René Bazin

DE TOUTE SON ÂME

(1897)

I

Ils sortaient des ateliers et des usines de la Ville-en-Bois, les mains et le visage rouillés par la fumée, par les débris du fer, du cuivre, du tan, par la poussière qui vole autour des poulies en marche. Sept heures sonnaient encore à des horloges en retard, et c’était vers la fin de mai. Une douceur était dans l’air. Ils sortaient. Le ronflement des machines diminuait ; au-dessus des cheminées de brique, les spirales de charbon en poudre commençaient à s’amincir ; des voix s’élevaient entre les murs de la rue de la Hautière et du vieux chemin de Couëron, dans la partie haute de Nantes, voisine de Chantenay.

Heure saisissante où le travail lâche son armée par la ville ! Recrues, vétérans, filles, femmes, petits auxquels on aurait donné dix ans, si le timbre de leur voix et la perversité précoce des mots n’avaient révélé en eux de jeunes hommes, ils se divisaient au-delà des portes des usines, montaient, descendaient, coupaient par les ruelles, vers le gîte où la soupe les attendait. Les groupes se formaient en route. Les femmes retrouvaient leurs maris ; les frères, les amants, les camarades logés dans le même garni se rejoignaient, sans hâte, sans plaisir apparent. Quelque chose de morne et d’usé, même chez les jeunes, ternissait l’éclat des regards ; le poids de la journée pesait sur tout ce monde, et la faim commandait en eux. On se disait de grosses choses lourdes, des plaisanteries sans entrain, des bonsoirs rapides. Cependant, il y avait, çà et là, des visages roses de gamines ; des têtes imberbes et vagues de jeunes Bretons des pays d’Auray et de Quimper, que l’usine n’avait pas encore entamés ; des yeux qui s’en allaient, levés, avec un rêve ; quelques anciens, rudes comme de vieux soldats, qui tenaient dans leurs mains des mains d’enfants, et marchaient sans rien dire, dans une joie lasse et muette. Le vent soufflait de la Loire, de la mer lointaine. Des grappes de lilas, débordant l’arête des murs, en deux ou trois endroits pendaient sur la foule grise.

Une partie de cette population ouvrière, – ceux qui étaient mariés ou vivaient en famille, – laissant les autres se disperser dans les quartiers bas, montait vers les collines de Chantenay, d’où venaient des groupes pareils qui retournaient à Nantes. Au milieu de ce chassé-croisé de blouses, de jaquettes, de corsages de percale mal ajustés sur des jupons défraîchis, un homme, un bourgeois, en haut du chemin de la Hautière, avait arrêté sa charrette anglaise. Il était grand, avec une figure jeune et empâtée déjà, qu’allongeait un peu la barbe noire en pointe. Son costume, de coupe soignée et d’étoffe commune, la façon dont il tenait les guides, indiquaient, aussi bien que le bon goût du harnais et les tons calmes de la peinture, une famille riche, parvenue depuis au moins quinze ou vingt ans. Que faisait-il là, au milieu de ce peuple des usines que tant de ses pareils évitent volontiers, quand ils le peuvent, et sans savoir pourquoi ? Il aurait pu tourner et descendre par quelque rue voisine, moins encombrée. Mais non, il restait, un peu penché en avant, sur le coussin de drap bleu, les mains gantées, le fouet croisant les guides lâches, les yeux fixés en avant, sur l’étroite rue en pente. Dévisagé par tous les ouvriers qui passaient, durement par quelques-uns, indifféremment par les autres, salué rarement d’un coup de chapeau honteux, montré, du bout du doigt, par les bandes de femmes en cheveux qui cambraient la taille et riaient, d’une mauvaise envie, fascinées par le nickelage des boucles et le vernis de l’attelage, il regardait les files d’hommes qui se suivaient, du même regard impassible de maître habitué aux foules. À peine aurait-on pu saisir, dans l’expression reposée et terne de son visage, une nuance de pitié et de tristesse, quand certains de ceux qui frôlaient les roues de la voiture affectaient de ne pas saluer, ou se retournaient en disant : « C’est le fils à Lemarié ! » Le mot courait, comme transmis par une force électrique, le long de la voie toute brune d’hommes en mouvement ; il courait et revenait, chuchoté sur tous les tons, de l’indifférence, de l’étonnement ou de la colère sourde : « Le fils à Lemarié ! le fils à Lemarié ! »

Lui, cherchait quelqu’un. Tout à coup, sa main qui tenait le fouet s’éleva au-dessus des guides, et fit signe. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui montait au bras de deux autres de son âge, tourna la tête vers lui. Ses camarades essayèrent de le retenir, par enfantillage insolent et presque inconscient. Il s’échappa, s’approcha du marchepied, en touchant le bord de son chapeau de mauvais feutre, et il attendit. Ses yeux aigus, d’un gris changeant, avaient rencontré ceux du fils de bourgeois qui l’appelait, et il dressait sa figure en lame de couteau, barrée de deux petites moustaches droites, sa figure vivante, ardente, où se reflétait le continuel remuement de la passion, comme si des houles se fussent écroulées et reformées sans cesse au fond de ses prunelles.

– Antoine, dit posément M. Lemarié, est-ce que votre oncle va mieux ?

– Non, il ne va guère.

– La main ne revient pas ? A-t-il pris les remèdes que ma mère avait envoyés ?

– Il crie une partie de la nuit, des fois. Et puis, c’est le tremblement qui le gêne.

– Pauvre homme !

– En effet ! Des remèdes, est-ce que ça sert quand on a la main écrasée ? Personne ne croit qu’il guérira, voyons ! C’est de la comédie, tout ça. Lui faudrait sa pension, monsieur Lemarié !

Celui-ci, un peu embarrassé, répondit, en regardant le bas de la rue :

– Que voulez-vous ? Il fera bien d’essayer encore… mais qu’il aille lui-même ! Pas de lettre, pas de menaces timbrées, surtout ! Ça ne réussit pas avec mon père, vous le savez bien, Antoine.

– Il ira, n’ayez pas peur ! répondit le jeune homme, dont un rire haineux tendit en ligne droite les lèvres… Il ira, et puis on le mettra à la porte comme moi. En voilà un pourtant qui a travaillé trente ans dans l’usine. Vous lui devez un bon morceau de vos chevaux et de vos voitures…

De sa main gantée, Victor Lemarié, voyant que des camarades écoutaient, fit signe à l’ouvrier de continuer son chemin.

– Vous oubliez, dit-il froidement, que pendant trente ans mon père l’a fait vivre. Je voulais simplement vous demander des nouvelles de Madiot. Pour le reste, je ne suis pas le maître.

L’homme s’éloigna de trois pas, puis revint, en enlevant, cette fois, à moitié son chapeau :

– Et si vous étiez le maître, monsieur Lemarié ?

Victor Lemarié n’eut pas l’air d’entendre, et regarda de nouveau vers le creux du chemin, d’où montaient toujours des bandes inégales d’hommes et de femmes. Au-dessus de la terre piétinée, une grande poussière s’élevait maintenant, et le soleil couchant, à la hauteur des toits, la traversait et la dorait.

Pendant une minute, l’ouvrier, qui avait rejoint ses compagnons, attendit pour voir si le fils du patron lui répondrait ou s’il fouetterait le cheval. Puis, il tourna les talons, et se perdit dans les groupes qui avaient dépassé la voiture et que poussaient, d’un mouvement continu, les foules venues d’en bas.

Elles étaient déjà plus sombres, ces foules, et plus lamentables, dans le jour qui diminuait. Parmi elles, Victor Lemarié ne cherchait plus personne. Il assistait, les yeux vagues, à ce long défilé d’êtres inconnus, tous pareils, qui se succédaient à intervalles réguliers, comme les anneaux d’une chaîne. Et il souffrait, dans le fond de son âme qui n’était pas mauvais, dans son amour-propre aussi, de sentir contre lui et si près de lui tant de haine imméritée. Elle l’enveloppait, l’étreignait. Il était resté droit sur son coussin de drap, aussi froid d’apparence, ayant l’air d’être occupé de quelque scène lointaine, si bien que des gens se détournaient pour examiner la partie basse de la rue, vers l’usine ; mais il ne fixait son regard sur aucune figure ni sur aucune scène déterminée ; de toutes les images mobiles que recevaient ses yeux, une seule image se formait et il la contemplait : c’était la foule grise qui n’a qu’un visage et qu’un nom, l’ouvrier d’usine qui roulait, le frôlait, continuait son chemin, n’ayant que deux sentiments, la lassitude du travail et la haine du riche. « Que leur ai-je fait ? pensait-il. Pourquoi étendre leur inimitié jusqu’à moi, qui ne suis pas leur patron et qui n’ai pas affaire avec les ouvriers de mon père ? Une des choses qui ont adouci en moi le regret de ne pas être mêlé à la vie active de l’usine, c’était l’illusion que j’échapperais à la défiance de ceux-ci. Et ils me traitent en ennemi né. Quelle affreuse guerre, que celle qui nous range ainsi en deux camps, sans que nous le voulions ! Que de fautes il a fallu, de la part de ceux qui possèdent, pour en arriver là ! Et que c’est dur d’être détesté de la sorte, de l’être ici, ailleurs, partout, à cause de l’habit que je porte et du cheval que je conduis ! »

Ils montaient toujours. Cependant les rangs s’espaçaient. Quelques vieilles femmes, marcheuses traînantes, indiquaient que l’arrière-garde défilait. Les pointes des hautes branches, les tuiles des pignons, les cheminées blondes de lumière, émergeaient de l’ombre où les choses basses étaient plongées. Car là-bas, derrière Chantenay, le soleil devait mourir et tremper son globe fauve dans la verdure des herbes ; des voiles de bricks et de goélettes, tendues par le vent qui fraîchissait, blanches seulement au bout des hunes, remontaient sans doute la Loire, de l’autre côté des maisons, là, tout près. Dans l’ouverture du chemin, le peu qu’on apercevait de la ville, entre les toits d’usines, se voilait d’une brume venue du fleuve et qui gardait encore la transparence des eaux bleues. Une vitre étincelait, très loin. Victor remarqua aussi que les hautes cheminées des manufactures avaient cessé de fumer, et que les petites, autour de lui, partout, se couronnaient de l’humble panache couleur de cendre, qui se tordait, s’élargissait et se perdait dans l’air, signe qu’on était rentré ; que la famille se retrouvait ; que, pour une heure de veille, bien courte et bien douce, la mère avait tous ses enfants autour d’elle. La journée était achevée. Et de sentir cette harmonie rétablie, et de la savoir si brève, et de penser qu’il y en avait une autre, aussi nécessaire, et détruite cependant, brisée à jamais peut-être, il éprouvait une tristesse mêlée de colère contre ceux qui sont venus avant nous. Il était d’une génération qui souffre des rancunes amassées par les autres. Il se sentait, d’ailleurs, plus de pitié que de courage. Et cela encore l’assombrissait et l’humiliait.

À quelques pas de là, sans qu’il s’en doutât, sous le couvert de quelques arbustes et d’un cèdre qui formaient son jardin, un vieux prêtre, habitué de la paroisse Sainte-Anne, se promenait, regardant le même horizon et pensant aux mêmes choses. En dehors du quartier, il était presque aussi inconnu que ces humbles qu’il secourait. Chaque soir, quand l’armée de l’usine montait, ce vieil ami sans lassitude et sans récompense humaine sortait, gagnait la motte pelée de son cèdre entre les branches duquel on voyait toute la ville, et, écoutant marcher, de l’autre côté du mur, cette misère qu’il connaissait, ému de la même sorte depuis douze ans qu’il venait là, il disait cette prière qu’avait composée son cœur tout simple :

« Seigneur, bénissez la terre qui se voile, bénissez la ville et la banlieue, les riches là-bas pour qu’ils aient pitié, les pauvres ici pour qu’ils s’entr’aiment : surtout les pauvres, mon Dieu, et envoyez au-devant du père qui rentre les enfants avec l’ange qui les fait sourire. Écartez les querelles entre les époux ; mettez la paix entre les frères ; rendez heureuse pour tous la seule heure où ils sont ensemble, les petits et les grands, afin qu’aucun d’eux ne vous maudisse ; qu’ils vous aiment plutôt, Seigneur ! Je vous prie pour tous ceux qui ne vous prieront pas ce soir, je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas encore, je vous donne ma vie pour que la leur soit meilleure et moins dure. Prenez-la, si cela vous plaît. Amen. »

Dieu ne la prenait pas. Il la savait utile.

II

Le chemin était devenu tout sombre et presque désert. Victor Lemarié rassembla les guides, et descendit au pas. Bientôt, tournant par les rues du faubourg, il gagna l’avenue de Launay, et coupa au plus court vers le boulevard Delorme, où il demeurait. Les becs de gaz étaient allumés dans le jour très diminué. L’heure du dîner rendait rares les passants. Victor Lemarié menait à grande allure. Au moment où il arrivait à l’angle de la rue Voltaire, une jeune fille, qui allait traverser, recula, un peu effrayée, et remonta sur le trottoir. Elle leva la tête, et, comme il la saluait, s’inclina légèrement. Dans le salut du jeune homme, il y avait eu cette hâte qu’un homme éprouve à se découvrir devant une femme jeune et agréable, et aussi quelque chose d’étonné qu’on aurait pu traduire : « Est-il possible que cette charmante fille soit la sœur de l’ouvrier qui m’a parlé là-haut ? » Dans le salut d’Henriette Madiot, rapide, à peine indiqué, rien ne trahissait la coquetterie, la surprise, ou même une attention vive.

Elle était de ces ouvrières fines, souples, toujours pressées, qu’on rencontre le matin dès huit heures, deux par deux, trois par trois, filant sur le trottoir, vers l’atelier de la couturière ou de la modiste. Un rien les habille, parce qu’elles sont jeunes, – que deviennent les vieilles dans ce monde-là ? – et ce rien est délicieusement chiffonné, parce qu’elles ont des doigts d’artistes, un petit goût à elles et vingt modèles à copier. Quand elles ont passé, la rue perd une grâce. Il y en a qui toussent et qui rient. Elles sont du peuple par le geste quelquefois, et toujours par leurs mains piquées, par l’ardeur fiévreuse et la vaillance de leur vie ; elles n’en sont ni par leur métier, ni par le monde où leur esprit pénètre, ni par les rêves qu’il leur donne. Pauvres filles, dont la mode affine le goût et désoriente l’imagination ; qui doivent aimer le luxe pour être habiles ouvrières, et sont par là plus faibles contre lui ; guettées à la sortie de l’atelier, considérées comme une proie facile à cause de leur pauvreté élégante et de leur liberté nécessaire, entendant tout, voyant le mal d’en bas et devinant celui d’en haut, ressaisies par l’étroitesse de leur condition quand elles rentrent le soir, et toujours comparant, qu’elles le veuillent ou non, le monde qu’elles habillent avec celui d’où elles sortent. L’épreuve est dure, presque trop, car elles sont jeunes, délicates, aimantes, et plus que d’autres sensibles à la caresse des mots. Celles qui résistent ont vite pris une dignité à elles, une indifférence voulue, de regard, qui est une défense, une allure vive qui en est une autre. Henriette Madiot était de celles-là. Elle avait reçu beaucoup d’hommages, et s’en défiait.

Son salut fut donc bref. Elle était pressée. On veillait, ce soir, dans le « travail » de madame Clémence. De sa main gantée de gris, elle ramassa plus étroitement les plis de sa robe, et, légère, les yeux un peu au-dessus des passants, elle traversa la rue.

Victor Lemarié trouva quelques personnes dans le salon de l’hôtel qu’habitait son père, boulevard Delorme. C’était d’abord sa mère, puis deux vieux commerçants, M. Tomaire et M. Mourieux, et une demoiselle de trente ans, Estelle Pirmil, deuxième prix du Conservatoire, qui donnait des leçons, connaissait toute la ville, et passait pour originale.

Comme il s’excusait d’être en retard, sa mère l’embrassa.

– Est-ce que nous ne sommes pas en famille ? Mourieux et Tomaire sont des sortes de cousins, n’est-ce pas, Mourieux ?

– Trop honoré ! répondit le gros homme en s’inclinant.

– Vous m’oubliez ? dit mademoiselle Pirmil.

– Je ne vous compte pas, ma chère, vous êtes chez vous.

Heureusement M. Lemarié n’avait pas encore paru. Il était sévère sur l’exactitude.

Un moment après, il entra, petit, maigre, les cheveux tout blancs et en brosse, la barbiche longue au-dessous des moustaches courtes. D’un regard habitué à dénombrer le personnel d’une salle, il compta les convives, s’aperçut qu’il n’en manquait pas, et alors, la main tendue, il s’avança. M. Lemarié ne s’abandonnait jamais, et parlait bien. Il avait l’espèce de raideur d’esprit et de corps d’un homme qui a beaucoup lutté pour parvenir, et qui lutte encore pour se maintenir. Quand il serra la main de son fils Victor, il dit, du bout des lèvres :

– Jolie promenade aujourd’hui ? L’air était bon ?

– Médiocre.

– Dommage. Moi, j’ai eu une journée fiévreuse.

On dîna, et, comme la soirée était belle, on passa, aussitôt après le dîner, dans le jardin, vaste carré humide, enveloppé de hauts murs, mal entretenu, et qui faisait contraste avec la tenue confortable de la maison. La mousse envahissait l’allée tournant autour de la pelouse ; les arbres, plantés en bordure, sur trois côtés, avançaient en désordre leurs branches au-dessus des massifs de géraniums épuisés.

La conversation, assez vive jusque-là, subit un refroidissement. Les hommes se groupèrent sur un banc, les deux femmes sur un autre qui faisait suite, tout au fond du jardin, dans l’ombre des acacias. Devant eux la pelouse s’étendait, d’une teinte funèbre, et au delà, loin semblait-il, les trois marches du perron, toutes jaunes, éclairées violemment par le feu des lampes et des bougies qui continuaient de brûler dans la salle à manger. Dans cette découpure lumineuse, qui attirait le regard et le fatiguait, la silhouette d’un domestique faisait, par moments, un dessin noir, mouvant comme une fumée. Bien haut, si haut que personne ne pensait à elles, les étoiles, d’un bleu léger, dormaient entre les feuillages.

Un coup de sifflet aigu, prolongé, fendit l’air.

– Tiens, ce sont les ouvriers de chez Moll qui partent, dit M. Lemarié. Ils veillent, depuis un mois, à cause des grandes commandes de la marine chilienne.

– C’est dur, dit Victor.

– Tu les plains ?

– Sincèrement.

Les quatre hommes, M. Lemarié, M. Tomaire, M. Mourieux et Victor, étaient en ligne sur le banc. La fumée de leurs cigares formait, à la hauteur de leurs yeux, un petit nuage qu’ils regardaient monter. M. Lemarié demeura ainsi un moment, et tira de son cigare quelques bouffées rapides. Son visage s’était comme affermi encore et resserré, au premier mot de contradiction. Les sillons marqués au coin des lèvres et entre les sourcils s’étaient creusés. Il reprenait sa physionomie de chef d’usine, prompt et autoritaire dans la défense de ses intérêts. Cela lui déplaisait, cette divergence de vues entre son fils et lui, conséquence d’une différence d’éducation, d’époque et de milieu. Toute allusion aux souffrances de l’ouvrier avait le don de le blesser, dans sa conscience de patron certain d’avoir été juste, de respecter la loi, et d’être impopulaire. Il répondit, d’un ton d’ironie batailleuse :

– La journée de huit heures, n’est-ce pas ?

– Non.

– Ou de dix, ça m’est égal. Eh bien ! moi, mon cher, je travaille quatorze heures par jour, et je ne me plains pas. Si tu crois que le métier de patron soit enviable aujourd’hui, c’est que tu ne le pratiques pas. Nous gagnons peu, nous risquons tout, nous sommes en butte à des revendications ineptes de gens qui n’y connaissent rien, sans parler de celles des ouvriers qui s’y entendent trop bien. Profits nets : beaucoup d’ennuis et beaucoup d’ennemis. N’est-ce pas, Tomaire ? n’est-ce pas, Mourieux ?

– C’est bien vrai, dit Tomaire.

– Pas entièrement, dit Mourieux.

– Oh ! je sais bien que vous êtes une âme tendre, vous, Mourieux, et ce que vous faites pour vos employées de la mode le prouve bien. Vous les placez, vous les aidez, vous leur donneriez votre maison pour les loger. Mais enfin, on n’est pas obligé à cela. Et est-ce qu’elles vous le rendent ? Vous n’êtes pas assez naïf pour le croire. Elles se fichent de vous.

– Quelques-unes, fit tranquillement Mourieux.

– Moi, je n’aime pas qu’on se fiche de moi. Je ne le souffrirais pas dans mes ateliers. Je n’admets pas davantage que des journalistes, des théoriciens, qui n’ont jamais eu seulement un employé sous leurs ordres, des pleureurs de la misère d’autrui, comme il en pleut depuis dix ans, viennent se mêler de critiquer le patron et de plaindre l’ouvrier. Quand Victor voit un homme en blouse, il s’émeut.

– Pas à cause de la blouse.

– Il lui voudrait des rentes. Parbleu, ils en auraient des rentes, au prix que nous les payons, s’ils savaient économiser ; mais ils veulent toujours gagner davantage, se reposer de même, et se faire donner des retraites qui les dispensent d’épargner. Voilà ! Peux-tu me dire…

– Je ne suis pas de force à discuter avec vous. Ces choses-là ne sont qu’un sentiment, chez moi. Seulement je sens qu’il y a un malaise grandissant, un besoin nouveau.

– Pas du tout, mon cher, il y a toujours eu une question de tout, une question de la vie, plus ou moins aiguë selon les temps. Rien n’est nouveau.

– Si, quelque chose.

– Et c’est ?…

– L’absence d’amour, de fraternité, si vous préférez. Presque tout le mal vient de là, et le reste serait vite résolu, si l’on s’aimait. Tenez, je viens d’en voir défiler plusieurs milliers, de ces ouvriers, et ils avaient l’air de me regarder comme un ennemi. Par naissance, je leur suis suspect. Ils ne me connaissent pas, et ils me détestent. Ils n’entrent pas chez moi, et je n’entre pas chez eux.

– Ils entrent chez moi, par exemple !

– Pardon, ils n’entrent pas chez vous. Ils entrent dans votre usine, ce qui est différent. D’un bout de l’année à l’autre, ces hommes-là ne voient guère que deux représentants du patron : son argent et ses contremaîtres. Il n’y a pas là de quoi les toucher beaucoup. En cas de renvoi, le patron opère lui-même, c’est vrai ! Mais où sont le lien, la fête commune, la marque journalière ou seulement fréquente de cordialité, de bon vouloir, capables de compenser la jalousie qui renaît sans cesse et les conflits d’intérêt qui ne manquent pas ? Cherchez ; moi, je n’en trouve pas. Quant aux autres bourgeois, qui ne fabriquent rien et ne vendent rien, comme moi, ils ne s’égarent pas souvent dans les quartiers pauvres, puisqu’il est entendu que les riches et les pauvres ont leurs quartiers séparés, dans les villes d’à présent. Ils naissent, vivent, s’amusent ou pleurent à côté, tout à fait à côté. Pas même une apparence de relations, d’estime, de quoi que ce soit. Je vous dis que cela fait souffrir quelquefois, et que moi, j’en souffre. La haine qu’ils ont est faite de cela, bien plus que de revendications positives.

– Bravo ! cria mademoiselle Estelle Pirmil, désireuse d’opérer une diversion. Vous prêchez très bien, Victor, vous aviez la vocation !

Le jeune homme, qui s’était animé contrairement à toutes ses habitudes, et, du bout de ses bottines, remuait le sable de l’allée, répondit avec humeur :

– C’est bien possible.

– Ma foi, ajouta la petite femme qui, de toute la conversation, n’avait retenu que le mot d’amour, je ne comprends pas ce que vous dites, Victor. Pas d’amour ? Ils n’ont pourtant pas l’air de s’en priver chez les gueux. Vous n’avez qu’à compter les enfants dans les faubourgs : ma boulangère en a sept.

Elle se mit à rire de ce qu’elle disait, et sa voix grêle monta seule un moment dans la grande nuit tranquille.

– Ces gens-là ne devraient avoir qu’un ou deux enfants. Ça serait raisonnable. Qu’en pensez-vous ?

Madame Lemarié, la mère, dont le visage lourd et commun trahissait rarement les émotions, remua les lèvres sans parler, et posa le bras sur le bras du second prix du Conservatoire, pour l’engager à se taire. Celle-ci ne comprit pas la leçon, mais elle se tut.

Et le silence qui suivit fut d’autant plus pénible que ce chant de linotte écervelée, ne provoquant aucune réponse, prouvait que la discussion entre Victor et son père, sous des formes courtoises, cachait une mésintelligence et tendait les esprits.

M. Lemarié, toujours renversé en arrière, appuyé au dossier, jeta son cigare qui étoila le gazon, comme un gros ver luisant. Tout le monde se mit à regarder le point rouge au milieu du rond noir. Et cela durait. Ni Mourieux, ni l’autre ami de M. Lemarié n’avaient envie de s’engager dans la querelle, le premier parce qu’il savait ce qu’elles valent toutes, le second par précaution d’hygiène et de peur des émotions. Mais leur présence seule et leur silence étaient une excitation.

M. Lemarié haussa la voix, et dit :

– C’est charmant à toi de parler de l’amour du peuple. Cependant il serait bon de donner l’exemple. Le donnes-tu ?

– Aucunement, reprit Victor en relevant la tête. Je suis parfaitement inutile, et je le sais. Et probablement je le resterai.

– Alors ?

– J’aurais pu avoir une tout autre vie. Je vous ai demandé d’entrer dans l’usine : vous avez refusé.

– Je le crois bien ! J’ai trop de peine à maintenir ma fabrique contre les concurrences. Je le fais pour mes ouvriers, quoi que tu en penses. Toi, mon cher, tu la laisserais tomber.

– Merci.

– J’en suis si persuadé que, après moi, la fabrique fermera ses portes. Je le veux, et j’aurai soin que cela soit.

– Ne craignez rien, allez ! C’est bien fini, à présent : l’habitude du travail est perdue…

Le jeune homme s’aperçut de l’inconvenance de cette scène, et essaya de rompre sans paraître céder.

– J’ai vu Madiot, le fils, ce soir…

– Triste sujet.

– Oui. J’ai rencontré sa sœur également.

– Ah !

M. Lemarié tourna la tête, sur le dossier du banc, et regarda, avec une curiosité âpre et singulière, du côté de son fils qu’il pouvait à peine voir dans l’ombre.

– Tu lui as parlé ?

– Non. Elle est gentille, et si différente de son frère ! N’est-ce pas, monsieur Mourieux, qu’elle est bien ?

Le vieux marchand, qui ne s’attendait pas à être mis en cause, fit une grimace, hésita, et répondit avec un désir évident de ne pas s’avancer :

– Mais oui, pas mal, comme beaucoup d’autres de la mode. Elles viennent toutes chez moi.

Puis, élevant la voix, de façon à être entendu des deux femmes, qui s’étaient remises à causer sur le banc voisin :

– Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu frais, mesdames ?

Les hommes eux-mêmes furent d’avis que la soirée était fraîche, bien qu’il ne fît ni rosée, ni vent, ni brume. Et tout le monde se leva.

Quand les invités rentrèrent au salon, madame Lemarié, restée en arrière avec Mourieux, lui dit tout bas, en traînant les mots :

– C’est triste, n’est-ce pas, Mourieux ? mais je crois que c’est Victor qui a raison.

– Oui, madame, répondit le brave homme ; seulement ces choses-là ne s’enseignent pas, et ne se discutent guère.

– Il a bon cœur, mon Victor ?

– Mais oui, dit Mourieux timidement.

Elle cachait entre ses doigts deux pièces d’or qu’elle avait prises dans sa poche. Elle les mit dans la main de Mourieux.

– Prenez cela… pour vos apprenties, pour la bibliothèque…

Mourieux pensa : « Elle est vraiment la seule de cette maison qui soit bonne. Elle l’est tout à fait. Cela lui sert d’esprit. Et cela vaut mieux. »

III

Après avoir traversé la rue derrière la voiture de Victor Lemarié, Henriette Madiot continua, en se hâtant, vers la rue Crébillon. À sept heures, au moment où la journée finissait, madame Clémence, la patronne, avait ouvert la porte de l’atelier, et prononcé la formule connue : « Mesdemoiselles, on veille ce soir. » Aussitôt l’apprentie avait couru chercher un peu de jambon et de pain, et les ouvrières avaient soupé rapidement sur le coin des tables. C’était pendant ce temps qu’Henriette Madiot, n’ayant pas faim, était sortie pour acheter quelques fournitures indispensables.

Elle rentrait donc, portant un petit paquet enveloppé de papier de soie : des plumes, des fleurs, des bobines de fil de laiton, achetées chez Mourieux. Elle se hâtait pour réparer le temps perdu. Comme la soirée était belle, la jeune fille en avait profité pour faire le tour de deux ou trois pâtés de maisons, boire un peu d’air, détendre son corps énervé par tant d’heures d’immobilité. Il n’en fallait pas plus pour que sa belle jeunesse reprît le dessus ; le rose montait à ses joues ; elle se sentait légère ; ses lèvres un peu longues s’ouvraient toutes seules sur ses dents blanches. Ses amies l’avaient d’ailleurs remarqué : la vie et la joie en elle renaissaient plus vite que chez d’autres. C’était une vaillante. On l’eût prise pour une Anglaise, à première vue, avec ses cheveux ondés, d’un blond égal, qui se levaient en broussaille autour du front et qu’elle tordait par derrière à pleine main, en belles torsades luisantes, comme une gerbe de paille fraîche qui rit quand on la courbe ; avec ses yeux couleur d’eau de mer, d’un vert très pâle, qui donnaient une impression de profondeur et de limpidité ; avec son teint délicat, sa taille plate, son air de volonté calme. Mais le rire spirituel, prompt à s’épanouir sur sa bouche et lent à s’effacer, les mains, le goût surtout, le goût parfait de sa simple toilette d’ouvrière aisée, disaient : « Française de race. » M. Mourieux, qui l’avait connue toute petite, déclarait qu’elle n’avait pas sa pareille, ni pour l’adresse ni pour la distinction naturelle. Il lui voulait du bien, sans pouvoir lui en faire beaucoup, car mademoiselle Henriette demandait peu de conseils, même à M. Mourieux. Il était content, cependant, lorsque les camarades de la jeune fille, peu indulgentes d’ordinaire, avouaient qu’on n’avait rien à reprendre dans la conduite d’Henriette Madiot, et qu’elle arriverait sûrement à être première chez madame Clémence, quand mademoiselle Augustine serait partie.

Vers la moitié de la rue Crébillon, elle s’arrêta un moment, le pied sur la marche d’un couloir, à l’intérieur duquel une plaque de marbre noir portait, écrit en lettres d’or : Madame Clémence, modes, au premier. Le haut du buste un peu renversé, la tête penchée à gauche, elle considéra, avec un intérêt de connaisseuse, l’étalage d’un passementier, puis, jetant un regard sur la rue fuyante, sans y rien chercher, seulement pour dire adieu au bon air du dehors, elle entra dans le couloir et monta l’escalier.

En haut du deuxième palier, il y avait une porte sur laquelle était reproduite l’inscription d’en bas, Henriette tourna le bouton de cuivre, fit un petit signe de tête à la caissière qui songeait devant ses comptes ouverts, et suivit le corridor que couvrait un tapis gris de haute laine. L’appartement était le plus luxueux de tous ceux des modistes nantaises. Le corridor, – éclairé à droite par un mur de verre dépoli et gravé, qui dissimulait des chambres, des magasins, et, tout au bout, l’atelier, – ouvrait, de l’autre côté, sur deux pièces d’un goût savant et capiteux. La première, qu’on apercevait dès l’entrée dans l’entre-bâillement de deux portières, était une exposition permanente de chapeaux de toutes formes et de toutes nuances, modèles venus de Paris ou créés sur place, ornés de rubans, ou de plumes, ou de fleurs, posés sur des champignons de bois noir de tailles inégales, groupés avec une science consommée de la lumière qui convenait et des voisinages heureux. Dans la seconde, on essayait. Et ce salon d’essayage avait fait une partie de la fortune de madame Clémence. Les murs, les fauteuils, le canapé étaient tendus de peluche bleu pâle. L’étoffe s’enroulait autour de quatre grandes glaces, en haut desquelles retombaient, légères et remuées par le vent des robes en mouvement, des lianes de serre chaude qui sortaient de jardinières invisibles, cachées dans les draperies des angles. Toutes les femmes entraient là avec plaisir. L’atmosphère de boudoir qu’on y respirait, le velouté des tissus, l’éclat amorti des glaces, qui renvoyaient les images encadrées de nuances neutres, quelques modèles particulièrement chers semés dans les coins et multipliés par la combinaison des reflets, séduisaient les clientes les plus sages et déroutaient les plus économes. Madame Clémence le savait. On choisissait ce qu’elle voulait, sur le conseil muet du petit salon de peluche.

Henriette Madiot suivit le corridor, passa devant les modèles, devant le salon d’essayage, et, tout au fond, à droite, ouvrit la porte du travail.

– Ah ! c’est vous, mademoiselle Henriette ? dit la première avec humeur. Vous avez mis le temps ! Voilà plus de dix minutes que nous avons fini de souper.

– Vous croyez, mademoiselle ? répondit tranquillement Henriette.

– J’en suis sûre, mademoiselle.

Louisa, la petite apprentie rousse, aux joues bouffies, interrompit :

– Même que le jambon était d’un salé !

Les jeunes filles qui composaient l’atelier se mirent à rire, contentes d’en avoir l’occasion, parce que cela délasse. Il y eut, chez les plus jeunes, un rire de la voix, des yeux, des lèvres, de tout le visage épanoui, mais surtout, chez les grandes, un sourire silencieux, les yeux baissés, un sourire d’aînées que les plaisanteries des gamines amusent un moment ; puis, quelques regards se levèrent, tandis que la main tirait encore l’aiguille, vers Henriette Madiot. Celle-ci, habituée aux observations de la première, approchait son tabouret du coin de la table, près de la porte. Elle releva sa robe, s’assit et dit, prenant une forme de paille à moitié garnie, sur laquelle se dressaient trois coques de ruban crème :

Il fait si doux dehors qu’on en revient de bonne humeur.

Mademoiselle Augustine n’eut pas l’air d’entendre, et déroula le paquet apporté de chez Mourieux. L’apprentie tourna la tête vers le haut de la fenêtre, qui n’était pas garni, comme le bas, de vitres cannelées, et par où l’on voyait une pointe d’arbre balancée dans le ciel. Elle eut l’air de trouver ce carré bleu beau comme le paradis, et elle soupira. Toutes les têtes se penchèrent au-dessus des tables, et l’on n’entendit plus que le bruit des ciseaux coupant les fils, le glissement des formes sur les ongles des femmes, le gémissement d’un vieux tabouret dont les barreaux se plaignaient, ou des mots à demi-voix : « Passez-moi le laiton, mademoiselle Irma ? – Savez-vous où est mon tulle crème, mademoiselle Lucie ? – Ce que je serai contente de sortir ce soir ! J’ai les yeux qui me piquent. » Il y avait, de temps à autre, un bâillement étouffé. Les gestes des mains étaient plus nerveux que le matin. Parfois une des employées étendait les doigts à plat sur la lustrine verte, les contemplait, et, sans mot dire, les repliait sur l’aiguille.

Les douze jeunes filles que madame Clémence occupait pendant la saison, travaillaient le long de deux tables parallèles, qui allaient de la porte jusqu’à la fenêtre, ne laissant qu’un étroit passage au milieu, et deux autres le long des murs couverts d’un papier gris à fleurs bleues.

Un poêle, près de la fenêtre, à gauche ; un grand placard brun où l’on enfermait les vêtements, de l’autre côté ; des tabourets de paille à barreaux solides, formaient tout le mobilier permanent. Le reste sortait le matin des tiroirs, et y rentrait le soir ; c’étaient les menues fournitures et les instruments du métier : des bobines de fil blanc, de fil noir ou de laiton, des écheveaux de soie, de petits champignons pour poser le chapeau, des ciseaux, des boîtes de fleurs artificielles, des coupes de rubans, des plumes que délivrait la manutentionnaire de la salle voisine. Les jeunes filles étaient assises du même côté de chaque table, l’apprêteuse près de la garnisseuse, et il n’y avait que mademoiselle Augustine qui eût, outre l’apprêteuse, une « petite main » sous ses ordres. L’apprentie n’était attachée à aucune ouvrière en particulier, et son apprentissage consistait, réellement, à faire les courses de la maison.

Le soir avait fait monter l’ombre, peu à peu, jusqu’aux dernières roses du haut. Les douze femmes travaillaient, appliquées, mais on devinait, à leur physionomie, l’effort trop prolongé qui tue l’idée et rend la main inhabile. Leurs yeux étaient cernés, et souvent l’une d’elles passait la main sur ses paupières pour écarter le sommeil. Dans l’atmosphère lourde, tout un jour respirée, qu’échauffaient encore les lampes que venait d’allumer l’apprentie, les poitrines jeunes se soulevaient plus vite, cherchant la vie là où elle se raréfiait de plus en plus. Mademoiselle Irma toussait d’une petite toux sèche. Au bout des tables, l’une en face de l’autre, mademoiselle Augustine et Henriette Madiot garnissaient chacune un chapeau. La première plaçait et déplaçait un piquet de pavots rouges sur une forme à bords relevés, et ne parvenait pas à le poser élégamment. Elle était nerveuse. Sur sa maigre figure d’ouvrière déjà fanée, les lèvres s’écartaient, d’un mouvement rapide et douloureux. Henriette Madiot, les bras un peu arrondis, les doigts rapprochés, assemblait en éventail les coques d’un large ruban crème, et souriait, au fond de ses yeux pâles, en voyant que, du premier coup, ce soir, elle réussissait à donner à son œuvre ce tour qui est le souci, la joie et le gagne-pain de toutes ces filles de la mode, ce rien d’art où entrent leur jeunesse, leur imagination de femmes, le rêve que leurs vingt ans feraient volontiers pour elles-mêmes, et qu’elles cèdent aux riches, indéfiniment, tant que leur tête peut inventer et leur main suivre une pensée.

Dehors, les étoiles hésitantes, combattues par un reste de jour, ne luisaient pas encore, mais elles emplissaient les profondeurs du ciel, comme une poudre impalpable dont aucun grain n’est visible. L’heure se levait où la rosée abreuve et redresse l’herbe ; où les chevaux, dans les prés, s’endorment sur trois pieds à l’abri des saules nains ; en ouvrant la fenêtre, on aurait pu entendre le cri peureux d’un oiseau de marais, gagnant son gîte : les femmes cousaient, taillaient, modelaient les étoffes.

– Huit heures et demie ! murmura mademoiselle Lucie, une grosse blonde qui avait toujours ses manches retroussées, et sur la peau tendue de ses poignets des gouttelettes de sueur qui l’empêchaient de prétendre à l’emploi de garnisseuse. Dans une demi-heure, mesdemoiselles, nous serons libres, et c’est demain dimanche !

Elle fit un geste du bras, comme pour lancer un bonnet par-dessus les moulins. Quelques-unes sourirent. La plupart, enfiévrées, ne virent pas, et n’entendirent pas. Il fallait finir certaines commandes pressées. La préoccupation les rendait sérieuses et aussi la pensée, toujours présente aux jours de paye, de la maison où le gain de la semaine était attendu et souvent dépensé par avance. Sous les cheveux bruns ou blonds, que le feu des lampes éclairait ardemment, la même vision passait : la mère vieillie qu’elles avaient presque toutes à leur charge, les frères, les sœurs, les dettes d’héritage qu’elles achevaient de payer. Même celles qui vivaient avec un amant aidaient presque toutes quelque proche parent, et se rencontraient avec les meilleures et les plus pures dans ce sentiment de solidarité généreuse qui donnait une dernière force aux doigts engourdis, à l’esprit tendu vers ce nœud de ruban qu’il fallait coudre ou poser.

Les nuques blanches, douces dans leur collier d’ombre et de lumière, ne se relevaient plus.

Le timbre de la porte d’entrée sonna un coup. Et, un moment après, la caissière parut :

– Mademoiselle Augustine, c’est une ouvrière qui se présente ?

– À cette heure-ci !

– Elle demande s’il y a du travail.

– La patronne est à dîner ; on ne la dérange pas. D’ailleurs, il n’y a pas de travail, vous le savez bien : nous allons entrer en morte-saison.

Puis, se ravisant, comme la caissière fermait la porte :

– Enfin, allez donc voir, mademoiselle Henriette. Je ne peux pas me déranger. Vos fleurs de chez Mourieux ne se tiennent pas. Ça n’a aucun chic.

Henriette se leva, et alla jusqu’à l’extrémité du couloir, près de l’entrée, où se trouvait une jeune fille dont on ne voyait ni la taille, ni la jupe, enveloppées dans un manteau long, d’étoffe noire, mieux fait pour l’hiver que pour l’été. Instinctivement, elle considéra d’abord les bottines, – le grand signe, – et vit qu’elles étaient misérables, écrasées par la marche, blanchies au bout par l’usure ; puis elle regarda le visage que l’ombre projetée par le bord du chapeau coupait en deux, un visage plein, très pâle, dur de traits, avec des yeux noirs, enfoncés et brillants. Ce qui frappait le plus, chez cette inconnue toute jeune, c’était l’expression tragique et presque farouche. Elle avait dû subir bien des refus, la pauvre fille, avant de venir là. On devinait, à cette physionomie, qui ne se faisait pas aimable et qui ne suppliait point, que le cœur était sombre comme la mort, et que, pour cette passante de la rue, sauvage et presque hautaine, qui demandait du travail, il y avait derrière la réponse un problème terrible, indifférent aux autres et bien gardé par elle. Elle tenait d’une main la porte de l’escalier, prête à descendre.

Les deux jeunes filles se considérèrent ainsi un moment l’une l’autre. La physionomie de la blonde Henriette Madiot devint compatissante :

– Vous vouliez parler à madame Clémence, mademoiselle ? Elle ne peut pas vous recevoir à présent.

– Il n’y a pas de travail, n’est-ce pas ? fit l’ouvrière d’une voix sourde.

– Je ne crois pas… La saison finit, voyez-vous…

De ce même ton éteint et sans charme, l’ouvrière dit :

– C’est bien.

Elle se détourna aussitôt, et se remit à descendre vite, vite. Elle avait hâte ; évidemment ce n’était qu’à force d’énergie qu’elle se raidissait ainsi contre la malchance. Le bruit de ses pas sur le tapis, puis sur le chêne des marches diminuait. On ne la voyait plus. Henriette Madiot était demeurée debout, à la même place. Elle songeait que c’était le malheur qui était venu frapper là, et qui s’en allait ; elle voyait encore l’expression dure de ce regard ; elle entendait ce son de voix où il semblait qu’il n’y eût pas d’âme, parce que l’âme était trop triste pour se montrer. Un mouvement de pitié la saisit, l’entraîna, la fit courir jusqu’au bas de l’escalier. Elle heurta presque dans le couloir, près de la rue, l’inconnue qui sortait. Celle-ci tourna la tête, par-dessus l’épaule, et continua.

– Mademoiselle ?

L’ouvrière s’arrêta, reconnut Henriette, et fit un pas, timidement, pour revenir sur la grande pierre blanche, usée au milieu, qui formait le seuil de la maison, et elle attendit, immobile, ses yeux noirs fixés sur Henriette qui baissait les siens, ne sachant que dire, ni quelle forme donner à cette pitié qui l’étreignait :

– Écoutez… c’est vrai que la saison finit, et qu’il n’y a pas de travail… Mais peut-être, en parlant à madame Clémence… Vous avez l’air si malheureux !

L’autre se redressa, et dit d’un ton offensé :

– Mais non. Je ne suis pas malheureuse. Je demande du travail, voilà tout.

Henriette craignit de l’avoir blessée, et dit très doucement :

– Pardonnez-moi. Comment vous appelez-vous ?

– Marie Schwarz.

– Vous savez travailler ?

– Si je savais bien, j’aurais trouvé, vous comprenez.

– Pourriez-vous faire une apprêteuse ?

– Je n’ai pas appris. Je viens de Paris. J’ai été mannequin chez un couturier, voyez…

Elle écartait son manteau, en parlant, et sa taille apparaissait entre les plis, fine et longue.

– Oh ! alors, si vous ne savez rien…

Une tristesse subite avait assombri le visage d’Henriette. Plus d’espérance à donner, pas la plus petite chance d’aider cette malheureuse. La jeune fille la regarda comme on regarde ceux qu’on ne verra plus jamais, et qui vont s’enfoncer dans la nuit, et qu’on aurait voulu retenir, ombres étrangères qui avaient au front je ne sais quel signe fraternel. Elle ouvrit la bouche pour dire adieu, et tout à coup une idée lui vint, qui la fit rougir de joie. Vivement elle étendit le bras, et, soulevant le grand chapeau de feutre :

– Avez-vous beaucoup de cheveux ?

Une masse noire, désordonnée, emmêlée, mais opulente et lourde, descendit à moitié défaite sur l’épaule de Marie.

– Oh ! oui, je vois, beaucoup, beaucoup ! Avec un peu de frisure, vous pourriez vous placer comme essayeuse.

Marie Schwarz pâlit encore. Ses yeux s’adoucirent, s’allongèrent. Une larme et un peu de joie y montèrent ensemble. Elle avança la main, très peu :

– J’ai tant besoin ! fit-elle.

Henriette prit la main, gantée d’un vieux gant noir tout éclaté au bout, et la serra affectueusement :

– Je me sauve. Je serais grondée. Je parlerai ce soir à madame Clémence. Venez me voir demain matin, rue de l’Ermitage, près de la cour des Hervé, à l’angle, en montant. Demandez mademoiselle Henriette. On me connaît bien ! Tout le monde me connaît !

L’autre resta sur le seuil, suivant de son âme revivifiée Henriette Madiot, qui disparaissait dans l’ombre de l’escalier. Depuis trois jours qu’elle errait, c’était le premier mot de sympathie qu’on lui disait, le premier espoir qui s’offrait. Cela lui faisait tant de bien qu’elle écoutait, défiante, de peur qu’on ne revint lui annoncer : « Décidément, il n’y a pas de place pour vous. Tout est pris. La saison meurt. »

On ne revint pas.

Henriette regagnait l’atelier. Au moment où elle passait devant les appartements de madame Clémence, celle-ci, étonnée de ces allées et venues, ouvrit la porte, et demanda sévèrement :

– Qu’y a-t-il donc ?

Puis, reconnaissant sa meilleure ouvrière, elle répéta, d’un tout autre accent :

– Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle Henriette ?

Madame Clémence avait une finesse naturelle qui lui tenait lieu d’éducation. Elle était toute grise, bien qu’elle eût à peine quarante ans, fraîche encore, et toujours vêtue sévèrement d’une robe de soie noire, avec un gilet mauve ou brun, suivant les saisons. Cette simplicité plaisait aux clientes autant que la richesse des salons, car tout était fait pour elles. Sa coiffure en éventail, bouffante et poudrée, qui lui donnait un air de marquise des gravures de modes, ne leur déplaisait pas non plus. Elle parlait peu, d’une voix juste. Mais la vraie cause de la fortune de madame Clémence, c’était l’intelligence qu’on lisait dans son regard, la sûreté un peu dédaigneuse de ses arrêts. Quand elle avait dit : « Voici exactement le chapeau qui vous convient, madame la baronne, celui-ci, pas un autre », on sentait faiblir sa propre volonté et capituler ses préférences. Elle avait l’air d’un juge d’art, prononçant sur le mérite d’un portrait. Et elle était artiste, en effet, d’un genre secondaire, avec une science consommée de la flatterie autoritaire. La femme avait de la bonté, sans assez de souvenir de sa condition première, car elle était simple garnisseuse quand elle avait épousé son mari, voyageur de commerce assez riche, qu’on ne voyait jamais. Elle se montrait volontiers maternelle en paroles pour ses employées, et savait les nuances qui ont tant d’importance pour la direction de ces jeunes filles à moitié dames elles-mêmes, et pauvres, et nerveuses, dont l’impressionnabilité est extrême, et chez qui le caprice est un don précieux. Elle eut donc un sourire pour Henriette, qui répondit, de son air réservé qu’elle avait tout de suite repris :

– C’était une demande de travail.

– Vous avez dit non ?

– J’ai dit que la saison était bien avancée, qu’il y avait peu de chances…

– Mais aucune, mademoiselle Henriette !

– Elle a de si beaux cheveux, madame ! Elle ferait une essayeuse plus que présentable…

– Je n’ai pas voulu remplacer mademoiselle Dorothée, vous le savez bien, quand elle m’a quittée, après le concours hippique.

– Tous les chapeaux iraient sur cette tête-là.

Madame Clémence se mit à rire :

– Le malheur est qu’il n’y a plus de chapeaux à essayer. Encore, dans quatre ou cinq mois, à la rigueur…

– D’ici là elle sera morte, dit Henriette gravement, en regardant le bout de ses bottines.

– Oh ! morte !

– Oui, madame. Elle n’a pas de pain, c’est sûr, puisqu’elle n’est pas chaussée. Je ne la connais pas. Je l’ai vue une minute, mais elle est fille à se tuer de chagrin, celle-là, j’en réponds.

– Vraiment, vous croyez ? Elle est donc très intéressante, cette jeune fille ?

– Oui, madame, très intéressante : cela me ferait grand plaisir, si vous vouliez…

– Quoi ?…

– Simplement la prendre à l’essai, pour deux ou trois semaines.

La patronne réfléchit un moment. Elle était décidément de belle humeur, car elle répondit :

– Petite artiste que vous êtes ! J’ai déjà remarqué que vous aviez vos pauvres, mademoiselle Henriette ! Comment s’appelle votre protégée ?

– Marie Schwarz.

– Eh bien ! va pour mademoiselle Marie ! Je n’ai pas besoin d’elle, mais je la prendrai pour vous faire plaisir. Amenez-la-moi lundi.

Dans son esprit, il y avait cette fin de phrase, qu’elle ne prononça pas : « Je tiens à m’attacher une ouvrière telle que vous, qui êtes ma première de demain. »

Henriette leva vers madame Clémence ses yeux qui devenaient presque bleus quand elle souriait.

– Oh ! merci, dit-elle avec émotion. Je suis contente ! Je la débrouillerai. Je la mettrai à côté de moi, au travail, et vous verrez que je la formerai !

Elle esquissa une révérence et rentra à l’atelier. Ses camarades, presque toutes debout, prenaient leur mantelet, cherchaient la cravate ou l’ombrelle dans le grand placard, tandis que deux ou trois, en hâte, les pommettes rouges, achevaient de coudre quelque chose.

Peu après, elles défilèrent, en troupe pressée, devant le bureau désert de la caissière. La flamme baissée des becs de gaz ne permettait pas de voir combien ces pauvres visages de dix-huit ou vingt ans étaient creusés par la fatigue. D’ailleurs, les yeux luisaient déjà de plaisir. Un courant d’air frais soufflait par l’escalier. Sur plusieurs d’entre elles, la transition, trop brusque, produisit même une sensation d’étouffement. Mademoiselle Augustine dut s’appuyer un instant à la rampe, et s’arrêter. L’apprentie sautait les marches. Elle seule ne relevait pas sa jupe. Les premières parties étaient déjà dans la rue. Elles attendirent les autres, pour leur dire bonsoir. Oh ! un simple mot, qui n’impliquait ni affection profonde, ni éducation raffinée, mais qui était dans leur habitude, et marquait bien la fraternité ouvrière. « Bonsoir, mademoiselle Augustine ; – Bonsoir, Irma ; – Bonsoir, Mathilde ; – Bonsoir, mademoiselle Lucie. » Elles murmuraient cela, gentiment, vite détournées. Quatre d’entre elles se dirigèrent, à gauche, vers le quartier de la place Bretagne. Les autres, qui remontaient la rue, habitaient du côté de la Ville-en-Bois, ou sur les quais, ou, comme Henriette, sur le coteau de l’Ermitage qu’on nomme aussi le coteau de Miséri. Et, au croisement des rues, le groupe diminuait, le petit groupe des modistes qui marchaient vite, dans la brume fine de Loire. Un adieu rapide, sans arrêt, puis un autre. Elles furent bientôt dispersées dans les rues de la ville. La préoccupation du métier s’était envolée. La fatigue leur faisait désirer la maison, le lit, l’ombre où l’on dort : et elles se hâtaient. Henriette Madiot, descendue sur les quais du port, se mit à suivre le trottoir, près de la ligne du chemin de fer, de peur des hommes qui sortent des petits cafés de la marine, de l’autre côté.

Les mâtures de navires se dressaient à gauche, brunes dans les étoiles, et bercées de l’une à l’autre d’un mouvement régulier, dernier rythme de la mer qui venait mourir là. Elles voyageaient encore, les belles mâtures des goélettes et des bricks. Henriette, en les revoyant, se sentait chez elle. Sa rue, la très ancienne rue de l’Ermitage, commençait peu après la gare maritime, et montait en pente raide, n’ayant de maisons que d’un côté jusqu’en haut de la butte. Elle était déserte à cette heure, et les gamins ne se pendaient plus aux rampes de fer qui servent de garde-fou. Vers le milieu, à l’endroit où elle se coude un peu, les maisons qui forment le renflement luisaient sous la lune, et surtout l’étroit logis, si bien serré entre ses voisins qu’il semblait avoir poussé en hauteur, et qui marquait justement l’extrême point de la courbe. Qu’il était blanc ce soir ! On eût dit la maison d’un capitaine de port, ou un ancien phare, du temps qu’on les faisait rectangulaires, ou une tour d’église peinte à la chaux et servant d’amers pour les navires. Cela lui donnait une importance et une beauté, presque une jeunesse, d’autant mieux que, juste au pied, s’allongeait l’ombre des acacias plantés dans le roc, sur l’autre bord de la voie, pour les petites gens du faubourg. Henriette sourit en l’apercevant. Elle l’aimait, depuis si longtemps qu’elle y vivait. Avec son goût d’artiste, elle souriait aux choses plus vite qu’aux personnes. Elle regarda. Il n’y avait pas de lumière à la fenêtre de sa chambre. Mais le laurier-rose faisait comme un buisson argenté sur le balcon, près du toit.

Elle s’arrêta sur la chaussée, avant d’entrer. L’air, extrêmement doux, poussé par le vent d’ouest, emplissait de brume et de parfum toute la vallée de la Loire. Il passait, d’une haleine régulière, sans bruit, sans rider l’eau traînante où se berçaient des lueurs de lune. L’arôme des fleurs du foin s’y mêlait. « Quelle belle journée demain ! » Il n’y avait pas de nuage. Un feu rouge, à la pointe d’une gabare, avançait lentement, venant de l’autre rive. Henriette se détourna, s’approcha de la porte, et entra.

