Edmond ABOUT
MADELON
Librairie Hachette et Cie, Paris, 1863
Le samedi 22 décembre 1839, par un beau soleil couchant, entre quatre et cinq heures, deux jeunes gens de bonne mine discutaient au pied d’un orme des Champs-Élysées. Le plus élégant des deux, M. Belley, était un fils de riche cordonnier, attaché par faveur aux Affaires Étrangères, et mille fois plus aristocrate depuis trois ans que le maréchal de Richelieu. L’autre, un peu négligé dans toute sa personne, était le comte de Mayran, démocrate à tous crins, sculpteur passionné et élève de l’atelier de David, en attendant qu’il devînt millionnaire et marquis. Ces messieurs, si éloignés l’un de l’autre par la naissance et l’éducation, étaient liés ensemble comme on l’est à Paris, sans savoir ni comment ni pourquoi ; leur amitié vivait d’un éternel contraste. Pour le moment, ils étaient sous l’impression d’un fait assez étrange qui venait de se passer sous leurs yeux, et qui les avait frappés le plus diversement du monde.
« C’est révoltant ! disait le comte.
— C’est superbe ! disait l’attaché.
— C’est le comble de l’impertinence !
— Soit ; mais l’impertinence lui sied bien. On est grand seigneur, ou l’on ne l’est pas.
— Il n’y a plus de grands seigneurs !
— Tu vois bien que si !
— Je lui aurais prouvé que non, si j’avais été dans la foule !
— Il s’agit bien de toi ! On sait à qui l’on s’adresse, que diable ! Il n’a tapé que sur la canaille.
— Raison de plus ! c’est lâche.
— Non, car ces gens-là étaient mille contre un, et il risquait de se faire assommer.
— On lui aurait rendu justice, mon cher Belley.
— Mon cher Mayran, je ne t’ai jamais vu si peuple !
— C’est sans doute parce que tu ne t’es jamais montré si gentilhomme !
— Ksss ! ksss ! mords là ! » fit un nouvel interlocuteur, en allongeant la tête entre les deux amis.
Celui qui entrait si familièrement dans le dialogue était un joli garçon de vingt-huit à trente ans. On l’appelait Gérard Bonnevelle, et tout le monde l’aimait bien, entre le rond-point des Champs-Élysées et le boulevard de Tortoni. Neveu de l’honorable M. Champion, député, directeur général au ministère de la marine, etc., etc., il s’était laissé nommer sous-rédacteur au cabinet de S. Exc. le ministre de l’agriculture et du commerce ; mais sa véritable profession consistait à échanger des poignées de main avec les jeunes Parisiens de son âge. Sa belle moustache brune, son courage bien prouvé, sa bonne humeur et une certaine réputation d’homme d’esprit lui avaient fait une autre spécialité : il était à la mode dans les petits boudoirs. Les femmes qui font profession de n’aimer rien trouvaient le temps de l’adorer pour lui-même ; les portes qu’on n’ouvre point sans la clef d’or s’entrebâillaient spontanément, lorsqu’il se présentait un bouquet à la main. Heureux enfant !… Trop heureux même. Car les bouquets, les bonbons, les soupers fins, les loges grillées et autres menus accessoires avaient dévoré complètement un patrimoine de deux cent mille écus (somme énorme pour l’époque), dans l’espace de cinq ou six ans. Le jour n’était pas loin où ce brillant Gérard, préféré par la plus jolie femme du monde galant, devrait se ranger ou s’endetter, à son choix. À moins que l’oncle Champion !… mais l’oncle, ancien professeur de morale économique, cumulait pour lui seul les neuf ou dix traitements dont il était surchargé par la confiance de son pays. Il n’avait aucune parenté avec son bienfaisant homonyme, l’homme au petit manteau bleu.
Gérard prit M. de Mayran par le bras gauche, M. Belley par le bras droit, et les poussa vers le rond-point.
« Or çà, messeigneurs, dit-il en imitant les intonations romantiques du grand Bocage, m’est avis que l’on se querellait céans ! Vous plaît-il m’avoir pour arbitre et juge du camp, sûrs que vous êtes de ma sincère et féale amitié ?
— Mon cher ami, répondit vivement M. Belley, voici le fait en trois mots. Tu connais le prince d’Armagne ? Il est des nôtres.
— Pas des miens ! dit Mayran.
— Ce jacobin de Mayran aura beau me guillotiner la parole ; Astolphe d’Armagne est véritablement le prince de la jeunesse ; un peu fou, si l’on veut, mais grand nom, grande fortune et grand cœur. Il venait de nous saluer tout à l’heure, et il courait dans son phaéton neuf à la poursuite d’un petit coupé bleu. Un omnibus l’accroche, tout saute, le valet à gauche, le prince à droite, écrasant son chapeau comme une galette et faisant le poirier fourchu. Le cheval se relève, le cocher se ramasse ; ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre ; un vrai miracle ! Quant au prince, fatigué de se tenir sur la tête, il était retombé sur le dos et ne donnait plus signe de vie. Tu vois d’ici le rassemblement : en moins de deux minutes il eut cinq cents badauds autour de lui ; l’un criait au médecin, l’autre à l’apothicaire. Et les paroles de commisération allaient leur train : « Pauvre jeune homme ! Malheureux jeune homme ! Infortuné jeune homme ! » Mon gaillard, qui n’était qu’étourdi par le coup, se réveille au milieu d’un concert de jérémiades ; il aperçoit un tas d’imbéciles qui commençaient à l’assaisonner tout vivant dans une sauce de larmes. « Jour de Dieu ! s’écrie-t-il en sautant sur ses pieds, je suis le prince d’Armagne, et je trouve impertinent qu’on se permette de me plaindre ! Hors d’ici, canaille ; j’ai affaire ! » À ce moment, une façon de domestique ou de portier accourait de la pharmacie, avec un peu de je ne sais quoi dans une tasse. Astolphe, d’un revers de main, écarte le calice en éclaboussant l’assemblée. On crie, il s’élance sur le siège, assemble les rênes dans sa main gauche, plonge la droite dans son gousset, et jette une pincée de louis à la face de ses concitoyens. Quelques polissons sautent sur les jaunets en criant : « Vive le roi ! » Quelques autres, mécontents de n’avoir rien eu, se piquent de dignité et crient qu’on insulte le peuple. Les plus hardis font le geste d’arrêter le cheval par la bride ; mais le prince, avec une sérénité olympienne, allonge une demi-douzaine de coups de fouet au peuple le plus spirituel du monde, et repart de plus belle à la chasse du petit coupé bleu.
— Un coupé bleu avec deux chevaux bais ? » demanda Gérard.
À ce propos inattendu, les deux plaideurs éclatèrent de rire.
« Pardieu ! s’écria M. de Mayran, nous avons bien choisi notre juge ! Dans tout le récit de Belley, il n’a vu que le coupé de Madelon !
— Tu pourrais dire Mme de Fleurus.
— Mme de Fleurus, si tu veux, puisqu’il lui plaît de s’appeler ainsi pour le moment. C’est mieux qu’un nom de guerre, c’est un nom de bataille !
— Mayran !
— Ah ! mon pauvre Bonnevelle ! je ne te savais pas si bien pris. Tu es donc jaloux du passé, du présent et de l’avenir ?
— Mon cher ami, le passé de Madelon est beaucoup moins compliqué que tu n’as l’air de le croire, et si tu la connaissais…
— Merci. Je ne suis qu’un pauvre artiste, et je m’en tiens aux muses du Luxembourg, avec leur petit nez retroussé.
— Libre à toi ! Quant à l’avenir, je ne redoute pas votre M. d’Armagne. C’est un faux Alcibiade qui veut étonner les gens à tout prix et qui croirait avoir perdu sa journée s’il ne s’était signalé par quelque sottise d’éclat. Il ne ferait pas couper la queue de son chien, parce que ce scandale est usé, mais il couperait la tête de son père, pour le plaisir de faire parler de lui. Qu’il coure à la poursuite de Mme de Fleurus, il en a le droit ; qu’il tombe pile ou face, je m’en soucie fort peu ; ses coups de tête dans le pavé n’empêcheront pas Madelon de dîner avec moi ce soir au Moulin-Rouge, car je suis ici pour elle, comme elle y est pour moi, attendu qu’elle n’aime et qu’elle n’a que moi !
— Tudieu ! s’écria M. Belley, l’avenir et le passé n’ont qu’à se bien tenir ! Mais je remarque, mon bon, que tu n’as rien dit du présent. Il est ici, le présent. Nous l’avons croisé tout à l’heure, avec ses petits cheveux blancs et ses lunettes d’or.
— En vérité, mes très-chers, je vous trouve superbes ! Ne faudra-t-il pas maintenant que je sois jaloux du vieux marquis de Gigoult ? Je ne sais pas trop ce qu’il est venu faire ici, car ce n’est pas sa promenade ordinaire, mais je vous réponds qu’il n’y est point pour surveiller Mme de Fleurus. Il l’aime d’une vieille amitié ; il prend plaisir à bavarder avec elle ; il apprécie la vive allure de son esprit et la solidité de son jugement ; on dit même qu’il fait quelques sacrifices pour elle ; soit. C’est peut-être un tuteur qu’elle s’est donné, ou un père qu’elle a eu dans le temps. Mais il n’y a rien de plus entre ces deux personnes, et la preuve, c’est que la porte de Madelon est toujours ouverte pour moi. Il m’est arrivé cinq ou six fois de rencontrer M. de Gigoult dans l’escalier de notre amie, et nous nous sommes toujours salués avec la courtoisie la plus parfaite. Mon opinion bien arrêtée est qu’il connaît la situation et qu’il l’accepte en homme d’esprit. Si vous ne me croyez pas, regardez : le voici qui vient à nous, et dites-moi si nous avons l’air de deux rivaux qui se rencontrent !… »
Un tout petit vieillard de soixante à soixante-dix ans, maigre, anguleux, presque perdu dans une pelisse de fourrure, mais vif et ingambe malgré tout, et assez joli pour son âge, s’avançait d’un pas ferme vers le groupe des trois amis. En reconnaissant le beau Gérard, il darda sous ses lunettes un regard aigu comme une flèche, et sa figure rasée de près se rida d’un sourire méphistophélique. Il porta sa petite main à son chapeau en arrondissant le bras, et salua à fond, dans le vieux style. Gérard lui rendit sa politesse avec une aisance un peu affectée et s’apprêta à passer outre. Mais le marquis s’était arrêté tout net, et son regard était comme un long, long clou très-mince qui traversait Bonnevelle de part en part, et le forçait de rester à sa place. Un vague frisson parcourut le jeune homme de la tête aux pieds ; les racines de ses cheveux se hérissèrent. Au même instant une petite voix douce et aigrelette, comme le jus d’une groseille mûre, tomba des lèvres du marquis :
« Monsieur, dit-il en plongeant la main dans une grande poche de sa pelisse, je n’aurai pas le plaisir de voir aujourd’hui Mme de Fleurus ; vous serez sans doute plus heureux que moi, et je vous saurais un gré infini si vous vouliez bien vous charger de ce petit mot pour elle. »
Cela fut dit avec la politesse la plus exquise et la fermeté la plus métallique. Un sourire féroce et charmant termina la phrase comme un point final. Le petit bras anguleux s’arrondit de nouveau pour tendre une lettre au beau Gérard qui la prit machinalement, comme un homme qui se meut en rêve. Et M. le marquis de Gigoult pirouetta sur ses talons avec la grâce d’un vieux danseur de menuet, et se perdit dans la foule épaisse, comme une aiguille dans une meule de foin.
Gérard Bonnevelle demeura plus étourdi que s’il avait reçu un couvreur sur la tête. Le marquis avait pris l’essor, et le jeune homme était encore là, tenant du bout des doigts le pli mystérieux dont il ne savait que faire. Ses deux amis le regardaient et se regardaient l’un l’autre, presque aussi stupéfaits et aussi foudroyés que lui.
« Ah çà mais, s’écria Gérard, est-ce qu’il me prend pour un commissionnaire ? M’est avis qu’il pouvait bien porter sa lettre lui-même ; d’autant plus que Madelon n’est pas loin.
— Voilà, dit M. Belley, ce qu’il fallait lui répondre.
— Oui, mais il fallait y penser ! Quand j’ai vu la grimace de ce petit vieux qui m’abordait pour la première fois, j’ai perdu la tête. L’esprit de répartie est une jolie chose, mais ne l’a pas qui veut. Parbleu ! j’aurais bien voulu vous y voir, l’un ou l’autre !
— Moi, dit M. de Mayran, je n’aurais peut-être pas répondu plus brillamment que toi, mais je n’aurais pas pris la lettre.
— Au fait ! c’est évident. Qu’avais-tu besoin de la prendre ? Il n’y avait qu’à tourner le dos, et tout le ridicule de l’affaire restait au marquis. Pourquoi avoir tendu la main ?
— Pourquoi ? pourquoi ? vous êtes bons ! Parce que ce petit diable d’homme me fascinait à travers ses lunettes ! Cela n’a duré qu’une seconde, et pourtant j’ai eu le temps d’analyser son maudit regard. Il y avait de tout là dedans, du dépit et de l’ironie, de l’impuissance et…, comment dirai-je ?… ma foi, tant pis ! de l’autorité !
— Mais, dit M. de Mayran, si c’était tout simplement de la bonhomie ? Si le marquis n’avait pas voulu dire autre chose que ce qu’il a dit ? S’il t’avait chargé de ce message pour Mme de Fleurus parce qu’il comprend la situation, et qu’il l’accepte ?
— Mon cher Mayran, tu es un ami de la plus généreuse espèce ! Je te demande un conseil et tu te moques de moi !
— Quel conseil veux-tu que je te donne ? Il faut chercher le marquis et lui rendre son poulet. Si nous ne le trouvons pas, et je parie que le vieux singe s’est enfui à mille lieues, renvoie-lui la lettre à domicile avec un petit mot bien troussé. Cela fait, tu te tiens coi, et tu vois venir. »
Cet avis parut sage, et les trois amis se lancèrent à la poursuite du marquis ; Mayran et Belley riant un peu sous cape, Bonnevelle, de plus en plus embarrassé de la lettre qu’il tenait à la main, sans pouvoir se décider à la mettre en poche.
Les chasseurs s’étaient séparés pour mieux traquer leur proie et barrer toute la largeur du trottoir. Mais ce fut en pure perte : le marquis avait vidé l’enceinte depuis longtemps. Trois fois déjà le beau Gérard avait parcouru un kilomètre de bitume, et il commençait à suer en dépit de la saison, lorsqu’il vit un coupé bleu attelé de deux chevaux bais s’arrêter sur le bas côté de la chaussée. Une petite tête blonde, assez jolie et singulièrement coiffée, se montra à la portière ; une petite main abaissa la glace, et le pauvre garçon, oubliant tout le reste, y courut.
Madelon (car c’était bien elle) toisa son ami de la tête aux pieds en ouvrant deux yeux gris bleus, ni grands ni petits, ni beaux ni laids, mais charmants. Le vrai mérite de ces yeux, leur seule originalité, consistait dans ce je ne sais quoi de naïf et de constamment étonné qui ne se trouve à l’ordinaire que dans le regard des enfants. Ce n’était pas une beauté, cette Madelon si brillante et si désirée ; c’était moins et c’était plus. Elle avait le front bas, et elle le cachait presque tout entier sous une multitude de petites boucles, fines comme la soie d’un jeune griffon. Ces cheveux blonds, très-vantés dans Paris, ne formaient pas une forêt bien épaisse ; en les réunissant tous ensemble, vous n’en auriez pas eu plein la main. Mais ils étaient doux au toucher, et leur couleur se mariait agréablement au teint le plus clair et le plus rosé du monde. Les amateurs de la sotte régularité classique trouvaient tout à reprendre dans sa figure ; le célèbre Ducasson, peintre d’histoire, élève de Girodet, et loué dans les Débats par M. Delécluze, essaya vainement de la peindre. Il la mit presque à la porte de son atelier en lui disant : « Personne ne fera votre portrait ; vous n’avez pas de lignes ! » Je crois pourtant que Van Dyck ou Lawrence, ou même Édouard Dubufe, aurait su tirer parti de son étrange beauté. Quoique le nez ne fût ni aquilin, ni droit, ni retroussé ; quoique les dents, petites et blanches, ne fussent pas aussi bien rangées que des soldats prussiens sous le drapeau, l’incorrection de ses traits était fondue dans l’harmonie la plus suave. On éprouvait, en la voyant, la même sensation que vous avez eue en flairant un bouquet d’héliotropes ou en goûtant un fruit délicieux : c’était une plénitude des sens, quelque chose de complet et de surabondant qui faisait déborder le cœur. Sa personne, svelte à l’excès et qu’elle ne déguisait point sous les enflures de la toilette, se mouvait avec une grâce onduleuse. Le buste était trop court et les jambes trop longues ; défaut commun chez les plus belles statues de l’art grec. Le corsage chaste et jeune semblait appartenir à une enfant de quinze ans ; l’ampleur magnifique des hanches indiquait la femme dans son plein. Cette créature bizarre, mélangée de perfections incroyables et de défauts encore plus charmants, avait le pied long et cambré de Diane chasseresse, une main peut-être un peu trop fine et transparente, mais si douce qu’elle exerçait une attraction irrésistible et qu’elle s’emparait d’un homme en lui touchant le bout des doigts. Elle avait une voix grêle, inégale et sujette à détonner, mais pénétrante, divinement timbrée, douce et mordante en même temps.
Son âge, son origine, son éducation, son esprit, tout en elle était matière à discussion, et l’on en parlait très-diversement dans les cercles, entre minuit et deux heures du matin. Tel homme lui donnait vingt ans au plus, tel autre prétendait l’avoir vue danser en 1824 sur le théâtre de Bordeaux. Elle s’appelait Madeleine Dunois, selon les uns, et descendait en droite ligne de l’héroïque bâtard ; suivant le plus grand nombre, elle était née d’un concierge nommé Lenoît. On la disait fille d’esprit et de conversation ; certains petits journaux lui prêtaient des mots assez drôles. Plusieurs autres l’accusaient de ne savoir ni lire ni écrire, ni causer un peu proprement. Son éducation s’était faite au Sacré-Cœur de Bordeaux, suivant les uns ; dans un cabaret voisin du couvent, selon les autres. On la disait avide et riche ; on la disait prodigue et endettée de quatre-vingt mille francs chez sa lingère seulement. Une de ses meilleures amies, interrogée sur les ressources qu’elle pouvait avoir, répondit : « Comment voulez-vous qu’elle soit jamais heureuse ? C’est une enfant qui ne peut pas vivre à moins de cent louis par jour ! » Les pessimistes prétendaient qu’elle avait fait tous les métiers, même celui de voleuse à la tire ; ses domestiques racontaient qu’elle donnait cent francs de pourboire au postillon, en revenant de Chantilly. On citait les fils de famille qu’elle avait réduits à entrer aux chasseurs d’Afrique ; on nommait aussi un jeune homme pauvre avec qui elle s’était retirée au bas Meudon, vêtue de laine et vivant d’œufs frais. Bref, elle était louée et dénigrée sans mesure ; elle jouissait des privilèges les plus doux et les plus amers de la célébrité à Paris.
Les femmes qu’elle avait éclaboussées (et elle ne s’en faisait jamais faute) lui voulaient mal de mort ; les hommes qu’elle avait dédaignés la déchiraient dans les clubs : c’est là qu’on trouve en tout temps quelques désœuvrés, plus médisants que la pie de leur concierge. Mais elle était furieusement défendue par les hommes qu’elle distinguait et, chose plus rare, par tous ceux qu’elle avait distingués. Celui qui lui avait parlé une fois dans l’intimité lui demeurait acquis pour la vie. Aussi disait-on que, dans un danger pressant, elle n’aurait qu’à frapper sur un tambour pour rassembler une armée.
Vous auriez deviné qu’on l’aimait servilement si vous aviez vu le pauvre Gérard Bonnevelle à la portière de sa voiture. Ce jeune homme assez fier, connu pour être brave, et aimé d’elle depuis plus d’un an, avait l’air d’un petit garçon. Son chapeau frémissait dans sa main gauche, et sa main droite cachait en frissonnant la lettre du marquis ; son cœur battait à gros coups sourds et l’émotion lui serrait la gorge.
« Sur quelle herbe avez-vous couru ? lui dit-elle. Tout à l’heure, vous aviez l’air d’un fou ; maintenant, vous avez l’air d’un sot.
— J’ai, ma chère Madelon, que je crains d’avoir fait une bêtise. »
Il raconta son entrevue avec le marquis.
« Mais, dit-il en finissant, je le forcerai bien de reprendre sa lettre !
— Non, car elle est à son adresse, et vous allez me la donner… Eh bien ? »
Il obéit avec une angoisse visible, mais il n’hésita pas plus d’un instant.
Madelon saisit la lettre avec la vivacité fébrile d’un chat qui met la griffe sur un oiseau. D’une chiquenaude, elle fit sauter le cachet ; d’un seul coup d’œil, rapide comme l’éclair, elle dévora cet adieu du marquis :
« Ma chère Madelon, le porteur de ce billet, qui est un jeune homme de beaucoup d’esprit et de savoir-vivre, ne refusera pas sans doute de vous expliquer la pénible résolution que j’ai dû prendre. Je ne suis pas jaloux : à Dieu ne plaise ! Vous m’avez donné trop de preuves de votre amour et trop d’assurances de votre fidélité pour que j’en puisse douter sans la dernière des impertinences. Mais tout Paris ne sait pas que je suis à vos yeux le plus jeune et le plus séduisant des hommes, comme vous me le disiez encore avant-hier. On me croit vieux, parce que j’ai cinquante ans sonnés, et lorsque vous vous entourez de fort jolis garçons qui n’ont point mon âge, Paris ne peut pas savoir que ces messieurs sont des jouets dont votre coquetterie s’amuse innocemment. On jase donc, et si je ne trouvais dans mon orgueil le courage qu’il faut pour renoncer à vous, je passerais bientôt pour un sot ou pour un complaisant. Le nom que j’ai l’honneur de porter ne permet pas que je prête à rire à personne. Adieu donc, mais n’oubliez pas, je vous prie, que je reste à jamais votre débiteur, et usez hardiment, en toute occasion, de celui qui vous baise les mains pour la dernière fois.
« GIGOULT. »
« Lisez ! dit-elle à Gérard, en lui jetant la lettre. Vous ne vous calomniez pas, mon cher ; vous avez été archibête. Mais, pour Dieu ! ne faites jamais cette figure-là devant une femme qui aurait des illusions sur vous ! »
Le pauvre abasourdi lut d’un œil piteux ce petit mot qui lui apprenait bien des choses. Mais comme il était jeune et Français, il rebondit lestement sous le coup.
« Ma chère amie, dit-il à Madelon, j’ai perdu la partie, et vous avez le droit de me rire au nez. Je retournerai chez vous quand j’aurai pris ma revanche. »
Madelon éclata de rire ; mais ce rire aigu, âpre et nerveux n’avait rien de communicatif.
« Parbleu ! dit-elle, il ne vous manquait plus que cela, et vous allez faire une jolie campagne !
— Mais…
— Ne niez pas : vous voulez envoyer vos témoins au marquis, et voilà cette fameuse revanche !
— Vous vous trompez ; mais quand cela serait ?
— D’abord, mon cher, il vous faudrait apprendre à quatre personnes, c’est-à-dire à tout Paris, que vous avez fait les commissions de M. de Gigoult, et votre ridicule serait public. Ensuite il y a gros à parier que vous recevriez un coup d’épée, car le marquis est une fine lame, élève de Grisier, et point cassé du tout. C’est alors que les Parisiens s’amuseraient à vos dépens ! Battu par un homme de cet âge !
— Pardon ! vous vous hâtez un peu de lui tresser des couronnes.
— Eh bien ! soit. La victoire est à vous. C’est vous qui le blessez, qui le tuez même : vous voyez que je fais bien les choses. Qu’arrive-t-il ? Vous êtes atteint et convaincu d’avoir ensanglanté les cheveux blancs d’un homme hors d’âge, rayé des cadres de la garde nationale ! Vous avez égorgé, vous jeune et fort, un aimable vieillard qui ne vous avait point insulté, qui, ce soir même, dans la lettre que voici, rendait justice à votre esprit et à votre savoir-vivre ! Mais, malheureux ! vous voulez donc vous faire lapider ? »
Le jeune homme fut moins frappé de la justesse du raisonnement que du ton acerbe dont on lui parlait.
« Madeleine, dit-il, qu’est-ce que je vous ai fait ?
— Dame, vous m’avez brouillé avec le marquis !
— Vous teniez donc à lui ?
— Pas plus qu’à vous, et c’est tout dire ; mais j’avais la vanité de croire qu’il tenait énormément à moi. Oh ! soyez tranquille, il reviendra. Un seul homme m’a dédaignée : je l’ai rendu amoureux jusqu’à la folie, il me poursuit en casse-cou sans m’atteindre, et cela durera aussi longtemps que lui et moi. M. de Gigoult est plus inexcusable que l’autre, car il sait ce que je vaux, et il se donne les gants de me planter là ! À nous deux, marquis ! On ne me quitte pas ; c’est moi qui congédie les gens. Témoin le jeune et infortuné Bonnevelle !
— Ainsi vous ne m’aimez plus ?
— Plus est légèrement fat. Êtes-vous bien sûr que je vous aie jamais aimé ? Dans tous les cas, mon cher, vous n’existez plus pour moi depuis que vous m’avez paru ridicule. Nous pardonnons quelquefois à l’homme qui nous bat, jamais à celui qui nous fait rire. C’est dur, mais c’est comme ça. Votre âge et votre figure vous destinaient peut-être à jouer les amoureux, mais la lettre du marquis vous engage irrévocablement dans les comiques. Bonsoir. »
Elle avançait déjà la main pour prendre le cordon du cocher. Bonnevelle la retint.
« Faut-il donc se haïr ? dit-il avec une légèreté mal jouée. Ne pouvons-nous dénouer comme des gens d’esprit, au lieu de rompre ? Vous m’aviez promis de dîner ce soir avec moi.
— Impossible, mon brave homme. Je dîne chez Lucie et nous jouons après.
— J’irai jouer chez Lucie.
— Je vous le défends.
— J’en serai quitte pour vous désobéir.
— Soit ! mais j’emporterai cette lettre avec moi et je la lirai en plein lansquenet. Adieu ! »
Elle partit en riant de plus belle. Gérard demeura comme un terme sur le bord du trottoir. Ses amis Belley et Mayran, qui ne l’avaient pas perdu de vue, interrompirent sa méditation en plein air. Ils s’approchèrent de lui par derrière, à pas de loup, l’un à droite, l’autre à gauche, et le saisirent par les deux bras en même temps, à la façon des bons gendarmes.
Il s’écria comme un homme éveillé en sursaut :
« Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?
— C’est ce que nous allions te demander, répondit M. Belley.
— Mais rien, mon très-cher, rien absolument. Que diable voulez-vous qu’il me soit arrivé ?… Ah ! cette lettre !… je n’y pensais déjà plus. Eh bien ! Mayran avait deviné : c’est la chose la plus insignifiante du monde. Une, oui, je dis bien, une réponse à je ne sais quelle commission dont le bonhomme s’était chargé. »
Tout en parlant, il avait peu à peu repris son aplomb.
« Mais, poursuivit-il, excusez-moi si je vous quitte. Je dîne au Moulin-Rouge, et…
— Toujours avec Mme de Fleurus ?
— Mais sans doute. Pourquoi donc pas ?
— C’est qu’elle vient de descendre les Champs-Élysées.
— Oui, pour dire un mot à une amie qui l’avait dépassée ; mais je vais commander le dîner et attendre. »
M. Belley dit à son ami M. de Mayran :
« Cela doit être curieux, le Moulin-Rouge en hiver ? »
Gérard haussa les épaules et reprit d’un ton piqué :
« Pas si curieux qu’en été. Du reste, si vous avez envie d’y aller voir, ce n’est pas moi qui vous en empêche.
— Parbleu ! répondit M. de Mayran, tu nous y convies de si bonne grâce !… Mais sois tranquille, les pauvres artistes comme moi ne dînent que chez Flicoteau ! »
Bonnevelle prit congé de ses confidents en maugréant contre eux dans le fond de son âme. Il était persuadé que ces messieurs le suivraient au Moulin-Rouge pour savoir le fin mot de son aventure. Et, comme il avait encore plus de vanité que d’amour, il prit des mesures admirables pour faire croire à tout Paris qu’il ne dînait pas seul. Ce qui distingue les Français de tous les autres peuples, c’est que, dans la passion même, ils se soucient du qu’en-dira-t-on. Un Italien, quitté par sa maîtresse, rencontre un ami, se jette dans ses bras, pleure et dit tout. Gérard se fit servir dans un cabinet un dîner de deux personnes ; il ouvrit la porte du corridor et demanda à haute voix un coussin pour les pieds : il joua du piano une partie de la soirée ; il acheta le silence du garçon qui le servait ; il sortit par la porte de derrière, dans une voiture hermétiquement close, avec des précautions qu’il n’avait jamais prises pour cacher une bonne fortune.
Mais ses savantes manœuvres ne firent illusion à personne, attendu qu’il était, par cette belle soirée de décembre, le seul hôte du restaurant.
Il dîna d’un pauvre appétit, se fit jeter devant un petit théâtre du boulevard, et vit seul, du fond d’une baignoire, le spectacle dont il s’était promis de jouir à deux. La pièce lui parut inepte, et le public qui s’y amusait, idiot. À minuit, il revint à pied vers la rue de la Victoire, où il occupait un de ces jolis entre-sols de huit cents francs, qui en coûtent trois mille aujourd’hui. Mais il s’égara sans doute en chemin, car on le vit passer et repasser plusieurs fois devant un petit hôtel de la rue Louis-le-Grand, entre minuit trois quarts et une heure du matin. Les cochers l’aperçurent aussi rue de la Ferme-des-Mathurins, devant une maison à cinq étages dont le quatrième était éclairé tout du long. Mais, à trois heures, il retrouva la rue de la Victoire et se jeta sur son lit, persuadé qu’il ne dormirait plus de sa vie. Il ronflait encore à midi lorsqu’il fut réveillé par l’oncle Champion.
De tous les cuistres que nos révolutions ont érigés en hommes d’État, M. Noël Champion était le plus haut sur cravate. Son col de satin noir encadrait une figure dogmatique, toute en mâchoire et en toupet. Peu de nez, point de front, des sourcils blancs, des yeux de faïence incolore, petits, prudents, fugitifs, dérobés à demi sous des paupières bouffies, comme pour voir sans être vus. Mais le toupet poivre et sel, plus roide qu’une brosse, s’élevait crânement et d’un air de défi. C’était plus qu’un ornement, plus qu’un drapeau, presque une arme ! On songeait, en le voyant, à la corne du rhinocéros qui n’est qu’un toupet de poils agglutinés. La bouche reposait sur un menton épais, carré, osseux, puissant. Elle était large et profonde, armée de longues dents un peu jaunes et qui semblaient s’être dorées à force de croquer les budgets. Les lèvres, épaisses, mais d’un dessin très-dur et très-arrêté, étaient découpées à l’emporte-pièce dans une couenne opulente. Elles exprimaient à la fois l’hypocrisie et la sensualité, une volonté de fer et des appétits énormes. Quatre ou cinq rides profondes les entaillaient de haut en bas, à intervalles inégaux, et leur donnaient une vague ressemblance avec l’ouverture d’une bourse ou d’une blague à tabac dont on a serré les cordons. Une paire de favoris grisonnants complétait la physionomie. Leurs angles droits, tracés par le rasoir, venaient heurter la commissure des lèvres.
Le possesseur de cette tête avait un corps par-dessus le marché ; un petit corps à la fois mou comme un chiffon et noueux comme un bâton de houx ; les bras sans muscles, les cuisses ballantes, les genoux cagneux, les chevilles énormes, les pieds plats. Sur tant de rachitisme et de misère physique, la prospérité tardive et les bons repas de la quarantième année avaient greffé un ventre pointu. Ce ventre inexpliqué, sans racines apparentes, sans lien logique avec l’individu qui le nourrissait, avait l’air d’une applique, d’une pièce rapportée, d’une interpolation dans un texte.
L’histoire de Noël Champion était courte, mais édifiante. À trente ans, en 1820, il servait comme sous-officier dans cette armée scolastique où le maître d’étude est caporal. On le rencontrait du matin au soir entre le Pont-Neuf et l’Observatoire, courant d’un cachet à un autre. Il n’avait point de titres universitaires, mais l’aplomb lui tenait lieu de tout : à un père de famille qui voulait savoir s’il était bachelier, il répondit avec emphase : « Des bacheliers ? j’en fais ! » Il gagnait assez péniblement sa vie, mais il avait pris une assurance contre la faim en se faisant le séide de l’excellent M. Mauginet. Ce savant et modeste vieillard occupait au collège de France la chaire de philosophie ; il enseignait le système de Condillac revu par Laromiguière. Champion se mit à sa remorque : assidu à toutes les leçons, il donnait le signal des applaudissements, sténographiait le cours pour les journaux littéraires du quartier latin, et reconduisait le maître à domicile en lui portant ses livres. Il fit si bien, qu’au bout de quelques années, M. Mauginet, vieux garçon, non-seulement le nourrissait trois jours sur quatre, mais pensait tout haut avec lui et le tenait pour le plus intelligent de ses disciples. Les leçons de 1820 avaient paru chez Ladrange, sous ce titre :
PHILOSOPHIE MORALE
Cours de M. Mauginet, recueilli et mis en ordre
PAR NOËL CHAMPION
De l’Académie des sciences morales de Maubeuge
La même année, au mois de novembre, le pauvre père Mauginet, qui avait une maladie des bronches, obtint la permission de se faire suppléer par son favori.
La première leçon du disciple fut une révélation, un avènement, une aurore, que sais-je encore ? une transfiguration. Cet homme, qui n’avait jamais parlé que timidement, à demi-voix, comme un pauvre honteux qui demande vingt sous, déploya des moyens physiques tout à fait extraordinaires. Jamais les échos du collège de France n’avaient répercuté un organe aussi puissant. Les notes les plus graves de l’ophicléide, les accents les plus belliqueux du clairon, les canards les plus aigus de la clarinette semblaient s’être donné rendez-vous dans son larynx ; imaginez tout un orchestre de saltimbanques, et vous serez encore à cent piques au-dessous de la vérité. En cinq minutes, il effaça l’aimable causeur qu’il remplaçait, comme un feu d’artifice de la foire efface la douce lueur d’une lampe de travail. En même temps, la laideur du pédant disparut ; l’ambition, l’espoir du succès couronnèrent ce masque d’une sorte d’auréole ; la chaire dissimulait le corps grotesque, on ne voyait qu’une tête illuminée et deux bras gesticulants. Ce qu’il dit à son auditoire était aussi du fruit nouveau dans cet amphithéâtre. M. Mauginet avait l’habitude de s’entretenir à demi-voix avec ses élèves, comme un père avec ses enfants ; Noël Champion prit le ton d’un Gracque à la tribune ou d’un Camille Desmoulins au Palais-Royal ; ni Jason parlant aux Argonautes, ni Christophe Colomb haranguant les Espagnols, ne trouvèrent une rhétorique aussi entraînante que cet académicien de Maubeuge, invitant une centaine de Parisiens à la conquête de la vertu. Il loua délicatement son titulaire et grossièrement son public. Il sut prouver à vingt-cinq étudiants en droit, flanqués de huit élèves en médecine, qu’ils étaient l’espoir de la patrie, la lumière du siècle, l’armée du progrès, l’avant-garde de la civilisation ! (Applaudissements prolongés.) De lui-même il parla peu, mais il répéta vingt-cinq ou trente fois, dans une demi-heure, les mots : ma conscience, mes principes, mes convictions, ma foi politique, ma mission, mon drapeau ! Quelques allusions à la Charte de Louis XVIII et le mot liberté, lancé habilement dans une phrase ambiguë, mirent le comble à l’enthousiasme. Le bruit courut, deux jours après, que le cours allait être fermé, tandis que maître Champion expliquait son programme au ministre de l’instruction publique : amuser les jeunes gens par des phrases, pour les empêcher de penser à mal.
Il eut un succès fou. De ses vingt-quatre leçons, les huit premières furent consacrées à l’exposé de la question, et les seize autres à l’analyse des diverses solutions que les anciens et les modernes en avaient données ; mais si le professeur apprit peu de chose à ses disciples, il les fanatisa parfaitement. Toujours prêt à répondre aux lettres les plus saugrenues, il était en correspondance réglée avec les naïfs chercheurs du quartier latin. Si quelqu’un d’eux sollicitait l’honneur d’une discussion orale, il le recevait chez lui, rue de la Harpe, dans une chambre à vingt francs par mois. Il se montrait une ou deux fois par semaine dans la plus modeste des gargotes, et la jeunesse, facile à duper, croyait voir un Spartiate mangeant du brouet noir. Si bien qu’en 1821, lorsque M. Mauginet, le meilleur et le plus honnête des hommes, essaya de reprendre son cours, il fut sifflé comme un cabotin. « Champion ! criaient les meneurs ; il nous faut Champion ! Champion ou la mort ! vive la Charte ! » Il fallut en passer par là. L’effervescence gagnait les autres cours du collège de France ; déjà même les illustres professeurs de la Sorbonne entendaient murmurer autour d’eux le nom de Champion. On créa une chaire pour avoir la paix.
Lorsqu’il fut professeur en titre, le tribun se décrassa de son mieux, et commença un cours sur la morale du mariage. Aux vieilles marquises et aux bas bleus découragés qui émaillaient son amphithéâtre, cette amorce adjoignit un élément plus neuf. Il vint quelques jeunes femmes du faubourg Saint-Germain et d’ailleurs ; plus d’un père amena sa fille. L’orateur était dans sa trente-deuxième année ; laid comme un cynocéphale, mais embelli et comme repeint par le succès. L’important, c’est qu’il était en vue : il n’y a pas de comédien si grotesque qui ne fasse au moins une passion par an. M. Champion fut remarqué de Mlle Sophie Bonnevelle, orpheline majeure, mais jolie et riche. Elle n’avait d’autre parent qu’un frère, gros cultivateur à Meillan, dans le département de l’Orne : aussi put-elle librement disposer d’elle-même.
Qui le croirait ? entre une femme délicate et tendre et ce gnome, il y eut une lune de miel ! Mme Champion crut à l’amour comme au génie de celui qu’elle avait choisi. L’unique souci de la pauvre créature était de se rendre digne d’un tel homme et d’un tel nom. Elle se mit à l’ouvrage comme un écolier en retard qui veut rattraper ses camarades ; elle étudia bravement tout ce qu’elle ignorait, littérature, histoire, politique, philosophie, physique et le reste : ses parents ne lui avaient rien fait apprendre à fond que la musique. Le mari stimula ce beau zèle, qu’il aurait mieux fait de calmer, car les excès de travail, joints aux premières fatigues d’une grossesse, pouvaient tuer Mme Champion. Il lui donnait des devoirs à écrire, des leçons à apprendre, des problèmes à résoudre : le malheureux faisait encore un bachelier !
Aux heures de récréation, il s’enfermait pour minuter à l’adresse de madame un petit billet amoureux, en forme d’amplification sentimentale et conjugale. Elle trouvait cela dans sa boîte à ouvrage, et elle y répondait de son mieux. Quelquefois le mari et la femme s’amusaient à concourir ensemble en traitant le même sujet : « De la jalousie entre époux ; de l’éducation des enfants ; du rôle de l’Idéal dans la vie ; de l’utilité de la flanelle ! » Un matin, à l’heure du déjeuner, Mme Champion trouva sous sa serviette un petit chef-d’œuvre de sentiment intitulé : Adieux à la terre !
Dans cette pièce où la tendresse du cœur se mariait merveilleusement à la netteté des idées, le poète exprimait en prose cadencée la mélancolie d’une âme détachée de sa tige, qui retourne la tête avec regret vers les réalités fugitives de ce bas monde en souriant par avance aux lueurs prochaines de l’infini. Il concluait par un testament en bonne forme qui léguait tous ses biens meubles et immeubles à dame Marie-Virginie-Sophie Bonnevelle, son épouse légitime. La pauvre innocente pleura de joie à cette preuve d’amour. Elle ne vit point que M. Champion faisait le généreux à bon marché, puisque ses biens meubles et immeubles ne représentaient pas un sou vaillant ; elle lui répondit dans le même style, avec la même conclusion. Douce et charmante réponse, que le pédant loua sans restriction, qu’il couvrit de baisers en guise de bons points, et qu’il enferma dans un tiroir à secret, car on ne saurait trop bien garder les chefs-d’œuvre.
À quelques mois de là, Mme Champion, surmenée par son professeur, mourut d’une indigestion de géométrie en donnant le jour à un petit philosophe mort né. Le frère de la défunte accourut du fond de la Normandie, où il cultivait les arpents de sa sœur et les siens. Champion le baigna de ses larmes. Il voulut absolument lui faire admirer le style de cet ange que la famille avait perdu, et il tira de son secrétaire le petit chef-d’œuvre que vous savez. Cette lecture doubla les regrets du bon Normand ; il se voyait privé non seulement d’une sœur incomparable, mais d’un beau bien jouxtant ses terres, et dont il pensait hériter. Toutefois, il aperçut à travers ses pleurs deux irrégularités de forme qui pouvaient être matière à procès. La jeune dame avait signé Sophie Champion, au lieu de Sophie Bonnevelle, femme Champion. De plus, elle avait évité le mot testament, comme triste et vulgaire. Elle l’avait remplacé par des périphrases telles que celle-ci :
« Lorsque j’aurai fermé les yeux à la lumière, si tu me laisses partir seule, ô mon bien-aimé ! je veux que tu conserves en souvenir de moi le peu que je possédais en ce monde. Hélas ! si l’on pouvait emporter quelque objet précieux au séjour de l’infini, je ne me chargerais point d’or et de bijoux, je ne voudrais prendre avec moi que ton cœur ! »
La désignation des biens immeubles était faite à peu près de cette façon :
« À toi la maison blanche où j’ai souri pour la première fois entre les bras de ma mère ! À toi les riches guérets et la forêt ombreuse, et ces herbages magnifiques où j’allais, enfant, cueillir des pâquerettes sous l’égide d’un frère adoré ! »
Le frère adoré, qui était devenu avec le temps un bon gros père, critiqua cette rédaction, tout en pleurant. Personne plus que lui n’applaudissait aux sentiments généreux exprimés dans la petite lettre, mais il regrettait sincèrement que la défunte n’eût pas songé à faire un testament. Il connaissait la passion des magistrats pour le style précis : il craignait que le tribunal de la Seine ne refusât d’envoyer le veuf inconsolable en possession d’un domaine si mal désigné.
M. Champion objecta, en s’essuyant les yeux, que le tribunal ne s’arrêterait pas à la forme, mais chercherait l’intention du donateur, qui était évidente. Cependant, comme le désintéressement d’un Noël Champion ne doit pas être soupçonné, l’homme austère protesta, entre deux sanglots, de son horreur pour les procès. Dans la voiture de deuil qui cheminait au petit pas vers le cimetière de Montparnasse, il dit à son beau-frère :
« À Dieu ne plaise que je dévore en frais de justice un bien qui doit revenir à mon cher neveu ! Je ne me remarierai jamais…
— Hélas ! qu’en savez-vous ? dit le Normand.
— On ne remplace pas un ange comme celui que j’ai perdu. Dès demain, par un acte de donation en bonne forme, je céderai à votre fils Gérard la nue propriété de tous les immeubles, ne m’en réservant que l’usufruit.
— La pauvre Sophie m’avait bien dit que vous étiez le meilleur des hommes. Pourquoi faut-il qu’une donation soit révocable par survenance d’enfant !
— Vous croyez ? Eh bien, je signerai une reconnaissance de cinq cent mille francs payables le jour où… mais le ciel m’est témoin que nulle autre femme ne me rendra père !
— Pauvre ami ! quel cœur ! Mais la moitié de Meillan vaut davantage, puisqu’elle rapporte vingt-cinq mille francs de revenu, net d’impôt. Mettons huit cent mille, ce ne sera que juste. Et puis, je reste votre fermier, et vous renouvelez mon bail pour vingt ans.
— Comment pourrais-je vous refuser quelque chose ? Mais, de votre côté, vous emploierez toute votre influence en ma faveur, si jamais, pour faire diversion à mes chagrins, j’abordais la députation ?
— En doutez-vous ? On est frère ou l’on ne l’est pas.
— Embrassez-moi, mon pauvre frère ! »
Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, après s’être tapé dans la main. Les curieux qui regardaient passer l’enterrement sentirent leurs yeux se mouiller au spectacle de cette transaction.
Champion faisait en somme une bonne affaire. Il évitait un procès, il assurait son revenu, il achetait gratis un puissant levier dans un arrondissement de l’Orne. Appuyé sur un homme riche et madré comme son beau-frère, il était sûr d’arriver tôt ou tard à la députation. Enfin il s’adjugea, comme épingles du marché, toute la fortune mobilière de sa femme, qui lui fit un petit capital disponible de trente à quarante mille francs.
Ainsi pourvu, il reprit son cours et donna les preuves les moins équivoques de son indépendance. Il était désormais assez riche pour braver le ministre qui l’avait nommé. L’opposition lui ouvrit les bras ; ce fut en quatre jours une affaire conclue. Il prit des actions dans une nouvelle feuille libérale, qui rendit bientôt vingt pour cent ; on croit même qu’il écrivit sous le pseudonyme de Spartacus des articles creux et emphatiques qui firent un certain bruit. Quelques dîners offerts à propos lui ouvrirent deux ou trois sociétés savantes, infiniment plus relevées que l’Académie de Maubeuge. Le gouvernement vit alors que ce petit homme devenait une force : il ne faut pas badiner avec la médiocrité ! On l’acheta ; il se vendit deux ou trois fois ; mais il avait toujours l’esprit de garder l’argent et la marchandise.
Il obtint deux ou trois sinécures, et, entre autres, une bibliothèque où il ne se montra jamais ; et pourtant il sut garder la réputation d’un pur. Ses fanatiques disaient :
« Le pouvoir aura beau faire des sacrifices, rien ne saurait fermer la bouche de Champion ! »
Le fait est que cette bouche était un gouffre ; on y aurait jeté la France sans le combler.
Voici un trait qui peint l’homme. Il avait presque toujours un secrétaire, pauvre diable de talent, qui préparait ses leçons ou ébauchait ses articles, le tout payable en mauvais dîners et en belles promesses. Un de ces infortunés (il en eut cinq ou six tués sous lui) vient un matin lui dire en rougissant :
« Vous pouvez faire ma fortune. La chaire de littérature est vacante depuis deux jours dans telle école militaire ; le ministre me nommera si vous daignez me recommander. »
L’homme vertueux était à son bureau ; il se lève, court au solliciteur, le saisit par les coudes, le toise de bas en haut et lui déclame cette réponse :
« Je vous aime, donc je refuse. Je refuse pour moi et pour vous. Pour moi, parce que Démosthène ne recommandait point ses amis aux ministres de Philippe ; pour vous, parce que vous valez mieux libre et pauvre que lié d’une chaîne d’or. »
Le malheureux balbutia une excuse ; la place l’avait séduit parce qu’elle était de quatre mille francs et qu’elle exigeait peu de travail ; peut-être y avait-il là quelque bien à faire et d’utiles semences à répandre ; il ne croyait pas demander à son illustre patron une démarche compromettante : lorsqu’on s’appelle Noël Champion, on ne sollicite pas chez les ministres, on commande !
Il recula de quatre pas, croisa ses bras de chiffon sur sa poitrine étriquée, et reprit d’une voix grave :
« Jeune homme, vous m’avez ouvert un horizon sans le savoir. Je ferai cette démarche. Ne me remerciez point ! Ce n’est pas pour vous, mais pour l’armée. L’armée est une force aveugle : éclairons-la ! Allez me chercher un fiacre. »
Il rentra au bout d’une heure et trouva son jeune ami dans les palpitations de l’attente. Il vint à lui d’un air abattu, le prit par les deux mains et lui dit avec une tristesse visible :
« Mon enfant, ce gouvernement périra par la lâcheté de ses serviteurs. À peine le ministre a-t-il su ce que je voulais, il s’est écrié que moi seul au monde j’étais l’homme de cette place. Vous me connaissez, j’ai répondu de très-haut à sa flatterie. Qu’a-t-il fait ? Il est descendu aux prières les plus humbles. J’ai vu le moment où l’ennemi (car il est bien notre ennemi !) se traînerait à mes genoux. Que vous dirai-je ? tant de platitude m’a désarmé ; j’ai été sans force contre un homme à terre. Mais n’allez pas perdre courage. Je ne me tiens pas pour battu. Ils ont pu signer ma nomination, je les défie de me refuser un suppléant ! Vous ferez la besogne, malgré eux, et vous toucherez un traitement, quoi qu’ils fassent ! Vous allez me dire qu’un suppléant gagne à peine de quoi vivre ? Il n’est que trop vrai ! Mais je suis là pour réparer l’injustice du sort. Qu’est-ce que Michaud, Douniol, Aiguillon, Mignoret donnent aux malheureux qui font leur cours ? quinze cents francs ; peut-être moins. Quant à moi, mon ami, j’entends que nous partagions en frères ! »
Le malheureux suppléant lui baisa presque les mains !
Malgré tous les efforts du papa Bonnevelle, cet homme de bien ne fut député qu’en 1828 ; il l’emporta de douze voix sur un concurrent riche et borné, M. le marquis de Chasseret. Inutile de dire qu’il s’assit bravement à la gauche : l’opposition était sans danger sous le ministère Martignac. En 1829, à l’avènement du cabinet ultra, il pressentit de loin une catastrophe, vendit ses actions du journal, réalisa tout ce qu’il possédait, sauf la terre de Meillan qu’il ne pouvait aliéner, et enferma dans un coffre deux cent mille francs bien comptés. Les ordonnances de 1830 le trouvèrent tout prêt : il évita de signer la protestation des journalistes et de voter avec les deux cent vingt et un. Une indisposition légère le retenait fort à propos dans sa chambre, et le mal prit un caractère de gravité, le 27 à midi. Tandis que le peuple se battait dans les rues au cri de Vive la Charte ! il lisait les Petites Affiches. Cet esprit éminemment pratique fit alors un raisonnement que l’on ne saurait trop admirer. « Les ventes par autorité de justice, se dit-il, ne seront pas retardées de plus de huit jours, quoi qu’il arrive. Or, il est certain que dans huit jours tout l’argent du peuple français sera caché dans les trous ; les propriétés se donneront pour rien, et mes deux cent mille francs vaudront deux cent mille écus. » Il n’en eut pas le démenti, et le matin même où le nouveau gouvernement lui offrait une préfecture pour prix de ses sacrifices, il acquérait dans la rue Saint-Honoré un immeuble loué quarante-cinq mille francs.
Quant à la préfecture, il l’échangea contre une place importante au ministère de la marine. Ceux qui prétendent que pour bien administrer la marine il faut n’avoir jamais vu la mer, auraient été contents de lui. Neuf ans après, ses traitements, ses revenus et les revenus de ses revenus accumulés lui faisaient environ cent mille francs de rente. Mais son train de vie n’en était que plus austère. Un modeste appartement au second, rue de Grenelle, un mobilier d’occasion qui sentait l’hôtel garni, une servante unique, un habit noir à col de velours, des souliers lacés, des gants roussis par l’usage, les visites assez rares de quelques solliciteuses aux abois, représentaient tous ses plaisirs et tout son luxe. Cependant il se nourrissait bien, et s’il déjeunait sur le pouce au quai d’Orsay, il dînait à fond tous les jours au café de Paris. Quelquefois aussi, sous prétexte de semondre et de prêcher son neveu, il venait, comme aujourd’hui, déjeuner rue de la Victoire.
« Qui va là ? qu’y a-t-il ?… Ah ! c’est vous, mon oncle ! Je faisais un rêve stupide. J’étais au bois de Boulogne, j’avais tué un vieux garde national, le prince d’Armagne me donnait des coups de fouet et le peuple me jetait des pierres. Voulez-vous déjeuner avec moi ? Quelle heure est-il ?
— Il y a six heures que les gens sérieux sont habillés ! »
M. Champion tira les rideaux des fenêtres et mit une allumette dans la cheminée. La pendule sonna midi. Gérard écouta l’heure en se frottant les yeux.
« Mon cher oncle, dit-il, je vous assure que je ne suis pas gai, quoique je m’éveille un peu tard. Comment vous portez-vous ?
— Comme un homme qui a lu cent pages d’Aristote avant le lever du soleil.
— Hélas ! c’est vous qui lisez les philosophes, et c’est moi qui aurais besoin de philosophie.
— Je le sais.
— Comment !
— J’ai passé chez ton banquier ce matin.
— Ah ! oui. J’oubliais cela… je suis ruiné.
— Le jour que j’avais prédit est enfin venu.
— Vous pouvez même ajouter qu’il ne s’est pas assez fait attendre ! Heureusement, il me reste de quoi vous offrir un perdreau ce matin. Soyez donc assez aimable pour sonner Joseph.
— C’est inutile ; je l’ai averti, et nous avons à causer d’affaires.
— Soit. Eh bien ! mon cher oncle, je n’y vais pas par trente-six chemins. Voulez-vous lire dans les journaux que le neveu du grand Champion s’est brûlé la cervelle ?
— Non.
— Voulez-vous que j’aille méditer à Clichy ?
— Non.
— Voulez-vous que je vole au jeu pour avoir du pain ?
— Non.
— Alors, voulez-vous me donner vingt mille francs de rente ?
— Oui ! »
Le jeune homme jeta ses couvertures dans la ruelle, sauta en chemise sur le tapis et rebondit entre les bras de son oncle.
« Recouche-toi, dit M. Champion, ou habille-toi. »
Gérard se coula dans un pantalon à pieds, avança un fauteuil à son bienfaiteur et s’assit lui-même au coin du feu.
« Continuez ! dit-il. Je n’ai fait que passer d’un rêve à un autre ; mais c’est le dernier qui est le bon.
— Mon cher enfant, tout ce que je possède vient de ta tante, qui est un ange au ciel. Cette fortune t’appartient, je n’en suis que le dépositaire, et tu la retrouveras considérablement accrue lorsque j’irai rejoindre ma pauvre Sophie.
— Ah ! mon oncle, on a raison de dire que l’étude rend bon. Vous êtes le meilleur comme le plus savant des hommes !
— Il y en a de meilleurs que moi. Je t’aime, voilà tout. Je t’aime tant qu’à la mort de ton regretté et excellent père, je n’ai pas craint de te faire tort d’une partie de ta fortune.
— Vous !
— Dans ton intérêt. Tu étais pressé de jouir, je prévoyais les sottises que tu as faites : je t’ai payé six cent mille francs ta part de Meillan, qui valait peut-être bien quelque chose de plus. Ce que je t’apporte aujourd’hui est donc en partie une restitution.
— Espérez-vous ainsi vous soustraire à ma reconnaissance ?
— Non, car j’en ai besoin, ainsi que de ta confiance la plus entière. Voici un projet d’acte notarié qui t’assure un revenu de vingt mille francs, hypothéqué sur ma maison de la rue Saint-Honoré. Lis ! tu as fait ton droit, tu as étudié la procédure chez l’avoué et tu es au ministère : la chose te paraît-elle en règle ?
— Parfaitement, mon bon oncle. Mais comment pourrai-je m’acquitter envers vous ?
— En me rendant la nue propriété du bien de ta tante.
— Diable ! c’est que… cela m’est absolument défendu.
— Ah ! Et par qui ?
— Par… une personne en qui j’ai toute confiance.
— Très-bien ! Et pourquoi t’est-il défendu de disposer de ce qui t’appartient ?
— Parce qu’on ne veut pas que je reste sans pain sur mes vieux jours.
— Mais toute ma fortune te revient après ma mort !
— Mais vous pouvez vous ruiner ; auquel cas, mon cher oncle, il ne me reviendrait rien du tout.
— Mais ta nue propriété, si tu la gardes, ne te rapportera pas un sou, moi vivant, et le seigneur de Meillan pourra mourir de faim sur ses titres. Et je n’ai que cinquante ans ! et je me porte bien ! et je puis vivre encore une demi-douzaine de lustres !
— Vivez longtemps, mon oncle : c’est mon vœu le plus cher… Mais pourquoi voulez-vous me reprendre ce que vous m’avez si généreusement donné ?
— Je n’ai pas de secret pour toi. Il s’agit de vendre Meillan.
— Vendre ! Et pourquoi ?
— Parce que nous ne sommes cultivateurs ni l’un ni l’autre ; parce que, depuis la mort de ton pauvre père qui exploitait le tout en grand avec une admirable intelligence, j’ai dû partager les terres entre une vingtaine de fermiers inhabiles et nécessiteux ; parce que ces gens-là payent mal et se font tirer l’oreille ; parce que le sol ainsi cultivé ne rapporte pas deux pour cent ; parce que l’argent peut rendre quinze ou vingt entre les mains des gens capables ; parce que la France va se donner en dix ans tous les chemins de fer qui lui manquent et qu’un homme placé comme moi peut spéculer magnifiquement et à coup sûr.
— Mais, s’il en est ainsi, vous ne trouverez pas d’acquéreur !
— L’acquéreur est tout trouvé. C’est le marquis de Chasseret.
— Votre adversaire ? Vous voulez donc être battu aux prochaines élections ?
— Non, car je ne livrerai point bataille. M. de Chasseret vit là-bas, et je suis éloigné. Il distribue l’argent à tort et à travers ; le pays se démoralise ; mes fermiers ne me nommeront pas s’ils me payent, ou ne me payeront pas s’ils me nomment. Serviteur !
— Et vous consentiriez à priver la Chambre de vos lumières ?
— Non ! je n’en ai pas le droit. Tout homme un peu doué par la Providence se doit à son pays, et réciproquement. D’ailleurs il faut être député sous ce régime, ou se résigner à n’être rien. Député, je brave les changements de cabinet. Que le ministre s’appelle Thiers ou Molé, il faudra toujours bien qu’il compte avec moi. Mais du jour où je sortirais de la Chambre, on pourrait me chasser de partout.
— Alors vous avez jeté les yeux sur un autre arrondissement ?
— Oui, j’ai fait choix d’un pays tranquille, honnête, dévoué au gouvernement, quel qu’il soit. Le député actuel est un vieillard qui se rapproche tous les jours de l’enfance : il n’en a plus pour un an. Ses amis n’essayeront pas même de le défendre. Moi, je serai appuyé par un jeune sous-préfet très-capable, très-résolu, et d’autant plus chaud qu’il me devra sa place, sa fortune et tout.
— Ah ! qui donc ?
— Toi. »
Gérard se mit à rire, tendit le bras droit à M. Champion et lui dit avec une intonation comique :
« Mon oncle, je vous le demande en grâce, pincez-moi !
— Es-tu fou ?
— Non, mais il faut que vous m’ayez mal éveillé, car évidemment je rêve encore.
— Et pourquoi, je te prie, ne serais-tu pas sous-préfet de Frauenbourg ?
— Frauenbourg ? En Allemagne !
— Non, en Alsace.
— Mon cher oncle, je ne serai pas sous-préfet de Frauenbourg pour deux raisons : la première, c’est que je n’ai nulle envie de quitter le boulevard des Italiens…
— Passons à la seconde.
— C’est que je ne suis nullement en posture de me faire nommer sous-préfet. Je ne suis que sous-rédacteur, et le plus mal noté du cabinet, et je n’aurai jamais l’air ennuyé qu’il faut pour administrer n’importe quoi dans ce joyeux pays de France.
— L’air sérieux te viendra vite, avec le sentiment de ta dignité, de tes devoirs et de ton âge. N’as-tu pas bientôt la trentaine ? À vingt-cinq ans, moi, je ne riais déjà plus. Ce n’est qu’une mauvaise habitude à perdre. D’ailleurs, il te sera facile de paraître plus grave que ton devancier ; je le connais. Enfin, si tu n’as pas encore fait tes preuves et donné ta mesure, tu as été deviné, compris et recommandé en haut lieu par un homme très-influent.
— Et très-indulgent ! Vous, mon oncle.
— Il ne s’agit pas de moi, qui flétris hautement le népotisme. J’avoue que le ministère a besoin plus que jamais de ménager ses amis : l’échauffourée de Barbès a produit un effet regrettable ; la dotation du prince ne passera pas sans difficulté ; la coalition est puissante ; le renfort inespéré que Lamartine apporte au cabinet ne suffira peut-être pas à le sauver. Je puis donc obtenir beaucoup, mais j’ai pour principe de préférer mon indépendance à toutes les faveurs. L’homme qui te protège et qui m’a fait ton éloge hier soir, dans les salons du ministre, est un personnage riche et titré, volontairement éloigné des affaires publiques, mais reçu avec la plus haute distinction dans les cercles officiels, ami du roi, qui lui a donné des leçons à Reichenau, et qui l’appelle familièrement son élève. As-tu deviné ?
— J’en suis à mille lieues, et je vous supplie de ne pas me tenir plus longtemps sur la braise !
— Tu ne te souviens pas d’avoir rencontré dans le monde un homme d’un certain âge, que tu as charmé par ta conversation, intéressé par des aperçus nouveaux sur la politique, amusé par…
— Non, non, non, non, mon oncle, et je donne ma langue aux chats.
— Eh bien ! celui dont tu as fait la conquête, celui qui me parlait de toi dans les termes les plus flatteurs, celui qui peut aujourd’hui même te faire nommer sous-préfet avec quatre mille francs de traitement est M. le marquis de Gigoult.
— Sacrebleu ! »
Ah ! j’en suis bien fâché, et je demande pardon à mes lectrices. Gérard était le modèle des neveux ; il aimait naïvement son oncle et le tenait pour un homme digne de respect, mais au nom de M. de Gigoult, il bondit sur sa chaise en jurant comme un païen. Avec quelle générosité il donna au diable tous les marquis et toutes les sous-préfectures ! M. Champion, qui n’avait jamais vu son neveu en colère, restait ébahi devant cette explosion comme un Tourangeau devant un volcan.
Gérard ne dit pas son secret ; plutôt mourir ! Il le gardait pour lui seul, en lui seul, ce secret de haine et de colère ; il le serrait contre son cœur, comme le renard du jeune Spartiate, au risque d’en être dévoré. Mais il se soulageait en maudissant l’ennemi. Sa bouche était un cratère et ses imprécations débordaient comme un torrent de lave !
Celui qui mit un frein à la fureur des flots
fut Joseph, le valet de chambre ; il annonça que Monsieur était servi.
« Viens, mon enfant, dit l’oncle. Il est une heure un quart, et tous les hommes sérieux ont déjeuné depuis longtemps. Tu me conteras tes ennuis, lorsque tu sentiras le besoin de consulter un ami et un sage.
— Déjeunons ! dit Gérard. On a toujours le temps de se jeter à l’eau. »
Le fait est que ce jeune désespéré mourait de faim. La veille, au Moulin-Rouge, il avait dîné de musique, et l’estomac demandait quelque chose de plus résistant.
Il s’assit avec son oncle devant l’éternel déjeuner fin qu’on improvise si vite et si bien à Paris : deux douzaines d’huîtres d’Ostende, un pâté de foie gras, un homard, deux perdreaux et le reste. Les petits yeux de M. Champion s’illuminèrent à la vue de deux cachets connus et préférés. C’était un joli vin de Sauterne pour les huîtres et un Chambertin miraculeux pour le dessert.
Gérard mangea comme un sourd, avec rage ; il n’était pas encore à l’âge de la gourmandise, mais il avait bon appétit. M. Champion, moins affamé et plus gourmet, étudiait chaque bouchée, dégustait chaque gorgée de vin. Cependant ils arrivèrent au même but par des routes différentes. Au bout d’une heure de réfection, lorsque Joseph servit le fromage et les fruits, et versa le vin violacé dans les verres, le neveu sentait une vive démangeaison de parler, un besoin de s’ouvrir, une propension invincible à l’épanchement et à la confidence. L’oncle, bien assis, bien repu, caressé intérieurement par les fumées légères du vin de Bordeaux, émoustillé par le sourire provocant du vin de Chambertin, regardait avec douceur et presque avec amitié ce jeune homme sans défense, qu’il comptait escamoter, corps et biens, avant la fin de la journée.
« Mon cher enfant, lui disait-il, je t’ai fait ce matin deux propositions que je croyais acceptées d’avance : comment supposer qu’un Français de ton âge et dans ta position refuserait une jolie sous-préfecture, accompagnée de vingt mille francs de rente ? Tu n’en veux pas, j’ignore pourquoi ; je respecte tes raisons. S’il y a des attachements sérieux, des projets d’avenir qui te retiennent à Paris, je n’ai plus qu’à me rendre. On tâchera de se maintenir dans l’Orne ; on ne vendra plus la terre de Meillan ; tu vivras d’économie, mais au moins tu resteras à Paris. Le bon côté de cette combinaison, c’est que nous ne nous séparons plus. Crois-moi, Gérard, il m’aurait fallu une grande dépense de courage pour éloigner un enfant que j’aime et qui est toute ma famille ici-bas ! »
L’affreux petit rhéteur modula ces derniers mots avec une intonation sentimentale : il versait une larme dans sa voix aussi facilement qu’une goutte de rhum dans son café.
« Mon pauvre ami, reprit-il, si j’ai pensé un instant à me priver de ta chère présence, c’est avant tout et par-dessus tout dans l’intérêt de ton avenir. Le mien est assuré ; je ne vieillirai pas sur les banquettes du Palais-Bourbon. À supposer que le portefeuille m’échappe, au moins serai-je pair de France avant dix ans. Ce jour-là, je n’ai plus besoin de Frauenbourg, je te cède ma place. Tu donnes ta démission au ministre, tu te présentes aux électeurs qui te connaissent de longue date, et le tour est fait. Tu vas me dire que dix ans c’est un peu long ; mais en attendant tu règnes, tu vis bien, tu chasses, tu as Strasbourg et Bade pour tes plaisirs. Les affaires sérieuses ne te manqueront pas, si tu veux : rien ne t’empêche de spéculer honorablement avec nos capitaux, sur ceci, sur cela, sur un cantonnement de forêt, sur une aliénation de communal, sur un tracé de chemin de fer. Voilà comment on se rend utile aux autres et à soi-même. Qui sait, enfin ! il y a de grandes fortunes en Alsace : on y peut rencontrer un beau mariage… »
À ce mot, Gérard éclata.
« Eh ! mon oncle, s’écria-t-il, que parlez-vous de mariage ? Vous voyez bien que je suis amoureux comme un fou ! »
La glace était rompue. Il raconta tout au long ses amours avec Madelon, sans rien dissimuler, que le petit événement de la veille et l’intervention du marquis.
C’était la première fois qu’il se laissait aller sur la pente des confidences scabreuses. À ses yeux, M. Champion était un pur esprit, exempt de toutes les faiblesses de l’humanité. La tenue du philosophe, son regard froid, l’habitude austère de son visage, tout repoussait les propos d’amour. Sa conversation était hérissée d’aphorismes sévères à l’usage des jeunes gens. Il improvisait tous les jours un nouveau principe, selon les besoins de la cause et la conduite de son neveu :
« Un jeune homme sérieux ne doit pas faire la cour aux femmes du monde : la loi, la conscience, la prudence le lui défendent absolument.
« Un jeune homme sérieux ne doit pas s’abaisser jusqu’aux femmes qui ne sont pas du monde : le contact de ces créatures le compromet et le dégrade.
« Un jeune homme sérieux ne doit pas recevoir sa maîtresse chez lui, ni se montrer en public avec elle, ni s’exposer à être rencontré chez elle. »
Ces maximes très-justes et très-sages, et que tous les jeunes gens suivraient sans effort si seulement ils étaient de bois, avaient été, durant plusieurs années, le pain quotidien de Gérard. S’il n’en avait jamais tenu compte, jamais aussi il ne les avait réfutées ni bravées ouvertement. Les rapports de l’oncle et du neveu étaient réglés par une convention tacite : l’un laissait faire et l’autre laissait dire. Mais dans cette journée décisive qui devait liquider les erreurs de sa jeunesse, Gérard brisa toutes les barrières, renversa toutes les digues.
« Non, mon oncle, dit-il, je ne veux point de cette place ! Gardez aussi votre argent si je dois le payer si cher. Mieux vaut mourir de faim et de rage à Paris que de régner à Frauenbourg ! N’allez pas croire au moins que j’aime Paris pour lui-même ! Je le connais, je l’ai usé jusqu’à la corde. Tous ses plaisirs me semblent bêtes : si je vais au théâtre, je sais la pièce par cœur avant le lever du rideau ; si je me promène au bois de Boulogne, je puis dire à coup sûr le nom des gens que j’y rencontrerai, et leurs livrées, et leurs chevaux, et la couleur de leurs voitures ! Le monde des plaisirs faciles, qu’un étranger trouve nouveau, est pour moi plus vieux que Mathusalem. Les femmes à la mode ? j’en suis rassasié jusqu’au dégoût. J’ai effacé avec mes lèvres des kilomètres de rouge végétal, j’ai avalé de la farine de riz autant qu’il en faudrait pour ravitailler dix places fortes ; si l’on mettait bout à bout les fausses nattes où j’ai plongé mes mains avec admiration, elles feraient deux fois le tour du monde !
— Que me disais-tu donc, que tu étais amoureux comme un fou ?
— Ah ! mon oncle, vous comprendriez ma folie, vous la partageriez peut-être, si vous connaissiez Madelon ! »
M. Champion haussa les épaules. Gérard s’étendit longuement, avec complaisance, avec ivresse, sur les beautés, perfections et séductions incomparables de celle qu’il aimait. Pauvre garçon ! ses paroles sentaient la fièvre. À certains souvenirs, à certaines images, la passion lui serrait la gorge et arrêtait les mots en chemin.
Est-ce un effet de l’éloquence ? est-ce tout simplement un phénomène d’optique ? Tandis que Gérard murmurait d’une voix étranglée les louanges de Madelon, le soleil oblique de décembre illuminait la face du député ; chaque rayon tombé dans ses petits yeux rejaillissait en étincelles, et le célèbre toupet poivre et sel, s’entr’ouvrant par le milieu, simulait les deux cornes d’un faune.
Quand le jeune homme eut vidé le fond de son cœur, M. Champion, qui avait assez de cordes à son arc pour garnir une douzaine de harpes, éleva les bras vers le ciel comme pour prendre Dieu à témoin, puis les tendit parallèlement vers son neveu avec un sourire paternel.
« Je ne te blâme pas, lui dit-il, je te plains. Lorsque la passion a saisi les rênes de notre âme, c’est Phaéton qui conduit le char du soleil. Je te vois emporté en aveugle dans des chemins que ma vieille sagesse n’a jamais explorés. Je suis un médecin appelé à guérir une maladie dont il ne sait pas même le nom. Pauvres ignorants que nous sommes ! On croit avoir étudié la vie ; assis sur le rivage, on a passé vingt ans à observer cette mer incessamment agitée, et tout à coup on voit un navire ami se briser sur un écueil inconnu ! Que puis-je faire ? Te conseiller ? tu n’entends pas ma voix dans cette tempête. Je te montre le port et tu refuses de m’y suivre. La Providence amène une série d’événements qui devraient te sauver : tes ressources sont épuisées, tu as éprouvé je ne sais quels autres déboires ; un homme considérable m’a fait entendre hier que tu avais besoin de quitter Paris ; on t’offre une jolie position en province, et…
— Mon cher oncle, interrompit Gérard, je n’accepte ni les leçons ni les places offertes par M. de Gigoult ; mes déboires ne seront rien, et je n’ai que faire de me cacher ni de m’enfuir. Tout le mal se résume dans une question d’argent, qui n’est pas insoluble. J’ai dépensé mon patrimoine sans compter ; je l’ai fait un peu par vanité, pour la galerie, beaucoup par entraînement, mais surtout parce que j’avais une autre fortune en perspective. Ma sottise la plus capitale, je ne vous l’ai pas encore avouée, c’est d’avoir contracté quelques dettes, signé quelques billets que je croyais pouvoir payer. Mais, puisque nous parlons la langue des affaires, il me reste la nue propriété d’une terre magnifique. Je ne veux pas m’en défaire, parce que Mme de Fleurus, ou Madelon, qui est avant tout mon amie et qui m’a toujours donné les meilleurs conseils, m’a défendu de l’aliéner sous aucun prétexte ; mais rien au monde ne m’empêche de l’hypothéquer. Quand on ne me prêterait que deux cent mille francs, j’aurais de quoi payer mes dettes et vivre trois ou quatre ans auprès de Madelon ; après quoi, mon cher oncle, il sera toujours temps d’aller à Frauenbourg. »
M. Champion fit la grimace et n’insista plus. Il renonça pour le moment à convertir cet incorrigible.
« Je te quitte, dit-il ; on doit croire au ministère que je suis mort ou malade. Arrange tes affaires du mieux que tu pourras, j’espère toutefois que tu n’engageras pas Meillan sans me demander conseil. Ma conscience me défend de subvenir à tes folies ; mais le jour où tu te décideras enfin à quitter Paris, tu trouveras chez moi tes vingt mille francs de rente et ta sous-préfecture. Frauenbourg est un bon pays ; on y fait du kirsch excellent ; le vieux Durier, ton prédécesseur, m’en envoie un panier de temps à autre. Adieu. Les jeunes gens ont bien dégénéré depuis 1822 !
— Pardon, cher oncle. Les jeunes gens de 1822, que faisaient-ils de leur jeunesse ?
— Ils venaient à mon cours ! »
M. Champion sortit sur ce mot et endossa son pardessus d’un air digne. Mais il ne prit pas le chemin du ministère. Il s’arrêta d’abord devant le portier de Gérard pour lui demander une adresse, puis il se dirigea d’un pas résolu vers la rue Louis-le-Grand.
Celui qui aurait pu lire sous son crâne, comme le Diable boiteux sous les toits, aurait vu, non pas une tempête, mais quelque chose de confus, d’entrelacé et de grouillant comme un paquet de couleuvres. L’intérêt, le calcul, l’hypocrisie, la haine, la peur, et cent autres petites bêtes noires serpentaient pêle-mêle autour des lobes de son cerveau : une pointe de vin égayait cette ménagerie et lui donnait le branle.
Il songeait à la terre de Meillan, dont on lui offrait un million et demi ; aux spéculations qu’on pouvait entreprendre avec un si joli capital ; au plaisir de n’être plus propriétaire dans l’Orne ; à la satisfaction de régner sans concurrent et sans fermiers dans un arrondissement de l’Alsace ; à la folie de son neveu qui pouvait faire avorter le plan le plus ingénieux ; à l’impudence de ces sirènes sans cœur qui, non contentes de confisquer à leur profit le présent et l’avenir des fils de famille, s’immiscent dans les questions de patrimoines et conseillent les neveux contre l’intérêt de leurs oncles ! Se pourrait-il, grand Dieu ! qu’en plein dix-neuvième siècle, sous un gouvernement constitutionnel, un jeune homme en passe d’obtenir une sous-préfecture demeurât conquis et accaparé par une nouvelle Manon Lescaut ? que, pour rester oisif et inutile aux côtés de cette impure, il inscrivît sur le registre des hypothèques le domaine de ses ancêtres ? Hypothéquer Meillan ! passe encore de le vendre !
« Heureusement, se disait-il, l’autorité est armée de toutes pièces contre des créatures aussi dangereuses. La police exerce sur elles, dans l’intérêt des mœurs, un pouvoir discrétionnaire. Elles le savent, et lorsqu’un chef de famille les aborde le front haut pour demander compte de leur conduite, elles se rendent sans combat et baissent humblement la tête ! »
M. Champion raisonnait ainsi sur le boulevard, le long de ces boutiques de planches qui s’improvisent aux approches du jour de l’an. Il marchait d’un pas résolu, les coudes en dehors, le chapeau penché en arrière. Ses narines dilatées humaient fièrement l’air vif et la poussière ténue d’un beau jour de décembre. De temps à autre, il louchait pour admirer le ruban multicolore qui représentait un arc-en-ciel à la boutonnière de son paletot. Le succès de sa démarche ne lui paraissait pas douteux ; il se voyait déjà vainqueur du dragon féminin, et, plus superbe que l’archange Michel, il écrasait du pied cette Madelon si dangereuse ! Elle se tordait sous l’étreinte… et cette image éveillait un sourire équivoque sur les lèvres du vertueux M. Champion.
En approchant de la rue Louis-le-Grand, il regarda ses mains et sentit un peu de honte. Ses gants noirs étaient décousus par les ongles, et le bout des doigts passait. Il entra dans une boutique et acheta, moyennant vingt-neuf sous, des gants blancs, comme pour une noce.
C’était la première fois qu’il mettait le pied dans le monde des plaisirs ruineux et des vices élégants ; il ne le connaissait que par ouï-dire et s’y sentait d’avance aussi dépaysé qu’un rétameur aux Tuileries. En remontant aux joyeux souvenirs de sa jeunesse, il trouvait une Aglaé de 1816 qui piquait des bottines rue Monsieur-le-Prince, et qui allumait du punch dans une cuvette. Il se rappelait aussi, mais plus vaguement, une Louise de 1819, qui faisait cuire des biftecks sur les pincettes, et qui improvisait un chandelier avec une bouteille. Sur ces bases fort anciennes, l’imagination du philosophe se construisait difficilement une idée des splendeurs et du désordre de Madelon.
Aussi fut-il étonné dès le seuil. La maison qu’on lui avait indiquée était un petit hôtel de très-bonne apparence, élevé d’un seul étage sur rez-de-chaussée. La porte cochère était fermée en plein jour.
« Il paraît, pensa M. Champion, qu’on n’entre pas là comme au moulin. »
Cependant il osa sonner et demander au concierge :
« Est-ce bien ici que demeure Mme de Fleurus ? »
Madelon avait un concierge poli, ce qui fut dans tous les temps le nec plus ultra du luxe. Ce fonctionnaire jugea son homme d’un coup d’œil rapide et discret, et le pria de vouloir bien monter au premier étage. En même temps, il fit résonner un timbre énorme, pour avertir la maison.
Le philosophe aperçut, en gagnant l’escalier, une cuisine propre et brillante, où quatre octaves de casseroles rouges s’étalaient en clavier le long du mur. À l’opposé, dans la cour, il vit un valet d’écurie qui lavait d’un air digne une calèche à huit ressorts. Ce luxe sérieux lui fit faire un retour sur lui-même : il épousseta ses souliers à coups de mouchoir.
L’escalier était large, bien éclairé, revêtu d’un tapis de Smyrne, fermé d’un côté par une tenture de velours qui suivait la rampe et de l’autre par un beau lierre qui tapissait le mur. On voyait sur chaque marche une fleur rare dans un vase du Japon. Une statue de bronze florentin, enfoncée dans un angle, portait une lampe d’or et de cristal. M. Champion qui était resté cuistre au fond de l’âme, se sentit encore intimidé par ces belles choses, mais il se raffermit par une idée basse.
« Après tout, pensa-t-il, je suis assez riche pour m’en payer autant, si je voulais. Cette créature a des vases et des statues sur son escalier ; moi, j’ai des pièces de cent sous à la Banque de France ! »
Et il franchit en quatre pas les huit marches qui le séparaient du palier.
Une double porte s’ouvrit, sans attendre le coup de sonnette, et la femme de chambre, Mlle Frédégonde, montra son joli nez pointu. Elle aussi prit en un rien de temps la mesure du visiteur : c’était assurément un banquier américain ou un entrepreneur russe. Et ces gens-là ne se mettent jamais à la porte dans la quinzaine qui précède le jour de l’an.
M. Champion demanda de sa voix la plus tribunitienne :
« Votre maîtresse est-elle visible ?
— Mon Dieu ! monsieur, répondit Frédégonde, madame est sortie pour le moment ; mais si monsieur veut bien se donner la peine de passer au salon, madame ne tardera pas à rentrer.
— Soit ! » dit le sage.
On lui fit traverser une antichambre, vrai musée ethnographique, où toutes les peuplades du nouveau monde semblaient avoir apporté leurs offrandes. Les murs étaient tendus des étoffes les plus bizarres, ornés des bijoux les plus invraisemblables, des armes les plus primitives, des trophées les plus inouïs. Les arcs, les tomahawks, les bowie-knifes, les flèches barbelées, les pagaies, les calumets, les colliers de grains rouges, les pagnes enrichis de coquillages, les diadèmes en plumes de perroquet et les chevelures correctement scalpées y formaient une décoration des plus originales. Quelques grands cadres accrochés de distance en distance exhibaient tout un peuple de papillons, de coléoptères et d’oiseaux inconnus. Un tapis birman couvrait le parquet, un store de Java cachait la fenêtre, une lanterne malgache pendait au plafond. Les plaisants s’étonnaient de voir tant de bimbelots sauvages chez une femme qui l’était si peu. Les initiés citaient l’histoire et le nom du brave capitaine de frégate qui, après un voyage autour du monde, s’était arrêté à ce reposoir.
La salle à manger, qui venait ensuite, était un chef-d’œuvre d’archéologie romantique. La table, les chaires, le lustre, les boiseries, la cheminée, tout datait de l’an 1200 par le style. C’était le gothique le plus pur, découpé dans le plus beau chêne de Hollande. Quatre vitraux, volés en 93 à la sacristie de Saint-Ouen, coloraient richement la lumière du jour. Les murs étaient tendus d’un admirable cuir de Cordoue. Deux bahuts de 1240 pliaient sous la grosse orfèvrerie, sous les étains, les grès et les cristaux. Aux quatre coins de la salle on voyait quatre mannequins debout dans des armures damasquinées. Le vaudevilliste Champagne, de la maison Saint-Firmin, Champagne et Picpus, avait dit un jour en montrant ces chevaliers rigides :
« Voilà les seuls hommes que Madelon n’ait pas désarmés. »
Frédégonde fit asseoir le philosophe dans un salon du goût le plus simple et le plus grand. La tenture n’était que de la brocatelle ; mais six tapisseries des Gobelins, exécutées d’après des toiles de Lesueur qui n’existent plus, servaient de portières ; les rideaux blancs étaient de point d’Alençon. Deux miroirs de Venise dans des cadres de cristal faisaient face aux deux fenêtres. Chacun d’eux reposait sur une console dorée, couverte d’un buisson de fleurs naturelles. La cheminée était décorée de grands bronzes Louis XIV. Au milieu, l’inévitable char du soleil ; à droite et à gauche deux groupes de douze personnages chacun, représentant les Heures du jour et de la nuit ; c’était le pendule et les candélabres. La glace était moderne, mais entourée d’un cadre de la Renaissance, chef-d’œuvre exquis de l’art florentin, où l’on voyait des myriades d’oiseaux, de fleurs et d’Amours entrelacés dans une confusion adorable. Ce cadre seul avait coûté mille guinées à lord S…, le plus ennuyé de tous les Anglais et le seul qui ait amusé Paris. Une table authentique de Boule, et de sa première manière, occupait le milieu de la pièce : elle était chargée d’albums, de keepsakes et des plus belles éditions de Curmer, tirées à part sur grand papier. Une multitude de meubles de toutes les époques, mais tous riches et parfaits dans leur genre, composaient le désordre le plus élégant. Quelques-uns, vrais monuments historiques, avaient fait émeute à l’hôtel Bullion : ainsi, un écran au chiffre de Marie-Antoinette, cité dans les Mémoires de Cléry : les pieds de bronze ciselé, étaient l’œuvre du roi Louis XVI. Une paire de chenets, haute de 45 centimètres et représentant deux moines transis de froid, avait été achetée 11 000 francs, à Mâcon, pour un riche banquier de Paris : ce chef-d’œuvre de haute ferronnerie provenait notoirement de l’abbaye de Cluny. Les tableaux étaient en petit nombre, mais choisis avec goût chez les maîtres anciens et nouveaux. C’était la Bohémienne, de Vélasquez, l’Enfant fessé, de Rembrandt ; le Parloir, d’Adrien Van Ostade ; la Madone aux épis, d’André del Sarto ; et le Paradis terrestre, de Prud’hon. L’école moderne était représentée par un intérieur de forêt de Théodore Rousseau, la Leçon de danse, de Meissonier, et une étude d’après Madelon elle-même. L’auteur de cette esquisse fraîche et friande était un inconnu de vingt ans qui signait Chassériau.
Lorsque M. Champion fut établi devant cinq ou six grandes bûches de poirier qui flambaient royalement dans l’âtre, Mlle Frédégonde lui dit :
« Madame ne tardera pas à rentrer, car elle dîne ici de bonne heure : elle a fait prendre une avant-scène au Palais-Royal, et je crois qu’elle va ensuite au bal de l’Opéra. Elle est sortie à une heure et demie, il en est bientôt quatre ; elle n’avait que deux courses à faire, l’une au cimetière Montparnasse pour mettre une couronne sur la tombe de sa mère ; l’autre au collège Henri IV pour porter des gâteaux à son frère ; monsieur n’attendra pas longtemps. »
Là-dessus, elle s’enfuit, laissant le philosophe à ses méditations.
La première idée qui lui vint, fut qu’il éprouverait une surprise désagréable si, au lieu de Madelon, il voyait arriver Gérard. Fort heureusement, Gérard mettait tous les jours plus d’une heure à sa toilette. « Et d’ailleurs, pensa M. Champion, ce n’est pas la vertu qui doit trembler devant le vice… »
Mais la vertu du grand homme faiblissait déjà sans le savoir. On ne respire pas impunément ce parfum langoureux qu’une jolie femme répand autour d’elle. Une ivresse plus puissante que celle du vin de Chambertin s’empara bientôt de M. Champion. Il le sentait lui-même et cherchait à se débattre, mais ses efforts ne servaient qu’à le mieux prendre : c’était un geai luttant contre la glu. S’éloignait-il de la cheminée pour dérober son âme à la molle chaleur du foyer, il voyait face à face le portrait de Madelon. Il se rabattait vivement sur la gauche, et là, il s’apercevait lui-même, encadré de fleurs nouvelles, dans un beau miroir de Venise : le moyen de ne pas s’admirer un peu et de ne point sourire à son image ? Il passait la main gauche dans son toupet en rajustant son col de la main droite, et il s’adressait machinalement cette question brûlante : « Est-ce qu’on peut encore m’aimer ? » Là-dessus, la sagesse reprenait la parole ; M. Champion haussait les épaules et s’allait jeter dans un fauteuil. Mais, au bout de quelques instants, le fauteuil aux bras moelleux faisait le geste de l’envelopper dans une douce étreinte. Où fuir ? Il s’élançait d’un bond sur le canapé voisin. Mais la soie appliquée contre sa joue et son menton lui couvrait d’un frais baiser toute une moitié de la face !
Pour changer d’air, il se glissa dans un boudoir voisin dont on avait laissé la porte entrebâillée. Ce petit coin était encombré de merveilles, mais les idées de M. Champion suivaient un tel cours que les merveilles et les trésors mêmes ne sollicitaient plus son attention. Il ne vit point un grand disque de jade pagodique, travail de plusieurs générations chinoises, où l’on comptait quelques milliers de figures d’hommes et d’animaux ; il dédaigna deux énormes vases du Japon dont on plaisantait beaucoup dans Paris, parce que chacun d’eux pouvait aisément cacher un homme ; il ne remarqua ni les tableaux de Fragonard, ni les tapisseries de Beauvais, ni un joli meuble de forme singulière qui cachait, sous un capitonnage de soie bouton d’or, un vrai coffre-fort de Fichet ! Non, de tout ce que les quatre parties du monde avaient accumulé dans ce boudoir, il ne vit qu’un chiffon de batiste entouré de dentelles et marqué aux initiales de Madelon. Livrez-vous donc trente ans à la philosophie ! Étudiez les systèmes, comparez les écoles, épluchez les principes, surveillez les déductions, pesez les conséquences, approfondissez, opposez et conciliez les plus sublimes radotages de l’esprit humain, pour qu’un samedi de décembre, entre quatre et cinq heures du soir, un mouchoir empesté d’ess bouquet, vous procure cent vingt pulsations à la minute !
La chambre de Madelon ne devait pas être loin ; quelque chose le disait au philosophe. Peut-être cette porte blanche, où Baron a esquissé une fête vénitienne, y conduit-elle ? Les yeux de M. Champion, dans leur avidité insatiable, devinent les splendeurs mystérieuses de cet opisthodome. Déjà sa main hésitante effleure le bouton de la porte, lorsqu’un bruit inconnu, nouveau, saisissant, arrête son bras, étonne son courage, épouvante sa curiosité et le fait fuir haletant jusqu’au bout du grand salon, non sans renverser quelques chaises.
Il s’est jeté sur un siège, devant le feu. Ses mains ont pris un album par contenance, et elles tournent les feuillets en tremblant. Ses genoux tremblent l’un contre l’autre ; le chapeau, qu’il a jeté à la hâte, tremble sur le tapis. Il cherche l’explication de ce bruit singulier qui a secoué tout son être. C’est quelque chose de métallique comme le timbre d’une sonnette, et de cristallin comme le choc des verres dans un toast. On dirait le son d’un million qu’on jette par terre ! Entre nous, ce n’est rien que le frémissement d’un lustre ébranlé par le pas d’un laquais. Mais M. Champion se trouble aisément, comme tous ceux qui n’ont pas la conscience nette. Il lui faudra tout un quart d’heure pour reprendre ses esprits. Voici déjà dix bonnes minutes que les aquarelles, les croquis, les madrigaux, les sonnets, les épigrammes défilent lentement sous ses yeux sans fixer son attention. Il y a pourtant de bien jolies choses dans cet album : les fines mièvreries de Tony Johannot, les élégances aristocratiques de Bonnington, les pochades comiques d’Henri Monnier, un traité de philosophie en trois coups de crayon, signé Gavarni. Il y a des raretés introuvables, des signatures de rois, des madrigaux d’hommes d’État, des larmes de banquiers, une phrase du Barbier de Séville, notée de la propre main de Rossini ; un des dessins de Victor Hugo, un calembour de Lamartine ! Le marquis de Gigoult, élève d’un roi, a fait un acrostiche qui n’est pas compromettant du tout :
Modeste en ses atours, et pourtant un peu fière
À la blonde Vénus de disputer le prix,
D’un sourire charmant dispensatrice altière,
Elle voit à ses pieds mille cœurs bien épris.
Las ! qui pourra vous plaire, ô Madelon Cypris ?
Ô trop heureux Damon, si votre cœur de pierre
Ne repoussait toujours sa timide prière !
À deux pages plus loin, dans un style moins classique, un poète débraillé de la jeune école a rimé le sonnet suivant :
Madame de Fleurus, c’est la femme parfaite.
Elle écrit, elle parle, et fait des embarras
Comme une Académie – et brode un canevas
Comme un sous-lieutenant de dragons en retraite.
Mais si le vent du soir emporte son bonnet
Par-dessus les moulins, – c’est Madelon la folle,
Buvant sec, riant clair, à la mode espagnole,
Et prenant des grelots pour faire un chapelet.
— Moi, j’aime Madelon, qui ne fait pas la prude,
Ni la femme d’esprit, ni la femme d’étude,
Mais qui se laisse aller bonnement dans mes bras.
Viens ! N’est-ce pas assez d’être belle et bien faite ?
Si chaque femme ainsi voulait payer sa dette,
Le monde irait bien mieux – et ne finirait pas !
M. Champion connaissait de vue et de réputation l’auteur de ces vers. C’était un jeune homme de noble race, beau comme Heine ou comme Musset. Son premier volume de poésies, Rêves d’une âme folle, avait eu quatre éditions en trois mois, sans compter les bonnes fortunes parisiennes qui sont les fiches de consolation de tout succès.
Le philosophe se représenta l’homme au sonnet, fumant une cigarette dans le boudoir de Madelon. À cette idée il manqua tout à fait de philosophie. Il fut jaloux dans le sens le plus prosaïque et le plus bas du mot.
Cherchez dans l’Éthique de Spinosa la définition que ce singulier esprit nous donne de la jalousie, et vous verrez ce qui se passait dans l’âme de M. Champion.
Il referma l’album et le jeta sur une table, puis le reprit et l’ouvrit à l’aventure. Le hasard mit sous ses yeux quelques lignes de prose, griffonnées comme par un chat au milieu d’une page blanche. Ce n’était pas une déclaration, tout au contraire. Même l’auteur avait pris soin d’écrire en tête de sa petite élucubration le mot IMPERTINENCE.
« Il y a dans Paris quelque chose comme trois cents hommes et à peu près autant de jolies femmes qui font du plaisir leur principale affaire. Dans une période de dix ans, par la force d’un mécanisme qui fonctionne tout seul, chacun des trois cents dont je suis rencontre nécessairement chacune des trois cents dont vous êtes. Pourquoi donc me brouillerais-je avec un ami et vous avec un bienfaiteur, à la seule fin d’avancer d’un an ou deux un petit accident inévitable ?
« ASTOLPHE D’ARMAGNE. »
Le philosophe s’arrêta longtemps sur cette prose qui lui montrait comme par une échappée un monde plus nouveau que l’Amérique. Puis il sentit une démangeaison d’écrire aussi quelque chose sur l’album de Mme de Fleurus. Mais quoi ? c’était le hic. Jetterait-il une parole de sagesse et de vérité dans cette orgie, comme le Mané, Thécel, Pharès dans le festin de Balthazar ? Ne valait-il pas mieux décocher un trait d’élégante raillerie qui s’en irait percer la cuirasse de Madelon, au milieu de son armée d’adorateurs ? Si au contraire il éveillait sa curiosité par un fin compliment anonyme ? C’est ainsi que Virgile révéla son génie à l’empereur Auguste, si la légende dit vrai. M. Champion fit un distique comme Virgile :
Dum timido gressu lentus tua tecta pererro,
Prisca fugit virtus, pectore saevit amor.
Il écrivit cette platitude au crayon, dans un petit coin de page, sous l’impertinence du prince Astolphe. Et, comme il reportait l’album à sa place, la portière du boudoir s’écarta et Madelon parut.
Peu s’en fallut que le petit homme ne tombât à la renverse. Mme de Fleurus lui sembla mille fois plus belle, plus imposante et plus grande qu’une femme naturelle. Et pourtant ce n’était qu’une créature de taille moyenne, assez chétive de complexion. Mais elle avait pris le temps de rentrer et de se défaire ; ses beaux cheveux mal rattachés tombaient en désordre sur ses épaules ; son corps jeune ondulait librement dans une longue tunique de laine blanche. Elle avait endossé là-dessus une chemise de soie mate, relevée de quelques raies de satin, comme en portent les bateliers du Bosphore : c’était tout son linge et tout son vêtement. Ses petits pieds nus traînaient deux babouches sans talon, brodées de perles fines. Aucun artifice de toilette, aucune dentelle, aucun bijou ; mais l’œil voyait, l’esprit comprenait, le cœur entendait l’insolence naïve de ce beau corps qui semblait dire en entrant : voilà comme je suis !
M. Champion balbutia je ne sais quelle sottise. Elle eut pitié de son trouble et le pria de s’asseoir. Au même instant, elle sonnait Frédégonde et lui disait de remettre du bois au feu. Le député, professeur, directeur général, etc., arracha la plus grosse bûche aux mains de Frédégonde et la plaça lui-même sur les chenets avec une maladresse éclatante.
« Pardonnez-moi, dit-il, si j’ai laissé éteindre le feu sacré. Ce n’est pas faute d’avoir pensé à la déesse du temple !
— Ma femme de chambre aurait dû s’en occuper, répondit-elle. Mais cette Frédégonde n’a point de tête. Ainsi, elle vous a pris pour un de mes amis de New York, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître, et elle s’est bien gardée de vous demander votre carte, de sorte que je cause avec vous sans savoir votre nom. »
Le philosophe s’empressa de mettre la main à la poche, et d’avance il savourait la joie d’offrir à une telle divinité la carte détaillée de ses titres, fonctions et qualités diverses. Mais il se rappela fort à propos la figure écornée et l’aspect graisseux de son portefeuille. Plutôt mourir mille fois que d’étaler cette guenille sous les yeux de Madelon !
« Belle dame, dit-il, mon nom est de ceux que la France, trop bienveillante assurément, oppose avec un certain orgueil à la rivalité des gloires étrangères. Il a retenti bien des fois au milieu des applaudissements de la jeunesse ; il a tenu sa place aux premiers rangs de la presse libérale et conservatrice en même temps ; aujourd’hui encore on le cite au ministère et à la Chambre comme synonyme d’aptitude administrative et d’éloquence parlementaire : c’est moi qui suis Noël Champion.
— Ah ! » dit Madelon.
Cette exclamation était mi-partie de politesse et d’indifférence. Elle aurait pu se traduire ainsi : « Il paraît que décidément la nature et la société ont attaché certaines prérogatives au nom de Noël Champion. Je ne le savais point, je suis bien aise de l’apprendre, et je vous félicite d’avoir tiré à la loterie un si brillant numéro. Mais cela ne m’explique pas ce que vous venez faire dans mon salon par cette belle journée de décembre. » Un observateur méticuleux aurait encore remarqué combien la dame était peu frappée de la laideur et de la sottise de cet intrus. Il n’en eût pas fallu moitié pour faire pouffer une femme du monde ; mais il y a des grâces d’état. Si monstrueux que fût le bonhomme, Madelon en avait vu à ses pieds de plus laids et de plus ridicules que lui.
Il poursuivit :
« D’ailleurs, madame, une personne qui me tient de près par les liens du sang et que vous avez enchaînée à vos grâces par un caprice du cœur, vous a sans doute parlé de moi comme elle m’a parlé de vous : je suis l’oncle du trop heureux Gérard Bonnevelle. »
À ce mot, elle étendit les mains vers le professeur avec une grâce mignarde :
« Je vous en supplie, monsieur, lui dit-elle, ne me parlez pas de Gérard !
— Cependant…
— Non : ma résolution est bien prise, et tout ce que vous pourrez dire n’y changera rien.
— Je n’ai pas la prétention de vous rien imposer, mais en ma qualité de parent…
— Vous l’aimez, c’est très-bien ; moi aussi j’ai eu quelque chose pour lui, mais c’est fini, définitivement fini, et je ne veux plus le voir en peinture !
— Comment ? »
Ici un regard d’allégresse éclaira la figure de M. Champion.
« La querelle d’hier n’est qu’un prétexte ; il y avait six mois que je pensais à rompre ; ou plutôt – tenez ! J’y songe depuis le premier jour. Est-ce que j’ai le temps, moi, de faire des folies ? Votre neveu est charmant, joli garçon, bien élevé, galant homme et brave comme l’épée de Charlemagne. Hélas ! monsieur, il n’en est que plus dangereux pour moi, dès qu’il n’a pas cinq cent mille francs de rentes.
— Mais, s’écria M. Champion, vous avez donc rompu avec Gérard ?
— Mais vous ne le saviez donc pas ?
— Moi ! Je venais vous supplier de le rendre à sa famille.
— Et moi, j’étais persuadée que vous vouliez me raccommoder avec lui !
— Comment avez-vous pu ?… Une telle folie !… à mon âge !…
— Monsieur, je ne suis pas bien vieille, mais j’ai déjà constaté que tous les hommes sont fous, et que leur maladie va croissant avec les années.
— Ils sont fous, parce que vous leur tournez la tête. » M. Champion raconta qu’une heure auparavant, Gérard avait refusé une sous-préfecture et vingt mille francs de rente pour demeurer auprès de Madelon.
Elle répondit avec une légère teinte de mélancolie :
« Ce que c’est que de nous ! Voilà un garçon qui s’est ruiné pour moi, qui manque son avenir, qui s’expose à mourir sur la paille en l’honneur de mes beaux yeux. Si le monde savait cela, il me jetterait la pierre. Et pourtant !… qu’est-ce que j’y ai gagné ? Rien de rien, mon cher monsieur. Toute femme qui se laisse aller à un sentiment un peu sincère y met du sien, je vous jure. Je ne sais pas si je suis riche ou pauvre, si je possède 500 000 francs ou si je les dois. Au lieu de ça, j’aurais mon petit million dans les caves de la Banque, si j’avais pu être deux ans de suite une femme sérieuse. Enfin ! quand vous verrez Gérard, dites-lui qu’il m’a coûté 15 000 francs cette nuit. J’étais furieuse contre lui, contre moi, contre tout le monde ; j’ai joué comme une corneille qui abat des noix, et j’ai perdu tout ce que j’ai voulu. Venez-vous ce soir au Palais-Royal ? Il y a une première. On dit que c’est amusant. La pièce est de trois bons enfants qui ont le privilège de me faire rire : Saint-Firmin, Champagne et Picpus. »
Elle se leva sans attendre la réponse du philosophe, et courut ouvrir son piano.
M. Champion méditait encore sur les splendeurs et les misères de ces créatures, lorsqu’il fut éveillé par un air connu. Madelon improvisait les variations les plus bouffonnes sur le motif : J’ai du bon tabac. Puis elle chanta à tue-tête, puis elle rit aux larmes, puis elle entonna sans transition la romance mélancolique de la Poitrinaire :
C’était l’époque où les fleurs vont finir,
Où la feuille tombe agitée !
Quelle série de phénomènes psychologiques se produisit alors dans l’âme immortelle de M. Champion ? Quelle puissante influence du non-moi émut sa sensibilité au point de faire taire les objections de l’entendement et les protestations de la raison pure ? Quel mobile, plus déterminant que l’idée du bien, mit en mouvement la volonté, cette force immatérielle si savamment étudiée et décrite par M. Maine de Biran ? Par quelle action du moral sur le physique, la monade en qui résidait la personnalité du philosophe précipita-t-elle vers le piano un corps étendu, solide, pesant et surmonté d’un toupet poivre et sel ? Comment enfin la belle Madelon fut-elle exposée à la surprise de sentir un gros baiser s’abattre sur son épaule avec la grâce pesante d’un canard qui se percherait sur un rosier ?
Et les feuilles tombaient toujours !
Et les feuilles tombaient toujours !
Madelon ne se fâcha point : à quoi bon ? Son épaule connaissait les baisers comme les toits connaissent la pluie. Mais elle se leva toute grande et lança sur le philosophe un regard de profond mépris. Une pierre qu’on laisserait choir du sommet de la cathédrale de Strasbourg ne tomberait pas de plus haut que ce regard-là.
« Ah çà, dit-elle, où diable avez-vous appris ces manières ? Voilà une hardiesse, mon cher monsieur, qui dénote une extrême timidité.
— Oui, répondit le petit homme en se jetant à genoux dans l’attitude la plus grotesque. Je suis timide, parce que je ne connais pas ce genre de vie. Je ne l’ai jamais étudié. Mes travaux ont été dirigés dans un autre sens. Mais je suis riche ! extraordinairement riche ! Personne ne sait à quel point je suis riche, ô Madelon ! »
Elle éclata de rire en lui disant :
« Ah ! vous êtes riche ! j’en suis bien aise pour vos héritiers. Mais, quant à moi, qu’est-ce que cela me fait ?
— Plus bas ! reprit-il en joignant les mains. Plus bas, au nom du ciel ! je suis un homme public ; j’ai mon siècle à ménager. Si la France nous entendait !
— La France en entend bien d’autres ! Mais je ne sais pas si elle voit tous les jours une comédie aussi étrange. Relevez-vous, monsieur, et parlons d’autre chose, s’il vous plaît ! »
Il se releva tout confus et vint s’asseoir au bord du canapé où Madelon s’était jetée.
« Écoutez-moi, lui dit-il en lui prenant les mains, et si je vous ai paru ridicule, apprenez à mieux me connaître. Je suis un homme dont on ne doit dédaigner ni l’amitié ni la haine. Par ma fortune, ma position, mes amis et ma réputation, je puis beaucoup pour ou contre les gens à qui je m’attache ; or, le premier de vos regards m’a attaché définitivement à vous. Si jamais vous aviez besoin d’un solide appui pour vous ou pour les vôtres, vous le trouveriez chez moi. Je ne vous demande rien en échange. Je n’ai pas la folle prétention de me faire aimer comme Gérard. Permettez-moi seulement de faire la cour à votre âme ! Vous êtes douée d’une rare intelligence, tout le monde le dit ; vous avez un cœur aimant et bon, je le sais ; et tout cela se gaspille et se perd dans les dissipations de votre existence. Laissez-moi venir chez vous, causer avec vous, comme Socrate allait quelquefois chez Aspasie. Vous vous en trouverez bien, tôt ou tard. Aspasie n’aurait jamais pu se faire épouser par Périclès, si l’amitié d’un sage ne l’eût relevée aux yeux d’Athènes !
— Mon cher monsieur, reprit Madelon, je ne veux épouser ni Périclès, ni personne. Je ne suis pas Aspasie, mais une pauvre fille assez ignorante, horriblement décousue en conduite, vivant au jour le jour, et courant les yeux fermés sans savoir où. Je n’ai ni ambition, ni philosophie, ni morale, ni religion, ni rien de ce qui fait marcher les gens dans un chemin plutôt que dans un autre. Je n’ai que de la jeunesse, de la gentillesse, du goût, du bagout et des créanciers surtout. Pour l’instant, ma seule idée est de faire partir votre neveu. Si vous m’aidez à cela, je serai votre obligée, car je crains de l’aimer encore, et il est devenu un embarras dans ma vie. Attendez ! je vais faire une réussite pour savoir s’il partira ! »
M. Champion la retint.
« Terrible enfant ! lui dit-il, pourquoi vous calomnier vous-même ? Vous affectez un scepticisme qui n’est point dans votre cœur. Ne niez pas ! vous avez l’âme ouverte à tous les sentiments de la nature. Le nom sacré de la famille n’est pas un vain mot pour vous. Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? Vous avez porté des fleurs sur la tombe d’une mère vénérée.
— Qui m’a vendue à Bordeaux quand j’étais petite, et qui m’a volée à Paris. Que voulez-vous, monsieur Champion ? la perfection n’est pas de ce monde. »
Elle mentait peut-être par forfanterie ; mais, devant cette déclaration cynique, le professeur demeura un instant abasourdi.
« Quelle femme êtes-vous donc ? lui dit-il.
— Je n’en sais rien moi-même. Ah ! c’est que la femme est un être compliqué, sans qu’il y paraisse ; et surtout les femmes comme nous. Une bourgeoise, une grande dame se déchiffre encore assez bien. C’est une pièce de vingt sous, ou de vingt francs, qui n’a reçu qu’une seule empreinte. Mais un jeton d’or ou d’argent sur lequel tous les balanciers de la monnaie auraient frappé successivement, vous y reconnaîtriez-vous ? »
La conversation fut coupée par Frédégonde, qui vint dire un mot à l’oreille de sa maîtresse.
« Votre neveu est là, » dit Madelon.
M. Champion se leva comme s’il était assis sur des aiguilles, et ses yeux cherchèrent une armoire dans tous les coins du salon.
« Remettez-vous, lui dit-elle. Toi, ma fille, fais savoir à M. Bonnevelle que je n’y serai jamais pour lui. Souligne énergiquement le jamais, va ! »
Elle dit ensuite au philosophe :
« Vous l’éloignerez de Paris avant deux mois, si vous savez vous y prendre. Il faut d’abord faire une tournée chez ses fournisseurs et les prévenir que vous ne répondez point de ses dettes : cela tuera son crédit. Trouvez ses billets en circulation et faites-les passer à l’ordre d’un homme à vous. Le protêt, le jugement, la contrainte par corps, tout cela peut se mener tambour battant : c’est un enfant incapable de se défendre. Le jour où il sera conduit à Clichy, vous lui montrerez le chemin d’une sous-préfecture, et son choix sera bientôt fait. Ceci posé, je ne vous retiens plus, mais au revoir. Si nous ne nous rencontrons pas ce soir au Palais-Royal, j’ai la loge 17 au bal de l’Opéra. »
M. Champion prit congé d’elle en lui baisant la paume de la main. Frédégonde le conduisit jusqu’au palier. Là, pour s’établir à jamais dans les bonnes grâces de la camériste, il lui donna vingt sous. Mais Frédégonde, qui n’était ni sotte ni timide, courut après lui en criant :
« Monsieur ! vous vous êtes trompé ! Le louis que vous m’avez donné est en argent ! »
Si bien que l’avare donna vingt et un francs et fit des excuses. Lorsque la porte cochère se fut reformée derrière lui, il s’arrêta un moment dans la rue pour contempler les fenêtres d’une maison qui lui coûtait déjà si cher. Sa méditation fut interrompue par le galop d’un cheval et les cris d’un cavalier superbe.
« Gare donc, animal ! » lui cria le prince d’Armagne (car c’était lui).
M. Champion, pour échapper à cette charge, se jeta dans une voiture de maître qui stationnait patiemment le long du trottoir. Derrière les glaces obscurcies par la buée, il vit, ou crut voir la petite figure sardonique de M. de Gigoult.
Ce soir-là, le professeur austère assista à la première représentation de la Grisette et le Porteur d’eau. Ce soir-là, le Socrate du collège de France, le Démosthène du centre gauche, mit un faux nez et des moustaches pour aller au bal de l’Opéra. C’était un homme perdu sans ressource. Mais il s’en perd bien d’autres tous les jours, et Paris n’en sait pas le nombre. On n’affiche que les chiens perdus.
Deux mois plus tard, Gérard Bonnevelle, las de sonner à la porte de Madelon, las de chercher un acquéreur introuvable pour la nue propriété de Meillan, las d’emprunter cinq louis à tous les amis qu’il rencontrait par les rues, las de se dérober aux poursuites de ses créanciers, vint échouer comme une épave vivante sur la rive inhospitalière de Clichy. Au moment de vérifier à son dam l’exactitude de ce proverbe antique :
… Le jour qui met un homme libre aux fers,
Lui ravit la moitié de sa vertu première,
il se fit mener par les recors à l’atelier de son ami, M. de Mayran.
Le jeune démocrate ébauchait un grand coquin de groupe intitulé : la France bienfaitrice des nations. C’était une espèce de mère Gigogne, assise sur les débris d’un trône, foulant aux pieds des chaînes brisées et distribuant des armes, des livres, des sacs d’écus et de petits bateaux à vapeur à cinq ou six étrangers plus ou moins camards. Cette composition plut à Bonnevelle, car elle était de bon augure. Il exposa les faits, et déclara nettement à son ami que si l’on ne lui prêtait quelques-uns de ces sacs d’écus, il irait en prison avant le coucher du soleil. M. de Mayran ne lui ouvrit pas sa bourse, mais il lui ouvrit ses bras avec enthousiasme.
« Heureux Gérard ! lui dit-il, tu vas donc aller en prison ! À Dieu ne plaise que je t’en dissuade ! Je m’applaudis d’être brouillé avec ma famille, car si j’avais cent louis dans mon tiroir, je te ferais peut-être manquer une si belle occasion. La prison, cher ami, est l’école des grands caractères. Tu rentreras en toi-même, tu concentreras les forces de ton âme, tu méditeras nos immortels principes, et, dans quelques années, tu sortiras armé en guerre contre l’état social. Si Mirabeau n’avait pas été mis à Vincennes, il ne serait peut-être pas devenu le Démosthène français. Va, cher ami, souffre et pense, et tu viendras ensuite combattre avec nous ! »
Gérard remercia ce bienfaiteur, mais comme il n’était pas si pressé de méditer et de souffrir, il se fit conduire au bureau de M. Belley. Le futur diplomate compatit à ses maux avec une politesse exquise. Il l’eût aidé sans aucun doute, si la nécessité de représenter et de faire figure n’eût absorbé toutes ses ressources.
« Permets, au moins, lui dit-il, que je te donne un bon conseil. Tu vas voir un monde excessivement mêlé : choisis les relations, et ne te relâche jamais sur la tenue. La tenue est presque tout en ce bas monde, et l’homme qui veut parvenir ne doit pas s’abandonner, même dans le malheur. »
À la suite de ces deux entretiens, le pauvre Bonnevelle ne vit plus qu’un parti à prendre. Il se rendit pieds et poings liés à la discrétion de son oncle.
M. Champion fut bon prince. Il pardonna les résistances passées, paya les dettes, assura vingt mille francs de rente viagère et obtint pour son enfant prodigue la sous-préfecture de Frauenbourg. La nomination de Gérard fut le dernier acte du ministère qui tomba le 1er mars 1840.
De son côté, le jeune homme autorisa la vente de Meillan, promit de travailler à l’élection de son oncle et jura d’être le fils de ses administrés en attendant qu’il fût en âge de devenir leur père. Il promit aussi d’oublier Madelon ; mais le souvenir de la cruelle lui faisait encore jaillir les larmes des yeux.
« Ah mon oncle ! disait-il à M. Champion, que vous êtes heureux de ne la point connaître ! »
Il partit en malle-poste, car le chemin de fer de l’Est n’existait pas encore, même à l’état de projet.
J’imagine qu’un Parisien ne traverse jamais une petite ville de province sans envier le bonheur de ceux qui l’habitent. On sort d’une capitale bruyante où toutes les physionomies expriment la hâte, le trouble et la fièvre ; où tout le monde est dans la rue, faute de place dans les maisons ; où l’on serre les coudes sur le trottoir, faute de place dans les rues ; où chacun parle vite et court au lieu de marcher, parce que le temps y vaut de l’or. On se voit transporté, comme par miracle, dans un pays tout différent, quoique voisin, et qui semble peuplé d’autres hommes. Les rues paraissent plus larges, parce qu’elles sont à moitié désertes ; mieux aérées, parce que la foule ne s’y dispute pas une bouffée d’air. Les maisons ont beau être petites, mal bâties et incommodes dans le fond, on croit qu’on y vivrait plus à l’aise par cela seul que les familles n’y sont pas entassées l’une sur l’autre et que personne n’entend sur sa tête le bruit des pas du voisin. La vie des habitants, ou du moins ce qu’on en voit, a quelque chose de calme, de reposé, de placide. Vous devinez, à la lenteur aisée de leurs mouvements, que le ciel a fait pour eux des heures de cent et quelques minutes et des années de six à sept cents jours. Ils ont le droit, ces bienheureux, de remettre incessamment les affaires au lendemain, et la preuve, c’est qu’ils resteraient une heure à voir passer la diligence, si la diligence mettait une heure à passer. En été, le seuil des portes est peuplé de figures béates, arrondies par l’oisiveté, éclairées à demi par des yeux presque éteints, comme des lampes dont on a baissé la mèche afin de ménager l’huile. En hiver, les mêmes figures s’appliquent aux fenêtres, épatant contre la vitre un nez honnête et bienveillant. Et le voyageur de l’impériale, fouetté de front et de côté par une bise acariâtre, envie la douce odeur de renfermé, le suave parfum de poussière patriarcale qu’on respire assurément dans ces intérieurs-là. Et si deux têtes se montrent ensemble à la même fenêtre, il sent mieux combien il est seul, et il jalouse la félicité de ce couple bien assorti. Heureuses gens ! Ils ont le droit de se coucher tous les soirs à neuf heures, car il n’y a point de théâtre dans la ville et l’on n’y donne pas quatre bals en deux ans ! Ils se lèvent avec le soleil, ils boivent le véritable lait d’une vache authentique, ils ne sont pas forcés de sortir quand il pleut, ni de lire la Patrie du soir, ni de courber le front sous le joug stupide d’un portier ! Qu’il serait doux de vivre ici et même d’y mourir ! La grande route longe le cimetière, cet aimable jardin du repos définitif. Il est riant et frais ; on est tenté de croire que ses hôtes ne sont pas morts, mais qu’ils ont déménagé à l’étage inférieur à la suite d’un léger ralentissement de vie. Peut-être leur pouls bat-il un peu plus lentement ; peut-être aussi leurs yeux sont-ils voilés d’un léger nuage, mais il n’y a presque rien de changé dans leurs habitudes. Ils sont quasiment aussi affairés, aussi laborieux, aussi passionnés qu’autrefois. Ils se promènent en bonnet de nuit et en robe de chambre à quelques pieds sous terre. Les hommes cueillent délicatement les racines des fleurs et les offrent en bouquets à d’anciennes jolies femmes. Les enfants pétrissent la terre glaise pour faire des billes, et jouent sans bruit sous les yeux de leurs grands parents ! À cette idée, le voyageur soupire et note sur son portefeuille le nom de la petite ville. C’est là qu’il viendra finir ses jours si jamais il atteint l’âge de la retraite, ou s’il parvient à céder son commerce, ou si la hausse du 3 pour cent lui permet de réaliser vingt mille écus.
Quelques semaines plus tard, en lisant les faits divers du journal, il apprend que la justice a fait une descente dans l’Eldorado de ses rêves. Un juge d’instruction a levé le voile d’innocence qui couvrait trois ou quatre mille individus, et l’on a vu des mares de sang, des ruisseaux d’ignominie. On a constaté l’existence de haines féroces, de passions brutales, de crimes qui scandaliseraient les Atrides. Dans ce joli petit cimetière, le fossoyeur a donné quelques coups de bêche, et mis au jour des entrailles rongées par l’arsenic ou un crâne percé d’un clou par les soins de quelque honnête bourgeoise.
Gérard Bonnevelle fut agréablement surpris lorsqu’il aperçut au loin le clocher gothique de Frauenbourg. Il s’attendait à une ville insignifiante, en pays plat ; il trouvait un groupe de maisons pittoresques, dans le site le plus charmant. Frauenbourg est entre monts et plaines, assise sur le dernier versant des Vosges et tournée vers l’admirable vallée du Rhin. La route y descend par trois lieues de forêt. Les futaies de chênes et de sapins s’étendent jusqu’au faubourg, et l’on a vu, par certains hivers rigoureux, les sangliers et les chevreuils s’aventurer aux portes de la ville.
Le 2 mars 1840, l’hiver était encore dans toute sa force ; il y avait de la neige sur les toits. Cela même plut à Gérard. Cette sous-préfecture en blanc lui apparut de loin comme une fiancée, « À la bonne heure ! pensait-il, on peut épouser une petite ville qui se présente dans cette tenue-là. Jamais l’Adriatique n’a fait autant de frais pour le doge ! »
Il s’était arraché de Paris avec rage, maudissant Madelon, et son oncle, et lui-même. Mais le mouvement du voyage, la nouveauté des objets, un excellent déjeuner qu’il avait pris à Sarrebourg, et surtout l’heureuse élasticité de la jeunesse avaient détourné le cours de ses idées. Peu s’en fallait qu’il ne prît cet exil en patience.
« Après tout, se disait-il, puisque j’ai tant fait que de partir, mieux vaut Frauenbourg qu’un diminutif de Paris, comme Lyon ou Marseille. Moins ce pays ressemblera à celui que je connais, mieux il me fera oublier ce qui me manque. »
À un kilomètre des remparts, il vit au-dessous de la route un charmant ermitage construit dans le style Louis XIV. La maison était d’apparence honnête et même noble ; une grande pièce d’eau immobile sous la glace ajoutait au sérieux de l’aspect.
« Je parie, dit-il au courrier, que voici la retraite d’un philosophe ! »
Le courrier répondit simplement :
« Non monsieur, c’est le Krottenweyer, la propriété de M. Jeffs.
— Krottenweyer ! le nom n’est pas aussi joli que le paysage.
— Il paraît que c’est un mot allemand qui veut dire étang des crapauds, parce que tous les crapauds du pays viennent au printemps frayer dans la mare.
— Patatras ! Bonsoir la poésie. Des crapauds et Krottenweyer !
— Ah ! c’est que vous êtes dans les Allemands à partir d’ici ; il n’y a pas à dire. Mais c’est un bon pays tout de même. Vous verrez quel vin blanc ! »
Gérard s’aperçut avec joie que les habitants avaient conservé quelque chose de leur costume original. Il vit passer plusieurs vieillards en tricorne et en culotte courte, beaucoup de filles en jupon rouge, coiffées de paillettes et de rubans ; deux ou trois grands garçons qui promenaient à six pieds au-dessus du sol un bonnet en fourrure de renard.
Il fut flatté d’apprendre qu’il allait régner sur une place forte, quoique les remparts du quinzième siècle fussent démolis en plusieurs endroits et que l’extension prodigieuse d’un faubourg eût placé le mur d’enceinte au beau milieu de la ville.
La malle-poste descendait rapidement la grand’rue, entre deux rangées d’auberges et d’hôtels. Il était facile de voir que cette artère d’une demi-lieue de long formait à elle seule toute la ville. Les petites rues latérales ne méritaient pas d’être nommées. On leur avait pourtant donné des noms très-pittoresques, qui amusèrent beaucoup la curiosité de Gérard, parce qu’ils exprimaient tour à tour le génie rêveur et le bon sens prosaïque des peuples allemands. C’était la rue de l’Âme-qui-monte-au-Ciel et la rue de la Soupe-à-l’Ognon ; la rue du Nuage-Argenté et la rue des Cochons-de-Lait ; la rue du Sou, la rue du Liard, la rue des Pommes-de-terre-bouillies et la ruelle du Courage-Indompté.
Autant de maisons, autant d’auberges ; et pourtant l’aspect de la grand’rue ne manquait pas de variété. Le portail s’ouvrait assez uniformément sur une vaste cour entourée d’écuries et de remises, et couronnée d’un balcon de bois ; mais il y avait façade et façade. Les vieilles auberges patriarcales comme le Lion-d’Or, le Cerf-d’Argent, l’Aigle-Noir, le Brochet, le Chasseur, l’Étoile, se distinguaient par une décoration naïve comme au bon vieux temps. Celle-ci était peinte en rouge, celle-là paraissait sculptée à coups de canif dans une énorme bille de vieux chêne, cette autre se distinguait par un pignon hexagone suspendu sur la tête des passants.
Quelques-unes étaient honorées tous les ans de la visite des cigognes, et l’on voyait sur leur cheminée la roue de charrette où les oiseaux voyageurs aiment à poser leur nid. Presque toutes affichaient en français et en allemand la formule sacramentelle : Loge à pied et à cheval. Les Trois-Pichons (sic) indiquaient à l’étranger comment il doit prononcer le mot pigeon pour se faire comprendre. Mais le Soleil-d’Or, le Cep-de-Vigne, les Trois-Rois, étaient des monuments modernes, blanchis à la chaux, et, à peu de chose près, aussi propres et aussi confortables que les hôtels d’Allemagne.
Gérard descendit aux Trois-Rois, se laissa donner une chambre, mit une heure et demie à sa toilette et se fit mener à l’hôtel de la sous-préfecture, un hôtel qui n’était ni mieux ni plus mal que les autres, mais qui n’hébergeait qu’un voyageur à la fois.
Le concierge l’introduisit sans façon dans un vaste cabinet très-clair, où un petit homme trapu, ventru, couperosé, débraillé, vêtu d’un pantalon à pied et d’une robe de chambre à ramages, fumait du tabac de caporal dans une pipe turque.
« Monsieur préfet, cria le concierge en ouvrant la porte, vous devez parler à l’autre qui vient de venir. »
Le prédécesseur de Gérard, M. Durier, plus connu dans le monde des lettres sous le pseudonyme de Picpus, se leva d’un bond rapide, et vint embrasser le jeune homme.
« Parbleu ! mon cher, lui dit-il, je suis bien aise de vous voir. Depuis six jours que je sais mon changement, j’ai vécu comme Abd-el-Kader ?
— Comme Abd-el-Kader ?
— Mais oui, c’est-à-dire dans l’attente. Il est bon, n’est-ce pas ? Je l’enverrai à Saint-Firmin. Et vous êtes témoins, messieurs, qu’il n’était nullement préparé ! – Ah ! j’en ai fait un autre hier : il faut que je vous le dise. Vous qui arrivez de Paris, savez-vous pourquoi les sauvages marchent tout nus ?
— Mais, répondit Gérard un peu abasourdi, il me semble que le climat d’abord, puis…
— Allons donc, vous me la donnez belle ! Mon cher monsieur, les sauvages vont nus parce que Christophe Colomb les a découverts. Est-il joli, celui-là ! Ah ! ma foi ! je n’ai fait ni une ni deux, je l’ai envoyé à Saint-Firmin. Mais parlez-moi donc de Paris, de la ville où l’on pense, où l’on rit, où l’on aime ! La petite Joséphine est-elle toujours avec ce grand escogriffe de Laubépin ? Est-ce vrai, ce qu’on dit du directeur du Vaudeville ? Ah çà ! jeune homme, j’espère que vous n’avez point quitté la capitale sans applaudir la Grisette et le Porteur d’eau ?
— Oui, Monsieur, j’étais à la seconde représentation.
— Il fallait être à la première, sapristi ! Vous avez perdu un couplet de facture, mais un couplet ! mon chef-d’œuvre, monsieur ! Je ne vous dis que ça ! Dormeuil l’a coupé, sous prétexte qu’il faisait longueur ! Ce scélérat de Dormeuil n’en fait jamais d’autres ; c’est le père Coupe-toujours ! Si j’avais été là, il n’aurait pas eu si beau jeu. Oui, j’aurais défendu mon couplet jusqu’à la mort ; je l’ai écrit à Saint-Firmin.
— En vérité, dit Gérard, je ne m’attendais pas à trouver dans mon prédécesseur un de nos écrivains les plus spirituels et les plus applaudis.
