Albert Adès

 

 

 

UN ROI TOUT NU

 

 

 

(1922)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 5

I. 5

II. 11

III. 19

DEUXIÈME PARTIE.. 29

I. 29

II. 38

III. 45

IV.. 49

V.. 55

VI. 60

VII. 68

VIII. 77

TROISIÈME PARTIE.. 86

I. 86

II. 93

III. 100

IV.. 109

V.. 118

VI. 129

VII. 140

QUATRIÈME PARTIE.. 147

I. 147

II. 153

III. 157

IV.. 167

V.. 171

VI. 179

VII. 188

VIII. 193

IX.. 201

X.. 213

XI. 218

XII. 225

XIII. 230

XIV.. 238

CINQUIÈME PARTIE.. 242

I. 242

II. 249

III. 256

À propos de cette édition électronique. 265

 

Plus tard, quand je serai mort, mes livres serrés entre d’autres livres pourront attirer un regard. Et dès qu’un d’eux sera ouvert, ma pensée jaillira comme aujourd’hui, reprenant le fil d’une vieille histoire.

 

A. – A.

PREMIÈRE PARTIE

I

Par toutes les fenêtres, on vit, ce matin-là, un ciel de satin bleu tendu sur la ville. Lorsque Sentilhes tira les stores de sa verrière, il reçut le soleil en plein visage et une bouffée d’air parfumé fit flamber sa joie.

 

– Vraiment, dit-il à mi-voix se parlant à lui-même, une matinée comme celle-ci… oui, vraiment…

 

Il lui arrivait souvent de commencer une phrase sans pouvoir la faire aboutir à une idée. Pendant quelques instants, il prononça d’un ton contenu des paroles vagues et enthousiastes.

 

De minute en minute, la vie gagnait le quartier. Des volets s’ouvraient avec fracas. Une femme apparaissait, les cheveux relevés d’un tourne main. Camisole large ou kimono flottant, elle paraissait charmante au premier flot de soleil qui lui faisait cligner les yeux. Quand elle se penchait au dehors, l’appui de la fenêtre marquait la forme d’un sein.

 

– Lumière, murmura Sentilhes, amusé déjà par ce qu’il allait dire, que de miracles nous te devons !… Nos voisines, ce matin, ont toutes l’air d’être jolies… Celui qui les a vues de près connaît la part que cette beauté doit au jeu, hélas… trop changeant… des reflets et des ombres.

 

Il se mit à rire avec bruit. En même temps, il répéta mentalement toute la phrase, vérifiant si elle ne contenait rien d’essentiel qui fût digne d’être retenu.

 

– Un beau temps pour se promener, madame Dorange…

 

– Pas toute seule !

 

– Voilà bien les amoureux !

 

Cela partait d’un troisième étage. On voyait une plantureuse ménagère menacer du doigt une soubrette qui, se renversant pour rire, découvrait largement épanoui son cou doré.

 

– La belle enfant !

 

Un garçon boucher passait rapide sur sa bicyclette, en laissant flotter derrière lui un pan de son tablier. Sentilhes le suivit des yeux avec affection :

 

– Quelle silhouette ! Quelle élégance !

 

Il avait une sensibilité que tout ébranlait, un cœur où les répercussions du dehors trouvaient toujours quelque résonateur pour les amplifier. Son imagination facile s’emparait du moindre fait et s’ingéniait à équilibrer des constructions savantes sur des pointes d’aiguilles.

 

Cette aptitude aux abstractions hâtives avait fait de Sentilhes le peintre préféré des femmes. Elles trouvaient en lui le cerveau complaisant, prompt à éterniser le geste étudié au miroir, à rêver de bonne foi sur le mystère qu’elles font errer dans leurs sourires. Rien n’exprimait assez son ravissement à l’égard de celles qui posaient devant lui. Il les admirait longuement et une suite ininterrompue d’exclamations extasiées accompagnait la marche de son pinceau.

 

– Ah ! disait-il, voyez si elle est jolie !… Ce rose qui descend sur le front… Ah !… Et ces épaules ? Ne dirait-on pas deux cygnes ?… deux cygnes sur l’eau ?

 

Il n’avait pas quarante ans ; on l’appelait le beau Carlos. Quand il parlait aux femmes, c’était avec un penchement de tête, une caresse aux yeux. Sa bouche leur disait « oui », leur disait « non » de l’accent des passions contenues et ses grandes mains, pareilles à des nids, s’incurvaient, prêtes à recevoir un tour de cou, un manchon ou un pied frileux.

 

– Mon cher maître, est-ce que je suis bien aujourd’hui ?

 

Il souriait, riait, enflait la voix, l’assourdissait, tendait les bras, caressait à distance :

 

– Oui, vous êtes bien… oui, vous êtes belle…

 

– Et si j’ôtais ma fourrure, cela vous gênerait-il pour peindre les cheveux ?

 

– Non, ma chère amie, non, ma douce amie, ôtez votre fourrure… On verra votre cou… et ce sera délicieux !

 

Le soir, il songeait aux charmants visages dont il s’était empli les yeux, aux bavardages exquis dont bourdonnaient ses oreilles, et il goûtait cette halte en attendant un nouveau départ. Car tour à tour captivé au sourire de madame de Sonnailles, aux fossettes spirituelles de mademoiselle Nonan, à l’ongle lustré de la générale du Ronzay, il avait le sentiment de voyager depuis dix ans, sur la pointe des pieds, la tête perdue dans un nuage rose.

 

Il aimait pourtant à s’asseoir et à réfléchir. Il était sensible à l’attrait d’un fauteuil où les reins sont à l’aise. Peu à peu les jambes se détendent et la pensée se dégage. À cette minute on est toujours au bord d’une vérité. Sentilhes la dissipait dès qu’il cherchait à la saisir, parce qu’il apportait dans ses méditations l’enflure de sa parole.

 

Un moineau s’était posé sur la barre du balcon tout proche. Le peintre le considérait avec tendresse. Mais il ne savait pas jouir de ses émotions en silence. Spontanément, il les ramenait à des formes oratoires.

 

– Oiseau coquet, dit-il, comme tu penches spirituellement la tête… comme ton œil rond est sympathique !

 

Il souriait au volatile qui jugea prudent de s’écarter et qui, par bonds successifs, gagna l’autre extrémité du balcon.

 

Madame Sentilhes était entrée dans l’atelier. Elle vint s’appuyer sur son mari.

 

– Qu’est-ce que tu fais, Carlos ?

 

Il répondit :

 

– Je regarde un moineau… Pftt… Il s’est envolé… Heureux… heureux… toi qui peux ainsi, d’un coup d’aile, te perdre dans l’azur !

 

Puis il se retourna vers la jeune femme.

 

– Une journée comme celle-ci, dit-il… vraiment… c’est une chose… oui… vraiment !…

 

Elle était presque aussi grande que lui. Elle portait un déshabillé violet. Deux bras robustes, des épaules blanches, un cou au dessin puissant en jaillissaient. Ses seins magnifiques pointaient sous la soie, semblables à deux fruits lourds de sève.

 

– Voilà ! s’écria Sentilhes en l’entraînant à l’intérieur de l’atelier, dès que la lumière pénètre tout est transfiguré !

 

Il se toucha le front de façon à impressionner sa femme.

 

– Je voudrais connaître un moyen d’avoir le soleil à moi, sous la main, à l’heure… où il faut qu’il soit là… reprit-il. Ah ! ce serait étonnant. Tout le monde s’écrierait : « C’est extraordinaire, chez Carlos Sentilhes, il fait du soleil quand il fait noir chez les autres. » Je répondrais : « Madame, c’est la lumière qui se dégage… qui se dégage… voilà… »

 

Deux fois, trois fois chaque jour il parlait ainsi à la poursuite d’une idée pour se sentir immédiatement précipité aux plus sombres profondeurs de l’incohérence. Ses projets, ses élans y tombaient l’un après l’autre dès qu’il essayait de sortir du plan des préoccupations moyennes. Alors il éclatait de rire. C’est ce qu’il fit. Sa femme dit :

 

– Je n’aime pas que tu fasses l’idiot, toi qui es un peintre remarquable.

 

– Ah, oui, je suis peintre, murmura Sentilhes en inclinant la tête vers son épaule pour contempler son œuvre inachevée, le portrait en pied de la marquise de Laveline.

 

Celle-ci était représentée penchée en arrière, les yeux mi-clos et ses doigts, nerveusement, étreignaient un éventail. Sentilhes se laissait toujours émouvoir presque sensuellement par cet air de défaillance particulier à la marquise.

 

Soudain une tristesse l’envahit. Cette toile était une des dernières exécutées dans la fantaisie et la joie. Bientôt, le soin de sa carrière allait l’engager sur un terrain aride. Au lieu d’avoir des femmes pour modèles, il allait se trouver en face de vieillards pressés, hommes d’État, diplomates, soldats illustres. Ensuite, il est vrai, viendraient les commandes d’œuvres au retentissement mondial : batailles, séances politiques où les vivants, les morts et les symboles fraternisent, apothéoses de personnages historiques !…

 

Sentilhes avait entrevu autrefois ces vastes monuments d’art ; il en avait remis la réalisation à plus tard, après les réussites plus faciles. Mais Valentine n’avait pas oublié le vieux projet. L’heure venue, elle avait dit à son mari : « Je veux que tu peignes des hommes d’État, je veux te voir décoré, fêté. » Il céda. La générale de Ronzay s’était offerte pour les démarches nécessaires, trop heureuse de multiplier les preuves de son influence.

 

Maintenant, il regrettait sa décision. Valentine venait de s’asseoir les mains occupées par une broderie. Il lui en voulut d’être si froidement ambitieuse. Que trouverait-il dans la voie nouvelle ? Il aurait pu refuser, puisque, en somme, tout allait bien pour lui jusqu’alors. Comment ferait-il sans le charme de ces visiteuses quotidiennes, leurs sourires, leurs babillages capiteux, leur parfum, le mouvement qu’elles mettaient autour de lui ?

 

Ses yeux erraient au dehors. Entre deux immeubles, des arbres ivres de soleil faisaient saillir les muscles de leurs troncs. Mais ce spectacle n’entrait plus dans son être.

 

Un bruissement de voix se rapprocha sur lequel oscillaient des rires grêles, colorés, souples, comme les serpentins. C’était un pensionnat de filles. Robes grises, canotiers gris, tresses grises, elles allaient en procession prendre l’air chaussée de la Muette, et leur cortège attristait le regard malgré la jeunesse du monde.

 

D’ailleurs, une heure avait suffi pour vieillir cette journée. La joie spontanée des premiers instants s’était organisée en sérénité fixe, un peu austère. Des veuves en toques de jais s’aventuraient dans la rue, et les voitures, plus nombreuses, laissaient derrière elles des traînées de poussière.

 

– Voyons, Carlos, à quoi songes-tu ? fit Valentine en lui mettant la main sur l’épaule. Madame de Laveline est là…

 

Il se tourna, le visage soudain rayonnant.

 

– Oh ! marquise… pardonnez-moi… dit-il en baisant et en caressant les deux mains qui se tendaient à lui.

 

– Ne vous excusez pas, dit-elle, je vous ai admiré dans vos méditations, grand homme que vous êtes.

 

– Mes méditations ne valent pas… non… murmura Sentilhes… Y avait-il longtemps que vous étiez là ?

 

– À peine un instant…

 

– Ah ! mon Dieu, quel irréparable malheur ! J’ai perdu un instant le bonheur de vous contempler.

 

II

Ayant posé le pied sur l’asphalte du trottoir, le peintre Henri Fauvarque respira fortement. Il prenait ainsi possession de la rue, du soleil, de l’univers. Il inspecta le ciel devant lui, derrière lui, à droite, à gauche, au-dessus de sa tête. Puis, visiblement satisfait, il fit un salut amical à sa femme qui, de là-haut, le regardait par la fenêtre.

 

La veille, il avait emprunté au tapissier une charrette à bras, remisée dans un garage voisin. Il y avait entassé d’avance des seaux de couleurs, une échelle, une quantité d’outils.

 

Il la tira sur la chaussée, mit ses gants, son chapeau de feutre gris, boutonna son veston serré à la taille, saisit les brancards et se mit à pousser le véhicule. À ce moment, il entendit un éclat de rire strident : c’était sa femme qui s’amusait à le voir dans cet équipage.

 

– Ah ! gosse de gosse ! songea-t-il, et il partit content.

 

Sur son passage, ce n’étaient que des têtes se tournant, des visages se déridant. Ses chaussures vernies surtout mettaient les passants en joie. Quelques-uns, descendus sur la chaussée, attendaient pour reprendre leur chemin qu’il eût disparu dans le lointain.

 

Lui ne se doutait pas de l’émotion qu’il provoquait. « Cette fois, pensait-il, je tombe en plein sur la demeure dont j’ai toujours rêvé. Immense jardin en plein Passy, maisonnette sous les arbres, sans voisins, sans concierge, le tout pour un morceau de pain : bonne affaire… Certes, il faut remettre le lieu en état. J’en ai pour vingt jours de travail. Pour commencer, abattre deux murs de manière à élargir l’atelier ; avec des pierres construire un édicule qui me servira de chambre de débarras ; ensuite, monter deux poêles, et qui tirent, qu’on voie fumer de loin… Enfin, réparer la toiture… Il n’y a qu’à ramasser les ardoises dans le jardin… »

 

– Ça va, petit père ? fit un gamin qui tenait un panier en équilibre sur sa tête.

 

– Mais oui, répondit Fauvarque.

 

Sa manie de déplacer les murs, de boucher les portes, de peindre les plafonds, jointe à sa médiocre situation de fortune le mettait fréquemment au plus mal avec ses propriétaires, si bien qu’il procédait à son trentième déménagement en treize ans, depuis son départ du foyer paternel. Jadis, il déplorait, en abandonnant un gîte, le confort qu’il y avait introduit. Il s’arma bientôt de philosophie à cet égard. Peu après son mariage, il avait loué quai Voltaire en disant cette fois à sa femme : « Nous y sommes bien, nous aurons peut-être des enfants ; je te promets qu’aucune force au monde ne pourra nous déloger. » La guerre éclata. Il partit.

 

À ce passé, Fauvarque songeait gaiement. C’était toujours gaiement qu’il songeait au passé, car il y trouvait, comme sur les dalles d’un entrepôt, des amas d’idées, d’images et de forces prisonnières. Ses plus dures épreuves se survivaient en lui sous forme de somptueuses conquêtes. Il s’arrêta, reprit son souffle et dit :

 

– Jusqu’ici, j’ai été à droite, à gauche, j’ai habité Montmartre, les Batignolles, Neuilly, Vincennes, c’est bien… Mais, cette fois, je m’installe à Passy… et il pourra venir me voir, le propriétaire, quand je serai sur place !

 

Il traversait le pont de Grenelle lorsqu’il sentit une main s’abattre sur son épaule :

 

– Comment ! on déménage sans moi ?

 

Il se détourna et ses yeux rencontrèrent les narines larges et profondes de son ami Foutrel…

 

– C’est vrai, vieux, je t’avais oublié.

 

– J’arrive de chez toi en courant.

 

Fils d’un riche charpentier de Limoges, Michel Foutrel poursuivait ses études de droit à Paris, depuis une bonne douzaine d’années. Il se comparait volontiers à ces élèves des antiques universités de Bologne ou de Toulouse qui, toute leur vie durant, suivaient l’enseignement d’Accursius, l’idole des jurisconsultes, ou de Pierre de Belleperche.

 

– Nous entrons dans un autre milieu, comprends-tu ? dit Foutrel. J’ai fait hier un saut jusqu’au cagibi que tu vas louer, c’est très bien. L’immeuble d’en face est habité bourgeoisement. Une concierge très gentille. J’ai bavardé avec elle. Les commerçants affables. Je leur ai dit un mot sur ton compte… Il est utile qu’ils sachent qui tu es… et qu’ils t’admirent comme tu le mérites… Parbleu, autrement, à quoi bon être un artiste de génie et avoir turbiné comme toi ?

 

Le rire de Fauvarque résonna.

 

– Ton propriétaire, monsieur Pigeon, est charmant. J’ai fait également un tour dans son bureau. Il m’a invité à dîner pour vendredi ; nous causerons d’affaires… Et puis, je t’avouerai qu’il était temps de quitter le Champ de Mars.

 

– Pourquoi ?

 

– À cause des femmes.

 

– Vraiment… là aussi ?…

 

– Trois rendez-vous dans la même nuit ?… Ça devenait impossible.

 

Michel Foutrel était la distraction de Fauvarque. Travailleur et sage, le peintre aimait chez ce grand garçon affectueux, les excentricités et les vices qu’il n’eût pas tolérés chez lui-même. Quant à Foutrel, il trouvait en Fauvarque son unique dignité.

 

– À propos, pendant que j’y pense : pourrais-tu me prêter un louis ?

 

– Un louis, répondit Fauvarque. En plein déménagement ?…

 

– Dix francs…

 

– Mon cher, je t’assure…

 

– Allons, cent sous !

 

– J’aurai voulu…

 

– Eh bien, n’en parlons plus, conclut Foutrel avec philosophie.

 

Ils croisèrent des femmes allant faire leur marché. Peu désirables dans des robes démodées, elles fuyaient le regard. Deux jeunes filles raides encadraient leur père. À l’intérieur des maisons, comme dans les boîtes superposées, couraient des peignoirs rouges, jaunes et violets. Un nègre, venu du fond de l’Océanie, tout crépu sous sa casquette verte, transportait, cigare aux lèvres, la physionomie épanouie, un bidon de benzine dans la main et un pneu rapiécé, sur son épaule.

 

– Décidément tout le monde est à l’air, ce matin, remarqua Fauvarque.

 

Il avait reconnu, à l’entresol d’un immeuble de l’avenue Théophile-Gautier, le buste immobile de Victor Huslin. Âgé de trente ans, celui-ci avait acquis dans les lettres un renom déjà considérable. Deux livres touffus où la sensibilité prenait une saveur âcre, son caractère, étrange, un peu mystique faisaient de lui une personnalité captivante. Issu d’un père diplomate et d’une Polonaise, il était d’abord opportuniste et souple. Répandu dans le grand monde, et dans les milieux financiers, il s’était vu confier quelquefois des missions secrètes et passait pour un homme dont la vie est déjà riche en aventures. Ses cheveux lisses rejetés en arrière et les fils de sa barbe très blonde, recueillaient la lumière et lui faisaient une sorte de brillante auréole.

 

Fauvarque s’arrêta.

 

– Ho hé ?

 

– Je descends, murmura Huslin, sans quitter son expression froide.

 

– Comment ? Ça ne vous surprend pas ?

 

– Quoi donc ?

 

– Ce petit sport ? fit Fauvarque en montrant sa voiture, après que son ami eut serré avec froideur la main de Foutrel qu’il n’aimait guère.

 

– Où avez-vous loué ? demanda simplement l’écrivain.

 

– Dans un forêt vierge.

 

Un indulgent sourire effleura les lèvres de Huslin.

 

– Rue de Boulainvilliers, ajouta Fauvarque en indiquant le numéro.

 

– Mes compliments, je connais le terrain. Vous habitez juste en face de mon ami Carlos Sentilhes.

 

– Drôle de relation ! fit le peintre. Et il fait toujours de belles « Madames » dans des nuages de mousseline et sous les pluies de roses, ce brave Sentilhes ?

 

– Toujours, répondit Huslin. Dans son entourage, on le prend pour un grand peintre. C’est du reste un gentil garçon.

 

Rêveusement, il ajouta :

 

– Sa femme est très belle.

 

Malgré la distinction rigoureuse qu’il affectait dans tous ses actes, Huslin ne craignait pas d’être vu en conversation amicale avec un homme qui poussait une charrette à bras. C’est qu’il avait une vive admiration pour Fauvarque. Ils se mirent donc à cheminer de compagnie, causant, heureux de s’être retrouvés, car ils ne se voyaient que par crise.

 

– Il y avait bien trois mois… dit Fauvarque.

 

Huslin répondit :

 

– Je m’étais éloigné de Paris pour résoudre un grave problème : oui ou non, faut-il continuer à travailler ?

 

– N’hésitons pas, mon cher, il faut travailler ! s’écria Fauvarque.

 

Mais Huslin leva le doigt d’un air de mystère :

 

– Ne répondez pas tout de suite, réfléchissez : il y a là un problème qui se pose pour les hommes comme pour les peuples.

 

Fauvarque savait l’empire que Huslin prenait sur les esprits avec ses paradoxes glacés. Il en avait souffert et, ce matin, sous le beau ciel clair, il n’entendait pas se laisser dominer.

 

– Vraiment ? ironisa-t-il.

 

L’écrivain lui jeta un regard dur. Par haine de la moindre contradiction, il poursuivait ses idées au delà même de l’absurde sans perdre jamais l’apparence d’une parfaite logique. Aussi se gardait-il de l’éloquence. Les paupières baissées, il semblait guetter les syllabes qui lui sortaient d’entre les dents.

 

– J’examine mon propre cas, dit-il, et je prétends que je ne suis pas né pour écrire. Ce n’est là qu’un emploi artificiel – comme toutes les autres – de mon activité. Je suis venu au monde avec un cœur et un cerveau…

 

Mais ils venaient d’arriver. Fauvarque se frotta les mains, prit au fond de sa poche une grande clef avec laquelle il ouvrit la porte du jardin.

 

– Alors, Sentilhes habite par ici ?

 

– Au sixième, en face, fit Huslin assez bas et sans lever les yeux par crainte de paraître indiscret.

 

Ils entrèrent et se trouvèrent aussitôt à l’ombre d’arbres magnifiques, où l’on voyait pendre des pèlerines de lierre. Dans chacune des feuilles rigides, le soleil glissait une sourde lueur de veilleuse et il mettait au contraire les immenses grisards dans un tel halo lumineux qu’ils semblaient recouverts de paillettes d’acier.

 

– Nous sommes à Passy ! s’extasia Foutrel.

 

– C’est merveilleux ! Qui croirait cela du dehors ? observa Huslin, et il prenait volupté à marcher dans le tapis spongieux que formaient les feuilles mortes accumulées par une longue série d’automnes.

 

– La maisonnette, comme vous voyez, se trouve tout au fond du jardin, et disparaît sous la poussière, dit Fauvarque. Dans un mois vous la verrez !

 

Il ajouta :

 

– Ravi de vous avoir rencontré, mon vieux Huslin ; je vais vous demander maintenant de nous laisser travailler, Foutrel et moi.

 

Il ôta son veston, le plia, le posa sur une branche, déplia une blouse, l’enfila et déchargea ses outils. Précis dans ses gestes, toujours occupé, ne courant jamais, ne regardant que le coin de mur, le lopin de terre ou le morceau de bois, objets de son travail, Fauvarque était de ces hommes qui viennent à bout rapidement d’une besogne considérable. Quand il avait fini sa journée, il se lavait les mains, se brossait les cheveux, fixait son chapeau, passait son veston et, sans jeter un regard derrière lui, toujours méthodique, il gagnait la porte, l’ouvrait, la refermait et s’éloignait, une canne sous le bras, d’un pas léger.

 

– Quel splendide exemple ! murmura Huslin en le quittant, le cœur gonflé d’une tendresse infinie.

 

III

Après avoir quitté Fauvarque, Huslin se dirigea vers le Bois. Il suivit le boulevard de Montmorency en lisière du chemin de fer de ceinture. Il aimait à longer les jardins silencieux au fond desquels se dresse une maison. Par moment, il s’assurait que la voie était déserte, ses yeux se posaient longuement sur les façades claires et si une jeune fille, une femme ou tout simplement la tête bouclée d’un enfant paraissaient à une fenêtre, il éprouvait une émotion profonde et incompréhensible.

 

Il sonna à la porte d’un immeuble neuf et gagna le deuxième étage. Un valet de chambre lui ouvrit.

 

– Monsieur Victor !

 

– Bonjour, Fulgence. Ma mère est là ?

 

Elle était à sa toilette. Assise devant sa coiffeuse, en déshabillé clair, les cheveux pendants sur le dos, elle tourna les yeux vers la porte.

 

Il s’approcha la main tendue et quand il fut, près d’elle, posa ses lèvres humides sur l’épaule blanche à moitié découverte.

 

– C’est pour ne pas déranger votre visage, murmura-t-il.

 

Il s’assit dans le fauteuil qu’elle lui désignait. C’était une femme riante, à l’élocution très vive. Elle s’exprimait avec animation et regardait fixement dans les yeux ; mais dès qu’elle avait cessé de parler, elle semblait s’abstraire et rêver.

 

Elle fit à son fils le reproche de venir la voir trop rarement. Son père s’en était plaint à plusieurs reprises. Lui-même serait passé rue Théophile-Gautier s’il avait pu disposer d’une minute, mais, depuis la fin de la guerre, il était surchargé de travail aux Affaires étrangères. Huslin admirait la jeunesse de cette femme, son accent léger, ses dents blanches, la rondeur de ses épaules. Au lieu de répondre à ses reproches, il lui dit :

 

– Je m’émerveille, ma mère, que vous soyez parvenue à traverser irréprochable les années brillantes de votre jeunesse. Je vois vos épaules, vos bras magnifiques, cette chevelure épaisse… même, si j’oubliais que je suis votre enfant, je vous trouverais divinement belle.

 

Madame Huslin renversa son visage avec une joie confuse.

 

– Mes souvenirs, poursuivit Huslin, me montrent une mère très courtisée. Il y avait autour de vous, deux hommes qui m’on laissé une forte impression d’élégance morale, Adrien Gigoux et sir Edgar Palmerson…

 

– Que dirait ton père s’il t’écoutait ? s’écria madame Huslin.

 

– Je ne vous ai rien reproché…

 

Ils causèrent amicalement. Derrière les vitres, le soleil luisait dans les arbres du boulevard. Soudain, madame Huslin demanda à son fils s’il voulait se marier.

 

Il réfléchit.

 

– Non, ma mère, dit-il. Je me donne trop à ceux que j’aime. Celle dont vous voudriez me parler ne peut être qu’une délicieuse personne ; je serais son esclave ou bien je le torturerais.

 

– Tu la torturerais ? Voilà une étrange réponse.

 

– Mère, balbutia-t-il, je vous parle en toute sincérité. J’ai de mon âme une vieille expérience… Le geste, le moindre geste que vous me voyez faire… je l’ai démonté, examiné, remonté des centaines de fois… Il en est de même pour le sentiment, le moindre qui, un jour, a pu s’égarer en moi.

 

Le soleil sautait de feuille en feuille. Dans leur balancement les branches étaient submergées de lumière et d’ombre tout à tour. Ces mouvements alternés faisaient courir des frissons de moire dans la masse poreuse et dentelée des arbres. Huslin modelait ses réflexions sur cette image instable.

 

– Alors, poursuivit-il, il arrive, maman, il arrive cette chose inquiétante, qu’en réalité je n’existe pas ou, plus précisément, que mon existence incorporelle a besoin d’être prouvée… Dès que je suis seul, cette idée me rend capable des actes les plus fous… et c’est pourquoi l’amour m’est nécessaire… En mêlant ma vie à la vie des êtres, il me semble tenir un instant, comme une étincelle, la preuve… Comprenez-vous, maman ?… Ah ! certes, on voudrait en avoir de plus éclatantes, de plus mathématiques… Je crois pour ma part que c’est encore dans l’amour que nous les trouverons, mais dans le tréfonds de l’amour… Car dites-vous bien ceci : nous ne savons pas aimer et les étreintes de la chair sont les balbutiements d’une science terrible qui garde, sans doute, les ultimes secrets de la destinée.

 

Madame Huslin ne répondit pas.

 

Elle se rappelait Adrien Gigoux et sir Edgar Palmerson qui l’intriguaient aussi jadis par leurs considérations mystérieuses. Elle ne retint pas son fils, mais obtint sa promesse qu’il vînt dîner le soir même.

 

Huslin alla s’asseoir au Parc des Princes. Les mamans, les nourrices, les petits garçons et les petites filles mettaient déjà partout, avant l’apparition des fleurs, les taches colorées du printemps. Un grand sapin demeurait sombre au milieu de la lumière intense. Huslin songea : « Il fait du soleil une nourriture intérieure ; c’est mon frère. » Puis sa pensée se porta vers madame Sentilhes.

 

– Valentine, dit-il en lui-même, les mouvements de votre être sont désordonnés et sauvages ; je voudrais vous faire admirer la noble sérénité du sapin.

 

Il se leva, car il avait frissonnée de froid. Il fit lentement le tour du jardin. Il se dit que la courbe ensoleillée des pelouses semble bercer quelque chose. Il se pencha sur un brin d’herbe qui brillait et vibrait seul, pour son compte, entre deux pierres. Il remarqua le lierre serré qui vêtait les deux branches évasées d’un même arbre.

 

– Du lierre par terre, du lierre sur les grilles, du lierre sur les murs, du lierre partout, comme un adorateur éperdu : encore un frère, murmura-t-il.

 

Les jeunes bouleux aux troncs d’argent plaqué étaient habillés pour la noce et il y avait également, dans un voile de lumière, les arbres fantômes qu’on voit et qui ne sont pas là.

 

– Ivresse ! Recueillement ! Éternité ! Fatalité ! murmura l’écrivain qui croyait embrasser l’univers dans ces mots.

 

Soudain, il eut le sentiment d’apercevoir une forme connue. C’était l’ombre de sa tête qui surgissait là-bas, loin, au milieu de la pelouse. Il en fut déçu parce qu’il avait eu l’espoir subit de trouver Valentine devant lui.

 

– Valentine ! Valentine ! Valentine ! Fleur de chair ! Âme primitive ! prononça-t-il sans se rendre compte que c’était très haut.

 

Une nourrice se tourna vers lui avec curiosité. Il blêmit de colère, mais son désir de voir madame Sentilhes grandissait en lui. Depuis plusieurs mois, humilié par elle, il évitait de passer devant sa porte et fuyait les salons où il pouvait la rencontrer. Ce matin, quelques mots prononcés devant Fauvarque avaient suffi pour ébranler sa volonté. Ses narines, son cerveau étaient pleins tout à coup du parfum de cette femme.

 

Il arrêta une voiture. Comme il arrivait chez les Sentilhes, les cloches des églises de Passy, d’Auteuil et celles des pensionnats nombreux dans les environs s’ébranlèrent à quelques instants d’intervalle pour annoncer onze heures.

 

La femme de chambre apprit à Huslin que monsieur était occupé avec la marquise de Laveline ; madame était là, mais il y aurait sans doute un moment à attendre parce qu’elle était encore en déshabillé du matin. Il reçut un choc et rougit :

 

– Peu importe, murmura-t-il vivement, j’espère bien que je puis être reçu tout à fait en ami…

 

La servante partie, il guetta le mot qui l’autoriserait à entrer. Voyant que celui-ci tardait à venir, il s’éloigna mécontent à l’autre bout du vestibule et s’assit d’un air renfrogné. « Elle aura eu le temps de se corseter, de mettre son tailleur, ses bottines », pensa-t-il, et, dans le feu de son indignation, se forma la vision d’une Valentine Sentilhes casquée, cuirassée, boudinée des pieds à la tête dans une armure inviolable et glacée.

 

Cependant une voix chantante vint le prendre au milieu de ses évocations maussades.

 

– Êtes-vous là, mon cher Huslin ?

 

Il répondit entre ses dents et avança sans aucune hâte, sombre, sachant que maintenant rien ne valait plus d’être pressé. Il en jugea autrement quand il vit madame Sentilhes. Elle avait gardé sa robe d’intérieur et l’on découvrait son cou, sa gorge et ses bras admirables. On eût dit un panier débordant de fruits et il regarda comme un bon présage qu’elle le reçût dans son boudoir.

 

– Le retour de l’enfant prodigue, murmura-t-il.

 

– Vous voyez, dit-elle, je vous accueille comme une personne qui a tout oublié.

 

Elle reprit familière :

 

– Venez vous asseoir près de moi.

 

Mais Huslin ne répondit pas. Elle se tourna et le vit debout près du divan, absorbé par le spectacle d’une chemise de nuit oubliée sur le bras du fauteuil.

 

– Vous regardez ça, criait-elle en rougissant ; ma femme de chambre est une écervelée. Mais pourquoi regardez-vous ? Je vous ordonne de venir vous asseoir, vous me faites terriblement rougir.

 

Elle pencha le buste en avant et se croisa les jambes. Dans un éclair, Huslin vit quelque chose de ses genoux qui portaient des jarretières blanches comme des couronnes nuptiales.

 

– Vous avez été mauvaise avec moi, dit-il au bout d’un silence. Vous m’avez bafoué auprès de nos amis communs. Cela prouve… que vous vous obstinez à me haïr.

 

Elle haussa les épaules, il reprit :

 

– Vous ne parlez que de votre vertu. J’avais eu le souci pourtant d’en tenir compte… Vos devoirs conjugaux étaient à l’abri, madame… On n’y touchait pas. Que vous ai-je demandé en somme ? Pas grand’chose : de devenir la sœur attendrie toujours penchée sur mes sentiments.

 

Valentine éclata de rire. Grande, opulente dans ses formes, elle dégageait de la santé dans chacun de ses gestes :

 

– Vos sentiments pour moi, dit-elle, sont les sentiments d’un étranger.

 

– Voilà bien ce que vous êtes, ricana-t-il, vous enfermez votre tendresse dans le cercle infime de vos obligations familiales, sans vous apercevoir que vous êtes en train d’atrophier votre cœur. Mais ce n’est pas uniquement votre faute, l’humanité de nos jours crève dans son égoïsme.

 

Il ajouta plus bas, d’une voix grave :

 

– Je vous expliquerai l’enseignement du Christ.

 

Cette parole déconcerta et irrita Valentine. Elle détourna de lui son regard pour bien lui faire comprendre qu’il outrepassait la liberté permise.

 

Il ne tint pas compte de cet avertissement.

 

– D’ailleurs, je l’ai déjà remarqué, dit-il, vous n’avez pas une belle âme. Elle est confuse, elle n’a pas le dessin ferme auquel on reconnaît les âmes d’initiées, des prophètes, des femmes inspirées. Il faut vous en rendre compte, chère amie, on a pris plus de soin à modeler vos jambes.

 

– Laissons le dessin de mon âme, ordonna-t-elle avec ennui. Avez-vous autre chose à me raconter ?

 

Il alla incliner à la fenêtre son visage pâle. Au bout d’un instant, il dit :

 

– Venez ici. Je vous montrerai un génie.

 

– Quel génie ?

 

– Henri Fauvarque.

 

– Où est-il ?

 

– Vous le voyez, là, dans le terrain d’en face !

 

– Henri Fauvarque, murmura-t-elle d’un air pensif, je crois connaître le nom. N’est-ce pas lui qui pendant deux ou trois ans ne peignait qu’un œuf sur une table en bois blanc ?

 

– Vos souvenirs sont vieux, répondit Huslin. C’est en effet lui qui, pendant des années, peignit un œuf sur un coin de table en bois blanc. Il voyait dans un œuf le commencement d’un admirable corps de femme.

 

– Et que voyait-il dans la table ? demanda Valentine.

 

Huslin lui prit la main, la serra très fort :

 

– Ne vous moquez pas, dit-il. Fauvarque est un peintre prodigieux. Notoire à vingt-cinq ans, depuis de années il s’est laissé oublier. Il a compris qu’il avait eu tort de se produire au début de ses recherches. Un artiste de sa trempe ne doit pas bégayer en public. Il ne lui reste plus qu’un pas à franchir, et je frémis d’émotion : il va commencer à peindre les hommes.

 

– Peindre les hommes ? s’écria madame Sentilhes… alors, ne trouvez-vous pas merveilleux que Carlos, du premier coup, ait peint le monde le plus élégant de Paris ?…

 

Huslin demeura muet, mais il eut un rictus qui jeta le trouble en Valentine ; ensuite il posa son front et écrasa son nez contre la vitre. Son haleine y répandit une buée légère, qu’il s’amusa à voir se rétracter puis s’élargir lors de chaque nouvelle expiration. En même temps il s’amusait avec une idée diabolique.

 

Loin de dénoncer l’erreur de Valentine, il cherchait le moyen de la tourner à son profit. Avec une joie perverse, il se persuadait qu’il n’avait qu’un geste à faire : mettre la jeune femme en présence de Fauvarque.

 

– Oh ! écoutez mon mari, reprit madame Sentilhes, il rit, il rit toute la journée, comme un enfant.

 

– Je l’entends rire en effet, répondit Huslin.

 

Il eut un élan de sympathie vers cet ami loyal : « Pauvre bonhomme, lui dit-il en pensée ; parce que j’aime ta femme, je vais t’assassiner moralement, et dessécher peut-être pour toujours la source de ce rire… »

 

DEUXIÈME PARTIE

I

Par-dessus le mur de clôture, et à travers les arbres, on vit pendant plusieurs semaines Henri Fauvarque abattre des cloisons, construire, repeindre la maisonnette, installer des cheminées, tracer des allées dans le jardin. Les voisins, qui n’avaient connu jusque-là qu’un terrain abandonné, s’émerveillaient de voir surgir une résidence claire, au milieu d’un parc.

 

Lorsque tout fut en ordre, vers la fin d’une matinée, Fauvarque introduisit sa jeune épouse dans le domaine qu’il lui avait préparé. Elle amenait une chèvre, trois chats, deux perruches, et traînait un hamac qu’on suspendait entre deux arbres.

 

Alors, cela devint le lieu de toutes les fantaisies. La cheminée lâcha des panaches de fumée ; la chèvre se battit contre son ombre ; les perruches poussèrent des cris stridents qui amusaient la jeune femme. Celle-ci étalait ses cheveux en vagues d’or sur ses épaules et jouait avec les chats. Fauvarque travaillait. Il clouait des châssis, tendait ses toiles, peignait. Pour se reposer, il se couchait dans le hamac, sous les feuillages, et songeait.

 

Ce jour-là, en rentrant de sa promenade quotidienne, il déposa son chapeau et sa canne, et pénétra dans l’atelier. Il fut content d’y trouver Jeanne. À peine vêtue, épaules et jambes nues, elle achevait de se coiffer. Il eût éprouvé du plaisir à soulever de terre ce corps charmant, mais il réprima le geste, de crainte qu’il ne parût une prise de possession trop brutale.

 

Les arbres enserraient l’atelier de si près que l’extrémité des branches venait s’aplatir contre les vitres. Et lorsqu’on voyait s’incliner les plantes du jardin sous une poussée de brise, aussitôt on entendait, tambour léger, le lierre rouler sur le toit.

 

– Je viens de passer deux heures, dit Fauvarque, devant un portrait de Raphaël et une draperie du Vinci.

 

– Eh bien ? demanda-t-elle.

 

– C’est formidable ! Il faut voir cette manche de Jeanne d’Aragon, installée au milieu de la toile. Et ce sont des tourbillons de tulle, des dentelles, des étoffes. Quant à la draperie du Vinci…

 

– La draperie du Vinci ? fit-elle.

 

– Tu vois ce cerveau prodigieux, s’écria-t-il, consacrant des jours, des semaines, des mois de sa vie à un morceau d’étoffe grand comme la main. On est étourdi à l’imaginer penché tout entier sur cette tâche ingrate. Puis, dans la rue, quel contraste ! Des gens courent dans tous les sens ; les uns mettent autant de hâte à tourner à gauche, que les autres à s’en aller à droite, les voitures montent les unes sur les autres… interpellez un homme, il se dérobe ; abordez une femme, elle se hérisse ; approchez un enfant, il s’échappe en hurlant… Tout le monde est pressé, méfiant, frénétique…

 

– Quatre heures, les Coustou seront bientôt là, dit Jeanne en chantonnant, je vais passer ma robe et préparer le thé.

 

La bouilloire sur le feu, ils sortirent au jardin où étaient disposés, autour de la table massive, des fauteuils d’osier. Le temps s’alourdissait. Fauvarque leva les yeux furtivement. Il était assis sous plusieurs étages de verdure. Le mûrier sauvage était lui-même recouvert entièrement par le bras puissant d’un grisard. Au-dessus, on devinait une voûte fuyante de nuages.

 

Des amis le poussaient à s’entendre avec Coustou pour la vente de ses tableaux. Mais depuis qu’il avait prié le marchand de venir le voir, Fauvarque s’acharnait en méditations sur son œuvre, et il s’était persuadé qu’elle n’exprimait pas encore clairement sa conception picturale. La livrer au public serait donc un acte prématuré qui pourrait compromettre l’effort poursuivi pendant douze ans.

 

– Non, je ne donnerai rien, dit-il, se parlant à lui-même… Les nuages roulent, le temps passe, les hommes sont pressés, c’est leur affaire, moi, je résiste.

 

Ayant pris cette décision, il suivit d’un œil plus tranquille le va-et-vient de sa femme, entre la table et la maison : il surprenait son dos, la cadence de ses hanches, puis son visage, le rayonnement de ses prunelles et voici que la table se couvrait de gâteaux, de tasses, de bouteilles. Il aimait cette image légère qui lui donnait l’illusion d’être, lui-même, lourd sur le sol, pareil à quelque monument où se brise l’agitation superficielle de la vie. De temps à autre, Jeanne, qui était gourmande, ramassait des miettes autour des plats.

 

Les moindres actes de Fauvarque – et même ses silences – prenaient une forme inattendue. Dès son enfance, son originalité était apparue à sa famille. Son père, capitaine en retraite, mort depuis peu, s’oubliait parfois à le considérer avec des yeux perplexes. Sa mère, plus longue à s’émouvoir, s’émut d’une manière moins profonde. Mais le petit Henri fut haï avec persistance par ses tantes Zélie et Virginie que scandalisait son élégance morale, et qui lui reprochaient d’être avec elles « comme un étranger ».

 

Il apprit peu à l’école. Son caractère marquant était, alors comme aujourd’hui, de ne point forcer sa nature. À peine sorti du collège, il s’adonna à la peinture. Il le fit sans consulter personne, si bien que personne ne s’en mêla, sauf les tantes Zélie et Virginie qui, à deux ou trois reprises, tourmentèrent madame Fauvarque en lui affirmant que son fils devenait la risée de Fontainebleau, sa ville natale.

 

Il passait dans la forêt des journées entières. Là, livré à lui-même, en face de la vie, il éprouva enfin le besoin de s’instruire. Il réunit des ouvrages où avaient étudié ses frères et lisait lorsqu’il voulait se reposer de peindre. Il n’apprenait pas dans ces traités arides la géologie, la botanique, la physique, la chimie, des formules ou des principes. Ses yeux de peintre voyaient défiler des fresques, et il puisait dans ce spectacle des sensations profondes. Il vivait la rotation du globe, la profondeur des mers, la croissance des êtres et l’inertie des minéraux. Et lorsqu’il retournait tout ému à sa toile, une même volonté animait son cerveau et sa main : introduire dans sa couleur et dans ses formes quelque chose des miracles entrevus.

 

– On sonne, les voici, dit Jeanne en battant des mains, et ils allèrent ouvrir ensemble.

 

– Tiens, c’est madame Sentilhes, dit Fauvarque toujours émerveillé devant la beauté de cette femme.

 

– Et puis Huslin, et puis Foutrel, continua Jeanne.

 

– Mon mari nous suit, expliqua Valentine toute confuse devant le peintre et, contre son habitude, maniérée. Excusez-nous de venir ainsi vous importuner, mais notre ami Huslin est seul responsable.

 

– Oh ! oui, excusez-nous… implora Sentilhes, accueilli par les perruches avec des cris affreux.

 

Il arrivait radieux, la tête découverte, la bouche mouillée de jolies paroles et s’avança vers Jeanne en suppliant encore :

 

– Excusez-nous de n’avoir su résister au charme… à l’attrait… Vous êtes des voisins tellement extraordinaires ! Je passe mes journées à vous admirer de là-haut… Êtes-vous assez fous !… Êtes-vous assez jeunes !… Vraiment, on croirait que… oui !… vraiment…

 

Les deux couples ne s’étaient rencontrés qu’une fois dans un concert sous les auspices de Huslin. Depuis, Sentilhes ne rêvait plus qu’à Jeanne, et Valentine avait gardé une forte impression de Fauvarque. Elle était même un peu gênée d’avouer à l’écrivain un revirement si rapide, à l’égard de ses voisins ; car, avant qu’elle les connût, tout en eux l’exaspérait. Leur bonheur lui paraissait insolent. Femme d’un peintre qui, au surplus, était notoire, elle considérait son ménage comme un ménage d’artistes, mais elle était inquiète de ne pas y trouver les couleurs riantes, les tableaux frais qui se découvraient à ses yeux de l’autre côté de la rue.

 

– Vous attendiez quelqu’un ? demanda Huslin, dont les yeux s’étaient posés sur la table.

 

Foutrel s’installa silencieusement.

 

– Nous manquons de discrétion, s’écria Valentine.

 

– Au contraire, cela est préparé pour vous, dit Fauvarque en se penchant vers elle.

 

– C’est la vérité, dit Jeanne… Coustou devait bien venir avec sa femme, mais il est en retard d’une heure : nous ne comptons plus sur lui.

 

Les Sentilhes se récrièrent. Cependant Jeanne découpait les gâteaux et Fauvarque débouchait les bouteilles.

 

– Ma femme a raison, il ne faut jamais attendre ses invités pour commencer la fête, expliqua-t-il. On s’exaspère, on devient lugubre et inabordable. Au contraire, quand on s’est bien réconforté avant leur arrivée, on les accueille à bras ouverts…

 

Sentilhes, qui était venu avec l’idée de se montrer plus fou que Fauvarque, se déclara transporté par cette formule. Il la répéta de son mieux, mais comme il la déformait, il pria son hôte de la lui donner par écrit.

 

On s’assit, on causa, on se taisait aussi par moment, la pensée en arrêt sur une feuille immobile dans l’air, sur un rais de soleil au fond du jardin. Jeanne, les lèvres trempées dans sa tasse, observait son mari à la dérobée. Chacun de ses gestes lui plaisait ; elle était ravie du moindre mot venant de lui. Son torse moulé, ses reins nerveux, son profil puissant et cependant féminin par la joliesse des lignes donnaient au peintre, dans une société, un tel relief qu’il semblait taillé dans du métal. Souvent, à le voir là, près d’elle, sa femme éprouvait un contentement naïf, un étonnement. Alors, elle se levait et, pour briser le sortilège, le bourrait de petits coups rapides, lui frottait rudement les oreilles entre ses mains ; ou bien, comme aujourd’hui, sa joie se dilatait, se faisait pressante, gonflait son cœur, sa poitrine, et, soudain, partait en fusée de rire.

 

– À la bonne heure, il faut rire, dit Fauvarque. Si on ne riait pas au milieu d’aussi agréables convives, on ne rirait jamais.

 

Valentine, qui était assise tout près de Jeanne, devina le flot de tendresse qui avait soulevé la petite épouse. Elle la trouva mignonne et lui envia la fraîcheur de son amour. Puis ses yeux retournèrent à Sentilhes. Elle vit un gros enfant tout rouge. Elle eut, elle aussi, de l’attendrissement pour ce compagnon de sa vie, mais ce n’était qu’un mouvement d’indulgence, presque maternel. « Mon pauvre chéri, semblait-elle dire, ris, amuse-toi de bon cœur, mais auprès du rire de Fauvarque le tien devient lourd et maladroit, auprès de sa vigoureuse confiance ton optimisme a l’air d’une niaiserie charmante et sa joie submerge la tienne. Ris néanmoins, amuse-toi de bon cœur…

 

Les arbres étaient pleins d’oiseaux qui chantaient.

 

– Comme on est bien, dit Valentine ; vous dégagez du bonheur autour de vous.

 

Les Coustou arrivèrent très tard, pénétrés de leur importance. Lorsqu’ils s’aperçurent qu’on avait goûté sans eux, ils s’excusèrent.

 

Avant la tombée du soir, Fauvarque introduisit ses hôtes dans l’atelier pour leur montrer, disait-il « une bonne étude, pas encore une œuvre ». Il avait procédé par larges taches. Sous un marronnier, Jeanne lisait dans un grand livre. Près d’elle Musette – la chèvre – rêvait, debout, le menton posé sur un invisible appui ; le ventre lustré de Jeannot lapin, l’aîné des chats, miroitait dans l’herbe, et les perruches – madame Julie et madame Rose – vêtues comme des rentières d’un autre âge perchaient sur les barreaux d’une chaise.

 

– Vous vous rappelez ? murmura Fauvarque en mettant la main sur l’épaule de Huslin. À seize ans j’étais pressé, pressé. Une toile, une autre toile. J’aurais peint les murs, j’aurais peint les maisons… Vingt ans ont passé là-dessus et maintenant je n’ai plus aucune hâte ; ce que j’ai à faire je le ferai tranquillement.

 

Malgré l’amusement qu’ils éprouvaient à l’écouter, les Coustou, Jeanne, Huslin étaient sûrs du génie de Fauvarque. Ils savaient que grâce à sa discipline patiente il réaliserait son œuvre. Ce jour-là, maître de lui-même, il plierait à la vision commune, sans les affaiblir, ses conceptions formidables, mais encore fantasques et inaccessibles.

 

– Il me semble, dit Coustou, que dès à présent vous pourriez répandre vos études avec profit. Elles vous classeraient au premier rang…

 

– Je ne veux pas, interrompit gaiement Fauvarque. J’y vais lentement, lentement, lentement, mais j’atteindrai le but bon premier. On me verra venir de loin, d’un pas léger, le visage frais, les chaussures propres… Courir, attraper des entorses, pourquoi ? Du train dont me voilà parti j’ai à vivre jusqu’à cent ans !

 

Il lança cette dernière phrase sur le ton d’une boutade. Il était vrai cependant que Fauvarque voyait s’étendre devant lui le terrain sûr d’une vieillesse féconde et magnifique.

 

Rayonnant, il répéta :

 

– Cent ans ! Et quand le moment sera venu de mourir, je choisirai mon jour. Je réunirai mes descendants et mes disciples, je leur dirai : « Voici mon corps. Faites-en ce qu’il vous plaira… Moi, je poursuis mon voyage. »

 

Fauvarque se dépensait à certaines heures pour ceux qui vivaient autour de lui. Il disait que les hommes doivent tourner l’un vers l’autre la face riante de leur individu. Deux ou trois gestes fous, une saillie de temps en temps, donnaient à sa femme le courage de franchir les longues étapes de ses recherches ; et il ne voulait pas que le trajet fût morne.

 

Les dits gestes une fois esquissés, il ramenait les bras contre son corps, soucieux d’une stricte économie de ses forces. Il retrouvait ainsi le fond étale de sa conscience où l’œuvre se préparait.

 

Huslin, de sa main blanche, guidait le regard de Valentine sur la toile. Doucement, discrètement, avec sensualité, il voulait la pénétrer de son admiration. Il lui parlait bas, de très près et par moments, l’effleurait volontairement de son haleine.

 

– Voyez, disait-il.

 

Les doigts fiévreux passés sous le bras dur de son amie, il la rapprochait de la toile et l’attirait contre lui du même mouvement.

 

– Je veux ; disait-il, que vous compreniez la beauté de cette œuvre ; je vous jure que j’y attache de l’importance, une importance énorme… voyez ce visage adorable… et cette sérénité… et ces lignes… et ces larges feuilles de marronniers pareilles à des mains qui plaquent des accords…

 

Elle demeurait muette, ne comprenant pas encore. Mais ses yeux luisaient en regardant Fauvarque. Elle suivait éblouie les bondissements de cette intelligence. Comme à Jeanne, par instants, un excès d’étonnement et de joie lui arrachait un rire puéril dont sa face était tout éclairée. Jusqu’ici, elle n’avait jamais éprouvé d’enthousiasme. Pour la première fois, elle s’oubliait elle-même et recevait d’un étranger la lumière où baignait son cœur.

 

– Mais l’homme ? demande Huslin impatienté par son silence ; sans parler du peintre, l’homme, comment le trouvez-vous ?

