Léon Tolstoï

 

 

 

CONTES ET NOUVELLES

Tome I

 

 

 

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Table des matières

 

D’OÙ VIENT LE MAL.. 4

LE FILLEUL  LÉGENDE POPULAIRE.. 7

LES DEUX VIEILLARDS. 33

LES TROIS VIEILLARDS  CONTE DE LA RÉGION DE LA VOLGA.. 64

DE QUOI VIVENT LES HOMMES. 75

HISTOIRE VRAIE.. 107

LE MOUJIK PAKHOM... 119

FEU ALLUMÉ NE S’ÉTEINT PLUS. 142

LE PETIT CIERGE  CONTE DE PÂQUES. 164

LA PEINE RIGOUREUSE.. 180

UNE TOURMENTE DE NEIGE.. 182

L’APÔTRE JEAN ET LE BRIGAND.. 226

LA PRIÈRE DU BERGER  CONTE ARABE.. 232

MALACHA ET AKOULINA.. 234

LA SOURCE.. 238

LA VIERGE SAGE.. 240

LE COURS DE L’EAU.. 242

LE PÉCHEUR REPENTI. 243

LE PREMIER DISTILLATEUR.. 248

LE GRAIN DE BLÉ.. 254

LES PÊCHES. 258

LÀ OÙ EST L’AMOUR, LÀ EST DIEU.. 261

LE FAUX COUPON.. 280

LUCERNE.. 371

À propos de cette édition électronique. 400

 

D’OÙ VIENT LE MAL[1]

 

Un ermite vivait dans la forêt, sans avoir peur des bêtes fauves. L’ermite et les bêtes fauves conversaient ensemble et ils se comprenaient.

 

Un jour, l’ermite s’était étendu sous un arbre ; là s’étaient aussi réunis, pour passer la nuit, un corbeau, un pigeon, un cerf et un serpent. Ces animaux se mirent à disserter sur l’origine du mal dans le monde.

 

Le corbeau disait :

 

– C’est de la faim que vient le mal. Quand tu manges à ta faim, perché sur une branche et croassant, tout te semble riant, bon et joyeux ; mais reste seulement deux journées à jeun, et tu n’auras même plus le cœur de regarder la nature ; tu te sens agité, tu ne peux demeurer en place, tu n’as pas un moment de repos ; qu’un morceau de viande se présente à ta vue, c’est encore pis, tu te jettes dessus sans réfléchir. On a beau te donner des coups de bâton, te lancer des pierres ; chiens et loups ont beau te happer, tu ne lâches pas. Combien la faim en tue ainsi parmi nous ! Tout le mal vient de la faim.

 

Le pigeon disait :

 

– Et pour moi, ce n’est pas de la faim que vient le mal ; tout le mal vient de l’amour. Si nous vivions isolés, nous n’aurions pas tant à souffrir : tandis que nous vivons toujours par couples ; et tu aimes tant ta compagne, que tu n’as plus de repos, tu ne penses qu’à elle : A-t-elle mangé ? A-t-elle assez chaud ? Et quand elle s’éloigne un peu de son ami, alors tu te sens tout à fait perdu ; tu es hanté par la pensée qu’un autour l’a emportée, ou qu’elle a été prise par les hommes. Et tu te mets à sa recherche, et tu tombes toi-même dans la peine, soit dans les serres d’un autour, soit dans les mailles d’un filet. Et si ta compagne est perdue, tu ne manges plus, tu ne bois plus, tu ne fais plus que chercher et pleurer. Combien il en meurt ainsi parmi nous ! Tout le mal vient, non pas de la faim, mais de l’amour.

 

Le serpent disait :

 

– Non, le mal ne vient ni de la faim, ni de l’amour, mais de la méchanceté. Si nous vivions tranquilles, si nous ne nous cherchions pas noise, alors tout irait bien : tandis que, si une chose se fait contre ton gré, tu t’emportes, et tout t’offusque ; tu ne songes qu’à décharger ta colère sur quelqu’un ; et alors, comme affolé, tu ne fais que siffler et te tordre, et chercher à mordre quelqu’un. Et tu n’as plus de pitié pour personne ; tu mordrais père et mère ; tu te mangerais toi-même ; et ta fureur finit par te perdre. Tout le mal vient de la méchanceté.

 

Le cerf disait :

 

– Non, ce n’est ni de la méchanceté, ni de l’amour, ni de la faim que vient tout le mal, mais de la peur. Si on pouvait ne pas avoir peur, tout irait bien. Nos pieds sont légers à la course, et nous sommes vigoureux. D’un petit animal, nous pouvons nous défendre à coups d’andouillers ; un grand, nous pouvons la fuir : mais on ne peut pas ne pas avoir peur. Qu’une branche craque dans la forêt, qu’une feuille remue, et tu trembles tout à coup de frayeur ; ton cœur commence à battre, comme s’il allait sauter hors de ta poitrine ; et tu te mets à voler comme une flèche. D’autres fois, c’est un lièvre qui passe, un oiseau qui agite ses ailes, ou une brindille qui tombe ; tu te vois déjà poursuivi par une bête fauve, et c’est vers le danger que tu cours. Tantôt, pour éviter un chien, tu tombes sur un chasseur, tantôt, pris de peur, tu cours sans savoir où, tu fais un bond, et tu roules dans un précipice où tu trouves la mort. Tu ne dors que d’un œil, toujours sur le qui-vive, toujours épouvanté. Pas de paix ; tout le mal vient de la peur.

 

Alors l’ermite dit :

 

– Ce n’est ni de la faim, ni de l’amour, ni de la méchanceté, ni de la peur que viennent tous nos malheurs : c’est de notre propre nature que vient le mal ; car c’est elle qui engendre et la faim, et l’amour, et la méchanceté, et la peur.

 

LE FILLEUL

LÉGENDE POPULAIRE
[2]

 

Vous avez entendu qu’il a été dit :

Œil pour œil, et dent pour dent.

Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal…

(St. Mathieu, ch. V. versets 38 et 39.)

 

C’est à Moi qu’appartient la vengeance ;

Je le rendrai, dit le Seigneur.

(Ép. de St. Paul apôtre aux Hébreux, ch. X. verset 80.)

 

I

 

Il est né chez un pauvre moujik un fils ; le moujik s’en réjouit, il va chez son voisin pour le prier d’être parrain. Le voisin s’y refuse : on n’aime pas aller chez un pauvre diable comme parrain. Il va, le pauvre moujik, chez un autre, et l’autre refuse aussi.

 

Il a fait le tour du village, mais personne ne veut accepter d’être parrain. Le moujik va dans un autre village ; il rencontre sur la route un passant.

 

Le passant s’arrêta.

 

– Bonjour, dit le moujik, où Dieu te porte-t-il ?… Dieu, répond le moujik, m’a donné un enfant, pour le soigner dans son enfance : lui consolera ma vieillesse et priera pour mon âme après ma mort. À cause de ma pauvreté, personne de notre village n’a voulu accepter d’être parrain. Je vais chercher un parrain.

 

Et le passant dit :

 

– Prends-moi pour parrain.

 

Le moujik se réjouit, remercia le passant et dit :

 

– Qui faut-il maintenant prendre pour marraine ?…

 

– …Et pour marraine, dit le passant, appelle la fille du marchand. Va dans la ville : sur la place il y a une maison avec des magasins ; à l’entrée de la maison, demande au marchand de laisser venir sa fille comme marraine.

 

Le moujik hésitait.

 

– Comment, dit-il, mon compère, demander cela à un marchand, à un riche ? Il ne voudra pas ; il ne laissera pas venir sa fille.

 

– Ce n’est pas ton affaire. Va et demande. Demain matin, tiens-toi prêt : je viendrai pour le baptême.

 

Le pauvre moujik s’en retourna à la maison, attela, et se rendit à la ville chez le marchand. Il laissa le cheval dans la cour. Le marchand vint lui-même au-devant de lui :

 

– Que veux-tu ? dit-il.

 

– Mais voilà, monsieur le marchand ! Dieu m’a donné un enfant pour le soigner dans son enfance : lui consolera ma vieillesse et priera pour mon âme après ma mort. Sois bon, laisse ta fille venir comme marraine.

 

– Et quand le baptême ?

 

– Demain matin.

 

– C’est bien. Va avec Dieu. Demain, à la messe du matin, elle viendra. Le lendemain, la marraine arriva, le parrain arriva aussi, et on baptisa l’enfant.

 

Aussitôt que le baptême fut terminé, le parrain sortit, sans qu’on eût pu savoir qui il était. Et depuis, on ne le revit plus.

 

II

 

L’enfant grandit, et il grandit pour la joie de ses parents : il était fort, et travailleur, et intelligent, et docile. Le garçon touchait déjà à ses dix ans, quand ses parents le mirent à l’école. Ce que les autres apprennent en cinq ans, le garçon l’apprit en un an : – il n’y avait plus rien à lui apprendre.

 

Vient la semaine sainte. Le garçon va chez sa marraine pour les souhaits habituels[3]. Il retourne ensuite chez lui et demande :

 

– Petit père et petite mère, où demeure mon parrain ? Je voudrais bien aller chez lui pour lui souhaiter la fête. Et le père et la mère lui disent :

 

– Nous ne savons pas, notre cher petit fils, où demeure ton parrain. Nous en sommes nous-mêmes très chagrinés. Nous ne l’avons pas vu depuis qu’il t’a baptisé. Et nous n’avons pas entendu parler de lui, et nous ne savons pas où il demeure, ni s’il est encore vivant.

 

L’enfant salue son père et sa mère.

 

– Laissez-moi, dit-il, mon petit père et ma petite mère, chercher mon parrain. Je veux le trouver, lui souhaiter la fête.

 

Le père et la mère laissèrent partir leur fils. Et le garçon se mit à la recherche de son parrain.

 

III

 

Le garçon sortit de la maison et s’en alla sur la route. Il marcha une demi-journée et rencontra un passant.

 

Il arrêta le passant.

 

– Bonjour, dit le petit garçon, où Dieu te porte-t-il ?… Je suis allé, continua le garçon, chez ma petite marraine pour lui souhaiter la fête ; et de retour à ma maison, j’ai demandé à mes parents : « Où demeure mon parrain ? Je voudrais lui souhaiter la fête. » Et mes parents m’ont dit : « Nous ne savons pas, petit fils, où demeure ton parrain. Dès qu’il t’a baptisé, il a pris congé de nous, et nous ne savons rien de lui, et nous ignorons s’il vit encore. » Et voilà, je vais le chercher.

 

Et le passant dit :

 

– Je suis ton parrain.

 

Le garçon se réjouit, il lui souhaita la fête et ils s’embrassèrent.

 

– Où vas-tu[4] donc, maintenant, mon parrain ? dit le garçon. Si c’est de notre côté, viens dans notre maison, et si tu vas chez toi, je t’accompagnerai.

 

Et le parrain dit :

 

– Je n’ai pas le temps maintenant d’aller dans ta maison ; j’ai affaire dans les villages ; mais je rentrerai chez moi demain. Alors tu viendras chez moi.

 

– Mais comment donc, mon parrain, te trouverai-je ?

 

– Eh bien ! tu marcheras du côté où le soleil se lève, toujours tout droit ; tu arriveras dans une forêt, tu trouveras, au milieu de la forêt, une clairière. Assieds-toi dans cette clairière, repose-toi, et regarde ce qui arrivera. Remarque bien ce que tu verras, et va plus loin. Marche toujours tout droit. Tu sortiras de la forêt, tu trouveras un jardin, et dans le jardin un palais, avec un toit en or. C’est ma maison.

 

Approche-toi vers la grande porte ; j’irai moi-même à ta rencontre.

 

Cela dit, le parrain disparut aux yeux du filleul.

 

IV

 

Le garçon marcha comme lui avait ordonné son parrain. Il marcha, marcha, et arriva dans la forêt. Le garçon trouva une clairière et, au milieu de la clairière, un pin. Il s’assit, le petit garçon, et se mit à regarder. Il vit, attaché à une haute branche, une corde, et attaché à la corde, un gros morceau de bois de trois pouds[5], et, sous ce morceau de bois, un baquet avec du miel. Le petit garçon n’avait pas encore eu le temps de se demander pourquoi le miel se trouvait là, ainsi que ce morceau de bois attaché, lorsqu’il entendit du bruit dans la forêt ; et il vit arriver des ours. En avant, l’ourse ; après elle un guide d’un an, et, derrière, encore trois petits oursons. L’ourse flaira la brise, et alla vers le baquet ; les petits oursons la suivirent. L’ourse introduisit son museau dans le miel, appela les oursons qui accoururent et se mirent à manger. Le morceau de bois s’écarta un peu, puis revint à sa première position. L’ourse s’en aperçut, et repoussa le bois avec sa patte. Le bois s’écarta encore davantage, revint et frappa les oursons qui dans le dos, qui sur la tête. Les oursons se mirent à crier, et s’éloignèrent. La mère poussa un grondement, saisit de ses deux pattes le morceau de bois au-dessus de sa tête, et le repoussa avec force loin d’elle ; bien haut s’envolait le morceau de bois ; le guide revint vers le baquet, introduisit son museau dans le miel et mangea. Les autres commençaient aussi à se rapprocher ; ils n’avaient pas encore eu le temps d’arriver que le morceau de bois retomba sur le guide, l’atteignit à la tête, et le tua jusqu’à la mort.[6]

 

L’ourse se mit à gronder plus fort qu’auparavant, et repoussa le bois de toutes ses forces. Il monta plus haut que la branche ; même la corde s’infléchit. Vers le baquet arriva l’ourse et les petits oursons avec elle. En haut volait, volait le petit bois ; puis il s’arrêta, et commença à revenir. Plus il descendait, plus vite il allait. Il arriva d’une telle vitesse, qu’en venant sur l’ourse, et la frappant à la tête, il lui fracassa le crâne. L’ourse tomba en tournoyant sur elle-même, étendit ses pattes, et mourut. Les petits oursons s’enfuirent.

 

V

 

Le parrain conduit le garçon par toutes les pièces toutes plus belles, toutes plus gaies les unes que les autres, et l’amène jusqu’à une porte scellée.

 

– Vois-tu, dit-il, cette porte ? Elle n’a pas de serrure, elle est scellée seulement. On peut l’ouvrir, mais tu ne dois pas y entrer. Demeure ici tant que tu veux, et promène-toi tant que tu veux et comme tu veux. Jouis de toutes les joies ; il t’est seulement défendu de franchir cette porte ; et si tu la franchis, rappelle-toi alors ce que tu as vu dans la forêt.

 

Cela dit, le parrain prit congé de son filleul. Le filleul resta dans le palais et y vécut. Et il y trouvait tant de joie et de charme, qu’au bout de trente ans il pensait y avoir passé seulement trois heures. Et quand ces trente ans se furent ainsi passés, le filleul s’approcha de la porte scellée et pensa :

 

– Pourquoi le parrain m’a-t-il défendu d’entrer dans cette chambre ? Je vais aller voir ce qu’il y a dedans.

 

Il poussa la porte, les scellés se brisèrent, et la porte s’ouvrit sans peine. Le filleul franchit le seuil, et vit un salon plus grand, plus magnifique que tous les autres, et, au milieu du salon, un trône en or. Il marcha, le filleul, à travers le salon ; il s’approcha du trône, en gravit les marches et s’y assit. Il s’assit et vit auprès du trône un sceptre qu’il prit entre ses mains. Tout à coup les quatre murs du salon tombèrent. Le filleul, regardant autour de lui, vit le monde entier, et tout ce que les humains font dans le monde. Et il pensa :

 

– Je vais regarder ce qui se passe chez nous. Il regarde tout droit ; il voit la mer : les bateaux marchent. Il regarde à droite, et voit des peuples hérétiques. Il regarde du côté gauche : ce sont des chrétiens, mais non des Russes. Il regarde derrière lui : ce sont nos Russes.

 

– Je vais maintenant voir si le blé a bien poussé chez nous.

 

Il regarde son champ, et voit les gerbes qui ne sont pas encore toutes mises en meules. Il se met à compter les meules pour voir s’il y a beaucoup de blé, et il voit une charrette qui passe dans le champ, et un moujik dedans. Le filleul croit que c’est son père, qui vient pendant la nuit enlever son blé. Il reconnaît que c’est Wassili Koudriachov, le voleur, qui roule dans la charrette. Le voleur s’approche des meules, et se met à charger sa charrette. Le filleul est pris de colère, et il s’écrie :

 

– Mon petit père, on vole les gerbes de ton champ !

 

Le père s’éveille en sursaut.

 

– J’ai vu en rêve, dit-il, qu’on vole les gerbes : je vais aller y voir.

 

Il monte à cheval et part. Il arrive à son champ et aperçoit Wassili. Il appelle les moujiks. On bat Wassili, on le lie, et on le mène en prison.

 

Le filleul regarde encore la ville où demeurait sa marraine. Il la voit mariée à un marchand. Il la voit dormir, et son mari se lever, et courir chez une maîtresse. Le filleul crie à la femme du marchand :

 

– Lève-toi, ton mari fait de mauvaises choses. La marraine se lève à la hâte, s’habille, trouve la maison où était son mari, l’accable d’injures, bat la maîtresse et renvoie son mari de chez elle. Il regarde encore sa mère, le filleul, et il la voit couchée dans l’isba. Un brigand entre dans l’isba, et se met à briser les coffres.

 

La mère s’éveille et pousse un cri. Le brigand saisit alors une hache, la lève au-dessus de la mère : il va la tuer.

 

Le filleul ne peut se retenir, et lance le sceptre sur le brigand ; il l’atteint juste à la tempe et le tue du coup.

 

VI

 

Aussitôt que le filleul a tué le brigand, les murs se dressent de nouveau, et le salon reprend son aspect ordinaire. La porte s’ouvre et le parrain entre. Il s’approche de son filleul, le prend par la main, le fait descendre du trône, et dit :

 

– Tu n’as pas obéi à mes ordres : la première mauvaise chose que tu as faite, c’est d’avoir ouvert la porte défendue ; la deuxième mauvaise chose que tu as faite, c’est d’être monté sur le trône et d’avoir pris mon sceptre dans ta main ; la troisième mauvaise chose que tu as faite, c’est de t’être mis à juger les gens. L’ourse a une fois repoussé le morceau de bois, elle a dérangé ses oursons. Elle l’a repoussé une autre fois, elle a tué le guide. Une troisième fois elle l’a repoussé, elle s’est tuée elle-même. C’est ce que tu as fait aussi.

 

Et le parrain fit monter le filleul sur le trône, et prit le sceptre entre ses mains. Et de nouveau les murs tombèrent, et de nouveau l’on vit.

 

Et il dit, le parrain :

 

– Regarde maintenant ce que tu as fait à ton père. Voilà que Wassili a passé un an en prison. Il y a appris tout le mal, et il est devenu tout à fait enragé. Regarde, voilà qu’il vole des chevaux chez ton père, et, tu le vois, il met le feu à la maison. Voilà ce que tu as fait à ton père.

 

Dès que le filleul eut vu mettre le feu à la maison de son père, le parrain lui voila ce spectacle, et lui ordonna de regarder un autre endroit.

 

– Voilà, dit-il, le mari de ta marraine. Depuis un an qu’il a quitté sa femme, il s’amuse avec d’autres, tandis qu’elle, après avoir lutté, lutté, a fini par prendre un amant. Et la maîtresse s’est perdue tout à fait. Voilà ce que tu as fait à ta marraine.

 

Le parrain voila aussi ce spectacle, et montra au filleul la maison des siens. Et il aperçut sa mère : elle pleurait sur ses péchés, et se repentait, et disait : « Il valait mieux que le brigand me tuât alors : je n’aurais pas fait tant de péchés. »

 

– Voilà ce que tu as fait à ta mère. Le parrain voila aussi ce spectacle, et lui dit de regarder en bas. Et le filleul aperçut le brigand : le brigand était tenu par deux gardes devant la prison. Et il dit, le parrain :

 

– Cet homme a tué neuf âmes. Il devait lui-même racheter ses péchés. Mais tu l’as tué, et tu t’es chargé de tous ses péchés : c’est maintenant à toi d’en répondre. Voilà ce que tu t’es fait à toi-même… Je te donne un délai de trente ans : va dans le monde, rachète les péchés du brigand. Si tu les rachètes, vous serez libres tous les deux ; mais si tu ne les rachètes pas, c’est toi qui iras à sa place.

 

Et le filleul dit :

 

– Mais comment racheter ses péchés ?

 

Et le parrain lui répondit :

 

– Quand tu auras détruit dans le monde autant de mal que tu en as fait, alors tu rachèteras tes péchés et ceux du brigand.

 

Et le filleul demanda :

 

– Mais comment détruire le mal ?

 

– Marche tout droit du côté où le soleil se lève, dit le parrain. Tu trouveras un champ, et dans le champ, des gens. Observe ce que font les gens, et apprends-leur ce que tu sais. Puis, marche plus loin, remarque tout ce que tu verras. Le quatrième jour tu arriveras dans une forêt ; dans la forêt, tu trouveras un ermitage ; dans l’ermitage demeure un vieillard. Raconte-lui tout ce qui est arrivé. Il t’enseignera. Quand tu auras fait tout ce que le vieillard t’aura ordonné, alors tu rachèteras tes péchés et ceux du brigand.

 

Ainsi dit le parrain. Il reconduisit le filleul hors du palais et ferma la porte.

 

VII

 

Le filleul partit. Et en marchant il pensait :

 

– Comment me faut-il détruire le mal dans le monde ? Détruit-on le mal dans le monde en déportant les gens, en les emprisonnant, en leur ôtant la vie ? Comment me faut-il faire pour ne pas prendre le mal sur moi, et ne pas me charger des péchés des autres ?

 

Il réfléchissait, réfléchissait, le filleul, sans pouvoir résoudre la question.

 

Il marcha, il marcha ; il arriva dans un champ. Sur ce champ avait poussé du bon blé dru ; et c’était le temps de la moisson. Le filleul vit que dans ce blé un veau s’était aventuré. Les moissonneurs s’en aperçurent ; ils montèrent à cheval et poursuivirent le veau à travers le blé, dans tous les sens. Dès que le veau voulait sortir du blé, arrivait un cavalier, et le veau, prenant peur, entrait de nouveau dans le blé ; et de nouveau on le poursuivait. La baba[7] était là qui pleurait :

 

– Ils vont éreinter mon veau ! disait-elle.

 

Et le filleul se mit à dire aux moujiks :

 

– Pourquoi vous y prenez-vous ainsi ? Vous ne le ferez jamais sortir de cette façon. Sortez tous du blé.

 

Les moujiks obéirent. La baba s’approcha du champ de blé et se mit à appeler : « Tprusi ! Tprusi ! Bourenotchka ! Tprusi ! Tprusi ! »

 

Le veau tendit l’oreille, écouta, et courut vers la baba ; il alla tout droit à elle, et frotta si fort son museau contre elle, qu’elle en faillit tomber. Et les moujiks furent contents, et la baba et le veau furent contents.

 

Le filleul marcha plus loin, et pensa :

 

– Je vois maintenant que le mal se multiplie par le mal. Plus les gens poursuivent le mal, plus ils l’accroissent. On ne doit donc pas détruire le mal par le mal. Et comment le détruire ? Je ne sais. C’est bien que le veau ait écouté sa maîtresse : mais s’il ne l’avait pas écoutée, comment le faire venir ?

 

Il réfléchissait, réfléchissait, le filleul, sans pouvoir trouver de solution. Il marcha plus loin.

 

VIII

 

Il marcha, il marcha et arriva dans un village. Il demanda à la patronne d’une isba de le laisser coucher dans sa maison. Elle y consentit. Il n’y avait personne dans l’isba, que la patronne en train de nettoyer.

 

Le filleul entra, monta sur le poêle[8], et se mit à regarder ce que faisait la patronne. Il vit qu’elle lavait toutes les tables et tous les bancs avec des serviettes sales. Elle essuyait la table, et la serviette sale tachait la table. Elle essuyait les taches, et en faisait de nouvelles en essuyant. Elle laissa là la table et se mit à essuyer le banc. La même chose se produisit. Elle salissait tout avec les serviettes sales. Une tache essuyée, une autre apparaissait.

 

Le filleul regarda, regarda, et dit :

 

– Qu’est-ce que tu fais donc, patronne ?

 

– Tu ne vois donc pas que je lave pour la fête ? Mais je ne puis pas y arriver. Tout est sale. Je suis exténuée.

 

– Mais tu devrais d’abord laver la serviette, et alors tu essuierais. La patronne obéit, et lava ensuite les tables, les bancs : tout devint propre.

 

Le lendemain matin, le filleul dit adieu à la patronne et poursuivit sa route. Il marcha, il marcha, et arriva dans une forêt. Il vit des moujiks occupés à façonner des jantes. Le filleul s’approcha, et vit les moujiks tourner ; et la jante ne se façonnait pas.

 

– Que Dieu vous aide ! dit-il.

 

– Que le Christ te sauve ! dirent-ils.

 

Le filleul regarda, et vit que le support, n’étant pas assujetti, tournait avec la jante. Le filleul regarda et dit :

 

– Que faites-vous donc, frères ?

 

– Mais voilà : nous ployons des jantes. Et nous les avons déjà deux fois passées à l’eau bouillante ; nous sommes exténués, et le bois ne veut pas ployer.

 

– Mais vous devriez, frères, assujettir le support : car il tourne en même temps que vous. Les moujiks obéirent, assujettirent le support, et tout marcha bien.

 

Le filleul passa une nuit chez eux, et continua sa route. Il marcha toute la journée et toute la nuit. À l’aube, il rencontra des bergers. Il se coucha auprès d’eux, et vit qu’ils étaient en train de faire du feu. Ils prenaient des brindilles sèches, les allumaient, et sans leur donner le temps de prendre, mettaient par-dessus de la broussaille humide. La broussaille se mit à siffler en fumant, et éteignit le feu. Les bergers prirent de nouveau du bois sec, l’allumèrent, et remirent de la broussaille humide ; et le feu s’éteignit de nouveau. Longtemps les bergers se démenèrent ainsi, sans pouvoir allumer le feu. Et le filleul dit :

 

– Ne vous hâtez pas de mettre de la broussaille, mais allumez d’abord bien le feu, donnez-lui le temps de prendre ; quand il sera bien enflammé, alors mettez de la broussaille.

 

Ainsi firent les bergers. Ils laissèrent le feu prendre tout à fait, et mirent ensuite de la broussaille. Le bois flamba et pétilla.

 

Le filleul resta quelque temps avec eux, et poursuivit sa route. Il se demandait pourquoi il avait vu ces trois choses, il n’y pouvait rien comprendre.

 

IX

 

Le filleul marcha, marcha ; une journée passa. Il arriva dans une forêt ; dans la forêt, un ermitage. Le filleul s’approcha et frappa. Une voix de l’intérieur demanda :

 

– Qui est là ?

 

– Un grand pécheur. Je vais racheter les péchés d’autrui. Le vieillard sortit et demanda :

 

– Quels sont ces péchés d’autrui que tu as sur toi ? Le filleul lui raconte tout : et l’ourse avec ses oursons, et le trône dans le salon scellé, et ce que son parrain lui a ordonné, et ce qu’il a vu dans les champs, les moujiks poursuivant le veau et fouillant le blé, et comment le veau est allé de lui-même vers sa maîtresse.

 

– J’ai compris, dit-il, qu’on ne peut pas détruire le mal par le mal : mais je ne peux pas comprendre comment il faut le détruire. Apprends-le-moi.

 

Et le vieillard dit :

 

– Mais dis-moi, qu’as-tu vu encore sur la route ?

 

Le filleul lui parle de la baba de l’isba, comment elle nettoyait ; des moujiks, comment ils ployaient la jante ; et des bergers, comment ils faisaient du feu.

 

Le vieillard écoutait. Il retourna dans son ermitage, et en rapporta une hachette ébréchée.

 

– Viens, dit-il.

 

Le vieillard s’avança vers une petite clairière, devant l’ermitage, et, montrant un arbre :

 

– Abats-le, dit-il.

 

Le filleul abattit l’arbre, qui tomba.

 

– Fends-le en trois, maintenant.

 

Le filleul le fendit en trois. Le vieillard entra de nouveau dans l’ermitage et en rapporta du feu.

 

– Brûle, dit-il, ces trois morceaux de bois.

 

Le filleul fit un feu, et les brûla. Il en restait trois charbons.

 

– Enfouis maintenant les trois charbons dans la terre.

 

Comme cela. Le filleul les enfouit.

 

– Vois-tu la rivière au pied de la montagne ? Vas-y puiser de l’eau dans ta bouche, et arrose. Ce charbon, arrose-le ainsi que tu as appris à la baba ; celui-ci, arrose-le ainsi que tu as appris aux charrons, et celui-là, arrose-le comme tu as appris aux bergers. Quand tous les trois pousseront, et que de ces charbons sortiront trois pommiers, alors tu sauras comment il faut détruire le mal.

 

Cela dit, le vieillard rentra dans son ermitage. Le filleul réfléchissait, réfléchissait ; il ne pouvait comprendre ce que lui disait le vieillard. Et il se mit à faire comme il lui était ordonné.

 

X

 

Le filleul s’approcha de la rivière, puisa de l’eau plein sa bouche, arrosa le premier charbon et marcha encore et encore ; il fit cent voyages avant que la terre fût assez mouillée autour d’un charbon. Il recommença alors à arroser les deux autres. Le filleul se fatigua ; et il avait faim. Il se rendit chez le vieillard pour lui demander à manger. Il ouvrit la porte : le vieillard était mort sur un banc.

 

Il regarda autour de lui, aperçut des croûtons et mangea. Il trouva une pioche, et se mit à creuser une fosse pour le vieillard. La nuit, il portait l’eau pour arroser, et, dans la journée, il creusait la fosse. Ce ne fut que le troisième jour qu’il acheva la fosse. Il allait l’enterrer quand arrivèrent du village des gens qui apportaient à manger au vieillard. Ils apprirent que le vieillard était mort après avoir béni le filleul. Ils aidèrent le filleul à enterrer le vieillard, laissèrent du pain, promirent d’en apporter encore : puis ils partirent.

 

Il resta, le filleul, à vivre à la place du vieillard ; il y vécut, se nourrissant de ce que les gens lui apportaient ; et il continuait à exécuter les prescriptions du vieillard, puisant de l’eau à la rivière, et arrosant les charbons. Le filleul vécut ainsi une année. Beaucoup de gens commençaient à le visiter. Le bruit se répandit que dans la forêt demeurait un saint homme qui faisait son salut et arrosait avec sa bouche des morceaux de bois brûlé. On se mit à le visiter, lui demander des conseils et des avis. De riches marchands venaient aussi chez lui et lui apportaient des cadeaux. Le filleul ne prenait rien pour lui, sauf ce dont il avait besoin ; et ce qu’on lui donnait, il le distribuait aux pauvres.

 

Et le filleul passait bien son temps : la moitié du jour, il portait dans sa bouche de l’eau pour arroser les charbons, et, l’autre moitié, il se reposait et recevait les visiteurs. Et le filleul se mit à croire que c’était ainsi qu’il devait vivre, ainsi qu’il détruisait le mal et rachèterait le péché.

 

Le filleul vécut de la sorte une seconde année, et il ne passait pas un seul jour sans arroser, et pourtant pas un seul charbon ne poussait. Un jour, étant dans son ermitage, il entendit un cavalier passer en chantant des chansons. Le filleul sortit voir qui était cet homme ; il vit un homme jeune et fort. Ses habits étaient beaux, beaux le cheval et la selle. Le filleul l’arrêta et lui demanda qui il était, et où il allait.

 

L’homme s’arrêta.

 

– Je suis un brigand, dit-il, je vais par les chemins, je tue les gens. Plus je tue, plus gaies sont mes chansons.

 

Le filleul effrayé pensa : « Comment chasser le mal de cet homme ? Il est facile de parler à ceux qui viennent chez moi se repentir d’eux-mêmes. Mais celui-ci se vante de ses péchés. »

 

Le filleul voulait s’en aller, mais il pensa : « Comment faire ? Ce brigand va maintenant passer par ici, il effraiera le monde ; les gens cesseront de venir chez moi, et je ne pourrai ni leur être utile, ni vivre moi-même. »

 

Et le filleul s’arrêta, et il se mit à dire au brigand :

 

– Il vient ici chez moi, dit-il, des pécheurs, non pas se vanter de leurs péchés, mais se repentir et se purifier. Repens-toi aussi, si tu crains Dieu ; et si tu ne veux pas te repentir, va-t’en alors d’ici, et ne viens jamais ; ne me trouble pas, et n’effraie pas ceux qui viennent. Et si tu ne m’écoutes pas, Dieu te punira.

 

Le brigand se mit à rire.

 

– Je ne crains pas Dieu, dit-il, et toi, je ne t’obéis pas. Tu n’es pas mon maître. Toi, dit-il, tu te nourris de ta piété, et moi, je me nourris de brigandage. Tout le monde doit se nourrir. Enseigne aux femmes qui viennent chez toi ; moi, je n’ai pas besoin d’être enseigné. Et puisque tu m’as rappelé Dieu, je tuerai demain deux hommes de plus ; je te tuerais aussi tout de suite, mais je ne veux pas me salir les mains ; et dorénavant ne te trouve pas sur mon chemin.

 

Ayant ainsi menacé, le brigand s’en alla.

 

Depuis, le filleul craignait le brigand. Mais le brigand ne passait plus, et le filleul vivait tranquillement.

 

XI

 

Le filleul passa ainsi encore huit ans ; il commençait à s’ennuyer. Une nuit, il arrosa ses charbons, revint dans son ermitage, il déjeuna et se mit à regarder les sentiers par lesquels devait venir le monde. Et ce jour-là, personne ne vint. Le filleul resta seul jusqu’au soir, et se mit à réfléchir sur sa vie. Il se rappela comment le brigand lui avait reproché de ne se nourrir que de sa piété, et qu’il avait promis de tuer deux hommes en plus, pour lui avoir rappelé Dieu. Le filleul resta songeur, et se remémora sa vie passée.

 

– Ce n’est pas de cette façon, pensa-t-il, que le vieillard m’avait ordonné de vivre. Le vieillard m’a donné une pénitence, et moi j’en retire du pain et de la gloire. Et cela me plaît tant, que je m’ennuie quand le monde ne vient pas chez moi. Et quand les gens viennent, je n’ai qu’une joie : c’est qu’ils vantent ma sainteté. Ce n’est pas ainsi qu’il faut vivre. Je me suis laissé enivrer par les éloges. Je n’ai pas racheté des péchés, mais j’en ai endossé de nouveaux. Je m’en irai dans la forêt, dans un autre endroit, pour que le monde ne me trouve point. Je vivrai seul, à racheter les vieux péchés ; et je n’en endosserai pas de nouveaux.

 

Ainsi pensa le filleul ; il prit un petit sac de croûtons, une pioche, et s’en alla de l’ermitage, pour se creuser un réduit dans un endroit désert.

 

Le filleul marcha avec le petit sac et la pioche et rencontra le brigand. Le filleul prit peur, voulut s’en aller, mais le brigand le rejoignit.

 

– Où vas-tu ? dit-il.

 

Le filleul lui dit son projet.

 

Le brigand s’étonna.

 

– Mais de quoi vas-tu vivre maintenant, dit-il, quand les gens ne te visiteront plus ?

 

Le filleul n’y avait pas songé auparavant. Mais, quand le brigand l’interrogea, il y songea.

 

– Mais de ce que Dieu m’enverra, dit-il.

 

Le brigand ne répondit rien et s’en alla.

 

– Pourquoi donc, pensait le filleul, ne lui ai-je rien dit de son genre de vie ? Peut-être se repentira-t-il maintenant ; il semble être plus doux et ne menace pas de me tuer.

 

Le filleul cria de loin au brigand :

 

– Et tu dois tout de même te repentir, tu n’éviteras pas la vengeance de Dieu.

 

Le brigand fit faire volte-face à son cheval, tira un couteau de sa ceinture et le leva sur le filleul. Le filleul prit peur et se cacha dans la forêt.

 

Le brigand ne voulut pas le poursuivre : il l’injuria et partit.

 

Le filleul s’établit dans un autre endroit. Il alla le soir arroser les charbons, et il vit qu’un d’eux s’était mis à pousser, et qu’un pommier en était sorti.

 

XII

 

Le filleul évita les gens, et se mit à vivre seul. Les croûtons s’épuisèrent.

 

– Eh bien ! pensa-t-il, je vais chercher des racines. Comme il allait les chercher, le filleul remarqua sur une branche un petit sac avec des croûtons. Le filleul le prit et se mit à s’en nourrir. Aussitôt que les croûtons s’épuisaient, de nouveau il trouvait un autre petit sac sur la même branche.

 

Et ainsi vécut bien le filleul.

 

Il vécut de la sorte encore dix ans. Un pommier poussait, et les deux charbons étaient restés ce qu’ils étaient, des charbons. Un jour le filleul se leva de bonne heure et alla vers la rivière. Il remplit sa bouche d’eau, arrosa le charbon, y retourna une fois, y retourna cent fois, arrosa la terre autour du charbon, se fatigua et s’assit pour se reposer. Il était assis à se reposer, quand tout à coup il entendit le brigand passer en jurant.

 

Le filleul l’entendit et pensa :

 

– Il faut se cacher derrière l’arbre, car autrement il me tuera pour un rien, et je n’aurai même pas le temps de racheter mes péchés.

 

Comme il commençait à passer derrière l’arbre, voilà qu’il pensa :

 

– Sauf de Dieu, ni le mal ni le bien ne me viendront de personne. Et où pourrais-je me cacher de Lui ?

 

Le filleul sortit de derrière l’arbre, et ne se cacha point. Il vit passer le brigand, non pas seul, mais portant avec lui en croupe un homme, les mains liées, la bouche bâillonnée. L’homme gémissait et le brigand jurait. Le filleul s’approcha du brigand et se mit devant le cheval. Le brigand dit :

 

– Tu es encore vivant ! Peut-être désires-tu la mort ?

 

Et le filleul dit :

 

– Où mènes-tu cet homme ?

 

– Mais je l’emmène dans la forêt. C’est le fils d’un marchand. Il ne veut pas me dire où est caché l’argent de son père. Je veux le tourmenter jusqu’à ce qu’il me le dise.

 

Et le brigand voulait poursuivre son chemin. Le filleul saisit le cheval par la bride, ne le lâche pas, et demande la délivrance du fils du marchand. Le brigand se fâche contre le filleul, et lève la main sur lui.

 

– Laisse, dit-il, autrement tu en auras autant. Ta sainteté ne m’en impose pas.

 

Le filleul ne s’effraie pas.

 

– Je ne te crains pas, dit-il, je ne crains que Dieu. Et Dieu ne m’ordonne pas de lâcher. Je ne lâcherai pas.

 

Le brigand fronça les sourcils, sortit son couteau, coupa les cordes et délivra le fils du marchand.

 

– Allez-vous-en tous deux, dit-il, et ne vous trouvez pas une autre fois sur mon chemin.

 

Le fils du marchand sauta à terre et s’enfuit. Le brigand voulut passer, mais le filleul l’arrêta encore et se mit à lui demander d’abandonner sa mauvaise vie. Le brigand resta immobile, écouta tout, ne répondit rien et partit.

 

Le lendemain matin, le filleul alla arroser ses charbons. Voici qu’un autre avait poussé : c’était aussi un pommier.

 

Encore dix ans se passèrent. Un jour le filleul était assis sans rien désirer, sans rien craindre, et le cœur plein de joie. Et il pensait, le filleul :

 

– Quelle joie, dit-il, ont les hommes ?… Et ils se tourmentent pour rien. Ils devraient vivre et vivre pour la joie !

 

Et il se rappelait tout le mal des hommes, comme ils se tourmentent parce qu’ils ne connaissent pas Dieu. Et il se mit à les plaindre.

 

– Je passe mon temps inutilement, pensait-il. Il faudrait aller chez les gens et leur enseigner ce que je sais.

 

Comme il pensait cela, il entendit venir le brigand. Il le laissa passer. Il pensait :

 

– À celui-là, il n’y a rien à enseigner : il ne comprendra pas. Mais il faut lui parler tout de même. C’est un homme aussi.

 

Il pensa ainsi, et alla à sa rencontre. Aussitôt qu’il aperçut le brigand, il eut pitié de lui. Il courut à lui, saisit son cheval par la bride et l’arrêta.

 

– Cher frère, dit-il, aie pitié de ton âme ! Tu as en toi l’âme de Dieu ! Tu te tourmentes, et tu tourmentes les autres, et tu seras tourmenté encore plus. Et Dieu t’aime tant ! Quelles joies il t’a réservées ! Ne sois pas ton propre bourreau. Change ta vie.

 

Le brigand s’assombrit.

 

– Laisse, dit-il.

 

Le filleul ne laisse pas, et les larmes lui coulent en abondance. Il pleure.

 

– Frère, dit-il, aie pitié de toi.

 

Le brigand lève les yeux sur le filleul. Il le regarde, descend de cheval, tombe à genoux devant le filleul et se met aussi à pleurer.

 

– Tu m’as vaincu, dit-il, vieillard. Vingt ans j’ai lutté contre toi. Tu as pris le dessus sur moi. Maintenant je ne suis plus maître de moi. Fais de moi ce que tu veux. Quand tu m’adjuras pour la première fois, je n’en devins que plus méchant. Je me mis à réfléchir sur tes discours seulement alors que je t’ai vu toi-même te passer du monde. Et depuis, je suspendis à la branche des croûtons pour toi.

 

Et il se souvient, le filleul, que la baba nettoya la table seulement alors qu’elle eut lavé la serviette ; – lui, ce fut quand il cessa d’avoir soin de lui-même, quand il purifia son cœur, ce fut alors qu’il put purifier le cœur des autres.

 

Et le brigand dit :

 

– Et mon cœur a changé seulement alors que tu as supplié pour le fils du marchand, et que tu n’as pas craint la mort.

 

Et il se rappelle, le filleul, que les charrons ployèrent la jante seulement alors que le support eût été assujetti ; – lui, il cessa de craindre la mort, il assujettit sa vie en Dieu, et son cœur insoumis se soumit.

 

Et le brigand dit :

 

– Et mon cœur s’est fondu tout à fait en moi seulement alors que tu as eu pitié de moi, et que tu as pleuré sur moi.

 

Le filleul se réjouit, emmène avec lui le brigand à l’endroit où se trouvaient les deux pommiers et un charbon. Ils s’approchent : plus de charbon, et un troisième pommier avait poussé.

 

Et il se rappelle, le filleul, que le bois humide s’alluma chez les bergers seulement alors qu’ils eurent allumé un grand feu ; – lui, son cœur s’enflamma en lui, et alluma un autre cœur.

 

Et le filleul se réjouit d’avoir racheté maintenant tous ses péchés.

 

Il dit tout cela au brigand, et mourut. Le brigand l’enterra, se mit à vivre comme lui ordonna le filleul, et à son tour il enseignait les gens.

 

LES DEUX VIEILLARDS[9]

 

La femme lui dit : Seigneur, je vois que tu es prophète.

 

Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem.

 

Jésus lui dit : Femme, crois-moi, le temps vient que vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem.

 

Vous adorez ce que vous ne connaissez point ; pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ; car le salut vient des Juifs.

 

Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande de tels adorateurs.

 

(Ev. selon St. Jean, ch. IV, versets 19-29.)

 

I

 

Deux vieillards avaient fait vœu d’aller à Jérusalem en pèlerinage. L’un d’eux était un riche moujik : il s’appelait Efim Tarassitch Schevelev ; l’autre, Élysée Bodrov, n’était pas riche.

 

Efim était un moujik rangé. Il ne buvait pas de vodka, ne fumait pas de tabac et ne prisait pas ; il ne jurait jamais : c’était un homme grave et rigide. Il avait déjà été deux fois staroste[10]. Il avait une nombreuse famille : deux fils et un petit-fils mariés, et tous demeuraient ensemble. C’était un moujik vigoureux, droit, barbu : à soixante-dix ans, sa barbe commençait à peine à blanchir.

 

Élysée était un petit vieillard, ni riche ni pauvre. Il s’occupait jadis de charpenterie ; depuis que l’âge était venu, il restait chez lui et élevait des abeilles. Un de ses fils travaillait au-dehors, l’autre à la maison. C’était un bonhomme jovial : il prenait de la vodka, prisait du tabac, aimait à chanter des chansons ; mais il était débonnaire, et vivait en bons termes avec les siens et les voisins. C’était un petit moujik, pas plus haut que ça, un peu bistré, avec une barbiche frisée, et, comme son patron le prophète Élysée, il avait toute la tête chauve.

 

Voilà bien longtemps que les deux vieillards s’étaient entendus pour partir ensemble. Mais Efim différait toujours, ses affaires le retenaient : une terminée, une autre aussitôt s’engageait. Tantôt c’était le petit-fils qu’il fallait marier, tantôt le fils cadet dont il voulait attendre le retour de l’armée, tantôt une nouvelle isba qu’il était en train de construire.

 

Un jour de fête, les deux vieillards se rencontrèrent ; ils s’assirent sur des poutres.

 

– Eh ! bien, compère, dit Élysée, à quand l’accomplissement de notre vœu ? Efim se sentit embarrassé.

 

– Mais il faut attendre encore un peu : cette année est justement des plus chargées pour moi. J’ai commencé à construire cette isba. Je comptais y mettre une centaine de roubles, et voilà déjà que la troisième centaine est entamée. Et je n’ai pas fini ! – Remettons la chose à l’été ; vers l’été, si Dieu le permet, nous partirons sans faute.

 

– À mon avis, répondit Élysée, il ne convient pas de tarder davantage : il faut y aller maintenant. C’est le bon moment : voici le printemps.

 

– C’est le moment, oui, c’est le moment. Mais une entreprise commencée, comment l’abandonner ?

 

– N’as-tu donc personne ? Ton fils te suppléera.

 

– Mais comment fera-t-il ? Je n’ai pas trop de confiance en mon aîné : je suis sûr qu’il gâtera tout.

 

– Nous mourrons, compère, et ils devront vivre sans nous. Il faut bien que tes fils s’habituent.

 

– Oui, c’est vrai. Mais je voudrais que tout se fît sous mes yeux.

 

– Eh ! cher ami, tu ne saurais tout faire en tout et pour tout. Ainsi, hier, mes babas nettoyaient pour la fête. C’était tantôt une chose, tantôt une autre. Je n’aurais jamais pu tout faire. L’aînée de mes brus, une baba intelligente, disait : « C’est bien que la fête vienne à jour fixe, sans nous attendre ; car autrement, dit-elle, malgré tous nos efforts, nous n’aurions certainement jamais fini. »

 

Efim resta rêveur.

 

– J’ai dépensé, dit-il, beaucoup d’argent à cette construction, et, pour aller de l’avant, il ne faut pas non plus partir avec les mains vides : ce n’est pas peu que cent roubles.

 

Élysée se mit à rire.

 

– Ne pèche pas, compère, dit-il. Ton avoir est dix fois supérieur au mien, et c’est toi qui t’arrêtes à la question d’argent. Donne seulement le signal du départ, moi qui n’en ai pas, j’en saurai bien trouver.

 

Efim sourit aussi.

 

– Voyez-vous ce richard ! dit-il. Mais où en prendras-tu ?

 

– Je fouillerai à la maison ; je ramasserai quelque chose, et pour compléter la somme, je vendrai une dizaine de ruches au voisin qui m’en demande depuis longtemps.

 

– Mais l’essaimage sera bon pourtant ; et tu auras des regrets.

 

– Des regrets ! mon compère. Je n’ai rien regretté de ma vie, excepté mes péchés. Il n’y a rien de plus précieux que l’âme.

 

– C’est vrai ; mais ce n’est pas bien, quand il y a du désordre dans la maison.

 

– C’est pis encore, quand il y a du désordre dans l’âme. Et puisque nous avons promis, eh ! bien, partons !

 

II

 

Et Élysée persuada son ami. Efim réfléchit, réfléchit, et, le lendemain matin, il vint chez Élysée.

 

– Eh ! bien, soit, partons ! dit-il. Tu as dit la vérité. Dieu est le maître de notre vie et de notre mort. Puisque nous sommes encore vivants, et que nous avons des forces, il faut aller.

 

Dans la semaine qui suivit, les vieillards firent leurs préparatifs. Efim avait de l’argent chez lui. Il prit pour lui cent quatre-vingt-dix roubles, et en donna deux cents à sa « vieille ».

 

Élysée, lui, vendit à son voisin dix ruches avec la propriété des essaims à naître. Il en tira soixante-dix roubles. Les trente qui manquaient, il se les procura par petites sommes chez tous les siens. Sa « vieille » lui donna ses derniers écus, qu’elle conservait pour l’enterrement. Sa bru lui donna les siens.

 

Efim Tarassitch a tracé d’avance à son fils aîné tout ce qu’il devra faire : où il faudra semer, où mettre le fumier, comment finir l’isba et la couvrir. Il a songé à tout, il a tout réglé d’avance.

 

Élysée a dit seulement à sa « vieille » de mettre à part, pour les donner au voisin loyalement, les jeunes abeilles des ruches vendues. Quant aux choses de la maison, il n’en a pas parlé : « Chaque affaire apporte avec elle sa solution. Vous êtes assez grands ; vous saurez faire pour le mieux. »

 

Les vieillards étaient prêts. On leur fit des galettes, on leur cousit des sacs, on leur coupa de nouvelles onoutchi[11] ; ils mirent des chaussures neuves, prirent avec eux une paire de lapti[12] de rechange, et partirent.

 

Les leurs les reconduisirent jusqu’à la sortie du village, leur firent leurs adieux ; et les vieillards se mirent en route. Élysée avait gardé sa bonne humeur : à peine hors de son village, il oublia toutes ses affaires.

 

Il n’a qu’une pensée : être agréable à son compagnon, ne pas aventurer un mot qui le blesse, aller en paix et en bonne union jusqu’au but du voyage et revenir à la maison. Tout en marchant, il murmure quelque prière ou ce qu’il se rappelle de la vie des saints. S’il rencontre un passant sur la route, ou quand il arrive quelque part pour la nuit, il tâche toujours d’être aimable avec tout le monde, et de dire à chacun un mot qui fasse plaisir. Il marche et se réjouit. Une seule chose n’a pu lui réussir : il voulait cesser de priser du tabac ; il a même laissé chez lui sa tabatière ; mais cela l’ennuyait ; chemin faisant, un homme lui en offre. Il lutte, il lutte, mais tout à coup il s’arrête, laisse passer son compagnon pour ne pas lui donner l’exemple du péché, et prise.

 

Efim Tarassitch marche d’un pas ferme, ne fait pas de mal, ne dit pas de paroles inutiles ; mais il ne se sent pas le cœur dispos ; les affaires de sa maison ne lui sortent pas de la tête. Il songe sans cesse à ce qui se passe chez lui : n’a-t-il pas oublié de dire quelque chose à son fils ? Fera-t-il, son fils, ainsi qu’il lui a été ordonné ?

 

Il voit sur sa route planter des pommes de terre, ou transporter du fumier, et il pense :

 

– Fait-il comme je lui ai dit, le fils ?

 

Il retournerait bien pour lui montrer lui-même.

 

III

 

Les vieillards marchèrent pendant cinq semaines. Les lapti dont ils s’étaient munis s’étaient usées ; ils commençaient à en acheter d’autres. Ils arrivèrent chez les Khokhli[13]. Depuis leur départ, ils payaient pour le vivre et le couvert : une fois chez les Khokhli, ce fut à qui les inviterait le premier. On leur donnait à manger et à coucher, sans vouloir accepter de l’argent, on remplissait leurs sacs de pain ou de galettes. Ils firent ainsi sept cents verstes.

 

Après avoir traversé une autre province, ils arrivèrent dans un pays infertile. Là, on les couchait encore pour rien, mais on ne leur offrait plus à manger. On ne leur donnait pas même un morceau de pain partout : parfois ils n’en pouvaient trouver pour de l’argent.

 

– L’année d’avant, leur disait-on, rien n’avait poussé : ceux qui étaient riches s’étaient ruinés, avaient tout vendu ; ceux qui avaient assez étaient devenus pauvres, et les pauvres avaient émigré, ou mendiaient, ou dépérissaient à la maison. Et pendant l’hiver, ils mangeaient du son et des grains de nielle.

 

Dans un village où ils passèrent la nuit, les vieillards achetèrent une quinzaine de livres de pain ; puis ils partirent le lendemain à l’aube, pour marcher assez longtemps avant la chaleur. Ils firent une dizaine de verstes, et s’approchèrent d’une petite rivière. Là ils s’assirent, puisèrent de l’eau dans leurs tasses, y trempèrent leur pain, mangèrent et changèrent de souliers.

 

Ils restèrent ainsi quelques instants à se reposer. Élysée prit sa tabatière de corne. Efim Tarassitch hocha la tête :

 

– Comment, dit-il, ne te défais-tu point d’une si vilaine habitude ? Élysée eut un geste de résignation.

 

– Le péché a eu raison de moi. Qu’y puis-je faire ? Ils se levèrent et continuèrent leur route. Ils firent encore une dizaine de verstes et dépassèrent un grand bourg. Il faisait chaud ; Élysée se sentit fatigué : il voulut se reposer et boire un peu ; mais Efim ne s’arrêta pas. Il était meilleur marcheur que son camarade, qui le suivait avec peine.

 

– Je voudrais boire, dit Élysée.

 

– Eh bien ! fit l’autre, bois ; moi, je n’ai pas soif.

 

Élysée s’arrêta.

 

– Ne m’attends pas, dit-il, je vais courir à cette petite isba, je boirai un coup et je te rattraperai bientôt.

 

– C’est bien. Et Efim Tarassitch s’en alla seul sur la route, tandis qu’Élysée se dirigeait vers la maison. Élysée s’approcha de l’isba. Elle était petite, en argile peinte, le bas en noir, le haut en blanc. L’argile s’effritait par endroits ; il y avait évidemment longtemps qu’on ne l’avait repeinte, et le toit était crevé d’un côté. L’entrée de la maison donnait sur la cour.

 

Élysée entra dans la cour : il vit, étendu le long du remblai, un homme sans barbe, maigre, la chemise dans son pantalon, à la manière des Khokhli[14]. L’homme s’était certainement couché à l’ombre, mais le soleil venait maintenant sur lui. Il était étendu, et il ne dormait pas. Élysée l’appela, lui demanda à boire. L’autre ne répondit pas.

 

– Il doit être malade, ou très peu affable, pensa Élysée.

 

Et il se dirigea vers la porte. Il entendit deux voix d’enfants pleurer dans l’isba. Il frappa avec l’anneau.

 

– Eh ! chrétiens !

 

On ne bougea pas.

 

– Serviteurs de Dieu !

 

Pas de réponse. Élysée allait se retirer, lorsqu’il entendit derrière la porte un gémissement.

 

– Il y a peut-être un malheur, là-derrière ; il faut voir. Et Élysée revint vers l’isba.

 

IV

 

Il tourna l’anneau, ouvrit la porte et pénétra dans le vestibule. La porte de la chambre était ouverte. À gauche se trouvait le poêle ; en face, le coin principal, où se trouvait l’étagère des icônes, – la table, – derrière la table, un banc, – sur le banc, une vieille femme vêtue seulement d’une chemise, les cheveux dénoués, la tête appuyée sur la table. Près d’elle, un petit garçon maigre, comme en cire, le ventre enflé. Il tirait la vieille par la manche en poussant de grands cris ; il lui demandait quelque chose.

 

Élysée entra dans la chambre. De mauvaises odeurs s’en exhalaient. Derrière le poêle, dans la soupente, il aperçut une femme couchée. Elle était étendue sur le ventre, et ne regardait rien, et râlait. Des convulsions écartaient et ramenaient ses jambes tour à tour, et la secouaient tout entière. Elle sentait mauvais ; on voyait qu’elle avait fait sous elle. Et personne pour la nettoyer.

 

La vieille leva la tête. Elle vit l’homme.

 

– De quoi as-tu besoin ? Que veux-tu ? Il n’y a rien ici ! dit-elle dans son langage de l’Ukraine. Élysée comprit, et s’approchant d’elle :

 

– Je suis entré, dit-il, servante de Dieu, pour demander à boire.

 

– Il n’y a personne pour apporter à boire. Et il n’y a rien à prendre ici. Va-t-en.

 

– Mais quoi ! demanda Élysée, vous n’avez donc personne qui ne soit pas malade chez vous pour nettoyer cette femme ?

 

– Personne. Mon homme se meurt dans la cour, et nous ici.

 

Le petit garçon s’était tu à la vue d’un étranger. Mais quand la vieille se mit à parler, il la tira de nouveau par la manche.

 

– Du pain, petite grand’mère, donne-moi du pain !

 

Et il se remit à pleurer.

 

Élysée avait à peine eu le temps d’interroger la vieille, lorsque le moujik vint s’affaisser dans la pièce. Il se traîna le long des murs, et voulut s’asseoir sur le banc ; mais il ne réussit pas et tomba par terre. Et, sans se relever, il essaya de parler. Il articulait ses mots, comme arrachés un par un, en reprenant haleine à chaque fois.

 

– La faim nous a envahis. Voilà. Il meurt de faim ! dit le moujik en montrant d’un signe de tête le petit garçon.

 

Et il pleura.

 

Élysée secoua son sac derrière l’épaule, l’ôta, le posa par terre, puis le leva sur le banc, et se hâta de le dénouer. Il le dénoua, prit le pain, un couteau, coupa un morceau et le tendit au moujik. Le moujik ne le prit point, et montra le petit garçon et la petite fille comme pour dire : « Donne-le-leur à eux. » Élysée le donna au garçon.

 

Le petit garçon, en sentant le pain, le saisit de ses menottes, et y entra avec son nez. Une petite fille sortit de derrière le poêle, et fixa ses yeux sur le pain. Élysée lui en donna aussi. Il coupa encore un morceau et le tendit à la vieille. La vieille le prit et se mit à mâcher.

 

– Il faudrait apporter de l’eau, dit Élysée. Ils ont tous la bouche sèche.

 

– Je voulais, dit-elle, hier ou aujourd’hui, – je ne m’en souviens plus déjà – je voulais apporter de l’eau. Pour la tirer, je l’ai tirée ; mais je n’ai pas eu la force de l’apporter ; je l’ai renversée et je suis tombée moi-même. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’à la maison. Et le seau est resté là-bas, si on ne l’a pas pris.

 

Élysée demanda où était le puits, et la vieille le lui indiqua. Il sortit, trouva le seau, apporta de l’eau et fit boire tout le monde. Les enfants mangèrent encore du pain avec de l’eau, et la vieille mangea aussi ; mais le moujik ne mangea pas.

 

– Je ne le peux pas, disait-il. Quant à la baba, loin de pouvoir se lever, elle ne revenait pas à elle et ne faisait que s’agiter dans son lit. Élysée se rendit dans le village, chez l’épicier, acheta du gruau, du sel, de la farine, du beurre, et trouva une petite hache. Il coupa du bois et alluma le poêle. La petite fille l’aidait. Il fit une espèce de potage et une kascha[15], et donna à manger à tout ce monde.

 

V

 

Le moujik put manger un peu, ainsi que la vieille ; le petit garçon et la petite fille léchèrent tout le plat, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

 

Le moujik avec la vieille racontèrent leur histoire.

 

– Nous vivions auparavant, dirent-ils, pas très riches non plus. Et voilà que justement rien ne poussa. Vers l’automne, nous avions déjà tout mangé. Après avoir mangé tout, nous avons demandé aux voisins, puis aux personnes charitables. D’abord on nous a donné ; puis on nous a refusé. Il y en avait qui auraient bien donné, mais qui ne le pouvaient pas. D’ailleurs nous commencions à avoir honte de demander toujours. Nous devons à tout le monde et de l’argent, et de la farine, et du pain.

 

– J’ai cherché, dit le moujik, du travail : pas de travail. On ne travaille que pour manger. Pour une journée de travail, deux perdues à en chercher. Alors la vieille et la petite fille sont allées mendier. L’aumône était mince, personne n’avait de pain. Pourtant on mangeait tout de même. Nous comptions nous traîner ainsi jusqu’à la moisson prochaine. Mais, depuis le printemps, on n’a plus rien donné ! Et voilà que la maladie s’en est mêlée.

 

Tout allait de mal en pis. Un jour, nous mangions, et deux non. Nous nous sommes tous mis à manger de l’herbe. Mais soit à cause de l’herbe, ou autrement, la maladie prit la baba. La baba s’alita ; et chez moi, dit le moujik, plus de forces. Et je ne sais comment me tirer de là.

 

– Je suis restée seule, dit la vieille. J’ai fait ce que j’ai pu, mais ne mangeant pas, je me suis épuisée. Et la petite fille dépérit et devint peureuse ; nous l’envoyions chez le voisin, et elle refusait d’y aller. Elle se tenait blottie dans un coin et n’en bougeait pas. Avant-hier, la voisine entra, mais en nous voyant affamés et malades, elle a tourné les talons et détalé. Son mari lui-même est parti, n’ayant pas de quoi donner à manger à ses petits enfants. Eh ! bien, c’est dans cet état que nous nous étions couchés en attendant la mort.

 

Élysée, ayant écouté leurs discours, résolut de ne pas rejoindre son compagnon le même jour, et il coucha dans l’isba. Le lendemain matin il se leva et s’occupa de tout dans la maison, comme s’il en eût été le patron. Il fit avec la vieille la pâte pour le pain et alluma le poêle. Il alla avec la petite fille chez le voisin chercher ce qu’il fallait. Mais quoi qu’il demandât, pour le ménage, pour le vêtement, il n’y avait rien, tout était mangé. Alors Élysée, achetant ceci, fabriquant cela, se procura tout ce qui lui manquait. Il demeura ainsi une journée, une autre, puis une troisième. Le petit garçon se rétablit ; il marchait sur le banc, et venait avec tendresse se frotter contre Élysée. La petite fille, devenue tout à fait gaie, l’aidait en tout, toujours à courir derrière lui en criant : « Petit grand-père ! Petit grand-père ! » La vieille se remit aussi et alla chez sa voisine. Le moujik commençait à longer les murs. Seule la baba gardait encore le lit ; mais le troisième jour, elle aussi revint à elle et demanda à manger.

 

– Eh bien ! pensait Élysée, je ne croyais pas rester ici aussi longtemps. Maintenant il est temps de partir.

 

VI

 

Le quatrième jour commençaient les fêtes de Pâques.

 

– Je vais leur acheter de quoi se régaler, je festoierai avec eux, et le soir je partirai, pensa Élysée.

 

Il retourna au village acheter du lait, de la farine bien blanche, de la graisse. Il cuisina, pâtissa avec la vieille ; le matin il alla à la messe, et, à son retour, on fit bombance. Ce jour-là, la baba commença à marcher. Le moujik se rasa, mit une chemise propre que lui avait lavée la vieille, et se rendit dans le village chez un riche propriétaire auquel il avait engagé sa prairie et son champ. Il allait le prier de lui rendre ses terres avant les travaux. Le moujik rentra dans la soirée, bien triste, et se mit à pleurer. Le riche propriétaire avait refusé. Il demandait l’argent d’abord.

 

Élysée se prit à réfléchir de nouveau.

 

– Comment vont-ils vivre maintenant ? Les autres s’en iront faucher, eux, non : leur pré est engagé. Quand le seigle sera mûr, les autres s’en iront moissonner, eux, non : leurs déciatines sont engagées. Si je pars, ils redeviendront ce qu’ils étaient.

 

Élysée résolut de ne pas s’en aller ce soir-là, et remit son départ au lendemain matin. Il alla se coucher dans la cour ; il fit sa prière, s’étendit, mais ne put s’endormir.

 

– Il me faut partir, il me reste si peu d’argent, si peu de temps ! Et pourtant, c’est pitié, ces pauvres gens… Mais peut-on secourir tout le monde ? Je ne voulais que leur apporter de l’eau et leur donner un peu de pain à chacun, et voilà jusqu’où les choses en sont venues ! Il y a déjà le pré et le champ à dégager. Le champ dégagé, il faudra acheter une vache aux enfants, puis un cheval au moujik pour transporter les gerbes… Tu es allé un peu trop loin, mon ami Élysée Bodrov ! Tu as perdu ta boussole et tu ne peux plus t’orienter !

 

Élysée se leva, retira son caftan de derrière sa tête, ouvrit sa tabatière de corne, prisa, et chercha à voir clair dans ses pensées. Mais non, il méditait, méditait sans pouvoir rien trouver. Il lui faut partir ; mais laisser ces pauvres gens, quelle pitié ! Et il ne savait à quoi se résoudre. Il ramassa de nouveau son caftan, le mit sous sa tête et se recoucha. Il resta ainsi longtemps : déjà les coqs avaient chanté lorsqu’il commença à s’endormir.

 

Tout à coup il se sent comme réveillé. Il se voit déjà habillé, avec son sac et son bâton ; et il a à franchir la porte d’entrée. Elle est à peine assez entrebâillée pour laisser passer un seul homme. Il marche vers la porte, mais il est accroché d’un côté par son sac, et, en voulant se décrocher, il est pris d’un autre côté par son soulier ; le soulier se défait. À peine dégagé, voilà qu’il se sent retenu de nouveau, non par la haie, mais par la petite fille qui le tient en criant :

 

– Petit grand-père ! Petit grand-père ! du pain ! Il regarde son pied, et c’est le petit garçon qui lui tient l’onoutcha ; et de la fenêtre, la vieille et le moujik le regardent. Élysée se réveilla.

 

– Je vais acheter, se dit-il, et le champ et le pré, plus un cheval pour l’homme et une vache pour les enfants. Car autrement je m’en irais chercher le Christ par-delà les mers et je le perdrais en moi-même. Il faut être secourable.

 

Il s’endormit jusqu’au matin, se leva de bonne heure, se rendit chez le riche moujik, et racheta les semailles et le pré. Il racheta aussi la faux, car elle avait été aussi vendue, et l’apporta au logis. Il envoya le moujik faucher, et lui-même s’en alla chez le cabaretier pour y trouver un cheval avec une charrette à vendre. Il marchanda, acheta, et partit ensuite acheter une vache. Comme il marchait dans la rue, Élysée vit devant lui deux femmes du pays. Les deux babas cheminaient en bavardant entre elles, et Élysée les entendit parler de lui.

 

– D’abord, disait l’une des femmes, on ne savait quel était cet homme. On le croyait tout simplement un pèlerin… Il entra, dit-on, pour demander à boire, et puis il est resté à vivre là. Il leur a acheté tout, dit-on. Moi-même je l’ai vu aujourd’hui acheter chez le cabaretier un cheval avec une charrette. Il en existe donc de telles gens ! Il faut aller voir.

 

Élysée entendit cela, et comprit qu’on le louait. Alors il n’alla pas acheter la vache. Il revint chez le cabaretier, lui paya le cheval, attela et prit le chemin de l’isba. Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta et descendit de la charrette. Les habitants de l’isba aperçurent le cheval, et s’en étonnèrent. Ils pensaient bien que le cheval avait été acheté pour eux, mais ils n’osaient pas le dire. Le patron vint ouvrir la porte.

 

– Où t’es-tu procuré cette bête, dit-il, mon petit vieillard ?

 

– Mais je l’ai achetée, répondit Élysée. C’est une occasion. Fauche-lui un peu d’herbe pour la nuit.

 

Le moujik détela le cheval, lui faucha de l’herbe et en remplit la crèche. On se mit au lit. Élysée se coucha dans la cour, où il avait, dès le soir, transporté son sac. Quand tous furent endormis, Élysée se leva, fit son paquet, se chaussa, passa son caftan et s’en alla à la recherche d’Efim.

 

VII

 

Élysée fit cinq verstes. Le jour commençait à poindre. Il s’arrêta sous un arbre, défit son paquet et compta son argent. Il lui restait dix-sept roubles et vingt kopecks.

 

– Eh bien ! pensa-t-il, avec cela, impossible de passer la mer ; et mendier pour mon voyage au nom du Christ, serait peut-être un péché de plus. Le compère Efim saura bien aller tout seul, et sans doute il mettra aussi un cierge pour moi. Et moi, mon vœu sera non avenu jusqu’à ma mort. Le Maître est miséricordieux ; il m’en relèvera.

 

Élysée se leva, secoua son sac derrière ses épaules, et fit volte-face. Seulement il contourna le village pour n’être pas vu. Et bientôt il arriva chez lui. Au départ, il lui avait semblé difficile et même pénible de se traîner derrière Efim. Au retour, Dieu lui donnait de marcher sans fatigue. Il marchait sans y prendre garde, en jouant avec son bâton, et faisait soixante-dix verstes dans une journée.

 

Quand il arriva chez lui, les travaux des champs s’étaient heureusement faits. Les siens se réjouirent fort de revoir leur vieillard. On commença par lui demander comment et pourquoi il avait perdu son compagnon, pourquoi il était revenu au logis au lieu d’aller jusqu’au bout.

 

– C’est que Dieu ne l’a pas voulu, répondit-il. J’ai dépensé l’argent en route et j’ai laissé mon compagnon me dépasser. Et voilà : je n’y suis pas allé. Pardonnez-moi pour la gloire du Christ.

 

Et il rendit le reste de l’argent à sa « vieille ». Élysée s’enquit des affaires de la maison. Elles s’étaient arrangées pour le mieux, tout allait bien ; le ménage ne manquait de rien, et tout le monde vivait en paix et en bon accord.

 

Les Éfimov, ayant appris dans la journée le retour d’Élysée, vinrent demander des nouvelles de leur vieillard, et Élysée leur dit la même chose.

 

– Votre « vieillard », dit-il, allait très bien. Nous nous sommes quittés trois jours avant la Saint-Pierre. J’ai voulu le rattraper, mais il m’est alors survenu force événements ; et je n’ai plus eu de quoi poursuivre ma route. Et voilà : je m’en suis retourné…

 

On s’étonna qu’un homme aussi avisé eût fait une telle sottise. « Il est parti, il n’a pas atteint le but, il a pour rien dépensé son argent. » On s’étonnait et on riait.

 

Et Élysée finit par oublier tout cela. Il reprit ses occupations, coupa avec ses fils du bois pour l’hiver, battit le blé avec les babas, couvrit le hangar et soigna ses ruches. Il se mit en mesure de livrer au voisin les dix essaims de jeunes abeilles. Sa « vieille » eût voulu lui cacher le compte des nouvelles abeilles ; mais Élysée savait bien lesquelles étaient pleines, lesquelles ne l’étaient pas : et il donna à son voisin dix-sept essaims au lieu de dix.

 

Élysée régla toutes ses affaires, envoya ses fils travailler au-dehors et se mit lui-même à tresser des lapti et à tailler des sabots pour la mauvaise saison.

 

VIII

 

Toute cette première journée qu’Élysée passa dans l’isba des gens malades, Efim attendit son compagnon. Il fit halte tout près du village, attendit, attendit, dormit un peu, se réveilla, demeura assis encore un peu et ne vit rien venir. Il se fatiguait les yeux à regarder. Le soleil se couchait déjà derrière l’arbre, et Élysée ne paraissait pas.

 

– Peut-être a-t-il passé, pensait-il, et comme je dormais, il ne m’aura pas remarqué. Mais non, il ne pouvait pas ne pas me voir : on voit loin dans la steppe… Je vais revenir sur mes pas, pensait-il ; mais nous pourrions nous manquer, ce serait pis… Je vais m’en aller en avant, nous nous rencontrerons à la première couchée.

 

Il arriva dans un village et pria le garde champêtre, s’il venait un petit vieillard de telle et telle manière, de l’amener dans l’isba où il était. Élysée ne vint pas à la couchée.

 

Efim s’en alla plus loin, demandant à chacun s’il n’avait pas vu un petit vieillard tout chauve : personne ne l’avait vu. Efim continua seul son chemin.

 

– Nous nous rencontrerons, pensait-il, quelque part à Odessa ou sur le bateau. Et il n’y songea plus.

 

En route il rencontra un pèlerin. Ce pèlerin, en robe de bure avec de longs cheveux, était allé au mont Athos, et faisait déjà pour la seconde fois le voyage de Jérusalem. Ils se rencontrèrent dans une auberge, lièrent conversation et firent route ensemble.

 

Ils arrivèrent sans encombre à Odessa. Là, ils attendirent le bateau pendant trois jours, en compagnie d’une multitude de pèlerins ; il en venait de tous les côtés. De nouveau, Efim s’enquit d’Élysée, mais personne ne l’avait vu.

 

Le pèlerin apprit à Efim le moyen de faire la traversée sans bourse délier ; mais Efim ne l’écouta point.

 

– Moi, dit-il, je préfère payer ma place. C’est pour cela que j’ai pris de l’argent.

 

Il donna quarante roubles pour l’aller et le retour, et s’acheta du pain avec des harengs pour la route. Le bateau chargé, les fidèles embarqués, Efim monta à bord avec le pèlerin. On leva l’ancre et on partit. La journée fut bonne ; mais, vers le soir, un grand vent se mit à souffler ; la pluie tombait, les vagues balayaient, inondaient le bateau. Les babas pleuraient, les hommes s’affolaient ; quelques passagers couraient ça et là en quête d’un abri. Efim sentit, lui aussi, que la peur lui venait ; mais il n’en laissa rien voir, et se tint immobile à sa place, auprès des vieillards de Tanbov, toute la nuit et toute la journée du lendemain. Le troisième jour la mer s’apaisa ; le cinquième on arriva devant Constantinople. Quelques-uns débarquèrent, et visitèrent l’église de Sainte-Sophie-la-Sage, où sont maintenant les Turcs. Efim ne descendit pas à terre. Après une escale de vingt-quatre heures, le bateau reprit la mer, toucha à Smyrne-la-Ville, puis à Alexandrie, et atteignit sans accident Jaffa-la-Ville. C’est à Jaffa que tous les pèlerins devaient débarquer : il n’y a que soixante-dix verstes pour se rendre à pied de là à Jérusalem. Pendant le débarquement, les fidèles eurent un moment de peur. Le navire était haut ; on jetait les passagers dans des barques, tout en bas, et, les barques oscillant, on risquait de tomber, non dedans, mais à côté. Deux se mouillèrent quelque peu. Mais, au bout du compte, tous débarquèrent sains et saufs.

 

On se mit en route aussitôt, et le quatrième jour on atteignit Jérusalem. Efim s’arrêta hors de la ville, à l’auberge russe, fit viser son passeport, dîna et s’en alla avec les pèlerins visiter les Lieux Saints. Au Saint-Sépulcre, on ne laissait pas encore entrer. Il se rendit d’abord à la messe, dans le monastère du Patriarche, pria, brûla des cierges, examina le temple de la Résurrection, où se trouve le Saint-Sépulcre. Tant de bâtiments le masquent, qu’on ne le voit presque pas. La première journée, il ne put visiter que la cellule où Marie l’Égyptienne avait fait son salut. Il brûla des cierges et chanta la messe. Il voulut voir l’office du soir au Saint-Sépulcre ; mais il arriva trop tard. Il alla visiter le monastère d’Abraham, y vit le jardin de Savek, où Abraham voulut sacrifier son fils à Dieu. Il vit ensuite l’endroit où le Christ apparut à Marie-Magdeleine, et l’église de Jacob, le frère du Seigneur. Le pèlerin lui montrait tout, et partout lui disait où et combien il fallait donner, où il fallait brûler des cierges. Ils s’en revinrent de nouveau à l’auberge.

 

Au moment de se coucher, le pèlerin se plaignit tout à coup en fouillant ses poches.

 

– On m’a volé, dit-il, mon porte-monnaie avec l’argent ; il y avait vingt-trois roubles, disait-il, deux billets de dix roubles chacun, et trois roubles de monnaie.

 

Il se plaignait, il se plaignait, le pèlerin, mais que faire ? et il se coucha.