— Vous ne le saviez pas ? Mais on ne sait donc plus rien à Paris ? Ignorez-vous aussi que Champagne est percepteur à Vaugirard, et Saint-Firmin chef de division dans les pompes funèbres ? sous d’autres noms, bien entendu. Ah ! monsieur, c’est le diable que de travailler à distance ! J’ai vu le temps où l’on bâclait un vaudeville en déjeunant, entre les huîtres et le cognac. Enfin, ils se sont décidés à me rapprocher un peu des camarades ; on m’envoie dans le département de Seine-et-Oise. Espérons que la vue des Seine-et-Oisons me dégourdira. (Dites donc ! celui-ci est médiocre. Nous ne l’enverrons pas à Saint-Firmin.) Vous me demanderez peut-être comment un gaillard de mon caractère a pu porter neuf ans la livrée de sous-préfet ? Car il y a neuf ans sonnés que je suis dans la boutique. Hélas ! mon cher ami, c’est que les autres m’ont refait au même. Nous avions travaillé ensemble, nous avions fait nos farces ensemble ; nous avions risqué notre peau ensemble contre les ultras. Vous voyez là-bas des pistolets qui ont fait quelque bruit et des épées qui ont fait quelque besogne. Or donc, au lendemain des glorieuses, lorsqu’il s’est agi de partager le gâteau, j’étais là comme tout le monde, avec mon assiette vide et les dents longues. On n’eut garde de me repousser ; tout au contraire : c’était à qui me ferait fête. « Tiens, c’est Durier ! c’est ce brave Durier ! le voilà donc, cet excellent Durier ! Qu’est-ce que nous allons offrir à Durier ! » Je n’avais que quarante-cinq ans, je me sentais encore de force à travailler pour mon pays ; je réponds comme un nigaud : « Offrez-moi travail et danger ! » Là-dessus, un petit farceur qui riait en dedans, prend la parole et dit : « En présence de la coalition qui se prépare, nous devons, avant tout, pourvoir à la défense du sol. – Rien de mieux. – Nos frontières sont gardées, sauf un point. – Lequel ? dis-je. – Frauenbourg. Ses murailles tombent en ruine ; si l’Allemagne le sait, elle passe le Rhin, et c’est fait de nous. » Je réponds : qu’elle y vienne ! Là-dessus, on me nomme sous-préfet de Frauenbourg : 3 000 francs par an, pour commencer ! J’arrive ici, je vois qu’on s’est moqué de moi ; j’entends rire les autres qui se partageaient les ministères, les recettes générales et tout ce qui s’ensuit. Je veux partir, retourner à Paris et leur dire leur fait : va te promener ! Je tombe amoureux ; en voilà pour trois ans. Ma maîtresse meurt ; je reste dix-huit mois à me désoler, tout en achevant quelques petites drôleries pour le théâtre. Enfin, mon pauvre garçon, de fil en aiguille, j’ai fait neuf ans de Frauenbourg : cela prouve qu’on n’en meurt pas ! »
On ne l’arrêtait pas aisément, une fois qu’il était parti. Il se mit à passer en revue, avec une verve intarissable, quelques-uns des hommes qui gouvernaient le pays. Il les avait tous fréquentés intimement, et il en disait pis que pendre :
« Un tel ? je le connais, j’ai vécu deux ans avec lui : c’est un sauteur ! Celui-ci ? Je ne connais que lui au monde ; nous nous tutoyons depuis 1822 ; c’est un banquiste ! Champion ? Noël Champion ? J’ai été chef de claque à son cours : j’ai signé à son contrat de mariage, nous avons fait un journal ensemble ; c’est mon ami intime ; c’est une canaille.
— C’est mon oncle, dit Gérard.
— Je n’ai pas dit qu’il fût mauvais parent, reprit M. Durier, sans autre excuse.
— Ce qui m’étonne un peu, dit Gérard, c’est que vous ayez pu servir dix ans un gouvernement que vous habillez si mal.
— Je ne l’ai pas servi du tout, et je m’en flatte. Lorsque vous connaîtrez Frauenbourg, vous comprendrez que c’est la sous-préfecture la plus commode de France pour un esprit indépendant. Depuis l’heure de mon arrivée jusqu’à l’heure de mon départ (qui sonnera demain, s’il plaît à Dieu), je n’ai pas rencontré une seule occasion de faire de la politique.
— Même aux élections ?
— Les élections marchent toutes seules. On dit aux bons propriétaires : “Voici le candidat. Candidat veut dire en français, un homme pour qui l’on vote.” Là-dessus, ils se rendent à la mairie et votent pour le candidat, sans jamais se tromper de nom. Le député de l’arrondissement est M. Hamburger, un ancien manufacturier de Strasbourg ; il est en même temps conseiller général pour le canton. Je ne le connais pas, ni eux non plus. Lorsqu’il mourra (et je crois qu’il est vieux) vous serez quitte pour en présenter un autre.
— Mon oncle, par exemple.
— Je n’y vois aucun inconvénient, et vous n’y trouverez aucune difficulté. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir à quelle bonne pâte de peuple vous avez affaire ! Mon ami Stendhal reconnaît dans la nation française deux races distinctes : les Gaëls et les Kimris. Le Gaël, c’est moi par exemple, l’homme qui a la figure ronde et la tête près du bonnet ; celui qui discute, qui fronde, qui raille et qui tire au besoin des coups de fusil dans la rue sans craindre de réveiller les voisins. Le Kimri, qui ne rit guère (le calembour est de Stendhal ; je m’en lave les mains), le Kimri a la figure longue et la patience encore plus longue. Il va comme on le pousse, travaille tant qu’on veut et se fait tuer en grand uniforme sur un geste de son caporal. Hé bien ! apprenez, mon bon, que Frauenbourg est exclusivement peuplé de Kimris. À Strasbourg, à Saverne, à Phalsbourg, on trouve passablement de Gaëls ; la Lorraine en est infestée ; si vous descendez jusqu’en Bourgogne, vous n’y trouverez qu’eux, et le vin qu’ils boivent là-bas n’est pas fait pour les dégaëliser. Les Kimris de Frauenbourg, qui pourraient boire du vin, maintiennent leur sang à zéro en s’ingurgitant des chopes de bière. Ne les dérangez pas ! c’est de la sagesse et de l’obéissance liquide qu’ils se versent dans l’estomac. Plus ils en boivent, moins ils songent à vous demander des explications, et plus il vous est facile de les administrer. Il y aura tantôt deux cents ans que Frauenbourg fait partie de la France, et pourtant, grâce à la bière, vous êtes encore en pays conquis !
» La petite ville où vous allez régner n’est qu’une grande étape du roulage. Toutes les marchandises qui vont d’Allemagne en France ou de France en Allemagne, passent nécessairement par Saverne ou par ici. Voilà pourquoi vous avez vu tant d’auberges en arrivant. Avec quelques charrons et quelques maréchaux ferrants, les aubergistes sont les seuls industriels de Frauenbourg. Ils gagnent de l’argent gros comme eux, sans se donner beaucoup de peine. Les rouliers sont des bêtes d’habitude ; on les a accoutumés à payer un franc chez l’aubergiste une mesure d’avoine qui vaut douze sous chez le grainetier. Ils payent sans marchander ; moyennant quoi, on les nourrit presque pour rien et on les couche gratis, deux par deux, dans des chambrées de quinze à vingt lits. Cette industrie apporte dans la ville six ou sept millions, bon an, mal an ; mais la ville n’en est pas plus riche, car elle boit et mange tout. Nos Kimris vont au cabaret, leurs femmes vont à l’église, et l’argent va on ne sait où. Presque tous les ménages sont criblés de dettes, et le sol, un des plus fertiles de l’Europe, est à peine cultivé. Mais cela vous est parfaitement égal, du moins je me plais à le croire. Si les sous-préfets avaient tant pour cent sur le revenu net de leurs administrés, on emploierait peut-être une heure on deux à patrociner ces animaux-là. On leur enseignerait à traiter leurs affaires eux-mêmes, sans recourir à l’intermédiaire des juifs. À l’heure qu’il est, un Frauenbourgeois ne vend pas une vache à son voisin sans que le juif s’en mêle ; la bête ne valût-elle que quatre-vingt-dix francs, le juif reçoit cent sous du vendeur et autant de l’acheteur. Les mariages mêmes se traitent, comme les autres marchés, par l’entremise d’un fils d’Israël. Tout cela, mon petit vieux, a sa source dans l’ignorance. La langue de Voltaire est mieux comprise et mieux parlée à Mexico qu’à Frauenbourg. Quelques mots oubliés par messieurs les rouliers composent un jargon pittoresque, qui suffit à tous les besoins. Une jeune fille vous dit que son père est poucrement malade, et si la maladie se termine mal, vous apprenez que le pauvre homme est fouti. Mais vous ne vous attendiez pas sans doute à gouverner des académiciens. Qu’est-ce que ça nous fait à nous, que nos administrés ne sachent ni le français ni l’allemand ? et ça fait plaisir aux bons curés. Il faut vous dire que le clergé alsacien ressemble au clergé français comme une pomme de terre à une orange. Il se recrute parmi les fruits secs de l’agriculture. On met au séminaire les jeunes gens qui n’ont pas les capacités requises pour mener paître les bœufs. Ne vous en plaignez pas ! votre tâche en est plus commode. Heureux qui peut rencontrer sous la robe noire des hommes sans ambition, sans fanatisme, ronds, bons enfants, honnêtes et faciles à conduire comme ceux que je vous laisse à Frauenbourg !
— Je prévois, dit Gérard, que je n’aurai absolument rien à faire. C’est une occupation qui rentre assez dans mes goûts. Reste à savoir si la vie ne sera pas trop monotone. Quelles ressources avons-nous ?
— Tout ce qu’un homme peut désirer : vin, kirsch, viande de boucherie, gibier, volaille, poisson, écrevisses, fromages, fruits…
— Je me suis mal expliqué. Y a-t-il du monde à voir ? Trouve-t-on à qui parler ? Où passiez-vous vos soirées ?
— Eh ! dans mon lit, parbleu ! Ce n’est pas à courir les salons que je me suis fait ce joli petit ventre ! À vous dire le vrai, ce qu’on appelle ici la société n’a rien de ce qu’il faut pour me plaire. C’est d’abord le tribunal avec toutes ses dépendances : quatre avocats, quatre avoués, quatre notaires, quatre huissiers, tout par quatre. Mais j’ai la plus profonde horreur pour la justice de mon pays : elle m’a trop scié le dos, du temps que j’étais journaliste. Nous avons ensuite messieurs les employés des finances ; mais ces gens-là sont mieux payés que nous, quoiqu’ils soient nos inférieurs ; il y a là un contre-sens qui me choque. Les professeurs du collège communal, petit monde : ça gagne à peine 1 500 francs par an, et ça veut en savoir plus que nous. Enfin, l’officier de gendarmerie. Je ne le vois jamais passer dans la rue sans avoir envie de lui tirer des coups de fusil : ah ! mais, c’est que j’en ai abattu deux, en juillet 1830 ! »
Gérard éclata de rire à cette gasconnade. L’idée d’un sous-préfet tirant sur les gendarmes lui parut d’un comique achevé. M. Durier poursuivit :
« Nous avons encore quelques rentiers qui mangent leurs revenus ici, parce qu’ils y sont nés ; bons garçons pour la plupart et grands chasseurs devant l’Éternel. Mais je ne chasse plus et je ne sors guère. Vous comprenez ? Tout ce monde m’ennuie, parce que mon âme est à Paris. Il y a, cependant, une famille que je vois encore : les Guernay. Ils sont les rois de Frauenbourg ; après moi, s’entend. Ne manquez pas de leur faire une visite. Ils habitent le château, hors de la ville.
— N’est-ce pas leur propriété qu’on appelle le Krottenweyer ? Je l’ai remarquée en arrivant.
— Non ; le Krottenweyer est au-dessus de la ville ; le château ou le moulin des Guernay (car ils sont meuniers), est en bas. Les Guernay sont intelligents et hospitaliers ; M. Jeffs est un avare, un ours. La fortune des deux maisons est considérable, mais M. de Guernay dépense noblement ses revenus, et Jeffs économise ignoblement les siens. »
Comme l’entretien s’était prolongé jusqu’à six heures, M. Durier fit dire à l’aubergiste qu’il lui fallait deux dîners au lieu d’un. Il amusa son hôte et se grisa lui-même, douce habitude qu’il avait prise à la suite de ce fameux chagrin d’amour. Inutile d’ajouter qu’il tint le dé de la conversation jusqu’à la dernière minute. Il raconta ses duels, ses procès et ses aventures parisiennes ; il se déboutonna de tous ses projets dramatiques et littéraires, et raconta le plan d’un petit livre qui lui trottait par la tête : la physiologie du bon enfant.
Minuit sonné, il ramena Gérard aux Trois-Rois, non sans couper quelques cordons de sonnette et sans agacer les petits chiens loups qui faisaient la garde sous les voitures de roulage. La force de l’habitude ! Finalement, il embrassa le jeune homme et lui dit en lui frappant sur le ventre :
« Comme je file demain matin, il faut que tu écoutes mon couplet final :
Gentil garçon, aimable cœur,
Comme j’ai plu, tâche de plaire.
Je souhaite, ô mon successeur,
Que nous ayons un succès frère !
« J’espère qu’il est tapé, celui-là ! Je le dirai à Saint-Firmin ! »
En ce temps-là, M. et Mme de Guernay vivaient heureux, comme on dit à la fin des contes de fées. Quoique jeunes, ils avaient déjà beaucoup d’enfants. C’était d’ailleurs un fort joli couple, et leur famille, tant ascendante que descendante, ne les déparait en aucune façon. Lorsqu’ils sortaient de leur moulin pour quelque visite en ville ou quelque partie en forêt, les bourgeois de Frauenbourg et les paysans des environs reconnaissaient de loin leur char-à-bancs attelé de deux beaux chevaux noirs. Tel s’arrêtait, les bras ballants, contre un noyer de la grand’route ; tel autre se plantait en espalier sur le pas de sa porte, et tous ôtaient leur bonnet, leur casquette ou leur chapeau en signe de respect. Si quelque étranger s’était trouvé là, on lui eût dit, avec l’accent que vous savez :
« Voici la plus belle famille du pays ; vous feriez bien du chemin en France ou en Alsace avant de rencontrer mieux. »
Un touriste anglais ayant demandé à l’aubergiste des Trois-Rois s’il y avait quelque chose à voir dans la ville :
« Oui, répondit naïvement le père Muller, nous avons la famille de Guernay. »
Je vous ai dit que les maisons grandes et bien bâties ne manquaient point à Frauenbourg. Cependant il n’y en avait qu’une seule que les paysans honorassent du nom de château ; et c’était précisément celle où M. le baron de Guernay changeait le blé en farine. Ils ne disaient pas : « Je vais faire moudre mon grain au château, » ce qui eût été ridicule. Mais ils disaient :
« Je porte mon grain à moudre ; après quoi, j’entrerai faire une visite au château. »
Indiquant ainsi à mots couverts que l’habitation attenante au moulin était occupée par des seigneurs. Une preuve de ce que je vous dis, c’est que personne ne s’avisait de prendre pour un château la maison de M. Jeffs, quoiqu’elle eût infiniment plus de style et qu’on aperçût de loin ses quatre tourelles.
Le moulin, vaste et commode, était construit en fer à cheval. Un vieux bâtiment bien entretenu longeait la rive de la Frau sur une étendue de cent cinquante pas, et la chevauchait à la fin. C’était la maison d’habitation, suivie du moulin. Dix bonnes paires de meules travaillaient là nuit et jour, tout le long de l’année. Chacune d’elles gagnait dix francs tout net en vingt-quatre heures, ce qui donnait un revenu total de trente-six mille cinq cents francs dans les années ordinaires, et trente-six mille six cents pour peu que l’année fût bissextile. Le train de culture, les étables et les ateliers occupaient une construction neuve d’égale étendue et située parallèlement à la première, de l’autre côté de la cour. Le fond était rempli par une haute et forte bâtisse contenant des granges et des greniers, et couronnée d’un pigeonnier très-pittoresque. L’espace compris entre ces trois maisons se fermait par une grille de fer. Il y avait une jolie basse-cour derrière les étables et deux beaux jardins bien soignés, en amont du moulin, sur les deux rives de la Frau. Rien n’est plus élégant que cette petite rivière. Si les Alsaciens l’appellent la Frau (en français, la femme), ce n’est point une allusion à ses caprices, mais un hommage à sa beauté. Pour l’admirer dans tout son éclat, il faut se placer sur le ponceau du moulin, une demi-heure avant le coucher du soleil. On voit l’eau accourir de loin, toute frétillante d’impatience, puis ralentir sa marche et s’étendre comme endormie sous une arcade de saules pleureurs.
M. le baron Hubert de Guernay-Cany, membre du conseil d’arrondissement, capitaine des sapeurs-pompiers et gendre du maire de Frauenbourg, était, on peut le dire, beau comme un dieu. J’entends comme un de ces dieux du Nord qui boivent l’hydromel dans le palais d’Odin, sans prendre la taille aux Valkyries. Sa stature n’était pas précisément colossale, mais il s’en fallait de bien peu. Il aurait pu passer pour géant si la juste proportion de tous ses membres n’eût justifié la hauteur de son corps. Figurez-vous le moule de la grande armure de François Ier, un torse fait pour remplir les cuirasses les plus héroïques, des bras nés pour pousser la lance, des jambes assez puissantes pour étouffer un double poney. Ce bel édifice de chair et d’os était couronné d’une tête carrée, blonde, rose et souriante. La transparence de la peau, l’éclat limpide de deux grands yeux bleus, les dents blanches qui brillaient sous la moustache, les narines ouvertes pour respirer largement l’air et la vie ; tous les traits de cette heureuse figure exprimaient la bonne santé, la bonne conscience et la bonne humeur. La petite Mlle Faber, du Brochet, dit un jour, en le voyant passer dans la rue :
« J’aurais peur d’un grand mari comme M. le baron : il me mangerait. J’aime bien mieux mon cousin Christian, qui est joli comme une demoiselle. »
Mais la tante Schumacker, qui se connaît en hommes, se mit à hausser les épaules et sourit philosophiquement.
Quelques riches particuliers de Frauenbourg et même plusieurs employés des droits réunis se faisaient habiller par un artiste de la capitale. Le commis voyageur venait prendre mesure tous les ans et voir de combien de centimètres la bière avait enflé ces messieurs. Mais le baron de Guernay ne donnait point dans ce genre d’élégance. Cavalier, piéton, chasseur infatigable, adonné dès l’enfance à tous les exercices de corps, il se souciait avant tout d’être à l’aise. Quoiqu’il eût habité Paris et foulé le boulevard des Italiens comme tant d’autres, ses trente ans et ses quatre-vingt mille francs de rente se laissaient habiller par un tailleur du cru. Tous les vêtements qu’il portait étaient larges et de gros drap, mais d’un drap souple et chaud, qu’il tirait d’Angleterre. Sous un gilet de couleur sombre et boutonné jusqu’au col, il cachait une chemise de fine toile de Hollande, blanchie à la maison et conservée entre deux sachets de poudre d’iris. Ses cheveux, taillés en escalier par le coiffeur dentiste de la ville, recelaient certain parfum d’une suavité exquise, qui se récolte dans l’Inde et se vend chez un seul marchand à la foire de Nijni-Novgorod. Ce seigneur négligé en apparence avait des recherches de propreté inconnues aux autres habitants du pays : il prenait des bains, par exemple. Cette habitude parisienne fit d’abord jaser quelques dévotes ; d’autant plus qu’on l’accusait de l’avoir communiquée à ses enfants, à sa femme et aux parents de sa femme. La gouvernante du curé, qui jouissait d’une certaine autorité en matière religieuse, n’hésita point à soutenir dans une veillée que l’usage des bains était un restant d’idolâtrie et un hommage rendu par l’âme au corps. Cependant le public avait passé condamnation là-dessus, parce que l’autorité du château était grande, et que de M. le baron tout semblait bien.
Il était très-fort et très-adroit, et il ne négligeait aucune occasion de le devenir davantage. Joachim Holtz, l’ancien prévôt du 32e, venait tous les matins se faire boutonner par lui. On avait établi un tir au pistolet dans le potager du château, le long de l’allée aux framboises, et Dieu sait combien de poupées de plâtre il y cassait par semaine ! Aucun garçon du moulin n’enlevait un sac de farine aussi dextrement que M. le baron. Enfin tout Frauenbourg se rappelle les belles choses qu’il fit à la tête des pompiers, dans la nuit du grand incendie. Il arracha tout seul une poutre que trois couvreurs n’avaient pu ébranler, et sauva par cette manœuvre l’antique auberge du Rebstock.
On pense généralement que les hommes de belle taille et de forte constitution sont impropres aux choses de l’esprit ; comme si les idées ne mûrissaient à leur aise que dans le cerveau énorme d’un bossu. M. le baron de Guernay vous aurait prouvé le contraire. Il ne se contentait pas de recevoir les journaux de Paris et de faire acheter les livres nouveaux qui en valaient la peine : il les lisait lui-même, et non pour s’endormir, mais pour se souvenir de ce qu’il avait lu. C’était un esprit sain, cultivé, et même assez distingué. Il parlait le français et l’allemand avec une certaine élégance, tournait joliment un billet et raisonnait sans pédanterie, mais en homme compétent, sur toutes les questions de droit, d’agriculture et d’économie.
Que si le lecteur se demande comment un homme de cette naissance et de cette éducation était meunier à façon dans une petite ville du Bas-Rhin, il ne tardera guère à l’apprendre.
Les Guernay, comme la physionomie de leur nom l’indique assez, ne sont pas d’origine alsacienne. Le manoir de leurs ancêtres, construit vers l’an 900 de l’ère chrétienne, ornait une falaise du pays de Caux : on en montre encore une pierre ou deux entre Fécamp et Saint-Valéry. Un chevalier de Guernay suivit Guillaume le Conquérant à Hastings et fit souche de pairs d’Angleterre. La branche aînée demeura en Normandie et s’y ruina si parfaitement que 93 ne trouva rien à lui prendre. L’Empire lui rendit peu de chose, car en 1809 le dernier des Guernay de France était simple lieutenant au 17e léger. Il avait dix-huit ans de service, onze campagnes, quatre blessures et pas la moindre croix à montrer. Sa bonne étoile le conduisit à Frauenbourg avec le bataillon de dépôt qui s’en allait cueillir des lauriers à Wagram. Comme la ville n’a jamais eu de caserne, officiers et soldats reçurent des billets de logement. Le meunier Sturm, qui avait été brigadier de dragons avant d’être riche, réclama l’honneur de loger un officier, et les dieux, qui songeaient sans doute à l’accroissement de sa famille, lui détachèrent le lieutenant de Guernay. Il tomba malade au moulin, une vieille blessure s’était rouverte.
On le soigna du mieux qu’on put, le bataillon partit sans lui ; vous devinez le reste. Sturm avait pour fille et pour unique héritière une grande blonde de dix-neuf ans, ni laide, ni jolie, mais sensible comme une tourterelle et mélancolique comme un saule.
Le lieutenant l’intéressa d’abord par ses souffrances ; une fois guéri, il l’étourdit par sa grosse gaieté. Ajoutez que l’épaulette exerce une fascination irrésistible dans un pays militaire comme est l’Alsace.
M. de Guernay avait su se rendre agréable et utile, suivant le précepte d’Horace. Il pêchait dans la Frau les truites les plus belles et les écrevisses les plus prodigieuses ; il ne manquait ni une bécassine au marais ni une gélinotte au bois ; il chantait la chansonnette au dessert et tenait tête à son hôte devant une rangée de bouteilles. Tout le monde l’aimait donc au moulin, et le vieux Sturm ne se fâcha que pour la morale le jour où Catherine vint lui dire qu’il fallait absolument la marier au chéri de son cœur. Une démission fut envoyée à Paris, une meunière devint baronne, un baron devint meunier, et le papa Sturm devint grand-père ; le tout dans l’espace de six mois.
Le bien-aimé de la blonde Catherine était ce qu’on appelle au régiment un lapin fini : homme de fond dans tous les genres, solide à la besogne et au plaisir, plus corporel que spirituel, doué d’une forte dose de gros bon sens, avec une pointe d’originalité soudarde. Il fit prospérer le moulin, rendit sa femme heureuse et hérita de l’estime des Frauenbourgeois le jour où le vieux Sturm mourut en odeur de bonhomie. Comme il n’avait qu’un fils, il se fit un point d’honneur de l’élever lui-même. Cependant, il est permis de dire que la nature de ses talents ne le destinait point au sacerdoce de l’éducation. Le jeune Hubert reçut, à peu de chose près, les leçons qu’on donne aux enfants de troupe et au chien du régiment. Son père lui fit avaler du sucre trempé dans le kirschenwasser, à l’âge où les petits garçons ne prennent guère que du lait. Il lui fit faire sur ses genoux des exercices gymnastiques qui auraient cassé les reins d’un garçon moins bien bâti. Quand le pauvre baby se plaignait du froid, du chaud ou des coups qu’il avait reçus à la sortie de l’école, son père lui répondait en enflant la voix :
« Tu en verras bien d’autres à la guerre ! »
Catherine caressait son fils en cachette et pleurait à l’idée de le voir un jour soldat. Hubert eut un poney à neuf ans et un fusil à douze. Il fréquentait assez régulièrement le collège de Frauenbourg ; sa mère lui servait de répétiteur et de maître d’étude. L’excellente femme s’était appris à lire le latin et le grec, pour faire réciter les leçons de son fils. Le lieutenant professait un profond mépris pour le grimoire des vieux auteurs ; il n’estimait en littérature que la Théorie et le Tibulle français, c’est-à-dire Parny. Dix fois par jour, sous un prétexte ou sous un autre, il venait arracher à ses livres l’enfant qui ne demandait pas mieux. Cependant Hubert fut bachelier à seize ans, et l’on parla de le préparer à Saint-Cyr. À cet instant décisif, Mme de Guernay trouva dans son esprit des ressources imprévues et une éloquence que personne ne lui connaissait. Elle remontra à son mari que le jeune Hubert était le dernier des Guernay et qu’il y aurait folie à livrer aux hasards de la guerre l’héritier d’un tel nom. Une maladie de croissance qui faillit emporter l’enfant appuya fort à propos cette rhétorique maternelle, et comme le lieutenant ne savait pas au juste pourquoi il destinait son fils à l’état militaire, il ajourna ses projets. On convint que le jeune homme ferait son droit à Strasbourg en attendant mieux. Ne serait-il pas toujours temps de lui mettre le sac au dos lorsqu’il aurait ses vingt ans révolus et son diplôme d’avocat ?
Pendant trois ans, Hubert vécut à Strasbourg comme tous les étudiants du même âge ; il ne se distinguait de ses camarades que par la régularité de ses habitudes et son indifférence au plaisir. Il suivait assidûment les cours, fréquentait la bibliothèque, évitait les brasseries, fuyait les jardins publics où l’on s’amuse et regardait d’un œil froid ces bonnes petites grisettes de Strasbourg, si accortes, si ouvertes, si confiantes, si désintéressées.
Cette conduite faisait le bonheur de sa mère et le désespoir du lieutenant. Il se désolait d’avoir un fils trop sage et disait à Catherine :
« C’est ta faute : tu l’intimides ! »
Hubert passa son dernier examen en août 1829, et revint à Frauenbourg avec la taille et la carrure d’un carabinier. Mais il n’en avait pas la vocation, et lorsqu’on reparla de l’état militaire, l’enfant, qui commençait à voter au chapitre, opta résolument pour le civil.
« J’ai fréquenté les officiers, dit-il, et je sais combien ils s’ennuient en temps de paix. Or, nous avons la paix pour longtemps, si le gouvernement ne change. Donc, j’aime mieux être un meunier actif qu’un militaire au port d’arme. Je me marierai jeune ; le grand-père nous a laissé quelque chose comme cinq cent mille francs en terres, sans compter le moulin ; c’est de quoi vivre à l’aise et faire un sort à mes enfants, quand il m’en viendrait une demi-douzaine. Laissez-moi donc ici puisque j’y suis heureux avec vous et que mon ambition ne va pas au delà. »
Sa mère l’embrassa mille fois pour ces bonnes paroles ; mais le terrible lieutenant ne se tint pas pour battu. Il avait eu une jeunesse orageuse, ses vieux jours s’écoulaient dans le calme et l’obésité, et il reportait l’honneur de ses vertus tardives à toutes les sottises qu’il avait faites autrefois. Il pensait que les jeunes gens doivent être fous, pour que les vieillards soient sages, et qu’un philosophe de vingt ans risque fort de mal tourner à soixante.
« Hé ! garçon ! disait-il à son fils en lui meurtrissant amicalement l’épaule, nous avons tous un compte à régler avec la bamboche. Hâte-toi de payer comptant, à l’âge où tu le peux sans faire de tort à personne. Si l’échéance était reculée, ça serait tant pis pour ta femme et tes enfants ! »
Si parfois, dans le tête-à-tête, Catherine essayait de convertir son mari à une autre morale, l’ancien soudard lui répondait :
« Ma bonne vieille, tu es la plus digne femme et la meilleure mère de famille de Frauenbourg ; mais tu ne vaudrais peut-être pas si cher, si tu n’avais pas eu, en 1809, ton petit quart d’heure de jeunesse ! »
À cet argument personnel, la pauvre femme s’écriait : « Jésus Maria ! » en rougissant jusqu’aux oreilles.
Elle eut beau dire et beau pleurer, le père décréta, au nom de la sagesse, que son fils irait passer quelques années à Paris et faire toutes les folies qui sont du ressort de son âge. Une pension quasi royale permettait au futur meunier de fréquenter ce qu’il y a de mieux dans la mauvaise compagnie et de relever aux yeux des Parisiens la gloire, hélas ! bien déchue, du nom de Guernay. Hubert ne se révolta point contre cet ordre tyrannique : les imaginations de vingt ans n’ont jamais eu peur de Paris.
Le lieutenant y conduisit son fils ; il lui choisit un appartement sur le boulevard, une voiture à la mode, une paire de chevaux fringants et un domestique plus roué que tous les valets de Molière. Il pensait que le reste viendrait tout seul ; c’est pourquoi sa sollicitude paternelle ne s’étendit pas plus loin. Voici la dernière exhortation qu’il fit au jeune Hubert :
« Lorsqu’une fille de boutique entre en condition chez un confiseur, on lui dit de manger des bonbons tout son saoul, afin qu’elle s’en dégoûte. Celle qui n’en grignoterait que deux ou trois chaque matin en garderait le goût toute sa vie et ferait du tort à ses maîtres, tandis que celle qui s’en est donné une bonne fois jusqu’aux oreilles en a pour le restant de ses jours et n’y revient plus. Est-ce compris ? En avant, marche ! Tâche de te flanquer une bonne indigestion de la vie et de nous revenir bien échaudé. Tu prendras six mois pour te refaire ; après quoi nous irons chercher à Thionville une certaine petite demoiselle que la maman te mitonne en douceur, et, nom d’un million de milliards de pipes ! tu feras le roi des maris ! »
Le brave homme croyait bien dire, et nous reconnaîtrons peut-être par la suite qu’il n’avait pas absolument tort ; mais il prêchait dans le désert.
Son fils se débrouilla facilement. Il retrouva quelques jeunes gens nobles qu’il avait connus à Strasbourg ; ceux-là le présentèrent à d’autres. Sa bonne mine, son nom, son humeur aimable et l’argent qu’il dépensait lui firent dès l’abord une multitude d’amis : il fut admis sans une boule noire au cercle aristocratique de la Nursery. C’était une réunion de tout jeunes gens, fondée par le marquis de Selvignac et le prince d’Armagne dans un bel appartement de la rue Godot de Mauroy. Hubert y apprit en un rien de temps ce qu’on enseigne dans ces sortes d’écoles : chez quel tailleur on s’habille, dans quels cabarets il est permis de souper, dans quel délai se paye une dette de jeu, s’il est honorable de chambrer un ami pour lui gagner sa fortune à l’écarté, dans quelle mesure il est décent de plaisanter un sot, comment on se procure une avant-scène pour les premières représentations, jusqu’à quelle heure on peut porter des gants de Suède, à quel degré il faut pousser la libéralité en amour pour n’être ni dupe ni indélicat ; en quelle circonstance on peut risquer le pantalon gris pour dîner en ville. Le modèle et l’oracle de M. de Guernay était le prince d’Armagne, mais il ne sut ou ne voulut point le suivre dans ses précoces égarements. Il ne s’accoutuma jamais à dormir le jour ni à manger la nuit, deux choses également difficiles pour un enfant de la province. Le cynisme des Madelons l’intimidait beaucoup ; il rougissait pour celles qui ne rougissent plus. Je ne voudrais pourtant pas jurer qu’il conserva au milieu de ces frottements de Paris le duvet irréprochable de la pêche ! mais il conserva sa belle santé et sa bonne réputation. Faute d’avoir fait une ou deux sottises mémorables, il échappa à cette popularité du bois de Boulogne qui a perdu tant d’hommes de tout âge. Les gens qui le voyaient passer en voiture ne le montraient pas du doigt en disant son nom ; les demoiselles à la mode ne se jetaient point à sa tête. S’il ne resta pas étranger à tous les plaisirs, du moins ignora-t-il jusqu’au bout les plaisirs mélancoliques de la satiété.
Le lieutenant n’avait pas encore pardonné à la sagesse incorrigible de son fils, quand la révolution de Juillet vint tourner au sérieux la physionomie riante de Paris. Catherine prit la poste et courut chercher l’enfant à travers les barricades. Elle tremblait d’arriver trop tard, et voyait déjà son Hubert, avec une fournée de gentilshommes, sur la charrette du bourreau. Elle le trouva plus gai et mieux portant que jamais, et vaguement tenté de prendre du service dans les bataillons de la Charte. Aussi l’emmena-t-elle le soir même avec une touchante impétuosité. Deux mois après, un malheur imprévu décida de l’avenir du jeune homme en le fixant pour la vie à Frauenbourg. Son père mourut d’une pleurésie et le laissa à vingt ans chef de famille. À l’expiration du deuil, Hubert prit une femme des mains de sa mère.
La bonne Catherine avait été élevée chez les chanoinesses de Dieuze, comme presque toutes les Alsaciennes de sa génération. Elle avait formé au couvent une de ces amitiés d’enfance que le contraste des caractères rend plus étroites. Sa compagne inséparable était une jeune personne de Thionville, très-ronde, très-éveillée et toute pétillante de malice. Les deux amies se promirent d’abord qu’elles épouseraient le même homme ; puis, lorsqu’on leur eut démontré que la chose était impossible, elles jurèrent de s’unir dans la personne de leurs enfants. Cet engagement sacré, qui courait grand risque de tomber dans l’eau, fut protégé par les circonstances. L’amie de Catherine était riche. Elle épousa un capitaine d’artillerie sorti du service, et elle eut trois enfants dont l’aîné était une fort jolie fille. Lorsque le jeune baron de Guernay fit le voyage de Thionville avec sa mère, il tomba facilement amoureux de Mlle Marguerite Honnoré et se persuada qu’il ne faisait pas un mariage de simple convenance.
Marguerite avait alors dix-sept ans, de beaux yeux bleus, des cheveux châtains qui tombaient jusqu’aux talons, une figure douce et intelligente. Sa petite personne était pleine de grâce ; il y avait dans tous ses mouvements certaine élégance bourgeoise et je ne sais quelle rondeur de bon ton qui devait faire la joie d’un mari et l’ornement d’un ménage. La première fois qu’elle tendit à son futur ses bonnes grosses joues, aussi colorées que des pommes d’api, un petit coin du ciel s’ouvrit aux regards d’Hubert. Il épousa gaiement. La dot n’était pas médiocre, la famille était digne et charmante. On se trouva si bien ensemble qu’on n’eut point le courage de se quitter. M. Honnoré était toujours sur la route de Frauenbourg avec sa femme et ses deux fils. Après deux ans de ce manège, il prit un parti énergique, loua sa maison de Thionville, vendit tous ses biens de campagne et vint s’établir au moulin.
C’est dans cette grande et commode maison, sur les bords charmants de la Frau, que les jeunes époux éternisèrent la lune de miel, au milieu de la sympathie de tout le monde et de l’abondance de toutes choses.
Les bâtiments de grès rouge, la grille de fer forgé, les longues galeries de bois découpé qui régnaient autour de la cour, les grands meubles de noyer poli, les hautes armoires où le linge odorant s’entassait en piles énormes, l’argenterie pesante, écourtée par l’usage de plusieurs générations, tout enfin, jusqu’à la familiarité respectueuse des serviteurs, donnait à la vie du moulin une honnête couleur patriarcale. La première fois que la jeune baronne fit le tour de son domaine, elle sauta, par un élan de joie enfantine, jusqu’à la moustache de son mari. « Ô mon Hubert ! lui dit-elle, c’est mille fois plus beau qu’un palais : c’est le paradis des bonnes gens ! »
Elle admirait naïvement tout ce qui appartenait à son mari, jusqu’à ses fusils, ses carniers et ses guêtres. C’était avec une sorte de respect religieux qu’elle montait au cabinet d’Hubert, une grande pièce très-simple, ornée de quelques armes et de quelques livres, meublée d’un bureau de vieux chêne, de six fauteuils et d’un large divan. Si vous l’aviez vue sur la porte du chenil, caressant Tambeau et Tambelle ou livrant une paire de gants neufs à la dent acérée d’un jeune pointer anglais, vous auriez deviné la femme plus aimante qu’aimée, la sujette éblouie de la majesté de son roi. Durant une série de dix années sans nuages, elle fut uniquement occupée de son amour. Elle ne songea ni à s’assurer par la coquetterie un certain empire sur son mari, ni même à ménager dans sa beauté l’avenir de son bonheur domestique. Entre 1831 et 1840, elle fut mère six fois et mit un certain orgueil à nourrir ses quatre garçons et ses deux filles. Cette fécondité et ce dévouement ne l’embellirent point aux yeux des étrangers, mais, quoique sa taille fût perdue, Hubert, qui la voyait tous les jours, se persuada qu’elle était toujours la même. Il était heureux par elle et par elle seule. Marguerite passait sa vie à comparer Hubert aux étrangers et à se convaincre qu’il était supérieur au reste de l’humanité. Hubert ne comparait sa femme à personne. La loyauté d’une part, la reconnaissance de l’autre, lui disaient qu’il ne devait avoir des yeux que pour elle. La demi-solitude où il vivait renfermé et le régime de la campagne lui avaient fait une douce nécessité de son bonheur facile et quotidien.
Mme Honnoré n’avait pas donné sa fille à un géant sans exprimer cent fois les terreurs comiques et touchantes de Mme de Sévigné. Mais lorsqu’elle eut constaté que le mariage réussissait fort bien à Marguerite, sa vie ne fut qu’un hymne de joie, un frétillement d’allégresse, un chant d’oiseau. La brave dame était une de ces natures actives et turbulentes qui ne sauraient vivre un quart d’heure hors du mouvement et du bruit. Son seul chagrin en ce monde était de ne posséder qu’une langue pour tout ce qu’elle avait à dire, et que deux mains pour tout ce qu’elle avait à faire. Matin et soir, elle courait comme une navette entre la salle d’étude de ses fils et la chambre de ses petits-enfants ; entre le parc de ses petits poulets et le pavillon du bord de l’eau où jouaient ses petits canards. Tous les petits êtres de la maison relevaient de son zèle et lui appartenaient par droit de naissance. Elle comptait son monde tous les matins, elle s’assurait par ses yeux que personne ne manquait de rien et que la santé florissait sur toute la ligne. Si une petite fille avait toussé dans la nuit, si une couveuse de Cochinchine s’était assise un peu trop lourdement sur un poussin, Mme Honnoré était tout en l’air ; elle ne se possédait plus. Cette providence bruyante se faisait adorer de ses innombrables élèves : dès qu’elle ouvrait la bouche, une rumeur confuse et discordante lui répondait de tous côtés ; mille petites voix aiguës se mêlaient avec empressement au bruit de sa voix.
Elle s’était donné un surcroît d’occupation en dérobant à Catherine le portefeuille du commerce et le ministère des relations extérieures. C’était elle qui allait tous les jeudis au marché, en grande toilette, et suivie de deux servantes. C’était devant elle que les colporteurs juifs déballaient leurs marchandises, et vous auriez pu croire qu’elle accaparait toute la toile du pays si vous aviez compté les douzaines de paires de draps, de serviettes et de torchons qu’elle entassait avec une sorte de rage. Lorsqu’une armoire n’était qu’aux trois quarts pleine, elle se faisait un devoir d’acheter du linge pour la remplir, et si quelque douzaine de serviettes se trouvait sans logement, Mme Honnoré faisait demander à ses braves juifs s’ils ne connaissaient pas une bonne armoire à vendre. Aussi les ménagères de Frauenbourg disaient-elles avec une admiration mêlée d’envie : « Il y a assez de toile au château pour paver la grande route jusqu’à Paris : c’est la seule maison du pays où l’on ne fasse qu’une lessive par année. »
Mme Honnoré ne cédait à personne le soin de préparer les confitures, les conserves, les fruits à l’eau-de-vie, les cornichons au vinaigre et toutes sortes de bonnes choses qu’elle collectionnait pour l’amour de l’art apparemment, car il en restait tous les ans des quantités prodigieuses. Les saucisses qu’on fabriquait sous ses yeux étaient plus nombreuses que le sable de la mer ; elle suspendait tant de jambons dans les larges cheminées, que la fumée ne savait plus par où sortir. Si ces importantes occupations lui laissaient une heure de loisir, Mme Honnoré l’employait à tailler des arbustes, à arracher de mauvaises herbes, à répandre les taupinières sur la pelouse du jardin, à arroser une plate-bande de fraisiers, et à faire, avec infiniment de peine et de sueur, ce que la moindre domestique aurait mieux fait en se jouant. Mais la fatigue ne prenait pas sur elle, et elle puisait toujours de nouvelles forces dans le plaisir de se dévouer à quelqu’un ou à quelque chose. La seule personne à qui elle refusât obstinément ses bons soins était elle-même. Elle ne s’apercevait pas qu’elle avait des épines logées au bout de tous les doigts et un coup de vent en permanence dans les cheveux. Lorsqu’une visite la surprenait dans un déshabillé par trop farouche, elle disait en manière d’excuse : « Ne me regardez pas ; je suis fagotée comme la poupée du diable ! » Après quoi, elle était toute à la conversation. Si elle avait vidé la grande poche de son tablier, on aurait vu paraître un sécateur, un dé, un peu de monnaie, des clefs, des bonbons pour les enfants, des graines récoltées au jardin, quelques noix dans la saison, trois marrons d’Inde en tout temps pour conjurer les rhumatismes, des lettres sans réponse et des jetons pour le loto : car elle se reposait tous les soirs en poursuivant le quine avec l’acharnement d’un chasseur.
Son mari le capitaine faisait moins de bruit et peut-être plus de besogne. C’était un homme de soixante ans, plus grand que petit, droit comme un peuplier et blanc comme un furet. Personne au monde n’avait des goûts plus simples et moins de besoins : il mangeait un peu de temps à autre, pour faire plaisir à sa femme ; six heures de sommeil en hiver, cinq en été, lui suffisaient amplement. Une redingote bleue boutonnée jusqu’au menton était pour lui le dernier mot de la coquetterie ; mais je ne sais par quel miracle la poussière ne mordait point sur ses habits. Il ne portait aucun ruban à la boutonnière, quoiqu’il eût des brevets fort honorables dans le fond d’un tiroir. Jamais il ne parlait de ses campagnes ; sa figure, rasée tous les matins avant le lever du soleil, n’avait rien de militaire ; vous auriez dit un conseiller de cour d’appel ou un vieux doyen de Faculté. Depuis 1836, il était maire de la ville, et les habitants de Frauenbourg ne se plaignaient pas d’être gouvernés par un Welche (un Français). C’est le plus grand éloge que l’on puisse faire de ses vertus et de ses talents.
Il était constamment sur pied, comme sa femme, mais il ne se pressait jamais. Il allait d’un pas mesuré, clignant des yeux avec bienveillance, comme un homme qui cherche des insectes. Ses journées étaient prises par la municipalité, par l’éducation de ses deux fils qu’il destinait à l’École de Grignon et à l’École centrale ; enfin par le beau domaine qu’il faisait valoir. Ses récréations étaient de deux sortes, suivant la saison. En été, il promenait les enfants dans la campagne en leur donnant une leçon à chaque pas. En hiver, il s’enfermait à triple verrou dans sa chambre pour faire des vers latins : c’était son vice secret, sa seule jouissance égoïste. Bienfaisant par une nécessité de sa nature, cet homme avait des manies de prévoyance et de bonté. S’il rencontrait un gland sur son chemin, il le plantait. S’il découvrait un bel églantier au fond des bois, il y revenait le lendemain avec une greffe dans la poche. On voit encore aujourd’hui, dans la forêt communale de Frauenbourg, un grand rosier tout chamarré des plus belles roses remontantes. C’est le bon M. Honnoré qui s’est plu à réunir cinq ou six espèces sur le même pied et à préparer aux voyageurs une gracieuse surprise. Ce bel arbuste vivra longtemps, et les gens de Frauenbourg iront encore y prendre des bouquets lorsque le nom de M. Honnoré et le souvenir de sa fin lamentable seront sortis de la mémoire des hommes.
Ce n’est pas seulement par des bienfaits de cette nature que le maire de Frauenbourg cherchait à se rendre utile. Il poursuivait patiemment un projet, ou, si vous l’aimez mieux, une utopie destinée à doubler la richesse de la France en changeant la constitution de la propriété.
Tandis qu’il préparait les voies à cette grande entreprise, sa femme trottait, Hubert chassait, Marguerite nourrissait, les enfants grandissaient, le moulin marchait, Mme de Guernay la mère faisait réciter les leçons des petits en tricotant des bas pour les pauvres, et tout le monde était content.
Le nouveau sous-préfet s’éveilla, la tête un peu lourde, dans la meilleure chambre des Trois-Rois. Il commença par s’adresser à lui-même une demi-douzaine de questions, auxquelles il répondit comme il put. Le bavardage de M. Durier bourdonnait encore à ses oreilles ; quelques bribes de la conversation de la veille lui trottaient par l’esprit, comme on voit, après la pluie, des lambeaux de nuages éparpillés dans un ciel pur. Le papier de sa chambre, représentant une forêt vierge, lui donnait des distractions. Un gros perroquet rouge et vert, lutiné par quatre sauvages demi-nus, criait distinctement : « Je le dirai à Saint-Firmin ! »
Sa rêverie fut interrompue par une sensation de froid qui pénétrait jusque dans ses os ; il s’aperçut que son haleine formait un nuage très-visible, et que ses moustaches étaient comme une herbe humide de rosée. Mais lorsqu’il chercha un cordon de sonnette pour demander du feu, il fut obligé de reconnaître que cet engin de la civilisation moderne n’était pas encore arrivé jusqu’à Frauenbourg. Il se leva donc à froid et sortit dans le corridor pour appeler un domestique. Il en vint trois, coup sur coup, dont pas un n’entendait l’idiome qui se parle à Tours et à Paris. Enfin, le gros papa Muller, patron de l’établissement, daigna monter lui-même et allumer le poêle de ses propres mains. Gérard profita de l’occasion pour demander des nouvelles de son prédécesseur, et lorsqu’il sut que M. Durier était parti au petit jour, il sentit redoubler sa mélancolie et se trouva seul plus que jamais.
On lui servit pour sa toilette un demi-verre d’eau dans une cruche de porcelaine : c’était la ration du voyageur. Les aubergistes alsaciens de ce temps-là (ils ne sont pas tous morts aujourd’hui) croyaient qu’on sacrifie généreusement aux Grâces en se mouillant le bout du nez chaque matin. Mais Gérard, qui avait coutume de s’ébrouer dans l’eau tout à l’aise, pensa qu’il serait mieux à la sous-préfecture, et il s’y rendit avec son bagage sans perdre un seul moment.
Que la ville lui parut changée ! Le vent avait tourné au sud et soufflait violemment, emportant les tuiles rouges des toits, ni plus ni moins que des feuilles sèches. La neige se fondait en boue ; une pluie persistante, obstinée, stupide, fouettait en plein visage le premier fonctionnaire de l’arrondissement. À en croire le thermomètre, la température s’était élevée de cinq ou six degrés ; mais il ne faisait pas plus chaud que la veille. Un froid noir, mou, pénétrant, lugubre, avait remplacé ce joli froid de la gelée, si gai, si vif et si croquant. Le concierge de la sous-préfecture était méconnaissable, lui aussi, car il venait de s’emmitoufler la figure dans l’espoir d’apaiser la rage de ses dents. Comme il n’y avait pas d’autre domestique dans la maison, Gérard fut obligé de prendre patience jusqu’à ce qu’il eût allumé du feu et donné un coup de balai. En attendant, le nouveau sous-préfet se rendit dans ses bureaux pour faire connaissance avec le personnel. Les bureaux consistaient en une chambre assez malpropre, ornée de douze cartons, de cinq ou six vieilles affiches et d’une carte de l’arrondissement.
Autour d’un poêle de faïence, dans une atmosphère qu’on aurait pu découper par tranches, trois employés fumaient leurs pipes d’un air somnolent et morne. Le chef de ce bureau était un gros homme épaissi par la bière et l’oisiveté ; le second, plus maigre qu’un chat de gouttière, avait les joues creuses et les pommettes colorées d’un phtisique ; le dernier, frais adolescent de dix-huit ans au plus, ne savait pas encore à quel avenir il était réservé par les dieux, mais on pouvait prédire à coup sûr qu’il deviendrait un éléphant bureaucratique comme le numéro 1, s’il n’était pas atteint de consomption bureaucratique comme le numéro 2. Le gros homme à dix-huit cents francs déclara sans flatterie qu’il s’estimait très-heureux d’avoir échangé M. Durier contre M. Bonnevelle. Il protesta de son zèle en général et de son dévouement, sans dire à qui ni à quoi, et laissa entendre qu’une augmentation de cinquante écus lui était due et promise depuis des années. Mais lorsque Gérard essaya de se faire dire quels étaient les sentiments de la population, les besoins du pays, les améliorations urgentes, les progrès à poursuivre, le trio de secrétaires le regarda avec des yeux plus étonnés que s’il eût parlé le grec d’Athènes. Gérard s’aperçut avant de sortir que l’encre était sèche dans deux encriers et bourbeuse dans le troisième.
Il se promena ensuite dans sa maison, sous la conduite du fidèle concierge que le mal de dents n’empêchait pas de se recommander lui-même.
« Monsieur préfet, disait-il, j’espère que l’autre vous a bien parlé de moi. Je m’appelle Hartog, par un t barré[1]. Je sais lire le français et l’allemand. D’ailleurs, ajouta-t-il avec une nuance d’orgueil nobiliaire, tout le monde peut vous dire que je suis enfant de Frauenbourg, né de père et de mère frauenbourgeois, et non pas un de ces étrangers qui viennent on ne sait d’où manger l’argent du pays ! »
Cet homme fier de son origine se mit ensuite à louer les bagages du nouveau sous-préfet.
« Jamais, disait-il, aucun fonctionnaire n’avait apporté tant de malles avec lui. Quelle différence avec l’autre, qui n’avait que des épées, des pistolets, des pipes et quelques chemises de calicot ! »
Gérard se débarrassa, non sans peine, de cet animal servile qui radotait obstinément sur ses talons. Il continua tout seul, et plus triste que jamais, son voyage à travers la sous-préfecture. Les appartements étaient grands, décorés dans un style officiel. Le meuble, officiel aussi, datait en partie de 1810, en partie de 1832. C’était décent, correct et propre, et cela ne disait absolument rien à l’esprit. Ce qui donne tant de charme au vrai chez soi, c’est qu’on y est environné de choses à soi ; c’est que l’angle d’un meuble, le cadre d’un tableau, le dos d’un livre, quelquefois même une tache sur le papier de tenture ou une toile d’araignée au plafond, éveille en vous tout un peuple de souvenirs. Vos yeux se sont déjà fixés là, tel jour, en telle occasion, dans une minute de joie ou durant une grande heure de tristesse. Il ne faut qu’un frottement du hasard, dans ce milieu si cher et si connu, pour rallumer des cendres qui paraissaient bien éteintes, pour ressusciter des plaisirs et des peines qu’on avait cru ensevelis dans l’éternel oubli. Le pauvre Bonnevelle, en sa sous-préfecture, aussi bien qu’à l’auberge des Trois-Rois, errait comme une âme en peine, cherchant le long des murs un clou, un pauvre clou où il pût accrocher ses pensées. Il n’y trouvait que des souvenirs de la veille, et ceux-là même déjà pâles et refroidis. Le plumeau de maître Hartog avait oublié sur une commode un petit tas de cendre noirâtre tombée de la pipe de M. Durier. Gérard s’arrêta longtemps devant une si étrange relique. Cette petite malpropreté froide et puante lui remit en mémoire la gaieté du vaudevilliste. Et je dois avouer que les plaisanteries du père Durier, quoiqu’elles ne fussent pas vieilles de vingt-quatre heures, lui parurent glacées et nauséabondes comme les cendres qui gisaient sur le marbre de la commode.
Le nouveau sous-préfet se jeta dans un fauteuil, appuya ses pieds contre un poêle, ferma les yeux et médita longtemps, longtemps, sur la destinée du fonctionnaire.
« Dire qu’il y a presque autant de sous-préfets en France que de jours dans une année ! Et tous, sans exception, à l’auberge comme moi ! Et les quatre-vingt six préfets sont logés à la même enseigne avec leurs secrétaires généraux et leurs conseillers de préfecture ! Et les ministres eux-mêmes ! Et tous les membres du corps enseignant ! Et tous les officiers de terre et de mer ! Et les cent mille employés des finances ! Et tous les fonctionnaires en général ! Tous sont campés en France comme les Turcs en Europe, prêts à lever la tente au moindre signal ! On les envie pourtant, et c’est à qui regrettera de n’être pas à leur place. Comme si le plus humble boutiquier, l’ouvrier le plus chétif, le paysan le plus endetté n’était pas plus heureux que nous ! Combien de sous-préfets ont fait les mêmes réflexions dans ce même fauteuil dont les ressorts demandent grâce ! Combien ont défilé sous les yeux de cet imbécile de Hartog, qui a le privilège d’être chez lui ! Quelle trace ont-ils laissée ? Cette pincée de cendre ignoble est tout ce qui reste du dernier ; je n’ai qu’à souffler dessus, il n’en restera rien du tout. »
Il remarqua en souriant que toutes les pendules de la sous-préfecture étaient choisies de manière à braver les révolutions. C’était Horace écrivant l’Art poétique ; Moïse écrivant les Tables de la Loi ; Achille s’arrachant une flèche du talon ; Homère écrivant l’Iliade, quoiqu’il ne soit pas bien démontré que l’écriture fût connue au temps de l’illustre aveugle. Mais du moins on était sûr que Robespierre lui-même, supposé qu’il revînt aux affaires, ne réformerait pas une pièce de ce mobilier.
Le seul meuble sujet au changement était un portrait du roi Louis-Philippe. Copie officielle, exécutée par quelqu’une de ces pauvres filles à qui l’on donne une commande de huit cents francs, quand elles sont jolies, pour encourager les arts. Bonnevelle trouva aussi dans le grenier un portrait de Napoléon en pied, et un Louis XVIII en pied, et un Charles X en pied, attendant son successeur à la porte, comme dans le caveau royal de Saint-Denis.
Il éprouva le besoin d’ouvrir ses malles pour s’entourer des quelques riens qui lui rappelaient le bon temps. Hartog vint à son aide, et Gérard dut à cet imbécile une minute d’hilarité. En déballant un portrait de Madelon, très-court vêtue, le concierge s’écria :
« Jésus Gott ! la belle femme !… peut-être bien la sœur de monsieur préfet ?
— Animal ! répondit Gérard, est-ce que ma sœur, si j’en avais une, se ferait peindre dans ce costume-là ?
— Pardon, excuse, monsieur préfet, mais on voit tant de choses à Paris ! »
Gérard acheva sa toilette, puis il écrivit à M. Champion que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes ; puis il se fit apporter des Trois-Rois un déjeuner solide, puis il lut le Moniteur de l’avant-veille, y compris les annonces et le nom de M. Panckoucke, imprimeur, puis il s’aperçut que midi n’avait pas encore sonné ! Cette découverte le plongea dans des réflexions de plus en plus profondes. Que de choses il avait faites depuis son réveil ! Et pourtant il n’était pas encore parvenu à tuer la moitié d’une journée ! Par quelle triste contradiction le temps était-il si court à Paris et si long à Frauenbourg ?
En attendant l’heure des visites, il ouvrit un des livres qu’il avait apportés, mais il lui fut impossible de lire. Était-ce la chaleur étouffante du poêle ? Était-ce déjà l’ennui pesant de la province qui lui paralysait le cerveau, ou simplement la perspective de la longue corvée qu’il avait à faire ce jour-là ? Il maudissait M. Durier d’être parti si vite, sans le présenter à personne, et il bâillait à l’idée de s’introduire lui-même dans une cinquantaine de maisons.
« Que diable conterai-je à ces gens-là ? et eux-mêmes, que vont-ils trouver à me dire ? Enfin, le sort en est jeté ! »
Il envoya chercher une voiture, car le moyen, s’il vous plaît, de sortir à pied par ce dégel ? Hartog lui amena au bout d’une demi-heure la célèbre berline des Trois-Rois, attelée de deux chevaux maigres. Il se hissa par un escalier de quatre marches dans ce carrosse mérovingien et se fit conduire à tout hasard chez le seul particulier de Frauenbourg dont M. Durier ne lui eût pas dit de mal.
M. de Guernay le reçut au salon avec une politesse exquise, mais un peu froide. Peut-être avait-il écrit à ses amis de Paris pour savoir quel était ce nouveau sous-préfet qui lui tombait des nues. Peut-être même le prince d’Armagne ou quelque autre lui avait-il annoncé Gérard comme un décavé du grand tapis vert parisien. Il est certain que tout le discours du baron roula sur les habitudes tranquilles de Frauenbourg, sur la rareté des distractions, sur l’ennui qu’un Parisien jeune et accoutumé aux plaisirs y éprouverait sans doute. Si pourtant M. le sous-préfet parvenait à se donner une passion champêtre, comme l’amour de la chasse ou de la pêche, on serait très-heureux de mettre les eaux et les bois à sa disposition. La jeune baronne vint ensuite, avec son dernier enfant sur les bras : elle répondit quelques phrases banales aux banalités de Gérard. Mme de Guernay la mère parut à son tour, droite, maigre, un peu roide, ou plutôt roidie par cette défiance particulière qui saisit une dévote en présence d’un mondain. Cependant elle fut polie et presque avenante dans une certaine mesure, mais on sentait que sa cordialité même n’était qu’un effort de charité chrétienne. Gérard remercia timidement de la bonne volonté qu’on lui témoignait : dans le fond, il n’était pas à son aise, et il aurait levé la séance s’il ne s’était cru obligé d’attendre M. le maire. M. Honnoré, qu’on avait arraché de sa chambre en forçant la consigne, entra en s’excusant. Après les compliments d’usage, que personne n’omet sous aucun prétexte à Frauenbourg, il promit à M. le sous-préfet le concours actif et loyal de la municipalité, dans le cas où ses idées le porteraient à faire quelque chose en faveur de l’arrondissement ; mais il ajouta bien vite, avec une résignation philosophique, qu’il n’entendait en rien faire violence aux intentions de M. Bonnevelle. La commune s’était accoutumée à pourvoir elle-même à tous ses besoins, sans rien demander au département ni à l’État, et aucune sollicitation indiscrète n’était venue troubler le repos de M. Durier pendant un règne de dix ans.
Gérard avait du sang dans les veines ; il sentit vivement la pointe d’ironie qui se cachait sous cette politesse. « Monsieur, répondit-il, très-poliment aussi, je ne sais pas si M. Durier est venu ici avec le ferme propos de vivre en prince fainéant. Je suis plutôt porté à croire qu’il aspirait comme moi au bonheur de se rendre utile. Mais vous avouerez qu’il serait un peu excusable de s’être croisé les bras, si, le jour même de son arrivée, il avait trouvé chez ses alliés naturels une sorte de parti-pris de le mettre à l’écart et de faire le bien sans lui. Quant à moi, je ne sais rien de l’administration, mais je suis, Dieu merci ! en âge de tout apprendre. Je n’ai ni famille ni aucun autre lien qui me tire en arrière ; tout mon avenir est ici ; et si j’ai commencé mes visites par vous, c’est que je crois… je croyais, du moins, sur la foi de M. Durier, que vous me feriez l’honneur de m’employer, dans la mesure de mes forces, à la prospérité de votre pays. »
M. Honnoré lui tendit la main et lui dit : « Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous ai accueilli plus froidement que je ne devais. Je n’avais pas l’honneur de vous connaître ; on nous avait laissé entendre que votre unique but, en venant à Frauenbourg, était de préparer la candidature de votre oncle, M. Champion. Et puis, faut-il vous le dire ? nous n’avons pas été gâtés, jusqu’à présent, par nos sous-préfets. Mais, si vous pensez sérieusement à prendre en main les intérêts de vos administrés, nous serons très-heureux, mon gendre et moi, de vous montrer le bien à faire, et très-reconnaissants si vous voulez bien vous servir de nous. »
Gérard n’eut pas le temps de répondre, car la bonne Mme Honnoré entrait en courant et en parlant.
« Vous voilà donc enfin ? s’écria Mme Honnoré, s’adressant au jeune sous-préfet. Nous savions votre arrivée depuis hier, et il me tardait joliment de vous voir. D’abord, mon cher Monsieur, vous avez une figure qui prévient en votre faveur. De plus, vous êtes à peu près du même âge que notre Hubert. Enfin, vous venez à nous tout de suite, sans trop vous faire attendre. Décidément, vous êtes le sous préfet de mes rêves ; il faudra que vous deveniez notre ami, ou que vous disiez pourquoi ! Mais c’est qu’on ne nous a jamais envoyé de Paris un si charmant jeune homme ! Vous verrez nos fonctionnaires ! Sur quatre, il y a toujours un louche et un bossu. Avez-vous encore vos parents ?
— Malheureusement, non, Madame.
— Eh bien ! voici une famille toute trouvée. Je vous adopte, moi ! J’espère, monsieur Honnoré, que tu ne m’en donneras point le démenti. Un pauvre enfant, tout seul au monde, dans un pays inconnu, où personne n’a péché, de mémoire d’homme, par excès d’hospitalité ! N’ayez pas peur, on prendra soin de votre linge, et vous aurez une commode en ordre, j’en réponds ! On dit que vous êtes encore à votre aise, malgré tout ; est-ce vrai ?
— Mon Dieu ! Madame, répondit Gérard, un peu étourdi et troublé, je serais bien malheureux s’il me fallait vivre de mon traitement.
— Alors, vous avez de quoi faire figure ! Tant mieux ! on tiendra votre maison, nous ferons les honneurs de chez vous ; c’est à merveille. Le pauvre père Durier, un excellent homme dans le fond, n’avait que des dettes ; sa pauvreté lui a fait du tort. Comment et pourquoi ? direz-vous. La pauvreté n’est pas un vice. Non, mais quand on doit à Dieu et à diable, on invite ses créanciers chez soi pour leur faire prendre patience. Et alors, vous voyez les jolies réunions ! Le vrai monde s’effarouche de coudoyer tous ses fournisseurs à la sous-préfecture ; on se plaint, on se froisse, et finalement on reste chez soi. Qui est-ce qui y perd ? Le gouvernement, la politique, l’administration, tout ! Non pas que j’en veuille à M. Durier, Dieu m’en préserve ! Ce que je vous dis là, je le lui ai répété cent fois, de bonne amitié. À propos, je vous apprends que vous dînez avec nous !
— Mais, Madame…
— Il n’y a pas de mais. D’abord, vous êtes mon prisonnier. J’ai vu la grande berline des Trois-Rois qui s’ennuyait dans la cour, et je l’ai envoyée à sa remise. Ainsi !…
— Mais je comptais faire aujourd’hui quelques visites.
— Vous les ferez demain ! Et d’abord à qui, à quoi vouliez-vous faire visite ? Savez-vous seulement quelles gens il faut voir, quelles mauvaises bêtes il faut éviter ? Je vous écrirai votre liste. Et pour que vous n’ayez pas l’ennui de vous présenter tout seul, Honnoré fera la tournée avec vous. C’est qu’on l’adore à Frauenbourg ! Le père de la patrie ; rien de plus, rien de moins. Excusez-moi si je me sauve ; j’ai deux mots à dire à la cuisine. En attendant, on va vous montrer le moulin. Je parie que ce grand garçon-là ne sait pas seulement comment on fait la farine. Ah ! les jeunes gens de Paris ! À tout à l’heure. Vous êtes un charmant garçon ; vous m’avez plu tout de suite ; je vous aime bien !… »
Si Gérard avait osé suivre son premier mouvement, il aurait dit à cette bonne grosse enfant de la nature :
« Et moi aussi, ma chère madame Honnoré, je vous aime bien. Depuis que vous êtes entrée dans ce salon, il s’est répandu dans l’air quelque chose de bienveillant et de sympathique. L’oppression qui pesait sur moi s’est enlevée aux premiers mots que vous avez dits ; j’ai respiré plus librement, je me suis senti moins étranger chez vous ; j’ai regardé avec plus de plaisir les visages de votre famille ; il m’a semblé qu’ils s’éclairaient tous du reflet joyeux de votre cordialité ! Je vous aime bien, parce que les plaisirs de Paris et les griffes des Madelons n’ont pas arraché de mon cœur la fibre filiale qui tressaille toujours chez un garçon de mon âge, à la voix d’une honnête femme de cinquante ans ! »
Voilà ce qu’il eût dit sans doute avec une emphase un peu ridicule ; mais comme il était déjà sous-préfet depuis plusieurs fois vingt-quatre heures, il trouva sans hésiter la formule polie et correcte que les trois cent soixante-trois sous-préfets du royaume auraient trouvée aussi facilement que lui.
On lui montra le moulin, et non seulement les dix paires de meules qui écrasaient tout le grain de l’arrondissement, mais trois machines à foulon, établies depuis quelques mois pour fouler les draps qui se fabriquent à Lichtendorf. Le baron Hubert de Guernay lui fit les honneurs de ce petit royaume qu’il gouvernait tout seul avec quelques ministres, plus blancs sans aucun doute que les ministres du roi. Lorsqu’il eut visité, observé et questionné tout à son aise, M. Honnoré s’empara de lui et le promena dans la ferme.
Le moulin l’avait amusé, mais la ferme l’étonna. On lui fit voir vingt-cinq chevaux solides, bien pansés, bien nourris et confortablement logés dans leurs stalles, trente bœufs de labour, deux cents vaches, taureaux et génisses, tenus avec un soin de propreté qui n’était pas… qui n’est pas encore ordinaire en Alsace ; cent porcs à l’engrais, dix-huit cents moutons à l’étable.
« En vérité, s’écriait-il, voici un luxe tout à fait pantagruélique ! Que diable pouvez-vous faire de tous ces animaux-là ?
— Il n’y en a pas un de trop, lui dit M. Honnoré, et si je nourris tant de bétail, ce n’est point pour le plaisir de transporter dans le monde réel les hyperboles joyeuses de Rabelais. La ferme est d’environ mille hectares qui appartiennent à mon gendre, à mes enfants et à moi : nous avons, en dépit du proverbe, mis tous nos œufs dans le même panier. Une moitié du domaine est en culture, et l’autre en prairies, suivant les lois de la bonne économie rurale. Or vous saurez que cinq cents hectares de terres arables, dans notre pays du moins, veulent quinze charrues et trente bœufs. Vingt-cinq chevaux sont juste ce qu’il nous faut pour les hersages, les transports, le service du moulin et les besoins de la famille.
» On a reconnu qu’un hectare absorbait tous les ans les fumiers d’une vache ou de six à sept moutons : c’est pourquoi je nourris dix-huit cents bêtes à laine et deux cent trente bêtes à cornes. Sur cent porcs que vous avez vus à l’engrais, on en vendra soixante ; nos ouvriers des deux sexes dévoreront le reste dans leur année, car nous employons cinquante personnes, tant au moulin qu’à la ferme. La basse-cour et le pigeonnier, qui contiennent ensemble plus de mille têtes de menu bétail, sont destinés à varier notre cuisine ; le trop-plein s’écoule au marché de Frauenbourg, et la dépense de ce petit monde est presque nulle, grâce aux détritus de la maison et aux criblures du moulin. Nos produits consistent en grains et plantes sarclées, telles que pommes de terre et betteraves : nous faisons aussi du tabac et du houblon. Le revenu net de la ferme se monte, année moyenne, à cent mille francs. Le moulin avec les machines à fouler en rapporte aujourd’hui tout près de cinquante mille. Là-dessus mon gendre prend sa part et moi la mienne, au prorata de notre capital et de notre travail respectifs. Les produits de la basse-cour et quelques autres petits revenus composent le budget de Mme de Guernay et de ma femme. C’est justice, car elles se conduisent en dignes fermières, et leur surveillance assidue nous économise plus de dix mille francs par année.
— Les résultats sont beaux, dit Gérard, mais je suis étonné que des gens du monde, assez riches pour vivre à Paris, se condamnent de gaieté de cœur à des calculs si absorbants et à une vie si étroite.
— C’est la vie de Paris qui est absorbante, et l’horizon de vos premiers étages qui est rétréci. Tout ce que l’accumulation des hommes dans une capitale produit de bon, de beau ou de joli nous arrive avec un retard de deux jours : les idées nouvelles, les inventions utiles, les bons livres, les journaux bien faits, les discours éloquents, les pièces qui ont réussi et même les dernières modes de chapeaux ou de mantelets parviennent à Frauenbourg presque en même temps qu’à Montmartre ! Et nous avons de plus que vous, messieurs les Parisiens, la santé, la bonne humeur, le grand air, les longues promenades, le soleil levant sur le Rhin, le soleil couchant derrière les bois ; nous avons la famille nombreuse et bien portante ; nous avons le plaisir toujours nouveau de voir croître et fleurir ce que nous avons semé ; nous avons la vie large et abondante, le droit d’inviter dix amis tous les soirs et d’allonger indéfiniment la table sans qu’il nous en coûte rien ; nous avons enfin le privilège de faire de vraies aumônes à de vrais pauvres, que nous tirons de la misère au lieu de les enfoncer dans l’oisiveté. »
Gérard avoua de bonne grâce qu’il n’avait rien vu de tel à Paris.
« Mais savez-vous, dit-il, que l’agriculture, comme on la comprend aujourd’hui, est une admirable chose ?
M. Honnoré sourit finement et répondit :
« “C’est la profession la plus facile à apprendre et la plus agréable à exercer ; elle embellit et fortifie le corps, elle donne aux âmes le loisir de penser aux amis et à la chose publique ; elle enseigne le courage, la justice et l’hospitalité.”
» Ce n’est pas moi qui parle ainsi, mais un ancien capitaine de mes amis qui s’est fait cultivateur comme moi au retour de ses campagnes. Il s’appelait Xénophon, et fut, à mon avis, l’apôtre le plus sensé du plus divin des hommes. »
On retrouva les dames à la maison, et Gérard ne manqua point de louer devant elles tout ce qu’il avait vu. Mme Honnoré, qui était revenue de la cuisine et de cent autres lieux, accepta ses compliments sans fausse modestie.
« Ne vous gênez pas, mon cher Monsieur ; vous ne direz jamais autant de bien que nous en pensons de nos chers hommes. Mon mari, c’est un bon Dieu pour nous, et pour tout Frauenbourg. Quant à mon gendre, c’est un ange ! Il ne lui manque que des plumes.
— Il est certain, dit Gérard, que Frauenbourg est un heureux pays. Sol fertile, culture savante, une prospérité commerciale qui dépasse toute imagination ! Je ne vois pas ce qui manque à mes administrés, ni en quoi mon bon vouloir trouvera jamais une occasion de leur être utile. »
M. Honnoré sourit tristement et répondit :
« Avant dix ans, Frauenbourg sera une ville morte. Les trois quarts de ses habitants auront émigré en Amérique, et les autres végéteront dans la misère, si vous ne nous aidez à les sauver. M. Thiers ne croit pas aux chemins de fer ; il se trompe. En 1850, et peut-être même plus tôt, Paris communiquera directement avec l’Allemagne : alors, le roulage, qui donne six ou sept millions à la population de Frauenbourg, ne sera plus qu’un souvenir. Au lieu de ces longs convois de charrettes comtoises, provençales et normandes, qui laissent tomber une pièce de cinq francs sur chaque pavé de la ville, nous verrons passer à l’horizon des convois de marchandises comme ceux qui circulent depuis six mois entre Mulhouse et Thann. Je gagnerai peut-être vingt mille francs par an à cette révolution, moi qui ai des fourrages, des racines et des grains à transporter en France ; mais qu’est-ce que l’intérêt d’un particulier devant la ruine de cinq ou six mille individus ?
» Il n’y aurait que demi-mal si nos grands enfants d’Alsaciens possédaient quelques économies. Si seulement le peuple de Frauenbourg, sur les bénéfices énormes qu’il a réalisés depuis un siècle, avait mis un million de côté tous les ans ! Mais nous sommes, par malheur, une ancienne ville épiscopale ; nous avons appris à compter sur la Providence beaucoup plus que sur nous-mêmes. Les profits sont dépensés au jour le jour, souvent même à l’avance. Le seul homme parmi nous qui possède un gros capital est une espèce d’usurier qui spécule de père en fils sur la folie de ses concitoyens !
— Mais, dit Gérard, nos gens verront sans doute à se créer d’autres ressources lorsqu’ils seront au pied du mur. À défaut du commerce, qui leur échappe, n’ont-ils pas l’industrie ? On peut créer des fabriques, employer tous les bras du pays.
— Oui, mais on ne fonde pas une industrie sans un capital, aujourd’hui surtout que les grosses manufactures tendent à détrôner partout les modestes fabriques. Nous serions dans les plus jolies conditions du monde pour produire beaucoup et à bon marché, si la première mise de fonds était faite. La Frau est un cours d’eau puissant et rapide ; nous avons dans la montagne vingt ruisseaux dont on n’a jamais employé la force. Nos bois sont magnifiques ; les tourbières de Lichtendorf, que personne n’exploite, fourniraient du combustible à vil prix. La main-d’œuvre est encore à rien dans nos campagnes ; on pourrait lutter avec le Zornhof de Saverne, qui fabrique la plus belle quincaillerie de France à des prix fort modérés. Au lieu d’expédier nos houblons à Strasbourg, on devrait faire ici la meilleure bière du monde : l’eau de la Frau est mise en première ligne par tous les brasseurs. Rien ne nous empêcherait non plus de distiller nos betteraves, ou de faire concurrence aux grandes raffineries du Nord. Mais, je vous l’ai dit, nous péchons par la base, c’est-à-dire par le capital. Le seul homme de Frauenbourg qui possède des millions n’est ni assez instruit, ni assez intelligent, ni assez hardi pour se lancer dans les affaires : je crois d’ailleurs qu’au fond de son âme il aime mieux gagner peu en faisant des misérables, que gagner beaucoup en faisant des heureux : c’est un méchant. Voilà pourquoi nos pauvres gens ne se sauveront jamais par l’industrie. Reste l’agriculture.
— J’allais vous en parler. N’y a-t-il pas une sorte de contradiction entre la prospérité éclatante de votre ferme et la ruine dont vous menacez vos voisins ? Pourquoi les autres propriétaires de Frauenbourg, instruits par vos leçons, éclairés par votre exemple, ne réussiraient-ils pas comme vous ?
— Pourquoi ? Mais d’abord parce que l’agriculture, aussi bien que l’industrie, exige une mise de fonds qui manque ici. Savez-vous bien qu’une exploitation comme la nôtre comporte au moins deux cent cinquante mille francs de matériel et de bétail ? En second lieu, le ban de Frauenbourg est morcelé en parcelles microscopiques, et vous savez que la terre divisée à l’excès ne saurait être cultivée avec profit.
— Je croyais, au contraire, que la division des propriétés était une source de richesse.
— Rien de plus vrai, dans une certaine limite. Il est positif que la révolution a fait une besogne utile en partageant les biens de la noblesse et du clergé, qui étaient administrés en dépit du sens commun. L’avènement de tous les citoyens à la propriété a relevé le moral du peuple et augmenté le revenu du sol français. Le Code civil, qui divise et subdivise incessamment l’héritage du père entre ses enfants, a consacré un principe d’éternelle justice. Mais ces bienfaits de 89 ont produit, au bout de deux générations, un mal que personne ne prévoyait. On commence à s’apercevoir aujourd’hui que la grande propriété avait du bon. Sans elle, point de pâturages ; sans pâturages, point d’élève ; sans élève, point de bétail ; sans bétail, point de fumier ; sans fumier, point de bonnes terres. J’omets bien d’autres conséquences désastreuses, comme le renchérissement de la viande, la décadence de notre cavalerie, et cetera. Tandis que les économistes se lamentent, les paysans, qui en sont toujours à 89, font le guet autour de chaque domaine de plus de cinquante hectares. Sait-on que le propriétaire est dans l’embarras ? Jeffs accourt. (Jeffs est notre usurier, qui fait aussi le commerce des biens.) Il achète, il morcelle, il revend, et tous les villageois d’accourir à la curée. Les malheureux n’ont pas le sou, mais qu’importe ! Ils sont amoureux de la terre, et l’amour ne raisonne pas. Ils empruntent à dix pour acheter un lopin qui rend cinq de produit brut, deux et demi de produit net. Et après ? À la grâce de Dieu ! Ils feront des efforts héroïques ; ils arracheront au sol tout ce qu’il peut rendre et quelque chose de plus ; ils transformeront la France en un vaste jardin maraîcher, comme la Chine ; mais ils n’échapperont pas aux griffes de l’usurier : Et Jeffs leur reprendra un beau matin le morceau de terre qu’ils auront déjà payé deux ou trois fois, sous forme de renouvellements, d’intérêts et de frais ! »
Gérard Bonnevelle était consterné.
« Savez-vous bien, dit-il à M. Honnoré, ce que vous annoncez là ? Ce n’est pas seulement la ruine de Frauenbourg, mais la mort de l’agriculture en France.
— Hélas ! oui. Mais il y a un remède.
— Je le devine ; il est pire que le mal. Déchirer le Code Napoléon et rétablir le droit d’aînesse ?
— Fi donc ! Pour qui nous prenez-vous ? Il n’y a qu’un seul moyen honorable de reconstituer la grande propriété immobilière : c’est (pardonnez-moi si j’ai l’air de parler grec), c’est de la mobiliser. »
La physionomie du sous-préfet indiqua clairement que M. Honnoré avait parlé grec.
« Je m’explique, dit le maire. Figurez-vous une mine de houille qui vaudrait par exemple seize millions. Elle appartient à six mille individus, riches et pauvres ; les uns en ont pour cinquante francs, les autres pour cent mille écus. Que penseriez-vous de nos propriétaires, si chacun d’eux creusait un trou et travaillait de son côté à extraire la part de charbon qui lui revient ? Vous diriez : ces gens sont fous. Ils creusent six mille trous lorsqu’il suffirait de deux ou trois ; ils se mettent à six mille pour faire la besogne de vingt-cinq ou trente hommes ; la plupart d’entre eux n’ont ni la force physique ni les aptitudes spéciales qu’il faut pour extraire, transporter et vendre le charbon. Ce sera grand miracle si à la fin de l’année leur capital de seize millions a produit plus de deux pour cent. Mon cher Monsieur, la chose est d’une absurdité si évidente, que personne, en industrie du moins, n’a jamais procédé de la sorte. Les six mille propriétaires mobilisent leur capital de seize millions ; chacun d’eux met en poche sa part de propriété représentée par une, ou deux, ou mille actions, suivant le cas, et va s’occuper selon ses goûts et ses moyens à quelque cent lieues de la mine. Une bonne escouade d’hommes spéciaux, bien dirigés, bien outillés, bien exercés, creuse les trous, extrait le minéral, le transporte et le vend pour le compte de la société ; moyennant quoi, chacun des actionnaires reçoit au bout de l’année dix pour cent de son capital.
» Ce système est si logique, si conforme au bon sens, si heureusement contrôlé par l’expérience, qu’il est adopté dans l’industrie, dans le commerce, dans la Banque, dans les chemins de fer, partout enfin, excepté dans les champs. Exemple, Frauenbourg. Le ban de la commune, déduction faite des bois et marais, est d’environ huit mille hectares, valant deux mille francs l’un dans l’autre, soit seize millions. Nous avons à peu près six mille Frauenbourgeois plus ou moins propriétaires. Si vous repassez ici dans cent ans, vous les verrez tous occupés à creuser leurs six mille trous ! Et leur capital rendra toujours un peu plus de deux pour cent, avec une déplorable persévérance. Supposez, au contraire, qu’on réunisse le tout en une seule ferme, vous multipliez par huit le capital et le revenu que vous venez de constater chez nous. Comme la terre de M. de Guernay est de qualité moyenne, on peut prendre mon exploitation pour base du raisonnement. Terre, seize millions ; matériel et bétail deux millions : total, dix-huit. Produit net, huit cent mille francs, ou quatre et demi pour cent ; il faut doubler la somme pour établir le rendement brut, qui sera le véritable revenu du pays. Un personnel de quatre cents individus suffirait amplement à faire aller la machine : voilà cinq mille six cents propriétaires ou actionnaires de tout sexe et de tout âge qui auront le loisir de s’appliquer à autre chose, soit au commerce, soit à l’industrie. Et si nos grands enfants ont l’esprit d’économiser une demi-douzaine de millions sur leurs bénéfices avant la suppression du roulage, ils auront de quoi utiliser leurs chutes d’eau, exploiter leurs tourbières, fonder une raffinerie, une distillerie, deux brasseries, vingt scieries et une usine de métallurgie. Vienne alors le chemin de fer ! Il nous trouvera tout préparés, et, loin de le maudire, nous serons heureux de l’employer au transport de nos produits. Est-ce clair ?
— Parfaitement, dit Gérard. Mais êtes-vous bien sûr qu’une ferme huit fois plus importante que la vôtre donnerait un revenu huit fois plus grand ?
— J’en doute si peu que je suis prêt à porter à la masse tout ce que nous possédons en terres, bâtiments, machines, bétail et argent comptant.
— Eh bien ! Monsieur, vous vous trompez peut-être, mais vous êtes un grand homme de bien, et il y a plus d’honneur à s’égarer avec vous qu’à se traîner dans les ornières du chemin battu. »
L’entretien fut coupé par l’arrivée de plusieurs convives, qui s’invitaient eux-mêmes à dîner. C’était un usage établi, et les amis de la maison venaient sans cérémonie, comme ils étaient traités sans façon.
M. Honnoré présenta successivement au nouveau sous-préfet le conservateur des hypothèques, M. Giron, doux et respectable vieillard, passionné pour le whist à deux sous la fiche et pour la culture des oreilles d’ours ; le receveur particulier, Giacomo Orlandi, ancien brigand de la Loire, ancien conspirateur, ancien détenu politique, volcan mal éteint, le plus endiablé de tous les Corses ; M. de Mercier, garde général, jeune homme doux, blond, bien mis, bien élevé, ni buveur, ni fumeur, ni chasseur ; le contraire d’un Nemrod. Après eux arriva dans sa voiture maître Benfeld, mobile comme l’onde, le plus remuant et le moins assis de tous les notaires. Il amenait le puissant docteur Gross, au nez pourpre comme un manteau de roi, et Charles Kiss, aux joues rouges, gros garçon de trente-cinq ans, pêcheur incomparable, hardi chasseur de tout gibier, cœur solide, pied sûr, main leste ; trois mille francs de rente pour tout avoir, et plus riche dans sa médiocrité que le fameux Jeffs du Krottenweyer.
À six heures précises, la cloche sonna le dîner, et l’on vit paraître tous les enfants de la maison, sauf le dernier. Ce petit monde était d’une santé, d’une fraîcheur et d’une propreté charmantes, et véritablement il ne faisait pas trop de bruit.
« Vous nous excuserez, dit M. Honnoré, si nous gardons les enfants à notre table. La mode voudrait, je crois, qu’on les fît dîner à part, mais à quoi bon se priver d’un plaisir très-vif et très-naturel pour obéir à la mode ? »
On ne saurait rien imaginer de plus simple que les repas du moulin, ni de meilleur. Quatre bons gros plats suivis d’une tarte aux pommes aussi large qu’une des roues du moulin ; du fromage et des fruits pour tout dessert. On mangeait bravement le bœuf bouilli dans les assiettes à soupe ; tout le service était fait par deux soubrettes assez gentilles, qui ne changeaient point les couverts à chaque plat. Les convives n’avaient qu’un verre devant eux, quoique la mode fût déjà d’en réunir des collections de sept ou huit devant chaque personne. Mais la cuisine était bonne, le vin excellent, les fruits conservés par les soins de Mme Honnoré paraissaient cueillis de la veille ; le café, que la jeune Mme de Guernay préparait elle-même sur la table, jouissait dans Frauenbourg d’une réputation méritée.
Il ne fallait pas être un observateur bien profond pour voir que les convives respectaient sincèrement la famille et admiraient un peu M. Honnoré. Le digne homme les avait tous convertis à sa grande idée, et si l’on discutait quelquefois autour de lui, c’était sur les moyens d’exécution. L’un voulait que l’État s’emparât de l’affaire et constituât dans chaque commune, par voie d’expropriation, une grande culture ; l’autre prétendait que l’État fait tout plus mal et à plus haut prix que l’industrie privée : celui-ci conseillait à M. Honnoré de fonder une sorte de société secrète pour l’achat et la réunion des biens ruraux ; celui-là préférait convertir les paysans par une prédication soutenue, dans un journal publié ad hoc. Tous prévoyaient que Jeffs serait le grand obstacle.
Son industrie avouée était le morcellement des terres : comment n’aurait-il pas combattu l’homme qui cherchait à les réunir ? Ne l’eût-il pas fait par intérêt, il l’aurait essayé par haine, car il détestait personnellement M. Honnoré. Or il avait beau jeu, puisqu’il tenait sous son hypothèque les meilleurs domaines de Frauenbourg.
« Je m’étonne, dit Gérard, que M. Honnoré puisse avoir des ennemis.
— Monsieur, répondit l’excellent père Giron, le bien a dans tout pays et dans tout temps, deux ennemis : l’un s’appelle le mieux ; ce n’est pas de celui-là qu’il s’agit à l’heure présente. L’autre s’appelle le mal. »
On raconta au sous-préfet l’aventure qui avait inspiré à Jeffs une haine implacable contre M. Honnoré. Deux ans plus tôt, en 1838, un pauvre aubergiste, nommé Reickhardt, propriétaire de l’Étoile d’argent, était venu se noyer dans le bief du moulin. On trouva au fond de sa poche une bouteille d’un demi-setier, bouchée et cachetée, avec un papier dedans. C’était une espèce de testament, adressé en forme directe au maire de Frauenbourg. Le malheureux suicidé y disait en termes formels : « Je meurs assassiné par l’usure de Jeffs. Si je suis venu me détruire à votre porte, c’est parce que vous êtes le plus honnête homme de la ville et le plus apte à me venger. Je vous lègue le devoir de punir cet infâme en publiant les causes de ma mort. » Suivaient quelques révélations accablantes pour le propriétaire du Krottenweyer. M. Honnoré fit venir Jeffs, lui donna lecture de ce document, et lui demanda s’il ne comptait rien faire pour la famille de Reickhardt : il y avait une veuve et trois enfants en bas âge. L’autre pleura, demanda grâce, et promit monts et merveilles si le maire consentait à détruire le papier. Le maire, qui croit toujours le bien, se laissa toucher par ce repentir criard : il jeta au feu la dénonciation du mort. Mais Jeffs ne fut pas plutôt rassuré qu’il se fâcha tout rouge, accusa la perversité des hommes, cria bien haut à la calomnie, et fit mine d’étrangler M. Honnoré. C’était là ce qu’il ne pardonnait pas au maire, et ce que probablement il n’oublierait jamais.
Il y avait d’ailleurs toute une légende sur ce Jeffs. On s’en amusa plus d’une heure, tout en fumant, car on fumait autour de la table, dans cette maison patriarcale. Lorsque les enfants avaient dit bonsoir à la compagnie, les dames du logis insistaient courageusement pour faire accepter un cigare à leurs hôtes. Ces mœurs, qui paraîtraient sauvages à Paris, n’étonnaient personne à Frauenbourg. Le tabac a droit de cité par toute l’Alsace : c’est un enfant du pays. Au reste, la fumée de dix cigares pouvait passer inaperçue dans cette grande, haute et magnifique salle à manger, lambrissée de vieux chêne jusqu’au plafond.
Tandis que la jeune Mme de Guernay faisait le thé et que Mme Honnoré versait la bière qui remplace souvent le thé dans l’hygiène des Alsaciens, Charles Kiss raconta avec une verve comique la légende de l’usurier. Sa famille était d’origine anglaise, établie depuis deux siècles dans le pays. On ne doutait pas que le chef de la branche alsacienne n’eût quitté son ancienne patrie après avoir commis de sa main quelque crime épouvantable ; pour le moins, il avait tranché la tête de Charles Ier. Tous les Jeffs avaient prêté à la petite semaine et mangé leurs pommes de terre sans beurre, même avant l’importation de Parmentier, c’était constant. L’avarice implacable du paysan était incarnée dans cette maison. Le père abdiquait entre les mains de ses enfants dès qu’il ne se sentait plus capable de mener les affaires ; le fils étranglait ses vieux parents pour n’avoir point à nourrir des bouches inutiles. On s’attendait à apprendre d’un jour à l’autre la mort du vieux, qui était un peu sourd et légèrement paralytique. Personne ne doutait que lui-même, par esprit d’économie, ne demandât la mort à son fils.
Le domicile de ces coquins avait été longtemps au milieu de la ville ; mais en 1816, un vieux notaire, homme de bien, s’était ruiné à creuser l’étang du Krottenweyer ; le père Jeffs avait acheté le domaine, vendu les terres et gardé la maison avec le jardin qui ne lui coûtaient rien. C’était ainsi qu’en 1832 il avait acquis pour 200 000 francs 900 hectares de forêts domaniales entre Sarrebourg et Saverne. La vente de la superficie avait couvert le prix d’acquisition, et il avait eu le sol gratis.
On disait que le déménagement au Krottenweyer avait duré sept nuits, et que cette maison isolée renfermait des trésors féeriques. Sans compter les monceaux d’or et d’argent, il y avait certainement des sacs à pommes de terre remplis de pierreries. Les ajustements des dames Jeffs depuis deux siècles étaient entassés dans des armoires, tous en bon état et presque neufs, car on n’avait jamais rien usé dans cette famille. On parlait aussi de tableaux précieux, empilés dans des placards, attendu que le frottement de l’air aurait pu les détruire.
Une demi-douzaine de chiens féroces gardaient les biens de M. Jeffs. Ces monstres ne vivaient que de voyageurs égarés dans les bois. Dans la morte saison des voyages, ils se soutenaient, tant bien que mal, en prélevant quelques biftecks sur les gamins du pays et les femmes qui vont chercher des feuilles mortes.
Il était démontré que Jeffs, après avoir allumé son feu, mettait un bouchon au bout de son soufflet pour économiser le peu de vent qui pouvait y rester encore.
Cinquante personnes dignes de foi avaient constaté que les armoires, commodes et bahuts de la maison étaient non seulement fermés à clef, mais encore mis sous scellés par le maître, afin que nul serviteur ne pût les ouvrir sans encourir la peine des galères. Et tout le domestique de la maison se composait de deux vieilles servantes, façonnées à l’image et ressemblance de leurs maîtres.
Un soir de 1839, le Jeffs régnant avait été contraint de donner à dîner. Quatre parents par alliance l’avaient surpris à l’improviste. Il vint lui-même, avec une servante, faire ses provisions à Frauenbourg. Chez Mme Schulmeister, la charcutière, il prit un jambon tout entier, mais il se réserva le droit de rapporter en déduction du prix le morceau qui resterait sur la table. Il revint le lendemain à dix heures et rapporta l’os !
Cet homme était chasseur, mais la chasse, plaisir libéral et plus coûteux que lucratif, était pour lui une affaire comme les autres. Il tirait bien, et dans les trois premiers jours de l’ouverture, il fallait que les quinze francs de son permis fussent payés par les perdreaux. Si un lièvre lui partait à plus de trente pas, il ajustait sans tirer, pour se faire la main sans brûler sa poudre. Tout son gibier était vendu d’avance à tant la pièce, par un traité en bonne forme. Aussi les habitants de Frauenbourg l’avaient-ils exclu de toutes leurs chasses. Il sortait toujours seul, en plaine avec un chien d’arrêt, en forêt avec deux chiens courants, pauvres animaux mal nourris et transparents comme des lanternes.
« Mais, dit Gérard, en admettant pour vrai le centième de ce qu’on dit, comment un tel gredin peut-il traverser Frauenbourg sans qu’on lui jette des pierres ?
— Monsieur, répondit Charles Kiss, il est enfant de Frauenbourg : ce mot répond à tout. D’ailleurs, sauf vous et moi et les personnes présentes qu’il faut toujours excepter, nul ne peut être sûr qu’il n’aura jamais besoin de Jeffs. Enfin, la province est singulièrement tolérante pour toutes les difformités morales et physiques. Ce qu’on voit tous les jours, au bout d’un certain temps on ne le voit plus. »
La soirée se termina par une grande partie de loto, dédiée à Mme Honnoré. Comme les enfants étaient au lit depuis longtemps, le docteur Gross put raconter quelques anecdotes sur la vie intime du célèbre Jeffs. Il paraît que l’argent n’était pas la seule passion de ce capitaliste. Deux ou trois fois la nature s’était vengée en lui inspirant des amours féroces pour quelque Maritorne du cru.
Ce paragraphe additionnel que j’abrège par nécessité, redoubla chez M. Bonnevelle la curiosité de connaître Jeffs. Il inscrivit ce nom d’office sur la liste de Mme Honnoré, et, quatre jours après son arrivée, le cœur encore tout affadi par les compliments et les banalités de soixante visites officielles, il prit le chemin du Krottenweyer dans l’inévitable berline des Trois-Rois.
La maison, vue d’un peu loin, par un petit soleil de mars, avait tout à fait bonne apparence. Elle était bâtie à mi-côte, à l’entrée d’une vallée profonde dont les eaux couraient en ruisseaux vers l’étang. Un grand jardin en pente rapide s’étendait derrière elle et montait jusqu’à la route de Paris. Toutes les hauteurs environnantes étaient couronnées de grands bois et de rochers énormes ; quelques ruines pittoresques, comme on en voit sur les rives du Rhin, s’élevaient à l’horizon.
Mais Gérard s’aperçut que le chemin de cette jolie propriété était dans un état déplorable. La berline cahotait à chaque pas des deux chevaux maigres, et l’on entendait craquer sa charpente comme les membrures d’un navire ballotté par la mer. Le sous-préfet interpella le cocher des Trois-Rois et lui dit :
« Quel diable de chemin est-ce là ? Est-il classé ?
— Non. M. Honnoré voulait le faire déclarer vicinal, mais M. Jeffs s’y est opposé. Il a trop peur qu’on vienne lui prendre son argent. Hue !… Allons, bien !… voilà que le monstre a fermé sa grille ! Nous attendrons une demi-heure ici avant qu’on se décide à nous ouvrir ! »
Gérard pensait en lui-même que la grille avait du bon, car elle protégeait les visiteurs contre la férocité des chiens. Quatre ou cinq animaux hideux, pareils à des chiens de boucher, passaient la tête entre les barreaux et montraient, en hurlant, des rangées de crocs formidables.
« Sonnez donc ! cria le sous-préfet au cocher.
— Ah ! ouiche ! Ils ont économisé la sonnette. Et puis, si vous trouvez que les chiens ne nous annoncent pas assez comme ça !… »
Dix minutes s’écoulèrent. Les chevaux piétinaient mélancoliquement dans la boue, les chiens hurlaient sans aucun ménagement pour leur larynx. Quelquefois une note fausse suivie d’un silence, permettait de croire qu’une corde vocale s’était brisée dans l’action ; mais ce n’était qu’une fausse alerte ; la symphonie reprenait bien vite et d’un ton plus haut. Gérard se bouchait les oreilles, mais il ouvrait les yeux. Il vit que le jardin était absolument inculte et qu’on avait muré presque toutes les fenêtres de la maison, sans doute pour échapper à l’impôt.
Enfin parut une vieille sorcière qui achevait un bas de laine grise et se grattait la tête de temps à autre avec la cinquième aiguille de son tricot. Elle parlementa quelques minutes avec le cocher dans une langue inintelligible, et s’en alla sans ouvrir.
« Eh bien ? demanda Gérard.
— Monsieur, elle a dit qu’elle allait chercher le vieux bonhomme. Ils sont deux dans la maison, le père et le fils. Mais je vous défierais bien d’y trouver le Saint-Esprit. Hé ! Hé ! » Ce cocher n’était pas un enfant de Frauenbourg, mais un Lorrain de Fénétrange.
Au bout de cinq minutes, un grand vieillard encore assez droit s’achemina lentement vers la grille. Il marchait sans bâton, mais les jambes vacillaient un peu. Son costume était de gros drap gris, avec des boucles d’acier aux souliers et aux jarretières. On apercevait sous son tricorne la couronne d’un bonnet de coton noir. La figure, rasée tous les dimanches, avait l’air d’un champ où l’on a laissé le chaume. Quelques dents oubliées branlaient dans la bouche ; les yeux bordés de rouge pleuraient vaguement. À considérer l’aspect général de la physionomie, on ne devinait que la fatigue, l’hébétement et peut-être un peu d’ivrognerie ; mais les mains disaient autre chose. Elles étaient énormes, noirâtres, crochues, crispées par les rhumatismes ou simplement par l’habitude de prendre, et couvertes de poils noirs en grosses touffes, les seuls qui n’eussent point blanchi sur tout l’individu.
Gérard descendit de voiture et s’avança vers la porte, assuré qu’elle allait enfin s’ouvrir. Mais non ! Le vieillard ôta son chapeau, salua humblement à travers la grille, et dit en assez bon français que son fils serait désolé d’avoir manqué une visite si honorable. Il chassait en forêt depuis le matin ; personne ne pouvait dire à quelle heure il rentrerait ; mais il ne manquerait certes pas d’aller remercier M. le sous-préfet et lui rendre ses devoirs.
Ce singulier accueil redoubla la curiosité de Gérard.
« Parbleu ! pensa-t-il en lui-même, je n’en aurai pas le démenti et je verrai ce qu’il y a derrière cette porte si bien close ! » Il salua de nouveau et dit au vieux Jeffs : « Monsieur, je regrette vivement de ne pas rencontrer monsieur votre fils, mais ce n’est que demi mal puisque je vous trouve à la maison. Ma visite s’adressait à vous comme à lui, et quand vous aurez eu la bonté de faire ouvrir cette grille, j’attendrai patiemment en votre compagnie le retour du chasseur qui ne saurait tarder longtemps. »
Autre affaire ! Le vieux était sourd. Il s’avança tout près de la grille et adapta sa main en cornet à son oreille droite, priant M. le sous-préfet de répéter plus haut ce qu’il avait dit. Gérard redit sa phrase avec tant de vigueur, qu’il domina la voix des chiens. Quelques mots, lancés avec force, pénétrèrent jusqu’aux recoins ténébreux où végétait un reste de pensée dans le cerveau du vieillard.
« Je vous demande bien pardon, répondit-il, en montrant ses terribles mains vides. Mais je n’ai pas les clefs ; Jeffs les emporte toujours avec lui.
— C’est un peu fort ! Il vous tient donc enfermé ?
— Oui, à cause des voleurs. M’entendez-vous ?
— Très-bien. Mais pourquoi n’aurait-il pas sa clef et vous la vôtre ?
— Il n’y en a qu’une. Nous avons acheté la maison comme ça. Je vous demande bien pardon. Ça sera pour une autre fois.
— Non ! pensa Gérard. Je ne veux pas qu’il soit dit que j’ai fait une campagne inutile. À quoi me servirait-il d’avoir gambadé trois ans chez Amoros, si je me laissais arrêter par une méchante grille de cinq mètres ? Au diable la gravité du sous préfet ! j’entre, par escalade. »
En un clin d’œil, il fut au plus haut de la grille. Il passa une jambe, puis l’autre par-dessus les fers de lance, et se mit en devoir de descendre dans le jardin. Le vieux Jeffs le regardait d’un air stupide et le cocher des Trois-Rois poussait des cris d’enthousiasme ; mais les chiens étaient apparemment d’un autre avis ; ils lui sautèrent aux jambes et tout me porte à croire qu’ils auraient fait connaissance avec la viande de sous-préfet si Gérard ne s’était arrêté à mi-chemin.
Il ne lui restait plus qu’à battre en retraite par-dessus les fers de lance ; mais tandis que l’amour-propre et l’instinct de la conservation le tiraillaient en sens inverse, il aperçut devant lui deux bassets jaunes suivis d’un chasseur qui portait un chevreuil sur les épaules. Le chasseur était Jeffs ; Gérard le reconnut d’emblée, quoiqu’il le vît pour la première fois.
Jeffs reconnut aussi l’assiégeant qui pendait à sa grille : peut-être l’avait-il vu passer en tournée de visites dans les rues de Frauenbourg. Il doubla le pas, sans toutefois quitter son fardeau, fit passer son fusil dans la main gauche, prit une grosse clef dans sa poche droite, ouvrit la porte et commença par chasser les dogues à grands coups de pied en criant : Houss ! houss ! Après quoi il referma sa clôture à double tour, présenta la main à Gérard avec une courtoisie légèrement ironique et lui dit :
« Monsieur le préfet, je vous dois des remerciements. Vous m’avez montré que ma grille n’était pas de bonne défense ; je la ferai arranger demain… Houss donc, vermine ! c’est Monsieur le préfet, vous voyez bien !
— Votre propriété est joliment gardée, dit Gérard, tout en marchant vers la maison.
— On ne se garde jamais trop. D’ailleurs, chacun s’arrange chez soi comme il l’entend.
— Il me semble, reprit le sous-préfet, que vous avez fait une bonne chasse aujourd’hui ?
— Pas trop bonne. Un broquart de vingt francs et trois lièvres de cinquante sous. Il jeta le chevreuil et son carnier sur le perron et dit à la sorcière qui était accourue en hâte : « Tenez, vieille folle, rangez-moi ça ! » Le père avait suivi tout doucement, en écartant les chiens. Jeffs se retourna vers lui et lui cria de sa voix forte et rude : « Nous n’avons pas besoin de vous. Rentrez dans votre chambre et buvez votre schnaps, vieux soûlard ! »
— C’est bon ! c’est bon ! répondit le vieux. Si vous n’avez pas besoin de moi, je rentrerai dans ma chambre. »
Jeffs précéda le sous-préfet dans une grande cuisine nue et froide.
« Monsieur le préfet m’excusera, dit-il. Acceptez une chaise ici, pendant que je me sèche au feu. »
Gérard accepta la chaise, qui était un escabeau de bois de chêne ; mais il s’écarquillait les yeux sans trouver le feu.
« Marianne ! cria l’avare, un fagot ! »
Une deuxième sorcière accourut et jeta une demi-charge de bois mort sous le manteau d’une cheminée immense. Jeffs chercha dans les cendres un restant de braise à demi consumée, prit une allumette de chanvre soufré, la cassa en deux, en réserva la moitié et mit le feu à un fagot. Puis il s’assit à son tour sur un siège de bois, tira ses bottes sans vergogne, et sécha ses pieds nus à la flamme pétillante.
« Monsieur le préfet n’est pas chasseur ?
— Mais pardon… J’ai chassé quelquefois.
— Ah !… Qu’est-ce qu’on vend un lièvre à Paris ?
— Je ne sais pas combien on le vend ; mais je crois qu’on l’achète cinq ou six francs, dans la saison.
— On me l’avait déjà dit, mais je ne voulais pas le croire. Bigre ! Il fait bon chasser, dans ce pays-là… Ici, Waldman ! Ici, le chien ! Qu’as-tu fait de ta femme ?… Ah ! la voilà. Séchez-vous, les bonnes bêtes ! vous valez trente francs pièce, petites canailles ! Ne me faites pas la farce de crever : ça serait un vol. »
Tout en parlant, il se tournait et se retournait devant le feu, comme un rôti qu’on aurait embroché suivant la perpendiculaire. Gérard eut donc le temps de l’examiner en détail. Il s’était débarrassé petit à petit de tout son attirail de chasse ; le fusil était resté dans le vestibule ; la poire à poudre et le sac à plomb reposaient sur une table de cuisine avec le manchon de renard et la casquette en peau de hérisson. L’homme, à peu près réduit à lui-même, représentait un robuste gaillard de quarante à quarante-cinq ans, ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre ; mais solide, râblé, armé de bras vigoureux et de mollets énormes. Les cheveux taillés en brosse étaient encore d’une belle couleur brune et la figure ne montrait point de rides. Un front large et haut, les sourcils proéminents et bien arqués, deux grands yeux noirs brillants comme des escarboucles au fond de leurs orbites, un nez aquilin, des dents superbes : en voilà certes plus qu’il n’en faut pour faire un garçon présentable. Tout ce qu’on pouvait reprendre en lui, c’était la tête un peu forte, les épaules un peu hautes, les extrémités un peu grosses et les lèvres plus minces qu’une feuille de papier. Mais, au total, ce Jeffs si redouté des chercheuses de feuilles mortes, n’était pas un homme à faire peur.
Lorsqu’il vit son fagot tomber en cendres blanchâtres, et qu’il se sentit tout le corps plus sec que l’amadou, il chaussa des pantoufles de lisière et des sabots de hêtre noirci : « Je suis à vous, dit-il au sous-préfet. Mais comme je suppose que vous n’êtes pas venu pour visiter l’intérieur de ma bicoque, allons dehors. On dit que le paysage du Krottenweyer est le plus beau des environs ; moi, je ne m’y connais point. N’ayez pas peur : les chiens sont attachés ! »
Gérard se laissa éconduire en se donnant pour excuse qu’il était venu, étudier l’homme et non pas la maison. Mais il ne tarda guère à penser que le mieux fermé des deux, c’était l’homme. Tous les efforts qu’il tenta pour le faire causer demeurèrent longtemps inutiles. Il lui parla jardinage en parcourant le jardin ; Jeffs répondit brièvement qu’il ne cultivait ni fleurs, ni fruits, ni légumes. En gardant le terrain comme il l’avait acheté, il économisait les gages d’un jardinier et s’assurait contre la maraude. Gérard se rejeta sur l’agriculture, persuadé qu’un si grand propriétaire faisait valoir au moins une partie de ses biens : Jeffs répondit qu’il avait tout affermé et qu’il ne récoltait rien au monde, sinon des pièces de cent sous. Gérard se rabattit sur la pêche ; il était impossible que ce bel étang ne fût pas aleviné avec soin et pêché tous les deux ou trois ans avec profit ? Jeffs répondit qu’il s’était empressé de détruire tout le poisson de son étang, de peur que les larrons attirés par la carpe ou la truite ne prissent l’habitude de rôder autour de chez lui.
Il fallait que cet homme fût absolument dépourvu d’amour-propre pour laisser sa maison, son jardin, et tout ce qui l’entourait, dans un tel état de délabrement. Un perron magnifique était disjoint ; l’humidité avait rongé plusieurs assises de la façade principale ; deux ou trois murs construits dans le jardin pour soutenir les terres, faisaient ventre et semblaient à la veille de s’écrouler. Gérard lui demanda s’il ne prendrait point quelques mesures contre ces accidents prochains ? Il haussa les épaules et répondit : « À quoi bon ? En serais-je plus riche ? Que m’importe qu’un méchant mur soit debout ou couché ? Tout homme qui appelle les maçons se met dans la gueule du loup. Ah ! si j’avais tout l’argent que les imbéciles ont dépensé au Krottenweyer ! » Il disait tout cela d’un ton froid et dédaigneux, excepté le nom de l’argent. Dans ce seul mot il mordait comme dans un fruit ; il en avait plein la bouche. Gérard crut le prendre sans vert en lui parlant de ce cher argent ; mais aussitôt Jeffs se mit en garde.
« Un homme comme vous, disait le sous-préfet, qui a des millions dans sa caisse… » Jeffs coupa la phrase par le milieu : « Vous croyez ? Qui vous a fait ces beaux contes ? Les gens de Frauenbourg sont trop bons de s’occuper de mes affaires. Je ne vais pas dans leur cuisine, regarder si le pot-au-feu écume bien. Chacun pour soi, sacrebleu ! Qu’ils me laissent tranquille, ou sinon !… » Il haussa les épaules et se mit à parler du beau temps. Gérard, qui poursuivait son idée, lui dit : « Un administrateur, sous un gouvernement comme le nôtre, doit chercher à tirer parti de toutes les forces vives du pays. Vous êtes une force par votre caractère et par votre fortune. Je m’étonne que vous n’ayez jamais eu l’ambition d’arriver à quelque chose ? » L’avare se mit à siffler un air, puis il se tut, croisa les bras, se campa insolemment en face du sous-préfet et lui dit : « L’Évangile ne veut pas qu’on se fiche les uns des autres. Pourquoi venez-vous me chanter des bourdes ? Le gouvernement a besoin de moi pour les impositions : je paye. J’ai besoin de lui pour les gendarmes : quittes ! Qu’est-ce que je gagnerais à faire le bavard dans un conseil municipal, général ou autre ? J’aime mieux tuer une bécasse de trois francs ou même une perdrix de vingt-cinq sous. Les élections ? C’est bon pour les farceurs qui ont du temps à perdre. Moi, je suis électeur, éligible et tout ce qui s’ensuit, mais je n’ai jamais voté et je ne voterai de ma vie. Je ne me mêle pas des affaires de la nation, et j’espère conséquemment qu’elle ne se mêlera pas des miennes. Quittes !
— Par bonheur, dit Gérard, tous les hommes riches et éclairés ne raisonnent pas ainsi. Eh ! que diable ! les Français ne sont pas des ours !
— C’est pourquoi, si j’étais l’autorité, je laisserais les ours dans leurs troncs d’arbres et je me contenterais de faire des phrases avec le père Honnoré, qui s’en charge ! »
Gérard, qui commençait à manquer de patience, se souvint assez mal à propos qu’il avait un coquin devant lui. Il le prit d’un ton trop haut (vous avez dû remarquer qu’il était jeune et sans expérience), et il s’écria comme un nouveau substitut en plein réquisitoire :
« L’autorité ne fait pas seulement des phrases : elle agit quand il le faut, monsieur Jeffs, et les hommes qui n’ont point la conscience nette feront bien de ne pas l’oublier.
— Qu’est-ce que je crains ? qu’est-ce que j’ai fait ? quelles preuves a-t-on contre moi ? Osez le dire ! »
À cette sortie, le sous-préfet reconnut qu’il s’était mis dans son tort. Le fait est que la grossièreté de ce sauvage l’avait jeté hors des gonds. Il reprit son sourire officiel et dit : « Eh ! là là ! Ne nous fâchons pas, je vous prie. Ce serait mal inaugurer nos relations. Vous ne m’avez pas entendu, c’est certain ; je n’ai accusé personne. Je regrette seulement qu’un homme comme vous, qui peut faire du bien autour de lui, se tienne de parti pris en dehors de la société.
— Non ! ce n’est pas ça que vous avez dit !
— Et quoi donc ! s’il vous plaît ?
— Mais… Est-ce que je sais, moi ? Vous avez dit… vous avez eu l’air de dire. Eh ! nom d’une pipe ! demandez à M. Durier si je lui ai jamais pris plus de six du cent !
— Pardon… Vous avez pris… ?
— Rien !… Mais si un imbécile ne peut plus se jeter à l’eau sans que vos scélérats de meuniers disent que j’en suis la cause ! Ah ! les gredins ! Je les tiendrai un jour ou l’autre, et alors !… Des utopistes ! Des rêveurs ! Des étrangers qui se mêlent de tout, et qui ne sont pas seulement nés ici ! Tant pis pour vous si vous avez donné dans leurs panneaux. Nous sommes des gens tranquilles, dévoués au gouvernement, mais nous ne voulons pas qu’on nous embête, sous prétexte de faire notre bonheur ! Je vous salue très-humblement, monsieur le sous-préfet. »
Il ouvrit et referma sa grille, tourna le dos à Gérard et s’en alla vers la maison en grommelant et gesticulant.
Le cocher des Trois-Rois le regardait et haussait les épaules. « J’espère, dit-il au sous-préfet, que voilà un joli coco ! M. Honnoré vaut son pesant d’or fin ; celui-là ne vaut pas d’être rentré le soir ! » Gérard comprit cette métaphore pittoresque empruntée aux travaux des champs : il n’y a récolte si moisie, fourrage si avarié, qui ne vaille le transport.
Entre le maire de Frauenbourg et l’ours du Krottenweyer, l’antithèse était parfaite. L’un représentait ce génie bienfaisant adoré des anciens Perses sous le nom d’Ormuzd ; l’autre ressemblait fort à l’odieux Ahriman, source de toutes les misères. Gérard, qui était un jeune homme de bien, ne pouvait hésiter entre ces deux principes. Il avoua son escapade à M. Honnoré et se livra à lui sans réserve.
Un mois après, grâce au bon Ormuzd, il avait une maison parfaitement montée. On lui trouva un cordon bleu qui ne faisait point danser l’anse du panier, et un cocher qui ne buvait pas l’avoine. On lui fit acheter une voiture élégante et deux chevaux très-présentables, et il reconnut avec un peu d’étonnement que son budget bien administré lui permettait une sorte d’opulence. Il réunit les fonctionnaires et les notables de la ville dans une fête assez brillante, dont Mme Honnoré fit les honneurs. Le farouche Ahriman n’y fut point invité : on disait cependant qu’il aimait bien la danse.
Les bureaux de la sous-préfecture se réveillèrent comme le palais de la Belle au bois dormant. On versa de l’encre fraîche dans les trois écritoires. Quelques abus scandaleux furent réprimés. Un employé subalterne des ponts et chaussées vit tarir la source illégale de ses revenus ; les maraudeurs qui dévastaient la forêt communale furent poursuivis ; on rappela à MM. les gardes qu’ils n’étaient pas payés pour donner l’exemple du braconnage : on améliora le sort de quelques instituteurs qui mouraient littéralement de faim. Plusieurs projets d’utilité publique, ensevelis dans les cartons sous une pelletée de poussière, reparurent à la lumière du jour ; on répondit à une multitude de demandes ou de réclamations qui attendaient patiemment, à la française, depuis un certain nombre d’années. Une directrice des postes qui avait l’habitude de lire et même d’annoter familièrement les correspondances privées, fut remplacée dans les huit jours.
Au milieu de ces occupations sérieuses, Gérard trouva le temps de faire quelques belles parties de pêche dans la Frau et dans la Reiss. Ces deux rivières, qui ont leur confluent à cent mètres au-dessus de la ville, débordaient régulièrement chaque année : non pas en même temps, ce qui eût entraîné des conséquences graves, mais l’une après l’autre. La Reiss, qui venait de moins loin et de moins haut, partait la première ; mais elle était toujours rentrée dans son lit quand la Frau, grossie par la fonte des neiges sur les hautes montagnes, débordait à son tour. Les deux inondations, plus utiles que nuisibles aux prairies de la vallée, étaient de véritables fêtes pour les amateurs de truite et de brochet. C’était là qu’il faisait beau voir M. de Guernay, debout à la proue d’un bateau plat, lancer son épervier dans les eaux troubles. Il le déployait en rond, en carré, en long, en large, suivant le besoin et l’occasion, jouant avec ses vingt-quatre livres de plomb comme avec des balles de liège. Et lorsqu’il avait emboursé une truite de poids ou un brochet de conséquence, il élevait sa proie en l’air avec un tel éclat de gaieté que l’équipage du bateau et les curieux qui voguaient de conserve applaudissaient de toutes leurs mains.
Dans les premiers mois de son règne, Gérard reçut de son ami Belley une lettre de félicitations, et de son ami Mayran une lettre de condoléance. M. de Mayran le plaignait du triste sort qu’il avait accepté sans doute par nécessité.
« Pauvre ami, te voilà donc au service du gouvernement le plus despotique qui ait jamais écrasé le peuple français ! Tu opprimes quelques milliers de citoyens pour gagner trois ou quatre cents francs par mois ! pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? Que n’ai-je su en temps utile à quelle résolution extrême le désespoir allait te pousser ? J’aurais imploré le secours de ma famille ; j’aurais incliné mon front de démocrate devant ces superbes Mayran, si ridiculement orgueilleux des croisades auxquelles ils ont assisté ! Aujourd’hui encore, s’il ne faut que deux ou trois billets de mille francs pour te tirer de là, parle ! Je chercherai, je trouverai peut-être. Je vendrai, s’il le faut, mon groupe de la France bienfaitrice, que cet immonde jury a écarté, en haine de la Révolution. Tu refuses ? Tant pis pour toi. Mais du moins, quand le souffle du peuple en courroux aura culbuté ce trône insolent, quand l’heure de la justice aura sonné pour les derniers Bourbons et leurs complices, réclame-toi hardiment de notre vieille camaraderie. Les purs me blâmeront peut-être ; mais ce serait bien le diable si le peuple souverain refusait de faire grâce à l’ancien ami du citoyen Mayran. »
« Bravo ! bravo ! bravo ! écrivait de son côté le jeune M. Belley, espoir de la diplomatie. Hourra pour l’honorable Gérard Bonnevelle ! Mais tu n’es qu’un ingrat. Comment ! voici tantôt un mois que tu as le pied dans l’étrier, et tu n’as pas encore trouvé le temps de remercier ton ami ? Où serais-tu sans moi ? quel état tiendrais-tu dans le monde, si je n’avais pas eu le douloureux courage de te refuser quelques billets de mille francs ? Je les avais dans mon tiroir, et tu connais assez mon cœur pour comprendre combien il m’a coûté de te dire : non !… C’est que je devinais, en te poussant dans les bras de ton oncle, que tu allais trouver là fortune et bonheur. Nous sommes tous un peu sorciers dans la carrière. Le pressentiment de l’avenir et la tenue, voilà ce qui nous assure une légère supériorité sur le commun des hommes. J’avais parié au cercle, le soir même de ton départ, que Gigoult reprendrait Madelon avant la fin de la semaine ; il n’y a, pardieu ! pas manqué. On l’a vu, le samedi soir avec elle, dans une baignoire de la Comédie-Française, applaudissant Rachel de confiance, car il n’avait d’yeux et d’oreilles que pour Madelon. Ce sceptique, ce cynique, ce tout ce qu’on voudra, est un homme vraiment fort. Il s’était juré de tenir rigueur à sa belle tant que tu resterais à Paris ; il a été ferme jusqu’au bout ! Du reste, le beau d’Armagne est plus épris et plus fou que jamais. On dit qu’elle persiste à le garder à distance ; personne n’a jamais su pourquoi. Car enfin entre Mme de Fleurus et l’empereur Caligula il y a une certaine différence, au point de vue de la cruauté. On parle d’un nouveau soupirant, homme grave, que les plus hautes considérations m’interdisent de nommer ici. Tu le connais beaucoup, reconnais-le si tu l’oses ! D’aucuns le classent parmi les avares ; moi je dis simplement qu’il ne prend pas à la charcuterie les laisses de ses chiens. »
Gérard était à mille lieues de reconnaître son oncle. Du reste, il ne chercha pas même à mettre un nom au bas de ce portrait. Il s’inquiétait fort peu de Madelon et des nouvelles victimes qu’elle avait pu faire. Cette demoiselle ne lui inspirait plus qu’une profonde indifférence. Il était, ou du moins il se croyait guéri pour toujours.
L’été de 1840 fut pluvieux dans le Bas-Rhin : les récoltes restèrent sur pied jusqu’à la fin d’août, et la chasse n’ouvrit que le 1er septembre. Les premiers coups de fusil de la saison ne se tirent pas en Alsace sans une certaine solennité. Dans toutes les maisons riches ou simplement aisées, la fête de l’ouverture se célèbre par un déploiement de luxe et une grande affluence de visiteurs. Les amis du baron Hubert accoururent de tous côtés au moulin de Frauenbourg. Il en vint de Strasbourg et de Nancy, de Phalsbourg, de Sarrebourg et de Saverne ; il en vint même de Paris. On avait du logement, des armes et du gibier pour tout le monde : quinze chambres d’amis, un arsenal complet, le plus beau chenil du département, une plaine peuplée de lièvres et de perdreaux, deux mille hectares de forêts domaniales louées par M. de Guernay, et le joli Bois de Monseigneur, coupé dans tous les sens par des routes larges et commodes : c’était l’ancien tiré des évêques de Strasbourg. Sauf le lapin qu’on avait proscrit comme animal nuisible, et le faisan qui refusait de s’acclimater dans le canton, vous trouviez là poil et plume de toutes sortes : caille, perdrix, râle de genêts, bécasse au moment de la passe, lièvre en tout temps, gelinotte sous bois, chevreuil, sanglier, chat sauvage, coq de bruyère sur les rochers nus. Et tous les chasseurs alsaciens vous diront comme moi que le coq de bruyère (n’en déplaise à M. Gérard des Lions et à M. Bombonnel des Panthères) est le plus beau coup de fusil du monde !
Ne croyez pas au moins que M. de Guernay imitât ces propriétaires allemands qui s’approprient le gibier tiré par leurs hôtes ! Il n’était pas non plus de ceux qui vous disent : « Tuez des broquarts autant qu’il vous plaira, mais épargnez les chèvres sous peine d’amende ! » Ces petites économies germaniques lui inspiraient un dédain profond. Un jour qu’il était lui-même invité à une battue dans les environs de la forêt Noire, il entendit le propriétaire annoncer à ses amis que le meurtre d’une chèvre se payerait vingt-cinq francs.
« Ah ! répondit-il, ce n’est qu’une question d’argent ? Je suis bien aise de l’apprendre. »
Et il tua trente chèvres dans la journée pour la bagatelle de 750 francs. Le propriétaire était un prince, mais il avait trouvé ce jour-là plus grand seigneur que lui.
Les domestiques du moulin attendaient toute l’année cette benoîte saison de la chasse qui triplait leurs gages par les pourboires. Mme Honnoré prétendait au contraire que l’ouverture la faisait maigrir six mois d’avance ; que c’était un travail forcé, une galère, un supplice, un martyre inventé tout exprès pour abréger ses jours. Au fond du cœur, la bonne dame était moins malheureuse qu’elle ne l’avouait, et on l’aurait privée du plus clair de ses plaisirs en lui ôtant cette occasion de se mettre en quatre. Elle accueillait les arrivants avec une si franche cordialité ! Elle leur demandait si obligeamment des nouvelles de toute leur famille, alors même qu’elle ne connaissait personne de leur famille ! Elle redisait avec tant de joie sa vieille plaisanterie provinciale :
« Nous laissons les façons aux tailleurs et les cérémonies à M. le curé ! »
Elle avait si lestement appelé un domestique pour prendre des malles ! Et donné la clef de la chambre ! Et offert en signe de bienvenue tous les rafraîchissements connus et inconnus ! Elle faisait si bien les honneurs d’un repas, témoignait un chagrin si profond lorsqu’on avait refusé de quelque chose, recommandait si chaudement le pudding aux écrevisses qu’elle ne dédaignait pas de préparer elle-même !
Huit jours avant l’arrivée de ses hôtes, elle courait partout en grondant. Elle ouvrait les armoires, déballait les réchauds d’argent, les cristaux de Bohême, le service de vieux saxe et mille autres belles choses, comme surtouts de bronze doré et couteaux à manches de porcelaine, qui ne voyaient le jour qu’en cette occasion ! Elle coupait à grands coups de ciseaux les rubans de fil rouge qui séparaient les douzaines de damassé.
« Ah ! mon gendre ! soupirait-elle tout en courant, que vos amis me donnent de mal ! »
Eux partis, elle grondait contre la promptitude de leur fuite.
« On les avait à peine vus ; on n’en avait pas joui ; ces messieurs étaient avares de leurs instants ; ils avaient donc des affaires bien urgentes ? Peut-être la cuisine leur avait-elle paru mauvaise : ils n’avaient ni bu ni mangé ! »
Mais le crime le plus impardonnable à ses yeux était de promettre une visite et de ne point venir. Hubert avait annoncé deux ou trois de ses amis qui ne s’étaient jamais laissé voir. Les uns avaient envoyé des excuses valables ; d’autres s’étaient justifiés aux dépens de cet odieux Paris, qui ne lâche pas facilement sa proie. Mme Honnoré les considérait tous comme des banqueroutiers de la pire espèce. Elle en voulait surtout au célèbre Astolphe d’Armagne, qui se faisait attendre depuis tantôt dix ans.
De tous les hôtes qu’on pouvait espérer, Astolphe était sans contredit le plus désirable. Non pas, au moins, parce qu’il était prince. Les propriétaires du moulin ne connaissaient point cette bassesse d’esprit qui adore la naissance ou la fortune pour elles-mêmes. On rencontre dans les pays les plus civilisés des hommes assez plats pour se prosterner gratis devant les noms ou les millions de leurs semblables. Fi donc ! Les Guernay et les Honnoré étaient de trop bon sens et de trop bonne maison pour goûter le plaisir de marcher à quatre pattes. Mais le prince d’Armagne, principauté à part, inspirait une vive curiosité à toutes les femmes par la mauvaise réputation qu’il s’était faite à Paris. Descendant authentique des rois lombards, fils unique du vieux duc de Cambry, frère de la respectable marquise d’Hauteforce, il était né pour la vie la plus noble et les fonctions les plus importantes. Mais sa mère, qui mourut jeune, l’avait gâté ; son père, égaré dans les hautes régions de la niaiserie diplomatique, avait négligé son éducation. Son précepteur, un digne prêtre, ne lui avait rien enseigné, et la nature, brochant sur le tout, ne lui avait jamais donné le désir d’apprendre. Si bien qu’à dix-huit ans il plaçait Stockholm en Allemagne et admirait dans Washington le vainqueur de Waterloo. En ce temps-là, il avait de l’orthographe un peu plus que le roi Louis XVI et un peu moins que son cuisinier ; aussi prenait-il soin d’écrire comme un chat pour dérober aux curieux les singularités de sa grammaire. En revanche, il possédait tous les talents d’un gentilhomme accompli, il s’habillait comme Brummel, saluait comme M. d’Orsay, galopait comme un chasseur d’Afrique, dansait, jouait, se battait dans la perfection et faisait sur tous les terrains la plus belle figure du monde.
