-t-il là de si étrange et de si propre à vous dérouter ainsi ? Mais c’est là une chose qui s’est présentée déjà plus de cent fois. En âme et conscience, je vous le jure (et ici M. Wenham posa sa main sur sa poitrine en se donnant des airs parlementaires), vos soupçons n’ont rien de fondé, et je les qualifierai à la fois de déraisonnables et d’injurieux pour le noble personnage qui vous a toujours comblé de ses bienfaits, pour la plus pure et la plus chaste des épouses.

 

– Ainsi, selon vous, il n’y aurait eu que méprise de la part de Crawley ? demanda Macmurdo.

 

– À mon sens, reprit M. Wenham avec un redoublement d’énergie, je crois à la vertu de mistress Crawley comme à celle de mistress Wenham. Je crois qu’aveuglé par une détestable jalousie, notre ami s’est laissé emporter, en cette circonstance, à des violences impardonnables envers un homme que son âge autant que son rang devait désigner à son respect, envers un homme qui n’a eu pour lui que des bienfaits. Je dis de plus que, par sa conduite, il a compromis l’honneur de sa femme, ce bien le plus cher pour un mari, le nom que doit porter son fils, enfin son propre avenir… Je veux que vous sachiez toute cette histoire, reprit alors M. Wenham avec un ton tragique et solennel. Ce matin, milord Steyne m’a fait venir, et je l’ai trouvé dans un état déplorable mais facile à expliquer après cette prise de corps qu’il a eue à son âge et malgré sa faiblesse avec le colonel Crawley. Mais, monsieur, aux tortures physiques de mon noble ami, il s’enjoint de morales qui sont bien plus poignantes encore. Figurez-vous un homme, monsieur, qu’il avait accablé de ses bienfaits, pour lequel son amitié ne connaissait pas de bornes ! eh bien ! cet homme dans un moment de démence l’a traité avec l’ingratitude la plus indigne. Cette nomination que le journal de ce matin enregistrait dans ses colonnes ne témoignait-elle pas à nouveau de sa bonté pour lui ? et ce matin lorsque je me suis présenté chez Sa Seigneurie, je l’ai trouvée dans un état à faire mal à voir, et aussi désireux que vous-même de laver dans le sang l’insulte qu’il avait reçue. Et vous n’ignorez pas sans doute qu’il a fait ses preuves, colonel Crawley !

 

– Eh ! bon Dieu, qui lui conteste la qualité d’excellent tireur ? repartit le colonel.

 

– Dans le premier mouvement de sa juste indignation, il m’a ordonné de vous écrire pour vous proposer un cartel, colonel Crawley. Après l’insulte de la nuit dernière, disait-il, l’un de nous doit cesser de vivre. »

 

Crawley fit un signe d’assentiment.

 

« Enfin, vous arrivez au fait, Wenham, lui dit-il.

 

– J’ai alors essayé de tout mon pouvoir de modérer l’exaltation de lord Steyne. Mon Dieu, monsieur, lui disais-je, je m’en veux bien maintenant de ne m’être pas rendu avec mistress Wenham à l’invitation que nous avait envoyée mistress Crawley.

 

– Elle vous avait aussi invités à souper ? demanda le capitaine Macmurdo.

 

– Certainement ; le rendez-vous était chez elle, au sortir de l’Opéra. Attendez, je vais vous montrer l’invitation… Non… ce n’est pas encore ce papier-là ; je croyais pourtant l’avoir pris avec moi. Mais, enfin, peu importe, car, pour le fait, je vous le garantis sur l’honneur. Si donc nous nous étions rendus à cette invitation, et cela n’a tenu qu’à une migraine de mistress Wenham, qui y est fort sujette, surtout pendant la belle saison ; si nous nous étions rendus à cette invitation, il n’y aurait eu ni querelle, ni insultes, ni soupçons ; et la migraine de ma pauvre femme va être cause que deux hommes d’honneur vont aller se couper la gorge, et que, par suite, deux des meilleures et des plus anciennes familles de l’Angleterre vont se trouver plongées dans le deuil et la douleur. »

 

M. Macmurdo regarda son ami de l’air d’un homme qui ne sait plus dans quel sens arrêter ses convictions. Quant à Rawdon, il éprouvait un sentiment de rage en pensant que sa proie allait lui échapper. Il ne croyait pas un mot de toute cette histoire débitée avec tant d’aplomb et de sang-froid, et il n’avait aucun moyen d’en démontrer la fausseté et le mensonge.

 

M. Wenham continua avec cette volubilité de paroles pour laquelle il était réputé auprès de ses collègues de parlement.

 

« Je suis resté près d’une heure au chevet de milord Steyne, le suppliant et le conjurant d’abandonner tout projet de duel. Je lui ai fait remarquer que, dans l’état actuel, les apparences étaient bien de nature à donner des soupçons, et les soupçons les plus graves. Je lui ai fait remarquer que tout homme à votre place s’y serait laissé prendre tout aussi bien que vous. J’ai beaucoup insisté pour lui faire remarquer que dans les égarements de la jalousie un homme n’est plus maître de lui et qu’on doit en quelque sorte le considérer comme fou ; que ce duel serait pour vous, pour vos familles la chose la plus désastreuse ; que dans la position de Sa Seigneurie et dans les temps actuels on était tenu d’éviter tout scandale public, alors que les doctrines les plus révolutionnaires, les principes les plus niveleurs sont prêchés dans tous les carrefours et font fermenter toutes les têtes ; qu’enfin, en dépit de son innocence, il passerait pour coupable aux yeux de la populace ; et, en somme, je l’ai supplié de ne point envoyer de cartel.

 

– Il n’y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire, fit Rawdon en grinçant des dents ; tout ceci n’est qu’un infâme mensonge dont vous vous faites le complice, monsieur Wenham, et si lord Steyne est assez lâche pour ne pas envoyer lui-même la provocation, je lui promets de la lui adresser de ma main. »

 

M. Wenham devint pâle comme la mort en entendant cette brusque et énergique interruption, et en même temps il regarda du côté de la porte. Le capitaine Macmurdo prit alors fait et cause pour M. Wenham, et, se levant avec un gros juron, réprimanda vertement son ami de l’intempérance de sa langue.

 

« Vous m’avez mis cette affaire entre les mains, vous me la laisserez conduire comme je l’entends, et vous n’en ferez point à votre tête. Vous n’avez aucun motif pour insulter ainsi M. Wenham, et maintenant vous devez des excuses à M. Wenham. Quant à votre cartel avec milord Steyne, vous en chercherez un autre que moi pour le porter, je ne m’en charge pas. Si après avoir été maltraité, milord préfère se tenir tranquille, à quoi bon aller le déranger ? En ce qui concerne mistress Crawley, mon opinion à moi est qu’il n’y a rien de prouvé du tout, et que votre femme est innocente, aussi innocente que le prétend M. Wenham. Enfin vous ferez la plus grande sottise en refusant cette place et en ne vous tenant pas en paix.

 

– Capitaine Macmurdo, s’écria M. Wenham, auquel ces paroles avaient rendu toute son énergie, vous parlez en homme de sens, et pour ma part je veux oublier les expressions dont le colonel s’est servi à mon égard dans un moment d’emportement.

 

– J’en étais sûr, dit Rawdon avec un air de mépris.

 

– Vous tairez-vous, vieil entêté, reprit le capitaine d’une voix radoucie, M. Wenham n’est pas un bretteur, et tout ce qu’il a dit est fort bien dit.

 

– Que tout ceci, continua l’émissaire de lord Steyne, reste enseveli dans le plus profond silence, et que jamais un seul mot de cette affaire ne transpire au dehors. Ceci est autant dans l’intérêt de mon noble ami que dans celui du colonel Crawley qui a le tort de vouloir toujours me traiter en ennemi.

 

– Je pense que lord Steyne n’a pas l’intention d’ébruiter cette affaire, reprit le capitaine Macmurdo, et je ne vois point pour nous l’intérêt que nous aurions à le faire. De toute façon c’est une affaire désagréable, et le moins qu’on en pourra dire sera le mieux. Vous êtes la partie offensée, si en conséquence vous vous déclarez satisfait, je ne vois pas pourquoi nous ne le serions pas aussi. »

 

Là dessus M. Wenham prit son chapeau ; le capitaine Macmurdo, l’ayant reconduit jusqu’à la porte, sortit avec lui, laissant Rawdon tout seul en proie à une fureur concentrée. Lorsqu’ils se trouvèrent tous les deux face à face, le capitaine Macmurdo, toisant alors d’un air dédaigneux l’ambassadeur du marquis, lui dit d’un ton de souverain mépris :

 

« Vous êtes fort habile à faire des contes, monsieur Wenham.

 

– Vous me flattez, capitaine, répondit l’autre avec un sourire, en honneur et conscience mistress Crawley nous avait invités à souper après l’Opéra.

 

– Voyez un peu comme la migraine de mistress Wenham est venue mal à propos déranger tout cela… J’ai à vous remettre un billet de mille livres sterling contre un reçu de vous, s’il vous plaît, le voici sous enveloppe à l’adresse du marquis de Steyne. Dites-lui de se tranquilliser, il n’aura point à se battre, et quant à son argent nous n’en voulons point.

 

– Dans toute cette affaire il n’y a qu’un malentendu, mon cher monsieur, un malentendu d’un bout à l’autre, » reprit son interlocuteur avec le ton de la plus parfaite innocence.

 

Le capitaine Macmurdo lui rendait son dernier salut au bas de l’escalier au moment où sir Pitt Crawley mettait le pied sur la première marche. Le baronnet et le capitaine se connaissaient déjà un peu. Le capitaine conduisit le baronnet dans la pièce où se trouvait Rawdon, et, chemin faisant, lui confia qu’il venait d’arranger l’affaire avec lord Steyne de la façon la plus satisfaisante.

 

Cette nouvelle fit grand plaisir à sir Pitt ; il félicita beaucoup son frère de ce dénoûment pacifique, lui adressa quelques observations morales appropriées à la circonstance sur le duel et sur les tristes satisfactions qu’il procure à la suite d’une offense.

 

Après cette exorde, sir Pitt appela toute son éloquence à son aide en vue d’amener une réconciliation entre Rawdon et sa femme. Il retraça les faits tels que Becky les lui avait présentés, insista sur leur vraisemblance, et déclara qu’il avait une foi entière à l’innocence de sa belle-sœur. Rawdon ne voulut rien entendre.

 

« Voilà dix ans, répondit-il, qu’elle amasse de l’argent en cachette. La nuit dernière encore elle me jurait n’avoir rien reçu de lord Steyne. Elle espérait que je ne découvrirais pas son trésor, mais j’ai mis la main dessus. En admettant qu’elle ne soit pas coupable, Pitt, son égoïsme est du moins inexcusable ; je ne veux plus la revoir, je ne la reverrai plus. »

 

En prononçant ces derniers mots, Rawdon laissa retomber sa tête sur sa poitrine et resta quelques instants comme accablé sous le poids d’une grande douleur.

 

« Pauvre ami ! » murmura Macmurdo en secouant tristement la tête.

 

Rawdon Crawley résista quelque temps à l’idée de prendre une place qu’il devait à un pareil protecteur. Il voulait aussi faire sortir son fils de l’école où le crédit de lord Steyne l’avait seul fait entrer. Toutefois, les représentations de son frère et de Macmurdo le décidèrent à ne point se priver de ces avantages ; ce dernier le détermina surtout en lui faisant entrevoir la rage de lord Steyne à la pensée que personne plus que lui n’aurait travaillé à la fortune de son ennemi.

 

Peu de temps après, lorsque le marquis de Steyne commença à recevoir, après l’accident qui lui était arrivé, le secrétaire d’État au département des colonies vint le remercier de l’excellente acquisition dont l’administration lui était redevable. On aurait peine à se figurer combien lord Steyne lui sut gré de ces félicitations.

 

Pour nous servir de l’expression de Wenham, on ensevelit toute cette histoire dans le plus profond silence. Néanmoins, malgré ces précautions, il y avait plus de cinquante maisons dans Londres où l’on en parlait le soir même, et cette aventure fit pendant plus de trois semaines le texte de toutes les conversations de la ville. Si les journaux n’en dirent rien à l’étranger, ce fut grâce aux démarches que M. Wagg fit à l’instigation de M. Wenham.

 

Les huissiers opérèrent une saisie à Curzon-Street, dans la maison du pauvre Raggles. Qu’était alors devenue la belle divinité qui naguère encore brillait dans ce temple ? qui prenait encore souci d’elle ? qui demandait quel était son sort ? qui s’informait davantage si elle était coupable ou non ? Dieu sait quelle est la charité de l’espèce humaine et quelles sont ses excellentes dispositions à transformer le doute en certitude. Les uns disaient que Rebecca était partie pour Naples à la poursuite de lord Steyne et que Sa Seigneurie, en apprenant son arrivée, avait couru se réfugier à Palerme ; d’autres qu’elle vivait à Bierstad, où elle était devenue une dame d’honneur de la reine de Bulgarie ; d’autres disaient qu’elle s’était réfugiée à Boulogne, et d’autres, enfin, qu’elle était dans une pension de Cheltenham.

 

Rawdon lui constitua un revenu raisonnable et nous savons par expérience qu’avec fort peu d’argent elle savait faire grande figure. Rawdon n’aurait pas mieux demandé que de payer ses dettes avant de quitter l’Angleterre, si une compagnie d’assurance sur la vie avait voulu s’en charger pour l’abandon de ses émoluments annuels, mais le climat de l’île de Coventry avait une trop mauvaise réputation.

 

Toutefois, il fit passer régulièrement une partie de ses appointements à son frère, et à chaque occasion qui se présentait il ne manquait pas d’écrire au petit Rawdon. Il expédia des cigares à Macmurdo, des cargaisons de poivre de Cayenne, de confitures de goyaves, des fruits et des denrées coloniales à lady Jane. Il envoyait à son frère la Gazette de Swamptown, où le nouveau gouverneur était l’objet des plus pompeux éloges, tandis que la Sentinelle de Swamptown (Rawdon n’avait point invité au palais du gouverneur la femme du rédacteur en chef) traitait Son Excellence de tyran, auprès duquel Néron aurait mérité une place comme bienfaiteur de l’humanité. Le petit Rawdon était au comble de la joie toutes les fois qu’il pouvait mettre la main sur un de ces journaux et lire ce qui concernait Son Excellence.

 

Sa mère ne fit jamais la moindre tentative pour le voir ; il allait chez sa tante passer les dimanches et les jours de fête. Il n’était pas, dans le parc de Crawley-la-Reine, un nid qu’il ne connût parfaitement ; il sortait à cheval avec les meutes de sir Huddlestone, qui avaient excité son admiration à un si haut point lors de sa première visite dans l’Hampshire.

 

CHAPITRE XXIV.

Georgy devient un grand personnage.


Georgy Osborne menait une vie de prince dans la maison de son grand-père à Russell-Square. En qualité d’héritier présomptif de tout ce luxe dont il était environné, il occupait la chambre que son père avait eue autrefois. Sa bonne tournure, ses airs de grand seigneur, ses prétentions à l’élégance lui avaient concilié les affections de son grand-père. M. Osborne était aussi fier du fils qu’il l’avait été du père.

 

L’enfant vivait au milieu d’un luxe et d’une opulence ignorés de ses père et mère. Pendant ces dernières années, le commerce de M. Osborne s’était soutenu dans une voie de très-grande prospérité. Son crédit et sa considération dans la Cité n’avaient fait que s’accroître. Jadis il s’était estimé heureux de pouvoir mettre George dans un bon pensionnat, et il avait ensuite fait grand bruit du grade qu’il avait obtenu pour lui dans l’armée.

 

Dans ses projets d’avenir pour le petit George, il visait encore plus haut, il voulait en faire un gentleman, c’était là son idée fixe. Il le voyait déjà en imagination membre du parlement, et qui sait, baron peut-être ; tout ce que désirait le vieillard avant de mourir c’était de voir son petit-fils marcher déjà sur la route des honneurs.

 

Quelques années auparavant on aurait pu l’entendre traiter avec des paroles de mépris et de dédain tous ces rongeurs de livres et ces gratte-papier, troupeaux de cuistres et de pédants qui n’étaient bons qu’à abrutir la jeunesse à l’aide du grec et du latin, et qu’avec toutes leurs tournures doctorales un marchand anglais pouvait acheter à la douzaine. Désormais il déplorait du ton le plus pathétique le peu de soin avec lequel on lui avait fait faire son éducation, et dans de magnifiques tirades il faisait à George l’éloge le plus pompeux des études classiques.

 

Au dîner, le grand-père était dans l’habitude de demander au petit-fils quel avait été pendant le jour le sujet de ses lectures. Il prenait le plus vif intérêt aux détails qu’il recevait du petit bonhomme sur ses études ; il voulait à toute force paraître au courant de toutes les questions d’enseignement, et commettait des énormités qui attestaient assez son ignorance en ces matières et n’ajoutaient pas beaucoup au respect que l’enfant avait pour son aïeul. Avec sa petite pénétration, et grâce à l’éducation qu’il recevait, le bambin ne tarda pas à s’apercevoir que son grand-père n’était qu’un âne et un sot, et, en conséquence, il le soumit à toutes ses volontés et ne le tint pas en grande estime, car, tout humble et toute modeste qu’avait été l’éducation première de Georgy, elle avait plus fait pour lui donner la suffisance de soi-même et le mépris des autres que n’y contribuaient les rêves et les projets de son grand-père. N’avait-il pas été élevé par une douce et tendre femme dont tout l’orgueil se résumait en lui, et dont la vie était un sacrifice à l’humeur égoïste, aux petites volontés de son fils ?

 

Georgy avait déjà conquis tout pouvoir sur cette nature douce et soumise, et il lui fut encore plus facile de gouverner l’épaisse suffisance d’un parvenu dont la vanité n’avait d’égale que la bêtise. L’enfant comprit bien vite que là aussi il pouvait régner en petit despote. Car, fût-il né sur le trône, la flatterie n’aurait pas mis plus d’empressement à combler ses instincts présomptueux.

 

Tandis que sa mère passait les longues heures du jour en proie à un amer chagrin et soupirait dans la triste solitude des nuits sur l’absence de son fils, le bambin, au milieu des plaisirs et des distractions qu’on lui prodiguait, ne se sentait pas autrement privé de la présence de sa mère. Si vous avez vu des enfants pleurer pour se rendre à l’école, n’attribuez point cette sensibilité à un motif de tendresse et d’affection ; s’ils pleurent, c’est qu’ils voient devant eux l’ennui de la classe et du travail.

 

Ainsi donc maître George s’enivrait du luxe et de l’opulence dont l’entouraient à plaisir l’orgueil et les écus du vieil Osborne. Ce dernier avait donné l’ordre à son cocher d’acheter pour le bambin le plus joli poney qu’il trouverait, sans regarder à l’argent. George apprit d’abord à monter à cheval, puis, lorsqu’il se fut bien affermi sur ses étriers et qu’il sauta la barre sans broncher, il alla caracoler dans Regent’s-Park, dans Hyde-Park, suivi à distance du cocher Martin. Le vieil Osborne, qui descendait moins souvent dans la Cité et laissait à ses plus jeunes associés la direction des affaires, se faisait souvent conduire avec sa fille dans les promenades à la mode ; tandis que le petit George, bien campé sur ses étriers et avec un air de gentleman, faisait caracoler son cheval autour de la voiture, le grand-père, le montrant à miss Osborne, lui disait :

 

« Voyez un peu, je vous prie. »

 

Puis il se mettait à rire, et sa face devenait toute rouge de contentement, et il ne pouvait s’empêcher de passer la main par la portière pour applaudir aux évolutions du petit bonhomme. Là aussi, chaque jour, venait se promener son autre tante, mistress Frédérick Bullock, dans une voiture aux panneaux et aux harnais armoriés. Aux portières on pouvait apercevoir trois petits Bullock à la figure de papier mâché et presque ensevelis sous les plumes et les rubans, tandis qu’au fond de la voiture, leur mère lançait des regards de haine à leur jeune cousin, qui passait à cheval auprès d’eux le chapeau sur l’oreille, et aussi fier qu’un membre du parlement.

 

Bien qu’il eût à peine ses onze ans, maître George portait des bottes à revers ni plus ni moins qu’un homme véritable. Il avait des éperons dorés, un fouet à pomme d’or, une épingle de diamant sur sa cravate longue et des gants de chevreau de la meilleure fabrique. Sa mère lui avait fait cadeau de deux cravates, et lui avait ourlé et marqué de charmantes petites chemises ; mais quand monsieur le fashionable vint revoir la pauvre veuve, elles étaient remplacées par du linge beaucoup plus fin et beaucoup plus beau. George portait des boutons en brillants à ses devants de chemise ; et quant au modeste présent de sa mère, on s’en était débarrassé ; miss Osborne les avait données, je crois, au petit garçon du cocher. Amélia s’efforça de se persuader qu’elle était bien aise de cette substitution, et, en fait, elle était heureuse et ravie de voir à son fils si bonne mine et si bonne tournure.

 

Elle possédait une petite silhouette de lui qu’elle avait payée un shilling ; elle l’avait suspendue à son chevet à côté d’un autre portrait que nous connaissons déjà. Un jour, le petit bonhomme vint lui faire sa visite accoutumée faisant retentir du galop de son cheval toute la rue de Brompton, et attirant tout le monde aux fenêtres pour faire admirer sa bonne grâce et son brillant costume. Arrivé auprès de sa mère, il tira de sa poche un écrin de maroquin et le lui présenta avec une joie mêlée de fierté.

 

« C’est moi qui l’ai acheté de mon argent, chère maman, lui dit-il, parce que j’ai pensé que ça vous ferait plaisir. »

 

Amélia ouvrit l’écrin et poussa un petit cri de surprise et de bonheur. Puis elle prit l’enfant entre ses bras et le couvrit de mille baisers. C’était le portrait de son fils en miniature, charmant petit chef-d’œuvre qui dans la pensée de la veuve toutefois ne valait pas l’original. Le grand-père avait tenu à avoir le portrait de l’enfant de la main d’un artiste dont les tableaux exposés chez un marchand de peinture avaient attiré son attention. George qui avait toujours les poches remplies d’argent demanda au peintre combien il lui prendrait pour lui faire un second portrait, disant que c’était un cadeau qu’il voulait faire à sa mère et qu’il le payerait de son propre argent. Le peintre touché de cette bonne pensée lui fit la copie pour un prix très-modique. Le vieil Osborne en apprenant cette petite histoire fut transporté d’admiration pour son petit-fils et lui donna deux fois autant d’argent que lui avait coûté la miniature.

 

Mais l’admiration du grand-père pouvait-elle se comparer au ravissement qu’éprouvait Amélia ? Cette preuve d’affection de la part de l’enfant la charmait au point qu’elle ne croyait pas que son fils eût son pareil pour la bonté et pour le cœur. Elle fut heureuse de cette marque d’affection pendant bien des semaines de suites. Elle s’endormit plus contente avec ce portrait sous son oreiller. De combien de baisers et de larmes ne le couvrait-elle pas chaque jour ; combien de prières n’adressait-elle pas au ciel en le tenant dans ses mains. Il fallait de la part de ceux qu’elle aimait si peu de chose pour pénétrer son cœur de la plus vive reconnaissance ! Jamais pareille joie ne lui était arrivée depuis sa séparation d’avec George.

 

Dans sa nouvelle condition maître George se conduisait en vrai gentleman. À dîner il offrait du vin à ses voisines avec un sérieux magnifique, et buvait son champagne avec un aplomb qui enthousiasmait son grand-père.

 

« Regardez-le, disait le vieillard, en poussant du coude son voisin, avez-vous jamais vu un gaillard de cette espèce ; Dieu me pardonne, il ne lui manque plus qu’un lavabo et des rasoirs pour se raser les favoris ; je suis sûr que monsieur ne demanderait pas mieux. »

 

Les amis de M. Osborne n’admiraient peut-être pas autant que lui les espiègleries du petit bonhomme. M. Coffin n’était pas bien aise de se voir toujours interrompu à l’endroit le plus pathétique de ses narrations par les saillies de maître George. Le colonel Fogey n’éprouvait aucun plaisir à le voir trébucher à moitié étourdi par les fumées du vin. Mistress Toffy ne lui savait aucun gré des coups de coude qu’il lui donnait pour lui faire répandre son verre de porto sur sa robe de satin jaune, et des éclats de rire que poussait ensuite le garnement à la vue des taches qu’il venait de faire. Elle en voulut surtout à George d’avoir rossé un jour son troisième petit garçon qui avait un an de plus que lui, et qu’elle avait amené un jour de congé à Russell-Square. M. Osborne fut au contraire très-fier de cette victoire, et il donna deux souverains à son petit-fils en lui en promettant autant pour l’encourager chaque fois qu’il rosserait plus grand et plus âgé que lui. Nous aurions peine à déterminer ce que le vieillard trouvait de si louable dans ces luttes à coups de poing, mais il lui semblait, sans toutefois qu’il se rendît compte de cette opinion, que les enfants acquièrent par là une certaine hardiesse, et que l’un des premiers principes de l’éducation est d’apprendre à imposer sa volonté aux autres. Tel est l’esprit dans lequel on a de tout temps, il est fâcheux de le dire, élevé la jeunesse anglaise.

 

Tout bouffi des éloges que lui avait valus sa victoire sur maître Toffy, George désira tout naturellement récolter de nouveaux lauriers. Un jour que dans une promenade des plus fréquentées, il étalait des habits à la dernière mode, un garçon boulanger se mit à le poursuivre de ses railleries et de ses sarcasmes. Notre jeune élégant se débarrasse aussitôt de son bel habit, le remet aux mains de son compagnon, maître Todd, fils du plus jeune associé de la maison Osborne, et rempli d’un noble courage, se dispose à rosser le jeune mitron. Mais, cette fois, les chances lui furent contraires ; George fut rossé, et il rentra l’œil noir, la chemise déchirée et le nez tout en sang. Il raconta à son grand-père qu’il avait livré combat à un colosse, et fit trembler sa pauvre mère au récit détaillé et apocryphe de ce terrible engagement.

 

Le jeune Todd était l’ami intime, le grand admirateur de maître George. Tous deux avaient le même goût pour le théâtre et les tartelettes ; pour les glissades des jardins de Regent’s-Park lorsque le temps le permettait, ou pour aller au sortir du spectacle, où les accompagnait Rawson, le valet de pied de maître George, prendre des sorbets au café voisin.

 

Ils allaient à tous les théâtres de la capitale, savaient les noms de chacune des actrices, et en présence de leurs jeunes amis, donnaient sur leurs théâtres de carton la représentation des pièces qu’ils avaient vues. Quelquefois Rawson, qui avait l’âme généreuse, régalait ses jeunes maîtres de quelques douzaines d’huîtres après le théâtre, avec un petit verre de liqueur pour mieux faire dormir les enfants. Rawson, du reste, trouvait son compte à toutes ces complaisances, et en était largement récompensé par la générosité de son jeune maître.

 

Un des plus fameux tailleurs de la haute aristocratie avait la haute mission d’habiller maître George ; M. Osborne pouvait bien se contenter des ravaudeurs de la Cité, comme il disait, mais ils étaient indignes de faire les vêtements de maître George ; peu importait la dépense, tel était l’ordre donné au grand tailleur, et au bout de quelques jours, il envoyait à maître George une garde-robe des mieux montées en habits, vestes et culottes. Il s’y trouvait des vestes en casimir blanc pour les soirées, des vestes en velours pour les dîners, une robe de chambre en cachemire pour l’appartement. George paraissait tous les jours au dîner tiré à quatre épingles comme un vrai gentilhomme, suivant l’expression de son grand-père. Un domestique, attaché à sa personne, lui aidait à faire sa toilette, accourait à son coup de sonnette et lui apportait ses lettres sur un plateau d’argent.

 

Après le déjeuner, Georgy se prélassait dans le grand fauteuil de la salle à manger et y lisait le Morning-Post comme un homme de taille ordinaire.

 

« Comme il jure et sacre bien, » se disaient entre eux les domestiques émerveillés de sa précocité.

 

Ceux qui se souvenaient du capitaine son père disaient qu’il lui ressemblait trait pour trait. Son humeur vive, impérieuse et enjouée mettait en branle toute la maison.

 

La soin de l’éducation de George fut confié à un pédant du voisinage qui tenait une maison où la jeune noblesse était préparée aux universités, au parlement et aux professions libérales ; dont le système excluait ces châtiments corporels qui dégradent la nature humaine et qui sont encore en usage dans les établissements de l’ancien régime, et dans laquelle, enfin, les jeunes gens étaient assurés de trouver les traditions de la société et toute la sollicitude que l’on peut rencontrer dans la famille. Telle était la méthode que le révérend Lawrence Veal de Bloomsbury, chapelain particulier du comte de Bareacres, appliquait, de concert avec sa femme, aux élèves qu’on lui confiait.

 

À force de réclames et de démarches, le chapelain particulier et sa femme parvenaient à réunir chez eux un ou deux écoliers ; le prix de la pension était fort élevé et l’on supposait qu’il était en rapport avec la manière dont on traitait les élèves. Il s’y trouvait un jeune Indien au teint cuivré, à la tête laineuse, à la mise recherchée que personne ne venait jamais voir. Nous pourrions citer encore un garçon de vingt-trois ans, vrai lourdaud, dont l’éducation avait été fort négligée, et auquel M. et mistress Veal cherchaient à faire faire son entrée dans la haute société ; item, les deux fils du colonel Rangles, au service de la compagnie des Indes. Ces quatre pensionnaires formaient les convives habituels de la table de M. Veal lorsque Georgy entra dans la maison.

 

Georgy venait seulement passer la journée dans cette pension. Le matin, il arrivait sous l’escorte de son ami M. Rawson, et lorsqu’il faisait beau dans l’après-midi, on lui amenait son cheval et il allait se promener, accompagné de son groom. Dans cette pension, on attribuait au grand-père de George une fortune fabuleuse, et le révérend M. Veal saisissait toutes les occasions d’y faire allusion, disant à Georgy qu’il était destiné à occuper dans le monde une haute position ; que par son application et sa docilité il devait se préparer aux graves devoirs qui allaient peser sur lui dans un âge plus avancé ; que l’obéissance dans un jeune homme était la meilleure préparation à l’exercice du commandement dans la virilité, et qu’en conséquence il suppliait Georgy de ne plus apporter de pain d’épice à la pension, ce qui ne pouvait que ruiner l’estomac de MM. Rangles, qui trouvaient une nourriture abondante à la table de mistress Veal.

 

Au point de vue scolaire, l’Égide de Pallas (c’était le nom que M. Veal donnait à son institution), présentait un heureux mélange de variété et de profondeur. On y traitait dans leur vaste ensemble de toutes les sciences connues. M. Veal avait un planétaire, une machine électrique, un tour, un théâtre dans la buanderie, un cabinet de chimie, une bibliothèque composée des meilleurs auteurs anciens et modernes dans les diverses langues. Il conduisait ses jeunes gens au British-Museum et dissertait devant eux sur les antiquités et les pièces d’histoire naturelle qui s’y trouvaient rassemblées, si bien que les auditeurs se pressaient autour de lui, à ce qu’il disait, et que tout Bloomsbury l’admirait et le prônait comme un puits de science.

 

En parlant, ce qui lui arrivait assez souvent, il affectait une très-grande recherche dans ses phrases, et demandait au dictionnaire les mots les plus pompeux et les plus recherchés ; il avait pour maxime, qu’il n’en coûte pas plus d’employer une épithète étoffée, magnifique et ronflante, que d’en prendre une dont se servirait le premier venu.

 

Ainsi, par exemple, il disait à George, quand celui-ci arrivait en classe :

 

« J’ai remarqué, en rentrant dans mon domicile, au retour d’une séance où j’ai eu à appliquer les facultés intuitives de mon intelligence à une exégèse scientifique chez mon excellent ami le docteur Rocaille, archéologue par essence, messieurs, archéologue par essence, j’ai remarqué, dis-je, que les fenêtres de la demeure de votre respectable aïeul resplendissaient d’une clarté qui révèle la solennité d’un jour de fête. Puis-je, sans m’écarter de la vérité, conclure de ces symptômes que M. Osborne a réuni, la nuit dernière, sous ses somptueux lambris, la fine fleur des esprits précellents de notre époque ? »

 

Le petit Georgy, plein de malice et d’espièglerie, et qui savait à merveille contrefaire M. Veal, répondait que M. Veal avait une puissance de pénétration avec les lumières de laquelle il était impossible de s’écarter de la voie de la vérité.

 

« Eh bien ! les commençaux qui ont eu l’honneur de rompre le pain de l’hospitalité à la table de M. Osborne, n’ont eu lieu, j’en suis sûr, qu’à s’applaudir de la succulence des mets. J’ai le droit de m’exprimer ainsi, moi qui, pour ma part, ai été comblé d’une semblable faveur. Au fait, monsieur Osborne, vous arrivez un peu tard ce matin, et vous vous êtes plus d’une fois exposé aux mêmes reproches. Je disais donc, messieurs, que M. Osborne ne m’a pas jugé indigne de m’inviter à m’asseoir à ses somptueux banquets, et bien que j’aie eu pour amphytrions les plus nobles et les plus grands personnages de la terre, et je pourrais dans le nombre vous citer mon ami et mon patron, le très-honorable George, comte de Bareacres, je dois vous déclarer en conscience que la table du marchand anglais offrait à l’œil un spectacle aussi resplendissant que celle d’un noble lord, et que son accueil n’était ni moins magnifique ni moins hospitalier. M. Bluck, voulez-vous reprendre le passage d’Eutrope que nous élucidions lorsque nous avons été interrompus par l’arrivée de maître Osborne. »

 

Voilà le grand homme auquel on avait confié l’éducation de notre ami George. Amélia ne comprenait rien à ses belles phrases, mais elle n’en tenait pas moins M. Veal pour un prodige de science. La pauvre veuve s’était empressée de se faire une amie de mistress Veal. C’était un bonheur pour elle de se trouver dans la maison à l’arrivée de Georgy, c’était un bonheur pour elle d’être invitée aux conversazioni de mistress Veal, qui avaient lieu une fois par mois, comme en avertissaient des billets roses en tête desquels on lisait ΑΘΗΝΗ[4] et où le professeur invitait ses élèves et leurs amis à venir prendre leur part d’un thé fort clair et d’une conversation non moins scientifique. La pauvre petite Amélia ne manquait pas une seule de ces réunions et s’y trouvait fort heureuse, puisqu’elles lui procuraient la satisfaction de voir George de plus près. N’importe par quel temps, elle se rendait de Brompton à ces soirées, et en embrassant mistress Veal, elle avait presque les larmes aux yeux de reconnaissance pour les délicieux moments qu’elle lui faisait ainsi passer. Puis, lorsque tout le monde se séparait, que George s’en allait avec son escorte obligée, M. Rawson, la pauvre mistress Osborne mettait ses socques et son châle et regagnait seule sa demeure.

 

Sous la direction d’un homme qui possédait ainsi la clef de toutes les sciences, l’instruction de George devait prendre un développement vaste et rapide, et ses progrès étaient remarquables, à en juger du moins par les bulletins de la semaine régulièrement adressés à M. Osborne. On y lisait une vingtaine de dénominations appliquées à chacune des branches les plus essentielles de l’enseignement, et le professeur notait en regard les progrès de George dans chacune de ces sciences. En grec, George était marqué άρίστος[5] ; en latin, optimus ; en français, très-bien ; il en était de même pour le reste. À la fin de l’année, il avait des prix dans toutes les facultés, ainsi que M. Swartz, le jeune créole à la tête laineuse, et beau-frère de l’honorable Mac-Mull, que M. Bluck, à l’esprit inculte et stérile, qu’un certain cancre appelé M. Todd, dont nous avons déjà eu à citer le nom. Chacun de ces messieurs recevait de petits livres dorés et cartonnés qui portaient le mot sacramentel ΑΘΗΝΗ[6], et en outre, une épigraphe latine de la composition du professeur.

 

La famille Todd était en quelque sorte vassale de la maison Osborne. De Todd, d’abord son commis, le vieil Osborne avait fait son jeune associé. M. Osborne était le parrain du jeune Todd, qui plus tard, prit le nom de M. Osborne Todd, et devint un des lions à la mode. Miss Osborne avait tenu miss Maria Todd sur les fonts baptismaux, et donnait tous les ans, comme marque d’affection pour son petit protégé, des livres de prières, des brochures, de la poésie d’église qui pouvait passer pour de la poésie de cuisine, et autres cadeaux non moins précieux. De temps à autre, miss Osborne menait promener les Todds dans sa voiture. Lorsqu’ils étaient malades, son valet de pied leur portait de Russell-Square des gelées et des petites douceurs. Mistress Todd déployait un très-joli talent à faire des découpures en papier pour servir de manches aux gigots, pour tailler, dans des navets ou des carottes, des fleurs, rosaces et autres objets d’un effet non moins pittoresque. Tous ces dons naturels, elle les mettait à la disposition de miss Osborne les jours de grands dîners, sans qu’il lui soit jamais venu à l’esprit de demander place au festin. Si un convive manquait au dernier moment, Todd remplissait les fonctions de bouche-trou.

 

Le soir, mistress Todd et sa Maria revenaient dans leurs plus beaux atours, et attendaient dans le salon que miss Osborne y fît sa rentrée à la tête de sa légion féminine. Aussitôt commençait un feu roulant de duos jusqu’au retour des messieurs. Pauvre Maria Todd ! pauvre jeune fille ! quelle peine, quel travail lui avaient coûté ces duos et ces sonates avant de les soumettre à l’épreuve de la publicité !

 

Il semblait que Georgy dût faire peser tout le poids de sa volonté sur quiconque l’approchait, qu’amis, parents, domestiques dussent tous plier le genou devant le petit tyran. L’enfant, du reste, s’accommodait très-bien de ce rôle, ni plus ni moins que beaucoup de monde. George aimait à commander, et peut-être, dans cette disposition, y avait-il chez lui quelque chose d’héréditaire.

 

À Russell-Square, tout le monde était le très-humble serviteur de M. Osborne, et M. Osborne était le très-humble serviteur de Georgy. Ses manières dégagées, son ton de suffisance à traiter les livres de science et les matières d’enseignement, sa ressemblance avec son père, mort à Bruxelles avant la réconciliation, tout cela inspirait au vieillard une certaine terreur et assurait la puissance et la domination de son petit-fils. À certains gestes, à certaines inflexions de voix, le vieillard tressaillait malgré lui et s’imaginait avoir devant les yeux le père de George. À force d’indulgence pour le fils, il s’efforçait de faire oublier sa dureté pour le père. On était tout surpris de le voir se plier avec tant de facilité aux moindres désirs de l’enfant. Il bougonnait et jurait suivant son habitude contre miss Osborne, mais il accueillait toujours par un sourire le petit George, alors même qu’il arrivait trop tard pour le déjeuner.

 

La tante de George, mistress Osborne, flétrie par cette existence d’ennuis et de rebuffades, était passée à l’état malheureux de vieille fille. Pour un garçon un peu mutin, il n’était pas bien difficile d’en avoir raison. Si George avait envie d’obtenir d’elle quelque chose, de lui arracher un pot de confiture celé dans ses armoires, un pain de couleur tout sec et tout gercé de la boîte qu’elle s’efforçait de conserver dans la même fraîcheur que dans le temps où elle était l’élève de M. Smee, Georgy n’était pas long à se procurer l’objet de ses désirs, et une fois qu’il en était le maître, il ne songeait plus à sa tante.

 

En fait d’amis, il avait son vieux maître de pension, bien empesé et bien solennel, qui le flattait à plaisir, un camarade plus âgé que lui qu’il pouvait maltraiter à son aise. Mistress Todd ne manquait jamais de laisser maître Georgy en tête à tête avec sa fille Rosa Jemima, ravissante personne de huit ans.

 

« Ils sont faits l’un pour l’autre, disait-elle (partout ailleurs, bien entendu, qu’à Russell-Square), qui sait ce qui pourrait arriver ? Ce serait un couple charmant ! » continuait à penser la mère dans l’ivresse de ses rêveries.

 

Le grand-père maternel, le pauvre vieillard brisé par le malheur, courbait aussi la tête sous la tyrannie du petit despote ; comment ne pas se sentir pris de respect pour un jeune gentleman qui portait de si beaux habits et avait un groom à sa suite. Georgy, d’ailleurs, n’entendait-il pas à tous moments les propos les plus durs, les sarcasmes les plus grossiers sortir à l’adresse de John Sedley de la bouche de son implacable ennemi, M. Osborne. M. Osborne avait coutume de le désigner par l’appellation de vieux gueux, de vieux charbonnier, de vieux banqueroutier, et autres aménités de même nature. Au milieu de pareilles injures, comment le petit Georgy aurait-il appris à respecter un homme que l’on mettait si bas à ses yeux ? Quelques mois après l’entrée de George chez son aïeul paternel, mistress Sedley vint à mourir. Il n’avait jamais existé entre la grand’mère et le petit-fils une bien vive tendresse, et l’enfant ne manifesta pas grand chagrin de cette mort. Il vint, dans des habits de deuil tout neufs, voir sa mère, à laquelle il fit part de son regret de ne pouvoir aller au spectacle, dont il avait grande envie.

 

La dernière maladie de sa vieille mère devint une œuvre de dévouement pour Amélia. Ah ! les hommes ne se doutent jamais des souffrances et des sacrifices qui font la vie des femmes. Avec notre prétendue supériorité d’esprit, nous ne pourrions suffire à endurer la centième partie des épreuves que traversent chaque jour ces anges de résignation. Soumission continuelle et sans espoir de récompense ; bonté et douceur qui ne se démentent point en présence d’une dureté inflexible. Amour, patience, sollicitude, soins empressés que notre ingratitude et notre indifférence ne savent même pas reconnaître par une bonne parole. Combien s’en trouve-t-il, dans le nombre, qui ont l’âme brisée par la douleur, tandis que leur figure respire le calme et la joie. Faibles et tendres esclaves, elles sont obligées de cacher leurs tortures sous les apparences empruntées du bonheur.

 

De son fauteuil de valétudinaire, la mère d’Amélia avait passé dans son lit, d’où elle ne devait plus se relever. Mistress Osborne ne la quittait que pour aller voir son cher George. Et encore la vieille dame lui reprochait ces biens rares absences. Elle avait été une mère si bonne, si indulgente, si tendre, au temps de son bonheur et de sa prospérité, et était maintenant aigrie par le malheur et la pauvreté. Ces accès de mauvaise humeur et ce refroidissement d’affection ne diminuaient en rien le dévouement filial d’Amélia. C’était en quelque sorte une diversion à ses autres souffrances ; sa pensée était distraite de ces cruelles préoccupations par les exigences continuelles de la maladie. Amélia supportait les impatiences de sa mère avec une douceur inaltérable, relevait l’oreiller que celle-ci trouvait toujours mal placé, avait une réponse de consolation à toutes ses plaintes et à tous ses reproches ; adoucissait ses souffrances par ces bonnes paroles dont les cœurs simples et religieux connaissent seuls le secret. Enfin elle ferma ces yeux qui, pendant de longues années, avaient eu pour elle de si tendres regards.

 

Alors elle reporta toute sa tendresse sur son malheureux père, abattu par le dernier coup qui venait de le frapper, et lui consacra tout son temps, à lui qui désormais se trouvait entièrement seul au monde. Sa femme, son honneur, sa fortune, tout avait disparu autour de lui. Amélia pouvait seule se faire le soutien et l’appui de ce vieillard chancelant et brisé. Cette histoire, une imagination sensible la trouvera tout entière en elle-même, pour les autres il est inutile de l’écrire.

 

Un jour que les jeunes élèves de M. Veal étaient réunis dans la classe, et que l’honorable chapelain du comte de Bareacres se livrait à ses divagations ordinaires, un brillant équipage s’arrêta devant la porte où se dressait la statue d’ΑΘΗΝΗ[7] (Minerve) et deux messieurs en sortirent. Les deux messieurs Rangles se précipitèrent vers la fenêtre, pensant que c’était leur père qui arrivait de Bombay ; l’écolier de vingt-trois ans qui suait sang et eau sur un passage d’Eutrope, alla aussi appliquer son grand nez au carreau et regarder la voiture, dont un garçon de place ouvrait la portière et abaissait le marchepied.

 

« Tiens, observa M. Bluck, il y en a un gros et un maigre. »

 

Pendant ce temps le marteau retombait sur la porte comme un coup de tonnerre. Les deux étrangers excitaient la plus vive curiosité dans ce jeune auditoire, le chapelain en particulier voyait en eux les pères de quelques futurs élèves, maître George lui-même ne fut pas non plus fâché de saisir ce prétexte pour fermer son livre.

 

Le domestique de la maison, avec son habit râpé et ses boutons de cuivre qui commençaient à rougir, car il lui était bien recommandé de mettre sa livrée avant d’aller ouvrir, vint annoncer dans l’étude que deux messieurs demandaient à voir maître Osborne. Le professeur avait eu le matin même une petite altercation avec son élève à propos de pétards que celui-ci avait fait partir pendant la classe. Mais cette visite inattendue rendit à sa figure sa sérénité et sa bonne humeur habituelle.

 

« Je vous permets, monsieur Osborne, d’aller voir ces messieurs qui viennent d’arriver en voiture. Présentez-leur mes compliments respectueux, ainsi que ceux de mistress Veal. »

 

Georgy se rendit au parloir, où il trouva les deux étrangers, qu’il toisa des pieds à la tête, comme à son ordinaire, sans se sentir le moins du monde intimidé. L’un était gras et portait d’épaisses moustaches ; l’autre était maigre et long, avait un habit bleu, la figure noircie par le soleil et les cheveux grisonnants.

 

« Quelle ressemblance ! fit le monsieur long et maigre avec un mouvement de surprise. Eh bien ! George, nous reconnaissez-vous ? »

 

La figure du petit garçon se couvrit de rougeur, comme lorsqu’il éprouvait une vive émotion, ses yeux brillèrent d’un éclair d’intelligence.

 

« Je ne connais pas l’autre, dit-il alors, mais vous, je crois que vous êtes le major Dobbin. »

 

C’était, en effet, notre ancien ami. Tout ému du plaisir de se voir reconnu, il attira l’enfant vers lui.

 

« Votre mère vous a donc quelquefois parlé de moi ? lui demanda-t-il.

 

– Ah ! je crois bien, répondit George, et bien souvent, encore ! »

 

CHAPITRE XXV.

Des rivages du Levant.


C’était un véritable triomphe pour l’égoïsme et l’orgueil du vieil Osborne, de voir l’infortuné Sedley, son ancien rival, son ennemi, son bienfaiteur, dans l’humiliation de la détresse et réduit à la fin à recevoir des secours pécuniaires de l’homme qui l’avait le plus outragé. L’heureux du monde, tout en accablant de sa haine l’infortuné vieillard, lui faisait de temps à autre passer quelques secours. Tout en remettant à George de l’argent pour sa mère, il faisait comprendre à l’enfant, par des allusions grossières et brutales, que son grand-père maternel n’était qu’un misérable banqueroutier qu’il tenait à merci, et que John Sedley était encore en reste de reconnaissance avec l’homme auquel il devait déjà tant d’argent. George reportait à sa mère ces insultantes paroles, et les redisait au pauvre infirme abandonné, auquel Amélia consacrait désormais toute sa vie, et le bambin affectait des airs protecteurs à l’égard de ce faible vieillard déçu dans toutes ses espérances.

 

Il en est peut-être qui reprocheront à Amélia de manquer à un légitime sentiment d’amour-propre en acceptant des secours d’argent de l’ennemi de son père. Mais cette pauvre créature avait-elle jamais connu ce que c’était que l’amour-propre ? elle avait pour cela trop de simplicité dans l’âme, trop besoin d’un appui pour la soutenir. Depuis son mariage avec George Osborne, sa part en ce monde avait été la pauvreté, les humiliations, les privations quotidiennes, de dures paroles, un dévouement sans récompense. Il faut bien qu’il y ait des pauvres et des riches, comme disent ceux qui ont pour partage de boire à la coupe du bonheur. Assurément ! mais au moins, sans chercher à sonder les mystères de la justice divine, rappelez-vous qu’en vous faisant naître dans la pourpre et la soie, la Providence vous a commandé la charité pour ceux qui vivent dans les haillons et la misère.