 

Elle répondit plus vivement qu’elle n’aurait voulu :

 

– L’homme ! oui !… L’homme est prodigieux…

 

II

Valentine retourna chez Jeanne en voisine. Elle y entrait à tout propos, avant d’aller à ses visites et aussi lorsqu’elle en revenait. Par les beaux jours elle profitait du jardin. Elle rencontrait Foutrel, quelquefois Huslin, venu pour la surveiller. Fauvarque était là, en plein air ou dans l’atelier.

 

Le peintre était irrégulier dans son travail. Lorsqu’il ne peignait pas, il ne manquait pas d’ouvrage. La maisonnette, remise en état, exigeait une surveillance attentive. En l’apercevant tout à coup, debout sur la pointe des pieds, à l’extrémité d’une échelle trop courte, inspectant la gouttière ou les solives du plafond, les deux femmes étouffaient un cri. Elles partageaient les mêmes émois.

 

La distraction la plus ordinaire de Fauvarque était la menuiserie. Il sciait les planches de sapin, fabriquait des sièges, des tables, des bibliothèques qu’il peignait ensuite et qui s’en allaient meubler son intérieur. Les pièces inhabitées furent aménagées en vue des camarades qui auraient un jour besoin d’hospitalité. Il fabriqua même des lits, où les Sentilhes tinrent à s’étendre pour les éprouver.

 

À l’heure du thé on se réunissait. Valentine appelait son mari en agitant une clochette. Sentilhes descendait. Il eût embrassé tout le monde tant il était heureux. Il tournait autour de Jeanne, lui proposait son aide, voulait transporter les tasses. Elle le renvoyait en riant.

 

L’après-midi passait vite. Carlos partait le premier et souvent, au moment de dîner, on l’entendait héler de là-haut : « Lou-lou, Lou-lou… »

 

– Mon Dieu ! criait Valentine qui s’était oubliée… et sans prendre le temps de saluer ses hôtes, elle se dépêchait de monter.

 

Les Sentilhes connurent les amis de la maison. Guy Gomme se montrait généralement vers la fin de l’après-midi. Il refusait aussi bien à boire qu’à manger. Il ne parlait pas, semblait ne pas écouter, mais il aimait à se sentir là. Quand on lui demandait de réciter l’un de ses poèmes, il répondait poliment : « Non, merci. »

 

Maxime Legris venait plutôt après dîner. Grand, mince, timide, il ignorait l’art de se trouver un siège. On le voyait debout quand tout le monde était assis. Jeanne lui disait : « Puisque vous êtes debout, chantez-nous les mélodies de Moussorgsky. »

 

Le sachant phtisique, Sentilhes écoutait, profondément ému.

 

– Cela doit vous fatiguer de chanter ? lui disait-il.

 

– Cela me tue, répondait le jeune homme.

 

Un jour parurent en coup de vent, un gros homme brun d’une laideur saisissante, et une femme que paraient au contraire les tons du lait, des roses et de l’or. Lui avait le front bas, les lèvres fines et sa peau bistrée se tendait sur le nez. Sous la barre sombre des sourcils pétillaient deux pointes fauves.

 

– Voici Potteau ! le plus grand compositeur et la plus sinistre face du monde, présenta Fauvarque.

 

La seconde moitié de la phrase ne parut pas exagérée à Valentine.

 

La fiancée de Potteau n’était que souplesse et clarté. « Rayon de miel », avait coutume de dire Huslin. Elle s’appelait Renée Vidil.

 

Fauvarque, la maison de Fauvarque, tel était maintenant l’axe invariable des pensées de Valentine. Dès que Jeanne lui ouvrait, ses yeux partaient à la recherche de Fauvarque et, s’ils tardaient à le trouver, une angoisse la saisissait. Le voir ! Elle avait besoin de le voir. Son image en vie, mouvante, sans cesse renouvelée était l’aliment nécessaire à son être. Aux heures d’absence, les nerfs et la pensée tendus vers lui, elle avait le sentiment de le créer pour la minute où elle descendait. Quand Fauvarque était enfin sous ses yeux, elle croyait cueillir le fruit de son œuvre.

 

Elle rentrait, ivre de sa joie, attentive, le long du parcours, à ne rien perdre de cette essence miraculeuse dont son cœur trop plein manquait de déborder. Arrivée chez elle, elle ne résistait plus. Elle se dépensait en paroles. Elle n’avait jamais tant parlé. Fauvarque emplissait la maison.

 

Tandis qu’elle lui racontait deux fois, trois fois dans la soirée, des scènes auxquelles il venait d’assister tout à l’heure avec elle, Sentilhes songeait que ce n’était plus là la même femme. Il l’avait toujours connue indifférente aux hommes, méthodique dans ses actes, intéressée dans son amour et il se demandait comment elle avait pu garder si longtemps le secret de la fièvre, de la couleur, du désordre dont chatoyaient maintenant ses récits.

 

Dès le premier jour, il avait deviné son enthousiasme et s’était dit qu’il se formait en elle un sentiment qui ressemblait singulièrement à l’amour. Il se le dit, se le répéta, revint souvent sur cette pensée et il était étonné de l’admettre sans indignation. Il s’accoudait à son chevalet, prenait un air préoccupé et laissait tomber ces mots :

 

– Elle aime Fauvarque…

 

Cela résonnait calmement à ses oreilles. Il reprenait d’un accent plus profond :

 

– Oui… Elle aime Fauvarque…

 

Mais aucune émotion ne suivait, pas l’ombre d’une suggestion tragique… Alors il s’avançait jusqu’au guéridon, saisissait entre deux doigts la fleur rouge d’un fuchsia et, d’un ton d’ironie, légèrement amer, il se disait :

 

– Mon pauvre Carlos, je te découvre… une âme de mari… comment dirais-je ? de mari… cela me paraît… oui ! vraiment…

 

En réalité, Sentilhes admirait trop son nouvel ami Fauvarque pour faire surgir d’un sentiment qui allait à lui, les images brutales dont se fût nourrie sa colère.

 

Intimement, sans d’ailleurs en convenir, il pressentait que l’amour de Valentine ne pouvait pas aboutir à une bassesse. Ah ! certes, il eût souhaité de la voir aveugle et sourde à l’endroit de Fauvarque, mais comment lui reprocher d’être sensible à une séduction qu’il subissait parfois jusqu’à douter de soi ?

 

Juin s’achevait par de belles journées. Le quartier rappelait la province avec ses rues désertes, blanches de poussière. C’était l’époque où les Sentilhes prenaient habituellement leurs vacances. Lui en parla. Valentine fit la moue à l’idée d’un voyage. Il s’empressa de l’approuver. Ni l’un ni l’autre ne voulaient quitter leurs voisins.

 

Les nuits étaient douces, presque toujours étoilées. Fauvarque et sa femme restaient tard dans le jardin. L’atelier répandait alentour sa lumière jaune, arrondie sous les arbres. Elle n’atteignait pas le couple assis à l’écart. Bientôt, dans l’obscurité, le mari disparaissait. Mais on voyait longtemps un point blanc où se ramassait le reflet poudreux des étoiles : c’était Jeanne.

 

Des immeubles gris entouraient le jardin de murailles hautes et abruptes. Obstinément fermés à la suavité de l’heure, ils la déversaient toute dans le carré d’arbres qu’ils surplombaient comme une fraîche oasis au creux d’une montagne.

 

Les Sentilhes pressés l’un contre l’autre dans la fenêtre qui s’ouvrait à la hauteur des genoux, encombrés par leurs sièges, ne recevaient qu’à de longs intervalles, accidentellement, la brise qui mettait dans les grisards d’en face un bruissement ininterrompu.

 

– Pousse-toi, Carlos.

 

– Mais, ma chérie, je suis réellement tout à fait à l’étroit.

 

Il s’épuisait à exalter les beautés de l’heure ; elle fermait les yeux pour en tirer une jouissance plus complète, mais le jardin, en bas, la fascinait. L’homme qu’elle aimait respirait librement dans la nuit ! Elle ne sentait plus, par contraste, que le plafond bas qui l’étouffait.

 

Elle disait sans douceur :

 

– Avec tes longues jambes, il n’y a pas moyen d’être deux à cette fenêtre.

 

S’il se tassait sur lui-même, elle reprenait d’une voix compatissante :

 

– Non, je t’assure, c’est inutile… Nous pourrions descendre.

 

Alors, elle jetait vivement une cape sur ses épaules, il prenait un chapeau et tous deux se hâtaient de sortir. Du coup elle était rassérénée. Carlos suivait, content.

 

Ils traversaient la rue, Fauvarque venait leur ouvrir. Tout de suite il leur disait :

 

– Nous allons nous asseoir, il fait si bon.

 

Jeanne, du doigt, leur indiquait leur place.

 

– Voici deux fauteuils que nous avions préparés pour vous.

 

Ils ne voulaient rien perdre de l’enchantement où plongeait le monde. Chacun s’asseyait. On se taisait.

 

Cependant, tous n’apportaient pas une égale liberté en face de la nuit. Jeanne et Henri seuls s’en pénétraient pleinement, Valentine et Carlos avaient les yeux fixés sur leurs hôtes, imitaient leurs physionomies, prenaient leurs attitudes, recevaient d’eux leurs sensations.

 

Quand il était tard, Fauvarque secouait les épaules.

 

– Il commence à faire humide, disait-il.

 

Jeanne se soulevait :

 

– Je crois, en effet, qu’il faudrait rentrer.

 

– C’est vrai, murmuraient les Sentilhes.

 

On les retenait encore une demi-heure. Tous ensemble ils rentraient dans l’atelier, rassasiés d’espace. Jeanne tirait sur la baie vitrée les stores de satinette orange, puis elle faisait du thé.

 

Fauvarque aussi pressentait l’amour de Valentine. Il en suivait le progrès sur son visage et savourait en silence la part qui s’en épanchait vers lui. Cette femme lui montrait des prunelles magnifiquement pleines, des narines palpitantes ; elle mettait, pour venir, les robes qui lui seyaient le mieux et se lavait dans des eaux parfumées. Il acceptait ces dons, la regardait, la respirait et, au milieu de ces fines et nombreuses jouissances, poursuivait avec elle des relations si courtoises qu’il paraissait tout ignorer. S’il l’avait saisie brusquement dans ses bras en disant : « Vous m’aimez ? » elle eût répondu : « Oui. » Mais il était trop sage pour assumer un rôle inutile.

 

Après ces veillées, Valentine se sentait l’âme robuste, heureuse et sereine. Sentilhes l’accompagnait. Elle se serrait contre lui et, soudain, s’intéressait à sa personne et à ses espoirs. Elle devinait alors qu’il se livrait à son art avec une ardeur raffermie, que ses projets étaient plus vastes. Lui aussi puisait là-bas des énergies qui le renouvelaient.

 

Enrichis par une force étrangère, ils se haussaient ensemble vers un plan de vie supérieur à l’ancien. Mais ils ne voyaient pas encore ce qu’il y avait d’artificiel dans cet accroissement de leurs individus. Pendant quelques heures, ils vivaient de l’impulsion reçue. Puis elle s’épuisait, laissant en eux le vide, et leurs êtres dépossédés aspiraient à Fauvarque.

 

III

– Alors, Jeanne ? Il n’y en a plus de cette confiture exquise ?

 

– Probablement, puisque je l’ai mangée.

 

– Voyons ? C’est bien le pot que j’ai acheté ce matin ?

 

– Ça doit être celui-là… Il n’en reste pas d’autre.

 

Puis elle persifla légèrement son mari :

 

– Vous en avez de drôles d’idées de vouloir manger de la confiture à quatre heures de l’après-midi.

 

Fauvarque négligea de répondre. Il exagérait plaisamment le côté piteux de son attitude, le pot vide en main. L’arôme des abricots avivait sa convoitise. Mais il finit par un regard de gaieté aimante vers sa femme.

 

– Habille-toi vite, fit Jeanne. Nous sortons.

 

Au moment de fixer son faux-col le peintre ajouta deux touches de pinceau à sa toile. Ayant brossé son veston bleu, son feutre, vérifié le contenu des poches de son gilet, il s’esquiva du côté de la cuisine, coiffé de son chapeau et serrant sa canne sous son bras.

 

– Voilà bien notre maniaque, marmonna Jeanne. Avant de sortir, un coup d’œil pour s’assurer qu’il n’y a ni robinet ouvert, ni fenêtre mal fermée…

 

Il reparut. Elle essayait sur ses joues roses une série de voilettes, à ramages différents. Il s’assit patiemment et regarda au dehors.

 

– Eh bien ? fit-elle. Tu as dû trouver la cuisine inondée, des voleurs sous la table, des fourmis dans le rôti de ce soir…

 

– Si ce n’était que ça… répondit Fauvarque en levant la main.

 

– Le gaz !… cria Jeanne.

 

– Mais oui, le gaz… Une flamme de trente centimètres et la bouteille d’essence sur la tablette à côté…

 

Les Fauvarque fréquentaient un grand nombre de gens d’affaires : banquiers, ingénieurs, industriels. Le voisinage de cette richesse ne leur causait aucune gêne. À travers l’opulence d’autrui ils évoluaient légèrement en conservant le sens de leurs personnalités. Aussi occupaient-ils dans ces milieux une place particulière. Aux yeux des hommes pratiques qu’ils y rencontraient ils étaient les messagers d’une vie surnaturelle. Tous devenaient amoureux de Jeanne. Tous traversaient une crise d’enthousiasme pour Fauvarque. Ils saisissaient le premier prétexte pour aller frapper à leur porte. Durant une heure, ils éprouvaient de la volupté à s’enfermer dans cet îlot paisible, sous des arbres, en face de visages calmes et ils se sentaient pénétrés d’un peu de chaleur primitive.

 

– Ici vous êtes chez vous : prenez un bon siège entre ma femme et moi, étirez-vous, bâillez… leur disait Fauvarque. Vous avez le droit de dire ce qu’il vous plaît… et même de ne rien dire du tout…

 

Souvent, après dîner, une auto stoppait et Jeanne annonçait les Demons. Elle ne se trompait pas. Le banquier et sa jeune femme venaient proposer une promenade au Bois dans leur voiture.

 

– Nous avons des amis, répondit Jeanne, un soir que Carlos et Valentine étaient là.

 

– Combien sont-ils ? deux ? mais je les emmène.

 

Dans la suite ils s’en allèrent toujours à six ou à sept en comptant Huslin. Mais l’écrivain se faisait rare. Il surveillait, de loin en loin, en attendant son heure, la marche des sentiments de Valentine. La torpédo était spacieuse. Demons la conduisait, le rire aux lèvres, avec infiniment de tact. Il avait un immense nez aquilin toujours plein de sensations subtiles et qui inspirait confiance quand il disait :

 

– Je connais une clairière qui sent bon. Voulez-vous que je vous y mène ?

 

– Oui, criaient à la fois toutes les poitrines.

 

Lentement, sur des voies de velours, la voiture roulait pendant des heures. Elle se perdait sous les arbres, faisait des lacets, allait, venait. Les hommes, tête nue, recevaient l’air léger dans leurs cheveux.

 

– Regardez comme la lumière des phares découpe les arbres et jusqu’aux moindres feuilles en leur donnant des tons irisés, disait Demons à Fauvarque auprès de lui.

 

– Ce sont là les tons du mois d’avril, répondait le peintre et c’est féerique ce coin de nature rajeunie au milieu de la nuit. Mais, quand même, on sent les arbres immobiles, silencieux et graves. On dirait des géants qui dorment sur un pied.

 

Demons approuvait d’un signe. Il avait le souci que les bribes de conversations échangées s’achevassent par une phrase de Fauvarque.

 

Derrière, Jeanne et Valentine étaient enveloppées de capes et de voiles. Madame Demons souriait, grande, brune ; ses cheveux brillaient tel l’ébène ciré et ses prunelles étaient plus noires et bien brillantes encore. Elle s’amusait comme une enfant chaque fois que Fauvarque parlait.

 

Carlos prenait de ces trois jolies femmes un soin méticuleux. Il rectifiait les plis de leurs voiles, voulait que leurs pieds fussent à l’aise, veillait à ce qu’elles n’eussent point frais. Il posait ses questions avec des moues caressantes en se penchant en avant. Quand elles lui répondaient qu’elles se trouvaient « très bien », il se replongeait dans son coin.

 

– Tant mieux, tant mieux, murmurait-il, j’avais si peur vraiment.

 

Cependant il ne se sentait pas véritablement heureux. Des idées confuses s’insinuaient en lui. Il lui arrivait de descendre joyeusement l’escalier en se disant : « Allons passer une heure chez notre brave Fauvarque !… » et d’avoir, en faisant le geste de sonner, la sensation que son cœur se rétractait. Le contact de son ami qui, dans les premières semaines, l’exaltait, maintenant éteignit sa joie et ses enthousiasmes.

 

***

 

La porte s’ouvre. Fauvarque est devant lui. Sentilhes détourne les yeux. Il ne s’attendait pas à ce rayonnement. Fauvarque parle. Sentilhes voudrait ne pas entendre. Il ne s’attendait pas à la vibration métallique de cette voix. Fauvarque raconte sa confiance, Sentilhes se sent bousculé. Fauvarque s’écrie : « J’ai du génie. » Sentilhes se sent atrocement mutilé. Le sens de sa propre importance décroît peu à peu. Sa fortune ? un hochet dérisoire. Fauvarque passe comme un lourd véhicule et prend toute la largeur de la route. Sentilhes est obligé de s’écraser contre le mur.

 

IV

Sous la lumière jaunâtre de la lampe, Antoinette, la bonne des Sentilhes, se coiffait fiévreusement. Ses joues rouges se reflétaient dans une glace à main brisée, appuyée contre une théière. Elle se considérait avec des yeux lourds, dénués d’expression. Du coude elle fit glisser dans le tiroir ouvert de la table en bois blanc, un livre auquel pendait une feuille de cresson. Elle tourna son visage à droite, où se tenait tranquille un robinet bien fermé, puis à gauche, où un petit fourneau noir puait la graisse.

 

Hérissant son chignon d’un peigne à verroteries, elle se leva, ôta son tablier à volants de broderie anglaise, jeta un châle sur ses épaules et entr’ouvrit la porte pour sortir. Au même instant, madame Sentilhes entrait dans la cuisine.

 

– Vous montiez sans avoir éteint ? observa-t-elle.

 

Antoinette regardait la lampe en tirant sur ses doigts courts.

 

– Je venais vous avertir que vous descendez tard. C’est à huit heures seulement que je vous entends balayer l’antichambre. Cependant il fait jour à cinq heures. Thérèse est à son ouvrage avant vous. Elle aime son métier Thérèse, elle a de l’avenir. Tandis que vous… je me rends compte que ça vous est égal… Vous n’arriverez à rien !

 

Valentine parlait avec une telle chaleur que la servante, fille du Boucot transplantée depuis peu à Paris, crut naïvement que c’était en faisant comme Thérèse que madame avait réussi.

 

Ses yeux aux prunelles remontées demeuraient fixes et vitreux – des yeux de chèvre – dans son visage bouffi. Ne sachant où les porter, elle les réfugia dans ceux de Valentine.

 

– Vous veillez tard peut-être ? Vous avez les traits tirés.

 

Le corps de la servante ondula. Elle devint cramoisie : des pas montaient l’escalier. Un jeune homme passa en coup de vent, gagnant le sixième. Valentine reconnut Foutrel.

 

– Je comprends, conclut-elle avec mépris, vous pouvez vous retirer, nous en reparlerons.

 

Carlos se déshabillait lorsque sa femme lui rapporta l’incident. Il ne répondit pas tout de suite et écouta ses commentaires. Mais dès qu’elle lui eut demandé son avis, il déclara :

 

– Je crois que tu t’égares, ma chérie. Ni Foutrel, ni Alphonsine ne méritent d’être blâmés. Je ne vois qu’un coupable, c’est Fauvarque.

 

Il voulait, projet vague encore, jouer un rôle dans la destinée de ses voisins. Il jugeait son intervention nécessaire. Certes Fauvarque le dominait par son génie, sa fantaisie et tout le côté brillant de son esprit, mais Carlos s’assurerait une supériorité sur son rival en prenant en face de lui la position d’un homme simplement raisonnable. Aucun des actes de Fauvarque ne pouvait résister, pensait-il, à l’examen d’une logique sévère. Son amitié pour des gens comme Foutrel, pour Guy Gomme manquait de sérieux. Potteau lui-même paraissait à Carlos trop noir et trop taciturne pour faire un ami avouable. Quant à la situation de fortune du ménage, elle lui semblait remplie de mystères. La confiance de Fauvarque à cet égard n’était, sans doute, qu’une façade. Sentilhes se flattait d’imposer sa raison ; il ressaisissait de la sorte, à ses yeux et aux yeux de Valentine, son prestige compromis.

 

– Oui, Fauvarque est le coupable, insista-t-il, voyant que sa femme s’étonnait. Sans lui, il n’y aurait pas de Foutrel. Nous lui devons ce coureur de filles. Demande un peu à madame Dorange ce que le scélérat a fait la semaine dernière dans le grand escalier : il a dévissé la boule de cuivre qui termine la rampe. C’est embêtant !… Tu avoueras que c’est embêtant…

 

– Tous les commerçants se plaignent de lui, ajouta Valentine. Il doit partout de l’argent. Partout il a séduit quelque fille de boutique. Et lorsqu’on rapporte la chose à Fauvarque, il rit, il rit… C’est très curieux.

 

– Je lui en parlerai, s’écria Carlos.

 

Il souleva son drap et se coucha. Valentine, dont le corps se découpait dans une ombre, sous un voile de batiste froissée, approuva mollement son mari. Elle saisit son vêtement de nuit, et tandis que se chemise de jour s’écroulait d’un coup, le fourreau moins transparent de sa chemise de nuit descendait lentement sur sa chair découverte. Mais Sentilhes ruminait…

 

– Je choisirai mon jour, dit-il, je ne parlerai que preuves en mains. Je voudrais connaître l’état de fortune de nos amis… En somme, Valentine, à part Huslin, Demons, et monsieur Focqueroux… je ne vois personne lui acheter ses études. Il m’a dit un jour, en plaisantant : « Ces riches, on a beau se frotter à eux, il ne vous reste rien entre les mains. »

 

Il parlait avec fièvre, content d’avoir trouvé un sujet de réflexion qui ne fût pas sa propre détresse morale. Mais il quêtait vainement l’adhésion de sa femme. À mesure que la discussion se prolongeait, Valentine devenait plus rude parce qu’elle ne faisait emploi dans ses relations avec son mari, que de sentiments durs et de termes catégoriques. Par contre, dès qu’elle était seule, elle trouvait qu’il parlait logiquement. Une griserie la prenait à songer qu’elle pourrait, comme une sœur, pénétrer dans la destinée de Fauvarque, en connaître les mystères et la diriger discrètement, sagement, vers des bonheurs stables.

 

Une après-midi, Valentine alla faire visite à Jeanne à l’heure du goûter. Elle chercha Fauvarque, ne le vit pas. Saisie de tristesse, elle fit la remarque de son absence. Jeanne sourit.

 

– Eh ! bien, dit-elle, il a été gagner de l’argent.

 

Valentine feignit de n’en rien croire. Gagner de l’argent ? Et pourquoi faire, dans un ménage où, cela se voyait, l’argent venait tout seul ? Jeanne leva les bras :

 

– Ma chère amie, s’écria-t-elle, vous vous abusez étrangement. Nous n’avons rien, rien… Il nous restait ce matin six francs pour toute fortune. J’ai acheté mon goûter et je n’ai plus que quelques sous.

 

Madame Sentilhes pâlit. Sa main qui tenait une tartine de confiture s’arrêta, paralysée, à mi-chemin de sa bouche.

 

– Comment ?… balbutia-t-elle.

 

Bouleversée, elle songea, pour s’affermir, que sa maison, à elle, était pleine de provisions, qu’elle avait de l’argent dans sa bourse, et Sentilhes dans son portefeuille. Mais elle ne se sentit d’aplomb que lorsqu’elle fut dehors.

 

Elle respira profondément, avec la sensation d’échapper à un danger. La rue, cette boutique de cartes postales, cette crémerie lui semblèrent de belles, de fortes et rassurantes réalités. Alors la pensée de Jeanne et de Fauvarque la remplit de pitié. Distraitement, elle prit l’escalier au lieu de monter par l’ascenseur. « Pauvre foyer ballotté par les vents », réfléchissait-elle à chaque marche, tandis que son amour s’enflait de vagues aspirations.

 

En apprenant la nouvelle, Sentilhes épouvanté se prit la tête à deux mains, et s’affaissa d’une masse dans son fauteuil, attitude dont Valentine éprouva une satisfaction.

 

– J’ai été prophète… trop, oui, vraiment… trop prophète… balbutia-t-il.

 

Le repas fut triste.

 

– Tu veux que je te décrive leur existence, s’écria Carlos d’une voix tragique, tu vas voir, c’est épouvantable… Pendant deux mois, trois mois, il vit dans l’insouciance la plus complète, puis un jour, plus d’argent : ah ! comment faire ? Plus d’argent… On ne peut pas vivre sans argent !… Alors il court en gagner… Tu crois que ce n’est pas épouvantable ?…

 

Il rétablit ce soir-là tout son ascendant. Valentine, dans son émoi, l’approuvait et l’admirait en fronçant les sourcils. Après le dîner elle alla s’asseoir devant le dernier portrait de son mari, qu’elle déclara d’une beauté incontestable.

 

Le lendemain, Carlos descendit seul chez ses amis. Il était ému à l’idée que son intervention aurait une influence décisive sur le sort de Fauvarque. Il l’entraîna loin de Jeanne, sous les arbres et tourna vers lui un visage grave. Puis il parla à voix basse. Épuisé par une journée de travail dans un atelier de gravure, Fauvarque n’écoutait pas. Il se bornait à hocher la tête en signe d’assentiment. Mais au moment où Sentilhes lui murmura : « Courage, ne perdez pas courage, mon cher ami… » dans un éclair il comprit, se redressa, et se mit à rire :

 

– Des conseils !… s’exclama-t-il, non. J’aime autant vous le dire : inutile. Au cours de mon existence on m’en a donné des monceaux, des tonnes, des montagnes. Je suis un type extraordinaire, les conseils ne me profitent pas… Vous craignez pour ma femme ? Regardez-la : c’est une reine… Nous sommes tous les deux riches, riches à éclater… Je vous dis que nous ne savons quoi faire de notre richesse… Il y en a partout. Là, sous mes pieds, vous appelez cela de la poussière…

 

Il prit une poignée de sable qu’il mit sous les yeux de Sentilhes :

 

– Vous appelez ça de la poussière… Eh bien, pour moi, c’est de l’or… de l’or vif… et quoique ce soit de l’or… je le jette.

 

Suffoqué Sentilhes se laissa pousser vers la porte. Quand il fut dehors, humilié, confondu, il s’écria :

 

– Vraiment… Ce n’est pas… non !… ce n’est vraiment pas…

 

La soirée fut morne. Voici la nuit, il ne dort pas. Il entend distinctement les bruits de la rue : disputes de noctambules avec des chauffeurs, propos d’ivrognes, voix rauques d’Algériens, voix criardes d’Annamites employés à l’usine à gaz.

 

Étendu sur le dos et les yeux ouverts dans l’obscurité, il a de l’univers une vision redoutable. Lente, sûre, grandiose, l’ascension de Fauvarque occupe les trois quarts de l’horizon.

 

V

Depuis vingt jours les deux ménages ne se voyaient plus. Sentilhes ayant affirmé à Valentine que Fauvarque lui avait manqué d’égards, celle-ci jugeait qu’il fallait attendre des excuses qui ne vinrent pas. Ils s’indignèrent, puis, inquiets, dissimulés par un rideau, lui dans son atelier, elle dans sa chambre, ils observaient la maisonnette. Chaque jour ils craignaient de découvrir un tableau de misère, de désespoir peut-être. Les volets ne s’ouvraient plus, ou bien c’était Jeanne qu’on surprendrait, au petit matin, sortant de chez elle, pour aller rejoindre un poste discret qu’elle n’avouerait pas. Mais non, l’existence continuait à se dérouler facile, heureuse. Carlos et Valentine demeuraient songeurs devant le miracle de cette vie.

 

Un matin, Valentine aperçut deux têtes blondes dans le jardin des Fauvarque, l’une toute dorée, l’autre couleur de lin : Jeanne et Renée Vidil. On eût dit deux petites filles. Leur gaîté attira Fauvarque. Longtemps il s’emplit les yeux des jeux de sa maisonnée, et Valentine, qui l’avait tout d’abord enveloppé d’un regard chargé de tendresse, se rembrunit soudain, jalouse.

 

– Il n’a jamais compris mon amour !

 

Dans la suite, bien souvent, elle fut sur le point de descendre. Elle dirait en riant : « Vous voyez ! C’est moi… » mais elle préféra recourir à Huslin. Il avait brusquement interrompu ses visites. Elle lui écrivit du ton d’une vieille amie affectueuse, lui reprochant sa longue absence, s’inquiétant de sa santé et le priant de venir déjeuner. Il déclina l’invitation, car il en pressentit le mobile et jugeait nécessaire que l’amour de Valentine mûrît dans l’inquiétude. Elle froissa le billet avec fureur, puis elle pleura dans ses mains se demandant, angoissée pour la première fois, si la porte des Fauvarque ne lui était pas définitivement fermée.

 

Ce jour-là, comme elle était, au Bois, au bord du lac, une émotion subite et incompréhensible bouleversa son être. Les canots blancs, les canards gris et les cygnes prenaient leurs ébats sur la nappe chatoyante. Elle fut saisie d’un besoin douloureux, tant il était profond, de rencontrer, sans perdre une seconde, quelque grand bonheur imprévu. Elle eût couru, si elle avait osé, vers ce paradis dont ses nerfs et son cerveau étaient avides. Elle reprit en toute hâte le chemin de sa maison.

 

En descendant la rue de Boulainvilliers, laquelle est très en pente, fébrile, elle se laissait aller dans un sautillement de toute sa personne. Elle fit un sourire à la boulangère, grande et belle rousse, un autre à madame Lecoutre qui se trouvait à la porte de sa mercerie.

 

– Non, je ne dois pas entrer chez les Fauvarque, songeait-elle. Ils ont eu avec Carlos une attitude impossible. Voilà des gens à qui on ne peut même pas donner un conseil. Est-ce que Jeanne, depuis trois semaines, n’aurait pas dû venir me voir ?

 

Au moment de franchir le seuil de sa maison, elle pivota sur ses talons, traversa la chaussée et alla sonner à la porte d’en face.

 

Un pas résonna, une voix de l’intérieur répondit qu’on venait. C’était Fauvarque. Tremblante d’émotion, elle balbutia : « J’ai eu tort… » L’instant d’après, la porte s’ouvrait.

 

– Ah ! madame Sentilhes. Vous êtes gentille d’être venue nous voir.

 

– Je ne suis pas comme votre femme qu’on ne rencontre jamais que chez elle.

 

– C’est vrai, elle ne sort pas beaucoup, elle aime à rester quand je travaille… et moi-même, cela me plaît de la sentir autour de moi… Mais qu’est-il donc arrivé ? Nous nous disions : « Comment se fait-il qu’on ne voie plus madame Sentilhes ? »

 

Le son de ces paroles, et ce jardin et cette maison donnaient à Valentine l’impression d’arriver au milieu d’une fête. « Ah ! voici la chèvre… Ah ! voici les chats… » s’exclamait-elle ingénument pendant que son cœur battait : « Voici Fauvarque. Voici Fauvarque… » Et elle touchait les bêtes, elle touchait les arbres, elle mettait le doigt sur la table massive, parce qu’elle ne pouvait pas toucher Fauvarque. En ouvrant la porte de la maison, il lui dit :

 

– Vous allez rencontrer monsieur Sentilhes.

 

– Mon mari ? s’écria Valentine stupéfaite.

 

– Il est déjà venu deux ou trois fois nous serrer la main en passant.

 

Elle manifesta sa surprise froidement. Elle ne s’expliquait pas cette perfidie et, dans le saisissement qu’elle en éprouvait, toute sa joie s’affaissa.

 

Carlos était assis, sa canne et son chapeau en mains. À l’entrée de sa femme, il ne broncha pas. Le sourire étalé sur sa face se fixa au coin des lèvres. De son côté, elle évita de poser les yeux sur lui. Tout à l’heure, ils s’étaient séparés amicalement. Mais, en se retrouvant auprès des Fauvarque enfin reconquis, ils sentirent l’un et l’autre qu’un froissement grave les divisait depuis longtemps.

 

– D’où venez-vous, si belle ? fit Jeanne, en attirant la visiteuse. Voyez-vous, Henri, comme madame Sentilhes est belle ?

 

Une Madone.

 

– Vous ne sortez donc jamais ? demanda Valentine, en détournant ses joues rougissantes.

 

– Pourquoi sortir ? dit Jeanne. Lorsque Henri travaille, j’ai horreur de m’en aller toute seule ; quand il ne travaille pas, nous avons le jardin… Des amis viennent souvent prendre le thé à l’improviste… Aujourd’hui nous avons eu l’idée de réunir dans l’atelier les œuvres de mon mari. Voyez donc.

 

À ces mots, Valentine se replia sur elle-même. Ses yeux, qui erraient par la pièce, s’efforcèrent à ne point voir, son cerveau à ne pas comprendre. Mais soudain, prise de haine contre son mari dont elle rencontra le regard anxieux :

 

– Je trouve ce Nu très bien, s’écria-t-elle, mais très bien ; d’ailleurs toutes ces études sont admirables.

 

Carlos était livide. Il se leva bientôt en balbutiant quelques paroles d’excuse, et sortit, le visage préoccupé, accompagné par Fauvarque.

 

– Qu’est-ce qu’a monsieur Sentilhes ? il devient triste, dit Jeanne en jouant avec la chaîne que Valentine portait en sautoir ; puis elle lui prit la main, lui fit tourner les bagues autour des doigts et ajouta avec une nuance d’ironie qui alla s’affaiblissant :

 

– Il s’est beaucoup inquiété à notre propos, je vous assure qu’il a tort ; j’ai en Fauvarque une confiance illimitée.

 

Elle disait vrai. Son existence auprès de lui était un ravissement de toutes les minutes. Il savait éclairer de sérénité ses moindres actes, transformer les heures difficiles en heures enchantées. Parfois il arrivait essoufflé d’avoir couru, et s’arrêtait les yeux si brillants, le visage si lumineux qu’elle le questionnait.

 

– Qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous si content ?

 

Il répondait :

 

– De vous revoir.

 

Alors elle ne pouvait s’empêcher de l’embrasser. Il paraissait rapporter de tels trésors en rentrant chaud de soleil et décoiffé par le vent, qu’une vraie richesse entrait avec lui et remplissait la maison.

 

En entendant le véritable son du bonheur à travers le récit de Jeanne, Valentine évoquait sa vie conjugale. Et la question qu’elle craignait vint doucement s’insinuer dans son cœur :

 

– Et vous, chère amie ?

 

– Moi ?

 

– Oui, vous êtes heureuse ?

 

– Oh ! oui, heureuse…

 

Une boule au fond de sa gorge empêcha Valentine de poursuivre. Prise d’angoisse, elle se leva.

 

– Déjà ! fit Jeanne, attendez au moins que j’avertisse mon mari.

 

– Mais non, je vous prie, ne le dérangez pas…

 

– Le voici.

 

Elle le vit, rayonnant, magnifique.

 

– Vous ne voulez pas me voir ? Vous êtes fâchée contre moi ? lui dit-il avec son sourire franc.

 

Ils marchèrent côte à côte, lentement, dans l’allée. « N’ai-je pas à lui parler ? » se demandait Valentine émue de le sentir si près d’elle.

 

Ce fut lui qui se pencha :

 

– Ne restez plus si longtemps sans venir, dit-il d’une voix d’adolescent.

 

– Avez-vous seulement pensé à moi pendant ces trois semaines ?

 

Il se mit à rire :

 

– Je crois bien, que j’ai pensé à vous…

 

Elle s’arrêta, étourdie. Son cœur battait fort. Elle attendait un mot de plus ou un geste… Fauvarque ne voulut pas dissiper le doute, car, s’il était content de retrouver cette femme parfumée, il avait le souci de ne lui offrir aucune prise.

 

– À quand ? demanda-t-elle humblement.

 

VI

C’est alors que Huslin reparut. Valentine le rencontra un beau jour chez Jeanne. Elle eut le sentiment qu’il courtisait la jeune femme. Mais c’était si léger qu’on n’avait pas le temps de s’en apercevoir. Elle se trouva parmi eux seule et triste parce que Fauvarque était avare de bonnes paroles. Les jours suivants elle n’eut pas envie de sortir et demeura à rêver dans son boudoir.

 

Elle n’avait connu, jeune fille, que de vagues élans, vite réprimés, vers l’amour. Ce n’était point froideur, mais une sorte de répugnance pour les joies incomplètes. Toute sa perversité se réservait. Elle se faisait de l’avenir un tableau farouche, somptueux, et que le Plaisir illuminait. Au lendemain de son union avec Sentilhes le mirage s’était dissipé. Pendant sept ans, plus rien n’avait remué dans son cœur. Les sens déçus, portant avec rancune le poids d’un rêve mort, elle passait devant les autres, faisant fi de leurs passions. « De pauvres natures… songeait-elle. Ils prennent leurs jeux d’enfants pour de l’amour… »

 

En voyant Fauvarque, elle s’était troublée. Les formules rigides, qui résumaient son expérience, le sourire hautain de son scepticisme, tout cela s’amollit, se confondit. Le corps nerveux du peintre, son esprit vivace dont les idées partaient comme des flèches réveillèrent le rêve. Elle se peupla de rumeurs, d’images, de toute une floraison soudaine. Et elle attendit de l’homme qui avait fait ce miracle, quelque chose de mystérieux et de terrible.

 

Une après-midi, Antoinette vint annoncer Huslin.

 

L’écrivain avait repris l’habitude de venir régulièrement. Valentine restait étendue. Tout d’abord, elle ne le regarda que comme le meilleur ami de Fauvarque, puis elle se rappela que cet homme l’aimait. Ses idées se brouillèrent. Sous prétexte de franchise, il lui posa des questions subtiles. Il les posa de manière à lui faire croire qu’elle avait besoin de s’épancher. Elle descendit ainsi, devant lui, dans l’intimité de sa conscience. Dès l’instant qu’une confidence montait à ses lèvres, elle enfouissait son front courbé en forme de croissant dans les coussins frais et soyeux. « Cette femme s’agite, songeait Huslin, mais elle m’appartiendra. » Et des paroles naissaient entre eux qui les faisaient rougir ensemble.

 

– Pourquoi riez-vous ?

 

– Un souvenir.

 

– Dites-le.

 

– Non.

 

Elle éclatait de rire, se couvrait le visage de ses mains et regardait Huslin à travers ses doigts écartés.

 

– Non, impossible, je n’oserais jamais…

 

C’était une anecdote qui remontait au temps de ses noces. Carlos était très amoureux. Pendant huit jours, allongé à ses côtés, il contempla le corps de son épouse. Et il disait que la virginité était une si belle chose qu’il était dommage de la détruire.

 

Tout le temps que Huslin restait là et qu’elle riait avec lui, Valentine entendait une voix lui souffler : « Lève-toi… Tu te relâches. Veille sur ta maison… » Carlos lui offrait en effet un spectacle navrant. Elle l’entendait penser à voix haute derrière la cloison qui séparait le boudoir de l’atelier. Ses actes se suivaient avec désordre. Par moment, il avouait à Valentine les doutes qu’il concevait sur lui-même. L’instant d’après, pour effacer l’impression de faiblesse qu’il venait de donner, il prenait un ton gouailleur et simulait la force. Il parlait alors comme Fauvarque. Il lui prenait ses gestes. Dans l’impossibilité où il se trouvait de discerner ce qui était bien de ce qui était mal chez cet homme qui l’éblouissait, il lui emprunta jusqu’à ses fautes de syntaxe. Valentine reconnut la source et méprisa son mari. Elle le sentait dominé, hanté, éperdu, mais, dans son besoin nouveau de vivre pour elle-même, elle n’avait pas encore entrevu clairement que l’état d’âme de Carlos constituait un danger. Un incident la mit bientôt sur ses gardes. Elle venait de raccompagner Huslin, lorsqu’elle rencontra dans l’antichambre madame Lambert qui sortait de l’atelier, la démarche agitée, les yeux clignotants. Elle lui tendit la main amicalement, madame Lambert donna la sienne avec raideur.

 

C’était une femme de plus de quarante ans, petite, sensible, nerveuse. En la considérant, Valentine se rappela que les deux ou trois dernières toiles de Sentilhes avaient, en général, causé une déception. On y critiquait une certaine hardiesse, qui n’était pas dans sa manière. Aussi, demanda-t-elle franchement à madame Lambert si elle était satisfaite de son portrait.

 

– Ah ! non, par exemple, s’écria la petite femme ; il ma fait une tête ! Vous ne l’avez pas vu ? Ah ! oui, une tête !…

 

Elle se mordit les lèvres et baissa les yeux. Elle allait pleurer. Elle répéta :

 

– Vous ne l’avez pas vu ? Jusqu’ici les portraits de monsieur Sentilhes me plaisaient, je les trouvais ressemblants, gracieux. Et il y a six ans que je compte lui commander le mien !… Il a fallu pour mon malheur que cette fois…

 

Elle partit en répétant :

 

– Une tête… une tête…

 

Valentine fit aussitôt irruption chez Carlos.

 

– Tu peins si tard ? demanda-t-elle en entrant.

 

Puis elle balbutia :

 

– Je ne comprends pas… qu’est-ce que tu fais ?

 

Elle était venue s’appuyer contre le dossier du fauteuil où il travaillait, et considérait la toile avec stupeur : des joues plaquées de rouge, des yeux cerclés de noir, des lèvres, violacées, grimaçant une moue.

 

Carlos la sentait derrière lui, dominant ses épaules. Il avait espéré d’abord un cri d’enthousiasme, puis, aussitôt, il redouta le blâme.

 

– Tu fais des progrès, dit-elle froidement.

 

– Je te défends… cria-t-il dans une fureur soudaine.

 

– Reprends conscience, coupa-t-elle, éclatant de colère à son tour. Regarde un peu… Ce portrait est devenu une chose abominable, difforme, ridicule…

 

De la tête, de la main, pour surmonter son angoisse, il fit signe que non. Il posa les pinceaux, la palette, se recula d’un pas : un geste de Fauvarque.

 

– C’est admirable, dit-il enfin, vraiment, réellement… admirable… On verra que lorsque le peintre Carlos Sentilhes veut être fort…

 

– Mais ceci n’est pas fort !… hurla Valentine.

 

Alors, la fièvre qui l’avait exalté dans son travail tomba d’un coup. Son irritation avec elle.

 

Valentine le surveillait, méfiante. Elle se reprochait de n’avoir pas prévu les égarements auxquels devait le conduire l’exemple mal compris de Fauvarque. Il y avait longtemps qu’il parlait de « révolution dans sa méthode de travail », de « trouvailles hardies ». Toutefois, ses tentatives, au début, demeuraient si timides qu’il était à peine parvenu, en accumulant une longue série d’audaces, à crisper davantage sur les éventails les doigts de ses modèles.

 

– Je suppose que tu pourras demain remettre en état ce malheureux portrait… Pour l’instant, viens dîner, fit-elle avec un geste de reine.

 

– Non, fit Sentilhes.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je n’ai pas faim.

 

Il entendit : « tu es absurde » et se tourna vivement pour répondre ; il se vit seul.

 

– Mettons que je sois idiot, cria-t-il dans une attitude indignée.

 

Il se dressa de toute sa taille.

 

– Ah ! vraiment, dit-il, quel homme serait capable de réaliser d’un coup une œuvre pareille à celle que j’ai conçue ?… Au juste qu’ai-je conçu ?… Ce sont des idées qui m’échappent… des idées extraordinaires…

 

Il arpenta, en long, en large, de biais, le vaste atelier. De nouveau la fièvre le gagnait.

 

– Il faut des mois, des années, reprit-il, pour mettre au point une conception semblable à la mienne. Voilà des années que j’y songe. Voilà des années que je me sens à l’étroit dans ma formule. Voilà des années que je veux l’élargir.

 

À mesure qu’il s’entendait parler, il retrouvait son optimisme. Quel que fût le sens de ses phrases, il avait foi en elles, immédiatement ; elles étaient pour lui comme des oracles. Il ne tarda pas à se persuader qu’il était dans la bonne voie. Cette toile était une erreur. Voilà tout.

 

– Non, s’écria-t-il en riant, non, vraiment je n’aurai pas le mauvais goût de défendre ce portrait… Cette bouche… ces joues… sont horribles… Pauvre madame Lambert… Il serait plus charitable de vous défoncer les côtes…

 

– Je t’en prie, causons, fit Valentine qui venait de rentrer.

 

Il rougit de colère, parce qu’elle pénétrait chez lui et en sortait avec arrogance. Au lieu de répondre, il alla fouiller dans des cartons afin de lui tourner le dos. Elle s’en aperçut, sourit, et s’approcha de lui, transformée.

 

– Laisse-moi te dire… fit-elle d’une voix insinuante, presque câline. Je ne serais pas du tout contente que tu peignisses comme Fauvarque…

 

– Qui te parle de Fauvarque ? s’écria Sentilhes.

 

Il ajouta :

 

– Je te prierai de me laisser seul ou, tout au moins, de rester tranquille. J’ai une idée… Elle est perdue si tu continues à me harceler.

 

– Viens plutôt dîner, répondit-elle, il est huit heures.

 

– Je m’en fiche. Ce soir je ne dîne pas, je ne dors pas… Je ne demande qu’un peu de silence et une toile… Une toile !… Une toile !… Voyons, où sont mes toiles ?…

 

Elle s’approcha de la fenêtre et, debout, fixa son regard sur la maison où demeurait Fauvarque. Était-il possible qu’en définitive la rencontre fût néfaste pour elle ? Elle avait touché ce soir en son mari un fond de volonté tenace : il s’obstinerait dans sa folie. Devant l’échec, il échangerait une erreur contre une autre. Qui pouvait prévoir le temps que durerait cette crise ? Valentine se disait qu’elle aurait à la combattre. Or, l’obligation d’agir lui était odieuse.

 

– Idiot ! idiot ! idiot ! Au moment où je croyais me libérer de toi, vivre !… tu m’obliges à revenir sur mes pas, à me pencher sur ta sottise…

 

Car l’éveil en elle d’une tendresse n’avait pas submergé ses besoins d’ordre pratique. Elle tenait à ses premières ambitions. Certes, son amour lui paraissait l’événement le plus heureux de sa vie intérieure, elle n’ignorait point le renouveau de son être : néanmoins elle estimait que le miracle était payé à trop haut prix si, en retour, sa situation sociale devait se trouver ébranlée.

 

La première inquiétude passée, elle reprit possession de son calme. Elle se savait plus forte que Sentilhes dans la lutte. « Mon tort, se dit-elle, est de n’avoir pas été sur mes gardes. Carlos en a profité pour sortir du chemin qu’il doit suivre. Sans le brusquer, je l’y ramènerai. »

 

Ainsi elle retrouverait, après la crise, les avantages que son mari lui avait toujours assurés et qui lui étaient nécessaires. Elle avait, de plus, besoin de Fauvarque, maintenant que son être s’était compliqué d’aspirations idéales.

 

En somme deux vies distinctes la réclamaient à la fois. Son art consisterait à les tenir à l’écart l’une de l’autre, afin qu’elles ne vinssent pas à se nuire, la mettant un jour dans l’obligation de choisir. Libre à elle, en effet, d’aimer un homme et de vivre suivant une formule supérieure, si elle pouvait arrêter ce mouvement de son être au seuil de sa maison, là où se résout chaque jour le problème concret de l’existence. Là il fallait que le mari fournît régulièrement sa tâche quotidienne.

 

– Ma bonne amie, supplia Sentilhes, malgré la meilleure volonté du monde je suis gêné de te sentir là… Du moment que j’ai besoin d’être seul, laisse-moi seul !… tu ne perds rien à me laisser seul !…

 

– Eh bien ! travaille, nous verrons bien, murmura Valentine, en sortant.

 

VII

Vautré dans les coussins du divan, Huslin causait avec Renée Vidil. Les yeux fixés sur le corps mince, effleurant du doigt les cheveux couleur de foin ou la batiste tiède de la chemisette, il l’introduisait dans « le tabernacle de son âme », et il mettait autant d’ardeur à lui révéler sa haute conscience qu’à lui décrire ses vices.

 

Potteau jouait au piano une de ses symphonies. Rigide, les dents serrées, il abattait sur le clavier des mains énormes. Le rythme montait, s’amplifiait, s’exaspérait, puis, soudain brisé net, s’écroulait dans le vide.

 

Valentine et Carlos entrèrent à ce moment. Pour ne pas interrompre Potteau, ils envoyèrent des saluts de la tête et de la main. Cependant Carlos se pencha vers Fauvarque et lui glissa dans l’oreille, en désignant le musicien :

 

– À la bonne heure. Voilà de la force ! Moi, je suis partisan de la force. À la bonne heure… Bravo…

 

Il avait travaillé ces derniers temps avec acharnement. Bien qu’il n’eût pas obtenu le résultat recherché, il considérait que son effort avait été fécond. C’est qu’il était parvenu à définir son but en une devise lapidaire : « Innover sans rebuter personne. »

 

De même que Sentilhes, Valentine avait beaucoup réfléchi, ce qui donnait à ses traits une fermeté plus accusée que de coutume. Elle venait vers Fauvarque résolue à ce que son amour, ce soir, fît un grand pas. Les projets de Carlos ne l’inquiétaient plus. Elle les avait soupesés, condamnés ; à ses yeux ils étaient morts. Cependant, elle s’aperçut en entrant dans l’atelier qu’elle perdait son courage, que Potteau, Huslin, Jeanne, cette musique, ces toiles, la décoration des murs, les solives épaisses du plafond… et Fauvarque lui-même, tout l’arrêtait…

 

Elle s’approcha de Huslin qui lui désignait, à sa gauche, une place exiguë. Il n’avait pas manqué de reconnaître l’air de décision qui faisait ses gestes plus nerveux et il la trouvait ainsi infiniment désirable. Tandis qu’elle s’asseyait, il couvait du regard ses épaules opulentes.

 

– Qu’a donc votre mari ? demanda-t-il à Valentine. Il est congestionné, ses yeux brillent, sa coiffure est agressive… regardez comme il se précipite sur Potteau…

 

Celui-ci venait d’achever sa symphonie. Déjà Sentilhes s’était emparé de ses mains. Il le secouait tout entier dans un mouvement d’exaltation violente.

 

– Ah ! s’écria-t-il, vous êtes de ces artistes comme je les aime… qui ont un idéal !… qui planent !… qui planent !… Ah, oui ! planer…

 

– Vous chanterez ce soir ? demanda Jeanne, en s’adressant à un visiteur pâle, mince, grand, qui se tenait debout.

 

C’était Maxime Legris.

 

– Oui, je chanterai ce soir, répondit-il d’une voix douce, en attachant longuement sur la jeune femme ses prunelles fiévreuses.

 

Il s’adossa contre le piano où Potteau devait l’accompagner, accrocha l’une à l’autre ses mains diaphanes et, tout de suite, le chant s’envola.

 

La face levée, le chanteur suivait les paroles qui, sans effort, montaient de lui et tournoyaient sous le plafond, dès qu’il ouvrait les lèvres.

 

Chère Ivanovna,

Aime-moi le fou,

Aime-moi l’idiot,

Aime-moi le seul,

Chère Ivanovna…

 

Il chanta l’une après l’autre plusieurs mélodies de Moussorgsky. Il leur donnait un accent de vérité qui les élevait à la hauteur d’un spectacle tragique. Soudain, il baissa la tête, plia son corps, de sa bouche ouverte jaillit un son formidable. Un frisson traversa Carlos.