Il causait agréablement, sans jamais écouter ce qu’il disait ; il avait dans l’esprit quelque chose de soudain et d’imprévu, comme des fusées qui s’allument à tort et à travers, sans que personne ait conscience d’y avoir mis le feu. Son père le comparait volontiers aux grands seigneurs de Molière, qui savaient tout sans avoir rien appris. On trouvait en lui plus de chaleur que de passion, plus de vivacité fébrile que d’aptitude à être ému, un scepticisme animé et bruyant, une indifférence un peu fanfaronne qui badinait, non sans grâce, avec le bien et le mal. Mais avant tout il était superlativement français, c’est-à-dire possédé du besoin de paraître, amoureux de l’effet, passionné pour le bruit, et désireux d’étonner ses contemporains, coûte que coûte. Ce défaut national, qui dans certains temps et certains milieux a produit de grandes actions, n’inspira au prince Astolphe qu’une série de grandes sottises.
M. de Cambry, qui donnait un peu dans les idées anglaises, émancipa son fils à dix-huit ans. Il disait, non sans quelque raison, que l’éducation des Français se prolonge au delà de toute mesure. Un petit Anglais de quatorze ans est plus dégourdi et plus posé, plus réfléchi et plus résolu, plus homme enfin qu’un grand dadais de Parisien, détenu jusqu’à sa majorité entre les quatre murs d’un collège. Malheureusement Astolphe était de ceux qui ont besoin d’un frein à tout âge : aucune discipline n’aurait été trop sévère pour lui, pas même celle du régiment. Maître absolu de sa personne et du bien de sa mère, affranchi de la surveillance paternelle, grâce à je ne sais quelle ambassade, il trouva le secret de se ruiner avant l’âge des passions.
C’est qu’on peut faire d’énormes sottises à Paris, sans que la passion soit de la partie. La vanité est cent fois plus coûteuse que tous les vices ; les plaisirs proprement dits ne sont pas ceux qui se payent le plus cher ; c’est l’ostentation, la comédie publique du plaisir qui met tant de gens sur la paille. Le prince d’Armagne, adolescent et imberbe, fonda vers les dernières années de la Restauration une école d’absurdité qui est encore très-florissante aujourd’hui. Il inventa un genre de renommée à la portée de tous les jeunes gens riches. Vous savez combien il est difficile de faire parler de soi entre dix-huit et vingt-cinq ans. C’est un âge qui fournit peu de grands capitaines, peu d’écrivains, de savants ou d’artistes célèbres. À quel saint se vouer, lorsqu’on est trop pressé pour attendre la gloire et qu’on veut être connu vite et tôt ? Rien de plus simple, pensa le jeune Astolphe ; il suffit de jeter l’argent par les fenêtres et de se ruiner en grande pompe aux yeux de tout Paris. Marceau gagne une bataille à vingt-quatre ans, pour qu’on le sache ; un baby du faubourg Saint-Germain gaspille deux millions pour le même motif. À ce prix, il est plus célèbre durant six mois que le vainqueur du Mans ; on ne parle que de lui entre Tortoni et la barrière de l’Étoile ; il jouit d’une popularité sans rivale aux yeux des fournisseurs, des filles et des badauds. Dès le jour où M. d’Armagne inventa cet admirable secret, on vit une quinzaine de jeunes messieurs bien nés se disputer sérieusement la palme de l’absurde. Comme ils ne s’amusaient point pour s’amuser, mais pour paraître, un profond ennui les accompagnait au milieu des folies les plus babyloniennes. Ils étaient, ils sont encore, hélas ! plus graves que des ambitieux à la poursuite de la gloire ; ils combinent, sans se dérider, la spéculation de leur ruine.
Astolphe, un des hommes les mieux doués de son époque, sut gaspiller en deux ans l’héritage de sa mère. C’était de l’argent net et liquide, payé comptant par les acquéreurs des divers immeubles. Les usuriers n’y eurent point de part ; tout fut pris par les chevaux, le jeu et les femmes. La libéralité des bambins de vingt ans pour des créatures qu’ils n’aiment pas, est encore une des inventions de cette époque. Ils ne préfèrent pas les plus jolies, ni les plus jeunes, mais celles qui sont cotées au plus haut prix. Ô jeunes gens ! vos pères et vos oncles ne donnaient point dans ce travers. Ils aimaient pour eux-mêmes et plaisaient par eux-mêmes ; j’en connais plus de trois qui maintiennent ce principe dans un âge assez raisonnable. Ils laissent aux échappés de rhétorique l’honneur fastueux de payer les frais de la guerre. C’est Achille qui se ruine et Nestor qui s’amuse ; Desgrieux met son patrimoine en litière sous les pieds de Manon !
Le prince d’Armagne était d’âge et de figure à viser haut en amour ; mais, comme il aimait pour la galerie, il s’adressa aux filles à la mode, c’est-à-dire à des beautés médiocres, que tout Paris avait séduites avant lui. Il leur donna des mobiliers, des écuries, des inscriptions de rente et des terres au soleil. Ce rôle eût été ridicule, même chez un vieillard : il le joua brillamment, je l’avoue, et se fit honneur de son argent. On se rappelle encore la façon dont il entra en ménage avec Mlle Hermance Rouet, plus connue sous le nom de Nana Chantilly. Il se donna le luxe d’entasser dans la cour de sa maison tous les meubles, les bijoux, les cachemires, les dentelles, les toilettes qu’elle tenait du gros Samuel Rotterdam, et il y mit le feu de sa propre main. C’était une plaisanterie de cent mille francs pour le moins, mais qui faillit coûter un peu plus cher. Les flammes s’élevèrent à la hauteur du toit. Or, Mlle Nana Chantilly habitait, en ce temps-là, un petit hôtel de la rue Richelieu, à deux pas de la Bibliothèque royale !
Si du moins il avait eu l’excuse d’un peu d’amour ! Mais cette Nana lui était parfaitement indifférente ; il n’y tenait pas plus qu’à un vieux gant ! Après l’avoir installée comme une princesse, il trouva plaisant de lui enlever sa femme de chambre, une basse Brette brunette, qu’il lança. Six mois plus tard, la servante éclaboussait son ancienne maîtresse, et Astolphe la laissait retomber dans la misère, disant qu’elle était devenue trop grande dame pour lui. De toutes les créatures avec lesquelles il s’afficha tour à tour, il n’en aima pas une un quart d’heure. Il les comparait lui-même à des chevaux qu’on paye cher et qu’on cède toujours à perte.
La marquise d’Hauteforce, sa sœur aînée et très-aînée, était une femme exemplaire. Elle lui fit souvent des remontrances sans aigreur sur le scandale de sa conduite. « Ruinez-vous, si cela vous plaît, lui disait-elle ; vous avez encore trois ou quatre fortunes à prétendre. Mais ne traînez pas votre nom dans la mauvaise compagnie, et sauvez au moins les apparences ! Ne saurait-on jouir de la vie et garder la couleur d’un homme sérieux ? » Ces gronderies le comblaient de joie, car il aurait perdu le plus clair de son plaisir s’il n’avait scandalisé personne. « Hélas ! répondait-il d’un ton léger, dites-moi, mon auguste sœur, ce que je gagnerais à me contraindre ? Je n’ai pas besoin de jouer la comédie pour vivre. Or, les gens sérieux sont des comédiens tristes et mal rétribués. Un monsieur qui s’habille de noir afin de ressembler à tout le monde, qui cache sa maîtresse pour ne point faire de jaloux, qui entre au cabaret par la porte de derrière et s’affuble d’un domino pour aller à l’Opéra : voilà l’homme sérieux. Il se tait habituellement, pour faire croire qu’il n’a rien à dire, ou il répète des phrases toutes faites pour montrer à ses concitoyens qu’ils ont tous autant d’esprit que lui. Après dix ans de ce manège, la patrie reconnaissante les nomme ambassadeurs, juges de paix, ou gardes champêtres. Moi, je suis prince d’Armagne, je serai duc de Cambry ; j’ai un père qui est sérieux pour quatre et une sœur qui figurera un jour dans le calendrier ; j’ai donc le droit de vivre à ma guise, de conserver les traditions de la vieille absurdité française, et de faire graver sur ma tombe : « Ci gît, le seul homme de 1828 qui ne fut pas sérieux. »
Le tapage de sa conduite lui attira un certain nombre de bonnes fortunes. Quelques femmes du monde vinrent se jeter à sa tête, quoiqu’il parût rarement dans le monde. La plupart étaient des curieuses fort expérimentées, qui voulaient tout simplement l’ajouter à leur collection ; mais il fit aussi des conquêtes plus honorables et qui méritaient au moins des égards. Il les traita mal et les compromit : la mauvaise compagnie crée des habitudes incorrigibles. Il s’amusait volontiers à mettre ses maîtresses aux prises, ou même à leur opposer des filles de rien. Entre autres anecdotes peu croyables, mais qui circulèrent dans Paris, je ne citerai que certain souper à trois, où le prince, après un bal masqué, mit en présence une marquise et une figurante, et s’amusa beaucoup de les voir également sottes. On prétend qu’après boire il les renvoya dos à dos et qu’elles ne s’en consolèrent ni l’une ni l’autre de longtemps. Le cœur des femmes est singulièrement fait : à certaine période de la passion, il s’asservit ou s’exalte au point d’accepter les affronts avec ivresse et la dégradation avec grandeur.
Voici, de toutes les aventures d’Astolphe, celle qui fit le plus de bruit à Paris et en province. Ne vous attendez pas à lire un de ces traits de haute perversité qui font époque dans l’histoire du cœur humain. Le don Juan que j’essaye de vous peindre ressemble au héros de Tirso de Molina comme Louis-Philippe à Philippe II. Faites la part des temps, et songez, s’il vous plaît, que le régime constitutionnel entraîne une certaine pondération même dans la débauche et l’extravagance.
Une jeune femme tout à fait digne d’être aimée remarque le prince au théâtre Italien. Il la devine, la poursuit, l’obtient et la compromet ; le tout en moins de six semaines. Comme elle était de son monde, il rencontre le mari dans un club, le trouve charmant et s’éprend pour lui de la plus belle amitié. Il ne pouvait vivre sans lui ou sans sa femme ; tout son temps se partageait entre eux. S’il garda la baronne de B… cinq ou six mois, ce fut pour l’amour du baron. « Car rien n’est odieux, disait-il, comme de suppléer un homme laid, mal bâti ou déplaisant. » Il fatiguait la pauvre enfant d’un éloge perpétuel de son mari. Toute la ville connut cette liaison, et en fit des gorges chaudes. Mais un soir, dans une réunion d’hommes, quelqu’un s’avisa de citer le baron de B… comme un époux ridicule. Astolphe qui était là se mit dans une grosse colère ; il vengea d’un coup d’épée l’honneur de son ami. Cet événement fit quelque tapage ; il affermit la réputation de Mme de B… ; j’entends sa mauvaise réputation. Il y a des grâces d’état pour les maris ; cependant le baron eut bientôt la puce à l’oreille. Quelque douairière de la famille lui conseilla charitablement de surveiller sa femme. Dès ce jour il hanta le jardin des Tuileries à l’heure où madame y faisait, soi-disant, une promenade de santé, et il ne la rencontra guère ; il prit donc l’habitude de réfléchir et de se gratter le front. Comme il soupçonnait tout le monde, excepté le cher Astolphe, il lui ouvrit son cœur un beau soir, après souper. Le prince, toujours fou, et peut-être quelque chose de plus ce soir-là, coupa la confidence par le milieu.
« Monsieur, s’écria-t-il, vous insultez ma maîtresse ! »
Cette gasconnade fut suivie d’un coup de pistolet qui cassa le bras droit du pauvre mari. Il fit venir un chirurgien et renvoya sa femme. La baronne courut chez Astolphe. Elle l’aimait éperdument et se croyait payée de retour.
« Je suis à toi pour toujours, » lui dit-elle en se jetant à son cou.
Il répondit très-froidement :
« Madame, nous n’avons jamais signé de bail. Vous êtes cause que j’ai failli tuer un galant homme que j’estime et que j’aime prodigieusement. Je vous pardonne : mais n’espérez pas que je ferai la sottise de vous enlever. Mon ami Ladislas a pris de cette façon Mme de Torre-Selvatica ; ils sont très-malheureux l’un et l’autre. Mme de Torre se peint comme une fille ; elle fait du bruit dans son avant-scène aux premières représentations ; je crois même qu’elle a trompé Ladislas avec moi la semaine dernière. J’aime mieux rompre avec vous tout de suite que m’exposer à pareil accident !… »
La pauvre jeune femme se retira dans sa famille ; ce ne fut pas sans beaucoup de larmes et de paroles amères :
« Vous avez raison, dit-elle à son amant, de ne vous point embarrasser d’une femme : c’est un fardeau trop lourd !
— Pour qui me prenez-vous ? s’écria-t-il fièrement. Je ne crains rien au monde, pas même l’embarras d’une femme. Et pour vous le prouver, je parie qu’avant un mois j’enlèverai… qui ? Votre meilleure amie, par exemple, la vertueuse Mme de Sautou ? » Il tint parole, se fit aimer de Mme de Sautou, veuve et prude, et décida qu’il la conduirait en Gascogne, chez son ami Selvignac. Tout était convenu ; il partit en fourrier pour préparer les logements, et bouleversa le château de fond en comble. Un vieux parc de deux ou trois cents ans faisait l’ornement du domaine et l’orgueil de la province : il y mit les bûcherons, alléguant que la fraîcheur des bois pourrait enrhumer madame. Ce sacrilège accompli, il trouva le pays lugubre et écrivit à Mme de Sautou qu’il l’attendait à Marseille pour la conduire en Italie. La pauvre femme partit pour Marseille en grand secret ; quoique libre, elle avait à ménager le monde et sa famille. Elle trouva le prince officiellement établi avec la Dugazon du grand théâtre et passionnément épris de la langue provençale, qu’il étudiait sur le port !
On se demandera peut-être comment un si terrible enfant pouvait avoir des amis. Il en avait pourtant, et des meilleurs. Beaucoup de jeunes gens de son âge s’étaient laissé fasciner, comme Hubert de Guernay, par ses qualités et ses défauts. C’est qu’il était d’un courage à toute épreuve, d’une loyauté qui se révoltait contre la moindre injustice, d’une bonté inégale et capricieuse, mais incontestable au fond ; d’une grandeur qui perçait sous toutes ses actions, bonnes ou mauvaises. Il donnait sans compter, et même aux malheureux, ce qui est rare dans le monde élégant. Il aurait tenu tête à un tigre dans les jungles et repêché un chien dans l’égout. Son mépris pour les femmes était absurde et monstrueux, mais il ne s’étendait pas jusqu’aux femmes laides et pauvres. Les duchesses du faubourg et les demoiselles à la mode avaient de bonnes raisons pour l’appeler Son Insolence le prince d’Armagne ; mais plus d’une fois, à la chasse, il aida quelque vieille paysanne à recharger un fagot sur sa tête. Les pauvres, vrais ou faux, avaient prélevé la dîme sur les trois héritages qu’il dévora jusqu’en 1840.
Le premier, je vous l’ai dit, fut celui de la pauvre duchesse. Une grand’tante de Bretagne fournit le second. Quant au dernier, il le conquit bel et bien lui-même en tuant un oncle qu’il avait en Belgique : c’était un frère de sa mère, gros, riche, avare, évêque, et partant sans postérité. Astolphe, un beau matin qu’il était sans argent, lui écrivit à peu près en ces termes :
« J’ai échelonné les héritages qui me sont dus par la famille ; votre tour est venu depuis longtemps ; du reste, Votre Grandeur a dépassé de beaucoup la limite normale de la vie humaine. Ne vous pressez pas cependant ; j’insiste pour que vous demeuriez sur cette terre aussi longtemps que vous vous y trouverez bien ; mais vous êtes trop équitable pour vouloir qu’un pauvre neveu soit victime de votre précieuse santé : voici tantôt deux ans que je fais des dettes et que je mets des créanciers à la porte, sans élever aucune réclamation contre vous. Si les sacrifices que je vous ai faits ne valent pas un présent de cent mille écus, c’est qu’il n’y a plus de justice en ce monde ! »
La plaisanterie était forte et d’un goût plus que douteux. Mgr d’Arlon la trouva si mauvaise qu’il eut une attaque de paralysie et mourut sans prendre le temps de déshériter Astolphe.
Tel était l’homme que le baron de Guernay chérissait tendrement et qu’il promettait depuis dix ans à sa famille. Il est juste de dire que ni Mme de Guernay, ni Mme Honnoré, ne connaissaient la vie du prince dans tous ses détails. Elles en avaient souvent entendu parler par Hubert, qui citait avec admiration quelques-unes de ses folies, et le dépeignait comme le type du gentilhomme à la mode. On était curieux de le juger par soi-même, de voir si le monde n’en disait pas trop de bien ou trop de mal, et si un intervalle de dix années n’avait pas changé le loup en agneau. Mais il ne venait point, et Mme Honnoré offrait de parier contre son gendre qu’il ne viendrait jamais à Frauenbourg.
Elle aurait perdu sa gageure. Le 26 août, on reçut au moulin un petit mot illisible, daté de Bade. Le voici tel que le baron le déchiffra au déjeuner :
« Mon cher Guernay,
« Faites-vous l’ouverture chez vous ou chassez-vous sur les terres des autres ? Si vous êtes à Frauenbourg et qu’il vous plaise d’étudier sur ma figure le ravage des passions et des années, enseignez-moi par quels chemins on arrive à votre désert. J’ai hâte de quitter cet ignoble et charmant pays de Bade, où l’on m’a fait avaler toutes les couleuvres de la création. Préparez-moi une botte de paille pour dormir : c’est tout ce qu’il faut, et même plus qu’il ne faut, car je ne dors plus. Et si votre patron, l’estimable saint Hubert, vous avait indiqué un remède contre la rage, je vous prierais d’en faire provision pour votre ami.
« ASTOLPHE. »
Ce texte prêtait au commentaire ; chacun fit ses réflexions.
« Pauvre jeune homme égaré ! disait la vieille Mme de Guernay. Il a quelque grand chagrin, cela se devine assez. Et quel homme, dans ce siècle sans foi, pense à invoquer Celui qui est la source de toute consolation ? Enfin ! nous le distrairons de notre mieux. Mais il ne prendra pas beaucoup de plaisir avec des gens tout simples comme nous !
— Bah ! bah ! bah ! répondait Mme Honnoré. Quel diantre de chagrin pourrait-il avoir ? Est-ce que ces beaux-fils se tourmentent de quelque chose ! Parions qu’il a perdu son argent au jeu de Bade ! On lui en prêtera, de l’argent, et tout sera dit. Notre loto ne coûte pas si cher. Mais sait-il seulement ce que c’est que le loto ? En attendant, je vais lui faire apprêter la chambre verte. Oui, bien décidément, la chambre verte. Pour un chasseur, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Les matelas sont frais battus ; il ne dira pas qu’il a couché sur la paille. Sur la paille ! Au moulin de Frauenbourg ! Mais quand les bohémiens nous demandent à coucher, nous leur donnons du foin, mon cher monsieur ! »
La jeune dame demanda avec une certaine inquiétude s’il faudrait se mettre en frais de toilette. Elle avait un peu de paresse et s’abandonnait volontiers. Hubert la rassura en décidant qu’on ne changerait rien aux habitudes de la maison. Les petits Honnoré sautaient de joie à l’idée de voir un Parisien de plus, car le Parisien est un oiseau de paradis pour les enfants de la campagne. Leur père cherchait un moyen de varier les distractions un peu uniformes de Frauenbourg. Il organisait de longues promenades, des excursions géologiques, archéologiques, ou simplement pittoresques. Le baron se porta garant que la chasse suffirait aux plaisirs de son ami. Il l’avait vu sous les armes et savait que pour lui le plus beau point de vue était la croupe d’un chevreuil ou la hure d’un sanglier. Malheureusement, la saison ne permettait encore que la chasse en plaine. Mais le lièvre foisonnait dans les trèfles et les tabacs, la caille n’avait pas encore pris congé, et, quant à la perdrix, les deux gardes répondaient de soixante à quatre-vingts compagnies.
Il écrivit donc au prince que la botte de paille était prête et même bassinée. Quant aux chemins qui conduisaient chez lui, il offrait de les montrer lui-même et d’aller avec ses chevaux prendre l’aimable hôte à Strasbourg.
La réponse se fit attendre une grande semaine, et Hubert, qui se devait à ses amis présents, fit l’ouverture sans Astolphe. Il lui réserva pourtant deux ou trois cents hectares bien couverts, où les levrauts et les perdreaux, jeunesse sans expérience, se crurent plus inviolables que la Chambre des députés. Le samedi 5, deuxième lettre, où l’illisible promettait d’être à Strasbourg le mardi suivant à dix heures. Mais le lendemain il donnait contre-ordre et demandait qu’on l’attendît vaguement, sans venir au-devant de lui.
« Allons ! allons ! dit Mme Honnoré ; le jeune homme court après son argent, et nous ne le verrons pas de sitôt. Mon pari n’est pas encore perdu. Si du moins il avait l’heureuse idée d’arriver pour la fête !… »
La fête patronale de Frauenbourg tombait le 20 septembre, jour de la Saint-Eustache, et durait toute une semaine.
Un soir qu’on allait se mettre à table (c’était, je crois, le dimanche 13, à six heures), une chaise de poste entra dans la cour. Hubert courut à la portière et enleva son ami à bras tendu.
Les habitants et les hôtes du moulin éprouvèrent tous une déception lorsqu’ils virent de près ce héros de la vie parisienne, dont on leur avait tant parlé. Peut-être Astolphe les eût-il frappés d’admiration s’il leur était apparu aux Champs-Élysées, dans sa troïka attelée de trois chevaux russes, au milieu des Oh ! et des Ah ! de tous les badauds de Paris. Mais sur le perron du moulin, Astolphe, habillé de plaid, coiffé d’une casquette et couvert de poussière, leur fit l’effet d’un petit homme comme on en voit beaucoup. Ce n’était pas qu’il fût mal pris dans sa modeste taille ; sa barbe courte et ses cheveux noirs taillés à la malcontent, encadraient assez agréablement une figure ouverte et intelligente ; mais on cherchait malgré soi la crinière et la griffe du lion.
La deuxième impression fut que l’ami d’Hubert était un homme très-bien élevé. Le peu de mots qu’il dit aux diverses personnes de la famille indiquaient le désir de plaire : évidemment, il avait appris la maison par cœur dans les lettres de M. de Guernay.
Un son de cloche l’avait averti qu’il arrivait tout juste à l’heure du repas : il eut le bon goût de bâcler sa toilette en dix minutes. Il eut l’esprit de descendre en redingote : le premier coup d’œil lui avait appris qu’on ne s’habillait pas autrement pour dîner. Lorsqu’on lui présenta les enfants du baron, il les embrassa d’un tel appétit qu’il gagna d’emblée le cœur des trois mères : je vous ai dit que ces petits étaient d’une fraîcheur et d’une propreté qui donnaient envie de les manger tout crus. Le repas fut excellent, à l’ordinaire : il y fit honneur en homme qui se porte bien ; Mme Honnoré n’eut pas occasion de se plaindre de lui. L’habitude du moulin, même en temps d’ouverture, n’était pas de changer les couverts à chaque plat. Ce n’était pas manque d’argenterie, mais paresse des domestiques, ou toute autre raison qu’il vous plaira d’imaginer : chacun gardait sa fourchette et son couteau, depuis le potage jusqu’à l’entremets. Le prince saisit ce détail à première vue ; il ne commit pas la faute d’oublier son couvert dans son assiette. Hubert, qui avait dîné chez son ami et qui connaissait ses habitudes, lui sut gré de cette petite délicatesse.
La compagnie n’était pas assez nombreuse pour qu’une conversation générale fût impossible. On parla de tout, excepté des filles à la mode, des chevaux de courses, des pièces nouvelles et de ce qui aurait pu intéresser un viveur de Paris. Astolphe sut prendre intérêt à tout ce que l’on dit et montrer une obligeante curiosité, sans trop laisser voir son ignorance. Lui-même parla de chasse avec un vrai mérite. Il possédait à fond cette belle langue de vénerie, la plus naïve, la plus pittoresque, la plus foncièrement française, car elle s’est conservée sans altération notable depuis le règne de François Ier.
M. Honnoré s’amusait quelquefois à parler religion pour taquiner les dames : il avait tort. Mais quel sage n’a pas un petit grain de folie ? L’excellent capitaine joignait à son vice bien connu un défaut incorrigible. Non seulement il faisait des vers latins en hiver, mais il était païen en toute saison ; païen sincère et convaincu, croyant à Jupiter et aux douze dieux de l’Olympe ; persuadé que l’avènement du christianisme était une décadence intellectuelle et morale de l’humanité. Astolphe lui tint tête et plaida la bonne cause. Ce jeune homme, qui avait tué un évêque, édifia Mme de Guernay. Il s’exprima fort bien, ma foi ! et fut orthodoxe en diable. Il fallait qu’on l’eût changé à Bade, ou qu’il possédât, comme le plus beau des Grecs, l’art de se métamorphoser lui-même selon le temps et les lieux. Bref, il plut à tout le monde, et devint, en deux heures de table, un vieil ami de la famille.
Mme Honnoré, qui était la voisine du prince, lui dit en confidence au dessert :
« Et ce fameux chagrin noir ? m’en donnerez-vous des nouvelles ? Nous avons des bagues de saint Hubert, qui guérissent la rage infailliblement. Faut-il que j’aille vous en chercher une ? Je parie que vous aviez perdu beaucoup d’argent sur cet affreux tapis vert, et que votre mélancolie venait de là. »
Il répondit sans embarras qu’il croyait avoir gagné quelque argent à Bade et qu’il ne se souvenait point d’avoir eu aucun chagrin dans l’année.
« D’ailleurs, ajouta-t-il, je suis persuadé que tous les ennuis s’oublieraient en un rien de temps dans une maison comme la vôtre. »
Mais après le loto, lorsqu’il fut seul avec Hubert dans la chambre verte, il pleura comme un grand enfant.
« Ah ! mon ami, s’écria-t-il, je suis une brute indigne de porter le nom d’homme ! J’aime une créature sans beauté, sans esprit, sans jeunesse, sans cœur ! C’est la dernière des femmes ; elle a volé quand elle était jeune, elle vit publiquement avec un vieillard de soixante-dix ans ; sa maison est une auberge où tous les étrangers un peu riches peuvent se faire présenter matin et soir. Elle a été la maîtresse de l’univers entier, excepté moi. Moi-même je l’ai presque vue à mes pieds, il y a trois ans, et je l’ai repoussée avec mépris. Maintenant c’est elle qui me repousse, et qui me raille, et qui venge tant d’honnêtes femmes que j’ai traitées indignement. Je suis malheureux, je suis bête, je suis ridicule, je suis un homme fini ! »
Le sage Hubert, qui connaissait les passions par ce qu’il en avait lu dans les livres, répondit très-judicieusement à son ami :
« Il n’y a pas d’amour sans estime ; il est donc impossible que vous aimiez une personne dont vous parlez avec un mépris si effrayant. C’est tout au plus un caprice des sens, une fantaisie de l’imagination, un entêtement de la vanité !
— Eh ! qu’importe le nom dont les médecins ont baptisé le mal, si le malade est à l’agonie ? Je souffre sans raison, sans excuse si vous voulez, mais je souffre à mourir. Moi qui n’ai jamais fait dépendre mon succès de personne, moi qui marche depuis plus de trente ans dans un chemin sans obstacle, on me résiste, et qui ? une femme qui n’a résisté de sa vie ; qui tomberait dans mes bras au moindre signe, si j’étais le premier venu ! Voilà plus de deux ans que je lutte contre elle. Pour me braver, elle a prodigué ses bonnes grâces à la ville et aux faubourgs. N’avez-vous pas un sous-préfet du nom de Bonnevelle ? Je ne me trompe pas, vous m’en avez écrit. Eh bien ! elle s’est montrée en public avec lui durant toute une année, et ce malheureux a pu croire qu’il était aimé pour lui-même. Eh ! non ! ce n’était pas pour vous ! C’est contre moi qu’elle vous aimait, mon pauvre monsieur Bonnevelle !
— Mais, dit Hubert, si elle est aussi vénale que vous semblez le croire, comment n’avez-vous pas ?…
— Elle ? Elle est plus vénale que le pain, le sel et le tabac ! Mais qu’est-ce que l’argent quand l’orgueil a parlé ? Voulez-vous que je vous dise la cause de tout le mal ? Cette fille est comme moi dans son genre : fière, entière et sans frein. Si je suis l’Océan que tout obstacle soulève, elle est le rocher que rien n’ébranle. Et voilà pourquoi je me brise contre elle en écumant comme un fou. De l’argent ? Mais je lui ai offert à cette Madelon maudite, tout ce que j’ai, tout ce que j’aurai, tout !… excepté mon nom qui ne m’appartient pas : il est à ceux qui l’ont illustré par leur courage ou leurs vertus, et qui dorment aujourd’hui sous la pierre ! Devinez ce qu’elle m’a répondu ? “Si vous m’aimez, épousez-moi. J’ai fait tous les métiers, excepté celui de femme honnête ; il ne me reste plus qu’à mettre trois francs de fleurs d’oranger dans mes cheveux ?” Est-ce fort ? est-ce complet ? Mais attendez ! Pour savourer l’éloquente simplicité de son discours, il faut avoir lu ce dossier de police que ma sœur s’est procuré je ne sais où, et que je porte toujours dans ma poche comme un flacon d’alcali contre les serpents !… »
Il tendit au baron une demi-feuille de papier pliée en quatre, où s’étalait, en belle écriture d’expéditionnaire, la biographie que voici :
« Madeleine, dite Madelon, dite Bordeaux, dite Schottisch, dite Blondine, dite Refait, dite Mme Poteau, dite Mme de Tosty, dite Mme Love, dite Mme de Fleurus, née à Bordeaux entre 1810 et 1815, de père et mère inconnus ; recueillie par la femme Lenoît, cardeuse de matelas, qui paraît avoir spéculé sur elle de très-bonne heure ; engagée comme figurante au Grand Théâtre de cette ville, condamnée à six mois d’emprisonnement, le 11 janvier 1833, pour vol d’une montre dans la loge d’une artiste ; arrivée à Paris en 1834, après le suicide du jeune M…, son amant ; bientôt célèbre dans les bals de la rive gauche ; tombe dans une profonde misère. Inscrite le 22 août 1836, détenue six semaines pour infraction aux règlements ; recueillie par le sieur Poteau, marchand de nouveautés, rue Saint-Denis, qu’elle entraîne à la banqueroute ; lancée par le baron napolitain Tosti, mort en duel ; enrichie par le banquier écossais M. Love ; en dernier lieu, après une suite innombrable d’aventures, protégée par M. le marquis de G… ; fort dangereuse, douée d’un physique agréable et de charmes singulièrement attachants ; a causé la perte de plusieurs fils de famille. Joue gros jeu ; ne donne pas à jouer chez elle ; possède un riche mobilier. Son domicile actuel, rue Louis le Grand. »
Hubert fit une grimace de dégoût, et le fait est que cette triste et brutale vérité ne pouvait guère lui inspirer autre chose. Il replia le papier et le jeta sur la petite table où Mme Honnoré avait placé elle-même deux bougies, un verre d’eau et son livre de prédilection, Notre-Dame de Paris.
Et l’honnête baron, ému de pitié pour des maux qu’il n’avait point connus, fit entendre à son ami les plus sages remontrances. Cela dura peut-être une heure ou deux, le temps ne fait rien à l’affaire. Il est certain qu’Astolphe se sentit rafraîchi, comme si l’on avait transfusé quelques gouttes d’orgeat dans son sang brûlé par la fièvre.
« Merci, dit-il au bon Hubert, vous avez raison, mille fois raison. Je ne dis pas que vous m’ayez guéri, mais je me sens mieux. Il me fallait sortir de Paris, de Bade et de tous ces milieux bruyants, pour entendre la voix du sens commun. Bénie soit la bonne inspiration qui m’a conduit chez vous ! Déjà ce soir, à table, en promenant mes yeux sur cette heureuse famille, je sentais comme un remords et une honte. Nous sommes partis du même point, vous et moi, il y a une dizaine d’années : pourquoi n’ai-je pas suivi le même chemin que vous ? Oui, la vraie vie est en province, et ceux qui courent, bride abattue, sur le pavé de Paris, abandonnent la proie pour l’ombre. Vous êtes sain de corps et d’âme ; vous êtes père, vous avez des amis sûrs, vous êtes entouré d’une atmosphère d’estime et de considération, tandis que je m’agite éperdument dans le monde des jalousies, des haines et des vanités ! Serait-il encore temps pour moi ?… Pourquoi pas ? je n’ai pas trente-cinq ans : ma fortune est belle en dépit de toutes les sottises que j’ai faites. Il me reste encore un oncle ou deux, mon père est riche. La terre de Cambry, l’hôtel de la rue d’Anjou et son jardin, tout cela vaut passablement de millions. Ah ! mon cher Guernay, une bonne petite femme, des enfants comme les vôtres, et la paix !
— Ainsi soit-il ! dit Hubert. C’est la grâce que je vous souhaite. Mais il est une heure du matin, vous avez couru la poste, nous devons chasser à huit heures : bonsoir !
— Bonsoir, et merci ! »
Cinq minutes plus tard, Astolphe était couché, mais il ne dormait pas. Il reprit et relut pour la millième fois le joli petit rapport émané de la Préfecture de police. Mais l’expéditionnaire qui avait copié tout cela n’avait pas mis de laudanum dans son encre. Je suppose, au contraire, qu’il y avait laissé tomber une goutte de café. Le prince replia la feuille de vérité et la mit entre deux pages de Notre-Dame de Paris, comme une pensionnaire de quinze ans serre entre les feuillets d’une géographie la violette que son cousin le bachelier lui a donnée en rougissant. Astolphe éteignit sa bougie, jura un bon juron pour soulager son cœur, et se jeta dans la ruelle.
Mais il eut beau fermer les yeux : le marchand de sable qui passe tous les soirs en saupoudrant les paupières des hommes avait oublié M. d’Armagne dans sa distribution. C’est pourquoi il se retourna longtemps sur les bons matelas frais battus, entre deux draps bien blancs, bien fins, et parfumés de poudre d’iris. Plus la couche est moelleuse, plus l’insomnie paraît agaçante ; si mon lecteur n’a jamais eu l’occasion de vérifier cette loi, je lui en fais mes compliments.
Peut-être les gens du moulin, dans un excès de zèle hospitalier, auront-ils mis une couverture de trop ? Le prince jette au pied du lit tout ce qui le couvre ; il ne garde qu’un drap ; mais le fardeau qui l’oppresse ne paraît pas allégé d’un milligramme. Ce n’était pas la couverture, décidément.
Il rallume une bougie, il en allume deux. Que peut-il bien chercher sur ce guéridon au milieu de la chambre ? S’il ne veut qu’une plume, de l’encre et du papier, il ne cherchera pas longtemps. Mme Honnoré est une maîtresse de maison qui pense à tout.
Il a plongé sa plume dans l’écritoire, non sans noircir un peu le bout de son doigt.
« Ma chère Madelon, écrit-il (jamais ses pattes de mouche n’ont couru si fièrement sur une page blanche), vos tribulations sont finies ; je ne vous persécuterai plus de mon amour. Je ne vous aime plus ; je suis même à peu près sûr de ne vous avoir jamais aimée. Voilà ce que j’ai découvert en arrivant à Frauenbourg ; c’est une jolie petite ville qu’on traverse en poste, lorsqu’on va de Bade à Paris. Oui, ma chère, la Providence m’a jeté tout pantelant au milieu d’une famille de gens honnêtes ; c’est comme un bain de vertu que j’ai pris. Savez-vous que c’est très-beau, la vertu ? Pardon ! je suis stupide de vous parler de ces choses-là. Toujours est-il que je ne vous crains plus, que je suis rentré en possession de moi-même, que je chasserai demain, que je danserai dimanche et les jours suivants avec de braves petites filles au bal de la Saint-Eustache, qui est la fête du pays. Soyez heureuse à votre façon, et tâchez de mettre la main sur un autre fou plus incurable que votre ancien adorateur
« ASTOLPHE. »
Il plia sa lettre avec joie et se remit au lit avec orgueil.
« Enfin ! pensait-il, me voilà désensorcelé comme il faut. Je lui ai dit son fait. Elle comprendra que j’échappe à sa maudite influence. Elle ira chercher une autre victime. Car enfin il n’est pas probable qu’elle ose me relancer jusqu’ici ! Adieu pour toujours ! »
Chut ! il dort, et je crois même qu’il sourit en dormant. Entre nous, il se pourrait fort bien que le prince endormi se moquât du prince éveillé. L’homme endormi est toujours sage : il ne se ruine jamais pour les filles, il ne tue jamais ses amis en duel, il n’expose ni son honneur, ni sa fortune ni sa santé ; il ne fait ni mauvaises actions, ni maladresse, ni visites compromettantes, ni actes de société, ni tragédies, ni professions de foi politique qu’il faudra désavouer l’an prochain. Aussi comme il sourit finement, les yeux fermés, les bras ouverts ! Comme il se moque avec esprit de son sosie éveillé, qui commet tant de sottises !
« Imbécile ! ronflait Astolphe en parlant de lui-même. Il ne s’aperçoit pas que chaque mot de sa lettre invite Madelon à la fête de Frauenbourg ! »
Le prince avait débuté par un succès dans la maison de ses hôtes ; il continua par une série de triomphes. Il était sur pied le lendemain de son arrivée, à sept heures du matin, lorsque le garde vint frapper à sa porte ; il ne se fit pas attendre une minute et descendit ponctuellement à la salle de chasse, où tous les invités se rassemblaient en armes. Dix chasseurs et sept ou huit chiens étaient groupés sans ordre, autour d’une table massive, dans cette grande pièce dallée, sablée, décorée de râteliers en bois de cerf et de trophées de toute sorte. Mme Honnoré, matinale comme l’aurore, servait une légère collation de thé, de chocolat, de café et de viandes froides, suivant les goûts et les habitudes de chacun. Les chiens, assis, le nez en l’air, l’œil fixé sur leurs maîtres, happaient de temps à autre un os de poulet, un morceau de pain ou une pelure de saucisson. Quelques-uns faisaient une petite provision de chaleur devant une haute et large cheminée, construite à souhait pour sécher les hommes et les bêtes au retour des expéditions d’hiver.
Un sourire discret se dessina sur quelques visages lorsqu’on vit apparaître Astolphe dans un costume trop élégant et trop neuf. Sa veste, son gilet, sa culotte de velours vert paraissaient peints sur lui ; sa casquette de chasse représentait exactement le dernier modèle publié dans les journaux de modes ; sa chaussure à forte semelle et ses guêtres de cuir de Russie n’avaient pas l’air de s’être jamais écorchées aux griffes des buissons. Il portait une cartouchière élégante et un fusil de Paris qui semblait aussi trop neuf pour avoir fait beaucoup de victimes.
On remarqua toutefois que le prince était fort à son avantage et infiniment mieux que la veille. Le justaucorps sanglé à la taille faisait valoir la robuste souplesse des reins ; la jambe était droite, le genou délié, le mollet saillant sous la guêtre. Mais les hôtes du château et le châtelain lui-même avaient la superstition de la vieille blouse et du pantalon rapiécé ; Charles Kiss, un des premiers chasseurs de Frauenbourg, conservait depuis sept ans la même casquette de loutre, comme s’il devait à ce vieux talisman, plutôt qu’à son adresse, tous les beaux coups de fusil qu’il avait tirés.
Mais lorsqu’on fut en plaine, devant les lièvres et les perdreaux, chacun montra ce qu’il savait faire.
Il y avait là presque toutes les variétés de chasseurs que vous avez pu rencontrer dans le monde : le chasseur hospitalier, qui oublie de tirer lui-même pour faire les honneurs du gibier à ses hôtes ; le chasseur hésitant, qui laisse partir la pièce, la couche en joue sans se décider et l’accompagne de ses injures lorsqu’elle est hors de portée ; le chasseur jeune et impétueux qui tire sans viser, et loge de temps à autre un plomb n° 8 dans la casquette du voisin ; le chasseur découragé qui se croit en butte aux persécutions du sort, et jure ses grands dieux qu’il n’a pas vu un perdreau de la journée ; le chasseur infaillible, qui a toujours fait voler la plume ou le poil, et qui force un malheureux chien à chercher, deux heures durant, quelque pièce fort bien portante : C’est égal, dit-il en se remettant en marche, il y a de par la plaine un perdreau qui n’ira pas loin ! Et le chasseur aussi ingénieux que maladroit qui s’attache au plus habile tireur de la bande, et lâche toujours son coup en même temps que lui ! Fort galant homme, d’ailleurs, et tout prêt à jouer à pile ou face la propriété d’un lièvre indivis. Et le chasseur solitaire qui s’en va, précédé d’un petit chien sans apparence, relever une à une les perdrix d’une compagnie dispersée. Et le chasseur qui ne peut rien tuer en Alsace (sans doute par quelque secrète influence de climat), mais qui se console en racontant les massacres qu’il a faits l’an dernier en Bourgogne. Et le chasseur rêveur qui a toujours son fusil au premier cran lorsque la perdrix s’envole. Et le bon, le vrai, le parfait chasseur, qui chemine tout doucement devant lui, causant avec son chien, battant lui-même tous les trèfles, attentif à l’arrêt, toujours prêt à tirer, tirant à bonne portée et tuant beaucoup de gibier. Ce chasseur-là, c’était le prince d’Armagne, comme le chasseur hospitalier était le bon Hubert, comme le chasseur solitaire était Charles Kiss, comme le chasseur aux grains de plomb était notre ami Bonnevelle, la première autorité de l’arrondissement.
Il y avait aussi, comme à toutes les chasses du monde, le riverain astucieux, en embuscade sur la frontière, accueillant à coups de fusil tout le gibier blessé ou non que les voisins daignaient lui envoyer. Ce riverain, ai-je besoin de le dire ? était l’honorable M. Jeffs. Il tira beaucoup ce jour-là, et abattit, selon toute apparence, bon nombre de perdreaux à vingt-cinq sous.
Les châtelains firent halte à deux heures, le temps d’escamoter un jambon et un gigot. Lorsque le garde qui avait suivi Astolphe en ramassant son gibier montra six lièvres pendus à un bâton et trois douzaines de cailles ou de perdrix accrochées par le col aux nœuds coulants de son carnier, la compagnie se prit à regarder avec respect le costume de velours emprunté au journal des modes. On fit circuler à la ronde le beau fusil trop neuf, et personne ne pensa plus que c’était une arme pour rire.
Tout alla du même train jusqu’au soir ; M. d’Armagne fut roi de la chasse et triompha, je dois le dire, avec une modestie charmante.
Il fut aimable envers tout le monde, sans excepter Gérard Bonnevelle : pourquoi aurait-il détesté un rival heureux, maintenant qu’il avait oublié Madelon ? Le sous-préfet, de son côté, se défit de tous les préjugés qu’il avait eus contre le prince. Rien de plus naturel, puisque lui-même était parfaitement guéri ! Les deux convalescents parlèrent à cœur ouvert de leur ancienne maladie, tandis qu’une petite lettre très-froide et très-impertinente s’en allait de Frauenbourg à Strasbourg, de Strasbourg à Kehl et de Kehl à Bade. Astolphe et Gérard s’avouèrent réciproquement, en se serrant la main, que l’amour de deux hommes comme eux pour une créature comme elle était un phénomène inexplicable. Mais c’était surtout le bon Hubert qui s’applaudissait de voir son ami heureux et calmé. Tous les matins, en s’éveillant, il payait un tribut d’actions de grâces à sa propre éloquence qui avait fait une cure si merveilleuse en deux heures de conversation.
La semaine passa comme un rêve. Lorsque l’église de Frauenbourg annonça par ses carillons que le jour de la Saint-Eustache allait arriver, Astolphe ne pouvait croire que sa vie eût marché si vite. Ce n’était plus un Parisien transplanté à la campagne : il faisait partie intégrante de la famille, les angles de son esprit s’adaptaient exactement à tous les angles du moulin. Il connaissait les parents, les amis, les hôtes, les chevaux même et les chiens ; il parlait la langue de la maison, il en partageait les idées. Il aurait écrit un mémoire sur le fameux projet de M. Honnoré et raconté couramment la légende de Jeffs.
Une nouvelle série d’invités était accourue sous l’étendard de saint Eustache. C’était surtout la parenté de Mme de Guernay, le ban et l’arrière-ban des Sturm de la province. En ce temps-là l’usage permettait aux alliés les plus lointains, aux cousins du degré le moins successible, de tomber sur une maison à l’occasion de la fête. Il en venait des tribus entières, les uns à pied, le bâton à la main, les autres en carriole, d’autres empilés trois par trois sur des bottes de paille dans une voiture à trente-six portières. On n’avait pas besoin de les inviter ; ils savaient bien eux-mêmes chercher dans le Messager Boîteux le dimanche de la Saint-Eustache. Ils allaient eux-mêmes, sans fausse timidité, loger leurs chevaux à l’écurie ; après quoi ils tombaient sur la famille et l’embrassaient à bouche que veux-tu : « Bonjour, cousin, bonjour cousine ! »
C’est pour le coup qu’il fallait allonger la table et dédoubler les lits ! Une moitié de la maison se transformait en dortoir et l’autre en salle à manger. Les repas se continuaient toute la journée et une partie de la nuit. Si un convive se levait de table pour aller prendre l’air au jardin, un autre, tombé du ciel, héritait de son assiette et buvait dans son verre.
L’invasion durait deux ou trois jours, quelquefois même davantage. Il fallait des viandes homériques pour remplir ces grandes bouches infatigables. On égorgeait des vaches, on assommait des bœufs ; on dressait des pyramides de civet sur de grands plats de faïence. Les poulets et les canards émigraient en longues files dans la direction de la cuisine. Ce n’est pas tout ; les lois de l’hospitalité voulaient que tous les hôtes rapportassent chez eux quelque souvenir de la fête. On leur préparait donc, quatre jours à l’avance, de pleines fournées de gâteaux, babas, brioches et tartes aux couetsches ; car il eût été scandaleux qu’un panier venu vide ne fût pas ramené plein.
Dirai-je que les Guernay attendaient cette solennité avec une vive impatience ? Non ; c’est une dette de famille qu’ils acquittaient avec plus de vertu que de plaisir. Leurs amis eux-mêmes, sauf quelques intrépides, s’esquivaient prudemment. Presque tous les chasseurs qui étaient accourus à l’ouverture prirent congé le lendemain d’une battue où l’on avait tué six chevreuils pour la bouche des Sturm. Seul, le prince d’Armagne se réjouissait de contempler ce clan d’affamés dans l’exercice de la mastication. Seul entre tous, il espérait avec joie le dimanche de la fête. Ah ! le bon compagnon que ce prince d’Armagne !
Dès le samedi matin, vous l’auriez vu arpenter le champ de foire en compagnie d’Hubert et de Gérard, admirant les étalages de pain d’épice aux fruits du Midi, de pralines orientales, de fine coutellerie de Langres et de broderie de Nancy, premier choix ; essayant son adresse au grand tir parisien et au noble jeu polonais, tâtant le pouls à la fortune devant le tourniquet des marchands de porcelaine, écoutant les boniments, applaudissant les parades, déchiffrant les parades pompeuses du grand géant des Alpes, du superbe musée historique, en cire, plus vrai que nature ; de l’aimable et vertueuse Clorinde (300 kilos) ; et de l’ingénieux petit cheval Oscar (de l’Afrique occidentale), premier calculateur de l’Académie de Paris !
Après avoir passé en revue les industries diverses auxquelles M. Honnoré, comme maire, promettait aide et protection, Astolphe visita avec un vif intérêt les deux monuments de planches où l’on devait danser le lendemain.
C’étaient deux baraques de style forain, élevées côte à côte, à dix mètres de la dernière boutique. Quelques drapeaux de percale tricolore, quelques guirlandes de mousse et de feuillage embellissaient uniformément leurs deux façades ; mais sur l’une on lisait : BAL et sur l’autre : BAL DE SOCIÉTÉ. On entrait gratis dans la première et l’on payait trois francs aux portes de la seconde ; mais elles ne différaient guère qu’en ce point. La décoration intérieure se composait des mêmes drapeaux de cotonnade, des mêmes guirlandes de mousse et de feuillage, des mêmes banquettes de bois mal raboté, et du même buste royal qui reluisait paternellement pour tout le monde sous une couche de vernis bronzé.
L’entrepreneur des plaisirs publics n’avait rien de commun avec ces hardis Parisiens qui improvisent un Louvre en dix minutes : c’était un véritable et digne enfant de Frauenbourg. Il lui fallait régulièrement six mois pour construire ses deux baraques et six mois pour les démolir. M. Honnoré essaya un jour de lui faire comprendre qu’il économiserait la main-d’œuvre en les laissant sur pied. Il répondit d’un ton de conviction profonde qu’il suivait l’usage établi et qu’il ne voulait pas, en changeant de méthode, devenir la risée de ses concitoyens.
À chaque bal était annexé une sorte de restaurant ou de buffet. Le buffet simple débitait tous les ans plusieurs kilomètres de saucisses, plusieurs mètres cubes de choucroute, un lac de bière marécageuse et une rivière de petit vin blanc rocailleux. Le buffet de la société vendait des gâteaux, du gigot, du pâté de volaille, des tranches de jambon de Westphalie, du vin chaud, du punch et même quelque chose à cinq francs la bouteille que les jeunes gens inexpérimentés ou déjà gris acceptaient pour du vin de Champagne.
Le prince était insatiable de renseignements, comme s’il eût médité d’écrire le Guide du voyageur à la fête de Frauenbourg. On lui dit qu’il y aurait bal le dimanche, le lundi, le mardi, le jeudi et le deuxième dimanche ; que la danse commençait à trois heures, s’arrêtait à huit, reprenait de plus belle après le souper, et durait généralement jusqu’au petit jour. Que le lundi, par exception, l’on commençait à deux heures. Ce jour-là, les marchandes d’oignons, accourues de Strasbourg, pour affaire de commerce, envahissaient le bal de société de deux à cinq, depuis la clôture du marché jusqu’au moment de remonter en voiture. C’était un des bals les plus brillants et les plus riches, mais on risquait d’y être étouffé par les larges épaules et tous les avantages volumineux de ces dames. Le jeudi était adopté par les Israélites. Astolphe apprit aussi (car il voulait tout savoir) que tous les étrangers sans distinction de caste pouvaient se mêler, moyennant trois francs, à la bonne compagnie de Frauenbourg.
Il jouait de bonheur, cet excellent prince d’Armagne. Après lui avoir enseigné tout ce qui l’intéressait, ses compagnons lui montrèrent Jeffs par-dessus le marché. Le propriétaire du Krotlenweyer semblait avoir anticipé sur la Saint-Eustache en se grisant dès le samedi. Il galopait sur un cheval de bois, à la droite d’une amazone de village. L’orgue de barbarie tournait, tournait, écorchant à mille clous une pauvre mélodie emprisonnée dans la boîte comme Régulus dans sa tonne. Les chevaux blancs, jaunes ou déteints, tournaient, tournaient à la file et se poursuivaient furieusement, comme s’ils avaient eu quelque espoir de se rejoindre. La paysanne, blonde comme un blé mûr et grasse comme une caille au départ, semblait étourdie par le mouvement et la musique ; sa petite tête ronde tournait, tournait, et se laissait tomber sur l’épaule du rustre. Les lèvres minces de M. Jeffs tournaient, tournaient autour d’une jolie bouche fraîche et rose ; et, sans le gendarme qui tournait autour du manège, Dieu sait comment l’affaire aurait tourné.
Les trois curieux s’éloignèrent avec dégoût. Astolphe laissa voir un peu de surprise. Ce n’était pas ainsi qu’il s’était représenté le fléau de Frauenbourg. Il comprenait l’avare caché au fond des bois dans une maison solitaire. « C’est l’araignée dans un pli sombre de sa toile, fort bien. Mais l’araignée jouant avec les mouches dans un rayon de soleil ! Je n’y suis plus. »
« Ignorez-vous donc, dit Hubert, que l’homme est un être complexe ? Outre la faculté maîtresse ou la passion dominante qui produit la plupart de nos actions, il y a des penchants secondaires, des idées accessoires qui ne laissent pas d’agir quelquefois. Jeffs n’est pas seulement un avare ; c’est aussi un homme violent, appétent, sans frein dans ses désirs, incapable de se maîtriser par devoir ou par crainte, ou par respect de l’opinion publique. Son père lui ressemblait en cela ; ils sont tous les mêmes depuis cinq ou six générations. Le vieux que M. Bonnevelle a vu dans le temps au travers d’une grille, s’est marié par amour à une fille qui n’avait rien. Il l’a rendue malheureuse, c’est vrai ; il lui a reproché sa pauvreté cent fois par jour, je l’avoue ; il l’a fait mourir de faim, d’accord. C’est qu’on est soi toute la vie, et qu’on devient accidentellement, pour une heure ou pour une semaine, ce que le hasard veut faire de nous. »
Tout en causant, les trois compagnons avaient regagné la grand’rue, et ils n’étaient pas bien loin de la sous-préfecture, lorsque Gérard s’arrêta court et se frotta énergiquement les yeux.
« Qu’avez-vous ? demanda le baron.
— Rien… Mais si ! attendez ! Ma parole d’honneur, si ce monsieur qui vient à nous avait vingt ans de plus, je dirais que c’est mon oncle !
— C’est fort simple, dit Astolphe. Êtes-vous neveu de Champion le député ?
— Oui, parbleu !
— Eh bien ! mon cher, voilà votre oncle.
— Incroyable ! Et vous le connaissez ?
— Beaucoup. Nous ne nous quittions guère, à Bade. »
Gérard doubla le pas, M. Champion le reconnut et tendit les bras pour lui donner l’accolade. « C’est bien moi ! lui dit-il ; je te ménageais cette petite surprise. » Il salua M. de Guernay et serra la main du prince, en l’appelant son bien bon. Le sous-préfet ressemblait à ces hommes de l’Écriture qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Jamais la ville de Frauenbourg ne contempla dans ses rues un administrateur plus stupéfait. Et j’ose dire qu’il y avait de quoi !
Toutes les fées de l’industrie parisienne s’étaient donné rendez-vous au chevet du vieux Champion. L’une avait rendu à sa barbe et à ses cheveux la couleur de la jeunesse ; l’autre avait émondé l’exubérance de son toupet et frisé ses favoris en rouleaux. Celle-ci capitonnait ses membres chétifs, tandis que celle-là comprimait sous une ceinture élastique le petit ventre proéminent. Une autre avait découpé sur ce corps à demi-postiche un joli costume fleur de pêcher ; une autre avait couronné d’un chapeau andalou cette tête repeinte ; une autre avait logé ces grands pieds plats dans des brodequins élégants ; et la Géométrie s’était voilé la face en voyant que cette fois le contenant était moins énorme que le contenu ! Que vous dirai-je encore ? L’ancien cuistre portait des gants de Suède de la plus étonnante fraîcheur. Sa main droite balançait négligemment une badine à pomme d’or, et la gauche jouait avec des breloques irréprochables.
Mais ce que la plume ne saurait décrire, ce que le pinceau ne saurait peindre, c’est l’aisance, le laisser aller, le naturel, la désinvolture, le noble abandon, la familiarité, l’égalité, la protection même qu’il savait mettre dans ces trois mots : Mon bien bon !
À quelle école s’était-il formé, dans un âge où l’homme va se déformant un peu tous les jours ? Quel cours avait-il suivi, sans en rien dire à sa famille ? Quel professeur de la Sorbonne ou du Collège de France avait pu lui donner des leçons de bien bon ? Gérard était trop homme du monde pour demander la clef de cette énigme, mais il regardait le cher oncle avec une curiosité visible, et ses yeux semblaient plus arrondis et plus brillants que les clous d’un fauteuil neuf.
Champion lui prit le bras avec grâce, et lui dit d’un ton dégagé :
« Inutile de t’apprendre que je suis descendu chez toi. Mon valet de chambre s’est mis à défaire les malles, tandis que je me lançais à ta poursuite. Mais que diable as-tu donc à me regarder comme ça ? Est-ce que j’aurais changé, sans le savoir ?
— Non, mon cher oncle, c’est un effet de la joie et de la surprise ! Je m’attendais si peu au plaisir de vous embrasser aujourd’hui !
— Tu ne lis donc pas les journaux ? Un grand congrès philosophique à Bade ; toutes les notabilités européennes convoquées à son de caisse pour moduler des variations sur l’objectif et sur le subjectif ! Tu me connais assez pour savoir que je me moque de leurs systèmes comme d’un jockey aplati. Nous sommes, toi et moi, dans l’âge où l’on cote la philosophie pour ce qu’elle vaut. Mais je n’étais pas fâché de voir un peu ces braves têtes d’Allemands en us ; il y en a de superbes, ma parole ! Et puis, je savais rencontrer là quelques femmes de notre goût et quelques hommes de notre monde, Salvignac, le vieux Gigoult, le petit d’Armagne, et cetera. Nous avons fait de bonnes parties !
» À propos, vous, mon bon, poursuivit-il en se retournant vers Astolphe, vous ne me demandez pas des nouvelles de nos amis ?
— C’est qu’en vous voyant si gai, je me persuade qu’ils vont à merveille.
— En effet, ils vont et ils viennent. Ne me questionnez pas davantage ! Je suis ici en tournée électorale, mon cher. Il s’agit de poser les bases d’une candidature. Ah ! c’est le moment de cacher l’homme de plaisir sous la peau de l’ambitieux. Je ferais bien de mettre une perruque ; qu’en pensez-vous ? Mais baste ! mon neveu me vieillit assez. Où diable s’est-il procuré cette redingote-là ? On le prendrait pour mon propriétaire ! »
Le prince et le sous-préfet riaient sous cape. Gérard se demandait in petto si le philosophe n’avait pas trébuché dans une bouteille de Chambertin. Mais non. Il n’était ivre que du vin ou plutôt du marc de la seconde jeunesse.
En arrivant à la sous-préfecture, il salua M. de Guernay et prit congé de M. d’Armagne par un léger mouvement de la main :
« Bonsoir, Astolphe !
— Bonsoir, Léon ! »
Quand l’oncle et le neveu se trouvèrent en tête-à-tête dans l’ancien cabinet de M. Durier, M. Champion grimpa sur le canapé, croisa les jambes à la turque, prit une cigarette russe dans un étui de maroquin, tira d’une boîte d’argent une allumette allemande, et dit à Gérard :
« Nous sommes entre nous ; avoue, grand nigaud, que je te parais changé ?
— Dame ! un peu.
— Je devine ce que tu vas me dire. Mes cheveux, n’est-ce pas ? D’abord, mon bon, mes cheveux étaient beaucoup trop gris pour mon âge. Ils avaient changé de couleur avant trente ans ; c’est contraire aux lois de la nature ; donc ça ne compte pas. Enfin, je ne les ai pas fait teindre. À quoi bon, maintenant qu’il y a des eaux inoffensives pour leur restituer leur couleur naturelle ? Je reviens à la nature, voilà tout. Personne ne s’est aperçu du changement, si changement il y a. Toi seul... mais on n’est trahi que par les siens !
— Je ne vous trahirai jamais, mon cher oncle. Mais puisque vous avez provoqué vous-même cette explication amicale, dites-moi donc, s’il vous plaît, pourquoi M. d’Armagne vous appelle Léon ?
— Quant à cela, mon cher ami, je m’étonne que tu le demandes. J’avais meilleure opinion de ton esprit. Est-ce que ce nom de Noël ne t’écorchait pas la bouche ? D’abord il fait hiatus. Et puis, je me flatte peut-être, mais il me semble que Noël ne va pas mieux à ma figure qu’un toupet de cheveux gris. C’est un nom qui convient aux vieux domestiques fidèles, aux vieux médecins de famille, aux vieux professeurs d’un collège communal. J’ai songé un moment à prendre Natalis, qui exprime le même sens avec plus de grâce et d’harmonie. Mais Natalis était peut-être un peu jeune. D’ailleurs c’est un mot latin, et tu connais mon horreur pour tout ce qui sent la pédanterie classique. Léon me plaît ; c’est bref, sonore, viril, et ce n’est après tout que l’anagramme de Noël. Dans la bouche d’une jolie femme, Noël serait affreux, Léon n’est pas sans charme.
— Vous pensez donc à vous marier, mon cher oncle ? »
Il paraît que cette simple question était plus comique à elle seule que tous les vaudevilles de Saint-Firmin, Champagne et Picpus, car M. Champion, qui se vantait de n’avoir pas ri depuis l’âge de vingt-cinq ans, jeta sa cigarette au plafond et se roula sur le divan avec des éclats, des trépignements, des soubresauts et des convulsions de haute école.
« Moi, moi, moi ! me marier ! Comme s’il n’y avait pas assez de sots qui se dévouent pour les menus plaisirs des joyeux célibataires ! N’est-il donc pas cent fois plus glorieux et cent mille fois plus agréable de vaguer sur le communal que de paître comme une chèvre attachée dans un petit enclos à soi ! Si j’aimais une femme, et cela n’est pas encore impossible, grâce à Dieu, je la marierais peut-être, mais pas avec moi. Je ne veux point qu’on me rende sur mes vieux jours les ridicules que je distribue aux autres. Ah ! ah ! ah ! tu ne connais pas ton oncle Léon, mon pauvre petit Bonnevelle ! Crois-tu d’ailleurs que j’irai faire une sottise qui mettrait huit cent mille francs dans ta poche ? Huit cent mille francs ! Il y a la vertu de bien des femmes, mon garçon, dans une somme de huit cent mille francs ! Demande au petit d’Armagne, puisque tu le connais. Ou plutôt, non ! pas à lui : tu rouvrirais les blessures de son cœur. Ah ! c’est qu’on ne réussit pas toujours. Il y a des circonstances ! il y a des personnes ! Nous a-t-il amusés quelquefois, ce malheureux d’Armagne ! »
Ce soir-là, l’oncle et le neveu dînèrent face à face comme ils avaient déjeuné souvent rue de la Victoire, mais les rôles étaient un peu intervertis. C’était Gérard qui prêchait la morale et M. Champion qui laissait dire. Gérard voyait son oncle sur une pente dangereuse, et cela dans un âge où le plaisir coûte cher. Il pensait que le vieux fou, s’il tombait entre les mains d’une femme expéditive, aurait encore le temps de se ruiner. Et, pour un héritier, ce point de vue était assez mélancolique. On avait vendu Meillan ; rien n’empêchait M. Champion de dévorer toute sa fortune sauf les vingt mille francs de rente hypothécaire. Cette pensée délia la langue et l’éloquence de Gérard.
« Mon cher oncle, dit-il, personne plus que moi n’applaudit à votre changement de vie. Vous vous êtes imposé assez de privations dans votre première jeunesse pour que vos amis se réjouissent de vous voir prendre un peu de bon temps. Mon unique souci, permettez-moi de le dire avec une respectueuse franchise, c’est de vous voir compromettre un beau nom qui est tout à la fois l’orgueil de notre famille et la gloire de la patrie !
— Eh ! qui pense à le compromettre, vieux radoteur ?
— On se compromet souvent sans y penser, mon cher oncle. Bien des femmes se jetteront à votre tête ; vous aurez…
— Pourquoi ce futur ?
— Pardon. Bien des femmes se jettent à votre tête ; vous avez ce qu’il faut pour plaire à toutes ; mais laquelle choisirez-vous ? Tout dépend de là. Une femme mariée ? C’est bien grave. Pensez aux lettres égarées, aux rendez-vous surpris, à la fureur d’un jaloux, au sang versé, et quel sang ? le plus précieux de la France ! Pensez au scandale des procès, à la publicité des journaux, à l’effet désastreux qu’un astre de vertu produit nécessairement par sa chute ! La jeunesse du pays serait démoralisée pour vingt ans !
— Passons, bonhomme, passons ! Il n’y a pas péril en la demeure.
— Jetterez-vous votre dévolu sur une artiste, une comédienne, une danseuse, une de ces femmes en vue qui affichent votre amour comme une pièce à succès devant la porte de leur théâtre ?
— Je n’aimerais pas cela.
— Bien, mon oncle, je vous reconnais. Mais, à plus forte raison, saurez-vous éviter ces créatures méprisables qui n’ont ni l’éducation de la femme du monde, ni le talent de l’artiste, rien enfin qu’une espèce de beauté fardée, marchandise de mauvais aloi, qui se livre au plus offrant et dernier enchérisseur ! Malheur, mon oncle, malheur à celui qui s’abandonne à ces dangereuses sirènes ! Il perdra non seulement sa fortune, mais l’estime des hommes et la considération publique !
— Où diable as-tu vu ça ?
— Vous me l’avez dit cent fois vous-même !
— Je te l’ai dit, je te l’ai dit, parce que tu es un jeune homme, et qu’à ton âge on doit être sérieux. Oui, mon cher, il faut se créer une position, gagner de l’argent, chercher des appuis, faire son nom, creuser son trou, prendre son assiette dans le monde ! Mais lorsqu’on est riche, casé, connu, ce serait bien le diable si l’on n’avait pas le droit de s’amuser un peu sans que le public y trouvât à redire ! Il ne dit rien du tout, le public ; il a plus de jugement que toi. Quels sont les hommes qui s’affichent le plus avec les femmes dont tu parles ? Tout justement les gros banquiers, les grands seigneurs, les hommes d’État. Qui leur jette la pierre ? personne !
— Cependant, mon oncle…
— Cependant quoi ? Je suis directeur général au ministère. Si je rencontrais un de mes expéditionnaires, ou même un de mes rédacteurs, au bras d’une jolie femme à la mode, je le tancerais d’importance, et je ferais bien. Mais si c’est moi qui trouve bon de me promener avec elle, est-ce que mes rédacteurs ou mes expéditionnaires auront le droit de me critiquer ? »
Il y a dans le raisonnement un degré d’absurde qui échappe à toutes les réfutations de la logique. Aussi Gérard ne répondit qu’un mot à ce discours :
« Vous êtes amoureux, mon oncle !
— Eh bien !… oui ! Elle est belle comme une statue grecque et jolie comme une peinture de Watteau ! Elle a plus d’esprit que Mme de Sévigné, plus de raison que Minerve ! Elle est passionnée comme Sapho ; elle est tendre comme Mlle de Lespinasse ; elle est fidèle comme…
— Pénélope ?
— Tu m’ennuies !
— Est-ce que je la connais, mon oncle ?
— Non parbleu ! tu ne la connais pas ! tu ne l’as jamais connue ! Si tu l’avais, je ne dis pas comprise, mais simplement devinée, tu serais à ses genoux !
— Vous oubliez, cher oncle, que je ne suis pas assez riche pour vivre aux genoux de personne.
— Mais, malheureux, elle est désintéressée comme…
— Aristide ?
— Tu m’ennuies !
— Tant pis pour vous, mon oncle, et pour moi, si elle est aussi désintéressée que vous le dites !
— Et pourquoi ?
— Parce qu’elle nous ruinera tous les deux.
— Tu ne la connais pas, te dis-je. Et je me permets d’ajouter que tu ne me connais plus.
— Bravo ! Je ne demande qu’à avoir tort. Ainsi, mon cher oncle, vous n’avez pas encore entamé votre fortune ?
— Moi ? Je l’ai presque doublée. Meillan vendu, j’ai placé mes fonds disponibles dans une entreprise de bateaux à vapeur. Les actions étaient de cinq cents francs et faisaient prime ; j’ai acheté au pair, grâce à ma petite position. La hausse ne s’est pas fait attendre, j’ai vendu à huit cents et pris un intérêt dans une excellente compagnie d’assurances. C’est un placement à dix. Voilà comme je travaille quand je suis amoureux ! Et toi ?
— Moi, je ne suis pas amoureux ; je n’ai travaillé que de mon état.
— Il n’y a rien à faire dans l’état de sous-préfet.
— C’est M. Durier qui vous l’a dit ; je compte vous prouver le contraire.
— Comment ! tu es ici depuis bientôt sept mois ; tu sais que nous avons de l’argent sous la main pour toute affaire qui se présentera dans des conditions agréables, et tu n’as pas encore déniché une pauvre petite spéculation !
— Pardonnez-moi ; j’en sais une très-sûre et très-honorable.
— Raconte, alors.
— M. Honnoré vous l’expliquera lui-même. Je vous conduirais bien chez lui dès ce soir, d’autant plus que votre candidature dépend un peu de son choix ; mais il est envahi dans sa maison par une famille trop champêtre. Nous le verrons demain, s’il vous plaît. »
À dix heures du soir, tandis qu’une vague rumeur de chansons avinées, de crécelles, de pois fulminants, de sifflets en sucre, de trompettes de bois et de pétards à deux sous la douzaine, descendait du champ de foire jusqu’au bas de Frauenbourg, M. Champion, bourré de viandes succulentes, arrosé de kirsch jusqu’à la moelle des os et chatouillé d’une douce espérance dont il n’avait fait part à personne, se livra comme un grand seigneur aux mains de son valet de chambre.
Jean (il daignait s’appeler Jean) n’aurait jamais souffert que monsieur se mît au lit lui-même. Il ne permettait pas à monsieur de se coucher sans faire une toilette de nuit. Il avait exigé que monsieur fît emplette d’un nécessaire anglais qui couvrait deux grandes tables, au déballage. Il avait changé, de son autorité privée, le tailleur, le cordonnier, le chemisier et la blanchisseuse de monsieur. Un décret signé Jean condamnait monsieur à mettre du linge blanc deux fois par jour et à prendre, au minimum, trois bains par semaine. Jean était plein de bonté pour monsieur, mais si monsieur s’était permis d’acheter son papier à lettres ailleurs que chez le marchand à la mode, ou de commander un bouquet dans une maison de second ordre, ou de donner moins d’un louis à une femme de chambre, ou de porter deux fois la même paire de gants, ou d’offrir un dîner qui n’eût pas six entrées, il est probable que Jean se serait fait un point d’honneur de congédier monsieur. C’était Jean qui avait obligé monsieur à louer un appartement au faubourg Saint-Honoré, avec écurie et remise ; car monsieur avait une voiture par la raison fort simple que Jean n’aurait pas servi un homme à pied. Jean, qui savait compatir aux faiblesses et aux inexpériences de ses maîtres, avait donné six mois à monsieur pour apprendre à monter à cheval. Si monsieur s’appelait Léon, c’est que Jean l’avait rebaptisé à sa guise, offrant d’ailleurs, en fidèle domestique, de prendre pour lui le nom de Noël. Enfin, Jean usurpait une prérogative royale, car il anoblissait monsieur, « Si la particule vous incommode, disait-il à monsieur, j’annoncerai M. le commandeur Champion, et j’en ai le droit, car nous sommes commandeur de plusieurs ordres. Comment voulez-vous qu’après avoir servi M. le duc de Ravergy, M. le comte de Fourneyras, M. le marquis de Chauverolles et son excellence le prince Ostrogoff, je m’affiche dans le monde avec M. Champion tout court ? »
De quelle main monsieur tenait-il ce trésor de domestique ? De quelle main ce domestique avait-il reçu monsieur ? Voilà ce que personne n’aurait pu dire, et le marquis de Gigoult, l’intime ami de monsieur, n’en savait peut-être rien lui-même.
Le pansage de monsieur fut terminé vers onze heures, et Jean lui recommanda formellement de dormir sans distraction, car il importait à Jean que monsieur lui fît honneur par sa bonne mine au bal champêtre de Frauenbourg.
Le bal s’ouvrit à trois heures précises. M. Champion, présenté le matin même à MM. Honnoré et de Guernay, figura dans le quadrille officiel avec le maire, le sous-préfet, le premier adjoint, le capitaine des sapeurs-pompiers, le président du tribunal et le prince d’Armagne. Tout se passa fort bien, sauf quelques distractions du prince. Mme Honnoré et la femme d’Hubert, qui dansaient par devoir et non par goût, se retirèrent bientôt avec leurs maris. Astolphe, Gérard et M. Champion restèrent jusqu’à sept heures. Charles Kiss se démenait comme un possédé. Il enlevait à bras tendus des paquets féminins devant lesquels Hercule lui-même aurait hésité quelque temps. On lui prouva, non sans peine, qu’il avait besoin de repos, et il vint dîner à la sous-préfecture.
Ces messieurs firent un joyeux repas, sauf le prince qui avait beaucoup de distractions et peu d’appétit. Jean voulut bien servir à table. Il obligea monsieur à boire de tous les vins : si monsieur avait eu l’air d’une poule mouillée, l’amour-propre de Jean aurait souffert.
Il avait donné ses ordres à la cuisine et surveillé les six entrées de rigueur. C’est pourquoi l’on servit le dessert entre dix et onze. Il fallait que le prince fût homme du monde jusqu’au bout des doigts pour rester si longtemps sur sa chaise ! Enfin le café parut avec son cortège de liqueurs et de cigares. Astolphe donnait sincèrement les colonies au diable. M. Champion but et fuma par obéissance, et beaucoup. Il était onze heures passées lorsque Charles Kiss, l’intrépide, parla de retourner au bal. Gérard avait dansé comme sous-préfet ; il se souciait faiblement de recommencer comme homme. Peut-être un mot du prince ou de M. Champion eût-il suffi pour le décider, mais ils n’insistèrent ni l’un ni l’autre. Qui sait s’ils ne furent pas enchantés de le laisser chez lui ?
On partit, on arriva, on entra. Les trois convives du sous-préfet paraissaient animés, rien de plus. Le bal était nombreux et bruyant. Un galop assez vif entraînait deux cents couples dans un tourbillon de poussière. Certaine odeur de punch embaumait l’air : venait-elle directement de la buvette, ou les danseurs la portaient-ils avec eux ? Je ne me charge point de résoudre ce problème. Le premier visage de connaissance qui se présenta fut le marquis de Gigoult.
« Quelle agréable surprise ! s’écria le prince en lui serrant les mains.
— Je n’en crois pas mes yeux ! » dit M. Champion. Le fait est que ses yeux avaient l’air de deux petits traîtres.
Le marquis ne fut pas en reste. Il s’écria lui-même avec un étonnement et une cordialité non moins sincères :
« Mes braves amis ! je veux être damné si j’espérais vous rencontrer dans cette bourgade !
— Moi, fit Astolphe, je chasse chez mon ami Guernay. Je ne vous l’avais donc pas dit ?
— Moi, poursuivit M. Champion, je vous ai dit hier matin que j’allais voir mon sous-préfet de neveu, vous savez ? le petit Bonnevelle ! Hé bien ! mon cher Édouard, vous êtes dans sa capitale.
— Vraiment ? Je me fais une fête de renouer connaissance avec lui.
— Mais vous, marquis ? reprit Astolphe. Par quel heureux accident, par quel miracle de la Providence vous trouve-t-on au bal de Frauenbourg ? J’espère que vous avez laissé Mme de Fleurus en parfaite santé ?
— Cher ami, je vais mettre le comble à vos étonnements : Mme de Fleurus est ici.
— À l’hôtel ?
— Au bal. Là-bas, dans cette poussière.
— C’est prodigieux !
— Tenez ! je crois même la reconnaître de ce côté. Elle danse avec un petit jeune homme très-bien ; un employé des droits réunis, si je ne me trompe.
— Je la vois ; mais au nom du ciel, dites-nous quel bon vent vous jette dans nos bras ? »
Un sourire de bonhomie équivoque rida légèrement les lèvres du marquis.
« Figurez-vous, dit le marquis, que je suis au bal pour ma santé. Mais il faut reprendre les choses de plus loin. Depuis votre départ, mon cher Astolphe, notre gaieté, la mienne surtout, avait baissé notablement. Le cher Léon, avec toute sa verve et sa jeunesse, ne parvenait pas toujours à nous distraire. Foi de gentilhomme, vous nous avez manqué. Mais, hier matin, lorsque notre ami nous eut dit adieu à son tour, nous avons compris, Mme de Fleurus et moi, toute l’horreur du vide. Notre coterie dispersée, Bade n’était plus qu’un désert, pour moi surtout. Mme de Fleurus (vous savez si elle m’aime !) s’est émue de mon triste sort. Sans rien me dire, elle commande les malles hier soir et nous partons ce matin pour Paris. Point d’itinéraire tracé, rien de prévu, tout au hasard ; vous nous auriez pris pour deux écoliers en vacances. Nous déjeunons à Strasbourg, nous dînons à… Comment appelez-vous ce pays-ci ?
— Frauenbourg.
— Merci. On nous sert un repas exquis, je me laisse aller un peu, ma tête s’alourdit ; Madelon, toujours bonne, jure qu’elle ne me laissera pas remonter en chaise de poste et que nous passerons la nuit à Frauenbourg. Je cède à la raison ; mais que voulez-vous qu’on fasse à l’hôtel des Trois-Rois, quand on n’a pas l’habitude de dormir avant minuit ? L’enfant a pitié de moi, elle s’informe des distractions qu’on peut trouver dans la ville : un bal ! Voilà ce qui s’appelle jouer de bonheur. J’aime le bal, moi. Madelon n’y tient pas ; mais cela m’égaye et me rajeunit. Je la force à passer une robe, et la voilà, riant comme une pensionnaire et dansant, la bonne fille ! avec le premier venu ! »
Ni M. Champion, ni le prince d’Armagne, ni Œdipe, fils de Laïus, n’aurait pu décider, après avoir entendu ce discours, si M. de Gigoult se moquait des autres ou de lui-même.
La musique se tut, Charles Kiss revint en s’essuyant le front ; il s’était mis à danser dès la porte. Une minute après lui, apparut Madelon en robe de mousseline blanche, sans un bijou. Le calme de l’innocence était empreint sur sa figure rose ; un parfum virginal émanait de toute sa personne ; ses cheveux blonds, ses yeux demi-baissés, son sourire modeste composaient un ensemble angélique. C’était la Marguerite de Goethe avant la rencontre de Faust. La guimpe de sa robe montait jusqu’à la naissance du cou ; ses mitaines de filet montaient jusqu’au coude. Elle n’avait pas une bague au doigt, cette femme qui aurait pu remplir un boisseau, comme Annibal, avec toutes les bagues des chevaliers qu’elle avait vaincus !
Son danseur la ramenait en soufflant et en lui disant des choses tendres :
« Il fait bien chaud, mademoiselle… ouf ! mais il aurait beau faire cent fois plus chaud… ouf !… je n’en serais pas moins honoré… ouf !… et même… ouf ! J’ai l’honneur de vous remercier, mademoiselle… ouf ! »
Un cercle d’admirateurs se forma presque aussitôt autour d’elle, car elle était décidément la reine du bal. Mlle Fuchsammer, la cadette, si renommée pour l’éclat de ses joues pourpres, et l’imposante Léonie Ramsbach, dont l’embonpoint faisait maigrir tous les clercs de notaire, et Mlle Augusta Rœmer, tant recherchée pour ses quarante mille francs de dot, et la petite Barbe Klotz, qui disait des choses si drôles, et la sentimentale Marie Wackenthaler, sœur aînée des étoiles, languissaient en espalier le long des murailles de planches. On négligeait même la superbe Mme Hecht, de la brasserie du Poisson-Rouge, et la grande, grande Mme Haberacker, des Trois-Pichons, pour qui deux voyageurs en vins de Metz avaient failli se battre au sabre. Tous les yeux, tous les cœurs étaient attirés par un invincible aimant vers la mystérieuse étrangère, et déjà les rois de la jeunesse, le beau Doum à la barbe blonde, et le petit Æsel au front dépouillé, ouvraient une souscription pour la régaler de vin de Champagne.
Personne ne la connaissait, personne ne pouvait dire à quelle enseigne elle était descendue. On l’avait vue entrer au bras d’un étranger, son père, sans doute ; on la voyait maintenant entourée de personnages de distinction, dont l’un portait un prisme à sa boutonnière, et l’autre était un prince parisien, au su de toute la ville. Et pourtant elle n’était pas fière, car elle n’avait refusé aucun danseur. Si, du moins, Charles Kiss l’avait connue ! Tout le monde aurait interrogé Charles Kiss. Mais l’excellent garçon attendait lui-même le moment d’être présenté. Il suivait sans affectation le prince d’Armagne, qui venait d’offrir son bras à la belle et se promenait avec elle en causant tout bas.
« Vous m’attendiez, pas vrai ? lui disait-elle.
— Moi ? Non. Je croyais que le bal était honnête.
— Des duretés ! Vous m’aimez donc toujours ?
— Pas si sot. Je vous confirme ma dernière, comme on dit dans le commerce.
— Avouez pourtant que je suis à mon avantage ce soir !
— Oui, parce que vous avez l’air d’une autre. Il ne vous manque que des fleurs d’oranger.
— Vous savez ? vous êtes toujours libre de m’en offrir.
— Mon jardin n’en produit pas, ma chère.
— Parce qu’il fait trop froid chez vous. Mais j’en pourrais cueillir ailleurs, si j’en étais si friande.
— N’y a-t-il pas d’indiscrétion à demander où ?
— Ici même, mon sceptique ! On m’a offert une main dans la soirée.
— Une main, ou une patte ?
— Entre les deux. C’est un monsieur en redingote, avec le chapeau sur l’oreille. Il valse comme un dieu, je vous jure ; mais il a mangé un fort gigot à son dîner.
— Peut-on voir ?
— Tenez, là-bas, sous l’orchestre. Il me dévore des yeux.
— Peste ! mes compliments. Vous êtes donc infaillible comme le pape ?
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez mis la main du premier coup, sur le plus gros millionnaire de Frauenbourg.
— Ça ?
— Plus riche à lui tout seul que Gigoult, Champion et votre serviteur très-humble.
— Votre parole ?
— D’honneur. Et vous l’avez refusé, malheureuse enfant ?
— Je ne sais pas au juste. J’étais tellement intimidée par le gigot ! Mais j’ai dû le renvoyer à mon oncle.
— Où prenez-vous votre oncle, s’il vous plaît ?
— Et le marquis ? N’a-t-il pas la physionomie de l’emploi ?
— Superbe ! »
Charles Kiss se tenait à distance, de peur d’être indiscret, mais il ne les perdait pas de vue. C’était un digne garçon et un brave cœur, cet excellent Charles Kiss. Ses amis eux-mêmes l’auraient proclamé parfait sans un petit défaut qui gâtait tout. Il avait la monomanie de la conciliation. Le spectacle d’une rixe, d’une querelle ou même d’une discussion un peu vive lui était insupportable. Bon gré, mal gré, il fallait qu’il intervînt pour mettre la paix. Son robuste bon sens, sa loyauté infaillible et sa vigueur bien connue, lui donnaient une grande autorité. On savait qu’il était homme à rosser deux combattants plutôt que de les laisser aux prises. Aussi les querelleurs de toute condition se séparaient-ils sans demander leur reste, dès qu’ils apercevaient son chapeau à l’horizon. Le lieutenant de gendarmerie disait en badinant : « Tant que M. Charles Kiss sera dans le pays, mes hommes n’auront personne à empoigner… à moins de l’empoigner lui-même. »
Ce qui faillit arriver le soir de la fête, ainsi que vous l’allez voir.
L’orchestre venait d’attaquer la ritournelle d’une valse. Les danseurs sortaient en foule de la buvette, et couraient offrir le bras à leurs danseuses. Jeffs quitta son poste d’observation, et s’avança d’un pas résolu vers Mme de Fleurus qui cheminait au bras du prince, toujours causant. Arrivé tout près d’elle, il allongea la tête, et dit presque poliment :
« Mademoiselle ! »
Il faut croire que le prince disait au même instant quelque méchanceté bien poignante ; Madelon n’avait d’oreilles que pour lui.
« Mademoiselle ! » répéta Jeffs.
Le prince entendit bien, mais il ne daigna pas détourner la tête.
« Mademoiselle ! » dit Jeffs.
C’était la troisième sommation.
Charles Kiss ne valsait point, par extraordinaire : il observait.
Madelon jeta négligemment un demi coup d’œil en arrière. Peut-être était-elle bien aise d’éveiller un peu de jalousie chez le rustre aux millions. Peut-être songeait-elle avec terreur à ce fameux gigot bourré d’ail. Toujours est-il qu’elle ne répondit point à l’appel de M. Jeffs. Mais elle dit négligemment à l’oreille du prince :
« Vous savez que vous me faites manquer une valse ?
— Valsez avec moi, répondit Astolphe, en lui passant le bras droit autour de la taille.
— Monsieur ! cria Jeffs, en se plaçant devant lui, mademoiselle m’a promis ! »
Astolphe l’écrasa du regard le plus dédaigneux qu’un gentilhomme ait jamais laissé choir sur un vilain, et passa outre.
Mais déjà notre ami Charles Kiss était dans son rôle de conciliation. Comme ami du prince d’Armagne, comme admirateur de l’étrangère, et surtout comme volontaire de l’ordre et de la paix, il accourut.
« Voyons donc, que diable ! dit-il à Jeffs de sa voix franche et sympathique, vous comprenez bien que madame cause avec monsieur ; laissez-les tranquilles ! »
Jeffs se retourna vers lui avec l’aménité d’un taureau qui voit du rouge.
« De quoi te mêles-tu ? lui répondit-il.
— Ah ! tu me tutoies ! s’écria le conciliateur, quand je viens empêcher une querelle ! Tiens ! tiens ! »
Il scanda sa phrase de deux soufflets dont le moindre eût couché par terre la forteresse de Lichtenberg. Jeffs bondit en arrière, arma un couteau-poignard et se précipita sur lui. Mais si Jeffs était de fer, Charles Kiss était d’acier. Il tordit le bras de son ennemi, fit tomber le couteau, le brisa dans la rainure de deux planches et, libre de toute préoccupation étrangère, se répandit en coups de poing sur la tête de l’usurier.
La scène avait duré moins de temps que vous n’en avez mis à la lire ; mais elle ne laissa pas de produire un certain effet. Les valseurs s’étaient arrêtés, l’orchestre faisait silence. M. de Gigoult et M. Champion accouraient vers Madeleine ; le brigadier de gendarmerie remplissait déjà son devoir. D’une main il contenait M. Jeffs, de l’autre il essayait de mettre un frein à la colère de M. Kiss, et sa grosse moustache rousse distillait sur les combattants quelques paroles de paix :
« Qu’est-ce que c’est ? Mais qu’est-ce que c’est donc ? A-t-on jamais vu ? Des messieurs riches, qui devraient donner l’exemple ! Et dans le bal de société, encore ! Saperlotte, monsieur Jeffs ! Sapristi donc, monsieur Kiss ! Ça n’est pas des manières de personnes bien élevées, de se flanquer des soufflets comme ça dans la figure ! »
Charles Kiss répondit vivement :
« Père Pumpernickel, je vous fais juge. C’est ce manant qui a la prétention de valser avec une dame malgré elle !
— Oh ! monsieur Jeffs !
— Mais puisqu’elle m’avait promis ! s’écria l’avare.
— Différentement, ça change la thèse, monsieur Kiss !
— Et quand elle lui aurait promis cent fois, si elle a changé d’idée, père Pumpernickel !
— Ah ! Ah ! vous m’en direz tant, monsieur Kiss…
— Une dame a bien le droit de changer d’idée, peut-être !
— Certainement, monsieur Kiss.
— Mais, répliqua Jeffs, qu’est-ce qui vous prouve qu’elle a changé d’idée ?
— Voyons, voyons ! dit le brigadier. (Circulez donc un peu, messieurs et dames, s’il vous plaît !) Madame est-elle, oui ou non, consentante de danser avec M. Jeffs ? »
Il se retourna gravement pour chercher la belle étrangère : elle était partie depuis longtemps. M. de Gigoult lui avait offert son bras pour la tirer de la cohue ; M. Champion et le prince s’étaient éclipsés à sa suite. La physionomie du bon brigadier peignit un étonnement si naïf que tout le bal éclata de rire.
« Envolée ! s’écria M. Pumpernickel, riant aussi. C’est bien fait, mes gaillards ! Ça vous apprendra à vous battre devant les dames. Allez-vous-en chacun de votre côté et ne recommencez plus, sinon je vous évacue ! Et maintenant musique, s’il vous plaît ! »
Les musiciens reprirent la valse commencée, les couples se reformèrent et le plancher élastique se remit à trembler en mesure sous les pas de quatre cents Alsaciens. Jeffs s’éloigna lentement vers la buvette, contenu par la présence du brigadier, mais lançant à son ennemi des regards chargés de haine. Le bon Charles réfléchit un instant et courut à la porte de sortie.
Il rencontra le prince qui rentrait avec M. Champion.
« Ma foi ! messieurs, leur dit-il, vous arrivez bien : j’allais à votre recherche. La belle dame est retournée à son hôtel ?
— Nous venons de la reconduire.
— J’aurais pourtant voulu… enfin ! Vous me présenterez une autre fois. J’espère qu’elle ne m’a pas jugé défavorablement sur un ou deux gestes trop vifs ?
— Elle ? non, dit le prince. C’est moi qui vous en veux de vous être interposé entre cet animal et nous. L’affaire me regardait seul, il me semble ?
— C’est vrai, monsieur ; vous avez parfaitement raison. Je vous prie d’agréer mes excuses. Que diable voulez-vous ? c’est plus fort que moi : il faut que je concilie. Je suis allé plus de dix fois sur le terrain pour m’être interposé un peu trop vivement, comme aujourd’hui. Eh bien ! cela ne m’a pas corrigé du tout.
— Et, dit Astolphe, sur le terrain, avez-vous la main heureuse ?
— Tout à fait heureuse, monsieur. Je n’ai jamais tué personne. Une simple blessure, une concili…, je veux dire une correction légère, rien de plus.
— Vous avez été touché quelquefois ?
— Ça, non, par exemple ! Attendu que j’ai toujours soin de mettre le bon droit de mon côté. Moi, je crois à la Providence.
— Et lui, croit-il à quelque chose ?
— Jeffs ? À rien, monsieur, qu’à la pièce de cent sous.
— Est-il d’une force quelconque ?
— À quoi ?
— Mais…, à l’épée, par exemple ?
— Je crois qu’il est de la même force sur l’épée que cet autre sur le violon. Il en jouait peut-être très-bien, mais il n’avait jamais essayé. Comprenez donc ! Les leçons de Joachim se payent vingt francs par mois. C’est trop pour un millionnaire.
— Mais il est bon chasseur, dit-on. Il doit tirer au pistolet. Et comme c’est lui qui a le choix des armes…
— Je vous parie cent contre un qu’il n’a jamais touché un pistolet de sa vie ! C’est cher, le pistolet ; chaque balle tirée coûte tout près d’un sou !
— Alors que pensez-vous qu’il fasse ?
— Je vais vous dire. Si l’affaire s’était passée entre quatre-z-yeux, j’ai quelque raison de supposer qu’il inscrirait les soufflets au compte profits et pertes. Il les mettrait avec les autres qu’il a déjà reçus et gardés. Mais à cause du public, et surtout de la jolie petite dame (il en tient pour elle, aussi vrai que voici la valse finie), je crois qu’il m’enverra deux de ses amis demain matin. Si toutefois il peut inventer deux amis ! Entre nous, cela me tracasse un peu, à cause de ma mère. Je demeure avec elle, et quoiqu’elle ait le cœur placé haut, il vaudrait mieux qu’elle apprît l’histoire quand ce sera fini. Serez-vous assez aimables… n’y a-t-il pas d’indiscrétion à vous prier d’être avec moi ? Je ne suis ni prince, ni baron, mais je m’appelle Charles Kiss de Stambach, et notre famille en vaut une autre. »
Astolphe lui tendit les deux mains, protesta qu’il le tenait pour noble de toutes les façons et se mit cordialement à son service. Quant au député, c’était un foudre de guerre. Non seulement il jurait de suivre Charles Kiss au milieu des dangers, mais il brûlait de dégainer lui-même, à la vieille mode, contre un témoin de M. Jeffs.
« C’est trop de bonté, dit l’excellent Charles. Ses témoins seront probablement deux pauvres diables qui ne pourront pas lui refuser cela, parce qu’ils lui doivent de l’argent. Ne les mettons pas à trop rude épreuve. Mais, puisque vous voulez bien m’assister, le mieux serait, je crois, d’aller au-devant de sa provocation et de nous mettre tout de suite à ses ordres. De cette façon, l’affaire pourrait marcher au petit jour, personne n’en saurait rien d’avance, et je la conterais à maman en lui portant son journal dans son lit, comme à l’ordinaire. »
Il avait à peine achevé sa phrase quand Mlle Marcus, fille du receveur de l’enregistrement, passa devant lui au bras de son père et lui dit :
« Vous m’avez priée de vous garder ce que je voudrais. Eh bien ! mauvaise tête, je vous ai inscrit pour le quadrille qu’on va danser. »
Il remercia de très-bonne grâce, remit son gant de la main droite, fit signe de l’œil à ses témoins en leur désignant la buvette et s’en alla danser le quadrille avec Mlle Marcus.
Le prince et M. Champion trouvèrent Jeffs tout seul, assis au coin d’une table, devant un bol de punch. Rien en lui ne trahissait cette mâle colère, cette soif de vengeance immédiate qui suit un outrage reçu. Il n’avait pas non plus l’air accablé de l’homme qui sent son impuissance et fait son lit dans la honte. Ce n’était qu’un rustre dégrisé, cherchant à s’étourdir sur nouveaux frais. Le front dans les deux mains, les coudes appuyés sur la table nue, il promenait autour de la buvette ses yeux sans regard, tandis que la coupe de plaqué, montrant le cuivre sur les bords, lui lançait en plein nez une vapeur ignoble. Quelques filets huileux, rampant le long des parois de son verre, témoignaient qu’il avait déjà arrosé les soufflets de Charles Kiss.
Il n’aperçut les deux témoins qu’au moment où ils arrivaient sur lui. Lorsqu’il reconnut le prince, il se leva brusquement et fit le geste d’un petit garçon qui se met sur la défensive en abritant sa tête derrière son bras. Astolphe sourit dédaigneusement et l’invita à se rasseoir.
Alors M. Champion, qui avait fait jadis, au Collège de France, une magnifique leçon contre le duel, présenta M. d’Armagne, déclina son propre nom, et indiqua en deux mots l’objet de la démarche. Il fut simple, grave et presque imposant. Son domestique aurait été content de lui, s’il avait pu l’entendre, lorsqu’il dit que M. Charles Kiss de Stambach était aux ordres de M. Jeffs.
« Mais, s’écria Jeffs en bondissant, qu’est-ce qu’il lui faut encore, à celui-là ? Ce n’est donc pas assez de ce qu’il m’a fait ? »
Le cri partait du cœur, ou de ce qui en tient lieu chez les hommes comme Jeffs. Astolphe le trouva si naturel et si beau dans son genre, qu’il faillit éclater de rire. Toutefois il surmonta sa première impression, et dit :
« Excusez-nous, monsieur, si nous nous sommes mépris en croyant aller au-devant de vos désirs. Nous avons supposé que les faits de ce soir vous avaient inspiré quelque idée de demander raison à notre ami. S’il en est autrement, il ne nous reste plus qu’à nous retirer en vous félicitant de votre modération.
— Un instant ! dit l’usurier. Il y a quelque chose là-dessous ; je n’aime pas qu’on se moque de moi. J’ai peut-être bu un verre de trop, mais quand je serais encore dix fois plus rond, il est toujours temps de s’expliquer, que diable ! C’est à la danse, n’est-ce pas ? J’allais valser avec… Ah ! sacrebleu ! quelle femme ! Elle m’avait promis cette valse-là, ma parole d’honneur. Hé bien ! quoi ? Vous y étiez, vous avez vu. M. Kiss m’a dérangé, je lui ai répondu, il m’a lancé deux calottes, je lui ai lancé un coup de couteau : quittes !
— Si vous le prenez ainsi, dit Astolphe, tout est pour le mieux.
— Et comment voulez-vous que je le prenne ? Ne faut-il pas encore maintenant que j’aille me faire assassiner à coups de sabre et de pistolet ?
— Nous sommes trop bien élevés pour vous y contraindre, si vous n’en éprouvez pas le besoin.
— Il est superbe, votre ami, savez-vous ? Ces jeunes gens qui n’ont pas quatre sous vaillant sont tous les mêmes ! C’est bien aisé, ma foi ! Qu’est-ce qu’ils risquent ! Trois mille francs de rente ! ah ! ah ! ah ! Le bel enjeu contre les millions de M. Jeffs ! Dites-lui que je ne suis pas un imbécile, et que j’aurais beau avoir cent litres de punch dans le ventre, je ne m’amuserais pas à jouer vingt francs contre un liard. Serviteur, messieurs les princes ! Votre très-humble, messieurs les députés ! Nous ne nous quitterons pourtant pas sans boire un coup. Garçon ! deux verres ! »
Le prince et le député s’excusèrent très-froidement.
« Notre mission n’est pas terminée, dit M. Champion. Il nous reste à rendre nos comptes à M. Kiss de Stambach, et nous allons de ce pas lui reporter notre conversation. »
Mais lorsqu’ils eurent transmis au bon Charles les dernières paroles de l’ennemi, le conciliateur entra dans une colère épouvantable.
« Ah ! c’est ainsi ! dit-il. Le drôle ne veut pas se battre avec moi, parce que je ne suis pas assez riche ! Comme si trois mille francs de rente honnêtement acquis ne valaient pas mieux qu’un trésor volé ! Ah ! mes soufflets ne sont pas bons, parce que je n’ai pas un million dans chaque main ! Mais il m’insulte à son tour ! Il me traite de haut en bas ! Et tout à l’heure, c’est donc par mépris qu’il m’a tutoyé ? Ce n’est pas par jalousie ou par colère, mais tout simplement parce qu’il me met au rang des laquais ! Jour de Dieu ! Faites moi l’amitié de retourner vers lui, non plus pour lui offrir une réparation, mais pour lui donner le choix entre une rencontre ou des excuses ! »
Cette boutade d’un cœur fier électrisa M. Champion et amusa le prince.
« Il a raison ! dit le député, et, foi de mauvais sujet ! je suis décidé à le suivre jusqu’au bout.
— Vous vous trompez, mon cher, répondit Astolphe ; il a mille et une fois tort, mais je le soutiendrai quand même. Il faudrait y regarder à deux fois, si l’affaire pouvait avoir un dénouement tragique, car nous sortons du bon sens et du bon droit à la suite de ce brave et loyal insensé. Mais il ne s’agit que de tâter le Jeffs sur toutes ses faces ; le sujet est intéressant ; nous sommes curieux ; marchons ! Mon cher monsieur Kiss, dansez un galop à notre santé avec cette jolie petite brune et, comptez sur vos amis : on va vous servir des excuses ! »
Lorsqu’ils rentrèrent à la buvette, Jeffs avait posé sa tête sur la table et dormait. M. Champion, qui voulait tout pourfendre, eut presque pitié de lui.
« Mon bien bon, dit-il au prince, frapperons-nous un ennemi par terre ? Sied-il bien à deux hommes tels que nous d’achever ce vaincu ?
— Oui, répondit Astolphe, j’ai mon idée.
— Contez-la moi d’abord !
— À quoi bon ? Vous ne connaissez pas le Jeffs, et moi je le sais par cœur. C’est un homme qui a fait plus de mal au peuple de Frauenbourg que dix ans de guerre et de famine. Si personne ne l’arrête en chemin, il consommera la ruine de ce pauvre pays. Je vous jure, mon cher, qu’on ferait une œuvre pie en lui aplatissant la tête sur cette table ! »
Il appuya sa phrase d’un geste si énergique, que M. Champion le retint et s’écria :
« À quoi pensez-vous ?
— N’ayez pas peur, dit-il en souriant. Pourquoi me salirais-je les mains au contact de ce misérable ? Je ferai plus et mieux. L’occasion est précieuse, je le sens, j’en suis sûr ! Nous pouvons aujourd’hui venger bien des crimes, empêcher bien des maux, jouer le rôle de la Providence ! Laissez-moi faire. »
Les petits yeux de M. Champion s’ouvrirent tout grands. Il regardait Astolphe et ne le reconnaissait point. Le plus illustre fou de Paris semblait transfiguré. Une pensée diabolique ou sublime rayonnait comme une auréole autour de sa petite tête brune.
« Mon cher, dit-il au député, vous ne me connaissez pas depuis longtemps, mais vous devez savoir que je ne suis ni un idiot ni un scélérat ; donnez-moi donc carte blanche. Quoi que je dise, quoi que je fasse ce soir, appuyez-moi sans chercher à comprendre. Est-ce entendu ?
— Soit !
— All right ! » Il poussa la table du pied ; Jeffs bondit en ouvrant les yeux.
« Ah çà, mais, cria-t-il, il n’y a donc pas moyen d’avoir la paix ?
— Parlons bas, lui dit le prince, et d’abord faites-moi place auprès de vous. »
Jeffs se recula en grommelant. Astolphe était doué de tous les courages, car il s’assit à la bouche du monstre, dans une atmosphère d’ail et d’eau-de-vie.
« Monsieur, dit-il, vous êtes forcé de reconnaître que j’ai accompli mon premier mandat avec beaucoup de modération. Si j’ai apporté même une certaine bienveillance dans un rôle qui n’exigeait que de la fermeté, c’est que vous m’aviez été recommandé spécialement dans la soirée par une personne qui vous porte un intérêt assez vif.
— Voyez-vous ça ! Eh bien, faites-moi le plaisir de dire à vos amis que je m’appelle Jeffs, que je ne crains rien, tant qu’il y aura des gendarmes en France, et que je ne me soucie pas d’être recommandé par personne à personne !
— Devrais-je aussi répondre cela… à une dame ?
— À une d… Hein ? comment ? s’il vous plaît ? »
Le prince baissa la voix et poursuivit d’un ton discret et confident :
« Une dame avec qui vous avez dansé (il paraît que vous êtes un valseur irrésistible, monsieur Jeffs !) une dame à qui vous n’avez pas déplu, malgré votre hardiesse ; une dame que vous avez honorée d’une offre inacceptable peut-être, mais flatteuse à coup sûr, lorsqu’elle vient d’un homme aussi riche et aussi considérable que vous !
— Quoi ! Vous savez ?… On vous a dit ?… Elle a ?… »
Par quelle comparaison peindrai-je à mes lecteurs le sourire qui éclaira ces traits durs et farouches ? Figurez-vous un rayon du soleil de mai, glissant sur l’étal d’un boucher.
Astolphe vit que c’était rencontré juste, et sans appuyer sur la fibre qu’il avait fait tressaillir, il passa du plaisant au sévère.
« M. Kiss de Stambach, dit-il, nous a priés de savoir de vous quel sentiment vous animait aujourd’hui, lorsque vous l’avez tutoyé en public. Il est impossible d’admettre que vous l’ayez fait par amitié, n’ayant jamais été lié avec lui. Que vous ayez tutoyé par mépris un des hommes les plus honorables de Frauenbourg, c’est ce que je ne veux pas même supposer. Il me serait trop pénible (vous savez pourquoi) d’avoir à vous demander réparation au nom de notre ami. »
Jeffs allongea le cou péniblement comme un singe qui avale une pomme. Astolphe poursuivit :
« Reste une dernière hypothèse qui sera, je l’espère, la plus conforme à la vérité. C’est sans aucune pensée injurieuse, dans un mouvement de colère, que la langue vous a tourné si malheureusement. En ce cas, je suis heureux d’avoir à vous dire que M. Kiss de Stambach veut bien agréer vos excuses, sans autres témoins que M. Champion et moi.
— Voilà ! » dit le député comme pour mettre un point au bout de la phrase.
La physionomie de Jeffs montra clairement que l’autre sujet de conversation lui semblait beaucoup plus agréable. Ce cerveau qui n’avait jamais eu qu’une idée, l’argent, était plus agité qu’un champ de bataille. L’espérance et la crainte s’y donnaient des poussées formidables, non sans glisser quelquefois dans une mare de punch. Il songeait à Madelon, il songeait à Charles Kiss, il songeait à se marier, à se battre, à s’enfuir, et même à se recoucher sur la table et à reprendre le somme interrompu. Il se grattait la tête avec ses ongles comme pour déchirer l’écorce grossière qui enveloppait ses pensées.
M. Champion lui vint en aide. Au fond du cœur, l’avare souffrait un peu de voir un homme si riche dans un si mauvais pas. Il y a une franc-maçonnerie tacite entre les fidèles du veau d’or.
« Voyons ! dit-il à Jeffs, vous n’avez ni haine ni mépris pour notre ami M. Kiss ?
— Moi ? non, répondit l’autre. À peine si je le connais.
— C’est donc par une étourderie de la colère, et sans intention de l’offenser que vous l’avez tutoyé ce soir ?
— C’est parce qu’il m’empêchait de danser.
— Eh bien ! voilà tout ce que nous voulons savoir. Il ne vous reste plus qu’à le répéter devant M. Kiss et à lui présenter vos excuses.
— Mais si je lui demande pardon, retirera-t-il les soufflets qu’il m’a donnés ? Ça serait juste !
— Monsieur Jeffs, dit le prince, je vois que vous avez toutes sortes d’idées fausses sur la théorie des soufflets. Un soufflet ne se rend pas ; on le lave ou on le garde, au choix !
— Vous m’en direz tant !… Mais quand j’aurai donné la main à M. Kiss, me promettez-vous que nous boirons une bouteille de Champagne à la santé de… tout le monde ?
— J’accepte avec plaisir, dit le prince. Je voulais même vous le proposer.
— Non, non ! s’écria l’avare. C’est moi qui paye ! »
Tandis que M. Champion allait chercher l’excellent Kiss, M. d’Armagne dit à Jeffs :
« Observez-vous, contenez-vous ! Si vous aimez Mlle Madeleine, pas d’imprudence devant mes amis ! Un seul mot ferait tout manquer.
— Comment, mon prince ! vous pensez que je pourrais…
— Rien n’est impossible à l’amour.
— Eh bien ! sacrebleu ! je l’aime !
— Avez-vous réfléchi ?
— Je ne veux pas réfléchir !
— Elle est peut-être moins riche que vous ne croyez, quoiqu’elle ait une jolie fortune.
— Quand elle n’aurait pas le sou ! Je suis capitaliste, moi ! J’ai de l’or à remuer à la pelle, voyez-vous ! Et tout ça serait pour elle, si elle voulait seulement dire oui ! Elle trouverait des couverts d’argent par grosses ! Elle n’aurait pas une robe à s’acheter en cent ans : il y en a des armoires pleines au Krottenweyer ! On lui servirait le café au lait dans son lit tous les matins. Elle ne brûlerait que des bougies. Si elle avait envie d’une voiture, avec des lanternes dorées, eh bien ! tant pis ! je la lui donnerais !… Avec qui est-elle venue à la fête ? Ce vieux monsieur à cheveux blancs, est-ce son père ?
— Le marquis de Gigoult ? Non ; c’est… son oncle !
— Bon ! où sont-ils descendus ?
— Aux Trois-Rois.
— Suffit. Je leur ferai parler demain, de bonne heure.
— En attendant, il s’agit de parler vous-même à M. Kiss. Le voici. »
Charles Kiss avançait en hésitant, comme un coupable. Ce brave cœur avait un tel respect de la dignité humaine qu’il était presque honteux maintenant de voir un homme s’humilier devant lui. Jeffs se leva à son approche et lui dit :
« Monsieur Kiss, il ne faut pas garder rancune à un homme qui était en train ; je ne sais plus moi-même comment je vous ai parlé. Du reste, vous n’y avez pas été de main morte, et ça devant une dame, ce qui m’est plus sensible que tout. Mais je n’ai eu que ce que je méritais : quittes ! Voulez-vous accepter, avec mes excuses, un verre de champagne ? Et si vous aviez jamais affaire de moi, soit pour un prêt désintéressé, soit pour toute autre chose, vous me trouveriez à votre service, vrai comme voici ma main. »
L’honnête garçon fut tellement indigné de cette bassesse qu’il eût terminé la conciliation par une nouvelle série de coups de poings si le regard du prince ne l’avait retenu. Il toucha la main de Jeffs qui lui parut froide et gluante comme une peau de grenouille, et il s’assit devant les bouteilles et les verres qu’on venait de mettre sur table.
Astolphe et Charles goûtèrent du bout des lèvres au poison mousseux de Frauenbourg : Jeffs et Champion s’en versèrent rasade. Ils en prirent par-dessus la tête, l’un parce qu’il l’avait payé, l’autre parce que cela ne lui coûtait rien. Peut-être aussi le professeur s’appliquait-il à mériter l’estime de M. Jean, son domestique, tandis que M. Jean dansait dans la baraque voisine avec Mlle Frédégonde, et levait le pied à des hauteurs inquiétantes non seulement pour le gendarme mais encore pour le charpentier.
Assurément, il existait entre les deux avares une harmonie préétablie comme entre les monades de Leibnitz. Chacun d’eux fit la conquête de l’autre. Jeffs, qui avait passé de l’ivresse comateuse à l’ivresse ataxique ou désordonnée, fit sonner les écus de sa poche et les chiffres bien autrement mélodieux de sa fortune ; il parla d’argent, d’affaires, de placements, et construisit des pyramides qui montaient plus haut que le ciel, sur la base d’une simple pièce de cent sous ; le tout entrecoupé de soupirs amoureux et d’oraisons jaculatoires à l’adresse d’une déité absente. Champion le trouva grand, et fort, et magnifique ; il lui donna son estime et son amitié, entre deux hoquets. Il lui servit pêle-mêle un système de métaphysique, un éloge de Jean, un projet de constitution, le plan d’une cafetière d’un nouveau genre pour laquelle on devrait prendre un brevet, et la description d’une femme incomparable comme il ne s’en rencontre qu’à Paris, aux genoux de M. Champion.
Tandis que ces propos trottaient, le jour se leva, l’orchestre essoufflé plia bagage, les danseuses verdies par la fatigue et par l’aurore endossèrent leurs sorties de bal, et chacun se décida à rentrer chez soi.
M. Champion s’alla coucher à la sous-préfecture, et dormit sur les deux oreilles. Un autre eût fait de mauvais rêves en pensant à l’hôtel des Trois-Rois. Mais il savait pertinemment que Madelon avait l’amitié d’une fille pour le vieux marquis. Le marquis n’était pas moins rassuré lorsque Madeleine et Champion dînaient par hasard en tête-à-tête. Heureux marquis ! Heureux Champion ! Heureux vous-même, lecteur jeune ou vieux, si vous avez la fatuité de les trouver ridicules !
En rentrant au moulin, le prince rencontra M. de Guernay, frais et dispos comme à son ordinaire, et levé depuis cinq heures du matin pour surveiller le travail. M. Honnoré courait déjà la plaine avec trois charrettes attelées.
« Mon cher Astolphe, dit Hubert, je vous admire et je vous envie. Pour être resté si longtemps au bal de Frauenbourg, il faut que vous ayez non seulement le goût, mais le génie du plaisir.
— Vous n’êtes pas à la question, répondit le prince. Regardez-moi bien en face !
— C’est ce que je disais. Nulle trace de fatigue, nulle apparence de sommeil. Si la cravate était moins froissée et le chapeau moins poudreux, on ne croirait pas que vous venez de la danse, mais que vous y allez.
— Est-ce tout ?
— Il me semble.
— Vous n’apercevez pas autre chose ?
— Comme quoi ?
— Mais, par exemple, une épée flamboyante dans ma main droite ? Voyons, là, franchement, n’ai-je pas un air de famille avec l’ange exterminateur ?
— Je le veux bien, si vous y tenez beaucoup. Mais si l’antithèse d’ange et démon n’était usée jusqu’à la corde, je dirais qu’il y a plutôt dans ces yeux-là un rayon de malice diabolique.
— Et vous auriez raison, mon brave Hubert. Que je suis heureux ! que j’ai bonne espérance ! Quelle utile, honnête et excellente méchanceté j’ai combinée cette nuit ! Vous serez content de moi, je vous le jure. Venez au jardin, je vous dirai tout ! »
Il l’entraîna jusqu’au bord de la Frau et lui dit :
« Qu’arriverait-il si les loups se mangeaient entre eux ?
— Mais je pense qu’il y aurait moins de brebis croquées.
— Bon ! Et si tous les animaux nuisibles, rats, serpents, putois, éperviers, vautours, renards, chacals, lions, tigres et crocodiles prenaient la bonne habitude de s’égorger réciproquement ? Est-ce qu’on ne verrait pas refleurir l’âge d’or pour les espèces inoffensives, aimables et utiles ?
— Vraisemblablement. Et après ?
— Pourquoi le monde va-t-il si mal ? N’est-ce pas, mon ami, parce que les êtres malfaisants, au lieu de s’attaquer à leurs collègues, tombent sur les bonnes créatures ? Le Destin, qui est un vieux bourreau, un vieux proxénète, ou tout au moins un vieil imbécile, jette les malheureuses perdrix sur le chemin de l’épervier et conduit les pauvres gazelles sous la griffe du tigre. Est-ce vrai ?
— Incontestable. Permettez-moi seulement de vous dire que nous avons l’air de réciter un dialogue de Platon. À vous, mon cher Socrate !
— Soit, mais je me sens de beaucoup supérieur à Socrate, attendu que je ne parle pas grec. N’avez-vous pas observé que les hommes, comme les autres animaux, sont soumis à cette loi injuste et cruelle ? Qu’un Papavoine se promène dans les bois, cherchant quelque chose à égorger, le Destin amène sous son couteau deux petits enfants sans leur bonne. Qu’un Jeffs arrive au monde pour plumer ses concitoyens, les braves gens de Frauenbourg viendront comme un troupeau d’oies lui faire hommage de leurs plumes. Qu’une Madelon se lève sur l’horizon de Paris, c’est à qui jettera sous sa griffe les billets roses de cinq mille francs et les inscriptions de rente !
— Socrate m’avait promis de ne plus penser à Madelon.
— Vous allez voir pourquoi j’y pense. Supposez que le Destin assis sur son trône, les pieds posés sur le globe comme sur une chaufferette, soit pris de sommeil un beau soir. Arrive un gaillard honnête et décidé, moi, par exemple. Je lui arrache son urne des mains, et je dis : À mon tour ! J’ordonne que les agneaux, les Guernay, les Honnoré vaquent sans crainte à leurs affaires ; que les loups se mangent entre eux ; que Jeffs et Madelon soient enfermés dans la même chambre pour s’exterminer réciproquement !
— Si vous faisiez cela, mon cher Socrate, je vous élèverais une statue plus haute que le colosse de Rhodes. Elle aurait un pied à Paris, l’autre à Frauenbourg, et les diligences passeraient entre ses jambes.
— Je ne veux pas vous voler votre statue. Le miracle qui vous paraît impossible est presque fait. »
Il raconta par le menu tous les événements de la nuit.
« Et maintenant, dit-il, comprenez-vous pourquoi je ne dors pas, pourquoi je ris, je saute et je triomphe ? Jeffs aime Madelon, il l’épousera ; j’en fais mon affaire. Mariée, elle le ruine en moins de cinq ans, fût-il plus riche que tous les Rothschild et les Torlonia mis ensemble. Cette femme a des mains comme un creuset ; l’or qu’elle touche est fondu ; c’est le gaspillage incarné, la muse de la ruine. Jeffs aura beau défendre ses écus ; il est tenace, il est avare, il est tout ce que vous voudrez, mais il n’échappera pas à son sort. Dès qu’on aime Madelon, on n’est plus soi, on est quelque chose à elle. On se mettrait en gage, on se vendrait comme remplaçant, on arrêterait les voyageurs sur la grand’route plutôt que de lui refuser cent louis. Voilà Frauenbourg délivré de son despote ; vous régnez seuls, vous et les vôtres, vous exécutez vos grands projets, vous sauvez ces pauvres gens. Mais ce n’est pas tout, morbleu ! Quand Madelon aura vengé Frauenbourg, Jeffs vengera Paris, je vous le promets. Il sera trompé, c’est inévitable, il s’en apercevra, c’est certain ; il tuera sa femme, c’est écrit. Je l’ai vu tirer le couteau, hier soir : mon cher ami, l’éclair de cette lame a déchiré pour moi tous les voiles de l’avenir. Vous souriez ? J’ai l’air d’un exalté qui fait des phrases, mais vous devez comprendre que jamais prophète prophétisant n’a été plus convaincu et plus sincère que moi ! »
Hubert lui tendit la main et lui dit :
« Pardonnez-moi mon sourire. Vos intentions sont excellentes, votre idée me paraît neuve et ingénieuse ; mais vous vous hâtez un peu trop de vendre la peau de cet ours. Il est amoureux, je le veux bien ; mais quelle que soit son indifférence à l’opinion publique, songera-t-il à épouser une personne si… connue ?
— Qu’elle cause un quart d’heure avec lui ; il la verra plus innocente que Lucrèce. Vous-même, mon cher ami, après ce que je vous ai dit, montré, prouvé, vous vous feriez tuer pour la vertu de cette fille, si elle avait dix minutes pour vous convaincre.
— Mais le père, les parents, tous les Jeffs de la création vont se jeter au travers.
— Que savent-ils ?
— Rien. Mais vous savez, vous ; moi aussi, Bonnevelle aussi.
— Je réponds de moi, je suis sûr de vous, et quant à M. Bonnevelle… Ou bien il l’aime encore, et il se taira par intérêt, ou bien il la déteste comme moi, et il se taira par vengeance. L’essentiel est qu’il n’y ait pas une femme dans le secret.
— On n’y mettra personne. Mais maintenant dans quel intérêt, dans quel but, par quel caprice ou quelle folie consentira-t-elle jamais à épouser ce grossier personnage ? Un homme sans esprit, sans éducation, malhonnête, malpropre, ignorant à peu près l’usage du linge ! Elle n’en voudrait pas pour sa femme de chambre, mon pauvre ami.
— Elle en voudra pour elle. Je ne dis pas aujourd’hui, ni demain, ni dans six mois. Mais il y a une heure dans la vie de ces femmes où la plus orgueilleuse ferait des bassesses pour épouser un chien coiffé. Il faudra guetter le moment, saisir le joint : c’est mon affaire.
— Passe encore si elle avait des rides aux tempes, si elle manquait d’argent, si l’amour menaçait de lui faire banqueroute ! mais elle est jolie, on se l’arrache, elle est dans le coup de feu du succès et de la beauté !
— Elle épousera Jeffs, ou je perdrai mon nom. Déjeunez aujourd’hui sans moi ; j’entre en campagne à une heure. En attendant, je vais faire comme Alexandre et Condé : dormir !
— Voulez-vous qu’on vous éveille à midi ?
— Merci, merci, c’est inutile. Nous autres grands capitaines, nous savons nous éveiller nous-mêmes. »
Tandis qu’il accélère ses ronflements, comme un voyageur double le pas pour arriver plus vite ; tandis que M. Champion, coiffé de nuit par son précepteur, rêve d’amour et d’argent ; tandis que Jeffs, en proie à l’incertitude et à la pituite, se promène et crache en tous sens autour de l’hôtel des Trois-Rois ; tandis que l’horloge de l’église, indifférente comme une dévote aux affaires temporelles du genre humain, se demande si c’est bien la peine de sonner onze heures, un petit homme gros, gras et pâle, entre modestement par la porte de derrière, dans l’immeuble hospitalier de M. Muller. Il est vêtu sans faste et débarbouillé pour l’amour de Dieu : je dirais même pour l’amour du Dieu d’Israël, le moins exigeant de tous les dieux en pareille matière. L’invention de la benzine par le savant chimiste Mitscherlich ne paraît pas avoir exercé une influence notable sur la casquette et le col de ce brave petit juif. Il porte sous son bras un ballot d’étoffes, et il s’avance ou plutôt il s’insinue prudemment, d’un pas discret, à travers les passages abreuvés de purin et les cours encombrées de voitures. À tous les gens de service qu’il rencontre sur sa route, il adresse un bonjour obséquieux. Les uns lui répondent en l’appelant vieux ioûtre, les autres lui donnent une légère tape sur le dos et lui disent :
« Ça va bien, gros filou ? »
D’autres lui serrent la main cordialement, et, dans le fond, tous l’estiment, car il n’a jamais pris un centime à personne, et c’est un des hommes les plus honorables de Frauenbourg. Sa profession consiste à faire tous les genres de commerce permis où l’on peut gagner de l’argent sans capital. Il est commissionnaire, courtier, brocanteur, intermédiaire entre tous ceux qui veulent vendre et tous ceux qui peuvent acheter.
Il s’arrête à la cuisine, traite avec le chef pour quelques douzaines de peaux de lièvre et un lot considérable d’os de bœuf ; il vend des boucles d’oreille de chrysocale à une fille de cuisine et donne un couteau de dix sous au marmiton en échange d’un renseignement. Puis il entre au bureau de l’hôtel, retient une chambre pour un négociant de Strasbourg et gagne un franc de remise ; puis il monte en souriant, en saluant, en traînant les pieds, jusqu’au galetas de Mlle Frédégonde. Personne ne sait qu’elle est juive, mais il la devine, se fait reconnaître, demande à voir le marquis pour une affaire secrète, intéresse la demoiselle au succès de sa démarche, lui promet une part dans les bénéfices, lui donne son adresse à tout événement, et descend avec elle chez M. de Gigoult.
Le malin petit vieillard était livré aux mains de son valet quand la soubrette annonça effrontément M. Molsheim. Il retourna la tête à demi, montrant sa face grimaçante, dont l’écorce ridée était couverte de mousse.
« C’est à moi que vous en avez, mon bonhomme ?
— Oui, monsieur le marquis.
— Hé bien ! contez-moi votre affaire.
— Monsieur le marquis… c’est un secret, si vous voulez bien le permettre, très-grave et très-particulier.
— J’entends. Alors, parlez allemand.
— C’est que,… monsieur le marquis,… nous ne savons pas le haut allemand, nous autres pauvres diables.
— Parlez alsacien, alors. J’ai habité la Suisse ; je comprendrai votre patois.
— C’est donc pour obéir à monsieur le marquis. »
Il poursuivit en allemand d’Alsace, avec l’accent particulier aux israélites du pays :
« Monsieur le marquis connaît bien M. Jeffs ?
— Non.
— Comment ! M. Jeffs du Krottenweyer ?
— Pas davantage.
— Le plus riche particulier de Frauenbourg et peut-être même du monde entier !… sans vouloir offenser monsieur le marquis.
— Que diable cela peut-il me faire ?
— C’est que, monsieur le marquis, c’est lui qui m’envoie ; M. Jeffs ! Mais il est impossible que monsieur le marquis ne le connaisse pas, puisqu’il s’est battu hier à la danse avec M. Kiss.
— Ah ! ah ! j’y suis.
— J’étais bien sûr que monsieur le marquis ne l’aurait pas oublié ! Voyez-vous !
— Hé bien ?
— M. Jeffs m’honore de sa confiance ; c’est moi qui vends et qui achète pour lui, et comme ça, je gagne ma vie ; car M. Jeffs est un homme généreux, on a beau dire ; et quand vous lui rendez un petit service, il y a toujours un trinkgeld au bout.
— J’en suis charmé, mon brave. Mais quand vous aurez fini de me conter vos petites affaires, vous me direz peut-être ce qui m’attire l’honneur de votre visite.
— À la minute, monsieur le marquis. D’abord M. Jeffs m’a chargé de ses beaux compliments pour vous.
— C’est entendu.
— Ensuite, il vous fait ses excuses pour la petite histoire d’hier. Il avait bu un coup de trop, et vous savez, monsieur le marquis, lorsqu’un jeune homme a bu un coup de trop, surtout à la fête…
— Très-bien ! après ?
— Monsieur le marquis ne devine pas ?
— Nullement.
— Cela m’étonne. Monsieur le marquis a pourtant l’air d’un homme bien spirituel.
— Et toi, mon gaillard, tu as l’air d’un sot, que je vais flanquer à la porte. »
Maître Molsheim prit une attitude suppliante et s’écria du ton le plus lamentable :
« Monsieur le marquis ne fera pas une chose pareille : je suis un malheureux père de famille !
— Mais alors, parle donc, animal !
— Eh bien ! monsieur le marquis, puisque vous daignez m’autoriser à vous le dire, M. Jeffs ne tient pas à l’argent ; vous donnerez ce que vous voudrez ; vous ne donnerez rien, si ça vous est plus commode ; il ne veut que la demoiselle, avec le linge qu’elle a sur le corps !
— La demoiselle ? Qui ?
— Mais… la belle demoiselle du bal ! La nièce de monsieur le marquis ! »
M. de Gigoult se dressa en pied par un mouvement plein de noblesse :
« Pierre, dit-il à son valet de chambre, faites-moi le plaisir de jeter ce drôle au bas de l’escalier. »
Le père Molsheim tomba sur ses genoux :
« Grâce ! monsieur le marquis, je fais ma commission, moi ! je gagne ma pauvre malheureuse subsistance ! Tout le monde vous dira que je suis un honnête homme, la religion n’y fait rien !
— Relevez-vous, dit le marquis ; j’ai tort. Répétez-moi maintenant ce que vous venez de me dire, car le diable m’emporte si j’en ai saisi le premier mot. »
L’ambassadeur se rencogna tout tremblant dans un angle, serrant son ballot entre ses bras comme pour s’en faire un gabion.
« Monsieur le marquis m’excusera, dit-il ; j’aimerais mieux me couper la langue que d’offenser une personne si considérable. Mais j’ai demandé bien des demoiselles en mariage pour mes clients, et c’est la première fois, parole d’honneur, qu’on m’a si mal reçu. Je comprendrais, si M. Jeffs était pauvre, mais il a plus d’argent que nous ne pourrions en compter à nous deux pendant six mois, nuit et jour. Je comprendrais, si nous demandions une dot, mais on veut épouser la demoiselle avec le linge, et même, si ça devait vous contrarier, sans le… »
Un éclat de rire homérique interrompit ce discours. M. de Gigoult se débarrassa de la serviette qu’il avait autour du cou, renvoya son domestique, et offrit lui-même une chaise à l’israélite ahuri.
« Je ne vous avais pas entendu, lui dit-il en français. Décidément, votre langue est plus difficile que je n’avais cru. Parlez-moi la mienne, et veuillez me redire pour la troisième fois ce que j’ai pris tout de travers. »
L’autre, un peu rassuré, s’étendit en longs commentaires et montra que le vrai bonheur en ce monde, pour une fille bien née et bien élevée, c’était d’épouser un homme comme M. Jeffs.
Cette fois, le marquis ne se mit pas en colère. Il sut également se défendre de la gaieté et demeura sérieux comme un capucin qui joue aux billes.
