AL-THANA

LA MORT, SA VIE, SON ŒUVRE

Une grappe de romans

 

 

 

 

 

 

LES MIRACLES
DU SAINT-LAURENT

ROMAN, LIVRE PREMIER

 

 

 

Traduit d’une langue morte par
Anne-Marie Pallade et Vouk Voutcho

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

 

 

 

Le miracle ne se produit pas

en contradiction avec la nature,

mais en contradiction avec

ce que nous connaissons de la nature.

 

Saint-Augustin

 

Tout un continent à découvrir,

la mort nous apparaît

comme la face cachée de la vie,

comme la moitié invisible de la Lune.

 

Le brave Robert, croque-mort au cimetière Montparnasse

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  L’ARCHE DE NOÉ.. 5

CHAPITRE DEUXIÈME  LE POIDS D’UNE ÂME.. 23

CHAPITRE TROISIÈME  LE BANC DES QUÊTEURS. 42

CHAPITRE QUATRIÈME  PAR-DESSUS L’ÉPAULE DES MORTS. 59

CHAPITRE CINQUIÈME  LA FISSURE DANS LE TEMPS. 87

CHAPITRE SIXIÈME  LES VIEUX DÉMONS. 115

CHAPITRE SEPTIÈME  LA BOÎTE DE PANDORE.. 141

CHAPITRE HUITIÈME  LA FLAMME ET LA BOUGIE.. 175

Biographie  AL-THANA, LE CLOCHARD CÉLESTE  Sa mort, son œuvre. 203

À propos de cette édition électronique. 208

 

CHAPITRE PREMIER

L’ARCHE DE NOÉ


 

Au cours de sa longue existence, Akka en avait vu de toutes les couleurs, mais jamais encore une bande de nomades aussi bigarrée que bruyante, survenue devant son entrée. Troublée, assourdie en même temps qu’un peu attendrie, elle soupira pendant les deux jours qui suivirent cette irruption. Car elle était d’une nature très émotive, cette vieille maison seigneuriale.

 

À cause de leur propre vacarme, les intrus n’étaient pas en mesure d’entendre ses gémissements. Ils ne disposaient que de cinq sens limités pour percevoir la nature.

 

« En effet, il s’agit d’humains », constata Akka.

 

Trois créatures de sexe féminin et cinq mâles. Ils ressemblaient à des saltimbanques en représentation sur les tréteaux d’un village, joyeux de s’être vu attribuer des rôles dans un vaudeville. Avec leurs cinq sens bornés, ils ne se doutaient pas que cette bouffonnerie connaîtrait un mauvais dénouement, que la farce qui allait se dérouler verrait au moins l’un d’entre eux y laisser sa peau.

 

C’étaient de vrais bipèdes écervelés.

 

Ils piétinaient le tapis de feuilles pourpres que le vieux hêtre Ygg avait jetées à terre. En les broyant, ils riaient sans raison et martelaient leurs propos à l’excès. Somme toute, ils se comportaient comme des feux follets, à l’heure où l’automne sur les Plaines d’Abraham s’attendait à un peu de sagesse de la part des vivants.

 

« Nom d’une pipe ! s’écria le farceur le plus âgé, au menton garni d’un bouc, en se frayant un passage au sein du groupe. Nom de trente-six pipes victoriens !

 

– Pourquoi victoriens, mon Duc ? » demanda en riant son jeune voisin, botté à l’écuyère et vêtu d’une canadienne d’un vert criard.

 

Ce dernier, que ses amis appelaient Ampère, lui tapait en même temps dans le dos en ponctuant chacun de ses mots d’un coup de son fouet de cavalier.

 

Duc, impassible, écarta ses courtes jambes, ramollies par le whisky absorbé le matin même dans l’avion. Il approcha de ses yeux un lorgnon et pointa sa canne vers le toit d’Akka, à la façon d’un chef militaire qui lance une attaque en dégainant son sabre.

 

« Espèce d’ignorant ! s’exclama-t-il. Tu es aussi nul qu’un hêtre ordinaire, comme disaient mes ancêtres polonais ! Regarde bien cette vraie perle victorienne au sein des eaux territoriales francophones ! Contemple ces tourelles divines, ces œils-de-bœuf et ces frontons ! Seul l’oisif génie britannique était capable de construire une telle merveille ! »

 

Akka se sentit flattée, bien que l’expression polonaise « être nul comme un hêtre » lui parût déplacée en présence d’Ygg millénaire, dont le tronc portait encore l’inscription des derniers Vikings ayant séjourné au bord du Saint-Laurent : la note runique Hagal, gravée sur le tronc du hêtre à la gloire d’Yggdrasil, l’arbre cosmique.

 

Ygg le sage, qui avait depuis des siècles atteint l’âge canonique, se taisait comme s’il n’avait rien entendu. Devant lui, Akka se sentait petite, malgré ses tourelles, aussi humble qu’une cabane d’été pour enfants.

 

Pendant que ses compagnons tendaient le cou en poussant des cris d’admiration, Prosper, le guide borgne du groupe, fouillait désespérément dans ses poches. Akka s’amusa à regarder leurs auras d’un vert émeraude voltiger autour de leur corps pour s’effleurer tendrement et s’infiltrer les unes dans les autres en éparpillant des étincelles laiteuses.

 

Visiblement, ces étourdis étaient épris de la vie.

 

En contemplant leurs auras, Akka pouvait lire à livre ouvert l’avenir de leur corps. Cette maison étrange savait pénétrer le secret des halos invisibles qui entourent les humains. Elle remarqua que l’une d’entre ces auras – celle qui appartenait à la jeune femme aux tresses nouées autour de la tête – était rongée par une vilaine tache, semblable à la moisissure de pain. Ce signe avertissait de la présence d’une maladie ou d’un grave danger.

 

À la queue du peloton, elle aperçut une deuxième aura qui suscita davantage sa crainte. Effilée sur les bords, livide comme une perle, elle vacillait au-dessus de son propriétaire, reliée à son corps par deux filaments presque déchirés.

 

C’était l’annonce d’une mort prochaine.

 

Les membres du groupe se calmèrent brusquement au son de sirène des deux bateaux qui saluaient leurs pavillons respectifs dans la brume du fleuve. Pendant quelques instants, ils écoutèrent attentivement ces voix sombres qui râlaient comme des bêtes blessés appelant au secours. Puis un coup de vent à décorner les bœufs les rendit de nouveau hilares. Un tourbillon de feuilles mortes se mêla aux auras et les entraîna dans une danse tumultueuse.

 

Étant en voix plus que les autres, le dénommé Ampère finit par triompher du brouhaha : il brandit son chapeau comme un drapeau, encore plus vert et plus criard que sa canadienne.

 

« Infortuné Prosper, notre pauvre docteur ès distractions ! s’écria-t-il en hoquetant de rire. Ne nous dis pas que nous avons survolé l’Atlantique rien que pour découvrir que tu as oublié la clef de cette maison en emportant celle de ton armoire ! »

 

Leur guide borgne, qui n'arrêtait pas de fouiller dans ses poches, cligna ses paupières dépourvues de cils et exhuma le résultat de ses recherches : une calculatrice numérique, une pipe et une blague à tabac indiennes, un peigne en bois de renne, un crayon à ardoise, de la petite monnaie, ses lunettes, ses passeports canadien et français, et une liasse de paperasses bourrées de notes et de chiffres incompréhensibles.

 

Comme on pouvait le prévoir, il réussit enfin à extraire de sa veste une clef à tête plate en forme de fleur de lys.

 

« Hélas ! pas la clef de l’armoire, dit-il dans un soupir, mais de ma table de chevet. »

 

Ce ne fut qu’à cet instant qu’Akka remarqua, au beau milieu de son aura, un stigmate enflé, souvenir d’une vieille plaie qui n’arrivait pas à se cicatriser. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle reconnut en lui le petit martyr, fils adoptif d’Agathe, que Soma, son ancienne nourrice, avait arraché de ses propres mains aux froides entrailles maternelles pour l’élever grâce à son bon lait indien.

 

Prosper explora ses poches vides une fois de plus.

 

« Cette foutue clef ! marmonna-t-il. Sapristi !… »

 

Akka l’examina avec soin. En dix ans, depuis qu’il n’avait pas mis les pieds sur la Côte Gilmour et la berge du Saint-Laurent, il en avait pris une bonne vingtaine. Lorsqu’il ôta son béret pour essuyer quelques gouttelettes de sueur au sommet de sa tête, un crâne lisse apparut à la place des cheveux bouclés d’antan, couvert d’innombrables taches de rousseur et encadré par deux touffes de cheveux clairsemés surmontant des oreilles transparentes.

 

Tout à coup, la compagnie perdit sa gaîté. Sandrine, la petite blonde aux tresses enroulées, demanda sans le moindre sourire au pauvre Prosper l’adresse de l’hôtel le plus proche. Il n’arrêtait pas de se fouiller en essuyant son crâne avec son béret froissé. Seul un miracle pouvait faire retrouver à ces gens leur allégresse perdue. Et le miracle survint comme par un coup de baguette magique, grâce au tourbillon de feuilles mortes qui les enveloppa tous une fois de plus. Une clef grinça dans la porte, provoquant devant la maison des cris de joie.

 

Mais nos saltimbanques se calmèrent aussitôt. La créature qui apparut sur le seuil d’Akka les cloua sur place. C’était une vieille Indienne de taille surhumaine, une grande perche parée de deux longues nattes poivre et sel et de deux joyaux noirs, placés dans les orbites d’un visage de glaise. Elle ne voyait que Prosper. En silence, elle le scruta longuement d’un œil qui n’exprimait aucune émotion, mais qui témoignait d’une forte tension intérieure.

 

Prosper sembla fondre sous ce regard. Il fripa son béret et essuya son front, ayant l’air de se rétrécir. Ses épaules commencèrent à trembler.

 

Ses amis, ne le voyant que de dos, étaient incapables de savoir s’il pleurait pour de bon ou s’il ricanait. Ils ne reconnurent même pas sa voix lorsqu’il se mit soudain à parler d’une manière bizarre, avec les intonations d’un tout petit enfant. Il n’articula qu’un mot, mais un mot qui renfermait à lui seul toute son enfance.

 

« Sooo-ma ! » balbutia-t-il.

 

La vieille femme demeura longuement bouche cousue. Enfin, elle fit un geste bizarre de sa main droite décharnée, comme si elle traçait en l’air les lettres d’une langue mystérieuse dont elle était seule avec Prosper à connaître les secrets.

 

Ce fut pour le quinquagénaire le signal pour se jeter dans les bras de son ancienne nourrice.

 

« Sooo-ma ! So-ma ! » répéta-t-il en laissant jaillir des larmes, la tête sur ses seins flétris, ceux qui l’avaient délivré de la mort et fait entrer dans la vie.

 

Pour la première fois depuis son apparition, l’Indienne entrouvrit la bouche avec un sourire édenté.

 

« Mon petit maître », chuchota-t-elle.

 

Et elle le fit entrer dans la maison sans se préoccuper des autres, tout comme s’ils n’existaient pas.

 

Une semaine auparavant, le jour où Prosper avait informé ses amis du décès de sa tante-Agathe, ceux-ci avaient tous, sans distinction, déploré cette disparition comme celle d’un être cher, appartenant à leur propre famille, bien qu’ils ne l’eussent jamais connue.

 

Dans les anecdotes de Prosper, depuis des années, tante-Agathe faisait régulièrement partie de leurs fréquentations parisiennes. C’est la raison pour laquelle ils acceptèrent sans hésiter l’invitation à passer une semaine de novembre dans sa vieille maison Akka, mise en vente au début du merveilleux et singulier été indien du Québec.

 

Chacun trouva le moyen d’échapper à ses devoirs.

 

Sandrine tressa ses cheveux et les enroula autour de sa tête comme elle le faisait toujours à la veille d’une traversée de l’Atlantique. Elle ordonna à sa secrétaire et à son infirmière d’ajourner consultations et accouchements en raison d’une méchante grippe de Madame le docteur. Toujours sous prétexte de maladie, Marie-Loup, surnommé Petit Loup par ses camarades, céda un reportage à la télévision à un collègue chômeur. Dans sa boutique de tapisseries, Inès confia la caisse à une nièce et enjoignit à son fiancé russe, Yégor, de faire leurs valises. Yégor accomplit cette tâche avec joie, car il se piquait au jeu au casino d’Enghien et était hors d’état de payer ses dettes. Avec l’accord de son marchand de tableaux, Klein, l’impassible Duc reporta la livraison d’un joli faux De Chirico de 1914, intitulé Mystère et mélancolie d’une fosse commune. Quant à Alpha, propriétaire d’une petite agence de voyages, elle fournit à ses amis les billets d’avion à bas prix, ferma la boîte à cause de prétendus travaux et décommanda sa séance de spiritisme dominicale. Son frère cadet, Ampère, amateur des couleurs criardes, n’eut nullement besoin d’échafauder des mensonges : depuis huit ans, Alpha finançait ses études de théologie et de sciences occultes.

 

Prosper ne fut pas obligé non plus de mener en bateau ses supérieurs au CNRS, car sa vieille tante au Canada avait vraiment été rappelée à Dieu. De plus, il était pratiquement son propre chef, directeur de recherches, et, depuis le trépas de sa parente, promis à l’avenir d’un savant aisé, car la Québécoise centenaire s’était donnée la peine de ne laisser derrière elle que des héritiers reconnaissants.

 

En témoignage de gratitude pour un demi-siècle de bons et loyaux services, elle avait laissé à Soma une petite rente à vie à la Caisse populaire québécoise, dotée d’un bon taux d’intérêt. La part du lion de la succession, le manoir Akka, ses dépendances et le terrain de trois hectares sur la Côte Gilmour avaient été attribués au frère aîné de Prosper, père de quatre enfants de pure souche québécoise. Prosper lui-même, notre docteur ès sciences, célibataire sans enfants, n’avait aucun motif de se plaindre de sa part du gâteau. Tante-Agathe lui avait légué tout le mobilier de la maison, les tableaux, les bibelots, l’argenterie, les bijoux et quelques pièces d’argent cachées dans le double matelas du légendaire lit breton, où la grande dame Agathe Beauchemin avait exhalé son dernier souffle.

 

Le seul bien qui lui restait pour toujours était une stèle funéraire dans le cimetière Saint-Patrick – bien entendu, dans la division française – avec une belle vue sur le Saint-Laurent, et l’épitaphe qu’elle y avait fait graver avant sa mort :

 

Esto memor quam sis aevi brevis.

(N’oublie pas que ta vie est fugitive.)

 

La clairvoyante tante-Agathe ne se doutait pas qu’elle survivrait de plus de quarante ans à son marbrier. Visiblement, l’adage latin se rapportait beaucoup plus au tailleur de pierres qu’à elle-même.

 

Le méticuleux lecteur doit se demander à juste titre quelle force a pu rassembler nos saltimbanques, des gens de natures si disparates, d’abord à Paris, dans l’immense cohue des primates urbains, puis à l’autre bout du monde, sur la Côte Gilmour, lieu du décès d’une vieille Québécoise. Des gens en apparence sans beaucoup de substance, naviguant souvent entre plaisanteries et pleurs de rage. Drôles d’individus, biscornus, farfelus, ivres de vacances.

 

Mais faut-il se fier aux apparences ?

 

Considérons-les à tour de rôle, au fur et à mesure qu’ils se présentent sur l’avant-scène, sans oublier la règle d’or du théâtre : le fusil suspendu au-dessus de la cheminée au premier acte doit obligatoirement faire feu à la fin de la pièce et crever la peau de l’un des personnages.

 

Prosper Breton,

biogénéticien, docteur en chimie et en anatomie, frisant la cinquantaine, borgne, mais ayant un compas dans cet œil de lynx,

 

Inès de Mérciat,

marchande de tapisseries et collectionneuse d’émigrés russes,

 

Yégor Bourdenko,

son suprême succès moscovite, sculpteur, devenu, depuis son arrivée en France, joueur passionné de baccara,

 

Sandrine Jeancart,

gynécologue-accoucheuse, tresseuse de nattes à chaque fois qu’elle survole l’Océan, broyant du noir après avoir perdu deux patientes lors de ses accouchements,

 

Miodrag, Marie-Loup Janvier, surnommé Petit Loup,

issu d’un mariage mixte franco-serbe, ancien amant infidèle de Sandrine, métamorphosé en ami fidèle, romancier sans œuvre, auteur de documentaires à la télévision française, homme qui connaissait des hauts et des bas, avec des bas de plus en plus bas,

 

Alpha et Ampère Kreitmann,

deux orphelins d’Alsace, dont le seul bagage au moment de leur débarquement à Paris était un guéridon sans clous, destiné aux évocations des morts ; la sœur aînée menacée de sombrer dans le mysticisme spirite, le frère, perpétuel étudiant, et, enfin,

 

Duc,

le vrai génie d’origine polonaise, fier de son nom à coucher dehors, Franciszek Ducszynski, reconnu comme le faussaire sans pareil des surréalistes, esclave d’un marchand de tableaux au cœur de marbre.

 

Mais quelle était donc cette force capable de réunir une compagnie aussi hétéroclite dans le salon d’Inès à Paris, dans l’atelier mansardé de Duc à Montparnasse et dans la vétuste Akka au bord des Plaines d’Abraham, à Québec ?

 

Sans se douter de la question, Duc fut sur le point de nous donner la réponse à la fin du repas copieux, inauguré et couronné par les champignons, cueillis par Soma au pied d’Ygg millénaire, les pleurottes du hêtre, soupçonnées au Canada de provoquer parfois des surexcitations.

 

« Nous sommes tous une sorte d’animaux humains ! clama Duc, soudain excité par de nombreux toasts portés d’abord à leur atterrissage réussi dans la patrie de Prosper, puis au repos éternel de tante-Agathe.

 

– Si c’est vrai, s’interposa Ampère, les yeux brillants d’eau-de-vie de gingembre, je propose de rebaptiser Akka, de l’appeler l’Arche de Noé !

 

– Votons, votons ! » s’immisça Yégor qui avait rarement eu l’occasion de voter avant sa venue en Occident.

 

Akka ne savait rien de l’histoire de Noé, mais le mot arche ne lui plut guère. Désigner d’un nom barbare une demeure seigneuriale, possédant quatre ailes et deux tourelles ornementales ! Heureusement, Prosper s’opposa fermement à la proposition d’Ampère, qui tomba à l’eau, avant même d’être mise au scrutin.

 

En effet, ils étaient une espèce d’animaux humains, et Akka allait devenir leur Arche temporaire. Ils y vivront toutes sortes d’intempéries, des tempêtes du cœur et de l’esprit, ainsi qu’un ou deux naufrages fatals. La force qui les avait rassemblés n’avait rien en commun avec leurs origines, ni avec leur profession. Sans en être tout à fait conscients, ils brûlaient d’envie de jeter un coup d’œil de l’autre côté, dans l’autre monde, femmes et hommes sans descendants, dont la mort était le seul avenir et l’immortalité l’unique espoir. Prisonniers de leur théâtre d’ombres, rêvant de ce regard interdit, parviendraient-ils à la connaissance de la puissante source de lumière située à l’au-delà, à la vérité sur la main énigmatique qui anime les ombres ?

 

Le vol de Paris à Montréal sur le pont supérieur d’un Boeing 747 leur avait paru plus court que le voyage à Amsterdam lors de l’enterrement d’un ami. Ils avaient obtenu des places dans la première classe déserte grâce aux yeux pétillants d’Ampère qui ne laissèrent pas indifférente l’hôtesse en chef. Depuis quelque temps, la compagnie française avait pris l’habitude de projeter, entre deux films, la simulation du vol. L’appareil minuscule sur l’écran, en survolant la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, semblait sorti tout droit d’une fable, une coquille de noix magique transportant des gamins ensorcelés d’un continent à l’autre. Jamais la planète ne leur avait paru aussi petite que sous les ailes de ce jouet d’enfant, jamais l’Amérique ne s’était montrée si proche de l’Europe, jamais ils ne s’étaient autant amusés comme lorsque Prosper amena la conversation sur tante-Agathe et ses relations avec les revenants.

 

En débarquant à l’aéroport de Montréal, ils jetèrent autour d’eux des regards furtifs, comme s’ils guettaient l’apparition de la vieille dame avec sa canne de noyer à poignée d’argent, avec sa houppelande de velours noir et son bonnet de nuit à la place du chapeau.

 

Auparavant, durant le vol, ils avaient appris de nouveaux détails sur les communications de tante-Agathe avec ses prétendants défunts, messieurs Brind’amour et MacDonald.

 

Le premier d’entre eux, d’origine bretonne, tout comme tante-Agathe, se noya dans le Saint-Laurent avec les deux chevaux de son carrosse, en tentant d’apporter à sa future, de Lévis à Québec, une bague de fiançailles. Dix ans plus tard, la malchance pulvérisa les secondes et dernières fiançailles de tante-Agathe : son promis, Mr. MacDonald, un officier de carrière, se fit poignarder sur son pur-sang par des brigands sur les Plaines d’Abraham.

 

Deux fiançailles interrompues par deux morts brutales, toujours à la veille de Pâques, la nuit de la pleine lune, en compagnie de chevaux, évoquaient un concours de circonstances malheureuses, sans être pour autant exceptionnel. Le seul élément extravagant de cette histoire était le fait que depuis ce temps-là les spectres des deux défunts, une fois nichés dans la maison de mademoiselle Agathe, ne mirent plus le nez dehors.

 

Les auditeurs du récit invraisemblable de Prosper se délectèrent, surtout Alpha à qui la chance souriait, lui promettant enfin d’accomplir son rêve de toujours, de visiter une maison habitée par des vrais esprits frappeurs.

 

Elle goba chaque mot en se frottant les mains.

 

« Tu affirmes qu’ils tapent dans les murs ? Jure-le !

 

– Je ne peux pas le jurer, se défendit Prosper. Moi, je n’ai jamais eu l’occasion de les entendre, mais le journal intime de tante-Agathe fourmille de témoignages. Le seul phénomène que j’ai vu de mes propres yeux, en 1975, le jour de mon épreuve d’oral en anatomie, a été la lévitation des sabots de Soma au-dessus du paillasson, à l’entrée de service. Ils ont exécuté en l’air quelques pas d’une danse indienne de chasse.

 

– Tu te moques de ma gueule, Prosper ? bégaya Alpha. Ne me raconte pas d’histoires à dormir debout ! »

 

Passant outre au rire étouffé des autres, Prosper leva la main d’un air solennel et, avec deux doigts, traça un signe de croix.

 

« Dans son journal intime, tante-Agathe a noté que monsieur Brind’amour, homme scrupuleux et bon patriote, ne pouvait pas être l’auteur de cette fantasmagorie, expliqua Prosper, toujours très sérieux. Elle était sûre que les sabots dansants étaient animés par l’autre bonhomme, mister MacDonald, qui fêtait de cette manière le bicentenaire de la victoire anglaise sur les Plaines d’Abraham.

 

– Quelle horreur ! lâcha Alpha. Quelle merveille ! »

 

Ses soupirs d’enchantement, aspirés par sa poitrine royale, gonflèrent dangereusement son corsage. Ce spectacle accéléra le souffle de son voisin Yégor dont les yeux de lapin blanc clignotaient derrière ses lunettes aux verres russes massifs. Depuis toujours, Alpha manifestait un penchant particulier pour les petites robes à col marin, portées au début du siècle par des fillettes à l’occasion de leur première communion. Ces toilettes s’accordaient mieux à son âme juvénile qu’à sa poitrine opulente, à ses épaules et à ses hanches de lionne débordant de vitalité.

 

Visiblement agitée, Alpha enduisit ses lèvres à la hâte d’une couche épaisse de carmin, comme si elle s’embellissait pour sa première rencontre avec les fantômes espiègles d’Akka. En même temps, elle se mordait les doigts de ne pas avoir emporté de Paris son guéridon invocateur des défunts.

 

« Est-ce que madame ta tante a laissé un objet qui pourrait nous servir à établir un premier contact ? s’enquit-elle d’une voix qui tremblait de concupiscence spirite.

 

– Quel genre d’objet ? s’étonna Prosper.

 

– Un meuble sans clous.

 

– Pourquoi justement sans clous ? gloussa Inès.

 

– Parce que les clous, expliqua Alpha, en présence des esprits, sautent hors du bois comme des puces. »

 

Duc et Petit Loup se tordirent de rire sur les sièges derrière elle, mais Prosper, habitué à aborder les plus grandes folies avec le plus grand sérieux, s’empressa de consoler la lionne renfrognée.

 

« L’objet que tu réclames pourrait être le coffre de tante-Agathe, dit-il. Pour mettre en honneur la menuiserie québécoise, monsieur Brind’amour avait construit ce coffre sans colle et sans un seul clou, emboîtant adroitement le jeune pin humide et le vieil érable desséché. »

 

En entendant cette réponse, Alpha se remit à se frotter les mains.

 

Lorsque les contours des îles Britanniques s’effacèrent sur l’écran, Prosper reprit pour la millième fois la chronique des fiançailles de tante-Agathe. Son histoire était vieille, une sorte de roman-feuilleton sans fin, que ses amis connaissaient à peu près par cœur, mais elle ne les avait jamais ennuyés, car il en fignolait sans relâche de nouveaux détails. Nous allons la condenser à l’usage du lecteur, afin que ce dernier assiste sans incrédulité aux événements fantasques qui se dérouleront dans le manoir pensant de la Côte Gilmour. Leur morale ou leur message – s’ils existent – demeurent cachés dans la main toute-puissante, mentionnée plus haut, celle qui anime les ombres dans le théâtre de la vie.

 

Éclaircissons tout d’abord les liens de parenté entre Prosper et tante-Agathe. Elle n’était pas sa vraie tante mais la demi-sœur de sa grand-mère. La ravissante Agathe était réputée l’un des meilleurs partis de la ville de Montréal. Sa maman l’avait initiée aux mystères de la broderie et de la dentellerie, en même temps que monsieur Mondoux, son précepteur, lui enseignait l’art de la cithare et de l’orthographe française.

 

Le jour où ce précepteur, jeune phtisique à l’allure de volatile mouillé, demanda à la fille de treize ans si elle voulait bien qu’il lui enseignât aussi cette belle langue morte qu’était le latin, elle était déjà éprise de lui. Au début de la première leçon, lorsqu’il inscrivit dans son cahier l’inoubliable maxime : Amor vincit omnia, qui signifie « l’amour triomphe de tout », elle prit la décision irrévocable de l’épouser bon gré mal gré. Malheureusement, son sévère petit papa tomba un jour sur l’adage et, supposant, sans connaître un mot de latin, qu’il s’agisse d’une obscénité, il mit à la porte l’infortuné Mondoux. Un an plus tard, apprenant que son élu avait été emporté par la tuberculose, Agathe décida de rester vierge jusqu’à la fin de ses jours.

 

Après la noyade de ses parents dans les entrailles du Titanic, au lieu d’accepter une des nombreuses demandes en mariage émanant des plus distingués soupirants montréalais, la jeune femme, à la fois belle et aisée, entreprit un voyage de New York à Venise. Enchantée par l’Europe, elle séjourna dix ans en Italie, en France et aux Pays-Bas. À son retour à Montréal, bien qu’elle portât honnêtement son âge, personne ne songea plus à lui faire la cour, à l’exception de quelques escrocs cherchant à s’emparer de sa fortune.

 

Mademoiselle Agathe s’en défendit de façon simple. Elle refit ses valises et se retira dans la vieille Akka, à Québec, la maison que son petit papa avait achetée à peine un mois avant son naufrage, avec le projet de la transformer en gîte de chasse. Elle ne mit plus les pieds à Montréal, sauf une fois par an. D’Europe, toujours remplie d’ardeur, elle rapatriait des meubles de style, des tableaux anciens, de l’argenterie, des cristaux et des tapisseries. Et même quelques serviteurs de choix. Toute la Haute Ville lui enviait la perle de sa collection européenne, un horticulteur hollandais, Edgard. Il avait vite transformé en jardin à la française le terrain inculte autour d’Akka qui en appréciait beaucoup.

 

À peu près à cette époque, la mère de Prosper mourut en couches. Mademoiselle Agathe ramena le nouveau-né chez elle avec Soma, sa nourrice indienne, et c’est ainsi qu’elle se baptisa tante pour l’éternité.

 

Cette même année, elle fit connaissance de monsieur Brind’amour à l’occasion d’un banquet de bienfaisance auquel prenaient part les personnalités de Québec et de Lévis. Lors de la vente aux enchères, elle l’emporta sur ses rivales en offrant une petite fortune pour l’achat d’un coffre que le menuisier avait construit sans colle et sans un seul clou.

 

Le jour où cet artisan exquis, propriétaire d’une petite fabrique de crédences de cuisine, lui livra en personne ledit coffre, franchissant le Saint-Laurent avec son traîneau sur une mince couche de glace, tante-Agathe oublia brusquement son serment de célibat. Le souvenir de monsieur Mondoux s’était un peu estompé. En vieillissant, Soma tombait de plus en plus souvent malade. Le jardinier sourd Edgard avait épousé une veuve cossue de Sillery et ne passait plus qu’une fois par mois pour tailler les haies de buis. La maison avait besoin d’une main virile. Au moment où cette main toucha la sienne, Agathe rougit jusqu’aux oreilles et alluma sa pipe basque dans la plus grande perplexité.

 

Monsieur Brind’amour resta bouche bée. Il la tint grande ouverte jusqu’au moment où tante-Agathe souffla le dernier panache de fumée en direction du plafond. Tout autre Québécois à sa place aurait sur le champ et sans hésitation rompu ses fiançailles, mais le constructeur du fameux coffre passa l’épreuve avec succès. Il ferma la bouche et ouvrit sa tabatière. Il offrit à tante-Agathe du tabac à priser, de Virginie. Elle s’en servit vibrant comme une jouvencelle. Ils éternuèrent ensemble et en rirent, puis éternuèrent de nouveau. Ils étaient faits l’un pour l’autre, comme les deux bois du coffre, l’un encore jeune et humide, l’autre plus vieux et desséché.

 

Pourtant, le destin devait déjouer l’intention de tante-Agathe de faire de ce brave homme son compagnon pour la vie et le protecteur de la vieillissante Akka. Une semaine après leur inoubliable duo d’éternuements, monsieur Brind’amour attela au traîneau ses pur-sang endimanchés, glissa un œillet en papier dans la boutonnière de sa redingote et plaça une bague de fiançailles rehaussée de saphirs et d’agates dans un petit étui de velours.

 

La traversée du Saint-Laurent par le pont de glace était interdite depuis quelques jours, mais notre soupirant menuisier se moqua du danger. Au milieu du fleuve, la glace commença à se crevasser comme une hostie sous les dents d’un colosse sous-marin. Il n’eut le temps ni de cingler les chevaux affolés, ni de boire une gorgée de gin de sa gourde, ni de prononcer un juron de circonstance et encore moins de faire un signe de croix.

 

Cette dernière omission lui coûta fort cher.

 

La nouvelle de son trépas cloua la fiancée au lit jusqu’à la nuit de la pleine lune du printemps suivant, à la veille de Pâques. À minuit, ses yeux étaient toujours grands ouverts comme si elle avait un pressentiment. Au douzième coup de la pendule, elle interrompit sa prière en entendant trois éternuements caverneux dans la chambre d’hôte, derrière le coffre sans clous.

 

Dès qu’elle fut parvenue à écarter à grand-peine le meuble pesant, les éternuements reprirent, accompagnés d’un tapotement caractéristique qu’elle ne put que reconnaître. Monsieur Brind’amour soulignait toujours ainsi, de son index noueux, ses paroles prophétiques à propos du futur épanouissement de la menuiserie dans la Belle Province. Tante-Agathe identifia le bruit tout de suite et se dépêcha, un peu confondue, d’endosser une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit. Sans nul doute était-ce monsieur Brind’amour, qui lui envoyait d’outre-tombe un témoignage de son immortelle délicatesse.

 

Toute autre femme, seule avec sa servante dans l’obscurité d’une maison secouée par le blizzard, aurait fait une crise de nerfs, mais tante-Agathe n’était pas semblable aux autres femmes. Saisie d’attendrissement et de gratitude, elle s’assit sur le coffre et adressa à monsieur Brind’amour des mots tendres, comme si elle était devenue en même temps son épouse et sa veuve. Être la veuve d’un homme toujours en vie faisait naître dans son cœur une délicieuse sensation de sécurité.

 

« Soyez le bienvenu dans votre demeure, Dan ! » dit-elle d’une voix ferme et alluma sa pipe basque.

 

En guise de réponse, le revenant d’outre-mur, visiblement satisfait, éternua une nouvelle fois. De cette manière simple, ces deux humains conçus l’un pour l’autre défièrent l’injustice qui leur avait été infligée en démontrant sans conteste que la véritable amitié est plus forte que la mort.

 

À dater de ce jour mémorable, Monsieur Brind’amour devint le compagnon persévérant de tante-Agathe, surtout durant les nuits de pleine lune et à la veille des fêtes françaises et ecclésiastiques. Il apparaissait ou disparaissait toutes les fois que l’envie lui en venait. De temps à autre, il jouait au diable débonnaire avec la pauvre Soma en versant derrière son dos une cuillerée de sel dans son sirop d’érable ou tapotant sur son tambourin hérité de son grand-père chaman.

 

« Je vous en supplie, Dan, mon doux défunt, ne taquinez pas Soma, soupirait tante-Agathe, s’asseyant sur le célèbre coffre avec sa pipe. Vous savez bien que ce tambour est une relique pour l’infortunée. »

 

En guise de réponse, le revenant passe-muraille, un peu confus, se contentait de racler sa gorge à petits coups.

 

Lors des retours d’Europe de tante-Agathe, il était beaucoup plus bruyant, frappant infatigablement et avec un brin de jalousie les meubles et les bibelots à peine déballés, comme s’il en examinait la qualité. Il protesta avec plus de fermeté encore après son dernier voyage en Bretagne, quand les déménageurs introduisirent dans la maison un lit de noyer buriné, dont les dimensions suggéraient que mademoiselle Agathe n’avait aucune envie de mourir toute seule de sa belle mort. La première nuit, il secoua le lit à un tel point que son ex-fiancée fut obligée de se réfugier sur un sofa et d’y rester pliée en deux jusqu’à l’aube.

 

Il s’avéra que les soupçons de monsieur Brind’amour furent plus que fondés le jour où mademoiselle Agathe invita monsieur MacDonald, un soldat de carrière rencontré sur le paquebot pendant la traversée de l’Atlantique, à prendre une cup of tea.

 

Monsieur MacDonald avait charmé la vieille demoiselle grâce à sa connaissance subtile des antiquités, notamment des objets sculptés en bois et en ivoire. En débarquant à New York, ils avaient hésité à se séparer comme si le tango savouré sur le navire leur avait tourné la tête, pareil à un grand verre de vin capiteux. Dans cet état d’enivrement, ils avaient pris la décision, rare à l’âge de cinquante ans, d’unir leurs collections respectives de vieilleries.

 

Monsieur MacDonald changea de destination. Au lieu de charger ses malles dans le train pour Ontario, il les fit mettre dans le tortillard de Québec, à l’adresse du meilleur hôtel de la ville. Il se rendit chez le joaillier le plus en vue de la Vieille Capitale et acheta sans sourciller la bague de fiançailles la plus précieuse, rehaussée, comme par hasard, de saphirs et d’agates. Ensuite, dans sa chambre d’hôtel, devant la glace, il endossa son uniforme de parade de capitaine de cavalerie, s’arma d’un sabre et d’un pistolet d’officier et enfourcha un excellent cheval de location. Ainsi monté, il s’achemina au trot vers la grande maison seigneuriale qui se profilait au loin, sur la Côte Gilmour.

 

Il reconnut tout de suite les richesses de son architecture victorienne et caressa du regard les faux balcons en fer forgé, audacieusement proéminents, les fausses tourelles élancées, garnies de girouettes en cuivre, et de nombreuses fausses lucarnes harmonieusement réparties. Son cœur inébranlable de soldat se mit à palpiter à l’idée que seul le génie britannique saturé de travail pouvait trouver un moment libre pour architecturer une telle merveille.

 

Pendant ce temps, dans cette même maison, sa future fiancée l’attendait, frémissant d’émotion. En compagnie de Soma, elle achevait les derniers préliminaires à la négociation du contrat de mariage. Pour le faire, elle avait sorti du coffre de monsieur Brind’amour rien de moins que le manuel culinaire hérité de feu sa petite maman, les Recettes des temps anciens, rédigées grâce au zèle des « Pis d’or », les clubs de femmes de plusieurs villages québécois.

 

Outre les instructions gastronomiques, le livre contenait nombre de précieux remèdes de bonne femme, comme le traitement des papules et des verrues. Voyant que, dans sa grande agitation, un vil bouton avait pris feu au bout de son nez, tante-Agathe prépara en premier lieu ce médicament singulier.

 

Nous le transcrivons en totalité en espérant qu’il sera utile au lecteur frappé de la même mauvaise fortune. Il était composé de :

 

1 once de soufre,

2 onces de miel,

1 once d’huile de ricin,

1 cuillerée à thé de sel fin.

 

Tante-Agathe mélangea le tout, remplit une tasse de l’onguent nauséabond et y enfonça son nez en trompette. Soulagée, elle entama aux côtés de Soma la préparation des beignets appelés Pets-de-nonnes Parmentier, d’après la recette de la dame Dufour du Saint-Alexis de Matapédia.

 

Au moment où monsieur MacDonald descendit de son cheval devant l’entrée principale d’Akka, le parfum des pets-de-nonnes lui mit l’eau à la bouche. Il se dirigea si précipitamment vers la source de cet arôme qu’il faillit se fouler le pied sur le seuil de la maison.

 

Sur le paquebot déjà, au milieu de l’Atlantique, monsieur MacDonald s’était gaussé de l’histoire du spectre domestique de mademoiselle Agathe. Il continua à en rire aux éclats, à l’irlandaise, pendant qu’ils grignotaient les délicieux pets-de-nonnes en les arrosant d’un thé en provenance des colonies britanniques.

 

Monsieur MacDonald ne croyait pas aux fantômes. Pour le prouver à sa future épousée, il accepta sa proposition – encore une espièglerie de tante-Agathe ! – de souper avec elle et de passer la nuit dans sa chambre d’hôte, juste en face du renommé coffre sans clous. Il tenait à s’assurer de ses propres oreilles de l’existence du menuisier mortellement jaloux.

 

Le repas commença par une salade chaude de boulettes de haricots blancs, assaisonnées d’une sauce piquante. Il se poursuivit par un potage aux pois accompagnés d’oignons et de poitrine de porc séchée, puis continua par des boulettes de bœuf en ragoût, avant que tante-Agathe ne couronne le festin par des boulettes de riz aux noisettes, arrosées de sirop d'érable.

 

À la fin du dîner, monsieur MacDonald profita de ce que tante-Agathe lui tournait le dos pour relâcher à la dérobée de deux crans la boucle de son ceinturon. Il avait déjà accompli cette opération une première fois après le potage et une seconde fois après le plat de résistance. Si le destin ne l’avait pas poussé plus tard dans la nuit à commettre la grave boulette d’aller se faire tuer sur les Plaines d’Abraham, il aurait péri, la fourchette à la main, des boulettes de sa future épouse.

 

Il va sans dire que tous ces mets tiraient leur origine des remarquables Recettes des temps anciens.

 

En quittant la table sans savoir qu’il s’agissait du premier dîner cuisiné de sa vie par mademoiselle Agathe, monsieur MacDonald rendit hommage à son art culinaire avec un soupir de soulagement et en ces termes flatteurs :

 

« De la vraie cuisine française ! »

 

Tante-Agathe sourit timidement comme si le travail de maître-queux était depuis toujours sa plus grande jouissance et corrigea, non sans orgueil :

 

« De la vraie cuisine de nos Québécois, engourdis de froid. »

 

Après le dîner, monsieur MacDonald s’étendit sur le lit de la chambre d’hôte dans son uniforme, le sabre et le pistolet à portée de ses mains. À plusieurs reprises, il desserra son ceinturon. Suant sang et eau à cause de la viande trop cuite et des épices trop ardentes, il veilla jusqu’à minuit avant d’être gagné par la somnolence. À mi-chemin entre le réel et le rêve, il fut brusquement réveillé par un éternuement et des tapotements dans le mur, comme si quelqu’un lui envoyait un message se servant de l’alphabet morse.

 

« Je me demande, s’exclama monsieur MacDonald d’une voix chevrotante, où un simple bûcheron a pu apprendre le langage de monsieur Morse ? »

 

L’ancien élève de l’École militaire ne se trompait pas : il s’agissait en effet d’une sorte de dépêche en provenance d’un monde lointain. Le message de l’au-delà se composait d’un seul et unique mot :

 

« _._.._.._._ _..._._... »

 

MacDonald bondit du lit comme arrosé par une douche froide.

 

« C-r-a-p-u-l-e ! » tapa de nouveau l’index spectral, cette fois ni dans le mur ni sur le coffre, mais sur la tige de la botte droite de MacDonald, saisi d’horreur.

 

C’en était trop, même pour un vaillant capitaine de cavalerie. Poussant des cris d’indignation et d’effroi, il s’empara de son pistolet et le déchargea dans le médaillon du coffre de tante-Agathe, directement au centre de la magnifique couronne de lauriers encadrée par deux anges potelés.

 

Lorsque mademoiselle Agathe fit irruption dans la pièce, suivie de Soma, sa servante indienne, elle trouva monsieur MacDonald furibond, debout sur le lit, en train de battre ses bottes de son sabre dégainé, comme si le long de ses jambes grimpaient des souris invisibles.

 

Après avoir examiné les dégâts causés par les balles aux ailes de ses angelots, mademoiselle Agathe fit savoir à son invité que leurs accordailles étaient rompues. Pour accentuer l’irrévocabilité de cette décision, elle alluma sa pipe basque et lui souffla droit dans le visage une volute de fumée plus piquante que le piment de Cayenne.

 

Les yeux perlés de larmes, moins à cause de la promesse annulée qu’à cause de la fumée de la pipe d’une dame, monsieur Mac Donald demanda à mademoiselle Agathe de lui rendre sa bague de fiançailles. Tante-Agathe eut quelques difficultés à la dégager de son doigt rondelet avec l’aide de Soma, avant de la balancer furieusement à terre, aux pieds de cet avare d’Anglais. Il se vit obligé de s’agenouiller pour ramasser sa bague, une humiliation qui provoqua des éternuements de satisfaction dans le mur derrière le coffre.

 

Le prétendant désappointé tremblait encore quand il enfourcha son pur-sang de location. Comme si le diable était à ses trousses, il le cingla farouchement et disparut derrière un bosquet voisin.

 

Le lendemain soir, dans la chronique Les nouvelles fraîches de son journal local préféré, tante-Agathe, effrayée, tomba sur le titre retentissant : « Nouvel assassinat sur les Plaines d’Abraham ! » L’article décrivait l’épilogue des événements dramatiques qui s’étaient déroulés non loin de sa maison. Un groupe de bandits qui semaient la terreur depuis des mois dans les environs de la Haute Ville, avait commis un nouveau crime odieux. La victime, dont on avait tranché la gorge, était un cavalier étranger qui s’était aventuré seul dans la nuit.

 

S’étant rendu sur les lieux du méfait, le journaliste s’était donné la peine de reproduire l’image du mort dans un article haut en couleur :

 

« Le cavalier sexagénaire, pieds nus, était vêtu de l’uniforme de parade de capitaine de la garde nationale de Sa Gracieuse Majesté. Il arborait une moustache en brosse, apparemment teinte d’un jaune rouille, et une raie au milieu de sa coiffure couronnait une tête en forme d’œuf. Les restes de son maquillage ont été délavés par la pluie torrentielle du petit matin, ses poches vidées et sa bouche dépouillée de quelques dents en or, à en juger par les plaies de ses gencives trempées de sang et d’eau… »

 

Le journaliste concluait :

 

« La veille du drame, le malheureux a vraisemblablement dû assister à un bal costumé ou à une sorte de mascarade travestie. »

 

En lisant ces mots, la vieille demoiselle fondit en larmes et s’écria :

 

« C’est votre faute, Dan, mon brin d’amour ! »

 

Monsieur Brind’amour, niché dans son mur, passa ce reproche sous silence, comme s’il dissimulait un remords. Ainsi, le secret de la maîtrise du morse par un simple menuisier fut enterré avec l’ex-fiancé de tante-Agathe.

 

À l’issue du quarantième jour suivant ce drame, tante-Agathe déterra un petit cahier rose du fond de son coffre criblé de balles. C’était le précieux souvenir sauvé des foudres de son papa, sur lequel monsieur Mondoux, son précepteur, avait gravé de sa plus belle plume la maxime :

 

Amor vincit omnia.

(L’amour triomphe de tout !)

 

Ayant relu la phrase un peu décolorée, elle essuya une larme en cachette de Soma, se moucha discrètement et d’une main tremblante calligraphia sur la couverture du cahier :

 

Mon Journal.

 

Elle souligna ce titre d’un trait et ajouta :

 

14 septembre 1940.

 

Il s’agissait d’une date importante, car la nuit précédente, dans le mur sud, juste en face du coffre, s’était fait entendre un bruit nouveau, le cliquetis d’un sabre, suivi de quelques toussotements, des sons que tante-Agathe reconnut instantanément.

 

Pour n’indisposer personne, elle prit place sur le bord du lit, au milieu de la chambre d’hôte, caressant des yeux la paroi. Elle alluma sa pipe et adressa à la nouvelle recrue des mots affectueux, comme si aucun différend n’était intervenu entre eux.

 

« Soyez le bienvenu dans votre demeure, Tim ! » dit-elle.

 

Le cliquetis du sabre indiqua que cette salutation n’avait pas été énoncée pour des prunes.

 

À partir de ce jour, elle enregistra dans son cahier chaque manifestation des esprits, septentrional et méridional, qui, même dans l’au-delà, semblaient éprouver une certaine xénophobie, chacun se cantonnant à son territoire. Ils répondaient volontiers à deux surnoms, Dan pour monsieur Brind’amour, et Tim pour monsieur MacDonald. Tante Agathe supportait avec patience leurs plaisanteries et leurs pièges. Ceux-ci paraissaient leur être indispensables dans la léthargie d’interminables nuits d’emprisonnement dans les murs d’Akka, leur mort brutale et injuste leur ayant offert un cadeau empoisonné à la place du repos éternel : la proximité permanente de leur fiancée non prédestinée.

 

Quant à tante-Agathe, elle ne souffrait guère d’ennui, surtout pendant de longues soirées d’hiver, quand leurs railleries redoublaient, aux heures où Dan faisait danser les sabots de Soma au-dessus du paillasson, alors que Tim, déversait du plafond sur son chapeau des pièces anglaises en cuivre, hors d’usage depuis cinquante ans.

 

Pourtant, il leur arrivait de se montrer parfois utiles et même productifs. La femme du jardinier Edgard, la veuve de Sillery, qui secondait Soma souvent malade, en fut témoin à plusieurs reprises.

 

Le lendemain d’une tempête de neige, en présence de cette femme rustique et superstitieuse, tante-Agathe avait demandé à Dan de lui signaler le passage du facteur avec son Courrier populaire, pour que Soma, souffrante, ne patauge pas dans la poudreuse, jusqu’à la boîte aux lettres à l’entrée de la propriété. Au moment où le Courrier populaire volant, jeté par Dan, atterrit au bord de la fenêtre, son bruit insolite faillit faire tomber la veuve de Sillery, stupéfaite, la tête la première dans la cuve à lessive.

 

Poussée par un cruel caprice d’enfant, tante-Agathe demanda à Tim d’achever la pauvre par un nouveau miracle, le jour de l’arrivée du charbonnier. Tim exauça son vœu et fit tinter trois fois son sabre en chargeant de charbon l’étuve de la cuisine.

 

À partir de ce jour, la veuve lava le linge, armée d’une guirlande de gousses d’ail et d’une croix en laiton massif suspendue à son cou, dont le poids lui plongeait le nez dans l’écume de savon. La pauvre n’arrivait pas à comprendre que ni Dan ni Tim ne craignaient point la croix ; la seule chose qu’ils redoutaient était l’ennui mortel et, davantage encore, le débarquement d’un nouveau fiancé qui troublerait leur concorde fragile.

 

À l’endroit où languissaient les deux fiancés perdus, il y avait eu d’autres vie gâchées avant les leurs. Tout avait commencé, il y avait plus de deux siècles, dans une hutte de bergers pavée de quelques dalles de granit, où s’étaient mutuellement massacrés un certain Vergor, lieutenant de l’armée française, et un certain Mac-Donald, capitaine anglais, homonyme du dernier fiancé d’Agathe, dont les hommes étaient venus à bout des Français une nuit de septembre 1759, sur la Côte Gilmour.

 

Il paraît que le granit des fondations d’Akka recèlerait une malédiction des temps anciens. Cette force obscure était toujours vivante et respirait la santé au-dessous du perron d’Akka, lorsque Prosper et ses compagnons franchirent le seuil du manoir. Des voyageurs sans bagages, sans progéniture et sans avenir, dont l’aura scintillante était le seul bien. Des « animaux humains », comme ils se nommaient eux-mêmes – en apparence sans beaucoup de substance -, prêts à rebaptiser la vieille Akka en Arche de Noé, et décidés à réchauffer leur ardeur flétrie sur le feu qui illuminait l’arrière-saison canadienne, mieux connue sous le nom d’été indien.

 

Les amis du docteur Breton atterrirent donc à l’aéroport de Montréal au moment idéal pour admirer cette saison sans pareil, la deuxième vie des arbres au seuil de l’hiver meurtrier.

 

Dans l’autocar qui les transporta jusqu’à Québec, Prosper Breton répétait sans cesse :

 

« Je ne me souviens pas d’un automne si tardif. »

 

Chemin faisant le long du pays plat, ils avaient l’impression de traverser un brasier géant, entre des bois dont chaque feuille aurait retenu sa forme originelle après l’incendie. Chacune d’elles gardait en mémoire le dernier été, chacune s’efforçait à montrer au monde une ultime fois son feu intérieur, l’échaudage merveilleux qui la colorait durant sa courte existence. Avant que leur énergie vitale ne disparaisse sous terre, ces feuilles aux mille teintes – du pourpre de sang au jaune de miel de citronnier – se paraient à la lumière du jour de la somptuosité de leur sève, à la façon des guerriers qui partent pour l’autre monde en tenue de cérémonie.

 

C’était une fête à couper le souffle : sur cette terre, l’automne ressemblait à une brûlure mortelle.

 

CHAPITRE DEUXIÈME

LE POIDS D’UNE ÂME


 

Une polémique s’était déjà engagée au sujet de la proposition d’Ampère de rebaptiser Akka, après que Soma avait fait entrer Prosper et ses amis dans le manoir pensant.

 

Par la suite, Ampère leur suggéra de faire venir un expert en exorcisme, qui expulserait les spectres français et anglais de la chambre d’hôte, moyennant une adjuration convenable. D’après ses dires, trois ans auparavant, il avait fondé à Paris un noyau du renouveau protestant, ayant pour but de combattre par tous les moyens le danger nationaliste, ainsi que toutes autres sortes de nouveau vampirisme.

 

« Bénir une maison ! Quelle coutume païenne ! s’opposa Duc, oubliant que ses catholiques polonais bénissaient toujours leurs maisons. Sur ce, il se proposa de passer la nuit dans la fameuse chambre d’amis, malgré toutes les histoires à dormir debout de Prosper sur les fantômes tapageurs dans les murs. Quelle parenté vois-tu entre les vampires canadiens et le danger nationaliste en Europe ? dit-il en s’adressant à Ampère.

 

– C’est la même bande ! » tonna son ami en soulevant d’un coup de son chapeau vert un nuage de poussière au-dessus de la table.

 

La suite de l’explication d’Ampère fut interrompue par Yégor, le sculpteur russe.

 

« Les vampires n’existent point, sauf chez les Tchétchènes ! » coupa-t-il en arrosant cette affirmation d’une gorgée de gin que Prosper leur avait servi dès qu’ils avaient posé les pieds sur le sol d’Akka.

 

Dans l’avion déjà, avant l’atterrissage à Montréal, ils étaient entre deux vins, et maintenant, en sirotant un verre de plus, ils chassaient la fatigue.

 

Alpha se dressa, elle aussi, contre l’exorcisme des fantômes et menaça son frère cadet de le priver de sa pension s’il essayait d’entraver son entrevue avec messieurs les Spectres. Alpha tenait à ne pas perdre son temps au seuil de l’accomplissement de son vieux rêve. C’est pour cette raison qu’elle tira Sandrine dans un coin, à l’écart des autres babillards, pour l’aborder d’une voix palpitante.

 

« Passe-moi ton stéthoscope », chuchota-t-elle.

 

Sandrine tergiversa. Elle retira ses lunettes et souffla sur les verres. Son nez ainsi déchaussé avait complètement transformé son visage. Ce nez dénudé, semblable au bec d’une pie, donnait l’impression que sa propriétaire était sur le point de fondre en larmes. Pourtant ce triste nez trompait grandement. En effet, la jeune femme se retenait de rire en essuyant ses lunettes.

 

« À quoi bon le stéthoscope ? demanda-t-elle enfin.

 

– Je voudrais prendre d’assaut les deux bonshommes », chuchota Alpha fiévreusement.

 

Dès qu’elle se fut trouvée en possession du précieux engin, elle se précipita dans la chambre d’hôte, ne tenant pas compte du rire derrière son dos. Tandis que ses amis poursuivaient le débat, tout en l’arrosant d’eau-de-vie de gingembre, Alpha fouilla tous les coins et colla le stéthoscope à tous les murs de la pièce sombre.

 

Le visage maussade, elle retourna dans la salle de séjour.

 

« Qu’est-ce que tu as cru ? rigola Ampère. Que les vénérables Brin et Mac allaient te créer un comité d’accueil ? »

 

Alpha prit un verre de la main de Prosper, tout en dévisageant Ampère de la tête aux pieds d’un œil qui ne promettait rien de bon.

 

« Tu es sûr que c’est la vraie chambre ? » s’adressa-t-elle à Prosper.

 

Il lui répondit par un sourire ingénu :

 

« J’ai grandi ici.

 

– Tu es sûr que c’est la vraie maison ? »

 

Ces mots provoquèrent de nouveau les rires des farceurs qui ne parvenaient que maintenant à regarder avec attention autour d’eux pour saluer la maison qui leur avait offert son hospitalité.

 

Seule une infime partie des richesses d’Akka était accessible à leurs sens, mais c’était plus que suffisant pour qu’ils se sentent émerveillés. Certes, ils ignoraient la présence des pierres noires d’Akka et la force mystérieuse qui coulait toujours dans leurs veines. Ils ne savaient et ils ne pouvaient savoir que la maison vue du ciel dévoilait la forme d’une croix de Lorraine, avec deux de ses ailes inégales et parallèles, orientées vers le fleuve, et les deux autres dirigées vers le Grand Nord. La vieille Akka n’avait besoin d’aucune bénédiction, car elle portait déjà dans ses fondements les stigmates de la souffrance chrétienne, de la mort et de la passion.

 

Ils n’admiraient que les choses ouvertes à leurs sens atrophiés. Ils ignoraient la vie dans la carcasse du bâtiment, le gémissement souterrain, le long soupir qu’Akka poussait en les contemplant, ces pauvres papillons humains en train de voltiger autour de la bougie. À la vue de leurs auras, la maison présumait déjà qu’au moins l’un de ces êtres se brûlerait à cette flamme.

 

Tante-Agathe avait tout entrepris pour conserver le manoir dans son état d’origine.

 

Akka lui en était reconnaissante.

 

La grande chambre au plafond bas, servant autrefois de dortoir et de salle à manger, se divisait en quatre vastes alcôves, situées dans les quatre branches latérales de la croix de Lorraine. La première parmi elles n’était que le prolongement du vestibule, tandis que les autres abritaient jadis les maîtres de maison, leurs enfants, les domestiques et même les hôtes. Dans cette salle spacieuse et dans ses alcôves mal éclairées, aux fenêtres semblables à des meurtrières, se déroulait toute la vie de l’homme autour de la cheminée, cette flammèche frêle qui bravait l’infinie nuit glaciale.

 

Les alcôves regorgeaient de bonnes copies de mobilier européen, des meubles néoclassiques, d’époque Louis XVI. Chacune d’elles pouvait s’enorgueillir d’au moins deux canapés, de plusieurs commodes, d’armoires et de chiffonniers en bois exotique, de tables gigognes toutes dorées ou patinées, de consoles murales, de fauteuils, de poufs et de causeuses, ainsi que des lampes, des tapisseries et autres bibelots en marbre, en argent ou encore en bronze.

 

« Foutre ! soupira Duc le faussaire qui abhorrait les bagatelles bourgeoises. Braves artisans ! Que d’années de travail englouties dans cette foutue grotte d’Ali Baba !

 

– Que les surréalistes ferment leur bec ! » s’écria Inès.

 

Flanquée de son fiancé, la marchande de tapisseries était déjà bien installée sur un canapé en tapisserie des Gobelins, enchantée par ses belles formes.

 

« S’il est à vendre, fit-elle avec joie à Prosper, compte sur moi.

 

– Tout est à vendre ici, sourit le bienveillant héritier de tante-Agathe.

 

– En effet, ce mec avait bien mérité d’être guillotiné, pensa Duc à haute voix.

 

– Quel mec ? se renfrogna Inès.

 

– Louis XVI, expliqua Duc.

 

– Que les gauchistes ferment leur bec eux aussi ! » s’indigna Inès.

 

Entre-temps, le stéthoscope autour du cou, Alpha avait parcouru toutes les alcôves, mais elle n’osait pas s’en servir devant ses amis, toujours prêts à toutes sortes de moqueries.

 

« Quel dommage ! soupira-t-elle.

 

– De quoi te lamentes-tu ? s’inquiéta Prosper.

 

– Partout des clous, se plaignit Alpha, rien que des putains de clous. Si on essayait d’évoquer quelqu’un de l’autre côté, toutes ces vieilleries se désagrégeraient.

 

– Nous n’allons évoquer personne, trancha Prosper. Je n’aimerais pas que les clous se mettent à sauter comme des puces. Ils pourraient blesser quelqu’un. Je suis ici le garant de votre santé physique et spirituelle.

 

– Où est le fameux coffre ? l’interrompit Alpha. Je brûle d’envie de l’examiner !

 

– Il est temps de prendre son temps », dit Prosper, en souriant mystérieusement, et il leva son verre pour porter un toast de plus.

 

Entre les quatre alcôves, ils apercevaient encore trois portes, jusqu’alors à peine visibles : la première grande ouverte, celle de la chambre d’hôte, la seconde entrouverte de la cuisine de Soma, où la servante indienne se couchait en hiver, et la troisième, celle de la chambre à coucher de tante-Agathe, fermée à clef. Un escalier délabré conduisait à la mansarde et un autre au sous-sol, que Prosper qualifia de cave à légumes.

 

Tous les murs étaient revêtus de cèdre, et le plancher recouvert de bouleau. Durant de longues années, les pieds nus de Soma avaient lustré ce dernier à un point tel qu’on pouvait se mirer dedans, comme dans une triste source forestière.

 

Toutes les portes et leurs encadrements étaient faits en bois blanc de sapin. Chaque printemps tante-Agathe et Soma les enduisaient d’une nouvelle couche de cire d’abeille. Toute la maison exhalait cette cire au parfum d’acacia et l’arôme des sachets de lavande de tante-Agathe, ainsi que le parfum d’une huile animale dont Soma se servait pour soigner ses tresses.

 

En humant ces senteurs, les amis de Prosper, l’air un peu confus, se dévisagèrent mutuellement, comme s’ils s’étaient surpris de cet attendrissement, inattendu de la part de plaisantins endurcis. Bizarrement, en ce moment, chacun d’eux se rappelait sa propre enfance, en fermant les yeux dans l’attente d’une parole douce, d’une caresse.

 

Dans la première alcôve, le prolongement du vestibule, où était suspendu à un bois de renne le bonnet de nuit de tante-Agathe, ils avaient remarqué un étrange banc-lit en bois dur. Prosper l’avait appelé banc des quêteux, expliquant que dans le passé y couchaient des quêteurs, manouvriers sans domicile fixe, qui allaient de village en village, pendant de longs hivers, quêter leur nourriture en échange de menus services et de nouvelles qu’ils apportaient d’ailleurs.

 

Ampère succomba au désir d’accrocher aux cornes son chapeau tyrolien. En échange, il se couvrit la tête du bonnet en dentelle de tante-Agathe, puis il se coucha en chien de fusil sur le banc. Alpha s’empressa d’ôter le bonnet de sa tête, en jetant un coup d’œil à la dérobée en direction de la chambre d’hôte, comme si elle craignait l’attaque d’un essaim de clous volants.

 

« Tu as perdu toute honte ! le réprimanda-t-elle. La vieille dame ne s’est pas encore refroidie !

 

– Penses-tu ? roula des yeux son frère cadet. Au mois de novembre ! »

 

Il décampa pour l’un des deux fauteuils à bascule qui reposaient devant la cheminée. Il choisit celui qui appartenait à la défunte maîtresse de maison, un rocking-chair aux larges accoudoirs, en face duquel un second, en bois grossièrement taillé, devait servir à sa servante Soma.

 

Ce dernier siège se trouva vite occupé par Duc.

 

Ils se mirent à se balancer face à face. Pendant chaque rapprochement ils se faisaient des révérences comme s’ils se rencontraient pour la première fois de leur vie, tout en levant leur verre pour trinquer rapidement, avant un nouvel écart.

 

« Toute séparation est douloureuse, déclara Duc.

 

– Je me sens comme une pendule ! s’exclama Ampère. Je me sens libéré de la pesanteur !

 

– C’est le principe du pendule de Foucault, expliqua Duc, gardant son sérieux. Tu balances, tu t’en balances, et la vie passe sans te causer de douleur, comme une balle de fusil qui te rate de près, en sifflant dans ton oreille sans t’égratigner.

 

– Je sens l’éternité fourmiller dans mes os iliaques, dit Ampère voluptueusement. Si j’ose dire, l’éternité me chatouille la prostate.

 

– Tu mérites d’être suspendu au Panthéon comme le sacré pendule de Foucault », conclut son compère bouffon.

 

Dans des circonstances normales, ils se seraient comportés tant bien que mal en hommes sérieux, Ampère frisant la quarantaine, Duc avec ses cinquante ans révolus. Dans des circonstances normales, ils auraient visé des choses plus sérieuses que l’éternité. Or, les circonstances normales ne régnaient pas actuellement à l’intérieur de la vieille Akka. La brève traversée de l’Atlantique les avait enivrés. De surcroît, l’automne québécois leur montait à la tête. Ils n’étaient pas seulement éméchés d’eau-de-vie de gingembre mais encore plus par le voyage prodigieux et la splendeur automnale de la Côte Gilmour. C’est pour cela qu’ils manifestaient le désir cupide de se livrer à des mots pour rire, des mots de jeu, des jeux de mots, pour exprimer ainsi leur gratitude à l’égard de cette journée qui touchait à sa fin.

 

Seul Prosper avait conservé toute sa tête. Il était en mesure de respirer l’automne de son enfance sans s’enivrer, à l’instar de vrais œnologues qui ne se soûlent jamais de vin, fut-il le plus riche en alcool qui soit.