 

IX

 

Une fois au lit, Efim fut tenté d’une mauvaise pensée :

 

– On n’a point volé son argent au pèlerin, pensait-il ; je crois qu’il n’en avait pas. Il ne donnait nulle part. Il me disait bien de donner, mais lui-même ne donnait rien. Il m’a même emprunté un rouble.

 

Ainsi pensait Efim. Puis il se fit des reproches :

 

– Pourquoi porter des jugements téméraires sur un homme ? C’est un péché que je ne veux plus commettre.

 

Mais, dès qu’il s’assoupissait, il se rappelait de nouveau que le pèlerin regardait l’argent d’un certain air sournois, et combien il paraissait peu sincère en disant qu’on l’avait volé.

 

– Il n’avait pas d’argent sur lui : c’est une invention. Le lendemain, levés de bonne heure, ils se rendirent à l’office du matin, dans le grand temple de la Résurrection, au Saint-Sépulcre. Le pèlerin ne lâchait pas Efim et le suivait partout.

 

Il y avait au temple quantité de pèlerins, et des Russes, et des Grecs, et des Arméniens, et des Turcs, et des Syriens, à ne pouvoir les dénombrer. Efim parvint avec la foule jusqu’à la Sainte-Porte, et passa à travers la garde turque, à l’endroit où le Christ fut descendu de la croix, où on l’oignit d’huile ; là, brûlaient neuf grands chandeliers. Efim y déposa son cierge. Puis le pèlerin le mena à droite, en haut, par l’escalier, sur le Golgotha, là où fut la croix. Efim y fit sa prière ; puis on lui montra la fissure qui déchira la terre jusqu’à l’enfer. On lui montra ensuite l’endroit où furent cloués à la croix les mains et les pieds du Christ, puis le sépulcre d’Adam, dont les os furent humectés par le sang du Christ. Puis, ce fut la pierre où s’assit le Christ quand on mit sur Lui la couronne d’épines, et le poteau auquel on lia le Christ pour Le flageller, et les deux creux laissés dans le roc par les genoux du Christ. Efim eût vu d’autres choses encore, mais il se fit une poussée dans la foule : tous se hâtaient vers la grotte du Saint-Sépulcre. À une messe non orthodoxe un office orthodoxe allait succéder. Efim suivit la foule à la Grotte.

 

Il voulait se défaire du pèlerin, contre lequel il péchait toujours en pensée ; mais l’autre s’attachait à lui, et le suivit à l’office de la Grotte du Saint-Sépulcre. Il eût voulu se mettre plus près, mais ils étaient venus trop tard. La presse était si forte qu’on ne pouvait ni avancer ni reculer. Efim resta donc sur place, regardant devant lui et faisant ses prières. Par moments, il tâtait s’il avait encore son porte-monnaie. Et ses pensées se succédaient :

 

– Le pèlerin me trompe assurément… Si pourtant il ne m’avait pas trompé, si on lui avait en effet volé son porte-monnaie !… Mais alors, pourvu que pareille chose ne m’arrive pas aussi !

 

X

 

Efim, ainsi immobile et priant, jette devant lui ses regards vers la chapelle où se trouve le Saint-Sépulcre, devant lequel sont suspendues trente-six lampes. Il regarde par-dessus les têtes, et voici que juste au-dessous des lampes, en avant de la foule, il aperçoit, ô miracle ! un petit vieillard en caftan de bure, dont la tête, entièrement chauve, luisait comme celle d’Élysée Bodrov.

 

– Il ressemble à Élysée, pense-t-il, mais ce ne doit pas être lui. Il n’a pu être ici avant moi : l’autre bateau est parti huit jours avant nous, il est impossible qu’il ait pu me devancer ; quant à notre bateau, il n’y était point ; j’ai bien examiné tous les fidèles.

 

Comme il songeait ainsi, le petit vieillard priait et faisait trois saluts : le premier, devant lui, à Dieu ; les autres, aux fidèles des deux côtés. Quand le petit vieillard tourna la tête à droite, Efim le reconnut aussitôt.

 

– C’est bien lui, Bodrov ; voilà bien sa barbe noirâtre, frisée, et ses poils blancs sur les joues, et ses sourcils, et ses yeux, et son nez, et tout son visage enfin : c’est lui, c’est bien Élysée Bodrov.

 

Efim se réjouit fort d’avoir retrouvé son compagnon, et s’étonna qu’il eût pu arriver avant lui.

 

– Eh ! eh ! Bodrov, pensa-t-il, comment a-t-il pu se glisser en avant des fidèles ? Il aura sans doute fait la connaissance de quelqu’un qui l’a mené là. Je le trouverai à la sortie, et m’en irai avec lui, après avoir planté là mon pèlerin. Peut-être saura-t-il me conduire, moi aussi, à la première place.

 

Et Efim regardait toujours pour ne point perdre Élysée de vue. L’office terminé, la foule s’ébranla. On se poussait pour aller s’agenouiller. La presse refoula Efim dans un coin.

 

De nouveau la peur le prit qu’on ne lui volât sa bourse. Il y porta la main, et chercha à se frayer un chemin pour gagner un endroit libre. Il se dégagea, il marcha, il chercha partout Élysée, et sortit du temple sans avoir pu le joindre. Après l’office, Efim courut d’auberge en auberge en quête d’Élysée : nulle part il ne le rencontra. Cette soirée-là, le pèlerin ne vint pas non plus ; il avait disparu sans lui rendre son rouble. Efim resta seul.

 

Le lendemain, il retourna au Saint-Sépulcre, avec un vieillard de Tanbov venu sur le même bateau. Il voulut se porter en avant, mais il fut refoulé de nouveau et il resta près d’un pilier à prier. Il regarda devant lui comme la veille, et, comme la veille, sous les lampes, tous près du Saint-Sépulcre, se tenait Élysée, les mains étendues comme un prêtre à l’autel ; et sa tête chauve luisait.

 

– Eh bien ! pensa Efim, cette fois je saurai bien le joindre. Il se faufila jusqu’au premier rang : pas d’Élysée. Il avait dû sortir sans doute. Le troisième jour, il se rendit encore à la messe, et il regarda encore. Et il aperçut, sur la place sainte, Élysée tout à fait en vue, les mains étendues, les yeux en haut, comme s’il contemplait quelque chose au-dessus de lui ; et sa tête chauve luisait.

 

– Eh bien ! pensa Efim, cette fois-ci je ne le manquerai plus. Je me tiendrai à la porte de sortie et je le trouverai sûrement.

 

Il sortit et attendit, attendit. Toute la foule s’écoula : pas d’Élysée.

 

Efim passa de la sorte six semaines à Jérusalem, visitant les lieux consacrés, et Bethléem, et Béthanie et le Jourdain. Il fit mettre le sceau du Saint-Sépulcre sur une chemise neuve destinée à l’ensevelir ; il prit de l’eau du Jourdain dans un petit flacon, et de la terre, et des cierges dans le lieu saint. Quand il eut dépensé tout son argent, qu’il ne lui resta plus que l’argent du retour, Efim se mit en route pour revenir au logis.

 

Il gagna Jaffa-la-Ville, prit le bateau, arriva à Odessa et s’en alla à pied chez lui.

 

XI

 

Efim revint par le même chemin. À mesure qu’il se rapprochait de sa maison, ses soucis le reprenaient : Comment vivait-on chez lui, sans lui ?

 

– En une année, pensait-il, il passe beaucoup d’eau sous le pont. Une maison, œuvre d’un siècle, un seul moment peut la détruire… Comment mon fils a-t-il mené les affaires ? Comment le printemps a-t-il commencé ? Comment le bétail a-t-il passé l’hiver ? A-t-on terminé heureusement la maison ?

 

Efim atteignit le lieu où, l’année dernière, il s’était séparé d’Élysée. Impossible de reconnaître les habitants du pays. Là où, l’autre an, ils étaient misérables, ils vivaient aujourd’hui à leur aise. Les récoltes avaient été excellentes, et les paysans, oubliant leurs misères, s’étaient relevés. Le soir, Efim arriva au village où Élysée l’avait quitté. Il venait à peine d’y entrer, qu’une petite fille en chemise blanche sortit d’une maison et courut vers lui.

 

– Petit vieillard ! petit vieillard ! Viens chez nous ! Efim voulut passer outre, mais la fillette revint à la charge, le saisit par la manche et l’entraîna en riant vers l’isba.

 

La baba et le petit garçon parurent sur le seuil et l’invitèrent de la main.

 

– Viens, petit vieillard, viens souper et passer la nuit. Efim se rendit à cette invitation.

 

– À propos, pensa-t-il, je m’informerai d’Élysée. Je crois que voilà justement l’isba où il est allé, l’an passé, demander à boire.

 

Efim entra. La baba le débarrassa de son sac, le mena se débarbouiller et le fit asseoir à table. On lui donna du lait, des vareniki[16], de la kascha. Efim remercia les gens de l’isba, et les loua de leur hospitalité envers les pèlerins.

 

La baba hocha la tête :

 

– Comment ne leur ferions-nous pas bon accueil ? dit-elle : c’est à un pèlerin que nous devons de vivre encore. Nous buvions, nous avions oublié Dieu, et Dieu nous punit, et nous attendions la mort. Oui, au printemps dernier, nous étions tous couchés, sans rien à manger, malades. Et nous serions morts si Dieu ne nous eût envoyé un petit vieillard comme toi. Il entra au milieu de la journée pour boire. En voyant notre état, il fut pris de pitié et resta avec nous. Il nous donna à boire, il nous donna à manger, nous remit sur pied, et nous acheta un cheval avec une charrette qu’il nous a laissés.

 

La vieille entra et interrompit le discours de la baba.

 

– Était-ce un homme ? Était-ce un ange de Dieu ? nous l’ignorons nous-mêmes. Il aimait tout le monde, plaignait tout le monde, et il partit sans le dire à personne. Nous ne savons même pas pour qui prier Dieu. Je le vois encore : je suis couchée, attendant la mort ; tout à coup je vois entrer un petit vieillard assez insignifiant, tout chauve, qui demande à boire. Croiriez-vous que j’ai pensé, moi, la pécheresse : « Que nous veut-il, celui-là ? » Mais lui, voici ce qu’il a fait. Aussitôt qu’il nous a vus, il a ôté son sac, l’a posé là, à cet endroit, et l’a dénoué.

 

La petite fille se mêla à la conversation.

 

– Non, grand-mère, dit-elle. C’est ici, d’abord, au milieu de la chambre, et puis sur le banc, qu’il a posé son sac.

 

Et elles discutaient, elles se rappelaient toutes ses paroles, tous ses actes, où il s’asseyait, où il dormait, ce qu’il faisait, ce qu’il disait à l’une ou à l’autre.

 

À la tombée de la nuit, survint le moujik à cheval. Il se mit, lui aussi, à parler de la vie d’Élysée chez eux.

 

– S’il n’était pas venu chez nous, nous mourions avec nos péchés ; nous mourions dans le désespoir, en maudissant Dieu et le genre humain. Et c’est lui qui nous a remis sur pied, c’est grâce à lui que nous avons reconnu Dieu, et que nous avons eu foi en la bonté des hommes. Que le Christ le sauve ! Nous vivions auparavant comme des bêtes ; et il a fait de nous des hommes.

 

On fit manger, boire, coucher Efim, et on se coucha aussi.

 

Efim ne pouvait dormir. La pensée d’Élysée le hantait, tel qu’à Jérusalem il l’avait vu trois fois au premier rang.

 

– Voilà comment il m’aura devancé, pensait-il. Mes efforts ont-ils été bénis ? Je ne sais : mais les siens, Dieu les a bénis.

 

Le lendemain, les gens de l’isba laissèrent partir Efim, après l’avoir comblé de gâteaux pour la route, et s’en allèrent au travail. Et Efim poursuivit son chemin.

 

XII

 

Efim était absent de chez lui depuis une année, lorsqu’il y rentra.

 

Il arriva à son logis vers la soirée. Son fils ne s’y trouvait pas, il était au cabaret. Il en revint gris. Efim l’interrogea ; il eut bien vite vu que son fils n’avait pas fait son devoir. Il avait gaspillé son argent, et envoyé au diable toutes les affaires. Le père se répandit en reproches, mais le fils répondit d’un ton grossier :

 

– Tu aurais mieux fait, dit-il, de t’occuper toi-même de ta maison et de ne pas t’en aller en emportant encore avec toi tout l’argent. Et voilà qu’à présent tu me réprimandes !

 

Le vieux se fâcha et battit le fils.

 

Efim Tarassitch sortit pour aller chez le staroste faire viser son passeport : il passa devant la maison d’Élysée ; la « vieille » d’Élysée était sur le seuil : elle le salua.

 

– Bonjour, compère ! dit-elle. As-tu fait bon voyage ?

 

Efim s’arrêta.

 

– Grâce à Dieu, je suis arrivé à mon but. J’ai perdu ton vieillard, mais j’ai appris qu’il est retourné au logis. Et la vieille se mit à raconter : elle aimait à bavarder.

 

– Il est retourné, dit-elle, notre nourricier, il y a longtemps qu’il est retourné : c’était vers l’Assomption. Quelle joie quand Dieu nous l’a ramené. Nous nous ennuyions tant sans lui ! Son travail n’est pas considérable, il n’est plus dans la force de l’âge ; mais c’est toujours lui la tête de la maison, et nous ne nous plaisons qu’avec lui. Et son garçon, qu’il était joyeux ! Sans lui, dit-il, la maison est comme un œil sans lumière. Nous nous ennuyons quand il n’est pas là. Que nous l’aimons, et que nous le choyons !

 

– Eh bien ! est-il maintenant au logis ?

 

– Oui, compère, il est aux ruches, à soigner ses abeilles. Le miel, dit-elle, abonde. Dieu a donné tant de forces aux abeilles que mon vieillard ne se rappelle pas en avoir vu autant. La bonté de Dieu ne se mesure pas à nos péchés… Viens, ami, il en sera bien aise.

 

Efim traversa le corridor et la cour et s’en fut trouver Élysée au rucher. Il y entra et vit Élysée qui, vêtu d’un caftan gris, se tenait sous un petit bouleau, sans filet, sans gants, les mains étendues, les yeux en haut, sa tête chauve et luisante, tel qu’il lui était apparu à Jérusalem, auprès du Saint-Sépulcre ; au-dessus de lui, à travers le petit bouleau, le soleil se jouait, comme à Jérusalem la clarté des lampes, et autour de sa tête les abeilles dorées, volant sans le piquer, lui faisaient une couronne. Efim s’arrêta. La « vieille » d’Élysée appela son mari :

 

– Notre compère, dit-elle, est là !

 

Élysée se retourna, poussa un cri de joie, et alla au-devant de son compère, en retirant avec précaution les abeilles de sa barbe.

 

– Bonjour, compère ! bonjour, cher ami ! as-tu fait bon voyage ?

 

– Oh ! j’ai usé toutes mes jambes. Je t’ai apporté de l’eau du Jourdain-le-fleuve. Viens chez moi la prendre. Mais je ne sais si Dieu a béni mes efforts…

 

– Eh bien ! que Dieu soit loué ! que le Christ te sauve !

 

– J’y ai été de mes jambes, dit Efim après un moment de silence, mais je ne sais si j’y ai été de mon âme. Peut être est-ce plutôt quelqu’un autre…

 

– C’est l’affaire de Dieu, compère ! C’est l’affaire de Dieu !

 

– J’ai visité aussi en revenant l’isba où tu es entré…

 

Élysée, effrayé, lui coupa la parole :

 

– C’est l’affaire de Dieu, compère, c’est l’affaire de Dieu !… Viens-tu chez nous boire un peu de miel ? Et Élysée, désireux de détourner la conversation, parla des affaires du ménage.

 

Efim poussa un soupir. Il s’abstint de rappeler à Élysée les gens de l’isba, et ce qu’il avait vu à Jérusalem. Et il comprit que Dieu ne nous donne ici-bas qu’une seule mission : – l’amour et les bonnes œuvres.

 

LES TROIS VIEILLARDS

CONTE DE LA RÉGION DE LA VOLGA
[17]

 

L’archevêque d’Arkhangelsk avait pris place sur un bateau qui faisait voile de cette ville au monastère de Solovki. Parmi les passagers se trouvaient aussi des pèlerins et de ceux que l’on nomme « saints ». Le vent soufflait en poupe, le temps était beau, il n’y avait ni roulis ni tangage.

 

Les pèlerins, les uns couchés ou mangeant, les autres assis par tas, devisaient entre eux. L’archevêque sortit de sa cabine et se mit à marcher d’un bout à l’autre du pont. Arrivé à la proue, il vit un groupe qui s’y était rassemblé. De la main, un petit paysan désignait quelque chose au large et parlait tandis que les autres l’écoutaient. L’archevêque s’arrêta, regarda dans la direction indiquée par le petit paysan : rien de visible que la mer rutilant sous le soleil. L’archevêque s’approcha pour mieux écouter. Le petit paysan l’ayant aperçu ôta son bonnet et se tut. Les autres de même, à la vue de l’archevêque, se découvrirent et s’inclinèrent avec respect.

 

– Ne vous gênez pas, mes amis, dit le prélat. Je suis venu, moi aussi, écouter ce que tu dis, brave homme.

 

– Le petit pêcheur nous parlait des vieillards, dit un marchand qui s’était enhardi.

 

– De quels vieillards s’agit-il ? demanda l’archevêque, et il vint près du bastingage s’asseoir sur une caisse. Raconte-moi donc cela, je t’écoute. Que montrais-tu ?

 

– Là-bas, cet îlot qui pointe, dit le paysan en indiquant devant lui à bâbord. Il y a là-bas, dans cette île, des vieillards qui vivent pour le salut de leur âme.

 

– Où donc y a-t-il une île ? demanda l’archevêque.

 

– Tenez, veuillez regarder en suivant ma main. Voyez ce petit nuage, eh bien ! un peu à gauche au-dessous, il y a comme une bande étroite.

 

L’archevêque regarda. L’eau miroitait au soleil. Faute d’habitude il n’apercevait rien.

 

– Je ne la vois pas, dit-il. Et quels sont donc les vieillards qui vivent dans cette île ?

 

– Des hommes de Dieu, répondit le paysan. Il y a longtemps que j’entends parler d’eux, mais je n’avais jamais eu l’occasion de les voir. Or, l’an dernier, je les ai vus.

 

Et le pêcheur raconta comment, parti pour la pêche l’année précédente, une tempête l’avait jeté sur cet îlot qui lui était inconnu. Au matin, comme il explorait les lieux, il tomba sur une petite hutte au seuil de laquelle il vit un vieillard, et d’où ensuite deux autres sortirent. Ils lui donnèrent à manger, firent sécher ses vêtements et l’aidèrent à réparer son bateau.

 

– Comment sont-ils d’aspect ? s’enquit l’archevêque.

 

– L’un est petit, légèrement voûté, très vieux. Il porte une soutane vétuste et doit être plus que centenaire. La blancheur de sa barbe tourne au vert ; cependant il sourit toujours et il est pur comme un ange des cieux. L’autre, un peu plus grand, est vieux aussi et porte un caftan tout déguenillé. Sa barbe chenue s’étale, jaunâtre, mais l’homme est fort : il a retourné mon bateau comme un simple baquet avant que j’eusse le temps de lui donner un coup de main. Lui aussi a l’air radieux. Le troisième est très grand, sa barbe lui descend jusqu’aux genoux comme un fleuve de neige. Il est tout nu, sauf une natte en guise de ceinture.

 

– Ont-ils causé avec toi ? demanda l’archevêque.

 

– Ils besognaient en silence et se parlaient fort peu. Il leur suffit d’un regard pour qu’ils se comprennent. J’ai demandé au plus vieux s’ils vivaient là depuis longtemps. Il se renfrogna, murmura quelque chose, comme si décidément il était fâché. Mais aussitôt le petit vieux le saisit par la main, sourit, et le grand se tut. Rien qu’une parole de douceur et un sourire.

 

Tandis que le paysan parlait ainsi, le navire s’était rapproché des îles.

 

– Voici qu’on l’aperçoit tout à fait maintenant, dit le marchand. Veuillez la regarder, Éminence, ajouta-t-il avec un geste.

 

L’archevêque regarda et il vit en effet une bande noire : c’était un îlot. L’archevêque regarda, puis il passa de l’avant du navire à l’arrière pour questionner le pilote.

 

– Quel est donc cet îlot qu’on aperçoit là-bas ?

 

– Il n’a pas de nom. Il y en a un grand nombre par ici.

 

– Est-il vrai que trois vieillards y vivent pour le salut de leur âme ?

 

– On le dit, Éminence. Mais je n’en sais rien. Des pêcheurs, à ce qu’on prétend, les auraient vus. Mais ce sont peut-être des racontars.

 

– Je voudrais m’arrêter un peu dans cet îlot, voir ces vieillards, dit le prélat. Comment faire ?

 

– Impossible au navire d’accoster, répondit le pilote. On le pourrait en canot ; mais il faut demander l’autorisation au commandant.

 

On alla chercher le commandant.

 

– Je voudrais voir ces vieillards, dit l’archevêque. Ne pourrait-on me conduire là-bas ?

 

Le commandant eut une réponse évasive :

 

– Pour ce qui est de pouvoir le faire, on peut le faire ; mais nous perdrons beaucoup de temps, et j’ose déclarer à Votre Éminence qu’il ne vaut vraiment pas la peine de les voir. J’ai entendu dire que ces vieillards étaient stupides. Ils ne comprennent rien et sont muets comme des carpes.

 

– Je désire les voir, insista le prélat. Je paierai pour la peine : qu’on m’y conduise.

 

Il n’y avait rien à faire. En conséquence, des ordres furent donnés aux matelots et l’on changea la disposition des voiles. Le pilote ayant tourné le gouvernail, le navire mit le cap sur l’île. On apporta une chaise à l’avant pour le prélat qui s’assit et regarda.

 

Pendant ce temps, les pèlerins, qui s’étaient aussi rassemblés à l’avant, tenaient les yeux fixés vers l’île. Ceux dont les regards étaient le plus perçants voyaient déjà les pierres de l’île et montraient une petite hutte. Il y en eut même qui distinguaient les trois vieillards. Le commandant prit sa longue-vue, la braqua dans la direction, puis la passant à l’archevêque :

 

– C’est exact, dit-il, voyez sur le rivage, à droite du gros rocher, il y a trois hommes debout.

 

À son tour, l’archevêque regarda par la lunette après l’avoir mise au point. En effet, trois hommes étaient debout sur le rivage : l’un grand, l’autre moindre et le troisième de très petite taille. Ils se tenaient par la main.

 

Le commandant s’approcha de l’archevêque :

 

– C’est ici, Éminence, que nous devons stopper. Si vraiment vous y tenez, vous prendrez place dans un canot pendant que nous resterons à l’ancre.

 

Aussitôt on dénoua les filins, jeta l’ancre, largua les voiles. Puis on retira le canot et on le mit à la mer. Des rameurs y sautèrent ; l’archevêque descendit par l’échelle. Quand il fut assis sur le banc du canot, les rameurs donnèrent une poussée sur leurs avirons et s’éloignèrent dans la direction de l’île. Arrivés à la distance d’un jet de pierre, ils virent apparaître les trois vieillards : un grand tout nu, ceint d’une natte ; un de taille moyenne au caftan déchiré et un petit, voûté, couvert d’une vieille soutane. Tous trois se tenaient par la main.

 

Les rameurs s’arrêtèrent pour amarrer l’embarcation. L’archevêque descendit.

 

Les vieillards firent un salut profond. L’archevêque les bénit, et eux le saluèrent encore plus bas.

 

Puis l’archevêque leur adressa la parole :

 

– J’ai entendu dire que vous étiez ici, vieillards du bon Dieu, afin de sauver votre âme en priant Notre Seigneur pour les péchés des hommes. Et j’y suis par la grâce de Dieu, moi indigne serviteur du Christ, appelé pour paître ses ouailles. Aussi ai-je voulu vous voir, hommes de Dieu, pour vous enseigner, si je le puis.

 

Les vieillards sourirent en silence et se regardèrent.

 

– Dites-moi comment vous faites votre salut et servez Dieu ? demanda le prélat.

 

Le second des vieillards poussa un soupir et regarda le grand, puis le petit ; le grand se renfrogna et regarda le plus vieux. Quant à ce dernier, il dit avec un sourire :

 

– Nous ignorons, serviteur de Dieu, comment on sert Dieu. Nous ne servons que nous-mêmes en pourvoyant à notre subsistance.

 

– Comment faites-vous donc pour prier Dieu ?

 

Et le petit vieux dit :

 

– Nous prions en disant : « Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous. »

 

Et à peine eut-il prononcé ces mots, que les trois vieillards levèrent les yeux vers le ciel et reprirent en chœur :

 

– Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous.

 

L’archevêque sourit et demanda :

 

– Vous avez sans doute entendu parler de la sainte Trinité, mais vous ne priez pas comme il faut. Je vous aime beaucoup, vieillards du bon Dieu, je vois que vous voulez Lui être agréables, mais vous ne savez pas comment Le servir. Ce n’est pas ainsi qu’il faut prier. Écoutez-moi, je vais vous instruire. Ce n’est pas d’après moi-même que je vous enseignerai, mais d’après l’Écriture sainte qui nous apprend comment Dieu a voulu qu’on Le prie.

 

Et le prélat se mit à apprendre aux vieillards comment Dieu s’était révélé aux hommes : il leur parla de Dieu le Père, de Dieu le Fils et du Saint-Esprit… et il disait :

 

– Dieu le Fils est descendu sur la terre pour sauver les hommes et leur enseigner à tous comment Le prier. Écoutez et répétez ensuite mes paroles.

 

Et l’archevêque dit :

 

– Notre Père.

 

L’un des vieillards répéta :

 

– Notre Père.

 

Le second et le troisième à tour de rôle :

 

– Notre Père.

 

–… Qui êtes aux cieux.

 

–… Qui êtes aux cieux…

 

Mais le second des vieillards s’embrouilla dans les mots et ne prononça pas comme il fallait ; le vieillard nu ne parvenait pas non plus à bien articuler : les poils de sa moustache lui obstruaient les lèvres ; quant au petit vieux, un bredouillement inintelligible sortait de sa bouche édentée.

 

L’archevêque répéta encore ; les vieillards répétèrent après lui. Ensuite le prélat s’assit sur une pierre et les vieillards, debout autour de lui, regardaient sa bouche et s’efforçaient de l’imiter pendant qu’il leur parlait. Toute la journée, jusqu’au soir, l’archevêque poursuivit sa tâche ; dix fois, vingt et cent fois il répétait le même mot, que les vieillards reprenaient ensuite. Quand ils s’embrouillaient, il les corrigeait en les obligeant à tout recommencer.

 

L’archevêque ne quitta pas les vieillards qu’il ne leur eût enseigné tout le Pater. Ils étaient parvenus à le réciter d’eux-mêmes. Ce fut le second vieillard qui le comprit le plus vite et le redit tout d’une traite. Le prélat lui ordonna de le répéter plusieurs fois de suite jusqu’à ce que les autres eussent appris à le réciter.

 

Le crépuscule tombait déjà et la lune montait de la mer quand l’archevêque se leva pour rejoindre le navire. Il prit congé des vieillards qui tous trois se prosternèrent devant lui. Le prélat les releva et, après avoir embrassé chacun d’eux, il les engagea à prier ainsi qu’il le leur avait enseigné. Puis il prit place dans l’embarcation et s’éloigna du rivage.

 

Et tandis que l’archevêque revenait vers le navire, il entendit les trois vieillards réciter tout haut le Pater. Quand il accosta, on n’entendait plus leur voix, mais on les voyait encore au clair de lune, tous trois debout sur le même point du rivage, le plus petit au milieu, le grand à droite et le moyen à gauche.

 

Une fois à bord, l’archevêque se dirigea vers l’avant, on leva l’ancre et le vent ayant gonflé les voiles poussa le navire qui reprit sa route.

 

L’archevêque avait gagné la poupe et ne cessait de regarder l’îlot. Les vieillards étaient encore visibles, mais ils s’effacèrent bientôt, et l’on ne vit plus que l’îlot. Puis l’îlot s’évanouit de même, et il n’y eut plus que la mer qui scintillait au clair de lune.

 

Les pèlerins s’étaient couchés pour dormir, et tout reposait sur le pont. Mais l’archevêque n’avait pas sommeil. Il se tenait seul à la poupe, regardant là-bas la mer où l’îlot avait disparu, et se rappelant les trois bons vieillards. Il songeait à leur joie quand ils eurent appris la prière. Et il remercia Dieu de l’avoir conduit là pour enseigner à ces vieillards les divines paroles.

 

Assis sur le pont, l’archevêque songe en regardant la mer du côté où l’îlot a disparu. Soudain une lueur papillote à ses yeux : quelque chose comme une lumière qui vacille çà et là au gré des flots. Cela brille tout à coup et blanchoie sur le sillage lumineux de la lune. Est-ce un oiseau, une mouette, ou bien une voile qui pose cette tache de blancheur ? Le prélat cligne des yeux pour mieux voir : « C’est un bateau, se dit-il : sa voile nous suit. Il ne tardera certes pas à nous rejoindre. Tout à l’heure il était encore fort loin, maintenant on le distingue tout à fait. Et ce bateau n’a rien d’un bateau, la voile ne ressemble pas à une voile. Mais quelque chose court après nous et cherche à nous rattraper. »

 

L’archevêque ne parvient pas à distinguer ce que c’est. Un bateau ? Non, et ce n’est pas un oiseau non plus. Un poisson ? Pas davantage. On dirait un homme ; mais il serait bien grand, et comment croire qu’un homme puisse marcher sur la mer ? L’archevêque se leva de son siège et alla trouver le pilote :

 

– Regarde, qu’est-ce donc, frère ? Qu’y a-t-il là-bas ? demande l’archevêque.

 

Mais déjà il voit que ce sont les trois vieillards. Ils marchent sur la mer, tout blancs, leurs barbes blanches resplendissent, et ils se rapprochent du navire qui a l’air d’être immobilisé.

 

Le pilote regarde autour de lui, terrifié ; il quitte le gouvernail et crie tout haut :

 

– Seigneur ! Les vieillards qui nous suivent en courant sur la mer comme sur la terre ferme !

 

Les pèlerins, qui avaient entendu, se levèrent et vinrent précipitamment sur le pont. Tous voyaient les vieillards accourir en se tenant par la main ; les deux du bout faisaient signe au navire de s’arrêter. Tous trois couraient sur l’eau comme sur la terre ferme, sans que leurs pieds parussent remuer.

 

On n’eut pas le temps de stopper, que déjà ils étaient à hauteur du navire. Ils avancèrent tout près du bord, levèrent la tête et dirent d’une seule voix :

 

– Serviteur de Dieu, nous avons oublié ton enseignement ! Tant que nous avons redit les mots, nous nous en sommes souvenus ; mais une heure après que nous eûmes cessé de les redire, un mot a sauté de notre mémoire. Nous avons tout oublié, tout s’est perdu. Nous ne nous rappelons rien de rien. Enseigne-nous de nouveau.

 

L’archevêque fit un signe de croix, se pencha vers les vieillards et dit :

 

– Votre prière a monté jusqu’à Dieu, saints vieillards. Ce n’est pas à moi de vous enseigner. Priez pour nous, pauvres pécheurs !

 

Et l’archevêque se prosterna devant les vieillards. Et les vieillards qui s’étaient arrêtés se détournèrent et reprirent leur chemin sur les eaux. Et jusqu’à l’aube il y eut une lueur sur la mer, du côté où les vieillards avaient disparu.

 

DE QUOI VIVENT LES HOMMES[18]

 

Quand nous aimons nos frères, nous connaissons par là que nous sommes passés de la mort à la vie. Celui qui n’aime pas son frère demeure dans la mort.

(I Jean 3 : 14.)

 

Or, celui qui aura des biens de ce monde, et qui voyant son frère dans le besoin, lui fermera ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en lui ?

(I Jean 3 : 17.)

 

Mes petits enfants, n’aimons pas seulement en paroles, et par la langue, mais aimons en effet et en vérité.

(I Jean 3 : 18.)

 

Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car la charité vient de Dieu et quiconque aime les autres est né de Dieu et il connaît Dieu.

(I Jean 4 : 7.)

 

Celui qui ne les aime point, n’a point connu Dieu : car Dieu est amour.

(I Jean 4 : 8.)

 

Personne ne vit jamais Dieu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est accompli en nous.

(I Jean 4 : 12.)

 

Et nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous l’avons cru. Dieu est charité ; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

(I Jean 4 : 16.)

 

Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, il est menteur car celui qui n’aime point son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?

(I Jean 4 : 20).

 

I

 

Un cordonnier vivait avec sa femme et ses enfants dans une chambre louée à un paysan, car il ne possédait ni maison ni terre, et gagnait de quoi nourrir sa famille par son métier de cordonnier. Le pain était cher, le travail peu payé ; il mangeait tout ce qu’il gagnait. Il n’avait pour lui et sa femme qu’une seule pelisse, et encore s’en allait-elle en loques. Depuis deux années déjà, le cordonnier cherchait à acheter quelques peaux de mouton pour s’en faire une pelisse neuve.

 

Vers l’automne, il se trouva possesseur d’un peu d’argent : trois roubles en papier étaient là, dans le coffre de sa femme. Des paysans du village leur devaient cinq roubles et vingt kopecks.

 

Un matin, le cordonnier résolut d’aller au bourg acheter sa pelisse. Il revêtit la jaquette en nankin ouaté de sa femme, mit par-dessus un caftan de drap, plaça les trois roubles dans sa poche, prit son bâton et partit après le déjeuner.

 

« Je toucherai les cinq roubles des paysans ; avec cela et les trois roubles que j’ai, j’aurai de quoi acheter des peaux de mouton pour faire une pelisse », pensa-t-il.

 

Arrivé au bourg, il se rendit chez le paysan. Il n’était pas là. La femme promit de lui envoyer porter l’argent dans la semaine, mais elle ne donna rien. Chez un autre, on lui jura qu’on n’avait rien pour le payer ; on lui donna seulement vingt kopecks pour un ressemelage. Le cordonnier pensa acheter les peaux à crédit ; mais le marchand n’y voulut point consentir. Il lui dit :

 

– Apporte-moi l’argent et alors tu choisiras les marchandises que tu voudras ; car nous ne savons que trop combien il est difficile de nous faire payer.

 

Le cordonnier ne fit pas d’affaires, et à part les vingt kopecks du ressemelage, il ne reçut qu’une vieille paire de bottes qu’on lui donna à ressemeler.

 

Tout triste, le cordonnier alla au cabaret, but ses vingt kopecks, et se remit en route sans les peaux de mouton. Le matin, il avait eu froid tout le long du chemin, mais au retour, comme il avait bu, il avait chaud, bien qu’il fût sans pelisse. Il marcha allégrement, frappant de son bâton le sol gelé, tandis que de l’autre main il faisait tournoyer les bottes, et se dit :

 

« J’ai chaud sans pelisse ; j’ai bu un petit verre, l’eau-de-vie remplit mes veines, à quoi bon une pelisse ? Je m’en vais, j’oublie ma misère, voilà l’homme que je suis ! Qu’est-ce que ça me fait ? Je puis bien vivre sans pelisse ; je m’en passerai toute ma vie. Mais voilà, ma femme ne sera pas contente ! Et à vrai dire, il y a de quoi. On travaille pour eux, ils vous font courir… Attends un peu ! tu ne me donnes pas d’argent… je lèverai mon bonnet. Je te jure que je le ferai !… En voilà des manières, de payer par vingt kopecks !… Que peut-on faire avec vingt kopecks ? Les boire au cabaret, voilà tout !… »

 

Et toujours soliloquant :

 

« La misère ! La misère !… Et la mienne donc ! Tu as une maison, du bétail, et tout, et moi, je n’ai que moi. Tu manges le pain qui vient de ton champ, et moi, j’achète le mien ; rien que pour le pain, il faut que je trouve trois roubles par semaine. Je reviens chez moi, le pain est mangé, encore un rouble et demi à dépenser. Donne-moi donc ce que tu me dois ! »

 

Le cordonnier arrive ainsi près de la chapelle, au tournant de la route. Il aperçoit, derrière la chapelle, quelque chose de blanc. Le jour tombait ; le cordonnier distinguait mal.

 

« Qu’est-ce qu’il y a là ? Il n’y avait pas de pierre blanche, ici. Est-ce une vache ? Non, ça n’a pas l’air d’une vache. Du côté de la tête on dirait un homme. Mais pourquoi est-il blanc ? Et pourquoi se trouverait-il ici ? »

 

Il s’approche, distingue mieux. Quel miracle ! C’est bien un homme ! Vivant ou mort ? Il est assis, tout nu, appuyé contre le mur de la chapelle ; il ne remue pas. Le cordonnier, pris de peur, pense :

 

« On a tué quelqu’un ; on l’a dépouillé et jeté là. Si je m’approche seulement, je vais m’attirer une foule d’ennuis. »

 

Il passe, contourne la chapelle, et perd de vue l’homme. Au bout de quelques instants, il se retourne et voit que l’homme s’est écarté du mur, qu’il remue et semble le regarder fixement. Plus effrayé que jamais, le cordonnier pense : « Dois-je revenir sur mes pas ou me sauver ? Si je vais auprès de lui, il peut m’arriver malheur. Peut-on savoir quel homme c’est ? Sa présence ici me paraît suspecte. Il va me sauter à la gorge et je ne m’en tirerai peut-être pas. À supposer qu’il ne m’étrangle pas, j’aurai maille à partir avec lui. Que faire d’un homme nu ? Je ne peux pas cependant me déshabiller pour le vêtir, lui donner mon unique habit. Que Dieu me tire de là ! »

 

Il avait dépassé la chapelle, mais sa conscience commençait à le tourmenter. Il s’arrête au milieu de la route :

 

« Que fais-tu, Simon, se dit-il, que fais-tu ? Un homme se meurt sans secours, et toi, tu prends peur et t’enfuis. Serais-tu donc un richard ? Craindrais-tu donc d’être dépouillé de tes trésors ? Ah ! Simon, ce n’est pas bien ! »

 

Simon retourne et s’approche de l’homme.

 

II

 

Simon s’approche, regarde et voit un homme jeune et robuste, dont le corps ne porte trace de violence ni de coups, mais transi de froid et visiblement effrayé. Assis contre le mur, il ne regardait pas Simon. Il avait l’air épuisé ; il ne pouvait lever les paupières.

 

Simon s’avança davantage, et se pencha vers l’homme qui se ranima soudain, tourna la tête, ouvrit les yeux et le regarda. Dès que Simon vit ce regard, il se prit à aimer l’homme. Il laissa tomber ses bottes, détacha sa ceinture, qu’il jeta sur elles, et enleva son caftan.

 

« Pas de paroles inutiles, dit-il. Tiens, habille-toi vite. »

 

Et Simon prit l’homme sous le bras, le souleva, le mit sur pied ; il vit son corps fin, délicat, propre, ses bras et ses jambes intacts, et son doux visage. Il lui mit son caftan sur les épaules, mais l’homme ne pouvait passer les manches. Simon le lui passa, ferma le caftan, lui attacha la ceinture. Il voulut ôter son bonnet déchiré pour en coiffer l’homme, mais il se sentit froid à la tête, et pensa :

 

« Je suis entièrement chauve, tandis que lui a de longs cheveux bouclés. » Il garda son bonnet. « Mieux vaut lui mettre les bottes », se dit-il.

 

Simon s’agenouilla devant l’homme, lui chaussa les bottes, puis lui dit :

 

– Eh bien ! frère ! Voyons, secoue-toi un peu, réchauffe-toi. Nous n’avons plus rien à faire ici. Peux-tu marcher ?

 

L’homme restait debout sans parler, tout en regardant Simon avec douceur.

 

– Eh bien ! Pourquoi ne parles-tu pas ? Nous ne pouvons pas passer l’hiver ici. Il faut rentrer. Tiens, prends mon bâton ; appuie-toi dessus, si tu n’as pas de forces ; et en avant !

 

L’homme marcha, même très facilement, et ne resta pas en arrière.

 

Ils vont côte à côte, et Simon lui demande :

 

– D’où es-tu ?

 

– Je ne suis pas d’ici.

 

– Je connais les gens du pays. Comment te trouvais-tu là, derrière la chapelle ?

 

– Je ne peux pas le dire.

 

– T’aurait-on fait du mal ?

 

– Non, personne ne m’a fait mal. Dieu m’a puni.

 

– Sans doute, tout dépend de Dieu… Mais enfin, on va toujours quelque part. Où vas-tu ?

 

– Cela m’est égal.

 

Simon s’étonne. Cet homme n’a pas la mine d’un mauvais plaisant, sa voix est douce, mais il ne dit rien de soi. Simon songe que tout cela est bien étrange et il dit à l’homme :

 

– Eh bien ! Viens chez moi ; tu te réchaufferas un peu dans ma maison.

 

Simon s’approche de sa cour ; son compagnon marche à côté de lui. Le vent s’est levé, il transperce la chemise de Simon.

 

L’ivresse commence à se dissiper et il se sent transi ; il renifle, se serre dans sa jaquette et pense : « Me voilà bien ! En voilà une affaire ! Je pars pour acheter une pelisse, je n’ai plus même un caftan en rentrant, et je ramène encore un homme nu. Matriona ne m’en fera pas compliment. »

 

En pensant à elle, Simon s’attriste ; mais en regardant l’homme, il se rappelle le regard qu’il lui a jeté derrière la chapelle, et son cœur tressaille de joie.

 

III

 

La femme de Simon a fini son ménage de bonne heure. Elle a fendu du bois, apporté de l’eau, soigné les enfants, mangé ; puis elle s’est mise à songer. Elle songe au pain, s’il faut cuire aujourd’hui ou demain ? Il reste encore une grosse miche dans la huche.

 

« Simon a dîné au village, pense-t-elle ; s’il ne soupe pas ce soir, il restera assez de pain pour demain. »

 

Elle tourne et retourne sa miche :

 

« Je ne cuirai pas aujourd’hui ; il ne reste de farine que pour une fois ; nous allons traîner jusqu’à vendredi. »

 

Matriona cache le pain et s’assied près de la table, pour réparer la chemise de son mari. Elle coud et pense à son homme qui est allé acheter des peaux de mouton pour une pelisse.

 

« Pourvu que le marchand ne l’ait pas trompé, il est si simple, mon homme !… Il ne tromperait jamais personne, lui, et un enfant lui en ferait accroire… Huit roubles, c’est une somme, on peut acheter une bonne pelisse avec cela, simple, bien sûr, mais une pelisse tout de même. L’hiver dernier était si dur : sans pelisse, impossible d’aller à la rivière, ou ailleurs. Ainsi il est parti, avec tout sur son dos, et moi, je n’ai rien à me mettre… Quel temps il y met ! Il devrait être de retour… Ne s’est-il point arrêté au cabaret, mon homme ? »

 

À peine Matriona a-t-elle pensé cela, que les marches du perron craquent, et que quelqu’un entre. Elle laisse son ouvrage et passe dans le vestibule. Elle voit entrer deux hommes : Simon et un autre paysan, tête nue, chaussé de bottes de feutre.

 

À son haleine, Matriona s’aperçoit tout de suite que Simon a bu.

 

« J’en étais sûre, se dit-elle. Il a bu. »

 

En le voyant sans caftan, les mains vides, silencieux, gêné, le cœur manque à la pauvre femme.

 

« Il a bu l’argent, il est allé au cabaret, avec quelque galopin, et il l’amène ici. »

 

Matriona les laissa pénétrer dans l’isba et les suivit en silence. Elle vit l’étranger, jeune, maigre, vêtu de leur caftan, sans chemise sous le caftan et sans bonnet. Une fois rentré, il resta immobile, les yeux baissés. Matriona pensa : « C’est un mauvais garnement, il a peur. »

 

Les sourcils froncés, elle alla vers le poêle, attendant les événements.

 

Simon ôta son bonnet, et s’assit sur le banc, l’air bon garçon.

 

– Eh bien ! Matriona, nous donneras-tu à souper ? dit-il. Matriona bougonnait entre ses dents. Elle s’arrêta près du poêle, immobile, regardant tantôt l’un tantôt l’autre, en hochant la tête. Simon voyant sa femme furieuse – mais qu’y faire ? – prit un air indifférent, et, saisissant la main de l’étranger :

 

– Assieds-toi, frère, dit-il, et soupons.

 

L’autre s’assied sur le banc.

 

– Eh bien ! N’as-tu pas cuit ce soir ?

 

La colère gagne Matriona.

 

– J’ai cuit, mais pas pour toi. Tu as bu à perdre la raison. Il part pour acheter une pelisse et revient sans caftan, et il amène encore avec lui un vagabond tout nu. Je n’ai pas de souper pour des ivrognes comme vous.

 

– Assez, Matriona ! inutile de tourner ta langue pour ne dire que des bêtises. Tu ferais mieux de me demander d’abord quel est cet homme.

 

– Commence par dire ce que tu as fait de l’argent ! reprit la femme.

 

Simon porta la main à sa poche et en retira les roubles.

 

– Voilà l’argent. Trifonov n’a pas payé ; il a promis pour demain.

 

La colère reprend Matriona de plus belle. Pas de pelisse, l’unique caftan mis sur le dos d’un vagabond tout nu, que, pour comble, il a amené avec lui ! Elle prend l’argent et va le serrer en disant :

 

– Je n’ai pas de souper, on ne peut pas nourrir tous les ivrognes nus.

 

– Allons, Matriona ! tiens ta langue et écoute ce qu’on va te dire.

 

– Moi ! écouter les sottises d’un imbécile qui a bu ! Ah comme j’avais raison de ne pas vouloir t’épouser, ivrogne ! Ma mère m’avait donné de la toile, tu l’as bue ; tu t’en vas pour acheter une pelisse, et tu l’as bue !

 

Simon essaie bien, mais en vain, d’expliquer qu’il n’a dépensé au cabaret que vingt kopecks : il veut dire à sa femme comment il a trouvé l’homme, mais Matriona ne le laisse pas placer un mot, elle en dit deux pour un, et lui lance à la tête ce qui s’est passé il y a dix ans. Elle parle, parle, puis, saisissant Simon par la manche :

 

– Rends-moi ma jaquette ! je n’ai que celle-là : tu me l’as prise ; tu l’as sur le dos, chien mal peigné ! que le diable t’emporte !

 

Simon veut ôter la jaquette, la femme tire ; les coutures éclatent. Enfin Matriona tient en mains sa jaquette ; elle se la met sur la tête et se dirige vers la porte. Elle voulait s’en aller, mais soudain elle s’arrête, prise de rage. Elle voudrait se décharger sur quelqu’un, et, en même temps, elle est curieuse de savoir quel est cet homme.

 

IV

 

Debout sur le seuil, Matriona dit :

 

– Si c’était un honnête homme, il ne serait pas tout nu ; regarde, il n’a pas même de chemise. Si tu avais fait quelque chose de bon, tu m’aurais dit d’où tu as ramené cet élégant.

 

– Mais je te le dis : je passais près de la chapelle, et je trouve ce garçon tout nu, presque gelé ; nous ne sommes plus en été… C’est Dieu qui m’a guidé vers lui, il serait mort cette nuit. Que faire ? Il y a des choses qui arrivent. Je l’ai relevé, je l’ai vêtu, je l’ai amené ici. Apaise ton cœur, c’est un péché, Matriona. Nous mourrons un jour.

 

Matriona voulait répliquer, mais elle jeta les yeux sur l’étranger et se tut. Assis sur le banc, il se tenait immobile, les mains croisées sur ses genoux, la tête penchée sur sa poitrine ; il suffoquait comme si quelque chose l’étouffait. Matriona se tut. Simon lui dit :

 

– Matriona, n’as-tu plus Dieu dans ton cœur ?

 

À ces paroles, Matriona considéra de nouveau l’étranger et son cœur se fondit. Quittant le seuil, elle alla vers le poêle pour préparer le souper, posa l’écuelle sur la table, versa le kvass et apporta le dernier pain, avec un couteau et des cuillers.

 

– Allons, mangez, dit-elle.

 

Simon poussa l’homme vers la table.

 

– Approche, jeune homme, dit-il.

 

Il coupa du pain, le trempa et tous deux se mirent à manger. Matriona s’assit au coin de la table, et le menton appuyé sur ses poings, regarda l’étranger.

 

Elle fut prise d’une grande pitié et se mit à son tour à l’aimer. Aussitôt l’étranger devint plus gai et, relevant la tête, il sourit à Matriona.

 

Le souper fini, celle-ci rangea la vaisselle et dit :

 

– D’où viens-tu ?

 

– Je ne suis pas d’ici.

 

– Comment t’es-tu trouvé là ?

 

– Je ne puis le dire.

 

– Qui t’a dépouillé ?

 

– C’est Dieu qui m’a puni.

 

– Et c’est pour cela que tu restais tout nu ?

 

– Oui, je restais ainsi, tout nu. Je gelais. Simon m’a vu. Il a eu pitié de moi. Il m’a mis son caftan, m’a dit de le suivre. Toi, tu as compati à ma misère, tu m’as donné à manger et à boire. Dieu vous sauve !

 

Matriona se leva, retira de la fenêtre une vieille chemise de Simon, qu’elle avait rapiécée, et la donna à l’étranger, en même temps qu’une vieille paire de caleçons.

 

– Prends, lui dit-elle. Je vois que tu n’as même pas de chemise. Habille-toi et couche-toi où tu voudras, sur le banc ou sur le poêle.

 

L’étranger retira le caftan, mit la chemise et le caleçon et s’étendit sur le banc. Matriona éteignit la chandelle, ramassa le caftan et grimpa sur le poêle à côté de son mari. Elle se coucha en se couvrant d’un bout du caftan.

 

Mais elle ne pouvait s’endormir : l’étranger la préoccupait.

 

Elle pensa aussi qu’on avait mangé tout ce qui restait de pain, qu’on en manquerait le lendemain, qu’elle avait donné à l’hôte la chemise et le caleçon de Simon. Et elle se sentit triste ; mais se rappelant le sourire de l’étranger, elle tressaillit de joie.

 

Longtemps, Matriona resta éveillée. Simon ne dormait pas non plus, et tirait le caftan de son côté.

 

– Simon !

 

– Quoi ?

 

– On a mangé tout le pain ; je n’ai pas cuit aujourd’hui. Que ferai-je demain ? Dois-je demander à Mélania de m’en prêter demain ?

 

– Si nous vivons, nous aurons de quoi manger.

 

Ils se turent un moment.

 

– Cet homme a l’air bon, pourquoi ne dit-il rien sur lui-même ?

 

– Sans doute qu’il ne peut pas.

 

– Simon !

 

– Quoi ?

 

– Nous donnons aux autres, pourquoi est-ce que personne ne nous donne à nous ?

 

Simon ne sut que répondre.

 

– Assez causé, fit-il en se retournant.

 

Et il s’endormit.

 

V

 

Simon s’éveilla de bonne heure : les enfants dormaient encore ; la femme était sortie pour demander du pain aux voisins. L’étranger de la veille, dans la vieille chemise et le vieux caleçon, était assis sur le banc, les yeux levés ; son visage était devenu plus serein.

 

– Eh bien ! mon brave, lui dit Simon, l’estomac demande du pain et le corps des vêtements. Il faut se suffire, se nourrir. Sais-tu travailler ?

 

– Je ne sais rien.

 

Simon ouvrit de grands yeux et dit :

 

– Les hommes t’apprendront tout, si tu as de la bonne volonté.

 

– Tout le monde travaille, je ferai comme les autres.

 

– Comment t’appelles-tu ?

 

– Michel.

 

– Eh bien ! Michel, tu ne veux rien dire sur toi, c’est ton affaire ; mais il faut manger ; si tu fais ce que je te dirai, je te nourrirai,

 

– Que Dieu te bénisse ! Enseigne-moi, montre-moi ce qu’il faut faire.

 

Simon prit du fil et se mit à préparer le bout.

 

– Ce n’est pas difficile, regarde…

 

Michel regarde, prend le fil à son tour, prépare le bout, et aussitôt Simon lui apprend à cirer le fil, et le tordre avec une soie de porc. Michel comprend cela aussi du premier coup. Ensuite le patron lui montre à coudre. Et Michel comprend cela aussitôt.

 

Dès la troisième journée, quelque travail qu’on lui montrât, Michel comprenait tout de suite. Il travaillait si proprement qu’on eût pu croire qu’il avait fait des bottes toute sa vie. Il ne perdait pas une minute, mangeait peu ; son travail terminé, il restait dans son coin, les yeux levés, sans rien dire. Il ne sortait jamais, ne plaisantait jamais, ne riait jamais. On ne l’avait vu sourire qu’une fois : le premier soir, quand la femme lui avait servi à souper.

 

VI

 

Jour par jour, semaine par semaine, une année s’écoula. Michel continuait à vivre et à travailler chez Simon. L’ouvrier devint célèbre : nul ne faisait des bottes aussi soignées, aussi solides que Michel, l’ouvrier de Simon ; et on venait de partout à la ronde commander des bottes chez Simon. Simon commença à vivre à son aise.

 

Un jour d’hiver, Simon et Michel travaillaient ensemble, quand ils entendirent une voiture à trois chevaux avec des grelots. Ils regardèrent par la fenêtre, la voiture s’arrêta devant l’isba. Un valet sauta du siège, ouvrit la portière. Un monsieur, enveloppé d’une pelisse, descendit de la voiture, se dirigea vers la demeure de Simon et gravit le perron. Matriona ouvrit la porte toute grande. Le monsieur se baissa, entra dans la maison, se redressa : sa tête touchait presque au plafond, et il remplissait à lui seul tout un coin de la pièce.

 

Simon se leva, salua le monsieur avec étonnement. Jamais il n’avait vu un homme pareil. Simon lui-même était trapu, Michel, maigre, Matriona semblait une vieille bûche séchée. Cet homme semblait venir d’un autre monde : avec sa face rouge et pleine, son cou de taureau, il avait l’air d’être bâti en airain.

 

Après avoir soufflé avec force, il jeta sa fourrure, s’assit sur le banc, et dit :

 

– Lequel de vous est le patron cordonnier ?

 

Simon s’avança.

 

– C’est moi, Votre Seigneurie, dit-il.

 

Le monsieur appela son valet.

 

– Fedka ! apporte-moi le cuir.

 

Le domestique accourut avec un paquet. Le monsieur prit le paquet et le posa sur la table.

 

– Défais ce paquet, dit-il.

 

L’autre obéit.

 

Le monsieur montra le cuir à Simon, et dit :

 

– Écoute, cordonnier, tu vois bien ce cuir ?

 

– Oui, Votre Seigneurie.

 

– Te rends-tu compte de la marchandise que c’est ?

 

Simon tâta le cuir et répondit :

 

– La marchandise est très bonne.

 

– Oui, elle est bonne, imbécile ; tu n’as encore jamais vu pareille marchandise, c’est du cuir d’Allemagne, entends-tu ? Il vaut vingt roubles, ce cuir.

 

Simon intimidé répond :

 

– Où pourrions-nous voir tout cela, nous autres ?

 

– Sans doute. Peux-tu me faire des bottes avec ce cuir ?

 

– Certainement, Votre Seigneurie.

 

Le monsieur s’écria :

 

– Certainement ! Comprends bien pour qui tu vas travailler et avec quelle marchandise ; fais-moi des bottes qui puissent durer un an, que je puisse porter un an sans les tourner ni les déchirer. Si tu peux le faire, alors prends ce cuir et taille ; sinon, refuse. Je te préviens : si les bottes se déchirent avant un an, je te fourre en prison ; si elles me durent un an, tu auras dix roubles.

 

Simon, effrayé, hésite, il ne sait que répondre. Il regarde Michel, le pousse du coude, et lui chuchote :

 

– Faut-il accepter ?

 

– Prends le travail, fait Michel.

 

Simon écoute Michel, accepte et s’engage à livrer des bottes qui ne tourneraient pas, ne se déchireraient pas de toute une année.

 

Le monsieur appela le valet, lui ordonna de lui déchausser le pied gauche, tendit son pied et dit à Simon :

 

– Eh bien ! prends les mesures.

 

Simon prit un papier de dix verchok, le plia en bandes, se mit à genoux, essuya ses mains à son tablier pour ne pas salir la chaussette du monsieur, et se mit à prendre mesure. Simon prend la mesure de la semelle, du cou-de-pied, et se met à mesurer le mollet ; mais le papier n’en peut faire le tour ; le mollet est gros comme une poutre.

 

– Prends garde ; ne fais pas trop étroit au mollet.

 

Simon ajoute du papier. Le monsieur, assis, agite ses doigts de pied dans la chaussette, regarde les gens qui sont là.

 

Il aperçut Michel.

 

– Quel est celui-ci ? demanda-t-il.

 

– Mais c’est mon ouvrier, celui qui fera les bottes, répondit Simon.

 

– Attention ! dit le monsieur, s’adressant à Michel. Il faut qu’elles me durent un an.

 

Simon lève les yeux sur Michel et s’aperçoit qu’il ne regarde même pas le monsieur ; il regarde au-dessus et au-delà de lui, comme s’il voyait quelqu’un. Il regarde, il regarde et tout à coup il sourit avec sérénité.

 

– Pourquoi ris-tu, imbécile ? Veille plutôt à ce que mes bottes soient prêtes à temps.

 

Michel répondit :

 

– Vos bottes seront prêtes au moment voulu.

 

– C’est bien.

 

Le monsieur se rechaussa, s’enveloppa de sa pelisse et se dirigea vers la porte ; mais, ayant oublié de se baisser, il se cogna le front contre la solive. Il se mit à jurer, se frotta la tête, puis remonta dans sa voiture et partit.

 

Une fois le monsieur parti, Simon dit :

 

– En voilà un qui est fort comme un roc, il a rompu la solive et il s’en moque.

 

Matriona opina :

 

– Avec la vie qu’il mène, comment ne serait-ce pas un bel homme ? Coulé en airain comme il l’est, la mort ne le prendra pas de sitôt.

 

VII

 

Simon s’adressa à Michel :

 

– Nous avons accepté cette commande ; pourvu qu’elle ne nous cause aucun ennui. Le cuir est cher, le seigneur est violent ; pourvu que nous ne nous trompions pas ! Tu as de meilleurs yeux, ta main est plus sûre, tiens, voici les mesures ; taille-moi ce cuir ; je ferai les coutures.

 

Michel obéit ; il prit le cuir, le déroula sur l’établi, le plia en deux, saisit son tranchet et se mit à tailler.

 

Matriona s’approche, regarde le travail de Michel et s’étonne de ce qu’il fait. Habituée au métier, elle voit que Michel taille non des bottes mais des sandales.

 

Elle voulut parler mais pensa : « Je n’aurai sans doute pas compris quel genre de chaussures il faut au seigneur. Michel sait mieux que moi ce qu’il fait ; je ne m’en mêle pas. »

 

Michel a taillé les chaussures, il prend les morceaux et se met à coudre, non des deux côtés, mais d’un seul, comme pour des sandales. Matriona s’en étonne, mais elle ne veut pas s’en mêler, et Michel continue de coudre. L’heure du repas est venue. Simon quitte sa besogne et voit que Michel a fait avec le cuir des sandales au lieu de bottes. Simon pousse un « Ah ! » et pense : « Comment, Michel qui durant tout une année ne s’est jamais trompé !… quel malheur il vient de faire maintenant ! La marchandise est perdue ; que vais-je dire au seigneur ? Où trouver pareille marchandise ? »

 

Et il dit à Michel :

 

– Qu’as-tu fait, mon ami ? Tu m’as perdu. Le seigneur m’a commandé des bottes, et toi, qu’as-tu fait ?

 

Au même instant on frappe un grand coup à la porte. On regarde par la fenêtre, on voit quelqu’un qui attache son cheval à l’anneau de la porte. On ouvre ; le domestique du monsieur entre.

 

– Bonsoir, patron.

 

– Bonsoir, que nous veux-tu ?

 

– Madame m’envoie pour les bottes.

 

– Les bottes ? Quoi ?

 

– Oui, monsieur n’a plus besoin de bottes. Il est mort.

 

– Comment !

 

– Il n’est pas même rentré vivant ; il est mort dans la voiture. Nous arrivons, j’ouvre, et je le vois couché au fond, tout raide, c’est à grand-peine qu’on a pu le retirer. Madame m’a envoyé chez vous en disant : « Va dire au cordonnier de faire des sandales pour un mort au lieu des bottes que ton maître est allé commander en laissant du cuir. Qu’il se presse, attends, et rapporte les sandales. » Et voilà pourquoi je suis ici.

 

Michel prit les sandales et ce qui restait du cuir, roula le tout proprement et remit le paquet au domestique qui attendait.

 

– Adieu la compagnie ! portez-vous bien !

 

VIII

 

Un an, deux ans se passent, enfin voilà six ans que Michel vit chez Simon. C’est toujours la même chose : il ne sort jamais, parle rarement, et pendant tout ce temps il n’a souri que deux fois : la première, lorsque Matriona lui donna à manger, la seconde, à la visite du seigneur.

 

Simon est toujours ravi de son ouvrier, il ne lui demande plus d’où il vient, et ne craint qu’une chose, c’est qu’il ne parte.

 

Un jour, ils étaient tous ensemble à la maison ; la patronne mettait le pot dans le poêle, les enfants grimpaient sur les bancs et regardaient autour des fenêtres. Près d’une fenêtre, Simon poussait l’alène ; près de l’autre, Michel achevait un talon.

 

Un des enfants vint s’appuyer sur l’épaule de Michel, regarda à la fenêtre et lui dit :

 

– Vois, oncle Michel, une marchande avec deux petites filles. On dirait qu’elles viennent de notre côté. L’une des petites est boiteuse.

 

À ces mots, Michel laisse son ouvrage, se tourne vers la fenêtre et regarde au-dehors.

 

Simon s’étonne. Jamais Michel n’a regardé au-dehors et le voilà collé à la vitre, et il examine quelque chose. Simon regarde à son tour par la fenêtre. Il voit en effet une femme, proprement mise, qui conduit deux fillettes, enveloppées de petites pelisses, des fichus de laine sur la tête, et se dirigeant vers sa demeure. Les enfants se ressemblent : impossible de les distinguer l’une de l’autre, mais l’une boite de la jambe gauche.

 

La femme s’arrête à la porte, lève le loquet et entre dans la maison, en poussant les enfants devant elle.

 

– Bonjour, la compagnie.

 

– Soyez la bienvenue, que désirez-vous ?

 

La femme s’assied près de la table, les fillettes se serrent contre elle timidement ; les hommes leur font peur.

 

– Il me faut des souliers pour mes petites, pour le printemps.

 

– Bah ! c’est facile. Nous n’avons jamais fait rien d’aussi petit, mais on peut le faire ; nous essaierons. Les voulez-vous à rebords ou doublés de toile ? Michel, mon ouvrier, est très habile.

 

Simon se retourne et voit que Michel dévore des yeux les petites filles. Simon s’étonne. Il est vrai que les fillettes sont jolies, avec des yeux noirs, des joues roses, potelées ; les petites pelisses et les fichus sont gentils ; mais pourtant il ne peut comprendre pourquoi Michel les examine avec tant d’intérêt, comme s’il les connaissait déjà. Simon, de plus en plus surpris, cause avec la femme, fait le prix et prend les mesures.

 

La femme pose la petite boiteuse sur ses genoux en disant :

 

– Prends deux mesures pour celle-ci ; tu feras un soulier pour le pied bot et trois pour l’autre pied ; leurs pieds sont les mêmes ; elles sont jumelles.

 

Après avoir pris la mesure, Simon dit, en montrant la boiteuse :

 

– Pourquoi est-elle venue comme ça ? Une si jolie petite fille !

 

– C’est sa mère qui l’a estropiée.

 

Matriona se mêle à la conversation, curieuse de savoir qui est cette femme et qui sont ces enfants, et dit :

 

– N’es-tu pas leur mère ?

 

– Ni leur mère ni leur parente, ma bonne ; ce sont mes filles adoptives.

 

– Elles ne sont pas de ton sang et tu les choies ainsi !

 

– Comment ne pas les chérir ? Je les ai nourries de mon lait toutes les deux. J’ai eu un enfant aussi, que Dieu m’a repris ; je ne le dorlotais pas autant que celles-ci.

 

IX

 

La femme, devenue prodigue de paroles, se mit à raconter :

 

– Il y a six ans qu’elles sont orphelines ; le père fut enterré un mardi ; la mère mourut le vendredi. Orphelines de père avant de naître, la mère ne survécut pas même un jour à leur naissance. À cette époque, je vivais au village avec mon mari ; nous étions voisins, porte à porte. Le père, un jour qu’il travaillait seul dans les bois, fut écrasé par un arbre ; il perdait ses entrailles, si bien que, de retour au logis, il trépassa. Trois jours après, sa femme accoucha de ces deux petites filles ; pauvre et solitaire, elle n’eut personne pour l’assister, ni sage-femme ni servante. Elle accoucha seule et mourut seule.

 

Le matin j’allai pour la voir ; j’entre et je la trouve, la malheureuse, toute froide déjà. En mourant elle était retombée sur la petite et l’avait estropiée. Les gens s’assemblèrent ; on lava la morte, on l’ensevelit, on lui fit un cercueil et on la mit en terre. Les voisins étaient tous de braves gens. Les petites restaient seules. Où les mettre ? J’étais alors la seule nourrice du village ; j’allaitais mon premier-né depuis huit semaines ; je les pris, en attendant, chez moi.

 

Les paysans se réunirent ; on causa, on se demanda ce qu’on ferait d’elles et voici ce qu’ils me dirent :

 

– Marie, en attendant, garde les petites, nourris-les de ton lait, et donne-nous le temps de nous mettre d’accord.

 

J’avais déjà donné le sein à l’une, mais je n’avais pas fait téter l’autre, l’estropiée ; je ne pensais pas qu’elle pût vivre. Mais je me fis des reproches : elle geignait à faire pitié. Pourquoi ce petit ange doit-il souffrir ? Je la fis téter et j’allaitai les trois enfants, le mien et les deux orphelines.

 

J’étais jeune, forte, je mangeais bien, j’eus du lait en abondance. Dieu m’assistait. Je faisais téter deux des enfants, le troisième attendait. Quand l’un des deux était rassasié, je prenais le troisième ; et Dieu me fit la grâce de les élever. Le mien mourut deux ans après, et Dieu ne me donna plus d’enfants. Cependant nous avons acquis du bien, nous vivons maintenant au moulin, chez un marchand. Nous avons de bons gages, la vie est facile, mais je n’ai pas d’enfants. Que ferais-je seule, si je n’avais ces fillettes ? Comment ne pas les aimer, les choyer ? Elles sont la joie de ma vie.

 

La femme pressa les enfants sur son cœur, embrassa la boiteuse et essuya ses yeux remplis de larmes.

 

Matriona soupira et dit :

 

– On vit sans père ni mère, mais on ne vit pas sans Dieu.

 

Ils causaient ainsi, quand tout à coup toute la maison fut illuminée, comme par un éclair issu du coin où Michel était assis. Tous se retournent de son côté, et voient Michel assis, les mains croisées sur les genoux, les yeux levés : il souriait.

 

X

 

La femme partit avec les fillettes. Michel se leva du banc, posa son travail, son tablier, salua le patron et la patronne et leur dit :

 

– Excusez-moi, mes patrons ; Dieu m’a fait grâce, faites-moi grâce aussi.

 

Et les patrons voient qu’une lumière émane de Michel. Simon se lève, le salue et lui dit :

 

– Je vois, Michel, que tu n’es pas un homme comme les autres, et que je ne puis pas te garder ni t’interroger. Dis-moi seulement pourquoi tu étais si sombre et si craintif quand je t’ai trouvé et amené chez moi ? Pourquoi t’es-tu rasséréné quand ma femme t’a offert à manger ? Tu as souri alors, et tu es devenu plus confiant. Plus tard, quand le seigneur est venu commander des bottes, tu as souri de nouveau, et tu es devenu plus serein encore ; et aujourd’hui, quand cette femme a amené les petites filles, tu as souri une troisième fois, tu as rayonné. Dis-moi, Michel, pourquoi une lumière émane-t-elle de toi, et pourquoi as-tu souri trois fois ?

 

Et Michel dit :

 

– La lumière émane de moi parce que j’avais été puni et que Dieu, à présent, m’a pardonné. Et j’ai souri par trois fois parce que je devais connaître trois paroles divines. Et voilà que j’ai connu ces paroles divines : la première, c’est lorsque ta femme a eu pitié de moi ; la seconde lorsque le riche personnage est venu pour commander des bottes et j’ai souri pour la deuxième fois. Et maintenant, à la vue des fillettes, j’ai connu la troisième et dernière parole et pour la troisième fois j’ai eu un sourire.

 

Et Simon dit :

 

– Dis-moi, Michel, pourquoi t’a-t-il puni et quelles sont ces paroles de Dieu pour que je les connaisse ?

 

Et Michel répondit :

 

– Dieu m’avait puni pour une désobéissance. J’étais un ange, au ciel, et j’ai désobéi. J’étais un ange du ciel, le Seigneur m’envoya sur la terre pour chercher une âme, l’âme d’une femme. Je descendis sur la terre, et je vis une femme couchée, malade, qui venait de mettre au monde deux petites filles. Les enfants geignaient près de leur mère, trop faible pour les allaiter.

 

« Quand elle me vit, elle comprit que Dieu demandait son âme ; elle pleura, supplia :

 

« Ange de Dieu, mon mari a été tué, il y a trois jours, par la chute d’un arbre dans la forêt ; je n’ai ni sœur, ni tante, ni grand-mère ; mes orphelines n’ont que moi ! Ne prends pas ma pauvre âme ! Laisse-moi élever mes enfants, jusqu’à ce qu’ils marchent ; des enfants ne peuvent pas vivre sans père ni mère.

 

« J’écoutai la femme, je mis un enfant à son sein, l’autre dans ses bras. Je remontai au ciel, je vins devant Dieu et lui dis :

 

« Je n’ai pu emporter l’âme de l’accouchée. Le père a été tué par un arbre ; elle a des jumelles et elle m’a supplié de ne pas prendre son âme, de la laisser.

 

« Le Seigneur me répondit :

 

« Va, et rapporte-moi l’âme de cette mère, et tu connaîtras un jour trois paroles divines : tu apprendras ce qu’il y a dans les hommes, et ce qui n’est pas donné à l’homme, et ce qui fait vivre les hommes. Quand tu auras appris ces trois paroles, tu reviendras au ciel.

 

« Je retournai sur la terre et j’emportai l’âme de la pauvre mère. Les enfants quittèrent le sein maternel, le cadavre retomba, écrasant le pied d’une des petites filles.

 

« Tandis que je m’élevais au-dessus du village, pour rapporter l’âme à Dieu, un tourbillon me saisit, mes ailes s’alourdirent, retombèrent ; l’âme monta seule vers le Seigneur et je restai gisant à terre, au bord de la route. »

 

XI

 

Simon et Matriona comprirent alors qui ils avaient vêtu et nourri ; qui avait vécu sous leur toit. Ils pleuraient de crainte et de joie. L’ange leur dit encore :

 

– Je restai seul sur le chemin, seul et nu. Je n’avais connu jusqu’alors aucune des misères humaines, ni le froid, ni la faim. Je devins homme. J’eus faim, j’eus froid, et ne sus que devenir. Je vis une chapelle consacrée au Seigneur. Je voulus m’y réfugier ; la porte était cadenassée ; on ne pouvait entrer. Alors je m’assis sur le seuil, cherchant à m’abriter du vent. Le soir vint ; j’eus faim, j’eus froid, je souffrais. Soudain, j’entendis des pas sur la route. Un homme venait, portant des bottes ; il parlait tout seul. Je vis pour la première fois la face mortelle de l’homme, depuis que moi-même j’étais devenu homme, et j’eus peur de cette face, je me détournai. Je l’entendais qui se demandait : " Comment nourrir ma femme et mes enfants ? Comment, pendant l’hiver, se protéger contre le froid ? "

 

« Je pensai : " Je péris de froid et de faim et voilà, cet homme qui passe ne pense qu’à se vêtir, lui et les siens, avec des pelisses, et à se procurer du pain ; il ne saurait donc me nourrir. "

 

« L’homme me vit ; il fronça les sourcils, devint plus terrible encore et passa… J’étais désespéré. Soudain, je l’entendis revenir, je le regardai et ne le reconnus plus : la mort qui était sur son visage avait disparu, il était redevenu un vivant, et je vis l’image de Dieu sur sa face. Il s’approcha de moi, me vêtit, me prit par la main et m’amena chez lui. Arrivés à sa demeure, une femme vint à notre rencontre, et elle parla. La femme était plus terrible que l’homme, l’haleine de la mort sortait de sa bouche ; le souffle mortel de ses paroles me coupa la respiration ; je défaillais. Elle voulait me chasser dehors, au froid, et je compris qu’elle mourrait elle-même en me chassant.

 

« Tout à coup, son mari lui parla de Dieu. Aussitôt la femme se transforma. Pendant qu’elle nous servait à manger, et me regardait, je levai aussi les yeux sur elle : la morte était redevenue vivante, et je reconnus Dieu sur son visage. Alors je me souvins de la première parole de Dieu : " Tu connaîtras ce qu’il y a dans les hommes. " J’appris ainsi ce qu’il y a dans les hommes : l’amour. Dans ma joie d’avoir la révélation d’une des paroles divines, je souris alors pour la première fois. Mais tout ne m’était pas révélé à la fois ; je ne comprenais pas encore ce qui n’est pas donné à l’homme, et ce qui fait vivre les hommes.

 

« Je vécus chez vous une année ; l’homme vint commander des bottes, des bottes qui devaient durer un an sans tourner ni se déchirer. Je le regardai et vis près de lui un de mes compagnons, l’ange de la mort. Personne ne le vit, sauf moi. Je le connaissais, je savais qu’avant le coucher du soleil l’âme du richard serait emportée, et je pensai : " L’homme prévoit pour une année à l’avance, et il ne sait pas qu’il doit mourir avant la nuit. " Et je me rappelai la deuxième parole de Dieu : " Tu connaîtras ce qui n’est pas donné aux hommes. "

 

« Je savais déjà ce qu’il y a dans l’homme, je venais d’apprendre ce qui n’est pas donné aux hommes. Il n’est pas donné à l’homme de connaître les besoins de son corps. Et je souris pour la seconde fois. J’étais heureux d’avoir aperçu mon compagnon l’ange et que Dieu m’eût révélé la deuxième parole.

 

« Mais j’ignorais encore, je ne comprenais pas ce qui fait vivre les hommes. Je vécus ainsi, attendant la révélation de la dernière parole divine. La sixième année, la femme amena les jumelles ; je les reconnus et j’appris tout et pensai : " La mère implorait pour ses enfants ; j’avais cru que sans père ni mère les enfants devaient périr et voilà qu’une femme, une étrangère, les a recueillies et nourries. "

 

« Et quand cette femme pleura d’attendrissement en parlant de ces petites étrangères qu’elle choyait et plaignait, je vis en elle l’image de Dieu et compris ce qui fait vivre les hommes. Je compris que Dieu m’avait révélé la troisième parole, qu’il me pardonnait, et je souris pour la troisième fois. »

 

XII

 

Et le corps de l’ange se dénuda et se revêtit de lumière ; les yeux humains ne pouvaient en supporter l’éclat. Sa voix, qui semblait venir non de lui, mais du ciel, s’éleva et l’ange dit :

 

– Et je compris que l’homme ne vit pas de ses besoins à lui, mais qu’il vit par l’amour. Il n’était pas donné à la mère de savoir ce qui ferait vivre ses enfants ; il n’était pas donné au riche personnage de savoir ce qu’il lui fallait : il n’est donné à aucun homme de savoir s’il lui faudra le soir des bottes pour lui vivant, ou des sandales pour lui mort.