« Monsieur, répondit-il, veuillez dire à M. Jeffs que sa demande me touche et me flatte infiniment, et que je m’estimerais heureux de voir entrer dans ma famille un homme aussi estimable et aussi distingué que lui. Assurez-le bien que le préjugé aristocratique n’entre pour rien dans le refus ou plutôt l’ajournement que je prononce. Mais Madeleine est trop jeune pour que nous songions à son établissement. D’ailleurs elle est d’une santé délicate, et il y aurait de l’imprudence à la marier avant sa majorité. Je m’abstiendrai même de lui faire part des propositions honorables que vous venez de me transmettre : elle en serait toute bouleversée, monsieur ; c’est une sensitive !
— Je comprends ! je comprends ! s’écria le petit juif avec une émotion visible. C’est comme si l’on voulait épouser maintenant notre petite Sarah ! Je la refuserais à un banquier, monsieur, moi qui ne suis qu’un pauvre homme !… Monsieur le marquis est sans doute le tuteur ?
— Vous l’avez dit.
— Et… s’il n’y a pas d’indiscrétion… dans combien de temps la jeune demoiselle atteindra-t-elle à sa majorité ?
— Dans… Oui, c’est cela… dans deux ans, mon cher monsieur.
— Je le dirai à M. Jeffs. Mais monsieur le marquis ne voudra pas que je sorte de chez lui sans avoir fait une petite affaire. Faites-moi gagner quelque chose, monsieur le marquis !
— Comment donc ! c’est trop juste.
— Vous êtes bien honnête. Savez-vous que c’est un grand malheur pour moi, pauvre juif, que ce mariage soit impossible ! J’avais un pour cent sur la dot, en supposant… et dans tous les cas, mille francs de trinkgeld. Au lieu de ça, je recevrai des sottises et peut-être des coups. Monsieur le marquis n’aurait pas besoin d’une belle grille de château, en fer forgé, avec des dorures superbes, provenant du domaine de Lumpstadt ?
— L’eau m’en vient à la bouche ; mais, par malheur (dussé-je perdre un peu dans votre estime, mon cher monsieur), je n’ai pas de château.
— J’en sais un bien joli à vendre. Trois cent mille francs, monsieur le marquis ! c’est donné.
— Faut-il vous l’avouer ? je n’ai pas trois cent mille francs d’argent disponible.
— Oh ! je sais quelqu’un qui vous les prêterait à un taux bien raisonnable !… s’il y avait de bonnes garanties.
— Décidément, j’aime mieux autre chose. Par exemple, une douzaine de mouchoirs de batiste.
— Je n’en ai pas, monsieur le marquis, mais je vous apporterai cela dans un quart d’heure. En attendant, si vous vouliez vous arranger d’un beau service de damassé de Silésie ; la nappe, le napperon et vingt-quatre serviettes ? C’est une occasion unique ; je vous laisserai le tout pour trois cents francs !
— Nous en reparlerons.
— Oh ! nous pouvons en parler tout de suite, monsieur le marquis : voici la marchandise. »
Il tenait bien autre chose en réserve, si l’on n’avait pas accepté sa toile : une collection de médailles romaines, deux chandeliers d’église, un bahut de 1617 et un remplaçant qui avait déjà fait un congé. Le marquis ne se délivra de sa présence qu’en achetant le damassé. Mais voici qui vous paraîtra plus invraisemblable que tout le reste : il se trouva, vérification faite, que le service valait trois cents francs !
En débouchant dans le corridor, le vieux Molsheim rencontra Mlle Frédégonde qui le guettait.
« Hé bien ? dit-elle.
— Affaire manquée.
— Peut-on savoir maintenant ce que c’était ?
— Un gros millionnaire de Frauenbourg qui veut épouser la demoiselle.
— Et c’est à lui que vous vous adressez pour ça ! Vous êtes jeune à votre âge.
— J’ai fait ma commission telle qu’on me l’avait donnée.
— C’était à elle qu’il fallait le dire. Je m’en charge. Nous sommes toujours de moitié ?
— Je n’ai qu’une parole. Et voici déjà cent sous pour votre part dans un petit marché que j’ai fait chez vous.
— Vous êtes un honnête homme ; comptez sur moi. »
Une heure après, quand l’aubergiste des Trois-Rois vint en personne servir le déjeuner de ses nobles hôtes, Madelon, avertie par sa femme de chambre, guettait une occasion de faire endiabler le marquis. Elle n’attendit pas longtemps, grâce au bon Astolphe, qui avait rencontré Jeffs en conférence avec Molsheim.
Astolphe était radicalement guéri de son indigne passion. Il n’aimait plus (pensait-il), que la justice et la vertu. Ce grand enfant, avide de paraître et d’étonner les gens, s’enivrait de l’effet qu’il allait produire et du dénouement qu’il avait trouvé. La belle affaire, en vérité, que d’obtenir les bonnes grâces de Madelon après tant d’autres ! Mais donner à un manant ce que lui-même ne pouvait prendre, jeter cette créature à Jeffs comme un os à un chien, c’était du dernier coquet, mes chers seigneurs, du meilleur style de la régence, du Richelieu le plus pur !
Ajoutez qu’il était ravi de faire pièce au vieil Édouard, marquis de Gigoult. Il lui semblait impertinent, comme à beaucoup d’autres, que cette momie oubliée par le fossoyeur, portât en ferronnière l’amour d’une si jolie fille. Astolphe était du public, et il y a certains crimes que le public ne pardonne pas : un talent hors ligne, par exemple, ou une maîtresse extraordinairement belle.
Il aborda franchement la question, et dit au cher marquis en s’asseyant à table : « Eh bien ! mon excellent, nous avons joué les oncles ce matin ? Il n’est bruit que de vos rigueurs dans ce Landerneau de l’Alsace. Savez-vous que vous endossez une responsabilité sérieuse ? Car enfin il ne vous serait pas facile (ni à moi non plus) de rendre à cette enfant l’équivalent de ce que vous avez refusé pour elle !
— En vérité ! répondit M. de Gigoult, vous savez déjà cette histoire ?
— Il paraît, dit Madelon, que tout le monde la connaît, excepté moi.
— J’allais vous la conter, répliqua le marquis, lorsque notre ami m’a coupé la parole. Vous rappelez-vous cet indigène en redingote qui a empoché sous vos yeux une si jolie paire de soufflets ? Il a jugé que sa résignation méritait une récompense, et il vient de me faire demander votre main par l’entremise d’un maquignon juif.
— Pauvre, garçon ! dit-elle. J’espère que vous n’avez pas refusé trop durement. L’intention était bonne. C’est sans doute un malheureux paysan qui voudrait partager avec moi ses trois arpents de terre ! »
Le prince saisit la balle au bond et s’écria :
« Trois arpents, non ! mais trois mille, et même davantage. J’ai l’honneur de connaître M. Jeffs, car j’ai passé toute la nuit à arranger sa maudite affaire. Savez-vous qu’il voulait absolument se faire hacher pour vos beaux yeux !
— En vérité ?
— C’est un homme de beaucoup de cœur, et un gaillard intelligent, malgré sa redingote, son chapeau sur l’oreille, et ses millions dont il ne sait que faire.
— Des millions, dites-vous ? Mais vous m’intéressez énormément, mon cher Astolphe. Édouard avait oublié les millions, ce me semble. »
M. de Gigoult fit la grimace et dit :
« Je suppose que les millions de Frauenbourg sont des millions de reis, comme en Portugal. On en a beaucoup pour cent mille francs.
— Détrompez-vous ! s’écria le prince. Jeffs est plus riche que nous tous. Il a des bois, il a des plaines, il a des rentes sur l’État ; une bonne moitié de la ville lui appartient ! On évalue sa fortune à cinq cent mille francs de rente. Je veux bien que le chiffre soit exagéré ; il n’en est pas moins vrai que ce paysan est un des grands propriétaires de France. Sa femme, si jamais il se marie, sera la reine du département. Elle aura un hôtel à Paris, si bon lui semble ; elle fera de son mari un conseiller général, un député, et même un pair de France, avec un peu d’intrigue. Elle sera reçue aux Tuileries, et si le monosyllabe de Jeffs lui paraît un peu court pour aller dans le monde, elle y joindra le nom de son château.
— Comment ! dit Madeleine, il y a même un château ?
— Un château magnifique, avec quatre tourelles ! Louis XV y a couché, si la tradition ne ment pas. Du reste, nous pouvons l’aller voir après déjeuner, pour peu que le cœur vous en dise !
— Marquis ! mon cher marquis ! je voudrais tant avoir un château !
— Vous savez que vous en aurez un quand il vous plaira, ma chère.
— Je sais que vous me l’avez dit ; voilà tout ce que je sais. Vous ne pouvez pourtant pas exiger que j’épouse un homme en redingote et qui a mangé du gigot à l’ail : alors donnez-moi un château, tout de suite ! »
Le marquis se mit à rire. Astolphe poursuivit d’un ton sérieux :
« Mme de Fleurus aurait tort, à son âge et dans sa position, de venir s’enterrer à Frauenbourg. Sa place est dans le monde élégant, ou, pour mieux dire, il n’y aurait plus de monde élégant sans elle ; et celui qui lui conseillerait d’épouser tantôt ce brave Jeffs, commettrait un crime de lèse-Paris. Mais si vous aviez dix ans de plus, ma chère, ou simplement si vous étiez brouillée avec le marquis, je vous supplierais d’accepter le trône qui vous est offert. Il ne faudrait pas quatre mois à une femme de votre intelligence pour civiliser M. Jeffs et lui faire perdre le goût du gigot. Vous gouverneriez sa fortune, vous régneriez sous son nom, vous joueriez un grand rôle et vous feriez époque. Mais c’est assez de châteaux en Espagne ; je vous aime de tout mon cœur, mais je ne veux pas me brouiller avec le marquis. »
Cette tirade fut suivie d’un silence et d’un froid. Chacun songeait. Le marquis fut le premier qui reprit la parole.
« Sérieusement, ma chère Madelon, si M. Jeffs ne vous répugnait pas trop, vous auriez peut-être tort de refuser sa main. Je ne veux pas qu’il soit dit que je vous ai fait manquer votre avenir. Dans aucun cas, je ne pourrais vous offrir la monnaie des millions que vous me sacrifiez aujourd’hui.
— Vous êtes fou, répondit-elle. N’abusez pas de ce que nous sommes en Alsace pour me chercher une querelle d’Allemand. J’ai plaisanté : depuis quand est-il défendu de rire ? Ai-je la mine d’une femme qui veut marcher à l’autel ? Et Paris ? Et les théâtres ? Et les bals ? Et le lansquenet ? Et ma liberté ? Et vous, petit ingrat que vous êtes ? »
Elle lui jeta autant de mots mignons à la tête que si elle avait eu le ferme propos de l’ensevelir sous les fleurs. Puis elle dauba sur le pauvre Jeffs qui n’en pouvait mais, et l’accommoda de la bonne sorte. Elle imita son accent, elle joua au naturel sa grande scène de colère. Cette gaieté sincère ou feinte consola le marquis, sans attrister le prince. Astolphe en augurait bien pour l’avenir.
Sur les trois heures, le café pris, on vit apparaître M. le commandeur Champion, embelli du ruban de ses ordres. Il raconta du ton le plus cavalier qu’il avait fait une tournée chez ces bélîtres d’électeurs. Le neveu Bonnevelle, qui prenait tout au sérieux, l’avait guidé par la ville.
« Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? dit le marquis. J’aurais été charmé de refaire sa connaissance.
— Mais ! s’écria Madelon, je le connais aussi, moi, si je ne me trompe ! N’est-ce pas un joli garçon, très-brun, qui m’apportait quelquefois les lettres d’Édouard ? Où l’avez-vous laissé, ce jeune homme ?
— Ma foi ! chère, je l’ai oublié au moulin, chez d’aimables fariniers de sa connaissance.
— Et de mon intimité, ajouta le prince.
— Savez-vous que c’est affreux à lui de n’être pas venu me voir ? Une vieille amie, qui l’a aidé jadis à faire son chemin ! Édouard ! n’est-ce pas nous qui l’avons recommandé au ministre ?
— J’ai quelque idée de cela, dit le marquis.
— Moi, dit Astolphe, je parie qu’il ne vous sait pas à Frauenbourg. Léon est si discret qu’il ne lui aura point parlé de vous. »
M. Champion se mit à rire et confessa la vérité.
« Figurez-vous, dit-il, que M. le sous-préfet a reçu aujourd’hui les rapports de la gendarmerie et de la police. On lui a tout conté dans les moindres détails, excepté la seule chose qui l’eût peut-être un peu intéressé. Voilà l’utilité des renseignements officiels ! Cela ne vous rappelle-t-il pas les savants de l’Observatoire, ignorant l’apparition d’une comète qui crevait les yeux de leur portier ? J’ai respecté son ignorance, mais je lui écrirai de Paris que la comète s’appelait Madelon.
— Et s’il faisait manquer votre élection pour se venger d’un pareil tour ?
— Je l’en défie. Je tiens les deux fortes têtes du pays : Jeffs et Honnoré.
— Ah çà ! mais, dit Madelon, il n’est question que de M. Jeffs. Je finirai par croire que c’est un grand homme, si la France entière nous parle de lui. »
M. Champion, qui avait expliqué Plutarque à raison de deux francs le cachet, se hâta de faire un parallèle dans le style du célèbre Béotien. Il n’hésita nullement à proclamer la supériorité de M. Jeffs, homme pratique, sur le vieil utopiste du moulin.
« C’est grand dommage, dit-il, qu’un homme si riche, si capable et si fort, soit absolument dépourvu d’ambition : il a tout ce qu’il faut pour arriver à tout. »
Le marquis rompit les chiens en proposant un tour de promenade. Astolphe, qui suivait son idée, conduisit la compagnie à travers bois jusqu’au sommet d’une colline. Le marquis tomba en extase à la vue d’un petit château construit à mi-côte au bord d’un étang majestueux. On apercevait de loin une sorte de parc sans allées où des arbres touffus, enlacés par des lianes puissantes, croissaient comme au hasard dans la plus aimable confusion. M. Champion fit chorus avec le marquis ; il était sous le charme, et je crois, Dieu me pardonne ! qu’il faillit citer deux vers latins. Quant à la belle Madelon, elle faisait de la poésie à sa manière :
« Ne cherchons pas plus loin, disait-elle ; j’ai trouvé la chaumière qu’il me faut. Avec ceci et cent mille francs de rente, on ne mourrait ni de faim, ni d’ennui. Une calèche à huit ressorts, une gondole sur le lac, une bonne cave, un petit théâtre de société, une étable avec beaucoup de génisses aux cornes dorées et passablement de moutons en cravates roses ; un chapeau de paille d’Italie, une demi-douzaine de laquais pas trop galonnés, quelques amies crevant de rage, quelques amis beaux comme le jour : voilà le strict nécessaire. Et dire que sur trois hommes qui sont ici, pas un n’aura la politesse de m’offrir cette bonbonnière au jour de l’an !
— Voulez-vous l’accepter aujourd’hui ? dit le prince.
— De vous, mon cher, rien ! Et réciproquement.
— Aussi n’est-ce pas moi qui vous l’offre. Le château et ses dépendances appartiennent à M. Jeffs.
— Allons-nous-en vite à Paris, s’écria-t-elle. On se laisserait tenter à la fin ! »
Le marquis fit la grimace et répondit :
« Ne vous calomniez donc pas, ma chère ! Vous aimeriez mieux des pommes de terre frites à Paris que des truffes et des ananas à Frauenbourg. »
Cependant il ramena la compagnie sur le chemin de l’hôtel et hâta sans affectation mais sans regret les préparatifs du départ. Toutes les instances de M. Champion pour retenir ce cher ami furent des coups d’épée dans l’eau.
« Attendez-moi seulement vingt-quatre heures ! disait l’homme aux cheveux trop noirs. Le temps de visiter une douzaine de notables, et je me mets en route avec vous ! »
Madelon témoigna quelques velléités de danser au bal du soir.
Le petit marquis sec et tranchant répondit que Mme de Fleurus était libre de rester, si elle le trouvait bon, jusqu’au dernier jour de la fête, mais qu’il avait, lui, des affaires urgentes. Elle comprit qu’il fallait céder et partir. Mais au moment de monter en voiture elle se retourna vers M. Champion et le prince d’Armagne, et leur dit :
« Si vous voyez mon ami Jeffs, embrassez-le pour moi ! »
Quel bon petit philosophe que ce marquis de Gigoult ! Il voyait les amoureux se démener autour de sa maîtresse, il souriait à leurs galanteries, applaudissait à leurs madrigaux, compatissait à leurs soupirs, et résumait les débats chaque soir en offrant son bras à la belle.
Pourquoi faut-il que la Parque l’ait réuni précipitamment aux chefs de son illustre école ? Antisthène et Diogène ne l’attendaient pas si tôt. À le voir si fluet et si pétillant, vous auriez supposé que la maladie ne saurait jamais par où le prendre. On pouvait croire aussi qu’il se conserverait bien des années par la même raison que les fruits secs !
Je vous ai dit que Madelon s’était donné le luxe d’un frère. Elle avait adopté en ligne collatérale le fils de sa fausse mère, la défunte Lenoît. Elle l’élevait, ou peu s’en faut, comme elle avait été élevée elle-même, rendant les exemples et les conseils qu’elle avait reçus. À quatorze ans, le jeune Arthur était un de ces nains grotesques qui promènent un faux col trop grand et un cigare trop gros à travers les rues de Paris. Il tutoyait les garçons de billard au café des Mille-Colonnes, et les marchandes de bretelles aux deux bouts de la galerie d’Orléans. Sa sœur lui prêtait des livres de lecture, et quels livres ! Elle lui portait souvent des friandises au parloir, et la présence de cette femme célèbre mettait le collège en révolution. La nouvelle de son arrivée se répandait dans les cours avec une vitesse électrique. Les élèves de rhétorique et de philosophie accouraient à la file sous les prétextes les plus divers. Et le lendemain, plus d’un grand payait des brioches à maître Arthur pour qu’il daignât porter à Madeleine les vers qu’elle avait inspirés.
Ce vénéneux petit garçon, choyé comme un fils de roi dans le collège à la mode, tomba malade après la rentrée. M. de Gigoult, qui l’exécrait, n’avait pas voulu l’emmener à Bade ; ses vacances s’étaient passées chez divers amis de Madelon, et en dernier lieu chez le sous-préfet d’Étampes, M. Durier, qui acquittait ainsi je ne sais quelle dette de cœur. Comme le régime du père Durier n’était pas précisément antiphlogistique, le jeune Arthur revint au mois d’octobre avec un volcan dans le corps. Il entra presque aussitôt à l’infirmerie et personne ne s’émut beaucoup de ses doléances, car il avait l’habitude de se porter malade tous les quinze jours.
Sa sœur, qui l’aimait sans savoir pourquoi, comme on aime l’oignon, la morue et mille autres choses détestables en elles-mêmes, vint le voir et le consoler. Il avait la fièvre, positivement. Elle l’eut aussi trois jours après, avec une éruption de taches écarlates et un mal de gorge assez violent. M. de Gigoult, qui partageait bien des choses avec elle, profita de la contagion. Si M. Champion fut épargné, ce fut ce qu’on appelle, en style de faits divers, un hasard providentiel. L’homme intègre était en mission extraordinaire dans les ports et les arsenaux. Quelques feuilles mal pensantes, le National entre autres, avaient propagé des bruits injurieux. On prétendait que la comptabilité maritime laissait beaucoup à dire ; que plusieurs douzaines de canons avaient disparu sans laisser de trace, que des ancres de 3,000 kilos s’étaient envolées, qu’un vaisseau de ligne manquait à l’appel. En moins de six semaines, M. Champion sut démentir ces calomnies et amasser beaucoup d’argent. Lorsqu’il rentra dans Paris, M. de Gigoult n’était plus, et la pusillanimité des hommes avait tendu un cordon sanitaire devant la porte de Madelon.
Les médecins avaient beau protester que le marquis était mort régulièrement, en vertu des lois établies par la science, et conformément aux principes d’Aristote, la rapidité foudroyante du coup répandait la terreur aux environs. Le fait est que le jeune Lenoît avait été atteint de scarlatine simple, Madelon de scarlatine angineuse et Gigoult de scarlatine maligne. Le collégien était guéri, rien de plus juste ; le marquis était mort, rien de plus naturel ; Madelon était convalescente, mais personne n’en croyait rien.
Toutes les dames de sa spécialité, qui haïssaient en elle une accapareuse, se déchaînèrent comme des furies contre son malheureux corps. On la faisait plus rouge qu’un homard cuit, plus noire qu’un charbon, plus squameuse qu’un serpent ! Son âme infecte et détestable suintait, disait-on, à travers les tissus et s’échappait lentement par tous les pores ! Les quelques domestiques que l’intérêt ou la pitié avaient retenus à son service ne l’approchaient pas sans vinaigre et ne la soignaient qu’avec des pincettes, etc., etc. J’épargne à la délicatesse de mes lecteurs les autres inventions de la haine et de la concurrence. Lorsque Paris se met en tête d’élever une statue, il ne trouve jamais le marbre assez grand ; mais lorsqu’il lui prend fantaisie de la briser, il ne trouve jamais les morceaux assez petits.
Parmi les anciens adorateurs de Madelon, les uns la plaignaient sincèrement, les autres lui donnaient tort.
« Je l’ai avertie plus de cent fois, disait M. Durier ; mais ces gaillardes-là ne veulent rien entendre. Elles se croient de fer parce qu’elles ont résisté cinq ou six ans à toutes les fatigues du plaisir. Il est certain qu’une honnête femme ne saurait passer deux nuits au bal sans avoir les yeux battus et l’haleine échauffée, tandis qu’une Madelon soupe, danse et joue tout un hiver sans perdre la fraîcheur de la rose : mais cela se paye à la fin. Il y a une idée de pièce là-dedans. J’en parlerai à Saint-Firmin quand la pauvre diablesse aura fini de finir. »
Le poète au sonnet publia, dans une revue élégante, intitulée le Dahlia, une élégie qui se terminait ainsi :
Paris la savait belle, et je la savais bonne.
Un jour que je voulais la battre, elle essuya
Ses longs cils à ma lèvre, et, ma foi ! je frissonne,
Lecteur, au souvenir de ces deux larmes-là.
Mais je te les rendrai, fille douce et fatale !
Et, dans les nuits d’hiver, sur le tertre gelé,
Aux sons vertigineux de la ronde infernale,
J’irai pleurer chez toi notre amour envolé.
C’était une bonne parole et une aimable promesse ; mais le poète, qui logeait rue d’Antin, ne voulut pas s’aventurer jusqu’à la rue Louis-le-Grand. Les plus amoureux, les plus braves, les plus téméraires imitaient cette prudence. Astolphe lui-même faisait prendre des nouvelles par son domestique qui se renseignait au coin de la rue, chez le marchand de vin.
Un journal ordinairement bien informé annonça un jour qu’elle était morte. Aussitôt les petits rédacteurs crottés des petites feuilles de chantage imprimèrent son oraison funèbre. Un jeune monsieur de lettres, qui n’avait pas même été au bal chez son concierge, publia les folles soirées de Madeleine et apprit à deux cents pauvres diables, ses abonnés malgré eux, qu’elle l’avait tendrement aimé.
Elle n’eut pas le dégoût de lire ces infamies, mais les soucis ne lui manquaient point à la maison. Le marquis ne lui avait laissé ni château ni inscription de rente, et cela pour la plus ridicule de toutes les causes ; il était mort insolvable. On raconta au club qu’il s’était ruiné avec les femmes ; mais le sportman Merryman, homme très-sensé, très-rond et très-jovial, émit une autre version, qui était peut-être la bonne.
« Mes chers enfants, dit-il, vous ne comprenez rien au père Gigoult. C’est un homme qui jusqu’à son dernier jour a vécu des femmes ! »
On se récria.
« Je m’explique, reprit-il. Gigoult a roulé plus de trente ans sur le crédit ; or, pourquoi lui prêtait-on de l’argent ? Pourquoi lui avez-vous, tous ou presque tous, ouvert votre bourse ? Pourquoi a-t-il soutiré plus de dix mille écus à ce vieil animal de Champion que nous avons blackbollé la semaine dernière ? Parce qu’on le croyait riche. Et on le croyait riche parce qu’il s’offrait les femmes les plus chères de tout Paris. On n’ose pas refuser cent louis à un homme qui donne cinq mille francs par mois à Madelon : on aurait l’air d’un imbécile ! »
Évidemment M. Merryman donnait un peu dans le paradoxe. M. de Gigoult avait vécu d’abord de son patrimoine, puis des bontés du vieux roi, qui voyait encore en lui un écolier charmant et incorrigible. Mais je pense, malgré tout, que l’étalage de ses amours splendides n’avait pas été inutile au développement de son crédit. Il laissa un passif énorme et descendit chargé de dettes dans quelque Clichy d’outre-tombe. Car j’aime à croire qu’il ne suffit pas de décéder pour obtenir quittance. Cette idée serait trop désespérante pour les pauvres créanciers.
Entre tous les créanciers du marquis, Madelon, sans être privilégiée par la loi, méritait un intérêt particulier. Il lui devait plusieurs mois d’illusions ; peut-être même lui avait-elle confié quelques petits capitaux pour qu’il les fît valoir. Elle n’était pas sans argent (à Dieu ne plaise !) le jour où elle tomba malade, mais je ne voudrais pas affirmer qu’elle en eût beaucoup. Le coffre-fort capitonné, outre les diamants et les bijoux, contenait tout au plus le pain de dix familles pour une couple d’années, quelque chose comme trente mille francs. C’était peu en soi-même : c’était moins que rien en temps de crise. La Banque de France (soit dit sans comparaison) se trouva fort dépourvue en 1848, lorsque les porteurs de billets vinrent tous à la fois réclamer leur argent. Jugez de ce que devint la pauvre Madelon quand tous ses fournisseurs, au bruit de sa maladie, accoururent comme un seul homme. Ils affrontèrent la contagion, ces intrépides, dans la personne de leurs commis. Or, une fille à la mode n’a pas besoin de s’appeler Madelon pour que le carrossier, le marchand de chevaux, la couturière, la lingère, la modiste et autres personnes dévouées lui ouvrent un crédit de cent mille francs et plus. En général, Madelon s’embarrassait assez peu de cette dette flottante : elle y affectait de temps à autre le produit des recettes extraordinaires ; voilà tout. Mais lorsqu’il fallut payer à bureau ouvert des additions de quatre à cinq chiffres, la fièvre scarlatine se compliqua d’une maladie infiniment plus grave, la fièvre de remboursement. La sonnette de la rue Louis-le-Grand résolut le problème du mouvement perpétuel, au moment précis où le médecin faisait jeter de la paille sur le pavé et condamnait le bruit des sonnettes.
Frédégonde, à qui l’on avait confié le mot du cadenas et la petite clef du coffre-fort, paya tout ce qu’elle put. Après quoi, madame l’envoya chez son commissionnaire au Mont-de-Piété.
Son est un pronom possessif qui pourrait jeter quelque trouble dans l’esprit de mes lecteurs. C’est pourquoi je me hâte d’expliquer comment Mme de Fleurus avait attaché pour ainsi dire à sa personne un officier ministériel.
« Mon cher monsieur Beaumartin, disait-elle au commissionnaire (dans le temps de ses splendeurs les plus éblouissantes), vous vous étonnez qu’une femme dans ma position suspende au clou fatal ses brillants et ses émeraudes. Est-ce besoin ? Non, certes, mais prévoyance. Il se peut que demain soir lord Half-and-Half, ou le baron de Knapwourst, ou le marquis de las Higadillas, ou quelque autre nouveau débarqué, insiste énormément pour m’emmener aux courses de Chantilly. Si j’accepte, il m’offrira par gratitude un bracelet de six mille francs : c’est honnête. Mais je ne puis pas payer mon propriétaire, ni mon boucher, ni mon boulanger, avec des bracelets ; c’est une monnaie qui n’a pas cours. Les vendre ? Je sais la valeur exacte de tous les bracelets de six mille francs qui sont en étalage chez les bijoutiers de Paris. Les uns valent cent louis, les autres cent quarante, le meilleur peut aller jusqu’à cent quatre-vingts. C’est pourquoi j’aime mieux dire au marquis, au lord ou au baron :
« Chantilly est le turf du luxe et de l’élégance ; nous y rencontrerons Nana, Marco, Joliette et Lucie Rabatjoie. Pour les affronter à votre bras, j’ai besoin de telle parure, à moi appartenante, mais engagée chez M. Beaumartin. Allez la chercher au plus vite, et rendez grâces aux dieux hospitaliers, car il ne vous en coûtera que six mille francs ! »
Il paraît que vers ce temps-là (mais les mœurs ont dû changer depuis 1840), Joliette, Marco, Nana et Lucie Rabatjoie faisaient le même calcul et s’en trouvaient généralement bien.
Jamais, au grand jamais, avant cette malheureuse scarlatine, Madelon ne s’était demandé sérieusement ce qu’on pourrait lui prêter sur tel ou tel bijou. Frédégonde s’en informa pour elle. Il le fallait, suivant le mot du divin Odry. Le coffre capitonné se vida plutôt que le gésier insatiable des fournisseurs ne se remplit.
Les dépenses de la maison allaient leur train ; je crois même qu’elles doublaient le pas en cette occurrence. On buvait du meilleur à l’office, et les chevaux inoccupés dévoraient cent litres d’avoine par tête, histoire de tuer le temps. Les valets du monde galant se corrompent presque tous au contact de leurs maîtresses, et j’ai toujours soupçonné qu’ils corrompaient les animaux à leur tour. Il est certain que les doubles poneys du char de Vénus mangent six fois plus d’avoine que les percherons du roulage ; et les terriers d’une écurie interlope ont le museau plus effronté que les dogues de Montfaucon.
Pour nourrir ces intéressants animaux,
Chiens, chevaux et valets, tous gens bien endentés,
il fallut non seulement engager, mais vendre. Hélas ! que l’on vend mal et qu’on fait un sot commerce, lorsqu’on sort une fois de sa spécialité ! Depuis l’âge de quinze ans, Madelon avait vendu une multitude de bagatelles, et fort au-dessus du prix de revient, j’ose le dire. Le jour où elle trafiqua de ses cachemires, de ses crêpes de Chine, de ses dentelles, et de tout ce que la philosophie allemande comprend sous la dénomination du non moi, c’est à peine si elle retrouva dix pour cent de ses déboursés. En vain s’adressait-elle aux mêmes commerçants qui lui avaient livré la marchandise : ces messieurs dépréciaient comme à la tâche ce qu’ils avaient vanté le plus effrontément. Ils brûlaient ce qu’ils avaient adoré, suivant l’exemple du roi Clovis. Vous auriez dit que les tissus, les meubles, les tableaux de la malade avaient la scarlatine comme elle, et qu’ils étaient aussi tombés à rien. Une estimable dame qui vendait à tempérament et faisait les échanges, ne craignit pas de dire à Frédégonde d’un ton fort doux : « C’est par charité que je vous donne cinq cent francs de ces dix robes qui en ont coûté six ou huit mille. Si ma clientèle savait que j’ai acheté chez vous, mon commerce serait perdu. »
Lorsque Madelon fut assez convalescente pour voir clair dans sa maison, elle arrêta ces ventes absurdes. « Mieux vaut, dit-elle, puiser dans la bourse de mes amis. » Elle se croyait encore au temps où chacun de ses sourires était une traite sur le prochain, où chaque homme entre dix-neuf ans et soixante était un banquier tout trouvé. Elle écrivit bon nombre de billets parfumés sur certain papier rose qui n’avait jamais été protesté. Elle ne demandait pas d’argent ; fi donc ! Elle disait simplement : « J’ai été malade, je vais mieux ; venez me voir en ami. » Les amis se firent tirer l’oreille. Quelques-uns répondirent par un mot poli doublé d’un ou deux billets de Banque ; quelques autres firent répondre par leurs gens qu’ils chassaient la grosse bête à deux cents lieues de Paris ; plus d’un fit le mort ; nul ne paya de sa personne. Après tout, ce n’était pas pour la beauté de son âme que ces messieurs avaient aimé Madelon : pourquoi donc seraient-ils accourus chez elle, maintenant qu’elle n’avait guère que son âme à leur montrer ?
Le prince d’Armagne à qui elle n’avait rien demandé, sut au club qu’elle était dans une détresse réelle. Il lui fit porter une somme assez considérable et deux ou trois bonnes paroles, mais elle renvoya le tout, malgré les prières de Frédégonde et le besoin pressant. Si le corps était toujours un peu faible, l’orgueil se portait déjà bien.
Léon, ex-Noël (comme on dit au Stud-Book), se trouvait suffisamment étrillé par la banqueroute du marquis. D’ailleurs, il avait saisi l’occasion de s’absenter pour cause légitime. Le vieux M. Hamburger, député et conseiller général pour la ville de Frauenbourg, venait de reconnaître que le voyage de Paris était au-dessus de ses forces ; il donna sa démission de député. Aussitôt M. Champion prit congé de ses électeurs de l’Orne en leur recommandant le marquis de Chasseret, et il partit pour l’Alsace. Tout l’arrondissement de son neveu se réjouissait d’avance à l’idée de voter pour lui, excepté le digne ami Jeffs. Jeffs voyageait en Allemagne pour dissiper sa mélancolie et pour acheter quelques lieues carrées de forêt.
Tandis que l’usurier sentimental estimait d’un œil mouillé de larmes le rendement des coupes de bois, Madelon se cuisait dans un ennui farouche. Seule, sans autre compagnie que les mercenaires de sa maison, sans autre spectacle qu’une demi-douzaine de chapeaux d’hiver étalés au rez-de-chaussée d’en face chez une modiste concierge, elle se repliait sur elle-même et enrageait silencieusement. En vérité, ce qu’il y a de plus lugubre en ce monde, ce n’est pas le regard abruti d’un ivrogne dégrisé, ni la cendre d’un feu de joie éteint, ni le parfum d’un bouquet fané dans l’eau croupie, ni l’horreur d’un champ de bataille faisandé, ni le spectacle d’un joyeux vaudeville tombant à plat ; c’est une fille de plaisir sans plaisir, une Madelon délaissée de son public et réduite à se regarder face à face dans un miroir de Venise.
Ce n’était pas qu’elle fût laide. Sa beauté n’avait subi qu’une éclipse passagère. L’éclat de ses fines couleurs reparut aussitôt que les écailles furent tombées. Peut-être même cette peau neuve où nulle moustache ne s’était encore frottée, était-elle plus douce et plus friande que l’ancienne. Mais personne n’en savait rien, et le docteur lui défendait de se faire voir. Le froid devenait très-vif pour la saison ; l’impression subite de l’air extérieur pouvait déterminer un érysipèle.
Deux ou trois fois, malgré l’ordonnance, elle s’habilla pour sortir. Il s’agissait d’une première représentation, ou d’une des dernières courses de la saison d’automne. Tout Paris serait là ; quel bonheur de frapper un grand coup, et de tomber comme la foudre, au milieu de ses amis, ses amants, ses ingrats, ses ennemis et surtout ses rivales !
Elle y serait allée au péril de sa vie, si Frédégonde n’avait pris soin de l’enfermer.
Cette Frédégonde était une fille comme on en trouve beaucoup aux alentours du monde galant : très-savante en bien des choses, pleine d’esprit, d’aplomb et d’impudence, capable de cacher deux rivaux dans la même armoire sans qu’ils se vissent ni l’un ni l’autre, mais plus vicieuse pour autrui que pour son compte personnel. Semblable à ces gens qui n’ont plus faim à dîner parce qu’ils ont senti tout le long du jour l’odeur de la cuisine, elle n’enviait point les plaisirs de sa maîtresse et vivait comme mariée avec un seul individu. Jolie et surtout bien tournée, exemptée de tous les ouvrages qui durcissent la peau des mains, elle trouva mainte occasion de quitter l’emploi des soubrettes pour un rôle plus relevé. Elle vit à ses pieds plus d’un jeune boyard et quelques futurs orateurs de la chambre des lords, et cela ne surprendra guère ceux qui connaissent la vie de Paris. N’était-il pas naturel et presque nécessaire que, dans cette maison encombrée de cœurs, le trop-plein de la population refluât jusqu’aux antichambres ? Mais Frédégonde resta sage à sa manière, c’est-à-dire fidèle à Monsieur Jean.
Vous avouerai-je qu’elle admirait en lui le modèle des gentilshommes ? Pourquoi non ? Chacun voit avec ses propres yeux, sans emprunter la rétine du voisin. D’ailleurs M. Jean n’était pas mal, et ses favoris taillés en côtelettes ne manquaient pas d’une certaine noblesse.
C’était pour M. Jean que Frédégonde mettait sou sur sou avec une persévérance hébraïque. Elle rêvait de s’établir un jour dans la rue Saint-Roch ou dans la rue Laffitte, et d’acheter à vil prix les cachemires de Marco pour les revendre très-cher à Nana. Pour une fille intelligente et posée dans le joli monde, il y a de l’argent à gagner sur les cachemires mal acquis. Cet article est sujet à des oscillations rapides, mais qu’une Frédégonde peut prévoir. Supposez, par exemple, que Mme de Saint-Astrigaud soit plantée là par le petit Moldave ; son beau châle à quatre couleurs, si fin qu’il passerait au travers d’un anneau, tombera de cinq cents louis à cent cinquante. Mais si le petit Moldave, l’ayant rencontrée au bras d’un comédien, vient à signer la paix avec elle, le châle à quatre couleurs remontera au-dessus du pair, car elle y tient.
M. Jean était trop bien né pour s’enterrer jamais dans le commerce. Il promettait à Frédégonde de la laisser dame et maîtresse au magasin. Tout ce qu’il demandait aux dieux et aux hommes, c’était une tasse de café servie au lit, deux bons repas dans la journée, quelques cigares de trois sous, quelques journaux de sa couleur, une partie de billard après midi, et un cent de dominos dans la soirée. À ce prix, Jean le philosophe se chargeait de vieillir honorablement.
Frédégonde hâtait de tous ses vœux et de tous ses efforts l’accomplissement d’un si beau rêve. Il y fallait bien du temps et de la patience ; le mieux eût été sans contredit de s’enrichir en une fois. J’ai lieu de croire que les économies de la bonne fille furent placées dans la maison pendant la maladie de sa maîtresse, et que ce capital produisit un honnête intérêt. Je suppose également qu’elle préleva un impôt discret sur le produit des meubles vendus ; à tout le moins les acquéreurs lui firent sa part dans les bénéfices probables. Mais le grand coup, le coup de fortune, celui qui assura pour longtemps la félicité de M. Jean, de Mlle Frédégonde, et de plusieurs autres personnes, je vais vous le raconter en quelques mots.
Un soir que Madelon se promenait autour de sa chambre comme un animal en cage, la soubrette lui dit :
« Madame avouera que Paris n’est pas drôle, vu d’ici !
— Tais-toi : je l’ai pris en grippe avec tous ses habitants, hommes, femmes et Auvergnats.
— Si j’étais que de madame, je lui aurais bientôt donné ses huit jours. C’est si gentil, la campagne !
— Assez, ma fille ! je te vois venir avec tes sabots.
— Que voulez-vous ? c’est mon idée fixe. On ne m’ôtera pas de la tête que l’avenir de madame est là-bas.
— Peuh ! une chaumière et un cœur !
— Non, mais un bon château, un joli pot-au-feu bien assuré, et quelques douzaines de cœurs alentour !
— Pas de bêtises ! Si je me mettais honnête femme, je prendrais le métier au sérieux.
— Pourquoi donc pas ? Il est très-bien, ce monsieur ; on en aime beaucoup de plus mal.
— Tu crois ? Je l’ai à peine regardé. Le bon côté de cette bêtise-là, c’est qu’on éclabousserait sérieusement les autres. Tout le monde peut avoir des diamants, de l’angleterre et des chevaux pur-sang ; mais je les défie toutes de mettre la main sur un vrai mari. Mme Jeffs ! non ; Mme de…, n’importe quoi ; un nom de terre !… Six mois à la campagne, deux à Bade, quatre à Paris… Une loge du premier rang aux Italiens : voilà encore une chose qui leur passera éternellement sous le nez, quand même elles auraient collectionné tous les millions de l’Europe ! Jeffs n’a pas assez l’air d’un homme du monde, mais une fois décoré !… et il le sera, si je veux !
— Saura-t-il ce que ça lui coûte.
— Ne ris pas, j’arriverai où bon me semblera, si je m’en mêle. J’apprends tout ce que je veux ; je saurais bavarder comme une autre. Si jamais je me paye un salon pour de vrai, je te donne mon billet que mes invités n’avaleront pas leur langue ! »
Elle changea de ton et se mit à jouer la grande dame avec une affectation plaisante. Cette comédie l’amusa quelques instants, puis l’ennuya tout à coup. Elle vint à la fenêtre, et jeta les yeux dans la rue. Le bec de gaz brûlait rouge, la concierge modiste avait fermé ses volets, quelques rares passants couraient dans la brume sous le dôme de leurs parapluies.
« Le diable soit de Paris ! » dit-elle en pleurant.
Frédégonde lui fit un long discours, et l’entretien se prolongea fort avant dans la nuit. Deux heures du matin allaient sonner, lorsque la convalescente s’écria :
« Le sort en est jeté. Tu peux écrire au père Molsheim ! »
À Monsieur Abraham Molsheim, négociant, rue de la Soupe-à-l’Oignon, Frauenbourg.
« Si le riche particulier de Frauenbourg qui voulait épouser une belle et noble demoiselle de Paris est toujours dans les mêmes idées, on fait savoir à M. Molsheim Abraham que le principal obstacle a disparu. Adresser la réponse à Paris, poste restante, sous les initiales F. X. »
Le jour où ce message parvint à son adresse, la petite ville était en l’air et le père Molsheim sur les dents. La ville allait célébrer par un banquet plantureux l’élection de son nouveau député. L’aubergiste des Trois-Rois dressait une table de deux cents couverts dans une salle de l’ancienne gendarmerie. L’entrepreneur des bals publics accrochait le long des murs ses drapeaux de percale, ses guirlandes de mousse et son buste officiel, bronzé à neuf. Les sergents de ville et les gardes champêtres requis extraordinairement, alignaient des lampions par centaines sur la façade de tous les édifices publics. Le sous-préfet radieux promenait son oncle dans la neige et distribuait des poignées de mains quasi-royales à tous ceux qui payaient deux cents francs d’impôt. À chaque nouvelle rencontre, M. Champion levait ses petits yeux vers le ciel terne et appuyait la main sur son cœur, en témoignage de dévouement et de reconnaissance. La bière de mars coulait à flots dans les brasseries ; le vin blanc soufré qui donne soif, ruisselait dans les cabarets. Quelques ivrognes de primeur qui s’étaient mis à boire dès le matin, trébuchaient lourdement sur le verglas des trottoirs. On entendait au loin les gardes forestiers qui faisaient des décharges de mousqueterie, en signe de joie, sur les lièvres et les chevreuils.
L’élection s’était achevée la veille avec une admirable facilité. Un seul candidat avait osé se mettre sur les rangs en concurrence avec l’homme austère. C’était un jeune avocat de Colmar, qui d’ailleurs a fait un beau chemin à Paris depuis 1848. Il avait étudié le droit à Strasbourg avec M. de Guernay, il connaissait M. Honnoré et pensait comme lui sur bien des choses. Lorsqu’il vint dire à ses amis du moulin qu’il voulait être député de Frauenbourg, M. Honnoré lui répondit en souriant : « Je vous promets ma voix et celle de mon gendre, mais je vous promets aussi que vous ne serez pas nommé. Vous êtes un radical ; vous rêvez des réformes justes et désirables en théorie, mais impossibles à notre époque, comme le suffrage universel, ou tout au moins l’adjonction des capacités. Le sous-préfet, qui représente le gouvernement, est forcé de vous combattre à outrance. Je n’ai pas le droit de faire une propagande en votre faveur, car je suis maire, et il faut, dans l’intérêt de ce pays, que je le sois encore longtemps. Mais quand je commettrais la folie de vous patronner vous y gagneriez peu de chose.
« Les hommes de notre province savent tous ce que c’est que le gouvernement, dans quel but il est institué et quels avantages un peuple en retire : il faudra des années, des siècles peut-être, pour leur faire comprendre l’utilité, le but et même le sens du mot opposition. Ah ! si l’élection dépendait de ceux qui raisonnent ! Mais sur nos quatre avocats, nos quatre avoués, nos trois médecins et les six professeurs du collège, il n’y a pas un seul électeur. Votre sort est entre les mains des aubergistes, des marchands et surtout de trois cents honnêtes cultivateurs routiniers, dont la moitié n’entend pas un mot de français, et quelques-uns ne savent lire en aucune langue. »
Rien n’est plus intrépide qu’un avocat (soit dit sans offenser les militaires) lorsqu’il est dans le vrai, par hasard. Le nôtre remercia M. Honnoré, mais il n’alla pas moins chez le sous-préfet déclarer poliment la guerre. Il entra le front haut, l’œil limpide et riant, dans la forteresse de l’ennemi. Gérard le reçut du même air et se montra plein de franchise et de courtoisie :
« Vous le voulez ? lui dit-il. Bataille ! Surtout tenez-vous bien : nous sommes forts. Et comme j’en suis à ma première affaire, il faut que je gagne mes éperons ; tant pis pour vous ! Je ferai flèche de tout bois, je combattrai avec toutes les armes, excepté la corruption et la calomnie, qui sont indignes d’un preux chevalier. »
Il parlait sincèrement, n’en doutez pas. Mais un général ne saurait être partout à la fois. Que deviendrait-on, justes dieux ! s’il fallait, au plus fort de l’action, surveiller les moindres soldats et jusqu’aux goujats de l’armée ? Ce n’est pas M. Bonnevelle qui corrompit les habitants de Lentzwiller par les promesses d’un chemin vicinal. C’est un subalterne trop zélé qui séduisit le fermier Krieg, en offrant un bureau de tabac à sa tante. Qui diable s’est permis de dire au riche Schlagmann, de Bruchsal, que son fils serait exempté du service comme soutien de famille ? Quel maudit bavard a parlé de M. Honnoré, l’ami du sous-préfet, comme d’un vieux brouillon sans consistance ? Quelle langue de vipère a juré dans les villages que le candidat de l’opposition était un petit-fils du bourreau de Colmar ? Ce n’est pas le sous-préfet, mais quelque agent subalterne, et je suis sûr qu’on le mettra honteusement à la porte, à moins que par hasard il obtienne un petit avancement.
Si le père Molsheim, le plus honnête courtier de Frauenbourg, acheta en trois semaines, au plus juste prix, cinq ou six douzaines de voix rustiques, il en fut pour ses déboursés, c’est presque sûr, car M. Bonnevelle n’était pas homme à tolérer cet ignoble trafic. Cependant M. Molsheim ne se plaignit jamais de l’ingratitude des grands, et lorsqu’il rentra chez lui, après le scrutin, les écus babillaient tout haut dans sa respectable sacoche. Quels discours tenaient-ils entre eux ? On aimerait à le savoir. Je me figure que Louis XVIII, Charles X et le roi régnant, s’ils se trouvaient alignés de profil dans ce vase d’élection, traitaient assez cavalièrement le droit de suffrage et les autres droits imprescriptibles des peuples.
M. Molsheim mit les monarques en lieu sûr et le billet de Frédégonde dans son portefeuille. Quoiqu’il fût brisé de fatigue, il passa une blouse par-dessus sa capote, prit son bâton d’épine enrichi d’un cuir onctueux et partit avec des rouliers de sa connaissance pour le chef-lieu de la principauté de Teufelsschwantz.
Il y arriva le quatrième jour et trouva le patron bien triste. Jeffs avait mis la main sur une excellente affaire, mais il désespérait de la terminer jamais. La forêt du Fuchsenwald, que le prince régnant voulait vendre, était en bon état et parfaitement bien aménagée ; on n’en demandait point un prix déraisonnable ; Jeffs avait l’argent dans sa poche ; il était sûr de revendre en détail dès qu’il aurait acheté en gros. Dix acquéreurs se présentaient déjà pour la superficie, vingt autres pour le terrain défriché ou non ; un banquier de Francfort offrait un chiffre assez rond en échange du sous-sol, consistant en mines de plomb argentifère et de baryte sulfatée. Mais il paraissait impossible d’arracher la signature du ministre, et l’infortuné Jeffs du Krottenweyer se débattait dans les filets de la bureaucratie allemande comme une mouche dans les toiles d’araignée.
La résidence princière de Teufelsschwantz était une petite ville très-propre, peuplée de quinze cents Germains heureux et gras. Ils ne payaient au souverain que le tribut d’une admiration sans mesure et d’un dévouement sans bornes. Chacun d’eux avait dans son poêle, ou salon familier, la lithographie d’un gros homme en costume de général et d’un long collégien en habit de capitaine : c’était le prince et l’héritier. L’héritier, âgé de dix-sept ans et charpenté comme une perche, servait dans l’armée autrichienne. Le prince Mathias XXIII était un bon père et un bon propriétaire, qui vendait sagement ses bois pour drainer ses prairies, et augmentait par cette manœuvre un honnête revenu de deux à trois millions. Les seuls défauts de cet homme de bien étaient la morgue et l’uniforme. Il déjeunait, dînait, chassait, cueillait des pommes et pêchait aux écrevisses en tenue de général, avec le grand cordon militaire du Hasenherz.
Autour de sa personne sérénissime s’étalait un brillant échantillon des vieilles cours allemandes. C’était, en première ligne, haute et puissante dame la baronne de Brustlappen, grande maîtresse du palais, et le très-illustre comte de Speckfürmich, grand maréchal et maître des cérémonies, et le noble chevalier de Katzenpels, ministre pour tout faire. Après eux venaient sept ou huit dames anciennes, poudrées, fardées, décolletées à faire frémir, avec des perles fausses plein la perruque et des dents de cire plein la bouche ; et sept ou huit vieux courtisans râpés, portant la culotte courte, l’habit à la française, les bas farcis et l’épée en verrou. Toute cette illustre compagnie se faisait charrier en chaise à porteurs ou montait par une échelle dans des carrosses dédorés, traînés par de hauts et impuissants coursiers du Mecklembourg, aux jambes plus molles que le coton de Géorgie longue soie. Et les nobles parasites faisaient si bonne garde autour du gros palais carré, peint en jaune, que Jeffs et son argent attendirent plus d’un mois à l’auberge de la Fleur, sans pouvoir aborder l’auguste pêcheur d’écrevisses ou même le chevalier de Katzenpels.
L’arrivée du père Molsheim changea tout. Jeffs se sentit grandir de cent coudées en apprenant que la belle étrangère pourrait être à lui. Les myrmidons de cour ne lui vinrent plus à la cheville ; le prince lui-même lui parut un homme semblable aux autres, avec quelques kilos de plus. La grande affaire qu’il poursuivait si ardemment depuis un mois tomba au rang des bagatelles ; il en parla du ton le plus léger, à la brasserie Kolb, entre sa quatorzième et sa quinzième chope. Ivre d’espérance et de bière, il se répandit dans tous les cabarets de la ville, annonçant qu’il allait à Paris épouser une grande dame, qu’il se moquait du Fuchsenwald comme d’un paquet d’allumettes, et que son argent n’était pas fait pour le nez de Mathias XXIII ! M. Molsheim eut beau lui prêcher la prudence : il criait de tous ses poumons et frappait des deux poings sur les tables humides. Lorsqu’on sonna le couvre-feu à huit heures et demie, il refusa formellement d’obéir à la loi, et jura qu’il resterait malgré tout le monde au cabaret du Grand-Cerf. Le garde de nuit Gogomus, la seule autorité qui ne fût pas couchée, dut requérir trois hommes de bonne volonté pour l’emmener chez le bourgmestre qu’on réveilla.
Tant qu’il se contenta d’injurier le bourgmestre en l’appelant sac-à-vin, plein de soupe et vieux pouffe-la-balle, tout alla bien. Mais il parla du prince lui-même en termes si outrecuidants, que le magistrat municipal le fit conduire en prison. Le difficile était de trouver une prison dans cette honnête petite ville où depuis quatre à cinq cents ans on n’avait emprisonné personne. Il fallut se contenter d’un réduit noir, situé au rez-de-chaussée du gros palais, vers le parc, et encombré de divers instruments de jardinage. C’est là que Jeffs dormit sur une botte de paille, avec un million en traites dans la poche et l’image de Madelon dans le cœur.
Lorsqu’il fut éveillé par un grincement de serrure, le jour était levé depuis longtemps. Deux soldats ventrus en habit vert à parements roses secouèrent amicalement ce qui lui restait de sommeil. Ces respectables guerriers, qui n’avaient jamais fait de mal à personne, le prirent ensuite sous les deux bras, lui plantèrent son chapeau sur la tête et le conduisirent tout effaré jusqu’au premier étage du palais. Une porte s’ouvrit à deux battants, et le maître de dix-sept mille têtes carrées apparut dans toute sa gloire aux yeux de Jeffs.
Le prince était assis sur un trône de tapisserie, en uniforme de général, le pied droit dans un chausson de lisière. Il fumait une pipe d’écume, ciselée avec un art infini. Le comte de Speckfürmich se tenait debout à sa droite, et le chevalier de Katzenpels à sa gauche ; quatre vieux courtisans en habits à la française, décorés de plusieurs plaques de fer-blanc, complétaient la noble assemblée. Jeffs ne fut pas médiocrement intimidé par tout cet appareil de la puissance souveraine. Il ne fut guère moins ébloui par la décoration pompeuse du lieu : le papier de tentures à grosses fleurs, le poêle de faïence, la grande horloge dans sa boîte, le baromètre au milieu d’un cadre d’or ; tout était riche et magnifique.
Mathias XXIII, avec un geste plein de majesté, dit au coupable :
« Qu’il s’approche ! »
Chacun sait qu’en allemand l’emploi de la troisième personne est une marque de profond dédain. Jeffs s’approcha. Le prince reprit :
« Il n’est pas notre sujet ?
— Non, Votre Altesse régnante.
— Est-il Allemand, au moins ?
— Non, Votre Altesse régnante. Je suis Français Alsacien.
— Bien. Il est Allemand d’Alsace. Comment s’appelle-t-il ?
— Jeffs (Pierre), Votre Altesse régnante.
— Est-il venu dans nos États pour commerce ?
— Oui, Votre Altesse régnante, pour commerce.
— Il s’est enivré hier soir comme un pourceau.
— J’en demande humblement pardon à Votre Altesse régnante.
— Il a parlé de nous en termes grossiers.
— Je…
— Qu’il attende ! Avait-il quelque raison de se plaindre de nous ? Si nous étions coupable de quelque injustice, il devrait nous le dire : nous nous empresserions de la réparer. »
Il devenait évident pour l’esprit le plus obtus que le prince cachait un grand fonds de bonhomie sous cette morgue héréditaire. Il parlait fièrement et sottement pour se conformer à la tradition de ses ancêtres, mais la justice et la simplicité perçaient la croûte encroûtée de son discours.
Jeffs se raffermit sur ses étriers, releva la tête et répondit :
« À Dieu ne plaise que j’ose élever aucune accusation contre Votre Altesse régnante ! Si l’on m’a fait du tort dans vos États, je suis sûr que vous n’en avez rien su.
— Quel tort lui a-t-on fait ? nous voulons le savoir.
— J’étais venu pour acheter le Fuchsenwald et le payer comptant : les employés du ministère me font tourner en bourrique depuis plus de trente jours, et comme une affaire importante m’appelle à Paris, il faut que je m’en aille avec mon argent sans avoir rien terminé. »
Le prince dirigea ses yeux vers le chevalier de Katzenpels qui rougit.
« Est-ce vrai, Katzenpels ? »
Le ministre pour tout faire répondit dans un langage entortillé, mais empreint du plus profond respect et du dévouement le plus absolu, qu’il n’était pas impossible que quelque lettre écrite par un étranger eût été adressée depuis quelque temps à un bureau du ministère ; mais que, quel que fût le zèle des employés, il fallait que l’affaire suivît le même cours que toutes les autres ; qu’elle fût mise à l’étude, et qu’on fît prendre des renseignements en Alsace, ne fût-ce que pour savoir quelle était la solvabilité de l’acquéreur.
Mathias XXIII haussa les épaules et dit au baron en style tout net :
« Quelle solvabilité, lorsqu’il offrait de payer comptant ? Tout cela, Katzenpels, parce que ce maladroit d’étranger a sans doute oublié de vous envoyer un pot-de-vin. Ne recommencez plus ; je n’aime pas les tripotages !
— Vous, dit-il à Jeffs, vous auriez dû m’écrire à moi-même. »
Jeffs entendit qu’on lui parlait à la deuxième personne du pluriel ; il leva donc la tête un cran plus haut et dit :
« J’ai pris la grande liberté d’écrire à Votre Altesse régnante il y a plus de quinze jours.
— Speckfürmich ! est-ce vrai ? »
Le baron de Speckfürmich rougit à son tour et objecta que la lettre de cet homme, outre qu’elle était écrite sur un papier de petit format, péchait si énormément par le style et l’absence des locutions officielles et consacrées, qu’un grand maréchal du palais de Teufelsschwantz n’aurait pu, sans manquer à toutes les lois de l’étiquette, la placer sous les yeux de son auguste maître.
Le prince frappa du pied gauche sur le parquet, car il avait la goutte au pied droit et il poussa trois ou quatre jurons en allemand (la langue est riche).
« Vieux flibustier ! dit-il au baron, tu n’aurais pas songé à l’étiquette, si celui-là t’avait graissé la patte ! Que m’importe la politesse d’un monsieur je ne sais qui ? Ai-je besoin de ses compliments en règle ? Les affaires sont les affaires, que diable ! Il faut que le Fuchsenwald soit vendu au plus tard en décembre, parce que c’est en décembre qu’on doit couper le bois pour qu’il soit bon. En novembre, il est trop tôt, parce que la sève n’est pas assez descendue ; en janvier, il est trop tard, parce qu’elle commence déjà à monter. »
Il se tourna vers Jeffs et lui dit :
« Vous prenez la forêt en bloc, au prix indiqué ?
— Oui, Votre Altesse.
— Et vous payez comptant, mon ami ?
— Comptant, Monseigneur.
— Eh bien ! tout sera réglé aujourd’hui. Katzenpels ira lui-même vous porter les actes à l’auberge, et vous pourrez demain retourner à vos affaires. À propos, quelle affaire si pressante un Alsacien peut-il avoir à Paris ? »
Une auréole se dessina autour du front de M. Jeffs.
« Monsieur le prince, dit-il, je vais me marier.
— Ah ! mon gaillard ! vous n’êtes pas à plaindre, de vous marier à Paris. Je connais cette capitale pour l’avoir conquise une ou deux fois, il y a vingt-cinq ans. On y rencontre des minois piquants, dans la bonne bourgeoisie.
— Mon cher prince, répondit Jeffs, je vais donner mon nom à la nièce de feu M. le marquis de Gigoult, en son vivant l’ami le plus intime du roi Louis-Philippe ! »
La première fois que Lindor, écartant son manteau de bachelier, fit briller aux yeux de Rosine les galons et les diamants du comte Almaviva, il y eut moins de joie dans son cœur, moins d’amour dans ses yeux, moins de triomphe dans son geste que dans le cœur, les yeux et le geste de l’usurier proclamant son mariage devant la cour de Mathias XXIII. Ce fut un joli coup de théâtre, et la Gazette de Teufelsschwantz, qui paraissait tous les quinze jours, en fit mention comme il suit :
« Son Altesse Sérénissime notre glorieux prince a daigné recevoir en audience publique M. Jeffs du Krottenweyer, le nouveau propriétaire du Fuchsenwald, qui lui a fait part de son prochain mariage avec la jeune marquise de Gigoult, pupille de S.M. le roi des Français. »
Tous les habitants de l’heureuse principauté savaient lire ; ils lurent tous les sept lignes de la gazette. Quelques-uns s’étonnèrent qu’un ivrogne, arrêté pour tapage nocturne, fût un personnage si important ; mais aucun ne se douta que la jeune fiancée mériterait un jour les malédictions unanimes du peuple de Teufelsschwantz.
M. Molsheim commençait à croire que le patron était plongé dans une oubliette, quand il le vit rentrer tout radieux à l’auberge de la Fleur. Jeffs lui fit part des événements et annonça le projet de partir le jour même, dès qu’il aurait payé le Fuchsenwald.
« Si vous voulez, dit Molsheim, je resterai ici pour le revendre. Nous avons des acquéreurs sous la main et il faut battre le fer tandis qu’il est chaud.
— Laissons tout ça. J’ai besoin de toi à Paris, et je me moque du reste. Je perdrai de l’argent, au lieu d’en gagner : tant pis ! Je veux être heureux, moi ! C’est de mon âge. On a toujours le temps d’être riche ; mais l’amour, vois-tu, Molsheim, il faut le prendre quand il vient. »
Là-dessus, il courut à sa chambre et boucla sa malle en deux temps. Ce transport de désintéressement se soutint jusqu’à la signature du marché et le payement de la forêt. Après quoi maître Jeffs tomba dans une profonde tristesse.
Il est rare qu’un homme se mette à rire et à danser après s’être fait tirer six palettes de sang. Le plus sain et le plus vigoureux éprouve en cette occurrence une diminution d’être ; il est moins que lui-même ; il sent que sa personne n’est pas étale, comme disent les gens de mer : il a besoin de se reposer et d’attendre le flot.
L’argent était plus cher à M. Jeffs que le sang de ses veines. La circulation des capitaux, dont il s’assimilait incessamment quelque partie, constituait la vie de son âme ; toutes les aspirations de sa forte poitrine appelaient des molécules de métal ; une contraction de son cœur poussait l’argent vers la circonférence ; une autre le charriait vers le centre, tout chargé d’intérêts énormes. Ne soyez donc pas étonnés si cet homme, après s’être saigné de quelques centaines de mille francs, demeura tout un jour dans une syncope morale. Quelque chose était sorti de lui, c’est-à-dire de sa poche ; un ventricule de son portefeuille s’était vidé !
« C’est bel et bon, le sentiment ! disait-il au père Molsheim, mais qu’est-ce qui nous prouve que cette lettre n’est pas une blague ? Elle n’est point signée, et nous ne connaissons pas l’écriture. Tu penses que ça vient de la fille de chambre, mais il faudrait en être certain. Qui sait si la demoiselle n’a pas changé d’idée ? Les beaux garçons ne manquent pas à Paris. Moi, j’écrirais d’abord, et j’attendrais de leurs nouvelles. Le temps de répondre et d’avoir une réponse, nous finirons nos affaires d’ici. Il y a des acquéreurs tout venus ; qu’est-ce qu’ils diraient donc, si nous les laissions le bec dans l’eau ? C’est en décembre qu’il faut couper les bois ; le prince me l’a dit lui-même. Sans compter qu’une allumette est bientôt mise, et bonsoir la coupe ! Votre serviteur de tout mon cœur ! Si tu m’en crois, Molsheim, nous liquiderons tout ça pendant que nous y sommes, et nous emporterons l’argent avec nous. C’est le bon moyen de ne rien perdre. Eh ! eh ! les Jeffs, vois-tu, sont comme les pêches de vigne : ils s’attendrissent dans la saison, mais ils tiennent toujours à leurs noyaux ! La jeune personne ne me trouvera pas plus laid si je lui apporte cent mille francs de plus ; au contraire ! Il faut de l’argent pour la noce : eh ! bien, nous allons en gagner, sacrebleu ! »
Il en gagna beaucoup. Tandis que M. Molsheim et Mlle Frédégonde échangeaient des notes diplomatiques, le bois sur pied se vendit bien, le sol très-bien, la mine de plomb, passablement ; la spath pesant, ou baryte sulfatée, fit fureur. C’est un minéral très-recherché dans la naïve Allemagne, car il sert à la falsification de plusieurs denrées. M. Jeffs accrut son capital de quarante ou cinquante mille écus, et il réalisa ses bénéfices en un mois.
Quand il se dirigea sur Paris, muni de ses papiers, il était en possession d’un autographe de Mlle de Fleurus, et il savait positivement son adresse, rue Bellechasse, 122.
Le changement de domicile s’était opéré sous les auspices de Frédégonde. Aussitôt que Madelon put sortir sans danger, la sage conseillère lui dit :
« Madame ne peut pas se marier rue Louis-le-Grand. Le mobilier est trop voyant, l’hôtel est trop célèbre ; les ennemis et les envieux auraient trop de prises sur nous. »
Ses raisons parurent bonnes, et Madame lui donna carte blanche. Elle ne tarda guère à découvrir au fond du faubourg Saint-Germain un de ces grands appartements de famille où la population de tout un château peut s’installer en garni pour l’hiver. Depuis que la noblesse a pris l’habitude de vivre neuf mois par an dans ses terres, les fils des croisés vont passer une saison au Faubourg de Paris comme au Corso de Rome ou sur le Grand-Canal de Venise. Un intendant leur prête, moyennant quelques mille francs par mois, les tapis, les chenets, les dieux lares et jusqu’aux ancêtres d’une autre maison tout aussi noble, mais peut-être un peu gênée pour l’instant : heureuse combinaison qui permet à un la Chataigneraie en vacance de dormir dans le lit et sous le portrait d’un Jarnac !
Frédégonde, secondée par M. Jean, organisa la mise en scène. Elle choisit un premier étage tout lambrissé de boiseries blanches, tout meublé de vieilles bergères à coussins d’édredon, de vieilles chauffeuses en tapisseries de Beauvais, de vieilles consoles dorées, de vieux guéridons respectables, de vieux lustres irisés par l’âge, et de tout un bric-à-brac imposant. Pour compléter l’illusion, la fine mouche se procura chez des revendeurs de sa connaissance toute une famille de vieux portraits, tout un monde de petits bimbelots d’un goût spécial, écrans fleurdelisés, croix de Saint-Louis encadrées sous verre dans l’ébène, tabatières, épées de cour, montres, breloques héréditaires, et jusqu’à ces petites boules de bois tourné, dont l’ombre projetée sur un mur, représente tant bien que mal la silhouette de Louis XVI !
On s’empressa de licencier toute la maison de la rue Louis-le-Grand, sauf Frédégonde. Elle-même se transforma si bien et s’embéguina si magistralement qu’elle était édifiante à voir. Tout de noir habillée, coiffée d’un bonnet blanc à larges tuyaux bien raides, elle ressemblait à la plus honnête chambrière qui fût jamais sortie d’un château de Bretagne, pour préparer le logement de ses maîtres à Paris. M. Jean la flanqua de deux vieux coquins plus blancs que la neige, plus discrets que la tombe, et qui d’ailleurs n’étaient point dans le secret. Ces burgraves se louaient cher ; ils étaient très-demandés chez les parvenus de la Chaussée-d’Antin, à cause de leur grand âge. De même que les Anglais attirent les corbeaux autour d’un château neuf pour faire croire aux passants qu’il date du roi Guillaume, nous avons la fatuité de nourrir de vieux serviteurs à cheveux blancs pour faire oublier que nos parents poussaient la charrue ou portaient eux-mêmes la livrée.
Les concierges de l’hôtel, et par conséquent les locataires, apprirent bientôt qu’on attendait une orpheline de la plus haute naissance et de la plus rare beauté. Frédégonde s’absenta trois jours et trois nuits pour aller prendre sa jeune maîtresse. Lorsqu’elle ramena Madelon en grand deuil, dans un fiacre hérissé de malles et de paquets, il y eut dans le quartier une émeute de sympathie et d’admiration. Paris est grande ville entre les quais et les boulevards ; mais au delà de ces frontières il y a des zones plus provinciales que Frauenbourg et Castelnaudary. J’ajouterai sans paradoxe que le faubourg Saint-Germain est cent fois moins parisien que le faubourg Saint-Antoine. Grâce à l’alliance offensive et défensive qui unit les domestiques aux fournisseurs, un courant de nouvelles positives et de renseignements incontestables circule incessamment dans les artères de ce respectable corps. Il fut donc avéré, au bout de quinze jours, que Mlle de Fleurus était une riche héritière du Bordelais, plongée dans la haute dévotion, assidue aux offices de la paroisse, et pleine de bonté pour les vieux serviteurs de sa famille. On pouvait aller aux renseignements !
Tandis qu’elle posait les bases d’une réputation exemplaire, ses amis de Bordeaux s’appliquaient sérieusement à lui fabriquer un état civil. La chose n’allait pas de soi, car ses parents avaient jugé à propos de garder l’anonyme, et sa naissance ne figurait sur aucun livre public. Il fallut un acte de notoriété et des papiers timbrés de toute sorte dont le détail serait trop long. Heureusement elle s’était fait des amis sans compter, au temps de sa prodigue jeunesse. Une multitude de personnes honorables pouvaient certifier qu’elle était née à Bordeaux et qu’elle appartenait au sexe féminin. Elle possédait pour amis des négociants, des armateurs, des agents de change, deux conseillers municipaux, un conseiller de préfecture, quelques officiers supérieurs, trois avocats, un notaire et même un jeune substitut qui s’était promené jusqu’en Espagne avec elle, et que le garde des sceaux avait mis dans la magistrature assise pour l’empêcher de courir. Ces messieurs se cotisèrent en sa faveur et lui fournirent tous les noms et prénoms qu’elle désirait porter à l’autel.
Vers le même temps, sa clientèle de Paris apprit qu’elle n’était pas morte et même qu’elle se portait bien. Souvent, le soir, après les offices, elle courait avec Frédégonde jusqu’à la rue Louis-le-Grand, où M. Jean avait allumé un bon feu. En un tour de main elle changeait sa robe et sa coiffure, et dix minutes plus tard elle affrontait les lorgnettes dans une avant-scène du Palais-Royal ou des Variétés. Tous ceux qui l’avaient aimée accoururent à elle, et le nouveau député de Frauenbourg ne fut pas le moins empressé. Elle fit bon visage à tout le monde et imita la politique de Louis XII, qui ne vengeait point les injures du duc d’Orléans.
« Soyons amis, disait-elle, puisque nous ne pouvons plus être autre chose : je me marie ! »
Le mariage était la dixième et la plus curieuse incarnation de ce Vichnou femelle : elle excita un vif intérêt. L’idée que Madelon allait prendre un mari légitime ajouta un attrait de plus à sa friande petite personne. Ce fut un steeple-chase où tous les gentlemen de sa connaissance voulaient franchir les barrières de la vertu. Chacun d’eux tomba broken down, si la légende dit vrai ; même ceux qui, jadis, au temps des courses plates avaient gagné facilement. M. Champion fit des bassesses pour obtenir la permission d’aller la voir.
« Impossible, mon cher, répondit-elle. J’habite un appartement si sérieux, que Durier lui-même y prendrait le spleen. Figurez-vous que je n’ose pas rire dans ma chambre, tant c’est imposant et haut de plafond ! »
Ni M. Champion ni aucun autre ne fut admis en ce temps-là dans le salon de la rue Bellechasse. Peut-être Madelon, pour tempérer l’effet de ses rigueurs, donna-t-elle, rue Louis-le-Grand, quelques audiences secrètes. Peut-être alla-t-elle, en garçon, visiter quelques vieux amis. C’est une simple hypothèse, et comme les preuves font défaut, il ne convient pas de rien affirmer.
Toutefois on ne saurait passer sous silence un fait qui mit en révolution les principaux clubs de Paris. Le poète au sonnet était, malgré son talent, un jeune homme du meilleur monde, répandu dans la compagnie élégante, et fort écouté lorsqu’il parlait. Il lui prit fantaisie d’ouvrir une souscription pour doter celle qui avait fait tant d’heureux en si peu d’années. Cette idée, partie comme un bouchon à la fin d’un souper d’hommes, fit fortune. Quelques notables de la confrérie la lancèrent dans leurs cercles. On reconnut dès l’abord que la récolte serait belle, la vanité venant en aide à la reconnaissance. Quel miracle est impossible à la vanité dans une ville comme Paris ? Madelon fut consultée par les fondateurs ; elle ne dit pas non. Le poète lui proposa une condition bizarre que vous saurez en temps et lieu ; elle rit et accepta. (Décidément, je ne veux pas exposer mes lecteurs à quelque mauvaise pensée ; j’aime mieux dire dès à présent qu’elle promit d’assister, le jour même de ses noces, à un banquet d’actionnaires.) On fit circuler plusieurs listes. S’il s’était agi de secourir des inondés ou de réparer les ravages d’un incendie, le total eût été moins brillant. Plusieurs messieurs qui ne devaient rien, donnèrent beaucoup ; entre autres, Samuel Rotterdam. M. Champion se fit tirer l’oreille. Il criait misère, il protestait que le marquis l’avait ruiné, que l’élection de Frauenbourg lui coûtait des sommes folles ; que d’ailleurs un homme public ne devait pas s’afficher de la sorte ; et enfin que la souscription était horriblement compromettante pour Madeleine. Or, un galant homme doit se résigner à tout, et même à garder son argent, plutôt que de compromettre une femme ! Malgré ces bonnes raisons, il donna une très-forte somme. C’est que Jean n’admettait pas la discussion sur ce chapitre ; ah ! mais !
Le père Durier, qu’on trouvait toujours à Paris depuis qu’il était à Étampes, ne se montra pas des plus généreux ; mais il déclara formellement que le Mariage par actions était une idée de pièce. Le prince d’Armagne souscrivit pour un chiffre royal, et cette fois Madelon ne fit pas la fière. Durant tout ce mois-là, elle fut vraiment bonne fille avec ses amis et même avec Astolphe. Vous auriez dit qu’elle avait à cœur de se faire regretter. Sa bonhomie de fraîche date, en doublant le zèle de ses nombreux protecteurs, hâta le rétablissement de ses finances.
Ce fut dans le salon de la rue Louis-le-Grand que le conseil d’administration, composé des quatre plus forts actionnaires, vint opérer entre ses mains le versement de la dot. Avec la somme qui lui fut présentée sur un plat d’argent à ses armes, je me chargerais d’établir vingt petites vierges provinciales. Quel concert de bénédictions les pauvres mignonnes créatures élèveraient jusqu’au ciel ! Quelles chastes et douces larmes s’égrèneraient comme des perles sur leurs jolis museaux veloutés ! Eh bien ! non ; elles coifferont sainte Catherine ; elles sécheront sur pied ; l’amour s’aigrira dans les cœurs comme un vin qu’on a oublié de boire. Et quand elles passeront dans la grand’rue, les messieurs qui fument leur cigare devant la porte du café les tourneront en ridicule parce qu’elles seront de vieilles filles et qu’elles n’auront jamais été assez riches pour acheter un mari !
Madelon témoigna sa reconnaissance avec beaucoup de gentillesse et d’à-propos. Le retour des cendres de Napoléon avait remis à la mode les souvenirs de l’Empire. Elle parodia les Adieux de Fontainebleau avec mille grimaces et singeries d’un goût exquis. Elle imita aussi quelques intonations de l’acteur Grassot, qui faisait fureur au Palais-Royal depuis une couple d’années. Elle joua enfin une petite comédie sentimentale en disant à ces messieurs qu’ils étaient des amours, et en sautant au cou du général Petit, représenté par le prince d’Armagne. Son discours parut charmant de tout point, et surtout quand elle dit :
« Je n’écrirai point dans ma solitude les grandes choses que nous avons faites ensemble, parce que d’abord le livre sera pincé par les juges de Frauenbourg. »
Malheureusement, ce genre d’esprit est sujet à vieillir, et si je reproduisais l’allocution tout entière, elle vous paraîtrait peut-être aussi plate que le : Duponchel, mon ami ! du vieux Charivari.
On l’applaudit, on l’embrassa à la ronde ; on finit même par lui parler raison. Les délégués voulurent savoir où elle en était de ses affaires et comment ce petit grand homme en jupons comptait régler ses comptes avec les Anglais. Les Anglais sont les créanciers dans le patois d’un certain monde. Elle montra les factures impayées dont Frédégonde avait gardé une assez jolie collection. Les reconnaissances du Mont-de-Piété virent la lumière à leur tour. Il parut évident que la souscription suffirait à éteindre le passif et à dégager les bijoux. Mais après ?
« Après ? s’écria le prince d’Armagne ; il me vient une idée. Les bijoux de Madelon ne sont pas des bijoux ordinaires. Ils ont une valeur historique, et le moindre d’entre eux représente dix fois son pesant d’or. Ses meubles ne sont pas seulement des meubles, mais des monuments pour servir à l’histoire du plaisir contemporain et de la galanterie au dix-neuvième siècle. Il faut les vendre au public, en public, avec une solennité écrasante ! Qu’est-ce que valait la canne de Voltaire avant d’appartenir à Voltaire ? Rien ! Que vaut-elle, au sortir des mains de ce grand homme ? Tout ! Jugez par là du prix incalculable qu’un mobilier complet doit acquérir au contact de Madelon ! Madelon, messieurs, est plus grande que Voltaire. Voltaire fut le roi du dix-huitième siècle ; le dix-neuvième a pour reine Madelon. Le dix-huitième fut l’ère du scepticisme ; le dix-neuvième est un siècle de foi. Il croit, messieurs, à tout ce qui est bon et beau, notre excellent dix-neuvième siècle ! Il croit à la pièce de cent sous, parce qu’elle est bonne ; il croit à Madelon, parce qu’elle est belle ! Illustre Samuel Rotterdam ! honorable Champion, député pour la ville de Frauenbourg ! et vous, jeune et glorieux poète qui complétez en ce salon le personnel de notre ambassade, reprenez-moi si je m’écarte de la vérité ! Je dis que si l’on met aux enchères les meubles, tableaux, tentures, potiches et chiffons qui se sont illustrés au service de Mme de Fleurus, il n’y aura pas un fils de bonne mère qui n’échange tout son patrimoine contre ces gracieuses reliques de l’amour ! La poussière elle-même se vendra plus de mille francs la livre, car il y a des soupirs, des serments, des illusions, des scrupules et jusqu’à des consciences entières émiettées dans cette poussière-là !… »
On a prévenu le lecteur que M. d’Armagne était un homme de cœur plutôt qu’un homme de goût. Dans ce langage heurté, fantasque, souvent amer, vous reconnaîtrez les qualités et les défauts de ce singulier jeune homme.
L’idée qu’il émit ainsi ex abrupto paraîtrait banale aujourd’hui ; elle était toute neuve au mois de janvier 1841. Les Madelons de notre temps vendent leur mobilier tout naturellement, à des intervalles réguliers, comme les paquebots du Havre vont à New-York. Mais la facilité des voyages transatlantiques ne doit pas effacer la gloire de Colomb.
Un honnête commissaire-priseur (il y en avait déjà de fort honnêtes à cette époque) vint avec son expert visiter les meubles et les tableaux. L’expert ne daigna pas même examiner si les toiles étaient des originaux ou des copies. Il suffisait qu’elles appartinssent à Mme de Fleurus ; on était sûr qu’il y aurait marchand, quelle que fût la mise à prix. Le catalogue s’imprima, la maison se couvrit d’affiches rouges, les journaux annoncèrent la vente d’un splendide mobilier ; il y eut trois jours d’exposition publique avant l’ouverture des vacations.
En ce temps-là, les mères de famille et les jeunes filles d’honnête maison étaient d’une ignorance tellement stupide que j’ose à peine l’avouer ; j’ai peur de faire rire à leurs dépens la génération beaucoup plus instruite qui a pris leur place. Figurez-vous que les femmes de bien n’avaient jamais pénétré dans les boudoirs et les cabinets de toilette des créatures à la mode. Elles savaient vaguement, par les écarts de leurs maris, les dettes de leurs fils ou les duels de leurs frères, qu’il existait hors du vrai monde un monde dangereux et malsain ; mais nulle ne s’était encore avisée d’aller lever les plans de ce quadrilatère : on observait de très-loin les retranchements de l’ennemi. Les divans et les chaises longues de Madelon étaient vierges de tout contact honnête ; aucune femme de bien n’avait sondé les mystères de sa toilette ; jamais la narine orgueilleuse d’une patricienne n’avait flairé ses flacons d’essences anglaises et ses fioles d’eau de senteur.
Un grand progrès s’accomplit en trois jours, grâce à l’invention du bon Astolphe. La vente de ce mobilier vulgarisa puissamment la connaissance du mal. Il fut parlé longtemps, dans les bonnes familles, des splendeurs qu’on avait admirées chez la Madelon. On en dit aussi quelques mots chez les pauvres du voisinage. La porte était ouverte à tous venants ; entrait qui voulait : le spectacle édifiant de la richesse mal acquise produisit des conversions qu’Astolphe n’avait pas prévues. Ainsi, la jolie petite modiste d’en face, après s’être regardée de tout son long dans un miroir de Venise, reconnut qu’il fallait être bien bête pour borner son ambition à faire des chapeaux à quatorze francs.
Vous pensez bien que l’état-major de la haute galanterie se trouva réuni, comme par un mot d’ordre, sous la tente de Madelon. Nana, Marco, Lucie, Joliette et vingt autres beautés célèbres accoururent dans tous leurs atours. Pour la première fois de leur aimable vie, elles coudoyèrent une multitude de femmes honnêtes qui s’étaient fourvoyées là dedans avec ou sans leurs maris. De ce choc imprévu jaillirent des curiosités, des sympathies, des haines et toute sorte de sentiments qui ne semblaient pas pouvoir se produire entre personnes de mondes si divers. Jusque-là, Paris avait ressemblé à un vaste damier où les femmes de bien jouaient sur les cases blanches, les Madelons sur les noires, deux parties bien distinctes et sans mélange possible. La vente du mobilier embrouilla les jeux et les jeta l’un dans l’autre. La fameuse Nana s’étant rangée avec respect sur le passage de la baronne X…, la baronne déclara que cette jeune personne était d’une beauté très-distinguée. Le mot fut répété à Nana par un homme, et dès ce jour elle dit le plus grand bien de la baronne X… Joliette, en revanche, toisa d’un air de mépris la comtesse de…, qu’elle accusait de lui avoir pris un amant : elle n’était pas fâchée d’avoir vu d’un peu près cette espèce de soi-disant grande dame ! La princesse Rzsc… trouva Lucie Rabatjoie si divine avec sa capote rose, qu’elle lui fit demander par un ami commun l’adresse de sa modiste. Lucie envoya deux jours après une capote exactement pareille à la sienne, et la princesse, qui était Française, mais du Nord, accepta le présent ! Ce fut encore à cette occasion que Mme X…, femme du riche banquier, adopta décidément le coiffeur de Marco. L’artiste courait tous les matins de l’une chez l’autre, et chacune des deux lui demandait des nouvelles de l’autre ! Lorsque ces dames se rencontrèrent plus tard au théâtre, elles prirent l’habitude de se lorgner réciproquement avec une gracieuse et bienveillante curiosité. Mme X… se tint au courant des petites affaires de Marco et sut toujours quel était l’heureux mortel qui assistait à sa toilette.
De son côté, Marco défendit la réputation de Mme X… dans plusieurs soupers de jeunes gens.
Et voilà comment Astolphe inaugura cette fusion des deux mondes qui a fait tant de progrès depuis 1841. Il abaissa les fières Pyrénées qui séparaient le vice de la vertu.
Ce n’est pas à dire pourtant que les mères de famille se soient disputé, dès la première vente, les bijoux et les meubles de Madelon. Patience ! Tout progrès vient à son heure, et une civilisation ne s’improvise pas en huit jours. Le vieux Paris était encore un peu naïf à cette époque : il se fût peut-être scandalisé de certaines choses qui ne l’étonnent plus aujourd’hui.
Mais l’expert et le commissaire-priseur ne furent pas déçus dans leurs espérances : il y eut marchand à tout prix. Les amants, les amis et même les ennemies de Madelon se battirent à pièces de cent sous autour des moindres bagatelles. Quelques objets vraiment précieux, par exemple l’écran Louis XVI et la Madone aux épis d’André del Sarto, restèrent un peu au-dessous de leur valeur réelle ; mais cent niaiseries de pacotille furent poussées jusqu’à des chiffres fabuleux.
La recette totale fut allégée de dix-huit pour cent, selon l’usage, sous les prétextes les plus ingénieux et les plus divers. Cependant Madelon, qui attendait M. Jeffs d’un jour à l’autre, emporta rue Bellechasse un fort joli capital. Il serait inutile et peut-être imprudent de consigner ici le chiffre exact. Contentez-vous de savoir que les revenus de la blonde fiancée représentaient la pension de retraite de trois ambassadeurs et une fraction.
Il ne lui restait plus qu’à céder le bail de la rue Louis-le-Grand pour effacer les derniers vestiges de son passé. Trouver un remplaçant était chose facile, grâce à la situation centrale et au parfait entretien de l’immeuble. Mais le propriétaire s’était réservé le droit de permettre ou d’interdire la cession. Il refusa plusieurs locataires du sexe féminin, telles que Nana, Cydalise et Lucie, qui espéraient hériter un peu de la clientèle. Vint alors un agent de change, homme riche et estimé ; la maison lui plaisait, mais il la trouvait chère et demandait une réduction de deux mille francs sur chaque année du bail à finir. Madelon s’empressa de dire oui, trop heureuse d’avoir la paix et la sécurité pour six mille francs environ. Le propriétaire donna son consentement verbal et l’on rédigea l’acte en hâte. Mais au moment de signer, cet homme de bien (c’est le propriétaire que je veux dire) se tourna vers Madelon et lui tint ce langage :
« Mademoiselle, j’ai toujours eu envie d’habiter ma maison, surtout depuis que vous l’avez réparée et embellie. Malheureusement elle était trop chère pour moi. Mais aujourd’hui que vous voulez bien en réduire le loyer de deux mille francs par an, je la garde et je m’y installe. C’est moi qui toucherai le petit supplément que vous avez offert. »
Madelon recula de deux pas et contempla ce bourgeois avec une admiration sincère :
« Mon cher monsieur, lui dit-elle, vous êtes un grand homme, aussi vrai que je suis une femme célèbre. Aucun propriétaire parisien n’avait trouvé le secret de se faire payer deux mille francs par an pour habiter lui-même son propre immeuble. Embrassons-nous ! N’ayez pas peur, cela ne vous coûtera rien. Encore ! encore ! Je ferai plus ; je veux payer l’impôt des portes et fenêtres, par-dessus le marché. Avez-vous des enfants ?
— Malheureusement non, mademoiselle.
— Ni moi non plus ! Ni Attila non plus ! malheureusement. Les grandes natures sont stériles, voyez-vous ! Si Paris était peuplé de gaillards comme vous et moi, avant dix ans, l’Europe serait plumée comme une dinde ! »
Elle s’enfuit, toujours riant, jusqu’à la rue Bellechasse, et trouva Jeffs établi chez elle avec ses malles et ses paquets.
Le maître du Krottenweyer, en déjeunant à Meaux avec le conducteur, lui avait demandé l’adresse d’une bonne auberge à bon marché.
« Vous comprenez ? lui dit-il, je m’en vais dans la capitale pour me marier avec une marquise, et j’emporte assez d’argent, Dieu merci ! Mais tout ce que j’économiserai en attendant sera bu et mangé à la noce, et, comme ça, ma dépense me fera plus d’honneur. »
Le conducteur, un vrai Lorrain, qui ne se mouchait pas du pied, lui répondit en buvant chopine :
« Si j’étais de vous, mon fi, je descendrais tout uniment chez la jeune personne. Quand j’ai été à Lorquin, moi qui vous parle, pour épouser la Glaudine à Jeanglaude, je n’ai fait ni une ni deux. Et supposition qu’au lieu de ça j’aurais mangé mon argent à l’auberge, le Jeanglaude m’aurait appelé grand Nigodème et la Glaudine m’aurait tapé. V’là le monde !
— C’est que ma future est orpheline.
— Raison de plus ! Elle a besoin d’un gars qui lui tienne compagnie. Sans compter que dans ces satanées auberges de Paris, vous n’avez pas plutôt retiré votre casquette qu’ils vous ont déjà marqué trois francs sur la note. Brûlez-moi ça, nom d’un nom ! et tant qu’à la noce, je vous recommande le Pied-de-Mouton ! Vous y rencontrerez tous les gros marchands de grain, tous les gros marchands de beurre, tous les gros marchands de volaille et tout ce qu’il y a de mieux en fait de société. »
Les encouragements du conducteur n’auraient peut-être pas suffi à décider M. Jeffs, s’il n’avait fait lui-même une ample provision de courage aux bouchons de tous les relais. Il avait l’air tout à fait décidé quand Madelon le trouva en conférence avec Frédégonde, qu’il appelait la fille et qu’il tutoyait.
Elle lui fit changer de ton et le remit lestement à sa place. Sans écouter les excuses qu’il bégayait, elle le dirigea sur l’hôtel Meurice, lui donna l’adresse de son notaire et l’invita à repasser le lendemain après midi s’il voulait faire sa cour.
Cette journée fut mélancolique entre toutes dans l’existence du riche usurier ! Malgré la politesse exquise des garçons de l’hôtel, malgré la haute considération qu’on lui témoigna chez le notaire, malgré la complaisance et la cordialité d’un jeune homme de Frauenbourg qui se dévoua gratis à le promener dans Paris ; malgré les splendeurs du Palais-Royal, et la suavité d’un dîner à quarante sous qu’il rêvait depuis bien des années, et les calembours qu’il entendit sans les comprendre au parterre des Variétés, il se sentait petit garçon et devinait que son mariage n’était pas une affaire faite. Le moral ne se releva décidément qu’entre minuit et une heure du matin, dans une brasserie alsacienne, où il rencontra M. Arth, M. Orth, M. Erth, et M. Hirth ; M. Hofer, M. Schæfer et M. Schæffler ; M. Meyer, M. Fimeyer et M. Zigelmeyer ; M. Hermann, M. Ehrmann, M. Hoffmann, M. Humann, M. Hartmann et M. Mann, tous originaires de Frauenbourg et appartenant aux meilleures familles de la ville. On lui versa généreusement la bière authentique de Frauenbourg, qui était sans contredit la plus trouble de l’Alsace, et les compatriotes hospitaliers le ramenèrent à son gîte en chantant quelques refrains du pays.
Le lendemain, tandis qu’il visitait le Jardin des plantes et battait la semelle avec son guide en attendant l’heure du rendez-vous, un beau garçon de trente ans, rasé comme une pomme et frais comme une tulipe, caressait les blonds cheveux de Madelon par un restant de vieille habitude et lui disait :
« Or çà, mon cher trésor et mon illustre cliente, les trompettes de la renommée n’avaient donc pas menti ? Tu épouses ! J’ai vu l’heureux mortel sous les lambris de mon étude ; j’ai compulsé de ma blanche main ses titres de propriété. Corne de bœuf ! (soit dit sans allusion) sais-tu que tu vas être un des plus forts contribuables de ce joyeux pays de France ?
— C’est donc vrai, cette fortune ?
— Phé-no-mé-na-le-ment vrai, foi de notaire et de garde national !
— Pas d’hypothèques ?
— Je n’y ai pas encore été voir ; mais je suis prêt à jurer, que dis-je ? à parier que cette fortune est claire et nette : nous sentons les hypothèques de trois lieues, nous autres malins, comme les renards flairent le poisson.
— Vérifie toujours, mon vieux Prosper.
— Sois tranquille, je ne t’embarquerai pas sans biscuit sur le galion du mariage… Mais qu’as-tu ?
— Rien. Tu lui as fait savoir le chiffre de ma dot ? Il m’a trouvée assez riche ?
— Il ne s’attendait pas au quart. T’ai-je dit qu’il te reconnaît un million ?
— Il en a le droit, si ça l’amuse.
— Madelon ! Madelon ! tu manques d’enthousiasme, ma fille !
— Tu as peut-être le front de t’en étonner, toi qui connais l’homme !…
— J’avoue qu’il pourrait choisir un tailleur plus correct et faire ses ongles d’un peu plus près ; mais il est bien de sa personne. Entre lui et ce petit comique du Vaudeville à qui vous m’avez sacrifié, ingrate ! une femme de goût n’hésiterait point.
— Quelle différence ! Jules était charmant dans l’intimité.
— As-tu déjà quelques lumières spéciales sur l’intimité de M. Jeffs ?
— Vous êtes bête, Prosper. Parlons sérieusement : si on t’offrait une femme qui fût en femme ce que cet homme est en homme, l’épouserais-tu ?
— Tais-toi, malheureuse enfant ! J’en épouserais dix. Mon étude n’est qu’à moitié payée !
— Mais moi qui ne dois plus rien à personne ! moi qui ai de quoi vivre à Paris et me donner le luxe d’un amour sincère avec un homme de mon choix !
— Diable ! aimerais-tu quelqu’un, par hasard ?
— Je ne crois pas. Seulement il y a dans Paris un garçon que je déteste. Et… tu comprends ? la haine est si près de l’amour !
— T’épouserait-il, celui-là ?
— Il se ferait plutôt couper en quatre.
— Alors, ma chère, il n’y a pas à hésiter : prends le Jeffs. C’est une occasion unique, et si tu ne la saisis pas aux cheveux…
— Ne plaide pas ! je tâcherai… »
Elle se fit courtiser longtemps, jusqu’aux premiers jours de mars. Les bans étaient publiés à l’église, on avait encadré les affiches sous le treillage de la mairie, et elle ne se lassait pas de fouler aux pieds le sauvage prosterné devant elle. Elle obtint de lui tous les sacrifices qu’elle voulut. Il prit des leçons de danse chez Cellarius, il donna au bon Molsheim qui l’avait rejoint les beaux habits neufs qu’il s’était fait faire à Teufelsschwantz. Il se laissa habiller chez Staub, qui était le tailleur par excellence, l’Alfred de ce temps-là. Il quitta ses bottes de Frauenbourg, il prit l’habitude des bas et du mouchoir de poche. Il renvoya Molsheim qui s’était mis en devoir d’acheter la corbeille chez tous les revendeurs de sa tribu. Il donna carte blanche à sa future pour les emplettes et les commandes en tout genre. Il fit un sort à Frédégonde ; il enrôla pour Frauenbourg la cuisinière et le cocher qui lui furent recommandés par M. Jean.
Son ambition fut d’abord de convier à ses noces tous les Alsaciens présents à Paris.
« Une fois qu’on s’y met, disait-il, on doit faire grandement les choses. »
Madelon réfréna sa rage de prodigalité.
« Moi, dit-elle, je n’aurai que mes deux témoins, qui sont, d’ailleurs, des hommes de votre connaissance : c’est M. Champion, député, et M. Durier, sous-préfet. Nous leur adjoindrons nécessairement le vieillard respectable qui veut bien, en cette circonstance, me tenir lieu de père : M. Robichon de Saint-Firmin, ancien ami de ma famille et camarade de M. Durier. Je laisserai mon frère au collège, d’abord parce qu’il a des examens à passer, et surtout parce qu’il se griserait comme un petit âne. Je pourrais avoir le Baby et le Jockey, la fleur du faubourg Saint-Germain et tout ce qu’il y a de mieux en hommes à Paris, j’y renonce.
— Vous avez tort, disait Jeffs. Qu’est-ce qu’une vingtaine de couverts de plus ? Et je ne serais pas fâché de trinquer une fois avec la noblesse.
— J’y renonce parce que je hais le faste et le bruit. De votre côté, si vous voulez m’en croire, vous éliminerez cette myriade d’Alsaciens et vous vous réduirez à la famille.
— La famille ! Ils sont trente-huit à Paris, sans compter les femmes et les enfants.
— Eh bien, nous choisirons là dedans. Apportez-moi votre liste. »
Le lendemain, après de longs débats, elle réduisit la famille à dix personnes : un facteur d’accordéons, un marchand de bois du quai Saint-Paul, deux brasseurs, un commissionnaire en meules à repasser, un marchand de vins de la Villette, un pépiniériste, un entrepreneur de charpente, un courtier en choucroute et un serrurier en bâtiment. Deux très-proches cousins furent récusés comme suspects. L’un jouait de la clarinette à l’orchestre de l’Opéra, l’autre était contre-maître chez un carrossier des Champs-Élysées : tous les deux pouvaient connaître et partant reconnaître la jolie figure de Madelon.
Faut-il vous l’avouer ? L’éducation de M. Jeffs, les préparatifs du mariage et même les discussions des futurs époux, ne suffisaient pas à remplir le vide du temps. Ces deux êtres, que la loi et la religion se préparaient à unir pour toujours, n’avaient déjà plus rien à se dire. Ils s’imposaient chaque jour quatre ou cinq heures de tête-à-tête froid et inanimé. Jeffs était furieusement épris, et sa passion croissait de minute en minute ; mais la dignité sévère de Madelon paralysait sa langue. Tous les matins à l’hôtel Meurice, tous les soirs en courant Paris, il disait à l’écho les folles ardeurs de son âme ; mais dès qu’il avait mis le pied sur le trottoir de la rue Bellechasse, la peur le glaçait. Les phrases préparées d’avance et qu’il savait par cœur expiraient sur ses lèvres ; il se mettait à parler d’argent et recommençait pour la quarantième fois le compte de ses revenus, le dénombrement de ses propriétés foncières.
Madelon, quoiqu’elle lui fût bien supérieure, se sentait aussi gênée en sa présence. Ce n’était pas timidité, mais répulsion et dégoût. Lorsque vous touchez par hasard un animal cent fois plus faible que vous, mais froid et humide, vous vous laissez vaincre un instant par une sorte d’horreur. Cette fille abondante en ressources ne trouvait plus de sujet de conversation dès qu’il entrait. Leur éducation, leurs idées étaient si différentes ! Les points de contact étaient si rares entre leurs deux natures ! Ces deux personnes, très-complètes dans leur genre, étaient comme deux circonférences qui ne pouvaient se toucher que par un point. Souvent Madelon se mordit la langue au moment de raconter à son fiancé quelqu’une de ses aventures légères, histoire de tuer le temps !
Elle l’invita deux fois à sa table pour l’aguerrir et pour s’accoutumer à lui. La première, à déjeuner ; ils étaient seuls. Jeffs n’osa ni manger ni boire. Il s’enfuit avant une heure, furieux contre lui-même et presque à jeun. Quelques jours après, M. Champion fut du dîner, avec Durier et Saint-Firmin. Jeffs eut peur de passer pour un sot : vous savez que c’est la peur française. Il but énormément par contenance, prit le dé de la conversation, coupa l’herbe sous le pied aux calembours des deux vaudevillistes, tapa familièrement sur le petit ventre de M. Champion et s’émancipa avec sa future au dessert. Il s’en fallut de bien peu que Madelon ne le mît à la porte. Le lendemain, lorsqu’il fut seul avec elle, il se traîna à ses pieds en pleurant comme un veau. Une jolie robe de chambre groseille qu’elle mettait pour la première fois périt dans ce cataclysme.
Cependant les jours succédaient aux jours et suivaient la marche immuable que ni l’impatience des amoureux ni la pudeur des fiancées n’a pu modifier jusqu’à présent. Madelon s’était décidée à fixer une date, et l’on touchait au moment fatal.
Le 5 mars, entre onze heures et minuit, le prince d’Armagne reçut au cercle un petit mot apporté par Frédégonde. Mme de Fleurus avait absolument besoin de le voir ; elle l’attendait chez elle, rue Bellechasse. Il craignit un instant que la noce ne fût ajournée pour cause majeure. Sa voiture était en bas, il sortit vite, vite, et courut au rendez-vous.
Il trouva Madelon toute penchée et mélancolique, dans un déshabillé fort appétissant :
« Mon ami, lui dit-elle, c’est demain, vous le savez, que je dois épouser M. Jeffs. J’ai pris le temps de l’étudier, je crois le connaître. C’est un homme qui m’aime et qui m’obéira toute sa vie ; un caniche que j’aurais élevé dans ma cuisine ne serait pas plus dévoué ni plus humble que lui. Vous savez, d’ailleurs qu’il est riche, au delà de tout ce que j’avais pu rêver. Mais il n’a reçu aucune éducation ; le dernier concierge de ma rue est plus homme du monde que lui. En arrivant de son village il a débarqué chez moi comme à l’auberge. Il est venu me voir en redingote à brandebourgs avec une pipe dont le tuyau passait. Il ouvre les œufs à la coque avec son couteau et se cure les dents avec sa fourchette. Que vous dirai-je encore ? Il se gratte la tête, il fourre ses doigts dans son nez, il se fait les ongles avec une allumette en m’entretenant de son amour. Vous allez me répondre que les défauts passent et que les millions restent. C’est vrai ; mais ne saurait-on vivre sans millions ? Notre siècle est bête comme un parvenu : il s’imagine que rien n’est bon si on ne l’a payé très-cher. Un de ces quatre matins, quelqu’un découvrira qu’on peut être jolie avec une robe à vingt sous le mètre et dîner de bon appétit pour trois francs. Moi, j’ai fait dépenser beaucoup d’argent à ceux qui m’ont aimée, et les seuls plaisirs dont il me souvienne sont ceux qui n’ont rien coûté à personne. Je suis sûr qu’on vivrait très-heureux avec ce que j’ai, en y ajoutant un peu d’amour. Ne vous moquez pas ; il s’agit de parler raison, pour la première fois de notre vie. J’ai eu un fort caprice pour vous dans le temps ; je vous l’ai dit comme une bonne fille que j’étais, et vous m’avez envoyée à la promenade. Je me suis vengée de mon mieux en vous faisant poser à mon tour. Quittes ! suivant la noble expression de M. Jeffs. Maintenant, mon cher Astolphe, je crois que je vous aime et j’espère que vous ne me haïssez pas ; nous avons encore le temps de rompre ce mariage et de partir ensemble : voulez-vous de moi ? »
Ce discours, débité avec la grâce molle et caressante dont elle avait le secret, troubla profondément le prince. Il sentit dans le fond de son cœur une grande bataille en raccourci, quelque chose comme la défaite des Cimbres exécutée par Meissonnier sur un panneau de quatre pouces. Mais l’affaire ne fut pas longtemps indécise et la victoire se prononça en quelques secondes. Astolphe n’eut qu’à se souvenir des Guernay, des Honnoré et de tous ceux qu’il aimait à Frauenbourg.
« Il est trop tard, dit-il à Madeleine. J’aime mieux que vous épousiez M. Jeffs.
— C’est votre dernier mot ?
— Oui.
— Bah ! vous avez peut-être raison. Bonsoir, Astolphe.
— Bonsoir, chère.
— Nous n’en serons pas moins camarades ?
— Amis !
— Vous irez à ce déjeuner du Moulin-Rouge ?
— Comment donc ! Mais vous, aurez-vous le courage ? Trouverez-vous le moyen de faire ce que vous avez promis ?
— C’est tout trouvé. Frédégonde, qui doit m’habiller demain pour la dernière fois, s’arrangera pour que ma jupe ait l’air de se découdre. Voilà le prétexte, et, une fois sortie, Messeigneurs, on est toute à vous. Mais allez-vous-en bien vite ! Il est minuit passé ; que pensera mon concierge ? On me respecte ici, mon cher Astolphe !
— Je viens de le prouver, ma chère Madeleine ! »
Ils se quittèrent ainsi, sur le ton de la plus parfaite indifférence, et chacun d’eux alla se mettre au lit.
Mais s’ils dormirent d’un sommeil agité, ou s’ils ne dormirent ni l’un ni l’autre, ou même s’il y eut quelques larmes répandues et quelques malédictions jetées en l’air, les oreillers seuls pourraient nous le dire, et nous sommes trop discrets pour les interroger.
Le lendemain matin, les amis de Madelon, par une gracieuse ironie, lui envoyèrent toutes les fleurs d’oranger qui parfumaient les serres de Paris. M. Champion arriva chez elle vers dix heures, peint comme une poupée et radieux comme un soleil. Jean lui avait promis de rester à son service jusqu’à ce que son éducation fût terminée ; M. Jeffs l’avait invité à passer quelque temps au Krottenweyer. Les deux avares formaient des projets magnifiques et préparaient de compte à demi les plus sublimes tripotages.
On vit bientôt paraître M. Durier, suivi du grave Robichon de Saint-Firmin, homme austère, qui ne buvait point, ne riait jamais et prenait constamment des notes. Personne ne se souvenait de lui avoir entendu dire une chose inédite, mais en revanche il ne perdait rien de ce qu’on disait devant lui. Il valait quatre hommes d’esprit pour la fabrication d’un vaudeville, car il ne laissait traîner aucune idée, il balayait scrupuleusement toutes les bribes d’une conversation ; il avait des cahiers remplis de calembours dans l’ordre alphabétique. Lorsque ses associés se livraient à leur verve et jetaient l’esprit sans compter, Saint-Firmin se baissait incessamment pour ramasser les épluchures : c’était le collaborateur collecteur.
Ces trois Horaces entrèrent de plain-pied dans le sanctuaire ; on leur permit d’assister à la toilette nuptiale. Madelon n’avait rien à leur cacher.
Cependant, M. Jeffs et trois parents d’icelui faisaient le pied de grue dans un salon sans feu. C’était bien assez bon pour la famille. Mais ils n’avaient pas froid, car ils étaient venus à pied depuis l’hôtel Meurice. La route est bordée de reposoirs où l’on peut prendre le vin blanc du matin, qui tue le ver. M. Wolf, le marchand de bois, M. Stein, le serrurier, et M. Fuchs, le facteur d’accordéons, s’étaient fait un devoir de payer chacun une tournée. Jeffs, pour n’être pas en reste, avait conduit ses invités chez un liquoriste, et, ma foi ! si le ver ne fut pas noyé, c’est qu’il portait ce matin là une ceinture de sauvetage.
Les trois cousins étaient fagotés comme des ouvriers le dimanche. Jeffs, habillé de pied en cap sur les dessins de Madelon, était very regular, indeed. Il avait le pantalon gris et la cravate noire, suivant l’usage très-logique du faubourg Saint-Germain, qui n’admet pas qu’on sorte avant midi en toilette de bal.
À dix heures du matin, Madelon parut, toute simplette et gentillette dans sa robe de taffetas blanc. Les fleurs de l’oranger répandaient autour d’elle un parfum de vertu. M. Champion et les vaudevillistes entrèrent par une autre porte, et serrèrent la main de M. Jeffs, tandis que les trois cousins essuyaient leur large bec aux joues fraîches de la mariée.
Deux carrosses de louage attendaient dans la rue ; c’était assez pour huit personnes. Aujourd’hui, grâce aux développements de la crinoline, il en faudrait au moins trois pour la mariée seulement. Frédégonde pleura en prenant congé de Madame. Elle savait pourtant que Madame n’allait rien voir de bien nouveau, si ce n’est la figure du maire et du curé.
Le maire fut un adjoint, et le curé fut un vicaire. Le sort malicieux choisit cet adjoint du dixième arrondissement parmi les hommes de plaisir. Il connaissait Madelon, et s’il ne devina pas tout d’abord à quelle vieille amie il avait affaire, c’est qu’il n’était nullement préparé à voir Mme de Fleurus sous le harnais de l’innocence. Un rapide coup d’œil échangé avec elle dissipa ses derniers doutes ; mais, à partir du moment où il fut fixé, il eut toutes les peines du monde à tenir son sérieux. Rien n’était plus singulier que ce gros homme à l’œil vif, à la bouche sensuelle, comprimant l’expansion de sa rate sous l’écharpe tricolore, et lisant le chapitre du Code sur les droits et les obligations des époux avec une formidable envie de rire.
Madelon n’aurait pas voulu célébrer en un seul jour les deux cérémonies. Si son mari l’eût écoutée, il aurait attendu jusqu’au lendemain à minuit pour la conduire à l’autel. Mais Jeffs, qui s’était montré coulant sur tout le reste, repoussa énergiquement cette combinaison.
« D’abord, dit-il, mes parents n’ont pas l’habitude de veiller si tard ; et puis personne n’aurait faim pour souper à une heure indue ; et puis on dirait à Frauenbourg que nous nous sommes mariés en cachette. Enfin, qu’est-ce que je deviendrais, moi, pendant plus de trente-six heures, n’étant ni marié ni garçon, mais assis par terre entre deux selles ? Les gens me montreraient au doigt dans la rue. Non, non, non, non ! »
Le jeune homme qui les unit devant l’autel de la Vierge appartenait à l’école théogynophile. Nourri des livres périlleux et charmants de saint François de Salles, il commentait l’Évangile par l’Introduction à la vie dévote et se plaisait à traiter les matières délicates dans un style onctueux et fleuri.
Son exhortation, petit chef-d’œuvre de prudente hardiesse et d’aimable sapience, fut comme une prairie semée de fleurs au bord d’un précipice. Il démontra que le mariage terrestre symbolise l’union mystique de Jésus-Christ et de son Église. Le thème n’était pas nouveau, mais il le sut rajeunir par des développements ingénieux tirés de celle qui l’écoutait. Sa robe blanche, sa toilette modeste, les fleurs qui paraient son front, ses yeux humblement baissés, mais qui s’entr’ouvraient par instants pour laisser sortir une étincelle de joie, tous ces attributs furent pris un à un par une main légère et bienveillante qui les détacha de la personne réelle de Madelon et les transporta, sans rien froisser, à la personne idéale de l’Église. Jeffs pleura de tendresse, et il y avait de quoi. La métaphore allait son train et l’usurier de Frauenbourg, l’oppresseur des pauvres, le bourreau du malheureux aubergiste Reickhardt, s’entendit comparer à Jésus Christ. La chapelle ne s’écroula point sur l’innocent orateur, car elle était construite en pierre de taille. Mais le père Durier s’amusa énormément et Robichon de Saint-Firmin prit quelques notes.
Le discours achevé, M. Jeffs se leva, saisit la main droite de Madelon, et déclara qu’il la prenait pour femme et légitime épouse ; il promit et jura de lui garder fidélité en toutes choses selon le commandement de Dieu ; car l’Église ne souffre pas l’infidélité chez les hommes ; elle est plus exigeante que la loi. Madelon répéta les mêmes formules ; elle reçut la pièce de mariage qui symbolisait beaucoup de millions ; elle tendit le quatrième doigt de sa main gauche à l’anneau nuptial qui ne devait pas l’enchaîner longtemps, et la bénédiction du prêtre descendit sur ces deux têtes, si Dieu ne l’arrêta pas en chemin.
La famille de Jeffs, ses amis, ses compatriotes, cent personnes environ pénétrèrent dans la sacristie, et tous ces braves gens pourront écrire dans leurs mémoires qu’ils ont embrassé Madelon gratis. Les femmes étaient en grande minorité. L’une d’elles, Mme Wolf, avait gardé le costume et l’accent de Frauenbourg :
« Ma chère cousine, dit-elle à Madelon, nous ne sommes pas des marquis, mais nous avons le cœur sur la main. Et quand vous aurez envie de manger un bon gigot, il faut venir au quai Saint-Paul ! »
Il paraît, pensa Madelon, que le gigot est endémique dans la famille. Une vapeur d’ail courait en flocons bleuâtres sur les boiseries luisantes de la sacristie.
Il y avait alors au Moulin-Rouge un garçon, ou pour mieux dire un Frontin du nom de Jacques. Il connaissait tout le monde galant, et il en était connu. Les princes russes et les dames à leur usage ne mangeaient pas une cuillerée de caviar, ne buvaient pas un verre de cummel qui n’eût passé par ses mains. Malgré les exigences d’un service si despotique, il trouvait le moyen d’être partout à la fois. Dès qu’un jeune homme attablé dans le jardin remarquait un joli visage à la fenêtre d’un cabinet, il mandait Jacques. Jacques tirait un renseignement de sa poche droite et glissait une pièce de cent sous dans la gauche ; c’était une police vivante et même une petite poste à l’occasion. Le métier qu’il exerçait ne conduit pas souvent à la gloire, mais on y peut gagner beaucoup d’argent. Quelle fortune il eût faite, dieux puissants ! s’il avait eu le cœur moins tendre ! Malheureusement il s’attachait parfois à ces petites créatures superfines, qui ne mangent que le milieu dans une huître d’Ostende et jettent les lamelles frangées comme un mets grossier et prostoï. Le courtier des amours faisait quelques affaires pour son compte, ce qui est interdit par la loi. Il ne savait pas refuser cent francs à la beauté éplorée ; c’est pourquoi M. Champagne, qui lui donnait souvent des billets de théâtre, l’appelait chevalier de cinq louis. Parmi les débutantes qu’il aida de son crédit et de sa bourse, je ne veux citer que la célèbre Fricaldi (née Fricaud), première danseuse à l’Opéra de Vienne, et Mme de Fleurus, aujourd’hui Mme Jeffs. Madelon était sa préférée ; il l’avait connue bien jeune, dans le temps où elle s’appelait Bordeaux ; il lui avait donné un mantelet de soie pour aller à Tivoli, lorsqu’elle manquait totalement de cachemires ; il était allé lui porter des bonbons tout au haut du faubourg Saint-Denis, lorsqu’elle faisait concurrence à Silvio Pellico. Jugez de ce qu’il éprouva quand il apprit qu’elle allait devenir une grande dame de province, avec des châteaux et des millions ! Ce fut le poète au sonnet qui lui fit part de l’événement, en traçant le menu du fameux banquet d’actionnaires.
Et lorsqu’il la vit entrer toute blanche, en costume de mariée, dans le salon numéro un, où il lui avait glissé si souvent les billets de M. Pierre à la barbe de M. Paul, le cœur du vieux coquin se fondit à ce spectacle comme un parfait à la chaleur d’un poêle. Son imagination s’exalta ; quelque chose de généreux et de désintéressé ressuscita au fond de son être. Hélas ! il y a un peu de tout dans la nature humaine, comme dans la mayonnaise de homard. Jacques du Moulin-Rouge se sentit heureux et fier et humble à la fois, comme un vieux sergent-major qui voit apparaître sous l’habit du maréchal de France le conscrit qu’il a exempté de corvée, il y a trente ans.
Mais il est plus facile d’admirer que de dépeindre l’attitude de M. Jacques pendant la durée du repas. Chacune de ses grimaces mériterait un commentaire ; il faudrait ajouter une scolie à chaque intonation de sa voix.
D’un seul coup d’œil il toisa les convives et comprit que le Monsieur définitif de Madelon ne valait pas tous ceux qui avaient dîné ici avec elle ! Il lui avança une chaise, à elle ! comme on offre un fauteuil à une reine ; il poussa la chaise de M. Jeffs sans plus de façon qu’un vil tabouret. Le regard circulaire qu’il promenait sur les convives disait, en bon français de Moulin-Rouge : excepté le Champion qui est député, et les deux vaudevillistes qui sont amusants, tous pignoufs !
L’usage veut que ce repas soit offert par la famille de la mariée ; mais comme Madelon n’avait plus de famille, Jeffs avait pris la dépense et l’embarras sur lui. Quant au menu, il donna carte blanche au restaurateur, après avoir fixé le tant par tête. Seulement, il insista sur la nécessité du potage, attendu que ses parents et lui-même étaient accoutumés à manger la soupe à midi.
Mais écoutez les intonations de M. Jacques, le potage à la main ! Si les paroles sont invariables, que de nuances dans la musique !
« Potage à la d’Artois ! » Ceci est à l’adresse de Madelon. Je commence par vous, madame et amie, puisque c’est mon devoir d’homme qui sait vivre. Mais je vous connais trop, vos habitudes parisiennes me sont trop familières pour que je suppose un seul instant que vous prendrez du potage à déjeuner. Aussi je n’attends pas que vous daigniez me répondre, et je passe bien vite au voisin.
« Potage à la d’Artois ! » Mon bon monsieur de Saint-Firmin, je compte que vous n’allez pas me juger sur mon langage. J’ai l’air d’un imbécile en vous offrant cela six heures trop tôt. Répondez-moi que mon potage avance, et qu’il faut envoyer la soupière chez l’horloger. Mais c’est un rôle que je joue, entendez-vous ? La pièce n’est pas de moi. Arnal en dit de plus fortes tous les soirs, et pourtant Dieu sait qu’Arnal est un homme d’esprit.
« Potage à la d’Artois ! » Je suis curieux de voir, maître Champion, si vous allez en prendre. Vous aimez notre Madelon, c’est bien connu. Votre présence en ces lieux me prouve que vous n’avez pas abdiqué et que vous ménagez l’avenir. Eh bien ! mangez du potage en plein midi ! cela fera plaisir à M. Jeffs. Et priez Dieu, maître Champion, qu’on ne vous impose jamais d’épreuves plus difficiles. J’ai connu des messieurs qui avalaient des couleuvres pour faire plaisir au mari !
« Potage à la d’Artois ! » Manges-en, triple brute ! c’est toi qui l’as commandé sans consulter les goûts de ta femme ! Ah ! que j’aimerais mieux te servir un bouillon d’onze heures, si j’étais sûr que la fortune est au dernier vivant !
« Potage à la d’Artois ! » Eh ! mon brave homme, on n’en sert pas à la Râpée ! Profitez de l’occasion, et apprenez une fois dans votre vie ce que nous entendons, nous autres gens du monde, par un potage à la d’Artois ! Demain matin, votre épouse vous fricotera une soupe à l’oignon, et vous sentirez la différence ! »
Les autres garçons du restaurant, sous la direction du maître d’hôtel et du patron, alternativement, servaient comme des machines. Jacques mettait un peu de son âme dans les assiettes, un peu de son cœur dans les hors d’œuvre. Celui qui l’aurait entendu dire : « Madame, des crevettes. Acceptez-vous ? » eût compris le tour de force de ce micrographe ancien qui sut enfermer dans une noix toute l’Iliade d’Homère. Il y avait aussi un poème tout entier dans la petite phrase de M. Jacques :
« Acceptez-les de ma main pour la dernière fois, ces crevettes que vous aimiez tant ! Vous souvient-il de ce jour mémorable où je volai des crevettes à mon patron pour vous les envoyer rue Bourdaloue, au sixième ? La marée manquait à la halle et les crevettes coûtaient huit francs la livre, ce soir-là ! »
Jacques n’était ni beau ni laid, mais sa figure en lame de couteau pétillait d’intelligence. Avec quel profond dédain il écouta les grosses plaisanteries de la famille Jeffs, quand le vin commença, non sans peine, à délier leur langue ! Comme ses yeux chargés de mépris renvoyaient tous ces paysans à leur village ! Chaque fois qu’il passait derrière M. Jeffs pour les besoins du service, il était violemment tenté de lui faire les cornes, ou tout au moins de lui pousser le nez dans son assiette ! Mais il sut mieux réprimer les mouvements de la haine que les élans de l’amour. Ses regards voltigeaient autour de la mariée comme des colombes autour d’un autel de marbre blanc. Sa bouche se dessinait en cœur et lançait des baisers inutiles vers un but qui n’était plus à sa portée. Quelquefois il touchait avec affectation une poche de son habit, comme s’il eût caché là je ne sais quel message mystérieux. Quelquefois aussi, il désignait du pouce le salon n° 4, où les actionnaires déjeunaient sans potage en attendant la visite de Madelon.
Lorsqu’on servit le café, la noce n’était pas ivre ; elle n’était que bien. Les trois Parisiens s’étaient retenus par prudence ; les onze Alsaciens, y compris l’époux glorieux, se sentaient un peu gênés dans leurs habits des dimanches ; d’ailleurs les Cimbres ou Kimris sont une race qui s’emplit quelquefois sans s’égayer. Vers trois heures, Mme Jeffs fit un signe à M. de Saint-Firmin, qui se leva en poussant un petit cri :
« Je suis un maladroit, dit-il, j’ai posé le pied de ma chaise sur le bord de votre robe, et voici le volant déchiré. »
Le mari accourut ; plusieurs conviés qui s’ennuyaient d’être assis, se mirent à circuler avec leurs tasses et leurs petits verres.
Madelon s’empressa de rassurer celui qu’elle appelait depuis le matin, son père de l’Église.
« Tout peut se réparer, dit-elle ; le volant n’est que décousu.
— En ce cas-là, s’écria Jeffs, c’est plus facile à raccommoder qu’un accroc à la vertu.
— Du reste, poursuivit-elle, je changerai de robe tout à l’heure en rentrant à la maison. »
À cette menace, les dix cousins répondirent par une grosse clameur. Rentrer à la maison comme ça ! Sans la promenade de rigueur au bois de Boulogne ! Ça ne s’était jamais vu dans la bonne société. Jeffs fit chorus avec sa famille, alléguant que les voitures étaient là, qu’on les payait à la journée, et qu’il entendait bien s’en donner pour son argent.
Le cousin Schnitzler, qui avait sa brasserie au haut des Champs-Élysées, demanda formellement qu’on fît une station chez lui. Il venait de fabriquer un brassin merveilleux, sur lequel il n’était pas fâché de recueillir les avis de la compagnie. Le cousin Petermann, entrepreneur de charpente, avait commandé un bischoff monstre à la porte d’Auteuil, chez un fort marchand de vin de ses amis. Il espérait bien qu’on ne lui ferait pas l’impolitesse de le lui laisser pour compte. Dix autres invitations également appétissantes se croisèrent en un instant.
« Alors, messieurs, dit la mariée, donnez-moi cinq minutes de congé pour faire recoudre ma robe. »
Jacques saisit la balle au bond et assura que Madame trouverait au rez-de-chaussée, chez la femme du patron, de la soie, des aiguilles et une couturière. Elle sortit et Jeffs ne put la suivre, car déjà Saint-Firmin, Durier et Champion le tenaient par trois boutons de son habit.
Pourquoi Madelon demeura-t-elle un instant immobile, la main droite appuyée sur sa poitrine avant d’ouvrir la porte du n° 4 ? Est-ce la peur de tomber au milieu de vingt hommes en gaieté qui la retenait sur le seuil ? Non, car elle en avait vu bien d’autres. Ne serait-ce pas plutôt parce qu’un pauvre diable en cravate blanche avait couru derrière elle dans le couloir ? Parce que ce malheureux, indigne de notre estime, mais non de notre pitié, lui avait dit à l’oreille un mot parti du cœur ? Parce qu’il lui avait glissé dans la main un bracelet sans valeur et du goût le plus détestable, mais acheté tout exprès pour elle ? Parce qu’enfin il existe peut-être une affinité secrète entre les Jacques et les Madelons, ces fanges du monde moral, comme entre les métaux précieux ?
Elle entra dans une fournaise chauffée par cent bougies et enfumée par vingt cigares. Les actionnaires s’étaient donné des ténèbres artificielles pour avoir le plaisir de les éclairer. Ils avaient déjeuné en hommes qui savent la vie et qui ont résolu de perdre la raison sans compromettre leur santé. L’ivresse où ils étaient parvenus par degrés, sans secousse, en suivant une gamme ascendante de vins choisis, représentait exactement l’esprit mesuré de l’époque. La politique étend son influence jusque sur les mœurs, et l’on peut dire qu’en 1841 le vin, l’amour, le roi, tous les maîtres de la terre, exerçaient sur les citoyens une autorité sagement tempérée.
Les hommes excessifs en quelque chose étonnaient comme des phénomènes : ainsi le prince d’Armagne. Lui seul peut-être, après la nuit fiévreuse qu’il avait passée, eût copié sans effort les grandes orgies romanesques de Balzac et d’Eugène Sue. Il avait pris tant de vin de Champagne que ses voisins ébahis s’attendaient à voir sauter sa tête comme un simple bouchon. Il scandalisait jusqu’au poète, jeune homme échevelé dans ses vers, mais frisé très-correctement dans la vie prosaïque de tous les jours. Un banquier guilleret, un diplomate dégelé et un pair de France en goguette se demandaient pourquoi diable Astolphe avait dénoué sa cravate et déboutonné son gilet. Quant à lui, il ne regrettait qu’une chose, c’était de ne pouvoir déboutonner sa peau pour débrailler son âme. Il aurait mâché des sabres, avalé des becs de gaz, enfoncé des murs à coups de tête, enlevé la grande pyramide à bras tendu, pour montrer au genre humain et à Madelon tout ce qu’il y avait en lui de force inoccupée et de désir inassouvi.
En vérité, Madelon n’aurait pas dû admettre un si grand fou à cette fête de famille. Tous les autres étaient des hommes bien élevés qui lui savaient un gré infini de sa gracieuse visite. Celui-ci lui tourna un compliment de bon goût sur le chemin qu’elle avait fait, celui-là loua sa toilette, cet autre jura qu’elle n’avait jamais été si fraîche ni si jolie. Le banquier guilleret déclara que M. Jeffs allait toucher un beau dividende ; le pair de France déroula en l’honneur de la mariée cinq ou six madrigaux de mirliton ; le diplomate dégelé lui récita une devise de bonbon ; un haut fonctionnaire des finances lui servit des douceurs comme on offre des confitures ; ses doigts semblaient tenir une petite cuiller de vermeil. Quelques-uns lui baisèrent la main, en amis ; d’autres le front, en pères, d’autres la joue, en amoureux timides.
Lorsqu’elle arriva devant le prince, elle lui dit :
« Fi ! le vilain, qui s’est grisé ! »
Il se leva gravement, la prit par les deux mains, et répondit d’une voix douce :
« Vous vous trompez, Madelon. Tous ces messieurs sont gris : moi, je suis ivre. Ils se souviennent, et j’oublie ; n’est-il pas vrai, messieurs ? Chacun de vous se rappelle avec plaisir les petits noms qu’elle lui donnait, et la saveur de ses baisers, et les sottises qu’il a faites pour elle ! Selvignac et Rastaud se souviennent des deux jolis coups d’épée qu’ils ont échangés pour la rendre célèbre et la jeter dans tes bras, ô Vaillancourt ! Savez-vous bien que vous êtes d’heureux gaillards, tous tant que vous êtes ? Vous avez le droit de la tutoyer ; vous la faites passer de main en main, à la ronde, comme la coupe des festins gaulois ; vous écornez à qui mieux mieux le gâteau de l’honorable M. Jeffs ! Vous raconterez à vos fils, quand ils sortiront du collège, que vous avez célébré le banquet des Girondins avec la grande Madelon ! Moi, je ne suis pas de la fête. Eh bien ! si ! Me voilà ! Madelon ! me reconnaissez-vous ? Je suis le citoyen d’Armagne, représentant du peuple de vos amants, député de la multitude absente, délégué de tous ceux qui vous ont tutoyée, ma chère, et qui n’ont pas cent francs pour dîner ici ! »
Elle rebondit sous l’affront et se jeta en arrière par un mouvement superbe. Mais alors il se mit à genoux devant elle, joignit les mains et s’écria en versant de vraies larmes :
« Pardonnez moi ! je suis un chien, un faux gentilhomme, un lâche assez amoureux pour insulter une femme ! Madelon ! Madelon ! c’est moi qui ai fait ce mariage ! Mes intentions étaient bonnes, Dieu le sait ! Et, maintenant, que vais-je devenir sans vous ?