 

« Le rocking-chair en ce pays, c’est toute une institution, leur expliqua Prosper. C’est, pour ainsi dire, une sorte d’outil de méditation.

 

– Tu te balances, tu t’en balances et le long hiver passe, sans même te geler les pieds », rétorqua Ampère.

 

Sa boutade n’eut aucun effet. Les farceurs, mal lunés au déclin du jour, étaient peu disposés à embrayer sur de nouvelles plaisanteries. Entourés de l’incandescente forêt automnale, ils se comportaient comme des animaux qui tournoient autour de leur queue, choisissant le coin le plus sûr pour y hiverner.

 

À cette heure, à la porte de la cuisine, se montra l’Indienne aux pieds nus, un plateau dans les mains, débordant d’odoriférants petits gâteaux de mélasse et de gingembre. Même déchaussée, elle paraissait géante. Gardant le silence, elle posa les friandises au bord de la cheminée, où Prosper et Sandrine avaient déjà allumé un feu, et s’en alla hors de la salle, sans desserrer les dents, comme une apparition.

 

Le feu s’embrasa. Sandrine servit les gâteaux aux amis.

 

Duc et Ampère ne tardèrent pas à aborder leur thème préféré : comment l’emporter sur l’État, comment casser son maudit monopole en matière de production des spiritueux, cette fois à l’aide de la mélasse canadienne qui pourrait servir à la fabrication de l’exquis rhum cubain ?

 

« Il faut se préparer pour l’après-Castro », disaient-ils.

 

Ils décidèrent d’acheter dès le lendemain un grand sac de mélasse pour entreprendre des expériences novatrices.

 

Tous avaient déjà savouré au moins deux ou trois gâteaux de Soma, tous, à l’exception de Petit Loup, qui les refusa en hochant la tête sans dire un mot, collé contre l’une des fenêtres sud.

 

Jusqu’ici, nous n’avons pas trouvé l’occasion de présenter au lecteur ce curieux personnage, au prénom de Marie-Loup et au surnom de Petit Loup, musicien autodidacte, romancier sans œuvre et modeste réalisateur à la télévision. Cette occasion, nous n’allons pas la manquer, maintenant, au moment où ce songeur taciturne penche la tête vers le fleuve invisible tout en tortillant une mèche blanche sur sa tempe.

 

Ladite mèche ne représenterait aucune étrangeté sur le front d’un quinquagénaire, si ce n’est que cet homme la possédait depuis sa naissance. Cette marque dans une chevelure châtain, sans un seul cheveu gris, était peut-être l’image de son âme, celle d’un éternel adolescent qui refuse d’avancer en âge tout en vieillissant perpétuellement, sept ans par un comme les chiens. Cette marque, puis une autre – imprimée aussi dès sa naissance, une cicatrice derrière l’oreille droite qui descendait jusqu’à sa pomme d’Adam, lui donnaient l’apparence d’un jeune guerrier prématurément vieilli, unique survivant d’une bataille terrifiante.

 

Étant donné qu’ils devinaient l’effroi de ce combat, ses amis se soumettaient à ce guide naturel, cherchant la portée cachée de ses rares paroles et des messages secrets dans ses silences fréquents, surtout aux heures où il ouvrait une boîte en cuir noir pour en sortir sa clarinette. Depuis toujours, ils voyaient en lui un messager qui n’était passé par leur vie que pour disparaître un jour avec son message caché.

 

C’est pour cette raison qu’ils le laissaient contempler tranquillement, dans la forêt et les broussailles de la Côte Gilmour, les choses invisibles à tous les autres vivants.

 

À cette époque de l’année, le grand fleuve se voyait à peine derrière les cimes des érables, des hêtres et quelques bouleaux. Le soleil rasant du nord, en fin d’après-midi, donnait l’illusion que le feuillage des arbres était éclairé par l’intérieur, car la moindre feuille paraissait disposer de sa propre flammèche tel un minuscule lampion.

 

Petit Loup se laissait aller à son jeu favori. Il cherchait la parole ou la phrase capable de décrire cette beauté, et dans cette vaine quête sa tête se vidait au fur et à mesure. Il retira de sa poche un carnet et le bout d’un crayon, dont l’apparition provoquait toujours un sourire méfiant aux lèvres de ses amis.

 

Ni la parole, ni la phrase juste ne lui venait à l’esprit !

 

En observant le panorama fabuleux en face de lui, il finit par conclure – avec un certain soulagement – que même l’émulsion photographique du cinéma ou la bande magnétique de la télévision auraient été incapables de capter cette image féerique.

 

À la place de la vraie phrase, il griffonna dans son carnet un mot unique :

 

« Automne. »

 

Dans la langue française de son père, ce mot ne pouvait pas se flatter d’une signification autre que la désignation d’une saison ou celle de l’âge qui précède la fin de la vie, tandis que dans la langue slave de sa mère, à part cela, automne voulait dire également « est l’ombre ».

 

Il nota dans son carnet, la question :

 

« L’ombre, de qui, de quoi ? »

 

Parfois, il étouffait entre ses deux langues, maternelle et paternelle, dans ce no man’s land, ce terrain neutre, où tout était remis en question, les notions, les genres grammaticaux, les idées. Parfois, il étouffait en chemin entre ces deux bouts de l’Europe, les patries de sa mère et de son père, s’égarant en voiture quelque part sur un col montagneux de Suisse ou d’Autriche, après avoir confondu les points de départ et d’arrivée de son voyage.

 

À vrai dire, il étouffait continuellement, depuis son âge de raison, dans ce no man’s land, entre deux pensées contradictoires, entre deux vérités ou deux amours, comme si une main impitoyable lui tenait la tête sous l’eau.

 

Il ajouta dans son carnet :

 

« Avoir peur de son ombre… de son automne… »

 

Il sourit songeant à ses pensées un peu errantes, et détacha avec peine son regard de la broussaille incandescente au moment où quelqu’un, à côté de la cheminée, prononça tout haut son prénom.

 

Ses amis étaient en train de distribuer les places pour passer la nuit.

 

Inès et Yégor, son fiancé russe, avaient déjà choisi leur alcôve et n’avaient aucune autre revendication. Ils s’y étaient si vite familiarisés, que Yégor s’était déjà débarrassé de son pantalon, en se présentant à ses amis en maillot de corps et long caleçon de flanelle de l’infanterie ex-soviétique. Quant à Inès, elle alla plus vite encore, elle avait déjà posé au-dessus de la tête de lit un cadre en argent avec la photo de ses parents.

 

Alpha s’était battue comme une lionne pour obtenir le lit dans la chambre d’hôte, espérant que les deux fiancés de tante-Agathe, métamorphosés en esprits, allaient devenir de meilleure humeur, si elle s’y exposait dans la plus transparente de ses chemises de nuit. À la seconde où elle obtint l’accord de Prosper, Alpha l’embrassa sur les deux joues en signe de gratitude et se précipita dans la chambre de ses rêves, avec son sac de voyage et le stéthoscope de Sandrine. La malheureuse ne songeait aucunement à la nuit blanche qui l’y attendait.

 

L’alcôve en face de celle d’Inès, avec ses deux sofas, était mise à la disposition de Duc et d’Ampère. Dans la cellule avoisinante, Sandrine était obligée d’ajouter un tabouret à son minuscule canapé, pour pouvoir s’y allonger convenablement.

 

Prosper avait pris son ancienne chambre d’enfant dans la mansarde, seule pièce chauffée au premier étage. Quant à Petit Loup – l’unique personne qui pouvait choisir, puisque il était venu trop tard pour la distribution – il eut le grand privilège de faire son choix entre la chambre à coucher de tante-Agathe et le banc des quêteurs dans le vestibule.

 

Seul un homme fou aurait hésité devant une telle alternative. Il se décida pour la chambre de tante-Agathe. Il arrêta, provisoirement, de tortiller sa mèche blanche et se servit de son index pour le pointer en direction d’une porte sombre, fermée.

 

En réalité, ils ne constatèrent qu’elle était condamnée qu’au moment où ils essayèrent de l’ouvrir. Hélas, il n’y avait aucune trace de clef dans les tiroirs, vitrines, coffres et crédences, ni même sous les vases et les tapis !

 

La clef s’était volatilisée tout bêtement.

 

Au début de la chasse infructueuse, en faisant de sa main, comme d’habitude, un geste étrange en l’air, Soma jura à Prosper que la clef était restée dans la serrure, le jour où la Dame avait déménagé.

 

Elle s’était exprimée ainsi :

 

« Le lendemain du déménagement de la Dame, j’ai fermé la porte à clef, en la laissant dans la serrure.

 

– Quelle Dame et quel déménagement ? » s’interrogeaient les amis de Prosper, le cerveau un peu détraqué après leur longue veillée dans les vignes du seigneur.

 

Dans sa tentative d’ouvrir la porte avec la clef de sa table de chevet parisienne, Prosper échoua.

 

« Elles ont des poignée identiques », expliqua-t-il.

 

En riant à gorge déployée, ses compagnons essayèrent chacun leur propre clef. Ampère engagea même la clef de sa voiture dans la serrure.

 

À cause de cette maudite clef, Soma, venue de la cuisine, y retourna, sa dignité blessée. Prosper s’empressa d’expliquer l’expression le déménagement de la Dame.

 

Pour l’Indienne, tante-Agathe était depuis toujours la Dame Agathe, et le déménagement ne signifiait rien d’autre que son trépas, le passage d’un monde à l’autre, le changement irrévocable de résidence, sans objets personnels et sans mobilier.

 

L’explication de Prosper avait égayé tous ses amis, les tirant de leur engourdissement. Ils recommencèrent la recherche de la clef disparue ; ils se remirent à fouiller les coffrets et les boites, ainsi que les vases, vitrines et tiroirs.

 

En vain. La clef demeura introuvable.

 

La seule personne qui résista à cette recherche contagieuse fut Yégor, et c’est justement grâce à lui que la clef fut découverte, à l’heure où tout espoir était perdu. Au lieu de chercher la fameuse clef, il avait coulé des instants paisibles dans son alcôve, en sirotant avec jouissance la tisane de tilleul, conforme au goût d’un vrai Russe pur jus, pure laine.

 

Au moment où il arriva au fond de sa tasse, il tomba sur la clef de la chambre à coucher de tante-Agathe, la petite clef en bronze, à l’anneau en forme de fleur de lys, enfouie dans le sucre.

 

« Tvayou mat ! » dit-il dans sa belle langue russe.

 

Les amis s’adressèrent à Inès :

 

« Veux-tu nous traduire ?

 

– Une expression populaire. Il vaut mieux que je ne vous la traduise pas, ricana-t-elle.

 

– Tvayou mat ! » redit Yégor, suçant la clef comme un bonbon.

 

Malgré la saveur sucrée de la clef, l’expression de son visage était plutôt amère.

 

« Tvayou mat ! re-redit-il.

 

– Une injure lascive, leur expliqua Inès enfin. L’injure russe qui mentionne la maman de quelqu’un.

 

– La maman de qui ? se hérissa Ampère.

 

– Aucune idée. L’injure ne le précise pas.

 

– J’espère que ce n’est pas la mienne ! gronda Ampère.

 

– J’aimerais savoir qui m’a fait cette miche ? demanda Yégor, la clef en bronze entre ses dents serrées.

 

– Cette niche, le corrigea Inès qui veillait à la pureté de sa langue française.

 

– N’importe, miche, niche ou autres quiches ! s’assombrit Yégor. Je veux savoir qui a fourré ça dans mon thé ? »

 

Tous les regards s’attachèrent à ce pauvre Ampère, amateur de bons tours. Mais au lieu de railler comme d’habitude, il s’abandonna cette fois à la colère.

 

« Je refuse formellement ! vociféra-t-il. Depuis que le thé est servi, je n’ai pas bougé de la cheminée ! À part ça, je ne pratique pas les pièges à cons !

 

– Tvayou mat ! dit Yégor.

 

– Et ta sœur ! » pesta Ampère, à bout de nerfs.

 

Connaissant bien son mauvais coucheur de petit frère, Alpha décida d’intervenir. Chaque fois qu’Ampère citait la sœur d’un tel, une bagarre se pouvait attendre. Seule Alpha savait par cœur ses gros mots, et maintenant elle seule, d’un œil expert, avait remarqué ses doigts, devenus blancs, serrés autour du goulot d’une bouteille de gin, déjà vide.

 

« Je suis certaine que tu n’as rien en commun avec cette blague, se pressa-t-elle de le calmer. J’en suis sûre et certaine, mais je voudrais tout de même que tu nous prêtes serment.

 

– Je refuse formellement ! persista Ampère. Ma parole vaut plus qu’un serment !

 

– Bien, sourit Yégor qui avait aussi remarqué les doigts blancs d’Ampère. Je te crois sur parole, mais j’aimerais bien savoir comment cette sacrée clef a atterri dans ma tasse, que je n’ai pas lâchée depuis que je l’ai remplie ?

 

– Demande à Alpha, elle est doctoresse ès sciences ésotériques, ricana Ampère.

 

– Les chemins du Grand Architecte sont impénétrables », soupira Alpha, couvant des yeux la porte entrouverte de la chambre d’hôte. Pendant que les auditeurs pouffaient de rire, elle confisqua à Yégor la précieuse clef et la remit solennellement à Prosper. C’en est assez de plaisanter ! trancha-t-elle. Je veux voir enfin ce fameux coffre, je tombe de sommeil. »

 

Avec un haut-le-cœur, Prosper prit la clef gluante et se dirigea vers la chambre de tante-Agathe, suivi de ses amis.

 

« Je grille d’impatience de le voir finalement, répétait Alpha, se frottant les mains. Si tu le veux bien, s’adressa-t-elle à Petit Loup, si tu n’as rien contre, nous pourrions faire un troc. Je t’offre la chambre d’hôte, en échange de la chambre à coucher.

 

– Prends tout si le cœur t’en dit », dit Petit Loup en poussant un soupir.

 

La porte s’était ouverte dans des craquètements et des grincements sinistres, comme si jusqu’à présent elle était demeurée des semaines au grand froid, ses charnières couvertes de glace.

 

Pendant quelques instants, ils ne distinguèrent rien dans la pièce ténébreuse, mais leurs sens tendus leur apportèrent bientôt, de l’autre côté du jambage, l’odeur écœurante du basilic et de la cire brûlée. Le remugle froid et humide les força à reculer.

 

« Faisons la lumière sur cette affaire », bougonna Prosper, un peu troublé.

 

Le premier qui se tira d’affaire fut Duc dont la passion principale dans la vie était de lorgner l’invisible derrière des images terrestres trompeuses. Il se précipita vers la cheminée pour s’emparer d’une lampe à pétrole, qui leur avait servi auparavant à réchauffer l’ambiance.

 

« Nom de mille pipes obscures ! grogna-t-il, se souciant d’encourager la compagnie dégonflée.

 

– Et la lumière fut ! » s’écria Ampère.

 

À la lumière de la lampe fumeuse, ils commencèrent progressivement à discerner l’intérieur de la chambre, la seule pièce de la maison qui était, par manque de bois, tapissée de brocart, couleur caca d’oie. Ce textile était orné du sol au plafond de fleurs de lys dorées, devenues pâles depuis des lustres. La lampe de Duc, munie d’un petit miroir, pénétra enfin à l’intérieur de la pièce. Tout d’abord, elle avait répandu de la lumière sur l’unique fenêtre, drapée de même tissu que celui qui couvrait les murs. Curieusement, la fenêtre était condamnée, à l’instar des maisons vides, se défendant ainsi des cambrioleurs. À l’intérieur des deux volets, quelqu’un avait disposé en croix et cloué grossièrement deux planches de bois.

 

Au-dessous de la fenêtre reposait le coffre de tante-Agathe dont l’apparence désenchanta un peu nos amis. Il s’agissait d’un objet artisanal, fait par un artiste naïf, décoré sur sa face frontale d’un bas-relief peint, avec deux anges bedonnants aux visages défigurés, où quelqu’un à l’aide de cire d’abeille avait obturé les trous des balles de MacDonald.

 

Si, avant le déménagement de tante-Agathe dans l’autre monde, les deux bois hétérogènes – jeune, moite, et vieux, desséché – tenaient bon, fidèles l’un à l’autre, vieillissant ensemble à présent, ils commençaient à se séparer par des vilaines fissures apparues à toutes les emboîtures.

 

Évidemment, le temps qui dévore tout ne promettait rien de bon aux serments de jeunesse, sans colle et sans clous.

 

« Nom de une pipe pourrie ! » marmonna Duc.

 

La lumière de sa lampe quitta le coffre et atterrit aussitôt sur la table de chevet.

 

Un cierge. Consumé jusqu’au bout. Dans un chandelier à une seule tige. La cire fondue avait débordé le large pied et s’était répandue sur le dessus de la table en palissandre. Un bénitier. Avec la poignée élimée par l’usage. Une ramille de buis béni. Les Saintes Écritures reliées en cuir de bouc tanné. Une main y avait posé un lorgnon ancien, au manche en ambre. Enfin, une pendulette de voyage dont le cadran faisait semblant d’être orienté exprès vers les spectateurs silencieux.

 

La petite et la grande aiguille indiquaient cinq heures vingt. La troisième aiguille, celle qui actionne la sonnerie, était cachée derrière l’une de deux premières, comme si le mécanisme s’était endormi à jamais juste au moment où il fallait qu’il réveille sa maîtresse.

 

La vue de la pendulette avait troublé nos amis. Ils eurent l’impression que son cadran cachait un message secret, comme si ce petit carré laiteux portait l’empreinte du dernier soupir de tante-Agathe.

 

À la condition que le râle de la mort pût laisser sa griffe, pour authentifier son ouvrage ?

 

Akka, elle, savait bien que c’était possible. En ce moment même, au tréfonds de son squelette en pierre, elle sentait le cours de plusieurs fluides humains, mais la vieille bâtisse ne disposait d’aucun moyen pour leur communiquer cette vérité, simple comme tous les grands secrets.

 

La lampe de Duc continua à errer dans l’obscurité, tout en esquivant le grand lit au milieu de la chambre, masse menaçante à l’ombre de son baldaquin. Elle se leva vers l’icône de Sainte-Marie, l’enfant Jésus au sein. Chose étrange, la Vierge n’avait qu’un seul bras, le gauche.

 

Du côté opposé du lit, ils distinguèrent encore un tableau, accroché sans doute par la main d’un farceur, le recto tourné vers le mur et le verso vers les visiteurs. Dès qu’il vit ce tableau, Prosper marmonna un juron dans sa barbe, essuyant des gouttes de sueur sur ses tempes.

 

Dans un coin de la pièce, au-dessous du tableau renversé, ils discernèrent un piédestal en bois qui soutenait la copie d’une colonne grecque. Son chapiteau portait une tête en plâtre, sûrement le portrait de tante-Agathe, sculpté dans les années vingt à Venise, ce même buste que Prosper avait décrit à ses amis à maintes reprises. Contre toute raison, la tête était couverte d’une couche épaisse de peinture olivacée d’où émergeait un gros nez fendu de sa racine jusqu’aux lèvres serrées. Cela formait une plaie hideuse en plâtre blanc.

 

La lampe de Duc s’empressa de laisser cette funeste tête dans l’obscurité pour se diriger encore une fois vers la pendulette de la vieille dame, comme si elle y était attirée par une force mystérieuse. Les deux aiguilles avaient façonné sur le cadran une sorte de flèche, braquée vers le lit, où se tourna enfin la lampe de Duc, comme ensorcelée.

 

Des mains habiles avaient transformé la vaste couche en un lit de mort. Vraisemblablement, ces mêmes mains avaient allumé le cierge et posé une ramille de buis sur la table de chevet. Le lit se trouvait dans le même état que le jour des funérailles de tante-Agathe, repassé et lissé par ces mains adroites qui prenaient la mort au sérieux. Le traversin et le sommier étaient couverts d’un grand édredon, et celui-ci, à son tour, d’un drap mortuaire, bordé d’une ordinaire dentelle industrielle, ressemblant aux sets en papier des plateaux de pâtissier.

 

Les employés des pompes funèbres avaient oublié d’emporter le drap avec les guirlandes en cire louées, laissant ainsi aux amis de Prosper consternés un tableau rare, instructif et édifiant.

 

La seule personne qui trouva suffisamment de sang-froid pour exprimer ses sensations fut Duc, le génial faussaire polonais.

 

« Ah ! nom de nom ! » chuchota-t-il.

 

À l’endroit précis où une semaine auparavant était allongé le corps de mademoiselle Agathe, se trouvait maintenant son empreinte béante. Il s’agissait d’un enfoncement tracé dans le tissu, d’un dessin ombré, si fidèle que Duc et ses compagnons crurent y voir la petite vieille, toujours étendue, un œil fermé, l’autre entrouvert, le menton en galoche pointé vers le plafond et les bras croisés sur la poitrine.

 

Cette empreinte humaine, souvenir d’un bref passage sur terre était semblable au pas d’un pied nu dans le sable, destiné à être effacé par la première onde, née de la moindre brise. L’empreinte de la nuque, du cou, des épaules et des omoplates, l’empreinte du dos étroit, des biceps flétris, des coudes pointus, l’empreinte des os iliaques à la place du croupion maigrichon, l’empreinte des fémurs, des tibias et des talons.

 

« Cela rappelle un moule à gâteaux, dit Ampère naïvement à voix basse.

 

– Enfants, ajouta Alpha en murmurant, nous mangions des pains d’épice en forme de bons-hommes. »

 

Ils observaient comme envoûtés l’enfoncement dans la soie artificielle, cet insensé moule à gâteaux, que mangent peut-être les enfants des géants cosmiques.

 

« Il ne manque qu’un cordon-bleu, pour y verser de la pâte humaine », dit Yégor, pris d’une soudaine envie de badiner pour repousser son effroi.

 

Son éternel sourire mélancolique-moqueur au coin des lèvres, Duc prit Prosper sous le bras.

 

« Le petit-neveu en deuil sait bien que je ne plaisante jamais, dit-il. Il s’agit ici d’un phénomène important. Le trou de tante-Agathe mérite notre profonde attention.

 

– Le trou de la défunte peut être comparé à une bouteille avec la lettre d’un naufragé, s’immisça le farceur Ampère. Un message humain très important se trouve dedans, destiné à d’autres mondes. Nous allons le jeter dans l’océan cosmique, et nous attendrons patiemment la réponse de quelqu’un. Ce sera la réponse à toutes les vaines questions que nous nous posons à présent.

 

– Petit dragon, tu vas aller loin, le flatta Duc. Mais, ton intelligence piétine derrière ton intuition. Tu devrais maîtriser l’art de la déduction.

 

– Depuis ma tendre enfance, je crève d’envie d’apprendre l’art de la déduction », persifla Ampère.

 

Alors Duc reprit la parole, d’un ton professoral, passant outre à l’ironie d’Ampère :

 

« Tout à l’heure, tu as comparé le trou de tante-Agathe à un moule à gâteaux. Depuis des siècles, le trou qu’un bougeoir, laissé parfois dans le plâtre ou l’argile, sert au moulage de nouveaux chandeliers, donc à la production de descendants de la même espèce. Pourquoi alors, le trou laissé par une existence humaine serait-il une exception ? Cette thèse posée, il s’ensuit qu’un trou, creusé par la mort, devrait nous servir à y mouler une nouvelle vie. Cela nous amène tout droit à la courageuse conclusion que la mort pourrait être une sorte d’imprimerie des gènes clonés auxquels nous devrions notre existence sur terre. »

 

La tirade abracadabrante de Duc suscita un certain effet chez les auditeurs. Les épaules de Sandrine et de Petit Loup se mirent à trembloter d’un rire étouffé, rire qui leur servait à dissimuler le sentiment pénible de la pudeur et de l’aversion face à cette triste empreinte de l’existence. Les yeux brillants, Prosper se pourléchait les babines, songeant à ses expériences avec les salamandres. Alpha se frottait les mains en présence de son thème favori. Yégor soufflait sur les verres de ses lunettes, comme s’il s’apprêtait à jeter un coup d’œil au-delà des vérités terrestres, alors qu’Inès, pieuse, était devenue rouge d’indignation.

 

« Tu tombes bien bas ! cria-t-elle haro sur Duc. Toi, l’avocat du diable !

 

– Arrête ! s’exclama Ampère. Pourrais-je, cher maître, en tirer une conclusion d’importance ?

 

– Exécution ! » l’encouragea Duc, ne cachant pas son plaisir d’être traité de maître.

 

En réponse, Ampère prononça sa mémorable réflexion.

 

« Si la mort était la véritable imprimante de la vie, il est tout à fait vraisemblable que, sans la mort, nous serions condamnés à périr. Par conséquent, il faudrait que nous soutenions son avancement par tous les moyens.

 

– Blasphémateurs ! gémit Inès. Et l’âme ? Où est la place de l’âme dans cette macabre burlesque métaphysique ?

 

– Nous sommes des pécheurs endurcis, avoua Duc, en se grattant derrière l’oreille. C’est plus qu’impardonnable. Cette pauvre âme, nous l’avons complètement oubliée.

 

– On ne peut pas penser à tout, se justifia Ampère.

 

– Je crains que l’âme n’ait rien en commun avec votre moule humain », intervint Prosper, qui, depuis quelques minutes, fouillait laborieusement ses poches à la recherche d’un nouvel objet précieux.

 

Tout le monde se tut comme d’habitude au moment où Dr Breton, une fois de plus, manifesta l’intention de mettre son autorité de savant sérieux au service de leurs redoutables calembours.

 

« La théorie de la prétendue projection astrale s’efforce de nous convaincre de l’authenticité d’un champ vital qui subsiste même après la mort, après la décomposition de notre cocon physique, entama Prosper dans son oraison funèbre, fouillant toujours dans ses poches. La seule preuve empirique de cette affirmation de nos jours serait une série d’essais, effectuée en Angleterre et aux Pays-Bas, par trois médecins indépendants. Le premier parmi eux, Dr Watters, avait photographié la délivrance du corps astral chez les grenouilles et les souris agonisantes. Il construisit les récipients, remplis de fluide gazeux et d’huile, pour capter les images des corps brumeux qui planaient au-dessus des cadavres d’animaux. Le deuxième excentrique, Dr Zaalberg van Zelst, pesant soigneusement les moribonds, constata qu’au moment de la mort clinique survenait une perte brusque du poids corporel, la perte de 69, 5 grammes. Sa trouvaille fut corroborée par le toubib britannique, Duncan McDougall, qui arriva à des résultats identiques en onces anglaises.

 

– Est-ce vrai ? demanda Alpha d’une voix cassée. Jure que tu dis la vérité.

 

– Cela va sans dire », répondit Prosper.

 

Son discours, prononcé tour à tour avec le plus grand sérieux et un sourire espiègle, força ses amis à reprendre leur raillerie. Le thème abordé était trop grave pour ces bouffons, danseurs de corde, pris de vertige au-dessus du triste vide de leur existence.

 

« L’immortalité implique une grande responsabilité de la part de simples mortels, dit Duc. Dès que j’ai pris conscience de l’immortalité de mon âme, j’ai décidé de ne plus perdre une seconde.

 

– L’immortalité pèse lourd sur nos fragiles épaules, ajouta Ampère, même si elle ne pèse que 69, 5 grammes.

 

– Chacun parmi nous devrait labourer son champ vital, conclut Duc.

 

– Il faut d’abord que vous méritiez cette immortalité, que vous redoutez tant, se moqua Alpha.

 

– Toi, avec la perte de ton âme, tu ne perdrais pas beaucoup de ton poids corporel, dit Duc, en toisant la jeune femme corpulente.

 

– En revanche, toi, avec la perte de ton âme, tu ne perdrais rien du tout, répliqua Alpha, d’une langue bien acérée. Si Prosper a dit la vérité, cela nous donne l’espoir qu’un jour nous pourrions enfin établir des communications. Un beau jour, nous nous réveillerons en découvrant que quelqu’un a inventé le nécrophone, comme c’était le cas hier avec le téléphone sans fil.

 

– J’espère qu’un brave Occidental l’inventera avant les Japonais, minauda Ampère. Si les Japonais se mettent à l’écoute de nos tombes, ce sera la fin des haricots.

 

– Quelle horreur ! soupira Duc.

 

– L’âme n'existe pas ! déclara Yégor brusquement. Toutes vos paroles sont des balivernes de l’Occident superstitieux qui cherche dans l’âme le rachat de ses vices charnels.

 

– Si l’âme existe, dit Ampère, et si elle ressemble au corps qu’elle habite, alors l’âme russe de Yégor doit être rougeâtre et celle d’Inès très bronzée. »

 

Devenue pourpre de colère, Inès n’arriva pas à lui river son clou, car Prosper reprit la parole. Pendant que les autres échangeaient les dernières facéties, il avait déterré de sa poche une petite lettre chiffonnée.

 

« Je me sens obligé, les interrompit-il d’une voix rauque et solennelle, de vous lire ces quelques lignes, dernières paroles de tante-Agathe. Jusqu’ici je n’ai pas eu l’opportunité de le faire, bien que ce pli vous concerne. »

 

Les amis échangèrent des regards, surpris de la gravité de sa voix.

 

Nous rapportons ici mot pour mot le contenu de la missive que Prosper lut à la compagnie, après avoir fixé, tant bien que mal, ses lunettes fendues sur son nez.

 

« Lorsque tu auras lu ces lignes, ma petite Souris, je ne serai plus de ce monde.

 

“Monsieur Morissette, le Morissette avec deux s et deux t, est au courant de tout. Adresse-toi à lui au sujet du testament et des taxes successorales. Je souhaite que ton frère Nestor ne vende pas Akka tant qu’il aura les moyens de l’entretenir, quoique je ne sois pas sûre qu’il ne s’en débarrasse pas avant que je ne me refroidisse. J’approuve la mise en vente de tous les objets faisant partie de ma collection, excepté le coffre de monsieur Brind’amour et son contenu.

 

“En me réveillant ce matin, j’ai découvert que pendant la nuit mon portrait – celui pour lequel j’ai posé devant monsieur Hamilton – était retourné contre le mur. À l’heure de mon petit déjeuner, dans la pièce voisine a retenti un bruit terrible. Je m’y suis précipitée et j’y ai trouvé le buste de monsieur Belini jeté à terre. Mon nez était cassé.

 

“Je n’augure rien de bon de tout cela, ma petite Souris. Mon heure a sonné. Les sages de l’Orient disaient : Ce n’est pas la souffrance qui nous fait rendre l’âme, mais le jour suprême.

 

“Une bise pour toi et tes amis parisiens, que mon destin m’empêcha de connaître dans le monde d’ici-bas.

 

“À bientôt, amis.

 

“Votre tante-Agathe. »

 

Sans prononcer un mot de plus, Prosper plia la lettre, la remit dans sa poche et ferma la porte de la chambre à coucher. Les charnières produisirent de nouveau des craquements et des grincements de bois givré. Il engagea la clef gluante dans la serrure et la tourna une seule fois. Puis, maladroitement, il la fit passer plusieurs fois d’une main à l’autre, pour finir par l’enfoncer une fois encore dans la serrure, où il la laissa définitivement.

 

Tous les yeux se tournèrent vers Alpha qui venait de heurter une commode, en faisant tomber une boîte d’allumettes, pendant qu’elle reculait en direction de la chambre d’hôte. Dans sa chute par terre, la petite boîte avait causé un bruit qui leur sembla étourdissant comme un coup de tonnerre.

 

Duc fut le premier qui reprit ses esprits, armé du meilleur de ses sourires.

 

« Où te presses-tu, chère ? demanda-t-il.

 

– Pourquoi “à bientôt” ? bégaya Alpha. Et, avec quel droit “votre tante” ?

 

– Parce que la vieille dame ressentait de la sympathie pour les amis de son petit-neveu, lui expliqua Sandrine.

 

– Les amis de mes amis sont mes amis, se récria Alpha, mais je refuse fermement de reconnaître les tantes de mes amis comme mes tantes ! »

 

En reculant, elle faillit renverser une vitrine à l’entrée de la chambre d’hôte.

 

« Je crève de fatigue, se justifia-t-elle.

 

– Si ma mémoire ne me trahit pas, continua Duc, tout à l’heure, tu as proposé un troc à Petit Loup ?

 

– Quel troc ? s’étonna Alpha.

 

– Je t’ai entendu offrir la chambre d’hôte en échange de la chambre à coucher, dit Duc, armé toujours de son sourire innocent.

 

– Jamais de la vie ! se révolta Alpha, dont les relations d’amitié avec les morts admettaient quand même quelques limites.

 

– Approuves-tu le troc qu’Alpha a proposé ? » demanda Duc à Petit Loup.

 

Son ami fit le pitre en hochant la tête.

 

« Voilà, le bonhomme accepte ! se réjouit Duc.

 

– Moi pas ! vociféra Alpha. Illico, je pars dans le premier hôtel !

 

– Personne ne te prendra de force la chambre d’hôte, tenta de la calmer Prosper. Ne vois-tu pas que Duc plaisante ?

 

– Des plaisanteries de mauvais goût avec des choses sérieuses, grogna Alpha. Plutôt mourir que de passer la nuit dans le lit d’une morte, dans ce trou effrayant !

 

– Nous allons demander à Soma de retaper le lit, dit Prosper, en se dirigeant vers la cuisine.

 

– Laisse tranquille cette vieille, l’arrêta Petit Loup. Une nuit sur le banc des quêteurs ne me fera pas de mal.

 

– Es-tu sûr, mon petit clochard ? » demanda Prosper, en lui tournoyant tendrement sa belle mèche argentée.

 

Petit Loup approuva en fermant les yeux, puis il secoua la tête pour se débarrasser de la main de Prosper.

 

« Comme tu veux, s’accorda Prosper et il s’empressa de sortir d’un placard dans le vestibule un vieux sac de couchage. Ce haillon s’assortira très bien au banc, dit-il. Dès demain, je demanderai à Soma de remettre de l’ordre dans la chambre à coucher.

 

– Beaucoup de trou pour rien ! » soupira Duc.

 

Ce fut sa propre paraphrase gaillarde du titre de la comédie de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien, qui lui servit à traduire leur sentiment commun de lassitude.

 

« Beaucoup de rien autour d’un trou ! » conclut Ampère.

 

« Des paroles outrées, se dit la vieille maison Akka, un peu grosses et inconvenantes. Des bouffonneries poussées trop loin. Une autre demeure en deuil à sa place et digne d’être hantée, se dit-elle, aurait infligé une peine sévère à ces plaisantins. Toutefois, conclut-elle, une méchanceté n’est jamais gratuite : ces pauvres hères, eux aussi, doivent être hantés par…

 

« Par quoi ? se demanda Akka. Par quoi ? »

 

En cherchant la réponse à cette question, elle s’assoupit imperceptiblement.

 

CHAPITRE TROISIÈME

LE BANC DES QUÊTEURS


 

Tous les compagnons, brisés de fatigue, se réjouirent, en remarquant qu’entre temps Soma, invisible et sans faire le moindre bruit, avait garni tous les divans, canapés et sofas de literie empesée qui exhalait les parfums du basilic et du cumin de Hollande. Une demi-heure plus tard, chacun se faufila dans son nid, Prosper dans sa chambrette d’enfant mansardée, et les autres dans les quatre alcôves de la croix de Lorraine. Parées de leurs beaux abat-jour en parchemin et en soie, les lampes s’éteignaient l’une après l’autre. Pourtant, même éteintes, elles faisaient semblant de luire encore autour de la cheminée que Prosper avait nourrie de quelques nouvelles bûches.

 

La grande pièce ressemblait à une scène de théâtre aux rideaux grands ouverts, bâillant devant les alcôves et leurs habitants, semblables à des marionnettes gisant aux endroits où elles se trouvaient à la fin du dernier acte.

 

À la lumière du feu, dans l’alcôve la plus proche de la cheminée, Duc et Ampère se susurraient des mots à l’oreille, comme s’ils mijotaient une nouvelle facétie. En tout cas, c’était le sentiment de Sandrine, somnolente, qui les regardait en coulisse de son alcôve. Mais, Sandrine se trompait : après les émotions innombrables de la journée passée, Duc et Ampère étaient tout simplement sur le qui-vive et combattaient péniblement leur insomnie.

 

Duc avait ouvert son bloc à dessin que, bizarrement, il n’avait pas touché depuis sa descente d’avion et il s’était jeté avec avidité sur la modification d’une esquisse aux trois crayons.

 

Allongé à plat ventre sur le sofa voisin, Ampère guignait le sablier de tante-Agathe avec une vision qui submergeait son âme par son caractère grandiose. Il dénombrait soigneusement les secondes nécessaires pour que le sable se déplace de l’entonnoir supérieur à l’inférieur, puis, il renversait le sablier pour recommencer son jeu oiseux.

 

« Je suis né, citait-il à voix basse son Voltaire[1] chéri, je vis dans le temps et je ne sais pas ce que c’est que le temps… je me trouve dans un point entre deux éternités et je n’ai nulle idée de l’éternité… je pense et je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée… je ne sais pas pourquoi j’existe… »

 

Duc n’écoutait Ampère que d’une oreille, errant lui-même dans ses propres réflexions.

 

« Comme ça, nous ressemblons aux abeilles, chuchota-t-il soudainement.

 

– Pourquoi aux abeilles ? murmura Ampère, à moitié hypnotisé par la longue observation du fil fluide de sable.

 

– Nous ressemblons à des abeilles dans une grande ruche, redit Duc.

 

– Vraiment ?… demanda Ampère, distrait.

 

– Je me pose la question, continua Duc, est-ce que les abeilles seraient des organismes autonomes, ou plutôt des organes de leur ruche. Donc, des appareils physiologiques servant à la construction, à la guerre ou à la reproduction, tout à fait comme nos membres. Si nous ressemblons aux abeilles et si cette maison joue le rôle de notre ruche, alors, dans ce cas-là, Akka serait notre maîtresse à tous, Akka disposerait de connaissances supérieures aux nôtres. »

 

Les paroles de Duc avaient flatté la vieille Akka, assoupie, mais elles n’aboutissaient pas aux oreilles d’Ampère.

 

« Qu’en penses-tu, jeune homme ? » l’interrogea Duc d’un air victorieux.

 

En réponse, Ampère poussa un ronflement, dormant déjà sur ses deux oreilles, entre ses deux éternités. Duc sourit paternellement, en couvrant les épaules du jeune homme d’un caban fourré et il se courba de nouveau au-dessus de son bloc à dessin.

 

Le moment nous paraît plus que propice pour visiter, en compagnie du lecteur, tous les protagonistes de cette histoire à laquelle la maison prédisait une triste fin.

 

Malgré son expérience, Akka pouvait se tromper.

 

Dans la grande pièce, dans les alcôves et la chambre d’hôte personne ne dormait, excepté Ampère ; tout le monde feignait d’être endormi, et, parmi les veilleurs, le plus éveillé était Duc. L’esprit tendu, éprouvant une émotion poignante, prêt à pousser un cri triomphant, au bout de six mois d’errance désespérée dans le désert blanc du papier à dessin, il se trouvait enfin au seuil d’une découverte.

 

Son ravissement se mêlait au mépris monté contre lui même, car il s’agissait, comme d’habitude, d’une solution archi-simple, si simple qu’elle provoquait l’aveuglement que l’on pouvait comparer à l’homme qui est en train de fouiller sa poche droite à la recherche d’une boîte d’allumettes, sans s’apercevoir qu’elle se trouve dans sa main gauche.

 

La raison qui faisait naître le ravissement et la colère de Duc venait de l’étude, à peine terminée, qui reposait sur ses genoux. Le dessin aux trois crayons évoquait une scène, jadis très chérie par les peintres, que l’art de la peinture avait abandonnée depuis longtemps considérant qu’elle est devenue désuète. Cependant, grâce au feu de la cheminée derrière son dos, Duc donna la preuve du contraire.

 

« Nom de nom d’un saint ! » chuchota-t-il dans sa barbiche, en se frottant le cou et le front avec son crayon noir.

 

À la lumière du feu, il avait pris l’apparence d’un charbonnier diabolique. À dire le vrai, il se sentait ainsi, car chaque trait de ses trois crayons ressemblait à une descente aux enfers.

 

Le dessin ombré, dans lequel nous allons jeter un coup d’œil, n’était rien de moins que la copie conforme de la Sainte Cène, copie si fidèle, que même le connaisseur le plus raffiné aurait juré qu’elle était née sous le fusain de Léonard, et non pas des trois crayons de notre artiste.

 

Tout était en place sur ce dessin, absolument tout jusqu’au moindre détail, jusqu’au dernier participant du fameux dîner, de la dernière miette de nourriture sur la table au moindre pli sur les habits des apôtres. Le génial faussaire polonais crayonnait par cœur de la même manière que certains musiciens jouent de mémoire de difficiles partitions tout entières.

 

Dans ce dessin, notre Seigneur Jésus avait dû prononcer sa prédiction :

 

« L’un parmi vous me trahira. »

 

Tout était juste et sans faute, étant en tout égal à la Cène de Léonard.

 

Tout, à l’exclusion du Christ.

 

Le Sauveur, avait disparu du tableau, comme si les apôtres, souffrant de soif et de faim, l’avaient réellement bu et mangé.

 

Curieusement, au premier abord, cela n’était pas perceptible, car les yeux du spectateur se tournaient toujours vers le traître Judas. La fenêtre du milieu, au fond du tableau, celle qui encadrait la tête du Christ et servait de symbole pour l’auréole de sa sainteté, était transformée en gueule béante devant le paysage paradisiaque.

 

Pourtant, ce sacrilège échappait à la vue du spectateur, puisque toute son attention, nous l’avons dit, était attirée par Judas et la grande ombre d’un homme aux jambes écartées qui se tenait debout à l’extérieur du tableau, en dehors du champ visuel.

 

Le mystérieux, faisant le grand écart, n’était autre que notre Jésus, envolé, apparemment en train de soulager sa vessie.

 

En examinant son haut fait et méfait, Duc ricanait à mi-voix, l’air d’un bouc infernal. À ce moment même, il aurait sacrifié toutes les richesses du monde pour pouvoir partager avec une âme sœur le triomphe de sa découverte de la beauté du diable, avec, en plus, l’explication appropriée de sa symbolique blasphématoire. Mais, par malheur, cette âme sœur reposait sur le sofa voisin dans le corps d’Ampère, endormi comme une toupie.

 

Curieux, le lecteur se demandera probablement : qu’aurait confié Duc à son compère s’il fut en état de veille ?

 

Duc lui aurait dit :

 

« N’oublie pas, jeune homme, que la contemplation de la Cène est avant tout la recherche de Judas et de son sinistre profil. Judas en est le meneur de jeu. En ce qui concerne Jésus, qui a sifflé un verre de vin pour se calmer, en craignant déjà l’un de ses apôtres, il est tout à fait normal qu’il quitte la grande table momentanément, pour faire pipi et se replonger dans ses pensées sentencieuses. »

 

Si Ampère avait été éveillé, Duc aurait ajouté :

 

« La vérité sur Jésus se trouve en Judas, la vérité de l’homme. Quant au dogme chrétien, je crains qu’il ne soit rien d’autre que l’ombre que Jésus disparu projette sur notre réalité, pendant qu’il se décharge dans un monde meilleur, en dehors de notre triste tableau. »

 

Incontestablement, Duc avait eu de la veine. Le sommeil profond d’Ampère l’avait épargné de quelques injures que son ami, jeune homme pieux, aurait proférées à l’encontre de ces paroles blasphématoires non prononcées.

 

Jetant un coup d’œil en direction de son camarade, Duc s’émut, il cessa de ricaner et devint tout pâle : jusqu’alors, il n’avait jamais eu l’occasion de voir Ampère dans son sommeil. Il paraissait rajeuni d’au moins vingt ans, ayant le même âge que Stanislas le jour de son accident.

 

« Chatouné, chuchota Duc. Cha-tou-né… »

 

Ampère se remua, en réagissant au surnom de Stanislas, le fils de Duc, et sourit comme Stanislas l’aurait fait.

 

Le bloc à dessin de Duc glissa le long de ses genoux et tomba par terre. Le bouffon, se ploya en deux, comme si une douleur insupportable lui déchirait les entrailles, puis il se recroquevilla sur son sofa en pleurant de rage.

 

Pendant ce temps, Ampère faisait un rêve étrange.

 

Il était assis à côté de Duc, non pas sur le sofa voisin mais sur le siège d’une vieille voiture de sport. La grosse ondée qui les avait surpris à la sortie de Paris, s’interrompit aussi subitement qu’elle avait commencé dès qu’ils se trouvèrent à l’orée de la forêt de Fontainebleau.

 

L’air rajeuni d’une vingtaine d’année, Duc est presque méconnaissable. Tel un adolescent, rayonnant de joie aux premiers rayons du soleil, il s’empresse d’ouvrir le toit de son épave de cabriolet anglais et accélère sur la chaussée, luisante après la pluie. Les pneus pleurnichent à chaque virage. Duc imite ce bruit par des cris étouffés en polonais, dont Ampère ne comprend pas un seul mot. Il le regrette, sachant bien que les onomatopées les plus joyeuses appartiennent à la langue polonaise.

 

Lui, Ampère, n’est pas Ampère dans ce rêve mais un jeune homme inconnu. Il a une petite boucle d’or à l’oreille et de longs cheveux ondulés qui voltigent dans le vent. Lui, Ampère, que Duc dans le rêve appelle tantôt Stanislas et tantôt Chatouné, se sent très heureux en compagnie de cet homme mûr, qui joue à l’enfant, en s’égosillant en polonais, pendant que les pneus sifflotent dans des flaques miroitantes.

 

Accouplé ainsi, corps et âme avec Stanislas, Ampère commence à mieux connaître et comprendre son sosie et la joie qui le submerge sur son siège en cuir, aux côtés d’un Duc, miraculeusement rajeuni.

 

Après le divorce de ses parents, au bout de dix ans passés auprès de sa mère en Espagne, le fils unique de Duc lui rend visite pour la première fois à Paris. Depuis trois jours, le père et le fils célèbrent leurs retrouvailles au cours d’une course folle de la place du Tertre jusqu’à Montparnasse, à travers des galeries, des bars et des brasseries, lieux de rencontres des potes de papa, aussi fêlés que lui.

 

À chaque pas, comme s’il avait bu un verre de trop de vin espagnol, Duc répète à tous ces inconnus :

 

« C’est Stanislas, mon fils, mon fils unique ! se pavane-t-il, devenu plus qu’un gendre espagnol, l’authentique Espagñol. Stanislas Gabriel Raventós, mi hijo único ! »

 

À côté de la voiture défilent rapidement de mystérieux rochers volcaniques noirs, enfoncés dans le sable. À l’aube des temps, ces parages reposaient au fond d’une mer disparue. En secouant ses rameaux, la forêt fait tomber les dernières gouttelettes de pluie, tout en observant avec étonnement ces deux êtres humains aux visages extasiés. L’un d’eux, le cadet, celui dont les cheveux voltigent sauvagement dans le vent, se débarrasse de sa ceinture de sécurité et grimpe sur la carrosserie de la petite décapotable, se tenant d’une seule main au pare-brise. De son autre main libre, il dessine des arabesques dans l’air, saluant ainsi le monde sous-marin qui régna ici dans la nuit des temps. C’est l’ivresse de la petite étincelle humaine au visage enluminé par ce voyage à travers des millions d’années.

 

L’homme au volant crie gare à son compagnon, mais trop tard, beaucoup trop tard, car au même moment, d’un sentier latéral surgit un camion, chargé de troncs d’arbres.

 

Les pneus hurlent sur le bitume mouillé, glissant sur la moisissure forestière, sur toutes ces minuscules créatures qui naissent et meurent en l’espace d’un seul jour. Ici, en présence de l’éternité, ne règnent que les minéraux, les vies humaines ou animales n’ont aucune valeur. Cela va être prouvé durement une fraction de seconde plus tard, au moment où la voiture de sport va heurter le gros camion, en arrachant de sa selle et en flanquant par terre le jeune chevalier qui avait eu l’audace de saluer, la main levée, rien de moins que l’éternité.

 

La suite de l’événement, Ampère la suit au-dehors du corps de Stanislas, d’un poste d’observation à la hauteur de la cime des arbres.

 

Celui qui était, un instant auparavant, un jeune homme téméraire dans la force de l’âge, ressemble maintenant à une poupée de porcelaine cassée, aux membres mutilés, le crâne béant.

 

Lui, Ampère, qui n’est nullement Ampère, mais l’âme de Stanislas, surveille avec embarras toute cette frénésie inutile et incompréhensible au sol : les ambulances et les voitures de police, les infirmiers et les badauds effrayés qui forment un cercle autour du mort, n’ayant pas le courage de l’approcher, consternés surtout par la conduite du deuxième protagoniste de l’accident, couvert de sang, un petit homme au bouc dérisoire, qui hurle, agenouillé devant le cadavre.

 

Finalement, Ampère reconnaît Duc en lui.

 

« C’est moi qui ai causé sa mort ! crie le malheureux comme un damné. J’ai tué mon fils unique ! »

 

À ce moment, Ampère est saisi d’une épouvante indescriptible. Il se débat, en se donnant beaucoup de peine pour se libérer de l’étreinte de fer de l’âme indifférente du fils de Duc qui cherche à l’entraîner, contre sa volonté, quelque part dans le passé lointain de la forêt, au fond de la mer évaporée, dans un monde parallèle qui cache jalousement les mystères de la vie après la mort.

 

Le fait qu’Ampère se soit trouvé enfermé dans l’âme d’autrui comme dans les habits de plomb d’un scaphandrier, reste pleinement inexplicable. Et de surcroît, enfermé dans une âme qui s’est enfuie du corps de Stanislas il y a deux décennies !

 

Même Akka, tirée de sa somnolence, n’avait rien compris. Le lecteur ingénieux, pourrait-il élucider pour elle cette énigme qui navigue dans les eaux troubles entre le rêve et la réalité ?

 

Quoi qu’il en soit, en combattant cette âme impitoyable, Ampère se réveilla ruisselant de sueur. Dans la pénombre, sur le sofa voisin, il surprit Duc en train de vider le contenu de sa gourde, bien que le jour précédent il ait juré aux amis qu’il n’y toucherait plus durant au moins une semaine. Ses dents claquaient terriblement.

 

La dernière gorgée ingurgitée, à l’aide d’une puissante lampe de poche au faisceau lumineux, Duc se mit à barbouiller sur le plafond quelque chose qui semblait être un mot. Quoiqu’il fût impossible de le déchiffrer, Ampère devina qu’il s’agissait du prénom de ce malheureux jeune homme, que son père n’avait pas tué à Fontainebleau. C’était plutôt le regard interdit que son fils avait jeté vers l’éternité.

 

Stanislas Gabriel Raventós !

 

Ampère savait bien que dans des circonstances pareilles le plus raisonnable était de laisser Duc tranquille pour qu’il se batte tout seul au corps à corps avec ses démons. Feignant d’être toujours endormi, il replongea insensiblement dans le sommeil. La dernière chose qu’il aperçut fut le faisceau de lumière qui avait glissé du plafond vers les alcôves obscures, où il s’était mis à ramper, tel un reptile luisant, à la recherche de la nourriture qui devrait assouvir l’éternelle faim de Duc, celle de l’invisible.

 

Ampère fit encore un rêve, cette fois celui qu’il connaissait par cœur, un rêve avec un très joli commencement et une fin encore plus agréable, dont l’héroïne était sa sœur Alpha, âgée d’à peine quatorze ans, qui, en cachette de ses parents, avait pris un bain dans le petit vivier derrière la maison. Craignant que le contenu de ce rêve ne pousse le jeune lecteur vers des pensées incestueuses, il nous semble qu’il serait mieux de le taire provisoirement. C’est pourquoi nous nous hâtons de retrouver le brave Duc à l’âme ravagée.

 

S’il y avait une seule chose au monde qui pouvait réconforter Duc dans des moments pareils, c’était un long trait de vodka Wyborowa et le regard pointé vers l’au-delà des images terrestres. Après tout ce qu’il avait bu dans l’avion et à l’arrivée dans la maison de tante-Agathe, on aurait pu dire en toute conscience, qu’il était dans le brouillard. Pour barrer le chemin aux démons du passé, Duc avait entrepris des mesures radicales. Il vidangea sa gourde jusqu’à la dernière goutte et avec sa lampe se consacra à la recherche de la vérité sur ses amis, ceux qui dormaient déjà pour de bon et ceux qui faisaient semblant de dormir.

 

Tout d’abord, Inès et son Yégor. Ils apparurent dans le faisceau de lumière comme sur un pâle écran de télévision. En gros plan, deux têtes collées l’une contre l’autre. Le sourire sur le visage aux yeux fermés d’Inès, qui serrait dans ses bras son nouveau favori, jurant du fond du cœur qu’elle lui serait fidèle jusqu’à la fin de ses jours terrestres. À la différence de son visage serein, celui de Yégor, aux yeux écarquillés, dirigés vers le plafond, exprimait la crainte devant son avenir incertain.

 

La tête sur l’épaule d’Inès, sur les rivages du Saint-Laurent, le cœur sur ses versants lointains du Caucase qui descendaient en pente abrupte vers la mer Noire, Yégor se sentait entièrement perdu, plus petit encore qu’un grain de maïs dans le moulin géant de la nuit. Yégor était envahi par des visions ténébreuses de sa petite mère Russie à tel point, qu’il ne prêta aucune attention au rayon lumineux, qui lécha son visage, vert de chagrin, avant d’aller errer vers l’alcôve suivante.

 

Celle-ci appartenait à Sandrine. Elle avait l’air de dormir à poings fermés. Avec son triste nez de pie sans lunettes, elle rappelait la pucelle amourachée au cœur brisé des films muets. Elle se repentait une fois de plus de ne pas avoir eu le courage de proposer à Petit Loup de partager son lit, au lieu de le laisser passer la nuit sur ce misérable banc des quêteurs. Une fois de plus, ce fut sa timidité qu’elle regretta, quoiqu’elle fût consciente qu’entre eux, tout était terminé à jamais depuis longtemps.

 

Au moment où le faisceau lumineux caressa son front, pour replonger dans l’obscurité, elle ressentit une douleur sourde dans le bas-ventre.

 

« Ah ! bientôt ça sera la pleine lune », songea-t-elle.

 

Depuis son âge nubile, toutes les semaines de pleine lune étaient marquées par des souffrances terribles qui l’avaient probablement poussée à se consacrer à la gynécologie.

 

Rendons-nous maintenant auprès d’autres hôtes du manoir, que la lampe de Duc n’avait pas encore atteint, la sœur d’Ampère dans la chambre d’hôte, Petit Loup sur le banc des quêteurs et Prosper dans sa chambrette mansardée. Nous avons déjà été témoins de l’arrivée de tout ce beau monde lorsqu’ils montèrent sur scène mais nous n’avons pas encore tout à fait compris leurs rôles dans cette danse sur corde raide au-dessus du gouffre.

 

Dans sa petite chambre, dont le seul ornement était un poster couvert de chiures de mouches, représentant Einstein à la langue tirée, Prosper avait le même remord que Sandrine, celui d’avoir abandonné Petit Loup sur le banc des quêteurs.

 

S’il avait été moins timide, il lui aurait proposé de se serrer ensemble dans la mansarde ou, tout simplement, de rejoindre Sandrine dans son alcôve. Leur merveilleuse amitié parisienne n’avait connu aucune jalousie. Si un beau jour le songe de Prosper devenait réalité, s’ils s’installaient tout les trois dans une belle ferme en Normandie, lui, Prosper, abandonnerait tout pour devenir leur fidèle serviteur.

 

Un peu consolé par ces songes, Prosper s’endormit.

 

Contrairement à lui, dans la chambre d’hôte, Alpha n’arrivait guère à trouver la paix de l’âme. La porte ouverte vers le grand séjour au rez-de-chaussée projetait pourtant de très attrayants reflets du feu de la cheminée sur sa chemise de nuit, mais même un tableau si sensuel était insuffisant pour attirer l’attention des deux messieurs silencieux dans les murs.

 

Peut-être, parce qu’ils n’existaient point ?

 

Après avoir fait deux fois de suite le tour de la pièce, l’oreille sur le stéthoscope, sans ouïr le moindre bruit sauf celui d’un ronron souterrain, Alpha prit la pose du lotus à la place même où tante-Agathe avait l’habitude de culotter sa pipe basque. La pose du lotus – tout comme la pipe de mademoiselle Agathe – représentait la vacuité bienfaisante qu’il fallait remplir de contenu ésotérique.

 

Une fois installée dans cette posture, couverte d’un édredon indien qui sentait la lavande, Alpha décida de veiller jusqu’à l’aube vaille que vaille. Morte de fatigue, la jeune femme entêtée bâilla et papillota mais ne céda pas, tout en pinçant son biceps pour chasser le sommeil. Les cuisses alsaciennes d’Alpha avaient souffert depuis toujours de la pose du lotus lors des cours de Mlle Sékito de l’avenue Kléber, et maintenant la sacro-sainte posture lui promettait de passer un quart d’heure plus mauvais que jamais.

 

Pour surmonter les douleurs lancinantes du bassin qui lui remontaient le long de la colonne vertébrale jusqu’à la nuque, Alpha répétait dans ses pensées les Saintes Écritures Ch’an que la docte demoiselle Sékito lisait régulièrement aux élèves.

 

De la main gauche, elle pinçait son biceps droit pour chasser la tentation, et, de sa main droite, elle l’invoquait au bas-ventre. Il s’agissait d’une habitude autant pécheresse qu’agréable qu’elle avait acquise lors de son adolescence dans le vivier déjà mentionné, celui du jardin de la maison parentale à Colmar et qui apparaissait si fréquemment dans les rêves de son frère.

 

L’une des plus belles des Saintes Écritures Ch’an, gravée dans sa mémoire, lui servait maintenant comme parole magique d’invocation :

 

Quand la droite et l’oblique

Se rencontrent et se pincent

(comme les jambes en lotus)

Merveilleusement il y a

Demande et réponse mélangées.

 

Hélas ! personne ne répondit à ses douces questions ; les paroles magiques de Mlle Sékito s’avérèrent inefficaces dans l’invocation destinée aux indifférents spectres canadiens, à la suite de quoi Alpha décida de ne plus appliquer ce « cautère sur une jambe de bois » et étira enfin ses propres jambes engourdies.

 

Lors de ce mouvement, sa vue porta tout à fait par hasard sur ses bas en nylon qu’elle avait jetés, avec sa minutie innée, par-dessus un paravent quand elle s’était introduite pour la première fois dans la chambre d’hôte. Les bas se trouvaient toujours à la même place, l’un à côté de l’autre, non pas écartés comme auparavant mais adroitement lacés en un nœud.

 

Alpha fit les gros yeux à la pensée que sa vue la trompait lourdement.

 

Toutefois ses yeux ne la trahissaient point. Les flammes de la cheminée étaient suffisantes pour éclairer cette féerie invraisemblable. Les bas étaient en réalité serrés en un nœud, qu’elle put même tâter de ses doigts tremblants. Elle fut en mesure de le toucher mais aucunement de le dénouer car il s’agissait d’un vrai cul-de-porc double, un nœud noué de la main d’un loup de mer expérimenté.

 

Alpha retourna au lit à petits pas, portant sa précieuse prise avec une infinie précaution. Elle alluma une bougie sur la table de nuit et à sa lumière examina de nouveau le nœud. Une fois constaté qu’il était vraiment indénouable, elle roula des yeux, perlés de larmes de gratitude.

 

« Merci mille fois, chers messieurs ! chuchota-t-elle solennellement, s’inclinant vers le Nord et le Sud canadien.

 

Elle reprit la pose du lotus, un sourire épanoui de reconnaissance aux lèvres. Elle veilla jusqu’à l’aube, en endurant courageusement des douleurs de plus en plus vives au dos, prête, au moindre bruit, à se précipiter avec son stéthoscope vers les murs sud et nord. À chaque crépitement des vétustes persiennes, à chaque craquement des bûches ardentes dans la cheminée, elle retenait un cri du cœur. Quelle déception ! Ce ne furent que des fausses alertes ; aucun des frappements d’index et cliquetis de sabre, si convoités, ne se manifestèrent cette nuit-là.

 

« Pauvre hère ! » se dit la maison Akka qui veillait sur Alpha, éprouvant de la pitié.

 

La maison porta alors son attention sur l’invité préféré de Prosper, auquel nous n’avons pas encore rendu visite, l’homme à la mèche argentée dans des cheveux châtains, celui qui était allongé sous un vieux sac de couchage sur le banc des quêteurs.

 

« Le plus hanté de tous », dirait Akka.

 

L’alcôve de Petit Loup n’était éclairée que par la glace d’une vitrine qui projetait des reflets de feu dans ce lieu sombre, des taches jaunes semblables à des yeux d’un félin.

 

Le banc des quêteurs se montrait plus commode que son nom ne le suggérait, si commode que l’homme qui y couchait avait décidé de lui rester fidèle durant tout son séjour dans la patrie de Prosper. À part cette commodité relative, ce banc offrait quelques avantages sur les autres couches, occupées par ses amis. Dans ce vestibule, loin de la lumière traîtresse de la cheminée, l’homme pouvait tranquillement s’abandonner à ses pensées. Il pouvait ouvrir silencieusement l’étui de sa clarinette, porter ensuite, sans le moindre bruit, le bec de l’instrument à sa bouche, avec la tendresse craintive de quelqu’un qui baise une relique, et faire tout cela sans craindre que l’un de ses compères ne s’écrie :

 

« Joue, Petit Loup, joue ! »

 

D’ailleurs, il n’avait guère l’intention de jouer mais plutôt de s’abîmer dans ses pensées en compagnie de la musique imperceptible.

 

C’était un vrai miracle que tout au long de la soirée, malgré l’excitation collective, personne ne lui ait demandé de jouer l’un de ces morceaux classiques qui firent de lui un magicien aux yeux de Sandrine et de ses autres amis.

 

Pour lui, le mot magicien était trop fort, la louange excessive. Ses bravoures à la clarinette méritaient davantage la comparaison avec les ruses d’un illusionniste de cirque qui coupe le souffle aux enfants, en sortant de son petit chapeau d’énormes objets bariolés. Étant arrivé, par exemple, au deuxième mouvement du Quintette pour clarinette et cordes, de Mozart, au lieu de suivre le thème de l’instrument à vent, il se mettait brusquement à interpréter à la clarinette la ligne musicale des violons et suscitait ainsi chez ses amis la surprise et un vif sentiment d’admiration. C’était tout, toute la magie !

 

Pourtant, sans le vouloir, il transformait complètement le tissu musical. Ce jeu de dissection, ce changement de rôles des artères et des veines d’un organisme vivant, faisait naître un monstre enchanteur non terrestre.

 

« Le plus hanté de tous », dirait Akka.

 

Caché dans la pénombre, il effleura du bout de sa langue le bec froid de l’instrument et sourit à la pensée que ses amis cultivaient une conception presque puérile de la musique. En admirant la musique, tous ces gens, y compris Sandrine, la transformaient en images, au lieu d’user à l’occasion d’autres sens, outre la vue que la nature leur avait offerte, du septième ou huitième sens endormis. Ceux qui servaient aux baignades dans les champs magnétiques, à la lecture, les yeux fermés, des cartes de galaxies et aux promenades féeriques le long de l’Univers.