 

« Devenu homme, je restai vivant non parce que je sus satisfaire mes besoins humains, mais parce qu’il se trouva un passant et sa femme, pénétrés d’amour, qui eurent pitié de moi et m’aimèrent. Les orphelines vécurent, non qu’on eût songé à elles, mais parce qu’une femme étrangère avait de l’amour dans son cœur et les plaignait et les aimait. Tous ceux qui vivent ne vivent pas parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes, mais parce que l’amour est en l’homme.

 

« Je savais auparavant que Dieu a donné la vie aux hommes et a voulu qu’ils vivent. Maintenant, je comprends autre chose. Je comprends que Dieu ne veut pas que l’homme vive isolément, c’est pourquoi il ne révèle à personne ce dont il a besoin. Il veut que chacun vive pour les autres, c’est pourquoi il révèle à chacun ce qui est utile à la fois à lui-même et aux autres. Je comprends maintenant que les hommes, qui croient vivre uniquement de leurs propres soucis, ne vivent en réalité que de l’amour seul. Celui qui vit en l’amour, vit en Dieu, et Dieu vit en lui ; car Dieu c’est l’amour. »

 

Et l’ange chanta les louanges du Seigneur.

 

Sa voix fit trembler l’isba ; le toit s’ouvrit, une colonne de feu s’élança de la terre vers le ciel. Simon, sa femme et ses enfants se prosternèrent sur le sol. L’ange ouvrit ses grandes ailes et remonta aux cieux.

 

Quand Simon revint à lui, l’isba avait repris son aspect, et il s’y trouvait seul avec les siens.

 

HISTOIRE VRAIE[19]

 

Dieu voit la vérité, mais il ne la dit pas tout de suite.

 

Dans la ville de Vladimir vivait un jeune marchand du nom d’Aksénov. Il possédait deux boutiques et une maison.

 

D’un extérieur avenant, Aksénov était blond, frisé, ami de la liesse et des refrains. Dans sa jeunesse, il buvait beaucoup, et quand il avait bu il faisait du tapage. Mais une fois marié, il ne but plus que bien rarement.

 

Un jour d’été, Aksénov décida de se rendre à la foire de Mijni-Novogorod. Comme il faisait ses adieux aux siens, sa femme lui dit :

 

– Ivan Dmitriévitch, ne t’en va pas aujourd’hui. J’ai fait un mauvais rêve sur toi. Aksénov se mit à rire et dit :

 

– Tu as peur que je ne fasse quelque folie à la foire.

 

La femme répondit :

 

– Je ne sais pas au juste moi-même de quoi j’ai peur. Seulement j’ai fait un mauvais rêve. Je t’ai vu : tu venais de la ville, tu as ôté ton chapeau, et tout à coup j’ai vu ta tête toute blanche.

 

Aksénov se mit à rire de plus belle.

 

– Eh bien ! c’est un bon signe. Va, je ferai de bonnes affaires et t’apporterai de beaux cadeaux. Il prit congé des siens et partit.

 

À mi-chemin, il rencontra un marchand de sa connaissance et s’arrêta avec lui pour la couchée. Ils prirent le thé ensemble et allèrent se coucher dans deux chambres contiguës. Aksénov n’était pas un grand dormeur. Il se réveilla au milieu de la nuit, et, pour voyager plus à son aise pendant la fraîcheur, il réveilla le yamschtschik[20] et lui donna l’ordre d’atteler. Puis il entra dans l’isba toute noire, paya le patron et partit.

 

Après avoir fait une quarantaine de verstes, il s’arrêta de nouveau pour laisser manger les chevaux, se reposa lui-même dans l’auberge, sortit sur le perron vers l’heure du dîner et fit préparer le samovar. Il prit une guitare et se mit à jouer. Tout à coup arrive une troïka avec sa sonnette ; un tchinovnik[21] en descend avec deux soldats, s’approche d’Aksénov et lui demande qui il est et d’où il vient. Aksénov s’exécute et l’invite à prendre le thé avec lui. Mais le tchinovnik continue à le presser de questions :

 

– Où a-t-il dormi la nuit dernière ? Était-il seul avec le marchand ? Pourquoi a-t-il quitté l’auberge si précipitamment ?

 

Aksénov, surpris de cet interrogatoire, raconta ce qui lui était arrivé ; puis il dit :

 

– Pourquoi m’en demandez-vous si long ? Je ne suis ni un voleur ni un brigand. Je voyage pour mes affaires et on n’a pas à m’interroger.

 

Alors le tchinovnik appela les soldats et dit :

 

– Je suis l’ispravnik[22], et si je te questionne, c’est parce que le marchand avec lequel tu as passé la nuit dernière a été égorgé. Montre tes effets… Et vous autres, fouillez-le.

 

On entra dans l’isba, on prit sa malle avec son sac, on les ouvrit, on chercha partout. Soudain l’ispravnik sortit du sac un couteau et s’écria :

 

– À qui ce couteau ?

 

Aksénov regarda, vit un couteau taché de sang ; c’était de son sac qu’on l’avait retiré, et la terreur l’envahit.

 

– Et pourquoi ce sang sur le couteau ?

 

Aksénov voulut répondre, mais il ne pouvait articuler un seul mot.

 

– Moi… je ne sais pas… moi… un couteau… moi… il n’est pas à moi. Alors l’ispravnik dit :

 

– On a trouvé ce matin le marchand égorgé dans son lit. Hors toi, personne n’a pu commettre le crime. L’isba était fermée en dedans, et, dans l’isba, personne que toi. Voilà, de plus, un couteau taché de sang qu’on a trouvé dans ton sac. D’ailleurs, ton crime se lit sur ton visage. Avoue tout de suite comment tu l’as tué, combien d’argent tu as volé.

 

Aksénov jure Dieu que ce n’est pas lui le coupable ; qu’il n’a pas vu le marchand depuis qu’il a pris le thé avec lui, qu’il n’a que son propre argent, 8 000 roubles, et que le couteau n’est pas à lui. Mais sa voix s’étranglait, son visage était devenu pâle et il tremblait de peur comme un coupable.

 

L’ispravnik ayant appelé les soldats, ordonna de le lier et de le placer dans la voiture. Lorsqu’on l’eut mis dans la voiture, les pieds garrottés, Aksénov se signa et pleura. On lui prit tous ses effets avec son argent, et on l’envoya à la prison de la ville voisine. On fit faire une enquête à Vladimir ; tous les marchands et habitants déclarèrent qu’Aksénov, quoique ayant aimé dans sa jeunesse à boire et à s’amuser, était un honnête homme. Puis l’affaire se jugea ; on l’accusait d’avoir tué le marchand de Biazan et de lui avoir volé 20 000 roubles.

 

La femme d’Aksénov était dans la désolation et ne savait que penser. Ses enfants étaient tout petits ; l’un d’eux tétait encore. Elle les prit tous avec elle et se rendit dans la ville où son mari était emprisonné. D’abord on lui refusa de voir son mari, puis, sur ses instances, on le lui permit. En l’apercevant dans son costume de la prison, enchaîné, confondu avec des brigands, elle tomba par terre et ne put, de quelque temps, revenir à elle. Puis elle posa ses enfants auprès d’elle, s’assit à côté d’Aksénov, lui rendit compte des affaires du ménage et lui demanda le récit de tout ce qui lui était arrivé. Il lui raconta tout. Et elle dit :

 

– Comment faire à présent ?

 

– Il faut aller supplier le tzar, répondit-il. Car cela ne se peut pas, que l’innocent soit puni. Sa femme lui dit alors qu’elle avait adressé une supplique au tzar ; « mais elle ne lui aura pas été transmise, » dit-elle.

 

Aksénov ne répondit pas et resta accablé.

 

Et sa femme lui dit :

 

– Il n’était pas vain, le rêve que je fis, t’en souviens-tu, quand je te vis avec des cheveux blancs. Te voilà véritablement tout blanchi par le chagrin. Tu n’aurais pas dû partir alors.

 

Elle se mit à lui passer la main dans les cheveux, et dit :

 

– Vania[23], cher ami, dis la vérité à ta femme. N’est-ce pas toi qui l’as tué ?

 

Et Aksénov dit :

 

– Et toi aussi, tu le penses !

 

Il cacha son visage dans ses mains et pleura. Un soldat parut ; il annonça à la femme et aux enfants qu’il était temps de se retirer. Aksénov dit pour la dernière fois adieu à sa famille.

 

Quand sa femme fut partie, il repassa dans son esprit la conversation qu’ils venaient d’avoir. En se rappelant que sa femme y croyait aussi, elle, et lui avait demandé si ce n’était pas lui qui avait tué le marchand, il se dit :

 

– Dieu seul connaît la vérité ; c’est Lui qu’il faut implorer. Attendons sa miséricorde.

 

Et depuis ce moment, Aksénov cessa d’envoyer des suppliques, ferma son âme à l’espoir, et ne fit plus que prier Dieu.

 

Le jugement condamna Aksénov au knout et, ensuite, aux travaux forcés. C’est ce qui fut fait.

 

On le battit du knout et, quand les blessures se furent cicatrisées, on l’envoya avec d’autres forçats en Sibérie.

 

En Sibérie, aux travaux forcés, Aksénov resta vingt-six ans. Ses cheveux devinrent blancs comme de la neige, et sa longue barbe grise tomba droit. Toute sa gaieté disparut. Il se voûtait, commençait à se traîner, parlait peu, ne riait jamais et priait souvent Dieu.

 

En prison, Aksénov apprit à faire des bottes.

 

Avec l’argent ainsi gagné, il acheta un Martyrologue, qu’il lisait lorsqu’il y avait de la lumière dans son cachot. Les jours de fête, il se rendait à la chapelle de la prison, lisait les Apôtres et chantait au chœur : il avait toujours sa jolie voix. Les autorités l’aimaient pour sa docilité ; ses compagnons l’avaient en grande estime et l’appelaient « grand-père » et « homme de Dieu ». Quand les prisonniers avaient quelque chose à demander, c’était toujours par Aksénov qu’ils faisaient présenter leur requête et, quand les forçats se prenaient de querelle, c’était encore Aksénov qu’ils choisissaient comme arbitre.

 

De sa maison, personne n’écrivait à Aksénov, il ignorait si sa femme et ses enfants vivaient encore.

 

Un jour on amena au bagne de nouveaux forçats. Le soir, les anciens demandèrent aux nouveaux de quelles villes, de quels villages ils venaient, et pour quelles causes. Aksénov s’était approché, lui aussi, et, la tête baissée, il écoutait ce qui se disait. L’un des nouveaux forçats était un vieillard d’une soixantaine d’années, d’une haute stature, à barbe grise et taillée. Il racontait les motifs de sa condamnation.

 

– C’est ainsi, mes frères, disait-il. On m’a envoyé ici pour rien. J’ai dételé un cheval d’un traîneau : on m’a saisi, en disant que je volais. Et moi j’ai dit : « Je ne voulais qu’aller plus vite ; vous voyez bien que j’ai lâché le cheval… D’ailleurs le yamschtschik est mon ami… Il n’y a donc pas délit. » – « Non, me dit-on, tu l’as volé. » Et ils ne savaient ni où ni quand j’avais volé. Certes, j’avais commis des méfaits qui auraient dû me conduire ici depuis longtemps. Mais on ne put jamais me prendre sur le fait. Et aujourd’hui, c’est contre toute loi que l’on me déporte ici. Mais attendons… J’ai déjà été en Sibérie, mais je n’y suis pas resté longtemps…

 

– Et d’où viens-tu ? demanda l’un des forçats.

 

– Je suis de la ville de Vladimir. Je suis un meschtschanine[24] de cette localité. Je m’appelle Makar, et, du nom de mon père, Sémionovitch.

 

Aksénov leva la tête et demanda :

 

– Eh ! Sémionovitch, n’as-tu pas entendu parler, à Vladimir-la-Ville, des marchands Aksénov ? Vivent-ils encore ?

 

– Comment donc ! mais ce sont de riches marchands, quoique leur père soit en Sibérie… Il aura sans doute péché, comme nous autres.

 

Aksénov n’aimait pas à parler de son malheur. Il soupira et dit :

 

– C’est pour mes péchés que je suis au bagne depuis vingt-six ans.

 

Makar Sémionovitch demanda :

 

– Et pour quels péchés ?

 

– C’est que je le méritais, répondit simplement Aksénov. Il ne voulut rien dire de plus. Mais les autres forçats, ses compagnons, racontèrent aux nouveaux pourquoi Aksénov se trouvait en Sibérie ; comment pendant le voyage, quelqu’un avait assassiné un marchand et placé dans les effets d’Aksénov un couteau taché de sang, et comment, à cause de cela, on l’avait injustement condamné.

 

En entendant cela, Makar Sémionovitch jeta un regard sur Aksenov, frappa ses genoux avec ses mains, et s’écria :

 

– Oh ! quel prodige ! Voilà un prodige ! Ah ! tu as bien vieilli, petit grand-père !

 

On lui demanda pourquoi il s’étonnait ainsi, où il avait vu Aksénov : mais Makar ne répondit pas ; il dit seulement :

 

– Un prodige, frères, que le sort nous ait réunis ici.

 

Sur ces mots, Aksénov jugea que cet homme devait être l’assassin, et il lui dit :

 

– As-tu déjà entendu parler de cette affaire, Sémionovitch, ou bien m’as-tu déjà vu ailleurs qu’ici ?

 

– Comment donc ? J’en ai entendu parler : la terre est pleine d’oreilles.[25] Mais il y a déjà bien longtemps que cette affaire est arrivée, et, ce qu’on m’en a dit, je l’ai oublié, dit Makar Sémionovitch.

 

– Peut-être as-tu appris qui a tué le marchand ? interrogea Aksénov. Makar se mit à rire et dit :

 

– Mais celui dans le sac duquel on a trouvé le couteau, c’est sans doute lui qui a tué. Si c’est quelqu’un qui a placé le couteau dans tes effets… pas surpris, pas voleur. Et d’ailleurs, comment aurait-il pu placer le couteau dans ton sac ? Tu l’avais à ta tête ; tu aurais entendu.

 

En entendant ces paroles, Aksénov vit bien que c’était ce même homme qui avait tué le marchand. Il se leva et s’en alla. Toute cette nuit, Aksénov ne put dormir.

 

Il tomba dans un accablement profond. Il eut alors des rêves : tantôt, c’était sa femme qu’il voyait comme elle était en l’accompagnant lors de la dernière foire ; il la voyait, encore vivante, son visage, ses yeux ; il l’entendait parler et rire ; tantôt ses enfants lui apparaissaient comme ils étaient alors, tout petits, l’un enveloppé d’un manteau fourré, l’autre au sein. Et il se revoyait lui-même comme il était alors, gai, jeune, assis et jouant de la guitare, et il se rappelait la place infamante où on l’avait fouetté, et le bourreau, et la foule tout autour, et les fers, et les forçats, et ses vingt-six ans de prison. Il songea à sa vieillesse ; et un chagrin à se donner la mort envahit Aksénov.

 

– Et tout cela à cause de ce brigand ! pensa-t-il. Et il se sentit pris d’une telle colère contre Makar, qu’il voulait sur l’heure périr lui-même pourvu qu’il se vengeât. Il priait toute la nuit sans pouvoir se calmer. Dans la journée il ne s’approchait jamais de Makar Sémionovitch, et ne le regardait jamais. Ainsi se passèrent quinze jours. Les nuits, Aksénov ne pouvait pas dormir, et il était en proie à un tel ennui, qu’il ne savait où se mettre. Une fois, pendant la nuit, comme il était à se promener dans la prison, il s’aperçut que derrière un des lits de planche il tombait de la terre. Il s’arrêta pour voir ce que c’était. Tout à coup Makar Sémionovitch sortit vivement de dessous le lit et regarda Aksénov avec une expression d’épouvante. Aksénov voulut passer pour ne pas le voir, mais Makar le saisit par la main et lui raconta comment il creusait un trou dans le mur, comment tous les jours il emportait de la terre dans ses bottes pour la jeter dans la rue quand on les menait au travail. Et il ajouta :

 

– Seulement, garde le silence, vieillard. Je t’emmènerai avec moi ; si tu parles, on me fouettera jusqu’au bout, mais tu me le payeras : je te tuerai.

 

En apercevant celui qui l’avait perdu, Aksénov trembla de colère, il retira sa main et dit :

 

– Je n’ai pas envie de me sauver, et toi, tu n’as pas besoin de me tuer ; tu m’as tué déjà, il y a longtemps. Quant à te dénoncer ou non, c’est Dieu qui décidera.

 

Le lendemain, quand on mena les forçats au travail, les soldats remarquèrent que Makar vidait ses bottes de terre ; ils firent des recherches dans la prison et trouvèrent le trou. Le chef arriva, et demanda qui avait creusé le trou. Tous niaient. Ceux qui savaient ne voulaient point trahir Makar, car ils n’ignoraient pas qu’il serait, pour cela, battu jusqu’à la « demi-mort ». Alors le chef s’adressa à Aksénov :

 

– Vieillard, dit-il, toi qui es un homme juste, dis-moi devant Dieu qui a fait cela !

 

Makar Sémionovitch demeurait impassible, il regardait le chef sans se détourner vers Aksénov. Quant à Aksénov, ses bras et ses lèvres tremblaient, il ne pouvait proférer une seule parole.

 

– Me taire ! pensait-il ; mais pourquoi lui pardonner, puisque c’est lui qui m’a perdu ! Qu’il me paie ma torture. Parler… c’est vrai qu’on le fouettera jusqu’au bout… Et si ce n’est pas lui, s’il n’est pas l’assassin que je pense… Et puis, cela me soulagerait-il ?

 

Le chef renouvela sa demande.

 

Aksénov regarda Makar Sémionovitch et dit :

 

– Je ne peux pas le dire, Votre Noblesse, Dieu ne me permet pas de le dire ; et je ne vous le dirai pas. Faites de moi ce qu’il vous plaira : vous êtes le maître.

 

Malgré tous les efforts du chef, Aksénov ne dit plus rien. Et ce fut ainsi qu’on ne put savoir qui avait creusé le trou.

 

La nuit suivante, comme Aksénov, étendu sur son lit de planche, allait s’assoupir, il entendit quelqu’un s’approcher de lui et se mettre à ses pieds. Il regarda dans l’obscurité et reconnut Makar. Aksénov lui dit :

 

– Qu’as-tu encore besoin de moi ? Que fais-tu là ?

 

Makar Sémionovitch gardait le silence. Aksénov se leva et dit :

 

– Que veux-tu ? Va-t-en, ou j’appelle le gardien.

 

Makar se pencha sur Aksénov, tout près de lui, et lui dit à voix basse :

 

– Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi !

 

– Quoi ! que te pardonnerai-je ? fit Aksénov.

 

– C’est moi qui ai tué le marchand, et c’est moi qui ai placé le couteau dans ton sac. Je voulais te tuer aussi, mais à ce moment on a fait du bruit dans la cour, j’ai mis le couteau dans ton sac et je me suis sauvé par la fenêtre.

 

Aksénov gardait le silence et ne savait que dire. Makar Sémionovitch se laissa glisser du lit, se prosterna jusqu’à terre et dit :

 

– Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi, au nom de Dieu, pardonne-moi. Je vais déclarer que c’est moi qui ai tué le marchand, on te rendra la liberté et tu retourneras chez toi.

 

Et Aksénov dit :

 

– Cela t’est facile à dire. Mais moi, j’ai trop longtemps souffert ici. Où irais-je à présent ?… Ma femme est morte, mes enfants m’ont oublié. Je n’ai plus nulle part où aller.

 

Makar restait toujours prosterné. Il frappait de sa tête la terre en disant :

 

– Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi. Quand on m’a battu du knout, cela me fut moins douloureux que de te voir ainsi… Et tu as encore eu pitié de moi, tu ne m’as pas dénoncé. Pardonne-moi, au nom du Christ, pardonne au malfaiteur maudit.

 

Et il se remit à sangloter. En entendant pleurer Makar Sémionovitch, Aksénov se mit à pleurer lui-même, et dit :

 

– Dieu te pardonnera ! Peut-être suis-je cent fois pire que toi.

 

Et il sentit soudain une joie inonder son âme. Il cessa alors de regretter sa maison ; il ne désirait plus quitter sa prison, et ne songeait qu’à sa dernière heure.

 

Makar Sémionovitch n’écouta pas Aksénov, et se déclara le coupable. Lorsqu’arriva l’ordre de mettre en liberté Aksénov, Aksénov était déjà mort.

 

LE MOUJIK PAKHOM[26]

 

Faut-il beaucoup de terre pour un homme ?

 

I

 

La sœur aînée est venue de la ville pour visiter la sœur cadette à la campagne. L’aînée est mariée à un marchand de la ville et la cadette à un moujik de la campagne. L’aînée se met à vanter son existence à la ville ; elle raconte comme elle y vit largement, comme elle est proprement mise, comme elle habille bien ses enfants, comme elle mange et boit de bonnes choses, et comme elle va aux promenades, aux théâtres.

 

La cadette en est vexée, et se met à rabaisser la vie d’un marchand et à rehausser la sienne, celle d’une paysanne.

 

– Je ne changerais pas, dit-elle, ma condition pour la tienne ; quoique notre vie soit sombre, à nous autres, nous ne connaissons pas la crainte. Vous vivez plus proprement que nous, mais tantôt vous gagnez beaucoup, tantôt vous perdez tout. Et le proverbe dit : la perte est au profit une grande sœur. Il arrive qu’aujourd’hui tu es riche, et que demain tu tendras la main. Notre existence de moujiks est plus sûre. Chez le moujik, le ventre est mince, mais long ; nous ne serons jamais riches, mais nous aurons toujours à manger.

 

L’aînée se mit à dire :

 

– Oui, mais en vivant avec des cochons et des veaux ! Pas de belles manières, ni de confort, malgré tout le travail de ton mari : comme vous demeurez dans l’ordure, vous y mourrez aussi, et le même sort attend vos enfants.

 

– Eh bien ! dit la cadette, c’est le métier qui l’exige. Mais par cela même notre vie est stable, quand nous avons des terres. Nous ne nous inclinons devant personne, nous ne craignons personne. Et vous, à la ville, vous êtes exposés à la tentation. Aujourd’hui, c’est bien ; mais demain viendra le diable qui tentera ton mari ou par les cartes, ou par le vin, ou par les maîtresses, et tout ira au pire. Avec cela que ça n’arrive pas ?

 

Pakhom, le mari, assis sur le poêle, écoutait le bavardage des babas.

 

– C’est la vérité vraie, dit-il. Quand nous autres nous remuons la terre nourricière, depuis notre enfance, nous ne songeons guère à des futilités. Le seul malheur, c’est d’avoir trop peu de terre. Mais si j’avais de la terre à volonté, alors je n’aurais peur de personne, pas même du diable.

 

Les babas, après avoir pris le thé, causèrent encore toilette, rangèrent la vaisselle, puis elles allèrent se coucher.

 

Et le diable était assis derrière le poêle, écoutant tout. Il se réjouit de ce que la femme du paysan eût amené son mari à le braver. Ne s’est-il pas vanté que, s’il avait de la terre, le diable lui-même ne le prendrait pas ?

 

– C’est bien, pensait-il, à nous deux ! je te donnerai beaucoup de terre. C’est par la terre que je te prendrai.

 

II

 

À côté du moujik demeurait une petite barinia. Elle avait cent vingt déciatines[27] de terre. Elle était en bons termes avec les moujiks et ne faisait de mal à personne, lorsqu’elle prit pour gérant un soldat retraité qui se mit à accabler les moujiks d’amendes.

 

Malgré toutes les précautions de Pakhom, tantôt c’est son cheval qui s’aventure dans l’avoine, tantôt c’est la vache qui pénètre dans le jardin, ou les veaux qui s’en vont dans la prairie : pour tout enfin, amende.

 

Pakhom payait et jurait, et frappait les siens. Et il eut beaucoup à souffrir du gérant pendant cet été. Ce fut avec plaisir qu’il vit revenir le temps de rentrer le bétail, quoiqu’il regrettât d’avoir à le nourrir : du moins il n’avait plus peur, il était plus tranquille.

 

Pendant l’hiver, le bruit courut que la barinia vendait sa terre, et que le dvornick de la grand’route voulait l’acheter.

 

Les moujiks en furent très affectés.

 

– Eh bien ! pensaient-ils, si la terre revient au dvornick, il nous accablera d’amendes plus que la barinia.

 

Les moujiks – le mir[28] entier – se rendirent auprès de la barinia pour la prier de ne pas vendre au dvornick, mais à eux-mêmes. Ils promirent de payer plus cher. La barinia consentit. Alors les moujiks se concertèrent pour faire acheter la terre par le mir. On se réunit une fois, deux fois, et l’affaire n’avançait guère. Le diable les divisait : ils ne pouvaient s’entendre. Finalement, ils décidèrent d’acheter chacun sa part, dans la mesure de ses ressources. La barinia y consentit.

 

Pakhom apprit que son voisin avait acheté vingt déciatines chez la barinia, et qu’elle lui avait laissé la faculté de payer la moitié du prix par annuités. Pakhom en fut jaloux.

 

– On achètera, pensait-il, toute la terre, et moi je resterai sans rien.

 

Il se consulta avec sa femme.

 

– Les gens achètent ; il faut, dit-il, acheter aussi une dizaine de déciatines ; autrement nous ne pourrions pas vivre : ce gérant nous a ruinés par ses amendes.

 

Il réfléchit au moyen de faire l’achat.

 

Il avait cent roubles d’économies. En vendant le poulain et une moitié des abeilles, en louant son fils comme garçon de ferme, il put réunir la moitié de la somme.

 

Pakhom ramassa l’argent, choisit une quinzaine de déciatines de terre avec un petit bois, et alla chez la barinia pour faire l’affaire. Il acheta les quinze déciatines, on topa, et il laissa un acompte. On se rendit à la ville pour dresser l’acte de vente : il donnait la moitié de la somme comptant ; quant au reste, il s’engageait à le payer en deux ans. Et Pakhom revint maître de la terre.

 

Il emprunta encore de l’argent à son beau-frère pour acheter des grains. Il ensemença la terre qu’il venait d’acquérir, et tout poussa bien. En une seule année, il paya sa dette à la barinia et au beau-frère. Et il devint ainsi, lui, Pakhom, un vrai pomeschtchik[29]. C’était sa terre qu’il labourait et ensemençait, c’était sur sa terre qu’il coupait le foin, sur sa terre qu’il élevait son bétail, c’étaient les pieux de sa terre qu’il taillait.

 

Quand Pakhom va labourer sa terre à lui, quand il vient voir pousser son blé et ses prairies, il est transporté de joie. Et l’herbe lui paraît tout autre, et les fleurs lui fleurissent tout autres. Il lui semblait jadis, quand il passait sur cette terre, qu’elle était ce qu’une terre doit être ; et à présent elle lui paraît tout autre.

 

III

 

Ainsi vivait Pakhom dans le bonheur. Tout allait bien. Mais voilà que les moujiks se mirent à faire de fréquentes irruptions dans les blés et les prairies de Pakhom. Il les priait de cesser, eux continuaient. Tantôt les bergers laissaient les vaches entrer dans les prairies, tantôt c’étaient les chevaux qui allaient dans les blés. Et Pakhom les en chassait et pardonnait, et ne voulait pas aller en justice.

 

Puis il se fâcha et alla se plaindre au tribunal de baillage. Il savait bien que les moujiks agissaient ainsi, non par mauvaise intention, mais parce qu’ils étaient à l’étroit, et il pensait en lui-même :

 

– Je ne dois pourtant pas pardonner toujours, autrement on me mangerait tout. Il faut faire un exemple.

 

Il fit un premier exemple, il fit un second exemple en traduisant en justice un autre moujik. Les moujiks voisins se fâchèrent contre Pakhom. Ils se mirent cette fois à envoyer paître exprès sur sa terre. Une nuit, quelqu’un vint dans le petit bois et coupa une dizaine de tilleuls pour faire des tilles. Comme il traversait la forêt, Pakhom voit quelque chose de blanc, il s’approche et aperçoit par terre des tilleuls écorcés. Il ne restait plus en terre que les souches. S’il n’avait abattu que les arbres de la lisière, s’il en avait au moins épargné un seul ! Mais le brigand avait tout coupé !

 

Pakhom s’indigna.

 

– Ah ! pensait-il, si je savais qui a fait cela, je me vengerais !

 

Il cherche, il cherche à qui s’en prendre : ce ne peut être que Siomka[30]. Il va voir dans la cour de Sémen, mais il ne trouve rien. Il se dispute avec Sémen, et se persuade encore plus que c’est lui qui a fait le coup. Il le cite en justice, on appelle la cause devant le tribunal. On juge, on juge, et le moujik est acquitté, faute de preuve.

 

Pakhom n’en fut que plus irrité ; il se disputa avec le starschina[31] et avec le juge.

 

– Vous, disait-il, vous soutenez les voleurs. Si vous faisiez votre devoir, vous n’acquitteriez pas les voleurs.

 

Pakhom se fâcha ainsi avec ses voisins. On finit par le menacer du coq rouge. Pakhom pouvait alors vivre sur sa terre largement, mais mal vu des moujiks, il se sentait à l’étroit dans le mir.

 

Et le bruit courut en ce moment que le peuple émigrait.

 

– Ah ! moi, pensa Pakhom, je n’ai pas besoin de quitter ma terre ; mais si quelques-uns des nôtres s’en allaient, nous aurions ici plus de place. Je prendrais leur terre pour moi je l’ajouterais à ma terre et je vivrais mieux, car je me sens toujours trop à l’étroit ici.

 

Un jour que Pakhom était à la maison, un passant, un moujik, entre chez lui. On le laisse passer la nuit, on lui donne à manger, puis on lui demande où Dieu le conduit. Il répond, le moujik, qu’il vient d’en bas, de la Volga, qu’il y a travaillé. De parole en parole, le moujik raconte comment le peuple y a émigré. Les siens s’y sont établis, se sont inscrits à la commune, et on leur a distribué dix déciatines pour chaque âme.

 

– Et la terre y est telle que, lorsqu’on a semé du seigle, les épis y viennent si hauts et si drus, qu’on ne voit plus les chevaux. Cinq poignées d’épis, et voilà une gerbe. Un moujik tout à fait pauvre, venu avec ses bras tout nus, laboure maintenant cinquante déciatines de froment. L’année dernière, il a vendu son froment seul cinq mille roubles.

 

Et Pakhom pensait, le cœur enflammé :

 

– Pourquoi alors demeurer ici à l’étroit, quand on peut bien vivre ailleurs ? Je vendrai terre et maison, et avec l’argent je bâtirai là-bas, et m’y établirai. Tandis qu’ici, à l’étroit, demeurer est un péché. Il faut seulement que j’aille me renseigner en personne.

 

Vers l’été, il se prépara et partit. Jusqu’à Samara, il descendit la Volga sur un bateau à vapeur ; puis il fit quatre cents verstes à pied. Il arriva au but. C’était bien cela.

 

Les moujiks y vivent à l’aise. La commune,  très hospitalière, donne à chaque âme dix déciatines. Et qui vient avec de l’argent peut, en sus de la terre concédée à temps, acheter de la terre à perpétuité, à raison de trois roubles la déciatine, et de la meilleure terre encore. On peut en acheter tant qu’on veut.

 

Pakhom s’enquit de tout cela, retourna chez lui vers l’automne, et se mit à vendre tous ses biens. Il vendit avantageusement sa terre, il vendit sa maison, il vendit son bétail, se fit rayer de la commune, attendit le printemps, et s’en alla avec sa famille vers le nouveau pays.

 

IV

 

Pakhom est arrivé dans le nouveau pays avec sa famille, il s’est inscrit dans un grand village. Il a payé à boire aux anciens, il s’est mis en règle. On a reçu Pakhom, on lui a concédé, pour cinq âmes, cinquante déciatines de terre dans différents champs, sans compter le pâturage. Pakhom bâtit sa maison, il acquiert du bétail. Il possède maintenant, rien qu’en terres concédées, deux fois ce qu’il avait auparavant. Et sa terre est fertile. Sa vie, en comparaison de celle qu’il menait jadis, est dix fois plus belle : terres de labour et pâturage, il en a tant qu’il veut.

 

D’abord, pendant qu’il bâtissait et s’installait, tout lui paraissait beau ; mais, quand il eut vécu là quelque temps, il lui sembla être à l’étroit. Pakhom désirait, comme les autres, semer le froment blanc, le turc. Et de la terre à froment, il y en avait peu dans les concessions. On sème le froment dans la terre vierge, où pousse la stipe plumeuse, ou bien dans la terre en jachère. On la cultive un an ou deux, puis on la laisse de nouveau, jusqu’à ce que la stipe ait repoussé. De la terre meuble, tant que tu veux ; seulement, sur cette terre on ne peut semer que le seigle, et il faut au froment de la terre forte. Et pour la terre forte, il y a beaucoup d’amateurs ; il n’y en a pas pour tout le monde, et c’est matière à discussions. Les plus riches veulent la labourer eux-mêmes, et les plus pauvres, pour payer leurs contributions, la vendent aux marchands.

 

La première année, Pakhom sema du vieux froment sur sa concession, et il vint bien mais il voulait semer beaucoup de froment, et il avait peu de terre. Et celle qu’il avait n’était pas bonne pour cela, il voulait avoir mieux. Il alla chez le marchand louer de la terre pour une année. Il sema davantage, tout poussa bien, mais c’était loin du village. Il y avait une quinzaine de verstes à faire pour s’y rendre.

 

Pakhom s’aperçut qu’en ce pays les marchands moujiks avaient des maisons de campagne, qu’ils s’enrichissaient.

 

Voilà comment je serais, pensait-il, si j’avais pu acheter de la terre à perpétuité, et bâtir des maisons de campagne. J’aurais tout cela sous la main.

 

Et il songeait aux moyens d’avoir de la terre à perpétuité.

 

Pakhom vécut ainsi cinq ans. Il louait la terre et semait du blé. Les années étaient bonnes, le blé venait bien, et il gagnait de l’argent. Il n’avait qu’à se laisser vivre ; mais il était ennuyé de louer chaque année la terre ; c’est trop de souci : où il y a une bonne terre, le moujik accourt et la prend. S’il n’arrivait pas à temps, il n’avait plus où semer. Ou bien, une autre fois, il s’arrangeait avec des marchands pour louer un champ chez des moujiks ; déjà il l’avait labouré, quand les moujiks réclamèrent en justice et tout le travail fut perdu. S’il avait de la terre à lui, il ne s’inclinerait devant personne et tout irait bien.

 

Et Pakhom s’enquiert où l’on peut acheter de la terre à perpétuité. Et il trouve un moujik : le moujik avait cinq cents déciatines, il s’est ruiné, et vend bon marché. Pakhom s’abouche avec lui, il discute, discute, et ils s’entendent pour quinze cents roubles, dont moitié payable comptant, moitié à échéance. Ils étaient déjà tout à fait d’accord, lorsqu’un jour un passant, un marchand, s’arrêta chez Pakhom pour faire manger ses chevaux. On prit du thé, on causa, et le marchand raconta qu’il venait de chez les Baschkirs[32]. Là, disait-il, il avait acheté cinq mille déciatines de terre, et il n’avait payé que mille roubles.

 

Pakhom questionnait, le marchand répondait.

 

– Je n’ai eu pour cela, disait-il, qu’à amadouer les anciens. Je leur ai fait cadeau de robes, de tapis pour une certaine quantité de roubles, d’une caisse de thé, et j’ai offert à boire à qui voulait. Et j’ai acheté à vingt kopeks la déciatine.

 

Il montrait l’acte de vente.

 

La terre, continuait-il, est située auprès d’une petite rivière, et partout pousse la stipe plumeuse.

 

Pakhom ne se lassait pas de demander des pourquoi et des comment…

 

De la terre, disait le marchand, à n’en pouvoir faire le tour en marchant pendant un an. Tout est aux Baschkirs, et ces gens-là sont simples comme des moutons : on pourrait même l’avoir pour rien.

 

– Ah ! pensa Pakhom, pourquoi acheter, pour mes mille roubles, cinq cents déciatines, et me mettre encore une dette sur le dos ; tandis que je puis, pour mille roubles, en avoir Dieu sait combien ?

 

V

 

Pakhom s’informa du chemin à prendre, et, dès qu’il eut reconduit le marchand, il se prépara à s’en aller aussi. Il laissa la maison à la garde de sa femme, et partit avec son domestique. Ils se rendirent d’abord à la ville, acheter une caisse de thé, des cadeaux, du vin, tout ce que le marchand lui avait dit.

 

Ils allaient, ils allaient. Ils avaient déjà fait cinq cents verstes. Le septième jour, ils arrivent à un campement de Baschkirs. Tout est comme a dit le marchand. Ils demeurent tous dans la steppe, près de la petite rivière, dans des kibitki[33] de laine. Ils ne cultivent pas, ils ne mangent pas de pain, mais ils promènent dans la steppe leurs chevaux et leur bétail.

 

Derrière les kibitki sont attachés les poulains ; on leur amène leurs mères deux fois par jour ; on trait les juments, de leur lait on fait le koumiss. Les babas battent le koumiss et en font du fromage. Les moujiks ne savent que boire du koumiss et du thé, manger du mouton et jouer de la flûte. Tous sont luisants de graisse, gais, et tout l’été en fête ; ce peuple est tout à fait ignorant, il ne connaît pas le russe, mais il est très affable.

 

À la vue de Pakhom, les Baschkirs sortirent de leurs kibitki et entourèrent l’étranger. Ils avaient parmi eux un interprète, et Pakhom leur apprit qu’il venait pour avoir de la terre. Les Baschkirs lui firent fête, ils le prirent et l’emmenèrent dans une jolie kibitka. Ils l’installèrent sur des tapis, étendirent sur lui des coussins de plume, et l’engagèrent à boire un thé et du koumiss. On tua un mouton et on lui donna à manger.

 

Pakhom prit les cadeaux dans son tarantass[34], et les distribua aux Baschkirs. Il leur donna les cadeaux et leur partagea le thé. Les Baschkirs s’en réjouirent. Ils baragouinaient, baragouinaient entre eux ; puis ils ordonnèrent à l’interprète de traduire.

 

– On m’ordonne de dire, fit l’interprète, qu’ils t’ont pris en affection, et que nous avons coutume de traiter un hôte de notre mieux, et de rendre cadeaux pour cadeaux, Tu nous as fait des présents, dis-nous maintenant ce qui te plaît ; nous te le donnerons en échange.

 

– C’est votre terre, répondit Pakhom, qui me plait par-dessus tout. Chez nous, nous sommes à l’étroit pour la terre, et la terre est épuisée, tandis qu’il y a chez vous beaucoup de terre, et de la bonne terre. Jamais je n’en ai encore vu de pareille.

 

L’interprète traduit. Les Baschkirs parlent, parlent. Pakhom ne comprend pas ce qu’ils disent : il voit qu’ils sont gais, qu’ils crient quelque chose et rient. Puis ils se taisent, ils regardent Pakhom, et l’interprète dit :

 

– On m’ordonne de te dire que, pour ta générosité, on est content de te donner des terres autant que tu en veux. Montre seulement du doigt laquelle ; elle sera à toi.

 

Ils recommencèrent à parler, à discuter entre eux. Et Pakhom demanda : « De quoi parlent-ils ? » Et l’interprète répondit :

 

– Les uns disent qu’il faut en référer au starschina, car sans lui la chose n’est pas possible, et les autres disent qu’on peut se passer de lui.

 

VI

 

Comme les Baschkirs discutaient, tout à coup parut un homme en bonnet de peau de renard. Tous se turent et se levèrent.

 

– C’est le starschina, dit l’interprète.

 

Pakhom prit aussitôt sa plus belle robe et la présenta au starschina, ainsi que cinq livres de thé. Le starschina accepta, et se mit à la première place. Aussitôt les Baschkirs lui soumirent l’affaire. Le starschina écoutait, écoutait. Il sourit et se mit à parler russe.

 

– Eh bien ! dit-il, soit ! Il y a beaucoup de terre : choisis où tu voudras.

 

– Comment donc prendre autant que je veux ? pensait Pakhom. Il faut que ce soit régulier, car autrement on dirait : « C’est à toi ! » et puis on le reprendra.

 

Et il dit au starschina :

 

– Je vous remercie de vos bonnes paroles. Vous avez beaucoup de terres, et moi, il ne m’en faut pas beaucoup. Il s’agit seulement de savoir quelle terre sera à moi. Il faut, d’une façon ou d’une autre, la délimiter, et régulariser la cession. Car nous sommes tous mortels. Vous, bonnes gens, vous la donnez, mais il peut arriver que vos enfants la reprennent. Le starschina se mit à rire.

 

– Soit, dit-il. Nous ferons de manière que rien ne soit plus régulier.

 

Et Pakhom dit :

 

– Moi, j’ai ouï dire qu’il est venu chez vous un marchand. Vous lui avez donné aussi de la terre, vous lui avez passé un acte, eh bien ! vous m’en passerez un aussi.

 

Le starschina comprit.

 

– Soit ! dit-il ; nous avons un pissar[35]. Nous irons à la ville dresser l’acte et y apposer tous les sceaux nécessaires.

 

– Et quel sera le prix ? dit Pakhom.

 

– Notre prix est unique : mille roubles pour une journée.

 

Pakhom ne comprenait pas cette façon de compter par journées.

 

– Mais combien, dit-il, cela fera-t-il de déciatines ?

 

– Nous ne pouvons préciser. Mais nous vendons une journée de terre. Tout ce dont tu feras le tour en marchant pendant une journée, tout cela sera à toi. Et le prix de la journée est de mille roubles.

 

Pakhom s’étonna.

 

– Mais, dit-il, on peut dans une journée faire le tour de beaucoup de terre !

 

Le starschina se mit à rire.

 

– Tout sera à toi, mais à une condition. Si tu ne reviens pas en une journée à ton point de départ, ton argent est perdu.

 

– Et comment, dit Pakhom, jalonner partout où je passerai ?

 

– Nous nous mettrons à la place qui te plaira, tu choisiras. Nous y resterons ; et toi, va, fais le tour. Nos garçons te suivront à cheval et, là où tu l’ordonneras, planteront des jalons. Puis, d’un jalon à l’autre, nous tracerons un sillon avec la charrue. Tu peux faire un tour aussi grand que tu voudras. Seulement, avant le coucher du soleil, sois revenu à ton point de départ. Tout ce que tu engloberas sera à toi.

 

Pakhom consentit. On décida de partir le lendemain, dès l’aube. On causa encore un peu, on but du koumiss, on mangea du mouton, on reprit du thé. On fit coucher Pakhom sur un matelas de plume, puis les Baschkirs se retirèrent après avoir promis de se réunir le lendemain, au point du jour, et de se rendre à l’endroit avant le lever du soleil.

 

VII

 

Pakhom se met sur le matelas de plumes, mais il ne peut dormir. Il a toujours la terre en tête.

 

– Que de choses j’ai faites ici, pensait-il ! Je vais me tailler une grande Palestine. Dans une journée, je ferai bien une cinquantaine de verstes : la journée, en cette saison, est longue comme une année. Cinquante verstes, cela fera une dizaine de mille de déciatines. Je n’aurai plus à m’incliner devant personne. Je me procurerai des bœufs pour deux charrues. Je veux louer des domestiques. Je cultiverai la partie qu’il me plaira, et sur le reste je laisserai paître le bétail.

 

Pakhom ne put s’endormir de la nuit. Avant l’aube seulement il s’assoupit un peu. À peine assoupi, il fait un rêve.

 

Il se voit couché dans la même kibitka, il entend quelqu’un rire au dehors et s’esclaffer. Voulant savoir qui rit ainsi, il se lève et sort de la kibitka ; et il voit le même starschina des Baschkirs assis devant la kibitka, se tenant le ventre des deux mains et riant à gorge déployée. Il s’approche et demande : « Pourquoi ris-tu ? » Et il voit que ce n’est plus le starschina baschkir, mais le marchand qui vint chez lui l’autre fois lui parler de la terre. Il demande aussitôt au marchand s’il est ici depuis longtemps : et ce n’était déjà plus le marchand, mais ce même moujik qui était venu le voir. Et Pakhom s’aperçoit que ce n’est déjà plus le moujik, mais le diable lui-même avec des cornes et des pieds fourchus, s’esclaffant et regardant quelque chose. Et Pakhom pense : « Qu’est-ce qu’il regarde ? pourquoi rit-il? »

 

Il va de ce côté pour voir, et il voit qu’un homme est couché pieds nus, en chemise et en caleçon, le nez en l’air, et blanc comme un linge. Et il regarde, Pakhom, plus fixement quel est cet homme, et il voit que c’est lui-même.

 

Pakhom fait : Ah ! et se réveille.

 

Il se réveille et pense : « Il y a tant de rêves ! » Il se retourne et voit qu’il fait déjà clair.

 

– Il faut réveiller les autres et partir ! pensa-t-il.

 

Et Pakhom se leva, réveilla son domestique dans le tarantass, lui donna l’ordre d’atteler, et alla réveiller les Baschkirs.

 

Les Baschkirs se levèrent, s’assemblèrent, et le starschina vint aussi. Ils se mirent à boire du koumiss.

 

Ils offrirent du thé à Pakhom, mais lui ne voulait pas attendre.

 

– Puisqu’il faut partir, partons, disait-il ; il est temps.

 

Les Baschkirs se réunirent, montèrent qui à cheval, qui en tarantass, et partirent. Pakhom s’installa avec son domestique dans son tarantass. On arriva dans la steppe. L’aurore se levait, on monta sur une petite colline – en baschkir schikhan. – Les Baschkirs sortirent de leurs tarantass et se réunirent en un seul groupe. Le starschina s’approcha de Pakhom, et, lui montrant le pays de la main :

 

– Voilà, disait-il, tout est à nous, tout ce que ton œil aperçoit. Choisis la part qui te plaît le mieux.

 

Les yeux de Pakhom étincelèrent. Toute la terre était couverte de stipes plumeuses, unie comme la paume de la main, noire comme les graines de pavot, et, aux ravins, il y avait de l’herbe de différentes sortes, de l’herbe jusqu’à la poitrine.

 

Le starschina ôta son bonnet en peau de renard, et le mit sur le sommet de la colline.

 

– Voilà, dit-il, le repère. Ton domestique va rester ici. Dépose ton argent. Pars d’ici et reviens ici. Ce dont tu feras le tour t’appartiendra.

 

Pakhom sortit l’argent, le mit dans le bonnet, ôta son caftan et ne garda que sa poddiovka[36]. Il serra plus fortement sa ceinture, prit un petit sac avec du pain, attacha à sa ceinture une petite bouteille d’eau, redressa la tige de ses bottes, et se tint prêt à partir. Il réfléchissait, incertain de la direction à prendre ; mais partout c’était bien. Et il pensa :

 

– C’est bon partout : j’irai du côté où le soleil se lève.

 

Il se mit du côté du soleil, et attendit qu’il se levât. Et il pensait :

 

– Il ne faut pas perdre de temps ; avec la fraîcheur, la marche est plus facile.

 

Les Baschkirs à cheval se tenaient prêts, eux aussi, à quitter le schikhan à la suite de Pakhom. Dès que le bord du soleil émergea, Pakhom partit et s’en alla dans la steppe. Les cavaliers le suivirent.

 

Pakhom marchait d’un pas égal, ni lent, ni rapide. Il fit une verste, et ordonna de poser un jalon. Il continua sa route. Quand il fut bien en train, il accéléra sa marche. Après avoir fait un bout de chemin, il ordonna de poser un autre jalon. Pakhom se retourna : on voyait bien le schikhan éclairé par le soleil et le monde qui s’y trouvait.

 

Pakhom estima qu’il avait fait déjà cinq verstes. Comme il s’était échauffé, il ôta sa poddiovka, puis renoua sa ceinture, et continua son chemin. Il fit encore cinq verstes. Il faisait chaud ; il regarda le soleil : il était temps de déjeuner.

 

– Voilà déjà un quartier de la journée, pensa-t-il, et il y en a quatre dans la journée ; Il n’est pas encore temps de tourner. Je vais seulement ôter mes bottes.

 

Il s’assit, se déchaussa, et poursuivit son chemin. Il se sentait dispos, et il pensait :

 

– Je vais faire encore cinq verstes et alors je tournerai à gauche. L’endroit est trop bon. Plus je vais, meilleur cela est.

 

Il continua à marcher tout droit. Il se retourna et vit à peine la colline. Et les gens paraissaient noirs comme de petits insectes.

 

– Eh bien ! pensa Pakhom, il faut tourner maintenant de ce côté. J’en ai déjà pris assez.

 

Et il se sentait déjà tout en sueur, et il avait soif. Pakhom leva sa bouteille et but en marchant. Il ordonna de mettre encore un jalon et tourna à gauche il marcha, marcha ; l’herbe était haute et il faisait chaud. Pakhom commençait à se fatiguer. Il regarde le soleil, et il voit qu’il est juste le temps de dîner.

 

– Eh ! bien ! pense-t-il, il faut se reposer.

 

Pakhom s’arrête : il mange un peu de pain, mais ne s’assied pas.

 

– Quand on s’assied, pense-t-il, on se couche, puis on s’endort.

 

Il reste un moment sur place, respire et poursuit sa route.

 

Il marchait tout d’abord d’un pas leste, le dîner lui ayant rendu ses forces. Mais il faisait très chaud, et le sommeil le gagnait. Pakhom se sentait harassé.

 

– Mais, pensait-il, une heure à souffrir, un siècle à bien vivre.

 

Pakhom marcha encore de ce côté pendant une dizaine de verstes ; il allait tourner à gauche, lorsqu’il aperçut une fraîche ravine.

 

– C’est dommage, pensa-t-il, de la laisser en dehors ; il poussera ici du bon lin.

 

Et il continua à aller tout droit. Il engloba aussi la ravine, y planta un jalon et fit un second crochet. Il se retourna vers le schikhan. Les gens s’y distinguaient à peine ; il devait en être éloigné d’une quinzaine de verstes.

 

– Mais, pensa-t-il, j’ai trop allongé les deux premiers côtés ; il faut que celui-ci soit plus court.

 

Il longea le troisième côté en hâtant le pas. Il regarda le soleil : il était déjà proche de son déclin. Pakhom n’avait fait que deux verstes sur le troisième côté, et le but se trouvait encore à une quinzaine de verstes.

 

– Mon domaine ne sera pas régulier, pensa-t-il, mais il faut aller droit au but. Il y a déjà assez de terre comme cela.

 

Et Pakhom alla droit vers le schikhan.

 

VIII

 

Pakhom marche droit vers le schikhan et se sent bien las. Il marche, ses pieds lui font mal.

 

Il les a tout meurtris, et il se sent fléchir. Il voudrait se reposer, mais il ne le doit pas. Il ne pourrait pas atteindre le but avant le coucher. Le soleil ne l’attend pas. Il semble tomber comme si quelqu’un le poussait.

 

– Hélas ! pensa Pakhom, je me suis peut-être trompé : j’en ai trop englobé : que vais-je devenir si je n’atteins pas le but à temps ? Qu’il est encore loin et que je suis fatigué ! Pourvu que je n’aie pas perdu pour rien mon argent et ma peine ! Il faut faire l’impossible.

 

Pakhom se met à trotter. Il s’est écorché les pieds jusqu’au sang, mais il court toujours ; il court, il court, mais il est encore loin. Il jette sa poddiovka, ses bottes, sa bouteille son bonnet.

 

– Ah ! pensait-il, j’ai été trop gourmand. J’ai perdu mon affaire. Je ne pourrai jamais arriver avant le coucher du soleil.

 

Et, de peur, la respiration lui manque. Il court, Pakhom ; la sueur colle sur sa peau chemise et caleçon ; sa bouche est sèche. Sa poitrine se soulève comme un soufflet de forge ; son cœur bat comme un marteau, et il ne sent plus ses pieds. Il fléchit. Pakhom ne pense plus maintenant à la terre, il ne songe qu’à ne pas mourir d’épuisement. Il a peur de mourir, mais il ne peut s’arrêter.

 

– J’ai déjà tant couru, pensait-il ; si je m’arrête à présent, on me traitera de sot.

 

Il entend les Baschkirs siffler, crier : à ces cris, son cœur s’enflamme encore davantage.

 

Pakhom use à courir ses dernières forces, et le soleil semble se précipiter exprès. Et le but n’est plus bien loin. Pakhom voit déjà le monde sur la colline ! on lui fait de la main signe de se presser. Il voit aussi le bonnet par terre, avec l’argent, il voit le starschina assis par terre, et se tenant le ventre à deux mains ; et Pakhom se rappelle son rêve.

 

– Il y a beaucoup de terre, pense-t-il ; Dieu me permettra-t-il d’y vivre ? Oh ! je me suis perdu moi-même.

 

Et il continue à courir. Il regarde le soleil ; le soleil est rouge, agrandi, il s’approche de la terre ; déjà son bord est caché. Comme Pakhom arrivait tout courant jusqu’à la colline, le soleil s’était couché.

 

Pakhom fait : Ah ! Il pense que tout est perdu, mais il se rappelle que si lui, d’en bas, ne voit plus le soleil, l’astre n’est pas encore couché pour ceux qui sont au sommet de la colline. Il monte rapidement, il voit le bonnet. Le voilà ! Il fait un faux pas, Pakhom, il tombe, et de sa main il atteint le bonnet.

 

– Ah ! bravo ! mon gaillard, s’écrie le starschina, tu as gagné beaucoup de terre.

 

Le domestique de Pakhom accourt et veut le soulever ; mais il voit que le sang coule de sa bouche : il est mort. Et le starschina, s accroupissant, s’esclaffe et se tient le ventre à deux mains.

 

… Il se redressa, le starschina, leva de terre une pioche et la jeta au domestique.

 

– Voilà, enterre-le.

 

Tous les Baschkirs se levèrent et se retirèrent.

 

Le domestique resta seul, il creusa à Pakhom une fosse juste de la longueur des pieds à la tête : trois archines ; – et il l’enterra.

FEU ALLUMÉ NE S’ÉTEINT PLUS[37]

 

Il y avait une fois à la campagne un paysan nommé Ivan Chtierbakov. Il était encore dans la force de l’âge, et nul dans le village n’était meilleur travailleur que lui. Il vivait heureux avec trois fils qui l’aidaient : le premier en ménage, le second fiancé, le troisième presque un enfant encore, qui déjà labourait la terre.

 

La femme d’Ivan était une ménagère entendue et économe, et le bonheur voulut que sa bru fût de même douce et laborieuse. Une seule bouche inutile au logis d’Ivan : son père, un vieillard asthmatique et qui ne quittait guère le poêle.

 

La famille vivait dans l’aisance. Ivan avait trois chevaux, un poulain, une vache et son veau, quinze moutons. Les femmes passaient leur temps à travailler chez elles, tressant les chaussures et cousant les vêtements des paysans. Le pain remplissait la huche : il y en avait toujours une provision plus que suffisante pour attendre la nouvelle fournée. Et l’avoine rapportait de quoi payer les impôts et faire face à tous les besoins du ménage.

 

Ivan Chtierbakov n’avait donc qu’à vivre heureux avec les siens ; malheureusement, il avait pour voisin Gavrilo le boiteux, fils de Gorei Ivanov, et une inimitié profonde les séparait.

 

Tant que le vieux Gorei avait vécu, tant que le père d’Ivan avait gouverné son ménage, les deux paysans n’avaient eu entre eux que des rapports de bon voisinage.

 

Si les femmes avaient besoin d’un baquet ou d’un tamis, ou les hommes d’une roue de rechange, on se les prêtait d’une maison à l’autre, on vivait comme de bons voisins, en se rendant des services réciproques. Le veau de l’un vaquait-il dans l’aire de l’autre, celui-ci se contentait de dire en le chassant :

 

– Ne le laisse pas courir chez nous, car notre blé n’est pas encore en meules.

 

Mais il était sans exemple qu’on l’eût jamais caché ou enfermé dans le hangar ou dans l’aire.

 

Ainsi en usaient les vieux. Mais quand le gouvernement du ménage passa aux mains des jeunes, leurs relations se modifièrent du tout au tout.

 

Une bagatelle amena toute la brouille.

 

La bru d’Ivan avait une poule qui pondit de bonne heure, et elle mettait les œufs de côté pour la semaine sainte. Tous les jours la poule lui pondait un œuf sous le hangar, dans le caisson de la charrette. Un jour, effrayée sans doute par les cris des enfants, elle vola par-dessus la clôture et s’en fut pondre chez le voisin.

 

La jeune femme, ayant entendu caqueter sa poule, pensa :

 

« Je suis en train d’arranger la maison pour la fête ; je n’ai pas le temps en ce moment d’aller chercher l’œuf. J’irai tantôt. »

 

Ce ne fut que le soir qu’elle alla sous le hangar. Elle plongea la main dans le caisson de la charrette ; pas d’œuf. Elle interrogea sa belle-mère et son beau-frère :

 

– Ne l’auriez-vous pas pris ?

 

– Non, répondirent-ils, nous ne l’avons pas pris.

 

Elle interrogea alors Taraska, le frère cadet, qui lui. dit :

 

– Ta poule est allée pondre chez le voisin : elle a caqueté dans sa cour, et c’est de sa cour qu’elle est revenue.

 

La jeune femme jeta les yeux sur sa poule qui, tapie à côté de son coq, et les paupières demi-closes, semblait sur le point de s’endormir. Elle aurait bien voulu lui demander où elle avait pondu ; mais la poule n’eût pas répondu.

 

Et la jeune femme s’en fut trouver sa voisine.

 

– Que veux-tu ? lui demanda la vieille en venant au-devant d’elle.

 

– Voici, petite grand-mère. Ma poule a volé dans votre cour aujourd’hui. Est-ce qu’elle n’aurait point pondu son œuf chez vous ?

 

– Nous n’en avons pas trouvé. Nous avons notre poule aussi, qui, Dieu merci, pond depuis assez longtemps. Ce sont nos propres œufs que nous avons recueillis ; ceux des voisins, nous n’en avons pas besoin. Nous ne sommes pas gens, ma fille, à ramasser des œufs dans la cour des autres.

 

Ce discours froissa la jeune femme. Elle prononce un mot de trop, l’autre en prononce deux, et les voilà qui se disputent. Le bruit attire la femme d’Ivan, sortie pour aller tirer de l’eau, et la femme de Gavrilo. Toutes deux prennent part à la querelle et s’accablent de sottises, et se reprochent le vrai et le faux. La dispute ne fait que s’envenimer. Tout le monde crie à la fois, on veut dire deux mots d’un coup, et chaque mot est une injure.

 

– Toi, tu es ceci… Toi, tu es cela… Voleuse… Misérable… Tu refuses du pain à ton vieux beau-père, tu le laisses aller nu…

 

– C’est toi qui es une voleuse… Tu m’a pris mon tamis pour le vendre. Et tu as encore ma palanche chez toi. Tu vas me la rendre.

 

La palanche est empoignée, l’eau se renverse, les bonnets volent en l’air, on se tire les cheveux.

 

Gavrilo arrive des champs, et prête main-forte à sa femme. À cette vue, Ivan s’élance avec son fils hors de sa maison et se mêle à la rixe.

 

C’était un vigoureux paysan, Ivan. Il joua des coudes, cogna, bouscula et, saisissant Gavrilo par la barbe, en arracha une poignée. Les gens accoururent en foule, et séparèrent les combattants, mais non sans peine.

 

Ce fut là toute la cause de la brouille.

 

Gavrilo, ayant ramassé avec soin les poils arrachés de sa barbe, les plia dans du papier et vint porter plainte devant le tribunal, disant :

 

– Croit-on que j’aie laissé pousser ma barbe pour que ce polisson d’Ivan m’en arrache une poignée ?

 

Et sa femme allait partout répétant qu’Ivan serait bientôt jugé et déporté en Sibérie. La haine des deux familles ne faisait que s’accroître.

 

Le vieux père d’Ivan n’avait pas attendu jusque-là pour prêcher la conciliation. Dès la première heure il avait essayé d’aplanir le différend ; mais les jeunes ne l’entendaient pas de cette oreille.

 

– Vous allez faire une sottise, leur avait-il dit. Vous donnez à une taupinière les proportions d’une montagne. Mais rappelez votre raison : tant de bruit pour un œuf ! Les enfants ont pris un œuf ? – Grand bien leur fasse ! Un œuf, ce n’est pas lourd. Il y en a pour chacun… Quoi encore ? la vieille voisine a dit un mot malsonnant ?… – Qu’on la corrige, qu’elle apprenne à mieux parler… Et puis, vous avez échangé des coups ?… – Ce sont des choses qui arrivent à tout le monde. Voyons, qu’on se réconcilie, et qu’on n’en parle plus. Si vous persistez à vouloir vous nuire mutuellement, vous vous en mordrez les doigts.

 

Ainsi parlait-il ; mais les jeunes gens ne l’écoutaient guère. Ils voyaient dans ses paroles, non le langage de la sagesse, mais le radotage d’un vieillard.

 

Ivan demeura intraitable.

 

– Moi faire la paix avec Gavrilo ! disait-il. Ce n’est pas moi qui lui ai arraché la barbe ; c’est lui qui s’est tiré un poil après l’autre. Et moi, regardez ma chemise ; son fils me l’a mise en lambeaux.

 

Et il alla devant le tribunal.

 

Le procès suivait son cours, lorsque Gavrilo perdit la cheville de sa charrette. Sa femme accusa le fils d’Ivan de l’avoir fait disparaître, disant :

 

– Nous l’avons aperçu qui passait pendant la nuit sous notre fenêtre et qui rôdait autour de la charrette ; et ma commère prétend qu’il est allé offrir la cheville au cabaretier du village.

 

Les uns et les autres s’en furent de nouveau devant le tribunal ; les querelles et les rixes recommençaient tous les jours, entre les deux maisons. Les enfants se jetaient à la tête les injures de leurs aînés, et les femmes, quand elles se trouvaient ensemble au bord du ruisseau, jouaient bien plus de la langue que du battoir, et c’était à qui se dirait les plus gros mots.

 

Les deux paysans, qui d’abord s’étaient contentés de s’accuser mutuellement des plus noirs méfaits, finirent par s’approprier tout ce qui leur tombait sous la main, et par engager leurs femmes et leurs enfants à en faire autant. Et les choses allèrent toujours en s’envenimant.

 

À force de se plaindre à l’assemblée de la commune, au tribunal du bailliage, au juge de paix, Ivan Chtierbakov et Gavrilo le boiteux eurent bientôt fatigué tous les juges. Ou c’était Gavrilo le boiteux qui requérait une amende contre Ivan, ou c’était Ivan qui demandait la prison pour Gavrilo. Et leur haine croissait en proportion du mal qu’ils se faisaient l’un à l’autre. Les deux paysans étaient comme deux chiens qui se battent : plus ils se mordent, plus ils sont furieux ; si tu frappes l’un par-derrière, il croit que c’est l’autre qui lui donne un coup de dent, et il n’en est que plus enragé. Ivan et Gavrilo, poursuivis l’un par l’autre en justice, et tour à tour condamnés à l’amende ou à la prison, ne faisaient que se détester de plus en plus.

 

– Patience ! tu me paieras cela !

 

Cette situation se prolongea pendant six années.

 

Seul le vieillard d’Ivan, au coin de son poêle, ne se lassait pas de parler le langage du bon sens.

 

– Que faites-vous, mes enfants ? Cessez donc de vous houspiller ainsi. Vous allez contre tous vos intérêts. Ne vous enragez pas les uns contre les autres, vous vous en trouverez bien mieux. Si vous continuez à vous persécuter de la sorte, vous vous en repentirez cruellement.

 

Mais nul n’écoutait le vieillard.

 

Une nouvelle querelle surgit entre eux la sixième année. Un jour, à une noce, la bru d’Ivan, devant tous les invités, interpella Gavrilo, et lui fit honte, criant qu’on l’avait vu avec des chevaux qui ne lui appartenaient pas.

 

Gavrilo avait bu ; il s’emporta jusqu’à frapper la bru d’Ivan. Il l’abîma au point qu’elle dut rester couchée pendant huit jours. Elle allait être mère.

 

Ivan se frotta les mains. Il courut porter plainte devant le juge d’instruction.

 

« On va enfin me délivrer de mon voisin, pensait-il. Cette fois, il ne peut manquer d’aller en Sibérie. »

 

Mais ce fut une nouvelle déception. Le juge d’instruction refusa d’accueillir la plainte d’Ivan. Quand on était venu pour examiner sa bru, la jeune femme était déjà levée ; et toute trace des coups avait disparu.

 

Alors Ivan s’en fut chez le juge de paix ; celui-ci le renvoya par-devant le tribunal du village. Là, grâce à ses intrigues, grâce au demi-seau d’eau-de-vie douce qu’il donna au bailli et au greffier, il réussit à faire condamner Gavrilo à recevoir les verges.

 

Le greffier lut la sentence à Gavrilo :

 

– Le tribunal condamne le paysan Gavrilo à recevoir vingt coups de verge dans le dos.

 

Ivan était là. Il jeta les yeux sur Gavrilo, attendant ce qu’il allait faire.

 

Après avoir entendu le prononcé de la sentence, Gavrilo devint pâle comme un linge et gagna la porte. Ivan le suivit, le vit se diriger vers ses chevaux, et l’entendit qui grommelait ces paroles :

 

– Bon ! bon ! tu me chaufferas le dos avec tes verges ; mais garde qu’on ne te chauffe quelque chose de pire !

 

Ivan, ayant ouï ces mots, courut les rapporter au juge.

 

– Juge équitable, lui dit-il, il m’a menacé de l’incendie ; voici les paroles qu’il a prononcées devant témoins.

 

On rappela Gavrilo.

 

– Est-il vrai, lui demanda le juge, est-il vrai que tu aies dit cela ?

 

– Je n’ai rien dit. Qu’on me fouette, puisque vous l’avez ordonné, et puisque je dois être seul à souffrir pour la vérité, alors que tout lui est permis, à lui.

 

Gavrilo voulut poursuivre ; mais un tremblement agita ses lèvres et ses joues, et il détourna la tête vers le mur.

 

L’expression de ses traits effraya le juge lui-même. « Pourvu, pensait-il, qu’il n’aille pas se porter à quelque extrémité contre son voisin ou contre lui-même ! »

 

Et il dit aux deux adversaires :

 

– Allons, mes frères. Faites votre paix. C’est ce que vous avez de mieux à faire… Toi, Gavrilo, n’as-tu pas de honte d’avoir battu une femme malade ?… Heureusement qu’elle a guéri, mais sans cela, quel remords pour ta conscience Est-ce bien ? Voyons, est-ce bien ? Avoue ta faute devant lui, salue-la ; lui te pardonnera, et nous, nous reviendrons sur notre jugement.

 

En entendant ces paroles, le greffier intervint :

 

– Ce n’est pas possible, dit-il, la conciliation préalable, prévue par l’article 117 du code, ne s’étant pas produite. Il y a maintenant chose jugée, et la sentence doit suivre son cours.

 

Mais le juge refusa de l’écouter.

 

– Assez bavardé, dit-il au greffier. Le premier article, frère, le voici : il faut avant tout suivre la volonté de Dieu, et Dieu veut qu’on se réconcilie.

 

Et, se tournant de nouveau vers les paysans, il voulut leur faire entendre raison ; mais ses efforts furent inutiles : Gavrilo demeura inflexible, disant :

 

– J’ai déjà près d’un demi-siècle d’âge, avec un fils marié, je n’ai jamais frappé qui que ce soit ; aujourd’hui, ce scélérat d’Ivan me fait condamner à recevoir vingt coups de verge, et moi je lui demanderais pardon ! Il suffit. Ivan aura de mes nouvelles.

 

De nouveau il dut s’arrêter, tant la colère faisait trembler sa voix. Il détourna la tête et quitta le tribunal.

 

Ivan avait dix verstes à faire pour revenir au logis ; il ne fut de retour qu’assez tard. Les femmes étaient déjà parties pour le bétail.

 

Il dételle son cheval et entre dans la maison : elle est vide. Les fils sont encore aux champs, les femmes au bétail. Ivan s’assied sur le banc et réfléchit. Il se rappelle comme Gavrilo est devenu blanc à la lecture de la sentence, et comme il a tourné la tête du côté du mur. Et il se sent le cœur serré. « Si c’était lui, Ivan, qu’on eût condamné aux verges ! » pense-t-il en faisant un retour sur lui-même. Et une pitié lui vient pour Gavrilo.

 

Il songeait ainsi, lorsqu’il entendit tousser et remuer. C’était le vieillard qui, laissant pendre ses pieds, descendait du poêle. Une fois à terre, il se traîna le long du mur et vint, fatigué par cet effort, s’affaisser sur le banc.

 

Après une nouvelle quinte de toux, il appuya les coudes sur la table et dit :

 

– Eh bien ! la sentence est-elle prononcée ?

 

– Il été condamné à recevoir vingt coups de verge dans le dos, répondit Ivan.

 

Le vieillard secoua la tête.

 

– Tu as mal agi, dit-il à son fils. Oh ! que tu as mal agi ! Et c’est à toi, plus qu’à lui, que tu fais du mal. Son dos sera donc battu de verges ! Y gagneras-tu quelque chose, toi ?

 

– Il ne le fera plus, répondit Ivan.

 

– Qu’est-ce donc, qu’il ne fera plus ? En quoi son péché est-il plus grand que le tien ? Qu’a-t-il fait de pire que toi ?

 

Ivan se mit en colère.

 

– Comment ! qu’a-t-il fait ?… dit-il. Encore un peu, il tuait ma bru, et voici qu’il me menace de l’incendie. Ce n’est donc rien, cela ! Et dois-je lui dire merci ?

 

Le vieillard poussa un soupir :

 

– Tu crois, dit-il à son fils, parce que tu marches où tu veux, et que je ne bouge pas, moi, de dessus le poêle depuis des années, tu crois que tu vois tout et que je ne vois rien ?… Non, mon fils, tu ne vois rien. La colère te bouche les yeux. Devant toi sont les péchés d’autrui ; mais tes propres péchés sont derrière toi. Il a fait le mal, as-tu dit ?… Mais s’il était tout seul à le faire, il n’y aurait pas de mal : le mal vient-il jamais d’un seul ? Non, il faut être deux pour le faire. Tu vois ses péchés et pas les tiens. Si lui seul était méchant, et toi bon, le mal n’existerait pas. Qui est-ce qui lui a arraché les poils de la barbe ? Qui est-ce qui lui a pris sa meule ? Qui est-ce qui l’a traîné devant tous les juges ? C’est lui que tu accuses de tout, et ta vie ne vaut pas mieux que la sienne : telle est l’unique source de tout le mal. Moi, je n’ai pas vécu ainsi, mon fils, et je ne vous ai pas donné de pareils exemples. Dis, vivions-nous de la sorte, le père de Gavrilo et moi ? Quelles étaient nos relations ? Des relations de bon voisinage… Avait-il besoin de farine ? sa ménagère arrivait : « Oncle Froll, je voudrais un peu de farine », disait-elle. – « Ma fille, va-t’en sous le hangar, et prends ce qu’il te faut. » Il ne savait à qui laisser ses chevaux ? – « Ivan, me disait-il, je te les confie… » Avais-je de mon côté, besoin de n’importe quoi ? – « Oncle Gorei, allais-je lui dire, je voudrais telle ou telle chose. » – « Prends ce dont tu as besoin », me répondait-il… Voilà comme nous vivions entre nous, nous autres, et tout allait bien… Mais voyez ce qui se passe à présent. Un soldat nous racontait naguère la bataille de Plevna ; est-ce que votre bataille n’est pas pire encore que celle de Plevna ? Voyons, est-ce vivre ? Et quel péché ! Toi, paysan, toi qui es le chef de la famille et qui réponds de tout, qu’apprends-tu aux femmes, qu’apprends-tu aux enfants ? – À vivre comme des chiens. Hier, j’ai entendu ce vaurien de Taraska injurier sa tante Arma et se moquer de sa mère. Trouves-tu que cela soit bien ? Tu en pâtiras tout le premier. Songe à ton âme… Doit-on en agir ainsi ? Tu me dis une injure, je riposte par deux injures ; tu me donnes un soufflet, je riposte par deux soufflets… Non, mon ami, ce n’est pas cela que nous ordonne la charité. Quelqu’un te dit une sottise ? Ne réponds pas, et il rougira. Tels sont les commandements de Dieu : à qui te donne un soufflet, offre l’autre joue, en disant : « Frappe-moi si je l’ai mérité », et il rougira, regrettera son acte et se ralliera à ton avis. C’est cela qui nous est ordonné, et non point l’orgueil… Pourquoi donc restes-tu muet ? Ce que je dis n’est-il point vrai ?

 

Ivan écoutait son père sans mot dire.

 

Le vieillard eut un nouvel accès de toux qui faillit le suffoquer. Quand il fut revenu à lui, il continua :

 

– Vois quelle est ta vie. Es-tu plus heureux ou plus malheureux depuis cette misérable histoire ? Évalue donc un peu à combien se montent tes dépenses en frais de procédure, de voyage, de nourriture ! Tes fils sont de vrais aiglons, tu n’aurais qu’à te laisser vivre, qu’à accroître ton bien ; au lieu qu’il va déjà s’amoindrissant, et pourquoi ? Toujours par la faute de ton orgueil. Au lieu de labourer tes champs avec tes garçons, et de semer le blé, tu es obligé de courir les juges et les hommes d’affaires. Tu ne laboures pas, tu ne sèmes pas quand il le faut ; et la terre nourricière ne nous donne rien pour rien. Si ton avoine est mal venue, c’est que tu l’as semée trop tard, en revenant de la ville. Et qu’y gagnes-tu ? Des soucis de plus. Ah ! mon ami, ne songe qu’à tes vrais intérêts. Reste chez toi, et cultive le sol avec tes enfants. Si l’on te fait du mal, pardonne. Tu auras ainsi tout loisir de t’occuper de tes affaires, et tu te sentiras soulagé d’un poids.

 

Ivan se taisait toujours.

 

– Voilà ce que j’avais à te dire, Ivan. Crois-en ton père, crois-en un vieillard. Va mettre le cheval à la voiture, retourne de ce pas au tribunal, désiste-toi, retire tes plaintes. Demain, tu te rendras chez Gavrilo, tu te réconcilieras avec lui et l’inviteras chez toi. Demain est précisément un jour de fête. Tiens ton samovar prêt, achète de l’eau-de-vie. Finis-en avec tous ces péchés, et qu’on n’en parle plus jamais. Donne des ordres dans ce sens aux femmes et aux enfants.

 

Ivan soupira. « Il ne dit pourtant que la vérité », pensait-il.

 

Les paroles de son père l’avaient ébranlé ; mais il ne savait comment faire la paix. Comme s’il avait lu dans l’âme de son fils, le vieillard reprit la parole et dit :

 

– Va, Ivan, ne remets pas à plus tard, éteins le feu à son début ; n’attends pas qu’il flambe, car alors tu ne pourrais plus le maîtriser.

 

Le vieillard allait continuer quand les femmes entrèrent dans la maison et se mirent à jacasser comme des pies. Elles avaient déjà appris que Gavrilo avait été condamné et qu’il avait menacé Ivan de l’incendie, et s’étaient même, à ce sujet, prises de bec, dans les champs, avec leurs voisines.

 

Celles-ci, disaient-elles, les avaient menacées d’un juge qui, à ce qu’elles prétendaient, protégeait Gavrilo, et qui se faisait fort de changer l’issue du procès. Déjà le maître d’école avait, de sa plus belle écriture, rédigé une requête adressée au tsar lui-même, et relatant les moindres détails, la cheville, et un certain carré de légumes, et tout. Gavrilo allait sûrement recevoir la moitié au moins des biens d’Ivan.

 

Ivan prêtait l’oreille à tout ce caquetage, et il sentit que son cœur se glaçait de nouveau. Il n’était plus disposé à faire la paix.