IV

Oui, elle s’était attachée à ce quartier, à cette rue, à cette maison. Ses meilleurs souvenirs ne l’en écartaient guère. Sa petite enfance, les toutes premières années, elle les avait passées à Chantenay, la commune qui touche le plateau de Miséri. Elle se rappelait un chemin noir de charbon, où les souliers s’enfonçaient jusqu’à la cheville dans la poussière ou dans la boue ; un logis bas, sans étage ; une femme, sa mère, très douce de visage, très blonde, qui parlait peu, et cousait, du matin au soir, dans l’embrasure de la même fenêtre, des chemises de grosse toile pour les marins. Figure de souffrance et de résignation, dont elle ressaisissait à grand’peine les traits lointains, embrumés, presque effacés. Henriette ne se souvenait d’aucune promenade dans les prés ou les bois, d’aucune fête où l’on va, la main dans la main, parents et enfants, les dimanches ; non, rien que du trajet de la maison paternelle à l’école des sœurs, et du retour, avec le petit panier presque vide où il n’y avait plus ni pomme, ni pain, mais seulement la pelote de laine du travail manuel toute légère, qui roulait. Cela l’étonnait encore, bien souvent, quand elle pensait à autrefois. Très jeune, elle avait perdu sa mère. Elle se disait : « Je dois avoir ses cheveux, son teint, un peu de son humeur recueillie. Je me replie volontiers sur mes peines, et je ne découvre pas mon âme à ceux même que j’aime. Ma mère était jolie à vingt ans : on me l’a répété. Moi, je l’ai connue bien lasse déjà. Ce qui m’est resté le plus présent, c’est le sourire, qui semblait me dire adieu à chaque fois. »

Rarement elle pensait à son père, mort quelques mois plus tard, et elle se le reprochait comme une ingratitude. Mais elle l’avait moins connu encore. Prosper Madiot appartenait à l’innombrable catégorie des hommes incapables de tout ouvrage d’art. Il était terrassier, se louant à la journée ou au mois, simple manœuvre dont la voix était rude, l’esprit vague, comme endormi, secoué de réveils violents. Cela faisait un médiocre ménage avec la femme délicate et songeuse, qui obéissait toujours avec une espèce d’humilité douloureuse et si profonde que les enfants, devenus grands, souffraient eux-mêmes au souvenir de tant de soumission. Lui, chaque soir, arrivait, demandait la soupe, la mangeait, partait pour la « Société » où il buvait peu, où il regardait surtout jouer les autres, et les écoutait en fumant. Le matin, il quittait la chambre avant que la petite Henriette fût debout.

La gaieté, la liberté, la vie, dataient, pour Henriette, de cette soirée d’hiver où, fillette de dix ans, ébouriffée, lasse d’avoir pleuré, consolée déjà par la nouveauté des choses et des visages, elle était sortie de la maison de Chantenay avec l’oncle Éloi. Celui-ci donnait la main au petit frère, un pâle garçon de sept ans, qui se laissait traîner. Elle marchait de l’autre côté, et, quand elle levait les yeux, elle voyait au-dessus d’elle la grosse moustache grise et dure de l’oncle Éloi dans les étoiles. Il les eût conduits n’importe où. La mère était morte, le père était mort, et les enfants suivaient l’oncle, le seul parent qui leur restât ; ils le suivaient, confiants parce qu’il avait dit : « Venez avec moi, les gosses ! Ça vaut mieux de ne pas coucher là. » Henriette était enveloppée dans un châle de laine blanche qui lui couvrait la tête comme une capeline ; Antoine disparaissait dans le caban trop large et traînant que l’oncle avait acheté, à la brune, chez le revendeur. Le vent descendait la Loire et gelait le brouillard sur les câbles des navires, sur les mâts, sur la barbe de l’ancien soldat, qui disait : « Je n’ai qu’un lit pour vous deux, mais demain j’en aurai deux. » Les passants glissaient, ombres noires, autour de ce reste de famille, deux petits avec un vieil oncle. Il reprenait, ayant bonne envie d’amuser les orphelins qu’il emmenait : « Vous verrez sur les murs les belles images qu’il y a : l’Empereur, le maréchal Bugeaud, la prise d’Alger… Seulement faudra pas toucher, les enfants : j’y tiens comme à mon congé, à mes tableaux… Y a aussi un coquillage où la mer roule, sans que ça la fatigue. » Et ils considéraient tous deux, avec une vague admiration, l’oncle Madiot qui marchait un peu vite, très grand, la poitrine en avant, à cause de l’habitude du sac, et la moustache comme taillée en pierre sur ses joues rasées. Dans le silence du port endormi, leurs pauvres destinées allaient vers l’abri inconnu. Les petits souriaient avec des sanglots inconscients, désormais vides de pensée, qui les secouaient de temps en temps, et se répondaient. Les hauteurs de l’Ermitage montaient dans le ciel ; une façade pâle, plus haute que les mâts des goélettes, s’enlevait au sommet de la falaise taillée à pic, et semblait penchée sur le vide. L’oncle Éloi disait : « Voilà le nid ! » Les enfants comprenaient : « Voilà le sommeil qui vient, l’oreiller blanc, la fin de la marche sous le vent froid. » Ils remuaient plus vite leurs pieds mal chaussés, qui écrasaient des miettes de charbon sur les quais.

Henriette avait grandi là, bientôt gâtée par son oncle, adoptée par le voisinage, et devenue si familière avec les choses et avec les gens qu’elle s’imaginait parfois être née parmi eux. C’était un monde étendu et incroyablement peuplé, que limitaient, d’un côté la rue de l’Ermitage, de l’autre la ruelle du roi Baco. La première ligne de maisons, à peu près régulière, cachait un second plan de cours bâties, de masures étagées sur l’échine du coteau, entourées de jardins minuscules, défendues par des palissades, et où régnait toujours une odeur de lessive. Les vieux ne manquaient pas, les enfants pullulaient. Il y avait la population ancienne et aristocratique, occupant le quartier depuis un demi-siècle ou même davantage, et les colonies vagabondes que l’huissier lève et relance, comme un limier, de place en place dans le champ de misère des villes, troupe lamentable qui n’a point d’amis, qui n’a pas le temps de s’en faire et pas le temps d’en pleurer. Henriette, de bonne heure, avait passé parmi ceux-ci, et, toute pauvre qu’elle fût, trouvé plus pauvres qu’elle. Ils l’avaient aidée, par comparaison, à se sentir heureuse.

Oh ! l’école de ces voisinages, et la pitié désirable qu’ils mettent pour toujours dans l’âme ! La petite avait vu souffrir autour d’elle, et son cœur, naturellement tendre, s’était ouvert à la compassion. Elle comprenait à peine qu’elle avait déjà ce sourire attendri qui caresse à distance. Les gamins, couchés le long des balustrades, la voyant qui partait pour l’école, grande un peu, serrée dans sa robe courte, et qui les regardait comme maternellement, disaient : « Bonjour, mademoiselle Madiot ! » Elle ne leur parlait pas, ne s’arrêtait pas. Ils l’aimaient pour l’avoir vue. Les vieux de même.

L’oncle Madiot avait voulu qu’elle suivît encore, pendant quatre ans, les cours des Dames de la Sagesse, sur le coteau de Miséri, tandis que le garçon allait à l’école municipale du quartier. L’ancien soldat obéissait à un bon sentiment, lorsqu’il disait à Henriette : « Retourne à l’école, petite, et fais-toi une raison. Tu as bien le temps de tirer l’aiguille. » Il savait, lui, le rengagé qui avait dormi près du tiers de sa vie dans les chambrées d’hommes, entendu leurs propos, vécu intellectuellement des histoires légères, infâmes ou seulement sottes qui alimentent la clientèle des cafés militaires, il savait qu’il était meilleur de ne pas jeter trop tôt une enfant impressionnable comme Henriette dans la corruption des ateliers. Grâce à lui, Henriette avait passé, dans un abri relatif, cette période de dix à quatorze ans où l’intelligence s’ouvre, et prend possession d’un caractère déjà formé. Elle était restée très innocente, rieuse par cela même, avec un fond de gravité, et elle avait développé son esprit autant qu’une fille de sa condition et de son milieu pouvait le faire. « L’enfant aime la lecture », disait la sœur supérieure à Madiot qui s’informait. « Elle a du goût pour apprendre. » Et ces humbles filles lui avaient appris tout ce qu’elles savaient d’arithmétique, de géographie, d’histoire, beaucoup de couture, de ravaudage, de broderie même.

À mesure qu’elle grandissait, une puissance mystérieuse se développait en elle, et c’était la vierge, celle qui est comme une autre âme dont l’influence pénètre tout, le sourire, le regard, les mots, le geste de la main qui s’offre ; celle qui est douce et dont on a peur ; celle qui ne sait point le mal et qui devine cependant ses pièges ; la vierge qui meurt d’une pensée, contre laquelle toute la luxure du monde est soulevée, et qui passe au travers, ayant le signe de Dieu. Oui, Henriette avait ce charme de la virginité, que les petites de l’école n’ont pas toutes ; aussi les gamins l’appelaient « Mademoiselle », bien qu’elle fût pauvre comme les autres, et son oncle Madiot, quand elle levait sur lui ses yeux pâles et qu’elle disait : « J’ai bien su mes leçons », se sentait une émotion que jamais il n’avait ressentie, et pensait : « Faut que je la garde bien ! »

Il avait des airs féroces quand, par hasard, se promenant avec elle, il remarquait un homme du port, un marin, un passant qui la trouvait de son goût et qui le laissait voir. Il se hâtait de quitter l’usine Lemarié, le soir, afin de retrouver plus vite son enfant, et n’acceptait jamais de veiller chez des amis. Quelquefois, il lui faisait un petit sermon comme un vieux militaire sait les faire, court et énigmatique : « Tu es ma gloire, disait-il, et la gloire, vois-tu, Henriette, c’est comme un tonnerre de fusil : faut qu’il n’y ait rien à dire, absolument rien. » Mais tout cela était peu de chose, et ce qu’il faisait de mieux, pour la sauvegarde de la petite, c’était de l’aimer.

Là vraiment il fut sans reproche. À cause d’elle, il devint presque sobre ; il économisa ; il rompit d’anciennes camaraderies, qu’il eût conservées pour lui-même, mais qui auraient pu choquer la petite ; il commit même cette faiblesse d’apprendre un peu de cuisine. N’était-ce pas presque nécessaire ? Henriette venait d’entrer en apprentissage. Elle était un peu longue, pour son âge, et si épuisée, le soir, quand elle revenait de l’atelier, à près de huit heures ! Lui, dès six heures et demie, il était libre. Alors, il avait pensé : « En me dépêchant de quitter l’usine de l’île Gloriette, à supposer même que je m’attarde à reconduire un ami, je gagne trois quarts d’heure sur la petite. Si je lui faisais son souper ? Ça ne serait-il pas plus gentil que de souper chacun de son bord, à la crèmerie ? À son âge, c’est bon d’être gâté un peu. » Il l’avait gâtée. Il avait pris des leçons de la mère Logeret, la voisine du premier étage, qui avait été cuisinière dans un château. Ses souvenirs du régiment le servaient également. De sorte que, chaque soir, quand elle ouvrait la porte de l’appartement de son oncle, Henriette trouvait son couvert mis, deux plats de terre sur le fourneau, et le bonhomme assis sur une chaise, et qui disait invariablement :

– Comme tu arrives tard, mon enfant ?

Les mêmes soins, qui lui avaient concilié l’affection d’Henriette, il les avait eus, d’abord, pour Antoine. Il s’était efforcé de tenir la balance égale entre le frère et la sœur. Mais Antoine avait une si étrange nature, si peu attachante, si peu sûre ! Il était remarquablement intelligent et adroit, mais d’un orgueil qui ne pardonnait aucune réprimande, ni aucune correction. Il acceptait, dans les premières années, l’autorité de l’oncle Madiot, mais, à cet âge même où l’enfant comprend, d’ordinaire, les raisons de sa dépendance, sa soumission, à lui, était restée toute physique. On ne parvenait pas à gagner la confiance de ce gamin à mine fureteuse, qui connaissait tout le monde et toutes choses dans le quartier. Son ambition était d’échapper à une dépendance quelconque.

Lui aussi, de bonne heure, il avait travaillé à la fabrique Lemarié. Et puis, tout à coup, à quinze ans, il avait quitté l’usine, quitté la maison de la rue de l’Ermitage, loué une mansarde en ville, et s’était mis en apprentissage chez un ajusteur mécanicien. Depuis lors, les liens étaient presque rompus entre lui, Henriette et le vieux Madiot. Non seulement la vie de famille avait cessé, mais Antoine ne montait jamais plus l’escalier du logis où habitaient sa sœur et son oncle. Il les rencontrait dans les rues, leur parlait un instant, prétextait une affaire, et s’échappait.

Ce départ inexpliqué, cette attitude sourdement hostile, subitement prise, et que n’avaient pu vaincre ni les avances d’Henriette, ni ses prières, ni ses reproches tendres, étaient le grand chagrin de la jeune fille. Par bonheur, elle ignorait le motif, car le motif c’était elle-même.

Antoine avait appris l’histoire de sa propre famille par hasard, au cabaret, un jour qu’il buvait avec un contremaître de la fabrique, un homme que le vin faisait trop parler. L’histoire remontait à plus de vingt ans en arrière. Elle ressemblait à beaucoup d’autres, hélas ! inconnues ou vaguement soupçonnées, qui ne mettent en péril et en honte que des pauvres. La mère était alors une jolie petite ouvrière, toute rose, toute blonde, venue de Quimperlé, où elles ont la tête légère, avec la grand’maman Mélier, pour gagner de quoi vivre dans la ville renommée, Nantes. Et comme on était à la fin du printemps, elle avait rapidement trouvé à se placer parmi les quatre cents femmes qui travaillaient à écosser des pois pour la fabrique de conserves de M. Lemarié. C’était un monde louche, ramassé dans un coup de presse. On ne s’y gênait pas pour rire des mœurs faciles du patron, qui passait souvent parmi elles, assez joli homme, assez jeune encore, et si riche, si riche ! On nommait celles qui avaient été ses maîtresses ; plusieurs, les plus jolies. Jacqueline Mélier fut presque flattée d’être remarquée à son tour.

Une écosseuse de pois, une pauvresse, une étrangère sans protection et coquette un peu, la conquête était bien aisée. Il l’eut comme il avait eu les autres, pour des compliments, des broches en doublé et un peu d’argent.

Mais, presque tout de suite, l’aventure tourna au sombre. Quelques semaines s’étaient à peine passées que Jacqueline Mélier s’aperçut qu’elle était enceinte. Tout allait être révélé, le déshonneur serait public, la honte ineffaçable. Elle courut chez l’homme qui l’avait séduite, elle se jeta à ses pieds, le suppliant de la sauver. Il donna deux mille francs. Et, pour deux mille francs, il se trouva un pauvre aussi, un ouvrier errant, descendu des côtes de Brest à la quête du pain, qui consentit à épouser la jeune fille. L’enfant naquit après six mois de mariage : c’était Henriette Madiot.

La mère ne se consola jamais de sa faute. Elle en mourut lentement, consumée par la vue même de cette petite qui grandissait, et qu’elle adorait. Nulle créature plus soigneusement élevée et plus compliquée ne connut un art plus savant de se torturer soi-même. Elle n’eut, pendant dix ans, qu’une seule pensée. L’humble, la douce, la résignée qui cousait tout le jour dans l’angle de la fenêtre, avait son remords sous les yeux, et ne regardait que lui.

Toute sa vie, toute sa force s’était dépensée à se faire oublier. Mais elle-même ne pouvait oublier. Elle avait dit, dès le commencement du mariage, à son beau-frère Éloi Madiot :

– Je vous conjure de rester à l’usine Lemarié. Si vous y restez, vous, l’ancien soldat qu’on sait tout près de son honneur, les mauvais bruits tomberont. Promettez-moi de rester. Que la petite ne sache pas ! Ni les autres, s’il en venait !

Il avait promis, il avait conservé sa place d’emballeur dans l’usine. Plus tard même, poussé par ce désir d’effacer les soupçons, Éloi Madiot avait fait travailler Antoine auprès de lui. Et, peut-être grâce à l’attitude de Madiot, qu’on craignait, à ses démentis répétés, le déshonneur avait été évité, les commérages s’étaient vite éteints.

À présent, dans le monde des pauvres gens, personne ne se souvenait plus. Les parents étaient morts, les anciens ouvriers de la fabrique disparus ; les enfants avaient grandi dans une autre maison, celle de l’oncle ; Henriette appartenait à une catégorie ouvrière différente et plus élevée ; elle avait près de vingt-quatre ans, son frère vingt et un.

Malheureusement, Antoine savait ce triste passé. Il en avait conçu une haine vivace et presque universelle. Contre Henriette d’abord, l’intruse, dont il jalousait la beauté, la distinction, la vie heureuse, surtout la place usurpée au foyer des deux Madiot, et, par un retour de l’esprit, les caresses mêmes qu’elle avait reçues jadis. Il lui arrivait de la croiser, dans les rues de Nantes. Le plus souvent, il la saluait de son air gouailleur, ou bien il la désignait à un camarade : « Est-elle chic, cette princesse-là ? Si on dirait que j’ai été élevé avec elle ! » Quelquefois, quand il était seul, il l’abordait, toujours pour lui demander de l’argent. Il gagnait de belles journées, mais il dépensait tout et au-delà, avec des filles ou avec des camarades, dans les bals de barrières. Et quand l’argent manquait, il quêtait Henriette, sans honte : « Elle me doit, pensait-il, elle a eu plus que sa part, chez nous. » La jeune fille donnait, se gênait même pour donner, parce qu’elle espérait le ramener à elle.

Il en voulait à l’oncle Éloi d’avoir subi l’influence d’Henriette ; de l’avoir lui-même, autrefois, placé chez les Lemarié, d’y être demeuré. Entre eux, il y avait le secret que chacun gardait pour soi, parce que les entrevues étaient rares et banales ; parce qu’Éloi Madiot ne croyait pas possible qu’Antoine fût informé de ces choses lointaines, et n’aurait jamais commis l’imprudence de l’interroger ; parce qu’enfin, malgré ses défauts, malgré le désordre de son esprit et de ses mœurs, et malgré ce qu’il avait appris, Antoine, qui n’avait aucune affection vivante, était resté fidèle à la mère malheureuse qui l’avait bercé. Pour ne pas l’accuser, il était capable de se taire. Et il ne parlait pas, mais la colère s’était tournée contre le patron, son fils, sa famille, contre les patrons en général, le sien, les autres, solidaires, dans son esprit, de la faute de l’un d’eux. Les déclamations entendues dans les réunions publiques, les conversations et les lectures y avaient aidé. Antoine appartenait à l’armée de la révolte et de la haine, parmi les obscurs qui n’ont pas de rôle. Comme beaucoup d’autres, il n’y avait pas été poussé par une doctrine quelconque, mais par un ressentiment personnel et caché. Les paroles tombaient sur sa blessure, l’ouvraient, l’envenimaient comme une poussière de fer limé. Toutes ses idées n’étaient que des mots vagues, dissimulant une rancune précise.

Henriette ne se doutait de rien. Elle vivait presque aisément ; elle aimait son métier, sa maison, sa chambre qui ressemblait, par le silence, à une chapelle. Ce soir encore, en montant l’escalier, elle éprouvait, plus vive qu’à l’ordinaire, l’émotion que donne l’abri, quand on sait ce que c’est que le mauvais temps du dehors. Avait-elle monté et descendu souvent ces marches en bois de châtaignier, éclissées tout du long, si étroites et si pointues du côté de la rampe en tire-bouchon ! Au premier étage, du carreau rouge, un paillasson, une poignée de sonnette en cuivre : c’est l’appartement de madame Logeret. Une volée encore, un second paillasson, une patte de lièvre au bout d’une corde : Henriette poussa la porte, et entra. Une forte voix éraillée dit :

– Encore veillé ce soir ! Ils veulent ta mort, ma parole !

Elle répondit en riant :

– Mais non, mon oncle ! C’est la fille de la marquise du Muel qui se marie, il faut bien que les chapeaux soient prêts.

– Des marquises, ah ! bien oui !

Éloi Madiot répétait souvent les mots de ses interlocuteurs. Simple travers de vieux tambour, et qui ne signifiait rien, d’ordinaire. Mais ici, tandis que la jeune fille embrassait rapidement son oncle, passait devant lui, traversait la pièce et allait, dans la chambre voisine, – sa jolie chambre, à elle, – déposer son ombrelle, son chapeau et ses gants, Madiot avait une idée. En répétant le mot de marquise, il voulait dire : « Je n’en connais qu’une, c’est toi, la petite que j’ai élevée. Tu les vaux toutes, par la grâce, par la beauté ; je suis gai de t’avoir revue ! » Ses yeux roux continuaient de regarder la porte par où Henriette venait de disparaître.

Il était assis à côté du petit fourneau qu’on avait logé dans la cheminée. Sur l’appui de celle-ci, très haut, brûlait une lampe à pétrole du plus étroit calibre, qui enveloppait, dans un cône de lumière crue et tombante, la chaise où Madiot se reposait, une table où le couvert d’Henriette était mis, et une quinzaine de carreaux tout craquelés. L’homme avait le visage d’un rouge de brique, le poil blanc, le nez gros et crevassé. Sous les cheveux en brosse, entre les épis, et entre les poils des moustaches, cette coloration sanguine apparaissait, çà et là, comme des coups de pinceau. Madiot ressemblait à un de ces vieux bergers dont le vent de la montagne a durci et gercé tout le corps. Déjà au régiment, il avait un air de lassitude et de passivité. Il était celui qui a toujours obéi. La pensée, chez lui, s’éveillait lentement. Mais parfois, pour un mot, les yeux se mouillaient, et on jugeait que cet homme, d’une intelligence inculte, possédait une tendresse et même une délicatesse de cœur.

En ce moment, l’arrivée d’Henriette l’avait ému. Il ne s’était pas levé comme de coutume pour l’embrasser, à cause de sa main gauche malade, que, cinq semaines plus tôt, une pile de caisses pleines avaient à moitié écrasée en s’écroulant. Il portait le bras en écharpe, soutenu par un foulard de colon rouge piqué sur sa jaquette. Mais il avait suffi de l’entrée de la jeune fille pour lui faire oublier la lenteur de cette journée passée en tête à tête avec son mal. Replié sur lui-même, il écoutait le bruit des pas d’Henriette sur le plancher, – car la chambre d’Henriette était parquetée, – le bruit d’une épingle de chapeau roulant dans une coupe de verre, et le glissement d’une doublure de soie sur le dossier d’une chaise.

– Comment allez-vous ce soir, mon oncle ?

– Un peu mieux, ma petite, puisque te voilà !

C’était fini de souffrir seul.

Tout près de Madiot, cependant, la ligne que dessinait la lumière de la lampe dormait sur le carreau, et, au delà de ce coin chaud et vivant, la chambre s’étendait presque nue, meublée seulement, à droite, d’un lit de bois à rideaux rouges, décorée d’une paire d’épaulettes en laine, d’une lithographie représentant Napoléon Ier, Napoléon III et le prince impérial dans une même couronne de lauriers ; d’une autre représentant le maréchal Bugeaud ; d’une autre enfin où l’on voyait surtout de la fumée autour de vaisseaux qui bombardaient une ville. C’était la prise d’Alger. Plus loin, dans un cadre, un certificat de libération du service militaire : quatorze ans de belle tenue, sans reproche. La lumière mourait insensiblement sur les murs. Et, tout au bout, s’ouvrait un carré bleu profond, avec de vagues points d’or : la fenêtre et le plein ciel.

La jeune fille reparut. Elle modelait, à petits coups de doigts, les frisons de ses cheveux d’or que la course avait déplacés. Le contraste était singulier, entre la coquetterie du geste et le caractère populaire de cet appartement et de ce visage de vieux soldat.

– J’ai vu Antoine, dit l’oncle.

– Ah ! il est venu ?

– Non, tu sais bien… J’étais allé prendre le frais sur le port : je l’ai rencontré.

– Que vous a-t-il dit ? Des raisons, comme d’habitude ?

– Il m’a dit qu’il avait rencontré le fils Lemarié ; qu’il fallait retourner demander ma pension, sans faute, dès lundi, qu’il le fallait.

– À votre place, mon oncle Madiot, comme je laisserais là cette pension qu’on vous refuse ! Ne sommes-nous pas bien heureux, tous deux ? Si vous ne pouvez plus travailler, moi, je travaillerai pour deux.

– Sans doute, sans doute, petite… C’est qu’il était rudement fâché !

Ce que Madiot n’avouait pas, c’est que son neveu lui faisait peur. Il redoutait de mécontenter ce mauvais ouvrier querelleur, qu’il estimait si peu.

Henriette s’assit. Elle la connaissait par le menu, depuis longtemps, cette question de la pension à obtenir. Mais elle aimait l’oncle Madiot. Avant de mettre la cuiller dans la soupe, elle sourit au vieux, par charité, aussi par reconnaissance. Elle prit même un air de s’intéresser :

– Voyons, dit-elle gaiement, racontez-moi ça.

V

Il faisait beau, merveilleusement. La vie abondait dans l’air pur ; elle descendait, à chaque respiration, au fond de la poitrine, et le corps, au contact de la vie, répondait par un frisson de joie. Tout ce qui avait des ailes était sorti du nid, du trou, de l’abri nocturne. Les mariniers s’appelaient à voix haute sur les rives, et il y avait plus d’échos que d’habitude. Par la fenêtre d’Henriette, il entrait des souffles d’air qui embaumaient, des éclats de rire, des bouts de phrases de passants, des cris de martinets en chasse, toute une gaieté de la rue qui disait : « Mais venez donc ! » La jeune fille entendait bien. Elle était prête, l’ombrelle sur le bras, la voilette nouée sur le chapeau à deux ailes de pigeon blanc qui lui allait si bien. Son oncle, dès le matin, était sorti pour faire un de ces « tours de port », qui duraient toute la journée du dimanche. Elle attendait, se promenant d’une chambre à l’autre, impatiente, s’approchant parfois de la fenêtre ouverte et songeant : « Quel joli soleil ! Est-ce dommage d’en perdre !… »

Où irait-elle ? Le projet était depuis longtemps arrêté. Elle irait chez les Loutrel, au bord de la Loire. Elle l’avait promis à madame Loutrel, la femme du plus fin pêcheur d’anguilles que l’on connût, de Thouaré à Basse-Indre. Comme ce serait bon la route, et joyeux l’arrivée, et doux le retour dans cette tiédeur et cette lumière alanguie des soirs qui n’en finissent pas !

Vers neuf heures et demie, elle entendit dans l’escalier la voix de la locataire du premier, qui répondait :

– Plus haut, mademoiselle ! Tirez la patte de lièvre !

La sonnette rendit un son timide, qui indiquait une main de pauvre. Henriette alla ouvrir, et cette même impression de pitié qu’elle avait éprouvée la veille refoula tout autre sentiment. Marie Schwarz avait encore cette physionomie sans espoir qui lui était devenue habituelle, son air dur, ses yeux qui semblaient n’interroger que pour savoir la date d’un malheur nouveau.

– Je suis venue, dit-elle simplement. Je n’ai pas de place, n’est-ce pas ?

Henriette l’avait amenée jusqu’au milieu de la chambre de l’oncle Madiot, en face de la fenêtre. Elle la tenait par la main, et elle la regardait, fixant ses yeux clairs sur ces autres yeux si sombres, où le jour n’entrait pas.

– Mais si, vous en avez une. Je l’ai obtenue. J’ai eu du mal !

Marie, sans changer de visage, répondit, comme quelqu’un qui a faim et à qui l’on promet vaguement du pain :

– Quand l’aurai-je ?

– Demain, vous entrez demain lundi avec moi.

Alors, Henriette sentit cette main lourde et moite qu’elle retenait s’agiter et trembler ; elle vit, du fond de l’abîme trouble des yeux, une flamme qui montait.

– Ah ! que je vous remercie, mademoiselle ! que je vous remercie !

En même temps, Marie Schwarz fit un mouvement, comme pour embrasser Henriette. Mais elle se recula aussitôt, retira sa main, et, sous le coup de l’émotion trop forte, baissa lentement les paupières, comme si elle se trouvait mal. Henriette fut frappée de la grandeur de ces yeux fermés, et de la subite douceur que prenait ce visage quand ils ne luisaient plus. Elle eut l’impression qu’elle voyait cette pauvre fille morte ou sculptée en pierre blanche. Mais, tout de suite, en vaillante qu’elle était, elle secoua cette imagination, et dit gaiement :

– Comment, mademoiselle, je vous annonce une bonne nouvelle, et vous pleurez !

– Non, je ne pleure pas, vous voyez.

Marie essaya de sourire, et il lui vint deux larmes, qui coulèrent.

– Savez-vous bien ce que vous êtes ? dit Henriette. Une nerveuse.

Elle avança une chaise, fit asseoir Marie, s’assit près d’elle, et dit :

– Regardez comme le jour est gai ! Moi, quand il fait un beau soleil, j’oublie vite mes chagrins.

– C’est qu’ils ne sont pas lourds, les vôtres…

– Croyez-vous ? Chacun a les siens, je vous assure, et chacun les trouve lourds. Et puis cela passe, et puis cela revient.

Le jour blond du matin avançait sur la muraille de droite.

Henriette se tut un moment, les yeux dans cette clarté, cherchant la chose la meilleure à dire, et elle reprit, sans changer d’attitude :

– Vous avez donc bien souffert, mademoiselle Marie ?

– Beaucoup.

– Les commencements sont si durs dans les métiers ! Votre mère vit encore ?

– Oui.

– Vous l’avez laissée à Paris ? Pourquoi êtes-vous partie seule ? Est-ce elle qui vous a dit que vous trouveriez du travail ici ?

– Oh ! non !

– Qui donc ?

– Personne, une idée.

Marie hésitait à continuer. Mais, comme la belle employée blonde de madame Clémence regardait toujours vers la muraille, et qu’elle avait un air attendri de sœur aînée à qui on n’apprend rien, Marie osa parler. Sa voix, jusque-là contrainte, sortit. Et ce fut une musique dans la chambre, sa voix grave, sonnante comme du cuivre et toute de passion :

– Je comprends bien, vous voudriez savoir. C’est tout simple : une fille que vous avez placée, vous devez savoir d’où elle vient… Je vais vous le dire. La mère est concierge, pas dans la haute, au fond de Clignancourt. Elle ne s’est jamais occupée de moi, parce qu’elle n’a pas le temps. Elle fait des ménages jusqu’à cinq heures. Nous nous retrouvions pour dormir. Oh ! ne croyez pas qu’elle soit mauvaise, non. Elle me laissait presque tout l’argent que je gagnais. C’est gentil, n’est-ce pas, pour une mère ? Je pouvais m’habiller et manger à peu près avec cela. Tenez, la robe que j’ai là et le manteau, je les avais achetés sur mes économies, l’autre printemps.

Elle m’en voulait seulement parce que je ne suis pas avantageuse à l’ouvrage, tandis qu’elle est si adroite, elle, et si vive !

– Vous faisiez ?

– Des travaux de misère, mademoiselle, ceux que font les filles qui n’ont pas de métier. J’en ai cousu, allez, des vestons de travail à quarante centimes, qui me demandaient chacun presque une demi-journée, des chemises d’hommes qu’on me payait vingt-cinq centimes quand je fournissais le fil ; j’en ai fait des galons perlés à trois sous les deux mètres ! Je m’y suis fatigué les yeux, et la poitrine toujours pliée. Alors j’ai réussi à me placer comme mannequin, chez Noblet, avec des protections, vous comprenez. Ça allait bien. Et puis, maman est tombée malade, au commencement de l’hiver ; nous avons fait des dettes, des grosses…

La voix baissa encore, et devint dure :

– Quand elle a été guérie, nous ne savions plus comment payer ce que nous devions. Elle m’a dit que j’avais l’âge de gagner ma vie toute seule, qu’elle ne pouvait plus me loger. Il faut vivre, n’est-ce pas ? Et… non, tenez ne parlons plus de ça. Je ne pouvais plus rester à la maison, voilà tout. Et je suis partie.

Henriette ne broncha pas. Elle connaissait cette histoire-là. Elle l’avait observée et pleurée plus d’une fois autour d’elle. C’était la rue qui venait à elle, l’abandon total. Ses yeux qui regardaient la fenêtre se plissèrent un peu, comme devant un objet de douleur. Puis ils s’ouvrirent bien grands, ils se firent doux, ils se détournèrent vers l’enfant qui se sentit déjà aimée.

– Vous n’avez rien à faire aujourd’hui, mademoiselle Marie ?

– Non, mademoiselle.

– Alors il faut venir avec moi. Je vais chez les Loutrel, des amis d’enfance, des pêcheurs de la Loire. Je leur dirai que vous êtes de l’atelier de madame Clémence. C’est un passe-partout. Ils sont si bonnes gens ! Vous ne voulez pas ?

Marie comparait en pensée son manteau noir fripé, son chapeau de l’an passé, pareil à vieux nid, avec le joli chapeau où se levaient deux ailes blanches, et avec la robe grise toute fraîche et toute fine d’Henriette.

– C’est que je ne peux guère, faite comme je suis ! Un éclat de rire lui répondit. Le soleil allongeait son doigt jusque sur le carreau.

– Ah ! vous êtes coquette ! C’est ce qui vous retient ? Attendez !

Henriette avait couru dans la chambre à côté. Elle revint portant sur le bras une cravate de dentelle, une plume noire et un petit collet de drap beige avec des applications brunes.

– Vous allez voir comme je vais vous faire belle !

Alors, gentiment, du bout de ses doigts qui ne se trompaient jamais de mouvement, Henriette dégrafa le manteau, jeta le collet sur les épaules de sa nouvelle amie, passa au cou de Marie la cravate dont elle élargit le nœud en ailes de papillon, redressa en trois petits coups, sans avoir l’air d’y penser, les bords du vieux chapeau qui parut se souvenir d’une forme depuis longtemps perdue, attacha avec une épingle, au milieu d’un nœud défraîchi, la plume noire qui devint aigrette, et, se reculant pour juger son œuvre :

– Charmante ! Dit-elle.

Le visage de Marie s’éclaira. La jeune fille en elle reparut. Elle toucha, comme pour le caresser, le drap qui se moulait en plis larges autour de sa poitrine ; les sourcils se détendirent, et leurs poils soulevés se lissèrent en deux arcs sombres autour des yeux ; les fortes lèvres rouges s’allongèrent décidément.

– À présent, je veux bien aller, dit-elle.

Elles descendirent. La porte d’en bas retomba derrière elles, et elles se mêlèrent à la foule en marche, demi-paysanne, demi-citadine, qui remplissait les quais.

VI

Elles allaient du même pas, l’une grande et blonde, l’autre brune et de taille moyenne, côte à côte. Elles tenaient la tête un peu levée, et parlaient devant elles, par phrases courtes, sans gestes. On eût dit deux sœurs qui ont l’habitude de se promener ensemble, et qui savent où elles vont, sagement, légèrement, dans la ville qui flâne. Les tramways se succédaient, pleins de menu peuple qui partait pour la campagne, et on voyait des gaules dépasser le toit des voitures ; les bateaux à laver étaient vides au contraire et se balançaient silencieusement ; sur les échelles et sur les vergues des grands bateaux rangés à quai, les chemises et les culottes des équipages séchaient au vent. C’était dimanche. Henriette et Marie suivaient la balustrade du chemin de fer, au milieu des quais de Nantes, entre le fleuve et la rangée indéfinie des cabarets de marine, des boutiques de voiliers et de courtiers échelonnés en vue de la Loire.

– Comme l’eau est jaune, mademoiselle Henriette ; comme elle court !

– Il y a une crue, bien sûr. Pourvu que cela ne perde pas les foins !

– On fauche donc ?

– Mais oui, et, à cause de la crue qui menace les prés bas, je pense qu’on va faucher même aujourd’hui.

Elles dépassèrent la station de la Bourse. Henriette, plusieurs fois, avait déjà salué des amies échappées comme elle aux ateliers de mode ou de couture. L’une d’elles donnait le bras à un jeune homme. Ils riaient de s’aimer. C’était un amour tout nouveau. Ils traversèrent le pont. Marie les suivit longtemps de ses yeux ardents et sombres.

Comme elles arrivaient à l’extrémité du quai du Bouffay, un coup de vent souleva leurs chapeaux.

– Quel plaisir de sentir le vent ! dit Henriette. J’en suis privée toute la semaine, à l’atelier du moins, car, chez nous, c’est si élevé ! Une plume n’y tiendrait pas frisée.

Marie, qui repiquait une épingle dans ses cheveux lourds, toujours défaits, répondit :

– Je trouve cela ennuyeux, moi : ça décoiffe.

Déjà, en effet, le souffle de la Loire, avec son parfum de feuille de peuplier, commençait à envelopper les promeneuses. Il passait par bouffées fraîches, qui cherchaient les moulins ou les voiles, et s’égaraient dans la campagne, comme des abeilles en quête de trèfle. Derrière lui l’atmosphère semblait morte. La journée s’annonçait très chaude. Henriette et Marie suivirent le canal Saint-Félix, et, tournant avec lui, gagnèrent le bord de la vraie Loire, non plus pressée par les maisons et coupée par des îles, mais coulant d’un seul jet, lente et large, entre deux prairies semées d’arbres légers. Vers l’orient, à l’extrême horizon, ces arbres étaient si bien rassemblés et mêlés par un effet de la distance, que le fleuve avait l’air de sortir d’une forêt bleue ; puis ils s’espaçaient, ils s’égrenaient et flottaient au-dessus des herbes, en lignes de feuillages blonds tout percés de lumière. Le fleuve descendait au milieu ; il venait, élargissant à mesure les moires jaunes de ses eaux. La crue couvrait les bancs de sable. Le foin mûr se courbait au bord, et plongeait dans le courant. Un seul bateau de plaisance, caché sous sa voilure, longeait la rive opposée.

Henriette avait désiré arriver là pour dire : « Voyez comme c’est joli ! La cabane des Loutrel, c’est encore bien loin, là-bas. » Mais, quand ses yeux se reportèrent sur le visage de Marie, elle le vit si pâle que le cours de ses idées en changea, et qu’elle sentit l’invincible besoin de consoler cette souffrance humaine.

Elles marchaient dans le sentier de halage, à travers les foins, Marie un peu en arrière.

– Donnez-moi le bras, mademoiselle Marie, vous êtes lasse ?

– C’est vrai, l’air m’étourdit. Je suis forte, je vous assure, très forte, mais facilement étourdie.

– Un reste de misère. Vous verrez que Nantes vous remettra. Quand vous aurez votre chambre meublée à votre goût… Voilà ce qui repose !

– Oui, on doit se plaire dans une chambre à soi, qu’on a meublée. Je la voudrais bleue.

– Va pour le bleu ! dit Henriette. Je vous aiderai. Quand vous aurez des économies, je vous conduirai chez une revendeuse que je connais, et qui vend des percales pour si peu cher…

– J’aimerais mieux une étoffe neuve, voyez-vous, dit Marie en souriant à l’idée. Même moins belle, je l’aimerais mieux.

– Vous êtes donc comme moi ? Rien n’est trop neuf, rien n’est trop blanc à mon gré. Je crois que, si j’étais riche, j’aurais le plus beau linge.

– Moi, ça serait des bijoux. Quand je passe devant les boutiques où il y a des colliers et des bagues, je sens comme une main qui m’arrête. Pourtant je ne serai jamais riche !

– Qu’en savez-vous ? Si vous vous mariez ?

Un vrai rire éclata, et s’en alla dans le vent. Marie avait la figure tournée vers les lointains de la Loire. Le soleil dorait ses joues pâles ; les dents brillaient ; les yeux s’illuminaient de lueurs d’un brun roux qui passaient en éclairs. Elle était belle en ce moment, cette Marie aux traits trop pesants, belle comme les êtres de passion, d’une beauté de sentiment. Henriette reconnut le rire splendide de la vie, qu’elle avait rencontré quelquefois, parmi ses compagnes de travail, et elle eut peur. Elle connaissait le danger de ce rire-là. Ce fut bien court, d’ailleurs. Les yeux s’assombrirent ; la tête se baissa, la voix reprit :

– Les filles comme moi, mademoiselle Henriette, ça épouse le malheur, et c’est des noces qui tiennent dur.

Elle avait repris son air tragique de la veille, son expression de fille abandonnée, traquée par la misère.

Les deux jeunes filles marchèrent en silence un peu de temps, et Henriette, qui savait qu’on n’appuie pas sur certaines blessures, même pour les guérir, dit simplement :

– Regardez les marguerites. En a-t-elle, la prairie de Mauves !

La terre était, devant elle, toute fleurie. La prairie avait sa fourrure de foin mûr où les marguerites, par plaques, effaçaient le vert blondissant des tiges et des graines. Ailleurs c’étaient les boutons d’or, ailleurs les trèfles mauves qui faisaient des taches. Chaque pas rompait des herbes enlacées. Le vent suscitait, des profondeurs de la moisson, des reflets comme il en court sur le dos des grandes lames. Il emportait le pollen de myriades de fleurs comme un brouillard d’écume. Toutes les bêtes qui habitent la terre criaient au bord de leurs trous. C’était la plénitude de l’été, la saison ivre, où la vie, nuit et jour, roule sous les étoiles, afin que l’homme la boive.

– Voyez, est-ce assez beau ? Ne vous semble-t-il pas qu’on respire un contentement ?

Henriette, nature ouverte et libre, habituée depuis l’enfance aux horizons de la campagne, jouissait d’aller ainsi dans la lumière et dans le parfum de midi, le long de la Loire toute pleine elle-même de rayons.

Ce qu’elle pensait, elle n’aurait su le dire. Elle sentait la caresse de l’air chaud jusqu’au fond de sa poitrine ; elle avait conscience de sa jeunesse d’âme et de sa jeunesse de corps ; quelque chose lui murmurait : « Tu es forte… Tu es jolie… Tu monteras… La vie est longue, la vie est radieuse, » Elle avait beau s’en défendre, et tourner la tête pour se distraire, la voix était en elle, et parlait obscurément. Marie, un peu étonnée et un peu lasse, n’entendait rien de pareil, mais, à cause de la fatigue même, elle oubliait.

D’espace en espace, elles franchissaient des fossés, corbeilles de plantes aquatiques fleuries jusqu’aux bords, vase craquelée où foisonnaient les fumeterres, les coquelicots, les menthes, l’oseille couverte de sequins. Mais au fond, entre les racines, dans la forêt des basses tiges, un filet d’eau trouble commençait à courir. À la surface du fleuve, les moires s’épanouissaient, plus larges que d’ordinaire ; elles s’ouvraient comme des gueules de bêtes souples et pâmées de chaleur. La Loire montait. Douze coups partirent d’un clocher d’église, on ne sait où, et passèrent au-dessus des prairies, comme des oiseaux en file qui s’appellent l’un l’autre.

Encore une centaine de mètres. Puis un enfant cria, deux autres sortirent, trois enfants s’élancèrent à la rencontre des voyageuses.

– Une grande famille de garçons, dit Henriette ; ils sont sept, tous de belle humeur. Bonjour, Gervais ! bonjour, Henri ! bonjour, Baptiste !

Ils avaient douze ans, neuf ans, sept ans. Ils accouraient pieds nus, tête nue, n’ayant qu’un pantalon, une chemise et des bretelles d’homme aussi larges que la main. Le dernier roula dans les jupes d’Henriette. Tous trois l’embrassèrent, et considérèrent Marie avec des yeux de jeunes chiens de garde, qui déjà s’écartent de l’étranger.

– On vous attend, mademoiselle Henriette, dit Gervais, qui était roux comme un lionceau. La mère a écaillé les gardons. C’est le grand Étienne qui a eu du mal pour les prendre !

– Vraiment ?

– À cause de la crue, donc ! Si ça n’avait pas été pour vous, bien sûr, il n’aurait pas tant travaillé !

Henriette rougit un peu, à la pointe des joues.

– Ce brave Étienne ! Nous sommes de si vieux amis !

Elle prit par la main les deux derniers Loutrel, et, avec un sourire maternel sur son visage de jeune fille, entra dans la cabane.

La cabane, bâtie en fortes planches enduites de goudron, était posée au sommet d’un renflement de la prairie, bourrelet d’alluvions, qui suffisait à protéger ses habitants contre les crues ordinaires. Entre la façade et la rive toute proche du fleuve, dans un carré de pré en pente aux trois quarts dépouillé d’herbe, des filets séchaient, accrochés à des pieux, et aussi des nasses d’osier, la pointe en l’air. De loin, les passants de la campagne pouvaient croire que cet abri de planches, que précédaient, pour tout jardin, des seines et des trémails pendus en guirlandes, n’était qu’un refuge de pêcheurs, habité seulement pendant les mois d’été. Mais non, les Loutrel y vivaient à demeure, depuis de longues années. On pénétrait dans une grande pièce, qui occupait presque toute la cabane, et qui servait de cuisine, d’atelier et de chambre aux parents. Un poêle en fonte pour cuire la soupe, un lit à rideaux de serge verte, des chaises de cerisier, une table dont l’humidité moisissait les pieds, un coffre, une huche, formaient tous les meubles, serrés les uns contre les autres et rangés exactement, comme dans un navire. De l’autre côté de la cloison, il y avait la chambre des fils. Au-dessus de l’une et de l’autre, en guise de plafond, des instruments de pêche et des provisions se mêlaient aux poutrelles de la charpente, paquets de lignes pour tendre les cordées, écheveaux de lin et de chanvre, boîtes percées de trous pour garder le poisson, chapelets de lièges enfilés, verveux, nasses d’osier, sacs d’oignons, rames, tolets, gouvernails de rechange, voiles roulées, bouts de filin, mille choses utiles ou inutiles, vieilles ou neuves, dont les greniers s’emplissent.

C’étaient, l’homme et la femme, deux types de cette race maigre, décidée, toute claire de prunelles et d’idées, que la Loire, au cours des temps, a façonnée à son image. Fils et fille de preneurs d’aloses et d’anguilles, durs travailleurs, mais capricieux, de cœur tendre et d’humeur frondeuse, braconniers impénitents et convaincus, ils savaient la pêche, la chasse, le vent, l’eau, les sables, les bateaux, et hors de là ils ne savaient rien, que pleurer quand il le fallait, et rire le dimanche, en buvant un verre de muscadet. Jolie race, gauloise peut-être, française assurément.

Leurs sept fils leurs ressemblaient. Deux des aînés naviguaient sur la mer pour l’État, et un autre dans la marine marchande.

Henriette et Marie entrèrent dans la cabane, précédées des petits Loutrel qui criaient : « Les voilà ! les voilà ! »

Près du fourneau, au fond de la salle, le maître pêcheur et sa femme étaient debout, lui, tenant son mauvais chapeau de paille qu’il venait d’enlever, elle n’ayant pas quitté, de ses deux mains, le manche de la poêle où cuisait le poisson. Ils avaient la même figure osseuse, avec de larges méplats, le teint hâlé, tous les traits longs et nets de lignes, l’œil enfoncé et vif. La mère Loutrel portait la coiffe nantaise, à ailes tuyautées.

– Nous arrivons un peu en retard, dit Henriette. C’est que j’ai là une amie de Paris, qui ne marche pas aussi bien que moi.

– Elle n’est pas de trop, ma petite. Bonjour, mademoiselle ! Et on va bien, là-bas, à Paris ?

Étonnée de cette question, d’une politesse méridionale et naïve, Marie répondit ; « Merci, madame, très bien, » tandis qu’Henriette baisait, sur les deux joues, madame Loutrel.

– Comme ça claque ! dit le bonhomme. Baisers de jeunesse ! Ohé ! le grand Étienne ?

Un bras solide poussa la porte qui faisait communiquer les deux parties de la cabane, et les vingt-cinq ans du grand Étienne entrèrent en souriant. Ses hautes jambes, sa moustache jeune et relevée, son air d’énergie, lui donnaient l’aspect de ces beaux cavaliers que les peintres mettent au premier rang dans les charges. Il avait ses vêtements de travail, une veste brune sans boutons, le gilet et le pantalon de grosse toile. Est-ce qu’on ne se connaissait pas d’enfance, Henriette et lui ? Il la regarda tout de suite, et, dans ses yeux de guetteur et de chasseur, clairs comme une eau de grève, une tendresse se lisait, pour celle qui arrivait et qui se tenait devant lui, souriante aussi, rose d’avoir tant marché, si jolie dans sa robe grise et sous son chapeau à deux ailes.

– Il paraît que vous avez travaillé pour me faire une surprise, Étienne ? C’est gentil ! Nous avons justement une faim terrible, mon amie et moi.

Lui, qui n’osait plus l’appeler « Henriette », maintenant qu’elle était une des plus élégantes ouvrières de Nantes, répondit tout content :

– Oh ! mademoiselle Henriette, on n’a pas assez souvent l’occasion de vous plaire.

Un rire d’âme jeune caressée par un mot d’amour s’éleva sous les planches de la cabane.

– Voyez-vous, dit-elle, cet Étienne !

Et pour lui échapper, en apparence, devinant que tous les regards la suivaient, un peu coquette, elle se pencha dans le rayon de jour que dessinait la porte basse. La Loire était devant, simple barre d’eau trouble, si longue, si longue jusqu’aux saules de l’autre bord ! Elle aussi était une amie. Henriette songeait : « Comme ils m’accueillent bien ! » Elle dit seulement :

– Comme elle est haute !

Toute la maison lui répondit, les petits, les grands, que cette crue extraordinaire intéressait. On se mit à table. Marie se trouva près d’Étienne, en face d’Henriette. Étonnée d’abord de la nouveauté de ces mœurs, isolée dans cet échange d’amitiés anciennes et d’idées campagnardes, elle s’apprivoisa vite, et s’anima. Henriette l’observait. Au milieu du bruit des mots et des fourchettes, elle entendait cette voix de métal, faite pour crier les cris de misère dans une émeute, et qui disait : « Merci, monsieur », au grand Étienne qui servait à boire. Son tact de fille de la mode, affinée comme une princesse, lui révélait, à chaque instant, la vulgarité d’une intonation, ou d’un mot, ou d’un geste de Marie. Elle remarquait en même temps ces yeux admirables, qui s’adoucissaient, et, devenant meilleurs, devenaient presque trop beaux. Oui, elle les trouvait trop beaux quand ils effleuraient le grand Étienne. Elle jugeait, avec son expérience précoce, qu’ils étaient un danger pour Marie, comme le rire de tout à l’heure, dans la prairie de Mauves, le rire d’abandon, qui emportait trop d’âme avec lui par les chemins. Elle était conquise par cette Marie, et inquiète pour elle. Henriette était de celles qui, en amitié, vont tout de suite jusqu’au souci.

À travers les planches du toit, on eût dit qu’il pleuvait de la chaleur. Chacun sentait au cou, au visage, aux bras, la morsure du soleil invisible. L’ombre était pleine de rayons aigus. Quelquefois l’un des fils regardait la Loire, et disait :

– Les faucheurs de la grand’prée n’auront pas le temps. Elle monte trop vite.

D’autres fois, une feuille, un fétu de paille, une plume entraînée par les eaux et soulevée par le vent entrait en tourbillon, et le père disait en riant :

– C’est drôle qu’il reste de la brise : il en a tant soufflé dans ma jeunesse ! Allons ! verse un coup de muscadet, grand Étienne, à la santé des belles filles de Nantes !

VII

L’après-midi s’avançait. Maître Loutrel, après le dîner qui s’était prolongé interminablement, avait descendu la Loire, pour retirer des nasses qu’il craignait de voir emporter par la crue. Henriette, Marie, Étienne, et aussi Gervais, qui commençait à rechercher la compagnie des aînés, avaient remonté, au contraire, le long des berges, et, à quelques centaines de mètres de la cabane, depuis une heure, s’étaient arrêtés sous un groupe de trois peupliers dont les racines plongeaient jusque dans l’eau. Une ombre traversée de soleil tremblait au pied des arbres.

Étienne et Gervais, étendus de toute leur longueur dans l’herbe haute, Henriette et Marie assises, les jambes repliées sous elles, ils regardaient tous quatre, en échangeant de rares paroles, la prairie que les faucheurs dépouillaient en hâte.

Dix hommes, dix paysans, échelonnés de biais, fauchaient d’une allure égale, chacun taillant comme une marche d’escalier dans la tranche d’herbe mûre qui diminuait devant eux. Ils lançaient en même temps leurs dix faux ; ils ployaient le torse en même temps ; ils avaient le même mouvement circulaire pour retirer la lame de dessous les jonchées grises qu’ils laissaient en arrière, et l’éclair de l’acier jaillissait en même temps aux dix points de la ligne.

Depuis une semaine, ils ne s’arrêtaient pas. Leurs genoux ne quittaient pas les crêtes de fleurs et de graines. Des femmes ratissaient la récolte à peine tombée à terre, et la chargeaient sur des charrettes. Mais, si âpre qu’eût été leur travail, il devenait de plus en plus probable qu’ils n’auraient pas le temps d’achever la fenaison. Car ils n’avaient encore fauché qu’une moitié de l’immense prairie qui s’amorçait bien loin aux collines couturées de haies, et ils approchaient de cette partie déprimée du sol que les eaux devaient envahir avant longtemps. Par les canaux, au milieu des plantes de marais et des joncs, la Loire mauvaise s’avançait, et les guettait.

– On a du mal dans tous les métiers, dit sentencieusement le grand Étienne. Les femmes surtout n’en peuvent plus.

– À quoi le voyez-vous ? demanda Marie.

– Elles ne causent pas, et elles regardent de notre côté. Elles voudraient que nous les aidions.

– Plutôt ! Est-ce qu’elles viennent vous aider à tirer vos filets ?

Ils se mirent à rire, Henriette discrètement, les autres bruyamment. À travers l’espace, les voix portèrent jusqu’à ceux qui travaillaient, et deux ou trois hommes, quelques secondes, s’interrompirent.

– J’irai tout à l’heure, s’il le faut, dit Étienne en devenant sérieux. C’est vrai que nous avons des journées rudes aussi. Le poisson s’en va. La rivière meurt. Encore de l’anguille, nous en prenons, mais la carpe, et la tanche, et la perchaude, oh ! qu’il faut être malin, pour gagner sa vie avec elles ! Alors, savez-vous ce que j’ai fait, mademoiselle Henriette ? Après la relevée des cordées et des bosselles, tous les matins, je porte des légumes à Nantes, plein mon bateau, avec mon poisson.

Sous l’ombrelle qui blondissait encore son teint, la modiste demanda, les yeux mi-clos par la chaleur :

– Et où les portez-vous ?

– Je charge sur la côte de Saint-Sébastien, à la Gibraye, si vous connaissez, et je descends au port de Trentemoult, juste en face de votre maison. Seulement vous n’y êtes jamais. Les yeux d’Henriette sourirent entre leurs cils. Qu’en savez-vous ?

– Je regarde, donc !

– Vous regardez mal, mon grand Étienne. Avant de partir j’ouvre ma fenêtre, et je muse un peu, en prenant le frais. Quand il fait beau, je n’y manque guère. Les faucheurs au loin s’inquiétaient. Ceux qui relevaient leur faux, pour passer la pierre sur la lame, interrogeaient un instant la dépression de la prairie, le fond de la vaste conque où ils peinaient si rudement, puis ils se baissaient et fauchaient plus serré, comme ceux qui comptent les minutes. Ce n’était plus le travail quotidien, mais la hâte tragique et la rage contre les éléments plus forts que l’homme. Une richesse allait périr. Les visages qu’on pouvait discerner vaguement, bruns de poussière, et les mouvements précipités, et les ordres brefs du fermier, et les jurements des charretiers emportant l’herbe verte, contrastaient avec la sérénité du jour déclinant.

– Mais vous n’êtes pas non plus fainéante, mademoiselle Henriette, reprenait le grand Étienne. Du matin au soir vous cousez donc ?

– Non, je garnis des chapeaux. Les formes sont préparées. Moi, j’ai à disposer les rubans, les dentelles, les fleurs, à trouver l’idée, et à l’exécuter. Ce n’est pas facile !

– Je le pense ! dit le pêcheur, en l’enveloppant d’un regard d’admiration, comme si elle eût été une sorte de déesse descendue sur les prés de Mauves. Et personne ne vous dit :

« Faites ceci », ou « Faites cela » ?

– Non.

Elle s’épanouit, flattée du compliment naïf d’Étienne, et de l’humble tendresse qu’elle devinait.

– Mais, mon pauvre Étienne, quand on copie, chez nous, on est finie. Il faut toujours du nouveau, l’invention, un petit chic que tout le monde n’a pas dans les doigts.

Le grand Étienne, comme les soldats, comme le peuple de Loire dont il était et qui n’aime pas à rester court, avait, pour exprimer son sentiment sur les choses difficiles à comprendre, des formules un peu amples, auxquelles il n’attachait qu’un sens relatif. Elles signifiaient qu’il ne saisissait pas bien, mais qu’il était trop poli pour ne pas demander la suite.

Il dit donc, retirant de ses lèvres une herbe qu’il mordait :

– C’en est une affaire ! En faut de la réflexion !