 

– Vraiment… balbutiait-il… c’est prodigieux. Regardez cet œil bestial qu’il prend lorsqu’il chante « le Dniéper »… Un œil bestial qui semble suivre de loin le flot immense du fleuve. Ah ! ce pauvre garçon se tue pour l’amour du chant… Je salue très bas cette… cette abnégation… ce courage… cette foi… Je les salue très bas…

 

Il considérait le visage exsangue où la peau masquait à peine les cavités des os. Il s’apitoyait à voir se balancer ce corps martyrisé de chanteur maigre. Et tandis que l’hymne sauvage éclatait, il voyait surgir derrière Maxime Legris une image éclatante, un soleil, la face de l’art, elle-même, pathétique et douloureuse.

 

– Je n’ai jamais vu Sentilhes dans un pareil état, reprit Huslin.

 

Il recevait la chaleur de Valentine et de Renée. Il se laissait rêver qu’il était assoupi dans un lit de chairs parfumées dont ces deux femmes constituaient les rebords vivants. Il fit signe à Valentine qu’il avait encore un mot à lui dire. Elle se pencha. Il lui glissa dans l’oreille :

 

– C’est vous que j’aime.

 

Elle sursauta, jetant un regard effaré du côté de Fauvarque.

 

« Est-ce qu’il l’aurait déjà eue ? » se demanda Huslin en surprenant ce geste. « Pas encore, mais il est temps d’agir. » Son plan était prémédité. Il savait qu’il avait à dire et par quelles voies précises il détournerait de Fauvarque Valentine, avec tout son besoin d’aimer. Il l’attira, l’obligeant à l’écouter.

 

– Vous avez vu les dernières toiles de notre ami, lui souffla-t-il ; regrettez-vous toujours de l’avoir connu ?

 

La pénétration de Huslin était notoire. Valentine ne douta pas qu’il n’eût deviné son amour. Elle se tourna donc de manière à surprendre l’expression de son visage. Elle rencontra des yeux imperturbables.

 

– Quel merveilleux bonhomme ! reprit-il avec enthousiasme, bien qu’il parlât tout bas. J’ignore si c’est une impression qui m’est particulière, mais il y a des minutes où je ne sais plus quel sorte d’être j’ai devant moi… si c’est mon semblable ? Si c’est un dieu ? ou si, plus simplement, c’est moi qui suis un crétin…

 

La sincérité de l’accent désarma Valentine. Elle crut ingénument avoir trouvé un confident. Son amour pour Fauvarque lui cachait à cette minute celui que Huslin nourrissait pour elle, qui était profond, patient, et dont il lui avait donné des preuves.

 

Elle rougit.

 

– Oui… je sens comme vous, dit-elle.

 

Il sourit d’un imperceptible sourire, s’effaça comme s’il allait cesser de parler ; ensuite il revint doucement :

 

– Et puis la pureté de sa vie… murmura-t-il.

 

Elle se pencha davantage, attendant la fin de cette phrase qui avait résonné en elle d’une manière étrange parce qu’elle lui semblait rappeler quelque chose… Il lui confia d’une voix grave, tout bas :

 

– C’est un apôtre…

 

Au bout d’un nouveau silence, il leva la main et dit :

 

– Que de fois j’ai tenté de suivre son exemple !… J’ai voulu vaincre la fange, me rendre pur,… mais non, la femme m’occupe au delà même de la raison… Pour moi la chair compte, je connais ses ressources, je l’exploite avec un raffinement détestable.

 

Valentine le regardait maintenant avec des yeux inquiets. Ses paupières battaient, en de rapides convulsions. Elle hasarda, sous un sourire maladroit, une question bien inutile, preuve tangible de son angoisse :

 

– Alors… pour lui ?… fit-elle, la femme ne compte pas…

 

De la tête, les lèvres serrées, il fit signe que non.

 

Elle éclata de rire nerveusement. L’écrivain se dit : « Elle l’a cru. » Familier avec les brusques revirements de la passion, il savait que, lorsque Valentine serait détrompée, l’heure de Fauvarque aurait passé. Il eut un sentiment de joie à songer que l’amour de cette femme était son ouvrage à lui, et qu’il venait de lui porter un coup mortel. Mais il devait encore guetter l’instant favorable et, par une suprême manœuvre, ranimer cet amour et l’attirer à lui.

 

Il s’enfonça dans ses coussins, croisa les bras, faisant la solitude autour de Valentine.

 

Ses larmes la serraient au gosier. Avec effort elle reporta son attention sur Maxime Legris. Comme à travers un songe épais elle comprit que Jeanne lui demandait « Le Dniéper » pour la troisième fois. Une lueur d’égarement éclaira les prunelles du malade, mais il obéit docilement et chanta. Bientôt ses longues jambes vacillèrent, sa voix faiblit, une ombre passa sur son visage.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda Potteau.

 

– Rien, je pense à autre chose.

 

– Il faut vous reposer, ordonna Fauvarque, en avançant un siège.

 

Potteau et lui branlaient la tête.

 

– Tu lui as touché les épaules, murmura le peintre à l’oreille de son ami, il est déjà tout décharné. On devrait lui conseiller de s’arrêter, de se soigner.

 

– On ne s’arrête pas, répondit simplement Potteau.

 

Il était déjà tard, mais personne ne se retirait. Potteau se mit au piano et joua le « Prélude et Fugue » de Bach.

 

« Jamais je n’aurais cru une telle puissance possible », se dit Sentilhes. Il n’avait pas cessé d’admirer, d’être ému, de s’exalter au cours de cette soirée. À présent tout son être accueillait l’œuvre géante. Un souffle de conquête le portait. La masse de son cerveau brillait comme un diamant à mille facettes. C’étaient des pétillements d’idées, un élan d’intelligence, une grisante sensation de tumulte et de lumière.

 

Les projets qu’il avait remués prenaient vie.

 

Et Carlos eut soudain la vision de son œuvre future. Elle était là. C’était une construction immatérielle mais logique et complète. Elle était en suspens dans sa conscience. À mesure que les sons s’étageaient sous les doigts de Potteau, le mirage prenait des couleurs plus vives et l’apparence de la réalité. Carlos allait crier : « Regardez-moi, je tiens mon œuvre », mais il se sentait fort et préféra rouler sa joie en lui : « C’est bien cela… mon coup de pinceau… mon dessin… je reconnais mon esprit, mes recherches… À présent je sais, je ne m’écarterai plus… »

 

Ses yeux se posèrent sur Potteau, sur Fauvarque, sur Huslin, sur Maxime Legris. Il reconnut en eux des habitants du monde enchanté où il venait d’aborder. Leurs fronts, leurs yeux, leur voix, l’ensemble de leur personne avait acquis une noblesse inattendue, impressionnante. De même, les toiles de Fauvarque lui parurent transfigurées.

 

Son passé défila au pied du haut promontoire où il venait d’accéder. D’un coup d’œil il en sonda l’artifice, en mesura le vide. Pas un acte, pas un tableau qui fussent véritablement le reflet de lui-même. « Erreur… Erreur », répétait Sentilhes. Et son cœur repoussait, devant ces gestes vains, ces années perdues.

 

Il se mit à rêver, debout, les bras croisés sur sa poitrine, le front penché vers le sol. Au bout d’une longue pause, ayant épuisé sa sensation, il éprouva le besoin qu’on remarquât son attitude. Il hocha la tête. Puis il s’approcha du groupe des hommes qui discutaient près du piano, à l’exception de Huslin, enfoui sous les deux femmes et devenu presque invisible. Sentilhes dit à Potteau :

 

– Savez-vous ce que je fais ?… Je regarde… Il y a dix minutes que je regarde et que je vois… Ah ! vraiment… c’est une chose qui me paraît extraordinaire…

 

Potteau, déjà prévenu contre les déclamations de Sentilhes, lui montra un visage renfrogné, mais Sentilhes insista et dit :

 

– Je voudrais me faire comprendre, monsieur Potteau, j’aime tout ce qui est beau… mais la beauté est chose qui se cache et difficile à découvrir… Peut-être aurais-je ri ?… je crois que j’aurais ri si vous m’aviez dit, il y a un mois, que parmi les hommes que j’admirais également il y en a qui ne sont rien… d’autres qui sont presque des dieux.

 

Il avait élevé la voix progressivement. Un mouvement d’attention se produisit. Ce fut l’instant que choisit Huslin pour se lever et chantonner tout bas dans l’oreille de Valentine :

 

Aime-moi le fou,

Aime-moi l’idiot,

Aime-moi le seul…

 

Elle s’écarta vivement, cherchant à deviner si l’on avait entendu. Mais Huslin qui prévoyait le geste s’était saisi impérieusement de sa main, sous les plis de la robe. Elle ne résista pas. La déception qu’elle venait d’éprouver, à propos de Fauvarque, la remplissait de doutes sur elle-même et la laissait dans une sorte de stupeur. Ses yeux s’étaient portés, plusieurs fois, timidement, sur Fauvarque. Elle voyait une statue de bronze dans le couloir froid d’un musée, et son amour qui n’était pas mort, vide de toute son énergie, demeurait chancelant et perplexe. L’étreinte de Huslin lui rendit son assurance et fit naître un calcul dans son cœur. Elle se dit qu’elle avait besoin de réfléchir avant de repousser une fois de plus cette tendresse éprouvée.

 

– Carlos, il est tard… fit-elle cependant, vaguement inquiète en voyant gesticuler son mari et aussi parce qu’elle avait besoin de se recueillir.

 

– Non, répondit Sentilhes, il n’est jamais trop tard… Il y a une minute dans la vie où il faut savoir être sincère… Moi, jusqu’ici, j’ai tout confondu : l’art et ce qui n’est pas l’art, les grands artistes et les petits hommes… J’ai cru que j’étais un véritable peintre et je ne savais pas même distinguer…

 

Valentine l’interrompit.

 

– Ne plaisante pas sur un sujet qui est grave, dit-elle, je crois qu’il est temps de partir.

 

Mais Carlos se sentait beau dans sa confession.

 

– Ah ! vraiment, je vois que tu as peur, dit-il. Moi pas. Je démolis, mais je reconstruirai. J’efface « Carlos Sentilhes » dans le passé pour inscrire en lettres d’or… « Carlos Sentilhes » dans l’avenir… en lettres d’or dans l’avenir…

 

Cette parole de foi s’acheva dans l’angoisse. Sentilhes se tut brusquement et pâlit. En évoquant l’avenir, il ne retrouvait plus la vision magnifique qui, tout à l’heure, l’avait révélé à lui-même. Au choc des émotions éprouvées cette nuit, une lueur avait envahi son esprit. Mais il avait à peine détourné la tête qu’elle s’était écroulée, étincelle de génie qui s’élève, brille un instant et s’éteint.

 

VIII

Les jours suivants, Carlos Sentilhes vécut sous la menace d’un malheur irréparable. Une colère, violente, farouche mettait le feu dans ses veines. Un sentiment cuisant de l’injustice le révoltait.

 

– Quoi ! s’écriait-il, tout l’effort de ma vie m’aura poussé vers un but et dès que j’y parviens une fatalité m’en rejette. Non, vraiment ! quelle pauvre plaisanterie que le monde… moi, j’appelle ça… j’appelle ça… une plaisanterie…

 

À certaines heures, après de tragiques contractions de pensée, quelque chose, semblait-il, montait du fond de lui, par un couloir étroit, vers les sommets de son intelligence. Il en suivait l’ascension avec angoisse et cette chose, tout à coup, il la sentait se dégager, et, légère, se balancer là-haut un instant, puis tomber dans l’inconnu. Alors, il se disait que son cerveau était fermé, et que l’activité de son esprit se déroulait au delà, derrière un mur qu’il ne pouvait renverser.

 

Son foyer jusqu’ici ne lui avait offert ni de grandes tendresses, ni de grands encouragements. Il y trouvait, du moins, en dépit de quelques conflits passagers, une atmosphère paisible et certaines commodités. Mais bientôt sa vie conjugale se bouleversa. Valentine dressée contre lui, à l’heure où il aurait eu besoin d’une alliée, se déclara l’adversaire de ses aspirations. Et tandis qu’il cherchait à se ressaisir, elle contrariait ses méditations, riait de ses tentatives. Il trébuchait sur des obstacles continuels, criait, menaçait et s’entêtait.

 

Un matin, il s’éveilla avec une image précise entre les paupières. Il se vit pareil à une flèche rigide, lancée vers la cime des montagnes. Parvenue au but, elle retombait dans la neige et s’y enfonçait graduellement.

 

– Voilà ! dit-il en se dressant sur son séant, voilà… j’ai compris, je suis monté trop haut… Une force m’a hissé jusqu’ici… et cette force n’est plus en moi… et je ne vis à cette hauteur qu’avec difficulté…

 

Il reprit :

 

– Agir… Non, je ne puis pas agir… parce qu’à cette hauteur, je ne m’appartiens plus… je n’ai plus le contrôle de mes facultés… Mon œuvre se résume en ceci : être là… Être là ! c’est le maximum de ce que je puis faire…

 

Un pressentiment vague lui suggérait que pour agir il ne lui restait qu’un moyen : redescendre ; c’était le prélude habituel des défaillances de sa volonté et il lui était doux, alors, de se livrer à la nostalgie du passé… Dans quelque recoin de son cœur un parfum s’exhalait : il reconnaissait une femme, une jeune fille ; ses lèvres s’entr’ouvraient pour leur sourire comme autrefois. Mais il sentait également que revenir en arrière lui était impossible. Reprendre son œuvre ? Comment ? Il méprisait cette œuvre, et il lui faudrait renoncer à cette conscience artistique que lui avait inculquée Fauvarque.

 

Il entrait souvent chez ses voisins. Un jour il trouva Jeanne qui pleurait. Doucement, avec une émotion pleine de bonté, il se plia jusqu’à la main de la jeune femme. Il avait vieilli depuis deux mois. Ses lèvres charnues souriaient sans voiler la tristesse infinie de ses yeux.

 

– Alors, c’est un chagrin, c’est donc un chagrin ? dit-il en caressant le poignet blanc de Jeanne. Ah ! comme c’est triste vraiment, comme ça doit être lourd sur un cœur aussi petit que le vôtre. On se demande… Ah ! oui… oui…

 

Au milieu de ses larmes, Jeanne fut touchée par tant de bonhomie. Elle se renversa sur les coussins, se mit à rire.

 

– Voyez ! Voyez ! reprit Sentilhes, voyez la jeunesse… Elle n’a pas fini de pleurer qu’elle rit déjà, qu’elle rit aux éclats.

 

– Vous êtes bon, s’écria Jeanne ; si vous saviez l’ennui qui nous tombe sur la tête.

 

Fauvarque leva les bras.

 

– Évidemment, fit-il, c’est un ennui. Elle se décourage un peu, rien de plus naturel. Mais réellement, vous nous voyez en train de pleurer, tous, sur une maison ?

 

M. Pigeon sortait de chez eux. Au cours de deux visites précédentes, leur propriétaire s’était déjà montré mécontent du parti qu’ils avaient su tirer du vieil atelier. Il se sentait volé, puisque le bâtiment n’était ni en ruine, ni pourri par l’humidité comme il l’avait cru tout d’abord. Mais, ayant loué avec toutes sortes de réserves, il venait de leur annoncer que le loyer serait triplé au prochain terme. Encore devait-on s’estimer heureux qu’il n’engageât pas de poursuites après avoir été fraudé, lui, un homme d’expérience.

 

Cette nouvelle atterra Sentilhes.

 

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

 

– Partir. Déménager au plus vite, s’écriait Fauvarque gaiement. Cinq fois plus cher, c’est bon pour un autre. Nous nous contentons de six mois passés dans ces magnifiques domaines. Au fond, il a raison, notre vieux grigou, nous l’avons roulé, volé. S’il y avait une justice, nous serions en prison, au même titre que les pires bandits. Songez que nous avons eu pendant six mois notre hôtel et notre parc, en plein Passy.

 

Incapable de surmonter le plaisir qu’elle éprouvait à l’entendre, Jeanne prit un coussin de velours violet et le lança de toutes ses forces sur Fauvarque qui le reçut en pleine figure.

 

Sentilhes crut que le monde se dérobait sous lui. « Ils vont s’en aller et ils rient ! » pensa-t-il avec amertume.

 

D’une voix étouffée par l’émotion, il avertit le peintre qu’il avait un mot à lui dire. Il cédait à la foi naïve qu’il attachait à sa parole. Prendre Fauvarque à l’écart, et sincèrement, totalement, lui raconter sa détresse ; c’était à cette minute, dans son esprit, le moyen d’éviter une catastrophe.

 

Ils sortirent ensemble. Les feuilles d’automne jonchaient le jardin. On commençait à voir dans la voûte éclaircie des arbres quelques branches dénudées dont le dessin contre le ciel se détachait rigide et sombre.

 

– Ah ! dit Sentilhes, je vous envie, je vous envie même dans vos misères. Aussitôt qu’elles vous touchent, elles deviennent de la joie. Ainsi, vous allez quitter un endroit dont vous aviez fait un paradis, vous aurez à reconstruire le nid ailleurs, sans argent… mais vous gardez, malgré tout, votre bonne humeur.

 

– Elle n’est pas venue toute seule, dit Fauvarque, c’est une œuvre comme une autre. Et puis, regretter quoi ? Tout est toujours pareil dans le monde qui nous entoure. Nos meubles ?… Ils se réduisent, quels qu’ils soient, à des morceaux de bois assemblés… Nos maisons ?… Ce sont des pierres posées les unes sur les autres… Les paysages ? des arbres, de l’eau, des allées placées de telle ou telle façon… Une seule chose importe : c’est de vivre et de créer.

 

Un vent frais déchirant l’atmosphère assez douce de la journée les fit frissonner en même temps que les feuilles dont beaucoup se mirent à tomber.

 

Alors Sentilhes s’écria :

 

– Oui, vous êtes merveilleux. Tout chez vous est création. Vous ne vous êtes pas contenté de créer dans le domaine de votre art. Je vous admire, Fauvarque, je vous admire et me réjouis, moi qui ne suis rien, moi, pauvre être inutile et morne, de pouvoir au moins me réconforter au spectacle d’un homme aussi étonnant que vous.

 

Il fit une pause. Son front se plissa, toute sa physionomie se rembrunit.

 

– Fauvarque, appela-t-il, vous m’êtes témoin que depuis deux mois j’ai fait un effort surhumain. Je n’ai pas hésité à devenir un martyr, un grand martyr de l’art… et vous voyez à quoi j’en suis réduit… Ma peinture ? Je n’en fais plus… Les nouvelles commandes ?… Refusées… Mon impuissance ?… je ne la cèle plus. Avant tout, j’ai voulu sauvegarder ma conscience de peintre. À l’heure où je vous parle, un doute plane sur moi, ma carrière est compromise, ma femme elle-même… ma femme…

 

Fauvarque branlait la tête en silence. Il s’aperçut que Sentilhes attendait, de sa part, une appréciation.

 

– Vous voulez que je vous approuve ? dit-il. C’est difficile… Il faut être très fort pour faire ce que vous avez fait.

 

Sentilhes ferma les yeux et dit avec solennité :

 

– Oui, voilà… Il faut être fort… En brisant mon passé, j’ignorais cela. Parce que jusqu’ici ma volonté m’a toujours amené là où il me plaisait d’aboutir, je pensais, j’étais sûr que ce serait la même chose… Eh bien, Fauvarque, cette fois… non… Cette fois : non… Ma volonté est arrivée au point ou elle devait… s’arrêter.

 

Il avait achevé sa phrase d’une voix très basse pour en accroître l’effet tragique ; malgré la profondeur de son angoisse, il avait surtout pour but, à cette minute, d’émouvoir son ami. Mais celui-ci le considérait froidement, avec la cruauté tranquille du médecin qui songe en lui-même : « Cet homme est condamné. »

 

– Les premiers temps, ajouta Sentilhes avec force, je saisissais un crayon, traçais un trait. Aussitôt, j’étais déçu… Naïvement j’avais cru qu’un chef-d’œuvre jaillirait du premier coup au seul passage de ma main… Dégoûté, je froissais ma feuille et en prenais une autre.

 

Il avait passé à ce travail des nuits entières. Quand l’aube faisait pâlir les lampes de l’atelier, le tapis était jonché de dessins déchirés. Des toiles gisaient au pied du chevalet. Il sentait s’épuiser la charge d’enthousiasme avec laquelle il était parti. Si un retour d’énergie visitait son esprit, au lieu de faire de ce rayon de vie le commencement d’un acte, ce qui est dur et ingrat, il le dissolvait dans un océan de rêve et, couché sur le divan, les yeux mi-clos, en tirait des voluptés illusoires, mais intenses et faciles. Il se voyait devant sa toile ; autour de lui circulaient des poètes, des philosophes et des femmes inspirées ; des musiques lointaines venaient par effluves du fond du parc. Chaque fois qu’il posait une tache sur la surface vierge, une beauté surgissait. Là, un jet d’eau, là, une figure d’adolescent… là, une brebis blanche… Alors, ceux qui observaient criaient, hurlaient, d’enthousiasme : « Vive Carlos ! Vive Sentilhes ! Vive Carlos Sentilhes !… »

 

S’étant repu de gloire, il laissait échapper le rêve de sa volonté pantelante, de ses muscles avilis. Par ses oreilles, sa bouche, ses narines, ses yeux ouverts, une réalité morne pénétrait son hébétude. Et tandis que sa pensée se faisait précise, dans cette clarté du jour qui dépouille les songes et donne aux idées aussi bien qu’aux objets leurs contours irréductibles, il avait le sentiment que l’ombre gigantesque de Fauvarque devenait compacte, lourde et l’écrasait.

 

Carlos s’interrompit pour lever les yeux. Fauvarque riait :

 

– Eh ! oui, dit-il, en abattant la main sur l’épaule de Sentilhes, nous avons parfois tendance à nous bercer de rêves imbéciles. Quand j’étais gamin, je faisais comme vous. Je me persuadais qu’à dix-huit ans je serais l’émule de Raphaël…

 

Aucune émotion n’altérait cette voix claire. Le masque loyal demeurait ce qu’il avait toujours été, paisible et riant. Fauvarque éprouvait si peu la pitié qu’il ignorait jusqu’à la dureté de son attitude. D’ailleurs, il n’obéissait ni à la méchanceté ni à l’égoïsme, mais à une logique implacable qui lui montrait dans l’échec, l’infirmité, l’impuissance des réalités néfastes que l’homme fort doit éviter comme une lèpre. Si, au lieu d’étaler son angoisse, Sentilhes était venu lui montrer un chef-d’œuvre, avec une franchise dont seul il était capable, il eût partagé son enthousiasme et sa joie.

 

Cependant Sentilhes avait besoin d’une parole de réconfort. Il l’attendait de Fauvarque, parce que c’était de lui que venait son infortune. Les yeux brillants, les poings crispés, la tête en feu, il sentit que la colère remplaçait peu à peu l’humilité avec laquelle il était arrivé tout à l’heure. N’avait-il pas un droit contre Fauvarque ?

 

– Vous êtes un ami, un véritable, un grand ami, s’écria-t-il, en levant le bras dans un geste où il y avait du désespoir et des menaces… Vous pouvez me sauver. Vous pouvez… Oui ou non, croyez-vous que je sois un peintre ?

 

– Je vois, murmura Fauvarque, je vois… vous m’embarrassez beaucoup… Comment pourrais-je vous dire si vous êtes véritablement un peintre ?… Il est possible que je me trompe.

 

– Vous n’aimez pas ce que je fais ! dit Sentilhes.

 

– Il ne s’agit pas d’aimer ou de ne pas aimer, poursuivit Fauvarque… Pour l’instant, à mon avis, vous n’avez encore rien fait, rien. Je ne puis pas dire que ce soit mauvais, que j’aime ou que je n’aime pas : vous n’avez rien fait.

 

Sentilhes était semblable à tous les faibles. Un grand coup, au lieu de stimuler son énergie, brisait sa résistance. Il baissa la tête. Des images de désespoir : du sang… la mort… furent, dans les premiers instants, la seule réaction de son être. Il se dirigea lentement vers la porte du jardin, tout en piquant du bout de sa canne les feuilles desséchées qui gisaient dans l’allée. Mais tandis qu’il marchait, sa volonté, sa rancune, sa colère, il les retrouvait qui s’amassaient en lui sournoisement. « Non, pensa-t-il, ni sang, ni mort… Il dit, ce misérable, que je n’ai rien fait jusqu’ici… Eh ! bien, nous verrons… Je deviendrai si grand… J’aurai tant de génie… que je l’écraserai sous mes pieds… »

 

Quant à Fauvarque, il cherchait un mot de consolation :

 

– Voyez… faites quelque chose, murmura-t-il.

 

Au moment où Sentilhes, de l’autre côté de la rue, allait franchir le seuil de sa maison, Fauvarque rouvrit vivement sa porte et ajouta, d’une voix tout autre :

 

– Mes amitiés à votre femme… et revenez bientôt, n’est-ce pas ? Cela nous fait plaisir.

 

TROISIÈME PARTIE

I

Dans les premiers jours de décembre, Valentine reçut de la vieille générale du Ronzay quelques lignes jetées en hâte. Son amie la pressait de venir ; elle lui annoncerait « une grande nouvelle ».

 

Valentine s’habilla rapidement, mais avec recherche. Elle était contente de revoir la générale et tenait à produire sur elle une impression favorable. « Il est temps, se dit-elle, de reprendre contact avec nos amis d’autrefois. La fréquentation des Fauvarque nous a rendus sauvages. » Elle eut contre ceux-ci un mouvement d’humeur.

 

Jeanne et Fauvarque avaient quitté en octobre leur maison pour une ferme aux murs épais, découverte aux environs de Vernouillet. On eut beau leur raconter dans le voisinage qu’elle était tenue depuis vingt ans pour inhabitable : « Nous verrons bien », répondit le peintre. Et il l’avait louée d’emblée.

 

Cependant les liens se resserraient entre Valentine et Huslin. Il cultivait en elle une de ces passions totales qu’il recherchait toujours, à côté d’inclinations passagères. Elle l’avait accueilli, car son âme était lourde et elle restait avec une décision d’aimer, en quelque sorte suspendue au-dessus du vide.

 

Avant de sortir, elle pénétra dans l’atelier. Elle saisissait le moindre prétexte pour surveiller son mari. Le front posé contre la verrière, il regardait la maisonnette en train de dépérir depuis le départ des Fauvarque. Les poussières et les pluies avaient terni la tache riante qu’elle mettait au fond du jardin. L’allée disparaissait, dévorée par la mousse : « Comment puis-je penser à toi sans te haïr ? se disait Sentilhes en évoquant Fauvarque ; tu m’as volé la foi et tu es parti… »

 

Il faisait froid. Un ciel de plomb pesait sur les maisons fermées. Les passants vêtus de sombres étoffes semblaient fuir par d’étroits couloirs.

 

« Au fond, songeait Carlos, je suis stupide et puéril… Je veux créer de la beauté… Pour qui ? Pour des passants gelés qui courent comme des rats ?… Ou bien pour moi ?… »

 

Mais il savait, sans vouloir se l’avouer, que c’était uniquement pour Fauvarque. En entendant Valentine il se retourna.

 

– Tu sors ?

 

– Oui.

 

– Où vas-tu ?

 

– Chez la générale. Tu n’as rien à lui dire ?

 

– Non, rien, rien.

 

Elle prit le temps de mettre ses gants, puis elle sortit sans ajouter un mot. Chaque fois qu’ils se voyaient, c’était ainsi. De longs silences tombaient entre eux et ils se séparaient brusquement.

 

Valentine connaissait l’hôtel de la générale du Ronzay. Rien dans le décor ne pouvait tromper son attente. Cependant, elle éprouva, dès le vestibule, un sentiment de gêne. L’escalier de marbre, les statues d’onyx, les cheminées monumentales, ce qui, autrefois, lui semblait grandiose, tout lui parut factice, déprimant et petit.

 

Un valet l’introduisit dans un salon et la pria d’attendre. Des toiles étaient accrochées aux murs. Elle reconnut le portrait de la générale par Sentilhes et eut peine à croire que ce fût si mauvais. Dans un coin, une tête de paysan faisait relief. Elle se souvint que c’était un Lenain. Alors elle eut le sentiment d’avoir rencontré un esprit digne d’elle. Et, dans le même instant, l’ancien atelier de Fauvarque, avec sa baie ouverte sur le jardin, ses solives épaisses, la décoration sobre des murs, se dessina sur sa pupille.

 

La générale tardait.

 

À mesure que Valentine reprenait contact avec la demeure, le plaisir qu’elle avait cru trouver dans cette visite s’épuisait. Il était tard quand elle vit la vieille dame surgir de derrière un rideau et accourir, les mains tendues, la voix presque recouverte par les jappements d’un griffon belge.

 

Pendant le premier quart d’heure Valentine n’eut pas à desserrer les lèvres. La générale lui raconta, en phrases pressées qui montaient les unes sur les autres, pourquoi elle portait cette robe, ce que lui avait dit le vétérinaire, ses démêlés avec le dentiste…

 

– Et je n’ai pas oublié notre madame Sentilhes, toujours fraîche, toujours jeune, toujours charmante, ni monsieur Sentilhes, qui a tant de talent, tant d’esprit, tant de fantaisie… s’écria-t-elle. C’est une affaire conclue, ma chère enfant !

 

– Quelle affaire ? demanda Valentine qui réagissait mal contre un étourdissement.

 

– Vous n’avez pas oublié… Non. Non. Non, vous n’avez pas oublié… protesta la générale.

 

Valentine fit un effort de mémoire. Son front se plissa, ses lèvres mouillées s’entr’ouvrirent.

 

– Voyons, mon enfant… la démarche que vous m’aviez demandée…

 

Au bout d’un instant, visiblement irritée, elle reprit :

 

– La commande que je devais obtenir pour votre mari…

 

– Mais je crois bien… je crois bien… s’écria Valentine à son tour, en se renversant rougissante dans son fauteuil… La commande pour Sentilhes… Excusez-moi, madame, c’est si loin, il s’est passé tant d’événements.

 

– Remettez-vous, reprit la générale, remettez-vous, et parlons sérieusement… Voici ce que j’ai à vous apprendre : mon petit ami Tardivaux, le directeur actuel des Beaux-Arts, verra votre mari… Il admire beaucoup son talent, beaucoup son talent… Voyons, je ne sais plus ce que j’allais dire… beaucoup… Ah ! Voilà, voilà… j’y suis !… Bref, il voudrait réunir, dans un tableau… non ! je m’embrouille… non, je ne m’embrouille pas… les principales personnalités politiques… qui ont inauguré il y a deux mois le Pont de la Victoire. Est-ce clair ? Avez-vous compris ?

 

– Le Pont de la Victoire ? fit rêveusement Valentine.

 

Son premier mouvement fut d’avouer à la générale que l’offre était inacceptable pour Sentilhes. Elle se ressaisit, comprenant la faute qu’elle allait commettre.

 

– Mais, ma chère amie, s’exclama la générale déçue de voir sa nouvelle accueillie si froidement, ma chère amie, qu’avez-vous ?… qu’avez-vous ?… qu’avez-vous ?… Je vous supplie de me dire ce que vous avez…

 

– Excusez-moi, fit Valentine, je n’ai rien, rien, je vous promets… seulement, je réfléchissais… Votre offre m’intéresse au plus haut point… je vous suis très reconnaissante.

 

Au bout d’un instant madame du Ronzay reprit :

 

– Parlons d’autre chose ; avez-vous des nouvelles de nos amis ?… Vous savez… les Laveline ? vingt fois millionnaires… Les Nonan : trente fois… Des fortunes immenses, des hôtels, des châteaux, un luxe effréné partout… Mais vous dormiez donc, mon enfant ? Vous ne regardez plus autour de vous ?… D’où sortez-vous ?… Vous avez l’air d’avoir dormi un an…

 

– Mais oui, murmura Valentine.

 

– Vous avez du Fougerat, au moins, Carl Fougerat. Votre ami, peintre brillant, émule de Sentilhes. Il a été décoré il y a quelques jours de la Légion d’honneur. Au fait, est-ce qu’il est décoré, Sentilhes ?… pas encore… Mon Dieu ! avec son talent… et maintenant, surtout après Fougerat… Scandale… Scandale… Alors Fougerat se fiance avec mademoiselle Dubois, la fille du colonel…

 

– J’ai reçu un mot, dit Valentine… qui donc est cette Dubois ?

 

– Oh ! Oh ! Oh ! d’où venez-vous ? Vous me faites peur… Notre meilleure fox-trotteuse. Beaucoup d’argent… des espérances… Germaine Dubois… Ha !… Ha !… Ha !…

 

La générale s’agitait sur son siège, secouée par le rire qui lui était habituel. Subitement elle reprenait son sérieux, posait comme une fillette sage ses deux mains sur ses genoux, débitait un nouveau couplet et, dès qu’elle avait fini, se renversait en arrière, la face cramoisie.

 

– Les Feuille-Vignard convoitaient la Dubois pour leur fils Henri… Vous connaissez, en tout cas, l’affaire Feuille-Vignard ? Oh ! Oh ! Oh ! Vous ne la connaissez pas ?… la fameuse affaire… Ah ! que vous êtes amusante… la célèbre… la belle… d’ailleurs légère… madame Feuille-Vignard était dame quêteuse de l’hospice des Enfants-Malades. Elle acceptait vingt sous… elle acceptait mille francs… et elle payait sa couturière… Elle a vendu ses diamants pour étouffer le scandale… Ha !… Ha !… Ha !…

 

Elle reprit :

 

– Puisque vous ne savez rien… On peut parler… On peut tout dire… Le dernier amant de madame Fontinoix : Lamoureux, n’est ce pas amusant ? La dernière maîtresse de Georges Biffet : madame Lambertin… Cette prude… Oui… Et votre flirt, votre trépassé, votre languissant : Vincent Touche… Champion du monde de tir aux pigeons… Ah ! ma chère amie, il a une auto… Ha !… Ha !… Ha !…

 

– Une auto, Vincent Touche ?

 

– Voyons… une nouvelle marque très chère… très… on met une voiture à sa disposition et soixante mille francs par an pour inviter ses amis à faire le tour du Bois… Un rabatteur… C’est très bien porté… Tous les jeunes gens cherchent maintenant des situations du même genre… chez les tailleurs, dans les restaurants… Ha !… Ha !… Ha !… Ha !… Hi !…

 

La vie sensuelle, lourde de convoitise, tumultueuse, violente, était passée à côté de Valentine sans que celle-ci daignât y prendre garde. Dans son palais, dans son cœur et sur ses nerfs elle emportait comme un goût d’abstinence, un vertige de dénutrition semblable à celui du vide. Le prestige des mois qu’elle venait de traverser se trouva singulièrement fortifié par cette réflexion que, désormais, elle dominait la société. Avec orgueil elle se dit que son jugement avait acquis de l’assurance, qu’elle pouvait distinguer le vrai du faux, le bonheur et la grandeur de leurs médiocres parodies.

 

– Je suis devenue une femme supérieure tandis que les autres sont restées les mêmes.

 

De ces idées tumultueuses, une conclusion tendait à jaillir. Valentine, opiniâtre et fière, la retenait avec effort. Mais la suggestion persistait, se précisait.

 

« Sans doute tu as acquis des qualités précieuses, mais il faut les « cultiver », les « exploiter », selon les paroles de Huslin. Il faut les jeter dans la vie où elles pourront s’épanouir. »

 

Elle se retrouva dans la rue, heureuse mais non légère, impatiente mais prisonnière. Comme elle venait de côtoyer la richesse, tout naturellement elle rentra chez un fleuriste et se fit préparer une gerbe magnifique. Puis, elle arrêta une voiture. Quelle adresse donner ?… elle indiqua l’angle de la rue Théophile-Gautier.

 

– Oui, murmura-t-elle, n’être pas avec les autres. Vivre d’une vie supérieure… à part… ne pas retomber… mais vivre…

 

Ah ! la voix de Huslin ! son esprit nuancé, persuasif et doux ! sa tendresse chargée d’humanité. Chaque jour elle arrêtait ses élans. À chaque pas elle l’obligeait à piétiner sur place. Parfois, tout étourdie de volupté, le cœur bourdonnant, elle pensait à s’abandonner ; alors, pour se ressaisir, elle évoquait le péril amassé sur son foyer et disait à Huslin :

 

– Soyez patient, mon ami… avant de vous appartenir il faut que mon esprit soit tranquille du côté de Carlos.

 

L’auto glissait, rapide, entre deux rubans blancs semés de points sombres. Valentine sentait que ses forces de vie emportaient en tourbillon ses calculs, ses réserves, enfonçaient toutes les grilles de ses scrupules.

 

II

La passion chez Huslin n’était pas véhémente. Elle avait, par contre, une intensité rare. Calmement, sans que fût troublé son masque pâle et sans presque remuer les lèvres, il exprimait des sentiments démesurés où se mêlaient de la cruauté, de la pitié, du sang.

 

Lors des promenades quotidiennes dont ils avaient pris l’habitude depuis le départ des Fauvarque, il s’imposait à Valentine par une lente suggestion.

 

– Mon but, lui disait-il, est de vous doter d’une sensibilité. Après, vous serez mienne. Et l’amour vous élèvera à une pureté immaculée.

 

Il commença par lui inculquer cette connaissance primordiale : qu’elle était femme. Il lui en donna la sensation concrète, si totale qu’elle devint douloureuse. En même temps, par mille nuances dans sa façon de lui parler ou de la regarder, il tenait présente devant elle l’idée de sa masculinité. Leurs promenades furent hantées par cette double image du sexe. Il lui montra des arbres exotiques, un cyprès poilu comme une chèvre du Cachemire, un sapin bleu de la Californie, un cèdre de l’Himalaya aux branches griffues, les comparant, contre le ciel gris, à des lubricités de la terre.

 

Au musée, avec des mots brefs qui se rivaient dans le cerveau, il évoquait la sensualité dans le dessin des lèvres d’une madone. Il connaissait dans ses replis la vie intime du passé. Les maîtresses du Titien, de Raphaël, du Giorgione étaient pour lui vivantes et familières. Il détaillait les qualités de leurs corps répandus sur la toile, et la courbe des cuisses déterminait à ses yeux le génie du peintre. Soudain, il murmurait sans transition, avec une gravité dont elle demeurait longtemps impressionnée : « Notre amour est un grand résultat. »

 

« Attendez, balbutiait-elle, ce que vous me dites m’étonne, me bouleverse… Il me semble, à mesure que vous parlez, que la vie se dédouble… que je suis prise dans un mystère… »

 

Cependant, aux heures mêmes où elle semblait enfin conquise, par un revirement brusque elle se ressaisissait tout entière. Alors elle considérait indignes d’elle les faveurs légères accordées à Huslin. Et lorsque celui-ci revenait débordant d’amour et, déjà, de reconnaissance, elle lui opposait une froideur : de nouveau il devait attendre.

 

– Parbleu, se disait-il, c’est une femme d’ordre ; elle ne tient à poursuivre qu’une seule entreprise à la fois.

 

Ces alternatives d’abandon et de froideur l’exaspéraient pour deux raisons. La première était qu’elle amoindrissait sa foi en lui-même. Une longue expérience de sa personne l’avait, en effet, persuadé qu’ayant acquis l’empire sur une âme, celle-ci fatalement lui appartenait pour toujours. La seconde était la fatigue qui résultait pour son cerveau de la mise en œuvre de trop de séductions. Un jour, il se surprit à s’exclamer, en arpentant son cabinet :

 

– Vraiment, dans cette aventure, je dépense trop de phosphore !

 

Au coin de la rue Théophile-Gautier, Valentine descendit vivement d’auto. La fenêtre du bureau de Huslin était fermée. Rien de plus normal par cette froide et humide après-midi. Mais elle fut saisie d’angoisse, et, pour remonter son courage, murmura : « Je l’ai tant fait souffrir ! »

 

Elle se précipita dans l’escalier. Elle sonnait à l’entresol lorsqu’un jeune homme maigre descendait d’un étage supérieur. Elle fut un instant avant de reconnaître le visage osseux et les orbites caves de Maxime Legris. Absorbé par de lointaines pensées, lui, la frôla, sans la saluer. Valentine s’était serrée contre la porte.

 

– Monsieur Huslin, demanda-t-elle au domestique qui vint lui ouvrir.

 

– Qui dois-je annoncer ?

 

Elle fouilla dans son sac pour donner sa carte, mais l’écrivain lui-même parut dans l’entrebâillement d’un rideau noir.

 

– Entrez, dit-il.

 

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, il ajouta d’une voix douce :

 

– Quand vous êtes descendue de voiture, j’ai tout de suite compris que c’était pour moi… Mais pourquoi tremblez-vous ?

 

– J’ai fait une rencontre : Maxime Legris… sur votre palier, dit-elle.

 

– Sa maîtresse habite au quatrième, explique Huslin, vous n’avez rien à craindre, il ne reconnaît personne.

 

Il la regardait avec passion. Elle s’efforça de lui sourire. Mais l’intérieur où elle se trouvait lui inspirait de l’étonnement et de la gêne. Les murs et le plafond tendus d’une étoffe noire pointillée d’étoiles blanches, la natte brune qui recouvrait le parquet, les étroites et hautes bibliothèques argentées, une statue d’ébène figurant un dieu nègre au nombril proéminent éveillèrent en elle une méfiance.

 

– Non, non, fit-elle en repoussant Huslin qui cherchait à l’embrasser.

 

En présence de la réalité de l’amour, ce qu’elle avait appelé le rêve, le mystère, la fusion des âmes s’enfuyait et soudain, par réaction, la pensée lui venait que ce n’était point là des choses sérieuses. Allait-elle se détourner d’intérêts capitaux pour des enfantillages ? Elle répéta durement :

 

– Non, je vous prie, non ! vous me faites regretter déjà d’être venue.

 

Cinglé dans son orgueil, Huslin reconnut à ces mots l’esprit qu’il haïssait en elle. Du ton réservé d’un diplomate, il lui déclara ne rien comprendre à son attitude.

 

– Vous vous arrogez de curieuses libertés avec mon cœur. Vous n’êtes pas deux minutes semblable. Le dimanche on vous trouve l’âme en déroute, la tête en feu. Mais il ne reste aucune trace de ces émotions le lundi. Le lundi, c’est bien simple, on ne vous voit plus. Je cours aux nouvelles, vous êtes pleine de réticences ; je vous interroge, mais il est évident que ce jour-là mes sentiments vous embarrassent. Eh ! bien, je dis que c’est humiliant. Je vous assure, Valentine, que je ne conçois pas, que personne au monde, sauf vous, ne conçoit l’amour de cette façon…

 

Elle sentit qu’il disait vrai, et qu’elle n’était point née pour l’amour. Cette découverte la frappa au cœur.

 

– Qu’avez-vous fait depuis lundi ? demanda-t-elle avec une feinte négligence.

 

Huslin répondit qu’il était allé se consoler chez les Fauvarque.

 

– J’en reviens ébloui, ajouta-t-il, sans cacher son intention d’outrager Valentine. Mes poumons ont respiré, mes nerfs se sont détendus ; ma véritable vocation, je m’en aperçois, est là-bas, près de la forêt, au milieu des poules, des lapins, des vaches…

 

– Je vous croyais plus détaché des biens de ce monde.

 

L’écrivain ne supportait pas la raillerie. Appliquée à sa personne, elle lui paraissait sacrilège. Ses joues devinrent écarlates, puis, avec un enthousiasme amer, il raconta comment la campagne avait décuplé l’activité du peintre. La décoration de son intérieur, les soins du potager, quantité d’études en vue d’une fresque grandiose, il menait tout de front. Et encore il dirigeait cent autres travaux ; ceux-là plutôt du ressort de Jeanne.

 

– Une usine ! s’écria-t-il. On dirait qu’ils ont emporté la vie du monde dans ce coin de campagne. Ils y ont répandu la joie… Quand on parle d’eux dans la région, les visages s’éclairent d’un bon sourire… Et il faut voir Jeanne… un ange ! une sainte !

 

Valentine affecta de s’amuser, et lui fit remarquer légèrement que depuis « leurs fiançailles », il s’était emporté à trois reprises. Mais comme il continuait à foncer la façade calme qu’elle lui opposait, elle eut envie de pleurer. Et dans cet état de faiblesse, une idée la toucha : pourquoi ne ferait-elle de Huslin un allié ?

 

– Vous me trouvez étrange, dit-elle, pour s’accorder encore une seconde de réflexion.

 

– Je l’avoue.

 

Elle sauta de son siège, se pencha vers lui et mit sous ses yeux un visage de fillette câline, des lèvres mouillées qui riaient et toute une fraîcheur d’expression contre quoi Huslin ivre d’un seul coup ne savait pas résister. Mais elle remarqua tristement dans son cœur qu’elle pouvait, par calcul, esquisser les gestes, qui, spontanés, l’eussent ravie.

 

– Pourquoi êtes-vous méchant ?

 

Huslin ferma les yeux. La voix de Valentine souleva en lui un souffle d’air parfumé. Elle fit une pause, ses yeux s’emplirent de rêve. Elle cherchait à saisir un idéal très pur qui flottait là-bas, sur les cimes neigeuses de son âme. Elle n’y avait jamais accédé ; car d’immenses champs glacés, où elle ne pouvait pas se hasarder, l’en séparaient.

 

– L’idéal, dit elle enfin avec un effort de pensée, oui, je me sens enveloppée, pénétrée, réchauffée par l’idéal… Vous savez que je désire une vie haute et désintéressée, élever mon être à la compréhension des grandes œuvres… Mais si j’abandonne ainsi toute une partie de moi-même, je veux au moins pouvoir m’assurer que, matériellement, mon existence n’en sera pas compromise. Il faut vivre, mon ami, il faut vivre…

 

Elle reprit :

 

– Ah ! mon ami, avec vous, l’art, l’idéal, les songes… mais voyons ? si mon mari se mêlait de faire comme nous deux, ce serait la ruine…

 

– Vous êtes charmante, adorable ! s’écria-t-il.

 

Elle fut vexée de ne pas être écoutée avec plus d’application. Son front se contracta.

 

– Cela m’étonne de vous, fit-elle nerveusement. Vous riez parce que je dis que Sentilhes doit me faire vivre. N’est-ce pas mon mari ? Voyons… Ah ! je comprends ! Vous vous dites que nous avons une certaine fortune… qu’est-ce, en comparaison de la vraie richesse ? Ai-je une voiture ? Ai-je un hôtel ? Je rêve d’une vie où l’argent coule comme une rivière.

 

Au milieu de sa tendresse, Huslin éprouvait une fine jouissance à observer un cas si parfait d’égoïsme. Pour cultiver en sécurité ses aspirations morales, Valentine tendait à refouler d’abord celles de son mari. Elle jouait innocemment ce jeu terrible où se résume peut-être l’action de l’immense majorité de ses semblables : détourner à son profit l’activité de l’homme, dût-elle, de celui-ci, compromettre la conscience et flétrir l’idéal.

 

– Vous pouvez m’aider, fit-elle en branlant coquettement sa tête ; ce qui a perdu Carlos, c’est l’exemple de Fauvarque. Nous le sauverons si nous ternissons à ses yeux le prestige de ce même homme. Vous pourriez lui affirmer, par exemple, que vous êtes revenu déçu de votre séjour à Vernouillet, que la peinture de votre ami vous a paru vulgaire, qu’il ne travaille pas, qu’il est envieux, méchant, que sa femme… Il y a mille choses à dire avec une imagination comme la vôtre !…

 

Tandis qu’elle parlait, Huslin commençait de lui caresser le buste. Il recueillait comme deux fruits chauds ses seins dans le fond de ses mains froides. Son cœur battait. Le sang heurtait ses tempes. Or, il sentait, non sans une intime volupté, qu’il devenait, lui, justement, l’instrument de cette femme dont il avait cru diriger la destinée.

 

– Et tu m’aimerais toujours ? demanda-t-il en rougissant.

 

– Oh ! Oui… quand je serai bien tranquille.

 

III

Les salons commençant à se rouvrir, d’anciens amis donnèrent bientôt de leurs nouvelles. Valentine et Huslin avaient conçu une minute le projet d’éviter le tourbillon de vie mondaine qui menaçait de les emporter. Mais, sans compter que c’était un projet de la première semaine de leur liaison, ils comprirent vite que, pour entraîner Carlos à rechercher ses succès d’autrefois, il n’y avait rien de tel que de le replonger dans une atmosphère brillante. Et ce fut, de nouveau, la griserie des veillées et des dîners en ville.

 

Rasé, frisé, poudrerizé, presque chaque soir, Carlos précédant sa femme, avec de grands moulinets de canne, avec de vifs éclats de voix, hélait les chauffeurs qui passaient. Souvent en vain, il descendait jusqu’au pont de Grenelle ; de là il était souvent obligé de courir Chaussée de la Muette, mais il était soutenu par une fièvre juvénile. Il puisait, dans la sensation du linge éclatant et frais sur sa peau, l’illusion que la journée recommençait et qu’il allait pénétrer rajeuni dans un monde mystérieux, où s’assemblent de rares initiés pendant le lourd sommeil de la cité.

 

Il regroupa ses admirateurs. Bien qu’il se crût parmi eux disposé à la gaieté, on le trouva généralement fatigué, maigri et abattu. L’intérêt qu’on lui portait le rendit encore plus songeur et plus maigre.

 

Il s’appuyait à une cheminée et jouissait en silence du spectacle des femmes. Des robes chatoyantes, des fines chevilles, des jambes capiteuses passaient, tournoyaient. Des jeunes filles le transportaient bruyamment d’un salon à l’autre dans un parfum de vice inexpérimenté.

 

– Ce que j’ai fait à Cabourg cette année ? J’ai trempé mes charmes dans la Manche, disait l’une.

 

– Mes flirts à Chamonix ? disait l’autre : Poulet aimé, Zozo chéri et Néné adoré.

 

– Ah ! que c’est charmant ! murmurait Sentilhes.

 

Dans la lueur crue des lustres et le grincement forcené de l’orchestre, la féerie se renouvelait. Le torse doucement arrondi de madame de Laveline succédait sur la rétine du peintre aux hanches évasées de madame de Sonnailles. « Que de femmes à aimer ! tout de même », songeait naïvement Carlos.

 

Dès qu’il était seul, il retombait dans de mornes songeries. Il se disait que la faveur de ces milieux légers lui échapperait bientôt comme un papillon blanc. Cette pensée achevait d’abattre son courage.

 

Pendant de longues heures, assis, le buste replié sur les jambes, la tête prise dans les mains, il voyait son être nu, gris, s’étendre devant lui, infiniment, pareil à une plaine désolée.

 

Il sortait de son cabinet, le visage défait, les yeux creux. Valentine racontait à Huslin qu’elle le voyait errer de chambre en chambre, posant des questions qui trahissaient son angoisse.

 

– Vous n’auriez pas dû connaître Fauvarque, répondit gravement l’écrivain.

 

Un matin, Valentine pénétra dans l’atelier. Le ciel pesait sur la ville. Par moments, le froid du dehors, à travers les murs et les fenêtres closes, semblait envahir la maison. Une onde glacée refoulait l’air tiédi. Carlos ne se retourna pas ; debout devant la verrière, sans bouger, il frissonnait.

 

– Je te dérange ?… Tu travaillais peut-être ? fit Valentine.

 

– Non.

 

– Il y a longtemps que tu ne travailles plus ?

 

– Oui.

 

– Et pourquoi ?

 

– Je ne sais pas… pour rien…

 

– Pour rien ?…

 

– Oui, pour rien…

 

– Alors, si c’est pour rien, tu vas recommencer bientôt ?

 

Il se tut. Elle insista.

 

– Tu veux bien me le promettre ?