 

Un paysan aisé a toujours à s’occuper. Laissant les femmes continuer leur bavardage, Ivan se leva, quitta la maison, et s’en fut travailler dans l’aire et sous le hangar. Il resta là, tout à sa besogne, jusqu’au coucher du soleil. En ce moment les enfants, qui avaient passé la journée à préparer le sol pour les semailles, revenaient des champs.

 

Ivan, étant allé au-devant d’eux, les interrogea sur leur travail, et les aida à remettre tout en place. Il posa dans un coin, pour le raccommoder, un harnais déchiré, et il allait même rentrer les perches, quand il s’aperçut que la nuit était venue. Ayant donc laissé les perches dehors, il donna la pâture aux bêtes, et comme Taraska devait tantôt partir pour la nuit avec les chevaux, il ouvrit la porte cochère.

 

« Je n’ai plus qu’à souper et à me coucher », se dit Ivan.

 

Il mit sur son épaule le harnais déchiré et prit le chemin de sa maison, sans plus songer à Gavrilo ni aux paroles de son père. Comme il tournait déjà l’anneau de la porte et s’engageait dans le vestibule, il entendit, derrière la haie, la voix enrouée de son voisin en train d’injurier quelqu’un.

 

– Par le diable ! criait Gavrilo, il mériterait qu’on le tue !

 

Ivan s’arrêta un moment, prêtant l’oreille et secouant la tête. Puis il pénétra dans la maison.

 

Dans la maison, le feu brillait, la bru d’Ivan tournait son rouet dans un coin, sa femme cuisait le souper, son fils aîné tressait des chaussons, le cadet lisait un livre, et Taraska se disposait à partir pour la nuit.

 

« Comme tout irait bien ici, songea Ivan, sans ce maudit voisin ! »

 

Il se sentait d’une humeur massacrante. Il chassa d’un coup de pied le chat assoupi sur le banc, et s’emporta contre les femmes parce que le chaudron n’était pas à sa place habituelle. L’air ennuyé, le visage renfrogné, il s’assit et commença à réparer le harnais. Malgré lui, il avait l’esprit hanté par les menaces de Gavrilo, au tribunal, et par les paroles qu’il avait entendues tantôt… « Il mériterait qu’on le tue ! »

 

Cependant la ménagère avait servi le souper de Taraska. L’enfant mangea, mit son caftan, sa pelisse et son ceinturon, se munit d’un croûton de pain et sortit pour retrouver ses chevaux. Comme son frère aîné allait l’accompagner, Ivan quitta lui-même son siège et s’en fut sur le perron.

 

Il faisait maintenant nuit noire. Le ciel était couvert de nuages, le vent soufflait. Parvenu au bas du perron, Ivan aida son fils à monter sur l’un des chevaux, excita les poulains, et demeura là, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, tandis que Taraska partait vivement et rejoignait d’autres garçons de son âge ; et tous ensemble quittèrent le village au galop.

 

Immobile auprès de la porte cochère, Ivan se sentait toujours obsédé par les paroles de Gavrilo : « Prends garde qu’on ne te chauffe quelque chose de pire ! »

 

« Il est capable de le faire comme il le dit, pensait-il. Il fait sec, et le vent souffle. Il n’aurait qu’à se glisser quelque part, mettre le feu en cachette, par-derrière, et puis, va le chercher… Il mettra le feu, ce maudit, et je ne pourrai pas l’attraper. Ah ! si je le surprenais en flagrant délit, comme je l’arrangerais ! »

 

Ses craintes devinrent telles, qu’au lieu de retourner à la maison, il franchit la porte cochère, et sortit dans la rue pour tourner l’angle de son enclos.

 

« J’irai par là jusqu’à ma cour. On ne saurait prendre trop de précautions. »

 

Et il se mit à longer le mur d’un pas régulier, tourna l’angle, et porta ses regards sur la haie. Il regarde, il regarde, et croit voir, à l’autre angle, quelque chose surgir brusquement de derrière le mur et remuer.

 

Ivan demeure immobile, suspend son souffle, écoute, regarde avec plus d’attention : rien d’inquiétant, rien que le vent qui agite le feuillage des saules et siffle dans le chaume. La nuit est noire à n’y voir goutte ; mais ses yeux finissent par se faire à l’obscurité, et par distinguer tout le coin, et la charrue qu’on a laissée là, et l’avant-toit de la maison. Mais Ivan a beau regarder : personne.

 

« Je me serai trompé, se dit-il, mais il faut néanmoins que j’achève ma tournée. »

 

Et il longe, en tâtonnant, le mur extérieur du hangar. Il s’avance doucement, en faisant si peu de bruit avec ses chaussures de tille, qu’à peine il s’entend marcher. Il va, il va ; et voici que soudain il voit, à l’autre coin, près de la charrue, quelque chose qui brille, puis disparaît.

 

Cela lui donna comme un coup au cœur. L’épouvante le cloua sur place ; là-bas, au même endroit, quelque chose étincelait, mais plus vivement que tantôt ; et il distinguait parfaitement un homme en bonnet, qui, accroupi sur le sol, allumait une botte de paille.

 

Il sentit son cœur sauter dans sa poitrine comme un oiseau. Rassemblant toutes ses forces, il s’élança au galop dans la direction de l’homme. Ses pieds touchaient à peine la terre. « Ah ! ah ! pensait-il, je t’y prends ! »

 

Il n’avait pas fait dix enjambées, qu’une grande lueur apparaissait, mais non plus à l’endroit où il venait de voir les étincelles. C’était la paille de l’avant-toit qui prenait feu, et la flamme léchait le toit.

 

Ivan reconnut l’homme. On le voyait tout entier. C’était Gavrilo. Comme un milan sur une alouette, Ivan fondit sur le boiteux. « Je l’attacherai, se disait-il, de peur qu’il ne m’échappe. »

 

Le boiteux l’avait-il entendu venir ? Il se retourna et, avec une inconcevable légèreté, il détala comme un lièvre le long du hangar.

 

– Tu ne m’échapperas pas, lui cria Ivan en se jetant à ses trousses.

 

Il l’empoignait déjà par le collet, quand Gavrilo lui coula entre les mains et lui saisit le pan de l’habit ; le pan craqua, et Ivan fut précipité à terre.

 

Mais il se remit aussitôt sur ses jambes.

 

– À l’aide ! à l’aide ! qu’on l’arrête ! s’écria-t-il en continuant sa poursuite.

 

Tandis qu’il se relevait, Gavrilo avait profité de ce répit pour distancer son adversaire. Il était déjà près de sa cour, quand Ivan parvint à le joindre. Comme il allait saisir le boiteux, il se sentit tout étourdi, comme s’il eût reçu une pierre sur la tête. C’était Gavrilo qui, au moment d’atteindre sa maison, avait pris à deux mains une poutre en chêne, et, faisant face à son ennemi, lui en avait déchargé un coup terrible sur la tête.

 

Ivan en fut assommé, il en vit mille chandelles ; puis ses regards se brouillèrent, tout s’obscurcit ; il chancela et tomba à la renverse.

 

Quand il recouvra l’usage de ses sens, Gavrilo avait disparu. On y voyait comme en plein jour ; et, vers la cour d’Ivan, on entendait crépiter et fuser comme un bruit de machine. Le paysan tourna la tête : c’était son hangar de derrière qui flambait. La flamme gagnait le hangar de côté, et, dans la fumée, des flammèches avec des pailles allumées retombaient sur la maison.

 

– Mais que faites-vous donc, mes frères ? s’écria Ivan.

 

Il levait et abaissait les bras avec angoisse, en se disant : « Je n’aurais eu qu’à arracher de l’avant-toit la botte de paille allumée et à l’éteindre sous mes pieds. »

 

Il veut crier, mais le souffle lui manque : impossible d’articuler un son. Il veut courir, mais ses jambes s’accrochent l’une à l’autre et refusent de le porter. Il se traîne péniblement, fait deux pas, vacille sur ses jambes, et de nouveau perd la respiration. Il s’arrête, reprend haleine et continue à se traîner. Tandis qu’il contournait le hangar de derrière pour se rapprocher du foyer de l’incendie, le hangar de côté s’embrasait à son tour. Le feu s’était propagé à la porte cochère et à un angle de la maison, d’où jaillissaient de hautes flammes. Impossible de pénétrer dans la cour.

 

La foule se pressait aux abords des bâtiments incendiés ; mais le feu ne pouvait plus être maîtrisé. Les voisins déménageaient leurs meubles et emmenaient leurs bêtes.

 

De la cour d’Ivan, l’incendie se communiqua à celle de Gavrilo, franchit la rue sous l’action du vent qui redoublait, et enleva la moitié du village comme avec un balai.

 

Le vieillard put à grand-peine être retiré de la maison d’Ivan, d’où les siens s’étaient sauvés comme ils étaient. Mais, hormis les chevaux, qu’on avait sortis pour la nuit, on ne put rien arracher aux flammes : le bétail, les poules dans leurs poulaillers, les charrues, la herse, les coffres des habits, les blés sous les hangars, tout brûla, tout se consuma. Chez Gavrilo, le bétail put être sauvé, avec une partie de l’avoir.

 

Toute la nuit, l’incendie rougit le ciel de ses lueurs.

 

– Eh quoi ! mes frères, répétait Ivan ; je n’avais qu’à retirer la botte de paille et à l’éteindre sous mes pieds.

 

Mais en voyant crouler le plancher de sa maison, il se jeta au milieu des flammes, prit une solive et la retira. Puis, malgré les cris et les supplications des siens, il retourna au plus fort du feu pour retirer une autre poutre.

 

Cette fois, il trébucha et tomba dans le brasier. Son fils courut à lui et l’arracha aux flammes : et quoique Ivan eût la barbe, les cheveux, les mains et les habits brûlés, il ne semblait pas s’en apercevoir.

 

– Pauvre homme, disait la foule, le chagrin le rend fou !

 

Déjà l’incendie diminuait d’intensité, qu’Ivan, comme cloué au même endroit, répétait toujours :

 

– Mais quoi ! mes frères, je n’avais qu’à retirer la botte de paille.

 

Au point du jour, le maire envoya son fils chercher Ivan.

 

– Oncle Ivan, ton père est mourant et il voudrait te voir.

 

Tout d’abord, Ivan ne comprit rien à ce qu’on lui disait ; il avait tout à fait oublié son père.

 

– Quel père ? Qui veut-on voir ? répondit-il.

 

– C’est ton père qui veut te voir ; il se meurt chez nous ; arrive vite, oncle Ivan.

 

Ivan comprit enfin et suivit le fils du maire. Tandis qu’on opérait le sauvetage du vieillard, des débris enflammés, en tombant sur lui, l’avaient grièvement brûlé. Il avait été transporté dans la maison du maire, à l’autre bout du village, dans un faubourg que l’incendie avait épargné.

 

Lorsque Ivan se présenta, il ne trouva dans la maison que la vieille femme et les enfants du maire, tous les autres étaient partis pour l’incendie. Étendu sur un banc, un cierge dans la main, les yeux attachés sur la porte, le vieillard attendait son fils.

 

Lorsque Ivan entra, le vieillard fit un mouvement.

 

– Ton fils est là, lui dit la vieille en s’approchant.

 

– Prie-le de s’avancer plus près de moi, répondit le vieillard.

 

Et quand Ivan fut tout près de lui, il lui dit :

 

– Mon fils, avais-je raison ? Qui donc a mis le feu au village ?

 

– C’est lui, c’est lui, mon petit père, répondit vivement Ivan. Je l’ai surpris sur le fait, je l’ai vu mettre le feu au toit. Et dire que je n’avais qu’à arracher la botte de paille enflammée et à l’éteindre sous mes pieds ; le malheur eût été évité.

 

– Ivan, reprit le vieillard, je meurs, et tu mourras aussi. Qui a fait le mal ?

 

Ivan demeurait immobile, les yeux sur son père, et hors d’état d’articuler un son.

 

– Parle devant Dieu : qui a fait le mal ? Que te disais-je ?

 

Alors seulement Ivan, recouvrant sa raison, comprit. Haletant, sanglotant, les yeux pleins de larmes, il se jeta aux genoux de son père, et lui dit :

 

– C’est moi qui ai fait le mal, mon petit père. Pardon ! J’ai péché envers toi et envers Dieu. C’est moi le coupable !

 

Le vieillard remua les mains ; de la gauche il saisit le cierge, et de la droite, soulevée à la hauteur du front d’Ivan, voulut lui faire le signe de la croix ; mais il ne le put.

 

– Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! dit-il à son fils en le regardant… Ivan… Hé ! Ivan !

 

– Quoi donc ? mon petit père !

 

– Que faire, à présent ?

 

– Je ne sais pas, mon petit père, répondit Ivan à travers ses larmes, je ne sais pas comment nous allons vivre à présent.

 

Les paupières du vieillard s’abaissèrent, ses lèvres s’agitèrent. Puis il rassembla ce qui lui restait de forces, rouvrit les yeux et murmura :

 

– Soyez justes, et vous vivrez.

 

Il s’interrompit, eut un sourire, et continua :

 

– Écoute, Ivan, ne dénonce pas celui qui a mis le feu. Cache la faute d’autrui, il t’en sera remis deux.

 

Et le vieillard saisit le cierge dans ses deux mains, qu’il joignit sur son cœur, poussa un soupir, et se roidit. Il était mort.

 

Ivan ne dénonça point Gavrilo, et nul ne sut qui avait mis le feu.

 

Il n’avait plus au cœur la moindre haine contre Gavrilo ; et celui-ci, étonné d’abord qu’Ivan ne l’eût point encore dénoncé, et plus inquiet encore qu’étonné, finit cependant par se rassurer. Plus de querelles entre les deux paysans, ni entre les deux familles, qui passèrent côte à côte dans la même cour, tout le temps que prit la reconstruction des maisons. Et redevenus voisins, Ivan et Gavrilo vécurent en bon accord, comme avaient vécu leurs anciens.

 

Et Ivan Chtierbakov n’oublia jamais les dernières paroles du vieillard, et ce précepte de Dieu, qu’il faut éteindre le feu à son début. Et si l’on veut te nuire, ne te venge point, mais cherche à arranger les choses ; et si l’on te dit une injure, garde-toi d’en répondre une pire ; évite les mauvaises paroles, et apprends aux tiens à les éviter.

 

Et Ivan Chtierbakov vécut désormais fidèle à ces préceptes, et il s’en trouva bien.

 

LE PETIT CIERGE[38]

CONTE DE PÂQUES

 

Cette histoire s’est passée dans une terre seigneuriale. Il en était des seigneurs d’alors comme de ceux d’aujourd’hui : les uns avaient pitié des malheureux parce qu’ils craignaient Dieu et songeaient à leur heure dernière, les autres étaient des hommes durs qui semblaient nés pour le malheur d’autrui et dont il n’est resté qu’un souvenir amer ; mais plus mauvais encore étaient ces parvenus que la fortune tirait parfois de la valetaille pour les élever au-dessus des autres. Le château dont nous parlons avait pour intendant un de ces parvenus. Le domaine était vaste, le sol fertile, riche en forêts et en prairies bien arrosées, et les paysans qui devaient y travailler y auraient vécu heureux et en parfait accord avec leurs maîtres, si la méchanceté de l’intendant n’y avait mis obstacle.

 

Il n’était auparavant qu’un simple serf sur un autre domaine ; mais il ne fut pas plus tôt élevé à la charge d’intendant, qu’il foula aux pieds les pauvres paysans. Il avait une famille, composée de sa femme et de deux filles, et depuis longtemps il avait, comme on dit, fait son petit magot. Il pouvait mener une vie tranquille et aisée à l’abri de tout souci, si la passion de l’envie ne l’avait rendu rapace et cruel.

 

Il commença par restreindre les franchises des paysans, qu’il surchargea de corvées. Il établit une tuilerie, et hommes et femmes furent astreints à un travail accablant ; il vendait sa brique et en tirait un beau profit. Les paysans, révoltés de se voir ainsi cruellement exploités, essayèrent de se plaindre à leur seigneur ; ils firent exprès le voyage de Moscou, mais le seigneur n’écouta pas leurs plaintes, et loin d’obtenir un adoucissement à leurs peines, ils subirent la vengeance de l’intendant qui n’avait pas tardé à apprendre leur démarche. Ils eurent à supporter un redoublement d’exactions et de cruautés, et, pour comble de malheur, il se trouvait parmi eux de faux frères qui dénoncèrent leurs compagnons de servitude, de sorte que personne n’osait plus se fier même à son ami. L’inquiétude et l’effroi régnaient partout et la fureur du mal ne faisait qu’augmenter chez l’intendant.

 

On le craignait comme une bête fauve ; quand il apparaissait dans un village, tout le monde s’enfuyait comme devant le loup ; on se cachait où l’on pouvait pour se mettre à l’abri des brutalités de cet homme.

 

La peur qu’on avait de lui l’aigrissait encore davantage, excitait son ressentiment et développait dans son cœur une haine profonde. Alors les corvées se multipliaient, les coups pleuvaient de plus belle sur les pauvres martyrs. Souvent un meurtre débarrasse soudain le monde de la présence d’un tel monstre. Cette pensée hantait les paysans, elle faisait souvent le sujet de leurs secrets entretiens. Quand ils se rencontraient deux ou trois dans un lieu écarté, le plus décidé se laissait aller à dire : « Souffrirons-nous que cet impie continue à vivre pour nous tourmenter ? Non, finissons-en d’un coup. Ce n’est pas un péché que de tuer un tel démon. » Un jour de la semaine sainte, l’intendant avait envoyé les paysans à la forêt. Ceux-ci s’étaient réunis en un cercle familier pour prendre leur repas de midi ; la conversation s’engagea sur le même sujet.

 

« Frères, qu’allons-nous devenir ? disaient quelques-uns d’entre eux, nous ne pouvons plus vivre ainsi. Le cruel nous foule aux pieds ; il nous épuise jusqu’à la moelle des os. Nous ne connaissons plus la paix du foyer domestique ; jour et nuit, les femmes comme les hommes n’ont plus aucun repos, il querelle sur tout, et pour un rien qui n’est pas à sa guise, il nous fait donner le knout. Semen, le pauvre idiot, est mort des coups qu’il a reçus ; Anisim est encore aux fers ! Qu’est-ce qui nous retient ? Pourquoi ménagerions-nous ce démon ? Il viendra tantôt à cheval, et aura bientôt trouvé un motif pour nous quereller. Si nous sommes des hommes, nous le tirerons à bas de sa monture, et un coup de hache fera son affaire et nous donnera le repos. Nous l’enfouirons comme un chien dans la forêt sans qu’on en retrouve de traces. Avant tout, notre mot d’ordre sera : « Unis comme un seul homme ! mort au traître ! »

 

Ainsi parla Wassili Minajew. Il avait à se plaindre plus que tout autre, car il sentait le knout au moins une fois la semaine, et l’intendant lui avait enlevé sa femme de force pour en faire sa cuisinière.

 

Tel était le plan des paysans tous unis pour se venger.

 

Vers le soir l’intendant apparut, en effet ; il promena autour de lui son regard malveillant et trouva aussitôt le grief qu’il cherchait. Contrairement à ses ordres, il y avait un jeune tilleul parmi les arbres abattus.

 

– Je vous avais dit qu’il ne fallait pas toucher aux tilleuls. Qui est celui qui a coupé ce tilleul ? Son nom, ou tous auront le knout !

 

En même temps son œil allait rapidement d’un groupe de travailleurs à l’autre, pour découvrir celui qui avait commis la faute. Un des paysans lui montra un de ses camarades nommé Sidor. D’un coup l’intendant ensanglanta le visage du pauvre homme ; puis, ne voulant pas manquer non plus l’occasion d’exercer sa rage sur Wassili, il le cingla plusieurs fois de sa tartara, sous prétexte que son tas de bois n’était pas aussi grand que ceux de autres.

 

Les paysans le laissèrent s’en retourner tranquillement chez lui.

 

Le soir, ils étaient de nouveau réunis. Wassili apostropha durement ses frères.

 

– Vil troupeau ! leur dit-il, non, vous n’êtes pas des hommes. Unis comme des frères, disiez-vous !… Le tyran se montre… et voilà vos résolutions envolées ! Ainsi firent les moineaux quand ils se réunirent pour conspirer contre le vautour. « Tous pour un ! Mort aux traîtres », criaient-ils à l’envi. Le vautour fond sur eux, et chacun de s’enfuir derrière les orties. Mais, prompt comme l’éclair, l’oiseau pose sa serre sur l’un d’eux et remonte avec lui dans les airs. Les moineaux épargnés voletaient effarés, en se demandant : « Qui a-t-il pris ? qui a-t-il pris ? Ah ! il a pris Vantka. C’est bien fait. Vantka ne méritait pas mieux ! »

 

« C’est ainsi que vous faites : « Mort aux traîtres ! » dites-vous, et chacun s’empresse de trahir ! Quand notre bourreau a frappé Sidor au visage, vous deviez agir comme un seul homme, et nos maux auraient enfin eu un terme.

 

« Mais vous, vous criez tant que vous pouvez : « Soyons unis, ...mort aux traîtres, » et quand notre bourreau se montre, il n’y a plus personne ! »

 

Maintes fois, les paysans avaient tenu de semblables discours, car cette pensée de se débarrasser de l’intendant en lui ôtant la vie persistait dans leur cœur.

 

Les derniers jours de la semaine sainte, le cruel intendant fit annoncer qu’on allait semer l’avoine dans les champs seigneuriaux et qu’il fallait immédiatement se mettre à la charrue. Ce fut pour les paysans une nouvelle douleur ; réunis chez Wassili, le jour du vendredi saint, ils parlaient, plus excités que jamais, de leur conjuration.

 

– Puisqu’il outrage Dieu, en voulant nous faire commettre un si grand péché, disaient-ils, rien ne doit plus nous retenir. Finissons-en avec lui d’un seul coup.

 

Pierre Michejew prit à son tour la parole. C’était un homme tranquille et paisible que Pierre Michejew. Il n’approuvait pas les desseins homicides de ses frères, et secouait tristement la tête en entendant leurs projets criminels.

 

– C’est un grand péché, leur dit-il, de parler comme vous le faites. Malheur à celui qui cause la perte d’une âme ! c’est un des plus grands crimes. Envoyer une âme à la damnation éternelle, certes, cela vous sera facile ; mais combien la vôtre n’aura-t-elle pas à souffrir ensuite en punition d’un tel crime ? Si l’intendant offense le Ciel par ses forfaits, attendez ; un jour ou l’autre, il trouvera sa punition. Pour nous, ce que nous avons à faire, c’est de souffrir en prenant patience.

 

Une telle douceur excita chez Wassili une colère furieuse.

 

– Qu’est-ce qu’il marmotte là ? s’écria-t-il. Toujours sa vieille chanson. C’est un grand péché que de tuer un homme ! Nous n’avons pas besoin que tu nous le dises ; les petits enfants mêmes le savent, mais il y a homme et homme, et Dieu peut-il vouloir que cet impie, cet assassin de tes frères, ce chien maudit continue de vivre ! Quand un chien est enragé, on le tue, pour se préserver de ses morsures. Si nous laissons vivre celui-ci, c’en est fait de nous ; ne voyez-vous pas qu’il a médité notre perte ? Si nous commettons un crime, ce sera pour délivrer nos frères, et tous ils prieront pour que cela ne nous soit pas imputé à mal. À quoi sert-il de discuter plus longtemps ? Voulez-vous attendre qu’il nous ait anéantis ?… Quel radotage nous fais-tu là, Michejew ? Crois-tu qu’en allant au travail le saint jour où Notre-Seigneur Jésus-Christ est ressuscité, notre péché sera moindre ?

 

Michejew répliqua :

 

– Pourquoi n’irions-nous pas ? Pour moi, si l’on nous y envoie, j’obéirai : ce ne sera pas pour moi que je travaillerai, et Dieu saura bien à qui en faire porter la peine. Avant tout, gardons la crainte de Dieu dans nos cœurs. Voyez-vous, mes amis, je ne prétends pas vous donner des conseils de moi-même, et si la loi de Dieu nous enseignait qu’un mal peut en détruire un autre, je me joindrais à vous pour agir ; mais Dieu commande tout autre chose. Vous croyez extirper le mal de la terre, mais vous-mêmes vous en gardez les racines dans vos cœurs. Tuer un de ses semblables n’est pas une action sensée ; le sang rejaillit sur le meurtrier et lui laisse une trace ineffaçable ; vous croyez dans votre illusion chasser le mal, sans vous apercevoir que c’est le mal qui vous fait agir ; comme dit le proverbe : « Regardez la misère en face, et elle baissera les yeux. »

 

Ce discours ébranla l’auditoire. Les uns inclinaient à suivre les sages conseils du pieux Michejew, et voulaient patienter plutôt que de commettre un si grand péché ; les autres écoutaient les excitations de Wassili.

 

Quand arriva le jour de Pâques, les paysans célébrèrent la fête suivant la vieille coutume. Vers le soir, le starosta, ou l’ancien du village, se présenta, accompagné des greffiers de la commune seigneuriale et dit :

 

– Michel Semenowitch, notre haut intendant, ordonne et fait savoir à tous que demain on plantera la charrue dans les champs de Monseigneur pour y ensemencer l’avoine.

 

Le starosta et les clercs firent ainsi le tour du village, désignant à chacun l’endroit où il devait semer.

 

Les pauvres paysans dévorèrent leurs larmes en silence, aucun n’osa tenter une résistance ouverte. Le lendemain, ils se trouvèrent tous avec leur charrue à l’endroit désigné, et l’âme navrée, ils durent se mettre au travail. Pendant que les cloches sonnaient à toute volée pour la messe du matin, et que, de tous côtés, les fidèles, en habits de fête, se rendaient joyeusement à l’église, Michel Semenowitch, le mauvais intendant, dormait encore d’un profond sommeil ; il s’éveilla assez tard ; à peine hors du lit, il courut voir ce qui se passait dans le domaine, cherchant qui il pourrait quereller. Sa femme était en compagnie de sa fille, dans le cabinet de toilette.

 

Devant la maison, un valet les attendait avec la voiture attelée ; les deux femmes y montèrent bientôt pour aller à l’église. Une heure après, elles étaient de retour et Michel Semenowitch rentrait aussi. Une servante avait préparé le samovar, et l’on se mit à table.

 

Michel Semenowitch prit une tasse de thé, alluma sa pipe et fit appeler le starosta.

 

– Eh bien ! comment vont les choses ? lui demanda-t-il ; as-tu exécuté mes ordres ? Les paysans sont-ils à la charrue ?

 

– J’ai fait comme vous me l’aviez commandé, Michel Semenowitch.

 

– C’est bien ; t’ont-ils obéi ?

 

– Tous, je les ai conduits chacun à la place qu’ils doivent labourer.

 

– Tu les a conduits ! Mais ces fainéants travaillent-ils, au moins ? Va-t’en voir ce qu’ils font, et dis-leur que j’irai tantôt voir moi-même ce qu’ils ont fait. J’entends qu’à deux ils aient fait au moins une dessjatine, et gare, si l’ouvrage n’est pas bon. Si je trouve un coupable, ce n’est pas la sainteté du jour qui me retiendra !

 

– Vos volontés sont des ordres. Le starosta allait s’éloigner à la hâte, mais Michel Semenowitch le rappela. Malgré tout, le cruel intendant n’était pas tranquille ; il s’agitait comme s’il eût été sur des épines. Sa langue tournait entre ses dents, il avait encore quelque chose à dire et qui l’embarrassait. Il fit : « En effet ! » et ajouta :

 

– Encore un mot. Écoute un peu les discours de ces fainéants et tâche de savoir ce qu’ils disent de moi. Si ces marauds tiennent de méchants propos sur mon compte, tu me les rapporteras fidèlement. Ah ! je les connais, les drôles ! Bien manger et bien boire et s’étendre sur leurs peaux de mouton, voilà ce qu’il leur faut. Qu’on laisse passer le bon moment pour les travaux, cela leur est bien égal. Ainsi donc, écoute bien leurs propos sans en avoir l’air, et rapporte-moi ce que chacun d’eux peut dire. Il faut que je sache tout, jusqu’à la moindre de leurs paroles. Va, ouvre les oreilles et prends garde de me cacher quelque chose.

 

Le starosta tourna sur ses talons et remonta aussitôt à cheval pour se rendre auprès des paysans. La femme de Michel, qui avait tout entendu, s’approcha de son mari d’un air tendre et suppliant. C’était une femme d’un caractère doux et dont le cœur souffrait de toutes les cruautés exercées sur de pauvres paysans ; elle les prenait sous sa protection, et, souvent, elle réussissait à calmer les fureurs de son mari. Elle lui adressa la prière de son cœur angoissé :

 

– Ami de mon âme, petit Michel, lui dit-elle d’un ton caressant, n’oublie pas que c’est jour de grande fête, le saint jour consacré à Dieu, et ne commets pas un si grand péché. Je t’en prie, mon ami, pour l’amour de Jésus, laisse les paysans libres aujourd’hui.

 

Mais Michel Semenowitch ne se laissa pas toucher par les paroles de sa femme ; il répondit avec un rire méchant et en la menaçant du doigt :

 

– Il y a longtemps que tes reins n’ont senti le fouet, cela se voit ; si tu veux me pousser à bout, tu n’as qu’à te mêler ainsi des choses auxquelles tu n’entends rien.

 

– Mechenka, mon tendre ami, ne repousse pas mon conseil. Si tu savais le mauvais rêve que j’ai fait ! Tu étais si misérable, si misérable ! Oh ! c’était épouvantable ; je t’en prie, ne force pas les paysans à travailler aujourd’hui, un saint jour de fête !

 

– Par tous les diables, me laisseras-tu tranquille, sotte femme ! N’abuse pas plus longtemps de ma patience et tais-toi, ou sinon ta large bedaine fera connaissance avec le knout ! Ce sera une autre chanson alors !

 

En disant cela, l’intendant tombait comme un fou furieux sur sa femme et lui appliquait un violent coup sur la bouche avec la tête de sa pipe. Puis il la chassa en lui ordonnant, d’un ton brutal, de faire apporter le dîner.

 

On lui servit une soupe froide, des piroggis à la viande, un plat de choucroute et de porc rôti, et un pouding à la crème. Il s’en gobergea comme un prince et arrosa le tout d’un bon coup de kirsch. Les piroggis étaient si bons qu’il en mangea même en guise de dessert ; il fit venir ensuite la cuisinière, et, sur son ordre, celle-ci se mit à entonner un couplet joyeux, qu’il accompagna lui-même en pinçant de la guitare à sa façon.

 

C’est ainsi que cet homme faisait sa digestion, bien dispos, ne se souciant ni de Dieu ni des hommes. Peu à peu ses doigts s’arrêtèrent sur les cordes de l’instrument, et il se mit à plaisanter avec la jolie cuisinière.

 

Le retour du starosta mit brusquement fin à ce duo. Ayant fait une profonde révérence, il attendit l’ordre de parler.

 

– Eh bien ! que font ces drôles ? avancent-ils ? leur tâche sera-t-elle achevée à l’heure fixe ?

 

– Ils en ont fait déjà plus de la moitié.

 

– Et la charrue a passé partout ? Il n’y a point de place oubliée ?

 

– Je n’en ai point su découvrir. Le travail est bon, ils ont peur et…

 

– Dis-moi un peu, est-ce qu’ils labourent assez profond en remuant bien la terre ?

 

– C’est une terre légère, elle s’envole comme de la poussière.

 

L’intendant se tut un moment, absorbé dans sa pensée inquiète.

 

– C’est bien, reprit-il, mais tu ne me dis pas ce que les paysans pensent de moi. Ils m’arrangent bien sans doute ? Conte-moi un peu leurs jolis propos.

 

Le starosta hésitait à répondre, mais l’intendant, avec colère, lui intima l’ordre de parler.

 

– Je veux que tu me dises tout, s’écria-t-il ; ce ne sont pas tes discours, mais les leurs que je veux entendre. Si tu me dis la vérité, tu auras ta récompense. Mais si tu t’avises de me cacher quoi que ce soit, tu sentiras le knout. Crois-tu que je me gênerai plus avec toi qu’avec les autres ? Allons, Kajuscha, verse-lui un verre d’eau-de-vie pour lui délier la langue.

 

La cuisinière obéit, versa un plein verre de kirsch et le tendit au starosta. Celui-ci murmura une santé, avala la liqueur d’un seul trait et essuya ses lèvres en se disposant à répondre. « Advienne que pourra, se dit-il en lui-même. Ce n’est pas ma faute si l’on ne chante pas ses louanges ; puisqu’il veut la vérité, il l’entendra. »

 

Après s’être ainsi donné de courage, il commença :

 

– Les paysans murmurent, Michel Semenowitch, ils font entendre des plaintes amères.

 

– Mais parle donc ! que disent-ils ?

 

– Les uns disent que tu ne crois pas en Dieu.

 

L’intendant éclata de rire.

 

– Quel est celui de ces gueux qui dit cela ?

 

– Tous le disent. Tu te serais donné au démon, à ce qu’ils prétendent. L’intendant eut un nouvel éclat de rire.

 

– Joli ! très joli ! fit-il. Mais explique-toi sur le compte de chacun individuellement. Que disait Waska, par exemple ?

 

Le starosta avait des parents et des amis qu’il voulait ménager, mais quant à Wassili, il était à couteau tiré avec lui depuis des années.

 

– Wassili, fit-il sans hésitation, jure et tempête plus que tous les autres.

 

– Bien ; mais parle, je veux que tu me répètes ses propres paroles.

 

– Elles sont effrayantes : je tremble rien que d’y penser. Il vous menace et dit qu’un homme tel que vous ne peut manquer de finir par une mort violente.

 

– Peste ! comme il y va ! un vrai héros que ce Wassili, fit l’intendant, que cette confidence mettait toujours plus en gaieté. Eh ! parbleu, que tarde-t-il ? Que fait-il à bayer aux corneilles, au lieu de me rompre le cou de suite ? C’est que probablement le vantard ne trouve pas la chose si aisée. Attends un peu, Waska, mon petit Waska, nous reparlerons de cela à nous deux… Passons à un autre… Et ce chien de Tiscka, qu’est-ce qu’il aboie ?

 

– Tous ont tenu de mauvais discours.

 

– Oui, mais je te l’ai déjà dit, je veux être renseigné sur chacun en particulier.

 

– Il me répugne de répéter leurs propos.

 

– Voyez-vous, quelle délicatesse ! Ah ça ! parleras-tu à la fin ?

 

– Ils voudraient que la panse vous crève et qu’on en voie sortir les tripes !

 

Ce propos provoqua un redoublement de gaieté chez l’intendant, qui riait à s’en tenir les côtes.

 

– Nous verrons bien qui de moi ou de ces mannequins montrera le premier ses tripes. Qui a dit cela ? Fischka sans doute ?

 

– Personne n’a dit une bonne parole, tous ont des menaces et des injures à la bouche, c’est à qui en dira le plus.

 

– Je te crois. Et Petruska Michejew, l’hypocrite, avec ses propos mielleux, m’injurie comme les autres, je pense ?

 

– Non, Michel Semenowitch, aucun mauvais propos n’est sorti de sa bouche.

 

– Alors que disait-il ?

 

– Seul d’entre tous, il restait silencieux. Un fameux original celui-là, vous n’imagineriez jamais ce que j’ai vu ; non, je n’en croyais pas mes yeux.

 

– Quoi donc ?

 

– Une chose étrange. Les paysans n’en revenaient pas.

 

– Bourreau ! auras-tu bientôt fini de me dire ce que tu as vu ?

 

– Il labourait sur le flanc de la colline. Comme j’approchais, des accents émus et touchants frappèrent mon oreille. Notre homme chantait un pieux cantique. C’était solennel et merveilleusement beau. Puis, sur le bois de la charrue, entre ses deux cornes, il me sembla voir une petite lumière vacillante…

 

– Et après ?…

 

– C’était bien une lumière en effet. Plus j’approchais, plus je la voyais brillante, et je reconnus bientôt… un cierge ! un de ces petits cierges qu’on vend pour cinq kopecks à la porte des églises. Il était fixé sur le bois de la charrue et sa flamme voltigeait, joyeuse, au souffle du vent. Le paysan, dans son sarrau du dimanche, marchait paisiblement derrière la charrue, et poursuivait son vigoureux labeur en chantant le saint cantique du jour de la Résurrection. Devant moi, il a secoué sa charrue, tourné le soc et recommencé un nouveau sillon, et la petite flamme, si claire, brûlait toujours.

 

– Que t’a-t-il dit ?

 

– Un mot à peine. En m’apercevant, il m’a fait souhaiter de bonnes Pâques et s’est remis à chanter.

 

– Et vous n’avez pas échangé d’autres paroles ?

 

– Non, je ne savais vraiment que lui dire de son action. Les autres paysans riaient et se moquaient de lui. « Pauvre fou, lui disaient-ils, tu as beau psalmodier, tes cantiques n’empêchent pas que tu travailles aujourd’hui ; il t’en faudra des prières et des pénitences pour te laver de ce péché-là ! »

 

– Et que répondait Michejew ?

 

– Il s’interrompait, leur répétant les paroles de l’Évangile : « Paix sur la terre et bonne volonté envers les hommes ; » puis il poussait ses chevaux et recommençait. Et la petite flamme joyeuse se balançait toujours au souffle du vent.

 

L’intendant ne riait plus, il baissait la tête ; la guitare était tombée de ses mains ; une sombre pensée s’était emparée de lui.

 

Il resta un moment plongé dans un noir silence, puis, ayant congédié le starosta et la cuisinière, il se hâta de se mettre au lit, où on l’entendit pousser des gémissements et s’agiter comme s’il eût eu à tirer d’une ornière un char de foin embourbé. Sa femme vint, tout inquiète, lui demander ce qu’il avait, mais elle eut beau prier et supplier, elle ne put tirer de lui d’autres mots que ceux-là, qu’il répétait constamment :

 

– Il m’a vaincu ! quelque chose m’a saisi ; c’est mon tour maintenant ! Sa femme lui adressait de tendres exhortations.

 

– Reprends courage, mon ami, lui disait-elle, lève-toi, et va congédier ces pauvres paysans. Tout peut se réparer. D’où vient qu’un rien peut ainsi t’abattre, toi qui as commis sans broncher tant d’actions effrayantes ?

 

– Je suis perdu ! Il m’a vaincu, continuait-il en gémissant. Tâche seulement de t’en tirer saine et sauve ; mon chagrin est trop grand pour que tu puisses le comprendre !

 

Et dans l’angoisse de son cœur, le malheureux se tournait et se retournait dans le lit.

 

Le lendemain il reprit le cours de ses occupations ordinaires ; mais comme il était changé ! Michel Semenowitch était méconnaissable, le chagrin lui rongeait le cœur. Il traîna dès lors sa triste existence en laissant aller les choses à la dérive, et en restant de préférence oisif au logis.

 

Le seigneur étant venu visiter ses terres, il fit appeler son intendant.

 

On lui répondit qu’il était malade ; à un nouvel appel il reçut la même réponse, mais il ne tarda pas à savoir que Michel était devenu un ivrogne renforcé, et, du coup, il le dépouilla de sa charge.

 

Depuis ce moment, Michel Semenowitch mena une vie oisive, et son esprit s’assombrit de plus en plus ; le reste de son avoir s’en alla en boisson, et le malheureux finit par tomber si bas qu’il en vint à dérober à sa femme de vieux draps pour les donner au cabaretier en échange d’un verre d’eau-de-vie.

 

Les paysans, pour qui il avait été si dur, finirent même par avoir pitié de sa misère, ils lui donnaient de l’argent, pour qu’il pût boire et noyer son chagrin.

 

Il ne vécut pas longtemps de cette existence bestiale ; au bout d’une année à peine, l’eau-de-vie lui avait donné le coup de la mort.

 

LA PEINE RIGOUREUSE

 

Un homme alla au marché acheter un morceau de bœuf. Le marchand le trompa ; il lui donna de la viande de mauvaise qualité et lui fit faux poids.

 

L’homme rentrait à la maison avec sa viande, proférant des injures. Il rencontre le tsar. Celui-ci lui demande :

 

– A qui donc en as-tu ?

 

– Mes injures sont pour celui qui m’a trompé ; j’ai payé le prix de trois livres, et on m’en a donné deux ! de la viande de bœuf qui ne vaut rien !

 

Le tsar lui dit :

 

– Allons au marché, tu me montreras celui qui t’a trompé.

 

L’homme retourna sur ses pas et désigna le marchand. Le tsar fit peser la viande devant lui ; la tromperie était manifeste.

 

Le tsar dit à l’homme :

 

– Eh bien ! à quelle peine veux-tu que je condamne le marchand ?

 

– Ordonne qu’on prélève sur son dos la quantité de chair dont il m’a fait tort.

 

Le tsar dit :

 

– Soit, prends mon couteau et tranche une livre dans le dos du marchand. Mais prends garde que le poids soit exact ; si tu enlèves plus ou moins d’une livre, tu en répondras.

 

L’homme ne répondit pas et s’en retourna chez lui.

UNE TOURMENTE DE NEIGE[39]

 

I

 

Vers sept heures du soir, après avoir bu du thé, je quittai le relais. J’ai oublié son nom, mais c’était, je m’en souviens, dans le territoire des Kosaks du Don, près de Novotcherkask.

 

Il commençait déjà à faire nuit lorsque, me serrant dans ma chouba et m’abritant sous le tablier, je m’assis à côté d’Aliochka dans le traîneau. Derrière la maison du relais, il semblait qu’il fît doux et calme. Quoiqu’on ne vît pas tomber la neige, pas une étoile n’apparaissait, et le ciel bas pesait, rendu plus noir par le contraste, sur la plaine blanche de neige qui s’étendait devant nous.

 

À peine avions-nous dépassé les indécises silhouettes de moulins dont l’un battait gauchement de ses grandes ailes, et quitté le village, je remarquai que la route devenait de plus en plus malaisée et obstruée de neige. Le vent se mit à souffler plus fort à ma gauche, éclaboussant les flancs, la queue et la crinière des chevaux, soulevant sans répit et éparpillant la neige déchirée par les patins du traîneau et foulée par les sabots de nos bêtes.

 

Leurs clochettes se moururent. Un petit courant d’air froid, s’insinuant par quelque ouverture de la manche, me glaça le dos, et je me rappelais le conseil que le maître de poste m’avait donné de ne point partir encore, de peur d’errer toute la nuit et de geler en route.

 

– N’allons-nous pas nous perdre ? dis-je au yamchtchik.

 

Ne recevant pas de réponse, je lui posai une question plus catégorique :

 

– Yamchtchik, arriverons-nous jusqu’au prochain relais ? Ne nous égarerons-nous pas ?

 

– Dieu le sait ! me répondit-il sans tourner la tête. Vois comme la tourmente fait rage ! On ne voit plus la route. Dieu ! petit père !

 

– Mais dis-moi nettement si, oui ou non, tu espères me conduire au prochain relais, repris-je ; y arriverons-nous ?

 

– Nous devons y arriver… dit le yamchtchik. Il ajouta quelques paroles que le vent m’empêche d’entendre. Retourner, je ne le voulais pas ; mais, d’un autre côté, errer toute la nuit, par un froid à geler, en pleine tourmente de neige, dans une steppe dénudée comme l’était cette partie du territoire des Kosaks du Don, cela manquait de gaieté. De plus, quoique, dans cette obscurité, je ne pusse pas bien examiner le yamchtchik, je ne sais pourquoi il me déplaisait et ne m’inspirait pas la moindre confiance. Il était assis au milieu du traîneau ; sa taille était trop haute, sa voix trop nonchalante, son bonnet, un grand bonnet dont le sommet ballottait, n’était point d’un yamchtchik ; il stimulait ses chevaux, non point à la manière usitée, mais en tenant les guides dans les deux mains et comme un laquais qui aurait pris la place du cocher ; et surtout ses oreilles qu’il cachait sous un foulard… Bref, il ne me plaisait guère, et ce dos rébarbatif et voûté que je voyais devant moi ne me présageait rien de bon.

 

– Pour moi, dit Aliochka, il vaudrait mieux retourner ; il n’y a rien d’amusant à s’égarer.

 

– Dieu ! Petit père ! vois-tu quelle tourmente ? On ne voit plus trace de route. Ça vous aveugle les yeux… Dieu ! Petit père ! grognait le yamchtchik.

 

Un quart d’heure ne s’était pas encore écoulé, lorsque le yamchtchik arrêta ses chevaux, confia les guides à Aliochka, retira gauchement ses jambes de son siège, et, faisant craquer la neige sous ses grandes bottes, se mit en quête de la route.

 

– Eh bien ! où vas-tu ? Nous nous sommes donc perdus ? lui criai-je.

 

Mais le yamchtchik ne me répondit pas ; il détourna son visage pour l’abriter du vent qui lui frappait dans les yeux, et s’en alla à la découverte.

 

– Eh bien ! quoi ? as-tu trouvé ? lui dis-je, lorsqu’il fut de retour.

 

– Rien ! me répondit-il brusquement, avec une impatience nuancée de dépit, comme s’il avait perdu la route par ma faute.

 

Et, glissant lentement ses grandes jambes dans sa chancelière, il disposa les guides dans ses moufles gelées.

 

– Qu’allons-nous faire, maintenant ? demandai-je lorsque nous nous fûmes remis en route.

 

– Et que faire ? Allons où Dieu nous poussera. Nous recommençâmes à courir du même petit trot, tantôt sur la croûte glacée qui craquait, tantôt sur la neige qui s’éparpillait et qui, en dépit du froid, fondait presque aussitôt sur le cou. Le tourbillon d’en bas allait toujours en augmentant, et d’en haut commençait à tomber une neige rare et sèche.

 

Il était clair que nous allions Dieu savait où, car, après un quart d’heure de marche, nous n’avions pas rencontré une seule borne de verste.

 

– Eh bien ! qu’en penses-tu ? fis-je au yamchtchik. Arriverons-nous jusqu’au relais ?

 

– Auquel ? Nous regagnerons celui que nous venons de quitter, si nous laissons les chevaux libres ; ils nous ramèneront. Quant à l’autre, c’est peu probable, et nous risquons de nous perdre.

 

– Eh bien ! retournons alors, dis-je, puisque…

 

– Retourner, alors ? répéta le yamchtchik.

 

– Mais oui ! mais oui ! retourner. Il rendit les brides, et les chevaux coururent plus vite. Quoique je n’eusse point senti le traîneau tourner, le vent changea ; bientôt, à travers la neige, nous aperçûmes des moulins.

 

Le yamchtchik recouvra un peu d’énergie et se mit à causer.

 

– Il n’y a pas longtemps, disait-il, c’était aussi par une tourmente, ils venaient de l’autre relais, et ils se virent obligés de coucher dans les meules… Ils ne furent rendus que le matin… Il est heureux encore qu’ils aient trouvé des meules, car autrement ils se seraient tous gelés : il faisait un froid !… Songez que, malgré les meules, un d’eux s’est gelé les pieds et qu’il est mort en trois semaines.

 

– Mais à présent, le froid est supportable, il fait plus doux, fis-je : on pourrait peut-être aller.

 

– Doux, oui, il fait doux, mais la tourmente !… Maintenant que nous lui tournons le dos, elle nous semble moins terrible, mais elle fait rage toujours. On pourrait l’affronter avec un coullier[40] ou quelque autre, parti à ses risques et périls ; car ce n’est pas peu de chose que de geler son voyageur : comment pourrais-je répondre de Votre Honneur ?

 

II

 

En ce moment on entendit derrière nous les clochettes de plusieurs troïkas : elles nous eurent bientôt rejoints.

 

– C’est la cloche des coulliers, dit mon yamchtchik, il n’y en a qu’une seule de ce genre au relais.

 

La cloche de la première troïka rendait en effet un son remarquablement joli. Le vent nous l’apportait très clairement, pur, sonore, grave et légèrement tremblée. Comme je l’appris par la suite, c’était une invention de chasseur : trois clochettes, une grande au milieu, avec un son qu’on appelle cramoisi[41], et deux petites, choisies dans la tierce. Cet accord de tierces et de quinte tremblée qui résonnaient dans l’air était d’un effet singulièrement saisissant et d’une étrange beauté au milieu de cette steppe solitaire et désolée.

 

– C’est la poste qui court, dit mon yamchtchik, quand la première troïka fut à côté de nous… Et dans quel état se trouve la route ? Peut-on passer ? cria-t-il au dernier des yamchtchiks.

 

Mais celui-ci stimula ses chevaux sans répondre.

 

Les sons de la cloche s’éteignirent brusquement, emportés par le vent, aussitôt que la poste nous eût dépassés.

 

Sans doute mon yamchtchik éprouva quelque honte :

 

– Et si nous allions, barine ? me dit-il. D’autres y ont bien passé. Et d’ailleurs leur trace est toute fraîche.

 

J’y consens ; nous faisons de nouveau face au vent, et nous glissons en avant dans la neige profonde. J’examine la route par côté, pour ne point perdre la trace laissée par les traîneaux de poste.

 

Pendant deux verstes, cette trace apparaît visiblement ; puis je ne remarque plus qu’une légère inégalité à l’endroit où ont mordu les patins. Bientôt il me devient impossible de rien distinguer : est-ce la trace des traîneaux ? Est-ce tout simplement une couche de neige amoncelée par le vent ? Mes yeux se fatiguent de cette fuite monotone de la neige sur les arbres, et je me mets à regarder droit devant moi.

 

La troisième borne de verste, nous la voyons encore, mais la quatrième se dérobe. Et, comme auparavant, nous allons dans le vent et contre le vent, à droite et à gauche, nous égarant si bien, que le yamchtchik prétend que nous sommes fourvoyés à droite, moi je soutiens que c’est à gauche, tandis qu’Aliochka démontre que nous tournons le dos au but.

 

À plusieurs reprises nous nous arrêtons. Le yamchtchik dégage ses grands pieds et part à la recherche de la route, mais sans succès. Moi-même je me dirige du côté où je pensais la retrouver ; je fais six pas contre le vent, et j’acquiers la certitude que partout la neige étend ses blanches couches uniformes, et que la route n’existait que dans mon imagination.

 

Je me retournai : plus de traîneau.

 

Je me mis à crier : « Yamchtchik ! Aliochka ! » mais je sentais que ces cris, à peine sortis de ma bouche, le vent aussitôt les emportait quelque part dans le vide. Je courus à l’endroit où j’avais laissé le traîneau : il n’était plus là. J’allai plus loin, rien. Je rougis de me rappeler le cri désespéré, suraigu, que je poussai encore une fois : « Yamchtchik ! » tandis que le yamchtchik était à deux pas. Il surgit tout à coup devant moi, avec sa figure noire, un petit knout, son grand bonnet incliné sur le côté, et me conduisit au traîneau.

 

– Estimons-nous heureux qu’il fasse doux, dit-il ; car s’il gelait, malheur à nous !… Dieu ! Petit père !…

 

– Laisse aller les chevaux, ils nous ramèneront, dis-je en remontant dans le traîneau. Nous ramèneront-ils, eh ! yamchtchik ?

 

– Mais sans doute. Il lâcha les guides, fouetta trois fois de son knout le korennaïa[42], et nous partîmes au hasard. Nous fîmes ainsi une demi-lieue. Soudain, devant nous, retentit le son bien connu de la clochette de chasseur. C’étaient les trois troïkas de tout à l’heure, qui venaient maintenant à notre rencontre ; elles avaient déjà rendu la poste, et s’en retournaient au relais, avec des chevaux de rechange attachés par derrière. La troïka du courrier, dont les grands chevaux faisaient sonner la sonnette de chasseur, volait en tête. Le yamchtchik gourmandait ses chevaux avec entrain. Dans le traîneau du milieu, maintenant vide, s’étaient assis deux autres yamchtchiks, qui parlaient gaiement et à voix haute. L’un d’eux fumait la pipe ; une étincelle qui pétilla au vent éclaira une partie de son visage.

 

En le regardant, je me sentis honteux d’avoir peur, et mon yamchtchik eut sans doute la même impression, car nous dîmes tous deux en même temps : « Suivons-les ! »

 

III

 

Sans même laisser passer la troisième troïka, mon yamchtchik tourna, mais si gauchement qu’il heurta du brancard les chevaux attachés.

 

Trois de ceux-ci, faisant un saut de côté, rompirent leur longe et s’échappèrent.

 

– Vois-tu ce diable louche, qui ne voit pas où il conduit… sur les gens ! Diable !… cria d’une voix enrouée et chevrotante un yamchtchik vieux et petit, autant que j’en pus juger d’après sa voix et son extérieur, celui qui conduisait la troïka de derrière.

 

Il sortit vivement du traîneau et courut après les chevaux, tout en continuant de proférer contre mon yamchtchik de grossières et violentes injures.

 

Mais les chevaux n’étaient pas d’humeur à se laisser prendre. Un instant après, yamchtchiks et chevaux avaient disparu dans le blanc brouillard de la tourmente.

 

La voix du vieux retentit.

 

– Wassili-i-i !… amène-moi l’isabelle, car autrement on ne les rattra-a-apera pas !

 

Un de ses compagnons, un gars de très haute taille, sauta du traîneau, détacha et monta un des chevaux de sa troïka, puis, faisant craquer la neige, disparut au galop dans la même direction.

 

Nous, cependant, avec les deux autres troïkas, nous suivîmes celle du courrier qui, sonnant de sa clochette, courait en avant d’un trot relevé, et nous nous enfonçâmes dans la plaine sans route.

 

– Oh oui ! il les rattrapera, dit mon yamchtchik, en parlant du vieux qui s’était jeté à la poursuite des chevaux échappés… S’il ne les a pas encore rejoints, c’est que ce sont des chevaux emballés, et ils l’entraîneront à tel endroit que… il n’en sortira pas !

 

Depuis que mon yamchtchik trottait derrière la poste, il devenait plus gai et plus expansif ; et moi, n’ayant pas encore envie de dormir, je m’empressai d’en profiter.

 

Je me mis à le questionner : d’où venait-il ? qui était-il ? J’appris bientôt qu’il était de mon pays, du gouvernement de Tonia. C’était un serf du village de Kirpitchnoïé. Le peu de terre qu’il y possédait ne rapportait presque plus rien depuis le choléra. Il avait deux frères, le plus jeune était soldat. Ils n’avaient de pain que jusqu’à la Noël, et travaillaient comme ils pouvaient pour vivre. Le cadet, marié, dirigeait la maison. Quant à mon yamchtchik, il était veuf. Chaque année, il venait de leur village des artels[43] de yamchtchiks. Lui n’avait jamais auparavant fait ce métier, et c’était pour venir en aide à son frère qu’il s’était engagé à la poste. Il vivait là, grâce à Dieu, pour cent vingt roubles en papier par an, dont cent qu’il envoyait à sa famille… Cette vie lui conviendrait assez :

 

« Seulement, les coulliers sont trop méchants, et le monde est toujours à gronder par ici. »

 

– Pourquoi donc m’injuriait-il, ce yamchtchik-là ? Dieu ! Petit père ! Est-ce que je les lui ai fait partir exprès, ses chevaux ? Suis-je donc un brigand ? Pourquoi est-il allé à leur poursuite ? ils seraient bien revenus tout seuls. Il fatiguera ses chevaux et se perdra lui-même, répétait le petit moujik de Dieu.

 

– Qu’est-ce donc qui noircit, là-bas ? demandai-je en remarquant un point noir dans le lointain.

 

– Mais c’est un oboze[44]. Voilà comment il fait bon marcher, continua-t-il quand nous arrivâmes plus près des grandes charrettes, couvertes de bâches et roulant à la file… Regarde donc, on ne voit pas un homme, tous dorment. Le cheval intelligent sait lui-même où il faut aller ; rien ne le ferait dévier… Et nous aussi, fit-il, nous connaissons cela.

 

Le spectacle était étrange, de ces immenses charrettes, entièrement recouvertes de bâches, et blanches de neige jusqu’aux roues, et qui marchaient toutes seules. Dans la première charrette seulement, deux doigts soulevèrent un peu la bâche neigeuse ; un bonnet en sortit quand nos clochettes résonnèrent auprès de l’oboze.

 

Un grand cheval pie, le cou allongé, le dos tendu, s’avançait d’un pas égal sur la route unie ; il balançait, sous la douga[45] blanchie, sa tête et sa crinière épaisse ; quand nous fûmes à côté de lui, il dressa l’une de ses oreilles que la neige avait obstruée.

 

Après avoir roulé une demi-heure, le yamchtchik se tourna vers moi.

 

– Eh bien ! qu’en pensez-vous, barine ? Marchons-nous bien droit ?

 

– Je ne sais pas, répondis-je.

 

– Le vent soufflait d’abord par ici, le voilà maintenant par là… Non, nous n’allons pas du bon côté, nous errons encore, conclut-il d’une voix tout à fait tranquille.

 

On voyait que, malgré sa peur, il se sentait pleinement rassuré – en compagnie la mort est belle – depuis que nous allions en nombre ; et puis, il ne conduisait plus, il n’avait plus charge d’âmes. C’était de son air le plus calme qu’il relevait les erreurs des yamchtchiks, comme si la chose ne l’eût pas du tout regardé.

 

Je remarquai effectivement que parfois la troïka de tête m’apparaissait de profil, tantôt à gauche, tantôt à droite ; il me parut même que nous tournions sur un petit espace. Du reste, ce pouvait être une pure illusion de mes sens ; c’était ainsi qu’il me semblait parfois que la première troïka montait ou descendait une pente, alors que la steppe était partout uniforme.

 

Au bout de quelque temps, je crus apercevoir au loin, sur l’horizon, une longue ligne noire et mouvante, et bientôt je reconnus clairement ce même oboze que nous avions dépassé. La neige couvrait toujours les roues bruissantes, dont quelques-unes ne roulaient plus ; les gens dormaient toujours sous les bâches, et le premier cheval, élargissant ses narines, flairait la route et dressait l’oreille comme tantôt.

 

– Vois-tu comme nous avons tourné sur place ? Nous voici revenus au même point, dit mon yamchtchik mécontent. Les chevaux des coulliers sont de bons chevaux, ils peuvent les fatiguer ainsi sans but, tandis que les nôtres seront certainement fourbus, si nous marchons de la sorte toute la nuit.

 

Il toussota.

 

– Retirons-nous donc, barine, de cette compagnie.

 

– Pourquoi ? Nous arriverons bien quelque part.

 

– Où donc arriverons-nous ? Nous allons passer la nuit dans la steppe… Vois comme cela tournoie !

 

J’étais surpris que, bien qu’ayant visiblement perdu la route et ne sachant plus où il allait, le yamchtchik de tête, loin de rien faire pour se retrouver, poussât des cris joyeux sans ralentir sa course, mais je ne voulais pas les quitter.

– Suis-les ! dis-je.

 

Mon yamchtchik obéit, mais en stimulant son cheval avec encore moins d’entrain qu’auparavant ; et il n’engagea plus de conversation.

 

IV

 

Cependant la tourmente devenait de plus en plus forte. D’en haut la neige tombait aussi, sèche et menue. Il commençait, semblait-il, à geler ; un froid plus vif piquait le nez et les joues ; plus fréquemment, sous la chouba, s’insinuait un petit courant d’air glacé, et bien vite nous nous serrions dans nos fourrures. Parfois le traîneau heurtait contre de petites pierres nues et gelées, d’où la neige avait été balayée.

 

Comme j’en étais à ma sixième centaine de verstes sans m’être arrêté une seule fois pour coucher, et bien que l’issue de notre fourvoiement m’intéressât fort, je fermai les yeux malgré moi et je m’assoupis. Une fois, en ouvrant la paupière, je fus frappé, à ce qu’il me sembla d’abord, par une lumière intense qui éclairait la plaine blanche ; l’horizon s’était élargi, le ciel bas et noir disparut tout à coup ; je voyais les raies blanches et obliques de la neige tremblante ; les silhouettes des troïkas de l’avant apparaissaient plus nettement. Je regardai en haut, les nuages semblaient s’être dispersés, et la neige tombante couvrait entièrement le ciel.

 

Pendant que je dormais, la lune s’était levée ; à travers la neige et les nuages transparents, sa clarté brillait, froide et vive. Je ne voyais distinctement que mon traîneau, mes chevaux, le yamchtchik et les trois troïkas ; dans la première, celle du courrier, se tenait toujours, assis sur le siège, un seul yamchtchik qui menait au trot rapide ; deux yamchtchiks occupaient la seconde, lâchant les guides et se faisant un abri de leurs caftans, ils ne cessaient point de fumer la pipe, à en juger d’après les étincelles. On n’apercevait personne dans la troisième troïka ; le yamchtchik dormait évidemment au milieu.

 

Lorsque je me réveillai, je vis pourtant le premier yamchtchik arrêter ses chevaux et se mettre en quête de la route. Nous fîmes halte. Le vent grondait avec plus de violence ; une masse effroyable de neige tourbillonnait dans l’air. La lueur de la lune, voilée par la tourmente, me montrait la petite silhouette du yamchtchik qui, un grand knout à la main, sondait devant lui la neige, puis, après des allées et venues, se rapprochant du traîneau dans l’obscure clarté, se remettait d’un bond sur son siège ; et de nouveau j’entendis, dans le souffle monotone du vent, les cris aigus du postillon et le tintement des clochettes.

 

Toutes les fois que le yamchtchik de la première troïka partait à la recherche de la route ou de meules, une voix dégagée s’élevait du second traîneau ; c’était l’un des deux yamchtchiks qui lui criait à tue-tête :

 

– Écoute, Ignachka[46] ! on a tourné trop à gauche, prends donc à droite ! Ou bien :

 

– Qu’as-tu donc à tourner sur place ? Cours sur la neige telle quelle, et tu arriveras pour sûr. Ou encore :

 

– Va donc à droite, à droite, mon frère ! Vois-tu là-bas ce point noir ? c’est sans doute une borne. Ou :

 

– Peut-on s’égarer de la sorte ? Pourquoi t’égares-tu ? Dételle donc le pie et laisse-le aller en avant, il te ramènera certainement sur la route, et cela vaudra beaucoup mieux.

 

Quant à dételer son propre cheval, quant à chercher lui-même la route par la neige, il s’en serait bien gardé ; il ne mettait même pas le nez hors de son caftan. Et lorsque, en réponse à un de ses conseils, Ignachka lui cria de passer devant, puisqu’il savait de quel côté se diriger, le conseiller riposta que, s’il avait eu avec lui des chevaux de coullier, il serait en effet allé en avant et qu’il aurait certainement retrouvé la route, « tandis que mes chevaux, ajouta-t-il, ne marcheraient pas en tête pendant la tourmente : ce ne sont point des chevaux à cela ».

 

– Alors ne m’ennuie pas davantage, répondit Ignachka, en sifflant gaiement ses chevaux.

 

Le second moujik, assis dans le traîneau avec le conseilleur, n’adressait pas une seule parole à Ignachka et ne se mêlait en rien de cette affaire, bien qu’il ne dormît pas encore, à en juger par sa pipe inextinguible et par la conversation cadencée et ininterrompue que j’entendais pendant les haltes. Il racontait un conte.

 

Une fois seulement, comme Ignachka s’arrêtait pour la sixième ou septième fois, il manifesta son dépit de voir interrompre le plaisir de la course.

 

– Eh ! lui cria-t-il. Qu’as-tu à t’arrêter encore ? Crois-tu qu’il veut trouver le chemin ?… Une tourmente, on te dit ! À cette heure, l’arpenteur lui-même ne découvrirait pas la route. Il vaudrait mieux aller tant que nos chevaux nous porteront. Faut espérer que nous ne gèlerons pas jusqu’à la mort. Va toujours.

 

– C’est cela ! Et le postillon qui, l’an dernier, a gelé jusqu’à la mort ? répondit mon yamchtchik.

 

Celui de la troisième troïka dormait toujours. Une fois, pendant un arrêt, le conseilleur le héla :

 

– Philippe ! Eh ! Philippe !

 

Et, ne recevant pas de réponse, il remarqua :

 

– Ne se serait-il pas gelé ? Ignachka, tu devrais aller voir.

 

Ignachka, qui trouvait du temps pour tout, s’approcha du traîneau et secoua le dormeur.

 

– Voilà dans quel état l’a mis une seule bouteille de vodka… Si tu es gelé, dis-le alors ? fit-il en le secouant de plus belle.

 

Le dormeur poussa un grognement entrecoupé d’injures.

 

– Il vit, frères, dit Ignachka, qui revint prendre sa place en avant et de nouveau fit trotter ses bêtes, et même si rapidement que le petit cheval de gauche de ma troïka, sans cesse fouetté sur la croupe, tressautait souvent d’un petit galop maladroit.

 

V

 

Il devait être à peu près minuit, lorsque le petit vieux et Wassili revinrent avec les chevaux. Comment avaient-ils pu les rattraper, au milieu d’une steppe dénudée, par une tourmente aussi sombre ? C’est ce que je n’ai jamais pu comprendre.

 

Le petit vieux, agitant ses coudes et ses jambes, trottait sur le korennaïa[47]. Il avait attaché à la bride les autres chevaux. Quand nous fûmes de front, il recommença à injurier mon yamchtchik.

 

– Vois-tu ce diable louche ? Vrai !

 

– Eh ! oncle Mitritch ! cria le conteur du second traîneau. Es-tu vivant ? Viens près de nous.

 

Mais le vieux était trop occupé à dévider ses injures pour répondre. Lorsqu’il lui sembla que le compte y était, il s’approcha du second traîneau.

 

– Tu les as donc rattrapés ? lui demanda-t-on ?

 

– Et comment donc ? Certainement ! On le vit abaisser sa poitrine sur le dos du cheval, puis il sauta sur la neige, courut au traîneau sans s’arrêter et s’y laissa tomber en enjambant le rebord.

 

Le grand Wassili reprit, sans mot dire, sa place dans le traîneau de tête avec Ignachka et l’aida à chercher la route.

 

– Est-il mal embouché ! Dieu ! Petit père ! Longtemps, longtemps nous glissons sans nous arrêter à travers ces déserts blancs, dans la clarté froide, transparente et vacillante de la tourmente. J’ouvre les yeux, toujours ce même bonnet grossier et ce dos couverts de neige, et cette même douga basse, sous laquelle, entre le cuir des brides, se balance, toujours à la même distance, la tête du korennaïa, avec sa crinière noire que le vent soulève à temps égaux d’un seul côté. Par delà le dos, à droite, apparaît toujours le même pristiajnaïa bai, à la queue nouée court, et le palonnier qui frappe régulièrement le traîneau. En bas, toujours la même neige fine que les patins déchirent, et que le vent, qui la balaye obstinément, emporte toujours de mon côté. En avant, courent toujours les mêmes troïkas. À droite et à gauche, tout est blanc, tout file devant les yeux. C’est en vain que l’œil cherche un objet nouveau : pas une borne, pas une meule, rien, rien. Tout est blanc partout, blanc et immobile. Tantôt, l’horizon paraît indéfiniment reculé, tantôt il se resserre à deux pas. Tantôt un mur blanc et haut surgit subitement à droite et court le long du traîneau, tantôt il disparaît pour reparaître à l’avant ; il fuit, il fuit et de nouveau s’évanouit.

 

Regardes-tu en l’air, il te semble voir clair au premier moment, et qu’à travers le brouillard les petites étoiles scintillent. Mais les petites étoiles s’enfuient plus haut, plus haut, loin de ton regard, et tu ne vois plus que la neige qui tombe sur ton visage et sur le col de ta chouba. Immobile et uni, le ciel est partout clair et blanc, sans couleur.

 

On dirait que le vent change de direction. Tantôt soufflant de face, il remplit les yeux de neige ; tant soufflant de biais, il rabat rageusement sur la tête le col de la chouba, et, comme par moquerie, en soufflette le visage ; ou bien il chante par derrière dans quelque fissure. On entend les craquements légers et continus des sabots et des patins, et le tintement mourant des clochettes, alors que nous glissons dans la neige profonde.

 

Parfois, quand nous allons contre le vent, quand nos traîneaux courent sur la terre gelée et nue, nous distinguons nettement le sifflement aigu d’Ignat, et les trilles de la sonnerie qui s’allient à la quinte tremblée ; cette musique égaie tout à coup la morne solitude, puis, redevenant uniforme, accompagne, avec une justesse insupportable, un motif, toujours le même, qui malgré moi chante dans ma tête.

 

Un de mes pieds commençait à se geler ; lorsque je me tournais pour me couvrir mieux, la neige, tombée sur mon col et sur mon bonnet, me coulait dans le dos et me faisait frissonner ; mais en somme, dans ma chouba attiédie par ma propre chaleur, je ne souffrais point trop du froid, et je me laissais aller au sommeil.

 

VI

 

Images et souvenirs défilaient rapidement devant moi.

 

« Le conseiller, qui crie toujours du second traîneau, quel moujik doit-ce être ?… Il doit être roux, fort, les jambes courtes, pensé-je, et semblable à Fédor Philippitch, notre vieux sommelier… »

 

Et je revois aussitôt l’escalier de notre grande maison, et cinq dvorovi qui, marchant péniblement, traînent un piano avec des serviettes. Je revois Fédor Philippitch qui, ayant retroussé les manches de son veston en nankin, porte une pédale, court en avant, ouvre les portes, pousse, tire par la serviette, se faufile entre les jambes, gêne tout le monde et, d’une voix affairée, ne cesse de crier :

 

– Tirez de votre côté, les premiers ! C’est bien cela, la queue en l’air… en l’air ; passe-la donc dans la porte, c’est cela !…

 

– Mais permettez, Fédor Philippitch… remarque timidement le jardinier, écrasé contre la rampe, tout rouge d’efforts, usant ses dernières forces à soutenir un coin du piano.

 

Mais Fédor Philippitch n’en continue pas moins son manège.

 

« Quoi ! me dis-je, se croit-il donc utile, indispensable à l’œuvre commune, ou bien est-il tout simplement heureux que Dieu lui ait fait don d’une faconde hardie et tranchante qu’il a plaisir à étaler ? C’est probablement cela. »

 

Puis, je ne sais comment, un étang m’apparaît. Les dvorovi, fatigués, dans l’eau jusqu’aux genoux, tirent un filet. Fédor Philippitch est encore là ; un arrosoir à la main, criant après chacun, il court sur le bord ; parfois il s’approche pour saisir dans le filet les carassins[48] d’or pour vider l’eau trouble et puiser de l’eau fraîche…

 

Mais voici qu’il est midi, au mois de juillet. Sur l’herbe qu’on vient de faucher dans le jardin, sous les rayons brûlants et droits du soleil, je vais sans but. Je suis encore très jeune ; il me manque quelque chose, et je désire quelque chose. Je me dirige du côté de l’étang, vers ma place favorite, entre le parterre bordé d’églantiers et l’allée de sapins, et je me couche…

 

Je me rappelle mes impressions, alors qu’étendu là j’apercevais, à travers les tiges rouges et épineuses des églantiers, la terre sèche et noire, le miroir bleu tendre de l’étang. C’était un sentiment de satisfaction naïve mêlée de mélancolie. Autour de moi, tout était beau ; cette beauté agissait si vivement sur moi, qu’il me semblait que j’étais beau moi-même. Une seule chose me chagrinait, c’était que nul ne s’émerveillât de me voir ainsi.

 

Il fait chaud. J’essaie de m’endormir pour me soulager, mais les mouches, les insupportables mouches ne me laissent pas, même ici, une minute de répit. Elles accourent en foule, s’obstinent contre moi, et me sautent du front sur les mains avec un bruit de petits os. Les abeilles bourdonnent, pas loin de moi, juste au plus fort de la chaleur ; des papillons aux ailes jaunes, comme fanés, voltigent d’une herbe à l’autre.

 

Je regarde en haut : les yeux me font mal, le soleil brille trop ; à travers le feuillage clairsemé du bouleau frisé qui doucement balance dans l’air ses branches au-dessus de moi, le soleil paraît plus chaud encore. Je me couvre la figure d’un mouchoir. Le temps est lourd, les mouches semblent collées à ma main toute moite.

 

Dans la profondeur d’un églantier, deux moineaux ont remué. L’un d’eux saute par terre, à une archine de moi, fait semblant de piquer deux fois le sol avec force, puis s’envole, frôlant les branches, et poussant un joyeux cri. L’autre saute aussi sur la terre, remue sa petite queue, regarde autour de lui, et, prompt comme une flèche, rejoint en piaillant son compagnon.

 

Sur l’étang, retentissent des coups de battoir sur le linge humide, et ces coups vont s’épandant au ras de l’eau sur la surface de l’étang. On entend des rires et des voix et le clapotement des baigneurs. Un coup de vent secoue la cime des bouleaux, là-bas, au loin ; puis il se rapproche, il courbe l’herbe, et voilà que sur leurs branches remuent et tremblent les feuilles des églantiers.

 

Jusqu’à moi arrive le courant d’air frais, il soulève les coins de mon mouchoir, et chatouille délicieusement mon visage en sueur. Par l’ouverture du mouchoir soulevé s’insinue une mouche qui volette, effrayée, auprès de ma bouche humide. Des branches sèches me font mal au dos. Non, je ne puis plus rester ici. Il faut que j’aille me baigner.

 

Voilà que tout près de la haie, j’entends des pas précipités et des cris de femmes épouvantées.

 

– Ah ! mes petits pères ! mais qu’est-ce donc ? Et pas un homme !

 

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? demandai-je, en quittant mon abri, à la femme dvorovi qui, toute sanglotante, passe en courant auprès de moi.

 

Pour toute réponse elle se retourne, agite ses mains, puis continue sa course. Retenant de la main son fichu qui tombait de sa tête, sautillant et traînant son pied chaussé d’un bas de coton, la vieille Matréna, une femme de cent cinq ans, court aussi vers l’étang. Et je vois encore courir deux petites filles qui se tiennent l’une l’autre, et derrière elles, accroché à leurs jupons, un gamin de dix ans, affublé du veston de son père.

 

– Qu’est-il arrivé ? demandai-je.

 

– Un moujik s’est noyé.

 

– Où ?

 

– Dans l’étang.

 

– Quel moujik ? Un des nôtres ?

 

– Non, un passant. Le coutcher[49] Ivan, traînant ses grandes bottes dans l’herbe fauchée, et l’épais gérant Iakov, soufflant péniblement, se hâtent vers l’étang. Moi je les suis. Je me souviens qu’une voix intérieure me disait : « Voilà, jette-toi à l’eau, retire le moujik, sauve-le, et tout le monde t’admirera. » Être admiré, c’est tout ce que je désirais.

 

– Où donc ? Où ? demandé-je à la foule des dvorovi qui se sont rassemblés sur le bord.

 

– Là, au milieu, près de l’autre rive, presque à côté du bain, dit une blanchisseuse en entassant le linge humide sur sa palanche. Je le vois qui pique une tête ; il se montre, et de nouveau s’enfonce ; il reparaît encore et tout à coup s’écrie : « Je me noie, mes frères ! » Puis de nouveau il disparaît. On ne voyait que de petites bulles. Alors je m’aperçois qu’un moujik est en train de se noyer, et je me mets à crier : « Mes petits pères, un moujik se noie ! »

 

Et la blanchisseuse, chargeant la palanche sur son épaule et se balançant sur ses hanches, prit le sentier qui s’éloignait de l’étang.

 

– Vois-tu quel péché ? disait, avec désespoir, Yakov Ivanov, le gérant ; je vais avoir maille à partir avec la justice du bailli. Ça n’en finira plus.

 

Un moujik tenant une faux se fraye un passage à travers la foule des babas, des enfants et des vieillards groupés sur l’autre rive. Il suspend sa faux à une branche et se déshabille lentement.

 

– Où, où donc s’est-il noyé ? insisté-je, désireux de me jeter à l’eau et d’accomplir quelque chose d’extraordinaire.

 

Mais on me montre la surface tout unie de l’étang que frôle, par moments, le vent qui passe. Je n’arrive pas à comprendre comment il s’est noyé. L’eau s’est refermée sur lui, aussi uniforme, aussi belle, aussi indifférente, et toute pailletée d’étincelles d’or par le soleil de midi. Et il me semble que je ne peux rien faire, que je n’étonnerai personne, d’autant plus que je nage mal et que le moujik retire déjà sa chemise pour se précipiter.