» Bah ! fit-il en éclatant de rire et en sautant sur ses pieds, vous nous reviendrez, et nous rirons encore. Je vous donne deux ans. Est-ce qu’on peut vivre plus de deux ans dans ce pays-là ? Ruine ton usurier, mange son bien mal acquis, avale les morceaux doubles et reviens à Paris, plus belle que jamais, fille incomparable et inusable ! Nous te rebaptiserons dans une baignoire de vin de Champagne et tout sera dit. Et nous danserons, morbleu ! comme au bon temps de notre jeunesse. Poète, au piano ! Qu’est-ce que cette table fait là ? Vlan ! Bonsoir à la vaisselle ! Madelon ! la place est libre, le moment presse, c’est ton dernier quart d’heure de gaieté : en avant deux, ma belle ! »
Pendant qu’il divaguait ainsi, Madelon le regarda d’abord avec haine, puis avec pitié, puis avec un sentiment plus tendre. Il était très-beau dans sa folie : sa voix vibrait, le feu jaillissait de ses yeux. Elle s’avança vers lui lentement, servilement, comme un animal fasciné ; elle lui jeta ses deux bras autour de la tête, lui planta un baiser au milieu de la figure, et lui dit : « Imbécile ! c’était hier qu’il fallait te soûler. »
La foule applaudit et cria ; le poète s’élança au piano, et les fleurs d’oranger apprirent une danse qu’elles ne connaissaient pas même de réputation.
Au plus fort de la mêlée, la porte s’ouvrit et une voix forte annonça : « Monsieur Jeffs ! »
C’était une plaisanterie du père Durier. L’ingénieux vaudevilliste enleva la mariée à ses plaisirs pour la ramener à ses devoirs. La noce allait décidément au bois de Boulogne. Car enfin M. Jeffs n’était pas fâché de faire voir aux Parisiens la jeune et jolie personne que beaucoup d’entre eux connaissaient mieux que lui.
Une épingle bien placée raccommoda le volant de Madelon. La promenade au bois de Boulogne fut charmante : vingt cavaliers, qui semblaient appartenir au meilleur monde, saluèrent la noce avec les marques du plus profond respect. Ils saluèrent en repassant et repassèrent en saluant, si bien que M. Jeffs finit par s’étonner de tant de politesse.
« C’est un usage parisien, lui dit M. Durier. Les piétons saluent tous les enterrements, et les cavaliers saluent toutes les noces. »
L’hiver en France n’est absolu que dans les grandes villes. Pour l’habitant de Paris, c’est une saison de quatre mois, sans nuances et pour ainsi dire sans degrés appréciables. Le thermomètre de l’ingénieur Chevalier vous annonce de temps à autre que la température a descendu ou monté, mais qu’importe ? Les parapluies, les fiacres, les bals, les chaussures de caoutchouc, les premières représentations, les manchons de fourrure, les soupers à la Maison-d’Or, les plongeons dans la boue, les feux chétifs dans les étroites cheminées, les réceptions officielles et la vente des marrons au coin des rues marchent toujours du même train. Quand vous voudrez savoir si le printemps s’avance, ne regardez ni le ciel ni la terre, mais simplement les affiches. Donne-t-on sept concerts par semaine dans la salle Herz et autant dans la salle Pleyel ? C’est signe que les lilas fleuriront bientôt.
À la campagne, pour l’homme qui sait voir, cet hiver massif et carré se réduit à presque rien. Entre l’automne qui ne veut pas mourir et le printemps qui se hâte de naître, les mauvais jours de l’année ne forment qu’un tissu effrangé par les deux bouts, une guenille, un haillon. Ôtez-en deux ou trois semaines de bise cuisante ou de neige silencieuse, et la saison terrible ne sera plus qu’une transition. Longtemps avant que les feuilles ne soient tombées, on voit paraître les bourgeons de l’an prochain. Ils grossissent lentement, mais sans cesse, dans leur étui fourré comme une pelisse, imperméable comme une toile gommée. Dès la fin de novembre, les tulipes sortent de terre. Elles savent qu’elles auront le nez gelé plus d’une fois avant Pâques, mais tant pis ! Les groseilliers, les lilas, les spirées sont aussi de braves petites plantes, toujours prêtes à risquer une feuille dehors, à la grâce de Dieu. La ronce tenace ne fait pas encore de nouveau feuillage, mais elle se cramponne à l’ancien : vous la voyez toute verte et riante sur les rampes abritées. Et le chêne, drapé comme un vieil hidalgo dans son manteau couleur amadou, jure qu’il n’abandonnera point cette défroque, à moins que le printemps ne vienne l’habiller de neuf. Rien n’est mort, rien n’est même endormi ; toutes les forces de la nature, refoulées par le froid, attendent un rayon de soleil pour se dégager et s’épandre. Qu’il nous vienne deux jours de beau temps, et quelques violettes dresseront la tête ; les insectes tapis sous l’écorce rugueuse des vieux arbres dégourdiront leurs membres roidis ; on entendra chanter le pinson, la mésange et le rouge-gorge familier ; le troglodyte, cette muscade ailée qui s’escamote perpétuellement elle-même, voltigera dans les aubépines du chemin.
M. Honnoré ne perdait jamais une occasion de promener ses élèves et de leur faire la classe en plein air. De ses deux fils, l’un avait quinze ans, l’autre quatorze ; les deux aînés de M. de Guernay étaient déjà de grands garçons de neuf et de huit ans. Il fallait que le temps fût bien froid pour que le savant et vertueux païen renfermât son petit monde autour d’un livre d’histoire ou d’un album d’architecture. Aussitôt qu’on pouvait sortir sans grelotter, on prenait la clef des jardins ou des champs.
Qui sait si le jour même où M. Jeffs épousa Madelon, M. Honnoré n’assistait pas avec ses chers petits à quelque chaste et innocent mariage entre les fleurs d’un coudrier ? Il aimait à étudier en leur compagnie tous les phénomènes qui manifestent la vie du grand Pan. La fleur mâle du noisetier, semblable à une grosse chenille poudreuse, laisse pleuvoir au gré du vent son pollen doré ; la petite femelle, qui porte l’œuf ou le germe, épanouit ses pistils écarlates pour saisir au vol l’atome imperceptible qui doit la féconder. Le vieillard montrait le fait à ses élèves, il le leur faisait toucher du doigt, puis s’élevant jusqu’aux lois générales de la reproduction, il racontait les mariages divers qui s’accomplissent dans le règne végétal. Les uns secrets, mystiques, cachés dans la corolle d’une giroflée ou d’un lis ; d’autres moins intimes, mais encore discrets, chez les coudriers, les maïs, qui se marient d’un étage à l’autre de la maison, même rue, même numéro, comme on écrit dans les affiches ; d’autres enfin qui franchissent les obstacles et dévorent les distances : le chanvre mâle envoyant son pollen à l’autre bout du jardin ; un dattier du midi de la France épousant à travers l’espace sa femelle plantée à Paris. M. Honnoré ne s’arrêtait point à la limite qui sépare les végétaux du règne animal. Il abordait franchement, avec la chaste liberté de la science, les lois si admirables et si diverses qui assurent la perpétuité des espèces vivantes. Il remplaçait par des notions exactes les contes grossiers dont on berne l’esprit des enfants et les sottises plus dangereuses encore qui naissent spontanément dans leur imagination vers l’âge de la puberté. Il pensait que tout est bon dans la vérité, que tout est mauvais dans l’erreur, et que, même en matière d’éducation, il n’y a point d’utiles mensonges. Sa méthode n’était peut-être pas sans quelques inconvénients : je n’ai ni le loisir de la discuter ni la prétention de l’absoudre. Mais le visage de ses élèves ne fut jamais flétri par un sourire équivoque, il n’y eut jamais un repli honteux dans leurs jeunes cœurs.
La morale qu’il leur enseignait était assez belle et assez haute, quoique d’origine païenne. C’était la morale de Zénon, de Sénèque, de Marc-Aurèle et des plus honnêtes gens de l’antiquité. Il ne la faisait pas découler des dogmes païens, quoiqu’il crût sincèrement à la mythologie ; il ne la faisait dépendre d’aucune théorie métaphysique.
« La morale inébranlable, disait-il, est celle qui ne dépend que d’elle-même, et découle directement de l’idée du bien. Si j’habitue mes enfants à croire que le bien et le mal sont ce qui plaît ou déplaît à Jupiter, le jour où l’existence de Jupiter ne leur paraîtra plus démontrée, ils croiront qu’il n’y a plus ni bien ni mal. Or, qui peut démontrer mathématiquement l’existence de Jupiter ? Toutes les mythologies ont un côté vulnérable ; toutes les métaphysiques prêtent le flanc au scepticisme. Cherchons une morale qui se fonde, comme la géométrie, sur des axiomes indépendants, puisque la morale, ainsi que la géométrie, doit servir à tous les hommes sans exception. »
La vieille Mme de Guernay se cuirassait de grands signes de croix au simple exposé de ces théories ; Mme Honnoré disait :
« On me perdra mes garçons ! »
Hubert et sa femme faisaient aussi leurs réserves, mais chaque fois qu’il y avait une bonne action à entreprendre, une infortune à secourir, toute la maison était unanime et marchait comme un seul homme. C’est que les cœurs vraiment droits suivent tous la même pente, malgré les diverses impulsions de l’esprit. Ils partent des points les plus opposés et sont tout étonnés de se rencontrer au but.
Chrétiens et païens, tous les membres de la famille avaient embrassé du même cœur la grande utopie agricole. Ils savaient pourtant bien que, dans cette spéculation désintéressée, aucun d’eux ne s’enrichirait d’un sou. M. Champion, homme pratique, leur avait indiqué le moyen d’y gagner beaucoup d’argent.
« Si vous voulez que l’affaire soit bonne, avait-il dit, commencez par faire estimer votre ferme à un prix avantageux, soit quatre millions par exemple. N’avez-vous pas deux millions en terre, deux cent cinquante mille francs de matériel et de bétail, sans compter les bâtiments qu’on peut évaluer au même prix ? Deux millions et demi, lorsqu’ils constituent l’apport du fondateur, valent cinq millions au point de vue de l’actionnaire : c’est la loi de la commandite. Si vous vous contentez de quatre millions, tout le monde vous trouvera généreux. Cette base posée, vous cherchez un capitaliste qui vous fournisse aux mêmes conditions quelques millions d’argent liquide pour acheter des terres au comptant : j’ai votre homme. Alors seulement nous nous mettons en devoir de lancer l’affaire. Nous créons un conseil d’administration composé de ducs, de princes, de banquiers, de hauts fonctionnaires, de personnages décorés par toutes les cours de l’Europe : les petites étoiles à la droite du nom propre font très-bien dans les prospectus. Nous annonçons qu’une riche compagnie s’est fondée sur le terrain le plus fertile de l’Est pour l’exploitation des cultures industrielles. Les grands propriétaires qui la composent, et qui daignent associer le public à des bénéfices certains, opèrent sur une base de huit mille hectares, quatre-vingts millions de mètres carrés ! Ils cultivent exclusivement le houblon, la garance, et même, en vertu d’un traité de commerce avec la régie des manufactures royales, LE TABAC !!! Nous n’avons pas la prétention d’apprendre au public la valeur énorme et toujours croissante du tabac. Contentons-nous de lui rappeler que chacun de nos huit mille hectares, abondamment fumé par le bétail de nos étables, doit produire chaque année une récolte de deux mille cinq cents kilogrammes de feuilles sèches ; soit, pour le total de la production annuelle, vingt millions de kilos, quarante millions de livres, ancien poids ! La culture du houblon, moins lucrative à coup sûr, mais éminemment propre à reposer la terre, ne rend pas moins de douze quintaux métriques de cônes secs, année moyenne, ou douze mille kilogrammes à l’hectare, près de dix millions de kilos sur l’étendue de cette ferme gigantesque. La garance enfin, notre pis aller, produit sur un hectare trois mille six cents kilos de racine colorante. Or, les terrains que nous exploitons sont loin de nous coûter quatre mille francs l’hectare, quand même on y joindrait le prix de construction de nos vastes et magnifiques bâtiments, l’achat d’un matériel incomparable et d’un bétail qui se compte par milliers de têtes. Le prix total de la grande ferme-modèle de l’Est ne s’élève qu’à trente millions, divisés en soixante mille actions de cinq cents francs chacune ; il n’est pas impossible que le revenu annuel s’élève à plus de cent pour cent ; il est difficile qu’il tombe au-dessous de vingt-cinq pour cent dans les mauvaises années !!!
« Voilà, poursuivit Champion, dans quels termes on lance une affaire en l’an de grâce 1841. Le public mord à l’hameçon, il s’arrache les actions, le Frauenbourg est demandé, il fait prime ! Est-ce le moment de réaliser nos bénéfices ? Pas encore. Attendons une année, et tâchons auparavant de distribuer quelque joli dividende. Le dividende est la plus éloquente de toutes les réclames. Le jour où une action de cinq cents francs a rendu soixante, elle vaut mille, quand même les soixante francs de dividende auraient été pris sur le capital. Ce jour-là, mon cher monsieur, vous vendez, vous tirez votre révérence à l’entreprise, et vous récoltez huit millions tout nets, non pas en tabac, ni en houblon, ni en garance, mais en bel et bon argent. C’est la grâce que je vous souhaite. »
Comme il n’y avait pas de sténographe au moulin, cette leçon de morale n’a jamais paru dans les œuvres complètes de M. Champion.
M. Honnoré la réfuta naïvement, sans même s’apercevoir qu’on lui proposait une infamie. Il prit la peine d’expliquer que tous les terrains n’étaient pas propres aux cultures industrielles, que ce genre d’exploitation réclamait des engrais fabuleux, qu’on enterrerait jusqu’à soixante-dix mille kilos de fumier dans un hectare de tabac.
« Mon ambition, dit-il, n’est pas de forcer la production pour m’enrichir en quelques années, mais de créer un établissement qui puisse aider Frauenbourg à vivre, et servir de modèle à nos voisins.
— C’est bel et bon, dit le député, mais j’espère que vous accroîtrez votre capital, à vous ? Cette spéculation vous rendra plus riche ?
— Non.
— Vous augmenterez vos revenus, au moins ?
— Pas d’un centime.
— Alors dans quel intérêt pensez-vous à vous mettre une si grosse affaire sur les bras ?
— Dans l’intérêt des autres hommes, que je ne sépare pas du mien. »
Peu de jours après cet entretien, l’élection du vertueux député attira un certain nombre de cultivateurs à la ville, et presque tous firent une visite au château. Un de ceux qui étaient à moitié convertis au système de M. Honnoré, lui dit en le quittant :
« Lorsque je vous écoute, je suis toujours de votre avis et il me semble qu’il n’y a rien à répondre. Mais aussitôt rentré chez nous, je trouve des raisons contre, et puis, comme vous n’êtes pas là, tout s’embrouille dans ma tête. Pourquoi donc ne mettez-vous pas vos idées par écrit ? Voici l’hiver, on a du temps pour lire et pour penser ; et quand nous causerions un peu de tout ça en fumant notre pipe autour du poêle, les veillées ne nous paraîtraient pas plus longues ; au contraire ! »
Voilà pourquoi M. Honnoré, son gendre Hubert et plusieurs de leurs amis se firent journalistes. De temps immémorial, l’imprimeur Beyer publiait le jeudi et le dimanche les Petites-Affiches de Frauenbourg. C’était bien le journal le plus indépendant qui s’imprimât en France. Aucune loi restrictive, sans excepter les lois de septembre 1835, n’avait pu mordre sur lui, car il s’était toujours gardé de la politique comme du feu. La religion, la philosophie, la littérature, la peinture, l’opéra et généralement tous les sujets qui enflamment le cœur humain, le laissaient également froid. Si deux engrais plus ou moins recommandés entraient en lutte, il arborait le pavillon neutre. La garde nationale aurait arrêté Abd-el-Kader, la France serait devenue une puissance de premier ordre, M. Guizot aurait dit la messe aux Tuileries, sans éveiller son attention. Ses huit pages in-octavo sur deux colonnes étaient remplies invariablement par les annonces judiciaires (ab Jove principium) et par une multitude d’avis à trois sous la ligne concernant les bestiaux à vendre et le grand déballage d’un magasin de Paris. Le tout en français et en allemand, pour la plus grande facilité des lecteurs : car on ne saurait trop admirer le désintéressement des princes français qui ont régné deux cents ans sur l’Alsace sans lui enseigner la langue nationale. Assurément ils s’attendaient tous à remettre cette belle province entre les mains de quelque Mathias de Teufelsschwantz, et ils voulaient la rendre telle que Louis XIV l’a prise en 1648.
La modeste feuille d’annonces, qui comptait soixante-dix abonnés à dix francs, devint le Moniteur de M. le maire. Elle n’agrandit point son format, mais elle doubla son volume une fois par semaine. Tous les dimanches, et souvent même le jeudi, elle publiait un ou deux articles de M. Honnoré, traduits en allemand par M. de Guernay. Ce fut d’abord une série de conseils pratiques, qui n’avaient rien de commun avec la célèbre utopie. Je cite quelques titres pris au hasard.
« Ne tirons pas sur nos propres troupes : apologie du moineau, qui fait plus de bien que de mal. – Plaidoyer en faveur de la taupe : vivante, elle nous délivre des vers blancs ; morte, elle nous donne le charbon. – Nécessité de couvrir les fumiers d’étable. – Construction des fosses à purin. – Semez en lignes ! – Supériorité de la betterave blanche sur la rouge. – Exploitons nos tourbières et ménageons nos forêts ! c’est la richesse et la santé. – Recherches de deux pêcheurs des Vosges sur le repeuplement des cours d’eau. – Vache crottée donne peu de lait. – Mettez du sel dans la crèche ! etc., etc. »
Bientôt on voit percer un petit bout d’oreille. C’est d’abord un article où l’on expose que la France a trente-trois millions d’habitants d’après le dernier recensement, et cinquante-deux millions d’hectares. En supposant que la moitié du sol soit susceptible de culture, vous aurez vingt-sept millions d’hectares pour trente-trois millions d’individus. Qu’arrivera-t-il si chacun de nous s’obstine à devenir propriétaire foncier ? Notre beau pays ne sera plus qu’un potager immense. Il faudra demander la viande aux étrangers qui nous la vendront cher.
Autre article sur la nécessité de la viande. Non seulement elle renouvelle les forces du corps, mais elle fortifie l’intelligence. L’ouvrier nourri de laitage et de farineux s’énerve et s’abrutit.
En feuilletant la collection du journal (car elle existe encore), je trouve un peu plus loin une dissertation piquante sur la manie des paysans alsaciens. Y a-t-il huit enfants dans la même famille ? Chacun d’eux, le Code à la main, réclame son huitième en nature dans la succession paternelle. Ils couperont un hectare en huit, plutôt que d’aliéner la parcelle qui leur revient. De là, morcellement funeste, propriétés éparpillées sur le ban de plusieurs communes ; difficulté toujours croissante de la culture et de la moisson ; il faut enjamber dix récoltes pendantes sur pied pour aller prendre une demi-charretée de fruits mûrs. On cherche un remède à ce mal, on a trouvé un palliatif. Le palliatif au prochain numéro.
Déjà, dans plusieurs communes de l’Est, les propriétaires ont dû adopter, par raison d’ordre et d’économie, un système d’assolement régulier. Si je semais du trèfle et mon voisin de l’avoine, je ne pourrais rentrer mes deux premières coupes sans écraser deux fois l’espoir de sa moisson. C’est pourquoi l’on convient que cette année tout le monde sèmera du grain ; l’an prochain, tout le monde fera des pommes de terre ou des betteraves ; l’année d’après, on s’entendra pour mettre partout des plantes fourragères à la place des plantes sarclées. C’est logique et sensé ; mais pourquoi s’arrêter en si beau chemin ? Puisqu’on fait un seul labour et une seule récolte pour tout le village, pourquoi semer et récolter à part ? Ne serait-il pas plus simple et plus économique de semer en commun, de récolter en bloc et de partager les produits du sol au prorata des divers apports ? Quelle réduction sur la main-d’œuvre ! Les montagnards du Jura l’ont bien compris, et longtemps avant nous. Ils mettent en commun le lait de leurs troupeaux, et partagent ensuite la récolte, c’est-à-dire les fromages !
J’arrête ici mes résumés, qui pourraient fatiguer un lecteur de Paris. Mais les articles de M. Honnoré ne fatiguaient point les villageois de l’arrondissement de Frauenbourg. Le traducteur, M. de Guernay, les commentait souvent par quelques réflexions de son cru. La tarentule littéraire avait piqué tous les amis de la maison, et personne ne venait plus au moulin sans apporter un article. Le docteur Gross était un savant modeste, comme on en trouve beaucoup en province : il publia un beau travail sur l’emploi hygiénique de l’iode comme préservatif du goître. Giacomo Orlandi fit une ode ou plutôt une vocerata aux mânes de Napoléon et obtint un joli succès dans les campagnes. M. Benfeld écrivit un article un peu sautillant, mais juste et sensé contre les rigueurs de l’enregistrement. L’excellent M. Giron, qui avait un jardin sur sa fenêtre, dissertait tous les huit jours avec une adorable bonhomie sur l’horticulture de chambre. M. de Mercier imprimait des madrigaux à Mme de Rambouillet, c’est-à-dire à la femme de l’avoué Lipmann : elle avait un œil vairon et de grandes prétentions à l’esprit. Pour ce qui est de notre ami Charles Kiss, il s’était réservé l’article Chasse. Je crois même qu’il commença neuf ou dix fois quelque chose sur l’empoisonnement des renards par la strychnine ; mais toutes les fois qu’il était parvenu à rassembler une plume, une écritoire et une feuille de papier, on venait le chercher pour un traque en forêt, ou sa chienne Ladja déposait sur la paille une portée de douze petits, ou les enfants du serrurier voisin allaient dire à Mme Kiss que l’on avait abaissé le niveau de la rivière et que le poisson dansait dans la Frau.
L’important, c’est que le journal était lu et discuté dans les campagnes et que la grande idée faisait son chemin. Il n’y avait aucune opposition. Jeffs était à Paris ; son vieux père, qui gardait les trésors du Krottenweyer, ne s’occupait de rien : de tous les bruits du monde intérieur, l’oracle de la dive bouteille était le seul qui parvînt jusqu’à lui.
Un certain nombre de propriétaires vinrent offrir leurs hectares à M. Honnoré. Si je disais que l’intérêt public fut leur seul mobile, je prêterais à rire à quelques-uns de mes lecteurs. Il faut même avouer que les premiers terrains offerts à la communauté n’étaient pas les meilleurs du ban de Frauenbourg.
Les vendeurs de plein gré ne comptaient point parmi les citoyens les plus laborieux et les plus capables. Neuf fois sur dix, c’étaient des propriétaires découragés, qui abandonnaient la partie. Plus d’un avait des dettes jusqu’au menton et des hypothèques jusqu’aux oreilles. Les plus aisés et les plus fins cherchaient à bien vendre une terre mal située, à trop grande distance du corps de leur exploitation.
Un habile agriculteur de la banlieue répondit à M. Honnoré, dans son propre journal : « J’apprécie vos intentions, et je crois que votre système, si jamais il est appliqué, rendra service à beaucoup de paysans. Mais, mettez-vous à ma place ! Je possède en tout un bien de campagne qui, vendu d’honnête homme à honnête homme, peut aller à cinquante mille francs. Nous vivons là-dessus, moi, ma femme et dix enfants. Je ne dis pas que nous ayons de quoi nous donner toutes nos aises, mais enfin nous sommes logés, vêtus et nourris. Supposez que je vende mon domaine, ou mieux, que je le fonde dans une grande propriété comme la vôtre : j’aurai deux mille deux cent cinquante francs de rente, c’est-à-dire de quoi mourir de faim avec toute ma famille. Il est vrai que je rentre en possession de mon temps et de ma liberté ; mais qu’en faire ? Prendre une ferme ! À quoi bon me placer chez les autres quand je suis tout placé chez moi ? Essayer d’une autre profession ? Je n’en sais aucune, ni ma femme non plus, ni mes enfants. »
L’objection était sérieuse ; elle produisit un certain effet. M. Honnoré se hâta de répondre : « Le grand malheur de nos campagnes, c’est que les cultivateurs les plus capables raisonnent presque tous comme vous. Ils se croient bien prudents de songer à la récolte prochaine, et leur plus haute sagesse ne prévoit guère au delà. Mais, transportez-vous à dix années en avant, et examinons ensemble le sort qui vous attend, vous et les vôtres. Peut-être serez-vous encore dans la force de l’âge et continuerez-vous à mener votre train de culture ; dans cette hypothèse, vos enfants vous restent sur les bras. Vous emploierez les garçons, c’est convenu ; vous trouverez en eux des ouvriers qui ne vous coûteront que la nourriture. Reste à savoir s’ils seront contents de leur sort. Vos filles travailleront chez vous comme servantes, et vous aurez ainsi plus de monde qu’il ne vous en faudra. Mais vous ne pourrez ni marier vos filles ni établir vos garçons, car il faudrait vendre des pièces de terre, démembrer votre propriété et vous dépouiller vous-même. Qui sait si vos garçons condamnés à rester garçons, et vos filles obligées de rester filles, ne penseront pas alors que vous vous portez trop bien ? C’est un sentiment monstrueux, mais qui se rencontre à chaque pas dans les villages. Je suppose, au contraire, que les infirmités s’abattent sur vous de bonne heure : il faut s’attendre à tout dans la rude vie que vous menez. Vous abdiquez, vous prenez un grand parti, vous divisez votre bien en dix fractions de cinq mille francs chacune, après avoir stipulé, suivant l’usage, que chacun de vos enfants vous servira une pension. Mais comment espérer que ces jeunes gens voués à la misère rempliront leurs engagements envers vous ? Leur premier mouvement sera de se marier. En un rien de temps, ils seront écrasés de famille ; le pain qu’ils vous doivent et qu’ils vous apporteront s’ils sont honnêtes, il faudra d’abord l’ôter de la bouche de leurs enfants. Je veux admettre que chacun d’eux aura doublé son capital par le mariage : on n’a pas encore trouvé le secret de nourrir beaucoup de monde sur un domaine de dix mille francs. Tenez pour certain qu’un bon tiers de votre postérité sera bientôt réduit à l’indigence. Si du moins un des dix pouvait arriver à la fortune ! Il aiderait les autres et vous-même. Mais non. L’agriculture n’enrichit pas ; elle nourrit. C’est une maxime qu’on ne saurait trop dire, trop écrire, trop imprimer, trop répéter sur tous les tons aux malheureux qui l’ignorent. La terre n’enrichit personne, excepté celui qui par fortune trouve un trésor enfoui dans son champ. Et quand nous disons qu’elle nourrit son homme, c’est à condition qu’il aura le jugement, le savoir, la santé, l’amour du travail et un capital raisonnable. Comprenez-vous maintenant que vous feriez très-bien d’enseigner à vos garçons un état plus lucratif ? Il n’y en a point de plus sain, ni de plus honorable, ni de plus agréable, à mon avis, que la culture pratiquée comme il faut. Mais on gâtera le métier si tout le monde s’en mêle. Il n’y aura jamais trop de forgerons, de menuisiers, de mécaniciens, d’ouvriers dans les arts utiles, parce que le champ de l’industrie est infini ; il y a trop de cultivateurs en France, parce que le sol est limité. On va pousser les hauts cris, je m’y attends. On va dire que je prêche l’émigration des campagnes vers les villes, comme si la main-d’œuvre ne coûtait pas encore assez cher. Eh bien ! oui, j’aime mieux voir monter le prix de la main-d’œuvre que voir tant de mercenaires illettrés s’atteler aux mancherons de la charrue comme on attelle les chevaux au timon. Quand les bras seront devenus assez rares, on commencera peut-être enfin à se servir des machines. On comprendra que l’homme ne doit pas être employé comme force, mais comme intelligence. Au lieu de trois millions de petits cultivateurs qui végètent dans l’ignorance et dans la gêne sous la griffe des usuriers, la France possédera dix mille exploitations florissantes, savamment dirigées, richement outillées, qui fabriqueront autant de blé, de viande et de vin qu’il en faut à trente-trois millions d’hommes, sans occuper en tout quatre cent mille paires de bras. Et ne croyez pas qu’en ce temps-là les campagnes seront désertes ! Le citadin viendra les embellir et les peupler dès qu’il aura gagné de quoi vivre. Vos enfants iront à la ville pour faire leur fortune ; ils retourneront aux champs pour en jouir. »
J’ai encore transcrit cet article tout du long, au risque de faire bâiller mes lectrices. M. Honnoré n’était pas journaliste, cela ne se voit que trop. Un homme du métier aurait développé en vingt colonnes les idées que le capitaine entassait un peu confusément en cent lignes. Mais si vous prenez la peine de le lire d’un peu près, vous verrez sortir de ce chaos quelque chose de neuf. Ce philanthrope cassant, ce rêveur positif, cet utopiste hérissé de chiffres, n’était pas, à tout prendre, un esprit vulgaire. Et si j’apprenais un jour que, dans le naufrage de sa fortune et de sa vie, un principe a surnagé, je n’en serais que médiocrement surpris.
Son affaire marcha bien jusqu’à l’arrivée des époux Jeffs, et même durant l’année qui suivit. Il s’arrondit d’environ quinze cents hectares en terres de diverses qualités, mais commodément situées et attenantes pour la plupart à son exploitation. Il ne les acheta pas trop cher ; peu de gens songèrent à lui demander des prix de convenance, puisqu’ils devenaient ses associés par le fait. L’hectare lui coûta dix-huit cents francs en moyenne, ce qui formait un total de deux millions sept cent mille francs. Il paya cette somme, partie en numéraire, partie en actions de cinq cents francs signées de lui et de son gendre.
Rien de plus primitif que cette société digne de l’âge d’or, sans conseil d’administration, sans conseil de surveillance et même (je rougis de le dire) sans acte de société. Lorsque M. Honnoré délivrait des actions à un paysan contre une pièce de terre, il lui disait : « Je manie un capital de tant ; vous y êtes, dès aujourd’hui, de tant pour cent ; vous avez droit à tant pour cent sur les revenus. Nous réglerons chaque année, le 31 décembre. – C’est bon, c’est bon, disait l’autre en serrant ses papiers. Je sais que vous n’êtes pas capable de faire tort au pauvre monde. »
La défiance du paysan est proverbiale, mais on pourrait aussi faire un proverbe sur son aveugle confiance. Ne le voit-on pas tous les jours porter la dot de sa fille, le prix du remplaçant de son fils, son épargne de vingt années chez un notaire qui lève le pied dans la nuit ? Lorsqu’un homme est connu pour honnête et riche, il peut faire main basse sur toutes les économies de son arrondissement ; à plus forte raison lorsqu’il a derrière lui, comme M. Honnoré, dix ans de conduite admirable et quelques milliers de services rendus.
Il n’eut pas même besoin d’appeler les capitaux : tout l’argent disponible de Frauenbourg afflua spontanément autour de lui. Il réalisa tout près d’un million dans un pays qui, comme chacun sait, ne thésaurisait guère. Sur le total de la recette (neuf cent quatre-vingt un mille cinq cents francs en chiffres exacts), il employa un demi-million au payement des nouvelles terres ; le reste fut dépensé en bétail, matériel et constructions. La ferme étant presque doublée, les anciens bâtiments ne suffisaient plus.
Le capital social, susceptible d’un accroissement indéfini, s’élevait alors à cinq millions six cent trente et un mille cinq cents francs, représentés par onze mille deux cent soixante-trois actions. La part de M. Honnoré et de son gendre était de quatre mille neuf cents actions, savoir : quatre mille pour leur apport en terres estimé deux millions de francs, cinq cents pour le matériel et le bétail qu’ils avaient mis à la masse, et quatre cents pour les bâtiments de leur ferme qui valaient deux cent mille francs au bas prix. Le reste du capital comprenait neuf cent quatre-vingt-un mille cinq cents francs reçus en espèces et deux millions deux cent mille francs, valeur totale des terres qu’on avait prises contre actions. En autres termes, MM. de Guernay et Honnoré n’ayant fait aucun acte de société, s’étaient naïvement constitués débiteurs d’une somme de plus de trois millions pour le plaisir de donner un grand exemple, et ils ne désespéraient pas d’élever leur dette au chiffre de quatorze ou quinze millions. Les actionnaires ne risquaient rien ; leur créance était garantie par la propriété foncière. Mais, en cas d’accident, les administrateurs risquaient tout. Ils avaient sauvegardé les intérêts de tout le monde, excepté les leurs.
Quand notre ami Charles Kiss vint apporter à M. Honnoré sa petite fortune et celle de sa mère, il le querella sur son imprudence et l’accusa de jouer sans aucune chance de gain le patrimoine de sa famille. Pourquoi ne formait-il pas une société régulière, dans les termes établis par la loi ?
« C’est bien simple, répondit M. Honnoré. Parce que l’affaire est encore à l’état d’embryon. Le jour où nous aurons nos huit mille hectares, nous prierons Me Benfeld de s’asseoir, s’il en est capable, et de dresser un acte de société.
— Bon ! mais si, en attendant, la société a des malheurs, qui est-ce qui sera ruiné ? Vous seuls.
— De quels malheurs parlez-vous ?
— Est-ce que je sais, moi ? Une série de mauvaises années, par exemple.
— Si les récoltes sont mauvaises, les actions produiront peu, et nous nous serrerons tous le ventre. Mais le capital sera toujours là.
— Et s’il brûlait, le capital ?
— Les bâtiments sont assurés.
— Et si l’épizootie se mettait sur vos bêtes ?
— J’ai assuré le bétail aussi. C’est cher, mais c’est plus prudent.
— Et si la compagnie faisait banqueroute ?
— Nous sommes assurés à plusieurs compagnies. Le sinistre n’aurait pas grande importance, et l’on imputerait la perte sur les bénéfices de l’année. Vous voyez, mon ami, que nous ne sommes pas des enfants. Tout est prévu, tout est calculé pour garantir à nos amis et à nous-mêmes un revenu modeste mais sûr, sans aucun risque pour le capital.
— Voilà qui va mieux, dit l’excellent Charles. Vous m’avez ôté un grand poids. Maintenant parlons d’autre chose. On dit que Jeffs est à Paris pour se marier. »
Château du Krottenweyer, 5 août 1841.
« Mon cher Astolphe,
Le bonheur n’est pas bavard, c’est pourquoi vous avez pu croire que j’étais morte, quand je suis plus vivante et mieux vivante que jamais. J’ai encore une autre excuse à vous offrir : tout mon temps est pris par lui ! Mes minutes lui appartiennent, et il n’est pas homme à en sacrifier une. Non pas qu’il soit jaloux, bonté divine ! Il m’estime trop pour cela. Mais je lui suis nécessaire et vous diriez que tout lui manque lorsqu’il ne me voit pas à ses côtés. Ce matin, il m’a fallu la croix et la bannière pour l’envoyer seul à Strasbourg. C’est la première fois, depuis le 6 mars, que nous aurons été séparés si longtemps.
Donc les instants sont précieux, et il ne faut pas que je laisse flâner ma plume, car j’ai un million de choses à vous dire et un service à vous demander.
Je commence par la fin, de peur de l’oublier. Il s’agit de mon espèce de frère, le petit Lenoît, que vous appeliez familièrement le gnome infect. Ses vacances ouvrent dans huit jours après une distribution des prix qui ne saurait l’atteindre. Je ne veux pas qu’il pourrisse au collège jusqu’à la rentrée, car je l’aime !!! D’ailleurs il a l’esprit si vif qu’il mettrait le feu à la baraque pour se désennuyer. Je ne veux pas non plus l’envoyer en tournée chez mes anciens amis, que j’ai presque tous perdus de vue. Ce vieux chenapan de Durier se prêterait bien encore à le conserver un mois ou deux comme Mme Moreau conserve les prunes ; mais le régime des alcools lui a trop mal réussi l’année dernière pour que je l’y soumette derechef. Si vous étiez bien gentil, vous iriez le 13, au matin, délivrer le pauvre petit diable, et vous l’enverriez à Cambry. Le proviseur est par hasard un homme du monde, il vous connaît au moins de nom, et je suis sûre qu’il ne se fera pas prier : trop heureux du débarras ! Le régisseur de Cambry trouvera bien une chambre et un fusil pour mon cher drôle ; il le fera manger à sa table, et pourvu qu’on ne laisse pas traîner les clefs de la cave, tout ira bien.
Comme vous êtes un garçon d’esprit, je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi je me prive des baisers du monstre adoré. Pourquoi lui ai-je donné sa part en argent, le jour du Moulin-Rouge, sinon parce que l’innocent parle trop au dessert ? Et si quelqu’un parlait ici, je serais perdue ; il ne me resterait plus qu’à mettre la clef sous la porte. La considération, dont on se passe fort bien à Paris, est absolument nécessaire en province. Avouez que je serais bien bête de risquer pour un gamin l’existence la plus belle, la plus pleine, la plus idéale que l’imagination d’une femme ait jamais pu rêver !
Je vous la dois un peu beaucoup, mon cher Astolphe. Sans vous, il est certain que je ne régnerais pas sur le peuple de Frauenbourg. C’est vous qui m’avez attirée au bal de la fête, il y aura tantôt un an. (Dieu ! comme le temps passe !) Pierre m’a répété souvent qu’il n’aurait jamais eu l’audace d’envoyer Molsheim aux Trois-Rois, sans les encouragements que vous lui aviez donnés. Et quand je pense que mon pauvre mari se serait peut-être fait tuer ce matin-là, si vous ne l’aviez protégé contre son propre courage ! Qu’il est brave ! Mais c’est un fou. La semaine dernière, je me promenais a pied avec lui sur notre beau chemin qui mène à la ville. Un charretier de six pieds de haut m’a froissée en passant. Je l’avais à peine senti. Pierre s’est élancé sur le manant, et d’un seul coup de poing l’a fait rouler dans la poussière. Il vous aurait tué, n’en doutez pas, si vous m’aviez enlevée il y a cinq mois, comme je le demandais si follement, rue Bellechasse. Je suis sûre qu’il nous eût poursuivis jusqu’au bout du monde, et, tout héros que vous êtes !… mais ma bonne étoile a permis que vous fussiez raisonnable une fois en votre vie. Et je suis heureuse, heureuse, heureuse, grâce à vous !
Je vous aimais encore un peu (c’est assez loin pour que je l’avoue) le soir où il m’emporta de Paris. Quant à lui, je le haïssais presque. Ses défauts d’éducation, dont il ne reste plus trace aujourd’hui, m’aveuglaient sur tout ce qu’il y a de beau et de bon dans cette forte nature. Quelques jours auparavant, il m’avait froissée, au physique et au moral, en présence de Champion et des deux autres pontifes. Je m’étais bien promis de lui prouver à l’avenir qu’épouser une femme et l’obtenir sont deux. Vous devinez, mon cher, que je me suis tenu parole. On a maté ce vainqueur rustique, qui paraissait trop sûr de son fait. En arrivant au château, et même quinze jours après, il était parfaitement en droit de m’appeler sa sœur.
Ce qui m’a peu à peu ramenée à lui, c’est son humilité. Rien ne désarme un être faible comme les bassesses du fort : notez cette observation sur vos tablettes et faites-en votre profit dans le monde. Une demi-heure avant d’entrer à Frauenbourg, il me confessa en rougissant que son père était d’une pâte inférieure au biscuit de Sèvres. « Ce n’est pas moi qui l’ai fait, me dit-il avec des larmes plein les yeux (je le savais !), mais si je trouvais à l’échanger contre un autre plus digne de vous, je donnerais bien cinquante mille francs de retour ! » N’est-ce pas que cette naïveté est touchante ? C’était le cri de la nature. J’en fus émue, mais je sus cacher la sympathie qui déjà s’éveillait en moi.
Vérification faite, ce père, qui est mon beau-père, est un paysan comme les autres, un peu plus abruti peut-être, parce qu’il boit l’eau-de-vie de prunes à plein verre, en levant son respectable coude à la hauteur de l’œil ; mais bon enfant, soumis à son fils, et tremblant devant moi comme un chien devant la cravache. Nous n’avons pas échangé dix paroles, car il est sourd et je déteste de crier ; mais à la façon dont il me regarde avec ses petits yeux bordés d’écarlate, je comprends qu’il lécherait sans murmurer la semelle de mes bottines. Voilà qui va bien.
C’est le château qui ne m’allait pas du tout, à première vue ! Vous vous rappelez le cri d’admiration que nous avons poussé, l’année dernière, en l’apercevant à travers bois. Eh bien ! mon pauvre ami, nous étions volés comme dans… un paysage ! Jugez de ma déconvenue, lorsqu’on m’introduisit dans un immeuble lézardé, mal couvert, malpropre, meublé en dépit du sens commun, sans une chambre habitable ! On devinait que ç’avait dû être beau, et ça n’en paraissait que plus laid. Tenez ! c’était en château ce que la vieille Rosalie Bombecq est en femme ! J’en ai rougi jusqu’aux oreilles, pas tant pour moi que pour les domestiques que j’amenais de Paris. Croiriez-vous qu’un festin nous attendait dans la cuisine, sur une table à tréteaux, avec deux bouteilles de vin sans bouchon, remplies au robinet de la pièce ? Le pauvre vieux frottait ses mains crochues, comme un maître de maison qui a bien fait les choses. Évidemment la choucroute au lard et le veau à la casserole étaient pour lui le dernier mot du luxe oriental. La souillon qui s’apprêtait à nous servir était la propre camériste des vaches : elle sentait l’ammoniaque à plein nez. Pierre se confondait en excuses. C’était la première fois, j’en suis sûre, que sa maison, sa cuisine, ses servantes et son auteur lui apparaissaient sous leur vrai jour. Quant à moi, si je ne m’étais rappelé certain article du Code civil, j’aurais pris mes cliques et mes claques et vous m’auriez vue retomber à Paris, comme une étoile filante. Mais la vieille nous apporta des œufs à la neige dans un vase si imprévu, si amusant, si bien conformé pour la toilette et si peu fait pour la table, que ma mauvaise humeur s’en alla tout à coup dans une immense fusée de rire. Les deux châtelains me regardaient sans comprendre, et moi de rire plus fort en voyant qu’ils ne riaient pas. Bref, l’incident m’avait retournée comme un gant, et j’étais redevenue bonne fille. « Après tout, me disais-je tout bas, j’ai dîné souvent plus mal chez la mère Lenoît, et la table, autant qu’il m’en souvient, était du même modèle. Le veau à la casserole, en ce temps-là, me mettait l’eau à la bouche. Voici du vin qui n’a pas dix ans de cave, mais le petit bleu à cinq sous le litre qu’on m’envoyait prendre chez l’épicier ne connaissait la cave que de nom : on le fabriquait exprès pour nous dans l’arrière-boutique. Le vieux Jeffs n’est pas un beau-père de premier choix, mais mon père véritable, qui n’a jamais eu l’honneur d’être présenté à sa fille, a peut-être encore les yeux plus rouges, les ongles plus noirs et les doigts plus crochus. D’ailleurs je suis la fée, j’ai la baguette, c’est-à-dire les millions ; il ne faut rien de plus pour changer les rustres en princes et les cabanes en palais. Vive la joie ! » Je fis rapporter la choucroute, je redemandai le veau à la casserole, je bus un grand demi-verre de vin de Metz, qui n’était pas mauvais du tout, et je pris bravement des œufs à la neige, sur la foi de la naïveté publique. Le joli, c’est que le vase était en porcelaine du Japon, aux armes d’un prince-évêque de Strasbourg et Frauenbourg !
La route m’avait un peu cahotée ; je propose à mes hôtes une partie de sommeil. Autre histoire ! On me destinait la moitié d’un lit de parade. J’annonce, au grand étonnement du beau-père, que je le prendrai tout entier. Pierre me conduit chez moi sans murmurer, à travers une enfilade de chambres incroyables. Des papiers en lambeaux, quelques grands meubles de noyer dépoli, cinq ou six méchantes gravures accrochées au hasard, des planchers disjoints, des portes vitrées, presque toutes borgnes ou affligées de larges taies de papier huilé. Par compensation, il fallait enjamber des tas de pommes, de poires, de noix, d’oignons ; tous les biens de la terre ! Quelques grappes de raisin ratatiné pendaient au plafond par des ficelles. Ces nobles provisions avaient été faites pour moi ; c’était aussi à mon intention qu’on s’était muni de deux vaches : le Frauenbourgeois est convaincu que toutes les Parisiennes se nourrissent de café au lait.
Chemin faisant, le pauvre Pierre me montrait ses richesses avec une vanité naïve. Il ouvrait quantité d’armoires et de placards, tous fermés à double tour et même collés sous bande, comme des journaux qu’on va mettre à la poste. C’est par précaution contre les domestiques qu’on applique partout ces espèces de scellés.
Au premier coup d’œil, les trésors qu’on gardait si bien me semblèrent médiocres. Du gros linge à foison, une abondante friperie léguée par cinq ou six générations de femmes Jeffs. Rien de beau, rien de riche, rien de neuf. Il y avait des tableaux à l’huile empilés dans un bahut : le meilleur ne vaut pas la gravure du Juif-Errant. On me montra aussi un corbillon rempli de médailles romaines que ces messieurs, dans leur érudition, appellent des Turcs ; cela valait le poids du cuivre. Il est vrai que le lendemain en parcourant les greniers, j’ai déniché à moi seule une myriade d’objets de prix : armes, bronzes, tentures, boiseries, sculptures, meubles florentins, consoles de bois doré, un délicieux clavecin Louis XV et un gros paquet d’alençon qui ferait envie à une reine ; le tout oublié par la Révolution dans la poussière du château ! Mais nous ne sommes pas encore au lendemain, a preuve que j’ai failli mourir dans la nuit.
Savez-vous ce que c’est que de dormir entre deux lits de plume avec un édredon par-dessus ? Non. Alors, mon cher, vous ne connaissez pas le supplice le plus atroce qu’on ait inventé en France et même en Chine. Ça n’est pas bordé pour un liard, les draps sont trop courts et les pieds dépassent. On est cuite au milieu, et l’on gèle par le bout : voilà l’histoire. Je n’avais pas amené de femme de chambre, et pour cause ; il n’y avait pas de sonnette dans mon galetas ; je venais de souffler avec horreur et dégoût l’ignoble chandelle rance que Pierre m’avait laissée ; enfin, pour m’achever de peindre, le briquet phosphorique manquait à l’appel. Que faire ? me lever et courir à tâtons dans les pommes et les noix ? C’était exposer mes pauvres petits os à toutes sortes de fractures. Je donnai quelques coups de poing dans la cloison, et je me fis mal aux mains ; j’appelai de toutes mes forces, et je me fis mal à la gorge ; je pleurai à chaudes larmes et je me fis mal aux yeux. Enfin, de guerre lasse je restai au milieu du lit, pelotonnée en paquet, comme on noue les grenouilles ici pour les faire cuire, et je m’endormis en pensant qu’on serait beaucoup mieux en compagnie d’un prince français, dans une belle auberge d’Italie, avec le Vésuve à l’horizon. Meâ culpâ, mon cher Astolphe. Ce fut mon dernier blasphème et ma plus grosse infidélité.
Au petit jour (il n’y avait ni volets ni persiennes et le soleil entrait chez moi comme dans un moulin), je m’éveillai brisée et trempée, sous un fardeau de deux cents livres et au milieu d’un bain de vapeur. Encore un mois de ce régime, et j’étais réduite à rien ; fondue, mon bon, comme cette pauvre Marie Lafougère ! Si vous la rencontrez, dites-lui que je suis heureuse. Ça mettra le comble à sa maigreur.
Vous savez que je suis une femme de ressource : croyez-moi donc sur parole si je vous dis que j’ai échangé mon vieux château contre un neuf. Il a fallu tout refaire, excepté les gros murs. Le jardin était un hallier, la maison un têt à porcs et la route une fondrière. La toiture s’envolait au moindre vent, par écailles ; il pleuvait dans les greniers comme sur la terrasse de l’Observatoire. Tapis, tentures, papier, mobilier, tout manquait à la fois. Il n’y avait que de l’argent, mais à discrétion, par exemple. Dieu ! que c’est amusant de jeter l’argent à pleines mains pour rendre la vie agréable à celui qu’on aime ! J’ai compris Louis XIV bâtissant Versailles pour sa maîtresse. Que ma pauvre chérie de la Vallière aurait été heureuse si elle avait pu bâtir un palais au roi de son cœur ! Eh bien ! j’ai fait cela, moi, et j’en suis un peu fière. Il a payé les mémoires, mais ce n’est que juste.
J’ai commencé par tous les bouts à la fois, pour avoir fini plus vite. Les ouvriers manquaient à Frauenbourg, ou du moins ceux qu’on y trouve sont mous, vaniteux, carottiers et sans l’ombre de conscience. J’en ai fait chercher à Saverne, à Strasbourg, à Nancy, aux quatre coins de la terre. Je leur ai livré toute la maison à la fois, ne me réservant qu’une chambre au rez-de-chaussée. Ah ! mon ami ! les meilleurs souvenirs de ma vie sont là. J’ai pensé un instant à n’y rien changer et à faire murer la porte. Mais, après réflexion, j’y ai fait mettre la chapelle.
On croit généralement que le métier d’honnête femme est ce qu’il y a de plus pénible et de plus difficile au monde. Quelle erreur ! Aimez vos maris, mesdames, et vous serez étonnées de voir que la fidélité ne vous coûtera aucun effort. Je dis plus : la vertu est même amusante dans certains cas. Voir les jolis messieurs s’approcher avec sécurité, comme s’ils n’avaient qu’à étendre la main, et les congédier avec une belle révérence :
« Passez votre chemin, mes braves gens : j’aime mon mari ! »
Je ne l’ai pas mâché à Gérard Bonnevelle ; il a beau être sous-préfet. En me voyant débarquer ici sous les traits de Mme Jeffs, il s’est figuré tout naïvement que je venais chercher de ses nouvelles et il est accouru la bouche enfarinée :
« Mon pauvre bon, lui ai-je répondu, je n’aime pas le réchauffé ; mon mari se conduit très-bien avec moi ; je ne veux pas risquer ma position pour un caprice, moins qu’un caprice, une réminiscence. Une femme ne se dérange que par deux raisons : l’intérêt ou la curiosité. Il n’est pas question d’intérêt, puisque j’ai ce qu’il me faut. Et quant à la curiosité, je vous connais. Je ne dis pas que si j’avais besoin de vous je ferais des façons ridicules ; mais, en attendant une occasion qui ne se présentera peut-être jamais, soyons amis et rien de plus. »
Là-dessus il a fait un nez ! mais il n’a pas donné sa démission, car il vient nous voir en visite. Mon portrait, qu’il avait apporté ici, est en lieu sûr. Pierre n’est pas jaloux de Gérard, ni des autres. Inutile de vous dire que tous les messieurs de la ville sont amoureux de moi comme des fous.
Et je n’aime que mon Pierre ! Moquez-vous tant qu’il vous plaira, vous qui ne croyez à rien ; mais voici le premier attachement de ma vie. Vrai, mon cher, il y a quelque chose dans ce garçon-là que je n’ai jamais trouvé chez les autres. Quoi ? je ne sais. Peut-être ce mélange de timidité et de force. Il tremble devant moi comme un enfant, et il me porte à bras tendu autour de la chambre. C’est Chérubin doublé d’Hercule. Dans tous les cas, c’est un autre homme que tous vos jolis garçons du club. Ils excellent à tromper les ambitions d’un cœur aimant : il les comble ! Le vieux Champion, avant de se faire teindre, me parlait quelquefois de l’infini, et du diable si j’y voyais goutte ! Maintenant, je suis au courant. L’infini s’appelle Jeffs.
Vous devez rencontrer quelquefois le Champion des grâces, quoiqu’il ne soit pas de votre club. Si vous trouvez jamais l’occasion de lui parler de moi, tâchez de lui faire comprendre la situation présente. Comme il viendra l’hiver prochain au château pour brasser de grandes affaires, je n’entends pas qu’il me compromette par ses soupirs. Dites-lui bien que personne ici ne sait rien du passé, excepté son neveu Gérard qui est discret… comme un ambitieux. Les actionnaires du Moulin-Rouge sont trop gens du monde pour souffler un mot. Mes anciens amis des basses classes, qui pourraient avoir la tentation de m’exploiter, ont tous perdu ma piste. Mes anciens domestiques itou, sauf Frédégonde, qui est au-dessus du besoin, grâce à moi. Je n’ai amené de Paris qu’une cuisinière, un cocher et un valet pour servir à table, pas tout à fait maître d’hôtel, mais approchant. Ces trois-là me croient sortie de la cuisse de Jupiter. Le reste de ma maison, je l’ai recruté à Frauenbourg ; on a des servantes tant qu’on veut dans les prix de dix-huit à vingt-quatre francs par trimestre. Aussi m’en suis-je payé un régiment. Quand je pense qu’une simple étourderie de ce vieux Champion mal retapé ferait crouler mon château, changerait mon cocher en gros rat et ma Daumont en citrouille, je regrette qu’il n’ait pas suivi le dernier exemple que son ami Gigoult lui a donné.
Ma position dans le monde de Frauenbourg est excellente. J’ai pris la ville d’assaut, littéralement. Pendant les quatre premiers mois, pas une visite : j’avais les ouvriers, mon temps était pris, mon salon n’était pas meublé, j’ai fait la morte. Personne ne s’en est étonné, d’autant plus qu’avant moi, ce pauvre Pierre avait l’habitude de vivre à l’écart. On l’aimait, on l’estimait, on bénissait son nom, car il a toujours été le banquier des pauvres, mais on respectait sa solitude. Moi qui ne suis pas venue ici pour vivre en ermite, j’ai stipulé qu’il me présenterait partout, sauf à prendre mon temps.
Vous pensez si la curiosité publique était excitée ! La ville entière venait rôder autour du Krottenweyer. Je voyais défiler, matin et soir, de longues bandes de promeneurs, quelques-uns avec des lorgnettes, les plus hardis armés de télescopes. On disait merveille de ma beauté, naturellement, puisqu’on m’avait aperçue jadis à la fête. Mes livrées faisaient l’admiration de la ville. Les fournisseurs cherchaient à lier amitié avec mes gens. Le peuple recommençait à dire le Château, et c’était justice, en parlant de notre maison. Quant à moi, j’avais pris la résolution de ne me montrer que le dimanche, à l’église, où nous avons installé notre banc. Toutes ces dames vont à la messe une fois par jour : usage local. Pour moi qui n’ai pas grande habitude de la chose, une fois par semaine suffisait bien. Mais si le bon Dieu portait à mon débit tous les péchés de distraction que j’ai fait commettre à Frauenbourg, je ne serais pas blanche, en vérité. Que le curé prêchât en allemand ou que le vicaire grêlé prît la parole dans son français, l’attention publique m’était acquise sans partage. Je parie que chaque bourgeoise, en rentrant chez elle, pouvait détailler ma toilette à sa bonne, depuis la tête jusqu’aux pieds. Après la bénédiction (tu vois ça ! on sait les mots techniques), les messieurs couraient se ranger en cercle devant le porche pour nous voir monter en voiture, et l’on me saluait jusqu’à terre, mon bon, comme la reine sortant de Saint-Roch !
Mais j’arrive au grand jour, ou plutôt à la grande semaine des visites. Car on en a quatre-vingt-deux à faire dans Frauenbourg, et tout le monde nous attendait à domicile. Il y a telle famille qui s’est cloîtrée huit jours durant, de peur de manquer le spectacle. Et, sur quatre-vingt-deux maisons nous n’avons laissé qu’une seule carte, chez le meunier !
N’attendez pas, mon cher Astolphe, que je vous décrive tous les salons de la ville. Je n’en ai vu qu’un seul, tiré à quatre-vingt-deux exemplaires. La tenture est en papier, d’un goût médiocre, mais prétentieux. Le mobilier se compose d’un lit, quelquefois deux, un canapé sur lequel on vous assied de force, parce que c’est la place d’honneur, et six fauteuils en velours frappé, style Empire, étoffe d’Utrecht. La place des fauteuils est dessinée à la craie sur le plancher, afin que la bonne sache où les remettre quand le monde sera parti. Six tapis d’un pied carré vous rappellent vaguement l’industrie qui fit la gloire de Smyrne. Dans un coin, le poêle de faïence blanche attend, le ventre creux, sa pâture d’hiver. Un fantôme de cheminée, simple ornement, vous montre entre deux bougies neuves la célèbre pendule d’Estelle et Némorin, donnée en prime par l’Écho des Feuilletons. Plus loin, le coffre à bois, revêtu de papier verni, avec des fleurs de perse appliquées. Entre les deux fenêtres, un petit meuble nommé prahlhans, en français, Jean vantard, étale aux yeux éblouis un déjeuner de faïence allemande, théière, crémière, six tasses et douze petites cuillères de vermeil dans leur boîte entr’ouverte. Le reste de l’ameublement se compose de bimbelots inénarrables dont le détail nous mènerait à ce soir. Qui pourra dénombrer les petits chefs-d’œuvre de verre filé, de fer ouvré, de porcelaine émaillée, d’albâtre ratissé et de bois taillé au canif qui se pressent sur les rayons d’une étagère ? On y met des coquillages, des cartonnages et des bonbons du jour de l’An, conservés par respect pour leurs images. Vous dirai-je les fleurs artificielles en papier, en percale, en taffetas, en cuir ? Et les globes de léger cristal, et les gazes argentées qui protègent ces trésors contre le cynisme des mouches ? Et les dessus de table brodés en perles de verre ? Et les cages à désordre, alignées le long du mur dans le plus bel ordre ? Et le déluge de tapisserie, qui trahit le désœuvrement profond et l’incurable ennui des deux sexes ? Car les hommes s’en mêlent aussi, mon pauvre Astolphe. Moi, je n’ai achevé qu’une paire de pantoufles en ma vie. C’était pour un poète qui avait la monomanie de me réciter des vers. Si jamais l’ennui me reprend, je vous broderai un crachoir poétique comme on en rencontre beaucoup dans les salons de Frauenbourg. C’est une couronne de vergiss mein nicht protégée par un verre, et posée sur un mécanisme très-ingénieux. Vous êtes dans le monde, vous fumez votre pipe, l’envie de cracher vous prend, vous mettez le pied sur une pédale, les myosotis se relèvent, la boîte s’ouvre, et pst ! Cela fait, vous lâchez la pédale, les myosotis retombent et rien ne se voit. On peut broder dans le milieu du médaillon le chiffre de la personne aimée.
Il est à remarquer que ces monuments de la sagacité provinciale coûtent très-cher à établir. On achèterait pour le même prix tout ce qu’il y a de beau et de bon ; mais, pas si bêtes ! On aime mieux faire comme le voisin et se copier les uns les autres. Dieu ! que la province est moutonne ! Il y a deux ou trois ans, une mariée de Frauenbourg eut une robe de soie bleue dans sa corbeille : succès. Dès ce jour, toutes les mariées ont exigé la robe de soie bleue ; il la leur faut absolument. Mais comme on ne va pas demander un échantillon à la voisine, comme il n’y a pas mal de nuances dans le bleu, et comme on fait durer les robes de soie longtemps, vous rencontrez quelquefois dans un salon une collection de jeunes femmes qui exécutent la fameuse symphonie ou cacophonie en bleu majeur. Rien de plus amusant que tous ces bleus qui s’égorgent entre eux : c’est une guerre civile.
Moi qui n’abuse pas du bleu, quoique blonde, je m’habille et je me meuble comme à Paris. Malheureusement, on se hâte de m’imiter, et, malgré moi, je fais école. On copie mes chapeaux et mes robes, on se fait griller les cheveux par les dentistes de la ville pour imiter mes petits frisons de devant. Les manches à gigot s’étaient conservées jusqu’à nos jours dans quelques honnêtes familles. Pauvres gigots !
Je n’ai fait que passer, ils n’étaient déjà plus.
Quand il a été question de meubler le Krottenweyer, j’ai fait voir à Molsheim et à ses confrères toutes les antiquités que j’avais découvertes chez nous. Ils m’ont juré qu’on pouvait en trouver bien d’autres dans les greniers de Frauenbourg. Bon, cela ! Je mets tout Israël en campagne, et me voilà bientôt encombrée de trésors. Mais le bruit se répand que les vieilleries sont à la mode, et que la belle dame du Krottenweyer en fait collection. Du jour au lendemain, mon cher, les vieux poêlons, les casseroles trouées, les fauteuils vermoulus et les anciennes gibernes de la garde nationale, ont haussé de mille pour cent.
Ce qu’on appelle ici la société ne représente ni l’aristocratie de naissance ni l’aristocratie d’argent, ni l’aristocratie de mérite. On y trouve des gens qui seraient mieux ailleurs ; tel autre qui logiquement devrait s’y trouver, en est à cent lieues. Et l’on n’a jamais su pourquoi. Les riches aubergistes, les gros marchands, les cultivateurs, les tanneurs, etc., composent une caste à part qu’on appelle la bourgeoisie et qu’on regarde d’assez haut. Mais un rat de cave, un clerc de notaire, un scribe de la sous-préfecture sont à leur place dans la société comme des colonnes dans un temple. Tout fonctionnaire en est de plein droit. Vous ne sauriez croire à quel point le plus mince fonctionnaire est considéré dans cette ville. Une mère de famille n’hésitera jamais entre un gendre à douze cents francs et le plus riche de tous les aubergistes. Comprenez donc, mon cher ! Si la demoiselle épousait le riche aubergiste, elle n’irait plus en soirée chez Mme Knaff qui dépense trois francs dix sous pour abreuver quarante personnes ! Mieux vaut la donner à un joli petit expéditionnaire criblé de dettes qui la conduira deux fois par an dans le monde et la battra comme plâtre en rentrant.
Les limites de ce faubourg Saint-Germain sont si mal définies que nous nous sommes presque demandé, Pierre et moi, si nous avions l’honneur d’en faire partie. Mais l’accueil que nous avons trouvé partout nous a pleinement rassurés. Ils sont bonnes gens, ces Frauenbourgeois, sous leur enveloppe assez rude.
Leurs femmes ne sont ni laides ni jolies : leur défaut principal est d’avoir trop de pied et pas assez de dents. Quelques-unes m’ont paru simples, bonnes et intelligentes, mais un peu exclusives et enterrées dans leur spécialité. L’une est éprise d’un tel amour pour la chasse et la pêche qu’elle porterait volontiers le filet et le carnier de son fils. On l’a vue en plein champ, à huit heures du matin, par une belle gelée blanche, sérieusement occupée à faire tourner le miroir aux alouettes. Une autre est cultivateur passionné. Le soleil n’est pas levé qu’on la rencontre à cheval, galopant le long de ses houblonnières. Nous avons la femme supérieure, qui a des idées arrêtées sur tout, comme un homme, qui causerait sciences au besoin comme un homme, qui donne des poignées de main à vous disloquer le poignet, comme un homme, et qui élève admirablement sa petite Rosalie, comme un homme. Nous avons l’heureuse épouse du notaire Silbermann, qui a des distractions à la messe tant que son mari n’est pas là, qui lui lance en public des œillades assez chaudes pour cuire des pommes, qui est si heureuse d’avoir trouvé à quarante-cinq ans une âme sœur de la sienne, qu’elle s’applique à marier toute la jeunesse du pays. Nous avons la maîtresse femme, initiée à tous les secrets de la politique, à toutes les malices des cabinets. Elle a juré de faire la fortune de son mari, qu’elle mène à la baguette. Deux fois déjà, grâce aux combinaisons de Madame, le pauvre digne et excellent homme est descendu d’un cran. Pour peu qu’elle persévère, il sera destitué l’année prochaine. Nous avons la femme de ménage par excellence, celle qui fait deux lieues à pied, le vendredi matin, sur la place du marché, pour payer sa demi-livre de beurre un sou moins cher. Quand la servante a besoin d’un œuf pour une sauce, elle le demande à Madame, et Madame la fait attendre devant le garde-manger, jusqu’à ce que l’œuf soit tondu.
« Madame ! s’écrie la pauvre esclave un beau matin, je ne peux pas servir le café de Monsieur : il est tombé plus de vingt mouches dans son lait.
— Ôtez les mouches ! »
Nous avons la voisine de la poste, la femme la plus fine et la plus spirituelle de Frauenbourg. Elle devine, à la physionomie des gens, ce qu’ils ont écrit, ce qu’ils craignent, ce qu’ils espèrent, et dans combien de jours le correspondant leur répondra. Nous avons aussi la femme d’imagination, qui vous dit d’une voix languissante en tricotant de ses dix doigts plus mous que le coton :
« C’est l’imagination qui me tue ; je sens que chez moi la lame use le fourreau. Quand je commence un bas je voudrais déjà être au pied ; à peine suis-je arrivée au pied, que je voudrais être au bout. Le bas fini, il me tarde affreusement d’avoir achevé la paire, et je travaille, je travaille à perdre haleine. Et quand la paire est achevée, vous croyez peut-être que mon âme va prendre un instant de repos ? Non, madame ! Il me tarde d’avoir fini et marqué la douzaine ! »
J’en passe, et des plus amusantes ; mais il y a un terme à tout. Il me faudrait six pages de ce papier pour reproduire la conversation que j’ai entendue à l’hôtel de Rambouillet. Mme Lipmann, la maîtresse du logis, racontait à une de ses amies qu’elle était sortie le matin pour acheter un lièvre et commander un bonnet. Elle l’avait payé quatre francs (le lièvre) et elle ne voulait pas en donner plus de cent sous (du bonnet). Il devait être en dentelle noire avec des rubans verts, et il pesait huit livres tout écorché et tout vidé. Elle avait besoin qu’il fût fait, mais pas trop fait, le mercredi suivant, car elle donnait à dîner à tout le tribunal. Elle l’avait couvert d’huile d’olives et elle avait demandé formellement à la modiste d’y mettre trois pompons à droite et deux à gauche, pas un de plus. Cela dura trois bons quarts d’heure, et si j’avais été cuisinière ou modiste, j’aurais certainement mis des brides au lièvre et une sauce au bonnet. Mme Lipmann, l’auteur de cet ingénieux coq-à-l’âne, est la femme lettrée de Frauenbourg. C’est elle qui donne le ton, mon cher Astolphe !
Au jour d’aujourd’hui, le ton consiste à marcher par enjambées, la tête haute, avec de petites saccades mécaniques. Il faut rire aux éclats, à propos de rien, sans raison ni prétexte. Le mot à la mode est : c’est honnête.
« Mon Dieu, madame ! quelle jolie toilette vous aviez dimanche à la messe !
— Vous vous moquez ! c’était honnête, et rien de plus.
— Assurément, madame. De tout l’été, je n’ai rien vu de plus honnête. Votre chapeau m’a empêché d’entendre le sermon.
— Tant pis pour vous. Le vicaire a prêché d’une façon vraiment honnête. Avez-vous entendu dire que Mme Hansfetter mariait sa fille ?
— Tant mieux, si cela est vrai. La demoiselle était d’un âge honnête. Que dit-on du fiancé ?
— Un jeune employé de Nancy.
— Riche ?
— Honnêtement. C’est un Français, M. Berlingue.
— Attendez donc ! mais j’ai vu ce nom-là sur les journaux. N’est-ce pas lui qui, dans un mouvement de vivacité, a jeté sa maîtresse par la fenêtre ?
— Précisément… Une petite histoire assez honnête. »
Je me suis mise au diapason, et quand les messieurs du Casino me disent en leur patois : comment êtes vous ? Je leur réponds sans aucun effort : merci, je suis honnête.
J’ai plu aux hommes, j’ai plu aux femmes, j’ai plu au curé, tous les sexes sont pour moi. Les dames de la ville m’ont enrôlée la semaine dernière dans la société du Bon-Secours, destinée à venir en aide aux enfants pauvres. On se réunit le dimanche soir, dans un salon de la mairie.
La présidente, élue pour deux ans, si je ne me trompe, est une Mme Honnoré, cette meunière qui n’a pas daigné me recevoir ni même me renvoyer une carte. Mais il me semble que vous connaissez un peu ces gens-là. Mon mari avait fait un grand sacrifice en me menant chez eux, car on ne les estime pas fort. On les tient pour utopistes, socialistes, folliculaires et spéculateurs effrénés. N’est-il pas singulier, je vous le demande, que les meuniers tiennent le haut du pavé, quand on laisse les aubergistes dans le ruisseau ?
La vice-présidente, autre meunière de la même farine : on l’appelle Mme Quernet ou Guernet, vous devez connaître ça. Je compte sur votre loyauté, mon cher Astolphe. Quand même vous auriez à Frauenbourg votre ami le plus intime, il ne faut pas que personne ici puisse élever un doute sur moi. Si quelque imprudence a été faite, s’il a été dit une parole de trop, j’espère en vous pour tout réparer. Mais non, je suis folle. Le prince d’Armagne est trop grand seigneur pour initier les patauds de Frauenbourg aux secrets de son cœur… et du mien.
Je n’ai déclaré la guerre à personne ; ma conscience ne me reproche rien qui ressemble à une provocation. C’est même un peu pour vous, oui, pour trouver à qui parler de mon cher Astolphe, que j’ai fait quelques avances à des particuliers si mal appris. Dimanche, au comité, cette espèce de mère Godichon qui s’appelle Mme Honnoré, a affecté de ne pas me voir. Son inséparable, la grande poupée de filasse, avec ses dents en clous de girofle, se détournait de moi comme de ses vieux péchés. Mettez-vous à ma place, mon ami, et dites-moi si je n’ai pas eu raison de les rejoindre au demi-cercle ?
La discussion s’était ouverte sur les enfants naturels, qui sont assez grouillants en cette ville. Les gens du peuple se prennent souvent à l’essai, et le mariage ne s’ensuit pas toujours. Faut-il que la charité publique établisse une distinction entre les fruits des unions régulières et les produits de l’amour et du hasard ? Assurément, mon cher ami, je ne suis pas plus bégueule qu’une autre, mais je crois qu’en mettant les bâtards sur la même ligne que les enfants légitimes, on saperait les bases morales de la société. La grande meunière aux cheveux blonds a des raisons personnelles pour penser autrement : nous savons l’histoire de sa jeunesse. On prétend que son défunt, quoiqu’il l’eût épousée pour son argent et qu’il fût abruti par l’absinthe, s’étonna d’être père un peu trop tôt.
« C’est pourtant bien simple, lui dit-elle. Nous sommes mariés depuis quatre mois et demi chacun, total neuf ! »
Tant que cette vieille mathématicienne de fantaisie a pincé la corde évangélique, je n’ai trop rien dit. J’étais tout écœurée de la voir mâcher des préceptes de morale chrétienne dans sa grande bouche à sous-pieds. Mais quand l’autre, la forte tête, a entamé une variation sur le même air en roulant ses petits yeux gonflés d’insolence et en chiffonnant un tas de paperasses avec l’agilité d’un singe, je n’ai plus été maîtresse de mon humeur. La langue me démangeait trop fort, et ma foi ! pour lui prouver que j’étais là, je lui ai coupé la parole.
« Mesdames, ai-je dit, je suis trop nouvelle à Frauenbourg pour savoir jusqu’où va la tolérance publique. Il se peut que dans le monde intermédiaire, quelques personnes plus ou moins respectables absolvent gracieusement les péchés de l’amour en souvenir de leur propre jeunesse ; mais je suis sûre que cette assemblée, composée exclusivement de femmes de bien, ne voudra pas décourager la vertu en assimilant les enfants légitimes aux petits déshonorés ! »
Je ne sais pas comment j’ai prononcé le dernier mot ; mais il paraît que tout le monde y a vu un calembour. Les deux vieilles ont rougi jusque sous les cheveux ; les autres, qui sont toutes pour moi, se sont mordu les lèvres pour ne pas rire, et mon avis a réuni l’unanimité moins deux voix !
Maintenant que je suis de sang-froid, j’ai peur d’avoir été un peu loin, et je me sens presque épouvantée de ma victoire. Si vous écrivez à ces gens-là, mon cher Astolphe, donnez-leur à entendre qu’ils ont eu les premiers torts, que j’ai usé de justes représailles ; mais que je suis prête à revenir, en bonne chrétienne, pourvu qu’ils fassent le premier pas.
J’ai de la religion depuis quelque temps, et je me promets d’en avoir le plus qu’il me sera possible. Ce qui eût été ridicule à Paris, dans notre monde, est admirablement porté à Frauenbourg. Une femme qui ferait gras le vendredi serait dénoncée par le boucher lui-même à la réprobation publique. Pourquoi scandaliser ces pauvres gens ? Il faut donner le bon exemple au peuple. À quels dangers ne seraient pas exposées nos fortunes et nos vies, si l’on ne mettait pas un frein moral aux appétits de la multitude ? Les riches sont en minorité dans ce monde, mon pauvre ami ; seraient-ils sûrs de se réveiller demain, s’il n’y avait que les prisons et les gendarmes pour les protéger ? L’enfer est une prison qui ne coûte pas d’entretien ; les démons sont des gendarmes plus redoutés et moins chers que les autres. D’ailleurs si je n’allais pas à la messe, où montrerais-je mes toilettes ? nà ! Pierre est tout à fait converti à mes idées, grâce à Dieu. J’ai été la Clotilde de ce roi barbare. Sa première apparition à l’église a produit un effet d’autant plus heureux que vos amis les meuniers ne s’y montrent jamais. On n’y voit que leurs femmes.
En politique, nous ne sommes pas encore fixés. Cependant, Pierre est trop intelligent pour ne pas comprendre qu’un homme riche doit avoir une opinion. Mais laquelle ? Ah ! voilà ! Dans les commencements, je disais : soyons légitimistes. Presque tous ces messieurs du club m’ont assuré que c’était l’opinion à la mode. Je suis Mme Jeffs, née de Fleurus ; c’est une raison. Nous habitons un château ; c’en est une autre. Je ressemble vaguement à Marie-Antoinette ; c’est presque décisif. Enfin, un salon tendu de fleurs de lis d’or, sur n’importe quel fond, est tout ce qu’on peut imaginer de riche et de magnifique. Mais nous serions seuls de notre bord ; les Alsaciens ne savent pas ce que c’est que la légitimité ; il n’y a pas un seul château à quatre lieues à la ronde. Nous resterions horriblement isolés, et les gens du pays qui admirent toujours le gouvernement actuel, quel qu’il soit, nous prendraient pour des fous. C’est dommage !
Être républicain, lorsqu’on a d’ailleurs une grande fortune, ne me semble pas maladroit. On se garde à carreau contre le pillage, en cas de révolution. D’ailleurs je n’aurais pas grand effort à faire pour ressembler à Charlotte Corday. Du temps que je dansais au Prado, ce pauvre Claudius Lampeigne, rédacteur du Franc-Archer, m’a appris la République. Il y a vraiment de jolies choses dans cette idée-là. Malheureusement il paraît que vos amis du moulin sont des élèves de Robespierre. Si nous disions comme eux, ils se vanteraient de nous avoir enrôlés. D’ailleurs, lorsqu’on est dans les grandes affaires, on a besoin à chaque instant des préfets, des ingénieurs, des ministres et de tous les gens de la boutique. Légitimiste, on s’arrange encore avec eux ; républicain, il faut les avoir pour ennemis : c’est le diable ! Vous verrez qu’après avoir bien cherché à droite et à gauche, nous reviendrons tout bellement nous asseoir au centre. Ce gouvernement-ci n’est pas brillant, mais il fait beaucoup pour les gens riches ; c’est une justice à lui rendre. D’ailleurs, si nous voulons être un jour barons du Krottenweyer ou de quelque autre lieu plus euphonique, il faudra que nous soyons bien en cour.
Mais je m’aperçois que ma lettre a vingt-quatre pages. Encore deux, j’allais au quarteron. Comme on s’oublie en causant avec vous, mon cher Astolphe ! Comme on s’oublierait peut-être, si !… Mais c’est une femme rangée à la vertu, fidèle à son mari, esclave de ses devoirs, qui vous serre la main en camarade. En foi de quoi j’ose signer
« MADELEINE JEFFS. »
« P.S. Je vous recommande encore une fois mon pauvre crapaud de frère. Et si vous correspondez avec vos amis du moulin, protégez-moi ! »
Dans les derniers jours de cette année, M. Jeffs, qui adorait toujours sa femme, mais qui avait repris insensiblement l’habitude de compter, fut saisi d’une terreur panique.
Il avait eu la fantaisie de donner un coup d’œil à ses livres, et, pour la première fois depuis un siècle ou deux, le budget de la maison se soldait en déficit ! Un pauvre percepteur qui trouve un matin sa caisse vide, un aveugle qui ramasse les débris de son violon, est moins abattu, moins désespéré, moins prêt à se jeter à la rivière que M. Jeffs découvrant une lacune dans le total de ses millions.
Huit jours durant, il rumina l’amertume de son cœur, sans faire part de ce chagrin à personne. Il partait le matin pour la chasse, revenait à la nuit tombante sans avoir rien tué, s’habillait en rentrant pour obéir à l’étiquette du château, et dévorait gloutonnement, sans mot dire. Il y avait toujours assez nombreuse compagnie. Toutes les nouvelles connaissances du Krottenweyer y venaient dîner en toilette, comme les vieux amis des Guernay allaient en paletot manger la soupe au moulin. Madelon, qui n’était plus sous l’influence de la lune de miel, déployait son esprit et ses grâces avec la plus aimable liberté. Elle était fort coquette et se faisait un point d’honneur de tourner toutes les têtes. Depuis le sous-préfet dans sa gloire jusqu’au modeste greffier de la justice de paix, tous les hommes brûlaient pour elle, et pas un ne désespérait de s’en faire aimer. Le beau, c’est qu’elle laissait tout croire à ses adorateurs sans leur rien promettre. Aucune parole, aucun geste, aucun regard ne l’avait engagée envers aucun d’eux. Elle répandait l’espérance comme le soleil répand la lumière, en se tenant à sa place.
Jeffs n’avait donc nul sujet de jalousie ; mais, suivant l’heureuse expression de Frauenbourg, il était poucrement préoccupé. Et sa mélancolie croissait en force, comme une liqueur concentrée : où trouver des confidents lorsqu’on n’a jamais eu d’amis ?
Il se rappela enfin qu’il avait dans les combles de son château un confident désigné par la nature. C’était ce paria volontaire que les domestiques eux-mêmes appelaient familièrement père Jeffs. Lui seul n’avait point changé dans la métamorphose générale : son habit, ses mœurs, son langage s’étaient dérobés au badigeon. Sans élever aucune objection contre un gaspillage d’argent qui lui saignait l’âme, il avait persévéré dans sa vie crasse, comme pour censurer par cet exemple les prodigalités de son fils. Au magnifique appartement que Madelon lui avait offert, il préférait sa petite chambre malpropre et nauséabonde, chauffée par un mauvais poêle de fonte qu’il fournissait lui-même de bois mort. Il ne quittait son costume en gros drap de Lichtendorf que pour s’habiller de cotonnade bleue au fort de l’été. Jamais il ne voulut s’asseoir à table dans la belle salle Louis XIV ; il serait mort de faim plutôt que de rayer avec son couteau le fond d’une assiette d’argent. On lui prouva cependant qu’il ne pouvait plus prendre ses repas à la cuisine, quand la valetaille elle-même mangeait à l’office.
« Puisque je dois changer mes habitudes, dit-il à sa bru, faites-moi porter la viande dans ma chambre. Il ne m’en faut pas beaucoup : veau qui tette bien ne mange guère. »
Ce n’était pas qu’il bût énormément, mais il buvait avec suite et régularité ; et une fois que le corps d’un homme est saturé d’alcool, il suffit d’une légère addition quotidienne pour maintenir l’abrutissement à la même hauteur. Dans le cerveau de l’ivrogne, la raison est un plongeur qui essaye tous les matins de revenir sur l’eau, et que la moindre tape renvoie au fond.
Un matin que Madelon dormait de toutes ses forces, après avoir dansé une grande partie de la nuit chez le président du tribunal, M. Jeffs se leva sans bruit, alluma une bougie de cire rose, chaussa ses pantoufles russes brodées d’or, endossa une robe de chambre en damas de soie rouge, et se dirigea sans bruit vers le galetas paternel. La clef n’était pas sur la porte, il fallut frapper fort et longtemps pour réveiller le sourd. Enfin quelque chose remua, un juron se fit entendre, la porte s’ouvrit et l’immonde vieillard apparut en chemise, clignant des yeux et brandissant une lame ébréchée.
« C’est moi, cria le fils. Voulez-vous bien ôter ça ! Qui est-ce qui m’a bâti un vieux fou de votre espèce ? Craignez-vous d’être assassiné quand il y a tant de monde à la maison ?
— On ne sait pas. Est-ce que je connais vos domestiques, moi ? Vous m’avez écrit de tuer les chiens de garde, et je les ai tués. Pourtant il n’y a de sûr que les chiens, parce qu’ils ne connaissent pas l’argent.
— Allons ! recouchez-vous ! j’ai à vous causer. S’il est permis de dormir dans des draps pareils ! On dirait que le traversin est couvert de suie.
— Ça me regarde. Tu n’as pas toujours été si délicat. »
Il prit un chandelier sur la chaise qui lui servait de table de nuit, alluma sa chandelle, et souffla la bougie. Cette petite économie pouvait sembler originale dans une maison où depuis le mois de mars on avait dépensé beaucoup plus de mille francs par jour. Le vieux Jeffs regarda de près sa montre d’argent, pendue à la tête du lit, il avança un fauteuil de paille à son fils, releva son bonnet noir au-dessus des oreilles, et se recoucha en disant :
« Tu peux parler maintenant. Qu’est-ce qu’il y a de neuf ? Je sais bien que tu ne viendrais pas dans ma chambre à trois quarts pour cinq heures, s’il n’était pas arrivé quelque chose.
— Je suis venu de bon matin pour devancer l’heure du schnaps. Comprenez-vous ça, vieil ivrogne ? S’il était seulement midi, vous ne seriez plus en état de me conseiller, et l’affaire est grave. Il s’agit de l’argent ! »
Le père tressaillit comme s’il avait heurté une torpille.
« L’argent ? s’écria-t-il. Est-ce que l’argent est en danger ? Malheureux que nous sommes ? Quelqu’un a-t-il touché à l’argent ? »
Les deux avares en parlant de leurs écus disaient l’argent, comme les esclaves disent le maître. Évidemment, Madelon avec tout son pouvoir n’était pas encore la première autorité de la maison. Elle était le gouvernement, mais l’argent était le roi.
Jeffs confessa le total épouvantable qu’il avait dépensé en moins d’un an. Il le répéta même trois fois, car l’autre ne pouvait en croire ses oreilles. Lorsqu’il ne resta plus la moindre place au doute, le vieillard se mit en fureur, se répandit en invectives et saisit son fils à la gorge comme pour l’étrangler. L’ombre de ses deux grosses mains projetée sur le plâtre du mur, à l’autre bout de la chambre, représentait un animal plus monstrueux que tous les mégathériums de Cuvier :
« Scélérat ! criait-il, assassin ! bourreau ! parricide ! farceur !… Voilà ce que c’est que d’épouser des princesses ! Mieux vaudrait que tu fusses resté garçon toute la vie ou crevé la veille de tes noces que d’avoir touché à mon grand, saint, bon, pauvre, cher argent !
— C’est votre faute aussi ! répondait l’autre en se débattant. Voilà dix ans que vous m’embêtez pour que je me marie. Vous deviez bien savoir que ça coûtait, tonnerre de chien !
— Je t’ai dit de te marier parce qu’il faut avoir un enfant, un seul, entends-tu ? pour que l’argent ne soit pas perdu après la mort ! Est-ce que tu ne pouvais pas faire comme moi ? prendre une paysanne qui ne t’aurait rien apporté, mais qui ne t’aurait rien coûté ; qui se serait habillée avec la défroque des anciennes, qui aurait fait la cuisine pour nous deux, qui aurait raccommodé nos vieilles culottes, et que tu aurais menée à coups de trique, si elle n’avait pas charrié droit ? Te voilà bien avancé, à présent, gros imbécile ! La fameuse dot est mangée, et tu as une dame à la maison ! Va lui prêcher l’économie ! Propose-lui de déjeuner comme ta mère et la mienne, avec un oignon sur du pain ! Elle ne peut pas seulement souffrir l’odeur de l’oignon, cette aristocrate ! Et il lui faut deux draps brodés dans son lit ! Sais-tu comment dormaient mes parents, à moi ? ils mettaient sur le matelas une pièce de toile écrue, qui servait à la fois de drap et d’oreiller. Quand on avait sali deux aunes, on les roulait aux pieds, et on en développait deux autres. À la fin de l’année, la pièce était à bout, et on l’envoyait à la lessive. Va le dire à ta marquise, pour la faire rougir de ses débordements ! Elle te rira au nez ; elle te répondra peut-être que nos parents étaient des pourceaux !
— Et moi, je vous dis que vous ne connaissez pas Madeleine ! Elle est amoureuse de moi, et j’en ferai tout ce qu’il me plaira.
— Tu n’en feras jamais qu’une dépensière, une mangeuse, un fléau de notre argent !
— Alors qu’est-ce que vous voulez ? Que je la tue ?
— Je ne t’ai jamais rien conseillé contre les lois.
— C’est encore heureux ! Mais, après tout, cet argent qui est sorti de la caisse n’est pas perdu. Il n’est que dépensé. On le retrouverait peut-être, et quelque chose avec, si l’on vendait le Krottenweyer.
— Cherche ! cherche des gens assez bêtes pour acheter si cher une propriété qui n’est pas de rapport ? Et quand le bon Dieu t’en fabriquerait un, par miracle, crois-tu donc que ta femme consentirait à quitter son château pour aller vivre en ville, sur la place de l’Église, dans la maison où nos vieux parents ont amassé l’argent ? Jamais !
— Eh bien ! tenez ! ni moi non plus ! J’aime mieux garder le château, quitte à piocher comme un nègre. Je n’ai pas fait grand’chose depuis l’affaire de Teufelsschwantz ; c’est un malheur, mais tant pis ! on ne se marie qu’une fois. J’ai dépensé de l’argent, c’est peut-être une bêtise, mais je le regagnerai !
— Tu ne regagneras pas celui-là. Tu en rattraperas d’autre, c’est certain, mais celui-là et autant de gagné seraient le double. L’argent dépensé, on ne l’a plus jamais, jamais, jamais ! Je te l’ai dit aussitôt que tu as été en état de comprendre ; je te l’ai écrit sur des bouts de papier, dès que tu as su lire. Mais tu aimes mieux ta marquise que ton intérêt, tu préfères le plaisir à l’argent ! Va ! tu n’es pas un Jeffs ! »
Les gros mots roulaient encore entre le fils et le père lorsqu’une teinte blanchâtre dessina vaguement la fenêtre sans rideaux. Jeffs était venu chercher un conseil, il n’obtint que des injures. Il s’en alla penaud comme un homme qui a demandé de la farine et à qui l’on a donné du charbon. En rentrant dans la chambre conjugale, il souffla la bougie et s’arrêta longtemps à contempler sa jeune femme.
Elle était plongée dans ce repos riant et doux qu’on appelle innocemment le sommeil de l’innocence. Sa petite tête reposait sur un bras nu, le plus joli bras, le mieux tourné, le mieux attaché qui fût au monde. Les cheveux blonds dénoués formaient autour du visage un nimbe vaporeux. Les paupières transparentes, terminées par de longs cils, n’auraient point déparé la plus chaste madone de Sassoferrato. La bouche s’entrouvrait juste assez pour qu’on vît briller l’émail de quatre petites dents. Un souffle plus léger que la respiration d’un enfant, plus pur et plus embaumé que la brise printanière, voltigeait sur ses lèvres un peu charnues.
La lampe du plafond répandait sur elle une lueur si tendre et si blanche que son petit corps semblait noyé dans un bain de lait. Les draperies du lit et les tentures de la chambre y ajoutaient un reflet bleu clair. Telle est, ou peu s’en faut, la lumière de la lune dans les nuits sereines de l’Orient.
Le lit était de forme antique, très-large et très-bas. M. Jeffs, en s’agenouillant sur le tapis, couvait pour ainsi dire le front modeste et charmant de Madeleine. Il l’admira longtemps, et finit par se dire en dernière analyse, que le spectacle d’un tel sommeil n’était pas cher à quatre cent mille francs.
Combien d’autres avaient fait le même raisonnement dans la même posture ! M. Jeffs s’était agenouillé, sans le savoir, à la plus célèbre station du chemin de Clichy.
Cette créature n’ignorait pas qu’elle dormait dans la perfection. Elle était plus fière de son joli sommeil que de tous ses autres avantages.
« C’est la mère Lenoît, disait-elle, qui m’a dressée à cela quand j’étais petite. Chaque fois qu’il m’arrivait de ronfler, ou de rêver haut, ou d’ouvrir la bouche en bec de carpe, elle m’éveillait en me donnant le fouet. Si les femmes honnêtes avaient reçu la même éducation, leurs maris ne se feraient pas tant prier pour leur acheter des cachemires ! »
Sous le coup d’œil passionné de M. Jeffs elle s’éveilla. Peut-être l’usurier avait-il une griffe au bout de chaque regard, comme il en avait au bout de ses gestes. N’avez-vous pas remarqué que le regard de l’homme a les formes et les circonstances les plus diverses ? Il est mou, ferme, rigide, fluide, insinuant, cassant, droit, recourbé, tortueux et même barbelé comme un poignard malais. Un bon Frauenbourgeois admirant la marmite des Invalides a le regard plus rond qu’une pomme. Voltaire, sous le péristyle du Théâtre-Français a le regard aiguisé, inflexible et terrible comme une épée de justice. Et Basile ou Déodat, lorgnant du coin de l’œil la statue de Voltaire, laisse poindre entre ses paupières bouffies la lame d’un stylet empoisonné.
Madelon, qui ne s’éveillait jamais à demi, reconnut aussitôt que M. Jeffs n’était pas dans son assiette. Elle voulut savoir ce qu’il avait.
M. Jeffs se confessa en amoureux, c’est-à-dire sans réticence. Lorsqu’il eut soulagé son cœur, elle lui rit au nez, le plus coquettement du monde.
« En vérité ? s’écria-t-elle ; c’est pour cela que tu t’es levé si matin ? À ton air déconfit, j’ai cru qu’il y avait péril en la demeure !
— N’est-ce donc rien que d’avoir dépensé tant d’argent ?
— C’est moins que rien, mon pauvre Pierre, quand on peut tout réparer en quelques mois.
— Merci ! j’étais bien sûr de toi ; je l’avais dit au père. Tu me feras des économies, pas vrai ? Nous nous entendrons toujours bien, ma petite Madeleine. Nos idées seront les mêmes, et nous n’aurons qu’une devise : dépenser peu, gagner beaucoup.
— Pour ça, non ! J’en sais une plus intelligente et plus amusante.
— Dis-la !
— Dépenser beaucoup, et gagner énormément.
— Gagner énormément ! c’est une belle parole. Mais à quoi faire ?
— Je ne sais pas, mais nous trouverons. À l’heure qu’il est, quelle profession exerçons-nous ? J’ai toujours oublié de m’enquérir de cette bagatelle. »
L’heureux mari lui expliqua sans trop de circonlocutions qu’il achetait les biens en gros pour les revendre en détail. Il ajouta plus discrètement qu’il avait presque toujours à la maison des capitaux disponibles ; qu’il cherchait et trouvait dans le pays des placements avantageux, et qu’un billet de mille francs bien employé pouvait en certain cas rapporter jusqu’à cinquante louis dans l’année.
Madelon n’hésita point à blâmer ces sortes d’affaires, non pas qu’elle y trouvât rien de répréhensible au point de vue de la morale, à Dieu ne plaise ! Mais l’usure et le commerce des biens-fonds lui semblaient des industries absorbantes et surtout arriérées.
« Je veux croire, lui dit-elle, que les tribunaux ne te chercheront jamais chicane pour avoir rendu service aux gens hors des limites du taux légal. Mais le peuple est naturellement ingrat, et ceux-là même que tu auras obligés contesteront ton désintéressement et fourniront des armes à tes ennemis. Or, un homme public, et j’ai de l’ambition pour toi, doit être mieux défendu contre la médisance qu’une forteresse contre le canon. Quant à l’autre commerce, il est assez populaire et bien vu des paysans, mais horriblement décrié dans notre monde. Il rappelle les plus mauvais souvenirs de la Révolution, et si l’on apprenait à Paris que j’ai épousé un homme de la bande noire, le faubourg Saint-Germain se lèverait en masse contre moi. Je veux bien me séquestrer à Frauenbourg avec un homme que j’aime, mais je n’entends pas rompre en visière à mes alliés naturels. C’est pourquoi, mon cher baby, tu vas quitter ce métier-là et faire autre chose. Quand on a des millions sous la main, on peut choisir. Les affaires sûres, agréables et honorables appartiennent de droit aux millionnaires : il faut laisser les autres à ceux qui n’ont pas le sou.
— Tu crois ça ? Regarde les Honnoré qui sont millionnaires, et les plus riches du pays après nous ! Ils ont trimé toute l’année, la récolte a été bonne, et en fin de compte, ils sont très-fiers de donner six pour cent aux actionnaires de leur fameuse société.
— Les Honnoré sont des imbéciles, mais M. Champion est un homme d’esprit. Il ne va pas derrière les chevaux, il ne conduit pas la charrue, et il gagne tout ce qu’il veut, sans fatigue et sans danger. Attends qu’il soit ici, et demande-lui l’ordre et la marche. Lorsque Champion est dans une affaire, l’argent se change en or. »
La discussion se termina tout à fait à l’amiable comme un proverbe d’Octave Feuillet ou comme la querelle de Pâris et d’Hélène au troisième chant de l’Iliade.
Deux jours après, M. Champion et M. Jean, ces astres jumeaux, se levaient sur l’horizon du Krottenweyer.
On se livra d’abord aux doux épanchements de l’amitié ; puis Madelon s’enquit de tous ceux qui lui étaient chers, et M. Champion lui donna d’assez tristes nouvelles. Le prince d’Armagne était au lit depuis six semaines avec une jambe cassée. Un colonel irlandais, sir Patrick O’Glaharty, lui avait fait hommage d’une balle de pistolet à vingt-cinq pas de distance. Tout Paris croyait qu’Astolphe guérirait de sa blessure, mais que lady O’Glaharty en mourrait. M. Durier, le joyeux compagnon, n’était plus la gaieté même. Après avoir admirablement arrangé son hiver, il avait eu le chagrin de voir tomber ses vaudevilles l’un sur l’autre comme des capucins de carte. Les calembours les plus infaillibles, des effets sûrs, éprouvés par une expérience de vingt ans, avaient raté honteusement devant le public. Il fallait que la salle eût été louée par des Belges ou que les spirituels enfants de Paris fussent frappés tous à la fois d’une épidémie cérébrale. Trois pièces d’auteurs connus ! qui avaient obtenu un si grand succès de lecture ! qui avaient fait rire l’inspecteur et le pompier, ces juges compétents, à la répétition générale !
« Le public les a égorgées, disait l’infortuné Picpus : preuve qu’il est boucher. »
C’était à douter de tout et même du chef de claque ! Le dix-neuvième siècle semblait sérieusement compromis dans sa gloire, aux yeux de Saint-Firmin, Champagne et Picpus. Pour comble de disgrâce, le philistin en chef de l’intérieur, celui que M. Durier nommait le patron et que la France appelait le ministre, s’était permis quelques observations mal sonnantes. Il trouvait singulier que le sous-préfet de l’arrondissement d’Étampes vécût trop exclusivement dans les coulisses de Paris.
« Mort de ma vie ! s’écriait le bon Durier, si j’avais mille écus de rente au soleil, je remettrais le gouvernement à sa place en lui rendant la mienne ! Depuis que le patron se met sur le pied de marcher sur le mien, j’appelle la retraite à cor et à cri ! »
Saint-Firmin notait ces tristes jeux de mots par un restant de vieille habitude, quoiqu’ils fussent inscrits depuis plus de quinze ans sur le grand-livre de l’association.
Les nouvelles du jeune Lenoît, autre mortel intéressant, étaient encore plus navrantes. Cet éphèbe aux ongles noirs avait reconnu par des procédés spéciaux l’hospitalité princière de Cambry. Non content de fusiller la basse-cour à bout portant, de plumer les jeunes cygnes pour les endurcir au froid, de parodier Daphnis et Chloé avec une vachère en sabots et de semer des bûches dans l’escalier du régisseur, il avait fini par ajouter un chapitre au roman de Scarron en suivant jusqu’à Paris les comédiens ordinaires de Vaugirard. Honteusement chassé de la troupe pour je ne sais quelles malversations au contrôle, il s’était réfugié chez Frédégonde, qui n’avait pu le garder longtemps : il scandalisait la clientèle par l’effronterie de ses propos ! Enfin le mois d’octobre était venu rouvrir les portes du collège, et M. Jean l’y avait conduit pieds et poings liés. Ouf !
Madelon pressentait vaguement que ce joli monsieur lui donnerait du fil à retordre. Mais comme il était sous clef pour un an, on pouvait respirer et même causer affaires. Elle ouvrit des conférences et fit appel à toutes les lumières de M. Champion.
L’honorable n’hésita point à condamner l’usure et l’autre industrie de son ami Jeffs.
« Les gens comme nous, dit-il, doivent opérer en grand. Risquer son nom et son argent dans une affaire de quatre sous, c’est pis qu’un crime, c’est une bêtise. »
Mais M. Jeffs et son respectable père n’appartenaient point à la famille de ce chien qui lâcha la proie pour l’ombre. Ils y regardèrent à plusieurs fois avant de laisser tarir les antiques sources de leur revenu. Pour rassurer leur conscience financière, Champion leur suggéra l’idée de choisir un prête-nom, un homme de paille, un bouc expiatoire qui ferait l’usure et le commerce avec leurs écus, moyennant une faible remise. Madelon mit en avant le vieux Molsheim : il était pauvre et chargé de famille ; du reste rompu aux affaires et dévoué aux intérêts du Krottenweyer. Qui le croirait ? Malgré toutes ces bonnes raisons, le juif déclina une moitié de la tâche. Il consentait de grand cœur à acheter et à revendre des propriétés en son nom personnel, mais il refusa net d’entreprendre l’usure.
« Vieil imbécile ! lui criait Jeffs en le secouant par le bras, voilà plus de vingt ans que je t’emploie à ce genre d’affaires, et tu n’as jamais reculé !
— C’était pour vous, répondit-il, je m’en lavais les mains. Du moment où je travaille en mon nom, je ne veux pas gagner tant d’argent sur le pauvre monde : il y a trop de responsabilité devant Dieu. »
Heureusement M. Jeffs trouva dans sa propre famille un chrétien moins scrupuleux ; et l’usure tondit, tondit comme autrefois la laine des indigents, tandis que Jeffs et Champion se lançaient à la poursuite d’une Toison d’or.
Ils coururent longtemps. Vous auriez dit un compositeur et un auteur dramatique cherchant ensemble un sujet d’opéra. Toutes les idées qui viennent à l’un paraissent insensées à l’autre, et réciproquement.
Je dois dire que notre ami Jeffs était d’une ingénuité épouvantable. Jamais M. Champion n’avait trouvé l’occasion d’étudier un homme si naïvement coquin. Pourvu qu’il arrivât à doubler son revenu sans exposer le capital, la moralité des voies et moyens le souciait fort peu. Ce rustre éminemment pratique se lançait dans les vastes plaines de la théorie sur les ailes du vautour.
« Voyons un peu, disait-il à son futur associé. Que pensez-vous de la contrebande ?
— Usée jusqu’à la corde.
— Mais la contrebande en ballon ?
— Attendez qu’on ait trouvé le secret de diriger les aérostats. Et d’ici là le libre-échange aura supprimé les douanes.
— Vous croyez ? Eh bien ! la traite des noirs ? On dit qu’il y a de l’argent à gagner dans cette partie.
— L’Angleterre nous gênerait ; nous récolterions plus de boulets de vingt-quatre que de pièces de cent sous.
— Savez-vous que les voleurs de Paris sont encore bien innocents ? Ils s’en vont à pied dans les rues, et le premier sergent de ville peut les arrêter au collet. Si je me mêlais de ce métier-là, moi qui vous parle, j’aurais dix voitures à deux chevaux, quatre hommes armés dans chacune et un cocher sûr. On rencontre un monsieur qui revient du bal en fredonnant un air de valse : Halte ! on descend, on le fouille, on remonte, et fouette cocher ! La police n’y verrait rien. Chaque voiture plumerait vingt hommes en moyenne : à cent francs l’un dans l’autre, c’est deux mille francs par jour. Déduisez l’entretien des chevaux, la haute paye des gaillards et l’amortissement du matériel ; restent mille francs par voiture, dix mille francs pour les dix, trois millions six cent mille francs par an ! Mettons que je me trompe de moitié, des trois quarts, des sept huitièmes : c’est encore quatre cent cinquante mille francs par année pour les menus plaisirs de Madelon ! »
M. Champion haussa les épaules et répondit : « On voit bien que vous ne connaissez pas la ville de Paris.
— Moi ! j’ai tout vu : les monuments, les boulevards, les passages, les rues, les barrières…
— Excepté la barrière Saint-Jacques où l’on coupe le cou à toute une classe de spéculateurs. Croyez-moi, mon digne ami, revenons à l’industrie.
— Une idée ! nous montons une raffinerie de sucre. Le gouvernement paye un drawback à l’exportation, pas vrai ?
— Accordé.
— Eh bien ! j’exporte de faux pains de sucre pour quelques millions tous les ans. J’enveloppe de papier bleu un million de pains en bois, sauf quelques têtes qui seront en vrai sucre. Les marchandises sortent par la porte de Strasbourg, elles touchent le drawback et rentrent par le Havre en qualité de bois mort. Si les douaniers se doutent du tour, on leur graisse la patte !
— La douane ne vous prendrait peut-être pas ; mais je connais un particulier qui vous poursuivrait en contrefaçon, car il a eu votre idée avant vous et il l’exploite.
— Diable ! Qu’est-ce que vous pensez de la chimie en 1841 ?
— C’est une jolie science.
— Et ne croyez-vous pas qu’un chimiste qu’on payerait bien finirait par fabriquer un métal aussi lourd, aussi blanc et aussi sonore que le vrai argent ?
— Hélas ! mon pauvre Jeffs, que vous êtes jeune ! Le faux monnayage est puni des travaux forcés à perpétuité. La contrefaçon d’un malheureux billet de banque vous expose à la même peine. Grâce au progrès des lumières et à la tolérance d’un gouvernement paternel, il y a une seule monnaie qui échappe aux rigueurs de la loi, et c’est celle à laquelle vous ne songez pas ! Écrivez action de cinq cents francs sur une feuille de papier bleu ou rose, les tribunaux n’y trouveront rien à redire. Les mêmes tribunaux vous enverraient ramer à Toulon, si vous écriviez cinq cents francs tout court sur un chiffon de papier blanc, avec la signature de M. Garat.
— J’entends. Mais les actions ? Il faut qu’elles représentent quelque chose.
— Cela n’est pas absolument nécessaire. J’avoue pourtant que ça vaut mieux. Trouvez-moi donc un semblant de mine, une apparence de haut fourneau, une saline sans sel, une carrière, une tourbière, tout ce que vous voudrez ; je me charge du reste. Fournissez la poule aux œufs d’or, et, stérile ou non, je la forcerai de pondre ! »
Jeffs médita quelque temps et dit enfin :
« Dans ce genre-là, je ne vois rien chez nous. À moins pourtant que les tourbières de Lichtendorf…
— Pourquoi pas ? Autant cela qu’autre chose. On n’a encore rien fait sur les tourbières. C’est ce que M. Durier appellerait un truc entièrement neuf. Les bitumes, les fers, les charbons même sont un peu usés à la Bourse. Vive la tourbe ! un élément jeune… À propos ! qu’est-ce qu’on en fait ?
— Mais on en fait du feu, mon cher monsieur Champion.
— On a raison, parbleu ! (Déclamant) : L’industrie métallurgique, cette gloire du dix-neuvième siècle, cherchait depuis longtemps un combustible moins cher que… Est-ce plus cher que le bois ?
— Juste moitié moins.
— Bravo ! un combustible deux fois moins cher que le bois, trois fois plus économique que la… C’est bien trois fois plus économique que la houille, n’est-ce pas ?
— Je vais vous dire. Un quintal de houille se vend cinquante sous ; un quintal de chêne, deux francs, un quintal de tourbe, vingt sous.
— Admirable ! (Déclamant) : Un combustible, disons-nous, trois fois moins cher que la houille et le bois, et doué d’un pouvoir calorifique au moins égal !
— Ah ! mais non ! Comme vous y allez ! Elle chauffe mieux que le bois de chêne ; il y a un cinquième de chaleur en plus. Mais il faut deux quintaux de tourbe pour remplacer un quintal de charbon de terre.
— Il suit de là, mon ami, que notre précieux combustible gagne deux dixièmes sur la houille et six dixièmes sur le meilleur bois de nos forêts. Savez-vous que c’est fort joli à mettre dans un prospectus ? Mais, un moment ! L’affaire présente-t-elle une surface honorable ? Vous comprenez qu’avec la meilleure volonté du monde on ne peut pas mettre en actions de cinq cents francs une exploitation de six liards. Combien d’hectares ?
— Six ou sept cents.
— C’est modeste.
— Sur le total, il y en a tout près de cinq cents qu’on peut acheter d’un coup.
— Nous les achetons. Est-ce cher ?
— Pas trop, c’est tout mauvais pré, empoisonné de joncs, de presles et de crêtes de coq. La propriétaire, Mlle Kaufmann, me les a offerts à deux cent mille francs : elle est intentionnée de faire bâtir une église. Son foin se vend au plus trente sous le quintal ; les aubergistes eux-mêmes n’en veulent pas.
— Très-bien ! (Déclamant) : La Compagnie, ne reculant devant aucun sacrifice, s’est empressée d’acquérir le vaste et riant domaine connu dans toute l’Alsace sous le nom de clos Kaufmann.
— On se moquera de nous !
— À Frauenbourg, peut-être. À Paris, jamais ! Et les deux cents hectares restants, les aurons-nous au même prix ?
— Difficilement. C’est divisé. Il y a plus de quatre-vingts propriétaires.
— On leur fera entendre raison. Mais avant tout, mon bon ami, donnez-moi un aperçu des bénéfices que la plus belle tourbière du monde peut procurer à ses possesseurs.
— C’est facile à calculer. Mettons cinq cents hectares de superficie.
— Cinq millions de mètres carrés ! C’est plus riche.
— Soit. Nous avons une couche de bonne tourbe, épaisse d’un mètre en moyenne, sur toute l’étendue du terrain ; ça fait cinq millions de mètres cubes ou de stères. L’extraction coûte vingt sous par stère ; le stère, pris sur place, se vend trois francs. Restent quarante sous de bénéfice sur chaque mètre, ou dix millions à gagner sur le tout.
— Savez-vous, maître Jeffs, que vous commencez à jongler très-correctement avec les chiffres ?
— Vous êtes bien honnête. Nous disons, dix millions de bénéfice net, mais ce n’est pas tout.
— Que diable pourrait-il bien y avoir encore ?
— Mais, la bonne tourbe enlevée, il nous reste le sol.
— C’est juste ! Le sol incomparable qui produit ce joli petit foin à trente sous le quintal !
— Mais qui, remanié, égoutté, écobué et chaulé, peut faire, en deux années de temps, une admirable houblonnière.
— Ah ! vous chantez aussi le grand air du houblon ! Jeffs, mon illustre ami, je vous signe dès aujourd’hui votre diplôme de maître. Le premier actionnaire qui me tombera sous la main, je vous l’envoie. Et je parie que vous le mettez dedans, pour votre coup d’essai !
— Mais savez-vous, monsieur Champion, qu’ils ne seront pas déjà tant à plaindre, les actionnaires qui partageront cette affaire avec nous ? La tourbe est très-demandée à Lichtendorf ; c’est une ville d’industrie. Frauenbourg en consommera sa bonne part, attendu que le bois renchérit de jour en jour. Vous verrez que nous en vendrons deux cent mille stères au moins l’année prochaine. »
M. Champion écarquillait ses petits yeux et commençait à ne plus comprendre :
« Vous moquez-vous ? dit-il. Deux cent mille stères de quoi ?
— Mais de tourbe donc.
— Et où les prendrons-nous, s’il vous plaît ?
— Dans la tourbière de Lichtendorf.
— Il y en a donc, de la tourbe ?
— Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ?
— Et il y en a ?… mais je rêve ! Il y en a la quantité que vous m’avez dite ?
— Pour le moins. J’ai fait les sondages moi-même. »
M. Champion laissa tomber ses petits bras noueux et mollets, puis il les releva brusquement, saisit Jeffs à la gorge, et s’écria avec une fureur comique :
« Comment ! malheureux ! Il y a de la tourbe dans la tourbière, et vous parlez de la mettre en actions ! Et moi, comme un double imbécile, j’ai presque rédigé le prospectus ! mais je croyais qu’il était question d’une fausse tourbière, d’une tourbière épuisée, d’un terrain contenant une apparence de tourbe ! Sans cela, croyez-vous que j’aurais été assez jeune pour l’offrir aux gogos sur un plat d’argent ? Apprenez, grand innocent, le secret de polichinelle ! On met une affaire en actions lorsqu’elle est mauvaise ou qu’on n’a pas assez d’argent. Si elle est bonne et si l’on est riche, on la fait soi-même.
— Eh bien ! c’est dit : Faisons-la nous-mêmes !
— Un instant ! Après avoir vu.
— Nous irons voir ça demain, si vous voulez. Les tourbières sont entre la Reiss et la Frau, à deux lieues de Frauenbourg.
— Si près d’ici ! Et personne n’a encore pensé à faire le coup ? Et vous qui avez de quoi, vous qui êtes dans le secret, vous qui ne partagez point les idées de Sénèque sur le mépris des richesses, vous avez attendu l’arrivée de l’ami Champion pour exploiter cette mine d’or ? Jeffs, mon bien bon, il y a quelque anguille sous roche !
— Non, j’avais d’autres affaires en tête, je ne travaillais pas dans cette partie-là. Et puis, je ne me rendais pas compte de tout l’argent qu’il y avait à gagner. Enfin, puisqu’il faut tout vous dire, une tourbière ne s’exploite pas sans permission, et nous n’avons pas toujours été si bien avec les autorités.
— Quant aux autorités, dit Champion, je m’en charge. Dût-on faire une part à mon gamin de neveu !… »
Le lendemain, entre deux et trois heures, par un brouillard discret, le député et le sous-préfet chevauchèrent avec M. et Mme Jeffs sur le chemin de Lichtendorf. Bonnevelle était cavalier, Madelon avait failli débuter au Cirque dans les exercices de haute école ; Jeffs était solide en selle comme la plupart des paysans alsaciens qui ont galopé à poil en sortant de nourrice. Quant au jeune et joli Champion, il fallait qu’il eût bien mal employé ses cachets du manège. Huché sur Freyschütz, le plus grand cheval de l’écurie du Krottenweyer, vous l’auriez pris pour le colonel d’un régiment de singes montés. À chaque temps de galop, il se recommandait à saint Crin, comme on dit en Alsace. Avec les poignées de cheveux qu’il emprunta à la pauvre bête, les petites filles de Frauenbourg auraient pu enfiler des perles pendant dix ans. Quelquefois, dans un accès de désespoir, il embrassait violemment le col de sa monture ; quelquefois, pris à l’improviste, il perdait les étriers et se trouvait, sans savoir pourquoi, sur le pommeau de la selle pour rebondir un instant après sur la croupe. Mais aussitôt que la cavalcade se mettait au petit pas, il reprenait son aplomb, parlait haut, jugeait l’écurie de M. Jeffs, décidait que le cheval de Bonnevelle n’avait pas le garrot assez tranchant, accusait la jument de Madelon d’avoir les paturons engorgés, et discutait sur les diverses méthodes de dressage employées en Europe depuis le duc de Cavendish jusqu’à Franconi.
Un chariot était parti devant, avec une forte sonde enveloppée de couvertures. Lorsqu’un roulier curieux demandait au conducteur : « Qu’est-ce que vous avez donc là ? » M. Jean, assis sur une botte de paille, répondait sans se troubler : « Un grand fusil d’invention nouvelle pour la chasse aux canards. » C’est pourquoi le bruit courut aux environs de Frauenbourg que M. Jeffs allait à cheval avec une espèce de canon donner la chasse aux canards sauvages.
On s’arrêta au milieu d’une vaste prairie encore assez verte, car la végétation se conserve sur la tourbe comme le saumon dans la glace. Le sol mobile, élastique, gorgé d’eau, tremblait sous les pieds. Aucun spectateur indiscret ne se dressait à l’horizon. Décembre allait finir, la campagne était déserte, tous les paysans du voisinage fumaient leur pipe autour des poêles. On n’apercevait sous le ciel qu’une longue bande de corbeaux glissant d’un vol paresseux à travers le brouillard liquide.
M. Champion fit donner sous ses yeux huit coups de sonde ; il trouva la tourbe partout. La marchandise lui parut belle. Le gisement s’étendait sur une superficie de sept cents hectares, autant qu’on en put juger. Il occupait tout le fond d’un ancien étang, alimenté autrefois par les eaux de la Reiss. Personne ne pouvait dire à quel moment la rupture d’une digue avait desséché tant bien que mal ces vastes terrains. Le sol se composait d’une couche de terreau assez mince, d’un lit d’argile épais de quelques centimètres, et enfin de la tourbe qui reposait elle-même sur un fond argileux. Elle était serrée, en sandwich, entre deux tranches de terre glaise. Son épaisseur moyenne semblait être d’un mètre et quelque chose. Elle était de deux mètres et plus vers le centre, et de soixante centimètres au moins à la circonférence. Le député toucha la chose du doigt, et dit galamment à Madelon :
« Chère belle, voici une promenade qui vaudra quelques millions pour vous. On dit que les pièces de cent sous ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval ; chaque pas de votre belle Fancy représente environ trente louis, quoiqu’elle ait les paturons légèrement engorgés ! Revenons au petit pas pour ménager nos montures, et je vous conterai la chose chemin faisant. »
Elle comprit fort bien, car elle avait l’instinct des affaires. Lorsqu’il fut question des formalités à remplir, elle se tourna vers Bonnevelle, et lui dit :
« Ceci vous regarde, mon doux Gérard. Vous irez à Strasbourg, vous verrez le préfet, vous nous mettrez en règle avec la loi. Ne vous ai-je pas averti, le lendemain de mon arrivée, que j’aurais peut-être besoin de vous ? À bon entendeur ! Et du zèle ! Quant à vous, mon cher Léon, je vous retrouve aussi ingénieux, aussi fécond en ressources et aussi dévoué qu’à Paris ; vous verrez que, moi aussi, je suis restée la même. Toi, mon Pierre, tu sais ce que je pense de toi. Soldats, je suis contente de vous. Et maintenant, au galop ! »
M. Champion gagna facilement la course. Il arriva même avant Freyschütz, qui ne s’attendait guère à être battu d’une longueur par son propre cavalier.
Deux jours après, MM. Jeffs et Champion, unis en société par devant Me Benfeld, laissèrent Madelon au Krottenweyer, sous la garde du fidèle Gérard. Ils s’en allèrent à Lichtendorf et acquirent à beaux deniers comptants le domaine de Mlle Kaufmann.
Au commencement de janvier 1842, M. Jeffs et M. Bonnevelle, dont l’intimité allait toujours croissant, entreprirent ensemble le voyage de Strasbourg.
Le préfet, M. de Trébizonde, était un gentilhomme poli comme un miroir, roide comme une baïonnette, fier des avantages physiques qu’il avait à peu près conservés, marchant comme sous un dais et portant sa tête comme une relique. Il taillait sa barbe à la mode d’Henri IV, pour prouver aux populations qu’il avait le triple talent. En quelque circonstance qu’on l’abordât, il venait toujours de crever son meilleur cheval, ou d’accomplir une autre prouesse du même genre. Du reste, absolument étranger aux affaires, et nul de père en fils depuis les croisades.
Il descendit de sa hauteur pour donner audience à MM. Jeffs et Bonnevelle, écouta noblement leur requête, les ondoya d’eau bénite de cour, leur raconta la mort de deux sangliers qu’il avait immolés lui-même de son épieu, fredonna la fanfare de Marie-Margot, et les renvoya pour le surplus au secrétaire général.
M. Durstel, le second personnage de la préfecture, était un des êtres les plus capables et les plus vertueux qui eussent jamais endossé l’habit brodé. M. Honnoré, son ami, disait souvent :
« Si j’étais roi, Durstel serait premier ministre. »
En attendant, M. Durstel savait lui-même qu’il ne serait jamais préfet. La fatalité des bureaux avait écrit sur son front en rides mélancoliques : « Tu n’arriveras point ! » Il était protestant sincère, et on l’accusait de fanatisme ; il était un peu plus droit que la plupart de ses contemporains, et on l’accusait de roideur ; il travaillait dix-huit heures par jour, comme ces obscurs héros de la bureaucratie impériale, et on l’accusait d’accaparer le travail. Une admirable étude sur la misère de l’Alsace l’avait rendu suspect de socialisme ; bref, c’était un homme impossible.
Tel était le sentiment de nos amis Jeffs et Bonnevelle, et l’entretien qu’ils eurent avec ce farouche administrateur ne modifia point leurs idées. M. Durstel prouva dès les premiers mots qu’il connaissait l’affaire à fond.
« Vous allez gagner des millions, dit-il à M. Jeffs ; cela m’est complètement égal, mais je dois veiller aux intérêts de vos voisins. L’exploitation des tourbières est en elle-même une chose utile, excellente, patriotique, chrétienne. La spéculation que vous entreprenez peut faire la fortune de Lichtendorf et de Frauenbourg. Reste à savoir si elle ne crée pas un danger sérieux pour la salubrité publique. Où pensez-vous écouler vos eaux ? »
Jeffs, qui n’avait pas même songé à cette question, répondit sans se troubler :
« Dans la rivière !
— Vous oubliez que votre exploitation n’est pas à plus d’un mètre au-dessus du niveau moyen de la Reiss. D’ailleurs vous n’êtes pas riverain, il faut creuser un canal à travers des prairies qui ne sont pas à vous ; aurez-vous le consentement des propriétaires ?
— Je m’arrangerai avec eux. En payant !
— Eh bien ! c’est par là qu’il faut commencer. Apportez-moi le plan de la propriété, la coupe de la fouille projetée, le tracé du canal d’assainissement, les signatures des riverains, légalisées, et nous verrons alors à vous donner l’autorisation. »
Le sous-préfet crut voir dans cette rigueur un sentiment hostile.
« Mon cher collègue, dit-il au secrétaire général, nous ne sommes pas des Turcs. Les propriétaires de ce champ, puisqu’il faut absolument vous le rappeler, sont M. Jeffs, homme considérable par sa fortune, et M. Champion, mon oncle, député de Frauenbourg. Moi-même, je me porte garant que, si l’exploitation de la tourbière entraînait à sa suite quelque danger d’insalubrité, ces messieurs répareraient le mal en toute hâte, sans y être ni forcés ni contraints.
— Monsieur et cher collègue, répondit le puritain, il est bon de réparer le mal, mais il est mieux de le prévenir. Ce n’est pas demain ni après qu’on s’apercevra des inconvénients et des dangers. Mais quand messieurs vos amis auront extrait, séché et vendu quelque cent mille tonnes de tourbe, l’automne viendra avec ses pluies, l’hiver avec ses inondations. Les fondrières créées à leur profit sur le ban de Lichtendorf se transformeront en étangs vaseux, et alors gare au soleil de 1843 ! La décomposition des matières végétales empoisonnera l’air ; un pays qui n’est qu’à moitié malsain deviendra un foyer de pestilence et vous verrez des accidents dont nous aurons tous à répondre là-haut. C’est pourquoi je maintiens ma décision, dussé-je encourir la disgrâce d’un député influent. De cette façon, il n’y aura qu’un homme exposé, et ce sera moi ! »
Lorsque Jeffs et Bonnevelle rapportèrent au château les fruits tout négatifs de leur ambassade, Madelon donna au diable le chinois qui lui coupait les millions sous le pied ; M. Champion promit de le faire sauter à bref délai et de le remplacer par un homme à lui.
« Mes excellents bons, dit-il, ce n’est pas une petite affaire, la conquête d’un arrondissement. Il faut établir son monde dans les principaux emplois, se procurer des intelligences dans l’opposition, des clients dans la bourgeoisie, des vassaux dans la basse classe. Tout cela ne se bâcle pas en un jour. Nous avons l’administration, grâce à Gérard ; mais la municipalité est indépendante ou plutôt hostile. Le clergé va bien, mais la basoche est indécise. La force armée, c’est-à-dire M. l’officier de gendarmerie se tient à l’écart. Je suis sûr de la bourgeoisie et d’une grande partie de la société : madame a fasciné tout le monde. Mais la plèbe ? On ne sait pas. Enfin, nous avons besoin de Strasbourg, et voici que le grand ressort de la préfecture nous craque brutalement dans la main. Ces scélérats de meuniers, qui ont agi comme des drôles à l’époque de mon élection, sont plus solides et mieux assis que nous. Ils ont l’homme important de la préfecture, ils tiennent le conseil municipal, la société de bienfaisance, la recette particulière, les hypothèques, l’enregistrement, l’inspection des eaux et forêts, ils ont les paysans, ils ont la canaille des rues, ils ont un journal !
— Nous en aurons un ! s’écria Madeleine. Et elle ajouta sur l’air de Richard :
Ah ! si Lampeigne était ici !
Mais il est sans doute à Clichy !
— Avec tout ça, dit M. Jeffs, nous avons cinq cents hectares de roseaux sur les bras. Le vieux de là-haut va faire un beau train, s’il apprend la chose. »
M. Champion saisit la balle au bond et offrit de garder la tourbière pour lui seul.
« Ah, mais non ! répondit M. Jeffs qui reprit confiance en un instant.
— Je croyais que vous ne vouliez plus faire d’affaires avec moi.
— Au contraire !
— Eh bien ! je vais vous en proposer une seconde !… Gérard, tu n’es pas de trop : nous aurons besoin de toi… C’est une idée qui m’est venue aujourd’hui, tandis que j’étudiais, avec madame, la carte du département. »
M. Jeffs courut chercher la carte et l’étendit sur la table.
« Voilà, dit-il : nous écoutons.
— Est-ce que vous ne possédez pas une forêt, par là, dans la vallée de la Zorn ?
— C’est une forêt, si l’on veut. Je l’ai rasée à blanc en 1832 ; elle doit être à l’état de gaulis. Mais comme elle ne me coûte rien…
— Je le sais. Et que vaut-elle, à votre idée ?
— Pas grand’chose.
— La donneriez-vous bien pour deux cent mille francs ?
— Tout de suite ! c’est le prix qu’elle m’a coûté ; je suis déjà rentré une fois dans mon argent ; ça ferait deux capitaux pour un.
— Et si, au lieu de vous donner deux cent mille francs pour le tout, je vous en offrais cent mille en qualité de copropriétaire ? Si je vous montrais dans un avenir très-prochain l’espoir de décupler ce joli capital sans aliéner notre forêt, et même en augmentant sa valeur actuelle !
— Je dirais que vous êtes un fameux sorcier, vous !
— Suivez-moi bien. D’après des renseignements que j’ai lieu de croire exacts, la fameuse loi des chemins de fer, si longtemps ajournée, passera dans quatre ou cinq mois comme une lettre à la poste. La construction des grandes voies suivra de près, car il n’y a pas une minute à perdre, et l’Europe commence déjà à se moquer de nous. Une des lignes les plus urgentes est sans contredit celle qui doit relier Paris à l’Allemagne en passant par Strasbourg. Voici Paris, voilà Strasbourg ; voici, entre les deux, une grande ville où le chemin touchera nécessairement ; c’est Nancy. La ligne de Nancy à Strasbourg devra couper la chaîne des Vosges ici ou là. Si elle prend au plus droit, elle fera un tunnel ici, suivra le cours de la Frau, traversera Frauenbourg et débouchera sans obstacle dans la vallée du Rhin. C’est l’itinéraire le plus direct et le plus économique, n’est-il pas vrai ?
— Certainement.
— Mais si un homme était assez puissant ou assez habile pour briser cette ligne droite, la faire remonter jusqu’ici, où j’ai le doigt, et la conduire à Strasbourg par Saverne et la vallée de la Zorn, comprenez-vous, grand innocent, que nous serions expropriés, vous et moi, sur une longueur d’une lieue ! Que la Compagnie ou l’État (selon ce que la loi va décider), nous payerait plus d’un million les terrains tout à fait insignifiants qu’il faudra nous prendre ? Et que le reste de la propriété, étant traversé par un chemin de fer, acquerrait ipso facto (pardon, madame !) une valeur considérable.
— Oui bien ! mais vous vous hâtez un peu trop de partager mes bénéfices. Je ne vous ai pas encore tapé dans la main, et, jusqu’à présent, mon cher monsieur Champion, ma forêt n’appartient qu’à moi.
— À votre aise, mon bon ! mais le soin de faire dévier la ligne droite, de déterminer le tracé, de persuader les deux Chambres, le ministère et le roi, n’appartiendra non plus qu’à vous seul !
— Je plaisantais, monsieur Champion. Touchez là ! L’affaire est faite.
— Mais je vous avertis qu’il y aura du tirage. C’est pour le coup que nous aurons besoin d’un journal. Toute la clique des Honnoré compte sur le chemin de fer pour écouler les produits de la grrrrande ferrrrme modèle. Ils exciteront une insurrection, mais j’ai mon idée. Je veux les battre avec leurs propres armes.
— Un instant ! s’écria Gérard. Si le chemin de fer ne passe plus à Frauenbourg, je ferai une jolie figure, moi, dans mon petit coin abandonné !