– Moi, je ne sais vraiment pas comment vous faites, interrompit Marie ; avec le temps j’arriverais à copier, mais, inventer, je ne pourrais pas ! L’ombrelle tourna d’un quart de cercle dans la main d’Henriette, que la conversation sur de tels sujets mettait en verve.

– Bah ! vous essayerez. Une idée vient, on ne sait comment. Elle s’accroche à nous comme un poisson aux lignes d’Étienne. Il y a de bons jours, où elles mordent dix à la fois, et d’autres où on ne prend rien. La belle humeur y fait beaucoup. Moi, quand j’ai l’âme reposée, tout m’est facile. Un mariage, un retour de courses, un journal de modes, une exposition de peinture, nous mettent l’esprit en route. Mais c’est la jeunesse, voyez-vous, qui fait le reste. Rien ne la remplace. Il faut une fraîcheur d’imagination. Et puis autre chose encore, un certain style, vous comprenez, mademoiselle Mariette. Chez madame Louise, par exemple, on dessine plutôt. Nous, chez madame Clémence, nous sommes des coloristes.

Étienne ne suivait plus. Ses yeux, où flottait l’espèce de sommeil que provoque chez le paysan la tension de la pensée, s’étaient détournés d’Henriette, et plongeaient dans la forêt d’herbes. Il épiait, avec une sourde colère, le dernier acte du duel engagé entre les faucheurs et le fleuve, dont il connaissait la traîtrise redoutable.

Et tout à coup, soulevant sa tête et ses épaules sur ses deux bras raidis contre le sol, il dit :

– Regardez ! La voilà !

Par les canaux, par les pentes insensibles, la Loire avait gagné le milieu du pré. Il étendit la main :

– Là, en avant. Elle rit dans l’herbe. Dans une demi-heure elle fera un étang. Cela monte plus vite qu’il y a trois ans. N’est-ce pas, Gervais ?

L’enfant aux cheveux roux, qui déjà retroussait son pantalon, répondit gravement :

– M’est avis aussi que l’eau vient plus vite.

En ce moment, un cri de femme courut à la pointe des foins mûrs, se répandit, et mourut dans l’immensité verte et tranquille.

L’inondation ! Là-bas on appelait à l’aide, pour sauver les dernières charretées. Les deux Loutrel partirent au pas allongé et roulant des rôdeurs de grèves. Ils firent un détour, et se mêlèrent aux hommes et aux femmes rassemblés dans l’étroit espace où l’herbe abattue couvrait encore le sol. Les faux ne travaillaient plus. Tous les râteaux et toutes les fourches étaient en mouvement.

De la place où elles étaient demeurées assises, Henriette et Marie virent la fin de ce drame de la moisson.

La Loire victorieuse écrasait l’herbe haute. Elle la couchait, mieux et plus rapidement que les lames d’acier, tordant les touffes grainées, qui laissaient sur les eaux leur poussière vivante. Nul n’aurait pu dire d’où sortait la nappe envahissante. Elle faisait son lit comme les bêtes qui tournent en rond. Ce fut d’abord une mare jaune où s’écroulaient tout autour les falaises de foin. À droite, à gauche, très vite, d’autres flaques d’or étincelèrent au creux de la prairie, et l’herbe s’y roulait pour mourir, et de l’une à l’autre un trait couleur de feu, un canal de communication allait s’élargissant. Bientôt le renflement qui portait la cabane des Loutrel fut coupé de la terre ferme, et un courant parallèle au fleuve, sur toute la longueur de l’étendue verte, jusqu’à l’horizon, vers Nantes, pesa de tout le poids de ses eaux sur les récoltes perdues.

Par-delà, les travailleurs, réunis en grappe, tentaient d’arracher à la Loire la dernière charretée enlisée dans les bas-fonds. Ils piétinaient dans la boue, attelés aux brancards, aux essieux, aux rayons des roues. Par instant une clameur s’élevait ; ils se courbaient en un effort commun ; les grelots des quatre chevaux sonnaillaient ; la masse d’herbe fauchée, débordant les montants de bois, traînant jusqu’à terre, oscillait et laissait couler des embruns détachés de son dos énorme : mais la charrette n’avançait pas. Et partout la béatitude de l’air calme, la paix, la douceur infinie du soir avant l’étoile. Elle enveloppait ceux qui peinaient, consolation inutile, tendresse vaine du ciel. Mais combien d’autres la respiraient et se sentaient réjouis : des mères fatiguées par le bruit des enfants ; des vieux qui buvaient après vêpres, sous les glycines des auberges ; des ouvriers endimanchés prenant le frais dans les jardins de faubourgs ; des amoureux dont la conversation se faisait plus rare avec le retour.

Une demi-heure plus tard, Étienne et Gervais retraversaient la prairie inondée, où la charrette embourbée faisait une île, tandis que les faucheurs, tout petits dans le lointain, s’échelonnaient, et se perdaient avec les chevaux dételés parmi les arbres. Étienne trouva les deux jeunes filles debout, prêtes à partir.

– Savez-vous bien, dit-il en plaisantant, que vous ne pouvez plus revenir à Nantes, à présent ? Les prés sont coupés.

– Vous croyez que je resterai ? dit Marie : ah ! bien non ! J’entre demain à l’atelier. Je m’en irais plutôt comme vous venez de le faire, en retroussant mes jupes !

Mais lui, ne faisant point attention à Marie, reprenait aussitôt :

– N’ayez pas peur. Je vous emmènerai toutes deux dans mon bateau, si ça ne déplaît pas à mademoiselle Henriette ?

Avec un respect du visage et de la voix, il interrogeait cette Henriette qui, de la pointe de son ombrelle, tordait un pied de trèfle blanc. Elle mit un peu de temps à répondre, intimement flattée de cette déférence qu’il lui témoignait, leva la tête, et dit :

– Je veux bien, Étienne.

Et le grand jeune homme, ses larges épaules ballantes de plaisir, se dirigea vers la coupure de la rive, tout près de là, où les Loutrel attachaient leurs trois bateaux plats. Gervais le précédait, criant de joie comme une mouette qui va prendre l’eau.

Quand ils descendirent, conduisant le plus neuf et le plus fin des trois canots, vers la cabane où Henriette et Marie les attendaient, ils avaient mis un bout de toile blanche sur le faux pont de l’avant, pour que « les demoiselles » pussent s’asseoir sans tacher leur robe. Du balai de genêt vert avec lequel Gervais avait nettoyé les planches, il restait, çà et là, des brins de feuilles et de fleurs qui roulaient. Henriette embrassa la mère Loutrel. Étienne, sérieux, attentif à manier doucement son aviron, n’eut besoin que de quelques coups de godille pour prendre le courant, et le bateau s’en alla sur les eaux débordées, vers la ville étendue dans le couchant.

Les jeunes filles étaient assises à la pointe du bateau, l’une près de l’autre. Tantôt elles tournaient la tête du côté de Nantes, où le soleil disparaissait, tandis que les maisons, les arches des ponts, les flèches des églises, les cheminées d’usines, assemblées par le crépuscule et devenues sans relief, s’enlevaient en découpures bleues sur l’écran de la lumière ; tantôt elles voyaient fuir en arrière la prairie de Mauves, et leurs regards effleuraient la figure du grand Étienne, occupé par la manœuvre, mais non pas tellement qu’il ne rencontrât, comme par hasard, les yeux d’Henriette et ne leur sourît. Le ciel était d’or fondu, et le fleuve aussi, par reflet. Mais l’herbe entrait déjà dans l’ombre, et les saules ne luisaient plus. La dernière brise mourait. Une langueur traversait cette fin de jour, et annonçait une nuit exquise. Des chants, des éclats de rire, portés par les eaux, venaient grandissants. Et à mesure que les voyageurs approchaient de la ville, ils sentaient leur joie s’inquiéter, comme elle fait, la joie divine, quand elle a peur de mourir en nous. Le grand Étienne rêvait : « M’aimera-t-elle ? Oh ! Que faire, moi le batelier, pour être aimé de cette ouvrière qui est intimidante comme une dame, et devant qui je n’ose parler ? » Henriette regrettait le jour de liberté qui s’achevait, et, quoiqu’elle ne voulût pas s’y laisser trop prendre, elle cédait au désir de regarder plutôt vers l’arrière, vers les saules bas et lointains de la Loire, qui étaient juste, pour elle, à la hauteur des yeux d’Étienne. Marie éprouvait le malaise d’un étranger entre deux personnes qui s’aiment, ou qui vont s’aimer. Elle se repliait sur elle-même, et sur sa propre misère. Sa main blanche et épaisse, abandonnée au bord du bateau, trempait dans la Loire, et, de deviner ainsi au-dessous de soi l’étendue fraîche, il lui venait des idées de plonger, de s’étendre et de s’anéantir. Gervais s’essayait à dormir, en boule sur le plancher. Ils allaient à la dérive, sans secousses.

Maintenant la silhouette de la ville était toute violette sur le ciel pâli. Après le pont de la Vendée, elle leur apparut géante, entre la Loire d’or et le ciel d’or, profilant de l’une à l’autre l’énorme cascade descendante de ses maisons pressées dans l’ombre. De ce paysage de pierres, qui s’élargissait et s’élevait à mesure qu’avançait le bateau, une rumeur arrivait, voix indistinctes, piétinements d’hommes, roulements de voitures. Plus près, le long de la berge, des couples, des gens de rien qui rapportaient une fleur à la boutonnière ou au corsage, tournaient leur figure en joie vers le large du fleuve, et criaient :

– Prenez-nous donc ! J’sommes lassés !

Devant les guinguettes du Beau-Soleil, de Mon Plaisir, de Robinson, sous les treilles de glycines fleuries, des buveurs levaient leur verre, et le tendaient vers la barque où étaient ce pêcheur et ces deux filles du peuple.

Les inconnus vous saluaient donc, ô pauvres qui passiez ! Ils avaient raison ! Leurs verres levés, ou leurs cris, ou leur envie muette célébraient la campagne d’où vous reveniez, la gloire du fleuve où vous couriez, la beauté du soir, le rêve qu’ils devinaient entre vous, étant comme vous des êtres de fatigue, qui n’ont qu’un jour de bon, et qui savent combien c’est doux de rentrer du large, entre jeunesses toutes tristes d’avoir ri et de voir mourir le jour. Quel signe mystérieux marque donc ceux qui aiment, pour que de loin l’âme s’émeuve ainsi et les reconnaisse, même indifférents, même obscurs, même rapides et déjà enfuis ? Le grand Étienne, posant en oblique son aviron qui froissait le courant, dirigea le bateau à droite, par le bras de ville, et passe au pied du château du Bouffay. Des maisons, la gare, des fabriques bordaient le canal. Une poussière chaude montait, et se colorait en rose à la hauteur, où, par-dessus les collines et les toits, le soleil rencontrait ce nuage que soufflait vers lui la terre battue et usée. Le marinier, debout, godillait sans plus rêver, sauf tout au fond et sans qu’il y parût. Il cherchait où accoster. Les quais étaient bruns et les courants violents. Il dut se jeter à l’avant et se cramponner à un anneau de fer auquel il attacha en hâte son amarre. Le mouvement inclina le bateau. Henriette poussa un petit cri. Mais, avant qu’elle eût perdu l’équilibre, elle était saisie, enlacée, enlevée par le bras du grand Étienne, qui la posait à terre, sur la marge de granit où l’eau frisait comme l’huile bouillante. Elle monta un peu à reculons, en donnant la main à Marie qui débarquait. Lui la regarda de bas en haut, et dit, d’une voix de prière :

– Mademoiselle Henriette, je voudrais vous conduire jusqu’à la mer ? C’est trop court de venir ici !

Et comme elle répondait en lui tendant la main, il serra bien fort cette main de travailleuse et d’amie.

– Merci, Étienne ! Merci, monsieur !

Quand elles eurent fait dix pas sur le quai en pente, elles aperçurent le bateau relancé au milieu du courant, et Étienne assis près de Gervais, tous deux pliés sur l’aviron, et nageant avec force, pour regagner avant la nuit noire la cabane du pré de Mauves.

Étienne n’était plus joyeux. Entre elles et lui, il y avait déjà des groupes, de la poussière qui volait, de la nuit et de l’oubli. Le lien était brisé. Le poids de cette morte qu’est une journée heureuse pesait sur l’âme du pêcheur qui remontait le fleuve. Les jeunes filles marchaient légèrement au contraire, dans les rues où les passants du dimanche se mêlaient comme des fumées, Marie redevenue gaie au contact de la foule dont elle était bien une parcelle quelconque, Henriette plus calme, se souvenant avec plaisir du matin, de l’après-midi, et de ce soir finissant.

– Ils sont bien paysans, vos amis Loutrel, dit Marie.

– Un peu. Mais de si braves cœurs ! Moi, je ne vois que ça, chez eux.

Les profonds yeux noirs interrogèrent le visage de la modiste qui allait, la tête levée vers la première étoile apparue au ras des collines. Marie eut peur de l’avoir froissée. Elle lui prit le bras, qu’elle serra contre elle, en marchant.

– Dites, vous n’êtes pas fâchée ?

Henriette répondit, dans le rêve :

– Pourquoi fâchée ?

– Parce que nous ne sommes pas pareilles. Mais je vous aime bien quand même.

Elle continua vivement, presque violemment :

– Je voudrais être votre amie ? Je ne vaux pas grand’chose ; je vous ferai de la peine, c’est bien sûr, mais je vous aime. Voulez-vous être mon amie ?

Cette fois, Henriette interrompit son rêve, et dit tout bas :

– Je veux bien, Marie.

– Je vous dirai tout ; vous me gronderez quand je ne ferai pas bien ; je tâcherai d’être meilleure.

Leurs yeux se rencontrèrent, et, bien différentes de natures, elles étaient toutes deux contentes de répéter, d’entendre, d’échanger par le regard et par la parole ces mots qui les ravissaient secrètement l’une et l’autre : « Aimez-moi ! »

À ce moment, au coin d’une des ruelles borgnes qui descendent sur les quais, un jeune homme déboucha à quelques pas d’Henriette, la reconnut, et s’exclama :

– C’est toi ? Vrai, je ne m’y attendais pas !

Antoine Madiot, habillé bourgeoisement d’un complet couleur loutre, coiffé d’un chapeau dur de même couleur, restait ouvrier par sa cravate d’un rouge de barrière, par ses mains que gantait la poussière de l’acier limé enchâssée dans la peau, et par l’inquiétude de sa physionomie, tendue vers l’universelle occasion. Sa tête de fouine, ses joues travaillées de fièvre, sa poitrine trop étroite qui l’avait déjà fait ajourner une fois par le conseil de révision, disait le désordre de la vie. Peut-être se serait-il échappé, selon son habitude, après ce mot banal jeté à sa sœur, s’il n’avait remarqué, près d’elle, l’autre ouvrière, celle qui avait un collet de drap beige et de si grands yeux où s’effaçait lentement la prière à peine achevée : « Aimez-moi. »

– Tu te promènes de compagnie ? C’est rare de ne pas te rencontrer avec le père Madiot, à celle heure-ci ?

– Une de mes camarades d’atelier, répondit Henriette ; nous revenons de Mauves.

– Je peux bien faire un bout de conduite à deux belles filles comme vous ? À moins que mademoiselle ne veuille pas ? ajouta-t-il, tandis que Marie haussait les épaules, flattée, mais n’osant rien dire.

Il se mit à la gauche d’Henriette, et, drôlement, avec le geste de l’ouvrier qui se sait de l’esprit, il raconta une discussion qui s’était élevée la veille, entre son patron et lui, à propos d’une pièce manquée ; comment il avait amené le patron à s’emporter, à se donner tort vis-à-vis des camarades.

– Si tu avais vu les vieux mécaniciens, disait-il, qui tordaient la gueule en me regardant, et qui mâchonnaient leur poil, comme pour dire : « Vas-y, blanc-bec ! vas-y ! t’as raison ! » Ils avaient de la braise dans les yeux, je t’en réponds. Et quelqu’un qui n’était pas fier, c’était l’autre, qui avait eu déjà sa grève, l’an dernier, pour moins que ça. Quand sept heures ont sonné, ils m’ont tous entouré, à la porte, pour me féliciter. Je n’avais qu’un mot à dire, et ça y était.

Marie écoutait, et lui se penchait, parfois, de manière à apercevoir, de l’autre côté d’Henriette méprisante et habituée à ces fanfaronnades, l’autre jeune fille, tout à fait peuple celle-là, et qui buvait si bien la haine, il le devinait d’instinct, quoiqu’elle eût le regard perdu dans les mâtures des navires immobiles au bord du canal.

Ils étaient entrés dans l’ombre plus dense que les collines projettent à leur pied, bien longtemps après le coucher du soleil. On approchait de l’extrémité des quais. La foule diminuait. Les boutiquiers avançaient leurs chaises sur le trottoir. Antoine continuait de parler avec la même humeur gouailleuse. Il s’adressait maintenant à Henriette seule, et tâchait, par elle, d’exciter le vieux Madiot à se montrer exigeant dans le règlement de la pension que devait M. Lemarié. Pour lui, si Victor Lemarié avait arrêté sa voiture en haut du chemin et demandé des nouvelles du blessé, si on avait envoyé des remèdes, c’est que le patron avait peur et qu’il tâchait de gagner du temps.

– Il a vu que je ne coupais pas dans ses cajoleries, le fils à Lemarié ! Il était là, sur son siège, embêté devant nous tous. Il n’en menait pas large… J’espère que l’oncle Madiot ira demain ? Répète-lui ma commission. Il n’est pas capable de grand’chose, malheureusement. Il ne sait pas parler…

Antoine se courba, dans la nuit, pour tâcher de surprendre le jeu de physionomie de sa sœur. Il avait l’air ambigu, l’air de plaisanterie haineuse qu’il prenait souvent vis-à-vis d’Henriette.

– Ah ! si c’était toi qui demandais ! insinua-t-il tout bas.

– Antoine !

– L’affaire serait sûre ; nous l’aurions, la pension, va, et tout de suite.

– Tu es fou, je pense ? Je n’ai pas à me mêler de cette question-là.

Elle s’était écartée un peu, blessée du propos et du ton. Il éclata de rire.

– Parbleu, je le savais, et ce que j’en disais c’était pour en être plus sûr ! Mademoiselle ne s’occupe pas de ces questions-là. Qu’est-ce que ça lui fait, les autres ? Elle aurait honte plutôt d’avoir un oncle manœuvre et un frère dans la limaille ?

Il ajouta, après un instant :

– Aussi, je n’abuse pas des demandes de service.

– Tu as tort, quand je peux les rendre.

– Même quand je n’ai plus le sou, comme aujourd’hui, je ne vais pas me plaindre.

Elle s’arrêta, chercha son porte-monnaie, l’ouvrit :

– Tiens, la preuve, Antoine, fit-elle doucement : voici mes derniers quarante sous. Prends-les. Il a fallu beaucoup de remèdes à l’oncle.

L’ouvrier prit la pièce blanche, leva les épaules :

– C’est dégoûtant, tout de même, de gagner de l’argent comme toi. T’en as toujours. Nous autres pauvres hommes…

Puis, avec un geste de la main, moitié salut, moitié remerciement, il tourna par l’avenue de Launay, qui commençait là.

Henriette le vit disparaître dans l’ombre, et dit :

– Croiriez-vous, mademoiselle Marie, que lorsqu’il était tout enfant, il n’avait pas de meilleure amie que moi ? Il ne pouvait pas s’endormir si je ne l’avais embrassé !

Elle fit encore quelques pas, s’arrêta de nouveau :

– Vous voyez : toute vie à sa peine.

Et ces mots de douleur firent s’ouvrir leurs bras.

Rapidement, Henriette attira cette sœur misérable contre sa poitrine ; elle sentit deux lèvres chaudes se poser sur ses joues et la remercier.

– À demain !

– À demain !

Elles se séparèrent. La nuit continua de tomber entre elles qui s’éloignaient, chacune gagnant son gîte.

Henriette avait relevé les yeux vers l’étoile qui luisait maintenant au-dessus du coteau de Miséri.

Mon Dieu, comme il y a des heures qui apaisent, des douceurs d’air qui émeuvent ! Elle ne fut pas plutôt seule qu’elle fut saisie, jusqu’à en tressaillir, par l’intime consolation des choses. Elle songea à demi-voix :

« Qu’y a-t-il donc cette nuit, que j’ai le cœur troublé ? »

Elle n’était pas poète. Elle n’était qu’une pauvre fille sans amour qui voulait aimer. Et ce fut lui qui parla, lui qui possède les âmes avant même d’avoir pris une figure et un nom, lui qui nous appelle sans trêve avec des mots qui changent, lui qui nous dit : « Je suis la beauté, la joie, le repos, je suis les larmes séchées. »

Elle eut un frisson en s’accoudant à la balustrade de sa fenêtre, dans la clarté, comme si quelque chose d’habituellement secret en elle, son cœur lui-même se fût ouvert à la nuit. Le laurier-rose agitait à peine ses feuilles.

« Heureuses les aimées, pensa-t-elle. Heureuses celles qui ont une amie » Tous les visages de ses compagnes d’atelier défilèrent devant elle, et elle souriait à celles qui l’avaient protégée aux jours d’apprentissage. Elle se rappelait le geste, la phrase, le regard par où sa nature fière s’était laissé toucher. Elles avaient toutes le même air pénétré, pour dire la même chose, dans la rumeur de l’atelier, bien bas : « Je serai votre amie, voulez-vous ? » Oh ! l’enchantement, et le regard de remerciement, et la pression de main furtive quand on sortait du travail, et la promesse de tout se dire ! Dans les premiers temps de la vie d’ouvrière, elle revoyait surtout cette pâle mademoiselle Valentine, qu’elle avait aimée pour ses yeux trop grands et pour un mot de protection tombé de ses lèvres de première : « Ne taquinez pas l’apprentie. Elle arrivera. Elle a des doigts, cette petite, et de l’esprit. » Que de bonté d’un côté et que d’amour de l’autre ! La grande n’avait jamais su l’impétueux élan de cette âme d’obligée qui se répandait en effusions muettes. Henriette se rappelait s’être piqué le doigt jusqu’au sang, avec une aiguille, afin d’être remarquée et plainte par mademoiselle Valentine ; elle se souvenait d’avoir désiré, un matin, mourir devant sa porte et garder la dernière force de lui dire : « Pour vous ! J’ai demandé de mourir pour que vous soyez heureuse. » Âmes de jeunes filles assoiffées de tendresse, dont les meilleures, les plus pures se trompaient ainsi ! Henriette les revit toutes, hélas ! toutes au loin, mariées, mortes, parties à la dérive, oubliées. Puis elle songea qu’en ce moment, Marie devait être rendue chez elle, dans cette cité de la rue Saint-Similien, nid de pauvres qui s’endormait là-bas, au delà d’une immense vallée de maisons et de fabriques, presque toute la ville étendue en arrière de la colline.

« Comment me suis-je si vite attachée à elle ? Il y a donc des jours pour aimer ? »

La Loire brillait à la pointe des îles, à la proue des grandes goélettes pareilles à des fuseaux d’ombre. Tantôt des bouffées chaudes montaient des rues voisines, et c’était un relent d’odeurs épaisses, quelque chose d’indéfinissable qui faisait peine, comme si l’air respiré, en touchant au principe mystérieux de la vie, s’était pénétré de la fatigue des poitrines humaines, du trouble des cœurs, de la détresse morale de toute une cité ; tantôt la brise, encore intermittente, soufflait de la campagne indéfinie, et c’était la provision d’amour, le parfum, l’énergie intacte, qui rentraient, et se mêlaient, pour les chasser, aux haleines lourdes du jour fini.

« Cette Marie ! Elle aura bien du mal à s’en tirer. Elle est commune, elle a du vice dans le sang… Les occasions ne lui manqueront pas, dans notre métier… Moi j’essayerai… je l’adopterai… j’accepte d’être sa garante auprès de madame Clémence. » Un sourire de fille honnête, mais qui sait la vie, erra sur les lèvres d’Henriette Madiot, puis le sourire s’attrista, et s’effaça. Était-ce là de quoi remplir le cœur, une amie si nouvelle ? non vraiment. Ils étaient seuls ses vingt-quatre ans. L’oncle Éloi l’aimait bien, sans doute, mais il voyait toutes choses avec ses yeux de bon vieux tambour. Il ne pouvait être un confident ni un guide. Antoine avait de la haine contre elle. Aucune attention ni aucune prière n’avaient pu le ramener à l’intimité d’autrefois. La famille n’existait pas. Alors, quel poids sur l’âme, des soirs comme celui-ci, où on avait le temps de songer à soi ! Elle était tout oppressée. Elle regarda fixement un point de la vallée, de l’autre côté de la Loire, champ, prairie, buisson, quelque chose de réel et d’obscur comme l’avenir. Et elle pensa qu’Étienne au moins avait de l’amitié pour elle. Il avait trouvé des façons touchantes de s’humilier devant elle, de lui marquer le plaisir qu’il avait de la ramener à Nantes. De quels yeux d’admiration il la suivait !

« Oh ! se disait-elle, qu’il ait du goût pour moi, c’est trop certain, il le laisse voir. Il est comme d’autres, qui me trouvent jolie, et plus libre avec moi parce que nous sommes de vieux amis. Mais m’aimer, là, grandement, comme il faudrait… non, il ne le peut pas. Il a presque mon âge. Il sait bien qu’un pêcheur de Loire et une modiste, ça ne fait pas un ménage. Et moi ? Est-ce que je l’aimerais ? Est-ce que je l’aime ? »

Elle écouta, dans le grand silence de son cœur, et elle n’entendit aucune réponse.

Henriette se mit à sourire, longuement, dans l’air délicieux. Non, ce soir encore, le bien-aimé ne portait aucun nom. Il n’avait pas de visage, pas de voix, et cependant il existait. Il était celui qui grandissait dans le secret de son âme depuis la quinzième année, celui qui serait toute tendresse, qui vous cacherait sur son épaule, qui saurait tout, qui vous défendrait des propos insultants de la rue, qui aurait des attentions comme pour une grande dame, celui qui prendrait sur lui la moitié de la peine de la vie. Ah ! qu’elle l’aimait, celui-là ! Comme elle l’enveloppait déjà de la caresse attirante de son regard qui tâchait de pénétrer l’ombre, là-bas…

Elle sentit que ses bras, involontairement, se pressaient contre son sein. Elle rougit en les écartant d’elle. « C’est vrai, pourtant, que je l’aimerais bien ! Je serais capable de tout pour celui que j’aimerais ! Il n’y a pas de sacrifice que je ne lui ferais ! Que c’est bon de penser à lui ! »

Le coucou fêlé de l’oncle Éloi sonna une demie. Une voix d’enfant qu’on battait s’éleva d’une cour voisine, puis le traînement de pas mal assurés sur les marches d’un escalier extérieur, à gauche, du côté de Nantes. « Ça doit être les vieux Plémeur, qui rentrent saouls comme d’habitude, » pensa Henriette.

La dernière pâleur qui avait longtemps bordé l’horizon, sans plus rien éclairer, avait elle-même disparu. L’ombre bleue possédait toute la terre. Un grand souffle, frais comme la brise de dunes, et qui mettait un goût de sel aux lèvres des derniers passants, remplit alors la vallée, et fit crier de désir les mâtures entravées.

« Qu’y a-t-il donc cette nuit, que j’ai le cœur troublé ? »

VIII

Éloi Madiot avait mis le chapeau de soie et la redingote qu’il mettait le dimanche ou les jours d’enterrement, lorsqu’il recevait l’invitation à assister, sous peine d’amende, aux obsèques d’un collègue de la société de secours mutuel. Il les avait brossés plus longuement que de coutume, non par coquetterie, mais par embarras de ce qu’il allait dire à ce terrible M. Lemarié, son patron.

Henriette était venue en courant, toute gaie, après le dîner de midi : « Mon oncle, Marie est entrée ce matin au travail. Ces demoiselles l’ont bien reçue. Je suis si heureuse ! » Elle avait reconduit son oncle jusqu’à l’hôtel du boulevard Delorme, devant la porte de chêne verni, au milieu de laquelle deux anneaux de cuivre luisaient. Le vieux manœuvre, après avoir considéré cette façade qui cachait tant d’inconnu pour lui, cherchait vainement de sa main libre à tirer le bouton électrique ; un passant riait du geste des gros doigts sur ce mince clou d’ivoire, lorsque les deux battants s’ouvrirent, deux têtes de chevaux surgirent de l’ombre du porche, et, avec un bruit de gourmettes secouées, de piétinements sur l’asphalte, d’écho roulant sous les plafonds, un landau descendit la pente du trottoir, et se rangea le long du ruisseau.

– Je voudrais parler au patron, dit Madiot.

Le valet de chambre qui, les deux bras étendus, refermait déjà la porte, répondit :

– Il va sortir, vous voyez bien. Allez demain au bureau. Il ne reçoit pas les ouvriers ici.

Mais l’autre s’était glissé, son meilleur bras en avant, par l’ouverture entrebâillée ; il avait repoussé le domestique et gagné le milieu du porche, d’où s’élevait la cage de l’escalier, haute, silencieuse et pleine de reflets, avec ses revêtements de stuc, ses marches de pierre immaculées, sa bande de tapis couleur de pourpre, qui, toute sombre en bas, s’éclairait par degrés en montant la spirale.

Le domestique passa derrière Éloi, que cette richesse hypnotisait.

– Je vas raconter la chose à monsieur, grommela-t-il, et vous avez de la chance s’il ne vous met pas à la porte.

Les fortes épaules de l’ouvrier l’intimidaient. Il disparut. Éloi demeura immobile devant cette ouverture muette, par où coulait la lumière d’en haut, nuancée de rouge, de blanc et de jaune pâle, qui se fondaient délicieusement. L’ouvrier en avait des visions de marché aux fleurs. Et, de contempler ce grand calice rose épanoui, où lui-même était enveloppé, et qui s’amincissait, et se tordait, et s’élevait en hélice, il songeait aux glaïeuls qu’Henriette achetait parfois, vers la fin du printemps.

Ces riches, comme ils savaient faire entrer la joie chez eux ! Comme c’était clair dans leurs maisons !

Le frottement d’un bourrelet de feutre sur le parquet, le martèlement sourd d’un pas résonnèrent dans la cage de l’escalier, où le moindre son et le moindre rayon rebondissaient en éclats. Puis ce fut un second pas plus lent, accompagné d’un traînement de soie. M. Lemarié apparut en redingote, un cache-poussière gris sur le bras. Il mettait ses gants, et, bien qu’il semblât absorbé par le mouvement de ses deux mains relevées et luttant l’une contre l’autre, on devinait, sans voir les yeux, sa nature autoritaire et insatisfaite. Il descendait, mince, la taille droite, le bout de la bottine vernie se posant méthodiquement au milieu du tapis rouge. L’habituelle méditation des affaires avait donné à son masque une gravité définitive. Quoi qu’il fît, il avait l’air d’un homme qui termine un calcul mentalement, et les autres expressions fugitives, l’attention, le raisonnement actuel, le sourire, la colère même, ne pouvaient que reculer au second plan cette contention d’esprit qui demeurait sous elles. M. Lemarié, au détour de la rampe, aperçut donc Éloi Madiot, immobile à quelques mètres au-dessous, mais ne témoigna ni surprise, ni mécontentement, ni émotion quelconque. Il continua de descendre du même mouvement. Son regard se reporta sur le bout du petit doigt qui entrait mal dans la peau de Suède. Ce fut seulement sur la dernière marche que le patron s’arrêta, boutonnant ses gants, et abaissa sur l’ouvrier deux yeux encore préoccupés de cent choses, mais où cette question s’était levée enfin, et vivait, et exigeait une réponse : « Que venez-vous faire ici ? »

– Je suis venu pour la pension, dit Madiot.

Sa main valide, tendue en avant, portait le chapeau et le serrait comme un bouclier à la hauteur de la poitrine. Mais quand il eut répondu, l’homme par un geste instinctif découvrit la main malade, tremblante dans l’écharpe de colon rouge, et le patron suivit un moment l’étrange pulsation de ce membre inutilisé, soustrait à la volonté, qui battait la folie, là, sur le cœur du blessé. M. Lemarié n’eut pas le mouvement de colère auquel Madiot s’attendait. Il avait mis à la porte, autrefois, cet Antoine qui réclamait la même chose, parce qu’Antoine était un mauvais ouvrier, un perturbateur de l’ordre établi. Mais, dans le cas présent, la discipline n’était pas atteinte ; l’autorité patronale n’était pas contestée ; il n’y avait qu’à faire entendre raison à un malheureux digne d’intérêt, mais qui demandait au-delà de ce qui lui était dû. M. Lemarié soupira, comme un homme surchargé d’occupations et qui ajoute un nouvel ennui nécessaire au poids de tous les autres. Puis il dit, parlant bien et très lentement pour être mieux compris d’un illettré :

– Madiot, je vous ai fait répondre par mon caissier, une première fois. J’ai été obligé de mettre dehors votre neveu qui renouvelait insolemment cette demande de pension. Je ne puis pas indéfiniment revenir sur les mêmes sujets, mon ami. Vous me connaissez : je ne cède jamais quand une fois j’ai dit non.

– Vous n’êtes pas raisonnable, voyons, monsieur Lemarié…

– Mais, pardon : si vous étiez à ma place, vous en feriez tout autant que moi. Voilà une chose que vous ne comprenez pas, vous autres : vous vous êtes blessé, je vous plains très sincèrement ; je vous ai envoyé le médecin de ma famille ; je vous ai continué votre paye pendant le premier mois de chômage, je ne peux pas faire plus, Madiot, parce que demain, si je vous cédais, je serais obligé de servir des pensions à tous ceux de mes ouvriers qui se blesseraient comme vous, par leur faute.

– Après trente ans, monsieur Lemarié, un vieux de chez vous ?

– Je ne dis pas non. Vous êtes un brave homme. Mais cela ne fait pas que je vous doive des rentes. La loi est formelle. Vous étiez employé à un travail facile, nullement dangereux ; vous êtes victime de votre maladresse ; que voulez-vous que j’y fasse ?

Dans la spirale rose de l’escalier, une femme en deuil commença de descendre. Madiot ne la voyait pas, et ne l’entendait pas, à cause de l’émotion qui le troublait. Il s’avança sur la mosaïque du vestibule jusqu’auprès de la marche où se tenait M. Lemarié. Il jugeait que le temps lui échappait. Les veines de son cou se gonflèrent. Il regarda de bas en haut le bourgeois correct que, dans un instant, il n’aurait plus sous les yeux, sans doute à jamais, et la phrase cachée depuis plus de vingt ans dans son cœur, malgré lui, dans un bouillonnement de colère, lui vint aux lèvres.

– Pourtant, monsieur Lemarié, s’écria-t-il, celle que j’ai élevée, Henriette…

Il aperçut une ombre noire qui descendait l’escalier, et il s’arrêta net.

Il y eut un moment de silence tel, qu’on entendit le battement d’ailes d’un bourdon, là-haut, contre les vitres du châssis.

– Mais passez donc, Louise, dit tranquillement M. Lemarié ; vous n’êtes jamais à l’heure, et vous donnez le temps à ces imbéciles de me faire des scènes.

Madame Lemarié, pareille à une tour surmontée d’un piquet de plumes, continua de descendre sur le tapis.

Le visage couvert d’une voilette épaisse, elle sépara en passant les deux hommes, le patron qui s’était effacé le long de la muraille et l’ouvrier qui avait reculé jusqu’à la boule de cristal taillé. Pas un mot ne sortit de ses lèvres. Son regard resta fixé sur le chemin qu’elle suivait. Elle s’inclina un peu du côté de Madiot, comme elle faisait toujours par une habitude charitable envers les petits. Un murmure de soie et de perles de jais cliquetant annonça qu’elle tournait dans le porche, et qu’elle franchissait le seuil de l’hôtel. Et, lorsque Madiot, que le respect avait tenu en arrêt, revint vers le fabricant pour savoir la réponse, il vit la main fine, la main impérieuse de M. Lemarié se poser sur un bouton pareil à celui de la porte d’entrée. Le valet de chambre reparut, un flot de lumière toute blanche, venu d’une salle voisine, barra le vestibule, et enveloppa Madiot. M. Lemarié, appuyé négligemment le long du chambranle, le doigt encore levé, les yeux droits, désigna le vieux cloueur de caisses.

– Maxime, je sors avec madame. Si cet homme ne passe pas la porte immédiatement derrière moi, vous téléphonerez au commissariat de police.

Une demi-heure plus tard, sur la route qui longe l’Erdre, les deux chevaux bais attelés au landau emportaient M. et Mme Lemarié qui allaient faire une visite chez des amis, à la campagne. La voiture n’était découverte qu’en avant. Dans le fond, à droite, madame Lemarié, la voilette relevée sur les sourcils, la figure rouge, vernie de traînées de larmes, fixait obstinément l’horizon, mais elle ne regardait rien, car ses yeux ne remuaient pas, et ses paupières ne battaient pas.

Ce qu’elle avait souffert, celle-là, depuis le jour où, pour sa dot, M. Lemarié l’avait épousée, nul ne le soupçonnait, lui surtout. Elle était la victime de la supériorité prétendue de son mari, celle qu’on ne plaint pas, qui n’échappe aux moqueries du monde ni en se taisant, ni en s’humiliant, ni d’aucune manière, parce qu’elle occupe une place dont on la juge indigne. Cependant, elle avait préféré se taire et subir. Elle avait pardonné les trahisons du mari, les mépris des autres, les froissements sans nombre. Elle s’était anéantie au point de n’avoir dans sa maison aucune volonté propre, sauf celle-ci : madame Lemarié, femme d’un industriel de qui beaucoup d’hommes dépendaient, avait gardé l’habitude de protester une fois, sans jamais y revenir, contre toute injustice qu’elle apprenait et dont un autre qu’elle-même était l’objet. Tout à l’heure, elle avait entendu le début de phrase violent d’Éloi Madiot ; elle s’était souvenue de la réclamation déjà présentée par le vieil ouvrier, et elle avait dit à son mari : « Pourquoi ne donnez-vous pas quelque chose à cet homme ? Je crois que vous avez tort. » Il s’était emporté, ou plutôt sa colère s’était naturellement retournée contre elle, puisque Madiot n’était plus là. Accoudé sur le bord du landau, il continuait à parler par phrases coupées de silences, et, dans les intervalles, il avait l’air de s’intéresser à l’allure du cheval de gauche, qui boitait un peu.

– Je vous répète que vous n’entendez rien à ces questions, ni votre fils, ni vous. Encore vous, si vous n’avez pas le jugement net, vous êtes au moins capable de charité, tandis que lui, rappelez-vous bien cela, Louise : des mots, des mots, et rien que des mots. Je le connais : une génération de phraseurs !

Madame Lemarié soupira, et, voulant dégager le fils qu’elle gâtait :

– Laissons là Victor, dit-elle. Il n’a rien à voir dans cette affaire. C’est moi seule qui trouve que vous devriez céder. Madiot est un de vos plus anciens ouvriers, peut-être même le plus ancien. Si vous craignez d’établir un précédent en reconnaissant une responsabilité que vous n’avez pas, donnez-lui une retraite. Ça ne vous engagera pas beaucoup : trente ans de services.

– Non, madame, il n’y a pas de retraite chez moi. Je n’ai que celle que je gagne, moi ; que mes ouvriers en fassent autant.

Ils se turent tous deux. Autour de ces riches qui passaient, la splendeur de l’été soulevait inutilement des millions de fleurs et d’épis. La jeunesse renouvelée de la terre les enveloppait sans qu’ils le sentissent. Par moments, entre deux coteaux, un ravin descendait, ouvert en éventail, double pente de taillis ou double pente de blés, qu’emplissait au bout la fraîcheur de l’Erdre et de ses arbres penchés. Mais ni le chagrin ni la colère ne voient.

– Vous parliez de charité tout à l’heure, reprit-elle. Eh bien ! donnez un secours, ou permettez-moi…

Un geste cassant de son mari l’interrompit :

– Non, madame, non. J’ai souffert quelque fois, trop souvent, que vous donniez, avec votre charité, des démentis à mes décisions ou à mes règlements de patron. Ici je ne veux pas, nous avons assez fait. Je vous défends de voir ces Madiot, de leur remettre quoi que ce soit, de vous occuper d’eux d’aucune manière.

La femme, sortant de la soumission habituelle, se tourna brusquement, exaspérée, blessée dans la seule liberté qu’elle eût.

– Pourquoi donc, par exemple ?

Lui, la considéra une seconde, étonné. Il vit cette face lourde, flétrie, ces lèvres que l’habitude de la tristesse avait fait couler aux coins, ces pommettes saillantes, ces yeux effarés, le corsage de soie tendu par le busc.

– J’ai mes raisons, dit-il froidement. Faites-moi le plaisir, je vous prie, de vous souvenir que vous m’accompagnez dans le monde. Voici la barrière de Brasemont. Vous êtes fagotée odieusement.

Une poussière de sable de Loire, dorée, impalpable, se levait aux portières, et retombait derrière la voiture. Des branches d’arbres frôlaient les épaules du cocher. Les chevaux, sentant l’écurie du château fléchissaient l’encolure, et se jetaient de côté, sur les bordures de l’avenue.

Quelques gardeuses de vaches, derrière les haies, se haussaient sur la pointe de leurs pieds, et suivaient avec envie la dame riche.

Le même soir, à la nuit tombante, Éloi Madiot écoutait Henriette, qui essayait de le raisonner. Il était arrivé furieux, au moment où la jeune fille rentrait de l’atelier. Elle l’avait trouvé tout armé de mots violents contre les riches, que lui avait fournis sans doute une conversation, qu’il ne voulait pas avouer, avec son neveu Antoine, et, jugeant le cas grave, elle avait dit, aimablement :

– Mon oncle, il faut veiller tous deux. J’ai des chemises à terminer. Depuis le temps qu’elles attendent ! Nous passerons la soirée dans ma chambre, et nous prendrons le thé, comme si M. Lemarié vous avait accordé votre pension. Voulez-vous ?

La chambre d’Henriette, dans la pensée de l’ancien tambour, était un endroit sacré où il fallait une permission pour entrer. Veiller dans la chambre d’Henriette lui semblait une gâterie. La pièce était la plus vaste et la plus claire de l’appartement. On y voyait un lit de noyer avec des rideaux de coton blanc, aux plis toujours nets, ornés d’une frange à pompons, un miroir doré, une armoire à glace en bois de palissandre, et un guéridon également en palissandre, qui servait de table de milieu, double cadeau d’une petite amie d’atelier, qui s’était mariée presque richement. Sur la table, couverte d’un tapis au crochet, se dressait, entre deux piles de journaux de modes, un vase de porcelaine rempli de roses artificielles. Le long des murs pendaient une bibliothèque vitrée et quelques simili-aquarelles, médiocres et fraîches, représentant des vues de Norvège, de Suisse ou d’Italie. Dans un angle, sur une console de bois découpé, au fond, une statuette de la Vierge était posée, entourée d’un chapelet à gros grains. Elle avait le visage d’une douceur pénétrante. Elle bénissait, levant trois doigts, en souvenir du Père, du Fils et de l’Esprit.

Oui, la chambre faisait plaisir à voir. Et ce qui la rendait délicieuse, c’était l’âme de jeune fille qui l’animait encore, même après le départ d’Henriette. L’arrangement des choses révélait un goût personnel. Souvent un objet de toilette sans valeur, mais gentiment choisi, restait oublié sur un meuble : une cravate de mousseline, une ceinture à boucle ouvragée, une ombrelle, un gilet de robe garni de dentelles de six sous, une simple paire de gants, où vivait encore un peu de la forme de la main, fine, et un peu courbée, même au repos, par l’habitude de l’aiguille. Quelquefois, dans la journée, le vieil Éloi, triste déjà de plusieurs heures de solitude, puisque Henriette prenait le repas de midi chez madame Clémence, se levait de sa chaise, ouvrait la porte, contemplait cette chapelle d’amour, et, sans y entrer, ému par la vision de toutes ces choses qui lui rappelaient deux yeux couleur d’eau profonde et un visage de belle jeune femme, s’en allait se promener par la ville, emportant le souvenir et l’orgueil rajeuni de son enfant.

L’enjôleuse Henriette ! Pour consoler l’oncle, elle avait, ce soir, avancé l’unique fauteuil en tapisserie, où personne ne s’asseyait jamais ; elle s’était installée à côté de la table, et, un peu penchée sous la lampe coiffée de l’abat-jour de fête, elle cousait. Ses doigts posaient et fixaient, avec une sûreté tranquille, un bord de dentelle bon marché aux manches et au col d’une chemise. Par moments, elle s’interrompait, pour prendre sur la table les ciseaux, la bobine ou la dentelle roulée sur un transparent bleu. Alors, elle levait les yeux du côté de Madiot enfoncé dans le fauteuil, puis vers la fenêtre demeurée ouverte, et par où entraient des souffles de brise en tourbillons, sans prévenir. Quand la bouffée d’air était trop forte, on entendait les branches du laurier-rose, froissées et comme attachées ensemble par le vent, qui balayaient tantôt la muraille et tantôt la grille du balcon. Un bruit de rames monta deux fois de la Loire, et deux fois Henriette écouta, avec un sourire. Elle se sentait toute légère, à la pensée qu’on avait si bien accueilli Marie chez madame Clémence, et surtout parce qu’elle remplissait, ce soir, auprès de l’oncle Madiot, le rôle qui lui convenait entre tous, celui de consolatrice. Elle disait :

– Vous avez tort de vous affliger du refus de M. Lemarié, mon oncle. Et mon avis est tout différent de celui d’Antoine. Vous avez fait ce que vous pouviez faire ; ça n’a pas réussi : réussirez-vous mieux en vous fâchant et en menaçant d’un procès ? Les gens de notre sorte sont de petits adversaires.

– Il m’a volé ma pension !

– N’avons-nous pas vécu jusqu’à présent ? Je reconnais que nous n’avons pas toujours été riches…

Elle jetait un regard complaisant sur l’armoire à glace et sur les aquarelles.

– Mais maintenant, les années de misère sont passées ; Antoine gagne sa vie ; moi aussi… Savez-vous ce que madame Clémence m’a dit, samedi dernier, le jour de Marie Schwarz ? Elle m’a dit : « Petite artiste ! » mais d’un air qui signifiait beaucoup de choses, si j’ai bien compris. Serez-vous heureux, mon oncle, quand votre nièce deviendra première ! Première de la première maison de modes de Nantes ! Eh bien ! il est possible que cela nous arrive d’un jour à l’autre. Mademoiselle Augustine baisse grand train…

Elle eut un rire jeune, tenant son aiguille comme un dard, serrée entre deux doigts.

– Chez nous, dans la mode, malheur aux vieilles !…

– Chez nous, c’est tout de même, dit Madiot : malheur aux vieux !

Henriette comprit que ce rire de jeunesse était cruel. Elle mordit la longue lèvre pâle qui venait d’insulter étourdiment à la misère d’une camarade :

– Je ne ferai rien pour avoir sa place, oncle Madiot, croyez-le bien. Mais voilà : mon tour est venu de monter.

Une minute ils se considérèrent l’un l’autre : elle, dans l’involontaire exaltation de la jeunesse, lui, accablé, ne pensant à ce qu’elle disait que malgré lui et comme contraint par le bruit des mots, mais secrètement ramené, dès qu’elle se taisait, vers son chagrin. Comment ne se déridait-il pas ? Qu’avait-il à demeurer rigide au fond du fauteuil de tapisserie, les yeux fixés sur Henriette, et n’ayant de mobile dans le visage que les paupières qui battaient ? Elle ne comprenait pas qu’un insuccès prévu, comme celui de la démarche de l’après-midi, contristât l’ouvrier à pareil point, et elle attribuait la rancune tenace du vieil oncle aux paroles de haine qu’Antoine avait dû lui souffler.

Elle demanda, en poussant de nouveau son aiguille à travers la toile :

– Sommes-nous loin, tout de même, du jour où je suis entrée en apprentissage ! Vous souvenez-vous que vous m’avez conduite jusqu’à la porte du travail de mademoiselle Laure, qui faisait des bonnets pour la campagne, dans le quartier des ponts ? Vous souvenez-vous que, le soir, vous étiez tout gelé de m’avoir attendue près d’une heure en bas ? J’étais petite, mais nous nous aimions déjà bien !

Vainement, vainement, elle rappelait le passé, elle invoquait le dévouement toujours prêt d’Éloi Madiot. Le bonhomme avait un remords cuisant, une honte de lui-même.

« J’ai été sur le point de tout dire, pensait-il, moi, un homme, un vieux soldat ! Un peu plus, j’allais me faire payer avec son déshonneur à elle, devant la patronne qui était là ! Depuis plus de vingt-quatre ans que je garde son secret, là, dans le cœur ! Je ne l’aime donc pas, voyons ! Je suis donc un lâche ? »

En la regardant, il sentait bien que non, et qu’il l’aimait. Mais la honte de ce qu’il avait fait demeurait, et, avec elle, les souvenirs du passé lamentable avaient envahi son pauvre esprit, qui les écartait d’habitude.

– Mon oncle, si je deviens première chez madame Clémence, je serai augmentée. Nous serons riches. Je vous offrirai un voyage sur mes économies. Jusqu’à l’embouchure de la Loire ! Le grand Étienne m’a promis de m’y mener en bateau.

Elle riait, pour qu’il fût heureux. Elle était accoutumée à le voir changer d’humeur pour un mot d’amitié. Cette fois, ce furent deux larmes qui vinrent aux yeux de Madiot.

« Quand je pense que j’aurais pu la trahir, quand je pense ! »

Henriette cessa de coudre. Elle se pencha, et caressa la main lourde et ridée, la main valide qui serrait, comme un étau, le bras du fauteuil.

– Qu’avez-vous, mon oncle ?

Il baissa la tête, de peur qu’elle ne lût dans ses yeux.

Le laurier-rose du balcon frémit, égratigna le mur, et, poussé par le vent, allongea la pointe de ses rames jusque dans la chambre. Une voix, qui semblait venir de la rue, mais emportée par la bourrasque, assourdie, cria :

– Ohé ! chez les Madiot !

Le vieux écouta. Qui pouvait appeler à pareille heure ?

– Ohé ! chez les Madiot, venez voir !

Éloi Madiot se leva. Henriette était déjà debout. Tous deux traversèrent la chambre, aveuglés par la nuit, et, une main en avant pour tâter la balustrade, montèrent sur le balcon qui se trouvait à un demi-pied au-dessus du plancher. La jeune fille, passant la tête sous les branches de l’arbuste, se courba d’abord, aperçut à la fenêtre de l’étage inférieur un bonnet, une taille grise, un bras perçant l’ombre, toute une moitié de forme humaine, tendue vers quelque chose de lointain.

– C’est la mère Logeret, dit-elle tout bas. Qu’y a-t-il donc ?

En même temps, la voix s’éleva pour la troisième fois, étranglée, rauque, comme un appel au secours :

– Les Madiot, où êtes-vous ? Mais regardez donc ! là-bas ! l’incendie !

La basse du vieil ouvrier grogna :

– J’sommes là ! taisez-vous !

Dans l’étroite maison qui dominait la ville, tout redevint silencieux. Les trois êtres qui l’habitaient, saisis de la même angoisse, cherchaient, à travers la grande nuit, à reconnaître l’endroit où le malheur était tombé.

Au delà du premier bras de la Loire, un incendie couvait. À quelle distance, dans quel coin de ces quartiers ouvriers, et même dans quelle île du fleuve ? nul n’aurait pu le dire. La nuit supprimait les points de repère, et l’œil errait. On ne voyait, sur la gauche des eaux brumeuses où les navires s’entre-heurtaient, que le réseau irrégulier des becs de gaz dans le champ d’ombre immense que formaient le ciel et la terre réunis. Il y avait de ces îlots de lumière qui paraissaient s’élever bien au-dessus de l’horizon, comme des étoiles ; d’autres qui s’assemblaient en aigrettes ; puis des espaces noirs, puis des colliers dénoués qui s’égrenaient en courbes longues. L’ensemble paraissait misérable en comparaison de l’espace occupé par les ténèbres, et ces foyers n’éclairaient rien autour d’eux, et ils ne rappelaient en aucune manière le paysage diurne, et ils étaient tous de la même taille, réduits à un seul point. Toute autre notion de la mesure échappait. Seulement, parmi eux, beaucoup plus sombres, deux lignes rouges superposées barraient la nuit, deux lignes de fenêtres probablement, par où jaillissait le reflet de flammes invisibles. Leur éclat variait de seconde en seconde, et l’ardeur du feu se portait tantôt à droite et tantôt à gauche. Une trombe d’étincelles rompit la première barre, et monta dans le noir, plus haut qu’une cathédrale ; une torsade de feu vif courut après, lécha un pan de mur, et retomba, n’ayant plus d’aile.

– La maison est f…, dit Madiot, voilà la charpente qui prend.

Henriette frissonna toute, et dit près de lui :

– Pauvres gens !

Ils se turent de nouveau. Le drame se précipitait. La couleur des deux lignes rouges s’aviva. La flamme saillit en éclairs, ici, là, partout, terminée par des fumées dont les premières volutes dansaient, toutes roses, sur le fond de ténèbres. On entendit alors dans le vent des cris de terreur qui ressemblaient à des acclamations de fête : car les foules lointaines n’ont qu’une voix. Et tout à coup, les toits s’effondrèrent. Un brasier tout en longueur apparut, d’où la flamme, la fumée, les débris se levèrent puis se couchèrent au vent. Les nuages, au-dessus, devinrent couleur de brique. Une lueur, mêlée de poussières brûlantes, éclaira un quart de la ville, des rues, des places, des cheminées, des pentes d’ardoises où des ombres se mouvaient. Le vieux Madiot se recula d’émotion, et s’appuya au mur. Dans l’extrême rayonnement de l’incendie qui l’enveloppait, il était tout blanc de visage.

– Henriette ! Henriette !

Elle mit la main sur le bras malade.

– Que voyez-vous ? Qui est-ce ?

Il cria, d’une voix d’épouvante :

– Henriette, c’est Lemarié qui brûle !

– Vous êtes sûr ?

– Je reconnais mon atelier. Ça va gagner la réserve. Laisse-moi aller !

– Vous ne pouvez pas… à votre âge… avec un bras de moins, mais non… je ne veux pas…

Il la repoussa, passa devant elle, prit son chapeau à tâtons dans la cuisine, et battit la porte en criant :

– Faut que j’y aille ! Faut que j’y aille ! C’est chez nous que ça brûle !

IX

Éloi Madiot n’était rentré qu’à trois heures du matin, harassé, ses vêtements trempés d’eau et noircis par la fumée. Il dormait. D’après ce qu’il avait raconté en se couchant, toute l’usine Lemarié était brûlée, les salles de fabrication, les réserves, les approvisionnements, les bureaux, la maison du contremaître, tout. Après cinquante années d’existence, l’outillage créé par deux générations d’hommes s’effondrait, subitement, et la terre réapparaissait, nue, déserte, prête à de nouvelles œuvres, entre des monceaux de ruines dont aucune n’avait plus de sens, et ne pouvait dire la somme prodigieuse de vie, de travail et d’audace qui s’étaient dépensés là.