 

Tous le regardent avec un espoir mêlé d’angoisse ; mais, à peine entré dans l’eau jusqu’aux épaules, le moujik s’en retourne lentement et remet sa chemise, il ne sait pas nager.

 

Les gens ne cessent d’accourir ; la foule augmente de plus en plus, mais personne ne vient au secours du noyé. Les derniers arrivés prodiguent des conseils, poussent des ah ! portent sur leur visage une expression d’effroi et de désespoir, tandis que les autres s’asseyent, fatigués de rester debout sur le bord, ou prennent le parti de s’en aller.

 

La vieille Matréna demande à sa fille si elle a bien fermé le poêle ; le gamin revêtu du veston de son père s’applique consciencieusement à jeter des pierres dans l’eau.

 

Mais voici qu’aboyant et se retournant avec étonnement derrière lui, accourt de la maison Trésorka, le chien de Fédor Philippitch. Son maître descend lui-même la colline, on l’entend crier, bientôt il apparaît derrière la haie d’églantiers.

 

– Que faites-vous donc ? crie-t-il en ôtant sa veste sans cesser de courir. Un homme se noie, et ils restent plantés là ! Donne-moi une corde.

 

Tous regardent avec une expression d’espoir et d’effroi Fédor Philippitch, pendant qu’appuyé sur l’épaule d’un dvorovi il déchausse avec la pointe d’un pied le talon de l’autre.

 

– C’est là, à l’endroit où la foule est amassée ; là, un peu à droite du cytise, Fédor Philippitch ! Voilà, c’est là ! disait quelqu’un.

 

– Je le sais, répond-il, avec un froncement de sourcils occasionné sans doute par les gestes de pudeur effarouchée des babas.

 

Il ôte sa chemise, sa petite croix qu’il donne à l’apprenti jardinier debout devant lui dans une attitude de respect, puis, marchant vivement sur l’herbe fauchée, il s’approche de l’étang.

 

Trésorka, surpris de la vivacité des mouvements de son maître, s’arrête et, tout en mâchant quelques petites herbes de la rive, il l’interroge du regard : tout à coup il jappe joyeusement et s’élance dans l’eau avec lui.

 

Au premier moment, on ne voit rien que de l’écume et des gouttes d’eau qui rejaillissent jusqu’à nous. Mais bientôt Fédor Philippitch, envoyant les mains avec grâce, élevant et abaissant son dos en cadence, nage vers l’autre bord, rapidement, à grandes brassées, tandis que Trésorka, ayant bu un coup, s’en retourne à la hâte ; il s’égoutte près de la foule et se roule dans l’herbe. Comme Fédor Philippitch approche de la rive opposée, deux coutchers apparaissent auprès du cytise avec un grand filet emmanché d’un bâton.

 

Le nageur lève, je ne sais pourquoi, ses mains en l’air, plonge une fois, deux fois, trois fois, rejetant de l’eau par la bouche après chaque plongeon et secouant élégamment ses cheveux sans répondre aux questions qu’on lui adresse de tous les côtés. Enfin il prend pied sur la rive et, autant que je puis le voir, donne des ordres pour dérouler le filet.

 

On retire le filet, mais on n’y trouve rien que de la vase et quelques petits carassins qui frétillent. Comme on jette de nouveau le filet, je fais le tour de l’autre côté.

 

On n’entend que la voix de Fédor Philippitch donnant ses ordres, le clapotement dans l’eau de la corde mouillée et des soupirs de terreur. Le filet ruisselant, noué à son aile droite, de plus en plus sort de l’eau, plus chargé d’herbes à mesure.

 

– Maintenant, tirez tous ensemble ! crie la voix de Fédor Philippitch. Le filet apparaît tout humide.

 

– Il vient quelque chose de lourd, frères ! dit quelqu’un.

 

Déjà, mouillant et froissant le gazon, les mailles où frétillent des carassins se traînent sur le bord.

 

Et voici qu’à travers l’eau troublée et remuée, on distingue dans le filet quelque chose de blanc : faible, mais très distinct dans le grand silence de mort, un soupir de terreur s’élève de la foule.

 

– Tire… ensemble… sur le sec… tire ! fait la voix résolue de Fédor Philippitch. Et le noyé est tiré jusqu’auprès du cytise.

 

Puis je vois ma bonne vieille tante en robe de soie, avec une ombrelle lilas à franges qui, je ne sais pourquoi, jure terriblement avec ce simple tableau de mort ; elle est tout près de pleurer. Je me rappelle son expression de désenchantement en voyant que tout remède est inutile ; je me rappelle la tristesse nuancée de malaise que j’éprouvai lorsque, avec le naïf égoïsme de la tendresse, elle me dit :

 

– Viens, mon ami. Oh ! c’est affreux ! Et toi qui te baignes et qui nages toujours seul !

 

Je me rappelle comment le soleil ardent et clair brûlait la terre sèche et poudroyante sous les pieds, comment il se jouait sur le miroir de l’étang. De grandes carpes se battaient près du bord ; au milieu, des bandes de petits poissons agitaient la surface de l’eau ; en haut, tout en haut dans le ciel, un milan tournoyait au-dessus de canards qui clapotaient et s’ébattaient dans les joncs. Des nuages blancs, des nuages échevelés d’orage se massaient à l’horizon ; la vase ramenée sur le bord par le filet s’écoulait goutte à goutte. Et de nouveau j’entends les coups de battoir qui s’égrènent au loin sur l’étang.

 

Mais ce battoir retentit comme retentiraient deux battoirs accordés dans une tierce, et ces sons me tourmentent, m’oppressent, d’autant plus que ce battoir est une cloche, et que Fédor Philippitch ne le fera pas taire. Et ce battoir, comme un instrument de torture, serre mon pied qui gèle…

 

Je m’endors.

 

Je fus réveillé, à ce qu’il me sembla, par la vitesse de notre course. Deux voix causaient tout près de moi.

 

– Entends-tu, Ignat ! Eh ! Ignat ! disait la voix de mon yamchtchik, prends mon voyageur ; tu dois, dans tous les cas, faire le voyage ; moi, pourquoi fatiguer inutilement mes chevaux ? Prends-le !

 

La voix d’Ignat répondit presque à mes côtés :

 

– Et quel intérêt ai-je à me charger de ton voyageur ?… M’offres-tu un demi-chtof[50] ?

 

– Oh ! un demi-chtof !… Un verre, encore !

 

– Vois-tu ? Un verre ! crie un autre. Fatiguer des chevaux pour un verre !

 

J’ouvre les yeux ; toujours la même neige insupportable qui tourbillonne et danse devant les yeux, les mêmes yamchtchiks, les mêmes chevaux. Mais cette fois j’aperçois un traîneau à mes côtés. Mon yamchtchik a rejoint Ignat, et, pendant assez longtemps, nous marchons de front. Malgré la voix qui, de l’autre traîneau, conseille de ne pas prendre moins d’un demi-chtof, Ignat arrête tout à coup la troïka.

 

– Transborde, soit ! Tu as de la chance. Demain, à notre retour, tu m’offriras un verre. As-tu beaucoup de bagages ?

 

Mon yamchtchik, avec une vivacité qui n’était pas dans sa nature, saute sur la neige, me salue, et me prie de me transporter dans le traîneau d’Ignat. Moi j’y consens ; mais on voit que le petit moujik de Dieu est si content qu’il voudrait déverser sur quelqu’un l’excès de sa joie reconnaissante. Il salue et remercie Aliochka et Ignachka.

 

– Eh bien ! grâce à Dieu, voilà qui est bien. Car autrement que serait-ce donc, Dieu ! petit père ? Nous marchons pendant tout une demi-nuit sans savoir nous-mêmes où nous allons. Lui il vous mènera au but, petit père barine, sans compter que mes chevaux ne peuvent pas aller plus loin.

 

Et il se mit à sortir mes bagages du traîneau avec une activité fiévreuse.

 

Pendant qu’on transbordait mes effets, moi, résistant au vent qui me soulevait presque, je m’accrochai au second traîneau. Ce traîneau, surtout du côté du vent, contre lequel les yamchtchiks s’abritaient de leurs caftans, était aux trois-quarts couvert de neige, tandis que derrière les caftans on se sentait plus à son aise.

 

Le petit vieillard était étendu, les jambes allongées, et le conteur poursuivait son récit : « Dans ce même temps, lorsque le général, au nom du roi, c’est-à-dire, venait, c’est-à-dire, voir Marie dans sa prison, Marie lui dit : Général, je n’ai pas besoin de toi, et je ne puis pas t’aimer ; et… c’est-à-dire, tu n’es pas un amoureux pour moi ; mon amoureux, c’est le prince.

 

– Au même moment… allait-il continuer.

 

Mais, en m’apercevant, il se tut pour l’instant, et se mit à activer le fourneau de sa pipe.

 

– Quoi, barine ! vous êtes venu écouter notre petit conte ? dit celui que j’appelais le conseilleur.

 

– Mais il fait bon chez vous, dis-je.

 

– Que voulez-vous ? on ne s’ennuie pas, on oublie ses pensées, au moins !

 

– Eh bien ! savez-vous où nous sommes maintenant ? Cette question semble déplaire aux yamchtchiks.

 

– Eh ! qui le sait, où nous sommes ? Peut-être sommes-nous chez les Kalmouks ! répondit le conseilleur.

 

– Et que ferons-nous alors ? demandai-je.

 

– Et que faire ? Voilà, nous allons ; peut-être nous en sortirons-nous, fit-il d’un ton mécontent.

 

– Eh bien ! si nous ne nous en sortons pas, et si les chevaux s’arrêtent en pleine tourmente, que faire alors ?

 

– Et que faire ? Rien.

 

– Mais nous gèlerons !

 

– Mais certainement ! Car on ne voit même pas de meules, maintenant. C’est que nous sommes tout à fait chez les Kalmouks. L’important, c’est de s’orienter d’après la neige.

 

– Et tu as peur de geler, barine ? dit le petit vieux d’une voix qui tremblait.

 

Quoiqu’il eût tout l’air de me railler un peu, on voyait aisément qu’il était glacé jusqu’aux moelles.

 

– Oui, il fait rudement froid, dis-je.

 

– Eh ! barine ! fais comme moi. Cours un peu, et tu te réchaufferas.

 

– Cours derrière le traîneau, c’est l’essentiel, fit le conseilleur.

 

VII

 

– Venez, tout est prêt, me cria Aliochka du premier traîneau.

 

La tourmente était si forte, que c’est à peine si, en baissant tout à fait et en retenant de mes deux mains les pans de mon manteau, je pus, à travers la neige en mouvement que le vent soulevait de dessous mes pieds, faire les quelques pas qui me séparaient du traîneau. Mon ancien yamchtchik était déjà à genoux au milieu de son traîneau vide, mais, en m’apercevant, il ôta son grand bonnet ; le vent agita furieusement ses cheveux ; puis il me demanda un pourboire. Il n’espérait sans doute pas que je ne lui donnerais rien, car mon refus ne le chagrina pas du tout. Il ne m’en remercia pas moins, renfonça son bonnet sur sa tête, et me dit :

 

– Eh bien ! que Dieu vous aide, barine…

 

Puis il tira ses guides en sifflotant, et s’éloigna de nous.

 

Aussitôt après, Ignachka, lui aussi, fouettait à tour de bras et excitait ses chevaux. De nouveau le bruit du craquement des sabots, les cris, les sons de la clochette, couvrirent le hurlement du vent, qu’on entendait plus distinctement lorsque nous étions arrêtés.

 

Environ un quart d’heure après le transbordement, comme je ne dormais pas, je m’amusai à examiner la silhouette de mon nouvel yamchtchik et de ses chevaux. Ignachka était solidement campé ; il touchait, menaçait du knout, criait, frappait du pied ; puis, se penchant en avant, il arrangeait l’avaloire du korennaïa, qui tournait constamment à droite.

 

Ignachka était d’une taille moyenne, mais bien proportionnée, à ce qu’il me parut. Par-dessus son touloupe, il portait un caftan sans ceinture, dont le col était presque rabattu, et son cou se voyait tout nu. Ses bottes n’étaient pas en feutre, mais en cuir. Il ne cessait d’ôter et de remettre son petit bonnet. Ses oreilles n’étaient abritées que par ses cheveux. Tous ses mouvements dénotaient non seulement de l’énergie, mais encore, et surtout, me semblait-il, la volonté d’en avoir. Pourtant, plus nous allions, plus il cherchait à se mettre à l’aise ; il s’agitait sur son siège, frappait du pied, parlait tantôt à moi, tantôt à Aliochka, et je voyais bien qu’il craignait de perdre son assurance.

 

Il y avait de quoi : bien que les chevaux fussent vigoureux, la route à chaque pas devenait de plus en plus pénible ; et on pouvait remarquer qu’ils couraient avec moins d’entrain. Il fallait déjà user du fouet, et le korennaïa, un fort et grand cheval, à la crinière dure, avait déjà butté deux fois : aussitôt, comme effrayé, il avait tiré en avant en relevant sa tête échevelée presqu’au niveau de la clochette. Le pristiajnaïa de droite, que j’observais involontairement, tout en balançant la longue houppe en cuir de son avaloire, ne tendait plus les traits, il réclamait le knout ; mais comme un bon, comme un ardent cheval qu’il était, il semblait se dépiter de sa faiblesse : il baissait et relevait la tête avec colère, comme pour demander le stimulant de la bride.

 

De fait, l’intensité de la gelée et la violence de la tourmente vont s’accroissant terriblement. Les chevaux mollissent, la route se fait plus rude ; nous ignorons absolument où nous sommes, où nous allons, et si nous arriverons, non plus même au relais, mais dans n’importe quel abri. Quelle cruelle ironie d’ouïr la clochette tinter si allègrement, et Ignachka crier avec tant d’assurance et de désinvolture, comme si nous étions à nous promener par une belle et froide journée de soleil, pendant la fête, à travers les rues de quelque village ! Et qu’il est étrange de penser que nous allions sans savoir où d’une pareille vitesse !

 

Ignachka se met à chanter d’une voix suraiguë de fausset, mais si sonore, avec des pauses pendant lesquelles il sifflote, qu’on aurait honte d’avoir peur en l’écoutant.

 

– Hé-hey ! Qu’as-tu donc à hurler, Ignat ? fit la voix du conseilleur. Arrête pour un moment.

 

– Qu’y a-t-il ?

 

– Arrê-ê-ête !

 

Ignat s’arrêta. Tout redevint silencieux ; le vent se remit à gronder et à siffler, et la neige, en tournoyant, tomba plus dru dans le traîneau. Le conseilleur s’approcha de nous.

 

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?

 

– Mais comment, qu’y a-t-il ? Où aller ?

 

– Qui le sait ?

 

– As-tu donc les pieds gelés, que tu les remues ?

 

– Ils sont tout à fait engourdis.

 

– Tu devrais te mettre en quête. Vois-tu ce feu là-bas ? Ce doit être un campement de Kalmouks. Tu aurais bientôt fait de te chauffer les pieds.

 

– C’est bien. Tiens donc un peu mes chevaux…

 

Et Ignat se mit à courir dans la direction désignée.

 

– Il faut regarder, chercher, et l’on trouve. Car autrement pourquoi aller à l’aveuglette ? me disait le conseilleur. Vois-tu comme il a échauffé les chevaux.

 

Pendant tout le temps que dura l’absence d’Ignat, – et ce temps fut si long qu’un moment je le crus égaré, – le conseilleur m’apprenait avec assurance, et d’un ton calme, comment il faut agir pendant une tourmente, que le mieux serait de dételer le cheval, et de le laisser aller, et que, par Dieu, il mènerait droit au but. Ou bien il me racontait comment on peut aussi s’orienter d’après les étoiles, et comment, si c’était lui qui se fût trouvé en tête, nous serions arrivés depuis longtemps.

 

– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-il à Ignat qui arrivait, fendant péniblement la neige dans laquelle il enfonçait presque jusqu’aux genoux.

 

– Il y a bien un campement, répondit Ignat essoufflé. Mais quel est-il ? Il est probable, frères, que nous nous sommes égarés du côté de la propriété Prolgovskaïa. Il faut prendre à gauche.

 

– Que chante-t-il là ?… Ce sont nos campements situés derrière le relais, répondit le conseilleur.

 

– Mais je te dis que non !

 

– J’ai fort bien vu et je sais ce que je dis ; c’est bien comme je dis. Et si ce n’est pas cela, alors ce doit être la propriété Tamichevsko. Il faut donc prendre à droite, et nous tomberons juste sur le grand pont, après la huitième verste.

 

– Mais on te dit que non ! Je l’ai bien vu, répondit Ignat avec humeur.

 

– Eh ! frère !… Et tu es encore un yamchtchik !

 

– Oui, un yamchtchik !… Cherche donc toi-même !

 

– Mais qu’ai-je besoin de chercher ? Je le sais bien sans cela.

 

Ignat, visiblement, se fâchait. Sans répondre, il sauta sur son siège, et toucha.

 

– Vois-tu mes pieds, comme ils sont engourdis ! Impossible de les réchauffer, dit-il à Aliochka en continuant de plus belle à frapper des pieds, et à enlever la neige qui s’était glissée dans ses bottes.

 

J’avais une terrible envie de dormir.

 

VIII

 

« Gèlerai-je ? » pensai-je dans mon assoupissement. « On dit que, lorsqu’on gèle, cela commence toujours par le sommeil. Il vaudrait mieux me noyer que de geler, et qu’on me retire à l’aide d’un filet. Mais d’ailleurs cela m’est égal : se noyer, se geler, pourvu que ce bâton ne me tracasse plus le dos, et que je puisse enfin dormir ! »

 

Je m’assoupis un moment.

 

« Comment finira tout cela ? » dis-je tout à coup en moi-même, en ouvrant pour un instant les yeux sur l’espace tout blanc. « Comment donc cela finira-t-il, si nous ne trouvons pas de meules et si les chevaux s’arrêtent, ce qui ne va pas tarder, semble-t-il ? Nous gèlerons tous. »

 

Je vous avoue que, malgré un peu de peur, le désir de voir se produire quelque chose d’extraordinaire et d’un peu tragique était en moi plus intense que cette peur. Il me semblait que ce ne serait pas mal si, vers le matin, les chevaux nous avaient d’eux-mêmes entraînés dans quelque village inconnu et lointain, à demi-gelés, ou même quelques-uns de nous tout à fait gelés. Et, dans ce sens, mes rêves, avec une clarté, une rapidité étranges, défilaient devant moi.

 

Les chevaux s’arrêtent. La neige nous envahit de plus en plus, et voilà qu’on ne voit plus de notre attelage que la douga et les oreilles des chevaux. Mais tout à coup Ignachka surgit de la neige avec sa troïka, et passe auprès de nous. Nous le supplions, nous lui crions de nous prendre avec lui, mais le vent emporte la voix. Ignachka sourit, gourmande ses chevaux, sifflote, et disparaît dans un gouffre profond couvert de neige. Le petit vieux saute sur un cheval, fait aller ses coudes, veut galoper mais ne peut pas bouger de place. Mon ancien yamchtchik au grand bonnet se jette sur lui, l’arrache de cheval et l’enfouit sous la neige.

 

– Tu es un sorcier ! crie-t-il, un insulteur. C’est toi qui nous perdrais.

 

Mais le petit vieux crève de sa tête la neige amoncelée. C’est moins un petit vieux qu’un lièvre : il s’éloigne de nous. Tous les chiens sont à ses trousses. Le conseilleur, qui est Fédor Philippitch, ordonne qu’on se mette en rond, sans souci que la neige nous recouvre, car nous aurons chaud. En effet, nous avons chaud et nous nous trouvons bien. On a soif seulement. Je prends mon nécessaire, je distribue à tout le monde du rhum et du sucre, et je bois moi-même avec grand plaisir. Le conteur dit une histoire d’arc-en-ciel sous notre plafond de neige.

 

– Et maintenant faisons-nous chacun une chambre dans la neige et dormons ! dis-je.

 

La neige est molle et chaude comme de la fourrure. Je me fais une chambre et je veux y pénétrer ; mais Fédor Philippitch, qui a vu de l’argent dans mon nécessaire, me dit : « Arrête ! Donne l’argent ! Il faut mourir en tous cas. » Et il me saisit par le pied. Je donne l’argent, et demande seulement qu’on me laisse tranquille. Mais eux ne croient pas que ce soit là tout mon argent : ils veulent me tuer. Je saisis la main du petit vieux et, avec une volupté indéfinissable, je me mets à la baiser. La main du petit vieux est tendre et sucrée ; il la retire d’abord, puis finit par me l’abandonner, et il me caresse même de la main libre.

 

Cependant Fédor Philippitch s’approche et me menace.

 

Je cours dans ma chambre, mais ce n’est plus une chambre, c’est un long et blanc corridor ; quelqu’un me retient par les jambes. Je m’arrache à cette étreinte. Dans les mains de celui qui me tenait sont restés mes habits et une partie de ma peau : mais je ne sens que du froid et de la honte, d’autant plus de honte que ma tante, avec son ombrelle et sa petite pharmacie homéopathique, vient à ma rencontre au bras du noyé. Ils rient, et ne comprennent pas les signes que je leur fais. Je m’élance dans la troïka, mes pieds traînent sur la neige ; mais le petit vieux me poursuit en faisant aller ses coudes. Il est déjà tout près, lorsque j’entends devant moi tinter deux cloches, et je sais que je serai sauvé si j’arrive jusque-là. Les cloches tintent de plus en plus distinctement, mais le petit vieux m’atteint, et de toute sa masse s’abat sur mon visage, de sorte que les cloches s’entendent à peine. Je saisis de nouveau sa main pour la baiser ; mais le petit vieux n’est plus le petit vieux, c’est le noyé… Et il crie : « Ignachka, arrête, voilà les meules d’Akhmedka, me semble-t-il ; va donc voir ! » Cela devient trop effrayant : non, il vaut mieux que je me réveille…

 

J’ouvre les yeux. Le vent a rejeté sur mon visage un pan du manteau d’Aliochka. Mon genou est découvert. Nous glissons sur la terre, sans neige à cet endroit, et la tierce de la sonnette résonne clairement dans l’air, mariée à la quinte tremblée.

 

Je cherche du regard les meules ; mais au lieu de meules, je vois, de mes yeux ouverts, une maison avec un balcon et le mur crénelé d’un fort. Cela ne m’intéresse guère d’examiner attentivement cette maison et ce fort : ce que je désire surtout, c’est d’apercevoir le corridor blanc, où je courais, c’est d’entendre le tintement de la cloche d’église, et de baiser la main du petit vieux. Je referme les yeux et me rendors.

 

IX

 

Je dormais profondément. Mais la tierce de la clochette sonnait sans répit, et je la voyais dans mon rêve sous la forme tantôt d’un chien qui se jetait sur moi, tantôt d’un orgue dont j’étais moi-même un des tuyaux, tantôt d’un vers français que j’étais en train de composer. Parfois, il me semble que cette tierce est une sorte d’instrument de torture qui ne cesse de me serrer le talon droit : la douleur est si forte, que je me réveille et que j’ouvre les yeux en me frottant le pied. Il commençait à se geler.

 

La nuit était toujours lumineuse, trouble et blanche. La même course nous emportait ; le même Ignachka était assis de côté, et frappait du pied ; le même pristiajnaïa, allongeant son cou et relevant à peine ses jambes, trottait dans la neige profonde, et balançait à chaque saut la houppe de son avaloire.

 

La tête du korennaïa, avec la crinière au vent, faisant tour à tour se tendre et fléchir les guides enfilées à la douga, se balançait en mesure. Mais tout cela, plus qu’avant, était couvert de neige. La neige tournoyait devant nous, s’amoncelait par côté sur les patins, montait jusqu’aux genoux des chevaux, et, par en haut, blanchissait les épaules et les bonnets.

 

Le vent soufflait tantôt du côté droit, tantôt du côté gauche, jouant avec les cols, le pan du caftan d’Ignachka, la crinière du pristiajnaïa, hurlant sur la douga et entre les brancards.

 

Le froid sévissait de plus en plus. À peine exposais-je un peu mon visage à l’air, que la neige sèche et gelée et tourbillonnante m’entrait dans les cils, dans le nez, la bouche, et s’insinuait dans mon dos. Je regarde autour de moi : tout est blanc, clair et neigeux. Rien qu’une lumière trouble et rien que la neige. Je me sens sérieusement effrayé.

 

Aliochka dormait à nos pieds dans le fond du traîneau. Tout son dos disparaissait sous une épaisse couche de neige. Ignachka, lui, ne se désolait guère ; il tirait constamment sur les guides, stimulait les chevaux et frappait des pieds. La clochette rendait toujours son même son étrange ; les chevaux anhélaient, mais ils continuaient à courir, multipliant les faux pas et ralentissant leur allure.

 

Ignachka sursauta de nouveau, fit un geste de sa main gantée d’une moufle et se mit à chanter de sa voix suraiguë et forcée. Sans terminer sa chanson, il arrêta la troïka, rejeta les guides sur son siège, et descendit. Le vent hurlait de plus belle, la neige tombait, plus furieuse, sur les choubas. Je me retournai ; la troisième troïka n’était plus derrière nous : « Elle se sera attardée en route, » pensai-je. Auprès du second traîneau, à travers le brouillard neigeux, on voyait le petit vieux qui battait des semelles.

 

Ignachka fit trois pas, s’assit sur la neige, se déceintura, et ôta ses bottes.

 

– Que fais-tu là ? demandai-je.

 

– Je me déchausse un moment, car j’ai les pieds tout gelés, me répondit-il. Et il continua son manège.

 

Je me sentais glacé lorsque je sortais mon cou de ma chouba pour voir ce qu’il faisait. Je me tenais droit, les yeux fixés sur le pristiajnaïa, lequel, en écartant une jambe, agitait, avec une lassitude maladive, sa queue nouée et neigeuse. La secousse qu’imprima Ignachka au traîneau en remontant sur son siège acheva de me réveiller.

 

– Où sommes-nous maintenant ? demandai-je. Arriverons-nous avant le jour, au moins ?

 

– Soyez tranquille, nous vous mènerons au but, maintenant que mes pieds se sont bien réchauffés.

 

Il toucha. La cloche retentit, le traîneau reprit sa marche cadencée, et le vent siffla sous les patins. De nouveau, nous voguions sur cette mer infinie de clarté.

 

X

 

Je m’endormis encore. Lorsque Aliochka, en me heurtant de son pied, me réveilla, et que j’ouvris les yeux, il faisait jour déjà. On eût dit que le froid était encore plus vif que pendant la nuit. La neige avait cessé de tomber, mais un vent violent et sec continuait à soulever la poussière blanche dans la plaine, et surtout sous les sabots des chevaux et les patins des troïkas.

 

Du côté de l’Orient, étincela le ciel bleu foncé, sur lequel ressortaient, de plus en plus apparentes, des bandes obliques d’un beau ton orangé. Au-dessus de nos têtes, à travers de blancs nuages errants, transparaissait l’azur d’un bleu tendre. À gauche, des nues flottaient, lumineuses et légères. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait que la neige accumulée au loin par couches profondes. Nul vestige d’hommes, ni de traîneaux, ni de fauves. Les contours et les couleurs du yamchtchik et des chevaux se dessinaient avec netteté, profilant sur le fond éblouissant leurs silhouettes précises.

 

Le bord du bonnet bleu marin d’Ignachka, son col, ses cheveux et jusqu’à ses bottes, tout était blanc ; le traîneau était entièrement envahi. La neige recouvrait la partie droite de la tête et du garrot du korennaïa gris, montait jusqu’aux genoux du pristiajnaïa, et plaquait par endroits sa croupe en sueur, aux poils frisés. La petite houppe se balançait, battant la mesure de tous les airs qui me venaient en tête, au gré des mouvements du cheval. On ne devinait sa fatigue qu’à ses oreilles tombantes, à son ventre tour à tour contracté et soulevé. Un seul objet arrêtait l’attention : c’était la borne de verste, au pied de laquelle le vent amoncelait sans cesse la neige tourbillonnante et éparpillée.

 

J’étais émerveillé de voir les mêmes chevaux courir toute une nuit, pendant douze heures, sans savoir où, sans s’arrêter, et arriver cependant au but.

 

Notre clochette semblait tinter plus joyeusement. Ignat s’était essoufflé à force de crier ; par derrière, on entendait haleter les chevaux et sonner les sonnettes de la troïka où se trouvaient le petit vieux et le conseilleur ; mais celle du yamchtchik endormi avait complètement disparu.

 

Après une demi-verste de route, nous remarquons les traces toutes fraîches d’un traîneau avec son attelage ; et, çà et là, des gouttes de sang d’un cheval blessé.

 

– C’est Philippe, vois-tu ? il nous a dépassés ! dit Ignachka. Voilà que surgit, au bord du chemin, presque enfouie sous la neige, une maisonnette avec une enseigne. Près du cabaret, se tenait une troïka de chevaux gris, frisés par la sueur, jambes écartées et têtes basses. Devant la porte, un passage avait été frayé, et la pioche était encore là, toute droite. Mais le vent balayait toujours le toit et faisait danser la neige. Sur le seuil, au bruit de nos clochettes, apparut un grand yamchtchik rouge et roux, un verre de vin à la main, et criant quelque chose. Ignachka se retourna vers moi et me demanda la permission de faire halte. Alors seulement j’aperçus son visage pour la première fois.

 

XI

 

Ce visage n’était point sec, basané, pourvu d’un nez droit, comme je m’y attendais d’après ses cheveux et sa carrure : c’était un museau rond, jovial, avec un nez épaté, une grande bouche et des yeux bleu clair. Ses joues et son cou étaient rouges comme si on venait de les frictionner avec un morceau de drap. Ses sourcils, ses longs cils et le duvet qui couvrait le bas de son visage étaient tout à fait blancs de neige.

 

Une demi-verste seulement nous séparait du relais. Nous nous arrêtâmes.

 

– Va, mais reviens vite, lui dis-je.

 

– Dans un instant, répondit Ignachka qui sauta de son siège et s’avança vers Philippe.

 

– Donne, frère, dit-il, en ôtant la moufle de sa main droite, et en la jetant avec le knout sur la neige. Puis, rejetant sa tête en arrière, il but d’un seul trait le petit verre de vodka qu’on lui tendait.

 

Le cabaretier, sans doute un Cosaque en retraite, avec un demi-chtof dans sa main, sortit de la maisonnette.

 

– Qui en veut ? fit-il. Le grand Wassili, un moujik maigre et blondasse, avec une barbiche de bouc, et le conseilleur ventripotent, une épaisse barbe filasse formant collier autour de son visage, s’approchèrent, et vidèrent chacun un petit verre. Le petit vieux se joignit au groupe de buveurs, mais personne ne lui offrit rien, et il retourna vers ses chevaux attachés derrière le traîneau, il se mit à leur caresser le dos et la croupe. Le petit vieux était bien comme je l’avais imaginé : petit, maigriot, le visage ridé et bleui, la barbiche rare, un petit nez pointu, et des dents jaunes et usées. Son bonnet était tout neuf, mais son touloupe était défraîchi, sali par le goudron, et déchiré aux épaules et sur le devant ; il s’arrêtait au-dessus des genoux ; ses culottes étaient serrées dans les bottes. Lui-même il était courbé et ratatiné, et, tout en tremblant de sa tête et de ses genoux, il faisait je ne sais quoi auprès de son traîneau ; visiblement il essayait de se réchauffer.

 

– Eh bien ! Mitritch ! Prends donc un peu de vodka ; cela te réchaufferait bien, lui cria le conseilleur.

 

Mitritch tressaillit ; il rajusta l’avaloire du cheval, la douga, et vint à moi.

 

– Eh bien ! barine, dit-il en ôtant son bonnet de dessus ses cheveux gris et en me saluant humblement, nous avons erré toute la nuit avec vous, à chercher la route. Ne me payerez-vous pas au moins un petit verre ? Vraiment, petit père, Votre Excellence ! Car autrement, impossible de me réchauffer, ajouta-t-il avec un sourire obséquieux.

 

Je lui donnai vingt-cinq kopeks. Le cabaretier apporta un verre et servit le petit vieux, qui, s’étant débarrassé de sa moufle et de son knout, tendit vers le verre sa petite main hâlée, ridée et un peu bleuie. Mais son gros doigt, comme étranger, ne lui obéissait pas ; il ne pouvait pas retenir son verre ; il le renversa et le laissa tomber par terre.

 

Tous les yamchtchiks éclatèrent de rire.

 

– Vois-tu Mitritch, comme il est gelé ? Il ne peut plus tenir entre ses mains de la vodka. Mais Mitritch était très chagriné d’avoir renversé son verre.

 

On lui en remplit cependant un autre, qu’on lui versa dans la bouche. Aussitôt il devint joyeux, courut au cabaret, alluma sa pipe, montra ses dents usées et jaunes ; il jurait à chaque mot. Après avoir vidé le dernier verre, les moujiks regagnèrent leurs troïkas, et nous repartîmes.

 

La neige étincelait, de plus en plus blanche, et son éclat blessait les yeux. Les bandes d’un pourpre orangé s’élevaient toujours davantage, et s’étendaient, plus lumineuses, dans l’azur profond. Même l’orbe rouge du soleil apparut à l’horizon au travers des nuages gris.

 

Sur la route, auprès du relais, les traces de roues apparurent nettes, jaunâtres, avec des ornières. On se sentait léger et frais dans cet air dense et glacé.

 

Ma troïka volait ; la tête du korennaïa et son cou, dont la crinière s’éparpillait sur la donga, se balançaient d’un mouvement court et rapide au-dessous de la clochette, dont le battant ne battait plus, mais rasait les parois. Les bons pristiajnaïas, tendant tous deux les traits gelés, galopaient énergiquement ; la houppe les frôlait jusqu’au ventre. Parfois l’un d’eux buttait dans une ornière, et ses efforts pour en sortir me faisaient aller de la neige dans les yeux. Ignachka ténorisait allègrement. La gelée sèche craquait sous les patins. Derrière nous, comme à la fête, tintaient les deux clochettes, et l’on entendait les cris des yamchtchiks ivres.

 

Je me retournai. Les pristiajnaïas gris et frisés, allongeant le cou, retenant leur souffle, et la bride en désordre, trottaient sur la neige. Philippe, faisait claquer son knout et arrangeait son bonnet. Le petit vieux, les pieds en l’air comme avant, était étendu au milieu du traîneau.

 

Deux minutes après, les troïkas firent craquer le plancher devant la maison du relais, et Ignachka, tournant vers moi son visage hérissé de glaçons et soufflant le froid, me dit tout content :

 

– Nous vous avons mené, tout de même, barine !

 

L’APÔTRE JEAN ET LE BRIGAND[51]

 

Après la mort de Jésus-Christ, les Disciples se dispersèrent dans divers pays, annonçant sa doctrine par leurs actes et par leur parole. Celui que le Christ aimait, Jean, évangélisait les riches cités commerçantes de la Grèce.

 

Un jour, en prêchant dans une ville, il remarqua dans la foule un jeune homme qui l’écoutait et ne le quittait pas des yeux. Son discours fini, Jean l’appela et longtemps lui parla. Il comprit que le jeune homme, bien qu’il fût préparé, de toute son âme, de toute son âme ardente, à accepter la doctrine du Seigneur, n’avait point en lui de foi fermement assurée.

 

« Il a besoin, pensa Jean, d’un ami sûr et d’un conseiller, sinon, s’écartant du droit chemin, il suivra les méchants. »

 

Avant de partir pour poursuivre en d’autres lieux ses prédications, l’apôtre conduisit l’adolescent à l’évêque auquel il dit :

 

– Je m’en vais. Toi, veille sur lui, affermis sa foi en Jésus et garde-le de tout ce qui est mal.

 

L’évêque s’y engagea ; il prit le jeune homme dans sa demeure, l’instruisit et le baptisa. Son catéchumène une fois baptisé, l’évêque cessa de s’occuper de lui comme il l’avait fait jusqu’alors. Il pensait : du fait de son baptême même, le voilà sauvé de tout ce qui est mal.

 

Mais voici que le jeune homme se lia avec de méchants compagnons ; il se mit à boire avec eux et à mener une vie de débauche. De temps en temps, sans doute, une sorte de repentir s’emparait de lui, mais il ne trouvait point en lui une foi suffisante pour renoncer à sa vie mauvaise.

 

Il lui fallait de l’argent pour ses plaisirs. Il s’en procura par toute espèce de rapines ; puis, quittant la ville, il s’en alla vivre de brigandage.

 

Bien vite, son audace le fit connaître et des brigands le choisirent pour leur chef.

 

Un jour que l’apôtre rentrait après avoir évangélisé, il arriva chez l’évêque et lui demanda :

 

– Où est donc le trésor que tu avais pris en charge ? L’évêque ne comprit pas tout de suite ce que lui demandait l’apôtre. Il crut que Jean l’interrogeait sur les dons des fidèles en faveur des malades et des pauvres.

 

– Ce n’est point d’argent que je te parle, dit Jean, mais bien de l’âme de ton frère. J’ai laissé chez toi un jeune homme : où est-il ?

 

– Il est mort, répondit l’évêque avec douleur.

 

– Quand est-il mort ? Et de quelle mort ? demanda l’apôtre.

 

– Dans l’aveuglement de son cœur, il est devenu un malfaiteur, un pillard, un assassin.

 

L’apôtre ne s’attendait point à pareille nouvelle ; attristé jusqu’aux larmes, il dit :

 

– Malheur sur lui, et malheur sur nous tous. Il faut que tu n’aies point été pour lui un ami fidèle, un conseiller, car il ne t’aurait point quitté : je connais son âme jeune et fervente. Mais toi, qu’as-tu fait pour le sauver ?

 

L’évêque gardait le silence.

 

Alors Jean dit à ceux qui étaient là :

 

– Amenez-moi sur l’heure un cheval ; montrez-moi le chemin qui conduit aux montagnes.

 

Les gens entreprirent de le dissuader :

 

– Ne pars pas, les brigands ne laissent passer là-bas ni piéton, ni cavalier. Ne cours pas à ta perte, maître !

 

Mais Jean ne voulait pas les entendre. Il prit un cheval et se mit en route. Quelques-uns qui eurent honte de laisser aller seul le vieillard s’offrirent pour l’accompagner.

 

Ils partirent ; ils entrèrent dans un bois ; ils gravirent la montagne ; la montée était raide et difficile pour les chevaux.

 

Ils chevauchaient ainsi depuis longtemps, quand ils virent devant eux quelques brigands.

 

Effrayés, les hommes de la suite s’enfuirent. Jean, lui, mit pied à terre, et marcha vers les brigands. Ceux-ci s’emparèrent de lui ; ils étaient confondus de voir qu’il ne se défendait pas et ne demandait pas merci.

 

– Conduisez-moi à votre chef, dit Jean.

 

Les brigands menèrent le vieillard à leur camp. Le chef, voyant rentrer ses camarades, sortit à leur rencontre.

 

À peine eut-il vu l’homme qu’on amenait ligoté, qu’il reconnut Jean.

 

Il blêmit, il trembla et s’enfuit.

 

Les brigands surpris lâchèrent Jean qui, appelant leur chef, cria :

 

– Arrête-toi, mon fils, écoute-moi !

 

Mais lui ne se retournait pas et pénétrait toujours plus avant dans la forêt. Les brigands s’écartèrent de Jean, le laissant aller.

 

Ils n’arrivaient point à comprendre comment ce faible vieillard, sans armes, pouvait causer à leur chef pareil effroi.

 

Jean suivait le brigand.

 

Le vieil apôtre était si recru, après sa longue route, que c’est à peine s’il pouvait marcher, et le jeune homme ne s’arrêtait pas.

 

Les jambes de l’apôtre fléchissaient sous lui tant étaient grandes son émotion et sa fatigue. Il s’arrêta ; faisant appel à ce qui lui restait de forces, d’une voix tremblante et, pour la dernière fois, il cria au brigand :

 

– Aie pitié de moi, mon fils, je ne puis te suivre plus loin, mais toi, viens à moi ; pourquoi me crains-tu, pourquoi as-tu cessé de croire en moi ? C’est moi, Jean. Souviens-toi : quels étaient autrefois ton amour et ton obéissance !

 

Le brigand s’arrêta et se retourna, fit face à Jean et l’attendit.

 

Jean marchait vers lui, traînant les pieds à grand-peine. Le brigand était là debout à l’attendre, les yeux fixés à terre. Voici Jean arrivé, près du brigand toujours debout, la tête basse.

 

Sans prononcer une parole, l’apôtre lui mit la main sur l’épaule ; le brigand trembla, laissa tomber son arme et, sanglotant, embrassa le maître, en se cachant la tête dans sa poitrine.

 

– Je suis venu vers toi, mon fils, lui dit Jean, à voix basse. Suis-moi, allons à la ville retrouver nos frères.

 

Le brigand répondit :

 

– Je n’irai pas, laisse-moi ; je suis un homme perdu. Je suis maudit de Dieu et de mes semblables. Je n’ai point où aller. Continuer à vivre comme j’ai vécu, je ne le puis. Je n’ai plus qu’à me tuer.

 

– Mon fils, ne fais pas cela ; ne parle point ainsi. Si nous vivons dans un corps de chair, c’est que Dieu l’a voulu ; détruire notre chair, c’est aller contre la volonté de Dieu, c’est tenter Dieu. Voyons, ce brigand dont je t’ai raconté l’histoire, ce brigand qui s’est repenti sur la croix, tu t’en souviens ? c’est à la dernière heure de sa vie qu’il trouva le bonheur suprême.

 

– Les hommes ne me pardonneront pas ; ils ne croiront pas à mon repentir et ils ne m’accueilleront pas parmi eux.

 

– Ne crains rien, mon fils, les hommes pardonneront si Dieu a pardonné. Je les supplierai de ne point te faire de mal ; tu commenceras une vie nouvelle, d’honnêteté et de travail, et à force d’amour pour eux tu rachèteras les crimes de ton passé. N’hésite pas, décide-toi sur l’heure !

 

C’est ainsi que Jean exhortait son disciple ; le brigand crut à ses paroles et son cœur fut touché. Il s’écria :

 

– Partons, Maître. Avec toi, le châtiment le plus terrible ne me fait pas peur. Mène-moi où tu veux. Apaise mon âme tourmentée !

 

Le vieillard fatigué s’appuya sur le bras du brigand et tous deux retournèrent au camp. Le chef prit congé de ses compagnons. Il leur raconta son histoire, leur dit qui était Jean et chercha à les persuader de quitter eux aussi une vie de brigandage.

 

Une fois à la ville, Jean conduisit le brigand à l’église. Il le plaça à côté de lui et dit :

 

– Frères ! voici celui que vous croyiez perdu. Réjouissez-vous ! Notre frère est revenu auprès de nous.

 

Et Jean se mit à prier la Communauté d’accueillir parmi eux celui qui s’était repenti. Il termina son discours par ces mots de la Parabole dite par le Sauveur :

 

« Amenez le veau gras et tuez-le ; faisons un festin de réjouissance : car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé. »

 

(Luc, XV, 23-24.)

 

LA PRIÈRE DU BERGER[52]

CONTE ARABE

 

Moïse errait dans le désert. Il rencontra un troupeau et écouta la prière du berger. Et voici quelle était cette prière :

 

« Seigneur ! Comment faire pour aller jusqu’à Toi ? Comment devenir Ton serviteur ? Avec quelle joie je Te déchausserais, je laverais Tes pieds, je Les baiserais, je nettoierais Tes vêtements, je mettrais de l’ordre en Ta demeure et T’offrirais le lait de mon troupeau ! Mon cœur soupire après Toi. »

 

Entendant ces paroles, Moïse entra dans une grande colère et dit :

 

« Tu n’es qu’un impie : Dieu est esprit. Il n’a que faire de vêtements, il n’a que faire d’une demeure, il n’a que faire de serviteur. Tes paroles sont mauvaises. »

 

Et le cœur du berger fut attristé. Il ne pouvait se représenter un être sans corps et sans besoins. Il ne pouvait plus ni prier, ni servir le Seigneur ; et il fut désespéré.

 

Alors Dieu dit à Moïse :

 

« Pourquoi as-tu éloigné de Moi Mon fidèle serviteur ? Tout homme a un corps et chacun tient les discours qui lui sont propres. Ce qui serait mauvais pour toi est bon pour un autre. »

 

MALACHA ET AKOULINA[53]

 

Cette année-là, la semaine sainte arriva plus tôt que de coutume. On voyageait encore en traîneau, les cours encore étaient blanches de neige, et les ruisseaux débordés couraient dans la campagne. Le jour de la fête, sur le bord d’une grande mare qui s’était formée dans une ruelle, entre deux cours, deux fillettes de deux maisons différentes se rencontrèrent, l’une petite, l’autre un peu plus âgée. Toutes deux avaient un foulard noué sur la tête, toutes deux avaient une robe neuve ; celle de la plus jeune était bleue, celle de la grande, jaune avec des dessins.

 

En arrivant sur le bord de la mare, elles se montrèrent leurs beaux habits et se mirent à jouer.

 

– Nous allons nous amuser à faire jaillir l’eau, dirent-elles.

 

Et déjà la plus petite se préparait à entrer dans la mare avec ses bottines, quand la grande lui cria :

 

– Ta mère te grondera, Malacha, si tu entres dans l’eau avec tes bottines. Fais comme moi, déchausse-toi.

 

Les deux fillettes ayant ôté leurs bottines et relevé le bas de leurs robes, marchèrent dans la mare de manière à se rencontrer au milieu.

 

Quand Malacha se sentit dans l’eau jusqu’à la cheville, elle dit :

 

– Comme c’est profond, Akoulina, j’ai peur.

 

– Ne t’inquiète pas, répondit l’autre. Nulle part il n’y aura de l’eau davantage. Viens tout droit vers moi.

 

Comme elles arrivaient l’une près de l’autre :

 

– Fais attention, Malacha, dit Akoulina. Tu vas m’éclabousser. Marche plus doucement.

 

Mais à peine finissait-elle de parler que Malacha, d’un brusque mouvement de son pied, éclaboussait la robe d’Akoulina.

 

L’eau jaillit si haut, que la robe d’Akoulina fut toute mouillée, et qu’elle en eut des gouttes sur le nez et dans les yeux. La vue de sa robe tachée l’exaspéra ; elle s’emporta contre Malacha, l’injuria et la poursuivit pour la battre.

 

Effrayée, et confuse de sa sottise, Malacha s’élança hors de la mare et courut vers sa maison.

 

Survint la mère d’Akoulina. En apercevant la robe et le corsage de sa fille tout salis, elle lui demanda :

 

– Comment as-tu fait pour te salir ainsi, vilaine ?

 

– C’est Malacha qui m’a éclaboussée exprès.

 

La mère d’Akoulina atteignit Malacha et la battit. L’enfant se mit à crier. Ses cris attirèrent sa mère qui accourut vivement.

 

– Pourquoi frappes-tu ma fille ? dit-elle à sa voisine en l’injuriant.

 

De fil en aiguille, la dispute s’aggrava si bien, que les deux femmes étaient sur le point de se prendre aux cheveux. Les paysans quittaient leurs maisons, la foule se pressait aux abords de la mare. C’était à qui crierait le plus fort ; tout le monde parlait, personne n’écoutait. Les injures pleuvaient, les coups allaient suivre, lorsque survint une vieille femme, la grand-mère d’Akoulina. Elle voulut parler raison aux paysans surexcités.

 

– Mes amis, que faites-vous donc ? leur dit-elle. Et dans un jour de fête comme celui-ci, encore ! Il faut vous réjouir, et non pas vous battre !

 

Mais les sages paroles de la vieille grand-mère n’étaient guère écoutées des paysans, qui faillirent même la renverser en se bousculant. Et ils en seraient venus aux mains sans Akoulina et Malacha.

 

Tandis que les deux voisines échangeaient des injures, Akoulina avait essuyé sa robe, et regagné la mare. Là, s’armant d’un petit caillou, elle s’était mise à creuser la terre pour ouvrir une issue et faire aller l’eau de la mare dans la rue. De son côté, Malacha s’était approchée aussi, et, prenant un bâton, aidait Akoulina à creuser une rigole.

 

Comme les paysans s’assenaient déjà des horions, l’eau s’échappa de la mare dans la rue, emplit la rigole et arriva à l’endroit même où la vieille grand-mère s’efforçait de s’interposer entre les combattantes. De chaque côté de la rigole les fillettes couraient en riant.

 

– L’eau nous dépasse, Malacha, rejoignons-la !

 

Malacha voulait répondre à Akoulina, mais sa joie était telle, qu’elle ne put parler. Toutes deux redoublèrent de vitesse, et toujours courant, toujours riant des plongeons que faisait le bâton dans le ruisselet, elles arrivèrent au milieu du groupe des paysans.

 

Et la vieille grand-mère aperçut les enfants et les montra aux paysans, disant :

 

– Vous, paysans, vous ne craignez pas Dieu ! Vous vous battez à cause de ces fillettes, et elles, regardez, elles ont oublié le sujet de la querelle, et se sont remises à s’amuser ensemble de bon accord. Elles ont plus de raison que vous.

 

Les paysans tournèrent la tête vers les deux fillettes, et eurent honte d’eux-mêmes. Et s’étant moqués les uns des autres, ils retournèrent chacun dans leur maison.

 

« Si vous n’êtes pas comme des enfants, le royaume des cieux vous sera fermé. »

 

LA SOURCE[54]

 

Hors de la terre au bord de la grande route. Elle était entourée d’arbres, encadrée d’une herbe épaisse. Ses eaux, pures comme des larmes, étaient recueillies dans un bassin creusé dans la pierre d’où le trop-plein débordait pour former un ruisseau qui, rapide, courait à travers un pré.

 

Les voyageurs reprirent haleine, à l’ombre, près de la source dont ils burent les eaux. Juste au-dessus d’elle une pierre était dressée, sur laquelle ces mots étaient écrits :

 

Que cette source soit ton modèle !

 

Les voyageurs ayant lu l’inscription, se demandèrent quel pouvait bien en être le sens.

 

L’un d’eux, un marchand évidemment, dit :

 

– C’est là un bon conseil. La source coule sans arrêt, elle va loin, elle recueille l’eau d’autres sources, elle devient une grande rivière. L’homme doit, comme elle, s’occuper sans cesse de ses affaires ; s’il le fait, il ne connaîtra que les succès et amassera beaucoup de richesses.

 

Le second voyageur était un jeune homme.

 

– Non, dit-il. Selon moi, l’inscription signifie que l’homme doit garder son cœur des mauvaises pensées et des désirs mauvais, afin de le conserver aussi pur que l’eau de cette source. Telle qu’elle est, son eau, à ceux qui, comme nous, se reposent auprès d’elle, donne de la joie et leur rend des forces. Tandis que ce ruisseau pourrait bien parcourir toute la terre, si son eau était trouble et sale, quel service rendrait-il et qui s’y désaltérerait ?

 

Le troisième voyageur, un vieillard, sourit et dit :

 

– Ce jeune homme a dit vrai. Et voici la leçon que nous trouvons ici : à qui a soif, la source est toujours prête à donner son eau pour rien ; elle dit à l’homme : fais du bien à tous, que tes dons soient gratuits et n’attends en retour ni reconnaissance, ni récompense.

 

LA VIERGE SAGE[55]

 

Il était une fois un roi à qui rien ne réussissait. Il envoya demander aux Sages quelles étaient les causes de son insuccès.

 

Le premier répondit :

 

– Cela vient de ce que tu ne sais jamais choisir ton heure.

 

Le second répondit :

 

– Cela vient de ce que tu ne connais pas l’homme qui plus que tout autre t’est nécessaire.

 

Le troisième répondit :

 

– Cela vient de ce que tu ne sais pas quelle est, entre tes affaires, celle qui importe le plus.

 

Et le roi envoya encore interroger bien d’autres Sages, leur demandant quelle est l’heure d’agir, comment connaître l’homme indispensable, et comment de toutes les affaires savoir la plus importante.

 

Personne ne put trouver la réponse.

 

Le roi y pensait sans cesse et posait la question à tout le monde.

 

Et ce fut une vierge qui trouva la solution.

 

– L’heure la plus importante de toutes, répondit-elle, c’est l’instant présent, car jamais il ne se retrouvera. L’homme le plus indispensable, c’est celui avec lequel nous avons présentement affaire, car c’est celui-là seul que nous connaissons. Quant à la plus importante de toutes les affaires, c’est de faire du bien à cet homme, car cela seul te sera certainement à profit.

 

LE COURS DE L’EAU[56]

 

Un jour, les disciples de Confucius, Sage chinois, le trouvèrent au bord de la rivière. Le maître était assis et contemplait le cours de l’eau. Les disciples, surpris, lui demandèrent :

 

– Maître, à quoi peut bien servir de regarder l’eau couler ? Rien de plus commun que cela ; toujours cela fut et cela sera toujours.

 

Confucius répondit :

 

– Vous dites vrai. Rien en effet de plus commun ; toujours cela fut et cela sera toujours ; c’est ce que chacun comprend. Mais ce que chacun ne comprend point, c’est combien l’eau courante est semblable à l’enseignement de la vérité. En regardant l’eau, c’est à quoi je pensais. Les eaux coulent ; elles coulent jusqu’à ce qu’elles viennent se perdre dans l’immensité des mers. De même, depuis le commencement du monde, la vraie doctrine, sans arrêt, a coulé jusqu’à nous. Agissons donc de telle manière que nous la transmettions à ceux qui vivront après nous afin qu’eux aussi, suivant notre exemple, la transmettent à leurs descendants, et cela jusqu’à la consommation des siècles.

 

LE PÉCHEUR REPENTI[57]

 

Et il dit à Jésus : « Souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton royaume. »

Et Jésus lui dit : « Je te dis en vérité que tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis. »

(Luc 23 : 42-43.)

 

Dans le monde vivait un homme de soixante-dix ans ; il avait passé sa vie entière à pécher.

 

Et cet homme devint malade, et il ne se repentait pas.

 

Et quand sa mort fut proche, pendant sa dernière heure, il se prit à pleurer et dit :

 

– Seigneur, comme aux larrons sur la croix, pardonne-moi.

 

À peine eut-il parlé, qu’il rendit l’âme. Et l’âme aima Dieu, eut foi dans sa miséricorde et vola au seuil du paradis.

 

Et le pécheur se mit à frapper, suppliant qu’on ouvrît le royaume du ciel.

 

Et il entendit une voix derrière la porte :

 

– Qui est cet homme qui frappe à la porte du paradis ? Et comment vivait-il sur la terre ?

 

Et la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.

 

Et la voix reprit, derrière la porte :

 

– Les pécheurs n’entrent pas au royaume de Dieu. Va-t’en d’ici.

 

Et l’homme dit :

 

– Seigneur, j’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais pas ton nom.

 

Et la voix répondit :

 

– Je suis Pierre l’Apôtre.

 

Et le pécheur dit :

 

– Aie pitié de moi, Pierre l’Apôtre. Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. N’est-ce pas toi qui fus le disciple du Christ ? N’est-ce pas toi qui recueillis sa doctrine de ses propres lèvres ? Et tu as eu l’exemple de sa vie. Rappelle-toi ! Il avait l’âme torturée, et il te demanda, par trois fois, de ne pas dormir et de prier ; et tu t’assoupis, car tes paupières tombaient de sommeil, et par trois fois, il te surprit dormant. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore. Tu lui avais promis, sur le salut de ton âme, de ne le point renier, et par trois fois tu le renias, lorsqu’on le mena devant Caïphe. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore, quand le coq chanta, et que tu sortis en pleurant amèrement. Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.

 

Et la voix se tut derrière la porte du paradis.

 

Au bout d’un instant, le pécheur se remit à frapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.

 

Et une autre voix se fit entendre derrière la porte, disant :

 

– Qui est cet homme et comment vivait-il sur la terre ? Et de nouveau la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.

 

Et la voix reprit, derrière la porte :

 

– Va-t’en. Un si grand pécheur ne peut vivre avec nous dans le paradis.

 

Et l’homme dit :

 

– Seigneur, j’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais pas ton nom.

 

Et la voix répondit :

 

– Je suis le roi prophète David.

 

Et le pécheur ne désespéra point. Il ne quitta point la porte du paradis, et dit :

 

– Aie pitié de moi, roi David. Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Dieu t’aimait ; il t’avait placé au-dessus des autres hommes. Tu avais tout, un royaume, la gloire, l’or, des favorites et des enfants. Mais dès que tu eus aperçu, du haut de la terrasse, la femme d’un pauvre homme, le péché t’envahit, et tu pris la femme d’Un, et tu le livras lui-même au glaive des Ammonites… Toi, le riche, tu pris au pauvre sa dernière brebis, et tu le fis périr lui-même. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore comment tu te repentis, disant : « Je reconnais ma faute et me repens de mon péché. » Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.

 

Et la voix se tut derrière la porte.

 

Au bout d’un instant, le pécheur se remit à frapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.

 

Une troisième voix se fit entendre derrière la porte, disant :

 

– Qui est cet homme, et comment vivait-il sur la terre ? Et pour la troisième fois, la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.

 

Et la voix reprit, derrière la porte :

 

– Va-t’en d’ici. Les pécheurs n’entrent point au royaume du ciel.

 

Et l’homme dit :

 

– J’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et ne sais pas ton nom.

 

Et la voix répondit :

 

– Je suis, moi, Jean l’Évangéliste, le disciple préféré du Christ.

 

Et le pécheur s’en réjouit, et dit :

 

– Maintenant, on ne peut pas me laisser dehors. Pierre et David me laisseront entrer, parce qu’ils savent la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Et toi, tu me laisseras entrer, parce que tu es plein d’amour. N’est-ce pas toi, Jean l’Évangéliste, qui as écrit dans ton livre : « Dieu, c’est l’amour, et qui n’aime pas ne connaît pas Dieu ? » N’est-ce pas toi qui, dans ta vieillesse, allais répétant : « Frères, aimons-nous les uns les autres ! » Comment me mépriserais-tu, comment me rebuterais-tu, maintenant ? Ou renie ce que tu as dit, ou aime-moi et m’ouvre le royaume du ciel.

 

Et la porte s’ouvrit toute grande, et Jean l’Évangéliste serra dans ses bras le pécheur repenti et le laissa entrer au royaume du ciel.

 

LE PREMIER DISTILLATEUR[58]

 

Un jour, un pauvre paysan partit à jeun pour labourer son champ, en emportant un croûton. Après avoir tourné sa charrue, il déposa son croûton sous un buisson et, pour le cacher, étendit son caftan par-dessus.

 

Le cheval eut besoin de se reposer, le paysan eut besoin de manger. Le paysan donc, ayant dételé le cheval, le laissa paître, et se dirigea vers le buisson pour dîner. Il prend le caftan, regarde dessous : plus de croûton. Il regarde, il cherche, tourne son caftan dans tous les sens, et le secoue : pas le moindre croûton.

 

Le paysan est surpris.

 

– C’est étrange, pensait-il ; il n’est venu personne, et pourtant on m’a pris mon croûton.

 

Et le voleur était un diablotin qui, pendant que le paysan poussait l’araire, s’était emparé du croûton, et s’était ensuite blotti derrière le buisson, pour entendre le paysan se fâcher et nommer le diable.

 

Il était mécontent, le paysan.

 

– Bah ! fit-il, je ne mourrai pas de faim. Sans doute avait-il faim, celui qui me l’a pris : qu’il le mange à sa santé.

 

Et se dirigeant vers le puits, il se désaltéra, se reposa quelques instants, attela de nouveau son cheval à la charrue et se remit à labourer.

 

Furieux de n’avoir pas réussi à induire le paysan au péché, le diablotin s’en fut trouver le diable en chef pour lui demander conseil. Il exposa comment il avait dérobé le croûton du paysan, et comment celui-ci, loin de se fâcher, avait dit : « Que celui qui me l’a pris le mange à sa santé. »

 

Ce récit mit le diable en chef en colère, et il dit :

 

– C’est parce que tu n’as pas su manœuvrer, que le paysan s’est joué de toi. Si nous nous laissons ainsi narguer par les paysans et par leurs femmes, l’existence deviendra impossible. Mais cela ne se passera pas ainsi. Retourne donc trouver ce paysan : si tu veux manger ce croûton, il faut que tu le gagnes. Je te donne trois ans pour avoir raison de ce paysan ; si, d’ici-là, tu n’as pas réussi, je te plongerai dans l’eau bénite.

 

Cette menace terrifia le diablotin. Il courut vers le champ du paysan, et se mit à chercher un moyen de réparer sa maladresse. Il réfléchit longtemps, le diablotin ; à force de chercher, il trouva enfin.

 

Il se métamorphosa en brave homme et se mit au service du paysan. Prévoyant la sécheresse pour l’été suivant, il conseilla à son maître de semer son blé dans les terres marécageuses. Le paysan suivit le conseil de son serviteur et sema son blé dans les terres marécageuses.

 

Tous les autres paysans eurent leur blé brûlé par le soleil. Seul, le pauvre paysan récolta une belle moisson ; il eut assez de pain pour attendre la récolte suivante, et il lui en resta encore beaucoup.

 

Au moment des semailles, le serviteur conseilla à son maître de semer sur les hauteurs ; et cette année-là, justement, les pluies furent abondantes.

 

Partout ailleurs, le blé versa, les épis se pourrirent et ne mûrirent point ; le paysan, lui, moissonna sur les hauteurs un blé dru et sain. Et il en récolta tant et tant, qu’il ne savait où le mettre.

 

Son serviteur lui enseigna alors la manière de distiller l’eau-de-vie avec le blé. Il en but lui-même et en fit boire aux autres.

 

Après quoi, le diablotin retourna auprès du diable en chef, et déclara qu’il avait gagné son croûton.

 

Curieux de s’en assurer lui-même, le diable en chef se rendit chez le paysan. Il le trouva en train d’offrir de l’eau-de-vie aux notables qu’il avait invités. La patronne les servait elle-même, et voici qu’en faisant le tour de la table, elle heurta l’angle et renversa un verre plein.

 

Le paysan s’emporta contre sa femme.

 

– Voyez-vous, dit-il, cette imbécile de tous les diables ! Prend-elle l’eau-de-vie pour de l’eau de vaisselle, qu’elle la jette ainsi par terre ?

 

Le diablotin, poussant du coude le diable en chef, lui dit :

 

– Regarde donc. Je suis sûr qu’il regretterait son croûton à présent.

 

Ayant ainsi déchargé sa colère sur sa femme, le paysan prit lui-même la bouteille et servit ses invités. Comme ils étaient en train de trinquer, un pauvre paysan se présenta que l’on n’attendait guère. Il salua la compagnie et s’assit dans un coin. Il voyait boire les autres et volontiers il eût bu, pour se restaurer, un peu de leur eau-de-vie ; et il restait là, à avaler sa salive, le pauvre paysan. Le maître ne voulut pas lui en verser.

 

– En ai-je fait assez pour en offrir à tout le monde grommelait-il.

 

Le diable en chef s’en réjouit.

 

– Mais ce n’est pas tout, lui dit le diablotin tout glorieux ; attends encore un peu. Tu en verras bien d’autres.

 

Leurs verres vidés, les riches paysans et l’amphitryon s’accablèrent de flatteries mutuelles ; ils se louaient les uns les autres et échangeaient des paroles mielleuses.

 

Le diable en chef n’en perdait pas une. Il témoigna sa satisfaction au diablotin.

 

– Si cette boisson, lui dit-il, les rend tous hypocrites au point de se tromper les uns les autres, nous les tenons en notre pouvoir.

 

– Attends la suite, répondit le diablotin. Qu’ils boivent seulement encore un petit verre. Tu les vois maintenant comme des renards qui font les beaux et remuent la queue et cherchent à se tromper ; dans un moment, tu les verras méchants comme des loups.

 

Le maître verse à ses hôtes encore un petit verre ; et les voilà qui crient et s’interpellent grossièrement. Ils échangent, non plus des paroles mielleuses, mais des injures. Ils s’emportent, ils se querellent, ils se battent, ils s’abîment le nez. Et comme le maître veut s’interposer, il est roué de coups.

 

Ce coup d’œil réjouit le diable en chef.

 

– Voilà qui va bien, dit-il.

 

Mais le diablotin lui répond :

 

– Attends qu’ils aient encore bu un autre petit verre. Ils sont à présent comme des loups enragés ; mais à leur troisième verre, ils deviendront pareils à de vrais porcs.

 

Les paysans avalèrent un troisième petit verre. Ils en furent comme assommés. Grognant, criant, parlant tous à la fois, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils disaient et sans s’écouter, ils s’en allèrent, qui à droite, qui à gauche, ceux-ci tout seuls, ceux-là par deux ou par trois ; et tous s’étalèrent sur le sol. Quant au maître, sorti pour reconduire ses invités, il roula bientôt dans une flaque, et resta là, souillé et vautré et grognant comme un pourceau.

 

Et le diable en chef se frotta les mains, de plus en plus ravi.

 

– Tu peux te vanter, dit-il au diablotin, d’avoir inventé un merveilleux breuvage. Tu as gagné ton croûton. Tu vas me dire à présent de quoi tu as composé cette boisson. Sûrement, tu as mêlé ensemble, pour la fabriquer, premièrement du sang de renard, qui a soufflé aux paysans la fourberie des renards ; secondement, du sang de loup, qui les a rendus méchants comme des loups ; troisièmement, du sang de porc, qui les a transformés en porcs.

 

– Pas du tout, dit le diablotin. Je ne m’y suis pas pris de la sorte. Je me suis borné à faire pousser trop de blé dans les champs du paysan. Le sang des bêtes, c’est en lui qu’il était ; mais il ne pouvait produire son effet tant que le blé suffisait à peine à le nourrir. C’était le temps où il n’avait pas même un regret pour son croûton disparu. Quand le blé vint en abondance, le paysan chercha les moyens d’utiliser le surplus. C’est alors que je lui enseignai la manière de distiller l’eau-de-vie. Et lorsqu’il eut, pour son plaisir, transformé le don de Dieu en eau-de-vie, et qu’il l’eut bue, le sang du renard, le sang du loup et le sang du porc ont produit leur effet. Et à présent, toutes les fois qu’il boira de l’eau-de-vie, il deviendra aussitôt tout pareil aux bêtes.

 

Le diable en chef, après avoir de nouveau félicité le diablotin, lui remit son croûton de pain et le promut au grade supérieur.

LE GRAIN DE BLÉ[59]

 

Une troupe d’enfants jouait aux bords d’un fossé ; l’un d’eux aperçut une chose qui ressemblait à un grain, mais si grosse qu’elle atteignait presque la dimension d’un œuf de poule.

 

Les enfants se passaient ce grain de main en main et le regardaient curieusement ; un homme vint à passer et le leur acheta pour quelques kopecks ; cet homme allait en ville, et il vendit cet objet à l’empereur, comme curiosité.

 

Les savants furent convoqués auprès du tzar pour analyser cet objet et dire si c’était une graine ou un œuf. Ils s’armèrent de leurs lunettes de microscopes et d’autres ustensiles ; leurs recherches furent vaines.

 

On posa cette chose sur le rebord d’une fenêtre. Les poules qui picoraient par là vinrent y donner des coups de bec et y firent un trou. C’était donc un grain, et facile à reconnaître, puisqu’il y avait un sillon au milieu ; alors les savants déclarèrent que c’était un grain de blé. L’empereur s’étonna, et commanda aux savants d’étudier pourquoi ce grain était si beau, et pourquoi on n’en voyait plus de pareil.

 

Les savants consultèrent leurs livres, leurs dictionnaires, leurs in-octavo, sans résultat.

 

– Sire, dirent-ils à l’empereur, les paysans seuls pourront vous renseigner au sujet de ce grain, ils ont peut-être entendu leurs anciens en parler.

 

On amena à l’empereur un paysan très vieux, sans dents, avec une grande barbe blanche ; deux béquilles le soutenaient. Il prit le grain, mais il y voyait à peine ; il le tâta, le soupesa.

 

– Que penses-tu de cette graine, petit père ? lui dit l’empereur. En as-tu vu de semblables dans ta vie ? À quoi peut-elle servir ? As-tu vu en semer, en récolter ?

 

Le vieux, qui était presque sourd, ne comprit pas l’empereur ; il répondit :

 

– Jamais je n’ai acheté de grain pareil ; jamais je n’en ai vu semer. Le blé que j’achetai était toujours très petit. Mon ancien peut-être vous l’apprendra, il a peut-être vu la plante qui donne cette graine.

 

L’empereur fit appeler le père du vieillard. Il arriva avec une seule béquille, il y voyait encore assez bien, sa barbe n’était que grise ; l’empereur lui passa le grain ; il le considéra attentivement.

 

– Dis-moi à quoi est bon cette graine, petit père, lui dit l’empereur, et en as-tu vu planter depuis que tu travailles, et as-tu vu les autres en récolter dans leurs champs ?

 

– Non, répondit le vieillard ; je n’ai jamais vu ni acheté de graines de cette sorte, car, de mon temps, on ne se servait pas encore d’argent. Nous nous nourrissions alors du pain de nos récoltes, et nous en donnions à ceux qui n’en avaient point. Mais je ne connais pas cette graine. Je me rappelle, pourtant, avoir entendu dire à mon père que de son temps le blé poussait mieux et produisait de plus gros grains. Il faut questionner mon père.

 

Et on alla quérir le père de ce vieillard. Celui-ci était droit et vigoureux, il arriva sans béquilles, ses yeux étaient vifs, il parlait très nettement, et sa barbe était à peine grise.

 

L’empereur lui montra le grain ; le vieillard le prit et le regarda longtemps.

 

– Comme il y a du temps que je n’ai vu de grain pareil ! dit-il. Il porta la graine à sa bouche, la goûta et continua : C’est bien cela, c’est de la même sorte.

 

– Tu connais donc cette graine, petit père ? dit l’empereur. Où pousse-t-elle et en quelle saison ? En as-tu semé et récolté toi-même ?

 

– Quand j’étais jeune, dit le vieillard, nous n’avions pas d’autre blé que de celui-là, nous en faisions notre pain de chaque jour.

 

– Vous l’achetiez ou le récoltiez ? demanda encore l’empereur.

 

– Autrefois, reprit le vieillard en souriant au souvenir de son jeune temps, on ne commettait pas le péché d’acheter ou de vendre le pain. On n’avait jamais vu d’or, et chacun avait autant de pain qu’il en voulait.

 

– Où était ton champ, petit père, et où poussait de pareil blé ?

 

– Mon champ, empereur, c’était la terre que Dieu nous a donnée à tous pour la cultiver. Alors, la terre n’appartenait à personne, elle était à tous ; chacun labourait ce qu’il lui fallait pour vivre, et mon champ, c’était le sol que je labourais. Personne ne disait « le tien, le mien, ma propriété, celle du voisin ». Nous récoltions le fruit de notre travail et nous nous en contentions.

 

L’empereur ajouta :

 

– Apprends-moi encore, vieillard, pourquoi le blé est si petit aujourd’hui et pourquoi il était si beau autrefois. Dis moi encore pourquoi ton petit-fils marche avec deux béquilles, ton fils avec une seule, et pourquoi tu es encore vert et vigoureux malgré ton grand âge. Tu devrais être le plus cassé des trois, et tu es le plus alerte. Tes yeux sont clairs, tu as tes dents, et ta voix vibre comme celle des jeunes hommes de ce temps. Pourquoi es-tu ainsi, petit père ? Le sais-tu ?

 

– Oui, je le sais, empereur. Aujourd’hui les hommes s’usent à désirer plus qu’ils n’ont besoin ; ils sont jaloux et envieux les uns des autres. J’ai vécu dans la crainte et le respect de Dieu, et n’ai possédé que ce qui était à moi par mon travail, sans avoir jamais l’idée de vouloir le bien de mon prochain.

 

LES PÊCHES

 

Le paysan Tikhou Kouzmith, revenant de la ville, appela ses enfants.

 

« Regardez, mes enfants, dit-il, quel cadeau l’oncle Éphrim vous envoie. »

 

Les enfants accoururent, et le père ouvrit le petit paquet.

 

« Voyez les jolies pommes, s’écria Vania, jeune garçon de six ans ; regarde, maman, comme elles sont rouges.

 

– Non, ce ne sont probablement pas des pommes, dit Serge, le fils aîné ; vois leur peau, on dirait qu’elle est recouverte de duvet.

 

– Ce sont des pêches, dit le père ; vous n’avez pas encore vu de pareils fruits ; l’oncle Éphrim les a cultivées dans la serre, car il prétend que les pêches ne poussent que dans les pays chauds, et que, chez nous, on ne peut les récolter que dans les serres.

 

– Et qu’est-ce qu’une serre ? demanda Volodia, le troisième fils de Tikhou.

 

– Une serre, c’est une grande maison dont les murs et le toit sont vitrés. L’oncle Éphrim m’a expliqué qu’on la construit ainsi pour que le soleil puisse réchauffer les plantes. L’hiver, au moyen d’un poêle particulier, on maintient la température au même degré.

 

« Voilà pour toi, femme, la plus grosse pêche, et ces quatre-là sont à vous, enfants.

 

– Eh bien ! demanda Tikhou le soir même, comment trouvez-vous ces fruits ?

 

– Ils ont un goût si fin, si savoureux, répondit Serge, que je veux planter le noyau dans un pot ; et il en poussera peut-être un arbre qui se développera dans l’isba.

 

– Tu serais peut-être un bon jardinier ; voilà que tu songes à faire pousser des arbres, reprit le père.

 

– Et moi, reprit le petit Vania, je l’ai trouvé si bonne, la pêche, que j’ai demandé à maman la moitié de la sienne ; mais le noyau, je l’ai jeté !

 

– Toi, tu es encore tout jeune, dit le père.

 

– Vania a jeté le noyau, dit le second fils, Vasili ; moi, je l’ai ramassé ; il était bien dur ; il y avait dedans une amande qui avait le goût de la noix, mais plus amer. Quant à ma pêche, je l’ai vendue dix kopecks ; elle ne valait d’ailleurs pas davantage. »

 

Tikhou hocha la tête. « C’est trop tôt pour toi de commencer à faire du commerce ; tu veux donc devenir un marchand ? « Et toi, Volodia, tu ne dis rien. Eh bien ! demanda Tikhou à son troisième fils, ta pêche avait-elle bon goût ?

 

– Je ne sais pas ! répondit Volodia.

 

– Comment ! tu ne sais pas ? reprit le père… tu ne l’as donc pas mangée ?

 

– Je l’ai portée à Gucha, répondit Volodia ; il était malade ; je lui ai raconté ce que tu nous as dit à propos de ce fruit, et il ne faisait que contempler la pêche. Je la lui ai donnée ; mais Gucha ne voulait pas la prendre ; alors je l’ai posée près de lui et je me suis enfui. »

 

Le père mit la main sur la tête de son fils et lui dit : « Tu es bon et délicat. »

LÀ OÙ EST L’AMOUR, LÀ EST DIEU[60]

 

Il y avait dans une ville un savetier appelé Martin Avdiéitch. Il occupait dans un sous-sol une pièce éclairée d’une fenêtre. La fenêtre donnait sur la rue ; on voyait passer le monde, et, bien qu’il n’aperçût que leurs pieds, Martin reconnaissait les gens à leurs bottes. Il vivait là depuis longtemps, et connaissait beaucoup de monde. Il était rare qu’une paire de bottes ne lui passât pas une fois ou deux entre les mains. Il ressemelait les unes, rapiéçait les autres ; parfois il renouvelait les empeignes. Et souvent il voyait à travers la fenêtre l’œuvre de ses doigts.

 

Avdiéitch avait beaucoup d’ouvrage, car il travaillait proprement, fournissait de bonne marchandise, ne surfaisait personne et livrait au jour dit. Et tous l’appréciaient et la besogne ne chômait jamais.