 

Amélia recueillait donc sans se plaindre, et presque avec un sentiment de gratitude, les miettes tombées de la table de son beau-père, et qui lui servaient au moins à nourrir l’auteur de ses jours. Elle avait compris que là était son devoir, et il était dans sa nature de faire de sa vie un perpétuel sacrifice à ceux qu’elle entourait de son affection. Dans le temps où le petit Georgy était encore auprès d’elle, que de longues nuits n’avait-elle pas passées à travailler pour lui sans qu’il s’en doutât, sans qu’il l’en ait seulement jamais remerciée ; que de rebuts, que de dégoûts, que de privations, que de misères n’avait-elle pas endurés pour assurer un peu plus de bien-être à son père et à sa mère. Au milieu de ses sacrifices, de ses dévouements, dont sa solitude avait seule le secret, elle n’avait pour son amour-propre pas plus d’égards que le monde. C’est que l’humble créature pensait, dans son cœur, que sa position dans sa vie était encore au-dessus de ses mérites à elle, pauvre roseau pliant et méprisé.

 

La vie d’Amélia, qui s’était annoncée d’abord sous de favorables augures, se terminait, on le voit d’une bien triste manière, dans la dépendance et l’humiliation. Les visites du petit George faisaient du moins pénétrer dans sa prison comme des lueurs d’espérance. Russell-Square était pour elle la terre promise ; toutes les fois qu’elle pouvait s’échapper, c’était là le but de ses promenades ; mais il fallait rentrer le soir dans son cachot pour y remplir ses pénibles devoirs, pour veiller sur des malades qui ne lui avaient aucune reconnaissance de ses soins, et là il lui fallait subir les lamentations et les exigences despotiques de vieillards aigris par les malheurs et les années.

 

La mère d’Amélia fut enterrée dans le cimetière de Brompton. Le convoi eut lieu par un jour de pluie et de brouillard, qui rappela à Amélia celui de son mariage ; son petit garçon, en magnifiques habits de deuil, était assis à côté d’elle. En cette triste circonstance, ses pensées l’entraînèrent bien loin de la cérémonie qui s’accomplissait alors sous ses yeux ; tout en serrant la main de George dans la sienne, elle souhaitait presque d’être à la place de… Mais non, comme à son ordinaire, elle se sentit toute honteuse de son égoïsme, et demanda à Dieu de lui donner des forces pour accomplir son devoir jusqu’au bout.

 

Elle résolut de réunir toutes ses forces, toutes ses pensées vers un seul but, qui était de répandre encore le bonheur et la joie sur les dernières années de son père. Elle se dévoua à son service, et se mit à travailler, à coudre auprès de lui, à chanter, à faire sa partie de trictrac pour le distraire, à lire le journal, à préparer des plats de son goût, à le mener à sa promenade de Kensington-Gardens.

 

Elle écoutait ses histoires avec un sourire de complaisance, un plaisir simulé ; ou bien, assise à ses côtés, elle se laissait aller à ses pensées, à ses souvenirs, tandis que le pauvre infirme se réchauffait au soleil et se livrait à ses plaintes et à ses récriminations. Triste existence pour la pauvre veuve ! Les enfants qui couraient et jouaient dans les allées du jardin lui rappelaient George qu’on lui avait enlevé. L’autre George aussi lui avait été enlevé !… Dans ces deux occasions, son amour égoïste et coupable avait reçu un rude châtiment ; elle faisait tous ses efforts pour se persuader qu’elle subissait une punition méritée, qu’elle était une malheureuse pécheresse, et ainsi s’expliquait pour elle l’isolement où elle se trouvait.

 

Après la mort de sa femme, le vieux Sedley s’attacha de plus en plus à sa fille, et en cela du moins Amélia trouva un adoucissement dans ce qu’il y avait de pénible à accomplir ses devoirs.

 

Mais depuis assez longtemps ces deux personnages sont plongés dans une triste condition ; de meilleurs jours vont luire enfin pour eux, jours de bonheur à la guise du monde. Le lecteur aura sans doute déjà deviné quel était le gros et gras personnage qui était allé trouver Georgy à son école, en compagnie de notre vieil ami le major Dobbin. C’était une de nos vieilles connaissances dont le retour en Angleterre allait ramener le bien-être dans l’honnête famille dont nous avons suivi les vicissitudes.

 

Le major Dobbin avait facilement obtenu un congé de son brave commandant, et de la sorte avait pu immédiatement se rendre à Madras, d’où il devait s’embarquer pour l’Europe, où l’appelaient les affaires les plus urgentes. Il voyagea jour et nuit jusqu’à sa destination. Aussi, il arriva à Madras en proie à une fièvre dévorante. Les domestiques qui l’accompagnaient le transportèrent dans un état fort alarmant chez un de ses amis, dans la maison duquel il devait demeurer jusqu’au moment de son embarquement pour l’Europe, et pendant plusieurs jours, on eut tout lieu de croire qu’il n’irait pas plus loin que le cimetière de Madras, où il aurait sa place au milieu des tombeaux de tant de braves officiers morts loin de leur patrie.

 

Tandis que le pauvre malheureux était ainsi consumé par le feu de la fièvre, ceux qui veillaient à son chevet purent distinguer, à travers les paroles confuses qu’il prononçait dans son délire, le nom d’Amélia. À ces transports d’exaltation fébrile succédait, dans les moments lucides, une prostration complète en pensant qu’il ne la reverrait plus. Croyant sa dernière heure arrivée, il faisait ses préparatifs pour passer dans l’autre monde, mettait ses affaires en règle, et disposait de sa fortune en faveur de ceux qu’il désirait le plus en voir profiter. L’ami dans la maison duquel il logeait servit de témoin à son testament. Il demandait à être enseveli avec la petite chaîne de cheveux qu’il portait à son cou. Nous devons dire, pour ne point trahir la vérité, qu’il se l’était procurée par l’entremise de la femme de chambre d’Amélia, lorsqu’à Bruxelles il avait fallu couper les cheveux de la jeune veuve pendant la fièvre qu’elle avait eue à la suite de la mort de son mari.

 

Il parvint enfin à se rétablir, en dépit des saignées et des purgations auxquelles il n’échappa que grâce à la force de sa constitution. Il était presque réduit à l’état de squelette, lorsqu’il s’embarqua enfin sur le Ramchunder de la compagnie des Indes-Orientales, venant de Calcutta et relâchant à Madras. Le pauvre Dobbin était si faible, si épuisé, que son ami, qui l’avait soigné pendant le cours de sa maladie, augurait fort mal des résultats de ce voyage pour l’honnête major, et lui prédisait que quelque beau matin on serait obligé de le faire passer, proprement empaqueté dans son hamac, par-dessus le bord du navire, emportant au fond de la mer la relique qu’il avait toujours sur le cœur. Mais, malgré le prophète et ses prophéties, l’air bienfaisant de la mer, ou peut-être mieux encore l’espérance qui renaissait plus vivace au cœur du convalescent, à mesure que le navire traçait son sillage d’écume sur les flots, rendit la vie et la santé à notre ami, et il était parfaitement guéri avant que l’on touchât le Cap.

 

« Allons, disait-il en riant, Kirk n’aura pas encore cette fois ses épaulettes de major, lui qui pensait les trouver toutes prêtes à son arrivée à Londres avec le régiment. »

 

Il faut qu’on sache que dans le temps que le major était malade, à Madras, de la précipitation de son voyage, son régiment avait reçu son ordre de retour, et que le major aurait pu revenir avec ses camarades s’il avait eu la patience de les attendre dans cette ville.

 

Peut-être ne voulait-il pas se livrer aux tentatives de Glorvina dans cet état de faiblesse et de délabrement.

 

« Je voudrais bien savoir ce que miss O’Dowd aurait fait de moi, disait-il en riant à son compagnon de traversée, si elle avait été à notre bord. Après m’avoir vu disparaître, elle se serait rejetée sur vous, et, soyez-en sûr, mon vieux Jos, elle vous aurait traîné en triomphe à sa remorque jusqu’à Southampton. »

 

Le compagnon de route de Dobbin, à bord du Ramchunder, n’était autre, en effet, que notre gros et gras ami, qui rentrait en Angleterre après dix années passées au Bengale. Un régime de dîners, de pâtisseries, de grogs, de bordeaux, enfin l’eau-de-vie et le rhum avaient fini par rendre fort nécessaire à Waterloo-Sedley ce voyage en Europe. Il avait fait son temps de service dans la compagnie des Indes, où il avait touché d’assez beaux émoluments pour mettre de côté une somme des plus rondes. Rien ne l’empêchait plus désormais de rentrer dans sa patrie pour y jouir de la pension à laquelle il avait droit, si mieux il n’aimait s’engager de nouveau et remplir le rang élevé auquel le désignaient son ancienneté et ses immenses talents.

 

Il était peut-être un peu moins gros que lorsque nous l’avons connu autrefois, mais sa démarche avait quelque chose de plus solennel et de plus majestueux. Il avait laissé repousser les moustaches, avec lesquelles il s’était si bien comporté à Waterloo ; il se pavanait sur le pont, ombragé de son magnifique chapeau de velours à franges d’or. Il portait à profusion sur sa personne des bijoux et des épingles en diamants. Il se faisait servir à déjeuner dans sa cabine, et mettait autant de recherche dans sa toilette pour paraître sur le gaillard d’arrière, que s’il s’était agi d’aller dans les promenades les plus en renom de Calcutta. Il emmenait avec lui un domestique indigène qui le servait et bourrait sa pipe. Cet enfant de l’Orient menait une existence peu fortunée sous le despotisme de Jos Sedley. Jos était aussi vain de sa personne qu’une petite maîtresse de la sienne, et mettait autant de temps à sa toilette que la beauté la plus fardée. Les jeunes passagers, pour tromper la longueur de la traversée, faisaient toujours cercle autour de Sedley, le priant de leur raconter ses merveilleux exploits contre les tigres et Napoléon. Il fut sublime à la visite qu’il rendit à la tombe de l’empereur à Longwood, lorsqu’au milieu de tous les passagers et de tous les jeunes officiers du navire à l’exception du major Dobbin qui était resté à bord, il leur raconta toute la bataille de Waterloo, et leur démontra que sans lui, Jos Sedley, Napoléon n’aurait jamais perdu la bataille, ni par suite été exilé à Sainte-Hélène.

 

Lorsque le navire eut remis à la voile de Sainte-Hélène, Jos s’empressa de distribuer, avec une générosité vraiment royale, ses provisions de bordeaux, de conserves, d’eau gazeuse qu’il avait prises pour charmer les ennuis de la route. Comme il n’y avait point de dames à bord, et que le major avait cédé le pas à l’employé civil, celui-ci avait à table la place d’honneur ; aussi, le capitaine et les officiers du Ramchunder l’entouraient-ils de tous les égards auxquels son rang lui donnait droit. Il ne parut point toutefois pendant deux jours de tourmente où la mer venait déferler sur le pont, mais il resta dans sa cabine à lire la Blanchisseuse de Finchley-Common, laissée à bord par l’honorable lady Emily Cornemiouse, femme du révérend Silas Cornemiouse, en se rendant à leur évêché du Cap. Pour lecture ordinaire, il portait avec lui un ballot de romans et de pièces de théâtre, qu’il prêtait aux autres passagers ; enfin, son affabilité et ses prévenances l’avaient mis fort bien avec tout le monde.

 

Que de fois, par une belle et chaude soirée, tandis que le vaisseau traçait sa ligne d’écume sur la mer mugissante, que la lune et les étoiles brillaient à la voûte céleste, que les tintements inégaux de la cloche de quart troublaient seuls le silence de la nuit, Sedley et le major, assis sur la dunette, et fumant l’un son cigare, l’autre son hookah bourré par son domestique indien, avaient parlé du sol natal.

 

Dans ces entretiens intimes, le major Dobbin ne manquait jamais de faire tomber, avec une adresse merveilleuse, la conversation sur Amélia et son fils, tandis que Jos parlait, sans beaucoup de ménagement, des malheurs de son père et du sans-gêne du vieillard à le mettre à contribution. Le major s’efforçait alors de le ramener à de meilleurs sentiments en lui faisant sentir quels égards étaient dus au malheur et aux années. Sans doute Joseph ne pouvait partager le genre de vie des deux vieillards, et s’arranger de leurs habitudes et de leurs manies, après avoir vécu dans une société toute différente, à quoi Jos donnait un signe de tête approbatif. Le major reprenait alors Joseph en sous-œuvre, lui faisait sentir quel avantage pour lui d’avoir à Londres un train de maison complet, et de ne plus se contenter d’un appartement de garçon. Sa sœur Amélia était la personne qu’il lui fallait pour diriger son intérieur. C’était le bon goût, la bonté personnifiée, la perfection sous tous les rapports. Il lui rappelait avec quel succès mistress George Osborne avait autrefois paru à Bruxelles et à Londres, où elle était admirée et choyée dans la meilleure société. Puis il lui insinuait qu’il était de son devoir d’envoyer Georgy à une des meilleures écoles, et d’en faire un homme, car sa mère et ses grands parents n’étaient bons que pour le gâter. En un mot, l’adroit major avait fini par tirer de Joseph la promesse qu’il se ferait le protecteur d’Amélia et de son fils. Il ignorait les événements survenus dans la famille Sedley. La mort de mistress Sedley, la séparation d’Amélia et de son fils, la grande fortune de ce dernier. Toujours est-il que tous les jours, et à toute heure du jour, le brave garçon, dans le cœur duquel l’amour avait fait de si profonds ravages, ne pensait qu’à mistress Osborne et aux moyens de lui venir en aide. Il avait pour Jos Sedley des compliments et des flatteries qui ne tarissaient point. Il ressentait pour lui une tendresse dont celui-ci ne se rendait pas très-bien compte. Mais nos lecteurs qui ont des sœurs ou des filles, doivent avoir remarqué combien sont aimables et empressés auprès d’eux les hommes qui font la cour aux femmes de leur famille, et peut-être le major était-il digne de prendre rang parmi ces adeptes de l’hypocrisie.

 

Le fait est que le major Dobbin, en s’embarquant à bord du Ramchunder, se trouvait dans un état désespéré, et qu’il ne commença à se remettre et ne fit bonne figure à son vieil ami M. Sedley qu’après une conversation qu’ils eurent ensemble sur le pont, où l’on avait porté le major presque défaillant. Dobbin avait alors dit à Joseph qu’il ne lui restait plus qu’à se soumettre à sa destinée ; qu’il laissait quelque chose à son filleul dans son testament, et qu’il espérait que mistress Osborne lui garderait un bon souvenir ; qu’enfin il désirait qu’elle fût heureuse avec le nouvel époux qu’elle allait prendre.

 

« Un mariage ! avait dit Joseph ; mais il n’est point question de cela, elle ne m’a jamais parlé de mariage dans ses lettres ; seulement elle avait annoncé de son côté, à son frère, que le major Dobbin allait se marier, et elle faisait des vœux bien sincères pour son bonheur. »

 

Mais quelle était enfin la date de ces lettres ? Sedley les rechercha. Elles étaient de deux mois postérieures à celles qu’avait reçues le major.

 

À partir de ce jour, le chirurgien du navire n’eut qu’à s’applaudir du nouveau régime qu’il avait prescrit au malade que le médecin de Madras lui avait remis dans un état à peu près désespéré. En effet, depuis que le major avait changé de potion, un mieux sensible s’était manifesté. Voilà de quelle manière le capitaine Kirk manqua ses épaulettes de major.

 

La gaieté et la force revinrent au major Dobbin, toujours en augmentant ; ses compagnons de traversée ne pouvaient s’expliquer une métamorphose si subite. Dobbin plaisantait maintenant avec les officiers, tirait le bâton avec les matelots, courait sur les cordages comme le plus agile des mousses, et chantait le soir des chansonnettes au grand divertissement de tout l’équipage assemblé pour prendre le grog. Enfin, il était devenu si aimable, si gai, si enjoué que le capitaine, qui jusqu’alors l’avait regardé comme un pauvre sire et un être presque nul, avait fini par s’avouer à lui-même que le major, malgré sa réserve, était un officier fort instruit et fort capable.

 

« Il n’a pas des manières très-distinguées, disait le capitaine à son second, et peut-être représenterait-il assez mal au palais du gouverneur, où Sa Seigneurie et lady Williams m’ont honoré de leurs attentions particulières, et me prenant la main devant toute la compagnie, m’ont invité à prendre un verre de bière avec eux devant le commandant en chef ; mais s’il ne possède pas d’excellentes manières, il y a au moins de ça dans cet homme-là. »

 

Le capitaine du Ramchunder prouvait par là qu’il était aussi capable de sonder les mystères de la nature humaine que de commander une manœuvre.

 

À dix jours environ des côtes de l’Angleterre, le bâtiment fut arrêté par un calme plat. Dobbin se livra alors à des accès d’impatience et de mauvaise humeur qui surprirent tous ses camarades, charmés jusque-là de sa bonhomie et de son entrain ; mais, lorsque la brise vint de nouveau, on le vit se livrer à tous les transports d’une joie enfantine. Ah ! son cœur battit bien fort lorsque le pilote du port monta à bord du navire, lorsqu’il aperçut les deux tours amies du clocher de Southampton !

 

CHAPITRE XXVI.

Notre ami le major.


Notre ami le major s’était rendu si populaire à bord, qu’au moment où lui et M. Sedley descendirent dans le canot qui vint les prendre pour les débarquer, tout l’équipage, matelots et officiers, à commencer par le capitaine, l’accompagnèrent de hourras d’adieux qui firent rougir le major, et il secoua la tête en signe de remercîments. Jos, persuadé que ces acclamations étaient pour lui, ôta son chapeau à galon d’or et l’agita avec une grâce pleine de majesté. En quelques coups de rames le canot fut au rivage ; nos deux voyageurs descendirent sur le port et se dirigèrent vers l’hôtel du Roi-George.

 

La vue de la réjouissante tranche de bœuf, du pot d’argent couronné d’écume qui, dans les magnifiques salons du Roi-George, accueillent le voyageur au retour de ses courses lointaines, n’eurent point assez d’empire sur Dobbin pour le décider à passer plusieurs jours au milieu de ces douceurs et de ce bien-être. Dès son arrivée, il demanda des chevaux de poste, et à peine à Southampton, il aurait voulu être déjà sur la route de Londres. Jos se refusa obstinément à quitter le soir même cette nouvelle Capoue. À quoi bon passer la nuit au milieu des cahots de la route alors que la plume et l’édredon vous invitent à une douce et moelleuse paresse, au lieu et place de cet affreux lit de Procuste, sur lequel les voyageurs qui reviennent du Bengale sont obligés de s’étendre dans leur étroite et incommode cabine ? Jos ne comprenait pas que l’on pût songer à partir avant d’avoir retrouvé son bagage, que l’on pût se remettre en route avant d’avoir au moins pris un bain.

 

Le major se vit donc forcé d’attendre encore pour cette nuit, et d’annoncer tout simplement par lettre son arrivée à sa famille. Dobbin supplia Jos d’écrire de son côté à ses amis ; Jos promit, mais ne tint pas sa promesse. Le capitaine, le chirurgien et un des deux passagers vinrent dîner à l’hôtel avec nos deux amis. Jos déploya toute sa science à commander un dîner. Il promit qu’il partirait le lendemain avec le major pour Londres. L’hôtelier racontait depuis que c’était plaisir de voir avec quelle satisfaction M. Sedley huma sa première pinte de bière, comme doit faire tout bon Anglais qui, après une longue absence, remet le pied sur le sol britannique.

 

Le lendemain matin, de très-bonne heure, suivant son habitude, le major Dobbin était sur pied, tout rasé et tout habillé. Personne n’était levé dans l’auberge, à l’exception de celui qui fait les souliers et qui semble être une créature pour laquelle le sommeil est un mythe. Le major pouvait entendre les gens de la maison ronfler en chœur, tandis que lui errait à l’aventure dans les corridors déserts. À ce moment le décrotteur, dont les yeux ne se ferment jamais, allait de porte en porte faire sa distribution de bottes à revers, bottes à haute tige, demi-bottes, etc., etc.… Le domestique indigène de Jos se leva enfin, prépara le hookah de son maître et disposa son formidable attirail de toilette. Les filles d’auberge commençaient alors à sortir de leurs soupentes, et, rencontrant le nègre dans les couloirs, elles furent tout effrayées, pensant se trouver en face du diable. Lui et Dobbin faillirent plus d’une fois se laisser tomber au milieu des seaux qui obstruaient le passage et dont elles se servaient pour laver l’hôtel du Roi-George. Enfin l’un des garçons vint ouvrir la porte et tira les verrous. Le major crut qu’enfin l’heure du départ était sonnée, et il demanda sur-le-champ une chaise de poste pour se mettre en route.

 

Puis il se rendit à la chambre de Sedley, et écartant les rideaux d’un lit immense où Jos s’évertuait à ronfler :

 

« Debout ! debout ! lui cria le major ; il est temps de partir ; la voiture sera à la porte de l’hôtel avant une demi-heure. »

 

Jos se mit à grogner contre le malencontreux interrupteur de son sommeil et demanda quelle heure il était. Quand le major qui ne savait point mentir, quelque avantage qu’il en pût tirer, lui eut avoué en rougissant la vérité sans détour, Jos fit pleuvoir sur lui une grêle d’imprécations que nous ne consignerons point ici, mais qui n’auraient point laissé de doute à Dobbin au sujet de la damnation éternelle de son ami, s’il avait dû comparaître incontinent devant le juge suprême. Il envoya le major à tous les diables, il lui déclara qu’il ne voyagerait pas avec lui ; que c’était le comble de la cruauté, de l’inconvenance, que de venir troubler ainsi le sommeil d’un honnête homme. Le major dut battre en retraite devant l’ouragan qu’il venait de soulever et laissa Jos reprendre le fil de son sommeil.

 

Pendant ce temps, la chaise de poste était amenée devant l’auberge ; le major monta dedans et partit sans plus de retard.

 

Il eût été un grand seigneur anglais voyageant pour son plaisir, ou bien le courrier d’un homme de bourse, car ceux du gouvernement ont d’ordinaire des allures plus pacifiques, qu’il n’aurait pas couru la grande route avec plus de célérité. Les postillons, en voyant les pourboires qu’il leur jetait, prenaient Dobbin pour un prince déguisé.

 

Comme elle lui paraissait verte et souriante, cette campagne qui, dans la rapidité de sa course, semblait fuir bien loin derrière lui ! comme elles lui paraissaient aimables et animées ces petites villes où les bateliers venaient à sa rencontre avec de gais sourires et de profonds saluts ! Il passait comme un ouragan devant ces auberges placées au bord de la route, dont les enseignes pendaient aux arbres, où chevaux et charretiers s’arrêtaient pour se rafraîchir sous un ombrage épais ; devant les vieux châteaux avec leurs parcs ; devant les chaumières groupées autour d’une antique église ; enfin il foulait le sol anglais ; enfin il respirait l’air natal. Est-il au monde une joie que l’on puisse comparer à celle-là ? Tout prend un air de fête aux yeux du voyageur qui revient dans sa patrie ; tout, sur son passage, semble le saluer et lui souhaiter sa bienvenue ; et pourtant le major Dobbin, sur la route de Southampton à Londres, ne voyait rien autre chose que le chiffre décroissant des bornes milliaires. Ah ! n’en doutez pas, c’est qu’il était pressé de revoir sa famille, d’embrasser sa mère et ses sœurs !

 

Une fois à Piccadilly, il compta les secondes qu’il lui fallut pour se rendre à son ancien logis, chez Slaughter, auquel il ne voulut point faire d’infidélité. Dix années s’étaient écoulées depuis qu’il y avait fait sa dernière visite, depuis que George et lui, ils étaient jeunes alors, y avaient donné de joyeux déjeuners, y avaient fait maintes parties. Ils étaient maintenant passés dans la catégorie des vieux garçons. Ses cheveux grisonnaient ; les passions, les sentiments de sa jeunesse s’étaient refroidis aux glaces de l’âge. Il retrouva sur la porte le même garçon, de dix ans plus vieux, mais dans le même habit bien gras, toujours avec la même quantité de cachets en breloques, avec la même manière de remuer son argent dans ses poches. Il reçut le major absolument comme s’il était de retour d’une absence de huit jours.

 

« Les effets du major au numéro 23, dit John sans témoigner la moindre surprise, c’est la chambre qu’on lui donne d’habitude. Que voulez-vous pour votre dîner ? Du poulet rôti, je pense. Eh bien ! êtes-vous marié maintenant ?… Le bruit courait que vous étiez marié… Le chirurgien écossais de votre régiment… non, c’était le capitaine Humby du 33e, en garnison avec le vôtre à Unjee, qui racontait cela… Prendrez-vous un grog ?… Pourquoi êtes-vous venu en poste ?… la diligence ne vous aurait-elle pas aussi bien amené ?… »

 

Là-dessus le fidèle John, dont la mémoire ne perdait le souvenir d’aucun des officiers qui fréquentaient sa maison, qui savait tous les égards qu’il leur devait et avec qui dix années ne faisaient pas plus d’effet qu’un jour, conduisit Dobbin à son ancienne chambre, où le major retrouva son grand lit aux rideaux de serge, son vieux tapis peut-être encore plus rapiécé et l’ancien mobilier en bois noir recouvert d’une étoffe foncée telle que le major se rappelait l’avoir vue au temps de sa jeunesse.

 

Il se figurait voir encore George arpenter à grands pas cette chambre la veille de son mariage, se ronger les ongles et jurer qu’il faudrait bien que son père finisse par mettre les pouces, et que si, en définitive, il ne cédait pas, alors il s’arrangerait pour pouvoir se passer de lui. Tous ces détails lui revinrent aussi clairs, aussi précis que si c’eût été hier.

 

« Vous n’avez pas rajeuni, » dit John en examinant son ancienne connaissance.

 

Dobbin se mit à rire.

 

« Dix années et la fièvre ne sont pas faits pour vous ôter des années, mon garçon, dit-il à John. Quant à vous, vous êtes toujours jeune, ou plutôt non, vous êtes toujours vieux.

 

– Qu’est devenue la veuve du capitaine Osborne, reprit John ; c’était un bon garçon, celui-là, un gaillard qui ne comptait pas avec l’argent. Il n’est pas revenu depuis le jour où il a été se marier en quittant d’ici. Il me doit encore trois guinées. Regardez, c’est inscrit sur mon livre : 10 avril 1815, le capitaine Osborne, trois livres sterling. Si jamais j’en reçois le payement de son père, cela m’étonnera bien. »

 

En disant ces mots, John remit dans sa poche son carnet de maroquin où se trouvait inscrite la dette du capitaine sur une page sale et crasseuse qui restait entière au milieu d’une foule d’autres notes griffonnées portant également le montant des dettes des autres habitués de la maison.

 

Après avoir installé son client dans la chambre qui lui était destinée, John se retira avec un calme parfait. Le major Dobbin, moitié rouge, moitié souriant des sottises de ce vieux radoteur, tira de sa valise le plus beau et le plus élégant costume de ville qu’il eût en sa possession. Il fut pris d’un mouvement de gaieté en voyant dans une petite glace placée au-dessus de sa toilette sa figure brûlée par le soleil et ses cheveux grisonnant par l’âge.

 

« C’est de bon augure, pensa-t-il, que le vieux John se soit souvenu de moi ; elle me reconnaîtra peut-être aussi, je l’espère. »

 

Et il sortit de l’hôtel en prenant comme autrefois le chemin de Brompton.

 

Tout en marchant, il retrouvait les moindres incidents de sa dernière entrevue avec Amélia, aussi présents à sa mémoire que si c’eût été la veille. L’Arc-de-Triomphe et la statue d’Achille, élevés dans Piccadilly depuis qu’il y était venu, ne frappèrent que très-faiblement ses yeux et son esprit. Mais il fut pris comme d’un frisson général en entrant dans un passage qui conduisait à la rue de Brompton où se trouvait la demeure d’Amélia. Était-elle ou non mariée ? S’il la rencontrait avec son petit garçon, qu’allait-il lui dire ? Il aperçut une femme qui se dirigeait de son côté, menant à la main un enfant de cinq ans ; c’était elle, peut-être ? Il ne lui en fallut pas davantage pour le faire trembler comme une feuille. Quand il fut enfin devant sa maison, quand il se vit en face de la porte, il saisit la sonnette et s’arrêta un moment. Il aurait presque pu entendre les battements de son cœur contre sa poitrine.

 

« Quoi qu’il en soit, se dit-il enfin en lui-même, que le Seigneur tout-puissant répande sur elle ses bénédictions. Allons, ajouta-t-il, comme pour se donner du courage, peut-être est-elle sortie en ce moment. »

 

Cette réflexion était bien faite pour le décider à entrer. La fenêtre de la pièce où elle se tenait d’ordinaire était ouverte et personne n’était dans la chambre. Le major crut apercevoir le piano et le tableau placé au-dessus qui occupait toujours la même place qu’autrefois. Alors les mêmes inquiétudes vinrent l’assaillir. Mais la plaque de cuivre indiquait bien la porte de M. Clapp, et Dobbin, soulevant le marteau, le laissa retomber de tout son poids.

 

Une jeune fille de seize ans à l’air mutin, aux yeux vifs, aux joues roses, accourut à cet appel et regarda fixement le major qui se soutenait contre le mur. Il était pâle et défait comme un mort, et il eut grand’peine à retrouver assez de force pour murmurer ces mots :

 

« Mistress Osborne demeure-t-elle encore ici ? »

 

La jeune fille poursuivit son examen pendant quelques minutes encore, puis pâlissant à son tour :

 

« Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, c’est le major Dobbin : et elle lui tendit la main. Vous ne vous souvenez plus de moi, lui dit-elle, je vous appelais le major sucre d’orge. »

 

Aussitôt, et c’était la première fois de sa vie qu’il se livrait à un pareil transport, le major serra étroitement la jeune fille et l’embrassa. Pour elle, elle se mit à rire, à se livrer aux transports d’une folle gaieté, à pousser des cris de joie, à appeler son père et sa mère de toute la force de ses poumons. Le digne couple ne tarda pas à paraître, déjà ils avaient aperçu le major à travers la fenêtre de la cuisine, et n’avaient pas été peu surpris de voir leur jeune fille entre les bras d’un grand gaillard en habit bleu et en pantalon blanc.

 

« Vous ne reconnaissez donc pas votre vieil ami ? leur dit-il non sans rougir un peu. Vous ne vous souvenez donc plus de moi, mistress Clapp, et de ces bons gâteaux que vous étiez dans l’usage de me faire pour le thé ? Regardez-moi bien, Clapp, je suis le parrain de George : me voici tout frais débarqué de l’Inde. »

 

On se donna aussitôt de bonnes poignées de main, mistress Clapp parut à la fois fort attendrie et fort charmée, et elle prit plusieurs fois le ciel à témoin de sa joie.

 

Le maître et la maîtresse du logis conduisirent le digne major auprès de John Sedley ; il reconnut jusqu’aux moindres parties de l’ameublement, depuis le vieux piano, qui avait bien eu aussi son mérite dans son temps, jusqu’aux écrans et au petit porte-montre en albâtre dont le disque blanchâtre encadrait la montre d’or du vieux Sedley. Dobbin se plaça dans le fauteuil vacant de son ancien ami. Le père, la mère et la fille, en entremêlant leur récit des exclamations les plus pathétiques, informèrent le major des faits que nous connaissons déjà, mais qu’il ignorait pour sa part complétement, tels que la mort de mistress Sedley, l’installation de George chez son grand-père Osborne, la séparation qui avait été si cruelle pour sa mère enfin, et tous les autres détails de la vie d’Amélia. Deux ou trois fois il fut sur le point d’entamer la question de mariage, et deux ou trois fois il s’arrêta tout court pour ne point exposer à leurs yeux les secrets de son cœur. On lui apprit enfin que mistress Osborne était allée se promener avec son père à Kensington-Gardens où elle accompagnait toujours ce vieillard désormais si faible et si débile, ce qui rendait bien triste et bien pénible l’existence de cette pauvre femme qui se conduisait comme un ange à l’égard de son père.

 

« Je suis fort à court de temps, dit alors le major, et je suis pris ce soir par des affaires d’importance ; je serais pourtant bien aise de voir mistress Osborne. Miss Polly pourrait-elle m’accompagner et me montrer le chemin ? »

 

Miss Polly fut à la fois charmée et surprise de cette proposition ; elle connaissait le chemin et ne demandait pas mieux que de le montrer au major Dobbin ; elle allait, elle aussi, fort souvent, avec M. Sedley les jours où mistress Osborne se rendait à Russell-Square ; elle connaissait le banc favori du vieillard. Elle alla donc bien vite s’apprêter, et au bout de quelques minutes elle redescendit avec son plus beau chapeau, le châle jaune de sa mère, une grande broche en caillou d’Irlande, qu’elle avait pris également à sa mère, afin de faire meilleure mine au bras du digne major.

 

Dobbin, en habit bleu et en gants de peau de daim, offrit son bras à la jeune fille, et ils partirent comme un couple joyeux. Le major n’était pas fâché de sentir quelqu’un près de lui pendant cette entrevue qui lui inspirait une certaine terreur. Il fit à sa compagne mille questions sur Amélia. L’excellent cœur du major saignait à la pensée que la pauvre mère avait eu à se séparer de son fils. Comment avait-elle supporté cette dure extrémité ? Le voyait-elle souvent ? M. Sedley avait-il au moins les moyens de mener une vieillesse douce et facile ? Polly s’efforçait de satisfaire de son mieux à toutes les questions du major.

 

Au milieu de leur course, il survint un petit incident qui fut la source d’un très-vif plaisir pour notre ami. Ils rencontrèrent un jeune homme aux pâles couleurs, aux favoris clair-semés, à la cravate blanche et roide, et qui se promenait en sandwich[8], c’est-à-dire ayant une femme à chaque bras. L’une des deux était grande et maigre, d’un âge moyen, avec une expression et les allures frappantes par leur conformité avec celles du ministre anglican à côté de qui elle s’avançait. L’autre était une petite femme à la mine terreuse, ornée d’un magnifique chapeau neuf couvert de rubans blancs, enroulée dans une pelisse splendide dont l’adroit ajustement laissait entrevoir sur sa poitrine le large disque d’une montre en or. Le monsieur flanqué de ces deux dames portait en outre un parasol, un châle et un panier, si bien qu’il avait les deux mains complétement embarrassées et qu’il ne put lever son chapeau pour répondre au salut dont le gratifia miss Mary Clapp.

 

Il lui fit toutefois un gracieux mouvement de tête, tandis que les deux dames se bornaient à un petit salut protecteur et jetaient des regards sévères et soupçonneux sur ce monsieur en vêtement bleu, en canne de bambou, qui accompagnait miss Polly.

 

« Quelles sont ces personnes ? » demanda le major fort diverti par ce trio burlesque, lorsqu’il fut assez loin pour ne pouvoir plus en être entendu.

 

Mary le regarda avec un petit air malicieux.

 

« C’est notre ministre le révérend M. Binney – le major tressaillit – avec sa sœur miss Binney. Dieu merci, elle nous a assez tourmentés avec son école du dimanche ; et l’autre petite dame qui a une paille dans la vue et une si belle montre sur l’estomac, c’est mistress Binney, autrefois miss Grits. Son père était épicier, et tenait une boutique à la Cloche d’or, Kensington-Gravel. Ils se sont mariés le mois dernier, et les voilà de retour de Margate. Elle possède cinq cents livres sterling de revenu ; mais la brouille s’est mise entre elle et miss Binney, qui a conduit tout ce mariage. »

 

Le major fut presque tenté de faire des sauts de joie ; il frappa le sol de sa canne d’une manière si bizarre que miss Clapp ne put retenir une exclamation et s’empêcher de rire ; puis il resta quelques moments silencieux, la bouche béante, suivant des yeux le couple qui s’éloignait, tandis que miss Mary lui donnait tous les détails qui les concernait ; mais la seule chose qu’il eût entendue, c’est que le ministre avait épousé une autre femme qu’Amélia, et cela lui suffisait pour ouvrir son cœur à la joie. Après cette rencontre, on pressa le pas pour arriver plus vite à destination, et ils arrivèrent encore trop tôt, car le major frissonnait d’autant plus à l’idée de cette entrevue, qu’il n’avait pas été un seul jour sans désirer dans le cours des dix dernières années. Enfin, ils atteignirent l’antique portail formant l’entrée de Kensington-Gardens.

 

« Nous y voici, » dit miss Polly ; et elle sentit de nouveau le bras de Dobbin tressaillir sous le sien. Elle savait, du reste, à quoi s’en tenir : sa jeune mémoire avait conservé le souvenir de toutes les confidences passées.

 

« Allez devant, lui dit le major, pour l’avertir. »

 

Polly partit comme un trait, et son châle flottait derrière elle au souffle du vent.

 

Le vieux Sedley était assis sur son banc, son mouchoir placé à côté de lui ; il redisait, suivant son habitude, pour la centième fois, quelque vieille histoire du temps de sa jeunesse à la pauvre Amélia, qui la savait déjà par cœur et qui avait encore un sourire résigné pour le récit du vieillard. Toutefois, à force d’entendre les racontages de son vieux père, elle pouvait désormais sourire en toute sécurité, sans même prêter l’oreille, et penser à ses propres affaires. Voyant Mary arriver en courant, Amélia se leva tout effarée de son banc. Sa première pensée fut qu’il était arrivé quelque malheur à Georgy. Mais la figure empressée et joyeuse de la messagère eut bien vite dissipé les craintes qui s’élevaient dans le cœur de cette tendre mère.

 

« Bonne nouvelle, bonne nouvelle, criait l’éclaireur de Dobbin ; il est arrivé ! il est arrivé !

 

– « Qui cela ? dit Emmy pensant toujours à son fils.

 

– Regardez par là, » répondit miss Clapp en faisant un demi-tour et en étendant la main dans la direction qu’elle indiquait.

 

Amélia aperçut alors la pâle figure de Dobbin et les immenses contours de son ombre qui se dessinaient sur l’herbe. Ce fut à son tour de tressaillir, de rougir et de pleurer. Dans les grandes circonstances, les larmes étaient toujours le suprême recours de cette douce et simple créature.

 

Les yeux de Dobbin s’arrêtèrent avec tendresse sur Amélia ; elle était bien toujours la même : seulement ses joues étaient un peu pâles, sa figure un peu plus pleine, ses yeux comme autrefois exprimaient la bonté et la confiance. Quelques fils d’argent se mêlaient à sa noire chevelure. Elle tendit les deux mains à Dobbin avec un sourire voilé par les larmes. Et lui, saisissant ces deux mains amies les serra quelques instants dans les siennes, au milieu d’une contemplation muette. Que ne la serrait-il dans ses bras ? Que ne lui jurait-il que, dorénavant, il resterait pour toujours auprès d’elle ? Certainement il n’eût trouvé alors aucune résistance de sa part.

 

« J’ai… j’ai à vous annoncer l’arrivée d’un autre personnage, fit-il après un moment de silence.

 

– De mistress Dobbin ? » demanda Amélia avec un mouvement involontaire.

 

Ah ! c’était bien le moment de lui dire le secret qui lui pesait sur le cœur.

 

« Non, non, répondit-il en lui lâchant les mains ; qui a pu vous faire un pareil mensonge ? Nous avons fait la traversée avec Jos sur le même bâtiment, et il revient pour vous donner l’aisance et le bonheur.

 

– Mon père ! mon père ! s’écria Emmy, écoutez ces bonnes nouvelles : mon frère est en Angleterre. Il vient prendre soin de vous. Voici le major Dobbin. »

 

M. Sedley releva la tête comme un homme qui est pris à l’improviste et qui cherche à recueillir ses pensées ; il fit au major un profond salut à l’ancienne mode, en lui demandant si son digne père, sir William, était toujours en bonne santé, ajoutant qu’il se proposait d’aller lui rendre prochainement la dernière visite qu’il en avait reçue. Il y avait huit ans que sir William n’était venu voir le pauvre Sedley, et c’était cette visite que le bon vieillard songeait à rendre.

 

« Il n’a plus sa tête bien présente, » dit tout bas Emmy à Dobbin au moment où ce dernier serrait cordialement la main du vieillard.

 

Malgré les importantes affaires que Dobbin prétextait avoir à Londres ce soir-là, le major, sur l’invitation de M. Sedley, consentit à prendre le thé. Amélia, donnant le bras à sa jeune amie, ouvrit la marche avec elle, tandis que M. Sedley restait en partage à Dobbin. Le vieillard marchait très-doucement, et il en profita pour raconter à son compagnon une foule d’anciennes histoires sur lui, sur sa pauvre chère épouse, sur sa prospérité passée, et enfin sur sa banqueroute. Ses pensées, comme cela arrive toujours pour les vieillards dont la mémoire faiblit, se reportaient toutes au premier temps de la vie, et le passé pour lui se résumait à peu de chose près dans la catastrophe qu’il avait subie. Le major le laissait parler tout à son aise ; ses yeux, pendant ce temps, ne quittaient point l’être adoré qui marchait devant lui, cette chère petite image toujours présente à son imagination, toujours associée à ses prières, divine apparition qui venait embellir tous ses rêves.

 

Ce soir-là, le bonheur, la joie intérieure d’Amélia éclataient dans ses traits et dans ses mouvements. Elle s’acquitta de ses devoirs de maîtresse de maison avec une grâce et une délicatesse parfaites. Tel fut, du moins, l’avis de Dobbin, qui la suivait des yeux à travers la demi-obscurité du jour sur son déclin. Il était donc enfin arrivé pour lui ce moment après lequel il soupirait depuis si longtemps ; combien de fois sur les rives lointaines, sous les brûlantes ardeurs du soleil de l’Inde, au milieu de marches forcées, sa pensée, traversant les mers, ne s’était-elle pas transportée auprès d’elle ; alors elle lui était apparue telle qu’il la voyait maintenant, comme un ange consolateur pour la vieillesse et l’infirmité, et rehaussant son indigence de toute la grandeur de sa résignation.

 

Le major trouvait le thé d’autant meilleur qu’il le recevait de la main d’Amélia, et Amélia lui servait tasse sur tasse, se faisant un malin plaisir d’encourager cette disposition. À vrai dire, elle ignorait que le major n’avait point encore dîné, et que son couvert l’attendait chez Slaughter, à cette même place où George et Dobbin avaient fait ensemble de joyeux repas dans le temps où Amélia n’était encore qu’une enfant, une élève à peine sortie de la maison de miss Pinkerton.

 

La première chose que mistress Osborne fit voir au major fut la miniature de Georgy ; ce fut la première chose qu’elle monta chercher en arrivant à la maison. L’enfant, bien entendu, était dix fois plus joli, mais n’était-ce pas d’un noble cœur d’avoir pensé à l’apporter à sa mère ? Jusqu’au moment où son père alla se coucher, elle ne parla pas beaucoup de Georgy. Il était trop douloureux pour lui d’entendre parler de M. Osborne de Russell-Square ; il ne se doutait point assurément que depuis quelques mois il ne vivait que des bienfaits de son rival, et ce nom prononcé en sa présence eût excité de sa part la plus vive colère.

 

Dobbin raconta à Amélia ce qui s’était passé à bord du Ramchunder et exagéra peut-être encore les bienveillantes dispositions de Jos à l’égard de son père. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le major, par son insistance pendant le voyage à représenter à son compagnon les devoirs que sa position lui imposait vis-à-vis de son père, avait fini par arracher de lui la promesse qu’il se chargerait de sa sœur et de son neveu. L’irritation de Jos, à propos des billets que le vieillard avait tirés sur lui, s’était un peu calmée au récit que Dobbin lui avait fait de ses petites misères personnelles, du fameux envoi de vins dont le vieillard l’avait favorisé. Enfin, par ses ménagements, il avait amené M. Jos qui, après tout, n’était pas d’un caractère intraitable, quand on savait le prendre par la douceur et la flatterie, à manifester des dispositions très-favorables pour la famille qu’il allait retrouver en Europe.

 

En un mot, s’il faut le dire, le major donna une entorse à la vérité au point d’affirmer au vieux M. Sedley que la cause du retour de Jos en Europe était l’unique désir de le revoir.

 

À son heure ordinaire, le vieux M. Sedley commença à ronfler dans son fauteuil, et Amélia put alors entamer cette conversation qu’elle désirait si ardemment, puisque Georgy devait en être l’objet exclusif. Elle ne dit rien à Dobbin des souffrances que lui avait coûtées la séparation, car bien que cette blessure fût pour elle ouverte et toujours saignante, elle regardait comme un sentiment condamnable son regret de ne plus l’avoir près d’elle. Mais elle avait mille choses à lui dire sur tout ce qui tenait à son fils, sur ses qualités, ses talents, son avenir. Elle lui dépeignit sa beauté angélique, lui cita mille exemples de sa générosité, de la noblesse de son cœur. Quand il était encore avec elle, une princesse de sang royal l’avait arrêté pour l’admirer dans Kensington-Gardens ; maintenant il coulait ses jours au milieu de tous les raffinements du luxe et de l’opulence. Il avait un groom, un poney. Sa gentillesse et sa vivacité étaient incomparables ; enfin le révérend Lawrence Veal, le maître de George, était un homme prodigieux pour son érudition et l’agrément de sa conversation.

 

« Il sait tout, disait Amélia ; il a des réunions charmantes. Allons, monsieur, avec votre instruction, les hautes connaissances que vous possédez et toutes vos perfections en esprit et en science… Vous avez beau branler la tête pour dire non…, il me le disait bien souvent…, vous aurez un véritable plaisir à venir aux réunions de M. Veal. C’est le dernier mardi de chaque mois. Il prétend qu’au barreau et dans la politique il n’y a point de place à laquelle George ne puisse prétendre. Regardez-moi ceci. »

 

Ouvrant alors un tiroir de table, elle présenta au major un travail de la façon de George. Voici le texte de ce chef-d’œuvre qui se trouve encore en la possession de la mère de George :

 

L’ÉGOÏSME.

 

De tous les vices qui dégradent la nature humaine, l’égoïsme est le plus odieux et le plus méprisable. Un amour exagéré de soi-même conduit aux crimes les plus monstrueux et occasionne les plus grands malheurs dans les États comme dans les familles. Un homme égoïste appauvrit sa famille et cause souvent sa ruine, tout comme un monarque égoïste cause la ruine de son peuple en le précipitant dans la guerre.

 

Exemple : L’égoïsme d’Achille, comme l’a remarqué Homère, causa aux Grecs des maux sans nombre : μυρϊ Άχαιοϊς αλγέ έθηχε.[9] (Hom., Il., A, 2.) L’égoïsme de feu Napoléon Bonaparte plongea l’Europe dans des guerres sans fin, et le fit périr sur un misérable rocher de l’océan Atlantique, à Sainte-Hélène.

 

Nous voyons, par ces exemples, que nous ne devons point consulter notre ambition ou notre intérêt personnel, mais prendre en considération l’intérêt des autres aussi bien que le nôtre.

 

George SEDLEY OSBORNE.

 

Athêné-House, 24 avril 1827.

 

« Eh bien ! que dites-vous de ce style et de ces citations grecques à son âge ? disait la mère en extase. Oh ! William, ajoutait-elle en prenant la main du major, quel trésor m’est venu du ciel lorsqu’il m’a donné ce fils. C’est la joie et la consolation de ma vie, c’est l’image vivante de… de celui qui n’est plus.

 

– Puis-je lui en vouloir de sa fidélité ? se disait Dobbin à lui-même. Puis-je être jaloux d’un ami qui maintenant repose dans la tombe, ou me trouver blessé si un cœur comme celui d’Amélia ressent un amour éternel. George, George, vous n’avez pas su apprécier le trésor que vous aviez là. »

 

Ces réflexions traversèrent l’esprit de William en moins de temps que nous n’en mettons à les dire, tandis qu’il tenait la main d’Amélia, et que celle-ci passait son mouchoir sur ses yeux.

 

« Mon bon ami, lui disait-elle en lui serrant la main qu’elle tenait dans la sienne, vous avez toujours été pour moi d’une bonté, d’un dévouement exemplaires… Ah ! voici mon père qui s’éveille. Vous irez voir George demain, n’est-ce pas ?

 

– Demain, je ne pourrai pas, répondit le bon Dobbin ; demain, j’ai beaucoup à faire. »

 

Il ne voulait pas lui avouer qu’il n’avait pas encore été voir sa famille, embrasser sa sœur aînée ! Il se décida enfin à prendre congé d’elle et à lui laisser son adresse pour Jos lorsqu’il serait arrivé.

 

Ainsi s’écoula sa première journée, cette journée où il la revoyait pour la première fois.

 

Quand il rentra chez Slaughter, il trouva sa volaille froide et la mangea sans y prendre garde. Comme il savait qu’on se couchait de bonne heure dans sa famille, il ne jugea pas à propos de les déranger à une heure si avancée ; aussi, après cette sage réflexion, se décida-t-il à aller prendre une contre-marque au théâtre d’Haymarket, où, nous l’espérons bien, il passa une soirée agréable.

 

CHAPITRE XXVII.

Le vieux piano.