Dans le quartier des ponts, ouaté de brume par l’aube, Henriette, en ouvrant sa fenêtre, avait vu la fumée s’élever, blanche à cause de la vapeur d’eau, et mêlée de bouffées noires que soufflaient des débris mal éteints. Une agonie, même celle d’une chose, c’est si triste pour ceux qui doivent finir ! Henriette était demeurée sous l’impression de ce spectacle, et de l’effroi de la veille, quand les toits de l’usine s’étaient abîmés dans le feu. Elle allait dans la chambre, de droite et de gauche, faisant son ménage. Elle se rappelait sa rencontre avec Victor Lemarié, deux jours auparavant, au tournant de la rue Voltaire, le salut qu’il lui avait adressé, et la jolie façon du harnais qu’elle avait remarqué au passage, comme une robe. Elle se souvenait aussi, – mon Dieu, que le matelas était lourd à retourner ce matin, et que d’orage dans l’air irrespirable qui entrait par la fenêtre ! – elle se souvenait d’avoir aperçu, une fois, le père de Victor Lemarié, l’industriel. Il y avait de cela longtemps, cinq ou six ans. Il présidait une fête de sociétés de gymnastique, et il prononçait un discours, derrière le balcon de toile d’une tribune pleine de beau monde, entre deux faisceaux de drapeaux tricolores. Il gesticulait au-dessus des gymnastes pressés au pied de la tente et qui applaudissaient. Les dames, les officiers, les bourgeois assis à l’ombre, n’écoutaient pas. De sa place, Henriette, n’entendait rien. Elle ne voyait qu’une physionomie dure qui s’essayait à sourire, une barbiche blanche qui remuait, et des mouvements de bras rapides, qui ne s’arrondissaient pas, et ne s’amplifiaient pas. Quelqu’un avait dit près d’elle : « Parle, mon vieux, vas-y. Ce qu’on le déteste ! » Le souvenir de cette fête lui revenait, et la silhouette de l’homme, et le mot. À présent, quelle émotion ce devait être, dans la maison du patron, et aussi chez les employés et les ouvriers tout à coup licenciés par le feu ! La jeune fille acheva de tendre et de border les draps de son lit, effaça les plis avec la main posée à plat et courant tout du long, puis elle tira les rideaux à franges, et les rapprocha de manière à ne laisser entre eux qu’un étroit espace d’ombre.

Les vendeurs de journaux commençaient à passer en bas, criant : « Demandez le grand incendie. Une usine anéantie. Les derniers détails. »

À huit heures, elle était dehors, un quart d’heure plus tôt que d’habitude. La nouvelle était partout connue et commentée. Elle remplissait la ville. Les douaniers en causaient avec les déchargeurs, les marchands de lait avec les clientes, les cafetiers du port avec les premiers buveurs de muscadet, qui s’en allaient, essuyant leurs lèvres du revers de la main. Tout le monde avait vu le drame, de près ou de loin ; chacun savait un détail inédit, qui se mêlait aux lamentations dont la formule variait peu. L’imagination populaire travaillait sur ce thème d’épouvante, la nuit, la flamme, le vent qui soufflait en tempête, les pompiers grimpés sur les toits voisins et rouges dans l’incendie, la destruction totale d’une œuvre humaine ; et, de la rue de l’Ermitage à la manufacture des tabacs, il n’y avait pas de maison possédant une fenêtre, une porte ou une lucarne au levant, d’où une ménagère n’eût médité un moment, pour s’en émouvoir et pour en disserter, sur la fumée blanche qui sourdait là-bas, d’entre les ruines.

Chez madame Clémence, ces demoiselles de la mode étaient toutes en l’air. Quand Henriette entra dans le travail, à huit heures et demie, les premières arrivées causaient entre les deux tables presque à voix haute, l’ombrelle encore posée sur le bras et le chapeau sur la tête, sans égards pour les avertissements de mademoiselle Augustine, qui s’était assise en manière de protestation, et qui répétait aigrement : « À votre aise, mesdemoiselles, continuez, je rendrai compte à madame Clémence. » Elles nécoutaient pas ; elles avaient les nerfs montés, et une hâte de dire ce qu’elles savaient.

– Moi, je me couchais, j’avais lu un livre drôle.

– Moi, j’étais endormie. Le bruit d’une pompe qui roulait m’a réveillée. J’ai couru en chemise à la fenêtre. Il faisait froid. Un homme a crié : « Dans le quartier de l’île Gloriette ! » Alors je me suis recouchée. C’était loin.

– Moi, ç’a été le reflet sur les vitres. J’ai eu une peur ! On aurait dit que le feu était dans ma chambre. J’ai regardé, mais je ne voyais qu’une colonne de flammes dans le noir. Et je n’ai rien entendu.

– Il y a eu deux hommes blessés ?

– Non, trois, blessés par des poutres. On les a conduits à l’hôpital. J’ai lu ça dans le journal, en venant. Tenez, voici l’article : un million de dégâts.

L’énormité du chiffre fit faire silence. Les jolies têtes jeunes se courbèrent au-dessus du journal, que tendait mademoiselle Irma. Marie Schwarz, qui se tenait en arrière, près de la fenêtre, humble dans sa robe de pauvresse, osa s’approcher d’Henriette qui, les bras levés, la poitrine en avant, dégageait avec précaution les mèches de cheveux qu’avait accrochées la paille de son chapeau. Les yeux noirs et les yeux clairs se sourirent.

La porte s’ouvrit. L’apprentie Louisa entra en secouant sa tête rousse aux joues bouffies, et en disant :

– Eh bien ! en voilà d’une autre !

Elle avait l’air important d’un enfant qui porte un secret.

– Et une qui peut compter !

– Quoi donc ?

– Mesdemoiselles, vous me croirez si vous voulez, mais M. Lemarié est mort.

Toutes se redressèrent ; mademoiselle Augustine s’arrêta de travailler, et dit sévèrement :

– Petite, vous mentez, n’est-ce pas, pour amuser ces demoiselles ? Allez à votre place.

L’apprentie, pour mieux affirmer, laissa retomber ses deux bras sur sa robe, et l’on vit les pauvres souliers qui buvaient l’eau de toutes parts.

– Pas du tout, mademoiselle. À preuve que nous avons un voisin qui est menuisier des Pompes. Il l’a appris tout à l’heure. Le patron est allé au feu vers onze heures, cette nuit. Ça l’a saisi de voir son bien brûler. Il est tombé. On l’a ramené chez lui, et il est mort avant d’avoir su que c’était éteint. Je vous dis la vérité, même que le curé est arrivé dix minutes trop tard. Ainsi !

– C’est beaucoup de malheurs à la fois, dit une voix.

Il n’y eut pas de réponse. La mort, l’inévitable, avait été nommée. Et, comme les pierres frémissent, en haut, en bas, tout le long des rues, au passage d’un camion, les âmes s’émouvaient d’avoir entendu son nom. Les tabourets furent rapprochés des tables, les chapeaux et les mantelets s’amoncelèrent dans le placard, et le bruit des bobines de fil et des ciseaux jetés sur la lustrine annonça que le travail reprenait, comme chaque matin. Henriette, en retroussant sa robe pour s’asseoir, – elle était énervée et distraite par l’orage et par une nuit mauvaise, – fit le tour, avec ses yeux clairs, de cette réunion de jeunes filles. On ne voyait plus les dents rieuses de mademoiselle Cécile ; ni les fossettes de mademoiselle Anne, l’apprêteuse d’Henriette, une Normande très fine, couleur de lait ; ni les lueurs furtives que la vie leur mettait à toutes au coin des cils, le matin, comme une aube. Elles se taisaient, quelques-unes sans expression, occupées à préparer la tâche, d’autres graves et même tristes. Mademoiselle Reine, la plus proche voisine de la première, et qui avait un visage de sainte de vitrail, remuait les lèvres très doucement, les paupières baissées.

Deux ou trois autres jeunes filles, dans le quart d’heure qui suivit, arrivèrent du dehors, avec un peu d’air vif dans le pli de leurs vêtements. Elles confirmèrent la nouvelle donnée par l’apprentie. M. Lemarié était mort d’une congestion cérébrale sans avoir repris connaissance ; on avait vu les fenêtres de l’hôtel fermées ; l’usine ne serait pas reconstruite, au moins par la famille de l’usinier. Le bruit courait aussi qu’une demande de secours allait être faite au conseil municipal, en faveur des ouvriers.

Peu à peu, ce qu’il y avait d’intérêts en souffrance, de projets et d’attente autour de cette mort, dissipa l’impression funèbre.

Les roses en soie, les capucines de velours, les piquets de marguerites ou de bleuets commençaient à trembler au-dessus des formes. Les aiguilles perçaient l’apprêt des étoffes et de la paille avec un bruit d’éclatement. Sur leur poing fermé, les garnisseuses prenaient le chef-d’œuvre ébauché, dont elles seules devinaient le dessin futur, l’éloignaient à bout de bras, le faisant tourner pour juger du modelé, et le ramenaient près d’elles.

– Je suis sûre d’avoir cette après-midi une commande de madame Lemarié, dit mademoiselle Augustine, dont l’amour-propre était flatté de ce long silence comme d’une victoire personnelle. Voilà plus de dix ans que je la coiffe.

Mademoiselle Irma, les plus grands yeux et les plus fiévreux de tout le travail, une fille artiste et détraquée, qui détestait la première, répondit du bout de la même table :

– Je ne vous envie pas, mademoiselle : un chapeau de deuil !

– On peut les faire plus ou moins élégants.

– Jamais : du crêpe, un bandeau, un voile long comme la robe, on ne peut rien faire avec ça.

– Pardon.

– Pardon vous-même. Ce sont des horreurs.

– Non, mademoiselle, pas les miens.

– Enfin, vous ne vous les mettriez pas sur la tête, ni moi non plus.

Mademoiselle Augustine, vexée, essaya de rire ; trois plis se creusèrent dans ses joues couperosées. Elle riposta :

– Est-ce une raison ? Est-ce que je suis veuve ?

Des rires étouffés coururent d’une table à l’autre.

Mademoiselle Lucie, l’apprêteuse qui avait les mains toujours moites, assise à deux places d’Henriette, se pencha sur son tabouret, et murmura :

– Ma foi, on le dirait.

Henriette, placée vis-à-vis de mademoiselle Augustine, ne voulut pas sourire, et dit :

– On assure que madame Lemarié est très bonne.

Alors, ce furent des phrases venues de partout, qui sonnaient toutes les notes :

– Meilleure que son mari. Celui-là n’aimait pas l’ouvrier. Un mauvais riche !

– Oui, car il y en a de bons. Voyez Mourieux.

– Ce n’est pas un riche, Mourieux. Il gagne sa vie comme nous, un peu mieux que nous.

– Il vend ses fleurs trop cher, mais je l’aime, moi, tout plein. Quand il rit, on a confiance, tandis que Lemarié, jamais un mot avec lui, des ordres, des ordres, et le marché au poing, dès qu’on disait : « M. Lemarié, je vous en prie ! »

– Moi, ma mère m’a raconté que le jour où il a mis en marche ses deux machines à écosser les pois, c’étaient quatre cents femmes qui se trouvaient sans travail, des anciennes ouvrières de chez lui, des mères. La mienne en était. Elles sont entrées dans son bureau, pour lui demander un délai ou un secours.

Il a répondu : « Chacun pour soi. Une écosseuse m’économise deux cents femmes. J’achète la machine, et je renvoie les femmes. J’use de mon droit. » Vous croyez que c’est honnête, ça ?

– Il avait raison : il ne pouvait pas perdre pour nous.

– Et des prix ! On ne gagnait que son pain chez lui. Lui, c’étaient des millions qu’il entassait.

– Et insolent avec celles qui étaient jolies !

La jeune fille qui venait de parler, rougit en voyant plusieurs fronts se relever, lentement, de dessus l’ouvrage. Elle ajouta aussitôt :

– Je le sais pour l’avoir entendu dire.

Cette Irma, trop élégante pour une employée payée cinquante francs par mois, pâle avec des yeux cernés, très artiste et très capricieuse, avait dans la voix et dans tout son être une telle passion qu’on l’écoutait dès qu’elle parlait. Elle reprit :

– Enfin, c’est un homme qui a du bien de pauvre dans ses biens. Avez-vous lu En l’an 2000, mademoiselle Jeanne ?

– Non, de qui ?

– De Bellamy, un Américain. Moi, je l’ai relu trois fois. Il raconte ce que sera la société au XXe siècle, à la fin. Nous n’y serons plus, et je le regrette, parce qu’il fera meilleur vivre.

Une voix moqueuse demanda :

– Qu’en savez-vous ? Un socialiste alors ? Vous les aimez ?

La jeune fille répondit très gravement, sans cesser de travailler et d’enrouler, avec un goût infini, une tige de liseron autour d’une paille blanche :

– Oui, je les aime. J’ai suivi plusieurs de leurs réunions. Je ne comprends pas toutes leurs théories, mais ils admettent au moins qu’on souffre et qu’on se plaigne, ceux-là ! La vie est si peu gaie !

Deux ou trois de ces lèvres de vingt ans dirent : « Oh oui ! » mais si faiblement qu’on ne pouvait savoir d’où venait la réponse.

– Moi, j’ai lu les romans d’Éliot, fit mademoiselle Reine. Ils m’ont troublée, et cependant, j’avais le sentiment que toutes ces belles phrases n’étaient que du rêve écrit.

– Est-ce que c’est rêver que de demander justice ?

Reine, nerveuse aussi, dressa son cou qui avait l’air d’ivoire ancien, long et doré.

– Je n’ai pas de confiance, répondit-elle. Quelle raison ont-ils donc de tant aimer les autres ? Je comprendrais, s’ils croyaient en Dieu.

– Voilà bien la dévote !

– Certainement.

– Eh bien ! mademoiselle, c’est précisément parce qu’ils n’attendent rien de l’autre vie qu’ils réclament leurs droits dans celle-ci. Tout le monde ne peut pas croire en Dieu, et se confire en dévotion comme vous. Il y a celles qui souffrent, sans avoir rien fait pour le mériter, et qui se révoltent. Moi d’abord…

Des mots à demi-voix, rapides, répondirent parce que la question, souvent ramenée dans leurs discussions, touchait à leurs habitudes.

– Moi aussi ; – moi pas ; – moi, il y a des jours. Tiens ! mon aiguille s’est cassée.

Henriette était absorbée, depuis quelques minutes, par l’étude comparée de trois pièces de ruban à reflets, qu’il fallait assortir avec des fleurs mauves, d’invention récente. Elle dépliait, chiffonnait, rapprochait les coupons, et fermait à demi ses yeux de coloriste.

En entendant les réflexions de ces petites de seize ou dix-huit ans, elle, plus âgée et plus sage, ne put retenir un mouvement de tête. Mademoiselle Irma le vit, et dit :

– Oh ! vous, mademoiselle Henriette !

– Pourquoi « Oh ! moi » ?

– Parce qu’on sait bien votre avis, vous n’avez pas besoin de parler. Vous êtes la vertu, la sagesse la raison, la demoiselle qui ne tombe pas…

– Heureusement : on se fait mal, dit l’autre en riant.

La jeune fille à qui elle s’adressait la regarda durement, et se tut. La conversation reprit entre les ciseaux, les aiguilles et les dés ; les esprits suivirent chacun leur pente, et s’en allèrent là ou nulle âme n’en peut suivre une autre, dans le rêve qui n’a pas de route. L’ardeur du soleil augmentait. La fenêtre entr’ouverte soufflait dans la chambre un air saturé d’électricité, qui oppressait, et que la poitrine rejetait plus vite, comme un poison. Des gouttes de sueur perlaient sur les nuques découvertes. De temps en temps on entendait le talon d’une bottine qui frappait le parquet avec impatience, ou la gamme rapide de cinq doigts sur la table. L’idée venait moins bien, déjà s’alanguissait et se fondait en songeries.

On avait oublié la mort de M. Lemarié.

– Il est temps que la saison finisse, dit la grosse Lucie, qui étouffait. J’aime mieux ne pas avoir le sou à la maison que de travailler par des chaleurs pareilles.

La phrase mourut dans l’indifférence apparente des jeunes filles. Mais elle les avait troublées, comme un coup de rame trouble des eaux profondes. À peine une ride à la surface ; les joncs n’ont pas bougé ; toutes les mouches sont restées à boire le miel sauvage dans le cœur des nénuphars jaunes ; mais un tourbillon d’air a plongé, et il a remué jusqu’aux racines et aux tiges cachées des herbes. Quitter l’atelier ! Mais oui, la morte-saison allait s’ouvrir, et avec elle arrivaient les jours de liberté et de détresse ; ceux où le pain devient plus difficile à obtenir à crédit ; où l’on doute si on pourra rentrer chez la patronne sollicitée par beaucoup de nouvelles employées ; où des idées de mort passent dans l’esprit, entre deux parties de plaisir ou deux longues heures désœuvrées. Vacances forcées, besognes serviles, tête-à-tête avec les mères qui ne comprennent pas, tentations des vingt ans que le travail n’assagit plus, histoires mauvaises du passé, douleur de vivre seule, vous veniez, vous veniez donc ! Vous étiez là, tout près !

Une barre blanche s’alluma au plafond, dans l’angle à droite ; c’était le reflet d’une serre, qu’on avait coutume de voir, en été, vers onze heures.

L’apprentie la contempla.

Au même instant, l’une des jeunes filles se mit à sangloter. Elle pleurait, les poings enfoncés dans les cheveux et cachant sa jeune tête honteuse, la poitrine appuyée contre la table et secouée convulsivement. Ses compagnes ne parurent pas surprises, et continuèrent de travailler, s’appliquant au contraire et se baissant sur leur tâche, pour que celle qui pleurait ne fût pas humiliée. Elles faisaient ainsi, les unes pour les autres. Il n’y avait guère de semaine qu’une de ces enfants ne perdît courage, et ne s’abandonnât aux larmes, vaincue par une douleur qui restait souvent inconnue.

Cette fois, c’était Irma aux yeux trop grands, la socialiste. On la laissa lentement revenir à elle, essuyer ses yeux, se recoiffer.

Tout le monde savait que, deux jours plus tôt, elle avait été abandonnée par son amant.

Madame Clémence entra. Elle eut l’air de ne s’apercevoir de rien. Elle souriait sous sa coiffure poudrée et dentelée aux tempes ; elle tenait avec deux doigts son face-à-main ; elle s’arrêtait un instant derrière chaque garnisseuse, et on eût pu croire, à sa physionomie comme à son langage, qu’elle visitait une collection d’objets rares dans un lieu de délices.

Elle avait pour système d’encourager.

– Très bien… voilà une jolie idée… Mauve et violet, mademoiselle Jeanne, ce serait encore mieux… Mademoiselle Mathilde, relevez-moi ce bord-là : deux bouquets de violettes ici, dans l’enroulement de la paille, trois ou quatre feuilles tombantes, négligées, vous comprenez ? Nuances claires, n’est-ce pas ? La cliente est blonde… Mademoiselle Henriette, vous progressez tous les jours ; vous m’avez valu des remerciements de la petite comtesse Zaniska et de madame de Stréville. Donnez un peu plus de moelleux à vos coques, tenez, en plaçant le point ici, et nous avons un chef-d’œuvre… Tendez davantage vos formes, mademoiselle Reine, vous ne charpentez pas assez. Mais le modèle est bon. Vous le ferez copier, mademoiselle Augustine… À propos, les deux pailles blanches garnies de roses, pour les filles de la générale, seront bien prêtes ce soir ? Un départ pour la campagne : c’est promis.

– Mademoiselle Irma les a en mains, répondit la première.

Madame Clémence effleura d’un regard celle qui pleurait, se garda de rien dire, aperçut Marie Schwarz.

– Et celle-là, qu’est-ce que vous en faites ?

– Je l’ai mise à coudre des coiffes ; elle s’en tire.

La patronne allait sortir, sa visite terminée, lorsqu’elle se souvint d’un ordre à donner. Elle lâcha le bouton de cuivre qu’elle tournait déjà, fit deux pas, et, se penchant vers Henriette, assise à l’extrémité d’une des tables, dit assez bas :

– Mademoiselle Henriette, je vous prie de vous rendre, immédiatement après le dîner, chez madame Lemarié, qui vous demande.

Si discret qu’eût été le son de voix de madame Clémence, plusieurs ouvrières l’entendirent, et ouvrirent de grands yeux. Mademoiselle Augustine prit son air offensé, et se raidit sur son tabouret. La patronne sentit la nécessité d’appuyer sur l’ordre, afin de prévenir une explication entre ses deux meilleures ouvrières.

– J’ai reçu le mot de madame Lemarié, à l’instant. Elle vous désigne personnellement. Vous prendrez trois de nos modèles d’exposition, avec bandeau blanc, naturellement, pour une veuve, et vous emmènerez avec vous mademoiselle Schwarz. Elle commencera son métier d’essayeuse.

– Bien, madame.

Quand la porte fut refermée, il y eut, entre ces demoiselles de la mode, un échange significatif de chuchotements : « Eh bien ! ma chère, c’est un événement de plus. – La première est furieuse. – Il y a de quoi : depuis plus de dix ans qu’elle coiffait cette dame ! – Elle comptait sur un abonnement. – Il faut avouer que cette Henriette Madiot a toutes les chances ; aussi elle a l’air content, ma chère ! – Et l’autre ? Quel vieux singe ! En fait-elle une figure ? »

Le vieux singe était une ouvrière de quarante ans, qui devinait que la disgrâce serait prochaine, et que le pain quotidien s’en allait. Elle s’était composé une attitude qu’elle croyait digne, pour cacher le désespoir qui la tenaillait, et les autres riaient, ne comprenant plus, parce qu’elle était vieille et que sa souffrance n’était pas un chagrin d’amour.

La clochette tinta. Ce fut un petit son grêle, tout assourdi par les tentures, les murs, les cloisons, et qui semblait venir de sous terre. Il annonçait le déjeuner. Toutes les aiguilles se piquèrent dans les formes. Lentement, les jeunes filles se levèrent, et plusieurs, d’un geste de princesse, tirèrent les manches de lustrine qu’elles mettaient pour travailler. Quelques-unes demeurèrent un instant debout, immobiles, étourdies par la longue tension de l’esprit. Puis le corridor s’emplit de bruits de pas amortis par les tapis, de frôlements de robes, de rires de jeunesse à moitié retenus, et les ouvrières de madame Clémence, après s’être lavé les mains dans une antichambre près du bureau de la caissière, entrèrent dans la salle à manger longue, peu éclairée, où la patronne présidait le repas du matin. Les jeunes filles se plaçaient à leur gré, sauf la première et la manutentionnaire, qui s’asseyaient, l’une à droite, l’autre à gauche de madame Clémence. D’ordinaire Henriette avait sa chaise près de celle de mademoiselle Augustine. Cette fois, mademoiselle Augustine eut soin de mettre, entre elle et sa rivale, son apprêteuse, mademoiselle Reine. C’était la rupture ouverte.

Henriette s’en inquiéta peu. Elle songeait à sa visite, tout à l’heure, chez madame Lemarié.

X

L’hôtel Lemarié avait ses sept fenêtres de façade fermées, premier, second, et troisième étage. À la porte, c’était une procession continuelle de bourgeois, de commis, de valets de pied, qui sonnaient. Ils appuyaient très légèrement sur le bouton électrique, – à cause du mort ; – la porte s’ouvrait à peine, – à cause du mort ; – ils touchaient de la main leur chapeau, tendaient une carte de visite, et se retiraient.

Le plateau d’argent, posé sur une table en bas du grand escalier, était caché, jusqu’à ses deux poignées ciselées, sous l’amas des petits cartons. Tous les quarts d’heure, on apportait une couronne de fleurs naturelles ou de perles.

Dans le salon jaune du premier, madame Lemarié, assise sur un pouf capitonné que débordait sa robe noire, regardait la porte par où était sorti, l’instant d’avant, maître Lecanu, notaire de la famille.

L’appartement ne recevait que très peu de jour, d’un côté par les découpures des volets, de l’autre par l’entre-bâillement d’une porte ouvrant sur la chambre où le corps de M. Lemarié reposait, les mains jointes sur un crucifix, la tête livide, tirée, impérieuse encore. Deux religieuses, entre deux cierges, veillaient au pied du lit. On ne les voyait pas. Une lame de lumière sans obstacle, glissant sur la cire des parquets, unissait les deux pièces. On eût pu croire la chambre vide, s’il n’était venu de là, par moment, un grillotis de rosaire, le bruit mou d’une couronne qu’on déposait sur une autre, et d’une fuite de pas savamment étouffés.

Madame Lemarié réfléchissait.

Quelqu’un entra. Elle reconnut le gros homme qui s’avançait à tâtons, ayant peur de heurter les meubles.

– C’est vous, Mourieux ? Vous avez fait la déclaration ?

– Oui, madame. J’attends vos ordres pour faire le reste, avec Victor. Le testament renferme-t-il quelque disposition relativement aux funérailles ?

– Non, rien.

La vieille femme se tut, ramena ses bras sur sa jupe, et considéra ses mains qu’elle ouvrit toutes grandes, et qu’elle étendit, la paume en dehors, d’un geste d’abandon qui correspondait évidemment à une pensée de son âme primitive. Puis, fixant Mourieux :

– Vous me voyez deux fois triste, dit-elle. C’est bien ce que je croyais : nous sommes très riches.

Mourieux grogna :

– Ça vaut mieux que la pauvreté.

Elle reprit, du même air pénétré :

– Pas toujours, Mourieux… De plus, maître Lecanu m’apprend que mon mari m’a légué tout ce dont la loi lui permettait de disposer en ma faveur.

– Est-il possible ? À vous ?

Les sourcils broussailleux du marchand de fournitures se relevaient d’étonnement. Il ajouta :

– Ma foi, chère madame, vous m’en voyez surpris, oui, tout à fait, et… bien heureux.

– Moi, je ne suis pas étonnée, Mourieux. M. Lemarié se défiait de la prodigalité probable de son fils, qui n’a pas de métier. Il ne m’aimait pas, mais il m’estimait.

– Sans doute.

– Peut-être a-t-il pensé que c’était une… compensation. Les hommes les plus rudes ont quelquefois des dessous de bonté. Enfin, sa volonté est formelle. J’hérite. Une fortune énorme.

Mourieux eut un geste d’assentiment.

Elle soupira, et dit :

– Mal acquise.

– Oh ! madame !

– Je sais ce que je dis, Mourieux, et je dis mal acquise.

– Permettez ! Un labeur opiniâtre, beaucoup d’intelligence, beaucoup d’esprit de suite… M. Lemarié a gagné honorablement…

– D’après l’honneur courant et facile, oui, mon ami. Mais moi, je suis le témoin de la vie, vous savez, le seul vrai, celui qu’on ne trompe pas. J’ai vu venir l’argent qui m’arrive, et, bien avant de l’avoir en ma possession, j’ai souffert d’en user. Cruellement, croyez-moi. À la fin de l’Empire, vous n’étiez pas là, quand nous faisions des inventaires de deux cent mille francs avec des conserves de dixième qualité, fabriquées pour les marines étrangères et que les agents déclaraient excellentes, parce que… vous comprenez, n’est-ce pas ? Et en même temps, et plus tard, et toujours, vous n’étiez pas là, quand les ouvriers députés par leurs camarades venaient au bureau, et ici même, au-dessous de nous, – que j’ai entendu de fois ces scènes-là ! – se plaindre de ne gagner que des salaires notoirement insuffisants, mais qui ne changeaient pas, parce que nous possédions presque un monopole. Vous n’avez pas connu les réponses brutales, ni les congédiements sans autre motif qu’une réclamation, ni les discours des employés stylés pour faire entendre à des malheureux qui s’étaient blessés que l’accident n’engageait pas la responsabilité de l’usine. Nous les avons en titres de rente, ces économies-là !… Et les misères morales, celles qu’on a voulues, celles qu’on a tolérées, et les autres qu’on aurait pu connaître ! Ah ! ces murs maudits de la fabrique, que j’ai pleuré de fois en les regardant ! Tenez, cette nuit, quand j’ai appris qu’ils brûlaient, ma première pensée a été : tant mieux !

Après un intervalle, pendant lequel sa poitrine essoufflée se calma un peu, madame Lemarié reprit, avec son expression de placidité habituelle :

– C’est inutile que j’insiste sur la démonstration ? Vous me dispensez ?

– Oui, dit naïvement Mourieux, j’ai beaucoup connu Lemarié, vous comprenez, et, sans approuver tout…

– Je ne dis pas cela pour le plaisir de l’accuser, mon bon ami, mais pour vous prévenir d’une résolution. Cette fortune m’est odieuse. Je l’accepte pour qu’elle soit bien dépensée : j’en donnerai autant que je pourrai, voilà.

L’homme tourna la tête, instinctivement, du côté de la chambre, comme si l’autre eût pu entendre de telles paroles. Le bruit d’une couronne de perles qu’on déplaçait tomba dans le silence du salon, et affirma que l’heure présente était bien à la femme qui venait de parler. Mourieux, saisi d’une émotion qu’il était incapable de ne pas traduire en acte, se leva, tendit la main, et dit :

– Faites-moi l’honneur de me donner la main, madame Lemarié. Ce que vous dites là est peut être exagéré, mais c’est tout de même joliment bien !

– Vous m’aiderez, mon cher Mourieux. Je ne saurais pas employer toute seule cet argent. C’est si difficile ! J’aurai besoin de vos conseils.

Il restait debout près d’elle, admirant cette femme qui se révélait à lui, soudainement.

– Est-ce que Victor est informé ?

– Des clauses du testament ? Oui, il était là.

– Et du reste ?

– Je lui en parlerai à la première occasion, discrètement, comme on peut le faire à un fils. Je le crois capable de comprendre. Et vous ? Vous rappelez-vous ce qu’il disait, devant son père, au jardin ?

– Oui, ce qu’il disait…

– Vous doutez de lui ? Il a tant d’affection pour vous !

– Madame, répondit le bonhomme en détournant la question, je suis trop vieux pour entreprendre quelque chose. Il y a beaucoup de misère partout ; il y en a dans la mode, dans la couture, que je connais bien, mais il vous faudrait, pour vous renseigner et vous aider, quelqu’une de nos jeunes filles, une comme il s’en trouve, intelligente, fine, qui sache les dessous du métier…

– Vous m’aviez parlé, dans le temps, de mademoiselle Madiot ?

– C’est vrai. Si elle voulait bien ! En voilà une !

– Elle va venir tout à l’heure, dit tranquillement madame Lemarié.

Et, comme Mourieux faisait un mouvement, étonné qu’en un pareil jour elle eût songé d’abord à cela :

– Ne vous méprenez pas, dit-elle. Je n’ai pas la moindre intention de parler de ces questions, en ce moment, avec mademoiselle Madiot, non : il s’agit de tout autre chose.

L’expression d’énergie, de révolte contre un long passé d’abaissement reparut sur son visage.

– Il s’agit d’une injustice qui a été commise vis-à-vis des Madiot. Il faut la réparer tout de suite, parce que ce sont des pauvres. On me le refusait, hier. Et j’ai hâte de faire oublier ce qui fut trop dur dans le passé.

La porte s’ouvrit. Le valet de chambre demanda :

– Madame, on vient de chez madame Clémence, pour essayer des chapeaux.

– C’est bien, faites monter.

Lorsque le domestique eut disparu :

– Je suis plus malheureuse que d’autres, mon cher Mourieux, parce que j’étais née pour une situation médiocre, et que me voici en face de devoirs bien difficiles à connaître et à remplir… Donnez-moi le bras.

Elle se leva, et Mourieux la conduisit jusqu’au bout du vestibule, près de la rampe de l’escalier. Là, il prit congé. Elle vit, en même temps, descendre son vieil ami, le dos voûté, la tête encore plus penchée sur l’épaule gauche que de coutume, et monter deux formes sveltes, qui se dégageaient de l’ombre du péristyle, et s’élevaient parmi les reflets fondus couleur de glaïeul rose. C’étaient Henriette et Marie. Marie marchait la dernière, et portait trois boîtes rondes. Madame Lemarié cherchait à deviner laquelle était cette Henriette Madiot. Était-ce celle qui tendait à peine du genou sa robe serrée dans sa main droite, et qui montait, comme sans effort, dans la lumière ? À cause des bords des chapeaux, les visages étaient cachés.

Henriette arrivait là en inconnue. Toute sa pensée, en entrant, avait été : « Comme c’est beau ici ! » Madame Lemarié, de son côté, n’éprouvait et ne pouvait éprouver qu’une curiosité sympathique, à l’endroit de cette ouvrière dont on lui avait vanté la grâce fine et l’esprit. Cependant la sympathie s’aviva, lorsque, bien en face, dans la dernière volée du bel escalier de pierre, madame Lemarié vit se découvrir, peu à peu, le visage d’Henriette, le menton d’abord et le cou nacré d’une blonde, la bouche mince, le nez petit et droit, les yeux enfin, les yeux étoilés d’or, qui se levèrent, et l’aperçurent. La vieille dame songea : « Qu’elle est jolie ! » Surtout, elle reconnut en elle, avec une émotion que la vie lui avait souvent donnée, la jeune fille, celle qui possède le charme infini et fragile, celle que tiennent à leur gauche les mères heureuses.

Cela la fit se détourner brusquement, sans dire un mot.

– Est-elle laide ! dit tout bas Marie. C’est elle qui est si riche ?

Derrière madame Lemarié, elles pénétrèrent dans une chambre tendue d’étoffe gros bleu, qui ouvrait sur la cour.

Les fenêtres n’étaient pas fermées.

– Voici les chapeaux que vous avez demandés, madame, dit Henriette à madame Lemarié qui s’était mise à contre-jour : voulez-vous que mademoiselle les essaye devant vous, d’abord ?

Sur un « oui » à peine prononcé, Henriette releva sa voilette, et se pencha au-dessus des cartons que son amie avait posés à terre, puis, comme le nœud du couvercle était difficile à défaire, s’agenouilla.

– Veuillez me pardonner, dit-elle, les cordons sont noués.

– Ne vous hâtez pas, mademoiselle, prenez votre temps. Je ne suis pas une grande dame, moi.

– Nous avons trois modèles, madame, qui ne diffèrent guère que par la richesse du plissé… Voici le plus simple… Placez-vous bien dans le jour ; mademoiselle Marie, aplatissez vos cheveux…

L’ouvrière en parlant s’était redressée, d’un mouvement souple, tenant entre deux doigts la capote de crêpe noir, que soulignait un bandeau de crêpe blanc. Elle la posa sur la tête de l’essayeuse, avec une sûreté parfaite, ni trop en avant, ni trop en arrière, attira quelques mèches noires sur les tempes et imita les bandeaux d’une vieille femme, piqua une épingle, fixa l’édifice, puis interrogea :

– Est-ce ce genre-ci ?

Elle s’aperçut que madame Lemarié ne faisait aucune attention au chapeau, et n’avait pas quitté des yeux, au contraire, la garnisseuse de madame Clémence, l’employée de la mode que la plupart des clientes ignoraient en pareille occasion. Elle fut surprise. On s’occupait d’elle. On lui marquait une espèce d’admiration qui la fit sourire. Et il y eut un remerciement dans ce sourire de jeunesse flattée. Mais elle réprima si vite cette manifestation d’un sentiment personnel, qui devait être déplacé.

– Désirez-vous, reprit-elle, que nous essayions une seconde forme ?

La veuve du riche industriel était évidemment une personne singulière, elle demanda :

– Vous êtes toute jeune, mademoiselle, quel âge avez-vous ?

– Vingt-quatre ans, madame.

– Vous avez beaucoup travaillé, déjà ?

– Sans doute, madame, depuis mon enfance.

– Et votre métier vous plaît, j’en suis sûre ? Vous devez être adroite. La maison où vous êtes vous occupe toute l’année, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas de morte-saison ?

Henriette, comme toutes les jeunes filles de la mode, avait une sorte d’orgueil professionnel, qui l’empêchait de se plaindre. Elle était, de plus, trop foncièrement peuple, par toute sa vie, pour ne pas être en garde contre la pitié et contre les questions d’une autre classe. Elle répondit, froidement :

– Non, madame, pas moi, je ne manque de rien.

Les rides qui cernaient les joues de madame Lemarié se creusèrent un peu. De son air d’extrême bonté, qu’il fallait une émotion bien vive pour altérer, elle considéra un moment ces deux jeunes filles, l’une droite, élégante, presque hautaine, l’autre évidemment indifférente et si singulière sous sa capote de deuil. Puis, sans se fâcher, elle dit :

– Je suis heureuse, mademoiselle, qu’il ne vous manque rien. À moi, il me manque beaucoup de choses, notamment, ceci : il y a eu, n’est-ce pas, des questions d’intérêt entre votre oncle et M. Lemarié ?

– Oui, madame… Elles sont, je crois… réglées.

– Précisément, elles ne le sont pas selon mon désir. Vous voudrez bien annoncer à votre oncle qu’à titre de très ancien ouvrier de la maison, il lui sera servi une retraite de cinq cents francs par an.

Henriette fut un moment interdite. Elle devint toute rouge. Les larmes lui montèrent aux yeux.

– Ah ! madame, qu’il va être heureux ! Que je vous remercie pour lui ! Il n’y comptait plus… Je ne sais pas comment vous dire…

Elle hésitait à s’avancer vers la main que lui tendait madame Lemarié, n’étant pas habituée à de pareilles familiarités de la part des clientes qu’elle visitait, et elle se sentait à la fois confuse, heureuse et embarrassée, lorsqu’une ombre s’allongea, à ses pieds, sur le parquet. C’était Victor Lemarié, qui entrait par la porte ouverte sur le vestibule. Il tenait à la main un paquet de billets de part, sous enveloppes lisérées d’une large bande noire.

– Pardon, dit-il, en apercevant Henriette et Marie.

– C’est toi, mon enfant ! dit madame Lemarié, qui l’avait entendu sans le voir. Dans une seconde. J’achève de choisir un chapeau.

Elle s’approcha de Marie.

– Donnez celui-ci, fit-elle ; ce sera toujours assez bien.

En un tour de main, avec un grand geste de délivrance, Marie enleva la coiffure, et la posa sur le marbre d’une commode. Elle se hâta de ramasser les deux boîtes pleines. Henriette salua, en fixant sur la vieille femme ses yeux redevenus très doux, qui disaient : « Merci pour lui, et merci pour moi. »

Les deux jeunes filles quittèrent l’appartement. Dans le vestibule, tout près de la porte, quand Henriette passa, Victor Lemarié, qui s’était effacé contre le mur, inclina sa barbe en pointe, et dit :

– Bonjour, mademoiselle Madiot.

La voix s’en alla, claire, jeune, sans réponse, heurtant la cloison derrière laquelle, là-bas, s’égrenait le rosaire sans fin des religieuses.

– Je venais pour écrire des adresses, dit Victor en pénétrant dans la chambre de sa mère. Vous n’êtes pas trop fatiguée ?

D’un signe, elle répondit non, et indiqua la petite table sur laquelle ils pourraient écrire tous deux, côte à côte.

XI

Les billets de faire part, imprimés sur papier épais, portaient en tête la croix : qu’avait-elle à faire avec cette vie éteinte ? Ils portaient : « Décédé avec les sacrements de l’Église » ; c’était faux, car le mort ne s’était jamais soucié d’eux. Ils portaient : « Un De profundis ! » Qui le réciterait ?

Madame Lemarié soupira, en remettant dans l’enveloppe la première feuille qu’elle avait dépliée, et, de son écriture appliquée, nette et anguleuse, elle traça une adresse, puis une autre, puis une troisième, silencieusement. Victor faisait de même. Ils consultaient un carnet ouvert entre eux.

– Nous n’envoyons, bien entendu, qu’aux gens du loin. Les pompes funèbres se chargent du reste. Mourieux y a passé ; il a dit : toute la ville.

– Oui.

– M. le général baron d’Espelette, commandant la 16e division… Êtes-vous sûre qu’il n’y a pas un S à la fin ?… Non ?… Comme vous voudrez… Il pourra me servir, le général, quand je ferai mon stage d’officier de réserve, en janvier.

La demi-interrogation n’eut de réponse que le grincement de la plume voisine, qui inscrivait : « M. Le Mansart, conseiller général… »

– Vous invitez Le Mansart ?

– Évidemment.

– Il s’était présenté contre mon père… Mon père le détestait.

Elle leva sur son fils un regard de reproche, et dit, en se remettant à écrire :

– Mon pauvre ami ! Je voudrais pouvoir inviter tous les ennemis de ton père, et obtenir le pardon de quelques-uns moyennant une si petite attention. Une existence humaine confine à tant d’autres, surtout celle d’un chef d’industrie… On fait tort, souvent sans le vouloir, on écrase…

– À ce compte, mère, il faudrait inviter les anciens ouvriers renvoyés, les congédiés pour cause d’installation de machines, les veuves non pensionnées…

Madame Lemarié posa la plume sur le bord de l’encrier de verre, et dit, regardant devant elle :

– Si tous ces pauvres récitaient seulement un Ave Maria pour ton père !

– Ah ! bien oui : ils ne savent plus.

– Je donnerais de bon cœur une partie de ma fortune pour l’obtenir. Les âmes des morts sont si lourdes, quand elles n’ont pas ces ailes-là !… Mon Victor, je suis heureuse au moins de me dire que tu ne te sépares pas de moi, quand il s’agit de nos ouvriers. Moi, vois-tu, je les considère, – ç’a été une idée de toute ma vie, – comme des sortes d’associés qui n’auraient pas de contrat. Ton père ne voyait pas ainsi, et il nous a laissé, à tous deux, un arriéré de charités à faire.

Elle s’arrêta un peu, et, comme la réponse ne venait pas :

– Je n’aurai pas de plus grande joie que de m’acquitter. Et toi ? Je suis sûre que tu y as songé, toi qui as tant de cœur ? Donner, quel beau mot !

– Ma foi, non, je n’ai pas…

– Mais tu ne refuses pas de m’aider, n’est-ce pas, dans le bien que je veux faire ?

– Sans doute, si vous le faites raisonnablement.

La mère demanda, affectueusement, avec un ton de prière à demi exaucée :

– Voyons, mon Victor, explique-moi : qu’entends-tu par « raisonnablement » ?

– Par exemple…

Il réfléchit une seconde.

– Par exemple ces Madiot. J’admettrais que, vu les longs services de l’oncle, on étudiât le moyen de lui accorder une petite pension.

– Très bien, mon ami : c’est déjà fait.

– Comment !

– Et si tu avais pu voir, tout à l’heure, la surprise, la joie de cette jeune fille ! En vérité, le remerciement dépassait le cadeau. C’était naïf, c’était…

– Pardon : vous donnez combien ?

– Cinq cents francs par an.

– Sapristi ! Comme vous y allez ! Voilà qui n’est pas raisonnable déjà !

La mère répondit doucement, pour ne pas froisser :

– Trente ans de services, Victor ! Moi qui me reprochais de n’avoir pas été assez généreuse ! Mais tu comprends bien que ce sont là des charités nécessaires, presque des dettes. Avec une fortune comme la nôtre, sais-tu mon rêve ?

Le jeune homme, les sourcils froncés, tournait son porte-plume entre ses doigts, et fixait obstinément l’encrier.

– Mon rêve serait de doter une ou plusieurs grandes œuvres destinées à secourir des ouvriers d’usine et de métier. Quelles œuvres ? Je n’ai pas encore de décision, quoique j’aie des idées. Ensemble nous y réfléchirions, ensemble nous arrêterions les plans, nous referions une réputation à ce nom de Lemarié, que plusieurs ont maudit… Enfin je voudrais nous voir moins riches et plus aimés, mon enfant : veux-tu ?

Sans perdre de vue l’encrier, il répondit, avec cet air de supériorité que les hommes prennent vite, dans les questions d’argent :

– Mère, je propose que nous continuions nos adresses ; voilà qu’il est trois heures, et la poste n’attend pas.

Elle eut un petit sursaut de douleur. Mais elle ne s’emporta pas. Il y avait l’avenir, tout l’avenir à sauvegarder. Elle dit tristement :

– Alors, ce que tu disais à ton père ? Je ne comprends plus, mon ami.

Il leva les mains :

– Mais, je le pense toujours ! Seulement, nous serions naïfs, en vérité, de nous ruiner seuls pour changer des choses qui sont la résultante de tout un état de société. C’est l’éducation, qui est à changer, les esprits… Que sais-je ?

Les mots tombèrent, cette fois, sans réponse. Madame Lemarié s’était remise à écrire, courbée sur les enveloppes à bandes noires. Elle avait jugé son fils, et il ressemblait beaucoup plus au père qu’elle ne le pensait. Avec lui aussi, il fallait recommencer à se taire. Victor la vit essuyer une larme, plus d’une fois, pendant l’heure silencieuse qu’ils passèrent ensemble.

Il arrivait toujours des couronnes par l’escalier de service.

Quant au vieux Madiot, il exultait, ce soir-là. Cinq cents francs lui paraissaient la fortune. Il ne cessait de remercier Henriette, qui se défendait de tout mérite, que pour lui dire : « Maintenant que c’est fait, ma petite, ne va pas trop dans ces maisons de riches. – Mais, mon oncle, quand on m’y envoie ? » Il ne trouvait pas la réponse, ne pouvant pas donner la bonne. Mais la joie l’emportait. Il était si content que sa nièce lui permit, – elle lui donnait des permissions, maintenant, – d’aller faire une tournée chez trois ou quatre vieux comme lui, médaillés du Mexique ou de Crimée, dont il ne se souvenait plus que dans les grandes occasions.

XII

Le lendemain, en se coiffant, Henriette se trouva jolie.

Elle s’en alla dans le soleil, toute seule.

Les lilas sont en fleur, ô bien-aimée ? Sentez-vous ? Les lilas, non, leur saison est passée, et leur parfum ne revient pas. Alors, ce sont les cytises, dont les grappes couleur d’or font la cloche dans la graine ajourée des feuilles ? Mais les cytises sont capiteux, et les pensées qu’ils donnent pleines de trouble. Qu’est-ce donc ? Vous avez rapproché en songe trois brins de genêt d’Espagne, et vous dites : « Ce n’est pas cela. » Les herbes des prés sont fauchées. Le vent se repose. Bien-aimée, vos cheveux embaument comme un champ de marguerites. Ils ont fleuri. Un parfum s’élève de vous. Allez, respirez, souriez, buvez la vie. Vous tournerez des têtes. Ceux qui vous aiment vont vous le dire.

La jolie fille va vers l’atelier. Elle fera des chapeaux que sa maîtresse vendra. Ce jour-là n’est pas pour elle, pas plus que les autres. Cependant, tant qu’elle a été dans la rue, elle s’est sentie comme une petite reine.

XIII

Deux jours plus tard, au petit matin qui lève sur les eaux des lames de brouillard comme des copeaux blancs, un bateau plat quittait la prairie de Mauves, et traversait la Loire. L’homme, qui le conduisait à la perche, avait la moustache humide de brume, et la vie joyeuse dans les yeux. Les deux mains appuyées sur la hampe ferrée dont le bout touchait le sable du fond, marchant le long du bord de son bateau qui filait sous lui, souple et frissonnant dans son gilet de tricot bleu, il se dirigeait en oblique vers la rive opposée, où sont deux petites îles, l’île Héron et l’île Pinette, séparées l’une de l’autre, puis de la terre, par de menus bras du fleuve. C’était le grand Etienne qui partait pour sa tournée quotidienne.

Un silence prodigieux l’enveloppait. À peine un cri de bécassine ouvrant l’aile et commençant la pâture dans les herbes mouillées. La crue était finie. L’eau bleue, mêlée çà et là de bandes troubles, ne luisait pas encore, si ce n’est autour des bancs de sable, où elle se faisait mince et courbe comme une faux.

Le batelier songeait : « Je l’aime trop, il faut que je le dise. » Et le bateau glissait. Et le jour, autour de lui, blanchissait de plus en plus.

Il entra dans un canal étroit, où le courant mourait presque. À l’abri des deux îles, dans la vase, les roseaux foisonnaient, droits et verts, ou brisés et couchés sur la Loire en lames jaunes. Les nasses étaient tendues là, aux creux des clairières de l’eau, la gueule dans le sens du courant. Pendant une demi-heure, Étienne travailla ferme, soulevant, avec son croc de fer, les pièges d’osier où les anguilles s’étaient prises, retirant la bonde d’herbe, vidant le poisson dans le compartiment ménagé à l’avant du bateau, et rejetant par-dessus bord la nasse qui coulait au fond. La pêche était bonne. Étienne longea aussi toute la rive de l’île Héron, et puis, au tournant de la pointe, là où s’ouvrait le bras de Pirmil, une eau déjà plus large étalée, frémissante, avec la grande terre à gauche, et les fermes, et le bourg de Saint-Sébastien ensevelis dans la brume qui fondait, il se dressa, laissa traîner sa perche au fil de l’eau, et, la poitrine tendue, la tête levée comme un sonneur de clairon, cria :

– Ohé ! de la Gibraye, ohé !

Un cri pareil, assourdi, lui répondit de la rive. Ceux de la Gibraye avaient entendu. Ils guettaient le passage du pêcheur de Mauves. En quelques minutes, tout l’avant de la barque fut chargé de paniers. Les choux, les poireaux, les navets débordaient de chaque côté et pendaient sur le fleuve ; les bottes de carottes pyramidaient au-dessus, et les laitues, et les mannequins d’oseille, et trois bouquets de capucines qu’Étienne piqua en flamme au sommet de son château vert. Il en avait jusqu’à la hauteur des yeux. Lui cependant, assis à l’arrière, en trois coups de godille il s’éloigna, prit le large, et se laissa emmener au courant. « Oui, je lui parlerai ce matin. Je ne puis plus m’en taire. »

La Loire s’éveillait. Le bruit d’un battoir chanta dans une saulaie. Des canots de pêcheurs de saumon rayaient çà et là la nappe du fleuve qui flambait en dessous, et s’emplissait d’or pâle. La silhouette énorme de la ville perçait en vingt endroits la brume encore flottante et couchée sur les eaux.

Et Étienne, immobile, le cœur battant, les lèvres tremblantes de mots qu’il n’oserait jamais dire, attendait le moment où, se dégageant des brouillards, des mâts de navires, des pointes de peupliers de l’île Sainte-Anne, à l’entrée de la Grande-Loire, une petite maison apparaîtrait, haute et blanche comme un phare.

. . . . . . . . . . .

À la fenêtre de sa chambre, Henriette achevait d’agrafer son corsage noir de tous les jours. Elle voulait le voir, et elle n’y comptait guère pourtant. On est pressé, dans ce monde des pauvres. À quelle heure passait le bateau ? Étienne ne l’avait pas dit. La jeune fille songeait : « C’est si court, le temps que j’ai pour l’attendre là ! »

Ses yeux erraient dans le paysage, depuis la prairie au Duc, jusqu’à Tentemoult. Et tout à coup, en plein courant de la Loire, venant, doublant la pointe de l’île Sainte-Anne, elle vit la barque, les trois bouquets de capucines, les paniers verts, et le grand Étienne qui s’était levé.

Il ne gouvernait plus. Il avait laissé tomber l’aviron. Il allait à la dérive sur le fleuve encore désert, la tête tournée vers la maison blanche. Henriette se tenait droite dans l’ouverture de la fenêtre. Lui l’aperçut. Il monta sur le banc d’arrière, afin d’être mieux vu, et, de ses deux mains, il envoya deux baisers à travers l’espace.

Henriette rougit.

– Oh ! cet Étienne ! dit-elle. Il devient d’un osé !

Elle se retira. Mais elle revint une minute après…

Étienne, d’un coup de barre, avait incliné son bateau, et se perdait déjà parmi les yachts de plaisance et les canots du petit port de Trentemoult.

La jeune fille acheva de mettre en ordre sa chambre.

Elle riait en songeant à cet Étienne, et se promettait de le gronder. Un peu de rougeur lui était resté aux joues.

Quand elle traversa la cuisine, pour aller au travail :

– Qu’as-tu donc ce matin, jeunesse ? dit le vieux Madiot. Tu as l’air éveillée comme une ablette ?

En vérité, oui, elle avait du mal à reprendre sa physionomie de tous les jours, un peu sérieuse, un peu froide contre les regards de la rue. Elle descendit l’escalier, attira derrière elle la porte, et, droit en face, appuyé contre un des acacias plantés dans le roc, elle vit le grand Étienne.

Son cœur battit violemment. Elle se sentit tout émue et toute contrariée. Étienne venait à elle, le visage à demi riant et à demi inquiet. Par-dessus son tricot de laine, il avait mis une veste noire, et son feutre des dimanches coiffait sa haute tête blonde.

– Je vous espérais, dit-il.

Henriette lui donna la main, presque timidement. Les maisons de la rampe de l’Ermitage dévalaient la pente, chacune ayant sa bande d’enfants aux portes et ses ménagères aux fenêtres.

– Y a-t-il moyen de causer un brin ? demanda Étienne.

– Si vous voulez m’accompagner jusqu’à la Fosse, répondit Henriette, nous causerons en chemin.

Tous deux cependant demeurèrent muets pendant plusieurs minutes, lui, tourné vers les vergues emmêlées des navires, derrière lesquelles montait le soleil, elle, regardant la suite familière des portes basses, des escaliers, des fenêtres, d’où partaient des : « Bonjour, mademoiselle Henriette ! » « Bonjour, la Vivien ! répondait Henriette ; bonjour, la Esnault ! bonjour, Marcelle ! »

Mais, le commencement du quai, c’était la fin du coteau de Miséri. Ils furent enveloppés bientôt par les groupes des travailleurs et des flâneurs du port, passants inconnus, foule anonyme qui donnait aux deux jeunes gens comme une impression de solitude. Le grand Étienne, s’enhardissant, se mettait à épier, du coin de l’œil, le visage rose de la jolie fille qui trottait menu à côté de lui. D’un accord tacite, ils évitèrent une troupe de portefaix qui déchargeaient un bateau de blé, continuèrent de longer la Loire, et trouvèrent un gros tas de sacs de plâtre empilés, dont l’abri leur parut favorable. Ils s’arrêtèrent. Et il y eut, dans la ville mal éveillée, deux amoureux de plus qui se tenaient l’un devant l’autre, bien près, et qui parlaient tout bas, sans gestes, pour ne pas appeler l’attention.

– C’est que, dit le grand Étienne, je ne pouvais plus rester comme ça.

– Qu’aviez-vous donc à me dire ? demanda Henriette.

Il attendit, défiant, qu’un douanier de service se fût éloigné.

– Mademoiselle Henriette, ça ne pouvait durer toujours, d’avoir un sentiment pour vous sans vous le dire.

Il vit la jeune fille se reculer un peu, toute pâle de saisissement, et s’appuyer de la main aux sacs entassés.

– Ne vous en allez pas ! Écoutez ! Mon père croit que j’ai entrepris de porter des légumes à Trentemoult pour gagner plus d’argent. Eh ! sans doute : mais j’avais surtout l’idée de vous voir. Tous les jours que Dieu donne, depuis trois mois, je vous ai cherchée…

Il voulait dire autre chose, mais il ne put continuer : un sanglot de jeunesse angoissée, prompte à défaillir comme à aimer, lui serra la gorge. Il se raidit. Il ne trouva plus rien, et, d’humiliation, il baissa la tête.

Alors, il sentit deux petites mains gantées qui prenaient la sienne, et il entendit une voix, troublée aussi, qui disait :

– C’est donc sérieux, mon pauvre Étienne ? Vous voyez, j’en suis toute bouleversée. Je ne prévoyais pas ce que vous venez de me dire. Non, je savais bien que vous aviez de l’amitié pour moi… une bonne amitié d’enfance. Et j’étais contente. Mais quand vous me faisiez un peu la cour, je pensais : « Il le peut bien ; c’est un ami qui a grandi. » Entre camarades de jeunesse, on ne s’étonne pas d’un compliment. Tandis qu’à présent, j’ai envie de pleurer. Oh ! vous n’auriez pas dû me parler. Je vous aimais tant comme ça !

Le grand Étienne leva la tête. Son humeur fière endurcit son visage et sa voix.

– Vous ne voulez donc pas de moi, mademoiselle Henriette ? Je suis trop peu de chose pour vous ?

À son tour, elle fixa sur lui ses yeux brillants de larmes, sincères infiniment.

– Je ne dis pas cela ! Je vous en prie, n’ajoutez pas à ma peine. Non, regardez-moi. Je vous parle avec tout mon cœur. Je ne vous méprise pas. Je n’aime personne autant que vous, Étienne ; mais je ne puis pas vous répondre. Je n’ai pas réfléchi. Je suis trop nouvelle à cette idée-là. Laissez-moi le temps.

– Combien ?

– Je ne sais pas. Mon frère va partir pour le régiment, et j’ai bien besoin de gagner pour lui. S’il n’a rien, vous comprenez, il ne s’habituera pas. Et puis, je connaîtrai mon sort avant la fin de l’année : si je dois être ou non première dans notre maison de modes. C’est tout mon avenir qui est là. Attendez que je sache, que je prenne ma décision sachant bien ce que je fais.