 

De tout temps, Avdiéitch s’était montré un brave garçon. Mais, en prenant de l’âge, il se mit à songer davantage à son âme et à se rapprocher de Dieu. Alors qu’il travaillait encore chez son patron, sa femme était morte, lui laissant un petit garçon de trois ans.

 

Ses enfants ne vivaient pas. Les aînés, il les avait tous perdus. Il voulut d’abord envoyer son fils à la campagne, chez sa sœur ; puis il eut pitié et pensa :

 

– Il lui serait trop dur, à mon Kapitochka, de vivre dans une famille étrangère. Je veux le garder avec moi.

 

Et Avdiéitch quitta son patron et s’établit à son compte avec son fils. Mais Dieu ne bénit pas Martin dans ses enfants. Comme il commençait à grandir et à aider son père, Kapitochka tomba malade : il dépérit pendant une semaine et mourut.

 

Avdiéitch ensevelit son enfant et désespéra de tout.

 

Il était si désolé qu’il se prit à murmurer contre Dieu.

 

Il se sentait si malheureux, Martin, qu’il demandait souvent la mort au Seigneur, lui reprochant de ne pas l’avoir pris, lui, un vieillard, à la place de son fils unique et adoré. Il cessa même de fréquenter l’église.

 

Voici qu’un jour, vers la Pentecôte, arriva chez Avdiéitch un de ses pays, un pèlerin toujours en marche depuis huit ans. Ils causèrent, et Martin se plaignit amèrement de ses malheurs.

 

– Je n’ai plus même envie de vivre, homme de Dieu, disait-il. Je ne demande qu’à mourir. C’est tout ce que j’implore de Dieu. Je n’ai maintenant plus d’espérance.

 

Et le petit vieux lui répondit :

 

– Ce n’est pas bien de parler ainsi, Martin. Il ne nous appartient pas de juger ce que Dieu a fait, c’est au-dessus de notre intelligence. Dieu seul est juge de ce qu’il fait. Il a décidé que ton fils mourrait, et que toi tu vivrais : c’est que cela vaut mieux ainsi. Et ton désespoir vient de ce que tu veux vivre pour toi, pour ton propre bonheur.

 

– Et pourquoi vit-on ? demanda Avdiéitch.

 

Et le vieux dit :

 

– C’est pour Dieu qu’il faut vivre. C’est lui qui te donne la vie, c’est pour lui que tu dois vivre. Quand tu commenceras à vivre pour lui, tu n’auras plus de chagrin, et tu supporteras tout facilement.

 

Martin garda un moment le silence. Puis il reprit :

 

– Et comment vivre pour Dieu ?

 

Et le vieux répondit :

 

– Comment vivre pour Dieu ? C’est ce que le Christ a révélé. Sais-tu lire ? Achète l’Évangile et lis. Là, tu apprendras comment il faut vivre pour Dieu. Là, tu trouveras réponse à tout ce que tu demandes.

 

Ces paroles allèrent au cœur d’Avdiéitch. Il s’en alla le jour même acheter un Nouveau Testament en gros caractères et se mit à lire.

 

Il voulait lire seulement pendant les fêtes ; mais, une fois qu’il eut commencé, il se sentit dans l’âme un tel apaisement qu’il prit l’habitude de parcourir tous les jours quelques pages. Parfois, il s’oubliait si bien dans sa lecture, que tout le pétrole de sa lampe était consumé, sans qu’il pût s’arracher au livre saint. Il lisait ainsi chaque soir. Et plus il lisait, plus il comprenait clairement ce que Dieu lui voulait, et comment il faut vivre pour Dieu ; de plus en plus la joie pénétrait dans son cœur.

 

Naguère, avant de se coucher, il lui arrivait de soupirer, de gémir en évoquant le souvenir de Kapitochka. Maintenant, il se contentait de dire :

 

– Gloire à Toi ! Gloire à Toi ! Seigneur. C’est Ta volonté.

 

Depuis ce temps, la vie d’Avdiéitch changea du tout au tout. Il lui arrivait auparavant, les jours de fêtes, d’entrer au traktir[61] boire du thé ; et il ne se refusait pas non plus un verre de vodka. Il se laissait aller à boire avec un ami, parfois, et sorti du traktir, non pas ivre, mais un peu gai, à dire des folies, à héler et injurier les passants.

 

Mais tout cela était loin. Sa vie s’écoulait maintenant paisible et heureuse. Il se mettait à l’ouvrage dès l’aube, accomplissait sa tâche, décrochait sa lampe, la posait sur la table, retirait son livre du rayon, l’ouvrait et lisait. Et plus il lisait, plus il comprenait, et plus sereine était son âme.

 

Il lui arriva une fois de lire plus tard que de coutume. Il en était alors à l’Évangile selon saint Luc. Il lut, au chapitre VI, les versets suivants :

 

« À celui qui te frappe à une joue, présente-lui aussitôt l’autre ; et si quelqu’un t’ôte ton manteau, ne l’empêche point de prendre aussi l’habit de dessous.

 

« Donne à tout homme qui te demande, et si quelqu’un t’ôte ce qui est à toi, ne le redemande pas.

 

« Et ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi de même. »

 

Il lut ensuite les autres versets où le Seigneur dit :

 

« Mais pourquoi m’appelez-vous : Seigneur, Seigneur, tandis que vous ne faites pas ce que je dis ?

 

« Je vous montrerai à qui ressemble tout homme qui vient à moi, et qui écoute mes paroles, et qui les met en pratique.

 

« Il est semblable à un homme qui bâtit une maison, et qui, ayant enfoui et creusé profondément, en a posé le fondement sur le roc ; et quand il est survenu un débordement d’eaux, le torrent a donné avec violence contre cette maison, mais il ne l’a pu ébranler parce qu’elle était fondée sur le roc.

 

« Mais celui qui écoute mes paroles, et qui ne les met pas en pratique, est semblable à un homme qui a bâti sa maison sur la terre sans fondement, contre laquelle le torrent a donné avec violence, et aussitôt elle est tombée, et la ruine de cette maison-là a été grande. »

 

Avdiéitch lut ces paroles, et son cœur fut pénétré de joie. Il ôta ses lunettes, les posa sur le livre, s’accouda sur la table et demeura pensif. Et il compara ses propres actes avec ces paroles, et il se dit :

 

– Ma maison est-elle fondée sur le roc ou sur le sable ? C’est bien si c’est sur le roc. On se sent si léger, lorsqu’on se trouve seul et que l’on a agi comme Dieu l’ordonne ! Tandis que si l’on se laisse distraire de Dieu, on peut retomber dans le péché. Je vais tout de même poursuivre ; ceci est très bon. Que Dieu m’assiste !

 

Après avoir ainsi pensé, il voulut se coucher. Mais cela le peinait trop de s’arracher à son livre. Et il se mit encore à lire le septième chapitre. Il lut l’histoire du centenier et du fils de la veuve ; il lut la réponse de Jésus aux disciples de saint Jean. Il arriva au passage où le riche Pharisien convia chez lui le Seigneur ; il lut comment la pécheresse lui oignit les pieds et les lava avec ses larmes, et comment il lui remit ses péchés. Puis il en vint au verset 44, et il lut :

 

« Alors, se tournant vers la femme, il dit à Simon : Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as point donné d’eau pour les pieds ; mais elle a arrosé mes pieds de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux.

 

« Tu ne m’as point donné de baiser ; mais elle, depuis qu’elle est entrée, n’a cessé de me baiser les pieds.

 

« Tu n’as point oint ma tête d’huile ; mais elle a oint mes pieds d’huile odoriférante. »

 

Il lut ce verset et pensa :

 

« Tu ne m’as point donné d’eau pour les pieds, tu ne m’as point donné de baiser, tu n’as point oint ma tête d’huile. »

 

Et Avdiéitch ôta de nouveau ses lunettes, posa son livre et se reprit à réfléchir.

 

« Sans doute il était comme moi, ce Pharisien. Moi aussi, j’ai songé uniquement à moi : pourvu que je busse du thé, que j’eusse chaud, que je ne manquasse de rien, je ne pensais guère au convié. C’est à moi seul que je songeais, et du convié nul souci. Et le convié, quel est-il ? Le Seigneur lui-même !… S’il était venu chez moi, aurais-je donc agi de la sorte ? »

 

Et Avdiéitch, s’accoudant sur ses deux mains, s’endormit sans s’en apercevoir.

 

– Martin ! fit tout à coup une voix à son oreille.

 

Martin se réveilla en sursaut de son assoupissement.

 

– Qui est là ?

 

Il se retourna, regarda vers la porte : personne.

 

Il se rendormit.

 

Soudain, il entendit bien distinctement ces paroles :

 

– Martin ! Eh ! Martin ! Regarde demain dans la rue. Je viendrai te voir.

 

– Avdiéitch revint à lui, se leva de sa chaise et se frotta les yeux. Et il ne savait pas lui-même si c’était en rêve ou en réalité qu’il avait ouï ces paroles.

 

Il éteignit sa lampe et se coucha.

 

Le lendemain, avant l’aurore, il se leva, fit sa prière à Dieu, alluma son poêle, y mit à cuire du stchi[62], de la choucroute, du kacha, fit bouillir son samovar, passa son tablier et s’assit près de la fenêtre pour travailler.

 

Et tout en travaillant, il songeait à ce qui lui était arrivé la veille ; et il ne savait que penser. Il lui semblait, tantôt qu’il avait été le jouet d’une illusion, tantôt qu’on avait réellement parlé.

 

– Ce sont des choses qui arrivent, se dit-il.

 

Martin restait ainsi à travailler et à regarder par la fenêtre, et, quand passait quelqu’un dans des bottes qu’il ne connaissait pas, il se courbait pour voir, à travers la fenêtre, non seulement les pieds, mais encore le visage.

 

Un dvornik[63] passa, dans des valenkis[64] neuves, puis le porteur d’eau, puis un vieux soldat du temps de Nikolaï, chaussé de vieilles valenkis déjà ressemelées et armé d’une longue pelle.

 

Il s’appelait Stépanitch, et il vivait chez un marchand du voisinage qui l’avait recueilli par charité. Il était chargé d’aider les dvorniks.

 

Le vieux soldat se mit à déblayer la neige devant la fenêtre d’Avdiéitch. Celui-ci le regarda et reprit sa besogne.

 

– Je suis, sans doute, bien sot de guetter ainsi, pensait Avdiéitch en se raillant lui-même… C’est Stépanitch qui déblaye la neige, et moi je crois que c’est le Christ qui vient me voir. Je divague, vieille cruche que je suis.

 

Pourtant, après dix autres aiguillées, il regarda de nouveau par la fenêtre ; et il vit Stépanitch qui, ayant appuyé sa pelle contre le mur, se reposait et se réchauffait.

 

– Il est vieux, ce bonhomme-là, se disait Avdiéitch. On voit qu’il n’a même plus la force de déblayer la neige ; il faudrait peut-être lui donner du thé, j’ai justement mon samovar qui va s’éteindre.

 

Il piqua son alène dans l’établi, se leva, posa le samovar sur la table, versa de l’eau dans la théière et frappa à la fenêtre. Stépanitch se retourna et s’approcha. Le savetier lui fit signe et alla ouvrir la porte.

 

– Viens donc te réchauffer, dit-il, tu dois avoir froid.

 

– Que le Christ nous sauve ! Oui, c’est vrai, les os me font mal, répondit Stépanitch.

 

Le vieux entra, secoua la neige de ses pieds, les essuya de peur de salir le parquet et vacilla sur ses jambes.

 

– Ne te donne pas la peine d’essuyer tes pieds, je nettoierai cela ; cela ne fait rien, viens donc t’asseoir, dit Avdiéitch, prends donc un peu de thé.

 

Il remplit deux verres, et en poussa un vers son hôte ; lui-même il versa le sien dans sa soucoupe et se mit à souffler dessus.

 

Stépanitch but, retourna son verre, posa dessus le restant de sucre et remercia. Mais on voyait qu’il en désirait encore.

 

– Prends-en encore, dit Martin.

 

Et de nouveau il emplit les deux verres.

 

Tout en buvant, Avdiéitch regardait à tout moment dans la rue.

 

– Attends-tu quelqu’un ? interrogea l’hôte.

 

– Si j’attends quelqu’un ? J’ai honte de dire qui j’attends. Je ne sais si j’ai ou non raison d’attendre, mais il y a une parole qui m’est allée au cœur… Était-ce rêve, ou je ne sais quoi ?… Vois-tu, mon frère, je lisais hier l’Évangile de notre petit Père le Christ, combien Il souffrit, comment Il marchait sur la terre. Tu en as entendu parler, n’est-ce pas ?

 

– Oui, j’en ai entendu parler, répondit Stépanitch. Mais nous autres, gens ignorants, nous ne savons pas lire.

 

– Eh bien ! je lisais donc comment Il marchait sur terre… J’ai lu, sais-tu, comment Il est venu chez le Pharisien et comment l’autre n’est point allé au-devant de Lui… Je lisais donc, mon frère, hier, justement cela, je pensais : « Comment pouvait-on ne pas honorer de son mieux notre petit Père le Christ ? Si, par exemple, disais-je, pareille chose m’arrivait, à moi, comme à un autre, je ne saurais même pas comment L’honorer assez. Et lui, le Pharisien, il ne L’a pas bien accueilli ! » Voilà ce que je pensais. Et je m’assoupis. Et quand je fus assoupi, mon frère, je m’entendis appeler par mon nom. Je me lève, et la voix me semble murmurer : « Attends-moi, qu’on dit, je viendrai demain. » Et ainsi deux fois de suite… Eh bien ! me croiras-tu ? cela m’est resté à la tête. J’ai beau me gronder moi-même, je L’attends toujours, Lui, notre petit Père !

 

Stépanitch hocha la tête sans répondre. Il acheva son verre, le coucha sur la soucoupe ; mais Avdiéitch le releva de nouveau et reversa du thé :

 

– Prends donc pour ta santé ! Je songe que Lui, notre petit Père, quand Il marchait sur la terre, Il ne rebutait personne, et Il recherchait surtout les humbles. Il venait toujours chez les humbles ; ses disciples, Il les prenait parmi nous autres, des pêcheurs, des artisans comme nous. « Celui qui s’élève sera abaissé, disait-il ; celui qui s’abaisse sera élevé… » Vous m’appelez Seigneur, qu’il dit, et moi, je vous lave les pieds ; celui qui veut être le premier doit être le serviteur des autres… Car, disait-il, « heureux les pauvres d’esprit ; le royaume des cieux leur est ouvert ».

 

Stépanitch avait oublié son thé. C’était un homme vieux et sensible. Il écoutait, et les larmes coulaient le long de ses joues.

 

– Eh bien ! prends-en encore, lui dit Avdiéitch.

 

Mais Stépanitch fit le signe de croix, remercia, repoussa le verre et se leva.

 

– Je te remercie, dit-il, Martin Avdiéitch, de m’avoir traité de la sorte, et de m’avoir satisfait l’âme avec le corps.

 

– À ton service. À une autre fois. Je suis toujours content qu’on vienne me voir, dit Avdiéitch.

 

Stépanitch partit. Martin se versa ce qui restait de thé, le but, enleva la vaisselle et vint se rasseoir auprès de la fenêtre à travailler.

 

Il coud, et, tout en cousant, il regarde par la fenêtre et attend le Christ. Et il ne fait que penser à Lui, et il repasse dans son esprit ce qu’Il a fait, ce qu’Il a dit.

 

Deux soldats passèrent, l’un dans des bottes d’ordonnance, l’autre dans des bottes à lui, puis un barine en galoches vernies, puis un boulanger avec sa corbeille.

 

Voici qu’en face de la fenêtre apparut une femme en bas de laine, en souliers de paysanne. Elle dépassa la fenêtre et s’arrêta tout contre le mur. Avdiéitch, se penchant, regarde à travers la vitre. Il voit une femme étrangère, avec un enfant dans les bras, appuyée au mur, et tournant le dos au vent. Elle essayait d’abriter son nourrisson, mais sans y parvenir, car elle n’avait rien pour l’envelopper. Cette femme portait des vêtements d’été en fort mauvais état.

 

Et Avdiéitch, de derrière sa fenêtre, entendit l’enfant crier et sa mère le consoler, mais sans succès.

 

Il se leva, ouvrit sa porte, sortit et cria dans l’escalier :

 

– Bonne femme ! Eh ! bonne femme !

 

L’étrangère l’entendit et se tourna vers lui.

 

– Pourquoi donc rester au froid avec ton enfant ? Viens donc dans ma chambre, tu seras mieux pour le soigner… Par ici ! Par ici !

 

La femme, toute surprise, voit un vieillard en tablier et en lunettes qui lui fait signe de venir. Elle le suit.

 

Elle descend l’escalier et pénètre dans la chambre.

 

– Ici, viens donc ici, lui dit le vieillard. Assieds-toi plus près du poêle. Chauffe-toi et fait téter le petit.

 

– C’est que je n’ai plus de lait, répondit-elle. Depuis ce matin, je n’ai moi-même rien mangé.

 

Et elle donna cependant le sein à son nourrisson.

 

Avdiéitch hocha la tête. Il s’approcha de la table, prit du pain, un bol, ouvrit le poêle où cuisait le stchi, sortit un pot de kacha ; mais comme le kacha n’avait pas eu le temps de bouillir, il versa seulement du stchi dans le bol et le posa sur la table. Il coupa du pain, décrocha une serviette et mit le couvert.

 

– Assieds-toi, qu’il dit ; mange, bonne femme ! Moi je garderai un peu ton enfant. J’ai eu aussi des enfants, moi, et je sais les soigner.

 

La femme fit le signe de la croix, se mit à table et mangea, tandis que Martin, s’étant assis sur le lit avec l’enfant, lui envoyait des baisers pour le consoler. Comme l’enfant pleurait toujours, Avdiéitch imagina de le menacer avec son doigt, qu’il approchait et éloignait alternativement de ses lèvres, mais sans le lui mettre dans la bouche, car ce doigt était noir de poix. Et le petit, regardant fixement le doigt, cessa de crier et se mit même à rire, à la grande joie d’Avdiéitch.

 

Tout en mangeant, l’étrangère racontait qui elle était, d’où elle venait :

 

– Moi, qu’elle dit, je suis la femme d’un soldat. Mon mari, on l’a fait partir, voilà déjà huit mois, je n’ai plus eu de ses nouvelles. Je vivais de mon emploi de cuisinière, lorsque j’accouchai ; avec un enfant, on n’a plus voulu me garder, et voilà trois mois que je suis sans place. J’ai mangé tout ce que j’avais ; j’ai voulu me proposer comme nourrice ; on m’a rebutée : « Trop maigre ! » me dit-on. Alors je me suis rendue chez une marchande où se trouve placée notre petite baba : là, on promit de me prendre. Je pensais que la chose allait se faire tout de suite, mais on m’a dit de revenir l’autre semaine ; et elle demeure bien loin… Je suis exténuée, et j’ai fatigué aussi mon pauvre petit. Heureusement que ma patronne a pitié de nous, et nous laisse, au nom du Christ, dormir chez elle. Autrement je ne saurais que devenir.

 

Avdiéitch soupira et dit :

 

– Et tu n’as pas de vêtements chauds ?

 

– Non. J’ai engagé hier, pour vingt kopecks, mon dernier châle.

 

La femme s’approcha du lit et prit l’enfant. Avdiéitch se leva, se dirigea vers le mur, chercha, et apporta une vieille poddiovka[65].

 

– Prends, qu’il dit : c’est mauvais, mais cela te servira toujours pour envelopper.

 

L’étrangère regarda la poddiovka, regarda le vieillard, prit la poddiovka et fondit en larmes. Avdiéitch se détourna, non moins ému ; puis il alla vers son lit, retira le petit coffre, l’ouvrit, chercha et vint se rasseoir en face de la femme.

 

Et la femme dit :

 

– Que le Christ te sauve, petit grand-père ! C’est Lui sans doute qui m’a conduite devant ta fenêtre. Sans cela, l’enfant aurait pris froid. Quand je suis partie, il faisait chaud, et maintenant, quel froid ! La bonne idée qu’il t’a inspirée, Lui, notre petit Père, de regarder par la fenêtre et d’avoir pitié de moi !

 

Avdiéitch sourit :

 

– C’est Lui, en effet, qui m’a inspiré cette idée, dit-il. Ce n’était point par hasard que je regardais par la fenêtre.

 

Et il raconta son rêve à la femme, comment il avait ouï une voix, et comment le Seigneur lui avait promis de venir chez lui ce jour même.

 

– Tout peut arriver, repartit la femme, qui se leva, prit la poddiovka, enveloppa l’enfant, s’inclina et remercia Avdiéitch.

 

– Prends, au nom du Christ, dit Avdiéitch en lui glissant dans la main une pièce de vingt kopeks, prends ceci pour dégager le châle.

 

La femme se signa, Martin se signa aussi, puis il la reconduisit.

 

Et l’étrangère s’en alla. Après avoir mangé du stchi, Avdiéitch se remit à la besogne. Tout en tirant l’alène, il ne perdait pas la fenêtre de vue ; et chaque fois qu’une ombre se profilait, il levait les yeux pour examiner le passant. Il en passait qu’il connaissait, d’autres qu’il ne connaissait point ; mais ceux-ci n’avaient rien de remarquable.

 

Voilà qu’il vit s’arrêter, juste en face de sa fenêtre, une vieille femme, une marchande ambulante, qui tenait à la main un petit panier de pommes ; il n’en restait plus beaucoup, elle avait sans doute vendu les autres. Elle portait sur son dos un sac de menu bois, qu’elle avait dû ramasser dans quelque chantier, et s’en retournait chez elle. Comme le sac lui faisait mal, apparemment, elle voulut le changer d’épaule : elle le posa donc à terre, mit le panier de pommes sur une poutre, et se prit à tasser le bois. Pendant qu’elle était ainsi occupée, un gamin, venu on ne sait d’où, avec une casquette déchirée, déroba une pomme dans le panier et voulut se sauver.

 

Mais la vieille s’en aperçut. Elle se retourna et saisit le petit par la manche. L’enfant se débattit, mais elle le maintint avec ces deux mains, lui arracha sa casquette et lui tira les cheveux.

 

Le gamin hurle, la vieille tempête ; Avdiéitch, sans prendre le temps de piquer son alène, la jette par terre et court à la porte. Même il trébucha dans l’escalier et laissa tomber ses lunettes. Il se précipita dans la rue ; la vieille tirait toujours les cheveux au petit, le tançait d’importance et le menaçait du gorodovoï[66].

 

L’enfant se débattait, niait :

 

– Je n’ai rien pris, disait-il, pourquoi me battre ? Laissez-moi !

 

Avdiéitch voulut les séparer. Il prit le gamin par la main et dit :

 

– Laisse-le, babouchka. Pardonne-lui, au nom du Christ.

 

– Je vais lui pardonner de telle sorte qu’il s’en souviendra jusqu’à la prochaine correction. Je vais le conduire au poste, le vaurien.

 

Martin supplia la vieille.

 

– Laisse-le, qu’il dit, babouchka, il ne le fera plus. Laisse-le donc, au nom du Christ.

 

La vieille lâcha prise ; le gamin allait se sauver, mais Avdiéitch le retint.

 

– Demande à présent pardon à la babouchka, et ne recommence plus à l’avenir : car je t’ai vu prendre la pomme.

 

Le petit se mit à pleurer et demanda pardon.

 

– Voilà qui est bien, et maintenant voici une pomme ! Et Martin prit dans le panier une pomme qu’il tendit à l’enfant.

 

– Je vais te la payer, babouchka, continua-t-il en s’adressant à la vieille.

 

Tu le gâteras, ce mauvais garnement, fit la vieille. Il fallait le récompenser de telle façon qu’il y pensât toute la semaine.

 

– Eh ! babouchka ! babouchka ! nous en jugeons ainsi, mais Dieu n’en juge pas ainsi : s’il faut le fouetter pour une pomme, à nous, pour nos péchés, que faudrait-il nous faire ?

 

La vieille garda le silence.

 

Et Martin raconta à la vieille la parabole du créancier qui remit sa dette à son débiteur, et du débiteur qui vint pour tuer son bienfaiteur.

 

La vieille écoutait, le gamin écoutait aussi.

 

– Dieu nous commande de pardonner, dit Avdiéitch, car autrement il ne nous sera point pardonné à nous-même… de pardonner à tous, et surtout à ceux qui ne savent ce qu’ils font.

 

La vieille hocha la tête et soupira :

 

– Je ne dis pas non, fit-elle. Seulement, les enfants ne sont déjà que trop portés à faire le mal.

 

– Alors c’est à nous, les vieux, de leur montrer le bien.

 

– C’est ce que je dis aussi, répliqua la vieille. Moi-même, j’avais sept enfants ; il ne me reste qu’une fille…

 

Et la vieille se mit à raconter comme elle vivait chez sa fille, et combien elle avait de petits-enfants.

 

– Tu vois, dit-elle, ma faiblesse ? Et pourtant je travaille. Mes petits-enfants… j’ai pitié d’eux, ils sont si gentils, si empressés à courir à ma rencontre ! Et Aksiouka ! En voilà une qui n’irait avec personne autre que moi ! « Babouchka, qu’elle dit, chère babouchka !… »

 

Et la vieille s’attendrit tout à fait.

 

– Certainement, ce n’est qu’un enfantillage ; que Dieu le garde ! fit la vieille en se tournant vers le gamin.

 

Mais comme elle allait pour recharger le sac sur ses épaules, le petit accourut en disant :

 

– Donne, babouchka, je vais te le porter ; c’est sur mon chemin.

 

La vieille hocha la tête et lui donna le sac. Et ils s’en allèrent tous deux côte à côte ; la vieille avait même oublié de réclamer à Avdiéitch le prix de la pomme. Et Martin, resté seul, les regardait et les écoutait marcher et causer.

 

Il les suivit des yeux, puis il rentra chez lui, retrouva ses lunettes intactes dans l’escalier, ramassa son alêne et se remit à l’ouvrage. Il travailla un moment ; mais il n’y voyait déjà plus assez pour passer son fil ; et il aperçut l’allumeur qui s’en allait allumer les réverbères.

 

– Il faut que j’éclaire ma lampe, se dit-il.

 

Il apprêta sa petite lampe, la suspendit et reprit sa besogne. Il termina une botte et l’examina : c’était bien. Il ramassa ses outils, balaya les rognures, décrocha la lampe, qu’il posa sur la table, et prit l’Évangile sur le rayon.

 

Il voulut ouvrir le volume à la page où il en était resté la veille, mais il tomba sur une autre page.

 

Comme il ouvrait l’Évangile, il se rappela le songe de la veille ; et aussitôt il crut entendre remuer derrière lui.

 

Avdiéitch se retourna et vit, lui semblait-il, des gens dans le coin… C’étaient des gens, en effet, mais il ne pouvait les distinguer. Et une voix lui murmura à l’oreille :

 

– Martin ! Eh ! Martin ! Est-ce que tu ne me reconnais pas ?

 

– Qui est là ? fit Avdiéitch.

 

– Mais c’est Moi ! fit la voix ; c’est Moi !

 

Et c’était Stépanitch, qui, surgissant du coin obscur, lui sourit, se dissipa comme un nuage et s’évanouit.

 

– Et c’est aussi Moi ! fit une autre voix.

 

Et du coin obscur surgit la femme avec l’enfant ; la femme sourit, l’enfant sourit, et tous deux s’évanouirent.

 

– Et c’est aussi Moi ! fit une autre voix.

 

Et la vieille surgit avec l’enfant qui tenait une pomme : tous deux sourirent, et ils s’évanouirent.

 

Et Avdiéitch se sentit la joie au cœur. Il fit le signe de la croix, mit ses lunettes et lut l’Évangile à la page où il s’était ouvert.

 

Et dans le haut de la page, il lut :

 

« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai su soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez accueilli. »

 

Et au bas de la page :

 

« Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (S. Matthieu, XXV.)

 

Et Avdiéitch comprit que le songe ne l’avait pas trompé, qu’en effet le Sauveur était venu chez lui ce jour-là, et que c’était Lui qu’il avait accueilli.

LE FAUX COUPON[67]

 

PREMIÈRE PARTIE

 

I

 

FÉDOR MIKHAÏLOVITCH SMOKOVNIKOFF, président de la Chambre des Domaines, était un homme d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon – et il en était fier –, libéral très austère ; et non seulement il était libre penseur, mais il haïssait toute manifestation religieuse, ne voyant dans la religion que des vestiges de superstition.

 

Fédor Mikhaïlovitch Smokovnikoff était rentré de son bureau de fort méchante humeur : le gouverneur de la province lui avait envoyé un papier très stupide qui, dans un certain sens, pouvait vouloir dire que lui, Fédor Mikhaïlovitch, avait agi malhonnêtement.

 

Très agacé, immédiatement il s’était mis à écrire une réponse très énergique et très venimeuse.

 

À la maison, il paraissait à Fédor Mikhaïlovitch que tout allait de travers. Il était cinq heures moins cinq ; il pensait qu’on allait servir tout de suite le dîner, mais le dîner n’était pas prêt. Faisant claquer les portes derrière lui, il s’en alla dans sa chambre. Quelqu’un frappa. « Qui diable est-ce encore ? » Il cria :

 

– Qui est là ?

 

Dans la chambre entra son fils, un garçon de quinze ans, élève de cinquième du lycée.

 

– Qu’est-ce que tu veux ?

 

– C’est aujourd’hui le premier…

 

– Quoi ? L’argent ?

 

Il était établi que, le premier de chaque mois, le père donnait à son fils, comme argent de poche, trois roubles.

 

Fédor Mikhaïlovitch fronça les sourcils, tira son portefeuille, y chercha, en sortit un coupon de 2 roubles 50 ; puis, prenant sa bourse, compta encore 50 kopecks, en petite monnaie.

 

Le fils ne prenait pas l’argent et se taisait.

 

– Père… je t’en prie… donne-moi une avance…

 

– Quoi ?

 

– Je ne te l’aurais pas demandée… mais j’ai emprunté sur parole d’honneur… et j’ai promis. En honnête homme, je ne puis pas… Il me faudrait encore trois roubles… Je t’assure que je ne te demanderai plus rien… Je ne demanderai plus… mais donne-les-moi, je t’en prie, père…

 

– Je t’ai dit…

 

– Père… c’est la première fois…

 

– On te donne trois roubles par mois, et ce n’est pas assez pour toi… À ton âge, on ne me donnait même pas cinquante kopecks.

 

– Maintenant tous mes camarades reçoivent beaucoup plus. Petroff, Ivanitzky reçoivent cinquante roubles…

 

– Et moi je te dis que si tu te conduis de cette façon-là tu deviendras un filou… Je t’ai dit…

 

– Mais quoi, vous avez dit !… Vous ne vous mettez jamais dans ma situation… Alors, il faut que j’agisse en lâche… C’est bien à vous…

 

– Va-t’en, vaurien ! Va-t’en ! Tu mériterais d’être fouetté…

 

Fédor Mikhaïlovitch bondit et se jeta vers son fils.

 

Le fils s’effraya et devint méchant. Mais la méchanceté surpassa l’effroi, et, tête baissée, il gagna rapidement la porte. Fédor Mikhaïlovitch n’avait pas voulu le frapper, mais il était content de sa colère, et longtemps encore, il l’accompagna de ses injures.

 

Quand la femme de chambre vint prévenir Fédor Mikhaïlovitch que le dîner était servi, il se leva.

 

– Enfin ! dit-il. Mon appétit est déjà passé.

 

Et, les sourcils froncés, il alla dîner.

 

À table, sa femme lui adressa la parole, mais il répondit si peu aimablement et d’une façon si brève qu’elle se tut. Le fils aussi, le nez dans son assiette, se taisait. On mangea en silence ; en silence on se leva de table et en silence on se sépara.

 

Après le dîner, le lycéen retourna dans sa chambre, tira de sa poche le coupon et la menue monnaie, et jeta le tout sur la table. Ensuite il enleva son uniforme, et se mit en veston ; puis il alla prendre une grammaire latine très usée, ensuite ferma la porte au verrou, mit l’argent dans le tiroir, duquel il retira des gaines à cigarettes, en remplit une, la boucha d’ouate et se mit à fumer. Il resta sur sa grammaire et ses cahiers pendant deux heures, ne comprenant rien à ce qu’il lisait ; puis il se leva et se mit à piétiner de long en large dans sa chambre, se remémorant la scène qu’il avait eue avec son père.

 

Il se rappelait toutes ses injures et surtout son visage méchant, comme s’il les entendait et le voyait devant lui. « Vaurien !… Tu mériterais d’être fouetté !… » Et plus il se souvenait, plus grandissait en lui sa colère contre son père. Il se rappelait avec quelle expression le père lui avait dit : « Je vois que tu ne feras qu’un filou… Je le savais… »

 

« Si c’est comme ça sans doute je serai un filou… Il a oublié qu’il a été jeune, lui aussi… Quel crime ai-je commis ?… Je suis allé au théâtre… je n’avais pas d’argent, j’ai emprunté à Petia Grouchetzky… Quel mal y a-t-il ?… Un autre aurait eu pitié, aurait questionné… et celui-ci ne fait qu’injurier et ne penser qu’à soi… Voilà, quand il manque de quelque chose, c’est un cri à remplir toute la maison… Et moi, je serai un filou… Non, bien qu’il soit mon père, je ne l’aime pas… Je ne sais pas si tous sont pareils, mais moi, je ne l’aime pas… »

 

La femme de chambre frappa à la porte. Elle apportait un billet dont on attendait la réponse. Ce billet était ainsi libellé :

 

Pour la troisième fois je te demande de me rendre les six roubles que tu m’as empruntés ; mais tu te dérobes. Les gens honnêtes n’agissent pas ainsi. Je te prie de me les envoyer immédiatement par le porteur du présent. Ne peux-tu donc pas les trouver ?

 

Selon que tu me rendras ou non, ton camarade qui t’estime ou te méprise,

 

GROUCHETZKY.

 

« Voilà… Quel cochon !… Il ne peut pas attendre… J’essayerai encore. »

 

Mitia alla trouver sa mère. C’était son dernier espoir. Sa mère était très bonne et ne savait pas refuser ; aussi, à un autre moment elle l’eût probablement aidé, mais ce jour-là elle était très inquiète de la maladie de Petia, son fils cadet, âgé de deux ans. Elle gronda Mitia parce qu’il était venu brusquement et avait fait du bruit ; et elle lui refusa net. Il marmotta quelque chose entre ses dents et s’en alla. Mais elle eut pitié de son fils et le rappela.

 

– Attends, Mitia ! dit-elle. Je n’ai pas aujourd’hui, mais demain j’aurai…

 

Mais Mitia était encore plein de colère contre son père.

 

– Pourquoi demain, quand c’est aujourd’hui que j’ai besoin ? Alors, sachez que j’irai chez un camarade.

 

Il sortit en claquant la porte. « Il n’y a rien d’autre à faire… Il me dira où l’on peut engager la montre », pensa-t-il en tâtant sa montre dans sa poche.

 

Mitia prit de la table le coupon et la menue monnaie, mit son pardessus et partit chez Makhine.

 

II

 

Makhine était un lycéen moustachu. Il jouait aux cartes, connaissait des femmes et avait toujours de l’argent. Il habitait chez une tante. Mitia savait que Makhine était un mauvais sujet, mais quand il se trouvait avec lui, malgré soi, il subissait son influence.

 

Makhine était à la maison et se préparait à aller au théâtre. Sa chambre était tout imprégnée de l’odeur de savon parfumé et d’eau de Cologne.

 

– C’est la dernière chose, dit Makhine, quand Mitia, lui racontant son infortune, lui montra le coupon et les cinquante kopecks, et lui avoua qu’il avait besoin encore de neuf roubles. – Sans doute on peut engager la montre, mais on peut faire mieux, dit Makhine en clignant d’un œil.

 

– Comment mieux ?

 

– Mais très simplement. – Makhine prit le coupon. – Mettre 1 devant 2.50 et ce sera 12.50.

 

– Mais est-ce qu’il existe de pareils coupons ?

 

– Comment donc ! Et les coupons attachés aux billets de mille roubles ? Une fois j’en ai fait passer un pareil.

 

– Oh ! ce n’est pas possible !

 

– Eh bien ! Voyons ! Faut-il ? demanda Makhine en prenant une plume et lissant le billet avec les doigts de la main gauche.

 

– Mais ce n’est pas bien…

 

– Quelle blague !

 

« Et en effet », pensa Mitia. Et il se rappela de nouveau les injures de son père : « Filou. » « Eh bien ! je serai un filou. »

 

Il regarda le visage de Makhine. Makhine souriait tranquillement.

 

– Eh bien ! Tu marches ?

 

– Marche…

 

Makhine traça soigneusement le chiffre 1.

 

– Eh maintenant, allons dans un magasin… Tiens, là, au coin… Des accessoires de photographie… J’ai justement besoin d’un cadre, voilà pour cette personne…

 

Il prit la photographie d’une fille aux grands yeux, à la chevelure abondante, et au buste splendide.

 

– Comment trouves-tu la belle, hein ?

 

– Oui… bien… Mais comment…

 

– Très simplement, tu verras. Allons.

 

Makhine s’habilla et ils sortirent ensemble.

 

III

 

Le timbre de la porte d’entrée du magasin d’objets pour photographie retentit. Les lycéens entrèrent, et parcoururent du regard la boutique déserte avec des rayons pleins de divers accessoires pour photographie et des vitrines sur le comptoir. La porte de l’arrière-boutique livra passage à une femme point jolie, au visage doux, qui vint se placer derrière le comptoir et leur demanda ce qu’ils désiraient.

 

– Un joli petit cadre, madame.

 

– À quel prix ? demanda la dame, en faisant passer rapidement et adroitement les objets entre ses mains couvertes de mitaines jusqu’au-dessus des articulations gonflées des doigts. – Nous avons des cadres de différentes façons… Ceux-ci sont à cinquante kopecks, ceux-ci plus chers… Celui-ci est très joli… tout nouveau… à 1 rouble 20.

 

– Eh bien, donnez celui-ci. Mais ne pourriez-vous pas le laisser à 1 rouble ?

 

– Chez nous on ne marchande pas, répondit la dame avec dignité.

 

– Eh bien, soit ! dit Makhine, en posant sur une vitrine le coupon. – Donnez-moi le cadre et la monnaie… Mais vite… Nous craignons d’arriver en retard au théâtre…

 

– Vous avez encore le temps, dit la dame ; et de ses yeux myopes elle se mit à examiner le coupon.

 

– Ce sera charmant dans ce cadre, dit Makhine, s’adressant à Mitia.

 

– N’auriez-vous pas de monnaie ? demanda la marchande.

 

– Malheureusement non… Le père a donné cela… il faut donc changer…

 

– Mais n’avez-vous pas 1 rouble 20 kopecks ?

 

– Nous n’avons que 50 kopecks de monnaie… Mais quoi ! Avez-vous peur que ce coupon soit faux ?

 

– Non… rien…

 

– Autrement donnez le coupon… Nous changerons ailleurs.

 

– Alors combien ?… Oui, cela fera onze roubles et quelque chose.

 

Elle compta sur un boulier, ouvrit le tiroir de la caisse, prit 10 roubles en papier, puis, cherchant parmi la petite monnaie, elle prit encore six pièces de 20 kopecks et deux de 5.

 

– Veuillez faire un paquet, dit Makhine en prenant l’argent sans se hâter.

 

– Tout de suite.

 

La marchande fit un paquet et le ficela. Mitia ne respira que quand résonna derrière eux le timbre de la porte d’entrée, et qu’ils se trouvèrent dans la rue.

 

– Eh bien, te voilà 10 roubles ; laisse-moi le reste ; je te rendrai cela…

 

Makhine partit au théâtre et Mitia se rendit chez Grouchetzky et lui remit son argent.

 

IV

 

Une heure après le passage des lycéens, le patron du magasin rentra et se mit à faire sa caisse.

 

– En voilà une fieffée imbécile ! En voilà une imbécile ! s’écria-t-il à l’adresse de sa femme, en remarquant le coupon et ayant vu tout de suite qu’il était faux.

 

– Et pourquoi acceptes-tu des coupons ?

 

– Mais toi-même, Eugène, tu en as accepté devant moi, et précisément des coupons de 12 roubles, dit la femme confuse, attristée, et prête à pleurer. – Je ne sais pas moi-même comment ils ont pu me tromper, ces lycéens, ajouta-t-elle. – Un beau jeune homme… qui avait l’air si comme il faut…

 

– Tu es une imbécile comme il faut, continua à se fâcher le mari en comptant la caisse. – Quand j’accepte un coupon, je vois et sais ce qu’il y a d’écrit dessus… Et toi, toute vieille que tu es, tu n’as examiné que la binette du lycéen…

 

La femme ne put avaler cette insulte. À son tour elle se fâcha.

 

– Un vrai goujat ! Tu cries contre les autres, et toi tu perds aux cartes des 54 roubles, et ce n’est rien…

 

– C’est une autre affaire.

 

– Je ne veux pas discuter avec toi, déclara la femme, et elle s’enfuit dans sa chambre.

 

Elle se rappela que sa famille n’avait pas voulu son mariage, estimant que le prétendu était d’une condition bien inférieure, et qu’elle seule avait insisté pour l’épouser… Elle se rappela son enfant mort, l’indifférence de son mari pour cette perte ; et elle ressentit une telle haine pour son mari qu’elle pensa : Comme ce serait bien s’il mourait ! Mais aussitôt elle fut effrayée de ce sentiment et se hâta de s’habiller et de sortir.

 

Quand son mari revint dans l’appartement, sa femme n’était plus là. Sans l’attendre, elle s’était habillée et était partie seule chez un professeur de leur connaissance qui les avait invités à passer la soirée.

 

V

 

Chez le professeur de français, un polonais-russe, il y avait un grand thé, avec gâteaux ; et l’on avait installé quelques petites tables, pour jouer au whist.

 

La femme du marchand d’accessoires pour photographie s’assit à une table de jeu avec le maître de la maison, un officier et une vieille dame sourde, en perruque, veuve d’un marchand de musique, qui raffolait des cartes, et jouait très bien. La femme du marchand avait une chance extraordinaire : deux fois elle avait déclaré le grand schelem ; près d’elle il y avait une assiette de raisins et de poires ; elle se sentait l’âme joyeuse.

 

– Eh bien ! pourquoi Eugène Mikhaïlovitch ne vient-il pas ? demanda, de l’autre table, la maîtresse de la maison. – Nous l’inscrirons à la suite.

 

– Il est probablement occupé avec ses comptes, répondit la femme d’Eugène Mikhaïlovitch. – Aujourd’hui il paye les fournisseurs et le bois.

 

Et, se rappelant la scène avec son mari, elle fronça les sourcils et ses mains en mitaines tremblèrent de colère contre lui.

 

– Ah ! Quand on parle du loup… dit le maître de la maison, à Eugène Mikhaïlovitch qui rentrait. – Pourquoi êtes-vous en retard ?

 

– Différentes affaires… – répondit Eugène Mikhaïlovitch d’une voix joyeuse en se frottant les mains. Et, à l’étonnement de sa femme, il s’approcha d’elle et lui dit : – Tu sais… le coupon… je l’ai passé…

 

– Pas possible !

 

– Oui. Au paysan… pour le bois…

 

Et Eugène Mikhaïlovitch raconta à tous, avec une grande indignation – sa femme complétait son récit par les détails – comment deux lycéens avaient volé honteusement sa femme.

 

– Eh bien, maintenant, à l’ouvrage ! dit-il en prenant place à la table, son tour venu, et battant les cartes.

 

VI

 

En effet, Eugène Mikhaïlovitch avait passé le coupon en paiement du bois au paysan Ivan Mironoff.

 

Ivan Mironoff gagnait sa vie en revendant du bois qu’il achetait dans un dépôt, par sagènes. D’une sagène il faisait cinq parts qu’il s’arrangeait pour revendre en ville, comme cinq quarts, au prix que coûtait le quart au dépôt.

 

Dans ce jour, malheureux pour Ivan Mironoff, le matin, de bonne heure, il avait transporté en ville un demi-quart, qu’il avait vendu très vite ; puis il avait rechargé un autre demi-quart, espérant le vendre aussi ; mais en vain cherchait-il un acheteur, personne n’en voulait. Il tombait sur des citadins expérimentés qui connaissaient le truc habituel des paysans qui prétendent avoir amené de la campagne le bois qu’ils vendent. Il avait faim, froid dans son paletot de peau de mouton usé et son armiak déchirée. Le froid, vers le soir, avait atteint 20 degrés. Son petit cheval, dont il n’avait pas pitié parce qu’il avait l’intention de le vendre à l’équarrisseur et qu’il rudoyait, s’arrêta net. De sorte qu’Ivan Mironoff était prêt à vendre son bois, même à perte, quand il rencontra sur son chemin Eugène Mikhaïlovitch qui était sorti acheter du tabac et rentrait à la maison.

 

– Prenez, monsieur… Je vendrai bon marché… Mon cheval n’en peut plus…

 

– Mais d’où viens-tu ?

 

– Nous sommes de la campagne… C’est du bois à nous… Du bon bois sec…

 

– Oui, on le connaît… Eh bien ! combien en veux-tu ?

 

Ivan Mironoff fixa le prix ; puis commença à rabattre, et, enfin, laissa le bois au prix coûtant.

 

– C’est bien pour vous, monsieur… et parce qu’il ne faut pas l’amener trop loin…, dit-il.

 

Eugène Mikhaïlovitch n’avait pas trop marchandé, se réjouissant à l’idée de passer le coupon.

 

À grand-peine, en poussant lui-même le traîneau, Ivan Mironoff amena le bois dans la cour et se mit à le décharger sous le hangar. Le portier n’était pas là.

 

Ivan Mironoff hésita d’abord à prendre le coupon. Mais Eugène Mikhaïlovitch parla d’une façon si convaincante, et paraissait un monsieur si important, qu’il consentit enfin à l’accepter. Étant entré à l’office, par l’escalier de service, Ivan Mironoff se signa, laissa dégeler les glaçons attachés à sa barbe, puis retroussant son armiak, tira une bourse de cuir où il prit 8 roubles 50 de monnaie, qu’il donna à Eugène Mikhaïlovitch, puis enveloppa soigneusement le coupon et le déposa dans sa bourse.

 

Après avoir remercié le monsieur, Ivan Mironoff, frappant non plus avec le fouet mais avec le manche sa rosse gelée, vouée à la mort et qui remuait à peine les jambes, poussa le traîneau vide vers un débit.

 

Dans le débit, Ivan Mironoff demanda pour 8 kopecks d’eau-de-vie et de thé, et se réchauffant, devenant même en sueur, l’humeur joyeuse, il se mit à causer avec un portier, assis à la même table. Il causa longtemps avec lui, lui racontant toute sa vie. Il raconta qu’il était du village Vassilievskoié, à douze verstes de la ville, qu’il était séparé de son père et de ses frères, qu’il vivait maintenant avec sa femme et ses enfants, dont l’aîné allait encore à l’école, de sorte qu’il n’était point un aide pour lui. Il raconta qu’il allait s’arrêter ici dans une auberge, et que, demain, il irait au marché aux chevaux, vendrait sa rosse, et verrait s’il ne pourrait pas acheter un autre cheval ; que maintenant il ne lui manquait qu’un rouble pour en avoir 25, et que la moitié de son capital était un coupon. Il prit le coupon et le montra au portier. Le portier ne savait pas lire, mais il assura qu’il lui était arrivé de changer des papiers pareils, pour les locataires, que c’était bon, mais qu’il y en avait aussi de faux. Aussi lui conseilla-t-il, pour plus de sûreté, de le changer ici, dans le débit.

 

Ivan Mironoff le remit au garçon et lui demanda de rapporter la monnaie. Mais le garçon ne la rapporta pas, et à sa place s’avança le patron, un homme chauve, au visage luisant, tenant le coupon dans sa main épaisse.

 

– Votre argent n’est pas bon, dit-il, en montrant le coupon, mais sans le remettre.

 

– L’argent est bon. C’est un monsieur qui me l’a donné.

 

– Je te dis qu’il n’est pas bon. Il est faux.

 

– Eh bien, s’il est faux, donne-le-moi.

 

– Non, mon cher. Le frère a besoin d’une leçon… Tu as fabriqué ce faux, avec des filous.

 

– Donne l’argent ! Quel droit as-tu ?

 

– Sidor ! appelle un agent, dit le cabaretier au garçon.

 

Ivan Mironoff avait un peu bu, et quand il avait bu, il n’était plus patient. Il saisit le cabaretier au collet, en criant :

 

– Donne-le ! J’irai chez ce monsieur ; je sais où il demeure.

 

Le cabaretier se dégagea, mais sa chemise était endommagée.

 

– Ah ! c’est comme ça ! Tiens-le.

 

Le garçon saisit Ivan Mironoff, et au même instant parut l’agent de police. Après avoir écouté comme un chef le récit de l’affaire, l’agent la résolut aussitôt :

 

– Au poste !

 

L’agent mit le coupon dans son porte-monnaie et emmena au poste Ivan Mironoff avec son attelage.

 

VII

 

Ivan Mironoff passa la nuit au poste en compagnie d’ivrognes et de voleurs. Il était près de midi quand on l’appela devant le commissaire de police. Le commissaire l’interrogea et l’envoya, escorté de l’agent, chez le marchand d’accessoires pour photographie. Ivan Mironoff se rappelait la rue et la maison.

 

Quand l’agent, ayant fait appeler le patron, lui présenta le coupon, et qu’Ivan Mironoff affirma que c’était bien le même monsieur qui le lui avait donné, Eugène Mikhaïlovitch eut d’abord un air étonné et ensuite sévère.

 

– Quoi ! Tu es fou !… C’est la première fois que je vois cet homme.

 

– Monsieur, c’est un péché… Nous tous mourrons… disait Ivan Mironoff.

 

– Qu’est-ce qui le prend ? Tu l’as probablement rêvé… C’est à quelqu’un d’autre que tu as vendu,… rétorquait Eugène Mikhaïlovitch. D’ailleurs, attendez, j’irai demander à ma femme si elle a acheté du bois hier.

 

Eugène Mikhaïlovitch sortit et aussitôt appela le portier, un garçon élégant, beau, très fort et très adroit, nommé Vassili. Il lui recommanda de répondre, si on lui demandait où il avait acheté du bois la dernière fois, qu’on l’avait pris au dépôt, et, qu’en général, on n’achetait jamais de bois aux paysans :

 

– Il y a là un paysan qui raconte que je lui ai donné un coupon faux. C’est une espèce d’idiot, Dieu sait ce qu’il dit ; mais toi, tu es un garçon intelligent, alors dis que nous n’achetons de bois qu’au dépôt. Au fait, il y a longtemps que je voulais te donner de quoi t’acheter un veston, ajouta Eugène Mikhaïlovitch. Et il donna cinq roubles au portier.

 

Vassili prit l’argent, jeta un regard sur le papier et ensuite sur le visage d’Eugène Mikhaïlovitch, puis secoua sa chevelure et sourit.

 

– C’est connu… ce sont des gens stupides… l’ignorance… Ne vous inquiétez pas, je sais ce qu’il faut dire.

 

Ivan Mironoff avait beau prier et supplier Eugène Mikhaïlovitch, les larmes aux yeux, de reconnaître le coupon, Eugène Mikhaïlovitch et le portier soutenaient qu’on n’achetait jamais de bois aux paysans.

 

L’agent ramena au poste Ivan Mironoff, accusé d’avoir falsifié un coupon. Ce fut seulement après avoir donné cinq roubles au commissaire de police, ce que lui avait conseillé un scribe, un ivrogne détenu avec lui, qu’Ivan Mironoff put quitter le poste, sans le coupon et avec 7 roubles au lieu de 25 qu’il possédait la veille. De ces 7 roubles, Ivan Mironoff en dépensa trois à boire, et le visage défait, ivre mort, il arriva à la maison. Sa femme était dans les derniers jours d’une grossesse et malade. Elle commença à injurier son mari ; celui-ci la bouscula ; elle le battit. Sans répondre aux coups, il se coucha sur la planche et se mit à sangloter.

 

Le lendemain matin, seulement, la femme comprit de quoi il s’agissait, car elle avait confiance en son mari, et pendant longtemps elle proféra des injures à l’adresse du monsieur qui avait trompé son Ivan.

 

Une fois dégrisé, Ivan se rappela qu’un ouvrier, avec lequel il avait bu la veille, lui avait conseillé d’aller se plaindre à un avocat. Il résolut de le faire.

 

VIII

 

L’avocat se chargea de l’affaire, non pour le profit qu’il y avait à en tirer, mais parce qu’il crut Ivan et trouvait révoltante la manière dont on avait trompé ce paysan.

 

Les deux parties comparurent devant le juge. Le portier Vassili était témoin. Au tribunal, la même scène se répéta : Ivan Mironoff invoquait Dieu, et rappelait que nous tous mourrons. Eugène Mikhaïlovitch, bien que tourmenté par la conscience de sa mauvaise action et des conséquences qui en pouvaient résulter, maintenant ne pouvait pas varier dans sa déposition, et, tranquille en apparence, continuait à nier tout.

 

Le portier Vassili avait reçu encore dix roubles, et, souriant, confirmait avec assurance qu’il n’avait jamais vu Ivan Mironoff. Et quand on lui fit prêter serment, malgré la peur qu’au fond de son âme il ressentait, l’air calme, il répéta après le vieux prêtre la formule du serment, et jura, sur la croix et le Saint Évangile, de dire toute la vérité.

 

L’affaire se termina de la façon suivante : le juge débouta de sa plainte Ivan Mironoff et le condamna à cinq roubles de dépens, dont, généreusement, Eugène Mikhaïlovitch le tint quitte. Avant de laisser partir Ivan Mironoff, le juge lui adressa une semonce, l’engageant à être désormais plus prudent, à ne pas accuser à la légère les gens respectables, à être reconnaissant de ce qu’on l’ait tenu quitte des dépens et de ce qu’on ne le poursuive pas pour calomnie, ce qui lui vaudrait trois mois de prison.

 

– Je vous remercie, dit Ivan Mironoff, et en hochant la tête et soupirant, il sortit de la justice de paix.

 

Tout paraissait s’être bien terminé pour Eugène Mikhaïlovitch et Vassili. Mais cela semblait seulement ainsi. Il arriva quelque chose que personne ne pouvait voir, mais qui était beaucoup plus important que ce qui était apparent.

 

Il y avait déjà deux ans que Vassili avait quitté son village et habitait la ville. Chaque année il envoyait de moins en moins à sa famille, et ne faisait pas venir sa femme, n’ayant pas besoin d’elle. Il avait ici, en ville, autant de femmes qu’il voulait, et plus jolies que la sienne. Avec le temps Vassili oubliait de plus en plus les mœurs et les coutumes du village, et s’habituait à la vie urbaine. Là-bas tout était grossier, terne, pauvre, sale. Ici tout était raffiné, bien, propre, riche, ordonné. Et il se persuadait de plus en plus que les gens de la campagne vivent sans penser, comme des bêtes sauvages, et qu’il n’y a qu’en ville que sont de vrais hommes. Il lisait de bons auteurs, des romans ; il allait au spectacle dans la Maison du Peuple. Au village, on ne pouvait voir cela, même en rêve. Au village, les anciens disaient : Vis avec ta femme ; travaille ; sois sobre ; ne sois pas vaniteux ; et ici, les hommes intelligents, savants, qui connaissaient les vraies lois, vivaient tous pour leur plaisir. Et tout était bien.

 

Avant l’histoire du coupon, Vassili ne croyait pas que les maîtres n’ont aucune loi morale. Mais après cette histoire, et surtout après le faux serment, lequel, malgré sa crainte, n’avait été suivi d’aucun châtiment, au contraire, on lui avait donné dix roubles, il acquit la conviction profonde qu’il n’y a aucune loi et qu’il faut vivre pour son plaisir. Et il vécut ainsi. D’abord il gratta sur les achats des locataires, mais c’était peu pour ses dépenses, et alors il commença à dérober de l’argent et les objets de valeur des appartements des locataires. Un jour, il vola la bourse d’Eugène Mikhaïlovitch. Celui-ci le prit sur le fait, mais ne porta pas plainte et se contenta de le renvoyer.

 

Vassili ne voulut pas retourner au village ; il resta à Moscou, avec sa maîtresse, et se chercha une place. Il en trouva une, pas brillante, une place de portier chez un épicier. Vassili l’accepta ; mais le lendemain même on le prit en flagrant délit de vol de sacs. Le patron ne déposa pas de plainte, mais rossa Vassili et le chassa.

 

Après cela il ne trouva plus de place. L’argent filait. Il dut engager ses vêtements, dépensa encore cet argent, et, à la fin des fins, resta avec un seul veston déchiré, un pantalon, et des chaussons de feutre. Sa maîtresse l’avait abandonné. Mais Vassili ne perdit pas sa bonne humeur, et, le printemps venu, il partit chez lui à pied.

 

IX

 

Piotr Nikolaievitch Sventitzky, un homme petit, trapu, portant des lunettes noires (il souffrait des yeux et était menacé de cécité complète), se leva comme à son ordinaire avant l’aube, et, après avoir bu un verre de thé, et endossé sa pelisse à col et parements d’astrakan, il alla à ses affaires.

 

Piotr Nikolaievitch avait été fonctionnaire dans les douanes, et à ce service avait économisé 18 000 roubles. Douze années auparavant, il avait été forcé de donner sa démission, et avait acheté une petite propriété appartenant à un jeune homme qui s’était ruiné en faisant la noce. Étant encore fonctionnaire, Piotr Nikolaievitch s’était marié. Il avait épousé une orpheline pauvre, issue d’une vieille famille de gentilshommes, une femme grande, forte, jolie, mais qui ne lui avait pas donné d’enfants.

 

En toutes choses, Piotr Nikolaievitch apportait ses qualités d’homme sérieux et persévérant. Sans rien connaître au préalable de l’exploitation agricole – il était fils d’un gentilhomme polonais –, il s’en occupa si bien que quinze années plus tard la propriété ruinée de trois cents déciatines était devenue une propriété modèle. Toutes les constructions, depuis son habitation jusqu’aux hangars et l’auvent qui abritait la pompe à incendie, étaient solides, bien agencées, couvertes de fer et peintes. Sous le hangar étaient rangés en ordre les charrues, les araires, les charrettes, les harnais, bien graissés et astiqués. Les chevaux, plutôt de petite taille, et presque tous de son propre élevage, étaient bien nourris, forts, et tous pareils. La machine à battre le blé travaillait sous le hangar. Pour le fourrage il y avait une grange spéciale ; le fumier coulait dans une fosse dallée. Les vaches, également de son élevage, n’étaient pas grandes, mais donnaient beaucoup de lait. Il avait aussi une grande basse-cour, avec des poules d’une espèce particulièrement productive. Le verger était très bien tenu. Partout se remarquaient la solidité, la propreté, l’ordre. Piotr Nikolaievitch se réjouissait en regardant sa propriété, et était fier d’avoir obtenu tout cela sans oppresser les paysans, mais, au contraire, en se montrant d’une stricte équité envers la population. Même parmi les gentilshommes, il était tenu plutôt pour libéral que pour conservateur, et prenait la défense du peuple contre les partisans du régime de servage : « Sois bon avec eux, et ils seront bons. » Il est vrai qu’il ne pardonnait pas facilement les manquements des ouvriers ; parfois lui-même les stimulait, était exigeant pour le travail, mais, en revanche, les logements et la nourriture étaient toujours irréprochables, les salaires étaient payés régulièrement, et les jours de fête, il leur distribuait de l’eau-de-vie.

 

Marchant avec précaution sur la neige fondue – on était en février – Piotr Nikolaievitch se dirigea vers l’isba où logeaient les ouvriers, près de l’écurie. Il faisait encore très noir, surtout à cause du brouillard, mais des fenêtres de l’isba des ouvriers on apercevait la lumière. Les ouvriers étaient levés. Il avait l’intention de les presser un peu ; ils devaient, avec six chevaux, aller chercher du bois dans la forêt.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? » pensa-t-il en remarquant que la porte de l’écurie était ouverte.

 

– Holà ! Qui est là ?

 

Personne ne répondit. Piotr Nikolaievitch entra dans l’écurie. – Holà ! Qui est là ? – Encore point de réponse. Il faisait noir ; sous les pieds, c’était humide, et ça sentait le fumier, et à droite de la porte, dans le boc, se trouvait une paire de jeunes chevaux. Piotr Nikolaievitch allongea la main. C’était vide. Il essaya de toucher du pied : « Ils sont peut-être couchés. » Le pied ne rencontra rien. « Où donc les ont-ils mis ? pensa-t-il. – Ils n’ont pas attelé, tous les traîneaux sont encore dehors. »

 

Piotr Nikolaievitch sortit de l’écurie et appela à haute voix : – Hé ! Stepan !

 

Stepan était le chef ouvrier. Justement il sortit de l’isba.

 

– Voilà ! Hon ! répondit gaiement Stepan. – C’est vous, Piotr Nikolaievitch ? Les camarades viennent tout de suite.

 

– Que se passe-t-il chez vous ?… L’écurie est ouverte.

 

– L’écurie ? Comprends pas… Hé ! Prochka ! Apporte la lanterne !

 

Prochka accourut avec la lanterne. On pénétra dans l’écurie. Stepan comprit aussitôt.

 

– Les voleurs étaient ici, Piotr Nikolaievitch ! Le cadenas a été arraché.

 

– Tu mens !

 

– Des brigands sont venus… Machka n’est plus là ; ni l’Épervier… Non, l’Épervier est ici… Mais il n’y a pas Piostri, ni le Beau…

 

Trois chevaux manquaient. Piotr Nikolaievitch ne dit rien ; il fronça les sourcils et respira lourdement.

 

– Ah ! s’il tombe sous ma main !… Qui était de garde ?

 

– Petka. Il se sera endormi.

 

Piotr Nikolaievitch déposa une plainte à la police, ainsi qu’au chef du district. Il envoya ses paysans à la recherche, de tous côtés. On ne retrouva pas les chevaux.

 

– Quelle sale engeance ! disait Piotr Nikolaievitch.

 

– Que m’ont-ils fait ! Et pourtant étais-je assez bon pour eux ! Attendez, brigands !… Tous des brigands ! Désormais je me conduirai autrement avec vous !

 

X

 

Et les chevaux, les trois chevaux volés, avaient reçu chacun leur destination : Machka avait été vendu à des Bohémiens pour 18 roubles ; Piostri avait été échangé contre un autre cheval à un paysan qui habitait à quarante verstes de là. Quant au Beau, on l’avait tellement esquinté qu’il fallut l’abattre, et sa peau fut vendue pour trois roubles.

 

L’organisateur de cette razzia était Ivan Mironoff. Il avait été en service chez Piotr Nikolaievitch et connaissait toutes les habitudes de ce dernier. Ayant résolu de rentrer dans son argent, il avait organisé ce coup.

 

Depuis sa malchance avec le faux coupon, Ivan Mironoff s’était mis à boire, et il eût vendu tout ce qu’il y avait à la maison si sa femme n’eût caché de lui les habits et tout ce qu’on pouvait vendre.

 

Tout le temps qu’il était ivre, Ivan Mironoff ne cessait de penser non seulement à l’homme qui l’avait trompé, mais à tous les messieurs qui ne vivent qu’en volant le simple peuple. Une fois qu’il s’était arrêté à boire avec des paysans des environs de Podolsk, ceux-ci, étant ivres, lui racontèrent qu’ils avaient volé des chevaux à un paysan. Ivan Mironoff se mit à les invectiver parce qu’ils avaient volé un paysan. – « C’est un péché, disait-il. – Pour un paysan le cheval est comme un frère. Et toi, tu le prives de tout. Si l’on vole, alors ce sont les maîtres qu’il faut voler ; les chiens ne méritent pas davantage. »

 

La conversation se poursuivit, et les paysans de Podolsk objectèrent que c’est difficile de voler des chevaux chez les propriétaires, car il faut pour cela connaître toutes les issues, et que si l’on n’a personne sur place on ne peut rien faire. Alors Ivan Mironoff se rappela Sventitzky, chez qui il avait travaillé un certain temps. Il se rappela que Sventitzky lui avait retenu un rouble cinquante pour un objet cassé. Il se rappela les chevaux, qu’il employait au travail.

 

Sous prétexte de se faire embaucher, mais en réalité afin de bien voir tout et d’apprendre ce qu’il avait besoin de savoir, Ivan Mironoff alla chez Sventitzky. Ayant appris tout ce qui l’intéressait : qu’il n’y avait pas de gardien, et que les chevaux restaient à l’écurie, il amena les voleurs et manigança toute l’affaire.

 

Après avoir partagé le butin avec les paysans de Podolsk, Ivan Mironoff, ayant cinq roubles en poche, retourna à la maison. Là, il n’y avait rien à faire ; il n’avait plus de cheval ; et depuis ce moment Ivan Mironoff s’aboucha avec les voleurs de chevaux et les Bohémiens.

 

XI

 

Piotr Nikolaievitch Sventitzky faisait tout son possible pour trouver le voleur. Sans la complicité de quelqu’un de la maison, le coup n’aurait pu se faire. Alors il commença à soupçonner son personnel, et se mit à interroger les domestiques pour savoir qui, cette nuit-là, avait découché. Il apprit que Prochka Nikolaieff n’avait pas couché à la maison. Prochka était un jeune garçon, récemment libéré du service militaire, un beau soldat, habile, que Piotr Nikolaievitch avait gagé pour être cocher.

 

L’inspecteur de police était un ami de Piotr Nikolaievitch, et celui-ci connaissait également le chef de police du district, le maréchal de la noblesse et le juge d’instruction. Tous ces personnages venaient chez lui le jour de sa fête et connaissaient bien ses bonnes liqueurs et ses champignons marinés. Tous s’intéressaient à son histoire et tâchaient de l’aider.

 

– Voilà, vous défendez les paysans, disait l’inspecteur de police. Croyez-moi : ils sont pires que les bêtes. Sans le fouet et le bâton on n’en peut rien faire… Alors, vous dites, Prochka… Celui que vous employez comme cocher ?

 

– Oui, lui.

 

– Faites-le appeler.

 

On appela Prochka et son interrogatoire commença :

 

– Où étais-tu ?

 

Prochka secoua ses cheveux et une flamme parut dans ses yeux.

 

– À la maison.

 

– Comment à la maison ! Tous les domestiques disent que tu as découché.

 

– C’est comme vous voulez.

 

– Mais il ne s’agit pas de vouloir. Voyons, où étais-tu ?

 

– À la maison.

 

– C’est bien. Agent ! mène-le au poste.

 

– C’est comme vous voulez.

 

Et Prochka n’avoua pas où il était parce qu’il avait passé la nuit chez son amie Parasha, laquelle lui avait fait promettre de ne pas la trahir. Et il ne la trahit point. Il n’y avait pas de preuves, on le relâcha. Mais Piotr Nikolaievitch demeurait convaincu que tout cela était son œuvre. Et il ressentit de la haine pour lui.

 

Prochka, comme c’était son habitude, prit à l’auberge deux mesures d’avoine, donna aux chevaux une mesure et demie, puis vendit l’autre demi-mesure et dépensa l’argent à boire. Piotr Nikolaievitch ayant appris cela, déposa une plainte au juge de paix.

 

Le juge de paix condamna Prochka à trois mois de prison. Prochka était orgueilleux. Il se croyait supérieur aux autres, et était fier de sa personne. La prison l’humilia. Il ne pouvait plus s’enorgueillir devant les gens, et, d’un coup, se laissa aller. Au sortir de la prison, Prochka retourna chez lui moins irrité contre Piotr Nikolaievitch que contre tout le monde.

 

Prochka, après la prison, au dire de tous, se laissa aller et devint paresseux, se mit à boire ; enfin, peu après, il fut pris volant des habits, chez une femme. Et de nouveau, il fut jeté en prison. Pour ce qui était de ses chevaux, Piotr Nikolaievitch apprit seulement qu’on avait retrouvé la peau du hongre, et cette impunité des coupables l’agaçait de plus en plus. Maintenant il ne pouvait plus voir sans colère les paysans, ni même parler d’eux ; et chaque fois qu’il le pouvait, il ne manquait pas de leur nuire.

 

XII

 

Depuis qu’il s’était débarrassé du coupon, Eugène Mikhaïlovitch avait cessé d’y penser ; mais sa femme Marie Vassilievna ne pouvait pas se pardonner de s’être laissée rouler ainsi, pas plus qu’elle ne pardonnait à son mari les paroles cruelles qu’il lui avait dites, ni aux deux jeunes gens de l’avoir trompée aussi habilement. À dater du jour où elle avait été ainsi attrapée, elle regarda attentivement tous les lycéens. Une fois elle rencontra Makhine, mais elle ne le reconnut pas, parce que celui-ci, en l’apercevant, avait fait une telle grimace que son visage en avait été tout changé. Mais, deux semaines après l’évènement, elle se rencontra nez à nez, sur le trottoir, avec Mitia Smokovnikoff.

 

Elle le reconnut aussitôt. Elle le laissa passer, puis, rebroussant chemin, elle le suivit pas à pas. Elle arriva ainsi jusqu’au domicile du lycéen et apprit qui il était.

 

Le lendemain elle se rendit au lycée, et, dans le vestibule, rencontra l’aumônier, Mikhaïl Wedensky. Il lui demanda ce qu’elle désirait. Elle répondit qu’elle désirerait voir le proviseur.

 

– Le proviseur n’est pas ici. Il est souffrant. Peut-être puis-je vous être utile et lui transmettre votre requête.

 

Marie Vassilievna résolut de tout raconter à l’aumônier. L’aumônier était un homme très ambitieux, veuf. Encore l’année précédente il s’était rencontré dans une société avec Smokovnikoff père, et, avec lui, avait engagé une conversation sur la religion. Smokovnikoff l’avait battu sur tous les points et avait amusé la société à ses dépens. Alors Wedensky avait résolu de surveiller le fils d’une façon toute particulière, et ayant trouvé en lui la même indifférence religieuse qu’en son mécréant de père, il s’était mis à le persécuter et même lui avait donné une mauvaise note à l’examen.

 

En apprenant par Marie Vassilievna l’acte du jeune Smokovnikoff, Wedensky ne put pas n’en point avoir de plaisir. Il trouva dans ce cas la confirmation de sa conviction de l’immoralité des hommes privés de la direction de l’Église. Il résolut de profiter de cette circonstance pour montrer, comme il voulait s’en convaincre, le danger que courent tous ceux qui s’éloignent de l’Église. Mais au fond de son âme il était content de se venger de l’orgueilleux athée.

 

– Oui… c’est triste, très triste, disait le père Mikhaïl Wedensky, en caressant de la main la grande croix qui pendait sur sa poitrine. – Je suis très heureux que ce soit à moi que vous ayez confié cela. En ma qualité de serviteur de l’Église je veillerai à ne pas laisser le jeune homme sans remontrances, tout en tâchant d’adoucir le plus possible le châtiment…

 

« Oui, j’agirai comme il convient à mon ministère », se disait le père Mikhaïl, pensant avoir complètement oublié l’hostilité de Smokovnikoff envers lui, et convaincu de n’avoir pour but que le bien et le salut du jeune homme.

 

Le lendemain, pendant le cours d’instruction religieuse, le père Mikhaïl raconta aux lycéens toute l’histoire du faux coupon et leur apprit que le coupable était un lycéen.

 

– C’est un acte mauvais, honteux, leur dit-il. Mais la dissimulation est pire encore. S’il est vrai que le coupable est l’un de vous, alors mieux vaut pour lui se repentir que de celer sa faute.

 

En prononçant ces paroles, le père Mikhaïl regardait fixement Mitia Smokovnikoff. Les lycéens, suivant son regard, se tournèrent aussi vers Smokovnikoff. Mitia rougit, devint en sueur, enfin se mit à pleurer et quitta la classe.

 

La mère de Mitia, ayant appris cela, amena son fils à lui tout avouer, et, aussitôt, courut au magasin d’accessoires pour photographie. Elle paya les douze roubles cinquante à la patronne et lui fit promettre de tenir secret le nom du lycéen ; quant à son fils, elle lui ordonna de nier tout, et, en aucun cas, de n’avouer à son père.

 

En effet, quand Fédor Mikhaïlovitch apprit ce qui s’était passé au lycée, et que son fils, appelé par lui, eut nié tout, il se rendit chez le proviseur, lui raconta ce qui s’était passé, lui déclara que l’acte de l’aumônier était inqualifiable et qu’il ne le laisserait pas passer ainsi. Le proviseur fit appeler l’aumônier, et entre lui et Fédor Mikhaïlovitch eut lieu une très violente explication.

 

– Une femme stupide a calomnié mon fils, du reste, elle-même a ensuite retiré ses propos, et vous n’avez trouvé rien de mieux que de calomnier un garçon honnête, sincère !…

 

– Je ne l’ai pas calomnié, et je ne vous permettrai pas de parler ainsi… Vous oubliez l’habit que je porte…

 

– Je m’en moque de votre habit !

 

– Vos opinions subversives sont connues de toute la ville…, dit le prêtre, dont le menton, en tremblant, faisait remuer la barbiche.

 

– Messieurs !… Mon père !… prononçait le proviseur, en essayant de les calmer ; mais il ne pouvait les mettre à la raison.

 

– Mon ministère m’impose le devoir de veiller à l’éducation religieuse et morale…

 

– Assez de mensonges ! Est-ce que je ne sais pas que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable !

 

– Je trouve indigne de moi de causer avec un homme tel que vous… prononça le père Mikhaïl, blessé par la dernière réflexion de Smokovnikoff, et surtout parce qu’elle était juste. Il avait terminé les cours de la faculté de théologie, c’est pourquoi, depuis longtemps, il ne croyait pas en ce qu’il enseignait et confessait. Il ne croyait qu’une chose : que les hommes doivent s’efforcer à croire en ce que lui-même s’efforçait de leur faire croire.

 

Smokovnikoff n’était pas tant révolté de l’acte de l’aumônier, que de ce qu’il voyait là une preuve éclatante de cette influence cléricale qui commence à se développer chez nous. Et, à tout le monde, il racontait cette histoire.

 

Quant au père Wedensky, devant les manifestations du nihilisme et de l’athéisme, non seulement de la jeune génération, mais de la vieille, il se convainquit de plus en plus de la nécessité de lutter contre cela. Plus il blâmait l’impiété de Smokovnikoff et de ses semblables, plus il se sentait convaincu de la vérité et de la solidité de sa religion, et moins il sentait le besoin de la contrôler et de la mettre d’accord avec sa vie. Sa religion – reconnue par tous ceux qui l’entouraient – était pour lui l’arme principale de la lutte contre ses ennemis.

 

Ces pensées, provoquées par son altercation avec Smokovnikoff, jointes aux ennuis administratifs qui en résultèrent pour lui, c’est-à-dire, observations et blâme de ses chefs, l’amenèrent à prendre une décision à laquelle il pensait depuis longtemps, surtout depuis la mort de sa femme. Il résolut de devenir moine et de choisir la voie suivie par quelques-uns de ses condisciples de la faculté dont l’un était déjà archevêque et l’autre archiprêtre en attendant le premier évêché vacant.

 

À la fin de l’année scolaire Wedensky quitta le lycée, devint moine sous le nom de Missaïl et bientôt fut nommé recteur d’un séminaire, dans une ville de la Volga.

 

XIII

 

Vassili le portier cheminait sur la grand-route, se dirigeant vers le Midi. Pendant la journée il marchait, et, la nuit, l’agent de police locale lui remettait un billet de logement. Partout on lui donnait du pain et, parfois, on l’invitait à se mettre à table pour souper.

 

Dans un village du gouvernement d’Orel, où il passait la nuit, on l’informa qu’un marchand qui avait affermé un verger, chez un propriétaire, cherchait des hommes pour le garder. Vassili en avait assez de mendier, et n’avait pas envie de retourner à la maison. Il alla trouver le jardinier et se loua comme garde pour cinq roubles par mois.