 

Il sourit une fois de plus en se remémorant les mots d’esprit de Duc et d’Ampère. Sa clarinette, n’était-elle pas tout à fait semblable à l’empreinte fantomatique du corps de tante-Agathe sur son lit de mort, et, par-dessus tout, à la bouteille d’Ampère, jetée dans l’océan cosmique avec son appel au secours muet ?

 

Sa clarinette, son cri imperceptible.

 

« Hanté par la mort », se dit Akka.

 

À l’abri de son sac de couchage, il flatta de ses doigts les dix-huit clefs d’argent. Elles étaient aussi glaciales que le bec de l’instrument. Petit Loup ne les avait jamais caressés avec autant de crainte que cette nuit-là. Peut-être à cause de ces sacrés yeux de chat fulminants, projetés sur les murs, qui changeaient sans cesse de couleur avec le feu languissant dans la cheminée. Les iris jaunes devinrent oranges puis bruns, veillant sur lui si obstinément qu’il manquât de courage pour les regarder en face.

 

Il se posa une question loufoque :

 

« Et si c’étaient bel et bien les yeux de quelqu’un ? murmura-t-il en son for intérieur. Ses yeux appartenaient-ils à une vie différente ?

 

« Une hypothèse possible : Il est aveugle pour les images des astres, de même que ses amis sont sourds pour la musique des sphères ? Enfin, on est peut-être tous sourds et aveugles ? »

 

Pour dompter cette avalanche de pensées, le souffle retenu, il embrassa le bec de sa clarinette et se mit à jouer. Il avait déjà pratiqué ce jeu en imaginant la musique comme une auréole noire, sombre brûlure autour de l’âme.

 

Sans air, le son ne pouvait pas naître, mais la musique, étrangement, elle, naissait. C’était sa véritable grandeur. Elle était donc capable de vivre pleinement sa vie sans le moindre son. En outre, sans son, lui, Marie-Loup, n’était plus obligé de recourir à toutes ces acrobaties de cirque avec son instrument, en dessinant à la fois la phrase musicale et les ombres de son accompagnement. Dans le silence absolu, ses huit doigts sur les dix-huit clefs d’argent, il parvenait sans peine à faire éclore l’œuvre musicale entière, tel un jardinier magicien qui, sur une seule tige, fait bourgeonner toutes sortes de fleurs d’un jardin luxuriant.

 

« Somme toute, dans le monde de la musique, le souffle humain est loin d’être indispensable, car la musique arrive à subsister sans hommes.

 

« Alors les hommes, à quoi servent-ils ? » se demanda-t-il, un sourire moqueur aux lèvres, celui qu’il arborait parfois devant Sandrine et Prosper.

 

« À quoi bon les hommes, c’est toute la question ? »

 

Cette question il l’abordait de plus en plus fréquemment.

 

Depuis longtemps, il regorgeait de réponses.

 

Mais chacune d’elles engendrait une nouvelle question.

 

« À quoi bon les hommes ?

 

« Pour produire des sons inutiles qu’eux seuls peuvent entendre dans l’infini sourd-muet ?

 

« Pour bâtir des images plus fugitives que l’empreinte d’un pied sur le sable, entre deux vagues ?

 

« Pour construire des machines calculant le temps écoulé entre deux déluges, afin d’évaluer l’étendue des siècles qui n’existe même pas dans le sens rectiligne terrestre ?

 

« Pour natter le matin, dans le vide, des divinités de paille et les brûler dans la soirée, en vrais païens ?

 

« Pour guerroyer à cause de l’espace vide ?

 

« Pour se torturer mutuellement et se donner la mort au nom de faux prophètes et de dieux fabuleux ?… »

 

« Ne joue pas avec le feu, dirait Sandrine. De pareilles pensées te mèneraient trop loin. »

 

En son absence et en celle de Prosper, Petit Loup entamait avec eux des conversations imaginaires, de même qu’il jouait des sonates entières sans le moindre son. Grâce à cela, il affrontait souvent leur présence, bouche cousue – l’avantage de l’homme qui ne passe pas sa vie en regrettant des paroles irréfléchies.

 

« Tiens ! dirait Prosper. Ce mec est atteint d’une vieille maladie. Vous souvenez-vous des Souffrances du jeune Werther, de Gœthe, ayant une pensée pour l’humanité souffrante ? Devant nous gît Werther 2003. J’en ai connu quelques-uns qui se firent sauter la cervelle à cause de telles pensées.

 

– N’ayez pas peur, je n’ai pas cette intention.

 

– J’ai peur, dirait Sandrine. On me paie pour faire venir des gens au monde, sains et saufs.

 

– Tu les fais venir du creux au vide. Quelqu’un devrait l’expliquer à tes patientes, dès l’âge nubile, pour qu’elles ne gaspillent pas inutilement leurs forces. Un beau jour, j’écrirai un livre sur ce thème.

 

– Toi, un livre, cela ne se verra jamais, dirait Sandrine. Même à l’âge de cent ans.

 

– Je n’ai aucune intention de mourir centenaire. Quant à mon livre, il est peut-être déjà écrit. Tout au moins, son titre.

 

– J’aimerais apprendre le titre de ce fameux livre le plus court du monde, dirait Sandrine. Un livre qui ne contiendrait que son titre !

 

– “La mort, sa vie, son œuvre”. Voilà le titre.

 

– Un beau titre, dirait Prosper.

 

– Trop long pour un livre si serré, dirait Sandrine.

 

– Aussi long que la vacuité qu’il décrit », répliquerait Petit Loup.

 

Le même après-midi Akka avait été témoin d’un court échange de propos, cocasse en apparence, entre cet homme et la femme aux tresses nouées autour de la tête. Elle feuilletait un journal local et sourit jaune en découvrant que les pauvres du pays pouvaient louer un cercueil pour le prix dérisoire de vingt dollars. En réponse à son indignation, l’homme à l’aura maladive lui demanda – mi-moqueur mi-sérieux – la promesse de ménager ses économies si un malheur le frappait, de ne pas dépenser plus de vingt dollars pour son convoi funèbre.

 

«Fait moi confiance », dit la jeune femme, les yeux embués de larmes.

 

L’homme sur le banc glissa soigneusement sa clarinette dans l’étui et la serra sur sa poitrine à la manière d’un enfant qui embrasse son ours en velours, en attendant le passage du marchand de sable. Il plia ses jambes sur le banc trop court, en se mordant les lèvres.

 

« Un quêteur sur le banc des quêteurs ! » susurra-t-il.

 

Le banc lui allait comme un gant.

 

S’il n’était pas tout à fait commode pour le corps, il servait à l’esprit de poste d’observation idéal. Le regard décoché d’ici, comme celui au sommet d’une montagne, portait très loin, sur toutes ses années englouties, ses amours consumés et ses rêves trahis, reposant dans un passé marécageux. De ces années, torchées à la diable, ce regard apportait à l’observateur la vérité nue, avec le goût amer des illusions mises en poudre. D’une manière inexplicable, le banc de tante-Agathe désenivrait ses hôtes rapidement, leur faisant cadeau de cet œil impitoyable qui causait de la douleur comme une plaie envenimée.

 

« Des années-cendres », chuchota Petit Loup.

 

Durant ces deux dernières décennies, quelqu’un d’autre à sa place, n’importe quel pauvre diable, aurait écrit un livre ou élevé un enfant.

 

De quoi pouvait-il se vanter, lui ?

 

De ce long titre du livre le plus court du monde ? comme dirait Sandrine.

 

« La mort, sa vie, son œuvre. »

 

« Parmi les mille et un, pourquoi n’as-tu pas choisi un autre thème ? » se cabrerait Sandrine.

 

Depuis qu’une jeune mère en couches avait décédé dans ses bras, Sandrine était frappée par l’idée de la mort. Terrifiée, épouvantée, après cet accident, elle commença à la considérer comme son ennemie personnelle, une sorte de rivale malveillante qui l’avait déshonorée et humiliée par sa victoire.

 

« Je n’ai même pas pensé à choisir ce thème, c’est lui qui m’a choisi.

 

– Tu l’entends, Prosper, entends-tu ce fanfaron ?

 

– Je l’entends, dirait Prosper, distrait, qui laissait vaguer ses pensées chaque fois que la conversation plongeait dans des eaux troubles.

 

– La mort est le seul vrai thème au monde digne d’un écrivain, malgré tous ceux qui l’ont déjà décrite dans des milliers de livres. En quelque sorte, elle n’est pas un thème mais tout une galaxie inexplorée.

 

– Tu l’entends, Prosper, notre nouveau Colomb !

 

– Doucement, amis, dirait Prosper. Je vous prie de vous écarter de ce genre de thèmes en ma présence, où de les traiter avec le respect qu’ils méritent. Que notre peau serve d’exemple. Ses cellules superficielles ne sont rien d’autre que des cristaux liés entre eux par de fines couches d’huile. En une seule journée, cinq cents milliards en meurent. C’est notre armure sclérotique qui protège les fragiles tissus intérieurs. Nous sommes donc habillés de la mort, qui dispose d’une multitude de degrés. La matière vivante est en fait l’amalgame de la vie et de la mort.

 

– J’ai honte d’avoir pris en amitié deux nécrophiles, dirait Sandrine, l’accoucheuse.

 

– Tout ce que Prosper a dit vient en ma faveur.

 

– Ne mets pas la charrue avant les bœufs, ami, dirait Prosper. Je n’ai parlé que de la peau morte. Pourtant, la seule chose qui m’intéresse dans cette affaire c’est la vie, entêtée et orgueilleuse, au-dessous de notre peau.

 

– Tu as bien fait de lui tirer les oreilles, dirait Sandrine. L’homme qui contemple la vie avec un tel mépris n’est pas digne de se nommer écrivain. »

 

« Elle regrettera ses paroles un jour », jura Petit Loup dans ses pensées, en dépit du fait que Sandrine ne les ait jamais prononcées.

 

Les yeux de chat sur les murs s’étaient déjà ternis et ne lui causaient plus de crainte. Malgré un goût amer dans la bouche, il ne s’était pas senti aussi serein depuis des années, comme s’il était retourné dans sa tendre enfance, et qu’il s’y trouvait dans une étreinte protectrice.

 

Ce sentiment aussi, il le devait peut-être au banc magique, seul bien que Soma avait apporté au manoir.

 

S’abandonnant au sommeil, il prononça dans ses pensées encore quelques serments, dont il perdra le souvenir dès le matin suivant, à l’égal des écureuils qui oublient souvent les emplacements des cachettes hivernales de leurs glands. À cause de ce manque de mémoire, les écureuils rompent leur sommeil hibernal ; quant aux hommes, ils n’en ont point. Ils dorment rarement et insuffisamment, à peine un tiers de leur vie, et ils souffrent de la réalité excessive.

 

La maison Akka le savait depuis longtemps. C’est pourquoi elle éprouva de la joie à la vue de leurs auras, délivrées de leurs aigres corps endormis. Elles étaient réunies à proximité de la cheminée, au-dessus du brasier terni. Elles y veilleront jusqu’au petit matin, en se caressant mutuellement.

 

À la satisfaction d’Akka, dans cette affectueuse compagnie se remua même l’aura maladive de l’homme sur le banc des quêteurs, comme si ses amies multicolores lui avaient infusé une partie de leur ardeur étincelante.

 

Heureusement, nos compagnons endormis ne pouvaient pas voir la danse des auras. Des nuages laiteux de plusieurs couleurs, avec un semblant de vapeur caillée, se frottaient les uns contre les autres, s’entre-pénétraient, s’attroupaient et se séparaient, tout en jetant dans la cheminée des étincelles froides. Si quelqu’un parmi ces humains avait eu les moyens de les distinguer, il aurait probablement perdu la raison d’admiration ou d’effroi, car cette danse surpassait tout ce qu’un mortel peut imaginer de lui-même avec ses sens bornés et son esprit restreint au corps étroit. Manifestement, leur partie invisible, composée d’énergie pure, appartenait seulement partiellement à la race humaine.

 

« Pour la durée d’une courte vie d’un papillon de nuit qui voltige autour d’une bougie », se dit Akka.

 

Même Alpha, la seule personne en état de veille dans la pose du lotus, n’était pas en mesure de voir ces auras réjouies.

 

Si elle les avait vues, sans doute, elle aurait dit :

 

« Nous sommes saints et nos corps sont des temples. »

 

Et après ces paroles mémorables, elle se serait évanouie.

 

Bien qu’il ne les ait jamais vues, seul Prosper en aurait dit bien des choses, seul Prosper aurait gardé son sang froid à la vue de cette preuve irréfutable révélant que les hommes sont des animaux électriques dont le corps – selon toute apparence – est composé de cendres d’étoiles mortes.

 

Le docte Dr Prosper aurait dit :

 

« Nos yeux ne sont sensibles qu’à la lumière dont les ondes sont situées entre 380 et 760 millimicrons. Cela veut dire que tu épies le monde à travers un infime trou de serrure, ne portant ta vue que jusqu’au bout de ton nez. »

 

Et il aurait conclu :

 

« Nous sommes, avant tout, des êtres myopes, condamnés à ne jamais connaître notre vagin énergétique. »

 

Pour notre goût, Prosper s’exprimait parfois en savant trop pédant mais, parmi toutes les créatures sous le toit d’Akka, c’est son regard qui portait le plus loin.

 

C’était l’instant que même la vieille maison Akka, versée dans la magie, eut rarement l’occasion de vivre. Bouleversée et attendrie, elle était à l’écoute de tous ces cœurs d’humains et d’animaux qui faisaient du zèle, pompant le sang comme si leur courte vie était le bien le plus précieux sur les rivages du Saint-Laurent.

 

Dans la nuit limpide et glaciale, la lune avait argenté les tourelles d’Akka et la cime d’Ygg millénaire. Elle s’approchait de son dernier quartier et sa force attirait le sang de tous les mammifères endormis. Le sang bouillonnant, ils se roulaient sur leur couche, en faisant des rêves étranges, sans savoir qu’en ce moment même une partie de leur âme les abandonnait, celle qui resterait imprimée pour toujours sur les murs du manoir.

 

Ainsi donc la lune se nourrissait de créatures vivantes à l’aide de ses ventouses argentées, sans leurs causer de mal, car leur âme n’était que l’habitante passagère de leur coquille, en voyage d’une forme terrestre à l’autre, comme l’âme de tous ces êtres à sang chaud qui avaient creusé leurs abris sous le perron de la maison, écureuils, taupes, loirs et marmottes.

 

« Nous sommes tous hantés ! » se dit Akka, réconfortée, poussant un long soupir.

 

Elle veilla en mère poule sur tout ce beau monde jusqu’au petit matin.

 

Pendant ce temps, dans la cuisine le lait tourna et la clef de la chambre à coucher de tante-Agathe exécuta un double tour dans la serrure sans le moindre bruit, sans être touchée par une main quelconque.

 

« J’en accepte l’augure, se dit Akka. À la bonne heure ! »

 

CHAPITRE QUATRIÈME

PAR-DESSUS L’ÉPAULE DES MORTS


 

Ampère fut le premier que la porte de la chambre à coucher réveilla. Ayant remarqué qu’elle était grande ouverte dans le courant d’air matinal, pris de peur par son crissement qui ressemblait au feulement d’un chat sauvage, Ampère ferma les yeux aussi rapidement qu’il les avait ouverts, craignant qu’on l’accuse encore d’un mauvais tour. Ce n’est qu’au moment où il entendit la voix cassée de Duc qu’il s’enhardit à les rouvrir.

 

« Nom de nom d’une pipe ! chuchota son ami.

 

– Ma parole d’honneur… commença à se disculper Ampère.

 

– Je sais bien que ce n’est pas toi, l’interrompit Duc. Je dors en gendarme. Je t’ai entendu cette nuit grincer des dents et ronfler mais tu n’as pas quitté ton plumard.

 

– Je ne grince pas des dents ! » protesta Ampère.

 

Leurs voix caverneuses firent sortir Alpha de sa chambre d’hôte, mal campée sur ses jambes engourdies à cause de sa pose du lotus. Les autres membres de la compagnie se mirent à remuer dans leurs alcôves. Prosper apparut en même temps en haut de l’escalier. Tous les regards se tournèrent vers Alpha, paralysée devant la porte de la chambre à coucher de tante-Agathe. Elle roulait les yeux d’un air stupéfait et tendait son bras vers quelque chose qu’elle seule voyait à l’intérieur de la pièce.

 

Le temps qui s’était écoulé avant qu’Alpha ne reprenne sa voix avait permis à Prosper de rejoindre le rez-de-chaussée. Ce temps passé, Alpha poussa un cri d’effroi qui glaça le sang dans les veines de tous les présents dans la salle. Alpha cessa de hurler seulement quand elle se trouva dans les bras protecteurs de son frère. Ce fut alors au tour d’Ampère d’écarquiller les yeux, à la vue de la cause de l’affolement de sa sœur.

 

Les autres les rejoignirent sans tarder.

 

Seul un farceur diabolique était en mesure d’inventer la scène que nos amis distinguèrent, seul un salaud qui ne respectait rien au monde, pas même la défunte qui avait laissé derrière elle son précieux trou métaphysique.

 

Les premiers rayons de soleil avaient déjà pénétré dans la chambre au travers des persiennes, éclairant sur le lit mortuaire, juste à l’endroit où se trouvait l’empreinte de la nuque de tante-Agathe, rien de moins que sa tête en plâtre au nez atrocement cassé. La tête était posée dans le trou si habilement qu’elle paraissait prête à se mettre à parler à tout instant, malgré le fait qu’elle fut dépossédée d’un corps. Les globes oculaires sans iris ni pupilles dévisageaient les amis pétrifiés de Prosper, pendant que le jeu d’ombres sur ses lèvres et son menton donnaient l’illusion que cette tête débonnaire s’apprêtait à leur dire bonjour.

 

Il allait de soi que tous les yeux se tournèrent vers le malheureux Ampère.

 

« Que mon bras droit sèche jusqu’au coude… » bégaya-t-il dans un serment d’Europe centrale.

 

C’était le moment propice pour Duc de faire obstacle à l’injustice.

 

« Je me porte garant de lui, dit-il. Le jeune homme n’a pas quitté son lit de toute la nuit.

 

– J’ai grincé des dents et j’ai ronflé », balbutia Ampère.

 

À la queue du groupe des spectateurs ébahis, Inès fit son signe de croix, trois fois de suite, et dessina même ce signe tutélaire sur le front de Yégor, perlé de sueur. Malgré ses négations de l’existence des fantômes, en leur présence Yégor transpirait abondamment. En bon Russe pieux, le mouchoir à la main, il se hâta d’effacer sur son front le signe de la croix catholique en même temps que les sueurs froides.

 

« Les esprits n’existent point, dit-il. Ce genre de chose ne devrait pas subsister dans l’Occident raisonnable.

 

– Tu penses ! s’écria Alpha, après avoir retrouvé ses forces dans les bras de son petit frère.

 

– La tête de la citoyenne pèse au moins huit kilos, protesta Yégor. J’aimerais voir ce revenant capable de la transporter de son socle jusqu’au lit.

 

– Une ignorance crasse en matière d’esprits ! gronda la sœur Kreitmann. Pour moi, c’est plus qu’une preuve !

 

– Quelle preuve ? demanda Prosper.

 

– La preuve incontestable que le Journal de mademoiselle ta Tante contient des souvenirs authentiques.

 

– Authentiques ou pas, trancha Prosper, nous allons demander à Soma de les enlever tout de suite ! »

 

Imperceptible, la servante indienne se trouvait déjà derrière leur dos. Elle s’empressa de remettre de l’ordre dans la chambre à coucher. Elle reposa la tête de plâtre sur son socle, elle ôta le drap mortuaire du lit, puis elle battit les oreillers et l’édredon si violemment qu’elle détruisit entièrement l’empreinte spectrale de la morte. Ensuite, elle recouvrit le lit de nouveaux draps empesés qui sentaient la lavande et craquetaient de propreté. Elle tendit à la militaire les couvertures sur les bords du lit et entrouvrit un volet des persiennes entre les planches clouées.

 

La lumière fit irruption et fendit l’air en transformant la pièce entière. Un sourire de soulagement aux lèvres, les observateurs de Soma se caressaient du regard. Les spectres nocturnes s’étaient éclipsés sans laisser de traces sous les rayons du soleil rose qui perçait le feuillage des arbres du côté du fleuve. La lumière était si éblouissante, qu’ils se voyaient obligés de lui tourner le dos, allant vers la cuisine où pétillait déjà un gros fagot dans la fournaise.

 

Les couvercles de deux pots cliquetaient en soufflant tout droit dans leurs narines la vapeur capiteuse du café et de la tisane d’églantier. Ces parfums, mêlés à d’autres senteurs de la cuisine de Soma, celui du sirop d’érable, du miel et du pain à peine sorti du four, ravivaient le souvenir d’un lointain matin dominical. Tous les murs en bois de pin de la cuisine étaient tapissés de couleur de feu et des coloris de feuilles flamboyantes, projetées par la fenêtre sur les ustensiles cuivreux, louches, poêles, poissonnières, moules et autres ramequins.

 

C’était une véritable fête !

 

Ils se mirent aussitôt chacun sur leur séant et divisèrent en parts la grosse miche chaude. Le beurre et le miel fondaient et coulaient entre leurs doigts comme jadis quand ils étaient enfants. Ils riaient, en braquant leur index l’un vers l’autre, ils inventaient des mots d’esprit et se les lançaient par-dessus les bouchées, en les arrosant de thé et de café. Ils étaient sur un nuage, s’en donnant à cœur joie.

 

Pour embellir encore cet agréable moment, Inès demanda à Prosper de lui verser quelques gouttes de lait dans son thé. Le soir précédent, Soma avait posé entre deux vitres de la fenêtre trois bouteilles de lait frais pasteurisé. En s’empressant de lui rendre ce petit service, Prosper ouvrit l’une des bouteilles, portant la date de la veille, et versa dans sa tasse un gros grumeau nauséabond.

 

« Ce lait est tourné, grimaça Inès.

 

– Bizarre, dit Prosper. Cela arrive, même dans les meilleurs maisons », s’excusa-t-il en riant de bon cœur.

 

Il ne tarda pas à sortir de la fenêtre une deuxième bouteille. Il l’ouvrit et il fit couler dans la nouvelle tasse d’Inès un filet de liquide glauque.

 

« Il est caillé aussi, sourcilla Inès.

 

– Bizarre », dit Prosper.

 

Il sortit la troisième bouteille, il l’ouvrit et versa dans la troisième tasse d’Inès une troisième horrible chose coagulée, une pustule purulente enveloppée du poil rude d’un animal.

 

« Trop, c’est trop ! s’indigna Inès.

 

– Bizarre, dit Prosper.

 

– Rien n’est bizarre dans cette affaire ! » rit Alpha, le visage hilare, en se frottant les mains à l’autre bout de la cuisine.

 

Tous les compagnons tournèrent leurs yeux vers la sœur d’Ampère dont la poitrine généreuse, bombée davantage par la joie, menaçait de déborder de sa chemise de nuit et de la jaquette qu’elle avait empruntée à son frère, une image qui poussa Yégor à rouler des yeux.

 

« C’est une preuve ! s’égosilla Alpha.

 

– Quelle preuve encore ? s’assombrit Prosper.

 

– Quand le lait pasteurisé tourne dans un endroit sain, le temps d’une nuit froide, c’est une preuve plus que formelle, mec !

 

– Je vous prie de ne pas parler en ma présence d’une preuve non précédée d’une expérience sérieuse, dit Prosper. Chez nous, les scientifiques, avant de prononcer un mot d’un tel poids comme la “preuve formelle”, il est d’usage de compter jusqu’à seize.

 

– La nuit passée, j’ai compté jusqu’à seize millions ! lui rétorqua Alpha, obstinée. Élémentaire, mon cher Breton ! ajouta-t-elle, en nageant dans la joie. Tout d’abord, nous avons découvert la clef dans le thé de Yégor et nous avons soupçonné le pauvre Ampère. Dis-moi, est-ce vrai ou faux ?

 

– C’est vrai, avoua Prosper.

 

– Ensuite, la porte de la chambre à coucher de la Dame s’est ouverte toute seule, bien que tu l’aies fermée à double tour devant sept témoins. Est-ce vrai ou faux ?

 

– C’est vrai, reconnut Prosper.

 

– Dans la chambre, nous avons trouvé cette sale tête, cet horrible moule du bonnet qui avait sauté tout seul de son socle sur le lit. Est-ce vrai ou faux ?

 

– C’est vrai, approuva Prosper. Je doute, quand même, que la tête fût capable de le faire toute seule.

 

– J’en doute, moi aussi ! s’exclama Alpha, en pointant vers le plafond un gros couteau de cuisine lui ayant servi à trancher le pain. Nous voulons des preuves convaincantes et, Dieu merci, enfin nous en avons !

 

– Prêtons l’oreille, se mêla Duc. Quelle est ta preuve, chère, et que démontre-t-elle ? »

 

Le regard méprisant, Alpha le toisa comme si elle le mesurait, puis, d’un geste théâtral, elle planta le couteau dans le dernier morceau de pain, en le clouant contre une planche à pâte.

 

« La preuve, c’est le lait, dit-elle en martelant ses mots. La maison dans laquelle le lait frais pasteurisé tourne en une seule nuit glaciale, se trouve sous la haute main des esprits !

 

– Tiens, tiens ! ricana Duc. Et moi, j’étais persuadé que c’était toi qui avais la haute main sur Akka. »

 

Alpha fit semblant de ne rien entendre.

 

« L’heure du contact a sonné, dit-elle intransigeante. Il est hors de doute que les honorables Messieurs nous donnent signe de vie. Leur fluide biologique a déclenché le processus de la fermentation. Notre lait tourné n’est que du pipi de chat en comparaison de tout ce que j’ai vu le long des séances de madame Wunderblume, durant ses expériences avec les moules ectoplasmiques.

 

– Tu te moques de ma gueule ? demanda Prosper.

 

– De la gueule d’un double docteur ès sciences ! ajouta Duc, les épaules tremblantes d’un rire étouffé, à côté d'Ampère qui hoquetait pour la même raison.

 

– À tout Prosper tout honneur, s’entêta Alpha. Même cinq fois docteur ès sciences, Prosper demeurera illettré pour des phénomènes suprasensibles comme, par exemple, la télékinésie.

 

– Les moules ectoplasmiques, la télékinésie ! gémit Inès. Voudriez-vous m’expliquer tous ces mots barbares !

 

– L’ectoplasme est le maillot de corps des amibiens, expliqua Prosper.

 

– Voilà ! s’écria Alpha. Voilà comment la science orthodoxe se joue des découvertes colossales de nos occultistes. Je t’emmènerai prochainement à une séance de madame Wunderblume pour te faire voir les empreintes dans la cire, les cadeaux ectoplasmiques des visiteurs de l’au-delà. »

 

Tout feu tout flamme, Alpha s’adressa à Inès qui lui paraissait la plus sérieuse de tous ses amis :

 

« Nos regards portent plus loin que ceux des amibes de Prosper. La substance mystérieuse qui se libère du corps de certains médiums, l’ectoplasme, se matérialise en visages et en membres de nos interlocuteurs décédés. Il arrive parfois que ces êtres nous laissent aimablement leurs empreintes dans la cire.

 

– On tombe dans le ridicule ! se révolta Yégor. La cire, les moulages, je les connais comme ma poche.

 

– Si tu as coulé des statues en bronze de ce Malin de Staline, lui lança Alpha, pourquoi madame Wunderblume ne pourrait-elle pas faire la même chose dans la cire avec ses esprits !

 

– Je n’ai jamais coulé le petit père des peuples ! protesta Yégor.

 

– Si tu ne me crois pas, demande à Ampère ! l’interrompit Alpha. Les empreintes, il en a vu bon nombre.

 

– C’est vrai, affirma son petit frère en hoquetant de plus en plus à cause du rire réprimé. J’ai rendu visite à madame Wunderblume et j’ai été témoin de l’empreinte que feu son mari avait imprimée sur la cire.

 

– Prends garde, Ampère ! dit Alpha, en essayant soudain de le faire taire comme si elle regrettait déjà de l’avoir pris à témoin. Méfie-toi, frérot ! L’événement que tu te proposes de conter… »

 

Il était trop tard, aucune menace ne pouvait plus clore la bouche d’Ampère. Les auditeurs le savaient bien. C’est pourquoi ils prêtèrent l’oreille, même Sandrine et Petit Loup qui, depuis longtemps, en avaient assez des fantômes d’Alpha. Son inquiétude soudaine promettait une nouvelle distraction frivole.

 

« Il faut avouer que la mère Wunderblume est un médium sans égal, en tous cas le plus grand à l’Est de la France. Tous les dimanches soir, la veuve Wunderblume sort un grand plateau argenté, rempli de cire, pour le poser derrière un rideau à moitié transparent, au milieu de la table. D’un côté sont assis le médium et son assistance ; de l’autre apparaissent les fantômes, souvent très intimidés, se servant du rideau pour se protéger de la trop forte lumière de la bougie.

 

– Attention, Ampère ! dit Alpha, le visage de plus en plus empourpré.

 

– Dans les mois qui précédèrent ce jour mémorable, une douzaine de trépassés avait répondu aux appels de Wunderblume, continua Ampère implacable. Il s’agissait de sa famille dont le pourcentage de mortalité était impressionnant. Mettant en évidence leur visite, les défunts avaient laissé sur la cire de nombreuses empreintes de mains, de pieds nus et même de visages. Le seul mort qui repoussait obstinément les appels de la veuve était son mari, Helmut, n’oubliant pas une vieille querelle. Si je ne me trompe, son motif était un jeune professeur de gym, bien baraqué. »

 

Le visage d’Alpha changea de couleur devenant cramoisi.

 

« Le malheureux ! fit-elle. C’est ton merci pour la pension que je t’accorde depuis dix ans.

 

– Tu m’as bien pris à témoin ?

 

– Oui, mais cela ne signifie pas que… »

 

Ampère poursuivit son histoire en se délectant :

 

« La veuve Wunderblume était fière comme un pou sur son fumier. En défendant sa dignité, pendant la séance à laquelle j’ai eu l’honneur d’assister, elle évoqua l’âme d’Helmut trois fois de suite, pour le traiter enfin de “vieille taupe” et d’“espèce de demi-portion”. En s’adressant à une voisine, elle manifesta sa colère par les mots suivants : “Depuis des mois, comme pendant sa vie, cette fausse couche m’a fait baisser l’oreille !” Et ajouta : “Parlez à cet âne, il vous répondra des pets !” Ses paroles véhémentes contraignirent le brave Helmut à apparaître enfin derrière le rideau, sous la forme d’une patate scintillante, munie d’un chapeau haut de forme, à l’endroit où il fallait que se trouve sa tête.

 

– Maudit Ampère ! » éclata Alpha, tout en essayant d’arracher son couteau planté dans le pain. Elle échoua, le visage cramoisi davantage par l’effort excessif.

 

En ce moment, son frère se pourlécha encore, s’approchant du coup de théâtre de son histoire :

 

« Air pincé, madame Wunderblume exprima sa gratitude à monsieur Helmut pour son apparition et lui demanda de laisser son empreinte sur la cire en souvenir de cette visite inoubliable… »

 

Bouillant de colère, Alpha continuait à tirer le couteau de la planche à pâte.

 

« À la fin de la séance, au moment où quelqu’un brancha l’éclairage électrique, tout le monde se précipita derrière le rideau pour voir la fameuse empreinte. Là nous attendait le négatif de la raie du derrière d’Helmut qui rendit ainsi à sa veuve la monnaie de sa pièce !

 

– Tu me le paieras cher, cher, cher ! » répéta Alpha, entourée d’un torrent de rire.

 

Elle tiraillait toujours la poignée du couteau accrocheur qui semblait avoir pris racine dans la planche à pâte, elle le secouait désespérément avant que Prosper n’accoure à son secours. Pourtant, sa tentative d’arracher le couteau, elle aussi échoua bel et bien, ainsi que celle d’Ampère et de Yégor qui, ensemble, tirèrent la poignée en unissant leurs forces. Tous ce qu’ils réussirent ce fut d’émietter le morceau de pain. Le couteau leur tenait tête comme si une force surnaturelle l’avait cloué à la planche.

 

Pendant qu’elle observait leurs vains efforts, le visage d'Alpha se transformait progressivement. Il devint radieux grâce à une soudaine trouvaille.

 

« Enfin, je pige, chuchota-t-elle. La vérité est au fond d’un puits.

 

– Quelle vérité ? gronda Prosper.

 

– J’ai eu l’esprit de travers, déclara Alpha solennellement, roulant des yeux en direction du plafond. J’ai été impolie, je suis prête à faire amende honorable.

 

– Merci. Il n’y a aucune raison pour que tu t’excuses, dit Prosper. Nous allons faire venir le jardinier Edgard avec un outil approprié.

 

– Je ne demande pas ton pardon, sourit Alpha mystérieuse, le regard lumineux toujours braqué vers le plafond. Je dois mes excuses à quelqu’un d’autre. J’ai été plus qu’impolie. J’ai eu une sacrée insolence en qualifiant de “pipi de chat” leurs signaux, pleins de fantaisie et de sens subtil d’humour noir. Je regrette sincèrement mes torts.

 

– Es-tu sûre de n’avoir bu que du thé, depuis ce matin ? » demanda Prosper inquiet.

 

Une fois ces mots articulés, Alpha baissa les yeux et dévisagea Prosper avec compassion.

 

« Même si tu étais trente-six fois docteur ès sciences, tu ne comprendrais jamais les paroles du Poète. Le Poète avec un “P” majuscule.

 

– Pourrions-nous savoir de quelles paroles et de quel grand “P” il s’agit ? demanda Prosper poliment, ne manquant jamais l’occasion d’acquérir de nouvelles connaissances.

 

– Je me pose la question, dans quelle mesure méritez-vous la réponse ! » déclara Alpha, un sourire de mépris aux lèvres, pendant qu’elle montait sur un petit escabeau près du foyer.

 

Sous le poids de son corps, l’escabeau se mit à craqueter dangereusement, mais Alpha se moquait du risque qu’elle en courait. Elle jeta par terre la jaquette verte d’Ampère et, prenant l’air d’une grande tragédienne, vêtue de sa chemise de nuit transparente, s’exposa sans pudeur aux regards de la compagnie. La lumière de la fenêtre derrière son dos révéla tous les secrets de son anatomie, à partir de sa poitrine, en forme de poires géantes, jusqu’à son ventre rebondi, son mont de Vénus et ses gros genoux.

 

Son frère avala sa salive : l’image lui rappela le vivier dans le jardin de la maison parentale à Colmar. Prosper fixa ses lunettes pour mieux examiner un grand grain de beauté sur le sein droit d’Alpha, avec l’idée que la jeune femme ferait bien de se soumettre tous les six mois à une sérieuse analyse thermographique. Sandrine et Petit Loup échangèrent des sourires à la dérobée en remarquant Duc, le crayon à la main, en train d’immortaliser la scène sur une serviette. Quant à Inès, jalouse comme une tigresse, elle s’empressa de priver Yégor de la jouissance de ses lunettes au moment où ses yeux étaient presque sortis de leurs orbites.

 

Ils observaient un silence total, ils buvaient les paroles du Poète qu’Alpha récita en s’égosillant à la fin de chaque vers. Le numéro d’Alpha terminé, Petit Loup inscrivit soigneusement lesdits vers dans son carnet.

 

Il nous offrit ainsi le moyen de les transmettre mot pour mot au lecteur :

 

Esprit qui veux savoir le secret des ténèbres

Et qui, tenant en mains le terrestre flambeau,

Viens, furtif, à tâtons, dans nos ombres funèbres

Crocheter l’immense tombeau,

Rentre dans ton silence et souffle tes chandelles ;

Rentre dans cette nuit dont quelquefois tu sors,

L’œil vivant ne lit pas les choses éternelles

Par-dessus l’épaule des morts.

 

Ce n’est que sur le chemin menant vers le cimetière de Saint-Patrick qu’Alpha leur confia le nom du Poète et puis les circonstances dans lesquelles le poème avait été écrit.

 

Le Poète n’était autre que Victor Hugo et le poème vit le jour pendant une séance de spiritisme nocturne dans l’île de Jersey, quelques minutes avant minuit, le 10 février 1864.

 

Le poème en question ne figurait même pas dans les œuvres complètes d’Hugo, vu que ce vieux mystique ne l’avait jamais rédigé en personne mais l’avait écrit sous la dictée d’un fantôme, pendant que ce dernier secouait ardemment un guéridon, invocateur d’esprits, en présence de quelques témoins distingués, à savoir, madame Victor Hugo et messieurs Vacquerie, Guérin et le jeune Charles Hugo.

 

L’explication d’Alpha donna lieu à une discussion orageuse au sujet du spiritisme qui n’arriva à son terme qu’à l’entrée du cimetière, une de ces polémiques stériles qui n’ont jamais enrichi l’esprit des partisans d’esprits ni celui de leurs adversaires.

 

Pendant ce temps, toute seule dans la maison désertée, l’Indienne aux pieds nus mettait de l’ordre dans le chaos que ces dames et messieurs avaient laissé derrière eux. Soma remit dans les armoires la literie chiffonnée, elle vida les cendriers, elle ramassa les bouteilles vides et pour finir, dans la cuisine, elle arracha de la planche à pâte le grand couteau que l’un de ces gens arrogants avait planté dans le bois. Ces dames et messieurs dédaigneux se permettaient bien des choses dans une demeure qui sentait toujours le cierge.

 

« Soit ! » se dit Akka, qui était du même avis.

 

Notre lecteur se demanderait-il, si la géante silencieuse n’était pas, avant tout, l’instigateur et le fauteur de tous les événements étranges qui s’étaient répandus durant la matinée et la nuit précédente dans le manoir. Depuis le début, le comportement de la vieille femme était plus que surprenant. Dès l’arrivée de la bande à Prosper, malgré ses politesses, elle manifestait une froideur non dissimulée à l’égard des amis de son maître ; il était donc possible qu’elle ait entrepris quelques méchancetés inoffensives pour faire rentrer ces blancs Européens dans la voie de la bonne conduite.

 

Elle était en mesure de plonger facilement la clef de la chambre à coucher dans la tasse de Yégor, avant même que le thé ne soit servît. Grâce à son déplacement imperceptible et à ses yeux de lynx en pleine obscurité, elle pouvait ouvrir à son aise la porte de la chambre, pour déposer la tête de la défunte sur son lit de mort. Enfin, à l’aide de sortilèges et d’herbes magiques, dont les Indiens sont maîtres queux, elle pouvait aussi faire grumeler le lait sur la fenêtre, pendant la nuit.

 

La seule chose qu’en aucune manière elle n’ait pu faire, ce fut de diriger la main d’Alpha qui avait planté le couteau dans la planche.

 

Mais que dire de l’aisance avec laquelle elle avait retiré ce couteau du bois, après toutes les tentatives avortées des mâles aux forces rassemblées ? Et que dire à propos de l’entaille du couteau qui se perla en cet instant de gouttelettes rouges comparables au sang que la vieillarde s’empressa de pourlécher ?

 

Malgré de sérieux soupçons, prenons garde : nos doutes sur Soma risquent de nous égarer vers des accusations mal avisées.

 

La deuxième personne que nous pourrions suspecter avec la même facilité serait mademoiselle Kreitmann qui veilla la nuit entière dans un état de trouble extrême, proche du délire. Cette farce pouvait être aussi l’œuvre de Yégor qui ne songeait qu’à mettre en boîte les Occidentaux superstitieux et à en rejeter la faute sur Ampère dont les plaisanteries l’avaient blessé plusieurs fois.

 

Soma, Alpha, Yégor, Ampère ?… Alors pourquoi pas Duc, enclin à la parodie du réel. Et pourquoi pas quelqu’un que nous n’avons pas encore soupçonné ? Le maître de maison en personne, Prosper, dont nous avions déjà deviné quelques extravagances ?

 

Enfin, avec l’aimable consentement du lecteur, pourquoi pas messieurs MacDonald et Brind’amour qui devaient s’ennuyer davantage de la disparition de leur fiancée que de sa présence ? La nuit précédente était plus que propice pour les ranimer. La lune s’était approchée de son dernier quartier en attirant avec vigueur le sang humain, fait qui ne pouvait pas laisser indifférents ces messieurs emmurés. Toutes les conditions sur la Côte Gilmour s’accordaient pour accomplir des événements plus graves encore que la simple hémorragie d’une planche à pâte.

 

Il était déjà souligné qu’il faudrait se garder à tout prix de conclusions précipitées et de calomnies sans fondement. C’est pourquoi nous confierons au lecteur le soin de se creuser la tête, pour nous élancer tout de suite vers le cimetière de Saint-Patrick, vers la stèle rose où Prosper allait déposer un bouquet de chrysanthèmes, juste au-dessous de l’épitaphe gravé par le marbrier de tante-Agathe.

 

Esto memor quam sis ævi brevis.

(N’oublie pas que ta vie est fugitive.)

 

En partant de la vieille porte cochère à deux battants, le sentier tortueux traversait un bois d’érables et les emmenait, un mille plus loin, aux pieds des premières pierres tombales. La beauté flamboyante des érables surpassait tout ce qu’ils avaient admiré le jour précédent, l’indescriptible béatitude du brasier qui purifie l’esprit. Les arbres ici vivaient aussi leur deuxième vie après l’incendie automnale, vêtus d’or et de cuivre rouge.

 

Dès que nos amis se trouvèrent dans cet incandescent tunnel sinueux, ils se turent comme s’ils pénétraient dans un temple et gardèrent le silence jusqu’à leur arrivée au cimetière.

 

Le bois était un véritable temple appartenant à toutes les religions, surtout à celles que les hommes avaient oubliées en inventant un seul Seigneur et en repoussant avec mépris tous les précédents bâtisseurs du monde. Ici, sur les rivages du fleuve glacial, la nature fourmillait toujours d’idoles ancestrales, de minuscules divinités d’aubépine rouge, des faînes ou d’écorce de bouleau dont personne n’arrivait plus à lire les messages secrets des temps reculés. Ces démons débonnaires ne cessèrent de jouer avec les petites araignées que pour laisser passer le groupe de visiteurs.

 

Bien entendu, Prosper et ses compagnons ne pouvaient pas les voir mais ils sentaient cette présence grâce à leur septième sens languissant, qui commençait à s’éveiller sous les tourelles d’Akka. Il commençait, hélas ! sans beaucoup d’espoir de sortir réellement de son assoupissement. Leur destin était de rester à jamais leurs propres prisonniers, enfermés dans leur glorieuse tour d’ivoire humaine.

 

Faisant du chemin vers le cimetière Saint-Patrick, à part l’admiration, ils éprouvèrent un peu de honte : ils devinaient que l’espèce humaine, qui partage la joie de vivre avec d’autres êtres vivants, n’apprendrait jamais à communiquer avec eux.

 

En foulant les feuilles mortes à la queue du groupe, Petit Loup s’arrêta à un tournant du sentier, avança d’un pas dans la broussaille et détacha du sol un petit pin blanc avec une botte de lichens mousseux. Les aiguilles du petit pin apeuré tremblotaient pendant que l’homme silencieux enveloppait sa proie dans un mouchoir, se dépêchant de rejoindre ses amis.

 

Ceux-ci firent semblant de ne rien avoir vu.

 

La pente verte du cimetière inclinée vers le Saint-Laurent était de nature différente. Elle ne connaissait qu’une seule foi : le goût austère de l’ordre qui guidait les catholiques même après leur court séjour terrestre. De même que dans la vie, les morts restaient fidèles à leur rang social, leurs origines, familles, professions et biens.

 

Sur les bords de la broussaille, sous les croix en bois abîmées, bivouaquaient les pauvres de la banlieue. Au sommet de la pente s’étaient retranchés les militaires. Ils avaient aligné leurs monuments de granit, en respectant les grades acquis durant leur service. Les grades peu élevés ne disposaient que de dalles modestes ; quant aux grandes pierres tombales, elles appartenaient aux grades considérables.

 

Entre elles et les monuments en marbre, appartenant aux prêtres et autres ecclésiastiques, gisaient les tombes d’enfants, dispersées comme des fleurs sauvages qui poussaient ça et là, suivant leurs quatre volontés. Seuls leurs petits habitants avaient le droit de désobéir à l’ordre, car la mort, selon toute apparence, les avait pris au dépourvu, en plein jeu.

 

Ces minuscules tombes se raréfiaient de plus en plus le long de la pente, pour disparaître devant le précipice, à l’endroit où la seigneurie et la bourgeoisie édifièrent leurs maisons éternelles, des Québécois français et anglais unis, les seuls sur ce champ du repos qui se comportaient dans la mort autrement que leur vie durant. Les chanceux regardaient en direction du majestueux fleuve ; le destin des autres était de lui tourner le dos mais tous jouissaient de l’ombre de quelques gros chênes.

 

Juste à cet endroit, dans le premier rang des tombeaux, le front fier, dédaignant le Saint-Laurent, reposait la stèle funéraire de tante-Agathe, à une dizaine de mètres du rocher qui surplombait le gouffre de l’anse au Foulon.

 

Le fleuve était à peine visible, caché derrière des buissons fort épais. Des arbrisseaux se tenaient désespérément aux bords du rocher comme s’ils protégeaient ainsi le cimetière da sa chute dans le précipice. À l’instar du fleuve, qui avalait chaque printemps quelques goulées de terre, les automnes et les hivers glacials dévoraient sans pitié ce plateau, conquéraient pas à pas le Saint-Patrick et finissaient par emmener le gouffre à deux pas des premières tombes. La nature ici n’éprouvait pas de pitié à l’égard des hommes, même après la vie, comme si elle punissait leur audace de s’approprier une demeure au royaume d’autrui.

 

À cet endroit, il y a un milliard d’années, la terre impitoyable faisait aussi main basse sur la mer de Champlain en l’obligeant tous les matins à redescendre dans un nouveau lit. Tous les matins de l’Univers – c’est-à-dire – toutes les courtes mille millions d’années !

 

Même le mot « repos éternel », sur ces lieux, causait une crainte au cœur des spectateurs, vu que la mort, elle même, s’y trouvait en danger mortel. En devinant ce péril, les amis de Prosper s’étaient posés une question, qu’ils n’osaient pas prononcer à haute voix : leur époque n’est-elle que le deuxième ou le troisième jour de la création du monde ?

 

L’inscription, gravée sur le marbre quarante ans avant la mort de la vieille demoiselle, n’indiquait que l’année de sa naissance. Fouettée par des intempéries, la dorure des lettres s’était depuis longtemps décolorée.

 

Agathe BEAUCHEMIN

1891 -

Esto memor quam sis ævi brevis.

 

Tante-Agathe, le Beau Chemin, la Belle Voie. Le vieux nom de famille, que même aujourd’hui portent les nombreux descendants des premiers immigrants français. Durant presque un siècle, le beau chemin de tante-Agathe serpenta de Montréal à Venise, via Paris et Genève, puis en direction de Québec, en passant par Bruxelles et Amsterdam – tout ça pour remmener la voyageuse fatiguée devant des buissons d’aubépines, comme si ce long voyage inutile n’avait pour but que de finir dans ce cul-de-sac avec une belle vue sur le gouffre.

 

Étant illisibles, certains caractères de l’inscription déformaient les mots et provoquaient la confusion dans la tête de la compagnie à Prosper.

 

Est… mor… qu… si… a… bris…

 

En outre, la non-existence de l’année de la mort de la vieille Canadienne rendait sa disparition invraisemblable. Le lit de mort à Akka, portant son empreinte, n’était-il pas toujours en attente de son retour ?

 

L’absence du tertre funéraire contribuait aussi à l’impression qu’ici un enterrement n’avait pas eu lieu depuis des décennies. La terre tassée et parfaitement aplatie tout autour de la pierre tombale, était depuis longtemps envahie par les herbes. L’année 1891, appartenant au siècle avant-dernier, faisait l’effet d’un double anniversaire, celui de la naissance et du trépas, comme si tante-Agathe n’avait jamais existé hors de la mort.

 

Dès que Prosper déposa les fleurs dans un vase au pied de la stèle, ils commencèrent à s’ennuyer comme si le hasard les avait conduits devant la tombe d’un inconnu. Ils sentaient que ce n’était pas une place à tenir pour tante-Agathe, en plein vent au-dessus du fleuve, en compagnie de tous ces dames et messieurs qui l’avaient devancée dans la mort de cent ou deux cents ans.

 

La place que tante-Agathe aurait dû tenir était sous le toit d’Akka, dans son fauteuil à bascule près de la cheminée ou au bord du lit dans la chambre d’hôte, la pipe basque et la canne en bois de noyer dans ses mains droite et gauche. La place que tante-Agathe aurait dû tenir à jamais se trouvait du côté des vivants.

 

Pour résumer ce sentiment en une question simple et stupide, Alpha s’adressa à Prosper d’une voix éraillée :

 

« Es-tu sûr que c’est la vraie tombe ?

 

– Tu ne vois pas l’inscription ? murmura Prosper.

 

– J’ai voulu dire, est-ce que tu es sûr que la vieille dame est vraiment enterrée ici ?

 

– Cela me parait invraisemblable, à moi aussi », sourit Prosper en levant les yeux vers les cimes des chênes.

 

Tout le monde le suivit comme si de là-haut devait arriver la réponse à toutes questions embarrassantes.

 

« Mon Dieu, dit Prosper. Seigneur… »

 

Il était impossible de deviner ce que son soupir avait voulu exprimer, vu qu’il se tut tout de suite en cachant son visage aux regards de ses amis.

 

Il posa un genou à terre et se mit à ramasser des glands, en construisant ainsi un petit cône au creux de sa main gauche. La bâtisse s’écroula plusieurs fois de suite, mais Prosper ne céda pas, ramassant de nouveaux glands pour construire de nouveaux cônes, le genou enfoncé dans l’herbe – une manière à lui, peut-être, de dire l’oraison funèbre à sa mère adoptive.

 

En prenant un air important, Duc toussota, comme toujours quand il allait citer son vieux compère, Robert, croque-mort au cimetière Montparnasse, avec qui, le dimanche après les enterrements, il savourait un petit blanc sec chez l’Immortel. Bien entendu, chacune de ces citations s’en rapportait à la mort, avec l’inévitable : « Comme le brave Robert disait l’autre jour… »

 

Les yeux levés, Duc ne trahit pas les espérances.

 

Il dit à voix haute :

 

« L’homme mort, nous l’enterrons ; l’arbre mort, nous le déterrons. »

 

Ces mots furent salués par un sourire distrait de ses compagnons, scrutant toujours la cime d’un chêne qui surplombait toute une douzaine de tombeaux. Le tronc de ce géant millénaire était curieusement forgé de trois ou quatre arbres se joignant dans une étreinte.

 

C’était le tour de Sandrine de pousser un soupir :

 

« Mon Dieu, dit-elle. Cela me donne le vertige, l’idée que cet arbre était âgé de plusieurs siècles à l’époque de la naissance de tante-Agathe. On dirait qu’il a été planté ici pour protéger tous ces morts. »

 

Prosper et ses compagnons parisiens appartenaient à une espèce d’humains que nous n’avons peut-être jamais eu l’occasion de rencontrer. Nous avons bien connu des gens qui s’unissaient par l’amour ou par la haine, pour des bonnes œuvres ou des crimes, mais nous ne nous sommes jamais trouvés en présence d’hommes unis par la peur.

 

Vous allez nous demander : quelle peur ?

 

La réponse est simple. La compagne fidèle, celle qui nous suit sournoisement du berceau à la fosse ouverte, la simple peur humaine. La peur primordiale de la mort.

 

Pour s’en débarrasser ils se nourrissaient du merveilleux mais cela ne leur apportait q’une crainte grandissante devant l’inconnu. Chacun d’eux à sa manière s’efforçait d’amadouer ce monstre. Sandrine combattait la mort pendant chaque accouchement, ne remportant que des victoires temporaires. Lors de ses séances de spiritisme, Alpha la flagornait comme une dresseuse de bêtes fauves qui enfonce sa tête dans la gueule d’une vieille lionne édentée. Duc se gaussait d’elle en dessinant ses ombres risibles, à l’instar d’enfants, les doigts devant une bougie projetant sur un mur des images de dragon atroce. Prosper l’alimentait comme on nourrit un serpent vénéneux en lui jetant des petites bouchées sorties de ses éprouvettes. Inès tâchait de lui graisser la patte en l’ornant de fils dorés sur ses tapisseries rénovées. Yégor la défiait en coulant dans le bronze ses immortels généraux russes. Quant à Petit Loup, curieux, il ne songeait qu’à l’acheter à tout prix, pour la voir de près.

 

Une bise glaciale, s’était soudain levée du côté du fleuve, les obligeant à rebrousser chemin.

 

Silencieux, ils dirent adieu à la stèle de tante-Agathe.

 

Au milieu de la pente, ils s’arrêtèrent pour jeter un dernier regard mélancolique sur le grand chêne en imaginant un futur lointain au-dessous de sa cime. Ils devinaient que l’arbre géant survivrait probablement à l’espèce à laquelle ils appartenaient, avec ou sans descendants.

 

Sans le savoir, ils s’étaient trouvés à un pas de la vérité sur Thor, le vieux chêne dont la cime, bien avant la découverte du Saint-Laurent par Champlain, protégeait les défunts indigènes qui précédèrent eux-mêmes les immigrants français et anglais, membres de la tribu indienne des Corbeaux-Blancs, péris corps et biens il y a maints siècles.

 

À la place des futures tombes chrétiennes, ils avaient planté leurs totems en bois peint. Les tempêtes de neige et les ardeurs de l’été en l’espace de quelques petits siècles en avaient effacé toutes les traces. Les fétiches pourris et les ossements humains avaient sombré dans l’humus, et plus tard les ruisseaux souterrains les crachèrent dans le fleuve.

 

Le futur Saint-Patrick engloutit en même temps une foule de divinité des Corbeaux-Blancs, grands chasseurs d’ours, les outils et les armes qu’ils avaient inventés, leurs bêtes apprivoisées ainsi que leurs huttes et leurs rejetons, toute leur peine et leur orgueil. À la fin de cette triste histoire, derrière les Corbeaux-Blancs il ne resta rien de rien, à part Thor le millénaire qui n’a pas oublié leur vie laborieuse, soupirant périodiquement à cause de ce gâchis qui ne servit à rien et ne mena nulle part.

 

Le chêne savait bien que la mort n’était pas le pire des malheurs qui put les frapper. Plus mauvaise encore était la peine inutile, le lourd tribut qu’ils payèrent à cause de leur cruauté innée. À la fois sanguinaires et périssables tels des aiglons nouveau-nés, ils s’imaginaient les souverains terrestres puisqu’ils maîtrisaient l’art de la tuerie, capables d’abattre toute une forêt centenaire rien que pour construire un bateau de guerre.

 

En observant distraitement au loin le groupe d’humains qui s’éloignait, le vieux Thor se demanda si les Corbeaux-Blancs avaient existé pour de bon, vu qu’aucune trace d’eux n’était restée.

 

Tout comme le hêtre Ygg, l’ami d’Akka, Thor avait un faible pour les questions épineuses.

 

Il les abordait point par point pour rechercher ensuite les réponses durant des décennies. Pour aboutir à une réponse valable, il lui fallait parfois tout un siècle. Il se tenait à l’écart de toute hâte : du temps, il en avait à revendre.

 

L’une des questions les plus chères du chêne était :

 

« La peine sur terre, peut-elle être inutile ? »

 

Sa deuxième question préférée était :

 

« La vie sur terre, peut-on la gaspiller ? »

 

La réponse que Thor chérissait le plus était :

 

« Cela ne devrait pas arriver même aux hommes qui ressemblent aux libellules. Aucune peine sous la voûte terrestre ne devrait être inutile, aucune vie gaspillée. Même une goutte d’eau ordinaire parvient à creuser la pierre grâce à son obstination. Les vaniteux souverains humains auraient appris bien des choses en observant attentivement la petite goutte obstinée. »

 

Thor savait bien, depuis des siècles, que rien ne devait être jeté par les fenêtres dans l’Univers, soucieux de ménager ses forces dans le but de croître sans cesse. Sa longue vie était le meilleur exemple de cette règle. La même sage conduite avait servi de gouverne à Ygg, dans la cour d’Akka, seul être vivant à Québec dont la longévité pouvait se mesurer à celle du chêne.

 

Eux seuls se remémoraient des guerriers de taille géante, des Vikings aux cheveux d’or, qui traversèrent l’Océan dans la nuit des temps pour débarquer ici et tracer sur l’écorce des arbres leurs signes magiques. Au pied du jeune Ygg ils gravèrent le symbole Hagal, la mère de l’écriture runique, le nombril du monde ; quant à Thor, ils burinèrent sur son tronc la rune Thorn, lui seyant à merveille, la rune du tonnerre, de l’éveil et de la magie noire.

 

Ce furent les premières paroles écrites dans ce vaste pays, s’étendant entre trois océans.

 

Tous ces écriteaux humains sur le bois, leurs divinités puissantes et leurs sagesses salutaires n’avaient-ils pas d’autre destin que d’être englouties par le sol aride du Saint-Patrick et de ses ravins souterrains ? La destinée des humains n’était-elle pas de recommencer éternellement, de réapprendre à la manière des enfants les choses que leurs ancêtres inventaient et connaissaient par cœur entre deux déluges ou deux glaciations ?

 

Néanmoins, Thor était sûr que de nombreuses créatures sous sa cime protectrice n’avaient pas gaspillé leur vie, surtout cette petite dame qui reposait au-dessous de la stèle rose, ornée de son drôle d’épitaphe.

 

« N’oublie pas que ta vie est fugitive ! »

 

« Drôle d’idée, conclut Thor.

 

– Quant à la peine inutile, se demanda-t-il un peu attristé, existe-t-elle, tout de même, dans ce bas monde ? »

 

Il ne se soucia pas de ne pas avoir la réponse immédiate. Une réponse valable, il l’aura l’un de ces siècles.

 

À ce moment-là, en haut du cimetière, le groupe d’hommes s’arrêta pour admirer une dernière fois le chêne solitaire sur fond de ciel assombri. Le bourdonnement à peine perceptible qu’émettaient ses rameaux, secoués par le vent, parvint à leurs oreilles comme le murmure sourd d’un grand nombre de voix.

 

« Les arbres ! s’exclama Ampère, se remplissant les poumons d’une nouvelle dose d’air, devenu plus frais après le passage du tourbillon de vent. Les arbres, je pourrais vous les chanter jusqu’à demain !

 

– Mieux vaut pas, l’interrompit Yégor qui s’était aventuré au cimetière vêtu d’un habit d’été.

 

– De sérieuses raisons existent pour la supposition, dit Prosper, que tout organisme vivant est muni d’une sorte de conscience.

 

– Pourquoi pas les arbres ! se réjouit Ampère. Ces êtres les plus sages au monde !

 

– D’après vous, fit Yégor en ricanant, notre camarade Chêne se mettrait un jour à écrire ses mémoires !

 

– On ne dit pas “camarade”, mais “Sa Majesté”, le corrigea Ampère.

 

– La parole écrite n’est qu’une infime partie de la Parole, dit Prosper, un sourire énigmatique collé au coin des lèvres. Lors des temps disparus, tout fut inscrit dans la nature par une main dont nous ignorons toujours l’origine et les intentions. Un grand arbre, nanti de sa mosaïque de gènes, à mes yeux, ne serait-il pas plutôt la communauté que l’individu et l’organisation plutôt que l’organisme. »

 

Ayant prononcé ces paroles, Prosper se tut brusquement comme s’il regrettait sa loquacité. Il tourna le dos à ses amis et se dirigea vers le bois, vers ce tunnel flamboyant qui les avait amenés au cimetière. Gardant le silence, les autres lui emboîtèrent le pas, les regards dans la tête des arbres.

 

En les suivant, Petit Loup baissa en cachette les yeux vers son adopté, le petit pin blanc, dont les aiguilles frémissaient sur sa poitrine au moindre zéphyr. Il faillit le caresser de la manière dont on câline un minou ou un chiot. Il s’empressa de le baptiser dans ses pensées : dans le pays de sa mère, la croyance populaire voulait que les enfants morts avant le baptême se transforment en petits vampires, ne trouvant la quiétude ni dans le monde des vivants ni dans le royaume d’outre-tombe.

 

Il s’agissait de pensées tout à fait puériles que lui, l’homme mûr, pouvait quand même se permettre en portant dans ses bras la promesse si incertaine d’une vie future.

 

Les premiers camarades qu’il rejoignit étaient Duc et Ampère.

 

Ils faisaient des risettes comme des gamins en examinant une pyramide tombale au bord du bois. La main de jeunes vandales s’était servie d’une couleur rouge criarde pour tracer sur le monument un sexe d’homme, coiffé d’un chapeau anglais, une pipe plantée dans la bouche, image que Duc avait déjà immortalisée dans son bloc.

 

Dès que Petit Loup jeta un coup d’œil sur le dessin par-dessus l’épaule de Duc, un bref sifflement s’échappa de ses lèvres. Une douzaine de traits crayonnés sur le papier était suffisante au Polonais pour décrire ce mystérieux, somnolant, frissonnant, sauvage, mélancolique, inquiétant, crépusculaire et un peu funeste coin de cimetière, avec la pyramide inclinée au premier plan et le bois frémissant au fond. Il paraissait impossible que la voix ou la parole écrite expriment un tas de contradictions avec si peu de moyens, surtout avec cette présence angoissante de trois ombres humaines couchées sur le dessin.

 

La première était à Duc, la seconde à Ampère ; quant à la troisième, elle appartenait à un spectateur muet et invisible.

 

Au-dessous du graffiti obscène sur le monument, on lisait difficilement une inscription terne :

 

Archibald SMALL – Esq.

1821 – 1890

 

 

« “Esq” ? Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda Ampère.

 

Duc se servit de son lorgnon pour mieux reluquer les mots gravés, rongés par l’humidité forestière.

 

« Esquire, expliqua-t-il, c’était le chevalier apprenti en ancienne Angleterre, celui qui portait souvent le bouclier du maître. Il existe une seconde signification : gentilhomme-fermier.

 

– Pauvre petit Archie, soupira Ampère, joyeux. On ne le laisse pas tranquille, même plus qu’un siècle après sa mort. »

 

Ayant étudié avec soin la base de la pyramide, où les racines de fougères s’entrelaçaient comme des serpents, Duc colla son nez contre l’honorable nom de baptême de mister Small qui servait depuis longtemps de friandise aux lichens.

 

« Notre Archie est un homme chanceux, déclara Duc, après avoir extirpé de l’année de sa mort une boulette de moisissure sombre, pour la flairer attentivement, le visage à la fois rayonnant et dégoûté, à l’instar de jeunes mères qui examinent les excréments de leurs nourrissons. Visiblement, rajouta Duc, le petit Archie a le vent en poupe.

 

– Du vent ! sourit Ampère. Pourquoi chanceux ?

 

– Renifle ! » ordonna Duc, en lui mettant sous le nez la boulette de pourriture.

 

Ampère la huma et s’empressa d’abriter son nez dans le col de son veston.

 

« Quelles sont tes remarques ? demanda Duc, jouant à l’éducateur sévère, un sourire furtif adressé à Petit Loup.

 

– Ça pue, sourcilla Ampère.

 

– Juste. Mais ça pue quoi ?

 

– Une merde aigre.