La visite du major laissa John Sedley dans un état de très-grande surexcitation pendant toute la soirée. Sa fille ne put lui faire reprendre ses occupations, ses distractions ordinaires. Il se mit à bouleverser tiroirs et cartons, à fouiller dans ses paperasses, à arranger tous ses dossiers pour l’arrivée de Jos. Il classa avec le plus grand soin ses reçus et ses lettres d’affaires, tous les documents relatifs à la société vinicole qui, après les plus magnifiques débuts, avait manqué tout à coup sans qu’on pût en expliquer le motif ; les prospectus de la société houillère, que l’absence des capitaux avait seule empêché de devenir une magnifique affaire. Un brevet d’invention pour une scierie mécanique destinée à fabriquer de la poudre à l’usage de ceux qui écrivent (sans garantie du gouvernement). Le vieillard passa toute la soirée jusqu’à une heure fort avancée de la nuit à réunir toutes ces pièces, allant et venant d’une chambre à l’autre et portant d’une main tremblante une lumière à moitié éteinte. Il fit un paquet pour la scierie et un autre pour les vins, un autre pour les charbons, etc., etc.…

 

« Il va me trouver parfaitement en règle, Emmy, » disait le vieillard d’un air satisfait.

 

Emmy lui répondit par un sourire.

 

« Je crains bien que Jos ne regarde pas ces papiers.

 

– Vous n’y entendez rien, ma chère, » lui répondit son père en hochant la tête avec un air d’importance.

 

Certes, il avait raison, Emmy n’y entendait rien, et il est à déplorer que tant d’autres y soient au contraire si entendus. Toutes ces paperasses, bonnes pour l’épicier, une fois disposées sur son bureau, le vieux Sedley les couvrit soigneusement d’un mouchoir de couleur ; c’était un cadeau de l’Inde envoyé par le major Dobbin, puis il enjoignit, du ton le plus solennel, à la fille et à la dame de la maison, de ne point toucher à tout cela ; c’étaient des papiers qu’il avait préparés et mis en ordre pour l’arrivée de M. Jos Sedley le lendemain matin, de M. Jos Sedley de la compagnie des Indes orientales, division du Bengale !

 

Le lendemain matin, Amélia trouva son père sur pied ; il s’était levé de très-bonne heure. Jamais elle n’avait remarqué en lui une aussi grande agitation de corps et d’esprit.

 

« Je n’ai pu fermer l’œil, ma chère Emmy, dit-il à sa fille. Je pensais à ma pauvre Bessy. Je pensais que si elle avait été encore de ce monde, elle serait venue se promener avec moi dans la voiture de Jos. Elle a eu aussi la sienne autrefois, et elle y faisait fort bonne mine. »

 

Ses yeux, en même temps, se remplissaient de larmes qui s’amassaient sur le bord de ses paupières et roulaient lentement le long de ses joues. Amélia les essuya et l’embrassa avec un doux sourire ; puis elle fit à la cravate du vieillard un nœud des plus magnifiques ; elle lui mit ensuite son épingle en or, triste reste de sa grandeur passée. Installé de la sorte dans son vieux fauteuil, dès six heures du matin, en grand costume des dimanches, il attendit l’arrivée de son fils.

 

Dans la grande rue de Southampton, de splendides étalages de tailleur provoquent par leur élégance l’admiration de tous les passants ; derrière des glaces de toute hauteur se laissent apercevoir des habits dont la coupe gracieuse est faite pour charmer l’œil et tenter l’acheteur ; la soie et le velours, l’or et le satin y rivalisent d’éclat et de magnificence. Sur des gravures qui n’ont point leurs pareilles dans la réalité, de merveilleux dandys avec une vitre à l’œil donnent la main à de petits enfants qui ont tous de grands yeux et des cheveux frisés ; ou bien encore ce sont des amazones caracolant autour de l’Achille d’Apsley-House. Bien que la garde-robe de Jos fût garnie des plus splendides vêtements qui soient sortis des ateliers de Calcutta, il pensa qu’avant de se présenter à la ville pour y faire une entrée convenable, il devait se munir de quelques-unes de ces galantes nouveautés. Il choisit en conséquence un gilet de satin cramoisi parsemé de papillons d’or, un autre gilet en velours rouge à carreaux blancs avec un collet rabattu, et compléta son costume par une cravate bleu de ciel et une épingle en or surmontée d’un cavalier en émail rose franchissant une barrière. Après ces emplettes seulement, il se crut en état de paraître dignement dans la grande Cité. L’ancienne gaucherie de Jos et sa funeste maladie de rougir à tout propos semblaient avoir cédé désormais devant la conscience de sa valeur personnelle, et s’il éprouvait encore sous le regard des femmes, aux bals du gouverneur, un certain malaise suivi de quelque rougeur, si leurs œillades le faisaient fuir avec un reste d’effroi, c’était uniquement parce qu’il avait peur d’inspirer une trop forte passion dont il n’aurait su que faire avec sa résolution bien arrêtée de ne jamais se marier, et cependant tout Calcutta ne possédait personne qui pût y faire aussi bonne figure que Waterloo Sedley. C’était lui qui avait le train de maison le plus splendide, c’était lui qui donnait les meilleurs déjeuners de garçon, c’était lui qui avait la cuisine la mieux montée.

 

Pour faire un habit à un homme de sa circonférence et de son importance, le tailleur demanda au moins un jour, qui fut employé par Sedley à chercher un domestique pour le servir lui et son nègre, à aller retirer ses bagages, ses boîtes et les livres qu’il n’avait jamais lus, ses caisses de provisions, ses châles destinés il ne savait pas encore bien à qui, et enfin tout le reste de ses richesses indiennes.

 

Le troisième jour, Jos se décida enfin à partir pour Londres dans tout l’éclat de sa nouvelle toilette. Le nègre installé sur le siége à côté du domestique européen claquait des dents et grelottait de froid sous le tartan qui l’enveloppait. Jos fumait dans la voiture et de temps à autre lâchait une bouffée de tabac par la portière. Il avait un extérieur si majestueux et si solennel que les gamins accouraient pour le voir passer et le prenaient tout au moins pour le gouverneur général. Quant à lui, on peut en être assuré, il se rendait volontiers aux invitations empressées des hôteliers de la route ; il ne manqua pas une seule fois de se rafraîchir dans toutes les petites villes qu’il traversa.

 

Par précaution, il avait pris avant le départ un copieux déjeuner à Southampton, composé à la fois de riz, de poisson et d’omelette ; l’estomac ainsi garni, il avait pu aller jusqu’à Winchester, où un verre de xérès lui avait paru nécessaire. À Alton, il était descendu pour goûter à la bière, en grand renom dans la localité. À Farnham, il s’était arrêté pour visiter le château de l’évêque et prendre une légère collation composée d’anguilles, de côtelettes, de haricots de Soissons, le tout arrosé d’une bouteille de bordeaux. Se sentant un peu impressionné par le froid, au relais de Bagshot, et voyant son nègre claquer de plus en plus des dents, il avait avalé un grog pour se réchauffer. Si bien qu’en débarquant à Londres, il avait l’estomac garni de vin, de bière, de viande, de xérès, de poisson et de tabac, ni plus ni moins que la cabine aux provisions d’un bateau à vapeur. Il commençait déjà à se faire nuit lorsque la voiture arriva avec un bruit de tonnerre devant la petite porte de Brompton, où, par un sentiment de tendresse filiale, il avait voulu descendre avant d’aller au logement que M. Dobbin avait dû arrêter pour lui chez Slaughter.

 

Les habitants de la rue étaient tous à leurs fenêtres ; la petite bonne de la maison accourut à la porte grillée du jardin ; les dames Clapp regardèrent par le soupirail de la cuisine. Emmy était fort occupée au milieu de ses chiffons, tandis que le vieux Sedley, dans le petit salon, battait la campagne plus que jamais. Jos descendit de sa berline, s’avança avec un air majestueux à travers le jardin en faisant crier le gravier sous ses pas. Il était escorté du nouveau domestique qu’il avait engagé à Southampton, et de son nègre, transi de froid, et dont la figure noire, sous l’impression de la température, était devenue couleur café au lait. Le pauvre gelé produisit une sensation immense sur mistress et miss Clapp, qui, étant sorties de leur retraite pour écouter peut-être à la porte du salon, trouvèrent Loll Jewab étendu sur un banc, tremblant de tous ses membres, au milieu de lamentations pitoyables, et dont les grandes prunelles jaunes et les dents d’une blancheur éblouissante se détachaient sur l’ébène de sa figure.

 

Car, mon cher lecteur, vous avez dû remarquer que nous avons adroitement fermé la porte sur Jos, son vieux père, sa douce et aimable sœur, pour laisser passer les premiers épanchements de la tendresse. Le vieillard fut très-ému, sa fille ne le fut pas moins, comme on peut se l’imaginer, et Jos céda aussi quelque peu à l’attendrissement général. Après dix années d’absence, quel est l’égoïste assez endurci pour que les souvenirs du passé, les liens de la famille n’aient aucun pouvoir sur lui ? La séparation semble consacrer les affections du jeune âge, et lorsqu’on reporte sa pensée sur les plaisirs évanouis, les chagrins dont ils furent entourés disparaissent dans l’éloignement pour ne plus laisser voir que ce qu’ils ont eu de doux et d’aimable. Jos avait réellement du plaisir à serrer la main de son père, malgré le refroidissement passager qu’avaient amené entre eux les entreprises commerciales. Il était enchanté de voir sa sœur, si charmante dans le temps où le chagrin n’avait pas encore chassé le sourire de ses lèvres, et il suivait avec peine les rides profondes que l’indigence, le malheur et les années avaient marquées dans les traits de ce vieillard, traversé par de si cruelles épreuves. Emmy, allant au-devant de son frère jusqu’à la porte, lui avait glissé quelques mots à l’oreille pour lui apprendre la mort de leur mère et lui recommander de n’en point parler devant le vieux Sedley. Précaution inutile ! ce fut là le premier sujet par lequel débuta le vieux Sedley, et il versa d’abondantes larmes. L’émotion fut contagieuse pour le fonctionnaire de la compagnie des Indes, et ce spectacle lui inspira de plus sérieuses réflexions qu’il n’était habitué à en faire.

 

Le résultat de cette entrevue fut on ne peut plus satisfaisant sans doute, car lorsque Joseph fut remonté dans sa chaise de poste pour se faire conduire à son hôtel, Emmy embrassa tendrement son père et lui demanda avec un air de triomphe si elle n’avait pas eu raison de lui soutenir que son frère avait un excellent cœur.

 

Jos Sedley, touché en effet de la misérable position de ses parents, leur déclara, au milieu des premiers épanchements du cœur, qu’il voulait sans plus de retard les soustraire à la gêne et au besoin, que pendant tout le temps qu’il allait passer en Angleterre, et il ne prévoyait pas qu’il dût en partir de sitôt, il mettait à leur disposition et sa maison et ce qu’il possédait. Amélia ferait à merveille les honneurs de sa table jusqu’au moment où elle deviendrait en son propre nom maîtresse de maison.

 

En entendant ces paroles, la pauvre femme laissa tristement tomber sa tête sur sa poitrine, puis les larmes commencèrent à arriver en abondance ; elle avait bien saisi le sens caché sous ces paroles. Elle avait causé longuement à ce sujet avec sa jeune confidente miss Mary, le même soir de la visite du major. L’indiscrète Polly avait fait une découverte qu’elle ne put garder pour elle, et dont elle s’empressa de faire part à Amélia. Elle lui raconta le tressaillement, le frisson de joie qui avaient trahi Dobbin au moment où, M. Binney passant à côté d’eux avec sa jeune épouse, le major avait reconnu qu’il n’avait plus de rival à craindre.

 

« N’avez-vous pas remarqué, disait-elle à Emmy, comme il était tout hors de lui quand vous lui avez demandé s’il était marié, et avec quelle vivacité il vous a répondu : Où avez-vous entendu un pareil mensonge ? Ah ! madame, madame, ses yeux ne vous ont pas quittée un seul instant, et je crois en vérité que ses cheveux ne sont devenus gris qu’à force de penser à vous. »

 

Amélia, levant alors les yeux, regarda les portraits de son mari et de son fils suspendus au-dessus de son lit. Puis, elle ordonna à sa petite protégée de ne plus jamais, au grand jamais, lui parler de semblables choses. Le major Dobbin avait été l’ami intime de son mari, son protecteur affectueux et dévoué, celui de son fils ; elle l’aimait comme un frère, mais une femme qui avait eu le bonheur d’avoir un époux comme le sien, et à cette pensée ses yeux se tournaient vers le mur, ne pouvait songer à un nouvel hyménée.

 

La pauvre Polly soupira et pensa au jeune chirurgien Tom Kins, qui, à l’église, avait toujours tourné les yeux de son côté, et qui, par les œillades incendiaires qu’il lui lançait, avait presque amené son pauvre petit cœur à capitulation ; elle savait déjà le parti qu’elle prendrait si le hasard voulait qu’il mourût. Elle craignait qu’il ne fût poitrinaire, ses joues étaient si rouges et sa taille si mince.

 

Ce n’est point qu’Emmy, instruite de la passion du bon major, en éprouva de l’aversion ou du dédain. Quelle femme aurait pu se fâcher de l’attachement d’un cœur aussi loyal et aussi sincère ? Sans encourager son admirateur, Emmy avait pour lui cette estime et cette amitié que méritait bien un si complet dévouement, et tant qu’il renfermerait en lui-même ses secrets sentiments de tendresse, oh ! alors elle ne demandait pas mieux que de lui faire un accueil franc et cordial ; mais s’il venait à lui faire ses propositions, alors elle prendrait la parole pour mettre un terme à des espérances qui ne pouvaient jamais devenir une réalité.

 

Ce soir-là, après sa conversation avec miss Polly, elle dormit d’un sommeil plus profond. Elle éprouvait une joie qu’elle n’avait pas goûtée depuis longtemps.

 

« Je suis bien aise, pensait-elle, qu’il n’aille pas épouser cette miss O’Dowd. La sœur du colonel O’Dowd n’a pas la délicatesse de sentiments qu’il faut à la femme du major William. »

 

Mais parmi les femmes qu’elle connaissait, laquelle aurait bien fait l’affaire ? Ce n’était point miss Binney, elle était trop vieille et avait trop mauvais caractère. La petite Polly était trop jeune. Mistress Osborne, avant de s’endormir, ne réussit à trouver personne qui aurait pu convenir au major.

 

Jos se trouvait si commodément installé à Saint-Martin-Lane, y goûtait avec tant de charmes les douceurs de son hookah, et se trouvait si bien à portée de tous les théâtres, qu’il serait indéfiniment resté chez Slaughter, s’il n’avait été harcelé par les vives instances du major. Notre digne ami ne laissa ni paix ni trêve à maître Jos que celui-ci n’eût exécuté sa promesse de prendre chez lui Amélia et son père. Jos était une pâte molle que le premier venu pétrissait à sa guise ; et quant à Dobbin, il prenait plus à cœur ce qui intéressait les autres que ce qui le touchait personnellement. L’employé civil devint donc le point de mire de toutes les manœuvres si louables d’ailleurs de l’excellent Dobbin. Il ne faisait jamais la moindre objection toutes les fois que son ami lui disait de vendre, d’acheter ou de céder quelque chose. Loll Jewab, l’Indien, après avoir été quelque temps poursuivi des huées de l’impitoyable jeunesse de Saint-Martin-Lane toutes les fois qu’il montrait dans la rue sa figure basanée, fut renvoyé à Calcutta sur un bâtiment équipé en partie par le père de Dobbin ; toutefois, avant de quitter son maître, il lui apprit à préparer un pilaw et un curry et à bourrer une pipe. La principale occupation de Jos, et son plus grand plaisir, était de surveiller la confection d’une jolie voiture qu’il avait commandée avec le major chez un carrossier voisin. Il avait fait emplette d’une paire de chevaux avec lesquels on le voyait se promener au parc ou faire visite aux amis qu’il avait connus dans l’Inde. Il sortit fréquemment avec Amélia, et lorsqu’il en était ainsi, on pouvait presque toujours voir le major Dobbin sur la banquette de derrière. D’autres fois, le vieux Sedley accompagnait sa fille, et miss Clapp, qu’Amélia emmenait quelquefois avec elle, était enchantée de se faire voir avec son châle jaune et dans cette splendide voiture à son jeune chirurgien dont elle apercevait parfaitement la figure à travers les fentes de la croisée.

 

Peu après la première visite de Jos à Brompton, il se passa dans cette humble demeure où les Sedley avaient vécu dix années de leur vie, une scène des plus touchantes. La voiture de Jos, non pas celle d’apparat, une autre qu’il avait louée temporairement, pour attendre qu’on eût fini de construire celle dont nous avons parlé, vint prendre un matin le vieux Sedley et sa fille pour ne plus les ramener dans cette demeure. Les larmes que le maître et la maîtresse du logis et leur fille versèrent en cette occasion furent aussi sincères qu’aucune de celles qui ont été versées dans le cours de cette histoire. Pendant cette longue durée de rapports journaliers et intimes, ils ne pouvaient se rappeler une dure parole sortie de la bouche d’Amélia. En toute occasion même douceur et même bonté ; même égalité de caractère, jusque dans les circonstances où miss Clapp s’était montrée la plus exigeante et avait réclamé son loyer avec une certaine aigreur. Lorsque cette excellente et bonne créature fut sur le point de la quitter pour tout à fait, la maîtresse de la maison se reprocha son excessive dureté. Elle avait les larmes aux yeux en fixant sur le volet, avec des pains à cacheter, l’écriteau qui annonçait la vacance de ses petites chambres ; jamais, jamais elle ne pouvait espérer de revoir de pareils locataires, et la suite ne confirma que trop ce funeste pressentiment. Miss Clapp se vengea de la perversité de l’espèce humaine en levant sur ses locataires de très-lourdes contributions pour le thé et les rôties ; le plus souvent ils faisaient la moue et grognaient beaucoup, quelques-uns ne payaient pas, et aucun d’eux ne restait. La maîtresse du logis se prenait alors à regretter ses vieux et fidèles amis.

 

Quant à miss Mary, le jour du départ d’Amélia, son chagrin fut tel, que nous renonçons à le dépeindre. Depuis son enfance, elle ne l’avait pas quittée un seul jour, et avait pour elle une passion si vive et si tendre, que lorsque la voiture vint chercher Amélia, la jeune fille s’évanouit presque dans les bras de son amie, dont l’émotion n’était pas moins grande que la sienne. Amélia aimait miss Clapp comme sa fille ; pendant onze ans elle l’avait eue pour confidente de ses pensées et de ses peines. La séparation fut donc des plus déchirantes pour toutes les deux. Il fut du moins convenu que Mary irait voir souvent miss Osborne dans la grande maison qu’elle allait occuper, et où Mary était sûre qu’elle ne serait jamais aussi heureuse que sous l’humble toit qu’elle quittait.

 

Espérons qu’elle se trompait dans cette appréciation de l’avenir, car cet humble asile avait donné bien peu de jours de bonheur à la pauvre Emmy. La fatalité semblait s’y être appliquée à l’y persécuter, et elle éprouva un sentiment pénible toutes les fois qu’elle fut obligée de revenir dans cette maison et de se trouver en face de la femme qui l’avait tyrannisée, dont elle avait eu à essuyer les bourrades et les reproches, et même la brusque familiarité, chose qui ne lui était pas moins pénible. Les serviles protestations de bons offices qu’Amélia en reçut lorsqu’elle se trouva en pleine voie de prospérité furent loin d’être beaucoup plus agréables à cette dernière. Sa voix n’avait pas assez d’inflexions diverses pour témoigner de son admiration pour cette nouvelle maison et pour l’ameublement qui la décorait. Elle tâtait avec les doigts toutes les robes de mistress Osborne et en estimait la valeur ; elle protestait bien haut et bien fort que rien n’était trop beau pour une si excellente dame. En recevant ces banales flatteries, Emmy ne pouvait s’empêcher de se souvenir que c’était la même bouche dont les grossières et cruelles paroles lui avaient causé de si vives souffrances ; que c’était la même personne qui la recevait si mal lorsqu’il lui était arrivé de lui demander des délais pour payer son terme ; qui la taxait de folles dépenses lorsque par hasard elle achetait quelques petites douceurs pour son père et sa mère souffrants, qui enfin avait pris plaisir à lui faire avaler jusqu’à la lie le calice de l’humiliation.

 

Personne ne saura jamais tous les chagrins qui ont joué un si grand rôle dans la vie de cette pauvre femme ; elle ne voulut point les laisser voir à son père dont l’imprévoyance était la cause principale de ses afflictions, et supportait sans se plaindre les conséquences d’une faute à laquelle elle était étrangère. Par sa nature humble et douce, elle semblait prédestinée au rôle sublime de l’immolation.

 

Il n’est pas de malheur qui n’ait, dit-on, son bon côté. En effet, la pauvre Marie éprouva un si violent accès de douleur du départ de son amie, qu’il fallut la confier aux mains du jeune aide en chirurgie dont les soins la rétablirent au bout de quelque temps. Emmy, en quittant Brompton, laissa en souvenir à Marie tous les meubles que cette maison renfermait. Elle enleva seulement les tableaux placés au-dessus du chevet de son lit ainsi que son vieux piano, son vieux piano dont les sons étaient un peu sourds et cassés à cause de son grand âge, mais pour lequel elle conservait toujours une affection particulière. Elle était encore enfant lorsqu’elle s’en servit pour la première fois, c’était un cadeau que lui avaient fait ses parents ; et lorsque la ruine la plus complète vint s’abattre sur sa famille il avait été sauvé du naufrage et lui avait été donné comme une seconde fois.

 

Le major éprouva un vif plaisir lorsqu’en veillant à l’installation de Jos dans la nouvelle maison, qu’il avait choisie avec lui, il vit arriver de Brompton au milieu des effets et des malles, le vieux piano qu’il connaissait bien. Amélia voulut à toute force le placer dans sa chambre, jolie petite pièce du second étage qui touchait à celle de son père et où le vieillard passait ses soirées.

 

Lorsque les commissionnaires se présentèrent avec cette épinette, et que d’après l’ordre d’Amélia ils l’eurent placée dans la pièce désignée, Dobbin, ne se possédant plus, lui dit d’un ton très-sentimental :

 

« Je suis bien heureux de voir que vous l’avez si soigneusement conservé. Je craignais que maintenant vous n’en eussiez plus nul souci.

 

– C’est peut-être la chose à laquelle je tiens le plus au monde, répondit alors mistress Osborne.

 

– En vérité, Amélia ? » fit le major.

 

Le major qui l’avait acheté, bien qu’il n’en eût jamais rien dit, ne pouvait supposer qu’Emmy se trompât au point de croire qu’elle le devait à un autre et d’ignorer quel en était le donateur.

 

Il allait hasarder la question que depuis si longtemps il avait sur ses lèvres, lorsque soudain elle reprit :

 

« Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ; n’est-ce pas lui qui me l’avait donné ?

 

– Ah ! j’ignorais, » fit le pauvre Dobbin perdant tout à fait contenance.

 

Emmy ne fit d’abord aucune attention à l’air embarrassé du pauvre Dobbin ni à l’expression piteuse que prit sa figure ; mais par la suite tout cela lui revint à l’esprit et en y réfléchissant elle acquit la triste et douloureuse certitude que c’était William et non point George, comme elle se l’était imaginé, qui lui avait donné ce piano. Ce qu’elle avait aimé et conservé comme une relique de George, son plus cher trésor enfin, ne venait point de celui qu’elle avait si tendrement chéri. Seule devant son piano, combien de fois elle s’était oubliée à penser à George, que de fois assise devant lui pendant de longues heures elle en avait tiré des notes mélancoliques tout en versant des larmes silencieuses et secrètes. Puisque le piano ne venait plus de George, dès lors il perdait tout son prix : aussi lorsqu’après cette découverte le vieux Sedley lui demanda d’en jouer, elle lui répondit que l’instrument était faux à déchirer les oreilles, qu’elle avait mal à la tête et qu’elle était incapable d’y mettre les mains.

 

Puis ensuite, suivant son habitude, elle se reprocha son égoïsme et son ingratitude, et résolut de faire réparation à l’honnête William du dédain qu’elle ne lui avait pas témoigné, mais qu’elle avait ressenti pour son piano. Comme on était quelques jours après dans le salon, et tandis que Jos, selon son ordinaire, se laissait aller aux douceurs du sommeil, Amélia, d’une voix défaillante, dit au major Dobbin :

 

« J’ai à vous demander pardon.

 

– Et à propos de quoi ? répliqua celui-ci.

 

– Mais… à propos de ce petit piano… Je ne vous ai jamais remercié de me l’avoir donné ; il y a bien des années de cela… avant mon mariage… Je croyais qu’il me venait d’un autre… Je vous remercie, William. »

 

En même temps, elle tendit la main, mais le cœur de la pauvre femme était bien gros et ses yeux se remplirent bientôt de larmes.

 

William ne put y tenir davantage.

 

« Amélia, Amélia, lui dit-il, j’avais acheté ce piano pour vous, je vous aimais alors comme je vous aime encore maintenant, car il faut bien que je finisse par vous le dire. Je crois que mon amour a commencé dès le premier jour où je vous ai vue, lorsque George me conduisit chez vous pour me faire voir la femme à laquelle il avait engagé sa foi. Vous étiez alors une jeune fille en robe blanche, en longues boucles. Vous êtes arrivée en chantant, il me semble vous voir encore. Le soir, nous sommes allés au Vauxhall ; dès lors, je n’ai plus pensé qu’à une femme au monde, et cette femme c’était vous. Pendant ces douze années qui viennent de s’écouler, je crois n’avoir pas été une heure entière chaque jour sans penser à vous. J’étais venu pour vous le dire avant mon départ pour l’Inde, mais alors vous m’avez paru si indifférente et si froide que je ne n’ai pas eu le courage de vous faire cet aveu. Ma présence ou mon départ, peu vous importait alors.

 

– Ah ! je suis une ingrate, reprit alors Amélia.

 

– Non, non, mais une indifférente, continua Dobbin sur le ton du désespoir. Et d’ailleurs, de quel droit puis-je prétendre inspirer d’autres sentiments à une femme ? Je sais maintenant à quoi m’en tenir. Votre découverte sur le piano vous a brisé le cœur, vous regrettez qu’il vienne de moi et non de George. Mais pardonnez à un moment d’oubli sans lequel je n’aurais jamais parlé comme je viens de le faire, à un égarement d’une minute et à la folle pensée qui m’a fait croire qu’un dévouement et une constance de plusieurs années pouvaient plaider en ma faveur.

 

– C’est vous qui êtes bien dur et bien cruel maintenant, dit Amélia en s’animant à son tour. George est toujours mon mari sur la terre comme dans le ciel. Comment pourrais-je jamais en aimer un autre que lui ? Encore maintenant je lui appartiens comme la première fois où vous m’avez vue, mon cher William. C’est lui qui m’a appris à connaître tout ce qu’il y avait de bon et de généreux en vous, à vous aimer comme un frère. Et depuis lors n’avez-vous pas fait tout au monde pour moi, pour mon enfant ? Vous, mon meilleur ami, mon protecteur le plus dévoué ! Ah ! si vous étiez venu quelques mois plus tôt, vous m’auriez épargné peut-être cette cruelle et pénible séparation. J’ai manqué en mourir, mais, hélas ! vous n’étiez point là, quoique mes vœux, mes prières vous appelassent alors, et on m’a séparé de mon enfant, on l’a enlevé à sa mère ! William, c’est un noble cœur que celui de Georgy. Soyez son ami et restez encore le mien… »

 

Sa voix s’éteignit avec ces dernières paroles, et Amélia pencha la tête sur l’épaule de Dobbin. Le major, l’entourant de ses bras, l’attira vers lui comme un enfant et déposa un baiser sur son front.

 

« Vous me trouverez toujours le même, chère Amélia, lui dit-il ; je ne vous demande que votre affection ; je ne veux rien de plus. Permettez-moi seulement de rester près de vous et de vous voir souvent.

 

– Oui, souvent, » répondit Amélia.

 

C’est ainsi qu’il fut permis à Dobbin de la voir en toute liberté et d’espérer dans l’avenir, comme le petit écolier qui, n’ayant pas d’argent dans sa poche, peut du moins soupirer tout à son aise devant la boutique du pâtissier.

 

CHAPITRE XXVIII.

Où l’on revient à une existence plus douce.


La fortune commence enfin à sourire à Amélia. Nous sommes heureux de la sortir de cette humble et modeste condition qui, depuis si longtemps, était son partage. Elle va rentrer enfin dans une sphère plus brillante et plus élevée. Ce ne sera point toutefois dans une société d’un aussi grand ton et de manières aussi raffinées que celle où mistress Becky avait trouvé le moyen de pénétrer. C’est néanmoins dans un monde qui a des prétentions à suivre la mode et à posséder les allures aristocratiques. Joseph avait des amis parmi les ex-fonctionnaires des trois présidences de l’Inde. Aussi avait-il pris son logement dans le quartier anglo-indien, qui a pour centre Moira-Place. Ses revenus n’étaient pas assez considérables pour lui permettre l’habiter sur la place même.

 

Jos s’était contenté d’une maison de second ou troisième ordre dans Gillespie-Street. Il avait fait emplette de tapis, de glaces magnifiques, d’un ameublement presque entièrement neuf, provenant d’une vente à la suite d’une saisie opérée sur un pauvre diable qu’une faillite de son banquier venait de jeter sur la paille. Son nom fut inscrit à la quatrième page du journal, son mobilier disputé par les acheteurs, sous la surveillance du vendeur public, et puis il n’en fut plus question.

 

Les fournisseurs de ce malheureux, payés jusqu’au dernier shilling, se présentèrent chez Jos pour le prier de leur continuer la pratique. Les marmitons en veste blanche, qui avaient préparé les dîners du maître précédent, continuèrent à exercer leur profession au profit de Jos ; l’épicier, le fruitier, la laitière chacun de leur côté, vinrent se recommander à l’intendant et tâchèrent de gagner ses bonnes grâces, tout le monde enfin, jusqu’au petit groom à la livrée couverte de passementerie et de boutons, dont le devoir était d’accompagner mistress Amélia partout où il lui plaisait d’aller.

 

C’était du reste un train de maison fort modeste. L’intendant de Jos, qui remplissait en même temps les fonctions de valet de pied, ne fut jamais vu plus ivre qu’il ne convient à l’intendant d’un ménage bien tenu.

 

Emmy eut pour son service une femme de chambre originaire d’une propriété du père Dobbin, et dont les prévenances et l’humilité désarmèrent mistress Osborne, d’abord épouvantée de l’idée d’avoir une domestique attachée à son service. Cette fille se rendit très-utile par les soins entendus qu’elle donna au vieux Sedley qui ne sortait plus beaucoup de son appartement et ne paraissait jamais dans les fêtes qui se donnaient dans la maison.

 

Mistress Osborne commença à recevoir beaucoup de visites. Lady Dobbin et ses filles la félicitèrent de son changement de position et se montrèrent fort empressées auprès d’elle ; miss Osborne vint lui faire visite dans sa grande voiture armoriée. La rumeur publique attribuait à Jos d’immenses richesses, et pour le vieil Osborne rien n’était plus naturel que Georgy héritât de la fortune de son oncle, comme il devait hériter de la sienne.

 

« Morbleu ! disait-il, pourquoi maître George ne deviendrait-il pas un grand personnage ? J’entends qu’il entre au parlement avant ma mort. Vous pouvez allez voir sa mère, miss Osborne, quoique, pour ma part, je sois bien résolu à ne jamais me rencontrer avec elle. »

 

Miss Osborne alla lui faire visite. Emmy en fut enchantée, comme vous pouvez le croire. Elle entrevoyait dans ce rapprochement de plus fréquents rapports avec Georgy ; on permit au bambin de venir plus souvent chez elle. Il dînait deux ou trois fois par semaine à Gillespie-Street. Il y exerçait dans cette maison la même domination qu’à Russell-Square.

 

La présence du major Dobbin lui inspirait toutefois un certain respect et une certaine retenue ; l’enfant savait très-bien son monde, et le major Dobbin lui en imposait. George ne pouvait s’empêcher d’admirer la simplicité de son ami, son égalité d’humeur, la variété de son instruction, dont il faisait un usage si calme et si sensé, son amour inaltérable pour la vérité et la justice. Personne, dans sa petite appréciation d’enfant, n’était comparable au major, et il éprouvait à son endroit une tendresse spontanée et instinctive. On le voyait toujours accroché à l’habit de son parrain, n’ayant pas de plus grand plaisir que d’aller se promener au parc avec lui et d’écouter ses histoires. William parlait à George de son père, de l’Inde, de Waterloo, de tout excepté de lui. Quand George se laissait aller à ses caprices et à ses petites colères, le major le relevait par quelque raillerie que mistress Osborne trouvait toujours fort dure. Un jour Dobbin vint le prendre pour aller au spectacle, l’enfant refusa d’aller au parterre, trouvant que c’était bon pour la canaille ; Dobbin, en conséquence, lui fit ouvrir une loge, l’y laissa et alla au parterre. Le major se trouvait à peine depuis quelques minutes à sa place lorsqu’il sentit un bras se glisser sous le sien, et une petite main bien gantée chercher la sienne et la serrer. George avait reconnu le ridicule de sa conduite et était venu s’asseoir humblement à côté de son ami. Un sourire bienveillant éclaira la figure de Dobbin, et ce fut avec un regard affectueux qu’il accueillit l’enfant prodigue. Dobbin aimait cet enfant comme il aimait tout ce qui tenait à Amélia ; quant à elle, elle éprouva une joie ineffable en entendant raconter ce bon mouvement de son fils. Ses yeux regardaient Dobbin avec une tendresse qu’ils n’avaient jamais eue jusque-là.

 

George ne se lassait point de faire l’éloge du major à sa mère.

 

« Je l’aime, ma chère maman, lui disait-il, parce qu’il est au courant de toutes choses, et qu’il ne ressemble point au vieux Veal qui passe son temps à se vanter et à nous faire des phrases d’une demi-lieue. À la pension, nous l’appelons M. le barboteur. C’est moi qui lui ai donné ce joli nom ; n’est-ce pas qu’il ne lui va pas mal, chère maman ? Dobbin lit le latin comme l’anglais, et le français de même, et lorsque nous sortons ensemble, il me raconte des histoires sur papa et jamais sur lui. Cependant, le colonel Buckler, que j’ai entendu chez grand-papa, nous disait que c’était le plus brave officier de l’armée, et qu’il s’est distingué en maintes circonstances. Alors, bon papa, tout surpris, a dit : « Comment, ce garçon-là ? je l’aurais pris pour la plus grande poule mouillée de la terre. » Mais ce n’est pas vrai ça, n’est-ce pas, maman ? »

 

Emmy se mettait à rire et pensait comme son petit garçon, que Dobbin n’était point une poule mouillée.

 

Ainsi s’établissait entre George et le major une affection réciproque et beaucoup plus grande, il faut l’avouer, que celle qui existait entre l’oncle et le neveu. George avait attrapé une certaine manière de gonfler ses joues, de mettre les mains dans les poches de sa veste et de répéter les expressions et les allures favorites de Jos d’une manière si exacte, qu’on éclatait de rire rien qu’à le voir. Les domestiques avaient toutes les peines du monde à se contenir lorsque le petit garnement, demandant quelque chose qui n’était point sur la table, contrefaisait son oncle à s’y méprendre. Dobbin était tout prêt lui-même à étouffer en voyant la pantomime de l’enfant ; et George en aurait fait autant à la barbe et au nez de son oncle sans les réprimandes de Dobbin et les supplications d’Amélia.

 

Le digne fonctionnaire civil s’était fort bien aperçu que l’enfant le tournait en dérision, aussi éprouvait-il une grande gêne en sa présence, et s’efforçait-il de se rendre plus imposant par la solennité de sa tournure toutes les fois qu’il se trouvait en la présence de maître George. Mais s’il pouvait être prévenu d’avance de la venue du petit bonhomme à Gillespie-Street, M. Jos ne manquait pas alors d’avoir une partie arrangée à son club. Peut-être cette absence n’était-elle pas très-regrettée. Ces jours-là seulement, M. Sedley consentait à descendre de sa retraite et à se mêler à une de ces bonnes et intimes réunions de famille dont le major se trouvait presque toujours faire partie. D’ailleurs n’était-il pas, à plus d’un titre, l’ami de la maison, l’ami de tous les membres de la famille.

 

« Il aurait fait aussi bien de rester à Madras pour le temps qu’il passe avec nous, disait miss Anna en parlant de son frère.

 

– Mais, mon Dieu, miss Anna ! le major ne songe point à vous épouser ! »

 

Jos Sedley menait une existence noblement oisive, ainsi qu’il convenait à une personne de sa haute importance. Sa première démarche avait été pour se faire recevoir au Club-Oriental où il passait toutes ses matinées en compagnie de ses amis des Indes, où il dînait, où il prenait des convives qu’il amenait chez lui.

 

Il était convenu qu’Amélia ferait les honneurs à ces messieurs et à leurs femmes ; et comme de juste, dans ces dîners, on ne parlait guère que de l’Inde. Ne vous imaginez pas, toutefois, que ce sujet présente quelque chose de bien neuf et de bien original ; la comédie humaine est toujours à peu près la même partout !

 

Avant peu, Amélia eut un carnet de visite, et une grande partie de sa journée se passa régulièrement à aller voir les femmes des hauts dignitaires qui avaient exercé dans les présidences de Bombay, de Calcutta et de Madras. Nous nous habituons bien vite, en général, aux changements qui surviennent dans notre existence. C’est ainsi qu’Amélia fut bientôt rompue à cette vie. La voiture allait tous les jours faire sa tournée ordinaire, et le petit groom en livrée ne faisait que quitter le siége et y remonter, déposant à chaque porte les cartes de Jos et d’Amélia. À de certaines heures, Emmy allait prendre Jos à son club pour aller ensuite se promener au grand air, ou bien elle emmenait le vieux Sedley et le conduisait à Regent-Park. Au bout de quelque temps, elle avait aussi bien pris son parti de sa femme de chambre et de sa voiture, de son carnet et de son groom, que naguère de l’humble existence qu’elle menait à Brompton, et elle s’accommodait aussi bien de l’un que de l’autre. Sa destinée lui aurait donné une couronne de duchesse qu’elle ne se serait pas moins bien tirée du rôle qu’elle aurait eu à jouer.

 

Parmi les femmes de la société de Jos, chacune s’accordait à dire que c’était une charmante jeune femme qui n’avait peut-être pas beaucoup de ressources en elle, mais qui, au demeurant, était charmante. Qui aurait pu dire autrement ?

 

Les hommes aimaient en elle sa bonté simple et naturelle, sa candeur et la franchise de ses manières. Les jeunes élégants qui venaient passer à Londres le temps de leur congé, les lions de la mode, aux chaînes d’or étincelantes, aux moustaches retroussées, qui sur la banquette de leur cab éblouissaient les passants, qui hantaient les plus riches hôtels du quartier aristocratique ; eh bien ! ces lions de la mode admiraient mistress Osborne, aimaient galoper dans le parc aux portières de sa voiture ou à être admis à l’honneur de lui dire une visite du matin. Swankey, officier dans les gardes du corps, un lovelace de la plus dangereuse espèce, le plus grand garnement de toute l’armée des Indes, fut un jour surpris par le major Dobbin à faire en tête à tête à Amélia une description de la chasse aux cochons sauvages. À partir de ce moment, cet officier allait toujours disant du mal d’un grand diable des armées royales, aussi maigre que long, qui ne pouvait souffrir l’esprit des autres dans la conversation.

 

Tout autre que le major n’aurait pas manqué de ressentir de la jalousie à l’occasion de ce capitaine du Bengale ; mais Dobbin était d’une nature trop généreuse, d’une âme trop confiante pour concevoir jamais aucun soupçon sur Amélia. Il se sentait heureux des hommages et de l’admiration qu’avaient pour elle tous ceux qui l’approchaient. Depuis qu’elle était femme n’avait-elle pas toujours été persécutée et méconnue ? Il ressentait donc une véritable joie à voir cette âme si bien douée s’épanouir au souffle du bonheur et sa gaieté lui revenir avec les jours de prospérité. Tous ceux qui avaient du cœur et de l’esprit complimentaient le major du bon sens dont il faisait la preuve par un tel choix, s’il est vrai de dire que l’on conserve son bon sens au milieu des illusions de l’amour.

 

Jos s’était fait présenter à la cour, comme doit faire tout bon sujet de notre gracieux souverain ; mais Jos avait eu soin de se rendre d’abord à son club dans sa grande tenue en attendant Dobbin, qui devait venir l’y chercher dans un vieil uniforme râpé. À partir de ce moment, Jos, qui avait eu auparavant des tendances libérales, devint un effréné tory et l’une des colonnes de l’État, si bien qu’il ne se tint pour content qu’après avoir fait présenter Amélia à la cour. Il s’était persuadé qu’il entrait pour quelque chose dans le salut du royaume et que le souverain ne pouvait être parfaitement heureux que lorsqu’il aurait vu Jos Sedley et sa famille se ranger sur les marches du trône.

 

Emmy s’amusait beaucoup de cette idée de présentation.

 

« Faudra-t-il mettre les diamants de la famille ? demandait elle à Jos.

 

– Des diamants, pensait en lui-même le major ; ah ! si j’avais jamais le droit de vous en offrir, je voudrais vous prouver qu’il n’y en a point de trop beaux pour vous ! »

 

CHAPITRE XXIX.

Deux lampes qui s’éteignent.


La durée du deuil pour mistress Sedley était à peine arrivée à son terme, et Jos venait à peine de quitter ses habits noirs pour paraître sous le brillant costume qu’il aimait tant à revêtir, que déjà il fut facile de prévoir, à tous ceux qui entouraient M. Sedley, qu’un événement de même nature allait bientôt avoir lieu, et que le vieillard ne tarderait pas à rejoindre celle qui l’avait précédé dans sa triste et dernière demeure.

 

« L’état de santé de mon père, répétait souvent Jos Sedley à son club, m’empêche de vous traiter comme je l’aurais voulu, ou du moins, il faut remettre cela à l’année prochaine ; mais venez chez moi à six heures et demie, mon garçon, sans cérémonie, vous y trouverez la fortune du pot, et pour convives deux ou trois de nos vieux camarades, et cela tant qu’il vous plaira, et, toutes les fois, vous me ferez plaisir. »

 

C’est ainsi que Jos vidait avec ses amis la bouteille de bordeaux en petit comité et à petit bruit, tandis qu’à l’étage supérieur les dernières étincelles de la vie s’éteignaient insensiblement chez son vieux père. Après avoir bien bu pendant le dîner, on se mettait à faire un rob en quittant la table. Quelquefois, le major Dobbin prenait aussi les cartes, et mistress Osborne faisait de temps à autre quelques courtes apparitions après avoir assisté au coucher de son malade, et lorsqu’il était en proie à un de ces sommes légers et inquiets qui visitent parfois la vieillesse à ses derniers jours.

 

Le vieillard demandait toujours sa fille et ne se trouvait heureux que lorsqu’il la sentait auprès de lui, et ne voulait recevoir que de sa main ses potions et ses tisanes ; et quant à elle, elle ne se proposa plus d’autre tâche que d’adoucir les derniers moments de son père. Elle avait fait placer son lit tout à côté de la porte qui donnait dans la chambre du vieillard, et accourait aussitôt au moindre bruit, au moindre mouvement que faisait le pauvre invalide sur sa couche de souffrance. Nous lui devons toutefois cette justice, c’est que bien souvent il passait dans le silence de longues et pénibles insomnies, afin de ne point troubler le repos de sa bonne et vigilante garde-malade.

 

Il éprouvait alors pour sa fille une tendresse bien plus vive que celle qu’il avait ressentie pour elle jusque-là. C’était dans l’accomplissement de ces prévenances et de ces soins, inspirés par la piété filiale, qu’éclatait le dévouement de cette douce et simple créature.

 

« Ne dirait-on pas un rayon de soleil qui pénètre silencieux dans la chambre du malade ? » se disait en lui-même M. Dobbin lorsqu’il la voyait monter auprès de son père.

 

Une expression ineffable de douceur brillait sur sa figure tandis qu’elle se livrait, pleine de grâce et de légèreté, aux mille petits soins de la garde-malade. Ah ! il faut être aveugle ou insensible pour ne pas trouver à la femme qui allaite son enfant ou qui est assise au chevet d’un vieillard comme un reflet d’amour et de compassion répandu sur les traits de sa figure !

 

Alors se ferma dans le cœur du pauvre Sedley une secrète blessure qui y saignait depuis plusieurs années, alors il se livra à toutes les douceurs d’une tendresse sans arrière-pensée. Le vieillard, touché à ses derniers moments de tant d’affection et d’amour filial, oublia les reproches secrets qu’il nourrissait contre sa fille, les torts dont il l’avait, de concert avec sa femme, accusée plus d’une fois pendant leurs longues heures d’insomnie ; alors qu’ils lui faisaient un crime de tout sacrifier à son fils, de fermer les yeux sur la vieillesse et l’infortune de ses parents pour ne plus voir que son enfant, de s’être livré à des transports insensés, absurdes, exagérés lorsqu’on l’avait séparé de Georgy. Le vieux Sedley en approchant du moment suprême reconnut combien ces griefs étaient peu fondés, et rendit justice à cette victime patiente et résignée. Un soir où, comme d’habitude, elle rentrait dans sa chambre sur la pointe du pied, elle trouva le vieillard éveillé, et il lui fit l’aveu du secret qui lui pesait si fort sur le cœur.

 

« Ah ! Emmy, lui dit-il en finissant, j’ai été bien injuste, bien ingrat à votre égard ; » et en même temps il lui tendait une froide et débile main.

 

Pendant cela, Emmy, agenouillée au pied du lit, élevait son âme à Dieu, tandis que le vieillard priait avec elle serrant toujours sa main dans la sienne. Ami lecteur, puissions-nous dans un moment semblable trouver un cœur comme celui-là pour s’unir à nos dernières prières !

 

Peut-être alors toute sa vie passée vint-elle se présenter à son esprit, peut-être, se reportant aux débuts de sa carrière, vit-il ses premiers efforts couronnés d’heureux succès, suivis de prospérité et de grandeurs pour faire place enfin au désastre qui avait ruiné ses dernières années sans lui laisser d’autre espoir que la mort, qui venait maintenant frapper à sa porte. Il n’y avait plus à nourrir aucun projet de revanche contre la fortune, qui, après avoir mis à néant ce qu’il y avait de fort et d’énergique en lui, ne lui avait laissé que l’indigence et le déshonneur. Sa vie aboutissait au néant de toutes ses vanités, de toutes ses espérances, et il ne restait plus devant lui que ses déceptions passées et la mort. Dites-moi, cher lecteur, quel sort trouvez-vous préférable ici-bas, ou de mourir au sein de la prospérité et de la gloire, ou de succomber dans la pauvreté et l’humiliation ? d’être riche et de subir la loi commune, ou de quitter la vie après avoir perdu la partie ? Quel singulier sentiment doit alors éprouver celui qui arrive à ce jour de la vie où il n’a plus qu’à se dire : Demain, succès ou défaite peu importe ! demain le soleil se lèvera comme à l’ordinaire et des milliers de mortels se rendront ou à leurs plaisirs ou à leurs travaux accoutumés, sans s’apercevoir seulement que je suis sorti de la mêlée.

 

Et il se leva ce jour où le monde continua à se laisser emporter au courant de ses plaisirs et de ses affaires, sans s’apercevoir toutefois que le vieux Sedley manquait dans la foule. Désormais il n’avait plus de luttes à soutenir contre la fortune, d’espérances à concevoir, de projets à former. Il ne lui restait plus qu’à aller prendre sa place dans un coin solitaire et inconnu du cimetière de Brompton, à côté de sa fidèle épouse.

 

Jos, Georgy et le major Dobbin accompagnèrent ses restes au champ de repos dans une voiture de deuil. Jos revint pour les funérailles de l’Hôtel de la Jarretière à Richmond, où il avait été passer quelques jours après ce douloureux événement. Il ne se souciait pas beaucoup de rester à la maison auprès de lui après un si triste événement. Emmy accomplit, comme toujours, son devoir jusqu’au bout. Elle était triste plutôt qu’abattue et son chagrin avait quelque chose de solennel. Elle demandait à Dieu de lui envoyer une fin aussi calme et aussi sereine que celle du vieillard, autant de soumission aux décrets de la Providence qu’il en avait montré dans ses dernières paroles où respiraient la foi, la résignation, la confiance la plus complète dans son juge souverain.

 

Le vieux Sedley, à ce moment suprême, tout en serrant la main de sa fille faisait un triste retour sur ses douleurs passées, et il trouvait moins de regret à quitter la vie et moins d’amertume dans la mort.