— Eh ! grand innocent ! il faudra dix années pour achever la ligne, et dans dix ans tu seras préfet !
— C’est juste. »
Peu de jours après cette séance, M. Champion partit pour Paris, toucha barre au ministère, et se dirigea immédiatement sur Étampes.
Il y trouva son ami Durier dans une tristesse profonde. Ce n’était plus que l’ombre du joyeux compagnon. L’eau-de-vie de Languedoc lui paraissait fade, et ses papilles demeuraient insensibles aux titillations du tabac.
« Tu vois ! dit-il, j’obéis au patron. Je moisis servilement dans cette ville de farine. Ils m’ont dit au ministère que je gâchais mon avenir ; qu’avec mon aptitude et mon activité je devrais arriver à tout, mais qu’on ne peut pas servir deux maîtres à la fois. Parbleu ! je le sais bien. Leur satanée sous-préfecture me coûte assez cher cette année. Elle m’a fait manquer tous mes succès de l’hiver. Comment diable veux-tu qu’on trouve des choses drôles au milieu de ces Beaucerons ? Tous fermiers ou meuniers, mon bonhomme ! Pour indiquer qu’une étoffe est magnifique, on dit ici : C’est d’un goût vraiment fermier ! Veut-on faire entendre qu’une femme est belle et bien mise, on dit : Vous la prendriez pour une meunière, tant elle est bien ! Ces choses-là m’ahurissent au possible. Je me sens plus éloigné de Paris que dans ce pauvre Frauenbourg. Qu’on me ramène aux bords de la Frau ! ou plutôt qu’on me fasse trois mille livres de rente pour vivre au cinquième étage dans les environs du Palais Royal ! Le gouvernement doit bien quelques petites douceurs à un homme qui l’a fondé. Lorsque je fais un vaudeville et qu’il réussit, j’ai tant sur la recette. Je fais une révolution applaudie par toute la France ; la farce a dépassé aujourd’hui sa quatre millième représentation, et pas un sou de droits d’auteur ! Pour un rien, je retirerais la pièce.
— Crois-tu sérieusement, mon pauvre bon, que mille écus par an te rendraient ton antique gaieté ?
— Je ne le crois pas, je le sais. Pourquoi mes pièces de cet hiver sont-elles tombées à l’eau ? Parce que le public y a trouvé çà et là des choses passées de mode. Tel mot qui fait rire aujourd’hui, fera hurler demain. Il faut se tenir au courant de ce qui plaît, fréquenter les coulisses, les cafés, les bals de l’Opéra, le monde enfin, pour tâter le pouls du public. Hier, il adorait le mot chicard : ce dissyllabe lui paraissait superlativement comique. Aujourd’hui, le goût de la nation exige une syllabe de plus : chicard lui semble court, il demande chicandard. Demain, il lui faudra chicocandard, et, dans deux jours, la girouette aura tourné : le seul mot amusant dans tout le dictionnaire sera le mot chocnosophe. Le grand art du vaudevilliste, au moins comme je l’entends, consiste à saisir avec vivacité ces nuances fugitives et à les transporter aussitôt sur le papier. C’est pourquoi Saint-Firmin nous était très-utile, mais le pauvre homme se fait vieux ; il ne va plus nulle part, il rôtit ses pantoufles au coin du feu, je crois même, le diable m’emporte ! que les pompes funèbres ont fini par déteindre sur lui. Champagne est enchaîné par la goutte ; c’est le Prométhée de Vaugirard. Moi seul !… mais donnez-moi trois mille francs de rente, ô mon Dieu !!!
— Tu les auras, lui dit M. Champion. Tu peux même gagner le double dans l’espace de deux ou trois années.
— En assassinant qui ?
— Personne. Écris simplement au ministre que tu désires t’éloigner de Paris, retourner en Alsace, terminer de grands travaux sur n’importe quoi dans le Bas-Rhin. J’appuierai ta demande auprès de mon collègue le directeur du personnel ; tu seras nommé secrétaire général à Strasbourg. Notre ami Jeffs et moi nous avons entamé là-bas quelques affaires importantes, dont le bénéfice net s’élèvera sans doute à plus de douze millions. Il nous faut à la préfecture un ami dévoué qui écarte les obstacles, abrège les lenteurs et pousse l’épée dans les reins à MM. les expéditionnaires. Nous donnerons un pour cent à l’heureux mortel qui nous rendra ces petits services, en tout bien tout honneur. Madelon a pensé à toi, et je suis venu.
— Eh ! père la vertu ! j’ai le nez rouge, il est vrai, mais je flaire la gabegie ! Pas de bêtises ! On est pauvre, mais honnête. »
Toutefois, il ne se fit prier que de la bonne sorte ; car enfin il avait toujours le temps de dire non, lorsqu’on lui demanderait un service incompatible avec ses devoirs. Sa nomination lui arriva dans la quinzaine. À Paris, son vieil ami Champion lui remit une somme assez ronde pour frais de déplacement. À Frauenbourg, il s’arrêta vingt-quatre heures, le temps d’embrasser les Jeffs, M. Bonnevelle et les braves gens du moulin. Mais on lui dit tant de choses au Krottenweyer et à la sous-préfecture que son estime pour M. Honnoré décrut sensiblement. Il lui brûla la politesse, non sans regretter au fond du cœur qu’un si aimable vieillard eût si mal tourné. À Strasbourg enfin, il hérita du fauteuil et du bureau de M. Durstel qu’on envoyait en Afrique comme inspecteur en chef de l’émigration, triste émigrant lui-même, avec une femme et cinq enfants.
Dès ce moment la question des tourbières marcha comme sur des rails. Le préfet signa tout ce qu’on voulut. Il daigna même, après une visite de M. et Mme Jeffs, recommander ces spéculateurs à l’attention bienveillante du gouvernement.
Jeffs se mit à l’œuvre le 1er mai. Quatre brigades de terrassiers bien conduits, bien payés, gagnant jusqu’à trois francs par jour, éventrèrent vigoureusement le marais Kauffmann. Trois cent mille mètres cubes de tourbe excellente furent extraits, séchés et vendus dans cette campagne. L’association réalisa six cent mille francs tout net, malgré la concurrence de quelques propriétaires voisins qui défrichaient aussi leurs prés pour y chercher la tourbe. Les fabriques de Lichtendorf eurent une grande abondance de combustible à bon marché, les paysans se réjouirent de payer à moitié prix la provision de leurs poêles ; le nom de Jeffs grandit en popularité. Le journal de M. Honnoré, tout en faisant ses réserves pour l’avenir, reconnut loyalement que l’exploitation des tourbières était un bienfait. Songez que la houille coûtait excessivement cher dans ce pays dépourvu de canaux. On l’amenait sur des chars à quatre bœufs depuis la frontière de Prusse !
Vous pensez bien que l’heureux châtelain du Krottenweyer ne se permettait plus de censurer les dépenses de sa femme. Il lui donnait carte blanche. Le vieux lui-même était désarmé. Lorsqu’en rentrant de Lichtendorf il rencontrait sa jolie petite bru dans une allée du jardin, il lançait à son adresse un sourire écarlate, ou même il lui caressait l’épaule de sa grosse main crochue, comme on flatte un animal dont on n’a qu’à se louer.
Notez encore que les deux prête-noms de M. Jeffs, le vieux Molsheim et le jeune Rohr, ne chômaient aucunement. L’un achetait, morcelait, vendait tous les jours quelque lopin de terre ; l’autre avait ouvert sur la place du marché une petite boutique de bijouterie où il débitait surtout des pièces de cinq francs au-dessus du cours. C’était chez lui un va et vient de juifs industrieux et gueux, qui empruntaient dix louis le matin pour acheter une vache et rapportaient deux cent vingt francs au coucher du soleil. Les capitaux croissaient comme l’herbe des champs, les piles d’écus montaient comme des palmiers sur cette terre bénie.
Madelon elle-même se mit en tête de gagner de l’argent, car la fièvre de spéculation est plus contagieuse que la scarlatine et la rougeole. Elle déclara que c’était folie de posséder un bel étang de quatre hectares comme le Krottenweyer, sans en tirer aucun profit. La carpe se vendait cher à Frauenbourg : seize sous la livre ! On pouvait l’avoir à huit sous en hiver, sur les étangs de la Lorraine ; excellente occasion de doubler un petit capital. D’autant plus qu’en Lorraine la carpe est molle et sent la vase, tandis qu’un séjour de quelques mois dans l’eau froide et limpide du Krottenweyer raffermirait sa chair en lui ôtant son mauvais goût. Sur ces données parfaitement exactes, elle acheta dix mille carpes marchandes, de sept à huit cents grammes chacune, pour les revendre six mois plus tard aux aubergistes de Frauenbourg.
Elle fit mieux encore, ou du moins elle imagina quelque chose de plus nouveau. Je vous ai dit à quelle particularité zoologique le Krottenweyer est redevable de son nom. Les crapauds s’y réunissent au printemps, comme les jeunes ménages yankees font au Niagara leur voyage de noces.
Le crapaud, quoiqu’il ne s’accouple pas à la façon des animaux supérieurs, prend un vif intérêt à la conservation de sa race. Il fraye avec passion, bien différent de la carpe et du brochet qui affectent dans l’accomplissement de ce devoir une froideur inqualifiable. Une carpe femelle se soulage de ses œufs sur les roseaux, et s’en va. Un mâle passe par là, en se promenant, féconde les œufs de sa laitance, et court ensuite à ses affaires. Que les crapauds sont d’autres gens ! Comme ils rachètent leur laideur par des qualités sérieuses ! Le 15 mars de chaque année, on les voit descendre des forêts voisines, deux par deux, l’un portant l’autre, vers la belle nappe liquide du Krottenweyer. La femelle, énorme, presque ronde, est toute ballonnée de son frai. Le mâle, plus svelte et moins fort, est gonflé de laitance. Il étreint de ses petits bras la poitrine de sa commère et semble dire en arrondissant ses gros yeux : « Dès que votre frai sera pondu, ma chère, c’est moi qui aurai l’honneur de le féconder. » Et qu’un rival essaye un peu de lui disputer sa place ! Qu’un déclassé, comme il s’en rencontre à tous les étages du règne animal, fasse mine de le tirer en arrière, il rue comme un beau petit diable, et sa chanson d’amour, si douce et si mélancolique, se change en grognements sinistres.
Enfin, le berceau commun de tous les crapauds du pays, le Krottenweyer, a reçu dans son sein l’heureux couple. La femelle, suspendue par les mains à quelque menu branchage, pond un interminable chapelet de petits œufs que le mâle féconde l’un après l’autre, à mesure qu’ils tombent dans l’eau. La nuit succède au jour et le jour à la nuit (comme on dit dans les poèmes classiques), sans interrompre cette chaste et parallèle fonction. Elle n’est troublée que par l’audace de quelques rivaux, si la crapaude est belle. Car il y en a de belles, de laides, de médiocres, d’irrésistibles. On en voit quelques-unes entourées de plus de prétendants que Pénélope ou Madelon. Il faut que celles-là soient douées de quelque mérite à part, insaisissable au regard de l’homme, comme la beauté de Pénélope ou de Madelon échappe au regard d’un crapaud.
Mme Jeffs était arrivée au Krottenweyer pour le moment du frai. Elle fut saisie d’horreur à la vue de ces groupes immondes qui dégringolaient le long des sentiers. Elle ordonna une Saint-Barthélemy de crapauds, et si elle ne fut pas obéie, c’est que les bras manquèrent pour une si énorme destruction. Un mois après, elle vit les hôtes de son étang remonter isolément vers la forêt, maigres, vidés, ridés et mélancoliques. Elle vit les masses de frai, déposées le long des bords, s’enfler par la fermentation de la vie. Des millions de globules transparents, avec un petit point noir au milieu, formaient, à la surface de l’eau, des montagnes gélatineuses. Au bout de quelque temps, le point devint un trait, le trait devint un corps arrondi, terminé par une queue frétillante. Puis des légions de têtards échappés de leurs langes se dessinèrent au milieu du lac comme d’immenses taches d’encre. Enfin le 15 juin, trois mois après l’arrivée des premiers couples amoureux, les berges se couvrirent de cinq ou six millions d’animaux parfaits, bien venus, de la grosseur d’un pois et d’une belle couleur d’ébène. Toute cette génération de crapauds se dispersa en sautillant, comme les enfants à la sortie de l’école, et personne n’en entendit parler jusqu’au printemps de l’année suivante.
Mais lorsqu’ils revinrent en 1842, tous grands garçons ou grandes filles, Madelon ne les craignait plus ; elle les attendait.
Le génie de la spéculation s’était éveillé dans son cerveau ; elle avait appris bien des choses.
Un journal lui avait conté que le crapaud, malgré sa laideur, est un animal utile ; qu’il détruit les limaces des jardins, et que les horticulteurs anglais, au lieu de le chasser brutalement, l’attirent. Elle savait que ce petit être bienfaisant et pustuleux se vend jusqu’à six shillings la douzaine sur le marché de Londres, et elle caressait l’idée de s’en faire six mille francs de revenu. Douze mille crapauds tiendront à l’aise dans une tonne de dix hectolitres. C’est presque un décimètre cube par tête. Ils ne sont certes pas si grandement logés dans l’intérieur d’un bloc de plâtre ou dans le cœur d’un caillou. Supposons, pour faire la part du feu, que nous soyons forcés de les vendre à prix réduit : par exemple cinq pence par tête, au lieu de six. Voilà néanmoins deux mille écus tout trouvés ! Elle fit donc ramasser par ses servantes et par quelques femmes de journée tous les crapauds qui pensaient retourner chez eux après le devoir accompli. Elle surveilla le travail, et même faut-il l’avouer ? elle mit plus d’une fois la main à la pâte, cette jolie petite main si fine et si bien gantée ! Ce n’était pas la première fois de sa vie qu’elle surmontait ses dégoûts.
Malheureusement la traite des crapauds ne la fit pas plus riche. Douze mille pauvres bêtes, expédiées sur le Havre, par roulage accéléré, moururent d’un commun accord avant le terme du voyage. Agglomérés par force, au moment même où ils aspiraient à la solitude et au recueillement, emprisonnés dans un obscur cachot, à cette heure charmante qui suit le rendez-vous, les crapauds de Madelon furent pris de nostalgie. Il n’en resta pas un pour raconter la mort des autres.
Si les carpes du Krottenweyer n’éprouvèrent pas même fortune, il s’en fallut de bien peu. On les avait jetées au nombre de dix mille dans un étang qui pouvait, à la rigueur, en contenir huit cents, et personne ne s’était avisé de les nourrir. Lorsqu’on les fit pêcher pour les vendre, elles avaient une tête énorme et un tout petit corps, comme les caricatures de Dantan.
Madelon se fâcha tout rouge. Elle comptait humilier les sages ménagères du moulin par l’énormité de ses bénéfices, et voilà que deux spéculations si bien conçues tombaient à plat comme les vaudevilles de Durier. Mais elle se remit bientôt : elle était si bonne fille ! « Décidément, dit-elle à son mari, c’est toi qui as été mis au monde pour gagner l’argent. Moi, je suis née pour le dépenser. Eh bien ! restons chacun dans notre spécialité. »
Gérard Bonnevelle était un jeune homme honnête et bon, mais faible. Six mois après son installation, lorsqu’il reçut la première visite du cher oncle, il était plein d’estime, d’amitié et même d’admiration pour la famille du moulin. Il avait étudié ces braves gens, et il ne leur connaissait d’autre défaut que de n’être pas follement amusants. Sa surprise fut extrême, lorsque M. Champion, qu’il tenait pour un homme très-fort, prétendit que Jeffs était supérieur à M. Honnoré. Je dois dire à sa louange qu’il ne persista pas moins à voir M. Honnoré dans l’intimité la plus étroite et à se garder de Jeffs comme du loup.
L’hiver suivant, les élections de Frauenbourg jetèrent un peu de froid entre le sous-préfet et ses braves amis. M. Honnoré avait eu vent de certaines manœuvres qui frisaient l’illégalité ; il n’hésita point à s’en ouvrir à Gérard et à le réprimander doucement, comme un père eût grondé son fils.
« Que voulez-vous ? répondit le jeune homme. C’est une victoire à remporter. La guerre a ses lois ; on ne poursuit pas un général devant les tribunaux pour une chaumière brûlée.
— Diavolo ! vous êtes un neveu plein de zèle.
— C’est trop d’honneur. Je ne suis qu’un sous-préfet loyal. Dès qu’entre deux candidats le roi en a choisi un, je dois le faire élire, coûte que coûte, ou donner ma démission. Si tous les administrateurs entendaient leur devoir de la même façon, la monarchie de Juillet serait éternelle.
— En êtes-vous bien sûr ? Je vois qu’il y a en France deux pouvoirs : le roi et la classe aisée. Nous ne parlerons pas de la vile multitude qu’on a su mettre à l’écart et qui s’est laissé faire. Le roi est légitime, bourgeoisement parlant, à condition d’exécuter les volontés de quatre cent mille électeurs. Si les deux tiers de ceux qui payent le cens déclarent qu’il fait nuit à dix heures du matin, le roi doit dire comme eux, si le métier lui plaît. Mais comment saura-t-il la véritable opinion des quatre cent mille maîtres du pays, si vous les faites parler à votre guise ? Si, au lieu de chercher dans l’urne du scrutin quelle est la volonté des électeurs, vous vous efforcez d’y fourrer la vôtre ? Vous me faites l’effet d’un médecin qui tâte le pouls d’un homme, non pour savoir combien de fois il bat dans une minute, mais pour l’obliger de battre un certain nombre de fois, ni plus, ni moins. Et quand même vous remporteriez cette belle victoire ? Empêcheriez-vous le malade de délirer ce soir, s’il a la fièvre, et de vous sauter à la gorge, si le délire le prend ?
— Voilà, mon cher monsieur, un petit discours qui sent la révolution d’une lieue.
— Je croyais être dans l’esprit du gouvernement constitutionnel. En Angleterre…
— Prenez garde ! Si vous mettez les Anglais en avant, je vous opposerai les élections anglaises !
— Vous m’avez interrompu sans me comprendre. Je dis que le vrai type du gouvernement constitutionnel est en Angleterre, mais je ne dis pas qu’il y soit au sommet de la société. Il est dans l’imprimerie d’un journal appelé le Times. Le Times est le roi des journaux, mais un roi sincèrement constitutionnel. Il n’a point d’opinion à lui, il enregistre au jour le jour l’opinion de la bourgeoisie anglaise. C’est pourquoi il est grand, il est fort, il est inamovible. La bourgeoisie dit blanc, il dit blanc ; la bourgeoisie dit noir, il dit noir. Si, par malheur, il s’avise de contredire au sentiment public, il est averti dans les vingt-quatre heures par une réduction dans son budget : on lui laisse pour compte deux ou trois mille exemplaires. S’il était assez fou pour s’obstiner et tenir tête à l’opinion, l’Angleterre choisirait un autre Times et le planterait là. Mais il ne risquera jamais de se faire détrôner. Le rédacteur en chef du Times a des ambassadeurs à l’étranger, des préfets dans les provinces, un budget magnifique, une liste civile honorable. Qu’il s’appelle Smith ou Thompson, il importe assez peu : l’important est qu’il sache tâter le pouls à l’Angleterre et compter les pulsations sans prétendre les arrêter. À ce prix, il est sûr de garder sa place jusqu’à la mort et de la transmettre à ses enfants, sans révolution. Il durera éternellement s’il est toujours assez sage pour se soumettre à l’opinion ; æternus quia patiens. Amen. C’est la grâce que je souhaite au gouvernement de Juillet. »
Gérard écouta patiemment ce radotage, mais il se dit, dans son for intérieur, que M. Champion n’avait pas mal jugé le vieil utopiste.
« Monsieur le maire ! que penseriez-vous de moi si j’envoyais le résumé de notre conversation au ministre de l’intérieur ?
— Je penserais, mon cher enfant, que vous lui rendez service. »
Ce débat et quelques autres du même genre, creusèrent entre la sous-préfecture et la mairie non pas un abîme mais un fossé. On ne se vit plus qu’en visites ; Gérard perdit l’habitude de s’inviter sans façon à la table du moulin. Les trois ou quatre soirées qu’il donna cet hiver furent des réunions d’hommes ; il n’était plus assez intime avec Mme Honnoré pour la prier de faire les honneurs de son salon.
Il apprit, en même temps que toute la ville, le prochain mariage de M. Jeffs avec Mlle de Fleurus. Cet événement inespéré le combla de joie. Depuis qu’il vivait à Frauenbourg, les distractions du cœur lui avaient manqué. À part quelques œillades échangées dans la rue avec Mlle Wackenthaler, quelques valses dansées avec Mlle Fuchsammer, et quelques avances de Mme Haberacker, noblement repoussées en haine de la concurrence, il n’avait pas ébauché une amourette dans son année. L’idée qu’il allait revoir et peut-être retrouver cette belle Madelon le rendit presque fou.
Il n’eut pas beaucoup de peine à se persuader qu’elle avait rompu avec lui malgré elle, sous l’influence de quelque pouvoir supérieur et fatal ; qu’elle n’avait jamais renoncé à lui dans le fond de l’âme, qu’elle était venue pour lui au bal de la fête, le soir où il avait si malencontreusement préféré le sommeil à la danse ; qu’enfin, si elle avait épousé un homme de Frauenbourg, et quel homme ! c’était un effort suprême et désespéré pour se rapprocher de lui. Si vous vous rappelez que sa liaison avait été coupée par le milieu et qu’il n’avait jamais revu Madelon depuis l’épisode des Champs-Élysées, vous excuserez peut-être les invraisemblances de son roman.
Déjà le naïf jeune homme organisait en pensée sa vie nouvelle. Il retournait au Krottenweyer, non plus en importun comme la première fois, mais en ami cher et désiré. La grille s’ouvrait d’elle-même en le voyant accourir. Les dogues apprivoisés lui léchaient les mains et devinaient en lui leur véritable maître. Madelon l’accueillait comme un indifférent, en apparence, mais elle se hâtait de le rassurer par un de ces coups d’œil dont elle seule avait le secret. En quatre mots échangés à la dérobée, on s’entendait ensemble pour l’avenir. Elle irait tous les soirs dans le monde, et lui aussi. Elle se promènerait seule, un livre à la main, dans les bois du Krottenweyer ; il l’y rencontrerait tous les jours, par un fortuné hasard. Quelquefois elle s’enfuirait à Strasbourg pour quelques menues emplettes ; ces jours-là, Gérard serait mandé à la préfecture, et personne ne se douterait de rien.
Au milieu d’un si doux rêve, une terreur subite le saisit. Le prince d’Armagne, ce persécuteur de Madelon, s’était trouvé à Frauenbourg avec elle. Si le malheur voulait qu’il eût parlé ! Si M. de Guernay, si quelqu’un des siens, si la famille la plus dominante de la ville avait eu connaissance du passé de la pauvre enfant ! Tout serait perdu sans ressource, pour elle et pour lui. Le monde la repousserait à coups de fourche, et adieu les rendez-vous du soir ! Le mari, éclairé par quelque lettre anonyme, tiendrait sa femme sous clef ou même ferait pis.
Ballotté par un flux et reflux d’espérances et de craintes, Gérard courut au moulin pour tâter M. de Guernay. Mais Hubert, en sa qualité d’homme froid, était assez impénétrable.
Le prince d’Armagne l’avait averti depuis longtemps en lui recommandant le silence.
« Surtout, disait Astolphe, gardez-vous d’égarer la note de police que je vous ai confiée certain soir. Le nom de Fleurus y est en toutes lettres. Si ce papier tombait entre des mains profanes, tout le fruit de mes travaux serait perdu. »
M. de Guernay se souvenait parfaitement d’avoir parcouru l’aimable note, mais il était bien sûr de l’avoir rendue. Il fallait que le prince l’eût égarée lui-même, soit à la chasse, soit dans la maison. Hubert fouilla la chambre verte jusque dans ses derniers recoins, mais on l’avait trop bien mise en ordre pour qu’il y restât le moindre papier. Comme les servantes y faisaient du feu de temps à autre pour chasser l’humidité de l’hiver, le baron supposa que le dossier de Mme Jeffs devait avoir servi d’allumette. Il demeura persuadé que le succès de l’entreprise, c’est-à-dire la ruine de l’ennemi par cette fille, dépendait de sa prudence et de sa discrétion.
Je vous assure qu’il se garda fort joliment contre les interrogations de M. Bonnevelle. Au lieu de faire le renfermé, comme il en avait le droit avec un ami qui n’était plus intime, il se montra curieux, jovial, presque bavard.
« Eh bien ! lui dit le sous-préfet, vous savez la grande nouvelle ?
— Je parie que vous voulez parler du mariage de cet animal ! J’en suis exaspéré. Car enfin c’est une calamité publique. »
Gérard pâlit.
« Peut-on savoir, dit-il, pourquoi vous voyez la chose tellement en noir ?
— Vous n’avez donc jamais lu la fable de la Fontaine, les Grenouilles et le Soleil ?
Que ferons-nous s’il lui vient des enfants ?
… Un seul soleil à peine
Se peut souffrir ; une demi-douzaine
Mettra la mer à sec et tous ses habitants.
Adieu joncs et marais ! Notre race est détruite.
Bientôt on la verra réduite
À l’eau du Styx !…
» Nous ne sommes pas tout à fait des grenouilles et le Jeffs n’est pas positivement un soleil. Mais, soleil ou non, il est le fléau du pays, et si quelque chose pouvait nous consoler de son existence, c’était l’espoir qu’il mourrait sans postérité. Maintenant, il n’est plus guère probable que son nom s’éteigne avec lui. Sa future est jeune, dit-on, et même assez jolie. Je suis bien fâché d’avoir perdu l’occasion de la voir le jour de la fête.
— Le même malheur m’est arrivé. Mais je connais Mlle de Fleurus pour l’avoir rencontrée dans le monde, à Paris.
— Entre nous, quelle femme est-ce ?
— Le prince d’Armagne ne vous en a jamais parlé ?
— Serait-ce donc une personne dont on parle ?
— Je ne dis pas cela. Mais vous savez que le cher prince traite un peu cavalièrement la réputation des femmes.
— Je vous jure qu’il n’a rien à se reprocher envers Mlle de Fleurus. »
Gérard ne se méfia point de l’équivoque ; son visage s’épanouit :
« Mlle de Fleurus, dit-il, porte un beau nom…
— Il n’est pas dans l’Armorial.
— Les d’Hozier en ont oublié bien d’autres.
— J’ai peine à croire qu’une fille de noble race ait pu se vendre à un Jeffs.
— Est-ce qu’elle serait la première ? Dans un siècle où l’amour du luxe est porté jusqu’à la fureur, il n’est pas surprenant que les personnes les mieux nées donnent leur main à des parvenus. Cela vaut mieux, après tout, que d’épouser un gentilhomme sans argent et de le tromper pour vivre.
— Il y a deux sortes de parvenus, et M. Jeffs…
— J’entends. Mais si sa femme le convertit ?
— Nous ajouterons un supplément à l’histoire des miracles.
— Je vous réponds que, du moins, elle l’aura bientôt civilisé. Rien ne vaut les enseignements d’une femme délicate et spirituelle. Vous verrez qu’avant trois mois, Jeffs sera du monde, et comme tout le monde.
— Je le verrai peut-être, mais de loin.
— Qu’en savez-vous ? S’il venait chez vous avec sa femme, par exemple ? Feriez-vous retomber sur une pauvre enfant les torts du mari ?
— La question s’adresse à Mme Honnoré et à Mmes de Guernay. Elles feront ce qui leur paraîtra juste et convenable. Quant à moi, ni homme ni femme ne me forcera d’adresser la parole à M. Jeffs, parce que je le tiens pour un scélérat parfait.
— Mais sa femme est innocente de tout !
— Eh bien ! mon cher sous-préfet, je vous promets d’aller l’embrasser dès qu’elle sera veuve. »
Gérard s’en revint tout joyeux.
« Évidemment, pensait-il, les Guernay ne savent rien. Ils détestent le mari ; c’est une affaire à part. L’important est qu’ils n’ont point de préjugés contre la femme. Ils ne la recevront peut-être pas chez eux, mais ils ne l’empêcheront jamais d’être reçue chez les autres. »
Le baron n’eut pas besoin de demander aux trois dames du moulin comment elles pensaient accueillir la jeune mariée. Mme Honnoré se prononça spontanément, avec cette fureur de loyauté qu’elle portait en toute chose.
« Jamais, dit-elle, ni cet homme, ni son père, ni sa femme, ni aucun des siens ne franchira, moi vivante, le seuil de cette maison. Innocents ou coupables, tous ceux qui jouissent de sa fortune sont ses complices aux yeux de Dieu et aux miens. Voilà de quel bois je me chauffe ! Je souhaite, dans leur intérêt, qu’ils ne s’aventurent pas à nous faire visite, car je courrais moi-même à la grille leur dire que les honnêtes gens n’y sont pas pour eux ! »
Si elle n’alla pas tout à fait aussi loin, c’est qu’elle fut retenue au salon par toute la famille. Elle voyait à travers les rideaux la calèche du Krottenweyer arrêtée dans la cour, M. Jeffs donnant une carte au valet sûr qu’on avait envoyé en parlementaire, et Madelon, le nez en l’air, lorgnant la respectable maison d’un petit air effronté. L’audace de ce couple exaspérait la pauvre femme. Elle tordait ses mains, elle frappait du pied, elle pleurait en criant :
« Ces gens-là ! ces gens-là ! ces gens-là ! dans notre cour ! au bord de notre rivière ! À quoi songe le bon Dieu ? Il n’y a plus ni remords, ni conscience, ni pudeur ! »
Elle enveloppait la femme et le mari dans une haine impartiale, mais elle ne les confondait point. Son aversion pour Jeffs était raisonnée ; elle éprouvait à la vue de Madelon une horreur tout animale et d’instinct. À la messe, par exemple, lorsque tout Frauenbourg admirait la contenance modeste et la noble simplicité de Mme Jeffs, une seule âme protestait furieusement, criait au scandale, à l’hypocrisie, à la comédie ! C’était Mme Honnoré. Elle dit, un dimanche, en rentrant au moulin :
« Je connais cette femme ! on ne m’ôtera pas de l’esprit que je l’ai déjà vue quelque part.
— Je voudrais bien savoir où ? répondit le sage Hubert. Vous n’êtes jamais allée à Paris, et je ne pense pas qu’elle ait fait ses études à Thionville.
— Je l’ai vue, et tenez ! si invraisemblable que soit la chose, dussiez-vous me traiter de folle et de visionnaire, je n’ai qu’à fermer les yeux pour la revoir telle qu’elle était ce jour-là. Étendue sur un divan, dans un costume… inqualifiable ! les cheveux dénoués, un éventail de plumes à la main !
— Chère maman, dit le baron, cette description achève de dissiper mes doutes. Je reconnais que vous avez réellement aperçu Mlle de Fleurus… dans un rêve !
— Non ! je ne rêvais pas. C’était je ne sais quand ; c’était je ne sais où, mais j’étais bien éveillée, et lorsque je vous dis que cette femme est une créature, quelque chose me crie en moi que le mot n’est peut-être pas assez fort. »
Le baron la calmait de son mieux, non sans maudire au fond l’étourderie de M. Bonnevelle, qui avait conservé plus de huit jours à la tête de son lit certain portrait décolleté et ressemblant.
Mmes de Guernay, les deux brebis de la maison, étaient trop molles ou trop chrétiennes pour haïr comme il faut. Leur âme droite, mais sans ressort, croyait difficilement au mal et ne songeait point à lui livrer bataille. De même que les badauds de Paris disaient en 1684 : Comment peut-on être Siamois ? elles étaient femmes à s’écrier : Comment peut-on être méchant ? Si l’on avait traduit le diable en cour d’assises et qu’elles eussent fait partie du jury, elles lui auraient accordé le bénéfice des circonstances atténuantes, et Satan se serait tiré d’affaire moyennant quelques années de purgatoire.
Ces deux natures angéliques plaidèrent contre Mme Honnoré la cause de Madelon.
« Elle ne nous a rien fait, disaient-elles. Si elle nous avait manqué en quelque chose, la charité nous commanderait de lui pardonner ; lorsqu’elle ne nous a donné aucun sujet de plainte, la justice ne nous permet pas de l’insulter gratuitement. Ne la recevons pas si elle vient avec son mari, qui est, dit-on, un pécheur incorrigible : mais ne la forçons pas à comprendre que nous lui avons fermé notre porte par mépris. Rendons lui sa visite un jour qu’elle sera sortie ; une carte n’engage à rien.
— Une carte, répondit Mme Honnoré, l’engagerait à revenir. Et quand elle ne reviendrait pas ! Voyez-vous le nom de Guernay posé en étalage dans un vase de Chine, sur la table de ces forbans !
— Mais, maman, reprit la jeune dame, n’y a-t-il pas de l’imprudence à exaspérer les ennemis ? Si la personne en question se sent insultée ? Si, par représailles, elle croit avoir le droit de nous manquer à son tour ? »
À cette idée, le baron, qui écoutait sans mot dire, sentit monter à sa face le vieux sang des Guernay.
« Si Mme Jeffs osait vous insulter ! je…
— Tu… ?
— Non, rien, ma chère Marguerite. Je me contenterais de cravacher son mari. »
Mme Honnoré n’avait pas eu le temps d’oublier ces paroles, lorsqu’elle se trouva face à face avec Madelon dans la grande salle de la mairie. C’était la trésorière de l’œuvre du Bon-Secours qui avait enrôlé la nouvelle patronnesse. La liste était toujours ouverte : s’inscrivait qui voulait ; mais, en vertu d’une convention tacite, les dames de la société venaient seules aux séances. Mme Jeffs faisait partie de la société, puisque tous les notables de la ville, à une exception près, avaient reçu et rendu ses visites ; elle était donc en droit de siéger aux réunions du dimanche. L’esprit net et rapide de Mme Honnoré jugea la situation d’un seul coup d’œil. Ne voulant à aucun prix susciter une querelle entre son gendre et un malotru, elle décida que le parti le plus sage était de fermer les yeux sur la présence de l’étrangère, de la considérer comme non avenue, et de délibérer devant elle, sans elle. Mais cette contrainte était un supplice pour une femme aussi ouverte que la pauvre présidente. Aussi présida-t-elle avec un luxe de nerfs qui amena la catastrophe que vous savez.
Après la séance, elle s’enfuit, entraînant avec elle Mme de Guernay. Quand les deux pauvres femmes furent à dix pas de l’hôtel de ville, elles s’embrassèrent dans la voiture et fondirent en larmes. L’une pleurait de rage et l’autre d’humilité.
« C’est ma faute ! s’écriait Mme de Guernay. Dieu me fait expier les désordres de ma folle jeunesse.
— Laisse-moi donc tranquille avec tes prétendus péchés ! Le bon Dieu serait bien rancunier, ma foi, s’il pensait encore à ces enfantillages !
— Non ! reprenait l’innocente Catherine, je suis une pécheresse impardonnable, et le ciel…
— Le ciel, ma chère, n’a pas sous sa calotte une meilleure et plus honnête femme que toi. Nous sommes de braves gens, nous nous aimons en famille, nous faisons le bien autour de nous, et les injures de cette Parisienne n’atteindront pas à la cheville de nos bottines ! Ah ! si je la tenais ! Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Qu’a-t-elle fait dans toute sa vie pour acquérir le droit de juger des femmes comme nous ? Croit-elle avoir donné une jolie preuve de vertu en condamnant cinquante pauvres petits diables à courir sans souliers l’hiver prochain ? La vraie vertu est indulgente, et une femme qui ne sait pas compatir aux faiblesses d’autrui, ne vaut pas cher.
— Ne dis pas cela, je t’en prie ! Cette dame s’exprimait avec l’autorité que donne une vie pure. Plût à Dieu que j’eusse le droit de parler ainsi, le front haut !
— Baisse le front, vieille enfant, puisque c’est ta manie ! mais je la défie, elle et toutes les autres, de porter le cœur plus haut que toi !
— Les autres lui ont donné raison, tu l’as vu ! Tout le comité a voté comme elle.
— Les autres sont des pécores d’Alsace ; elles vont comme on les pousse, suivant la noble habitude de ton gueux de pays conquis. Mais leur vote ne fera ni chaud ni froid. Ils auront des souliers et même des bas de laine, mes malheureux petits bâtards de la rue ! quand je devrais vivre de pommes de terre et de lait caillé !
— Oh ! Françoise, que tu es bonne !
— Et moi je te dis, grande sotte, que tu es cent fois meilleure que moi ! »
En arrivant au pont de la Frau, Mme Honnoré dit à Catherine :
« Çà, ma chère, il ne s’agit pas d’épouvanter ma fille et d’exaspérer nos hommes. Rentrons chacune dans notre chambre ; ceux qui m’ont attendue pour le loto en seront pour leurs frais aujourd’hui. Ni tes yeux, ni les miens ne sont présentables. Honnoré, qui est si bon agriculteur, devrait bien inventer un drainage pour les yeux. »
Mais on avait entendu le bruit de la voiture. Après un quart d’heure d’attente, le baron monta chez sa mère. Il la surprit à genoux sur sa descente de lit. La seule bougie allumée était à l’autre bout de la chambre, heureusement. Mme de Guernay embrassa son fils et lui dit :
« Je me sens la tête un peu lourde ; je ne descendrai pas ce soir et je vais me coucher : tu permets ?
— Qu’avez-vous ? Depuis quand ? Le docteur Gross est en bas ; souffrez que je vous l’amène !
— Non, mon enfant ; merci. Je me connais ; il n’y paraîtra plus demain. Bonsoir, mon Hubert. Je t’en prie ! Va retrouver nos amis. Tu es maître de maison. »
Elle le mit doucement à la porte, l’embrassa encore une fois sur le seuil, et fit claquer son verrou.
Le baron, qui s’oubliait souvent plus d’une heure à causer auprès du lit de sa mère, fut alarmé de cet accueil. Il ne fit qu’un bond jusqu’à la porte de Mme Honnoré.
« Entrez ! dit-elle en courant à son étagère et prenant un livre au hasard. Ah ! c’est vous, mon cher Hubert ! Vous voyez une invalide qui va se mettre au lit. Mme Lipmann était au comité avec toutes ses odeurs, et nous vous rapportons deux superbes migraines.
— Vous avez la migraine et vous lisez !
— Est-ce que je lis ? Ah ! c’est vrai. C’est qu’il y a dans ce livre une chose qui a piqué ma curiosité et… vous savez ? la femme est curieuse ; sans cela, il n’y aurait point de péché originel. »
Hubert se pencha pour voir le titre du livre et partit d’un grand éclat de rire.
« Comment ! c’est Notre-Dame de Paris qui excitait votre curiosité ! Mais, chère maman, vous la savez par cœur ! »
Mme Honnoré rougit comme un écolier pris en faute ; mais, apercevant une feuille de papier qu’on avait laissée en signet dans son livre, elle se remit aussitôt.
« Ce n’est pas le roman que je lisais, dit-elle, mais ce papier d’une écriture inconnue. »
Elle développa la feuille qui était pliée en deux, l’approcha de sa lampe et lut à haute voix :
« Madeleine, dite Madelon, dite Bordeaux, dite Schottisch, dite… »
Le baron de Guernay était un homme bien élevé, et d’ailleurs tout plein d’égards pour sa belle-mère. Mais il sauta sur le papier et l’enleva prestement à Mme Honnoré.
« L’avez-vous lu jusqu’au bout ? demanda-t-il avec une émotion visible.
— Mais pas du tout ! Je ne faisais que commencer la litanie lorsque vous êtes entré. Vous paraissez troublé ! C’est donc un grand mystère ?
— Non, mais c’est une pièce importante qui appartient au prince d’Armagne. Il en a besoin pour… je ne sais quoi.
— Pour un procès, peut-être ?
— Quelque chose comme ça. Il me l’a réclamée, j’ai bouleversé sa chambre pour trouver ce misérable chiffon, et vous l’aviez chez vous !
— Sans le savoir. J’avais prêté mon livre à M. d’Armagne, et Marianne me l’a rapporté, je suppose, tel qu’elle l’a trouvé chez lui.
— Marianne sait-elle lire ?
— Elle n’a garde !
— Et vous êtes bien sûre, chère maman, de n’avoir pas lu plus loin que la troisième ligne ?
— Faut-il vous le jurer, monsieur le grand inquisiteur ?
— Pardon !
— Accordé. Mais bonsoir. Ce n’est pas moi qui vous chasse, c’est ma migraine. »
Le baron, dans l’ivresse de sa trouvaille, oublia tout à fait cette coïncidence de migraines qui aurait dû l’intriguer un peu. Il courut à son bureau, serra la précieuse note dans le tiroir le plus discret, et redescendit au salon en se frottant les mains. Tout marchait à merveille : le dossier retrouvé, Bonnevelle amoureux, Jeffs lancé par Madelon sur la pente de la ruine ! Le rêve audacieux du bon Astolphe commençait à devenir une réalité.
À quelques jours de là, dans une solennité publique, Mme Honnoré et Mmes de Guernay remportèrent une petite victoire.
Tous les notables de la ville étaient convoqués à la distribution des prix. Dans le chœur d’une ancienne église, s’élevait une estrade décorée de quatre guirlandes et surmontée du buste officiel qui est de tous les écots. Là trônait notre ami Gérard Bonnevelle, avec le maire à sa droite, et le principal du collège à sa gauche. Le président et les juges du tribunal, le curé, le receveur particulier, les deux adjoints, et quelques autres personnes de marque complétaient l’aréopage.
La nef était occupée par deux rangs de banquettes avec un large passage entre les deux. À gauche, l’essaim tumultueux des élèves, que trois maîtres d’étude travaillaient vainement à faire asseoir ; à droite, les invités et les familles. Sur le premier rang, du côté droit, on avait remplacé la banquette par un certain nombre de fauteuils.
Lorsqu’on vit entrer Mme Jeffs, les jeunes professeurs qui remplissaient les fonctions de commissaires, coururent à sa rencontre et l’enlevèrent galamment au bras de son mari. L’heureux mortel qui obtint la faveur de la conduire à sa place était le régent de cinquième, jeune homme chevaleresque assurément, mais nouveau dans la ville et tout à fait ignorant des usages établis. Il aperçut trois fauteuils vacants et s’empressa d’en offrir un à la dame du Krottenweyer, avec une belle révérence.
À peine avait-il commis ce solécisme, qu’on le vit monter les degrés de l’estrade, sur un geste sévère du principal. On le vit redescendre en rougissant et dire quelques mots à Madelon qui se leva toute pâle. On vit la nouvelle reine de Frauenbourg se diriger vers la porte de sortie en haussant les épaules. On vit le sous-préfet en habit brodé, courir à elle et lui parler très-humblement à voix basse, au moment même où Mme Honnoré et Mmes de Guernay faisaient leur entrée dans la salle. On entendit Mme Jeffs répondre au sous-préfet, d’une voix qui voulait être entendue :
« Non, mon ami, je ne veux pas me commettre avec les femmes de mes fournisseurs ! »
Cette flèche de Parthe n’effleura point l’épiderme de Mme Honnoré. Elle jouit, sans arrière-pensée, de sa propre victoire et des succès de ses petits-fils. Mais elle garda rancune au sous-préfet qui s’était permis en public une démonstration imprudente, et la première fois qu’elle le reçut chez elle, elle lui déclara qu’il fallait opter.
C’était une faute. Bonnevelle lui dit poliment, mais du ton d’un homme piqué :
« Si vous m’en croyez, madame, lorsque vous tiendrez à conserver vos amis, vous ne leur mettrez pas ainsi le marché à la main. Quand un homme se voit dans la nécessité de plier ou de rompre, il rompt s’il a du cœur.
— C’est ainsi que je l’entends.
— Adieu donc, madame. »
Il ne retourna plus au moulin, et cette rupture, qu’on aurait pu fort bien éviter, entraîna plusieurs personnes dans le camp du Krottenweyer. Les petits fonctionnaires timides, comme le percepteur, par exemple, craignirent de se compromettre en venant au moulin ; et la bourgeoisie alsacienne n’admira plus autant M. Honnoré, du jour où elle crut comprendre que le gouvernement n’était pas avec lui.
Les intimes demeurèrent à leur poste, sauf M. de Mercier qui était fou de Madelon. Charles Kiss s’était d’abord laissé tourner la tête, mais aussitôt qu’il apprit la scène de la mairie, il balaya l’amour de son cœur et perdit l’habitude de saluer les Jeffs lorsqu’il les rencontrait dans la rue. Orlandi, le docteur Gross, le principal du collège et M. Giron se brouillèrent tout net avec M. Bonnevelle, à leurs risques et périls. L’excellent maître Benfeld, qui était le notaire des deux châteaux, avait l’âme déchirée. Il sautillait mélancoliquement d’un parti à l’autre, évitant de se compromettre, et prenant son chapeau dès que les questions de politique locale étaient mises sur le tapis. Soir et matin il adressait au ciel une prière (et une prière de marguillier, s’il vous plaît !) pour le rétablissement de la paix publique. Un jour, au Casino, il interpella vivement notre ami Charles :
« À quoi diable pensez-vous ? lui dit-il ; vous avez donc oublié votre rôle de conciliateur ?
— Moi ? répondit Charles Kiss en montrant ses deux poings ; je suis tout prêt à signer un traité sur la figure de Jeffs.
— Hé bien ! puisque personne ne veut se dévouer pour l’ordre et la paix, c’est moi qui arrangerai l’affaire. »
Cette annonce fit quelque bruit ; on défia M. Benfeld, on ouvrit des paris pour et contre ; bref, on le piqua si bien au jeu qu’il ne tarda guère à se mettre en besogne. Mais le pauvre notaire était fait pour la diplomatie comme un chat pour dévider du fil. Ses efforts ne servirent qu’à exaspérer la haine des deux partis ; il se rendit suspect aux uns comme aux autres et perdit sinon l’estime et la clientèle, au moins l’amitié des Jeffs et des Honnoré. La mésaventure de ce brave homme inspira la fable suivante qui fut attribuée, mais sans preuves, au directeur de l’entrepôt des tabacs :
LE CONCILIATEUR.
Un jour que chien et chat se battaient bel et bien,
« Messieurs ! dit Jean Benfeld, j’arrangerai l’affaire ! »
Jean Benfeld a bon cœur ; mais le pauvre chrétien
Fut griffé par le chat et mordu par le chien :
Des conciliateurs c’est le sort ordinaire.
Il y a quelque chose de plus triste que les mauvais vers ; c’est l’ingratitude et les mauvais sentiments du cœur humain. La famille de Guernay était fondée à croire que tous les pauvres du pays lui seraient fidèles. Elle donnait tant ! et surtout elle donnait si bien ! avec tant de délicatesse, d’à-propos et de prévoyance ! On peut dire sans exagération qu’elle avait sauvé autant de familles que M. Jeffs en avait ruiné. Et cependant la défection se mit dans le petit peuple, le jour où Madelon s’avisa de distribuer quelques méchantes soupes devant la porte de son château. Le samedi matin, elle se déguisait en grande dame du Moyen Âge, l’aumônière au côté, le chapelet à la ceinture, et, debout sur son perron remis à neuf, elle donnait au profit de son influence une petite comédie de charité. Le 29 juin, jour de la Saint-Pierre, et le 22 juillet, jour de sa fête, elle invitait la canaille à se rouler en musique sur la pelouse du Krottenweyer, et défonçait quelques barriques de mauvais vin pour les ivrognes du pays. On lui sut un gré infini de ces prodigalités médiocres et malsaines. Tous les vagabonds de Frauenbourg chantaient ses louanges et saluaient à peine l’honnête famille du moulin. C’est que les charités utiles et discrètes de Mme de Guernay avaient fini par passer en habitude ; on était blasé sur les bienfaits de ces admirables femmes, et on les recevait comme un dû, tandis que le Krottenweyer n’avait jamais été cité comme une source de largesses. Madelon achetait plus de reconnaissance pour un sou que Mme Honnoré pour cinq francs.
La lutte des deux influences n’était pas encore assez violente pour arrêter le mouvement des affaires. M. Honnoré poursuivait son entreprise et gagnait le terrain pouce à pouce. M. Jeffs achevait glorieusement sa première campagne dans la tourbière.
Au commencement de novembre 1842, huit jours de grosse pluie vinrent confirmer la prédiction de M. Durstel. Toute la fouille de Lichtendorf fut comblée par les eaux. Le journal de M. Honnoré s’empressa de constater le fait et d’appeler l’attention de l’autorité sur cette cause d’insalubrité publique. Mais le loyal délateur ne se borna point à signaler le mal ; il indiquait aussi le remède.
« Nous ne demandons pas, dit-il, que l’administration mette les intéressés en demeure de combler leurs tourbières. L’extraction du combustible a rendu de grands services à l’industrie de notre arrondissement ; elle en peut rendre encore. Si les quatre-vingt-dix propriétaires qui possèdent des prés tourbeux sur le bord de Lichtendorf s’entendaient pour les assainir ; s’ils obtenaient en faveur de ce travail une déclaration d’utilité publique ; si tous les intéressés, unis en association, élisaient un syndicat chargé d’exécuter les travaux et de répartir les dépenses, il ne serait pas impossible d’écouler dans la Reiss toutes les eaux stagnantes et de procurer, au moins pour quelque temps, la continuation et la prospérité de l’entreprise… »
Sur ces données, Jeffs, Bonnevelle et Madelon elle-même se mirent en campagne. M. Durier, qui était vraiment actif et capable lorsqu’il voyait ses intérêts en jeu, les seconda énergiquement. Et, malgré la lenteur traditionnelle de l’administration, il ne fallut pas plus de trois mois pour obtenir une délibération du conseil municipal de Lichtendorf, un projet des travaux, dressé par les ingénieurs des ponts et chaussées, une enquête sans oppositions, les adhésions de la commission sanitaire du canton et du conseil de salubrité du département, un rapport de l’agent voyer de l’arrondissement de Frauenbourg, les rapports des ingénieurs et de l’inspecteur, l’avis du conseil général des ponts et chaussées, l’avis-arrêté du préfet du Bas-Rhin, et enfin une ordonnance royale, en date du 10 février 1843, instituant une association syndicale.
L’ordonnance, divisée en trois titres et vingt-neuf articles, disait en substance : que les propriétaires intéressés au dessèchement de sept cent vingt et un hectares situés sur la rive droite de la Reiss étaient réunis en association administrative ; qu’ils éliraient à la majorité des voix un syndicat de sept membres dont le directeur serait à la nomination du préfet ; que chaque propriétaire (notez ce point) aurait autant de voix qu’il produirait d’hectares. L’exécution des travaux était déclarée d’utilité publique ; en conséquence le syndicat se trouvait substitué aux droits et obligations que la loi du 3 mai 1841 donnait à l’administration elle-même. Enfin, chose importante ! les taxes réparties par le syndicat devaient être recouvrées par le percepteur des contributions directes, ni plus ni moins que l’impôt foncier.
Vous devinez, sans que je le dise, que M. Jeffs, qui était le grand électeur de la chose, choisit des syndics dévoués et se plaça lui-même en tête de la liste ; qu’il fut nommé directeur par le préfet, c’est-à-dire par l’ami Durier, et que ce titre, joint à la prérogative quasi royale de lever des impôts et d’exercer des contraintes, le couronna d’une auréole aux yeux des Alsaciens naïfs. Je dois confesser d’ailleurs que ses copropriétaires, ses ouvriers et généralement toute la population de Lichtendorf lui devaient des actions de grâces. Mais attendons la fin.
Pour donner plus d’importance au facile travail qu’il allait entreprendre, il ne crut pas inutile de montrer à M. le préfet la plaine inondée. Le spectacle était d’autant plus frappant que la Reiss avait débordé un mois plus tôt que d’habitude. M. de Trébizonde, qui s’ennuyait à Strasbourg, qui ne détestait pas de sortir de temps à autre avec un bon vivant comme Durier, et qui n’était pas fâché de faire un joyeux dîner dans un joli château, à la droite d’une femme charmante, vint en carrosse à Lichtendorf. On lui montra de loin un marécage qui lui parut horrible, à travers son lorgnon. Il trouva scandaleux que, dans son département, sous l’administration d’un gentilhomme comme lui, une eau sale et stagnante osât envahir des espaces si considérables.
« Mon brave, dit-il à Jeffs, si vous remédiez à tout cela, j’en écrirai au roi ! »
Une demi-heure après, il n’y pensait plus ; son esprit (passez-moi le mot) était tout à la gloire.
La dame du Krottenweyer avait mis toutes voiles dehors pour fêter un tel personnage. Il passa sous un arc de triomphe qui avait coûté la vie à cinquante malheureux sapins. Il traversa deux lignes de valets en grande livrée, prosternés dans le vestibule. Les syndics de Lichtendorf et les principaux fonctionnaires de Frauenbourg, sauf le maire et ses amis, l’attendaient au salon. Plusieurs de ces messieurs avaient risqué l’uniforme ; on ne leur en sut pas mauvais gré. Avant le repas, M. le préfet fut conduit dans cet appartement somptueux dont le père Jeffs n’avait pas voulu. Le digne seigneur tressaillit jusque dans ses moelles lorsqu’il lut l’inscription suivante, gravée en lettres d’or sur une plaque de marbre :
Monsieur le marquis de TRÉBIZONDE
a daigné coucher dans cette chambre
le 23 février 1843.
Il se voyait traité comme un roi, et, dans le fond du cœur, il se disait que bien des souverains de l’Europe n’étaient pas d’aussi bonne maison que lui. Lorsqu’il redescendit au salon, il se baissa instinctivement pour ne pas heurter le chambranle de la porte, qui n’était qu’à trois mètres du sol. Le valet qui vint annoncer le dîner s’écria d’une voix tonnante :
« Monsieur le marquis de Trébizonde est servi ! »
C’était contraire à tous les usages, c’était grossier, c’était rustique, c’était sauvage, si vous voulez, mais Madelon avait toisé l’homme, et cette comédie eut tout le succès qu’elle en espérait. Ce qui toucha particulièrement le vieil enfant de la préfecture, c’est que tous ces respects, toutes ces adorations ne semblaient point s’adresser au préfet, mais au gentilhomme.
À table, on lui donna la place du maître de maison. Son secrétaire général lui faisait face ; Madelon était modestement à sa droite, comme une invitée ; Jeffs était réfugié au bas bout, entre un petit contrôleur des contributions et le directeur de l’entrepôt des tabacs. Tout cela lui disait clairement : le château est à vous ; tous les châteaux du monde appartiennent aux personnes de votre sorte, et nous ne sommes ici que par votre bon plaisir ! Seul de tous les conviés, il avait un fauteuil, presque un trône ! Le repas fut excellent et les vins choisis, mais Madelon lui servit une chère plus délicate et des poisons plus enivrants. Elle semblait éblouie, fascinée, éperdue. Elle s’oublia au point de l’appeler monseigneur ; je crois même qu’elle lâcha le mot d’auguste présence. Mais le préfet était si bon prince qu’il daigna sourire de ce lapsus.
Au dessert, elle le vit rêveur, et lui demanda avec une tendre sollicitude :
« À quoi songe monsieur le marquis ? »
Il répondit tout bas, avec un regard qui disait bien des choses :
« Je pensais… au droit du seigneur. »
Elle rougit beaucoup, sourit un peu, et désigna de l’œil M. Jeffs qui s’empiffrait de sucreries.
« Et ce pauvre homme ? » dit-elle.
Le préfet pensa s’évanouir de joie et d’orgueil. Pauvre homme était presque un aveu !
Un feu d’artifice, commandé par le télégraphe et apporté de Paris en poste, termina glorieusement cette belle soirée. On l’admira sans sortir du salon, à travers de grandes glaces sans tain. Les fusées se reflétaient dans l’eau du Krottenweyer. Au milieu du bouquet, M. le marquis vit briller en chiffres de feu la date de la conquête de Trébizonde par les Latins : 1204. Madelon avait trouvé cela toute seule, dans le dictionnaire de Bouillet. Deux cents gamins payés dix sous par tête firent entendre un concert d’acclamations aiguës ; le marquis ouvrit une fenêtre et salua ce jeune peuple, qui repartit d’un ton plus haut.
C’était assez d’émotions pour un soir. Le roi de la fête baisa la main de Madelon, renouvela au mari l’assurance de ses sentiments, et se retira dans ses appartements sous l’escorte de MM. Jeffs, Durier et Bonnevelle.
Durier redescendit avant les autres, tira sa belle amie à l’écart et lui dit :
« Enfoncé, le préfet ! Maintenant tu mettrais son département dans ta poche, il dirait amen à tout. »
M. de Trébizonde prit congé le lendemain après déjeuner, mais il promit de revenir.
Huit jours plus tard, la Reiss étant à peu près rentrée dans son lit, M. Jeffs battit le rappel de ses quatre brigades, distribua le travail des fossés, et fit saigner à blanc les sept cent vingt et un hectares de Lichtendorf. L’opération vivement conduite ne coûta que vingt-cinq mille francs et ne dura que cinq semaines.
On rappela le préfet qui fut émerveillé. Il avait laissé un étang, il retrouvait des prairies, des champs à demi labourés, une vaste tourbière en cours d’exploitation. Les ouvriers manifestèrent l’intention de s’atteler à sa voiture ; une députation de propriétaires le harangua en allemand ; M. Jeffs lui lut un discours rédigé à Paris par M. Champion lui-même. Il le félicitait d’avoir conquis sur le néant sept cent vingt et un hectares, et agrandi de plus de sept kilomètres carrés le sol de la patrie.
« Poursuivez, lui disait-il, poursuivez, monsieur le marquis, l’œuvre que vous avez conçue en penseur et en philanthrope. Tout près de nous, au milieu du département, théâtre de vos bontés, s’étendent plus de vingt mille hectares inondés, incultes, insalubres, comme les nôtres l’étaient naguère. Faites un geste, et nous courons y porter les armes pacifiques du travail. Jamais bras plus dévoués ne se seront mis au service d’un plus noble cœur ! »
Le noble cœur remercia sans chercher à comprendre, mais Durier, qui aimait à se rendre compte de toutes choses, ne comprenait pas davantage.
« Ah ! çà, mon cher, dit-il à Jeffs dès qu’il le trouva seul, qui trompe-t-on ici ? Le préfet ? bon ; c’est entendu. Mais où allons-nous ? Que vous fassiez des frais énormes pour gagner ce noble mannequin, j’y consens. Ses deux visites en moins de deux mois vous posent dans le pays. D’ailleurs, il n’a pas trop enrayé notre grande affaire. Mais, ce point obtenu, que voulez-vous encore ? Ne vous suffit-il pas d’avoir assaini la tourbière et conquis un bénéfice de dix millions, réalisable en deux ou trois ans ? Aspirez-vous maintenant à dessécher tous les marais de l’Alsace ?
— J’aspire, répondit Jeffs, à faire signer par votre patron un arrêté ainsi conçu :
« Article unique. Sont compris dans le périmètre du syndicat de Lichtendorf tous les terrains susceptibles d’être assainis entre la Reiss et la Frau.
— Et pour quoi faire ? Quel intérêt avez-vous à bouleverser les communes de Bærenstett, Niederhoffen, Lauterwiller, Krautbach et Frauenbourg ? Il me semble, d’ailleurs, que leurs prés n’ont aucun besoin d’être assainis. La Frau les inonde en ce moment, comme tous les hivers à la même époque, mais elle leur fait plus de bien que de mal. Elle les irrigue à très-grande eau, elle y dépose un limon fertile, et elle se retirera dans quelques jours, accompagnée des bénédictions de tous les bons patauds du canton.
— Allons ! allons ! vous êtes encore de votre pays, vous. M. Champion est plus fort que ça ; il a compris tout de suite, et par correspondance encore ! Vous ne voyez donc pas que dans la campagne prochaine nos travaux vont descendre à un bon mètre au-dessous du niveau de la Reiss, et que les autres du moulin saisiront le joint pour nous scier le dos ? et qu’on nous mettra en demeure de combler la tourbière ? Pour mener l’affaire à bonne fin, il faut que j’aie la faculté de dégorger mes eaux vers le confluent des deux rivières, à la porte de Frauenbourg. Il y a sept mètres de pente sur deux lieues de long ; c’est le strict nécessaire. Je creuserai un canal de deux lieues ; je ferai faire à droite et à gauche une vingtaine de fossés communiquant avec la Reiss et la Frau, pour le cas où nous aurions du trop plein dans le canal. Et comme mon travail sera censé d’utilité publique, au lieu d’indemniser les propriétaires dont on bousculera le terrain, on leur dira que leurs prés sont assainis et que c’est à eux à payer les frais de la guerre. Comprenez-vous maintenant ? Je veux que nous gagnions nos dix millions tout nets ; je n’entends pas distraire un sou de nos bénéfices. Les mille ou quinze cents propriétaires, que nous allons drainer malgré eux, payeront tout, jusqu’aux vingt-cinq mille francs que j’ai avancés la semaine dernière ! C’est pour ma femme que je travaille, voyez-vous, et l’argent de Madeleine, c’est sacré !
— Diable !
— Quoi ?
— Je ne suis pas intéressé à limiter vos gains, au contraire. Et pourtant j’aimerais mieux que la tourbière ne rapportât que neuf millions, sans faire tort à personne.
— Quel tort ? Une dépense de cent mille francs, répartie sur plus de mille individus ! Au reste, si on ne me signe pas l’extension du périmètre, je suis forcé de traiter de gré à gré avec tous les propriétaires sur une longueur de deux lieues ; je rencontre aux trois quarts du chemin vos scélérats de meuniers qui ne voudront pas me livrer passage, ni pour or ni pour argent ; et alors ce n’est pas neuf millions que nous aurons à partager, ni huit, ni sept, mais un beau rien du tout entre deux plats !
— Mais si l’on vous accorde ce que vous demandez, les Honnoré et les autres vont crier comme des geais plumés vifs.
— Et moi je vous garantis que personne ne soufflera mot. Dès que le préfet aura signé, dès que le percepteur fera rentrer les taxes au nom du roi, les geais diront : C’est le gouvernement qui nous plume ! Et en Alsace, le gouvernement a toujours raison.
— Ça, c’est vrai. Mais ne craignez-vous pas que, dans deux ou trois ans, lorsque votre canal et vos trente-six fossés auront lié la Reiss et la Frau de façon à n’en faire qu’une seule et même rivière, les inondations ?…
— Parlez plus bas ! Si j’y avais pensé ? S’il me plaisait de jouer un pied de cochon à certains individus de Frauenbourg ? M’en ont-ils assez fait, ces gredins-là, depuis quelques années ? Eh bien ! mon tour viendra peut-être, si personne ne me trahit.
— Oh ! oh ! mon brave ami ! Je donne ma démission, si c’est ainsi que vous entendez la polémique. Je suis vaudevilliste, moi je ne fais pas dans le drame. Non, non, non ! »
Ils discutèrent deux bonnes heures, tandis que Madelon promenait M. de Trébizonde le long des plaines inondées. Elle l’avait prié de dompter un cheval intraitable, le terrible Freyschütz, bien connu pour avoir désarçonné les meilleurs écuyers de Paris et M. Champion lui-même. Le marquis n’eut pas de peine à soumettre l’innocente bête ; Madelon fit seller Fancy, et l’après-dînée se termina par un dialogue à travers champs, entrecoupé de sentiment, de drainage et de haute école. Au retour, le bon préfet était d’humeur à étendre le syndicat de Lichtendorf jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées. Mais Durier arrêta l’essor de son zèle.
Durier avait encore le droit de retourner la tête vers son passé et de regarder sans rougir toutes les actions de sa vie. Il n’avait jamais été puritain, mais il était resté, durant plus de cinquante années, ce qu’on appelle un honnête homme. La dernière confidence de M. Jeffs le jeta dans des perplexités horribles. En quittant la sous-préfecture d’Étampes, il s’était donné à résoudre un problème assez compliqué : faire fortune en trois ans, sans commettre une action malhonnête. Le jour où la question lui parut insoluble, il s’assombrit jusqu’à perdre l’habitude du calembour. Madelon, qui le savait par cœur, ne tarda pas à voir qu’il n’était plus le même. Elle chercha à le pénétrer, elle l’attira plus souvent au Krottenweyer, elle lui fit quelques visites à Strasbourg ; elle le confessa, le plaignit et approuva hautement ses scrupules. Mais à force de poursuivre avec lui la solution du problème, elle finit par escamoter un des termes de l’énoncé. Elle substitua un mot à un autre avec une dextérité si prodigieuse que le pauvre Durier n’en sentit pas le vent. Et bientôt il prit l’habitude de se demander tous les soirs, en se mettant au lit, comment on pourrait faire fortune en trois ans sans commettre une action compromettante ? Lorsqu’elle vit qu’il en était là, elle lui dit : « J’ai bien pensé à toi, mon brave ami. Depuis que tu m’as parlé avec tant de franchise et d’amitié, tes raisons ne me sortent pas de la tête. Je n’ai rien dit à Jeffs ; il n’aurait pas compris les délicatesses de cette vieille conscience de Romain. Il faut que tu restes blanc comme neige. D’abord, j’ai besoin de t’estimer, moi ! Et tu n’en auras pas moins tes six mille livres de rente. Écoute : nous tenons le préfet, et ce n’est pas toi qui nous l’as livré ; il a rédigé l’arrêté dont nous avons besoin, et ce n’est pas toi qui le lui as dicté. Pour l’enquête, les publications et la signature, rien ne presse ; j’aime mieux attendre un an, et me passer de ton appui. Notre influence, qui va toujours croissant, sera bientôt prépondérante dans l’arrondissement de Frauenbourg. Le jour où nous serons les maîtres du pays, tout le monde saura que nous n’avons besoin de personne, pas plus de toi que d’un autre, et que tes efforts pour nous servir ou nous entraver seraient vains. Ce jour-là, nous ferons notre affaire tout seuls ; tu ne seras pas consulté ; on ne te demandera rien que de contre-signer sans objection, comme c’est ton devoir de fonctionnaire, la prose de M. le préfet. Et, en échange de ta neutralité passive, qui ne nous sera bonne à rien, vieux loulou de vertu, j’obtiendrai qu’on te laisse ta part dans les bénéfices. Ça va être de l’argent bien mal acquis, gros Scipion ! puisque tu resteras innocent comme l’oiseau dans son œuf. N’importe ! Je ferai croire à Jeffs et à l’autre que tu t’es fendu la carapace en quatre pour les servir. Mais ne va pas faire le fier, et refuser les monacos sous prétexte que tu ne les as pas gagnés ! Ce n’est pas au secrétaire général, c’est à l’auteur le plus gai, à l’esprit le plus charmant de notre époque que j’offre cette obole. Nous avons bien le droit d’encourager les arts, que diable ! Ta place est à Paris. C’est là que je t’ai connu, applaudi, admiré, aimé ! Et je me souviens de t’avoir aimé, comme on n’aime qu’une fois dans l’existence, vois-tu ! »
Le bonhomme Durier lui répondit… mais qu’importe ce qu’il put lui répondre ? On finissait toujours par céder à cette femme qui, selon l’expression du prince d’Armagne, émiettait des consciences dans la poussière de son salon.
Tandis que le célèbre arrêté, qui devait faire plus de victimes qu’un canon chargé à mitraille, dormait dans les cartons de la préfecture comme une arme dans un arsenal, le père Jeffs poussait vigoureusement les travaux de la tourbière ; le fils et la belle-fille poursuivaient, chacun de son côté, deux autres projets importants.
Madelon n’avait pas oublié son aventure de la distribution des prix. Elle était persuadée que le principal, homme de mœurs sévères et grand ami de M. Honnoré, lui avait fait une avanie pour complaire aux gens du moulin. Pour le punir, elle ne songeait à rien moins qu’à supprimer le collège. Elle étudia sa vengeance et reconnut avec joie que l’occasion ne se ferait pas attendre longtemps. C’était en septembre 1843 que le conseil municipal devait voter la subvention pour les dix années suivantes. La commune, qui tirait de ses bois quatre-vingt mille francs de revenus, en dépensait douze mille pour donner à ses enfants l’instruction secondaire ; elle prêtait gratis un bâtiment vaste et commode. Le principal gérait le pensionnat à ses risques et périls ; il pouvait vivre, la subvention aidant, et mettre de côté mille écus par année. Que le subside municipal vînt à manquer, il ne lui restait plus qu’à plier bagage et à chercher un autre emploi. Mme Jeffs avait de quoi le remplacer, le cas échéant. Depuis environ dix-huit mois, deux hommes modestes et instruits, portant la redingote longue, avaient élu domicile à Frauenbourg. Ils venaient de Hagueneau, la ville sainte, la Mecque des croyants d’Alsace. Indigents comme des apôtres, ils avaient loué une petite chambre dans une humble maison de la basse ville, et là, ils s’étaient mis à instruire gratis les plus pauvres enfants du quartier. Le nombre toujours croissant de leurs élèves les avait chassés vers un édifice plus spacieux, qu’ils meublèrent petit à petit, qu’ils achetèrent ensuite, qu’ils agrandirent bientôt, et qu’ils finirent par entourer d’un vaste jardin, en démolissant tout le voisinage. La persévérance de deux hommes et la charité de plusieurs femmes avaient accompli ces choses dans l’espace d’un an et demi.
Le clergé séculier de Frauenbourg ne frayait point avec les nouveaux venus, ni eux avec lui. Le maire ne les voyait pas d’un bon œil, et s’il ne leur demanda point leurs diplômes, ce fut un acte de pure tolérance. Mais ils étaient reçus avec honneur dans plus d’une famille, et lorsqu’ils venaient au Krottenweyer à l’heure du dîner, ils trouvaient leur couvert mis. La bonne dame et le charitable monsieur (comme ils disaient) les assistèrent de quelques largesses ; ils rendirent en influence et en popularité plus qu’ils n’avaient reçu en argent. L’amitié de ces deux hommes irréprochables et malins n’était point à mépriser.
Mme Jeffs leur demanda un jour pourquoi deux personnes de leur mérite et de leur vertu se renfermaient dans l’instruction primaire ? Ils répondirent modestement que MM. les professeurs du collège suffisaient à tous les besoins de la localité ; mais que si, par malheur, la ville de Frauenbourg venait à se voir priver des bienfaits incontestables de l’enseignement universitaire, ils essayeraient de combler cette lacune, dans la mesure de leurs faibles moyens et avec le concours de plusieurs amis qu’ils avaient laissés derrière eux à Haguenau.
Ils ajoutèrent que n’ayant pas de femmes et d’enfants à nourrir comme M. le principal et MM. les professeurs du collège, ils se feraient un plaisir et un devoir de laisser au budget de la ville la subvention de douze mille francs ; trop heureux si l’on daignait leur concéder la jouissance du bâtiment municipal ! Mais ils ne demandaient rien, ils n’espéraient aucune assistance des pouvoirs établis : « les dieux de M. le maire de Frauenbourg n’étaient pas leurs dieux ; le paganisme grec et romain avait jeté de trop profondes racines dans l’esprit de l’autorité ; depuis trop longtemps l’idolâtrie faisait partie intégrante de l’éducation publique ; le curé lui-même et les vicaires de la paroisse semblaient malheureusement trop enclins à pactiser avec les sectateurs de Pétrone et de Virgile ! »
Madelon les exhorta fort à ne désespérer de rien, et elle entreprit une étude approfondie du conseil municipal. Sur vingt-trois conseillers, elle en compta huit qui, par l’indépendance de leurs idées ou leur intimité avec le maire, étaient des ennemis tout trouvés. Cinq étaient acquis au Krottenweyer ; les dix autres formaient la plaine, une masse indécise et flottante ; ils attendaient les événements, prêts à donner raison au plus fort. La première victoire un peu décisive les entraînerait tous à la fois vers la droite ou vers la gauche. En attendant, ils ménageaient le Krottenweyer et le moulin, acceptaient les cajoleries de Mme Jeffs et écoutaient les raisonnements de M. Honnoré, avouant d’un côté que douze mille francs par an ne sont pas une économie méprisable, et reconnaissant de l’autre que l’enseignement universitaire est le plus conforme aux besoins de ce siècle et à la dignité de l’esprit humain. L’affaire en était là.
M. Jeffs avait les yeux tournés vers la vallée de la Zorn. Il pensait très-sérieusement à décupler la valeur de son bois taillis. La loi des chemins de fer avait été promulguée le 11 juin 1842 ; la ligne de Paris à la frontière d’Allemagne par Strasbourg était classée ; il ne restait plus qu’à en déterminer le tracé. Déjà les ingénieurs commençaient leurs études sur les bords de la Frau. Dans quelques mois peut-être une ordonnance royale fixerait irrévocablement l’itinéraire de Strasbourg à Nancy par Frauenbourg. Les cultivateurs de l’arrondissement, et M. Honnoré à leur tête, croyaient tous au succès de la ligne droite, et voyaient déjà le revenu de leurs terres augmenté de vingt pour cent par la facilité des transports.
Ce résultat était imminent, presque inévitable, à moins pourtant que la population de Frauenbourg se levât comme un seul homme pour repousser l’établissement du chemin de fer. Il ne faudrait rien moins qu’une pétition du conseil municipal, appuyée d’un gros mouvement populaire, pour faire dévier la ligue droite jusqu’à la vallée de la Zorn.
M. Champion fut mandé en toute hâte. Il ne vint pas : ses devoirs de législateur l’enchaînaient au Palais Bourbon. Mais il envoya Claudius Lampeigne, qu’il avait déniché, non sans peine, dans un des tapis-francs artistiques et littéraires qui émaillaient le quartier latin.
Madelon l’avait connu jeune et brillant, plein de courage et de foi, passionné pour le plaisir et pour la lutte, héros de Saint-Merri, martyr de Sainte-Pélagie, roi du Prado (ce qui ne gâtait rien dans ces temps d’amour et de guerre), fanatique des beaux vers et des nobles sentiments, tout débordant d’idées neuves et hardies, tout pétillant d’amour pour ses maîtresses d’un soir, élevant son âme ou son pied, indifféremment, à des hauteurs prodigieuses ! En échange de ce Claudius de 1834, la diligence de Frauenbourg apporta un grand fantôme aigri, maigri, précédé d’un nez rouge et coiffé d’une poignée de cheveux gris. Il n’avait que quarante-cinq ans, et l’on pouvait aisément lui en donner soixante. Ses épaules s’étaient voûtées, sa main tremblait un peu ; il prisait, il sentait l’absinthe ; il avait la goutte !
Mais son corps vous eût semblé plus beau que la statue d’Antinoüs, si vous aviez pu le mettre en parallèle avec son âme. Cet être, doué de facultés éminentes, avait laissé passer l’heure unique, rapide, irrévocable, où l’homme doit donner ses fruits. Il avait su écrire, il avait eu une idée ; il avait trouvé un éditeur, il avait suscité quelque attente et quelque espérance dans le public intelligent. Mais, au moment de ceindre ses reins et de courir au but, il avait rencontré une Madelon, Madelon Jeffs ou une autre, qu’importe ? Elle l’avait arrêté un jour, ou un mois, ou une semaine ; le temps n’y fait rien ; puis elle l’avait planté là et il s’était remis en route. Trop tard ! L’éditeur, lassé d’attendre, avait changé d’avis, le public avait l’esprit ailleurs : l’idée féconde avait séché comme une fleur sans eau ; le pauvre Claudius ne la reconnaissait plus lui-même ! Alors il se vengea de sa stérilité sur le travail des autres ; il dépensa son reste en articles d’une demi-colonne dans les journaux de dénigrement. On l’expulsa de ce bagne lorsqu’il ne lui resta plus personne à éreinter ; les entrepreneurs déclarèrent dans leur argot qu’il était vidé comme un lapin, qu’il n’avait plus rien dans le ventre. Il ne lui restait qu’à s’enrôler dans la petite armée fainéante et hurlante des sculpteurs qui ne sculptent pas, des peintres qui ne peignent pas, des écrivains qui ont perdu leur écritoire. Il présida des réunions enfumées où l’on mettait les poètes en morceaux, les prosateurs en marmelade et les artistes en hachis. Il émoussa tous les angles de son esprit et de sa conscience sur le marbre des estaminets ; le vrai, le faux, le bien, le mal, le beau, le laid devinrent à ses yeux choses indifférentes, matière à blague et rien de plus. Le malheureux, qui avait répandu son sang comme de l’eau pour une noble rêverie, perdit même le respect de la révolution et le culte de la liberté : il aurait joué les conquêtes de 89 en cinq secs contre un petit verre de cognac. Le problème de la destinée humaine se résuma pour lui dans la recherche d’une pièce de cent sous. Il monnaya sa popularité dans le quartier latin, en exploitant les étudiants de première année. Mais, comme il s’était fait ouvrir des crédits innombrables chez les hôteliers, limonadiers et gargotiers de ce royaume, la circulation dans les rues lui devint plus difficile de jour en jour. Il comptait cinq kilomètres de distance entre l’Odéon et la place Saint-Michel, lorsque M. Champion, l’embaucheur par excellence, le nomma fondateur, rédacteur en chef et gérant responsable du Progrès de Frauenbourg.
On l’habilla de neuf, on lui donna du linge, on ne paya point ses dettes (cette opération aurait pris trop de temps) ; on lui traça un plan de campagne, on lui promit une gratification raisonnable pour l’intéresser au succès. Mais surtout M. Champion le prévint qu’il serait chassé comme un laquais s’il se permettait une familiarité dans le salon de Mme Jeffs ou une indiscrétion dans les brasseries de la ville.
Si, après ces avertissements, il lui était resté quelque envie de s’émanciper avec Madelon, l’accueil qu’il reçut au château l’eût tout d’abord remis à sa place. La petite femme qui rentrait si joliment ses ongles pour faire patte de velours à M. le préfet, savait aussi regarder les gens de très-haut et donner certaines poignées de main qui tenaient un monsieur à distance. Le premier coup d’œil qu’elle laissa tomber sur son ancien amant produisit le même effet que ces coups de mouton qui enfoncent les pilotis sous terre. Claudius en vint à se demander si ses souvenirs les plus précis n’étaient pas des imaginations écloses dans les vapeurs bleuâtres de l’alcool. Cette femme, placée si loin de lui, était-elle bien la même qu’il avait abritée vingt fois sous son manteau, à la suite d’un bal d’hiver ? Cette châtelaine qui ne tolérait pas dans son parc la fumée d’un puro, avait-elle rien de commun avec la bonne fille qui s’était fait payer, rue de l’Odéon, tant de cigares à deux sous ? D’ailleurs l’ancienne Madelon, la femme de 1834, était moins jeune et moins fraîche que la nouvelle !
Mais on ne lui laissa pas le loisir de méditer longtemps sur ces mystères. Il fut livré, séance tenante, au bras séculier de M. Jeffs qui le conduisit à la sous-préfecture, à l’imprimerie et à l’auberge du Lion-d’or. M. Bonnevelle, boutonné jusqu’au menton, lui dit que l’administration comptait sur lui ; que sa feuille aurait la primeur des inspirations officielles, et qu’on verrait même à lui donner le monopole des annonces judiciaires pour l’année 1844, si, d’ici là, il arrivait à balancer l’influence de l’opposition. L’imprimeur, homme de bien, mais timide comme tous ceux qui vivent sous la loi de l’arbitraire, tremblait à l’idée de fabriquer un journal politique avec timbre et cautionnement. En montrant son atelier à M. Lampeigne, il avait l’air d’un moineau qui fait les honneurs de sa cage à un chat. Il l’introduisit dans un cabinet assez propre, contigu au bureau de la feuille municipale, mais où l’on arrivait par un autre escalier. Claudius prit possession de ce laboratoire en y faisant porter deux savates dépareillées et un vieux gilet de tricot. Enfin, l’aubergiste du Lion-d’Or lui donna une chambre au second étage et un couvert à table d’hôte moyennant soixante-dix francs par mois. Comme le traitement était de cent écus, il restait deux cent trente francs pour l’absinthe, la bière et le tabac. M. le rédacteur en chef jugea, à vue de pays, que ces deux cent trente francs étaient le strict superflu.
Les mineurs sont persuadés que les métaux repoussent au sein de la terre : c’est que parfois, en explorant les galeries abandonnées, ils découvrent un filon oublié ou dédaigné par leurs prédécesseurs. Un hasard analogue fit croire à Lampeigne lui-même que son talent, coupé jusqu’aux racines, avait repoussé en secret. Si on l’eût payé pour faire devant le public de Frauenbourg les cabrioles artistiques et littéraires qu’il avait exécutées cent fois dans la petite presse parisienne, le vieux clown aurait gambadé tristement, en homme blasé. Mais le thème était nouveau, comme l’auditoire était neuf. Claudius Lampeigne (il signait Claude de Saint-Clodoald en l’honneur de Saint-Cloud, sa patrie) s’intéressa à la comédie qu’on lui faisait jouer : il sut donc intéresser le parterre. Sa profession de foi fut un chef-d’œuvre d’éloquence provinciale ; elle porta coup.
« Vétéran des combats de la politique, après avoir lutté en aveugle dans l’arène des partis, j’avais ouvert les yeux à la lumière sereine et pure qu’un trône paternel fait rayonner en tous sens sur le grand peuple français. Ingrats, m’étais-je écrié, tous ceux qui méconnaissent les bontés du plus sage des rois et du plus loyal des ministères ; honte à celui qui trouble par les fureurs d’une opposition désordonnée les sources de la prospérité publique ! Et, suspendant mes armes à l’olivier de la paix, content d’une modeste fortune qui suffisait à mes besoins et d’une humble renommée qui suffisait à mon ambition, après avoir serré la main des hommes d’État, mes adversaires de la veille, je parcourais le sol sacré de la patrie, pour voir des heureux !
» Un matin, au sortir de cette aimable chaîne des Vosges qui rappelle les Alpes et les Pyrénées avec quelque chose de plus intime et de plus humain, je suivis les bords fleuris d’une rivière à la fois gracieuse et puissante, créée par l’auteur de toutes choses pour charmer les regards de l’homme et pour l’aider dans ses travaux. Tout à coup s’offrent à mes yeux les remparts vénérables de Frauenbourg, dont la gloire épiscopale se confond avec les origines de l’Alsace, ce fleuron ajouté à la couronne de France par la main d’un grand roi. J’entre et je vois un peuple cordial, hospitalier, tout gaulois par la vivacité de l’esprit et l’affabilité des manières, tout germain par la droiture du cœur et la pureté des mœurs publiques, et parlant avec une égale aisance les deux plus belles langues de l’Europe. Les hommes sont grands et forts, le sexe est plein de grâce et d’élégance ; une multitude de petits chérubins aux joues roses animent par leurs joyeux ébats les rues larges et bien pavées. J’admire l’activité de la population, le mouvement du commerce, mille voitures accourues de toutes les extrémités de l’Europe, sous l’impulsion de chevaux vigoureux, pour demander l’hospitalité au noble peuple de Frauenbourg et lui laisser la richesse en échange. Et je dis en appuyant la main sur mon cœur : Dieu soit loué ! Je cherchais des heureux : en voici !
» Mais qu’entends-je ? Des hommes venus de loin, de Paris (à ce qu’ils disent), ont juré de tarir ce Pactole, d’affamer ces hommes forts, ces femmes belles, ces enfants roses et joufflus ; de faire pousser l’herbe entre les pavés de ces larges rues, de changer ces admirables auberges en vastes solitudes ! pour tracer une ligne de fer où des machines formidables, mastodontes ivres de feu, entraîneront quelques voyageurs imprudents ; pour le cruel plaisir de semer des charbons enflammés sur une plaine fertile et de répandre dans l’air une fumée nauséabonde, funeste aux biens de la terre et insupportable aux habitants, ils vont tuer le roulage de Frauenbourg ! Et ce peuple, le meilleur et le plus soumis de toute la nation, se laisse égorger dans sa richesse et dans sa force ! Il croit peut-être que le roi, que le ministère, que l’honorable majorité de la Chambre l’a désigné pour servir de victime à quelques spéculateurs effrénés !
» J’ai vu six mille hommes de cœur sur le penchant de la ruine, et je me suis fait journaliste.
» Amis, je reste parmi vous. Accordez-moi le droit de cité ! L’homme qui vous tend les bras ne vous sera peut-être pas inutile.
» Si l’on vous dit que le gouvernement a juré votre perte, je démasquerai les imposteurs. Qu’importe à l’autorité supérieure qu’un chemin passe ici plutôt que là ? N’y a-t-il pas assez de vallées désertes où la locomotive peut circuler innocemment, sans faire tort à personne ?
» Réclamez ! plaignez-vous ! adressez-vous au cœur de ceux qui nous gouvernent. Jamais un cri d’angoisse n’a retenti, même aux extrémités de la France, sans trouver un écho sympathique à Paris. Les personnes les plus haut placées (croyez-en la parole d’un homme qui les connaît intimement) ne sont pas plus inaccessibles que le jeune et éminent administrateur que la Providence a placé parmi vous ! S’il faut un ami dévoué pour porter vos doléances aux pieds du trône, je suis là.
» Peut-être mon intervention inattendue dérangera-t-elle les projets intéressés de quelques spéculateurs locaux. J’accepte leur haine avec orgueil et je brave les efforts de leur vengeance. Si le ciel permet que je succombe, je m’envelopperai dans ma conscience comme un soldat dans son drapeau. Mes ancêtres avaient pour devise : Fais ce que peux. Le dernier des Saint-Clodoald a gravé sur son écusson : Fais ce que dois !!!!!! »
Il faut connaître l’esprit de la province pour estimer ce discours à sa valeur. Chaque parole était d’or. Les habitants de Frauenbourg, comme ceux de trente-sept mille autres communes en France, veulent que leurs montagnes, leur rivière, leurs remparts, leurs femmes et jusqu’à leurs pavés soient admirés de tout l’univers. Ils pardonneront plutôt à l’incendiaire qui détruira leur ville qu’au journaliste qui en dira du mal. À Frauenbourg, comme ailleurs, la sympathie des mères de famille est acquise à l’écrivain qui trouve leurs enfants jolis. Mais là, plus qu’en aucun autre lieu du monde, on estime celui qui a donné des poignées de main au gouvernement, que le gouvernement s’appelle Lamartine ou Guizot, Cavaignac ou Polignac.
La partie pratique de ce discours émut violemment les hôteliers, aubergistes, maîtres de poste, grainetiers, charrons, maréchaux ferrants et tous ceux que la grande route faisait vivre. En leur montrant à l’horizon prochain la ruine de leur industrie, en se faisant fort de conjurer ce péril imminent, M. de Saint-Clodoald les rallia tous autour de lui. Il ne resta dans le parti de M. Honnoré que les agriculteurs intelligents. Ceux-là comprenaient bien que le chemin de fer emportant leurs récoltes vers les grands centres, apportant à bas prix les amendements et les engrais dont ils auraient besoin, rendrait leur condition meilleure. Mais la population de l’arrondissement, qui avait donné pendant plusieurs siècles le spectacle de l’union la plus parfaite, se trouva divisée en deux camps par des intérêts opposés.
Le maire fut obligé de répondre et d’entrer en lice avec un homme qu’il méprisait d’instinct. Mais sa cause, quoique bonne, n’était pas facile à défendre. Il ne pouvait nier que l’arrivée d’un chemin de fer dans la vallée de la Frau ne fût la mort du roulage. Le fait était certain, il l’avait annoncé lui-même depuis longtemps, il était trop loyal pour le contester à ses adversaires. Mais lorsqu’il venait dire à son tour que les locomotives passant par la vallée de la Zorn feraient encore plus de tort aux habitants de Frauenbourg, que le roulage n’en mourrait pas moins et qu’on nuisait à l’agriculture locale sans aucun profit pour personne, cette assertion était juste et fondée sans être évidente ; elle ne crevait pas les yeux du public.
Le Progrès avait beau jeu pour répondre que la route de la Frau était plus directe et par conséquent plus économique que celle de la Zorn ; que les commerçants de France et d’Allemagne ne renonceraient pas de longtemps au roulage, le plus naturel, le plus facile, le moins coûteux de tous les moyens de transport ; qu’il se passerait peut-être un siècle ou deux avant qu’on se décidât à confier les marchandises pesantes ou encombrantes à cet être impersonnel, négligent, avide de gros profits, qu’on appelle une compagnie de chemin de fer. Pour donner plus de force à son argument, il ne craignit pas de prendre à partie les rouliers, population flottante, qui foisonnait toute l’année dans tous les établissements publics. « Élite des travailleurs, robustes habitants des routes royales, symboles de probité, vous qui bravez le froid, le chaud et la tempête pour enrichir notre pays, vous qui portez avec vous, comme le batelier de César, la fortune d’un grand peuple, parlez ! Dites lequel a raison, de mon adversaire ou de moi ? Êtes-vous hommes à reculer, comme une armée de lâches, devant la brutale invasion d’une force aveugle ? Vous laisserez-vous mettre en déroute par le sifflet de la vapeur ? Vous verra-t-on briser vos puissantes voitures, égorger vos fidèles et infatigables coursiers, pour que les entrepreneurs du transport à grande vitesse empochent quelques millions de plus ? Rouliers ! répondez-leur, à ceux qui nient l’évidence, répondez-leur que vous êtes Français, et qu’un Français ne désarme pas devant l’ennemi. Si l’on donne un chemin de fer (triste présent !) à la vallée de la Frau, vous irez en Allemagne par la vallée de la Zorn. Si la vallée de la Zorn obtient la dangereuse faveur que nous repoussons énergiquement (on dit qu’elle la demande !), vous garderez la douce et cordiale habitude de vous reposer le verre en main, la chanson aux lèvres, sous les toits hospitaliers de Frauenbourg ! »
Cette péroraison fit grand bruit dans les cabarets de la ville. Les rouliers, qui ne savaient pas leur règne si près de finir, donnèrent raison au journaliste. Ils jurèrent que si on laissait poser des rails dans la vallée de la Frau, ils changeraient tous leur itinéraire et suivraient dorénavant la route de la Zorn.
Leur opinion, formulée dans un style trop coloré pour que la plume ose le rendre, fut un puissant renfort au nouveau journal. Les aubergistes, dont quelques-uns étaient des personnages et même des conseillers municipaux, s’engagèrent envers leur clientèle. Ils promirent d’opposer toutes leurs forces à l’établissement du chemin de fer.
M. Honnoré, poussé à bout par une polémique déloyale, laissa tomber un blâme public sur l’homme qui descendait à de telles manœuvres. Et bientôt, comme il arrive toujours en province, la lutte des deux principes se compliqua de personnalités blessantes.
Un jour, M. de Guernay, quoiqu’il fût doux et clément, comme tous les hommes vraiment forts, perdit patience. Il pria Charles Kiss et M. Orlandi, ancien officier de l’Empire, de lui ménager une rencontre avec le gentilhomme du Progrès. Mais le dernier des Saint-Clodoald avait la goutte. Il fit asseoir les deux ambassadeurs, protesta de son estime pour M. de Guernay et la famille du moulin, prétendit que les journalistes, comme les avocats, devaient s’injurier sans rancune, pour le bien de la cause et l’amusement de l’auditoire ; jura qu’il avait tué assez de braves gens sur le terrain et acquis assez de gloire pour un homme seul, et finit par congédier ces messieurs, après quelques pasquinades. Huit jours après, il raconta la scène dans son journal, en se donnant un rôle dont les douze pairs de Charlemagne auraient été jaloux.
Charles Kiss riposta sans tarder. Il n’écrivait pas souvent ; mais quand il s’y mettait une fois, c’était de bonne encre. Le goutteux ne s’émut point ; il en avait vu bien d’autres ! La querelle des journaux amorçait la malignité publique et forçait les gens à lire le Progrès ; c’était l’important. À force de chercher dans les égouts de son âme ce qu’il pourrait jeter de plus salissant à la face de l’ennemi, il s’avisa que M. Honnoré avait accaparé tous les terrains de Frauenbourg pour les vendre au chemin de fer. La diffamation était flagrante ; le moulin s’assura que M. de Saint-Clodoald avait toujours la goutte, et comme il s’obstinait à rester malade, on lui fit un procès, faute de mieux.
Il répondit à l’assignation par une autre, et intenta une action reconventionnelle. Lui aussi, il avait été diffamé, injurié à la face de Frauenbourg, par le journal de ses ennemis ! « Et dans quel moment, messieurs les juges ? Lorsque le preux, étendu sur son lit de douleurs, incapable de ressaisir l’épée de ses pères, ne pouvait en appeler qu’à Dieu et à vous ! »
La magistrature française, lorsqu’il plaît aux journalistes de lui déférer leurs querelles, intervient de la même façon que le Grand Turc entre ses raïas ou les piqueurs entre leurs chiens : elle sépare les combattants à coups de fouet. Les juges de Frauenbourg, fidèles à cette tradition, témoignèrent de leur haute impartialité en frappant à droite et à gauche. Dans un jugement fort bien motivé et de tout point irréprochable, ils condamnèrent le Progrès à cinq cents francs d’amende pour diffamation et les Affiches à cinq cents francs d’amende pour injures, dépens compensés.
Les amis du Krottenweyer chantèrent un Te Deum dans les brasseries et les cafés : ce jugement, pour eux, était une victoire. Mais le gros du public n’y vit qu’une escarmouche, une affaire d’avant-postes. Les chefs d’armée n’avaient pas donné en personne ; la masse attendait quelque chose de plus décisif pour se livrer définitivement à M. Jeffs, ou revenir sous la main paternelle de M. Honnoré.
L’occasion se présenta bientôt. M. Hamburger, conseiller général pour le canton de Frauenbourg, mourut au mois de juin 1843. L’élection de son successeur était fixée au 13 août. Madelon, qui voulait absolument que son mari fût quelque chose, le décida sans peine à se mettre sur les rangs. La préfecture et la sous-préfecture, c’est-à-dire MM. Durier et Bonnevelle, promirent spontanément leur appui.
On comprit au moulin que, si M. Jeffs était nommé conseiller général, il serait roi. Cet homme avait la fortune, les relations, l’intrigue, l’appui de l’administration et un joli commencement de basse popularité ; il ne lui manquait plus qu’une position officielle pour tyranniser le pays. En face du danger pressant, M. Honnoré fut contraint d’aspirer à un honneur qu’il avait toujours décliné. Le succès de sa grande entreprise, l’intérêt du pays, menacé de toutes parts, lui imposaient les tracas d’une candidature. Il fit son devoir en honnête homme, quoiqu’il lui répugnât un peu de tremper ses mains dans la matière électorale. Il imprima une profession de foi, distribua des bulletins, ouvrit une polémique dans le journal des Affiches. Tous les citoyens éclairés se groupèrent autour de lui : personne ne doutait que l’élection d’un des deux concurrents n’exerçât une influence capitale sur les destinées de Frauenbourg.
Au moment où les armées se disposaient à entrer en campagne, la population féminine, qui s’intéressait passionnément à cette guerre de clocher, s’avisa de partir en avant-garde et de faire à l’hôtel de ville un scrutin préparatoire.
C’était le dimanche 6 août que la société du Bon Secours devait réélire sa présidente. De mémoire de femme, le fauteuil avait été occupé par la vieille baronne de Guernay ou par Mme Honnoré. Ces deux honorables personnes se relevaient de trois en trois ans ; le vote avait toujours été unanime ; aucune concurrence ; la présidente dont les pouvoirs venaient d’expirer passait tout naturellement vice-présidente, en attendant que son tour revînt.
Mais, cette fois, la coterie de Mme Jeffs, composée des femmes les plus remuantes, entreprit de changer l’ordre établi. Madelon, qui ne doutait de rien, accepta la lutte ; ses amoureux, ses admirateurs et ses amis firent une propagande active dans les salons du beau monde et jusque dans les boutiques de la bourgeoisie ; car les plus modestes sociétaires étaient admises à voter ce jour-là.
Le clergé de la paroisse fut mis en demeure de se prononcer, comme dans toutes les affaires où la conscience des femmes est en jeu. Je dois dire à la louange du curé qu’il n’hésita pas une minute. C’était un homme de bonne foi, simple, honnête et tolérant : on en trouve encore de pareils dans quelques églises d’Alsace. Sans discuter le paganisme de M. Honnoré et même sans le comprendre, il appréciait ses services et estimait ses vertus.
Les dames du moulin étaient à ses yeux de véritables saintes ; il n’admettait pas que personne osât leur contester le rang qu’elles occupaient si bien. Ses deux vicaires, jeunes gens formés à son exemple, pensaient et parlaient comme lui. Mais les Pères de l’École libre soutinrent la thèse contraire. Agissaient-ils par intérêt personnel ou simplement par esprit d’opposition, c’est un problème que je ne veux pas résoudre. L’important est que deux hommes d’une moralité incontestable, d’une habileté prouvée, reçus dans presque toute la société et populaires dans la bourgeoisie, appuyaient ouvertement la candidature de Mme Jeffs.
Le mois de juillet venait de finir. Une sourde rumeur, une agitation inusitée, un va-et-vient plus rapide dans les rues de la ville, une consommation extraordinaire dans les brasseries et mille autres symptômes précurseurs annonçaient l’approche de la crise. Les meilleurs amis du moulin, Charles Kiss, le docteur, l’intrépide Orlandi, le digne M. Giron, malgré ses quatre-vingts ans et ses infirmités sans nombre, s’étaient faits courtiers d’élection. Dix fois par jour, les Honnoré et les Guernay, réunis en permanence dans le salon du moulin, recevaient des avis, des messages, des renseignements favorables, défavorables, triomphants, désespérés, absurdes, contradictoires.
« Mme Jeffs a promis de faire restaurer l’église si elle était nommée. – M. Jeffs a déclaré devant six personnes, au café du Grand-Cerf, que Madame se retirait du concours. – Les femmes des aubergistes voteront pour Mme de Guernay si M. Honnoré renonce au chemin de fer. – Les Jeffs ont invité la bourgeoisie à un banquet magnifique. – Le président du tribunal s’est prononcé ouvertement pour Mme de Guernay. – Le préfet arrive de Strasbourg, tout exprès pour appuyer Mme Jeffs. – Les Jeffs abandonnent la partie ; ils roulent sur le chemin de Paris ! »
Au milieu de ce conflit de nouvelles, affirmées et démenties tour à tour, M. Hubert de Guernay mangeait sa moustache blonde avec une anxiété visible. Ce jeune homme calme et sensé regardait la situation d’assez haut et la trouvait grave. À ses yeux comme aux nôtres, il était évident que la petite élection de l’hôtel de ville entraînerait une série d’événements. Si Mme Jeffs arrivait à la présidence, elle se ralliait du coup les timides, les indécis, et cette masse irrésolue qui forme en toute occasion l’appoint du plus fort. Dès ce moment, l’élection de Jeffs était assurée. Jeffs au conseil, c’était M. Honnoré amoindri, la municipalité démoralisée, le collège menacé, le chemin de fer détourné, la grande affaire agricole dépréciée, le pays livré sans défense à deux spéculateurs effrontés : bref, la ruine de Frauenbourg. En faisant manquer l’élection de cette fille, qui osait se mettre en concurrence avec la vénérable Mme de Guernay, on sauvait tout un arrondissement. Et le baron possédait dans son secrétaire un talisman merveilleux, d’un effet sûr. Ce dossier officiel qu’il avait voulu rendre au prince d’Armagne et que le prince lui avait conseillé de garder, n’était-il pas une arme de bonne guerre ? n’avait-il pas le droit de s’en servir ? Astolphe lui disait formellement dans sa dernière lettre :
« Si nous avons manqué notre but, il n’y a qu’une chose à faire : revenir au point de départ. Il se trouve qu’en voulant opposer deux fléaux l’un à l’autre, nous les avons associés contre nous. Séparez-les, morbleu ! vous avez la hache entre les mains. »
Au reçu de ce mot d’ordre, Hubert avait presque annoncé chez lui qu’il empêcherait l’élection de Mme Jeffs. Sans s’expliquer positivement sur les mesures qu’il voulait prendre, il laissa entrevoir qu’il tenait un secret décisif. Mme Honnoré, comme on l’a vu, n’était pas la patience même. Elle harcelait son gendre, Dieu sait ! Mais Hubert la laissait dire et ajournait sa confidence au dernier moment.
Il pensait que la réputation d’une femme, et même d’une Madelon, est un triste champ de bataille. Lorsqu’un galant homme ne peut vaincre son ennemi que sur ce terrain-là, il fait presque mieux de tourner casaque et de céder la victoire.
Mais a-t-on le droit d’abandonner la partie quand on n’est pas seul en jeu ? N’y a-t-il pas certaines occasions où l’intérêt public doit imposer silence aux scrupules d’un cœur chevaleresque ? Et sans parler des dangers qui planaient sur tout le peuple de Frauenbourg, le fils de Mme de Guernay ne devait-il pas défendre sa mère contre un affront scandaleux ? Jeter ses armes dans un pareil moment, c’était atteler la plus chère et la plus respectable des femmes au char triomphal de Madelon.
Ces idées prirent le dessus dans son esprit après quelques jours d’incertitude ; il résolut de tout dire à Mme Honnoré. Quel coup de théâtre à l’assemblée générale, lorsqu’on verrait la femme forte du moulin démasquer publiquement Mme Jeffs et lui dire en face ce qu’elle était ! Un coup de pistolet tiré à bout portant ne produirait pas un effet plus prompt ni plus irréparable. Madelon serait tuée moralement et son mari ne lui survivrait pas une heure dans l’opinion de Frauenbourg.
Mais, avant d’en venir à ces extrémités, Hubert pensa qu’il serait plus prudent et plus noble de prévenir Mme Jeffs. Avertie, elle avait plus de vingt-quatre heures pour conjurer tout péril en retirant sa candidature. Il n’était que trois heures après midi et l’assemblée générale devait se réunir le lendemain soir, à huit heures.
« De deux choses l’une, pensait le baron, ou elle aura l’effronterie de nous braver, et alors je me lave les mains de sa mésaventure ; ou elle aura le bon sens de s’abstenir, et nous vaincrons sans combat, ce qui vaut mieux. Or, comment supposer qu’elle s’expose de gaieté de cœur à une défaite écrasante ? Elle se retirera, c’est évident, et désormais elle ne nuira plus à personne ; je la dominerai par la peur. »
Plein d’une ferme et honnête espérance, il copia de sa main le dossier de Madelon et le porta chez son ancien ami, M. Gérard Bonnevelle.
Le sous-préfet parut surpris d’une visite qu’il n’avait pas lieu d’attendre. Depuis la scène de la distribution des prix, on ne s’était rencontré que dans la rue, et depuis les injures semi-officielles de M. de Saint-Clodoald, on ne se saluait plus.
Gérard le prit d’assez haut. Il se figura que le moulin, vaincu d’avance, faisait demander la paix. L’attitude embarrassée du parlementaire semblait confirmer cette hypothèse. Il est certain que le baron, comme tous les nobles cœurs, portait péniblement la honte d’autrui : il souffrait à la seule idée de rappeler une vie infâme ; il rougissait, comme au temps de sa première jeunesse, pour les gens qui ne savent plus rougir.
« Monsieur, dit-il au sous-préfet, je n’aurais pas pris la liberté de vous importuner chez vous sans une nécessité pressante…
— Je comprends, je comprends, dit Gérard, mais tout mon temps appartient à mes administrés, sans distinction. Asseyez-vous, monsieur le baron, je vous en prie !
— C’est que je n’ai que peu de mots à vous dire, et…
— Asseyez-vous quand même. J’aurai peut-être à vous entretenir plus longuement, moi ! Ah ! ah ! monsieur le baron ! les conseils de l’administration sont quelquefois bons à suivre. Si l’on m’avait écouté dans le principe, il y a bien des personnes, fort honorables d’ailleurs, qui n’auraient pas gâché une belle position.
— J’aime à croire, monsieur, que vous ne parlez pas ainsi de ma famille ?
— Qui ? Moi ? Des personnalités ? Jamais, monsieur le baron ! Rien n’est plus contraire à mes principes, et d’ailleurs le rang que j’occupe me défend ces misérables jeux d’esprit. Je disais simplement que la naissance, la fortune, le caractère, l’instruction ne suffisent pas en ce monde. Il faut y joindre un peu… Comment dirai-je ? Un peu de ce que nous appelons, dans la langue officielle, l’esprit de conduite. Si haut qu’on soit placé, on doit ménager ses relations, les étendre, ne pas rejeter de parti pris les avances qui vous sont faites, ne point indisposer des hommes en place, qui, si modestes qu’ils veuillent être, peuvent devenir utiles ou même indispensables à un moment donné. C’est par cette politique de ménagements qu’on a vu des familles parties d’assez bas, s’élever d’étage en étage jusqu’au niveau des têtes les plus fières et quelquefois même, les circonstances aidant, dominer les anciens dominateurs. Ces jours derniers, monsieur le préfet, un gentilhomme accompli, que l’on a peut-être tort de ne pas fréquenter davantage, disait à la belle Mme Jeffs…
— Pardon, monsieur, si je vous arrête en si beau chemin, mais vos circonlocutions commencent à m’échauffer les oreilles, et, puisque vous avez prononcé le nom de Mme Jeffs, allons au fait. Vous êtes lié, je crois, avec cette dame ?
— Je m’honore, monsieur le baron, d’être compté parmi ses amis les plus intimes.
— On s’honore comme on peut, monsieur.
— Monsieur ! Voilà une parole qui est de trop.
— En effet, car elle a retardé ce que j’avais à dire.
— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, monsieur le baron ! »
M. Bonnevelle s’était levé fièrement. Hubert le prit par les épaules, le força de se rasseoir, et lui dit sans le lâcher :
« Vous l’entendrez comme il vous conviendra ; mais commencez, s’il vous plaît, par entendre autre chose. Je ne veux pas que Mme Jeffs apporte la guerre et la ruine dans ce malheureux pays. Je ne veux pas qu’elle ferme le collège, qu’elle détourne le chemin de fer, qu’elle bouleverse le sol de Frauenbourg, comme elle s’en est vantée, pour en extraire des millions à nos dépens ! Je ne veux pas qu’elle fasse passer un usurier, un malfaiteur, un lâche et vil coquin, sur le corps de mon beau-père ! Enfin, je ne permettrai jamais que cette femme ose publiquement tenir tête à Mme de Guernay, ma mère ! »
Lorsqu’il eut dit, il ôta ses deux mains et se posa tranquillement sur son fauteuil. Le sous-préfet jaillit du sien comme un liquide comprimé :
« Parbleu ! dit-il, je suis curieux de savoir comment vous empêcherez de faire ce qui lui plaît, monsieur le féodal !
— En disant ce qu’elle est, monsieur le fonctionnaire ! Une drôlesse qui s’est vendue à tout le monde et à vous !
— C’est faux !
— Vous vous en défendez ? Alors, une drôlesse qui s’est vendue à tout le monde, excepté vous ! Que pensez-vous qu’elle réponde ?
— On ne répond à la calomnie que par le mépris !
— Mais on répond à l’impudence par l’évidence ! Lisez, monsieur, ce document émané de la préfecture de police. Mais ne le déchirez pas ! ce n’est qu’une copie. L’original est sous clef, en lieu sûr, chez moi ! »
Le sous-préfet bouillant et fier déploya le papier d’une main tremblante. Tandis qu’il lisait, sa physionomie indiquait assez qu’il était revenu, depuis quelques mois, sous le joug de Madelon.
Lorsqu’il eut achevé, il s’essuya le front, fit un pas vers M. de Guernay, et il lui dit avec une douleur mal déguisée :
« Rien ne prouve que ces infamies se rapportent à Mme Jeffs. Dans tous les cas, la publication de ce document entraînerait une affaire correctionnelle, et vous savez qu’en matière de diffamation, la preuve n’est pas admise.
— Oh ! quand le tribunal devrait encore nous condamner à cinq cents francs d’amende, nous sommes assez riches pour nous donner le luxe d’un tel procès.
— Mais vous êtes trop noble et trop grand, monsieur le baron, pour perdre une femme. Je vous connais ; je sais par mon expérience et mon admiration personnelle quels sont les sentiments de votre digne famille. Ni vous, ni l’homme éminent qui s’applaudit tous les jours de vous avoir donné sa fille, ni ces trois femmes sublimes qui sont les anges de votre foyer, ni aucun des vôtres, en un mot, ne veut mal de mort à une pauvre pécheresse convertie. Si vous la connaissiez, cette Madeleine écrasée sous le poids d’un passé difficile ! Mais vous n’avez jamais voulu la connaître ; tout le mal vient de là ! On l’a repoussée, maltraitée, foulée aux pieds lorsqu’elle venait humblement se prosterner devant l’innocence héréditaire et la vertu sans tache ! Est-il bien surprenant qu’elle essaye de relever la tête et de vous mordre au talon ! Ne l’écrasez pas, je vous en prie. Laissez-lui le temps d’en appeler à votre bonté, à votre clémence, à votre pitié ! Que voulez-vous qu’elle fasse ? Par quelle humiliation trouvera-t-elle grâce devant vous ? Commandez, elle obéira.
— Diable ! vous l’aimez bien, monsieur le sous-préfet ?
— Qui pourrait ne pas l’adorer ?
— Moi, qui l’ai rencontrée deux ou trois fois dans les rues de Frauenbourg, et sans autre émotion, je vous le jure, qu’un dédain voisin du dégoût. Mais, pour rentrer dans la discussion, je ne veux pas la mort de cette Madeleine. Ce n’est pas mon métier de dénoncer les pécheresses en rupture de ban. Qu’elle cesse de nuire, qu’elle tourne son influence vers le bien, qu’elle répare autant qu’il est en elle le mal qu’elle a déjà fait ! Que, dès demain, elle s’efface avec la modestie qui convient à sa position, et je jure de ne conter ses caravanes à personne. Mais si demain, à sept heures du soir, elle n’a pas retiré sérieusement sa candidature, l’original dont je vous laisse une copie passera de mon portefeuille aux mains de Mme Honnoré ! Voilà mon ultimatum. Et maintenant, monsieur, si de moi à vous, dans la chaleur de la conversation, il m’est échappé quelque mot dont vous pensiez avoir à vous plaindre, c’est une affaire à part et que nous réglerons comme il vous plaira. »
En toute autre occasion, Bonnevelle eût relevé dix paroles choquantes, sans compter un geste singulièrement familier. Il était brave, et même, il s’était fait connaître à Paris comme un homme chatouilleux et friand de la lame, mais il était encore plus friand de Madelon. Ce que c’est que de nous, une fois que l’amour nous possède ! Dans toutes les duretés du baron, il ne vit que le danger de sa maîtresse. L’espoir de sauver Mme Jeffs guérit en un instant les blessures de son amour-propre ; il oublia tout souci personnel.
Ce fut avec une effusion de sincère reconnaissance qu’il tendit les deux mains à M. de Guernay. Le baron lui donna un doigt, et crut faire grandement les choses.
« Je cours au Krottenweyer, dit Gérard, et si le ciel permet que je la trouve seule, je la ramène pieds et poings liés dans le chemin de la modestie, de la bienfaisance et de l’obéissance. Votre générosité aura conquis au bien cette pauvre créature égarée. Vous êtes noble et grand, monsieur le baron ! Je vous remercie, je vous bénis, je vous admire de toute mon âme !
— Et moi, monsieur le sous-préfet, je vous plains de tout mon cœur ! »
Le lendemain, dimanche, un quart d’heure avant la sortie des vêpres, comme Mme Honnoré, Mmes de Guernay et presque toute la population féminine de Frauenbourg étaient réunies à l’église, le baron se promenait seul, à grandes enjambées, dans son cabinet de travail.
Ce cabinet, situé au bout du corridor des chambres à coucher, était la plus vaste pièce du premier étage. On y aurait donné un bal en temps ordinaire, mais aujourd’hui le baron l’emplissait de son agitation et s’y trouvait à l’étroit. Les cinq fenêtres étaient ouvertes, et le baron manquait d’air. Il avait chaud sous son léger costume de coutil. Il se jetait sur le large divan et n’y trouvait point le repos ; il se penchait sur l’eau glacée de la rivière, et la fraîcheur éternelle de la Frau ne dépassait point ses lèvres.
Depuis la veille à trois heures, il attendait vainement une réponse de Mme Jeffs. Le sous-préfet n’avait rien fait dire ; on contait même qu’il était parti le matin, en tournée électorale, avec le seigneur du Krottenweyer. Aucun bruit de ville, dans un pays où tout se sait, ne donnait à penser que Madelon eût retiré sa candidature. Ainsi donc elle acceptait la bataille, connaissant les forces de l’ennemi. Quelques instants encore, et M. de Guernay serait mis en demeure d’exécuter ses menaces. Pour épargner quelques affronts à sa famille et quelques malheurs à ses concitoyens, ce gentilhomme accompli allait être forcé de perdre une femme. Il est vrai que cette femme était la dernière de son sexe, mais qu’importe ? Le malaise du baron s’explique assez. Les habitudes du cœur et de la conscience forment à la longue un tissu solide qu’on ne déchire pas sans douleur.
Tandis qu’il regardait vaguement du côté de la ville, une masse de poussière s’éleva sur la route, à la hauteur des dernières maisons. Son cœur battit ; avant de distinguer aucune forme, il devina quelque chose d’étrange et de nouveau. Une minute après, il reconnut, par l’intuition plutôt que par les yeux, les doubles poneys, la voiture d’osier, et Madelon seule, conduisant elle-même, à toute bride. Elle arrivait comme un tourbillon ; il fut tenté de rentrer chez lui et de fermer la fenêtre : c’est ainsi qu’on fait toujours aux approches de l’orage, lorsqu’on est un homme sensé. Il demeura pourtant, sans savoir pourquoi, peut-être parce qu’il ne croyait pas que cette fille eût l’audace de se présenter chez lui. Elle l’aperçut de loin, leva la tête sans écarter le voile bleu qui couvrait son visage, et se lança résolument dans la cour du moulin.
Il commençait à peine à délibérer sur le parti qu’il fallait prendre, lorsque sa porte s’ouvrit et se referma. Une forme svelte et rapide traversa la vaste salle, courut au coin le plus obscur, se jeta, toujours voilée, dans un fauteuil, et se tint là, immobile, muette, plus haletante et plus éperdue en apparence qu’une jeune femme de trente ans qui s’est laissé entraîner, pour la première fois de sa vie, à un rendez-vous d’amour.
L’homme froid et inébranlable se sentit un peu troublé. Il s’avança vers elle, et lui dit d’une voix passablement émue :
« Mon Dieu, madame !… »
Elle l’arrêta du geste et lui montra, sans se dévoiler, toutes les fenêtres ouvertes. Il obéit, revint se placer devant elle, mordit sa moustache, rajusta machinalement le revers de son gilet, prit un fauteuil comme pour s’asseoir, le repoussa sans s’y être assis, et répéta son exorde embarrassé :
« Mon Dieu, madame !… je suis vraiment confus… une telle démarche… »
Un sanglot étouffé sous le voile bleu vint lui couper la parole.
« Madame ! reprit-il, je vous jure, foi de galant homme… quoique les apparences vous aient permis de me juger autrement… je ne veux perdre ni compromettre personne… un seul mot suffisait ! Vous m’auriez écrit ou simplement fait dire par M. Bonnevelle, que vous renonciez à cette prétention, et le secret qui vous épouvante aurait été enseveli dans mon cœur. »
Elle inclina la tête un peu plus bas et répondit d’une voix si humble et si douce qu’elle eût attendri une assemblée de créanciers :
« Je suis en votre pouvoir, ordonnez de moi ! »
Ami lecteur, avez-vous jamais entendu, par un beau matin de printemps, la voix d’une mésange à tête noire ? Ce joli petit animal, qui mange la cervelle des autres oiseaux, élève vers le ciel une frêle et mignonne chanson qui semble humide de rosée. La voix de Madelon semblait mouillée de larmes, tout pareillement.
M. de Guernay fut touché à fond. On sait ce que l’on sait, mais on est homme, que diable !
« Madame, répondit-il, je n’ai pas le droit de rien ordonner. Il me suffit que vous paraissiez comprendre l’imprudence d’une rivalité offensante pour des personnes qui me sont chères. Dès ce moment, je suis désarmé, et il ne me reste plus que le regret… la honte d’avoir provoqué par mes menaces une démarche compromettante pour vous. »
Elle écarta lentement son voile et montra ses beaux yeux baignés de larmes authentiques.
« Est-ce qu’on peut me compromettre ? dit-elle ; est-ce que je n’ai pas toute honte bue ? Que reste-t-il à dire contre une femme, après ce qu’on vous a écrit de moi ? C’est le prince d’Armagne, n’est-il pas vrai ?
— Non, certes.
— Ne niez pas ! J’ai reconnu son style. Oh ! c’est un homme passionné, qui ne fait rien à demi. Lorsqu’il espérait se faire aimer, il me portait plus haut que les nues ; j’ai cent lettres de lui qui vous étonneraient bien, si vous les lisiez. Mais dans ses jours de désespoir il était un peu féroce. Enfin ! c’est ainsi que vous aimez, vous autres hommes !
— Je vous jure, madame, que le prince n’est pas l’auteur de cet abominable récit. C’est…
— Épargnez-moi l’humiliation d’entendre ce que vous voulez dire. M. Bonnevelle m’a parlé hier. Je sais, je ne discute rien ; j’avoue tout : êtes-vous content ? Me trouvez-vous assez méprisable ? À quoi bon discuter sur mon plus ou moins d’ignominie ? Ne suffit-il pas que je sois la femme de M. Jeffs ? Si je me trouvais en présence d’un autre que vous, si vous aviez quelque commencement de pitié pour moi au lieu de vouloir ma perte, je prendrais la peine de vous dire qu’on m’a confondue avec une autre ; qu’on m’a mis sur le dos les aventures d’une femme morte depuis trois ans, et qui avait été ma marraine, pour mon malheur ; mais qu’est-ce que cela vous fait ? En vérité, ces gens de la police sont trop bêtes ! Ils me donnent pour amant le marquis de Gigoult, un pauvre vieillard qui avait connu ma mère, qui m’a adoptée deux ans avant sa mort, et qui a consenti à mourir insolvable pour me laisser une dot ! Ils me font naître en 1810 ! Ainsi, j’aurais trente-trois ans, à leur compte ! Vous semble-t-il que je sois une femme de trente-trois ans ?
— Oh ! non !
— N’allez pas croire au moins que je me donne pour une innocente ! On m’a mise au théâtre, et dans un âge où la femme se défend mal. J’ai commis une faute, une seule ; je ne veux pas m’en excuser, et pourtant !… Mais cela vous est bien égal, et je ne sais pas pourquoi je vous raconte mon histoire. C’est peut-être parce que vous êtes un peu meilleur et plus juste que tous les hommes que j’ai rencontrés. »
Hubert s’apprêtait à lui répondre, quand Mme Honnoré ouvrit la porte avec fracas. Il y courut ; la bonne dame s’arrêta sur le seuil.
« Ah ! pardon, dit-elle ; vous êtes en affaires. »
Et elle alla rejoindre le gros de la famille qui frémissait d’impatience et de curiosité. La voiture d’osier était en évidence, dans la cour du moulin, sous la garde d’un garçon d’écurie.
Madelon s’était levée comme pour battre en retraite, lorsque le baron se retourna.
« Pardonnez-moi mon importunité, dit-elle. Une maison comme la vôtre est souillée par la présence d’une créature comme moi. »
Hubert, qui commençait à la mépriser un peu moins, répondit par quelques mots assez aimables. Elle s’arrêta donc au milieu de la route et se laissa tomber sur le divan.
« Puisque vous daignez m’accorder encore un moment, lui dit-elle, je veux me disculper du reproche qui m’a été le plus sensible. Celui-là n’est pas écrit dans cet ignoble papier, que je vous abandonne sans en vouloir rabattre un seul mot. Mais pourquoi avez-vous dit au sous-préfet que j’étais votre ennemie ? Moi qui vous admirais de loin, vous et les vôtres, comme des types de noblesse et de grandeur ! Hélas ! si j’ai passé six mois à faire ma maison belle, c’était dans la folle espérance de la rendre digne de vous. Il me semblait que je serais réhabilitée aux yeux du monde et aux miens, le jour où un Guernay étendrait sa main vers moi pour me relever ! Si vous m’aviez fait l’aumône d’un peu d’estime, j’aurais eu plus de force pour résister à ce Jeffs. C’est le génie du mal ; il vous hait ; je crois d’ailleurs qu’il voudrait exterminer tous les honnêtes gens de la terre. Pourquoi m’a-t-on livrée à lui ? Je ne le connaissais pas ; c’est le prince d’Armagne (maudit soit-il !) qui a voulu ce mariage pour se venger de mon dédain ! Est-ce ma faute, à moi, si je n’ai jamais pu l’aimer ? Il est brun, et tous les bruns me font l’effet de gens mal lavés ; il est petit, et j’ai besoin d’être dominée par la grandeur et par la force. Voilà mon crime, et, pour m’en punir, il me précipite au-dessous du néant ! Il fait de moi la servante du dernier des hommes, l’esclave d’un laquais ! »
Le baron objecta poliment qu’elle était trop supérieure à M. Jeffs pour qu’on la crût sous sa dépendance ; mais il fut interrompu par la plus jeune de ses filles, la petite Louise, sa préférée, qui venait demander une plume à trois becs pour grand’maman. Il fit un léger mouvement d’impatience, donna la plume, embrassa l’enfant, referma la porte derrière elle et vint s’asseoir auprès de Madelon.
« Ainsi donc, lui dit-elle, vous avez cru que c’était moi qui voulais présider les séances de l’hôtel de ville ! Que j’avais l’ambition d’envoyer mon mari au conseil général ! Que j’étais l’Égérie du syndicat de… je ne sais plus comment vous appelez ce village ! Peut-être même m’avez-vous accusée d’inspirer ce plat gueux qui rédige le Progrès ! Pauvre moi ! Ah ! mon ami, vous ne me connaissez guère ! Je n’ai jamais désiré qu’une chose, et puisque j’ai commencé à vous ouvrir mon cœur, j’irai jusqu’au fond. Je me moque de l’argent, des honneurs, des grandeurs et de toutes les vanités qui font courir les imbéciles. Mais si j’aimais quelqu’un et si j’étais aimée, je serais contente de mon lot. Nous appellerons cela l’ambition du bonheur, si bon vous semble. Avouez que je suis drôlement tombée en épousant l’ogre du Krottenweyer ! Mes illusions n’ont pas duré longtemps : le lendemain de mon arrivée ici, j’ai vu que je m’étais trompée de route. Au bout d’un an (je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis), j’ai lorgné du côté des chemins de traverse. Autre déception ! Partout des provinciaux stupides, puant la brasserie, ou des Parisiens dégrisés, blasés, usés jusqu’à la corde, comme le pauvre Bonnevelle ! Les seuls hommes dignes d’attention, indifférents ou ennemis.
— Qu’est-ce encore ? s’écria le baron en courant à la porte.
— Herr baron, dit la cuisinière, c’est Mme Honnoré qui demande à quelle heure je dois sonner le dîner, à cause de la séance en ville.
— Allez au diable ! et sonnez quand il vous plaira, ma chère. »
Il poussa le verrou, revint à sa place, prit les mains de Madelon et lui dit :
« On ne nous dérangera plus. Vous disiez… »
Mais ce n’était déjà plus la même femme. Son visage s’était assombri ; ses yeux, si doux et si bleus tout à l’heure, avaient tourné au gris aigre. Sa voix, plus mordante et plus âpre, avait des vibrations étranges.
« Je disais, répondit-elle, que j’ai manqué ma vie, que je suis une malheureuse perdue sans ressources, que je ne crois plus à rien, que je n’espère plus rien, que je voudrais être morte ! Quand je vois ces voitures de roulage qui traversent Frauenbourg pour aller au bout du monde, il me prend des envies folles d’en suivre une et de filer avec elle, comme un chien perdu. Le roulier me donnerait peut-être un peu de soupe tous les soirs, et j’aimerais mieux ça que les faisans du Krottenweyer. C’est que je suis une bohémienne blonde, moi. J’ai du sang de gitano dans les veines. Je vis dans ce maudit château comme une chèvre attachée ; je ronge ma corde. Il faudra que j’en finisse un jour ou l’autre ; pourquoi donc pas aujourd’hui ? N’avez-vous pas en main ce fameux document où l’on raconte en termes fleuris ma véridique histoire ? Donnez-le vite à Mme Honnoré pour qu’elle en fasse lecture devant toutes ces dames ! Parbleu ! il y aura du bruit dans Landerneau, et ça rompra peut-être un peu la monotonie de l’existence ! Le Jeffs me jettera sans doute à la porte ; tant mieux ! Je reprendrai le théâtre. Il me fera peut-être l’honneur de me tuer ; tant mieux encore ! C’est la fin de tout. Mais non ; décidément, je préférerais mourir d’une main propre. Tuez-moi, mon bon Guernay ! Voilà des fusils plein une armoire, et des couteaux de chasse, et le diable et son train ! Il n’en faut pas tant pour égorger une mauviette de mon espèce, et vous me rendriez un service d’ami, parole d’honneur ! »
Elle s’était animée par degrés, et sa tirade finit par un déluge de larmes. Hubert, mille fois plus ému qu’elle sous son air sérieux et froid, essaya de la calmer par de bonnes paroles. Voyant qu’elle criait sans rien entendre, il lui prit les mains, puis il la caressa honnêtement, comme un enfant qui pleure, puis il s’oublia au point de l’embrasser. C’était là qu’elle l’attendait. Elle s’évanouit sans hésiter, car elle avait appris par une longue expérience qu’un léger évanouissement en pareille occasion est l’hommage le plus sensible au cœur de l’homme.
Le baron lui frappa dans la paume des mains, et Dieu sait combien de temps il aurait continué cette gymnastique inutile si la cloche du dîner n’avait retenti. C’était une forte cloche, en vérité, et attachée par des ferrures solides sous une fenêtre du cabinet. Elle ébranlait les murs et faisait danser les vitres, elle réveilla la belle évanouie ; cependant, M. de Guernay l’entendit à peine. Elle sonna deux fois, trois fois, quatre fois, à plusieurs minutes d’intervalle, avant le départ de Madelon.