 

– Très bien, le loua Duc. Cela nous aidera à répondre à ta question : “Pourquoi notre petit Archi serait-il chanceux ?” La réponse est la suivante : En présence d’une impitoyable Bryophita Hepaticæ, le nom de notre ami Archi, gravé sur cette misérable pierre sédimentaire, serait bouffé par des spores acides au plus tard à l’issue d’un siècle. Notre brave Archie était donc menacé d’effacement total, si un heureux hasard ne nous avait pas amenés devant sa pyramide.

 

– Pourquoi serait-ce un hasard heureux, mon maître ? demanda Ampère, faisant l’élève assoiffé de connaissances.

 

– Parce que nous allons nous employer à la tradition orale ! s’exclama Duc. La parole humaine avait déjà arraché de la gueule des spores acides bien des choses, devenues par la suite l’orgueil de notre civilisation. La Bible, ne commença-t-elle pas son voyage triomphal en forme de tradition orale ? Le Coran, ne fut-il pas transmis oralement à Mahomet par l’ange Gabriel ? D’une manière similaire, durant de longues soirées d’hiver à Paris, nous retracerons nos aventures du Saint-Patrick, pour arracher ainsi des griffes de l’oubli le souvenir d’Archi le Martyr et de son tombeau profané.

 

– Si je ne me trompe, railla Ampère sur le chemin du bois, si mon intuition ne m’abuse pas, à l’appui d’un solide témoignage oral, un beau jour, Petit Archi pourrait être béatifié.

 

– C’est ainsi qu’on fabrique des saints », coupa court Duc.

 

Ils se turent dans le luisant tunnel du bois, de même que lors de leur arrivée au cimetière. Pour tromper la soif qui le tourmentait de plus en plus, Duc rompit le silence devant la porte cochère. Depuis quelques minutes, il scrutait en cachette le pin blanc dans les mains de Petit Loup. Ce dernier portait son protégé avec l’aisance et le naturel des Indiennes, transportant leurs rejetons dans un sac sur la poitrine.

 

« Veux-tu le planter ? » demanda-t-il.

 

Petit Loup fit un signe affirmatif de la tête, en soufflant tendrement pour réchauffer les aiguilles tremblotantes.

 

« À ma connaissance, on ne plante pas d’arbres en automne », s’immisça Ampère.

 

Petit Loup haussa les épaules en guise de réponse.

 

« As-tu en vue de l’adopter ? » demanda Duc.

 

Petit Loup approuva en hochant la tête.

 

« Tu devrais le baptiser, dit Duc.

 

– C’est déjà fait, sourit Petit Loup.

 

– Quel dommage, soupira Duc dont la soif était devenue presque insupportable. Cela aurait pu être une excellente occasion pour lui porter un toast et lui souhaiter une longue vie sur le sol canadien. Comme le brave Robert disait l’autre jour : “Le destin des uns est de pourrir dans la terre ; les autres y puisent plutôt leurs forces vitales.” »

 

Après avoir fait cette importante citation, il bougonna quelque chose dans son bouc, des mots qui voulaient dire : « Je n’ai aucune intention de me laisser pourrir dans ce putain de pays de la prohibition. On se verra au manoir, je dois téléphoner à Paris, à mon marchand de tableaux, la sangsue Klein. » Sans tarder, il se dirigea vers un bureau de poste de l’autre côté de la rue. À mi-course, il se fourvoya et, à la place de la poste, il se faufila dans un magasin de la Société d’alcools.

 

En échangeant un regard inquiétant avec Petit Loup, Ampère marmonna a à son tour : « Je ne peux pas le laisser pourrir dans un pays étranger », et il emboîta le pas de Duc en direction de la même porte.

 

Une demi-heure plus tard, au moment où Duc et Ampère, munis d’une bouteille vierge de vodka polonaise, rejoignirent leurs compagnons au manoir, leurs yeux étincelaient comme toujours après une première bouteille. Membre d’une société d’antialcooliques, Inès les foudroya d’un regard qui n’échappa pas à Duc.

 

Il ouvrit la bouteille, l’air plus innocent que nature et se hâta de révéler encore une citation du « Brave Robert » :

 

« L’alcool est un poison lent, mais nous ne sommes pas pressés. »

 

Vu que personne n’avait ni ri ni applaudi, à l’exception d’Ampère, les deux compères se retirèrent dans leur alcôve. Duc se pencha sur son bloc, sous la haute surveillance de son cadet, qui observait par-dessus son épaule le dessin crayonné au cimetière.

 

« D’où proviennent les trois ombres, demanda Ampère. Nous n’étions que deux.

 

– Tu oublies Petit Loup », murmura Duc.

 

Dans la grande salle, mal éclairée, dans les alcôves et autour de la cheminée, planait un climat d’irritation comme si la nuit passée ne les avait pas délivrés de la fatigue de la journée précédente. C’est pourquoi tout était propice à provoquer une dispute.

 

Bien entendu, Ampère ne tarda pas à succomber à cette impulsion de querelle gratuite.

 

« Je ne suis pas fou, dit-il en fronçant les sourcils.

 

– Qui te dit que tu es fou ?

 

– Tu me traites de fou ! s’obstina Ampère. Cette troisième ombre, tu l’avais dessinée avant que Petit Loup ne nous rejoigne. Je te demande fermement de l’effacer sur-le-champ ! s’écria-t-il d’une voix stridente.

 

– Appelle ça la liberté créatrice », ricana Duc.

 

Accolés à la fenêtre sud, Sandrine et Prosper n’avaient prêté aucune attention à la bisbille de deux compères. Ils suivaient un autre événement beaucoup plus important, celui de la plantation du pin blanc dans le jardin. S’ils avaient pu entendre l’échange de propos entre le jardinier Edgard et Petit Loup, voilà ce qui serait arrivé à leurs oreilles :

 

« M’sieur ne creusera aucun trou. D’un seul coup de la bêche, M’sieur incisera le banc de gazon pour tromper les rongeurs hivernaux… »

 

Au retour du cimetière, Petit Loup avait eu la chance de faire connaissance avec Edgard, l’ancien jardinier de tante-Agathe, heureux de pouvoir instruire le gentil m’sieur inconnu de la plantation automnale des arbres à l’aide d’une incision inclinée.

 

Grâce à la bêche qu’Edgard avait agitée plusieurs fois en l’air, Prosper devina le thème de la conversation.

 

« La technique de ”l’incision inclinée” est une vieille spécialité d’Edgard, expliqua Prosper à Sandrine à mi-voix. On peut la comparer avec un coup éclair de sabre, coup si rapide qu’il devient invisible. Le sabre provoque la mort ; la bêche dans la main d’Edgard amène une nouvelle vie au monde. Les deux coups doivent surprendre l’ennemi.

 

– Nous exécutons la césarienne de la même façon, sourit Sandrine.

 

– Bonne comparaison, approuva Prosper. N’oublie jamais que la vie est une rareté, une infime source d’eau dans le désert sans fin. La mort, qui la guette, fait semblant de dormir. En effet, elle ne dort que d’un œil.

 

– Je crois franchement en la suprématie de la vie. »

 

C’était à Prosper d’arborer un sourire.

 

« Tu te trompes en qualifiant la mort d’ennemi, dit-il d’une voix bizarrement attendrie. Nous sommes sa nourriture quotidienne et, dans ce sens, elle devrait nous accorder la plus grande importance, car sans nous, mortels, elle mourrait de faim. »

 

Sandrine lui répliqua par le même sourire et se serra contre lui comme une petite fille.

 

« Tu es complètement dingue, chuchota-t-elle. »

 

Observés au travers des vitres doubles qui cassaient un peu l’image du jardin couvert de flamboyantes taches automnales, Petit Loup et Edgard avaient l’air de deux sorciers, penchés sur un brasier, exécutant un rituel ancestral. Pleins de tendresse, avec des précautions infinies, tenant dans leurs mains le fil fragile de la vie au-dessus du néant, ils ressemblaient aux chamans du Grand Nord, le maître et son élève diaboliques.

 

Leur rituel rappelait un jeu d’enfant. Edgard avait fiché la bêche entre deux bancs de gazon, faisant signe à Petit Loup de glisser le pin blanc dans la plaie ouverte. L’élève maladroit avait réalisé tant bien que mal l’ordre du maître. Tout ça ressemblait à un jeu de gosses, mais un jeu dont la beauté simple et sublime inspirait une émotion poignante.

 

« J’aime encore notre Marie-Loup, chuchota Sandrine.

 

– Moi aussi, fit Prosper.

 

– Un jour, je l’épouserai peut-être, rajouta Sandrine, une ride amère au coin des lèvres.

 

– Moi aussi », fit Prosper.

 

Sandrine se dégagea de ses bras, mais ne put lui rétorquer, vu qu’au même moment, dans la chambre d’hôte, retentit le cri déchirant d’Alpha.

 

Ils étaient incapables de juger sur le coup s’il s’agissait d’un cri d’effroi ou de ravissement.

 

En arrivant en moins de deux à l’entrée de la pièce, ils trouvèrent Alpha agenouillée par terre. Une fois jeté son appel au secours, Alpha avait perdu la parole et tapait maintenant son front contre le bord du lit, à la manière des croyants de l’Orient qui font leur prière matinale. Trahie par sa voix, elle fut obligée de se servir de ses mains pour montrer aux amis le motif de son agitation.

 

Une fois de plus, le motif était – ses bas de nylon, toujours serrés en nœud marin par des mains habiles, qui s’en étaient servies pour tracer sur le lit le premier caractère de l’alphabet grec.

 

Le caractère alpha !

 

Prosper fut le premier qui reprit son sang-froid. Avant que la pauvre sœur Kreitmann ne rentre en possession de la parole, il fixa ses lunettes sur le nez, clignotant des yeux, pour expliquer brièvement aux témoins muets la signification du symbole.

 

« Chez les anciens Grecs, cela signifiait le chiffre un, dit-il. En géométrie, le terme veut dire l’angle, en physique, c’est le signe des rayons alpha et, en psychologie, alpha-test. »

 

Les premières paroles qu’Alpha articula après le choc enduré furent prononcées dans la langue de sa tendre enfance, la simple et la concise langue allemande.

 

« Die Wundertätigkeit ! glapit-elle. Das Wunderzeichen ! »

 

Confus, ses compagnons se regardèrent, car personne ne connaissait un seul mot d’allemand.

 

« La Puissanceprodigieuse ! Le Présagemiraculeux ! traduisit Ampère.

 

– Comment ? s’étonnèrent-ils.

 

– La puissance prodigieuse, le présage miraculeux, dit Ampère, en francisant l’allemand laconique.

 

– Nom de mille bas de Nylon ! s’exclama Duc. Quelle astuce, quelle finesse maligne ! Je me pose la question, quel esprit malin pouvait-il l’imaginer ?

 

– Je me pose, moi aussi, la même question, soupira Prosper. Ce n’est certainement pas Soma. Une Indienne, où aurait-elle pu apprendre le grec ?

 

– C’est un message ! chuchota Alpha solennellement. C’est leur message, ils me l’ont dédié à moi !

 

– Eux ? Qui sont-ils ? » demanda quelqu’un.

 

En signe de réponse, Alpha pointa l’index de ses deux mains vers les murs sud et nord.

 

« Pourquoi le message te serait-il dédié, à toi ?

 

– Parce qu’il s’agit de mon nom de baptême et parce que je commence à acquérir leur confiance. »

 

Débordant de bienveillance paternelle, Prosper prit Alpha sous le bras et l’aida à se redresser.

 

« Es-tu sûre, chère, demanda-t-il, que tu n’as pas versé quelque gorgées de gin dans ton thé ? »

 

Les joues charnues d’Alpha redevinrent pourpres. Brusquement, elle se délivra de l’étreinte de Prosper, en se jetant de nouveau à genoux au pied du lit.

 

« Tes deux doctorats, mec, ne valent pas un trognon de chou ! s’essouffla-elle. J’ai suivi attentivement, tout à l’heure, tout ce que tu as bafouillé sur les chiffres des Grecs anciens, la géométrie et la physique. J’aurais juré entendre feu mon petit papa Kreitmann, que Dieu lui accorde le repos éternel au royaume des taupes. Et si monsieur Giorgio Vassalo avait pu t’écouter, il aurait succombé à une crise cardiaque !

 

– Je n’ai pas la chance de le connaître, marmotta Prosper en fouillant ses poches comme toujours quand il se sentait mal dans sa peau de chagrin.

 

– Qui est ce monsieur Vassalo ? demanda Inès.

 

– Le prof d’auto-hypnose d’Alpha, expliqua Ampère.

 

– C’est une affaire de rythme cérébral ! » clama Alpha en se dressant.

 

Pour souligner l’importance de ses paroles, elle tapota trois fois avec son index courbé sur le front de Prosper qui sua tout de suite à grosses gouttes.

 

« Nous avons affaire à la “fréquence alpha”, qui va nous aider à communiquer avec l’inconnu de l’autre côté. Les gentilshommes généreux nous ont déjà offert la clef.

 

– Quelle clef ? gronda Yégor en jetant un coup d’œil dans sa tasse de thé. Il sentait toujours sur son palais le goût amer de la clef de la chambre à coucher. Prenez garde à vous ! » dit-il d’un ton menaçant.

 

Le regard plein d’une pitié infinie, Alpha le dévisagea, puis elle redressa son index et le tendit vers ses yeux.

 

« Quand je dis, la clef, je pense au code secret, dit-elle. Les gentilshommes ont bien voulu nous offrir ce code pour réaliser le premier contact. Actuellement, la balle se trouve dans notre camp, comme on dit au tennis.

 

– De quelle manière envisages-tu de la leur rendre ? se remua Inès, admiratrice de ce beau sport.

 

– À l’aide d’auto-hypnose, chuchota Alpha. L’essentiel serait qu’on se trouve sur la même longueur d’ondes. Ensuite, tout va aller comme sur des roulettes. Ces messieurs nous proposent le chiffre “alpha”, donc le rythme cardiaque de huit à treize hertz. C’est le même rythme que le professeur Giorgio Vassalo appliquait lors de ses séances de la régression hypnotique. Il s’en servait lui-même pour voyager au travers des siècles.

 

– Auto-hypnose ! Régression ! tiqua Inès comme si elle avait mordu un fruit aigre. Veux-tu une fois pour toutes arrêter de nous échauffer les oreilles avec ces horribles mots barbares !

 

– L’auto-hypnose nous aide à atteindre l’état suprasensible de la conscience, s’extasia Alpha. Grâce à elle, certains individus talentueux ont vécu le voyage dans leurs vies antérieures. Profitant de ses dons naturels, secondée par Signore Vassalo, madame Wunderblume avait appris qu’elle fut autrefois la princesse Nefrou, la sœur aînée du pharaon Amenmehat le Premier, amoureuse du courageux officier Sinuha. »

 

Confus, Prosper et les autres se regardaient en coulisse comme s’ils se demandaient de l’aide les uns les autres.

 

« Si l’auto-hypnose nous permet d’entrer dans le royaume des vieux morts, pourquoi alors ne nous servirait-elle pas pour entrer en contact avec les morts frais, tels messieurs Dan et Tim ? s’exclama Alpha dans un grand transport, parlant de Brind’amour et de MacDonald comme s’il s’agissait de biftecks insuffisamment reposés. La mort ne connaît pas le vieillissement ! conclut-elle.

 

– Chère Alpha, bégaya Prosper en séchant la sueur de son front, la très chère amie… »

 

Ampère, le seul qui gardait sa présence d’esprit, s’empressa de protéger sa sœur dont les propos fantasques témoignaient qu’elle perdait la boule.

 

« Grâce à l’auto-hypnose, madame Wunterblume est allée beaucoup plus loin encore ! dit-il d’une voix très haute. Le jour de son retour heureux du passé lointain, elle commença à vomir et remarqua que ses robes s’étaient rétrécies.

 

– Ampère ! s’écria Alpha, en essayant en vain de le faire taire. Avale ta langue de vipère !

 

– J’espère qu’elle ne s’est pas trouvée enceinte de son courageux officier égyptien ? ricana Inès.

 

– Pas avec lui, mais avec son prof d’auto-hypnose ! expliqua Ampère dans un tohu-bohu d’hilarité.

 

– Tu vas me le payer ! » jura Alpha.

 

Ce n’est qu’au moment où leur fou rire commença à languir qu’ils aperçurent Petit Loup, une mallette de voyage à la main, pétrifié devant la porte grande ouverte de la chambre à coucher. Visiblement, son intention avait été de quitter le banc des quêteurs dans le vestibule pour s’installer sur le lit breton que Soma avait retapé et recouvert de nouveaux draps, avant leur excursion au cimetière.

 

Le visage de Petit Loup témoignait d’une apparition horrible qu’il apercevait à l’intérieur de la pièce. En cachant ses émotions fortes, son visage était ordinairement impénétrable, sauf dans des moments de grande tension quand la vieille cicatrice sur son cou s’emplissait de sang.

 

« Je crois que je resterai fidèle à mon choix d’hier soir », murmura-t-il, puis il s’achemina vers le vestibule.

 

Ayant jeté enfin un coup d’œil à l’intérieur de la chambre, les amis comprirent son comportement et ses paroles. Au milieu du lit breton que Soma avait aplati à la militaire sous leurs yeux, avait réapparu l’empreinte du cadavre de tante-Agathe et dans le trou de son occiput reposait une fois de plus la tête en plâtre au fier nez cassé, braqué sur les spectateurs paralysés.

 

L’empreinte était bien plus précise et tranchante que celle qu’ils avaient découverte au petit matin. Semblable à la frappe faite sur une médaille, cachet officiel de la mort, elle dessinait fidèlement les traces du piètre corps, vertèbres cervicales, os d’épaules, os symétriques des hanches, cuisses, jambes et tarses pointus. Le buste était si habilement emboîté dans la cavité qu’il donnait l’illusion d’une tête vivante consternée à cause de l’éclipse toute récente de son corps.

 

Un ange passa au rez-de-chaussée de la maison.

 

Quelques instants plus tard, Prosper fit venir dans la salle l’Indienne géante aux pieds nus. Sans dire un mot, il l’emmena devant l’entrée de la chambre à coucher. Silencieuse, elle fit en l’air, de sa main droite, le geste énigmatique, connu de tout le monde, tout en enlaçant de sa main gauche ses lourdes nattes sur sa poitrine.

 

« Ce sont des choses qui arrivent de temps en temps, murmura-t-elle.

 

– Ce ne sont pas des choses qui doivent nous arriver, bouda Prosper. Du moins, pas dans ce siècle. »

 

En se comportant comme si le nouveau siècle ne la regardait aucunement, Soma haussa les épaules. Elle remit la tête en plâtre sur son socle et effaça l’empreinte de la défunte, en tendant les draps sur les bords du lit, puis elle se retira dans la cuisine sans le moindre bruit en y emportant ses parfums, de cumin, de menthe et d’aigre huile végétale.

 

Prosper ferma la porte à double tour. Il posa cette clef dans un secrétaire. Il tourna la clef du secrétaire à son tour et la mit dans une petite caisse en chêne. Il ferma cette caisse et enroula son mouchoir autour de la troisième clef sous les yeux des spectateurs attentifs, avant de la glisser dans une poche sur sa poitrine.

 

Ayant terminé ce rituel, il boutonna la poche.

 

« Si les phénomènes singuliers et inexplicables ne se présentent qu’une ou deux fois, la science ne légitime pas leur existence, dit-il. La science ne reconnaît leur véracité que dans le cas de nombreuses répétitions. »

 

Les auditeurs remarquèrent qu’il fouillait de nouveau dans ses poches. C’était le signe qu’il allait entamer l’un de ses discours après lesquels ses amis se sentaient comme des étrangers dans leur propre peau, des intrus dans le no man’s land, situé entre deux mondes adverses, la nature et la « surnature ».

 

« La science connaît des mystères beaucoup plus importants que le déplacement à distance d’une tête en plâtre, dit Prosper. Le cyberespace nous ouvre une porte. Sur son seuil fraternisent science et parascience. Un jour, peut-être, nous ne rirons plus au nez de notre brave Alpha et de ses amis, du monde d’ici ou de l’au-delà. »

 

Ayant bu les dernières paroles de Prosper, Alpha dévisagea ses compagnons d’un air hautain en jouant avec les aiguilles mortes d’une horloge murale au cadran démuni de son verre protecteur. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre et modifia la position des aiguilles du vieux mécanisme sur le mur comme si elle voulait montrer ainsi aux présents sa faculté d’inspirer la vie même aux choses mortes.

 

Un sourire furtif aux lèvres, Prosper conclut son discours :

 

« Entourés de miracles, nous sommes aussi un miracle. »

 

L’objet qu’il avait enfin sorti de sa poche était une calculatrice électronique. Elle lui servait parfois pour y extraire des nombres invraisemblables, en donnant le vertige à ses amis. Curieusement, au lieu de leur servir de guide dans le monde des fantasmes mathématiques, il décida cette fois de les ramener brutalement dans le réel banal.

 

Il guigna sa montre, puis il effleura avec le petit doigt quelques touches de la calculatrice.

 

« Il n’y a que 7 200 courtes minutes qui nous séparent de notre retour à Paris, dit-il. Cela fait exactement 432 000 secondes. Il serait grand temps de faire les colis. »

 

En ce moment précis, l’horloge morte qu’Alpha avait essayé de réincarner se mit à battre. Le pendule dénombra douze coups sombres, malgré le fait que ses aiguilles marquaient deux heures. Le dernier coup bourdonnait toujours à leurs oreilles quand l’horloge se détacha de son crochet massif et s’abattit dans un nuage de poussière droit sur un service à rafraîchissements en cristal doré.

 

Les ravages auraient pu être moindres si elle était tombée sur la tête de quelqu’un.

 

– Großer Gott ! s’écria Alpha. Grand Dieu !

 

Inès s’empressa de faire le signe de croix sur son front et sur celui de Yégor sous les yeux des autres qui échangèrent des sourires embarrassés.

 

En enlevant avec Ampère des débris de verre dans la chevelure d’Alpha, dans cette grande confusion, Duc avait omis de prononcer ses mille pipes habituelles.

 

« Belle semonce et à la bonne heure ! » se dit la vieille Akka, satisfaite du travail des hôtes derrière ses murs.

 

« Il serait grand temps de faire les colis », répéta Prosper comme un automate, ne quittant pas des yeux le carreau en verre laiteux de la porte de la cuisine, sur lequel, de l’intérieur, était tombée l’ombre de l’Indienne géante.

 

Alors, ils entreprirent tout ce qui leur était possible pour passer le reste de la journée à l’extérieur de la maison.

 

CHAPITRE CINQUIÈME

LA FISSURE DANS LE TEMPS

 

Akka se délectait de leur absence temporaire. Depuis le petit matin, la vieille maison ne songeait qu’à quelques instants de quiétude, après toute cette avalanche de paroles bruyantes, d’hilarité et de leurs auras bariolées.

 

« Quel manque de retenue ! » se dit-elle.

 

En compagnie de Sandrine, dans une automobile louée, Prosper était parti en direction d’un centre commercial pour renouveler les provisions de nourriture et de boissons. Il avait conduit Inès et Yégor jusqu’au terminal des autocars, où ils devaient rejoindre un groupe de touristes japonais, avant de se rendre dans la Réserve Nationale de Faune du Cap-Tourmente, dans l’espoir d’y assister au départ annuel retardé des oies sauvages.

 

Sandrine était descendue dans la Vieille ville, au Musée de la Civilisation, en vue d’y étudier des outils indiens ancestraux servant aux accoucheuses. Alpha l’avait accompagnée avec le désir ardent d’étudier les mêmes outils servant à la magie noire.

 

Duc et Ampère avaient fait un petit somme sur les canapés dans leur alcôve, afin d’épurer leurs vaisseaux sanguins et récupérer avant la visite d’un salon funèbre, où ils envisageaient de développer leurs connaissances de la tradition québécoise d’expositions mortuaires que Prosper, un sourire aux lèvres, leur louait depuis des années.

 

Après avoir demandé à Prosper la permission de fermer la maison à clef après le départ de Soma, Petit Loup, lui, sortit dans le jardin. Il y passa toute l’après-midi sur un banc, derrière un labyrinthe de buis qui le protégeait de la bise de plus en plus glaciale. Il y allumait cigarette sur cigarette et de temps en temps couchait quelques mots sur son bloc-notes, en observant en coulisse le pin blanc qu’il avait adopté.

 

« Kika, murmura-t-il enfin. Courage, Kika. »

 

Le nom qu’il avait donné à son petit pin était en fait l’un des premiers mots qu’il avait prononcé dans sa vie, le surnom de sa nourrice, qui lui tenait lieu de mère et qu’il aima comme sa propre mère.

 

« Courage, Kika, chuchota-t-il. Le grand méchant hiver arrive. »

 

Le vaste jardin qui entourait Akka abondait de toutes sortes de petits animaux, soudain fiévreux, comme à la veille d’une intempérie. En écoutant toutes ces créatures, des douzaines d’écureuils et autres rongeurs, les grimpeurs, les insectes et les oiseaux qui grouillaient autour du manoir, Petit Loup s’efforçait de saisir le sens caché de cet apparent désordre.

 

Il devait exister. Manifestement, ces êtres, si différents, se transmettaient mutuellement des messages, en se servant de sons et de cris empruntés aux autres espèces animales et même aux humains.

 

La première chose qu’il conclut était que tout ce monde bigarré vivait un moment de précipitation panique, comme juste avant un événement important dans la nature, une grande fête ou une calamité. Sa seconde conclusion fut la suivante : la communication animale se basait sur le principe de l’écho, répétition fidèle des sons, émis par les voisins.

 

Ainsi les corneilles communiquaient en langue des goélands, les mouettes échangeaient des messages, en glougloutant à l’instar des dindes, les écureuils cliquetaient et chantaient comme les pics, les petits oiseaux flûtaient comme les marmottes, les marmottes sifflaient comme les serpents et les corbeaux croassaient kras ! kras ! kras ! à la manière dont les hommes auraient articulé cette parole curieuse.

 

« Kras ? Ne serait-ce pas un message ? » se demanda-t-il.

 

Si ce cri était d’origine humaine, il devait avoir une certaine signification, plus profonde qu’un simple bruit dénué de sens. La question vaut un petit jeu de mots, songea-t-il en souriant.

 

S’agit-il de la crasse en français ?

 

Cela signifierait une couche de saleté ou la malpropreté, l’avarice sordide, mais aussi un mauvais tour.

 

Est-ce crass en anglais ?

 

L’obésité et l’impureté.

 

Ou cras en langue latine ?

 

Qui veut dire d e m a i n !

 

Un événement important dans la nature, un grand changement, un mauvais tour, une fête ou un grand malheur, auront-ils lieu demain, comme les corbeaux le prédisent ?

 

Cela lui rappela deux vieilles phrases latines dont il avait oublié la source depuis longtemps :

 

Cras, cras, corvi vox.

(Demain, demain, la voix du corbeau.)

 

Cras, semper cras et sic dilabitur aetas.

(Demain, toujours demain et ainsi la vie passe.)

 

Sans doute les animaux annonçaient-ils quelque chose d’une grande importance, les animaux ne passaient pas par hasard pour les messagers du monde invisible.

 

Un gros mangeur de charognes, installé confortablement sur la cime du hêtre Ygg, avait fixé ses yeux sur lui. Il croassa, sans bouger, en réponse au cri perçant que Petit Loup avait poussé pour le chasser. Il répondit pareillement à un coup de pierre qui le visa.

 

« Cras ! Cras ! » se moquait le devin noir.

 

Petit Loup frémit à ces mots, sans savoir pourquoi.

 

La vieille Akka, seul témoin de cette escarmouche n’avait pas eu le moyen de lui faire connaître la vérité, n’ayant pas l’habitude de s’imposer aux humains, en leur offrant des réponses à des questions non posées.

 

Au début de la soirée, Prosper et ses amis se retrouvèrent rassemblés autour de la cheminée. Le vent dans l’âtre produisait des sons plaintifs comme si devant la maison gémissait une bête blessée. À la fin de l’après-midi, la bise s’était transformée en vent de plus en plus violent. Il apportait du fleuve l’humidité glaciale et les amas des vapeurs congelées qui ressemblaient à des morceaux de toile souillée, arrachés des mâts d’un voilier.

 

Nos amis étaient accoutumés, à Paris aussi, à serrer les rangs parfois autour du feu, dans le salon d’Inès ou dans la mansarde de Duc, mais en compagnie de sons différents, entourés du murmure paisible de la fourmilière géante. Ici, en revanche, le silence de la nuit béante les menaçait de partout, des milliers de kilomètres de désert inhabité les enveloppaient et leur propre existence sous le toit d’Akka leur paraissait une sorte de miracle et d’exploit.

 

C’est pourquoi le moment leur semblait solennel. Ils brûlaient d’impatience d’évoquer leurs péripéties et d’échanger leurs impressions à la fin de cette riche journée dans la patrie de leur hôte.

 

Les plus bruyants étaient Inès et Yégor auxquels le vent et le soleil du Cap-Tourmente avaient laissé un souvenir durable sur la peau, des brûlures que Soma était obligée de frotter avec son huile animale.

 

Inès et Yégor rentrèrent au manoir avec le témoignage sur un dérèglement inouï des oies sauvages, que les habitants du pays n’avaient jamais vu. Il s’agissait du départ des troupes ailées en direction du sud et de leur brusque retour vers le nord, à la nouvelle d’une tempête de neige qui s’était abattue sur New York.

 

Cet événement incroyable, Yégor l’avait filmé avec la caméra d’Inès, prêt à vendre ce document aux télévisions du monde, en échange d’une somme rondelette. Un seul détail manquait à son coup de maître : Inès avait oublié de charger son appareil. Le couple de téléastes rentra donc, la caméra et les poches vides, mais le cœur plein de vent du nord.

 

Pendant que Inès et Yégor racontaient cette aventure, Alpha sourcillait sans quitter des yeux son frère. Un autre membre de la compagnie s’était assombri. Nous n’apprendrons jamais les aventures d’Alpha et de Sandrine dans la Vieille ville ni celle de Duc et d’Ampère, car l’homme au visage sombre, Prosper, proféra brusquement un sacré juron, que nous n’osons pas rapporter ici, une grossièreté qui provoqua la stupéfaction générale.

 

Jusqu’alors, il avait vidé ses poches, à la recherche de sa pipe et de sa blague. Après avoir aligné sur le bord de la cheminée un tas de ses brimborions, il tira enfin de sa veste le mouchoir dans lequel il avait enveloppé la clef de la petite caisse en chêne… dans laquelle il avait posé la clef du secrétaire… dans lequel reposait la clef de la chambre à coucher de tante-Agathe…

 

Toutes ces clefs risquent de donner le vertige au lecteur, telles les poupées russes, cachées l’une dans l'autre.

 

À la place de la petite clef de la caisse, Prosper découvrit la clef de la chambre à coucher.

 

Jusqu’à présent, personne n’avait entendu de sa bouche un tel juron.

 

Le premier qui reconnut la clef à la tête en forme de fleur de lis fut Yégor. Il portait toujours dans la bouche son goût amer. Yégor pâlit le premier et puis tous les autres, tous, sauf Alpha, dont le visage charnu devint radieux comme si elle avait aperçu ses fantômes chéris sur le paillasson à l’entrée de la maison.

 

« Et les deux autres clefs ? fit Inès d’une voix tremblante.

 

– Je m’en fous de ces maudites clefs ! s’écria le maître de maison. Il est grand temps de faire les colis ! »

 

Ces paroles à peine prononcées, un coup de vent ouvrit la porte de la chambre à coucher comme si celle-ci n’avait jamais été fermée à double tour. Sur le lit breton, naturellement, se présentait une fois de plus l’empreinte du cadavre, avec son buste en plâtre placé dans la cavité de la tête.

 

Au lieu d’exploser de nouveau, Prosper ravala sa salive en balbutiant quelque chose comme « le manque d’imagination », qui se rapportait, sans doute, aux messieurs Dan et Tim.

 

La compagnie se retira dans le coin le plus éloigné de la grande salle. Ils n’éprouvaient plus ni peur ni crainte. La seule chose qui les oppressait fut le sentiment qu’ils se trouvaient en présence d’une force entêtée dont les intentions n’étaient ni méchantes ni bienveillantes. Cette force s’exprimait dans une langue inconnue, pareille au balbutiement des nouveau-nés qui arriveraient sur la terre de très loin. Pourrions-nous les soupçonner d’être, comme les animaux, les messagers d’un monde invisible ?

 

Hormis Akka, seule Alpha connaissait cette langue jusqu’à un certain point. Alors, elle se hâta de blâmer Prosper dans ses pensées à cause du « manque d’imagination », imprudemment prononcé. Alpha ne perdait pas de vue les moyens de communication limités dont disposaient les gentilshommes emmurés, Alpha savait que même si les balbutiements enfantins provenaient de l’au-delà, ils représentaient un vrai exploit.

 

Prosper chassa toutes ces pensées d’un seul cri ardent :

 

« Au boulot, braves gens ! »

 

Son exclamation soulagea tout le monde.

 

Dès leur débarquement à la maison, au moment où il virent pour la première fois la collection des vieilleries européennes de mademoiselle Agathe, tous s’étaient proposés de lui donner un coup de main pour emballer ce bric-à-brac, bien avant l’arrivée des ouvriers d’une entreprise montréalaise portant le nom tonnant de « Déménageurs du Vieux et du Nouveau Monde ».

 

Secondé par Soma, Prosper s’était procuré dans la ville tout ce qui était nécessaire pour cette opération : une pile de vieux journaux, des cartons, des bandes autocollantes et plusieurs rouleaux de papier kraft de deux couleurs, blanc cassé et marron. Le papier clair devait servir à emballer les objets qu’il avait offerts à son frère, tandis que le papier foncé servirait pour le reste, que les déménageurs chargeront dans un conteneur afin de le transporter du Nouveau à l’Ancien Continent et le décharger dans la maison de campagne de Sandrine à Auvers-sur-Oise.

 

La première tâche que Prosper avait confié à ses amis fut de revêtir de papier des petits meubles, tableaux et bibelots, suivant ses instructions et les mouvements de la canne de tante-Agathe qu’il avait en main, et dont il se servait comme de la baguette d’un chef d’orchestre.

 

Les premiers fruits de ce travail les émerveillaient. Pendant que le papier dévorait les objets de tante-Agathe, les cubes, pyramides et cônes fantomatiques conquéraient la pénombre du rez-de-chaussée comme des envahisseurs fantastiques, des animaux géométriques d’un monde étranger. La disparition de toutes ces belles choses sous le papier rappelait irrésistiblement les contours d’un lièvre dans le ventre d’un python. Il s’agissait de l’éloignement et de la mort mais, en même temps, de leur existence ultérieure à la même place, dans un autre temps.

 

« Un autre temps, c’est le vrai mot ! se dit Petit Loup, que ce jeu ténébreux amusait plus que les autres. Un autre temps dans le ventre du serpent ! »

 

Ayant interrompu le travail, il leva la tête et rencontra les regards mélancoliques de ses amis : ils avaient tous bien compris que tante-Agathe ne mourait pour de bon qu’en ce moment.

 

Comme s’il exauçait la prière muette de ses compagnons, Prosper alluma une petite chandelle, l’emporta dans la chambre à coucher et la planta dans le chandelier, à côté du lit spectral. Pendant ce temps, ses amis se cachaient les uns aux autres leurs regards atones.

 

Il s’avérait que dans l’art de l’emballage la plus habile était Inès. Et Yégor le plus maladroit. Entraînés depuis des années dans la restauration des tapisseries, les longs doigts d’Inès revêtaient de papier tout ce qu’ils touchaient avec une grande vitesse, tout en préservant la forme primordiale des objets.

 

En revanche, le sculpteur, à la main lourde, se comportait comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Dès ses premiers pas dans le métier d’emballeur, il décapita une statuette en faïence, puis arracha le couvercle d’une boîte à musique. Après s’être fait réprimandé par Inès, qui lui avait ordonné de se consacrer exclusivement à la surveillance du feu, Yégor se retira en exil près de la cheminée, pour y tisonner la braise et tripoter un petit récepteur qu’Inès lui avait acheté à l’aérogare de Paris.

 

« Un cadeau d’Inès, le dernier cri de la technique jaune ! se vanta-t-il auprès de Duc et d’Ampère, occupés à ranger des livres dans un carton, sans précipitation, en sirotant de temps en temps un peu de vodka.

 

– Un clone de Singapour », se moqua Duc en l’aidant à introduire les quatre piles vierges dans le transistor.

 

La radio les étourdit alors d’un sifflement strident comme s’il provenait d’une théière sous haute tension.

 

« J’espère que cet engin ne va pas nous faire sauter, se soucia Ampère. Si Inès te l’a offert, ce n’est, peut-être, que pour se débarrasser de toi. »

 

Yégor lui répondit par un sourire dédaigneux et lut à haute voix quelques mots imprimés sur le dos de l’appareil.

 

« La marque : “P’owa Limited”. Le modèle : “Bardo Thö Dol”. L’appareil le plus coûteux de l’aéroport. »

 

Une fois ces mots prononcés, Ampère fit tomber sur les pieds de Duc les trois volumes de la Grande Encyclopédie Britannique de tante-Agathe, les tomes de A à CON.

 

Tandis que Duc proférait les pires injures en langue polonaise, Ampère se jeta vers Yégor et lui ravit sa radio.

 

« Qu’est-ce qui t’arrive ! s’exclama le Russe.

 

– Arrête ! bredouilla Ampère. Fais voir ! »

 

Dès qu’il vit la marque et le modèle de l’appareil, l’indignation défigura son visage et il se mit à vider son sac d’insultes :

 

« Sacrée canaille asiatique ! Ils n’ont même pas inscrit le nom du pays où cette saloperie a été cochonnée ! Les âmes vendues ! J’ai envie de le mettre en mille morceaux !

 

– Cet homme a perdu la raison ! s’écria Yégor en arrachant le transistor des mains d’Ampère, au moment où celui-ci était sur le point de le jeter dans la cheminée.

 

– Doucement, les mecs, s’immisça Duc en reprenant ses forces après le coup dur de l’Encyclopédie britannique. J’aimerais entendre les motifs de ce remue-ménage ?

 

– “P’owa. Bardo. Thö Dol !” dit Ampère d’une voix sépulcrale. Savez-vous ce que ça signifie ?

 

– Aucune idée, soupira Yégor.

 

– C’est du grec pour moi, avoua Duc.

 

– Ça signifie qu’un salopard, probablement de Taiwan ou de Corée, s’est servi des paroles les plus saintes du bouddhisme tibétain pour vendre aux Occidentaux pourris cette merde de transistor !

 

– Ce n’est pas une cause valable pour se scandaliser, sourit Duc débonnaire.

 

– Il existe des choses au monde qu’on ne devrait pas profaner ! pesta Ampère. Dans la technique du yoga, cher ami, le P’owa sert comme “véhicule” à l’esprit en train de se séparer de son corps. C’est un moyen d’échapper à la mort en fuyant dans un autre temps. Dans le bouddhisme tibétain, le Bardo veut dire “l’intervalle”, Thö signifie “entendre” et Dol, “la délivrance”. Somme toute, chers messieurs : “La grande délivrance dans le contexte de l’insécurité.”

 

– Goûte, cela te fera du bien », dit Duc, lui offrant la bouteille.

 

Ampère en goûta et cela lui fit du bien.

 

« Les enculés ! souffla-t-il, visiblement soulagé.

 

– Écoutons plutôt les nouveaux triomphes des Occidentaux, ricana Yégor, en tâtant les nombreux petits boutons de son transistor. Votre Europe unie marche sur des charbons ardents. »

 

Ampère n’arriva pas à lui répliquer, puisqu’en maniant sa radio Yégor était tombé par hasard sur une émission en langue française dont la clarté du son les surprit. Une voix, solennelle, tremblante d’émotion, s’exprimait avec un indubitable accent belge.

 

Nous rapportons ici fidèlement les paroles que les ondes courtes apportèrent par-dessus l’Atlantique aux oreilles de nos compagnons étonnés.

 

« Hier, le 29 septembre 1938 à Munich, messieurs Hitler, Daladier, Chamberlain et Mussolini ont signé un accord qui place la Tchécoslovaquie devant le fait accompli. L’Allemagne a annexé 30 000 kilomètres carrés de territoire tchèque, en incluant trois millions de Sudètes dans le grand Reich. »

 

« En dépit de tout ce qui laisse craindre la troisième guerre mondiale, ces cons ne cessent pas de babiller sur la deuxième ! grogna Duc.

 

– Il s’agit peut-être d’une dramatique radiodiffusée, comme la “Guerre des mondes” », suggéra Ampère.

 

L’oreille collée sur le haut parleur, Yégor dénicha encore une station européenne. Cette fois ce fut une voix de jeune femme, ornée d’un miaulement typiquement parisien, appuyé sur la dernière syllabe de chaque phrase.

 

« Voudriez-vous la boucler, messieurs ? » demanda Yégor.

 

Ces messieurs la bouclèrent à temps pour entendre de la bouche de la speakerine l’information suivante :

 

« L’accord d’hier à Munich est aussi vivement salué par monsieur Léon Blum. Il a déclaré : “Il n’y a en France ni femme ni homme qui refuserait à messieurs Chamberlain et Daladier leur gratitude. L’accord signé avec monsieur Hitler sauve la paix en Europe”. »

 

Les informations furent suivies par le générique de fin, une joyeuse musique rythmée, très à la mode dans les années trente.

 

« Une drôle de salade, dit Yégor.

 

– Je flaire là quelque chose de louche, dit Duc.

 

– La radio-théâtre est à nouveau en vogue, dit Ampère.

 

– Même si cela est vrai, s’opposa Duc, je doute que toutes les stations européennes se soient décidées à émettre en même temps une dramatique identique.

 

– Il s’agit probablement d’une diffusion commune, tâcha d’expliquer Ampère. Quelque chose comme l’Eurovision, l’Euroradio ou l’Europhonie, l’Europe sans frontières. »

 

Pendant qu’ils se cassaient la tête en cherchant une explication, le curieux petit transistor leur offrit cette fois les informations de Londres, dans la belle langue de Shakespeare.

 

« De retour de l’historique entretien munichois, monsieur le Premier Ministre, Neville Chamberlain, a proclamé aujourd’hui à l’aéroport de Londres que l’accord avec monsieur Hitler va assurer la paix dans le monde. Le chef du Reich garantit les nouvelles frontières à la Tchécoslovaquie. »

 

«Veux-tu répéter ton expression magique tibétaine ? demanda Duc à Ampère.

 

– La grande délivrance dans le contexte de l’insécurité.

 

– C’est un bâton merdeux, dit Duc en sourcillant. On ne sait pas par quel bout le prendre. »

 

Tout au long du dîner, Yégor et sa radio demeurèrent le centre de l’attention. Le transistor continua de semer la confusion parmi nos amis, avec de nouvelles informations, datant de la fin des années trente et du début des années quarante. Hitler avait annexé l’Autriche et fait la guerre à la Pologne puis à l’Angleterre et à la France, entreprenant l’Holocauste des Juifs.

 

La France était battue, de même que le Danemark et la Norvège. Pendant ce temps, Mussolini avait rattaché l’Albanie et attaqué la Grèce, juste avant l’irruption d’Hitler en URSS.

 

La petite machine infernale de Yégor voyageait dans le temps et franchissait à peu près un an toutes les quinze minutes, en décrivant avec une incroyable fidélité la moisson sanguinaire de la guerre, une armée de squelettes à perte de vue de l’Atlantique à l’Oural.

 

Chacune parmi les personnes qui s’étaient attablées autour de Yégor avait sa propre explication sur ce phénomène bizarre et chacune défendait son opinion.

 

« Il est, sans doute, question d’un anniversaire important de la Seconde Guerre mondiale, prétendit Ampère. Probablement, quelqu’un célèbre le souvenir du pacte germano-soviétique que la Mondovision transmet en direct.

 

– Ta Mondovision n’existe pas ! s’opposa Sandrine.

 

– Elle était peut-être crée pendant que nous nous attardions au cimetière. »

 

Tandis que le transistor tournait autour de la table d’une main à l’autre, chacun avança sa thèse, toutes aussi folles qu’invraisemblables. Seul Petit Loup s’abstint de tout commentaire ; son regard errait dans les ombres du plafond comme si il y cherchait l’explication du mystère.

 

Les plus courageuses de toutes les théories étaient celles d’Inès et de Duc. Celle qu’Inès accoucha était si inattendue, qu’elle provoqua un rire général.

 

« Il se peut que le commerçant à l’aéroport de Paris nous ait pigeonné. Il se peut qu’il ne s’agisse pas du tout d’une radio, conclut Inès au moment où le funeste appareil arrivait entre ses mains. Il s’agit peut-être d’un astucieux magnétophone chargé de rapports des correspondants de guerre en plusieurs langues. »

 

Sa théorie tomba à plat dès que Yégor desserra deux vis dans le dos du machin et ouvrit ses entrailles bourrées de microcomposants multicolores.

 

Ce fut le moment propice pour Duc de monter sur le devant de la scène. Il le fit en posant solennellement au milieu de la table son dessin de la Cène avec l’ombre du Jésus absent, en train de vider sa vessie à l’extérieur du tableau, dans un monde plus pacifique.

 

Dès qu’elle le reconnut, Inès fit son inévitable signe de croix.

 

« Tu ne rateras pas l’enfer ! le menaça-t-elle.

 

– Nous avons affaire au phénomène de l’ombre, déclara le blasphémateur, qui ne pouvait pas imaginer l’enfer plus tourmenté que l’intérieur de sa propre peau. L’ombre, continua-t-il, est l’espace derrière le corps éclairé, que la lumière ne peut pas atteindre. Une ombre est créée grâce à la propagation rectiligne de la lumière.

 

– Cela n’a rien à voir avec ce transistor hanté !

 

– Au contraire ! » dit tout haut Duc.

 

Son explication leur donna le vertige.

 

« La guerre peut être comparée à une grande éruption volcanique, une terrible libération d’énergie. Tout comme la lumière du Soleil, la guerre se propage d’une manière rectiligne à l’échelle de notre Terre, ressemblant à une brûlure dans le temps, projetant vers nous tous ces sacrés bruits et fureurs que nous venons d’entendre. »

 

Tous les yeux se tournèrent vers Prosper qui se taisait jusqu’alors, en fouillant dans ses poches. Le silence n’était troublé que par la louche argentée de Soma qui versait dans leurs assiettes un potage inconnu au parfum capiteux.

 

Juste au moment où le transistor les informait de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, la vieille Indienne cessa de les servir. Elle leur fit une surprise, plus grande encore que celle offerte par les Japonais aux Américains. La vieille femme taciturne se mit à parler.

 

« L’homme sera exterminé par l’homme », dit-elle d’une voix gutturale en allant vers la cuisine.

 

Les amis l’accompagnèrent d’un regard craintif. Une fois disparue derrière la porte de la cuisine, au lieu de se rapetisser, son ombre menaçante s’agrandit démesurément sur la vitre laiteuse.

 

« Je vous prie de vous méfier du mysticisme en ma présence ! s’exclama Prosper et il arracha le transistor diabolique des mains de Duc. Il est grand temps de tirer au clair certaines choses !

 

– Tirons, tirons ! le brava Duc.

 

– Nous nous noyons littéralement dans des champs électromagnétiques ! proféra Prosper. Tout ce qui nous entoure, à partir de la plus petite montre au cadran digital jusqu’aux rails des trains électriques, émet des ondes de basses fréquences. Avions, installations militaires, lignes de haute tension, téléphones sans fil, radio-taxis, fers à repasser, fours et interphones, tout ce bazar, jour et nuit, crache sur nous ses ondes sournoises.

 

– C’est le prix du progrès occidental, remarqua Yégor.

 

– Ne crache pas dans la soupe ! » le blâma Inès.

 

Après ces paroles sévères, Yégor baissa l’oreille et s’inclina devant le potage de Soma, considérant que c’était le meilleur moyen pour échapper aux basses fréquences occidentales.

 

Alors Prosper continua son discours :

 

« En naissant et en mourant entre deux pôles magnétiques de notre mère Terre, nous pouvons nous nommer ses esclaves électriques. En somme, cela expliquerait le dérèglement de cerveaux collectif, la folie guerrière qui saisit parfois des nations entières.

 

– Je refuse la grâce d’un tel monde ! » s’échauffa soudain Petit Loup en quittant la table.

 

Cette phrase pathétique éclata comme un coup de fouet en suscitant des sourires embarrassés. Ses amis ne l’avaient jamais vu dans un tel état de nervosité.

 

« Pardonnez-moi », marmonna-t-il, en leur tournant le dos pour aller se coller contre l’une de fenêtres sud d’où les menaçait la gueule béante des ténèbres.

 

Tout ce qu’ils avaient exprimé était insuffisant pour expliquer la conduite du transistor de Yégor qui, dirait-on, portait à juste titre la pompeuse inscription : « La grande délivrance dans le contexte de l’insécurité. » La chose infernale ne cessait de bourdonner et de gargouiller comme un frelon, enfermé dans une boîte de conserve. Cela les poussa à la conclusion que ce poste n’avait rien à dire entre les deux guerres.

 

Pourtant, chaque fois qu’il arrivait à un nouveau déchaînement de férocité dans l’histoire, le récepteur les stupéfiait par ses sons cristallins, en provenance des trois continents, comme si tous ces émetteurs lointains se trouvaient à deux pas de la Côte Gilmour.

 

Après l’annonce de la bombe nucléaire qui fit fondre les malheureux d’Hiroshima tels des soldats de plomb, la petite boîte avait longuement roté. Il semblait qu’elle avait mal digéré ce festin abondant. Elle se rétablit au bruit des chenilles des chars à Budapest et du martèlement des bottes en Égypte. En voyageant de guerre en guerre, elle se déplaçait de plus en plus rapidement dans le temps, de Corée à Cuba, de Prague à l’Irak.

 

Malheureusement, ce voyage était privé de tout message. L’histoire se répétait telle le pendule d’une horloge dont chaque coup fauchait des centaines de milliers de têtes humaines, pour s’élancer vers la récolte suivante encore plus riche et sanguinaire.

 

Cherchant en vain une explication rationnelle au comportement de cette radio ensorcelée, qu’une main criminelle avait rempli de rugissements de l’histoire, Prosper et ses compagnons redoutaient de plus en plus sa marche, conçue par une imagination sans règle et sans frein.

 

En s’approchant de la fin du vingtième siècle, le transistor avait considérablement ralenti son voyage. Après les avoir informés de l’écroulement temporaire des dictatures communistes, de la guerre du Golfe et des massacres au Rwanda ainsi qu’en Bosnie, en Tchétchénie et en Algérie, il hoqueta et toussota pendant quelques instants, avant d’atterrir – si l’on peut s’exprimer ainsi – à proximité du temps de leur arrivée à Québec. Après la description du 11 septembre noir new-yorkais, le son s’affaiblissait, faute de piles à bout de forces, pendant que les voix des journalistes bourdonnaient plaintivement comme des mouches dans une toile d’araignée.

 

C’est à peine s’ils goûtèrent au savoureux repas que Soma leur avait préparé, le potage aux champignons, assaisonné d’une herbe aromatique, puis à l’oie rôtie de Duc et d’Ampère qui ne reverra jamais son Amazonie natale. L’un après l’autre, ils quittèrent la table en murmurant des excuses, pour se retirer vers la cheminée.

 

Ainsi donc, en cherchant la solitude, ils se retrouvèrent tous rassemblés, à l’exception de Petit Loup, toujours collé contre sa fenêtre, et d’Alpha, restée à table. Elle grignotait un croûton de pain, le regard morose cloué sur la porte ouverte de la chambre à coucher de tante-Agathe.

 

La chandelle que Prosper avait posée sur la table de nuit touchait à sa fin. Comme toute bougie agonisante, elle redoubla sa flamme, en éclairant la tête en plâtre sur le lit breton. Le jeu d’ombres fit croire à Alpha que la tête lui avait adressé un clin d’œil, un vœu que la sœur Kreitmann exauça immédiatement. Sans tarder une seconde, passant outre à ses amis surpris, elle arracha du chandelier le plus proche une bougie et se précipita vers la chambre.

 

Elle n’arriva devant la table de chevet qu’au dernier moment pour porter sa bougie auprès de la chandelle mourante, faisant en sorte que la flammèche désespérée, petit bourgeon orange, saute sur sa mèche.

 

Alors qu’Alpha insérait la nouvelle bougie dans la cire fondue, la flammèche fleurit joyeusement en provoquant sur la tête de mademoiselle Agathe un nouveau jeu d’ombres qu’Alpha ne pouvait interpréter autrement que comme un sourire reconnaissant.

 

En rentrant dans la grande salle, d’où ses amis, serrés autour du feu, l’observaient avec une certaine suspicion, Alpha répéta dans ses pensées les vers de Khazim-Khän que mademoiselle Sékito citait souvent, à la manière des religieux qui égrènent ainsi les perles de leur chapelet.

 

Je me mourus déjà par centaines fois,

ne perdant pas ma vie, telle la flamme d’une bougie.

De ce combat éternel, je sortis saine et sauve, moi,

car la flamme ne périt jamais, mais seule la bougie.

 

À part ces vers, elle avait encore un tas de choses à dire au sujet du satané transistor de Yégor et des tout-puissants champs électromagnétiques de Prosper. Si elle n’avait pas craint leurs railleries grossières, Alpha les aurait conduits en dehors de l’obscurité de leur ignorance, dans laquelle ils piétinaient comme des aveugles derrière leur guide Prosper, tout aussi dénué de vue pour tout ce qui était suprasensible. Si elle n’avait pas craint leurs goguenardises, Alpha aurait fait à ses amis une bonne leçon de circonstance :

 

« Les champs électromagnétiques omnipotents appartiennent aux morts autant qu’aux vivants et je prends la liberté de les nommer Champs-Élysées, mesdames et messieurs. Qu’est-ce au juste, une oasis paradisiaque dans l’au-delà, où nos héros se délassent des peines terrestres. Des héros comme le furent messieurs Brind’amour et MacDonald qui se sont joués toute la soirée de votre cécité par l’intermédiaire du transistor de Yégor. »

 

Hélas ! Alpha ne tenta pas de les faire sortir de l’obscurité vers la lumière des vérités occultes, car ce n’était pas leur destinée. Il était écrit pour eux de continuer à piétiner sans avancer dans la nuit de leur illettrisme spirite.

 

Le destin fut marqué plutôt par un vrombissement de voiture qui retentit devant la maison. Une minute plus tard, la clochette en laiton se mit à tinter à la porte principale.

 

« King Size ! se réjouirent-ils en bondissant ! Willi le Long ! »

 

Ils se comportaient comme des noyés que la main divine sauve des eaux profondes.

 

Ils ne se trompaient pas. C’était bel et bien King Size, autrement dit William de Poisson, alias Willy Pollack, ou Willi le Long, qui devait ses surnoms au fait de marcher, sa vie durant, les pieds sur la terre et la tête dans les nuages, au sens propre et figuré de ces mots. Le corps qui liait la haute tête de Willi à ses pieds ne pouvait être couvert de textile que par des tailleurs spécialisés dans l’habillement des escogriffes, girafes et autres asperges montées.

 

Si Willi n’existait pas, il aurait fallu l’inventer.

 

Armé de son optimisme inébranlable, King Size débarquait à la bonne heure pour encourager la compagnie en pleine déprime. À part ledit optimisme, il avait voituré de New York une caisse du meilleur whisky écossais, introduit en sourdine au Canada.

 

Ce fut la raison principale de la joie qu’Ampère et Duc exprimèrent à cette arrivée. Ils ne tardèrent pas à l’accabler de questions dingues, comme celles qu’ils lui avaient posées fréquemment à Paris avant son départ capricieux de la France pour les États-Unis.

 

« Le très cher Willi souffre-t-il toujours de l’air raréfié à son altitude ? demandaient-ils. Se sert-il encore de l’escabeau quand il descend pour nouer ses lacets ?… »

 

Willi détenait sous la main deux douzaines de réponses toutes prêtes à ce genre de questions, mais, cette fois, il se contenta de leur répliquer avec un large sourire collé à des lèvres charnues, toujours humides, qui dévoilèrent au-dessous de sa moustache deux rangées de dents splendides.

 

Rien au monde n’était comparable au sourire de King Size. Sur ses joues et son front scintillait toujours le reflet du soleil, comme s’il avait le visage sans cesse penché au-dessus d’une fontaine dans le parc de Versailles.

 

En profitant de ce feu d’artifice de saluts, de baisers et d’accolades, nous saisissons l’occasion pour présenter au lecteur le nouveau personnage qui monte sur scène, sous le toit de notre Akka, un peu embarrassée et assourdie par toutes ces paroles beaucoup trop bruyantes et par ces rires immodérés.

 

Le jour de sa majorité, le fils d’un noble Français appauvri et d’une riche bourgeoise américaine, William de Poisson renonça au titre de son père, prématurément décédé, et opta pour le nom de famille maternel, Pollack, avec lequel il hérita de l’extraordinaire habileté d’homme d’affaires. Après avoir doublé la fortune de sa mère grâce aux ventes fructueuses d’ambre jaune, acheté en Europe du Nord, Willi Pollack la dépensa aussi efficacement en investissant dans les citernes pour le transport de l’eau potable au Moyen Orient. Sa vie, depuis, consistait en enrichissements rapides et en faillites encore plus expéditives.

 

Mais rien au monde ne parvenait à briser son optimisme ni à nuire à son sourire scintillant, qui rayonnait la nonchalance de la grande aristocratie française avant la découverte de la guillotine.

 

Après le naufrage de son entreprise, qui devait désaltérer les Arabes assoiffés, Willi s’était aventuré dans une louche cession du château de son papa et s’était brouillé avec le fisc français, avant d’être contraint de se replier à New York, expression qu’il employait pendant ses fréquentes conversations téléphoniques avec Prosper.

 

Outre l’arôme de pétrole, Willi cultivait un penchant particulier pour les langues orientales, surtout l’arabe, qu’il maîtrisait à merveille après dix ans de vagabondage de Bagdad au Caire. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner du fait qu’il salua la compagnie joyeuse avec les mêmes paroles qu’il avait adressées, la semaine précédente à Dubay, à Son Excellence Taufik al Halli, l’adjoint du ministre des affaires étrangères.

 

« Allah akbar ! s’exclama-t-il dans les bras de ses amis.

 

– Quelle surprise ! lâcha quelqu’un. Nous ne t’attendions pas avant ce samedi.

 

– Me voilà, nous sommes samedi, sourit Willi dont la précision rigoureuse était l’héritage de son arrière-aïeul maternel, bandit à main armé au Far West. Aujourd’hui, 10 novembre, nous sommes samedi et cela va durer toute la journée. »

 

Ses compagnons croisèrent des regards perplexes.

 

« C’est impossible, balbutia Prosper. Nous sommes vendredi. Nous avons atterri jeudi.

 

– Aujourd’hui, nous sommes samedi, dit Willi, en les caressant de son sourire mi-moqueur, mi-compatissant.

 

– Nous sommes vendredi ! l’aborda Alpha d’une voix querelleuse. Je jeûne tous les vendredis et depuis ce matin je n’ai avalé qu’une miette de pain !

 

– Si tu as jeûné aujourd’hui, cela veut dire que tu as observé ton jeûne un samedi, répliqua Willi souriant.

 

– Je suis sûre qu’on est vendredi ! s’écria Alpha.

 

– On devrait l’être », dit Prosper d’un ton humble.

 

Le scientifique circonspect qu’était Prosper savait bien que même les vérités suprêmes pouvaient être mises en doute en un clin d’œil.

 

« Nous sommes vendredi ! tonna Alpha.

 

– Ne vous cassez pas la tête pour une misère, ricana Duc, ayant déjà entrepris, en compagnie d’Ampère, les travaux nécessaires à l’ouverture de la caisse de whisky.

 

– Vendredi ou samedi, peu importe, quand on savoure les vacances ! ajouta Ampère.

 

– Occupe-toi de tes oignons ! » se récria Alpha en frappant avec son poing sur la table, si violemment que la louche argentée de Soma faillit sauter de la soupière. Occupe-toi de tes… de tes… de tes… » répéta-t-elle d’une voix subitement cassée.

 

Il n’était possible d’expliquer ce brusque changement de sa parole que par la conduite insolite de la grande cuillère, plongée dans le potage de champignons. Au lieu de se remettre sur le bord de la soupière, où elle reposait avant le coup de poing d’Alpha, la louche se dressa toute seule et se mit à pirouetter dans le liquide, à la suite de quoi un remous brunâtre s’échappa du récipient.

 

Cet événement saugrenu se distingua par une bizarrerie particulière. Au lieu de respecter les lois élémentaires de la physique, en s’échappant du bol uniformément de tous les côtés, le liquide et les morceaux de champignons fondirent vers le nouveau venu, tel un essaim de grasses guêpes vengeresses. À la vue de tous les spectateurs, frappés de stupeur, la louche enragée ne s’immobilisa qu’après avoir craché dans le visage de Willi la dernière goûte de soupe. Aveuglé par ce masque gluant, le pauvre escogriffe bâilla comme une huître, en détachant les morceaux de champignons de sa moustache. Puis, il se mit à chanceler vers la salle de bain, suspendu à l’épaule de Sandrine.

 

« Il l’a bien mérité, dit Alpha à voix basse.

 

– J’aimerais savoir, pourquoi il l’a mérité ? demanda Prosper, qui ne ratait aucune occasion d’acquérir de nouvelles connaissances, même si elles provenaient de la superstitieuse mademoiselle Kreitmann.

 

– C’est le sort de ceux qui se servent de saluts arabes en présence d’un officier britannique ! trancha Alpha. Et cela à la veille d’une nouvelle guerre sainte.

 

– Tu penses à monsieur… ? » bégaya Inès.

 

Alpha affirma en hochant la tête et pointa son index vers la chambre d’hôte, tout en se gardant de prononcer à haute voix le nom de MacDonald.

 

« La guerre sainte au troisième millénaire, clama Yégor. Quel anachronisme.

 

– Parles-tu sérieusement, chère ? demanda Prosper.

 

– S’il y a la guerre, j’espère qu’on va laisser les quinquagénaires peinards », ricana Duc à côté d’Ampère.

 

Ce fut la louche argentée qui leur répondit à la place d’Alpha. Elle se remit debout et avec son long manche frappa trois fois sur le bord de la soupière vide, pétrifiant ainsi tous les présents et même Petit Loup, à la fenêtre sud, dont les yeux erraient jusqu’alors dans la nuit venteuse.

 

Ce fut le moment propice pour Alpha de les foudroyer du regard, avec la fierté d’une femme qui dispose de protecteurs plus que puissants.

 

« Ce n’est qu’un début, vieilles branches », dit-elle, en dévorant des yeux la porte de la chambre d’hôte.

 

Le silence glacial ne s’interrompit qu’avec le retour de Willi dans la grand-salle.

 

« Un événement mémorable ! » s’exclama-t-il.

 

Le sang-froid de King Size était tout aussi infrangible que son optimisme.

 

« Si quelqu’un m’avait raconté cette aventure, je l’aurais traité de menteur. Comment expliques-tu le comportement de cette louche démoniaque ? demanda-t-il à Prosper.

 

– Ce genre de choses arrive. Alpha t’expliquera, répondit Prosper, le sourire sombre. Mais, d’abord, je voudrais entendre, comment tu vas nous démontrer ton assertion et prouver que nous ne sommes pas vendredi mais samedi ?