 

Si, vers le même temps, nous nous transportons à Russell-Square, nous y verrons le vieil Osborne disant à Georgy :

 

« Voulez-vous savoir ce que peuvent le mérite, le travail, l’intelligence des affaires, regardez-moi ! Comparez d’une part ce que j’ai fait, mon crédit chez le banquier ; et voyez de l’autre les belles spéculations de M. Sedley qui n’ont abouti qu’à une faillite. Et pourtant, il y a vingt ans, il était dans une meilleure position que moi et avait dix mille livres sterling de plus. »

 

À l’exception des membres de cette famille et des Clapp qui vinrent de Brompton faire leur visite de condoléance, personne au monde ne s’inquiéta du vieux Sedley, on ne se souvint pas qu’il avait existé un homme qui portait ce nom.

 

Le vieil Osborne, en entendant le colonel Buckler traiter le major Dobbin comme un officier distingué, ainsi que nous l’a appris une conversation de Georgy, montra d’abord une incrédulité dédaigneuse, et témoigna combien il avait de répugnance à accorder quelques moyens ou quelque considération à un garçon de cette trempe. Mais d’autres personnes de sa société répétèrent le même éloge, et sir William Dobbin, qui avait une haute opinion du mérite de son fils, raconta plusieurs histoires, toutes à l’honneur du savoir et de la valeur du major et de l’estime qu’on faisait de lui dans le monde. Enfin son nom se trouva porté par le journal sur la liste des personnes reçues dans les salons aristocratiques. Cette dernière particularité produisit un effet prodigieux sur le vieil aristocrate de Russell-Square.

 

La position du major comme subrogé tuteur de George, depuis que celui-ci avait été confié aux mains de son grand-père, mettait ces deux hommes dans la nécessité de se voir de temps à autre. Ce fut dans une de ces entrevues que le vieil Osborne, en examinant les comptes que le major lui présentait pour les dépenses de l’enfant et de la mère, conçut un soupçon qui le préoccupa, et fit naître en lui un mélange tout à la fois de joie et de plaisir. Il crut reconnaître que Dobbin avait tiré de sa poche la majeure partie de l’argent avec lequel la pauvre veuve avait vécu ainsi que son fils.

 

Pressé de s’expliquer, Dobbin, qui ne savait pas mentir, rougit, balbutia, et finit par tout avouer.

 

« Ce mariage, dit-il au vieil Osborne, a été pour ainsi dire mon ouvrage. » À ces mots, la figure du vieillard se rembrunit, mais Dobbin n’en continua pas moins : « J’ai pensé que mon ami s’était trop avancé pour pouvoir reculer sans honte, ce qui eût d’ailleurs été la mort pour mistress Osborne. Par suite, lorsqu’elle s’est trouvée sans ressources, mon devoir me disait de lui venir en aide avec mes économies.

 

– Major Dobbin, dit M. Osborne en fronçant le sourcil et en devenant tout rouge, vous m’avez fait bien du mal, mais permettez-moi de vous dire que vous n’en êtes pas moins un brave garçon. Voici ma main, monsieur. Dieu sait si j’aurais été me douter que ma chair et mon sang ne vivaient que par vous. »

 

Dobbin, tout confus de voir découvertes ses ruses charitables, serra la main qu’on lui tendait. Puis il chercha alors à radoucir le vieillard, à détruire ses préjugés sur le compte de son fils.

 

« C’était un noble cœur, lui disait-il ; nous l’aimions tous au régiment, et nous étions prêts à faire tout pour lui. Pour ma part, j’étais très-fier de ses préférences pour moi, et lorsque j’allais promener avec lui je n’aurais pas été plus heureux de sortir avec le commandant en chef. Je n’ai jamais, en sang-froid et en courage, rencontré son égal. En un mot, il avait toutes les qualités du soldat. »

 

Dobbin raconta alors au vieillard certaines histoires qui mettaient en relief la valeur et la perfection de son fils ; le major terminait en disant :

 

« Georgy est tout son portrait.

 

– C’est au point, reprenait le grand-père, que quelquefois cela me fait trembler. »

 

Le major fut invité à dîner une ou deux fois chez M. Osborne, c’était dans le courant de la maladie de M. Sedley. Après le dîner, leur conversation roulait toute la soirée sur leur héros de prédilection. Le père, suivant son habitude, vantait bien haut les faits et gestes de son fils, et se glorifiait de l’éclat qui en rejaillissait sur la famille ; jamais il ne s’était montré d’humeur plus facile et si accommodante en ce qui concernait le pauvre garçon ; le cœur charitable du major s’en réjouissait comme s’il y trouvait l’heureux présage du pardon et de l’oubli. À la seconde séance, le vieil Osborne appela Dobbin par son nom de baptême, tout comme il avait coutume de faire quand George et Dobbin étaient camarades. Le brave garçon fut sensible à cette marque d’amitié, toujours dans l’espérance d’une réconciliation prochaine.

 

Le lendemain à déjeuner, lorsque miss Osborne, avec l’aigreur naturelle à son âge et à son caractère, hasarda quelques remarques peu obligeantes sur l’air et la tournure du major. Le maître de la maison l’interrompit :

 

« Vous le trouveriez encore assez bon pour vous, miss Osborne, si les raisins n’étaient pas trop verts. Allez ; vous avez beau dire, le major n’est pas aussi laid qu’on pourrait le croire, à vous entendre.

 

– Fort bien, bon papa, » dit Georgy en appuyant d’un air approbateur.

 

Et s’approchant du vieillard d’un air câlin, il lui sourit avec tendresse et l’embrassa. Puis il raconta le soir même l’histoire à sa mère, qui trouva que le petit garçon avait très-bien agi.

 

« Oui, c’est un excellent cœur, lui dit-elle, votre père en faisait grand cas ; c’est un homme plein de délicatesse et de dévouement. »

 

Dobbin survint après cette conversation, ce qui fit un peu rougir Amélia, et le petit vaurien augmenta encore son trouble et sa confusion en racontant à Dobbin le reste de l’histoire et en lui disant :

 

« Vous ne savez pas, mon vieux Dob, je connais une demoiselle, comme il n’y en a pas beaucoup, qui s’accommoderait assez de vous pour mari. Elle a du teint, elle ne manque pas de front et elle grogne du soir au matin après les domestiques.

 

– Quelle est-elle ? demanda Dobbin.

 

– C’est ma tante Osborne, répliqua le petit garçon ; c’est bon papa qui le lui a dit. Ce sera fameux, Dob, quand vous allez vous trouver mon oncle. »

 

La voix défaillante du vieux Sedley, qui de la chambre voisine appelait Amélia, vint couper court à la plaisanterie.

 

Il était impossible d’en douter, une modification s’opérait dans l’esprit du vieil Osborne. Il demandait souvent à George des nouvelles de son oncle, et riait de la manière dont le petit bonhomme réussissait à contrefaire la voix de Jos et sa gloutonnerie à avaler sa soupe ; puis il finissait toujours par lui dire :

 

« Allons, monsieur, il n’est pas bien que les enfants se moquent ainsi de leurs parents. Miss Osborne, un de ces jours, en allant vous promener en voiture, vous mettrez ma carte chez M. Sedley, entendez-vous ? Jamais nous n’avons été mal ensemble. »

 

À la carte déposée, il fut répondu par une autre carte, et un beau jour Jos et le major furent invités ensemble chez le vieil Osborne. Ce fut le dîner à la fois le plus splendide et le plus ennuyeux qui ait été donné dans cette maison. Toute l’argenterie fut mise en branle, et la meilleure société fut conviée. M. Jos offrit le bras à miss Osborne pour passer dans la salle à manger, et, en retour, cette demoiselle se montra pleine d’amabilité avec lui. À peine adressa-t-elle la parole au major, placé entre elle et M. Osborne, et que sa timidité gêna fort pendant tout le dîner. Jos, de son accent le plus solennel, déclara qu’il n’avait jamais mangé d’aussi bonne soupe à la tortue, et demanda à M. Osborne où il s’était procuré son madère.

 

« C’est du vin qui provient de la vente de M. Sedley, dit tout bas le sommelier à son maître.

 

– Je l’ai depuis longtemps et il m’a coûté gros, » dit M. Osborne à son convive. Puis il glissa à l’oreille de son autre voisin : « Cela sort de la cave de son vieux bonhomme de père. »

 

À plusieurs reprises, M. Osborne questionna le major sur mistress George Osborne, sujet sur lequel l’éloquence du major ne se trouvait jamais à court. Dobbin parla à M. Osborne des souffrances de cette pauvre femme, de son attachement sans borne à son mari dont la mémoire était encore pour elle l’objet d’un culte sacré, de la tendresse et de la piété avec laquelle elle avait assisté ses parents, enfin de la manière touchante dont elle suivait en tout les inspirations de son cœur.

 

« Vous auriez peine à vous faire une idée des tortures qu’elle a endurées, disait l’honnête Dobbin avec un tremblement dans la voix ; pour ma part, j’ai la ferme confiance que vous reviendrez enfin sur vos injustes préventions. Si elle vous a enlevé votre fils, elle vous a donné le sien, et quelle qu’ait été votre tendresse pour votre George, jamais elle n’a pu égaler celle qu’elle ressent pour son fils.

 

– Vous êtes un brave garçon William, » lui dit M. Osborne pour toute réponse.

 

Jamais auparavant il n’était venu à l’idée du vieil Osborne que la pauvre veuve avait pu éprouver quelque peine à se séparer de son fils, et que du moment qu’elle le voyait en brillante position, elle ne dirait pas se trouver parfaitement satisfaite. Une réconciliation semblait donc prochaine et à peu près assurée, et le cœur d’Amélia commençait déjà à battre avec violence à la terrible pensée d’une entrevue avec le père de George.

 

Mais toute probable qu’elle paraissait, cette entrevue ne devait point avoir lieu. La maladie du vieux Sedley, et sa mort qui survint peu après, l’ajourna pour quelque temps. Cet événement et d’autres de même nature avaient fait une vive impression sur l’esprit de M. Osborne, chez lequel l’affaiblissement des forces morales semblait suivre le déclin des années. Il avait fait venir ses hommes d’affaires pour modifier sans doute quelque chose à son testament. Son médecin qui, en l’examinant attentivement, le trouva fort changé et fort malade, déclara qu’une saignée et un voyage à la mer étaient de toute nécessité ; mais le vieillard ne se soumit ni à l’une ni à l’autre de ces prescriptions.

 

Un jour, comme il ne descendait point pour le déjeuner, son domestique monta à son cabinet de toilette, et le trouva étendu sur le parquet en proie à une violente attaque. On s’empressa d’en informer miss Osborne, les médecins furent appelés, on eut recours à la saignée et aux ventouses. Osborne recouvra un peu sa connaissance, mais il ne put jamais reprendre l’usage de la parole, malgré tous les efforts qu’il fit à plusieurs reprises ; il mourut enfin au bout de quatre jours. Les médecins cédèrent la place aux entrepreneurs des pompes funèbres. Toutes les fenêtres de la façade restèrent closes, et Bullock accourut de la Cité en toute précipitation.

 

« Combien a-t-il laissé à cette petite peste, demanda-t-il ; bien sûr, il ne lui aura pas donné la moitié de sa fortune ; il aura certainement fait un partage en trois portions égales. »

 

Il y avait bien là, en effet, un sujet de très-vive préoccupation ; mais qu’avait voulu dire le moribond, lorsqu’à deux ou trois reprises différentes, il avait inutilement cherché à parler ? Il désirait sans doute revoir Amélia, et avant de quitter ce monde, faire sa paix avec l’épouse fidèle et dévouée de son fils. Oh ! sans doute, car son testament était la preuve qu’il avait enfin écarté cette haine qui, si longtemps, avait rempli son cœur.

 

On trouva, après sa mort, dans sa robe de chambre, la lettre au grand cachet rouge que son fils lui avait écrite la veille de la bataille de Waterloo. Il avait aussi passé en revue d’autres papiers relatifs à toute cette affaire, car la clef du coffre où il les tenait serrés était encore dans sa poche, et les cachets des enveloppes qui les avaient renfermés étaient brisés de fraîche date ; probablement cela s’était passé la nuit qui avait précédé son attaque, et où le sommelier en lui apportant son thé, l’avait trouvé à lire dans son cabinet la grande Bible rouge de famille.

 

À l’ouverture du testament, on trouva que la moitié de sa fortune avait été laissée à George, et que le reste était partagé entre les deux sœurs. M. Bullock pouvait, à son choix, continuer les affaires au profit commun ou bien retirer sa part de la maison commerciale. Une rente de cinq cents louis, imputable sur la part de George était constituée à sa mère, « la veuve de mon bien-aimé fils George, Osborne, » avait écrit le vieillard, Amélia était de plus autorisée à reprendre son fils avec elle.

 

Le vieillard désignait le major Dobbin, « l’ami de son fils bien-aimé, » pour exécuteur testamentaire. « En reconnaissance de la noble assistance qu’il a prêtée à mon petit-fils et à sa mère en leur venant en aide avec ses propres ressources, je le prie d’accepter, avec l’expression de ma gratitude, la somme nécessaire pour acheter un brevet de lieutenant-colonel, si mieux il n’aime en disposer autrement. »

 

En apprenant que son beau-père avait ainsi, à ses derniers moments, déposé toutes ses préventions contre elle, Amélia se laissa aller à toutes les douceurs de la reconnaissance pour les dernières dispositions qu’il avait faites en sa faveur ; mais ses transports ne connurent plus de bornes lorsqu’elle eut appris que Georgy allait lui être rendu, et qu’elle le devait à William ; que c’était enfin la généreuse assistance du major qui l’avait soutenue dans les dures épreuves de la pauvreté ; oh ! alors, elle tomba à genoux, et, par une fervente prière, appela les bénédictions du ciel sur ce noble et généreux ami. Elle éprouva une joie ineffable à se prosterner, à s’humilier devant ce prodige d’affection et de dévouement.

 

N’avait-elle donc que de la reconnaissance pour payer un dévouement si complet, si désintéressé ? À peine une pensée plus tendre se présentait-elle à son esprit, qu’aussitôt l’ombre de George, paraissant sortir de la tombe, se dressait devant elle pour lui dire : « Vous m’appartenez, vous m’appartenez à moi seul, et maintenant et toujours. » William, hélas ! ne connaissait que trop les sentiments qu’elle éprouvait ; sa vie entière ne s’était-elle pas passée ainsi à les deviner ?

 

Lorsque le monde connut le testament laissé par M. Osborne, ce fut un spectacle vraiment touchant de voir quel mouvement de hausse se fit à l’égard de mistress George Osborne parmi les personnes de sa société. Les domestiques de Jos, qui, auparavant, s’y reprenaient à deux fois avant d’exécuter ses ordres ou bien avaient coutume de lui répondre : Nous en parlerons à monsieur, comme s’il eût été le juge souverain de tout ce qu’ils avaient à faire, les domestiques, disons-nous, ne songèrent plus, à l’avenir, à la soumettre à ce contrôle. La cuisinière se dispensa dorénavant de plaisanter sur les vieilles robes fanées de madame qui assurément se trouvaient éclipsées par les toilettes ébouriffantes que faisait le dimanche le cordon bleu pour se rendre à l’église. On ne murmurait plus à l’office en entendant retentir sa sonnette, et l’on ne se faisait plus tirer l’oreille pour répondre à son appel ; le cocher cessa de dire qu’on voulait rendre ses chevaux poussifs et transformer sa voiture en hôpital en lui faisant tous les jours charrier le vieux moribond avec mistress Osborne. Au contraire, il était maintenant toujours prêt à la conduire, et il n’avait plus qu’une crainte, celle de se voir supplanté par celui de M. Osborne ; il répétait à qui voulait l’entendre que les cochers de Russell-Square ne connaissaient pas les rues de la Cité et qu’ils n’avaient point du tout bonne tournure sur le siége d’une voiture où se trouvait une noble lady.

 

Les amis de Jos, aussi bien les hommes que les femmes, commencèrent à prendre comme un subit intérêt à la pauvre Emmy jusque-là si dédaignée, et leurs lettres de condoléance montèrent bien vite en tas sur sa table. Jos lui-même, qui la traitait auparavant comme une créature sans portée envers laquelle il exerçait la charité, et qui la nourrissait et la protégeait comme par devoir, Jos se mit à avoir pour elle ainsi que pour son riche neveu les plus grands égards. Son unique souci était désormais de la promener de plaisirs en plaisirs pour faire oublier « à cette pauvre chère enfant, » comme il disait, ses temps de peines et de chagrins. Il était désormais fort ponctuel aux heures des repas, et ne manquait pas de lui demander quels étaient ses projets pour le reste du jour.

 

En qualité de tutrice de Georgy, et avec l’assentiment du major, comme subrogé tuteur, elle engagea miss Osborne à rester à Russell-Square aussi longtemps qu’elle le voudrait. Cette demoiselle lui en fit de grands remercîments et lui déclara qu’elle ne se sentait pas le courage de vivre dans cette triste et solitaire maison : elle se retira donc à Cheltenham avec deux anciens domestiques. Quant au reste de la maison, il fut congédié avec de larges gratifications. Mistress Osborne aurait volontiers conservé le vieux sommelier, qui préféra monter à son compte un petit hôtel avec ses économies. Espérons que la chance lui aura été favorable ! Miss Osborne, comme nous venons de le dire, n’avait point accepté l’offre de résider à Russell-Square. Mistress Osborne, après y avoir mûrement réfléchi, ne voulut point non plus aller de suite s’installer dans cette sombre et triste habitation. En conséquence, la maison fut démeublée ; le riche mobilier, les candélabres massifs, les glaces de Venise furent emballés et serrés avec soin, le meuble de salon en bois de rose fut soigneusement entouré de paille, les tapis roulés et ficelés ; des livres de choix et bien reliés trouvèrent place dans des caisses pour y attendre la majorité de George ; enfin toute la lourde et massive vaisselle fut envoyée chez les banquiers de la maison pour attendre la même époque.

 

Un jour Emmy, accompagnée de George, vint faire une visite dans cette maison maintenant déserte et où elle n’était pas entrée depuis l’époque qui avait précédé son mariage. Dans la cour était encore une partie de la paille qui avait servi à serrer et à emballer les meubles. Ils pénétrèrent dans ces grandes salles aux murailles dénudées, couvertes encore des crochets qui avaient servi à suspendre les glaces et les tableaux. Ils montèrent ensuite à l’étage supérieur par le grand escalier silencieux et solitaire ; dans ces chambres où, comme George le disait tout bas à sa mère, son bon papa était mort. Ils montèrent encore un étage et arrivèrent à la chambre de George. L’enfant était toujours auprès d’Amélia, se serrant à ses côtés, mais elle, elle pensait alors à un autre George, qui, lui aussi, avait habité dans cette même chambre.

 

Elle s’avança près d’une des fenêtres, qui se trouvait ouverte, et à laquelle, après la séparation, elle était venue souvent regarder son fils avec un cœur brisé et saignant. Elle aperçut alors par-dessus les arbres de Russell-Square la vieille maison où elle était née et où sa jeunesse s’était écoulée sans nuages et sans peines. Tout son passé se représentait alors à son esprit avec ces heureux jours de fête, ces figures où brillait toujours un sourire, ces temps d’insouciance et de joie, suivis trop tôt de chagrins et d’épreuves, et, au milieu de tant d’autres pensées, elle songeait aussi à l’homme en qui elle avait toujours trouvé un protecteur et un bon génie, qui, dans l’adversité, avait été son seul bienfaiteur comme son seul ami.

 

« Regardez ma mère, dit alors le petit George, ce G et cet O gravés sur la glace avec un diamant ; je ne les avais pas encore remarqués, car ce n’est pas moi qui les ai faits.

 

– C’était la chambre de votre père longtemps avant que vous fussiez de ce monde, mon cher George, » lui dit sa mère, et, tout en rougissant, elle l’embrassa.

 

En revenant de Russell-Square à Richmond, où elle avait loué une maison pour pouvoir mettre ordre à ses affaires, elle ne prononça pas une seule parole. C’était dans cette retraite que les gens de loi, qui s’efforçaient de prendre avec elle un air gracieux, venait l’assaillir de leurs paperasses ; ces visites, comme on en peut être sûr, étaient toutes comptées sur leurs notes. À Richmond, se trouvait aussi un cabinet pour le major Dobbin, qui venait y faire de longues séances, afin de régler les affaires de son jeune pupille.

 

À l’occasion de cette mort, Georgy fut retiré pour un temps illimité de la pension de M. Veal, et l’on pria ce digne et savant homme de faire une inscription funèbre pour être placée au-dessous du monument du capitaine George Osborne, dans la chapelle des Enfants-Trouvés.

 

Mistress Bullock, la tante de Georgy, privée, par les dispositions prises en faveur de ce petit monstre, d’une partie de la somme qu’elle espérait avoir sur l’héritage de son père, montra néanmoins l’esprit le plus bienveillant à l’égard de la mère et de l’enfant, et fut la première à provoquer un rapprochement. De Roehampton, qui est tout près de Richmond, on vit un jour arriver la voiture armoriée où se trouvait mistress Bullock avec ses enfants maladifs et souffreteux. La famille Bullock fit irruption dans le jardin où lisait Amélia, où Joseph, sous un berceau de feuillage, était tranquillement occupé à préparer des framboises à l’eau-de-vie, et où le major, en jaquette de l’Inde, jouait au cheval fondu avec Georgy, qui lui faisait tendre le dos. Il sautait en ce moment par-dessus la tête du major, et alla tomber à quelques pas des Bullocks, qui venaient d’ouvrir la porte. Les enfants avaient la tête surmontée d’immenses panaches noirs avec des petites vestes en velours noir, et faisaient escorte à leur mère, qui, elle aussi, observait le deuil le plus sévère.

 

« Il est tout juste d’un âge convenable pour Rosa, pensa cette tendre mère en jetant un coup d’œil à sa petite-fille, qui pouvait bien avoir sept ans. Allons, Rosa, allez embrasser votre cousin, dit tout haut mistress Frédérick ; vous ne me reconnaissez donc pas, mon cher George ? Mais je suis votre tante !

 

– Je vous connais bien de reste, répondit George ; mais je ne veux pas être embrassé, moi ! et il battit en retraite devant les caresses que son obéissante cousine s’apprêtait à lui faire.

 

– Allons, petit espiègle, conduisez-moi à votre maman, » fit alors mistress Frédérick.

 

Ce fut ainsi que ces deux dames se retrouvèrent en face l’une de l’autre, après une absence de près de quinze ans. Pendant tout le temps qu’Emmy avait été dans la peine et la pauvreté, sa belle-sœur n’avait jamais songé à venir la visiter ; mais maintenant qu’elle se trouvait dans une position brillante et prospère, elle avait hâte de revenir à elle.

 

Quantité d’autres personnes firent de même. Notre ancienne amie, ci-devant miss Swartz, vint avec son mari et des laquais en livrée jaune-orange, faire visite à Amélia, pour laquelle elle retrouva tout le feu de ses affections passées. Swartz certainement n’aurait pas cessé de l’aimer si elle avait continué à la voir, il faut être juste ; mais que voulez-vous ? dans une si vaste capitale que Londres, comment trouver assez de temps pour voir tous ses amis ? Quand ils disparaissent de la sphère où vous vivez, il faut bien continuer à y vivre, sans s’en inquiéter davantage. N’est-ce pas ainsi qu’il doit en être dans la Foire aux Vanités ?

 

Le temps que l’étiquette impose d’ordinaire aux douleurs humaines était à peine révolu pour mistress Osborne, que déjà elle voyait se presser autour d’elle cette société élégante et choisie qui ne comprend pas qu’il puisse exister des malheureux. Chacune de ces dames avait au moins dans sa parenté l’un des pairs du royaume, bien que leurs maris fussent tous des rogneliards de la Cité. Quelques-unes étaient de véritables bas-bleus possédant une haute instruction ; d’autres étaient de sévères observatrices de la loi évangélique, et patronnaient certains ministres. Emmy, il faut l’avouer, se trouvait fort dépaysée au milieu de toutes ces grandes dames, et elle fut au supplice pour deux fois qu’elle eut à accepter les invitations de mistress Frédérick Bullock.

 

Cette dame tenait à toute force à la patronner et s’était arrogé le soin de la former aux manières du grand monde. Elle imposa à Amélia ses marchandes de modes, et réglementa la tenue de sa maison et sa manière de se conduire. Sa voiture était constamment sur la route de Roehampton à Richmond, et elle tenait son amie au courant des commérages du monde élégant et des bruits de la cour. Jos prenait plaisir à ce bavardage ; mais le major s’en allait en grondant dès qu’il la voyait arriver avec ses prétentions gentilhommières.

 

Le major s’endormit un soir chez Frédérick Bullock, après un splendide dîner donné par le banquier et grâce auquel Frédérick espérait faire passer dans sa banque les fonds placés chez M. Rowdy, le banquier d’Osborne. Amélia, qui n’entendait rien au latin et ne savait point quel était le rédacteur de la dernière chronique de la Revue d’Édimbourg ; Amélia, qui ne déplorait pas autrement les hésitations de M. Peel au sujet du fameux bill de l’émancipation catholique ; Amélia, disons-nous, restait silencieuse au milieu de toutes les dames réunies dans le grand salon, et promenait ses regards errants sur la pelouse verdoyante, sur les allées sablonneuses du parc, et enfin sur les serres au vitrage étincelant des derniers feux du soir.

 

« C’est une excellente personne, mais des plus insignifiantes, remarqua l’une de ces dames, le major en paraît terriblement épris.

 

– Il aurait fallu la styler dès son enfance, reprit une autre commère, mais maintenant c’est peine perdue, on ne réussira jamais à en faire quelque chose.

 

– Mesdames, reprit alors mistress Frédérick Bullock, c’est la veuve de mon frère, et à ce titre je réclame pour elle des égards et des ménagements ; après ce qui m’est arrivé vous ne pouvez supposer que mes paroles soient inspirées par des vues d’intérêt.

 

– Cette pauvre mistress Bullock, dit Rowdy à Hollyoch, le soir en se retirant, est toujours à tramer quelque intrigue ; elle voudrait bien maintenant tirer de notre maison l’argent qu’y a placé mistress Osborne, pour le faire entrer dans la sienne. Et puis, quoi de plus ridicule que la manière dont elle cajole le petit Georgy, et dont elle a soin de le mettre toujours auprès de la petite Rosa aux yeux rouges et éraillés. »

 

* * * * *

 

Cette société égoïste et vénale, sous ses dehors polis et élégants, ne pouvait convenir à la douce Emmy, aussi sa joie fut-elle grande lorsqu’on lui proposa un voyage à l’étranger.

 

CHAPITRE XXX.

Sur les bords du Rhin.


Nous sommes maintenant à quelques semaines des événements retracés dans le précédent chapitre. Par une belle matinée d’été, après la clôture du parlement, alors que toute la haute société de Londres s’enfuit de la ville, les uns pour leurs plaisirs, les autres pour leur santé, le paquebot pour la Hollande vient de quitter sa station aux marches de la Tour, emportant avec lui une société choisie de fugitifs anglais. Le pont, la dunette et le gaillard d’arrière sont couverts d’une troupe d’enfants aux joues fleuries, de nourrices bruyantes, de dames en chapeaux roses et en toilettes d’été, de messieurs en casquettes de voyage et en veste de toile, dont les moustaches, qui commencent à poindre, vont leur donner un air plus respectable à l’étranger. Joignez à cela des voyageurs émérites aux cravates empesées, aux chapeaux bien brossés, tels qu’on en voit par toute l’Europe, depuis la conclusion de la paix, et qui vont faire retentir le goddam national dans toutes les capitales du monde civilisé.

 

Le régiment des étuis à chapeaux, des malles et des coffres à linge présente un front de bataille des plus formidables. On voit dans le nombre d’élégants étudiants de Cambridge qui partent avec leurs gouverneurs pour aller visiter les universités allemandes. Il s’y trouve aussi de jeunes Irlandais, encadrés dans de magnifiques favoris et tout resplendissants de bijoux. Ils ne cessent de parler et se montrent d’une exquise politesse à l’égard des passagères, que les étudiants de Cambridge ont au contraire le soin d’éviter avec une gaucherie toute virginale. On rencontre aussi sur le pont de vieux habitués de Pall-Mall qui se rendent à Ems ou à Wiesbaden pour y purifier leur sang épaissi par les dîners de l’hiver, et pour raviver leur tempérament affaibli aux émotions de la roulette et du trente et quarante. Voyez encore, là-bas, ce vieux Mathusalem, accompagné de sa jeune femme dont un officier aux gardes porte l’ombrelle.

 

Reconnaissons, en traversant cette foule, la noble famille des Bareacres. Installés près de la roue du bateau, ces impertinents personnages lorgnent tout le monde et ne parlent à personne. Voilà bien leur voiture, avec ses armoiries et sa couronne ; elle est chargée de malles sur l’impériale et placée à l’avant du navire au milieu d’une douzaine d’autres semblables. Il faut un courage héroïque pour affronter cette barrière de roues, et les malheureux, relégués sur l’avant du navire, ont à peine assez d’espace pour se retourner. Il se trouvait là, aux secondes places, des enfants de Juda et d’Israël, portant avec eux leurs provisions, et assez riches pour acheter chacun tous les passagers du premier salon.

 

Les laquais, après s’être un peu affermis sur le navire et avoir installé leurs maîtres respectifs dans leurs cabines ou sur le pont, se réunissent en groupe et se mettent à causer tout en fumant ; les juifs se rapprochent d’eux, non sans donner un coup d’œil aux voitures. Il est facile de reconnaître la voiture de milord Mathusalem, l’équipage, le briska et le fourgon de milord Ranauer, que le propriétaire aurait avec empressement troqué contre de l’argent. Où milord avait-il pu trouver des ressources suffisantes pour subvenir aux frais de ce voyage ? Les enfants d’Israël pourraient bien nous l’apprendre, et nous dire aussi combien milord a d’argent en poche, à quel taux et qui le lui a procuré. Restait encore une voiture de voyage, très-propre, très-commode qui devint, à son tour, le sujet des investigations de ces messieurs.

 

« À qui cette voiture-là ? demanda l’un des laquais, qui avait des bottes à revers et des boucles d’oreille, à un autre qui avait des boucles d’oreille et des bottes à revers.

 

– C’est à Kirsch, je bense ; je l’ai bu tout à l’heure qui brenait des sangviches dans la boiture », dit le laquais avec un accent franco-teutonique.

 

Kirsch, qui était en ce moment dans le voisinage à donner des instructions mêlées de jurons polyglottes aux hommes de l’équipage, sur la manière de ranger les bagages des passagers, arriva pour mettre au fait ses confrères de l’écurie. Il leur apprit que la voiture appartenait à un nabab de Calcutta et de la Jamaïque, excessivement riche, et au service duquel il avait entrepris ce voyage. En ce moment, un tout jeune homme, qui venait d’escalader la muraille formée par les caisses et les coffres, était grimpé de là sur la voiture de lord Mathusalem et, à travers cette route périlleuse, avait fini par arriver, de voiture en voiture, jusqu’à la sienne, où il avait pénétré par la portière aux grands applaudissements des spectateurs.

 

« Nous allons avoir une fort belle traversée, monsieur George, dit Kirsch en lui faisant une aimable grimace et en tortillant son chapeau galonné.

 

– Allez au diable avec votre français, dit le jeune homme, et dites-moi plutôt où sont les biscuits ? »

 

Là-dessus Kirsch lui répondit en Anglais, ou tout au moins dans un idiome approchant, car bien qu’il possédât une teinture de toutes les langues, Kirsch cependant n’en possédait aucune assez bien pour pouvoir la parler avec facilité et correction.

 

Ce jeune homme à la voix impérative et dont l’estomac criait si fort la faim, malgré un copieux déjeuner qu’il venait de faire trois heures auparavant à Richmond, ce jeune homme, disons-nous, n’était autre que notre ami George Osborne ; son oncle Joseph, sa mère et un autre monsieur qui ne les quittait plus étaient sur le gaillard d’arrière, et tous quatre commençaient leur tournée d’été.

 

Jos, assis sous la tente qu’on venait de lui dresser sur le pont, se trouvait juste en face du comte de Bareacres et de sa famille, dont le moindre geste occupait toute l’attention du héros de Waterloo. Le noble couple lui parut rajeuni depuis cette fameuse année du 1815 où Jos se rappelait de les avoir vus à Bruxelles, et depuis lors, il n’en parlait plus que comme de ses intimes connaissances. Les cheveux de cette vieille marquise de Carabas, autrefois d’un noir foncé, étaient maintenant d’un blond cendré qui éblouissait l’œil, et les favoris du marquis, qui, jadis, avaient été du plus beau rouge, étaient maintenant d’un noir magnifique avec de merveilleuses gammes de nuances et de reflets étincelants. Malgré ces transformations, le noble couple attirait toute l’attention de Jos, qui, lorsqu’il avait un lord devant lui, ne voyait plus rien autre.

 

« Voilà des gens auxquels vous avez l’air de vous intéresser vivement, » lui dit Dobbin d’un air railleur, qui fit sourire Amélia.

 

Mistress Osborne portait un petit chapeau de paille avec des rubans noirs et une robe de deuil. Le mouvement du bateau, les plaisirs du voyage, en la distrayant du souvenir de ses peines, répandaient sur sa figure l’expression du contentement.

 

« Le beau ciel ! dit alors Emmy d’une voix émue et touchante ; j’espère que la traversée sera bonne. »

 

Jos fit un geste magistral, et jetant un coup d’œil dans la direction des nobles personnages qu’il avait en face de lui :

 

« Vous ne feriez guère attention au temps, répondit-il, si vous aviez fait les mêmes voyages que nous. »

 

Mais, en dépit de son tempérament aguerri aux voyages, notre ami Jos resta toute la nuit très-malade dans sa voiture, où son domestique lui administra force grogs pour le remettre.

 

Après une heureuse traversée, le navire aborda à Rotterdam, où nos voyageurs s’embarquèrent sur un autre paquebot qui les transporta à Cologne, et là ils prirent terre dans un état de parfaite santé. Jos Sedley ne fut pas médiocrement charmé de se voir annoncé dans les journaux de Cologne sous le titre pompeux de : Sa Seigneurie lord de Sedley.

 

Il avait eu, du reste, la précaution d’emporter son habit de cour avec lui, et fait tout au monde auprès de Dobbin pour que celui-ci ne négligeât point de prendre les insignes de son grade. Son intention bien formelle était de se présenter dans les cours étrangères et d’aller offrir ses devoirs aux souverains des pays qu’il devait honorer de sa visite.

 

Dans tous les pays où s’arrêtait la petite caravane, M. Jos s’empressait de déposer sa carte et celle du major chez le consul anglais, et on eut toutes les peines du monde à l’empêcher de mettre son chapeau à corne et à ganses d’or pour aller dîner chez le représentant de la nation britannique dans la ville libre de Judenstadt, par qui nos voyageurs avaient été invités à dîner. Jos tenait un journal exact de son voyage et y consignait, avec une scrupuleuse exactitude, les défauts ou les qualités des hôtels dans lesquels il descendait et le menu des dîners qu’il y avait pris.

 

Quant à Emmy, elle goûtait un bonheur pur et sans mélange, Dobbin portait son pliant, son album, et avait toujours de l’admiration au service de ses dessins. Quelle différence pour elle, qui jusqu’alors n’avait point su ce que c’était que les éloges et l’admiration ! Assise sur le pont du navire, elle esquissait les rochers ou les châteaux qui s’étalaient sur les deux rives du fleuve, ou bien, à dos de mulet, allait visiter de vieilles forteresses en ruine, escortée de ses deux aides de camp, Georgy et Dobbin. Elle riait avec le major de la singulière figure qu’il faisait sur sa monture avec ses deux jambes pendantes de chaque côté jusqu’à terre. Le bon major servait d’interprète à la petite troupe, car il savait de la langue allemande ce qui était nécessaire à sa profession de soldat. Il refaisait, avec George, ravi de toutes ces excursions, les campagnes du Rhin et du Palatinat. Grâce à ses conversations soutenues avec meinherr Kirsch sur le siége de la voiture, maître George fit de rapides progrès dans la connaissance de l’allemand ; il parlait cette langue avec les garçons d’auberge et les postillons d’une façon qui charmait sa mère et amusait son tuteur.

 

Quant à M. Jos, tandis que ses compagnons se livraient à ces fatigantes excursions de l’après-midi, il allait, son dîner fini, goûter les douceurs du sommeil, ou, assis sous des berceaux de verdure dans les jardins de l’hôtel, il se chauffait aux rayons du soleil. Jardins enchantés qui bordez le noble fleuve, séjour splendide de paix et de lumière, monts orgueilleux dont la tête couronnée d’un rayon de soleil se réfléchit dans les ondes majestueuses qui baignent vos pieds, qui peut jamais vous avoir contemplés sans emporter un souvenir reconnaissant de cette splendeur et de ce calme qui récrée et repose les yeux de l’homme ?

 

Laissons un moment la plume et rêvons aux magnificences des bords du Rhin, qui sont pour l’âme comme la source d’une joie secrète. À cette époque, par une belle soirée d’été, les vaches descendent par troupeaux du haut des collines, mêlant leurs longs mugissements au bruit aigu de leurs clochettes ; dans le lointain, on aperçoit quelque vieille cité avec ses fossés, ses poternes et ses tours féodales, avec de vastes allées de marronniers en dehors des remparts, projetant sur l’herbe une ombre bleuâtre ; le ciel répand à la surface du fleuve ses teintes de poudre et d’or ; la lune s’élève à l’horizon, pâle et décolorée, à l’opposé des feux du couchant. Enfin, le soleil a disparu derrière ces hautes montagnes hérissées de châteaux forts ; la nuit a soudainement étendu ses voiles sur le ciel, et le fleuve s’assombrit de plus en plus. Quelques faibles lumières errantes sur les remparts s’agitent de loin en loin à la surface des eaux paisibles et majestueuses, ou bien les clartés isolées de quelque pauvre chaumière scintillent comme un feu follet à l’autre versant du fleuve.

 

Insensible à toutes ces merveilles, Jos se livre au sommeil ; enveloppé dans son foulard, il se met à son aise, ou bien encore il parcourt les nouvelles anglaises contenues dans les colonnes du Galignani, feuille bénie de tous les Anglais qui voyagent loin du sol natal. Du reste que Jos dormît ou non, ses amis ne s’apercevaient que fort peu de son absence.

 

Ce fut là qu’Emmy apprit à goûter des plaisirs jusqu’alors inconnus pour elle ; ce fut là que, pour la première fois, elle fut initiée aux merveilles de Mozart et de Cimarosa. Nous avons déjà entretenu nos lecteurs des prédilections du major pour la musique et de l’ardeur avec laquelle il se livrait à l’étude de la flûte ; mais son plus grand bonheur était de voir le ravissement que ces opéras causaient à Emmy. Un nouveau monde se révélait à elle au milieu de ces suaves et mélodieuses harmonies. Les chefs-d’œuvre de Mozart pouvaient-ils laisser insensible une âme aussi exquise et aussi délicate ? La tendresse de certains passages de Don Juan avait caressé son âme de si délicieuses émotions, que parfois elle se demandait le soir, dans le recueillement de la prière, si ce n’était point pécher que d’éprouver une si vive jouissance à entendre ces pures harmonies. Le major, aux lumières théologiques duquel elle avait recours en ces circonstances, dont l’âme était d’ailleurs si pieuse et si noble, lui disait que, pour sa part, ce bonheur intérieur, qui lui venait des chefs-d’œuvre de l’art ou de la nature, ne pouvait que lui inspirer de la reconnaissance envers Dieu ; et que, pour lui, le plaisir d’écouter de la belle musique ressemblait à celui qu’il éprouvait en contemplant les étoiles du ciel ou la végétation de la terre.

 

Nous prenons plaisir à nous arrêter à cette période de la vie d’Amélia, parce que ce fut pour elle une époque de joie pure et sans mélange. On a pu remarquer jusqu’ici que les nobles inspirations de son intelligence ont toujours été étouffées par le délaissement et le dédain, comme c’est, hélas ! le sort d’une femme ici-bas ; car chacune des personnes de ce sexe aimable trouvant une rivale dans toutes ses semblables, est sûre d’avance de voir traiter, avec un charitable empressement, sa réserve de gaucherie, sa candeur de sottise ; et ce silence, qui n’est qu’une protestation timide contre la malveillance de ceux qui tiennent le monde à leur discrétion, est loin de trouver grâce devant le tribunal de l’inquisition féminine.

 

Telle avait été à peu près jusqu’alors la société de cette pauvre et chère Emmy, qui enfin se trouvait placée en compagnie d’un galant homme. Or, c’est là une espèce plus rare qu’on ne pense, dans la société, où l’on trouve beaucoup de petits maîtres qui ont des habits de la dernière coupe, mais peu de gens qui savent unir la bonté à la générosité des sentiments, et poussent l’ignorance des petites intrigues jusqu’à la simplicité. Pour moi, si j’avais à faire une liste des gens de cette espèce, elle serait bientôt terminée. Toutefois, je mettrais d’abord en tête notre cher ami le major. Ses jambes sont démesurées, sa figure est jaune, ses lèvres minces, ce qui au premier abord forme un ensemble assez ridicule, c’est vrai ; mais il a l’esprit juste, le cœur bon, une vie irréprochable, une âme tout à la fois candide et dévouée. Sa tournure avait plus d’une fois prêté matière aux railleries des deux George, et il en était peut-être bien résulté quelque doute et quelque incertitude dans l’esprit de la petite Emmy sur la valeur et les mérites du major. Mais qui de nous n’a pas aussi ses heures de méprise ? qui de nous n’a pas maintes fois changé d’opinion sur son héros ? Emmy, dans ces jours de bonheur qu’elle goûtait maintenant, sentit ses idées se modifier singulièrement sur le compte du major.

 

Ce temps fut peut-être le plus heureux de la vie d’Emmy. Toutefois, qui de nous peut se faire une juste idée de son bonheur ? qui de nous peut s’arrêter et dire : « Je suis maintenant au comble de mes vœux ; je touche au faîte des félicités humaines ? » Quoi qu’il en soit, chacun de nos deux voyageurs goûtait, dans cette tournée d’été, une joie aussi complète qu’aucun des couples qui, cette année, étaient partis de l’Angleterre. Georgy ne les quittait point ; mais c’était le major qui portait le châle d’Emmy, qui prenait soin de ses affaires, dans leurs excursions vagabondes, pendant que notre jeune espiègle courait toujours en avant et grimpait sur les arbres ou les ruines des vieux châteaux. Nos deux paisibles touristes s’asseyaient sur l’herbe, et le major fumait son cigare avec un sang-froid imperturbable, tandis qu’Emmy dessinait un paysage ou de vieilles ruines. Ce fut pendant ce voyage que l’auteur de la présente histoire eut l’avantage de faire la connaissance de ses héros.

 

On était alors dans la charmante petite capitale du grand-duché de Poupernicle, la même ville où sir Pitt Crawley avait rempli avec tant de distinction l’office d’attaché.

 

Le major et sa société étaient descendus avec les domestiques à l’hôtel des Princes, le meilleur de toute la ville, et le soir, les voyageurs dînèrent à la table d’hôte. Tout le monde remarqua l’air majestueux et grave que Jos mettait à sabler ou plutôt à déguster le johannisberg qu’il avait demandé. On put aussi constater que l’enfant était doué d’un excellent appétit, et qu’il engloutissait bœuf grillé, côtelettes, salades, puddings, volailles rôties et plats sucrés avec une résolution qui faisait honneur aux mâchoires de son pays. Après avoir ainsi tenu bon devant une quinzaine de plats, il ferma la marche par l’absorption de quelques friandises, en ayant soin par prévoyance de remplir en même temps ses poches. Plusieurs des convives charmés de ses manières ouvertes et aimables l’aidèrent eux-mêmes à dévaliser les assiettes de macarons qu’il grignota en se rendant au théâtre où tous les bons et flegmatiques allemands allaient ponctuellement passer leur soirée. Sa mère, toujours en grand deuil, riait et rougissait à la fois des espiègleries de son fils pendant le dîner, sans en paraître la moins du monde fâchée. Le colonel, car notre ami Dobbin avait obtenu ce grade à peu près vers cette époque, le colonel raillait l’enfant avec le plus grand sérieux du monde et lui présentait tous les plats auxquels il n’avait point touché, en le suppliant de ne point faire jeûner ainsi son estomac et lui offrant, même si besoin était, de faire venir un supplément.

 

Il y avait ce soir-là représentation par ordre au théâtre grand-ducal de la cour de Poupernicle. Mme Schroeder Devrient, alors dans l’éclat de la beauté et du talent, remplissait le rôle principal dans le merveilleux opéra de Fidelio. De nos stalles d’orchestre, il nous était facile d’apercevoir nos quatre compagnons de la table d’hôte, remplissant la loge que le propriétaire de l’hôtel des Princes tenait à la disposition de ses plus riches visiteurs. Je ne pus m’empêcher de remarquer l’effet que produisirent sur mistress Osborne ces notes harmonieuses et pures auxquelles venait se joindre tout le pathétique que déployait l’actrice dans son jeu. La figure de M. Osborne brillait d’une telle expression d’admiration et de bonheur, que le petit Fripps, attaché d’ambassade, à la voix grasseyante et aux prétentions d’homme blasé, ne put s’empêcher de s’écrier :

 

« Vai Dieu, cela fait plaisi de voâ une femme dans de paeils tanspots d’essaltation ! »

 

Le lendemain on donnait une pièce de Beethoven : die Schlacht bei Vittoria (la bataille de Vittoria). Au lever du rideau, Marlborough s’avance au milieu d’un morceau d’ensemble de tous les instruments ; c’est une confusion du bruit des tambours, des notes aiguës des trompettes, du roulement de l’artillerie et des cris des mourants, qui se termine par le chant national et triomphateur du God save the King.

 

Il se trouvait environ une vingtaine d’Anglais dans la salle, qui, dès les premières notes de cette musique si connue et si chère, éclatèrent en applaudissements redoublés. Les jeunes gens de l’orchestre, sir John et lady Bullminster, qui étaient venus s’établir à Poupernicle pour y suivre l’éducation de leurs neuf enfants ; le gros monsieur à moustaches, le major en culotte blanche, l’enfant pour lequel il se montrait si bienveillant, la dame en noir, et jusqu’à Kirch lui-même, se levèrent électrisés par l’air national, comme pour protester de leur entier dévouement à leur chère patrie. Quant à Tapeworm, le secrétaire de l’ambassade, il monta sur son banc et se mit à saluer de tous côtés, comme si en lui se fût trouvée la personnification de tout le Royaume-Uni. Tapeworm était le neveu et l’héritier du vieux maréchal Tiptoff, dont le nom a été déjà prononcé dans cette histoire, quelque temps avant la bataille de Waterloo. Il était alors colonel du ***e, où le major Dobbin servait en qualité de capitaine, et il mourut la même année des suites de ses blessures et d’une indigestion d’œufs de pluvier. C’était ainsi que le colonel sir Michel O’Dowd, chevalier du Bain, avait été, par une faveur toute spéciale de Sa Majesté, mis à la tête dudit régiment, qui, sous sa conduite, s’était couvert d’éclat en maintes circonstances.

 

Tapeworm s’était rencontré avec le colonel Dobbin chez son oncle le maréchal, et il le reconnut ce soir-là au théâtre. Avec une affabilité des plus touchantes, le ministre quitta sa loge, et alla publiquement donner une poignée de main à l’ancien ami qu’il venait de retrouver.

 

« Bon, voilà cet enragé Tapeworm qui va promener ses gants jaunes auprès de cette jolie femme des premières, murmura Fripps entre les dents tout en suivant les mouvements de son supérieur. Il suffit qu’il y ait une jolie femme quelque part pour qu’on soit sûr de l’y voir fourrer son nez. »

 

Mais, en vérité, à quoi serviraient les diplomates si ce n’était à cela ?

 

« N’est-ce pas à mistress Dobbin que j’ai l’honneur de parler ? demanda le secrétaire avec sa plus gracieuse grimace.

 

– Ah ! la bonne charge ! » s’écria Georgy en étouffant de rire.

 

La rougeur monta au front d’Emmy et à celui du major. Que notre lecteur n’oublie pas que nous nous trouvions aux stalles, d’où il nous était facile de suivre leurs moindres mouvements.

 

« Voici mistress George Osborne, répondit le major, et voici son frère M. Sedley, un des fonctionnaires les plus distingués qui soient au service de la compagnie du Bengale ; permettez-moi de le présenter à Votre Seigneurie. »

 

Milord fit un sourire si agréable, que Jos, transporté d’aise, se sentit presque faiblir sous lui.