Il était bien près de six heures, quand la dame du Krottenweyer prit congé de l’honnête homme qu’elle avait perdu. Avec quelle humilité charmante elle baisa la main de son nouveau maître ! Elle se mit à genoux devant lui, sur le funeste divan, et lui dit d’une voix soumise, en l’entourant de ses beaux bras :
« Je ne sais pas ce que vous penserez de moi dans une heure, mon seigneur adoré, quand votre cœur sera refroidi. Mais dussiez-vous me mépriser comme la dernière des femmes, me fouler aux pieds comme un insecte dans le chemin, je vous aime ! Je suis une chose à vous, un petit être servile, dévoué à votre bon plaisir. En quelque temps, en quelque lieu que vous vous souveniez de moi, faites un signe et j’accourrai. Ma vie commence d’aujourd’hui ; je vous la dois, je vous la donne, je veux vous la consacrer tout entière ! C’est pourquoi je ne vous dis pas à demain, mais à toujours ! »
Il descendit avec elle, la mit lui-même en voiture et lui envoya toutes les tendresses de son âme dans un dernier regard. Lorsqu’elle s’éloigna au grand trot, il éprouva une sensation de vide. Elle ne retourna point la tête, et il fut choqué de cet oubli. Il pensa, avec un mouvement de haine, aux gens qui la salueraient sur la route. Les poneys qui la ramenaient chez elle lui parurent des animaux dignes d’envie.
Toute la famille l’attendait, debout autour de la table. Il entra comme un homme ivre, embrassa le premier enfant qui se trouvait sur son passage, et serra la main de M. Honnoré sans savoir pourquoi. On le regardait avec étonnement. Les trois femmes surtout étaient curieuses d’entendre ce qu’il allait raconter ; mais il ne dit rien, sinon qu’on avait eu tort de l’attendre et qu’il fallait commencer sans lui.
Le potage était servi et déjà froid dans les assiettes. On l’expédia sans souffler mot, selon l’usage. Il observait les physionomies d’un œil défiant. Pour la première fois de sa vie, il remarqua que sa mère avait l’air dur avec sa figure longue et ses joues creuses. Mme Honnoré lui parut inquiète et remuante à l’excès. Il trouva sa femme laide et commune, et s’étonna qu’elle eût grossi à ce point en douze années de mariage. Les enfants, trop bien élevés, mangeaient en silence ; il leur en voulut d’être si raisonnables : un peu de bruit l’eût rassuré.
Lui qui avait commencé par se taire, de peur de se trahir, il craignit bientôt que son mutisme ne parût suspect. Il éleva la voix un peu plus haut qu’à l’ordinaire et demanda avec une sorte d’explosion pourquoi personne ne l’interrogeait.
« Eh bien ! vous ne me demandez pas quelle visite j’ai reçue ?
— Nous le savons, répondit sa digne et excellente femme. C’est Mme Jeffs. Quand nous avons appris qu’elle était là-haut, nous avons deviné qu’elle venait demander grâce. Tu lui as pardonné ; tu as bien fait.
— Au fond, dit-il, c’est une pauvre petite femme, plus digne de pitié que de haine. Si elle a quelque peccadille dans son passé, elle l’expie cruellement par son mariage avec cet animal. C’est lui qui la met en avant, et je la crois tout à fait innocente des sottises qu’on lui fait faire. Je ne la défends pas, notez-le bien. Mais elle a compris d’elle-même que cette candidature était inconvenante au premier chef. Elle y renonce de bonne grâce, et cela dans les termes les plus respectueux pour vous, ma mère.
— S’il en est ainsi, dit Catherine, que Dieu lui pardonne les tracas qu’elle nous a donnés ! »
Mme Honnoré ajouta moins chrétiennement :
« Et ses autres péchés, dont nous ne savons pas la liste !
— Prenez garde ! belle maman, c’est de la haine !
— Vous vous trompez, mon gendre, ce n’est que du mépris. »
Le capitaine gronda doucement sa femme :
« La haine et le mépris, dit-il, sont des erreurs de notre âme ; l’une et l’autre ont leur source dans un vieux préjugé. Vous haïssez un méchant, vous méprisez un lâche, parce que vous croyez qu’il était en leur pouvoir de naître bons et courageux. Mais les hommes, comme les animaux, sont ce que la nature, l’éducation et les circonstances les ont faits. Prenons les comme le destin nous les offre ; essayons, s’il se peut, de les rendre meilleurs ; tâchons de les museler s’ils paraissent incorrigibles, mais gardons-nous de haïr ou de mépriser personne. Est-ce que vous méprisez un lièvre ? est-ce que vous haïssez un loup ? »
Pour la première fois, M. de Guernay jugea que son beau-père était un vieux radoteur. Il ne put s’empêcher de lui couper la parole et de ramener la conversation au point de départ. Il parla de Madelon, de M. Jeffs, du Krottenweyer, de la voiture d’osier, des poneys qu’elle conduisait elle-même. Il en dit du bien, il en dit du mal, il dit mille choses indifférentes qui de près ou de loin se rapportaient à elle ; mais il avait absolument besoin de parler d’elle. Et tout à coup il trouva surprenant que dans une maison comme la sienne on n’eût pas d’autre sujet de conversation que les hauts faits de M. et Mme Jeffs.
Les trois dames du moulin montèrent en voiture à huit heures moins un quart pour se rendre à la séance. Charles Kiss et M. Orlandi les arrêtèrent sur le marchepied. Ils apportaient de mauvaises nouvelles. Le Progrès avait publié dans la matinée un numéro supplémentaire pour chauffer la bourgeoisie. On disait que les femmes des aubergistes, après quelques jours d’hésitation, s’étaient décidées en faveur de Mme Jeffs. Mme Honnoré et Mmes de Guernay commettaient peut-être une imprudence en allant de leur personne au devant d’un succès douteux. Ne valait-il pas mieux attendre l’événement chez soi ? On saurait assez tôt le résultat du vote. Mme Kiss était à l’hôtel de ville : elle ne manquerait pas d’accourir, aussitôt le scrutin dépouillé.
« Mes chers amis, dit le baron, nous avons des informations plus rassurantes que les vôtres. L’ennemi dépose les armes, et, grâce à Dieu ! nous vaincrons sans combat. »
Il garda la maison, en compagnie de M. Honnoré et des deux fidèles. Jamais on ne l’avait vu si heureux, si gai, si bavard. Le secret de sa joie éclatait dans ses regards et dans ses gestes. Un observateur attentif aurait vu pétiller des étincelles électriques au bout de ses doigts. Cet homme, qui n’avait jamais eu vingt ans, en eut dix-huit ce soir-là. Un élève de rhétorique qui vient d’embrasser dans un couloir l’épouse quadragénaire de son correspondant n’est pas plus jeune, plus compromettant ni plus fou. Il fallait que l’estime fût bien enracinée dans le cœur de son beau-père et de ses amis, car aucun d’eux ne se douta de rien. Il se roula sur la pelouse avec ses fils jusqu’à l’instant de leur coucher ; il provoqua notre ami Kiss à la lutte, et le tomba sur les deux épaules, ce qui n’était pas un jeu d’enfant, j’ose le dire. Enfin, pour satisfaire ou tromper ce besoin d’agir qui débordait en lui, il invita ses amis à préparer une illumination en l’honneur de la nouvelle présidente. On avait des lampions et des lanternes en réserve pour toutes les fêtes de la famille ; le magasin fut mis au pillage. Et déjà le pétulant Orlandi, grimpé sur une échelle, avait éclairé à demi la façade principale, quand trois cris féminins partis d’une voiture le firent quasiment tomber à la renverse.
Celui qui n’a pas entendu cent choristes italiens crier vengeance dans un opéra de Verdi se représentera difficilement la colère et le bruit que Mme Honnoré rapportait de l’hôtel de ville. Mmes de Guernay, elles-mêmes, ces brebis du bon Dieu, étaient outrées. Elles avaient retardé le scrutin jusqu’à neuf heures, attendant toujours ou l’arrivée de Mme Jeffs, ou un message du Krottenweyer ; rien n’était venu. Enfin, il avait bien fallu procéder à l’opération du scrutin, et Madelon absente avait été élue à la majorité de vingt-deux voix. Mme Honnoré, les yeux gros de larmes, dut proclamer elle-même ce résultat insolent. Aussitôt après, elle donna sa démission de sociétaire, déclarant qu’elle ferait désormais ses aumônes à part. Mmes de Guernay, Mme Kiss, la plus jeune fille de M. Giron, noble créature qui consacrait sa vie à soigner son vieux père, dix autres femmes de cœur se retirèrent immédiatement. Mais les coryphées du parti Jeffs, dans la première ivresse de leur triomphe, se hâtèrent de fréter toutes les voitures des Trois-Rois pour saluer, sans perdre une heure, l’astre qui se levait au Krottenweyer.
Voilà ce que Mme Honnoré raconta d’une voix étranglée, avec passablement de pleurs et de sanglots. Hubert était atterré, mais il ne sut pas élever son indignation au niveau de la circonstance.
« Qu’attendez-vous encore ? lui criait sa belle-mère. Faudra-t-il donc que ces gens-là viennent mettre le feu chez nous pour échauffer votre sang ? Éveillez-vous donc enfin, lâche endormi que vous êtes ; et puisque vous tenez le secret de ces coquins-là, puisque vous savez où est le cadavre, parlez ! »
Je n’étonnerai personne en disant que M. de Guernay souffrit cruellement, qu’il fut, jusqu’à minuit passé, le chevalier de la triste figure ; qu’on lui fit endurer la question ordinaire et extraordinaire ; mais que ni les piqûres de sa vanité, ni les reproches de son cœur, ni les sévérités de sa conscience ne lui arrachèrent un seul mot contre Mme Jeffs. Il se défendit tantôt bien, tantôt mal : il se laissa dire par sa belle-mère que la femme à l’éventail de plumes l’avait sans doute ensorcelé ; il subit une algarade de l’honnête Orlandi ; il se brouilla presque avec notre ami Charles ; il écouta une longue prédiction de M. Honnoré sur les effets probables de cette bataille perdue ; il vit pleurer sa mère et sa femme ; il déplora sans doute en lui-même la minute d’égarement qui le liait pour toujours ; mais il fit ce que tout galant homme, ce que vous, monsieur, qui me lisez, vous auriez fait à sa place : il maudit tout bas la Madelon et la défendit tout haut.
Si quelque magicien était venu, entre deux et trois heures, soulever la toiture du moulin, il aurait vu des femmes en prières, des hommes agités et soucieux, et plus d’un oreiller humide de larmes. Les enfants seuls dormaient : heureuse ignorance ! Quatre petits garçons, dans quatre lits bien blancs, autour d’un beau dortoir bien aéré, serraient les poings comme pour se cramponner au sommeil.
Tout près de là, deux adorables petites blondes reposaient dans un grand lit, l’une à la tête, l’autre aux pieds. La plus jeune des deux, la Louisette, la benjamine, tenait une poupée dans ses bras et la serrait maternellement contre sa joue. Bonne nuit et bon repos, douces petites créatures ! La journée qui vient de finir vous coûte assez cher !
Le lendemain, vers neuf heures, M. de Guernay fut accosté dans la cour du moulin par une vieille femme aux trois quarts idiote, de celles qui passent leur journée à ramasser dans la forêt communale un fagot de six sous. « De la part de M. Jeffs ! » dit-elle en lui glissant un papier dans la main. Il devina que ce billet plié en triangle, cette écriture fine, ce parfum doux et pénétrant, ne pouvaient émaner que de Madelon. Il donna un louis à la messagère, fit sauter le cachet et lut avec une palpitation fougueuse :
« Mon adoré, tu dois me haïr, et pourtant Dieu sait que je suis innocente. J’avais tout oublié, excepté toi ; j’étais folle, ou plutôt j’étais ivre. Il a fallu l’arrivée de ces trente-six femelles bourgeoises pour me rappeler au sentiment de la réalité. Veux-tu que je donne ma démission, dis ? L’idée que tu as pu douter un instant de mon obéissance m’enfonce des griffes dans le cœur. Et ta mère, une sainte que je voudrais adorer à genoux, elle a vu peut-être un acte de révolte dans une étourderie d’enfant ! Oh ! j’ai besoin d’être rassurée ! Il faut que je te parle aujourd’hui. Où ? Comment ? C’est terrible ! Si j’avais eu huit jours à moi, j’aurais préparé quelque chose. Mais je ne savais pas hier matin que j’étais si près d’aimer. Qu’as-tu pensé de moi ! Il y a dans cette surprise du cœur quelque chose qui me passe. Quel philtre irrésistible as-tu donc en ton pouvoir ? C’est ce baiser qui m’a perdue ; sans lui, je restais femme de bien. Tu ne m’embrasseras plus jamais, n’est-ce pas ? Ces émotions violentes vous tuent ; on vit toute une vie en un instant. Soyons amis ; soyons sages ; tu verras que je sais me dévouer à ceux que j’aime ! Je suis un bon petit chien, va ! Écoute ; il m’emmène aujourd’hui à Strasbourg. J’aurai peut-être une heure à moi, entre trois et quatre. Si je peux m’échapper, je prends une voiture de louage et je cours à l’Orangerie. C’est un peu loin, mais on y est tranquille ; on n’y rencontre personne. Et je voudrais tant m’appuyer sur ton bras, mon Hubert aimé ! J’ai tant de choses à te dire ! Tous les pensers d’amour que je mettais en réserve, faute d’emploi, depuis l’âge de seize ans, sont pour toi. Viens, si tu ne veux pas que je fasse des folies. Croirais-tu que, tout à l’heure, en écrivant à ma modiste, j’ai failli signer MADELEINE DE GUERNAY ! »
Le baron avait lu et serré ce billet ; il se promenait dans le jardin en cuvant son bonheur ; ses narines dilatées aspiraient une triple ration d’air, quand il retrouva la vieille sur son passage.
« Ainsi, lui dit-elle, il n’y a pas d’autre réponse ? Je dois simplement remettre les vingt francs à M. Jeffs ? »
Elle aurait fait une belle besogne ! Hubert frémit. Il reprit ses vingt francs, donna dix sous, et jura de tancer Madelon sur le choix de ses ambassadrices.
Le même jour, au lieu de courir la ville et les environs pour relever le moral de ses amis et sauver l’élection de son beau-père, il promena Mme Jeffs à l’Orangerie. C’est un des plus beaux jardins qui soient en France, et l’un des moins connus, même des Strasbourgeois.
Cette semaine importante, critique, fatale, fut gaspillée en correspondances amoureuses, en rendez-vous donnés, manqués, remis ; en querelles domestiques, en discussions avec Mme Honnoré, qui devenait insupportable, décidément.
Et le conseil général du Bas-Rhin s’enrichit des lumières de M. Jeffs ! Et le Krottenweyer célébra cette victoire par une fête éblouissante où parurent cinquante amis nouveaux qui, jusque-là, s’étaient tenus à l’écart. Tel magistrat austère, qui dédaignait ouvertement M. Jeffs tout court, fut à peu près obligé de répondre aux politesses de M. Jeffs conseiller général. M. Honnoré et ses fidèles se désolaient de cet événement comme d’un incendie ou d’un tremblement de terre. Le baron de Guernay, tout en affichant par convenance un demi-deuil officiel, riait sous cape et disait en lui-même :
« Ce pauvre diable de mari a bien droit à quelques petites compensations ! »
Cependant Hubert s’émut un peu lorsqu’il vit le collège menacé par l’influence toujours croissante des Jeffs. Il aimait le principal ; quelques-uns des vieux régents avaient été ses maîtres, et il leur gardait un petit coin dans sa reconnaissance. Enfin l’unique établissement universitaire de Frauenbourg lui était nécessaire pour l’éducation de ses enfants. Si les deux fils de M. Honnoré, grands garçons, étudiaient à Paris depuis un an, les petits Guernay suivaient encore en externes les cours du collège communal. Touché de ces raisons, ce jeune père (trop jeune, hélas !) fit un certain nombre de visites aux conseillers municipaux. Il parla même à Madelon, qui se moqua de lui le plus agréablement du monde. « Que viens-tu me conter ? lui dit-elle. Est-ce que j’y connais rien ? M. Jeffs a peut-être quelques idées là-dessus, mais je ne suis pas assez intime avec lui, grâce à Dieu ! pour obtenir ses confidences. Ceux qui t’ont dit que je poussais à la roue se sont moqués de toi. Tu connais mes idées sur la religion et sur tout le tremblement des principes. Si j’étais une jésuitesse, j’aurais été moins bonne pour vous, monsieur l’ingrat ! »
M. Honnoré présida lui-même la séance extraordinaire où l’on devait trancher la question. Contre son habitude, il y vint en uniforme, avec ses croix. Sa belle figure, si douce et si pacifique, avait ce jour-là une physionomie plus mâle ; il entra dans la salle d’un pas ferme et résolu. Dans un discours un peu diffus, mais plein de choses, il raconta les services que le collège avait rendus à la ville ; il fit l’éloge du principal, il s’étendit sur les bienfaits de l’enseignement classique, il indiqua sans aigreur, mais avec fermeté, tout ce que les générations nouvelles perdraient au change. Bientôt il arriva, par une pente irrésistible, à parler de lui-même. Cet homme, qui répandait le bien comme une source répand ses eaux, et sans en tirer plus de vanité, résuma en quelques paroles le bien qu’il avait fait à la commune de Frauenbourg, indiqua ce qui lui restait à faire, témoigna la ferme résolution de consacrer la fin de sa vie à la prospérité du peuple qui l’avait adopté. L’échec qu’il avait subi quinze jours auparavant fut rappelé avec douleur, mais sans amertume :
« Je comprends, dit-il, et j’excuse l’entraînement qui porte quelquefois les électeurs au-devant des hommes nouveaux. Espérons que mon heureux rival se fera un point d’honneur de justifier la confiance que le grand nombre a mise en lui. Mais aujourd’hui qu’il se présente une question de principes et non plus de personnes, au moment où vous allez opter entre l’enseignement laïque et l’enseignement clérical, je dois vous déclarer loyalement que votre décision, si elle renversait un ordre ancien, respectable et conforme à toutes les idées qui sont le fond de mon âme, nous séparerait pour toujours. Ce n’est pas sans un déchirement cruel que je dirais adieu à cette honorable assemblée, à tous ces hommes dévoués qui ont secondé pendant près de huit ans mes efforts pour le bien public. Mais je suis vieux, mes amis ; ma conscience a pris des plis que rien ne saurait plus défaire. Ne me condamnez pas à signer la destruction de notre pauvre petit collège, l’extinction de la modeste lumière qui luit sur la tête de nos enfants ; car je laisserais tomber la plume et j’irais pleurer dans mon coin. »
On sentait en l’écoutant que les larmes n’étaient pas loin de ses yeux. L’émotion qu’il avait peine à contenir gagna une partie de l’assemblée. Malheureusement, quatorze conseillers sur vingt-trois avaient donné leur parole à Mme Jeffs. Sur ce nombre, un seul faiblit et viola sa promesse ; il aurait fallu que l’éloquence du maire en convertît trois pour déplacer la majorité. Mais l’éloquence a peu de prise sur les hommes d’esprit moyen : la vanité d’agir par eux-mêmes et la peur d’être dupes les mettent toujours en garde contre celui qui les émeut.
Le conseil municipal supprima la subvention et le collège de Frauenbourg. Le principal, qui habitait le pays depuis vingt ans et qui pensait y terminer sa vie, fut expédié à quelque cent lieues de là, dans le Finistère. Les professeurs déménagèrent tous à la fois ; l’un d’eux s’était marié dans la ville, un autre était sur le point d’épouser la fille du pharmacien Ohmacht, un autre venait d’acheter une maison, un autre plantait un jardin d’arbres fruitiers au bord de la Frau ; un autre avait terminé le premier volume d’un livre sur les antiquités romaines du département. Le chef du personnel de l’instruction publique les envoya en Ardèche, en Corse, en Algérie et dans le Lot-et-Garonne. Et l’existence de dix ou douze hommes de bien fut dérangée pour les beaux yeux de Mme Jeffs.
Par compensation, les Pères de l’École libre furent pénétrés d’une douce joie. Ils donnèrent une fête édifiante et brillante pour la dédicace de leur nouveau logement. Les élèves affluèrent autour d’eux : ce qui charmait surtout les mères de famille, c’est qu’on portait un uniforme bleu de ciel et qu’on allait en promenade de réclame tous les jeudis, musique en tête, dans les villages des environs. Le programme des études fut simplifié : plus de mathématiques rébarbatives, plus de chimie, plus de cosmographie, plus de grec ! mais beaucoup d’histoire sainte, un peu de plain-chant ; une teinture de doux latin, facile et culinaire ; la géologie du Pentateuque, et les rois de France par demandes et réponses, auctore Le Ragois. À la distribution des prix, mille exercices charmants, bouts-rimés, acrostiches, allégories et même une comédie en trois actes où l’Adjectif, valet fidèle, prenait soin de s’accorder en genre et en nombre avec son maître, Substantif.
On supposa d’abord que l’ancienne maison des bons Pères allait être mise en adjudication, puisqu’elle leur était devenue inutile. Mais le lendemain du déménagement, le courrier de Haguenau amena quatre dames d’un âge respectable et d’une modestie parfaite, qui ouvrirent sans perdre de temps un pensionnat pour les jeunes personnes. Elle promettaient une éducation maternelle et tous les fruits de l’arbre d’ignorance moyennant une obole de trois cents francs. En quelques mois, sans que personne eût aucun reproche à leur faire, par la modicité de leurs prix et les mérites négatifs de leur enseignement, elles firent tomber l’institution des demoiselles Meister, qui commençait à prendre. Les pauvres filles (je parle de Mlles Meister) furent obligées de quitter la ville. L’aînée, qui avait quelques économies, acheta un fonds de commerce à Wissembourg et fit faillite. La cadette, qui était jolie, se plaça sous-maîtresse à Paris et tourna mal.
M. Honnoré avait donné sa démission le 2 septembre. Le premier adjoint et six autres conseillers se retirèrent avec lui. Aux termes de la loi, il y avait lieu de procéder à une élection supplémentaire, puisque le conseil était réduit de plus d’un quart. Jeffs ne manqua point de se mettre sur les rangs, et il fut nommé sans ballottage, avec toutes ses créatures. Aussitôt une ordonnance royale le fit maire de Frauenbourg. Le sous-préfet qui lui porta cette nouvelle, lui apprit que M. de Trébizonde, en récompense des services qu’il avait rendus à la commune de Lichtendorf, venait de le présenter pour la croix.
Au milieu de ces prospérités, un léger nuage de famille traversa l’horizon du Krottenweyer. Le jeune Arthur Lenoît, frère adoptif de Madelon, était parvenu depuis bientôt un an à se faire chasser du collège. Ce dernier représentant de la gaieté française, après avoir déploré sur tous les tons la décrépitude du dix-neuvième siècle que les bonnes farces n’amusent plus, s’avisa de charger comme un canon le poêle de son étude. Le cuistre qui vint allumer le feu eut une main brûlée, le pion qui passait par là eut son seul chapeau écrasé et son unique redingote mise en pièces. Et de rire ! Car les héroïques petits mangeurs de haricots se font un point d’honneur de rabaisser l’orgueil des cuistres et des pions, ces heureux de la terre ! Le proviseur d’Henri IV, homme de beaucoup d’esprit, mais qui n’appréciait pas assez ce genre de plaisanterie, mit le jeune Arthur à la disposition de ses parents. Madelon se souciait fort peu de l’attirer au Krottenweyer. Elle voulait terminer son éducation, puisqu’elle l’avait commencée, le tenir à Paris, payer ses dettes de temps en temps, et lui acheter quelque jour une charge de notaire ou d’avoué, pour solde de tout compte. En attendant, comme le baccalauréat était la porte de toutes les carrières, elle chargea Frédégonde de placer le bel enfant dans un four à bachot, c’est-à-dire dans une pension de discipline assez coulante, où l’on fabriquait, à prix débattu, des hommes plus universels que Pic de la Mirandole.
Il paraît que l’aimable Arthur était particulièrement dur à cuire. Tous les boulangers universitaires qui payaient patente sur la montagne Sainte-Geneviève le rejetèrent successivement de leurs fours. Il supporta ces exils réitérés avec une résignation digne de Thémistocle.
De toutes les leçons qu’un jeune homme peut prendre à Paris, celles de M. Jean lui paraissaient les plus agréables. Et comme M. Jean avait cédé sa charge de valet de chambre, comme le petit commerce de Frédégonde allait passablement, le maître et l’écolier avaient tous les loisirs et toutes les pièces de cent sous nécessaires pour feuilleter ensemble le grand livre de la société.
Quels conseils, quelles influences, quelles sollicitations poussèrent M. Lenoît à écrire la lettre suivante ? Je vous le laisse à deviner.
« Ma sœur !
« J’aurai bientôt dix-huit ans. C’est l’âge des passions, je ne crois pas te l’apprendre. La nature, assez indulgente pour moi, m’a gratifié de quelques avantages physiques. Mes moustaches, parfaitement dessinées depuis plus de six mois, sont d’une belle couleur noire. Ma taille, sans avoir l’élévation ridicule dont les tambours-majors sont si fiers, est élégante et bien prise : je grandirai peut-être encore, mais je ne le désire plus. Tu sais que je ne manque ni d’idées ni d’aplomb dans le monde, ni de ce qu’on est convenu d’appeler de l’esprit. Je me mets bien, je porte avec une égale facilité l’habit et le chapeau des vils bourgeois, ou le béret, le pantalon cosaque et le burnous de fantaisie. Par ces raisons, je plais généralement et j’obtiens (soit dit sans fatuité) quelques succès auprès des femmes. Sans vouloir t’éblouir par l’exhibition d’une liste déjà longue, je me bornerai à dire que Cora la polkeuse et Malvina la folle, que tu dois connaître au moins de réputation, ne refusent pas un souper à la halle lorsqu’il est offert par moi. Je pourrais te montrer une pipe d’écume sculptée, véritable écume de la mer de Marmara, qui m’a été donnée par la maîtresse d’un pair de France.
Tu comprendras sans doute qu’un homme dans ma situation se refuse absolument à rentrer dans les bahuts des marchands de soupe. Cela ne me servirait qu’à devenir bachelier comme deux cents imbéciles de ma connaissance ; or, le bachot me serait parfaitement superflu dans la carrière que je veux embrasser. Si tu as conservé la folle espérance de m’empoter dans une étude de notaire ou d’avoué, je te conseille d’en faire ton deuil. Ces métiers, que tu ne connais sans doute que par ouï-dire, mais sur lesquels j’ai pris des renseignements certains, sont exercés par de vieux croûtons, plus laids, plus chauves et plus bêtes les uns que les autres. Maintenant que tu sais ce qui en est, je suis sûr que tu n’en parleras plus.
Ne crois pas cependant que j’aie l’intention de consumer ma jeunesse sur la rive gauche et de dîner éternellement chez la rôtisseuse. Les aspirations de ma nature distinguée (passe-moi le mot) m’appellent plus haut. Je veux, je dois connaître la vie parisienne dans tout ce qu’elle a de plus riche et de plus enivrant. J’entends une voix qui m’appelle vers les bals de l’Opéra, les courses de chevaux, les folles soirées du café de Paris. À moi le pétillement du champagne dans les coupes, le ruissellement de l’or sur le tapis vert, le chatoiement des robes de soie, l’éclat des diamants sur les épaules marmoréennes ! À moi le luxe ! À moi l’orgie ! Ce langage doit te surprendre, toi qui m’as laissé petit garçon et qui me retrouves homme parfait. Mais j’ai beaucoup vécu par le cœur et l’imagination, surtout depuis une année. Mille choses que j’avais lues sans les comprendre, dans les livres que tu me prêtais jadis, se réveillent étincelantes de clarté dans mon âme désormais pantelante.
Mais, diras-tu, ce jeune homme est fou ! Il va dépenser des millions ! Non, ma chère. Je m’engage sur l’honneur à ne pas entamer mon capital et à mener la vie avec mes revenus. J’ai fait tous mes calculs, je les ai soumis à des personnes de la plus haute sagesse et de l’expérience la plus consommée. Pour tenir un état de maison brillant et confortable, recevoir décemment mes amis, nourrir quatre pur sang à l’écurie et payer de temps à autre une paire de bottines à mes maîtresses ; en un mot, pour faire honneur au nom que je porte, cent mille francs de rente me suffiront.
Tu peux me les donner, et tu le dois. Tu le peux, car je tiens de bonne source que tu possèdes une des fortunes les plus pyramidales de notre époque, et que, vivant à la campagne, tu n’as pas l’occasion de dépenser un sou. On assure de plus que ton mari augmente tous les jours son capital par des spéculations énormes. Comme il faut penser à tout, je prévois le cas où il dirait que tous vos fonds sont engagés dans les affaires. À quoi je répondrais : Gardez le capital, et servez-moi la rente simplement. Puisque vous n’avez point d’enfants et que vous êtes plus vieux que moi l’un et l’autre, cette fortune me reviendrait tôt ou tard ; mais le bel avantage (comme disait hier un homme d’esprit et de cœur) d’avoir du pain à manger quand on n’a plus de dents !
Tu dois me donner ce que je demande, et cela pour deux raisons. La première est qu’en me payant une éducation numéro un, dans un collège où j’ai pour ainsi dire été en classe avec les princes, tu as contracté par le fait l’obligation de me maintenir sur le même pied. Autrement, tu m’aurais rendu un mauvais service et j’aurais le droit de te maudire, ce qu’il faut toujours éviter. La seconde, c’est que tu dois tout à ma mère, qui t’a faite ce que tu es, sans compter que tu as porté assez longtemps le nom de mes ancêtres, et que, d’après l’usage que tu en as fait, cela vaut bien sans doute une légère indemnité.
Fort de ces arguments qui sont irréfutables, je dois à ma dignité de te prévenir qu’aucune offre inférieure au chiffre sus énoncé, ne serait admise aux honneurs de la discussion. C’est à prendre ou à laisser, comme disent les gros bonnets de la finance.
Si ton cœur ne te dit rien, si ta conscience ne parle pas, j’espère que du moins la prudence, cette conseillère des grands rois, te glissera un mot à l’oreille. Car enfin, si tu brisais toi-même par un refus brutal les liens que l’éducation a formés entre nous, un légitime ressentiment pourrait ouvrir ma bouche. Et ton mari a beau être le plus stupide des paysans, si je lui racontais la centième partie des cascades par lesquelles tu as préludé à ton mariage, cette indiscrétion te coûterait plus de cent mille livres de rente !
Mais non ! Soyons amis. Une femme supérieure comme toi ne peut pas hésiter entre l’appât d’un vil métal et la tendresse d’un frère. J’attends par retour du courrier le capital ou le coupon de rente, suivant ce qui te paraîtra le plus commode. Si tu veux y ajouter quelques fioles de kirsch et une demi-douzaine de ces excellentes saucisses de Frauenbourg que j’ai goûtées dans le temps chez mon ami Durier, nous nous en régalerons à ta santé, le jour où je pendrai la crémaillère !
Ne dis rien de ma part à ton mari, c’est un muffle. Je t’embrasse avec espoir et confiance.
ARTHUR LENOÎT. »
Cette lettre, où la candeur et l’infamie s’entrelaçaient agréablement, fit pleurer. Madelon après l’avoir fait sourire.
« Ainsi donc, s’écria-t-elle avec un mouvement de rage, voilà comment le ciel récompense les bonnes actions ! Je ne suis pas coutumière du fait ; on ne m’a pas souvent prise à ramasser des orphelins dans la rue, et pour une fois que ça m’arrive !… Décidément, il faut être enclume ou marteau dans ce bas monde ! »
Elle ne songea point à se demander si la perversité précoce de ce petit vaurien n’était pas un peu son ouvrage. Peut-être cependant, si elle avait fait un examen de conscience, se fût-elle rappelé maint exemple, mainte conversation, mainte lecture conseillée ou permise, et mille autres imprudences du même genre, qui expliquaient tout. On sème le mal en badinant, et l’on s’étonne à grand orchestre quand le jour de la moisson est venu.
Madelon exécra cordialement la bassesse et l’ingratitude de ce vilain petit homme ; mais quant à ses menaces, elle n’en prit aucun souci. Elle avait eu peur d’une révélation venue de haut et adressée directement à tout le public de Frauenbourg. Mais un factum du gnome infect ne pouvait avoir aucune prise sur Jeffs amoureux, croyant et dominé. Elle en était tellement sûre qu’elle prit les devants et courut dire à son mari :
« Qui crois-tu avoir épousée ? une honnête fille, ou le rebut du monde galant ? »
Jeffs répondit par un baiser et par un sourire d’une fatuité comique.
« Mais, reprit-elle, comment recevrais-tu celui qui viendrait t’apporter la liste de mes amants ?
— Je lui casserais la figure, aussi vrai que je m’appelle Jeffs.
— Eh bien ! lis ! C’est le fils de ma nourrice, un morveux élevé par nos aumônes, qui m’écrit sur ce ton-là ! »
Il saisit le papier avec un joli commencement de colère, mais la lecture produisit sur son âme un effet singulier. Il fut à peine ému des grossièretés qu’on disait à sa femme ; les injures qui s’adressaient à lui-même ne l’effleurèrent pas ; mais l’audace de ce polisson qui demandait cent mille francs de rente le jeta hors des gonds. Il courait par la chambre, agitant l’autographe au-dessus de sa tête en criant avec une éloquence indignée :
« Cent mille francs de rente ! cent mille francs de rente ! Cent mille coups de bâton sur ton échine ! cent mille coups de fourches dans ta paillasse, infâme scélérat de bandit ! »
Il fallut l’apaiser ; Madelon s’y prit à merveille.
« Et de quoi te plains-tu ? lui dit-elle. C’est une économie pour nous que cette lettre-là. Le petit monsieur nous coûtait quatre ou cinq mille francs tous les ans ; je profiterai de l’occasion pour lui rogner les vivres. Cent francs par mois, juste assez pour ne pas mourir de faim, voilà ce qu’il aura désormais.
— Il n’aura rien du tout ! pas un liard ! pas un centime ! Est-ce que je me suis exterminé pendant quarante années de ma vie pour entretenir des voyous sur le pavé de Paris ! Avec cent francs par mois je nourris deux chevaux à l’écurie ! Mais le père lui-même ne me coûte pas plus cher que ça ! Et c’est pourtant lui qui m’a engendré, que diable ! Attends un peu ! Je te vais lui servir une réponse de ma façon, à M. Arthur Lenoît !
Château de Krottenweyer, 15 octobre 1843.
« Vous êtes un petit malheureux, vous finirez sur l’échafaud ou au bagne, ou au moins sur les tréteaux des saltimbanques. J’ai lu la lettre infâme où vous avez l’audace de demander effrontément cent mille francs de rente à votre noble et cent mille fois trop généreuse bienfaitrice. Cet acte de mendicité inouïe a comblé la mesure de nos bontés, et je vous notifie que vous vous passerez de nous dorénavant, sans appel. Pour que vous ne soyez pas tenté de venir jusqu’à Frauenbourg implorer un pardon qui vous est formellement refusé d’avance, je vous informe par la présente que toute introduction de votre part sur le territoire de ma commune serait immédiatement réprimée par la gendarmerie, en vertu des pouvoirs discrétionnaires qui me sont conférés contre les vagabonds, gens sans aveu, mendiants, coupeurs de bourses et autres individus de votre espèce.
« Le maire de Frauenbourg, membre du conseil général, président du syndicat de Lichtendorf,
« JEFFS. »
Il appuya cette déclaration de tous les timbres et cachets du syndicat et de la mairie, et, deux jours après, M. Arthur Lenoît apprit, à n’en pouvoir douter, qu’il n’avait plus de parents sur la terre. Mais un ami lui resta. C’était M. Jean. M. Jean avait pour devise que tout vient à point à qui sait oser, et il ne désespérait pas de partager, un jour, avec son jeune compagnon les fameux cent mille francs de rente. En attendant, il habillait, logeait et nourrissait l’enfant aux frais de la pauvre Frédégonde.
Les deux inséparables vivaient peu à la maison. Leurs études chorégraphiques, œnologiques et anthropologiques les obligeaient à de fréquents voyages autour des barrières de Paris. Dans le cours de leurs pérégrinations extra muros, ils eurent l’occasion d’étudier des danses que le monde ne connaît pas, des vins qui ne connaissent pas le pressoir, et des hommes que le sergent de ville connaît bien.
Cependant M. Jeffs, ce collectionneur infatigable, accumulait au Krottenweyer les médailles de nos derniers rois. Le conseil municipal, collaborant avec lui sans le savoir, signa en masse une pétition contre le chemin de fer. Tout le peuple de la ville pétitionna de son côté avec un aveuglement digne d’éloges ; on dit même que la population intelligente des bas quartiers, dans un accès de zèle, lapida un ou deux ingénieurs. En même temps, les bourgeois de Saverne, mieux avisés, écrivaient au gouvernement et sollicitaient la faveur dédaignée par Frauenbourg. La Zorn n’eut pas de peine à obtenir ce qu’on refusait pour la Frau, et la célèbre forêt fut expropriée sur une longueur de quelques kilomètres.
MM. Jeffs et Champion ajoutèrent à leur médaillier quatre cent mille pièces d’argent bien conservées, du poids de vingt-cinq grammes, à l’effigie de Napoléon, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe.
Les réclamations de M. Honnoré et de ses amis se perdirent dans le tapage. M. Orlandi, perturbateur émérite, comme chacun sait, commit la faute de recueillir dans sa maison un des ingénieurs qu’on voulait assommer. Ce crime, joint à beaucoup d’autres du même genre, le désigna aux rigueurs de l’administration.
Le mensonge et la calomnie tombèrent sur lui comme une grêle ; le bureau de M. le préfet plia sous une montagne de dénonciations anonymes et autres. Atteint et convaincu d’élever admirablement une nombreuse famille, de fréquenter tous les honnêtes gens du pays, et entre autres M. Honnoré, de remplir ses devoirs avec une exactitude outrecuidante, d’accélérer par une douceur hypocrite la rentrée des fonds de l’État, et de diminuer tous les ans le chiffre des frais de poursuite, l’odieux Orlandi, le Corse enragé (comme on disait), fut puni d’un avancement en sens inverse. On lui infligea la recette de Villavalanche, dans les Hautes-Alpes ; sa fille aînée, qui avait une disposition à la phtisie, y mourut en dix-huit mois.
Malgré les victoires de l’ennemi, M. Honnoré suivait sa voie. Il avait réuni près de six mille hectares en une seule exploitation. Les capitaux, repoussés dédaigneusement par les gros bonnets du Krottenweyer, s’étaient rejetés sur le moulin quand on avait vu le dividende annuel monter jusqu’à sept pour cent. La ferme-modèle de Frauenbourg étendait ses bâtiments sur la rive gauche de la Frau ; les étables et les écuries regorgeaient de bétail. On avait dû établir au-dessous du moulin deux machines à battre ; l’eau de la rivière les faisait mouvoir par un système très-simple et très-économique. Les immenses greniers ne suffisaient plus aux récoltes ; on mettait la paille en meules et les grains en silos. De ce côté-là tout allait bien, et les honnêtes gens avaient lieu d’espérer que la maison Jeffs et Cie ne mettrait pas de bâtons dans les roues. Le Krottenweyer semblait s’adonner exclusivement à l’industrie ; il achevait d’exploiter ses tourbières, il bâtissait une scierie sur la Reiss, à quatre kilomètres en amont de M. Honnoré ; il ne cultivait pas en tout dix arpents du pays, qui sont de cinq à l’hectare.
Presque personne ne remarqua certaines affiches (assez rares d’ailleurs et placées beaucoup trop haut) qui annonçaient la mise à l’enquête d’un nouvel arrêté préfectoral. À Lauterwiller, à Boerenstett, à Krautbach, à Niederhoffen, on ne savait que l’allemand, et la publication officielle était rédigée en français. Les habitants de Frauenbourg ne supposèrent pas un seul instant qu’ils fussent intéressés à cette affaire ; ils possédaient de vastes prairies entre la Reiss et la Frau, mais leurs domaines ne paraissaient pas susceptibles d’être assainis, car ils étaient parfaitement sains.
J’avoue que M. Honnoré, l’homme prudent par excellence, ne prit aucune précaution, tant il était loin de se croire menacé.
Mais au commencement de janvier 1844, trois jours après la décision qui donnait le monopole des annonces judiciaires au Progrès de Saint-Clodoald, les brigades de M. Jeffs envahirent brutalement le territoire de cinq communes. Mille ou quinze cents propriétaires inoffensifs apprirent avec stupéfaction que leurs prés étaient fouillés, coupés, saccagés, massacrés par des fondrières artificielles, et, pour comble de désolation, ensevelis en partie par des talus ou plutôt des montagnes de gravier. Tel petit cultivateur avait une moitié de son terrain convertie en fossé, le reste en chaîne de montagne. Au même moment, une pluie d’avertissements sans frais, signés des percepteurs communaux, fit savoir aux malheureux expropriés qu’ils payeraient de leur propre argent les frais de leur ruine.
Pour le coup, M. Honnoré retrouva son ancienne popularité. Une armée de réclamants s’abattit sur le moulin pour demander assistance. Si le capitaine avait voulu se mettre à la tête de ces pauvres gens, il jetait dans la Reiss et dans la Frau les quatre brigades du Krottenweyer. Mais il était trop profondément imbu du respect de la légalité pour songer à se faire justice lui-même.
Il engagea l’action sur trois lignes, avec toutes les armes permises par la loi. Il adressa une réclamation au conseil de préfecture, il intenta une action civile devant le tribunal de Frauenbourg, il entama une discussion publique dans le journal des Affiches.
Mais la modeste feuille d’Affiches n’avait plus longtemps à vivre ; ses jours étaient comptés. Déjà un arrêté de M. le préfet lui avait enlevé la subvention des annonces judiciaires ; M. Durier lui donna bientôt le coup de grâce. Il manda à Strasbourg le tremblant imprimeur Beyer et lui dit :
« L’administration, tolérante envers vous jusqu’à la faiblesse, se doit à elle-même de réprimer vos excès. Dans le cours de l’année qui vient de finir, vous avez commis plus de cinquante contraventions. On a daigné ne point les punir, mais on les a toutes relevées. Le jour où nous trouverions utile de vous poursuivre correctionnellement, vous seriez un homme frit… je veux dire que la condamnation serait inévitable. Or, vous n’ignorez pas qu’à la suite d’un jugement, votre brevet peut vous être retiré. Il nous répugnerait beaucoup de mettre sur la paille un père de famille. D’un autre côté, l’administration, pleine de respect pour la liberté de la presse, se ferait un scrupule de vous pousser dans un sens ou dans l’autre : ne consultez que votre conscience et votre prudence ! Mais si vous m’en croyez (ce n’est plus le fonctionnaire qui vous parle, mais l’ancien ami, le père Durier, le bon enfant !) si vous m’en croyez, dis-je, vous renoncerez à la publication d’un journal qui, sans timbre ni cautionnement, envahit à chaque instant le domaine de la politique locale, et se livre à des commentaires aussi injustes que violents sur tous les actes de l’autorité ! »
Le pauvre Beyer discuta, s’expliqua, pria, supplia : peine perdue !
« La presse est libre, répondait M. Durier ; à Dieu ne plaise que le gouvernement dispute jamais à la nation la plus glorieuse conquête de 1830 ! Mais la presse et l’imprimerie sont deux. L’intérêt social exige que la profession d’imprimeur soit soumise à une étroite surveillance, tandis que la presse, libre comme la pensée dont elle est l’expression la plus haute, élève dans les nues son vol audacieux.
— Mais, disait l’honnête Beyer, si M. Jeffs met le pays à feu et à sang, je n’aurai donc pas le droit de le dire ?
— Dites-le, mon brave ami ! criez-le sur les toits ! je vous y autorise, je vous y encourage, je vous mépriserais si vous ne le disiez pas ! Mais pour avoir le droit de parler librement, vendez d’abord votre brevet et faites-vous journaliste !
— Et qui est-ce qui m’imprimera, si je vends mon brevet ?
— Ah ! çà, dites donc, c’est votre affaire ! Est-ce que par hasard je suis créé et mis au monde pour soigner votre cuisine ? Les Français sont étonnants, ma parole d’honneur ! Ils ont si bien pris l’habitude de demander au gouvernement tout ce qu’il leur faut, qu’ils viendront bientôt nous emprunter des bâtons pour nous battre ! Pas de ça, Lisette ! Bonsoir, monsieur Beyer, bien des choses chez vous ! »
Après deux ou trois avertissements officieux, tous rédigés dans le même style, Beyer pria M. Honnoré de chercher un autre imprimeur. Et comme il n’existait qu’un seul brevet dans l’arrondissement, il fallut transporter les Affiches à Strasbourg. De là, mille difficultés, mille entraves nouvelles. Le journal ne fut pas abandonné, mais il coûta plus cher, il fut moins bien fait, moins lu ; il languit. Le journal est comme les petits pâtés : il doit être mangé à la bouche du four.
Le conseil de préfecture (est-il besoin de le dire ?) repoussa les réclamations de M. Honnoré. Le capitaine déféra la décision au conseil d’État.
Le procès au civil fut perdu en première instance ; M. Honnoré en appela à la cour de Colmar.
Tout cela coûta cher et prit du temps. Que faisait le baron de Guernay, tandis que sa famille et ses amis combattaient héroïquement sur la brèche ? Il allait beaucoup dans le monde, avec sa femme au bras, pour se donner une contenance. Madelon sortait aussi chaque soir, et il la rencontrait partout. On ne se parlait pas, sinon par quelques gestes hiéroglyphiques. Le secret de cette liaison fut gardé jusqu’au jour du drame avec cette discrétion absolue, hermétique, funèbre, que la province seule enseigne à ses habitants. Hubert n’était pas tranquille, mais il était heureux. Il vivait dans un état de trépidation délicieuse. Son cœur battait plus vite, sa poitrine se dilatait fièrement. Il regardait le monde entier avec cet air de profond dédain qu’on observe chez les mangeurs de hatschich.
Lorsque Madelon devinait à quelques symptômes qu’il repensait aux affaires sérieuses et se réveillait au monde réel, vite elle organisait une rencontre à Strasbourg, un rendez-vous au fond des bois dans une maison de garde. On déjeunait en tête à tête, et l’enchanteresse servait au pauvre baron, dans une coupe d’or, ce mélange de farine, de fromage, de miel pâle et de vin de Pramnios qui transforma les compagnons d’Ulysse en pourceaux de neuf ans.
Malgré la guerre civile et ses petites horreurs, tout Frauenbourg se mit en branle pour célébrer la Saint Eustache de 1844.
La physionomie du moulin ne différait pas sensiblement de ce que nous avons vu en 1840. Les enfants avaient un peu grandi, les parents avaient un peu vieilli, la façade des bâtiments sur la Frau était plus longue ; voilà tout. On avait triplé le train de culture sans rien changer au train de vie, simple et grandiose. La grille d’entrée s’ouvrait comme autrefois à tous les pauvres du pays ; la grande table de vieux chêne était toujours debout comme un autel dans le temple de l’hospitalité. Les plus honnêtes gens de Frauenbourg n’avaient pas désappris la route du moulin. Il est vrai que l’exil et la défection avaient laissé quelques vides dans le cercle des intimes, mais on avait serré les rangs et il restait encore autour de la bonne famille un groupe de braves cœurs étroitement unis. On faisait même des recrues ! Un juge, un receveur de l’enregistrement, un inspecteur des eaux et forêts dédaignèrent les avances du vainqueur et s’enrôlèrent spontanément sous le drapeau de M. Honnoré.
Le capitaine avait essuyé quelques défaites, mais, tout calculé, il ne désespérait de rien. Le vent qui fait tourner la girouette populaire pouvait lui ramener un jour ou l’autre les suffrages de ses concitoyens. On pouvait, dans un temps donné, relever l’enseignement laïque et emballer poliment les vénérables pères dans la diligence de Haguenau. Il était fort probable que la commune de Frauenbourg, éclairée tôt ou tard sur ses véritables intérêts, solliciterait la faveur d’un modeste embranchement, après avoir écarté la grande ligne de l’Est. Dans un avenir beaucoup plus prochain, on espérait battre le parti Jeffs à Colmar et à Paris. La cour d’appel semblait bien disposée, le conseil d’État venait d’ordonner une enquête ; nous étions en mesure de prouver que les prétendus travaux d’assainissement, exécutés à nos frais, dans nos prairies, avaient diminué la récolte de moitié !
Et quand même M. Jeffs eût été plus invincible qu’Alexandre, j’imagine que le capitaine se serait consolé de tout par le spectacle de sa ferme en plein rapport. Sa marotte, dorée par le succès, devenait sceptre dans sa main. Il est vrai qu’on ne parlait pas en haut lieu de la société agricole ; le gouvernement n’avait jamais entendu dire qu’un ancien maire du Bas-Rhin eût essayé quelque chose de nouveau en aucun genre ; mais tous les journaux de culture, toutes les revues spéciales en France et à l’étranger discutaient la grande affaire. De tous côtés arrivaient de grands propriétaires, curieux de discuter le principe et de vérifier les résultats. Le célèbre baron Nisa était venu de Vienne en trois carrosses pour causer une heure avec M. Honnoré ; lord Cockney Pufferly, qui possède à lui seul deux cent vingt milles carrés dans le Cockneyshire, avait envoyé son fils aîné, sir Archibald Snobboy, avec une suite de douze personnes et cent dix-neuf caisses de bagages, à l’hôtel des Trois-Rois. M. Honnoré voyait déjà son idée admise à la discussion dans tous les États de l’Europe ; il était à peu près sûr de ne pas mourir inutile et de laisser après lui quelque semence de progrès. Plein d’une ardeur généreuse, il rédigeait je ne sais combien de mémoires intéressants et philanthropiques au premier chef, qu’il pensait publier en brochure, à défaut d’un journal assez répandu.
Son fils aîné, l’élève de l’école Centrale, employait ses vacances à des études de chimie agricole. Le second étudiait la sylviculture, sans renoncer à suivre les cours de Grignon : c’était lui qui pensait aider bientôt le capitaine dans son immense exploitation.
La vieille Mme de Guernay était toujours la sainte du logis. Elle priait matin et soir pour les ennemis, et cela prenait un certain temps, car la liste de ces messieurs était longue. La jeune baronne continuait à remercier la Providence de tout le bonheur qui lui était départi. Jamais, au grand jamais, la pauvre créature n’avait connu la jalousie. Si par hasard on parlait devant elle d’une femme trahie par son mari, elle levait vers le baron un regard chargé d’honnête confiance et de douce sécurité.
Mme Honnoré seule éprouvait au fond de l’âme un commencement de fermentation acétique. Elle haïssait non seulement les Jeffs et leurs parents jusqu’au quatorzième degré ; mais leurs amis, et les amis de leurs amis, et le Bourreau qui les laissait vivre, et les neutres qui ne se liguaient pas pour écraser cette vermine. C’était toujours la meilleure femme de la terre, mais moins ronde qu’autrefois ; les angles commençaient à poindre. Elle adorait encore son gendre, et pourtant elle lui rendait la vie dure en lui reprochant à toute heure sa tranquillité, son apathie, son indifférence, son air distrait.
Il est certain que le baron n’était pas à la guerre. Depuis douze mois pleins, il vivait entre terre et ciel. Madelon s’était emparée de lui, comme elle savait prendre les gens ; il aimait comme un fou, pour la première fois depuis sa naissance. Bossuet a beau dire que les instants de bonheur sont comme des clous semés le long d’une muraille, et qu’on n’en a pas plein la main quand on les arrache pour les mettre ensemble. Les clous en question n’étaient pas réunis dans la main de M. de Guernay, mais plantés de distance en distance dans son mur, et il y accrochait des tableaux fort agréables. Peut-être n’obtint-il pas vingt rendez-vous durant toute une année, mais l’espérance et le souvenir tiennent plus de place dans la vie que le bonheur lui-même. Les soucis, les dangers, la jalousie, le remords même assaisonnaient étrangement ses plaisirs rares et furtifs, et leur donnaient une saveur âpre. Cette Madelon, toujours cherchée, toujours attendue, saisie quelquefois à la dérobée et aussitôt arrachée de ses bras, était pour lui quelque chose de précieux, d’unique, de surnaturel, une créature d’essence plus qu’humaine ; il ne la comparait pas plus aux autres femmes que vous ne comparez le phénix aux autres oiseaux.
Le malheureux était d’autant mieux possédé, d’autant plus incurable qu’il se savait aimé. Ne riez pas ; il l’était bel et bien. Les comédiens à six chevrons, les vétérans du théâtre se laissent quelquefois empoigner par un de leurs rôles. Ils croient que c’est arrivé, comme on dit dans l’argot des coulisses, et ils s’oublient au point de verser de vraies larmes sur le rouge et le blanc dont ils sont barbouillés. Même fortune advient souvent aux Célimènes de la prose qui jouent la comédie de boudoir devant un seul spectateur. Madelon avait sérieusement aimé sept ou huit hommes, entre autres son mari et Gérard Bonnevelle ; son cœur avait battu, mais là, tout de bon, pour le prince d’Armagne ; plus d’une fois la jolie petite araignée s’était prise ainsi dans sa propre toile, et je crois que les femmes les plus froides, les plus blasées, les plus rouées, sont toutes plus ou moins sujettes à cet accident.
Donc elle aimait Hubert, et elle le préférait, suivant l’usage, à tous les hommes qu’elle avait étudiés. Dans ce genre de concours, le dernier qui parle a toujours raison.
Elle ne mentait point lorsqu’elle disait à son amant : « Pourquoi n’es-tu pas libre ? Je quitterais tout, et nous irions au bout du monde, cacher notre bonheur ! » Mais si tous les couples qui chantent sincèrement le duo de la Favorite payaient un sou de droit d’auteur, le plus fort budget de l’Europe serait celui d’Alphonse Royer.
Un seul homme eut quelque soupçon de ces amours si bien cachées, et ce fut le prince d’Armagne.
Après quatre ans d’une vie absurde et tuante, ce noble forçat du plaisir avait obtenu un mois de congé. Ses chevaux, ses maîtresses, ses amis et les badauds qu’il récréait en se cassant le cou de temps à autre, lui permirent d’aller se mettre au vert dans les herbages de Frauenbourg. Et, du jour au lendemain, Astolphe était redevenu ce qu’il aurait toujours été sans le despotisme de la mode : un homme simple, bon, aimant, naïf et même sensé. La première impulsion de son cœur le porta vers le moulin de Guernay, parce qu’il croyait y trouver de grandes douleurs à consoler. Rassuré par l’aspect de la maison, l’affluence des amis et la sérénité des visages, il s’avisa qu’il pourrait laisser un souvenir de sa visite en posant les premières bases d’un traité de paix. Il avait accès dans les deux camps, et son influence sur Mme Jeffs devait être encore assez puissante. Tout justement il se trouvait dans une situation de cœur qui lui permettait de bien jouer le rôle de parlementaire. Lui qui avait passé les plus belles années de sa jeunesse à poursuivre Madelon de sa haine ou de son amour, il fut étonné de la revoir sans amour et sans haine. Il put l’étudier en curieux, sans arrière-pensée personnelle, l’examiner à la lorgnette, comme on regarde un tableau, une danseuse, le Mont-Blanc, ou tout autre objet inanimé.
Il la trouva telle, au physique, qu’il l’avait laissée le jour de ses noces : l’empreinte de M. Jeffs ne paraissait pas. Ni le front, ni même la tempe, ce papier sensible où les moindres émotions se dessinent en rides, ne portait la trace des dernières années. Au moral, c’était toujours le même petit être caressant, insinuant, charmant, frétillant du désir de plaire, vicié plutôt que vicieux, plus égoïste que méchant, capable de beaucoup de mal et d’un peu de bien à l’occasion ; cet éternel produit de la corruption française, que Paris ne manque pas d’envoyer par chargements complets aux expositions universelles, parce qu’il n’a jamais rien fabriqué de plus joli, de plus curieux, de plus inimitable, ni de plus cher.
Lorsqu’il voulut aborder avec elle les questions brûlantes, il remarqua qu’elle parlait du moulin avec une aversion exagérée, en femme qui récite une leçon. Ce langage faisait un contraste trop vif avec la modération apparente de M. Jeffs. Le prince, qui n’était pas un sot, devina que chacun des deux époux jouait un rôle, et il prit le contre-pied de tout ce qu’il entendait. Il revint au baron, le fit causer à son tour, et suspecta bientôt la sincérité de sa haine. Bref, il prit le parti d’ajourner indéfiniment ses projets de conciliation, de peur d’enfoncer une porte ouverte. Mais, comme il était du monde, il ne provoqua les confidences de personne et se renferma dans le rôle d’observateur, sans laisser deviner ses soupçons.
Tandis que ce Parisien transplanté flairait si subtilement l’état des choses, le Krottenweyer fourmillait d’amants plus aveugles que le petit dieu lui-même.
C’était en première ligne M. de Trébizonde, le préfet olympien. Soit qu’il n’eût encore obtenu que des promesses, soit qu’il fût en possession de quelques réalités, il affichait la châtelaine par l’épanouissement de sa joie et la sécurité de son maintien. Il faisait les honneurs de Madelon au prince d’Armagne, à Bonnevelle et à deux ou trois autres jeunes gens : « Offrez donc votre bras à madame ? Je vous laisse avec madame, mon cher ! Si vous voulez m’être agréable, monsieur, vous ferez un tour de parc avec madame ! » Tout cela, du ton d’un homme qui vous donne son cheval à promener.
M. Champion était venu de Paris pour liquider les comptes de la tourbière et pour donner l’accolade de la Légion d’honneur à l’ami Jeffs. Comme il était plus jeune et plus brun que jamais, on pouvait supposer qu’il n’avait pas chômé d’amour dans la grande Babylone. Il le donnait à entendre et parlait de l’Opéra de manière à compromettre le corps de ballet en masse. Toutefois, il se rangeait encore parmi les attentifs de Madelon, mais avec un air détaché ou résigné qui semblait dire aux concurrents plus jeunes : « Après vous, messieurs, s’il en reste. Je garde un souvenir agréable à la dame de vos pensées, mais je suis pourvu ! » M. Bonnevelle, en revanche, était un amoureux crispé. Sans mettre en doute la fidélité de Madelon, il la trouvait horriblement coquette et il amusait la compagnie par des grimaces d’un comique achevé. Rien n’est plus plaisant dans un certain monde que l’homme qui a des droits. Le pauvre sous-préfet adressait à sa dame des mercuriales télégraphiques qui eussent fait l’admiration d’un institut de sourds-muets. Il lançait des regards, il boudait une soirée entière, il faisait une cour insolente à quelque petite fille sans conséquence pour exciter la jalousie de Madelon ; il prenait son chapeau en homme qui veut partir, et il restait le dernier comme un homme qui a quelque secret à dire ! Si Madelon annonçait quelque projet de cavalcade, il voulait en être absolument. On l’aurait fait monter à âne sans trop d’efforts.
Quant au bonhomme Durier, il avait réalisé ses deux mille écus de rente. Il se préparait donc à retourner à Paris, et c’était par politesse ou par reconnaissance qu’il s’était arrêté quelques jours au Krottenweyer. Mais entre les anciens amants de Madelon il occupait une place à part, et il ne s’était pas donné le rôle le moins comique. Il ne demandait plus rien, il faisait place à tous les autres, il abdiquait publiquement ! trop publiquement peut-être. Il avait des façons de détourner la tête, de sortir du salon, de se dérober au milieu d’une promenade, de pousser les autres en avant ! Tout cela semblait dire aux nouveaux venus :
« Mais allez donc ! que craignez-vous ? Rien n’est plus facile, mes amis ! Que la jeunesse d’aujourd’hui est sotte ! Je n’ai pas tant lanterné, dans mes temps ! »
Enfin le Saint-Clodoald se conduisait en homme qui veut ressusciter à l’amour comme à la beauté, au talent et à la gloire. Le régime de son auberge l’avait un peu remplumé ; les gratifications de M. Jeffs lui avaient permis d’arborer la cravate blanche, les souliers vernis, l’habit bleu à boutons d’or. Son journal était à lui en toute propriété ; il possédait aussi une belle robe de chambre en mérinos lilas, et une collection de pipes évaluée à plus de six cents francs. Sa polémique contre le moulin et les affaires d’honneur dont il s’était tiré sans coup férir avaient fait de lui une sorte de personnage. On l’invitait à dîner dans cinq ou six maisons du parti Jeffs ; il avait plus de vingt cartes de visites appliquées du haut en bas de son miroir, et une lettre de M. le préfet, étalée négligemment depuis plus de six mois sur un coin de sa table ! Pour compléter une réhabilitation si brillante, que fallait-il encore ? Presque rien : le cœur de Madelon. Mais le cœur de Madelon n’entendait pas de cette oreillette-là, et M. de Saint-Clodoald, froissé mais digne, s’adossait à la cheminée du Krottenweyer et passait fièrement les pouces dans les entournures de son gilet. Les huit autres doigts, agités par une noble colère, et par un commencement de delirium tremens, semblaient dire à l’ingrate :
« La jeunesse, le talent, l’éclat des services rendus te ramèneront un jour ou l’autre ; on attendra ! »
Parmi les services que Lampeigne avait rendus à la maison Jeffs, j’en veux signaler un, car il amusa tous les gens d’esprit de la ville. Le journaliste dit un jour à Madelon :
« Vous avez là haut, sous les toits, un vieillard qui ne sert à rien ; voulez-vous me le prêter, que je vous en fasse une réclame ? Il ne s’agit que de le mettre à table, dans son habit de gros drap, la première fois que vous donnerez un grand dîner ; je me charge du reste : mon article est tout fait. »
On décida le vieux Jeffs à figurer en comparse, dans la belle salle à manger. Il s’y conduisit assez mal, bourrant ses poches de dessert comme s’il avait dîné en ville. Les valets, accoutumés à voir en lui un inférieur plutôt qu’un égal, ne le prenaient guère au sérieux et M. de Trébizonde entendit le maître d’hôtel lui dire en lui poussant le coude :
« Est-ce que vous voulez de ça, vous ? »
Mais Claude de Saint-Clodoald publia une admirable tartine à la gloire des époux Jeffs, qui, au sommet des grandeurs, le jour même où M. le préfet daignait s’asseoir à leur table, laissaient une place d’honneur au chef vénéré de la famille, simple paysan de la bonne vieille Alsace, chaussé de souliers à clous et vêtu de bouracan ! L’article fit grand bruit dans la bourgeoisie de Frauenbourg ; Mme Haberacker, des Trois Pichons, en fut émue jusqu’aux larmes.
Parmi les hôtes qui encombraient le Krottenweyer au moment de la fête, je ne dois pas oublier une modeste commerçante de Paris, recueillie par Mme Jeffs en qualité de femme de chambre. C’était la Frédégonde des anciens jours. Son mari l’avait volée, puis abandonnée pour courir on ne savait où, avec ce petit polisson de Lenoît. La malheureuse était vieillie à faire peur ; elle pleurait tout le long de la journée, moins du regret de sa fortune que de l’abandon de son ingrat. Madelon fut bonne pour elle, non seulement parce que Frédégonde avait les mains pleines de petits secrets, mais surtout parce que les Madelons de tous les temps ont eu besoin de s’ouvrir à quelque Frédégonde.
M. Jeffs, depuis une semaine, était assez rare chez lui. Ce n’était pas qu’il fût moins épris de sa femme ou moins sensible à l’honneur de tant d’illustres visites, mais il ne pouvait guère apparaître au château que pour manger et dormir. Depuis qu’on avait fait de lui un homme d’importance, il se prenait tellement au sérieux qu’il voulait être partout, toucher à tout et tout conduire lui-même. Plus de distractions, plus de plaisirs, plus de chasses en plaine ou en forêt. Il se mettait à table pour condescendre aux lois de la nature, mais il dînait, comme Napoléon, en un quart d’heure. On l’attendait à Lichtendorf, à Frauenbourg, à Strasbourg, à Colmar, à Paris, et peut-être même à Tobolsk ; il avait son syndicat, son procès, sa mairie, son champ de foire, son bal de la fête, ses marchands à protéger, ses saltimbanques à surveiller, et les jeux de hasard à pourchasser. Mais, avant tout, si j’ose le dire, il avait besoin d’exhiber dans tous les quartiers de la ville le ruban neuf qui brillait à sa boutonnière.
Le dimanche de la Saint-Eustache, à dix heures du matin, ce grand homme courait d’un pas affairé le long des boutiques du champ de foire, lorsqu’une baraque nouvelle, installée le jour même, provoqua son attention. Ce n’était ni un cirque, ni une ménagerie, ni un théâtre de marionnettes, ni un cabinet de cire ; c’était quelque chose de plus attrayant que tout cela. Figurez-vous un vaste cube de planches épaisses, peintes en blanc, sauf quelques énormes points noirs sur les quatre faces verticales ; un dé à jouer qui pouvait contenir dix-huit ou vingt personnes. Aucune porte apparente ; une toile, tendue au sommet, servait de plafond. Point de tréteaux pour la parade, nulle écuyère, nul pitre, nul petit cheval en étalage, aucun tableau explicatif, aucuns musiciens rangés sur le devant dans des uniformes de fantaisie ; et pourtant un orchestre invisible, caché dans le bizarre édifice, exécutait une symphonie à faire danser les ours.
La foule des curieux entourait ce temple du mystère quand M. Jeffs vint à passer. Il fut surpris et même scandalisé de voir qu’il y avait à son insu quelque chose de nouveau dans sa capitale. Il chercha des renseignements autour de lui et n’en trouva point. Il demanda son commissaire de police, et personne ne sut le rencontrer sur le champ de foire. Enfin, il mit la main sur son brigadier de gendarmerie ! Trois coups de pied reconnaissables entre tous, car on ne frappe ainsi qu’avec les bottes de l’ordre public, ébranlèrent le cube sur sa base. Une bonne grosse voix militaire, colorée par le plus pur accent de l’Alsace, cria vigoureusement :
« Oufrez, au nom tu roi, tésormais ! »
Et une porte invisible s’ouvrit, nonobstant.
Le concierge de la maison carrée, qui en était aussi le propriétaire, s’avança sur le sol avec un sourire obséquieux. C’était un assez joli homme de trente à trente-deux ans, mais il avait laissé croître sa barbe comme pour s’en faire un masque, et une vieille polonaise doublée de fourrure cachait son corps jusqu’aux talons. Il salua d’un geste grotesque, en portant les deux mains à son bonnet d’astrakan :
« C’est sans doute à monsieur le maire de cette ville que j’ai l’honneur et la chose… ?
— Oui. Laissez-moi donc passer, que diable ! Brigadier, suivez-moi. Fermez la porte, s’il vous plaît ! Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?
— Si monsieur du Krottenweyer daignait prendre la peine de s’asseoir ! Nous n’avons qu’une modeste chaise, mais elle est, comme nous-mêmes, toute au service de l’autorité ! Môsieur le chevalier, voici la chaise ! »
Jeffs parcourut des yeux l’intérieur de la baraque sans deviner quelle industrie on y pouvait exercer. Sur le sol nu de la promenade, reposaient pêle-mêle cinq ou six coffres de bois et huit ou dix gaillards de mauvaise mine. À voir leurs membres robustes et leurs physionomies dignes du bagne, le maire dut apprécier sérieusement la présence du brigadier ; ces gens-là étaient assez nombreux pour l’égorger en musique, comme Fualdès, au milieu du bon peuple de Frauenbourg. Mais comme il n’avait rien à craindre, il se livra sans retenue aux mouvements d’un noble courroux.
« Qui est-ce qui m’a bâti des bohémiens de votre espèce ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas présentés à la mairie ? Où sont vos papiers ? A-t-on jamais vu ? »
L’impresario barbu réitéra son humble sourire. Il tira de sa poche un portefeuille graisseux, et défit une liasse de papiers qu’il étala sur une petite table.
« Monsieur le chevalier, dit-il, nous sommes en règle avec la préfecture, et daignez m’excuser si j’ai tardé si longtemps à remplir mes devoirs envers vous ! Mais lorsque j’ai pris la liberté de me présenter à la mairie, vous étiez retenu dans votre château, m’a-t-on dit, par les exigences d’une noble hospitalité ! »
Les forbans qui composaient la galerie inclinèrent la tête en signe de respect, et M. Jeffs, un peu désarmé par la politesse de ces sauvages, daigna s’asseoir. Il prit en main les papiers et vit que le préfet de police, au nom du roi, invitait les autorités civiles et militaires à donner aide et protection au sieur Jean Béloignon, banquiste, voyageant avec sa troupe.
« Il suffit, dit-il. Vous avez droit à ma tolérance, comme tous vos pareils, si vous vous conformez aux lois et règlements en vigueur. Mais quel métier faites-vous ?
— Monsieur le chevalier l’a vu ; nous sommes banquistes.
— Eh ! parbleu ! je sais lire, peut-être ! Me prend-on pour un maire de village ? Mais il y a des banquistes de plus de quarante espèces, depuis le simple coureur qui porte tout son bagage avec lui, jusqu’à la famille Loyal qui voyage avec dix-huit chevaux et quatre voitures. J’ai le droit de connaître votre spécialité, que diable ! »
Jean Béloignon se mit de trois-quarts, appuya la main droite sur son cœur et répondit d’un ton de boniment :
« Assez d’autres, monsieur le chevalier, promènent sur les grands chemins de la France ou de l’Auvergne des animaux dont l’instinct, corroboré par une éducation superficielle, leur a obtenu plutôt que mérité la qualification intempestive et charlatanesque d’animaux savants. Depuis le lièvre qui bat la caisse, jusqu’au chien Munito, le Wellington du genre, tout un chacun et plusieurs autres s’est vu abusé de ses deux sous par ces prétendus phénomènes dont l’étonnement puéril et insubordonné n’a jamais porté aucun fruit. Animé d’une réaction sincère contre un excès dont l’abus tend à superposer la bête au prince de la nature et de la société, je viens, pour la première fois depuis plusieurs siècles, présenter au public impartial de cette commune et à ses autorités compétentes, quoi, monsieur le chevalier ? Un lièvre ? un rat ? un chien ? une souris blanche ? un canari qui tire de l’eau ? une puce attelée, sauf votre respect, à une pièce de huit ? Non, messieurs, mais le roi de la création, perfectionné par l’étude : un homme savant ! On va me dire que les plus savants ne sont pas toujours ceux qui se vantent de l’être ; qu’on peut savoir l’histoire du passé sans connaître le présent, et le présent sans prévoir l’avenir ; on m’objectera peut-être l’aventure du premier astrologue de l’Observatoire de Paris qui connaissait la marche de toutes les étoiles fixes et ne connaissait pas les promenades de sa femme ! Rien de pareil ici, messieurs et dames ! Le beau Dunois, frère de la célèbre Bordelaise, conseiller privé de son excellence le tzar du Paraguay, avantageusement connu dans toutes les cours de l’Europe, dont il fait, à ses moments perdus, le plus bel ornement, embrasse d’un seul coup d’œil le passé, le présent, l’avenir et tous les temps intermédiaires que vous pourriez avoir la curiosité de connaître ! Histoire, géographie, politique, mécanique, musique, journalisme, dentifrice, pathétique et daguerréotype ; rien ne lui est étranger, excepté l’Angleterre, qui sera toujours séparée par un abîme de tous les cœurs vraiment français !!! Zinggg ! »
Aux derniers mots de la péroraison, les bandits de l’orchestre s’étaient jetés sur leurs instruments, et ils accompagnèrent d’un tutti formidable le cri final de l’orateur. Le brigadier, frappé d’une commotion subite, rapprocha ses pieds en équerre et prit la position du soldat sans armes. Mais M. Jeffs savait déjà que l’impassibilité est la plus belle parure d’un homme en place. Il haussa les épaules et demanda d’un ton dédaigneux qu’on lui fît voir le beau Dunois.
Une espèce de nain effronté que vous auriez pris pour un enfant, n’était le duvet noir de ses moustaches, se détacha du groupe principal et vint en ricanant se camper devant M. le maire. Aussitôt Jean Béloignon le désigna par un geste emphatique et s’écria :
« Admirez, messieurs et dames, sa noble assurance. Il est né à plus de dix mille lieues d’ici ; c’est un Albinos d’Albe même ! Un Albinos brun aux yeux noirs, variété aussi rare dans son pays, qu’un Albinos blanc aux yeux rouges, pourrait l’être dans le nôtre ! Dunois, honneur du dix-neuvième siècle, prenez la main de M. le chevalier et dites-lui tout ce que sa curiosité le porte à vouloir connaître !
— C’est bon ! dit M. Jeffs en retirant sa main ; je ne suis pas curieux. »
Mais déjà l’affreux petit homme avait pris un visage satanique. Il montrait le blanc de ses yeux et récitait sa leçon d’une voix monotone et uniformément aiguë.
« Je vois un homme riche, heureux et comblé de tous les biens de la terre. Un malheur le menace.
— Hein ? cria Jeffs.
— Vous l’avez interrompu, monsieur le chevalier ; qui sait maintenant s’il retrouvera le fil ? Dunois, mon cher ami, recommencez, c’est moi qui vous en prie ! »
Dunois se secoua comme un chien mouillé et peigna ses cheveux noirs de sa petite main sale. Après quelques minutes d’hésitation, il tourna de l’œil sur nouveaux frais et reprit :
« … Riche, heureux et comblé de tous les biens de la terre. Son bonheur date de quatre ans aujourd’hui même. Il a vu, il a plu, il est aimé. Je le vois à Paris, dans une belle église. Oh ! la belle église ! Et la belle demoiselle, couronnée de véritables fleurs d’oranger ! Les voici dans une salle à manger, au-dessus d’un jardin : les deux familles… non ! une seule. Ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs… Ils sont en voiture au milieu d’un bois… tout le monde les salue. Ils arrivent dans une chaumière… quel changement ! C’est un château, le plus magnifique château de toute la France ! Des ennemis les entourent, ils sont vainqueurs. Ils ont gagné un procès, deux procès, ils gagneront tous les procès qu’on veut leur faire. Le roi les connaît bien. Au moment où je parle, le roi dit au général Sabotier : Jeffs sera l’honneur de mon règne et le bienfaiteur de mes sujets.
— Comment ! interrompit Jeffs ; le roi a daigné…
— Chut ! Si vous lui coupez la parole, il ne dira plus rien. Continue, mon bon Dunois, on t’écoute. »
Dunois s’agita un instant sans rien dire et poursuivit :
« Le roi, les électeurs, le préfet, les députés, le conseil municipal, tout le monde est pour lui. Mais c’est un grand malin ! Ne le dites à personne. Il se moque d’eux tous. Il est plus fort ; ah ! qu’il est fort ! C’est le malin des malins. Et pourtant il ne voit pas qu’un danger le menace !
— Mais quel danger, mordieu ? s’écria M. Jeffs en secouant Dunois. Parleras-tu, petit sorcier de tous les diables ? »
L’horrible enfant se laissa tomber sur le sol et agita ses bras et ses jambes en poussant des cris inarticulés. Jeffs ouvrit de gros yeux. Les musiciens farouches s’étaient levés comme un seul homme et faisaient cercle autour du sujet. Le gendarme, visiblement ému, se grattait la nuque. M. Béloignon intervint et dit au maire :
« Monsieur le chevalier, vous m’avez détraqué mon jeune homme ; je n’en tirerai plus une parole aujourd’hui.
— Mais qu’il me dise seulement…
— Il ne vous dira rien avant vingt-quatre heures. C’est une journée perdue pour nous.
— Et si je payais la journée ?
— Ni pour or, ni pour argent, monsieur le chevalier ! Mais donnez-vous la peine de repasser demain à la même heure. Nous le ferons interroger par une femme (c’est toujours ce qui réussit le mieux), et vous saurez la chose qui vous intrigue. En attendant, voici notre prospectus illustré ; daignez en faire part à vos amis et connaissances ! »
Jeffs prit un papier imprimé dans la forme et le style des canards et enrichi de deux gravures grossières. Il mit la main à la poche, comme pour chercher sa bourse ; M. Béloignon le retint :
« On ne paye que si l’on est content, dit-il, et nous sommes gens de revue. »
Avant de se retirer, le maire de Frauenbourg s’approcha de M. Dunois, qui continuait à se rouler par terre. Le jeune albinos brun profita de l’occasion pour lui allonger impunément une demi-douzaine de coups de pied dans les os des jambes.
On devine que M. Jeffs était trop préoccupé pour taire une semblable aventure. Les merveilles de la maison carrée et la lucidité du beau Dunois furent le thème de sa conversation durant tout le déjeuner. Madelon, qui avait dressé l’oreille aux premiers mots, voulut voir l’annonce illustrée de ce nouveau spectacle : on fit courir le canard autour de la table. Des deux images gravées sur bois à coup de couteau, l’une représentait une sorte de collégien assez laid ; l’autre, mise en pendant, ne ressemblait à rien, si ce n’est peut-être à certaine peinture de Chassériau, que M. Champion avait achetée rue Louis-le-Grand. Mais l’imitation était si lointaine et si grossière qu’il fallait un regard bien exercé ou un intérêt bien personnel pour y démêler quelques traits.
Madelon parut s’amuser beaucoup du texte et des images. Elle lut à haute voix l’éloge du jeune savant, qui se chargeait, entre autres choses, de désigner la personne la plus amoureuse de Frauenbourg. Elle se fit donner mille détails sur la construction de la baraque, sur le nombre de ses habitants, sur la physionomie de ces farouches musiciens qui, d’après M. Jeffs, étaient assez nombreux pour se défendre contre deux brigades de gendarmerie. C’était un spectacle à voir, certainement, et Madelon annonça qu’elle irait le lendemain avec son mari et toute sa cour, rendre visite au beau Dunois.
Ce projet ne changea rien au programme de la journée : jeux et divertissements dans le parc de Krottenweyer jusqu’à six heures du soir, dîner à la sous-préfecture avec M. de Trébizonde et tous les personnages marquants ; retour de Mme Jeffs au château pour changer de toilette, tandis que M. Bonnevelle et ses hôtes fumeraient le cigare de rigueur ; enfin à dix heures précises, ouverture du bal de société. Madelon avait supprimé, de son autorité privée, la danse de jour. Elle échappait ainsi à l’alternative également ridicule d’étaler ses diamants en plein midi ou de figurer en robe montante dans un quadrille officiel.
Tout cela était décidé depuis au moins une semaine ; tout resta convenu ; et pourquoi donc aurait-on dérangé l’harmonie d’une fête si complète ? Si Mme Jeffs, après le déjeuner, s’entretint quelques minutes avec sa femme de chambre ; si Frédégonde s’alla promener toute seule à la foire ; si elle entra dans quelques baraques, si elle avait les yeux un peu rouges à son retour, l’illustre compagnie ne daigna point demander pourquoi. Si le choix d’une toilette fit un désordre épouvantable dans l’appartement de Madelon, si M. Jeffs, qui s’y fourvoya par hasard, vit autant de malles ouvertes et fermées qu’à la veille d’un grand voyage, ce ne fut pas un sujet d’étonnement ; il avait assisté cent fois à ce branle-bas de guerre qui précède toujours un bal. Si le cocher, qu’on avait amené de Paris, employa son dimanche à cirer les harnais et à laver toutes les voitures, sans excepter la chaise de poste, ce fut une preuve de zèle admirable peut-être, mais qui n’avait rien de choquant. Si tous les domestiques du Krottenweyer, sauf Frédégonde qui avait eu son congé dans la journée, obtinrent la permission de sortir à six heures du soir, c’est sans doute parce que les maîtres dînaient en ville ; et d’ailleurs l’usage de Frauenbourg autorisait une telle licence. Enfin, si une clef, oubliée par mégarde sur je ne sais quelle armoire de l’office, permit au patriarche Jeffs de s’enivrer à mort avant la chute du jour, la dame du château ne put s’en prendre qu’à elle-même, et elle en fit très-noblement son petit mea culpa.
On folâtra jusqu’à la nuit, sous les yeux d’un populaire immense ; on fit une promenade en bateau, et Madelon gouverna comme un ange ; on tira le pistolet, et Madelon, qui ne tremblait jamais, fit mouche presque à tout coup.
Le dîner de la sous-préfecture fut extraordinairement gai. Il y avait en tout six convives du sexe laid, qui tous auraient pu se tutoyer sans manquer aux convenances, car ils étaient alliés par les bonnes grâces de Madelon. Elle les anima par des coquetteries adorables, et tint dans sa main blanche le sceptre de la conversation. De par son caprice souverain, on ne but que du vin de Champagne frappé, depuis le potage jusqu’au dessert. Ce régime éleva les esprits les plus lourds au diapason de la plus haute folie ; M. Jeffs planait sur tous les autres, car il buvait sec dans les grandes occasions.
Le café pris, Madelon emprunta à son mari la clef de la caisse où reposaient ses diamants avec beaucoup d’autres trésors. Au moment de quitter la compagnie qu’elle devait retrouver là dans une heure, elle manifesta un de ces caprices que les maris eux-mêmes pardonnent, lorsqu’ils aiment bien.
« Avant de nous dire adieu, dit-elle, embrassons-nous comme si nous ne devions jamais nous revoir. »
Personne ne se fit prier. M. Jeffs, par je ne sais quel mouvement instinctif, lui proposa de l’accompagner au château ; elle lui enjoignit de s’asseoir et d’attendre.
Plus légère qu’une hirondelle en septembre, elle prit son vol. Elle ne permit à personne de la reconduire à sa voiture, pas même au sous-préfet, qui réclamait le privilège de tous les maîtres de maison. Sur le seuil du salon, elle s’arrêta, fit une belle révérence bien arrondie et envoya du bout des doigts un baiser circulaire, le dernier. Chacun en prit sa part. Elle luisait encore pour tout le monde ; mais c’était le soleil couchant.
On l’attendit patiemment une heure ; puis on lui donna, sans trop murmurer, vingt minutes de grâce ; puis M. Jeffs trouva qu’elle mettait trop de temps à sa toilette ; puis M. de Trébizonde lui-même observa poliment qu’on serait aussi bien pour l’attendre dans la salle du bal. La fête était annoncée pour dix heures, et l’excellent marquis répétait de temps à autre que l’exactitude est la politesse des grands.
Le cortège masculin se décida enfin à quitter la sous-préfecture, persuadé qu’il arrêterait à mi-chemin le carrosse de Mme Jeffs. Mais ces messieurs arrivèrent au champ de foire sans avoir rencontré personne. Les deux baraques de planches mal rabotées brillaient de mille feux, mais le peuple se trémoussait dans la première, tandis que la bourgeoisie et la société se morfondaient dans la seconde.
« Vous verrez, dit M. Jeffs, qu’elle sera venue de son côté, de peur de nous mettre en retard ! Elle nous attendait ici, lorsque nous l’attendions là-bas. »
Mais les commissaires du bal lui attestèrent dès l’entrée, que personne n’avait encore aperçu Mme Jeffs.
Il maugréa quelque peu, laissa ses amis entrer sans lui, et prit les rues qui menaient à la route du Krottenweyer, pour gronder sa femme au passage et lui dire qu’elle abusait. Enfin, après avoir marché tout doucement un petit quart d’heure, il apprit d’un sergent de ville que la voiture de Mme Jeffs avait passé depuis assez longtemps. Par où diable avait elle pris ? Ces cochers parisiens n’en font jamais qu’à leur tête !
Il revint au galop de ses deux jambes, et entra tout suant dans la salle du bal. Un murmure de satisfaction (et sans doute aussi d’impatience) accueillit son entrée. Onze heures avaient sonné depuis assez longtemps, et l’on attendait que M. le maire daignât enfin donner le signal et l’exemple.
Les deux premières figures qu’il reconnut furent M. de Trébizonde et son secrétaire général. Il les salua de loin par un geste interrogatif qui voulait dire : Où est-elle ? Mais ces messieurs répondirent à la question par la question, contrairement à toutes les règles de la logique. Bonnevelle se joignit à eux, fort animé par les observations de la foule et le mécontentement qui grondait à ses oreilles. Il est certain que les Honnoré et les Guernay commençaient à faire émeute. Ils avaient organisé de longue main un quadrille complet et brillant, composé des plus honnêtes gens de la ville, et de quelques jolies femmes. Leur plan, tracé par Mme Honnoré, était de faire bande à part, d’affronter la comparaison, de diviser le bal en deux camps et de soutenir la lutte. Le baron s’était laissé enrôler sans résistance, mais, depuis une demi-heure, il avait disparu, soit qu’il fût las d’attendre, comme beaucoup d’autres, soit parce qu’un commissaire du bal, un mécontent sans nul doute, l’avait attiré vers le buffet. Toujours est-il qu’on le cherchait en vain au buffet et dans la salle ; peut-être avait-il trouvé plus agréable de fumer un cigare au grand air.
L’orchestre accordait ses instruments avec une patience digne d’éloges. M. Jeffs courait du préfet au sous-préfet, et de M. Champion au prince d’Armagne, quoique le prince eût opté publiquement pour le quadrille de l’opposition. Ce pauvre maire était vraiment à plaindre ; il ne savait à quel parti s’arrêter. Ouvrir le bal sans sa femme ? C’était monstrueux et même impossible, car Madelon s’était engagée avec M. le préfet. Retarder plus longtemps le signal de la danse ? c’était exposer la ville de Frauenbourg à la fureur des révolutions.
Il s’en fut au chef d’orchestre, pour le prier d’attendre encore ; mais la foule se méprit sur ses intentions et poussa un ah ! formidable. À ce bruit, il perdit la tramontane et dit je ne sais quoi, mais probablement le contraire de ce qu’il voulait. La musique éclata sur sa tête comme un tonnerre ; il s’enfuit en gesticulant, accrocha le préfet au passage, se laissa arrêter à son tour par le sous-préfet et se tint debout comme un homme ivre, au milieu de la confusion universelle.
Le bal était ouvert, en ce sens que l’orchestre allait son train et abordait bravement la troisième figure ; mais personne ne dansait. Le quadrille officiel se trouvait désorganisé par l’éclipse de Mme Jeffs ; le quadrille de l’opposition ne l’était pas moins par l’absence inexplicable de M. de Guernay. Quelques couples d’étrangers ou de jeunes Frauenbourgeois plus intrépides que les autres, s’étaient mis en mouvement dès les premières mesures, mais ils perdirent contenance en se voyant si peu ; les plus hardis s’arrêtèrent sur une jambe, revinrent à leurs places et attendirent les événements.
M. Jeffs disparut enfin et tous les grands personnages le suivirent. On crut que les Guernay restaient en possession du champ de bataille ; mais, après s’être consultés en tumulte, ils levèrent le camp avec leurs amis fidèles, Charles Kiss, le docteur, le prince d’Armagne et dix autres. Plus de vingt curieux se répandirent dans la ville, espérant apprendre bientôt par quelque bruit de rue ce qui passait. Les étrangers et les indifférents se mirent enfin à la danse, mais ce fut un bal avorté. On n’aurait pas compté quarante personnes dans la salle à une heure du matin. Les récits les plus contradictoires circulèrent jusqu’à la fin dans cette foule réduite et découragée. On disait que les chevaux de Mme Jeffs s’étaient emportés, que le feu avait pris au Krottenweyer, que le vieux Jeffs était mort d’apoplexie, que la femme du maire plaidait en séparation.
Ce papotage dura toute la nuit dans les maisons bourgeoises de la ville ; il se continua même le lendemain et tous les jours suivants. Mille affirmations couraient, tombaient, se relevaient, se croisaient avec un nombre égal de démentis formels. Plusieurs personnes dignes de foi jurèrent avoir vu Mme Jeffs au bras de son mari, le lendemain même du bal. M. de Guernay passa pour mort ; on prétendit qu’il s’était suicidé, qu’il s’était battu en duel, qu’il s’était enfui ; que le prince d’Armagne, son ancien ami, courait à sa poursuite ; on assura non moins formellement qu’il n’avait pas quitté le moulin, et que tout un chacun pouvait le voir en personne au milieu de ses fariniers.
Les coups de théâtre ne se rencontrent guère qu’au théâtre. Dans la vie réelle, et surtout dans la vie de province, on ne voit que des apparences, on n’entend que des rumeurs ; il faut beaucoup de temps, de travail et de perspicacité pour mettre la main sur un fait.
Toutefois, il paraît démontré que les habitants et les hôtes du moulin rentrèrent chez eux en grand désordre, que M. Honnoré revint en ville au milieu de la nuit avec ses fils ; que l’on vit courir des lumières sur les deux rives de la Frau ; que les eaux du bief furent abaissées, que le lit de la rivière fut sondé ; qu’une dizaine de serviteurs fidèles errèrent jusqu’au matin dans les bois du voisinage. On sut positivement que, le lundi de la fête, un courtier de malle-poste avait rencontré le prince d’Armagne dans un dog-cart de M. de Guernay, courant à toute bride sur la route de Strasbourg. Le prince revint comme il était parti, après un voyage d’une semaine, mais il ne resta que peu de temps à Frauenbourg. Plusieurs invités du moulin s’éclipsèrent comme lui, l’un après l’autre ; la famille demeura presque seule et fort triste, disait-on. La malignité publique, qui s’exerce partout, même à l’église, épiait tous les dimanches le visage de trois pauvres femmes pour y surprendre une expression de douleur. Mais ni Mme Honnoré, ni Mmes de Guernay ne laissèrent échapper le triste secret de la famille.
Tous ces pauvres gens furent héroïques de discrétion et de dignité. Ils n’allaient pas au-devant des questions, mais si quelqu’un les interrogeait, ils avaient une réponse toute prête :
« Le baron voyageait en Allemagne pour une affaire de la plus grande importance. Il avait été obligé de partir à l’improviste, et on l’attendait d’un jour à l’autre. »
Le banquier Kolb donna quelque crédit à cette fiction invraisemblable, car il put montrer plusieurs lettres de change tirées sur M. Honnoré par M. de Guernay et datées des principales villes d’Allemagne.
Mais lorsque tous les hôtes se furent éloignés discrètement, à petit bruit, comme on sort d’une chambre de malade ; lorsque les deux jeunes frères de Mme de Guernay eurent repris le chemin de l’école, il y eut de longues heures où nos pauvres amis, seuls, sans témoins, affranchis d’une pénible contrainte, laissaient tomber le masque et pleuraient autour du foyer désert.
L’hiver était arrivé plus tôt que de coutume. La neige étendue sur la plaine encombrait la route du moulin ; rarement les intimes osaient venir après souper ; Charles Kiss lui même, le plus intrépide et le plus dévoué de tous, y regardait à deux fois depuis qu’il était tombé en souliers vernis dans la Frau. On allumait les lampes à quatre heures ; le feu brûlait mal, le bois suait dans les cheminées ; le vent sifflait dans les persiennes, grondait sous les toitures, criait comme un désespéré entre les branches des vieux sapins. Quelquefois, un petit rouge-gorge, effaré de faim et de froid, donnait du bec dans les fenêtres, implorant l’hospitalité.
Durant cette première quinzaine de décembre qui fut le prélude d’un hiver affreux, au milieu des bruits lugubres qui semblaient être le râle de l’année expirante, quatre âmes d’élite, brisées par un deuil immérité, se serraient les unes contre les autres et mettaient en commun la douleur et les larmes.
Il était convenu qu’on ne parlerait pas de lui ; les trois femmes apportaient leur ouvrage d’aiguille, le vieillard ouvrait un livre, soit la Maison rustique, ce modeste chef-d’œuvre dont l’auteur est le dix-neuvième siècle tout entier, soit un dialogue de Platon, soit l’immortel poème de Lucrèce. On lisait, on cousait, on tricotait en silence ; puis à propos de rien, pour une aiguille échappée ou un écheveau perdu, quelqu’un laissait tomber un mot qui en amenait un autre, et bientôt, sans savoir comment, on arrivait au sujet toujours évité, toujours inévitable :
« Où est-il ? Que fait-il ? Par quelle fatalité s’est-il laissé entraîner si loin de nous ? Est-ce un accident imprévu ? Était-ce un crime préparé de longue main ? Se peut-il qu’il ait oublié en un seul jour sa femme, ses enfants, sa mère et les vertus de toute sa vie ? Que lui avons-nous fait ? Y a-t-il de notre faute ? Avait-il à se plaindre de quelqu’un ? Est-il donc perdu sans ressource ? Faut-il désespérer de le revoir jamais ? »
Personne ne doutait plus que Mme Jeffs ne fût la cause de tout le mal. On savait enfin à Frauenbourg l’histoire détaillée de cette créature. Le sous-préfet avait parlé dans un accès de dépit. M. de Saint-Clodoald, le gentilhomme incompris, en avait raconté bien d’autres ! Et la pauvre Mme Honnoré, tout en pleurant à se fondre les yeux, triomphait d’avoir si bien deviné la drôlesse.
« Ah ! si l’on m’avait crue ! Mais allez donc prêcher à des sourds ! »
La mère du baron, fidèle à son principe, rapportait tout aux desseins de la Providence.
« Nous étions trop heureux, disait-elle ; il fallait une épreuve, et la voilà ! Nous avions trop d’orgueil et trop de confiance en nous-mêmes ; le ciel a jugé bon de nous faire sentir que nous sommes des êtres faillibles. Que votre volonté s’accomplisse, ô mon Dieu ! Ce n’est pas moi, pécheresse impardonnable, qui élèverai un blasphème à l’encontre de vos rigueurs ! Daignez seulement abréger nos souffrances, en considération de notre repentir et de nos larmes ! Faites tomber, Seigneur, un rayon de la lumière céleste, le rayon qui éclaira saint Paul, sur cet autre Saul égaré ! »
La jeune dame était peut-être la plus touchante des trois, car elle aimait d’un amour profond, soumis, héroïquement servile. Frappée d’un coup de foudre au milieu d’un bonheur sans nuages, trahie, sacrifiée par l’homme à qui elle s’était donnée tout entière pendant quatorze années, elle aurait eu le droit de se plaindre ; et pourtant elle ne pensait pas à elle, mais à lui ! Elle disait : « C’est ma faute ; je n’ai pas su l’attacher. Je l’aimais bien pourtant ! Mais je me suis laissée aller sur la pente d’un bonheur trop doux et trop facile. Il fallait être coquette ; il fallait… que sais-je, hélas ! Peut-être employer quelques-uns de ces artifices qui donnent du piquant à l’amour défendu. S’il revient, et il reviendra, je veux être pour lui une Mme Jeffs honnête. Je m’entourerai d’hommages, je le rendrai jaloux, je…
— S’il revient, s’écriait M. Honnoré, je le jetterai moi-même à la porte !
— Et moi, cher père, je lui tendrai les bras, et je lui demanderai pardon de n’avoir pas su me faire aimer ! »
M. Honnoré, qui était le plus doux et le plus tolérant des hommes, déclara franchement, dès le premier jour, qu’il se sentait incapable de pardonner à Guernay. Apôtre d’une philosophie qui niait le libre arbitre, il considérait la haine et le mépris comme des erreurs de l’esprit humain ; et pourtant il haïssait, il méprisait son gendre ! Hélas ! l’homme parfaitement logique n’est pas de ce monde : Derosne et Cail ne l’ont pas encore fabriqué ! Le capitaine se laissait entraîner par une passion plus forte que tous les raisonnements, parce qu’il était homme.
On ne se résigne pas sans peine à voir tomber ce qu’on a placé haut. Il avait vu dans M. de Guernay la perfection même ; il l’avait aimé comme un fils, mieux encore, comme un disciple ! Ce jeune homme vigoureux de corps et d’esprit, ouvert à tous les bons sentiments, à toutes les grandes idées, exempt de toutes les faiblesses du cœur, était une sorte d’idéal vivant que le pauvre capitaine avait caressé, retouché, perfectionné. Non seulement il comptait sur lui pour exécuter tous ses projets philanthropiques, mais il n’était pas éloigné de croire que le baron serait la souche d’une humanité nouvelle et meilleure, l’Abraham d’un peuple élu ! Quelle chute ! Essayez de vous peindre le désespoir et la fureur du grand prêtre Joad, s’il avait surpris le jeune Éliacin soupant avec Athalie dans un cabinet particulier !
« Non, jamais, disait-il, je ne pourrai le revoir en face ! Quoi ! Lorsqu’une pauvre petite fille de seize ans se laisse entraîner par un séducteur, on raye son nom de l’état civil de la famille, on met une pierre sur sa mémoire comme si elle était morte ; on la condamne sans appel, parce qu’elle a déshonoré ses parents ! Elle a pourtant l’excuse de son âge, de sa faiblesse et de son ignorance. Et vous voulez que je reçoive à merci un homme de trente-quatre ans, bien né, parfaitement doué, nourri des meilleures lectures et des plus beaux exemples, lorsqu’il lui plaît, sans raison, sans excuse, de quitter sa famille et de courir les champs avec une Madelon ! j’aimerais mieux mourir ! La mort n’est rien ; la honte est quelque chose. »
Quant au veuf du Krottenweyer, comme il ne s’était jamais piqué de philosophie, il enrageait simplement et naturellement, sans disputer sur les principes.
Son retour au château, dans cette fameuse nuit du bal, fut une vraie comédie. Le préfet, le sous-préfet, Durier, Champion, Saint-Clodoald lui faisaient cortège et le rassuraient à qui mieux mieux, mais il y en avait au moins deux sur cinq qui étaient plus émus et plus tremblants que lui. Ajoutez que tout le monde était en uniforme, excepté le journaliste et le député ; or, quatre habits brodés courant dans la poussière, au beau milieu de la nuit, ne seront jamais, quoi qu’on fasse, un spectacle mélancolique.
Autre affaire ! On trouva la maison absolument vide : pas une âme à qui parler. Toute la valetaille était à la danse ; Frédégonde avait suivi sa maîtresse évidemment. Le vieux Jeffs, seul être vivant, dormait sur le plancher d’un couloir, devant la porte de sa chambre : on le retourna dans tous les sens, on le secoua comme une fiole de pharmacie, mais on ne put lui arracher un mot.
Et toutes les portes du château étaient ouvertes, à la merci du premier occupant ! Une terreur subite traversa l’esprit de M. Jeffs ; il courut à sa caisse et poussa un cri de désespoir. La caisse était pillée. Madelon ne s’était pas contentée de prendre ses diamants ; elle avait fait main basse sur l’or et les billets de banque et réalisé un capital de quelques centaines de mille francs. Devant cet horrible déficit, l’avare tomba en syncope ; il fallut un déluge d’eau fraîche pour le rappeler à la vie. Réveillé, il cria, beugla, se jeta dans le sein de ses amis qui ne savaient comment se débarrasser de cet enfant majuscule ; il demanda sa femme à tous les échos, il lui dit des tendresses, il lui lança des injures, il l’appela voleuse, il lui cria qu’elle était une oie d’avoir oublié pour plus d’un million d’effets au porteur ! Et, tout à coup, par un revirement subit, il dit que l’argent n’était rien, que le bonheur était tout, qu’il donnerait volontiers sa fortune entière pour rentrer en possession de Madeleine ! Il voulut revoir la chambre où elle s’était habillée ; il baisa l’étoffe du lit et chercha sur tous les meubles si elle n’avait pas laissé une parole d’adieu. Rien ! Le temps sans doute avait manqué pour écrire. Cette découverte ranima sa colère ; il voulut se mettre à la poursuite de l’ingrate, de l’infâme qui n’avait pas même eu la politesse de s’excuser. Il descendit à la remise et tira lui-même les brancards de la calèche qui aurait dû être, ce soir-là, à la porte du bal. Lui-même, il attela deux chevaux de valeur secondaire, non sans maugréer contre l’impudente qui s’était adjugé les meilleurs. Il supplia les cinq de l’accompagner dans sa course et monta sur le siège en habit brodé, mouillé, souillé !
Comme il allait rentrer en ville, la prédiction du beau Dunois lui revint subitement à l’esprit. Il communiqua son idée à ses hôtes, et, au lieu de se lancer à l’aventure sur le premier chemin venu, on s’arrêta chez le sous-préfet et l’on manda le brigadier de gendarmerie. Le brave homme accourut avec le zèle et le dévouement qui ont toujours été les attributs de son arme.
« Brigadier ! lui dit M. Jeffs, il me faut Jean Béloignon et le beau Dunois. J’espère que vous ne les avez pas perdus de vue ?
— Monsieur le maire, il n’y a pas tix minutes que che leur ai encore mis la main tessus. Seulement que che foulais les empoigner par le bras et que che les ai empoignés par la champe, fu qu’elle était en l’air plus que d’ordre et de raisson !
— Où les avez-vous mis ?
— Oh ! che les ai laissés au pal, addentu qu’ils m’ont bromis de rester dranguilles.
— Il me les faut ! Arrêtez-les ! Le salut de la France en dépend ! »
La gendarmerie les amena par le collet, tremblants comme la feuille. M. Jeffs les secoua de toute sa force : il voulut savoir absolument quel était ce malheur dont M. Dunois l’avait menacé le matin même ; où il avait pris ses renseignements, quelles intelligences il pouvait avoir au Krottenweyer, et surtout dans quelle direction madame s’était enfuie avec sa femme de chambre ? Mais les deux pauvres diables témoignèrent un étonnement si vrai, une stupéfaction si profonde et même (il faut le dire à leur louange) un désespoir si sincère que personne ne douta de leur innocence. Seulement M. Bonnevelle cligna de l’œil, M. Champion se mordit la lèvre inférieure, et le bonhomme Durier s’enfuit au fond du jardin où il se donna une véritable indigestion de rire !
On prouva, non sans peine, à M. Jeffs que le seul parti à prendre était d’aller dormir en attendant le jour. À quoi bon se lancer aveuglément dans la carrière des aventures ? Huit routes carrossables se croisaient à Frauenbourg : en choisir une au hasard, c’était jouer gros jeu avec sept chances contraires et se donner en spectacle à tout le canton !
Les gens du Krottenweyer, avertis par le brigadier, se rassemblèrent autour de leur maître. On improvisa un cocher ; le préfet, le secrétaire général et le député remontèrent en voiture avec l’époux inconsolable ; on le coucha dans son grand lit désert ; on le borda avec de bonnes paroles ; mais s’il parvint à fermer les yeux, c’est un point assez problématique et dont je ne me soucie guère, au demeurant.
Le lendemain matin, il y eut entre le père et le fils une de ces discussions charretières dont M. de Saint-Clodoald ne publiait point le compte-rendu. Le « chef vénéré de la famille » fut traité d’ignoble pochard ; on lui reprocha le malheur qu’il n’avait point empêché, comme s’il en eût été la cause. Il regimba comme un beau diable et répondit à son fils dans la langue pittoresque du pays :
« Eh bien ! ne vas-tu pas te mettre sur la tête pour l’étonner avec les pieds ? C’est donc bien surprenant qu’une Parisienne se sauve à travers choux avec ton honneur et ton argent, gros imbécile ? Est-ce qu’elles ne sont pas toutes les mêmes ? Est-ce que je ne t’ai pas averti dès le premier jour ? Ris au lieu de pleurer, car elle aurait pu emporter la maison et elle l’a laissée en place ! Tout l’argent qui te reste est autant de gagné, puisque tu l’aurais jeté pour elle, lâche ! si elle t’avait seulement regardé avec ses petits yeux ! Voilà tantôt quatre ans que tu dépenses comme un fou, comme un malade, au point de faire dire dans le pays que tu as un flux d’or ! Tu économiseras peut-être maintenant que nous serons seuls !
— Et pour qui, vieille bête que vous êtes ? Est-ce pour vous, qui devez crever avant moi ? Est-ce pour moi, qui ai dix fois plus qu’un homme ne peut manger dans sa vie ? Est-ce pour mes enfants ? Je n’en ai pas !
— Si ce n’est pour personne, ça sera pour l’argent lui-même, qui est beau, qui est bon, qui est heureux, qui est tranquille, qui aime à rester en tas dans les grands coffres bien fermés ! Mais tu ne comprends rien, tu ne crois à rien, tu parles de l’argent comme de la première chose venue ; tu es un incrédule, un impie, un athée ! Voilà ce que tu es ! »
Ces débats édifiants que j’abrège beaucoup par respect pour ma plume, ne tardèrent point à fatiguer un peu les hôtes du Krottenweyer. Du reste, ces messieurs n’étaient pas précisément venus à Frauenbourg pour les beaux yeux de Jeffs père et fils. Le préfet se souvint que son illustre présence était hautement nécessaire à Strasbourg ; M. Champion, qui venait d’empocher sa part de la tourbière, éprouva le besoin de surveiller ses placements ; Durier avait en tête une idée qui pouvait devenir une affaire ; il lui tardait de la conter à Saint-Firmin. Les nobles étrangers émigrèrent à petit bruit, et bientôt les deux Jeffs restèrent face à face.
Leur solitude fut respectée par le beau monde de Frauenbourg. Le sous-préfet lui-même, après avoir donné la chasse aux bohémiens du cube prophétique, ne vint pas raconter au Krottenweyer ses courses inutiles. Personne ne se souciait d’entendre les soupirs du veuf et les grognements du vieux.
On sut bientôt qu’ils avaient licencié leur maison, sauf une servante. Les valets renvoyés racontèrent, entre autres scènes curieuses, que le père et le fils avaient failli se battre à propos de M. de Guernay. Un bruit de ville arrivé jusqu’à eux leur apprit que le baron avait disparu le soir de la fête. Ils devinèrent sans difficulté, mais non sans fureur, que Madelon n’était pas étrangère à l’événement. Tout s’expliquait ainsi ; Mme Jeffs avait été enlevée par l’ennemi de la maison. Maintenant quel parti prendre ? Le mari n’hésitait pas ; il voulait courir l’Allemagne, l’Italie, le monde entier ; organiser un traque européen jusqu’à ce qu’il eût rejoint et puni les deux coupables. « C’est ça ! criait le père ; il ne te manquait plus que de perdre la tête ! Attaquer un homme plus grand et plus fort que toi ! Te faire flanquer un mauvais coup et revenir estropié pour le reste de tes jours ! nous serions bien avancés ! Reste ici, ou je t’attache !
— Et me venger ?
— Laisse faire le temps, imbécile ! N’as-tu pas une vengeance qui mijote là-bas ? »
On supposa généralement que ces paroles étaient une allusion au procès de Lichtendorf. Le syndicat, non content de massacrer les prés du moulin avec une préférence visible, avait rejeté sur M. Honnoré presque tout le poids de la dépense. Les terres comprises dans le périmètre du syndicat étaient divisées en cinq catégories et taxées au prorata de la plus-value qu’elles étaient censées acquérir. On n’avait pas manqué de ranger les prairies du moulin dans la première catégorie, comme terrains insalubres au premier chef et appelés à prendre une valeur quintuple grâce aux travaux de M. Jeffs. Cette fiction, si le conseil d’État et la cour de Colmar n’y mettaient bon ordre, pouvait coûter près de cent mille francs à la famille de Guernay, outre les dépens des deux instances.
Mais la joie de voler cent mille francs à l’ennemi était-elle la seule que rêvât M. Jeffs ? Il est permis d’en douter. En tout cas, son cœur ulcéré avait besoin de quelque pansement supplémentaire, car le chevalier de la Légion d’honneur, maire de Frauenbourg, conseiller général, etc., etc., reprit en moins de deux mois l’habitude de s’enivrer ignoblement.
Sa femme lui avait fait une cave irréprochable. Un commissaire-priseur de l’hôtel Bullion s’était donné la peine d’accaparer pour le Krottenweyer tous les grands vins qui défilaient sous le marteau. Et comme chaque bouteille était illustrée du chiffre ou des armoiries de son défunt maître, M. Jeffs pouvait fort bien, sans sortir de chez lui se procurer l’ivresse favorite de cinq ou six grands seigneurs. Il possédait sous verre l’intrépidité castillane du comte Manteca, le sommeil épais de lord Moon, la troisième jeunesse de Vraki-Bey, Turc hétérodoxe, et les fureurs du vieux prince enragé, Serge Knoutieff. Mais il avait soif d’autre chose. Et de quoi ? Mais, par exemple, de la bière à six liards le demi-litre que deux souillons en jupe d’indienne débitaient à la brasserie du Goujon.
Le lecteur est prié de ne pas confondre la brasserie frauenbourgeoise du Goujon avec les petites églises artistiques et littéraires où nos jeunes contemporains de Paris se réunissent pour juger ce que nous écrivons. Dans la capitale de l’esprit français, la brasserie est une institution, une académie, un aréopage de têtes mal peignées, mais pleines de sens, qui décident les yeux fermés avec une sagacité infaillible, si Mérimée est aussi crétin que George Sand, et dans quelle proportion la peinture de M. Ingres est plus gâteuse que la sculpture de David. Les chimistes ont observé que la bière et le tabac de caporal agissent différemment selon le degré de longitude : ainsi, la même dose qui élève un jeune portier de Paris jusqu’aux sommets du réalisme transcendant, abrutit un homme en six mois sous le méridien de Frauenbourg. M. Jeffs atteignit le but en moins de temps, car il prit un chemin de traverse.
Dans le principe, il s’asseyait seul, au fond de la salle, loin du quinquet. La Frentzele lui servait une chope et des allumettes, sans rien dire. Il essuyait le fond du verre sur le bois de la table, s’assurait d’un coup d’œil que la bière n’était pas plus trouble que de coutume, et absorbait le demi-litre tout d’une haleine. Alors seulement il allumait sa pipe, puis il jetait trois sous sur la table, et Frentzele, à ce bruit familier, apportait vite un second verre. Ce divertissement en deux actes se répétait jusqu’à dix fois dans la soirée sans étonner personne. On ne pensait pas à Frauenbourg que dix litres de bière fussent une ration surhumaine ; le petit Æsel, un jeune homme à la mode, en buvait quinze sans se forcer. D’ailleurs, le grand principe de la brasserie est : chacun pour soi. Le riche et le pauvre s’y attablent côte à côte, sans mépris et sans envie, car ils ne se regardent point. L’homme n’a que deux yeux, l’un pour sa chope, l’autre pour sa pipe : la Providence a bien arrangé tout cela.
Mais, au bout de quelques semaines, à force d’entonner la bière dans son gosier en homme qui veut éteindre ou noyer quelque chose, M. Jeffs éprouva comme une sensation de froid. Lorsqu’il s’en retournait au château, la retraite sonnée, il sentait osciller en lui des ondes pesantes et bourbeuses. L’idée lui vint alors de réchauffer sa bière par une petite addition d’alcool. Il y mêla de l’eau-de-vie de prunes (kwetschenwasser), et ce mariage de deux poisons fétides le rendit guilleret et communicatif.
Il adressa la parole à ses voisins, il trinqua même avec eux ; il en vint à se lier intimement en deux heures avec des gens qu’il n’avait jamais vus. Que le hasard le mît en face d’un magistrat ou d’un roulier, il ne s’arrêtait point à des questions de caste ; il déliait sa langue et jasait. Sa conversation n’était peut-être pas des plus variées, mais elle ne manquait point d’intérêt. On l’écoutait bien plus volontiers que M. Jacobus minor racontant pour la mille et unième fois son procès en captation d’héritage. M. Jacobus minor était usé jusqu’à la corde, comme son gilet de velours noir ; tous les habitués de la brasserie et les servantes elles-mêmes savaient son histoire mieux que lui ; tandis que le pauvre maire apportait à la connaissance de ses administrés un beau scandale tout frappant neuf. C’était plaisir de l’entendre, soit qu’il énumérât, dans un style coloré, les perfections de celle qu’il avait perdue, soit qu’il la poursuivît de ses imprécations à la mode antique.
Cet épanchement quotidien lui devint en peu de temps aussi indispensable que la bière et l’alcool. Quelque chose lui eût manqué s’il avait dû se mettre au lit sans avoir parlé de sa femme, en bien ou en mal. Il trouvait que la brasserie fermait trop tôt et qu’on n’avait pas le temps de causer. Je crois même qu’il prit un arrêté de police, qui retardait le couvre-feu d’une demi-heure. Si, par hasard, il ne trouvait sous sa main ni un ami, ni une simple connaissance, il se faisait un auditoire de commis-voyageurs et autres oiseaux de passage, et il payait à boire à tout le monde.
Ce qui parut le plus surprenant dans sa conduite, ce ne fut ni cette rechute d’ivrognerie, ni ces stupides confidences étalées devant le premier venu, sur une table de cabaret ; on s’attendait à tout en ce genre. Mais personne n’avait prévu que jamais Pierre Jeffs payerait à boire à quelqu’un.
Le fait est qu’il n’était plus avare. Ou, du moins, il ne l’était plus comme autrefois. Il avait l’air d’un homme qui s’est brouillé avec son argent. Il le promenait, il l’agitait, il le faisait sauter, il le frappait à coups de poing dans ses poches, il le secouait avec une brutalité visible ; il le jetait sans cause légitime sur les tables humides du Goujon. Certain soir, il donna cent sous à la Frentzele, qui pensa mourir d’étonnement et d’épouvante. Le pourboire n’était pas encore entré dans les mœurs de Frauenbourg. Une autre fois, il offrit vingt francs au singe d’un joueur d’orgue. Une bombe éclatant au milieu de la brasserie n’aurait pas jeté les esprits dans un plus grand désarroi. La veille de Noël, on le vit s’arrêter sur la place de l’Église, au milieu des boutiques improvisées où l’on vendait des gâteaux à la poussière et des jouets d’un sou. Il acheta le fonds de quatre ou cinq marchandes, et lança tout à la volée dans un groupe de cent gamins. C’était une dépense de deux ou trois louis. On en parla longtemps au Casino, et le greffier du tribunal, l’homme le plus malin de toute la ville, prédit qu’à ce train-là Pierre Jeffs arriverait bientôt à Stephansfeld. Stephansfeld est l’hôpital des fous, situé entre Saverne et Strasbourg. Le sous-préfet ouvrit une quête au mois de janvier pour les inondés du Rhône : plusieurs fleuves avaient débordé vers le midi de la France, et les journaux enregistraient chaque matin un nouveau sinistre. La charité des Frauenbourgeois se signala, comme à l’ordinaire, par son excessive modération. À part le sous-préfet qui avait donné vingt francs pour l’exemple, tous les notables de la ville se groupèrent prudemment autour de la pièce de cent sous. Le vieux Jeffs s’inscrivit plus sagement encore pour la somme d’un franc cinquante : l’ancien mari de Madelon donna cent francs !
On aurait pu croire qu’il faisait en cela une dernière concession à ses nouvelles habitudes. Sa femme lui avait appris à jeter l’argent par les fenêtres ; peut-être se laissait-il encore rouler sur la pente des prodigalités, en vertu de la vitesse acquise. Mais l’étonnement public redoubla quand on le vit faire des folies que sa femme elle-même n’aurait pas tolérées. Il refusa, au su de tout le monde, une affaire magnifique. Un industriel de Strasbourg lui offrit vingt-cinq mille francs comptant, pour un lot de planches et de madriers, qui dormait depuis plus d’une année devant sa scierie de la Reiss. Il rejeta brutalement le marché et ne consentit pas même à discuter sur les chiffres. Le fait parut d’autant plus inexplicable, que sa scierie lui coûtait cher, et qu’elle ne lui avait rien rapporté jusque-là. C’était sa promenade ; il y allait à cheval, deux ou trois fois par semaine, pour fumer une pipe et boire un verre de kirsch avec le ségare et les ouvriers.
Ses nombreux débiteurs (vous savez que la ville en était pleine) parlaient de lui comme d’un homme avec qui l’on ne sait sur quel pied danser. Tandis qu’il poursuivait sans pitié le recouvrement des créances syndicales, il renvoya deux ou trois pauvres diables qui lui apportaient de l’argent.
« Fichez-moi donc la paix, leur disait-il en griffonnant un reçu qu’il leur jetait à la face. Est-ce que j’ai besoin de vos gros sous ? Gardez-les pour nourrir vos coquines de femmes et vos petits vauriens d’enfants ! Hors d’ici, chiens de gueux que vous êtes ! Houss ! houss ! »
Il joignait quelquefois le geste à la parole et chassait ses débiteurs acquittés, battus et contents.
Lorsqu’un fait de cette nature arrivait par hasard à la connaissance du vieux, il s’ensuivait presque toujours une querelle domestique. Le père s’épuisait en malédictions sur la tête du fils. Il prévoyait, lui aussi, que son héritier finirait un jour où l’autre dans une maison de fous. Et, pour distraire son esprit de cette préoccupation sinistre, il buvait sans relâche et s’acheminait lui-même à grands pas vers l’imbécillité.
La destinée de ces deux hommes s’accomplit à la même heure.
Par une froide journée de janvier, Molsheim qui continuait les affaires de terrains, apporta cinq ou six mille francs en diverses monnaies au gouffre du Krottenweyer. Il trouva les deux Jeffs dans la cour d’honneur, au pied du grand escalier. Le vieux piétinait sur la terre glacée en grommelant contre son fils. Pierre Jeffs se contentait de hausser les épaules et s’apprêtait à monter à cheval pour sa promenade accoutumée. L’honnête juif ôta sa casquette grasse, tira de sa poche une bourse de cuir et demanda pardon de la liberté grande. Aussitôt les deux seigneurs se précipitèrent sur l’argent et se gourmèrent en famille.
« Donne-moi ça ! criait le vieux. Tu le jetterais sur la route, scélérat de prodigue que tu es ! C’est à moi de garder l’argent, puisque tu n’es plus bon qu’à le perdre !
— Et si je veux le perdre, moi ! Est-il à vous ? Qui est-ce qui l’a gagné ? Mêlez-vous donc de vos affaires ! Vous n’avez rien en propre, sachez-le bien, excepté votre soupe, quand elle est dans votre ventre !
— Parce que je t’ai tout donné, pas vrai ? parce que j’ai fait une bêtise dans ma vie ! Mais on peut la réparer, gredin ! Il y a des lois contre les parricides ! Les tribunaux seront pour un malheureux père de famille ; ils te forceront de me rendre ce que tu m’as volé.
— C’est ce que nous verrons, vieille canaille ! Et, pour commencer, voici toujours un argent que vous ne toucherez pas ! Non ! vous n’en aurez pas un liard ! quand je devrais le jeter aux mendiants de la route ou aux poissons de la Frau ! »
Il arracha la bourse, sauta vivement en selle et se retourna en tirant la langue avec une grimace de possédé. Le vieillard se mit à sa poursuite en criant au voleur ! Molsheim épouvanté courut derrière eux, et ils arrivèrent ainsi, criant, se querellant et gesticulant, jusqu’à l’entrée de Frauenbourg. Toutes les fois que Pierre Jeffs avait cent pas d’avance, il s’arrêtait pour attendre le père, pour le défier, pour faire briller à ses yeux l’or, l’argent, le cuivre et les billets dans la sale bourse entr’ouverte. Les polissons de la ville ne tardèrent point à se mettre de la partie ; ils couraient sur les trottoirs avec des cris d’oiseaux effarés. Le mari de Madelon leur jeta une poignée d’argent et d’or, et ce fut une mêlée épouvantable. Le vieux se précipita sur les pillards, suivi du pauvre Molsheim tout en larmes, qui réclamait son argent ou un reçu. À ce bruit, le peuple entier sortit sur les portes, la grande rue de Frauenbourg se remplit de monde ; un orage de cris s’éleva dans l’air. Jeffs, stimulé par la course, enivré par la colère, étourdi par le tapage, surexcité par la vue de ses concitoyens, prit un temps de galop, en lançant les écus comme un parrain jette des dragées. Il les lançait à droite, à gauche, dans la figure des braillards, dans les fenêtres des bourgeois, dans la devanture des boutiques ! Quand la bourse fut à sec, il vida ses poches ; quand ses poches furent vides, il jeta son chapeau, sa montre, son porte-pipe, sa cravache, ses habits. Le cheval, éventré par l’éperon, courait éperdument à travers la foule hurlante ; l’homme, couché sur le pommeau de la selle, répondait aux cris par des cris ; les clameurs de la foule, plus confuses et plus tumultueuses que les vagues d’une mer en furie, sifflaient, grondaient, mugissaient autour de lui. Il se plongeait avidement dans cet océan de bruit comme pour y noyer le peu de raison qui lui restait encore. Ses yeux à demi-fermés voyaient partout des gerbes de feu, des maisons illuminées, et, au bout de la route, sous un portique éblouissant, Madelon qui lui tendait les bras. Comme il s’élançait pour l’embrasser, son cheval trébucha dans un timon de charrette, et il tomba lui-même, presque nu, mais brûlant, devant le brigadier de gendarmerie, qui l’empoigna avec les marques du plus profond respect.
On le fit transporter dans l’auberge la plus voisine. Le docteur Gross, appelé en toute hâte, le trouva pleurant, riant, criant et délirant sur tous les tons imaginables. À la même heure, un autre médecin constatait dans le faubourg que M. Jeffs père était frappé de folie paralytique. Et le bonhomme Molsheim, à force de démarches, de menaces, de prières et de larmes, reconstituait le total de la somme prodiguée, moins deux sous.
Il fallait en vérité que l’amour des richesses fût bien développé chez tous les membres de la famille Jeffs. Une armée de cousins s’abattit sur le Krottenweyer, tandis que le sous-préfet, les médecins et le président du tribunal délibéraient encore autour des deux aliénés. Lorsqu’il fut décidé qu’on les transporterait d’urgence à l’hospice de Stephansfeld, le juge de paix n’eut que le temps de courir au château avec son greffier et quelques gendarmes pour apposer les scellés. Il y avait deux collatéraux qui se battaient dans l’écurie, deux collatérales qui partageaient le linge à l’amiable, cinq ou six parents du faubourg qui se jetaient l’argenterie à la tête, trois autres qui les couchaient en joue avec les fusils de M. le maire, et le jeune Rohr, usurier de la maison, qui s’escrimait avec un ciseau à froid sur la porte du coffre-fort.
La justice et la force armée firent comprendre à ces messieurs que le temps d’hériter n’était pas encore venu. On les renvoya chez eux après les avoir lancés et fouillés à fond. On élut un gardien hors de la parenté, et pour cause ; on l’appuya de quelques hommes solides, choisis dans la police municipale, car il y avait réellement péril en la demeure.
Mais toutes les précautions que l’on prit n’empêchèrent pas cette famille ardente à la curée de rôder nuit et jour autour du Krottenweyer. Elle faisait des fagots dans les massifs d’arbustes rares, histoire de tuer le temps. La faisanderie et la basse-cour se dépeuplèrent comme par miracle ; les vases et les statues du jardin, les poissons maigres de l’étang, les volets de la salle de billard et six mille kilogrammes de plomb qui décoraient la toiture furent enlevés d’un coup de vent ou d’un coup de main.
Cependant une affaire se poursuivait dans les formes légales devant les juges de Frauenbourg. Tous les parents au degré successible provoquaient l’interdiction de MM. Jeffs père et fils ; ils accusaient le vieux d’imbécillité et le fils de démence. Le père voulut bien simplifier la procédure en se laissant mourir au bout de quinze jours : il s’éteignit comme une lampe de cafetière, faute d’alcool. Le fils prouva dans ses interrogatoires qu’il était non seulement en démence, mais en fureur. Le jugement fut rendu, signifié, affiché et publié, selon la loi. Le conseil de famille se réunit aussitôt sous la présidence du juge de paix, et comme tous les parents de la ligne paternelle et de la ligne maternelle se disputaient à coups de poing la tutelle et la curatelle, le président les mit d’accord en proposant Me Benfeld et M. Giron, deux hommes de la probité la plus incontestable.
Les choses en étaient là quand on apprit coup sur coup trois grandes nouvelles. Le conseil d’État avait annulé la décision du conseil de préfecture et l’arrêté qui étendait illégalement jusqu’à Frauenbourg le périmètre du syndicat. Le jugement du tribunal civil avait été cassé comme un verre par la cour royale de Colmar. Enfin le ministre des travaux publics, répondant à une pétition de M. Honnoré et de douze cents propriétaires, annonça que les dépenses indûment faites seraient mises à la charge de M. Jeffs ; que les ingénieurs du département fixeraient, dans un bref délai, des indemnités raisonnables, et que les prairies bouleversées par un ordre arbitraire, seraient remises dans leur état primitif dès que la saison le permettrait.
M. Champion n’ignora point cette révolution ; peut-être même l’avait-il vaguement prévue. Mais comme il avait dégagé sa responsabilité en temps utile et tiré son épingle du jeu, il se tint à Paris et fit le mort. Son neveu, que nulle attache ne fixait plus à Frauenbourg, demanda et obtint un changement pour cause de poitrine. On l’envoya dans le Midi, et il fut remplacé par un homme d’un certain âge qui s’entendit sans peine avec M. Honnoré. Durier faisait répéter à Paris un vaudeville historique en trois actes : Sacripant et Montespan, ou la cour de Louis XIV à l’époque du traité d’Aix-la-Chapelle : on avait mis à sa place un vieux conseiller de préfecture, intègre et sans amour. M. de Trébizonde, avantageusement connu par ses opinions légitimistes, avait toujours été bien en cour : rien n’égalera jamais la bienveillance des gouvernements pour leurs ennemis intimes. On fit sonner très-haut les éclatants services que le marquis avait rendus à l’agriculture en desséchant les marais infects de Frauenbourg : il fut compris dans une fournée de pairs de France, et on lui donna pour successeur un homme moins sot et moins gourmé que lui, ce qui n’était pas difficile.
Lorsque M. de Saint-Clodoald se vit seul, sans appui, privé de ses protecteurs naturels, en face d’un parti qu’il avait outragé comme à la tâche, il sentit que la position n’était plus tenable et songea sérieusement à vendre son journal. Les amis du moulin et les principaux actionnaires de la société agricole votèrent l’emplette du Progrès. C’était un journal tout achalandé, qui couvrait ses frais, et au delà, par l’abonnement et les annonces : à quoi bon continuer à Strasbourg cette malheureuse feuille d’Affiches qui coûtait cher, et que personne ne lisait plus ? On avait besoin d’un organe local, répandu dans l’arrondissement ; acheter le journal de l’ennemi, c’était faire d’une pierre deux coups. D’ailleurs, la dépense serait insignifiante ; on avait fait une belle récolte, les greniers regorgeaient, les meules de fourrage encombraient les rives de la Frau, la société, tout partage fait, possédait un fonds de réserve de plus de 500 000 francs en caisse.