 

– Rien de plus facile ! » se vanta Willi le Long, en grignotant la bribe d’un champignon qui traînait encore dans sa moustache.

 

Ayant prononcé ces mots, il enfonça la main dans la poche de son manteau de fourrure et en sortit un exemplaire roulé du New York Times.

 

Les gros titres sur la première page annonçaient les signatures de cessez-le-feu dans une dizaine de pays et des nouveaux massacres de leur population. En haut de la page figurait la date de la mise en vente.

 

Le journal était imprimé le samedi, 10 novembre.

 

Inès se signa en cachette. C’était, probablement, la première chrétienne aux Amériques qui sentit le besoin de faire le signe de croix, en lisant le titre du New York Times.

 

Prosper n’articula péniblement qu’un seul mot :

 

« Étrange.

 

– J’aurais juré qu’on était vendredi, dit Sandrine.

 

– Des conneries pareilles ne devraient pas se produire ! se fâcha Yégor, en se tordant les doigts comme un simple d’esprit pour dénombrer les jours qui les séparaient de leur arrivée dans la patrie de Prosper. Nous avons bien atterri à Montréal le jeudi, 8 novembre. Nous sommes arrivés ici en autocar le même jour. Nous avons passé la nuit ici. Le lendemain nous sommes allés visiter le cimetière. Un peu plus tard dans la journée, Inès et moi avons filmé les oies sauvages au Cap-Tourmente et nous sommes rentrés à la maison au début de la soirée.

 

– C’était aujourd'hui, l’interrompit Inès. Nous sommes donc le vendredi, 9 novembre. Je vais vous le prouver, si je trouve les billets du car. Ils doivent porter la date d’aujourd’hui. »

 

Hélas ! les coupons froissés, qu’Inès sortit enfin de son sac, ne portaient aucune date.

 

« Vendredi ou samedi, cela m’est parfaitement égal, à la veille d’une nouvelle guerre sainte, clama Ampère de son alcôve, où il s’était retranché aux côtés de Duc avec une bouteille de whisky de Willi. Elle leur paraissait la seule bonne certitude en ce temps de grands égarements.

 

– Ça ne m’est pas égal, à moi ! s’écria Inès, contaminée par l’indignation de Yégor. Ce matin, avant notre départ en excursion, j’ai pris rendez-vous chez la coiffeuse pour midi du samedi 10 novembre. Si nous sommes samedi, ma permanente est foutue.

 

– Ce n’est pas le pire des malheurs qui se sont abattus aujourd’hui sur le monde, dit Willi, en poussant un joyeux soupir.

 

– Si aujourd’hui n’est pas aujourd’hui, ricana Duc de son alcôve, alors rien de bon ni de mal ne peut arriver en ce jour dans le monde. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Il s’agit, donc, d’un espace hors du temps, d’une sorte de relâche que nous avons honnêtement méritée.

 

– Attends ! s’enflamma Sandrine. Je n’apprécie guère quand quelqu’un me vole une seule de mes heures. Or, ici, il est question d’une journée entière. Si aujourd’hui devient demain, et si hier est aujourd’hui, en ce cas-là demain…

 

– En ce cas, demain sera après-demain, donc, dimanche, s’empressa Willi de finir sa pensée, en plantant joyeusement ses dents brillantes dans une cuisse d’oie sauvage.

 

– Si après-demain nous sommes dimanche, alors, aujourd’hui on est vendredi, intervint Alpha.

 

– Ce n’était pas ma pensée, corrigea Willi le Long.

 

– Finalement, quelle est ta pensée, explique !

 

– L’étendue creuse, que Duc a nommé “espace hors du temps ou relâche”, mérite pour moi un autre terme, plus précis. Celui de fissure dans le temps.

 

– Fissure dans le temps ! ? »

 

En guise de réponse, Willi puisa dans le trésor de ses citations orientales, pour y tirer un joyau.

 

« Le monde, a-t-il gagné quoi que ce soit à l’heure où j’y suis arrivé ? Va-t-il changer en quoi que ce soit après mon départ ? »

 

Il jeta la cuisse d’oie rongée dans la soupière et leva en l’air son long index, à l’ongle impeccable.

 

« Le poète, Omar Khayyãm, déplore le destin d’un seul homme. Mais que dire à propos de civilisations entières qui disparurent d’une façon mystérieuse, ne nous laissant que quelques bribes de leur grandeur ? Volatilisées, avec leurs peuples et souverains, leurs guerres et monuments, leurs langues, leurs dieux et démons !… Quelqu’un parmi vous, peut-il expliquer cette énigme ? »

 

Un peu essoufflé, Willi se tut. Personne ne possédait d’explication ni l’envie d’interpréter quoi que ce soit.

 

Pendant qu’ils écoutaient sa tirade, un sourire incrédule aux lèvres, leurs yeux erraient machinalement de l’un à l’autre. À la lumière du feu mourant, l’obscurité rongeait peu à peu leurs visages blêmes sur fond de meubles spectraux, habillés de papier kraft. Ils ne s’étaient jamais sentis aussi étrangers à eux-mêmes, comme si, mélangé à leur sang, le long de leurs artères coulait un autre fluide, plein de menaces, comme si chaque cellule de leur corps et de leur cerveau renfermait une minuscule machine infernale, prête à les détruire à tout instant.

 

Willi, l’homme sans foi ni loi avait atteint son but. Quand il s’approcha de la cheminée, l’ombre du garde-feu tomba sur son buste, dérobant son visage souriant.

 

« Si cette triste histoire illustre notre futilité, dit-il, devenu pratiquement invisible, si notre présence ou notre absence ne change rien à l’état des choses, pourquoi alors pleurer une journée disparue ? »

 

Il sortit de l’ombre son index prédicateur et le braqua vers la braise, déjà à moitié consumée.

 

« C’est ce que j’appelle une fissure dans le temps, où disparaît parfois un simple vendredi de vacances ou, parfois, s’évanouissent des cultures entières. Après une nouvelle guerre, ce sera peut-être notre destin à tous. »

 

Pour une raison inconnue, ses dernières paroles avaient soulevé la colère de Prosper. Comme d’habitude, son crâne dégarni suait à grosses gouttes et ses oreilles transparentes se hérissaient au-dessous de deux touffes de cheveux clairsemés. Et, bien entendu, il se mit à fouiller ses poches, en toussotant nerveusement, comme s’il cherchait une arme pour se protéger de l’irrationnel.

 

« Je vous prie, bégaya-t-il enfin, je vous supplie de bien vouloir éviter, en ma présence, les conversations au sujet de phénomènes temporels ou de les traiter avec respect. Dans le cas contraire, ma foi, je risque de sortir de mes gonds. »

 

Alors qu’il prononçait ces derniers mots, son regard tomba sur la vitre laiteuse de l’entrée de la cuisine, où se dessinait l’ombre géante de l’Indienne. Il n’y avait aucun doute, elle était aux aguets.

 

« Soma ! l’appela Prosper. So-ma ! »

 

L’ombre ne bougea pas, comme si elle n’appartenait pas à l’espèce humaine, comme découpée dans du carton noir.

 

« Quel jour sommes-nous, Soma ? » demanda Prosper d’une voix grave.

 

L’ombre remua enfin, en s’éloignant de la vitre. Pendant un bref instant, elle disparut puis, resurgit sur l’écran laiteux. La porte grinça et l’Indienne se montra sur le seuil, un objet en bois plat dans les bras. Elle le tenait comme une relique, avec la précaution infinie. Ses cheveux en broussaille sur les épaules la faisaient paraître brusquement plus vieille. Dans les orbites enfoncées de son visage de momie, seuls ses yeux rayonnaient d’une curieuse ténacité.

 

Elle attendit que Prosper lui fasse signe d’approcher de la table, où elle déposa l’objet, leur tourna le dos et se retira dans la cuisine.

 

Il s’agissait d’un vieil échéancier sur un support de bois, orné de fleurs décolorées. Ils y lurent une date, couverte de chiures :

 

31 octobre.

 

C’était la date qui précédait le jour de la mort de tante-Agathe.

 

« Tout un chacun a droit à son calendrier et à sa propre manière de compter le temps, dit Willi, en émergeant de l’ombre deux rangées de dents brillantes.

 

– Revenons au thème du temps qui nous joue de vilains tours », dit Prosper en toussotant, et, à la surprise générale, il sortit de sa veste le sablier de tante-Agathe dont la place normale aurait du être en tout autre lieu que dans sa poche.

 

Tout promettait que le docteur ès sciences se plonge de nouveau dans un de ces discours doctes qui ont déjà mis à l’épreuve la patience du lecteur. C’est pourquoi nous suggérons à tous ceux désireux de mystère de choisir la compagnie de l’Indienne dans la cuisine.

 

La vieille femme avait déjà, en silence, verrouillé hâtivement la porte, pour se saisir d’un morceau de pain qu’elle allait tremper avec avidité dans des gouttelettes rouges qui avaient réapparu inexplicablement sur la planche à pâte, à l’endroit même où Alpha avait planté son couteau. Les perles rouges pouvaient être du sang tout aussi bien que de la confiture de groseilles sauvages.

 

Le lecteur qui opte pour la cuisine ne pourra plus qu’écouter le murmure des voix dans la grand-salle, en observant à travers la vitre laiteuse les ombres rassemblées autour des braises.

 

Celui qui éprouve de l’aversion pour le sang et pour tout ce qui lui ressemble, ferait mieux de rester en compagnie du savant Prosper.

 

Il paraissait encore plus surpris que ses amis par la découverte du sablier dans sa poche, si étonné, qu’il se mit à se tordre sauvagement une oreille.

 

« Bizarre, marmonna-t-il en jetant un regard soupçonneux sur Ampère. Je suis sûr de ne jamais avoir mis ce machin dans ma poche. Mais ce fait étrange nous servira peut-être à retrouver notre vendredi en fuite. »

 

Il ne prêta guère attention à Alpha qui s’était levée pour attraper une nouvelle bougie et se précipiter dans la chambre à coucher de tante-Agathe, où se mourait la vieille chandelle. Elle réussit à sauver la petite flamme et revint devant la cheminée à temps pour entendre le début du propos de Prosper sur le temps capricieux.

 

« Dans un sablier, dit Prosper, le sable file au travers des entonnoirs opposés, toujours en chute libre. Dans le sablier cosmique, si quelque chose de semblable existait, le sable aurait filé soit en haut, soit en bas ou, parfois, tout simplement, il aurait refusé de se mouvoir… »

 

Les conditions régnantes ne lui permirent pas d’achever son discours, car, à ce moment même, la radio de Yégor revint à la vie, en poussant un long sifflement, telle une théière dont l’eau avait atteint son dangereux point d’ébullition.

 

À la suite de ce bruit, l’espace se remplit de voix déchirantes en une demi-douzaine de langues qui s’entrelaçaient et s’ensuivaient comme si une main invisible tournait la commande des longueurs d’ondes du transistor, à la recherche de la plus puissante des stations émettrices.

 

À la fin de ce vol vertigineux d’un continent à l’autre, le planeur descendit en feuille morte pour leur cracher au visage une phrase, dont les paroles essentielles étaient écorchées par des râles, des gargouillements et autres parasites. Seuls quelques cruels mots du message étaient parvenus intacts à leur oreille.

 

Nous nous donnons de la peine pour créer une esquisse sonore de cette communication.

 

« Le premier martyr de l’agression la capitale de la est entièrement effacée exterminée anéantie fauchée, pulvérisée mise à néant ! »[2]

 

Dans le silence accablant qui s’était installé, le crépitement du feu leur crevait le tympan comme le fracas des pétards.

 

« Cela ne vaut pas un pet de lapin, dit Willi, riant jaune.

 

– De mauvais goût, bégaya Inès.

 

– De quelle ville s’agit-il ? demanda Alpha d’une voix étouffée.

 

– New York, chuchota Ampère. Il me semble qu’ils ont mentionné la ville de New York.

 

– Ignare ! dit Alpha. New York n’est pas une capitale !

 

– J’ai entendu le nom de Tokyo, dit Prosper.

 

– Et moi, celui de Moscou, dit Petit Loup.

 

– Anéantie, pulvérisée, marmonna Yégor.

 

– Je parie qu’ils ont cité Paris, dit Alpha.

 

– Madrid ?

 

– Londres ?

 

– Athènes ?

 

– Rome ?

 

– Aucune importance, trancha court Sandrine. Sans aucun doute, il s’agit d’un canular.

 

– Je ne vais pas manger de ce pain-là ! » gronda Willi, en saisissant courageusement le transistor maléfique.

 

Dès qu’il effleura son interrupteur, la machine se mit à siffler telle une bombe dont la mèche allumée toucherait à sa fin. Comme brûlé au contact de l’appareil, le premier réflexe de l’escogriffe fut de jeter celui-ci dans les bras de Yégor.

 

Il s’avéra que ses brûlures étaient réelles, les paumes de ses mains portaient des lésions violettes bien visibles.

 

Dans la confusion générale, dominée par les cris aigus d’Inès, l’une des fenêtres sud s’ouvrit par un violent coup de vent qui aggrava le désordre dans le rez-de-chaussée.

 

La bougie dans la chambre à coucher de tante-Agathe craqua et s’éteignit. Le rouleau de papier kraft, jusqu’alors posé sur une vitrine, se déroula, en s’agitant comme une voile déchirée. Ses grandes feuilles se mirent à voltiger au-dessous du plafond comme des cerfs-volants. L’une d’elles survola la cheminée puis, en rasant le sol, lécha la braise et s’enflamma. Tandis que Prosper et Petit Loup la rouaient de coups de coussins, leurs amis, ensorcelés, observaient le calendrier de la cuisine en train de se feuilleter tout seul, pour s’immobiliser, toujours seul, à la date du 10 novembre.

 

Cette page portait une note, l’écriture tremblotante de tante-Agathe, qu’Ampère lut à haute voix d’une manière hésitante.

 

« La grande délivrance… dans le contexte de l’insécurité… »

 

Après les avoir informés d’une future guerre, et grillé les mains de Willi, le transistor s’était tu définitivement.

 

Malgré cela, personne ne se risquait plus de le toucher.

 

Prosper ferma la fenêtre sud. Sandrine oignit les ampoules de Willi d’une crème grasse. Yégor jeta deux bûches dans la cheminée. Duc ouvrit une nouvelle bouteille. Sans desserrer les dents, le regard angoissé, tout le monde s’assit enfin en cercle autour du feu. Ils gardèrent le silence très longtemps – durant quelques minutes où pendant des heures – qui le saurait ! – les yeux baissés comme s’ils avaient commis une faute très grave.

 

Après le passage du tourbillon, qui avait causé de sérieux dommages dans la grand-salle, tout ce qui les entourait était devenu saugrenu, macabre. Détachés de leur corps, ils se sentaient subitement infectés par l’haleine pestilentielle d’un spectre non terrestre.

 

La guerre !

 

La guerre des guerres !

 

La voix de Willi les fit revenir brutalement à la réalité.

 

« Je refuse ! clama Willi le Long d’une voix suraiguë, entre le rire et les pleurs. Je refuse, ça devient insupportable ! »

 

Qu’est-ce que King Size refuse ? se demandèrent-ils.

 

Willi frottait ses paumes grillées.

 

« Où est le téléphone ? » s’écria-t-il.

 

Sans dire un mot, Prosper lui montra une boîte à chapeaux, où tante-Agathe avait enterré cet engin, après s’en être servie, il y a dix ans, pour la dernière fois.

 

Habillé de bois d’ébène et de nombreuses parures en laiton, l’appareil était un véritable objet de musée du début du vingtième siècle, muni d’un microphone en forme d’entonnoir, d’un écouteur mobile semblable à un fond d’artichaut, et d’un grand cadran d’appel en nacre, qui gazouillait en tournant en arrière après chaque numéro choisi.

 

Willi l’aborda prudemment. Il enleva toute une poignée de toile d’araignée de son entonnoir et le secoua pour le vider d’une demi-douzaine de mouches séchées. Un peu dégoûté, il colla l’artichaut du récepteur contre son oreille, se pliant en deux pour faire l’appel. À en juger d’après le nombre de gazouillis, le futur interlocuteur de Willi se trouvait quelque part à l’étranger.

 

La singularité du téléphone de tante-Agate se fit remarquer juste après le dernier gazouillement. L’engin se mit à bêler comme si c’était lui qui recevait un appel. En même temps, de l’entonnoir en laiton émergea une voix de crécelle, d’un sexe indéterminé.

 

« Ici mademoiselle Brenda Melody ! Bonsoir ! Pourrais-je parler à monsieur Pollack ?

 

– Ici Pollack ! s’écria Willi dans l’entonnoir.

 

– Mademoiselle Melody, “Pollack and Company” ! brailla mademoiselle Melody de l’entonnoir. Je vous prie de bien vouloir me faire entrer en contact avec mister William Pollack !

 

– Pollack à l’appareil ! rétorqua Willi à pleins poumons.

 

– Mister Pollack, s’il vous plaît ! Ici Miss Melody du bureau de “Pollack and Company” ! »

 

Manifestement, une main plus qu’habile avait brouillé les fils du téléphone de tante-Agathe, par suite de quoi l’entonnoir-microphone servait d’écouteur et l’artichaut-récepteur était devenu le microphone.

 

Dès qu’il eut compris cette subtilité, le débrouillard Willi Pollack plongea, la tête la première, dans la boîte à chapeaux, pour coller son oreille contre l’entonnoir et sa bouche à l’écouteur.

 

Ses amis étaient tout yeux, tout oreilles.

 

« Ici Pollack ! s’époumona-t-il dans le récepteur.

 

– Dieu merci ! lui répondit la voix de crécelle de l’entonnoir. J’étais folle d’inquiétude, monsieur Pollack. J’étais persuadée que vous étiez mort.

 

– Pourquoi serais-je mort ? bégaya Willi.

 

– Depuis vingt-quatre heures, j’appelle le numéro de téléphone que vous m’avez confié. Chose horrible, chaque fois ce sont les pompes funèbres qui m’ont répondu. Je viens de rentrer de l’église, où j’ai fait pour vous une prière d’action de grâces et d’élévation pour votre âme. À l’instant, j’ai décidé de vous appeler une dernière fois. Le voilà, qu’il soit béni, le Seigneur a exaucé ma prière. »

 

Prosper et ses amis échangèrent des sourires pincés, tels les spectateurs ahuris d’un guignol.

 

« Je ne crois pas en votre Seigneur, Melody ! gronda Willi dans la boîte à chapeaux. C’est moi qui vous ai appelé, et non pas vous, mademoiselle ! Et cela avec l’intention ferme de mettre au clair cette affaire obscure, une fois pour toutes !

 

– Dieu m’est témoin, c’est moi qui vous ai appelé, monsieur Pollack, brailla la voix de l’entonnoir. À vrai dire, c’est une belle occasion de tirer enfin au clair certaines choses. Sauriez-vous à quelle date nous sommes ?

 

– C’est justement là, la question, Miss Melody, dit Willi. Je vous prie de jeter un coup d’œil dans votre calepin, afin de me lire les intentions concernant mes actions pour la semaine.

 

– Du mardi au vendredi, monsieur Teufik al Halli vous a attendu en vain, pour la signature prévue du contrat à l’hôtel Waldorf Astoria.

 

– Du mardi au vendredi ? s’étouffa Willi, estomaqué.

 

– Exactement, monsieur Pollack. En vain. Tout comme moi-même, qui attends désespérément mes appointements du mois dernier. Vu que vous ne vous êtes pas manifesté à la signature du contrat, mister al Halli l’a signé avec Liberty Oil Limited. Quant à moi, monsieur, je vous ai présenté ma démission écrite, après avoir signé mon contrat avec Saudia Oil New York.

 

– Avec mes ennemis mortels, ces fils de putain ! râla Willi en suffoquant.

 

– Ils m’ont promis une augmentation de salaire de presque cent dollars », se targua mademoiselle Melody depuis l’entonnoir.

 

Ayant entendu ces nouvelles, Willi se mit à suer dans la boîte à chapeaux.

 

« Ne perdons pas notre sang-froid, balbutia-t-il. Votre chèque vous attend dans ma caisse comme tous les lundis. Or, lundi prochain, nous l’ouvrirons et nous réglerons ce petit malentendu. Ce lundi, nous confirmerons également par fax la réservation pour monsieur al Halli à l’hôtel Waldorf Astoria. Ce sacré mardi, j’irai personnellement accueillir al Halli à l’aéroport.

 

– Trop tard, monsieur Pollack. Vous savez bien vous-même qu’aujourd’hui nous sommes jeudi.

 

– Maîtrisons-nous, Brenda, marmonna Willi dont l’esprit n’était plus maître de lui. Ce matin même, nous étions samedi, j’ai acheté le New York Times du samedi, pour y lire la Revue des valeurs du Dow Jones du samedi chez mon coiffeur, qui s’occupe de mes accroche-cœurs tous les samedis, depuis sept ans. Cela fait environ trois cent quatre-vingt-dix samedis. Ensuite, toujours le samedi, dans la matinée, j’ai sauté dans ma voiture que j’ai conduit comme un forcené jusqu’à Québec, pour y arriver tard dans la soirée ce même samedi.

 

– Nous sommes jeudi ! grailla la voix dans l’entonnoir.

 

– Maîtrisons-nous, répéta Willi en nage. Rendons-nous maître d’éléments difficilement contrôlables.

 

– J’en fus maître durant sept ans ! s’exclama mademoiselle Brenda Melody. Et maintenant, j’en ai ras le bol !

 

– Aujourd’hui nous sommes samedi, dit Willi.

 

– Aujourd’hui nous sommes jeudi, dit Brenda.

 

– Nous sommes samedi ! hurla Willi.

 

– Nous sommes jeudi ! »

 

Écumant de rage, Willi faillit mordre l’entonnoir.

 

« Je vous congédie, mademoiselle Melody ! s’écria-t-il à tue-tête. Je vous fous à la porte !

 

– C’est moi qui vous ai donné congé, monsieur Pollack.

 

– Le jour où vous tomberez dans mes pattes, Brenda, chuchota Willi d’une voix cassée, je vous montrerai de quel bois je me chauffe ! Je dépouillerai de sa peau votre gros postérieur ! Quant à Teufik al Halli, ce fils de pute… »

 

La suite des injures de Willi demeura incompréhensible pour ses auditeurs. Elles étaient prononcées en arabe et bourrées de nombre de consonnes ronflantes et de gargouillements. Cette avalanche d’infamies et le braillement de l’entonnoir ne furent interrompus que par un événement aussi surprenant qu’incroyable.

 

Le fil du téléphone, liant jusqu’alors l’appareil à sa prise dans un mur, se dressa tout seul en l’air, faisant un nœud au-dessus de la tête de Willi, pour se rompre en claquant comme un fouet.

 

La partie courte du fil, liée à la prise, retomba sans vie par terre. En revanche, la partie longue, attachée au téléphone, ne manifesta pas la moindre intention de se comporter comme un objet démuni de vie. Après avoir exécuté son coup de fouet, elle continua à planer au-dessus de la boîte à chapeaux. En sifflant tel un cobra, ce faux reptile se pencha plusieurs fois vers le visage de Willi, tout prêt à se jeter entre ses yeux.

 

L’escogriffe hypnotisé balançait son tronc en suivant la même cadence, tantôt en avant, tantôt en arrière, en écarquillant les yeux vers Prosper et les autres comme s’il les appelait à l’aide.

 

Le premier qui lui porta secours fut Ampère, virtuose en communication avec le surréel.

 

« Me permets-tu ? » chuchota-t-il à Petit Loup.

 

Sans attendre la réponse, comme un félin, il fit un saut dans le vestibule pour y attraper sur le banc des quêteurs la clarinette de Petit Loup. Il réapparut dans la grande salle plus prestement encore, derrière le dos de Willi. En un tour de main, il glissa la clarinette sous le bras de l’escogriffe et la braqua vers le fil-serpent qui se balançait déjà au ras du nez de notre infortuné King Size.

 

Alors, sans tarder, Ampère tira quelques sons de l’instrument.

 

À la stupéfaction générale, le fil menaçant s’éloigna immédiatement de sa proie envoûtée, se mouvant de plus en plus lentement comme s’il succombait au sommeil. Il s’enroula en spirale et dégringola enfin dans la boîte à chapeaux.

 

Ampère joua encore quelques mesures d’une bizarre mélodie ronflante, composée uniquement de deux notes, tout en s’approchant de la boîte redoutable à pas de loup. Au moment où il se trouvait à sa portée, il arrêta de jouer et se précipita pour la recouvrir de sa canadienne.

 

La précaution d’Ampère paraissait un peu exagérée, car le fil du téléphone dormait déjà comme un loir.

 

Les regards des spectateurs restaient toujours cloués sur un petit amas de poussière qui se dissipait lentement au-dessus d’un abat-jour et de la boîte à chapeaux, à l’endroit même où, quelques secondes plus tôt, le fil avait dessiné sa mystérieuse spirale sur un no man’s land, espace qui n’est à personne, entre la vie et son absence absolue.

 

À la place de la peur ou de la crainte, ce dessin en l’air laissa dans leur âme l’empreinte d’une mélancolie indescriptible, une sorte d’incitation au voyage.

 

« Ces gens jouent avec le feu ! » se dit Akka, prise de peur.

 

« Un événement tout à fait invraisemblable ! déclara Willi, une fois retrouvé sa vigueur après avoir ingurgité un verre d’eau. Si quelqu’un me l’avait raconté, je l’aurais traité de menteur.

 

– Que Dieu nous protège ! soupira Inès. Avez-vous déjà entendu parler d’un fil électrique qui se conduirait comme un serpent de cirque !

 

– Je n’ai pas pensé au fil, dit Willi le Long. Je parlais plutôt du comportement scandaleux de Brenda Melody. C’était la secrétaire la plus courtoise des États-Unis.

 

Un peu troublés et confus, à ce stade de notre chronique, nous commençons à craindre que l’estimé lecteur ne mette en doute la véracité des événements de la Côte Gilmour. Avez-vous déjà entendu parler – comme Inès le disait – d’un fil de téléphone qui se comporte tel un cobra, sensible aux sons d’un instrument à vent ? Avez-vous déjà entendu parler d’un calendrier qui se feuillette tout seul, pour s’arrêter pile au milieu d’un jour particulier ? Avez-vous déjà entendu parler d’un transistor qui explore le temps, d’une guerre à l’autre, non seulement dans le passé mais aussi dans le futur, le long d’une diabolique fissure dans le temps, dans laquelle disparaissent des journées entières, fissure qui avait englouti un vendredi de vacances du docteur Breton et de ses amis, ainsi que la moitié d’une semaine de travail appartenant à monsieur Pollack ?

 

Ni Prosper ni ses amis n’avaient jamais entendu parler de phénomènes pareils, mais eux, les avaient vus de leurs propres yeux.

 

Celle ou celui qui a choisi leur extravagante compagnie sous le toit d’Akka dans cette chronique, sera contraint de les croire sur parole. Toutefois, s’il se trouvait, parmi nos lecteurs, quelqu’un pour s’insurger contre ces bizarreries, en prétendant que le temps des miracles est révolu, Petit Loup, peu bavard, lui répondrait :

 

« Le plus grand miracle de notre époque, c’est que le miracle n’étonne plus personne ! »

 

Nous nous permettons de déconseiller à ce lecteur la compagnie de Petit Loup et de ses amis, des gens qui vont voyager dorénavant le long de cette périlleuse spirale serpentine, dont nous ignorons le but.

 

« Le miracle du cercle serpentin, de la mort qui naît de la vie et de la vie qui naît de la mort », dirait Petit Loup, les lèvres collées contre le bec de son instrument.

 

Et il ajouterait : « Sans miracles, la foi n’aurait jamais existé ; l’ère des miracles se trouve devant l’homme, incapable de les élucider malgré ses plus grandes trouvailles. Son aventure ne fait que commencer : entouré de prodiges, plus il apprend, plus il découvre son ignorance. »

 

À notre grande surprise, le miracle du fil téléphonique n’avait surpris personne dans le manoir de tante-Agathe, et encore moins la vieille maison.

 

À l’instant même où s’était produit le prodigieux coup de fouet, Akka contemplait la danse d’auras multicolores au-dessus des corps humains. Elle les avait vues s’unir en une sorte de farandole flamboyante, en levant le fil électrique vers le plafond, pour le tirailler violemment de deux côtés opposés et le rompre à l’endroit où les souris l’avaient déjà rongé.

 

Akka se dit :

 

« De la poudre jetée aux yeux. »

 

Mais elle fut obligée d’admettre :

 

« Hantés par les miracles, les faits qui échappent à leur raison, les hommes et leurs forces unies sont un vrai miracle en soi. »

 

CHAPITRE SIXIÈME

LES VIEUX DÉMONS


 

« On pouvait s’attendre à ça, murmura Alpha, un sourire hautain aux lèvres, en examinant au pied du mur le bout du fil rompu. On dirait qu’il a été coupé avec des dents.

 

– J’aimerais savoir pourquoi nous pouvions nous attendre à cette putain de saloperie ? demanda Prosper, avide comme d’habitude d’acquérir de nouvelles connaissances.

 

– Un phénomène tout à fait normal, la conséquence des injures proférées en langue arabe en présence d’un ancien officier britannique, expliqua Alpha. Et par-dessus tout, à la veille d’une probable nouvelle guerre sainte.

 

– L’essentiel est de conserver notre sang-froid, répliqua Willi le Long. Reculons pour mieux sauter. La nuit porte conseil.

 

– Qu’est-ce qu’on fait sans téléphone ? se soucia Inès. Nos portables sont au bout de leur rouleau.

 

– Avalons le morceau, dit Willi.

 

– Si les paroles de ta secrétaire s’avèrent justes, gémit Inès, si nous sommes jeudi de la semaine suivante, et non vendredi de la semaine précédente, c’est horrible, cela signifierait que dès demain nous rentrons à Paris.

 

– Ce morceau, nous l’avalerons aussi en dormant », répondit Willi avec un sourire las.

 

Son conseil connut l’approbation unanime. Sans hésiter, ses compagnons se dirigèrent vers les couches distribuées la nuit précédente. Retirés dans leurs alcôves, ils observaient avec une certaine suspicion le grand flandrin, couvert de son manteau de fourrure, en train de dresser le lit breton de la chambre à coucher.

 

On aurait dit que la tête en plâtre, avec son nez cassé, et l’empreinte du cadavre ne l’impressionnait guère. Comme s’il faisait la chose la plus naturelle au monde, Willi enveloppa la tête dans des feuilles du New York Times et la fourra sous le lit, puis il s’assit confortablement dans le mémorable trou de tante-Agathe.

 

Il ouvrit son nécessaire de toilette en cuir de crocodile et se mit à ranger sur la table de chevet les objets qui avaient fait plusieurs fois le tour de la planète en sa compagnie : le demi-masque de satin noir qui servirait à protéger ses yeux de la lumière, le casque de peluche pour mettre ses oreilles à l’abri du bruit, le filet de soie qui abritera durant la nuit son impeccable raie, et un flacon argenté, contenant le mélange des minéraux et des vitamines, destinés à fortifier au petit matin l’esprit sain dans son grand corps sain.

 

Avant de s’étendre de la tête aux pieds sur le lit, le filet sur la chevelure, le casque sur les oreilles et le demi-masque sur les yeux, entre deux bâillements, Willi lança à ses amis une dernière locution orientale :

 

« Le matin est plus sage que le soir ! »

 

Seul Prosper s’attarda encore près de la cheminée, hésitant à se retirer dans sa chambre mansardée. Une fois de plus, il remua les tisons du feu et y ajouta deux grosses bûches, tout en écoutant les rugissements du vent de plus en plus enragé dans la hotte de la cheminée. Son oreille expérimentée l’assurait qu’une grande tempête se préparait, l’une de celles la veille desquelles les riverains du Saint-Laurent enfermaient dans les maisons même leurs chevaux et leurs chiens.

 

En s’approchant de la grande table, prêt à éteindre la dernière lampe, il parcourut du regard le calendrier. Il portait sur la page ouverte – une nouvelle bizarrerie ! – la date du décès de sa tante-Agathe. Là-dessus, il reconnut instantanément l’écriture et l’encre violette de la vieille dame, les caractères inclinés à gauche, pointus en haut et élargis en bas, comme calligraphiés avec une plume d’oie.

 

Sous cette date le mot lui était destiné.

 

« Si le hasard voulait que tu trouves ce message, ma petite Souris, je te prie d’agir suivant ta conscience.

 

« Après avoir vu mon portrait me tourner le dos, ainsi que mon buste se jeter exprès à terre pour se casser le nez, dans la lettre que je t’ai envoyée à Paris, je t’avais demandé expressément de ne vendre en aucune façon la caisse de monsieur Brind’amour et son contenu. Cette demande n’a plus cours, attendu que ledit contenu est caché en un autre lieu.

 

« Si jamais tu trouves ce message, tu descendras dans l’ancienne cave à légumes. Seulement, si tu le décides de ton plein gré. Un amas de caisses vides se trouve au pied du mur qui donne vers le fleuve. Il faut les déplacer. Au-dessous des caisses, tu découvriras un sol recouvert de pièces de bois. À cet endroit, tu soulèveras la planche portant le dessin d’un saumon, que la brave Soma a gravé avec son couteau. Au-dessous de la planche, tu trouveras quelque chose dont tu ignores l’existence. La chose en question t’appartiendra. Tu es libre de t’en servir comme tu le décideras, de la garder ou de la détruire.

 

« Si tu ne descends pas à la cave, tu t’en repentiras ; si tu y descends, tu le regretteras d’autant. »

 

À la place de la signature, le message portait une seule lettre calligraphiée, l’initiale de tante-Agathe, @.

 

En déchirant la lettre en menus morceaux pour les jeter dans le feu, Prosper s’en repentait déjà. À part lui, personne n’apprendra le secret de tante-Agathe. Personne, sauf lui et Soma, dont l’ombre du profil était réapparu sur la porte de la cuisine, semblable à un scarabée géant, scellé dans le verre.

 

Prosper tendit l’oreille encore une fois.

 

Aucun bruit ne parvenait de l’obscurité des alcôves ni des chambres avoisinantes, comme si ses amis dormaient déjà profondément. Seule la hotte de la cheminée, telle la gueule d’un animal, haletait sur les bûches embrasées. Derrière ce bruit, dans la gorge de la fournaise, il distingua les murmures et les grondements de la tempête qui tournoyait autour de la maison comme une horde de loups affamés, cherchant à tout prix une fente, pour se ruer sur la proie facile, la douce viande humaine sans défense.

 

Pourquoi se repentirait-il, s’il descendait à la cave, et pourquoi encore s’en voudrait-il, s’il décidait de ne pas y aller ?

 

En réponse à ces questions, le profil laiteux derrière la vitre lui fit un signe. La sinistre tête se pencha trois fois de suite en touchant sa poitrine de son menton pointu, à la manière des marionnettes du théâtre d’ombres. Soma !

 

Il fallait donc qu’il aille dans la cave.

 

D’accord, il allait y descendre tout de suite, pendant que ses camarades dormaient.

 

Dès qu’il eut pris cette décision, il se repentit encore.

 

Son cœur battait la chamade, de même que le cœur affolé de ce petit garçon, plus mort que vif, qui jadis, en l’absence de l’Indienne et de tante-Agathe, avait soulevé la lourde trappe de la cave à légumes, pour se glisser dans le ténébreux sous-sol d’Akka.

 

La seule différence entre eux était qu’il descendrait cette fois muni d’une lampe à pétrole, à la place de la bougie qui s’était éteinte dans ses mains autrefois dès les premiers pas. Pourtant, le cœur effrayé du quinquagénaire était le même, ainsi que la peur panique qu’il éprouvait devant la puante gueule souterraine.

 

En vérité, la cave d’Akka ressemblait à une géante cavité buccale, le long de laquelle l’enfant Prosper avait erré dans ses pires cauchemars, se traînant sur une répugnante langue pâteuse, entre des dents atrocement gâtées et des gencives pestilentielles.

 

Les caisses au pied du mur exposé à l’est étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière brun foncé, comme si personne ne les avait touchées depuis des décennies.

 

Lorsqu’il remua la première des caisses, Prosper tressauta et retira brusquement ses mains. La poussière qui s’apparentait à de la cendre sèche était en réalité une sorte de tissu vivant, gluant, dont la surface se couvrit soudain d’innombrables ampoules incolores. En même temps, comme s’il avait remué une charogne, enterrée dans la bourbe, il se trouva enveloppé d’une insupportable puanteur de putréfaction.

 

Grâce à cette mauvaise odeur, il reconnut ce tissu sur les caisses. Il s’agissait de spores des champignons souterrains, sorte de gardiens du trésor enseveli de tante-Agathe, des créatures microscopiques, capable de passer des dizaines d’années entre un état de sommeil virtuel et l’absence trompeuse de la vie, dans une sorte de demi-mort, pour se réveiller subitement un jour et se mettre à ronger le bois.

 

Curieusement, en pressentant les malheurs des vivants, la vieille maison ignorait qu’elle portait la mort dans ses fondements.

 

La question était seulement de savoir quand cette poudre diabolique cesserait de sucer l’humidité de ses murs, quand se déciderait-elle à sortir de l’hibernation, dans laquelle elle avait passé des décennies. Ce jour maudit sera l’ultime jour d’Akka, des millions de particules quasi mortes se mettront alors à germer et à croître tout à coup, se gonflant furieusement, comme si au travers d’elles l’enfer tendait ses ventouses vers les fragiles constructions humaines.

 

La vieille maison était condamnée.

 

La grande question était de savoir quand tomberait le couperet et qui déterminerait le moment décisif ?

 

Les larmes aux yeux, saisi d’une colère impuissante, Prosper faillit lancer de toute sa force la lampe droit au centre de ce nid de vipères, sachant bien que seul le feu était en mesure de chasser ces créatures malfaisantes des entrailles d’Akka.

 

« Seul le feu ! marmonna-t-il fiévreusement, en jetant les caisses de tous côtés. Seul le feu… seul le feu !… »

 

Lorsqu’il leva la lampe au-dessus de sa tête, la lumière produisit un reflet étrange sur la voûte de la cave, comme si elle était revêtue de miroirs. En jetant un coup d’œil en l’air, il poussa un cri d’effroi. La décision était déjà prise et mise en œuvre, bien que son horrible ordonnateur se cachât encore dans les ténèbres souterraines.

 

La mort d’Akka s’était éveillée.

 

Dans cette partie de la cave, le plafond entier était déjà envahi par d’énormes enflures, couvertes de grappes cristallines qui réfléchissaient la lumière de la lampe. Les faux cristaux n’étaient, en fait, que des gouttes d’eau, des milliers de cloques luisantes. À cet instant, Prosper identifia les molles stalactites aplaties, qui terrorisent depuis toujours les habitants des Alpes européennes, les Mérules pleureuses, avec lesquelles la nature gratifiaient aussi les maisons québécoises en bois humide.

 

Ce qui lui était apparu comme des spores demi-mortes était en réalité le bois des piliers déjà dévorés, les colonnes qui soutenaient la maison entière, la nourriture déjà digérée par les monstres pleurnichards.

 

Dans quelques semaines ou quelques mois, à l’heure où ses dernières poutres se transformeraient en poudre, Akka s’effondrerait comme un château de cartes et sur la Côte Gilmour il ne restera aucune trace d’elle, à part quelques grosses pierres noires dans ses fondements, celles qui, en ce même lieu, pavaient jadis une hutte de bergers.

 

La mort inéluctable de la maison semblait à Prosper injuste et non naturelle, car en son sein battait toujours le cœur apeuré d’un gamin de huit ans. Encore à présent, son toit abritait des voix et des parfums humains d’autrefois, des rires aux retours de voyages, des larmes répandues à cause de la mort d’un rossignol, des chuchotements du feu dans la cheminée durant de longs hivers, le bruissement des feuilles du calendrier, des gargouillis du sirop d’érable en ébullition, des cliquetis de la théière dans une main de femme qui tremble de plus en plus, tous ce que promettait l’éternité au bord du Saint-Laurent.

 

Avec Akka, ses anciens habitants mourront pour la deuxième fois.

 

Lorsqu’il comprit l’ampleur de l’avenir funeste, Prosper fit un geste, pour lui plus qu’extravagant, pour la première fois depuis sa tendre enfance. Suffoqué par les larmes, il ôta son bonnet et fit le signe de croix.

 

La planche ornée du dessin du saumon l’attendait à l’endroit exact indiqué par tante-Agathe. En suspendant la lampe à l’une des rares poutres saines, il s’agenouilla pour empoigner un bout de fer rouillé, et déboîta le couvercle de la cache. Les planches soulevées découvrirent une cavité dans le rocher, au fond de laquelle reposait un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée. Il l’attrapa et s’empressa de l’ouvrir.

 

Prosper n’était pas âpre au gain. Prosper n’avait nullement songé à dénicher une poignée de pierres précieuses. Prosper voulait tout simplement comprendre pourquoi sa mère adoptive l’avait menacé de regret s’il descendait dans la cave ou s’il se décidait à ne pas y aller.

 

Était-elle au courant de la maladie mortelle d’Akka ?

 

Attendait-elle de lui, de faire l’impossible pour exorciser les démons ?

 

La petite lettre qu’il trouva là-dedans lui offrit tout, sauf l’explication du secret.

 

« Je me suis ravisée une fois de plus, ma Petite Souris. N’en veux pas, à cause de ça, à une pauvre vieille, prostrée sous son étoile fatale. Ma raison me quitte-t-elle avec mes forces vitales ? Hélas ! tu devrais poursuivre tes recherches et, une fois de plus, tu te repentiras de cette entreprise. Ce que tu cherches, tu le trouveras dans un lieu où bat le cœur de notre Akka.

 

« Mille bises de ta tante-@. »

 

Malgré tout, Prosper sourit. La chère vieille tante-Chatte voulait se jouer, même après sa mort, de sa Petite Souris, comme elle le surnommait.

 

« Le lieu où bat le cœur d’Akka ? » se demanda-t-il.

 

Cela pourrait être la fournaise dans la cuisine de Soma, dont la gorge haletait pendant les tempêtes de neige. Ça pourrait être aussi l’intérieur gélatineux du miroir vénitien dans la salle de bain qui savait se replier sur lui-même comme une méduse. Cela pourrait être également la mansarde en forme de cloche au-dessous de la tourelle centrale du manoir où l’air brûlant au mois d’août embrasait les toiles d’araignées.

 

Pendant qu’il cherchait la réponse, son regard s’attacha machinalement à la cache de tante-Chatte.

 

Les pierres au fond semblaient lisses et veloutées comme polies par des pieds nus pendant des siècles. Au moment où il approcha la lampe d’elles, sa lumière pénétra miraculeusement dans l’espace au-dessous de leur surface, éclairant les prisonniers que la mort subite avait préservés de la désagrégation.

 

Une très grande abeille terrassée, les pattes en l’air, en face d’une araignée aussi géante, prête à percer son ventre nu avec son dard, semblable à une hallebarde. Un œuf entrouvert dont de la fente guignait la gueule d’un lézard. À côté d’eux reposait encore toute une douzaine de faux immortels, des chenilles, des escargots, des fourmis ailées, des écrevisses et même un ver luisant dont le ventre répandait toujours de la lumière, plusieurs siècles après son étouffement.

 

Le cœur d’Akka ? Est-ce ça, le cœur de la maison ?

 

La lampe à pétrole pénétra de plus en plus profondément dans la pierre jaune ambre, qui avait englouti et pétrifié à jamais les habitants de la Côte Gilmour. Ils paraissaient vivants, comme s’ils allaient s’éveiller à chaque instant pour continuer à s’entre-tuer.

 

Au-dessous d’eux, dans la profondeur de la pierre, à côté de curieuses veines noires, Prosper aperçut d’autres images sinistres qui lui firent froid dans le dos.

 

Il s’agissait de visages et de bustes humains qui avaient poussés sur les veines de la pierre tels des fleurs. Si les animaux de la forêt et des champs faisaient semblant d’être vivants, ces créatures-là vivaient réellement – à l’instar des images de synthèse, des êtres sans vie, qui exprimaient, paradoxalement, tous les attributs des vivants.

 

C’était invraisemblable.

 

Les images respiraient !

 

Prosper avait l’impression de faire un rêve.

 

Les plus proches de la surface, deux adversaires aux visages ennemis comme des chiens de faïence, grondaient l’un sur l’autre, en montrant leurs dents. Se rappelant les notes de tante-Agathe dans son Journal, Prosper reconnut sans difficulté les deux fiancés de la demoiselle.

 

Leurs images étaient immortalisées dans le rocher, comme si le resplendissement de ce trépas, pareil à l’éclair du magnésium d’un ancien photographe, avait imprimé dans le granit ces deux visages martyrs, le premier coiffé d’une casquette de cavalier et le second, couvert d’un drôle de bonnet en fourrure de castor.

 

Messieurs MacDonald et Brind’amour.

 

Tous les deux avaient le souffle court et haletant, causé par leur emportement, mal maîtrisé, ou par ce terrible éclat de la mort qui avait dû les terrifier. Messieurs Tim et Dan étaient rivaux même dans le sinistre royaume d’outre-tombe !

 

Dans la couche encore plus profonde, comme si elle descendait dans le passé le long d’une spirale magique, la lampe de Prosper éclaira deux autres ennemis cruels, deux militaires coiffés de chapeaux tricornes, l’un au sabre dégainé, l’autre, un vieux mousquet braqué vers la poitrine de son agresseur. Ils respiraient, eux aussi, avec difficulté comme après une longue course, ou avant le saut dans un gouffre sans fond, aveuglés par la lumière de leur heure ultime.

 

Attendu que le Journal de tante-Agathe ne les avait jamais mentionnés, Prosper manquait du moindre indice pour les reconnaître : le capitaine anglais, Donald MacDonald, et le chef des veilleurs français, le lieutenant Vergor, qui s’étaient criblés de coups mortelles au-dessus de l’anse au Foulon, au petit matin du mois de septembre, en 1759, la veille de l’assaut anglais contre les troupes françaises, sur les Plaines d’Abraham.

 

Akka était hantée par les vieux démons de la haine !

 

Prosper se souvint d’images semblables qu’il avait vues, il y a longtemps, à l’intérieur de la cape de chaman de Soma. Sur cette peau de phoque tannée, ses ancêtres illettrés avaient gravé des événements importants de la vie de leur tribu, en espérant qu’ils les sauveraient ainsi de l’oubli. Ces dessins d’hommes et d’animaux, les symboles et les pictogrammes, formaient une sorte de bande dessinée qui se tordait en direction du passé, telle une coquille d’escargot.

 

Les images qu’à présent sa lampe éclairait dans la pierre façonnaient une spirale identique, un tourbillon d’intolérance qui s’amorçait avec les profils de Tim et Dan, et continuait par le combat au corps à corps du lieutenant français et du capitaine anglais.

 

Néanmoins, cette histoire ne s’épuisait pas là.

 

Au fond de la pierre, dans la nuit des temps, Prosper éclaira nombre d’autres martyrs, leurs prédécesseurs sur la Côte Gilmour, les Corbeaux-Blancs, pêcheurs de saumons, torturés, massacrés et finalement exterminés par une tribu rivale de peaux rouges, puis, à côté d’eux, les Vikings, ces diables cornus, qui traversèrent l’Océan à la voile, rien que pour répandre le sang dans ce pays.

 

La bande dessinée, courbée dans la pierre, portait les images des anciens défunts, qui respiraient et se mouvaient comme des amibes dans une solution d’acide. Elle nous aurait paru plus que fantastique, si nous n’avions pas pris Prosper pour témoin oculaire, et si ce témoin n’était pas un homme doué du scepticisme du chercheur.

 

Au lieu de se précipiter dans la salle de séjour, pour prévenir ses amis qu’il y avait anguille sous roche et de crier : Sauve qui peut ! – ce que tout autre observateur aurait fait à sa place – Prosper resta maître de lui. Il était conscient que le hasard lui avait fait découvrir un phénomène, qu’en l’absence d’un mot meilleur, il devait nommer « la substance grise cérébrale de la pierre », dans laquelle le passé avait laissé son empreinte.

 

Plutôt que d’appeler ses amis à l’aide, Prosper posa la lampe au bord de la cavité et joignit les mains sur sa poitrine, comme s’il s’apprêtait à faire une prière. À vrai dire, ce n’était aucunement son intention ; de cette manière, avant d’agir, il se plongeait depuis toujours dans ses réflexions.

 

« Méfie-toi, mec ! » chuchota-t-il d’une voix grave.

 

Le dialogue à voix haute avec lui-même l’aidait également à concentrer ses pensées dans une sorte de foyer.

 

« Doucement, jeune homme », dit-il.

 

Naturellement, la première et la plus facile des réponses aux questions qui l’importunaient était le constat d’avoir affaire à un cauchemar, pénible, mais en même temps très intéressant, sinon instructif. Pour écarter toute sorte d’incertitude, Prosper attrapa par terre le manche cassé d’un outil et ne tarda pas à s’en servir pour piquer au plafond l’un des luisants champignons géants.

 

La réponse ne se fit pas attendre : une avalanche d’eau glaciale, de moisissure et de bois mâché s’écroula sur sa tête.

 

« Ce n’est pas un cauchemar, dit Prosper, frottant ses yeux souillés de boue, mais une Serpula lacrimans ! »

 

Une fois la vue retrouvée, n’ayant pas froid aux yeux, il s’agenouilla au bord du trésor d’images vivantes et se mit à gratter les pierres du fond avec le manche. Ce bruit n’attira pas l’attention des minuscules habitants de la spirale. Ils continuaient à respirer, tout en pirouettant gracieusement comme des amibes.

 

Pour expliquer ce phénomène, Prosper se coucha à plat ventre dans une mare répugnante. Il n’avait plus rien à perdre, ses vêtements étaient déjà grandement encrassés.

 

« Patience, jeune homme ! dit-il. Clavus clavo truditur. »

 

Dans les moments difficiles, Prosper recourait régulièrement aux proverbes latins. Celui-ci signifiait qu’un clou chasse l’autre.

 

L’histoire des sciences prétend que certains grands inventeurs avaient souvent risqué leur peau, en s’injectant eux-mêmes des poisons mortels, pour mieux dévoiler le secret d’antidotes. C’était justement l’intention de Prosper, au moment où il tendait ses bras, pour poser ses paumes sur la surface des pierres. À cet instant même, dans la profondeur lumineuse, une grande débandade se produisit. La spirale d’images du passé commença à se tordre et à se convulsionner comme un serpent, la tête aplatie, en jetant aux alentours de petits éclairs et des étincelles, comme provoquées par un court-circuit.

 

Ce phénomène, aussi, nous aurait paru invraisemblable, si nous n’avions pas pris le biogénéticien, Dr Breton, à témoin, ce pauvre Prosper qui gigotait par terre, comme s’il avait empoigné une ligne électrique à haute tension.

 

Comment expliquer le comportement de ses pierres ? Quelle force effrayante, étrangère aux hommes, avaient-elles emprisonnée dans le granit ? Toutes ces créatures anthropoïdes, avec leurs champs magnétiques, unis par l’animosité, représentaient un grave danger pour leur environnement. L’unique explication raisonnable serait la suivante : l’être électrique, l’homme, le fut bien avant sa découverte de l’électricité.

 

En reconnaissant que ce fait dépasse notre imagination, nous aimerions proposer au méticuleux lecteur de l’élucider seul, nous permettant de nous consacrer davantage à la description de la suite des événements dans la cave à légumes.

 

Pendant que nous nous attardions devant l’inexplicable, Prosper souffrait le martyre, le visage enfoncé dans la vase. À chaque coup de queue de la spirale diabolique, ses tendons se déchiraient et ses os fondaient, comme si, au travers de ses paumes brûlées, les pierres lui suçaient ses forces vitales.

 

Avant qu’il ne se mette à vomir, sa dernière pensée analytique évoqua l’odeur de la grillade bretonne.

 

« De l’homme, exposé à une forte chaleur, émane le même relent que du mouton, grillée à point », se dit-il.

 

Cette remarque judicieuse, Prosper ne parvint pas à la ruminer convenablement, car, abattu, il tomba dans les pommes.

 

« Mon petit maître ! s’exclama une voix étouffée derrière son dos. Mon espiègle petit maître malheureux ! »

 

C’était Soma, l’Indienne.

 

Elle se donna de la peine, en le tirant par les jambes, pour le séparer des oscillations meurtrières à basses fréquences.

 

L’évanouissement de Prosper n’avait duré que quelques secondes. Ayant ouvert les yeux, il se retrouva mi-assis, mi-allongé, la tête appuyée contre les seins de son ancienne nourrice, en face de la cache de tante-Agathe, dont le fond en granit poli ne manifestait plus ses forces surnaturelles. La spirale lumineuse et tous ses habitants avaient disparu dans les pierres maussades, maintenant d’apparence banale.

 

Soma ne dit plus un mot, tandis qu’elle lui frottait les mains d’une huile animale, en appliquant ensuite des compresses de lin. Obstinément, elle observait le silence, bien qu’elle fût absolument au courant du secret des pierres, d’autant plus qu’elle avait gravé elle-même le signe du saumon sur la trappe de la cache.

 

Si au sein du christianisme primitif, le poisson signifiait la conspiration secrète, la sorcellerie des Indiens du Nord se servait du même symbole pour apprivoiser les démons vindicatifs qui ne toléraient pas les intrus dans leur demeure. De tous les poissons, le saumon était le plus respecté, à ces frontières douteuses, entre le monde des chasseurs et celui des esprits d’animaux tués.

 

C’était pour cette raison que Soma avait choisi l’image du saumon pour marquer le seuil fatidique, séparant ces deux mondes opposés, le signe que le docteur Breton n’avait jamais compris à fond.

 

« Mon fripon de maître ! lui dit l’Indienne. Au lit ! lui ordonna-t-elle, un sourire mi-amer, mi-moqueur au coin des lèvres, comme si elle avait voulu plutôt dire : “Il ne faut pas réveiller le chat qui dort. Ce qui vient du diable, retourne au diable”.

 

– Le cœur d’Akka, où bat-il ? » demanda Prosper d’une voix enrouée, dès qu’il eut retrouvé la parole.

 

La vieille femme demeura muette durant quelques instants, avant de se décider à répondre.

 

« Même les enfants de mon peuple savent où bat le cœur, dit-elle, avec la même moquerie mélancolique dans la voix.

 

– À quel endroit se trouve-t-il, Soma ?

 

– Ce n’est pas sorcier, répondit-elle. Tout cœur bat au ventre.

 

– Vieille sorcière ! » fit Prosper en souriant.

 

Alors, nous allons l’accompagner jusqu’à son lit d’enfant dans la mansarde, au-dessous de la langue impudemment tirée de monsieur Einstein, salie de chiures.

 

Prosper lui adressa un clin d’œil complice, joignit ses mains brûlées sur sa poitrine et se glissa sous les couvertures, en repliant les genoux sous son menton, à l’instar d’un fœtus.

 

En s’abandonnant au sommeil, il remarqua que Soma avait oublié de fermer les persiennes d’une fenêtre triangulaire, orientée vers le sud. Il était trop tard pour qu’il se relève, avec ses mains blessées, pour tirer les volets renflés par l’humidité.

 

Quelques grosses gouttes de pluie tambourinaient déjà sur les vitres, et le souffle de la tempête secouait de plus un plus la gouttière d’une tourelle. Derrière ces bruits, il distingua de nouveau dans le jardin le grondement de la meute de loups, le grincement de leurs dents à l’entrée de service, le raclage de leurs griffes au pied du vieux hêtre Ygg, l’ouragan sombre qui encerclait la maison.

 

C’est le moment propice pour nous d’abandonner le docteur Breton dans sa chambre mansardée, afin de franchir avec une infinie précaution l’escalier chancelant et de descendre au rez-de-chaussée, où les murs épais protègent de la tourmente les âmes endormies.

 

Si le lecteur, en notre compagnie, arrive à maîtriser la pente abrupte dans une obscurité quasi totale et se rend devant la cheminée, sans se casser le cou, il y trouvera Petit Loup en état de veille. Après avoir quitté le banc des quêteurs avec sa clarinette, il s’était dirigé vers une fenêtre sud, la choisissant comme poste d’observation.

 

Là, tout comme lui, nous attendait une grande surprise, un coup de théâtre. Cela s’était passé durant la petite heure de son somme sur le banc : sur les rivages du Saint-Laurent, sans qu’on s’y attende, l’automne s’était transformé en l’hiver.

 

À l’égal de Petit Loup, cela nous coupa le souffle.

 

La lune était toute blanche et il ne lui manquait que cette nuit pour aboutir au disque entier. Pendant qu’elle s’élevait dans le ciel au-dessus de la rive sud, la tempête, sur la rive nord et les versants de la Côte Gilmour, avait tout entrepris pour nettoyer la scène. En une heure à peine, le vent violent et la pluie battante avaient déchiré en morceaux le rideau de feuilles, cachant jusqu’alors le fleuve, large en cet endroit d’au moins deux miles.

 

Le visage collé contre l’un des carreaux de la fenêtre, Petit Loup avait repris sa clarinette pour l’approcher de sa lèvre inférieure, à la manière d’un enfant, apeuré et enchanté, qui aurait sucé ainsi son pouce. L’image de la Côte Gilmour présentait devant ses yeux un désert où les hommes n’existaient pas encore. S’abîmant dans ces pensées, il se sentit transporté à l’aube des temps, honoré de jeter un coup d’œil sous la voûte céleste, à l’ère où la Terre était encore en création. Pour pouvoir décrire ce tableau originel, il fallait en premier lieu le comprendre. Pour le comprendre, il lui fallait renoncer à ses sens humains. Il lui fallait, pour ainsi dire, tuer l’homme en lui-même !…

 

Au clair de lune, la surface du fleuve s’éclaira comme s’il faisait jour au beau milieu de la nuit. Le Saint-Laurent émettait une sorte de fumée à certains endroits comme un immense chaudron, rempli d’eau atteignant son point d’ébullition. En se refroidissant de la sorte, il faisait jaillir des gros nuages de vapeur, que le vent du nord transformait instantanément en pluie verglaçante. Les cimes des arbres sur les pentes de la Plaine d’Abraham se trouvèrent ferrées dans des armures de glace et s’affaissèrent sous ce poids. Elles déposaient les armes et s’abandonnaient à la mort hivernale.

 

Les lèvres sur le bec de sa clarinette, l’homme ensorcelé à la fenêtre n’avait jamais vu rien de semblable dans sa Méditerranée natale.

 

Les nuages dégelèrent soudain. Ils ressuscitèrent en forme d’images mouvantes, ressemblant à un cortège de farceurs diaboliques, afin de se déguiser en figures humaines ou animales, pour mettre des grands feux dans le ciel et les éteindre, pour engager des duels de chevaliers, édifier des temples et les anéantir, balancer des berceaux et inhumer les morts, échanger des caresses tels des amants enflammés, s’entr’accoupler, les bipèdes avec les plantes, les reptiles avec les poissons, les mammifères avec les oiseaux, et se livrer ensuite aux mille scènes drôles ou affreuses, tournant en ridicule tout ce qui marchait, rampait ou volait sur la terre.

 

L’homme médusé crut comprendre enfin la signification cachée de cette féerie macabre :

 

« Au début de ce monde, fut l’image,

pour créer la vie d’après son visage. »

 

Il sourit à cette pensée, mise en vers tout à fait spontanément, en s’apercevant seulement à présent qu’il jouait, la clarinette aux lèvres. C’était une mélodie inconnue, presque inaudible, dont il ne parvenait à griffonner que quelques notes à l’aide de son index sur la vitre embuée.

 

Hélas ! cette petite partition ne sera pas plus durable que son souffle dans la nuit glacée.

 

Minuit approchait, l’heure où dans les lieux hantés, en règle générale, surviennent des choses singulières. Dans ce sens-là, Akka ne trahira pas notre attente. C’est pourquoi nous suggérons au lecteur, incliné vers ce genre de phénomènes qui dépassent la raison, de se rendre sans tarder dans la chambre à coucher de tante-Agathe. Là, il suffit de s’approprier une belle place au chevet de Willi, pour y faire le guet durant les dix minutes qui nous séparent d’un coup de théâtre.

 

À minuit moins cinq, de cette chambre retentit un hurlement si inhumain que même Prosper, dans la mansarde, sauta du lit. Il descendit au rez-de-chaussée en courant à toutes jambes et se heurta à Ampère qui somnolait devant la cheminée. Sur son passage il renversa le fauteuil à bascule de Duc. Les autres compagnons, rassemblés devant la fenêtre sud, chuchotaient fiévreusement, se doutant qu’un sort funeste venait de frapper Willi le Long.

 

Les pieds nus, vêtu d’un gilet de santé et d’un long caleçon de soie, le demi-masque sur les yeux, le casque antibruit sur les oreilles et le filet à cheveux sur la tête, il criait comme un sourd, en cherchant étourdiment la sortie de la pièce. Ce n’est qu’au moment où il s’accrocha à la porte ouverte, mélangeant les jurons français, anglais et arabes, qu’il pensa à ôter son masque. Dès qu’il recouvra la vue, il porta son nez sur une chose bizarre sur son bras gauche.

 

Armée de toute sa tendresse maternelle, Alpha conduisit Willi vers un secrétaire où Prosper avait allumé un chandelier, ce qui permit à toute la compagnie de partager son effroi.

 

Le biceps gauche de l’escogriffe était orné d’une fraîche empreinte de dents juste au-dessous de son épaule. Elle était bien distincte, une morsure que le pit-bull le plus sanglant lui aurait enviée. L’ecchymose ressemblait à un sombre chrysanthème, fait de sang épanché sous la peau et entouré de pétales, partout où les dents de quelqu’un lui avaient piqué la chair.

 

« Shocking ! dit Willi. Fils de putain !

 

– Que se passait-il ? clamèrent ses amis consternés.

 

– Fils de putain ! grogna Willi. Espèce d’enculé !

 

– Qu’est ce qui s’est passé ? » demandèrent ses camarades, en le secouant.

 

Finalement, Prosper eut l’idée d’enlever de ses oreilles le casque antibruit et à partir de cet instant ils s’entretinrent plus efficacement.

 

« Que s’est-il passé ? s’exclamèrent-ils de nouveau.

 

– Un fils de putain m’a mordu, leur expliqua Willi.

 

– Fils de putain ? Quel fils ? Et de quelle putain ?

 

– Le fils ou la fille, c’est ce que je voudrais savoir ! dit Willi, le regard ombrageux, en dévisageant tous les membres de la compagnie. Une farce de très mauvais goût, mesdames, messieurs ! »

 

Bien qu’il disposât d’un alibi de fer, Ampère s’empressa de rejeter tout doute à son sujet.

 

« J’ai la mauvaise habitude de grincer des dents en dormant, sourit-il humblement, mais jusqu’à présent je n’ai jamais mordu personne.

 

– Je n’ai pas dit que c’est toi qui m’as mordu ? trancha Willi.

 

– L’anthropologie et la pathologie connaissent de nombreux cas d’automutilation, dit Duc. Des automutilations rituelles et celles que nous devons à un sentiment refoulé de culpabilité.

 

– Tu prétends, gronda Willi, que je me suis mordu moi-même, parce que, par exemple, j’aime d’un amour charnel ma sœur ou mon frère ?