 

La vie dans la hutte, surtout quand les fruits commencèrent à mûrir et qu’on apporta de la grange du maître, pour les gardiens, de grandes brassées de paille fraîche, plaisait beaucoup à Vassili. Toute la journée il restait couché sur la paille fraîche, parfumée, près des tas de pommes d’été et d’hiver encore plus parfumées que la paille, et, tout en sifflotant et chantant il regardait si les enfants n’avaient pas pris quelque part des pommes. Vassili était un maître en fait de chansons. Il avait une belle voix. Des femmes, des jeunes filles, venaient de la campagne chercher des pommes. Vassili plaisantait avec elles. À celles qui lui plaisaient il donnait plus ou moins de pommes en échange d’œufs ou de kopecks, puis se recouchait. Il ne se levait que pour aller déjeuner, dîner ou souper. Il n’avait qu’une seule chemise, en indienne rose, et encore toute trouée. Ses pieds étaient complètement nus, mais son corps était robuste, sain, et quand on retirait du feu le pot de kacha, Vassili en mangeait pour trois, ce qui faisait l’admiration du vieux gardien. Durant la nuit, Vassili ne dormait pas ; il sifflotait ou poussait des cris aigus ; et, dans l’obscurité, il voyait très loin, comme un chat.

 

Une fois des garçons vinrent de la ville pour voler des pommes. Vassili s’approcha à pas de loup et se jeta sur eux. Ils essayèrent de le renverser, mais ce fut lui le plus fort ; tous s’enfuirent, sauf un qu’il retint, amena dans la hutte et remit au patron.

 

La première hutte qu’avait eue Vassili était dans le jardin, plus loin ; la deuxième, quand les poires furent enlevées, était à quarante pas de la maison du maître. Dans cette hutte Vassili était encore plus gai. Toute la journée il voyait comment les messieurs et les demoiselles s’amusaient, allaient se promener le soir et la nuit, jouaient du piano, du violon, chantaient, dansaient. Il voyait comment les demoiselles, assises sur le rebord des fenêtres avec des étudiants, fleuretaient avec eux, et, ensuite, allaient se promener par couples dans les sombres allées de tilleuls où la lumière de la lune ne pénétrait que par raies et par taches.

 

Il voyait les domestiques courir avec des victuailles et des boissons, tous : cuisiniers, intendant, blanchisseuses, jardiniers, cochers, ne travaillant que pour nourrir, servir les maîtres et faciliter leurs agréments.

 

Quelquefois des jeunes maîtres venaient dans sa hutte ; il leur choisissait les meilleures pommes, rouges, juteuses, et les demoiselles, en les croquant à pleines dents, disaient qu’elles étaient bonnes, puis faisaient une remarque quelconque. Vassili comprenait qu’on parlait de lui en français, après quoi, on lui demandait de chanter.

 

Et Vassili admirait cette vie, se rappelant sa vie à Moscou ; et l’idée que tout vient de l’argent lui trottait de plus en plus dans la tête. Vassili se demandait de plus en plus souvent comment faire pour posséder d’un coup le plus d’argent possible. Il commença à se remémorer comment, autrefois, il profitait des occasions, et il décida qu’il ne fallait pas s’y prendre ainsi, qu’il ne fallait pas faire comme autrefois, attraper ce qui est mal gardé, mais qu’il fallait combiner tout d’avance, se renseigner, et agir proprement, sans laisser aucune trace.

 

Vers Noël on ramassa les dernières pommes. Le patron fit un grand bénéfice, récompensa tous les gardiens, parmi lesquels Vassili, et les remercia. Vassili s’habilla, le jeune maître lui avait donné un veston et un chapeau, et n’alla pas à la maison. Il était dégoûté à l’idée de la vie rurale des paysans, et il retourna en ville en compagnie des soldats qui avaient gardé le verger avec lui, et qui s’enivraient. En ville, il décida, la nuit venue, de fracturer et piller le magasin du marchand chez qui il avait travaillé déjà, et qui l’avait battu et chassé sans le payer. Il connaissait toutes les issues, et savait où était l’argent. Il fit faire le guet par un soldat, et lui-même, fracturant la porte cochère, entra et prit tout l’argent. Le vol avait été fait artistement : il n’y avait aucune trace. Vassili s’était emparé de trois cent soixante-dix roubles ; il en donna cent à son compagnon ; avec le reste il se rendit dans une autre ville, et là fit la noce avec des camarades et des filles.

 

Les agents de police le surveillèrent, et il lui restait très peu d’argent quand on l’arrêta et le mit en prison.

 

XIV

 

À dater de cette époque, Ivan Mironoff devint un voleur de chevaux très habile et très audacieux. Afimia, sa femme, qui autrefois l’injuriait pour son manque de savoir-faire, maintenant se montrait heureuse et fière de son mari qui avait une pelisse de peau de mouton, tandis qu’elle-même possédait une demi-pelisse et une pelisse neuve.

 

Dans le village et les alentours, tous savaient que pas un seul vol de chevaux n’avait lieu sans qu’il y prît part, mais ils n’osaient pas le dénoncer, et quand parfois les soupçons tombaient sur lui, il savait en sortir pur et innocent. Son dernier vol avait été celui de Kolotovka. Quand il en avait la possibilité, Ivan Mironoff choisissait sa victime, et, de préférence, il volait chez les propriétaires et les marchands. Mais chez les propriétaires et les marchands c’était difficile, et quand il ne réussissait pas chez ceux-ci, il se rabattait sur les paysans. C’était ainsi qu’à Kolotovka, une nuit, il avait dérobé au hasard des chevaux qui étaient au pâturage. Il n’avait pas fait le coup en personne, mais l’avait fait faire par Guérassim, un très habile larron. Les paysans n’avaient remarqué le vol qu’à l’aube, et, aussitôt, s’étaient lancés à la recherche sur les routes, tandis que les chevaux se trouvaient dans le fossé de la forêt appartenant à l’État. Ivan Mironoff se proposait de les garder ici jusqu’à la nuit prochaine, et alors de filer avec eux chez un portier qu’il connaissait et qui habitait à cent verstes de là. Ivan Mironoff se rendit dans la forêt, pour porter à Guérassim des biscuits et de l’eau-de-vie, et pour retourner à la maison, prit un sentier où il espérait ne rencontrer personne. Malheureusement pour lui, il rencontra le garde, un soldat.

 

– Est-ce que tu viens de chercher des champignons ? lui demanda le soldat.

 

– Oui, mais cette fois je n’en ai pas trouvé, répondit Ivan Mironoff en montrant son panier, qu’il avait pris pour l’occasion.

 

– Oui, cet été il n’y a pas beaucoup de champignons, reprit le soldat. Il resta un moment immobile, paraissant réfléchir, puis s’éloigna.

 

Le garde ne trouvait pas cela très naturel. Ivan Mironoff n’avait pas besoin d’aller si matin dans la forêt de l’État. Le soldat retourna sur ses pas et se mit à fouiller la forêt. Près du fossé il entendit l’ébrouement des chevaux, et, tout doucement, se dirigea vers l’endroit d’où venait le bruit. Dans le fossé la terre était piétinée ; et, par places, se marquait du crottin de cheval. Un peu plus loin, Guérassim, assis, mangeait quelque chose. Les chevaux étaient attachés à un arbre.

 

Le garde courut au village, alla prévenir le staroste, le chef de police, et l’on prit deux témoins. De trois côtés ils s’approchèrent de l’endroit où se tenait Guérassim et l’arrêtèrent. Guérassim ne nia point, et, aussitôt, étant ivre, avoua tout. Il raconta qu’Ivan Mironoff l’avait fait boire, puis l’avait poussé à faire le coup, et qu’il devait, aujourd’hui même, venir chercher les chevaux dans la forêt.

 

Les paysans laissèrent dans la forêt Guérassim et les chevaux ; puis ils organisèrent un traquenard et attendirent Ivan Mironoff. Quand la nuit fut venue, on entendit un sifflement auquel répondit Guérassim. Aussitôt qu’Ivan Mironoff descendit le talus, on se jeta sur lui et on l’emmena au village.

 

Le matin, une grande foule s’assembla devant la chancellerie du village. On amena Ivan Mironoff et l’on se mit à l’interroger. Ce fut Stepan Pelaguschkine, un haut paysan maigre, aux longs bras, au nez aquilin, autrefois scribe du village, qui, le premier, commença l’interrogatoire. Stepan, paysan célibataire, avait fait son service militaire. Il s’était séparé de son frère, et à peine commençait-il à se tirer d’affaire qu’on lui avait volé un cheval. Après deux années de travail dans les mines il avait pu s’acheter encore deux chevaux. Ivan Mironoff les lui avait volés tous deux.

 

– Dis, où sont mes chevaux ! s’écria Stepan, pâle de colère, en regardant sombrement tantôt le sol, tantôt le visage d’Ivan Mironoff.

 

Ivan Mironoff nia, alors Stepan lui donna un coup dans le visage, lui écrasant le nez d’où le sang coula.

 

– Dis ou je te tue !

 

Ivan Mironoff penchait la tête et se taisait…

 

Stepan le frappa de sa longue main une fois encore, puis une autre. Ivan Mironoff se taisait toujours, rejetant sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche.

 

– Frappez-le tous ! s’écria le staroste.

 

Et tous se mirent à le frapper. Ivan Mironoff tomba et leur cria :

 

– Barbares ! Maudits ! Frappez à mort, je ne vous crains pas !

 

Alors Stepan saisit une des pierres qui étaient préparées et, d’un coup, lui brisa le crâne.

 

XV

 

On jugea les meurtriers d’Ivan Mironoff, au nombre desquels était Stepan Pelaguschkine. L’accusation pesait plus fortement sur lui parce que tous les témoins étaient d’accord que c’était lui qui avait, d’un coup de pierre, fracassé la tête d’Ivan Mironoff. Stepan ne dissimula rien à ses juges. Il expliqua que la fois qu’on lui avait volé sa dernière paire de chevaux, il était allé le déclarer à la police et qu’il eût été facile alors de retrouver les traces des tziganes, mais que le commissaire n’avait voulu ni l’entendre ni le recevoir et n’avait ordonné aucune recherche.

 

– Que pouvons-nous faire avec un homme pareil ? Il nous a ruinés !

 

– Pourquoi les autres n’ont-ils pas frappé, et avez-vous été seul à le faire ? lui demanda le procureur.

 

– Ce n’est pas vrai ! Tous frappaient. Toute la commune avait décidé de le tuer. Moi je n’ai fait que l’achever. Pourquoi le faire souffrir inutilement ?

 

Ce qui surprenait le juge en Stepan, c’était le calme absolu avec lequel il racontait comment on avait frappé Ivan Mironoff et comment il l’avait achevé. Stepan, en effet, ne voyait en ce meurtre rien de terrible. Étant au régiment, il lui était arrivé de faire partie d’un peloton d’exécution et de fusiller un soldat, et alors, comme dans le meurtre d’Ivan Mironoff, il n’avait vu là rien de terrible. On a tué, et voilà tout. Aujourd’hui son tour, demain le mien.

 

Stepan n’eut qu’une condamnation légère : un an de prison. On lui enleva son habit de paysan, que l’on rangea sous un numéro dans le dépôt de la prison, et on lui fit mettre la capote et les chaussons des prisonniers. Stepan n’avait jamais eu beaucoup de respect pour les autorités, mais à présent, il acquérait la conviction intime que toutes les autorités, tous les messieurs, sauf le Tzar qui seul est juste et a pitié du peuple, que tous ne sont que des brigands qui vivent du sang du peuple. Les récits des déportés et des forçats avec lesquels il se liait dans la prison, confirmaient cette opinion. L’un était condamné au bagne parce qu’il avait dénoncé la concussion des autorités ; l’autre parce qu’il avait frappé un chef qui avait saisi, injustement, le bien des paysans ; un troisième parce qu’il avait fait de faux billets. Les messieurs, les marchands, pouvaient faire n’importe quoi, tout leur était permis, mais un paysan, un miséreux, pour un rien était envoyé nourrir les poux en prison.

 

Sa femme vint le voir plusieurs fois en prison. Sans lui, tout allait mal, et, pour comble, un incendie la ruina complètement, de sorte qu’elle dut aller mendier avec ses enfants. Les malheurs de sa famille accrurent encore l’irritation de Stepan. En prison il était méchant avec tous, et, une fois, il faillit tuer avec une hache le cuisinier. Pour ce fait on prolongea sa peine d’une année. Au cours de cette année il apprit que sa femme était morte et que sa maison avait été détruite…

 

Quand son temps de prison fut terminé, on appela Stepan au dépôt, on prit sur un rayon l’habit dans lequel il était venu, et on le lui remit.

 

– Où irai-je ? dit-il au surveillant en s’habillant.

 

– À la maison, naturellement.

 

– Je n’ai plus de maison. Probable qu’il me faudra aller sur la grand-route, voler les passants.

 

– Si tu voles, tu viendras de nouveau chez nous.

 

– Il arrivera ce qu’il arrivera.

 

Et Stepan partit. Cependant il prit le chemin de sa maison. Il n’avait plus où aller. Avant d’arriver à sa demeure, il demanda à passer la nuit dans une auberge qu’il connaissait. Cette auberge appartenait à un bourgeois de Vladimir, un gros homme ventru. Il connaissait Stepan. Il savait qu’il avait été envoyé en prison par malheur, et il le laissa passer la nuit chez lui.

 

L’aubergiste était riche. Il avait enlevé la femme d’un paysan du voisinage et vivait avec elle. Cette femme était à la fois maîtresse et servante.

 

Stepan savait tout cela. Il savait que ce richard avait offensé les paysans, que cette vilaine femme avait quitté son mari, et maintenant, bien habillée, tout en sueur, assise devant le samovar, par faveur elle servait aussi du thé à Stepan. Il n’y avait pas de passants. On laissa Stepan coucher dans la cuisine. Matriona, après avoir tout rangé, se retira dans sa chambre. Stepan se coucha sur le poêle, mais il ne pouvait s’endormir et faisait craquer sous lui les allumes qui séchaient sur le poêle. Le gros ventre du propriétaire de l’auberge qui saillait au-dessus de la ceinture de sa blouse maintes fois lavée et passée, ne lui sortait pas de la tête. Il était hanté par la pensée de frapper ce ventre avec un couteau, et d’en faire sortir la graisse. Et de même pour la femme. Tantôt il se disait : « Que le diable les emporte ! Je partirai demain » ; tantôt il se rappelait Ivan Mironoff, et de nouveau pensait au ventre du bourgeois et à la gorge blanche, en sueur, de Matriona. « Si tuer, il faut les tuer tous deux. » Le second chant du coq se fit entendre. « Si agir, il faut agir maintenant, autrement le jour viendra. ». Le soir encore, il avait remarqué où se trouvaient le couteau et la hache. Il descendit du poêle, prit la hache et le couteau et sortit de la cuisine. Aussitôt derrière la porte s’entendit le bruit du loqueteau. Le propriétaire de l’auberge parut. Stepan fit non ce qu’il avait décidé, il n’eut pas le temps d’employer le couteau, mais, brandissant la hache, il frappa à la tête. Le bourgeois se retint au chambranle de la porte, puis tomba sur le sol.

 

Stepan entra dans la chambre. Matriona bondit, et, en chemise, se tint près du lit. Avec la même hache, Stepan la tua.

 

Ensuite il alluma la chandelle, prit l’argent de la caisse et s’en alla.

 

XVI

 

Dans un chef-lieu de district vivait, dans une demeure éloignée de toute habitation, un vieillard ivrogne, un ancien fonctionnaire, avec ses deux filles et son gendre. La fille mariée buvait aussi et menait une vie très mauvaise. La fille aînée, une veuve, Marie Sémionovna, était une femme de cinquante ans, maigre, ridée, qui les entretenait tous. Elle avait une pension de deux cent cinquante roubles, et avec cet argent toute la famille vivait. Marie Sémionovna était la seule personne de la maison qui travaillât. Elle soignait le vieux père faible et ivrogne, et l’enfant de sa sœur ; elle faisait la cuisine, lavait le linge, et, comme il arrive toujours, on laissait tout retomber sur elle, et c’était elle que tous trois injuriaient, et même son beau-frère, étant ivre, allait jusqu’à la battre. Elle supportait tout en silence, avec résignation, et aussi, comme il arrive toujours, plus elle avait à faire, plus elle faisait. Elle venait en aide aux pauvres, se privait de tout, donnait ses vêtements, soignait et secourait les malades.

 

Une fois le tailleur du village, un boiteux, vint travailler chez Marie Sémionovna. Il retournait la poddiovka du vieillard et recouvrait de drap neuf la pelisse de Marie Sémionovna, qu’elle mettait pour aller l’hiver au marché.

 

Le tailleur boiteux était un homme très intelligent et observateur. Dans son métier il voyait beaucoup de monde, et à cause de son infirmité qui l’obligeait à rester toujours assis, il était enclin à réfléchir. Après la semaine passée à travailler chez Marie Sémionovna, il ne pouvait s’étonner assez de sa vie. Un jour elle vint pour laver des serviettes dans la cuisine où il travaillait, et elle se mit à causer avec lui de sa vie. Il raconta que son frère le maltraitait et qu’il s’était séparé de lui.

 

– Je pensais que cela serait mieux, et c’est toujours la même misère.

 

– Il vaut mieux ne pas changer et vivre comme on vit, dit Marie Sémionovna ; oui, vivre comme on vit.

 

– Je t’admire, Marie Sémionovna. Tu es seule pour t’occuper de toutes les affaires, pour les soigner tous, et je vois que tu n’as pas grand-chose de bon de leur part.

 

Marie Sémionovna ne répondit rien.

 

– Tu as probablement lu dans les livres qu’il y aura pour cela une récompense dans l’autre monde.

 

– Cela, nous ne le savons pas, dit Marie Sémionovna ; mais seulement il vaut mieux vivre ainsi.

 

– Est-ce qu’il y a cela dans les livres ?

 

– Oui, répondit-elle, il y a cela. Et elle lui lut, dans l’évangile, le Sermon sur la Montagne.

 

Le tailleur devint pensif, et quand il reçut son compte, il retourna chez lui toujours pensant à ce qu’il avait vu chez Marie Sémionovna, à ce qu’elle lui avait dit et lui avait lu.

 

XVII

 

Piotr Nikolaievitch était devenu autre envers le peuple, et le peuple était devenu autre envers lui. L’année ne s’était pas écoulée qu’on lui avait coupé vingt-sept chênes et incendié une grange non assurée. Piotr Nikolaievitch décida qu’il était impossible de vivre avec les paysans d’ici.

 

Il se trouva que les Livensoff cherchaient alors un intendant pour leur propriété, et le maréchal de la noblesse leur recommanda Piotr Nikolaievitch comme le meilleur propriétaire du district. Le domaine des Livensoff était immense mais ne donnait pas de revenu : les paysans profitaient de tout. Piotr Nikolaievitch se chargea de remettre tout en ordre, et, après avoir loué sa propriété, il partit avec sa femme dans la lointaine province du bassin de la Volga.

 

Piotr Nikolaievitch avait toujours aimé l’ordre et la légalité, et maintenant plus que jamais il ne pouvait admettre que ces paysans grossiers et sauvages pussent, contrairement à la loi, accaparer une propriété qui ne leur appartenait pas. Il était heureux de l’occasion de leur donner une leçon, et il se mit à l’œuvre avec ardeur. Il fit mettre en prison un paysan qui avait volé du bois ; frappa fortement un autre qui n’avait pas garé sa charrette sur la route et n’avait pas soulevé son bonnet. Au sujet de certaines prairies que les paysans considéraient comme leur appartenant, Piotr Nikolaievitch leur déclara que s’ils y mettaient leur bétail, il le confisquerait.

 

Le printemps venu, les paysans lâchèrent leur bétail dans les prairies du maître, comme ils le faisaient les années précédentes. Piotr Nikolaievitch rassembla ses domestiques et leur ordonna de chasser le bétail dans la cour du propriétaire. Les paysans travaillaient dans les champs, et les domestiques, malgré les cris des femmes, s’emparèrent du bétail.

 

En rentrant du travail, les paysans vinrent ensemble dans la cour du propriétaire et exigèrent qu’on leur rendît le bétail. Piotr Nikolaievitch s’avança à leur rencontre le fusil derrière l’épaule (il rentrait de l’inspection). Il leur déclara qu’il ne rendrait le bétail que moyennant paiement de cinquante kopecks par bête à cornes et vingt kopecks par mouton. Les paysans se mirent à crier que les prairies étaient à eux, que leurs pères et leurs grands-pères les possédaient, et qu’il n’existait pas de loi permettant de s’emparer du bétail d’autrui.

 

– Rends le bétail, sans quoi, ça ira mal ! dit un vieillard en s’avançant vers Piotr Nikolaievitch.

 

– Qu’est-ce qui ira mal ? s’écria celui-ci tout pâle, en s’approchant du vieillard.

 

– Donne le bétail, crapule ! Ne nous oblige pas à pécher.

 

– Quoi ! s’écria Piotr Nikolaievitch. Et il frappa le vieillard au visage.

 

– Tu n’as pas le droit de battre ! Amis ! prenons le bétail par force !

 

Piotr Nikolaievitch voulut s’en aller, mais on ne le laissa point partir. Il voulut se frayer un chemin. Son fusil partit, tuant un paysan. Une mêlée épouvantable s’ensuivit. Harcelé de toutes parts, au bout de cinq minutes, le corps écrasé de Piotr Nikolaievitch était jeté dans le ravin.

 

Les meurtriers furent jugés par le conseil de guerre et deux d’entre eux étaient condamnés à la pendaison.

 

XVIII

 

Le tailleur était d’un village du gouvernement de Voronèje, dans le district de Zénilansk. Dans ce village cinq riches paysans louaient à un propriétaire, pour onze cents roubles, cent cinq déciatines d’une bonne terre grasse, noire comme du goudron, et la sous-louaient aux paysans, aux uns à raison de dix-huit roubles la déciatine, de quinze roubles à d’autres, mais pas moins de douze roubles. De la sorte ils avaient un bon profit. Les loueurs gardaient pour eux-mêmes cinq déciatines, et cette terre ne leur coûtait rien. Un des cinq compagnons étant venu à mourir, les autres proposèrent au tailleur boiteux de s’adjoindre à eux.

 

Quand il fut question entre les loueurs de la façon de répartir la terre, le tailleur, qui avait cessé de boire, déclara qu’il fallait taxer tous également et donner à chaque sous-locataire ce qui devait lui revenir.

 

– Comment cela ?

 

– Mais, ne sommes-nous pas des chrétiens ? C’est bon pour les messieurs ; mais nous autres nous sommes des chrétiens. Il faut agir selon la volonté de Dieu ; telle est la loi du Christ.

 

– Où existe une loi pareille ?

 

– Dans le livre de l’évangile. Venez chez moi dimanche, je lirai et nous causerons.

 

Le dimanche, pas tous, mais trois se rendirent chez le tailleur, et il leur fit la lecture.

 

Il lut cinq chapitres de Matthieu ; puis l’on se mit à discuter. Tous avaient écouté, mais seul Ivan Tchouieff s’était assimilé le texte, et assimilé de telle façon qu’il se mit à vivre en tout selon Dieu. Sa famille commença également à vivre ainsi. Il renonça à toute terre superflue, ne gardant que sa part. Et chez le tailleur comme chez Ivan, des gens commencèrent à venir et à comprendre, et, ayant compris, ils cessaient de fumer, de boire, de s’injurier, et s’entraidaient les uns les autres. Alors ils cessèrent d’aller à l’église, et remirent au pope les icônes. Dix-sept familles vécurent ainsi, en tout soixante-cinq personnes. Le pope, pris de crainte, prévint l’archevêque. Celui-ci, après avoir réfléchi aux mesures à prendre, résolut d’envoyer dans le bourg l’archimandrite Missaïl, ancien aumônier de lycée.

 

XIX

 

L’archevêque, ayant invité Missaïl à s’asseoir près de lui, se mit à lui raconter ce qui venait de se produire dans son diocèse.

 

– Tout cela est dû à la faiblesse spirituelle et à l’ignorance. Toi, tu es un savant, et je compte sur toi. Va, réunis le peuple et explique-toi devant tous.

 

– Si votre Éminence me donne sa bénédiction, je tâcherai de m’acquitter de ma mission, dit le père Missaïl. Il était heureux de cette mission. Tout ce qui pouvait démontrer qu’il croyait le réjouissait, et en exhortant les autres il se persuadait surtout à soi-même qu’il avait la foi.

 

– Tâche de réussir. Je souffre beaucoup pour mes fidèles, dit l’archevêque, en prenant lentement de ses grasses mains blanches le verre de thé que lui présentait le sacristain.

 

– Pourquoi n’y a-t-il qu’une sorte de confiture ? Apporte-m’en une autre, dit-il au sacristain. – Oui, cela me fait beaucoup, beaucoup de peine, s’adressa-t-il de nouveau à Missaïl.

 

Missaïl était heureux de montrer son zèle. Mais, étant peu fortuné, il demanda l’argent nécessaire pour ses frais de voyage, et, craignant l’opposition du peuple grossier, il demanda encore qu’on obtienne que le Gouverneur mette à sa disposition la police locale, en cas de besoin. L’archevêque lui arrangea tout cela, et Missaïl, ayant, avec l’aide de son sacristain et de sa cuisinière, préparé sa cantine et les provisions nécessaires pour aller dans un trou pareil, partit au lieu de sa destination.

 

En partant pour cette mission, Missaïl éprouvait un sentiment agréable, la conscience de l’importance de son ministère, et avec cette conscience tous ses doutes en sa foi cessèrent, et au contraire il se sentit convaincu de son entière vérité.

 

Ses idées étaient occupées non de l’essence de la foi, il la prenait comme un axiome, mais à réfuter les objections faites à ses formes extérieures.

 

XX

 

Le pope du bourg et sa femme reçurent Missaïl avec beaucoup d’éclat, et, le lendemain de son arrivée, ils réunirent le peuple à l’église.

 

Missaïl, en soutane de soie neuve, la croix sur la poitrine, les cheveux bien peignés, prit place sur l’ambon, ayant à côté de lui le pope, un peu plus loin les diacres et les chantres ; des agents de police se tenaient près des portes latérales. Les sectaires, en pelisses courtes et sales, vinrent aussi. Après un Te Deum, Missaïl fit un sermon dans lequel il exhortait les dissidents à rentrer dans le sein de la mère Église, les menaçant de toutes les souffrances de l’enfer et promettant le pardon complet à ceux qui se repentiraient. Les sectaires se taisaient. Quand on se mit à les interroger, ils répondirent. Ils expliquèrent qu’ils s’étaient séparés principalement parce que dans l’Église on adore des dieux de bois, fabriqués avec les mains, alors que non seulement ce n’est pas dit dans l’Écriture, mais que dans les prophéties il y a le contraire. Quand Missaïl demanda à Tchouieff s’il était vrai qu’ils appellent les saintes icônes, des planches, Tchouieff répondit : « Mais retourne n’importe laquelle, tu verras toi-même. »

 

Quand on leur demanda pourquoi ils ne s’adressaient pas au pope, ils répondirent qu’il est dit dans l’Écriture : Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement, tandis que les popes ne donnent leurs services que contre argent. À toutes les tentatives de Missaïl de s’appuyer sur la sainte Écriture, le tailleur et Ivan objectèrent tranquillement, mais avec fermeté, en se basant sur l’Écriture qu’ils connaissaient très bien.

 

Missaïl se fâcha et menaça du pouvoir laïc. À cela les sectaires répondirent qu’il est dit : On m’a persécuté et on vous persécutera.

 

Les choses en restèrent là, et tout semblait devoir bien se passer. Mais le lendemain, pendant la messe, Missaïl parla dans son sermon de la malfaisance des dissidents, qu’il déclara dignes de tout châtiment, et le peuple, en sortant de l’église, se mit à dire qu’il faudrait une bonne leçon aux athées, afin qu’ils ne troublent plus les gens. Et ce jour, pendant que Missaïl déjeunait de saumon et de lavaret, en compagnie du pope et d’un inspecteur venu de la ville, une bagarre avait lieu au bourg. Les fidèles orthodoxes s’étaient massés près de l’isba de Tchouieff et attendaient la sortie des sectaires pour les mettre à mal. Ils étaient là une vingtaine de sectaires, hommes et femmes. Le sermon de Missaïl, l’attroupement des orthodoxes, et leurs paroles menaçantes, firent naître chez les sectaires de mauvais sentiments qu’ils n’avaient point auparavant. Le soir vint. Il était temps pour les femmes d’aller traire les vaches. Les orthodoxes étaient toujours là et attendaient. Un garçon s’étant aventuré à sortir, ils le frappèrent et l’obligèrent à rentrer dans l’isba. On discutait sur l’attitude à tenir, mais on ne tombait pas d’accord. Le tailleur disait qu’il fallait souffrir et ne pas se défendre. Tchouieff opinait que si on se laissait faire, eux tous seraient tués, et, s’armant du tisonnier, il sortit dans la rue.

 

– Eh bien, selon la loi de Moïse ! s’écria-t-il, et il se mit à frapper les orthodoxes, et creva l’œil de l’un d’eux. Les autres sortirent de l’isba et retournèrent dans leurs demeures. Tchouieff fut jugé pour sa propagande et pour sacrilège.

 

Quant au père Missaïl, on le récompensa et il fut fait archimandrite.

 

XXI

 

Deux années auparavant, une belle et forte jeune fille, du type oriental, Tourtchaninova, était venue du territoire des Cosaques du Don à Pétersbourg pour suivre les cours de l’Université. Cette jeune fille avait fait connaissance à Pétersbourg de l’étudiant Turine, fils d’un juge de paix du gouvernement de Simbirsk, et l’avait aimé. Mais elle ne l’aimait pas comme aiment ordinairement les femmes, avec le désir de devenir sa femme et la mère de ses enfants ; elle l’aimait en ami, d’un amour nourri principalement par le sentiment de révolte et de haine, non seulement pour l’état de choses existant, mais pour les hommes qui le représentaient, et par celui de leur supériorité intellectuelle et morale sur ces hommes.

 

Elle était très capable, apprenait facilement les matières enseignées, passait ses examens, et, en plus, absorbait en grande quantité les livres les plus nouveaux. Elle était sûre que sa vocation n’était point de mettre au monde et d’élever des enfants (elle regardait même avec dégoût et mépris une vocation pareille), mais que sa mission était de détruire l’ordre existant qui enchaîne les meilleures forces du peuple, et de faire connaître aux hommes cette nouvelle voie de la vie qui lui était indiquée par les écrivains européens les plus avancés.

 

Forte, blanche, fraîche, belle, avec ses yeux noirs brillants, et une épaisse natte brune, elle éveillait chez les hommes les sentiments qu’elle ne voulait et ne pouvait partager, tant elle était absorbée par son activité agitative et verbeuse. Néanmoins il lui était agréable de provoquer ces sentiments, et c’est pourquoi, sans trop apporter de recherche à sa toilette, elle ne négligeait pas son extérieur. Il lui était agréable de plaire et de pouvoir montrer qu’elle méprisait réellement ce que d’autres femmes apprécient tant.

 

Dans ses opinions sur les moyens de lutte contre l’ordre existant, elle allait plus loin que la plupart de ses camarades et que son ami Turine, et elle soutenait que, dans la lutte, tous les moyens sont bons et peuvent être employés, le meurtre inclusivement.

 

Et cependant cette même révolutionnaire Catherine Tourtchaninova était au fond de son âme une personne très bonne et très dévouée, qui toujours à son avantage, à son plaisir, à son bien-être préférait l’avantage, le plaisir et le bien-être des autres, et toujours se réjouissait sincèrement de l’occasion de faire quelque chose d’agréable à un enfant, à un vieillard, à un animal.

 

Tourtchaninova passait l’été dans un chef-lieu de district, sur la Volga, chez une amie, maîtresse d’école de village. Dans le même district Turine vivait chez son père. Tous les trois, avec un médecin du district, se voyaient souvent, échangeaient des livres, discutaient et se révoltaient. La propriété des Turine était voisine du domaine des Livensoff où Piotr Nikolaievitch était entré en qualité de gérant. Aussitôt que Piotr Nikolaievitch commença à établir l’ordre, le jeune Turine, remarquant chez les paysans des Livensoff leur esprit d’indépendance et leur ferme intention de défendre leurs droits, s’intéressa à eux et vint souvent au village causer avec eux, leur développant la théorie du socialisme en général, et de la nationalisation de la terre en particulier.

 

Quand survint le meurtre de Piotr Nikolaievitch, et qu’arriva le tribunal militaire, le groupe des révolutionnaires du chef-lieu de district eut un très fort motif de révolte et en parlait très librement. Les visites de Turine au village, ses conversations avec les paysans furent rapportées devant le tribunal. On fit une perquisition chez Turine. On trouva chez lui quelques brochures révolutionnaires, et l’étudiant fut arrêté et conduit à Pétersbourg.

 

Tourtchaninova s’y rendit après lui et alla à la prison pour le voir. Mais on ne lui accorda pas d’entrevue avec lui en dehors du jour des visites, et elle ne put voir Turine qu’à travers les deux grilles. Ces visites augmentaient encore sa révolte, qui fut portée à son comble après une explication avec un bel officier de gendarmerie, lequel se montra prêt à être indulgent dans le cas où elle accepterait ses propositions. Cela l’amena au dernier degré de l’indignation et de la colère contre toutes les autorités. Elle alla trouver le chef de la police. Celui-ci lui dit la même chose que l’officier de gendarmerie, qu’il ne pouvait rien faire, qu’il fallait pour cela l’ordre du ministre. Elle adressa une requête au ministre, en demandant une entrevue. Elle reçut un refus. Alors elle se résolut à un acte désespéré et acheta un revolver.

 

XXII

 

Le ministre recevait à son heure habituelle. Il faisait le tour de tous les solliciteurs et arriva à une belle jeune femme qui se tenait debout, un papier dans la main gauche. Une petite flamme tendre, lubrique, s’alluma dans les yeux du ministre à la vue de la jolie quémandeuse, mais se rappelant sa situation, le ministre prit un air sérieux.

 

– Que désirez-vous ? demanda-t-il en s’approchant d’elle. Sans répondre, elle sortit rapidement, de dessous sa pèlerine, sa main armée du revolver, et visant la poitrine du ministre tira, mais le manqua.

 

Le ministre voulut saisir son bras. Elle le repoussa et tira un second coup. Le ministre s’enfuit en courant. On arrêta la jeune femme. Elle tremblait et ne pouvait parler, et, tout d’un coup, elle éclata d’un rire hystérique. Le ministre n’était pas même blessé.

 

La femme était Tourtchaninova. On la mit dans la maison d’arrêt préventif. Quant au ministre, il reçut les félicitations et les marques de sympathie des personnages les plus haut placés, et de l’empereur lui-même. Il nomma une commission chargée de rechercher le complot dont cet attentat était la conséquence. Il va sans dire qu’il n’y avait aucun complot, mais les fonctionnaires de la police secrète et de la sûreté se mirent soigneusement à rechercher tous les fils du complot inexistant, gagnant consciencieusement leurs émoluments à se lever de bonne heure, le matin, avant le jour, faisant une perquisition après l’autre, scrutant les livres, les papiers, lisant les journaux intimes, les lettres privées, dont ils faisaient des extraits sur de beau papier, avec une belle écriture, interrogeant plusieurs fois Tourtchaninova, confrontant des gens avec elle afin d’apprendre d’elle les noms de ses complices.

 

Au fond de son âme, le ministre était un brave homme, et il plaignait cette belle et forte Cosaque, mais il se disait que de lourds devoirs d’État lui incombaient et qu’il les exécuterait quelque difficile que cela fût. Et quand son ancien camarade, un chambellan, ami de la famille Turine, l’ayant rencontré à un bal de la cour, intercéda près de lui en faveur de Turine et de Tourtchaninova, le ministre haussa les épaules, si bien que le ruban rouge qui barrait son gilet blanc se plissa, et il lui dit : – Je ne demanderais pas mieux de faire relâcher cette malheureuse jeune fille, mais, vous savez, le devoir.

 

Et pendant ce temps, Tourtchaninova était dans la maison d’arrêt préventif. Parfois, calme, elle parlait aux camarades en frappant contre la cloison, lisait les livres qu’on lui donnait, et parfois, tout d’un coup, elle devenait désespérée, furieuse, et frappait les murs, poussait des cris ou riait aux éclats.

 

XXIII

 

Un jour, Marie Sémionovna, qui était allée à la trésorerie toucher sa pension, en revenant chez elle rencontra un maître d’école qu’elle connaissait.

 

– Eh bien ! Marie Sémionovna, vous avez touché ? lui cria le maître d’école à travers la rue.

 

– Oui, j’ai touché, répondit Marie Sémionovna. Mais juste de quoi boucher les trous.

 

– Bah ! vous avez beaucoup d’argent ; vous boucherez les trous et il en restera, dit l’instituteur, et, la saluant, il continua son chemin.

 

– Adieu, lui dit Marie Sémionovna, et tandis qu’elle regardait le maître d’école, elle se heurta contre un homme de haute taille, aux longs bras, et à la mine sévère. Arrivée près de sa demeure, elle fut surprise en apercevant de nouveau cet homme aux longs bras. Celui-ci la regarda rentrer dans sa maison, resta un moment planté là, puis, se détournant, s’en alla.

 

Marie Sémionovua se sentit mal à l’aise. Mais, lorsqu’entrée dans la maison elle se mit à distribuer les petits présents rapportés pour le vieux et pour son petit neveu scrofuleux, Fédia, et qu’elle eut caressé le chien, Trésorka, qui aboyait de joie, de nouveau elle se sentit bien, et, après avoir remis l’argent à son père, elle se mit à travailler, car la besogne ne lui manquait jamais.

 

L’homme qu’elle avait rencontré était Stepan. De l’auberge où il avait tué le propriétaire, Stepan n’était pas allé à la ville ; et, chose étonnante, le souvenir de son meurtre non seulement ne lui était pas désagréable, mais, plusieurs fois par jour, il se le remémorait exprès. Il lui était agréable de penser qu’il avait pu le commettre si proprement, si habilement, que personne ne le saurait et ne l’empêcherait de faire la même chose à d’autres.

 

Attablé dans une auberge où il prenait du thé, il examinait les gens toujours avec la même idée : comment les tuer ? Il partit passer la nuit chez un charretier de son pays. Le charretier n’était pas à la maison. Stepan dit qu’il l’attendrait et resta à causer avec sa femme.

 

Mais, comme elle se retournait vers le poêle, il lui vint en tête l’idée de la tuer. Surpris lui-même, il hocha la tête, puis tira de la tige de sa botte un couteau, renversa la femme et lui coupa la gorge. Les enfants se mirent à crier. Il les tua, et quitta la ville sans rester à coucher. Au-delà de la ville – dans un village – il entra dans une auberge et y passa la nuit. Le lendemain il alla de nouveau au chef-lieu de district, où, dans la rue, il entendit la conversation de Marie Sémionovna avec le maître d’école. Le regard de la femme le troubla. Néanmoins il résolut de s’introduire chez elle et de s’emparer de l’argent qu’elle avait touché. La nuit, il brisa la serrure et pénétra dans la maison. La fille cadette, mariée, l’entendit la première. Elle se mit à crier. Stepan, aussitôt, la tua. Le beau-frère s’éveilla et se jeta sur lui. Il saisit Stepan à la gorge et longtemps lutta avec lui. Mais Stepan était le plus fort. S’étant débarrassé du beau-frère, Stepan, ému, excité par la lutte, passa derrière la cloison. Marie Sémionovna couchait là. Soulevée sur son séant, elle regardait Stepan avec des yeux effrayés, doux, et se signait.

 

De nouveau son regard troubla Stepan. Il baissa les yeux.

 

– Où est l’argent ? dit-il sans la regarder.

 

Elle ne répondit pas.

 

– Où est l’argent ? répéta Stepan, en montrant le couteau.

 

– Que fais-tu ? Peut-on faire cela ? prononça-t-elle.

 

– Ça se voit qu’on le peut.

 

Stepan s’approcha d’elle prêt à lui saisir le bras pour qu’elle ne le gênât pas. Mais elle ne leva point les bras, ne résista point, serra seulement ses mains contre sa poitrine, soupira profondément et répéta :

 

– Oh ! Quel grand péché ! Que fais-tu ? Aie pitié de toi-même ! perdre les âmes des autres, mais pire encore tu perdras la tienne ! Oh ! s’écria-t-elle.

 

Stepan, ne pouvant supporter davantage cette voix, lui porta un coup à la gorge.

 

– Je n’ai pas le temps d’écouter vos histoires !

 

Elle retomba en râlant sur l’oreiller et l’inonda de son sang.

 

Il se détourna et alla dans la chambre, où il fit main basse sur tout ce qui lui convenait. Cela fait, Stepan alluma une cigarette, resta assis un moment, nettoya ses vêtements, puis sortit.

 

Il pensait que ce meurtre agirait sur lui comme les précédents ; mais avant d’arriver à une auberge, il ressentit soudain une telle fatigue, qu’il ne pouvait mouvoir un seul membre. Il se coucha dans le fossé et resta là toute la nuit, toute la journée et la nuit suivante.

 

DEUXIÈME PARTIE

 

I

 

COUCHÉ dans le fossé, Stepan voyait toujours devant lui le visage doux, maigre, effrayé de Marie Sémionovna et entendait le son de sa voix. « Peut-on faire cela ? » lui disait-elle de sa voix particulière, zézayante. Et Stepan revivait tout ce qui s’était passé avec elle, et, saisi d’horreur, il fermait les yeux, secouait sa tête chevelue, pour en chasser toutes ces pensées et tous ces souvenirs. Pour un moment il se délivrait des souvenirs, mais à leur place parut d’abord un spectre noir, et après celui-là, d’autres spectres noirs, avec des yeux rouges, qui tous grimaçaient et lui disaient la même chose : Tu as fini avec elle, finis avec toi-même, autrement nous ne te donnerons pas de repos.

 

Il ouvrait les yeux et de nouveau il la voyait, et entendait sa voix. Il ressentit de la pitié pour elle et du dégoût et de l’horreur pour lui-même. De nouveau il fermait les yeux, et de nouveau se montraient les noires visions.

 

Le lendemain, vers le soir, il se leva et alla dans un débit. À peine eut-il la force de se traîner jusque-là. Il se mit à boire. Mais il avait beau boire, l’ivresse ne venait pas. Taciturne, il était assis devant la table et buvait un verre après l’autre.

 

Un officier de police vint à entrer dans le débit.

 

– Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

 

– Je suis celui qui a tué tout le monde, hier, chez les Dobrotvoroff.

 

On le ligota, et après l’avoir gardé au poste, on le conduisit au chef-lieu. Le directeur de la prison, reconnaissant son ancien pensionnaire tapageur, devenu grand criminel, le reçut sévèrement.

 

– Prends garde de ne pas faire de tapage, chez moi ! râla le directeur de la prison en fronçant les sourcils et allongeant sa lèvre inférieure. Si je m’aperçois de la moindre des choses, je te ferai fouetter à mort ! D’ici tu ne t’enfuiras pas !

 

– Pourquoi fuir ? dit Stepan en baissant les yeux. Je me suis livré moi-même.

 

– Allons, pas de discussion. Quand le chef te parle il faut regarder droit dans les yeux ! s’écria le directeur, et il lui allongea un coup de poing dans la mâchoire.

 

À ce moment, devant Stepan, elle se dressa de nouveau et il entendit sa voix. Il n’écoutait pas ce que lui disait le directeur de la prison.

 

– Quoi ? fit-il se ressaisissant au contact du poing sur son visage.

 

– Eh bien ! Va ! Il n’y a pas à simuler.

 

Le directeur s’attendait à du tapage, à des coups montés avec d’autres prisonniers, à des tentatives d’évasion. Mais il n’était rien de tout cela. Quand le surveillant regardait par le judas de sa cellule, ou quand le directeur lui-même regardait, ils voyaient Stepan assis sur un sac rempli de paille, la tête appuyée sur sa main et marmottant quelque chose. Pendant les interrogatoires chez le juge d’instruction, il ne ressemblait pas non plus aux autres prisonniers. Il écoutait distraitement les questions, et quand il les comprenait, il y répondait avec tant de sincérité que le juge, habitué à lutter contre l’adresse et la ruse des criminels, éprouvait quelque chose de semblable à ce que l’on éprouve quand on lève le pied devant une marche qui n’existe pas.

 

Stepan racontait tous ses crimes, les sourcils froncés, les yeux fixés sur un seul point, du ton le plus naturel, d’un ton d’affaires, en tâchant de se rappeler tous les détails. « Je suis sorti pieds nus, disait Stepan racontant son premier assassinat ; je me suis arrêté dans l’embrasure de la porte, et alors je l’ai frappé une fois. Il râlait, et aussitôt je me suis mis à frapper la femme, etc. »

 

Quand le procureur fit le tour des cellules de la prison, et, qu’arrivé à celle de Stepan, il lui demanda s’il n’avait pas à se plaindre de quelque chose et s’il n’avait besoin de rien, Stepan répondit qu’il n’avait besoin de rien et qu’on le traitait bien ici. Après avoir fait quelques pas dans le corridor puant, le procureur s’arrêta et demanda au directeur de la prison, qui l’accompagnait, comment se conduisait ce prisonnier.

 

– Je ne puis m’étonner assez, répondit le directeur, content que Stepan ait loué la façon dont on le traitait. – C’est le second mois qu’il est ici, et sa conduite est exemplaire. Seulement je crains qu’il ne mijote quelque chose. C’est un homme courageux et d’une force peu commune.

 

II

 

Durant tout le premier mois de sa détention dans la prison, Stepan était sans cesse tourmenté par la même vision. Il voyait le mur gris de sa cellule ; il entendait les bruits de la prison, le bourdonnement de la salle commune, située au-dessus de lui, les pas du factionnaire dans le corridor, le tic-tac de la pendule, et, en même temps, il la voyait, elle, avec son regard doux qui l’avait vaincu dès leur rencontre dans la rue ; il voyait son cou maigre, ridé, qu’il avait tranché, et il entendait sa voix attendrissante, plaintive, zézayante : « Tu perdras les âmes des autres et la tienne… Peut-on faire cela ? » Ensuite la voix se taisait et les spectres noirs paraissaient. Ces visions se montraient à lui indifféremment, que ses yeux fussent ouverts ou fermés. Quand il avait les yeux fermés, elles étaient plus nettes. Quand Stepan ouvrait les yeux, elles se confondaient avec la porte, les murs et, peu à peu, disparaissaient. Mais ensuite elles reparaissaient et s’avançaient vers lui de trois côtés en grimaçant et disant : « Finis, finis ! On peut faire un nœud, on peut se brûler. » Et Stepan se mettait à trembler, à réciter les prières qu’il connaissait, l’Avé Maria et le Pater. Au commencement cela semblait le soulager. En récitant ses prières il commençait à se remémorer toute sa vie. Il se rappelait son père, sa mère, son village, le chien, Loup, son grand-père couché sur le poêle, les bancs sur lesquels, enfant, il se roulait. Ensuite il se rappelait les jeunes filles avec leurs chansons, les chevaux qu’on avait volés, et comment on avait rattrapé le voleur et comment il l’avait achevé d’un coup de pierre. Il se rappelait sa première détention, sa sortie de prison, puis le gros cabaretier, sa femme, le charretier, les enfants, et ensuite de nouveau c’était elle qui se présentait à son souvenir. Alors, saisi d’horreur, il laissait tomber de ses épaules sa capote, sautait à bas de sa planche et, comme une bête en cage, se mettait à marcher rapidement d’un bout à l’autre de sa cellule, faisant une brusque volte-face devant le mur humide, souillé. Et de nouveau il récitait ses prières. Mais les prières ne le soulageaient plus.

 

Par une longue soirée d’automne, pendant laquelle le vent sifflait et gémissait dans les tuyaux, après avoir marché à travers sa cellule, il s’assit sur sa planche, éprouvant la certitude qu’il n’y avait plus à lutter, que les visions noires étaient victorieuses et qu’il n’avait plus qu’à se soumettre à elles. Depuis longtemps il avait examiné attentivement la bouche de chaleur de son poêle. « Si l’on mettait autour une cordelette ou une bande d’étoffe, alors ça ne glisserait pas… » Mais il fallait faire cela adroitement. Et il se mit à l’œuvre. Pendant deux jours, avec l’enveloppe de la paillasse sur laquelle il couchait, il prépara des bandes. (Quand le surveillant entrait dans sa cellule il couvrait sa planche avec sa capote.) Il unissait des bandes par des nœuds et les mettait doubles afin qu’elles pussent soutenir son corps sans se rompre. Pendant qu’il faisait ces préparatifs, il ne souffrit pas. Quand tout fut prêt, il fit un nœud coulant, y passa son cou, puis grimpa sur sa couchette et se pendit. Mais à peine la langue commençait-elle à sortir que les bandes se rompirent et il tomba. Le surveillant accourut au bruit. On appela l’infirmier et on conduisit Stepan à l’hôpital. Le lendemain il était complètement rétabli ; on le fit sortir de l’hôpital, mais au lieu de le remettre en cellule on le plaça dans la salle commune.

 

Dans cette salle il vécut avec les vingt prisonniers qui se trouvaient là, comme s’il eût été seul. Il ne regardait personne, ne parlait à personne, et continuait à être tourmenté. Ce qui lui était particulièrement pénible, c’est quand tous dormaient et que lui ne dormait pas, et, comme auparavant, la voyait et entendait sa voix, après quoi, de nouveau, paraissaient les visions noires, avec leurs yeux effrayants et qui l’irritaient.

 

De nouveau, comme auparavant, il récitait ses prières, mais, comme auparavant, les prières ne le soulageaient point. Une fois, après ses prières, elle lui apparut de nouveau. Alors il se mit à la prier, à prier son âme, pour qu’elle lui pardonnât, et quand, vers le matin, se laissant tomber sur sa paillasse, il s’endormit d’un profond sommeil, il la vit en rêve, avec son cou maigre, ridé, tranché. – « Eh bien, tu me pardonneras ? » Elle le regardait de ses yeux doux, mais ne répondait rien. « Tu me pardonneras ? » Il l’interrogea ainsi trois fois, sans qu’elle répondît, et il s’éveilla. À dater de ce moment il se sentit mieux. Il semblait en avoir pris le dessus. Il regardait autour de lui, et pour la première fois il commença à se rapprocher de ses compagnons et à causer avec eux.

 

III

 

Dans la salle où était enfermé Stepan se trouvait Vassili, arrêté de nouveau pour vol et qui était condamné à la déportation. Tchouieff, condamné à la déportation, s’y trouvait aussi. Vassili, tout le temps, chantait de sa belle voix, ou racontait aux camarades ses aventures. Tchouieff, lui, ou bien faisait un travail quelconque, raccommodait des habits ou du linge, ou bien lisait l’évangile et les psaumes.

 

Stepan ayant demandé à Tchouieff pourquoi il était déporté, il lui expliqua qu’on le déportait à cause de la vraie loi du Christ, parce que les popes, ces trompeurs de l’esprit, ne peuvent tolérer les hommes qui vivent d’après l’évangile et qui les dénoncent. Stepan lui demanda alors en quoi consistait la loi, et Tchouieff lui expliqua que la loi de l’évangile consistait en ceci : à ne pas prier les dieux fabriqués de la main des hommes, mais à adorer Dieu en esprit et en vérité. Et il lui raconta comment il avait appris cette vraie religion du tailleur boiteux, à l’occasion du partage de la terre.

 

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y aura pour les mauvaises actions ? demanda Stepan.

 

– Tout est dit dans l’évangile.

 

Et Tchouieff se mit à lire (Matthieu XXV, 31-46) :

 

« Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire avec tous les saints anges, alors il s’assiéra sur le trône de sa gloire.

 

« Et toutes les nations seront assemblées devant lui ; et il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs.

 

« Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche.

 

« Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, possédez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la création du monde.

 

« Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ;

 

« J’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous m’êtes venus voir.

 

« Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, et que nous t’avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous t’avons donné à boire ?

 

« Et quand est-ce que nous t’avons vu étranger, et que nous t’avons recueilli ; ou nu, et que nous t’avons vêtu ?

 

« Ou quand est-ce que nous t’avons vu malade ou en prison, et que nous sommes venus te voir ?

 

« Et le Roi répondant leur dira : Je vous dis en vérité, qu’en tant que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me les avez faites.

 

« Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ! et allez dans le feu éternel, qui est préparé au diable et à ses anges ;

 

« Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ;

 

« J’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.

 

« Et ceux-là lui répondront aussi : Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim ou soif, ou être étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et que nous ne t’avons point assisté ?

 

« Et il leur répondra : Je vous dis en vérité, qu’en tant que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, vous ne me l’avez pas fait non plus.

 

« Et ceux-ci s’en iront aux peines éternelles ; mais les justes s’en iront à la vie éternelle. »

 

Vassili, qui était assis par terre, près de Tchouieff, et écoutait la lecture, hocha approbativement sa belle tête.

 

– C’est juste ! dit-il résolument. Allez, maudits, dans les souffrances éternelles, vous qui n’avez nourri personne et n’avez fait que bâfrer. Il faut qu’il en soit ainsi. J’ai lu ça, dans Nicodème, dit-il, désirant se vanter de ce qu’il avait lu.

 

– Est-ce qu’il ne leur sera point pardonné ? demanda Stepan qui avait écouté en silence la lecture, en baissant sa tête chevelue.

 

– Attends. – Tais-toi, dit Tchouieff à Vassili qui ne s’arrêtait pas de dire que les riches n’ont pas nourri les pèlerins et ne l’ont pas visité en prison. – Attends, je t’en prie, répéta Tchouieff en feuilletant l’évangile. Quand il eut trouvé le passage qu’il cherchait, Tchouieff lissa la page avec sa grande et forte main blanchie par la prison, et lut (Luc XXIII, 32-43) :

 

« On menait aussi deux autres hommes, qui étaient des malfaiteurs, pour les faire mourir avec lui.

 

« Et quand ils furent au lieu appelé Calvaire, ils le crucifièrent là, et les malfaiteurs, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

 

« Mais Jésus disait : Mon Père ! pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Puis, faisant le partage de ses vêtements, ils les jetèrent au sort.

 

« Le peuple se tenait là et regardait. Et les principaux se moquaient de lui avec le peuple, en disant : Il a sauvé les autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ, l’élu de Dieu.

 

« Les soldats l’insultaient aussi, et, s’étant approchés, ils lui présentaient du vinaigre.

 

« Et ils lui disaient : Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même.

 

« Et il y avait cette inscription au-dessus de sa tête, en grec, en latin et en hébreu : Celui-ci est le roi des Juifs.

 

« L’un des malfaiteurs qui étaient crucifiés, l’outrageait aussi en disant : Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même, et nous aussi.

 

« Mais l’autre, le reprenant, lui dit : Ne crains-tu point Dieu, puisque tu es condamné au même supplice ?

 

« Et pour nous, nous le sommes avec justice, car nous souffrons ce que nos crimes méritent ; mais celui-ci n’a fait aucun mal.

 

« Puis il disait à Jésus : Seigneur, souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne.

 

« Et Jésus lui dit : Je te dis en vérité, que tu seras avec moi, aujourd’hui, dans le paradis. »

 

Stepan n’avait rien dit. Il restait assis, pensif, comme s’il écoutait, mais déjà il n’entendait plus ce que lisait Tchouieff.

 

« Alors voilà en quoi consiste la vraie religion. Seuls seront sauvés ceux qui auront nourri les pauvres, visité les prisonniers ; et ceux qui n’auront pas fait cela iront en enfer. Et cependant le brigand ne s’est repenti que sur la croix et il est allé tout de même en paradis. » Stepan ne voyait là aucune contradiction ; au contraire, l’un confirmait l’autre. Les bons iront au paradis, les méchants en enfer : cela signifiait que tous doivent être bons. Christ à pardonné au brigand : cela signifiait que Christ était bon. Tout cela était tout nouveau pour Stepan. Il s’étonnait seulement que tout cela lui eût été caché jusqu’à présent. Et tout son temps libre il le passait avec Tchouieff, l’interrogeant et l’écoutant. Le sens général de toute la doctrine lui était révélé. Il consistait en ceci : que les hommes sont frères, qu’ils doivent s’aimer entre eux et avoir pitié les uns des autres, et qu’alors tout ira bien. Quand il écoutait Tchouieff, il saisissait comme quelque chose de connu, mais d’oublié, tout ce qui confirmait le sens général de cette doctrine, et négligeait ce qui ne la confirmait pas, attribuant cela à son manque de compréhension.

 

Et depuis ce temps Stepan devint un tout autre homme.

 

IV

 

Même auparavant, Stepan Pelaguschkine était doux, mais les derniers temps il étonnait le directeur, les surveillants et ses compagnons par le changement qui s’était opéré en lui. Sans en avoir reçu l’ordre, et bien que ce ne fût pas son tour, il se chargeait des travaux les plus pénibles, entre autres, le vidage du cuveau. Malgré cette humilité, ses compagnons le respectaient et le craignaient, car ils connaissaient son courage et sa grande force physique, surtout après une histoire avec deux vagabonds qui l’avaient attaqué et dont il s’était débarrassé après avoir cassé le bras à l’un deux. Ces vagabonds s’étaient entendus pour tricher aux cartes afin de dépouiller un jeune prisonnier qui avait de l’argent. Et, en effet, ils le dépouillèrent. Stepan intervint pour lui et reprit aux vagabonds l’argent qu’ils lui avaient gagné. Les vagabonds se mirent à l’injurier, et ensuite le frappèrent, mais il les terrassa tous les deux. Le directeur ayant ordonné une enquête pour savoir la raison de la querelle, les vagabonds dirent que c’était Pelaguschkine qui, le premier, avait commencé à les frapper. Stepan ne se défendit point et accepta docilement la punition qu’on lui infligea : trois jours de cachot et le transfert dans la cellule.

 

La cellule lui était pénible parce qu’elle le séparait de Tchouieff et de l’évangile, et surtout parce qu’il craignait le retour des spectres noirs. Mais il n’eut pas de visions. Toute son âme était pleine d’un sentiment nouveau, joyeux. Il eût été heureux de son isolement s’il avait pu lire et avoir l’évangile.

 

On lui aurait bien donné l’évangile, mais il ne savait pas lire.

 

Étant enfant il avait commencé à apprendre à lire d’après la méthode ancienne, mais par manque de capacité il n’était pas allé au-delà de l’alphabet et n’avait jamais pu comprendre la formation des syllabes ; aussi était-il resté illettré. Maintenant il résolut d’apprendre à lire et demanda au surveillant l’évangile.

 

Le surveillant le lui apporta, et il se mit au travail. Il reconnut les caractères, mais impossible de composer les syllabes. Il avait beau se travailler la cervelle pour apprendre comment les mots se composent de lettres, rien n’en sortait. Il ne dormait pas la nuit. Il ne voulait plus manger, et sous l’influence de l’angoisse, il fut envahi par une telle quantité de poux qu’il ne pouvait s’en débarrasser en se grattant.

 

– Quoi ! Tu n’y arrives toujours pas ? lui demanda une fois le surveillant.

 

– Je n’y arrive pas.

 

– Mais, connais-tu le Pater ?

 

– Oui.

 

– Si tu le connais, alors, lis-le, le voilà.

 

Et le surveillant lui indiqua dans l’évangile le passage où se trouve cette prière.

 

Stepan se mit à lire en comparant les lettres qu’il connaissait avec les sons qu’il connaissait.

 

Et tout d’un coup, le mystère de la composition des syllabes lui fut révélé : et il commença à lire. Ce fut une grande joie. Depuis il se mit à lire, et le sens qui se dégageait peu à peu des mots difficilement compris, recevait pour lui une importance encore plus grande.

 

Maintenant l’isolement ne lui pesait plus mais le réjouissait, et il fut contrarié quand on le plaça de nouveau dans la salle commune, parce qu’on avait besoin de sa cellule pour des criminels politiques qui venaient d’être amenés.

 

V

 

Maintenant ce n’était plus Tchouieff mais Stepan qui, dans la salle, lisait souvent l’évangile. Parmi les prisonniers, les uns chantaient des chansons obscènes, les autres écoutaient sa lecture et ses causeries sur ce qu’il avait lu. Deux, en particulier, l’écoutaient toujours en silence et attentivement : un forçat, un assassin, employé comme bourreau, Makhorkine, et Vassili, pris pour vol, et incarcéré dans la même prison en attendant d’être jugé. Depuis qu’il était en prison, Makhorkine avait deux fois rempli les fonctions de bourreau, et deux fois au loin, car on n’avait trouvé personne pour exécuter les arrêts des juges. Les paysans qui avaient tué Piotr Nikolaievitch avaient été jugés par un conseil de guerre, et deux d’entre eux avaient été condamnés à la peine de mort par pendaison.

 

Makhorkine fut mandé à Penza pour remplir ses fonctions. Auparavant, en pareil cas, il écrivait aussitôt – il lisait et écrivait très bien – une requête au gouverneur, dans laquelle il expliquait qu’étant envoyé à Penza pour remplir un devoir, il demandait qu’on lui donnât l’argent lui revenant pour le séjour et la nourriture.

 

Mais cette fois, à l’étonnement du directeur de la prison, il déclara qu’il ne partirait pas et ne ferait plus fonctions de bourreau.

 

– Et les bâtons ? as-tu oublié ? s’écria le directeur de la prison.

 

– Eh bien ! Quoi ! les bâtons ? Soit ! Mais pour tuer il n’existe pas de loi.

 

– Quoi ! C’est de Pelaguschkine que tu as appris cela ? Et voilà, tu as trouvé un prophète en prison ! Prends garde !

 

VI

 

Pendant ce temps, Makhine, ce lycéen qui avait enseigné à son camarade à fabriquer un faux coupon, avait terminé ses études au lycée et à la faculté de droit. Grâce à ses succès auprès des femmes, surtout auprès d’une ancienne maîtresse d’un vieillard adjoint au ministre, tout jeune encore, il était nommé juge d’instruction. C’était un homme malhonnête, criblé de dettes, joueur et séducteur de femmes ; mais il était habile, intelligent, actif et savait mener les affaires. Il était juge d’instruction dans l’arrondissement où était jugé Stepan. Dès le premier interrogatoire Stepan l’avait étonné par ses réponses simples, véridiques, calmes. Makhine sentait obscurément que cet homme enchaîné, la tête rasée, qui se trouvait devant lui, amené et surveillé par deux soldats, et que deux soldats reconduiraient pour le mettre sous les verrous, il sentait que cet homme était moralement tout à fait libre et infiniment au-dessus de lui. C’est pourquoi, en l’interrogeant, il se stimulait sans cesse pour ne pas se laisser troubler et ne pas s’embrouiller. Ce qui le frappait surtout, c’est que Stepan parlait de ses crimes comme de choses passées depuis longtemps, et commises, non par lui, mais par un homme quelconque.

 

– Et tu n’as pas eu pitié d’eux ? interrogea Makhine.

 

– Ce n’est pas de la pitié… Alors je ne comprenais pas.

 

– Eh bien, et maintenant ?

 

Stepan sourit tristement.

 

– Maintenant on pourrait me brûler à petit feu que je ne le ferais pas.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que j’ai compris que tous les hommes sont frères.

 

– Quoi ? Est-ce que moi aussi je suis ton frère ?

 

– Sans doute.

 

– Comment cela : je suis ton frère et je te condamne au bagne ?

 

– C’est par ignorance.

 

– Qu’est-ce que j’ignore donc ?

 

– Si vous jugez vous ne comprenez pas.

 

– Eh bien, continuons… Où es-tu allé après ?…

 

Mais Makhine était surtout frappé de ce qu’il avait appris du directeur concernant l’influence de Pelaguschkine sur le bourreau Makhorkine qui, malgré la menace de punitions, avait renoncé à remplir ses fonctions.

 

VII

 

À une soirée chez les Éropkine, il y avait deux jeunes filles, de riches partis, toutes deux courtisées par Makhine. Après qu’on eut chanté, Makhine, qui venait de se distinguer, car il était très musicien et accompagnait au piano et tenait la seconde voix, se mit à narrer très fidèlement et avec force détails – il avait une très bonne mémoire – l’histoire d’un étrange criminel qui avait converti le bourreau. Makhine se souvenait si bien et racontait si bien parce qu’il restait toujours indifférent aux gens avec lesquels il avait affaire. Il ne pénétrait pas et ne savait pas pénétrer l’état d’âme des autres hommes. C’est pourquoi il pouvait se rappeler si bien tout ce qu’ils faisaient et disaient. Mais Pelaguschkine l’intéressait. Il n’était point entré dans l’âme de Stepan, mais, malgré lui, il se posait cette question : que se passe-t-il en lui ? Il ne trouvait pas la réponse, mais il pressentait qu’il s’agissait de quelque chose d’intéressant. À cette soirée il raconta toute l’histoire de la conversion du bourreau, et les récits du directeur sur la conduite bizarre de Pelaguschkine, ses lectures de l’évangile et sa grande influence sur ses camarades.

 

Tous écoutaient avec intérêt ce que racontait Makhine, mais la plus intéressée de tous était la fille cadette des Eropkine, Lise, une jeune fille de dix-huit ans, nouvellement sortie de pension, qui venait de se rendre compte de l’étroitesse et de la fausseté du milieu dans lequel elle avait grandi, et qui semblait aspirer avidement l’air frais de la vie, comme il arrive lorsqu’on sort de l’eau. Elle se mit à interroger Makhine en détail, voulant savoir pourquoi et comment un pareil changement s’était opéré en Pelaguschkine. Makhine, lui raconta ce qu’il avait appris de l’officier de police sur les derniers meurtres de Pelaguschkine et ce que celui-ci lui en avait dit : comment la douceur, la résignation, le courage en face de la mort de cette très bonne femme, sa dernière victime, l’avaient vaincu, lui avaient ouvert les yeux, et comment ensuite la lecture de l’évangile avait achevé cette œuvre.

 

Cette nuit-là, de longtemps, Lise ne put s’endormir. Depuis plusieurs mois, en elle se passait la lutte entre la vie mondaine dans laquelle l’entraînait sa sœur, et son amour pour Makhine, uni au désir de le corriger. Maintenant, ce dernier sentiment l’emporta. Elle avait déjà entendu parler de la morte, mais maintenant après cette mort horrible dont Makhine lui avait fait le récit d’après les paroles de Pelaguschkine et tous les détails de l’histoire de Marie Sémionovna, elle était frappée de tout ce qu’elle avait appris d’elle. Lise désirait passionnément lui ressembler. Elle était riche et craignait que Makhine ne lui fît la cour pour son argent. Elle résolut de distribuer tout ce qu’elle possédait, et s’en ouvrit à Makhine. Celui-ci, heureux de l’occasion de montrer son désintéressement, dit à Lise qu’il l’aimait, mais non pour son argent, et cette résolution généreuse, comme il sembla à Lise, le toucha même. Pour Lise commença la lutte avec sa mère qui ne lui permettait pas de donner sa propriété. Makhine prêtait son aide à Lise, et plus il agissait ainsi, plus il comprenait un monde qui lui était demeuré jusqu’alors étranger : le monde des aspirations morales, qu’il voyait en Lise.

 

VIII

 

Le silence régnait dans la salle. Stepan, couché à sa place, ne dormait pas encore. Vassili s’approcha de lui, le tira par la jambe, et lui fit signe de se lever et de venir près de lui. Stepan descendit de sa planche et s’approcha de Vassili.

 

– Eh bien, frère, lui dit Vassili, travaille un peu, aide-moi.

 

– En quoi ?

 

– Voilà… Je veux m’évader.

 

Et Vassili confia à Stepan qu’il avait tout préparé pour son évasion.

 

– Demain je les exciterai au désordre, dit-il en indiquant les prisonniers couchés. On dira que c’est moi ; on me transférera en haut, et là je sais comment faire. Seulement, procure-moi le mentonnet du dépôt mortuaire.

 

– Cela, on peut le faire. Mais où iras-tu ?

 

– Mais, devant moi… N’y a-t-il pas assez de mauvaises gens ?

 

– C’est ainsi, frère, seulement ce n’est pas à nous de les juger.

 

– Mais quoi ! Est-ce que je suis un assassin ? Je n’ai pas encore perdu une seule âme. Et voilà, quel mal y a-t-il à cela ? Est-ce qu’eux ne volent pas les pauvres diables ?

 

– Ça, c’est leur affaire. Ils auront à en répondre.

 

– À quoi bon leur regarder les dents ? Eh bien, j’ai pillé une église, quel mal y a-t-il à cela ? Maintenant je vais en faire autant. Ce n’est pas une boutique quelconque que je veux piller, c’est l’argent du trésor que je veux voler et distribuer aux braves gens.

 

À ce moment un prisonnier se souleva sur sa planche, et prêta l’oreille. Stepan et Vassili se séparèrent. Le lendemain Vassili exécuta ce qu’il avait projeté. Il commença à se plaindre de ce que le pain n’était pas cuit. Il excita tous les prisonniers qui demandèrent à voir le directeur pour porter plainte. Le directeur de la prison vint, les injuria tous, et ayant appris que Vassili était l’instigateur de toute cette affaire, il ordonna de le mettre à part, dans une cellule de l’étage supérieur ; ce qu’avait voulu Vassili.

 

IX

 

Vassili connaissait cette cellule où on le transféra. Il en connaissait bien le plancher, et dès qu’il y fut enfermé, il se mit à disjoindre les planches du parquet. Quand il eut obtenu une ouverture assez large pour y passer, il se fit de même un passage dans le plafond de la salle qui se trouvait en dessous et qui était le dépôt mortuaire. Ce jour, il y avait un cadavre sur la table du dépôt. Dans ce même dépôt se trouvaient des sacs pour le foin. Vassili savait ce détail et avait compté sur ces sacs. Il tira le mentonnet, sortit par la porte et passa dans des latrines en construction. Au bout du couloir, dans ces latrines, il y avait un trou qui allait du troisième étage au sous-sol. En tâtant, Vassili trouva la porte et retourna dans le dépôt mortuaire, enleva le linceul du cadavre déjà refroidi (en soulevant le linceul il avait touché sa main), prit les sacs et les lia les uns au bout des autres pour en faire une corde, puis porta cette corde dans les latrines. Là il attacha la corde à une poutre et descendit. La corde ne touchait pas le sol. S’en fallait-il de beaucoup ou de peu, il l’ignorait, mais il n’y avait rien d’autre à faire. Il s’y suspendit et sauta. Il se fit mal aux jambes, cependant il pouvait marcher.

 

Dans le sous-sol il y avait deux fenêtres, assez larges pour qu’on y pût passer, mais elles étaient grillées. Il fallait arracher les barreaux de fer. Mais avec quoi ? Vassili se mit à fouiller le sous-sol. Il y avait là des planches. Il trouva une planche avec un bout pointu, et se mit à disjoindre les briques dans lesquelles étaient scellés les barreaux. Il travailla longtemps. Le coq chantait déjà pour la seconde fois et les barreaux tenaient toujours. Enfin, un côté céda. Vassili enfonça la planche, appuya, la grille se détacha, mais une brique tomba avec bruit. La sentinelle pouvait avoir entendu. Vassili se tint immobile. Tout était tranquille. Il grimpa à travers la fenêtre. Pour s’enfuir, il lui fallait escalader le mur. Dans un coin de la cour se trouvait une bâtisse. Il devait grimper sur cette bâtisse, et de là sur le mur. Pour cela il avait besoin d’un morceau de bois, autrement impossible de grimper sur la bâtisse. Vassili retourna au sous-sol. Il reparut bientôt, une planche à la main, et écouta les pas de la sentinelle. La sentinelle, comme Vassili le pensait, marchait de l’autre côté de la cour. Vassili s’approcha de la bâtisse, s’appuya sur la planche et tenta l’escalade. Mais la planche glissa. Vassili tomba. Il était en chaussettes ; il les enleva pour s’accrocher avec les pieds. De nouveau il s’appuya sur la planche, bondit, et, avec les mains, saisit le chéneau. « Mon Dieu ! Pourvu que ça ne tombe pas ! » Il grimpe le long du chéneau et voilà son genou sur le toit. La sentinelle s’approche. Vassili se couche. La sentinelle ne le voit pas, s’éloigne et Vassili s’élance. La ferraille craque sous ses pieds. Encore un pas, deux, voici le mur. On peut le toucher de la main. Une main, l’autre – se tendent et il est sur le mur. Pourvu qu’il ne se tue pas en descendant. Vassili se suspend par les mains, s’allonge, lâche une main, l’autre… « Ah ! Seigneur Dieu ! » Il est à terre. Et la terre est douce. Ses jambes sont indemnes et il s’enfuit. Dans le faubourg, Mélanie lui ouvre la porte et il se couche sous la couverture chaude faite de petits morceaux.

 

X

 

La femme de Piotr Nikolaievitch, grande, belle, calme, grasse comme une vache stérile, avait vu de la fenêtre comment on avait tué son mari et traîné son corps quelque part dans le champ. Le sentiment d’horreur éprouvé par Nathalie Ivanovna (ainsi s’appelait la veuve de Piotr Nikolaievitch) à la vue de ce massacre, était si fort qu’il étouffait en elle, comme il arrive toujours, tout autre sentiment. Mais après que la foule eut disparu derrière la haie du jardin, après que le bourdonnement des voix se fut calmé, et que Mélanie, la jeune fille qui les servait, accourant pieds nus, les yeux écarquillés, eut raconté, comme s’il s’agissait de quelque joyeuse nouvelle, qu’on avait tué Piotr Nikolaievitch et jeté son corps dans le ravin, du premier sentiment commença à se détacher un autre : le sentiment de la joie d’être délivrée d’un despote aux yeux masqués par des lunettes noires, qui, pendant dix-neuf ans, l’avait tourmentée. Elle était horrifiée elle-même de ce sentiment qu’elle n’osait s’avouer et, d’autant plus, confier à quelqu’un.

 

Quand on fit la toilette du corps jaune, velu, déformé, quand on l’habilla, puis le mit en bière, effrayée, elle pleura et sanglota. Quand le juge d’instruction vint et l’interrogea comme témoin, elle vit dans le cabinet du juge deux paysans enchaînés, reconnus comme étant les principaux coupables. L’un était un vieillard à longue barbe frisée, au visage beau, calme, sévère. L’autre était un homme, pas vieux, au type tzigane, avec des yeux noirs brillants et des cheveux bouclés, en désordre. Elle déposa ce qu’elle savait. Elle reconnut en ces hommes ceux qui les premiers avaient saisi par les bras Piotr Nikolaievitch. Et, bien que le paysan qui ressemblait à un tzigane, les yeux brillants, avec des sourcils toujours mobiles, lui eût dit avec reproche : « C’est un péché, madame, l’heure de la mort viendra pour vous », malgré cela elle n’eut aucune pitié. Au contraire, pendant l’instruction s’éveilla en elle un sentiment hostile et le désir de se venger des meurtriers de son mari.

 

Mais un mois plus tard, quand l’affaire, déférée au tribunal militaire, se termina par le verdict condamnant huit hommes aux travaux forcés, et deux – le vieillard à la barbe blanche et le brun tzigane (comme on l’appelait) – à la pendaison, elle ressentit quelque chose de désagréable. Mais ce malaise moral, sous l’influence de la solennité de l’audience du tribunal, disparut bientôt. Si l’autorité supérieure reconnaît qu’il le faut ainsi, alors c’est bien.

 

L’exécution devait avoir lieu au village. Le dimanche, en rentrant de la messe, Mélanie, en robe et chaussures neuves, rapporta à sa maîtresse qu’on dressait les potences, qu’on attendait pour le mercredi un bourreau, de Moscou, et que les familles des condamnés ne cessaient de pousser des sanglots qu’on entendait de tout le village.