 

Beaucoup de silence s’était accumulé entre eux, ces derniers temps. En apercevant Valentine, Sentilhes avait cru à un retour désintéressé. Voilà que grossièrement le calcul se démasquait aux premières paroles. Cette spéculation sur sa personne lui parut insultante. Aussi, reprit-il, nerveusement :

 

– Ah ! je t’en prie, ne me tracasse pas !…

 

Elle comprit qu’elle avait été maladroite. Elle replaça Sentilhes un peu plus haut dans son estime. Revenant à la charge :

 

– Ne t’emporte pas, fit-elle. Je suis là, je connais tes veilles, je vois ta fatigue… Ce que je voulais dire, c’est que ton travail d’à présent ne rend pas… Ah ! Carlos… Carlos…

 

Elle ajouta, plus bas, les yeux fixés sur le tapis :

 

– Nous avons traversé une crise effroyable. J’espère que nous en sortirons sans trop laisser de nous-mêmes. Fauvarque aura été l’épreuve de notre vie. Mon cœur se fend à te voir, tel que tu es aujourd’hui, découragé, vieilli…

 

Carlos eut un soupir, fit une pause et dit enfin sans assurance :

 

– Laisse-moi, laisse-moi, je t’en supplie… Parce que, vraiment, l’Humanité tout entière est née pour souffrir…

 

Depuis sa déception, il ne trouvait de véritable réconfort qu’en donnant à son ennui des prolongements dans le monde extérieur. Il croyait par moments avoir épuisé la souffrance, et il disait : « Je suis le martyr de l’Idéal ». À force d’étendre sa douleur, il finissait par y voir un symbole, une croix dressée parmi les foules, et cela l’exaltait.

 

Le soir même Huslin vint dîner. Il arriva tôt afin d’être seul avec Valentine et de pouvoir obtenir avant de se mettre à table un rendez-vous décisif pour le lendemain. Il avait découvert, à Neuilly, un chalet abrité par un bois de chênes que sa décente apparence rendait un lieu à la fois sûr et prometteur pour leurs prochaines rencontres.

 

Valentine, bouleversée, ne voulut pas l’écouter d’abord. Elle lui fit ses doléances. Mais loin de paraître étonné par les faits qu’elle lui révélait au sujet de Carlos, il dissipa ses craintes, lui reprocha d’être impatiente et nerveuse et, de haute lutte, enleva son acquiescement pour le rendez-vous qu’il convoitait.

 

Inspirée par lui, elle organisa une matinée. « C’est ta meilleure idée de l’année », approuva Carlos enthousiaste. Elle répondit : « Avec beaucoup d’argent, j’en aurais souvent de pareilles. » Un jeudi le magique spectacle du monde se transporta chez lui. Le salon, l’atelier, l’antichambre, le fumoir, le boudoir, les sièges, les tables, tout fut magnifié ce jour-là par le passage des femmes. Il y avait des hommes, mais Carlos ne les voyait pas. L’heure du départ fut déchirante.

 

– Restez, restez donc ! suppliait Carlos d’une voix triste.

 

L’idée l’effleurait d’ajouter : « Vous dînerez avec nous. Vous dormirez chez nous… Cela durera toujours… toujours !… »

 

Ensuite il alla s’asseoir dans le salon vide pendant que Valentine changeait de robe. Les lustres restaient éclairés. Enfoncé dans une bergère tendue de soie pompadour bleue à fleurettes roses, il évoquait des images… des images… La marquise de Laveline qui venait de partir la dernière… Et comme dans les soirées d’été où, après la pluie, la terre dégage de vertigineux parfums, soudain les murs et les tapis libérèrent des effluves qui firent vaciller le cœur du peintre.

 

– Des nuques… des bras… balbutia-t-il…

 

Il se tut pour évoquer près de la console dorée et se reflétant dans le trumeau Louis XVI, la pression des lèvres de la comtesse de Loste sur les parois fines de la tasse. Le geste gracieux s’éternisant.

 

– Oh ! éclata Sentilhes… Oh !… Oh !… Oh !… Cette bouche ! Cette courbe de nez !

 

… Les voitures ne cessaient de s’arrêter devant la porte. Chacune déposait sa captive et Carlos, en y songeant, approuvait que les corps frêles de ces femmes fussent protégés par la carapace épaisse des limousines.

 

– Oh !… générale !… Oh !… marquise !… Oh !… comtesse ! comtesse !… comtesse !…

 

Il les aidait toutes à quitter leurs lourdes pelisses. Il surprenait la bouffée de parfums chauds qui s’y étaient accumulés. Un instant il avait l’illusion que les robes étaient leur nudité. À voix basse, il récita :

 

– Fraîches, légères. Vertes, rouges, bleues…

 

Valentine venait d’entrer. Elle était belle. Carlos remarqua que les plis flottants de son déshabillé violet montaient en s’atténuant vers ses hanches tels des tuyaux d’orgue. Ainsi, tandis que toutes les autres s’en allaient par la porte, vertes, rouges, bleues, une d’elles était restée… Pourquoi ?… Comment ?… Retenue par quel fil miraculeux ?…

 

Dans cette vision s’affaissa le souvenir même des rancunes qu’il avait eues contre Valentine.

 

– Viens près de moi, dit-il avec amour.

 

Et il ajouta :

 

« Il en faudrait souvent de ces après-midi qui exaltent l’esprit, qui embellissent l’âme. »

 

Elle s’approcha, remuant ses lèvres gourmandes sur la masse brune d’un bonbon. Elle répondit en riant :

 

– Je ne demande pas mieux. Autrefois, tu rêvais d’avoir ta voiture, ton hôtel. Nous en donnerions de belles fêtes.

 

– Tu as raison… Il faut beaucoup d’argent pour être heureux…

 

Il l’attira au bord de son fauteuil, et lui enveloppant la taille il dit :

 

– Je songe, Valentine… Un idéal… un idéal… c’en est un tout de même ; un qui, vraiment… me paraît suffisant… de faire plaisir à de jolies femmes… vraiment oui… Il faut bien que l’on s’occupe d’elles… pour les rendre heureuses… pour qu’elles soient contentes…

 

– Tu veux me rende jalouse ?

 

– Non, pas cela… Mais il y a bien des choses qui s’éclairent… Le jour où Fauvarque est venu nous saluer, as-tu remarqué les cheveux gris sur la tempe et autour de l’oreille… ?

 

– Que veux-tu dire ? demanda Valentine.

 

– Je veux dire qu’il laisse passer la vie…

 

Cette philosophie aimable et sensuelle, si elle rendit au peintre sa sérénité, ne l’incita pas au travail. Calé dans des fauteuils qu’il choisissait profonds et moelleux, il souriait, rêvait, fumait en attendant l’heure de sortir. Valentine daignait-elle l’accueillir dans son boudoir, lorsqu’elle s’habillait, il admirait ses diverses attitudes en déshabillé, ce qui la gênait assez, elle, sur le point de rejoindre Huslin. Si, au contraire, l’entrée du boudoir lui était interdite, il s’étendait sur le divan de l’atelier.

 

C’étaient alors les bruits de la pièce voisine qui le renseignaient. Des flacons tintaient sur les plaques de cristal, des talons martelaient le parquet, et, devant les yeux de Carlos, se traçaient des lignes qui se croisaient, s’enchevêtraient. « Elle est nue… elle met ses bas… elle se parfume… elle est devant le miroir… elle se coiffe… elle va… elle vient… »

 

Ce n’était pas le résultat qu’avait recherché Valentine. Celle-ci s’en plaignit à Huslin.

 

– Rien dans ce que vous me dites ne m’étonne, affirma l’écrivain avec une gaieté malicieuse. Vous avez rendu à votre mari le monde, les femmes, il s’est gardé de refuser. Mais il a écarté prudemment l’épine que vous dissimuliez sous cet amas séduisant.

 

– Vous riez, mais le cas est tragique.

 

– De grâce, pas de grands mots, rétorqua l’écrivain. Votre mari a besoin d’un ressort, nous pouvons le lui créer…

 

– Un ressort ?… fit-elle.

 

Cette parole ranima sa confiance. Elle regarda son amant pâle. Les rares fils dorés de sa barbe papillotaient à la lumière et ses prunelles remontées ne laissaient voir de ses yeux que deux amandes blanches.

 

– Il s’est détaché de Fauvarque trop doucement… reprit Huslin. Toute notre erreur est d’avoir permis cela. Car on ne travaille que poussé par un sentiment violent ; les uns ont la foi, d’autres l’appréhension de l’avenir, mais les plus nombreux ont la haine…

 

L’autorité avec laquelle il émettait ces aphorismes leur conférait une certaine grandeur. Valentine comprit le conseil et s’y conforma rigoureusement. Après le départ de Huslin, elle vint à Carlos en disant :

 

– Moi, tu sais ?… je ris, je ris…

 

– Tu ris, répéta Carlos, et pourquoi ris-tu ?

 

– Je songe à Fauvarque. Huslin m’a confié sur son compte des choses abominables. Nous avons été ses dupes. Il t’envie, te déteste et ne parlait de toi, dans le monde, que pour te tourner en dérision… Quand je songe à ta bienveillance, aux conseils sages que tu lui donnais, j’en viens à souhaiter que tu atteignes un jour si haut…

 

Il regarda sa femme et rougit. Avec une extraordinaire lucidité il devina l’intrigue qui se nouait autour de lui. Il crut avoir crié : « Quoi ? Quelle est ton intention ? » Mais le visage satisfait de Valentine lui révéla son erreur. Des gouttelettes humides perlèrent à son front. Il souffrait visiblement. C’était d’avoir compris qu’il subirait, jusqu’au bout, la comédie qui venait de commencer.

 

Lui aussi déplorait sa mollesse présente ; il rêvait lui aussi des faciles triomphes d’autrefois. Si son ambition était morte, ce n’était que par déclin de son énergie. Et il la regrettait. « Mensonges ! Calomnies ! » songeait-il en se répétant les propos de Valentine ; mais il ne voulait pas les écarter tout à fait.

 

Lorsqu’elle revint sur ce chapitre, Valentine trouva une attention chaque fois plus docile. Dès qu’elle commençait à parler, Carlos éprouvait un réconfort. Lorsque, par lassitude, elle changeait de sujet d’entretien, il s’inquiétait craignant qu’elle n’eût modifié son projet. Des calomnies !… certes. Un poison, mais un poison salutaire que ses muscles et son cerveau absorbaient.

 

Une après-midi, comme Valentine était sortie, madame de Laveline entra. Sentilhes crut qu’elle venait lui apprendre sa prochaine nomination de chevalier de la Légion d’honneur, et l’interrogea discrètement. Mais il la trouva étrange. Elle était parfumée, langoureuse et, dans la journée finissante, elle jetait un doux éclat. Il ouvrit les bras. Elle y tomba.

 

Lorsque Valentine apprit par Antoinette, la femme de chambre, que la marquise était restée plus de deux heures enfermée avec monsieur, elle demanda à Huslin ce qu’il pensait de cette liaison :

 

– Je pense, répondit l’écrivain, qu’ils ne doivent pas se trouver à l’aise sur le divan de l’atelier ; ajoutez-y quelques coussins. C’est le moins que vous puissiez faire, car votre foyer est désormais hors de péril ; votre mari a, pour le soutenir, trois incomparables facteurs d’énergie. Et il énuméra ces vastes matrices de l’activité du monde : l’ambition, la haine, la femme.

 

IV

Sur la route durcie par le froid, un landau venant de Vernouillet, entouré de grands chiens, braques et danois, allait à fond de train dans la direction de Bures. Le cocher maigre avait peine à maîtriser une paire de chevaux blancs à crinière touffue. Deux vieillards occupaient la voiture. L’un d’eux portait un bonnet d’astrakan et des lunettes jaunes, l’autre un chapeau de velours bleu, orné d’un panache de plumes rouges, noires et vertes. Les longues barbes grises des deux hommes flottaient au vent par-dessus leurs épaules.

 

– C’est fâcheux, badina le premier, avec un coup d’œil ironique sur l’étrange coiffure de son voisin, on vous prend partout pour mon odalisque !

 

Le masque livide du second s’éclaira d’une expression amusée et un rire gargouilla dans sa gorge.

 

– Hun ! Hun ! Hun ! Hun ! C’est un beau chapeau, fit-il. Il a été porté par mon aïeul, le prince Adam Babiensky, grand chancelier de notre Sainte Pologne… Hun ! Hun ! Hun ! Hun !

 

Il leva les bras et abattit sur le dos du cocher sa grosse canne à pommeau d’or.

 

– À gauche, Répa ! cria-t-il.

 

Le cocher claqua son fouet joyeusement, puis il tourna la tête afin de montrer le sourire qui ridait sa face rétrécie.

 

– À droite, à gauche, ce sont les seuls mots de français que ce fidèle animal entende, expliqua le prince. Depuis vingt ans qu’il habite ce pays, je lui défends de comprendre aussi bien les choses qui se disent que les choses qui se font… Il pense à la Pologne quand il a besoin de réfléchir et je vous promets qu’il n’a pas lu Rousseau. Je peux le frapper, c’est mon esclave… Tandis que vous, mon cher Vincent Louvier, après avoir été ministre pendant quinze ans de votre vie, vous n’avez le droit de frapper personne… Hun ! Hun ! Hun ! Hun !

 

– Tortionnaire ! riposta Louvier, tandis qu’un tic de ses sourcils faisait tressauter ses lunettes.

 

Derrière deux immenses noyers dénudés, à proximité d’un croisement de chemins, venait d’apparaître la maison des Fauvarque. Elle comprenait un corps de logis et une grange se joignant en angle droit. La toiture, en vieilles tuiles, était posée, comme au hasard, chapeau trop large et cabossé, sur les murs enduits de blanc de céruse où grimpaient des rosiers squelettiques. D’un côté s’étendaient les champs, de l’autre un bois dont la lisière serrait le ruban clair de la route.

 

La voiture s’arrêta. Les chiens du prince aboyèrent tous ensemble. « Voilà ! Voilà ! » fit une voix de l’intérieur, et la grille s’ouvrit sur Fauvarque. Fortifié par quinze mois de séjour à la campagne, les muscles développés, les jarrets robustes, il déployait dans chaque geste une apparence de décision.

 

– Ma femme vous attend près d’un bon feu, dit-il. Excusez mes mains sales. Je peignais lorsque vous êtes arrivés.

 

Ils passèrent dans une salle de plain-pied avec le jardin, large, profonde, aux épaisses murailles, au plafond haut. Fauvarque l’avait entièrement décorée. De même, il avait en partie abattu le mur faisant face à l’entrée, si bien qu’une petite pièce dont la fenêtre grillée découpait un carré de ciel et d’arbres, formait renfoncement à droite de la cheminée. Sur deux panneaux encadrés de moulures brunes, des fresques chatoyaient. Sur le sol, c’était une assemblée de sièges trapus : fauteuils, banquettes, tabourets qui, tous, découpés dans des planches de chêne et peints de couleurs violentes, faisaient sauter entre leurs bras, avec une bonhomie comique, des coussins joufflus. Jeanne vint recevoir ses hôtes au seuil de l’atelier, installé dans l’ancienne grange.

 

– Jeunesse… Perfide jeunesse… tu persistes à me cacher ton secret, fit Louvier en saluant Jeanne.

 

Babiensky, grand et lourd, marchait avec difficulté. Il arriva essoufflé au milieu de l’atelier. Il s’assit sur le rebord d’un fauteuil et respira quelques instants avant de parler.

 

– Cet homme vous fait des compliments, dit-il d’une voix traînante, en désignant Vincent Louvier, mais il est vieux, ne l’écoutez pas, madame. Venez vous asseoir près de moi qui suis encore au printemps de mes jours.

 

– Vous y êtes tous les deux, répondit-elle.

 

– Pas lui, pas lui, insista le prince avec une ironie nonchalante.

 

– Il devient périlleusement fou, n’est-ce pas votre avis, madame ? demanda Louvier.

 

Jeanne ne répondit pas. Elle rit. Elle riait fort pour n’importe quoi parce que c’était sa joie intérieure qui l’entraînait. Elle vivait, depuis deux mois surtout, sans besoins d’événements au milieu d’un rêve où l’avait plongée Fauvarque. Celui-ci était parvenu, après trois ans de recherches, au sommet de son art. Tout l’annonçait : orgueil plus mâle, regard plus dur, et les réflexions, les remarques, les projets qu’il laissait tomber aux entretiens du soir, sans y prendre garde. Outre cinq fresques aux dimensions restreintes, il en avait composé deux mesurant trente mètres environ et qui, roulées sur elles-mêmes, occupaient les murs latéraux de l’atelier. Personne encore ne les avait vues terminées.

 

Parmi ses amis de la ville, Huslin, de plus en plus absorbé par les affaires et la vie mondaine, ne donnait plus guère de ses nouvelles, ne venait plus. Sentilhes avait laissé plusieurs lettres sans réponse ; Foutrel surgissait de temps à autre derrière les barreaux de la grille, mais il disparaissait pour des semaines. Seuls, deux riches industriels, M. Demons et M. Fouqueroux, étaient réguliers dans leurs visites. Bien souvent, ils emportaient dans leur voiture la dernière toile de Fauvarque, opérations qui constituaient la principale ressource du ménage.

 

Le prince et l’homme d’État retraité, qui demeuraient à Vernouillet et qu’ils avaient connus sur la route, venaient aussi les voir fréquemment. Mais eux n’achetaient rien. Leurs collections, assez ridicules, étaient complètes. Leurs idées, vieilles d’un demi-siècle au moins, s’étaient solidifiées dans leurs cerveaux fatigués. Et tous les deux, célibataires, pratiquaient l’économie.

 

– Vous êtes les premiers à connaître ces chefs-d’œuvre, dit Jeanne en leur désignant les deux immenses fresques. Pressez-vous de les regarder, parce que nous attendons ces jours-ci des marchands et vous risquez fort de ne plus les revoir.

 

M. Louvier à travers ses lunettes jaunes et le prince Adam à travers ses yeux éteints, obéirent avec ennui. L’une des fresques représentait les branches mêlées d’un châtaignier, d’un platane et de deux acacias battus par un coup de vent et sur lesquelles ruisselait le soleil. Tournées en volutes, érigées en spirales, pivotant sur elles-mêmes, décrivant des cercles vertigineux, elles recevaient du fond des nuages déchirés une masse de lumière compacte qui les écrasait et semblait les dévorer.

 

L’autre était remplie par une grappe de raisin que le soleil frappait par derrière.

 

– Oui, c’est une grappe de raisin, dit en souriant Fauvarque. On peut la trouver formidable… mais c’est une grappe de raisin…

 

– Très bien, vraiment très bien. Et vos amis comment vont-ils ? fit M. Louvier en se tournant vers le peintre. J’ai rêvé, savez-vous, à votre père Beaugrand… Ah ! vous m’avez bien amusé… Après la description que vous m’en avez faite, ma tentation de le connaître était si forte que j’ai été le voir.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, je ne l’ai pas trouvé extraordinaire ; désormais je m’en tiendrai à ce que vous me dites, ce sera beaucoup plus intéressant.

 

– Vous ai-je parlé du père Plomion ?

 

– Comment est-il ?

 

– Ha ! Ha ! Ha ! L’homme le plus prodigieux que j’aie rencontré de ma vie. Plus grand que nature. Énorme. C’est un de ceux que je peindrai dans ma toile des paysans !…

 

– Comment est-il ?

 

– Phénoménal, je vous dis. Six pieds de haut, des épaules… comme ceci, une poitrine qui ressort comme celle d’un poulet… et deux jambes en demi-cercle qui sont une paire de faucilles.

 

– Pouah ! il est horrible, fit Jeanne.

 

– Superbe au contraire. Il a un corps unique ! couvert de boutons, de verrues, d’ampoules !… Des masses d’herpès ont prit d’assaut sa nuque écarlate !… son dos est tuméfié, crevassé par les dartres et les eczémas si bien que sa peau, endurcie, épaissie, rappelle l’écorce du chêne… Avec la sérénité d’un arbre il laisse pousser tout ça !

 

Les deux vieillards regardaient le peintre avec des yeux amusés mais sceptiques. Cet homme les attirait, mais faiblement. Ils ne tenaient pas trop à le comprendre ni à s’exalter à son sujet. Car ils étaient, au fond, blasés en ce qui concerne les enthousiasmes de l’esprit. Jeanne qui offrait le reflet gracieux et affaibli de son mari suffisait à combler le vœu de leur curiosité.

 

– C’est très bien, dit à son tour le prince Adam parlant à Fauvarque. Vous avez de l’enthousiasme ; nous ne pouvons que vous en féliciter, mais moi qui suis un raisonneur de profession, je me demande si, au milieu de vos occupations, vous avez le temps de vous apercevoir que vous vivez auprès d’une femme charmante ?…

 

– Ah ! maladroit que vous êtes, prince ! s’écria M. Louvier, mis à l’aise par ces mots. Vous voulez éclairer notre Fauvarque ? Il connaît les attraits physiques de cette chère petite, je vous en réponds, mais, pour ses qualités morales, madame, est-ce qu’il les apprécie ?

 

– Un peu…

 

– Et cependant, reprit le vieil homme, vous êtes admirable. Il vous suffit pour vous dire heureuse d’avoir un foyer à diriger, un mari à choyer, un potager à cultiver, tout cela loin, au fond d’une campagne.

 

– Tout cela, rectifia Jeanne, avec la certitude que mon mari est un grand homme… c’est quelque chose.

 

– Ah ! oui… le père Plomion, je le prendrai sûrement, répéta Fauvarque, affectant de n’avoir prêté aucune attention aux propos échangés… D’ailleurs, maintenant, c’est merveilleux, je fais ce que je veux, j’ai l’impression de marcher dans un domaine où il n’y a plus de secret pour moi, où je connaîtrais le moindre caillou…

 

Il y eut de nouveau un long silence. Les vieillards se disaient que Fauvarque attachait trop de prix à des satisfactions d’une qualité médiocre. Chacun d’eux, rempli de souvenirs brillants, en possession d’un lot complet de réalisations, opposait, aux espoirs du peintre, la masse entière de son passé. Ils en venaient à le mépriser sourdement.

 

– Madame, croyez-moi, dit avec un rire languissant le prince Adam, qui avait besoin de respirer plusieurs secondes entre chaque phrase, croyez-moi, quittez cet homme trop absorbé par ses travaux et cherchez celui qui n’aura que vous pour unique pensée… Je vous offre humblement mon nom, ma fortune, tous mes ancêtres, mon expérience et peut-être un jour serez-vous la reine vénérée de notre Sainte Pologne, sur laquelle j’ai des droits séculaires. Hum ! Hum !…

 

Jeanne et Louvier éclatèrent de rire. Le prince, haletant d’avoir trop parlé, tourna ses yeux verts du côté de Fauvarque et il le regarda longuement, avec ironie. Mais le peintre ne riait pas. Il reconnaissait une fois de plus, sous ce badinage, le travail sournois par lequel ces deux vieillards aux chairs flétries et aux bouches sensuelles s’efforçaient de miner la confiance que Jeanne avait mise en lui.

 

La jeune femme retint ses hôtes jusqu’à cinq heures. Elle s’amusait de leurs adulations. De plus, ils racontaient parfois des histoires qui, même insignifiantes, évoquaient un monde captivant dont elle ignorait tout. Fauvarque les remit dans leur voiture, content de les voir s’en aller. Il rentra dans l’atelier avec deux lettres en mains.

 

– « Galerie Coustou », c’est pour moi, dit-il en déchiffrant les enveloppes sous la lampe, mais l’autre t’appartient.

 

– Qu’est-ce qu’il te dit, Coustou ?

 

– Il dit… attends une minute… il dit qu’il vient voir mes fresques dimanche prochain.

 

Jeanne se leva, battit des mains et se jeta au cou de son mari.

 

– C’est bien, ça… c’est bien, monsieur !… Et… quand, votre exposition retentissante ?

 

– Dans trois mois, madame, à la naissance du printemps, parmi les bourgeons clairs et les chants d’oiseaux… mais dites-moi, je vous prie, de qui vient votre lettre…

 

– Ah ! c’est vrai, je l’oubliais… Cette écriture ?… Sais-tu qui elle me rappelle ?…

 

– Encore une surprise ?

 

– Valentine.

 

– Ah ! ça me fait plaisir de savoir qu’ils existent toujours !

 

Jeanne ouvrit l’enveloppe avec une épingle à cheveux.

 

– Oh ! Oh ! Ils ont changé de domicile, les voici avenue Raphaël, c’est que leurs affaires vont bien.

 

En parcourant la deuxième page, elle ajouta :

 

– Ils donnent une grande réception dans un mois et nous invitent… Nous y allons ?

 

– Chez les Sentilhes ?… Bien sûr !… Ces vieux amis !

 

V

C’était une journée glaciale et pluvieuse. Le ciel, les maisons, les rues semblaient taillés en bas-relief dans un même bloc de glaise verdâtre. Les passants se mouillaient le visage. Leurs semelles buvaient l’eau du trottoir comme des éponges.

 

– Pouah ! Pouah ! Pouah ! fit Jeanne en descendant les marches du métro, tandis que la nappe d’air tiède et putride du souterrain atteignait le niveau de son menton et soulevait jusqu’à ses narines une petite vague écœurante et molle.

 

– Ça sent l’épidémie, commenta Fauvarque en riant derrière le col remonté de son pardessus. On aurait mieux fait de rester chez nous.

 

Deux convois combles passèrent avant que Jeanne se résignât à s’écraser dans le troisième.

 

À peine entrée elle se plaignit d’étouffer. Fauvarque voulut la dégager et marcha sur le pied d’un officier qui lui en fit de façon rogue la remarque. Aussitôt vingt regards mornes se dirigèrent vers lui.

 

– Nous serons contents de rentrer chez nous, ce soir, marmonna Jeanne.

 

Ils avaient écrit à Huslin qu’ils lui demanderaient à déjeuner. L’écrivain leur avait répondu par une lettre pleine d’effusion, les remerciant d’avoir pensé à lui et offrant de mettre à la disposition de Jeanne une chambre où elle pût s’arranger avant d’aller chez les Sentilhes.

 

Vers midi, suivant une vieille habitude, Huslin se mit debout devant sa fenêtre, afin de surveiller l’arrivée de ses amis. Il était fiévreux. La pensée de revoir les Fauvarque l’avait tenu éveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment qu’un peu de sa jeunesse revenait à lui, car il se sentait fatigué et vieilli.

 

Depuis de longs mois, il n’avait pas éprouvé une seule véritable joie. Son amour pour Valentine lui avait coûté sa foi en lui-même. Elle venait bien encore le voir à intervalles réguliers et il continuait à la posséder, sans toutefois dominer son esprit. Il s’était usé à vouloir lui façonner une âme qui pût sentir et s’émouvoir. Chaque jour l’essence impalpable qu’il essayait de fixer fuyait davantage entre ses doigts. Et maintenant, lasse de lui, sans doute, elle lui apportait un corps qui devenait aussi une chose étrangère. Contre cette forme d’albâtre rigide et tiède, il se heurtait. Il guettait une étincelle. En vain. Alors il comprenait que Valentine bientôt s’en irait, sans avoir reçu son empreinte, identique à la femme qu’elle eût été sans lui. Et cette pensée le faisait souffrir parce que son cerveau ébranlé en tirait le présage d’une déchéance.

 

Il remuait ces idées lorsqu’il vit se rapprocher dans l’avenue un homme à la taille fine, aux larges épaules, et une femme au pas ferme, qui se balançait en marchant. Il ne les reconnut qu’au bout d’un instant. Ce fut le battement de son cœur qui le renseigna. Il se précipita hors de son cabinet, ouvrit la porte, et prêta l’oreille.

 

– Je vous ai vus… Je sais déjà… Vous êtes beaux… Vous êtes superbes !… cria-t-il en descendant l’escalier pour accueillir plus tôt ses amis.

 

– Et vous ? Vous allez bien ? Vous êtes content ? Vous avez travaillé ? demanda Fauvarque.

 

Huslin ne répondit pas. Il embrassa le peintre avec un plaisir fébrile, il tâta sa poitrine musclée, puis les bras d’acier de Jeanne et ils entrèrent tous les trois par la porte restée ouverte. Une odeur bleue d’encens régnait dans l’appartement, décoré jadis par Fauvarque ; il n’avait point changé. Le peintre et Jeanne le peuplèrent de leurs voix heureuses et de leurs yeux clairs qui se ressemblaient.

 

– Ça sent bon chez vous… et c’est beau, beau, beau, fit Jeanne on entrant. J’aime votre table espagnole. Je reconnais vos colonnes dorées de livres… Voici le canapé où l’on s’enfonce comme un fond d’un panier.

 

À mesure qu’elle les nommait, dans la pénombre de la pièce, la table, les colonnes de livres, le canapé, pour Huslin se couvraient de lumière. Et il se reprit à aimer et à comprendre le décor où il vivait avec indifférence. Mais son regard manquait de gaieté. Il souriait d’un sourire débile.

 

– Vous êtes lugubre, mon cher, lugubre ; il faut vous dérider ! s’écria Jeanne.

 

– Vous n’êtes pas souffrant au moins ? demanda Fauvarque.

 

– Eh ! non, je vous assure, ni souffrant ni…

 

– Ça sent les huîtres par ici ! fit Jeanne.

 

– Il se pourrait, poursuivit Fauvarque, mais je dépiste en plus un singulier fumet de venaison…

 

– Je ne serais pas étonnée qu’un foie gras truffé rôdât quelque part… reprit Jeanne.

 

– L’arôme d’un ananas circule dans la maison.

 

Huslin se sentit reconnaissant à ses amis d’être là, parmi ses choses à lui et se prit à chérir en eux jusqu’à cet égoïsme qui les rendait insensibles à sa détresse. Ils couraient comme deux oiseaux chanteurs qui s’amusent et qui ne comprennent rien à la souffrance.

 

– Asseyez-vous, monsieur le mal en train, ordonna Jeanne. Voyez-vous les Sentilhes quelquefois ?

 

– Oui… souvent.

 

– Que deviennent-ils ?

 

– Je vois, ma chère amie, que vous ne lisez pas les journaux… On ne parle que du beau Carlos…

 

– Les journaux ? Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

 

– Mais, des pas de géant, chère amie. Il dîne à l’Élysée. Il est déjà question de l’envoyer à l’Institut.

 

– Brave Sentilhes ! s’exclama Fauvarque dans une explosion de joie sincère, je suis content pour lui… et pour moi aussi, car il n’est pas mauvais d’avoir un ami qui dîne à la droite du président… Mais qu’est-ce qu’il a fait ?… Une exposition ?… La dernière nature morte que j’ai vue de lui, avant de quitter Paris, n’était pas mal du tout…

 

« Oh ! naïveté céleste ! lui répondit Huslin, en pensée, une petite nature morte explique pour toi gloire, fortune, honneurs… Si tu savais les chemins tortueux qu’il nous a fallu suivre… »

 

Mais il se garda de dissiper l’erreur du peintre.

 

– Leur nouvel appartement est bien ? demanda Jeanne.

 

– Un appartement ! Dites un somptueux hôtel !

 

– Oh ! oh ! et que raconte sa femme ?

 

L’écrivain haussa les épaules. Son visage se contracta en une grimace d’amertume.

 

– Valentine devient insupportable, dit-il d’une voix aigre. Elle est nerveuse, fière… Elle n’est plus reconnaissable… Vous la verrez cet après-midi, à moitié nue dans sa robe, au milieu d’un cercle d’adolescents stupides…

 

Jeanne éclata de rire :

 

– Vous en parlez drôlement, dit-elle.

 

– Bon, je vois, ajouta Fauvarque, vous êtes neurasthénique alors que c’est notre pauvre Sentilhes qui aurait raison de l’être.

 

– Que racontez-vous là ?…

 

À ce moment, Pierre, le valet de chambre, entra pour annoncer que le déjeuner était servi. Jeanne sauta à bas de son siège et vint soulever Huslin encore affaissé dans son fauteuil.

 

– Là, doucement, doucement ; n’allez pas trop vite, vous vous feriez du mal.

 

– Ah ! que n’ai-je deux lits à vous offrir ! s’écria Huslin ; vous passeriez avec moi une semaine, cela me remonterait pour un an !

 

– Voici les huîtres, fit Jeanne en pénétrant dans la salle à manger, où les larges coquilles roses ouvertes sur la table dégageaient l’odeur ambiguë de la mer.

 

– Vous avez un flair merveilleux, lui répondit Huslin. Vous voyez les huîtres et j’avoue le foie gras. Quant à Fauvarque il a parlé de venaison et d’ananas… il n’y en a pas même le soupçon. Avez-vous au moins flairé mes crus ? ajouta-t-il en s’adressant au peintre.

 

– Un petit Bourgogne, fit celui-ci.

 

– Allez, taisez-vous. Vous n’y connaissez rien. J’énumère dans l’ordre un Vouvray, un Bas-Médoc, un Saint-Estèphe et du vin de Champagne.

 

Après les hors-d’œuvre fut présentée une timbale de poisson fumante, qu’on plaça au milieu de la table pour plus d’intimité. Huslin, qui servait, semblait soulever du fond de la croûte roussie des poids énormes. Il tirait un filet de turbot, la chair blanche d’un homard, des champignons sous des manteaux de sauce, et il se réjouissait d’entendre Jeanne et Fauvarque saluer au passage ces morceaux délicats.

 

– Assez, criait Jeanne.

 

– Alors, il est pour moi ! disait Fauvarque.

 

– Mais Huslin ne mange pas !

 

– Tant pis pour lui !

 

Le repas s’animait. Calé dans son siège, Fauvarque dit :

 

– En somme, depuis un an nous avons tous bien travaillé. Sentilhes est aux étoiles, vous vous êtes enrichi, moi j’ai peint.

 

– J’ai vu vos dernières toiles chez…

 

– Des plaisanteries ! interrompit Fauvarque. Ce sont mes fresques qu’il faut voir. Car je vous l’ai dit dans ma dernière lettre, j’ai enfin obtenu le résultat que je recherche depuis quinze ans : exalter la vie par une peinture héroïque. Remarquez bien que nous n’avions rien dans notre art qui fût comparable aux harmonies d’un Bach, aux strophes épiques d’un Homère ; alors que le symphoniste et l’écrivain font éclater les spectacles du monde comme des capsules trop pleines, le peintre n’a jamais dépassé, dans ses œuvres, la vision d’un homme ordinaire…

 

À ces mots, Huslin eut un souvenir. Jeanne qui l’observait fut étonnée de son silence. Elle se rendit compte qu’il faisait effort sur lui-même pour approuver Fauvarque et n’y parvenait pas. Celui-ci reprit :

 

– Je suis le premier qui soit parvenu à montrer, par le moyen de la peinture, la vie au paroxysme de sa beauté et de sa force, tout en restant simple, ce qui est mon grand souci… Mes fresques sont même tellement simples qu’on les comprend d’un coup d’œil… On les comprend trop vite… Il est venu chez nous, depuis un mois, une quinzaine de personnes… Elles sont tellement saisies qu’elles se taisent.

 

Des sentiments profonds remuaient Huslin. « Mon pauvre ami, songeait-il, une horrible déception t’attend… Ai-je le droit de te cacher ce que je sais ? Tu me le reprocherais plus tard comme une trahison. » Mais l’obligation de parler lui était odieuse. Il ne s’y résolvait pas encore. Et de nouveau la tristesse creusa son visage.

 

Pierre venait de déposer sur la table une poularde rôtie, la salade et les légumes. Huslin versa du vin à ses convives. De plus en plus gai, Fauvarque éprouvait un grand besoin de s’épancher.

 

– Mon cher, s’écria-t-il, vous viendrez passer l’été chez nous… Je vous invite !… À ce moment-là, nous serons riches et les amateurs en train de courir… Je vous promets qu’ils n’auront rien pour rien. Il faudra qu’ils déboursent de « la belle or » crépitante, gazouillante, reluisante et trébuchante. Vous recevrez l’accueil d’un roi… Jeanne vous gâtera… Moi-même j’ai besoin maintenant d’une vie douillette… les bons petits plats… les draps bassinés en hiver… les linges bien fins en été…

 

– Vous pouvez y compter, vraiment !… fit Jeanne d’un ton plaisant.

 

– Mais j’y ai toujours compté, avec une femme aussi délicieuse et charmante que vous.

 

– Prenez garde qu’une charmante et délicieuse main ne vous arrache les trois quarts d’une oreille.

 

– Mon premier projet, dit Fauvarque en reprenant son idée, consiste à acheter la maison que nous habitons… Elle est agréable, solide… Pour l’instant elle n’a qu’un gros abcès sur le flanc qu’il s’agit d’extirper c’est le propriétaire… Ne croyez pas d’ailleurs que monsieur Lavoine soit un méchant homme… Depuis notre entrée, nous lui avons payé en tout et pour tout le premier terme…

 

– Un drôle d’individu, insista Jeanne ; j’ai l’impression qu’il est très content de nous avoir chez lui.

 

– Parbleu ! s’exclama Fauvarque, il est malin, il flaire la bonne affaire. Il se dit « Un jeune ménage… Une femme charmante… Une exposition !… les voilà lancés !… ils m’achètent maison, jardin, potager à bon prix… Soignons-les ! soignons-les ! Des occasions comme celles-là ne se retrouvent pas…

 

– Le projet d’Henri me paraît très bien, dit Jeanne, en se tournant vers Huslin. Si nous voulions plus tard nous agrandir, le père Plomion nous céderait volontiers du terrain. En somme la seule chose que l’on puisse reprocher à cette maison, c’est d’être éloignée de Paris…

 

– Entendu, riposta Fauvarque, mais cet inconvénient, il ne tient qu’à nous d’y remédier. Des petites autos maintenant on en trouve autant qu’on veut… Je paye comptant, je prends la voiture… et c’est une affaire conclue.

 

– Qu’en pensez-vous, Huslin ? demanda Jeanne.

 

L’écrivain ne répondit pas. Jeanne et Fauvarque, étonnés, levèrent les yeux sur lui.

 

– Fauvarque, dit-il après un silence, tandis que ses mains tremblaient légèrement, ne m’appelez pas un prophète de malheur si je vous mets sur vos gardes… Il y a, je crois, une confusion… Vous avez peut-être mal interprété le sentiment de ceux qui ont été vous voir depuis un mois…

 

– À quel propos me dites-vous cela ?

 

– À propos de vos fresques.

 

– Pourquoi y aurait-il confusion ? Je ne vous comprends pas.

 

– Voici, reprit Huslin ; vendredi dernier, j’ai rencontré Demons, Martin-Beaux, monsieur Fouqueroux et monsieur Dalby dans une même réunion… Tous quatre revenaient de chez vous… Et vous savez comme ils vous ont toujours exalté… J’ai eu l’impression que cette fois… que cette fois…

 

Il n’osait plus poursuivre ! Devant lui, il voyait soudain un homme de pierre en qui toute affection était morte, des yeux de diamant éclatants et durs et une lèvre mince, tendue ; comme un arc. « I l faut parler quand même », se dit Huslin.

 

– Oui… mon vieux Fauvarque… Je ne sais pas si les jugements pénibles qu’ils ont portés sur vos derniers travaux ont une base quelconque, puisque je n’ai pas encore eu le loisir de me faire une opinion personnelle mais ce que j’ai entendu m’a été désagréable, et je tiens à vous en avertir, car je m’aperçois que vous fondez beaucoup d’espoir sur ces travaux… L’impression de nos amis est que la solitude aura exaspéré votre imagination, augmenté votre confiance en vous… et que vos fresques sont un peu… obscures… Ils ont même dit indéchiffrables…

 

Fauvarque s’était dépensé jusqu’ici, sans compter. Il savait son but difficile à atteindre, et, pour s’éviter des défaillances, contenait ses désirs… Chaque jour ses amis pressés et fiévreux, étonnés par sa tranquillité, disaient qu’il y était parvenu ; lui répondait : « pas encore ». Et pour que Jeanne ne se sentît pas vieillir dans l’attente, il l’avait nourrie de sa substance, créant sans cesse autour d’elle un mirage d’abondance et une atmosphère de gloire. Mais aujourd’hui, en pleine possession de son génie et de son calme, il avait jugé que le sommet était atteint. Ses espoirs pouvaient s’exprimer… Ses projets pouvaient s’étaler… Il avait en main une force miraculeuse, son œuvre, devant laquelle s’affaisseraient toutes les difficultés… Aussi regarda-t-il les discours de Huslin comme les premières embûches fatales et les premières objections oiseuses de la vie… D’un large balancement du bras, il les éparpilla :

 

– Mon cher, excusez-moi, dit-il, mais je crois qu’aujourd’hui vous vous portez mal et raisonnez plus mal encore. Votre esprit, je l’ai vu tout de suite, est porté à l’inquiétude… Demons, Martin-Beaux, monsieur Dalby et monsieur Fouqueroux, comme tous ceux qui sont venus chez nous, sont émerveillés de ce que je leur ai montré.

 

– Je pourrais protester là, contre ces propos, fit Huslin devenu écarlate.

 

– Mais non, de grâce, ne protestez pas… Vous avez seulement mal compris nos amis… Indéchiffrables… mes fresques ? Pourquoi le seraient-elles pour eux, quand tous les autres les ont comprises ?

 

– Nous avons même vu des marchands, hasarda Jeanne.

 

– Soyez assurés, dit Huslin, que nul ne se réjouira plus que moi, si vous avez déjà des résultats.

 

– Bien sûr, que nous en avons, s’écria Fauvarque. Alors vous aviez cru que nous parlions en l’air, comme des enfants. Nous avons des résultats… splendides !… Le père Coustou est venu nous voir la semaine dernière, avec l’idée bien nette de me préparer une exposition pour janvier prochain. Il a regardé… Il est devenu blême… blême ! Vous entendez ! Un coup d’œil lui a suffi : il a vu… Je me suis dit : « Il accepte… » C’aurait été trop simple… Notre brave homme refuse… Hilarant ! hilarant ! mon cher… hilarant ! il refuse…

 

Le peintre se mit à rire. Huslin fut pris de vertige. Il pencha son visage vers la table.

 

– Et savez-vous pourquoi il refuse ? alors qu’il acceptait il y a deux ans ? il ne l’a pas expliqué, mais je l’ai deviné tout de suite. S’il avait eu le malheur d’introduire une des mes fresques ou simplement une de mes dernières toiles dans sa boutique, tout le reste de sa galerie croulait. Plus rien ne tenait… Plus rien… Plus rien ne se vendait… Et il n’avait plus qu’à passer dix millions de tableaux par profits et pertes. C’était un massacre !… Une hécatombe ! Une Sainte-Barthélemy des tableaux, mon cher !…

 

– Quand même, il a été stupide ! murmura Jeanne, rien qu’avec Henri il se serait dédommagé.

 

La voix sonore, les bras ouverts, Fauvarque conclut :

 

– Eh bien, mon brave Huslin, ça, voyez-vous, c’est un résultat plus grand que je n’avais jamais espéré !

 

VI

Vers dix heures Jeanne Fauvarque et Huslin pénétrèrent dans le jardin des Sentilhes. Fauvarque cuba l’hôtel d’un regard.

 

– Douze mètres de façade, quinze de profondeur, trois étages et une cave, ils doivent y tenir à l’aise, déclara-t-il.

 

Les volets étaient clos. Ni lumières, ni bruits ne filtraient au travers, mais une trépidation du sol et des murs annonçait que la fête était bien enfermée au centre de cette masse brune. Ils gravirent quelques marches qui aboutissaient à un porche garni de plantes vertes, et Huslin sonna. On tardait à ouvrir. Il répéta son geste. Dans la nuit glacée, Jeanne et les deux hommes semblaient les affiliés d’une secte occulte.

 

La porte s’ébranla. Une lueur en jaillit et se répandit dans le brouillard. Le bruissement de ruche, d’abord perçu, fit place à des clameurs frénétiques, tandis que se découvrait largement aux retardataires le cœur en tumulte de la maison. Dans l’air saturé de parfums, des accords stridents de tangos se heurtaient avec un bruit de cymbales contre des flots de lumière.

 

– Par ici, madame, dit une femme de chambre, bien calme au milieu de la fête, à Jeanne qui, étourdie, s’avançait vers les salons.

 

Le vestiaire était installé sous le large escalier tournant. À peine débarrassés de leurs manteaux, les nouveaux venus s’examinèrent mutuellement et Fauvarque s’aperçut que Huslin avait pâlit.

 

– Vous paraissez vous sentir mal ? dit-il.

 

– Je vous raconterai, répondit Huslin.

 

Ils s’engagèrent dans un salon Louis XVI à tentures bleues, où quelques hommes et autant de femmes, assis deux par deux et tournés l’un vers l’autre, s’entretenaient avec mystère. Jeanne eut un mouvement de recul instinctif, puis se hâta vers la porte de la pièce voisine, avec la sensation qu’autour d’elle, les couples à demi couchés échangeaient des baisers furtifs.

 

Elle déboucha dans la salle de danse. L’orchestre était installé sur une estrade. Sur les canapés alignés cotre les murs, avaient pris place de vieilles dames chargées de bijoux. L’éclairage était éblouissant. Trois cents ampoules électriques, reproduites à l’infini dans les miroirs, formaient une constellation qui semblait naître au ras du parquet. D’un coup d’œil, Jeanne se rendit compte qu’elle ne connaissait ici personne. Elle cherchait ses hôtes, ne les vit point. Ils étaient perdus dans la foule des invités, aux allures si familières, que chacun d’eux paraissait le maître de la maison.

 

Les couples du salon bleu faisaient dans son dos, un susurrement agaçant. Elle se tournait vers eux, par instants, et leur jetait un regard dur. Ils l’attiraient et la scandalisaient à la fois. Lorsque la volupté raclait leurs nerfs, ils se levaient et, d’un pas de somnambules, gagnaient la salle de danse.

 

– Où donc est Huslin ? demanda Jeanne.

 

– Le malheureux garçon est rongé de soucis, répondit Fauvarque. Il s’est esquivé, j’ai fait semblant de ne pas voir.

 

Alors que Fauvarque promenait un regard détaché sur les moulures des plafonds, les trumeaux dorés, les sièges recouverts de soie et de velours, Jeanne supputait la fortune des Sentilhes. Elle en grossissait le chiffre à mesure qu’elle découvrait tel bahut, telle tenture. Vitrines, tables, fauteuils, consoles, tapis, lumières, même les visiteurs, même le bruit n’étaient à ses yeux que la projection de ce fantôme qui l’éblouissait.

 

– Ils se mettent bien ! dit-elle en attirant son mari.

 

– Oui, c’est navrant, dit Fauvarque ; toujours le même style Rocaille, Grand-Palace, Grand et Petit Trianon… Sentilhes aurait dû me consulter… C’est bien dommage, il est trop tard aujourd’hui.

 

– C’est quand même riche, insista Jeanne.

 

– Tu trouves ? Tout est si laid : c’est pauvre.

 

Pour ce mot, elle eût naguère admiré son mari. Mais ce mot donnait corps, à cette minute, à ces vagues pressentiments qu’avaient fait naître en elle ses amis, le prince Adam, M. Louvier, M. Fouqueroux, Demons, Huslin lui-même. Ah ! le scepticisme marquant leur visage chaque fois que Fauvarque s’exaltait sur un projet bien défini. Cette attitude, qu’elle ne remarquait même pas autrefois, l’avait gênée dans la suite comme la présence d’un insecte importun et, ce soir, pour la première fois, Jeanne lui trouvait un sens positif, à savoir que Fauvarque ne comprenait pas la société. Non ! il était, devant cet organisme compliqué, pareil à l’apprenti aux côtés d’une machine qu’il ne saurait manœuvrer. « Il connaît la beauté, mais elle se confond pour lui avec la richesse, pensa-t-elle ; il peut me rendre heureuse, il ne me fera jamais riche. » Cette pensée la bouleversa. Elle se sentit blessée parmi l’opulence d’autrui. Son cœur se souleva, se gonfla, puis lentement il se rétracta, arrachant, lui semblait-il, des croyances qui lui étaient précieuses ; lorsqu’il eut retrouvé sa place, repris son volume et son poids, Jeanne se sentit diminuée, l’âme émaciée, comme il arrive, au début d’une convalescence.

 

– Quittons cet endroit, dit-elle avec humeur. La danse était suspendue, le temps de servir des rafraîchissements aux musiciens. Fauvarque suivit sa femme sur le parquet satiné où le reflet des lampes faisait surgir des fleurs lumineuses. Le pied nerveux de Jeanne semblait les écarter. Fauvarque, au contraire, marchait dans une vaste véranda vitrée donnant sur les derrières du jardin.

 

– Foutrel, toi ici ! s’écria le peintre en butant contre son ami.

 

Serré dans un habit impeccable, Foutrel se donna le genre de ne pas s’émouvoir de cette rencontre. Il continua à déguster la glace fourrée de fruits confits qu’il avait en main.

 

– Ton père est donc plus large avec toi ? Tu est vêtu, ma parole, comme un fils de famille ? reprit plaisamment Fauvarque.

 

– Mais non… il n’est pas plus large, seulement je fais des affaires… Je gagne de l’argent, comprends-tu ? Je le gagne et je le dépense.

 

– Tu fais des affaires avec qui ?…

 

– Mon petit, pas d’indiscrétion… On recommence à danser, je suis engagé avec la petite bleu turquoise que tu vois auprès d’une grand-mère noire comme un corbeau… Elle est vicieuse et lyrique, mon cher… je parle de la gosse…

 

Désinvolte, Foutrel déposa sa coupe sur une console, se glissa entre les groupes et entraîna sa danseuse. Fauvarque stupéfait songea : « Sacré type… Il fait des affaires… Quelles affaires ?… »

 

Jeanne, se trouvant seule, était revenue sur ses pas. Fauvarque lui fit part de sa rencontre. Ils se faufilèrent dans un salon Empire flanqué d’une seconde véranda vitrée où les joueurs de bridge, autour de cinq tables à tapis vert, semblaient constituer le cerveau de la fête. Des vieillards, et bon nombre d’hommes mûrs. Fauvarque les considéra vivement intéressé, car sous les masques préoccupés des joueurs, comme à travers un treillis serré, il discernait des visages d’enfants. Il eut l’impression de voir une assemblée de collégiens grimés dont les faux poils tomberaient au premier geste, dont un mouchoir pouvait effacer les fausses rides.

 

– Il est quand même étonnant, fit Jeanne, que depuis vingt minutes que nous sommes ici, nous n’ayons rencontré ni Sentilhes ni Valentine.

 

– Mais c’est Legris ! ça ne peut être que Legris !… s’exclama Fauvarque en prêtant l’oreille à un chant véhément qui s’élevait tout proche.

 

En s’éloignant des joueurs, ils virent le phtisique debout dans un étroit renfoncement que le piano à queue remplissait presque. Il chantait mains jointes, mal accompagné par madame Lambert.

 

– Un peu plus maigre… un peu plus pâle… mais il chante toujours aussi fort. Ma parole, il nous enterrera, dit Fauvarque.

 

– Viens, viens, voici Sentilhes, dit Jeanne.

 

Dans la salle de danse s’était formé un groupe de femmes que Sentilhes gavait de friandises. Rouge et lustré par la sueur, il tenait une bouteille de champagne dans une main, et, dans l’autre, une pyramide de sandwiches au caviar.

 

– Une coupe de champagne… Qui m’a demandé une coupe de champagne ?…

 

Avisant la générale du Ronzay étendue sur un canapé :

 

– Ah ! mais c’était vous, générale, c’était vous. Ça ne pouvait être que la plus souple, la plus jolie, la plus jeune…

 

Il heurta au passage la belle madame de Pontavis. Bien qu’il eût les mains prises esquissa le geste de la serrer entre ses bras raidis comme des moignons.

 

– Qu’il est amusant ! Qu’il est gamin ! firent en chœur les jeunes femmes.