 

– Je ne prétends rien, se justifia Duc. Comme le brave Robert, le croque-mort, disait l’autre jour : “La pire des morsures est celle de l’homme. La morsure humaine et bien plus venimeuse que celles des animaux. On dit que la plupart des cannibales ont péri d’empoisonnement alimentaire.”

 

– Je ne connais rien de plus venimeux qu’un marchand de pétrole ! dit Willi en arborant son sourire le plus pervers. Attendons les premiers symptômes chez le propriétaire de ces chicots : œil pour œil, dent pour dent !

 

– Puis-je me permettre ? intervint Alpha, prenant tendrement Willi sous le bras. Elle l’attira plus près de la lumière, et se pencha sur l’empreinte des dents, inondée de plus en plus du sang. À bon tambour, bonne baguette, murmura-t-elle, en regardant en coulisse autour, comme si elle craignait un auditeur caché.

 

– Que veux-tu dire ? demanda Willi en toussotant.

 

– Je veux dire que les mâchoires qui t’ont mordu étaient dépourvues d’une molaire supérieure gauche et d’une prémolaire inférieure droite.

 

– J’ignorai tes études de stomatologie, dit Willi en riant jaune.

 

– Je n’en ai jamais fait, lui rétorqua Alpha d’un ton docte. J’ai suivi des cours de sciences occultes par correspondance. Et j’ai lu attentivement Sherlock Holmes. Avant tout, rappelons-nous le Journal de tante-Agathe. Il est dans le secret des dieux, il détient toutes les ficelles.

 

– Les ficelles ! se souvint Duc. Le Journal de mademoiselle Agathe a évoqué le départ les pieds devant de son fiancé, ce capitaine de cavalerie. Où est-il, ce journal prophétique ? »

 

Prosper ne se fit pas prier pour sortir d’un secrétaire le cahier rose. Il demeurait en cet endroit, ouvert juste à la page où mademoiselle Agathe avait collé et arrosé de ses larmes une coupure de la chronique Les nouvelles fraîches d’un journal local, sous le titre retentissant : Nouvel assassinat sur les Plaines d’Abraham.

 

Alpha fut plus rapide que Duc pour s’emparer du cahier. En martelant ses mots, elle lut les lignes suivantes :

 

« “Le cavalier sexagénaire aux pieds nus… vêtu de l’uniforme de parade de capitaine de la garde nationale de Sa Gracieuse Majesté… auquel les bandits n’ont pas seulement vidé les poches, mais dépouillé la bouche de quelques dents en or, à en juger par les plaies de ses gencives trempées de sang…”

 

– Monsieur MacDonald ! murmura Inès.

 

– MacDonald ? balbutia Willi le Long, le visage virant au vert.

 

– Même vêtu d’une canadienne en sapin, un gentleman britannique ne peut pas rester indifférent à l’égard de personnes qui se servent de gros mots arabes en sa présence, » expliqua Alpha, triomphante.

 

En signe d’approbation pour cette explication, une poignée de monnaie lui tomba du plafond, comme récompense. Quelques petites pièces métalliques s’arrêtèrent dans sa chevelure et le reste se dispersa sur le sol.

 

Tandis que la compagnie glacée fouillait du regard la pénombre de la salle, à la recherche de l’invisible bienfaiteur nocturne, Ampère et Yégor se lancèrent à quatre pattes à la chasse au trésor qui venait de tomber du ciel.

 

Ayant déniché une pièce et approché de ses yeux bigles, Ampère décida de renoncer à poursuivre la recherche et retrouva dignement sa posture de bipède.

 

« Je crains que tu ne t’enrichisses pas de l’Occident pourri, lâcha-t-il à Yégor qui fourrait toujours dans son bonnet la monnaie moisie. Cela ne vaut pas un clou, ce cuivre ennobli du siècle dernier, expliqua-t-il aux autres.

 

– À cheval donné on ne regarde pas la bouche, le réprimanda Alpha. Faire un geste, c’est l’important.

 

– Tout à fait invraisemblable ! dit Willi. En principe, je ne crois pas aux spectres, mais l’homme moderne devrait être prêt, à chaque instant, à renoncer à ses principes les plus sains.

 

– Tu danses sur un volcan, ricana Alpha, en secouant sa chevelure comme une lionne joyeuse, pour en faire sortir encore quelques pièces anglaises. Il n’y a pas pire eau que celle qui dort.

 

– Tout ça m’ennuie ! se fâcha Willi.

 

– Cela pourraient être les premier symptômes, le dévisagea Alpha compatissante. De nombreux sujets de Sa Majesté se sont ennuyés à mort, pour finir par mourir d’ennui.

 

– De quels symptômes parles-tu ?

 

– Espérons que l’honorable monsieur Tim ne t’a pas injecté une goutte du célèbre spleen britannique empoisonné, lui dit Alpha, soucieuse.

 

– J’aimerais connaître la durée de l’incubation, se ranima Duc. À la condition que cette morsure provienne vraiment d’un Anglais de pure souche et, de surcroît, faite par un militaire de carrière.

 

– L’incubation va durer certainement très longtemps, persifla Ampère, peut-être plusieurs décennies. Rien ne se passe du jour au lendemain chez les Anglais.

 

– Et si on observait les choses sous un jour différent ? clama Willi le Long, le visage soudain rayonnant. Mon ancêtre, Fulques de Quatrebarbes, a marqué dans son calepin deux douzaines de têtes anglaises, qu’il trancha pendant la guerre de Cent Ans. Pourquoi moi, son descendant, serais-je pire que lui ?

 

– Que veux-tu dire par cette réflexion ? »

 

Avant de leur livrer une réponse inoubliable, William de Poisson, dédaigneux, les regarda de haut en bas comme s’il mesurait leur petitesse :

 

« Et si c’était moi qui avais empoisonné l’Anglais ? »

 

Ces paroles provoquèrent la stupéfaction sincère chez tous les auditeurs, bien qu’auparavant ils aient entendu de la bouche de Duc cette citation, tirée du Brave Robert, le fossoyeur : “On dit que la majorité des cannibales ont péri d’empoisonnement alimentaire…”

 

Suivant cette même logique, ils pourraient conclure que les vampires d’antan furent plus ou moins exterminés grâce à de nouvelles maladies du sang dont peut s’enorgueillir notre siècle.

 

« Et si c’était moi qui avais empoisonné MacDonald ? répéta fièrement Willi.

 

– Je ne crois pas aux spectres ! » dit Yégor méprisant.

 

En réponse à ces paroles imprudentes et sans mesure, l’espagnolette d’une fenêtre sud craqua sous un brusque coup de vent, et ouvrit tout grand ses deux battants dans un fracas.

 

Au lieu d’y courir pour fermer les volets, les hommes et les femmes de l’assistance restèrent immobiles, les yeux cloués sur une pieuvre blanche qui tourbillonnait dans ce rectangle noir. Des flocons de neige plus grands que des noix, grands comme des poings d’enfant, soulevés par des rafales de vent, n’arrivaient pas à toucher le sol. Plutôt que de tomber, ils s’envolaient vers le ciel, tels les tentacules d’un poulpe furieux, donnant l’illusion que la tempête avait tourné la nuit à l’envers, comme un chaudron renversé.

 

L’air chaud dans la grand-salle aspira l’une de ces ventouses qui aveugla tous nos compagnons et les vêtit d’une fine couche de cristaux.

 

Prosper se libéra le premier de cette torpeur étrange. Il entraîna Ampère vers la fenêtre. Unissant leurs forces, ils fermèrent les battants. Pour les renforcer, avant une nouvelle attaque du monstre, Prosper fit un saut à la cuisine d’où il apporta un marteau et une poignée de clous.

 

Pendant que la neige fondait sur les visages de ses camarades, il se précipita pour clouer la fenêtre, ne tenant pas compte des copeaux de bois qui sautaient dans tous les sens. Ses coups de marteau résonnaient dans les murs et dans le plancher creux comme s’il les enfermait vivants dans un cercueil géant.

 

C’est pourquoi tous cessèrent de sourire, en se serrant les uns contre les autres autour de la cheminée. Duc posa deux nouvelles bûches dans les cendres. Il fit couler quelques gorgées de vodka dans sa bouche et les recracha sur les morceaux de bois. Il alluma ensuite une brindille et la jeta dans la flaque d’alcool.

 

La comparaison d’Akka avec une bière géante, nous la devons à une pensée qui traversa l’esprit de Petit Loup. Elle ne plut guère à la vieille maison. Akka en avait lu trop souvent de semblables sous son toit dans des cervelles brûlées.

 

« Pauvre hère, hanté par ses images macabres », se dit la maison.

 

La fébrilité nocturne de la bande à Prosper l’avait tirée de son sommeil – à l’en croire, les maisons somnolent souvent de bon gré comme les chiens -, et à présent, pleine de tendre attention, elle dénombrait leurs auras.

 

Le compte fut rond : elles étaient toutes présentes, entrelacées dans une sorte de natte multicolore au-dessus du feu, comme des touffes de laine scintillante. Elles paraissaient tisser d’elles-mêmes une sorte d’échelle marine, qu’elles escaladaient jusqu’au plafond, pour se jeter de là dans les cendres, comme l’auraient fait des enfants indiens dans les sables du Saint-Laurent.

 

« À en juger d’après le comportement de ces auras, la destinée de ces hommes et de ces femmes serait de ne jamais mûrir », conclut Akka.

 

Elles respiraient la santé, à part deux qu’elle aperçut à l’écart : une force sinistre paraissait les tirer dans les ténèbres, rappelant les oiseaux malades qui fuient leur volée lorsque leur heure suprême est arrivée.

 

Akka les avait déjà remarquées le jour précédent, la première, enlaidie par une grosse tache de moisissure – ce qui présageait une maladie ou un grave danger – et la seconde, pâle comme une perle d’eau douce, tenant à son maître par à peine deux ou trois minces filaments. Cette deuxième image pourrait être franchement un signe funeste, voire l’avertissement d’un péril prochain.

 

Hélas ! Akka était consciente de son impuissance pour changer le destin de ces êtres par la parole ou par un acte ; tout son pouvoir se limitait à l’observation. Ses réflexions furent interrompues par un nouveau brouhaha du côté de la cheminée.

 

« Ces gens ne grandiront donc jamais ! » conclut-elle avec un tendre mépris.

 

Pendant qu’Alpha imbibait la morsure de Willi d’un désinfectant, l’escogriffe monta sur ses grands chevaux. La tisane de menthe, qu’Inès venait de préparer à l’infortuné, lui apportait tout sauf de l’apaisement.

 

« Je vais mettre au clair cette sale affaire ! s’écria-t-il.

 

– Quelle affaire, frérot ?

 

– Le mystère des deux dents !

 

– Comment l’imagines-tu, cher ?

 

– Nous allons faire une perquisition !

 

– Une fouille ?

 

– Une vraie enquête policière ! s’obstina-t-il, en les caressant, comme d’habitude, d’un regard mi-sérieux, mi-moqueur. À mon signe, amis, chacun parmi vous aura la gentillesse de nous exposer ses mâchoires.

 

– Ce mec divague !

 

– Affaire d’honneur ! Si ces dames et ces messieurs sont des gens d’honneur, ils ouvriront leur bouche pour me montrer leurs dents. Celui, qui se révélera démuni d’une molaire supérieure gauche et d’une prémolaire inférieure droite, gare à ses fesses ! »

 

Tout de go, Inès mit son veto :

 

« Plutôt mourir que de te laisser reluquer un organe si intime !

 

– Vas-y ! Débute toi-même ! le défièrent les autres.

 

– C’est ce que je vais faire, en homme d’honneur ! » répliqua Willi solennellement, en ouvrant toute grande sa bouche, pour étaler sa denture, devant laquelle tout dentiste aurait crevé de faim.

 

Elle alignait deux rangées de longues dents impeccables, bien installées dans leurs gencives.

 

À la stupéfaction de toute la compagnie, ce fut le tour à Duc, l’extravagant Polonais, de faire cesser les éclats de rire, en surpassant toutes les vilaines plaisanteries qu’il leur jouait depuis des années.

 

« Soyons des gens d’honneur ! s’exclama-t-il. Tirons enfin la déplorable vérité à la lumière du jour ! »

 

Ces paroles prononcées, il planta la main dans sa bouche. À l’aide de son index et de son pouce, il prit par-dessous sa mâchoire supérieure et jeta devant les spectateurs muets sa double prothèse dentaire.

 

Le dentier baveux tomba sur le bord de la cheminée au côté du sablier renversé de tante-Agathe. Ces deux outils, de coutume familiers aux hommes, leur donnèrent des frissons dans le dos : le sable mort du temps et les mâchoires béantes en dents de scie, en dépit de leur air saugrenu, allaient parfaitement bien l’un avec l’autre, ils ne servaient plus à rien.

 

Les amis de Prosper se turent soudainement et ils se dispersèrent dans leurs alcôves ombreuses.

 

L’homme à la mèche argentée avait déjà disparu dans le vestibule. La clarinette sur sa poitrine, il se trouvait maintenant allongé sur le banc des quêteurs, guignant le plafond et comptant les sifflements du vent.

 

« Un quêteur sur le banc des quêteurs », murmura-t-il comme la veille, les lèvres sur le bec de son instrument.

 

La nuit précédente il avait découvert une force mystérieuse, celle du dégrisement et du réveil dans ce meuble vermoulu en apparence tout à fait ordinaire, d’où le regard portait très loin, jusqu’aux décombres de toute une vie, inutile, oisive, ratée, galvaudée.

 

Dans son oreille résonna une parole de Prosper, citant T. S. Eliot :

 

“Nous sommes la musique – le temps que la musique dure.”

 

« Je suis la musique, chuchota Petit Loup dans le bec de sa clarinette. Je suis une incessante pause musicale… »

 

Il ne sut pas quand il avait cédé au sommeil. C’est le silence total qui lui ouvrit les yeux.

 

Il glissa du banc au sol. Tous ses membres étaient engourdis et il avait la bouche amère. Silencieux, il s’habilla rapidement dans une bande de lumière qui s’était faufilée dans le vestibule au-dessous de la porte. Il tendit l’oreille vers la grand-salle et les ténèbres de ses alcôves. Tous ses amis dormaient à poings fermés. Le silence était si parfait, qu’il retint son souffle pour ne pas le profaner. Au moment où il commença à manquer d’air, il se trouvait déjà au bout d’un petit couloir, à l’entrée de service. En suffoquant, il ouvrit cette porte et aspira l’air profondément à plusieurs reprises.

 

L’image qui le frappa valait dix fois la peine de son voyage par-dessus l’Atlantique. La pluie verglaçante et la tempête de neige s’en étaient allées au galop en direction du sud-ouest, en laissant derrière elles sur la Côte Gilmour des bâtisses fantastiques de glace et de neige.

 

Ensorcelé, Petit Loup s’avança dans cette image très prudemment, comme s’il marchait sur une mince croûte de glace, qui menaçait de se rompre et de l’engloutir. À la fin de la tourmente nocturne, le lever du jour avait apporté une accalmie sans la moindre bise. Le ciel était descendu très bas au-dessus du fleuve et des nuages duveteux touchaient presque la cime de certains arbres du domaine.

 

Ils se remirent à déverser de la neige fine semblable à la farine. Après à peine deux ou trois pas, les empreintes des bottes de Petit Loup disparurent sous ce linceul, éveillant en lui le sentiment d’une douce désespérance. Dépourvu de ses propres traces, il connut un sentiment étrange, comme s’il avait perdu son ombre, ne sachant plus d’où il était parti, ni où il se dirigeait.

 

« Prenons garde, se dit Akka. Méfions-nous. »

 

À mi-chemin entre le jardin d’hiver de tante-Agathe et Ygg qu’il avait admiré avec Sandrine, Petit Loup s’arrêta. Foulant la neige, il avait failli écraser un petit être, couvert de glace, son petit pin blanc. Il s’agenouilla devant lui.

 

Vues au travers de leur cage transparente, les aiguilles du nain rosâtre semblaient fermes et indemnes, mais cela n’était pas une preuve qu’il avait survécu à la tempête.

 

« Dort-il ou est-il mort ? » se demanda Petit Loup.

 

Dans son esprit, depuis toujours, le sommeil et la mort ressemblaient à des jumeaux, nés d’un seul œuf, se travestissant souvent l’un en l’autre pour se jouer du spectateur.

 

« Bon vent, petit frère ! » le salua-t-il.

 

La promesse d’une vie future ne lui parut jamais plus précieuse qu’à la vue de cette hésitante flammèche rose et verte, claustrée dans sa maisonnette de glace.

 

« Nous fûmes tous frères et sœurs dans les bons vieux temps païens, songea-t-il dans un sourire morose, nous fûmes tous une grande famille, se servant d’une langue unique. Avant de se diviser en humains et en objets. Ainsi naquit la conviction trompeuse que nous avons assujetti la nature. De cette façon commença notre esclavage à jamais dans la dédaigneuse prison humaine. »

 

« Soyons sur nos gardes ! » se dit Akka, en devinant ses pensées et se mettant martel en tête de plus en plus.

 

« Je suis enfermé dans une geôle, murmura l’homme, tortillant sa mèche blanche. Je suis mon propre cachot ! »

 

Ses tempes le brûlaient de plus en plus, comme s’il avait contracté la fièvre le soir précédant à la fenêtre ouverte. Ses pensées devenaient embrouillées ; sinon, il ne se serait jamais permis d’énoncer des mots si forts devant un jeune arbre innocent.

 

Il s’empressa de dire au revoir au petit pin.

 

Sa flânerie le mena vers le versant sud du domaine, en direction d’un vaste labyrinthe décoratif de buis, où, le matin précédent, il avait remarqué le jardinier boiteux en train de chasser les corbeaux, son chapeau dans une main et la pioche dans l’autre, les bras écartés, à l’instar d’un épouvantail paysan.

 

La palissade sinueuse de buis, atteignait la hauteur de sa poitrine. Elle avait l’air de défendre jalousement les accès d’une étrange petite bâtisse de marbre rose, taillée dans la même pierre que la stèle funéraire de tante-Agathe.

 

À distance d’une bonne vingtaine de mètres, il ne parvenait pas à deviner son dessein : une fontaine, l’ouverture d’un puits ou, tout simplement, le nombril ornemental du labyrinthe. En tout cas, l’un de ces objets inutiles et coquets qui décorent parfois les jardins.

 

La neige devenait de plus en plus épaisse et les flocons de plus en plus gros. La bise réapparut du côté du fleuve, comme partie en reconnaissance, avant l’arrivée d’une lourde cavalerie ailée. Elle défiait le spectateur, elle fabriquait des petites tours de poudreuse çà et là dans le jardin. Elle les transformait en panaches blancs, elle les transportait ailleurs, pour les rebâtir et encore les démolir.

 

Ayant parcouru deux ou trois tournants dans le labyrinthe, Petit Loup jeta un coup d’œil derrière lui pour la première fois : le chemin tortueux qu’il venait de traverser, était déjà entièrement recouvert de neige, comme si personne n’y avait mit les pieds depuis des années.

 

Petit Loup secoua la tête, tâchant de se débarrasser de l’étrange inquiétude qui l’avait envahi, puis il continua sa marche vers le mystérieux nombril en marbre du labyrinthe. Cela ressemblait à un jeu capricieux : au lieu de s’approcher de la bâtisse, il lui apparaissait parfois qu’il s’en éloignait. Le vent faisait disparaître les traces de ses bottes après chaque pas, tous les chemins entre les buis se ressemblaient, et la neige, maintenant beaucoup plus abondante, l’empêchait de détecter un point de repère quelconque en dehors du labyrinthe. Dans le voile de neige disparurent non seulement les arbres bien connus de lui, le vieux hêtre Ygg et deux ou trois bouleaux, mais aussi le manoir.

 

Il avait déjà perdu tout espoir d’atteindre son but, lorsqu’un passage dissimulé dans les buis le fit sortir juste devant le petit édifice malin. Une plaque ronde, couverte d’un amas de neige, arborait dans son milieu une barre de fer rouillé. Cet objet dissipa ses doutes : ce n’était ni une fontaine, ni un puits, mais un cadran solaire.

 

En l’approchant, il sourit à une pensée qui lui traversa la tête : tante-Agathe, n’avait-elle pas choisi exprès ce lieu à l’ombre des arbres centenaires, pour y bâtir son vain instrument à compter le temps !

 

« La sage vieille loufoque », marmonna-t-il, en enlevant un gant avec l’intention de nettoyer le cadran.

 

À ce même moment, un croassement retentit soudainement au sommet d’un arbre.

 

Il bondit de surprise puis, confondu par cette peur enfantine, il leva les yeux vers ces prophètes noirs, à peine visibles dans le tourbillon de neige, et se mit à croasser, en leur riant au nez.

 

« Cras, cras, corvi vox ! »

(Demain, demain, la voix du corbeau.)

 

« Sic dilabitur ætas ! » croassa-t-il.

(Ainsi passe la vie.)

 

Ils lui rétorquèrent par de nouveaux cris querelleurs.

 

Petit Loup leur tourna le dos et en trois coups de gant il nettoya le cadran.

 

La plaque qui se montra devait être beaucoup plus âgée que son piédestal, vieille d’au moins quelques siècles. La pierre poreuse ressemblait à un fromage rond qu’un enfant aurait pu émietter facilement avec la main. Au milieu de son cercle, sous la pellicule de glace, il discerna avec difficulté une rose des vents ornée de quatre lettres fleuries. L’anneau autour d’elle portait des chiffres romains, représentant les heures. Enfin, dans un deuxième anneau, tout au bord du cercle, il distingua quatre mots gravés. Fouettés durant des siècles par des intempéries, leurs caractères se trouvaient dans un état plus piteux encore que les chiffres.

 

Il tenta de les lire plutôt à l’aide de ses doigts qu’avec ses yeux. Il épela avec peine lettre après lettre, pour reconnaître enfin le mot latin HORA.

 

Il sourit, en le traduisant d’abord dans la langue de son père puis, dans celle de sa mère. Manifestement, ce coin savant du continent nord-américain abondait de citations latines !

 

Hora signifiait l’heure dans plusieurs langues.

 

Pendant qu’il lisait ce premier mot, les trois autres se trouvèrent ensevelis sous la neige et il dut de nouveau nettoyer la plaque.

 

La lecture du deuxième mot fut plus facile.

 

Le deuxième mot était TUA.

 

Tua signifiait ton ou ta.

 

En se servant de son gant gelé, il essuya la plaque une dernière fois.

 

Le troisième mot était aussi illisible que le premier.

 

Le troisième mot était HAEC avec un H particulièrement orné, ce qui pouvait indiquer que la phrase commençait par là, à la condition que les quatre mots formaient en réalité une unité syntaxique.

 

Haec signifiait c’est.

 

Le dernier mot, gravé au-dessous du chiffre du midi, lui causa plus d’embarras. Il était si corrodé, que Petit Loup dut fermer les yeux pour le lire seulement avec le bout de ses doigts, transis de froid.

 

Ce dernier mot était FORTASSE.

 

Après une brève hésitation, il déterra de sa mémoire sa traduction oubliée.

 

Fortasse voulait dire peut-être.

 

« Peut-être… c’est… ton… heure !… »

 

Les yeux toujours fermés, il se redressa et essaya de renverser l’ordre des mots. Fondant sur ses paupières, les flocons de neige coulaient sur ses joues comme des larmes froides.

 

Si la phrase commence par HAEC, en ce cas-là il faut changer l’ordre des mots.

 

« C’est… peut-être… ton… heure. »

 

La phrase se façonnait graduellement dans son cerveau, qui avait perdu depuis longtemps l’habitude de se servir de la concise langue latine.

 

C’est… peut-être… ton heure…

 

Ta dernière heure peut-être !

 

Il eut l’idée de se servir de la rose des vents pour découvrir dans le labyrinthe le chemin menant vers la maison encore invisible. Si sa mémoire ne le trompait pas, Akka se trouvait sur une clairière en direction du nord-nord-est.

 

Parmi les trois chemins possibles, il choisit le médian et s’engagea dans le buis. En marchant, aveuglé par les flocons, son regard portait à peine aux bouts de ses bottes. En franchissant plusieurs coudes du chemin, il ressortit tout droit devant le cadran solaire.

 

C’est peut-être ta dernière heure !

 

Ton instant suprême a peut-être sonné !…

 

Cette fois, il opta pour le chemin de droite.

 

Comme le précédent, il ne lui donna aucune possibilité de choix. Le chemin l’emmena le long de deux tournants consécutifs à gauche puis, à droite et deux fois à gauche. En marchant, il comptait soigneusement le nombre de ses pas pour pouvoir évaluer les distances.

 

Après le quarantième pas, il se retrouva exactement à l’endroit d’où il était parti, devant le cadran solaire.

 

C’est peut-être ta dernière heure !…

 

Le troisième chemin, celui de gauche, était en apparence plus long, plus compliqué que les deux premiers. Il lui offrit, à chaque pas, le choix de faux passages, de raccourcis trompeurs et de petits culs-de-sac diaboliques.

 

Arrivant au nombre de cinquante pas, il n’en voyait pas la fin.

 

Sur son cinquante-deuxième pas, Petit Loup cessa de compter et se mit à courir. Une dizaine de mètres plus loin, il buta du pied contre une racine cassée et tomba de tout son long dans la neige. Au moment où il se mit à genoux avec beaucoup de peine, il redécouvrit à cinq pieds devant lui le piédestal du cadran solaire.

 

Ton instant suprême a peut-être sonné !…

 

« Je pourrais appeler au secours », articula-t-il.

 

Sa propre voix l’avait surpris et apeuré. Jamais de sa vie il n’avait parlé tout seul à haute voix. Elle lui semblait étrangère, voilée, un peu essoufflée ! Il remarqua – chose étrange ! – qu’il s’était servi de la langue slave de sa mère, au lieu du français.

 

« Je pourrais appeler au secours, dit-il en français. Je pourrais, mais je ne veux pas. »

 

Ces mots prononcés à haute voix lui parurent plus étrangers encore. Il s’aperçut qu’il se traînait toujours sur ses genoux dans la neige. Il éprouva de la honte à cause de cette position humiliante, mais il ne fit rien pour la changer. La poudreuse lui avait déjà enseveli les bottes et les jambes jusqu’aux genoux.

 

C’est peut-être ta dernière heure !…

 

Depuis quelques temps il ne tremblait plus. Le froid ne piquait plus ses mains ni son visage. Une tiédeur agréable se répandit dans tout son corps. Ses paupières devinrent lourdes comme le plomb. Il les ouvrait de plus en plus rarement, en écoutant le bruissement de la neige sur la bordure de son chapeau.

 

La poudreuse bruissait comme la farine la plus fine du blé dans le moulin de son grand-père maternel lorsqu’on arrêtait l’écoulement de l’eau. La neige dégageait ce même parfum de blé tendre.

 

Il remarqua que la plaque du cadran solaire tournait de plus en plus vite comme une meule à moudre. Il ne s’étonna guère de voir sa grand-mère à côté d’elle. En effet, sa place était toujours à côté de la meule. Comme à l’accoutumée, elle était coiffée d’un turban de laine. Elle avait de la farine plein les cheveux, les cils et les sourcils jusque sur sa moustache duveteuse. La farine collait à chaque poil de la grand-mère. Il y en avait même dans ses oreilles et ses narines.

 

« C’est un jeu interdit ! » le blâma la vieille femme.

 

Un jeu interdit ?

 

Les paroles de l’apparition le surprirent.

 

Depuis quand sa grand-mère parlait-elle le français ? Et en outre, le français avec un fort accent québécois ?

 

« Ce jeu est très dangereux pour tous les enfants, qu’ils soient grands ou petits », dit la grand-mère.

 

Elle l’enlaça et le força à se remettre debout. Il trébucha sur ses jambes molles, risquant de s’affaisser de nouveau sur les genoux. La puissante vieille femme mit le bras de Petit Loup par-dessus son épaule et l’emmena lentement vers une ouverture dans le buis.

 

Il s’émerveilla de l’habilité et de l’agilité avec laquelle elle le fit passer par le labyrinthe, comme si elle en connaissait par cœur tous les chemins, les pièges et les passages secrets. Elle demeura bouche cousue tout au long de ce parcours, en gémissant doucement de temps en temps sous le poids de son corps.

 

Il ne la reconnut qu’au seuil de la porte de service, au moment où elle enleva son turban et ses sabots.

 

C’était la vieille nourrice indienne de Prosper.

 

« Il y a en l’homme une immense toundra glaciale, dit-elle, cachant son regard comme si elle avait honte de ses paroles fortes. Méfie-toi, ajouta-t-elle. Dans la toundra, un garçon imprudent s’égare facilement. »

 

En marmonnant ces mots, elle fouilla dans une bourse pendue à sa ceinture, d’où elle sortit enfin un objet qui ressemblait à un champignon sec et froissé. Elle le cassa en quatre avec beaucoup de soin et en introduisit un quart entre les dents serrés de Petit Loup, lui faisant signe de le mâcher et de l’avaler.

 

Le champignon s’amollit rapidement, dissous par sa salive. Il lui brûla la langue comme la cannelle.

 

Il quitta alors l’Indienne pour s’acheminer en titubant vers le vestibule et le banc des quêteurs. Bizarrement, en lui brûlant la langue et l’œsophage, le champignon lui redonnait des forces comme s’il contenait un puissant élixir de vie.

 

Enfin, il s’empara du banc des quêteurs et s’y écroula. Il se trouva saisi d’un besoin irrésistible de se décharger de cette énergie soudain débordante. Il attrapa sa clarinette sous le sac de couchage, la dégaina de son étui et mordit le bec d’argent.

 

Il serra ses dents le plus fort possible, il le rongea de toutes ses forces, si sauvagement que les veines de ses tempes faillirent éclater.

 

Il finit par trancher le bec, la bouche pleine de sang.

 

« À la bonne heure ! » se dit Akka, enfin soulagée.

 

CHAPITRE SEPTIÈME

LA BOÎTE DE PANDORE

 

L’évanouissement de notre ami, Petit Loup, ne dura que peu de temps. Il refit surface du néant au son de la voix tonitruante de Willi le Long qui venait de renverser une pile de bois devant la cheminée et qui avait brûlé légèrement les pans de son manteau.

 

« Je vais tirer au clair cette machination infernale ! tonna Willi en arpentant le vestibule vers la sortie principale. Au revoir, mesdames et messieurs ! »

 

Ses pans de fourrure fumaient toujours lorsqu’il déboucha sur le perron et disparut dans un nuage de neige, en claquant la porte. Quelques instants plus tard, le moteur de sa voiture se mit à gargouiller devant la maison.

 

Il provoqua la fureur et la désolation de Prosper.

 

« Ce mec a perdu les pédales ! se récria-t-il, en observant le fleuve à travers une fenêtre. La tempête que nous avons endurée la nuit passée était rien par rapport à celle qui nous attend dans moins d’une heure ! À mi-chemin de la frontière américaine, le malheureux se trouvera enseveli sous la neige. Le vent pourrait atteindre soixante-dix miles à l’heure ! Avec le facteur vent, le mercure descend parfois à moins dix degrés. »

 

Ses compagnons le rejoignirent pour jeter un coup d’œil en direction du Saint-Laurent. Le fleuve s’était obscurci sous le front des nuages ténébreux qui se vautraient vers les Plaines d’Abraham.

 

« Savez-vous ce que signifie moins dix degrés ? demanda Prosper d’une voix de clairon.

 

– Ce n’est pas la mer à boire, dit Alpha, tâchant de le calmer.

 

– Je m’exprime en Fahrenheit ! clama Prosper. En Celsius cela représente moins vingt-cinq degrés !

 

– Nom d’un ours polaire ! s’alarma Duc.

 

– Empêche-le ! gémit Inès.

 

– Cela ne va pas être nécessaire ! » ricana Ampère.

 

Ils dressèrent l’oreille et décelèrent le bruit qui avait provoqué le rire du frère d’Alpha. L’automobile de Willi mugissait plaintivement comme une vache, perdant son petit veau. Elle se tut définitivement au moment où ses batteries cessèrent de fonctionner.

 

« Le veinard, soupira Prosper, soulagé. Il est né coiffé ! »

 

Le retour de Willi à la maison agita tous les esprits. Dans un bruit de voix et de rires, Petit Loup arriva tout de même à glaner quelques informations partielles sur les événements qui avaient eu lieu durant son errance dans le labyrinthe de buis. Il éprouva un peu de peine pour reconstituer ce puzzle, concluant enfin que pendant son absence la compagnie n’avait guère souffert de l’ennui.

 

Prosper et ses amis furent éveillés par le transistor de Yégor, la « Grande Délivrance dans le Contexte d’Insécurité ». Bien que Yégor l’eût éteint scrupuleusement avant d’aller se coucher, la radio s’était mise en marche toute seule au petit matin. Après avoir poussé trois sifflements assourdissants, elle avait embelli leur éveil par toute une avalanche d’informations, provenant des quatre coins du globe.

 

Pour le moment, les grandes guerres s’étaient apparemment assouvies, mais la boîte de Pandore paraissait de nouveau grande ouverte. Elle commença à en sortir des malheurs que même l’Antéchrist, songeant à l’Apocalypse, n’aurait pu imaginer.

 

Ce fut une suite ininterrompue de tremblements de terre, sécheresses, inondations, guerres civiles et pandémies, de nouvelles maladies incurables, coups d’état et découpages de frontières, de terrorisme nationaliste et religieux, de crimes contre l’humanité et contre la nature…

 

« Comme le brave Robert, le croque-mort, me disait l’autre jour, murmura Duc : “L’Apocalypse sera une belle consolation pour les pauvres et une grande aventure pour les riches.” »

 

Cependant, ce ne furent pas les malheurs du monde qui avaient incité Willi à utiliser une expression si démesurée comme « la machination infernale », juste avant sa sortie de la maison. Ces paroles, Willi les avait proférées à cause de son soupçon bien fondé sur cette dernière nuit qui leur avait volé encore deux jours du calendrier.

 

« Cela ne peut pas être vrai ! fulmina celui-ci. Si, aujourd'hui, nous sommes véritablement jeudi, comme l’affirment les malfaiteurs de cette radio, je suis ruiné, c’est la faillite ! Il ne me reste plus rien à faire que de me nouer une pierre autour du cou avant de sauter dans le fleuve !

 

– Ce ne serait pas ta première faillite, le tranquillisa Duc.

 

– J’ai prétendu et je prétends, s’époumona Ampère, que tout ça est un tour de passe-passe d’un radioamateur qui nous mène par le bout du nez. Il est caché quelque part dans notre voisinage, dans une mansarde québécoise !

 

– S’il s’agit vraiment d’un plaisantin, je lui tire mon chapeau ! dit Duc. Au lieu de faire du théâtre apocalyptique, il ferait mieux de tenter sa chance comme imitateur à la télé.

 

– Un homme seul est insuffisant pour une telle entreprise, s’opposa Willi. Nous avons affaire à une grande organisation de malfaiteurs. »

 

Petit Loup essaya de les interrompre.

 

« Si je ne m’abuse, dit-il, si j’ai bien compris, parmi les autres informations, vous avez entendu la nouvelle sur de nouveaux événements sanglants dans le pays qui fut ma matrie ?

 

– Que signifie ta matrie ? demandèrent-ils.

 

– La patrie de ma mère.

 

– Le moment n’est pas propice à l’invention de mots insolites, le rabroua Willi. Je m’en fous de vos bagarres balkaniques, au moment où nous vivons cet inqualifiable vol du temps au niveau du calendrier mondial ! »

 

Le regard noir, Petit Loup se tut, comme s’il regrettait soudain la question qu’il avait posée.

 

Il se retira dans l’alcôve de Sandrine et s’assit en bas de son canapé, n’écoutant plus que d’une oreille les invectives et les lamentations de Willi, secondées par les railleries mordantes de Duc et d’Ampère.

 

Les yeux mi-clos, Sandrine caressait du regard son profil, couvert d’ombres et des reflets tièdes du feu. Elle n’aperçut qu’à cet instant un changement singulier sur son cou : la disparition de sa cicatrice et d’une petite glande, héritée de naissance, que sa mère portait au même endroit.

 

« Seigneur ! chuchota-t-elle en se dressant sur son oreiller. Tu l’avais vu ?

 

– Oui, hier soir, répondit-il d’un sourire morne.

 

– Qu’est-ce que ça t’indique ?

 

– Beaucoup de choses.

 

– C’est absurde ! Tu dérailles ! Une telle marque acquise à la naissance ne peut disparaître tout bêtement, comme dans le chapeau d’un illusionniste. »

 

Il l’obligea à se taire, en lui posant tendrement deux doigts sur les lèvres. Cette douce pression lui baissa la tête sur les coussins.

 

« C’est un signe peut-être, un appel, dit-il à mi-voix.

 

– Au retour à Paris, chuchota Sandrine, je t’enverrai chez un spécialiste pour les glandes à sécrétion intérieure.

 

– La sécrétion intérieure ! se rasséréna-t-il subitement. Ce que les coquillages pratiquent pour fabriquer une perle !

 

– Tu iras voir un toubib, mon brave éleveur de perles, répliqua-t-elle dans un sourire crispé.

 

– J’écrirai un livre sur ce thème, dit-il. Il ne me manque que la langue, depuis que celle de ma matrie était démembrée. Je me sens comme si j’écrivais dans une langue morte.

 

– Ta langue est aussi le français. Écris en français. »

 

Le regard de Petit Loup se pointa vers la fenêtre et y erra quelques instants dans le voile irréel de la neige. Lorsqu’il redescendit sur le visage de Sandrine, il était complètement transformé. Il ressemblait au regard d’un aveugle qui ne voit pas son interlocuteur, mais qui, en revanche, pénètre avec ses yeux dans l’au-delà des images terrestres.

 

« À un moment donné, il a fallu que je me détermine, dit-il d’une voix enrouée, rouillée comme sa confession, si longtemps celée. Il me fallut faire un choix entre la langue paternelle, le moderne français synthétique et la langue slave de ma mère aux qualités plus primitives et analytiques. Quel privilège sur la majorité des hommes : pouvoir choisir ! J’ai pris le parti de la langue de maman.

 

– Puis-je savoir, comment et pourquoi ?

 

– Je me suis mis en quête d’un mot possédant en lui tous les autres. J’ai fait choix du mot Dieu. Il s’est révélé que le grand Littré lui a consacré cinq colonnes entières, fourmillant du devin sous tous ces aspects, de Grand Dieu et Dieu me pardonne à Dieu vous bénisse. Le pauvre Seigneur se trouvait esseulé dans un seul mot, car cette langue synthétique l’avait synthétisé, lui aussi, en le cloîtrant dans une somptueuse tour d’ivoire. Dieu s’y serait ennuyé à mort, s’il n’avait pas, depuis longtemps, crevé d’ennui.

 

– J’espère que tes païens de Slaves ont été plus gentils avec cet infortuné, le taquina Sandrine.

 

– Mes païens slaves l’ont traité tout à fait différemment. Ils l’ont libéré, en le conduisant parmi les hommes ordinaires pour qu’il partage leur peine quotidienne. Ils l’ont fait sortir de sa cathédrale pour l’emmener à l’auberge du village, au fauchage dans les champs, au moulin, à la porcherie, à la brûlerie où ils distillaient leur gnôle. Ainsi naquirent des mots, des mots composés et des locutions que nombre de grandes langues ne connaissent guère. Tout-d’abord-Dieu-créa-sa-barbe ! Seul son intérêt le guide. Faire-descendre-tous-les-dieux-du-ciel ! Proférer des jurons. Tuer-Dieu-dans-quelqu’un ! Rouer quelqu’un de coups. Derrière-le-dos-de-Dieu ! Là-où-Dieu-dit-bonne-nuit ! Très, très loin. Au bout du monde…

 

– Arrête, tu sais bien que je suis athée ! » dit Sandrine en riant.

 

Petit Loup continua d’une voix ardente :

 

« Je me demande quand une langue commence à devenir grande : là où cent millions d’hommes la crient à qui mieux mieux, ou là où une poignée de païens la chuchote en compagnie de Dieu dans une auberge de village ?

 

– Je me demande, moi aussi, murmura Sandrine.

 

– Après avoir partagé le même destin que le Sauveur sur cette terre slave derrière-le-dos-divin, les paysans avaient bu et mangé Dieu à leur soif et à leur faim, de même que le Seigneur s’était rassasié de la langue de ces païens, en devenant leur mot tendre, mot d’esprit, mot pour rire et même juron. Ainsi surgirent d’autres paroles étranges, contenant Dieu en préfixe – Dieu désigné par le nom Bog – comme bogaza, le sentier infranchissable où même Dieu ne connaît pas le chemin, bogatach, l’homme richissime, boguinyav, l’homme souffrant de la variole, et des dizaines d’autres mots merveilleux et fous.

 

– Je commence à te comprendre, marmonna Sandrine. À ta place, j’aurais peut-être fait le même choix. Pour toi, c’est, sans doute, la plus belle des langues.

 

– Notre mère est toujours la plus belle des femmes, sourit Petit Loup, une ride amère au bout des lèvres. C’est regrettable que ces mêmes païens sauvages aient fini par écarteler leur Dieu, en même temps que leur langue. Car le langage et le dieu d’un peuple n’est qu’un. »

 

Il se tut un instant et poursuivit de sa voix sépulcrale :

 

– Les crimes de guerre. J’en ai ma claque, mais je les comprends. Les crimes contre l’humanité, je les abhorre. Tuer des dizaines de milliers d’innocents, quelle horreur ! Mais la langue ! C’était une seule et unique langue ! La mutiler, la tronquer, la déchirer, l’estropier, cela je ne le pardonne pas. Qu’ils soient maudits, barbares, que-Dieu-les-encule ! »

 

Ces injures prononcées, Sandrine se retourna vers le mur et fondit en larmes. Assis au pied de son lit, sourd et aveugle au monde entier, excepté Dieu et son bref apprentissage d’une langue slave, Petit Loup replongea son regard courroucé dans la tempête de neige.

 

Entre-temps, dans la grand-salle, les esprits s’étaient un peu apaisés, sauf celui de Willi. Lorsque Soma leur servit le petit déjeuner avec du pain de campagne, encore chaud et odorant, du beurre d’érable, du lait et du thé, Willi le Long continuait à dénoncer la machination qui le réduirait à faire la manche. Il maudissait à la fois les journées volées dans le calendrier romain et le méchant hiver québécois.

 

« Pourquoi pleures-tu subitement le calendrier romain, puisque tu te sers, depuis des lustres, de celui des musulmans ? le taquina Duc, tout en broyant avidement de son dentier japonais le pain canadien.

 

– Avant de faire un reproche quelconque aux Arabes, dit Willi en sourcillant, compte d’abord les siècles qui nous séparent de la naissance de leur Prophète.

 

– À quoi bon ?

 

– En faisant ce petit calcul, tu comprendras qu’ils se trouvent maintenant à peu près à l’époque de nos sanglantes guerres saintes, souffrant des mêmes maladies enfantines. »

 

Ces paroles auraient créé une nouvelle prise de bec, si les nuages ténébreux qui chevauchaient l’ouragan, n’avaient pas envahi la rive nord. Ils se mirent à répandre quelque chose que les amis de Prosper n’avaient jamais vu de leur vie, des dunes volantes de neige lourde, mêlée aux cristaux de glace qui mutilaient les arbres et engloutissaient comme des sables mouvants tout ce qui se trouvait sur leur passage.

 

Le vent cinglait la Côte Gilmour de ses rafales de plus en plus fréquentes. Il roulait des buissons arrachés et des branchages entiers de jeunes sapins, qu’il avait transportés tout au long des kilomètres. Il vomissait des nuages de neige et de grêle, il cahotait les persiennes, il martelait le toit et hurlait dans la cheminée, comme s’il voulait prouver que le blizzard dans ce pays pouvait être aussi terrifiant qu’une éruption volcanique.

 

« Combien de temps cela peut-il durer ? demanda Inès d’une voix tremblante.

 

– Personne ne le sait, bougonna Prosper un peu contrarié, comme si la tempête de ce mois de novembre compromettait son hospitalité québécoise.

 

– Une journée ? l’interrogea Willi.

 

– Une journée, approuva le maître de maison.

 

– Deux jours ? marchanda Willi.

 

– Deux jours, s’accorda Prosper.

 

– Trois jours ? gémit Willi.

 

– Parfois, avoua Prosper.

 

– Au diable ! s’écria Willi. Et, pendant ce temps, les gens qui travaillent, que font-ils, bon sang ?

 

– Ils attendent que ça passe, expliqua Prosper.

 

– Est-ce que cela veut dire que je doive me croiser les bras, moi aussi, en attendant que cette putain de tempête se calme, pendant que mille tonnes de sorbet aux pommes fondent sur mon bateau à Barcelone ? tonna Willi, prêt à ressortir, en se couvrant de nouveau de son manteau de fourrure aux pans brûlés. Adiós y buenas noches, mesdames et messieurs ! »

 

Le marchand de glace ruiné revint dans la grand-salle plus rapidement encore qu’il n’en était sorti. Il ressemblait à un revenant de l’enfer. En quelques minutes passées à l’extérieur, il avait perdu la parole et était brûlé par le froid si gravement, que ses amis furent obligés de lui ôter sa fourrure raidie, comme s’ils dépaquetaient un bifteck congelé, pour lui frictionner les oreilles avec du whisky.

 

« On abonde d’alcool, Dieu merci, murmura Duc dans un coin de la salle, où il tentait de relier les fils du téléphone coupés. L’alcool, on en a à gogo, mais il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts.

 

– Où en sommes-nous avec la nourriture ? demanda Alpha. Il me suffira d’un quignon de pain.

 

– Nous avons de la farine jusqu’au printemps », la consola Prosper.

 

Willi le Long, alias King Size, autrement dit William de Poisson, ne parvint pas à pousser un nouveau hurlement à la perspective d’hiverner sur la Côte Gilmour jusqu’au printemps, car, au même moment, reliant par hasard deux fils, Duc fit revivre le téléphone endommagé.

 

L’engin poussa trois cris de coq successifs, leur signalant un appel du monde extérieur.

 

« Ce serait mademoiselle Melody ! clama Willi, en se précipitant vers le téléphone, mais Duc le devança et saisit le combiné le premier.

 

– La résidence du docteur Breton », dit-il poliment dans l’écouteur, tout en dressant l’oreille vers le microphone.

 

En réponse à ces paroles courtoises, une voix d’homme, éraillée et pleurnicharde, retentit dans l’appareil.

 

– Reviens, Maria-Stella, reviens ! brailla le désespéré. Ton Mario te pardonne tout, ton Mario t’a déjà pardonné.

 

– C’est une erreur, monsieur, lui répondit Duc.

 

– Reviens, Maria-Stella ! quémanda son interlocuteur. Je te jure de t’accorder mon pardon !

 

– Vous vous trompez de numéro, monsieur ! dit Duc, commençant à s’énerver. Il n’y a ici aucune Maria-Stella.

 

– Reviens, Maria-Stella, reviens, salope ! » sanglota le mari ou l’amant abandonné.

 

Après ces paroles, Duc claqua le combiné, interrompant ainsi la communication.

 

« Allah akbar ! s’exclama Willi. Apparemment, ce machin infidèle s’est enfin décidé à fonctionner. »

 

Il ravit le combiné à Duc et se mit à tourner fébrilement l’anneau du cadran.

 

« Je vais ordonner à mademoiselle Melody d’annuler le contrat avec le Koweït et d’expédier le sorbet au Maroc, avant qu’il ne fonde. Les mecs du Maroc sont toujours disposés à toute sorte de troc. Moi, le sorbet ; eux, les filets pour le camouflage des canons. Une affaire d’enfer ! »

 

Or le téléphone poussa trois nouveaux cocoricos.

 

« Mademoiselle Melody ! s’égosilla Willi. Monsieur Pollack à l’appareil ! Je vous prie d’envoyer sans tarder à monsieur Fernandez le fax avec le contenu suivant…

 

– Reviens, Maria-Stella, reviens, mon amour ! l’interrompit la même voix pleurnicheuse. Si tu ne reviens pas, je te romprai le cou, je te percerai comme un crible, puis je me ferai sauter la cervelle !

 

– Le mec va loin, bouda Duc, en maniant de nouveau les fils du téléphone.

 

– Ces immigrés italiens, du vrai sang méridional, expliqua Prosper. Un rien et ils s’entre-tuent.

 

– Cela peut avoir de bons côtés, dit Ampère. De cette manière, ils empêchent l’afflux excessif de l’immigration.

 

– J’en ai assez de tes blagues de salle de garde, grogna Willi, à l’heure où mes biens fondent à Barcelone ! »

 

Pendant leur bisbille, Duc avait dénoué les fils, pour les relier d’une autre façon.

 

« Essaie maintenant », suggéra-t-il à Willi.

 

Après un nouveau tour de cadran, la voix inéluctable de Mario retentit une fois encore dans l’entonnoir :

 

« Reviens, Maria-Stella, espèce de putain ! Je te jure, je mettrai fin à mes jours et ensuite je te couperai le sifflet !

 

– La vantardise italienne, dit Ampère. Ils doivent être toujours plus débrouillards que les autres. »

 

Sa plaisanterie ne produisit aucun effet. Personne n’avait plus envie de s’amuser.

 

Le téléphone était en panne comme la batterie de la voiture de Willi, tout comme les piles de leurs téléphones mobiles. Il était impensable de mettre le nez dehors tant que la tempête sévissait. La station de taxi la plus proche se trouvait à deux kilomètres d’Akka, de même que les premiers voisins et les premiers magasins. Ils étaient obligés d’admettre que tous leurs beaux projets, liés à cette deuxième (troisième ? ou cinquième ?) journée de leur séjour à Québec étaient tombés à l’eau.

 

Sandrine dut renoncer à la promenade prévue sur les Plaines d’Abraham en compagnie de Petit Loup et de Prosper qui avait projeté une randonnée sur les pas des assaillants anglais de 1759. Cette excursion baptisée du titre nostalgico-moqueur l’Automne du général Wolfe, devait partir de l’endroit où l’Anglais avait mis ses pieds odieux sur la terre sainte de Champlain jusqu’au lieu où il était passé de vie à trépas.

 

Duc et Ampère, eux, furent obligés de se passer d’une importante expérimentation dans le jardin d’hiver de tante-Agathe où il visaient à transformer une dizaine de kilogrammes de mélasse canadienne en quelques décilitres de rhum cubain de première qualité.

 

Alpha fut également contrainte de laisser de côté sa visite à une invocatrice d’esprits du Québec, célèbre dans le monde entier, avec laquelle, grâce à la recommandation de madame Wunderblume, elle envisageait de faire échange d’expériences. Inès et Yégor, à leur tour, avaient sacrifié leur joie de l’aventure, une balade originale en traîneau à chiens près de la Baie James, où ils auraient dû se rendre en avion en compagnie de touristes japonais.

 

Enfin, Willi le Long était assujetti à mettre une croix sur son troc d’enfer, le sorbet espagnol contre les fameux filets de camouflage marocains destinés aux canons irakiens.

 

Au lieu de se lancer avec fougue dans ces merveilleuses occupations, ils passèrent la matinée au rez-de-chaussée de la maison. Taciturnes et maussades, ils entortillaient dans du papier kraft la collection des hiboux de tante-Agathe, le cristal tchèque, les tapisseries françaises et les meubles en miniature des maisons de poupées hollandaises.

 

Il neigeait comme si le ciel s’était déchiré. Le vent violent bâtissait des congères devant la façade d’Akka, orientée vers le Saint-Laurent. Ces énormes amas de neige s’élevèrent à midi à la hauteur des fenêtres.

 

Entre les mugissements de la tourmente, d’étranges bruits plaintifs, ressemblant à des crissements d’insectes, parvenaient à leurs oreilles. Prosper leur expliqua qu’ils provenaient des bulldozers et d’autres engins tout aussi puissants, qui, en ce moment même, rasaient fiévreusement les congères partout dans la ville, en tout lieu sauf dans leur ruelle et les autres culs-de-sac.

 

« Ce n’est qu’à la fin de leur travail que viendra notre tour, dit-il. En tout cas, du mois de novembre au mois de mars, la Côte Gilmour est fermée à la circulation.

 

– Rien que cinq mois », dit Willi, grinçant des dents.

 

La situation leur parut un peu moins décourageante dès que leurs narines se remplirent du parfum du pain frais venu de la cuisine de Soma. Ils sentirent aussi la bonne odeur du potage d’haricots blancs à la poitrine fumée et au sirop d’érable, qui mitonnait dans la casserole dont le couvercle cliquetait, leur rappelant le souvenir de certains matins dominicaux.

 

En envahissant peu à peu le rez-de-chaussée, les objets habillés de papier brun pâle paraissaient dévorer la réalité, tout en éveillant le sentiment de plus en plus profond de l’irréel et de la mélancolie.

 

« Le dimanche ? songèrent-ils.

 

– De toute apparence, nous sommes dimanche.

 

– Même si on n’était pas dimanche, cela lui ressemble.

 

– Et même si on était mercredi, on devrait se proclamer dimanche. »

 

Seuls Willi et Sandrine ne s’occupaient pas de l’emballage qui ressemblait étrangement à la coupe d’un tailleur pour draps mortuaires. La jeune femme était courbatue par l’agitation ; quant à Willi, il avait fait encore deux tentatives infructueuses afin de mettre sa fortune à l’abri du soleil espagnol.

 

Les deux fois, le malheureux Mario lui avait répondu de l’entonnoir diabolique. La première, il avait promis à l’infidèle Maria-Stella une nouvelle lune de miel sur la Côte d’Azur, et la seconde, il l’avait menacé des supplices atroces, du rasage de la tête, du tatouage et de l’amputation du nez et des oreilles.

 

Pour lui fermer la gueule, Willi glissa le téléphone dans les mains d’Inès, qui était en train d’emballer, avec ardeur, tout ce qui se trouvait à sa portée. Débarrassé de l’engin encombrant, Willi le Long entama une longue promenade entre les deux murs les plus éloignés de la salle, comptant ses grands pas, la canne de tante-Agathe à la main, comme s’il s’entraînait pour un usage futur du bâton de mendiant.

 

Au début de l’après-midi, ils se rassemblèrent tous autour de la table pour déjeuner. Ils mangèrent peu, moins que le méritait l’excellent potage de Soma, regorgeant de lard. Toujours maussades et peu bavards, ils coupèrent des morceaux de pain chaud, les trempèrent dans les haricots blancs en bouillie et les sucèrent comme des enfants trop rassasiés, en jetant de temps à autre un coup d’œil en direction des fenêtres ensevelies sous la neige.

 

« D’après le contrat, les déménageurs devraient débarquer ici samedi, la veille de notre retour à Paris, dit Prosper pour interrompre le silence.

 

– Samedi ? Quel samedi ?

 

– Si la journée d’aujourd'hui était hier, les déménageurs ne viendront qu’après-après-demain, mais si aujourd’hui est après-demain, nous pouvons les attendre demain matin, à condition que la tempête s’arrête.

 

– Je n’aimerais pas rater l’avion, grogna Duc du bout de la table. Mon maître esclavagiste, Klein, compte sur la livraison d’un nouveau tableau lundi. On ne plaisante pas avec son père nourricier.

 

– Au diable ! se remit en colère Willi. Pourquoi, aujourd'hui, serions-nous après-demain ?

 

– La notion du temps est tout à fait relative, dit Prosper, essayant de le calmer. Le temps universel, celui que le cerveau victorien a connu…

 

– Tais-toi ! l’interrompit Willi, la canne en l’air, en tendant l’oreille. Vous avez entendu ? »

 

Personne n’a rien entendu. Rien de rien, à part les mugissements de la tourmente.

 

« Quelqu’un a sonné à l’entrée principale, chuchota Willi. Mes oreilles ne me trompent pas.

 

– Quelle idée aberrante ! s’opposa Prosper. C’est infaisable et inimaginable par cette tempête.

 

– Il est possible que les cousins québécois nous envoient du secours ! s’enflamma Willi. Les pompiers, l’équipe de sauvetage, la police !

 

– Nous n’avons demandé aucun secours.

 

– De quoi devraient-ils nous sauver ? ricana Ampère, en suçant son morceau de pain trempé dans le whisky. Il ne nous manque absolument rien.

 

– Silence ! » dit Willi à mi-voix.

 

Cette fois, tout le monde entendit le son qui tout à l’heure avait atteint son oreille fine. Mais, malgré cette ouïe exceptionnelle, Willi s’était trompé : personne n’avait mis en branle la petite cloche devant l’entrée principale, car elle devait être depuis longtemps ensevelie sous la neige. Cependant, sur le perron de la maison, quelque chose de bizarre crissait, semblable à un timbre de bicyclette.

 

« Vous entendez ? » chuchota Willi.

 

« Ça alors ! » se dit Akka.

 

Bien avant que la porte ne s’ouvre, le visiteur inattendu avait surpris la maison tout autant que les amis de Prosper.

 

Akka ne se souvenait guère d’une apparence pareille de toute sa longue vie. Tous les êtres qui demeuraient chez elle ou la visitaient, depuis sa jeunesse, disposaient d’une aura personnelle, saine ou malade, joyeuse ou triste, rose, verte ou couleur perle, mais toujours présente autour de leur corps, comme le blanc autour d’un jaune d’œuf. Même la petite Agathe, sur le chemin du cimetière de Saint-Patrick, fut escortée dans son cercueil par son aura, fanée comme une fleur des champs, mais présente à l’heure de l’ultime séparation.

 

Outre les êtres humains, les auras étaient propres à toutes les autres espèces vivantes : chiens, écureuils, coqs, marmottes, corneilles et goélands, sans oublier les plantes et les arbres du domaine. Tous les vivants de la Côte Gilmour pouvaient se targuer d’avoir une aura, tous sauf l’inconnu, qui faisait entendre le bruit étrange sur le perron de son entrée.

 

« Est-ce possible ? » se demanda Akka.

 

L’homme devant sa porte était sans aura !

 

« Est-il un homme ? se demanda la vieille maison. À tout prendre, est-il un être vivant ? »

 

Cette question muette, les amis de Prosper, qui avait ouvert la porte, se la posèrent aussi en découvrant sur le perron, dans un tourbillon de neige, une créature curieuse, un petit vieux, aux épaules négligemment couvertes d’un pardessus sans manches, à la mode vers la fin de l’avant-dernier siècle dans les pays pluvieux. Coiffé d’un chapeau melon trop grand, l’homme nageait dans un pantalon de velours trop large et trop long, dont les jambes, serrées autour des chevilles avec deux pinces à linge, se perdaient dans un amas de neige. En l’occurrence, il était impossible de deviner comment il était chaussé.

 

Ce qui attira plus particulièrement leur attention, plus que ses vêtements insolites et ses yeux de couleur différente, c’était sa haute bicyclette – pour mieux dire – un vélocipède du dix-neuvième siècle. Ils n’avaient vu de pareil engin que sur des photos anciennes. Il était muni d’une roue avant démesurée et d’une roue arrière minuscule. Sur son gouvernail figurait la source des cliquetis entendu tout à l’heure : une clochette métallique que le vieillard faisait tinter en la frappant avec sa pipe.

 

Outre ses vêtements, son vélocipède et ses yeux, une chose de plus suscitait l’étonnement de nos compagnons. Les oreilles du vieil homme, pointues et bleuâtres à cause du froid piquant, portaient un casque, relié par deux fils à un appareil caché sous son pardessus. Dans ses écouteurs retentissait une musique rock si étourdissante que le crâne entier du bonhomme résonnait telle une courge d’Halloween.

 

Seule une bougie allumée manquait à l’intérieur de ses orbites creuses, habitées par un œil marron et l’autre bleu.

 

« Bon jour, bégaya Prosper.

 

– Esquire Small, se présenta le petit vieux. Archibald Small, le chevalier apprenti.

 

– Bougre ! poussa un cri Ampère. C’est notre Archie !

 

– Archie ? bégaya encore Prosper stupéfié. Vous vous connaissez ?

 

– Je ne suis pas sûr d’avoir eu cet honneur. Je viens de loin », déclara le vieux bonhomme.

 

Il branlait sa tête de gauche à droite comme s’il prononçait un non-non-non perpétuel, battant la mesure de sa musique hurlante.

 

« Monsieur Archibald Petit, dit-il. Je vous prie de m’appeler tout simplement m’sieur Petit. »

 

Depuis que nous connaissons Duc et Ampère, c’était la première fois qu’ils perdaient leur penchant pour la raillerie. Un peu pâles, ils se retirèrent derrière le dos de leurs amis.

 

Willi les entendit dire à voix basse :

 

« Les apparitions sont souvent le premier symptôme d’un grave délire.

 

– Je te le jure, c’est notre Archie ! répéta Ampère. Notre Archie, en chair et en os.

 

– Surtout en os, dit Duc.

 

– Pourrais-je connaître le motif de la visite de l’honorable m’sieur Petit ? demanda Prosper d’une voix très sèche.

 

– Je suis à la recherche de quelques-uns des babouins locaux, âgés entre douze et quinze ans, expliqua le vieux avec un accent anglais. J’envisage de frotter les oreilles de cette marmaille française à cause d’une action vile et méprisable.

 

– La plus jeune personne ici a bien plus de quarante ans, dit Prosper poliment, faisant semblant de ne pas avoir remarqué la moue d’Inès et d’Alpha.

 

– Oui, oui, marmonna le vieux monsieur distrait, tout en branlant sa tête dans le sens du non-non-non, symptôme peut-être d’une déficience mentale.

 

– Votre vélo ? demanda Prosper en se raclant la gorge. Vous vous en servez même dans la neige jusqu’au cou ?

 

– Mon vélocipède, le corrigea M. Petit. Je ne le traîne pas pour le conduire, mais à cause de sa clochette. À cette époque de l’année les cloches de toutes les maisons sont ensevelies. Ça saute aux yeux non-non-non ?

 

– Ingénieux », avoua Prosper.

 

À la fin de ce bref échange de propos, ils se retrouvèrent tous couverts de neige dans le vestibule. Prosper s’apprêtait déjà à claquer la porte au nez du visiteur bavard, nullement gêné par le vent polaire.

 

« Vous courez après la marmaille, dit Prosper. Nous sommes des gens sans progéniture.

 

– On dit que cette maison est à vendre ? demanda le petit vieux comme s’il avait deviné l’intention de Prosper de le laisser dehors.

 

– C’est vrai, répondit Prosper aigrement.

 

– Peut-on la voir ? Juste un coup d’œil !

 

– Si vous n’avez rien de mieux à faire, dit Prosper.

 

– Je n’ai rien de mieux à faire, gloussa le nommé Petit. Depuis longtemps, je n’ai plus rien à faire. Ça me sort par les yeux. »

 

Les chuchotements d’Ampère et de Duc parvinrent de nouveau à l’oreille de Willi :

 

– Tu l’as entendu ? Depuis longtemps !

 

– Nom de nom d’une stèle funéraire !…

 

– Peut-on voir cette demeure ? insista le visiteur.

 

– Si vous êtes vraiment un acheteur sérieux, dit Prosper sur un ton mordant.

 

– Le domaine m’a tapé dans l’œil bien avant que le manoir n’y fût construit, s’égaya l’inconnu, en appuyant son vélocipède contre la balustrade du porche.

 

– Vraiment ? dit Prosper en riant jaune. Votre coup de foudre a dû avoir lieu il y a au moins cent cinquante ans. »

 

Riant plus jaune encore que le maître de maison, ses compagnons se demandèrent si Prosper allait vraiment laisser entrer le vieux timbré.