 

Nathalie Ivanovna ne sortit pas de sa demeure afin de ne voir ni le gibet ni les gens. Elle ne souhaitait qu’une chose : que tout ce qui devait se passer fût terminé le plus vite possible. Elle ne pensait qu’à soi et nullement aux condamnés et à leurs familles. Le mardi, Nathalie Ivanovna eut la visite de l’officier de police rural qu’elle connaissait. Elle lui fit servir de l’eau-de-vie et des champignons salés préparés par elle-même. L’officier de police, après avoir bu et mangé, lui apprit que l’exécution n’aurait pas encore lieu le lendemain.

 

– Comment ? Pourquoi ?

 

– C’est une histoire extraordinaire. On n’a pas pu trouver de bourreau. Il y en avait un à Moscou, mais mon fils m’a raconté qu’après avoir lu l’évangile, il a déclaré qu’il ne pouvait pas tuer. Lui-même est condamné pour meurtre aux travaux forcés, et maintenant, tout d’un coup, voilà qu’il ne peut pas tuer quand la loi l’ordonne. On l’a menacé de la bastonnade. « Frappez, a-t-il dit, moi je ne puis pas. »

 

Tout d’un coup, Nathalie Ivanovna rougit, et même devint tout en sueur.

 

– Est-ce qu’on ne pourrait pas, maintenant, leur pardonner ?

 

– Comment pardonner, quand ils sont condamnés par le tribunal ! Le tzar seul peut pardonner.

 

– Mais comment le tzar le saura-t-il ?

 

– On a le droit de demander la grâce.

 

– Mais c’est à cause de moi qu’on les exécute, dit la sotte Nathalie Ivanovna. Et moi je leur pardonne.

 

L’officier de police sourit.

 

– Eh bien, demandez.

 

– Peut-on faire cela ?

 

– Sans doute.

 

– Mais maintenant il n’y a plus le temps.

 

– On peut envoyer un télégramme.

 

– Au tzar ?

 

– Pourquoi pas ? On peut envoyer un télégramme au tzar.

 

La nouvelle que le bourreau avait refusé et était prêt à souffrir plutôt que de tuer, tout d’un coup avait retourné l’âme de Nathalie Ivanovna, et le sentiment de pitié et d’horreur qui plusieurs fois déjà avait voulu se faire jour s’élançait et la prenait toute.

 

– Mon cher Philippe Vassilievitch, écrivez-moi le télégramme. Je veux demander leur grâce au tzar.

 

L’officier de police hocha la tête.

 

– N’aurons-nous point d’ennuis ?

 

– Mais c’est moi qui suis responsable. Je ne parlerai pas de vous.

 

« Quelle brave femme, pensa le policier. Une brave femme. Si la mienne était comme elle, ce serait autre chose que maintenant ; ce serait le paradis. »

 

L’officier de police se mit alors à rédiger le télégramme à l’empereur. Il était ainsi conçu :

 

À sa Majesté Impériale. La sujette de Votre Majesté Impériale, veuve de l’assesseur de collège Piotr Nikolaiepitch Sventitzky, tué par les paysans, tombe aux augustes pieds de Votre Majesté (ce passage du télégramme plaisait particulièrement à l’officier de police qui l’écrivait) et vous supplie de faire grâce aux condamnés à mort, les paysans tels, du gouvernement de… district de…

 

L’officier de police envoya lui-même le télégramme ; et dans l’âme de Nathalie Ivanovna revint la joie. Il lui semblait que si elle, la veuve de la victime, pardonnait et demandait grâce, le tzar ne pouvait ne point pardonner.

 

XI

 

Lise Éropkine continuait à vivre dans un état perpétuel d’enthousiasme. Plus elle avançait dans la voie de la vie chrétienne, qui se révélait à elle, plus elle acquérait la certitude que cette voie était la vraie et plus son âme était joyeuse.

 

Maintenant, deux buts lui tenaient à cœur : le premier, convertir Makhine, ou plutôt, comme elle se le disait, le ramener à sa bonne et belle nature. Elle l’aimait et, à la lumière de son amour, ce qu’il y avait de divin en l’âme de Makhine, et qui est commun à tous les hommes, lui était révélé ; mais elle voyait en ce principe de vie commun à tous les hommes, la tendresse, l’élévation, la bonté, propres à lui seul. Son autre but était de cesser d’être riche. Elle voulait se dépouiller de ses biens pour éprouver Makhine, et ensuite, selon les paroles de l’évangile, elle voulait le faire pour elle, pour son âme.

 

Elle commença par distribuer ce qu’elle avait. Mais son père y fit obstacle, et, plus encore que son père, la foule des quémandeurs qui s’adressaient à elle personnellement ou par écrit. Alors elle résolut d’aller trouver un moine réputé pour la sainteté de sa vie, pour lui demander qu’il prenne son argent et agisse comme il jugerait bon. Ayant appris cela, le père se fâcha, et dans une explication violente avec elle, il la traita de folle, de détraquée, et lui déclara qu’il prendrait des mesures afin de défendre cette folle contre elle-même.

 

Le ton fâché, irrité, de son père se transmit à elle, et, avant d’avoir pu se ressaisir, elle se mit à pleurer méchamment et à lui dire beaucoup de choses blessantes, le traitant de despote et d’homme cupide.

 

Elle demanda pardon à son père. Il lui dit qu’il n’était point fâché, mais elle voyait qu’il était blessé et que, dans son âme, il ne lui pardonnait pas. Elle ne voulait pas raconter cela à Makhine. Sa sœur était jalouse parce que Makhine s’était complètement éloigné d’elle. De sorte qu’elle n’avait personne à qui confier ce qu’elle ressentait et devant qui elle pouvait exprimer ses regrets.

 

« Il faut se repentir devant Dieu », se dit-elle, et, comme on était en carême, elle résolut de faire ses dévotions, de dire tout à son confesseur et de lui demander un conseil sur la façon dont elle devait agir.

 

Non loin de la ville se trouvait le couvent dans lequel vivait le vieillard connu par la sainteté de sa vie, par ses sermons, ses prédictions, et les guérisons qu’on lui attribuait. Le vieillard avait reçu une lettre d’Eropkine, dans laquelle il le prévenait de la visite de sa fille, de son état d’excitation anormale, et exprimait l’assurance qu’il saurait lui montrer la vraie voie de la bonne vie chrétienne, moyenne, sans détruire les conditions existantes.

 

Le vieillard, fatigué des réceptions, reçut Lise et se mit à lui prêcher tranquillement la modération, la soumission aux conditions existantes et à ses parents. Lise se taisait, rougissait, se couvrait de sueur, et quand il eut terminé, les larmes aux yeux, elle commença, timidement d’abord, à lui faire observer que Christ a dit : Abandonne ton père, ta mère et suis-moi. Ensuite, s’animant de plus en plus, elle lui expliqua comment elle comprenait Christ. Le vieillard d’abord, avec un léger sourire, objecta par les phrases habituelles, mais ensuite il se tut, se mit à soupirer, répétant sans cesse : « Seigneur Dieu ! »

 

– Eh bien, viens demain te confesser, dit-il, et, de ses mains ridées, il lui donna sa bénédiction.

 

Le lendemain elle se confessa, et il la laissa partir sans reprendre la conversation de la veille, mais en refusant de se charger de la distribution de ses biens.

 

La pureté, le dévouement absolu à la volonté de Dieu, l’ardeur de cette jeune fille avaient frappé le vieillard.

 

Depuis longtemps déjà il voulait renoncer au monde, mais le couvent exigeait de lui l’activité, car cette activité procurait des revenus au couvent. Et il consentait, bien qu’il sentît vaguement toute la fausseté de sa situation.

 

On le croyait saint, thaumaturge, et il était un homme faible, entraîné par les succès. Mais l’âme de cette jeune fille qui s’était révélée à lui, lui avait révélé la sienne. Il se rendit compte qu’il était loin de ce qu’il voulait être et de ce à quoi son cœur l’entraînait.

 

Peu après la visite de Lise, il s’enferma dans sa cellule et n’alla à l’église que trois semaines plus tard. Il écouta la messe, puis, après le service, fit un sermon dans lequel il se dénonçait, dénonçait les péchés du monde et l’appelait au repentir. Il prêchait tous les quinze jours, et à ses sermons accourait une foule de plus en plus grande. Sa gloire comme prédicateur se répandait de plus en plus. Il y avait dans ses sermons quelque chose de particulier, de hardi, de sincère ; c’est pourquoi il avait une si grande influence sur les hommes.

 

XII

 

Entre-temps, Vassili avait fait ce qu’il s’était promis de faire. Avec des camarades, pendant la nuit, il avait pénétré chez un marchand, Krasnopouzoff. Il savait qu’il était avare et débauché. Il avait fracturé la caisse et pris l’argent, 30 000 roubles, qu’il distribuait comme il avait dit. Il avait même cessé de boire, et donnait de l’argent pour les noces de fiancés pauvres, payait des dettes. Lui-même se cachait et n’avait qu’un seul souci : bien distribuer l’argent. Il donnait aussi à la police, et on ne l’inquiétait pas.

 

Son cœur se réjouissait. Cependant on finit par l’arrêter, et alors, devant le tribunal, il se vanta d’avoir pris l’argent de cet imbécile de Krasnopouzoff, qui l’employait très mal et même en ignorait le compte, tandis que lui, il avait mis cet argent en circulation et avec cet argent était venu en aide à de braves gens.

 

Sa défense était faite également avec bonne humeur, de sorte que les jurés faillirent l’acquitter. Il fut condamné à une peine très légère. Il remercia, et prévint qu’il s’enfuirait.

 

XIII

 

Le télégramme de Madame Sventitzky au tzar ne fut suivi d’aucun effet. Dans la Commission des recours en grâce, on avait d’abord résolu de n’en pas même faire mention au tzar. Mais, pendant le déjeuner de l’empereur, la conversation étant venue sur l’affaire Sventitzky, le Président de la Commission des grâces, qui déjeunait précisément chez l’empereur, parla du télégramme de la veuve de la victime.

 

– C’est très bien de sa part, dit une dame appartenant à la famille impériale.

 

Mais l’empereur, haussant les épaules, prononça : « La loi », et avança une coupe dans laquelle un valet lui versa du vin de la Moselle. Tous parurent émerveillés de la sagesse de la parole prononcée par l’empereur, et il ne fut plus question du télégramme.

 

Quant aux deux paysans, vieux et jeune, ils furent pendus. On avait fait venir de Kazan le bourreau qui les exécuta, un Tatar, terrible assassin, et qui avait eu commerce avec les bêtes.

 

La vieille avait voulu vêtir le corps de son mari d’une chemise et de chaussons blancs, mais on ne l’y autorisa pas, et les deux cadavres furent enfouis dans la même fosse, derrière la haie du cimetière.

 

– La princesse Sophie Vladimirovna m’a parlé d’un prédicateur extraordinaire, dit une fois la mère de l’empereur, la vieille impératrice, à son fils. – Faites-le venir. Il pourrait prêcher à la cathédrale.

 

– Non, ce sera mieux chez nous, dit l’empereur, et il donna l’ordre d’inviter le moine Isidore.

 

À la chapelle du palais s’étaient réunis tous les généraux et toute la cour. Un nouveau prédicateur extraordinaire était un grand événement. Un petit vieillard maigre, tout blanc, parut. Il jeta un regard circulaire. « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », et il commença. D’abord tout alla bien. Mais en avançant dans son sermon, les choses se gâtèrent. Il devint de plus en plus agressif, comme le dit ensuite l’impératrice. Il lançait les foudres sur tous ; il parlait de la peine de mort, et attribuait au mauvais gouvernement la nécessité de la maintenir. Était-il possible que, dans un pays chrétien, on tuât des hommes ?

 

Tous se regardaient et tous n’étaient occupés que de l’inconvenance de ce sermon et de l’ennui qu’il devait causer à l’empereur. Mais personne ne le disait. Aussitôt qu’Isidore eut prononcé « Amen », le Métropolite s’approcha de lui et lui demanda de passer le voir. Après son entretien avec le Métropolite et le procureur général du Saint Synode, le vieillard fut aussitôt envoyé au couvent, non au sien, mais au couvent de Sousdal, dont le père Missaïl était supérieur.

 

XIV

 

Tous faisaient comme s’il n’y avait eu rien de désagréable dans le sermon du père Isidore ; et personne n’en parlait. Il semblait au tzar que les paroles du vieillard n’avaient laissé en lui aucune trace. Mais deux fois durant cette journée, il se rappela l’exécution des paysans pour lesquels Madame Sventitzky avait demandé grâce par télégramme. Dans la journée il y eut une revue militaire, ensuite une promenade, puis la réception des ministres, puis le dîner, et, le soir, spectacle. Comme à l’ordinaire, l’empereur s’endormit aussitôt sa tête posée sur l’oreiller. Pendant la nuit un rêve affreux l’éveilla : des potences se dressaient dans un champ ; des cadavres s’y balançaient, et ces cadavres tiraient une langue qui s’allongeait de plus en plus. Et quelqu’un criait : « C’est ton œuvre, ton œuvre ! »

 

Le tzar se réveilla en sueur et se mit à réfléchir. Pour la première fois il réfléchit à la responsabilité qui lui incombait, et il se remémora toutes les paroles du vieillard.

 

Mais en lui, il ne voyait l’homme que de loin et il ne pouvait céder aux simples exigences humaines à travers les exigences qu’on lui imposait de tous côtés comme tzar. Et il n’avait pas la force de reconnaître les devoirs de l’homme plus obligatoires que ceux du tzar.

 

XV

 

Après avoir purgé en prison sa deuxième condamnation, Prokofi, cet élégant ambitieux, sortit de là un homme complètement perdu. Autrefois sobre, il était assis sans rien faire, et son père avait beau l’injurier, il mangeait le pain et ne travaillait pas, et, de plus, guettait l’occasion de dérober quelque chose pour le porter au débit et boire. Il restait assis, toussotait et crachait. Le médecin qu’il alla consulter l’ausculta et hocha la tête.

 

– Pour toi, mon ami, il faudrait ce que tu n’as pas.

 

– C’est toujours ainsi ; c’est connu.

 

– Bois du lait ; ne fume pas.

 

– Pas besoin de dire cela ; c’est le carême et nous n’avons pas de vache.

 

Une fois, au printemps, il ne dormit pas de toute la nuit ; il éprouvait une sorte d’angoisse et voulait boire. À la maison il n’y avait rien à emporter. Il mit son bonnet et sortit. Il alla dans la rue jusqu’au presbytère. La herse du sacristain était restée dehors appuyée à la haie. Prokofi s’approcha, chargea la herse sur son dos et se dirigea chez la Petrovna, qui tenait une auberge. Peut-être lui donnerait-elle à boire. Mais avant qu’il ait eu le temps de disparaître, le sacristain sortit sur le perron. Il faisait déjà jour. Il vit Prokofi emportant la herse.

 

– Hé toi ! Que fais-tu ?

 

Des gens sortirent. On arrêta Prokofi, et il fut mis en prison, pour onze mois. L’automne vint ; on transféra Prokofi à l’hôpital. Il toussait. Toute sa poitrine se déchirait, et il ne pouvait se réchauffer. Les plus vigoureux parmi ceux qui étaient à l’hôpital ne tremblaient pas, mais Prokofi tremblait jour et nuit. Le directeur de l’hôpital faisait des économies de chauffage et ne chauffait pas l’hôpital avant novembre. Prokofi souffrait beaucoup physiquement, mais son âme souffrait encore plus que son corps. Tout le dégoûtait, et il haïssait tout le monde : le sacristain, le directeur de l’hôpital parce qu’il ne chauffait pas, le surveillant, et son voisin de lit à la lèvre rouge et gonflée. Il haïssait aussi le nouveau forçat qu’on venait d’amener à l’hôpital. Ce forçat était Stepan. Il était tombé malade d’un érésipèle à la tête, et on l’avait transféré à l’hôpital et placé à côté de Prokofi. D’abord, Prokofi le haïssait, mais ensuite il se prit à l’aimer tant qu’il n’attendait que les moments où il pouvait causer avec lui. Ce n’était qu’après la conversation avec Stepan que l’angoisse s’apaisait dans le cœur de Prokofi. Stepan racontait toujours à tous son dernier meurtre et l’influence qu’il avait eue sur lui. « Non seulement elle n’a pas crié, disait-il, mais elle se mit à dire : Tue, aie pitié, non de moi, mais de toi-même… »

 

– Sans doute, c’est terrible de perdre une âme. Une fois je me suis chargé de tuer un mouton, et j’en étais hors de moi. Et pourquoi les maudits m’ont-ils perdu ! Je n’ai fait aucun mal à personne.

 

– Eh bien, ça te comptera.

 

– Où ?

 

– Comment où ? Et Dieu ?

 

– On ne le voit pas souvent. Et moi, frère, je ne crois pas. Je pense qu’une fois mort l’herbe poussera, et c’est tout.

 

– Comment peux-tu penser ainsi ? Moi, combien d’âmes ai-je perdues, tandis qu’elle, la sainte, elle ne faisait que secourir les autres. Alors quoi ! tu penses que mon sort sera le même que le sien ? Non…

 

– Alors tu penses que quand on meurt l’âme reste ?

 

– C’est sûr.

 

Prokofi souffrait beaucoup pour mourir ; il étouffait sans cesse. Mais à ses derniers moments il se sentit tout d’un coup soulagé. Il appela Stepan.

 

– Eh bien, frère, adieu. Évidemment c’est la mort qui vient. Voilà, j’avais peur, et maintenant, rien. Je désire seulement qu’elle vienne plus vite.

 

Et Prokofi mourut à l’hôpital.

 

XVI

 

Les affaires d’Eugène Mikhaïlovitch allaient de mal en pis. Le magasin était hypothéqué. Le commerce ne marchait pas : un autre magasin s’était ouvert dans la ville. Il avait les intérêts à payer, et il lui fallait emprunter de nouveau et payer de nouveau. À la fin des fins, le magasin avec toutes les marchandises allait être mis en vente. Eugène Mikhaïlovitch et sa femme frappèrent à toutes les portes afin de trouver les 400 roubles nécessaires pour les sortir de là, mais ils n’obtinrent rien. Ils avaient fondé quelque espoir sur le marchand Krasnopouzoff, dont la femme d’Eugène Mikhaïlovitch connaissait la maîtresse. Mais maintenant, toute la ville savait qu’on avait volé chez Krasnopouzoff une forte somme. On parlait d’un demi-million.

 

– Et qui l’a volé ? racontait la femme d’Eugène Mikhaïlovitch. Vassili, notre ancien portier. On dit qu’il jette cet argent et que la police est achetée par lui.

 

– Il a toujours été un vaurien, remarqua Eugène Mikhaïlovitch. Avec quelle facilité alors prêtait-il un faux serment ; j’en étais étonné.

 

– On dit qu’il est entré dans notre cour. La cuisinière dit que c’est hier. Elle raconte qu’il a marié quatorze filles pauvres.

 

– On invente tout cela.

 

Au même moment, un passant étrangement vêtu entra dans le magasin.

 

– Que te faut-il ?

 

– Voici une lettre.

 

– De qui ?

 

– C’est écrit dedans.

 

– Faut-il une réponse ? Mais attends donc…

 

– Impossible.

 

Et l’homme étrange, après avoir remis l’enveloppe, s’en alla hâtivement.

 

– C’est bizarre !

 

Eugène Mikhaïlovitch ouvrit l’enveloppe et n’en crut pas ses yeux. Des billets de cent roubles ! Il y en avait quatre. Que voulait dire cela ? Il lut la lettre pleine de fautes d’orthographe : « D’après l’évangile il est dit : Fais le bien pour le mal. Vous m’avez fait beaucoup de mal avec le coupon, et j’ai fait beaucoup de mal au paysan. Mais cependant j’ai pitié de toi. Prends ces quatre billets de cent roubles et souviens-toi de ton portier, Vassili. »

 

« Non, c’est extraordinaire ! » se disait Eugène Mikhaïlovitch.

 

Et quand il se rappelait cela ou en parlait avec sa femme, des larmes se montraient dans ses yeux et la joie emplissait son âme.

 

XVII

 

Dans l’in pace du couvent de Sousdal quatorze ecclésiastiques étaient détenus, et presque tous pour avoir renoncé à l’orthodoxie. C’était là qu’avait été aussi envoyé Isidore. Le père Missaïl reçut Isidore, d’après l’indication des papiers, et, sans causer avec lui, ordonna de l’enfermer dans une cellule, comme criminel important. Il y avait deux semaines que le père Isidore était en prison quand le père Missaïl fit le tour des prisonniers. Il entra chez Isidore et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose.

 

– J’ai besoin de beaucoup de choses, répondit-il ; mais je ne puis te le dire devant témoins. Donne-moi l’occasion de te parler en tête-à-tête.

 

Leurs regards s’étant rencontrés, Missaïl comprit qu’il n’avait rien à craindre, et il donna l’ordre de conduire Isidore dans sa cellule. Une fois seuls il lui dit :

 

– Eh bien, parle…

 

Isidore tomba à genoux.

 

– Frère, dit Isidore, que fais-tu ? Aie pitié de toi-même. Il n’est pas de criminel pire que toi. Tu as foulé aux pieds tout ce qui est sacré…

 

Un mois après, Missaïl envoyait une requête dans laquelle il demandait qu’on libérât comme repentis, non seulement Isidore mais tous les autres, et lui-même demandait à être envoyé dans un couvent pour se reposer.

 

XVIII

 

Dix ans se sont écoulés. Mitia Smokovnikoff a terminé ses études à l’école technique ; il est maintenant ingénieur, avec de gros appointements, dans des mines d’or en Sibérie. Il avait besoin d’aller visiter les mines. Le directeur lui proposa de prendre pour l’accompagner le forçat Stepan Pelaguschkine.

 

– Comment, un forçat ? N’est-ce point dangereux ?

 

– Avec celui-ci, pas de danger. C’est un saint. Demandez à n’importe qui.

 

– Mais pourquoi a-t-il été envoyé ici ?

 

Le directeur sourit.

 

– Il a tué six personnes. Mais c’est un saint. Je me porte garant pour lui.

 

Mitia Smokovnikoff accepta donc Stepan, chauve, maigre, bruni, et partit avec lui.

 

En route, Stepan soignait tout le monde et surtout Smokovnikoff. Il lui raconta toute son histoire, comment il vivait maintenant, et pourquoi.

 

Et, chose étonnante, Mitia Smokovnikoff qui, jusqu’à ce jour, n’avait vécu qu’en buvant, mangeant, jouant aux cartes, pour la première fois se mit à réfléchir sur la vie ; et ces pensées ne le quittaient plus et bouleversaient son âme de plus en plus. On lui proposa une place qui comportait de gros appointements, il la refusa et résolut d’acheter avec ce qu’il possédait une propriété, de se marier, et, dans la mesure de ses forces, de servir le peuple.

 

XIX

 

Ainsi fit-il. Mais auparavant, il alla chez son père, avec qui il était en mauvais termes à cause d’une nouvelle famille que son père avait installée. Il avait résolu de se rapprocher de son père, et il le fit. Celui-ci, étonné, d’abord se moqua de lui, ensuite il cessa de se moquer, se rappelant plusieurs cas où il avait été coupable envers son fils.

LUCERNE[68]

 

Récit d’un voyage que fit Tolstoï en 1857.

 

(Fragment des Mémoires du Prince Nekloudoff.)

 

8 juillet 1857.

 

Hier soir, je suis arrivé à Lucerne et me suis arrêté dans le meilleur hôtel, le Schweitzerhoff.

 

« Lucerne, la vieille ville cantonale, située au bord du lac des Quatre Cantons, est un des sites, dit Murray, les plus romantiques de la Suisse. Trois routes principales s’y croisent et à une heure de bateau se trouve le Rigi, d’où l’on voit un des plus grandioses paysages du monde. »

 

Vrai ou non, les autres guides affirment la même chose et c’est pourquoi les touristes de toutes nations, et particulièrement les Anglais, abondent à Lucerne. Le bel immeuble du Schweitzerhoff est construit sur le quai, au bord du lac, à l’endroit même où jadis courait tout tortueux un pont couvert en bois et, dans les coins, orné de chapelles et de saintes images.

 

Maintenant, grâce à l’invasion anglaise, à leurs exigences, à leur goût et à leur argent, le vieux pont est disparu et à sa place s’étend un quai rectiligne. On y construit des maisons carrées, à cinq étages, et devant sont plantées deux rangées de tilleuls protégés par leurs tuteurs et, entre les tilleuls, comme il convient, des petits bancs verts. Cela s’appelle une promenade et c’est là que, de long en large, se promènent des Anglaises coiffées de chapeaux tyroliens, ainsi que des Anglais vêtus de costumes confortables et solides. Et tous sont contents d’eux-mêmes.

 

Il se peut que tous ces quais, et ces maisons, et ces Anglais puissent faire fort bien quelque part. Mais assurément pas ici, dans cette nature étrangement grandiose et en même temps harmonieuse et douce. Quand je fus dans ma chambre et que j’eus ouvert ma fenêtre sur le lac, la beauté de ses eaux, des montagnes et du ciel m’éblouit d’abord et m’agita infiniment. Je ressentis une inquiétude intérieure et le besoin de dire à quelqu’un tout ce qui emplissait mon âme. Et j’eus voulu, à ce moment-là, presser quelqu’un sur ma poitrine, le presser, lui faire, à lui ou à moi, quelque chose d’extraordinaire.

 

Il était sept heures du soir. La pluie avait tombé toute la journée et maintenant seulement le ciel s’éclaircissait. Le lac, bleu comme la flamme du soufre, avec les points que formaient les bateaux, s’étendait immobile et comme bordé entre les rives vertes et variées. Il partait en avant, se serrant entre deux saillies de montagne ; puis, plus foncé, s’appuyait et disparaissait entre des roches, des nuages et des glaciers entassés les uns sur les autres.

 

Au premier plan, des rivages humides, vert clair, s’en allaient avec leurs roseaux, leurs prairies, leurs jardins, leurs villas. Plus loin, des saillies vert sombre portant des ruines féodales ; et tout au fond la montagne lointaine, d’un bleu mauve, avec l’étrangeté des cimes rocailleuses et d’un blanc mat. Le tout inondé de l’azur transparent et doux de l’atmosphère, et éclairé par les rayons chauds du couchant qui filtraient parmi les déchirures du ciel. Ni sur le lac, ni sur les montagnes, nulle part une ligne entière, nulle part une couleur entière, nulle part deux moments identiques : partout le mouvement, l’asymétrie, la bizarrerie, un mélange infini d’ombres et de lignes et, en même temps, le calme, la douceur, l’unité et le désir d’un Beau absolu.

 

Et cependant, dans cette beauté indéterminée, enchevêtrée et libre, ici, devant mes fenêtres, s’allongeait stupidement, artificiellement, la blanche ligne du quai, les tuteurs des tilleuls, les bancs verts, toute l’œuvre humaine pauvre et bête. Bien loin de se perdre, comme les villas et les ruines, dans la belle harmonie de l’ensemble, tout cela allait grossièrement à l’encontre de cette harmonie.

 

Sans cesse et involontairement mon regard se heurtait à l’horreur de cette ligne droite ; j’eusse voulu l’anéantir, l’effacer comme on ferait pour une tache noire qu’on a sur le nez et qui vous fait clignoter. Mais le quai, avec les Anglais en promenade, restait bien là et malgré moi je cherchais un point de vue où il ne m’incommoderait pas. J’arrivai enfin à bien contempler et jusqu’au dîner je pus jouir de ce sentiment doucement languide, mais incomplet, qu’on éprouve dans la contemplation solitaire des beautés de la nature.

 

À 7 h. 30, on nous appela pour dîner. Dans une grande pièce lumineuse, deux longues tables de cent couverts étaient dressées. Les préparatifs durèrent trois minutes au moins : c’était le rassemblement des convives, le bruissement des robes, les pas légers, les conversations avec les maîtres d’hôtel d’ailleurs courtois et élégants. Les places étaient occupées par des hommes et des femmes mises selon le dernier cri ; comme partout d’ailleurs en Suisse, la majorité des convives était anglaise et, à cause de cela, d’une correction parfaite, mais peu communicative, non point par orgueil, mais parce qu’elle n’éprouvait aucun besoin de rapprochement. De tous côtés, on voyait resplendir les dentelles, les faux-cols, les dents, naturelles ou fausses, les visages et les mains. Mais ces visages, parfois très beaux, n’exprimaient que la conscience d’un bien-être personnel, et l’inattention complète pour tout le reste, si cela ne les intéressait pas directement. Aucun sentiment issu de l’âme ne se reflétait dans le geste de ces mains blanches, ornées de bagues et de mitaines. Elles ne paraissaient faites que pour réparer la position du faux-col, couper la viande et verser du vin. Les familles échangeaient parfois, à voix basse, quelques appréciations sur le goût des mets ou sur le spectacle de beauté qui s’offre aux yeux du sommet du Rigi. Les voyageuses et les voyageurs isolés étaient assis côte à côte sans même se regarder. Et si, chose rare, deux de ces cent convives entraient en conversation, ils n’échangeaient d’autres propos que ceux concernant le temps ou l’ascension du sempiternel Rigi.

 

On entendait à peine couteaux et fourchettes toucher les assiettes. On se servait fort discrètement. Des maîtres d’hôtel, observant les règles de la taciturnité générale, chuchotaient en demandant quel vin on désirait prendre.

 

Ce genre de dîner me rend infiniment morose, désagréable et triste. Il me semble toujours que je me suis rendu coupable de quelque chose, que je suis puni et je me sens reporté aux jours de ma jeunesse où chacune de mes infractions était punie par un envoi dans le coin avec une interpellation ironique : « Repose-toi un peu, mon petit. » Et, dans mes veines, mon jeune sang battait et dans la chambre voisine, on entendait la voix joyeuse de mes frères.

 

Longtemps j’ai cherché à réagir contre l’accablement de ces dîners ; mais en vain. Toutes ces figures muettes ont sur moi une influence à laquelle je ne puis échapper et je deviens aussi muet qu’elles. Je n’ai plus ni désir, ni pensée et même je n’observe plus. Autrefois, j’avais tenté de causer avec mes voisins ; mais, en dehors des phrases mille fois répétées, je n’ai jamais rien entendu à retenir. Et pourtant tous ces gens ne sont ni bêtes ni privés de sensibilité. Je suis même persuadé que beaucoup parmi ces êtres congelés ont une vie intérieure aussi active que la mienne ; chez beaucoup d’entre eux, plus complexe et plus intéressante. Pourquoi alors se privent-ils d’un des plus grands plaisirs de la vie, la communion avec tous les êtres ?

 

Combien loin je me trouvais de ma pension de famille parisienne où tous, vingt hommes de nations, de professions et de caractères différents, nous nous groupions à la table commune, sous la bonne sociabilité française, comme pour un plaisir. C’était alors, d’un bout de la table à l’autre, une conversation entremêlée de plaisanteries et de calembours, bien que souvent dans une langue bizarre, qui nous prenait tous. Chacun alors, sans se soucier des conséquences possibles, bavardait à cœur ouvert. Nous avions notre philosophe, notre bel esprit, notre plastron, et tout était en commun. Et aussitôt le repas terminé, nous reculions la table et, sans souci de la mesure, nous dansions la polka sur un tapis poussiéreux. Nous étions là des gens très coquets, quoique bien peu intelligents, ni trop respectables. Il y avait parmi nous une comtesse espagnole aux romanesques aventures, un abbé italien qui déclamait après dîner, la Divine Comédie, et un docteur américain qui avait ses entrées aux Tuileries. Il y avait aussi un jeune dramaturge aux cheveux trop longs, une pianiste qui, disait-elle, avait composé la plus belle polka du monde et la veuve à la fatale beauté dont chaque doigt s’ornait de trois bagues. Nos relations mutuelles étaient humaines, encore qu’un peu superficielles ; nous nous traitions en amis et chacun de nous emporta de ces souvenirs soit légers, soit profonds qui tous ravissent le cœur.

 

À cette table d’hôtes anglais, je pense au contraire souvent en regardant ces dentelles, ces rubans, ces bagues, ces cheveux pommadés et ces robes de soie, au nombre de femmes vivantes qui auraient pu être heureuses de tout cela et à celui des hommes dont elles auraient pu faire le bonheur. Et il me semble étonnant que ceux-là, assis côte à côte, ne s’aperçoivent même point qu’ils pourraient être aimés ou amants. Et Dieu sait pourquoi ils ne le seront jamais et ne se donneront jamais l’un à l’autre le bonheur qu’il est si facile de donner et qu’ils désirent tous.

 

Je sentis la tristesse habituelle à ce genre de dîner m’envahir et, sans terminer les desserts, je quittai la salle et partis en ville, toujours sous cette impression.

 

Les rues étroites, sales et mal éclairées, les boutiques qu’on fermait, les rencontres avec des ouvriers ivres, rien ne put la dissiper, pas même la vue des femmes qui allaient à l’eau ou celles coiffées de chapeaux qui longeaient les murs et se glissaient dans les ruelles. Les rues étaient déjà sombres quand, sans regarder autour de moi et sans penser, je retournai vers l’hôtel, espérant que le sommeil allait me débarrasser de cette mélancolie. Je ressentais ce froid à l’âme qui accompagne le sentiment de solitude qu’on ressent sans cause apparente dans les déplacements.

 

Les yeux fixés sur mes pieds, je longeais le quai dans la direction du Schweitzerhoff, quand soudain j’entendis une musique agréable et douce dont les sons me réconfortèrent immédiatement. Je me sentis si bien et si gai qu’il me sembla qu’une lumière joyeuse et claire entrait dans mon âme. Mon attention endormie se fixa à nouveau sur les objets qui m’entouraient et la beauté de la nuit et du lac, auparavant indifférente, me frappèrent maintenant de ravissement. Instantanément et involontairement, j’eus le temps de remarquer le ciel d’un bleu sombre qu’éclairait la lune naissante et parcouru de lambeaux de nuages gris. Je voyais aussi le vert sombre du lac étale où des feux lointains se reflétaient. Au lointain, vers les montagnes coiffées de brume, j’entendais le bruit des grenouilles du Freschenburg et le frais sifflement des cailles sur l’autre rive.

 

Juste en face de moi, à l’endroit d’où sortait la musique qui m’avait frappé et où mon attention restait fixée, je vis dans les ténèbres, au milieu de la rue, une foule qui s’était assemblée en demi-cercle. Devant elle et à quelque distance se tenait un tout petit homme vêtu de noir. Derrière la foule et l’homme, sur le ciel sombre, bleu, gris et déchiré quelques frondaisons noires se détachaient et des deux côtés de l’antique cathédrale se dressaient les deux pointes sévères des tours.

 

Je m’approchai et les sons devinrent plus clairs. Je distinguai de lointains accords de guitare qui passaient doucement dans l’air du soir. On eut dit que plusieurs voix, s’interrompant mutuellement, sans chercher à rendre le thème, chantaient des fragments de phrases et ainsi laissaient sentir ce thème qui était comme une agréable et gracieuse mazurka. Ces voix semblaient tantôt lointaines, tantôt proches. On entendait tantôt le ténor, tantôt la basse, tantôt le fausset, le tout accompagné des roucoulements de la tyrolienne. Ce n’était point une chanson, mais la maîtresse esquisse d’une chanson. Je ne comprenais pas ce que c’était, mais c’était vraiment beau. Ces accords de guitare voluptueux et faibles, cette mélodie légère et tendre et cette minuscule figure solitaire du tout petit homme noir, dans l’entourage fantastique du lac ténébreux, de la lune à peine visible, des immenses pointes des tours silencieuses et des noires frondaisons du jardin, tout cela était indiciblement et étrangement beau ou du moins me l’avait paru.

 

Toutes les impressions complexes et involontaires de la vie prirent soudain pour moi une signification et une beauté inconnues. Fraîche et parfumée, une fleur, eut-on dit, était éclose en mon âme. La nécessité d’aimer, l’espoir et la seule joie d’être avait soudain remplacé en moi la fatigue, la distraction et l’indifférence envers le monde entier que j’avais éprouvées un instant auparavant.

 

– Que vouloir ? Que désirer ? quand de tous côtés je suis entouré de beauté et de poésie, me dis-je. Absorbe-la par profondes gorgées, de toutes tes forces, jouis-en, car que voudrais-tu de plus ? Tout ce bonheur est à toi.

 

Je m’approchai. Le petit homme était, comme je le sus plus tard, un Tyrolien ambulant. Son petit pied en avant, sa tête dressée en l’air, raclant sa guitare, il se tenait debout sous les fenêtres de l’hôtel, chantant à plusieurs voix sa gracieuse mélodie.

 

Aussitôt je ressentis de la tendresse et de la reconnaissance pour lui qui avait opéré un tel changement en moi. Autant que je pus le distinguer, il était vêtu d’une antique redingote et d’une vieille casquette bourgeoise et simple, des cheveux noirs, pas trop longs, s’échappaient. Son costume n’avait rien d’artistique, mais sa pose, puérilement fougueuse, contrastant avec la petitesse de sa taille, composait un spectacle drolatique et touchant tout ensemble. À l’entrée de l’hôtel, à ses fenêtres et sur ses balcons, se tenaient des dames en larges crinolines, des messieurs avec des faux-cols d’une blancheur immaculée, le portier et les valets en livrées cousues d’or ; dans la rue, parmi la foule et plus loin, sous les tilleuls du boulevard s’étaient arrêtés des garçons d’hôtel, élégants, des cuisiniers aux immenses bonnets blancs, des jeunes filles enlacées ainsi que des promeneurs de toutes sortes. Tous ces gens semblaient éprouver le même sentiment que moi car, en silence, ils entouraient le chanteur, l’écoutant attentivement.

 

Tout était silence ; et seul, dans les intervalles de la chanson, arrivaient comme glissant sur l’eau, le bruit d’une forge lointaine ; et de Freschenburg les trilles épars des grenouilles, interrompus seulement par le sifflement monotone des cailles.

 

Le petit homme, au milieu de la rue, dans les ténèbres, se répandait en vocalises de rossignol, le couplet suivant le couplet, la chanson, la chanson. Bien que je me fusse approché tout près de lui, son chant ne cessait de me procurer un immense plaisir. Sa petite voix était infiniment agréable ; la tendresse, le goût et le sentiment de la mesure indiquaient un don de nature. Le refrain de chaque couplet était chanté d’une façon différente et l’on sentait que tous ces gracieux changements lui venaient librement et instantanément.

 

Dans la foule, sur les balcons du Schweitzerhoff, comme sur le boulevard, le silence respectueux était souvent interrompu par des chuchotements admiratifs. Les fenêtres de l’hôtel s’emplissaient de plus en plus de personnages importants ; des promeneurs s’arrêtaient et le quai en était couvert.

 

Tout près de moi, un cigare à la bouche, se tenait, un peu éloignés de la foule, l’aristocratique cuisinier et le maître d’hôtel. Le premier appréciait les beautés de la musique et à chaque note élevée, il hochait la tête d’un air mi-admiratif, mi-étonné et poussait du coude son voisin et semblait dire :

 

– Il chante, hein, celui-là ! Quant au maître d’hôtel, qui posait pour un homme ayant beaucoup vu et entendu, il répondait aux coups de coude admiratifs du cuisinier par un haussement d’épaules qui en disait long. Pendant un temps d’arrêt, pendant lequel le chanteur toussota, je demandais au maître d’hôtel quel était cet homme et s’il venait souvent.

 

– Deux fois par été, répondit l’autre. Il est du canton d’Argovie et mendigote…

 

– Les gens comme lui sont-ils nombreux par ici ? demandai-je.

 

– Oui, oui, répondit-il, n’ayant pas compris ma question. Puis il ajouta, ayant enfin compris :

 

– Oh ! non, je ne vois que lui par ici. À ce moment le petit homme ayant terminé sa chanson, retourna sa guitare et dit dans son patois quelques mots qui provoquèrent le rire de la foule. N’ayant pas compris, je demandai :

 

– Qu’a-t-il dit ?

 

– Il dit que son gosier est sec et qu’il voudrait bien boire un verre de vin, traduisit le maître d’hôtel.

 

– Il aime à boire, sans doute ?

 

– Ils sont tous comme cela, répondit le valet en souriant avec un petit signe de la main.

 

Le chanteur ôta sa casquette et faisant tournoyer sa guitare s’approcha de l’hôtel. Le nez en l’air, il s’adressa aux voyageurs qui se tenaient aux fenêtres et aux balcons.

 

– Messieurs et Mesdames, dit-il dans son accent, mi-allemand, mi-italien, si vous croyez que je gagne quelque chose, vous vous trompez, je ne suis qu’un pauvre tiaple.

 

Ses intonations avaient quelque chose de ce ton qu’emploient les bateleurs en s’adressant au public qui les admire.

 

Il s’arrêta, se tut un instant, et comme on ne lui donnait rien, il fit pivoter encore sa guitare et annonça :

 

– Maintenant, Messieurs et Mesdames, je vous chanterai l’air du Rigi.[69]

 

Le public élégant de l’hôtel ne dit rien, mais sans bouger attendit la nouvelle chanson, tandis qu’en bas retentissaient quelques rires, sans doute parce que sa façon de s’exprimer était bien drôle, ou peut-être encore parce qu’on ne lui avait rien donné.

 

Je lui donnai quelques sous qu’il fit passer adroitement d’une main dans l’autre, puis, les ayant mis dans son gousset, il chanta une nouvelle et gracieuse chanson du Tyrol, l’air du Rigi.

 

Ce morceau, qu’il devait sans doute garder pour la fin, était encore mieux que les autres et provoqua l’assentiment général. L’air terminé, encore une fois il tendit à nouveau sa casquette et répéta son incompréhensible phrase :

 

– Messieurs et Mesdames, si vous croyez que je gagne quelque chose…

 

Il continuait sans doute à la considérer comme adroite et spirituelle, mais dans sa voix, je déchiffrais maintenant quelque indécision et un peu de timidité enfantine, ce qui s’accordait avec sa petite taille.

 

Le public élégant se tenait toujours au balcon, dans la lumière des fenêtres éclairées. Quelques-uns s’entretenaient, sur un ton correctement bas, du chanteur probablement. D’autres contemplaient avec curiosité sa petite silhouette noire et d’un des balcons fusa le rire joyeux d’une jeune fille.

 

Au-dessus de la foule du bas s’élevait le bruit des voix et des lazzis de plus en plus nombreux. D’une voix faiblissante, le chanteur répéta une troisième fois sa phrase et sans la terminer il tendit à nouveau sa casquette. Puis, sans attendre, il la remit sur sa tête. Toujours rien, et la foule impitoyable se mit à rire franchement.

 

Le chanteur, que je vis plus petit encore, souleva sa casquette, prit sa guitare et dit :

 

– Messieurs et Mesdames, je vous remercie et je vous souhaite une bonne nuit.

 

Un rire franc salua ce dernier geste. Les balcons commençant à se vider, les promeneurs se remirent en marche peu à peu, et le quai, jusqu’ici silencieux, s’anima à nouveau. J’entendis le petit homme grommeler quelques mots ; je le vis partir vers la ville et sa petite silhouette allait diminuant de plus en plus dans le clair de lune. Seuls quelques hommes, en riant, le suivirent à distance…

 

Je me sentis tout à fait confus, car je ne comprenais pas. Debout à ma place, je suivais sans pensée dans les ténèbres, ce petit homme qui allongeait le pas vers la ville et les promeneurs qui riaient derrière lui. Une douleur sourde montait en moi et comme une honte, pour le petit homme, pour la foule et pour moi-même. Et c’était comme si j’avais demandé de l’argent, qu’on ne m’eût rien donné et qu’on m’eût accablé de quolibets. Le cœur serré, sans me retourner, j’allai vers mon appartement et montai les marches du Schweitzerhoff sans me rendre compte du lourd sentiment qui m’écrasait.

 

Dans l’entrée toute resplendissante, le portier galonné s’écarta poliment devant moi, ainsi que devant une famille anglaise qui venait en sens inverse. Un bel homme, grand, large, le visage orné de favoris anglais, un plaid et un rotin de bambou à la main s’avançait avec assurance, donnant le bras à une dame vêtue d’une robe de soie bariolée, couverte de rubans multicolores et de superbes dentelles. À leur côté marchait une jolie et fraîche jeune fille, coiffée d’un gracieux chapeau suisse orné d’une plume à la mousquetaire. Des boucles blondes entouraient sa jolie petite figure d’une blancheur liliale. Devant eux sautillait une fillette de dix ans, toute rosé, toute blonde, les genoux nus sous les dentelles.

 

– Quelle belle nuit ! disait la femme toute heureuse.

 

– Aoh ! meugla paresseusement l’Anglais, qui, dans sa vie heureuse, n’éprouvait même pas le besoin de parler.

 

Et on avait l’impression qu’ils ne pouvaient concevoir que le confort, la facilité, la tranquillité de vivre dans tout le monde. Dans leurs mouvements et sur leurs visages, on lisait une telle indifférence pour la vie d’autrui et une telle assurance qu’on sentait immédiatement que le portier allait s’écarter en saluant, qu’ils trouveraient à leur retour des chambres aux lits confortables et propres, que tout cela fatalement devait être ainsi, car ils y avaient droit. Je leur opposais alors, en pensée, le chanteur ambulant qui, fatigué, affamé et honteux, fuyait la foule moqueuse, je compris alors le sentiment qui, comme une lourde plaie, m’écrasait le cœur et je sentis une indicible fureur contre ces riches Anglais.

 

Deux fois, je passai devant l’Anglais et à chaque fois le heurtai du coude avec un plaisir extrême et, descendant les marches, je courus à travers les ténèbres dans la direction de la ville.

 

Trois hommes ensemble me précédaient. Je leur demandai s’ils n’avaient pas vu le chanteur ; ils me le désignèrent en riant.

 

Il marchait tout seul, à pas vifs, paraissant toujours grommeler sourdement. Je le rejoignis et lui proposai d’aller quelque part prendre un verre de vin.

 

Mécontent, il me toisa sans ralentir le pas, mais ayant compris, il s’arrêta.

 

– Je ne refuserai pas, puisque vous avez cette bonté, dit-il. Il y a ici un tout petit café, simplet, ajouta-t-il, en désignant un débit encore ouvert.

 

Ce mot « simplet » me fit immédiatement songer que je ne devais pas l’emmener dans ce petit café, mais au Schweitzerhoff où se trouvaient ceux qui l’avaient entendu chanter. Et, malgré son timide émoi, se défendant de vouloir aller au Schweitzerhoff, endroit trop élégant, j’insistai. Alors, simulant la facilité des manières, il fit pirouetter sa guitare et, tout en sifflotant, m’accompagna au long du quai. Les quelques oisifs qui me virent parler au chanteur et écoutaient ce que nous disions, nous suivirent jusqu’à l’hôtel, attendant sans doute quelques nouvelles sérénades.

 

Dans le hall, j’avisai un maître d’hôtel et lui commandai une bouteille de vin. Le maître d’hôtel nous regarda en souriant et passa son chemin sans nous répondre. Le gérant à qui je m’adressai ensuite m’écouta très gravement et, toisant des pieds à la tête mon timide compagnon, ordonna d’une voix sévère au portier de nous conduire dans la salle de gauche, débit destiné au petit peuple.

 

Dans un coin de cette pièce, meublée seulement de tables et de bancs de bois nu, une servante bossue lavait la vaisselle. Le garçon qui vint nous servir, en nous considérant avec un sourire mi-bénin, mi-moqueur, gardait ses mains aux poches et, tout en nous écoutant, continuait à causer avec la plongeuse. Il cherchait visiblement à nous faire comprendre que sa situation sociale était infiniment supérieure à celle de mon hôte, que non seulement il n’était pas offensé de nous servir, mais encore que c’était pour lui une plaisanterie charmante.

 

– Vous voulez du vin ordinaire ? dit-il d’un air entendu, faisant un clin d’œil à mon compagnon.

 

– Du champagne et du meilleur, fis-je, cherchant à prendre un air magnifique.

 

Mais ni le champagne, ni mon grand air n’eurent d’action sur le valet. Il sourit en nous regardant ; sans se presser, sortit de sa poche une montre d’or, regarda l’heure et tout doucement, comme en se promenant, sortit de la pièce. Il revint bientôt, accompagné de deux autres garçons qui s’assirent près de la plongeuse, prêtant gaiement leur attention, tout souriants, à ce qu’ils considéraient comme un jeu. Ils étaient comme des parents qui s’amusent de voir leurs enfants jouer aimablement. Seule la servante bossue ne se moquait pas et nous regardait avec compassion.

 

Bien qu’il me fût difficile et désagréable de causer avec le chanteur et de le servir, sous le feu des yeux des valets, je faisais de mon mieux pour trouver l’allure aisée.

 

Maintenant, à la lumière, je l’étudiais mieux. Il était vraiment minuscule, presque un nain, mais cependant musclé et bien bâti. Ses cheveux noirs étaient durs comme des soies, ses grands yeux noirs sans cils semblaient toujours pleurer et sa bouche, très agréable, se courbait avec attendrissement. Il avait des petites pattes sur les joues, ses cheveux n’étaient pas trop longs, son costume était pauvre, fripé et avec son teint brûlé par le soleil, il était bien plutôt un travailleur, un petit marchand ambulant, par exemple, qu’un artiste. Seuls les yeux humides et brillants et sa bouche petite lui accordaient un air original et touchant. On aurait pu lui donner de 25 à 40 ans, en réalité il en avait 38. Et voilà ce qu’il me conta avec un empressement très confiant et une franchise évidente.

 

Il venait d’Argovie. Il avait perdu très jeune père et mère et n’avait plus ni parents, ni bien. Bien qu’il eût appris le métier de menuisier, il ne pouvait y travailler, car une atrophie des os de la main évoluant depuis vingt ans l’en empêchait. Dès son enfance il avait aimé le chant et les étrangers lui donnaient souvent quelque argent. Aussi avait-il songé à s’en tenir à cette profession ; il avait acheté une guitare et, depuis dix-huit ans, il voyageait ainsi en Suisse et en Italie, chantant devant les hôtels. Il m’avoua que tout son bagage se composait de sa guitare et de sa bourse dans laquelle il n’y avait qu’un franc cinquante avec lesquels il devait dormir et manger ce soir.

 

Tous les ans – c’est-à-dire déjà dix-huit fois – il part et va dans tous les endroits les plus beaux et les plus fréquentés de la Suisse : Zurich, Lucerne, Interlaken, Chamonix, etc. Puis il pénètre en Italie par le col du Saint-Bernard et revient par le Saint-Gothard, ou par la Savoie. Maintenant, il commence à être fatigué, car il sent que son mal augmente chaque année et que ses yeux et sa voix deviennent de plus en plus faibles. Malgré cela, il partira encore à Interlaken, à Aix-les-Bains et de là en Italie qu’il aimait beaucoup.

 

En général, il semblait heureux de vivre. Comme je lui demandais pourquoi il retournait à sa maison, s’il y avait encore quelque attache, sa bouche se plissa légèrement dans un sourire et il me répondit :

 

–… Oui, le sucre est bon et il est doux pour les enfants.

 

Ce disant, il regardait le groupe des valets. Je n’avais rien compris, mais les valets s’esclaffèrent.

 

– Je n’ai rien, car si j’avais quelque chose, vous ne me verriez pas courir ainsi. Mais si je retourne chez moi, c’est qu’il y a toujours quelque chose qui m’attire vers mon pays.

 

Il refit son sourire malin et très content répéta :

 

– Oui, le sucre est bon… Son bon rire égaya les garçons qui, très heureux, riaient aux éclats. Seule la petite bossue regardait de ses grands bons yeux le petit homme, et comme il avait laissé tomber sa casquette, elle la lui ramassa. J’avais remarqué que les chanteurs ambulants, les acrobates et les faiseurs de tours, aimaient le titre d’artiste. Aussi, je ne cessais d’attirer l’attention de mon compagnon sur cette qualité, mais lui ne se la reconnaissait pas et simplement il considérait son travail comme un moyen de vivre. Sur ma question : savoir s’il était l’auteur des chansons qu’il chantait, il répondit avec un étonnement visible en disant qu’il en était incapable et que c’étaient de vieux airs tyroliens.

 

– Mais, comment ? L’air du Rigi n’est pourtant pas ancien ? m’écriai-je.

 

– Ah ! celle-là, il n’y a que quinze ans qu’elle existe. Il y avait à Bâle un Allemand qui la composa. C’est une belle chanson ! Il l’avait inventée pour les touristes, et il me récita la chanson traduite en français :

 

Si tu veux aller sur Rigi,

Jusqu’à Vegiss tu n’as pas besoin de son bras,

Puisqu’on y va sur bateau à vapeur.

Mais à Vegiss prends une grande canne

Et aussi une fille sous ton bras,

Et prends aussi un verre de vin,

Mais n’en bois pas trop.

Car celui qui veut boire,

Doit le gagner auparavant…

 

– Ah ! la belle chanson !

 

Les valets l’avaient certainement trouvée très belle car ils s’approchèrent de nous.

 

– Qui donc a fait la musique ? demandai-je.

 

– Personne… C’est pour chanter, vous savez… devant les étrangers… il faut toujours du nouveau…

 

Quand on nous apporta de la glace et que je lui versai une coupe de champagne, il se sentit visiblement gêné. Nous heurtâmes nos verres à la santé des artistes et lui qui se tournait sans cesse vers les valets, vida la moitié de sa coupe. Puis les sourcils froncés, il eut l’air de songer.

 

– Il y a longtemps que je n’ai bu un vin pareil. Je ne vous dis que cela. En Italie, il y a le vin d’Asti qui est très bon, mais celui-là est meilleur. Ah ! l’Italie ! qu’il fait bon y vivre ! ajouta-t-il.

 

– On y sait apprécier la musique et les artistes, dis-je. Je voulais le mener à son échec devant le Schweitzerhoff.

 

– Non, répondit-il. Ma musique ne peut plaire à personne. Les Italiens sont des musiciens comme il n’y en a pas au monde et moi je ne puis que chanter des airs tyroliens. Pour eux, c’est toujours une nouveauté.

 

– On y est certainement plus généreux qu’ici, continuai-je, voulant lui faire partager ma fureur contre les habitants du Schweitzerhoff. Ce qui est arrivé ici ne peut arriver là-bas. Que dans un immense hôtel où vivent des gens riches, cent hommes ayant entendu un artiste ne lui donnent rien.

 

Ma question eut un résultat opposé à celui que je présumais. Il n’avait même pas songé à leur en vouloir. Bien au contraire, dans ma remarque il vit comme un reproche pour son talent qui n’avait pas trouvé d’appréciateur. Aussi chercha-t-il à se justifier devant moi.

 

– Ce n’est pas chaque fois qu’on récolte, dit-il. Parfois la voix vous manque. Songez donc, je suis fatigué. J’ai marché neuf heures aujourd’hui et j’ai chanté presque toute la journée. C’est bien difficile, vous savez. Et ces messieurs les aristocrates ne veulent parfois pas écouter les airs tyroliens.

 

– Mais ne rien donner, c’est tout de même un peu fort. Ma remarque resta incomprise.

 

– Ce n’est pas cela, dit-il. Ce qui est important ici, c’est qu’on est très serré pour la police. Voilà : d’après leurs lois républicaines, on ne peut chanter tandis qu’en Italie on peut le faire tant qu’on veut, pas âme ne vous dira mot. S’ils veulent bien vous autoriser, ils le font, mais parfois aussi, ils vous mettent en prison.

 

– Est-ce possible ?

 

– Parfaitement. On vous fait une observation et si vous continuez de chanter on vous emprisonne. J’y ai fait déjà trois mois, dit-il, en souriant, comme si c’était un des plus beaux souvenirs de sa vie.

 

– C’est terrible, m’écriai-je, mais pourquoi ?

 

– Ah ! cela, ce sont leurs nouvelles lois républicaines, poursuivit-il en s’animant. Ils ne veulent pas comprendre que le pauvre lui aussi est forcé de vivre n’importe comment. Si je n’étais pas infirme, je travaillerais. Et si je chante, mes chansons font-elles du mal à quelqu’un ? Les riches peuvent vivre comme ils veulent et un pauvre tiaple comme moi, cela ne lui est même pas permis ! Qu’est-ce que cette loi républicaine ? Si cela est ainsi, nous ne voulons pas de république, n’est-ce pas, Monsieur ? Nous ne voulons pas de la république, mais nous voulons… nous voulons simplement… et nous voulons…

 

Il s’arrêta un peu gêné.

 

– … Nous voulons des lois naturelles. J’emplis sa coupe.

 

– Vous ne buvez pas, lui dis-je. Il prit le verre et me saluant :

 

– Ah ! je sais ce que vous voulez, dit-il en clignant de l’œil et en me menaçant de son doigt. Vous voulez me faire boire pour voir ensuite ce que je vais devenir, mais cela ne vous réussira pas.

 

– Pourquoi voulez-vous que je vous enivre ? Je voulais simplement vous faire plaisir.

 

Il lui fut sans doute pénible de m’avoir offensé en interprétant mal mon intention, car un peu gêné, il se leva et me serra le coude.

 

– Non, non, dit-il, et le regard suppliant de ses yeux humides se posa sur moi. Je n’ai voulu que plaisanter.

 

Après quoi, il prononça une phrase extrêmement embrouillée qui, dans son idée, devait indiquer que j’étais tout de même un bon garçon.

 

Et il conclut :

 

– Je ne vous dis que ça. C’est de cette manière que nous continuâmes à boire et à causer, tandis que les valets nous regardaient tout en se moquant de nous. Je ne pus ne pas m’en apercevoir. Aussi ma colère monta-t-elle à son comble quand l’un d’eux s’approchant soudain du chanteur le fixa en souriant. J’avais déjà une ample provision de colère contre les touristes du Schweitzerhoff que je n’avais pu déverser sur personne, et, je l’avoue, ce public de laquais commençait à m’énerver sérieusement.

 

Une circonstance inattendue vint encore précipiter le dénouement : sans ôter sa casquette, le portier entra dans la salle et les coudes sur la table s’assit à côté de moi. Mon orgueil et mon amour-propre offensés éclatèrent et donnèrent libre cours à la colère qui s’était amassée pendant toute la soirée.

 

– Comment cela est-il possible que devant la porte il me salue jusqu’à terre, alors que, me voyant assis devant le pauvre chanteur, il s’assied grossièrement à mes côtés.

 

J’étais dominé par cette bouillante indignation que j’aime en moi et que je me plais parfois à provoquer, car elle agit sur moi comme un calmant tout en m’accordant pour quelque temps l’énergie, la force et la souplesse de toutes mes qualités physiques et morales.

 

Je me dressai d’un coup.

 

– Pourquoi riez-vous ? criai-je au garçon, en sentant pâlir mon visage et trembler mes lèvres.

 

– Je ne ris pas, répondit le valet en s’écartant de moi.

 

– Vous vous moquez de ce monsieur. De quel droit êtes-vous tous ici et assis devant des clients ? Je vous défends de rester assis, hurlai-je.

 

Le portier grogna, se leva et partit vers la porte.

 

– Quel droit avez-vous de vous moquer de ce monsieur, de vous asseoir auprès de lui quand lui est mon hôte et vous le valet. Pourquoi ne vous moquez-vous pas de moi en me servant au dîner et ne vous êtes-vous pas assis à mes côtés ? N’est-ce pas à cause de ses pauvres habits et parce qu’il est forcé de chanter dans les rues ? Tandis que moi, je suis richement habillé ? Lui est pauvre, mais vous vaut mille fois, car, j’en suis persuadé, il n’a jamais offensé personne ; tandis que vous, vous l’offensez.

 

– Mais je ne fais rien, répondit timidement le domestique. Je ne l’empêche pas de rester assis.

 

Le valet ne comprenait pas et mon allemand était employé en pure perte. Le gros portier prit le parti du garçon ; mais je lui tombai dessus avec tant de vivacité que, d’un geste désespéré de la main, il fit signe de ne pas me comprendre.

 

Je ne sais si la plongeuse bossue eut peur du scandale ou si elle partageait réellement mon opinion, mais se plaçant vivement entre moi et le portier, elle se mit à le morigéner en m’approuvant et en me priant de me calmer.

 

« Der Herr hat recht, Sie haben recht », répétait-elle sans cesse. Quant au chanteur, il faisait une figure pitoyable et sans comprendre ma colère, me priait de partir avec lui au plus tôt. Mais mon désir d’épanchement s’intensifiant, je ne voulais plus rien écouter. Je me rappelai tout, la foule qui s’était moquée de lui et ne lui avait rien donné, et pour rien au monde je n’aurais voulu me calmer. Je crois même que si les garçons et le portier n’eussent eu tant de servilité, j’aurais été heureux de me colleter avec eux et même de frapper avec ma canne l’inoffensive demoiselle anglaise. Si, à ce moment-là, j’avais été à Sébastopol, c’est avec une joie indescriptible que je me serais lancé dans la tranchée anglaise pour sabrer.

 

Je saisis la main du portier, l’empêchant de sortir, et je lui demandai violemment :

 

– Pourquoi m’avez-vous amené avec ce monsieur ici et non dans l’autre salle ? Quel droit avez-vous de décider que tel homme doit être dans telle salle ? Tous ceux qui paient doivent être traités à l’hôtel également, non seulement dans votre République, mais dans le monde entier. D’ailleurs, votre république de gâteux me dégoûte ! Voilà votre égalité ! Vous n’auriez pas osé amener ici vos Anglais, ces mêmes Anglais qui, en écoutant pour rien ce monsieur lui ont volé les quelques sous qu’il aurait dû gagner. Comment avez-vous osé nous désigner cette salle ?

 

– L’autre est fermée, répondit le portier.

 

– Non, m’écriai-je, ce n’est pas vrai, elle ne l’est pas.

 

– Vous le savez mieux que moi ?

 

– Je sais que vous êtes un menteur. Le portier me tourna le dos en haussant les épaules.

 

– Que voulez-vous que je vous dise ? fit-il.

 

– Il n’y a pas de « Que voulez-vous que je vous dise ». Conduisez-nous immédiatement dans l’autre salle.

 

Malgré les supplications du chanteur et les exhortations de la bonne, j’exigeai qu’on appelât le gérant et entraînai mon compagnon.

 

Le gérant, qui avait entendu la fureur de ma voix et qui vit ma figure courroucée, évita toute discussion et avec une politesse dédaigneuse me dit que je pouvais aller où je voulais. La preuve évidente du mensonge du portier ne put être faite, car ce dernier s’était éclipsé avant que nous fussions entrés dans la salle brillamment éclairée.

 

Derrière une table, un Anglais soupait en compagnie d’une dame. Le garçon eut beau nous désigner une table à part, j’empoignai mon chanteur tout loqueteux et nous nous assîmes à la table même de l’Anglais en ordonnant d’y apporter la bouteille commencée.

 

Les Anglais regardèrent d’abord avec étonnement le petit homme plus mort que vif. Puis, soudain furieux, ils se mirent à parler entre eux. La dame repoussa son assiette, dans le froufrou de sa robe de soie, se leva et tous deux disparurent.

 

À travers la porte vitrée, je voyais l’Anglais nous désigner au garçon en gesticulant. J’attendais avec joie le moment où on allait venir nous expulser, ce qui me permettrait de donner libre cours à toute ma fureur. Maintenant, je constate avec plaisir – quoi qu’à ce moment ce me fut très désagréable – qu’on nous laissa tranquille.

 

Le chanteur qui, auparavant, avait refusé de boire, termina hâtivement le contenu de la bouteille, comme s’il eût voulu sortir au plus tôt d’une pénible situation. Je crois cependant que c’est avec une véritable gratitude qu’il me remerciait de mon invitation. Ses yeux larmoyants devinrent encore plus humides et plus brillants. Il cherchait à être loquace et prononça une phrase des plus étranges et des plus embrouillées. Cependant elle me fut agréable. Il voulait dire que si chacun traitait comme moi les artistes, la vie deviendrait meilleure. Après quoi, il me souhaita beaucoup de bonheur et nous passâmes dans le hall. Là, tout le personnel était réuni : gérant, garçons, portier, celui-ci me sembla-t-il, en train de se plaindre de moi. Ils me considéraient tous comme un fou. Arrivé à leur hauteur, très ostensiblement et avec toute la déférence dont j’étais capable, j’enlevai mon chapeau, fis un long salut et serrai affectueusement la main mutilée du chanteur. Les garçons firent mine de ne pas nous voir. Un seul d’entre eux se permit un rire sardonique.

 

Quand le chanteur eut disparu dans les ténèbres après m’avoir salué de loin, je montai chez moi, désireux d’oublier dans le sommeil la colère enfantine qui m’avait envahie ; mais me sentant trop énervé, je descendis dans la rue pour marcher un peu. Je dois avouer que j’avais un vague espoir de trouver une occasion de querelle avec le portier, les garçons, l’Anglais pour leur démontrer l’inhumanité et l’injustice dont ils avaient fait preuve à l’égard du pauvre diable. Mais, sauf le portier qui s’était détourné à ma vue, je ne rencontrai personne et je dus seul arpenter le quai.

 

– Le voilà l’étrange sort de la poésie, songeai-je un peu calmé. Tous l’aiment, la recherchent dans la vie. Mais personne ne reconnaît sa force, n’apprécie cette grande félicité du monde et ne remercie ceux qui la lui offrent. Demandez à n’importe lequel des hôtes du Schweitzerhoff quel est au monde le plus grand bonheur, chacun, prenant une expression sardonique, répondra : c’est l’argent.

 

« Peut-être cette idée ne vous plaît-elle pas et n’est pas conforme à vos idées élevées ? Mais que faire, si la vie humaine est ainsi faite que seul l’argent fait le bonheur. Je ne pourrai cependant pas empêcher mon esprit de voir la lumière, ajoutera-t-il.

 

« Pauvre est ton esprit, misérable est le bonheur que tu désires, toi qui ne sais même pas ce que tu veux… Pourquoi, vous tous, avez-vous quitté votre patrie, vos parents, vos occupations, vos affaires, pour vous réunir en cette petite ville suisse de Lucerne ?

 

« Pourquoi, vous tous, avez-vous encombré les balcons pour écouter dans un silence respectueux le chant d’un petit mendiant ? Et s’il avait voulu chanter encore vous l’auriez encore écouté en silence. Est-ce donc pour de l’argent qu’on vous a fait venir en ce lieu, en ce petit coin ? Est-ce encore pour de l’argent que vous êtes restés debout et silencieux ?

 

Non. Ce qui vous a poussés à cela et ce qui, plus fort que tout, vous poussera éternellement, c’est ce besoin de poésie dont vous ne voulez pas convenir, mais que vous sentirez tant que quelque chose d’humain sera en vous. Le mot « poésie » vous semble ridicule et vous l’employez comme un reproche railleur. Vous n’admettez l’amour du « poétique » que chez les enfants et les jeunes filles bébêtes. Pour vous, quelque chose de positif. Mais ce sont les enfants qui voient sainement la vie. Ils connaissent et aiment ce que devrait aimer l’homme et ce qui lui procurerait le bonheur. Mais vous que la vie a pervertis et pris dans son tourbillon, vous vous moquez de ce que vous aimez pour rechercher ce que vous haïssez et qui fait votre malheur.

 

« Comment vous, fils ou enfants d’un peuple libre et humanitaire, vous chrétiens ou seulement hommes, avez-vous osé répondre par de froides railleries à ce que ce malheureux vous a donné de pures joies ?

 

« Il a travaillé, il vous a réjouis, il vous a priés de lui donner, pour son travail, un peu de votre surplus. Vous l’avez regardé avec un sourire glacé comme un phénomène et dans votre foule d’hommes riches et heureux, il ne s’en est pas trouvé un seul qui lui eût jeté quelque pièce ! Honteux il partit et la foule idiote en riant offensait, non vous cruels, froids et sans honneur, mais lui à qui vous avez volé la joie qu’il vous a donnée. »

 

Le 7 juillet 1857, à Lucerne, devant le Schweitzerhoff, habité par les gens les plus riches du monde, un pauvre chanteur ambulant a chanté pendant une demi-heure en jouant sur sa guitare. Une centaine de personnes l’ont écouté. Par trois fois, le chanteur pria qu’on lui donnât quelque chose. Mais nul ne mit la main à la poche et nombreux furent ceux qui le tournèrent en dérision.

 

Ce n’est pas une imagination, c’est un fait que chacun peut trouver dans les journaux de l’époque. On peut même y trouver les noms des étrangers qui, le 7 juillet, habitaient l’hôtel. Et voilà l’événement que les historiens de notre époque doivent inscrire en lettres de feu. Ce fait est plus important et comporte plus de sens que les événements enregistrés quotidiennement dans les journaux et la chronique.

 

Que les Anglais aient tué mille Chinois parce que ceux-ci n’achètent pas argent comptant leur marchandise, que les Français aient tué mille Kabyles pour que le blé pousse bien en Afrique du Nord et qu’il est bon d’entretenir l’esprit militaire, que l’ambassadeur de Turquie à Naples ne puisse pas être Juif, que l’empereur Napoléon III se promène à Plombières et assure à son peuple, par la presse, qu’il ne gouverne que par la volonté nationale, tout cela ne sont que des mots qui cachent ou dévoilent des choses connues. Mais l’événement du 7 juillet à Lucerne, me semble nouveau, étrange et en rapport non avec l’éternelle précision de l’évolution sociale. Ce fait n’est pas destiné à l’histoire des actes humains, mais à l’histoire du progrès et de la civilisation.

 

Pourquoi ce fait inhumain, impossible en n’importe quel village d’Allemagne, de France ou d’Italie, était-il possible ici où la civilisation, la liberté et l’égalité arrivent à leur point culminant et où s’assemblent les touristes les plus cultivés des nations les plus civilisées.

 

Pourquoi ces hommes cultivés, humanitaires, capables d’honnêtes sentiments n’ont-ils pas, réunis, un mouvement de cœur quand il s’agit d’un acte de bonté individuelle ?

 

Pourquoi les mêmes qui, confinés dans leurs palais, dans leurs meetings, dans leurs clubs s’occupent-ils chaleureusement de l’état des célibataires chinois, du développement du christianisme africain, de la fondation des sociétés favorisant le mieux-être de l’humanité, et pourquoi ne trouvent-ils pas en leur âme ce sentiment si simple et primitif qui rapproche l’homme de l’homme ?

 

Lequel des deux est donc l’homme et lequel est le barbare ? Est-ce le lord, qui voyant l’habit usagé du chanteur, quitta la table avec colère sans lui donner pour son travail la millionième partie de son revenu et qui, assis dans sa chambre, resplendissante et calme, juge les affaires de Chine et justifie les meurtres qui s’y commettent, ou le petit chanteur qui, un franc en poche, sans avoir jamais fait de mal à personne, risque la prison et court par monts et par vaux pour consoler avec son chant et qui, humilié, fatigué, affamé, est maintenant allé dormir sur une paille malpropre.

 

C’est à ce moment que, dans le silence de la ville, j’entendis le son de la guitare du petit homme.

 

Une voix en moi me disait : Tu n’as pas le droit de le plaindre ni de t’indigner contre la richesse du lord. Qui donc a pesé le bonheur intérieur de chacun des êtres ? Il est assis là-bas sur un seuil quelconque et regardant le ciel lunaire il chante joyeusement dans la nuit douce et parfumée. Nul reproche, nulle colère, nul remords n’ont de place en son âme. Mais que se passe-t-il, en revanche, dans l’âme des hommes qui se cachent derrière ces murs lourds et épais ? Qui sait s’ils ont en eux autant d’insouciance et de joie de vivre et de concordance avec l’univers qu’il n’y a dans l’âme de ce petit homme ? La sagesse est infinie de Celui qui a permis et ordonné l’existence de toutes ces contradictions. À toi seul, humble ver de terre, à toi seul qui, dans ta témérité, ose vouloir pénétrer ses lois et ses intentions, à toi seul elles semblent contradictoires. Dans sa mansuétude infinie, il regarde de ses sereines hauteurs, et se délecte de cette harmonie où vous vous agitez en sens opposés et où vous croyez voir des contradictions. Ton orgueil fut cause que tu voulus te soustraire à la loi commune. Non, toi-même avec ta petite et banale indignation contre les valets, toi aussi tu as répondu aux besoins de l’harmonie éternelle et infinie…

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.

[2] Récits populaires. 1885.

Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.

[3] Tolstoï fait ici allusion aux paroles sacramentelles qu’échangent les Russes en s’embrassant sur la bouche, le jour de Pâques :

– Christ est ressuscité !

– Oui, vraiment ressuscité.

[4] Mot à mot : où tiens-tu la rue ?

[5] C’est-à-dire, d’un poids de quarante-cinq kilos environ.

[6] C’est-à-dire : l’étendit raide-mort.

[7] C’est le nom qu’on donne en Russie aux femmes de moujik.

[8] Les poêles russes sont en briques, assez larges et d’une chaleur assez tempérée pour qu’on puisse s’étendre dessus commodément.

[9] Récits populaires. 1885.

Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.

[10] Maire de village élu par les moujiks.

[11] Pièces d’étoffe dont les moujiks s’enveloppent les pieds en guise de chaussettes.

[12] Fortes pantoufles en corde tressés.

[13] Nom des habitants de l’Ukraine.

[14] Les Russes laissent habituellement flotter hors du pantalon, comme une blouse, la chemise maintenue seulement par une ceinture.

[15] Plat de gruau cuit servi en guise de légume.

[16] Gâteaux au fromage bouillis dans l’eau.

[17] Récits populaires. 1885.

[18] Récits populaires. 1885.

[19] Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.

[20] Postillon.

[21] Fonctionnaire de l’État.

[22] Commissaire de police.

[23] Diminutif d’Ivan.

[24] Petit bourgeois, boutiquier.

[25] Locution proverbiale russe.

[26] Première publication en 1886.

Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.

[27] La déciatine vaut un peu plus d’un hectare (1 h. 002).

[28] Association des chefs de famille, qui régit les affaires de la commune rurale.

[29] Seigneur, maître du sol.

[30] Diminutif de Sémen.

[31] Sorte de maire élu.

[32] Nomades asiatiques, campés dans la steppe, au delà de l’Oural.

[33] Pluriel de kibitka, tente de nomades.

[34] Voiture de voyage.

[35] Espèce de scribe.

[36] Léger caftan en velours ou en peluche.

[37] Récits populaires. 1885.

[38] Récits populaires. 1885.

Traduit par J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur, 1891.

[39] Première publication en 1856.

Traduction E. Halperine – Paris, Librairie Perrin et Cie, 1886.

[40] Pour courrier.

[41] Traduction littérale.

[42] Cheval du milieu.

[43] Artel (association coopérative).

[44] Convoi de traîneaux ou de charrettes.

[45] Pièce de bois recourbée qui joint les deux brancards par-dessus la tête du cheval.

[46] Diminutif d’Ignat

[47] Les trois chevaux d’une troïka s’appellent : celui du milieu, korennaïa, les deux de flanc pristiajnaïa.

[48] Nom vulgaire du poisson dit cyprinus carassius.

[49] Cocher.

[50] Un chtof est une mesure d’eau-de-vie qui vaut à peu près un litre et demi.

[51] Récits populaires. 1885.

[52] Récits populaires. 1885.

[53] Récits populaires. 1885.

[54] Récits populaires. 1885.

[55] Récits populaires. 1885.

[56] Récits populaires. 1885.

[57] Récits populaires. 1885.

[58] Récits populaires. 1885.

[59] Traduit par J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur, 1891.

[60] Traduit du russe par E. Halperine-Kaminsky.

[61] Sorte de salon de thé.

[62] Potage au chou.

[63] Concierge.

[64] Bottes de feutre.

[65] Long vêtement qu’on porte sous le manteau.

[66] Sergent de ville.

[67] Traduit du russe par J. W. Bienstock.

[68] Paris, Édition La Technique du Livre, 1937 (sans mention de traducteur).

[69] En français dans le texte.