L’affaire se conclut. Maître Lampeigne reprit le chemin de Paris, bien décidé toutefois à ne plus élire domicile au quartier latin. Lui parti, les clients du Krottenweyer, sans chefs, sans mot d’ordre, sans drapeau, se débandèrent piteusement. Leur déroute fut lamentable ; on vit bientôt une multitude de fuyards se traîner, avec leurs femmes et leurs enfants, sur la route qui conduisait au moulin.
Certes, M. Honnoré aurait eu le droit de se montrer sévère. Mais il ne tint rigueur à personne. Malgré l’avis de sa femme, qui voulait laver la tête aux vaincus avant de leur faire grâce, il proclama une amnistie générale et cordiale. À ceux qui essayaient de bégayer une excuse, il fermait la bouche en souriant. Peut-être ce sourire était-il voilé d’une ombre de tristesse : on a beau pardonner, ce n’est pas en un jour qu’on se réconcilie avec l’injustice et la lâcheté des hommes. D’ailleurs il ne pouvait oublier si tôt les malheurs irréparables que la complicité de tout ce peuple avait attirés sur Frauenbourg. Combien faudrait-il d’années pour relever l’enseignement laïque, ramener un chemin de fer sur les bords de la Frau, élire un conseiller général capable et un maire indépendant ? Le préfet, le sous-préfet, tous les honnêtes gens de la ville auraient voulu remettre le capitaine à la tête de la municipalité ; ils ne le pouvaient pas. La loi exigeait que le maire fût pris dans le conseil municipal, et le conseil, reconstitué en partie sous le règne de M. Jeffs, était nul ou taré. On fit tout ce que l’on pouvait, en choisissant dans cette pitoyable assemblée un homme qui n’était qu’à moitié bête et point méchant.
Et quand on aurait pu remédier en un jour à toutes ces calamités publiques, il serait encore resté dans le cœur du pauvre capitaine une blessure impossible à guérir. La désertion de son gendre, de son meilleur ami, de celui qu’il plaçait autrefois dans sa pensée au dessus de ses propres fils ; cet indigne abandon que la tristesse de trois femmes et leurs larmes mal effacées lui rappelaient cent fois par jour, empoisonnait la douceur de sa victoire et le rendait presque indifférent à sa popularité reconquise.
Peut-être y eut-il une heure, une minute rapide, fugitive, unique, où il aurait pu tendre les bras à M. de Guernay. Le 20 février était le jour anniversaire de sa naissance. Il n’y avait point pensé ; depuis l’enlèvement du baron, il n’était plus question de fêtes dans la famille. Il se leva à cinq heures du matin, à son ordinaire, et travailla dans sa chambre jusqu’au premier coup du déjeuner.
À dix heures moins cinq, on ouvrit sa porte sans frapper, et les six enfants de M. de Guernay, en grande toilette, vinrent l’embrasser à tour de rôle. Ces innocents étalèrent à ses yeux les surprises qu’ils avaient préparées pour lui, le compliment enjolivé d’oiseaux à la plume, la tête de Romulus ornée de hachures, la fameuse paire de pantoufles où deux petites mains ont travaillé trois mois, enfin les éternels enfantillages, toujours absurdes et toujours charmants, qui font sourire les étrangers et qui font pleurer les vrais pères. La petite Louise monta sur ses genoux et lui dit en zézayant un peu, de sa gentille voix flûtée, une fable qu’elle avait apprise à son intention. Les trois pauvres femmes qui assistaient d’un peu loin à cette fête de tendresse, vinrent embrasser le capitaine à leur tour, et, sans parler du deuil moral qui planait encore sur la famille, elles disaient par chacune de leurs caresses, par chaque intonation de leurs chères voix : « Courage ! les mauvais jours vont peut-être finir ! »
Cependant la petite Louise tournait en piétinant autour de lui (jamais, je crois, elle n’avait paru si mutine), et le tirant tantôt par la main, tantôt par le pan de sa redingote, elle lui criait à tue-tête :
« Descends, grand papa ! mais descends donc avec nous ! »
Il lut dans les yeux de l’enfant qu’on n’avait pas épuisé la liste des surprises et qu’on lui gardait encore, qui sait ? peut-être un brillant exercice à quatre mains sur le piano du salon. Il se laissa faire en souriant et descendit. Mais, au lieu de tourner à gauche vers le salon, la gentille espiègle ouvrit résolument la porte de la cour et entraîna le capitaine sur le perron couvert de neige en criant :
« Le voilà ! »
Je laisse aux hommes de cœur à deviner ce qu’il éprouva lorsqu’il vit le peuple de la ville, hommes, femmes, enfants, personnes de tout âge et de toute condition, plus de deux mille têtes rassemblées dans sa cour. Un même cri s’échappa de toutes les bouches, tous les bras se tendirent vers lui en même temps ; on agitait des chapeaux, des casquettes, des bonnets de fourrure, des mouchoirs blancs, des branches de sapin vert.
Et l’excellent Charles Kiss de Stambach, l’organisateur de cette modeste fête, s’avança vers le capitaine avec la ferme résolution de prononcer un discours. Mais comme il n’avait point la parole facile lorsque le cœur l’étouffait un peu, voici tout ce qu’il put dire :
« Monsieur Honnoré, vous voyez des braves gens qui ont eu presque tous des torts envers vous. Mais on vous rend justice, on vous aime, on vous prie d’oublier le passé et d’être encore, comme vous l’avez toujours été, le père de Frauenbourg ! »
Si sa forte, franche et honnête voix faiblit un peu sur la fin de la phrase, si on le vit se cramponner un instant, lui, le plus solide des hommes, à la grille du perron ; si la personne de M. Honnoré, qu’il touchait presque du doigt, lui apparut indécise et flottante comme dans un brouillard, c’est que le brave garçon pleurait de toute son âme. Et je vous jure que deux grosses larmes, coulant sur deux grosses moustaches, ne déparaient aucunement la loyale figure de Charles Kiss.
M. Honnoré voulut répondre :
« Charles, dit-il, mon bon Charles !… mes amis !… mes chers amis !… je n’ai aucun reproche… oublions tout… C’était un malentendu… Vous me trouverez toujours le même… Je veux réparer le mal… Ah ! les hommes valent mieux qu’on ne dit, et ce n’est pas être dupe que de se dévouer pour eux ! »
Ce n’était pas non plus un discours bien correct, mais il fut arrosé de vraies larmes, et la sauce valait mieux que le poisson, suivant la critique pittoresque de Mme Honnoré.
Le capitaine et Charles Kiss tombèrent dans les bras l’un de l’autre. La foule se précipita vers le perron ; tout le monde voulait embrasser le meilleur homme de Frauenbourg, ou lui serrer la main, ou toucher le pan de sa redingote bleue. Mme Honnoré, Mme de Guernay, les enfants, les serviteurs eux-mêmes furent comme une proie offerte à la tendresse et à l’effusion du peuple. On aurait dit que les propriétaires du moulin venaient de sauver la patrie. Cependant il n’y avait rien de nouveau dans le pays, les services rendus dataient de plusieurs années, on les avait oubliés longtemps, niés souvent ; on avait encensé d’autres dieux ; les mêmes gens qui mêlaient à leurs vivats mille imprécations contre Jeffs n’avaient rien entendu conter d’inédit à la charge du Krottenweyer. Trois mois plus tôt, ils auraient été capables de pendre M. Honnoré devant la porte de son ennemi ; aujourd’hui ils regrettaient de ne pouvoir noyer M. Jeffs dans la rivière de M. Honnoré. La foule est agitée par des courants aveugles, comme la mer qui aujourd’hui lèche le sable de ses rives, et demain renverse une lieue de falaises, sans plus mauvaise intention.
M. Honnoré avait l’esprit trop ferme pour s’abandonner sans réserve aux plaisirs capiteux de la popularité. Mais le plus sage des hommes est mal en garde contre cet enivrement parti d’en bas et qui monte comme une fumée jusqu’aux têtes les plus hautes. Le vieillard n’ignorait pas que le peuple en général, et le peuple alsacien en particulier, est une espèce moutonnière ; que la contagion, l’entraînement, ce côté singe du cœur humain qu’Adam Smith appelle sympathie, emporte pêle-mêle les bons et les méchants vers un but désigné par le hasard ; cependant il fut ému. Et si, du sein de cette foule compacte, il avait vu se détacher la noble figure de son gendre, je crois qu’il eût ouvert ses bras et oublié en une minute ses douleurs les plus amères et ses plus légitimes ressentiments. Par malheur, M. de Guernay ne se montra point. Il prit soin de se rappeler, ce jour-là même, au souvenir de sa famille, mais ce fut par une traite datée de Hombourg. Il jouait, et le chiffre écrit de sa blanche main permit de croire qu’il avait raisonnablement perdu.
Il était dans son droit, après tout, puisqu’il était riche. Les sommes assez importantes dont il avait disposé depuis sa fuite n’excédaient pas son revenu. Eût-il pris davantage, on aurait tout donné. Mieux valait manquer de pain que de voir le chef de la maison de Guernay dans une situation équivoque ou du moins précaire, derrière les jupes de Madelon. La famille ne vivait plus que par l’honneur, comme certains arbres, frappés au cœur, ne vivent que par l’écorce.
C’est pour l’honneur de la maison, pour imposer silence aux bruits injurieux qui circulaient encore dans les restes du parti Jeffs, que M. Honnoré se décida à donner une fête. Les malheureuses femmes qui pleuraient avec lui chaque jour, louèrent sa résolution. Ces trois martyres se résignaient à cacher leur deuil au fond de l’âme et à sourire tout un soir pour mieux prouver aux derniers ennemis du moulin qu’on n’avait pas perdu un baron de Guernay.
Les invitations imprimées chez Beyer étaient faites au nom de M. et Mme Honnoré, M. et Mmes de Guernay. On ne se renferma point dans le cercle étroit de la société ; la bourgeoisie fut conviée aussi ; elle s’était rendue digne de cette faveur par la promptitude et la sincérité de son retour. La liste générale comprenait cent cinquante familles, formant un total d’environ quatre cents personnes. Peu de gens s’excusèrent : l’hiver avait été des plus tristes et c’était le premier bal de la saison. Toutes les voitures de la ville furent louées à l’avance et quelques-unes pour deux voyages. On construisit même de grands traîneaux à douze places, mais le charron Lautermeyer en fut pour ses frais : le 27 février, deux jours avant le bal, le froid se détendit brusquement, la neige fondit sur les routes et les glaçons arrêtés depuis une quinzaine se remirent à circuler sur la Frau. Une pluie tiède et persistante changea du blanc au noir la physionomie des grands bois.
Mais ni M. Honnoré, ni les trois dames du moulin n’avaient le temps d’examiner le paysage. Il fallait bouleverser la maison, déplacer les meubles encombrants, installer partout des banquettes, enrôler un orchestre à Strasbourg, car la musique des pompiers indigènes n’était bonne qu’à éteindre le feu. Il fallait se procurer des fleurs, et, par un singulier retour des choses d’ici-bas, l’orangerie du Krottenweyer fut mise à la disposition de M. Honnoré par le tuteur et le curateur de M. Jeffs. Il fallait enfin étudier en famille la question des rafraîchissements, grosse affaire morbleu ! dans ce robuste pays d’Alsace où l’on préfère à tous les sirops glacés une bonne salade de pommes de terre !
Le 1er mars était venu ; déjà même le soleil, un vrai soleil de printemps, se couchait entre deux sommets des Vosges, et Mme Honnoré ne savait pas encore quelle robe elle aurait à son bal. La cuisinière jurait ses grands dieux qu’elle ne serait jamais prête et que les invités souperaient par cœur. Les plus robustes garçons du moulin, unis à trois ouvriers tapissiers de Strasbourg, déblayaient à grand bruit les appartements du rez-de-chaussée, tout en disant qu’on leur demandait l’impossible, et qu’ils n’auraient pas fini avant deux jours.
Cependant tout fut prêt à neuf heures précises, les bougies allumées, le buffet bien garni de liquides et de solides ; et Mme Honnoré trônait déjà, majestueuse comme une reine avec sa robe de velours grenat, ses épaules encore belles et ses honnêtes vieux diamants de famille, montés à la mode d’autrefois. Le capitaine avait bon air aussi, je vous assure, avec son habit neuf, sa brochette de croix et le ruban bleu de Charles III autour du cou.
Les invités vinrent tous ; il y eut une foule immense. Tous les notables de la ville et des environs, tous les principaux actionnaires de la société agricole, vingt officiers de la garnison de Strasbourg en uniforme, une multitude de fonctionnaires en habit de ville, et beaucoup, mais beaucoup de jolies femmes mises avec un goût parfait, s’entassèrent, sans se fouler, dans trois grandes salles bien décorées. Seuls, le préfet et l’ingénieur des travaux du Rhin s’excusèrent au dernier moment : ils étaient retenus à leur poste par un devoir urgent, disaient-ils, et de sécurité publique.
Grâce au bon sens des provinciaux qui n’aiment pas à perdre une heure de plaisir, tout le monde se trouva réuni avant le premier coup d’archet, et une grosse pluie d’orage, qui vint à tomber entre dix et onze, ne mouilla que les toits. Les chevaux étaient à l’écurie ; on avait remisé les voitures sous de vastes abris, les valets et les cochers banquetaient de compagnie à la cuisine ; bref, chacun s’arrangeait prudemment pour vivre en joie jusqu’au petit jour.
Il y avait bien des années que Frauenbourg n’avait vu une fête si complète. J’avoue que le Krottenweyer, dans sa splendeur, faisait de plus grands frais ; mais la bonhomie et la cordialité ne s’achètent pas chez le même marchand que les truffes et les bougies. À part Mmes de Guernay qui étouffaient un soupir de temps à autre et les époux Honnoré qui maudissaient intérieurement leur gendre, tout le monde se livra sans arrière-pensée à la plus franche gaieté.
On danse un peu partout, mais on ne s’amuse au bal que chez les bonnes gens de province. Les occasions de plaisir sont si rares dans une petite ville, que chacun veut s’en donner tout son soûl. Les femmes n’ont point à ménager leurs forces pour les autres bals de la semaine. Les jeunes filles ne jouent pas la comédie ; à quoi bon ? Elles sont en pays de connaissance. Personne ne s’est endetté chez la modiste et la couturière ; avec une robe de mousseline, un ruban et une fleur, on s’habille et l’on se coiffe dans la perfection. Les jeunes gens ne font pas les hommes sérieux ; ils ne vont pas dans les coins discuter sur la Bourse ou la politique : ils dansent à toutes jambes et ils ont joliment raison ! Croyez que les jeunes officiers qu’on avait invités à Strasbourg ne perdirent pas leur temps à parler de l’Annuaire. Mais aussi quels valseurs ! Et quels cœurs ! Comme ils s’enflammèrent en un rien de temps pour quinze petites demoiselles qu’ils ne devaient revoir de leur vie ! Comme les quinze jeunes personnes furent heureuses et fières d’un tel succès ! Comme elles riaient de bon cœur à l’aspect de leurs rubans froissés, de leur bouquet écrasé, de leurs volants en lambeaux, qu’elles amputaient héroïquement elles-mêmes ! Que le plaisir est bon ! que la jeunesse est heureuse ! Que les ambitions, les jalousies, les calculs et toutes les noirceurs de la vie sont sottes en comparaison de tout cela !
Notre ami Charles Kiss ne trouva rien à concilier, mais ce qui s’appelle rien ! pas un nuage, un soupçon, une apparence de querelle ! Cependant on aurait pu craindre une rivalité entre les jeunes gens de la ville et les beaux danseurs de l’armée. Mais le plaisir est un ciment plus fort que tout. La jeunesse du cru se mit en quatre pour lier connaissance avec les officiers qui, d’ailleurs, ne demandaient pas mieux. Et lorsqu’on eut vidé fraternellement quelques bouteilles de vin de Champagne dans les intermèdes de la danse, il y eut quarante petits Frauenbourgeois, sinon plus, qui brûlaient d’aller cueillir tous les lauriers de l’Europe avec leurs vieux camarades d’un soir !
Vers minuit, une détonation formidable ébranla le moulin sur sa base. L’orchestre étonné se tut ; le quadrille s’arrêta. Tous les regards se portèrent sur le maître de maison : plusieurs personnes furent persuadées que, pour annoncer plus magnifiquement l’heure du souper, il avait fait tirer le canon dans sa cour. Le capitaine, qui avait servi dans l’artillerie, reconnut que ce bruit étrange n’était pas celui du canon ; mais il cherchait en vain à se l’expliquer par une cause rassurante. Les secousses moins bruyantes, mais de plus en plus fortes, se succédaient rapidement. Il pâlit, courut à la porte du perron et étendit la main pour l’ouvrir, la porte s’ouvrit d’elle-même, et l’eau entra. C’était elle qui avait frappé.
En moins d’une minute, les deux salons et la salle à manger ne furent qu’un seul fleuve ; la foule des danseurs, plongée jusqu’à mi-jambes dans une eau bourbeuse et glacée, n’eut que le temps de courir à l’escalier du premier étage. Les musiciens jetèrent leurs instruments pour se mêler à la cohue et quatre cents personnes de tout sexe et de toute condition se trouvèrent transportées par un sinistre miracle dans un couloir sans lumière et sans feu, le long de sept ou huit chambres en désordre où l’on avait accumulé tous les meubles de la maison.
Quelques femmes s’étaient évanouies ; quelques vieillards avaient glissé dans leur fuite. Les officiers de Strasbourg et les jeunes gens de la ville montrèrent à cette occasion qu’ils n’avaient pas seulement des jambes. Ils se servirent de leurs bras. Charles Kiss emporta la vieille Mme de Guernay, à demi morte.
On se compta dans une horrible confusion. Les familles étaient dispersées ; les cris d’appel se croisaient avec les cris d’épouvante et de douleur ; et la nuit, une nuit noire, épaisse, lugubre, centuplait l’horreur du tableau.
Cependant la Reiss et la Frau, conviées à cette fête par la prévoyance de M. Jeffs dansaient et tourbillonnaient au rez-de-chaussée, sous les feux des lustres et des candélabres. Et l’on entendait retentir, contre les murs de la vieille maison, les coups sourds et patients d’un marteau invisible, dont le manche était à Stephansfeld, dans la main d’un fou.
Pour la première fois depuis la fondation de la ville, la Reiss et la Frau débordaient en même temps. Refoulées par une crue subite des eaux du Rhin, les deux rivières s’étaient d’abord étendues comme un grand lac sur les tourbières de Lichtendorf ; puis le lac, poussé en avant par la fonte des neiges, descendit sur Frauenbourg. Il prit en passant les madriers et les planches que M. Jeffs dans sa sagesse n’avait voulu vendre à aucun prix ; il ramassa la scierie elle-même avec le ségare, ses ouvriers et son petit tonneau de kirsch. Il jeta cette masse contre le pont de la Reiss, et l’énorme tablier de sapin, arraché de ses pilotis, suivit le courant. Les deux ponts de la Frau, poussés par une force irrésistible, partirent en avant, et cette catapulte de débris vint battre en brèche le moulin.
Voilà ce que M. Honnoré devina, plutôt qu’il ne le comprit, dans la première confusion de ce désastre. Il avait l’air d’un homme brisé. Sa fille se laissait aller dans un coin, comme un corps inerte. Sa femme courait partout en répétant des mots sans suite : on crut un instant, mais à tort, qu’elle allait perdre la raison. L’amour maternel la sauva. Elle attendit à peine que Charles Kiss eût allumé quelques bougies pour envahir les deux chambres de ses petits-enfants. Ce fut elle qui les éveilla sans les effrayer, et les vêtit l’un après l’autre ; personne ne pouvait dire où les domestiques s’étaient enfuis. Cette pauvre femme décolletée, jouant le rôle d’une bonne avec des diamants sur la tête, aurait attendri des ours ou des Jeffs.
L’aspect de la foule entassée au premier étage, n’était ni moins bizarre ni moins touchant. Figurez-vous deux cents femmes (les hommes ne comptent pas), mais deux cents femmes de tout âge, en costume de bal, mouillées jusqu’aux genoux, et persuadées que leur dernière heure était sonnée.
On pleurait, on criait, on s’embrassait et surtout l’on toussait à faire peine. Un commandant du 26e de ligne, homme de grand cœur, et jeune, et amoureux de sa femme, ce qui n’a jamais rien gâté, se lança comme un fou à la recherche d’un manteau d’hermine. Il parcourut le rez-de-chaussée à la nage, au risque d’y rester, car l’eau frisait déjà le chambranle des portes. Son imprudence ne servit à rien : les sorties de bal, les manteaux, les pelisses de fourrure, les paletots et les chapeaux des hommes s’agitaient en tas, ou plutôt en pâte, dans un coin. Pas un fil n’était resté sec dans tout le vestiaire. Il revint avec un violon, un shako et la fièvre !
Faute de mieux, le public partageait, disputait, déchirait les couvertures des chambres à coucher. Tous les vêtements qu’on trouva dans les armoires furent mis au pillage. Les robes de Mme Honnoré et de Mmes de Guernay servirent à envelopper les pieds des danseuses ; tous les souliers de satin blanc étaient mouillés comme des éponges, et l’on se réchauffe comme on peut ! Partout où l’on trouva soit un poêle, soit une cheminée, on fit du feu coûte que coûte. Plus d’un meuble y passa, et même un joli secrétaire florentin dans le bureau de M. de Guernay. C’était la campagne de Moscou, sur une petite échelle. De quart d’heure en quart d’heure, quelqu’un ouvrait une fenêtre pour chercher du secours à l’horizon ; mais on n’apercevait que la pluie tombante et la Frau, large de deux cents mètres en réalité, plus infinie que tous les océans, en apparence.
Les madriers de M. Jeffs et les ponts arrachés de leurs piles battaient les murs sans relâche ; on entendait de temps à autre le bruit lugubre d’un écroulement nouveau. Le flot montait, montait toujours ; on pouvait déjà prévoir l’instant où il n’y aurait plus de sécurité que sur les toits, et encore !
Il fallut donc pourvoir au sauvetage de quatre cents personnes. On avait peu d’espoir d’être secourus. Les domestiques et les cochers, surpris comme leurs maîtres, avaient dû se disperser dans la campagne : en supposant que l’un d’eux voulût porter la nouvelle à Frauenbourg, comment croire qu’il pourrait traverser cette épouvantable rivière ? Et du reste, à quoi bon ? Il n’y avait pas un bateau dans toute la ville. Comme la Frau n’était guère navigable au-dessus du moulin, M. de Guernay seul possédait quelques embarcations de pêche, fort délaissées depuis son départ et en mauvais état probablement.
Charles Kiss se rappela qu’il y en avait au moins deux bonnes. Il les avait vues de ses yeux, sous un hangar, au bout du jardin, la dernière fois qu’il était venu pêcher dans la Frau en compagnie de sa mère. Mais comment les atteindre ? À la nage ? L’eau n’était pas seulement froide et rapide ; elle charriait des glaçons et des pièces de bois : remonter jusqu’au bout du jardin, c’était courir mille dangers. Il s’y résolut pourtant, et Mme Kiss ne fit rien pour le retenir. « Va, lui dit-elle en le bénissant, et que Dieu te protège ! » Il embrassa la digne femme, fit un signe de croix, sans fausse honte (il n’était pas de la religion de M. Honnoré), et il ôta son habit noir et son gilet de piqué blanc. Deux officiers, puis quatre, puis douze, offrirent de tenter l’aventure avec lui. Il n’accepta qu’un seul compagnon, disant qu’on serait assez de deux pour ramener les bateaux s’ils étaient encore à leur place.
On les attendit une demi-heure, dans une anxiété farouche. Les fenêtres étaient encombrées de spectateurs avides, haletants, l’oreille tendue, l’œil aiguisé ; mais on n’entendait d’autre bruit que les grondements de la tempête ; on ne voyait que des ombres informes, courant sur cette eau noire qui montait toujours. Plusieurs fois on cria qu’ils arrivaient ; on distingua leur bateau ; on les appela par leurs noms : fausse joie ! Ce n’était qu’une meule de fourrage à demi écroulée, ou une charrette vide, suivie d’un cheval mort.
Chacun pensait à soi ; la fièvre du danger est égoïste. À peine remarqua-t-on un drame obscur qui s’agitait sur un large divan, dans le cabinet du baron. La vieille Mme de Guernay, déjà fort ébranlée par une série d’émotions pénibles, avait mal soutenu le dernier coup. Le docteur Gross avoua, les larmes aux yeux, qu’il ne pouvait rien contre la congestion cérébrale qui avait paralysé son corps à moitié. Et, si la foule réunie au premier étage du moulin avait eu des yeux pour le malheur d’autrui, Dieu sait ce qu’elle aurait éprouvé devant cette figure horriblement convulsée sur la gauche, tandis que le côté droit présentait déjà la sérénité impassible de la mort. Les fils aînés du baron pleuraient avec leur mère et leurs grands parents autour de ce demi-cadavre ; les autres et surtout les deux petites filles pensaient que cela ne serait rien et couraient dans les jambes des invités ; tout est récréation aux bambins de cet âge.
Enfin, vers deux heures et demie, une clameur générale annonça l’arrivée des sauveurs. C’était bien Charles Kiss et son brave compagnon, le sous-lieutenant Cauvin qui attachaient leur barque à l’appui d’une fenêtre ! La Frau, toujours croissante, s’était élevée jusque-là. On entoura les deux intrépides ; pendant cinq minutes et plus, ils furent en proie aux embrassements de la foule. Ils racontèrent, au milieu du bruit, qu’après une demi-heure d’efforts ils avaient atteint le hangar submergé jusqu’à un mètre de la toiture. Les bateaux, dont aucun n’était amarré, avaient suivi le courant. Un seul était resté, pris par hasard entre deux poutres. Ce n’était ni le meilleur, ni le plus neuf, mais il était large et plat, construit pour la pêche à l’épervier, et par conséquent d’une assiette solide. Les avirons manquaient, et les deux jeunes gens avaient manœuvré jusqu’au moulin avec un méchant bout de planche.
On s’empressa de fabriquer des rames et un gouvernail avec les premiers morceaux de bois qu’on trouva sous la main. Un piston de l’orchestre était quelque peu charpentier, mais personne ne put lui procurer une hache ; il fallut employer les couteaux de chasse de M. de Guernay. Trois planches du parquet, taillées tant bien que mal, furent installées en guise de bancs au milieu de la barque. Comme elle faisait eau, on improvisa des écopes avec une sébile russe, un casque d’uniforme et un coffret d’ivoire sculpté.
Quand tout fut disposé pour le premier départ, deux cents personnes se présentèrent, et dans un tel désordre, avec une telle violence de peur, que M. Honnoré fut obligé d’intervenir. Il s’arracha au triste devoir qui le retenait auprès de la malade, prit possession de la fenêtre où l’on allait s’embarquer, et cria d’une voix énergique :
« Rappelez-vous que vous êtes chez moi ! Je sortirai d’ici le dernier, avec ma famille ; mais jusque-là, et dans l’intérêt de tous, j’entends être obéi comme un commandant à son bord ! »
Quelques jeunes gens de la ville et tous les officiers de Strasbourg se groupèrent autour de lui pour lui prêter main-forte. Il décida, comme en conseil de guerre, qu’on embarquerait dix personnes à la fois, non compris les deux rameurs et le timonier : les femmes d’abord, les pères de famille ensuite, les jeunes gens après, et la famille de Guernay au dernier convoi. Par exception, un jeune homme de Frauenbourg serait admis au premier départ, pour courir à la ville, sonner le tocsin, réunir les pompiers et les artisans les plus résolus, et faire construire un radeau, s’il se pouvait.
On obéit. Les hommes obéissent toujours dans les moments de crise à celui qui ose vouloir.
Quelques minutes après le départ, un cri de délivrance annonça que la barque était à bon port. Mais le retour se fit longtemps attendre. C’est qu’il fallait remonter un courant féroce, qui emportait tout à la dérive. Le deuxième convoi ne partit qu’une demi-heure après le premier. À ce compte, il fallait vingt heures pour évacuer la maison, et l’eau n’était plus qu’à trente centimètres des fenêtres. Elle s’infiltrait déjà même à travers la maçonnerie des murs.
Heureusement on entendit le tocsin : le message était arrivé à son adresse. La ville, qu’on apercevait au loin, à travers la pluie, s’éclaira de quelques lanternes ; le clairon des pompiers retentit, les lumières, les cris se rapprochèrent ; on distingua le bruit de quelques chariots pesamment chargés qui apportaient des planches pour un radeau.
À ces symptômes de délivrance prochaine, l’égoïsme mollit un peu. Quelques femmes charitables enlevèrent en fraude les enfants de M. de Guernay ; on savait bien que le bateau ne coulerait pas pour une aussi légère surcharge. M. Honnoré s’aperçut peut-être de ces pieux larcins ; mais si je vous disais qu’il ferma les yeux, lui jetteriez-vous la pierre ?
Vers cinq heures, la pluie s’arrêta. On voyait distinctement sur la rive opposée, à la lueur de quelques torches, les pompiers de Frauenbourg clouant à tour de bras un vaste et solide radeau. Cet instrument de sauvetage, construit en amont du moulin, profita du courant et vint aborder sous les fenêtres. Cent vingt personnes y trouvèrent place, et au deuxième voyage, il en prit cent quarante. Le bateau n’avait pas arrêté son service ; il soutenait la concurrence. Enfin, au petit jour, vers sept heures du matin, lorsqu’il y avait déjà un pied d’eau dans toutes les chambres du premier étage, M. Honnoré, sa femme, sa belle-fille, le docteur Gross et trois de leurs amis s’embarquèrent avec la malade. On pensa même à prendre les fonds de la société agricole : pauvre société !
Les cultivateurs de la ville avaient envoyé leurs charrettes au service des inondés : c’était ce qu’on possédait de mieux, car il y avait gros à parier que toutes les voitures de maîtres naviguaient depuis longtemps vers le Rhin. M. Honnoré trouva un groupe d’enfants blottis dans la paille, sur une voiture à trente-six portières ; c’était sa jeune famille. Chers petits êtres ! Ils tendirent leurs bras vers leurs parents avec une joie touchante. À leur vue, M. Honnoré oublia le désastre qui venait d’engloutir non seulement sa fortune, mais la grande et glorieuse espérance de toute sa vie.
« Mes amis, dit-il, la résultante des forces de la nature a épargné ce que nous possédions de plus cher. Nous n’avons rien perdu, puisque ceux-là nous restent ! »
Un cri de mère, un cri de lionne blessée coupa sa bénédiction par le milieu.
« Et Louise ! Louise, es-tu là ? Louise ! Louise ! »
C’était la jeune Mme de Guernay, la femme douce, apathique et molle, qui s’éveillait à la douleur et à la vie, car c’est tout un. Louise n’était pas là. Ses frères et sa sœur ne l’avaient pas vue ; ils la croyaient restée avec les parents. Peut-être une bonne âme l’avait-elle emmenée à Frauenbourg ; comment supposer que cette enfant se fût seule égarée dans un désastre où personne n’avait péri ?
Mais déjà Charles Kiss, sur un signe de sa mère, était remonté en bateau. Louise était sa préférée dans la maison, sa petite amie par excellence. Il aurait déniché des hirondelles sur la flèche de Strasbourg si Louise le lui avait commandé.
Il rame, et tous les cœurs le suivent. Il aborde au cabinet du baron, il prend à peine le temps d’amarrer sa barque, il saute dans l’eau froide qui lui monte au dessus des genoux.
« Louise ! Louise ! »
Une petite voix lui répond :
« C’est toi, mon Charles ? »
Louise était couchée au fond d’un grand fauteuil, et de ses deux menottes elle se frottait les yeux.
« Malheureuse enfant ! tu dormais !
— Tiens ! pourquoi donc pas ? Grand-père a dit que nous nous en irions les derniers ; j’ai fait ma nuit, moi ! »
Il la saisit dans ses bras et court à la fenêtre. On les a vus, car il fait petit jour ; on crie ; on applaudit ; on s’embrasse ; on pleure de joie.
Le bateau, mal attaché, est parti à la dérive ; mais qu’importe ? Charles Kiss est le premier nageur de l’Alsace ; il rendrait des points aux brochets du Rhin.
« Écoute, ma Louise ! Nous allons nager ensemble jusque là-bas, où ton grand papa nous attend. Passe tes petits bras autour de mon cou ; ne crains pas de m’étouffer ; serre de toutes tes forces, et ne lâche point, quoi qu’il arrive !
— N’aie pas peur, mon Charles. Je te tiendrai si bien que tu ne pourras pas te noyer ! »
Il s’élance avec elle, il nage en maître. Le courant est terrible au milieu de la rivière ; il franchit le courant. Un tourbillon se voit là-bas ; il l’évite. Le plus fort est fait. La famille se rassemble sur la rive, à l’endroit où il veut aborder. La terre est à vingt pas, il a pied ; il ne nage plus, il marche. Mais un madrier de la scierie de M. Jeffs accourt avec la rapidité de l’éclair, le frappe au milieu du dos, entre les deux épaules, et lui brise la colonne vertébrale : il tombe et roule dans le courant avec son cher fardeau.
Ils revinrent deux ou trois fois à la surface ; tous les nageurs qui restaient sur le bord exposèrent leur vie pour les sauver ; on ne trouva pas même leurs cadavres. Les écrevisses de la Frau pourraient seules nous dire sous quelle racine de saule elles ont dévoré les yeux innocents de la petite Louise et le cœur héroïque de Charles Kiss. Mais on recueillit au bord de l’eau le madrier de chêne, un fort madrier de quatre pouces, marqué aux initiales P.J., comme tous les bois qui se débitaient à la scierie de Pierre Jeffs.
Le même jour, 2 mars 1845, le père de Louise, l’ami de Charles Kiss, le fils de la paralytique, gagnait une jolie bataille à la Conversation de Hombourg. Il fit sauter la banque, et les bons princes russes qui le virent passer fièrement en compagnie de Madelon, sous le feu de leurs lorgnettes, s’écrièrent avec juste raison :
« Faire sauter la banque et avoir une si jolie maîtresse, c’est donc déjà trop de bonheur à la fois ! »
Une lettre de M. Honnoré, la première depuis le mois de septembre, vint troubler la joie de ce vainqueur. Le pauvre capitaine avait été recueilli avec tous les siens au logis de M. Giron. C’est de là qu’il écrivit à M. de Guernay dans un style où le désespoir empruntait un peu trop les formes de la haine. Non content d’imputer à son gendre tous les malheurs qu’il n’avait point empêchés, il affectait de le croire uniquement préoccupé de la question financière et il lui donnait avis de ce sinistre à seule fin que M. le baron s’abstînt désormais de faire traite sur une maison insolvable. Mais la pire imprudence du vieillard fut qu’il parla de Madelon dans des termes que ni elle ni son amant ne pouvaient pardonner de leur vie. Un homme vraiment épris supporte plus volontiers cent coups de bâton sur son propre dos qu’une critique sur les brides du chapeau de sa maîtresse. Que doit-il éprouver lorsqu’on ne s’attaque pas aux rubans de la dame mais à ses vertus ? Ajoutez qu’en vivant hors des lois sociales, sous la domination illégitime d’une femme, on contracte toujours une espèce de susceptibilité maladive. L’atmosphère de blâme qu’on sent flotter autour de soi vous met en garde et vous irrite, et si l’on a conservé un peu de chevalerie au fond du cœur, on traverse la vie comme un bataillon carré, baïonnettes dehors, contre cet ennemi à cent millions de têtes qui s’appelle l’opinion publique.
Sachez enfin, pour mieux comprendre, mais non pour excuser la conduite du baron, qu’il habitait déjà depuis plusieurs mois la ville de Hombourg. L’air qu’on respire dans les tripots est imprégné d’un poison spécial qui altère peu à peu le fond de l’âme. De même que les oisifs réunis dans certaines villes gravitent instinctivement autour d’un tapis vert qui est le centre de tout, les pensées et les sentiments du joueur tournent autour de l’argent dans une étroite orbite. Tout s’explique par l’argent, tout se rapporte à l’argent ; les devoirs et les droits, les plaisirs et les peines ne sont plus à ses yeux que des combinaisons chimiques dont la base est l’argent.
Ceci posé, vous vous expliquerez peut-être l’étrange aberration de M. de Guernay qui répondit à la lettre du capitaine par l’insolent envoi d’une somme d’argent.
« Monsieur, écrivit-il à celui qu’il appelait autrefois cher père, je ne reconnais qu’à deux personnes le droit de me blâmer : quant à vous, je le dénie formellement. Ma mère et ma femme avaient peut-être lieu de se plaindre ; elles ont eu l’indulgence ou le bon goût de se taire. Et c’est vous qui osez joindre l’insulte à tout le mal que vous nous avez fait ! J’ai laissé sous votre garde un patrimoine important, une famille heureuse et florissante. Votre incurie a compromis la santé de ma mère, tué ma fille, dépouillé mes autres enfants, détruit une maison que la plus vulgaire prudence aurait préservée ; et c’est vous qui vous posez en accusateur ! Non, monsieur ; la responsabilité de ces malheurs, dont je sens aujourd’hui le contre-coup terrible, ne retombera que sur votre tête ! Mais comme je n’espère pas que vous releviez, à vous seul, les ruines que vous avez faites, j’enferme sous ce pli la somme totale que j’ai touchée sur mes revenus depuis notre séparation ; c’est autant de sauvé pour les pauvres enfants qui me restent. Je me flatte que cette action, fort naturelle d’ailleurs, vous fournira une occasion de rentrer en vous-même et que vous ferez grâce de vos injures non seulement à moi, mais à une personne honorable entre toutes et placée beaucoup trop haut dans mon estime et mon affection pour que la grossièreté des méchants puisse l’atteindre.
J’ai l’honneur, etc.
HUBERT DE GUERNAY. »
Cette lettre, inspirée par Madelon, était d’autant plus odieuse qu’elle troubla profondément la conscience d’un homme de bien. M. Honnoré appartenait à cette classe d’hommes plus qu’honnêtes, qui craignent de faire le mal en dormant, et qui, lorsqu’ils lisent dans un journal l’histoire d’un crime mystérieux, se demandent de bonne foi s’ils ne sont pas les coupables. Il ne voulut communiquer à personne les accusations de son gendre, mais il les relut cent fois dans l’année et il se demanda bien souvent avec angoisse s’il était innocent de tous ces malheurs. N’avait-il pas eu tort de donner ce bal funeste ? N’aurait-il pas dû se mettre en garde contre une inondation qu’il avait prévue lui-même et annoncée en toutes lettres dans sa plainte au ministre des travaux publics ?
Les incertitudes de sa conscience le désarmèrent visiblement, à la veille d’une bataille où tous les intérêts de sa famille étaient en jeu.
L’inondation avait détruit, non seulement le moulin et les trois quarts de l’habitation, mais les deux machines à battre, les fermes neuves, le bétail, le matériel, les fourrages, les grains de semence et une valeur totale qui égalait ou dépassait la fortune des Guernay et des Honnoré. Cette perte de plusieurs millions était assurée contre l’incendie, mais il n’y avait pas alors et il n’y aura probablement jamais d’assurance contre l’inondation. Répartir le dommage sur les actionnaires de la société agricole eût semblé juste ; mais la société n’étant pas régulièrement constituée, les directeurs demeuraient à l’état de simples débiteurs devant toutes les lois et tous les tribunaux. Au reste M. Honnoré trouvait indigne de lui de rien faire supporter à ces pauvres paysans qui lui avaient prêté leurs terres et leur argent avec une confiance aveugle. Enfin, puisqu’il faut tout dire, il aimait mieux se dépouiller de ses dernières ressources que de discréditer la grande entreprise par une liquidation de ce genre.
Quelques amis lui suggérèrent l’idée de demander un secours à l’État. D’autres firent circuler des listes de souscription dans le département et jusqu’au bout du royaume. Mais les crédits que la Chambre avait ouverts pour secours aux inondés étaient épuisés depuis un mois, et la commisération privée, qui n’a qu’un temps dans notre cher pays, s’était usée au profit du Rhône, du Var, de l’Hérault et de la Garonne ; on ne trouva plus cinquante mille francs dans les poches du peuple français pour les victimes de la Frau.
Restait une dernière ressource : intenter un procès aux millions de M. Jeffs et les rendre responsables de tout. C’est devant cette question que le pauvre capitaine demeura longtemps indécis. Sa femme n’hésitait pas, quoique bien affaiblie et brisée par le deuil de la chère petite. Elle haïssait fièrement l’auteur de tous ses maux, et si on l’avait laissée faire, elle aurait forcé la porte d’un cabanon pour venger sur le corps irresponsable du fou les crimes du coquin trop avisé.
Me Benfeld et M. Giron étaient placés dans une situation rare. En âme et conscience, ils regardaient M. Jeffs comme la cause première et volontaire du sinistre. Ils avaient relevé, sur les livres du Krottenweyer, le total de ces gains énormes que le moulin devait payer si cher. En dépouillant la correspondance de leur pupille, ils avaient trouvé une lettre tout à fait honnête où M. Durier suppliait son ami Jeffs de ne pas noyer les pauvres diables d’en bas.
Un document comme celui-là pouvait trancher la question, et ceux qui le tenaient entre leurs mains voulaient tout le bien possible au capitaine. Mais, d’un autre côté, Jeffs, retombé plus bas que l’enfance, était leur pupille ; une obligation d’honneur les condamnait à le servir, à le défendre et surtout à garder ses secrets. Aussi fallait-il voir ce pauvre notaire Benfeld entre deux devoirs contraires ! On parle de l’âne de Buridan ! mais l’âne du philosophe est censé immobile entre deux tentations de même force, tandis que Me Benfeld sautillait, oscillait comme le balancier d’une horloge et se décidait soixante fois par minute sans pouvoir s’arrêter à aucune décision.
M. Giron, plus posé, après avoir étudié l’affaire, conseilla à M. Honnoré d’éviter le procès et d’accepter une transaction. Rien n’était plus facile assurément que de prouver la mauvaise intention de Jeffs ; mais sa folie, que l’avocat et le tribunal lui-même pouvaient faire remonter à plus d’un an, excluait toute poursuite au criminel. Et dans quels termes intenter une action civile ? Pour qui et contre qui ? Pour M. Honnoré et M. de Guernay contre les époux Jeffs, au moment même où Mme Jeffs et M. de Guernay vivaient publiquement ensemble hors de leurs domiciles respectifs !
Après tous les efforts qu’on avait faits pour sauver l’honneur de la maison, était-il sage de provoquer un scandale affreux et peut-être inutile ? Car, enfin, M. Honnoré lui même n’était pas sûr que la cause unique de son malheur fût dans les machinations de Jeffs. Mille accidents semblables s’étaient vus à la même époque dans des départements où Jeffs ne possédait ni scieries ni tourbières. La nature est assez forte et quelquefois assez malfaisante pour se passer d’aide ; elle ruine, elle tue, elle noie tous les ans plus de cent mille hommes de cœur sans emprunter le bras d’un coquin. Tel pouvait être l’avis du tribunal et de la cour ; à telles enseignes que le capitaine, si on l’avait mis au pied du mur, n’aurait pas voulu jurer du contraire.
Le conseil de M. Giron prévalut. Et comme M. Jeffs devait déjà une forte indemnité aux propriétaires du moulin pour la dévastation de leurs prairies, on joignit l’incident au fond. Le tuteur et le curateur de l’interdit versèrent une somme de deux cent mille francs environ dans le gouffre creusé par M. Jeffs. Et le conseil de famille se hâta d’y donner les mains : tous ces madrés paysans, qui connaissaient le fort et le faible de l’affaire, s’estimèrent trop heureux de libérer leur héritage à ce prix.
Dès qu’on sut à Frauenbourg et dans la banlieue que le capitaine avait réalisé plus de deux cent mille francs, il reçut beaucoup de visites. Tous les actionnaires de la compagnie, tous ceux qui avaient de son papier en portefeuille lui témoignèrent un vif intérêt. « Qu’avait-il résolu ? Comment pensait-il raccommoder les choses ? On n’avait aucune inquiétude ; on était bien sûr de ne rien perdre ; on avait sa signature, qui valait de l’or ! Mais enfin on aimait mieux tenir que courir ; on désirait savoir sur quoi compter… » Et le reste.
Il comprit à demi-mot, et, sans perdre de temps à murmurer contre l’ingratitude des hommes, il tint conseil avec ses amis sur ce qui lui restait à faire.
Quelques-uns des intimes de M. Honnoré étaient d’avis qu’il empruntât trois millions pour continuer la grande culture. Trois millions étaient, à vue de pays, le total de ce qu’on avait perdu. Or, il avait distribué depuis quatre ans de beaux dividendes ; son papier était en hausse ; nul doute que six mille actions, s’il lui plaisait d’émettre une nouvelle série, ne fussent enlevées en peu de temps.
Il hocha tristement la tête et répondit :
« C’est un expédient qui sauverait ma fortune personnelle au détriment de mes associés et de l’idée elle-même. Les premiers actionnaires qui m’ont prêté leurs terres ou leur argent éprouveraient une énorme diminution de revenu, puisqu’il faudrait prélever sur chaque récolte l’intérêt de trois millions. Supposé que nous obtenions les mêmes résultats que dans nos quatre premières campagnes (et c’est ce qu’on peut espérer de mieux) la répartition des profits ne sera plus la même. Le dividende baissera fatalement, et une idée très-juste, qui a fait ses preuves, tombera dans le discrédit. Mieux vaut arrêter ici l’expérience : elle est heureuse, elle est concluante, elle n’a rien à redouter de la critique. Nous avons prouvé à l’Europe que le meilleur moyen d’exploiter la terre est de la cultiver en commun. Le préjugé qui existait contre les associations agricoles est détruit. J’aime mieux liquider mon affaire après quatre ans de prospérité éclatante que de la voir végéter misérablement entre mes mains.
— Mais la liquidation vous ruine !
— L’important, mes chers amis, c’est qu’elle me ruine seul. J’ai promis à tous ces braves gens qu’ils ne perdraient pas un centime ; je tiendrai ma promesse. Quant à nos intérêts, on y pourvoira plus tard. »
Sa résolution prise, il s’exécuta prestement. Les associés formaient deux catégories bien distinctes ; ceux qui avaient apporté leurs terres à la masse et ceux qui avaient payé leurs actions en argent. Les premiers furent remis en possession de leurs biens, qu’ils trouvèrent fort améliorés pour la plupart. Les autres se partagèrent l’actif en caisse, le remboursement de M. de Guernay, l’indemnité Jeffs et le prix de toutes les terres du moulin qui furent aliénées en deux mois.
Ce sacrifice s’accomplit du consentement de toute la famille. Le baron seul ne fut pas consulté ; on avait sa procuration, qui suffisait.
Le peuple de Frauenbourg admira la vertu de ces braves gens qui se dépouillaient eux-mêmes. Toutefois, je dois dire qu’on les respecta peut-être un peu moins lorsqu’on sut qu’ils étaient complètement ruinés. La province est ainsi faite : elle a des heures d’admiration pour la vertu, et des siècles de respect pour l’argent.
Parmi les créanciers du moulin, il s’en trouva un seul qui refusa l’argent de M. Honnoré : je n’étonnerai pas les gens de cœur en disant que cette belle action fut d’une pauvre femme. La mère de Charles Kiss vint en grand deuil, et vieillie de dix ans, rapporter les soixante mille francs qu’on avait déposés chez elle. Elle ne trouva que Mme Honnoré et la jeune Mme de Guernay, assises au chevet de la malade. Les dignes créatures commencèrent par s’embrasser dans les sanglots et dans les larmes ; depuis le jour fatal, elles ne s’abordaient plus autrement. Alors la mère du bon Charles tira de son cabas une liasse de papiers et les posa sur le lit de la paralytique :
« Je viens vous faire mes adieux, dit-elle à ses amies. Notre maison et notre jardin sont vendus, ma pension est payée à l’asile Sainte-Thérèse. C’est pourquoi gardez cela : vous avez des enfants, et moi…, moi… je n’en ai plus ! »
Cette obole de la veuve et les ruines du moulin, voilà tout ce qui restait à une famille autrefois si riche et si généreuse. M. Honnoré se mit à l’œuvre avec la confiance et l’intrépidité d’un jeune homme pour relever sa chère maison. Trois jours d’inondation avaient tout mis par terre, excepté les fondations du moulin proprement dit et les appartements du rez-de-chaussée. Les deux salons, la salle à manger, la salle de bain, la salle de chasse et la cuisine restaient debout. Tout cela était malpropre, ensablé, fangeux, mais il y avait du remède. Quelques pièces du mobilier pouvaient servir ; la batterie de cuisine se retrouva, mais pas un lit. Tout ce beau linge que Mme Honnoré entassait avec tant d’orgueil dans une multitude d’armoires était parti. Les livres et les papiers du capitaine avaient suivi la même route. Le capitaine sans ses livres ! c’était un homme mutilé. Nos livres font partie de nous, au bout de quelques années, lorsque nous les aimons et que nous en prenons soin. J’ai vu, dans un des villages du nouveau Paris, un honnête homme de lettres au milieu d’une bibliothèque admirable. Il prenait ses livres un à un et les regardait avec nous comme jamais Brillat-Savarin n’a lorgné une poularde gorgée de truffes, comme jamais amoureux n’a souri à sa maîtresse. Et maintenant, l’homme et sa bibliothèque ne font qu’un dans mon souvenir. Si je le rencontrais hors de ses livres, il me semblerait que ce n’est plus tout lui ; je suis sûr que lui-même éprouve un manque lorsqu’il sort de ce milieu pensant, et que si la rivière emportait ces vieux amis proprets, souriants, immobiles, assis l’un contre l’autre sur des rayons de bois poli, il ne leur survivrait pas une année.
M. Honnoré survécut à ses livres et à bien d’autres choses, hélas ! durant un siècle de vingt-cinq mois.
Il déblaya, couvrit et répara ce qui restait de l’habitation ; il refit un moulin, le plus modeste moulin de l’Alsace, qui marchait à deux paires de meules et gagnait quelque chose comme un louis par jour. La maison vivait là-dessus. Le triste grand-père se chargea lui-même de l’éducation de ses petits-enfants. Ses fils, honnêtes et fiers, digne sang des Honnoré, s’étaient arrangés pour gagner leur vie sans rien coûter à la famille. L’aîné sortit de l’école avant le temps et sans diplôme, pour aller essayer des métaux dans une mine de l’Oural. Son avenir était perdu, mais il avait la consolation d’envoyer tous les trimestres cent cinquante roubles argent à Frauenbourg. Le plus jeune s’engagea dans l’artillerie ; il fut brigadier en six mois, maréchal des logis au bout de l’an, et, comme il était fort en mathématiques, on pouvait espérer, sans trop de présomption, qu’il atteindrait l’épaulette à la fin de son congé. En attendant, il acceptait sans se plaindre la vie modeste du sous-officier ; il célébrait dans toutes ses lettres les délices de la pension à 59 centimes par jour, et soutenait, mais là, parole d’honneur ! qu’il ne savait à quelles folies dépenser l’argent de son prêt.
Le capitaine conserva jusqu’au bout la sérénité de son visage, mais il dépérissait de jour en jour. Le chagrin, et surtout l’oisiveté forcée d’une vie étroite, le tuaient à petit feu. Les idées neuves et hardies qui fermentaient en lui, sans soupape de dégagement, l’étouffaient. Il n’y avait plus de journal à Frauenbourg ; l’imprimeur Beyer était mort et personne n’avait voulu racheter son privilège. La décadence de la ville se trahissait déjà par mille symptômes, quoiqu’on n’eût pas encore établi le chemin de fer qui devait l’achever.
Les amis de M. Honnoré, pour le rattacher à la vie, lui conseillaient d’écrire un livre :
« C’est un crime, lui disaient-ils, de laisser tant de lumières sous le boisseau. »
Il répondait :
« Mes papiers sont perdus ; autant on aime à tracer des idées neuves, autant il est pénible de rabâcher ce qu’on a déjà écrit une fois. »
Suivant le docteur Gross, il aurait fallu le retremper dans la vie active pour lui rendre un peu de ressort. On pensait qu’à la suite des prochaines élections municipales, il reprendrait la mairie, et que les tracas de la chose publique lui feraient du bien. Les élections eurent lieu en août 1846, dix-huit mois après l’inondation. Il fut nommé au conseil comme on l’espérait, mais tout à la queue de la liste. Le maire régnant, qui était un riche aubergiste, obtint à peu près l’unanimité des voix. Et lorsqu’on fit une démarche à Strasbourg en faveur de M. Honnoré, le préfet répondit que M. Honnoré était sans doute intéressant à plus d’un titre, mais qu’on n’avait aucune raison de révoquer un maire inoffensif, dévoué au gouvernement, et appuyé du suffrage de tous ses concitoyens. C’était un argument sans réplique. Il le sentit, et n’en fut que plus malheureux.
À quelques mois de là (c’était, je pense, à la fin de décembre 1846), le respectable M. Giron, qui ne sortait plus guère de la chambre, se fit mener en voiture au domicile de son vieil ami. Il entra dans son cabinet, poussa le verrou, et lui dit en tirant un journal de sa poche :
« Votre gendre est dans la peine ; je crois que le moment est venu de lui tendre les bras et d’oublier le passé. »
Le capitaine hocha la tête, prit le journal et avala jusqu’à la lie le fait divers que voici :
« On lit dans la Gazette de Venise :
« S. Exc. le directeur général de la I.R. police, suivi d’une escorte de vingt agents, s’est transporté avant-hier à trois heures de nuit à la porte du palais Briotti, sur le Grand-Canal. Là vivait, depuis le commencement de l’hiver, une certaine Française, se faisant appeler comtesse de Frauenbourg. L’autorité savait que plusieurs officiers de la I.R. garnison, attirés par les charmes de cette dangereuse sirène, avaient perdu chez elle, à des jeux prohibés, des sommes considérables. Il fut facile de constater que dans sa maison le tapis vert était pour ainsi dire en permanence. L’entrée de S. Exc. le directeur général frappa comme d’un coup de foudre cent joueurs et plus, appartenant aux classes élevées de la ville et de l’étranger. Les enjeux furent saisis ; on invita toutes les personnes présentes à donner leurs noms, et la prétendue comtesse, qui n’est autre qu’une célèbre aventurière de Paris, fut conduite au I.R. dépôt de la police. Le lendemain, un baron de G…, Français, d’une famille honorable, demanda et obtint sa mise en liberté sous caution. Mais l’ingrate, peu sensible, paraît-il, à cette preuve d’amour, s’est enfuie de la ville hier soir avec le ténor Antonio Pajaro, du théâtre I.R. de la Fenice, emportant, dit-on, jusqu’au dernier swanzig de son pauvre cavalier servant. »
M. Honnoré replia le journal et le rendit sans témoigner aucune émotion.
« Cela devait finir ainsi, dit-il, je m’y attendais.
— Et maintenant que comptez-vous faire ?
— Ce que j’ai fait depuis son départ. Ce malheureux est pour moi comme s’il n’existait plus.
— Mieux vaudrait qu’il fût mort avant de rencontrer cette femme ; mais enfin, il est vivant, il souffre, il est peut-être aujourd’hui sans pain et sans asile.
— Voulez-vous que je retranche sur le nécessaire de la famille pour lui fournir les moyens de courir la poste derrière sa maîtresse ?
— À Dieu ne plaise ! Mais vous pourriez le rappeler auprès de vous, lui rendre sa place au foyer, lui donner l’occasion de vivre en honnête homme et de gagner son pain par le travail.
— Mon pauvre ami, ne me demandez pas l’impossible ! Il y a entre cet homme et moi des choses que rien ne peut réparer. Plutôt que de le voir en face et de lui serrer la main, je m’enfuirais… oui… par delà les limites du monde. Je vous l’ai dit : il est mort pour moi !
— Mais il n’est pas mort pour les autres ! Êtes-vous bien sûr que sa mère, sa femme et ses enfants se joignent à vous pour l’exiler sans retour ? Votre fille l’aime encore après sa faute ; je le sais ; elle me l’a dit. De quel droit condamnez-vous cette innocente et douce créature à un éternel veuvage ? L’autre Mme de Guernay, la malade, peut s’éteindre demain ; si son dernier regard cherchait autour d’elle ce fils absent, auriez-vous bien le cœur de lui dire : Je ne veux pas qu’il rentre ici ? »
Le capitaine ne discuta point ces raisons, car il les sentait bonnes. Il répondit :
« Si la famille était assez lâche pour lui pardonner, elle devrait choisir entre lui et moi !
— Assurément, dit le sage vieillard, la famille est heureuse dans son malheur de tout ce que vous avez fait pour elle. Vous lui avez suffi, depuis tantôt deux ans ; mais vous ne vivrez pas toujours. Que vous veniez à manquer un triste matin (car il faut tout prévoir) ; que simplement la force et la santé vous trahissent ! Ne regrettera-t-on pas alors, et vous tout le premier, ce jeune homme égaré, mais loyal, énergique et pénitent, qu’une bonne parole pouvait ramener au bercail ? Et si votre sévérité le poussait dans quelque route honteuse ! Le voilà seul, sans argent, sans conseils, démoralisé par le chagrin, dans un pays étranger. Si vous appreniez au bout d’un an qu’il a fait comme tant d’autres aventuriers de noble race et flétri le nom de ses enfants ! Pensez-y bien, mon vieil ami : vous avez quatre petits-fils qui n’ont pas d’autre patrimoine que le nom de Guernay. Exposer leur malheureux père à toutes les suggestions de l’isolement, de l’exil et de la faim, c’est peut-être les déshériter de l’honneur !
— J’y songerai, » dit le capitaine.
Ce soir-là, tandis que la famille était réunie autour d’un maigre souper, dans la chambre de la malade, il annonça que rien ne retenait plus son gendre à l’étranger.
Le cri de joie qui lui répondit le frappa au cœur. Il comprit que sa conscience était la seule inflexible, et que tout le monde pouvait pardonner, excepté lui. Mme Honnoré, elle-même, faisait chorus avec la majorité de la famille. Elle parlait de tirer les oreilles à son gendre ou même de lui arracher les yeux ; elle ne songeait point à lui fermer sa porte.
« Voilà qui va bien, dit le capitaine. Puisque tout le monde attend ce jeune homme avec impatience, Marguerite peut lui écrire aujourd’hui même. Son adresse est à Venise, Grand-Canal, palais Briotti. »
Marguerite ne se le fit pas dire deux fois. Personne ne doutait que le baron n’accourût au premier appel de sa femme, et l’on attendit son arrivée pour toute réponse. Le triste moulin s’éclaira d’un rayon d’espérance et de gaieté. Les enfants faisaient plus de bruit qu’à l’ordinaire ; les trois dames s’embrassaient vingt fois par jour ; Mme Honnoré et sa fille travaillaient à faire la maison propre ; la propreté est le luxe des pauvres. Mme de Guernay la mère allait un peu mieux. La vieille cuisinière, qui avait vu ce cher maître pas plus haut que cela, se préparait à immoler une oie grasse à l’occasion de son retour.
Quinze grands jours s’écoulèrent sans nouvelles. Puis Marguerite reçut une lettre qu’elle ne fit voir à personne ; on remarqua seulement qu’elle avait pleuré. Elle répondit sans consulter sa mère ; elle reçut une deuxième réponse, et son visage parut plus triste que jamais.
M. Honnoré ne lui adressa point de questions, mais il l’observait avec une sollicitude visible. Il crut voir au bout d’un certain temps qu’elle avait ouvert son cœur à Mme Honnoré, et que la paralytique était peut-être aussi dans la confidence. Les enfants eux-mêmes semblaient se douter de quelque chose. Ils évitaient de faire allusion au prochain retour de leur père ; leur tendresse pour M. Honnoré devenait moins expansive ; ils se cachaient de lui comme s’ils avaient eu peur. Deux ou trois fois, le pauvre capitaine, entrant à l’improviste dans la chambre de la malade, vit une conversation générale s’arrêter tout à coup.
Cet état de malaise et de défiance se prolongea plus de deux mois. M. Honnoré croyait avoir fait un sacrifice héroïque en autorisant le rappel de son gendre. Il ne savait pas lui-même s’il pourrait vivre sous le même toit avec un jeune homme qu’il n’estimait plus. Mais ce qu’il avait le moins prévu au monde, c’est que M. de Guernay mettrait à son retour une condition aussi insolente que monstrueuse.
Un soir, Mme Honnoré, pressée de questions, lui avoua ce qui se passait. Le baron avait envoyé à Marguerite une espèce d’ultimatum. Il voulait rentrer chez lui, mais en maître ; il ne refusait pas de garder M. Honnoré et de le nourrir jusqu’à sa mort, mais il exigeait que le capitaine retirât les expressions injurieuses dont il s’était servi dans une lettre datée du 2 mars 1845.
En donnant ces détails à son mari, la pauvre Mme Honnoré craignait d’exciter sa colère. Mais le capitaine ne se montra pas même étonné. Il fit appeler Marguerite, l’embrassa sur les deux joues et lui dit :
« Je sais tout, mon enfant. Ton mari est dans son rôle, et ce n’est pas à moi qu’il appartient de le blâmer. Il veut commander chez lui ; c’est assez juste. Je suis vieux, j’ai fait mon temps ; il est dans la force de l’âge, il travaillera pour vous. Quant à moi, je le dis sans fausse modestie, je ne suis plus bon à rien. Écris-lui que je connais ses conditions, toutes ses conditions, et que je m’y soumets à l’avance. Il peut revenir dès demain. Mon seul regret, c’est que ta mère ne m’ait pas conté tout cela plus tôt ; je n’aurais pas retardé si longtemps la réunion de la famille. »
Le même jour, il fit une visite au bon père Giron ; il lui emprunta son Tacite.
« Et votre gendre ! demanda le vieillard ; le verrons-nous bientôt ?
— Dans quelques jours, mon ami ; je tiens une combinaison. »
Ce soir-là, il ne prit rien à souper, mais il causa beaucoup, avec infiniment de douceur et de sagesse. Vers les dix heures, il se mit au bain, relut le quinzième livre des Annales, et finit comme Sénèque, après avoir vécu plus irréprochable que lui.
Le 10 juin 1853, entre midi et une heure, Astolphe de Cambry, duc par la grâce de Dieu et la mort de son vieux père, déjeunait tristement avec le baron de Guernay dans un petit hôtel de l’extrême faubourg Saint-Germain. C’était vers la maison impériale des Invalides, rue Pichegru. Astolphe était chez lui ; Hubert attiré à Paris par une affaire d’importance, était venu chercher en cet asile la côtelette de l’amitié.
Ces deux hommes, encore jeunes, puisqu’ils n’avaient quarante-cinq ans ni l’un ni l’autre, portaient beaucoup plus que leur âge. La fièvre de Paris et l’abus de toutes choses avaient desséché le bel Astolphe au point d’en faire un squelette élégant, la momie d’un gentilhomme à la mode. Sa taille était trop svelte et les os de ses jambes ballottaient dans les plis d’un pantalon à pieds. Les angles des coudes saillaient sous la robe de chambre comme des poignards cachés. Toute sa personne était plus roide qu’une poupée de bois ; les articulations ressemblaient à des charnières ankylosées par la rouille. Vous auriez dit que ce restant de prince allait se casser au premier choc.
Il y avait six mois qu’une maladie du système nerveux avait pour ainsi dire liquidé ses comptes de jeunesse en lui faisant payer en gros tous les plaisirs qu’il s’était donnés en détail. Le malheureux était resté un an entre la vie et la mort, perclus de tous ses membres, presque muet, presque sourd, presque aveugle et menacé d’une paralysie complète. Les médecins l’avaient tiré de là, comme on retire un tableau d’un incendie : il était à peu près méconnaissable. Il marchait au besoin ; ses yeux vagues et injectés pouvaient lire une demi-colonne de journal ; son estomac digérait couramment un potage. Pauvre Astolphe ! Il représentait dans toute sa mélancolie le type de ces dévastés qui furent à la mode aux environs de 1830. Les chairs de sa figure imitaient la pâleur transparente de la cire ; quelques rides lézardaient son front dépouillé ; la patte d’oie, mille fois plus impitoyable que la griffe du tigre, s’était imprimée sur ses tempes. Les cheveux commençaient à mêler, comme le raisin au mois d’août ; ils invoquaient l’eau bienfaisante de Mme Chantal, comme les prés en juillet appellent la rosée. Par une heureuse exception, la bouche était restée belle : trente-deux dents, qui ne devaient rien à personne, souriaient encore quelquefois entre deux lèvres un peu molles, mais bien saines, bien fraîches et bien rouges.
Ses affaires étaient aussi délabrées que sa personne, et cela par un tour de force encore plus invraisemblable ; car la nature ne lui avait donné qu’une santé, et le sort lui avait envoyé coup sur coup une demi-douzaine de fortunes. Il avait tout dévoré, tout gaspillé, tout fondu, avec l’acharnement d’un homme qui se ruinerait par gageure.
Il est difficile de chiffrer à un million près le capital qu’il avait anéanti comme à la tâche. Mais on peut employer ici la méthode des architectes qui mesurent à quelques pierres du soubassement la grandeur d’un édifice qui n’est plus. Les ruines de ce patrimoine écroulé étaient des mines romaines. L’hôtel de la rue d’Anjou, vrai palais dans un parc, allait se vendre sur une mise à prix de deux millions. La terre de Cambry en valait quatre ; elle attendait aussi un acquéreur. Tout vendu, tout payé, Astolphe pensait avoir trente mille francs de rente et le petit hôtel de la rue Pichegru ; une misère décente, disait-il.
Vous voyez que du moins, dans ce naufrage de toutes choses, l’honneur du gentilhomme avait surnagé. Tout Paris, c’est-à-dire un public de trois cent cinquante personnes, savait que l’actif de la liquidation débordait un peu sur le passif. Les créanciers de tout rang et MM. les usuriers eux-mêmes étaient sûrs de toucher leur argent. Astolphe avait donc le droit de marcher le front haut, et il en usait. Il se montrait plus fier dans la mauvaise fortune que dans la bonne, persuadé qu’il avait fait l’action la plus extraordinaire de notre siècle en détruisant tant de millions en bataille rangée. Il n’accusait ni les femmes, ni les cartes, ni les chevaux ; il les regardait plutôt comme des alliés qui l’avaient aidé dans cette campagne. Et malheur aux bonnes âmes qui se seraient permis de le plaindre en face ! Il se fâchait tout rouge au premier mot de condoléance :
« Oui, disait-il, je suis ruiné, mais je le suis parce que je l’ai voulu. J’ai mangé mon bien pour mon plaisir, et je recommencerais la vie de la même façon, si c’était à refaire ! J’accorde à tous les sots le droit de me blâmer ; mais si quelqu’un se permettait de me plaindre, il aurait affaire à moi ! »
Tout usé qu’il était, et peut-être même parce qu’on lui donnait peu de temps à vivre, il trouva plusieurs occasions de relever sa fortune par un riche mariage. Il n’y a presque pas de saison qui n’amène à Paris quelque vieille millionnaire saurie à la fumée des manufactures de Londres ou quelque vierge de New-York, riche comme un placer et longue comme une perche à houblon. On proposa beaucoup mieux au duc de Cambry. Le Mexicain Fingado, propriétaire des mines d’argent de San-Gil, et bien connu au Bois de Boulogne pour le luxe naïf de ses voitures, aspirait à l’honneur de lui sacrifier sa fille unique.
Figurez-vous une admirable créature, souple comme un serpent, fraîche comme une fleur des savanes, étonnée de Paris comme un petit Huron, donnant de la tête à tort et à travers comme une hirondelle dans une chambre ! Cette étrange enfant, qui exhalait dans le monde parisien le parfum enivrant des déserts fut positivement offerte à l’invalide Astolphe. Elle lui tomba du ciel comme une caille rôtie, avec des millions tout autour. Mais il répondit aux premières ouvertures : « À qui donc croient-ils parler, ces sauvages ? Je ne suis pas un dieu carthaginois, pour qu’on m’immole des victimes humaines. » En ce temps-là, il était mourant, et un marché, déguisé sous forme de mariage, n’aurait pas même eu l’excuse de la vraisemblance. Lorsqu’il fut mieux, sa sœur lui parla de Mlle Reine Vauret, fille d’entrepreneur, élevée dans un couvent à la mode, et héritière présomptive de deux hectares aux Champs-Élysées.
« Bah ! dit-il, je me porte bien maintenant. Je serais dans le cas de devenir père de famille ; et voyez un peu la belle affaire, si j’avais des enfants croisés de duc et de maçon. J’aime mieux mourir sans postérité, pour l’honneur de nos ancêtres. La noblesse est un non-sens à notre époque. Il faut la supprimer, sans faire tort à personne, au fur et à mesure des extinctions. Je donne l’exemple ! »
Au faubourg Saint-Germain on blâmait ses folies, mais il y avait de l’estime cachée sous cette réprobation. Les pères le citaient à leurs fils comme un bel exemple à ne pas suivre :
« Voyez, disaient les douairières à leurs petits-neveux ; si vous menez la vie à grandes guides, vous arriverez là. » Mais on ne le reniait point. Il n’avait fait tort qu’à lui-même. Sa conduite était regardée comme un suicide physique et moral. Or, le suicide, ainsi que le duel, est réprouvé par notre religion, mais toléré par nos mœurs.
Dans le monde léger, où il avait conservé quelques habitudes, on le tenait pour le héros des folies modernes, le Napoléon de la ruine. Si l’Empereur sortait de sa tombe pour visiter le champ de bataille de Waterloo, il n’y serait pas salué plus humblement par les ombres prussiennes et anglaises que le duc de Cambry lorsqu’il s’aventurait dans les petits boudoirs. L’ennemi victorieux s’agenouillait devant la grandeur du vaincu. Partout où le plaisir s’achète, il entrait gratis, comme un roi. Il reconnaissait par-ci par-là, avec une satisfaction philosophique, telle garniture de cheminée, tel tableau, tel miroir de Venise qu’il avait donné jadis. « Je vis sur mon passé, disait-il à M. de Guernay ; on commence à m’aimer pour moi-même ! »
Tandis qu’il racontait la fin de son roman, Hubert le regardait avec une pitié profonde ; il croyait avoir sous les yeux le cadavre du bel Astolphe. « Moi du moins, pensait-il, j’ai conservé mes jambes, mes yeux, mon solide estomac, ma santé tout entière : je suis moins à plaindre que lui. »
Mais Astolphe, en jetant les yeux sur le baron, s’applaudissait de n’être plus qu’un squelette. « Mieux vaut cent fois, pensait-il, la mort élégante d’un gentilhomme que la dégradante santé d’un rustre. »
C’est qu’en effet le beau meunier de Frauenbourg était plus méconnaissable et plus tristement changé que son ami. Un embonpoint précoce enveloppait toutes les formes de son corps. Les traits de son visage, épaissis par une graisse molle, avaient perdu toute élégance et toute noblesse. Le teint, jadis si clair, était couvert d’une teinte rouge uniforme ; vous auriez dit un homme que le malheur a cuit comme une brique. La physionomie elle-même avait revêtu cet aspect particulier, difficile à décrire mais facile à reconnaître, qui distingue l’homme déchu. C’est une sorte d’aplatissement moral et de résignation basse ; quelque chose d’humble et d’écrasé, l’air barbouillé d’un failli qui porte son bilan écrit sur la figure.
Au dessert, Astolphe, qui ne fumait plus, fit servir des cigares. « Merci, répondit Hubert, j’ai ma pipe. » Le malheureux ! On le sentait assez, qu’il portait une pipe dans sa poche ! Il fumait ce gros tabac de rebut que la régie vend à bas prix aux habitants de nos frontières pour amortir la concurrence des contrebandiers. Sa redingote de drap retourné, rajeunie par un collet de velours, exhalait un parfum sui generis, bien connu des Alsaciens, et qu’on peut appeler l’odeur de brasserie. On voyait là-dessous une chemise de l’avant-veille, un col-cravate limé par la barbe, un gilet démodé que le ventre faisait remonter par devant, un pantalon à la cosaque, usé sur tous les plis. De grosses bottes de Frauenbourg, avachies par un long usage, complétaient cet ensemble navrant.
Il alluma sa pipe, versa une rasade d’eau-de-vie dans sa tasse de café, et dit au duc de Cambry :
« Où en êtes-vous resté de mon histoire ?
— Mais, répondit Astolphe, j’en suis au commencement. Depuis l’agréable semaine que j’ai perdue à vous chercher en Allemagne, vous ne m’avez donné que peu de nouvelles. Les journaux m’ont appris le drame de Venise et la fugue de Madelon. »
Au nom de Madelon, un éclair illumina la face éteinte du pauvre Guernay.
« Ah ! mon ami, dit-il, on devrait écraser ces femmes-là comme des serpents ! En voilà une qui n’était ni jeune, ni belle, ni spirituelle, et qui ne m’a pas aimé cinq minutes, j’en jurerais ! Eh bien ! elle me coûte tout ce que j’ai possédé, et plus encore ! La fortune, l’honneur, la santé, la vie des personnes les meilleures et les plus estimables ont été sacrifiés à un de ses caprices ! Pourquoi a-t-elle jamais mis les pieds à Frauenbourg ?
— Parce que je l’y avais appelée, répondit philosophiquement Astolphe. Il faut avouer que je n’ai pas été heureux ce jour-là. Nous disions donc qu’à Venise ?…
— Elle m’a planté là, comme elle m’avait enlevé le soir de la fête, sans savoir ce qu’elle faisait. C’est bête à dire, mon cher, mais je crois que ces vauriennes portent leur champagne avec elles, comme les maîtres de pension prétendent que le haricot porte son beurre avec lui. Elles déraisonnent sans boire, et leur folie s’attrape comme une gale quand vous avez l’imprudence de leur toucher la main. Depuis le mois d’août 1843 jusqu’à la fin de 1846 je n’ai pas vécu, j’ai rêvé. J’ai marché sans poser les pieds par terre, j’ai perdu la notion du temps, de l’espace, du devoir, de la famille, de l’argent. Si c’est là ce qu’on appelle aimer, j’ai été amoureux ; mais il serait plus vrai de dire qu’elle m’a escamoté comme une muscade. Du bonheur, je n’en ai pas eu miette ; quand vous vous êtes soûlé un soir, vous reste-t-il le souvenir d’un bon dîner ? J’ai beau me casser la tête à chercher pourquoi elle m’a fait faire tant de bêtises. Elle n’y avait aucun intérêt ; elle n’y a pas gagné deux sous : qu’était-ce, alors ? Elle m’a rendu joueur comme les cartes, moi qui avais toujours eu les cartes en dégoût. Seulement, le gain me portait à la tête, et la perte me cassait bras et jambes, tandis qu’elle, perte ou gain, elle s’amusait de tout. Et voilà qu’un beau jour, à propos de rien, sans querelle, sans explication, en plein amour, elle me plante là pour une espèce de chanteur espagnol. Elle ne l’aimait pas, j’en mettrais ma main au feu. Un affreux bellâtre, à figure de cire, avec des moustaches en fil de fer et le menton bleu de Prusse !
» Ils sont partis pour Naples, disait-on, et moi, j’ai été fou, au point de pleurer mon ingrate ! Sans maîtresse, sans ami, sans un florin, entouré d’une considération médiocre, je songeais sérieusement à piquer une tête dans le Grand-Canal, quand je reçois une lettre de ma femme. Pas un mot de reproche ; on me disait : Reviens ! Il paraît que les journaux avaient conté là-bas le dénouement de la comédie. Je me suis fait prier un peu, à cause du beau-père qui n’avait pas été gentil avec moi. Mais comme il fallait en finir d’une façon ou d’une autre, j’ai réintégré le domicile conjugal. Le temps de vendre ma montre et mes boutons de manchettes pour payer le voyage, car j’en étais là. On s’accorde généralement à plaindre l’enfant prodigue. Hélas ! mon pauvre Astolphe ! l’enfant prodigue est un enfant gâté, si je compare son expiation à la mienne. Il n’a mangé que sa légitime, et j’avais ruiné deux familles ; il rentre affamé dans une maison riche et plantureuse, et j’ai trouvé la misère assise à notre foyer. Il revoit tous ceux qu’il a laissés derrière lui ; je n’ai jamais revu le pauvre père Honnoré. Il s’était ouvert les veines dans un bain, à la mode antique. Voilà ce que c’est que d’être païen et de lire les vieux auteurs. Les hommes les plus vertueux de l’antiquité mouraient tous de cette mort-là ; c’était leur manière de se faire trappistes. Ma belle-mère n’était plus qu’une ombre d’elle-même. La douleur avait réduit son corps à rien et sa raison à peu de chose. Mes beaux-frères ne voulaient plus rentrer à la maison ni entendre parler de moi. À leur aise ! Les jeunes gens sont absolus en diable ; ils ont tort. Vous avez su le malheur qui était arrivé à ma pauvre mère. On me conduisit auprès de son lit où elle dormait. Mon cœur se glace encore au souvenir de cette pauvre figure grimaçante et comme tordue par l’hémiplégie. Elle s’éveilla au bruit de mes sanglots, me tendit la main gauche et me dit :
» — Pauvre enfant ! tu as bien souffert.
» C’est le seul reproche qu’elle m’ait adressé en six mois de temps, car elle a mis six mois à achever de mourir. Ma femme était toujours la même, douce, tranquille et grasse. Les enfants allaient bien. Le plus jeune des garçons sauta sur mes genoux et m’accabla de caresses.
» — N’est-ce pas, me dit-il, que tu n’as pas tué grand-père ? Westermann disait cela à l’école ; je l’ai tapé.
» Vous pensez bien que j’étais rentré chez moi à la nuit tombante, avec toutes les précautions usitées par les voleurs. On me fit souper dans la chambre de ma mère. La vieille cuisinière qui nous est restée fidèle pleurait en me servant ; moi, je n’osais pas trop la regarder en face.
» Ma femme me rendit humblement ses comptes, tout comme si j’avais encore été le maître de quelque chose. Le moulin rapportait environ sept mille francs par an, et la famille se composait de neuf personnes !
» On fait ce qu’on peut. J’ai vécu de régime. Je me suis mis à la bière, à la choucroute et aux pommes de terre. Ça coûte peu, comme vous savez, et ça profite au corps, comme vous voyez. Malheureusement, ça donne peu de force. J’ai espéré un instant que je pourrais travailler de mes bras et faire l’économie d’un garçon ; mais je serais mort à la peine. Je dirige et je surveille ; ma femme me seconde, et le moulin tourne cahin-caha. Dans mes heures de loisir, je fréquente les brasseries de Frauenbourg, où je suis adoré, et j’y fais quelques assurances pour la Fraternelle du Bas-Rhin. C’est douze ou quinze cents francs qui s’ajoutent à l’ordinaire de la maison. Tout cela ne fera jamais une dot à ma fille ; je le sais bien, mais elle promet d’être jolie, elle sera peut-être épousée pour ses beaux yeux. Les garçons se tireront d’affaires. Henri est caporal au 7e de ligne. J’espère obtenir un emploi dans les bureaux pour Hubert, mon aîné, qui a ses vingt et un ans accomplis. C’est l’affaire qui m’amène en cette bonne ville, et si vous pouviez me donner un coup de main, vous me rendriez un fier service. »
Il reprit le flacon d’eau-de-vie, emplit sa tasse à moitié et la vida d’un trait.
« En résumé, dit-il, je ne suis pas heureux, mais je suis philosophe. Le diable, c’est ma belle-mère qui est devenue lunatique comme tout. Aujourd’hui, elle me caresse, elle m’embrasse, elle m’adore ; demain, elle voudra me battre et m’arracher les yeux.
— Pauvre femme ! dit Astolphe. Je l’aimais bien. Sacrebleu, mon pauvre cher, nous avons été mal inspirés, la nuit de ce fameux bal ! Je vous disais : voici deux mauvaises natures ; il faut les marier ensemble pour les punir. Nous n’avions pas prévu que leur châtiment rejaillirait en pluie sur tous les honnêtes gens d’alentour.
— Leur châtiment ? Mais Jeffs est le moins châtié de tous les hommes !
— Je le croyais fou, et lié, qui plus est.
— Il a été tout cela, mais son Dieu a fait un miracle en sa faveur.
— Quel Dieu ?
— L’argent ! Mon cher ami, ce drôle était à Stephansfeld, sous triples verrous, dans un cabanon de première classe. Tous les médecins l’avaient déclaré maniaque, furieux et incurable. Ses rugissements s’entendaient à deux kilomètres ; ses bras faisaient craquer la camisole de force, les douches les plus énergiques tombaient sur sa tête sans lui donner de distractions. Il avait la face noire, l’œil sec, l’haleine fétide, tout ce qui constitue un fou parfait. Un beau jour, le gardien qui lui apportait sa pitance et s’enfuyait au plus tôt, fait un faux pas, roule à terre, se relève et disparaît sans demander son reste. Le reste, c’était un sou, qui, dans la chute du pauvre diable, avait glissé sur le pavé. Lorsqu’on revint deux heures plus tard, on trouva mon Jeffs accroupi comme un fakir devant cette pièce de cinq centimes, qu’il oxydait d’un torrent de larmes. Le gardien craignit d’avoir provoqué un nouvel accès ; il voulut reprendre son argent. Ah ! bien oui ! arracher un lionceau à sa mère eût été cent fois plus facile. L’avare demeura quarante-huit heures en contemplation devant le sou : il le voyait rayonner à travers les ombres de la nuit ! Je n’invente rien ; il l’a conté lui-même. Il admirait le sou et il pleurait ! Ses yeux semblaient changés en fontaines amères. Il paraît que c’était une crise. Le médecin déclara que le rétablissement de cette sécrétion avait jugé ou terminé la maladie. Il est certain que maître Jeffs, rafraîchi par la pluie qu’il avait répandue lui-même, fit appeler le directeur et s’entretint avec lui le plus sérieusement du monde, multipliant les questions sur ses intérêts personnels, et fort occupé de savoir ce qu’on avait fait de sa fortune. Le lendemain, il écrivit au préfet pour réclamer la clef des champs ; quelques jours après, il était au Krottenweyer, dans son cabinet, déchiffrant ses papiers, vérifiant ses livres, faisant sa caisse et plaidant, contre ce pauvre Benfeld qui l’avait servi loyalement et gratis !
— A-t-il au moins plaidé en séparation contre sa femme ?
— Pas que je sache. On dit même qu’il ne se souvient pas d’avoir été marié. Vous l’avez connu bien épris et presque métamorphosé par l’amour ; il n’aime plus que l’argent. Il n’est plus maire, il n’est plus conseiller général, il n’est plus ambitieux, mais il est toujours avare. Ses habitudes sordides ont repris le dessus : il a recommencé cette vie solitaire et malpropre qui soulevait le cœur. Une servante sans dents et quatre dogues bien endentés composent tout son domestique. La maison s’emplit de poussière et les orties croissent dans le jardin. On prétend qu’il a remis les scellés sur toutes les armoires et qu’il déjeune comme autrefois d’une croûte de pain frottée d’ail. À coup sûr il a perdu le goût de la toilette, car il remet la blouse par-dessus son habit. Les juifs vont et viennent autour de sa maison ; il brasse des affaires ténébreuses. À temps perdu, il tue un peu de gibier pour le vendre, ou il s’enivre tout seul, à l’anglaise, comme le vieux Jeffs. C’est à croire qu’une fée l’avait changé en monsieur et qu’un second coup de baguette l’a rejeté dans la peau d’un rustre. Sa fortune est évaluée à vingt millions. Dieu sait ce qu’elle coûte aux malheureux habitants de Frauenbourg ! Sans parler de moi ni des miens, la ville est ruinée de fond en comble. Nous n’avons plus de roulage et nous n’avons pas de chemin de fer ; la culture est découragée, l’industrie est encore à naître, les propriétés sont tombées à vil prix. Les trois quarts de la population se sont enfuis en Algérie ou en Amérique. Avant dix ans, on pourra faucher l’herbe dans la Grand’Rue. Nous n’avons plus ni la sous-préfecture, ni le tribunal, ni la colonie de fonctionnaires qui pourrait en cette extrémité nous aider à ne pas mourir de faim. Tout cela est transporté à Lichtendorf, et dix hectares que Jeffs avait achetés pour rien dans cet ancien village, sont devenus terrains à bâtir. Pour vous peindre en deux mots la décadence et la misère de ce pauvre Frauenbourg, il me suffira de vous dire que je suis un des citoyens les plus aisés de la commune. Oui, mon cher, ma pauvreté ressemble presque à de l’opulence quand on voit les ruines que cet homme a faites autour de moi !
— Allons, allons ! dit Astolphe, il paraît que décidément le malheur est fait pour les bons. Le dénouement de toutes les histoires vraies se résume en deux points : 1° la vertu punie ; 2° le vice récompensé. Avez-vous entendu parler de l’estimable Champion, l’ancien associé de votre Jeffs ?
— Je sais seulement qu’il n’est plus député de Frauenbourg. Mais j’ai vécu si loin de tout !…
— Champion, mon cher ami, a tenu un portefeuille durant plusieurs minutes, en février 1848. Je l’ai vu, dans la nuit du 23 au 24, remontant la rue de Richelieu sur un grand cheval de gendarme et criant aux démocrates attroupés : « Bas les armes ! Le peuple a obtenu tout ce qu’il demandait : je suis ministre ! Vive le roi ! » La semaine d’après, il vécut prudemment dans une cave de la rue Saint-Honoré, achetant de la rente et faisant collection de tout le bric-à-brac qui avait échappé au pillage du Palais-Royal. Le 17 mars, je l’ai rencontré en blouse, un grand sabre à la main : il commandait une compagnie de deux cents hommes dans je ne sais quelle manifestation révolutionnaire. Le 16 avril, je l’ai vu en garde national, avec un autre sabre, à la tête de trois cents défenseurs de l’ordre. Tout Paris a lu sur les murs une affiche ainsi rédigée :
TRAVAILLEURS, NOS FRÈRES !
NOMMONS À LA CONSTITUANTE
CHAMPION, ouvrier !
» Ils ne se le sont pas fait dire deux fois, les travailleurs naïfs de notre capitale. Ils ont porté maître Champion à la Constituante, puis à la Législative, et Champion, reconnaissant, a fondé les conférences monarchiques de la rue de Poitiers. Il a écrit, imprimé et signé deux ou trois jolis petits livres où l’on assimilait le démocrate aux plus vils animaux de la création ; moyennant quoi il comptait ressaisir un portefeuille avant la fin de l’année. Le portefeuille se fit attendre ; Champion crut être habile en déployant les ressources d’une coquetterie militante. Il entra dans cinq ou six coalitions à huis clos où l’on faisait tonner contre le gouvernement une espèce de musique de chambre. Vers la fin de 1851, il prit mal le vent, et par je ne sais quelle imprudence il se rendit impossible à jamais. On le lui fit entendre, et sans perdre de temps il habilla sa maladresse en vertu. Il refusa fièrement tous les emplois qui ne lui étaient point offerts ; il se démit de toutes les places dont on pouvait le chasser, ne gardant que l’inamovible. Par cette noble conduite il est devenu un des hommes les plus considérables et les plus considérés de notre époque ; un des chefs du parti libéral ! Il sera russe, anglais, autrichien ou chinois, selon que notre gouvernement inhospitalier fera la guerre à la Russie, à l’Angleterre, à l’Autriche ou à l’Empire du Milieu. Il tient la foudre en main pour écraser Voltaire ou Loyola, suivant que la France aura l’air de pencher vers l’un ou l’autre. Il est de toutes les académies, il porte des cheveux blancs qui flottent avec majesté sur ses épaules, il a toujours en portefeuille un discours, une satire, une fable, un logarithme écrasant pour le pouvoir. Nous lui faisons fête dans tous les salons du faubourg ; nous le considérons comme une de nos forces, quoique personne ne puisse dire avec précision s’il est légitimiste, orléaniste ou républicain. Et le gouvernement, cet éternel et incorrigible bonhomme, le respecte comme un vaincu, au lieu de l’écraser comme un ver ! Je ne sais pas s’il est aussi riche que son ami Jeffs, mais il a cinq ou six châteaux en province et quelques grosses maisons sur le pavé de Paris. Vous trouverez ses deux mains ouvertes dans toutes les spéculations honnêtes et autres où il y a cent mille écus à récolter. Je ne cite que pour mémoire les vingt-cinq ou trente mille francs qu’il touche annuellement à la librairie anti-démocratique pour ses mémoires, souvenirs et discours réimprimés. Le jour où le commis de l’éditeur lui porte à son hôtel la monnaie de sa gloire, il méprise Guizot comme un gueux, Villemain comme un cuistre, Thiers comme un écrivassier, et Lamartine comme un forçat du travail.
— Amen ! Dans tout cela, je ne vois pas ce qu’il a fait de son neveu, notre ancien sous-préfet, M. Gérard Bonnevelle ?
— Il n’y a plus de Bonnevelle, mon pauvre ami.
— Mort ?
— Comme le phénix, pour renaître sous un plumage neuf. Par arrêté de S. Ex. le garde des sceaux, M. Gérard Bonnevelle, ancien préfet, a été autorisé à prendre le nom d’Estrangeville, sous lequel il était généralement connu depuis six mois. C’est le nom d’un fief de Normandie qui lui fut apporté en dot par la fille de haut et puissant seigneur M. Gobelot-Trinquelot, filateur ; un prince de la roture ! La noblesse de la province voudrait bien s’affilier le sire d’Estrangeville ; on lui donne déjà du baron par le nez, et on lui dit : les gens de notre sorte. Mais il ménage la chèvre et le chou et se tient prudemment entre deux eaux, par les conseils de son oncle.
— Pas maladroit, le vieux Champion ! Et M. de Saint-Clodoald ? a-t-il aussi épousé un château, celui-là ?
— Saint-Clodoald s’appelle aujourd’hui Claudius Lampeigne : le papillon est redevenu chenille en 1848. L’argent de son fameux journal était mangé ou bu depuis longtemps ; il a profité de la liberté illimitée de la presse pour en fonder un autre. Cela s’appelait… je ne sais plus comment, peut-être bien la Barricade. Mais Claudius ayant remarqué que le premier numéro de son journal s’était vendu à dix mille exemplaires, et le deuxième à trois cents, fit une réflexion tout à fait neuve et judicieuse. “Citoyen prince, me dit-il un jour, en venant m’emprunter quelques louis, j’ai découvert qu’un journal pouvait gagner beaucoup d’argent à la condition expresse de ne paraître qu’une fois. La France est pleine de curieux qui veulent tout lire et de collectionneurs qui veulent tout avoir. Dès qu’un journal nouveau montre son nez dans la rue, ces gens-là se jettent dessus comme la pauvreté sur le monde. Ah ! bonnes gens ! vous voulez du nouveau ! On va vous en servir. J’ai une trentaine de vieux articles en portefeuille, j’ai crédit chez l’imprimeur et le marchand de papier ; avec ça on peut entrer en campagne. Dès demain, je m’adonne à la fabrication des numéros spécimens. Je publie coup sur coup le Réac, le Démoc soc, le Fléau des propriétaires, le Drapeau des propriétaires, le Conseiller des locataires, la Lanterne, la Potence, la Guillotine, le Niveau, le Drapeau blanc, le Drapeau bleu, le Drapeau rouge, le 89, le 93, le Salut de la société, le Pacificateur des rues, la Voix des égouts, la Voix de la conscience, la Voix des clubs et la Voirie. La même rédaction peut servir à tout cela ; il n’y a que le titre à changer, car les badauds n’achètent que le titre. Et notez qu’un numéro spécimen a le privilège de se vendre trois jours de suite à Paris, sans compter la province et l’exportation !” Il l’a fait comme il l’avait dit, et c’est ce qui vous explique cette éclosion prodigieuse de feuilles insignifiantes où rien n’était nouveau, que le titre. Peut-être avez-vous cru, comme le public innocent, que la révolution avait fait jaillir entre les pavés un déluge de journalistes. Cette foule, mon cher, c’était Claudius Lampeigne, qui se multipliait pour gagner de l’argent. Il en gagna beaucoup, mais il en dépensait davantage, et le jour où Cavaignac ruina son industrie en rétablissant le cautionnement, il se trouva plus gueux qu’il ne l’avait jamais été. Il hésita quelque temps entre l’exil en Belgique et la prison pour dettes ; ses créanciers ne lui laissaient pas d’autre parti à prendre. Il opta pour l’exil, mais il choisit son moment, en homme qui sait la vie. C’est le lendemain d’une échauffourée qu’il franchit la frontière en lançant derrière lui je ne sais quelle proclamation républicaine. Il n’en fallait pas davantage, en ce temps-là, pour transformer un banqueroutier en martyr. La Belgique hospitalière lui tendit les bras ; l’émigration démocratique oublia son passé pour ne voir que son courage ; on écorna le pain des vrais exilés pour servir une ration à ce sauteur. Un créancier malin (où diable l’esprit va-t-il se nicher ?) lui a joué un bon tour la semaine dernière. Il a demandé la grâce de Lampeigne et obtenu que ce grand citoyen pût rentrer à Paris, voire à Clichy, sans conditions. À cette fin, notre ambassadeur à Bruxelles lui fit remettre un passe-port en règle, mais Claudius ne s’embarrassa point pour si peu. “Si vous voulez que je revienne en France, répondit-il, commencez par en faire sortir les sept millions cinq cent mille électeurs qui ont voté la servitude de mon pays !” Le mot a fait fortune ; Claudius est populaire, on le cite comme un pur, et son parti ne le laisse manquer de rien.
» Le bonhomme Durier, dont nous n’avons encore rien dit, est lancé à fond de train sur le chemin de la fortune. Avec cent vingt mille francs d’argent comptant, il a repris un théâtre dont le directeur avait fait faillite, suivant un usage assez répandu. Inutile d’ajouter qu’il a rouvert par une grande pièce de MM. Champagne et Saint-Firmin. Il n’avait pas collaboré avec eux, il n’était pour rien dans la pièce, il ne touchait pas un sou de droits d’auteur ! C’est du moins ce qu’il a déclaré lui-même devant le comité des auteurs dramatiques, ajoutant qu’il était prêt à le jurer solennellement sur la vertu de sa jeune première. Que la pièce fût de trois auteurs ou de deux seulement, il est certain qu’elle ne valait pas le diable. Champagne et Saint-Firmin se remirent à l’œuvre et bâclèrent coup sur coup quarante ou cinquante actes qui obéirent l’un après l’autre aux lois immuables de la gravitation. Mais il y a deux ans, lorsque les créanciers du théâtre commençaient à refuser les billets de faveur, M. Durier eut une idée. Il convoqua Champagne et Saint-Firmin, et leur dit :
» — Mes enfants, nous sommes des ânes. Nous nous donnons un mal de chien pour machiner des intrigues, amener des situations, filer des scènes, enchâsser des mots à effet, et le public ne nous en sait aucun gré. Pourquoi ? Parce qu’au jour d’aujourd’hui, le public des théâtres est exclusivement composé d’Anglais, d’Allemands, d’Américains, d’Espagnols, de Japonais, d’Auvergnats ; tous gens qui ne comprennent ni notre esprit ni nos calembours, ni même notre langue, et qui croient que nous faisons des mots pour le plaisir de les humilier. Les Parisiens, qui seraient en état de nous apprécier, ne viennent plus au spectacle. C’est un plaisir trop cher pour eux, et d’ailleurs ils aiment mieux aller passer la soirée à Saint-Germain ou à Chatou. Écrivons une pièce pour les étrangers, et notre fortune est faite ! Il s’agit de trouver un titre clair, facile à comprendre sans dictionnaire de poche, quelque chose d’européen, d’universel, d’humain. Par exemple, la Casserole d’argent, voilà mon idée. Les peuplades les plus sauvages se servent de casseroles, et lorsqu’un étranger arrive jusqu’à Paris, c’est signe qu’il connaît l’usage de l’argent. La Casserole d’argent fera bien sur l’affiche ; reste à creuser l’idée et à en tirer les éléments qu’elle renferme. Mais pas de bêtises ! Rien de nouveau, rien d’imprévu, pas de rébus à déchiffrer et le moins de dialogue possible. J’aurai des décors, des changements à vue, des costumes tout neufs et deux cents paires de jambes choisies dans ce que Paris offre de plus confortable. “— Et des capitaux ? dit Saint-Firmin. — Mon pauvre vieux, répondit le sage Durier, ton innocence me fait de la peine. Je t’annonce deux cents paires de jambes et tu t’inquiètes des capitaux ! Ne sais-tu pas que les jambes se montrent gratis sur tout théâtre un peu respectable ? et qu’elles s’habillent à leurs frais ? et qu’elles amènent à leur suite un tel encombrement de capitalistes et de capitaux que le directeur ne sait plus où les mettre ? Canonniers ! à votre pièce ! Nous lisons dans trois jours et nous jouons dans trois semaines. Mais surtout pas d’esprit ! Les épinards sont la mort au beurre, l’esprit est la mort aux directeurs !” Il fut servi à souhait. La Casserole d’argent, qui attrapera tantôt sa six centième représentation, est une des œuvres qui font le plus d’honneur à la stupidité française. Les Esquimaux viennent la voir, par simple patriotisme, histoire de constater qu’ils sont plus spirituels que nous. Durier encaisse tous les soirs cinq ou six mille francs de recette ; il a deux mille francs de frais au maximum ; il touche, en dehors de ses bénéfices, la moitié des droits d’auteur. Si la pièce fait encore six mois (et il n’y a pas de raison pour qu’elle ne dure pas six années) l’intelligent directeur sortira des affaires avec un million sonnant !
— Voilà qui va bien, dit le baron. Cette vieille canaille de Durier s’est tirée d’embarras, comme Saint-Clodoald, Champion, Jeffs, Bonnevelle, le beau sénateur de Trébizonde, et tous ceux qui ont travaillé à la ruine de Frauenbourg. Madelon seule a expié ses petites scélératesses… Elle s’est empoisonnée à Naples, dit-on, par désespoir d’amour, lorsque le fameux ténor, don Antonio Pajaro, la quitta pour une vieille Anglaise.
— Quant à cela, mon cher, c’était dans l’ordre. Une mort obscure dans une maison meublée du quai Sainte-Lucie, voilà ce qu’elle pouvait espérer de mieux. Le règne des Madelons n’a qu’un temps. Leur origine et leur fin sont des mystères fangeux que le monde n’approfondit guère. Ces existences brillantes s’écoulent entre une source inconnue comme celle du Nil, et une fin plate et marécageuse comme celle du Rhin.
— Quel âge aurait-elle aujourd’hui ? dit Hubert.
— Quel âge avait-elle en 1840 ? Personne ne l’a jamais su, mais elle n’était déjà plus de la première jeunesse. On disait en ce temps-là qu’elle était née vers 1810 ou 1815. Dans la première hypothèse elle aurait quarante-trois ans ; dans la seconde, elle en aurait trente-huit. Mais quarante-trois ou trente-huit, pour une femme qui a mené la vie tambour battant, c’est plus d’un siècle ! »
Tandis qu’il proférait ce blasphème, son valet de chambre lui apporta une carte de visite sur un plateau de vermeil. Astolphe se retourna d’un air ennuyé, comme un homme qui s’est rajeuni de dix ans par une petite débauche de bavardage et qui n’est pas d’humeur à introduire les importuns. Il prit la carte et s’écria :
« La comtesse Léna ! Qui diable est-ce ? La connais-tu, Vincent ?
— Non, monsieur ; mais c’est une personne superbe, le modèle qu’affectionne monsieur le duc. Elle porte un cachemire des Indes qui vaut six mille francs comme un liard, et elle se vante d’être une vieille amie de monsieur.
— Une vieille amie ? est-elle vieille ou jeune ?
— Jeune ! jeune ! monsieur le duc.
— Alors, c’est Zélie ou Cornélie. Je ne connais plus de femme du monde : vous n’êtes pas de trop, mon cher baron. Toi, fais-la entrer ici. »
Hubert éteignit sa pipe et chassa la fumée par les fenêtres à grands coups de serviette.
« Non, mon cher, disait-il, j’aime mieux vous laisser seul avec cette dame. Ou plutôt allez la recevoir au salon ; vous me retrouverez ici.
— Restez, vous dis-je ! Croyez-vous donc, morbleu ! que, pour une comtesse de contrebande, je vais brûler la politesse à un vieil ami ? »
La porte s’ouvrit et Vincent s’effaça pour livrer passage à une fort belle personne : ce n’était pas Zélie, ni même Cornélie, c’était Madelon.
Elle s’arrêta un instant sur le seuil, comme les premiers sujets du boulevard lorsqu’ils donnent aux claqueurs le temps de chauffer leur entrée. Debout dans sa taille élégante, elle souriait pour montrer ses dents et savourait avec un plaisir visible l’ébahissement de son public.
C’était bien l’ancienne Madelon de Paris et de Frauenbourg, aussi jeune qu’autrefois, et peut-être plus jolie. Elle n’avait point perdu ses avantages : elle les avait changés. Le corps était un peu moins svelte, mais il accusait des formes beaucoup plus riches ; les traits du visage semblaient mieux dessinés, le teint brillait d’un éclat plus éblouissant ; les yeux rehaussés d’un imperceptible filet de bistre semblaient à la fois plus langoureux et plus vifs. Assurément, un art discret avait passé par là ; mais la nature était pour beaucoup dans cette conservation insolente.
« Eh ! mon pauvre Astolphe, s’écria-t-elle, vous voilà tout pétrifié. Vous ouvrez des yeux plus grands que des portes d’église ! C’est bien moi, Madeleine, dite Madelon, dite Schottisch, comme dit la chanson de M. le préfet. Suis-je donc méconnaissable ?
— D’où diable sortez-vous ?
— Ça, c’est toute une histoire, mais je ne sors pas des enfers, et vous n’avez nul besoin de me faire exorciser. J’arrive d’Allemagne, s’il vous faut des renseignements précis ; mon nouveau nom aurait dû vous l’apprendre. Madeleine : Léna ; c’est une traduction.
— Traduction libre, ma chère ; il y a un mot ajouté.
— Et lequel ?
— Comtesse, donc ! Vous étiez Madeleine tout court.
— Et maintenant je suis comtesse tout du long. C’est un prince souverain qui m’a ornée de cette épithète.
— Et l’on dit que la noblesse s’en va !
— Elle s’en va et elle s’en vient, mon pauvre bon, comme toutes les choses de ce monde. Moi, je m’en viens acheter votre hôtel de la rue d’Anjou et votre terre de Cambry, si vous êtes toujours en humeur de les vendre. »
Astolphe se demanda tout haut s’il était bien éveillé :
« Pardonnez-moi, ma chère, dit-il à Madelon ; et d’abord asseyez-vous. C’est que deux minutes avant votre arrivée, mon ami ici présent me contait les détails de votre mort… Mais, à propos ! où donc avais-je l’esprit ? Permettez que je vous présente M. le baron de Guernay. »
Le pauvre Hubert s’avança, plus rouge qu’une pivoine, et littéralement suffoqué par une pléthore d’idées, de raisonnements et de sentiments contradictoires. Elle lui tendit la main sans perdre contenance et lui dit avec un sourire tout à fait cordial :
« Mon cher Guernay, je ne vous avais pas reconnu à première vue, car vous êtes (soit dit sans reproche) un peu changé depuis le temps. Mais je n’oublierai jamais les bons moments que nous avons passés ensemble, et je compte que vous me garderez un coin dans votre amitié. Habitez-vous Paris, maintenant ? »
Le malheureux balbutia je ne sais quelle réponse embrouillée, mais elle ne l’écoutait déjà plus.
« Moi, dit-elle, j’ai traversé des temps difficiles depuis notre dernière rencontre. Mais à quoi nous servirait-il d’être des femmes légères, si nous ne revenions pas sur l’eau ? L’expérience m’a profité ; j’ai fait des réflexions sérieuses ; je commence à comprendre que je n’aurai pas toujours vingt ans, et je viens prendre ici mes quartiers de vieillesse. Assez de fantaisie comme ça ! C’est du solide qu’il me faut. Un bon hôtel bien confortable dans un quartier où les porteurs d’eau ne vous réveillent pas à cinq heures du matin ; un honnête vieux château, ni trop près ni trop loin de la ville, à deux relais par exemple. Aussitôt que j’ai su Cambry à vendre, j’ai dit : voilà !
— Pardon, ma chère ; avez-vous quelque idée de la valeur de Cambry ?
— On m’a dit quatre millions ; ce n’est pas un prix déraisonnable. Quatre et deux pour l’hôtel feront six. Je vous enverrai mon notaire. Les fonds sont déposés chez Samuel Rotterdam ; mais, pour Dieu ! dépêchons-nous ! Je suis en camp volant à l’hôtel du Rhin, et vous ne sauriez croire combien il me tarde d’emménager chez moi. Je me contenterai provisoirement du mobilier de vos ancêtres, tant j’ai hâte d’en finir avec la vie d’auberge. Sans compter que j’attends huit chevaux du Nedjed qu’on m’a débarqués avant hier à Marseille, et du diable si je sais où les fourrer ?
— Or çà, ma belle, vous avez donc dévalisé un empire ? Six millions ne se trouvent pas tous les jours dans le pas d’une jolie femme. »
Elle répondit avec simplicité :
« Je n’ai pas six millions ; j’en ai quinze. Vous supposez bien que je n’achète pas votre hôtel et votre château pour y manger des pommes de terre frites.
— C’est évident. Mais de même que les archéologues se demandent combien il a fallu tuer de pauvres juifs pour construire une pyramide, je serais curieux de savoir…
— Mon cher, tout cela me vient d’une seule personne qui m’a fort peu quittée depuis deux ans. Vous avez entendu dire que je m’étais empoisonnée à Naples pour un mauvais chenapan de ténor espagnol. C’est absurde, mais je l’aimais, et je suis bête à couper au couteau lorsque j’ai le cœur pris. Donc j’avais éloigné Frédégonde, j’étais étendue sur mon lit de douleur et je m’en allais tout doucement vers l’autre monde sans passe-port de la Faculté, lorsqu’un grand Monsieur à moustaches jaunes enfonça la porte de ma chambre. Il avait entendu mes gémissements par un hasard providentiel (comme on dit dans les feuilles publiques), attendu qu’il demeurait porte à porte avec moi. Il me soigna par charité et bientôt par amour, car j’avais profité de mon agonie pour faire sa conquête. Il paraît, mes doux agneaux, que je râle dans la perfection. Comme la veuve Lenoît ne m’a jamais appris cela, j’en conclus que c’est un don de la nature. Bref, le bon Mathias égaya ma convalescence par une série de déclarations qui ne me trouvèrent pas insensible. Mon pauvre cœur, froissé, meurtri, ensanglanté par une déception cruelle, se laissa dorloter comme un grand enfant qu’il était. Le bien-aimé était major en disponibilité dans l’armée autrichienne ; son père, un vieux podagre dont il ne parlait pas souvent, lui servait ric et rac une pension de trois cent soixante-quinze francs par mois. Eh bien ? nous avons été riches avec cela, sous le beau ciel des Deux-Siciles. Le vin blanc de Capri ne coûtait que trente sous la bouteille, et l’on avait pour douze sous une admirable platée de macaroni au jus. Ah ! le bon temps ! Nous faisions de longues promenades au bord de la mer, du côté de Baïa, et le soir, quand la brise fraîchissait un peu, nous revenions sous le même manteau, comme Paul et Virginie !
— Hum ! » fit Astolphe. (C’était sans doute pour chasser une arête qui lui demeurait au gosier.)
Madelon profita de ce temps pour reprendre haleine, et poursuivit :
« Un jour, Mathias reçut la visite d’un vieux courtisan vêtu de noir qui était accouru en poste. J’appris alors que le podagre s’appelait Mathias XXIII, prince souverain de Teufelsschwantz, et qu’il était mort d’une goutte remontée. Mon grand chéri héritait de son père, à l’âge de vingt-sept ans ! Trois millions de revenu, mes amis, et le droit de frapper monnaie ! Savez-vous que c’est beau, d’être prince de cette façon-là ? Prince de fait et pas seulement de nom, comme vous, mon pauvre Astolphe ! Contempler sa portraiture exacte et ressemblante sur les pièces de douze sous ! C’est ça qui n’est pas bourgeois, mon brave homme !
— Comment donc, ma brave femme ? C’est le rêve de toutes les belles âmes. Mais, chère amie, si le prince de Teufelsschwantz a trois millions de revenu et s’il vous en donne quinze en deux ans, m’est avis que sa principauté sera dans peu sur la paille.
— En vérité ? Vous avez trouvé ça tout seul ? Eh bien ! moi, mon bon, j’ai trouvé autre chose.
— Quoi donc ?
— L’art de manger le capital sans écorner les revenus.
— Peste ! il fallait découvrir cela dix ans plus tôt, dans l’intérêt de quelques-uns de vos amis.
— Mais ma recette n’est pas à la portée de tout le monde ; elle ne peut servir qu’aux princes absolus, et vous n’êtes, sans offense, qu’un prince relatif.
— Nous l’avons dit. »
Elle fit le geste d’un orateur de l’école doctrinaire, qui insinue gravement la main droite dans le châle de son gilet :
« Plus d’une fois, dit-elle, dans mes réflexions sur les finances, j’avais admiré la folie de tous les gouvernements de l’Europe, qui ont un domaine et oublient de l’aliéner. Je définis le domaine, un bien généralement mal administré, qui rapporte au plus deux pour cent, et ne paye pas d’impôt. Si un simple particulier empruntait de l’argent à cinq pour le plaisir de garder une propriété qui rend deux, ses parents s’empresseraient de le faire interdire. Or, presque tous les gouvernements de l’Europe en sont là. Ils ont une dette dont les intérêts se servent à cinq, et un domaine qui, tous frais payés, rend à peine un et demi. J’ai prouvé à Mathias qu’il devait aliéner son domaine. Le pauvre garçon voulait ouvrir un emprunt pour me donner des diamants : quelle folie ! Le domaine vendu, nous aurons une centaine de millions à dépenser joyeusement. Et comme il ne faut pas que nos revenus soient victimes de l’aliénation du capital, nous mettrons un impôt de trois millions sur nos imbéciles de sujets. Ils n’ont jamais payé de contributions, ces sauvages ! Ne fallait-il pas, et plus tôt que plus tard, les élever au niveau de l’Europe civilisée ? ils vont crier, c’est prévu. Mais nos ancêtres ont eu le bon esprit de ne leur accorder ni charte, ni représentation nationale. Donc ils seront obligés de crier à huis clos. Et, s’ils font les méchants, on leur enverra toutes les armées de la confédération germanique ! Nous avons des voisins puissants qui seront trop heureux de bâtonner le Teufelsschwantz pour l’amour du droit divin. Voilà, mes chers amis, comme j’entends la politique !
— Mais, dit Astolphe, combien sont-ils ?
— Qui ?
— Les sujets de Mathias XXIV.
— Nous en avons dix-sept mille, y compris les enfants à la mamelle.
— Savez-vous que trois millions répartis sur dix-sept mille individus font plus de cent soixante-quinze francs par tête ? et que les pauvres diables de Teufelsschwantz vont être, grâce à vous, les citoyens les plus imposés de l’Europe ?
— Je n’y vois pas d’inconvénient. C’est pain bénit de plumer ces Allemands-là : ils sont si bêtes !
— Allons ! je vois que Teufelsschwantz n’aura rien à envier à Frauenbourg.
— Frauenbourg ? À propos ! n’est-ce pas le nom de cette petite ville d’Alsace où vous m’avez mariée dans les temps ?
— Vous vous souvenez de ce détail ? Vous avez de la mémoire !
— Et mon mari ? Est-il mort ?
— Il n’a garde ! C’est un homme qui tient à la vie par quelques millions d’agrafes de la grosseur d’une pièce de vingt sous.
— Quel dommage ; car enfin Mathias m’épouserait si j’étais veuve. Sans cela, rien de fait. J’ai interrogé les jurisconsultes ; la bigamie est formellement interdite par les lois de notre principauté. Dites donc, est-ce que Jeffs a toujours le même père ?
— Préparez-vous à un coup terrible : le vieux n’est plus !
— Ah ? tant pis ! C’était un type.
— Mais vous-même, chère belle, vous aviez un petit frère qui n’était pas mal dans son genre.
— Oh ! maintenant, c’est un homme posé. Nous avons fait la paix. Il est à Teufelsschwantz, dans les finances.
— Heureux pays !
— Frédégonde y est aussi. Je l’ai mise avec le chevalier de Katzenpels, un homme superbe, qui porte l’habit à la française avec un chic !…
— Et M. Jean ? Qu’est-ce qu’il dit de ça ?
— Jean n’a guère le temps d’y penser : il est fermier des jeux. Car j’ai fondé une roulette à Teufelsschwantz ! Toutes les herbes de la Saint-Jean !
— Décidément vos sujets vous élèveront une statue, s’ils ne sont pas des ingrats.
— Vous croyez rire ? Eh bien ! je suis adorée. C’est un besoin inné chez les peuplades germaniques : il faut, bon gré, mal gré, qu’elles adorent quelqu’un.
— Les Français sont de même, mais avec un peu plus de discernement. Et tenez, à ce propos, je dois vous prévenir que la terre de Cambry est grevée de certaine hypothèque…
— Bah ! laquelle ?
— Le dévouement des fermiers à leurs anciens propriétaires. Lorsque ces braves gens ont appris que je voulais vendre, ils sont venus m’offrir toutes leurs économies, qui ne laissaient pas de faire un total assez imposant.
— Voyez-vous ça ! Mais l’hypothèque ?
— J’ai peur que vous soyez mal reçue quand vous irez prendre possession du château.
— Basta ! Les paysans sont des hommes, et les hommes, ça me connaît. Je les regarderai d’une certaine façon, et les plus récalcitrants jetteront leurs casquettes aux étoiles en criant : Vive madame la comtesse ! Envoyez-moi votre notaire avant six heures, ou apportez-moi les papiers vous-même, si le cœur vous en dit. Je serai toujours heureuse de vous voir, car enfin vous êtes une curiosité dans ma vie ! Le seul homme qui m’ait résisté !
— Et réciproquement.
— Le mot est dur ; mais, de vous, les injures me plaisent. Elles me prouvent que je ne vous suis pas encore indifférente, vieil enfant ! Quant à M. de Guernay, qui a la figure rouge comme une praline, je lui octroie aussi les grandes et petites entrées. Il s’est fait un peu trop meublant, mais il n’est pas devenu bavard, c’est une justice à lui rendre. À bientôt, mes très-chers ! »
Astolphe reconduisit la comtesse à sa voiture, puis il vint réveiller le pauvre baron, qui semblait enseveli dans une méditation épaisse.
« À quoi donc pensez-vous ? lui dit-il. Vous a-t-elle ensorcelé de nouveau ?
— Non, répondit Hubert, mais je ne sais comment exprimer ce que j’éprouve. C’est un… c’est une…
— Allons ! tranchez le mot : c’est une indigestion de mépris. Quelle immonde et détestable créature ! Comprend-on ce grand imbécile d’Allemand qui va se livrer à elle pieds et poings liés avec son pauvre petit peuple ?
— Nous, au moins, nous avions une excuse : elle était plus jeune et plus jolie qu’à présent !
— Elle n’a jamais été jolie, et je crois, le diable m’emporte, qu’elle n’a jamais été jeune ! Maintenant c’est une ruine, un monument historique, un vieux sphinx ébréché, une médaille usée par la triture de trois ou quatre générations, et Dieu permet qu’il se trouve un archéologue assez bête pour entreprendre de redorer cela !
— Elle a eu raison d’amener un Allemand avec elle, car elle n’aurait pas fait florès à Paris.
— D’autant qu’elle est terriblement connue. Lorsqu’un tableau est resté six mois à l’étalage d’un marchand, les amateurs n’en veulent plus. Une femme qui traîne depuis 1810 à tous les étalages de l’Europe, comment pourrait-elle attirer les chalands ?
— La comparaison lui va d’autant mieux qu’elle se peint la figure.
— À qui le dites-vous ? C’est un pastel ambulant. Je ne retrouve pas même en elle ce je ne sais quoi qui m’a tenu un instant sous le charme. Elle me fait le même effet que ces sculptures d’un mobilier bourgeois dont la finesse est comme empâtée sous plusieurs couches de couleur. Pauvre prince de Teufelsschwantz ! il doit blanchir ses manches d’habits lorsqu’il embrasse sa maîtresse !
— Savez-vous bien, reprit Hubert, qu’elle ne l’a pas choisi aveuglément, comme elle voudrait nous le faire croire ? Je suis sûr qu’elle avait mis le nez dans les paperasses de son mari, et Jeffs a fait autrefois de grandes affaires avec le vieux Mathias XXIII.
— À la bonne heure ! Cet amour impromptu pour un simple officier contrariait mon entendement par un air de générosité invraisemblable. Madelon n’est pas femme à acheter chat en poche. Oh ! non !
— Avec tout ça, elle va s’installer à Paris, dans une maison où vos parents n’auraient pas voulu des siens pour domestiques. Qui diable va-t-elle recevoir là dedans ?
— Personne au monde, cher ami. Les bohèmes les moins dégoûtés ne daigneront jamais dîner chez elle. Il y a des tapis plus crottants que le macadam, tout le monde sent cela !
— Vous ne comptez pas la revoir avant la signature de la vente ?
— Non ! ni avant, ni après ; le notaire a mes pouvoirs. Et vous ?
— Oh ! moi, il me tarde de retourner à Frauenbourg. Si je rencontre aujourd’hui le chef du personnel des finances, je partirai demain, foi de meunier ! »
Cependant, lorsque le duc de Cambry fit sa visite à l’hôtel du Rhin, c’est-à-dire le même jour avant six heures, il y trouva Madelon en tête-à-tête avec Guernay fort endimanché. Chacun des deux amis parut assez confus de rencontrer l’autre. Madelon dit au duc :
« Arrivez, cher ami ! vous tombez comme Mars en carême. Croiriez-vous que cet énorme Alsacien s’est laissé prendre d’un revenez-y pour votre indigne servante ! Il veut absolument me consacrer sa vie et me servir comme esclave ou comme laquais, n’ayant plus autre chose à m’offrir ! Passez votre chemin, mon brave homme ! on vous a donné. Ah ! s’il s’agissait de vous, mon cher Astolphe, je ne dirais peut-être pas non : vous êtes la seule omission de ma jeunesse, mon desideratum, pour parler savamment. Mais je suis une vieille femme ; vous ne voudriez plus de moi ! »
Astolphe se récria, en homme bien élevé.
« Chut ! dit-elle, j’entends des bottes d’outre-Rhin ; voici le maître de mes destinées. »
La porte s’ouvrit, et l’on vit paraître un long jeune homme de trente ans, plus blond que nature. Ses grands pieds, ses mains timides qui ne savaient où se mettre, ses bijoux trop éclatants et sa chemise brodée annonçaient ou dénonçaient son origine exotique. Il avait la figure extraordinairement rose, et il épongeait de grosses gouttes sur son front, d’un air dégagé. Madelon le présenta aux deux Français avec toute l’aisance d’une grande dame qui fait les honneurs de son salon. Il s’essuya le front comme pour en arracher la peau, et fit au duc de Cambry un salut de capitaine à maréchal de France. Sans manquer de politesse envers M. de Guernay, il laissa voir qu’il le cotait, sur sa mine, comme un bon sous-officier.
Tandis qu’il s’efforçait d’engager une espèce de conversation sur le beau temps et les phases de la lune, Madelon lui vint en aide et conta la promenade qu’elle avait faite aux Champs-Élysées. « Figurez-vous, dit-elle, que j’ai retrouvé là cinquante visages de connaissance que je croyais enterrés depuis longtemps. Vingt femmes qui pourraient être mes grand’mères brillaient de tout l’éclat de leur ancienne jeunesse ; seulement elles ont plus de cheveux qu’en 1840, parce que la mode est aux cheveux touffus. J’ai revu Nana, Joliette, Lucie Rabatjoie, Marco, Lili Groom et la sempiternelle Marie Lafougère, qui a soufflé Charles VII à Agnès Sorel, si la légende ne ment pas ! Et l’on ose imprimer que la vie de Paris est fatigante ! Pour les hommes, je ne dis pas. Les sept ou huit que j’ai reconnus étaient un peu sur leurs boulets. Mais c’est à Paris, et dans le monde galant, qu’il faut chercher la femme antédiluvienne. L’homme passe, la femme reste !… »
Un domestique interrompit sa tirade en annonçant que le notaire de M. de Cambry, M. Prosper Bridelin, demandait audience à Madame.
« Tiens ! dit-elle à Astolphe, vous avez le même notaire que moi ! Pardon si je vous quitte un instant pour conférer avec lui ; les affaires sont les affaires. »
S.A. Mathias XXIV, resté seul avec les deux Français, recommença à s’essuyer le front et à tirer ses manchettes hors de sa redingote pour montrer qu’il portait des boutons de brillants. Puis il ramassa toutes ses forces comme un homme qui comparaît devant le jury dans une affaire capitale, et il dit au duc de Cambry, avec un accent des plus prononcés :
« Avouez, cher duc, que vous vous moquez un peu de moi ? »
Astolphe ne savait pas où l’altesse voulait en venir ; mais, à tout hasard, il protesta qu’il ne se moquait de personne.
« Si, si, répondit le prince Mathias. Je devine ce qu’on doit dire à Paris. On me croit peut-être amoureux de cette femme trop connue !
— Mais, quand vous aimeriez la comtesse Léna ?
— Allons donc, mon cher ! pour qui me prenez-vous ? J’ai l’air de me ruiner pour elle ; voilà ce qui vous met tous dans l’erreur. La vérité est qu’étant très-riche et ne sachant que faire de mon argent ; étant parfaitement inconnu en Europe et désirant acquérir un peu de notoriété, j’ai jeté les yeux sur une femme célèbre par son gaspillage. À quoi me servirait-il d’avoir cinquante chevaux à l’écurie, puisque je ne puis en monter plus d’un ou en atteler plus de quatre à la fois ? C’est elle qui se chargera d’afficher mon luxe, et c’est pourquoi je l’ai choisie. La mode bourgeoise de notre siècle ne permet pas qu’un homme porte des étoffes de soie ou des fourrures d’hermine ; il faut donc trouver une femme qui endosse ces affaires-là pour nous. J’aurais beau faire à Paris pour éblouir les gens à moi seul, je n’en viendrais jamais à bout. J’ai des diamants pour trois ou quatre millions ; comment les montrer aux Français si je ne les mets pas sur la tête d’une femme ? Voilà. M’avez-vous compris ? Il me semble que comme ça je dois en peu de temps devenir célèbre. Mais pour rien au monde je ne voudrais qu’on me crût amoureux après tant d’autres : vous entendez ? »
Ah ! qu’il mentait maladroitement, le fils de la naïve Allemagne ! Madelon reparut, après avoir congédié le notaire, et elle se mit à jouer avec son prince comme une chatte avec un peloton de laine. Elle le faisait rire, elle le rendait pensif, elle lui commandait de l’œil, elle le menait plus sûrement qu’aucun maître d’école n’a jamais mené son élève le plus docile ! Le jeu devint embarrassant pour Astolphe ; il prit congé et entraîna Hubert avec lui.
Dans l’escalier, le duc gronda son ami de l’imprudence qu’il avait faite.
« Que diable venait-il chercher là ? Il aurait dû pourtant être guéri d’une passion funeste et dégradante ! Sa présence chez Madelon, après tous les malheurs qu’elle avait causés autour de lui, n’avait pas d’excuse !
— Mais, répondit le baron tout pantois, c’est la curiosité pure…
— Imprudence, mon cher ! Qui aime le danger y périra.
— Mais vous-même…
— Oh ! moi, c’est différent. Je venais pour discuter l’acte de vente. D’ailleurs, je suis garçon, je suis libre, je ne peux nuire qu’à moi-même, et surtout je suis bronzé. Quant à vous, vos affaires, vos devoirs, votre famille, ce qu’il y a de plus précieux, de plus obligatoire, de plus sacré, vous appelle à Frauenbourg !
— Tudieu ! quelle chaleur ! un jaloux ne dirait pas mieux.
— Vous êtes provincial, mon pauvre garçon ; bonsoir ! »
Il lui tourna le dos, mais il revint à lui et le rattrapa au bout de la rue :
« Sérieusement, lui dit-il, je serais désolé de vous voir repris dans ces toiles d’araignée. Vous êtes à Paris ; je suis votre hôte depuis ce matin ; je réponds de vous à votre famille. Dînons ensemble, allons finir la soirée au théâtre, puisque le spectacle vous amuse encore ; vous souperez chez moi, on vous fera un lit, j’enverrai prendre vos bagages à l’hôtel, et demain matin je vous embarquerai moi-même. Ma conscience est assez chargée de malheurs ; je ne veux pas que votre femme et vos enfants aient le droit de me maudire. »
M. de Guernay allégua mille excuses ; il était venu pour affaires ; il ne pouvait quitter Paris avant d’avoir obtenu une place pour son fils.
« Je me charge de tout, répondit le bouillant Astolphe. Votre fils sera placé ; j’ai encore quelques amis, grâce à Dieu ! comptez sur moi ! »
Il ne lâcha ce cher baron que sur le marche-pied de la diligence, et je crois même qu’il prit soin de le recommander au conducteur.
Un mois après, Hubert reçut la lettre suivante :
« Cher ami, votre fils entre au ministère avec 1 500 francs par an, sans aucun surnumérariat. Ne me remerciez point. Ce résultat est dû à la toute-puissante intervention d’une personne aussi distinguée par les qualités de son cœur que par son esprit et sa beauté. Elle voit à ses pieds tout ce qu’il y a d’illustre dans Paris ; nos braves paysans de Cambry l’adorent comme une fée bienfaisante ; si vous êtes galant homme, vous ferez en sorte qu’on lui rende la même justice à Frauenbourg. Sa conduite, sa bonté et sa grâce devraient imposer silence à la malignité des provinciaux, quand même la comtesse Léna aurait eu quelque peccadille dans son passé, ce qui (soit dit entre nous) me paraît au moins problématique.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
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Mars 2025
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[1] Comme le t et le d se prononcent absolument de même à Frauenbourg, on les distingue par les noms de t barré et de t rond.