 

« Le temps passe comme une flèche, ricana le visiteur. Un siècle entier s’évapore parfois en un clin d’œil.

 

– Votre walkman vous cause-t-il la même gêne qu’aux gens qui tentent de vous entendre ? demanda Prosper.

 

– Bon pied, bon œil ! grimaça joyeusement Archibald Small en entrant sans aucune gêne dans le vestibule. C’est le machin idéal pour secouer de vieux os comme les miens.

 

– Les vieux os, glissa Ampère à l’oreille de Duc. Des os, vieux d’au moins cent vingt ans ! »

 

Ils remarquèrent qu’il boitait. Il traînait sa jambe droite, qui, à chaque pas, produisait le bruit d’un clou rouillé que l’on arracherait d’une planche humide. Il était chaussé de courtes bottes à lacets, serrés avec d’énormes nœuds, des nœuds multiples et absolument indénouables.

 

Sans enlever son pardessus, ni son chapeau, ni son casque, l’homme spectral s’arrêta dans la salle devant la cheminée, en exposant au feu son derrière glacé. Il parcourut de ses yeux d’expert les murs, tout en branlant sa tête au rythme de sa musique rock.

 

« À vue d’œil, la boiserie est tout à fait détériorée, grogna-t-il. Puis-je savoir le prix ?

 

– Je ne le connais pas, soupira Prosper impatient. C’est mon frère qui s’occupe de tous les biens immobiliers.

 

– Le prix n’a aucune importance, dit le petit vieux, même si ça me coûtait les yeux de la tête. L’important est de remettre un patrimoine anglais entre des mains anglaises. Il est question ici d’un lieu saint, jeune homme !

 

– Il est saint pour moi, monsieur, répondit Prosper sèchement. Je ne savais pas qu’il l’était pour vous aussi.

 

– Cet endroit n’a pas de prix pour un descendant du Général ! s’exclama monsieur Petit. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Sur les fondements de cette maison s’est mise en marche la victorieuse roue de l’histoire.

 

– La politique ne regarde personne ici, dit Prosper.

 

– Je suis prêt à débourser illico n’importe quelle somme ! » s’enflamma le petit vieux.

 

Ses yeux, le droit marron et le gauche bleu, étincelaient comme deux éperons.

 

« Ici même nous avons mis en déroute et battu à plates coutures nos meilleurs ennemis, créant ainsi les fondements de la concorde canadienne. »

 

Ayant martelé ces paroles, il sortit de son pardessus un chéquier en cuir, orné de ses initiales A. S. et du blason de la banque.

 

En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, l’admirateur des carnets de chèques, Willi le Long, lut l’inscription, syllabe par syllabe : The Royal Bank of Lost Colonies.

 

« Banque Royale des Colonies Perdues, est-ce votre banque ? demanda-t-il. Je n’en ai jamais entendu parler.

 

– Sa Majesté, la reine mère, se porte garante de nous », trancha monsieur Petit.

 

Il ouvrit son carnet et mit au jour son contenu, une liasse de chèques jaunis qui avaient l’air d’avoir passé des décennies dans la terre trempée d’eau. Il sortit de quelque part un crayon de couleur et il en lécha le bout. La mine grasse lui laissa une tache violette sur la lèvre inférieure.

 

« Je suis prêt à verser des arrhes tout de suite, dit-il de pied ferme.

 

– C’est l’affaire de mon frère, soupira de nouveau le maître des lieux. Notez son numéro de téléphone.

 

– Je ne me sers pas de téléphone, je suis un homme de la vieille roche », ricana monsieur Petit.

 

Il lécha encore une fois la mine de son crayon et gribouilla quelque chose au dos d’un chèque. La tache violette sur sa lèvre pendue se doubla. Grâce à elle, il ressemblait de plus en plus à un noyé qui aurait passé au moins une semaine au fond du fleuve.

 

« Je voudrais explorer la maison, dit-il, le crayon toujours au bout de la langue, surtout la cave et la chambre à coucher. »

 

Sans attendre que Prosper lui accorde son consentement, le petit vieux se rendit en boitant à l’entrée de la chambre de tante-Agathe d’où il lança un cri extasié. Prosper et ses amis s’empressèrent de le rejoindre afin de découvrir la raison de ce comportement si peu britannique.

 

La raison était que le lit breton avait repris son apparence macabre. Tendu et défroissé, il portait de nouveau l’empreinte du cadavre. La tête en plâtre ne manquait pas sur l’oreiller, cette sacrée tête que Willi en personne avait emballée dans du papier journal pour la glisser sous le sommier.

 

« Quelle merveille ! Je n’en crois pas mes yeux ! s’exclama monsieur Petit. Vraisemblablement, un souvenir précieux de votre famille bretonne. En cas contraire, je m’en porte acquéreur sur le coup, j’accepte n’importe quel prix.

 

– Le buste n’est pas à vendre, l’interrompit Prosper d’un abord bourru.

 

– Je ne pense pas à la tête, expliqua le petit vieux, en suçant son crayon violet. Je considérais plutôt cette sublime cavité qui me tape dans l’œil.

 

– Le trou ? balbutia Prosper.

 

– Mon œil ! objecta Archibald Small. Le trou est un mot trop rude. Ce creux est digne d’un nom plus noble, celui du cœur de cette maison.

 

– Le cœur ! s’écria Prosper subitement. Seigneur, c’est le cœur d’Akka ! »

 

En passant outre à l’émoi de Prosper, le vieux bonhomme prit la pose d’un acteur romantique, comme si la chambre funéraire devenait l’avant-scène d’un théâtre et qu’il se trouvait face au trou du souffleur.

 

« Ouvrez l’œil et l’oreille ! » dit-il.

 

Il tira de son pardessus une fleur de cire du cimetière, il glissa sa tige dans le coin de ses lèvres, avança sa jambe boiteuse et se mit à réciter d’une voix glapissante.

 

« Les lilas pour le lit de la jeune mariée,

les roses pour la tête de la matrone,

les violettes pour la fille trépassée. »

 

Curieusement, pendant son numéro, il cessa complètement de branler sa tête.

 

Les compagnons le regardaient avec le même étonnement qu’ils suivaient Prosper, en train de s’élancer vers le lit, en répétant ces paroles étranges : « Le cœur d’Akka ! Le cœur d’Akka ! », pour enfoncer ses deux bras jusqu’aux épaules sous le matelas, exactement au-dessous du trou de tante-Agathe.

 

Au moment où il les sortit triomphalement à la lumière du jour, ses amis avisèrent entre ses mains un objet froissé, couleur olive, dans lequel ils reconnurent avec difficulté un sac militaire, marqué d’une croix rouge dans un cercle blanc décoloré.

 

« Le cœur d’Akka… le cœur d’Akka ! marmonna Prosper fiévreusement. Il fallait être un fieffé crétin, pour ne rien comprendre !

 

– Le cœur d’Akka ? » se demandaient ses amis.

 

Ils leur semblait que Prosper déraisonnait. Ce dernier se retira jusqu’à la cheminée. Il leur tourna le dos pour soustraire à leur regard le sac en plongeant son nez dedans.

 

Tous gardaient le silence, observant ses épaules osseuses qui se mirent soudain à trembler comme s’il fondait en larmes. Même Archibald Petit, bavard, avala sa langue, mouvant encore sa tête dans le sens du non-non-non, comme s’il connaissait par cœur le oui-oui-oui, le contenu du sac sanitaire.

 

En effet, ayant tourné la tête vers ses amis, Prosper sécha une larme. Il plia le sac en deux avec beaucoup de soin comme un objet de la plus haute valeur. Il aplanit son couvercle comme s’il le caressait, puis il déboutonna sa chemise et cacha le sac du côté gauche de sa poitrine. Ensuite, il reboutonna sa chemise avec application tel un employé de banque qui ferme son coffre-fort, semblant d’essuyer encore une larme, bien que ses yeux fussent tout à fait secs.

 

« Bonnes ou mauvaises nouvelles ? demanda Willi.

 

– Chaque chose en son temps », dit Prosper avec un sourire mélancolique.

 

Le vieux petit monsieur se ranima :

 

« Pourrions-nous jeter un coup d’œil à la cave ? J’espère que vous n’avez rien contre ?

 

– Bien sûr, nous y jetterons un coup d’œil », dit Prosper, mais ses pensées erraient quelque part ailleurs.

 

Sans dire un mot, il prit une lampe à pétrole au-dessus de la cheminée, alluma la mèche et d’un geste peu aimable montra au visiteur le chemin du sous-sol.

 

« Si le lit du maître de céans est le cœur d’une maison, sa cave pourrait en être le ventre ! se mit à bavarder Archibald Small. En parlant ventre, je ne pense pas seulement à l’estomac, l’appendice, le duodénum et l’intestin grêle, mais je pense surtout au gros intestin, le rectum, où se déroule la phase cruciale de la digestion, semblable à la putréfaction après la mort, où se rassemblent les restes de nourriture non digérée et les gaz intestinaux, offrant aux excréments leur odeur sublime et incomparable. Je me putréfie, donc je suis !… »

 

Ce furent les dernières paroles du petit vieux qui parvinrent aux oreilles des amis de Prosper dans la grand-salle, avant que la trappe de la cave ne retombe lourdement derrière l’hôte et son visiteur scatophile.

 

Assurément, nous ne tarderons pas à les poursuivre dans les sous-sols d’Akka, mais auparavant nous allons prêter l’oreille pour entendre quelques paroles que les amis de Prosper échangeront, serrés autour de la cheminée.

 

Le premier qui articula une courte phrase fut Yégor.

 

« Les gaz intestinaux ! fit-il avec répugnance.

 

– Immonde ! » ajouta Inès, les lèvres pincées.

 

Le commentaire d’Ampère nous étonna davantage. Sans aucun doute, il surprendra notre lecteur, surtout celui qui ne croit pas aux esprits.

 

« Avez-vous remarqué, chuchota le frère d’Alpha, que la neige ne fond guère sur Archie le merdophile ? »

 

Il s’avérait que personne n’y avait prêté attention.

 

Cependant, les mots d’Ampère étaient plus que véridiques : depuis son arrivée au manoir, et même à proximité de la cheminée, pas un seul flocon de neige n’avait fondu sur les épaules et les accroche-cœurs du vieil homme spectral, comme si un froid noir rayonnait de lui.

 

« Comment l’expliques-tu ? demanda Willi.

 

– Fais voir ton dessin, dit Ampère à Duc.

 

– Quel dessin ? » bougonna Willi.

 

Pendant que Duc hésitait, Ampère fouilla dans son bloc-notes pour en sortir l’esquisse du tombeau profané que son ami avait jeté sur le papier au cimetière de Saint-Patrick. C’était le dessin d’une pyramide sur le fond d’un bosquet mystérieux. La pierre tombale portait le nom, le prénom et les années de naissance et de mort bien visibles du défunt, accompagnées d’un croquis de la marmaille québécoise : un sexe d’homme avec une pipe, coiffé d’un chapeau melon.

 

« Le même nom, le même chapeau et la même pipe ! s’exclama Ampère. Cela vous dit-il quelque chose ? »

 

Cela ne leur disait rien.

 

« Selon toute probabilité, nous avons affaire à un authentique revenant ! dit Ampère d’une voix étouffée.

 

– Tu dérailles ! le rabroua Willi.

 

– Il faut être vraiment écervelé pour pouvoir croire aux vampires au début de ce siècle ! dit Yégor.

 

– Les deux ombres sur le dessin sont la mienne et celle de Duc, continua Ampère, les yeux brillants. Nous n’étions que deux. La troisième ombre, à qui ressemble-t-elle ?

 

– Le troisième homme ! s’extasia Alpha.

 

– Oui, le troisième homme ! » dit Ampère, exultant.

 

En l’observant débordé de joie, nous comprîmes son jeu, que seul Duc avait saisi avant nous : l’histoire du dessin du cimetière devait lui servir de leurre pour entraîner la superstitieuse Alpha sur la pente glissante d’une nouvelle farce. Le dessein dévoilé, Duc s’empressa de seconder son compère.

 

« Une certaine similitude entre l’ombre du dessin et notre mister Petit est incontestable, avoua-t-il, mais cela ne prouve rien. Il nous faut une preuve matérielle.

 

– Des pièces à conviction, il est facile de s’en procurer ! s’enflamma Alpha. Il suffit d’exécuter l’examen de la croix et du miroir !

 

– Un examen avec une croix ? s’étonna Duc.

 

– Un examen avec un miroir ? dit Ampère en ouvrant des yeux tout grands.

 

– En règle générale, en face d’une croix, les vampires prennent la poudre d’escampette, se hâta de leur expliquer Alpha. En ce qui concerne le miroir, tout le monde est au courant : les vampires ne s’y reflètent jamais. Je me différencie de Yégor. Au début de notre siècle, je distingue une véritable floraison du vampirisme, à l’heure où des peuples entiers crachent sur la croix, où des États entiers se vampirisent et disparaissent dans le miroir de l’histoire comme s’ils n’avaient jamais existé !… »

 

La proposition d’Alpha de recourir à l’examen de la croix et du miroir nous parut pour le moins puérile, même pour une invocatrice des esprits. Naturellement, nous n’avions aucune possibilité de nous ingérer pour l’en dissuader : le devoir d’un humble chroniqueur consiste d’accompagner ses héros.

 

Nous décidâmes donc de laisser mademoiselle Kreitmann s’exprimer sur le vampirisme nouveau devant ses amis souriants, pour emboîter le pas de Prosper en direction de la cave à légumes, où il courait peut-être un danger en compagnie de son acheteur extravagant.

 

Heureusement, nos craintes se montrèrent sans fondement. Prosper ne risquait aucun péril.

 

Nous arrivâmes dans la cave juste à temps pour assister à un nouveau débordement de louanges de monsieur Petit qui dévorait de ses yeux bicolores les grappes scintillantes de champignons, pendues au plafond.

 

« Mes yeux me trompent-ils ? soupira le petit vieux. Une authentique mérule pleureuse, presque éveillée !

 

– Oui ou non, Dieu seul le sait, murmura Prosper, le cœur soulevé.

 

– Je ne me trompe pas, jeune homme ! beugla Archibald Small. Une serpula lacrimans, la grande dévoreuse du bois ! Je l’aurais reconnue même les yeux fermés d’après son parfum. C’est un détail important que vous m’avez caché, monsieur, cela change la valeur de la maison.

 

– Je n’ai aucune raison de vous cacher quoi que se soit, s’opposa Prosper. Le manoir est âgé d’au moins cent ans.

 

– Je trouve que vous êtes trop modeste, monsieur le propriétaire. En présence de ces champignons, la valeur de votre belle maison augmente ! s’égaya monsieur Small. Une nichée si abondante de mérules pleureuses est capable d’ingurgiter en quelques semaines la moitié des boiseries de la ville, toutes les colonnes de support, les escaliers, les mansardes françaises, les blasons de la ville en bois sculpté, les institutions francophones et leur langue de bois, la mairie et même les cercueils en bois français !

 

– J’ai depuis toujours été contre les constructions en bois, déclara Prosper, surtout quand il s’agit de bâtiments administratifs et du patrimoine sépulcrale. Nous savons tous que dans la Vieille Capitale le danger de l’incendie est terriblement…

 

– Vous ne savez rien en matière de construction ! lui coupa la parole mister Small. La beauté d’un édifice en notre Nouveau Monde repose sur son caractère passager. C’est la base du rêve américain. Détruire tout de fond en comble, extirper les mauvaises herbes et reconstruire ! À en juger l’état actuel des choses, cette colonie de mérules pleureuses abattra votre manoir à ras de terre en moins de quelques mois. Cela redoublera la valeur du terrain.»

 

Ayant prononcé ces dernières paroles, il se trouva exactement à l’endroit où était dissimulé le trésor de tante-Agathe. Sa tête branlait de plus en plus vite de gauche à droite, comme si dans son casque résonnaient des vibrations souterraines, puis – avant que son hôte ne parvînt à l’en empêcher – il se mit à disperser les caisses poussiéreuses.

 

« Que faites-vous ! » s’écria Prosper déconcerté.

 

Saisi d’une brusque colère joyeuse, sans lui donner un seul mot d’explication, le petit vieux arracha la lampe de ses mains. Il éclaira le sol, attrapa une planche et l’enleva. Il s’accroupit devant la fosse avec un soupir de profonde avidité, portant la lampe au-dessus des pierres noires.

 

« Comment osez-vous ! » bégaya Prosper.

 

Au lieu de répondre, le petit Petit poussa un nouveau soupir. Sa respiration produisait un bruit strident, comme s’il avait avalé un sifflet.

 

En se penchant par-dessus son épaule, Prosper, remarqua que le fond de la fosse devenait de plus en plus clair et transparent, de la même façon que lors de sa première descente dans la cave. Il fallut peu de temps pour que dans la pierre apparaisse la spirale bien connue, couvant les plantes, les insectes et les visages d’hommes endormis.

 

« Je vous prie de vider ces lieux ! » cria Prosper de plus en plus troublé.

 

Monsieur Small se soucia de ses paroles comme de sa première chemise. Il se jeta à plat ventre au bord de la fosse et approcha la lampe de la spirale pétrifiée, qui commença à remuer telle un serpent, tiré de son hibernation.

 

« Je pouvais m’en douter ! marmonna-t-il fébrilement, en aspirant cet air malodorant avec délectation. Nous avons déjà souligné que dans une bonne cave, le gros intestin est essentiel. C’est l’organe qui préserve les restes du passé non digéré et qui sert à fabriquer des orages intestinaux.

 

– Je vous interdis, vieux vicieux ! » hurla Prosper.

 

Le vieillard passa outre à ses insultes. Il déposa la lampe au bord de la cachette de tante-Agathe. Il posa ses deux mains sur les pierres, de la même façon que Prosper l’eut fait lorsqu’il avait subi une puissante décharge électrique.

 

« Prenez garde ! s’écria Prosper. Vous jouez votre vie ! »

 

D’une manière bizarre, le petit vieux faisait semblant d’être insensible aux agents pathogènes du passé. Au lieu d’essuyer un choc douloureux en contact avec le granit, son corps frémit de félicité, saisi d’une agilité juvénile. Transformé de pied en cap, il se dressa et étira ses muscles comme s’il ne savait pas quoi faire de toute sa force débordante.

 

« Les braves vieux compagnons d’armes ! clama-t-il. Grâce à eux, nous allons chambarder la roue de l’histoire ! Si le courageux capitaine Donald n’avait pas attrapé ici sa blessure mortelle de la main de l’ennemi français, je parie qu’il aurait protégé le Général de sa poitrine. Si le Général avait survécu, tout aurait été différent. La canaille gauloise n’aurait jamais pensé au morcellement du Dominion !

 

– Quel dominion ? gronda Prosper. Allez-vous-en ! Sinon, ma foi, je vais recourir à la force !

 

– Les biens anglais doivent impérativement être remis entre des mains anglaises ! trancha Archibald Small revigoré. Entre trois yeux, j’achète vos mérules pleureuses et toutes ces pierres ! Je débourse la somme que vous exigez !

 

– Pourquoi seulement trois ?… balbutia Prosper. Ce n’est pas conforme aux règles.

 

– Trois quoi ?

 

– Trois yeux ! Le Dictionnaire de l’Académie française de 1798 nous engage à recourir au nombre de quatre, à la forme entre quatres yeux.

 

– Je me bats l’œil du Dictionnaire français ! Je préfère de loin l’American Dictionary of The English Language de mister Webster. C’est ma manière à moi d’user des locutions, dit monsieur Petit, en sortant son œil bleu de l’orbite. L’homme franc appelle un chat un chat. »

 

Il frotta son œil contre le col de son pardessus et le remit adroitement dans son orbite comme s’il s’agissait du geste le plus naturel au monde.

 

Stupéfait et dégoûté, Prosper l’observa en train de lécher son crayon.

 

« Mon frère… essaya-t-il de s’opposer.

 

– Je n’ai rien à foutre de votre frère, l’interrompit le petit vieux. Je dépose des arrhes ! Quel est votre prix ?…

 

Même si Prosper s’était décidé à discuter du prix avec monsieur Small, sans consulter son frère, nous n’apprendrons jamais quel fut le montant qu’il réclama, car nos devoirs nous obligèrent à remonter au rez-de-chaussée de la maison, où la compagnie agitée s’était attroupée autour du canapé de Sandrine.

 

On aurait dit que la jeune femme s’était prise de faiblesse pendant notre absence. Ses amis avaient appelé Soma au secours. Au moment de notre retour de la cave, elle était là, penchée au-dessus de la jeune femme, une tasse d’un breuvage dans la main. Elle força donc Sandrine à aspirer cette panacée populaire deux ou trois fois, avant qu’elle ne plongeât dans le sommeil.

 

Sandrine était à peine tombée dans les bras de Morphée, que Prosper et monsieur Petit rouvrirent la trappe et remontèrent au rez-de-chaussée, tous les deux en piteux état, la tête et les épaules couvertes d’une pellicule visqueuse et scintillante semblable à la glaire des escargots.

 

« On sent la maladie ici », furent les premiers mots du chevalier apprenti, Small, qui en lécha ses babines violettes.

 

Prosper et ses amis échangèrent des regards anxieux, puis ils se tournèrent tous vers Alpha.

 

Alors qu’elle s’avançait sans hésiter au-devant du vieux monsieur, Alpha la courageuse était prête à le démasquer, armée seulement d’un miroir de tante-Agathe et de la petite croix en or qui pendait autour de son cou.

 

« Bien cher et digne sieur Petit, s’adressa-t-elle à lui d’une voix un peu tremblante, pourrais-je attirer votre attention sur votre lèvre inférieure ?

 

– Ma lèvre ? fit-il, incommodé.

 

– Regardez, elle est toute bleue ! s’exclama Alpha, en lui mettant brusquement sous le nez son outil à détecter les vampires. Cela pourrait être un empoisonnement.

 

– Un empoisonnement ! » se réjouit le petit vieux.

 

Il planta son nez dans le miroir devant Alpha et ses amis qui se trouvaient à proximité. Tous distinguèrent dans la glace le reflet distinct de son visage et de son nez en forme de poivron avec deux touffes rouges qui sortaient de ses narines. Ils virent bien ses yeux marron et bleu chassieux qui se moquaient d’eux, ainsi que ses lèvres pendantes et sa langue barbouillées d’encre.

 

« Une mauvaise habitude contractée à l’école maternelle ! » rit-il sottement.

 

Alors nous lûmes sur le visage d’Alpha une grande déception, mais, même dans ce moment difficile, notre inventive lionne alsacienne trouva la parade.

 

« Großer Gott[3] clama-t-elle. Ma petite croix en or et sa chaîne, cadeaux de feue Mütterchen[4]. Je viens de perdre ces chers souvenirs et je supplie l’honnête homme qui les trouverait…

 

– Ils sont là, à vos pieds, l’interrompit l’honnête fantôme, s’empressant, en homme distingué, de se baisser plus vite que la dame affligée. Armé d’une adresse surprenante, il s’accroupit tel un singe, il se saisit de la croix d’Alpha et se remit debout devant elle en moins de deux.

 

– Quel raffinement ! » s’extasia-t-il en mordant le cher souvenir d’Alpha.

 

Attendu que ses examens du miroir et de la croix se révélaient si peu glorieux, éprouvant de la déception, Alpha se retira dans le coin le plus éloigné de la grand-salle, non sans avoir remarqué le sourire malicieux de ses amis, qui annonçait des éclats de rire.

 

Ils s’assirent devant la cheminée et ils invitèrent monsieur Archibald à se joindre à eux pour se réchauffer les os autour d’un verre. Seul Prosper continuait à se tenir à l’écart, après tout ce qu’il avait entendu sur le passé mal digéré de son pays qui hantait les fondements d’Akka.

 

L’intention d’Ampère et de Duc était de faire boire le vieux bonhomme, pour qu’il leur dévoile les secrets que ni le miroir ni la croix n’étaient parvenus à percer. En expliquant que l’alcool lui était interdit, monsieur Petit commença par se faire prier, mais finit pourtant par siffler trois verres de whisky sec sans sourciller. Il en aurait même vidé un quatrième si son regard n’était tombé sur le dessin de Duc qui traînait au bord de la cheminée.

 

« By Jove ![5] dit-il en avalant de travers son ultime gorgée. Good Lord ![6] »

 

Ampère et Duc croisèrent leurs regards en coulisse.

 

« Heavens ![7] s’écria mister Small. Qui a dessiné cette horrible chose ?

 

– Votre humble serviteur, avoua Duc.

 

– Avec l’autorisation de qui ? se hérissa monsieur Petit.

 

– Sans autorisation aucune.

 

– La liberté d’artiste », expliqua Ampère.

 

Monsieur Small haussa le ton :

 

« De quel droit ? L’abus de liberté mène tout droit à l’anarchie. Je pourrais déposer une plainte pour violation de biens privés !

 

– Biens particuliers ? s’étonna Duc.

 

– Il s’agit de mon caveau familial ! s’exclama le vieux Small. J’exige que l’on efface tout de suite ce graffiti obscène !

 

– Je n’ai rien inventé, se justifia Duc. Tout simplement, j’ai noté l’état des choses.

 

– L’état des choses est que vous profanez impunément les tombes ! s’embrasa davantage M. Small. Par chance, nous avons transporté les reliques du Général dans sa patrie. Sinon, il se serait retourné dans sa tombe ici !

 

– Le général ? demanda Ampère.

 

– Mon ancêtre, dit brièvement monsieur Petit, les yeux brillants d’orgueil.

 

– Quel général ? »

 

En guise de réponse, le vieux enfonça ses deux bras sous son pardessus pour en extirper une cassette, celle qui crachait jusqu’alors la musique rock. Il prit Prosper et ses amis de court. Soudain, il la lança dans le feu pour en sortir aussitôt une autre de sa poche.

 

Il la glissa sous son pardessus à la place de la cassette rock. Elle se mit à émettre le bruit funeste des tambours militaires, annonçant l’ordre de l’attaque à des soldats. À peine retenti ce tambourinage, Small bondit de sa chaise comme s’il avait eu le feu au derrière et prit la pose menaçante d’un guerrier fictif, un fusil fictif à l’épaule, dans un rang fictif de tirailleurs.

 

« Treize septembre, dix heures du matin ! s’écria-t-il et braqua une baïonnette fictive sur le ventre d’Ampère.

 

– Attention, pépé ! l’avertit le frère d’Alpha. On n’est jamais assez prudent avec les armes à feu !

 

– Le treize septembre à dix heures du matin, de quelle année ? se mêla Duc.

 

– L’année de toutes les tentations ! répondit le tirailleur spectral, en se tordant d’un rire subit.

 

– Il s’agit de l’an 1759, lâcha Prosper avec la grimace d’un profond mépris au visage. Nous allons écouter pour la énième fois l’histoire des Britanniques et de leur coup de pied aux fesses des Français sur les Plaines d’Abraham. »

 

Mister Small fit semblant de ne pas entendre ces paroles malencontreuses. Il s’enflammait de plus en plus en mettant fictivement en joue l’infortuné Ampère.

 

« Même le vent s’était rangé du côté des Anglais ! clama-t-il. Le vent dissipa les nuages de pluie et le soleil éblouit nos ennemis par ses éclats sur nos sabres. Le jeune et courageux général Wolfe était vêtu de son nouvel uniforme rouge, couleur du sang qui le recouvrait déjà. La première balle lui avait transpercé la main droite, la deuxième l’aine et la troisième son sein, à deux pouces du cœur.

 

– Dieu merci », murmura Prosper.

 

Le cœur sur ses lèvres, le chroniqueur de la guerre franco-britannique poursuivit comme s’il n’avait rien entendu. Des larmes de joie lui coulaient des yeux.

 

« Craignant de perdre connaissance, Wolfe ordonna à son fidèle capitaine Small : “Soutenez-moi, je ne veux pas que mes braves soldats me voient tomber.” Le capitaine Small voulut aller chercher un chirurgien. Le jeune général l’en dissuada : “C’est inutile, dit-il, c’en est fini de moi.” À cet instant quelqu’un s’écria à tue-tête : “Ils fuient ! Ils fuient ! – Qui fuit ? demanda Wolfe. – Les ennemis français ! Ils cèdent de tous côtés !” Conservant son sang-froid, Wolfe ordonna : “Dites au colonel Burton de s’emparer de tous les ponts de la rivière Saint-Charles pour couper la retraite aux fuyards.” Une fois prononcé ce dernier ordre, il se tourna sur le côté en murmurant : “Dieu soit loué. Je meurs en paix.” Et il rendit l’âme dans les bras du capitaine Small. »

 

Bien avant la fin de cette description du trépas du Général, les auditeurs étonnés avaient pu apercevoir Prosper remuant sur son siège comme s’il était assis sur de la braise. Aux paroles « les Français fuient », il fit un soubresaut, puis, aux mots « Dieu soit loué, je meurs en paix », dans un brusque accès de courroux, il brisa en mille morceaux une belle coupe de tante-Agathe.

 

« Nom de nom d’un Britannique criblé de balles ! s’écria-t-il. La liste des Anglais dans les bras desquels avait expiré Wolfe n’est-elle pas suffisamment longue ? ! J’en ai dénombré une bonne douzaine dans les chroniques ! Est-ce indispensable de leur ajouter encore le capitaine Small, vraisemblablement votre ancêtre, monsieur Small ? »

 

Archibald Small le toisa.

 

« Je n’ai jamais prétendu une chose pareille, dit-il.

 

– Si, vous l’avez bien affirmé. Vous venez de chanter : “Et il rendit l’âme dans les bras du capitaine Small.”

 

– Le capitaine Small fut un géant ! dit monsieur Small têtu. C’est tout ce que j’ai voulu avancer. Je n’ai jamais eu la moindre idée de le désigner comme mon ancêtre.

 

– Alors, qui était votre ancêtre ? l’interrogea Prosper, riant nerveusement. J’espère que ce n’était pas le général Wolfe en chair et en os ?

 

– Exactement, avoua le vieux avec modestie. Je suis le descendant direct du général Wolfe. »

 

Ces paroles réduisirent Prosper au silence. Ses lèvres blêmes bougeaient sans proférer un mot. Il brandit une nouvelle coupe de tante-Agathe.

 

« Apportez un verre d’eau ! » s’exclama Inès.

 

Naturellement, personne ne bougea. Tout le monde craignait de rater la suite de l’histoire du Général.

 

Alors monsieur Petit continua son étrange récit :

 

« Les chroniques nous confirment que le Général mourut sans descendance, mais ce n’est pas conforme à la vérité. Il est vrai qu’il passa la soirée, la veille de la bataille, en compagnie du commandant du bateau Porcupine, John Jarvis, un ami de toujours. Il est vrai que, pressentant sa fin proche, il remit à Jarvis son testament ainsi qu’un médaillon à l’effigie de mademoiselle Catherine Lowther, sa fiancée dans leur douce patrie. Il est vrai que les deux vieux amis s’embrassèrent au moment de leurs adieux, avant que le général valétudinaire ne s’endorme à minuit. Seule cette dernière donnée est contestable et incomplète : le général Wolfe n’a pas plongé dans le sommeil à minuit, mais seulement à trois heures du matin.

 

– Je brûle d’envie d’apprendre ce qui s’est passé entre-temps ! demanda Alpha surexcitée. Je parie qu’il a eu une apparition, le présage de sa mort prochaine !

 

– Aucune apparition, chuchota Small d’un ton de conspirateur. Aucun présage de sa mort non plus, mais la visite de la brave Philomène, et la promesse d’une vie nouvelle.

 

– La brave Philomène ?

 

– La promesse d’une vie future ?

 

– Une femme dans la cabine d’un célibataire endurci ? »

 

En écoutant l’avalanche de ces questions, sans articuler un mot, Prosper ferma enfin sa bouche.

 

« Une fois John Jarvis parti, le fidèle capitaine Small fit entrer Philomène dans la cabine du Général, continua mister Petit d’une voix caverneuse.

 

– Un jupon sur ce bâtiment de guerre ! Absurde !

 

– Une courtisane française, poursuivit Small, embarquée en cachette sur le bateau, déguisée en matelot, elle devint le valet de chambre des officiers. Cette brave Philomène ressortit de la cabine de Wolfe à trois heures du matin. Le fruit de ce bref séjour chez le général fiévreux vit le jour neuf mois plus tard dans un monastère près de Saint-Casimir, le petit Wolfe posthume. Il fut inscrit dans le registre des naissances sous le nom d’Archibald Small, fils adoptif du fidèle capitaine. Ainsi, à la sueur de son front, le grand Wolfe offrit à la Couronne un nouveau sujet fidèle.

 

– Bougre ! » gémit Prosper entre ses dents.

 

Suivi du bruit sourd des tambours venant de son casque, le vieillard reprit son récit :

 

« La tradition orale de la famille Small transmit le secret de Philomène de génération en génération jusqu’à la naissance du dernier des Small, la mienne. En souvenir du premier Archibald Small et durant des siècles, tous les nouveau-nés de la famille, garçons et filles, furent baptisés Archibald et inhumés sous une pierre unique, tous mes cousins, oncles, nièces et tantes, ce qui simplifia aussi le paiement des impôts et des taxes d’héritage… »

 

Dans un silence où on entendait une mouche voler, le docteur Breton consterné, le doux Prosper qui ne ferait pas de mal à une mouche, fit un geste qui stupéfia tous ses amis. Il bondit de rage sur le petit vieux. Il l’attrapa par le col de son pardessus et lui arracha le casque des oreilles pour le jeter rudement dans le feu.

 

Le tambourinage cessa instantanément.

 

Accablé par sa propre brutalité, Prosper tourna le dos à tous les gens présents et s’éloigna vers une fenêtre au fond de la pièce. Quant à monsieur Petit, le sourire débonnaire aux lèvres, il continua à branler sa tête de gauche à droite comme si rien ne s’était passé.

 

Il sortit de son pardessus un lecteur de cassettes détraqué et le jeta dans la cheminée.

 

« Nous n’avons plus besoin de ça », fit-il.

 

Puis, à la stupeur de tous les gens muets, il balança dans le feu le contenu complet de ses poches. C’étaient les accessoires d’un fumeur passionné : une poignée de mégots de cigarettes et de cigares, une pipe, un porte-cigarettes, une blague à tabac, un coupe-cigares, un moule à cigarettes, une boulette de tabac à mâcher et une boîte de tabac à priser. La tabatière dans la main, la gorge serrée, il hésita un bref instant. Il l’ouvrit, il prisa un peu de poudre et il la lança elle aussi dans le foyer en l’accompagnant d’une cascade d’éternuements tonitruants.

 

« Nous n’avons plus besoin de toute cette fumée, dit-il. Car nous sommes nous-mêmes la fumée. »

 

Ses éternuements lui redonnèrent de l’entrain.

 

« Le feu, s’exclama-t-il, le feu purifie mieux que n’importe quelle sangsue française, mieux que n’importe quel purgatif parisien ! Celui qui vous dit cela est quelqu’un qui s’y connaît, le dernier des Archibald !… »

 

Faisant fi du petit vieux, Prosper et ses amis l’abandonnèrent près de la cheminée, se dirigeant vers une fenêtre sud, celle que Prosper avait clouée au début de la tempête. Le ciel entre chien et loup s’obscurcissait, mais la nuit n’apportait aucun signe d’apaisement. La neige tourbillonnait toujours, le vent grondait dans les cheminées et hurlait sur les tourelles d’Akka. Devant les vitres ensevelies sous la neige, ils écoutaient avec crainte ce bruit. Les yeux pointés vers le fleuve menaçant, ils aperçurent une nouvelle ruée des nuages charbonneux.

 

Seul Prosper faisait abstraction de la tempête. Il avait d’autres soucis : comment mettre à la porte le vieux fou dont l’ombre branlait infatigablement de la tête à côté de la cheminée. Chose étrange, le feu avait redoublé d’ardeur, bien que personne ne l’ait nourri depuis longtemps. La cheminée éparpillait des étincelles et des tisons enfumés.

 

« Cet incendiaire nous mettra le feu aux poudres, dit Prosper en grinçant des dents. Je le jetterai dehors.

 

– Avec ce sale temps ! s’opposa Ampère.

 

– Il va s’en aller comme il est venu ! clama Prosper suffisamment fort pour que le vieil intrus puisse l’entendre. Le dernier descendant du général Wolfe, une espèce de pyromane !

 

– N’es-tu pas trop dur avec le pépé ?

 

– L’enfant posthume du général Wolfe ! dit Prosper, les dents serrés. Le sang qu’ils ont fait couler en 1759 ne leur suffit point. Cette fable infernale avec les descendants de Wolfe doit leur servir pour tisser la toile d’araignée de leurs nouvelles revendications. Le général est mort, vive le général !

 

– Est-ce possible ? Même deux siècles et demi après la bataille, vous n’arrivez pas à oublier ! s’immisça Yégor. Nous, nous avons pardonné aux communistes.

 

– Ainsi pardonnent les peuples sans mémoire ! C’est pourquoi les communistes vous tondront de nouveau la laine sur le dos ! s’exclama le maître de maison irrité. Nous, nous avons pardonné, mais n’avons rien oublié ! »

 

En se dirigeant vers la cheminée, suivi de ses amis, Prosper tremblait, ne pouvant plus contenir sa colère. Il ouvrit sa bouche toute grande pour se mettre à hurler « dehors », mais le mot lui resta en travers de la gorge dès qu’il aperçut la vraie raison du crépitement du feu.

 

En ce moment pénible où Prosper tente de cracher son « dehors » tel une arête de poisson, notre devoir est de prévenir le lecteur que les événements à venir pourraient blesser sa sensibilité. C’est pourquoi nous suggérons aux âmes délicates de se hâter vers des pages plus sereines.

 

Pourquoi recourons-nous à un avertissement aussi sérieux ? Pourquoi le mot « dehors » était-il resté en travers de la gorge du docteur Breton ?

 

Le vieux petit monsieur était assis au lieu où Prosper et ses amis l’avaient laissé quand ils s’étaient précipités vers le lit de Sandrine. Il était affalé dans l’un des fauteuils à bascule et se servait de sa jambe gauche pour se balancer. Quant à sa jambe droite, elle reposait dans le foyer, brûlant comme arrosée d’essence.

 

Prosper et ses compagnons n’eurent même pas le temps de dire ouf lorsque monsieur Petit souriant détacha une pince à linge de sa cheville enflammée. Il retroussa son pantalon, afin de montrer aux spectateurs médusés une prothèse en bois qui remplaçait sa jambe jusqu’aux genoux. Simultanément, il dénoua un ruban en cuir et, à l’aide de son moignon, il poussa la prothèse au plus profond du feu.

 

« Oui-oui-oui, dit-il, en secouant sa tête dans le sens du non-non-non. Incontestablement, le feu est le meilleur de tous les purificateurs. »

 

Prosper fut le premier à reprendre son sang-froid, pour essayer de sauver la jambe incendiée. Il déversa dessus tout un broc d’eau sans succès. Les flammes redoublèrent de plus belle.

 

« Comment osez-vous ? tonna le maître des lieux. Sous mon propre toit !

 

– Mon œil ! dit monsieur Petit, l’air bienveillant. Assurément, le toit fait partie de votre propriété, mais la jambe m’appartient et je puis faire avec elle mes trente-six volontés.

 

– Si cette jambe est la vôtre, ce feu est à moi !

 

– Le coup d’œil que je porte sur votre feu ne l’use pas, expliqua le vieux. Au contraire, je le nourris de ma jambe.

 

– Dehors ! hurla Prosper.

 

– Vous n’allez tout de même pas chasser un vieil homme mutilé par cette tempête ! le désapprouva mister Small.

 

– Dehors ! Dehors ! vociféra Prosper. Partez comme vous êtes venu ! Sur votre vélo, ou, si vous le préférez, en enfourchant un balai !

 

– Doucement, cher, tenta de le calmer Ampère.

 

– Fichez le camp !

 

– Au point de vue juridique, plaida Duc, la jambe incriminée est réellement la possession exclusive de monsieur ci-présent et personne n’a le droit de lui interdire de la faire brûler, d’autant plus qu’elle ne lui cause aucune douleur.

 

– Elle ne me fait aucun mal, déclara monsieur Petit. Les seules choses qui me font mal sont les injustices et les contrevérités historiques.

 

– L’enfant posthume du général ! gronda Prosper, de nouveau enragé. Si vous tenez à l’auto-incinération, allez sur la place publique. N’importe quel centre commercial vous couvrirait d’or pour une animation pareille. Prenez vos cliques et vos claques, monsieur !

 

– Je pourrai brûler ma seconde jambe, le menaça monsieur Petit. Je pourrai mettre en feu un ou mes deux bras.

 

– Vous l’entendez ? ! s’écria Prosper. Avec un pyromane de cette trempe, nos pompiers tomberaient sur leurs bottes !

 

– Pourrions-nous connaître les motifs qui portent monsieur à s’incinérer ? demanda Ampère très poliment. En Extrême-Orient c’est la manière sûre d’attirer l’attention des foules sur une injustice.

 

– Je ne fais que ça, j’attire l’attention publique sur une grave injustice, expliqua monsieur Petit orgueilleux. Les biens britanniques doivent être remis entre les mains anglaises. Votre domaine est à vendre. J’en suis l’acheteur.

 

– Le domaine n’est pas à vendre ! trancha Prosper.

 

– Je suis prêt à payer n’importe quel prix ! clama monsieur Petit, les yeux pétillants. La maison, je la détruirais tout de suite, pour en construire une nouvelle sur ses fondements, la copie conforme d’un vrai palais victorien en vraie pierre de taille, à la place de ce pitoyable faux, construit de sapin et de carton-pâte avec ses tourelles à la noix de coco… »

 

« Ça alors ! se dit Akka, éprouvant une grande indignation. Le loup mourra en sa peau, hanté par sa haine ! »

 

Prosper ouvrit grand la bouche pour boucler le bec anglais, mais l’injure qu’il ruminait lui resta en travers de la gorge. La pendule brisée, celle qui le jour précédent avait écrasé le service de cristal, se remit soudain à fonctionner, en battant trois séries de coups distincts. La première était la plus longue et les deux suivantes notablement plus courtes.

 

« Dix-sept ! dénombra Willi. Cinq… Neuf !

 

– Qu’est-ce que ça pourrait signifier ? demanda Ampère à voix basse.

 

– Ça ne peut signifier qu’une seule chose, lui répondit Prosper, le visage assombri. L’an 1759, l’année de la bataille sur les Plaines d’Abraham ! »

 

Ce prodige fut suivi de nouveaux événements plus insolites les uns que les autres.

 

Le téléphone se mit à sonner du paquet où Inès l’avait emballé. La voix de coq de Mario qui suivit ne menaçait plus l’infidèle Maria-Stella, mais le vieil unijambiste :

 

« Sacré cabotin, Dieu m’est témoin, je t’enlèverai la peau des fesses ! »

 

Ce fut le signal pour qu’un très grand plafonnier, orné de vingt kilos de boules de verres, s’abatte lourdement au pied du fauteuil à bascule d’Archibald Small, alors que, simultanément, un vase sur la table voisine éclata en mille morceaux.

 

« Les simples âmes infantiles ! cria Archibald Small, en s’esclaffant. Quel gaspillage, quel vandalisme ! » ajouta-t-il entre deux éclats de rire.

 

Ce blâme moqueur à peine prononcé, son incandescente jambe artificielle explosa dans la cheminée, projetant dans sa direction une douzaine de chicots de bois en flammes. Curieusement, pas un seul ne le toucha, à l’instar des débris de verre un instant plus tôt.

 

Prosper, Yégor et Willi le Long se précipitèrent pour ramasser les charbons ardents, et les autres entreprirent tout pour se protéger des nouveaux projectiles lancés en direction de Small : des verres à pied, des cendriers et des bibelots de porcelaine.

 

En ce moment difficile, nous éprouvions un vif désir de nous retrouver à des milliers de kilomètres de cette pluie de verre, surtout au moment où les fusibles électriques au sommet de l’escalier menant à la mansarde commencèrent à sauter et toutes les lumières s’éteignirent instantanément.

 

« By Jove ! éclata de rire mister Petit. Quoique je n’aie pas froid aux yeux, je n’aimerais guère que la nuit me surprenne dans cette maison hantée ! »

 

Dès que ses yeux s’habituèrent un peu à l’obscurité, Prosper se saisit de la lampe à pétrole, mais la boîte d’allumettes restait introuvable. Il la découvrit enfin dans le boîtier des fusibles. Au moment où il remit l’interrupteur principal en place, toutes les lampes se rallumèrent.

 

Le fauteuil à bascule qui abritait jusqu’alors monsieur Petit continuait de tanguer d’avant en arrière.

 

Vide. Évacué. Nettoyé.

 

Au bord de la cheminée, à la place du dessin de Duc reposait un chèque de la Banque Royale des Colonies Perdues avec la signature du chevalier spectral Archibald Small. Sur le chèque était libellé la somme de cent soixante-quinze livres sterling et neuf shillings, à la manière des Britanniques d’avant l’adoption du système décimal.

 

Néanmoins, ce fait ne causa nulle gêne à Duc.

 

Il approcha le chèque de son nez et le renifla en connaisseur.

 

« J’aimerais connaître l’imbécile qui a dit que l’argent n’a pas d’odeur ! dit-il en grimaçant avec satisfaction.

 

– Le fric nous aide à mieux supporter la misère, ajouta Ampère, flairant le chèque, lui aussi. Ça sent une banque enterrée depuis des lustres.

 

– Qu’est-ce que tu veux dire ? sursauta Duc.

 

– La banque d’Archie n’existe plus depuis au moins cent ans.

 

– Nom d’un chèque en bois ! » tressauta Duc en même temps que devant la maison retentissait le timbre de la bicyclette.

 

Tout le monde s’élança vers le vestibule. Là les attendait la porte ouverte. Elle se balançait comme le fauteuil du petit vieux.

 

Il ne neigeait plus et le vent s’était apaisé.

 

Archibald Small, le messager de la mort hanté par la vie, avait disparu comme si les ténèbres l’avaient englouti. Le son de sa clochette s’éloignait rapidement en direction du cimetière Saint-Patrick et sous peu s’éteignit. Ils distinguèrent dans la neige ses traces fraîches : une ornière étroite qui devait provenir de la grande et de la petite roue du vélocipède, ainsi que les empreintes du pied gauche de l’homme. La chaussure spectrale s’était imprimée nettement dans trois ou quatre endroits à distance d’à peu près un mètre, pour disparaître avec la trace des roues au bout du perron dans une congère.

 

« Incroyable ! ronchonna Duc, l’auteur du dessin, le faussaire trompé. Le sacré fraudeur a décampé sur une seule jambe !

 

– Certains êtres se déplacent à leur guise, sans se servir de leurs jambes, des accessoires décoratifs, dit Alpha dans un sourire énigmatique. De même que la tête ne sert à certains autres que pour le port du chapeau.

 

– Ceci n’est pas très catholique, médita à haute voix son frère, protestant convaincu. Le bonhomme a dit qu’il craignait la nuit. Dans des conditions normales, les vampires fuient la lumière du jour.

 

– Les conditions changent et imposent souvent de nouvelles habitudes », soupira Alpha, errant de son regard mélancolique dans le désert neigeux.

 

À part la nostalgie, nous sentions dans sa voix l’ombre d’une envie. Paradoxalement, il arrivait parfois aux vivants d’envier ceux qui, virtuellement, ne le sont plus.

 

CHAPITRE HUITIÈME

LA FLAMME ET LA BOUGIE

 

La chute du plafonnier et l’explosion du vase de cristal aux côtés du fantôme Petit, nous aurions pu les expliquer comme une nouvelle intempérie électromagnétique ou, à la rigueur, une nouvelle farce douteuse des fiancés de tante-Agathe.

 

À la condition qu’ils existassent.

 

À son retour dans la grand-salle, Alpha interpréta les derniers événements d’une manière inattendue. Elle nous offrit une autre explication, en braquant sa pelle, pleine de débris de verre, vers la porte de la chambre d’hôte.

 

« Il suffit, dit-elle d’une voix solennelle et un peu tremblante, il suffit qu’un ennemi commun apparaisse, pour que toutes les querelles tombent à l’eau.

 

– Que radotes-tu encore ? demanda Ampère, de très mauvaise humeur après s’être fait une entaille dans le pouce avec un morceau de verre. Quel ennemi commun ?

 

– Idiot ! lui répondit aimablement sa sœur. Je parle de messieurs MacDonald et Brind’amour qui se sont arrachés le blanc des yeux jusqu’à l’heure où monsieur Petit les a mis en danger. Dès qu’il a brandi la menace de détruire la maison entière, les gentilshommes murés nous ont donné une leçon de patriotisme et de vraie fraternité canadienne.

 

– Je me fiche de ta politique sépulcrale comme de ma première culotte, lui répliqua son frère cadet, toujours de très mauvaise humeur. S’il y a une chose qui excite ma curiosité, c’est le secret du petit Archie, que le bouffon Small a remporté dans sa tombe. Rappelons-nous ses paroles énigmatiques : “ Je suis la fumée, c’est pourquoi j’ai décidé de ne plus fumer !”

 

– Le petit Archie était le mec des mecs, dit Duc, saisi d’un attendrissement subit. Le petit Archie aurait pu nous apprendre un tas de choses.

 

– Lesquelles ? » demanda Yégor, belliqueux.

 

En guise de réponse, Duc lui fit cadeau d’une nouvelle citation du Brave Robert, le croque-mort :

 

« Comme le brave Robert disait l’autre jour : “Tout ce que je souhaite pour mon propre enterrement, c’est de ne pas être enterré vivant.” Le petit Archie nous a appris que la mort n’est pas une chose trop sérieuse. On penserait plutôt à un agenouillement sur des grains de maïs dans un coin de la salle de classe cosmique. »

 

Cette métaphore ne plut guère à Prosper.

 

« Ceux qui se décident, en ma présence, à marcher sur des rasoirs entre la vie et la mort, grogna Prosper, je les prie de le faire avec prudence.

 

– Par exemple ? Par exemple ? le défia Duc.

 

– L’une des façons de comprendre la mort jusqu’à un certain point c’est de la traiter comme une maladie, commença Prosper dans un nouveau discours savant. D’une certaine manière, la mort est un état temporaire, comme une maladie provisoire. Grâce à cela, on pourrait conclure qu’il est possible de la guérir, comme une simple maladie. La médecine connaît déjà bon nombre de morts guéries avec d’incontestables succès. Si la mort n’est qu’une maladie, alors un homme mort peut être “un peu mort”ou “très mort” ou encore “mort d’une manière grave”.

 

– Je voudrais savoir, cher maître, quel est la durée d’une mort moyenne ? demanda Ampère, l’air innocent. Dans l’état actuel de la médecine, je suppose que cela ne durerait pas éternellement.

 

– Une question pertinente ! le loua Prosper, un sourire condescendant aux lèvres. Combien de temps faut-il que quelqu’un reste mort, pour que nous le considérions comme durablement mort ? La science ne dispose pas encore de réponse à cette question. De toute façon, nous ignorons toujours, combien de temps il faut que quelqu’un reste vivant pour le proclamer un être vivant. Si un mort, par hasard, retourne dans la vie, nous concluons, par une procédure sommaire, que le diagnostic précédant était inexact. D’après cette logique, si un nouveau-né, après avoir vécu un bref laps de temps, retourne dans le néant, faut-il conclure que notre diagnostic de la vie était erroné et que ce bébé n’a jamais vécu ? La seule différence entre la vie et la mort est que personne n’arrive à échapper à cette dernière, notre seule et unique certitude.

 

– J’espère jouir d’une mort légère et très courte, soupira Ampère mélancolique.

 

– Mon seul espoir se base sur le progrès de la médecine, enchaîna Duc. Comme le brave Robert disait l’autre jour : “Le nombre d’hommes qui gagnent leur vie grâce à la mort est toujours beaucoup plus important que le nombre de ceux qui lui succombent.” La médecine, parviendra-t-elle un beau jour à nous guérir de la vie ?… »

 

Après une courte trêve, le vent se relevait sur les Plaines d’Abraham, portant, à la place de la poudreuse, de la neige lourde, mêlée à de grosses gouttes de pluie congelée. Willi le Long s’était décidé une fois de plus à faire l’impossible pour mettre en marche sa voiture, mais sa tentative échoua avant même qu’il n’entre dans son automobile.

 

La Ford de Willi reposait sous des congères atteignant une hauteur de trois mètres.

 

Puisque Willi avait raté son coup, Petit Loup entreprit à son tour un essai désespéré, faire venir un bulldozer et pour cela se frayer un chemin en marchant à pied jusqu’à la première cabine téléphonique.

 

Pour l’équiper, Prosper l’avait armé d’une paire de vieilles raquettes. Il lui expliqua comment s’en servir en les attachant à ses bottes avec leurs cordons de cuir. Il le revêtit d’un gros caban de toile cirée muni d’un capuchon, destiné à lui protéger la tête et le visage de la pluie verglacée, puis il lui couvrit les yeux de grosses lunettes, avant de l’emmener jusqu’au bord du perron, en face des congères.

 

Petit Loup fit un premier pas sur la dangereuse croûte glacée qui se mit à craquer sous son poids. Le citadin maladroit se révélait un excellent marcheur sur les raquettes, il franchit quelques mètres sans difficulté. Malheureusement, au bout d’une vingtaine de pas, les cordons pourris se rompirent, la croûte glacée se brisa et l’infortuné se retrouva dans la neige jusqu’aux épaules.

 

Ils rentrèrent dans le manoir complètement découragés. Pour fuir ce sentiment d’impuissance, ils reprirent leur travail d’emballage, enroulant dans du papier kraft les vieilleries européennes de tante-Agathe. Dans le silence absolu, même le bruissement du papier raide comme les fleurs factices du cimetière les assourdissait.

 

Le silence ne se rompit qu’au moment où une tortue de porcelaine glissa de la main lourde de Yégor.

 

« La pauvre vieille dame oisive, marmonna-t-il. »

 

Inès haussa le ton :

 

« Que veux-tu dire ?

 

– Je pense à la vieille Europe, la passion de la défunte, sourit Yégor.

 

– Parles-tu sérieusement ? demanda Prosper, déboutonnant sa chemise.

 

– Je me demande, dit Yégor, est-ce qu’il a vraiment fallu vivre cent ans pour pouvoir accumuler tout ce bric-à-brac. »

 

Le menton de Prosper tremblota d’une colère retenue alors qu’il sortit de sa chemise un objet que tout le monde avait oublié, le sac militaire avec la croix rouge, découvert dans le lit breton. Il l’ouvrit et en retira un sachet portant le nom décoloré d’une levure pour pâtes. En l’agitant, il fit tomber deux morceaux de papier jauni, pliés en quatre et deux petits corps plats, enveloppés dans la soie noire.

 

Longs et transparents, les ongles de Prosper tremblaient lorsqu’il étala tous ces objets sur le bord de la cheminée. Il déploya deux tortillons, pour en sortir deux médailles de guerre de couleur or rouge. Ornées d’épées croisées, toutes les deux avaient la forme de la croix de Malte.

 

Il les posa l’une à côté de l’autre et aligna leurs tresses d’étoffe, la première avec des stries rouges verticales sur un fond vert, et la seconde, semblable, avec deux larges raies rouges sur les bords.

 

« Ici, mesdames et messieurs, dit Prosper d’une voix enrouée, nous avons l’explication des longs et fréquents séjours en Europe d’une demoiselle québécoise, aisée et oisive, de ma grand-tante, Agathe Beauchemin.

 

– Fichtre ! Quelle histoire ! » chuchota Duc, en roulant les yeux d’un air abasourdi.

 

Prosper poursuivit :

 

« La croix de guerre pour son courage dans la guerre de 1914-1918, et la même médaille pour ses mérites dans la guerre de 1939-1945. »

 

Il déplia deux feuilles de papier jaune. Elles se décomposèrent instantanément, chacune en quatre parties. Il les ramassa comme des cartes à jouer, puis il les étira en une sorte d’éventail avec le sourire d’un joueur, prêt à jeter devant les spectateurs le plus fort de ses atouts.

 

» “L’infirmière de guerre bénévole, de nationalité canadienne, mademoiselle Beauchemin, lut-il. En qualité de membre des forces franco-britanniques a participé aux batailles sanglantes de juillet à novembre 1916 dans la région de la Somme, en Picardie. Faisant preuve de son courage et de son dévouement, elle a mérité la Croix de guerre.” Les signatures : le général Foch et le général Haig.

 

– Großer Gott ! murmura Alpha, séchant une larme. Qui pouvait y songer !

 

– Petite Agathe ! » dit Ampère à mi-voix.

 

En étouffant un sanglot, Prosper parcourut de son regard ses amis muets, pour reprendre sa lecture.

 

« “Pour son héroïsme en mai 1940 à Sedan, ainsi que pour son retour au combat après sa blessure pendant la bataille de Bastogne, en 1944, mademoiselle Beauchemin, infirmière bénévole, membre des forces américaines, est décorée de la Croix de guerre et envoyée aux arrières en tant que convalescente.” Signé : le colonel Hofstadter. »

 

Dans un silence épais, Prosper referma son éventail de papiers jaunes et le remit avec les médailles dans le sachet de levure. Il posa ce dernier dans le sac militaire et glissa le sac sous sa chemise.

 

« Großer Gott ! Großer Gott ! » répéta Alpha.

 

Soudain ils se sentirent confondus comme si, malgré leur volonté, ils avaient commis un sacrilège. Devant leurs yeux réapparut la modeste stèle tombale, inclinée vers l’anse au Foulon, bravant tous les diables au-dessus du précipice.

 

L’inscription sur la stèle ne contenait pas l’année de la mort de son habitante, car pour la courageuse infirmière bénévole toute date était bonne pour mourir.

 

Agathe BEAUCHEMIN

1891 -

N’oublie pas que ta vie est fugitive.

 

La demoiselle du Beau Chemin ne leur avait jamais semblé moins morte qu’à ce moment. Ils étaient persuadés jusqu’à présent que le chemin de sa vie avait serpenté allègrement au travers de l’Europe durant des décennies, de Venise à Amsterdam, afin de finir son vagabondage dans ce cul-de-sac québécois.

 

Ils s’aperçurent que le vrai courage humain n’était pas inutile et que tante-Agathe n’avait pas choisi par hasard ce lieu au bord du gouffre pour y faire un dernier pied de nez à l’éternité. Le courage et l’humilité de la vieille Canadienne se présenta à leur esprit comme le patrimoine de tous les hommes et un peu le leur aussi.

 

Ayant deviné toutes ces pensées et ces sentiments communs, Duc se leva sur ses jambes labiles. Il ôta son chapeau et le mit sur la tête d’Ampère comme sur un porte-manteau. Il fit une profonde révérence devant le maître de maison, si profonde qu’il faillit tomber la tête la première dans le feu.

 

« Je voudrais, si tu n’as rien contre, porter un toast à l’honneur d’une certaine Dame et faire une déclaration publique.

 

– Vas-y », l’encouragea Prosper.

 

Duc souleva sa bouteille à la hauteur de sa tête, en plongeant son regard au fond du liquide, dans le whisky de couleur miel, la couleur des médailles de guerre. Le feu de la cheminée produisait dans le liquide des reflets et donnait l’illusion d’une image vivante. Il leur paru que dans la bouteille flottait un visage serein aux cheveux flamboyants, aux yeux pétillants et aux lèvres souriantes.

 

« Devant nous, mes sœurs et mes frères, dit Duc, se trouve un cas incontestable d’immortalité. Comme le brave Robert me disait l’autre jour : “La condition préalable pour te rendre immortel, c’est de mourir auparavant.” Au bout d’une longue vie héroïque, cette condition essentielle notre tante-Agathe l’a remplie honnêtement. C’est pourquoi, cette nuit en ces lieux et en absence de Sa Sainteté le pape, je prends la responsabilité, de la proclamer bienheureuse et cela jusqu’à la consommation des siècles ! »

 

La béatification de tante-Agathe, sans approbation du Saint-Siège fut saluée par une pluie de vieille monnaie de cuivre qui dégringola du plafond sur Duc, ses sœurs et ses frères.

 

Lorsque Yégor ramassa quelques pièces par terre et sur le bord du chapeau de Duc, il constata que la monnaie anglaise était mélangée avec des sous français quasiment à parts égales. Après le bombardement solidaire de monsieur Petit, ce fut un nouveau signe de la concorde dans les murs de la maison aux bords des Plaines d’Abraham.

 

Une heure plus tard, tout ce beau monde dormait déjà à poings fermés, à l’exception de l’homme sur le banc des quêteurs.

 

En s’asseyant sur le banc, il s’était procuré tout le nécessaire pour une longue veillée. Une fois allumé la lampe à pétrole, il la plaça sur une chaise de rotin. Il jeta par-dessus le dossier une écharpe pour protéger ses camarades de la lumière et éclairer pour lui-même un petit espace destiné à une entreprise insolite.

 

Nous le retrouvâmes essoufflé, courbé au-dessus du récepteur de Yégor qui avait été si joliment surnommé « la Grande Délivrance dans le Contexte de l’Insécurité ». Tout portait à croire que le transistor s’était remis en marche.

 

Le visage cendreux et furieux de Petit Loup nous permit de penser qu’il était à l’écoute des messagers d’un grand malheur. Hélas ! son casque étouffa pour nous les nouvelles que lui seul était en mesure d’entendre. Il semblait rechercher fiévreusement une station dont la voix apparaissait et disparaissait comme le ventre d’une luciole dans la nuit noire.

 

Nous allâmes visiter ses compagnons, endormis dans les alcôves et les chambres pour constater avec satisfaction que tout était rentré dans l’ordre.

 

Sandrine respirait en toute tranquillité.

 

En dormant comme une souche, Willi le Long serrait sous son bras la tête en plâtre de tante Agathe, à l’instar d’un enfant apeuré qui ne se sépare jamais de sa peluche.

 

Duc s’était endormi dans son fauteuil à bascule, après avoir sorti le dentier de sa bouche. Au lieu de le déposer dans l’eau, il l’avait plongé dans un verre de whisky.

 

En proie aux tourments de son sommeil, Ampère grinçait des dents et roulait des yeux comme s’il faisait des cauchemars.

 

Endormis bras dessus, bras dessous, Inès et Yégor partageaient le même rêve, ils flânaient dans un traîneau à chiens à travers la neige et la glace du Grand Nord.

 

Une main mystérieuse avait glissé dans les cheveux d’Alpha une rose blanche en papier, dans son chignon où cette fleur ne figurait point à l’heure où la sœur d’Ampère avait cédé au sommeil.

 

Une récompense peut-être ?

 

Enfin, dans la chambrette mansardée, Prosper dormait du sommeil d’un juste.

 

Nous retournâmes auprès du banc de Petit Loup. Le visage inondé de larmes, il fouillait son sac de voyage. Il sortit d’abord sa clarinette, tâta son bec et la laissa tomber à ses pieds. Le bec, déjà à moitié mordu, se cassa au sol, mais l’homme en pleurs, n’y prêta aucune attention. Ce qu’il cherchait dans son sac étaient un stylo et un bloc-notes.