 

« Vous proposez-vous de passer quelque temps dans la principauté de Poupernicle ? demanda-t-il. L’existence y est un peu monotone ; il nous faudrait de la société. Nous ferons, du reste, tout au monde pour vous rendre ce petit réduit agréable. Ah ! monsieur, ah !… madame, j’aurai l’honneur d’aller demain à votre hôtel vous présenter mes civilités. »

 

En même temps il se retira en lançant un sourire et un regard semblables à la flèche que le Parthe décoche dans sa fuite, et il croyait qu’il n’en avait pas besoin de plus pour mettre mistress Osborne à sa discrétion.

 

La pièce terminée, les jeunes gens se mirent à parcourir les couloirs pour jeter un dernier coup d’œil aux dames, qui se disposaient à se retirer. La duchesse douairière partit dans une vieille calèche toute disloquée sur ses essieux ; elle était escortée de deux vieilles demoiselles d’honneur toutes ridées ; un vieux gentilhomme au bout du nez duquel se formaient des stalactites de tabac, l’attendait dans le vestibule avec un maintien des plus respectueux ; il avait une culotte brune, un gilet vert, et la poitrine chamarrée de décorations parmi lesquelles l’étoile et le grand cordon jaune de l’ordre de Saint-Michel de Poupernicle attiraient surtout les regards. Les tambours battirent aux champs, la garde porta les armes, et la voiture s’éloigna.

 

Vint ensuite le duc et la famille du duc avec les grands officiers d’État et les hauts fonctionnaires de sa maison. Il salua tout le monde d’un air fort majestueux ; tandis que la garde lui portait les armes, ses laquais en livrée écarlate et armés de torches allumées prirent les devants, et ses voitures regagnèrent le vieux château ducal dont les tourelles et les créneaux dominaient la ville. À Poupernicle tout le monde se connaît ; aussi, dès qu’une figure étrangère se montre dans le pays, le ministre des relations extérieures ou un autre fonctionnaire de moindre importance se transporte à l’hôtel des Princes pour y prendre les noms des nouveaux venus.

 

De notre poste d’observation, nous continuâmes à assister au défilé du théâtre. Tapeworm venait de sortir enveloppé de son manteau, qu’un chasseur gigantesque était chargé de lui tenir tout prêt partout où il allait, ce qui donnait au secrétaire une véritable tournure de Don Juan. La femme du premier ministre était montée pendant ce temps dans sa chaise à porteurs, et sa fille, la charmante Ida, venait de mettre son châle et ses claques. Nous vîmes ensuite le major qui prenait le plus grand soin à bien envelopper mistress Osborne dans son châle. M. Sedley avait un air fort imposant sous son tricorne galonné et avec sa main à demi cachée dans un immense gilet blanc qui couvrait sa poitrine.

 

La voiture que M. Kirsch avait eu la prévoyance d’aller chercher reconduisit la petite société à l’hôtel. Jos préféra s’en aller à pied pour fumer en chemin son cigare ; les trois autres personnes partirent donc sans M. Sedley. Kirsch suivit son maître en portant l’étui à cigares.

 

Comme notre intention était aussi de rentrer à pied, nous prîmes le parti d’accoster maître Jos, nous nous mîmes à causer des agréments très-réels que la localité offrait aux Anglais. On y chassait, on s’y promenait, on y dansait, car cette cour hospitalière avait pris le soin de réunir dans sa petite enceinte tous les plaisirs qui pouvaient attirer et retenir les étrangers. La société était des plus choisies, le théâtre excellent, et on y vivait à bon marché.

 

« Notre ministre plénipotentiaire m’a fait l’effet d’un homme fort accueillant et très-affable, nous dit notre nouvel ami ; avec un résident comme lui et un bon médecin, ce séjour doit être des plus agréables. Bien le bon soir, messieurs, je vous souhaite. »

 

Et là-dessus maître Jos regagna sa chambre en faisant craquer ses bottes sur les marches de l’escalier. Kirsch l’escortait tenant à la main son flambeau. Et nous nous livrâmes au sommeil avec l’espoir que cette jolie femme consentirait à passer quelque temps dans la principauté de Poupernicle.

 

CHAPITRE XXXI.

Où nous nous retrouvons avec une vieille connaissance.


L’excessive politesse de lord Tapeworm produisit sur l’esprit de M. Jos la plus favorable impression, et le lendemain matin, à déjeuner, il déclara qu’à son avis Poupernicle était bien le plus charmant pays du monde. Il était toujours très-facile de saisir les finesses de Jos, et Dobbin riait en lui-même en entendant le digne fonctionnaire parler sur le ton d’un homme qui s’y connaît, du château de Tapeworm et du lignage de cette noble famille. Dobbin eut par là la preuve que son digne compagnon s’était levé de grand matin afin de consulter le Dictionnaire de la Pairie, qu’il ne quittait jamais, pas même en voyage. Jos, à ce qu’il disait, affirmait avoir déjà vu le très-honorable comte de Bagwig, le père de sa seigneurie…, à la cour… au petit lever… ; il en appelait aux souvenirs de Dob.

 

Le diplomate, fidèle à sa promesse, étant venu visiter nos voyageurs, et ayant fait à Jos de grands saluts et de profondes révérences, ce dernier se sentit dès lors tout porté pour lui.

 

Dès l’arrivée de son excellence, Jos jeta un coup d’œil à Kirsch qui, prévenu à l’avance, alla disposer une petite collation de viandes froides, de gelées et autres friandises, à laquelle le noble visiteur fut obligé de prendre part pour mettre un terme aux obsessions de Jos.

 

Tapeworm ne laissait échapper aucune occasion de témoigner son admiration pour les beaux yeux de mistress Osborne, dont la fraîcheur et la beauté semblaient gagner chaque jour un nouvel éclat ; aussi paraissait-il fort satisfait de toutes les invitations qui lui procuraient le moyen de venir passer quelques heures chez M. Sedley. Il lui adressa deux ou trois questions un peu gaillardes sur l’Inde et sur les jolies filles que l’on y rencontre ; il demanda à Amélia si ce bel enfant qu’elle avait avec elle était le sien, et il étonna grandement la petite femme en la complimentant de la sensation qu’elle avait produite au théâtre ; enfin il acheva la conquête de Dobbin en lui parlant des exploits en Belgique, du contingent de Poupernicle, commandé par le prince héréditaire, maintenant duc de Poupernicle.

 

La galanterie était, chez les Tapeworm, une vertu de famille ; aussi, leur digne représentant se persuadait-il que toutes les femmes sur lesquelles il daignait laisser tomber un regard devenaient aussitôt amoureuses de lui. Il quitta Emmy bien convaincu qu’elle était désormais fascinée par la force de son esprit et de ses séductions, et il se hâta de rentrer chez lui pour lui écrire un poulet des mieux tournés. Emmy, à vrai dire, ne se sentait nullement gagnée par l’admiration ; les grimaces, le babillage, le mouchoir parfumé, les bottes vernies et à haute tige de Tapeworm l’avaient d’abord étourdie, puis, enfin, lui avaient donné la migraine. Elle n’avait rien entendu à la moitié de ses beaux compliments. Avec le peu d’expérience qu’elle avait du monde, elle ignorait encore complétement ce que c’était qu’un homme à bonnes fortunes, et milord lui paraissait plus curieux encore qu’amusant. S’il n’excitait pas son admiration, il éveillait du moins sa surprise. Quant à Jos, il était plongé dans l’enchantement.

 

« Voilà un grand seigneur fort poli, disait-il. Voyez un peu jusqu’à quel point il pousse la prévenance ! Sa seigneurie n’a-t-elle pas été jusqu’à m’offrir de m’envoyer son médecin. Kirsch, vous allez de ce pas porter nos cartes chez le comte de Schlüsselback, j’aurais, ainsi que le major, un véritable plaisir à aller lui faire ma cour le plus tôt possible. Kirsch, sortez mon uniforme, nos deux uniformes, nous les mettrons pour cette visite ; c’est une marque de politesse à laquelle ne doit pas manquer un Anglais en voyage vis-à-vis du souverain dont il traverse les États, et des représentants de sa nation.

 

Le docteur de lord Tapeworm, M. Von Glauber, médecin ordinaire de son altesse le grand-duc, ne manqua pas de venir faire sa visite. Il n’eut pas de peine à persuader à Jos que les eaux minérales de Poupernicle et qu’un régime particulier auquel il offrait de le mettre ne pouvaient manquer de rendre au fonctionnaire du Bengale la vigueur et les roses de la jeunesse.

 

« Il est arifé ici, lui dit-il, l’an ternier, le chénéral Bulkeley, un chénéral anclais teux fois cros comme fou. Eh pien ! monsieu, au pou de troa moa, che l’ai renfoyé tout à fait maigre, et au pou de teux mois, il afé pu tanser afec la paronne de Glauber. »

 

Il n’y avait plus à hésiter, les sources, le docteur, la cour, le chargé d’affaires parlaient à son esprit avec une éloquence irrésistible. Il résolut, en conséquence, de passer l’automne dans cette délicieuse résidence. Fidèle à sa parole, le chargé d’affaires présenta Jos et le major à Victor Aurélius XVII. Ce fut le comte de Schlüsselback, maréchal du palais, qui les introduisit à l’audience du souverain.

 

Bientôt ils reçurent une invitation à dîner à la cour, et lorsqu’ils eurent annoncé leur intention de s’arrêter dans cette ville, les dames les plus huppées de l’endroit allèrent rendre visite à mistress Osborne, et comme chacune de ces dames, quelque pauvre qu’elle pût être, était pour le moins baronne, l’excellent Jos ne se sentait pas d’aise. Il écrivit à un de ses amis du club qu’on savait en Allemagne traiter avec les plus justes égards l’importante Compagnie des Indes ; qu’il allait apprendre à son ami le comte de Schlüsselback la manière indienne de chasser le sanglier, et qu’enfin ses augustes amis le duc et la duchesse étaient tout ce qu’il y avait de plus aimable et de plus poli au monde.

 

Emmy fut également présentée à cette auguste famille, et comme le deuil est contraire à l’étiquette de cour, elle se rendit au palais avec une robe en crêpe rose, une garniture de diamants au corsage et donnant le bras à son frère. La toilette lui allait si bien, que le duc et sa cour ne se lassèrent point de l’admirer. Nous ne parlons point de Dobbin, qui n’avait presque jamais vu Amélia en toilette de bal ; aussi jurait-il alors qu’on ne lui aurait pas donné plus de vingt-cinq ans.

 

Elle dansa une polonaise avec le major Dobbin, tandis que M. Jos avait l’honneur d’être le cavalier de la comtesse de Schlüsselback, vieille dame qui portait une touffe de plumes sur le chignon, mais qui comptait seize quartiers de noblesse et des alliances avec presque toutes les maisons royales de l’Allemagne.

 

Poupernicle est situé au fond d’une heureuse vallée, baignée par les eaux fertilisantes de la Rump, qui s’y déroule en mille replis tortueux avant d’aller se jeter dans le Rhin, à un endroit que je ne puis indiquer, faute d’avoir la carte sous les yeux. Dans certains points la rivière est assez forte pour supporter un bac, et dans d’autres pour faire tourner un moulin. Dans Poupernicle même, le grand et fameux Victor Aurélius XIV a construit un pont magnifique, sur lequel s’élève sa statue, entourée de naïades, qui portent les emblèmes de la victoire, des cornes d’abondance et le rameau d’olivier. Il a le pied sur la tête d’un Turc prosterné devant lui. Le prince fait aux passants un gracieux sourire et désigne de son glaive la place Aurélius, où il avait commencé à édifier un nouveau palais, qui eût été la merveille de son siècle, si ce prince magnanime avait eu l’argent nécessaire pour le terminer. Mais il ne put être achevé faute d’argent comptant. Le parc et le jardin, tombés désormais dans un état de dépérissement déplorable, pourraient contenir dix cours et dix souverains comme ceux que possède Poupernicle.

 

Les jardins renferment des terrasses et des bassins allégoriques pour le moins dignes de ceux de Versailles et qui exciteraient l’admiration des étrangers, s’ils n’étaient en réparation continuelle pour les conduits.

 

Le gouvernement est despotique, pour le plus grand bien des sujets, mais tempéré par une chambre élective ou non à volonté. Pendant tout le temps de mon séjour à Poupernicle, je n’ai point entendu dire qu’elle se fût réunie. L’armée se composait d’un fort bel état-major, mais d’un très-petit nombre de soldats ; pour la cavalerie, on compte environ trois ou quatre cavaliers qui font le service des dépêches ; chacun d’eux a un uniforme différent pour représenter les différents corps.

 

La noblesse se visite régulièrement. Chaque marquise, comtesse ou baronne a son jour de réception ; ce qui fait que la semaine se trouve toute remplie pour le mortel fortuné qui jouit des grandes et petites entrées dans la haute société de Poupernicle.

 

Malgré son peu d’étendue, la capitale de ce petit royaume a été cependant le théâtre des querelles les plus vives. La politique fait rage à Poupernicle, et les partis y sont très-ardents. Deux factions y règnent : l’une tenant pour mistress Strumpff et l’autre pour mistress Lederburg. L’une est soutenue par le ministre anglais, l’autre par le chargé d’affaires français, M. de Macabau. Du moment où notre ministre plénipotentiaire se déclarait pour mistress Strumpff, de beaucoup la meilleure chanteuse, car elle compte trois notes de plus dans la voix, il n’en fallait pas davantage pour que le ministre français se jetât dans l’autre parti et se montrât toujours en opposition avec notre envoyé.

 

Tout le monde dans la ville était obligé de se ranger de l’un ou de l’autre côté.

 

Nous avions pour nous le ministre de la maison du grand-duc, son premier écuyer, son secrétaire particulier et le précepteur du jeune prince. Le parti français se recrutait du ministre des affaires étrangères, de la femme du général en chef qui avait servi sous Napoléon, du maréchal du palais et de sa femme, qui, enchantée de suivre les modes de Paris, avait toute espèce de renseignements à ce sujet par l’entremise du courrier d’ambassade de M. de Macabau. Le secrétaire de chancellerie était un petit de Grignac malin comme Satan, et qui avait dessiné la caricature de Tapeworm sur tous les albums de la localité.

 

Leur quartier général et leur table d’hôte étaient à l’hôtel de l’Éléphant, qui, avec celui des Princes, composait tout ce que Poupernicle avait d’établissements en ce genre. Tout en observant en public les plus strictes convenances, ces messieurs n’avaient garde, cependant, de s’épargner les épigrammes les plus mordantes. Tels on voit des lutteurs se couvrir de meurtrissures et de plaies sans que jamais l’expression de leur figure trahisse la souffrance physique.

 

Tapeworm et Macabau ne manquaient jamais d’assaisonner les dépêches qu’ils adressaient à leur gouvernement, d’attaques ou de récriminations contre un odieux rival. Notre résident, par exemple, écrivait à son gouvernement les lignes suivantes :

 

« L’intérêt de la Grande-Bretagne, dans ce pays comme dans le reste de l’Allemagne, restera compromis aussi longtemps que l’envoyé français qui se trouve ici sera maintenu à son poste. C’est un homme infâme, abominable, qui ne recule devant aucune scélératesse, et commettrait tous les crimes pour arriver à ses fins. Par de perfides insinuations, il cherche à pervertir l’esprit de la cour à l’égard des ministres de la Grande-Bretagne ; il s’efforce de présenter la conduite de notre gouvernement sous le jour le plus atroce et le plus odieux, et il est malheureusement approuvé par un ministre dont l’ignorance est aussi notoire que son influence est fatale. »

 

Dans une autre correspondance on écrivait :

 

« M. de Tapeworm n’a rien rabattu de son arrogance britannique et de son système de dénigrement ridicule à l’égard de la plus grande nation de la terre. On l’a surpris l’autre jour à parler fort légèrement de la cour de France, et hier on l’a entendu accuser son altesse royale le duc d’Orléans, qui sait si bien ce qu’il doit à sa famille et surtout à lui-même, de conspirer contre le trône de notre auguste souverain. Il prodigue l’or à pleines mains, si par hasard ses menaces n’ont pas tout le succès qu’il en attend. À force de bassesses, il est parvenu à se faire un assez grand nombre de créatures à la cour. En résumé, Poupernicle ne peut espérer de repos, l’Allemagne de tranquillité ; la France ne peut prétendre à un légitime respect et l’Europe à la satisfaction qui lui est due, tant qu’on n’aura point commencé par écraser cette bête venimeuse. »

 

Que le lecteur se figure plusieurs pages écrites ainsi dans le même style. En outre, lorsque de part ou d’autre on envoyait quelque dépêche confidentielle, le contenu ne manquait jamais d’en transpirer toujours au dehors.

 

La saison d’hiver était à peine commencée qu’Emmy avait déjà choisi un jour de réception et se distinguait par la manière aussi gracieuse que modeste dont elle faisait les honneurs de chez elle. Elle prit un maître de français qui lui fit compliment de la pureté de son accent et de la facilité qu’elle montrait à apprendre, ce qui s’expliquait du reste par l’étude particulière qu’elle avait faite de la grammaire dans le temps où elle s’essayait à donner des leçons à George. Mme Strumpff lui donnait des leçons de chant, et Emmy s’en acquittait d’une façon si agréable et d’une voix si douce, que le major, qui avait pris un appartement en face d’elle, laissait ses fenêtres ouvertes pour entendre la leçon. Les dames allemandes, si sentimentales et si simples dans leurs goûts, se prirent d’une belle passion pour elle, et se mirent à l’appeler leur chère amie. Ces détails paraîtront peut-être minutieux et vulgaires, mais nous nous faisons un devoir de les citer, parce qu’ils se rattachent à des temps heureux. Quant au major, il était devenu l’instituteur de George ; il lisait avec lui les Commentaires de César, et lui faisait repasser les mathématiques, en supplément des leçons que lui donnait un maître particulier. Tous les soirs on allait se promener à cheval à côté de la voiture d’Emmy, trop timide pour se risquer de même, et toujours prête à pousser un cri au moindre mouvement de la monture de George. Elle causait dans un coin de la voiture avec quelque blonde Allemande, tandis que Jos faisait un somme dans l’encoignure voisine.

 

Jos fut atteint de sentiments fort tendres pour la comtesse Fanny de Butterbrod, douce et tendre créature dont les parchemins établissaient parfaitement les droits aux titres de chanoinesse et de comtesse, mais qui, pour tout revenu, ne possédait qu’une somme de 250 livres par an. Fanny disait, à qui voulait l’entendre, qu’elle demandait au ciel, comme le plus grand bonheur, de devenir la sœur d’Amélia.

 

Jos aurait pu, de cette façon, mettre sur les panneaux de sa voiture et sur son argenterie la couronne et l’écusson de la comtesse. Lorsqu’au milieu de tous ces projets, survinrent de grandes réjouissances à l’occasion du mariage du prince héréditaire de Poupernicle avec la princesse Amélie de Hombourg-Schlippen-Schloppen.

 

La splendeur de ces fêtes rappela les prodigalités du règne de Victor XIV. Les princes, les princesses et les grands personnages du voisinage furent invités à y prendre part. Les lits montèrent au prix fabuleux, à Poupernicle, de 3 francs par nuit, et l’armée eut peine à suffire à tous les postes d’honneur qu’il fallut établir aux portes des excellences et des altesses qui arrivaient de tous côtés. La princesse avait été épousée par procuration, à la résidence de son père, par le comte de Schlüsselback. Quantité de tabatières furent données à cette occasion, ainsi que je l’ai appris d’un joaillier de la cour, qui, après s’être chargé de les vendre, se chargea aussi de les racheter. On envoya la plaque de l’ordre de Saint-Michel de Poupernicle à tous les grands dignitaires de la cour de la demoiselle ; tandis que les cordons et les croix de Ste-Catherine de Schlippen-Schloppen brillaient sur toutes les poitrines les plus considérables de Poupernicle. L’envoyé français reçut les deux décorations.

 

« Le voilà couvert de rubans comme un cheval de corbillard, disait Tapeworm, auquel, d’après les principes de son gouvernement, il était interdit de recevoir aucune décoration ; à lui les cordons, mais à nous la victoire. »

 

Le fait est que le parti britannique triomphait. Le parti français avait proposé une princesse de la maison de Polztausend-Donnerwerter, et aussitôt le parti anglais s’était mis en campagne pour trouver une autre alliance.

 

Tout le monde fut convié à ces fêtes. Des guirlandes de fleurs et des arcs de triomphe furent disposés sur la route par laquelle devait arriver la jeune mariée. De la grande fontaine de la place Saint-Michel jaillissait un vin passablement aigre, tandis que celle de la place d’Armes versait des flots de bière. Les grandes eaux jouèrent aussi pour cette solennité ; des mâts de cocagne furent dressés dans le parc et dans les jardins, et à leur sommet des montres, des couverts d’argent, et des saucisses entourées de rubans roses, provoquaient la convoitise des amateurs. Georgy, aux grands applaudissements des spectateurs, eut l’idée de grimper à l’un de ces mâts, puis ensuite il se laissa glisser avec la rapidité de l’éclair. Mais cette prouesse était uniquement pour la gloire, et il donna son saucisson à un paysan qui, ayant tenté l’ascension avant lui, se désolait au pied du mât de son peu de succès.

 

La chancellerie française comptait six lampions de plus que la légation britannique, mais la légation britannique avait un transparent sur lequel on voyait, à l’approche du jeune couple, la discorde prendre la fuite ; la discorde ressemblait, traits pour traits, à l’ambassadeur français ; la France eut donc le dessous, et il n’y a aucun doute pour nous que l’avancement du Tapeworm et la croix de chevalier du Bain n’aient été la récompense de cette manifestation éclatante.

 

Les étrangers arrivèrent en foule pour les fêtes, les Anglais ne manquèrent pas à l’appel. Il y eut des bals à la cour, bals dans tous les lieux publics ; on installa même des tapis verts pour le trente et quarante et la roulette, mais seulement pour les huit jours que durèrent les fêtes.

 

Georgy, qui avait toujours les poches pleines d’écus, et dont les parents étaient invités aux fêtes de la cour, se rendit au bal de la Cité en compagnie de l’interprète de son oncle, M. Kirsch. Jusqu’alors il n’avait fait que passer dans la salle de jeu de Baden où, conduit par le bon Dobbin, il n’avait été autorisé qu’au simple rôle de spectateur. Georgy était donc enchanté de pouvoir se rendre sans contrôle et sans entraves dans les salons où croupiers et spectateurs agitaient sans rien voir le râteau fatal. Des femmes étaient aussi assises à la table de jeu, mais elles portaient des masques ; c’était une licence accordée pendant ces temps de fête et de plaisir.

 

Une femme aux cheveux d’un blond clair, à la toilette fanée, et qui présentait, par sa couleur, un singulier contraste avec la fraîcheur qu’elle pouvait avoir eue autrefois, laissait apercevoir à travers son masque noir l’éclat étrange de ses yeux qui suivaient sur le tapis les vicissitudes du jeu, puis se reportaient sur une carte où elle marquait chaque coup avec une rigoureuse exactitude, à mesure que le croupier appelait un nombre ou une couleur ; elle n’aventurait son argent que lorsque la sortie répétée du rouge ou du noir lui faisait espérer le gain. Sa vue produisait sur ceux qui l’entouraient une singulière sensation.

 

Mais, en dépit de tant de soin et d’attention, le sort s’était décidé contre elle, et son dernier florin venait de disparaître sous le râteau du croupier. Au moment où celui-ci proclamait, de sa voix inexorable, la couleur et le nombre gagnants, elle poussa un soupir, haussa de blanches épaules qui déjà s’aventuraient peut-être hors de sa robe avec trop de complaisance, puis elle piqua son épingle sur sa carte et la perça à plusieurs reprises avec une sorte d’impatience fiévreuse. À ce moment elle aperçut, en levant les yeux, l’honnête figure de George, qui la contemplait d’un air tout ébahi. Que diable aussi ce petit drôle avait-il à faire dans ce repaire !

 

« Monsieur n’est pas joueur ? demanda-t-elle en français à l’enfant, en lui jetant à travers les ouvertures de son masque le coup d’œil fascinateur de la bête féroce prête à s’abattre sur sa proie.

 

– Non, madame, » répondit l’enfant dans la même langue. Mais son accent ayant trahi son origine britannique, elle reprit avec une prononciation légèrement étrangère :

 

« N’auriez-vous donc jamais joué ? En ce cas, rendez-moi un petit service.

 

– Et lequel ? » fit Georgy en rougissant de nouveau.

 

M. Kirsch était alors tout absorbé dans une partie de rouge et noire, et ne faisait nulle attention à ce que devenait son jeune maître.

 

« Jouez pour moi, je vous prie, et placez cette pièce sur un numéro, le premier qui vous passera par la tête. »

 

En même temps elle tirait une bourse de sa poche, y puisait une pièce d’or, la seule qui lui restât, et la mettait dans la main de l’enfant. Celui-ci fit en riant ce qu’elle lui demandait. L’enfant gagna. Ce sont là des jeux de la fortune : aux innocents les mains pleines, dit le proverbe.

 

« Merci, lui fit-elle en attirant l’argent à elle ; merci. Quel est votre nom ?

 

– Je m’appelle Osborne. » répondit George.

 

En même temps il plongeait les mains dans ses poches, et se disposait à tenter la fortune à ses risques et périls, lorsque le major en uniforme et Jos en marquis firent leur entrée dans la salle ; ils arrivaient du bal de la cour. D’autres personnes, trouvant que l’on s’ennuyait au château, avaient abandonné plus tôt qu’eux encore l’étiquette princière pour les plaisirs bourgeois. Quant au major et à Jos, il est probable qu’en rentrant chez eux, et en ne trouvant point le petit bonhomme, ils s’étaient aussitôt émus de son absence et avaient été à sa recherche. Le major alla droit à Georgy, le prit par le bras, et le tira brusquement à lui au moment où, sous l’empire de la tentation, l’enfant étendait déjà la main sur le tapis vert ; ensuite, en regardant autour de lui, il aperçut Kirsch occupé, à une autre table, de la manière que nous avons dite. Il se dirigea vers lui, et lui demanda comment il avait osé conduire M. George dans un pareil endroit.

 

« Laissez-moi tranquille, dit M. Kirsch sous la double excitation du jeu et du vin ; il faut s’amuser, parbleu ! et d’ailleurs je ne suis pas au service de monsieur. »

 

En voyant dans quel état maître Kirsch se trouvait, le major jugea qu’il était inutile de discuter avec lui, et il se contenta d’emmener George, après avoir demandé à Jos s’il voulait rentrer. Jos s’était mis à côté de la dame masquée, à qui la veine semblait être revenue, et qui commençait à gagner. Jos paraissait prendre un très-vif intérêt à son jeu.

 

« Allons, Jos, dit le major, je vous engage à rentrer avec George et moi, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

 

– Tout à l’heure, dit Jos, je rentrerai avec ce drôle, » continua-t-il en désignant maître Kirsch.

 

Les égards que l’on doit à de jeunes oreilles épargnèrent à Jos une remontrance de Dobbin, et le major partit seul avec George, laissant son ami dans le salon de jeu.

 

« Avez-vous joué ? demanda le major à Georgy, dès qu’ils furent hors de la salle.

 

– Non, répondit l’enfant.

 

– Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne jouerez de votre vie.

 

– Et pourquoi, s’il vous plaît ? cela m’a l’air fort amusant. »

 

Le major lui exposa alors, avec toute l’énergie d’une profonde conviction, les motifs qui l’engageaient à lui tenir ce langage. Si, par une réserve des plus louables, le major ne s’était imposé le devoir d’écarter avec soin tout ce qui pouvait porter atteinte à la mémoire d’un ami, il aurait pu citer à Georgy les funestes résultats du jeu pour son père. Lorsqu’il fut rentré à son hôtel, le major vit s’éteindre la lumière qui se trouvait dans la petite chambre voisine d’Amélia, et peu après, celle qui se trouvait dans la chambre d’Amélia s’évanouit également, et tout rentra dans l’obscurité la plus profonde. On voit que le major était bon observateur de ce qui se passait autour de lui.

 

Mais revenons à Jos, qui s’était approché de la table de jeu, et derrière une haie de pointeurs considérait les vicissitudes du tapis vert. Il n’était pas joueur, mais il ne dédaignait pas les émotions que de temps à autre pouvait lui procurer ce genre de distraction. Au fond des poches du gilet dont il venait d’étaler les magnificences à la cour se trouvaient quelques napoléons. Étendant le bras par-dessus les jolies épaules de la joueuse masquée qu’il avait devant lui, il jeta une pièce d’or et gagna. Elle fit aussitôt un petit mouvement pour lui ménager une place à côté d’elle, et ramenant les plis bouffants de sa robe elle dégagea la chaise la plus voisine.

 

« Venez, lui dit-elle, vous me porterez bonheur. »

 

Elle prononça ces paroles avec un accent étranger fort différent de cette pureté de langage avec laquelle elle avait à plusieurs reprises remercié le petit Georgy du coup qu’il avait tenté en sa faveur. Le gras et majestueux Joseph jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’il n’était observé de personne, puis après cet examen préalable, il s’assit auprès de la belle inconnue et lui dit à demi-voix.

 

« En vérité, par mon âme, je suis très-bien comme cela… J’ai beaucoup de chance, allez ; et je vais vous porter bonheur. » Puis il se confondit en une suite de compliments non moins embrouillés.

 

« Jouez-vous gros jeu ? demanda la dame masquée.

 

– Je vais risquer un ou deux napoléons, fit Jos avec un air magnifique en jetant sur le tapis sa pièce d’or.

 

– Oui, vous pouvez jouer un napoléon comme un autre jouerait un shilling, » continua le masque avec un tel aplomb que Jos le regarda tout effaré ; le masque poursuivit avec un accent français qui émouvait le cœur : « Oh ! je le sais, vous ne jouez pas pour gagner non plus que moi. Je joue pour m’étourdir, pour oublier, mais je n’en puis venir à bout. Le temps passé, monsieur, ne peut plus s’effacer de mon cœur. Votre petit neveu est le portrait vivant de son père, et vous… vous n’êtes point changé… mais si, car tout le monde change ici-bas, tout le monde oublie. Tous les cœurs…

 

– Mon Dieu, à qui ai-je l’honneur de parler, murmura Jos, ne sachant plus où il en était.

 

– Comment, vous ne devinez pas, Joseph Sedley, dit cette femme d’une voix mélancolique, en enlevant son masque et tenant un moment son interlocuteur sous la fixité de son regard. Vous aussi vous m’avez oubliée !

 

– Juste ciel ! Mistress Crawley, s’écria Jos sans pouvoir revenir de sa surprise.

 

– Oui, Rebecca, » dit cette femme en lui prenant la main.

 

Et tout en le tenant ainsi sous son regard fascinateur, elle n’avait point cependant cessé de suivre les retours du jeu.

 

« Je suis à l’hôtel de l’Éléphant, continua-t-elle. Demandez madame Rawdon. J’ai aperçu aujourd’hui cette chère Amélia, elle est bien jolie et paraît bien heureuse ; et vous aussi, M. Jos. Hélas ! mon cher monsieur Sedley, la douleur et le chagrin ne sont plus désormais que pour moi seule. »

 

En même temps elle poussa son argent du rouge au noir comme par un mouvement machinal, tout en faisant semblant d’essuyer ses yeux avec un mouchoir de poche garni d’une dentelle en lambeaux.

 

Le rouge passa de nouveau, et elle perdit tout par ce dernier coup. « Partons, dit-elle, et donnez-moi votre bras jusqu’à mon hôtel. Ne sommes-nous pas de vieux amis, mon cher M. Sedley ? »

 

M. Kirsch qui, de son côté, avait perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, suivit de loin son maître aux clartés argentées de la lune, dont la splendeur éclipsait les derniers reflets des illuminations mourantes.

 

CHAPITRE XXXII.

À l’aventure.


Par un motif dont on nous saura gré, nous sommes obligé de jeter le voile sur une certaine partie de l’existence de mistress Rebecca Crawley. C’est une de ces concessions qu’il convient de faire à ce monde moral qui, sans déclarer une guerre acharnée au vice, éprouve cependant une répugnance insurmontable à l’entendre appeler par son nom. Dans la Foire aux Vanités il est des choses qui se font tous les jours, que personne n’ignore, et dont cependant on ne parle jamais, à la mode de ces sectateurs d’Arhiman, qui veulent bien adorer le diable, mais à la condition de n’en jamais prononcer le nom. Un public délicat et poli ne pourra souffrir qu’on lui présente une description du vice dans sa laideur native, tout comme une Américaine ou une Anglaise aux principes sévères et inflexibles se récriera toutes les fois que le mot culotte viendra blesser ses chastes et candides oreilles ; et cependant, madame, vous voyez chaque jour ce vêtement si indispensable se promener dans nos villes, sans que votre vue en soit autrement offusquée. Si l’on en était réduit à rougir toutes les fois qu’on le voit passer, il faudrait en ce cas disposer d’une terrible provision de pudeur. Mais heureusement votre modestie ne s’alarme, votre pudeur ne se croit outragée que lorsque ce nom est prononcé devant vous.

 

L’écrivain du présent récit, désirant donner la preuve de sa déférence aux susceptibilités du l’usage, ne fera voir la dépravation que sous son jour léger, coquet, aimable et séduisant, de manière à ne blesser la délicatesse de personne. Aucun de nos lecteurs ne pourrait jusqu’ici accuser Becky, qui certainement n’est pas un dragon de vertu, d’avoir froissé en rien la bienséance dans ses formes extérieures, et l’écrivain prie ses lecteurs de lui dire si jamais une seule fois il lui est arrivé de manquer aux convenances, et si dans la description de cette syrène à la voix enchanteresse, aux sourires trompeurs, aux irrésistibles séductions, aux artifices pleins de grâce et de coquetterie, nous avons fait paraître à la surface de l’eau les écailles hideuses du monstre ? Non, non ; jamais. C’est aux gens avides de pareils spectacles de plonger leurs regards dans la transparence de l’onde pour contempler à leur aise les contorsions et les replis de cette queue visqueuse et gluante qui s’enroule autour des os broyés et des cadavres palpitants de ses victimes. Mais a-t-on jamais vu paraître à la clarté du jour rien qui puisse blesser les lois les plus sévères de la décence, du goût, des bonnes mœurs ? Le Tartufe le plus cafard de la Foire aux Vanités a-t-il jamais eu le droit de crier au scandale ? Quoi ! la syrène disparaît et se plonge dans l’élément liquide pour aller se repaître de cadavres, l’eau s’agite alors et se trouble sans que l’œil le plus curieux parvienne malgré de vains efforts, à distinguer les mystères que cache cette fange. C’est bien assez de contempler ces créatures redoutables lorsque sur leur rocher elles s’accompagnent de leurs instruments et attirent par un chant qui doit donner la mort. Mais lorsqu’elles s’enfoncent et plongent dans l’élément qui les a vues naître, croyez-moi, il n’est pas bon d’examiner leurs évolutions sous-marines et d’assister à ces horribles festins, où ces anthropophages se repaissent de chair humaine et de membres en lambeaux. De même Becky a disparu à nos regards pour quelque temps. À merveille, et nous ne perdons pas grand’chose à n’avoir pas à parler de ses faits et gestes pendant cette période.

 

Si nous donnions le compte exact de sa vie pendant les deux années qui suivirent la catastrophe de Curzon-Street, peut-être certaines personnes auraient-elles le droit de nous accuser de manquer à la bienséance, car Becky encourut, pendant ce temps, les reproches que méritent presque toutes les personnes qui sacrifient à de vains plaisirs les nobles inspirations du cœur et du devoir, reproches encore plus légitimes lorsque cette personne est une femme dans laquelle on ne trouve ni foi, ni tendresse, ni principes. Pour ma part, je penche à croire que mistress Becky, inaccessible aux remords, se trouva pour un temps en proie à un sombre désespoir, et, prenant en quelque sorte sa personne en dégoût, n’eut plus aucun souci de sa réputation.

 

Ce n’est jamais du premier bond que l’on arrive au dernier degré de l’infamie et de la dégradation ; mais on y descend par une pente insensible en dépit de tous les efforts pour se retenir. C’est l’histoire du naufragé qui, cramponné longtemps à un débris du navire comme à une dernière chance de salut, sent peu à peu ses forces l’abandonner et finit par lâcher tout et se laisse aller au fond de l’abîme qui se referme sur lui.

 

Becky errait à l’aventure dans la ville de Londres, tandis que son mari prenait toutes ses dispositions pour se rendre au poste qui venait de lui être désigné ; elle fit, comme on n’en peut douter, plus d’une tentative pour revoir son beau-frère et réchauffer des sentiments auxquels elle s’était, en quelque sorte, acquis des droits réels auprès de lui. Un jour où sir Pitt, en compagnie de M. Wenham, se rendait à la chambre des communes, ce dernier découvrit mistress Rawdon qui, cachée sous un voile noir, faisait le guet aux abords du Palais législatif. Elle s’esquiva comme une couleuvre quand ses yeux rencontrèrent ceux de M. Wenham ; ses projets échouèrent donc en ce qui concernait le baronnet.

 

Peut-être aussi lady Jane y était-elle bien pour quelque chose. On nous a raconté que son mari fut tout étonné de l’énergique vigueur qu’elle déploya en cette occurrence et de la résolution avec laquelle elle se déclara contre mistress Becky. Elle engagea spontanément Rawdon à venir demeurer à Gaunt-Street jusqu’à son départ pour Coventry-Island. Dans son opinion, un pareil hôte ne pouvait manquer d’écarter Becky de sa porte. Toutes les adresses des lettres qui arrivaient pour son mari passaient rigoureusement par son inspection, dans la crainte que sa belle-sœur ne fût en correspondance avec sir Pitt. Mais pour écrire, il aurait fallu à Becky cette présence d’esprit que nous lui avons connue jadis. Or elle ne fit aucune tentative pour voir Pitt ou lui écrire chez lui, et obtempéra à ses désirs en ne lui faisant remettre de correspondance touchant ses débats matrimoniaux que par des gens d’affaire.

 

Le fait est que l’on n’avait rien négligé pour indisposer contre elle l’esprit de son beau-frère. Peu après l’arrivée de lord Steyne, Wenham avait eu une conférence avec le baronnet et lui avait communiqué sur mistress Becky des détails biographiques qui avaient fort étonné le député de Crawley-la-Reine. M. Wenham en savait long sur son compte ; il n’ignorait ni ce qu’était son père, ni l’année où sa mère avait débuté à l’Opéra, ni les détails de la vie antérieure de Becky et de sa conduite pendant son mariage. Comme nous sommes persuadé que la plupart de ces récits étaient accrédités par la malveillance, nous ne voulons point nous en faire ici l’écho. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que Becky avait singulièrement baissé dans l’estime de son noble parent, qui jadis la voyait avec des yeux fort prévenus en sa faveur.

 

Bien que les émoluments de gouverneur à Coventry-Island ne soient pas fort considérables, une partie fut mise de côté par son excellence pour servir à acquitter certaines dettes ou être placée en rentes viagères ; les charges de cette position entraînaient d’ailleurs des dépenses considérables. Après avoir établi la balance de son budget, Rawdon constitua à sa femme une rente de trois cents livres sterling, qu’il s’engageait à lui faire tenir, à la condition expresse qu’il n’entendrait plus jamais parler d’elle. Autrement il se montrerait décidé à ne point reculer devant le scandale d’une séparation judiciaire. Mais, en somme, M. Wenham, lord Steyne, Rawdon lui-même, tout le monde enfin avait intérêt à étouffer cette malheureuse affaire et à faciliter à cette femme les moyens de sortir de la Grande-Bretagne.

 

Ce fut sans aucun doute le tracas des arrangements avec les hommes d’affaires qui empêcha mistress Rawdon de rien faire pour son fils, ou même d’aller le voir et lui dire adieu. L’enfant était sous le patronage immédiat de son oncle et de sa tante, qui avait réussi à entrer fort avant dans la confiance et la tendresse de leur neveu. Rebecca écrivit à l’enfant une lettre datée de Boulogne ; elle l’y exhortait à bien travailler, et lui annonçait qu’elle allait visiter le continent, que là elle se proposait bien de lui écrire encore plus d’une fois ; mais une année se passa sans qu’elle donnât aucun signe de vie, et elle ne se décida à écrire que lorsque le fils de sir Pitt, après une existence maladive, mourut enfin d’une complication de rougeole et de coqueluche. La mère de Rawdon écrivit alors à son cher fils une lettre des plus tendres ; cette mort, en effet, le rendait héritier de Crawley-la-Reine, et son excellente tante, qui était déjà comme une mère pour Rawdon, reporta sur lui toute l’affection qu’elle éprouvait pour l’enfant qui venait de lui être enlevé si cruellement. Le petit Rawdon Crawley était maintenant un beau et grand garçon, et il rougit beaucoup à la réception de cette lettre.

 

« Ma tante Jane, lui dit-il, ma véritable mère, c’est vous, et… non pas elle. »

 

Il n’en répondit pas moins par une lettre fort respectueuse à mistress Rebecca, qui se trouvait alors dans un hôtel de Florence. Mais n’anticipons point sur les événements.

 

Dans son premier vol, l’intéressante Becky n’avait pas été s’abattre bien loin. Après avoir traversé le détroit, elle s’était arrêtée à Boulogne, asile ouvert à toutes les innocentes créatures méconnues par d’injustes concitoyens ; là, elle prit une femme de chambre et deux pièces dans un hôtel et mena une existence assez agréable en se faisant passer pour veuve. À la table d’hôte elle s’était acquis une réputation d’amabilité, et racontait à ses voisins des histoires sur son frère sir Pitt et sur les hauts personnages qu’elle connaissait à Londres. Elle avait cette parole élégante et facile dont l’effet est immanquable sur les gens d’un rang inférieur.

 

Au milieu de cette société de second ordre, elle passait pour une personne qu’il ne fallait point traiter comme tout le monde ; elle invitait à venir prendre le thé dans sa chambre, et partageait tout comme les autres les innocentes distractions que cette localité offre à ses visiteurs, telles que les bains de mer, les courses en char à banc, les promenades sur la plage, les parties de spectacle. Mistress Burjoice, la femme de l’imprimeur, qui était venue se fixer à l’hôtel pour la saison d’été, et auprès de laquelle M. Burjoice se rendait très-exactement le samedi soir pour passer avec elle la journée du dimanche ; mistress Burjoice chantait partout les louanges de Becky. Mais ses éloges cessèrent un beau jour où Burjoice avait montré beaucoup trop de prévenances à l’égard de Becky. Les torts, n’en doutez point, étaient du côté de mistress Burjoice, car le seul reproche qu’on pût faire à Becky, c’était de se montrer peut-être trop accueillante et trop aimable, surtout à l’égard des hommes.

 

On était alors dans la belle saison, à cette époque de l’année qui, pour tous les Anglais, est le signal de déserter le sol natal et de se disperser sur la surface du globe habité. Becky put, de cette manière, juger plus d’une fois de quelle façon sa conduite était appréciée dans la haute société de Londres, au milieu de laquelle elle avait été naguère introduite. Un jour qu’elle se promenait sur la jetée de Boulogne, elle se trouva face à face avec lady Tartlet et ses filles, qui contemplaient les blanches falaises d’Albion se dessinant dans le lointain sur l’azur du ciel et des eaux. À sa vue, lady Tartlet se retrancha derrière son ombrelle, et, rassemblant autour d’elle ses filles en bataillon carré, elle battit en retraite en foudroyant du regard notre pauvre Becky, qui se trouva dans un complet isolement.

 

Une autre fois, étant allée assister au débarquement du paquebot, un matin où il avait fait beaucoup de vent, elle s’amusait à considérer les ravages causés par le mal de mer sur la figure des passagers. Lady Hingstone se trouvait au nombre des victimes et avait énormément souffert de la traversée. Ses jambes pouvaient à peine la soutenir pour traverser la planche qui conduisait du navire à la jetée ; mais elle retrouva toute son énergie en apercevant Becky qui, sous son chapeau rond, la regardait avec un sourire impitoyable et railleur. La noble dame y répondit par un air de souverain mépris, et d’un pas résolu se dirigea vers le bâtiment de la douane, sans avoir besoin de soutien. Becky fit semblant de rire, mais je n’oserais assurer qu’elle fût au fond fort contente. Désormais repoussée de tous, en apercevant de loin les blanches falaises de l’Angleterre, elle comprenait qu’il lui était interdit pour toujours d’y rentrer.

 

Les hommes aussi avaient singulièrement changé dans leur manière d’agir avec elle. Grinstone lui riait au nez et la traitait avec des airs de familiarité qui lui déplaisaient fort. Le petit Bob Suckling, qui, trois mois auparavant, lui parlait toujours chapeau bas et aurait fait un mille par une pluie battante rien que pour se trouver sur le passage de sa voiture, étant un jour à causer sur la jetée avec le jeune Fitzoof, officier aux gardes, au moment où Becky passait, la salua à peine de la tête avec un petit air de connaissance et sans se déranger le moins du monde de sa conversation. Tom Raikes eut l’impertinence de se présenter chez elle avec un cigare à la bouche ; elle lui ferma, il est vrai, la porte au nez, et si elle eut un regret, ce fut de ne pas lui avoir pris les doigts dans les battants. C’est ainsi que le vide se faisait de plus en plus autour de Becky.

 

« S’il avait été ici, se disait-elle, ces lâches n’auraient jamais osé m’insulter. »

 

Elle se mettait alors à penser avec une tristesse mêlée de regrets à l’honnête homme confiant et fidèle, de la part duquel elle avait toujours trouvé une soumission absolue, une humeur des plus égales, un dévouement sans bornes, et sans doute alors elle se mettait à pleurer, car ces jours-là sa figure était plus animée et plus rouge que de coutume quand elle descendait pour le dîner.

 

Les outrages du sexe le plus noble ne lui étaient peut-être pas encore aussi intolérables que la sympathie qu’affectaient certaines femmes à son égard. Deux de ces créatures qu’elle avait dédaignées à Londres, en traversant Boulogne, vinrent lui faire leurs compliments de condoléance, et prirent avec elle des airs protecteurs qui lui causèrent un accès de rage. Ces dames, après l’avoir embrassée, la quittèrent en souriant, et elle entendit le colonel Hornby, leur cavalier servant, pousser sur l’escalier des éclats de rire dont il n’était que trop facile de comprendre le sens.

 

Après cette visite, Becky qui avait exactement payé sa note de chaque semaine, qui était d’une politesse exquise avec la maîtresse de l’hôtel, et qui, par tous les moyens, s’était efforcée de se faire bien venir des gens de service, Becky eut la douleur et l’affront d’entendre le maître de la maison l’engager à chercher un autre logement, vu qu’il lui était impossible de la recevoir dans un hôtel fréquenté par des femmes honnêtes ; elle se vit donc réduite à prendre gîte ailleurs et à s’ensevelir dans un isolement qui lui devenait de plus en plus odieux.

 

En dépit de tous ces rebuts, elle essaya toutefois de se faire une réputation et d’avoir raison de la médisance. Elle se rendit à l’église exactement, y chanta plus haut que personne, se mit à la tête d’une bonne œuvre pour les veuves et les matelots naufragés, donna des dessins et des broderies pour la mission de Quashyboo ; fut dame patronesse de plusieurs œuvres charitables et renonça complétement à la valse. En un mot, elle se couvrit des dehors les plus respectables, et c’est précisément le motif qui nous engage à nous arrêter plus longtemps sur cette partie de sa vie, car les autres ne seraient peut-être pas aussi bonnes à rapporter. Mais les sourires des uns, les airs de mépris des autres ne lui échappaient pas, et cependant vous n’auriez pu deviner à l’expression de ses traits quels étaient ses supplices intérieurs.

 

Sa vie, du reste, était un mystère, les opinions à ce sujet étaient partagées. Parmi cette espèce de gens qui trouvent toujours du plaisir à se mêler des affaires d’autrui, les uns déclaraient qu’elle était coupable, tandis que les autres la proclamaient aussi blanche qu’un agneau et rejetaient tous les torts sur son affreux mari. Elle s’était fait plus d’un partisan par les larmes abondantes qu’elle versait toutes les fois qu’il était question de son enfant, par le luxe de douleur qu’elle étalait toutes les fois que ce nom revenait dans la conversation ou qu’elle voyait quelqu’un lui témoigner de la sympathie à ce sujet. C’est ainsi qu’elle avait gagné le cœur de la bonne mistress Alderney qui tenait le sceptre dans la société anglaise de Boulogne et qui donnait à elle seule plus de bals et de dîners que toutes les autorités réunies. Pour cela il lui avait suffi de répandre des larmes lorsque le petit Alderney, pensionnaire du docteur Swishtail, était venu passer ses jours de congé auprès de sa mère.