 

– Je vous affirme… je vous garantis… que vous exagérez… que vous abusez de vos forces… fit un vieil homme décharné en s’adressant à Sentilhes. Voici deux heures… voici trois heures que vous êtes sur pied…

 

Carlos demeura une seconde interloqué, mais il se ressaisit et s’écria :

 

– Oh ! monsieur le procureur général… vraiment, ma reconnaissance… Et puis ça vaut un sandwich au caviar… Si, si !

 

– Merci, mon ami, répondit le vieillard, faisant un signe amical avec le sandwich dont il venait de s’emparer.

 

– Monsieur l’introuvable, dit Jeanne en s’approchant.

 

Carlos leva les bras, pivota sur lui-même à la recherche d’une table où poser l’assiette et la bouteille qui l’embarrassaient. Puis il courut vers Jeanne.

 

– C’est vous. C’est donc vous, fit-il d’une voix langoureuse… Est-elle adorable, cette mademoiselle Jeanne… Cette mademoiselle Fauvarque… Je bafouille, n’est-ce pas ? Cette madame Fauvarque…

 

– Toujours notre brave Sentilhes, dit Fauvarque à une dame qu’il ne connaissait pas, un peu fou mais sympathique !

 

– Tiens ! vous voici, murmura Carlos.

 

Il avait voulu l’épreuve de cette rencontre afin de soulager son esprit, en examinant, une fois pour toutes, les contours précis de cet homme. Mais voici que Fauvarque lui apparaissait moindre qu’il ne s’y attendait. Il trouva sa tête trop grande, ses chaussures peu élégantes. Il le vit perdu dans la foule de ses admirateurs ; il se dit que son rival avait dû voyager pour venir dans sa maison à lui et, fort du sentiment de sa richesse, de ses succès, de ses conquêtes, du galbe des femmes qui l’entouraient, il retourna vers Jeanne joyeusement.

 

– Avez-vous pris quelque chose au buffet, chère amie ? Non… Elle n’a rien pris… Mais vous devez être à moitié morte…

 

Les prunelles bleues de Jeanne étincelaient. Elle admirait la bonne humeur de ce grand garçon affectueux, sa belle chevelure, mêlée de rares fils d’argent, qui se balançait quand il parlait. Elle compara sa mine radieuse à la face morne, presque rebutante, qu’elle lui avait connue aux heures où il se courbait, écrasé par un idéal trop pesant pour lui.

 

– La petite madame Fauvarque, répéta Carlos, en entraînant Jeanne par le bras… Doit-elle en faire des folies… au fond des bois… Dans la solitude des champs… au murmure des ruisseaux… Vraiment… oui… vraiment je m’imagine, après que le soleil est tombé…

 

Il égrenait sans fatigue, complaisamment, des lieux communs qui, sur ses lèvres, donnaient presque l’illusion d’une causerie fine et précieuse.

 

– Tournez-vous de ce côté. Voici ma femme, dit-il.

 

– Valentine ! que c’est curieux… Je ne l’aurais pas reconnue, s’exclama Jeanne.

 

Valentine, drapée dans une robe de velours vert émeraude, le visage très fardé, était entourée de jeunes gens parmi lesquels Huslin. Elle vit Jeanne et lui cria « bonjour » avec affectation.

 

Depuis qu’il avait quitté les Fauvarque, Huslin suivait Valentine de salle en salle, sans parvenir à lui parler. Les seuls mots qu’il se sentît capable de lui dire étaient des mots de reproche, que son entourage, justement, lui interdisait de prononcer. De plus, il la voyait rire, jouer de ses yeux noirs, comprimer sa lèvre rougie de ses dents éclatantes, et cette apparence passionnée irritait Huslin qui la savait mensongère : « Ne la croyez pas, elle est insensible comme la pierre, elle est insensible comme la mort », hurlait-il en lui-même.

 

Mais cette rancune l’affaiblissait. Entouré de la joie générale qu’il ne partageait pas, il avait le sentiment d’être victime d’une injustice, méconnu, méprisé, de s’enfoncer tout debout, dans une eau trouble. « Il faut de la gaieté pour se tenir au niveau des autres… » songeait-il.

 

Dès qu’il vit Jeanne, il chercha Fauvarque des yeux et l’aperçut, assis dans le salon Empire.

 

– Je crierais du besoin de m’isoler, lui dit-il en l’abordant. Voulez-vous que nous montions dans l’atelier ?

 

– Une bonne idée, si Sentilhes le permet.

 

– Il le permet… je suis un peu de la maison… Vous pouvez me suivre.

 

L’atelier occupait le troisième étage, divisé en deux parties par un immense rideau ; celle où Huslin introduisit Fauvarque avait les murs et le plancher nus.

 

– Ceci, dit Huslin en donnant de la lumière, est le véritable sanctuaire du travail. Les chefs-d’œuvre de Sentilhes, ses toiles de longue haleine, sortent de cet atelier. Derrière ce rideau il reçoit ses modèles illustres et ses maîtresses.

 

– C’est là ce qu’il fait maintenant ? s’écria Fauvarque en désignant la plus importante des toiles.

 

Le Pont de la Victoire, présenta Huslin gravement. Cent soixante-dix-huit redingotes sur une surface de quinze mètres carrés. Un véritable record. Cette œuvre sera placée à l’Hôtel de Ville.

 

– Vous aimez ça, vous ? reprit Fauvarque atterré.

 

Un rire sinistre jaillit de la poitrine étroite de Huslin. Il mit sous les yeux de Fauvarque une photographie qu’il venait de décrocher du mur. On y voyait un jeune homme en smoking vers lequel une femme, en robe de soirée, était poussée par d’obscures puissances.

 

– Voici Fascination, dit-il, la gloire et la fortune de notre ami. Le tableau a été acheté par le collectionneur anglais Coxer. Mais Sentilhes a gardé le droit de reproduction photographique et, depuis dix mois, sept cent mille épreuves ont été vendues à travers le monde.

 

– Mais enfin, demanda Fauvarque, pourquoi Sentilhes a-t-il fait cela ? Est-ce qu’il s’est trouvé dans le besoin ?… Pauvre vieux !… Il n’avait qu’à s’en aller à la campagne… Près de chez nous, tenez, on aurait pu lui dénicher quelque chose…

 

– Voilà ce qu’ils sont devenus, se contenta de répondre Huslin… Sans compter des mœurs dévergondées. Carlos a eu la marquise de Laveline, madame de Sonnailles. Aujourd’hui, c’en est une autre… quant à Valentine, elle a un amant.

 

– Qui donc ? demanda Fauvarque, saisi de curiosité.

 

– Eh ! bien, mais, répondit Huslin, mais moi, vous l’aviez deviné, n’est-ce pas ?… Elle y a mis le prix. Il a fallu que je lui souffle pendant un an les paroles de haine susceptibles d’entretenir Carlos dans une heureuse disposition au travail. Elle m’a jeté pendant un an dans les bras cet automate qu’il a fallu remonter chaque jour. À vrai dire, c’était elle qui tenait la manivelle, mais toute l’impulsion venait de moi.

 

Huslin se laissa tomber sur un divan qui prenait le coin de l’atelier. Fauvarque s’assit également.

 

– Je ne vous comprends pas, dit-il. Quelle est cette rancune ? cet automate ? cette haine ?

 

– Vous allez comprendre… Carlos vous admirait. Il vous admirait tellement qu’il en était devenu impuissant. Alors Valentine et moi nous lui avons appris à vous haïr… C’étaient d’horribles séances… À certains moments votre nom seul suffisait à déchaîner de véritables crises d’épilepsie. Sentilhes brisait les assiettes, s’arrachait les cheveux. Tel était, plus ou moins, son prélude habituel au travail. Bientôt il s’apaisait. Mais il était fier de découvrir en soi une colère grisante, une haine qui lui renvoyait sa pensée décuplée. Il était content de cet interlocuteur qui lui répondait. Il était joyeux de mettre à l’épreuve ce ressort d’acier sur lequel bondissaient les syllabes qu’avaient scandées ses lèvres… Ah ! si vous aviez vu ces bains de haine… ces fontaines de vie… À ces heures-là il se sentait bien, il travaillait… et il faisait… ceci…

 

– Vous avez agi comme un criminel, dit Fauvarque.

 

– Peut-être… Je voulais la femme… Je l’adorais… Et puis, ai-je réellement agi comme vous dites ?… Sentilhes me doit sa gloire… sa fortune… Ne riez pas… J’ai réfléchi en votre absence… Vous avez du talent… du génie… et vous attendez quoi ?… de voir passer votre jeunesse, la jeunesse de votre femme jusqu’à leur dernier jour ?… Moi, je me suis fait là-dessus une idée nette : je me dis que l’art est un instrument… un instrument pareil aux autres, que nous avons en mains pour attirer sur nous le plus d’amour, le plus d’argent, le plus de considération possible… Et si, pour obtenir ce maximum, nous devons sacrifier notre génie, y a-t-il, mon cher Fauvarque, une seule bonne raison de ne pas faire le sacrifice ?

 

– La raison, dit Fauvarque d’une voix tranquille, c’est qu’à travers les siècles ceux qui ont eu une parcelle de génie ont toujours préféré mourir que de renoncer à l’exprimer.

 

VII

De chez Sentilhes à la gare Saint-Lazare, ils n’avaient pas échangé une parole. Fauvarque trouva au fond de sa poche les deux billets de retour, et ils s’engagèrent sous la marquise. Lui suivait Jeanne en songeant : « Que lui ai-je fait ? Pourquoi m’en veut-elle ? » Il craignait l’expression morne avec laquelle elle gagnait les wagons de deuxième classe. Le train, bas sur ses roues, avec toutes ses portières ouvertes, s’étirait dans un bâillement prolongé.

 

– Je paierai les suppléments. Viens, nous serons mieux ici, dit Fauvarque en désignant un compartiment de première.

 

Jeanne revint sur ses pas et monta. Afin d’éviter les yeux de son mari, elle regarda par la portière. Les quais étaient gris de poussière. De l’eau y croupissait par endroit. Sur la voie, des flaques de graisse s’étalaient entre les rails. L’air confiné, la fumée en suspens achevaient de rendre misérable ce hall immense où les êtres passent anonymes comme des colis.

 

Patiemment Fauvarque attendit que le train s’ébranlât. Deux rangées d’immeubles plats comme des ruines défilèrent. Malgré les lueurs sourdes qui éclairaient quelques-unes des fenêtres, on eût dit la vie improbable derrière ces façades. Vinrent les faubourgs. Un peu de campagne sombre s’insinua, écarta les maisons, se fit entre elles une place de plus en plus large. Jeanne regardait obstinément au dehors où il n’y eut bientôt plus que la nuit. Fauvarque s’avança vers elle d’un geste franc.

 

– Alors, demanda-t-il en riant, c’est défendu de causer, ce soir ?

 

– Non.

 

– Tu as un reproche à me faire ?

 

Elle ne répondit pas.

 

– Je vois, tu en as un !

 

Elle haussa les épaules et le silence retomba. Entre eux du moins, car, filant encadré de deux parois de nuit, le train faisait un vacarme terrifiant. Une lumière lointaine déployait par moment de vastes espaces derrière la vitre, puis, de nouveau, c’était un couloir sombre.

 

Fauvarque se recula. Mais son sourire persistait. Il s’abandonna à la fuite du train qui les emportait, Jeanne et lui, pareils à deux cellules d’un organisme dispersé. L’un et l’autre avaient le sentiment que sortis du cadre où étaient installées leurs existences, ils erraient fragiles et vulnérables. Mais sans doute que là-bas, chez eux, grâce à quelques artifices, entourés de leurs murs, de leurs meubles, ils se rappelleraient un but qu’ils s’étaient assigné dans la vie. Et leurs caractères propres, renaissant par reflet, les fortifieraient en eux-mêmes.

 

« Évidemment, rêvait Fauvarque, c’est une tristesse… nous descendons un jour voir des amis, dans une ville… Nous sommes libres, jeunes et sains… Quand même, dès que tombe le soir, il faut songer à dormir… Notre maison est loin… il faut prendre des tramways… un train… traverser la campagne… plusieurs petites villes… des villages… ensuite marcher dans la nuit jusqu’à un certain croisement de routes… À ce point précis de la terre, nos lits sont préparés et le chien nous reconnaît quand nous entrons… »

 

Après deux heures de trajet, ils arrivèrent à Vernouillet.

 

La nuit était noire. Sous le crépitement lumineux d’un arc voltaïque, les faces étaient suscitées violemment, mais d’un seul côté, comme des masques. Ils reconnurent le visage rubicond à moitié endormi d’un contrôleur. Ils se virent mutuellement, avec des joues énormes et des épaules postiches. Ils sortirent mêlés à une foule de monstres silencieux et sages, qui se divisa dès la porte en plusieurs groupes et alla se fragmentant de plus en plus. Bientôt Jeanne et Fauvarque se trouvèrent seuls sur la route. Ils marchaient vite. Le ciel était trop vaste. Deux yeux ronds surgirent. Ils tournèrent à droite, à gauche ; un mugissement s’éleva.

 

– Range-toi, cria Fauvarque.

 

Jeanne continua, et ils furent ensevelis dans un nuage de poussière. Un juron allait jaillir du cœur de Fauvarque, mais il se maîtrisa, car il haïssait les défaillances morales qui laissent l’être veule et appauvri.

 

– Les riches… ricana Jeanne.

 

Ces mots l’attristèrent. Cependant, il répondit, railleur sans en avoir envie :

 

– Tu en as vu quelques-uns et non des moindres ce soir.

 

– Je te crois ! s’écria-t-elle d’une voix forte, où il apparaissait qu’enfin elle descendait sur le terrain de ses réflexions.

 

Elle ajouta :

 

– Tu as vu Cardoner ? Cette espèce de vague entrepreneur que tu nourrissais de tes idées, en fait d’architecture ? Il a eu un air bien protecteur en te serrant la main, et il est parti devant nous, dans une somptueuse limousine.

 

– Pauvre vieux Cardoner, répondit naïvement Fauvarque avec un rire traînant, et il m’a raconté que son foie est attaqué.

 

– Si tu savais ce que je me soucie de son foie ! s’écria Jeanne irritée par cette réponse.

 

Elle reprit :

 

– Alors les Sentilhes roulent sur les millions !

 

– Le voici bombardé peintre officiel, reçu aux dîners de l’Élysée ! décoré ! Il ne lui reste plus qu’à entrer à l’Institut, répondit mollement Fauvarque ; pauvre garçon, il est perdu sans espoir…

 

– Ah ! c’est scandaleux. Tu as vu la face rouge de madame Verdavoir. On l’invitait sans doute parce qu’elle vient de commander sa tête, et qu’elle paye cher. Elle portait tant de bagues et tant de bracelets qu’elle avait du mal à remuer les bras.

 

Fauvarque étouffa un petit rire :

 

– La pauvre femme ne se doute pas, murmura-t-il, qu’à cette minute, nous deux, sur cette route, nous sommes en train de nous payer de la rigolade sur son compte.

 

Jeanne se tut un instant. Son pas se fit plus nerveux. « Il esquive toutes mes questions », pensa-t-elle. Soudain sa voix s’éleva agressive, et, dans l’obscurité, résonna fort comme dans une chambre close.

 

– Mais enfin, s’écria-t-elle, tu trouves à chacun des raisons de les plaindre. On dirait que chez nous tout est sujet d’allégresse.

 

– Nous, c’est autre chose, dit Fauvarque, nous sommes heureux.

 

Ils firent en silence le reste du trajet. Lorsqu’ils arrivèrent le chien aboya ; Fauvarque alluma la lampe à pétrole. Une lumière dorée se répandit et vint s’écraser doucement contre les murs.

 

Les décorations de Fauvarque, les meubles de Fauvarque, les toiles de Fauvarque parurent. Il les reconnut joyeusement. C’était bien là ses réserves de forces, ses économies de courage ; il retrouvait sa confiance revenue à la maison avant lui.

 

– Ça fait du bien d’être chez soi, dit-il à voix haute.

 

Il reprit :

 

– Sur les routes de Seine-et-Oise il se rencontre sans doute des gens fortunés, décorés, illustres, mais entre ces quatre murs, je ne connais qu’une paire de monarques tout-puissants, c’est toi, et moi…

 

Jeanne en répondit pas. Elle entra dans la cuisine où il fallait réchauffer le dîner. Il l’entendit frotter une allumette, déplacer des casseroles, ouvrir le robinet. Alors, assis sous la lampe, il se mit à réfléchir sans forfanterie, loyalement. Des vérités s’éclairaient pour lui ce soir. Il regarda encore autour de lui. Y avait-il dans cette maison des traces de Jeanne ? Retrouvait-elle aussi en entrant un dépôt de sa vie morale, une richesse qui lui fût propre ? Aux heures de lassitude ses yeux pouvaient-ils s’accrocher à quelque preuve tangible d’une heure d’enthousiasme et de création ?

 

Un chapeau de paille à rubans roses traînait sur une chaise et, là-bas, sous le coussin violet du sofa s’était affaissé un sac à ouvrage. Dans ce milieu où la personnalité du peintre avait mordu jusqu’aux pierres, il n’y avait que ces deux humbles jalons, ces deux objets frêles et qu’un geste pouvait écarter pour faire souvenir que Jeanne, – oui, dans cette pièce, dans cette maison, poursuivait sa vie et, un à un, laissait tomber ses jours dans le passé qui, pour elle, était un gouffre sans fond.

 

Le cœur d’Henri était long à s’émouvoir. Mais son cerveau s’entoura de ténèbres, et il songea : « C’est donc cela le sort des femmes ?… »

 

Elle allait, venait. Elle préparait la table, surveillait les casseroles. Ah ! comme il la trouvait jolie, jeune, comme il trouvait son front et ses yeux lumineux. Cependant il se disait avec stupeur :

 

– Elle n’a qu’un présent…

 

Et il comprit qu’il devait avoir pitié. « Que fait-elle dans la vie ? Elle y passe comme une ombre, elle a été mise là par la nature autour du riche et puissant potentat que je suis… »

 

Il répéta :

 

– Elle n’a qu’un présent…

 

Et il comprit pourquoi les femmes y sont tellement attachées. Futiles et variables elles avaient droit de l’être puisque rien ne les fixe. La minute qui passe les soulève telles de petites vagues et les laisse prêtes à d’autres frissons.

 

Mais à cette minute il eut une montée de confiance presque mystique. Jeanne s’approchait de lui. Il se rappela cette chose grave, cette chose mystérieuse, qu’elle portait un enfant dans son sein.

 

– Valentine m’a raconté que Huslin est entré ces temps derniers dans de grosses affaires et qu’il a déjà amassé beaucoup d’argent, dit-elle.

 

– C’est bien le moins, avec le mal qu’il se donne !

 

– Il n’y a pas que les imbéciles qui s’enrichissent, conclut Jeanne.

 

« Tu n’as que le présent, lui répondit Fauvarque en pensée, mais c’est tout le présent du monde avec ses convoitises, ses frénésies, ses jouissances, et ton goût pour ce présent terrible commencer à lutter contre moi ! »

 

QUATRIÈME PARTIE

I

Au bout d’un étroit couloir, Fauvarque poussa une porte.

 

– Voici votre chambre, dit-il. Vous avez deux fenêtres. Vous y serez bien. J’ai arrangé avec soin votre lit. Cette sangle est souple. On y est pris comme dans un hamac. Croyez-vous que vous aurez assez de couvertures ?

 

– Un drap me suffit, répondit Huslin. Mes nuits sont agitées. Dès que je me couche, mes nerfs s’irritent, mon cerveau est en feu. Ah ! mon bon Fauvarque, je suis content d’être ici entre le visage riant de votre femme, et votre bel optimisme.

 

– C’est vrai, depuis ce matin Jeanne est gaie comme un pinson, dit Fauvarque, répondant aux seules paroles de Huslin qui l’eussent frappé.

 

Il sourit à son ami. Tout à l’heure ils s’étaient embrassés. Mais entre eux manquait l’abandon véritable.

 

– Merci, pour la superbe étude que vous avez placée en face de mon lit, dit l’écrivain, en détournant le regard qu’il avait fixé dans les yeux de Fauvarque.

 

On était en juin. L’une des fenêtres donnait sur un champ de betteraves, l’autre sur le bois de châtaigniers. Il fallait s’approcher de celle-ci pour remarquer qu’elle surplombait la route. Des nuages fuyaient sur un ciel lisse. Leur ombre immense, légère, rapide, rasait la campagne, effleurait les collines roses, franchissait l’horizon, poursuivie par des océans de lumière.

 

– Ma chambre est pleine d’air, de soleil, de couleurs, dit Huslin. Les nuages semblent passer sous mon plafond… les oiseaux, entrer par une fenêtre et sortir par l’autre.

 

– Vous voilà chez vous, dit Fauvarque, vous n’avez plus qu’à guérir de vos émotions amoureuses…

 

Il allait sortir. Une idée le ramena résolument vers Huslin.

 

– En ce qui concerne Jeanne, fit-il, je vous mets en garde. Elle a été nerveuse ces temps derniers. Dame, cela s’explique : la solitude, l’enfant… En deux mots : ne la heurtez pas…

 

– Soyez sans crainte, répondit Huslin.

 

Fauvarque gagnait l’escalier. En passant, il frappa à deux portes qui, sur le palier, se faisaient face.

 

– Vous n’avez besoin de rien ?

 

Deux voix, celle de Renée Vidil, à droite celle de Potteau, à gauche, s’élevèrent ensemble et se confondirent : « Merci, Henri… » « T’inquiète pas, vieux… » « je n’ai… » « parfaitement ».

 

– En somme, vous êtes bien ? répéta Fauvarque qui n’avait rien compris.

 

– Très bien, reprirent les deux voix.

 

Quand j’étais chez mon père,

Fillette de quatorze ans,

On m’envoyait à l’herbette,

Mes moutons j’allais gardant.

Brunette, allons, gai, gai.

Brunette, allons gaiement.

 

Dans le jardin, Jeanne dansait et chantait parmi les massifs de verdure et les rosiers grimpants. Pierrot, qu’elle tenait par les bras, levait vers elle ses joues fleuries.

 

Mon père et ma mère

N’ont que moi d’enfant,

Gandinette, je vous aime tant.

 

Fauvarque la regardait, étonné de ne plus trouver le masque dur, qui, pendant cinq mois, avait donné à leur vie un grain rugueux et terne. Jeanne reprenait aujourd’hui sa physionomie ancienne, comme on se couvre d’un costume qui avantage. C’est qu’aux yeux de ses amis, elle voulait partager avec Fauvarque le prestige d’une vie heureuse, active et solitaire.

 

– Dis-nous maintenant ta jolie chanson des sabots bretons.

 

– Je chante ce qui me plaît, répondit Jeanne.

 

Cette réserve faite, elle entama le couplet que son mari lui demandait :

 

Au loin dans la plaine

L’un d’eux s’est perdu,

Et flu, flu, flu,

Mes sabots de chêne

Tous deux sont fendus.

Et flo, flo, flo,

Mes sabots de chêne

Sont tombés dans l’eau.

 

– Écoute, Pierrot, je vais t’apprendre quelque chose de beau, s’écria Foutrel, sortant de sa chambre qui se trouvait au rez-de-chaussée, resserrée entre la salle à manger et l’atelier. Écoute ton oncle, Pierrot, mon petit…

 

– Son oncle… voyez ce toupet ! dit Jeanne.

 

– Votre poupon connaîtra bientôt touts les chansons de France, dit Huslin en se penchant à l’une des fenêtres du premier étage.

 

– Renée lui en apprendra quelques-unes aussi, ajouta Potteau, qui s’était assis sur le rebord de la sienne.

 

Ses longs cils formant grillage devant ses yeux, Huslin regardait Jeanne et l’admirait.

 

– Excusez-moi d’avoir fait intrusion chez vous, reprit-il. Je vous entendais chanter, et mes fenêtres ne donnent pas de ce côté. Elle est superbe votre chambre. J’aime le grand lit et les murs décorés par Fauvarque.

 

– Toute la maison est tellement belle ! ajouta Renée, la tête posée contre le bras de Potteau.

 

– Et encore ! répondit Jeanne, soudainement conquise à Fauvarque par les éloges de ses amis, Henri a été gêné par toutes sortes de choses : la disposition des pièces, leurs proportions…

 

– Mon rêve est de bâtir une maison de la cave à la girouette, dit le peintre. Messieurs mes amis, vos châteaux, c’est moi qui les bâtirai.

 

– L’offre me séduit, répondit nonchalamment Huslin. À la première occasion, j’achète un lopin de terre sur une colline et vous le mets entre les mains.

 

– Croyez-vous que ce soit difficile à construire une maison ? s’exclama Fauvarque. Quatre poutres de fer, une à chaque bout, et là-dessus on peut jouer, mon cher, à l’infini.

 

– Avec moi, dit Potteau, tu pourras faire toutes les cabrioles qu’il te plaira. Dès que mes symphonies auront paru, je t’ouvre un crédit illimité jusqu’à cinq ou six mille francs.

 

– Six mille francs, il n’en faut pas davantage ! Je fournis pierres, ciment, fer, briques, volets, parquets, je fournis tout.

 

– Travailles-tu à crédit ? demanda Foutrel.

 

– Comment ! Et tes grandes affaires ?

 

– Pas d’ironie, répliqua amèrement Foutrel. Mon père a réduit ma pension des deux tiers.

 

Fauvarque se mit à rire.

 

– Plus d’affaires ! plus de pension ! mon pauvre Foutrel. Ton père doit trouver que quatorze ans sont longs pour décrocher une licence en droit.

 

– Une licence !… s’écria Foutrel. Si tu me trahis, je t’occis. Voilà au moins cinq ans que j’ai annoncé mon doctorat… Et depuis je tiens déjà d’une main l’agrégation.

 

Entre les fenêtres et le jardin, des boutades s’échangèrent jusqu’au dîner. La campagne s’étendait en stries vertes, ocres, bleues, transparentes comme un vitrail, frangée d’horizons roses. Tout au fond, vers l’est, Paris, surface terne et mamelonnée, ressemblait à un amas de ruines. Mais l’entretien restait intime malgré ce déploiement d’espace.

 

La table était dressée dans le jardin, sur une éminence de terrain nivelée en terrasse. La fenêtre carrée de l’atelier servait de dressoir. Fauvarque s’en approcha, huma les fraises des bois qui remplissaient un saladier, prit trois queues de cerises entre le pouce et l’index, sonda les profondeurs d’un pot de grès où reposait une crème épaisse, onctueuse, bleutée.

 

– Oh ! mais vous avez bien travaillé, ma femme, s’écria-t-il. Viens par ici, Foutrel. Je suppose qu’on peut goûter à ces délicats produits des bois et des fermes ?

 

Foutrel ne répondit pas. Ayant abordé la fille de ménage, il lui soufflait dans l’oreille : « Alors, vous vous appelez Berthe ? Vrai ? C’est votre nom à vous ?… »

 

Mais Jeanne, laissant Pierrot tout effaré sur sa chaise, accourait.

 

– Avisez-vous de goûter aux délicats produits de la terre, dit-elle en assaillant son mari. Voilà pour les fraises ! voilà pour les cerises !…

 

Fauvarque exultait. L’attaque de Jeanne, les coups dont elle criblait son épaule, lui rappelaient des jeux et une insouciance qui, depuis cinq mois, avaient déserté sa maison. L’arrivée de ses amis, qui lui avait donné de l’inquiétude, s’affirmait tout à coup comme un événement heureux. Il se dit que, peut-être, après dix années de mariage, la vie de son foyer avait besoin d’un accompagnement extérieur.

 

II

Huslin s’éveilla tôt le lendemain. Que s’était-il passé ? D’où venait toute cette lumière ? Il s’étonna des murs blancs, du lit étroit, des rayons de soleil qui, au travers des persiennes, descendaient sur son oreiller. Des filets d’air vif circulaient dans la chambre et le rideau à fleurs s’enflait avec effort par la vitre ouverte.

 

Il éprouva comme une griserie. Il devina un monde prêt à s’ouvrir. Et soudain il se rappela. Quelle bonne et chaude nuit ! Jusqu’à une heure passée, ils avaient assisté au voyage tranquille de la lune, à l’illumination du ciel. Les murs blancs de la maison s’étaient ouatés de gaze bleue. Le potager sommeillait du sommeil innocent des choux verts… Dressés contre le ciel, tels de grands oiseaux nocturnes, les peupliers… Et Jeanne… Et Renée… On eût dit qu’elles avaient des secrets communs avec la nuit.

 

Vert, jaune, avec de sourdes lueurs de veilleuse, le paysage accroché en face de son lit prit aux yeux de Huslin la forme d’une interrogation. « C’est vrai, j’avais quelque chose à dire… » Cela datait d’hier… Encore hier… Hier était un immense filet plein de mille choses…

 

Il rencontra brusquement le souvenir qu’il recherchait. « Les fresques de Fauvarque… », prononça-t-il à mi-voix. Il les avait regardées enfin toute une après-midi. Manquant sur place de jugement précis, il avait remis à une heure de solitude le soin de tirer ses impressions au clair. Certes, le dessin en masses puissantes, les couleurs vertigineuses des deux compositions l’avaient saisi. Mais ce matin, pris de méfiance, Huslin se demandait : « Est-ce bien ? Est-ce mal ? À supposer qu’il y ait dans ces œuvres un génie qui se révélera peu à peu, un homme a-t-il le droit de se risquer à de tels jeux quand la maison est vide ? Lui-même m’a avoué que Demons ne venait plus… » Les yeux au plafond, le bras replié sous sa tête, il plaignit Jeanne, chercha le moyen de venir en aide à Fauvarque. Mais comme il lui voulait du bien, il pensait à lui méchamment.

 

Depuis la veille, il aimait moins Fauvarque. Ce fait nouveau l’intéressait et l’intriguait. Il en chercha les causes. D’abord, il admirait cet homme depuis trop longtemps, ce qui devenait monotone. Puis, il lui reprochait d’être toujours supérieur, ce qui devenait humiliant. En outre, il en avait assez de lui voir une tête constamment plus puissante, un corps constamment plus robuste que les siens.

 

« Ce qui me vexe le plus, murmura-t-il enfin, c’est qu’on ne puisse jamais le prendre en flagrant délit de misère. Toujours un air de rouler sur les millions !… Il se donne royalement pour alliés la lumière, les arbres, la campagne, le soleil lui-même et les étoiles. C’est trop facile… Et, cependant, elle existe et s’aggrave cette misère. Je la mettrai à nu… »

 

Il perçut, alors, le murmure d’une conversation qui se poursuivait à voix basse, probablement depuis longtemps. Il colla son oreille contre la cloison qui le séparait de la chambre de Renée. « Elle dort, dit-il avec douceur… nous couchons l’un contre l’autre, des deux côtés de cette mince cloison. J’entends jusqu’à son souffle léger… » Il se leva et, sur la pointe des pieds, s’approcha de la porte qui communiquait avec l’appartement de Jeanne.

 

– Tu ne sais pas ce que tu gâches, disait Fauvarque. Beaucoup de femmes font comme toi. Voici qui est plus grave : hier, j’ai cru que c’était fini, que tu revenais à moi de bon cœur… Tout à coup, je m’aperçois qu’il n’y a rien de fini, mais qu’une comédie commence… L’amitié bruyante que tu me témoignais n’était qu’un simulacre ; de quoi abuser nos amis. Je suis forcé de te dire : Casse-cou ! de cette façon on achève de démolir un foyer.

 

Jeanne sifflotait entre ses dents ?

 

« C’est, en effet, très grave… » pensa Huslin, envahi par une sorte de torpeur amoureuse. Fauvarque reprit :

 

– La comédie de l’amour, nous savons comment ça se passe… Dix femmes sur douze la jouent toute leur vie : la maison est pleine de fleurs, madame est pomponnée, on reçoit ensemble, on rend ses visites ensemble. Ce sont des cajoleries devant les gens. Mais une fois seuls on ne se parle plus que par injures… Merci ! Pas pour nous ! Pour d’autres, ces misères !

 

« Il finira par la reprendre, » se dit Huslin avec inquiétude.

 

Car, depuis la veille, Jeanne le hantait. Jamais la jeunesse de son esprit et de son corps ne lui avait paru plus désirable. Ah ! le bain frais, le souffle ravivant d’un tel amour après les misérables mois de sa passion pour Valentine. Devant son cœur fatigué elle dansait, sautait, jouait.

 

– Tu n’as jamais été plus délicieuse que ces temps-ci, poursuivait Fauvarque dans la chambre voisine. Il y a dans tes gestes de la lumière et de l’intelligence. Ta maternité t’a rendue plus belle et il semble qu’elle t’ait appris à réfléchir. Comment se fait-il, alors, que tu me sois hostile ? J’ai cru, autrefois, que la naissance de Pierrot nous liait pour toujours. C’est le contraire. On dirait qu’il pousse entre nous deux, le pauvre bambin. Lorsqu’il sera de notre taille, nous nous trouverons des deux côtés d’un mur. Crois-tu que ce soit bien ?

 

« Il tourne autour d’elle, la courtise, la sermonne ! reprit Huslin. Honte et infamie ! Un mari et une femme ! quel inceste !… »

 

Il plaça l’œil devant l’orifice de la serrure. « Bouché !… » balbutia-t-il avec indignation.

 

–… Crois-tu que ce soit bien ? répéta Fauvarque.

 

Huslin comprit que Jeanne répondait. Il perçut un mot, devina un geste. Il haletait de colère. La réconciliation faite, quelle serait sa place, à lui, entre les époux ? Il fallait à tout prix tomber dans leur solitude… Écrasé contre la porte, il appela :

 

– Jeanne !… Jeanne !… Jeanne !…

 

– Qui est-ce ? demanda Fauvarque sévèrement.

 

– On m’appelle ? fit Jeanne avec appréhension.

 

Huslin ne répondit pas tout de suite. Un sourire satisfait errait sur sa face. Il caressa les fils dorés de sa barbe. Il reprit d’une voix mystérieuse :

 

– C’est moi… vous êtes seule, n’est-ce pas ?

 

– Monsieur, on vous coupera les oreilles, répliqua Fauvarque.

 

Un rire perla : celui de Jeanne. Elle hésitait sur l’attitude à prendre. Elle battit des mains cependant, friande de situations scabreuses.

 

Huslin pesait contre la porte.

 

– Puisque nous sommes en sûreté, Jeanne, nous pouvons causer. Belle matinée, n’est-ce pas ? Quelle nouvelle de chez vous ? Dans ma chambre les rires du soleil coulent par les cent paupières mi-closes des persiennes, l’air follet fait des culbutes et gonfle les rideaux. Mon lavabo philosophe… Vous êtes derrière cette porte… Aussi quel réveil ! Ma première pensée fut pour nos amours. Ah ! que j’aime ! Ah ! que je vous aime !…

 

Fauvarque, soupçonneux parfois et rusé comme un paysan, devina sous ce jeu des intentions équivoques. Mais, beau joueur, il donna la réplique.

 

– Que vous aimez, c’est visible, s’écria-t-il. Votre cœur bat si fort que la porte en est ébranlée.

 

Jeanne égrena un rire nerveux.

 

– Adieu, lui dit Huslin, j’entends une voix étrangère.

 

– Avez-vous bien dormi, au moins ? demanda Fauvarque.

 

Huslin ne répondit pas.

 

III

Huslin maigrissait. Un cerne large marquait ses paupières. Depuis deux semaines, il amassait toute une science occulte. Il connaissait la quantité d’eau chaude que Jeanne et Renée utilisaient pour leur toilette. Il avait compté les poules et les lapins dans la basse-cour. Les jours de lessive, il se documentait dans un silence fébrile. Ces connaissances précises se mêlèrent dans sa tête à de vagues intuitions psychologiques. Son cerveau s’alourdit. Jeanne, heureuse et libre, dansait devant ses yeux, fluide, comme le génie des jardins et des ciels clairs.

 

En se levant de table, Potteau avait coutume de faire une heure de musique. Ses épaules massives dominaient le piano. Ses mains larges ramassaient le clavier.

 

– Je plie la serviette de monsieur Foutrel… je prends la bouteille de vin sous mon bras… j’emporte les petits pois…

 

Qu’elle fût seule ou au milieu de ses maîtres, Berthe ne pouvait travailler qu’en se racontant.

 

– Je vais mettre la salière à la cuisine. Je prends le couteau pour qu’il ne tombe pas.

 

Ce jour-là, Huslin, étendu sur une chaise longue, considérait ses amis et philosophait sur Serpolet, le chat, Toupie, le chien, les chardonnerets perchés sur des branches de rosiers. De plus, il chassait ou écrasait les moustiques selon qu’ils se contentaient de zézayer à ses oreilles, ou sous son nez, ou qu’ils tentaient de s’y introduire.

 

– Vous avez déroulé vos toiles ? demanda-t-il, apercevant Fauvarque à la porte de l’atelier. Venez vous asseoir là. Quelle bonne après-midi, n’est-ce pas ?

 

Ils parlèrent de choses et autres. Du prince Adam et de M. Louvier qui étaient venus les voir, du traité sur les Passions entrepris par Huslin, de la prochaine toile où Fauvarque grouperait les animaux. Puis il y eut un silence où la pensée du peintre alla rejoindre la phrase de Huslin, restée sans réponse, « une belle après-midi, n’est-ce pas ? » Et ces simples mots, telle une couleur qui se dilue dans une eau claire, déteignirent sur sa conscience.

 

– Oui, une belle après-midi, dit-il. Moi, des journées comme celle-ci me donnent une sensation de plénitude qui étouffe n’importe quel désir.

 

– Je sais bien que vous êtes ainsi, balbutia Huslin.

 

– Il y a des gens qui se plaignent du monde, reprit le peintre, mais le monde est un paradis. C’est au point qu’on devient égoïste. J’ai reçu tout à l’heure une lettre de ma mère où elle me dit qu’elle est malade et qu’elle a besoin d’argent… C’est entendu, je vendrai deux fauteuils, un tapis… cela fera en tout trois billets de cent francs… et je devrais être malheureux comme les pierres… Mais que voulez-vous ? on oublie, dans ce jardin féerique, que le souffrance existe. D’ailleurs existe-t-elle ?

 

– Elle existe, dit Huslin.

 

– Vous croyez ? Est-ce qu’elle n’est pas encore une invention ? Moi, je crois que la souffrance est comparable aux ciels noirs et aux arbres dépouillés de l’hiver que tout le monde s’accorde à trouver lugubres, alors que c’est simplement beau ; aussi beau que la lumière et le printemps.

 

– Asseyez-vous donc, répéta l’écrivain.

 

– Non, je vais voir, chez le père Plomion, mon petit poulain Café-au-lait. Délicieux petit poulain ! Il doit figurer dans ma prochaine toile.

 

« Cet homme est intelligent, se dit Huslin en le voyant sortir. Nous sommes faits pour nous entendre… Mais la vie nous sépare… »

 

Ses yeux se portèrent sur Renée qui se promenait seule dans le jardin. Il l’appela d’un signe et lui dit :

 

– Quel étrange sentiment on éprouve à voir des amis comme les nôtres, si intelligents, si fins, donnant une si belle impression de santé morale, se débattre dans des affaires… dans des ennuis…

 

– Je n’ai rien remarqué… De quels ennuis parlez-vous ?

 

Il se leva, marcha auprès d’elle et lui parla de la maladie de la mère de Fauvarque, des meubles qui, un à un, désertaient la maison…

 

– C’est douloureux, murmura Renée, surtout quand on songe à la valeur d’Henri. Avez-vous connu beaucoup d’hommes de sa force, de son activité ? Je l’admire profondément.

 

– Moi, dit Huslin, je l’aime comme un enfant qui serait issu de mes entrailles.

 

– C’est vrai, approuva Renée, on ressent à la fois le besoin de l’exalter comme un grand esprit et de le protéger comme un enfant. C’est un sentiment que j’aurais craint d’exprimer la première.

 

– Pourquoi cette défiance envers vous-même ? Il faut toujours oser dire ce qu’on éprouve.

 

– C’est parfois tellement ridicule.

 

– Il faut certes que vous soyez en confiance, que vos sentiments ne craignent pas l’air glacé au sortir de votre âme. Quelqu’un doit être là pour les accueillir avec le mystère d’un nid qui reçoit la couvée. Est-ce que Potteau est tendre avec vous ?

 

– Vous posez des questions auxquelles il est difficile de répondre.

 

– Vous pouvez me parler comme à une mère.

 

Insensiblement ils s’acheminèrent vers le potager, par une étroite allée où ils se heurtaient de l’épaule et de la hanche.

 

– Nous nous connaissons depuis de longues années, dit la jeune fille, mais c’est la première fois que je me trouve seule avec vous. Nous sommes, malgré tout, des étrangers l’un pour l’autre.

 

– Tant mieux, fit Huslin. Ce n’est qu’à la première rencontre avec quelqu’un que je me sens en sûreté. Généralement le passé d’une amitié est un tissu de rancunes.

 

– Croyez-vous ?

 

– Souvent. Chez moi les sympathies sont brusques et totales. Vous aurais-je connue ce matin que je serais déjà capable de vous livrer ingénument les secrets de ma pensée ; et si j’avais derrière moi une trahison, un vol, un meurtre, je vous les confierais, mettant ainsi ma vie entre vos mains.

 

– Quelle candeur étonnante ! s’écria Renée. On est généralement plus rétif à se livrer pour des choses… qui ne sont même pas des crimes.

 

Ils avaient l’illusion de ne s’être jamais entendus parler avant cette minute. Quand Huslin discourait pour les autres, Renée était encline à le trouver maniéré et paradoxal. Aujourd’hui, elle était séduite par l’élégance naturelle de son esprit. Pour sa part, Huslin découvrait en sa compagne un don d’observation, que le voisinage vif, joyeux endiablé de Jeanne, faisait d’ordinaire paraître un peu lourd.

 

– Potteau n’est pas comme vous, reprit Renée.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Il est fermé, hérissé, même avec moi. J’aimerais à connaître ses projets, à vivre dans l’intimité de son travail… Mais non ! il m’aime, c’est tout… et je me demande parfois d’où vient cet amour, comment il vient et pourquoi il vient…

 

Elle dit cela en souriant, mais Huslin fit à cet aveu un accueil grave.

 

– Dans ce cas, remarqua-t-il, vous ne connaissez de lui qu’une apparence. C’est assez triste. Non seulement un mari fermé ne s’épanche pas, mais on ne peut pas davantage s’épancher en lui. Il suspecte les confidences. Il n’en veut pas. Il lui suffit d’avoir l’image que vous êtes, contre l’image qu’il est lui-même… Voulez-vous que je lui parle ?

 

– Vous voulez parler à Potteau ? Je crains qu’il ne le prenne mal, car il est méfiant, vous savez.

 

– J’ai trop le culte des sentiments qui vous sont chers pour aller les compromettre grossièrement. Parmi tous mes défauts, il s’est trouvé, égarée sans doute, une qualité dont je suis sûr : c’est un tact, un souci des êtres, une science pour les aborder sans les effaroucher.

 

Il reprit, après une pause :

 

– Mais, au moins, croyez-vous que Potteau puisse un jour vous assurer une vie aisée ?

 

Renée baissa la tête. Huslin l’amenait tout doucement dans l’inquiétude où il vivait.

 

– Vous avez ici l’exemple de Fauvarque, ajouta-t-il.

 

Renée allait répondre quand elle entendit Potteau qui l’appelait d’une voix furieuse. Elle dut quitter Huslin précipitamment.

 

– Nous recauserons, fit-elle en s’éloignant.

 

Resté seul, Huslin, qui avait une peur maladive des poings musclés de Potteau, porta ses yeux sur les plates-bandes. Il observa les haricots lustrés et humides, ensuite il admira, par-dessus la clôture, les champs lumineux et le sommet frémissant des arbres. Estimant enfin que rien de fâcheux ne pouvait plus se produire, il retourna dans le jardin et s’assit sous le marronnier.

 

Il était là depuis un quart d’heure lorsque Jeanne parut. Elle vit Huslin et lança :

 

– Bonjour…

 

Il répondit d’un ton singulier :

 

– Vous êtes bien pressée…

 

– Vous aviez à me parler ?

 

– J’aime toujours à échanger un mot avec vous.

 

– À vos ordres, monsieur Victor Huslin.

 

– Vous vous moquez de moi ?

 

– Je suis gaie, est-ce que cela vous fâche ?

 

– Venez ici.

 

Elle s’approcha et il se donna la volupté de demeurer assis, bien calé dans son fauteuil, tandis qu’elle restait debout près de lui. Il lui demanda ce qu’elle faisait, où elle allait, pourquoi elle riait toujours, pourquoi elle était toujours pressée, pourquoi il était impossible de la garder sur une chaise longue quelques instants à côté de soi ? Puis, comme elle répondait, il s’immobilisa, la face levée vers elle. Il s’enivra du mouvement de ses lèvres petites et charnues, des hachures d’or de ses prunelles ; mais il n’écoutait pas ce qu’elle disait. « Sa gaieté, songeait-il, n’est plus celle d’autrefois. J’y voyais alors le reflet de Fauvarque… C’est, maintenant, un jaillissement égoïste dont la source est en elle et qui retombe en elle : le prélude ordinaire des grandes décisions de la femme… »

 

– Vous devez avoir horreur des histoires d’argent, dit-il brusquement.

 

– Moi ? horreur ! mais à quel propos ?

 

– Vous avez horreur de toutes les vilaines choses.

 

Il la tira vers lui par la main.

 

– Croyez-vous que Fauvarque travaille assez ?

 

– Il est tout le temps dans son atelier.

 

– Oui, il fait des fresques… qui ne se vendront pas.

 

– Il ne pense guère à la vente, répondit Jeanne.

 

– Je me demande s’il pense à vous.

 

– Oh ! lui… il m’aime, j’en suis sûre.

 

– Seulement il s’imagine que vous n’avez besoin de rien.

 

– La vérité est que j’ai besoin de peu de chose.

 

– Enfin, je vois ce que je vois : vous êtes jolie, charmante, pétrie de goût, le moindre chiffon vous sied, mais vous n’êtes pas élégante.

 

– Pas élégante ! fit Jeanne.

 

Elle était devenue rouge. Ses yeux se remplirent de reproches, car la critique ne portait plus seulement contre Fauvarque, elle l’atteignait elle-même.

 

– Jeanne, ma petite amie délicieuse, ne prenez pas ce méchant visage… Je voulais dire que vous n’êtes pas habillée comme vous devriez l’être… Moi, je vous vois dans des étoffes… des velours… des…

 

Ses deux bras arrondis enveloppaient Jeanne. Ils vibraient autour de son corps sans même effleurer les plis de sa robe. Cette possession fictive grisait Huslin. Et sans qu’elle pût s’en rendre compte, il la pénétrait, s’exaltait d’elle…

 

Secouant son beau front large, elle dit :

 

– Non, non, je ne me vois ni dans vos étoffes, ni dans vos velours…

 

Mais d’un ton d’autorité qui impressionna la jeune femme, il s’écria :

 

– Pourquoi protestez-vous ? puisque c’est votre bonheur qui me préoccupe. Oui, votre maison est vide ! Et moi qui vous aime, je vois les catastrophes qui vous menacent… Laissez-moi travailler pour ma petite idole. Je veux que vous soyez riche !

 

Et il reprit plus doucement :

 

– Ces choses que je vous dis pourraient vous inquiéter. Pourtant mon intention est tout autre, Jeanne. Je vous en prie, ne vous tourmentez pas.

 

– Qui vous dit que je me tourmente ?

 

– Ayez confiance en Fauvarque.

 

– Qui vous dit que je n’ai pas confiance en lui ?

 

– Ayez confiance en Fauvarque, parce que moi je ne l’oublierai pas. Je veille ici sur votre foyer comme si c’était le mien. Mes nuits se passeront à édifier votre bonheur. Si votre mari veut me suivre en toute chose aveuglément, je vous promets, Jeanne, que vous pourrez mener enfin l’existence large qui seule convient à l’être gracieux et frêle, que vous êtes.

 

Ce disant, il la saisit, l’attira contre lui. Sans même se rendre compte qu’elle le frappait au visage, il plongea ses joues au creux de la poitrine, entre les seins, sous les aisselles, en balbutiant :

 

– C’est uniquement pour vous protéger… ma petite Jeanne.

 

Mais elle s’était déjà libérée. Frémissante, sans un mot, elle entra dans la maison.

 

« Elle ne m’a pas compris, personne ne me comprendra jamais, se dit Huslin. Mes plus nobles élans sont accueillis avec méfiance… quelle étrange destinée que la mienne !… » Il éprouvait cependant un grand besoin d’être généreux, d’être bon, d’être doux. Son geste brutal lui paraissait un acte d’adoration très pure. Les bienfaits vagues qu’il avait en projets lui semblaient réalisés. Il songea : « J’ai agi suivant mon cœur… En vérité, que deviendrait-elle sans moi ? » Et déjà, posant les yeux sur la maison paisible, il crut voir ruisseler une pluie d’or sur les murs.

 

Ici s’arrête le manuscrit, dans sa version corrigée par une main déjà défaillante, mais tel que l’auteur, réserve faite des dernières retouches, eut permis qu’on le publiât. Pour le reste, nous avons hésité entre deux partis s’offrant à nous : ou nous contenter de donner le plan sommaire qui nous restait, tracé par la plume de l’auteur, ou livrer l’intégralité ou presque de chapitres auxquels notre ami n’avait souvent mis qu’une première main.

 

Nous prenons sur nous de nous rallier à la seconde solution. Il aurait été trop triste de replonger dans l’ombre mortelle tant de pages qui, avec les faiblesses inévitables d’un premier jet, témoignent d’une force lyrique, d’une intuition psychologique peu communes. Ces pages, cependant, demandent à être jugées moins en elles-mêmes que par leur vertu de suggestion, et comme la chaîne inestimable, sur laquelle Albert Adès allait broder la magie d’une éclatante réalisation.

 

IV

Il y eut une semaine de pluie. D’abord les baguettes tombèrent dru, serrées, en un crépitement continu et régulier. Cela dura deux jours. La campagne toute vernie et plus sombre semblait couverte d’une coulée d’émail. Les Fauvarque et leurs hôtes, bien protégés par des chapeaux de feutre et des pèlerines, firent de longues promenades. L’air mouillé et chargé d’odeurs de terre et de verdure se précipitait dans les poumons, à la façon perverse, étourdissante et délicieuse d’une drogue. Les champs, d’un côté de la route, la forêt de l’autre, prenaient des attitudes suppliciées. Les marronniers et les ormes avaient des balancements rythmés, profonds, empreints de cette gravité commune à la douleur et à la volupté.

 

– On dirait les femmes nues d’un sérail se tordant sous la cravache, dit Huslin.

 

– Les âmes du purgatoire, proposa Foutrel.

 

– On dirait des arbres, trancha Potteau qui haïssait la littérature.

 

Sur la plaine les peupliers et les bouleaux se hissaient comme des fantômes tremblants issus de terre. Dans les jardins la pauvre luzerne ondoyait, docile ; la pomme de terre, nerveuse, s’agitait ; le chou bien étalé recueillant la pluie dans ses larges feuilles, laissait voir son ventre luisant ; les épis lourds des champs de blé s’entrechoquaient avec colère ; et l’avoine martyrisée saignait de coquelicots.

 

Le matin du troisième jour la pluie avait cessé. Mais le ciel restait chargé. Un voile humide se plaquait sur les yeux. La journée, chaude et grise, eut un lendemain étouffant. On commençait à sentir l’orage. Le père Plomion redressé, sa poitrine bombée sous la chemise comme le soc de sa charrue, inspectait le ciel avec inquiétude, tout en ramassant du doigt la sueur de son front.

 

– Eh ! bien, père Plomion ? demanda Fauvarque.

 

– L’orage, fit celui-ci tout bas, en hochant la tête.

 

Plus loin, le père Beaugran nouait les gerbes de son blé déjà coupé. Sa récolte gisait par terre où elle risquait de pourrir. Sa famille l’aidait dans sa besogne pressée.

 

– Eh ! bien, père Beaugran ? demanda Fauvarque.