 

Il écrivit de la main gauche. Son écriture était à peine lisible. Il gribouillait, comme saisi de fièvre, soulignant certains mots et en rayant d’autres. Tout ce que nous réussîmes à découvrir fut qu’il écrivait en français et que sa lettre commençait par le mot Maminka. Son écriture exprimait une inquiétude profonde. Les premières lignes étaient inclinées à droite, puis les caractères se dressaient et se penchaient sur la gauche. Au moment où nous parvenions à déchiffrer les premières phrases, la lettre était déjà achevée et il avait griffonné ses initiales M.-L. au-dessous du texte.

 

Nous rapportons textuellement ces premières phrases :

 

« Maminka, maman, ma petite mère chérie,

 

« Je vous supplie de me pardonner.

 

« Bien après vos guerres fratricides………… Cette nuit, j’abjure votre langue de Caïn et d’Abel………… Vos païens sanguinaires ne se sont pas contentés de dépecer leur pays et de s’entre-tuer, mais, de plus, ils ont démembré leur langue commune…………

 

« C’est pourquoi je vous écris dans la langue de papa.

 

« Plus qu’une patrie, la langue que nous habitons c’est l’air que nous respirons… Privé de cet air, j’étouffe… »

 

Hélas, avant que nous n’arrivâmes à la fin de la lettre, l’homme arracha la feuille de papier de son bloc et la déchira en deux morceaux. Il les plaça l’un sur l’autre et continua à les déchiqueter jusqu’à ce qu’il les transformât en petits fragments, pas plus grands qu’un pouce. Il hésita un bref instant comme s’il se demandait que faire avec eux, puis il les glissa dans la poche de sa chemise. Un seul morceau lui échappa, voltigea et tomba sous le banc.

 

Là-dessus, nous lûmes :

 

« Maminka, maman… »

 

Quelle était cette langue démembrée ? nous demandions-nous. Que se cachait-il au-dessous de la membrane impénétrable de son cerveau ?

 

Nous ne parvenions pas à répondre à ces questions, vu que le quêteur de sa patrie reprit son bloc-notes. Avant de jeter le premier mot sur le papier, il pencha sa tête en arrière et une fois de plus il sanglota, puis se mordit la lèvre supérieure et lécha son sang.

 

Qu’est-ce que pouvait lui faire si mal ? Quelles voix du futur pouvait-il entendre depuis le satanique transistor de Yégor, cette poubelle de la Grande Délivrance ? Quelle infortune l’avenir apportait-il encore à ce pauvre monde de Caïn et d’Abel ?…

 

Un bruit soudain le fit sursauter, un son bien connu de nous tous. Dans la cour du manoir avait retenti un cliquetis, le bruit que seul un homme sourd n’aurait pu reconnaître, le timbre d’une bicyclette.

 

Petit Loup tendit l’oreille. Le bruit se répéta à une distance moindre. Le spectral cycliste se trouvait déjà devant l’entrée principale. Notre ami se leva et s’approcha de la porte sur la pointe des pieds pour y coller son oreille.

 

Apparemment, en le taquinant, la clochette l’incitait à ouvrir la porte. La main sur la serrure, ne sachant sur quel pied danser, il se tourna vers le rez-de-chaussée obscur d’où l’épiait le grand œil orange de la braise dans la cheminée. À part son crépitement, aucun bruit ne parvenait de là-bas : tout le monde dormait comme un ange.

 

Alors Petit Loup ouvrit la porte.

 

Il n’y avait pas un chat sur le perron du manoir ni dans le jardin à la portée de son regard. Le vent s’était apaisé, mais les bas nuages sombres chevauchaient toujours au-dessus de la Côte Gilmour. De temps en temps, ils se déchiraient pour laisser apparaître entre leurs crevasses le visage de la lune, couvert de hideuses cicatrices.

 

Ces éclairs froids étaient suffisants pour illuminer au-dessous des touffes de brouillard toute la partie sud et sud-ouest du domaine jusqu’au labyrinthe de buis et les congères de la rue.

 

Personne ! Il n’y avait personne !

 

Petit Loup haussa les épaules, persuadé qu’il s’était trompé. Il franchit avec prudence la fine croûte de glace qui le séparait du bord du perron et s’appuya d’un bras sur une balustrade. Il semblait que la pluie glacée s’arrêtait, mais il s’agissait d’un faux-semblant. Les grosses gouttes furent remplacées par du crachin qui gelait au moindre contact avec la peau.

 

Il était déjà prêt à retourner sur son banc quand la clochette de bicyclette se fit entendre de nouveau derrière la maison. Un nouvel éclat de lune lui éclaira une sorte de passage, à l’abri des vents entre les gros amas de neige. Ce sentier s’allongeait jusqu’au coin du manoir d’où retentit encore le timbre provocateur de monsieur Petit, cette fois un peu plus silencieux, comme s’il s’éloignait.

 

Lorsque Petit Loup se déplaça le long de la barre d’appui, traînant ses pieds sur la glace, Akka comprit qu’il ne résisterait pas à cet appel. Akka voulut lui crier gare et l’arrêter à tout prix, mais elle n’eut aucun moyen de le faire.

 

« Pauvre diable, hanté par sa curiosité ! » se dit-elle.

 

En même temps, et non sans amertume, nous nous souvînmes de nos propres réflexions sur la force qui avait uni Prosper et ses amis, cet irrésistible attrait de la mort. Afin de la maîtriser, chacun d’eux s’efforçait d’apprivoiser ce monstre, Sandrine en qualité de guerrière, Alpha comme adulatrice, Duc et Ampère tels des bouffons de cour, prêts à toute sorte de dérision, Inès, Yégor, Prosper, Willi le Long, chacun à sa manière, et pour finir, Petit Loup, disposé même à faire un troc, pour satisfaire sa curiosité insatiable, se proposant de payer le prix le plus fort qu’un être vivant puisse offrir à la Faucheuse, pour être enfin en état de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule des morts.

 

Akka faillit s’écrier :

 

« Arrête-toi, malheureux ! Pas un pas de plus ! »

 

Naturellement, l’insensé ne put l’entendre, et dans le cas contraire, il aurait sans doute poursuivi sa course jusqu’à l’abîme de son destin. Avant qu’il ne disparaisse dans les ténèbres, nous remarquâmes que la petite glande sur son cou, héritée de sa mère, avait renflée de nouveau sans aucune raison explicable, en sécrétant une goutte blanc rosâtre.

 

Un signe ? L’appel de sa Maminka pour le voyage ?

 

Le reste de la nuit, jusqu’au point du jour, nous le passâmes à contempler la braise au-dessus de laquelle vaguait une flammèche, apparemment sans aucun but. Elle ressemblait à une pâle fleur transparente, munie d’un pistil jaunâtre et allongé. Elle fanait sur un tison carbonisé, pour refleurir un instant plus tard sur la bûche voisine.

 

Dans le fond, elle rappelait à la fois une fleur et un papillon qui transporte le pollen. Son acharnement évoqua dans notre esprit certaines paroles chuchotées sous ce toit tout récemment, les vers auxquels, peut-être, nous n’avions pas attribué suffisamment d’importance :

 

Je me mourus déjà par centaines de fois,

ne perdant pas ma vie, telle la flamme d’une bougie.

De ce combat éternel, je sortis sain et sauf, moi,

car la flamme ne périt jamais, mais seule la bougie.

 

Nous nous demandâmes si cette flammèche représenterait une consolation quelconque pour des hommes de la trempe de Petit Loup, qui n’en finissent pas de se casser la tête à propos de ces questions éternelles : Que sommes-nous ? Ou allons-nous ? À quoi sert notre bref passage sur terre ?…

 

En respirant la fumée acide qui s’exhalait de la cheminée, l’immortalité nous apparut comme un cadeau passablement empoisonné. Assis devant cette immortelle fleur de feu, nous nous souvînmes aussi que de ce même feu, dérobé jadis dans le ciel par Prométhée pour l’offrir à l’humanité, l’Inquisition brûla des milliers d’innocents.

 

Car la flamme ne périt jamais, mais seule la bougie !

 

La pluie cessa au premier signe de l’aube, mais le petit vent polaire ne faiblit pas. De la direction de la Haute Ville s’approchait le bruit des grillons mécaniques, des machines puissantes qui se frayaient un chemin au travers des congères couvertes d’une solide croûte de glace.

 

Une demi-heure plus tard, ces insectes géants métalliques pénétrèrent dans le cul-de-sac de la Côte Gilmour avec leurs tenailles et leurs araires pour ronger et mâcher les amas de neige. Ces machines nocturnes ne sortaient que rarement devant les hommes comme des ogresses du bois et pour cela provoquaient une crainte irrationnelle. Leur vacarme en face du manoir chassa les compagnons de Prosper de leurs couches, sauf le maître des lieux qui ne bougea pas, guignant la langue d’Einstein couverte de chiures.

 

Le banc des quêteurs dans le vestibule demeurait inoccupé comme si Petit Loup n’y avait pas passé la nuit.

 

Ce matin leur promettait bien davantage de surprises.

 

Ils n’avaient même pas fini leur petit déjeuner lorsque les «Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde » firent irruption, quatre garçons aussi hauts que larges, habillés de combinaisons vertes. Ils se présentèrent comme l’avant-garde d’un grand véhicule-container, qui était déjà parti de Montréal avec la tâche de les rejoindre devant la maison en fin de matinée.

 

« Le patron ne vous attendait que vendredi, bougonna Willi, de mauvaise humeur, en essayant de leur barrer le chemin de l’entrée principale.

 

– C’est exact, lui répliqua le chef de l’équipe silencieuse en le repoussant afin de déposer dans le vestibule le matériel pour l’emballage. Nous sommes vendredi, déclara-t-il.

 

– Pourriez-vous me prouver cette thèse audacieuse, jeune homme ? » demanda Willi d’une voix chevrotante.

 

Sans tarder et sans dire un mot, le jeune homme à l’habit vert lui montra la preuve éloquente, l’en-tête du quotidien local Le Soleil avec l’inscription bien visible : Vendredi.

 

Une fois la thèse audacieuse démontrée, Willi perdit la parole, lui qui se moquait si souvent de l’adage de Teufik al Halli : « Toi aussi, tu connaîtras ton vendredi noir ! »

 

Il était arrivé ce jour maudit. L’immonde Al Halli avait sans doute déjà signé le contrat avec ces fils de putain de la « Saudia Oil » et, pour comble de malheur, des milliers de tonnes de son sorbet à Barcelone devaient être transformés en potage sucré. Son seul espoir était de retourner sans délai à New York, ne serait-ce que pour sauver les meubles.

 

« Au diable ! Une sacrée pelle existe-t-elle dans cette maison ? s’écria-t-il.

 

– Une pelle ? s’étonna Ampère. Tu ne vas pas tout de même aller déneiger la ville de New York ? »

 

Ce fut Prosper qui remit solennellement une pelle dans les mains de Willi, après être descendu de la mansarde en titubant. N’arrivant même pas à le remercier, Willi se précipita sur le lieu où il croyait avoir garé sa voiture. Ayant défoncé à grand-peine la croûte de glace, creusant la congère en long, en large et en travers, il s’aperçut qu’il avait choisi un mauvais endroit pour ses travaux. L’automobile se cachait au-dessous d’une des congères voisines.

 

La question à résoudre était : laquelle ?

 

Duc et Ampère n’hésitèrent pas une seconde pour mettre à profit le rude travail de Willi. Ils fondèrent en toute hâte un Pari mutuel urbain, un PMU, bien entendu sans permission des autorités canadiennes locales. Ils réclamèrent de tous les spectateurs et supporters la modeste somme de dix dollars, en promettant à l’heureux gagnant cinquante dollars, à condition qu’il décèle la congère où se cachait la Ford fugitive.

 

Durant ces événements, les déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde se mirent au travail sans demander l’autorisation à qui que se soit. Les quatre garçons trapus se ruèrent sur les meubles à emballer avec une telle ardeur que les amis de Prosper se consolèrent rapidement du théâtre de Willi et se consacrèrent à l’observation enthousiaste de cette activité qu’ils ignoraient jusqu’alors.

 

Armés de courts couteaux pliants, les jeunes gens exécutaient leur besogne sans mot dire. Ce travail les contraignait à habiller le plus vite possible avec l’emballage de leur compagnie tout ce qui ce trouvait sur leur chemin. Ils se servaient de papier kraft blanc, paré des joyeux insignes des « Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde », le dessin d’un petit bonhomme heureux, d’un voyageur chargé de valises, qui saluait avec son chapeau les horizons nouveaux. Le même motif était imprimé sur la poitrine des quatre ouvriers, sur le dos de leur combinaison, sur leurs bandes collantes et leurs boîtes en carton. Le chef de l’équipe arborait une marque identique, tatouée sur ses deux biceps.

 

Prosper et ses amis contemplaient les quatre déménageurs comme ensorcelés.

 

Le terme emballage était loin d’être le mot juste, ni un mot assez puissant pour décrire ce qui se déroulait sous les yeux de nos spectateurs abasourdis. Les quatre magiciens, armés de leurs couteaux courbés, s’attaquaient aux meubles et aux objets décoratifs à la manière des bouchers, capables en trois coups de coutelas d’écorcher un animal entier.

 

La seule différence entre les égorgeurs et les déménageurs se trouvait dans le fait que ces derniers habillaient de la mort tout ce qu’ils touchaient, en respectant chaque contour des corps. Sous leurs mains habiles, les tables, les chaises, les vitrines et autres commodes se transformaient à une vitesse vertigineuse en ombres blanches, en cadavres, vidés de leur sang.

 

Duc était le plus ému de tous les spectateurs. Il avait reconnu dans les déménageurs des âmes sœurs et dans leur travail – la réalisation de ses idéaux d’artiste peintre.

 

Dans son interprétation de la Dernière Cène il ne lui était jamais venu à l’idée d’effacer Jésus-Christ. Il l’avait plutôt fait sortir en liberté, en le transformant en ombre pour qu’il habite un monde plus équitable, de la même façon que ces jeunes gens libéraient des objets qui avaient passé des décennies terre à terre comme esclaves de la réalité.

 

« Mille noms d’une pipe ! » chuchota-t-il, fasciné.

 

En tenant les quatre ouvriers pour des artistes dans un théâtre d’ombres, Duc se trompait un peu. En dehors de leur amour pour leur travail, payé à l’heure, les jeunes gens étaient aussi animés par la haine des pauvres envers les riches, cette vindicative impulsion destructrice à laquelle ils pouvaient donner libre cours dans leur ouvrage, en transformant des objets précieux en spectres égaux.

 

Une fois emballé, un bibelot ou un meuble devenait méconnaissable. Enveloppé dans du papier, un siège en acajou doré ne se différenciait plus d’un simple tabouret de cuisine en bois de pin, de même qu’une caisse de whisky, emballée par mégarde, ne se distinguait plus d’une boîte de vieilles chaussures de tante-Agathe.

 

« Qui vous a permis d’emballer le whisky, les gars ? s’écria Duc, en protégeant de son corps le précieux carton qu’un des ouvriers commençait à vêtir de la mort blanche. Soyons vigilants, gronda Duc s’asseyant sur la caisse, ces croque-morts sont capables d’emballer même l’un de nous. Comme le brave Robert me disait autrefois : “La mort est myope comme une taupe. Elle nous confond facilement, car, devant elle, nous sommes tous jumeaux”. »

 

Au même moment, le chef de l’équipe des déménageurs sortit du couloir de service avec une cage à oiseau. Au fond du grillage, ils en remarquèrent une petite chose, ressemblant à un peloton de laine orange et marron.

 

« Que dois-je faire de ça ? lâcha-t-il à Prosper.

 

– Ma cage, marmonna Prosper, clignant ses yeux dépourvus de lunettes. Imaginez-vous, mon canari avait crevé le jour de mon départ pour l’Europe.

 

– Faut-il qu’on l’emballe ? demanda le chef de l’équipe.

 

– Certainement, répondit Prosper, distrait.

 

– Et l’oiseau ? Que fait-on de l’oiseau ?

 

– Quel oiseau ?

 

– Il y a ici un oiseau vivant, expliqua le jeune homme, s’avançant vers Prosper avec la cage.

 

– Un oiseau vivant ? » fit Prosper, stupéfait.

 

En réalité, un passereau à la poitrine orange était blotti au fond de la cage. Il cachait son bec au-dessous de son aile brune et guignait Prosper et ses amis d’un œil perspicace et perçant.

 

« Un rouge-gorge ! s’émerveilla Inès, connaisseuse et admiratrice des oiseaux chanteurs. Regardez, il ne se distingue de ses cousins européens que par cette huppe !

 

– Je voudrais savoir comment il s’est faufilé dans cette cage ? marmonna Prosper, en retournant ses poches à la recherche de ses lunettes. Hier encore, j’ai vu la cage vide. Un rouge-gorge au mois de novembre ! Où avez-vous trouvé cette cage ? demanda-t-il au chef des déménageurs.

 

– Là où vous l’avez vue, dans le placard.

 

– Ce n’est pas drôle, bégaya Prosper.

 

– Un miracle ! sourit béat le chef de l’équipe.

 

– Plutôt, une mauvaise blague, grogna Prosper.

 

– Blague ou non, le pauvre allait mourir sans flotte ! » s’exclama Inès à son retour de la salle de bains où elle avait versé de l’eau dans une soucoupe.

 

Ils déposèrent la cage sur la table de la salle à manger qui était déjà enveloppée dans son linceul blanc, parsemé de nombreux petits bonhommes verts. Inès ouvrit le guichet sur le flanc de la cage et avec son index elle poussa très prudemment la soucoupe à l’intérieur.

 

L’oiseau observait sa bienfaitrice sans crainte. Il sortit le bec de dessous de son aile, remua sa huppe et étira son cou, où, sur le côté droit, nos amis remarquèrent un signe particulier, une moucheture sur le duvet.

 

Dès qu’Inès eut retiré son doigt, l’oiseau sauta sur le bord de la soucoupe et plongea le bec dans l’eau.

 

« J’avais bien dit qu’il avait soif ! jubila Inès.

 

– Lui ou elle ? demanda Ampère en gloussant.

 

– Un mâle ! trancha Inès.

 

– Comment peux-tu savoir ?

 

– Je l’ai appris au lycée, sourit Inès en collant son visage contre la cage. Dis, mon petit, ai-je raison ? »

 

En réponse, l’oiseau lâcha quelques trilles cristallins et éclatants, comme s’il imitait une clarinette.

 

« Voilà un émule de Petit Loup ! » clama Inès sa joie.

 

Son mot pour rire et sa louange semblèrent encourager davantage le petit musicien. Il descendit dans la soucoupe, plongea ses ailes dans l’eau et secoua son corps avec un nouveau chant, tout en éparpillant des gouttelettes luisantes sur le visage des spectateurs. Pour embellir encore cet instant, un rayon de soleil, perça les nuages bas au-dessus du fleuve et éclaira soudain la salle. Le rouge-gorge le salua d’une nouvelle cascade de gazouillis cristallins.

 

« Petit Loup va en crever de jalousie ! rit Inès. J’aimerais savoir où il se cache depuis ce matin ? »

 

Ces paroles à peine prononcées, ils se tournèrent vers le vestibule et la porte de l’entrée ouverte d’où venait de surgir l’Indienne géante. En laissant son visage dans l’ombre, le rayon de soleil lui éclairait seulement les mains jointes sur sa poitrine comme pour une prière. Ses yeux, deux pierres précieuses noires, les dévisagèrent et s’arrêtèrent enfin sur Prosper comme pour lui communiquer un message muet.

 

Hypnotisé, Prosper fit un pas de plomb devant ses amis et s’avança vers le vestibule. Ils le suivirent vers la sortie, abandonnant le petit rouge-gorge. Ils ne virent pas qu’il avait sauté sur la porte ouverte de la cage pour les accompagner de son œil de verre.

 

En talonnant Soma et Prosper, ils croisèrent Willi, ruisselant de sueur devant une nouvelle congère. Aussitôt qu’il eut aperçu le cortège silencieux, il jeta sa pelle et s’empressa de rejoindre ses amis qui avaient déjà disparu derrière le coin du manoir. Il les atteignit à l’entrée du labyrinthe de buis et s’y engagea à leur suite.

 

Au beau milieu du labyrinthe les attendait la réponse à la question qu’Inès avait posée quelques minutes auparavant :

 

« Où Petit Loup s’était-il caché de toute la matinée ? »

 

La réponse gisait au pied d’un cadran solaire.

 

Petit Loup se tenait agenouillé, le front appuyé contre le bord d’un gnomon de marbre. Un maigre filet d’eau, dégouttant toute la nuit le long de la plaque en biais, avait soudé son front à la pierre de manière à former une seule masse compacte.

 

La glace était tellement durcie que les pompiers durent la briser avec leurs pioches pour séparer la tête du marbre. L’eau et le vent du nord avaient vêtu Petit Loup entièrement de glace transparente, recouvrant ses cheveux et la mèche argenté lui tombant sur le front, ses yeux grands ouverts, sa bouche, son cou et sa poitrine dénudée. L’élément le plus terrifiant de ce tableau était ses yeux, écarquillés au-dessous de son linceul de glace, et ses lèvres pâles, un peu retroussées, découvrant ses dents serrées.

 

Mais le comble de cette horreur fut la posture de son corps agenouillé, n’ayant rien en commun avec un homme mort, la pose qui allait les effrayer encore plus quand il serait transporté sur le banc des quêteurs, toujours dans la même posture grotesque, celle d’un cafard renversé sur le dos.

 

« Humiliant, chuchota Akka, en observant le petit cortège funèbre et le cadavre recroquevillé, passant devant le vieil Ygg. À la différence des hommes, les arbres naissent et meurent debout », se dit la maison.

 

Pendant que les policiers fouillaient le bagage du mort sur la table de la salle à manger et examinaient le bec cassé de sa clarinette, la glace qui couvrait le cadavre dans le vestibule commença à fondre.

 

Par la suite, Duc remarqua un papier sorti par un bout d’une poche de la chemise de Petit Loup.

 

Il le retira à la dérobée.

 

Il s’agissait d’au moins deux douzaines de petits morceaux de papier déchiré, couverts d’une écriture serrée. Tout portait à croire qu’ils faisaient partie d’une lettre ou des dernières volontés de l’homme gelé, destinées à ses proches. En gagnant de vitesse l’arrivée de la voiture de la morgue, Duc glissa la poignée de papiers dans sa propre poche.

 

Les « Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde » n’interrompirent leur travail que durant un bref instant lorsque le cadavre fut transporté dans la maison. Ils jetèrent un œil indifférent en direction du mort que Duc avait recouvert d’un drap blanc, comme s’il s’agissait d’un objet emballé parmi les autres, puis ils se retirèrent dans un coin pour leur casse-croûte. Du fond d’une alcôve, ils contemplaient d’un œil dédaigneux les genoux pointus sous le drap blanc.

 

Ils sortirent de leurs sacs des grands cornets bourrés de frites, des branches de céleri, des boîtes de Coca-Cola et des gobelets en carton remplis de Tomato Ketchup américain. Ils trempèrent les pommes de terre et le céleri dans la sauce tomate, les sucèrent et les mâchonnèrent bruyamment, en les arrosant de longues gorgées de boisson sucrée.

 

Dès qu’ils eurent assouvi leur faim, ils reprirent leur travail avec empressement. Pendant qu’ils enveloppaient le coffre de tante-Agathe dans du papier portant l’insigne du petit bonhomme vert, à l’intérieur du meuble retentirent des cliquetis et des frappements.

 

Les ouvriers passèrent outre à ces bruits, observant plutôt avec surprise le comportement d’une des trois femmes présentes, une rondelette au visage rayonnant de bonheur et de reconnaissance qui s’était jetée à genoux pour coller son oreille contre le couvercle du coffre.

 

« Merci, messieurs, merci mille fois ! murmura-t-elle, les larmes aux yeux. Merci, un grand merci ! » scanda-t-elle.

 

Nous ne doutons pas que dans cette jeune femme le lecteur reconnaîtrait sans difficulté mademoiselle Alpha Kreitmann. Cela sera également une belle occasion pour qu’on se pose la question délicate : les déménageurs n’avaient ils pas décidé pour messieurs Brind’amour et MacDonald un destin différent de celui qui était attribué à la demeure Akka ?

 

Nous connaissons de nombreux cas de transport de spectres du Vieux au Nouveau Continent, mais aucun dans le sens contraire. Bien entendu, à la condition que les fantômes existent !

 

Entre temps, dans le vestibule du manoir, le propriétaire du salon funèbre « Tremblay, Fils & Petit-fils » feuilletait devant Sandrine, Prosper et Duc le catalogue somptueux de ses produits, en commençant par les cercueils en sapin à louer, destinés aux pauvres, pour finir avec les sarcophages luxueux en marbre.

 

« Notre ami se réjouirait d’être conduit à l’incinération dans une bière louée à vingt dollars », l’interrompit Sandrine.

 

Duc ajouta sèchement :

 

« Comme mon brave Robert disait l’autre jour : “La terre pèse plus lourd pour les riches – ils portent souvent sur leur tombeau plusieurs tonnes de marbre.” »

 

Quelques minutes plus tard, l’infirmier en chef essaya de les solliciter pour signer un accord, autorisant la remise de la dépouille à la faculté de médecine afin qu’elle serve à des transplantations d’organes.

 

« Un homme congelé aux organes intacts est une vraie rareté, expliqua-t-il. Un tel cadavre vaut son pesant d’or.

 

– Trop tard, rétorqua Prosper du tac au tac. Nous allons le dépecer nous-mêmes. Moi, je prendrai les yeux et les oreilles pour mieux voire et mieux entendre.

 

– Moi, les poumons pour mieux respirer, dit Duc.

 

– Moi, son cœur pour mieux aimer », enchaîna Sandrine.

 

L’infirmier en chef s’empressa de leur tourner le dos, persuadé que le chagrin leur avait fait perdre la raison.

 

Chose étrange, même en présence du cadavre, ils ne pouvaient pas croire que Petit Loup était mort pour de bon, ils ne voulaient pas l’avouer les uns aux autres. Tout ce qui se passait depuis l’aurore leur semblait appartenir à un cauchemar, à une cruelle plaisanterie.

 

En parlant de la mort la nuit précédente, n’avaient ils pas préféré l’appeler la maladie, propre à être guérie parfois comme n’importe quelle autre trouble de santé ? Pour eux tous, Petit Loup était « un tout petit peu mort » ou, dans le pire des cas, « gravement mort », mais aucunement mort pour toujours. C’est pourquoi ils poussèrent un soupir d’effroi au moment où les infirmiers posèrent le corps sur le brancard en s’efforçant de déplier ses genoux ployés sous le linceul. Ses articulations rigides grincèrent comme du bois humide que l’on tord.

 

La scène qui suivit étonna une fois de plus la maison. Alors que les infirmiers s’éloignaient en direction de l’ambulance, Akka s’aperçut que l’aura du mort s’était collée contre le montant de la porte de sortie comme si elle hésitait entre deux façons d’agir : suivre ce corps ou rester sur le haut de la cage du rouge-gorge, où elle demeurait jusqu’alors blottie comme une chatte.

 

Si nous ne nous trompons pas, cette aura était apparue au rez-de-chaussée en même temps que l’oiseau, donc avant que Soma n’emmenât Prosper et ses amis auprès du cadran solaire. Dès lors, elle montrait des signes de rétablissement rapide à proximité du rouge-gorge comme si son halo se nourrissait de ses gazouillis. Peu à peu, elle recouvra sa vigueur et sa couleur, entourée de bords rougeâtres telles les branchies d’un poisson frais.

 

Quand elle se mit à ondoyer maladroitement à la porte, une vive alerte fut donnée parmi les autres auras. Apparemment indifférentes, elles planaient jusqu’alors au-dessus de la cheminée, semblables à des nuages de vapeur congelée. Or elles s’élancèrent toutes pour secourir leur petite sœur hésitante, astreinte à faire le choix entre son ancien et le nouveau maître.

 

Elles l’encerclèrent à la porte, pour la serrer dans leurs bras aériens et la tirèrent en arrière dans la grand-salle. En arrivant au-dessus de la cage du rouge-gorge, elles se mirent à la morceler. Elles se frottèrent contre elle, pénétrant de plus en plus dans sa chair immatérielle, et elles en arrachèrent chacune un morceau pour le sucer tel une hostie.

 

En l’absorbant ainsi, elles s’accouplèrent avec elle à la manière dont se nourrissent certaines créatures microscopiques ou de la façon dont les nébuleuses célestes font l’amour.

 

Ainsi s’accomplirent les paroles de Prosper :

 

« Nous allons le dépecer nous-mêmes. »

 

En quelque sorte, cela pouvait signifier que Petit Loup était devenu à jamais leur partie intégrante. Ce phénomène ne devrait pas nous étonner, à savoir que les hommes, depuis la nuit des temps, dévoraient volontiers leurs congénères, espérant hériter ainsi de leur force, de leur courage, de leur bonté ou de leur beauté.

 

Pourtant, il nous semble que Petit Loup n’avait pas eu grand-chose à leur léguer à part sa peine morale et son écœurement devant l’avenir. Si cette dernière supposition se montre juste, s’il leur avait vraiment servi d’hostie, alors ils acquirent en lui leur futur arc-boutant et – oserions-nous dire ? – une sorte de divinité tribale.

 

À la fin de cet étrange festin, seul le noyau de l’aura de Petit Loup resta intact, comme si ses sœurs l’avaient épargné pour le vouer au salut du rouge-gorge.

 

Un noyau comme n’importe quel autre noyau. La nature y avait estampillé son cachet miraculeux, unique chez presque tous les êtres vivants : le pentagone de pépins au milieu d’un cercle magique, ce signe distinctif que l’on trouve au sein des religions anciennes, dans la corolle des nombreuses fleurs, dans une pomme coupée en deux, dans le tronc des arbres ou dans la moelle osseuse humaine. L’étoile à cinq branches, le nombre cinq, le nombre nuptial, celui de l’harmonie et de l’équilibre célestes.

 

Même l’oiseau dans sa cage avait dû comprendre son caractère sacro-symbolique, en se pelotonnant dans son centre laiteux comme dans un nid.

 

Le vrombissement d’un véhicule-container devant Akka les tira de leur torpeur vers midi. Les « Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde » entreprirent vivement le chargement des meubles. Prosper eut de la peine à leur expliquer que tous les lits devaient rester au manoir, à l’exception du banc des quêteurs.

 

Ils ressentirent cet ordre comme une fâcheuse offense personnelle. Ils scellèrent le container à deux heures de l’après-midi et, avant de s’en aller, saluèrent le maître des lieux avec froideur, en refusant fermement toute sorte de pourboire.

 

Le container devait être transporté sur leur véhicule jusqu’à Hallifax sur le rivage atlantique, puis en bateau, dans un port français et pour finir, dans un nouveau camion jusqu’à la maison de campagne de Sandrine près de Paris, à Auvers-sur-Oise.

 

Une heure plus tard, Willi le Long rentra de la Vieille Ville d’où il avait téléphoné à New York et transféré le billet de retour de Petit Loup à son nom. Sur le chemin du bureau de poste et de l’agence de voyage, il avait acheté une demi-douzaine de journaux locaux et étrangers, canadiens, américains et français. Sur tous les en-têtes il pouvait lire ce détestable Vendredi.

 

Il ne le tint pour vrai qu’à partir du moment où mademoiselle Melody lui cria son adieu, le traitant de misérable mangeur de grenouilles et de saligaud de français dégénéré, en l’informant que la clef de son entreprise new-yorkaise l’attendrait sous le paillasson. Dorénavant, cette clef lui servirait uniquement d’ornement ou de souvenir, vu que sa porte était déjà cachetée par un juge consulaire.

 

« Mangeuse de vaches folles ! » s’écria Willi dans l’appareil.

 

Hélas ! elle lui avait déjà raccroché le combiné au nez.

 

« Dans ces conditions humiliantes, je ne retournerai plus à New York ! déclara William de Poisson, prêt à tenter sa chance une nouvelle fois dans sa patrie européenne. Juste après l’enterrement, nous rentrerons ensemble à Paris, et cela pour toujours ! » jura-t-il ainsi la fidélité à ses amis.

 

La cérémonie funéraire était prévue pour le lendemain matin, ainsi que l’incinération dans le cadre d’un arrangement avec l’entreprise de pompes funèbres.

 

À quatre heures, l’un des Tremblay leur rendit visite pour les informer que les honneurs funèbres ne pourraient avoir lieu à cause du doute que le trépassé se soit donné la mort, en s’exposant exprès à la pluie glaciale, vêtu seulement d’une légère chemise de flanelle.

 

Comme il se doit, le croque-mort avait la tête de l’emploi. Il arborait une longue tignasse pommadée et lissée au-dessus de ses oreilles décollées. Elle tombait sur le col blanc graisseux de sa chemise, où le jeune homme plantait sans cesse son index pour le promener de sa nuque à sa pomme d’Adam.

 

Prosper et ses amis restèrent consternés à la nouvelle de la dénonciation de leur arrangement.

 

Afin de les consoler, le fils ou le petit-fils Tremblay retira l’index de son col et s’en servit pour ouvrir la serrure d’une petite malle laquée. Il en sortit une urne funéraire en bronze, haute à peine d’un empan, dont le couvercle portait un chiffre incompréhensible, gravé par l’entreprise de l’incinération : 8M8 2T7.

 

Il ressemblait à s’y méprendre aux codes postaux canadiens. De surcroît, en se trompant, nos amis conclurent qu’il ne s’agissait que d’un spécimen d’urne. Ils espéraient que les Tremblay leur proposeraient quelque chose de plus digne et de plus séant pour Petit Loup et son pied-à-terre éternel.

 

Ayant posé l’urne sur le bord de la cheminée avec l’air d’un fin connaisseur, Duc recula de deux ou trois pas pour l’examiner, tout en faisant grise mine.

 

« Pourriez-vous nous offrir un vase qui ressemblerait le moins possible à une douille de canon de la Première Guerre mondiale ? demanda-t-il au croque-mort, en claquant dédaigneusement sa prothèse dentaire.

 

– Les respectables messieurs ici présents ont exigé la modestie la plus stricte, expliqua Tremblay, en fermant d’un coup sec la serrure de sa malle noire, comme s’il voulait souligner qu’il était trop tard pour des négociations ultérieures. Les honorables clients ont eu l’occasion d’étudier notre catalogue, poursuivit-il. Nos services sont complexes. Un cercueil loué est toujours assorti d’une urne de neuf pouces et demi. Le bronze tapissé de plomb, accompagné d’une garantie de cent ans contre la corrosion. »

 

En prononçant ses dernières paroles, il mit sous le nez de Prosper un formulaire en sept couleurs.

 

« Signez, s’il vous plaît, monsieur, fit-il prestement.

 

– Que je signe… quoi ? balbutia Prosper.

 

– Les exemplaires rouges et verts vous appartiennent. C’est l’accusé de réception.

 

– La réception de quoi ?

 

– Des cendres.

 

– Quelles cendres, jeune homme ?

 

– Les cendres de votre ami décédé, expliqua le croque-mort, en plantant de nouveau l’index dans son col.

 

– Ils l’ont déjà incinéré ! » éclata Inès en sanglots.

 

Les trois jeunes femmes fondirent en larmes, Inès et Alpha à haute voix, et Sandrine à la manière des soldats qui pleurent leur défunt camarade, en gardant le silence et en se mordant les lèvres jusqu’au sang, comme Petit Loup qui pleurait la mort du pays de sa mère, tandis qu’il déchirait sa lettre mystérieuse sur le banc des mendiants.

 

Prosper signa les formulaires d’une main tremblante.

 

« Dehors ! grogna Duc à travers son dentier.

 

– Messieurs… dit Tremblay en s’inclinant.

 

– Dehors ! martela Willi.

 

– Dehors ! » répéta Ampère comme l’écho.

 

Le bonhomme sortit en reculant, tout en faisant des révérences, la malle dans la main gauche et l’index de sa main libre toujours planté dans son col.

 

Longtemps après son départ, ils dissimulèrent leurs regards, contemplant du coin de l’œil l’urne au bord de la cheminée à une distance sécurisante. Dans le crépuscule hivernal précoce, les reflets du feu y frémissaient, donnant l’impression que la boîte de bronze s’était embrasée.

 

Chacune des personnes présentes tâchait d’imaginer son contenu en cachette des autres, les cendres d’une étoile filante qui avait survolé leur vie, leurs amitiés et leurs amours, en débarquant de l’inconnu sur le chemin du méconnu.

 

Nous fûmes très contents de pouvoir déchiffrer de nouveau leurs pensées, malgré le fait que nous n’y lisions que des questions sans réponses.

 

Qui ? D'où ? Où et pourquoi ?

 

Qui était Petit Loup ? D’où cet homme était-il venu ? Où s’était-il dirigé et pour quelle raison, où s’était-il égaré ? Sa mort paraissait à ses amis si incroyable, qu’ils se mirent à douter de la vie même qui avait précédé sa disparition. Ce premier doute en engendrait un deuxième qui faisait boule de neige.

 

Si Petit Loup n’était que le fruit de leur imagination, alors leur vie dans son entourage pouvait être aussi remise en question, leurs souvenirs communs, pays et villes qu’ils visitèrent avec lui, livres qu’ils se prêtèrent les uns aux autres, fêtes qu’ils célébrèrent ensemble, verres levés, jurons lâchés, et même les caresses qu’ils avaient échangées avec lui. Plus Petit Loup sombrait dans la mort, plus il devenait irréel, tout en grandissant, comme s’il était en train de se transformer en légende.

 

Ayant voulu résumer leurs réflexions et leurs serrements de cœur contradictoires, Duc s’exclama subitement :

 

« Une seule mort n’est pas suffisante ! »

 

Tous les regards étonnés se tournèrent vers lui.

 

Duc sécha une larme joyeuse au coin de l’œil, avant de prononcer jusqu’au bout une pensée tout à fait inattendue, ne se cachant plus, pour une fois, derrière son fossoyeur, le « brave Robert » :

 

« Une seule mort ne suffit pas à effacer un tel homme ! »

 

Puis, comme s’il voulait leur donner la preuve de ces paroles, Duc sortit de sa poche une poignée de petits morceaux de papier, couverts d’une écriture serrée. Il les posa auprès de l’urne et se mit à les étaler les uns à côté des autres comme les éléments d’un jeu de patience.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Alpha curieuse.

 

– Un puzzle, répliqua Duc brièvement. Si tu ne le savais pas, ça vient de l’anglais puzzle, devinette.

 

– Une lettre ?

 

– Sa lettre ?

 

– Où l’as-tu trouvée ?

 

– Dans la poche de sa chemise. »

 

Tout le monde s’empressa auprès de la cheminée pour y entourer Duc qui étendait fiévreusement ses bouts de papier.

 

« C’est son écriture, chuchota Sandrine.

 

– Une lettre qu’il nous a adressée ! se réjouit Inès.

 

– Son message ultime ! ajouta Ampère.

 

– On n’est pas sorti de l’auberge, dit Duc, tâchant de les calmer. Car cette auberge ressemble à notre Petit Loup. J’ai déjà tenté de la mettre en ordre. Vains efforts. Quand tu arranges n’importe quel puzzle normal – s’il renferme les fragments d’images de Venise – c’est toujours Venise qui apparaît au bout de ta peine. Si les fragments font partie de Vienne – c’est Vienne qui se montre inévitablement. Dans ce cas-là, les choses se présentent différemment : les mêmes fragments, dont tu disposes, peuvent prendre la forme de Venise, de Vienne et d’une bonne douzaine d’autres villes.

 

– Dans notre cas, frérot, il ne s’agit pas d’une image déchirée, mais de mots avec leurs significations précises ! s’opposa Inès.

 

– C’est bonnet blanc et blanc bonnet, l’interrompit Duc. À la place d’une ville, notre Petit Loup rusé nous a légué un message secret qu’il faut reconstituer à partir de bouts de mots. Malheureusement, l’humidité a abîmé les bords des papiers. Certains fragments sont illisibles.

 

– Permets-moi d’essayer, se proposa Ampère. Cela ressemble au jeu de scrabble, ou toutes les lettres respectent une logique commune.

 

– Tu sais bien que je suis plus fort que toi au scrabble, sourit Duc impérieux. Ici, mec, seul un ordinateur serait en mesure d’élucider cette énigme. Je n’ai confiance qu’en ce petit papier, évidemment le dernier, puisqu’il porte ses initiales. Toutefois, je crois avoir mis en ordre deux ou trois phrases. »

 

Ses doigts habiles de peintre assemblèrent rapidement quelques fragments, vraisemblablement le début de la lettre, un morceau à peine plus grand que la paume de sa main.

 

Je vous supplie… me pardonner.

… j’étouffe… égaré à jamais…

où est ce Dieu impitoyable ?

 

« Il demande notre pardon ! éclata Inès en sanglots. Il nous prie de comprendre son acte ! Il s’est égaré, il a payé de sa vie ce cruel égarement ! Il invoque Dieu, la vérité suprême, il blasphème, il crie au secours !… »

 

Dans un silence d’outre-tombe, rompu seulement par les sanglots d’Inès, Duc aligna au-dessus de l’âtre le reste des petits papiers lisibles.

 

Nous les transcrivons mot pour mot :

 

sa mort m’habite

mon cénotaphe

comment faire front

comment fuir

une langue déshonorée…

 

« Cette lettre ne nous est pas destinée, dit Sandrine d’une voix cassée, en tournant le dos au feu comme si elle cachait son visage.

 

– Comment le sais-tu ? se hérissa Prosper. Il n’y a pas de doute, il s’est adressé à nous. Sinon, pourquoi aurait-il écrit au pluriel ?

 

– Ce n’est pas notre lettre, répéta Sandrine. Sa mère et lui se vouvoyaient depuis toujours. C’était leur petit câlin verbal, l’expression de la plus grande tendresse.

 

– Pourquoi aurait-il écrit à sa mère ?

 

– Seul lui saurait t’expliquer.

 

– Bêtise ! se révolta Duc. Écrire à sa mère, cinquante ans après sa mort !

 

– Il n’est jamais trop tard pour accoucher de la vraie parole, dit Sandrine à voix basse, la tête baissée, en s’éloignant vers la fenêtre sud. Elle y colla son visage contre la vitre et son regard se mit à errer en direction du fleuve d’où le vent apportait une nouvelle horde de nuages noirs.

 

– C’est notre lettre ! clama Ampère derrière son dos.

 

– Il nous demande notre pardon, dit Inès en sanglotant de nouveau. C’est son adieu, il nous est destiné.

 

– Un adieu, oui peut-être, mais pas à nous, soupira Sandrine à la fenêtre. Cela serait plutôt un adieu à la patrie de sa mère. »

 

Un gazouillement alerte retentit subitement dans la cage du rouge-gorge. Il réduisit tout le monde au silence. En agrippant de ses griffes le bord de la soucoupe, l’oiseau trempait ses ailes dans l’eau et éparpillait les gouttelettes tout autour.

 

En même temps, il étirait son petit cou, marqué de cette étrange moucheture, comme une cicatrice, en produisant une fois de plus sa fabuleuse cascade de sons cristallins, comme si lui aussi avait son mot à dire à propos de leur débat qu’il avait interrompu.

 

Pour le faire taire, Ampère posa son chapeau vert sur sa cage.

 

« C’est notre lettre », dit-il obstinément.

 

Au-dessous du chapeau, le rouge-gorge répliqua d’un gazouillis strident comme s’il se moquait de lui.

 

« Entends-tu ce qu’il dit ? » fit Alpha souriante.

 

Ils se disputeraient encore longtemps sans mâcher leurs mots au sujet de cette curieuse lettre, si Willi le Long, pour célébrer une inspiration subite, n’avait jeté une nouvelle bûche dans le feu.

 

« Je sais ! s’écria-t-il. J’ai la réponse à tout. Je connais la chanson. Donnez-moi un miroir, je vous lirai la lettre ! »

 

La compagnie se mit à la recherche d’un miroir, ce qui n’était pas une mince affaire dans la maison presque vide. Les déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde avaient laissé derrière eux le manoir ravagé comme après le passage d’une armée de termites.

 

« Soma ! s’exclama Prosper devant la porte de la cuisine. Un miroir, je t’en prie, Soma ! »

 

Alpha le gagna de vitesse, en sortant de son bagage l’objet désiré. Munie d’une petite glace de voyage, elle se précipita vers la cheminée, où Duc et Willi rangeaient hâtivement le restant des fragments de papier, même ceux qui étaient rayés ou couverts de taches d’encre.

 

Hélas ! le destin ou le caprice du hasard ne permirent pas à Willi d’exécuter son plan ingénieux, celui de lire les mots de Petit Loup sur le verso des fragments grâce à l’encre qui avait passé au travers du papier, échappant ainsi à l’humidité. L’intention de Willi était de renverser dans son miroir les caractères déjà inversés, pour dévoiler l’énigme de la lettre entière.

 

Le caprice du hasard ou le destin en décidèrent autrement. Au même moment, devant l’entrée principale, retentit trois fois de suite un bruit bien connu de tous, celui du timbre de la bicyclette.

 

Le souffle coupé, Prosper bondit.

 

« Encore ce vieux fou ! » lâcha-t-il à ses amis, en se dirigeant vers la porte avec une lampe à pétrole.

 

Il ouvrit la porte.

 

Sur le perron de la maison il n’y avait pas un chat.

 

Personne et rien, à part l’ornière bien visible des roues d’un vélocipède et quelques empreintes de la chaussure gauche du vieillard dans la neige fraîche.

 

Malheureusement, Prosper ne parvint pas à examiner ces traces qui commençaient du côté nord du perron, émergées d’une grosse congère, et disparaissaient du côté opposé dans des amas de neige. Lorsqu’il se pencha pour mieux les voir, un brusque coup de vent éteignit sa lampe, lui jetant en plein visage un panache de grésil. Aveuglé par cette gifle, Prosper s’empressa de fermer la porte, mais il était déjà trop tard pour arrêter ce monstre aérien qui s’engouffrait dans le vestibule.

 

Le vent violent arracha la porte de ses mains, cassa sa lampe, enleva le bonnet de sa tête et l’emporta en roulant jusqu’à la cheminée. Sur son chemin, il ramassa le chapeau de Willi, deux écharpes de femme et les restes du papier kraft, pour flanquer sauvagement tout ce bazar dans le foyer embrasé. La dernière chose qu’il leur ravit pour nourrir le feu, avant que Prosper n’arrivât à fermer la porte, fut la lettre déchirée de Petit Loup.

 

Tous les morceaux de papier, du premier au dernier !

 

Nous nous demandions si cette agression n’était pas ourdie par l’apprenti chevalier Archibald Small, qui s’était déterminé à punir nos amis à cause de leur intention impertinente de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule des morts. À condition que la clochette lui appartînt vraiment, comme les traces de la bicyclette et de la chaussure gauche, à condition que monsieur Petit, le messager de la mort, existât pour de bon et, avant tout, sous la condition que les esprits fussent bel et bien réels !

 

Heureusement, nous avions recopié des fragments de la lettre de Petit Loup avant que le feu ne dévorât l’original, son début et quelques mots difficilement compréhensibles. Ces bribes serviront peut-être à notre lecteur pour tâcher d’éclaircir tout seul cette énigme et pour répondre à la question qui ne cesse de nous tourmenter : Qu’a entendu Petit Loup sur cette diabolique radio ? Probablement une information funeste, celle qui le conduisit dans le labyrinthe.

 

Tandis que le feu consumait les derniers morceaux de sa lettre, ses compagnons eurent l’impression que leur camarade se mourait pour la seconde fois.

 

Leurs regards errant sur les flammes, ils ne bougèrent plus jusqu’au dîner. Même le rouge-gorge, dissimulé sous le chapeau d’Ampère, cessa de chanter. Accroupi à la porte ouverte de la cage, il ne montrait aucune envie de sortir en liberté. Le bec planté sous son aile, il examinait nos amis d’un œil espiègle. Or tout le monde poussa un soupir de soulagement quand Ampère remit le chapeau sur sa tête et couvrit la cage avec la pèlerine de Sandrine.

 

À l’heure du repas du soir, surpris par la longue absence de Soma, Prosper alla la chercher dans la cuisine. Duc l’accompagna dans le but d’ajouter à son whisky un peu d’eau plate. Ils n’y trouvèrent ni Soma, ni le cabas avec ses affaires derrière le fourneau où l’Indienne dormait toujours en hiver. Curieusement, la cuisinière était froide.

 

« J’espère que ces sacrés déménageurs ne l’ont pas emballée, elle aussi ! » plaisanta Duc.

 

Prosper passa outre à cette blague. Il s’arrêta net en face de la fenêtre où, entre deux vitres, quelqu’un avait étalé tout un bazar d’objets divers : un œuf dans un verre plein d’eau, une poignée de grains de maïs, un morceau de pain, un scarabée mort et un caillou fluvial qui portait l’empreinte rougeâtre de lèvres humaines. Plusieurs plumes d’oiseau étaient posées entre certains objets, deux plumes croisées, deux parallèles et verticales, deux horizontales et trois autres dressées, plantées dans un nœud de corde.

 

« Cela ressemble à un rébus, dit Duc.

 

– C’est un rébus, murmura Prosper dont le menton commença à trembloter. Un pictogramme indien. L’écriture par l’image. La manière d’entretenir la correspondance des ancêtres de Soma.

 

– Peux-tu la lire ?

 

– À peu près. Elle m’a appris à l’âge de cinq ans.

 

– Qu’est-ce que nous dit ta vieille sorcière ?

 

– C’est son adieu. Ils croient aux migrations des âmes. Soma a décidé de mourir au sein de sa tribu. Son adieu est en fait un “à bientôt”. Pour le peuple de Soma, la mort n’est que le répit mérité entre deux vies d’homme sans grâce, parfois sous l’aspect d’animaux innocents. C’est pourquoi le peuple de Soma demande pardon aux animaux qu’il tue pour se nourrir. À en croire Soma, Petit Loup pourrait regagner notre compagnie, peut-être sous un aspect tout à fait méconnaissable.

 

– Cette croyance, tu la tiens pour vraie ? » demanda Duc dans un sourire qui hésitait entre la moquerie et l’attendrissement.

 

Au lieu de lui répondre, Prosper ouvrit un battant de la fenêtre pour retirer du rébus indien le scarabée, symbole de l’éternel retour, et le caillou marqué de l’empreinte des lèvres humaines, symbole de l’immortelle parole de l’homme qui se transmet de génération en génération.

 

Il les mit dans sa poche avec une précaution infinie. Puis, il but d’un trait l’eau du verre avec l’œuf, en laissant intacte ce dernier. Ensuite, il ramassa toutes les plumes d’oiseau, il en planta une derrière son oreille et glissa la seconde dans la boutonnière de la veste de Duc.

 

Il sortit de la cuisine pour décorer en grande pompe tous ses amis réduits au silence. Il remit à chacun une plume, comme s’il leur répartissait un signe secret de ralliement.

 

« Quelles têtes-en-l’air, têtes de linotte ! » se dit Akka, en observant leurs auras entrelacées autour de l’oiseau.

 

Ces créatures dont le cœur bat une fois par seconde ne sont pas en mesure de comprendre ce qui se passe dans la vie des êtres différents qui partagent leur existence, comme elle, Akka, ou Ygg le millénaire, dont le cœur ne bat qu’une ou deux fois tous les dix ans.

 

Malgré ce jugement austère, à l’idée de leur départ prochain, la mort dans l’âme, la maison se sentit triste comme un lendemain de fête.

 

« Les noceurs ! se dit-elle, le cœur serré. Les sacrés noceurs ! »

 

Quelle surprise pour son chroniqueur ! Nous compatissions maintes fois à la mélancolie des hommes en train de quitter une demeure, mais nous n’imaginions jamais qu’une maison puisse regretter le départ des ses habitants.

 

Nos amis veillèrent auprès de l’urne de Petit Loup jusqu’au petit matin, en ajoutant de temps en temps une bûche dans la cheminée.

 

Au lever du jour Duc fit un saut dans la cuisine et revint avec une boîte à chaussures vide, une feuille de papier doré de Noël et un ruban de soie froissé. Soma avait su conserver cette sorte de babioles durant des décennies, mais elle ne les considérait pas dignes d’être emportés dans sa tribu.

 

Ne demandant l’approbation de personne, Duc posa l’urne dans la boîte à chaussures. Il l’emballa dans du papier à cadeau et la noua avec le ruban de soie.

 

« C’est ainsi que j’ai transporté mon Stanislas en Pologne », expliqua-t-il brièvement en serrant le nœud décoratif.

 

En contemplant cette vieille et vile boîte à chaussures dans ses mains tremblantes, la maison Akka s’émut une fois de plus sans savoir pourquoi.

 

« La mort serait-elle une maladie contagieuse ? » se demanda-t-elle.

 

Très tard dans la soirée, à l’aéroport « Mirabell » de Montréal, Prosper ouvrit en cachette la porte de la cage. Le rouge-gorge hésitait à s’envoler en liberté. Il étirait son cou vers l’homme, en roulant son œil railleur. À deux pas des douaniers, il s’y résolut enfin : il quitta la cage et, en voletant au ras du sol, disparut entre les bagages et les jambes des voyageurs.

 

Les agents de la douane prêtèrent peu d’attention au petit groupe de touristes, ornés de plumes d’oiseau, trois femmes et cinq hommes. Même le guide de ce groupe, muni d’une cage vide, n’éveilla aucun étonnement.

 

Dans leur travail quotidien, les douaniers avaient vu bon nombre d’excentriques, prêts à débourser une fortune pour pouvoir transporter leur chère babiole d’un continent à l’autre. Ils arrêtèrent uniquement un drôle de bonhomme à la queue de ce groupe, chargé d’un chevalet et de toutes sortes de bagatelles.

 

Ils l’aidèrent à mieux tenir sous son aisselle une boîte enveloppée dans du papier doré, qui faillit tomber à terre.

 

« Un souvenir du Québec ? » demanda l’un des douaniers, un gaillard souriant aux cheveux roux.

 

Duc hocha la tête en approuvant.

 

« Petit Loup, dit-il.

 

– Un vrai loup canadien ? Fait de sucre d’érable ? demanda le gaillard.

 

– Nous l’avons déjà bouffé à moitié », répondit le drôle de bonhomme, en clignant ses yeux larmoyants.

 

En arrivant à l’avion, Duc posa la boîte à chaussures sur un siège à côté de la fenêtre, pour occuper, lui-même, le fauteuil voisin, moins attrayant. Pour répondre à la question d’un Japonais, demandant si par hasard le siège avec la boîte était libre, Duc lui rendit une révérence encore plus profonde que la sienne.

 

« Occupé par un ami », soupira-t-il, en claquant sa prothèse dentaire japonaise.

 

Prosper était en train de pousser la cage au-dessous de son siège et celui de Sandrine lorsqu’il remarqua soudain le rouge-gorge à sa porte. Émerveillé, n’en croyant pas ses yeux, il porta sa main tremblante vers lui.

 

Miracle ! L’oiseau sauta sur son index sans la moindre crainte. Il abandonna sa main pour celle de Sandrine, dès qu’elle la proposa, pour se pelotonner sur sa paume.

 

Tendrement et avec beaucoup de précaution, Sandrine serra ses doigts autour de lui, sentant dans le creux de sa main les battements du cœur chaud du petit musicien.

 

FIN DU LIVRE PREMIER

Biographie

AL-THANA, LE CLOCHARD CÉLESTE

Sa mort, son œuvre

 


Autoportrait de l’artiste
lors de sa vie embryonnaire

 

C’est à madame Skinner que la littérature mondiale doit la découverte du défunt Al-Thana et de sa surprenante grappe de romans.

 

À la fin de l’été passé, madame Skinner, archéologue à la retraite, s’aventura dans l’ascenseur jusqu’au vingtième étage d’un immeuble de la 53ème rue Est de New York. La veuve Skinner habitait au huitième étage de ce bâtiment durant trois décennies. Depuis la mort du professeur Skinner, cinq ans auparavant, elle n’était jamais montée jusqu’à cette garçonnière mansardée, qui servait à son époux de refuge pour assembler un train électrique, copie miniature de l’Union Pacific.

 

Dans cette chambre, madame Skinner découvrit Al-Thana et sa valise en peau de lézard. Des cendres de la fausse cheminée, elle extirpa les restes d’une liasse de papiers consumés, et, de la valise, les manuscrits de sa future grappe de romans LA MORT, SA VIE, SON ŒUVRE.

 

Elle y trouva aussi un autoportrait du trépassé, dessiné probablement pendant sa vie embryonnaire, ainsi que quelques maximes du regretté clochard céleste, calligraphiées sur le papier d’emballage.

 

Voici la première de ces sentences, qui, peut-être, lui servit de mot de passe à l’entrée de l’au-delà :

 

 

Le sang de l’archéologue ne fit qu’un tour. Plutôt que d’appeler la police, madame Skinner examina le cadavre de fond en comble. Elle avait affaire à la momie parfaitement conservée d’un homme d’environ soixante ans dont la date du décès demeurait incertaine. Le trépassé était en bien meilleur état que le Lénine de la place Rouge à Moscou, qu’elle avait eu l’honneur de renifler lors d’un inoubliable voyage d’études.

 

Avant de s’adonner à la mendicité et au vagabondage, le défunt squatter de la garçonnière de madame Skinner avait certainement connu de meilleurs jours, à en juger par la peau de lézard de la valise et des chaussures. Selon toute vraisemblance, sa mort avait été provoquée par la combustion de ses écrits dans la fausse cheminée. Plus tard, un carreau de fenêtre cassé, assurant la circulation de l’air, avait permis la momification du corps. Nous publions ici le deuxième et le dernier autoportrait connu de l’artiste, en train de s’en aller de cette vallée de larmes, portant la lourde charge de son initiale.

 

 

La valise en peau de lézard renfermait quelques milliers de pages d’un texte calligraphié de la main gauche, les deux tiers en anglais, un tiers en français, et truffé de nombreuses notes en grec classique.

 

Avant de regagner la béatitude des bienheureux, Al-Thana nous a légué encore une sentence calligraphiée, puisée dans un de ses ouvrages :

 

 

La lecture attentive de l’œuvre d’Al-Thana soulève quelques hypothèses concernant sa vie mystérieuse. Tout porte à croire que le vagabond était d’origine grecque, qu’il passa son enfance dans la rudesse des Balkans et une bonne partie de sa jeunesse à Paris, qu’il fit ensuite un séjour au Québec, avant de débarquer à New York, terminus de sa pérégrination. Son prénom n’a rien à voir avec les noms arabes. Al-Thana pourrait être l’abréviation de al Thanatos, divinité gréco romaine. Nous le traduisons simplement par « dieu de la Mort ».

 

Le premier de ces romans voit le jour aux éditions de chambre sous le titre LES MIRACLES DU SAINT LAURENT.

 

Tel un animateur de jeux interactifs, Al-Thana prend son lecteur par la main et le fait entrer sous le toit de la « maison hantée » pour qu’il jette un coup d’œil à la dérobée dans le monde pittoresque de l’au delà.

 

Le premier prix de ce jeu serait le courage de mourir et la joie de vivre. En compagnie d’Al-Thana et de ses drôles de personnages, le lecteur va graduellement se rendre compte que lui aussi est immortel et que, par conséquent, il n’a pas une minute à perdre.

 

Al-Thana en Terre qui n’est à personne

 

La Terre qui n’est à personne est le deuxième et pour le moment le dernier livre que nous avons réussi à extirper des biens posthumes d’Al-Thana, de sa future petite grappe de romans, LA MORT, SA VIE, SON ŒUVRE.

 

Cette chronique onirique est la suite naturelle des Miracles du Saint Laurent. Elle nous fait entrer plus loin dans le monde bigarré du verso de la vie, qu’Al-Thana a découvert sans doute dans les tableaux des surréalistes, notamment ceux de René Magritte et de Giorgio de Chirico. En appliquant la technique des collages dans le domaine de l’écrit, Al-Thana a posé le pied, en compagnie de ses personnages comiques, sur les sables mouvants entre la drôlerie et le cauchemar du quotidien.

 

En avançant sur ces eaux mortes, tel Moïse sur la mer Rouge, l’intrépide Al-Thana avait senti sur l’autre rive de l’Achéron l’insoutenable fiel de l’immortalité. À l’occasion, par la bouche d’un de ses héros, le brave Robert, croque-mort au cimetière de Montparnasse, il nous lance un avertissement précieux :

« Méfiez vous de la vie, de nature mortellement dangereuse ! »

 

Et il nous offre une nouvelle réflexion sur le papier d’emballage :

 

 

Pour le plus grand bonheur de la littérature, les reliques d’Al-Thana sont tombées entre les mains incorruptibles de l’inspecteur Mark David, de la Brigade de répression du vagabondage de New York et celles du docteur Edgard Reichmann, expert en momies égyptiennes.

 

Le premier des deux, pendant sa fouille consciencieuse, a déniché un CD-R cousu dans la doublure de la veste d’Al-Thana, contenant vraisemblablement le manuscrit de trois courts romans, La Forêt promise, Le Labyrinthe et Les Seigneurs de la guerre.

 

Hélas, ledit CD, verrouillé, traîne toujours dans les archives de la police. Mais nous aimons croire qu’un jour prochain son contenu pourrait être divulgué. La deuxième trouvaille, non moins importante, nous la devons à l’expert en momies, qui avait éventré Al-Thana, dont les restes commençaient à souffrir de l’humidité estivale. L’auteur des Miracles du Saint Laurent et de la Terre qui n’est à personne n’était nullement étouffé par la combustion de ses manuscrits, mais s’était empoisonné en avalant, sciemment ou pas, une clef de laiton, appartenant probablement à un coffre fort quelque part au monde.

 

La seule chose que nous osons avancer avec une certaine assurance, c’est que la clef, ayant mené Al-Thana à la mort, était la clef du merveilleux, là où est parti notre « clochard céleste » avec son ultime maxime. Cette dernière feuille de papier d’emballage, utilisée comme papier de toilette, n’était pas propre à être reproduite. C’est pourquoi nous la recopions scrupuleusement à la main.

 

Dans le rêve et la mort, nous sommes tous riches sur un pied d’égalité.

Al-Thana : Terre qui n’est à personne.

 

Mise à jour à New York, l’œuvre romanesque d’Al-Thana fait bizarrement ses premiers pas en France grâce à deux personnes un peu excentriques. La première, Mme Zdenka Stimac, traductrice, Française d’origine slovène, se présente comme la petite nièce de madame Skinner et affirme qu’elle a hérité de sa grand tante une copie des manuscrits d’Al-Thana. Elle se déclare aussi l’auteur de la traduction des passages écrits en anglais. La seconde personne, M. Vouk Voutcho, écrivain, (Les voleurs de feu, La femme Faust, L’Âge d’homme, etc.), ami de longue date de Mme Stimac, prétend avoir connu personnellement Al-Thana et avoir vendu au défunt romancier, au début des années 80, quelques personnages de son roman Le bel enfer, publié en France en 1982.

 

Imposture, canular ou, tout simplement, caprice du hasard ?

 

Infatigable, Mme Stimac poursuit sa recherche d’autres manuscrits hypothétiques d’Al-Thana, enfermés à clef quelque part dans le monde, et se propose d’élucider ce mystère dans un récit dont nous attendons la parution avec l’impatience : L’homme qui connut Al-Thana.

 

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Mai 2006

 

 

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[1] « Histoire d’un bon brahmane ».

[2] Les râles et les gargouillements.

[3] Grand Dieu, allemand.

[4] Petite maman, allemand.

[5] Jupiter, angl.

[6] Bon Dieu, angl.

[7] Ciel, angl.