Elle essaya de lui sourire.

– Nous nous reverrons, Étienne. Ne vous désolez pas. Il est huit heures et demie. Je suis en retard.

Elle se détourna vite, et s’éloigna, fine dans le jour levé. Mais elle laissa, dans les yeux d’Étienne, l’image de ses yeux, à elle, qui ressemblaient à ceux d’une sœur très tendre. Il regarda longtemps, sans bouger, le quai, puis la rue où la forme noire et svelte de la jeune fille diminuait et disparaissait, et c’étaient encore les yeux d’Henriette, qu’il ne pouvait plus voir, qui lui entraient dans le cœur.

Le soir, après une journée où elle avait incessamment repassé dans son esprit l’événement du matin, et d’autres encore qui l’avaient émue, Henriette revenait, lasse, indifférente à l’extrême douceur de cette soirée de juin qui attirait à sa lumière jusqu’aux malades, jusqu’aux jeunes mères trop faibles pour se lever et dont on apercevait la tête échevelée, soulevée par l’oreiller au ras des appuis de fenêtres, çà et là, dans les quartiers de peuple. Elle ne pensait vraiment plus. Elle oubliait d’écouter les voix d’enfants qui la saluaient. Et les petits, qui devinent obscurément les âmes, dès que les visages familiers ne se tournent plus vers eux et ne leur sourient plus, se taisaient, et, après une seconde, reprenaient leurs jeux. Henriette oubliait même de relever sa robe, et le bas de la jupe était blanc de la poussière de la pente.

Cependant, comme elle passait devant le portique de la cour des Hervé, il y avait, le long de la rampe, une enfant de dix ans, infirme, couchée dans une charrette de bois blanc à roues pleines. Depuis trois ans déjà, Marcelle Esnault ne se levait plus. Elle vivait presque immobile, la tête vers le ciel, obligée de faire un effort de ses yeux faibles pour observer même le haut de la rue. On la traînait d’ombre en ombre, suivant que l’abri des pignons ou des acacias se déplaçait. Elle avait le calme de ceux qui ne tiennent que fragilement à la vie. Henriette, qui s’en allait, le regard vague, entendit une voix de prière qui montait du sol, et disait :

– Mademoiselle ?

Juste au-dessous d’elle, à sa droite, elle aperçut la charrette, le matelas de varech, et le visage blanc entouré de cheveux qui n’avaient pas la force de pousser. Elle se pencha pour caresser, de la main, la joue de Marcelle, comme elle faisait souvent. Mais la petite avait la joue toute mouillée de larmes, et tant de douleur dans le regard qu’Henriette demanda :

– Qu’as-tu, Marcelle ? Tu souffres ?

Un mouvement lent de la tête répondit non.

– Quelqu’un t’a fait de la peine ?

La malade murmura :

– Venez tout près, que je vous dise.

Et lorsque la jeune fille, courbée au-dessus du lit de misère, ne forma plus avec lui qu’un groupe indistinct que les matrones observaient de loin en tricotant, le petit souffle reprit :

– Mademoiselle Henriette, ne vous mariez pas ! Ne vous en allez pas du quartier ! Je ne vous verrais plus !

– Pauvre chérie, où as-tu pris ça ? dit Henriette en se redressant et en caressant la tête pâle de l’enfant. Tu es folle ! Je ne me marie pas ; reste en repos.

Elle s’éloigna, plus troublée. Elle se rappela que le matin, quand elle avait descendu la pente avec Étienne, la charrette était déjà dehors, abritée à l’angle d’une cour.

Quelle journée d’émotions ! Le sommeil ne viendra pas ce soir avant longtemps. Henriette ne toucha pas au souper que l’oncle Madiot avait préparé, prétexta une migraine, et, retirée dans sa chambre, ouvrit le cahier relié en toile grise, abandonné depuis bien des mois, où elle avait écrit ses vagues pensées de jeune fille, à l’âge où le cœur s’éveille, et n’a jamais assez d’amis pour tout leur dire, semble-t-il, bien qu’il n’ait rien à dire que son besoin d’aimer.

Elle écrivit :

« Je n’ai personne à qui confier ma peine, personne qui me relève et me conseille. Et c’est une chose curieuse qu’on vient à moi, comme si j’étais forte. L’autre jour, Irma disait : « Oh ! vous ! » On aurait cru vraiment que j’appartenais à une espèce particulière. Hélas ! non. Je suis de l’espèce de celles qui aiment, de celles qui s’attachent à mille choses et à beaucoup de personnes autour d’elles, jusqu’à ce qu’elles rassemblent leur amour sur celui qui en sera digne. Cela me fait souffrir, et cela me défend. Ma faiblesse est partout, hélas ! dans la facilité de mes larmes ; dans mon trouble pour une blessure d’amitié ; dans ma pensée qui appelle. Mais, comme je suis une honnête fille, mes camarades d’atelier s’imaginent que j’ai le secret d’abriter les autres. Comme elles se trompent !

» Ce matin encore, après ma rencontre avec Étienne, qui m’a bouleversée, j’ai couru à l’atelier. Irma, voyant mes yeux rouges, m’a dit : « C’est donc votre tour ? » Il a fallu retenir mes larmes, retenir mon cœur qui pleurait aussi au dedans de moi, et ma pensée, devant ces jeunes filles que, bientôt peut-être, je dirigerai. J’avais honte de moi-même ; celles qui ont l’habitude de s’abandonner à leurs peines me regardaient avec plaisir. Heureusement madame Clémence n’est pas venue. Les idées et le goût de mon métier me manquaient totalement. À dix heures, quand nous nous sommes levées, pour aller au mariage de mademoiselle du Muel, mademoiselle Augustine, Irma, Mathilde et moi, la pauvre Marie Schwarz, que j’ai obtenu la permission d’emmener, s’est approchée, dans l’escalier, et m’a demandé : « Vous avez de la peine aussi vous ? Est-ce à cause de moi ? Est-ce qu’on veut me renvoyer ? » Je l’ai rassurée. Elle a tant souffert qu’elle croit volontiers qu’il n’y a de misère que pour elle.

» Une demi-heure après, nous étions à l’église Sainte-Croix, tout au bout de la nef, dans la foule qui se tient mal et que les demoiselles d’honneur ne quêtent pas.

» J’ai reconnu des ouvrières de madame Louise, et d’une maison de mercerie qui a monté un rayon de chapeaux. L’église était magnifique : des tapis, des fleurs, des sièges de velours, et puis un cortège de vraies dames et de vrais messieurs, pas seulement des riches, mais des gens qui savent porter une toilette ou conduire une femme. J’y prenais plaisir, malgré moi. Tout mon esprit, depuis que je suis sortie de l’école des sœurs, a été tendu vers les élégances de la mode ; mes doigts y ont travaillé tous les jours ; je retiens la forme d’un nœud de rubans ou la couleur d’un piquet de fleurs, comme d’autres un joli mot qu’ils ont lu. Mademoiselle du Muel s’avançait dans l’allée du milieu, au bras de son père. Nous étions debout, quelques-unes montées sur les chaises, curieuses, émues aussi et un peu envieuses, parce que nous sommes femmes. Et voilà que Marie, que j’avais près de moi, cessa de suivre des yeux le cortège. Je m’en aperçus à ce que, tandis que nous tournions la tête d’un même mouvement, à mesure que les groupes des invités se succédaient et passaient, elle se penchait en arrière, lentement, comme pour écouter quelqu’un. Déjà la pèlerine de son manteau noir, qu’elle porte presque constamment, la pauvre fille, touchait le dossier des chaises, bien que nous fussions debout sur le petit banc. J’ai regardé. Ah ! quelle mauvaise et pénible pensée j’ai eue ! C’était mon frère Antoine qui lui parlait.

» Je n’ai rien dit à Marie. J’ai demandé à Antoine : « Que fais-tu là ? Pourquoi ne m’as-tu pas parlé ? » Il m’a répondu qu’il attendait que je fusse moins absorbée. Il s’est plaint du chômage de son atelier, m’a assuré qu’il ne travaillait plus que trois jours par semaine. Enfin, pour me débarrasser de lui, je lui ai donné cinq francs. Il est parti. Marie, qui écoutait les grandes orgues jouer une marche, ne s’est pas détournée à ce moment-là, ne lui a fait aucun signe, ne l’a même probablement pas vu. Elle avait ses très beaux yeux sombres que j’aime. Et cependant l’inquiétude en moi est restée. Je connais si bien Antoine et si peu encore Marie Schwarz ! Je ne savais comment l’avertir. Cependant, la laisser sans défiance exposée aux entreprises de mon frère, je ne le pouvais pas. Car il la poursuivra, je l’ai deviné ; je l’ai senti, comme si j’étais la sœur ou la mère de cette malheureuse. Et puis, je suis faite ainsi, que je ne puis les voir tomber sans souffrir. Je pense que c’est le soin que ma mère a eu de moi, quand j’étais toute petite, qui me donne ces idées-là.

» Nous sommes revenues. J’ai tâché de faire raconter à Marie, en chemin, les chapeaux qu’elle avait vus. Mathilde essayait aussi de la questionner. J’ai peur que ma recrue ne soit jamais vraiment de la mode. Elle n’avait retenu que les types des gens, qu’elle imitait pour nous amuser.

» J’étais triste. À cinq heures, madame Clémence est entrée au travail, et nous a laissées libres, sauf mademoiselle Augustine, Reine et l’apprentie. Plusieurs ont eu le frisson en entendant parler de congé. Cela indique la morte-saison, les renvois prochains. Moi, j’ai dit à Marie : « Allons chez vous, je veux voir votre chambre. » Et nous voilà comme de vieilles amies, toutes seules, montant vers la rue Saint-Similien.

» J’ai pensé à ma jolie chambre à moi, quand je suis entrée dans la sienne. C’est dans une cour, à droite de la rue, vers le milieu. On voit la cathédrale à travers le porche. Marie a trouvé là, pour huit francs, un garni où je frémis de penser quelles sortes de gens l’ont précédée et l’entourent encore. Il y a bien deux cents pauvres dans les deux ailes et la façade de la vieille maison. On monte cinq marches d’ardoise rapiécées avec des briques. Marie a poussé la porte, et a dit drôlement :

» – Tenez, le paradis ! Je passe devant !

» Quatre murs blanchis à la chaux, mais depuis plus de dix ans, un lit de sangle, deux chaises et une table avec un miroir moins large que la main, accroché près de la fenêtre.

» J’ai plaisanté d’abord pour ne pas pleurer. Marie avait deux chaises heureusement. J’ai dit : « Si nous soupions ? » Elle m’a montré le foyer noir sans feu, sans même une casserole. « On a oublié, vous voyez. » Alors j’ai couru acheter un peu plus de provisions qu’il n’en fallait, un peu plus de pain, et nous avons soupé sur la table de bois blanc. Nous étions gaies toutes deux, comme les arbres qui ont de la neige sur leurs branches mortes : ça ne tient pas beaucoup, mais ça brille. J’ai béni la force de volonté qui m’avait conduite là. Marie s’est ouverte, elle m’a remerciée, elle m’a permis de lui donner, comme on peut le faire à une camarade, discrètement, le conseil de se défier d’Antoine. Seulement, j’ai été effrayée de son ignorance morale. Elle m’a dit :

» – Jusqu’à présent, ni lui, ni d’autre. Je les crois lâches, les hommes ; je crois qu’ils ne nous aiment pas comme nous ; qu’ils nous abandonnent, et que celles qui mènent la vie sont malheureuses plus que les autres. Mais je me connais. Je ne veux pas vous tromper. Si je tombe, ce sera la faute de mon mauvais conseiller.

» – Lequel ?

» – Toujours le même. Je paye ici huit francs par mois. J’en reçois quinze. Et il faut souper, m’habiller, me chauffer, blanchir mes deux chemises et mes trois mouchoirs. J’ai déjà plus de quinze francs de dettes. Comment voulez-vous que je vive ? Un jour que j’aurai faim, je me laisserai emmener.

» Cela m’a donné un coup au cœur. Je ne savais plus ce que je disais.

» Alors nous avons pleuré toutes deux, sans pouvoir nous en empêcher, dans les bras l’une de l’autre, devant la table du souper. Elle n’a pas de foi. Elle a oublié les quelques prières qu’elle a sues jadis. Et avec cela une nature si tendre, toute en élans. Malheureusement, l’élan est vers le noir, vers le mal et vers la mort. Il me semblait serrer contre moi ma sœur malade. Nous avons souffert ensemble, et je me sens liée à elle par toutes les craintes que j’éprouve, et aussi par son abandon à moi. Nous avons causé ensuite. J’ai tâché de la remonter. Je lui ai fait un projet de budget dont nous avons fini par rire, tant c’était difficile. J’ai promis de l’aider de mon mieux près de madame Clémence, d’essayer d’obtenir le repas du soir, ou un peu plus de paiement.

» Elle m’a embrassée si dur quand je suis partie ! Il y avait des étoiles plein le ciel, et je ne les ai vues qu’en arrivant chez moi. Je ne pensais qu’à elle. J’étais délivrée de penser à moi-même. Mon Dieu, que je voudrais la protéger ! Et je n’ai rien de ce qu’il faudrait. Je n’ai, moi qu’elles disent si bonne, qu’un désir vague du bien. Je me sens faible et même coupable.

» Oui, ce soir, dans le silence de ma chambre, où l’abri est si doux, j’ai conscience d’avoir eu tort envers Étienne Loutrel. Comme les autres, j’ai besoin d’amour. Et je me suis laissé faire la cour, pour le plaisir d’être enveloppée de tendresse. Je ne pensais pas que si tôt Étienne se croirait des droits à mon amour. Tout notre passé d’amitié me paraissait excuser ma familiarité, et surtout la sienne ; je l’invoquais pour expliquer la vivacité plus grande des yeux d’Étienne, et ses compliments, et ses attentions. Je voulais me tromper moi-même. Pour conserver la joie de ces premiers aveux, je les écoutais et je refusais de les comprendre.

» Maintenant qu’il s’est ouvertement déclaré, je ne puis lâchement le revoir, ni lui donner l’occasion de me dire : « Vous êtes jolie ; vous me plaisez infiniment ; vous êtes celle que j’ai choisie », enfin tous les mots dont le rêve vit avec nous depuis que nous sommes jeunes filles. Il me touche le cœur, mon pauvre Étienne, parce qu’il est bon, droit, qu’il m’aime, et que je me sens un commencement de tort envers lui. Mais, je l’ai bien vu l’autre jour, il ne comprend rien à mon métier, à ce qui a été jusqu’à présent l’unique préoccupation de ma vie. N’est-ce pas grave, si nous nous marions ? Pourrais-je redevenir, même en l’aimant, ce que j’étais voilà tout juste dix ans, la petite qui sortait de l’école des sœurs n’ayant rien lu, ne connaissant que le faubourg, n’imaginant rien au delà du mariage d’une ménagère avec un artisan ?

» J’ai trop touché de velours, de soie et de dentelles ; j’ai manié trop de belles étoffes, inventé trop de belles choses pour les autres ! Il en est resté en moi un goût d’élégance et d’art qu’il ne partagerait pas. Même si je sacrifiais mon métier, si je quittais, pour la prairie de Mauves, l’oncle Éloi qui vieillit, serais-je pleinement heureuse, et puis-je l’être en devenant la femme d’Étienne ? Je ne sais que répondre. Lorsque je rencontre des jeunes gens du vrai monde, je n’ignore pas qu’ils ne peuvent pas m’épouser, et plusieurs de cette sorte ne m’ont pas laissé de doute sur le cas qu’ils font de nous ; mais quelque chose me plaît dans leurs manières et dans leurs paroles, que je voudrais trouver dans celui que j’aimerai.

» Folle que je suis ! J’ai peur qu’une part d’impossible ne soit entrée dans ma vie avec l’éducation de la mode. J’ai des amies d’enfance, qui n’ont pas suivi ma route. Elles sont mariées, elles ont leur mari, leur ménage, leur maison de deux chambres au bord des rues de Chantenay ou d’Indret. Quand je passe, je les vois avec un enfant sur le bras, et je les envie. Et cependant, quand leur bonheur m’est offert, je suis toute troublée, et je ne leur ressemble plus.

» Qui me dira où aller ? Qui viendra à mon secours ? Oh ! moi, la conseillère, la conseillère des autres ! Comme je leur ferais pitié, si elles pouvaient savoir ! »

Il était très tard quand Henriette s’est endormie. Le froid du milieu de la nuit avait mis de la buée sur les vitres. On ne percevait aucun bruit de pas sur les quais, mais seulement la rumeur flottante des campagnes où chantent les grenouilles, et le heurtement régulier de la chaîne d’un grand navire que la marée soulevait.

Henriette, l’âme pleine de mots et d’images d’amour, a rêvé qu’elle se mariait, en voile blanc et robe de soie brochée, avec un fiancé qui ressemblait à Étienne, mais seulement de visage, car il était très élégant et très riche, et il se penchait pour lui dire : « Bien-aimée, les souffrances sont oubliées. Je vous aime. »

La même nuit, dans sa chambre misérable de la rue Saint-Similien, Marie rêvait qu’elle avait des rideaux à son lit, des glaces où elle se voyait tout entière, et qui avaient tout autour des reflets d’arc-en-ciel ; elle crut que c’était l’hiver et qu’elle offrait le thé, dans des tasses de porcelaine fleurie, à sa mère revenue de Paris, réconciliée, affectueuse comme autrefois, et contente de chauffer ses mains lasses au feu qui flambait chez sa fille aussi haut que chez les riches.

Loin de là encore, dans une rue du quartier Saint-Félix, qui s’étend au bord de l’Erdre, la petite Louisa, l’apprentie, les chevilles enflées de fatigue, songeait au temps où elle serait grande ouvrière, garnisseuse ou apprêteuse, où elle ne courrait plus la ville, et où ses compagnes d’atelier lui diraient : « Mademoiselle Louisa, voulez-vous bien ? » Et de cette simple pensée d’un avenir meilleur, les lèvres entr’ouvertes de l’enfant souriaient dans l’ombre.

Pour plusieurs ainsi la nuit réparait la dureté du jour, la nuit où les âmes s’envolent, et habitent loin des corps endormis.

XIV

On était à la fin de juin. Henriette n’avait pas revu Etienne. Mais une fois, son oncle Éloi avait dit : « Brave garçon, cet Étienne Loutrel ! Moi je l’aime pour son genre décidé. Ça ferait la guerre comme un brave, et aussi un bon mari. Qu’en penses-tu, Henriette ? » Elle en avait conclu que le pêcheur de Mauves avait eu quelque entrevue avec l’ancien soldat, et qu’ils s’étaient alliés, l’un disant ses secrets, l’autre les accueillant. Elle s’en persuadait mieux encore en observant l’humeur de son oncle. Il ne se plaignait plus de sa main ; il était gai, et il faisait des projets comme ceux qui ont une vie nouvelle devant eux. N’avait-il pas toute la vie d’Henriette, qui doublait la sienne ?

Le travail diminuait de jour en jour, chez madame Clémence. Un samedi soir, mademoiselle Reine, envoyée pour faire un réassortiment chez Mourieux, prit Henriette à part à la sortie de l’atelier, et lui dit :

– M. Mourieux vous demande d’aller le voir demain matin. C’est peut-être qu’il veut vous marier ?

– Lui ? Je n’ai pas causé une heure avec lui de toute ma vie : « Monsieur Mourieux, voulez-vous bien me donner dix mètres de galon d’or ? – Oui, mademoiselle. » Et puis c’est tout…

– Oh ! il vous a en grande estime pourtant !

Reine, qui longeait les maisons, à pas rapides, près d’Henriette, avait levé à demi vers elle l’ovale mince de son visage, et ses yeux de sainte de vitrail, ses yeux blonds comme deux grains de café qui n’ont pas vu le feu, et elle avait ajouté :

– Comme tout le monde, d’ailleurs.

Henriette se rendait donc chez M. Mourieux, dix heures sonnant aux horloges de la ville. Il habitait, dans le quartier le plus commerçant et le plus actif de Nantes, une petite rue descendant à la place Royale. Les boutiques étaient presque toutes fermées. La sienne ne l’était qu’à moitié, car les volets cachaient l’étalage ordinaire de passementerie, de fleurs artificielles, de plumes et de formes, mais la porte demeurait libre, un trou noir sur la rue. À l’intérieur, le magasin avait le dessin d’une hache. Étroit d’abord, garni de casiers de marchandises étagés le long des murs, et de deux comptoirs de chêne, il s’élargissait au fond, où se trouvaient un bureau, une armoire et un grand tableau de carton pendu au mur, sur lequel étaient attachées, entre des coulants de ficelle verte, des bandes de papier : « Offres et demandes d’emploi pour mesdemoiselles les employées de la mode. »

Depuis de longues années, Mourieux ne quittait guère l’étroit magasin, et même, on peut le dire, l’arrière-boutique vaguement réjouie par le jour qui tombait d’une cour contiguë, à travers un vitrage. On l’y rencontrait à toute heure et toujours le même, gros, trapu, les sourcils broussailleux, la moustache épaisse et courte, les cheveux noirs et gris, séparés sur le côté et ramenés, en bourrelet bien lissé, jusque sur l’oreille droite. Il était vulgaire et rude d’aspect. Ses yeux très enfoncés, très vifs, regardaient toujours droit, et semblaient fouiller la cervelle de ceux qui lui parlaient. On le prenait d’abord pour un rustre intelligent, tout occupé de ses affaires, et qui s’entendait à surveiller ses trois vendeurs et son caissier. Mais les jeunes filles de la mode avaient appris que, sous cette enveloppe de gendarme en retraite, se cachait le cœur le plus compatissant, le plus large et le plus humble qu’on pût trouver. On souriait de le voir constamment entouré de ces jolies filles, qui causaient à voix basse avec lui, au fond du magasin, tandis qu’un employé métrait le ruban et ficelait les paquets. Mais elles, fines connaisseuses, et qui discernaient vite le secret mobile des attentions d’un homme, savaient, par expérience et par la tradition de leurs aînées, que celui-là rendait service pour le seul plaisir d’obliger, par une espèce d’entraînement naturel devenu une habitude de trente années. Elles l’adoraient. Lui tenait registre de leurs demandes d’emplois, les plaçait, les recommandait aux patronnes qui s’adressaient à lui, et, forcément, sans le chercher, pénétrait souvent le mystère plus ou moins avouable de leur vie. Jamais il ne plaisantait avec elles, et cette forme de respect les touchait toutes.

Henriette le connaissait peu. Elle entra dans la boutique, et, au fond, près de l’armoire ouverte où étaient rangés des livres aux reliures fatiguées, que Mourieux prêtait à ses clientes de la mode, elle entrevit le marchand, assis dans son fauteuil de rotin, et Louisa l’apprentie, debout à côté de la bibliothèque. La petite, les bras abandonnés, sa grosse tête ébouriffée tournée vers les rayons de livres, regardait les titres.

– Enfin, quel livre veux-tu ? demandait Mourieux.

– Je ne sais pas, monsieur : c’est pour mon dimanche.

– Veux-tu une histoire ? un voyage ? des contes ?

Elle se tenait sur sa jambe droite, l’autre étant plus enflée et plus douloureuse.

Elle tendit ses deux mains, d’un geste naïf d’enfant, et dit :

– Je ne sais pas : donnez-moi un livre pour faire pleurer.

Mourieux se leva, en s’appuyant sur une planche de l’armoire, prit un volume, le remit à Louisa, qui dans le demi-jour s’en alla, boitant un peu, et saluant Henriette au passage, d’un signe de ses yeux subitement joyeux.

– Bonjour, mademoiselle Henriette ! dit Mourieux. Excusez-moi de vous avoir fait venir. Je sors difficilement le dimanche, voyez-vous.

– Par votre faute, dit Henriette en s’asseyant près de l’armoire aux livres, en face de Mourieux qui, pesamment, se laissait retomber dans le fauteuil. Vous vous faites bibliothécaire pour l’amour de vos clientes. C’est un luxe.

Mourieux, qui voyait en ce moment disparaître, dans l’échappée blanche de la porte, le bout de la robe et de la pèlerine de Louisa, répondit :

– Bonne petite fille, votre apprentie. Et avec ça battue comme plâtre. Comment voulez-vous que je m’absente ? Si je n’étais pas là pour lui choisir ses livres, elle irait dans les bibliothèques publiques où on leur donne tout… Mademoiselle Henriette j’ai à vous parler de la part de madame Lemarié.

Ce nom de Lemarié changea l’humeur d’Henriette. Il éteignit son impression première.

– Encore ? dit-elle. Ce n’est cependant pas un second chapeau ?

– Non.

Il s’était enfoncé dans son fauteuil, la tête inclinée, selon son habitude, et il suivait, en parlant, de ses yeux obstinés, le chemin que font les mots dans les âmes.

– Mademoiselle Henriette, vous ne me semblez pas lui rendre justice. Moi, je la connais depuis son mariage. Le malheur l’a sauvée de l’égoïsme ; elle est généreuse ; elle est admirable, et la voilà libre de faire du bien. Elle a pensé à vous…

– Merci. Nous ne sommes pas riches, mais nous vivons, et surtout maintenant, avec la pension de mon oncle…

– Vous ne me laissez pas achever. Elle a pensé à vous pour l’aider dans ses aumônes. Elle sait, mademoiselle Henriette, que vous avez de nombreux amis parmi les pauvres de votre quartier ; qu’on n’a pas peur de vous ; que vous connaissez la misère. Oh ! ne faites pas la modeste, je sais qui vous êtes. Est-ce que vous ne lui indiqueriez pas les malheureux à secourir, dans votre quartier, les vrais ? On ne vous refusera rien.

– Mais, monsieur, c’est une mission…

– Toute à votre honneur, mademoiselle, et, remarquez-le, qui vous permettrait d’aider, gentiment, sans le dire, des camarades malades, ou sans travail. Il y a des souffrances même dans la mode, pendant les mortes-saisons.

– Oui, dit Henriette, mais pourquoi moi ?

– Je vais vous avouer qui vous a désignée à madame Lemarié ; ne cherchez pas bien loin : c’est moi. Et je ne voudrais pas froisser une personne comme vous ; mais il y a longtemps que je le pense : vous êtes très bonne, vous êtes une miséricordieuse…

Un petit rire nerveux secoua Henriette.

– Moi ? Par exemple ! Expliquez-moi, monsieur Mourieux. Voyons ?

Et, tout en riant, elle considérait, avec une sorte d’anxiété, celui qui formulait une idée pareille, un jugement sur elle-même qui déjà, souvent, l’avait troublée. Est-ce que d’autres ne lui parlaient pas, constamment, comme à une créature élue, qui se devait à on ne sait quelle mission de pitié ? Elle eut envie de se lever, de partir, d’échapper, par fierté de jeune fille inquiète de tout contrôle, par dépit également contre cette voie de sacrifice et d’exception où l’on voulait la pousser ; mais la droite nature l’emporta. Henriette ne se leva pas. Et elle se penchait, émue comme si la destinée allait lui parler, et elle tendait son cou délicat, et ses yeux qui luisaient sans mouvement.

Mourieux ne répondant pas tout de suite, elle reprit :

– Que voulez-vous donc tous de moi ? Car enfin, je ressemble à tout le monde !

Le vieux marchand frotta ses mains sur ses genoux, parce que Henriette l’intimidait un peu, et répondit, n’ayant de guide que son cœur :

– Excusez-moi, je peux me tromper. Pourtant, je ne le crois pas. Je ne voudrais de vous qu’un peu d’aide pour ceux qui s’occupent des autres. Ils sont rares, mademoiselle. Moi, je suis vieux ; je ne puis plus grand’chose ; mais vous, la jeunesse, la beauté, avec les mots seulement que vous sauriez trouver, comme vous en consoleriez, des pauvres ! C’est plus doux que vous ne pensez.

Il secoua sa grosse tête :

– Vous allez dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais, madame Lemarié m’avait prié de vous parler. Elle n’osait pas, vous connaissant encore moins que moi.

Henriette se redressait, sérieuse, et sa physionomie exprimait encore les pensées mêmes qu’il avait dites, comme il arrive à ceux qui écoutent de tout leur esprit recueilli.

– Monsieur Mourieux, je vous remercie, au contraire. J’ai peur seulement que vous ne me jugiez beaucoup trop bien. Et puis, j’ai vingt-quatre ans, moi, je suis…

Elle demeura, les lèvres à demi ouvertes, sans prononcer la suite : « Je suis aimée. » En vérité, l’image d’Étienne s’offrit à elle, en ce moment, comme un prétexte pour ne pas céder. Elle le revit, dans le silence matinal de la Loire, debout dans le bateau, les bras tendus. Il lui sembla que quelque chose, au fond de son cœur, se mettait à pleurer. Pourtant, ce qu’on lui demandait n’était un obstacle à rien, ni à la vie ordinaire, ni au mariage. Elle était nerveuse.

Lentement, elle se leva, effaça les plis de ses gants, considéra le pommeau de cristal de son ombrelle, et dit :

– Je ne souhaitais rien de cela. Mais je pourrais faire tort à d’autres, en ne le faisant pas. Si vous pensez vraiment que je doive aller chez madame Lemarié…

– Je vous en prie.

– Eh bien ! j’irai.

Un instant après, Mourieux, incliné sur le seuil de sa boutique, regardait s’éloigner la jeune fille, droite au milieu de la chaussée, marchant bien, et relevant de sa main gauche, jusqu’à la courbe du poignet, les plis tombants de sa robe noire.

Il avait l’air content.

« Si celle-là voulait ! pensait-il. Rien qu’à la voir, tous les miséreux l’adoreraient ! Et dire qu’il y a des imbéciles qui croient qu’elles sont toutes à vendre, les filles de la mode ! Ils ne les connaissent pas ! Parbleu, ce ne sont pas toutes des saintes ; mais des jolies âmes il y en a, et des vaillances, et des droitures, et des dévouements à faire pleurer ! »

XV

Elle poursuivit sa route, au hasard, tournant autour des îlots de maisons, revenant au point de départ, jouissant des alternatives de soleil et d’ombre, et du mouvement de la rue, comme d’autant de distractions qui reculaient l’heure de cette visite. Irait-elle ? Qu’avait-elle besoin de s’embarrasser de soins nouveaux, et de s’occuper des autres ? Elle s’étonnait aussi d’avoir trouvé ce gros Mourieux intelligent. Dans la mode, on le considérait comme un bonhomme qui aimait à rendre service, et qui avait là, d’ailleurs, son avantage, puisque sa clientèle de modistes lui demeurait attachée. « Je ne le croyais pas si bien », pensait-elle. Des phrases lui repassaient dans l’esprit : « Vous, la jeunesse, la beauté, comme vous en consoleriez !… »

Elle finit par sonner chez madame Lemarié.

Un valet de chambre l’introduisit dans la chambre bleue. Mais, cette fois, Henriette serra la main que tendait vers elle madame Lemarié.

– C’est à moi de vous remercier aujourd’hui, mademoiselle. Vous avez donc vu Mourieux ?

Elles causèrent cependant de toutes sortes de sujets, avant d’aborder celui qui les réunissait : de l’oncle Madiot, de l’atelier, de la rue de l’Ermitage, des camarades de travail. Madame Lemarié étudiait peu à peu la jeune fille, et peu à peu celle-ci se sentait gagnée par l’humble bonté de la femme. Après un grand quart d’heure, madame Lemarié comprit qu’elle pouvait librement parler.

– Je vais vous confier un secret, dit-elle, l’un de mes plus chers. Mon vieux Mourieux s’en va grand train. Il m’a beaucoup servi, autrefois, pour faire passer des secours qu’on n’aurait pas acceptés de ma main. Quand un de nos ouvriers était renvoyé sans raison grave, ou même quelquefois, mon Dieu, pour des motifs qui semblaient trop fondés, je ne pouvais pas lui offrir de l’aider, n’est-ce pas ? Mourieux me servait d’intermédiaire. J’étais aussi un peu son associée dans les secours qu’il distribuait, non pas à de grandes ouvrières, à des vaillantes comme vous, mais aux plus petites de la mode, qui ne gagnent pas encore, ou qui sont malades, faibles, sans place, que sais-je ? Aujourd’hui que je puis mieux qu’autrefois et plus largement donner, mon brave Mourieux devient impotent. J’aurais bien souhaité quelqu’un de votre monde, qui ne fît pas peur, à qui on se confiât plus naturellement qu’à moi, et qui me dît : « Allez, il y a là-bas une misère qui veut bien être guérie. » Car le monde est si divisé, mademoiselle, qu’il faut une permission, souvent, pour le plaindre. Croyez-vous que je trouverais ?

Henriette tendit sa main gantée, et dit de sa voix claire :

– J’essayerai, madame.

– Vous n’aurez pas même besoin de venir chez moi. Du moins, je ne veux pas vous le demander, à vous qui avez peu de liberté. Écrivez-moi. Signalez-moi les misères que vous rencontrerez, les petites, les grandes, les œuvres même qui vous sembleraient utiles à fonder. Je vous garderai le secret, et vous ferez de même pour moi, autant que vous le pourrez.

Henriette avait si bien pris confiance qu’elle osa parler de Marie. Elles tinrent conseil. Madame Lemarié finit par dire :

– Achetez-lui un petit mobilier, et laissez-lui croire que c’est vous qui l’avez payé. Elle le vendrait sans cela.

Même après qu’on eut parlé de Marie, Henriette ne prit pas congé tout de suite. Elle resta, retenue par une sensation exquise. Elle se sentait douce à regarder et à entendre ; elle lisait, sur les traits de la vieille femme, le mot que les enfants, puis les femmes jeunes et aimées rencontrent partout autour d’eux : « Ne partez pas encore ! » Reflet de la vie heureuse dans les miroirs ternis !

Madame Lemarié songeait en même temps : « Comme elle a compris vite, celle-ci ! » Et, sans le savoir, conduite par la force mystérieuse qui enveloppe nos actes dans ses conseils plus grands, elle offrait à cette enfant la plus inattendue comme la plus ignorée des compensations, la bénédiction des pauvres, et confiait le soin de distribuer l’aumône à des mains qui seraient, plus que d’autres, réparatrices.

XVI

Était-ce une vie nouvelle qui s’ouvrait ? Nul ne peut dire quelle est la part du très lointain passé dans ce que nous appelons nouveau. Mais les deux mois qui suivirent furent parmi les plus doux qu’Henriette eût vécus jusque-là.

Elle usait discrètement du pouvoir qui lui avait été donné. Il lui en coûtait de demander, même pour remettre à d’autres. Seulement, son instinct de pitié avait reçu une impulsion, et il n’est pas de sentiment qui prenne plus d’empire sur la vie, quand un peu de liberté lui est accordé ; quand il est permis de dire : « Vous avez besoin ? Prenez. »

Le soir, après le souper, – ces soirs d’été qui se prolongent en nuits claires, – Henriette descendait plus volontiers la pente de l’Ermitage, et, dans l’invraisemblable amoncellement des cités ouvrières, les unes plus basses que la rue nouvelle, les autres plus élevées, montrant le moellon de leurs fondations et munies d’escaliers à rampes, elle rencontrait les groupes de buveurs d’air, la multitude qui respire mal le jour dans les ateliers et mal la nuit dans les chambres encombrées, et qui veille dehors jusqu’à ce que la brume mouille le bord des coiffes ou le poil des moustaches. Elle disait : « Comment vont les petits ? » ou bien : « Le travail a-t-il repris à l’usine Moulin ? Ne chômez-vous plus ? » ou bien : « Votre sœur est-elle accouchée, la Vivien ? Est-ce une fille ? Est-ce un garçon ? » Sa vraie aumône était celle de sa jeunesse bien mise et de sa bonne grâce. On la regardait sans défiance parce qu’elle était du peuple et du quartier ; avec plaisir parce qu’elle savait parler, sourire et s’habiller comme une dame. Avec elle on s’ouvrait. On l’appelait : « mademoiselle Henriette. » On oubliait son nom pour ne se souvenir que de son prénom, ce qui est un signe d’amitié. Presque partout, avec l’effroi tranquille d’une vierge qui sait, elle pénétrait dans l’abîme du trouble et du mal. Les colères, les querelles domestiques, les rivalités, les adultères, les ingratitudes des enfants qui refusent d’assister les vieux, le mépris du riche et l’envie terrible de la richesse, les rancunes amassées de père en fils, et aussi le désespoir de la lutte trop longue et trop dure pour le pain, des âmes qui s’abandonnent et des corps qui défaillent, elle voyait tout. L’universelle plainte la pénétrait.

Le monde lui apparaissait sous sa figure de souffrance. Elle n’avait d’autre remède à lui apporter que sa pitié, ses mains tendues, les mots qu’elle savait encore mal dire : « Espérez, oubliez, rapprochez-vous, demain sera meilleur : je souffre avec vous aujourd’hui. » Cependant, pour si peu, et elle s’en étonnait, il y avait d’immenses peines qui s’adoucissaient, des larmes qui s’arrêtaient de couler, et quelque chose comme une trêve qui survenait. Les âmes, en l’écoutant, songeaient : « Est-ce bien vrai qu’on peut espérer ? » Et ce simple doute les soulevait un peu. Il semblait à Henriette, parfois, qu’elle jetait des planches à des naufragés. Elle rentrait chez elle, ces jours-là, dans la nuit déjà faite, le cœur si léger qu’elle se disait : « Je rajeunis donc ? J’ai envie de chanter. » L’oncle grondait : « Voilà-t-il des heures pour se coucher ! Si je ne te connaissais pas, je croirais que tu as un amour en tête ! » Henriette le calmait, mais ne le démentait pas.

Le dimanche, elle se promenait, tantôt avec l’oncle, tantôt avec Marie. Mais elle ne manquait guère, vers l’heure où le soleil déclinant fait l’ombre égale à la hauteur des murs, de traverser l’avenue Sainte-Anne, qui couronne la butte, devant l’église. Elle y rencontrait, à l’abri des maisons basses ou des arbres à peu près sans feuilles qui poussent dans le rocher, presque tous ses amis du quartier, montés là comme des compagnies de perdreaux qui se poudrent. Les enfants jouaient par bandes. Les mères causaient par tout petits groupes, bien isolés, chacun ayant son ombre. La poussière qui s’élevait faisait aigrette sur la colline, et tordait sa pointe dans le vent de Loire.

En même temps, la morte-saison dispersait les employées de madame Clémence. Plusieurs d’entre elles, à quelques jours d’intervalle, avaient dû prendre des vacances forcées, jusqu’à la fin de septembre : Mathilde, Jeanne, Lucie, d’autres encore. La journée achevée, l’une d’elles était appelée par la patronne. Elle revenait quelques minutes après, les yeux rouges. De toute sa vaillance, et de tout son orgueil froissé elle se composait un maintien, pour dire : « Au revoir, mesdemoiselles. C’est mon tour, ce soir. On me met en vacances. » Les intimes l’embrassaient, les autres lui serraient la main. Personne n’avait l’air de douter qu’on dût se revoir en octobre. Et cependant l’expérience leur avait appris que le caprice de la mode s’étend jusqu’aux engagements passés avec elles, et que celles qui partent avec une promesse ne reviennent pas toujours. Elles nouaient leur cravate, elles descendaient un peu avant les autres l’escalier, et, pour la première fois de toute l’année, ce soir-là, elles n’attendaient pas les camarades d’atelier pour répéter, au seuil de la porte : « Au revoir, Irma ; au revoir, Reine ; au revoir, Henriette. » Le chagrin les chassait vite, loin des privilégiées qui continueraient à travailler sans elles autour des tables vertes. L’apprentie serrait le tabouret inutile dans le placard aux vêtements. Le lendemain matin, quelqu’une des arrivantes cherchait des yeux l’absente, se souvenait, soupirait, et se taisait.

Heureusement, Marie Schwarz était restée, grâce à l’appui d’Henriette devenue puissante au point d’obtenir, pour sa protégée, un très léger relèvement de salaire. « Je le fais uniquement pour vous, avait dit madame Clémence, et c’est presque une injustice. » De telles faveurs portaient naturellement vers Henriette des sympathies que, jusque-là, la crainte de mademoiselle Augustine, la première, avait retenues. Reine, une après-midi, tout au bout de la table, s’était penchée vers elle : « Mademoiselle Henriette, j’ai une confidence à vous faire. Je crois que je me marierai à l’automne. C’est très modeste. Mais je suis très aimée. Il est employé aux chemins de fer. Voulez-vous venir dimanche ? Je serais si heureuse, s’il vous plaisait ! Nous avons parlé de vous. » Irma lui avait dit de même, un jour qu’Henriette lui demandait : « Vous êtes lasse ? Vous toussez ? – Moi ? je suis fichue. Il y a longtemps que je le sais. Quand je serai tout à fait malade, et que je n’aurai plus ma vie d’à présent, je vous ferai demander, vous, pour me consoler. Mais ce n’est pas très gai ce que je vous promets là. En attendant, ça vous amuserait-il de lire un conte de Daudet ? J’en ai lu un si joli, que je l’ai copié tout entier, parce que je ne pouvais pas garder le livre. Je vous apporterai mon cahier, dites ? »

Marie demeurait la même, hardie, ouvrière médiocre, sans vie morale d’aucune sorte, mais affectueuse et franche absolument. Elle avait dit en riant, dans une promenade du dimanche : « Tu sais, je crois que ton frère Antoine ne serait pas fâché de me faire la cour, mais je ne veux pas, tu comprends. Ça te ferait trop de peine. » Elles se tutoyaient depuis le jour où Marie avait été augmentée chez madame Clémence. Henriette n’avait essayé d’aucun discours inutile. Mais, par une jolie inspiration de jeune fille et d’artiste, elle s’était hâtée d’embellir le chez-soi de cette pauvresse. Elle savait que les murs trop laids conseillent mal. Et avec du temps, l’aide discrète de madame Lemarié, et des prodiges d’économie, elle avait donné un air presque coquet à l’appartement de Marie. Tout était blanchi à neuf ; il y avait des rideaux aux fenêtres, une table neuve avec un tapis, et, sur les murailles, deux des paysages auxquels Henriette tenait tant, et qu’elle avait prêtés à son amie. « Tu me les rendras dès que tu seras riche, Marie ! » L’âme épanouie est tout de suite créatrice. Elle trouvait des modèles nouveaux, d’une grâce telle que madame Clémence disait, en les posant elle-même sur les hauts champignons noirs, dans la salle d’exposition : « Je connais ça : c’est la floraison. Elles ont toutes un moment où elles ressemblent à des fées. Ça dure trois mois, six mois, et ça ne revient jamais. »

Cette année-là, les jeunes femmes et les jeunes filles qui portèrent les merveilles imaginées par Henriette, furent toutes complimentées pour leur bon goût. Elles eurent un succès de toilette aux casinos des grandes plages, aux courses, aux premières réunions de chasse. Elles ne songèrent pas à l’artiste inconnue, qui n’avait pas signé son œuvre, mais qui avait enfermé, pour elles, dans l’agencement de ces fleurs, de ces dentelles, de ces rubans, de toutes ces choses légères et incapables de durée, une pensée d’art véritable, un de ces moments divins où l’esprit, sous mille formes, crée à sa ressemblance. Riches, riches de la terre, si vous saviez toutes les heures tristes et toutes les idées charmantes que vous portez !

Le matin, presque chaque jour, Étienne passait dans son bateau, faisait un coude sur la Loire, et gagnait le port de Trentemoult. Henriette s’accoudait à la rampe de son balcon, sous le laurier qui avait des boutons prêts à éclater. Elle regardait, songeuse et toujours un peu pâle, le grand batelier de la Loire, qui, lui non plus, ne voulait pas sortir de son rêve silencieux. Deux fois seulement, comme la lumière était fine et sans brume sur le fleuve, et qu’ils se voyaient jusqu’à distinguer chacun les traits de l’autre, il avait, au sommet de ses paniers d’herbes, pris un bouquet tout frais, et l’avait lancé en l’air. Une petite boule couleur d’arc-en-ciel était montée du côté des roches de Sainte-Anne, puis s’était abîmée dans le courant, et, à demi submergée, à demi-portée sur l’eau, avait descendu la Loire.

XVII

Avec les premières pluies de septembre, les acacias de la rue de l’Ermitage avaient perdu jusqu’à la moindre tache de vert. Leurs feuilles à double rang pendaient, aussi jaunes que des dattes. On parlait, entre employées, de celles qui rentreraient à la fin du mois. Les matinées et les soirées étaient froides. Les manteaux et les jaquettes de l’an passé, avec un col neuf, ou une garniture de passementerie nouvelle, commençaient à réapparaître dans le placard du travail de madame Clémence ; mais les orages qui suivent volontiers la vallée de la Loire rendaient étouffante la chaleur du jour. Une après-midi, Henriette, lasse de l’effort de tout l’été, se sentait presque à bout. Au-dessus des vitres dépolies de l’atelier, on voyait des nuages de ouate grise, avec des bords de soleil ardent qui remuaient seuls, d’un mouvement continu de reploiement, tandis que la masse semblait inerte dans le paysage du ciel. Henriette l’active, Henriette l’inventive, laissait errer ses yeux, de la fenêtre aux roses bleues défraîchies des murs. Elle était renversée en arrière, appuyée au dossier de sa chaise, les mains vides, abandonnées sur la table. Ses cheveux lui pesaient comme s’ils avaient été d’or frisé. Elle s’endormit.

Madame Clémence entra sur la pointe des pieds. Elle dit assez sèchement :

– Mademoiselle Henriette, j’ai à vous parler ; venez, je vous prie.

La première, mademoiselle Augustine, qui ne pouvait souffrir Henriette depuis quelques mois, et qui dépérissait de jalousie, se mit à rire, en cachant son visage dans ses mains. On ne voyait plus que son front dégarni, et l’extrémité de ses joues grassouillettes et couperosées, plissées en bourrelets. Henriette, confuse, se leva sans mot dire, et suivit la patronne dans le cabinet voisin. Le ton changea aussitôt.

– Mon enfant, dit madame Clémence, je vais vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir. À partir de demain, vous êtes première. Vous voici en plein talent. Ces demoiselles vous aiment. J’ai toute confiance en vous.

Henriette avait pâli sous le coup de l’émotion. Ses paupières s’étaient abaissées. Elle les releva lentement, et remercia. Mais, presque aussitôt, par un retour naturel à son esprit, elle demanda :

– Qu’est-ce que va devenir mademoiselle Augustine, alors ?

– Je me sépare d’elle, naturellement.

– Le sait-elle ?

– Elle s’en doute.

Et, voyant que, malgré le peu de sympathie que les deux ouvrières avaient l’une pour l’autre, la nouvelle première était impressionnée péniblement par le départ de l’ancienne :

– Que voulez-vous ? mademoiselle Henriette, elle est usée… Je n’y puis rien… Pour vous, je vous réserve encore une autre mission de confiance. Vous allez prendre le train, après-demain, pour Paris, afin de préparer ma saison d’hiver et d’acheter nos modèles. Je suis trop souffrante en ce moment pour le faire moi-même. Nous en causerons demain matin.

Madame Clémence s’interrompit, le temps d’assurer, d’un geste coquet de la main, quelques tourbillons blancs de sa coiffure de marquise qui ne s’étaient cependant pas déplacés, et elle reprit, avec le sourire qu’elle réservait aux grandes clientes :

– Pour l’instant, mademoiselle Henriette, je vous trouve un peu énervée, un peu émue. Nous n’avons personne au salon. Allez vous y reposer. Emportez une forme, et, si l’idée vous vient, composez-nous un chef-d’œuvre de plus.

En réalité, elle voulait éviter à Henriette une rencontre, et peut-être une scène pénible.

La jeune fille le comprit. Elle entra dans le salon de peluche bleue, toute seule, sans bruit, les pieds glissant sur la laine épaisse, et aussitôt quatre Henriette heureuses lui apparurent dans les glaces encadrées de feuillages. Elle était jolie, cette Henriette-là, dans sa première heure de souveraineté. Elle reconnaissait son bonheur comme une beauté distincte d’elle-même, comme un diamant qu’elle aurait mis. Il était dans son regard, il était dans sa royale couronne blonde, au coin de ses lèvres à peine nuancées, et qui avaient le don des bouches florentines de sourire au repos, et dans le port de sa tête que la fatigue n’alourdissait plus. Elle s’était assise dans un angle. Par le plafond de verre dépoli, la lumière descendait, et glissait, et caressait les choses sans marquer les reliefs. Henriette, dans ce décor de richesse et dans le silence, sentait grandir en elle sa joie étonnée.

Et, comme les filles de sa condition ne sont pas faites pour les longs rêves inactifs, bientôt le sien prit la forme d’une idée de mode ; elle saisit une à une quatre roses de soie, une aigrette de marabout, deux perles blondes entourées de brillants, quatre feuilles vertes tachées de roux, et, courbant les tiges, orientant les feuilles, pliant d’un seul point de fil les surfaces de tulle qu’elle modelait, elle se mit à son œuvre journalière. La grâce était revenue. En moins d’une heure, tout était presque achevé.

– Ah ! pensa-t-elle, c’est aussi madame Clémence qui va être contente ! Comme c’est facile, quand on est heureuse !

Le frôlement d’un bourrelet sur le tapis la fit se redresser. À quelques mètres de la porte, mademoiselle Augustine était debout, reflétée, elle aussi, quatre fois par les glaces du salon, l’air à demi égaré, portant sur le bras sa jaquette et à la main un petit nécessaire de travail. Elle s’en allait, usée, ayant donné toute sa jeunesse à la mode, sans métier maintenant, à l’âge où l’on n’apprend plus. Quelques pas et quelques secondes encore, et elle disparaîtrait, elle serait en proie à l’inconnu formidable de la vie. Elle aperçut Henriette. Ses yeux, méchants comme ceux d’une bête traquée, rencontrèrent le regard de l’autre, tout plein de songes heureux.

– Pardon, mademoiselle… je venais voir… une dernière fois…

Henriette s’était avancée jusqu’auprès de la porte. Elle tendait ses deux mains laborieuses, piquées par l’aiguille, éraflées par le frôlement du laiton ; elle les tendait, dans un mouvement de fraternité ouvrière, mais aussi comme sa justification et l’explication unique. « Nous avons peiné si durement, disaient les doigts allongés, transparents dans la lumière ; voyez, le sang qui court dans nos veines est appauvri, nous sommes blessés et déjà las. » Les yeux, entre les cils blonds, disaient aussi : « Ne m’en veuillez pas si je suis heureuse. Il fallait vivre. Je n’ai rien fait contre vous. Si je n’ai pas pu vous aimer, je vous plains au moins, vous qui entrez dans la grande nuit. »

L’autre hésita. La folie du malheur la hantait déjà. La pauvre fille, relevant la tête d’un geste qu’elle croyait fier, laissa tomber sur Henriette un regard méprisant qui s’adressait moins à la personne qu’à la jeunesse, au talent, à la chance de celles qui arrivent, à tout ce qui l’avait quittée elle-même. Puis le cercle rouge des paupières se mouilla. Mademoiselle Augustine avança le bras, le moins quelle put.

Elles se donnèrent la main, et se quittèrent sans un mot.

. . . . . . . . . . .

Sept heures du soir, chez le vieux Madiot. Henriette rentrait plus tôt que d’habitude. Le bonhomme, penché sur le fourneau, et remuant, de sa main malhabile, une bouillie qui cuisait, entendit gémir les marches de l’escalier, qui se plaignaient toutes ensemble, dès qu’on mettait le pied sur l’une d’elles.

Il écouta, s’épanouit :

– Tiens, pensa-t-il, voici la petite qui revient ! Pas accéléré : qu’y a-t-il ?

Le pas accéléré devint une course rapide. Les marches crièrent comme un moulin en branle.

La petite ouvrit la porte, et, avant que le vieux eût eu le temps de se retourner, les deux bras d’Henriette lui enveloppèrent le cou. Il se sentit emprisonné dans du tulle, de la dentelle, des revers de soie, et embrassé trois bonnes fois.

– Mon oncle, je suis première !

– Cré nom ! fallait prévenir, j’aurais fait ma barbe ! Première de quoi ?

– Chez madame Clémence ! Première à la place de mademoiselle Augustine ! J’ai cent francs par mois, nous sommes riches. Ah ! mon oncle, que je suis heureuse !

Elle s’était reculée, pour mieux jouir de sa surprise. Il était le seul qui dût se réjouir avec elle, toute sa famille, tout l’écho de la grande nouvelle. Mais lui, plus lent aux émotions :

– Ça ne m’étonne pas que t’aies de l’avancement !

Il se mit à dresser le couvert, deux assiettes en face l’une de l’autre, pendant qu’Henriette passait dans la chambre voisine. Peu à peu la joie montait en lui, comme aux tiges des vieilles mousses sèches dont on a mis le pied dans l’eau. Elles reverdissent. Il s’animait. D’une chambre à l’autre les mots se multipliaient.

– Moi aussi, j’en aurais eu, de l’avancement, si le vieux papa m’avait donné de l’instruction. Mais voilà : je ne savais pas mes lettres. Tandis que toi ! À quoi ça correspond-il, première dans ton métier ? Sergent, peut-être ?

– Mieux que ça, répondait une voix jeune qui riait.

– Adjudant ? Mâtin, c’est un grade ! Tu surveilles le quartier ?

– Tout juste, mon oncle !

– Et un joli ! Rien que des belles filles. Tu en as de la chance ! Si jeune ! Elle avait quarante ans, celle qui s’en va ?

– Même un peu plus.

– Tu vois, si c’est honorable ! Mais t’as pas l’air assez contente ?

– C’est vous, mon oncle !

– Je ne comprenais pas bien : viens me rembrasser, ma petite première.

Le dîner fut une causerie. Ils mangèrent à peine. Après le repas, il voulut faire un tour dans la ville. Une gloriole l’avait pris : montrer sa nièce. À qui ? À tout le monde. Un jour pareil !

– Habille-toi bien ! Mets le beau chapeau à ailes blanches.

– Où allons-nous ?

– À la musique, donc, voir mes amis.

Ils flânèrent un peu dans les quartiers riches, elle et lui, dans leurs vêtements du dimanche. Éloi Madiot lui donnait le bras. Il semblait la mener à l’autel, grave, digne, la moustache en croc, coiffé du chapeau de soie qui datait d’après la guerre. Quelquefois il saluait des petites gens, au seuil des boutiques, et il tâchait d’écouter, tendant sa bonne oreille, ce qu’on disait derrière eux : « Jolie… bien habillée… encore très vert… où vont-ils donc ? » Eh ! parbleu, ils allaient au cours Cambronne, où la musique du régiment de ligne jouait des marches, des mazurkas, des pas redoublés, sous les ormeaux taillés. Parmi les promeneurs, au milieu des groupes de gens du monde assis, qui buvaient là, pour deux sous, de la poussière et de la musique, ils se promenèrent, lui persuadé qu’on ne regardait qu’elle, et qu’on disait :

« C’est mademoiselle Henriette Madiot, la nouvelle première de madame Clémence. »

Il s’arrêta deux ou trois fois, ayant trouvé des camarades retraités de la marine ou de l’armée. Et à chacun, il ne manquait pas d’apprendre, après les formules de cordialité qu’il n’oubliait jamais :

– Voici la petite. Elle en a du bonheur : elle vient de passer première au choix !…

Et comme l’autre ne comprenait pas, il ajoutait :

– Tu ne comprends pas ? Première, c’est comme qui dirait un adjudant de la mode. Y es-tu ?

Non, ses amis n’y étaient pas. Mais lui n’avait besoin que de parler de son bonheur.

Au retour, il demanda :

– Sais-tu l’idée que j’ai ? Faudrait faire une petite noce, quand tu seras revenue de Paris, pour fêter ton avancement ? Dommage qu’on ne puisse pas inviter le grand Étienne à dîner ?…

– Si nous invitions Antoine, mon oncle ? Il va partir bientôt pour le régiment.

Le vieux soldat réfléchit un moment, et dit :

– Voilà cinq ans qu’il ne s’est pas assis chez nous. Enfin, tu as peut-être raison. Je l’inviterai.

Le surlendemain, Henriette prenait le train pour Paris, et l’oncle invitait Antoine.