 

« Mon Rawdon a le même âge, et je crois l’avoir sous les yeux, » avait dit Becky en étouffant ces dernières paroles dans un soupir.

 

Or, il y avait tout simplement cinq années de différence et les deux enfants se ressemblaient tout autant que l’aimable lecteur à son très-humble et très-obéissant serviteur. Mais Wenham étant venu à passer par Boulogne, pour aller rejoindre lord Steyne, renversa tout cet échafaudage sentimental. Il apprit à mistress Alderney comme quoi il pouvait lui dépeindre le petit Rawdon beaucoup mieux que sa mère qui le détestait au vu et su de tout le monde, et avait toujours cherché à le voir le moins possible. Il lui dit que le petit Rawdon n’avait que neuf ans ; qu’il était blond tandis qu’Alderney était brun, et enfin il laissa à l’excellente dame le regret d’une sympathie mal employée.

 

Partout où Becky portait ses pas errants elle réussissait ainsi, à force de peine et de travail, à gagner les bonnes grâces de tout son entourage ; puis arrivait quelqu’un qui, d’un mot, faisait évanouir cette bienveillance si péniblement acquise, et il fallait aller recommencer ailleurs la même besogne. C’était là une existence bien pénible et bien dure qui, montrant à Becky l’étendue de l’abandon où elle se trouvait, la poussait peu à peu au désespoir.

 

Une certaine mistress Newbright prit pendant quelque temps parti pour elle. Elle avait été séduite par la douceur de son chant dans les cantiques chantés à l’église et par la profondeur de ses vues sur quelques points d’une haute gravité, dans lesquels mistress Becky avait acquis une certaine force lors de son premier séjour à Crawley-la-Reine. Non-seulement elle avait lu mais encore étudié certaines brochures dogmatiques ; elle faisait, en outre, des gilets de flanelle pour les sauvages de Quashyboo, des bonnets de coton pour les Indiens de Cocoanut ; elle peignait des écrans pour l’œuvre de la conversion du pape et des juifs, et assistait à tous les sermons et à tous les offices de sa chapelle ; mais, hélas ! tant de zèle devait finir par être sans résultats pour elle. Mistress Newbright ayant eu occasion de correspondre avec la comtesse de Southdown, au sujet de la fondation de la société de la Bassinoire, pour la conversion des insulaires de Freejoe, elle reçut, à propos de certains éloges qu’elle donnait dans une lettre de sa chère amie mistress Rawdon Crawley, une réponse de la comtesse douairière, où celle-ci lui communiqua des détails qui firent cesser toute espèce de rapports entre mistress Newbright et mistress Crawley. Toutes les personnes graves de Tours, – ce fut là que Becky eut à essuyer ces désagréments ! – évitèrent dès lors comme la peste la société de cette réprouvée.

 

Nulle part Becky ne réussissait à former un établissement durable. Ses efforts avaient toujours le même et triste sort. De Boulogne, elle avait été à Dieppe, de Dieppe à Caen, de Caen à Tours. Partout elle avait tenté de s’entourer de considération, et partout il lui avait fallu un beau matin déguerpir et prendre la fuite devant les vautours acharnés à sa ruine.

 

Au milieu de ses courses aventureuses, Becky avait fait la connaissance d’une certaine mistress Hook Eagles, qui jouissait d’une réputation irréprochable et d’une maison dans Portman-Square. Elle habitait un hôtel de Dieppe au moment où Becky était venue y chercher un refuge. Ce fut à la mer que ces deux dames se virent pour la première fois. Après avoir nagé côte à côte, elles se retrouvèrent dans la même position à la table d’hôte de l’hôtel. Comme tout le monde, mistress Eagles avait entendu parler de l’affaire de lord Steyne, et en cela elle en était au même point que tout le monde. Mais à la suite d’une conversation avec Becky, elle déclara que mistress Crawley était un ange, son mari un gredin, lord Steyne un vieux débauché, sans foi ni loi, comme c’était, du reste, connu de tout le monde, et qu’enfin toute cette affaire n’était qu’une infâme conspiration de ce traître de Wenham contre l’innocence et la vertu de mistress Crawley.

 

« Si vous aviez pour deux liards de cœur, monsieur Eagles, disait-elle à son mari, vous tiendriez une paire de soufflets toute prête pour ce drôle la première fois que vous le rencontreriez au club. »

 

Mais M. Eagles était déjà d’un certain âge et d’une humeur peu belliqueuse ; par état mari de mistress Eagles, par goût géologue, et d’une taille peu pyramidale, il ne voulait prendre qui que ce fût par les oreilles.

 

Mistress Eagles, après avoir ainsi placé mistress Rawdon sous sa haute protection, voulut qu’elle l’accompagnât à Paris et se fâcha contre la femme de l’ambassadeur, qui refusait de recevoir sa protégée ; en un mot elle ne négligea rien de ce qui était humainement possible pour attirer à Becky tout la respect que mérite une personne vertueuse.

 

Becky eut pendant quelque temps la tournure d’une personne fort rangée et fort respectable ; mais cette nécessité d’observer si rigoureusement les convenances lui devint bientôt d’un ennui mortel. Les journées se ressemblaient avec une monotonie désespérante : c’était un bien-être fastidieux à force de régularité ; chaque jour, même promenade en voiture dans le même bois, aux environs de Boulogne ; même société tous les soirs ; même sermon de Blair tous les dimanches : on eût dit une comédie qu’on s’empressait de recommencer sitôt qu’elle était finie. Becky en avait par-dessus la tête. Par bonheur, arriva de Cambridge le jeune Eagles ; mais sa mère s’étant bientôt aperçue de l’impression produite sur lui par sa jeune amie, notifia à Becky que rien désormais ne la retenait plus.

 

Elle songea alors à tenir une maison avec une autre personne de son sexe ; mais leur temps se passa à se quereller ou à faire des dettes. Puis ensuite Becky essaya de la pension bourgeoise ; elle entra dans la fameuse maison tenue par Mme de Saint-Amour, rue Royale, à Paris ; et là elle commença à faire l’essai de ses grâces et de leur puissance séductrice sur les dandys un peu râpés et les beautés équivoques qui fréquentaient les salons de la maîtresse de la maison. Becky aimait la société ; elle en avait besoin à tout prix, comme un fumeur d’opium ne peut se passer de sa pipe, et en somme elle fut assez satisfaite du temps qui s’écoula pour elle dans cette pension bourgeoise.

 

Pendant quelque temps, Becky sut obtenir le sceptre dans les salons de la comtesse. Mais à la fin, ses anciens créanciers de 1815, ayant sans doute découvert son gîte, la forcèrent de quitter Paris, et la pauvre créature n’eut que tout juste le temps de se diriger en toute hâte sur Bruxelles.

 

Elle avait conservé de cette ville un souvenir parfaitement exact ; elle ne put retenir un sourire de satisfaction en se retrouvant à l’entre-sol jadis occupé par elle et d’où elle avait pu contempler la famille Bareacres demandant à grands cris des chevaux pour fuir tandis que la voiture restait stationnaire sous la porte cochère de l’hôtel. Elle visita Waterloo et Lacken, et, reconnaissant dans ce dernier endroit le monument élevé à George Osborne, elle s’amusa à en prendre une esquisse.

 

« Ce pauvre Cupidon, murmura-t-elle tout bas, il m’aimait à en mourir. Cette tête-là n’était pas sans un grain de folie. Et la pauvre Emmy, est-elle encore de ce monde ? C’était là une bonne petite créature. Je n’oublierai jamais son gros gaillard de frère ; je crois avoir quelque part, dans mes papiers, la caricature de sa grosse personne. En somme, c’étaient d’assez braves gens, mais un peu naïfs. »

 

Becky arrivait à Bruxelles recommandée par Mme de Saint-Amour à son amie, la comtesse de Borodino, veuve d’un général de Napoléon, le fameux comte de Borodino, auquel son illustre maître n’avait laissé en mourant d’autres ressources que la table d’hôte et l’écarté. Des élégants de bas étage, des roués de second ordre, des veuves qui n’ont jamais eu de maris, des Anglais qui se figurent avec leur candeur native que ces salons leur représentent la meilleure société du continent et se font un plaisir d’y dépenser leur argent, tel était le personnel qui garnissait la table d’hôte de Mme Borodino. De jeunes dupes régalaient tour à tour la compagnie de vin de Champagne, allaient au bois avec ces dames, louaient des voitures pour les parties de campagne et des loges à l’Opéra pour la soirée, puis se pressaient au-dessus de ces blanches épaules, pour parier autour des tables d’écarté, et écrivaient à leurs parents des lettres où ils se félicitaient d’avoir leur entrée dans les maisons les plus distinguées de la capitale.

 

Là, aussi bien qu’à Paris, Becky était l’âme de toutes ces fêtes, et charmait les maisons où elle allait. Elle acceptait le champagne, les promenades à la campagne, les bouquets, les loges au théâtre, mais ce qu’elle mettait au-dessus de tout, c’était le jeu, et elle s’y livrait avec une folle audace. Elle risqua d’abord une mise fort modeste, puis vint ensuite la pièce de cinq francs, puis les napoléons puis les billets de banque. Si parfois elle se sentait gênée pour payer ses mois de pension, elle s’adressait à quelque jeune homme qui lui prêtait de l’argent, et lorsqu’elle se trouvait en fonds elle traitait avec la dernière insolence mistress Borodino que la veille elle avait cherché à amadouer par ses cajoleries. Il y avait des jours où elle n’aventurait que dix sous sur le tapis, c’est qu’alors ses finances étaient à sec ; d’autres fois au contraire, elle risquait tout un quartier de ses revenus et se disait toute prête à s’acquitter envers Mme Borodino. Ces jours-là elle aurait tenu contre tous les chevaliers d’industrie de la terre.

 

Un beau jour, Becky quitta Bruxelles, devant, il faut bien le dire, trois mois de pension à Mme de Borodino, qui, pour s’en venger, ne manquait jamais de raconter à tout Anglais qui venait chez elle quel était l’amour de Becky pour le jeu et la boisson ; par quelle habile comédie elle avait su soutirer de l’argent à M. Muff, ministre de l’Église réformée ; les audiences particulières qu’elle avait données dans sa chambre à milord Noodle, fils de sir Noodle et élève de M. Muff, et enfin cent autres coquineries au courant desquelles la comtesse de Borodino ne manquait pas de mettre ses visiteurs.

 

C’est ainsi que notre voyageuse promenait sa tente à travers les différentes capitales de l’Europe, et menait une existence aussi vagabonde que celle d’Ulysse ou du Juif-Errant. Ses dispositions à l’intrigue ne faisaient chaque jour que croître et embellir, et elle devint bientôt une vraie bohémienne dans toute la force du terme, ne fréquentant plus que les gens dont la réputation ne répand pas précisément un parfum d’honnêteté.

 

Il n’existe point de ville un peu importante en Europe, où les industriels anglais n’aient établi une succursale, et dont le public ne puisse voir les noms affichés dans la cour du shériff. Ce sont souvent des jeunes gens de très-bonne famille répudiés par leur famille, vrais piliers d’estaminets et maquignons ambulants, sous les auspices desquels ont lieu les courses de chevaux à l’étranger, et s’ouvrent les maisons de jeu. C’est parmi cette espèce de gens que se recrute surtout la population des prisons pour dettes. Ils aiment le vin et le tapage, les duels et les rixes ; et quelque beau matin on apprend qu’ils ont disparu sans avoir payé leur note. Au jeu ils se feraient scrupule de ne point tricher ; lorsqu’ils ont plumé quelque innocent pigeon, on les voit s’étaler à Baden-Baden dans d’élégantes briskas ; ont-ils la poche vide, on les aperçoit rôdant avec un air piteux et des habits râpés autour des tables de jeu, jusqu’au moment où ils parviennent à glisser une fausse lettre de change à quelque juif avide ou à dépouiller une nouvelle dupe. Ces alternatives de grandeur et de misère présentent de singulières bizarreries. C’est une vie de fièvre continuelle et parfaitement conforme, du reste, aux goûts et aux dispositions de Becky. Elle errait ainsi de ville en ville, s’adressant partout à ces sociétés de bohémiens. Dans toutes les maisons de jeu de l’Allemagne, le bonheur de Mme de Rawdon était devenu proverbial ; avec Mme de Cruche-Cassée elle ouvrit une maison à Florence, et l’un de mes amis, M. Frédéric Pigeon, me raconta que, chez elle, à Lausanne, après s’être grisé à un souper, il avait perdu huit cents louis contre le major Loder et l’honorable M. Deuceace. Nous sommes obligé d’esquisser rapidement la biographie de Becky, mais à en juger par ces traits rassemblés au hasard, moins on en dira et mieux cela vaudra.

 

Quand la fortune tenait mistress Rebecca au bas de la roue, elle avait alors recours aux concerts et aux leçons de musique. Une matinée musicale fut donnée à Wildbad par une certaine Mme Rawdon, avec le concours du premier pianiste de l’hospodar de Valachie, M. Spoft. Mon jeune ami, M. Eaves, qui connaît tout ce monde et a visité tous les pays, m’a affirmé qu’étant à Strasbourg, en 1830, il assista aux débuts d’une Mme Rebecque dans l’opéra de la Dame blanche, et que son apparition sur le théâtre souleva une épouvantable tempête. Elle fut sifflée à outrance par toute la salle, en partie pour son peu d’habitude de la scène et en partie à cause des sympathies maladroites que lui avaient témoignées de l’orchestre quelques officiers de la garnison. Eaves était certainement convaincu que l’infortunée débutante n’était autre que la malheureuse Rawdon-Crawley.

 

Elle en était ainsi réduite à l’état de ces êtres nomades pour qui la vie s’écoule au jour le jour. Dès qu’elle avait de l’argent, elle le jouait ; quand elle l’avait joué, elle ne reculait devant aucun expédient pour s’en procurer, et Dieu sait par quels moyens elle y parvenait ! On la vit quelque temps à Saint-Pétersbourg, mais elle reçut bientôt un ordre de la police de quitter cette capitale, ce qui prouve la fausseté de la chronique qui, plus tard, la représente comme résidant à Tœplitz et à Vienne, en qualité d’espion de la Russie. On m’a raconté aussi qu’à Paris, elle retrouva une de ses parentes, sa grand’mère maternelle, qui, loin d’être une Montmorency, remplissait les fonctions d’ouvreuse de loges dans l’un des plus crasseux théâtres des boulevards.

 

Leur entrevue, comme me l’ont donné à entendre des témoins oculaires, fut très-touchante et très-pathétique ; mais les détails à ce sujet n’ont point un caractère assez authentique pour que l’historien se hasarde à les répéter.

 

Il arriva qu’à Rome, mistress Rawdon eut à toucher un semestre de sa pension chez le principal banquier de la ville, et comme tous ceux qui avaient chez ce prince des usuriers un compte ouvert de plus de cinq cents scudi étaient invités au bal qu’il donnait pendant l’hiver, Rebecca reçut une invitation et parut à l’une des splendides soirées du prince et de la princesse Polonia. La princesse était de la maison des Pompili, qui descendent en ligne directe du second roi de Rome et d’Égérie de la maison d’Olympus. Le grand-père du prince Alexandre Polonia vendait des pains de savons, des essences, du tabac, des mouchoirs de poche, se chargeait de maintes commissions délicates moyennant salaire et prêtait de l’argent à la petite semaine. Toute la haute société de Rome se pressait dans ses salons. Princes, ducs, ambassadeurs, artistes, vieux ou jeunes gens de tout rang et de toutes conditions, tout le monde y accourait. Des flots de lumière éclairaient ses somptueux portiques ; les murs étaient couverts de boiseries dorées et de toiles d’une authenticité suspecte. Une vaste couronne d’or surmontait l’écusson princier du propriétaire. Un énorme champignon d’or sur champ de gueule avec une fontaine d’argent représentant les armes de la famille Pompili, brillait à tous les chambranles des portes et sur toutes les boiseries, et enfin sur le dais qui ombrageait l’estrade tapissée de velours et destinée à recevoir les papes et les empereurs.

 

Becky était arrivée par la diligence de Florence et était descendue dans un hôtel d’une apparence fort mesquine ; elle reçut néanmoins une invitation pour la fête du prince Polonia. Sa femme de chambre l’habilla avec un soin tout particulier ; puis Becky se rendit à ce bal au bras du major Loder, en compagnie duquel elle voyageait alors. C’était le même major qui, l’année suivante, tua en duel le prince de Ravioli à Naples, et fut roué à coups de canne par sir John Buckskin pour avoir mis par mégarde, en jouant à l’écarté, quatre rois dans son chapeau en sus de ceux qui se trouvaient dans le jeu. Ces deux honnêtes personnes se rendirent donc ensemble au bal, et Becky y reconnut une foule de visages qu’elle avait rencontrés dans des temps plus heureux, alors que, sans être plus vertueuse, elle jouissait du moins de la réputation qui s’attache à cette qualité. Le major Loder y retrouva une foule d’étrangers à la mine équivoque, aux moustaches effilées, portant à la boutonnière des rubans froissés et fanés, et laissant voir le moins de linge possible. Quant aux Anglais, ils se détournaient à l’approche du major. Becky y rencontra aussi quelques dames de sa connaissance : des veuves françaises, des comtesses italiennes d’une provenance douteuse, victimes, comme toujours, des brutalités de leurs maris.

 

Pour nous, qui fréquentons la meilleure compagnie de la Foire aux vanités, quittons vite cet égout où s’agite tout ce que ce bas monde renferme de plus impur. Jouons, si nous y trouvons du plaisir, mais que ce soit au moins avec des cartes propres et non avec des cartes grasses. Mais, hélas ! il suffit d’avoir un peu voyagé pour s’être trouvé en présence de quelques-uns de ces escrocs qui portent les couleurs du roi, montrent une commission parfaitement en règle, et font profession de dévaliser leurs semblables jusqu’au moment où, sans autre forme de procès, on les prend à quelque coin de rue.

 

Becky, toujours au bras du major Loder, parcourait les salons du prince Polonia, et figurait d’une manière fort méritante dans les nombreux assauts donnés au buffet et au champagne par une armée irrégulière d’avides invités. Quand notre couple se sentit suffisamment rafraîchi, il dirigea ses pas vers un petit salon de velours rose, où venait aboutir cette longue suite d’appartements. Là, au milieu de la pièce, on voyait la statue de Vénus, mille fois répétée par les glaces de Venise qui garnissaient les lambris. Le prince avait fait servir dans cette pièce un petit souper fin pour les hôtes qu’il honorait d’une distinction particulière. Parmi ces convives d’élite assis à cette table privilégiée se trouvait lord Steyne. Becky l’eut bien vite reconnu.

 

La blessure faite par la broche avait laissé une cicatrice rougeâtre sur ce front lisse et blanc ; les favoris d’un rouge clair avaient reçu une teinte plus foncée, ce qui ajoutait encore à la pâleur de sa figure. Il portait son collier, ses ordres, son ruban bleu et sa jarretière. C’était le plus important personnage de la réunion, bien qu’on y comptât cependant un duc régnant et une Altesse royale. Sa Seigneurie avait à côté d’elle la belle comtesse de Belladonna, dont le mari, le comte Paolo della Belladonna, célèbre par ses collections entomologiques, était en ce moment en mission auprès de l’empereur de Maroc.

 

Becky, en apercevant l’illustre tête à laquelle se rattachaient tant de souvenirs, dut être plus vivement choquée de la vulgarité du major Loder, et de l’odeur infecte de tabac que répandait le capitaine Rook. Elle chercha sans doute à retrouver les grands airs, à reprendre les allures et les sentiments qu’elle étalait avec tant de supériorité dans sa petite maison de May-Fair.

 

« Cette femme paraît sotte et capricieuse, pensa-t-elle tout bas ; je suis sûre qu’elle ne sait comment s’y prendre pour le distraire ; il doit en avoir déjà par-dessus la tête, ce qui ne lui est jamais arrivé avec moi ! »

 

La crainte, l’espoir, les souvenirs firent battre ce petit cœur, et Becky, avec des yeux où brillait un éclat surnaturel augmenté encore par le rouge qui entourait sa paupière, contemplait fixement le noble personnage auquel ses plaques réservées pour les grandes occasions, donnaient encore une nouvelle majesté. Comment ne pas admirer ces manières faciles et pleines d’une familiarité imposante ? Ah ! c’était bien là le type du grand seigneur à l’esprit pétillant, à la conversation aimable, aux manières empreintes d’une exquise distinction ; et pour le remplacer, elle avait un troupier qui puait le cigare et l’eau-de-vie ; un capitaine Rook, dont les bons mots sentaient l’écurie, qui ne parlait que courses et que chevaux, et autres sujets de la même espèce.

 

« Je voudrais bien savoir s’il me reconnaîtrait, » pensait Rebecca en elle-même.

 

Au même instant, lord Steyne, qui causait avec une grande dame placée à ses côtés, leva les yeux et aperçut Becky. Ses jambes tremblèrent sous elle à la rencontre de leurs yeux ; toutefois, elle eut assez d’empire sur elle-même pour adresser au noble lord un de ses plus gracieux sourires accompagné d’un petit salut bien timide et bien suppliant. Pendant une minute, lord Steyne la regarda d’un œil tout effaré, et il resta les yeux fixes et la bouche béante, comme Macbeth à la vue du spectre de Banquo, jusqu’au moment où l’affreux major Loder entraîna Becky d’un autre côté.

 

« Gagnons le souper, lui avait dit son cavalier ; à voir manger tous ces gros personnages, cela donne appétit. Dépêchons-nous d’aller dire un mot au champagne du gouverneur. »

 

Becky trouvait que le major lui en avait déjà dit beaucoup trop long.

 

Le lendemain, elle alla se promener au Corso, ce rendez-vous des oisifs de Rome, espérant y retrouver lord Steyne ; mais elle n’y vit que M. Fenouil, l’homme de confiance de Sa Seigneurie qui, l’abordant avec un salut assez familier, lui adressa les paroles suivantes :

 

« Je savais, madame, vous trouver ici ; car je vous suis depuis le moment où vous avez quitté votre hôtel, et j’ai à vous faire une communication qui vous intéresse.

 

– De la part du marquis de Steyne ? demanda Becky en s’efforçant de prendre un air de dignité qui déguisait mal l’agitation où la jetaient la crainte et l’espérance.

 

– Non, reprit l’homme de service, mais de ma part. Le climat de Rome est un climat fort malsain.

 

– Oh ! pas encore, monsieur Fenouil ; attendez à Pâques pour cela.

 

– Je vous répète, madame, qu’il est des gens auxquels il ne convient en aucune saison ; il y règne une mal’aria dont le souffle empoisonné fait des victimes en tout temps. Moi, je vous ai toujours considérée comme une brave femme, et, parole d’honneur, je serais fâché qu’il vous arrivât malheur. Vous voilà avertie ; c’est à vous maintenant de quitter Rome, à moins que vous ne soyez fatiguée de la vie. »

 

Becky s’efforçait de rire, mais elle était au comble de la rage et de la fureur.

 

« Vous plaisantez, monsieur Fenouil… On irait assassiner une pauvre femme ; voilà qui ressemble fort à du roman. Milord Steyne a donc des bravi pour cochers et des stylets plein ses voitures ? Je reste, entendez-vous ? ne serait-ce que pour le faire enrager, et, d’ailleurs, j’ai plus d’un défenseur. »

 

M. Fenouil se mit à rire à son tour.

 

« Des défenseurs ! et qui donc ? le major ? le capitaine ? tous ces chevaliers du tapis vert qui forment le cortége obligé de madame et qui, pour cent louis, se chargeraient de la débarrasser du fardeau de la vie. Nous en savons fort long sur le major Loder, qui n’est pas plus major que je ne suis marquis, et, au besoin, l’on pourrait l’envoyer aux galères. Allez, allez, nous sommes bien informés, et nous avons des amis partout. Nous savons parfaitement vos rencontres de Paris, et quelle parenté vous y avez retrouvée. Madame a beau ouvrir de grands yeux, c’est comme j’ai l’honneur de le dire. Comment se fait-il qu’aucun de nos ambassadeurs sur le continent n’ait consenti à recevoir madame, c’est qu’elle a offensé quelqu’un qui ne lui pardonnera jamais, et dont la fureur s’est réveillée à son aspect. La nuit dernière, en rentrant chez lui, milord était dans une agitation qui tenait de la démence ; Mme de Belladonna lui a fait une scène à cause de vous ; jamais on ne l’avait vue dans un pareil accès de fureur.

 

– C’est pour le compte de Mme de Belladonna que vous faites alors cette démarche, dit Becky se remettant un peu du trouble où l’avait jetée cette conversation.

 

– Nullement ; elle n’est pour rien dans tout ceci. La jalousie est son état normal, et, puisqu’il faut vous le dire, c’est de la part de monseigneur. Vous auriez le plus grand tort de vous montrer à lui ; et si vous restez ici, vous pourrez bien vous en repentir. Rappelez-vous le conseil que je viens de vous donner ; partez vite. Mais voici la voiture de milord… »

 

En même temps, M. Fenouil, saisissant Becky par le bras, l’entraîna dans une autre allée du jardin, au moment où la voiture de milord Steyne, toute chargée d’armes et de devises, débouchait comme un ouragan à l’entrée de l’avenue, traînée par des chevaux du plus grand prix. Mme de Belladonna était assise dans le fond de la voiture ; elle avait un air sombre et maussade, portait un king-Charles sur ses genoux, et s’abritait derrière une ombrelle blanche. Lord Steyne était étendu à côté d’elle, la face livide et les yeux à moitié morts. La haine, la colère, le désir, pouvaient de temps à autre leur rendre un éclat passager, mais d’ordinaire ils semblaient éteints et fermés pour un monde dont ce vieux débauché avait épuisé tous les plaisirs et toutes les illusions.

 

« Son Excellence n’est pas encore remise de la crise de cette nuit, » murmura M. Fenouil à l’oreille de mistress Crawley, tandis que la voiture disparaissait dans un tourbillon de poussière.

 

Et alors seulement elle sortit de derrière les buissons qui l’avaient dérobée aux regards du noble lord.

 

– Tant mieux, » pensa Becky qui prit cela comme consolation.

 

Milord nourrissait-il en réalité des projets d’assassinat contre mistress Rawdon, ainsi que M. Fenouil le lui avait donné à entendre, ou avait-il seulement mission de l’effrayer pour la forcer à quitter la ville où Sa Seigneurie se proposait de passer l’hiver et où elle n’eût pas été bien aise de se retrouver face à face avec son ancienne connaissance, c’est là un point qui n’a jamais été fort bien éclairci. En ce qui concerne ce digne serviteur, nous dirons seulement qu’après la mort de son maître il retourna dans son pays natal, où il vécut respecté de tous jusqu’à la fin de ses jours sous le titre de baron Finelli qu’il avait acheté de son souverain. Quant à Becky, cette menace eut tout l’effet qu’on en attendait, si l’on cherchait seulement à se délivrer par là de la présence de cette petite aventurière.

 

Pour ce qui est du marquis de Steyne, chacun sait la triste fin de ce noble personnage, qui succomba à Naples, deux mois après la révolution de 1830. On lisait à ce propos dans les journaux : « L’honorable George Gustave, marquis de Steyne, comte de Gaunt-Castle, pair d’Irlande, vicomte d’Hellborough, baron de Pitobley et de Grilleby, chevalier de l’ordre de la Jarretière, de la Toison d’or d’Espagne, de l’ordre russe de Saint-Nicolas de première classe, de l’ordre turc du Croissant ; premier lord du cabinet des poudres, valet de chambre ordinaire de Sa Majesté britannique, colonel du régiment de Gaunt, conservateur du Musée britannique, administrateur du collége de la Trinité, gouverneur de Grey-Friars, est mort de la douleur que lui a causée le triomphe de la faction orléaniste. »

 

Cette éloquente énumération de titres parut successivement dans tous les journaux de la semaine où l’on fit les plus pompeux éloges de ses vertus, de sa libéralité, de ses talents, de ses bonnes actions. Son corps fut enseveli à Naples et son cœur, qui n’avait jamais battu que pour de nobles et généreuses inspirations, fut transporté à Castle-Gaunt dans une urne d’argent.

 

« Les arts et les malheureux, écrivit M. Wagg, ont perdu en lui un protecteur éclairé, la société un de ses plus beaux ornements, l’Angleterre un de ses plus grands citoyens. »

 

Son testament ouvrit le champ à un grand nombre de débats, et l’on chercha quantité de chicanes à Mme de Belladonna pour l’obliger à restituer un magnifique diamant que Sa Seigneurie portait toujours au petit doigt, et qu’on accusait cette dame d’avoir détourné après le regrettable trépas de lord Steyne. Mais l’homme de confiance de milord, M. Fenouil, prouva que cette bague avait été offerte à ladite Mme de Belladonna, par le marquis, deux jours avant sa mort, ainsi que les billets de banque, les bijoux, les valeurs françaises et napolitaines, qu’on l’accusait d’avoir pris dans le secrétaire de Sa Seigneurie, et que les héritiers n’eurent pas honte de réclamer à cette femme aussi honnête que calomniée.

 

CHAPITRE XXXIII.

Peines et plaisirs.


Le lendemain de la rencontre dont nous avons précédemment parlé, Jos apporta à sa toilette une recherche et un luxe inaccoutumés, et, sans faire part à ses compagnons des événements de la nuit ni les avertir de sa sortie, il descendit de grand matin dans la rue, et on put le voir prendre des renseignements à la porte de l’hôtel de l’Éléphant. Les fêtes avaient rempli la maison de voyageurs ; les tables, au dehors, étaient déjà garnies de personnes qui fumaient en buvant de la bière ; à l’intérieur flottait un nuage de fumée qui empêchait de rien distinguer. M. Jos, après avoir avec sa solennité ordinaire, et dans un allemand qu’il maniait assez mal, poursuivi ses investigations touchant la personne qu’il cherchait, recueillit des indications qui le conduisirent enfin dans la partie la plus élevée de la maison ; au-dessus des étages successifs occupés par des gens de profession nomade, il arriva à de petites chambres situées sous les combles, où, parmi des étudiants, des commissionnaires, des marchands forains et des paysans, il dénicha enfin l’humble réduit où Rebecca avait été enfouir ses appâts séducteurs, et qui était assurément le plus modeste qui ait jamais reçu la beauté.

 

Cette atmosphère convenait à Becky ; elle se sentait à son aise au milieu de cette tourbe de bohémiens, d’étudiants, de joueurs, de saltimbanques. Son père et sa mère, tous deux bohémiens par goût et par nécessité, lui avaient légué cette nature aventureuse et remuante qui, à défaut de la conversation d’un lord, lui faisait trouver du charme à celle d’un laquais. Le bruit, le mouvement, l’odeur de la pipe et du vin, les refrains des étudiants, le langage original des faiseurs de tours, le jargon des juifs, enfin tout ce qu’il y avait d’imprévu et d’irrégulier dans ce désordre enchantait et ravissait cette petite femme, alors même que la fortune capricieuse lui refusait de quoi payer sa note à l’hôtel. Et depuis que sa bourse s’était arrondie de tout l’argent que le petit Georgy lui avait fait gagner la veille, elle trouvait un nouveau charme à cette vie de tumulte et de hasards.

 

En atteignant la dernière marche, et tout essoufflé de cette ascension, Jos s’arrêta sur le palier et chercha à découvrir le n° 92. En face du n° 92, qui était la chambre qu’on lui avait indiquée comme étant celle de la personne qu’il demandait, se trouvait le n° 94, dont la porte entr’ouverte laissait voir un étudiant en bottes à hautes liges, en tunique boutonnée et crotté, jusqu’à l’échine. Il était couché sur son lit et fumait sa pipe, tandis qu’un autre étudiant, aux cheveux blonds et flottants, portant une tunique à brandebourgs fort râpée et fort crottée, se tenait un genou en terre et l’œil collé sur la serrure du 92. Par cette voie de correspondance, il adressait les supplications les plus pressantes à la personne qui occupait la chambre.

 

« Laissez-moi, répondait une voix bien connue qui fit tressaillir notre ami Jos ; j’attends quelqu’un, j’attends mon grand-père, et je ne voudrais pas qu’il vous trouvât chez moi.

 

– Ange de la verte Erin, continuait l’étudiant aux cheveux dorés et aux grandes boucles d’oreilles, prenez-nous en compassion, laissez-vous fléchir à nos prières et venez dîner avec moi et Fritz dans un des restaurants du Parc. Nous aurons des faisans rôtis, de la bière, du plum-pudding et du vin de France. Ne nous refusez pas, si vous ne voulez avoir à vous reprocher notre mort.

 

– Oui, notre mort ! » reprit l’autre sans se déranger seulement de son lit.

 

Jos entendit tout ce colloque, mais il n’y comprit rien, attendu qu’il n’avait jamais fait aucun effort pour savoir la langue qui se parlait autour de lui.

 

« Nioumero quatre-vinn-doze, si vous plaît ? demanda Jos d’une voix solennelle, lorsqu’il se sentit assez remis pour pouvoir parler.

 

– Quouatre-fan-touce ! » dit l’étudiant en se relevant. En même temps il s’élança dans la chambre, qu’il ferma au verrou, et Jos put distinguer les éclats de rire qu’il faisait avec son camarade.

 

L’ex-fonctionnaire du Bengale était tout déconcerté de cet accueil, lorsque la porte du 92, s’ouvrant d’elle-même, laissa passer la petite figure de Becky, sur laquelle se trahissait une expression à la fois railleuse et sournoise ; elle courut au-devant de Joseph.

 

« C’est vous, lui dit-elle ; ah ! si vous saviez avec quelle impatience je vous attendais ; arrêtez… tout à l’heure… dans une minute, vous pourrez entrer. »

 

Cette minute fut employée par elle à cacher sous sa couverture son pot de rouge, une bouteille d’eau-de-vie et une assiette avec un reste de pâté ; puis elle donna un coup de peigne à sa chevelure, et alors seulement elle introduisit son visiteur.

 

En guise de robe du matin, elle avait un domino rose, vieille guenille couverte de taches et de souillures, et portant à plusieurs endroits des traces de pommade. Mais de ses larges manches sortaient des bras éblouissants de blancheur et de beauté, et sa robe serrée autour de sa taille svelte et mince laissait deviner d’une manière assez avantageuse la délicatesse des formes qu’elle dessinait à demi. Elle introduisit maître Jos dans sa mansarde.

 

« Entrez, lui dit-elle, et causons un peu. Tenez, voici une chaise. »

 

Et accompagnant la voix du geste, elle imprima un léger mouvement à la main de son visiteur et l’obligea de force à s’asseoir sur sa seule et unique chaise. Quant à elle, elle se plaça sur le lit, prenant bien garde à la bouteille et à l’assiette qu’il recelait, et évitant de s’asseoir dessus, ce que Jos n’aurait pas manqué de faire si elle lui avait permis de prendre cette place. Après cette installation, la conversation s’engagea entre elle et son ancien admirateur.

 

« Les années n’ont pas eu grande prise sur vous, lui dit-elle avec un regard de tendre intérêt. Je vous aurais reconnu n’importe où. Qu’on est heureux, en pays étranger, de se retrouver en face d’un ami loyal et dévoué ! »

 

À dire vrai, en ce moment, l’ami loyal et dévoué n’avait rien, dans l’expression de sa figure, qui justifiât ces deux épithètes : on y remarquait plutôt l’embarras et la stupéfaction. Jos jetait un regard inquisiteur sur le singulier local qu’occupait son ancienne passion. Une de ses robes était jetée sur un des montants de son lit, une autre accrochée à une patère plantée sur la porte. Un chapeau couvrait à moitié un miroir cassé, à côté duquel était placée une jolie petite paire de bottines couleur bronze. Un roman français se promenait sur la table de nuit, à côté d’un bout de chandelle que Becky avait aussi pensé à fourrer sous la couverture ; mais elle n’avait exécuté que la moitié de ce projet et avait seulement enfoui dans cette cachette le petit cornet avec lequel elle éteignait sa chandelle au moment de se livrer au sommeil.

 

« Je vous aurais reconnu n’importe où, continua-t-elle ; il est des choses qu’une femme n’oublie jamais, et vous êtes le premier homme que… que j’aie distingué.

 

– En vérité, dit Jos ; mais, par mon âme, vous ne m’en aviez encore rien dit.

 

– Lorsque j’ai quitté Chiswick avec votre sœur, j’étais presque encore une enfant… Au fait, comment va-t-elle, cette chère Amélie ?… Elle avait un bien vilain mari, et tout naturellement c’était de moi qu’elle était jalouse, cette chère petite, comme si je m’étais souciée de lui, alors qu’il y avait quelqu’un au monde… Mais, hélas ! ne revenons pas sur le passé. »

 

Elle essuya en même temps ses paupières avec un mouchoir garni d’une dentelle déchirée.

 

« Vous êtes surpris de me voir ici, reprit-elle ensuite, et, à la vérité, je me trouve dans un monde fort différent de celui que j’ai fréquenté jusqu’ici. Ah ! si vous saviez combien il m’a fallu supporter de chagrins et de soucis. Voyez-vous, avec les tourments que j’ai soufferts, il y a eu de quoi me rendre folle. Maintenant, mon humeur inquiète me promène de pays en pays ; et au milieu de cette vie agitée et malheureuse, j’espère en vain m’affranchir du chagrin qui me poursuit. Tous mes amis m’ont trahie, tous ! entendez-vous bien ? Non, non, la terre tout entière ne porte pas un homme d’honneur. Ce qui du moins fait ma force, c’est que ma conscience ne me reproche rien ; car si j’ai épousé mon mari, c’était parce que, dans mon dépit, je voyais qu’un autre… Mais laissons cela. Ma conduite a toujours été celle de l’honneur et de la droiture, et, en retour, je n’ai trouvé que mépris et abandon. On n’a rien respecté, pas même mes affections maternelles : l’enfant de mon amour, qui faisait mon espoir, ma joie, ma vie, mon orgueil, l’unique objet de mes plus secrètes prières, eh bien ! on a eu la cruauté de me l’enlever, de venir le prendre presque dans mes bras. »

 

En même temps, elle accompagnait ces paroles des signes du plus violent désespoir ; elle portait la main sur son cœur et se frappait la tête contre le traversin. La bouteille à l’eau-de-vie qui s’était égarée dans ces parages, tinta contre l’assiette où se trouvaient les restes du pâté, ce qui produisit un cliquetis des plus propres à produire la pitié. C’était sans doute l’émotion qui les gagnait au spectacle de cette grande douleur. Max et Fritz écoutaient à la porte, tout surpris des sanglots et des pleurs de mistress Becky ; Jos aussi était à la fois effrayé et ému en voyant l’ancien objet de ses flammes dans cet état de grande exaltation. À la faveur de la compassion qu’elle avait réussi à faire naître, Rebecca se mit à raconter son histoire avec une simplicité, une naïveté, un abandon qui portaient la persuasion dans le cœur de son auditeur. Comment, après un récit aussi véridique, hésiter à la prendre pour un ange descendu du ciel pour être sur cette terre la victime des infernales machinations de ces vilains diables que l’on y rencontre. Oui, c’était bien une créature immaculée, une martyre inébranlable au milieu des persécutions, que cette femme que Jos voyait assise sur le lit à côté de la bouteille d’eau-de-vie.

 

Leur entretien se prolongea encore fort longtemps et fut des plus tendres et des plus confidentiels. Ce fut au milieu de ces touchants épanchements que Jos apprit, d’une manière qui ne pouvait blesser sa pudique nature, que la vue de sa séduisante personne avait été pour Becky la première révélation des douceurs ineffables que l’on trouve dans l’amour. En vain George Osborne avait eu le tort impardonnable de lui faire la cour, d’exciter ainsi la jalousie d’Amélia et d’amener quelques nuages entre elle et lui ; jamais Becky n’avait donné le moindre encouragement au malheureux officier, car depuis le jour où elle avait vu Jos toutes ses pensées avaient été dès lors pour lui. Sans doute, ses devoirs d’épouse lui avaient été durs à remplir ; mais jusqu’ici elle les avait rigoureusement accomplis et voulait les accomplir jusqu’à son dernier jour, jusqu’au moment où le climat fatal dans lequel vivait le capitaine Crawley viendrait la délivrer d’un joug que ses durs traitements lui avaient rendu insupportable.

 

En se retirant, Jos emporta la conviction qu’il venait de voir la femme la plus vertueuse et la plus aimable que le monde possédât, et il se mit à ruminer dans son esprit mille projets inspirés par le plus tendre intérêt et le désir de réparer à son égard les injustices du sort. Ses tortures si prolongées devaient avoir leur terme ; elle devait enfin rentrer dans le monde dont elle avait fait si longtemps le plus bel ornement. Jos veillerait à tout ce qu’il y avait à faire. Pour arriver à ce but, la première chose était de la retirer de ce misérable taudis pour la mettre dans un logement plus convenable ; il se proposait de charger Amélia de cette négociation et de la prier d’aller voir son amie et de la traiter comme par le passé. En sortant, il allait de suite s’en entendre avec le major. Rebecca versa des larmes d’attendrissement et de reconnaissance en reconduisant son gros visiteur, et lui serra la main comme il s’inclinait pour déposer un baiser sur la sienne.

 

Becky fit à Jos un salut aussi gracieux que si le galetas dont elle venait de lui faire les honneurs eût été tout au moins un palais. Lorsque cette masse pesante eut disparu dans les profondeurs de l’escalier, Hans et Fritz, la pipe à la bouche, vinrent trouver leur voisine dans sa chambre, et elle les divertit beaucoup en faisant à leurs yeux la caricature de Jos. Elle n’oublia pas le pâté dans la cachette où elle l’avait mis, non plus que sa chère bouteille d’eau-de-vie, à laquelle elle fit de nombreuses accolades.

 

Pendant ce temps, Jos se dirigeait vers la demeure de Dobbin. Il prit un air grave et solennel pour lui redire la touchante histoire qu’il venait d’entendre ; mais il eut soin d’omettre l’aventure de la nuit précédente. Tandis que nos deux amis discutaient ainsi sur ce qu’il y avait à faire pour mistress Becky, celle-ci achevait le déjeuner à la fourchette si brusquement interrompu par la visite de Jos.

 

Comment expliquer sa présence dans cette ville, l’abandon où elle se trouvait, ses courses vagabondes ? Le motif s’en trouve dans un des premiers classiques que l’on met aux mains des écoliers : Facilis lescensus Averni, a dit le poëte. Jetons le voile sur cette partie de son histoire. Si Becky était alors encore un peu plus dépravée qu’au temps de ses grandeurs, la faute en était à la fortune qui l’avait fait descendre si bas.

 

Quant à Amélia, dont l’excessive douceur dégénérait presque en faiblesse, il lui suffisait d’apprendre que quelqu’un était malheureux pour que son cœur fût aussitôt touché d’une belle pitié en faveur de celui qui souffrait. L’idée du malheur d’autrui, alors même qu’il était mérité, lui était insupportable. Selon elle, il aurait fallu abolir les prisons, le Code pénal, les menottes, le fouet, la pauvreté, la maladie et la faim. Il y avait tant de bonté dans ce cœur, qu’il était toujours prêt à oublier même une injure mortelle.

 

En apprenant l’aventure sentimentale arrivée à Jos, l’impression du major ne fut pas tout à fait conforme à celle de l’ex-fonctionnaire du Bengale, et même son premier mouvement fut peu favorable aux infortunes de notre aventurière.

 

« La voilà donc revenue sur l’eau, cette petite drôlesse, » répondit-il tout d’abord à Jos.

 

Il n’avait jamais éprouvé pour Rebecca la plus légère sympathie ; loin de là, elle ne lui avait inspiré que de la défiance depuis le moment où les petits yeux perçants et verts de cette jeune intrigante s’étaient arrêtés sur les siens pour s’en détourner ensuite avec une pruderie affectée.

 

« Cette infernale créature porte le malheur à sa suite et le répand partout où elle va, dit-il, sans autres égards pour mistress Rawdon ; qui sait le genre de vie qu’elle a mené depuis que nous l’avons perdue de vue ? Que vient-elle faire ici, toute seule, en pays étranger ? À d’autres ces histoires de persécution et de tortures ! une honnête femme ne manque jamais d’inspirer la sympathie, et d’ailleurs ne quitte point ainsi sa famille. Pourquoi a-t-elle planté là son mari ? Je sais qu’il ne valait pas grand’chose et que sa réputation n’était pas meilleure que lui ; je n’ai pas oublié les manœuvres de ce chevalier d’industrie pour arriver à dépouiller ce pauvre George. Et puis, lorsqu’ils se sont séparés, n’y a-t-il pas eu à ce propos du bruit et du scandale ? Il est venu comme une rumeur de cela à mes oreilles. »

 

Le major Dobbin, s’échauffant de plus en plus, accablait de ses fâcheux souvenirs la pauvre Rebecca, tandis que Jos faisait de son mieux pour le convaincre qu’elle était digne de tout respect et qu’il fallait voir en elle la plus vertueuse comme la plus persécutée des femmes.

 

« Je le veux bien, dit le major en diplomate consommé, nous nous en rapporterons à mistress George. Allons de ce pas la consulter. Vous m’accorderez, j’espère, que nous ne pouvons tomber sur un meilleur juge en cette matière.

 

– Peuh ! Emmy ! fit Joseph, qui n’était pas alors dans ses moments de tendresse pour sa sœur.

 

– Eh bien quoi ? reprit le major avec vivacité, morbleu ! monsieur, c’est la femme qui possède le jugement le plus sensé et le plus fin que j’aie rencontré de ma vie. Je vous le répète, allons de ce pas la trouver ; nous lui demanderons ce qu’elle pense d’un rapprochement avec cette femme, et, quelle que soit sa décision, je m’engage à m’y soumettre. »

 

Ce fourbe abominable de Dobbin croyait dans son for intérieur être sûr d’avance de l’arrêt. Il se rappelait qu’autrefois Emmy avait été, et avec de trop justes motifs, jalouse de Rebecca, et elle ne prononçait jamais son nom qu’avec un frémissement de terreur. Or, une femme jalouse ne pardonne jamais, pensa Dobbin. Ce fut au milieu de ces réflexions que les deux amis arrivèrent auprès de mistress George, qui roucoulait en ce moment de toute la force de son gosier, sous la direction de Mme Strumpff. Quand la maîtresse de chant se fut retirée, Joseph entama la conversation avec le ton solennel qui le quittait rarement :

 

« Amélia, ma chère, lui dit-il, par mon âme, je viens de faire la plus extraordinaire, oui, la plus extraordinaire rencontre que vous puissiez imaginer : une de vos anciennes amies, une de vos bonnes amies est nouvellement arrivée ici, et je serais bien aise que vous allassiez lui faire visite.

 

– Faire visite, et à qui donc ? demanda Amélia. Prenez garde, Dobbin, vous allez casser mes ciseaux. »

 

Le major s’était emparé des susdits ciseaux par la petite chaîne à laquelle les dames les suspendent d’ordinaire à leur ceinture, et leur imprimait un mouvement de rotation qui inquiétait vivement Amélia sur leur sort.

 

« C’est une femme que je ne puis sentir, dit le major d’un ton hargneux, et que vous n’avez aucun sujet d’aimer beaucoup.

 

– C’est Rebecca, Rebecca, n’est-ce pas ? fit Amélia toute rouge et paraissant fort agitée.

 

– Vous avez deviné ; c’est précisément cela, » répondit Dobbin.

 

Bruxelles, Waterloo, avec leurs souvenirs si amers et si douloureux, se présentèrent à l’esprit de la pauvre femme et soulevèrent dans cette âme sensible une terrible agitation.

 

« Ne me demandez point à la voir, continua Emmy ; il m’est impossible de la voir.

 

– Je vous l’avais bien dit, fit Dobbin en se retournant vers Jos.

 

– Ah si vous saviez comme elle est malheureuse, reprit Jos avec une nouvelle insistance. Elle est plongée dans l’indigence la plus complète, sans amis pour la secourir, et elle a été malade à toute extrémité, et enfin son indigne mari a eu l’infamie de l’abandonner. »

 

Amélia poussa un soupir.

 

« Elle n’a plus un seul ami au monde, entendez-vous ? continua Jos avec une habileté qui avait de quoi surprendre de sa part, elle m’a dit que sa dernière espérance reposait tout entière sur vous. Ah ! elle est bien à plaindre, Emmy ; sa douleur va presque à la folie, et son histoire m’a vivement touché ; oui, je vous le jure sur l’honneur, jamais si cruelle persécution n’a trouvé victime aussi résignée. Sa famille a été bien dure et bien cruelle à son égard.

 

– Pauvre créature ! fit Amélia.