 

– L’orage, répondit le vieux paysan, avec un calme fataliste qui frappa le peintre.

 

L’orage éclata dans la soirée. Le ciel, du côté de l’est, s’était subitement assombri. On eût dit qu’une gigantesque construction, élevée d’un coup, obstruait l’horizon. Un éclair la lézarda et, une seconde après, des masses s’écroulèrent avec un bruit formidable.

 

– J’ai horreur de ça ! déclara Huslin.

 

Jeanne et Renée l’approuvèrent. Il poursuivit :

 

– Vous entendez le vent ?… On dirait dix mille buffles lancés sur le pays… En somme, la terre est pleine d’embûches, la mer est un vaste cimetière et le ciel lui-même, ce champ de nos rêves, ce refuge de notre croyance, ce monde limpide, fluidique, léger, sort soudain de son silence divin pour gronder sur nos têtes. Je n’admets pas cette erreur de la nature !… Le ciel devrait rester sacré, c’est-à-dire indifférent et silencieux. Voyez comme il est bas… et il descend… et il descend… Est-ce qu’il va nous écraser comme des noix, nous, les maisons, la forêt ?

 

À travers les vitres, il regardait les arbres fouettés, les lueurs sinistres des éclairs. La foudre tombait ici, là, plus près, plus loin, la pluie épaisse s’écrasait dans le jardin.

 

– C’est peut-être le déluge une seconde fois.

 

On rit.

 

– Mais non, je parle sérieusement, insista Huslin.

 

À table et après le dîner, encore, il parla constamment. Jamais il ne s’était révélé si bavard et il obséda ses amis, pendant trois heures entières, de ses hypothèses puériles auxquelles sa crainte donnait une sorte de vraisemblance.

 

Le septième jour fut radieux. La campagne, sur laquelle tombait une lumière douce, chantait sa joie. Le sommet vert tendre des arbres s’illuminait. Les parterres de légumes étincelaient de gemmes. La forêt tout entière était surnaturelle. Les routes se croisaient comme des lames d’acier.

 

– Vous voulez voir le Paradis ? dit Fauvarque à Huslin qui sortait de sa chambre. Un paradis plein de trésors fabuleux !…

 

Il le poussa vers la fenêtre :

 

– Ils sont pour vous, pour moi, pour qui veut les prendre !…

 

Huslin était, ce jour-là, d’une humeur charmante. Le monde lui apparaissait comme une œuvre impeccable. Il en donna cent raisons. Fauvarque, qui n’en retenait aucune, était content de voir son ami vibrer d’optimisme et de franchise. Il lui enveloppa les épaules d’un bras cordial et l’entraîna sur la route. Dans les deux noyers géants régnait une animation extraordinaire. Les moineaux, les chardonnerets en partaient comme des flèches ; puis, criant, chantant, frémissant, revenaient, des nouvelles plein leur bec, dans le cœur vivant et tumultueux des branches.

 

V

Il était environ cinq heures. Fauvarque venait d’ouvrir à M. Lavoine, qui déclara qu’il était pressé et ne voulut pas entrer. Assis sur sa bicyclette, un pied posé par terre, il engagea brusquement une discussion violente.

 

– Bonjour, oui, ça va bien, fit-il d’un ton bref, en tendant sa main gauche. Mais, dites-moi ! Ne vous gênez pas… Mes trois lettres sans réponse…

 

C’était un petit homme trapu, grisonnant, à la peau fine. Il baissait les yeux en parlant. Et lorsqu’il écoutait, il mordillait sa moustache aune.

 

– Je n’oublie pas, ah ! mais non, je n’oublie pas, répondit Fauvarque, je vous dois beaucoup.

 

– Vous me devez tout ! rectifia l’autre sévèrement. Si la maison vous déplaît… pft… payez et partez !… Je vous l’ai louée un morceau de pain. Rien qu’en fruits vous avez récolté davantage.

 

Ses yeux qui fuyaient toujours se rivèrent dans ceux du peintre. Loin de s’en effaroucher, Fauvarque trouva cette rudesse sympathique. M. Lavoine ne lui semblait pas un mauvais homme. Il le regardait comme un esprit simple qui, pour se frayer un chemin dans la vie, estimait nécessaire de gonfler la voix et de paraître méchant.

 

Il répondit :

 

– Écoutez, monsieur Lavoine. Nous nous trouvons entre gens honnêtes et polis. Je vous vois pressé et moi – c’est une manie – je ne puis discuter affaires qu’à porte close… Si vous voulez, j’irai vous voir à Villennes.

 

Son visage de vieux parchemin ramassé en une grimace méfiante, M. Lavoine demanda :

 

– Quand ?

 

– Voulez-vous jeudi ?

 

– Samedi, trois heures, trancha l’autre.

 

– Eh ! bien, c’est entendu, samedi sans faute. D’ailleurs j’ai un projet en tête… Nous en parlerons… Je pense vous acheter la maison.

 

– C’est vrai, ce que vous dites là ?

 

– Dame ! J’y suis installé, je m’y trouve bien… Il n’y a aucune raison pour qu’elle vous appartienne plutôt qu’à moi.

 

Le petit homme leva les yeux sur Fauvarque et les abaissa vivement. Il retendit sa main gauche.

 

– Alors, on s’entendra, dit-il, en se calant sur la selle.

 

– À Samedi.

 

– D’accord ! cria Lavoine, déjà loin sur la route, penché sur sa bicyclette dont les roues étincelaient sous le soleil bas.

 

Par la fenêtre de sa chambre, Jeanne avait suivi la discussion. D’un côté, les menaces de Lavoine et les rigueurs qu’elles annonçaient. De l’autre, Fauvarque débitant des phrases stupides. Sa logique intransigeante d’irresponsable exigeait de lui, plus encore que M. Lavoine, un geste franc. Du moment qu’il ne répondait pas : « Je paye », il ne disait rien.

 

Lorsque la discussion s’apaisa, dériva en propos presque aimables, elle éprouva de l’écœurement comme au spectacle d’une lâcheté : « Tu parles d’acheter la maison… Est-ce que tu ruses ? Est-ce que tu te moques ? Est-ce que tu es fou ?… » pensa-t-elle. La tête basse, les prunelles dilatées, la main au menton, elle sentait, avec trouble et avec rage, l’incohérence où sombrait son foyer.

 

Fauvarque gagna l’atelier. Il prit trois cartons gonflés de papiers, en ouvrit un et commença à en vérifier le contenu, feuille par feuille. C’étaient des plans de maisons, des croquis de jardins, des projets de décorations qu’il notait quand une idée lui venait, et qu’il oubliait ensuite.

 

Il en tria plusieurs qu’il jugea susceptibles d’intéresser M. Lavoine. Celui-ci possédait des terrains non bâtis aux environs de Villennes et de Vernouillet. Fauvarque les avait visités et mesurés au cours de ses promenades. Il estimait que douze résidences d’été, avec jardins, y trouveraient place aisément.

 

Pour prix de ses travaux, de sa surveillance et des décorations qu’il s’engageait à faire, il demanderait la remise des termes échus et la pleine propriété de la maison où il vivait. Il se sentait riche en arguments capables de convaincre M. Lavoine. Si bien que le samedi suivant, en allant exposer son programme à M. Lavoine, il put le long du chemin songer amicalement à cet homme.

 

La canne sous le bras, il arriva à Villennes, content de sa promenade. Il reconnut dans la Grand’Rue la maison de briques rouges de son propriétaire et sonna. Une voix profonde lui demanda ce qu’il désirait. Il vit, à la fenêtre du rez-de-chaussée, une tête énorme aux grands yeux somnolents. Saisi d’une forte envie de rire, il put à peine bredouiller qu’il venait voir le patron. La femme vint lui ouvrir en savates. Elle portait une robe flottante en pilou noir à grosses pastilles grises qui, sous le ballonnement du ventre, se creusait en gouffre sombre. « Sacré Lavoine ! songea-t-il, faut-il qu’il en ait du nerf pour avoir apprivoisé ce grand pachyderme ! »

 

Jeanne était restée seule à la maison avec Renée. Foutrel et Potteau se promenaient. Quant à Huslin, il se trouvait à Paris. Il s’y rendait deux fois par semaine, afin de ne point perdre le courant des événements politiques et des affaires ; il en revenait le soir, si grave, si fermé, il gardait un silence si hermétique que personne n’osait l’interroger. Mais le dîner fini, tous les soirs il parlait de l’amour…

 

Henri ne rentra qu’après six heures. En le voyant partir, chargé d’une volumineuse serviette noire, Jeanne soudain s’était prise d’espoirs. Elle attendait son retour fiévreusement et l’aperçut de loin. Il faisait, en guise de salut, des moulinets avec le bras. De plus près, Jeanne remarqua qu’il riait et appelait : lala ! lala ! lala !

 

– Il a réussi, s’écria-t-elle en appliquant une claque joyeuse sur la nuque de Renée, et elle courut au devant de la bonne nouvelle.

 

Henri la serra sur sa poitrine et, gaiement, lui annonça que M. Lavoine, en rejetant sa combinaison, lui avait accordé, ce qui était un résultat, quinze jours pour payer les trois mille francs d’arrière.

 

– En quinze jours, conclut-il, tu penses bien que je trouverai ce qu’il nous faut et, qui sait ? peut-être que la maison que je comptais avoir par ce moyen, je l’aurai par un autre. Ma tête est bourrée d’idées.

 

Jeanne resta muette. Cette nouvelle déception tuait, d’un coup, tout son courage. Elle était lasse de l’infatigable confiance de Fauvarque. Elle eût voulu le voir pleurer. Elle abandonna la main qu’elle tenait, sachant que ce geste, symbolique, la détachait de lui, sans recours.

 

– Parbleu ! dit Fauvarque le lendemain, on s’égare à droite, on s’égare à gauche, mais il n’y a que la peinture qui me tirera d’affaire !

 

Il prit le train pour Paris et alla voir M. Coustou. Il trouva la galerie fermée. M. Coustou était en villégiature. D’autres marchands, à la veille de partir, jugèrent inutile de se déranger. Partout, on lui affirma qu’il choisissait mal son moment.

 

– Ne perdez pas votre temps, les affaires vont mal, lui dit un petit vieillard. Patientez cinq ou six mois. Et peignez ! peignez ! en attendant l’hiver.

 

– Les derniers tuyaux je les ai, fit le peintre en rentrant chez lui. Qu’est-ce qu’ils vont prendre, les commerçants ! Les affaires vont mal. Pensez-vous que je vends mes fresques au rabais ? Ils savent, les bougres, ce que je fais. Ils m’ont dit : peignez ! peignez ! Je comprends. En insistant un peu, ils seraient tous accourus ! ha ! ha ! ha ! Mais à quel prix aurait-il fallu vendre ! À quel prix, je me le demande !

 

Il gardait dans ces mêmes cartons des liasses de plans et de projets qu’il avait conçus durant ses séjours au front et à l’hôpital. Aux grands soirs qui suivaient les offensives victorieuses, abrité pour la nuit dans les ruines, il se disait : « Il faudra reconstruire les maisons, les villages et les villes ! Il faudra qu’on y respire ! », et il dessinait de vastes avenues riches d’air sain et de verdure. Car la vie, songeait-il, devra y être gaie pour effacer le souvenir des carnages.

 

Il avait vu sans écœurement des morts et des blessés à mort. Son esprit s’élevait. « Autre chose, se disait-il, oui, il doit y avoir autre chose ! Ces corps déchiquetés, jetés en hâte, au fossé, méritent un tombeau magnifique. » Il choisit pour emplacement un vaste ravin du champ de bataille de la Marne, où il avait campé dans les premiers jours de la guerre, et y rêva la ville sombre, aux cryptes de pierre, des quinze cent mille morts.

 

Toute une nuit, Fauvarque montra ses esquisses, et les commenta à ses amis.

 

– Mais, bougre d’âne, pourquoi les avez-vous cachées si longtemps ? demandait Huslin. Ce sont des documents précieux.

 

– Ce sont, disait Potteau, comme les thèmes d’une symphonie formidable.

 

– Ah ! que n’ai-je cinq cents milliards à te prêter ! gémissait Foutrel.

 

– On reproche au peuple d’aimer le bistro. Mais naturellement ! s’exclamait Fauvarque. Le bistro attire par l’ambiance ! Entrez dans ces boutiques, basses, chaudes, intimes… le comptoir de zinc multiforme et taillé à facettes… les bouteilles de toutes les tailles, sur une étagère… La salle est petite, mais on ne sait pas comment elle est faite. Il y a des paravents, des coins, des recoins… Quoique minuscule, c’est mystérieux et c’est immense pour l’imagination. Il y a là un gros homme, en bras de chemise, pour vous servir : le dieu des enfers ! Une soubrette qui connaît votre nom : tous les anges du ciel réunis ! Il y a de la fumée qui estompe la misère, des murs patinés comme les mains et les visages… Mais c’est incomparable !

 

Il se taisait un instant et repartait : – Contre le bistro, qu’est-ce qu’on propose ? La maison du peuple, ha ! ha ! cette maison du peuple qui doit tuer l’estaminet !… Une salle magnifique, bien rectangulaire, au plafond haut ; électricité ; murs décorés au stuc ; escalier de marbre éclatant. En somme, un cercle de gentlemen… Et vous croyez qu’un ouvrier, après son travail, s’égarera dans ce lieu élégant !… D’abord il ne saura quoi faire de ses mains sales, de sa barbe de six jours sous les lampadaires électriques ! Ha ! ha ! ha ! et ses costumes râpés ? Ha ! ha ! et ses chaussures éculées ? Admettons qu’il fasse venir la manucure, qu’il passe chez son barbier, chez son tailleur. Après tout ça, il arrive. Il monte l’escalier royal, oh ! oh ! Il passe par la porte tournante, ah ! ah ! Maintenant il est dedans. La salle est grande. Mais d’un coup d’œil il la découvre toute, les murs qui filent, les quatre coins, tout ! Il a tout vu… Du moment qu’il a tout vu, il bâille… Et du moment qu’il bâille, il s’en va… Et du moment qu’il s’en va, il ne reviendra plus… ha ! ha ! ha ! ha !

 

Huslin, enthousiasmé par tous ces projets grandioses, lui promit des introductions auprès des ministères, et, pendant une semaine, Fauvarque travailla jour et nuit. Il construisit une maquette de son monument aux morts. Elle avait deux mètres de long, sur un de large. Il refit en grand, avec des précisions mathématiques, les plans de villes, d’édifices publics et, lorsque tout fut prêt, Huslin l’accompagne auprès de députés, de ministres, de directeurs et d’ingénieurs. Cela dura cinq jours. Partout les projets furent considérés coûteux à exécuter ou inexécutables. On ne voulut même pas les étudier.

 

– Tant pis, dit Fauvarque en riant. Ça prouve que j’aurais dû commencer par aller trouver monsieur Pallin.

 

– Qui est-ce ? demanda l’écrivain.

 

– Le propriétaire de l’atelier de gravure où j’ai travaillé quelquefois. En vingt jours, j’aurai abattu de l’ouvrage, et ça rapporte ! Mais il faudra que je couche en ville, par exemple.

 

– Si vous croyez que l’atelier de gravure vous tirera d’affaire, mon bon Fauvarque, je mets mon appartement à votre disposition.

 

Le lendemain, Fauvarque se rendit à Paris pour voir M. Pallin. Seize jours étaient déjà passés depuis la visite de M. Lavoine. Huslin s’était muni d’argent, résolu à régler le propriétaire si la dernière tentative de Fauvarque venait à échouer. Ce fut une longue journée triste. L’absence de Fauvarque pesait sur tous comme un signe de pauvreté. Après déjeuner, Huslin entra seul dans l’atelier.

 

Il s’assit sur le divan, songeur. Il faisait une chaleur torride. Un bien-être alanguit Huslin. Le soleil qui frappait la mince toiture s’infiltrait dans la pièce en ondes invisibles. Entre Huslin et cet hôte qui bourdonnait entre les murs, un échange lent se produisit. À mesure que la chaleur pénétrait Huslin, ses yeux, son ouïe, son cerveau sortaient de lui, s’éloignaient vers des paradis de lumière, où un fleuve de roses surchauffées l’engloutit. Il s’assoupit dans la perte de lui-même.

 

Son sommeil dura quelques minutes. Huslin se réveilla avec la sensation que de grands événements étaient groupés autour de lui, et l’attendaient. Il ouvrit prudemment les paupières. Le premier objet qu’il aperçut fut son corps vêtu de clair, comme une large avenue. Il le considéra longuement, avec hébétude et méfiance, hésitant à le reconnaître.

 

Devant lui, s’ouvrait sur l’infini un trou de lumière. Il se trouvait face à face avec une force prodigieuse : l’Été qui lui parut recéler l’énigme redoutable du monde.

 

– Il a raison, murmura Huslin.

 

Et lorsque son cerveau eut assimilé cette parole machinale, il se demanda : « Qui, il ?… » « Il, c’est Fauvarque… » répondit la voix grave d’un passant.

 

– Il, c’est Fauvarque, répéta Huslin.

 

Sans oser détacher ses yeux du grand œil étincelant qui veillait à la porte, il se rappela les fresques qui chantaient, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, la grappe de raisin et la masse de feuillage ensoleillé. « Certes, songea-t-il, elles sont au diapason des phénomènes qui nous dominent et qui nous tuent… » Il revit les dents de scie gigantesques, les hautes volutes, formes à la fois savantes et barbares qui décoraient les murs. Il se rappela le monument aux morts, les plans de villes… Il se rappela une voix métallique, un front bombé, un torse puissant : Fauvarque. Et il vit s’ériger des sphinx de pierre, des colosses de granit assis sur des mers de sable.

 

Mais il sourit. Il haïssait les exaltations d’esprit prolongées. D’ailleurs, il retrouvait maintenant la façade familière de la maison, le jardin et la grille. Le mystère était dissipé ; les colosses s’endormaient dans la nuit des temps. « Il est grand, sans doute, reprit-il, mais il est trop grand… Malgré ses visions et sa foi, c’est un attardé… Nous voulons aujourd’hui des machines gigantesques et de petites, des forces qui vont vite et non pas des forces immobiles… Fauvarque a tort. Il s’est trompé d’heure… Le monde qui ne l’a pas réclamé ne le fera pas vivre. »

 

VI

La table était dressée sur la terrasse. Foutrel, épuisé, s’était déjà couché. Potteau mettait des accords sur le piano. Fauvarque discutait musique avec lui. Mais soudain ils s’interrompirent. Jeanne et Renée, à qui Huslin parlait à voix basse, renversées dans leurs sièges, le bord des narines légèrement enflammé et le coin des yeux mouillé, riaient d’un rire gaillard qui secouait leurs genoux. Fauvarque, moitié sérieux, moitié plaisant, dit à Potteau dont il voyait l’inquiétude :

 

– Cette canaille de Huslin, on se demande ce qu’il peut bien raconter à nos femmes pour les faire rire de si bon cœur ?

 

Après dîner, Jeanne, sur un agenda, marqua les frais de la journée. Elle était chargée de tenir le compte des dépenses communes. Elle mouillait son crayon et respirait profondément chaque fois qu’elle posait un chiffre.

 

– Dix-huit et dix-huit, combien ça fait il, Henri ? demanda-t-elle en levant la tête.

 

– Ça fait dix-sept, répondit Fauvarque.

 

– Dix-sept ? La bonne plaisanterie ! Ça doit faire plus.

 

Potteau lui vint en aide.

 

– Trente-six, Jeanne.

 

– Trente-six ? Blagueur ! Dites-moi, Huslin, dix-huit et dix-huit ?…

 

– Ça fait exactement vingt-sept, répondit Huslin.

 

– Vingt-sept ? reprit Jeanne… Eh bien ! oui, ça fait exactement vingt-sept.

 

– Ne cherchons plus, conclut Fauvarque.

 

Les comptes établis, Huslin fit, d’une voix volontairement sourde, une lecture de Ronsard. Elle acheva d’endormir Potteau. Fauvarque lui-même, ensommeillé, suivait péniblement. Il proposa d’aller se coucher tôt, par exception, ce soir-là. Mais Jeanne se récria. Quant à Renée, elle engagea Potteau à gagner son lit. Il se retira en grommelant. Fauvarque le suivit. De nouveau Jeanne et Renée restaient seules avec Huslin.

 

Peu après, le livre de Ronsard se ferma. Les deux étrangers partis, ces vers archaïques et doux devenaient inutiles et ennuyeux. Des peupliers, pareils à des oiseaux de nuit au long col, battaient leurs plumes rêches. Une vie étrange les animait dans l’ombre. Huslin renoua, tout bas, la chaîne de ses confidences :

 

– Je me souviens aussi d’une autre femme, murmura-t-il. Celle-là était de Saint-Paul, au Brésil, une créole. Elle m’attendit dans son lit, par pudeur, pour ne pas se déshabiller devant moi. Dès que j’arrivais, elle me faisait une place. Elle ne m’enlaçait pas, elle ne pressait pas son corps contre le mien tout de suite. Elle me tendait les lèvres en fermant les yeux… Le jour où je lui annonçai mon départ, elle entra brusquement dans une colère folle. Fermant sa chemise sur sa chair dorée, elle m’ordonna de rester. Je me fâchai. Je voulus partir. Elle s’accrocha à mes pieds et les baisa. Je la repoussai et sortis. Elle me suivit. Il était minuit et il faisait froid. Elle courut cent pas dans la rue en chemise. Par pitié je remontai. Ce fut quand même la dernière nuit…

 

Huslin remarqua l’éclat des yeux de Jeanne et de Renée. Elles écoutaient avec recueillement.

 

– C’est sur le paquebot du retour, que je connus une Portugaise. Elle allait atteindre la quarantaine et commençait à se croire vieille. Elle m’intéressa. Je lui déclarai mon amour. Elle me repoussa. Je la poursuivis. Enfin, la veille de notre entrée à Porto, je m’aperçus qu’elle était profondément triste et, lorsqu’elle descendit pour gagner sa cabine, je l’accompagnai. Elle se hâtait, fiévreuse, dans l’étroit couloir qui tremblait du battement des turbines. Mais parvenue à proximité de sa porte, elle se tourna soudain vers moi, joignit les mains, me supplia de la quitter. Elle me dit avec feu qu’elle était sœur d’un archevêque, vertueuse, mère de quatre enfants, que son mari était un homme honorable et qu’il serait cruel de la faire pécher si peu d’heures avant sa rentrée au foyer. Je lui dis adieu et remontai. Il faisait clair de lune. Debout contre le bastingage, je fumai longtemps des cigarettes. J’entendis rire et me retournai. C’était elle. Elle me regarda avec amour, me parla, je ne répondis pas. Elle vint se serrer contre moi et me demanda comment il se faisait que le reflet triangulaire de la lune nous suivit toujours, malgré la marche du navire. Je répondis froidement par quelques mots d’explication. Alors, brusquement, elle saisit ma main, la baisa, fondit en larmes, et s’enfuit. Je ne l’ai plus revue.

 

– Pourquoi avez-vous fait cela ? s’exclama Jeanne.

 

Pâle et verdâtre, le front de Huslin émergeait de la nuit. Ses mains, au pur dessin, s’appuyaient aux accoudoirs de son fauteuil. Une aube religieuse éclairait ses prunelles et sa barbe légère vibrait.

 

– Il n’y a, reprit-il, qu’une loi humaine : l’amour. Le monde était conçu comme un jardin où les créatures s’aimeraient jusqu’à l’effondrement physique… Une faute, un oubli a laissé ouvert dans l’homme l’abîme de ses besoins… et la conception première fut compromise et amoindrie… Je lui restitue sa grandeur.

 

Les yeux de Huslin se posaient sur la route, grise parmi les champs noirs qui retenaient l’obscurité ; sa pensée s’engageait sur ce rail solitaire. Et il parlait de ses amours. Il en parlait bien. Jeanne et Renée, assises en face de lui, le regardaient avec des yeux fixes. Elles n’avaient jamais assisté à un tel concert et se répétaient, éblouies : quel poète !

 

– J’ignore les demi-possessions. Je demande tout un être, je fais l’abandon de tout moi-même. Si j’avais un crime derrière moi, je le confierais à ma maîtresse, mettant ainsi ma vie entre ses mains.

 

– Et si, un jour, elle vous quittait ? Vous seriez perdu ! Les femmes sont tellement perverses ! balbutia Renée.

 

– Peuh ! ma raison ne regarde pas si loin.

 

Il désigna, de la main, un diadème lumineux posé au loin sur un drap noir.

 

– Vous voyez, c’est Paris. La cité du monde dont le nom frappe le plus intensément les esprits. Pour moi, parce qu’elle est la ville de l’amour. Mais nous qui y vivons, nous savons quels grands fleuves de la vie sociale et de la vie amoureuse s’y côtoient sans mêler leurs eaux.

 

C’est en plein jour que le premier s’étale, l’autre est relégué dans la nuit, dans les lieux obscurs, comme si l’amour était une chose honteuse, l’eau sale d’égouts infects.

 

Les deux femmes se sentaient grandes. Elles prenaient sentiment d’une religion, méconnue jusque-là, dont Huslin était le prophète. Elles s’indignèrent contre l’hypocrisie du monde. Jeanne qui, délicate, pudique et scrupuleuse, cachait son amour, même à ses propres yeux, Renée qui en écartait l’image, découvrirent tout à coup, dans les replis de leur chair, le courage d’une passion qui s’étale et cette farouche ardeur des chattes passionnées, qui ne sortent de leur silence que pour clamer leur spasme.

 

Elles regardaient Huslin, redressées, épanouies sur leurs sièges.

 

– Touche, frère, semblaient-elles dire, ici ce sont nos seins durs en qui le simple contact de nos blouses déchaîne des besoins orageux ; ici nos ventres qui accueillent le germe des vies futures ; ces deux branches fleuries qui voudraient t’enlacer, ce sont nos bras ; là est notre bouche mûre comme une grosse fraise ; celles-ci sont nos hanches larges ; plus bas, sont nos cuisses sur lesquelles tu as sauté enfant et où tu peux aujourd’hui poser tes joues fiévreuses…

 

– On peut dire, s’écria Huslin, que l’histoire des sociétés est une longue lutte contre l’amour. De la même façon que l’homme a chassé les fauves dans les forêts, les déserts et les jungles, la société a traqué l’amour, comme une bête dangereuse. De ce jour, la déchéance sociale de la femme était consommée, car la femme est l’instrument de l’amour.

 

– Et si nous nous révoltions ? dit Jeanne.

 

– Voilà ce que j’allais dire !… approuva Renée.

 

Et chacune sentait en elle seule assez d’amour pour racheter toutes les sœurs déchues.

 

La nuit commençait à fraîchir. Ils rentrèrent, courbés, les jambes flageolantes. Huslin entreprit de fermer les rideaux de fer de la porte et de poser la barre de sûreté. Il apportait dans son travail cette bonne volonté maladroite qui donnait à ses gestes un charme puéril.

 

Cette besogne achevée, il s’approcha des deux femmes. Elles étaient tournées vers lui dans une attitude de rêve ; elles lui sourirent.

 

Ils étaient debout, enfermés tous les trois dans cette pièce hermétiquement close. Tout dormait. Le frémissement nocturne de la campagne ne pénétrait plus jusqu’à eux. La flamme jaune de la lampe n’était qu’une lueur cotonneuse. Et tous les trois se sentirent appelés, au milieu de ces parois épaisses, où régnait une tiède et mystérieuse sécurité, à n’être ensemble qu’une seule âme, veillée par leurs ombres, ces géants muets appuyés le long des murs.

 

Elles s’engagèrent dans la cage sombre de l’escalier. Huslin les suivit avec la lampe, qu’il tenait dans ses deux mains au niveau de son front. Il attendit qu’elles fussent parvenues à leur porte et que leurs deux voix se fussent mêlées à la sienne pour l’adieu.

 

– À demain…

 

– Oui, à demain…

 

– Faites de bons rêves…

 

Tous les trois se sentaient unis comme s’ils formaient le noyau d’une confrérie humaine destinée à grandir à travers le monde.

 

Seul, Huslin posa la lampe et vint s’étendre sur le divan en suivant d’un regard attendri les images qui restaient de Jeanne et de Renée. L’or de leurs cheveux brillait autour du samovar et il voyait se préciser leur sourire sous l’abat-jour de la lampe. C’étaient bien leurs deux physionomies rieuses où le rêve se suspend au bout des cils, mais il ne savait plus les distinguer. Laquelle était Jeanne ? Laquelle Renée ? Elles disparurent et devant ses yeux s’élevèrent deux fleurs gigantesques, roses comme la chair. Il laissa tomber sa face, lourdement, dans cette double vision qui avait le goût de la réalité. Il la huma sans y porter les mains, immobile, tendu, et joua de ses lèvres, de ses narines, de ses paupières, avec les enivrants fantômes, jusqu’à l’évanouissement de sa conscience…

 

Il y avait un quart d’heure qu’il était plongé dans son rêve quand une forme étrangère se dessina sur sa pupille. C’était une femme vêtue d’une ample robe. Il la reconnut, mais comme elle lui était indifférente ! comme elle semblait sans vie ! sans chaleur !

 

– Vous êtes encore là, balbutia-t-elle, j’avais oublié mon voile…

 

Il se souleva sur un coude, la regarda.

 

– Renée, dit-il après un long moment, comme s’il venait seulement de la reconnaître.

 

Elle se mit à frissonner.

 

– Vous avez quelque chose à me dire ? demanda-t-elle.

 

– Approchez-vous…

 

Il était gris des images auxquelles il venait de demander la volupté et il avait appelé cette femme sans désir. Mais à mesure qu’elle s’approchait, elle semblait entrer dans un cercle embrasé, s’animer, se charger des désirs de Huslin. Il l’attira contre lui. Quand il l’eut étreinte dans ses bras, il lui vint l’intuition vague que ce corps tangible mais souple, brûlant, malléable comme une création de l’esprit, était surgi de sa fièvre et des excès de son amour.

 

– Mes deux mains ne suffisent plus pour vous prendre, murmura-t-il.

 

Il la regarda dans les yeux :

 

– L’oubli de votre voile n’est qu’un prétexte… Vous êtes revenue me chercher, n’est-ce pas ?

 

Elle ne fit pas de réponse. Mais entre ses deux bras il la sentit trembler. Il la souleva, frotta une allumette, éteignit la lampe.

 

– Passez, je vous éclaire.

 

Ils montèrent sans bruit. Maintenant c’était lui qui était en possession de lui-même, elle qui ployait, perdue dans de lointaines visions, déjà épuisée, semblait-il, par ses jouissances. Il la soutint. Arrivés sur le palier, ils eurent pour se diriger le trait de lumière qui bordait la porte entr’ouverte. Elle voulut, sa pudeur soudain revenue, lui tendre la main et lui dire adieu.

 

– Accueillez-moi, supplia-t-il, je serai sage, sage, sage…

 

Il continua à murmurer ce mot de plus en plus bas, tandis qu’ils pénétraient dans la chambre envahie d’un parfum de lavande. Lorsqu’il eut refermé la porte, il aperçut, assise sur le lit de Renée, Jeanne qui étouffa dans l’oreiller le flamboiement de ses yeux clairs et un cri à peine perceptible.

 

– Sage !… sage !… sage !… sage !… balbutiait-il encore, comme s’il prononçait la formule magique qui lui ouvrait un monde inespéré.

 

Les deux femmes, pudiquement, se voilaient le visage.

 

– À demain, dit Jeanne doucement.

 

– Oui, à demain, répondit Huslin.

 

Il inclina la tête jusqu’à l’épaule de Jeanne et là, sous le jersey tiède, ses lèvres baisèrent la chair parfumée.

 

– Mon ami ! fit-elle en lui caressant les cheveux avec la main.

 

Renée, discrètement, essaya de gagner la porte, mais Jeanne la rappela :

 

– Toi aussi, il t’embrassera, dit-elle. Tu comprends bien que c’est seulement pour… s’amuser…

 

VII

En ouvrant les yeux, Huslin crut qu’il était très tard. Pris d’une vague inquiétude, il se leva précipitamment et procéda à sa toilette. Ses gestes saccadés se heurtaient et, de même, ses réflexions s’enchevêtraient. Un moment, dressé devant le petit lavabo, il dit d’une voix qui lui parut être celle d’un étranger : « Voyons, soyons clair. Est-ce le savon ou est-ce la brosse à dents que je dois prendre ? » Ce problème tranché, son cerveau s’assoupit.

 

À travers le vitrage de la fenêtre il aperçut un disque jaune qui semblait courir sur la ligne des collines. Depuis combien d’heures ? combien de semaines ? combien de siècles dormait-il ?

 

Des ombres en combat occupaient sa conscience. Puis une idée se dégagea, se précisa qui répandit une lumière crue de proche en proche.

 

– Hier soir, balbutia-t-il.

 

Un flot d’images assaillit son cerveau : la nuit, les paroles prononcées, l’antichambre close, Jeanne, Renée… mais toutes s’écroulèrent, sauf celle-ci.

 

Il ouvrit la fenêtre, s’y accouda, et se recueillit.

 

L’image de Renée lui parut toute neuve. Mais il sentit avec tristesse qu’elle ne varierait plus, qu’elle était immuable et qu’il fallait lui sacrifier les fantaisies dont son rêve et son désir avaient entouré la jeune fille. Les sensations amassées près d’elle, en plusieurs années, convergeaient toutes vers un centre. Et bientôt les souvenirs ambigus et fantasques, toujours enduits de chimère, toujours divinement frais, que ses sens portaient d’elle, furent marqués d’un caractère définitif, uniforme et désenchantant.

 

– Le sceau de la réalité, fit-il tendrement… Quel dommage… petite Renée, tu ne seras plus le rayon de miel.

 

Il descendit, car il avait besoin de s’égarer dans la campagne, le nez à l’air, la poitrine gonflée et les yeux mi-clos.

 

Entrant prudemment dans l’antichambre, il fut surpris, puis inquiet, d’y trouver les volets entr’ouverts. Personne dans la maison n’avait coutume de descendre si matin. Il fallait pour cela un événement exceptionnel. Et comme il n’entendait aucun bruit, il songea que Renée, la veille, pleurait de remords dans ses bras… « J’ai horreur de ces émotions », pensa-t-il, hâtant fiévreusement le pas. Enfin il s’approcha de la porte tout défiguré par la crainte.

 

– Tiens ? mais c’est Foutrel.

 

Le dos couvert d’une pèlerine, debout sur un escabeau, le malheureux bachelier ès droit peignait la grille du jardin en un beau vert sombre. Le réconfort de Huslin fut si brusque qu’il se prit à replier machinalement le rideau de fer avec un sourire béat. Mais il découvrit soudain Fauvarque devant une toile qui dissimulait le milieu de son corps. Ce spectacle le rendit soupçonneux : « Il a une mine étrange », se dit-il. Que signifie ce chapeau de feutre noir qu’il s’est enfoncé jusqu’aux sourcils ? Et quelle ardeur, quel biceps ! Il manie le pinceau avec une fougue bien extraordinaire… Il tressaillit à l’idée que Potteau était peut-être posté dans les environs, avec son gros bâton noueux. Cependant, ayant reculé d’un pas, il hasarde cette question :

 

– Vous avez donc couché dehors ?

 

Par-dessus la toile, le peintre lui lança un regard dur et lui fit signe de ne point parler.

 

– Mon cher, ça va bien ! dit-il d’une voix fiévreuse. Cette esquisse m’a hanté toute la nuit… Maintenant je suis parti !… J’en ai pour la matinée, sans m’arrêter.

 

« Toute la nuit… » songea Huslin, puis il demanda :

 

– Est-ce que vous souffrez d’insomnies ?…

 

– Non, non, bon Dieu… et fichez-moi la paix ! cria Fauvarque.

 

Fouetté par cette bourrade amicale, Huslin s’éloigna avec un sourire large et puéril. Sa trahison de la veille ? Il se dit qu’il ne fallait pas en exagérer l’importance puisque le ton de Fauvarque n’avait pas varié à son égard. Mais il se garda d’ajouter que celui-ci ignorait sa faute ; car Huslin évitait ce jour-là d’achever ses pensées.

 

Il s’approcha de Foutrel, s’avança jusque sous son nez et leva vers lui un visage tendre que baignaient les premières lueurs du matin.

 

– Eh ! bien, vieux Foutrel ?

 

– Je peins la grille du jardin, dit Foutrel avec un sourire que le soleil poussait à la grimace.

 

– Il y a longtemps que vous êtes là ?

 

– Une heure.

 

– Où avez-vous pris la couleur ?

 

– Dans l’atelier.

 

– Alors… vous peignez la grille ?

 

Huslin avait quitté sa chambre, chassé par un vague instinct d’insécurité. Soudain, il se sentait en confiance.

 

Il fit le tour du jardin, gravit la terrasse, regarda devant lui. Sur le champ de Plomion, un cheval blanc traînait la herse ; le laboureur suivait péniblement. Perdus dans un songe, la bête et l’homme semblaient également détachés de leur besogne. Et l’homme, dans la journée commençante, ne sentait pas encore qu’il était le maître du cheval. Sur la route, les noyers balançaient dans leurs branches une masse mouvante d’oiseaux.

 

– Ils en font du potin, les passereaux, murmura Huslin d’un accent qui rappelait celui de Fauvarque.

 

Ne recevant aucune réponse, il rentra dans la maison et s’assit.

 

« J’ai besoin de pureté, j’ai besoin d’une pensée fraîche et de muscles forts, se dit-il. Je vivrai chaste… Je fermerai la porte à mes anciennes maîtresses, j’expliquerai à Renée… Et si le désir me tourmente, je labourerai la terre avec les ongles et avec les dents. »

 

Malgré la joie d’une belle matinée, il se sentait mal à l’aise. Entre deux amis qui travaillaient, il errait, porteur d’une inquiétude et d’un secret. Et son cœur, épris ce matin d’innocence et de labeur tranquille, avait peur d’être responsable du péché de la veille. L’aveu de sa faute ne l’eût pas effrayé. Il était coutumier des confessions totales. Mais Renée ? À cause d’elle il devait se taire.

 

L’attouchement des coussins moelleux, la couleur du ciel, le chant des oiseaux, tout le disposait à l’indulgence. Comme il était le coupable, ce sentiment retombait sur lui. Aussi renonça-t-il à mesurer sa faute. Elle n’était, en somme, dans l’histoire de son âme, qu’un événement accidentel. Aux sources mêmes de sa vie, il trouverait peut-être des raisons de s’absoudre.

 

Bientôt il sentit quelque chose qui venait au-devant de lui. Puissante, véhémente, tumultueuse, c’était une force à laquelle rien ne résistait. Huslin reconnut sa conscience. « Toi, au moins, lui dit-il, tu es juste et incorruptible. Je me présente devant toi avec mon crime ! Prononce ton verdict, j’obéirai… » Alors, sa conscience parla :

 

– Je te pardonne !… Je t’absous ! il n’y a pas de crime !… tu n’es pas coupable !… tu es bon !… tu es noble !… tu es grand !… »

 

– Prenez donc un livre, dit Fauvarque, voyant Huslin inoccupé.

 

Huslin prit un Évangile que Renée avait oublié sur la table.

 

VIII

Les Gentines arrivèrent les premiers en automobile. Comme ils venaient chez des artistes, ils affectèrent dès la porte des allures extravagantes. Ils s’annoncèrent par des clameurs où les noms de Huslin et de Fauvarque se mêlaient à des cris d’animaux :

 

– Huslin !… Fauvarque… Ouin ! Ouin ! Ouin… Holà ! Fauvarque… Huslin ! quelqu’un !

 

Et des coups de trompe et des beuglements de sirène…

 

Déjà la scène s’était jouée devant plusieurs villas du pays où des familles entières, réunies pour faire face au danger, avaient fermé prudemment la grille.

 

– Ce sont les Gentines, dit Huslin, un peu confus, en allant vivement ouvrir à ses amis.

 

– Ils sont fous ! s’écria Jeanne.

 

– Pas à se tromper, dit Potteau, c’est des gens riches qui arrivent.

 

– Voulez-vous cesser de nous assourdir ! fit Jeanne avec un sourire équivoque, bien qu’elle rencontrât les Gentines pour la première fois.

 

– Alors ! Toujours en train ! toujours gais ! toujours jeunes ! dit Huslin en baisant les mains de madame Gentines.

 

– Je devine que c’est madame Fauvarque, fit Gentines en désignant Jeanne, quand le calme fut revenu. Savez-vous, madame, que Huslin vous appelle Jeanne tout court. Moi aussi, tenez, je vais vous appeler Jeanne.

 

– Veux-tu te taire, intervint madame Gentines.

 

Fauvarque, offusqué, arriva le dernier avec un visage qui souriait mal, au moment où Gentines demandait la permission de garer sa voiture dans le jardin. Il fallait pour cela ouvrir le deuxième battant de la grille dont les ferrures rouillées résistèrent.

 

– Eh ! bien, on ouvrira quand même, dit Fauvarque avec une bonté factice, en allant chercher son marteau et sa pelle ; le moins qu’on puisse faire pour l’homme qui vient acheter une galerie de tableaux est d’ouvrir devant lui les portes à deux battants…

 

– Je vous jure qu’il se paye ma tête, s’exclama Gentines.

 

– Jamais de la vie ! protesta Huslin.

 

Il y eut un silence lourd où retentirent les coups de marteau du peintre, où sa pelle grinça contre les pierres.

 

Soudain Huslin se précipita dans la rue.

 

– Mesdemoiselles… Passez donc !… L’entrée est bien encombrée… Bonjour, monsieur Lambrette… Vous voulez voir Fauvarque ?

 

– C’est Lambrette ? demanda Fauvarque en tendant sa main gauche dans un accès de fureur. Bonjour, monsieur Lambrette… Bonjour, mesdemoiselles… Entrez donc ! Vous trouverez nos amis partout dans le jardin, dans la maison, aux fenêtres, dans la rue, dans le potager… Je ne vous les présente pas… Demandez-leur comment ils s’appellent… Ils seront très contents de vous dire leurs noms.

 

Les Lambrette demeurèrent ébahis.

 

– En voilà une façon de recevoir les gens ! observa Jeanne.

 

– Tout le monde est copain ici ! s’écria Fauvarque en se relevant rouge et baigné de sueur. Ouvrez la porte, Huslin.

 

Celui-ci s’excusa en prenant d’infinies précautions.

 

Descendus de voiture, les Gentines révolutionnèrent la maison, firent des remarques saugrenues sur les œuvres du peintre, goûtèrent copieusement et, après mille promesses de retour prochain, demandèrent leur auto.

 

La sirène et la trompe se remirent en action et la voiture avança.

 

– Attention ! avertit Gentines.

 

Et Potteau, qui jusque-là avait suivi avec de sombres pressentiments la manœuvre, leva les bras en criant :

 

– Dites donc !… la plate-bande ! les rosiers ! Vous esquintez les rosiers !… Eh ! la fenêtre ! le carreau… les carreaux !

 

Toutes les vitres de la cuisine s’écroulèrent, défoncées par le toit de la voiture.

 

Quand à Fauvarque, il s’était ressaisi, comme il faisait toujours, à l’instant même où il allait atteindre au paroxysme de la colère. Il assistait maintenant à la scène en spectateur impassible. Et il analysait, avec une douce philosophie, les raisons qui l’avaient incité à livrer entre des mains grossières sa maison, son travail et la sérénité d’une belle après-midi de sa vie.

 

Ayant refermé la grille, Fauvarque se tourna vers ses amis. Tous se tenaient debout tandis que s’éloignait l’auto des Gentines où les Lambrette avaient été invités à prendre place.

 

– Des numéros comme ceux-là, dit-il, j’en ai rarement rencontré au cours de mon existence.

 

– Les misérables ! les chenapans ! gronda Huslin.

 

Ils regardèrent le jardin avec ses plantes écrasées, la fenêtre de la cuisine défoncée, la table chargée de pots et de compotiers vides. Sur le carreau poussiéreux d’une des fenêtres de l’atelier transparaissait, tracée grossièrement avec le doigt, une tête d’homme chauve, portant des favoris sur ses joues rebondies.

 

– Ceci, expliqua Fauvarque, est pour me prouver que Gentines est aussi fort que moi en peinture… Voilà ce qu’il me sort après avoir bouleversé mon atelier !

 

– Et Lambrette !… Ce Lambrette !… s’écria Huslin. Il a été pris de je ne sais quel accès de fureur philosophique… Je l’avais toujours trouvé assez terne, mais au moins il ne me parlait pas… Il m’a exposé aujourd’hui son esthétique, sa morale, sa métaphysique, ses théories astronomiques et sociales. Il m’a répété vingt fois qu’il était sentimental et qu’il aimait la montagne… même les précipices !

 

– J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, dit à son tour Foutrel avec malice. C’est que nous recevrons la visite du tapissier de monsieur Gentines, car monsieur Gentines a remarqué les meubles de Fauvarque : « Très amusants, pas mal cocasses les meubles de votre ami. Dès mon retour à Paris, j’enverrai mon tapissier ici pour prendre le modèle de ce qu’il y a de mieux ! Ça fera bien pour ma maison de campagne. »

 

– Cet aplomb ! nous verrons bien ! nous lui ferons reprendre le train à son tapissier ! dit Jeanne.

 

Foutrel reprit : « Ses tableaux aussi sont très bien, pas mal du tout, question d’entraînement. Au vingtième siècle chacun sait camper une silhouette. Et puis pour peindre il faut la misère ! Il l’a ! Tout va bien ! Moi, je suis trop riche. C’est dégoûtant ! »

 

– Il vous a dit ça ? Il fallait le battre ! s’exclama Jeanne.

 

– Dussé-je vivre cent ans, je ne l’oublierai pas, ce misérable, dit sombrement Potteau. Il a passé les trois quarts de l’après-midi à vocaliser dans mes oreilles. « Connaissez-vous cet air, monsieur Potteau :

 

La, la, la, la, la.

Lala, lala, lala.

 

– Je ne connais pas.

 

– Et celui-ci ? cherchez bien !

 

Na, Na, Na, Na, Na.

Nana, Nana, Nana

 

– Je vous répète que je ne connais pas.

 

– Alors écoutez cet air militaire :

 

Parapéro, Parapéro.

Parapéro, Parapéri.

Tam-Tam, Tam-Toum, Tam-Toum.

Parapi.

 

– Rien !… Je ne connais rien.

 

– Attendez ! attendez donc, il y a une suite :

 

Tra, tra, li,

Parapi,

Et tra, et tra, et tra,

Et tra ! la ! la !

 

« À ce moment j’ai senti que j’allais étouffer. J’ai arraché mon faux-col et déchiré ma cravate. »

 

– Marthe et Marie Lambrette ! s’écria Jeanne. Ah ! celles-là !… Pendant trois heures sur les mêmes chaises, sous le même marronnier. J’avais pour elles des fourmis dans les jambes. – « Voulez-vous prendre ces fauteuils ? » – « Nous sommes bien, madame. » – « Voulez-vous voir le potager ? » – « Nous en avons déjà vu d’autres, madame… » – « Alors venez cueillir des fleurs. » – « Oh ! madame, nous en avons tant dans notre jardin que le jardinier les vole. » – « Alors venez voir bébé. » – « Ce n’est vraiment pas la peine de vous déranger, madame, à cet âge ils sont tous les mêmes. » Je les aurais giflées !

 

Seule Renée ne parlait pas. Elle regardait ses amis avec des yeux tendres et Huslin devinait sa douleur. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la consoler. En attendant de trouver la minute où il pourrait le faire, il la regardait fixement pour qu’elle sentît qu’il veillait sur son angoisse et il racontait le plus de choses qu’il pouvait afin que sa voix s’insinuât en elle.

 

– Que je vous dise maintenant comment ils sont partis, s’écria-t-il. En ce qui concerne Lambrette, je l’engageais vivement à prendre une toile, il m’a répondu : « Merci, certainement, mais vous savez, il faut que je consulte ma famille ! » Quant à Gentines c’est plus tragique : il me demande à l’oreille : « Connaissez-vous Carlos Sentilhes ? »

 

« – Je crois bien, un peintre au-dessous du médiocre. » – « Ah ! ne dites pas, mon cher, Sentilhes est un beau, un magnifique peintre, la preuve en est… enfin, il y a des preuves !… » Puis plus bas encore il ajoute : « Je vous le dis confidentiellement : Carlos Sentilhes, c’est le grand tuyau du jour… Ma femme a décidé de lui commander son portrait… C’est presque le même prix que votre ami : vingt mille. »

 

Cette nouvelle descendit sur le groupe comme une ombre. Les fronts se penchèrent. Seul Fauvarque se redressa davantage et une lueur de fierté fit étinceler ses yeux.

 

– La conclusion, dit-il, c’est que ces gens-là ne sont venus ici que pour y déposer leurs ordures et repartir. La maison a besoin d’une sérieuse désinfection. À toi la parole, Potteau, ça sentira meilleur après une bonne symphonie de ta façon.

 

Potteau se leva lourdement, congestionné, comme aux jours d’inspiration. Mais Huslin se hâta de dire :

 

– Ce qui m’émerveille le plus, c’est encore la sérénité de Fauvarque. Il critique, il méprise aussi bien Gentines que Lambrette, mais tandis que nous sommes tous désolés, lui ne voit qu’une chose : c’est que des gens vulgaires lui ont gâché une après-midi.

 

– Beau fixe, résuma Foutrel.

 

– Un autre serait joliment ennuyé, ajouta Jeanne.

 

Huslin poursuivit d’un accent nettement agressif :

 

– Après toutes les promesses formelles que je vous avais faites, dit-il, vous étiez en droit de croire que vous vendriez aujourd’hui une fresque et un tableau… Je me demande si vous vous rendez compte qu’il y a là douze mille francs que j’allais vous faire gagner et que vous avez perdus.

 

– Rien du tout ! s’écria Jeanne. Parlez-lui de douze sous, ça lui fera le même effet.

 

– Il eût été normal que vous manifestiez un mouvement d’humeur.

 

– Tu aurais pu te mettre en colère.

 

Fauvarque écoutait les paroles qui volaient de la bouche de Huslin à celle de Jeanne et il souriait. Mais sous ce masque, une grande tristesse s’accumulait. En voyant les déceptions communes se tourner contre lui, il sentait, pour la première fois, qu’il ne partageait pas la vie de la maison et que, parmi les siens, il était désigné pour remplir un rôle à part, difficile et ingrat.

 

– Parlons clairement, répondit-il, dignement, si je vous entends bien, vous voulez m’obliger à donner des coups de poing sur la table.

 

– Nous voudrions tout au moins, dit Huslin, nous assurer que vous avez un sentiment net de vos responsabilités.

 

– Eh ! bien savez-vous, riposta Fauvarque, je suis décidé à ne pas perdre mon calme… Ah ! s’il s’agit de vous donner un spectacle, c’est une autre affaire… Pour vous contenter je serais capable de me rouler dans la poussière, de m’arracher les cheveux…

 

La face de Huslin devint pourpre d’indignation. Il agita le bras plusieurs fois tandis que Fauvarque parlait et sa réplique se préparait, foudroyante. Mais à ce moment Potteau abattit ses mains sur le piano. Il en tira une suite d’accords où la voix de Huslin se perdit. Fauvarque d’ailleurs lui cria en empoignant son épaule :

 

– Écoutez ça, c’est admirable !

 

Voyant que la bouche de l’écrivain s’ouvrait et se fermait encore, il lui fit signe qu’il ne l’écoutait pas.

 

IX

Huslin débarqua fermé, grave, mystérieux. Son silence était si total et si résolu que personne n’osa l’interroger. On fit le trajet de Médan à la maison, muettement vingt minutes de silence… Jeanne glissa, un moment, dans l’oreille de Fauvarque :

 

– Hum ! !… qui sait ce qu’il aura vu à Paris ?