XVIII

Depuis le mois de mai, Antoine courtisait Marie Schwarz. Il avait la galanterie facile de l’usine, une manière de suivre les filles en cheveux qui sortent des ateliers, de plaisanter avec toutes et de distinguer celle qu’il préférait en la prenant par la taille, pour rire, au milieu des compagnes de travail qui s’écartaient en criant, jalouses au fond. Il était l’assidu des fêtes foraines, des assemblées de village autour de Nantes, des bals de banlieue où l’on danse sous les tonnelles au son d’une clarinette et d’un cornet à piston. Dépensier et beau parleur, il avait deux raisons de succès dans le monde des pauvres gens, où la gaieté se fait rare. Ses gros gains d’ouvrier habile, il les dépensait dans une soirée. On entendait les éclats de voix des autres qui approuvaient, quand son petit fausset éraillé cessait de faire un solo dans les groupes.

Par un contraste aisément explicable, ce mauvais drôle avait un fond de mélancolie et un sombre désir d’autre chose, un malaise d’émigrant qui ne peut pas revenir, et qui le sait. En lui finissait, transplantée et viciée, une race de paysans du pays de Plougastel, cultivateurs de fraises et casseurs de pierre dans la falaise, lignée élevée au vent de la mer, facile à entraîner et facile à corrompre, mais incapable d’oublier la chanson triste qui l’avait bercée. Il n’y a point de complète gaieté de Breton. Quand Antoine disait à Marie, en la reconduisant, tout le long de la rue Saint-Similien : « On me croit drôle, et fou parce que je ris ; mais j’ai de la peine à en revendre, comme vous, mademoiselle Marie », il ne mentait pas. La femme qui l’avait conçu ne s’était jamais consolée d’une faute. Lui, la tête troublée par toutes les haines ouvrières, il avait aussi, pleurant au dedans de lui, l’obscur regret du seul bien qu’avaient eu ses aïeux : une famille. La sienne, il avait rompu avec elle, et elle faisait partie de ses haines. Par là, il se sentait inférieur à toute sa race et à beaucoup de ses pareils, déclassé, écarté d’une joie commune. Et il avait beau plaisanter les gars de village, les remueurs de terre que la ville étourdit, il n’était, au vrai, que l’un d’eux perverti et malade. Cinquante ans plus tôt, ou simplement si le grand-père, un jour qu’il avait trop bu, n’avait juré, sans autre raison, de quitter Plougastel, Antoine eût été le paysan qui s’en va la bêche sur l’épaule, la journée finie, entre plage et champ, les yeux sur l’horizon de mer, et qui a déjà le cœur dans la maison là-bas, où la femme taille le pain de la soupe.

Breton de la terre dure, il l’était encore par son entêtement, cette forme barbare de la fidélité ; par le dégoût subit qui le saisissait à un certain moment de l’orgie, et le plongeait, pour un ou deux jours souvent, dans une mélancolie noire ; alors, il quittait ses compagnons, et il s’en allait seul, le long des quais, mêlant sa maigre silhouette à celle des portefaix, et regardant les choses et les hommes avec des yeux de folie. Ce n’étaient cependant ni la folie, ni le remords. C’étaient vous qui repassiez, songes des pauvres anciens, songes d’une race écouteuse de flots, que les murs d’une fabrique ou les rues d’une ville n’emprisonneront jamais tout entière.

Il pouvait rire, et il pouvait dire : « Je souffre. » Et ce fut par là qu’il s’empara de l’âme de cette abandonnée que la vie avait mise sur sa route. Les deux premières fois qu’il avait accompagné Marie, – ainsi que Marie l’avait avoué à Henriette, – il avait plaisanté avec elle. Marie l’avait éconduit la seconde fois. Et il ne l’avait plus accompagnée, mais il l’avait rencontrée. Il lui avait dit : « Je suis comme vous, quelqu’un que sa famille a rejeté ; nous nous ressemblons de misère. » Alors elle l’avait écouté. Peu à peu l’habitude s’était prise de se retrouver le soir, à l’angle d’une rue. Marie passait. Antoine sortait de l’abri d’un porche où il avait attendu, et ils causaient deux, ou trois minutes, effacés le long de là même muraille, dans l’ombre de la voûte. Lui rabattait son chapeau sur son front ; elle relevait un pan de son vieux manteau pour se cacher des rares passants. Ils se disaient la journée qui finissait, sans rien de plus bien souvent. Quelquefois il ajoutait : « Que vous avez de beaux cheveux, Marie ! » mais son regard l’embrassait toute, et l’ardente passion qu’il exprimait, c’était, hélas ! ce qui les retenait tous deux, l’un près de l’autre, et ce qui continuait de troubler Marie, alors que les mots échangés s’effaçaient si vite et se perdaient dans son souvenir.

Une nuit d’août, – la dernière où l’on eût veillé chez madame Clémence, – Marie Schwarz remontait en hâte, exténuée de faim et de fatigue, vers la chambre de la rue Saint-Similien ; elle songeait à peine à lui, tant la soirée était avancée. Et quand elle le vit se détacher de l’arche noire du porche où il l’avait attendue, elle fut saisie d’un frisson de détresse affreuse. Non, il n’aurait pas dû être là. C’en était trop. Elle se sentit attirée vers l’angle de la muraille.

– Voilà deux heures que je suis ici. Marie, pour toi, parce que je t’aime.

Il était dans ses moments d’amère tristesse. Il lui dit, prenant ses mains, tendant ses lèvres jusqu’à frôler l’épaisse chevelure noire qui tombait à demi défaite le long du cou :

– Marie, Marie, je t’aime tant que, si je pouvais, je ferais de toi ma femme…

– Ne parlez pas comme ça, laissez-moi, ne me dites plus rien !

– Marie, je vais partir pour le régiment, je n’en reviendrai peut-être pas. Je n’ai plus que deux mois dans la vie. Viens avec moi !

– Laissez-moi, Antoine !

Elle se débattait, déjà perdue en esprit, parce qu’il avait dit : « Si je pouvais, je ferai de toi ma femme. » Elle se dégagea ; elle s’éloigna avec un air d’épouvante :

– Non ! non ! Je ne veux pas ! Ce serait notre malheur à tous deux ! Ne revenez plus jamais ! jamais !

Mais il devait revenir. Il revint. Le soir du jour où Éloi Madiot l’invita, Antoine retrouva Marie au lieu accoutumé. Elle était vaincue déjà. Ce soir-là, le dernier appui lui manquait. Elle n’avait pas vu Henriette depuis la veille ; elle ne la verrait pas le lendemain, ni les jours qui suivraient.

Elle s’abandonna en pleurant sur l’épaule d’Antoine, et se laissa emmener.

XIX

Ainsi la triste Marie, dans la détresse de son âme, avait songé à Henriette absente et crié vers elle.

D’autres pensées en cette même nuit allaient vers la voyageuse, regrets du vieux Madiot, de plusieurs du faubourg privés de la visite du soir, appels anxieux de la petite Reine qui aimait en secret la première, de Louisa, d’Étienne surtout ! Il y avait plus d’âmes en mouvement pour cette ouvrière qui s’éloignait des siens, et plus de prières sur les routes du ciel, et plus de désirs de revoir, que pour bien des riches qui partent. Tendresses inconnues qui se croisent dans l’ombre !

Sur un banc qu’ils avaient sorti de la cabane et placé au bord de la Loire, Étienne et sa mère veillaient. Ils attendaient le père qui était allé tendre des lignes en amont. Les petits dormaient. Dans les prés éclairés par la lune, des bœufs passaient, formes grises et vagues dans le brouillard, et, derrière eux, la trace de leurs pieds coupait d’une rayure sombre l’herbe blanche de rosée. La Loire coulait lentement, contenue par la poussée de la mer qui achevait sa marée. Elle était pleine de reflets. On entendait le cri des petites chouettes qui s’éveillaient dans les peupliers de Mauves.

– Que veux-tu, mon pauvre gars, disait la mère Loutrel, les mains cachées sous son tablier à cause du frais de la nuit, et regardant le fleuve que regardait aussi Étienne ; que veux-tu faire de mieux ? Les filles comme elle ne se commandent pas. Elle t’a dit de patienter.

– Mère, si seulement j’avais de l’espoir, je patienterais tant qu’il faudrait. Mais voilà : je crois toujours qu’elle ne voudra pas de moi.

La femme se penchait un peu de côté, et, pour endormir cette douleur, tâchait de retrouver sa voix de jeunesse, celle qu’on avait près du berceau de l’enfant, et elle disait :

– Mon Étienne, ne te fais pas des idées ; moi je pense que si elle attend, c’est bon signe, vois-tu, elle a voulu t’éprouver le cœur.

Il y avait entre eux de longs silences qu’emplissait la nuit tranquille.

Tous deux semblables, la mère et le fils, tous deux de race ardente et réguliers de traits, ils avaient presque la même expression, les yeux fixés sur le fleuve d’où ils tiraient leur vie. Mais la physionomie de l’homme exprimait autre chose qu’une souffrance : une énergie, une volonté difficile à contraindre. Celle de la mère disait la compassion. Elle avait été très belle, cette femme de pêcheur, et elle savait le mal que fait le mépris d’amour. Elle reprit donc :

– Quand tu passes le matin, devant le quai de sa maison, elle te regarde ?

– Oui, dit Étienne, pas tous les jours, mais hier encore elle était là.

– Vois-tu ses yeux ? Disent-ils quelque chose ?

Le grand Étienne secoua la tête :

– Non, mère, je ne vois pas ses yeux. Nous sommes trop loin. Je vois seulement une blancheur dans le noir de la fenêtre, et ses mains quand elle les appuie, et je reconnais ses cheveux.

La mère dit :

– Fait-elle des signes ?

Mais il secoua encore la tête, et répondit :

– Ni quand elle vient, ni quand elle part. C’est comme une statue qui me regarde. Mais j’ai promis de ne pas la tourmenter, et je tourne mon bateau comme si je n’espérais rien.

De nouveau, ils se turent. Les petites chouettes se rapprochaient, invisibles, poussant leurs cris de chasse et de mort. Ce fut Étienne qui reprit, d’une voix grave, toute frémissante de jeunesse :

– Je l’attendrai. Mais quand Noël sera passé, aussi vrai que je suis né ici, mère, j’irai la voir. Et je lui dirai : « Il faut tout me dire aujourd’hui, tout : c’est la fin ! » Et si elle ne veut pas de moi…

Il étendit le bras, lentement, dans la direction où la Loire entraînait sous la lune ses moires luisantes :

– Vous savez ce que je ferai, dit-il. C’est juré.

Leurs deux soupirs se confondirent, souffles blancs, tout de suite dissipés dans la nuit. La mère connaissait les secrets d’Étienne. Mais, d’entendre rappeler cette menace et de ne pouvoir douter que son fils l’accomplît, si Henriette le refusait, elle fut toute remuée. Elle se représenta ce que serait la cabane de Mauves, lorsque Étienne l’aurait quittée, et quelles angoisses elle-même elle souffrirait, dès que le vent fraîchirait sur la Loire, en songeant qu’elle avait quatre fils exposés au péril de mer. Elle dit, presque durement :

– Ah ! si ce n’était pas elle !

Ces mots-là les tinrent muets tous deux, pendant plus d’une demi-heure.

Les prés étaient devenus si brillants, qu’on eût dit qu’il était tombé de la neige. Dans la blancheur du paysage nocturne, la Loire semblait une grande route grise. Seul, un rayon de lune la barrait de lumière. Et, à l’endroit de la rive opposée, bien loin, où commençait le rayon, les yeux d’Étienne, tout à coup, distinguèrent un point noir qui remuait.

Il se leva.

– Le canot du père, dit-il.

La mère et le fils descendirent quelques pas, jusqu’au sable qui croulait sous les pieds, vagabond comme la Loire. Ils formaient un groupe de haute taille, penché au-dessus des eaux, vers la barque qui venait.

Lorsqu’on commença à entendre le frémissement de la proue, la mère dit, tout bas :

– Ne lui parle que de sa pêche, Étienne. Il a assez de fatigue. Connaître les peines par avance, c’est bon pour les mères.

Les petites chouettes, mangeuses de mulots, criaient éperdument, et toujours invisibles.

XX

Henriette revint après dix jours d’absence. Éloi l’attendait à la gare. Il monta dans la voiture, encombrée de paquets et de cartons, qui mena directement la première chez madame Clémence, et, à la porte, il recommanda :

– Dépêche-toi, petite ! Le dîner chauffe déjà chez la mère Logeret. Antoine m’a promis d’être là pour sept heures ; nous serons trois ; depuis si longtemps nous n’étions que deux !

Il s’inquiétait de cette rencontre. Mais la confiance dominait.

Il pensait : « Antoine n’a pas demandé mieux. Presque tout de suite il a bien voulu. L’âge arrive. Le voilà pris pour le service ; et le service, même de loin, ça change les jeunes gens. Je me souviens : deux mois avant de partir, je ne songeais plus à autre chose. »

La mère Logeret avait préparé, d’après des recettes jalousement gardées, un ragoût de poulet, qu’elle apporta fumant dans une casserole de terre à couvercle. L’escalier sentait le romarin, le clou de girofle et le beurre fondu, quand Henriette arriva, dès six heures et demie, avec une gerbe de fleurs sur le bras.

– Je suis passée devant le magasin de madame Églot, dit-elle, et, ma foi, j’ai trouvé que je ne pouvais pas ne pas avoir de fleurs à mon dîner de première. Sont-elles jolies ?

Elle prit une corbeille de porcelaine, disposa ses fleurs d’automne parmi les feuilles retombantes d’une fougère toute menue, encore humide de la moiteur des bois. Elle posa la corbeille sur la table, à côté de la lampe à colonne, coiffée du bel abat-jour crème, qui réjouissait toute la chambre du vieux Madiot. Puis, dans sa chambre de jeune fille, elle alla essuyer et disposer sur le guéridon les tasses à thé, la théière et le sucrier à filets bleus dont on ne se servait jamais.

Antoine entra, sans embarras apparent, avec le petit rire ambigu qu’il avait presque toujours, et son regard fuyant qui se détournait des gens pour errer sur les choses.

– Tiens ! dit-il, votre chambre n’a guère changé, oncle Madiot. Vous n’êtes pas dans le mouvement, on voit ça. Pas même un bout d’affiche ! Chez nous, les ajusteurs, tout le monde a sa petite chromo.

Henriette apparaissait, sur le seuil de sa chambre. Il prit la main qu’elle lui tendait, mais il ne la serra qu’à peine, si froidement ! La main blanche, la main fraternelle retomba lentement le long de la robe.

– Eh bien ! Henriette, te voilà donc première ? Mes compliments. Presque une bourgeoise ! Je parie que ton appartement est mieux décoré que celui du père Madiot ?

Il s’avança, passa la tête dans l’ouverture de la porte :

– En effet ! tu en as du luxe : des vases, des tableaux, des dentelles, un fauteuil ! Autrefois, j’ai connu une petite apprentie qui se couchait à tâtons, pour économiser la bougie.

Une voix, tout près, qui se faisait basse pour n’être entendue que de lui, murmura :

– Et moi, j’ai connu autrefois un frère qui m’aimait.

– Ne parlons pas de cela, répondit-il sèchement.

Il se détourna aussitôt, vers l’oncle qui l’invitait à se mettre à table.

Henriette le suivit, songeant : « Ce sera donc toujours ainsi, toujours ? » Et elle se demandait : « De quoi allons-nous pouvoir causer, maintenant, sans le fâcher ? »

La conversation s’engagea cependant, presque facile et presque gaie. L’oncle Madiot, sans être un modèle de diplomatie, écartait les sujets qui touchaient au passé. Autour de cette table où, pour la première fois depuis si longtemps, la famille était groupée, le nom de la mère ne fut pas prononcé, les années d’enfance furent volontairement oubliées ; on causa des faits divers des journaux, des histoires qui couraient la ville ; on divagua à propos de politique générale et des grèves récentes. Le vieil Éloi riait par moments. Le vin des coteaux produisait sur lui son effet d’excitation joviale. Mais le neveu s’observait, plaisantait, souriait à peine, et ne buvait pas.

À la fin seulement, l’oncle Madiot remplit presque de force les trois verres, et, levant le sien :

– À ta santé, Antoine ! Car, c’est dans six semaines, la caserne !

L’ouvrier perdit aussitôt l’expression indifférente qu’il avait eue jusque-là, mordit ses joues creuses, et dit, gravement :

– Oui, je vas partir pour mon malheur.

– Comme tu dis ça ! dit Henriette, en s’écartant pour desservir la table. Que crains-tu ?

Elle essaya de rire, et ajouta :

– De manquer d’argent, je suis sûre ? Tu sais cependant que je n’oublierai pas le soldat, maintenant surtout que je suis première.

Il était venu en grande partie pour ne pas risquer de tarir, par un refus, cette unique ressource qui lui restait, et aussi pour une autre raison, une espèce de terreur obscure, folle, instinctive comme les peurs superstitieuses de ses ancêtres, et qui lui fit répondre :

– Sans doute. Mais c’est tout de même un grand malheur, parce qu’on ne sait jamais si on reviendra.

– Cette question ! dit en riant le vieux soldat. Mais dans deux ans, mon garçon, et pas même ! Voilà-t-il de quoi te faire du tourment ?

Antoine se taisait.

– Mais regarde-moi donc, reprit l’oncle : il a passé quatorze ans au service, ce bonhomme-là !

Et il élargissait les épaules, et il tordait, de sa bonne main, sa grosse moustache indocile.

Le jeune homme regarda, en effet, mais d’un air de mépris. Il haussa les épaules.

– Vous étiez un naïf, père Madiot !

– À savoir ? dit le vieux, dont le visage devint rude.

– Ils vous ont fait trotter d’un bout de la France à l’autre pendant sept ans, et puis dehors, jusqu’en Crimée, où ils ont voulu. Et vous n’en avez pas eu assez, vous avez rengagé pour sept autres années…

– Parfaitement, et je ne le regrette pas, et même que c’était beau, je t’en réponds, nos campagnes, Inkermann, le siège, les Anglais avec nous, Palestro : Magenta…

Le petit riposta insolemment :

– Je connais : qu’avez-vous gagné à tout ça ?

– Gagné, gagné…

– Un sou par jour, n’est-ce pas ?

– J’étais nourri, d’abord ; j’avais le tabac ; j’avais…

Le vieux s’aperçut, au rire blessant d’Antoine, qu’il se fourvoyait. Il s’emporta.

– Je ne raisonne pas comme toi, blanc-bec ! J’ai servi avec les camarades, pas pour l’argent, pour l’honneur, pour le plaisir…

– Soyez donc reconnaissant, si ça vous plaît, oncle Madiot ! On vous a pris le meilleur de votre vie, on vous a empêché d’être votre maître, empêché d’avoir un métier, une famille, même une tirelire avec quelque chose dedans. Remerciez-les. Ça vous regarde. Mais, nous d’aujourd’hui, nous sommes d’une autre espèce.

– Ah ! je le vois bien, des lâches !

– Criez si vous voulez, vous n’y changerez rien. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas menés comme vous. Je vous en préviens : bientôt ça ne prendra plus.

– Quoi donc ?

– L’armée !

Éloi Madiot se dressa tout debout. D’un geste de l’ancien métier, subitement retrouvé, il tendit le corps du côté de la porte, comme s’il craignait que quelqu’un n’entrât ; comme s’il entendait venir l’adjudant de semaine, vengeur de pareils blasphèmes. Puis, ses yeux, des yeux terribles de soldat qui va au feu, se plantèrent droit sur le neveu qui reniait l’armée. Il ne parlait pas, mais ses yeux parlaient pour lui. À travers la table, entre lui et le misérable gamin, ses quatorze années de caserne et de guerre se précipitaient en torrent d’images confuses : des figures de camarades, en rangs, l’arme à l’épaule ; des officiers qu’il avait aimés ; des musiques sonnant sous des voûtes de cathédrale ; des drapeaux flottants ; des charges à la baïonnette ; des saouleries après la victoire ; des villes de garnison ; des coins de chambrées ; l’heure de la soupe ; toute la gloire, et toute l’insouciance du métier. Cela passait et repassait, troublant l’esprit. C’était l’ancienne armée qui s’incarnait en ce moment dans le vieux soldat ; le peuple d’autrefois qui s’indignait ; tout un passé d’humble bravoure qui se révoltait sous l’injure. L’oncle Madiot leva le seul poing qu’il eût encore solide, et, frappant la table :

– Tais-toi ! cria-t-il, tais-toi, Antoine, ou je cogne !

Antoine, renversé sur sa chaise, très pâle, et toujours maître de lui, haussa de deux centimètres son museau pointu, et dit :

– Après ?

L’oncle eut l’air de vouloir fondre sur lui. Mais Henriette était accourue du fond de la chambre.

– Mon oncle, dit-elle, en lui prenant la main, vous voyez bien qu’Antoine plaisante ! Laissez-le, je vous en prie !

Elle les regardait attentivement, tremblante entre ces deux hommes qui se défiaient. Antoine ne changeait pas d’expression, et ne baissait pas les yeux. Mais le vieux, qui sentait trembler la main d’Henriette dans la sienne, essaya de se maîtriser, et d’obéir à la petite. Il dit, la voix encore tout encolérée :

– Tu as raison, Henriette. Ça lui passera. Quand il sera en uniforme, il faudra bien qu’il obéisse. N’est-ce pas, Antoine ?

Antoine ricana.

– Vous ne connaissez pas votre neveu, oncle Madiot. S’ils sont gentils avec moi, vos officiers, ça pourra peut-être aller ; mais s’ils ne le sont pas…

Il secoua les doigts, et les fit claquer les uns contre les autres :

– Ah ! misère ! ils en verront !

Et, en disant cela, il avait une expression si étrange, qu’Éloi Madiot en fut secrètement effrayé. L’ancien l’avait vu à d’autres, ce mauvais regard de Breton insolent et buté, à des troupiers qui avaient fini aux bataillons d’Afrique. Il se retint de répondre.

– Écoute, Antoine, dit alors Henriette, je ne comptais pas te le dire, mais, puisque tu te défies de tes officiers, je puis t’assurer qu’il y en aura au moins un qui te protégera plutôt.

– Qui donc ?

– Je suis sûr de l’obtenir. Je lui ferai parler de toi par sa mère. Il n’est qu’officier de réserve, mais il doit passer le mois de janvier dans ton régiment. Tu devines ?

– Non.

– C’est M. Victor Lemarié !

Cette fois, ce fut Antoine qui se leva.

– Tu veux faire ça, Henriette ?

– Mais oui… pour t’obliger… Qu’as-tu donc ?

Elle se reculait devant ce visage blême, où la colère éclatait.

– Ah ! tu veux faire ça ! Eh bien ! dis-lui, à celui-là, de ne pas s’occuper de moi, de ne pas trop m’approcher, de ne pas me commander… Il y aurait des malheurs ! Tu entends ?… Dis-lui ! dis-lui ! Ah ! faut-il tout de même !…

Et rapide, enfonçant son chapeau sur sa tête, l’ouvrier traversa la chambre, ouvrit la porte, et disparut dans l’escalier.

Le vieux Madiot et Henriette, l’un près de l’autre, le long du mur, ne se parlèrent pas pendant un temps. Henriette était stupéfaite et attristée. Mais l’oncle souffrait d’un bien autre mal : il venait de deviner tout à coup, à cette explosion de fureur, qu’Antoine connaissait quelque chose du passé.

Il pensait, avec effroi, qu’un tel secret était partagé, et par qui ? Il voyait son Henriette en danger, exposée à la vengeance d’un misérable comme Antoine, qui pouvait la torturer et la briser ; qui pouvait aussi la dominer par la menace perpétuelle de révéler la honte ancienne et de provoquer un scandale. Devant l’angoisse d’un tel péril, tout le reste s’effaçait. Il oubliait les injures personnelles, les mauvais propos contre l’armée, pour ne retenir qu’une pensée et qu’un tourment : Henriette exposée, Henriette qu’il ne pouvait avertir et qu’il fallait sauver. Sa pauvre raison s’enfiévrait. Il se disait : « Dois-je courir après lui ? Est-ce demain ? Est-ce plus tard ? Car je dois l’interroger, me rendre compte de ce qu’il sait, lui défendre de parler… Lui défendre, hélas ! à lui, à Antoine Madiot ! »

Et il creusait ainsi sa peine, immobile, la main cachant le front.

Henriette le tira du rêve, en disant :

– Pouvez-vous m’expliquer, vous ? Pourquoi s’est-il emporté ? À qui en veut-il ? Est-ce à moi, ou à M. Lemarié ?

L’oncle parut sortir d’une mauvaise nuit ; il fit effort pour cacher son trouble, pour donner un peu de vraisemblance à ce qu’il allait dire.

– Ne t’épouvante pas comme ça, ma petite, répondit-il, et remets tout en place. J’aurais dû penser qu’on ne peut raisonner de rien avec Antoine. Tu vois, il est encore monté contre ces Lemarié, à cause de l’affaire de ma pension.

Henriette le suivit des yeux, pendant qu’il se détournait et allait s’accouder à la fenêtre.

– À présent que tout est accordé, dit-elle, ce serait de la folie… Non, il y a autre chose que nous ne savons pas, mon oncle, une chose plus grave.

Le vieux n’osait plus bouger, de peur d’être obligé de mentir encore.

Henriette cependant ne lui parlait plus. Elle avait pris un tablier, et, dans le coin de la pièce, à l’autre bout, elle s’était mise à laver et à essuyer la vaisselle du dîner. Aucun soin du ménage ne lui coûtait autant. Mais, ce soir, elle n’y songeait pas. Son esprit s’échappait et se perdait en questions insolubles.

Lorsqu’elle eut achevé de ranger la vaisselle dans le buffet de noyer, elle passa dans sa chambre pour donner un coup de brosse à ses cheveux, pour laver et parfumer ses mains, pour reprendre son air de demoiselle de la mode. Puis, elle enleva les trois tasses à thé, la belle théière à filets bleus, les chaises et le fauteuil déjà rangés autour du guéridon, et qui ne serviraient pas.

Dans l’autre chambre, près de la fenêtre, l’oncle Madiot, rencogné, rendu sauvage par le secret de sa peine, ne cessait de répéter : « S’il allait la trahir ! » Henriette se demandait, ne se doutant pas de ce danger : « Qu’y a-t-il donc entre nous ? Pourquoi Antoine était-il si furieux ? Et pourquoi mon oncle, ce soir, a-t-il l’air de m’oublier ? »

XXI

Quand elle rentra à l’atelier, le lendemain, Henriette chercha tout de suite Marie, qu’elle n’avait pas revue depuis le départ. Toutes les jeunes filles, excepté Marie, entouraient la première, curieuses d’avoir des nouvelles.

– Bonjour, mademoiselle Henriette ! Oh ! vous avez l’air fatigué ? Avez-vous fait bon voyage ? Racontez-nous votre visite chez Reboux et chez Esther Meyer ? Les modèles sont-ils jolis, cette année ?

Henriette, après avoir répondu en riant à toute cette jeunesse, s’approcha de Marie qui était assise à l’extrémité de la table, près du jour, et semblait mettre tout son esprit dans chaque point qu’elle faisait.

– Eh bien ! Marie, on ne dit pas bonjour ?

Marie leva vers elle des yeux sans joie, vite rabaissés.

– Bonjour, dit-elle, tu vas bien ?

– Allons, dit Henriette gentiment, je vois que j’ai eu raison de revenir : mon amie Marie ne peut plus vivre sans moi ; la voilà dans le noir.

Marie ne répondit pas.

– Veux-tu venir avec moi dimanche ? Nous irons chez Reine ?

Sans cesser de coudre, Marie répondit :

– Non, je ne peux pas.

– Tu es engagée ?

– Oui.

– Tu me diras ça ? dit Henriette, en s’éloignant pour reprendre sa place et distribuer le travail.

Mais l’humeur sombre de son amie l’avait mise en éveil. Bien des fois, dans la journée, elle regarda du côté de la fenêtre, sans parvenir à rencontrer les yeux de Marie, si ce n’est une ou deux fois, et ils lui parurent alors aussi sombres, aussi puissamment fixés sur le drame intérieur que le premier jour, quand l’inconnue avait monté l’escalier, demandant : « Il n’y a pas de place, n’est-ce pas ? »

Le soir, elle ne put lui parler, retenue par madame Clémence au moment même de la sortie des employées. « Demain, pensa-t-elle, je trouverai bien une minute, pour la reconduire chez elle, et voir ce qui se passe dans son âme. »

Mais, le lendemain, Marie ne vint pas. Personne n’était chargé de l’excuser. Henriette demanda à Reine, qui était plus liée que les autres avec Marie :

– Est-ce qu’elle est malade ? Se plaignait-elle, ces jours derniers ?

Reine répondit non, mais son pâle visage avait rougi, et Henriette s’inquiéta. Elle devint anxieuse le jour suivant, lorsque, entrant à l’atelier, vers huit heures et demie, elle constata que Marie, habituellement la première arrivée, n’avait pas encore paru. La salle était déserte, il faisait un temps affreux. Henriette ouvrit son tiroir, prit lentement les objets qui dormaient là, et attendit. « Peut-être sera-t-elle retardée par la bourrasque ? Elle demeure loin. » L’apprentie entra. Puis ce furent Mathilde, Lucie, Jeanne, Reine, Irma, toutes les autres, moins Marie. Neuf heures sonnèrent. Le bruit de la porte qui glisse sur ses bourrelets, des pieds traînant sur le plancher, des voix qui disent : « Ouf, quel affreux temps ! » des pointes ferrées heurtant la cuvette d’un porte parapluie, des tabourets approchés de la table, tout le bruit des installations matinales cessa. Les chuchotements commencèrent, et les craquements du fil serrant les tulles apprêtés. La place de Marie restait vide.

Les employées de madame Clémence remarquaient, comme Henriette, l’absence de Marie Schwarz. Quelques-unes savaient la raison : elles ignorent si peu de choses ! Mais elles se bornèrent à dire : « Voilà deux fois, cette semaine. Elle est peut-être excusée. » Il y eut des regards aigus, entre plusieurs. On connaissait trop bien l’amitié de la première pour cette fille pour parler tout haut. La pluie fouettait les vitres, maintenant, et le vent grondait dans la cheminée bouchée par une plaque de tôle, comme si des chats fussent descendus et remontés, à toute minute, pelotonnés et criant.

Henriette ne dîna pas. Elle était malade d’inquiétude. Elle aspirait à voir finir cette journée, afin de courir là-bas. Elle irait ; elle frapperait à cette porte de la rue Saint-Similien ; elle demanderait : « Marie ? Marie ? »

Mais, comme la saison d’automne amenait des commandes, l’atelier travailla jusqu’à plus de sept heures et demie. Henriette se sépara de ses amies au bas de l’escalier de madame Clémence, et, dans la bourrasque qui s’abattait sur la ville, au lieu de prendre le chemin des quais, elle remonta.

La pluie cinglait le bas de ses jupes, et le vent relevait en écume fouettante l’eau des ruisseaux débordés. Personne dans les rues, que des cochers sur leur siège, le dos courbé, le chapeau ruisselant comme une gouttière, et qui regardaient cette fille mouillée qui trottait. Henriette marchait à perdre haleine. La nuit plus épaisse du quartier pauvre l’enveloppa. Bientôt, après la place Bretagne, la place du Marchix s’ouvrit, bordée de maisons anciennes, changée en mare, ses becs de gaz à moitié éteints par la tempête. Antoine demeurait là, sur la droite, en haut. « Est-il possible que ce soit lui qui l’ait perdue ! pensait Henriette, lui, mon frère ! » Car elle soupçonnait toute la vérité ; à force de songer, elle s’était souvenue qu’au dîner, l’autre soir, elle avait prononcé le nom de Marie, et qu’Antoine avait paru gêné, et ce dernier signe, ajouté à d’autres d’un passé plus lointain, lui avait donné comme une certitude. « C’est par moi qu’elle l’a connu ! » songeait-elle. Vers le milieu de la place, elle s’arrêta, et leva la tête du côté des toits. Elle vit une petite lumière.

Une espérance lui vint, de cette flamme menue qui étoilait les vitres. Il était là. Il n’était pas sorti. Henriette reprit sa course sous les torrents de pluie que les gouttières versaient au milieu de la chaussée. Elle revint sur ses pas, s’engagea dans la rue Saint-Similien, et, tout à coup se jeta dans les ténèbres d’un porche où le vent beuglait comme une sirène de navire. Elle le traversa, luttant contre les rafales. C’était là, au fond d’un couloir, sur la gauche. Aucune lumière, si ce n’est à des étages, bien au-dessus. Henriette monta les cinq marches du corridor banal. Elle le suivait, prise de peur d’être seule, et surtout d’être si près du secret qu’elle venait chercher, tâtant avec les mains les plâtres souillés. Elle entendait le bruit de ses ongles qui faisaient des cercles sur la muraille. Elle ne trouvait pas la porte.

Enfin, avec une impression d’anéantissement, elle sentit l’angle aigu d’une moulure de bois.

Elle recueillit ses forces pour appeler :

– Marie ?

Sa voix était couverte par le vent.

– Marie ?

De l’autre côté de la muraille, il y eut un bruit léger de pas. Une lame de lumière tomba sur l’escalier ; la porte s’ouvrit ; Henriette aperçut Marie, et s’avança, dans ses vêtements trempés qui lui collaient au corps. L’autre se reculait à mesure, pour n’être pas touchée. Elle avait mis sa main en avant.

– Tu n’aurais pas dû venir, dit-elle d’une voix d’angoisse. Non, non, ne viens pas ! N’approche pas !

Henriette s’arrêta, stupéfaite. Son amie était appuyée à la table où brûlait la lampe à pétrole qu’elles avaient achetée ensemble, un jour de joie. Elle était habillée de neuf, prête pour sortir, presque élégante, avec un chapeau noir à grands bords d’où s’échappait une touffe de plumes d’un rouge violent, un collet de déballage, brodé de clinquant et noir comme son chapeau, des bottines à talons hauts qui la grandissaient, des gants, un parapluie de soie posé sur le bras. Et elle se tenait droite, pâle, résolue à tout dire.

– Je suis accourue, Marie, dès la fin du travail… je ne croyais pas…

– Que ce fût vrai, n’est-ce pas ? Eh bien ! si, c’est vrai !…

Henriette trouva la force de maîtriser la douleur aiguë qui l’atteignait au cœur. Elle s’avança un peu, le long de la table, de l’autre côté de la lampe, et dit doucement, comme une grande sœur :

– Marie, dis-moi que ce n’est qu’une folie qui t’a prise ? Nous sommes amies. Quitte ton manteau ; laisse-moi m’asseoir ; causons toutes deux.

Mais Marie s’éloigna d’autant. Ses yeux, sombres jusqu’au fond, ses yeux d’où la passion heurtée avait chassé toute tendresse, brillaient comme des pierres dures et suspectes.

– Non, dit-elle froidement. Je ne suis plus digne de toi. Va-t’en !

– Écoute-moi seulement, et je m’en irai, et je ne reviendrai pas, si tu le veux.

– Non, tout ce que tu pourras dire est inutile, tout…

Elle croisa les bras, elle se pencha un peu. Le feu de la petite lampe souligna d’un trait ardent le rire de colère de sa bouche.

– C’est fini, comprends-tu ? J’en ai assez de la misère et assez de vos vertus ! Moi, je ne crois à rien. Moi, je n’ai pas longtemps à vivre et je veux jouir de la vie ! Moi, je suis une fille perdue ! Lui ou un autre, qu’est-ce que ça te fait ?

Elle hésita une seconde, et dit :

– Je suis attendue. Il faut que j’aille.

Henriette tendit ses deux mains en avant, comme pour l’arrêter.

– Mais tu ne le connais donc pas ?

– Mieux que toi, qui le détestes !

– Il t’a trompé : il va partir au régiment.

– Je le sais.

– Il t’a promis de t’épouser, n’est-ce pas ? Tu l’as cru ?

– Non.

– Pas même ! pas même !

Henriette se couvrit le visage de ses mains, et se mit à sangloter. Mais Marie s’était redressée. Et, la taille cambrée, les bras croisés, défiant la vie, la mort, les voisins qui pourraient l’entendre par l’escalier béant, elle cria :

– Je l’aime !

Des sanglots lui répondirent. Puis les mains où tremblaient les larmes s’abattirent.

Et Henriette se recula alors, en regardant Marie. Elle s’éloigna lentement. La lumière, par degrés insensibles, décrût sur sa figure pâlie, tirée, mouillée de pleurs. Il décrût aussi et s’évanouit, le reflet doré de ses cheveux que le vent avait ramenés sur ses joues. Un moment, elle s’appuya le long de la porte, à la muraille. Elle était comme le dernier remords qui s’en va. Elle était la pitié qui attend jusqu’au bout.

Et elle rentra dans la grande nuit.

. . . . . . . . . . .

Du cahier gris, neuf heures du soir : « Je ne croyais pas pouvoir tant souffrir à cause d’elle, ni tant l’aimer. Nous voici séparées. Elle est tombée, et elle me chasse. Moi qui me réjouissais de la mener jusqu’à l’avenir d’honnête femme que j’entrevoyais pour elle ! Moi qui lui essayais en rêve sa robe blanche de mariée ! Pauvre chère sœur perdue ! Même à présent, il me semble que si je t’avais connue toute petite, tu n’aurais jamais quitté ma main ! Je n’étais pas de force. Elle a eu trop de misère aussi. À force de travailler, et de n’avoir pas de quoi vivre, quand rien ne vous soutient et que tout vous tente, un jour on se souvient qu’on est femme, et adieu tout ! »

Henriette s’interrompit d’écrire. Elle était seule dans sa chambre, brisée de fatigue, écoutant la pluie fouetter les vitres. Un indicible malaise d’esprit l’avait saisie. C’est qu’on ne côtoie pas sans péril la faute toute vivante et qui ne pleure pas encore. C’est que, pendant trois jours, elle avait trop vécu de ce rêve mauvais. Et en elle, qui luttait, se relevèrent toutes les tentations de sa vie laborieuse. Elle sentit la pointe mordante de tous les regards qui s’étaient attachés sur elle, depuis qu’elle avait l’âge d’être insultée, c’est-à-dire depuis les années lointaines où elle partait en apprentissage, avec son panier au bras, un bonnet de linge sur la tête. Ils l’enveloppaient de leur convoitise, ces yeux d’adolescents, d’hommes mûrs, de vieillards suiveurs d’enfants. Elle entendait les mots murmurés derrière elle, dans la rue, les propos équivoques des commis et des patrons de magasin ; elle relisait les lettres où on lui offrait d’acheter pour elle des maisons de modes ou des ateliers de couture. Elle avait la vision obsédante de ces pièges multipliés autour d’elle, et qu’elle évitait sans presque y penser d’ordinaire ; de la persécution infatigable que rien ne décourage et que rien n’étonne. Le monde lui apparut dans sa laideur brutale, se ruant à la perte des faibles, des pauvres, de celles qui mériteraient au moins cette pitié de n’avoir pas à savoir la vie quand elles sont si petites, ni à se défendre quand elles ont déjà tant de mal à vivre. Et elle éprouva cette crainte de soi-même qui fait qu’on pardonne mieux aux autres.

« Mon Dieu ! dit-elle, que je ne succombe pas à mon tour ! »

Elle avait peur. Elle avait hâte d’échapper à ces pensées louches qui rôdent autour des fautes aperçues.

Où était l’abri ? Qui la défendrait contre l’envahissement de ces souvenirs, tout à coup soulevés en elle ?

Elle se réfugia dans le songe des années lointaines, quand la mère vivait, et la tenait, toute frêle, à son ombre. Elle chercha, avec effort, à se représenter la physionomie de quelques jeunes filles, aujourd’hui mariées et heureuses, dont l’exemple pouvait combattre les imaginations de cette nuit mauvaise. Puis elle quitta le guéridon, ouvrit la petite bibliothèque vitrée, et prit un livre de prières, bien vieux, que lui avaient donné les sœurs de l’école, autrefois. Une bande de papier jauni marquait des passages que sa jeunesse avait entre tous aimés, et qu’elle n’avait plus relus depuis longtemps. C’étaient les louanges adressées aux vierges, les cantiques où la violence de la chair était exprimée, combattue et vaincue dans le triomphe de l’esprit délivré. Elle lisait, et elle reconnaissait les mots, et elle sentait se ranimer l’émotion qu’ils lui avaient faite, à l’âge où elle comprenait à peine. Elle retrouvait ce goût d’extrême pureté qu’elle avait eu quand elle était enfant, cette paix de l’âme qui monte. Mais ce n’était plus, comme autrefois, un vol silencieux de la pensée. Elle ne montait que pour tendre la main. « Je te relèverai, ma Marie », songeait-elle. Elle disait encore : « Je ne pourrai plus voir une petite de mon quartier sans te voir en elle, et sans l’aimer pour toi. » Et, en fermant le livre, relique des années d’enfance : « Si tu avais eu ma jeunesse étroitement gardée, les leçons que j’ai reçues, la mère que nous avions ! »

XXII

Le sentiment qui suivit cette séparation fut celui d’un isolement cruel. Henriette s’était, en quelques mois, si fortement attachée à Marie, que, depuis la rupture, il lui semblait n’avoir plus d’amies. En vain Reine se faisait plus prévenante et vainement les camarades acceptaient sans humeur la direction de la nouvelle première ; Henriette éprouvait un sentiment de vide et d’abandon.

À la place de Marie, congédiée après trois jours d’absence, elle ne pouvait s’habituer à voir le visage nouveau d’une petite ouvrière qu’avait acceptée madame Clémence. Elle avait même une sévérité qu’elle se reprochait, envers cette enfant qui ne comprenait pas, et qui la regardait parfois comme pour demander : « Pourquoi me traitez-vous autrement, vous qui êtes bonne avec toutes les autres ? »

Une transformation s’opérait en elle, lente et profonde. Henriette, dans cet incident de la vie, avait pris une conscience plus vive encore de la misère humaine. Son cœur s’ouvrait plus largement à la pitié. Au lieu de chercher une consolation dans la pensée de l’amour d’Étienne, elle l’avait cherchée dans l’oubli d’elle-même. D’instinct, presque malgré elle, elle s’était jetée vers la multitude des pauvres et des souffrants qui l’enveloppaient, comme si elle n’était pas faite pour la tendresse d’un seul, mais pour celle qui n’a pas de nom, pas de caresses, et qui participe de l’obscur émiettement des foules. Déjà, sans qu’elle s’en doutât, et bien avant d’avoir connu l’amour d’Étienne, elle avait reçu l’aveu de ceux-là que personne n’aime. Ils l’avaient protégée contre la vie qui dévore les autres ; ils lui avaient donné la joie de se sentir utile, bienfaisante, remerciée par des larmes. À présent, ce souvenir l’emportait vers eux, non sans retour et sans partage, mais puissamment.

Le dimanche, lorsqu’elle ne sortait pas avec l’oncle Éloi, elle passait une heure ou deux avec ses amis du quartier, sous les arbres de l’avenue Sainte-Anne, où le soleil d’automne assemblait les enfants et les femmes. On ne la craignait plus du tout. On l’avait adoptée. Ou bien elle allait voir, et c’était encore pour s’occuper d’eux, le vieux prêtre habitué dont le jardin donnait sur la rue de la Hautière. Ils parlaient de leur commune clientèle.

Quelquefois cependant un souvenir, une rencontre, la jetaient impétueusement vers d’autres rêves. Un matin, pendant le trajet qu’elle faisait du logis de la rue de l’Ermitage à l’atelier, elle suivit un ménage d’amoureux, des gens comme elle, bien humbles, qui n’avaient à eux que leur jeunesse. Et, pour les avoir regardés, pour avoir passé près d’eux, Henriette fut troublée de songes d’amour, comme ceux qui, au printemps, s’attardent dans la traînée de brise où court le parfum de l’épine noire en fleur. Elle songea : « Je dirai oui au grand Étienne, quand il viendra. Et nous irons comme eux, dans la grande fête rapide que devinent les passants. » Et puis ces poussées de jeunesse s’évanouissaient, et il suffisait à Henriette de se retrouver avec Marcelle Esnault l’infirme, avec la Vivien, avec l’une quelconque des misères à demi consolées par elle et qui lui souriaient, pour dire, dans le secret de son âme : « Je crois que je ne pourrai plus vous quitter : vous êtes ma vie. »

Plus que tout autre et plus que jamais, Éloi Madiot avait besoin de sa présence et des paroles qu’elle savait dire à ceux qui se plaignaient, comme si elle-même n’avait eu d’autre peine que la peine des autres. Il était resté accablé sous le coup de la découverte qu’il avait faite, et incapable de décision. L’idée d’avoir avec Antoine une explication décisive l’épouvantait. Les semaines s’écoulaient et il retardait toujours. Il s’accusait de lâcheté, et il n’agissait pas. Henriette, le trouvant plus taciturne que de coutume, hésitait à croire que l’âge seul en fût la cause. Elle lui demandait : « Pourquoi ne me dites-vous pas tout ? Puisque vous souffrez, je suis là pour savoir ? » Mais il ne répondait rien.

Dans la seconde quinzaine de novembre, quelques jours avant la date fixée pour le départ des conscrits, Éloi se décida enfin à faire la démarche qui lui coûtait tant. Il alla attendre son neveu, à la sortie de l’atelier, et lui dit :

– Écoute, Antoine. J’ai été vif, l’autre soir, parce que tu ne me parlais pas honnêtement de l’armée. On ne peut pourtant pas se quitter comme ça. La veille du départ, c’est vacances. Veux-tu que j’aille te chercher, et que nous prenions un verre ensemble ?

L’ouvrier, étonné, défiant comme de coutume, réfléchit un moment, et dit :

– À la condition qu’on ne me parle plus de M. Lemarié, je veux bien.

Cette veille du départ arriva.

XXIII

Dès huit heures du matin, Éloi Madiot avait commencé une « tournée » pour célébrer l’entrée d’Antoine à la caserne. Les conscrits devaient être rendus le lendemain à La Roche-sur-Yon ; Antoine prendrait donc, avec les camarades, un train du soir.

Il était midi. L’oncle et le neveu avaient fait d’abord une station à la Croix de Fer, vieil hôtel situé près des ruines de l’usine Lemarié, où l’habitude ramenait le vieux cloueur de caisses. De là, à travers le quartier des ponts, ils s’étaient rendus sous les treilles d’un cabaret de banlieue, non loin de la prairie de Mauves, « un endroit fameux, disait Éloi, où il y a un petit muscadet de Loire si drôle qu’on danse en le voyant. » Il dansait un peu avant de l’avoir vu, congestionné par la fouettée d’air vif qui descendait la Loire. Il fêtait l’entrée au régiment. Des souvenirs qu’il tenait pour glorieux, pour une sorte de devoir militaire, lui représentaient cette veille de départ comme un jour de vacarme et d’ivresse. Et tout ce qu’il avait gardé d’entrain et de jurons était dehors. Il parlait haut, racontant des choses lointaines d’une armée qui n’est plus, citant des noms, à jamais obscurs, d’officiers qu’il avait connus et de villages où il avait campé. De son bras gauche encore raidi par la blessure, il tirait, il traînait presque ce pâle neveu, chétif à côté de lui, et qui ne comprenait point. Par la gaieté, le vieux semblait le plus jeune ; sur ses fortes épaules, sa tête rouge et blanche dodelinait. En passant devant les marchandes de légumes, assises entre leurs paniers comme dans une niche verte, il abaissait les yeux sur le chapeau mou qui lui frôlait l’épaule, et souriait dédaigneusement pour faire entendre : « Voilà les conscrits d’aujourd’hui ! Est-ce que ça me ressemble ? Voyez, mes belles, ce que nous étions, ce que nous sommes ! »

L’autre, souple, les yeux fureteurs, se laissait conduire, pas plus troublé que d’habitude. À présent, ils avaient retraversé la ville, sans savoir pourquoi, et, incapables de déjeuner, sentant le besoin de combattre la fatigue qui grandissait, ils étaient attablés au fond d’une gargote de la rue Saint-Similien, Aux Sept Frères Tranquilles. Éloi, assis à contre-jour, continuait de parler avec une animation croissante. Mais la figure du vieil ouvrier avait cessé d’être expressive. Elle n’obéissait plus que malaisément à l’effort de l’idée, et ce n’était qu’une obéissance partielle, un mouvement de la mâchoire, qui n’intéressait ni les yeux, ni le front, ni les joues, fixés dans l’hébétement de l’alcool. Antoine, accoté contre le mur, ne buvait plus. Tous deux, sur la table de marbre, ils prenaient et soulevaient de temps à autre un verre de mauvaise absinthe, en disant : « À la tienne ! – À la vôtre ! » Mais l’oncle seul ouvrait la bouche pour essayer de boire, et, à chaque coup, des gouttes de liqueur verte, échappées et coulant entre les poils rasés de sa barbe, le faisaient frissonner comme une brûlure. Cela l’irritait et l’excitait autant que ce qu’il avait bu.

La salle était pleine d’une fumée de ragoût, qui mouillait le plafond. Des habitués mangeaient aux tables les plus voisines de la devanture basse, que voilaient jusqu’à la deuxième vitre des rideaux de lustrine verte. Aucun ne semblait entendre la discussion qui s’animait, la voix de chantre d’Éloi Madiot, le fausset traînant d’Antoine. Seule, une grande fille rousse et lasse, la servante assise près de la devanture, un rayon de soleil dans les cheveux, le coude appuyé sur la tringle du rideau, épiait du coin de l’œil et sans tourner la tête ce petit mécanicien quelle connaissait.

– Enfin, de mon temps, disait l’oncle, on était plus gai que ça, la veille du départ. T’as pas l’air d’un conscrit !

– Je vous ai dit mon avis là-dessus, mon oncle, et je n’en change pas tous les jours. Je vas au régiment comme à mon malheur.

Il acheva sa pensée d’un geste de la main et de la tête rejetés en arrière, qui signifiait : « J’aurai tout le temps l’idée d’en sortir, et tous les moyens me seront bons. »

Le vieux, qui ne pouvait se retenir de donner des conseils, trop enfoncé d’ailleurs dans l’ivresse pour remarquer la violence froide de ces mots d’Antoine, poursuivit :

– Tu verras : suffit de se mettre bien la théorie dans l’esprit, et d’obéir aux chefs, et puis de regarder comment font les autres. Pas trop de boisson, au régiment. Pas trop de femmes non plus… Les officiers n’aiment pas que les soldats aient un ménage en ville…

Il cligna l’œil droit, et ajouta :

– Si tu as une petite amie, Antoine, l’emmène pas !

Et le pauvre homme crut que son neveu riait, tandis qu’Antoine frémissait, atteint au fond de son être, car il l’aimait, lui aussi, la malheureuse fille qu’il allait quitter.

L’oncle se força un peu pour rire, afin d’être à l’unisson, et, trouvant l’occasion favorable pour poser la question depuis si longtemps réservée :

– Je pense que tu as mauvaise tête, Antoine, mais que tu voudras tout de même faire honneur à la famille, à moi d’abord, et puis…

Une voix sifflante et basse l’interrompit.

– La famille ?

– Eh bien ! oui, dit le bonhomme, la famille, ta sœur et moi…

– Faut pas me la faire, le vieux ! Je la connais, ma famille, et je sais que j’ai été volé, volé, volé, entendez-vous !

Antoine s’était courbé sur la table, tout près de l’oncle Madiot qui faisait signe de sa mauvaise main : « Pas si haut ! pas si haut ! » Il entendait les glissements de pieds des clients qui écoutaient. La servante rousse, au bout de la salle, se renversa sur sa chaise en riant.

– Eh ! là-bas, vous autres, faut pas vous battre !

Mais le jeune homme, emporté par la rancune qui avait fait dévier toute sa vie, continuait, jetant ses mots à la face du vieux :

– Oui, j’ai été volé par celle qui n’avait pas de droits chez nous ! Elle m’a pris ma part de tout. Vous, l’oncle Madiot, vous m’avez trompé…

– C’est pas vrai ; je n’ai rien dit.

– Mais je sais tout, j’ai appris tout. Le jour où je l’ai su, je suis parti pour ne plus vous voir. Je n’ai jamais rien été chez vous, et elle y a toujours fait la loi. Dites donc que ce n’est pas vrai ? Niez-le donc ? Pourtant je suis le fils du père Madiot, moi ! Quand je la rencontre, le cœur me tremble de jalousie.

– Antoine, tais-toi maintenant, tais-toi !

– Si c’est ça ce que vous êtes venu chercher, vous êtes servi : je la déteste !

À ce mot-là, Antoine s’était levé. Il ne faisait plus attention à l’oncle Madiot, qui courbait de honte ses grosses épaules. Il regardait, autour de la salle, les consommateurs devenus attentifs, et qui tournaient la tête, cauteleusement, du côté du bruit. Mais, au fur et à mesure qu’ils rencontraient les yeux gris de l’ouvrier, ils se remettaient à considérer leur verre, comme indifférents à tout le reste. Quand il jugea le cabaret rentré dans l’ordre, Antoine tira de son gousset une pièce de quarante sous, et la jeta sur le marbre.

– C’est moi qui paye, dit-il tout haut.

La pièce sonna ; la fille rousse se redressa ; et, l’œil sur la rue, entre les tables, Antoine s’avança, pâle comme ceux qui vont s’évanouir.

Le vieux marchait en arrière, à petits pas mous, ronchonnant on ne savait quoi, les yeux baissés, la moustache blanche relevée par un pli terrible. Plusieurs eurent l’idée que les deux hommes allaient se battre, en effet. Il n’en fut rien. Antoine s’arrêta sur le seuil des Sept Frères Tranquilles. Il examina la boue qui blondissait, puis l’ouverture de la rue, par où venait un soleil d’automne incliné et faible, et il monta vers la gauche.

Alors, derrière lui, une voix formidable, faussée par la colère et par le vin, une voix qui fit sonner les devantures de la rue Saint-Similien, cria :

– Vermine !

Ce fut la dernière parole, l’adieu à jamais.

L’ouvrier haussa les épaules, et continua son chemin.

Il alla droit chez sa maîtresse, et, dans la cour, entre des murailles habitées comme des cloisons de ruche, lui, pour la première fois, au lieu de se glisser, il appela :

– Marie !

XXIV

Elle l’attendait. Pour elle aussi, cette journée marquait l’entrée dans l’inconnu. Deux fois déjà, Marie Schwarz avait éprouvé l’angoisse des abandons sans remède probable, la première fois lorsqu’elle s’était vue chassée par sa mère, la seconde fois en arrivant seule à Nantes, dans ces heures de détresse où elle avait rencontré Henriette. À présent son amant partait ; et ce n’était pas seulement la misère pour le lendemain, c’était encore, pour le soir même, la séparation certaine, peut-être à jamais. Mais telle est la prodigieuse jeunesse : elle souriait, quand elle apparut, d’avoir à faire une dernière promenade avec lui.

Antoine, tout pâle encore, la saisit par le poignet, et dit :

– Arrive ! J’ai besoin de prendre l’air. Je viens de faire mes adieux à l’oncle Éloi, et, je crois, pour longtemps.

Elle comprit qu’il avait bu un peu, qu’il s’était disputé, et que sa mauvaise tête de Breton était aux champs. Alors, voilant le sourire qu’elle avait eu pour lui, et douce pour qu’il n’y eût pas de scène dans la rue, elle suivit l’ouvrier qui racontait sa matinée. Il se tenait droit, mais il avait les yeux étranges. Elle avait passé le bras dans celui d’Antoine. Elle allait, glissant sur le pavé gras, sans autre volonté que de ne pas contrarier l’homme qu’elle sentait irrité.