 

– Faute de trouver un ami qui lui tende la main, elle dit qu’il ne lui reste plus qu’à mourir ; et Jos, d’une voix émue et tremblante, continua sur le même ton : Par mon âme, vous savez sans doute qu’elle a déjà essayé de se donner la mort ! Elle porte toujours du laudanum avec elle ; elle en a une bouteille dans sa chambre… Une pauvre petite chambre, bien misérable… dans une maison plus misérable encore… l’hôtel de l’Éléphant. Elle loge dans les combles ; j’ai voulu y aller moi-même. »

 

Cette dernière particularité n’eut pas l’air de faire grande impression sur Emmy ; elle fit même un léger sourire. Peut-être voyait-elle en esprit Jos tout essoufflé gravir les étages successifs.

 

« Elle est seule, seule en face de son chagrin, reprit-il : le récit des tortures qu’elle a endurées a vraiment de quoi fendre l’âme. Elle a un petit garçon du même âge que Georgy.

 

– Oui, en effet, reprit Emmy, je crois m’en souvenir ; eh bien ! après.

 

– Le plus joli petit ange qu’on puisse voir, reprit Jos dont la sensibilité était en raison de la grosseur, et qui avait été fort ému par l’histoire de Becky ; un petit ange qui adorait sa mère, et ces bourreaux ont eu la barbarie de l’arracher à ses bras, et ne lui ont plus jamais permis de le revoir.

 

– Cher Joseph, s’écria Emmy éclatant en sanglots, courons sur-le-champ auprès d’elle. »

 

Elle s’élança aussitôt vers sa chambre à coucher, mit son chapeau en toute hâte et revint avec son châle sur le bras, en priant Dobbin de l’accompagner. Le major arrangea le châle sur les épaules d’Amélia, c’était un cachemire blanc qu’il lui avait rapporté des Indes. Il vit bien alors qu’il ne lui restait d’autre parti que celui de l’obéissance, et, offrant son bras, il sortit avec elle.

 

« C’est au n° 92, au quatrième étage, » leur avait dit Jos, qui ne se souciait peut-être plus beaucoup de tenter une nouvelle ascension. Content du succès qu’il venait de remporter, il alla se placer à la fenêtre du salon qui dominait la place où était situé l’hôtel de l’Éléphant, et il put voir Amélia au bras du major, se dirigeant vers la demeure de Becky. Fort heureusement pour elle, elle les aperçut de sa mansarde où elle était à causer et à rire avec les deux étudiants et où l’on ne ménageait pas ses railleries au grand-papa de Becky. Par suite de la remarque qu’elle venait de faire, elle s’empressa de congédier les deux compagnons et de mettre un peu d’ordre dans son petit réduit avant l’arrivée du propriétaire de l’hôtel qui, sachant que mistress Osborne était en grande faveur à la cour du grand-duc, se confondit auprès d’elle en saluts de toutes sortes et voulut l’accompagner jusqu’à l’étage supérieur, s’excusant de la roideur de l’escalier et de l’élévation des marches.

 

« Ouvrez, s’il vous plaît, ma charmante lady, fit le propriétaire de l’hôtel en frappant à la porte de Becky à laquelle, la veille encore, il n’accordait qu’un madame tout sec, et qu’il avait traitée jusqu’alors avec fort peu de politesse.

 

– Qu’est-ce ? » demanda Becky en passant la tête à demi, puis elle poussa un petit cri.

 

Elle avait devant elle Emmy tremblant de tous ses membres et Dobbin avec sa grande taille appuyé sur sa canne. Il était là en observateur et prenait le plus grand intérêt à la scène qui allait se passer. Emmy s’élança les bras ouverts au-devant de Rebecca. Elle venait de lui pardonner le passé, l’embrassant avec toute l’effusion du cœur. Et toi, pauvre créature, souillée, depuis quand avais-tu été l’objet d’aussi pures, d’aussi saintes caresses !

 

CHAPITRE XXXIV.

Amantium iræ.


Tant de franchise et de bonté d’âme ne pouvaient point laisser insensible, quelque pervertie qu’elle fût, celle qui en était l’objet. Elle répondit aux caresses et aux douces paroles d’Emmy par quelque chose qui ressemblait à de la gratitude et par une émotion qui, si elle ne fut pas durable, était du moins sincère. C’était cet adroit mensonge du fils arraché aux bras de sa mère, c’était l’idée de ce déchirant spectacle qui avait rendu à Becky le cœur d’Amélia ; ce fut aussi le premier sujet dont s’entretinrent tout naturellement les deux amies.

 

« Ainsi donc ils vous ont pris votre enfant chéri, disait d’une voix émue la trop candide Amélia ; ah ! Rebecca, je comprends vos souffrances, je sais ce que c’est que d’être privée de son enfant ; aussi je compatis bien à la douleur des mères qui sont affligées d’une aussi pénible séparation. Mais le ciel, qui veille sur nous, vous rendra aussi le vôtre, comme une providence miséricordieuse m’a fait retrouver le mien.

 

– Mon fils, mon enfant ?… Ah ! au fait, j’ai eu le cœur déchiré par de bien cruelles angoisses, » répondit Becky tourmentée peut-être par un secret remords.

 

Becky se sentait mal à l’aise en amassant mensonge sur mensonge en présence de tant de confiance et de simplicité ; tel est souvent le triste sort de ceux qui se sont écartés une seule fois du sentier de la vérité. Une première fausseté en entraîne une autre, et l’on roule ainsi de faussetés en faussetés avec la crainte de voir à la fin tant d’impostures découvertes.

 

« Mes tortures, continua Becky, ont été épouvantables lorsqu’on m’a arraché mon fils. (Il est à regretter qu’à ce moment un cliquetis de la bouteille ne soit pas venu mêler ses gémissements aux siens.) J’ai failli en mourir ; j’ai eu une congestion cérébrale, et mon docteur m’avait condamnée ; hélas ! si j’en ai réchappé, c’était pour me trouver dans l’indigence et le délaissement.

 

– Quel âge a-t-il ? demanda Emmy.

 

– Onze ans, répondit l’autre.

 

– Onze ans ! reprit la mère de George toute surprise ; mais il est de l’âge de Georgy, qui a…

 

– Ah ! c’est pourtant vrai, s’écria Becky qui avait parfaitement oublié toutes les particularités de l’âge du petit Rawdon. Si vous saviez comme le chagrin a bouleversé ma pauvre tête, chère Amélia ! Ah, je ne suis plus la même. Il y a des moments où je ne me souviens plus de rien. Rawdy avait onze ans lorsqu’on me l’a enlevé ; il était joli comme un ange. Mon Dieu ! ayez pitié de moi, je ne le reverrai donc plus ?

 

– Était-il blond ou brun ? demanda cette petite niaise d’Emmy. Vous devez avoir conservé de ses cheveux ; montrez-les moi, je vous prie. »

 

Becky eut presque un sourire pour tant de simplicité.

 

« Un autre jour, chère amie, quand mes bagages seront arrivés de Leipsick que j’ai quitté pour venir ici. J’ai aussi son portrait en médaillon ; je l’avais fait faire hélas ! dans des temps plus heureux.

 

– Pauvre Becky ! disait Emmy, combien je dois être reconnaissante envers Dieu ! Et elle se laissa aller à ses réflexions ordinaires sur la beauté, l’esprit, les qualités de son fils qui n’avait pas d’égal au monde ; je vous ferai voir mon fils, » continua-t-elle.

 

Dans sa pensée elle ne pouvait offrir de plus grande consolation à Rebecca, si quelque chose ici-bas pouvait la consoler.

 

La conversation se prolongea encore plus d’une heure entre ces deux femmes, et Becky en profita pour faire à son amie un récit circonstancié de son existence depuis qu’elles s’étaient quittées jusqu’à cette époque. Elle lui raconta comme quoi son mariage avec Rawdon avait toujours soulevé dans la famille de son mari les animosités les plus violentes ; comme quoi sa belle-sœur, femme artificieuse et passionnée, avait versé contre elle le fiel et le poison dans l’âme de son mari ; comme quoi il avait formé de coupables relations qui l’avaient amené à délaisser complétement sa femme. Tandis qu’elle avait tout supporté, la pauvreté, le mépris, la froideur de l’homme qu’elle avait le plus aimé, et tout cela pour l’amour de son fils ; enfin, par suite des outrages les plus graves, elle avait été obligée de demander une séparation ! Son mari n’avait-il pas eu l’infamie de lui proposer de sacrifier son honneur, afin d’obtenir du marquis de Steyne l’avancement que lui faisait entrevoir à ce prix ce seigneur aussi puissant que corrompu.

 

Becky débita cette partie dramatique de son histoire avec un accent de pudeur outragée et de vertueuse indignation. À la suite de cette insulte, forcée de fuir le domicile conjugal, elle s’était vue poursuivie par la haine de ce monstre qui avait eu la cruauté de ravir un enfant à sa mère. C’est ainsi que Becky se trouvait pauvre, errante, abandonnée, sans appui, sans ressources.

 

Emmy accepta sans la moindre défiance l’histoire qui lui fut racontée avec toutes sortes de détails imaginaires. Elle frémissait d’indignation au récit de la conduite du misérable Rawdon, de l’infâme Steyne, et ses yeux exprimaient toute sa sympathie pour Rebecca à chaque nouveau trait des persécutions auxquelles elle avait été en butte de la part de cette noble famille et de son mari. Becky n’en disait point de mal, et ses paroles témoignaient plus de douleur que de colère. Elle avait aimé Rawdon de toutes les forces de son âme, trop passionnément, peut-être, mais enfin il était le père de son enfant. En entendant Becky raconter la scène de l’enlèvement de son fils, Emmy tira son mouchoir de sa poche pour s’essuyer les yeux à la dérobée, et notre petite tragédienne put jouir de l’effet produit sur celle qui l’écoutait par le petit drame qu’elle venait d’inventer.

 

Le major, fatigué d’attendre la fin de cette conversation dans cet étroit couloir où il heurte sans cesse son chapeau contre les poutres du toit, et ne voulant pas cependant l’interrompre, descend au rez-de-chaussée dans la grande salle commune à tous les habitants de l’hôtel. L’atmosphère de cette pièce est un épais nuage de fumée au milieu duquel, dans la journée, se vide plus d’un verre de bière. Sur une table grasse et noirâtre sont placés des chandeliers de cuivre, garnis d’un bâton de suif et rangés au-dessous des clous qui portent la clef des voyageurs. Emmy avait passé en rougissant à travers ces brouillards flottants, au milieu desquels on trouvait rassemblé un ramassis de gens les plus divers, des colporteurs avec leurs balles, des étudiants qui mordaient après des tartines de beurre et de gros morceaux de viande, des oisifs qui jouaient aux cartes ou aux dominos sur des tables humides de bière, des jongleurs ambulants qui se rafraîchissaient dans l’intervalle de leurs exercices. Tel était le public de cet endroit qui, les jours de fête, se presse dans toutes les auberges allemandes, au milieu de la fumée et du tapage. Le garçon apporta un pot de bière au major qui, tirant un cigare de sa poche, chercha dans la combustion de ce sournois végétal et dans la lecture du journal les moyens de prendre patience jusqu’au moment où il serait rappelé à ses devoirs de cavalier servant.

 

Hans et Fritz descendirent au même instant le chapeau sur l’oreille, faisant retentir leurs éperons sur les dalles de pierre. Ils avaient des pipes magnifiques ornées de trophées d’armes sculptés. Ils accrochèrent leur clef au n° 90, après quoi demandant du beurre, du jambon et de la bière, ils s’assirent à côté du major et se mirent à causer des duels et des défis à boire de l’université de Schoppenhausen, fort renommée par la force des études, et d’où ils arrivaient avec Becky, comme le faisait assez voir leur conversation, afin d’assister aux fêtes du mariage données à Poupernicle.

 

« La petite fierge d’Erin barait edre en bays de gonnaissance, dit Hans qui savait un peu le français ; quand le crand baba s’est en allé il est venu une bétite combadriote à elle, et je les ai entendues pavarder et chacasser ensemble.

 

– Il faudra prendre des billets pour son concert. As-tu de l’argent, Hans ?

 

– Son concert, son concert ; il est dans les brouillards, son concert. Max m’a dit qu’elle en avait annoncé un de même à Leipsick ; toute la ville avait pris des billets, et elle est partie sans chanter. Hier, elle racontait dans la voiture que son pianiste était tombé malade à Dresde. D’ailleurs, on ne me fera jamais croire qu’elle soit capable de chanter ; sa voix est aussi enrouée que la tienne, ô toi le plus célèbre gosier de l’Allemagne comme entonnoir à bière.

 

– Enrouée ! allons donc ! je l’ai entendue fredonner à sa fenêtre une délicieuse petite ballade anglaise, la Rose sur le balcon, et elle n’avait pas l’air d’être enrouée du tout.

 

– Les soifeurs et les chanteurs ne passent point par la même porte, dit Fritz, dont le nez rouge témoignait assez qu’il aimait mieux faire entrer du liquide dans son gosier qu’en tirer des notes musicales. Ergo, tu feras mieux de ne pas prendre de billets ; d’ailleurs, elle a fait d’excellentes affaires au trente-et-quarante la nuit dernière ; je l’ai vue qui faisait jouer un petit garçon pour elle. Nous dépenserons notre argent ici, au spectacle, où nous pourrons encore la régaler de vin français et de cognac dans les jardins d’Aurélius ; mais quant à lui prendre des billets, je lui en souhaite. N’est-ce pas là ton avis ? Garçon ! un autre pot de bière ! »

 

Après avoir à plusieurs reprises trempé leurs blondes moustaches dans l’écume de la liqueur dorée, puis ensuite les avoir retroussées d’une façon très-crâne, ils allèrent se mêler aux flots de la populace qui inondait le champ de foire.

 

Le major qui les avait vus accrocher leur clef au n° 90, et n’avait pas perdu un mot de leur conversation, n’eut pas de peine à comprendre qu’il s’agissait entre eux de Becky.

 

« Voilà cette infernale petite femme, pensa-t-il tout bas, qui se remet à faire des siennes. »

 

Il se prit à rire en se rappelant ses agaceries d’autrefois et l’essai comique de ses tentatives auprès de maître Jos. Il en avait ri bien souvent avec George, au moment où ce dernier tomba lui-même dans les filets de cette petite Circé quelques semaines après son mariage, et eut avec elle des relations que son camarade soupçonnait, mais qu’il voulut toujours ignorer. William était à la fois, et trop affecté et trop honteux de la conduite de son ami pour chercher à pénétrer ce triste mystère, bien que George y eût fait allusion comme quiconque est tourmenté par la voix du remords. Le matin de la bataille de Waterloo, alors que les deux jeunes officiers, sous une pluie battante, à la tête de leurs compagnies rangées en bataille, suivaient les mouvements des colonnes françaises qui occupaient les hauteurs opposées, George avait dit à Dobbin :

 

« Je suis bien aise qu’on nous ait enfin donné l’ordre du départ, car je me trouve engagé avec cette femme dans la plus sotte intrigue qui existe. Si je meurs, j’espère qu’Emmy ne saura jamais un mot de cette affaire, et je voudrais pour tout au monde n’avoir pas fait le premier pas. »

 

William éprouvait une véritable satisfaction à penser que plus d’une fois il avait adouci les regrets de la veuve de George, en lui rappelant qu’Osborne, un peu avant de quitter la vie, après la première journée des Quatre-Bras, lui avait parlé de sa femme et de son père dans des termes pleins de gravité et de tendresse.

 

Dans ses conversations avec le vieil Osborne, William était revenu souvent sur ces détails, et c’est ainsi qu’il avait réussi à réconcilier le vieillard avec la mémoire de son fils au moment où il allait lui-même sortir de cette vie.

 

« Oui, se disait Dobbin, cette infernale créature va encore nous tramer quelque intrigue de sa façon. Je voudrais la voir à mille lieues d’ici. Elle porte toujours le malheur à ses trousses. »

 

Il se livrait ainsi à ses pressentiments et à ses inquiétudes, la tête appuyée sur sa main, la gazette de Poupernicle à la hauteur de son nez, lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule avec une ombrelle, et levant les yeux, il aperçut Amélia devant lui.

 

Cette femme possédait le secret de réduire Dobbin à ses volontés, comme il arrive pour les plus faibles qui finissent toujours par trouver quelqu’un qui leur sert de victime, et elle lui ordonnait d’aller, de venir, le chargeait de ses commissions, enfin il n’était pas au monde de caniche mieux dressé ni plus obéissant. Je crois en vérité qu’il se serait jeté à l’eau si par un beau jour il lui avait pris fantaisie de lui dire : Tiens, Dobbin, va chercher !

 

« Eh bien ! monsieur, lui dit-elle avec un petit mouvement de tête et un salut railleur, c’est comme cela que vous m’avez attendue pour descendre les escaliers.

 

– Il m’était impossible de me tenir debout dans ce couloir, » lui dit le major d’un air piteux qui avait quelque chose de risible.

 

Il se leva en même temps, ravi de lui offrir son bras et de trouver l’occasion de sortir de cette atmosphère empestée. Il allait même partir sans penser à payer le garçon, lorsque celui-ci courut après lui et, l’arrêtant sur le seuil de la porte, lui réclama le prix de la bière qu’il n’avait pas consommée. Emmy se mit à rire ; elle l’appela mauvais payeur, l’accusa de fuir devant ses créanciers et l’accabla de mille petites railleries autorisées par les circonstances. Jamais elle n’avait été si animée ni si joyeuse, et elle eut rapidement traversé la place du marché. Il lui fallait son frère à l’instant même, et le major riait de cette tendresse subite, car à vrai dire il y avait longtemps qu’il ne l’avait vue si pressée de courir après son cher Jos.

 

L’ex-fonctionnaire civil était dans le salon du premier étage où il se promenait dans la chambre, rongeait ses ongles et allait sans cesse à la fenêtre pour examiner s’il ne sortait personne de l’hôtel de l’Éléphant, tandis qu’Emmy était renfermée avec son amie, et que le major battait la générale sur les tables graisseuses de la salle commune. Si donc mistress Osborne était pressée de revoir son frère, ce désir était bien partagé.

 

« Eh bien ? lui demanda-t-il du plus loin qu’il l’aperçut.

 

– Hélas ! répondit Emmy, elle a eu beaucoup à souffrir.

 

– Par mon âme, je le crois bien, dit Jos, dont les joues frémissaient ni plus ni moins qu’une gelée au rhum.

 

– On pourrait lui donner la chambre de Paym, reprit Emmy, et Paym ira coucher à l’étage supérieur. »

 

Paym était une gouvernante anglaise, d’un certain âge, spécialement attachée au service de mistress Sedley, à laquelle M. Kirsch, comme le lui prescrivaient son devoir et sa position, avait le soin de faire sa cour, et que George s’amusait à effrayer par des histoires de voleurs et de revenants. Toutes ses journées se passaient à grogner, et tous les matins en habillant sa maîtresse elle lui signifiait sa résolution irrévocable de partir le lendemain pour son village natal de Clapham.

 

« Elle prendra la chambre de Paym, dit Emmy.

 

– Eh quoi ! vous songeriez à loger cette femme sous le même toit que vous ? s’écria le major en bondissant.

 

– Mais sans doute, dit Amélia de l’air le plus candide du monde ; ce n’est pas la peine de vous fâcher, major Dobbin, et de vous en prendre à notre mobilier. Il est tout naturel que nous la prenions avec nous.

 

– Tout naturel, mon cher, dit Joseph à son tour.

 

– La pauvre créature a passé par tant d’épreuves ! continua Emmy : son banquier, qui fait faillite et disparaît ; son mari, ce misérable, ce monstre qui l’abandonne et lui enlève encore son enfant, – en même temps Emmy avançait le poing avec une expression menaçante et résolue qui enthousiasma le major ; – enfin cette pauvre créature, délaissée, en est réduite maintenant à donner des leçons de chant pour gagner sa subsistance, et nous aurions la cruauté de ne pas la prendre avec nous ?…

 

– Prenez de ses leçons tant qu’il vous plaira, reprit le major avec la même animation ; mais ne la recevez pas dans votre appartement. Je vous en supplie, ne le faites point.

 

– Peuh ! fit Jos en haussant les épaules.

 

– Comment ! vous, toujours si bon, si généreux, toujours si dévoué en toute occasion ; je ne vous comprends pas, William, reprit Amélia s’animant à son tour. N’est-ce pas le moment de lui tendre la main alors que le malheur l’accable et de lui rendre service. Elle serait ma plus ancienne amie, et je ne…

 

– Elle n’a pas toujours été votre amie, » dit le major Dobbin, irrité de cette résistance.

 

Cette allusion était trop dure ; Emmy lança au major un regard plein de dignité.

 

« C’est mal, c’est bien mal, lui dit-elle, ce que vous faites là, major Dobbin. »

 

Puis, après ces paroles, elle se retira d’un pas ferme et majestueux, et alla cacher dans sa chambre l’offense dont elle se croyait blessée.

 

« Me rappeler un pareil souvenir ! dit-elle lorsqu’elle eut fermé la porte ; il y a de la cruauté de sa part à rouvrir une blessure qui m’a tant fait souffrir. Ah ! c’est bien mal à lui ! Si je l’avais oublié, devait-il m’en faire souvenir ? Non, non, certainement. » En même temps, elle regardait le portrait de son mari suspendu, comme à l’ordinaire, à son chevet, et au-dessous celui de son fils. « Et quand j’y pense, c’est lui-même qui a tout fait pour me prouver que ma jalousie était injuste et aveugle et que vous étiez au-dessus de tout reproche, ô vous qui maintenant me regardez du haut du ciel ! »

 

Suffoquée d’indignation, elle parcourait à grands pas sa chambre et fut enfin s’appuyer sur le bois du lit au-dessus duquel était suspendue la petite miniature de son mari. Elle resta pendant longtemps à le contempler sans en détacher ses regards, et dans les yeux du portrait elle croyait voir une expression de reproche qui lui paraissait redoubler à mesure qu’elle le contemplait davantage. Tous les vieux souvenirs de ce premier amour se pressaient en foule dans son esprit et sa blessure à peine cicatrisée se rouvrait avec des douleurs plus vives. Le courage manquait à Emmy pour supporter les reproches qui semblaient lui venir de la peinture ; c’était trop pour ses forces, c’était plus que n’en pouvait supporter cette âme timorée.

 

Pauvre Dobbin ! pauvre William ! une seule parole a renversé l’ouvrage de bien des années. L’édifice péniblement élevé par tant de constance et de dévouement a été détruit par un seul mot ; un seul mot a dissipé ses espérances et lui enlève ce cœur qui était la conquête et la récompense d’une vie d’abnégation.

 

Bien que William eût pu lire dans les regards d’Amélia qu’une crise allait avoir lieu, il n’en continua pas moins à supplier Sedley de se tenir sur ses gardes à l’égard de Rebecca, et, avec une énergie sans égale, il insista pour que Jos ne donnât point asile à Rebecca. Jos devait commencer par prendre quelques renseignements sur son compte, et le major lui dit à cette occasion de quelle manière il avait appris l’existence qu’elle menait au milieu de joueurs et de gens mal famés, et rappela le mal qu’elle avait fait jadis. N’était-ce pas elle qui, de concert avec Crawley, avait précipité le pauvre George à sa ruine ? De son propre aveu, elle était séparée de son mari et peut-être pour d’autres motifs que ceux qu’elle mettait en avant ; en somme, ce serait une fâcheuse société pour sa sœur, qui n’entendait rien aux affaires du monde. William, en conséquence, avec toute l’éloquence dont il était capable et avec une énergie inaccoutumée, suppliait Jos de fermer sa porte à Rebecca.

 

Avec moins d’emportement et plus d’habileté, Dobbin eût peut-être réussi auprès de Jos ; mais le fonctionnaire civil se sentait profondément froissé des allures dominatrices que le major prenait à son égard. Il était d’ailleurs confirmé dans cette manière de voir par son laquais, M. Kirsch, que le major contrariait singulièrement en contrôlant ses dépenses et qui se trouvait ainsi tout naturellement porté à prendre le parti de son maître. À la tirade de Dobbin, Jos opposa une vigoureuse réplique et lui donna à entendre qu’il s’entendait mieux que tout autre au soin de défendre son honneur, qu’il désirait qu’on ne se mêlât point de ses affaires, et qu’il était résolu à s’affranchir enfin du joug que le major faisait peser sur lui. Cet entretien fut long et orageux, et se termina de la manière la plus simple par l’entrée de mistress Becky qui arrivait à l’hôtel de l’Éléphant avec son bagage, porté par un commissionnaire.

 

Elle exprima à Jos une tendre et respectueuse gratitude, et jeta au major Dobbin un coup d’œil poli quoique défiant, car une voix secrète lui disait qu’elle avait en lui un ennemi et qu’il venait d’élever la voix contre elle. En entendant la voix de Becky dans le salon, Amélia sortit de sa chambre et alla embrasser sa protégée avec la plus vive effusion. Elle ne fit attention au major que pour lui lancer un regard de colère. Jamais peut-être on n’avait surpris une expression à la fois plus injuste et plus dédaigneuse sur les traits de cette petite femme. Mais, par des motifs à elle connus, elle tenait à laisser voir sa mauvaise humeur contre Dobbin. Le major, plus indigné de cette injustice que de sa disgrâce, se retira après un salut non moins provocateur que l’adieu qu’il obtint pour réponse.

 

Débarrassée de sa présence, Emmy se livra sans contrainte à ses accès de tendresse pour Rebecca ; et avec un entrain qui surprenait dans sa personne, s’occupa à installer son amie dans la chambre qu’elle lui destinait. Lorsqu’une nature faible et chancelante est sur le point de commettre une injustice, elle est plus que toute autre pressée d’en avoir fini. Emmy pensait qu’elle venait de faire preuve d’une grande fermeté et de témoigner de son respect pour la mémoire du capitaine Osborne.

 

Georgy rentra de la fête pour l’heure du dîner, et trouva quatre couverts mis comme d’habitude ; mais à la place qu’occupait d’ordinaire le major Dobbin se trouvait une dame.

 

« Et Dobbin ? demanda l’enfant avec la candeur de son âge.

 

– Le major dîne probablement en ville, lui répondit sa mère en l’attirant vers elle et en le couvrant de baisers. Puis après avoir écarté les cheveux qui lui tombaient sur le front, elle le présenta à mistress Crawley.

 

– Voici mon fils, Rebecca, » lui dit-elle.

 

Cette seule parole dans la bouche de mistress Osborne semblait dire : Trouvez-moi dans tout l’univers une semblable merveille. Becky regarda l’enfant avec admiration et lui serra tendrement la main.

 

« Cher enfant, dit-elle tout haut, comme il ressemble à… »

 

L’émotion coupa sa phrase, mais Amélia la comprit comme si elle l’eût achevée. La vue de Georgy lui avait rappelé son enfant chéri. Fort heureusement, la joie d’avoir retrouvé une amie aida mistress Crawley à supporter le poids de cette douleur, car elle mangea d’un excellent appétit.

 

Pendant le repas, Becky eut occasion de parler à plusieurs reprises, et George l’écoutait et la regardait avec une attention toute particulière. Au dessert, Emmy étant allée donner un coup d’œil à ses arrangements intérieurs, et Jos s’étant mis à ronfler en parcourant les colonnes du Galignani, Georgy, assis à côté de la nouvelle arrivée, continua à l’examiner comme une personne qu’il croyait reconnaître.

 

« Je parie… dit-il enfin.

 

– Eh bien, que pariez-vous ? fit Becky en riant.

 

– Que vous êtes la même femme que j’ai vue hier jouant au rouge ou noir.

 

– Silence, petit espiègle, dit Becky en lui prenant la main et en la couvrant de baisers ; votre oncle s’y trouvait aussi, et votre maman n’en doit rien savoir.

 

– Soyez tranquille, répondit l’enfant.

 

– Vous voyez que nous sommes déjà comme une véritable paire d’amis, » dit Becky à Amélia, qui rentrait en ce moment.

 

Mistress Osborne avait, en vérité, fort bien choisi la personne à laquelle elle accordait l’hospitalité de son toit.

 

William, transporté d’indignation, bien qu’il fût loin de se douter encore de la catastrophe qui le menaçait, arpentait la ville comme un fou jusqu’au moment où il rencontra le secrétaire de légation, M. Tapeworm, qui l’invita à dîner. Tout en dressant le menu de leur repas, il demanda au diplomate quelques renseignements touchant une certaine mistress Rawdon Crawley qui avait fait, disait-on, quelque bruit à Londres. Tapeworm, qui était au courant des commérages de la grande Cité, et qui, de plus, avait des liens de parenté avec lady Gaunt, donna au major tous les détails qu’il désirait sur Becky. Le major ouvrit de grandes oreilles au récit de Tapeworm, qui lui fit les révélations les plus étourdissantes sur le compte de Becky, de Tufto et de Steyne, au point que les oreilles simples et candides du major ne tardèrent pas à en rougir. Lorsque Dobbin lui raconta que Rebecca devenait la commensale de mistress Osborne et de M. Jos Sedley, Tapeworm poussa un éclat de rire qui acheva de rendre le major tout stupéfait. Mieux valait, selon Tapeworm, envoyer chercher de suite à la prison un de ces messieurs à la tête rasée, portant veste jaune, et enchaînés deux à deux, avec fonction de balayer les rues de Poupernicle, pour en faire ses hôtes et leur confier Georgy, que d’admettre chez soi cette petite intrigante.

 

Ces renseignements causèrent au major un certain trouble mêlé d’inquiétude. Le matin même il avait été décidé, avant l’entrevue avec Rebecca, qu’Amélia irait le soir même au bal de la cour. Le major, espérant l’y rencontrer pour lui faire part de tout ce qu’il venait d’apprendre, endossa son uniforme et se rendit au palais dans l’espérance d’y rencontrer mistress Osborne ; mais malheureusement elle n’y vint point, et, en rentrant chez lui, il s’assura que l’appartement des Sedley était plongé dans l’obscurité. Il était donc trop tard pour voir mistress Osborne avant le lendemain matin. Dieu sait si Dobbin ferma l’œil de toute la nuit, agité par les terribles confidences qu’il avait reçues la veille.

 

Le lendemain de bonne heure, il envoya son domestique porter à mistress Osborne un billet dans lequel il lui témoignait le désir d’avoir avec elle un entretien particulier. Il lui fut répondu que mistress Osborne, se trouvant fort souffrante, était dans la nécessité de garder la chambre.

 

Elle aussi n’avait point fermé l’œil de la nuit. Elle aussi avait été tourmentée par une pensée qui, depuis longtemps déjà, portait le trouble dans son cœur. Cent fois elle avait failli céder et toujours le sacrifice lui avait paru au-dessus de ses forces. Tant d’amour, de constance, de dévouement, de respect, de gratitude ne pouvaient triompher d’un sentiment secret inexplicable qui la poussait à la résistance ; aucune considération n’avait d’empire sur Amélia, tous les prétextes lui étaient bons pour s’enfoncer dans cette ligne de conduite où la poussait son aveuglement.

 

Lorsqu’enfin, dans l’après-midi, le major eut obtenu la permission de se présenter chez elle, au lieu de l’accueil cordial et ouvert auquel elle l’avait habitué depuis si longtemps, il ne reçut d’elle qu’un salut froid et cérémonieux ; on lui présenta une petite main gantée qu’on retira presque aussitôt de la sienne.

 

Rebecca, qui se trouvait dans la même pièce, s’avança vers Dobbin avec un sourire caressant et lui tendit la main. Dobbin retira la sienne, en proie à une agitation que trahissait sa figure.

 

« Pardonnez-moi, Madame, lui dit-il, il est de mon devoir de vous déclarer que si je me trouve ici, ce n’est nullement un sentiment d’amitié pour vous qui m’y amène.

 

– Que diable, s’il vous plaît, laissons tout cela de côté, fit Jos désirant éviter une scène.

 

– Je ne sais trop ce que le major Dobbin pourrait avoir à dire contre Rebecca ? fit Amélia d’une voix nette, quoique légèrement émue. Et elle jeta sur lui un regard très-résolu.

 

– Je ne veux point de toutes ces discussions-là chez moi, reprit de nouveau Joseph, entendez-vous, Dobbin ? je vous en prie, restons-en là. »

 

Puis, après avoir jeté un regard autour de lui et poussé un gros soupir, il se dirigea tout rouge et tout tremblant vers la porte de sa chambre.

 

« Ma chère amie, dit Rebecca avec une douceur angélique, je vous prie, ne vous refusez pas à entendre les accusations que le major Dobbin vient porter contre moi.

 

– Quant à moi, je ne veux rien entendre, s’écria Jos sur un ton de fausset, et, s’enveloppant dans sa robe de chambre, il s’élança hors de la pièce.

 

– Maintenant que vous n’avez plus devant vous que des femmes, il n’y a plus rien qui puisse retenir vos paroles, monsieur, lui dit Amélia.

 

– Amélia, répondit le major d’un ton de dignité blessée, pouvez-vous bien parler ainsi, et surtout à moi, à moi qui suis sûr de n’avoir à me reprocher aucun mauvais procédé à l’égard d’une femme ; et en cette circonstance, ce n’est point un plaisir qui m’amène auprès de vous, c’est un devoir que je viens y remplir.

 

– Dépêchez-vous alors, major Dobbin, » répondit Amélia qui s’animait de plus en plus.

 

Comme elle prononçait ces paroles avec un accent impérieux dans la voix, la figure de Dobbin prit une expression dure et sévère.

 

« Eh bien ? je viens vous dire… – vous pouvez rester, mistress Crawley, car il n’y a rien que je ne puisse dire devant vous, – je viens vous dire que je ne trouve point convenable qu’une famille que j’aime et j’estime, donne asile à une femme séparée de son mari, qui voyage sous un nom emprunté et fréquente les maisons de jeu…

 

– J’étais au bal, s’écria Becky.

 

– Et que ce n’est point la compagne qu’il faut à mistress Osborne et à son fils. J’ajouterai, continua Dobbin en se tournant vers Rebecca, que j’ai trouvé ici des gens qui vous connaissent parfaitement, madame, et qui m’ont donné sur votre conduite des détails que je craindrais de répéter en présence de mistress Osborne.

 

– Major Dobbin, répliqua Rebecca, vous vous servez d’une manière de calomnier les gens pleine de réserve et de convenance, et vous avez l’adresse de les mettre sous le poids d’une mystérieuse accusation sans avoir le courage de la formuler ; prétendez-vous faire allusion à des infidélités de ma part à l’égard de mon mari ; je mets au défi qui que ce soit, et vous tout le premier, d’en produire aucune preuve. Mon honneur est intact, entendez-vous, et aussi intact, pour le moins, que celui du plus cruel ennemi qui ait jamais cherché à y porter atteinte. Après quoi, vous vous en prendrez à ma pauvreté, à mon malheur, à mon état d’isolement. Voilà ce qu’on peut surtout me reprocher ; voilà les crimes dont chaque jour je subis la douloureuse expiation. Je m’en vais, Emmy, je m’en vais, oubliez que vous m’avez retrouvée, mais ne croyez pas que je sois plus coupable maintenant que lorsque vous m’avez connue autrefois. Pour moi, ces quelques heures de bonheur seront un rêve, et, comme un pauvre pèlerin, je reprendrai ma route sans jeter un regard en arrière. Vous rappelez-vous cette romance que nous chantions autrefois ? hélas ! ce temps a déjà fui bien loin. Et depuis lors ma vie a été un long pèlerinage, pendant lequel je me suis vue méprisée partout parce que j’étais pauvre, outragée parce que j’étais seule. Adieu, je me retire puisque mon séjour ici dérange les plans de votre ami.

 

– C’est la seule chose, madame, qui vous reste à faire, répliqua le major, et si je possède quelque autorité dans cette maison…

 

– De l’autorité, vous n’en exercez aucune, s’écria Amélia furieuse. Rebecca, vous resterez avec moi ; non, non, ne craignez point que je vous abandonne, parce qu’on vous persécute et qu’on vous insulte, parce qu’il prend au major Dobbin la fantaisie de vous faire une scène. Venez avec moi, ma chère. »

 

Les deux femmes se dirigèrent en même temps vers la porte. William s’avança pour l’ouvrir, et comme elles quittaient la pièce, le major prit la main d’Amélia et lui dit :

 

« Veuillez rester, je vous prie, j’ai à vous parler.

 

– C’est pour vous parler contre moi lorsque je n’y serai plus pour me défendre, fit Becky prenant un air de victime. »

 

Amélia pour toute réponse lui serra la main.

 

« Sur l’honneur, il ne s’agit point de vous, dit Dobbin, restez, je vous prie, Amélia. »

 

Amélia resta et Dobbin fit un profond salut à mistress Crawley comme elle tirait la porte sur elle. Amélia fixa ses regards sur le major tout en s’appuyant contre la cheminée. Ses lèvres et sa figure étaient toutes pâles.

 

« J’ai à vous faire des excuses, lui dit le major, pour la manière dont je viens de vous parler. C’est à tort que j’ai employé le mot d’autorité.

 

– Ah ! c’est heureux que vous le reconnaissiez, dit Amélia dont les dents claquaient les unes contre les autres.

 

– Vous me laisserez au moins le droit de m’expliquer, continua le major Dobbin.

 

– C’est une manière adroite et généreuse de me rappeler les obligations que je vous ai, fit Amélia.

 

– Les droits que je réclame, répondit William, sont ceux que m’a laissés le père de George.

 

– Vous n’avez pas craint d’insulter à sa mémoire hier encore ; vous savez bien ce que je veux dire ; soyez-en sûr, je ne l’oublierai jamais, non, jamais. »

 

Amélia prononça ces derniers mots avec le petit tremblement convulsif que donnent d’ordinaire la colère et l’émotion.

 

« Y pensez-vous, Amélia ? fit Dobbin avec un retour de tristesse ; croyez-vous que ces mots prononcés dans l’emportement de la colère soient assez forts pour ne plus rien laisser de toute une vie de dévouement. La mémoire de George n’a point à s’offenser de la manière dont je me conduis par égard pour elle, et si je mérite des reproches, je n’aurai jamais à en recevoir de sa veuve et de la mère de son fils. Pensez-y, pensez-y dans le calme de la réflexion, et je suis convaincu qu’en âme et conscience vous serez obligée de m’absoudre d’une pareille accusation ; et déjà, maintenant, vous n’aurez pas le courage de me condamner. »

 

Amélia laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

 

« Ce ne sont point mes paroles d’hier, Amélia, qui vous ont ainsi animée contre moi. Ce n’est là qu’un prétexte, ou bien j’aurais perdu ma peine à vous aimer pendant quinze ans, à veiller avec tendresse sur votre cœur. Et croyez-vous donc que, depuis de si longues années, je n’aie pas appris à lire dans votre âme, dans vos pensées. Je sais ce dont votre cœur est capable ; il peut s’attacher avec fidélité à un souvenir, chérir une image ; mais il ne peut ressentir un attachement assez fort pour répondre à celui que j’éprouve pour vous, enfin tel que j’aurais voulu le rencontrer dans une âme mieux trempée que la vôtre. Non, vous n’êtes pas digne de l’amour que je vous avais voué ; je l’ai reconnu depuis longtemps, le but que je proposais à mon existence n’était pas digne des efforts que j’ai tentés pour l’atteindre. Insensé, je me suis bercé de vaines chimères, et, dans mon fol abandon, je me sentais toujours prêt à échanger la franchise et l’ardeur de mon âme contre la faible étincelle d’amour assoupie dans la vôtre ; mais maintenant je renonce à un pareil marché, je me retire et sans qu’il y ait reproche ou ressentiment de ma part. Oh ! nullement ; avec une bonne nature, vous avez fait tout ce qu’on pouvait attendre de vous ; mais la hauteur de l’attachement que je vous portais est trop élevée pour vous, et pour y atteindre, pour avoir part à cette généreuse tendresse, il fallait un cœur plus grand que le vôtre. Adieu, Amélia ; après avoir suivi toutes les vicissitudes du combat qui se livrait en vous, je reconnais qu’il est temps d’y mettre fin ; nous sommes tous deux à bout de nos forces. »

 

Amélia, consternée et silencieuse, écoutait William qui secouait tout à coup la chaîne qui jusqu’alors les tenait unis et regagnait à la fois son indépendance et sa supériorité. Depuis longtemps cette petite créature le sentant prosterné à ses pieds, avait cru qu’il ne saurait jamais se relever. Elle ne voulait point l’épouser, mais le tenir à sa discrétion, elle voulait tout de lui, sans lui faire aucune concession. C’était un de ces marchés tels qu’on en voit souvent en amour.

 

Cette véhémente apostrophe de William l’avait complétement renversée et mise en déroute. Étonnée désormais de la position offensive qu’elle avait prise d’abord, elle ne songeait plus qu’à battre en retraite.

 

« Si je vous comprends bien, vous allez partir, William ? » lui demanda-t-elle.

 

William sourit tristement.

 

« Une fois déjà je vous ai quittée, lui dit-il, et je suis revenu après douze années ; alors nous étions jeunes tous les deux, mais la vie s’use enfin à jouer ainsi avec l’espérance. »

 

Pendant cet entretien la porte de la chambre de mistress Osborne s’était doucement entrebâillée, et Becky, tournant le bouton au moment même où Dobbin l’avait lâché, n’avait point perdu un mot de toute cette conversation.

 

« C’est un noble cœur, pensa-t-elle en elle-même, et c’est bien mal à cette femme de se jouer ainsi de lui. »

 

Elle admirait Dobbin sans lui conserver aucune rancune pour s’être déclaré aussi ouvertement contre elle. C’était là une partie jouée avec loyauté et à armes égales de part et d’autre.

 

« Ah ! pensait-elle, si j’avais trouvé un homme comme celui-là, un homme qui aurait eu comme lui du cœur et de la tête, je n’aurais point regardé à ses grands pieds. »

 

Elle alla alors s’enfermer dans sa chambre, se recueillit pendant un instant, et écrivit un billet à Dobbin, où elle l’engageait à attendre quelques jours avant de partir, lui promettant de tout faire pour lui auprès d’Amélia.

 

Sa séparation consommée, le pauvre Dobbin se dirigea vers la porte et sortit. La petite aventurière de qui venait cette brouillerie était enfin maîtresse du champ de bataille, c’était à elle maintenant de savoir tirer de la victoire le meilleur parti possible.

 

Maître George rentrant comme d’habitude à l’heure du dîner, avait remarqué l’absence de son vieux Dobbin. Le silence le plus profond régna pendant tout ce repas ; Jos n’avait rien perdu de son appétit, mais Emmy ne mangeait pas.

 

Après le dîner, Georgy s’étendit sur un canapé tout proche de la fenêtre, ayant vue sur la place du marché. Georgy regardait ce qui se passait dehors, tandis que sa mère s’occupait à ranger d’un autre côté, tout à coup il s’aperçut qu’il y avait grand mouvement dans l’hôtel occupé par le major.

 

« Hélas ! dit-il, voilà le voiturin de Dobbin que l’on sort de la remise. » Ce voiturin avait été acheté par Dobbin, moyennant six livres sterling, et lui avait valu de la part de ses amis un feu roulant de plaisanteries.

 

Emmy tressaillit sans rien dire.

 

« Hé ! hé ! continua George, voici François qui sort avec le porte-manteau, et Kunz, le postillon borgne, qui traverse le marché avec ses trois rosses ; le voilà avec ses grandes bottes et sa veste jaune. Il y a donc quelqu’un qui s’en va ? Mais ils mettent les chevaux à la voiture de Dobbin : le major va donc partir ?

 

– Oui, dit Emmy, il part en voyage.

 

– En voyage ! et quand reviendra-t-il ?

 

– Jamais, répondit Emmy.

 

– Non, il ne partira pas ! s’écria le petit Georgy en s’agitant sur le canapé.

 

– Allez-vous vous tenir tranquille, monsieur ! lui cria Jos.

 

– Je vous défends de sortir, Georgy, » lui dit sa mère avec une expression de tristesse.

 

L’enfant s’arrêta, frappa du pied, puis, sautant et s’agitant sur le canapé, il donna tous les signes de l’impatience et de la curiosité.

 

Les chevaux furent attelés, les bagages chargés sur la voiture ; François apporta l’épée, la canne et le parapluie de son maître, tout cela lié ensemble ; il les plaça dans le filet, mit à côté de lui sur le siége le nécessaire de voyage et l’étui du chapeau à cornes. François sortit encore le vieux manteau de drap bleu doublé de serge rouge qui, depuis quinze ans, tenait fidèle compagnie à son propriétaire ; il était tout neuf à la campagne de Waterloo, et avait couvert George et William la nuit qui avait suivi l’affaire des Quatre-Bras.

 

Le propriétaire de l’hôtel vint à son tour donner un coup d’œil à la voiture. François apporta ensuite le reste des bagages ; Dobbin parut enfin. Le maître de l’hôtel pleurait presque de le voir partir ; le major était adoré de tous ceux avec qui il était en rapport. Ce ne fut qu’à grand’peine qu’il parvint à se soustraire à l’attendrissement de ces adieux.

 

« Moi, je veux aller lui dire adieu, s’écria George en frappant du pied.

 

– Vous lui donnerez ceci, » dit Becky, qui semblait fort émue.

 

Et elle remit à l’enfant un petit morceau de papier. Descendre l’escalier, traverser la rue fut pour George l’affaire d’une seconde ; déjà le postillon jaune commençait à faire claquer son fouet. William était dans la voiture. George monta sur le marchepied, et entourant le cou du major de ses deux bras, comme on pouvait le voir de la fenêtre, lui adressa des questions sans fin ; puis il lui donna le petit billet que sa mère l’avait chargé de lui remettre. William le saisit avec empressement et il tremblait pour l’ouvrir ; mais tout à coup ses traits s’altérèrent, il déchira ce papier et en jeta les morceaux par la portière ; puis il embrassa George sur le front, et l’enfant redescendit avec l’aide de François en se frottant les yeux. Georgy resta encore quelques moments à regarder la voiture. Le postillon agita de nouveau son fouet, François s’élança sur le siége, les trois chevaux s’ébranlèrent. En même temps, la tête de Dobbin s’inclina sur sa poitrine ; il ne leva point les yeux quand la voiture passa sous les fenêtres d’Amélia, et Georgy resta seul dans la rue éclatant en larmes et en sanglots au milieu des passants attroupés.

 

La femme de chambre d’Emmy entendit l’enfant pleurer pendant toute la nuit ; elle lui porta des bonbons pour essayer de le consoler et mêla ses regrets aux siens, car tous ceux qui connaissaient cet honnête et brave major ne pouvaient s’empêcher de se laisser prendre d’affection pour lui.

 

Quant à Emmy, n’avait-elle pas rempli son devoir ? n’avait-elle pas pour se consoler la miniature de George ?

 

CHAPITRE XXXV.

Naissances, mariages et décès.


Tout en prenant la résolution de servir l’amour si sincère de Dobbin, Rebecca jugea qu’à cet égard le mieux était de garder le silence le plus absolu. Pour elle la question d’intérêt personnel passait avant toute autre ; aussi tout ce qui pouvait assurer le bonheur de Dobbin ne venait-il dans son esprit qu’après une foule de choses qui la touchaient en propre.

 

En conséquence des événements que nous venons de mentionner, elle se trouva contre tout espoir transportée au milieu de l’aisance et du bien-être ; en un mot, au milieu d’amis au cœur simple et affectueux, société qui n’avait pas existé pour elle depuis longtemps. En dépit de ses inclinations naturelles pour une existence vagabonde, elle se prenait par moments à désirer, à chérir le repos ; c’est ainsi qu’après une longue course à travers le désert, sur le dos d’un dromadaire, l’Arabe aime à se reposer au pied d’un dattier, à y goûter la fraîcheur d’une source pure, ou bien à revenir pour quelque temps dans les lieux habités par les hommes et à se promener dans les bazars, à se rafraîchir dans les bains publics, à dire sa prière à la mosquée, pour aller s’élancer de nouveau dans des courses errantes et périlleuses. Notre petite Ismaélite avait trouvé de son goût les tentes et le pilau de Jos. Après avoir attaché son coursier et suspendu ses armes, elle se réchauffait à ce foyer hospitalier. Cette halte d’un moment la préparait ensuite à trouver plus de charme aux agitations de la vie inquiète et errante.

 

Cette existence faisait son bonheur, et avec l’adresse que nous lui connaissons elle réussissait à la rendre agréable à ceux contre lesquels elle exerçait son pouvoir séducteur. Déjà la petite entrevue dans la mansarde de l’auberge de l’Éléphant lui avait suffi pour raviver chez Jos tout le feu de ses anciennes ardeurs. Au bout d’une semaine l’ex-fonctionnaire civil lui appartenait tout entier comme l’esclave le plus soumis, comme l’admirateur le plus passionné. Après dîner, il n’allait plus se coucher comme à son habitude, lorsqu’il en était réduit à la société de la trop paisible Amélia ; il allait avec Becky se promener en voiture découverte ; lui proposait mille distractions et inventait en son honneur mille parties de plaisir. Tapeworm, le secrétaire de légation, qui l’avait si peu ménagée en paroles, vint dîner quelques jours après avec Joseph et dès lors il se montra fort exact à venir présenter ses devoirs à Rebecca.