 

Arrivé à la maison, il s’assit, comme toujours, dans le fauteuil le plus confortable, lança son chapeau sur le canapé voisin, et, en attendant le dîner, fuma trois cigarettes. Le dîner se déroula tristement. On entendait à peine la voix de Jeanne qui, avec timidité, présidait au service. Huslin ne montra aucun appétit. Dès qu’il eut terminé il alla reprendre son siège et recommença à fumer. Il était tard. Fauvarque alluma la lampe. Le cercle habituel se forma et tous les yeux, involontairement, se fixaient sur l’écrivain. Enfin, Fauvarque, qui, de tous, prenait le plus légèrement cette attitude mystérieuse, hasarda avec un sourire :

 

– Eh ! bien, vieux Huslin, ça ne va donc pas ?

 

– J’ai raté une affaire de deux millions, répondit Huslin entre ses dents.

 

– Ce n’est que ça ! rétorqua gaiement le peintre, j’avoue que vous m’aviez épouvanté par votre silence.

 

– Vous estimerez qu’ayant déjà manqué, la semaine dernière, une affaire de quinze cent mille francs, il ne peut pas m’être agréable de voir s’échapper celle-ci, répondit vivement l’écrivain.

 

– Des affaires comme celles-là, évidemment, il faudrait toujours les réussir, fit le peintre, mais enfin dans les affaires deux ou trois millions, ce n’est rien, ça se gagne, ça se reperd.

 

– Vous jouez avec les millions à votre aise, dit Huslin.

 

Jeanne ajouta avec une bonne foi naïve :

 

– Je ne sais pas comment cela se fait, mais Huslin les rate toujours.

 

Visiblement ces appréciations irritaient Huslin. Il y eut quelques œillades échangées et le silence se rétablit. Huslin mangeait sa lèvre supérieure et regardait ses ongles lustrés. Enfin, il dit :

 

– Aucun de vous ici n’a, je m’en aperçois, un sens je ne dirai pas exact, mais si minime soit-il, des affaires… Il est pourtant indispensable pour tout homme, de les connaître un peu… je ferai donc œuvre utile en essayant de vous en donner idée… Imaginez un monde à part construit de toute pièce, par conséquent artificiel, et superposé au nôtre… Il prend de larges appuis sur la terre ferme, mais en réalité il est tout aérien… Ne cherchez pas, Foutrel, des anges, des parfums, des effluves mystérieux, voyez un immense réseau enveloppant le monde entier… Sur ces câbles, ces fils de laiton, ces ondes hertziennes qui s’entrecroisent à l’infini ce sont des défilés rapides, invisibles, incessants… Une course vertigineuse d’or dont le tintement hallucine des troupeaux grandissants d’êtres avides, pressés, fiévreux, qui finiront par comprendre l’humanité entière à l’exception de messieurs Potteau, Fauvarque et Foutrel… qui, fort étonnés, se demanderont pourquoi, à vingt minutes de Médan, on a tant de peine à vivre…

 

– Ce brave Huslin ! interrompit Fauvarque.

 

– Bref, revenons à l’homme d’affaires… ne faites pas de grimaces, je vous prie… C’est tout simplement un homme qui s’est rendu compte que ce réseau, invisible pour d’autres, existe. Il choisit l’artère la plus abondante à son avis et, à proximité, installe d’abord un petit observatoire, le relie ensuite par un embranchement aussi ingénieux que possible et essaye de drainer le plus d’or qu’il peut de son côté.

 

– Ah ! très bien, très clair, s’écria Renée qui depuis quelques instants manifestait son enthousiasme de comprendre sans effort le tableau évoqué par Huslin.

 

– Oh ! c’est clair, clair, ça ne peut pas être plus clair ! renchérit Jeanne.

 

– Je constate le silence des hommes, fit l’écrivain, dont la remarque agressive souleva les rires de son auditoire… Ce que j’en dis, d’ailleurs, ne justifie pas cette hilarité générale… Vous êtes gais ! passons… Dans l’univers où vous vivez, messieurs Fauvarque, Foutrel et Potteau, dans l’univers où vous vivez les paroles, les gestes, les admirations, les émotions, les élans généreux, les grands rêves, tout cela se volatilise dans le ciel infini ; et les aubes pâles, les midis rayonnants, les crépuscules violets, les nuits criblées d’étoiles ont absorbé sans profit pour vous…

 

– Bravo ! bravo ! s’écria Renée, moi je trouve très bien ce que dit Huslin.

 

–… ont absorbé, sans profit pour vous, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de votre activité…

 

Les trois hommes l’interrompirent avec des gestes véhéments. Potteau, possédant un organe plus puissant que les autres, s’empara le premier de la parole.

 

– C’est à voir ! protesta-t-il, je vous promets que pas un atome de ma pensée ou de mes sensations ne s’évapore, comme vous dites, dans l’infini ciel bleu. Tout ce qui se passe à travers moi est immédiatement prisonnier et je le mets dans ma musique !

 

– Souvent, précisa Fauvarque, je me suis fait la réflexion que ma peinture était une onde qui se replie sur elle-même et qui se fixe, d’une manière définitive, sur un mur, une planche ou, plus ordinairement, sur une toile… L’onde qui arrive c’est le temps… Il charrie toutes sortes de choses événements, sensations, idées de génie, désespoirs, petits pois, poule au riz, fraises des bois, baisers de Jeanne ou raclées de Jeanne encore, nouveaux paradoxes de notre vieux Huslin, élégie de Foutrel, symphonie de Potteau, attitudes imprévues de mes chats, etc.… etc.… etc.… Toutes ces choses débarquent en parfait état sur les quais – les quais c’est mon cerveau, mes nerfs, mes yeux, mon palais – et tranquillement je m’en vais les décharger sur ma fresque… Comment expliquer autrement que chaque soir je suis vidé et chaque matin riche et dispos ?…

 

Foutrel leva le doigt, sourit et ouvrit la bouche, mais Huslin foudroya ses arguments en le désignant d’un coup d’épaule :

 

– Vous vouliez dire quelque chose, fit-il en lui coupant la parole, mettons que vous ayez parlé pour vous ranger à l’avis des autres… et consolez-vous en songeant que de cet avis je ne tiens pas compte. Je poursuis donc mon idée et je répète que les quatre-vingt dix-neuf centièmes de votre activité se volatilisent sans profit pour vous. Tandis que, dans le monde des affaires, tout est coté, tout rapporte… une poignée de main, c’est de l’argent, un coup de chapeau, de l’argent, une sympathie, une amitié, une idée, un enthousiasme, une rêverie, tout, vous entendez bien tout est toujours de l’argent.

 

– Il y a du vrai, dit Jeanne.

 

– Ainsi, vous, Fauvarque, dit-il, pourquoi ne gagneriez-vous pas beaucoup d’argent ?

 

– Il y a moyen ? fit le peintre interloqué.

 

– Peut-être !

 

– Ça, mon cher, inscrivez-moi, je veux bien !

 

Huslin le calma d’un geste de ses deux mains ouvertes.

 

– Un peu de patience, dit-il. Je viens de faire, pour moi, certaines démarches heureuses. Gentines m’a nettement offert son concours pour m’introduire dans la haute finance, il me proposerait même volontiers comme une capacité de premier ordre, de manière à ce que je puisse entrer dans un certain nombre de conseils d’administration.

 

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

– Le comité qui dirige les affaires d’une société.

 

– Ah ! parfait… je devine.

 

– Eh ! bien, reprit Huslin, je vous prie de croire que, lorsque je serai installé comme administrateur dans quelques sociétés, je ne vous oublierai pas… je n’ai pas l’habitude de laisser mes compagnons dans l’ornière et de continuer mon chemin guilleret comme un malin qui s’est tiré d’affaire…

 

– Voyons, soyons clair, dit Fauvarque dont le cerveau était à la torture, vous me ferez entrer où ça ?

 

– Dans mes sociétés, comme administrateur également.

 

– Et vous croyez que je pourrais leur convenir ?

 

– Pourquoi pas ? Seriez-vous moins favorisé qu’un monsieur Durand, un monsieur Rondin ou monsieur Tartempion. Ils roulent en auto, ils se prélassent dans des châteaux et des hôtels et, comme s’ils étaient issus d’entrailles exceptionnelles, sont entourés d’une valetaille humiliée qui cherche à leur éviter un geste, un éternuement, une pensée… Sans aller si loin, je vous vois très bien avec Jeanne dans le confort et l’aisance. Ah ! mon vieil ami, que diriez-vous si je vous donnais ça, sans que vous ayez un effort à fournir, une minute à sacrifier…

 

Fauvarque ne répondit pas tout de suite. Les sourcils froncés, il posa sur l’écrivain un œil vif qui cherchait à comprendre. Huslin prenait plaisir à rendre son offre mystérieuse.

 

– Naturellement, insinua Fauvarque, de la peinture il n’en sera plus question ?

 

– Comment, il n’en sera plus question ! mon cher, vous me prenez pour un âne ! vous peindrez comme vous avez peint toute votre vie !

 

Jeanne, depuis que Huslin avait mis en question le sort de son mari, traversait les mêmes transes que celui-ci et ne comprenait pas davantage. Toutefois, la peur que l’affaire ne se conclût pas lui faisait prendre parti pour Huslin et les répliques de Fauvarque l’agaçaient. Elle répéta, ironique, sans dissimuler sa nervosité :

 

– Comment, plus de peinture : Est-ce possible, vous peindrez ni plus ni moins qu’aujourd’hui ! Mais vous, dès qu’il s’agit de vous rendre riche, vous cherchez des difficultés.

 

– Mais non, pas du tout, s’excusa Fauvarque, seulement il ne s’agit pas de dire oui sans savoir où l’on va ; d’abord il faut comprendre.

 

Huslin se taisait, considérant ses chaussures avec supériorité. De nouveau le regard du peintre se fixa sur lui. Il n’était pas encore rassuré. Rejeton d’une famille de petits commerçants dont les origines, sans doute, se perdaient dans la nuit du servage, il avait hérité d’une méfiance insurmontable pour tout ce qui n’était pas clairement étalé sous ses yeux et, pour se défendre contre l’obscurité du monde extérieur, il retrouvait en lui l’arme dont s’étaient servis ses ancêtres : la ruse. « Je vais accepter l’offre de Huslin, songeait-il, mais au fond de moi je n’accepterai pas tout à fait, de manière à rester sur mes gardes. » Cependant il posa encore une question :

 

– En somme, en quoi cela consiste-t-il, comme fonction, d’être administrateur ?

 

– À se réunir en comité tous les trois mois pendant une heure, après un repas chez Paillard, et à discuter du sort de la société… À la fin de l’année on reçoit un chèque de vingt, trente, quarante, cinquante mille francs suivant les bénéfices.

 

– Ça ma l’air intéressant, murmura Fauvarque avec prudence.

 

– Ah ! oui, alors ! s’écria Jeanne.

 

– C’est intéressant pour sûr ! appuya Renée qui se demandait, avec anxiété, si Huslin n’allait pas tout à l’heure faire la même proposition à son fiancé.

 

Foutrel rêvait. Quant à Potteau, il était sombre. Pour lui, c’était clair, on essayait de rouler Fauvarque. S’il n’avait craint la colère de Renée, il aurait dit à son ami, dès les premiers mots échangés « Mon cher, n’écoute pas, prends garde au piège ! » Cet homme, prodigieux dans son art, dès qu’il effleurait la vie sociale, se hérissait avec un entêtement volontaire et brutal. Aussi ne cherchait-il pas à comprendre. Tendu, fiévreux, il approuvait le peintre dès qu’il pressentait chez lui une résistance, il le blâmait en le voyant fléchir.

 

– Et ces sociétés… demanda Fauvarque, sont de quel ordre ?

 

– Il y en a de toute sorte, répondit Huslin. L’une distribue de l’énergie électrique en province ; on m’a parlé d’une marque de cirage à introduire sur le marché, d’une compagnie de navigation…

 

– Ah !… une compagnie de navigation… ce serait bien, interrompit Fauvarque.

 

– Tout cela n’est pas mal…

 

– La compagnie de navigation, je sens qu’il y a quelque chose là-dessous… reprit Fauvarque en branlant la tête. Ah ! il y a quelque chose à monter avec cette idée… Ah ! je sens ça !

 

– Vous voyez que vous avez déjà le flair des affaires, plaisanta Huslin.

 

– Ah ! oui, la compagnie de navigation ! Surtout à notre époque !… avec tous les voyageurs et toutes les marchandises qui ont besoin de se déplacer… bonne affaire ! bonne affaire ! conclut le peintre tout à fait séduit.

 

« Il est perdu ! » pensa Potteau avec désespoir. Jeanne riait. Renée implorait Huslin du regard. Foutrel paraissait intéressé.

 

– Il y a encore Potteau et Foutrel, ajouta Huslin, je vais y réfléchir… On trouvera moyen de les caser de la même façon.

 

Ils se quittèrent sans cordialité, gravement. Chacun emporta dans sa chambre un sujet d’inquiétude qu’il venait de se découvrir. En montant le vieil escalier de bois qui sonnait comme un tambour, Jeanne crut le voir pour la première fois. Jusqu’ici, elle l’avait grimpé vingt fois par jour sans se demander si c’était un vilain ou un bel escalier. Tout simplement, quand elle passait, elle le sentait plein de la lumière et de la joie qui étaient en elle. Souvent, en descendant, elle chantait à tue-tête et sa voix faisait, dans cet échafaudage de bois bien sec, un vacarme dont elle s’étourdissait avec plaisir.

 

Ce soir, il lui parut morne et laid et elle se dit que, dans cette maison et dans sa vie, rien ne supportait l’examen d’un esprit froid. Le bonheur que lui donnait Fauvarque était tout en paroles, en lueurs, en suggestions. Il n’en restait rien dès qu’on voulait le prendre avec les mains.

 

– Heureusement que Huslin est là, se disait-elle, il est temps de remplacer par des réalités ce vieux fonds d’illusions sur lequel je vis depuis neuf ans.

 

***

 

Peu de jours après, Fauvarque entama la décoration d’une salle de spectacle. Il se plut à ce travail, nouveau pour lui, et pensait l’avoir terminé en un mois.

 

– Et je ferai une belle chose ! disait-il.

 

Réveillé dès l’aube, il prenait le train de six heures. Il rentrait pour le dîner. En gagnant la maison, il se promettait de la trouver joyeuse et d’y rire. Car sa fatigue, effet d’une vie active, loin de le déprimer, le disposait à l’exubérance.

 

Mais, dès le seuil, une tristesse se répandait en lui, une tristesse ample, frémissante, chargée d’images. L’envie lui venait de refermer la grille, de fuir. À pas étouffés, libre, léger, il arriverait un soir en un pays éloigné, s’assoirait sur l’herbe fraîche, au clignotement des étoiles…

 

Immense et lourde carapace, la maison, ce monstre de pierre où grouillaient les besoins, ouvrait sur la campagne ses fenêtres creuses. Est-ce qu’elles ne hurlaient pas la faim ?… Ses oreilles déjà en bourdonnaient. Mais qu’avait-il à faire dans cette maison ? La mauvaise humeur de Jeanne, la pâle distinction de Huslin, la maladie de Pierrot l’y attendaient comme une proie.

 

– Il faut, cependant, disait-il.

 

La grille poussée, il découvrait Potteau.

 

– Tu les trouveras là-haut ! grondait celui-ci, afin de prévenir une question oiseuse.

 

Fauvarque montait dans la chambre de Jeanne, disait bonsoir, mais ne recevait aucune réponse. C’était en effet l’heure à laquelle Huslin préparait l’injection d’eau de mer pour Pierrot. Avec précaution, il lavait la cuisse amaigrie, flambait l’aiguille ; le cri de l’enfant le faisait pâlir. Il soulevait alors la grosse ampoule dans sa main qui tremblait. Pendant un quart d’heure, le temps qu’elle se vidât, il la gardait au bout de son bras tendu.

 

– Laissez donc, je vais vous relayer, proposait Fauvarque.

 

– Oh ! non… Il faut que je surveille…

 

– Tu blesserais l’enfant, ajoutait Jeanne.

 

– Moi, blesser l’enfant !

 

La nappe circulaire, incolore et comme infinie du liquide, rayée de cercles irisés, baissait dans le globe transparent. Sur la cuisse terreuse de l’enfant, une boule rouge grossissait, se tendait. Et Jeanne regardait Huslin avec douceur et reconnaissance.

 

Entre eux régnait une bonne entente. Renée les unissait. À travers elle, ils étaient les vrais amants. Il semblait qu’ils eussent tous deux le souvenir de très vagues, très vieilles intimités. Ils se prêtaient, au chevet de l’enfant, une collaboration attentive. Et ils y formaient un tel ensemble qu’ils séparaient Fauvarque de Pierrot. Le peintre s’en rendait compte. Aussi, la piqûre terminée, il s’approchait de Pierrot, lui parlait librement, doucement, presque d’une voix de femme :

 

– Eh ! bien, mon gros lapin, ça ne va toujours pas ? Tu n’as pas envie de courir, de monter à cheval sur la jambe de ton père ?

 

– Oui, dada… dada, faisait Pierrot dans un souffle de voix.

 

– Je serais d’avis qu’on le laissât en repos, insinuait Huslin.

 

Par l’adhésion des femmes, il s’était emparé de la conduite morale de la maison. Et il était devenu l’agent de liaison obligatoire entre ses habitants, parce qu’il créait entre eux, avec une volonté sournoise, des conflits où tous se trouvaient engagés, sauf lui-même.

 

Après dîner, il lisait des pages de son traité sur les Passions. La crise de mysticisme où l’avait plongé son séjour à la campagne s’y étalait avec une ampleur impressionnante. Il en était au chapitre de l’amour charnel qu’il identifiait à l’extase religieuse. Et il appelait l’adultère « la plus haute incarnation de l’héroïsme ».

 

Ces lectures, si elles enthousiasmaient les femmes, achevaient d’exaspérer les hommes. Huslin dressait son buste, scandait les phrases d’un accent de défi.

 

Tous les trois se taisaient. Une même angoisse les dominait. Ils se rendaient compte que Huslin avait éveillé en Jeanne et en Renée des convoitises que lui seul pouvait satisfaire. La joie de créer, la richesse morale étaient seules reconnues jusqu’ici dans la maison de Fauvarque, et ce choix s’était fait spontanément, sans déploiement de théories, sans inutiles manifestations de dédain à l’endroit de la vie sociale. D’ailleurs, Fauvarque s’y était mêlé sans crainte quand l’occasion s’en offrait. À travers la grasse opulence des autres, Jeanne et lui glissaient légèrement, en conservant intacte leur personnalité et le sens d’un bonheur profond. C’est ce bonheur qui, depuis quelques semaines, s’éloignait, prenant aux yeux de tous, l’aspect d’une brume illusoire.

 

X

« Foutrel, Potteau et moi, nous haïssons Huslin. Huslin nous hait tous les trois. Jeanne et Renée l’aiment. Mais Renée hait Potteau et Jeanne me hait. » Aux prises avec ces idées, Fauvarque cherchait en vain à s’en évader. Et il se sentait conciliant, parce qu’il avait, besoin de calme.

 

Il avait terminé la décoration de la salle de spectacle. La route, qu’il fendait par le milieu, filait à ses côtés en ruisseaux clairs. Instinctivement, il portait la main à son portefeuille où les trois billets reposaient. Et il répétait : « Foutrel, Potteau et moi, nous haïssons Huslin, Huslin nous hait… »

 

N’importe, demain, il se lèverait dès l’aube et il peindrait ! Cette pensée l’exaltait. Et deux ou trois fois, il se surprit à courir. « Tiens-toi, vieux, prends patience », se disait-il. Mais ses jambes se hâtaient, une volonté sourde l’emportait.

 

Il tenta d’ordonner ses réflexions.

 

« Certes, il vaudrait mieux être tous de bons amis, se dit-il, mais si c’est impossible ?… Ah !… Si c’est impossible, il faut que chacun s’arrange. Le bonheur se joue comme une partie. Je pousse mon jeton sur l’échiquier… On l’entoure, on le guette, on veut me l’enlever… Hop !… Nous sautons, pieds joints, dans une case moins convoitée… »

 

À trois cents mètres, la maison parut de face. On eût dit, dans le soir tombant, que les murs blancs penchaient en arrière et se soulevaient pour respirer.

 

« Elle, est mystérieuse, la maison… Pas de lumière aux fenêtres ?… C’est curieux ! Est-ce que tout le monde serait parti ?… Quel crépuscule immense ! »

 

Il leva les yeux. Le ciel s’ouvrit à son regard comme un trou et, une seconde, il eut la sensation d’être enlevé tout droit, de bas en haut, et absorbé par l’infini. La racine de ses cheveux se glaça. Ses pieds étaient déjà loin sur la route.

 

Aux heures de travail, quand un objet vous jaillit des mains, ou, simplement, lorsqu’on cultive son potager, même lorsqu’on enfonce un pieu, à grands coups, pour renforcer la palissade, on a l’illusion d’être l’ami de la terre, l’ami du ciel et des nuages. Mais, ce soir, Fauvarque se sentait étranger. Est-ce qu’il avait jamais songé à la mort jusqu’ici ? D’où vient que ce soir il voyait passer, là-haut, des processions blanches ? D’où vient qu’il se sentait mince, mince, et léger, léger, comme un fil ?…

 

Soudain il fit un bond. Une main s’était plaquée sur son épaule, une voix, dans l’oreille, lui avait crié : cours ! Il courut, les jambes folles.

 

Il pesa sur la grille qui céda sous son poids. Une ombre faisait des gestes sous les arbres.

 

– Huslin !

 

– Ça ne va pas… répondit Huslin.

 

Ils se regardèrent de près. Une main où se ramassaient les dernières lueurs du jour, semblable à un astre, se leva entre eux et désigna une fenêtre.

 

– Pierrot !… murmura Fauvarque qui avait oublié son enfant.

 

Une voix lourde tombait dans le jardin. De là, elle rampait jusqu’à la route :

 

C’est la poule grise

Qui va dans la vigne,

Va pondre un coco,

Que Pierrot mangera tout chaud…

 

Huslin accompagna Fauvarque dans la salle à manger. Potteau errait parmi les meubles.

 

– Pierrot, balbutia Fauvarque en jetant son chapeau.

 

Ses larmes, remontées brusquement au gosier, s’en égouttaient maintenant une à une à l’intérieur de lui. Mais son œil restait sec et luisait fiévreusement.

 

La litanie de Jeanne recommençait. Foutrel, debout au milieu de l’escalier, où il se trouvait depuis une heure, ne se décidait ni à monter ni à descendre. Fauvarque gravit les dernières marches trois par trois. Son angoisse devenait terreur à mesure qu’il s’approchait de Jeanne, le centre du drame. Il heurta Renée dans le couloir. Il demanda :

 

– Pierrot ?

 

– Il dort, fit Renée.

 

La chambre, dans l’ombre, rappelait un repaire souterrain, un coin de caverne. Les deux fenêtres la clouaient contre le ciel. Sur le lit large et bas, Jeanne, les cheveux défaits, était primitive et tragique. Elle appuyait son buste droit aux oreillers. Les jambes étendues devant elle, elle tenait dans ses bras l’enfant, enveloppé d’une couverture de laine, couleur ambre clair. Elle le berçait. Son buste oscillait à droite, à gauche, dans un mouvement régulier, simple et grand.

 

C’est la poule grise

Qui va dans la vigne,

Va pondre un coco

Que Pierrot mangera tout chaud.

 

Fauvarque s’arrêta une minute à la porte. Ce beau spectacle, en même temps qu’il déchirait son cœur, exaltait son esprit. L’enfant ne se plaignait pas. Jeanne regardait devant elle. Dans l’oscillation de son buste, son regard traçait et retraçait sans cesse le même demi-cercle. De ses yeux grands ouverts, des larmes tombaient par grosses gouttes sur la couverture de laine qui les buvait sans bruit.

 

Elle n’eut pas un geste à l’entrée de Fauvarque. Il sentit cette indifférence. Il se troubla. Le chant de Jeanne continuait à rythmer la douleur de la maison. Elle avait créé cette plainte, plus émouvante que toutes les musiques du monde. Lui, dans sa douleur, n’inventait rien. Il s’approcha du lit prudemment, feutrant ses pas, confus de n’être que le père de l’enfant, alors que Jeanne en était la mère.

 

– Jeanne, dit-il, je vois, ça ne va pas pour petit Pierrot. Tu peux pleurer, tu peux chanter… c’est nécessaire et c’est beau. Mais je te dis une chose, moi… Et tu peux me croire, Jeanne. C’est que petit Pierrot guérira.

 

Les larmes silencieuses débordaient des paupières bistrées. Jeanne entendait-elle ? La tête haute, le regard fixe, elle balançait son buste. Cependant, comme mû par un mécanisme, le chant souleva sa lèvre et jaillit :

 

Pierrot le mangera tout chaud.

Il deviendra un gros lapin.

Il deviendra un gros Pierrot.

Sa maman l’aimera bien.

 

– Ah ! oui, tu peux le dire ! reprit Fauvarque, la face contractée par un rire atroce… Tu peux le dire et le redire qu’il deviendra un gros lapin… avec de bonnes jambes encore ! Moi, je le vois courir comme un vrai lapin blanc qu’il est, comme un lièvre !…

 

Grisé par ces mots, il fut pris d’espoirs surnaturels. Les courses à travers bois, la gymnastique sur les cerisiers, le potager saccagé, les chaises, les tables renversées, et patatras ! la vaisselle par terre ! Il vit toutes ces images autour du battement désordonné de deux petites jambes musclées. Son rire grandit.

 

– Alors, c’est vrai ?… tu as peur !… Hahaha ! Est-ce qu’on peut avoir peur pour un gaillard de cette trempe ?… Jusqu’ici ce n’était qu’un petit lapin à deux sous, même pas deux sous, mais demain, Jeanne, tu le verras ton grand lapin… tu verras quel grand, quel magnifique lapin ce sera… Moi, je le vois courir, courir… et personne ne le rattrapera !…

 

Tandis qu’il parlait, le chant était reparti. Il cheminait sur la route. Jusqu’où ? Et en regardant les grands yeux de la mère, puis en regardant l’enfant, une idée frappa Fauvarque : « Est-ce qu’il serait déjà mort ? » Un frisson d’horreur le secoua. Son cœur, ignorant comme ses yeux, comme ses mains, comme son cerveau, pris d’épouvante, se mit à battre fort. Il se pencha lentement. Plus il s’approchait du corps emmitouflé, plus l’idée de cette mort s’ancrait en lui, plus il la trouvait en harmonie avec l’étrange spectacle. Il songea que personne dans la maison ne le savait… que lui-même avait parlé pour consoler… et que Jeanne seule gardait son secret et berçait le cadavre en ses bras comme une folle… Et dans le court trajet qu’il avait à faire pour atteindre l’enfant, il eut encore la pensée contraire : que toute la maison savait, que lui-même allait savoir dans un instant et que Jeanne, seule, ne savait pas, ne saurait pas et berçait et bercerait comme une folle le corps inerte, qu’elle croyait, qu’elle croirait toujours son enfant vivant.

 

Soudain, il eut sur les lèvres la sensation d’un contact froid. Ses mâchoires se rivèrent l’une à l’autre. Son cerveau freina et, toutes ses pensées arrêtées, il reconnut le crâne de l’enfant. Il recula brusquement, le cœur glacé, jusqu’au mur où il se cogna.

 

Comme s’il s’éveillait tout à coup en pleine nuit, Fauvarque s’étonna d’être dans cette chambre. Il se revit débarquant à la gare tout à l’heure. Le temps s’était dérobé sous lui. Il crut qu’une main puissante l’avait soulevé de terre et, par-dessus la route, projeté contre le mur où il venait de s’écraser.

 

XI

Il y avait une semaine que le deuil était entré dans la maison quand M. Lavoine, par lettre recommandée, exigea le paiement immédiat des termes échus ou l’évacuation des lieux dans la quinzaine. Le peintre ne voulut pas accabler Jeanne en lui annonçant cette nouvelle. Il cacha la lettre et, dès le lendemain, se rendit à Villennes. Dressant sa petite taille, le jarret tendu, M. Lavoine se montra féroce. Fauvarque reconnut que cette férocité n’était pas foncière, mais uniquement de principe. M. Lavoine était méchant comme il était rigide, uniquement par la crainte d’être faible. Et à cause de cela se férocité était implacable. Il humilia Fauvarque qui, malgré son mépris pour cet homme, en souffrit :

 

– Quitter ! mais c’est impossible, monsieur Lavoine, impossible !… Ce que je vous dois, évidemment, c’est quelque chose, mais ce n’est rien tout de même comparé à ce que j’ai engagé dans cette maison de ma pensée, de ma vie ! Chaque arbre, pour moi, est un capital qui dort… Je les connais branche par branche… Je sais ce que chaque branche veut dire… En somme, c’est du travail qui est fait… qui n’a plus qu’à être mis sur la toile… Comment pourrais-je vous rendre la maison ? Ce serait une année de perdue, ce serait terrible.

 

La bouche de M. Lavoine se fendit avec une joie mauvaise et un rire, caustique et bref, vint cogner les tympans de Fauvarque.

 

– Qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que ça signifie ? s’écria-t-il enfin. Que vous êtes devenu le propriétaire de ma maison ? Ma foi, vous êtes un drôle de locataire !

 

Fauvarque sentit qu’en effet, il parlait au milieu d’un rêve. Ce qui, en lui, était réalité, la seule réalité, devenait chimère dès qu’il l’exprimait à voix haute devant cet homme au jugement simple et pratique.

 

– Allez ! reprit Lavoine, estimez-vous heureux, mon petit… Un autre vous traînerait à Versailles, moi je ne vous saisis même pas !…

 

Fauvarque balbutia quelques paroles de remerciement. Il ne pouvait en effet nier que M. Lavoine eût agi avec lui loyalement. Il demeura écrasé. Les arguments qui lui montaient à la bouche ne contenaient que des sentiments ; c’étaient les plaidoiries d’un idéal, d’un cœur, d’un génie peut-être, mais aucune ne pouvait résister à l’examen de cet adversaire, logique, mais effroyablement pratique. Fauvarque sonda avec terreur à quel point il était pauvre en face de la vie.

 

Mais allait-il ainsi se retirer, accepter la sentence de cet homme ? Et après, que ferait-il ? Ici en pleine lutte, aux prises avec un homme actif et confiant, saisi lui-même du sens de la réalité et en même temps d’un certain courage en face des faits précis, il était enclin à admettre bravement, loyalement, la seule solution possible ; mais il savait qu’une fois dehors, quand il faudrait dire à Jeanne déjà si éprouvée : nous partons ! toute l’énergie qu’il pourrait déployer n’éviterait pas une catastrophe.

 

– Cependant, dit-il, il faut que vous me rendiez justice. Votre maison n’est plus comme lorsque je l’ai prise. On peut dire que je l’ai refaite. J’ai déplacé des murs, construit une verrière, ouvert une porte, bouché des fenêtres et j’ai tout repeint jusqu’aux plafonds.

 

– Vous avez fait cela ! s’écria Lavoine avec une colère froide, mais je vous ferais mettre en prison si c’était vrai. Alors, vous avez démoli ma maison sans m’en avertir ? Allons ! prenez votre chapeau. Je veux voir.

 

Ce qui, pour Fauvarque, était un argument, le seul qu’il eût osé proférer parce qu’il lui semblait être fondé sur une réalité solide, se retournait contre lui, et dès que Lavoine eut parlé, il reconnut qu’il avait raison.

 

Pourtant il essaya de se justifier. Il parla du confort qu’il avait donné à la maison, de son caractère d’originalité. Lavoine marchait d’un pas vif. Ses jambes courtes avançaient raides, rapides, l’une devant l’autre.

 

– Mais vous êtes un insensé ! un fou ! s’exclamait-il par moments, pour résumer sans doute ses réflexions… Un insensé ! un fou !… Vous êtes donc maçon ! Vous êtes donc architecte ! Vous êtes donc le diable !

 

D’un coup d’œil, quand ils furent arrivés à la ferme, il se rendit compte des changements qui y avaient été faits.

 

– Je vois, dit-il, se mettre en colère ne vaut rien, mais dès demain il faut que vous commenciez à remettre tout ça en place… Sinon, gare à vous !

 

Atterré, Fauvarque s’écria :

 

– Mais il me faudrait trois mois de travail, c’est impossible, impossible ! Voyons, monsieur Lavoine, rendez-vous compte, regardez autour de vous ; c’est beau, maintenant ! c’est beau !

 

– Eh ! bien, moi, trancha Lavoine, je ne veux pas que ce soit beau, je veux que ce soit comme c’était ! Et prenez garde, je vous dis, parce que je suis long à me mettre en colère, mais quand je le suis, je fais du mal ! Parce que, depuis un an, je me montre conciliant et que je le suis encore, vous avez fini par me prendre pour un imbécile !

 

Le bruit de la discussion avait ameuté la maison. Potteau et Foutrel étaient descendus d’abord, puis Renée et Jeanne. En la voyant pâle, maigrie, les yeux enfoncés dans les orbites, pris de pitié et de faiblesse, Fauvarque sentit les larmes lui monter aux yeux. Seul Huslin manquait. Il n’était pas encore rentré de Paris.

 

Fauvarque se recueillit une minute. Concentré, il pesa ce qu’il voulait dire. À cause de Jeanne il consentit au plus grand sacrifice qu’il pût concevoir.

 

– Monsieur Lavoine, dit-il, puisque c’est comme ça, j’aime encore mieux vous payer.

 

– Me payer ? Vous pouvez donc me payer ? demanda sévèrement M. Lavoine.

 

– Oui, je peux et non pas ce que je vous dois, mais dix fois, vingt fois, cent fois la somme. Je viens de terminer une fresque, celle que vous voyez là en face. Il y a dix ans que j’y pense, que je la prépare par des dessins, des études… Ceci c’est l’œuvre la plus parfaite qui me soit sortie des mains : je vous la donne.

 

Tous comprirent la grandeur du sacrifice. Jeanne s’apitoya. Elle fut sur le point de crier à Fauvarque : « Pas cela ! j’aimerais mieux partir. » Cependant elle se tut, parce qu’elle ne se sentait pas le courage de souffrir. Mais Lavoine secoua lentement la tête et dit à Fauvarque avec un sourire de mépris :

 

– Parlez-moi sérieusement, comme un homme !

 

– Vous refusez ? cria Jeanne dont le visage se convulsa de colère.

 

– Pas moyen, murmura Fauvarque découragé, pas moyen, mon bon Foutrel, pas moyen mon bon Potteau, on parle chacun sa langue… Il parle chinois et je parle français… ou bien c’est le contraire, il parle français et moi je parle chinois, je ne sais plus.

 

Essoufflé, lourd, les mâchoires frémissantes de rage, Potteau s’avança vers M. Lavoine :

 

– Quoi ? vous prétendez, demanda-t-il d’une voix contenue, que vous préférez deux billets crasseux, deux billets infects, à cette œuvre… dites !… allons, dites !

 

– Prenez-la, vous, cette fameuse fresque et donnez-moi les deux billets, riposta Lavoine.

 

– Ils sont comme moi, eux, ils n’ont pas d’argent ! dit Fauvarque.

 

– Je vois, ils n’ont jamais d’argent ceux qui vous font des compliments.

 

– Assez ! taisez-vous ! ne riez pas en parlant à un homme de génie… à un géant ! vous qui n’êtes rien, hurla Potteau.

 

– Il refuse… il refuse… dit Jeanne avec un éclat de rire sinistre.

 

Tous sentaient au milieu d’eux l’absence de Huslin, le seul qui pût faire un geste utile.

 

Foutrel, plus doux, essaya de gagner Lavoine par la persuasion.

 

– Monsieur Lavoine, dit-il, ils se mettent tous en fureur, mais moi, voyez-vous, je veux vous parler calmement… et je vous jure que Fauvarque est un grand peintre… et que cette fresque il ne la vendrait pas pour vingt mille francs…

 

– Et si elle ne me plaît pas ! cria Lavoine.

 

Potteau se précipita sur lui :

 

– Et la lune, est-ce que vous l’aimez ? et le soleil ? et la mer ? et les arbres ? répondez, oui ou non… Vous ne les avez jamais regardés ? Vous ne savez pas de quoi je parle ? Il doit y avoir une fenêtre quelque part dans votre cervelle qui est restée fermée : ouvrez-la, faites entrer la lumière !

 

Lavoine se tut. Il se raidissait, s’observait, la volonté tendue comme s’il était entouré de fauves. Foutrel et Renée voulurent lui rendre confiance.

 

– Je pourrais vous montrer des journaux, lui dit Foutrel à l’oreille, des journaux où il est dit de Fauvarque qu’il est le peintre le plus brillant, le plus vigoureux…

 

– Oui, il faut les montrer à monsieur Lavoine, dit Renée. Il y en a dans ce meuble, n’est-ce pas, Foutrel ?

 

Elle alla ouvrir un tiroir du classeur, réunit un paquet de journaux qu’elle vint apporter au propriétaire. Il les garda en main un instant et alla les poser sur la table.

 

– Vous n’avez pas eu le temps de lire, observa Renée.

 

– J’ai lu.

 

– Vous lisez vite, fit Jeanne.

 

À ce moment les bras de Lavoine s’élevèrent avec violence et il éclata, indigné, véhément :

 

– À la fin, j’en ai assez ! Vous m’embêtez ! Je suis ici au milieu d’une bande d’enfants ! Vous n’avez pas l’air de savoir comment va le monde ! Je veux ma maison, n’est-ce pas ? je la veux dans quinze jours, c’est net, et je la veux comme elle était. C’est clair. Il y a la loi, n’est-ce pas ? Et parce que vous n’êtes pas, au fond, des fripouilles, je ne saisirai pas. Savez-vous ce que ça veut dire ? Vous pourrez emporter vos affaires ?

 

– Eh ! bien, je vous les donne mes affaires, s’écria Fauvarque… Le piano… les meubles… les matelas.

 

Lavoine haussa les épaules :

 

– Votre piano ? il n’a pas de forme… Les meubles ? du bois blanc… Vos matelas ? des paillasses !…

 

– Eh ! bien, allez-vous en, alors, cria Jeanne.

 

Potteau était devenu grave, contenu, dans l’excès de sa douleur. Il suivit Lavoine jusqu’à la porte.

 

– Vous non plus, dit-il, vous n’êtes pas un méchant homme, monsieur Lavoine. Mais la bêtise, la bêtise à ce point, c’est du crime… Cela aussi devrait être dans la loi.

 

Il fixait son regard sur la nuque brune, molle et satinée et avait le sentiment qu’en la serrant entre deux doigts, il pourrait suspendre la vie de cet homme.

 

Il claqua la grille derrière le petit homme raidi, et revint s’affaisser parmi les autres. C’était déjà le soir. Tous ensemble songeaient à ce que pesaient leurs rêves et le monde où ils se maintenaient à force de douleur.

 

XII

Fauvarque sentit autour de lui comme une conspiration pour rabattre son enthousiasme et avilir son caractère.

 

Jusqu’ici, une chose avait été tenue par tous comme intangible au-dessus des autres préoccupations. C’était son œuvre. Quand une toile sortait de ses mains, le visage de Jeanne, le visage de Huslin et de tous les amis s’illuminaient de joie. On sentait dans la maison un élément nouveau, une naissance. Il était entendu que pour gagner sa vie, Fauvarque mettrait bout à bout toutes sortes d’expédients. Personne ne s’en scandalisait. On en riait au contraire et c’était pour chacun une raison de plus d’admirer Fauvarque.

 

Un bouleversement profond s’était produit en quelques mois. L’œuvre passait au second plan et c’était tout à coup les préoccupations d’ordre matériel qui prenaient la première place. Désormais, quand il montrait sa dernière toile, personne n’en contestait la beauté, mais les éloges se passaient en murmures, en félicitations et, cinq minutes étaient à peine passées, que déjà chacun se rétractait.

 

« Où sont les émotions d’autrefois ? songeait Fauvarque, le cœur aussi triste que si son œuvre marquait la déchéance de son talent. Une toile ! mais nous en parlions pendant dix jours sans arrêt et nous trouvions qu’il y avait bien des choses inexprimables qui n’avaient pas été dites… »

 

Soudain son sentiment se précisa davantage ; sa tristesse s’approfondit et devint de l’angoisse. Il comprit que, lorsque Jeanne était en présence d’une nouvelle œuvre, elle songeait : « Oui ! mais est-ce de là que sortira notre richesse ? »

 

Fauvarque s’aperçut que la chaleur des êtres qui vivaient autour de lui avait rongé sa volonté. Il restait amolli quand elle se retirait, alors qu’il était sûr et intégral autrefois dans sa solitude. C’était une tristesse pour lui de constater qu’il se décourageait aujourd’hui parce que l’estime qu’on lui portait avait changé de qualité. On l’avait trahi. Habitué à voir Jeanne, Huslin, Renée, proches comme sa propre pensée, confiant, il s’était déchargé sur eux d’une partie de lui-même. L’enthousiasme qui entretient le génie et le féconde et qu’il avait jadis tiré de lui-même, c’est d’eux qu’il l’attendait maintenant. Il leur avait appris à juger ses œuvres et il s’inquiétait de leur jugement. C’était lui le coupable sans doute. Il avait manqué de prudence. Était-ce bien un manque de prudence ?… Fauvarque comprit le sens des quelques fils d’argent mêlés à ses cheveux bruns. Et il répéta pour lui-même ce qu’il avait dit pour Huslin, dans une complète indifférence d’esprit :

 

– Dame ! j’ai quarante ans !… Est-ce bien sûr, voyons ?… Est-ce trente ou est-ce quarante ?

 

Et il compta sur ses doigts. C’était bien quarante.

 

Il dit un jour à Jeanne :

 

– Si j’étais un sabotier et qu’à chaque sabot confectionné je t’appelle pour te dire : « Regarde, Jeanne, je viens de finir un sabot », tu pourrais trouver que c’est monotone, mais ici je te montre des créations !… et des créations, ça ne se fait pas comme ça !…

 

– Eh ! bien, s’écria Jeanne, en voilà des reproches ! Est-ce que je ne t’ai pas dit que la toile était bonne ?

 

– Elle est bonne ! Voilà ! Je n’ai plus, avec ça, qu’à danser de joie comme un imbécile ! Mais ne te rends-tu pas compte qu’en me disant « elle est bonne » tu me coupes bras et jambes ? Tu prends un air de juge bienveillant, au lieu qu’autrefois tu m’admirais ?

 

Il souffrait de devoir avouer ce besoin et sentait que Jeanne, par sa simple indifférence, lui tirait des secrets qui étaient la moitié de sa force.

 

– Je comprends, fit-elle, tu veux que je m’exclame, bouche bée, que c’est admirable. Eh bien, voilà, monsieur : c’est ad-mi-ra-ble !

 

– Merci !… merci !… merci !… répéta Fauvarque, effondré sur un siège.

 

Déjà Fauvarque, après cette scène, avait senti que l’ordre de son existence était menacé. Les jours qui suivirent, de nouveaux indices lui en donnèrent la certitude. Jeanne vivait, l’esprit tendu, comme à la veille d’une crise. Et le peintre se rendait compte qu’elle était prête pour la lutte. Il pourrait, sans doute, la combattre, mais quelque chose d’eux-mêmes périrait. À table, d’instinct, il se servait un peu moins qu’à sa faim et, comme si tous ses amis étaient engagés dans le complot, Jeanne ne craignait pas de lui dire :

 

– Il y a pour dix-huit francs de viande dans ce plat. D’ailleurs, il va falloir que tu me donnes de l’argent. Potteau m’a déjà prêté cinquante francs.

 

– Ce sont les derniers billets, ça va chauffer, dit Fauvarque avec un rire qui manquait d’assurance.

 

– Tu t’arrangeras, répondait Jeanne.

 

Et quand le plat suivant était sur la table, au moment où le peintre se servait, elle reprenait :

 

– Ces petits pois ne sont pas du jardin ; il n’y en a pas encore assez. Trois kilos, ça fait un peu plus de sept francs, c’est Renée qui les a payés.

 

La minute où l’argent allait enfin manquer se préparait longuement d’avance, arrivait en grand équipage. Là encore, Fauvarque se rappelait ce qui se passait dans les mêmes circonstances quelques années plus tôt. Il disait : « Tu sais, Jeanne, plus un traître sou. » Elle éclatait de rire en disant : « Monsieur le docteur recommande une diète sévère. » Fauvarque allait prendre des travaux de gravure, de décoration ou de dessin en ville, s’y consacrait jour et nuit pendant deux ou trois semaines (sans compter que c’était aux heures de gêne que des acheteurs se présentaient pour ses tableaux) et deux mois de tranquillité suivaient. Il voyait que maintenant on lui demandait tout autre chose. Avec l’âge, l’usure de l’enthousiasme, des besoins surgissaient ; on lui demandait de constituer un fonds de fortune solide. Plus d’aléas ! plus de gêne ! il fallait vivre sans inquiétude et sans heurt. Chacun avait besoin de s’étaler dans des certitudes. Et Fauvarque regardait les petites dents blanches de Jeanne qui se faisaient plus acérées, plus avides. Il ne pouvait pas, d’un geste brutal, repousser les pétitions nouvelles qu’elle lui présentait sans arrêt. Au fond de sa conscience remuait, atrophié d’ailleurs et impuissant, le sens ancestral de la responsabilité de l’homme. Et puis, quand il regardait autour de lui, il s’apercevait que tout le monde vieillissait ensemble. Et que c’était pour cela qu’on se sentait moins à l’aise, qu’on devenait exigeant et méchant.

 

La vie l’envahissait. C’était un flot montant, régulier, implacable, et Fauvarque sentait qu’il serait bientôt submergé, et qu’une vie passe de la même façon qu’une heure. Les doctrines, toutes conçues en vue du travail de l’esprit, qu’il professait et auxquelles ses amis faisaient écho avec enthousiasme, apparaissaient fidèle, mais à cause de cela l’hostilité de tous le gagnait. Et Potteau, c’était un complice ! Foutrel eût voulu que la crise fût préparée plus doucement et ne compromît pas la confiance de Fauvarque en son œuvre. La doctrine qu’il adoptait, il l’accompagnait d’un grand nombre d’atténuations, mais il était certain qu’il voyait les exigences de la vie et qu’il ne jugeait plus comme autrefois. « Ils m’abandonnent tous, songeait Fauvarque. J’ai quarante ans et je leur parais comme le représentant d’un régime mort. Eux aussi ont vieilli, mais ils ne sont pas, comme moi, aveuglés sur leurs œuvres. Au lieu de guider les autres, je vais attendre d’eux qu’ils m’indiquent la route à suivre ! Je briserai plutôt les liens qui me lient à eux tous ! »

 

Il se le disait sincèrement, mais, l’intégrité de sa Foi n’existant plus, il sentait qu’il transigerait quand même à des conditions raisonnables.

 

Enfin, un matin que Jeanne lui demandait de l’argent, Fauvarque tendit avec une certaine gravité les derniers billets qui lui restaient :

 

– Voici, dit-il, je te donne quatre cents francs d’un coup, parce qu’il ne m’en reste plus et qu’il vaut mieux voir, dès aujourd’hui, un moyen d’en gagner d’autres.

 

Ces billets pesaient dans ses mains et il les considéra des yeux des hommes, c’est-à-dire comme des parcelles de sa vie même qui s’en allait.

 

– Ils feront la semaine, dit Jeanne.

 

Et il sentit qu’il était, malgré lui, un atome de vie sociale.

 

XIII

Fauvarque descendit dès l’aube. Il s’assit longtemps sur un fauteuil, au milieu du vestibule, puis il alla s’asseoir au milieu de l’atelier. Et il se disait que Huslin, bientôt, viendrait à lui donner de l’argent. Et qu’aussitôt la crise serait résolue. Mais il sentait que, s’il acceptait le secours de Huslin, une autre crise, plus large, où sombrerait sa personnalité, peut-être son foyer, s’ouvrirait fatalement. Et il se retint de pleurer, il arrêta au bord de ses paupières des larmes qui avaient besoin de se répandre. Jamais une heure de sa vie n’avait exigé de lui un tel effort. Il le savait. Il y était résolu. Mais son être était triste et las. Son être usé ne le soutiendrait pas. Pour agir il n’avait ni courage, ni enthousiasme. Pour animer ses muscles, raidir sa volonté, repousser l’appui qui s’offrait, mettre en mouvement les rouages de son corps rétif, il n’avait plus qu’un seul outil : sa raison. Et déjà il la sentait fiévreuse, inquiète.

 

Pendant une heure, deux heures, trois heures, il énuméra, pour bien s’en pénétrer, les motifs qui le poussaient à accepter la grande épreuve. Il comptait sur ses doigts à voix haute :

 

– Premièrement… secondement…

 

Et plus il approfondissait la crise, plus il voyait clairement que seule une manifestation de volonté, à cette heure grave, lui permettrait de se ressaisir, aussi bien en lui-même qu’aux yeux des autres. « En somme, songeait-il, je dois accepter la crise et toutes ses conséquences. Je repousserai l’aide de Huslin et il en résultera une bataille à mort entre lui et moi… » Mais ils n’étaient pas égaux dans la lutte. Pour l’écrivain, l’enjeu était un peu d’argent. Par contre, il était, pour Fauvarque, sa personnalité. Il devait la jeter tout entière sur le plateau de la balance. Car il était parvenu au degré de dénuement tragique où l’on ne peut plus lutter qu’en dépensant de son individu.

 

Potteau entra.

 

– Tu vas bien ?… Il y a longtemps que tu es là ?… Journée grise, hein ? fit-il distraitement, en évitant de regarder Fauvarque.

 

Soudain Fauvarque l’interpella :

 

– Dis donc, Potteau, viens ici que je te regarde.

 

– J’étouffe, j’aime mieux faire un tour dehors, dit Potteau.

 

– Un tour dehors ? répéta Fauvarque. Viens, Potteau, viens ici.

 

Et il prit son ami par les deux bras.

 

– Je vois, dit-il, tu es inquiet, tu ne tiens plus en place, mon vieux solide. N’aie pas peur, va…

 

– Qui t’a dit que j’avais peur ?

 

– Je te connais depuis trop longtemps !… Aussi je te dis, n’aie pas peur, je ne prendrai pas l’argent de Huslin.

 

Foutrel entra à ce moment. Il se mit à longer les murs. À pas feutrés, Jeannot-lapin glissa son corps noir dans la tache claire répandue devant la porte et se perdit dans la pénombre de la pièce. Il vit entrer calmement Serpolet qui tenait un rouge-gorge entre ses petites mâchoires aux dents fines.

 

À peine éveillé, Huslin avait observé les bruits de la pièce voisine. Il avait entendu Fauvarque descendre et, pendant un quart d’heure, l’oreille contre la porte de communication, il avait attendu le lever de Jeanne. Son cœur battait. Il était pressé de la réconforter et de lui donner cette nouvelle preuve, qui était la plus grande, de la tendresse qu’il avait pour elle et de son amitié pour Fauvarque. Il songeait, avec une émotion profonde, que le peintre pourrait poursuivre en toute tranquillité les grandes œuvres entreprises sur place. Plus tard, comme un père aimant veille sur le fils grandi qui cherche sa destinée, il appuierait Fauvarque, il mettrait Jeanne à l’abri du besoin. Et il pleurait seul, patiemment ; l’oreille contre la porte demeurait aux aguets. Soudain, le lit de la chambre voisine rendit un gémissement métallique. Huslin frappa doucement à la porte.

 

– Qui est-ce ? demanda Jeanne dans un murmure.

 

– C’est moi.

 

– Huslin ?

 

– J’ai à vous voir.

 

Tous deux parlaient d’une voix de complices, très bas. Et leurs paroles étaient une suite de sons brefs et hachés, battements de cœur sonores.

 

– Tout de suite, vous voulez me parler ?

 

– J’attendrai que vous ayez fait votre toilette.

 

– Dans dix minutes, voulez-vous ?

 

– Oui.