Ils furent bientôt dans le quartier commerçant de la rue Crébillon, où Marie travaillait autrefois, et où elle évitait d’ordinaire de passer, à présent. Un sentiment de pudeur qu’il n’aurait pas compris écartait Marie de ce chemin, qu’elle avait parcouru seule et honnête fille pendant tout l’été. Derrière les glaces des magasins, elle apercevait la silhouette d’employés qu’elle connaissait de vue, et qui s’étaient souvent retournés quand elle descendait, à la nuit dorée de sept heures, les soirs de mai. Elle croisait des clientes de madame Clémence, roses sous leur voilette serrée, le cou enfoui dans des fourrures, et pour lesquelles elle avait essayé des chapeaux, peut-être ceux mêmes qu’elles portaient. Les dames ne la regardaient pas, ayant deviné de très loin, entre leurs cils, à l’ensemble du groupe, qu’elle n’était pas du monde. Cependant elle se sentait gênée. Elle avait peur de se heurter tout à coup à quelqu’une de ces demoiselles de l’atelier, ou à un commis de chez Mourieux. Aussi, elle accepta vivement, lorsque, dégrisé par l’air, Antoine dit, au tournant d’une rue :

– Je ne sais pas ce que je fais ici. Veux-tu venir à la campagne ?

Ils remontèrent aussitôt à l’ouest, vers la Ville-en-Bois et vers Chantenay. Ils s’écartèrent des quartiers riches, faisant le tour par des ruelles de banlieue qui leur étaient familières. La marche fatiguait Marie, mais Marie ne se plaignait pas. Antoine, redevenu lui-même, ne gardait plus de l’équipée et de la dispute du matin qu’une mélancolie noire où elle l’avait vu souvent plongé, et qui n’était que la domination, à certains moments de crise, de la race autrefois associée aux tristesses de la mer bretonne. Il lui parlait bas. Il essayait de la consoler, sans rien trouver qui fût un allégement à une double douleur qui n’en comportait pas.

C’étaient des mots qui n’avaient d’autre valeur que d’être dits doucement et dans la peine.

– Je t’enverrai mon prêt, ça t’aidera un peu… Et puis… deux ans… Je serai peut-être réformé… Quand je serai libéré, je me marierai avec toi, dis, Marie ?

Elle écoutait. Elle savait que le prêt ne la ferait pas vivre deux jours ; qu’Antoine ne reviendrait pas ; que, libéré du service, il ne l’épouserait pas. Et cependant la femme, l’être de dévouement et d’immortel amour qu’elle aurait pu être, s’épanouissait encore au son des paroles faites pour d’autres, pour celles qui ne sont pas tombées et qui ont le cœur dans l’avenir.

Au large du coteau de Miséri, vers le milieu d’une montée, comme ils marchaient toujours, ils se trouvèrent en face du soleil qui descendait. Une moiteur les pénétra. Marie pensa au jour très lointain où, avec Henriette, elle était allée chez les Loutrel de la prairie de Mauves, par ce grand chaud qui énervait.

Et tout de suite elle demanda :

– Tu iras lui dire adieu, Antoine ?

Il répondit durement : « Non. » Elle se tut, elle détourna, contrariée, son visage vers les murs de jardins qui bordaient la rue faubourienne. Il y avait des pinceaux de feuilles jaunes au bout des branches dégarnies. Quand le vent souillait, ils balayaient la vieille chaux des clôtures, toute verdie de mousse et noircie de fumée. On entendait ce glissement funèbre, celui des ruisseaux en pente et le ronflement des volants d’usine. Très haut, dans la lumière, des linots voyageaient, attirés par les terrains vagues ou sèchent les derniers chardons.

Antoine et Marie ne se donnaient plus le bras. Le nom d’Henriette les avait séparés de pensée.

Tout à coup, par la brèche d’une clôture en ruines, ils aperçurent quelques maisons à leurs pieds, et, au-delà des prés qui emplissaient la pente, la campagne et un homme qui labourait un champ ; sur la gauche, un peu en avant, la porte ouverte d’un cimetière.

– Tiens, dit Antoine, je ne croyais pas être si près. Puisque je suis venu jusque-là, je ne partirai pas sans la revoir.

– Tu as raison, répondit Marie. Dans deux minutes nous serons rue de l’Ermitage. Si elle est rentrée, elle sera si heureuse !

Mais, lui, prenant les devants, tourna au bout de trente pas, et pénétra dans le cimetière.

Marie cria :

– Antoine ! Je ne veux pas ! J’ai peur des cimetières, moi, tu sais !

Il continuait. Lorsque Marie se décida à entrer elle-même, – en se signant par habitude, – il était déjà loin. D’un geste alarmé, elle releva sa robe des deux côtés, comme s’il eût traîné des germes de mort dans le sable. Les tombes blanches, alignées, la repoussaient au milieu de l’allée, où il y avait, de place en place, des couronnes fanées qu’elle évitait. Toute lasse qu’elle fût, elle courait pour rejoindre Antoine.

L’ouvrier s’était enfoncé, à droite, dans une partie du cimetière où les croix de pierre mêlées de croix de bois étaient moins hautes. Il se tenait debout, le chapeau à la main et appuyé contre le gilet, comme un paysan embarrassé, et il regardait une croix de bois noir, vieille, penchée, sur laquelle était écrit, en lettres blanches ponctuées de larmes : « À Prosper Madiot, manœuvre, âgé de quarante-quatre ans, six mois, deux jours, et à Jacqueline Mélier, son épouse, âgée de trente et un ans et huit mois, leurs enfants inconsolables. »

Marie le rejoignit, et s’agenouilla derrière lui.

Il disait tout haut, avec cet air de rêve qu’elle lui connaissait :

– Si c’est pas pitié ! Ils n’ont pas été heureux ces deux-là !

Un bouquet de roses du Bengale, encore frais, écrasé par les dernières pluies, était posé en travers sur l’herbe de la tombe. Antoine le poussa du pied hors de l’enceinte où reposaient ses morts.

– Je vas leur envoyer une couronne, et une belle, pour mon adieu. Ohé ! l’ancienne qui dors là, je ne t’en veux pas. Tu peux dormir. Moi, je m’en vas à l’armée. C’est à Lemarié que j’en veux, lui qui t’a séduite pour de l’argent, ma mère de misère, et qui t’a passée à un de ses ouvriers. Tu étais trop bonne encore pour un manœuvre de l’usine. Ohé ! ma pauvre mère blonde, on n’était pas heureux tous les jours, je me rappelle. Mon père te battait. Il détestait son maître, et il le battait sur toi. Tu pleurais plus que ta part. Je suis le fils de vous deux, et c’est pour ça que je suis triste, des fois. Vieille maman, je n’ai pas eu de chance, moi non plus. J’aurais mieux aimé être ta fille, parce que tu l’aimais mieux que moi. Tu la conduisais à l’école avec ton tablier bleu, et tu cachais pour elle des pommes dans ta poche. Le soir, tu la chérissais pendant que je m’endormais tout seul dans le coin de la chambre. Et puis, quand tu as été morte, mon père ne me donnait que des coups de pied et des claques, parce qu’il buvait. Toi, au moins, tu ne me frappais pas. Je me rappelle tout, ma mère de misère, et j’ai le cœur gros… Mais sois tranquille je n’ai jamais dit ce que je savais qu’à l’oncle Madiot, parce qu’il me provoquait. Je ne le dirai pas aux autres. Je ne veux pas qu’on parle mal de toi. Car, bien sûr, si tu étais là, tu me plaindrais, moi qui m’en vas au régiment. Ça me tourne le sang rien que d’y penser. Ils m’enlèvent ma maîtresse. Je serai un mauvais soldat. Peut-être que j’aurais fait quelque chose de bien, si j’avais eu ma maison, ma femme, et du travail pour faire aller le ménage, comme les très vieux qui n’avaient pas de service, et comme ceux qui naîtront plus tard. Mais voilà, les temps ne sont pas encore venus. Adieu, la mère ! adieu, le père ! Je suis malheureux, après vous qui l’étiez. Seulement je ne suis pas comme vous qui preniez patience, et j’ai la main plus près de mon droit. Adieu, les vieux !

Antoine se détourna, se pencha au-dessus de Marie agenouillée, et dit :

– Je n’ai plus que toi.

Il voulut l’embrasser, mais il la vit toute blanche, les yeux agrandis par l’angoisse, et fixes.

– Qu’as-tu, Marie ?

Elle ne répondit pas. Ce qu’elle avait ? En écoutant parler son amant, elle venait d’apercevoir, pour la première fois avec tant de netteté, l’effroyable abandon, ce que serait le lendemain sans Antoine, sans métier, et sans plus l’amitié ni le courage d’autrefois. Et elle se sentait incapable de porter ce poids de douleur. Et elle défaillait presque.

– Qu’as-tu ? demanda Antoine. Parle donc ?

Il la soutenait, et, du regard, cherchait un secours, quelqu’un qu’il pût appeler, si elle s’évanouissait. Vers la porte d’entrée, il y avait une femme qui ratissait, avec une douceur de caresse, un endroit fraîchement sablé. C’était tout. Le soir descendait. Les linots filaient dans l’air, éparpillés, inquiets, gagnant l’abri.

Cependant, au bord des yeux de Marie, les larmes apparurent, coulèrent, se précipitèrent, tandis que des sanglots secouaient le corps mince de la jeune fille. Et Antoine, voyant qu’elle pleurait, et que ce n’était qu’un chagrin de femme, la repoussa, et dit brutalement :

– C’est bon, c’est bon. Sèche-moi ça, et viens-t’en !

Elle répondit, comme le font tant de pauvresses, par un regard de douleur soumise, un frisson de tout l’être, et elle se mit à le suivre, laissant traîner, cette fois, sa robe sur les tombes. La femme qui ratissait crut qu’ils venaient de pleurer sur quelque mort à peine enfoui, de ceux dont on se souvient encore.

Ils n’avaient pleuré que sur eux-mêmes.

XXV

Du cahier gris. – « Mon frère est parti sans me dire adieu. L’oncle Madiot est rentré si furieux contre lui, que je n’ai pas pu le calmer. S’il m’avait raconté la discussion qu’il a eue, j’aurais peut-être mieux réussi. Mais il s’est borné à me dire : « Henriette, je ne veux plus que tu lui donnes de l’argent ; je ne veux plus que tu le voies ! » Je ne sais pas si je serai bien fidèle à la défense. En somme, je suis l’aînée, et notre mère est morte, et je suis première. Ça me fait trois devoirs, quand il a tout dépensé.

» Lui-même, mon oncle Éloi, est allé ce matin voir les Loutrel. Il paraît qu’Étienne a pour ami un sergent du régiment de la Roche-sur-Yon, et, par lui, mon oncle aura des nouvelles d’Antoine.

» Ce qui me fait le plus pitié, c’est Marie. La voilà seule, avec la misère revenue, et j’en suis sûre, le remords en plus. Si je savais qu’elle voulût me recevoir ! J’ai encore sur la joue son baiser du jour de Mauves, quand elle me disait : « Aimez-moi ! » Mais je prierai madame Lemarié de s’informer. Elle ira, elle me dira si je puis aller à mon tour, puisque j’ai été repoussée. C’était la honte qui me chassait. À présent, si la pauvreté me rappelle, comme j’ouvrirai les bras, largement, joyeusement ! Cette joie de se pencher, et d’attirer à soi, je n’en sais pas de pareille ! Antoine me l’a refusée. Marie m’en a vite privée.

» Que de choses se succèdent autour de moi, qui m’enlèvent la préoccupation de moi-même ! Mon oncle m’inquiète aussi. Je le trouve, pour la première fois, renfermé. Il doit avoir bien du mal à me cacher ce qu’il a. Je ne lui croyais pas de secrets pour moi, et je sens qu’il en a un, maintenant. La maison est plus sombre. J’ai de la peine à rester celle qu’on nommait la gaie Henriette.

» Mieux vaut, de toute façon, penser aux autres. L’idée m’est venue de compléter les litanies que je trouve dans les livres. C’est facile. Moi, je dis :

» Seigneur, ayez pitié des mères dont les enfants souffrent ;

» Ayez pitié de ceux qui ont le goût de la justice, et qui ne croient pas en vous ;

» Ayez pitié de celles qui sentent grandir l’usure de leur jeunesse ;

» Ayez pitié des jeunes filles qui s’abandonnent ;

» Ayez pitié de ceux qui aiment et qu’on ne peut pas aimer ;

» Ayez pitié des faibles que vous appelez tout bas. »

Dès la fin de décembre, les nouvelles d’Antoine, que l’oncle apprenait par Étienne, étaient mauvaises. Réputation de mauvaise tête, de querelleur. À la caserne, « on l’avait à l’œil », et les punitions pleuvaient déjà, les unes justifiées, les autres s’ajoutant par surcroît, à cause du fâcheux renom d’Antoine Madiot, qui payait pour d’autres.

Le vieil Éloi avait honte. Et quand le premier janvier vint, il n’osa plus aller à la prairie de Mauves, comme il faisait depuis de si longues années, à pareille date. Il redoutait d’entendre encore : « Tristes nouvelles, monsieur Madiot… »

Ce fut le grand Étienne qui vint, quelques jours plus tard, un dimanche que le soleil était doux. Et il ne cherchait pas l’oncle : il cherchait Henriette.

XXVI

Henriette était sortie. C’était l’après-midi. À travers les brumes transparentes, on voyait le ciel bleu pâle. Les pavillons des bateaux de la Loire ne remuaient pas. On ne sentait, dans l’atmosphère, que le mouvement égal des grandes couches d’air frais qui descendaient jusqu’au sol, et s’élevaient après l’avoir touché.

Aussi, les gens du quartier, les femmes surtout et les enfants, étaient montés sur l’esplanade de l’église Sainte-Anne, longue place plantée, que termine au sud, brusquement, l’escalier monumental à deux branches, qui tombe jusqu’aux quais de la Loire. Ils étaient là chez eux, toute l’année, car les riches n’y viennent guère, et les voitures ne traversent pas l’avenue une fois par jour.

La tiédeur bienfaisante de l’air avait mis dehors même les malades, les vieux et les nouveau-nés. Marcelle Esnault avait été traînée sur la butte dans sa voiture d’infirme, et, par tout son visage que relevait l’oreiller, aspirait la lumière vivifiante, dont c’était une des bien rares fêtes. Les cloches sonnaient pour les vêpres.

Une habitude ancienne assemblait en petits groupes, invariablement les mêmes, tous ceux qui dépassaient la quinzième année. Chaque arbre avait ses familiers, assis en rond sur des chaises apportées de la maison. On tricotait, on causait, on ne faisait rien, les mains sur le tablier ou dans les poches. De temps en temps, une mère jetait un regard sur les enfants qui jouaient par bandes, le long des murs ; elle reconnaissait les siens, les comptait, et reprenait l’attitude première. Toute la misère se chauffait. Toutes les poitrines lasses ouvraient leurs cavernes à la marée délicieuse de la tiédeur hivernale. Henriette, une habituée aussi, mais une passante, allait de groupe en groupe, saluer ses amis. Elle était la seule qui eût l’air d’une riche, – et elle ne l’était pas, – dans ces rassemblements qui, de loin, faisaient foule, et où l’on ne voyait que des tailles de percale, des tabliers sur des jupes noires ou à rayures, des chignons tortillés au-dessus de tempes dégarnies, des jaquettes de toutes saisons, et les casquettes à oreilles des vieux compagnons du vent de Loire. Elle se penchait pour questionner, elle se cambrait pour écouter, fine, longue, coiffée d’un tout petit feutre noir sur sa chevelure d’or, et se profilant, pour tous ces bonnes gens assis, dans la lumière laiteuse qui emplissait l’horizon. Les groupes voisins la regardaient d’un œil jaloux : « Elle parle à ceux-ci : viendra-t-elle à nous ? »

Elle allait à tous, et ceux qu’elle quittait la suivaient aussi du regard, comme une joie perdue.

Sous le premier arbre, il y a un groupe nombreux : Marcelle Esnault, l’infirme, la mère et quatre Bretonnes, femmes de carriers. Personne n’a de sang. Les cheveux, mêlés et mous, ressemblent à du lin battu.

– Figurez-vous, madame Esnault, que cette petite Marcelle a prétendu, l’autre jour, que j’allais me marier, et elle en pleurait ! Je pense que tu es consolée, mon amie Marcelle ?

En parlant, Henriette caressait le visage de l’enfant, immobile dans la charrette aux roues pleines. Les quatre femmes ont dit, l’une après l’autre :

– Ne vous mariez pas ! Ne vous mariez pas ! Ne vous mariez pas ! Ne vous mariez pas !

La mère a parlé la dernière :

– Mariez-vous, si vous trouvez, parce que vous vieillirez.

L’infirme n’a rien dit. Son amitié était comme ses souffrances, qu’elle ne disait que tout bas.

Un peu plus loin, sont assis trois autres amis d’Henriette, trois habitués de la place : un vieil homme en blouse, aveugle ; une femme encore jolie, brune, proprement vêtue d’une robe noire qui n’a plus d’âge ; et une petite fille, trop pâle et trop sérieuse, l’aïeul, la mère, l’enfant. Henriette, qui sait le passé, et de quelle espérance toujours déçue ces trois pauvres sont hantés, demande :

– Vous n’avez rien de nouveau, madame Lusignan ?

Le grand-père répond le premier :

– Non, mademoiselle Henriette ; les bibliothèques des chemins de fer, c’est comme les choses qu’on promet aux enfants pour avoir la paix, et qu’on ne donne pas. Pourtant Ernestine y a droit ! Son mari est mort d’accident, pour le service.

La petite femme brune reprend vivement :

– Mais sans doute, papa. Personne ne prétend le contraire. C’est ce que tu ne veux pas comprendre. Les inspecteurs ont tous reconnu qu’il était mort d’accident. Malheureusement, il n’a pas été tué sur le coup, et alors la Compagnie en fait passer d’autres avant moi.

Elle regarde sa fille :

– Et c’est bien long d’attendre.

Elle regarde Henriette :

– Il faudrait des protections, des hautes.

Henriette a bien causé un quart d’heure avec la femme qui attend une bibliothèque, et, comme elle connaît une riche, elle espère l’intéresser dans l’affaire si difficile, qui est tout l’avenir de ces trois êtres, et toute leur conversation.

– Mademoiselle Henriette ?

Cette fois, c’est une voix fraîche qui a parlé, une porteuse de pain, en taille claire malgré la saison. Elle tient, appuyée contre sa poitrine, la tête de sa sœur jeune, une créature bien frêle, anémiée, malade, qui est petite ouvrière dans une maison de couture.

– N’est-ce pas, mademoiselle Henriette, qu’elle a tort de ne pas vouloir mettre un vésicatoire ?

Les lèvres blanches de la couturière ont répondu :

– Il n’y plus de place pour en mettre. Et puis j’ai mal partout, surtout aux yeux. Connaissez-vous cette douleur-là, mademoiselle Henriette, sous les paupières, comme des charbons ?

– Oui, quelquefois je l’ai eue, à force de veiller, et de voir passer des couleurs. Le grain de l’étoffe lime les yeux.

La porteuse de pain a repris :

– Si vous pouviez la faire envoyer dans le Midi, ou dans une maison où on la soignerait mieux que chez nous ?

Et, comme la malade faisait signe que non, étant de celles qui se sentent trop blessées, qui ne croient plus aux remèdes, Henriette s’est mise à genoux pour être plus près d’elle, et elle a parlé si doucement, si bien, que la petite a fini par dire :

– Vous croyez ?… Je peux guérir ?… Vous trouverez l’argent qu’il faudra ?

Les trois jeunes filles étaient serrées l’une contre l’autre. Leurs visages, qui se ressemblaient si peu, avaient la fraternité charmante du même sentiment.

Et ainsi de suite, d’arbre en arbre, Henriette allait, faisant ses visites. Ce n’était pas seulement des malades ou des pauvres qu’elle rencontrait. Il y avait des demi-riches, c’est-à-dire des gens qui vivent de leur travail sans avoir peur d’en manquer ; et aussi des bien portants, des vaillants, des ménagères qui avaient dix enfants et de la patience pour douze au moins, des gamins rouges comme des brugnons, et des jeunes filles dont le rire, par moments, s’envolait sur la Loire avec le bruit des cloches. Mais elle s’arrêtait plus longtemps auprès de ceux qui souffraient. On la désirait ; on la regrettait ; une bénédiction s’élevait vers elle de cette foule. Henriette se sentait tout enveloppée de pensées qui disaient : « Ne nous abandonnez plus ! Quelle autre que vous s’est penchée sur la misère de ceux-ci ? Les voilà plus forts ; les voilà meilleurs. Une grâce est en vous, qui adoucit la peine. Versez-la sur les abandonnés. Soyez celle qui laisse après elle comme un étonnement d’être heureux. Mademoiselle Henriette, l’Espérance est malade en ce monde. »

Elle marchait, dans une joie légère. Elle remontait la partie de l’avenue qui touche l’église, lorsque, devant elle, Étienne déboucha d’une rue voisine. Presque en même temps, ils s’aperçurent l’un l’autre. Henriette changea à peine d’expression. Mais elle s’arrêta au milieu de la chaussée, et elle le regardait s’approcher. Lui, dans sa veste noire à boutons de corne, sa tête hardie dominant les groupes de promeneurs, il arrivait en se balançant, n’ayant qu’une volonté et qu’une hâte : lire sa destinée écrite là, dans les yeux transparents où luisaient des étoiles. Et ni l’un ni l’autre ils ne songeaient à se cacher, parce que l’heure était venue.

Elle avait un peu pâli. Elle enlevait lentement un de ses gants, afin que son ami sentît mieux la chaleur de l’étreinte, et qu’il ne lui dît pas une seconde fois : « Je suis trop peu de chose pour vous. »

Elle lui tendit la main si délibérément, qu’il en fut surpris.

– Je ne vous fais pas honte, aujourd’hui ?

– Pas plus que jamais, Étienne.

– J’ai été vous chercher rue de l’Ermitage, parce qu’il y a des nouvelles d’Antoine. Il est en prison pour dix jours. Je ne sais trop ce qu’il a fait. On ne me le dit pas.

Il ajouta, pour écarter encore la question souveraine, la question d’amour qui seule remplissait leurs âmes :

– On est sévère pour lui, plus que pour les autres.

Mais ils ne pensaient pas à Antoine ; et le grand pêcheur de Loire, quand il parlait ainsi dans la tiédeur brève du jour tombant, ne songeait qu’à la belle fille arrêtée devant lui, et dont le sourire ressemblait à celui du temps : très doux, mais sans promesse d’aucune sorte.

– Mademoiselle Henriette, dit-il enfin, depuis la dernière fois, voilà des mois, je n’ai eu d’idée que pour vous. Je ne peux plus vivre ainsi dans la peine. Je n’ai le cœur ni à la pêche, ni à la chasse, ni à rien. Ma mère le sait. Elle m’a dit : « Demande-lui au nom de la mère Loutrel, qui est son amie, et elle te répondra. »

Il vit qu’elle devenait plus pâle. Elle cessa de le regarder, baissa la tête, et dit :

– Mon pauvre ami ! mon pauvre ami !

Sa voix se fit plus humble, et reprit :

– Il m’en coûte, allez, de vous faire de la peine. Pardonnez-moi, mais je ne peux pas vous dire oui, je ne peux pas !

Le visage du jeune homme devint rude. Ses sourcils se froncèrent.

– Voilà donc ce que j’ai gagné à vous aimer, et à vous attendre !

– Que voulez-vous, Étienne ? Je me suis interrogée bien souvent, mais c’est peut-être mon métier qui m’a changé le cœur : il me semble que je ne me marierai pas. Vous ne me croyez pas ?

– Non, bien sûr !

Elle releva les yeux, blessée, et dit vivement :

– Que pensez-vous donc de moi ?

– Que vous en aimez un autre, un plus riche, un bourgeois qui a su mieux que moi vous faire la cour, et qui ne vous aime pas tant !

Il parlait presque tout haut, et, ardent à connaître son malheur, décidé à en finir, il reprit, de la même voix irritée :

– Qui est-ce donc ? Je veux le savoir ?

Le reproche s’adoucit dans le regard d’Henriette.

– Vous avez raison, dit-elle, venez.

Que lui importait, à présent, de retraverser l’avenue à côté d’Étienne Loutrel ? Est-ce que ce n’était pas fini d’elle et de lui ?

– Venez.

Sans comprendre, il l’accompagna. Ils descendirent lentement, vers la statue au bord du rocher, là-bas. Lui, hautain, il cherchait son rival, parmi les groupes qu’elle lui désignait à voix basse, et il s’étonnait de ne rencontrer que des vieux, des femmes et des enfants.

– Voici les Goulven, disait-elle ; les Menneret ; Céline Maquet, la couturière, et sa sœur ; le père Lusignan ; les Esnault de la cour des Hervé…

Sur le passage d’Henriette, quelques-uns faisaient un signe d’amitié, mais elle oubliait de les saluer. Elle les voyait à peine, parce qu’elle avait, près d’elle et pénétrant la sienne, l’âme souffrante, l’âme désespérée d’Étienne, qui se taisait. Elle n’entendait pas Marcelle Esnault dire tout tristement :

– Les revoilà ensemble !

Elle arriva au pied de la statue de Sainte-Anne, sur la plus haute marche de l’escalier, assez loin des arbres pour que personne ne surprit ce qu’elle allait dire, et, à demi détournée :

– Ce sont là mes amis, Étienne ; je n’en ai pas d’autres… Je sens qu’il faut que je les serve… Comment ? cela m’est caché, ou à peu près… Croyez-moi si vous voulez : c’est à cause d’eux que je ne me marierai pas. Ils m’ont appelée avant vous, et j’ai eu des chagrins qui m’ont attachée à eux. Je leur suis utile à présent. Si je les abandonnais, j’aurais un remords qui ne se guérirait pas. Et j’accepte pour eux la peine que je me fais à moi-même, Étienne, en vous disant : « Laissez-moi libre. » Car c’est ma vie qu’ils veulent, c’est moi tout entière. Vous ne pouvez pas bien savoir ce qu’il y a entre eux et moi. Moi-même je m’y perds en y pensant. Mais regardez comme ils sont jaloux !

Sous le premier arbre, elle montrait la charrette de Marcelle Esnault. La petite avait fait tourner sa voiture du côté où Henriette était arrêtée. Elle était trop loin pour entendre, mais son extrême sensibilité d’infirme, experte à observer les choses, s’inquiétait et souffrait. Elle avait tendu ses bras sur les rebords de la charrette ; la tête et le buste de l’enfant s’étaient redressés dans un effort qui était un supplice pour elle, mais elle pouvait apercevoir Henriette, et ce qu’elle pensait n’était que trop clair, car ses joues étaient sillonnées de larmes, qui tombaient une à une sur la couverture de laine tricotée.

Étienne considéra Marcelle Esnault, puis le visage exquis d’Henriette où la compassion et la peine de vivre étaient toutes deux mêlées. Et sans doute il ne comprit pas tout. Mais il devina qu’elle ne le trompait pas ; qu’une puissance mystérieuse, plus forte que l’amour, mais qui ne l’excluait point, les arrachait l’un à l’autre.

– Alors il faut que je vous parle. Descendons.

Il descendit, et elle fit de même, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au-dessous du niveau de l’avenue.

L’escalier était désert. Le soleil incliné rougissait les marches de granit. Henriette et le grand Étienne étaient seuls, tous deux jeunes, tous deux beaux et le cœur meurtri par l’amour. Leur secret n’avait plus de témoins que la Loire étalée à leurs pieds, les campagnes abandonnées à l’hiver, où, sur la verdure courte des prés, montaient, comme des fumées bleues, des haies de peupliers sans feuilles.

Étienne dit :

– Vous voyez là-bas, au delà des îles ?

– Oui, fit Henriette, c’est la prairie de Mauves.

– J’ai passé là des années à vous aimer, Henriette.

Elle répondit, dans un élan de tendresse qui l’empourpra :

– Ah ! si vous l’aviez dit quand j’étais toute jeune !

– Je restais des mois sans vous voir. Mais quand je vous avais vue, je rentrais content. Ma mère ne s’y trompait pas. Elle me disait : « Il n’y a pas de fille dans la ville de Nantes qui ait autant de cœur que celle-là. » Pauvre mère Loutrel, que vous m’avez fait de mal ! Il fallait me dire : « Elle a un cœur pour tous, excepté pour toi. Elle te méprisera. Elle te renverra. Ne la regarde pas ! » Mais moi je croyais en vous, parce que nous avions joué ensemble, et parce que vous aviez l’air heureux, quand vous veniez à la prairie de Mauves. Henriette, je pensais à vous tout le long de la Loire. Quand je n’en pouvais plus de tirer la seine, ou que les mains me gelaient en relevant mes nasses, je me disais : « C’est pour Henriette. » Quand j’avais grande envie de rester sous mes couvertures, les matins d’hiver, et que le père m’éveillait avant le jour, ma mère passait souvent après lui près de mon lit, et elle n’avait qu’à me dire : « Va, mon petit, c’est ton mariage que tu gagnes. »

Henriette l’écoutait, pressée contre lui, la tête levée, ne sachant plus où elle était, ne voyant que la figure irritée d’Étienne. Elle semblait l’implorer pour qu’il se tût. Lui, ne la regardait plus.

– Écoutez encore, poursuivit-il. J’ai passé des nuits à l’affût ; j’ai tendu plus de brasses de filets et de cordées qu’aucun pêcheur de Loire ; j’ai transporté des batelées de légumes à Trentemoult, afin de vous donner un jour l’argent de mon travail. Maintenant, l’argent est gagné. Mais celle pour qui j’ai travaillé me méprise. Je vais partir !…

– Étienne, non, ne partez pas ! Restez ! Oubliez-moi ! Restez pour les vôtres !

– Non pas ! Vous ne pouvez pas vous marier avec moi, mais moi je ne peux pas rester. Ma mère ne me consolerait pas. Toutes les grèves de Loire me parlent de vous, à présent. Je leur en ai trop parlé. Je suis décidé. Il y a trois fils de chez nous qui naviguent déjà, et le père comptait sur moi pour exploiter la pêcherie. Mais le quatrième aussi va prendre la mer, et c’est vous qui l’aurez voulu !

Il se mit à rire, de colère et de chagrin.

– Ouvrez demain votre fenêtre, mademoiselle Henriette, et regardez du côté des chantiers de la Loire. Pas plus tard que demain, vous verrez qu’on commencera à construire une chaloupe de pêche. Elle aura nom comme vous, l’Henriette. C’est elle qui m’emmènera, le plus vite possible, loin d’ici où je souffre trop. Et jamais je ne reviendrai au pays, jamais !

Il étendit le bras vers l’ouest, où fuyait une voile blanche, sauta deux marches, descendit en courant, et se perdit derrière la falaise.

Henriette répéta plusieurs fois, comme égarée elle aussi :

– S’il m’avait parlé plus tôt, toute ma vie serait changée ! Et dire que je le laisse aller !

Mais elle ne le suivit pas.

Elle fixait l’ouverture éclatante du fleuve qu’il avait montrée ; elle voyait déjà s’éloigner la chaloupe qui ne reviendrait jamais.

Quelques buveurs d’air du coteau de Miséri descendirent les marches, et la frôlèrent en passant. Elle sortit du rêve, remonta, et put dire en toute vérité, penchée au-dessus de Marcelle Esnault qui, cette fois, ne comprit pas :

– Jamais tu ne sauras combien j’aime aujourd’hui mon amie Marcelle.

XXVII

Les commandes affluaient chez madame Clémence, et, pendant les semaines qui suivirent ce dimanche où elle avait dit adieu à Étienne, Henriette eut peu le temps de songer à elle-même.

À la fin de janvier, un matin, elle fut prévenue qu’Éloi Madiot l’attendait au bas de l’escalier de madame Clémence. À peine l’eut-il aperçu qui descendait :

– Figure-toi, ma petite, dit-il, Antoine…

– Eh bien ?

Le vieux Madiot avait l’air bouleversé. Il était essoufflé par une longue course, et parlait par saccades.

– Antoine va passer en conseil de guerre !

– Ah ! mon Dieu ! dit Henriette. J’en avais le pressentiment.

– Moi aussi, va, sans te le dire. C’est une honte ! Un Madiot, un neveu à moi en conseil de guerre ! Ça va être dans les journaux !

– Qu’a-t-il fait ?

– J’arrive de Mauves. Étienne ne connaît pas les choses par le menu. Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il paraît qu’Antoine a eu une affaire avec un officier, dans une chambrée, voilà deux jours…

– Avec M. Lemarié, je parie ?

Elle se tenait d’une main à la rampe, penchée en avant.

Il la regarda, tâchant d’éviter le péril, et de ne pas se trahir.

– Oui, dit-il, Lemarié ou un autre, peu importe. C’est toujours la même chose, tu comprends ? Il l’a insulté, il l’a frappé. Dans le métier, il n’y a rien de plus grave…

– Mais alors, interrompit-elle, la peine ? la peine ?

Il la vit si anxieuse qu’il voulut revenir en arrière.

– Mais, ça dépend, ma petite…

– La mort, n’est-ce pas ? Ils sont si durs ! La mort ! Oh ! mon oncle Madiot, tout de même, notre Antoine !…

Le vieux monta une marche, pris de pitié, parce qu’Henriette sanglotait ; il passa le bras sur l’épaule de la jeune fille, et dit :

– Non, mon enfant… j’ai eu tort de parler trop vite… Je ne sais pas encore ce qui a eu lieu… ce n’est peut-être pas si grave… Ne te fais pas de mal à pleurer comme ça… Bien souvent on s’en tire avec de la prison… Henriette, puisque je te dis qu’Étienne n’en sait pas plus long. Ne te désole pas… Tu es déjà assez lasse… Attendons…

Ils apprirent bientôt le peu de ce qui leur restait à apprendre.

Ce n’était que trop vrai. En revenant d’un tir à la cible, Antoine, qui avait bu, était entré dans une autre chambrée que la sienne. Un caporal lui avait donné l’ordre de sortir. Le soldat l’avait injurié, puis, comme le sous-lieutenant Lemarié, arrivé au bruit, réitérait l’ordre, Antoine s’était jeté sur l’officier et l’avait frappé deux fois, à coups de pied, en criant : « Celui-là, je lui ferai son affaire ! » En un instant, on s’était rendu maître de cette brute. Maintenant le procès s’instruisait, et Antoine allait être jugé à Nantes, chef-lieu de la région militaire.

L’épreuve était dure pour Henriette, mais plus encore pour le vieux Madiot.

L’ancien soldat était atteint dans sa fierté de bon serviteur du pays, dans ce qu’il avait de cher et de tout à fait sacré, le culte de l’armée ; il souffrait de penser que son nom allait être prononcé devant un conseil de guerre, et que ce serait celui d’un accusé, et bientôt d’un condamné, car la condamnation, pour lui, ne faisait pas de doute. Mais une autre inquiétude le tenait, et lui enlevait le repos et le sommeil : Antoine allait parler. Le secret serait divulgué, au grand jour d’un tribunal, étudié comme un des documents de la cause, peut-être imprimé dans les journaux, dont Éloi avait la peur superstitieuse. Car c’était certain : Antoine, pour sauver sa vie, ne pouvait essayer que d’un moyen. Les faits n’étaient pas niables. Il pouvait seulement dire : « Je n’ai pas frappé l’officier ; je me suis vengé d’un homme contre lequel j’avais une haine de famille et de sang. Ces Lemarié ont été la cause de la mort de ma mère, de ma séparation d’avec Henriette, de mes opinions de révolté, de ma vie manquée. La querelle a été d’homme à homme, entre le fils d’une femme séduite et le fils du séducteur. » Il le dirait sûrement, d’autant mieux qu’il détestait Henriette.

Éloi Madiot n’avait plus que cette pensée. Et les jours fuyaient, avec une rapidité effrayante. Il était averti du transport d’Antoine de la prison de la Roche-sur-Yon à celle de Nantes, puis de la date probable de l’audience. Enfin il recevait une citation à comparaître, comme témoin à décharge, le 27 février, à une heure de l’après-midi.

Henriette, quelques jours après l’arrestation d’Antoine, avait écrit à madame Lemarié : « Vous comprendrez, madame, que je ne puisse plus aller vous voir, m’exposer à rencontrer chez vous M. Lemarié. Malgré tout, je ne serais pas sœur, si je n’étais portée à défendre mon frère, et si je ne souffrais pas, comme je fais, de la peine terrible dont il est menacé. Je n’oublierai pas la bonté que vous avez eue pour moi, et je suis toujours, madame, votre respectueuse et dévouée – Henriette Madiot. »

Elle attendait, elle aussi, dans l’angoisse, obligée de taire ses pensées, et de travailler sans goût, sans cette fraîcheur d’imagination que bien souvent ses camarades lui avaient enviée. Lorsqu’elle passait sur le quai, pour se rendre à l’atelier, elle voyait, dans son armature d’échafaudages, la coque de la chaloupe d’Étienne. Déjà, sur les membrures courbées, des ouvriers fixaient les planches. Elle se disait qu’il faudrait peu de temps encore, pour que le bateau fût achevé. Les coups de marteau qu’elle entendait lui sonnaient dans le cœur. Et deux dates s’approchaient pour elle, qu’elle redoutait également : celle du jugement d’Antoine, et celle du départ d’Étienne.

XXVIII

À l’extrémité de Nantes, vers l’est, une rue s’ouvre, toute neuve, entre deux murs blancs, celui du quartier de cavalerie et celui de la prison militaire. Triste fin de faubourg. Personne ne passe là, que des gens de corvée, commandés par le métier, soldats, maraîchers, laitiers, officiers de service. Le pavillon de la prison fait l’angle de la rue, à gauche, continué par un bâtiment bas, qui est la salle du conseil de guerre où Antoine Madiot va être jugé. Puis le mur file, droit, aveuglant de blancheur, vers les terrains vagues et la campagne.

Il est une heure. À l’intérieur de la salle, on n’entend que la conversation à demi-voix d’une douzaine de soldats, assis sur les bancs qui font le tour des murs, dans la partie réservée au public. Ils causent, le fusil entre les jambes. Le sergent qui commande le piquet ne dit rien ; il considère alternativement, du même air bourru qui tient ses hommes en respect, ses souliers merveilleusement cirés et les rideaux d’un rouge sombre, couleur de sang jeune et riche, qui pendent aux fenêtres. Il pense au beau temps, et à la chance qu’a eue un de ses camarades d’obtenir la liberté depuis midi jusqu’au soir. La salle est presque jolie sous ces reflets de soleil. Les lambris de chêne ciré luisent tout autour. Au delà de la balustrade qui sépare la salle en deux moitiés, deux tables surélevées, tendues de drap bleu, portent une ligne de clous dorés qui égaient l’espace. La plus grande, barrant le fond, est la table du tribunal ; l’autre, perpendiculaire, le long de la rue, est celle du ministère public et du greffier.

Une heure et demie. Les vitres tremblent au passage d’une voiture. Plusieurs chevaux de selle s’arrêtent dans la rue, invisibles. Les soldats écoutent le pas des officiers qui mettent pied à terre. Un sabre a dû frapper le granit du trottoir. Un silence absolu règne maintenant dans la salle, où il n’y a pas de public. Les soldats se sont levés, rangés en ligne, face à ceux qui vont venir. Deux officiers entrent, une serviette sous le bras : un jeune lieutenant d’infanterie, rose et blond, que l’on devine aimable et bon vivant, et l’officier d’administration qui tiendra la plume. Ils disposent leurs papiers sur la plus petite des tables, et ils attendent les juges.

Il y a là quatorze hommes, et pas une pensée n’est préoccupée du sort d’Antoine Madiot. Il n’aura pas un regard, en arrivant, qui ne lui soit hostile ou indifférent. Le ministère public relit ses premières phrases et ses dernières, qu’il a écrites ; le greffier classe des pièces ; le sergent et les soldats ne connaissent pas Madiot.

À ce moment, une femme en noir, voilée, hésitante, s’est glissée dans l’auditoire désert. Elle va s’asseoir contre la balustrade de séparation, à l’angle du mur. On voit le sombre de ses yeux à travers sa voilette. Celle-là pense à Antoine, pour tous ceux qui ne pensent pas à lui.

– Portez armes ! Présentez armes !

Les sept officiers du conseil font leur entrée par la porte du fond. Ils sont en grande tenue. Les plus jeunes ont à peu près l’âge d’Antoine, des moustaches d’adolescents, des cheveux qu’ils relèvent d’un coup de main en se découvrant, des gants blancs qu’ils posent sur l’extrême bord de la table, à côté du képi galonné, ou du casque dont la crinière tombe droite le long du drap bleu. Ils sont tous graves, quelques-uns avec effort. Ils vont s’ennuyer, parmi ces affaires, toujours les mêmes, qu’ils ont l’habitude et le devoir de juger. Qu’est-ce que ce paquet, affalé contre la boiserie, et tourné obstinément vers la porte par où pénètrent les accusés, la porte de la cour de la prison, que défend un vieux sergent retraité ? C’est une fille du peuple, qui n’a que des yeux passables. Alors ils regardent la muraille en face, au-dessus de la haie des soldats. Et ils s’asseyent, chacun occupant, à droite ou à gauche du colonel qui préside, un rang déterminé par les préséances, officiers d’infanterie, d’artillerie, de cavalerie, un commandant, deux capitaines, des lieutenants.

Marie, pelotonnée dans son coin, ne les avait vus qu’une seconde. Elle fixait une seule chose : la fente, faite d’ombre et de poussière, qui marquait la forme de la porte, en haut. Par là, c’était sa honte, sa vie et son seul amour, hélas ! qui allait entrer. Un homme vêtu d’une toge noire, gros, soufflant, en retard, traversa l’auditoire, et alla se placer derrière une sorte de box à claire-voie destiné à l’accusé. Elle n’y fit pas attention. Quelqu’un le suivait : le vieux Madiot, serré dans sa redingote du dimanche, honteux et digne, son chapeau de soie à la main, n’osant pas s’avancer, et que le sergent fit asseoir de l’autre côté de la balustrade, en face de la table bleue. Marie le reconnut à son pas. Elle épiait l’aube funèbre de la porte, le bruit du bouton de cuivre qu’on allait tourner.

Et tout à coup la fente noire s’illumina, s’ouvrit en épée de feu, s’élargit, et donna passage à un homme entre deux gendarmes.

Marie se leva à moitié, un genou appuyé au banc, ne laissant paraître, au-dessus de la cloison de bois, que le haut de son visage, et le chapeau de feutre avec l’aile dont elle avait enlevé les plumes rouges. Antoine ne la reconnaîtrait peut-être pas ainsi. Il s’avançait, la tête basse, chétif dans sa veste de petite tenue. Marie le trouvait diminué, plus étroit d’épaules qu’autrefois, et comme d’une autre espèce que ceux qui le jugeaient. Tandis qu’il marchait, les officiers l’accompagnaient du regard, les paupières un peu plissées et méprisantes, jusqu’à l’espèce de cage où il s’assit. Un léger frémissement courut entre eux, un signe d’intelligence à peine perceptible : « L’affaire Madiot, la plus grave d’aujourd’hui, un sale type. » Antoine continuait de pencher la tête, absorbé, n’ayant pas l’air de se soucier de connaître ses juges, ni le public s’il y en avait un, ni la salle où on l’avait conduit.

Le colonel dit :

– Levez-vous !

La voix était rude et épaisse. L’homme, grand et fort, sanglé dans sa tunique, le teint rouge, les yeux bleus, les moustaches grises tombantes, était un de ces juges habitués qui ne doutent pas de la culpabilité des accusés qui passent devant eux. Il savait que les instructions étaient soigneusement faites. Il aurait récité le code militaire comme une théorie. Il classait du premier coup d’œil les inculpés d’après leur tempérament : il y avait celui qui ruse, celui qui ment, celui qui menace, et il avait vite fait d’amener à se contredire l’homme qui voulait lutter.

Du même ton, il demanda :

– Vous vous appelez bien Antoine-Jules Madiot, né à Nantes, ouvrier ajusteur, actuellement sous les drapeaux, au 93e régiment d’infanterie, en garnison à la Roche-sur-Yon ?

Avant qu’il eût achevé, un mouvement de surprise fit se dresser toutes les têtes des spectateurs. Antoine Madiot venait de lever les yeux. L’homme n’était plus le même. Ce fut, parmi les officiers et les soldats, un sursaut d’intérêt, comme celui qu’éprouve la foule à l’ouverture du toril, quand le taureau bondit et se révèle bien armé, combatif et puissant. Ces yeux, fixés sur le colonel, étaient d’un gris de métal, durs, sans une nuance d’intimidation. Ils disaient une volonté irréductible, un orgueil que ni les fortes voix, ni les galons, ni la punition assurée n’entameraient. Entre la vie et l’audace qu’ils exprimaient et ce corps d’enfant usé avant de s’être épanoui, il y avait un défaut de proportion saisissant. Une fois de plus, le Breton reparaissait, avec son masque de violence muette et passive. Personne ne pouvait voir au delà. Derrière le masque, dans le secret de l’âme, des larmes coulaient peut-être, mais elles resteraient cachées, à jamais et à tous.

Il répondit, sans effort de voix, sans le moindre tremblement :

– Oui, mon colonel, c’est moi.

La bouche, pâle, demeurait entr’ouverte. On distinguait ses dents blanches. Les paupières ne s’abaissaient pas. Les officiers pensaient : « Il a un regard de forçat. » Marie ne songeait qu’à une chose : « Pourvu qu’il ne me reconnaisse pas ! Je lui enlèverais le courage ! »

– Vous êtes mal noté. Vos chefs vous considèrent comme un indiscipliné, une mauvaise tête. Bien que vous ne soyez au régiment que depuis le mois de novembre dernier, vous aviez déjà quinze jours de salle de police et dix jours de prison, avant ce soir du 23 janvier où vous avez frappé deux de vos supérieurs, le sous-lieutenant de réserve Lemarié et le caporal Magnier. Racontez ce qui s’est passé.

Pas un mot de réponse. Antoine, debout, fixement, regardait.

– Vous ne voulez pas parler ?… C’est bien. Les témoins parleront. Sergent, introduisez le premier témoin.

Le premier témoin était le caporal Magnier, un paysan déluré, bien nourri, satisfait d’être bien vu de ses chefs, qui s’avança en arrondissant le bras, salua, prêta serment, et dit :

– J’étais monté le premier dans la chambre, au retour du tir. Je mets mon fusil, pour le nettoyer, sur mon lit. J’entends quelqu’un derrière moi, je me retourne, et je vois le soldat Madiot qui jette son fusil à côté du mien. Pour lors, je lui dis : « Emportez vot’ fusil, c’est pas vot’ chambre. – Si, qu’il me dit.

– Non, que je dis, sortez et vivement. Vot’ chambre est au-dessus. » Comme il n’obéissait pas, je le prends par l’épaule. Il résistait, mais il venait tout de même. Ça faisait du bruit. Voilà que le lieutenant Lemarié passait dans l’escalier, et qu’il entend le tapage. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore Madiot ? » Il n’avait pas plus tôt parlé, mon colonel, que Madiot se jette sur lui et sur moi, lui envoie deux coups de pieds dans le ventre, un autre à moi dans la jambe, en criant : « Celui-là, je lui ferai son affaire ! » Les hommes l’ont empoigné. Ça été fini.

– Il était ivre ?

– À peu près, mon colonel. Il avait bu sur le terrain de manœuvre. À lui, il ne lui en faut pas beaucoup.

– Reconnaissez-vous les faits, Madiot ?

La voix, sans émotion, répondit :

– Oui.

– Et à qui s’adressait la menace : « Je lui ferai son affaire ! » au caporal ? ou à l’officier ?

– À l’officier, dit le caporal.

– Vous en êtes sûr ?

– Parfaitement : il avait les yeux dessus.

– Est-ce exact, Madiot ?

L’accusé fit signe que oui.

– C’est bien, caporal Magnier, allez vous asseoir. Sergent, introduisez M. Lemarié.

À ce nom, qui sonnait comme un autre aux oreilles des juges, deux cœurs de pauvres gens battirent, celui de Marie et celui d’Éloi Madiot. Antoine ne broncha pas. Il regardait maintenant le haut de l’étoffe rouge qui voilait la fenêtre en face de lui. On eût dit que ce second témoin lui était aussi indifférent que le premier. Cependant, lorsque le jeune homme, en tenue de ville élégante, les gants froissés dans la main gauche, un peu pâle, se fut avancé devant le tribunal, un éclair de colère et de haine traversa les yeux d’Antoine. Puis le regard se perdit de nouveau dans les plis de l’étoffe rouge.

L’interrogatoire recommença, le même d’abord, plus détaillé, avec des réponses autrement formulées ; mais, bientôt, la question se posa des relations antérieures entre Antoine et M. Lemarié. Le vieil Éloi, poussé par l’émotion, s’était à moitié dressé sur les jambes, et, tendu en avant, il écoutait, il regardait avec terreur le petit soldat, se demandant si le secret allait sortir de cette bouche qui avait jusque-là si peu parlé.

– Croyez-vous à la préméditation, monsieur Lemarié ?

– Non, mon colonel ; bien que les relations fussent assez tendues entre mon père et cette famille d’ouvriers, je n’y crois pas. Nous avions eu des difficultés d’intérêt.

– C’est ce qu’il importe d’éclaircir. Voyons, Madiot, est-ce que vous aviez des raisons d’en vouloir à M. Lemarié ici présent ou à sa famille ?

Antoine dit à haute voix :

– Oui.

– Expliquez-vous d’abord, monsieur Lemarié. L’accusé rectifiera, s’il y a lieu.

Éloi pensa : « Nous sommes perdus. » Il fit un mouvement avec le bras, pour attirer l’attention d’Antoine, pour le supplier, d’un geste, de ne pas raconter le passé, mais Antoine n’abaissait pas les yeux.

– Voici, mon colonel : mon père avait refusé d’accorder à un de ses ouvriers, que j’aperçois ici, – il désigna Éloi, – une pension qui n’était pas due légalement, à la suite d’un accident survenu par imprudence. Cet homme est l’oncle de l’accusé. La pension a été réclamée insolemment, à plusieurs reprises, par l’oncle et le neveu. Mon père se montra inflexible, et je crois que l’animosité d’Antoine Madiot n’a pas d’autre cause. Mais je dois ajouter que, dès le lendemain de l’accident, ma mère faisait soigner le malade à ses frais, envoyant son médecin et fournissant les remèdes. Je dois dire encore au conseil qu’après la mort de mon père, elle a immédiatement accordé à l’oncle de l’accusé une retraite de cinq cents francs par an.

Les jeunes officiers, aux deux ailes du conseil, hochèrent la tête, d’un air de dire : « Quel homme, ce Madiot ! »

– Ainsi vous avez entendu, Madiot ? Vous n’auriez eu contre la famille Lemarié que des prétentions discutables. Encore ne vous concernaient-elles pas directement. Tandis que les bons offices dont votre oncle a été l’objet ne sont pas niables. Admettez-vous ce qu’on vient de dire ? Y a-t-il autre chose que nous ne savons pas ? Parlez. Vous avez le plus grand intérêt à ne pas vous taire.

Antoine, les yeux grands ouverts et levés vers le jour, n’eut pas l’air d’entendre.

Deux fois le président répéta la question. Pas un muscle du visage du soldat ne bougea. Il semblait étranger aux débats. Toute la salle épiait ses lèvres immobiles.

Les secondes s’écoulaient. Le colonel se penchait à droite et à gauche, interrogeant les officiers d’un geste de ses mains écartées en éventail : « Impossible de le faire parler. En ai-je dit assez ? Est-ce suffisant ? » Les officiers s’inclinaient à tour de rôle : « Évidemment, l’homme est sans excuse. Une simple canaille. »

L’avocat intervint, et demanda :

– Monsieur le Président, puisque l’accusé persiste dans son système de mutisme, peut-être que cet ouvrier qui l’a élevé, Éloi Madiot, donnerait des indications utiles.

Et on vit le vieux tambour s’avancer vers le tribunal. Il était en ce moment aussi blanc de visage que de cheveux. Il se retrouvait en présence des chefs qu’il avait toute sa vie respectés. De son mieux, il essayait de reprendre l’attitude de l’ancien qui a loyalement servi, et qui sait comment on parle aux supérieurs, et qui ne craint rien. Mais le bras tremblait. La voix tremblait aussi quand il dit :

– Éloi Madiot, soixante-six ans, quatorze ans de service, sept campagnes, deux citations à l’ordre du jour, trente ans d’usine chez Lemarié.

– Que savez-vous ?

Il se tourna vers Antoine. Pour la première fois, leurs yeux se rencontrèrent. Le regard d’Antoine était toujours dur, d’une décision farouche, sans aucun attendrissement. Mais il disait : « À nous deux, l’oncle Madiot, pour sauver l’honneur de la vieille mère ! J’ai fait tout mon devoir : à vous ! » Éloi comprit : « Pour sauver Henriette ! » Il se retourna, et dit :

– Je ne sais rien.

Il y eut des rires. Deux ou trois des juges haussèrent les épaules.

– Dites au moins ce que vous pensez de l’accusé, fit le colonel. Vous l’avez élevé. Que pensez-vous de lui ?

Madiot leva la main, comme s’il prêtait serment, considéra le pauvre troupier derrière la claire-voie, et répondit :

– Un gars qui n’a pas valu grand’chose, mon colonel : mais ça a du cœur !

– Ne faites pas attention, monsieur le Président, dit l’avocat. Le témoin n’a jamais passé pour intelligent, et il est visiblement fatigué.

Les regards de commisération qui accompagnèrent Madiot, lorsqu’il regagna sa place, prouvaient, en effet, que tout le monde le comprenait ainsi : un vieux qui sait à peine ce qu’il dit.

L’affaire était jugée. Le reste importait peu. Le sous-lieutenant faisant fonction de commissaire du gouvernement prononça un réquisitoire sans passion, où il s’excusait presque de demander la peine capitale, pour se conformer à la rigueur des lois militaires. Mais l’aveu était complet, la violence certaine, le code formel. L’avocat battit l’air de ses manches, plaida l’irresponsabilité par ivresse, se sentit mal à l’aise au milieu de ses auditeurs, tous soldats, qui le toléraient et l’écoutaient à peine, tourna court, et se rassit en s’épongeant le front.

– Les débats sont clos, dit le président. Le conseil se retire pour délibérer.

Antoine ne sembla pas même s’apercevoir que ses juges se levaient, reprenaient leur casque ou leur képi, et, contents d’échapper à l’immobilité de ce métier d’occasion, la poitrine tendue, disparaissaient en file par la porte du fond. Les gendarmes ouvrirent la barrière à claire-voie qui l’enfermait. Il obéit machinalement, et s’en alla la tête basse. Et on ne vit plus les yeux gris qui fixaient les rideaux de la fenêtre.

Alors Marie osa se redresser. Elle se glissa le long de la balustrade, jusqu’à l’endroit où, de l’autre côté de la cloison de bois, Éloi Madiot s’appuyait. Un moment elle hésita, puis humblement, craignant d’être repoussée :

– Monsieur ? murmura-t-elle, monsieur Madiot ?

Par-dessus l’épaule, il aperçut le visage de Marie, qu’il connaissait pour l’avoir vue autrefois, avec Henriette.

– À quoi vont-ils le condamner, monsieur Madiot ? Dites, ce ne sera qu’à la prison ? Ils ne veulent pas le faire mourir ?

Elle attendit vainement la réponse. Avec une épouvante grandissante, elle suivit la figure du vieux qui se détournait silencieusement, et se repenchait vers la terre.

Était-ce possible ? Comment, ils allaient le condamner ? M. Madiot le croyait ? Même ce jeune officier à visage de femme, même cet autre qui avait une si profonde bonté dans le regard, ils n’auraient pas pitié d’un homme de vingt ans, qui était ivre, et qui n’avait pas même blessé ce Lemarié ?