 

La pauvre Emmy, dont la conversation n’était pas très-animée, et dont la parole semblait encore plus glacée depuis le départ de Dobbin, vivait oubliée et délaissée depuis l’apparition de cette créature supérieure et dominatrice. Le ministre français étalait pour elle plus d’enthousiasme encore que son rival. Les Allemandes, si chatouilleuses sur les questions de morale lorsqu’il s’agit des Anglaises, raffolaient de la vivacité d’esprit de l’adorable amie de mistress Osborne, et bien que Becky n’eût point cherché à se faire présenter à la cour, Leurs Illustrissimes Altesses, entendant faire le pompeux éloge des séductions et du charme de sa personne, témoignèrent le plus vif désir de la connaître. Aussitôt que le bruit se fut répandu qu’elle était noble, qu’elle descendait d’une ancienne famille anglaise, que son mari était colonel aux gardes et gouverneur d’une île, qu’ils ne s’étaient séparés que pour une querelle de ménage des plus futiles, toute la haute société du petit duché ne songea plus qu’à lui ouvrir ses portes, et les dames l’appelèrent ma chère et lui jurèrent une amitié éternelle, tout comme précédemment pour Amélia. Les naïfs enfants de la Germanie comprennent l’amour et la liberté d’une manière qui n’entre point dans les idées de nos honnêtes habitants des comtés d’York et de Sommerset. Dans ces villes de civilisation et de philosophie, une femme peut avoir divorcé avec plusieurs maris successifs sans qu’une pareille conduite lui ôte rien de sa considération dans le monde. Rebecca, par sa présence, avait donné à la maison de Jos un charme et un attrait sans pareils. Elle chantait et jouait du piano, était d’une gaieté folle, parlait deux ou trois langues, attirait la foule dans les salons de M. Sedley, et lui persuadait que c’était lui qui, par son esprit et ses talents, attirait tout ce monde autour de lui.

 

Emmy, dont les prérogatives comme maîtresse de maison semblaient désormais se borner au soin d’acquitter les notes des fournisseurs, Emmy fut conquise et gagnée comme tous les autres par l’adresse de Rebecca ; elle lui parlait du major Dobbin, que ses affaires leur avaient enlevé si précipitamment. Elle n’hésitait pas à proclamer bien haut son admiration pour cet excellent, ce noble cœur, et à reprocher à Emmy de s’être montrée trop dure et trop cruelle à son égard. Emmy se défendait faiblement et cherchait à prouver à son amie que sa conduite était dictée par les inspirations les plus pures et les plus sacrées. Elle lui disait qu’une femme qui avait épousé un ange, et surtout un ange comme celui qu’elle avait eu le bonheur de rencontrer, était mariée pour toujours ; elle trouvait du reste parfaitement justes les éloges que Becky prodiguait au major, et ramenait elle-même la conversation sur son compte plus de vingt fois par jour.

 

Il ne lui avait pas fallu grand’peine pour se concilier la faveur de Georgy et des domestiques. La femme de chambre d’Amélia, qui était pour le généreux major, en voulut d’abord à Becky d’avoir été la cause de son éloignement ; mais bientôt elle se réconcilia avec mistress Crawley, en voyant l’admiration ardente et passionnée qu’elle exprimait pour William en toute occasion. Dans les conseils secrets tenus par les deux amies au retour des soirées et des bals, alors que miss Paym mettait en papillotes les blondes boucles de l’une et les tours bruns de l’autre, la digne chambrière ne manquait jamais à placer son mot en faveur du major, et ce petit plaidoyer n’était pas plus désagréable à Amélia que l’admiration de Rebecca à la même adresse. Amélia avait soin de faire très-souvent écrire au major par George, et veillait à ce qu’il n’oubliât pas de mettre en post-scriptum que sa maman lui disait bien des choses affectueuses. Et, tous les soirs, en regardant le portrait de son mari, elle ne lui trouvait plus un air de reproche, ou bien plutôt, au contraire, elle trouvait qu’il lui reprochait d’avoir laissé partir William.

 

Cet héroïque sacrifice était loin d’avoir assuré le bonheur d’Emmy. Depuis lors elle paraissait distraite, agitée, mécontente ; jamais on ne l’avait trouvée d’une humeur si irritable. On la voyait pâle et souffrante ; on l’entendait répéter sans cesse certaines romances de Weber, et c’était celles que le major affectionnait ; et puis parfois à la tombée du jour se surprenant ainsi à les fredonner dans le salon, elle s’arrêtait tout court au milieu de ses chants et allait se réfugier dans la pièce voisine ; on eût dit qu’elle voulait se mettre sous la protection du portrait de son mari.

 

Après le départ de Dobbin il resta quelques livres sur lesquels se trouvait son nom. Emmy les mit de côté sur son secrétaire, à côté de sa boîte à ouvrage, de son buvard, de sa Bible, de son livre de prières, au-dessous des portraits des deux George. En partant, le major avait oublié ses gants, et peu après Georgy, furetant dans les affaires de sa mère, les trouva soigneusement enveloppés dans un coin du tiroir à secret de son nécessaire.

 

Emmy n’aimait pas beaucoup le monde, et n’y trouvait que de l’ennui ; aussi, pendant les belles soirées d’été, son principal plaisir était d’aller faire de longues promenades avec Georgy, tandis que Rebecca restait à la maison pour ne pas laisser M. Jos tout seul. La mère et le fils causaient ensemble du major, et la manière dont en parlait Amélia faisait souvent sourire Georgy. Elle lui disait que le major avait un cœur d’or, que c’était l’homme le plus aimable, le plus brave et en même temps le plus modeste qu’elle connût. Elle lui répétait sans cesse que tout ce qu’ils avaient, ils le devaient aux bons soins de cet excellent ami ; que son amitié avait veillé sur eux dans le malheur et la pauvreté alors qu’ils étaient abandonnés de tous. Ses camarades étaient pleins d’admiration pour lui, bien qu’on ne l’entendit jamais parler de ses actions d’éclat ; il avait été l’ami intime du père de George, qui n’avait jamais varié dans son amitié pour le bon Dobbin.

 

« Votre père, lui disait-elle, m’a souvent raconté comment, étant enfant, William avait pris sa défense contre le petit tyran de la pension, et, depuis ce moment, il s’est formé entre eux une amitié qui n’a point varié jusqu’à la mort de votre père.

 

– Dobbin a tué sans doute l’homme qui a tué papa ? demanda Georgy, ou bien il l’aurait fait s’il avait pu l’attraper, n’est-ce pas, maman ? Quand je serai à l’armée, je tuerai tous les Français, soyez tranquille. »

 

Ces conversations entre la mère et le fils occupaient une grande partie du temps qu’ils passaient ensemble ; cette naïve femme avait fait de son fils le confident de ses secrets ; il est vrai que parmi ceux qui connaissaient William, il était celui qui aimait davantage le major.

 

Mistress Becky, elle aussi, avait sa miniature pour ne pas être en reste de sentiment ; elle l’accrocha dans sa chambre, à la grande surprise et au grand divertissement de beaucoup de gens, mais surtout à la grande satisfaction de l’original qui n’était autre que notre ami Jos. À son arrivée chez les Sedley, notre petite intrigante n’avait apporté avec elle qu’un bagage fort mince et fort piteux ; et, honteuse sans doute de l’exiguïté de ses paquets et du petit nombre de ses cartons, elle parlait sans cesse du bagage qu’elle avait laissé derrière à Leipsick, et qui devait lui arriver d’un moment à l’autre. Défiez-vous d’un voyageur qui n’a d’autre bagage que celui qu’il dit avoir laissé en route ; c’est presque toujours un imposteur.

 

Joseph et Emmy ignoraient malheureusement cette haute vérité. Peu leur importait que Becky possédât une provision de splendides toilettes dans des boîtes invisibles ; ils ne voyaient qu’une chose, c’est que les robes qu’elle portait étaient fort usées. En conséquence, Emmy se transporta chez la meilleure modiste de la ville, y choisit tout ce qui était nécessaire pour reconstituer à son amie une garde-robe complète. On ne lui vit plus ces fichus déchirés et ces robes de soie tachées qui lui couvraient à peine les épaules. En changeant d’habit, Becky changea aussi de genre de vie. Le pot de rouge fut laissé dans un coin ; et l’autre spécifique puissant auquel elle demandait autrefois ses consolations, fut également mis de côté, ou tout au moins, elle ne s’en permit plus l’usage que dans le secret de ses méditations solitaires, ou bien lorsque Jos, par une belle soirée d’été, alors qu’Emmy et son fils étaient à la promenade, la forçait à prendre avec lui de l’eau-de-vie étendue d’eau.

 

Enfin arrivèrent de Leipsick les malles et les paquets si vantés ; mais ce bagage se composait au total de trois ou quatre boîtes qui n’étaient pas des plus magnifiques et étaient loin de contenir les somptueuses toilettes annoncées avec tant de soin par Becky. De l’une de ces boîtes, au milieu d’une masse de papiers qui n’étaient autres que ceux au milieu desquels Rawdon Crawley avait, dans ses transports furieux, découvert les bank-notes tenus en réserve par Becky, celle-ci tira toute joyeuse un tableau qu’elle accrocha aux murs de sa chambre, après quoi elle alla quérir maître Jos. Ce dessin à la mine de plomb représentait un monsieur à la figure rose, qui, monté sur un éléphant, sortait d’une touffe de cacaoyers. Dans le fond on apercevait une pagode. La scène était évidemment dans les Indes.

 

« Par mon âme, c’est mon portrait, » s’écria Jos en apercevant la toile que Becky lui mettait sous les yeux.

 

En effet, c’était bien lui, tout épanoui de jeunesse et de beauté, et portant une jaquette de nankin à la mode de 1804. C’était le même tableau qui avait jadis orné les murs de Russell-Square.

 

« Je l’ai acheté, dit Becky d’une voix toute tremblante d’émotion, un jour où j’étais allée voir comment je pourrais rendre quelque service à mes bons et excellents amis. Depuis il ne m’a jamais quittée et ne me quittera jamais.

 

– En vérité, s’écria Jos dans un ravissement inexprimable, en vérité, serait-ce à cause de moi que vous y attachez tant de prix ?

 

– Hélas ! dit Becky, vous le savez aussi bien que moi ; mais à quoi bon tous ces regrets, ces souvenirs, ces paroles ? il est trop tard maintenant. »

 

Cette conversation avait enivré Jos d’une félicité ineffable. Emmy rentra souffrante et fatiguée, et, se retirant dans sa chambre pour se coucher, elle laissa Jos et sa charmante compagne continuer leur délicieux tête-à-tête. Toutefois, trop agitée pour fermer l’œil, elle put entendre de la chambre voisine Rebecca chanter à Jos des romances de 1815 ; et, chose qu’on aura peine à croire, c’est que Jos fut, comme Amélia, tourmenté par l’insomnie.

 

On se trouvait alors au mois de juin, la saison du luxe et de l’élégance pour cette bonne cité de Londres. Jos, qui n’aurait pas omis un seul jour de lire les merveilleuses colonnes du Galignani, cette excellente feuille qui rend la patrie au voyageur exilé sur la terre étrangère, Jos, disons-nous, gratifiait ses deux compagnes, pendant le déjeuner, des passages les plus saillants de cette feuille. Ce journal donne, entre autres choses, un aperçu hebdomadaire des mouvements qui se font dans l’armée, et cette partie intéressait fort un homme qui avait joué, comme Jos, un rôle si important dans le service actif. Il lut donc un jour la nouvelle suivante :

 

« ARRIVÉE DU ***e RÉGIMENT.

 

« Gravesend, le 20 juin.

 

« Le Ramchander, appartenant à la Compagnie des Indes-Orientales, est entré ce matin dans le port, ramenant en Angleterre quatorze officiers et cent trente-deux soldats de ce corps si célèbre par sa valeur. Après une absence de quatorze années, ce régiment revient en Angleterre, couvert de la gloire qu’il s’est acquise dans la guerre des Birmans. Le colonel O’Dowd, chevalier du Bain, a débarqué hier avec sa femme et sa sœur, suivi des capitaines Posky, Stubble, Mac-Raw et Malony, des lieutenants Smith, Jones, Thompson et Fr. Thomson, des enseignes Hicks et Grady. La musique faisait retentir sur la jetée l’hymne national, et la foule a fait entendre des acclamations prolongées au moment où ces braves soldats descendaient à l’hôtel de Wayte, où les attendait un somptueux banquet servi en l’honneur des vaillants défenseurs de la vieille Angleterre. Pendant ce repas, pour lequel Wayte s’était efforcé de se surpasser lui-même, la foule n’a cessé de faire entendre les cris d’un enthousiasme si vif, que lady O’Dowd et le colonel ont dû se montrer sur le balcon, où ils ont bu, à la santé de leurs compatriotes, le meilleur bordeaux de Wayte. »

 

À quelques jours de là, la même feuille annonçait que le major Dobbin avait rejoint le régiment à Chatham et donnait en même temps le compte rendu de la présentation à la cour du colonel sir Michel O’Dowd, chevalier du Bain, de lady O’Dowd et de miss Glorvina O’Dowd. Venaient ensuite les noms de lieutenants-colonels de nouvelle promotion, au nombre desquels se trouvait celui de Dobbin. Le vieux maréchal Tiptoff était mort pendant la traversée du ***e de Madras en Angleterre, et le souverain avait élevé le colonel sir Michel O’Dowd au rang de major général, tout en lui conservant le titre honorifique de colonel du régiment qu’il avait commandé pendant de longues années avec tant de distinction.

 

Amélia savait tous ces changements grâce à la correspondance soutenue que George ne cessait d’entretenir avec son tuteur. William lui avait même écrit deux ou trois lettres depuis son départ, mais il y régnait une telle froideur que la pauvre femme sentait bien qu’elle avait perdu tout son empire sur Dobbin, et comme il le lui avait dit, il la laissait parfaitement libre. Cet abandon la rendait bien malheureuse ; elle se rappelait maintenant les services, les tendres et affectueux services du major, et ce souvenir torturait jour et nuit son esprit. Suivant son habitude, elle se consumait dans ses douloureuses pensées et reconnaissait toute la pureté et la noblesse d’un attachement dont elle n’avait fait qu’un jeu. Ah ! combien elle se reprochait d’avoir laissé un pareil trésor lui échapper des mains !

 

C’en était fait, la patience de William avait été poussée à bout. Il ne pouvait plus l’aimer, du moins elle le pensait, comme il l’avait aimée autrefois, c’en était fait et pour toujours. Ce dévouement, cette fidélité de plusieurs années, elle les avait usés par ses dédains et s’en était fait un jeu. Toutefois cet amour laissait encore de profondes cicatrices dans le cœur de Dobbin. En vain ce petit despote avait-il fait tout ce qu’il fallait pour détruire l’amour du major, ses pensées l’y ramenaient sans cesse.

 

« C’est moi, se disait-il souvent, qui me suis bercé d’illusions, qui me suis complu à les caresser. Si elle avait été digne de l’amour que j’avais pour elle, il y a longtemps qu’elle y aurait répondu. C’était là une erreur chère à mon cœur. Eh ! mon Dieu, la vie entière ne se perd-elle pas à des rêves ? Peut-être en l’épousant aurais-je vu s’enfuir le lendemain de ma victoire toutes ces charmantes images. Pourquoi gémir alors et avoir honte de ma défaite ? »

 

Plus il arrêtait sa pensée sur cette longue période de son existence, et plus il reconnaissait la vanité de ses illusions.

 

« Je vais reprendre le harnais, se disait-il en suivant le cours des mêmes réflexions, et je consacrerai le reste de mes forces à remplir les devoirs de la profession où il a plu au ciel de me placer ; le reste de mes jours s’écoulera à inspecter les boutons de nos conscrits et à contrôler les comptes de nos sergents. Je dînerai à la table des officiers et j’entendrai pour la centième fois les histoires du chirurgien, et quand une fois vieux et brisé je prendrai ma retraite, je me résignerai à entendre mes sœurs me poursuivre de leurs gronderies jusqu’au moment où j’arriverai à la dernière goutte de la vie, comme dit le poëte, voilà qui est bien résolu. Paye la note, Francis, et donne-moi un cigare ; tu iras voir ensuite ce qu’on donne ce soir au théâtre. Demain nous traverserons la mer à bord du Batave. »

 

Dobbin se tenait ce petit discours, dont Francis n’entendit que les deux dernières phrases, sur le port de Rotterdam. Le Batave était mouillé à quelque distance de là, et Dobbin pouvait encore apercevoir, sur le gaillard d’arrière, la même place où il avait fait pour venir une si heureuse traversée à côté d’Emmy. Mais à tout cela il ne fallait plus penser ; demain on allait remettre à la voile pour retourner en Angleterre et y reprendre du service.

 

Après le mois de juin et selon les usages germaniques, la petite société de la cour de Poupernicle est dans l’habitude de se disséminer sur la surface du globe pour aller boire aux sources médicales de cent pays divers, se distraire en jouant à la roulette si la bourse le permet et si le goût y dispose, se livrer aux douceurs de la gastronomie en compagnie d’une société aussi cosmopolite que choisie, et dissiper son été dans les joies de l’oisiveté.

 

Les diplomates anglais se rendirent, partie à Tœplitz, partie à Kissingen, et leurs rivaux de France, après avoir donné un double tour de clef à la porte de la chancellerie, se mirent en route pour leur cher boulevard de Gand. L’illustrissime famille du prince régnant de Poupernicle suivait la foule aux eaux, ou bien se retirait dans quelqu’une de ses champêtres habitations. Pour peu que l’on élevât des prétentions au bon ton, il fallait prendre sa volée comme les autres, et le docteur Glauber, médecin attitré de la cour, céda avec la baronne au mouvement général. La saison des bains n’était pas la moins fructueuse dans les revenus du docteur, qui savait concilier les affaires avec le plaisir. Le théâtre favori de ses exploits était Ostende, le rendez-vous général de tous les enfants de la Germanie.

 

Son intéressant malade, M. Jos, était pour le docteur une véritable vache à lait. Il n’avait pas eu grand’peine à persuader à l’ex-fonctionnaire que sa santé et celle de son aimable sœur, dont, en réalité, l’état était assez inquiétant, exigeait qu’il allât passer la saison d’été dans cet abominable port de mer. Peu importait l’endroit à Emmy ; quant à George, il sautait déjà de joie à l’idée d’un changement. Et Becky devait tout naturellement occuper la quatrième place dans le magnifique équipage que monsieur Jos avait acheté. Les deux domestiques avaient leur place désignée sur le siége. Il n’était peut-être pas très-prudent à Rebecca de s’exposer ainsi aux mauvais propos des personnes de connaissance qu’elle pourrait rencontrer : mais, bah ! n’était-elle pas assez forte pour tenir tête aux attaques ? Elle avait si bien jeté le grappin sur Jos qu’elle mettait au défi tous les orages conjurés contre elle. La comédie du Tableau avait achevé de lui assurer sur lui une puissance à toute épreuve, Becky ne manqua pas d’emballer avec le plus grand soin son éléphant dans la boîte qu’Emmy lui avait donnée il y avait de longues années ; Emmy aussi emporta ses petits trésors, ses deux médaillons ; et la petite colonie alla s’installer à Ostende, dans un hôtel fort cher et assez mal tenu.

 

Amélia commença à prendre des bains et en ressentit tout le bien qu’on pouvait en attendre. Les gens de la connaissance de Becky, qui l’apercevaient de loin, s’empressaient de lui tourner le dos. Mistress Osborne, qui l’accompagnait dans ses promenades et ne connaissait personne, ne s’apercevait même pas des affronts essuyés par son amie, et Becky regardait comme inutile de la mettre au courant de ces détails.

 

Mistress Rawdon Crawley retrouva même à Ostende des connaissances qui avaient conservé pour elle des sentiments dont elle les aurait parfaitement dispensés. De ce nombre était le major Loder, en disponibilité, et le capitaine Rook, que tous les jours on rencontrait sur la jetée fumant leurs cigares et regardant les femmes avec insolence. Ils n’eurent pas de peine à s’introduire chez M. Joseph Sedley et à se faire donner place à sa table hospitalière. Ce n’était pas là de ces gens qu’un refus décourage et rebute ; ils entraient dans la maison, que Becky s’y trouvât ou non, s’installaient dans le salon de mistress Osborne qu’ils parfumaient de l’odeur du tabac, appelaient Jos vieux drille, faisaient invasion à l’heure du dîner et passaient de longues heures à boire et rire.

 

« Qu’est-ce que cela signifie, maman ? disait à sa mère le petit Georgy, qui n’entendait rien au langage figuré de ces messieurs. Hier, le major disait à mistress Crawley : « Non, non, ça ne peut pas aller comme cela ; vous ne garderez pas le vieux drille pour vous toute seule. Nous voulons aussi notre part de la grenouille, ou, le diable m’emporte, nous vendons la mèche. » Qu’a voulu dire le major par ces mots, chère maman ?

 

– Le major… ne lui donnez point ce nom, répondit Emmy ; je puis du reste vous assurer que j’ignore complétement ce que cela signifiait. »

 

La présence de ces deux hommes inspirait à Amélia un sentiment profond d’horreur et de dégoût. Pendant les repas, ils lui prodiguaient des compliments avinés ou parfois lui riaient au nez. Le capitaine lui faisait des agaceries qui la mettaient fort mal à l’aise, et elle s’arrangeait toujours, lorsque ces deux hommes venaient, pour avoir George auprès d’elle.

 

Rebecca, il faut lui rendre cette justice, évitait de laisser l’un de ces hommes en tête à tête avec Amélia. Le major, qui était libre de la personne, jurait qu’il aurait raison de cette petite mijaurée ; ces deux maîtres coquins se disputaient ainsi cette innocente créature, et jouaient, à sa propre table, à qui l’aurait. Sans se douter en aucune manière des vues criminelles de ces misérables, elle ne les voyait cependant qu’avec une impression de terreur et de gêne et aurait voulu fuir bien loin de là.

 

Elle suppliait, conjurait Jos de retourner en Angleterre, mais il faisait la sourde oreille et ne voulait pas s’éloigner de son docteur, c’était là un lien puissant pour lui et auquel du reste venaient s’en joindre d’autres. Tout au moins pouvons-nous dire que Becky n’était pas fort pressée de retourner en Angleterre.

 

Enfin Amélia prit un grand parti, une énergique résolution ; elle écrivit à un de ses amis qui se trouvait de l’autre côté du détroit, n’en parla à personne, et porta elle-même la lettre à la poste afin d’être encore plus sûre de son secret ; elle montra seulement une certaine émotion en revenant auprès de George, et elle passa une grande partie de la nuit à s’entretenir avec lui. Depuis son retour de la promenade, elle ne quitta plus sa chambre. Becky pensa que c’était le major et le capitaine qui lui faisaient peur.

 

« Elle ne peut rester plus longtemps ici, se disait Becky en elle-même. Il faut qu’elle parte, cette petite sotte. A-t-on jamais vu avoir un tel chagrin pour un mari mort depuis quinze ans, et Dieu sait comme il méritait de tels regrets. Quant à épouser l’un ou l’autre de ces deux misérables, c’est impossible ; que ferait-elle d’un Loder ou d’un Rook ? Elle se mariera avec sa grande perche, et je vais arranger tout cela ce soir même. »

 

Sous prétexte de lui porter une tasse de thé, Becky alla dans la chambre d’Amélia. Elle l’y trouva en compagnie de ses deux portraits et en proie à une surexcitation nerveuse des plus vives ; elle posa devant elle la tasse de thé.

 

« Merci ! lui dit Amélia.

 

– Écoutez-moi, Amélia, dit Becky se promenant en long et en large et l’examinant avec un air d’intérêt presque méprisant. J’ai à causer avec vous ; vous ne pouvez demeurer ici plus longtemps ; il faut vous soustraire à l’impertinence de ces deux hommes ; je n’entends point qu’ils vous rendent la vie aussi dure, et je crains toujours pour vous quelque insulte de leur insolence ; ce que je puis vous dire, c’est que ce sont des misérables qui mériteraient d’être envoyés aux galères. Peu vous importe comment je les connais, toujours est-il que je sais parfaitement à quoi m’en tenir sur leur compte. Joseph n’est pas dans le cas de vous protéger. Son épaisseur et la faiblesse de son caractère seraient plutôt de nature à lui rendre nécessaire à lui-même un protecteur. Et vous n’êtes pas plus faite pour vivre à côté de pareilles gens que ne le serait un enfant à la lisière. Il faut vous marier si mieux vous n’aimez vous exposer, vous et votre enfant, à une ruine certaine. Il vous faut un mari, entendez-vous, faible arbrisseau que vous êtes, trop frêle pour vous passer de soutien. Ce mari, il s’est offert à vous dans la personne du plus galant homme que je connaisse, et vous l’avez repoussé, âme inconséquente et ingrate !

 

– J’ai fait tous mes efforts, ô Rebecca ! répondit Emmy d’un air suppliant, mais je n’ai pu oublier… et au lieu de finir sa phrase elle jeta un regard à son portrait.

 

– Oublier qui ? lui ?… s’écria Becky, l’égoïsme en chair et en os, la fatuité dans ce qu’elle a de plus épais, une véritable poupée de coiffeur, un homme sans esprit, sans distinction, sans cœur. En vérité, il n’y a pas plus de ressemblance entre lui et votre ami le major qu’entre vous et la reine Élisabeth. Mais cet homme était las de vous, mais il vous aurait plantée là, sans le major Dobbin qui l’a forcé malgré lui d’être fidèle à ses engagements. Voilà ce qu’il me répétait tous les jours, me disant qu’il ne se souciait point de vous, et ne m’en parlant que par manière de dérision ; à peine étiez-vous sa femme depuis une semaine, qu’il me faisait déjà la cour.

 

– C’est faux ! c’est faux ! Rebecca, s’écria Amélia se redressant à ces paroles.

 

– Regardez donc, folle que vous êtes, » reprit Becky avec une impitoyable gaieté.

 

En même temps elle tira de son sein un petit papier qu’elle s’empressa de déployer et de mettre sous les yeux d’Emmy.

 

« Reconnaissez-vous cette écriture ? c’est bien de sa main, n’est-ce pas ? Eh bien ! lisez cette lettre : vous y verrez qu’il me propose un enlèvement ; et il me l’a donnée sous vos yeux, la veille du jour où il fut tué. Ce qu’il n’a pas volé, » continua Becky.

 

Emmy n’entendait plus rien ; ses yeux étaient fixés sur la lettre. C’était bien celle que George avait mise dans le bouquet qu’il avait donné à Rebecca dans la nuit du bal de la duchesse de Richmond. Becky ne disait que trop vrai, George lui proposait un enlèvement.

 

Emmy laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Ce sera la dernière fois que nous la verrons pleurer dans le cours de cette histoire ; mais du moins elle versa d’abondantes larmes. La tête cachée entre les mains, elle se livra à la vivacité de ses émotions, et Becky se contenta d’être pendant quelque temps le témoin impassible de cette scène. Quel homme assez initié aux secrets des cœurs pourra nous dire si ces larmes lui furent douces ou amères ? Sa douleur lui venait-elle des regrets qu’elle éprouvait à voir ainsi renversée l’idole de sa vie, ou bien s’indignait-elle en pensant aux dédains dont son amour avait été l’objet, ou enfin se réjouissait-elle de voir supprimée la barrière que sa pudeur de femme avait placée entre elle et une nouvelle et sincère affection ?

 

« Aucun lien ne me retient plus maintenant, se disait-elle à elle-même ; je puis l’aimer désormais de toutes les forces de mon cœur. Pourvu seulement qu’il y consente et qu’il me pardonne. »

 

Je crois que ce dernier sentiment avait fini par dominer tous les autres, et qu’il était la principale cause du trouble que ressentait cette âme tendre et timide. L’éclat de cette douleur ne fut pas aussi bruyante que Becky s’y attendait. Cette dernière embrassa tendrement son amie : c’était là un bien beau mouvement de la part de mistress Becky. Elle traita, du reste, Emmy en enfant, et, lui prenant la tête avec ses deux mains pour y déposer un baiser.

 

« Allons vite, maintenant, une plume, de l’encre, et écrivez-lui sur-le-champ.

 

– Je lui ai écrit ce matin, » répondit Emmy, dont la figure se couvrit de rougeur.

 

Becky accueillit cet aveu par un éclat de rire, et en même temps, elle se mit à fredonner les paroles de la Rosine d’une voix qui réveilla tous les échos de la maison : Un Biglietto, eccolo qua !

 

Deux jours après cette petite scène, par un temps pluvieux et maussade, Amélia, qui avait passé la nuit à écouter les mugissements de la tempête et à plaindre les pauvres voyageurs qui se trouvaient alors en route sur terre ou sur mer, Amélia se leva de bonne heure et voulut à toute force aller faire avec Georgy une promenade sur la jetée. Elle semblait défier la pluie qui venait par rafales lui fouetter la figure, et tenait ses yeux fixés sur la ligne noire qui, à l’horizon, marquait les limites de la mer ; ensuite elle contemplait les vagues bondissantes qui venaient en mugissant se briser sur le rivage, et n’ouvrait la bouche que pour répondre aux paroles encourageantes ou sympathiques que lui adressait de temps à autre son jeune protecteur.

 

« J’espère qu’il ne se sera pas risqué à faire la traversée d’un temps pareil, disait Emmy.

 

– Et moi, je parie le contraire, et dix contre un, lui répondit le petit bambin ; tenez, ma mère, voyez de ce côté, distinguez-vous la fumée du paquebot ? »

 

L’enfant ne se trompait pas ; le bateau s’annonçait par une longue traînée de fumée ; mais qui pouvait répondre que Dobbin fût à bord, qu’il eût reçu la lettre, et que l’ayant reçue il se fût décidé à venir ; mille craintes assaillaient ce pauvre petit cœur, aussi tumultueuses que les vagues qui se brisaient en écume contre les pierres de la jetée.

 

Bientôt il fut possible d’apercevoir le paquebot lui-même, George avait une longue-vue avec laquelle il réussit, avec assez d’adresse, à découvrir le bâtiment. Il se mit, avec l’aplomb d’un marin expérimenté, à commenter la marche du navire qu’on voyait s’enfoncer, puis se redresser sur les vagues de la mer. On hissa au haut du mât de la jetée le signal qui indiquait qu’un navire anglais était en vue ; le cœur d’Amélia fut en ce moment saisi de la plus vive anxiété.

 

Emmy voulut, à son tour, regarder dans le télescope, en l’appuyant sur l’épaule de Georgy ; mais elle ne distinguait rien du tout. Elle n’apercevait qu’un grand point noir qu’elle voyait monter et descendre, George reprit la lunette et eut bien vite retrouvé le navire.

 

« Ils sont joliment secoués, disait-il, voilà une vague qui les prend en flanc. Il n’y a que deux personnes sur le pont avec les gens de l’équipage. L’un d’eux est couché, l’autre est debout ; il a… un chapeau d’uniforme… un manteau… et… eh ! parbleu, c’est Dobbin ! »

 

Abaissant alors son télescope, il courut vers sa mère et la serra dans ses bras ; quant à elle, nous ne pouvons mieux définir son état qu’en lui appliquant les paroles du poëte : δαχρυσεν γελασασα[10]. Désormais elle était bien sûre que c’était William, ce ne pouvait être un autre. En exprimant tout à l’heure le désir que Dobbin ne se fût pas mis en route par un temps pareil, Amélia n’était pas sincère. Qu’avait-il de mieux à faire que de venir la retrouver ? Oh ! désormais, elle était bien sûre que c’était lui.

 

Le navire approchait de plus en plus. Au moment où il aborda sur le quai pour effectuer le débarquement, les genoux d’Emmy tremblaient avec une telle violence qu’elle se mit à genoux pour adresser au ciel les plus vives actions de grâce. Il ne lui restait pas trop du reste de sa vie pour témoigner au ciel sa gratitude !

 

Il faisait si vilain temps qu’il n’était point venu de flâneurs sur le quai pour assister à l’arrivée du bateau ; c’est à peine s’il s’y trouvait un commissionnaire pour se charger des bagages des quelques voyageurs qu’amenait le paquebot. Le petit George lui-même s’était éclipsé pour un moment, et lorsque le passager, couvert d’un manteau doublé de serge rouge, descendit sur le port, c’est à peine s’il s’y trouvait là un spectateur de la scène dont nous esquissons rapidement le tableau.

 

Une femme en chapeau blanc et en châle s’avança vers le passager en étendant les bras et elle disparut un moment dans les vastes plis du vieux manteau ; et, tandis qu’elle couvrait de baisers une des mains de l’officier, lui sans doute la pressait sur son cœur et la soutenait pour l’empêcher de s’affaisser sur elle-même. À travers les paroles confuses qu’elle murmurait, on pouvait cependant distinguer ces mots :

 

« Pardonnez-moi, cher William, mon cher, mon bien bon ami, embrassez-moi, embrassez-moi encore. »

 

Lorsqu’enfin ce délire fut un peu calmé, Amélia se dégagea de dessous le manteau, et tout en conservant une des mains de William dans les siennes, elle arrêta sur sa figure un regard d’indéfinissable tendresse, elle y lut à la fois un mélange d’amour, de dévouement et de compassion ; elle comprit le reproche, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

 

– Il était temps que vous me rappelassiez, chère Amélia, lui dit-il.

 

– Vous ne seriez donc jamais revenu, William.

 

– Jamais ! » répondit notre ami.

 

Et il pressait contre son cœur cette charmante et douce créature.

 

Comme ils sortaient de la douane, George s’élança à leur rencontre, son télescope collé sur son œil, et leur faisant le plus joyeux accueil. Il dansait autour d’eux et gambadait comme un fou tout en les accompagnant à la maison. Jos n’était pas encore levé, Becky n’était pas encore visible, bien qu’elle les eût fort bien aperçus à travers les fentes des persiennes. Georgy alla voir à la cuisine si l’on préparait le déjeuner. Emmy, qui avait remis dans l’antichambre son châle et son chapeau aux mains de mistress Paym, rentra pour débarrasser le major de son manteau, et… et si vous le voulez bien, nous irons avec Georgy donner un coup d’œil à la confection du déjeuner du colonel.

 

La tourterelle est enfin en cage, elle vient se poser sur l’épaule de son ami, elle chante maintenant et gazouille pour lui seul, elle agite doucement ses ailes avec un frémissement de joie ; et il possède le trésor après lequel, depuis dix-huit ans, il soupirait jour et nuit. Maintenant ses vœux sont remplis. Ici notre plume s’arrête, car c’est ici le terme de notre œuvre et la dernière page de cette histoire. Adieu colonel, Dieu veille sur vous, brave et honnête William ! adieu, chère et tendre Amélia ! Attachez maintenant vos rameaux verts, pauvre lierre fragile, autour de ce chêne vigoureux, et que désormais vos branches vivent enlacées et confondues !

 

Soit qu’elle ne voulût point jeter de nuage sur le bonheur de la simple et douce créature qui avait si bien pris sa défense, ou bien qu’elle eût horreur de tout ce qui avait l’air de tourner au sentiment, Rebecca, enchantée des résultats de sa négociation, ne chercha point à se retrouver avec le colonel Dobbin et l’amie qu’elle lui avait fait épouser. Sous prétexte d’affaires personnelles, elle se rendit à Bruges, et Georgy, avec son oncle, assista seul à la cérémonie du mariage. Après quoi Georgy alla vivre chez le colonel auprès de sa mère, et mistress Becky revint quelques jours après tenir compagnie au pauvre Joseph qui se voyait par là plongé dans l’isolement du célibat. Ses goûts, disait-il, le portaient à vivre sur le continent ; et il remercia sa sœur et son beau-frère du logement qu’ils lui offraient chez eux.

 

Emmy se félicitait du fond de son cœur d’avoir écrit à Dobbin avant d’avoir connu la lettre de George.

 

« Je connais tout cela, répondit William, mais je ne pouvais me résoudre à employer de pareilles armes contre la mémoire d’un ami, et vous ne pouvez vous imaginer combien j’ai souffert le jour où…

 

– Ne parlons plus jamais de cela, s’écria Emmy avec une expression si humble et si confuse que William s’empressa de détourner la conversation en lui parlant de Glorvina et de cette chère Peggy O’Dowd, auprès desquelles il se trouvait quand il avait reçu sa lettre de rappel. Si vous ne m’aviez pas écrit, ajouta-t-il en souriant, qui sait quel serait aujourd’hui le nom de Glorvina ? »

 

Maintenant, Glorvina s’appelle Glorvina Posky ou plutôt mistress la major Posky. Elle épousa le major à la mort de sa première femme, car elle était décidée à ne point prendre de mari en dehors du régiment. Lady O’Dowd a, de son côté, un si grand attachement pour ce régiment, qu’elle répète à qui veut l’entendre que dans le cas où il arriverait malheur à son bon Mick, elle n’hésiterait pas à reprendre un nouveau mari parmi les officiers du même régiment. Mais, grâce à Dieu, le major général est doué d’une constitution robuste, et il vit en grand seigneur à O’Dowd’s-Town, au milieu d’une meute de bassets. Quant à lady O’Dowd, elle continue à danser des gigues, et, au dernier bal du lord lieutenant, elle a mis sur les dents le maître de cavalerie. Elle allait répétant avec Glorvina que Dobbin s’était conduit à en être honteux, jusqu’au moment où Posky est venu fort à propos consoler Glorvina de ses espérances trompées, et un magnifique turban, venu de Paris, a apaisé les colères de très-haute et très-puissante lady O’Dowd.

 

Le colonel Dobbin, en quittant le service immédiatement après son mariage, alla s’établir dans une jolie petite maison de campagne de l’Hampshire, non loin de Crawley-la-Reine, où, depuis le bill de réforme, sir Pitt et sa femme avaient fixé leur résidence définitive. Toutes les prétentions du baronnet à la pairie étaient maintenant dissipées, sir Pitt ayant perdu ses deux siéges au parlement. Cette catastrophe avait bouleversé à la fois sa fortune et sa tête ; sa santé même en était atteinte, et il ne cessait de prophétiser la chute prochaine du Royaume-Uni.

 

Lady Jane et mistress Dobbin étaient les meilleures amies du monde. Les voitures étaient toujours en route pour le château ou pour Ever-Greens, résidence du colonel. Lady Jane fut la marraine de l’enfant de mistress Dobbin ; elle lui donna son nom, et il fut baptisé par le révérend James Crawley, qui avait succédé à son père dans sa cure de Crawley. Une très-étroite amitié se forma entre George et Rawdon, qui chassèrent ensemble pendant les vacances et entrèrent en même temps au collége de Cambridge. Il s’éleva entre eux, comme cela ne pouvait manquer, une rivalité d’amour à l’occasion de la fille de lady Jane. Depuis longtemps les deux mères caressaient un projet de mariage entre George et la jeune fille, bien que les préférences de cette dernière penchassent du côté de son cousin.

 

Jamais le nom de mistress Crawley n’était prononcé dans ces deux familles : on en comprend facilement la raison. Rebecca ne quittait plus M. Joseph Sedley et le suivait dans toutes ses excursions. Et quant à ce gros et gras personnage, il s’était mis entièrement à la discrétion de cette femme. Les hommes de loi du colonel l’avertirent que son beau-frère avait placé des sommes considérables dans une tontine, et qu’il avait sans doute pris ce moyen afin d’avoir de l’argent pour payer ses dettes. Jos demanda une prolongation de congé à la Compagnie des Indes, et il allait du reste dépérissant de jour en jour.

 

Amélia, à la nouvelle de ces placements, en conçut de vives inquiétudes et pria son mari de faire le voyage de Bruxelles, où se trouvait Joseph, pour l’interroger sur l’état de ses affaires. Le colonel partit avec une certaine répugnance, car il était alors tout occupé par son histoire du Punjâb, qui l’occupe encore, et fort inquiet de la santé de sa petite-fille, alors en convalescence d’une rougeole. Il partit néanmoins pour Bruxelles et y trouva Jos, qui vivait dans un des plus somptueux hôtels de la ville. Mistress Crawley, qui occupait un autre appartement dans le même hôtel, avait voiture, donnait des fêtes et menait une existence de luxe et de prodigalités.

 

Le colonel n’avait nulle envie de voir cette dame. Et pensant qu’il était inutile de faire connaître son arrivée à Bruxelles à tout autre qu’à Joseph, il lui en fit secrètement porter la nouvelle par son domestique. Jos pria le colonel de venir le voir le soir même. Mistress Crawley avait fête ce jour-là ; de cette manière ils pourraient passer leur soirée en tête à tête. Le colonel trouva son beau-frère dans un état de santé déplorable. À travers les éloges qu’il prodiguait à Rebecca, on pouvait reconnaître la terreur qu’elle lui inspirait. Elle l’avait soigné, disait-il, avec un dévouement admirable dans une succession de maladies toutes plus extraordinaires les unes que les autres ; elle avait été pour lui comme une fille. « Mais, pour l’amour du ciel, continuait l’infortuné, venez à Bruxelles, venez vivre près de moi, venez me voir de temps à autre. »

 

La figure du colonel s’assombrit à cette prière.

 

« C’est impossible, Jos ; dans l’état où se trouvent les choses, Amélia ne peut venir vous voir.

 

– Je vous le jure ! je vous le jure sur la Bible ! reprenait alors Joseph d’une voix suppliante et en prenant ledit livre pour l’embrasser. Cette femme est aussi pure que la vôtre, aussi innocente qu’un enfant !

 

– Je veux le croire, répondait le colonel avec une expression de tristesse et de pitié ; mais Emmy ne peut venir vous voir. Soyez homme, Joseph, et rompez avec ces liaisons coupables, revenez au milieu de votre famille. On m’a dit que vos affaires sont embarrassées.

 

– Embarrassées ! s’écria Joseph. Qui s’est permis de pareilles calomnies ? Tous mes capitaux sont placés d’une façon fort avantageuse. Mistress Crawley… c’est-à-dire… enfin mon argent me rapporte de gros intérêts.

 

– Et ces dettes dont on parle, et cette assurance sur votre vie ?

 

– Je pensais que… je lui devais un petit présent… dans le cas où il m’arriverait quelque malheur. Et puis, vous le savez, j’ai une santé si délicate… c’est une affaire de reconnaissance. Mon intention est de vous laisser toute ma fortune. Il m’est bien permis d’économiser ce placement sur mon revenu, » continuait le beau-frère de William, trop faible pour secouer les chaînes qui pesaient sur lui.

 

Le colonel insista auprès de Jos pour qu’il se débarrassât de ce joug, pour qu’il retournât dans les Indes, où certainement mistress Crawley ne le suivrait pas, pour qu’il rompît enfin une liaison qui pourrait avoir pour lui les plus funestes résultats.

 

Joseph, se tordant les mains, s’écriait qu’il ne demandait pas mieux que de retourner dans les Indes, que de faire tout ce qu’on voudrait ; seulement il lui fallait le temps, et surtout n’en rien dire à mistress Crawley.

 

« Elle me tuerait, si elle savait cela, ajoutait l’infortuné ; ah ! vous ne savez pas quelle terrible femme elle fait !

 

– Eh bien ! venez avec moi, » lui répondit Dobbin.

 

Jos ne s’en sentait pas le courage. Il promit de revoir Dobbin le lendemain matin, jurant de ne point parler de leur entrevue. Et maintenant Dobbin n’avait plus qu’à se dépêcher de partir, car Rebecca pouvait revenir. Dobbin, en quittant Jos, s’en alla rempli des plus tristes pressentiments.

 

Il ne revit plus Joseph. Trois mois après, M. Sedley mourait à Aix-la-Chapelle. Toute sa fortune se trouvait compromise dans de fâcheuses spéculations, et n’était plus représentée que par des effets sans valeur provenant de mille entreprises fort hasardeuses. En fait de valeurs réelles, il ne restait que les deux mille livres sterling sur lesquelles sa vie était assurée et qui devaient être également partagées entre sa chère sœur Amélia, femme de… etc., et l’amie qui l’avait soigné avec un dévouement si exemplaire pendant sa maladie, Rebecca, femme du lieutenant-colonel Crawley, chevalier du Bain ; et il la désignait pour exécutrice de ses dernières volontés.

 

Le conseil de la compagnie d’assurance jura qu’aucune affaire ne lui avait paru aussi louche que celle-là. Il parla d’envoyer à Aix une commission pour examiner les circonstances de la mort, et la compagnie se refusa aux versements qu’elle devait faire d’après ses conventions. Mais mistress, ou plutôt lady Crawley, car elle se faisait appeler ainsi, se rendit elle-même à Londres, s’entendit avec les hommes d’affaires et somma la compagnie de remplir ses engagements, et, après avoir été déclarant partout qu’elle était victime d’infâmes intrigues qui l’avaient poursuivie toute sa vie, elle finit par triompher. Les sommes furent payées, sa réputation sortit intacte de cette épreuve. Mais le colonel Dobbin lui renvoya la part qui revenait à sa femme et ne voulut avoir aucune espèce de rapports avec Rebecca.

 

Malgré sa persistance à se faire appeler lady, elle n’eut jamais aucun droit à ce titre. S. Ex. le colonel Rawdon mourut de la fièvre jaune à Coventry-Island, généralement regretté de tous les habitants de son île. Sir Pitt était mort six semaines auparavant, et, par suite de ce décès, comme il ne laissait pas d’héritier mâle, les biens de la famille passèrent au jeune Rawdon Crawley, aujourd’hui baronnet.

 

Lui aussi s’est toujours refusé à voir sa mère, à laquelle il fait toucher cependant une pension, et qui se trouve du reste dans un état de fortune des plus prospères. Le jeune baronnet est retiré à Crawley-la-Reine avec lady Jane et sa fille ; tandis que Rebecca ou lady Crawley, comme on voudra, a choisi Bath et Cheltenham pour théâtre de ses exploits, et se pose, auprès des honnêtes gens qu’elle y trouve, en victime innocente et persécutée. Elle a des ennemis. Qui n’en a pas en ce monde ? Sa vie, du reste, répond pour elle. Elle s’abandonne maintenant tout entière aux œuvres de piété, va à l’église et ne sort jamais sans être escortée d’un domestique. Son nom se trouve sur toutes les souscriptions de bienfaisance. Les bouquetières délaissées, les blanchisseuses abandonnées, et tous les garnements de la terre ont trouvé en elle une généreuse protectrice. Elle loue toujours plusieurs stalles aux représentations extraordinaires données au bénéfice de ces infortunées créatures.

 

Emmy, ses enfants et le colonel, qui reviennent de temps en temps à Londres, se sont trouvés par hasard en face d’elle à l’une des susdites représentations. Elle a baissé modestement les yeux et souri amèrement lorsque ceux-ci se sont détournés d’elle : Emmy en saisissant le bras de George, qui maintenant est un beau et grand garçon, et le colonel en prenant avec lui sa petite Jane, qu’il aime par-dessus tout au monde, plus même encore que son histoire du Punjâb.

 

« Je crois qu’il l’aime plus encore que moi, » se dit parfois Emmy en soupirant.

 

Le colonel est du reste plein d’égards et d’attentions pour sa femme, qui ne manifeste pas un désir qu’il ne reçoive aussitôt son exécution.

 

Et maintenant, disons-le bien haut : Vanitas vanitatum ! qui de nous est heureux en ce monde ? qui de nous arrive enfin au terme de ses désirs, ou, quand il y parvient, se trouve satisfait ? Adieu, adieu, ami lecteur ; rentre maintenant dans la vie réelle où tu verras se dérouler sous tes yeux l’histoire que je viens de te raconter.

 

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Octobre 2007

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Coolmicro et Fred

 

– Source :

Project Gutenberg, http://www.gutenberg.org/ Produced by Pierre Lacaze, Ralph Janke and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Hymne peut être du genre féminin lorsqu’il désigne les prières que l’on chante à l’église. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Senior Wranglers, titre donné à ceux qui sont sortis vainqueurs d’une grande argumentation soutenue devant les professeurs de l’université.

[3] Le mot de la charade est : Nightingale (rossignol), qui se décompose ainsi : Night, nuit ; inn, auberge ; gale, coup de vent.

[4] Grec : Athênê.

[5] Grec : Aristos

[6] Grec : Athênê.

[7] Grec : Athênê.

[8] On sait qu’un sandwich est une tranche de jambon entre deux tranches de pain.

[9] Grec : myri’Achaiois alge’ethêke

[10] Grec : dakrysen gelasasa : Elle souriait au milieu des larmes. (Hom., Adieux d’Hector et d’Andromaque.)