 

Il entendit Jeanne se lever et il s’assit, les jambes brisées, car il était dans l’état des amoureux qui attendent la minute prochaine de la première étreinte. Bientôt, deux coups timides résonnèrent à la porte.

 

– Vous pouvez venir, dit Jeanne.

 

Il sortit dans le couloir, referma sa porte. Celle de Jeanne venait de s’entrebâiller. Elle était en robe de chambre. Il entra. Sans un mot, ils gagnèrent le bord du lit en s’assirent. Huslin releva sur le front de Jeanne le rideau de cheveux dorés qui dissimulait ses yeux rougis.

 

– Vous avez eu tort de vous émouvoir sur la visite de monsieur Lavoine, dit-il enfin en riant. Ce n’est en somme qu’une affaire d’argent. Il vous faut trois mille francs. On les trouvera et les plus horribles malheurs dont vous vous voyez menacée rentreront sous terre.

 

– Je vous comprends, balbutia Jeanne en baissant la tête. Vous êtes généreux, mais je ne puis plus accepter de vous quoi que ce soit. Je sens grandir chaque jour ma dette. Comment vous rendrai-je ce que je vous dois déjà. Vous m’aimez, je le sais, et un horrible cas de conscience se pose que je ne saurai jamais trancher.

 

Huslin se leva, s’écarta doucement d’elle et répondit :

 

– Pourquoi parlez-vous ainsi ? J’aime mieux votre fierté de naguère. Vous interprétez mal ma démarche. Je viens à vous comme à une sœur et si j’ai pu trahir quelquefois mon amour, je vous jure que votre corps pour moi restera toujours inviolable.

 

Elle ne répondit pas. La tête baissée, frêle dans sa robe de chambre, elle pleurait.

 

– Si je ne vous ai pas fait l’offre hier, reprit-il, c’est parce qu’il y avait des témoins autour de nous. Vous savez comme je suis. Je pousse parfois la délicatesse à l’excès. Je ne voudrais jamais heurter le sentiment de personne. J’ai ainsi l’air d’être bizarre, alors qu’une simple noblesse d’âme m’inspire… J’aurais pu également prendre Fauvarque à l’écart et vous épargner cette émotion, mais Fauvarque ne m’aime plus, il me suspecte, je l’ai senti depuis la mort de votre enfant… Et quand on ne m’aime pas, je deviens maladroit… L’argent est dans cette enveloppe.

 

– Je voudrais vous baiser les mains, balbutia Jeanne en sanglotant… et dire que j’ai un mari !…

 

– Ne lui en veuillez pas, non, ne le méprisez pas, s’écria Huslin. Votre mari est un grand artiste… c’est-à-dire un grand enfant… Il est mal fait pour la vie… Mais je veillerai… À tout à l’heure, n’est-ce pas ? Il ne faut pas que nous restions ensemble trop longtemps.

 

Longuement, Fauvarque considéra les trois billets déployés que Jeanne lui tendait du bout des doigts. Il n’avait pas songé qu’ils lui seraient remis par cette main blanche et petite. Mais il se reprocha d’avoir manqué de pénétration, cette voie étant la seule, en effet, que pût choisir Huslin. Il sourit étrangement et la main trembla. Un tourbillon d’images cyniques, obscènes, enveloppa le corps de Jeanne, le pénétra, l’emporta.

 

– C’est bien, dit Fauvarque en tressaillant, je m’occuperai de cet argent. Mais surtout ne te tracasse pas. Je ferai pour le mieux. Et tu sais que, lorsque je m’en charge, les choses se mettent en place d’elles-mêmes.

 

Dès que sa femme fut sortie, Fauvarque replia les billets et les inséra dans l’enveloppe.

 

– Hier j’ai tout offert, se dit-il, tout offert en vain… toiles, fresques… meubles… Quand même j’aurais donné ma tête, ç’aurait été en vain… et l’on veut me faire croire qu’il suffirait de ça, pour réaliser le miracle ?…

 

Il agita, en signe de dénégation, l’enveloppe qui rendit un bruit sec de cassures.

 

– Si ceci pouvait être vrai, reprit-il, le monde serait une telle comédie, qu’il me faudrait vivre mille ans pour épuiser mon rire.

 

Sa tête s’immobilisa. Il réfléchit. Bientôt une expression indéfinissable d’intelligence et de ruse éclaira ses yeux. Pour fixer ses pensées, il parla à mi-voix, d’abord par bribes :

 

– Huslin paye, murmura-t-il, pourquoi paye-t-il ?… Hier, quand Lavoine est venu, il n’était pas là… Comme par hasard, à Paris ! Parbleu ! il était au courant ! C’est lui qui l’envoyait ! Tous deux de connivence pour m’enlever Jeanne ! Cette fois… J’en ai assez !… l’écheveau est débrouillé… Mais ils ne l’auront pas ! ha ! ha ! ha ! ha !

 

Il arpentait l’atelier, les mains enfouies dans ses poches. Aucune indignation ne le soulevait. C’est un torrent de joie qui le portait.

 

Sa foi regroupée formait bloc, il la sentait en lui, il en était sûr. Et il riait de la lutte que, dès lors, il dominait.

 

Il se posta à l’une des petites fenêtres carrées qui donnaient sur le jardin. L’air lui souffla au visage. Cette douce caresse sur la masse prodigieuse de son front le fit sourire. Elle lui rappela les mains de Pierrot. Les voici qui descendaient sur son nez, autour de sa bouche rasée… « Brave petit Pierrot !… À force de soupe, tu pousseras !… Et nous te verrons courir ! »

 

– Dites donc, Huslin, par ici, j’ai à vous parler !

 

Interpellé, Huslin, qui gagnait le potager, se tourna. Jamais sa démarche scandée n’avait ressemblé davantage au déclic d’une mécanique. Fauvarque l’attendit sur le seuil de l’atelier.

 

– Vous avez à me parler ? demanda Huslin d’une voix qui n’avait jamais paru si grêle.

 

– Deux mots seulement, dit le peintre.

 

Un rire fixe écarquillait ses paupières. Sa peau tendue était translucide. On l’eût dit taillé dans un albâtre pâle. Mais ses yeux bleus jetaient les éclats durs.

 

– Je vous rends votre argent, dit-il, en enfonçant l’enveloppe froissée dans l’échancrure du gilet de Huslin. Vous vous imaginiez sans doute me rendre la vie avec ces misérables billets… Que vous importe si je quitte cette maison ? Dix autres, cent autres peuvent la remplacer. En cinq jours je déménage ! en dix, je m’installe ! en quinze, je reconstruis ce que j’ai pu démolir ici ! En tout : un mais à prélever sur mon travail. De sorte que, les choses mises au point, c’est deux mille francs que vous voulez offrir au père Lavoine… Curieux, ce petit cadeau…

 

Fauvarque, en prononçant ces derniers mots, devint plus familier. Il se frotta les mains. Quant à Huslin, il fronçait les sourcils, ridait nerveusement le front pour comprendre et n’y parvenait pas.

 

– Oui, c’est curieux ce petit cadeau… Il y a pourtant des gens avec lesquels il n’est pas bon se commettre… Il fallait d’abord me demander des renseignements sur ce monsieur Lavoine…

 

– Mais que racontez-vous ? s’écria Huslin. Pourquoi refusez-vous cet argent ? Parlez moins vite et plus clairement, je vous en supplie.

 

– Que je parle plus clairement. Nous allons mettre les points sur les i, à l’instant. Prêtez-moi votre tympan, je vous prie.

 

Avec une sauvagerie qui confinait à la folie, Fauvarque rapprocha sa bouche de l’oreille de Huslin et hurla de tous ses poumons :

 

– Je dis que vous êtes venu chez moi pour vicier l’air que nous respirons, que vous avez sali Renée de vos désirs, que vous avez tourné autour de Jeanne, que vous les avez empoisonnées de vos lâches idées sur la vie… et que je n’ai besoin de personne pour faire bouillir mon pot.

 

– J’avais deviné cette hostilité… cria Huslin.

 

– Ah ! oui, une hostilité… grave, interrompit Fauvarque. Hostilité, c’est encore une de vos expressions fines et habiles. Pour ma part, je fais moins de façons. Je vous déteste, je vous hais, mon bon ami. Voilà ! c’est une chose réglée, vous n’avez plus qu’à prendre vos paquets, filer… Berthe vous portera une des valises.

 

– Vous me chassez !

 

– Et dépêchez-vous ! parce que si vous traîniez là-haut, je viendrais vous stimuler l’énergie. Avant de donner trois mille francs, la prochaine fois, vous réfléchirez.

 

Chaque phrase giflait Huslin. Il s’en garait en rejetant sa tête en arrière. Ses membres tremblaient, ses dents claquaient et des larmes ruisselaient sur ses joues. Il eut encore la force de se retirer dans la maison.

 

Surpris par les clameurs, Potteau et Foutrel s’étaient approchés de l’atelier. Jeanne et Renée, aux fenêtres, regardaient en silence. « Ah ! te voilà sous ton jour véritable, disait la première en s’adressant à Fauvarque en pensée, une brute vaniteuse. Dès que tu te sens dominé par un homme plus intelligent et meilleur que toi, ton seul souci est de le frapper de coups malhonnêtes. Mais je vengerai Huslin. » Renée regardait Potteau, mesurait sa grosse tête, ses membres pesants. « Tu bois du lait, toi, tu voudrais en faire autant, mais tu n’as même pas le courage de Fauvarque. » Près de la porte, Berthe s’écrasait contre le mur. Elle aimait tous ces « beaux messieurs » et pleurait du mal qu’ils s’infligeaient mutuellement.

 

Fauvarque n’entendait ni ne voyait personne. Il rentra dans l’atelier, prit une brosse, se campa devant la fresque en cours et peignit dans un délire joyeux.

 

XIV

Huslin partit le jour même. Fauvarque, confiné dans l’atelier, et Potteau, en promenade dans les bois, ne le saluèrent pas à son départ. Jeanne, Renée et Foutrel le conduisirent jusqu’à la grille, et Berthe, une des valises en main, l’accompagna jusqu’à la gare. Elle était émue, pleurait, et, tout en s’essuyant les yeux avec son tablier, bredouillait :

 

– Quelle misère… Ah ! que je suis malheureuse… Monsieur Fauvarque est fâché… Monsieur Huslin s’en va, mon Dieu, mon Dieu ! que je suis malheureuse !…

 

Voyant Jeanne très affectée par son départ, Huslin lui avait baisé la main. Sa douleur était profonde et une heure avait suffi pour entourer ses yeux de cerne. Aux creux subits de ses joues, sa barbe semblait fausse.

 

– J’avais espéré, murmura-t-il, pouvoir guider Fauvarque ; dès le premier jour je me suis senti impuissant ; il tue mes élans, se moque de mes conseils. Vous ne savez pas le mal qu’il m’a fait.

 

– Pardonnez-nous, Huslin.

 

– Durant des nuits entières j’ai veillé, songeant à lui et à vous… Le souci de votre bonheur m’a hanté… Car vous devriez être heureuse, Jeanne, et vous ne l’êtes pas… Vous méritez un de ces bonheurs sans ombre que des femmes très pures, très nobles, très belles ont connu. Elles sont rares, mais je vous voyais parmi elles…

 

Ces mots qu’elle écoutait et ramenait à elle-même, déchiraient le cœur de Berthe. En s’éloignant, elle continuait à se lamenter.

 

– Quelle misère ! Que je suis malheureuse… Ah ! comme vous avez de bons sentiments, monsieur Huslin.

 

– Vous êtes trop sensible, ma fille, vous souffrirez beaucoup dans la vie, lui répondait Huslin en s’arrêtant.

 

Il était parvenu aux deux noyers qui, sur la route, formaient comme les sentinelles avancées de la maison du peintre. Il se retourna. Plus personne à la grille. L’atelier frappé de soleil était silencieux. À cette distance, Jeanne, Renée, Foutrel, Potteau étaient oubliés. Une seule image subsistait pour Huslin. Bien qu’il ne vît personne, avec le bras qui restait libre il fit des moulinets tumultueux et poussa un cri :

 

– Adieu, Fauvarque !…

 

Renée demeura encore quarante-huit heures auprès de Jeanne. Elle aussi était en crise et devait mettre de l’ordre dans ses rapports avec Potteau. Leur rapprochement dans cette maison aggravait l’engagement qui la liait à lui et, pour rien au monde, elle ne l’épouserait, après l’expérience des mois passés entre Huslin et Fauvarque. Elle quitta donc Jeanne, qui fut inconsolable, mais lui donna raison. Foutrel partit à son tour, le lendemain. Il était en difficultés avec son père et prévoyait de l’aller voir à Limoges. « Bon courage, mon vieux, lui dit Fauvarque ; pour ce qui est de nous, sois sans inquiétude. Je travaille, nous avons encore dix jours à rester dans la maison. Tout va bien. Ça ne pourrait pas aller mieux… » Jeanne et Fauvarque se trouvèrent de nouveau seuls dans la maison vide. Mais Fauvarque s’étonna de l’attitude fermée, dédaigneuse et pleine de réticences qu’observa Jeanne. Tous les amis partis, la maison pour eux deux, de belles journées, n’était-ce pas le moment de reprendre contact, de s’épancher et de construire ensemble les splendides projets dont son cerveau était en fièvre et que prouvait, depuis trois jours, l’avancement rapide de sa dernière fresque ? Le soir même, à table, il lui dit :

 

– Mais qu’as-tu donc ? Tu ne peux pas avoir peur, puisque moi j’envisage l’avenir avec une joie, une joie sans mélange.

 

– C’est ce qui m’inquiète le plus, répondit Jeanne froidement.

 

– Tu as pourtant confiance en moi ?

 

– Non.

 

– Tu n’as pas confiance en moi !

 

– Non.

 

CINQUIÈME PARTIE

I

Fauvarque ouvrit la porte, pâlit. Et sans qu’un mot fût échangé, il laissa passer le visiteur.

 

Huslin pénétra dans le jardin, un peu voûté, les épaules rentrées, son chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux sourcils. Son visage était livide, sali par une barbe de plusieurs jours et, malgré la tiédeur de cette journée, il était enveloppé d’un long manteau noir. Ses épaules, ses joues et ses mains tressautaient frileusement. De son pas court qui rasait le sol, il se dirigea résolument vers l’atelier ; là, il se retourna et, posant un regard très vague et très doux sur Fauvarque, scanda distinctement ces mots :

 

– J’ai à vous parler, à vous et à nul autre.

 

Fauvarque pensait : « Comment ? c’est Huslin ce vieillard ? » Il dit :

 

– Alors, vous vous trouviez derrière la porte… depuis longtemps ?

 

Plus d’une heure, Huslin avait attendu debout, l’oreille aux aguets, rongé par la fièvre, cherchant à surprendre les bruits de la maison. Ses jambes vacillaient et il sentait son être se tendre, s’allonger et vibrer le long de cette porte comme un fil de soie blanc.

 

Aucun drame ne flottait sur la demeure. Une atmosphère heureuse, au contraire, l’enveloppait… « Misère !… Misère !… Il a refait son bonheur sans moi ! » Et le cœur de Huslin s’aplatissait dans sa poitrine, abandonnant par grosses gouttes les sucs de vie dont il était gonflé.

 

– J’ai à vous parler, répéta Huslin. Après tout le bien que je vous ai fait, j’ai droit à une place dans votre vie…

 

Voyant que son interlocuteur riait, il reprit :

 

– Je vous parle gravement, écoutez-moi de même. Depuis que je vous ai quitté, j’ai fait le tour de ce que je suis, j’ai fouillé dans mon cœur, j’ai fait passer mes réflexions par des alambics diaprés, j’ai coupé mes gestes en parcelles menues… Après cela, comme pour regrouper mon individu épars, j’ai lu les œuvres éternelles, j’ai lu Homère, la Bible, l’Évangile… Miracle ! Merveille ! Fauvarque… En lisant l’Évangile, la révélation s’est faite. Dès la première phrase, je suis étonné. Je vois un mot, je pressens celui qui suivra, puis je devine une page entière… Au Mont des Oliviers, je parle… Et je comprends enfin cette chose importante : que c’est moi, que c’est mon histoire… Je me sens l’âme du Christ, Fauvarque…

 

Il ceignit son crâne de ses mains brûlantes et, du fond de cette couronne de chair, ses cheveux blonds émergèrent par touffes. Lorsqu’il releva la tête, la trace de ses doigts, inscrite sur son front, le grandissait.

 

– C’est vrai, je vous devais cet aveu, reprit-il d’une voix sourde. Tout ce que le nom de Jésus peut évoquer de bonté, je l’éprouve… et c’est profond, c’est un abîme…

 

Des suprêmes altitudes, des signes mystérieux descendaient vers lui. La coupe immense du ciel versait l’eau sacrée pour le baptême de la terre. Il y eut de grands cercles d’oiseaux, des chants joyeux, de soudains épanouissements de fleurs éclatantes au-dessus de terres fraîchement arrosées. « C’est une naissance, une naissance. » – « C’est vrai, j’ai trente-trois ans, c’est vrai… », pensa Huslin. Voyant, de nouveau, que Fauvarque riait, il lui demanda :

 

– Pourquoi riez-vous ?

 

L’autre, pour toute réponse, continua de rire. Huslin se tint pour satisfait et poursuivit :

 

– Je suis l’homme des grands sacrifices, mais mon cercle est trop étroit pour que j’y dépense toutes mes ressources !… Christ était comme moi… Il a fondé une religion pour caser un surplus de passion. Il a donné son amour aux multitudes et, depuis bien des années déjà, cet amour va s’accroissant, se multipliant… Quel trait de génie il a eu ! Fauvarque…

 

Il reprit, obstiné :

 

– Pourquoi riez-vous ?

 

– Vous voulez le savoir ?

 

– Ouvrons nos cœurs. J’ai besoin de franchise plus que de pain… Vous m’en donneriez une coupe large comme les mers qu’après l’avoir bue, j’en lècherais les parois.

 

– Oui, répéta Fauvarque, j’étais sûr que vous viendriez un jour ou l’autre et que ce jour-là vous seriez le Christ.

 

– Ah ! L’étoile… fit Huslin.

 

– Plus que l’étoile… C’est moi qui vous ai fait prophète… Ha ! Ha ! Ha… Vous rappelez-vous les soirs de vos lectures, je vous poussais, je vous applaudissais, je vous dirigeais vers la divinité et la folie…

 

Huslin se dressa, les mains levées, raidies en griffes. Il s’avança vers Fauvarque, lui prit les bras, les serra avec amertume, mais sans force. Fauvarque, les mains dans les poches, riant, se laissait faire.

 

– Je ne suis pas fou, balbutia Huslin. Si vous avez comploté contre moi, c’est vers la vérité que vous m’avez poussé. Soyez confondu, Fauvarque : j’ai une âme de bonté qui m’emplit d’adoration pour moi-même.

 

– Vous êtes un méchant homme, répondit sévèrement Fauvarque. Autrefois, vous aviez, je crois, du génie, vous étiez sensible et vous tendiez vers le beau. Puis, ç’a été la dégringolade. Et quelle dégringolade ! D’abord vos sens ont étouffé votre cœur, puis ils ont envahi votre esprit, noyé votre cerveau et pris la direction de vos actes… Vous êtes un méchant homme.

 

– Soyez confondu, Fauvarque : je me sens généreux même quand je fais le mal.

 

En face du corps flasque de Huslin, Fauvarque fut repris de gaieté. Il voyait, incarnés en lui, les chutes, les non sens, surtout las passions du monde : celles qui poussent au suicide, au meurtre et à la guerre, celles qui mènent à l’ivrognerie, celles qui mettent le cerveau en déliquescence. Et il riait de cette ronde de gnomes.

 

Et voyant le rire de Fauvarque, Huslin murmura :

 

– Non, de grâce, ne riez plus.

 

Il se fit suppliant :

 

– Fauvarque, j’ai besoin de vous. Donnez-moi une place dans votre maison. Peu à peu j’en regagnerai une dans votre cœur. Qu’ai-je à vous promettre ? Je vous jure que je serai chaste ; je vous jure que je brise ma plume, que je donne ma fortune au premier passant, que je vis dans la niche de votre chien jusqu’à la mort.

 

Son dernier espoir lui échappait. Il regardait Fauvarque redressé, violent, volontaire. « Où prend-il cette force de haïr et de vouloir ? » songea Huslin. Puis il se dit encore : « D’un mot je pourrais le terrasser, en lui disant la vérité sur Jeanne… » Cette idée scintilla une seconde dans les limbes de sa pensée, mais il reprit : « À quoi bon, puisque je lui ferais du mal sans rattraper son cœur. »

 

[C’est pourtant ce qu’il fait : il révèle à Fauvarque qu’il a été l’amant de Jeanne.]

 

Fauvarque fut saisi du besoin de se précipiter sur lui et d’enfoncer les ongles dans les profondeurs de cette chair molle, insipide et déjà recouverte d’une lividité de mort. Mais il se reprit vite. Ses yeux étincelants se détournèrent, fixant une encoignure de la salle et il dut se retenir à la fenêtre.

 

– Je vois, murmurait Huslin, que Jeanne vous avait dupé… Elle est pareille à toutes ses semblables et vous vous rappelez ces paroles définitives de la Bible : « La femme adultère mange et boit, et puis s’essuie la bouche et dit : « Je n’ai point fait de mal. » Votre femme n’échappe pas à cette définition terrible… Aussi n’existe-t-il de véritable drame qu’entre vous et moi qui sommes conscients de nos fautes et prêts à les expier…

 

Cependant Fauvarque songeait à ce qu’il devait faire. Pour la première foi de sa vie, sa personne lui inspirait un sentiment d’insuffisance et, en elle, il se sentait humilié. Jeanne, une seconde, grandit à ses yeux démesurément ; de compagne elle devenait juge et, loin d’y voir une trahison, il recevait son acte comme une sentence. « Oui, se dit-il avec reproche, j’ai cantonné la vie dans des joies exclusives et trop hautes… Elle m’en a puni ! » Et dans cet affaissement de sa conscience, il fut envahi des images d’un monde tout différent où il y avait de la passion, du luxe et des ruissellements d’or… Il demeura en arrêt sur cette vision, dans une angoisse indicible, car il semblait que tout à coup sa destinée dût se pencher irrémédiablement et sans qu’il pût choisir, vers l’une ou l’autre des deux existences qui s’ouvraient béantes de chaque côté de lui.

 

Mais un souvenir depuis quelques instants déjà lui faisait signe. C’était avant son mariage, sur les côtes de Bretagne où il passait l’été… Un jour, en grimpant sur les rochers, il avait senti à son doigt une piqûre tandis qu’une vipère qu’il savait venimeuse s’engloutissait dans une fissure de la roche. Il se dressa, le corps baigné d’une sueur glacée, se demandant ce qu’il ferait. Et soudain, fermant les yeux, il avait mordu son doigt, arraché entre ses dents un lambeau de chair sanglante, puis, sans regarder sa main, l’avait enveloppée de son mouchoir.

 

« Extirper le mal coûte que coûte », songea Fauvarque.

 

D’avoir formulé cette pensée, il sentit revenir toute sa confiance. Mais du même coup, Jeanne et Huslin, détachés de lui, tombaient à terre comme deux tumeurs empoisonnées.

 

– Sauvez-vous, dit-il en s’avançant vers l’écrivain et en lui saisissant les épaules. Des laïus je n’en veux pas. Il y a une heure que je vous entends discourir. Nous ne nous exprimons pas dans la même langue. Vous me parlez de crime, je n’en vois pas ; de trahison, cela m’est indifférent ; de vengeance, c’est un mot vide ; de notre tendresse mutuelle, et je ne sais pas comment cela se fait, ces mots résonnent en moi comme une fausse pièce sur une plaque de marbre… Ce n’est ni l’or, ni l’argent, ce n’est pas du bronze non plus : c’est du plomb !… Pour moi, en ce qui vous concerne, je ne vois qu’une chose, c’est que vous ne m’intéressez plus et que je veux vous voir dehors…

 

Huslin considéra Fauvarque et s’épouvanta de cette face aux muscles tendus, aux mâchoires contractées. Il éprouva une profonde tristesse à inspirer une aversion si forte à un homme qu’il chérissait.

 

– Toute ma vie, tel a été mon lot : je n’ai pas été compris, dit-il.

 

– Allez, oust, répliqua Fauvarque, ne m’obligez pas à vous mettre à la porte avec un coup de pied où vous savez !

 

– N’oubliez pas que vous parlez à un homme qui vous aime ! balbutia Huslin en levant sur Fauvarque un visage où était marquée une détresse immense.

 

– Allez m’aimer un peu plus loin !

 

Et Huslin, avec fièvre, les deux bras levés, s’écria :

 

– Vous avez le devoir…

 

À ces mots, Fauvarque l’empoigna, le poussa devant lui, lui fit traverser le jardin et le jeta sur la route, puis referma la porte.

 

II

Jamais retour aux choses humaines ne fut plus pénible à Huslin. Il les envisagea, comme il faisait toujours, du fond de lui-même, sombrement, par leur côté le plus tragique. « Maintenant je suis seul, songea-t-il, j’ai trahi tous mes amis, j’ai lassé toutes les bonnes volontés… » Cependant, sa douleur ne résultait pas du fait que Jeanne s’était enfuie. Elle était venue, elle était repartie comme une belle proie qui montre ses yeux clairs derrière un arbre, et qui s’échappe. Son amour, désormais sans objet, retombait avec un regret, certes, mais qui n’était pas une souffrance et, en songeant à elle, malgré sa détresse, il se surprit à chantonner mentalement :

 

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

 

Ces mots allaient, se répétant dans son esprit, agaçants, mornes, parfois sonores, parfois en sourdine, tandis que sa physionomie se contractait davantage.

 

– Autour de la biche blanche, murmura-t-il, il y a Fauvarque et il y a moi. C’est entre nous que se joue le drame…

 

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

 

Alors, ainsi posée, la situation où il se trouvait lui parut sans issue. Renoncer à voir Fauvarque, ce qui était la solution normale, lui semblait une chose impossible. Étendu sur le dos, les yeux perdus dans le feuillage, la tête dans ses deux mains relevées, il cherchait à mesurer la place que le peintre, depuis vingt ans, occupait dans sa vie, et l’effort de sa pensée tendue était insuffisant pour y parvenir ; mais il se rendait compte que, sans Fauvarque, il ne subsisterait de son cœur qu’un abîme.

 

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

 

– Que suis-je, en somme ? Où est ma personnalité ? se demanda-t-il, et cette question souleva la fièvre dans son cerveau.

 

D’un œil lucide pourtant, il sonda son passé ; avec une sincérité farouche il disséqua son être, tournant contre lui-même la souplesse, le flair et le sens critique implacable qu’il avait accoutumé de mettre en œuvre pour dépister chez autrui le point faible, ce qu’il appelait la tare. Et ce fut un interrogatoire serré, terrible. Un a un, les éléments de son individu tombèrent, désagrégés par le doute, la chicane, le sarcasme.

 

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

 

– Toute ma vie, j’ai été dépendant, dit-il à voix haute. À n’importe quel instant de mon passé que je cherche, mon image est greffée sur celle d’un autre. On dirait que mon être a toujours eu besoin d’un axe, d’un support où s’accrocher. Une fois posé, il éclate, se développe en fleurs merveilleuses… Mais, livré à lui-même, il dépérirait, car il n’a pas l’énergie nécessaire pour puiser directement dans la terre la sève qui l’entretient…

 

De l’autre côté de la route s’étendait un bois de chênes. Quelques-uns, géants, s’élançaient au-dessus des autres. Il aperçut à leurs sommets, entre les feuilles roussies par l’automne, des boucles de gui vertes, vivaces, brillantes. Ce spectacle le frappa.

 

– Je suis pareil à ces touffes de gui… dit-il avec amertume.

 

Aussi loin que remontait sa mémoire, il trouvait près de lui l’être complémentaire sans lequel moralement, il lui était impossible de subsister. En premier lieu, la femme – elle s’appelait Claire Durand – qui avait été sa gouvernante, du temps de ses cinq ans. Pendant deux années, il avait grandi dans l’ombre de cette divinité, les yeux levés vers elle. Différent des enfants de son âge, il n’aimait pas les jeux et demeurait pensif, en contemplation devant Claire. La nuit, il ne parvenait pas à s’en dormir avant qu’elle vînt se coucher à son tour. Quand elle était sur le point d’éteindre la lumière, il l’appelait bas, timidement, mais avec fièvre et lui demandait de le prendre dans son lit. Elle cédait quelquefois. Alors il la serrait dans ses petits bras frêles, se pressait contre elle, baisait son épaule nue, s’enfonçait sous les draps pour mieux la respirer, et quand elle s’était endormie, mais alors seulement, il s’abandonnait au sommeil à son tour.

 

Après Claire, sa passion se porta sur le cocher de ses parents. Il le revoyait petit, nerveux, avec sa face étroite et ridée, un harnais en main et sa pipe en bouche. À la promenade, lorsqu’on s’arrêtait pour s’asseoir, c’était lui qui réunissait les sièges. Les bonnes le remerciaient, il leur glissait quelques mots dans l’oreille, puis s’en retournait près de sa voiture et, debout, entrait en conversation animée avec un de ses confrères. Victor s’imaginait que là-bas, entre ces deux hommes, il se racontait des histoires prodigieuses. Quand on lui demandait le métier qu’il choisirait, il répondait sans hésiter qu’il serait le groom de M. Gabiou.

 

Plus tard il put comprendre la distinction et le charme infini de sa mère. Il l’aima avec des caresses et des soumissions d’amant. Mais en ce temps-là, il allait déjà à l’école et c’est parmi ses camarades, principalement, qu’il recruta ses dieux. Chaque soir il revenait à la maison, pensif, s’asseyait sur une chaise et, indifférent aux curiosités de sa famille, méditait la parole de tel élève plus avancé que lui dans ses études. Si l’autre avait dit : « J’aime l’arithmétique », Victor toute la nuit ressassait dans son esprit ce qu’il avait appris, cherchait à prolonger ses connaissances, à renverser le mur qui le séparait des « grands » et, pendant plusieurs jours, se montrait dans cette matière assidu, clairvoyant avec d’étranges lueurs de génie.

 

Mais bientôt, adolescent, il devait recevoir une empreinte décisive. Vers sa treizième année, il eut pour professeur de littérature un jeune homme de trente ans nommé M. Baschet. C’était un esprit fin, un peu précieux, très cultivé, très ambitieux, très artiste, qui avait de jolis mots à propos de tout et s’était fait connaître par une étude sur la moralité au moyen âge. Il prit Victor en amitié, lui trouvant une faculté d’observation précoce dont ses goûts de lettré le rendirent curieux. Il l’amena chez lui, lui montra ses livres. Dans la suite, lui-même fut reçu chez madame Huslin. Pendant quatre ans Victor n’eut pas d’autre idole. Il méprise les meilleurs de ses camarades, il se détacha de ses parents ; avec ferveur, avec amour, il prit M. Baschet pour exemple, pour modèle unique. Il s’appliqua à l’imiter, prit son accent. En marge de ses compositions, il relevait la petite écriture, serrée, élégante et précise de son maître, l’étudiait, l’analysait et, au cours de patients exercices, s’habituait à écrire comme lui. De même, en l’écoutant, il avait pour but précis de contracter ses habitudes de pensée. Et, peu à peu, à force de volonté, il obtint en lui la reproduction exacte de la physionomie de son maître. Dès lors, M. Baschet ne l’intéressa plus. Il disait à qui voulait l’entendre : « Monsieur Baschet ?… Il ne lui reste rien, je l’ai pressé comme un citron. »

 

Les femmes devaient, à partir de ce moment, fournir à Huslin les saintes, les vierges, les madones dont son imagination inquiète avait besoin. Il n’alla pas vers elles comme font les hommes, en séducteur, mais en frère soumis, en adorateur servile. Là encore, il fut esclave, mais, accroché à la femme dans une étreinte éperdue, il puisait en elle des essences délicates dont il enrichissait son âme. Ce fut l’époque où il déclarait haut que le monde, mené à la ruine par l’homme, serait bientôt régénéré par la femme. Lui-même s’efforçait à modifier sa nature pour se rapprocher du sexe en qui résidaient la sagesse et l’avenir. Il allait dans les salons développant ses théories. Les femmes étaient les premières à en rire.

 

Un jour, au hasard d’une rencontre, il connut Fauvarque, de quelques années plus âgé que lui. L’impression qu’il en reçut le foudroya. D’un coup ses théories tombèrent. Les femmes furent reléguées au second plan et, pendant plusieurs jours, en abordant ses amis, il se penchait vers eux, et leur disait gravement :

 

– Je viens de faire la connaissance d’un génie.

 

Devant l’ébahissement qui se marquait sur leur visage, il ajoutait :

 

– Il s’appelle Fauvarque.

 

Immobile, Huslin songeait à toutes ces choses.

 

– Baschet, Fauvarque, murmura-t-il, je suis un mélange de ces deux hommes, mais, s’il m’a été possible d’absorber le premier et de le rejeter, Fauvarque, lui, m’échappe. Ses limites me paraissent chaque jour plus éloignées et ce que j’ai pu prendre de lui n’est que des formules toutes faites, opinions, attitudes, ce n’est pas son âme. Depuis quinze ans, il est mon support, mon unique réservoir de vie sans que j’aie pu parvenir à l’épuiser.

 

Un chien errant, s’approchant sans bruit, vint flairer la tête de Huslin. Il se glaça à ce contact, et il éprouva presque un sentiment d’épouvante en voyant l’animal le contourner, renifler ses chaussures et s’asseoir sur son séant à deux pas de lui, en le regardant. C’était un bâtard de barbet, avec un poil épais, noirâtre, souillé de poussière. Sous ses sourcils touffus, en broussaille, ses yeux, petits, étaient injectés de sang.

 

Huslin ne fit pas un geste pour le chasser, non par crainte, mais parce qu’il était gagné d’humilité. Il était sujet à des crises de détachement envers sa personne où tout son être sombrait. Alors on pouvait venir et le tuer sans qu’il levât le bout du doigt pour se défendre.

 

– Mourir, murmura-t-il.

 

Et dès qu’il eut proféré cette parole, le monde s’assombrit à ses yeux. La nature parut se voiler, en répétant :

 

– Oui, tu dois mourir.

 

Les arbres se balançaient ; quelques nuages maintenant couvraient le ciel, la brise du soir était froide comme un couteau.

 

– Oui, tu dois mourir.

 

En lui-même il approuvait cette sentence, sachant que la vie, sans Fauvarque, était impossible. Que ferait-il ? Irait-il demander le réconfort à sa mère ?… S’entendre appeler « mon grand fils », « mon chéri », « espèce de grand fou » ? Irait-il chez M. Baschet ? Revoir sa bibliothèque ? entendre encore parler du moyen âge ? discuter sur des subtilités ?… Demanderait-il pardon à Valentine ? Non, il ne pouvait plus et tout cela ne lui rendait pas Fauvarque ; et le niveau de la vie tomberait d’un coup de plusieurs crans.

 

– Oui, tu dois mourir.

 

Le chien se mit à hurler. La cloche de l’église s’ébranla. Une auto, rapide, glissa sournoisement sur la route en soulevant de la poussière. Huslin comprit que tout le poussait à la mort. Il se leva avec effort, le dos, les reins et les épaules courbaturés. Il ne regarda ni d’un côté, ni de l’autre ; à deux pas le chien le suivait, mais Huslin l’empêcha d’entrer dans sa maison. En montant l’escalier de bois qui conduisait dans sa chambre, il se dit que le lendemain la maison serait envahie par les gens de police, que son corps, par ce même escalier, serait emporté sur une litière et, à ce moment, des larmes lui vinrent aux yeux.

 

Dans le tiroir de sa commode il saisit son revolver ; sa main trembla d’horreur. Ainsi, froidement se donner la mort ? Il eût accepté passivement que celle-ci lui vînt de la main d’un autre, mais l’idée de faire un geste et que ce geste le foudroyât le remplissait d’horreur.

 

– Oui, tu dois mourir.

 

Il s’approcha de la fenêtre. Le chien, assis sur son derrière, le regardait.

 

– Tu veux voir mourir un homme, lui dit Huslin avec un sourire sardonique, eh ! bien, tu seras le témoin muet du drame… Mais, qui sait ! peut-être que le même coup dont je vais me frapper t’atteindra toi aussi et crèvera ta peau hideuse…

 

Pâle et le corps frémissant, il porta l’arme contre sa tempe où coulait une sueur froide. En face c’étaient les bois dont la lisière descendait le coteau comme la porte basse d’un mystère. Il sentit qu’il allait réfléchir sur son acte, hésiter. Raidissant sa volonté, il pressa sur la gâchette, en murmurant :

 

– Si jeune !…

 

III

Il y avait deux heures que Fauvarque badigeonnait à la chaux les murs de l’atelier, encore recouverts par endroits de ses décorations, lorsque grinça la grille du jardin. Il l’entendit malgré le grand vent qui soufflait dehors et qui, sortant du bois, s’engouffrait dans la maison avec des gémissements. Elle fut refermée aussitôt à grand bruit. Étant au sommet de son échelle, il ne put voir qui était entré, mais le pas ferme, qui se dirigea directement dans la salle à manger, lui rappela un pas connu. Quelqu’un de cher était là. Sous sa blouse Fauvarque trembla, des frissons l’assaillirent, ses jambes flageolèrent, la sueur inonda son corps par flaques glacées.

 

Il songea : « Bien sûr qu’elle devait revenir. » Et, face au mur, surveillant son équilibre sur l’échelle, il reprit sa besogne. Mais il travaillait mal. Ses yeux se voilèrent. Son pinceau se balançait sur des surfaces molles. Le mur cédait comme de la pâte, s’animait, devenait une sorte d’animal à la croupe bondissante. « Bien sûr qu’elle devait revenir… »

 

Le vent parle dans la maison. Il a cent voix. Les pas se rapprochent. La maison est pleine de gens. Ah ! comme on se presse dans le jardin. La chaise longue d’osier rend, sur l’asphalte de la grange, un long crissement qui passe, en éclair, dans les vertèbres du peintre. Quelqu’un monte sur son échelle, lui touche le pied… Ses poumons se gonflent, il a une forte envie de rire, des carillons s’ébranlent, sans doute sous la bourrasque, le pinceau ruisselant, djic, djic, continue à blanchir de prodigieuses, de fabuleuses croupes d’animaux…

 

« Bien sûr qu’elle devait revenir. Pouvait-elle s’abêtir davantage en compagnie de larves anémiques, de rachitiques moribonds, d’échauffés impuissants ! Ha ! Ha ! Ha ! il fallait bien qu’elle revînt pour échapper à tous ces cas pathologiques qu’elle a dû rencontrer en grand nombre, hélas ! depuis un mois… »

 

Il reprit avec orgueil :

 

« Dame ! je l’ai habituée à autre chose. »

 

À trois reprises, déjà, Jeanne avait toussé légèrement. Bien qu’elle étouffât sa voix, Fauvarque l’entendit distinctement. « Pauvre petite. Elle a pris froid tout à l’heure », songea-t-il. À ce moment précis, elle eut une quinte.

 

– Te voilà revenue ? dit Fauvarque.

 

– Oui, je suis revenue, c’est ma maison, il me semble.

 

– Voilà ! Voilà ! Tu vas me parler durement.

 

– Je suis fatiguée.

 

– Tu es venue à pied de la gare par cette vilaine journée.

 

– Occupe-toi plutôt de ton mur.

 

– Là, Jeanne, sois douce, je t’en prie.

 

– Je suis fatiguée, là, et je n’ai envie de rien dire.

 

– Alors je te laisserai tranquille. Cependant tu aurais dû te placer à l’abri du vent.

 

– Un autre que toi serait descendu et m’aurait installée confortablement.

 

Du haut de son échelle, Fauvarque regardait le corps pelotonné de Jeanne et il riait silencieusement. Car il la voyait petite, mais nerveuse, volontaire et forte. Il ne détestait pas la voix acerbe et les mots de dépit dont elle pimentait son retour, mais il avait un étonnement joyeux de voir ces mots modulés par des lèvres si rouges et si joliment dessinées. Il descendit et, dès qu’il se pencha vers elle, fut saisi de griserie. La pose qu’elle avait prise, ses yeux fermés, son bras nu remonté sous sa joue lui rappelèrent l’amour. Il souleva la chaise longue contre sa poitrine et la déposa dans un coin mieux abrité. Puis il remonta sur l’échelle et, les yeux baissés vers Jeanne, murmura :

 

– On dirait une petite reine.

 

– Ah ! oui… Elle est jolie la petite reine, fit Jeanne en hochant la tête.

 

– Mais certainement.

 

– Elle n’est pas riche…

 

– Bah ! murmura Fauvarque avec un geste vague, une petite reine qui n’est pas riche… Elles n’ont pas besoin d’être riches… Il y a des petites reines qui ne sont pas riches.

 

– Je voudrais bien en connaître, dit Jeanne.

 

– Toi, par exemple, et beaucoup d’autres… seulement tu ne le sais pas encore, petite reine Jeanne…

 

– Tu m’en racontes de belles histoires… Alors et toi ? Tu es le roi Henri.

 

– Le roi Henri, approuva Fauvarque en recommençant à peindre.

 

– Il badigeonne le mur à la chaux, le roi Henri, reprit Jeanne en pouffant.

 

– Eh ! oui, dit gaiement Fauvarque. Je suis le roi Henri qui badigeonne le mur à la chaux et tu es la petite reine Jeanne qui n’est pas riche. Je sais bien. Il y aura des gens qui diront : « Ils ne sont pas sérieux, ce roi Henri et cette reine Jeanne. A-t-on jamais vu une reine Jeanne qui ne soit pas riche et un roi Henri qui badigeonne à la chaux ? » Mais ces gens-là nous les connaissons bien, toi et moi. Ils prennent le carton pour la vérité et ils rêvent sur du carton, parce que la vérité profonde, ils ne la voient jamais.

 

« Huslin a gardé mon secret », pensa Jeanne. En apprenant sa mort, elle avait craint qu’il n’eût révélé à Fauvarque sa liaison avec elle. Elle avait décidé qu’elle se tuerait, elle aussi, si son mari en était instruit, car elle était orgueilleuse et, même dans le malheur, n’était guère disposée à rendre compte de ses actes à quiconque. L’accueil de son mari la libéra de ce souci. Dès lors, elle s’abandonna au prestige de sa voix forte, au rayonnement de son intelligence et de sa santé, sachant désormais qu’elle poursuivrait son existence à ses côtés.

 

– Ils rêvent sur du carton !… fit-elle.

 

– Ça te paraît drôle ? reprit Fauvarque. Et pourtant, écoute-moi dix minutes et je te montrerai que toutes les confusions graves de la vie et les neuf dixièmes des souffrances humaines proviennent de ce que les hommes, au lieu de voir et de comprendre ce qui est, rêvent sur du carton !… Que voient-ils les hommes ? Ce n’est ni la nature, ni la vie !… Ce qu’ils voient ce sont des placages collés sur l’une et l’autre, mais de si complets placages que l’une et l’autre disparaissent à jamais pour eux. J’appelle ça du carton. Tu les appelleras comme tu voudras, mais ça signifiera la même chose… Et l’humanité tout entière chemine, chemine, des années, des années, des siècles, des siècles, entre deux haies de carton !… Arts, politique, morale, religion, carton ! J’en ai vu des hommes dans ma vie, les grands efflanqués mangeurs de viandes qui font des rêves en carton, des beaux parleurs qui élaborent des lois en carton, des moralistes courtauds, carrés, au visage méchant, qui bourrent de carton les cervelles dévotes, des prophètes à face de porc qui voudraient régner sur un paradis en carton. Je connais des financiers, je connais des poètes… La plupart sont sûrs que tout est inutile… ceux-là mêmes qui croient en quelque chose, à une divinité, à une justice, à des prolongements de l’âme, se les représentent de telle sorte que ce n’est que carton ou fumée de carton… Ah ! c’est qu’il faut voir ça !… Tu es jeune et naïve, mais je te promets que c’est un spectacle ! un fameux spectacle !… Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

 

Tout en riant et parlant, Fauvarque travaillait. En émettant les idées essentielles, il se tournait vers Jeanne. Bientôt, il descendit de l’échelle, la poussa plus loin. Il s’approcha de la porte que Jeanne avait fermée, regarda au dehors. Le vent emportait les feuilles d’automne en de puissants tourbillons. Elles s’élevaient par centaines, en colonnes frémissantes, passant d’une trombe d’air à l’autre, descendant brusquement d’étage, semblait-il. Et soudain, un nouveau coup, frappant de haut en bas, les abattait brusquement sur le sol.

 

– Prenons des exemples, dit Fauvarque en remontant sur son échelle. L’argent, qu’est-ce que c’est que l’argent ?

 

– Du carton ! cria Jeanne.

 

– Naturellement, bien sûr, du carton ! Que ce carton soit du métal, que ce métal soit bouton d’or, brun ou argenté, il n’est que du carton dès qu’il prétend n’être plus du métal tout court, mais une espèce de dieu formidable… Et sais-tu pourquoi l’argent c’est du carton ? parce que l’argent cache mon champ, ma récolte, mon intelligence, et ramène tout à un chiffre. Toi, un chiffre… moi… Et la plus belle œuvre du monde vaudra le prix d’un bon dîner. Ah ! oui, l’argent c’est grave, c’est le carton par excellence, le carton de carton.

 

– Ça n’est pas autant de la blague que ça en a l’air, ce que tu dis là, murmura Jeanne.

 

– Demain, s’exclama Fauvarque, je me raserai la tête et je me tracerai un trait rouge autour du crâne. Tu me vois avec un trait rouge, bien fulgurant, autour du crâne… Ha ! Ha ! Ha ! J’irai au village, avec un tam-tam et je crierai : « Approchez, père Mouchard, mère Sicre, grand-père Plomion, apprenez la grande nouvelle. Dès aujourd’hui, celui de vous qui n’aura pas un trait rouge autour du crâne ne sera pas un homme, ce sera un misérable, un pauvre malheureux, un mendiant, on le jettera en prison, on le diffamera… S’il possédait un champ prospère, celui-ci sera transformé en poussière stérile… S’il possédait une maison, cette maison ne sera plus qu’un antre vil ; s’il possédait un arbre, l’arbre se desséchera ; s’il avait du vin en cave, ce vin se tournera en eau !…

 

Jeanne s’était levée. Avec des gestes de joie violente elle gambadait au pied de l’échelle. Ce grand souffle de pensée auquel les sifflements de bourrasque ajoutaient encore de la force, la ranimait. La joie qu’elle venait chercher auprès de Fauvarque la gagnait, la gonflait et, en levant la tête, lorsqu’elle voyait la face puissante de Fauvarque rire et lancer le sarcasme, elle était éblouie comme par un soleil.

 

– Un trait rouge autour du crâne, ce monstre ! ce monstre de Fauvarque !

 

– Non, tu vois la plaisanterie sinistre ! Celui qui n’a pas son trait rouge est un gueux.

 

– Gueux ! Gueux !

 

– Là, sincèrement, tu me vois tombant dans des panneaux comme ceux-là ? Il peuvent rester dans leur carton, les bougres, moi, je regarde.

 

– Allez-vous finir, vieux monstre, de gesticuler sur votre échelle !

 

– Ils s’imaginent avoir fondé un ordre social… Tu entends bien : un ordre social ! Mais du jour où ce fameux ordre social est institué, crac, crac, crac, il croule de toutes parts. Ha ! Ha ! Ha ! Ha !… On cherche à soutenir, à consolider, cette construction ridicule : crac… crac… Alors ils font comme un chef d’industrie qui engage jusqu’à son dernier sou pour faire marcher une mauvaise affaire… crac… Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! On la hérisse de forteresses… crac… on y jette des millions… crac… on y jette des hommes, crac, crac, crac… Jamais l’affaire ne marchera… L’équipe des grands, l’équipe des rois, l’équipe des présidents, l’équipe des commissaires des peuples, l’équipe des nihilistes y passeront, mais un jour la bâtisse tombera en ruine… Et moi je rirai, je rirai, je rirai… parce que tout ça c’est du bruit ! la seule chose vraie, c’est un homme.

 

Jeanne était prise d’un fou rire.

 

– Voici qu’un jour ces pauvres imbéciles, avec la tête pleine d’idées en carton, avec le cœur bourré de sentiments en carton, aperçoivent un homme qui se promène sur une route. « Ah ! Ah ! font-ils, quelle espèce d’homme est-ce là ? Un homme qui a cent sous ou un homme qui a cent millions ? » – « Non, messieurs, qu’on leur répond, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est un homme qui n’a rien. » – « Rien ? il n’a rien ? » Et frotte, et frotte, et frotte les yeux pour voir le phénomène. – « Rien ? Quel animal ça peut-t-il être ? Ça n’a pas de sens commun ? Il a pourtant la figure d’un homme ! » On leur dit : – « Vous ne l’avez pas reconnu ? Ce phénomène-là c’est Fauvarque ! pas un traître sou en poche : Henri Fauvarque ! » – « Pas même un sou ? C’est donc le diable en personne ! » Et ils se mettent à courir… Quelle escapade ! Quelles entorses ! Ils courent encore !…

 

– Vous tairez-vous ? J’ai les côtes endolories.

 

Fauvarque criait maintenant, mâchant son rire, bavard, s’essuyant les lèvres avec le bas de sa blouse de toile bleue. Et il se réjouissait de l’accompagnement que lui faisait le vent.

 

– Alors, j’ai compris que parmi ces esprits dénaturés, ces êtres avilis, sans foi, sans croyance, mais malades, gravement malades, nous n’avions qu’à nous tenir tranquilles, comme dans une avant-scène. Nous nous plantons là, tranquillement, et nous regardons passer les préoccupations en carton, les rêves en carton, les existences en carton… Et s’il venait un homme me demander qui nous sommes, je lui dirais : Moi, je suis roi et elle est reine !

 

– En carton !… s’exclama Jeanne.

 

– Ah ! mais non, au contraire… Il pourra s’approcher l’ami, il pourra tâter… « Moi je suis roi et elle est reine… » Le voilà stupéfait qui écarquille les yeux, qui cherche, qui cherche… Qu’est-ce qu’il cherche ? Il cherche des chichis en carton sur nos têtes, des chichis en carton sur nos poitrines ! Mais nous deux, on serait nus !

 

– Non ?

 

– On serait tout nus, et l’ami chercherait. À la fin j’aurais pitié de lui et je lui dirais : « Vous perdez votre temps, mon ami. Vous cherchez des chichis ? Il n’y en a pas. » – « Comment, il n’y en a pas ! » – « Eh ! non, il n’y en a pas. Mois, je suis un roi et elle est une reine, mais on est un roi et une reine tout nus. »

 

– Il est fou ! il est fou !…

 

– Il faut voir la tête du type ! reprit Fauvarque. Ha ! Ha ! Ha ! Je la vois, la tête du type. Ah ! c’est qu’il faudrait voir ça, Jeanne, il faudrait voir cette tête !

 

– Il est fou, complètement fou !

 

– Un roi et une reine tout nus ! Des chichis ! du carton, des boniments ! Allons donc ! Tout nus !… Il n’y a pas d’autre moyen d’être roi, il n’y a pas d’autre moyen d’être reine.

 

Jeanne s’était assise, elle ne riait plus. Elle regardait Fauvarque. Lui, la tête contre le plafond, appuyé du dos à son échelle, se contentait maintenant de sourire à toutes ces évocations d’êtres débiles, de cerveaux faussés, de destinées avortées, de craintes misérables, de stériles fatigues, d’amours maladives, de lamentables espoirs qu’il faisait jaillir devant lui, et sa face éclairée dont coulait la raillerie était celle d’un prophète. Et Jeanne, le cœur terrifié, crut que le monde, en cercle, attendait un arrêt de lui.

 

FIN

 

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Mai 2008

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Walter, Jean-Marc et Marie-Hélène, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.