Marie demeurait courbée, appuyée à la balustrade, attendant encore un mot d’espoir. Les veines de ses mains pâlissaient. Elle n’entendit pas les soldats de la garde qui s’alignaient. Soudain le commandement du sergent qui criait : « Portez armes ! Présentez armes ! » la ramena à l’immédiate réalité. Elle sentit tressaillir jusqu’aux fibres profondes de son cœur et de son pauvre cerveau malade. Un bruit de crosses qui se posaient sur le parquet sonna derrière elle. En avant, les sept officiers avaient repris leurs places, mais debout, le képi ou le casque sur la tête, la main gauche touchant la poignée du sabre. Elle essaya de lire la sentence dans leurs yeux. Ils avaient tous le même air, sérieux, sans pose et sans trouble, unanimement. Le colonel récitait des formules, des numéros d’articles, puis des phrases trop claires, d’une précision terrible :

« Sur la première question, à l’unanimité, oui l’accusé est coupable ;

« Sur la deuxième question, à l’unanimité, la voie de fait a été exercée à l’occasion du service ;

« En conséquence, le Conseil condamne Antoine Jules Madiot, soldat au 93e régiment d’infanterie, à la peine de mort, conformément à l’article 222 du Code de Justice militaire… »

Un cri s’éleva dans l’auditoire, un cri de détresse, court, aigu, qui finit par une plainte assourdie.

Déjà le tribunal quittait la salle. Le colonel s’arrêta, fronça le sourcil pour interroger le sergent de garde, et il se haussait sur ses pieds, car la balustrade l’empêchait de voir.

– Mon colonel, dit le sergent, c’est une femme qui est tombée.

La chose était de peu d’importance. Sur un signe du chef, dont les cinq galons d’or disparaissaient dans l’ombre d’un couloir, le sergent s’approcha de Marie à demi couchée, étendue à terre, la tête sur le siège du banc, évanouie, et la fit porter dehors.

XXIX

Chez Éloi Madiot, une heure du matin.

Depuis des heures il cherchait à consoler Henriette, et elle ne se consolait pas. Près du poêle qu’il avait rechargé deux fois, dans l’atmosphère lourde, l’un à côté de l’autre, ils se répétaient les mêmes phrases sans pouvoir se délivrer de leur obsession, et sans épuiser la douleur qu’elles contenaient. Henriette ne pleurait plus. Seulement elle avait cette voix faible et trop haute qui annonce que quelque chose est brisé dans l’âme.

– Non, répétait-elle, je ne vous comprends pas ; vous ne voyez pas comme moi. Pourquoi dites-vous qu’il a montré du cœur ? En quoi ? En ne se défendant pas ? Il eût mieux valu qu’il se défendît. Moi, je n’aperçois que la honte pour nous tous. Oncle d’un condamné, sœur d’un condamné : quelle figure ferons-nous maintenant ? Je ne sais pas si j’oserai retourner à l’atelier, tandis que vous, il y a des moments où vous avez l’air presque satisfait…

– Non, ma petite, je ne dis pas ça. Mais, bien sûr, les choses auraient pu être pires qu’elles n’ont été. La preuve, c’est que le lieutenant, qui parlait contre lui m’a promis de demander la grâce, il me l’a promis après l’audience…

– L’obtiendra-t-il ? Et, même si la peine est changée en une autre, vous ne voyez pas que la honte sera la même ? Vous qui étiez si plein d’honneur, mon oncle !

– C’est que tu n’as pas assisté à l’affaire, petite. Il a été brave, je t’assure, Antoine. Il n’a pas eu peur ; il n’a pas rejeté sur les autres…

– Est-ce qu’il le pouvait ? Comment le pouvait-il donc, puisque la faute était à lui seul ?

Éloi ne s’expliquait pas davantage. Il se taisait. Et Henriette, une fois de plus, dans cette circonstance la plus grave de sa vie, croyait sentir l’écart d’éducation, la distance d’esprit qui avaient rendu vaine l’intimité du foyer. Non vraiment, l’oncle Madiot ne souffrait pas comme elle. Il avait bien décliné aussi, et la solitude était grande, bien qu’on fût deux.

Dans l’esprit de Madiot, lentement, une idée avait grandi. Il y songeait pendant les intervalles de silence, tandis que le poêle ronflait et attirait, l’un après l’autre, les fragments de copeaux qui tremblaient au bord du foyer. Il ne pouvait laisser Henriette se désoler ainsi, et, puisque lui, pauvre vieux sans éloquence et de tant de façons empêché de parler, ne réussissait pas à la calmer, peut-être qu’il y aurait un autre moyen, un moyen très bon, presque infaillible…

L’oncle considéra Henriette enfoncée dans le fauteuil qu’il avait approché, silencieuse, et comme défiante à présent. « Mon enfant est malade », pensa-t-il. Il dit tout haut :

– Donne-moi ton bras, petite.

Elle avait le bras chaud, le pouls rapide.

– Tu as la fièvre ; va te coucher, et endors-toi, dis ? Ne pense plus surtout ; ne te lève pas, demain matin, avant que j’aie frappé à ta porte ?

– Pourquoi ?

– Parce que… parce que tu as besoin de repos. Il est très tard… Je veux te voir avant ton départ pour le travail…

– Mais, vous ne sortez pas, je suppose ?

Il reprit :

– Va, mon Henriette. Je t’en prie ! Si tu es malade, demain, j’irai chez madame Clémence.

– La prévenir ? dit-elle en se levant. C’est bien inutile, allez ! Elle sera prévenue de ma vraie maladie par mes camarades !

En parlant, elle se pencha pour l’embrasser. Et lui, après qu’elle se fut retirée, il écouta quelque temps, pour être sûr qu’elle se couchait.

Lorsque, dans la haute maison, plus rien ne bougea, et qu’il n’entendit plus que le vent qui remuait çà et là une ardoise du toit, le vieux prit sa veste poilue, celle qu’il portait autrefois à l’usine, son bâton ferré, son chapeau, et, furtivement, se glissa dehors.

La nuit n’était pas froide. Comme il arrive aux approches du printemps, une brume bleue, presque tiède, défendait la terre contre les souffles violents des hautes régions de l’air. Les premiers pieds de primevères commençaient à dérouler cette nuit-là leurs feuilles duvetées de mousse.

Allez, allez, oncle Madiot ; hâtez-vous ; la petite pleure encore dans son lit, et vous ne l’entendez pas !

Il suivait les quais ; la lune baissait à l’horizon et éclairait le chemin ; la ville dormait, écrasée sous le poids de la fatigue de la veille ; seule, la Loire coulait et vivait, soulevant les bateaux dont les mâts faisaient des ombres dansantes sur le pavé. Il ne marchait plus comme autrefois, le vieux tambour ; il avait chaud, et il dut s’arrêter sur la berge, près de la gare où les feux des signaux diminuaient un peu la solitude.

La pendule marquait trois heures et demie. « Dans une heure, pensa Madiot, je serai à la cabane de Mauves. Pourvu qu’il ne soit pas déjà en pêche ! » Il évoqua dans son esprit l’image de ce bel Étienne, qui pouvait tout sauver. Oui, celui-là était un homme décidé, capable d’enlever une jeune fille contre le gré de ses parents, et, à plus forte raison, de mépriser des préjugés. « Je les connais, ces grands gars de la Loire. Quand ils aiment, c’est pour tout de bon. Je lui dirai… »

Madiot reprit sa route, le long du canal Saint-Félix, puis le long de la Loire, dans l’herbe indéfinie, qui était molle, mouillée et froide. Cela lui rappelait des marches de guerre, dans des pays qu’on traversait la nuit, et qu’on ne revoyait plus. Il ralentissait le pas, quelquefois, pour chercher si la vallée ne commençait pas à blanchir à son bord d’orient. Mais non. Et la pensée d’Henriette le poussait en avant, plus vite, vers la petite cabane où l’eau et le vent, tant que durait l’année, berçaient le sommeil des humbles.

Il finit par découvrir, dans l’ombre, la maison de planches goudronnées. Une raie de lumière s’échappait d’une fente de la porte. Il frappa du poing, trois grands coups.

– Ouvrez ! C’est moi, le vieux Madiot !

Presque tout de suite, une main enleva le verrou.

– Je raccommodais mon trémail, dit tranquillement le père Loutrel. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Près de la chandelle posée sur une chaise, les deux hommes, séparés l’un de l’autre par l’ombre brune du filet que remaillait Loutrel, s’accroupirent et causèrent. Ils parlaient bas, à cause de la mère, qui dormait encore derrière les rideaux de serge. Madiot raconta le conseil de guerre, et la désolation d’Henriette, et l’idée qu’il avait eue d’appeler au secours le grand Étienne.

Le pêcheur acheva un rang de mailles, et dit, en serrant le dernier nœud sur son petit doigt tendu :

– Monsieur Madiot, le fils est déjà dehors, comme je vous l’ai dit. Il est allé à la chasse, pour pouvoir acheter quelques bouts de filin qui manquent à son bateau neuf. Je ne demande pas mieux que de vous conduire.

– Partons, alors, dit Madiot, car mon enfant pleure.

– Oui, mais je ne saurais vous dire la réponse du mien. Viendra-t-il ? Viendra-t-il pas ? Moi je ne violente pas mes gars : je leur laisse leur cœur comme il est fait.

Ils firent quelques pas hors de la cabane, montèrent dans un canot plat, et Loutrel, ayant dressé un bout de perche muni d’un mauvais carré de toile, le vent qui se levait les emmena à rebrousse-courant, dans la nuit qui recevait on ne sait d’où une première pâleur d’aube. La lune, toute penchée, avait l’air d’un veilleur qui n’en peut plus.

– Henriette ! murmurait le vieux tout bas, Henriette !

Et ce nom seul lui était une pensée sans fin. Des cris d’oiseaux appelaient le jour. Heure de chasse, où la lumière hésite, où les courlis, les mauves, les bécassines, les vanneaux, ouvrent l’aile engourdie, courent le long des sables, se reconnaissent, s’animent au départ, et filent en troupes légères.

Loutrel et Madiot remontèrent assez loin, vers les balais gris d’une futaie de peupliers, mirent le cap sur la pointe de l’île, et le bateau sortit de l’eau à moitié, en touchant l’éperon de terre qu’aiguisait le courant. Le pêcheur siffla. Un homme sortit de l’abri d’une souche de saule déjà bourgeonnée. Il avait une douzaine de vanneaux pendus à la ceinture. C’était Étienne.

En apercevant le vieux Madiot, il fronça le sourcil, et descendit sur la grève découverte.

Éloi roula entre deux doigts ses moustaches, et, la tête à moitié cachée par le col relevé de sa veste, regardant l’homme qui venait et qui lui plaisait tant :

– Antoine est condamné, dit-il.

– Tant pis, monsieur Madiot.

– À mort.

Le jeune homme enleva son feutre à bords rabattus, comme il l’eût fait devant le cercueil d’Antoine.

– Non, reprit Madiot, tu te trompes, mon grand Étienne. Il paraît même qu’on lui donnera sa grâce. Ça ne dépend plus de nous de changer son sort. Mais il y en a une qui pleure…

La longue tête, fine et mâle, se détourna vers la forêt de peupliers, dont les branches nues s’entrechoquaient. Le tout petit matin naissait entre leurs troncs.

– Elle pleure tant qu’elle est malade.

– Oh ! fit Étienne vivement.

Et sa voix sonnait si douloureuse, que Madiot reprit :

– Pas si malade, je pense, que tu ne puisses la consoler, mon gars. Viens avec moi. Je suis venu te chercher…

– Elle ne m’a pas demandé, n’est-ce pas ?

– Elle dort, dit doucement Madiot. Mais je crois bien qu’en se réveillant, si la petite pouvait savoir que ça ne te change pas, ce qui est arrivé à Antoine ; que tu as toujours du goût pour elle : m’est avis qu’elle se consolerait plus vite qu’avec moi… Car enfin, ça ne t’arrêtera pas, mon grand Étienne, qu’Antoine ait mal tourné ? Tu as toujours ton idée pour elle ?

Une joie brilla au bord des yeux bleus. Étienne délia la corde qui liait les vanneaux, les jeta aux pieds de son père, et cria, pour toute réponse, étendant ses deux bras au premier rayon de jour :

– Embarque, vieux Madiot, c’est moi qui rame ! Il espérait beaucoup moins que le vieux, mais la jeunesse était en lui, elle qui chante pour si peu.

XXX

Ils accostaient, deux heures plus tard, entre des goélettes amarrées, juste au bord de la corne de rocher qui portait la maison. Étienne n’avait pas quitté son tricot de laine, et Madiot n’avait pas rabattu le col de sa veste poilue. Ils montèrent l’escalier silencieusement, la gorge serrée, chacun luttant contre la peur de l’inconnaissable destinée qui attendait, pour parler, cette chose insignifiante, qu’ils eussent franchi encore dix marches, cinq marches, une marche. Aux extrémités de la vie, Madiot qui l’achevait, Étienne qui entrait, ils tremblaient devant la volonté d’une jeune fille, qui allait dire : « Vivez, restez », ou bien : « Souffrez, éloignez-vous à jamais. » Ils étaient déjà comme en sa présence. Et ils se firent des politesses pour franchir le seuil, parce qu’ils redoutaient ce qu’ils venaient chercher.

Henriette les entendit, et reconnut leurs voix. Elle était habillée, prête à partir, dans sa toilette noire de travail. Le peu de sang qu’elle avait aux joues se retira. Mais, elle aussi, elle était brave devant la destinée. Elle alla droit à la porte qui séparait les deux chambres, l’ouvrit, et dit à Étienne :

– Venez.

Étienne entra dans la chambre, et l’oncle Madiot s’effaça tout tremblant, pour le laisser passer. Henriette s’était reculée jusqu’auprès de la cheminée, et, dans le miroir accroché au-dessus, ses cheveux, débordant le chapeau tout autour, luisaient comme une grande fleur d’or. Elle avait compris ce qu’avait fait l’oncle Éloi et la preuve d’amour qu’Étienne lui donnait. Ils étaient là, tous deux, Étienne et Henriette. Étienne se tenait à deux pas d’elle, à côté de la petite table. Il interrogeait, de son regard habitué aux profondeurs de l’eau, ces yeux clairs, d’où l’âme était toute proche en ce moment. Jamais il n’avait lu si nettement l’amitié d’Henriette, qui s’attendrissait jusqu’à ressembler à de l’amour ; et cependant ce n’était pas de l’amour, car il y avait autre chose dans ces chers yeux : une résolution nouvelle, victorieuse depuis peu, et qui tremblait encore de la lutte soufferte. Elle lui disait ainsi tout ce qu’elle avait à lui dire, et avec tant d’affection, et de regrets, et de pitié, qu’aucune parole n’aurait pu en renfermer autant. Et lui comprenait tout, parce qu’il aimait.

L’oncle Madiot prêtait l’oreille, et, n’entendant rien, croyait qu’ils parlaient tout bas.

Lorsque le grand Étienne sentit que les larmes le gagnaient, il ne cessa pas de la regarder, mais, pour les empêcher de couler, il voulut parler, et dit :

– Ni votre frère, ni rien ne m’aurait arrêté, vous voyez.

Les longues lèvres qui avaient le don de consoler, s’entr’ouvrirent, et dirent :

– Mon grand Étienne, je vous aimerai toute ma vie. Toute ma vie, je vous serai reconnaissante de ce que vous avez fait. Je n’ai eu de frère que vous, je n’ai eu d’ami que vous.

Comme les larmes coulaient, sur les joues brunes d’Étienne, elle dit encore :

– Si mon cœur m’appartenait, je vous le donnerais. Dieu l’a pris pour ses pauvres. Oubliez-moi.

Alors, sans bien savoir ce qu’il faisait, le grand Étienne tendit les bras. Il osa, dans son trouble, appeler à lui celle qui ne serait point à lui. Elle l’entendit. Henriette, penchant déjà la tête pour être embrassée, Henriette se jeta dans les bras qu’il ouvrait. Il sentit la jolie tête blonde se poser sur son épaule. Il l’embrassa, la serrant de toutes ses forces sur sa poitrine. Un instant, leurs deux cœurs battirent l’un contre l’autre. Et puis, il l’écarta de lui tout doucement, la regarda, et s’enfuit.

Elle demeura à la place de son dernier baiser, inclinée encore.

Madiot, qui les guettait, s’était déjà épanoui.

Mais quand il vit Étienne passer devant lui, et saisir la poignée de la porte de l’escalier :

– Retiens-le, Henriette, il s’en va, il s’en va !

Elle demeura immobile, tant que le grand Étienne n’eut pas disparu. Quand le loquet de fer de la porte fut retombé derrière son ami, elle s’avança vers le vieux demeuré dans la cuisine ; elle lui prit les mains ; elle le ramena dans la belle chambre, son domaine, où elle était souveraine. Sans quitter les deux mains inquiètes qui s’attachaient aux siennes, elle le fit asseoir, et, le regardant, émue de sa propre peine et de celle qu’elle allait causer :

– Oncle Madiot, dit-elle, je n’ai pas retenu Étienne parce que j’ai un secret.

– Quoi donc, mon enfant ?

– Je ne veux pas me marier.

Tant de coups successifs semblaient avoir brisé la vigueur du vieux. Il tendit son pauvre visage las, devenu un paquet de rides où vivaient seulement deux yeux tristes, et il eut l’air de chercher autour de lui la paix d’autrefois, la maison douce où on était si bien, l’Henriette joyeuse du temps passé.

– Mais, mon enfant, dit-il, puisqu’il veut bien ?

– Je ne me marierai pas.

– Même avec un autre ?

– Non, mon oncle Madiot.

– Quoi donc alors ? Tu seras nonne ?

– Peut-être.

Il se leva comme un jeune homme, s’écarta d’elle, la toisa de la tête aux pieds.

– Ah ! l’ingrate, cria-t-il, elle n’était pas heureuse !

Ce qui restait en lui d’énergie, de colère, de faculté d’étonnement, flamba dans ses yeux usés. Le grognard de jadis se réveilla. Il se mit à arpenter la chambre à grandes enjambées, depuis le mur du fond, jusqu’à la fenêtre qu’illuminait le matin clair.

– Quelqu’un t’a poussée, grommelait-il, oui, bien sûr… Ah ! misère de vivre !… Me voilà seul, à présent… Mon enfant s’en va… mon enfant m’abandonne…

Henriette s’était reculée, et, redressée contre la cheminée, énergique, elle aussi, et plus maîtresse d’elle-même, elle disait :

– Vous vous trompez, je n’ai été poussée par personne. J’ai souffert de la vie, voilà tout… non pas à cause de vous, mon oncle, mais de ce que vous n’avez pas pu empêcher, de voir tant de misères que personne ne relevait… Toutes les fois que j’en ai approché une, comprenez bien, elle s’est tournée vers moi, elle m’a appelée… On ne résiste pas à cela… Et je n’ai plus que vous en ce monde, oncle Madiot, et je veux que vous me donniez aux pauvres qui me demandent…

Elle le suivait des yeux. Il s’arrêta un instant, la regarda avec une expression d’égarement, et reprit sa marche à grands pas, sur le plancher qui sonnait.

Pensait-il à ce qu’elle disait ? Non, il la connaissait trop bien pour espérer la faire revenir d’une décision mûrement réfléchie. Mais, tout de suite après la plainte qui était sortie de ses lèvres, après la vision de la solitude où il allait entrer, une idée s’était imposée à lui, et le torturait. Son Henriette était perdue pour lui. Son Henriette ne se marierait pas. « Mais alors, pensait-il, alors il faut que je lui dise tout ! À quoi bon la ménager maintenant ? J’ai le devoir de défendre Antoine devant elle. Je ne peux pas lui laisser croire toute sa vie qu’un neveu de mon sang, qu’un Madiot a été un mauvais soldat, un sans foi et un sans loi. Car la grande faute n’a pas été à lui. Il a été brave à sa façon. Il s’est tu pour elle, il s’est laissé condamner pour elle… Il faut que je parle… Il le faut. Je venge un innocent ! »

Pour la seconde fois il s’arrêta. L’affre de ce qu’il devait dire le secouait tout entier. Et il fixa longuement les yeux de son enfant qui allaient tant pleurer encore. Il n’avait plus l’air violent de tout à l’heure. Il ne restait, devant Henriette pâle et victorieuse d’elle-même, qu’un vieux qui obéissait douloureusement à une consigne d’honneur.

Il se rassit dans le fauteuil qu’il avait quitté.

– Viens, dit-il, moi aussi j’ai à te parler.

Quand il l’eut tout près de lui, et qu’il vit se pencher la chère tête blonde, vers lui et vers son secret :

– J’ai à te dire des choses bien dures, reprit-il.

Elle fit un signe d’incrédulité.

– Plus dures, ajouta Madiot, que celles que tu m’as dites.

Henriette sourit tristement.

– Que reste-t-il de dur, mon oncle, lorsque j’ai laissé partir mon ami, et que je vous quitte ?

– Hélas ! ma pauvre petite, il reste ceux auxquels tu n’as pas pensé ! Je vais tout te dire.

Tendrement, bien bas, avec des mots qui lui venaient mal, il raconta le passé. Henriette, sans un mouvement, comme anéantie, écoutait.

XXXI

Ce jour-là, Henriette ne parut pas chez madame Clémence. L’oncle Éloi passa dans la matinée chez la patronne, et excusa sa nièce.

Vers six heures du soir seulement, quand la nuit commença de tomber, la jeune fille sortit. Sans le savoir, elle avait fait comme Marie, elle avait enlevé les deux roses qui fleurissaient son chapeau. Au lieu de s’engager sur les quais et de couper à travers les quartiers du commerce et de la mode, elle remonta la rue de l’Ermitage, et, par un long détour, gagna la rue Saint-Similien.

Depuis que l’oncle Éloi avait parlé, elle n’avait plus qu’un désir : revoir Marie.

En chemin, elle répétait, remuant à peine les lèvres sous sa voilette :

« Marie, Marie, toi qui devais tout connaître, et qui n’as pas parlé ! Je me suis crue au-dessus de toi, et tu m’as fait la plus grande aumône : tu n’as rien dit ! Marie, quel mérite encore et quelle amitié dans ta honte ! Ah ! pauvre fille, comme nous pouvons bien mêler nos larmes à présent ! »

Elle entra sous le porche, dans l’encadrement duquel, entre deux murs de la cité ouvrière, on apercevait la cathédrale et les maisons qui l’enveloppent, bleues de la brume des lointains, puis elle pénétra dans le corridor de gauche, et frappa, une fois, deux fois. Personne ne vint.

À la troisième fois, une femme cria, du palier au-dessus :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Mademoiselle Marie Schwarz. Est-ce qu’elle est sortie ?

La voisine, comme beaucoup de femmes du peuple qui n’aiment point répondre aux visages qu’elles ne voient pas, descendit l’escalier, la tête débordant la rampe. C’était une femme d’ouvrier, jeune encore, fanée, avec des restes de rose dans un teint plombé, et des cheveux mal noués, couleur de chanvre.

En apercevant cette jeune fille bien mise, elle devina une camarade de Marie Schwarz, et dit :

– Vous ne savez donc pas qu’elle n’est plus ici, mademoiselle ?

– Depuis quand ?

– Mais, quinze jours déjà. On a fait la vente, chez elle, vous pouvez voir.

Elle lira une clef de son tablier, ouvrit la porte. Et, sans entrer, d’un coup d’œil, Henriette aperçut la chambre aussi nue que le jour où Marie l’avait louée. Les rideaux, la table, le miroir, les deux aquarelles prêtées, tout ce qui rappelait leur amitié, ou simplement tout ce qui rappelait Marie n’était plus là. La chambre offrait son lit de fer, ses deux chaises et ses murs blancs à l’hôte de passage qui pouvait venir.

La femme, reconnaissant à la rougeur d’Henriette que la jeune fille était plus qu’une camarade ordinaire et qu’une indifférente, dit :

– Voilà, elle avait bien du mal à gagner sa vie. Elle se jetait à tout pour avoir de quoi acheter son pain et payer son loyer. Elle faisait des chemises, des blouses, du tricot, et on voyait qu’elle avait l’habitude. Elle ne sortait guère. Quelquefois, je suis entrée chez elle, cet hiver, et elle mettait ses mains au-dessus de sa chandelle, comme ça, pour se chauffer. Moi, je lui disais : « Faut tout de même que celui qui vous avait prise avec lui soit bien canaille, pour ne pas vous envoyer de quoi vous chauffer ! » Mais elle ne disait jamais rien de lui. Il paraît que c’était un soldat, un simple soldat, mademoiselle, et encore un mauvais, car ils l’ont condamné, ces jours…

– Oui, oui, je sais… qu’est-elle devenue ?

– Ah ! vous saviez ? Vous dire ce qu’elle est devenue…

La femme s’arrêta, pour donner le tour de clef et fermer la chambre.

– Je n’aime pas inventer des histoires. Je peux dire seulement qu’elle n’avait plus guère la force de travailler, depuis deux mois. Le chagrin qu’elle se faisait, n’est-ce pas ? et puis la mauvaise nourriture, et puis la toux qu’elle avait lui minaient le sang. Elle n’a pas payé son terme, et alors, bonsoir. Ç’a été vite liquidé, son bibelot. Voilà quinze jours, comme je vous l’ai dit.

– Mais elle, madame, Marie Schwarz ?

– Dame, ma belle, je ne l’ai plus revue. Des voisines l’ont rencontrée. Elle a dû loger à la nuit, comme d’autres. Et puis hier, quelqu’un m’a dit qu’elle était partie pour Paris, d’où elle venait. Voyez-vous ça, des misères pareilles ?

Elle remontait l’escalier, traînant ses savates qui claquaient sur le bois avant que le pied s’y posât. Sans doute elle craignait d’en avoir trop dit, ou bien un regret lui vint de cette locataire de hasard. Elle ajouta, en haut du palier :

– Ça n’était pas méchant, vous savez. Seulement, ça aimait le plaisir ; c’était jeune ; c’était fou ; ça n’avait pas de mère…

. . . . . . . . . . .

Du petit cahier gris. « Maintenant je suis à vous, pauvres du monde. Je n’ai plus rien qui me retienne. Je me sens déliée d’avec tout. Ma seule fierté, qui était d’être une fille d’honnête race, je n’ai pas le droit de la garder. Je ne puis plus penser avec douceur même à mon passé d’enfant.

» J’ai dit adieu à mon Étienne, avant d’avoir connu ces choses. À présent, je vois bien que je ne devais pas être à lui. Quelle femme il aurait eue, celui qui parlait d’oublier mon frère, et à qui il aurait fallu oublier aussi ma mère, pour m’aimer ! Va, mon ami, ta place est à jamais dans mon cœur. Celle que tu choisiras sera heureuse.

» Mais, moins que moi. Je ne puis comprendre que la joie sorte de pareils déchirements. Et pourtant je me sens l’âme toute légère et délivrée de moi-même. Je me plais dans la pensée que ma famille va se refaire. Je vais vers vous, les souffrants, les inquiets, les honteux. L’ordre où j’entrerai, et que j’ai choisi, sera le plus petit de tous. Je serai Servante des pauvres. J’irai soigner ceux qui ne peuvent pas payer la charité ; je ferai le ménage quand la ménagère sera malade ; je débarbouillerai les enfants qui vont à l’école ; je taillerai le pain de la soupe ; je raccommoderai les vêtements usés ; peut-être je garnirai encore des chapeaux et des bonnets de pauvres. Ils me reconnaîtront bien sûr pour une des leurs, parce que j’ai gagné ma vie difficilement, parce que j’ai eu des amies qui m’ont trahie, une famille divisée, des tentations comme ils en ont, et que je suis la sœur d’un condamné, la fille d’une faute. Je serai leur sœur complètement.

» Ce sera bientôt, dans quelques semaines. J’ai promis à mon oncle d’attendre un peu, afin qu’il s’habitue à l’idée de notre séparation, ce que je ne peux guère croire. Je le ferai aussi pour madame Clémence, qui devra me remplacer. Il m’est pénible de rentrer à l’atelier, mais j’ai cédé à cause de l’oncle Madiot, pour ne pas commencer par une dureté une vie qui doit être d’amour. »

. . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, Henriette retourna au travail. Elle fut surprise de constater qu’un événement qui l’avait si rudement éprouvée, la condamnation d’Antoine, avait peu impressionné ses compagnes d’atelier. Dans le monde des humbles, les arrêts de la justice ont un médiocre retentissement. Celles qui aimaient Henriette lui demandèrent : « Est-ce vrai ? » et la plaignirent. Les autres avaient presque toutes, dans leur famille ou dans leur vie, des tares plus graves, et elles se turent. La saison était d’ailleurs la plus active de l’année. On parla vite d’autre chose.

Les semaines s’écoulèrent, uniformes. Henriette allait plus souvent voir le vieux prêtre qui demeurait à l’ombre de l’église Sainte-Anne. Le soleil revenait. Les jours s’allongeaient.

Et le printemps souleva la terre, avec la pointe des épis nouveaux.

XXXII

Il naissait. L’universelle vie montait du sol vers le ciel alangui. Toute l’herbe avait jailli en touffes. Les arbres durs qui ne portaient point encore de feuilles avaient au moins des bourgeons, et les bourgeons, vernis de sève, ressemblaient à une floraison. Le sang battait dans les veines humaines. C’était le temps où les âmes des aînés s’émeuvent d’amour, où les petits soufflent dans les chalumeaux faits d’un tuyau de blé. On vendait du lilas par les rues. La Loire avait fleuri.

Oui, l’eau elle-même a sa saison d’amour. Des lueurs la traversaient en tous sens ; il y avait, le long des berges, des bandes d’un mauve ardent, qui n’étaient le reflet de rien, et qu’on aurait pu prendre pour des traînées d’iris noyés dans les courants. Autour des pointes de sable, c’était un rire léger qu’on entendait de loin, et une succession de flots dorés, évanouis, reformés, émergeant du lit profond comme des couronnes de jonquilles. De larges nappes blanches, pareilles à des champs de neige, passaient d’un seul mouvement. Ailleurs, les remous enfonçaient, jusqu’au limon des creux, leurs tiges d’argent tordu. L’ombre n’arrêtait pas la lumière. Toutes les splendeurs confondues s’étaient fait un chemin, et coulaient vers la mer.

Et ce fut en un jour semblable que le grand Étienne partit de Mauves sur son bateau l’Henriette.

Le père et la mère étaient debout sur la dernière motte du pré, avec les trois enfants que la mère tenait par la main, groupe décroissant qui faisait une tache petite dans l’étendue immense de l’herbe. Ils regardaient fuir le sloop, qui venait de se détacher de la rive, et filait vers le large. Leur fils et leur fortune s’en allaient pour courir l’aventure de la mer. Il était beau le sloop, qu’avaient payé tant de fatigues et tant de veilles. Son avant coupait la lumière, lumière de l’air, lumière de l’eau, et on n’aurait pas su où l’une finissait et où commençait l’autre, sans la guirlande d’écume qui frissonnait en s’écartant, comme une moitié brisée d’un bouquet de mariée. Le mât craquait de plaisir sous l’effort de la voile, comme sous le poids retrouvé de ses feuilles d’autrefois. On entendait son cri de jeunesse et de défi. Sa fine pointe pliait, et rejetait en arrière la branche de laurier vert attachée au sommet. La coque était toute noire avec un filet rouge, rouge comme le sang des blessures. Dans la courbe de la grande voile, et debout sur le pont, il y avait six compagnons d’Étienne, qui lui faisaient conduite jusqu’à l’entrée de la mer : Jean, Michel, Césaire, Mathieu, Pierre et Guillaume, tous du même âge et tous enfants de la Loire. Pour lui, il tenait le gouvernail, tête nue, le corps serré dans son tricot de marin, et, ayant quitté toutes choses, pour ne point faiblir il ne se détournait pas, et regardait en avant.

« Adieu, grand Étienne, adieu celui qui tendait les nasses et les traînes à anguilles dans les passes inconnues du fleuve ; adieu celui qui menait d’un bras un bateau plat parmi les courants et les tourbillons d’hiver, bon travailleur, gagneur de pain, fierté de la cabane de Mauves ! Adieu celui qu’il était doux de voir grandir à l’arrière de sa barque, lorsqu’il revenait des îles avec le poisson frais, et qu’il criait de loin : « Bonne pêche, les amis, bonne pêche ! » Adieu l’enfant, adieu le frère, adieu la joie ! »

Déjà, dans la pleine Loire, le beau sloop avait pris sa route. Le soleil et le vent emplissaient son foc, sa grande voile et son hunier. Les gens de Trentemoult, fins connaisseurs, disaient :

– Quel est celui-là ? Comme c’est gréé ! Joli bateau !

Il défilait devant les goélettes, les bricks amarrés, et les matelots disaient à leur tour :

– Ça ne peut être qu’un yacht. Il a sept hommes de bord, et c’est trop pour sa taille.

Non, ce n’était qu’un pêcheur de Loire, que le désespoir d’amour emportait vers la mer.

Quand il passa par le travers de la maison blanche, les six compagnons levèrent leurs chapeaux. Le grand Étienne ne bougea pas. Il ne demanda pas : « Est-elle là ? » L’eût-elle appelé, en ce moment, d’un geste de ses mains pâles, qu’il aurait continué son chemin.

Henriette cependant le voyait. Elle avait obtenu de sa patronne deux heures de liberté ; elle avait descendu jusqu’à l’extrémité de Chantenay, où le regard est plus long sur la Loire plus ouverte. Là, sur un sentier qui côtoie la rive, elle marchait, se hâtant, afin de prendre de l’avance, et d’avoir plus longtemps dans les yeux l’image de son ami. Car, en marchant, elle tournait la tête, et le beau sloop venait vite, porté par la brise et par le courant.

Les six jeunes hommes chantaient en descendant la Loire. Elle entendait leurs voix.

Ni eux, ni le grand Étienne, ne pouvaient reconnaître cette frêle forme noire, ouvrière sans doute ou femme d’ouvrier, perdue dans l’étendue des campagnes agrandies. Ils la dépassèrent bientôt. À travers l’espace bleu, elle crut sentir l’ombre de la proue, l’ombre du mât et de la voile, l’ombre d’Étienne qui couraient sur elle. Elle pressa le pas. Elle voulait le voir encore, lui qui partait pour elle, lui qui ne chantait pas avec les autres, et qui ressemblait à une statue, immobile à la barre. Mais le vent fraîchissait. La proue se levait aux premières ondulations de l’eau, message de la mer lointaine, qui venait chercher son bien. La voile s’inclinait. La silhouette des hommes diminuait. Ils n’étaient plus qu’un groupe indistinct, sur le pont devenu plus étroit qu’un copeau de sapin. La branche de laurier, à la pointe du mât, s’agitait comme une main qui dit adieu.

Et tout s’évanouit dans la lumière.

Étienne n’avait rien vu.

Vers le soir, il débarqua les six compagnons qui l’avaient suivi, et prit l’équipage depuis longtemps engagé. Lorsque la nuit toute bleue eut toutes ses étoiles, celui qui n’avait pas été aimé, celui qui, pas un seul moment, de la prairie de Mauves aux falaises de Saint-Marc, n’avait cessé de penser à Henriette, mit le cap sur la haute mer, et s’enfonça au large…

Le même soir, à l’heure où le soleil baissait, Henriette s’était rendue près du vieux prêtre qui la guidait. Il la reçut dans son jardin, près du cèdre dont les branches s’allongeaient jusqu’au-dessus du chemin de la Hautière. Le peuple des usines montait, et la poussière soulevée retombait parmi les lilas et les troènes, qui, même en cette saison de printemps, avaient les feuilles grises. L’abbé n’y prenait pas garde. Il écoutait Henriette, et il écoutait la foule, et il unissait, dans son esprit, les destinées de l’une avec les misères de l’autre. Un de ses vœux les plus chers semblait près de se réaliser. Il amenait à ses pauvres une âme vierge, instruite de la vie, agrandie par la douleur, capable d’approcher les corruptions du monde sans en être souillée. Il disait :

– Voyez-vous, il est bon que vous ayez souffert ainsi. La peine des autres entre mieux dans les cœurs atteints. Si vous devez aller à ceux-ci qui passent, comme vous le pensez, mon enfant, écoutez le conseil d’un vieux qui n’a que le regret de ne plus avoir assez de force à dépenser.

» Le remède aux maux de ce temps n’est pas à trouver. Il existe, et c’est le don de soi-même à ceux qui sont tombés si bas que l’espérance même leur manque. Élargissez votre âme. Aimez-les tous, quoi qu’ils fassent. Pardonnez-leur, quoi qu’ils ignorent. Ils ne savent pas.

» La parenté entre les pauvres a comme diminué. L’usine, les longues distances, le cabaret, la débauche qui en est voisine, font que beaucoup d’hommes connaissent à peine leurs enfants, et qu’il y a beaucoup d’orphelins qui ont cependant un père et une mère. Mademoiselle Henriette, devenez la parente des petits. Soyez de la joie, soyez de l’union dans l’immense famille désunie.

» Ne leur parlez de devoir que s’ils sont déjà consolés. Tendez-leur les bras pour qu’ils montent jusque-là. Dieu n’injurie jamais. Ses reproches tiennent dans un regard de pitié. Il a pardonné les fautes de l’esprit : souvenez-vous ! Plus souvent encore il a pardonné les fautes du cœur et de la chair : Madeleine, la Samaritaine, la femme adultère, bien d’autres aussi, j’en suis sûr, dont il n’est pas fait mention. Celui-là savait la faiblesse humaine.

» Vous tressaillirez de joie pour des bonheurs qui ne sont pas les vôtres. Vous sentirez la douceur des larmes qui plaignent. Vous goûterez combien la vie est belle quand elle n’est point à soi. N’ayez pas peur du mal. Allez parmi. Ah ! l’envers du mal, mon enfant, ceux-là seuls le connaissent qui l’ont pris et retourné de leurs mains. Et qu’elle est belle l’occasion qui naît par lui de dévouement, de sacrifices, de repentir, de relèvements, d’efforts qui rachètent tout ! »

Henriette, en l’écoutant, sentait que cette route qu’il ouvrait était la sienne, qu’elle aimait les souffrants de la terre d’un amour de fiançailles et de mariage, fait pour la durée, capable de porter les hontes, les dédains, les ingratitudes. Elle souriait à la misère du monde entier, comme une mère qui s’avance pour soulever un enfant en larmes.

Rentrée chez elle, elle écrivit sur le cahier gris cette seule ligne :

« De toute mon âme ! »

XXXIII

Elle attendait une occasion, un signe.

Le 15 mai, une lettre arriva, enveloppe timbrée de Paris, adresse grossièrement écrite : « À mademoiselle Henriette Madiot, modiste, rue de l’Ermitage, vers le milieu. »

Henriette déchira l’enveloppe. Elle avait déjà reconnu l’écriture. « Enfin ! » dit-elle.

La lettre contenait ces quelques lignes :

« Il faut que je t’écrive, Henriette, et que tu me pardonnes. Je n’osais pas, mais maintenant je suis malade. J’ai eu trop de chagrins. À quoi bon tout te raconter ? Quand je suis revenue à Paris, je toussais beaucoup déjà. Je n’ai pas pu me soigner. Peu à peu il m’est devenu impossible de travailler, et, au moment où je croyais que j’allais mourir d’abandon, une amie a écrit pour moi aux sœurs de Villepinte. Il y a huit jours que je suis ici, bien soignée et même gâtée, mais ça ne va guère mieux. Je souffre tant de l’estomac que ça me correspond jusque dans le dos. On dirait des aiguilles qui me piquent continuellement. Les sœurs me disent que je guérirai. La vie n’est pas si gaie, et je n’y tiens pas tant ! Si tu voyais ma belle mine ! Tu ne me reconnaîtrais pas : même au moral, j’ai changé, va ! Je voudrais te voir, quoique ça ne soit pas raisonnable, ni même possible. Il me semble que ça me ferait du bien, mais je serai contente si tu me pardonnes. Permets-tu que je t’embrasse encore ?

» MARIE. »

 

Henriette répondit, le matin même. Elle dit, en s’asseyant à sa place, dans l’atelier de madame Clémence :

– Vous savez, Marie Schwarz ? Elle est malade.

Mademoiselle Irma répondit :

– C’est comme moi, n’est-ce pas, la poitrine ? Le mal des ouvrières tombées, et quelquefois de celles qui ne tombent pas.

Il y en eut deux ou trois dont les yeux se cernèrent subitement d’une angoisse. Mademoiselle Anne, qui avait des fossettes dans ses joues roses, dit :

– Elle était forte pourtant !

Reine ajouta, à demi-voix :

– Moi, je l’aimais bien. Elle était si gaie, par moments !

Ce fut tout. On causa d’autre chose. Il faisait un clair soleil dehors. Le haut de la fenêtre était tout bleu, et la cime du peuplier ressemblait, tant elle avait de rayons, à l’aigrette poudrée d’argent que mademoiselle Mathilde posait en ce moment sur une paille.

Dix jours plus tard, une seconde lettre :

« Henriette, je suis mieux. Je sais que cela va te réjouir. Ici on n’entend pas le bruit de mon grand Paris, et l’air est bon. Tous les matins, je bois un bol de lait chaud, et je redors après l’avoir bu. Je pense que c’est le grand air, qui me fait dormir depuis neuf heures du soir jusqu’à sept heures. Je me promène, figure-toi, dans le parc, qui est si beau ! Il est vrai que je suis accompagnée, parce je ne suis pas encore forte. Il y a des pelouses avec des vaches, des marronniers sous lesquels je m’assois, et, quand je me sens vigoureuse, je vais jusqu’à la pièce d’eau qui est tout au fond, entourée de grands arbres. Je rencontre des jeunes filles. Elles ne me connaissent pas, et souvent elles me sourient, pour me faire plaisir. Aussi, je vaux mieux qu’avant, vois-tu. Si tu peux m’écrire encore, n’écris pas si fin : ça me fatigue les yeux. »

Deux semaines passèrent. Un matin qu’elle sortait, un peu en retard, pour se rendre à l’atelier, elle croisa le facteur qui montait la rampe.

– Mademoiselle Madiot, j’ai une lettre pour vous.

– Ah ! tant mieux ! Donnez.

Elle pensait : « C’est Marie qui me répond. » L’homme donna la lettre, et s’éloigna. L’écriture n’était pas de Marie, une écriture longue, régulière, disciplinée. Henriette eut un mouvement de peur. Elle lut ces mots, datés de Villepinte :

« Mademoiselle, notre petite pensionnaire Marie Schwarz a eu une rechute ; nous craignons, et le docteur craint qu’elle ne s’en relève pas. La pauvre enfant n’a qu’un rêve : vous revoir. Elle vous appelle, et nous parle de vous toutes les fois qu’elle peut parler. J’ai promis de vous faire sa commission, et elle vient de me dire : « Dites-lui que je l’attendrai pour mourir. » S’il vous est possible, mademoiselle, hâtez-vous quand même…

» SŒUR MARIE SYLVIE. »

 

Henriette pleurait le long du chemin. Avant d’entrer chez madame Clémence, elle sécha ses yeux, et serra la lettre dans son corsage. Aux camarades qui l’interrogèrent, elle dit seulement : « Je suis souffrante. »

Tout le jour, elle réfléchit, penchée sur l’ouvrage.

Un peu avant l’heure où les employées allaient se lever et se séparer, elle sortit, pour parler à la patronne. Quand elle revint, toutes les jeunes filles remarquèrent la pâleur de la première, et son air d’intense émotion. Elles étaient encore assises, la plupart ne travaillant plus ; quelques-unes achevaient de coudre ou de chiffonner un ruban. Les têtes brunes, blondes, châtain, qu’éclairait la splendeur du soir de juin dont un reflet arrivait jusque là, se tournèrent vers Henriette, l’une après l’autre, comme si elle les eût nommées. Et, en effet, son regard faisait le tour de ces deux tables vertes près desquelles tant de journées s’étaient écoulées. Elle tâchait de fixer dans ses yeux, à jamais, l’image de ces jeunesses qu’elle ne verrait plus ; elle caressait de sa pensée muette leurs fronts, leurs lèvres rieuses ou tendres ; elle les enveloppait de ses souvenirs tout à coup ravivés, comme une grande sœur qui s’en ira le lendemain au bras de son époux, et qui compte les sœurs auxquelles elle va manquer. L’avaient-elles toutes aimée ? Qu’importait à cette heure dernière ? Elles avaient partagé la vie d’humble travail qui finissait. En peu d’instants, elle eut revécu sa vie avec elles, et fait à chacune l’adieu sans réponse qu’elle voulait faire. Puis, surmontant l’émotion qui l’étreignait :

– Mesdemoiselles, dit-elle, j’ai reçu d’autres nouvelles de Marie. Elle est plus souffrante.

Alors, toutes les jeunes têtes, les tristes, les douces, les folles, les amoureuses, se tendirent dans la même expression de pitié.

– Oh ! dit Irma, comme elle a été vite !

– Elle a mon âge, dit Jeanne qui, venait d’avoir vingt ans.

Et plusieurs demandèrent à la fois :

– Où est-elle ? À Villepinte toujours ? Souffre-t-elle beaucoup ? Elle en reviendra, n’est-ce pas ? Est-ce elle qui écrit ?

Henriette répondait, debout près de la porte, pâle dans la belle lumière, et ne sachant pas où allaient ses larmes : à celles-ci qu’elle allait quitter, ou à celle qui mourait là-bas. Lorsqu’elles eurent jeté ce premier cri de détresse, le même sous la variété des mots, il y eut un silence, comme il arrive après que le coup a porté, et tandis que la douleur chemine jusqu’au fond de nous-mêmes. La voix qui le rompit s’éleva tout près d’Henriette. Et c’était une voix chantante, émue et claire, celle de Reine, qui disait :

– Si vous vouliez, mesdemoiselles, j’ai une idée. Je suis sûre que cela lui ferait plaisir…

L’apprentie seule interrogea :

– Quoi donc ?

Les autres regardaient Reine, qui reprit :

– Faisons-lui, à nous toutes, un chapeau, un joli, que nous lui enverrons ?

– Puisqu’elle ne pourra pas le mettre ? fit la petite.

La voix chantante répondit :

– Peut-être, mais elle se dira : « Je guérirai donc ? Elles croient donc que je guérirai ? » Ça lui fera un moment de plaisir. Les malades, il faut si peu de chose !…

– Accepté, dit Irma. J’en suis : c’est très bien, mademoiselle Reine.

– Moi aussi, moi aussi !

– Reprenez vos dés.

– Moi, mes aiguilles ne sont pas serrées, voici mon fil.

– Ce sera un chapeau rond, en paille, n’est-ce pas ?

– Un gentil petit feutre ? Vous ne croyez pas ?

Les mots se croisaient. Mademoiselle Jeanne tira son porte-monnaie, et jeta une pièce d’un franc sur la table.

– Je donne ma cotisation. Qui en fait autant ?

Les pièces d’un franc, ou de cinquante centimes, formèrent bientôt une petite tache blanche sur la lustrine. L’apprentie, plus décoiffée encore que d’habitude, avança la main, tendit deux sous, et dit en rougissant :

– Je n’ai que ça.

– Peut-être que madame Clémence nous aiderait ? fit une jeune fille.

– Je vais demander la permission de veiller, dit Henriette.

La permission accordée, elles rangèrent tous les tabourets autour de la même table, et, coude à coude, se disputant pour avoir chacune son rôle, elles commencèrent le chapeau de Marie. Avec le dé qui luisait au bout de leur doigt, elles avaient repris déjà un peu de l’insouciance et de la gaieté ordinaires. Deux ou trois fouillaient dans des boîtes de rubans, de plumes, de coupons démodés, de passementerie. Plusieurs mains ensemble se levaient :

– Voulez-vous un ruban à reflets, mademoiselle Henriette ? En voici un bleu et jaune. Non ? Alors une aile grise ? Oh ! la jolie ! Ça doit être une mouette. Voyez donc, mesdemoiselles. Et ce satin, quel amour ! Peut-être que vous avez raison ; le rouge ira mieux : elle est brune. Pauvre fille ! Pauvre Marie ! N’est-ce pas, on lui dira tous nos noms ? Car il y a eu des changements à l’atelier. Je voudrais la voir, quand elle recevra le carton, bien enveloppé, avec la marque de la maison. Ça sera triste tout de même !

Henriette avait laissé Jeanne et Irma garnir le chapeau de Marie, une paille blanche, ornée de coques rouges et d’un piquet en arrière, de roses très pâles, dont on ne voyait guère que l’enveloppe mousseuse, d’un vert éteint et mordoré. C’était artistement composé, avec l’image présente de la beauté sombre et forte de celle qui ne porterait jamais le chapeau à roses mousseuses et à coques rouges. Trois paires de ciseaux se tendaient, quand il y avait un fil à couper. Toute la jeunesse de ces enfants, et leur esprit, étaient en éveil autour du chef-d’œuvre de deux d’entre elles. Elles oubliaient le dîner, la maison, la fatigue, pour faire plaisir à Marie, une passante parmi elles, et qui ne reviendrait pas. Et quand Irma montra, au bout de son poing, le chapeau achevé, l’une dit :

– C’est dommage : on ne parlera plus d’elle à présent ! Comment va-t-on lui envoyer ?…

Henriette, qui se levait avec les autres, répondit :

– Je me charge de le faire parvenir.

Mais, au ton dont elle dit cela, deux ou trois des employées de madame Clémence se détournèrent vers elle.

Reine qui était fine, Reine qui l’aimait, s’approcha, pendant qu’Henriette prenait son chapeau et son boa gris dans le placard.

– Henriette, dit-elle tout bas, vous ne partez pas, au moins ? Ce n’est pas vous qui portez le chapeau, dites ? J’ai toujours si peur de vous voir partir !

– Pour où donc ?

Les yeux de Reine, les yeux charmants se levèrent, et elle dit :

– Je sais bien, allez !

Henriette ne voulut pas répondre. Les camarades d’atelier, pressées de rentrer, avaient déjà quitté l’appartement. Elle attira la petite Bretonne ; elle posa tendrement sa tête blonde sur la joue de son amie :

– Je vous aime, ma chérie, dit-elle ; je vous aimerai toute ma vie. Courez bien vite chez vous : je suis sûre que le fiancé vous attend.

Puis, la dernière, elle traversa la maison déserte, si lentement qu’elle n’avait jamais mis tant de temps à sortir de chez madame Clémence.

Dehors, un orage menaçait. Des nuées venaient de l’ouest, monstrueuses, dans l’air d’une extrême pureté.

. . . . . . . . . . .

Ils ont veillé bien tard, le vieil Éloi Madiot et Henriette, dans le logis de la rue de l’Ermitage. Chacun d’eux avait une peine si vive, qu’ils se sentaient un peu réconfortés de s’aimer tant. Ils finirent par former des projets. Madiot dit :

– Je ferai le voyage. Je reverrai ma petite.

L’orage rôdait sur les côtes, et barrait de noir une moitié du ciel.

XXXIV

À l’asile de Villepinte, une après-midi chaude et voilée, apaisante.

– Ma sœur, mademoiselle Marie Schwarz ?

– Oui, mademoiselle.

– Vivante ?

– Bien mal.

– Oh ! menez-moi vite !

Henriette suivait déjà la religieuse, dans la vaste maison bien blanche, bien propre, avec ses couloirs clairs, ses boiseries, ses escaliers et ses parquets cirés. Presque un palais, bâti par une Pitié plus tendre, pour des souffrances plus grandes : des femmes, et des femmes jeunes, atteintes d’un mal qui pardonne si peu ! Elle s’était ingéniée pour adoucir les vies finissantes qu’elle recevrait, pour donner mieux que l’hôpital, si monotone et si froid, aux épuisées qu’elle guérirait. Elle les enveloppait d’air, de lumière, de verdure, d’un peu de luxe même qui caresse les yeux, et qui tient compagnie pendant les heures longues.

Henriette passait devant de grandes chambres à quatre ou cinq lits, portant des noms de saints : Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Stanislas, Saint-Louis de Gonzague. Des figures charmantes et ravagées apparaissaient, des regards curieux et humides, des résilles blanches avec des nœuds bleus. Une toute petite essaya de monter l’escalier derrière Henriette, et s’arrêta après trois marches, essoufflée, tenant sa poitrine.

– Nous n’allons pas trop vite, mademoiselle ? demanda la religieuse.

Elle avait l’habitude d’être suivie plus lentement.

Henriette portait à la main le carton, que recouvrait un papier avec le nom de la maison de modes de Nantes.

Mère Marie-Sylvie, qui la guidait, arriva devant une porte du deuxième étage, salle Sainte Agnès. Un grand frisson saisit Henriette.

La mère, une main sur la porte, se pencha en arrière, et dit tout bas : « C’est ici… », et, sans aucun bruit, d’un mouvement glissant, elle entra, comme un souffle.

La salle était semblable aux autres, plus lumineuse encore. Huit lits faisaient des raies blanches, perpendiculaires aux fenêtres. Au fond, sur une table, entourée de fleurs et de petits ornements, une statue de la Vierge de Lourdes était posée. La ceinture bleue semblait voler ; les pieds, étoilés d’une rose d’or, quittaient la terre. Et en face, Henriette aperçut la chère créature qu’elle cherchait.

Marie ne dormait pas ; elle ne souffrait pas ; elle attendait, comme elle avait promis. Ses mains étaient cachées. La tête, entre le double flot de cheveux ondés qu’aucune résille n’aurait pu tenir, touchait l’oreiller et l’enfonçait à peine. Elle avait encore ses lèvres rouges d’autrefois.

Henriette s’avançait, dans l’épouvante secrète, regardant l’immobile visage et le fuseau si mince et si droit que faisait le corps sous la blancheur des draps. Jours passés, jours d’éclatante jeunesse, jours si voisins où on courait dans la prairie de Mauves ! Mais quand elle fut dans le rayon des yeux de la malade, elle vit s’éclairer le visage, et Marie sourire à son amie.

Le sourire revenait des profondeurs où s’étaient retirées la pensée et la vie ; il était d’une douceur tranquille et rayonnante que la vie ne connaît pas. La voix murmura, sans plus aucun timbre, toute semblable au sourire, immatérielle comme lui :

– Que tu es gentille !

D’un effort lent, la tête s’inclina un peu vers Henriette penchée, qui l’embrassait :

– Et que tu es belle ! Moi, tu vois, je suis en paix. Dieu a oublié. Dieu ne sait plus. Mon Henriette, dis-moi encore que tu m’as pardonné ?

– Oui, ma bien-aimée, depuis longtemps, depuis presque toujours, dès que je t’ai sue délaissée…

Les yeux noyés d’ombre parcoururent un tout petit cercle de la chambre, la sœur, la Vierge, Henriette, le lit :

– Je ne le suis plus.

Et ils prirent une expression enfantine. Elle demanda :

– Qu’est-ce que c’est ? Un modèle ?

C’était le carton dont elle reconnaissait l’enveloppe.

– Chérie, toutes nos amies se souviennent de toi. Quand elles ont su que je venais te voir, elles ont voulu t’envoyer quelque chose, et elles ont fait pour toi un chapeau que tu mettras un jour, quand tu seras mieux… Veux-tu que je te montre ?…

Pour la première fois, une larme roula sur les joues creuses de Marie Schwarz.

– Non, ne défais pas ! c’est inutile… Mais comme elles sont bonnes ! Tu leur diras merci. Tu retournes ?

– Non.

– Où vas-tu ?

– Religieuse.

Henriette s’était un peu redressée. Elle vit la joie monter encore jusqu’à ce visage de douleur ; elle se sentit enveloppée dans la dernière flamme d’amour, d’admiration, de désir infini qui rayonnait de cette âme ardente.

– Ah ! bienheureuse ! dit Marie.

Elle ferma les paupières. Quelles visions passèrent dans son esprit ? Sans doute une dernière fois ce furent les jours écoulés, les occasions perdues, les fautes rachetées par la souffrance.

Elle demeura longtemps immobile, recueillie en son rêve.

Quand elle revint à elle, Henriette était à genoux près du lit.

Elle la regarda de ses yeux éteints qui n’avaient plus la force d’être tendres, et qui disaient seulement :

« Pourquoi restes-tu ? Qu’attends-tu ? Je suis lasse. Nous nous sommes tout dit. »

Elle ne comprenait pas.

Mais Henriette demeurait agenouillée, les yeux dans les yeux de sa sœur misérable et mourante.

Alors Marie comprit ce qu’elle demandait. Une mystérieuse grandeur en parut sur ses traits. Lentement, elle tira du lit son bras droit ; elle se pencha : et celle qui était la Pardonnée bénit celle qui était pure, et traça sur le front de la vierge le signe de la Croix rédemptrice.

FIN

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Décembre 2013

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